Mme Delatour et les deux jeunes filles se réunirent seules au salon, ce soir-là. Peu après le souper s’était présenté un visiteur avec lequel le maître de la maison s’était enfermé dans son cabinet de travail.
Très grand, très blond, d’allure nonchalante, une expression d’insouciance et de bonne humeur dans son regard bleu, ce visiteur offrait avec le député Delatour un parfait contraste. Sur une chaise à côté de lui, il avait jeté un lourd manteau à collet couvert de la poussière et de la boue d’un long voyage, mais le costume dont il était revêtu témoignait d’une grande recherche et de l’excellence de son tailleur. Il portait avec aisance la mode excentrique d’alors : veste à taille courte et à larges revers, gilet pékiné orné d’un volumineux jabot de dentelle. Quand il parlait, la façon un peu traînante dont il prononçait certaines voyelles pouvait seule trahir sa qualité d’étranger à une oreille attentive.
Un sourire amusé au coin de sa bouche bien dessinée, il considérait son hôte qui s’était levé et arpentait la pièce de long en large.
– Je me demande comment vous avez bien pu gagner Paris, mon cher Blakeney, dit Paul Delatour en posant une main amicale sur l’épaule de son visiteur. Les membres du Comité de salut public n’ont pas encore oublié le Mouron Rouge.
– Certes, et j’ai soin qu’ils n’en perdent pas le souvenir, répondit Blakeney avec un petit rire. J’ai envoyé ce matin même, ma carte de visite à Fouquier-Tinville.
– Blakeney, vous êtes fou !
– Pas tout à fait mon cher. Ce n’est point par pure témérité, croyez-le, que j’ai gratifié ce diantre d’accusateur d’un nouveau spécimen de ma rouge signature. Je me doutais du complot que méditaient ici quelques têtes chaudes et c’est pourquoi j’ai traversé l’eau sur le Day Dream pour voir si je pouvais prendre ma part du divertissement.
– Vous appelez cela un divertissement ? fit Delatour avec amertume.
– Comment voulez-vous que je dise ? une entreprise folle, absurde, déraisonnable, qui ne peut aboutir qu’à une chose, nous envoyer tous à l’échafaud ?
– Si vous en jugez ainsi, pourquoi êtes-vous venu ?
– Je suis venu, mon ami, répliqua Sir Percy de sa voix un peu traînante, je suis venu pour, – comment dirais-je ? – pour donner un peu d’occupation à votre damné gouvernement pendant que vous vous précipiterez tête baissée dans un nœud coulant.
– Qu’est-ce qui vous fait croire que nous agirons ainsi ?
– Trois choses, mon ami. Une prise ? Non… tant pis…
Et, d’une élégante chiquenaude, Sir Percy envoya promener un grain de tabac d’Espagne égaré sur son jabot immaculé.
– Trois choses, reprit-il avec calme. Une reine captive, le tempérament chevaleresque des Français, – de quelques Français, tout au moins, – et l’absurdité des hommes, en général. Tout cela m’a fait deviner qu’un certain nombre de républicains – et vous-même à leur tête, mon cher Delatour – étaient prêts à se lancer dans la tentative la plus insensée et la plus inutile dont le projet ait jamais pu germer dans la cervelle agitée d’un Français.
Delatour sourit :
– Il est vraiment amusant, mon cher Blakeney, de vous voir paisiblement assis sur cette chaise, juger avec sévérité les gens qui forment des projets absurdes et insensés.
– Eh bien ! je ne reste pas assis, je me lève, riposta Blakeney en riant.
Et, se redressant de toute sa hauteur, il étira ses longs membres d’un air nonchalant.
– Et maintenant, permettez-moi de vous faire remarquer que la ligue du Mouron Rouge n’a jamais tenté l’impossible ; or, essayer d’arracher la reine des griffes de ces brutes sanguinaires, c’est tenter l’impossible.
– C’est pourtant ce que nous avons l’intention de faire.
– Je le sais : j’en étais sûr, c’est pourquoi je suis venu. C’est aussi pourquoi je viens d’adresser au Comité de salut public un billet des plus aimables, signé du petit dessin que ses membres connaissent si bien.
– Et alors ?
– Alors, le résultat est clair. Robespierre, Fouquier-Tinville, Merlin et toute leur damnée clique ne penseront plus qu’à mettre la main sur moi. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. La tentative avortée sera mise à mon actif et peut-être – je dis seulement peut-être – pourrez-vous vous enfuir sur le Day Dream avec l’aide de votre humble serviteur.
– Oui, mais en attendant, s’ils vous découvrent, ils ne vous laisseront pas échapper une seconde fois.
