De retour rue des Cordeliers, Juliette de Marny eut tout juste la force de gagner sa chambre. Elle aurait voulu, sans tarder, commencer ses préparatifs de départ, mais brisée de fatigue, saturée d’émotion, elle dut s’étendre sur son lit et, bientôt, elle sombrait dans un lourd sommeil entrecoupé de songes pénibles.
Gertrude avait prévenu les Delatour que Mlle de Marny, un peu souffrante, ne paraîtrait pas au déjeuner. Effrayée par son visage ravagé, la dévouée créature se demandait ce qui avait bien pu arriver à sa jeune maîtresse, qu’elle se réjouissait d’avoir connue, la veille, si alerte et si gaie, pendant leur promenade. Elle avait accepté l’excuse d’une migraine donnée par Juliette, mais elle se glissait souvent, sur la pointe des pieds, dans la chambre où reposait la jeune fille, pour surveiller avec inquiétude son sommeil agité.
Anne-Mie, aussi, vint une fois, chargée d’un plateau, et déposa près du lit un peu de nourriture légère et quelques friandises que Mme Delatour envoyait à sa jeune amie. Juliette venait de se réveiller et reprenait douloureusement contact avec la réalité. La vue de la petite infirme lui apportant un nouveau témoignage de la sollicitude dont elle était l’objet dans cette hospitalière demeure lui fut un véritable supplice.
– Non, non, déclara-t-elle vivement, vous êtes trop bonne, mais je ne veux rien. Je n’ai besoin de rien.
Anne-Mie, Mme Delatour, comment songer sans angoisse à ces deux innocentes victimes de son impitoyable vengeance !
Mais, lui, Paul Delatour, ne s’était-il pas montré aussi impitoyable quand, pour une futile question d’honneur, sans doute, il avait tué son frère, un tout jeune homme, presque un enfant ? S’était-il soucié alors de la souffrance qu’il infligeait à des innocents ? Du reste, quelle pouvait être la sensibilité d’un homme qui siégeait dans une assemblée de régicides et qui venait d’accepter le poste de gouverneur de la Conciergerie ? L’ambition le dirigeait comme tant d’autres et c’est sans doute le désir du pouvoir qui l’avait poussé à ce complot mystérieux dont la découverte, avait déclaré Sir Percy, le mènerait droit à la guillotine.
La guillotine ! Juliette se sentit frissonner tout entière. Elle crut entendre les cris de la foule saluant la mort de celui qui avait été son favori et enfouit sa tête dans l’oreiller en essayant de ne plus penser. Ce fut en vain ; les visions se succédaient dans son esprit torturé : elle revoyait Paul Delatour au Tribunal révolutionnaire plaidant avec courage une cause perdue d’avance. Paul Delatour, encore, haranguant du seuil de sa maison la foule excitée à laquelle il venait de l’arracher. Paul Delatour se penchant avec compassion sur les maux du peuple de Paris. Paul Delatour avec sa physionomie droite, ses théories généreuses et son cœur plein de pitié pour les malheureux. Pour se venger de cet homme elle avait commis un acte de basse trahison, un acte abject et méprisable. Quelle étrange folie l’avait donc saisie ? Comment avait-elle pu croire que le doigt de Dieu lui indiquait son devoir ? C’était le Destin, le Destin implacable des païens dont elle s’était faite l’instrument coupable et insensé.
En proie à une angoisse insurmontable, elle ne put supporter davantage sa solitude. Chaque bruit qui résonnait dans la grande maison silencieuse la faisait tressaillir d’appréhension. Elle appela Gertrude et lui ordonna de préparer leur petit bagage.
– Nous partons aujourd’hui pour l’Angleterre, expliqua-t-elle brièvement.
– Pour l’Angleterre, répéta avec stupéfaction la brave femme qui se sentait fort heureuse dans cette maison hospitalière et confortable. Déjà !
– Eh oui ! Nous en parlons depuis assez longtemps et nous ne pouvons rester ici éternellement. Mes cousins de Crécy sont à Londres, ainsi que ma tante de Coudremont. Nous y serons entourées d’amis… si nous avons la chance d’y arriver.
– Si nous avons la chance d’y arriver, répéta en soupirant la pauvre Gertrude. Nous avons bien peu d’argent, ma chérie, et pas de passeports. Avez-vous songé à demander à M. Delatour de vous en procurer ?
– Non, non, répondit brusquement Juliette. Je m’en occuperai moi-même. Sir Percy Blakeney, qui est anglais, me dira ce qu’il faut faire.
