II

Le chef de la maison de Marny à cette époque atteignait seulement sa soixante-dixième année, mais son existence avait été fort remplie depuis le jour où, jeune garçon de douze ans, il avait reçu du roi Louis le Bien-Aimé sa nomination au corps des pages, jusqu’à celui où la nature impitoyable l’avait terrassé au milieu de sa vie brillante et agitée pour le clouer sur le fauteuil d’infirme qu’il ne quitterait plus désormais que pour gagner sa dernière demeure.

Sa fille Juliette, venue au monde pendant les dernières années heureuses de son existence, n’était encore qu’une enfant. Ses traits rappelaient beaucoup ceux de sa mère, créature charmante et mélancolique dont le bonheur conjugal n’avait pas été sans nuages. Elle était partie jeune encore, en léguant comme un trésor précieux sa toute petite fille au mari brillant et volage qu’elle avait aimé profondément, en dépit de tout ce qu’elle avait eu à lui pardonner.

Depuis que le comte de Marny subissait sa terrible épreuve, Juliette était devenue sa plus grande joie, le rayon de soleil qui éclairait les mornes journées remplies seulement par les souvenirs du passé et l’amer regret des années disparues.

Mais il avait aussi son fils. De même que Juliette était l’objet de sa tendresse paternelle, Philippe était son orgueil et en lui s’incarnaient toutes ses espérances. C’était son fils, le futur comte de Marny, qui ferait revivre la gloire de sa maison. Par lui, de nouveau la France retentirait du bruit des exploits et des hardies aventures qui avaient rendu le nom de Marny célèbre à la cour et sur les champs de bataille. Du fond de son grand fauteuil capitonné, le vieillard ne se lassait pas d’écouter les histoires que lui contait Philippe sur la cour, la jeune reine et son amie, la charmante princesse de Lamballe, la pièce à la mode, ou la dernière étoile parue au firmament théâtral. Dans l’intelligence affaiblie du vieux comte, ces récits évoquaient l’image de sa propre jeunesse, et le souvenir de ses triomphes d’autrefois lui faisait oublier un instant la tristesse des heures présentes.

Lorsque, cette nuit-là, on ramena le vicomte à l’hôtel de Marny, Juliette fut la première tirée de son sommeil. Elle entendit du bruit au-dehors : une voiture arrivait lentement devant la grand-porte, puis le lourd marteau retentit avec un son lugubre suivi des grognements de Mathieu, le portier, qui détestait qu’on le dérangeât pendant son sommeil.

Tout de suite, elle eut le pressentiment d’un malheur. Les pas assourdis qui traversaient la cour, puis montaient lentement le grand escalier de pierre avaient un son étrange. C’était le pas d’hommes qui transportent un pesant fardeau. Bondissant hors de son lit, Juliette jeta en hâte un vêtement sur ses épaules, chaussa des mules et ouvrit la porte de sa chambre. Deux inconnus débouchaient à cet instant sur le palier, suivis de deux hommes portant une civière ; le vieux Mathieu fermait la marche en poussant des gémissements étouffés.

Aussi rigide qu’une statue, Juliette demeura sur le pas de sa porte. Le petit groupe passa devant elle sans la voir, car les paliers étaient vastes à l’hôtel de Marny et la lanterne de Mathieu ne projetait qu’une lumière faible et vacillante. Un peu plus loin dans la galerie, devant la chambre de son frère, le cortège s’arrêta. Mathieu ouvrit la porte et les cinq hommes disparurent à l’intérieur.

L’instant d’après, Gertrude, l’ancienne nourrice de Juliette, qui venait d’apprendre l’horrible nouvelle, arrivait tout en pleurs dans la chambre de sa maîtresse. À peine pouvait-elle proférer une parole, mais elle entoura de ses bras son enfant chérie et la serra en sanglotant sur son cœur maternel.

Juliette, elle, ne pleurait pas. Le coup était si brutal, si affreux, qu’elle en demeurait comme pétrifiée. Fillette de quatorze ans, elle n’avait jamais jusque-là songé à la mort, et voilà que la mort, entrant dans la maison, venait de lui prendre son frère, ce frère qui faisait sa joie et sa fierté. Philippe n’était plus… Son père n’en savait rien encore, et c’était elle, Juliette, qui devait lui apprendre l’affreux événement.

– Veux-tu le lui dire, Gertrude ? gémit-elle lorsque la violence du chagrin qui secouait la vieille servante parut céder un peu.

– Oh ! non, ma mignonne. Je ne puis pas… Je ne puis pas…

Et la pauvre femme, de nouveau, fondit en larmes.

Un sentiment de révolte envahit l’âme de Juliette. Elle en voulut à Dieu qui lui imposait une telle épreuve. De quel droit exigeait-il qu’une enfant comme elle subît cette agonie morale ? Se voir ravir son frère, être témoin du désespoir de son vieux père… C’en était trop. Dieu se montrait injuste et cruel !

