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Un instant de bonheur

Dans la chambre de Delatour aussi bien que dans le bureau, les recherches étaient restées infructueuses, et Merlin commençait à se demander si le dénonciateur anonyme ne s’était pas moqué des représentants de la justice. Aussi son attitude à l’égard de Delatour se modifiait et perdait tant soit peu de son insolence.

Il était sûr d’être blâmé sévèrement en haut lieu, s’il revenait en avouant qu’il s’était fourvoyé. Que Delatour, usant de sa popularité, voulût prendre sa revanche, la situation risquait de devenir pour lui, Merlin, tout à fait mauvaise. En ce glorieux an II de la République, entre le blâme et l’acte d’accusation, il n’y avait qu’un pas. Merlin le savait. C’est pourquoi, bien qu’il n’eût point perdu tout espoir de découvrir des preuves contre Delatour, – l’attitude de ce dernier l’avait convaincu que de telles preuves existaient, – il cherchait ce qu’il pourrait bien offrir comme compensation au Comité de salut public pour couvrir son échec.

Changeant de tactique, il autorisa Delatour à rejoindre sa mère au salon tandis que lui-même se dirigeait vers la cuisine à la recherche d’Anne-Mie qu’il avait entrevue au moment où il pénétrait dans la maison et qu’il comptait bien faire parler. Il la trouva en compagnie de Gertrude, qu’il se plut à épouvanter, mais à laquelle il lui fut impossible d’arracher le moindre renseignement. Ces deux femmes étaient, l’une trop stupide, l’autre trop méfiante pour qu’on pût rien en tirer. Pendant ce temps, ses hommes fouillaient et retournaient la cuisine de fond en comble, avec l’idée qu’un conspirateur habile choisit toujours les cachettes les plus invraisemblables pour dissimuler des pièces compromettantes.

Au salon, Delatour commença par essayer de rassurer sa mère ; celle-ci, de son côté, faisait tous ses efforts pour montrer de la fermeté et ne pas révéler à son fils, par ses larmes, les angoisses qu’elle éprouvait à son sujet. Puis, se voyant libéré de la surveillance des gardes nationaux, il s’était hâté de retourner à son bureau pour s’assurer que Juliette n’avait pas été inquiétée. Mais la pièce était vide et le portefeuille avait disparu. Ne sachant que penser, tremblant pour la sûreté de celle qu’il aimait, il se demandait s’il n’irait pas la chercher dans sa chambre lorsque Juliette elle-même apparut à la porte du salon.

En le voyant s’élancer à sa rencontre, elle mit un doigt sur ses lèvres et murmura :

– Chut ! chut ! les papiers sont détruits, brûlés…

– Et c’est vous qui m’avez sauvé !

Il avait dit cela de toute son âme, le cœur débordant d’une gratitude infinie, joyeux et fier qu’elle eût pris soin elle-même d’assurer sa sécurité.

Mais à ces mots, la pâleur du jeune visage s’accentua et les yeux sombres et dilatés se posèrent sur Delatour avec une fixité qui l’effraya. Il crut que les émotions de cette dernière demi-heure avaient été trop vives pour Juliette et qu’elle allait se trouver mal. Il lui prit la main et l’entraîna dans le salon.

Accablée, elle se laissa tomber dans un fauteuil. Et lui, oubliant le danger qui le menaçait, oubliant l’univers et tout ce qui n’était pas elle, s’agenouilla à ses pieds et prit sa main dans les siennes.

Tout d’abord, il sembla qu’il ne pouvait se rassasier de la contempler. Il avait le sentiment que jamais sa beauté ne lui était aussi pleinement apparue. Pourtant, depuis le jour où il avait entraîné Juliette, à demi évanouie, à l’abri de son toit, elle réalisait à ses yeux ses rêves les plus magnifiques. Elle avait jeté sur lui l’enchantement magique de ses traits harmonieux, de sa grâce délicate, et ce parfum de jeunesse et d’innocence qui exerce un charme si vif sur un cœur ardent. Dès le premier jour, il lui avait voué un amour profond et silencieux. Il l’avait aimée sans essayer de la comprendre. Il lui aurait paru presque sacrilège de sonder le mystère de son âme et de chercher à découvrir ce qui la rendait parfois silencieuse, et jetait un voile de mélancolie sur sa beauté juvénile.

Son amour, tout en croissant de jour en jour, avait gardé le même caractère élevé, presque mystique : c’était le culte d’un mortel pour une créature céleste. Sir Percy Blakeney avait qualifié son ami d’idéaliste. Idéaliste, il l’était, certes, dans toute la force du terme, et c’était son idéal le plus beau que Juliette incarnait à ses yeux.

Au premier baiser qu’il avait mis sur sa main, il avait senti se précipiter les battements de son cœur. Maintenant montait en lui le désir ardent de l’attirer à lui, de la prendre dans ses bras, de sentir son cœur battre sur le sien.

– Juliette ! murmura-t-il enfin avec un accent passionné, tandis que son âme tout entière s’élançait vers elle et frémissait de l’espoir du premier baiser.

Un frisson parcourut la jeune fille ; ses lèvres pâlirent. Et lui, ce chevalier modeste, se méprit : il crut qu’il l’avait effrayée par la vivacité de sa passion. Mais ce qui bouleversait Juliette, c’était la pensée que l’homme qu’elle aimait aurait été perdu sans retour si le sort n’était venu l’aider à écarter le péril qu’elle avait attiré sur lui.

Delatour, confus de s’être laissé entraîner par la chaleur de ses sentiments, s’efforça de retrouver son sang-froid ; inclinant de nouveau sa tête brune, il baisa les doigts de Juliette avec respect. Quand il releva son regard, il vit que le visage de la jeune fille s’était détendu et que deux larmes roulaient le long de ses joues pâles.

– Pardonnez-moi, bien-aimée, dit-il à voix basse. Pardonnez à un homme ébloui par une vision splendide… Non, ne me retirez pas vos mains. Je suis calme à présent et je vous parlerai comme on parle aux anges.

À l’autre bout du salon, Mme Delatour égrenait silencieusement son chapelet.

Paul Delatour et Juliette de Marny étaient seuls dans cet univers magnifique où l’amour transfigure toute chose et dérobe à ses élus les tristesses et les laideurs du monde réel. Et Juliette, oubliant tout ce qui les séparait, trouvait qu’il était bon de vivre, bon d’aimer et de voir à ses genoux celui à qui elle avait voué la tendresse la plus vive et l’admiration la plus fervente.

Qu’importait les paroles qu’il lui murmurait ? Elle les écoutait et souriait ; et lui, en la voyant sourire, éprouvait un bonheur infini.