Que le député le plus modéré de la Convention, le citoyen Delatour, naguère bien vu du roi, pût vivre en sécurité dans le Paris bouleversé de 1793 et même y jouir d’une véritable faveur parmi le peuple, voilà qui pouvait surprendre.
Le règne de la Terreur avait commencé. Aristocrates et prêtres étaient poursuivis, arrêtés pêle-mêle avec les hommes politiques les moins suspects de modérantisme. Les girondins étaient proscrits, traqués. Bientôt les montagnards menacés eux-mêmes s’entre-dévoreraient jusqu’au jour où la France allait se trouver transformée en une vaste prison, pourvoyeuse journalière de la guillotine.
Cependant, Delatour ne semblait être l’objet d’aucune défiance. Quand, en messidor, le meurtre de Marat avait été l’occasion d’une recrudescence de poursuites et d’arrestations, Delatour, qui pourtant avait témoigné au procès de Charlotte Corday en faveur de l’accusée, n’avait pas été inquiété. À une époque où personne n’était jamais sûr d’avoir encore le lendemain sa tête sur ses épaules, cet homme paraissait invulnérable et gardait la liberté de ses paroles et de ses actes.
Peut-être, chose étrange, devait-il en partie sa sauvegarde à un mot de Marat, ce maniaque haineux qui ne voyait partout que conspirateurs et ennemis de la République. Un jour que l’on parlait devant lui de quelques conventionnels trop tièdes parmi lesquels on citait le nom de Delatour, « l’Ami du Peuple » s’était contenté de dire avec un ricanement de mépris : « Oh ! celui-là n’est pas dangereux ! » Ce jugement avait été enregistré, et maintenant que Marat était regardé comme le grand protagoniste de la liberté, le martyr de la foi révolutionnaire, il était devenu une sorte d’oracle ou de prophète dont les moindres paroles étaient pieusement conservées. Les girondins, emprisonnés ou fugitifs, n’étaient plus là pour attaquer sa mémoire. Marat mort était encore plus puissant que Marat vivant. Or, il avait déclaré que Delatour n’était pas dangereux.
Son immense fortune aurait dû, semble-t-il, attirer sur Delatour la jalousie et la haine ; mais cette fortune n’existait pour ainsi dire plus. L’argent, qui jadis avait aidé le roi de France à traverser des moments difficiles, servait maintenant à soulager dans Paris de nombreuses misères. Delatour avait eu l’heureuse inspiration de donner à temps ce qui, sans aucun doute, lui eût été arraché plus tard, et comme il était foncièrement généreux et compatissant, il avait su venir en aide d’une manière efficace aux petites gens, aux malheureux que la guerre et la révolution éprouvaient durement. Ces largesses lui avaient acquis l’affection et la reconnaissance du peuple de Paris dont il était maintenant l’un des représentants à la Convention nationale.
À l’Assemblée, Delatour faisait partie du groupe de ces députés laborieux qui, sans tremper dans la politique sanguinaire des clubs, employaient tout leur temps à élaborer les lois de la République naissante. Comme « il n’était pas dangereux », jacobins et cordeliers l’ignoraient, et s’il comptait quelques ennemis parmi les terroristes, ceux-ci étaient tenus en respect par le fait qu’il jouissait de la faveur populaire – bien aussi précieux que fugitif en l’an II de la République.
En dehors du temps consacré à l’assemblée, il menait une existence simple et paisible, vivant seul avec sa mère et une jeune cousine orpheline que Mme Delatour avait adoptée tout enfant. Tout le monde connaissait la maison qu’il habitait rue des Cordeliers, non loin de celle où Marat fut assassiné. C’était la seule construction de bonne pierre solide qui se dressait au milieu d’une rangée de masures noires et malodorantes. La rue elle-même était fort resserrée et la chaussée souvent encombrée par une population des moins recommandables qui se pressait aux abords des cordeliers lorsque se tenaient les séances de ce club fameux. On buvait ferme dans les cabarets situés aux deux extrémités de la rue, et, vers le soir, il était certainement plus prudent pour une femme bien élevée de ne pas s’aventurer hors de chez elle.
Le nom de femme ne convenait guère aux viragos échevelées qui se groupaient de loin en loin pour bavarder, étalant sans vergogne leur tenue débraillée. Aux passants de mise et d’allure plus décentes elles lançaient leurs railleries grossières.
– Hé ! l’aristo… Voyez-moi l’aristo…, criaient-elles lorsqu’elles apercevaient un homme correctement vêtu ou une ménagère proprement attifée avec un tablier net et un bonnet seyant.
L’après-midi apportait souvent à ces mégères une distraction incomparable. Elles descendaient en groupes jusqu’à la Seine et gagnaient le pont Neuf pour apercevoir au passage la charrette qui emmenait les condamnés du jour à la guillotine ; les plus enragées poussaient jusqu’à la place de la Révolution et assistaient au sanglant spectacle qui s’y déroulait presque journellement.