– Savez-vous où il habite, ma colombe ?
– Oui, il a dit devant moi à Mme Delatour qu’il logeait chez un homme nommé Brogard, à l’enseigne de la Cruche cassée. Je vais aller le trouver et je suis sûr qu’il m’aidera. Les Anglais sont des gens pratiques et pleins de ressources. Il nous procurera des passeports et nous donnera des conseils pour notre voyage. Reste ici et prépare notre départ. Je ne serai pas longtemps absente.
Elle jeta un manteau sur son bras et sortit de la chambre.
Juliette avait entendu Paul Delatour quitter la maison quelque temps auparavant et elle espérait qu’il ne serait pas encore rentré. Elle descendit l’escalier rapidement afin de sortir inaperçue.
De la cuisine située en arrière du vestibule, lui arriva la voix d’Anne-Mie qui chantait :
De ta tige détachée,
Pauvre feuille desséchée,
Où vas-tu ?
Juliette fit halte un instant. Une horrible souffrance lui étreignait le cœur. Ses yeux, sans qu’elle en eût conscience, se remplirent de larmes, tandis qu’ils erraient sur les murs de cette maison qui l’avait si généreusement accueillie.
Et maintenant, où allait-elle ? Comme la pauvre feuille de la chanson arrachée de son rameau, elle était abandonnée, sans foyer, sans amis, ayant rejeté la seule main qui se fût tendue vers elle avec bonté à l’heure du danger.
Je vais où va toute chose,
Où la feuille de rose
Et la feuille de laurier,
chanta Anne-Mie d’une voix plaintive.
Un sanglot s’échappa des lèvres de Juliette. Sans savoir ce qu’elle faisait, elle se laissa tomber à genoux sur le seuil de cette demeure dont elle avait trahi l’hospitalité et qu’elle allait quitter pour toujours. Le Destin avait placé sur ses jeunes épaules une charge trop lourde.
– Juliette !
Tout d’abord elle ne bougea point. La voix était celle de Delatour. Son timbre magique la fit vibrer comme le premier jour où elle l’avait entendue dans la salle du Palais de Justice. Sonore, tendre et frémissante, cette voix éveillait maintenant un écho dans son propre cœur. Juliette pensa que c’était un rêve et resta immobile de peur de le voir se dissiper.
Mais des pas résonnaient sur les dalles du vestibule. Elle se releva d’un bond et sécha ses yeux à la hâte ; elle se serait enfuie, si elle avait pu, mais il était trop tard. Delatour était sorti de son bureau. Il l’avait vue à genoux, tout en pleurs et accourait vers elle ; mais, dans sa délicatesse, il ne voulait point lui montrer qu’il avait été témoin de ses larmes.
– Vous sortez ? lui demanda-t-il de son ton courtois en la voyant qui s’enveloppait de son manteau et se dirigeait hâtivement vers la porte.
– Oui, oui, répondit-elle brièvement. J’ai une course pressante.
– Ne pourrais-je la faire pour vous ?
– Oh ! non, c’est impossible.
– Si, ajouta-t-il avec quelque embarras, votre course souffrait quelque délai, pourrais-je solliciter la faveur de votre présence quelques instants dans mon bureau ?
– Ce que j’ai à faire ne peut attendre, citoyen Delatour, dit-elle avec autant de calme qu’elle le put. Peut-être à mon retour…
– C’est que je m’en vais moi-même d’ici peu d’instants, mademoiselle, et j’aurais désiré vous faire mes adieux.
Et il se rangea pour qu’elle pût, à sa guise, sortir de la maison ou traverser le vestibule pour gagner son bureau.
Dans le ton de Delatour, il n’y avait pas le moindre reproche pour l’hôte qui était prête à le quitter sans un mot d’adieu. Juliette fit un signe d’assentiment presque imperceptible et le précéda silencieusement dans son cabinet de travail.
La pièce était sombre, les volets ayant été tirés pour la protéger de l’ardeur du soleil. Juliette, tout d’abord, ne put rien distinguer. Elle devinait seulement la présence de Delatour qui était entré derrière elle en refermant la porte du bureau.
– Vous êtes très bonne, mademoiselle, d’accéder à ma demande, dit-il avec un peu d’émotion. Peut-être était-elle présomptueuse, mais, vous le voyez, je suis sur le point de quitter cette maison et je n’ai pu résister au désir d’entendre votre voix me dire quelques mots d’adieu.