– Mon cher, lorsqu’un fox-terrier se met en colère, il devient incapable d’attaquer un rat. Depuis que j’ai glissé entre les doigts de Chauvelin, vos policiers ont perdu leur sang-froid. La rage les aveugle, tandis que je reste calme et en possession de tous mes moyens. Ne craignez point que je m’expose follement. La vie a pris de la valeur pour moi – il y a maintenant de l’autre côté de l’eau quelqu’un qui pleure lorsque je tarde à revenir. Non, non, n’ayez pas peur. Ce n’est pas encore cette fois qu’on s’emparera du Mouron Rouge.
Il eut un rire joyeux, tandis qu’à la pensée de la créature charmante qui attendait anxieusement son retour, son visage viril prenait une expression plus douce.
– Et cependant, vous ne voulez pas nous aider à sauver la reine, remarqua Delatour avec un peu d’amertume.
– Je ne me lance pas dans une aventure quand elle est perdue d’avance, répliqua Blakeney ; mais je vous aiderai à vous tirer d’affaire quand vous aurez échoué.
– Nous n’échouerons pas, protesta Delatour, avec chaleur.
Sir Percy Blakeney s’approcha de son ami et lui posa sa longue main fine sur l’épaule avec une nuance de douceur presque féminine.
– Voulez-vous me dire quels sont vos plans ?
Delatour aussitôt retrouva toute son ardeur et son enthousiasme.
– Nous sommes peu nombreux dans le secret, expliqua-t-il, bien que la moitié de la France soit de cœur avec nous. Nous avons bien entendu, de l’argent en abondance et sommes pourvus de tous les déguisements qui peuvent être nécessaires à la reine et à ses sauveteurs.
– Bien. Et ensuite ?
– Pour ma part, j’ai sollicité et obtenu le poste de gouverneur de la Conciergerie. C’est demain soir que j’entre en fonctions. En même temps j’ai pris des dispositions pour que ma mère, ma cousine et… toutes les personnes qui sont sous ma protection quittent la France le plus tôt possible.
Blakeney avait perçu la légère hésitation qui avait coupé cette dernière phrase. Il considéra attentivement son ami pendant que celui-ci poursuivait rapidement.
– Je jouis toujours d’une certaine popularité et les personnes de ma famille n’ont pour l’instant rien à craindre ; cependant il faut que je les fasse sortir de France au cas où…
– Oui, bien sûr, répondit Blakeney simplement.
– Dès que j’aurai l’esprit tranquille de ce côté, nous pourrons exécuter nos plans. L’on n’a point encore fixé de date pour le procès de la reine, mais la chose est dans l’air et cela ne saurait tarder. Nous devons donc nous hâter. Nous projetons de faire évader Marie-Antoinette sous l’uniforme d’un garde national. Vous savez qu’un gouverneur de prison a, parmi ses attributions, le devoir de faire chaque soir la dernière ronde pour s’assurer que l’ordre règne partout. Deux gendarmes veillent la nuit dans la chambre qu’occupe la reine et, d’ordinaire, passent leur temps à boire et à jouer aux cartes. Je trouverai facilement le moyen de mettre dans leur vin une drogue qui les abrutisse encore plus que de coutume ; un bon coup de poing sur la tête achèvera de les priver de connaissance. Cela ne présente aucune difficulté, car j’ai le poing solide. Après…
– Oui, après, mon cher, interrompit Blakeney, après ? C’est là que je vous attends. Dois-je compléter le tableau, vous décrire les impossibilités auxquelles vous allez vous heurter ? La section de vingt-cinq hommes qui garde l’entrée de la Conciergerie, comment la traverserez-vous ?
– Gouverneur de la prison, j’ai le droit d’aller et venir à mon gré.
– Vous-même, oui, mais, morbleu, en va-t-il de même pour un de vos gardes enveloppé jusqu’aux yeux dans un vaste manteau capable de dissimuler une forme féminine ? Je ne suis arrivé ici que depuis quelques heures et déjà je me rends compte qu’il n’y a pas à Paris un damné citoyen qui ne soupçonne son damné voisin de comploter l’évasion de la reine. À partir de maintenant aucune femme, aucun homme drapé dans un manteau ne pourra tenter de passer la barrière sans être arrêté et examiné.
– Mais vous-même, mon cher, riposta Delatour, vous croyez bien pouvoir quitter Paris sans être reconnu. Pourquoi la reine ne pourrait-elle faire de même ?