Ce spectacle n’était pas près de leur faire défaut. Durant des mois, les prisons de Paris allaient envoyer à l’échafaud des altesses et des gentilshommes, des prêtres réfractaires et des personnages politiques, des écrivains et des artistes, voire même du menu fretin – valets de ci-devant trop attachés à leurs maîtres, artisans ou petits-bourgeois coupables d’avoir conservé chez eux un portrait du roi.
Les aristocrates qui n’étaient pas incarcérés dans les prisons de Paris et de la province étaient réduits à se cacher. Certains se retranchaient dans les marais et les bois de Bretagne ou de Vendée ; d’autres se dissimulaient au fond de campagnes reculées. Beaucoup avaient fui la patrie inhospitalière et, en Allemagne ou en Angleterre, exerçaient d’humbles métiers. À Londres, à Hambourg, on voyait des gentilshommes menuisiers, coiffeurs ou aubergistes. Un certain nombre devaient leur existence au Mouron Rouge, ce mystérieux Anglais d’une audace incroyable qui avait arraché déjà tant de victimes aux serres de Fouquier-Tinville.
À cette heure où l’ancienne France était ainsi bouleversée, le calendrier lui-même n’avait pas été épargné et, pour tous les bons citoyens, cette belle journée du milieu de septembre 1793 s’appelait le 18 Fructidor de l’an II de la République.
Vers cinq heures du soir, ce jour-là, une jeune fille tournait l’angle de la rue des Cordeliers. La sortie du club avait eu lieu peu auparavant et une grande effervescence régnait encore dans le voisinage.
La soirée étant chaude, devant chaque porte des commères s’attardaient à causer avec leurs voisines, tandis que les hommes finissaient la journée au cabaret. Après une seconde d’hésitation, la jeune fille s’engagea dans la rue d’un pas ferme, évitant de regarder les flâneurs qui la considéraient sans aménité. Elle portait une robe grise très simple complétée par un fichu de fine batiste qui se croisait sur la poitrine. Un large chapeau de paille aux rubans flottants encadrait le visage le plus joli qu’on pût voir, un visage dont le charme eût été complet sans l’air de détermination qui en durcissait les traits et donnait à cette physionomie si jeune une expression de précoce maturité.
Sur le passage de cette inconnue d’allure distinguée, il s’élevait bien quelques brocards formulés dans le style le plus pur des dames de la Halle, mais, avec sagesse, elle avait l’air de ne pas les entendre. Du reste, la cocarde tricolore épinglée à son chapeau lui servait de sauvegarde. Sans prêter attention aux regards effrontés qui la dévisageaient, elle poursuivait donc sa route ; mais, à la hauteur de la maison du citoyen-député Delatour, les flâneurs, plus nombreux, barraient presque le passage. La jeune fille ralentit sa marche et obliqua vers la gauche, espérant qu’elle pourrait contourner le groupe en se glissant le long du mur. Comme elle s’engageait dans cet étroit espace une grosse femme se planta devant elle, les poings sur les hanches, et lorgna d’un air ironique les souliers de cuir souple et une bordure de dentelle qui dépassait légèrement la jupe grise.
– Voulez-vous me laisser passer ? demanda la jeune fille d’un ton d’assurance tranquille.
– La laisser passer ! Ho ! Ho ! Ho ! écoutez-moi ça…, s’esclaffa l’autre en se tournant vers ses voisines. Vous doutiez-vous, citoyenne, que cette rue avait été faite pour l’usage spécial des aristos ?
– Je suis pressée. Laissez-moi passer, répéta la jeune fille.
Elle essayait de garder son calme, mais la rougeur qui lui était montée aux joues, son ton froid et bref, une expression involontaire de dignité offensée, laissaient deviner chez elle la révolte d’un sang noble et fier devant cette foule grossière et malpropre. C’en était assez pour ameuter contre elle les spectateurs de la scène.
– Hé ! l’aristo ! glapirent les commères.
Attirés par le bruit, des hommes à moitié ivres sortirent du cabaret le plus proche tandis que des gamins turbulents et dépenaillés semblaient surgir d’entre les pavés et reprenaient en chœur :
– Ohé ! l’aristo ! Venez voir l’aristo…
En un instant, la jeune fille se vit entourée de figures grimaçantes et hostiles. D’instinct, elle recula vers la maison immédiatement à sa gauche.
Cette maison s’ornait d’un perron de quelques marches au haut duquel était une porte massive surmontée d’une lanterne en fer forgé. La jeune fille se réfugia sur les marches sans cesser de faire face à la meute hurlante qu’elle avait si imprudemment provoquée.
– Sapristi, la Margot, voilà une robe grise qui t’irait fort bien, suggéra un jeune goujat dont le bonnet rouge tombait en franges sur des yeux au regard mauvais.