Le tintement d’une sonnette la fit soudain tressaillir. Son père était réveillé. Sans doute avait-il entendu du bruit et appelait-il pour en connaître la cause. D’un mouvement brusque, Juliette se dégagea de l’étreinte de Gertrude, traversa en courant le palier obscur et ouvrit la grande porte sculptée qui lui faisait face.

Le vieux comte était assis au bord de son lit, ses jambes longues et maigres pendant inertes au-dessus du sol. Impotent comme il l’était, il avait dû faire un prodigieux effort pour se dresser dans cette position et maintenant il luttait désespérément pour arriver à se mettre debout. Lui aussi avait entendu des pas assourdis troubler le silence nocturne, le lourd piétinement d’hommes pesamment chargés. Son esprit s’était-il reporté, un demi-siècle en arrière, vers des scènes tragiques dont il avait été le spectateur indifférent ? Peut-on savoir quelles visions se projetèrent alors dans l’imagination du vieux gentilhomme ? En tout cas, il avait deviné ; et quand Juliette se précipita dans la chambre, pâle, tremblante et le désespoir dans ses grands yeux, elle comprit qu’il savait tout et qu’elle n’avait pas besoin de parler. La Providence, du moins, lui avait épargné cette épreuve.

Pierre, le serviteur dévoué du comte de Marny, l’habilla aussi vite qu’il put. Son maître voulut être revêtu de son habit de cérémonie, le somptueux costume de velours noir aux boutons de diamant qu’il avait porté le jour où l’on avait conduit le roi Louis XV à sa dernière demeure, dans les caveaux de Saint-Denis.

Ces vêtements qui naguère convenaient si bien à sa belle prestance flottaient maintenant autour de son corps amaigri. Mais le vieux gentilhomme faisait quand même figure imposante et majestueuse avec sa chevelure blanche nouée par un large ruban noir et le jabot de précieux point d’Angleterre retombant sur sa poitrine en cascade neigeuse.

Il mit sa croix de Saint-Louis, boucla son épée d’une main tremblante et, se redressant autant qu’il le pouvait sur son fauteuil, il se fit transporter par quatre laquais jusqu’au lit où gisait le corps de son fils.

Toute la maison était en rumeur. On avait allumé les grandes torchères de l’escalier et de nombreuses bougies jetaient dans les vastes appartements une lueur mouvante et fantastique. Tous les serviteurs, revêtus de leur livrée, étaient rangés dans la galerie, émus et silencieux.

La mort de l’héritier de la maison de Marny était un de ces événements dont l’histoire prend acte et il était légitime de l’entourer de pompe et de solennité.

Le comte se fît déposer contre le lit où gisait son fils et demeura un long moment sans dire une parole ni faire un mouvement.

Le marquis de Villefranche, qui avait accompagné son ami jusqu’au bout, jugea qu’il était temps de se retirer. Juliette avait à peine remarqué sa présence. Les yeux fixés sur son père, elle n’osait pas regarder sur le lit la figure livide de son frère, saisie d’une épouvante enfantine entre ces deux figures muettes, celle du vivant et celle du mort.

Au moment où le marquis allait quitter la chambre, le vieillard parla pour la première fois.

– Marquis, dit-il d’une voix calme, vous ne m’avez point dit comment mon fils a été tué.

– En combat singulier, pour une affaire d’honneur, monsieur le comte, répondit le marquis, ému, en dépit de sa légèreté, par cette scène étrange et tragique.

– Et qui a tué mon fils ? dit encore le comte du même ton égal.

Il ajouta avec une soudaine et farouche énergie :

– J’ai le droit de le savoir.

– C’est M. Paul Delatour, monsieur le comte, répondit le marquis. J’assistais au duel et je puis témoigner que le combat a été mené loyalement.

Le vieux comte eut comme un soupir de satisfaction. Puis il reprit :

– Il me serait impossible, marquis, de vous exprimer suffisamment ma reconnaissance. Votre dévouement envers mon fils dépasse toute gratitude. Dieu vous garde…

Et, d’un geste noble empreint de la politesse du Grand Siècle, il indiqua au jeune gentilhomme qu’il pouvait se retirer. Escorté par deux valets, celui-ci sortit de la pièce.

– Renvoyez tous nos serviteurs, Juliette, ordonna le comte, j’ai à vous parler.

Docile, elle obéit, et bientôt il ne resta plus auprès du mort que le vieillard et sa fille.

Dès que les pas étouffés des domestiques se furent éteints dans la galerie, le comte parut secouer la torpeur qui l’avait comme enveloppé jusque-là. Saisissant le poignet de sa fille, il murmura d’une voix ardente :

– Son nom, vous avez entendu son nom, Juliette ?

– Oui, père, répondit la jeune fille.

– Paul Delatour… Paul Delatour… vous ne l’oublierez pas ?

– Jamais, père.

