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Chez le citoyen-député

Quand la jeune fille s’éveilla avec une délicieuse impression de repos et de bien-être, elle était seule dans la grande chambre aux tentures fleuries, libre de s’abandonner à loisir à ses réflexions.

Ainsi, elle se trouvait chez le citoyen Delatour et sous sa protection. Elle était son hôte, son obligée. Il l’avait arrachée des mains de la populace ; sa mère à son tour l’avait accueillie avec bonté ; une jeune fille à la figure douce et au regard mélancolique lui avait prodigué ses soins.

… Juliette de Marny était dans la maison de l’homme que son père lui avait fait jurer de poursuivre de sa vengeance…

Étendue, les yeux clos, sur le lit parfumé d’iris où ses hôtes l’avaient déposée, elle évoqua les cinq années douloureuses qui s’étaient écoulées depuis la mort de son frère.

La lueur de vie qui s’était manifestée alors chez le vieux comte de Marny avait été la dernière. Dans la vaste demeure endeuillée, Juliette avait assisté à la lente agonie de son père. Figure muette, diminuée, véritable épave humaine, il ne menait plus dans son fauteuil qu’une existence végétative. Que d’heures mornes et sombres avait passées cette enfant de quinze ans entre ce moribond, le souvenir d’un mort et la pensée obsédante d’une promesse qu’elle tenait pour sacrée ! Elle ne savait comment elle pourrait jamais l’accomplir, mais ce serment dicté par son père en une nuit tragique jetait sur son avenir un sombre voile.

La mort avait eu enfin pitié du comte de Marny en prenant ce corps que l’âme avait depuis longtemps abandonnée.

Dans le grand hôtel silencieux, Juliette n’était pas demeurée longtemps. Déjà la Révolution commençait à ébranler l’ordre ancien. Parmi les parents et les amis du comte de Marny, beaucoup se sentaient menacés. Les propos alarmants des uns, le départ des autres pour l’étranger avaient décidé Juliette à quitter la demeure familiale où, d’ailleurs, elle ne pouvait plus supporter sa solitude. Ne gardant avec elle qu’une servante, son ancienne nourrice, elle, s’était installée dans un couvent.

Là, dans cette vie simple et calme, réglée par les sonneries claires de la cloche, elle avait connu pendant quelques mois une véritable détente. Le serment que tout lui rappelait sans cesse dans l’hôtel de Marny, rempli du souvenir de son père et de son frère, ne l’obsédait plus dans la chambre ensoleillée dont les fenêtres s’ouvraient sur le potager fleuri des ursulines.

Ah ! si elle avait pu entrer plus encore dans cette atmosphère de paix, prendre place parmi les religieuses à la blanche cornette et à la figure sereine dont la vie unie et paisible lui semblait un paradis anticipé !

Mais les bruits du dehors, de plus en plus alarmants, traversaient jusqu’aux murs du couvent des ursulines. Juliette apprenait avec angoisse les malheurs de la famille royale et les attaques contre la religion. Un jour enfin était venu où les religieuses avaient dû se disperser devant les menaces de persécution.

Juliette, forcée de chercher un nouvel asile, s’était trouvée sans parents ni amis pour la conseiller. Plusieurs avaient été arrêtés et emprisonnés pour leur attachement à la cause royale ; d’autres avaient cru être plus en sûreté dans leurs terres ; la plupart avaient émigré. Comme l’hôtel de Marny, devenu propriété nationale, se trouvait transformé en caserne, Juliette avait pris le parti de s’installer dans un modeste logement de la rue des Petits-Champs. Tous ses biens ayant été confisqués, elle s’était résignée à vivre sur les petites économies de sa fidèle Gertrude. Des richesses passées, il ne lui restait que les bijoux et les dentelles de famille dont plus tard elle pourrait peut-être tirer parti. Les deux femmes vivaient dans une profonde retraite, attendant la fin de la tourmente.

Les échos du drame révolutionnaire parvenaient cependant jusqu’à elles. Du haut de leurs mansardes, elles avaient vu Paris illuminé le jour de la proclamation de la République. Au mois de janvier suivant, elles avaient entendu avec horreur les cris du peuple acclamant la mort de son souverain. Dans la rue passait parfois une charrette entourée de sectionnaires en armes : c’était, disait-on, la charrette qui conduisait les prisonniers de Saint-Lazare au Tribunal révolutionnaire.

En présence de telles tragédies, Juliette sentait le souvenir du drame de sa jeunesse perdre peu à peu de son acuité.

Depuis le duel, elle n’avait jamais plus entendu prononcer le nom de Paul Delatour. Avait-il, lui aussi, émigré hors de France ? Risquait-il sa vie pour la défense de la patrie par les Alliés ? Peut-être, se disait-elle, la Révolution qui avait déjà sacrifié tant d’existences s’était-elle chargée de sa vengeance… Et avec un immense soulagement, elle entrevoyait la possibilité d’échapper au devoir inhumain que son père lui avait tracé. Il fallut qu’un événement imprévu vînt tout à coup ressusciter le passé et remettre Juliette sous son emprise.