– Et toute cette fanfreluche pourrait faire un joli jabot autour du cou de la ci-devant, le jour où Sanson nous montrera sa tête, ajouta un autre.
Et, s’inclinant avec une élégance burlesque, il souleva entre deux doigts sales le bas de la jupe grise pour faire voir le jupon bordé de dentelles.
Une bordée de jurons accompagnés de gros rires accueillit cette facétie.
– C’est trop beau pour qu’on le cache, commenta une vieille maritorne. Ça vous étonnera peut-être, ma belle dame, mais moi, j’ai les jambes nues sous mon cotillon.
– Avec la dentelle du fichu, on aurait du pain pendant un mois pour toute une famille, cria une voix excitée.
La chaleur et la boisson tournaient les têtes. La haine luisait dans tous les regards et les pires violences étaient à craindre. La jeune fille, cependant, ne s’affolait pas et montait les marches à reculons une à une, serrée de près par ses assaillants.
– Qu’on porte au juif sa défroque et ses colifichets ! hurla une maigre harpie.
Et saisissant entre ses doigts le fichu de la jeune fille, elle le lui arracha des épaules avec un rire insultant.
Ce geste fut le signal d’un déchaînement d’injures difficile à imaginer et impossible à reproduire. La vue du cou blanc et mince, des épaules au dessin très pur, semblait allumer chez cette populace la haine la plus implacable et les pires convoitises. Les insultes pleuvaient, renchérissant les unes sur les autres afin de mieux blesser les oreilles de la jeune fille. Celle-ci se blottissait contre la lourde porte, terrifiée maintenant par le volcan furieux dont elle avait provoqué l’éruption.
Soudain, une affreuse mégère lui lança un soufflet en plein visage et une clameur de joie accueillit cet outrage. Alors la jeune fille perdit son sang-froid.
– Au secours ! cria-t-elle en frappant des deux poings la porte massive contre laquelle elle se pressait. À moi ! Au secours !
Son épouvante fit exulter la bande de brutes en délire qui se disposaient à arracher de son précaire refuge leur proie sans défense pour la traîner dans la boue.
Mais juste au moment où des mains semblables à des serres agrippaient la robe grise, la porte s’ouvrit brusquement, la jeune fille se sentit saisie par le bras et entraînée à l’intérieur de la maison.
Elle entendit la porte de chêne se refermer, étouffant les hurlements de rage déçue, les rires insultants et les mots obscènes qui résonnaient à ses oreilles comme des cris de damnés, puis une voix impérieuse prononça rapidement :
– Montez l’escalier et entrez dans la pièce qui vous fait face, vous y trouverez ma mère. Allez vite.
Dans l’antichambre obscure, la jeune fille essaya de distinguer les traits de celui à qui elle devait peut-être plus que la vie. Mais il restait dans l’ombre, contre la porte, la main sur la serrure.
– Qu’allez-vous faire ? demanda-t-elle d’une voix étouffée.
– Empêcher ces énergumènes d’enfoncer ma porte pour s’emparer de vous, répondit-il avec calme. Aussi je vous serais reconnaissant de faire ce que je vous ai dit.
Machinalement, elle gagna l’escalier et se mit à gravir lentement les marches. Son horrible aventure la faisait frissonner tout entière, ses genoux tremblaient. Tandis qu’elle montait, les vociférations redoublaient contre la lourde porte de chêne. Parvenue enfin au palier, elle vit une porte entrebâillée, elle l’ouvrit et entra.
Au même instant, la porte de la rue s’ouvrit également et les cris de la populace retentirent de nouveau aux oreilles de la fugitive. « Comment un homme ose-t-il affronter à lui seul cette foule horrible ? » se demanda-t-elle avec stupéfaction.
La pièce où elle venait d’entrer avait un aspect gai et riant avec ses murs tendus de perse aux fraîches couleurs et ses meubles élégants. Des profondeurs d’une vaste bergère une voix douce s’éleva :
– Entrez, mon enfant ; entrez et fermez la porte derrière vous. Ces misérables vous auraient-ils attaquée ? N’ayez pas peur. Mon fils va leur parler. Approchez-vous, mon enfant ; prenez un siège. Vous n’avez plus rien à craindre.
La jeune fille s’avança sans mot dire. Tout en continuant à parler, la vieille dame lui avait pris la main et la forçait doucement à s’asseoir auprès d’elle sur un tabouret bas.
Au-dehors, le bruit peu à peu s’apaisait.
La jeune fille se sentait étrangement lasse. Des mots parmi lesquels revenait souvent le nom de Paul parvenaient confusément à ses oreilles, sans qu’elle pût en saisir le sens. La tête lui tournait, les meubles avaient l’air de danser autour d’elle, le visage de la vieille dame lui apparaissait comme à travers un voile…
La nature reprenait ses droits et, sur ce jeune corps frissonnant, elle jeta le manteau bienfaisant de l’inconscience.