– Parce que c’est une femme et parce qu’elle est la reine. La pauvre créature a des nerfs ; elle est à la merci d’une faiblesse, d’une défaillance de volonté. Malheureuse Marie-Antoinette ! Malheureuse France qui assouvit sa vengeance sur une victime aussi infortunée ! Pourrez-vous prendre la reine par les épaules, la pousser au fond d’une charrette et empiler sur elle des sacs de légumes ? C’est ce que j’ai fait pour la comtesse de Tournai et sa fille, deux damnées aristocrates qui auraient bien mérité l’échafaud pour leurs préjugés ridicules ! Mais pouvez-vous agir de la sorte avec la reine ? Une résistance instinctive de sa part, un mouvement de fierté, vous trahiraient tous deux aussitôt.
– Alors, vous l’abandonneriez à son sort ?
– Je le déplore, croyez-le bien. Pauvre Marie-Antoinette ! Pensez-vous qu’il soit besoin de faire appel aux sentiments chevaleresques de ma ligue ? Nous sommes vingt hommes de cœur et d’esprit avec vous dans vos projets insensés ; mais vous allez à un échec certain, et alors, qui vous portera secours si, nous aussi, nous sommes en mauvaise passe ?
– Nous réussirons si vous nous prêtez votre aide. Il fut un temps où vous disiez avec fierté : « La ligue du Mouron Rouge n’a jamais rencontré d’échec. »
– Parce qu’elle n’a jamais entrepris que ce qu’elle pouvait mener à bien. Mais si vous me prenez par mon point faible ! Morbleu ! il faudra que j’y réfléchisse.
Delatour alla jusqu’au lourd bureau de chêne placé contre le mur au milieu d’un panneau. Il l’ouvrit et en tira une liasse de papiers.
– Voulez-vous parcourir ceci ? dit-il en les tendant à Sir Percy Blakeney.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Différents projets que j’ai élaborés pour le cas où mon premier plan ne pourrait se réaliser.
– Brûlez tout cela, dit laconiquement Blakeney. Votre expérience ne vous a-t-elle pas appris qu’en pareille matière, il ne faut rien confier au papier ?
– Brûler ces projets ! Impossible ! Rendez-vous compte que je ne pourrai avoir de longues conversations avec la reine. Je serai obligé de lui communiquer mes plans par écrit, afin qu’elle les étudie et sache exactement ce qu’elle doit faire, le moment venu. J’ai là également toute une collection de passeports dûment signés et contresignés qui peuvent convenir à la reine et à ses sauveteurs suivant les déguisements qu’ils devront adopter. Il m’a fallu plusieurs mois pour les réunir sans éveiller de méfiance. Je les ai sollicités sous divers prétextes et maintenant je crois être prêt à toute éventualité. Ce serait me désarmer que de détruire toutes ces pièces.
– Vous avez tort, répondit Blakeney, trop absorbé par l’examen des papiers pour remarquer que la portière de tapisserie venait de se soulever silencieusement. Dans les temps où nous sommes, mieux vaut une fausse manœuvre qu’un écrit compromettant. Ces papiers, s’ils étaient découverts, vous enverraient directement à la guillotine, sans qu’il soit besoin de jugement. Je vous le répète, jetez-les au feu.
– Et moi, je vous répète que, pour l’instant, je ne puis les détruire. Soyez tranquille, cependant ; je suis très prudent et personne n’éprouve la moindre méfiance à mon égard. Comme je ne suis affilié à aucun parti, Robespierre, Danton, Chaumette, loin de me craindre n’ont pour moi qu’une indifférence dédaigneuse. Non, je n’ai pas d’ennemi et personne ne peut soupçonner l’existence de ces documents.
Delatour s’interrompit tout à coup en voyant Sir Percy qui lui faisait signe de se taire. Il se retourna : dans l’embrasure de la porte, soulevant d’une main la lourde portière, se tenait Juliette de Marny, gracieuse et souriante. Son visage était un peu pâle, mais c’était sans doute l’effet de la lumière vacillante des bougies.
À la vue de la jeune fille si jeune et si fraîche dans sa toilette de mousseline blanche, le front absorbé de Delatour se détendit et le feu de sombre énergie qui brûlait dans ses prunelles fit place à une flamme d’inexprimable tendresse.
Blakeney examinait tranquillement la jeune fille qui, timide et hésitante, demeurait sur le pas de la porte.
– Je suis envoyée par Mme Delatour, dit-elle, pour vous rappeler l’heure tardive et vous prier de venir prendre quelques rafraîchissements avec votre visiteur.
– Nous vous suivons, mademoiselle, répondit Delatour d’un ton allègre. Nous terminions justement notre conversation. Puis-je avoir l’honneur de vous présenter mon ami ?… Sir Percy Blakeney, qui arrive d’Angleterre. Blakeney, je vous présente Mlle de Marny, l’hôte de ma mère.