Petit à petit, les grands yeux fiévreux de Juliette perçaient la demi-obscurité qui l’entourait maintenant. Elle distinguait nettement Delatour debout auprès d’elle dans une attitude empreinte du respect le plus profond. L’aspect de son bureau net et bien rangé dénotait les habitudes d’ordre d’un homme d’action. Par terre se trouvait une valise déjà bouclée comme pour un voyage, sur laquelle était posé un volumineux portefeuille en peau de porc fermé par une petite serrure d’acier. À ce portefeuille les yeux de Juliette restèrent attachés, comme fascinés. Elle devinait, elle était sûre qu’il contenait les papiers compromettants de Delatour, ces documents secrets dont il parlait la veille avec son ami Sir Percy Blakeney, en fait la preuve dont elle-même avait signalé l’existence au Comité de salut public, à l’appui de sa dénonciation.
La requête exprimée, Paul Delatour attendait maintenant qu’elle parlât, mais il semblait à Juliette qu’une main de fer lui étreignait la gorge, étouffant les paroles qu’elle aurait voulu prononcer.
– Ne me souhaitez-vous pas bonne chance ? répéta-t-il avec douceur.
Bonne chance ! Oh ! l’atroce ironie de ce mot ! Bonne chance devant le tribunal sans merci qui, après un simulacre de jugement, va le condamner à l’échafaud. Car c’est là ce qui l’attend, bien que, dans son ignorance, il essaye de prendre la main qui l’y a volontairement envoyé.
À la fin, d’une voix blanche, sans inflexion, elle parvint à murmurer :
– Vous ne partez pas pour longtemps ?
– Au temps où nous vivons, mademoiselle, n’importe quel adieu peut être le dernier. Mais je m’en vais actuellement pour un mois à la Conciergerie afin de prendre charge de l’infortunée prisonnière qui s’y trouve.
– Vous la plaignez ?
– Comment pourrais-je ne pas la plaindre ?
– Mais vous faites partie de cette horrible Convention qui s’apprête à la juger et à la mettre à mort, comme elle l’a déjà fait pour le roi !
– Je suis membre de la Convention, mais je ne condamnerai pas la reine et ne prendrai part à aucun autre crime. J’ai sollicité le poste de gouverneur de la Conciergerie pour me mettre à son service et la sauver si je le puis.
Une lumière subite éclaira l’esprit de Juliette. C’était donc là le mystérieux complot dont, la veille, elle avait surpris l’existence. Paul Delatour essayait de sauver la reine ! C’était à cette noble cause qu’il se dévouait, sourd aux conseils de prudence, bravant tous les dangers, prêt à donner sa vie s’il le fallait. Quel courage, quelle vaillance admirable ! Juliette sentit son cœur pénétré d’une sorte de joie douloureuse, son instinct ne l’avait pas trompée lorsqu’elle devinait en lui l’âme ardente et généreuse d’un chevalier. Mais, en même temps, un rapide retour sur elle-même lui fit voir dans un éclair l’horreur de l’acte qu’elle avait accompli le matin même. Pour tenir sa promesse elle avait sacrifié un héros, elle avait trahi la cause qu’il servait… Le remords qui n’avait cessé de la harceler depuis son réveil se fit si aigu qu’elle crut défaillir et fut obligée de s’appuyer à un meuble. Comme dans un rêve elle entendait la voix grave de Delatour continuer :
– C’est une entreprise, hélas, fort difficile, mais que j’espère cependant mener avec succès. J’ignore donc quand et sous quels cieux il me sera donné de vous revoir.
– Alors, citoyen Delatour, murmura Juliette à voix basse, l’adieu que je vais vous souhaiter ce soir sera sans doute de longue durée.
– Le temps passé sans vous voir me paraîtra un siècle, dit-il avec chaleur, mais…
Il lui jeta un long regard scrutateur. Il ne comprenait rien à son humeur présente, à cette expression d’agitation et de terreur peinte sur son visage, si différente du charme tranquille qui avait illuminé la demeure de ses hôtes pendant tout son séjour.
– Mais je ne puis espérer, acheva-t-il tout bas, que la même raison vous fasse trouver aussi longue notre séparation.
Elle se détourna en pâlissant encore davantage. Son regard fit le tour de la pièce comme celui d’une bête prise au piège qui cherche à s’échapper.
– Vous avez tous ici été très bons pour moi, citoyen Delatour, dit-elle précipitamment, mais moi et Gertrude ne pouvons abuser plus longtemps de votre hospitalité. Nous avons des amis en Angleterre ; à Paris, malheureusement, beaucoup d’ennemis.