Charlotte Corday, croyant sauver la France, venait de tuer Marat. « Plus grande que Brutus », avait-on dit de cette fille au teint pâle et au regard profond venue de sa province pour accomplir sa mission vengeresse et qui n’avait pas reculé devant le meurtre pour délivrer la France du joug d’un de ses tyrans.

Un tel exemple ne pouvait manquer de frapper Juliette qui, depuis des années, vivait elle-même dans la pensée d’une mission tragique à remplir. Désireuse de voir cette héroïne à peine plus âgée qu’elle-même, elle avait assisté à son procès, malgré sa répugnance naturelle pour ce genre de spectacle et pour la foule qui s’y pressait d’ordinaire.

Se glissant au premier rang du public parmi des tricoteuses, elle avait pu contempler avec une ardeur passionnée le clair visage de Charlotte Corday, admirer son calme et son impassibilité. Elle avait entendu la lecture de l’acte d’accusation, le réquisitoire de Fouquier-Tinville, l’appel des témoins. Une voix jeune et fraîche s’était alors élevée au-dessus des murmures de la foule :

– À quoi bon tout cela ? C’est moi qui l’ai tué.

Dans les bancs réservés aux témoins, l’attention de Juliette fut attirée par un homme au front haut, à la physionomie grave, qui fixait sur l’accusée un regard plein d’une immense pitié. À son tour, il se leva et, d’une voix chaude et bien timbrée, témoigna en faveur de l’accusée. Son discours n’était pas une défense, mais un appel. Ses paroles éloquentes semblaient chercher à réveiller le peu de bien qui se cachait encore dans ces cœurs remplis de haine. Tout le monde l’écoutait en silence.

– En voilà un qui parle bien ! chuchotaient les commères. C’est le citoyen Paul Delatour.

Saisie, Juliette tressaillit et se dressa pour mieux voir l’homme qui portait ce nom détesté. Il était de taille moyenne mais bien prise ; ses cheveux très bruns rejetés en arrière découvraient le front d’un homme d’étude plutôt que d’un politicien. Sa main fine et blanche accompagnait le plaidoyer de gestes sobres et expressifs.

Charlotte Corday avait été condamnée. Toute l’éloquence de son défenseur ne pouvait gagner une cause perdue d’avance.

Juliette de Marny avait quitté le Palais de Justice dans un état d’exaltation inexprimable. La vie anormale qu’elle menait, les scènes qui depuis deux ans se déroulaient sous son regard, – et quelles scènes, grand Dieu ! – le spectacle dont elle venait d’être témoin, tout cela était bien fait pour surexciter l’imagination et fausser le jugement d’une jeune fille isolée et sans guide.

Charlotte Corday n’avait pas hésité à commettre un crime pour accomplir sa mission. Elle-même, engagée par un serment solennel, ne songerait-elle pas un jour à remplir la sienne ? Mlle de Marny, l’héritière d’une des plus nobles familles de France, montrerait-elle moins de courage que cette jeune provinciale ?

Elle avait juré de rechercher celui qui avait tué son frère, et précisément ce nom de Delatour, qu’elle n’avait pas entendu prononcer depuis cinq ans, venait de frapper son oreille. N’y avait-il pas là une indication du destin ?

Depuis lors, Juliette avait été reprise par la hantise de jadis.

Mais comment s’assurer que le Delatour entendu au procès de Charlotte Corday était bien celui qu’elle cherchait ? Ce nom était assez répandu. D’autre part, elle s’étonnait qu’un ancien habitué d’un cercle aristocratique pût plaider librement au Tribunal révolutionnaire. N’importe, elle devait s’informer, suivre la piste qui s’offrait à elle.

Poussée par ce qu’elle considérait comme son devoir, Juliette s’enhardit à sortir davantage, à errer parmi les groupes de curieux et de désœuvrés qui s’entretenaient à la sortie des séances de la Convention ou des réunions des clubs. Elle avait fini de la sorte par apprendre que le défenseur de Charlotte Corday était député de Paris à la Convention et qu’il habitait rue des Cordeliers. Aussitôt, obéissant à son idée fixe, Juliette s’était rendue dans ce quartier éloigné du sien et, sous couleur de voir la maison de Marat qui attirait alors de nombreux curieux, elle avait été reconnaître la demeure du citoyen-député.

Une fois, deux fois, elle était retournée dans la rue des Cordeliers, sans savoir au juste pourquoi, attirée comme par un aimant vers la maison au perron de pierre grise.

Et aujourd’hui, c’était dans cette maison même qu’elle avait trouvé refuge… Se pouvait-il qu’elle fût l’hôte de celui qui avait tué son frère, hâté la mort de son père et empoisonné sa jeunesse ?