– Ce Paul Delatour a tué votre frère. Vous comprenez bien… Il a tué mon fils, l’espoir de ma maison, le dernier représentant d’une race glorieuse entre toutes celles qui ont illustré ce pays… Il l’a tué lâchement, il l’a assassiné…

– Mais père, n’était-ce pas un combat loyal ?

– Il n’est jamais loyal pour un homme de tuer un enfant, répliqua le vieillard avec une sauvage énergie. Delatour a trente ans. Philippe n’était pas encore majeur. Que la vengeance de Dieu accable le meurtrier !

Juliette contemplait son père avec stupeur. Il lui apparaissait tout autre avec cette expression d’exaltation et de haine qu’elle ne lui avait encore jamais vue.

Elle était trop jeune et trop inexpérimentée pour se rendre compte que la dernière lueur d’une raison vacillante s’éteignait rapidement dans le pauvre cerveau affaibli. Bien que l’attitude de son père lui inspirât de l’étonnement et de l’effroi, elle aurait repoussé avec horreur et indignation l’idée que sa pensée s’égarait.

Lorsque, l’attirant plus près de lui, il lui prit la main et la plaça sur la poitrine du mort, elle frissonna au contact du corps inanimé, si différent de tout ce qu’elle avait jamais touché jusque-là, mais elle obéit à son père sans mot dire et prêta à ses paroles une attention respectueuse.

– Juliette, reprit-il avec plus de calme, vous allez avoir quinze ans et vous êtes capable de comprendre ce que je vais vous demander. Si, pauvre infirme impuissant, je n’étais pas cloué à ce misérable fauteuil, je n’aurais recours à personne, pas même à vous, mon unique enfant, pour accomplir ce que la justice divine réclame de l’un de nous.

Il se recueillit un instant, puis poursuivit d’une voix solennelle :

– Souvenez-vous, Juliette, que vous appartenez à la famille de Marny où, durant des siècles, l’honneur a été placé plus haut que tout ; souvenez-vous que jamais un de vos ancêtres n’a failli à la parole donnée. Dieu vous voit, mon enfant. Vous allez devant lui et devant moi prêter un serment dont la mort seule pourra vous relever. Cet engagement solennel que je vous demande pour apaiser les mânes de votre frère et pour adoucir l’amertume de mes derniers jours, êtes-vous prête à le prendre ?

– Si tel est votre désir, mon père, je suis prête.

– Jurez donc de venger la mort de votre frère.

– Mais, père…

– C’est là le serment que j’attends de vous.

– Comment pourrais-je le remplir, père ?… Je ne comprends pas.

– Dieu vous montrera la voie, mon enfant. Plus tard, vous comprendrez…

La jeune fille hésita. Jetée brusquement en plein cauchemar, il lui était impossible de former une pensée nette. Elle sentait seulement que son âme était douloureusement partagée entre la répulsion instinctive que sa timidité naturelle et son éducation chrétienne lui inspiraient pour un serment de vengeance et la crainte de manquer à l’obéissance filiale. Privée de sa mère, elle avait reporté sur son père son affection entière : en toutes choses, elle se conformait à ses désirs, et, en ce moment douloureux, elle voulait par-dessus tout ne pas le contrister par sa résistance. Elle pensa aux saints et aux saintes dont elle avait lu la vie, qui s’étaient signalés par leur obéissance aveugle envers leurs supérieurs. Devait-on discuter un ordre paternel ? Elle se rappela les chevaliers d’autrefois et les faits glorieux qu’ils accomplissaient pour remplir leurs serments… L’exaltation du vieillard commençait à la gagner : elle se vit investie d’une mission… souffrant pour la remplir…

Mais le comte commençait à s’irriter de son silence et il dit d’un ton de reproche :

– Devant le corps de votre frère qui crie vengeance, Juliette, est-il possible que vous hésitiez, vous, la dernière des Marny !… Car, à partir de ce soir, je ne compte plus parmi les vivants.

– Non, père, murmura la jeune fille frémissante, je n’hésite pas. Je suis prête à faire le serment que vous me dicterez.

– Étendez la main, mon enfant, et répétez après moi les paroles que je vais prononcer.

– Oui, père.

– Devant le Dieu tout-puissant qui me voit et qui m’entend, je jure de rechercher Paul Delatour…

D’une voix qu’elle s’efforçait de rendre ferme, Juliette répéta :

– … Et lorsque Dieu m’en indiquera le moyen, de lui faire expier son crime par la mort, la ruine ou le déshonneur.

– … Que mes ancêtres me renient si j’étais jamais assez lâche pour faillir à ce serment.

Le serment était prononcé. Juliette tomba à genoux. Sur les traits du vieillard se peignit une expression de soulagement.

Un instant plus tard, l’infirme appela son vieux serviteur, et Juliette, brisée par l’émotion, s’enfuit hors de la pièce pour aller se jeter, tout en larmes, dans les bras de sa fidèle Gertrude.