– Je sais, interrompit-il avec calme. Ce serait même de ma part la marque d’un monstrueux égoïsme que de souhaiter vous voir demeurer ici une heure de plus qu’il n’est nécessaire. D’ailleurs, je crains qu’à partir d’aujourd’hui mon toit ne soit plus pour vous un abri sûr, mais permettez-moi de pourvoir à votre sécurité comme je l’ai fait pour ma mère et Anne-Mie. Mon ami Sir Percy Blakeney a, au large de la côte normande, un yacht prêt à lever l’ancre. Lui-même, ou l’un de ses compagnons, se charge de vous y conduire, et j’ai autant de confiance en lui qu’en moi-même. Je me suis déjà occupé de vos passeports, en ce qui concerne le trajet à travers la France, mon nom vous est une garantie suffisante pour que vous ne soyez pas molestée en route et, si vous voulez bien, vous voyagerez en compagnie de ma mère et d’Anne-Mie.
– Je vous en supplie, ne continuez pas, citoyen Delatour, interrompit Juliette bouleversée. Excusez-moi, mais je ne puis vous permettre de prendre toutes ces dispositions en ma faveur. Gertrude et moi nous arrangerons de notre mieux ! Tout votre temps et votre peine doivent être employés à vous occuper de celles qui ont un véritable titre à votre intérêt. Tandis que moi…
– Vos paroles me peinent, mademoiselle. Il n’est pas question de titre, mais…
– Et, continua-t-elle avec une agitation croissante, en retirant vivement sa main qu’il avait essayé de saisir, vous n’avez pas le droit de penser…
– Ah ! pardon, interrompit-il avec chaleur, ici je vous arrête. J’ai le droit de penser à vous, de prendre soin de votre personne. J’en ai le droit que me confère mon grand, mon immense amour pour vous.
– Citoyen Delatour !
– Oui, Juliette. Je me rends compte de ma folie et de ma présomption. Je sais l’orgueil de votre race et combien vous devez mépriser le représentant de la plèbe de France ; mais ai-je dit que j’aspirais à gagner votre amour ? Je ne crois pas l’avoir jamais rêvé. À mes yeux, Juliette, vous êtes un ange du ciel, quelque chose de pur, d’éthéré, d’intangible. Cependant, tout en reconnaissant ma folie, je m’en fais gloire et je ne voulais pas vous laisser sortir de ma vie sans vous parler de ce qui a transformé les heures que j’ai vécues auprès de vous en un véritable paradis : mon amour pour vous, Juliette.
Sa voix pénétrante avait des accents doux et suppliants que Juliette de Marny lui avait entendu prendre lorsqu’il cherchait à attendrir les juges de Charlotte Corday. En ce moment il ne plaidait pas pour lui-même, pour obtenir un bonheur qu’il jugeait inaccessible ; il plaidait simplement pour son amour, afin que, le connaissant, Juliette éprouvât pour lui quelque pitié et lui permît de la servir jusqu’au bout.
Pendant quelques instants il demeura silencieux. Il avait saisi la main que Juliette ne retirait plus, ne résistant pas à la douceur de sentir les doigts virils de Delatour se refermer en tremblant sur les siens. Il appuya les lèvres sur cette main, sur la paume douce et le poignet mince, ses baisers brûlants laissant deviner la passion tumultueuse qui l’agitait et que, seul, son ardent respect pour la jeune fille réussissait à contenir.
Juliette tenta de se dégager pour s’enfuir, mais Delatour la retint.
– Ne partez pas encore, supplia-t-il. Songez que je puis ne plus vous revoir. Lorsque vous serez en Angleterre, loin de moi, essaierez-vous parfois de penser avec un peu de bienveillance à celui qui vous aime si follement et par-dessus tout ?
Juliette aurait voulu calmer les battements désordonnés de son cœur. Tous les mots que Paul Delatour prononçait trouvaient un écho dans son âme ; mais à la pensée de l’abîme qui les séparait, elle tentait désespérément de fermer l’oreille à l’appel émouvant d’une tendresse dont elle n’était plus digne, de ne plus voir l’homme que, dans un moment de folle exaltation, elle avait cru haïr, mais qu’elle était certaine à présent d’aimer mieux que sa vie, son honneur, ses traditions et son serment.
La phrase de l’apôtre lui revint à l’esprit : « La vengeance m’appartient, et c’est moi qui l’exercerai », dit le Seigneur.