Au Tribunal, la journée avait été particulièrement remplie. Trente-cinq prévenus tirés des différentes prisons de Paris avaient été jugés en l’espace de sept heures – une moyenne de cinq par heure. Douze minutes pour envoyer une créature humaine pleine de vie et de santé résoudre la grande énigme de l’au-delà !
L’accusateur public, le citoyen Fouquier-Tinville, s’était en quelque sorte surpassé. Il paraissait infatigable.
Les trente-cinq accusés étaient inculpés de trahison envers la République ou entente coupable avec ses ennemis, et tous avaient vu produire, devant le jury, des preuves accablantes de leurs forfaits. C’était tantôt des lettres adressées à un parent ou à un émigré qui avaient été saisies à la frontière, tantôt des paroles rapportées par la délation : un jugement sévère sur le gouvernement terroriste ou une expression d’horreur à la vue des massacres légaux effectués place de la Révolution. Tout cela constituait des preuves irréfutables de trahison. Ou bien encore c’était une paire de pistolets, une antique épée familiale découverte chez un paisible citoyen qui témoignait, sans doute possible, des dispositions hostiles et belliqueuses dudit citoyen à l’égard du régime existant.
Ah ! des preuves de ce genre se trouvaient à foison !
Sur les trente-cinq accusations, Fouquier-Tinville avait réussi à obtenir trente condamnations. Aussi entendait-il ses amis déclarer que tout l’honneur du jour lui revenait. Était-ce la tiédeur de la température ou l’ardeur qu’il venait de déployer dans ses fonctions qui faisait perler la sueur sur son front grêlé ? Toujours est-il qu’à la fin de la séance il retira son vaste chapeau orné de plumes noires pour s’éponger le front, puis il se leva, rangea avec un soin méticuleux les objets disposés sur sa table et sortit du prétoire pour aller réparer ses forces durant cet instant de répit.
Le travail du jour, en effet, n’était pas encore terminé.
Lorsque le Tribunal rentra en séance, la lumière commençait à baisser et les ombres du soir envahissaient la vaste salle dite « Salle de la Liberté », où allait de nouveau s’exercer la justice du peuple.
Les juges reprirent place sur l’estrade élevée au fond du prétoire sous la protection de Brutus, Marat et Lepelletier de Saint-Fargeau, dont les bustes dressés contre le mur formaient trois taches blanches dans la pénombre.
Le président Hermann, encadré par les juges, comme eux vêtu de noir et le chapeau empanaché de plumets tricolores, s’assit à la table centrale d’où il allait diriger les débats. Il avait l’air rogue d’un homme surchargé de besogne et qui souhaite en finir rapidement après une journée fatigante.
Par contre, Fouquier-Tinville, déjà installé à son bureau, en avant de l’estrade, paraissait parfaitement frais et dispos et prêt à siéger tant qu’il faudrait pour confondre les ennemis de la Nation. Il s’occupait à mettre en ordre et à classer ses dossiers, tandis qu’à une autre table deux greffiers, absorbés dans leur travail, écrivaient les comptes rendus judiciaires destinés à être publiés dans le Bulletin du Tribunal révolutionnaire.
À la gauche du président, les jurés étaient assis sur des bancs disposés le long des fenêtres. À sa droite, et faisant face au jury, de hauts gradins vides attendaient les accusés.
Sur chaque bureau crépitait une chandelle de suif, et les flammes dansantes projetaient des reflets fantastiques sur les bustes de pierre blanche qui semblaient présider les débats.
Le silence régnait, et l’on n’entendait que le grincement des plumes d’oie sur le papier.
Cependant, l’heure s’avançait, voici quelques silhouettes qui apparaissaient dans la partie de la salle réservée au public. Au premier rang, séparé seulement du prétoire par une balustrade, est le banc réservé aux députés désireux d’assister aux audiences du Tribunal révolutionnaire. Déjà Merlin s’y est installé, tout au bout à gauche. À côté de lui se trouve Billaud-Varennes, le teint jaune et l’air sombre. Un peu plus tard arrivera Robespierre dont le temps est tellement partagé entre la Convention, les jacobins et le Comité de salut public qu’il assiste rarement aux séances du Tribunal. Il se contente d’y envoyer ses amis et ses ennemis, les uns comme jurés, les autres comme accusés… D’autres figures connues sont là également, mais difficiles à distinguer dans l’obscurité grandissante. Mais les quinquets s’allument un à un et l’on reconnaît maintenant le député Delatour à l’autre extrémité du banc des représentants du peuple. La lumière d’une lampe tombe sur sa tête brune et éclaire sa physionomie fière où, sous les sourcils droits, les yeux ardents brillent d’un feu sombre.
Le président agite sa sonnette. Une porte s’ouvre et le public fait bruyamment irruption.
Quel public, juste ciel ! À part quelques curieux d’occasion, l’assistance est composée principalement par l’écume de la population parisienne. Le seul aspect de ces figures farouches, coiffées de bonnets rouges, suffit à inspirer l’effroi. Il y a là d’anciens repris de justice, des massacreurs de Septembre, des voleuses, des femmes du ruisseau, et aussi de malheureuses créatures aigries par le besoin et la misère, égarées par le tourbillon de folie qui passe sur la France.
Ce n’est pas seulement la curiosité, la haine, la joie malsaine du spectacle qui les attire sur les bancs du tribunal révolutionnaire. Non, cette racaille est à la solde des agitateurs. Elle gagne consciencieusement son argent à passer des tribunes de la Convention au Palais de Justice, du Palais de Justice à la place de la Révolution, remplissant partout son rôle qui consiste à épouvanter les honnêtes gens et à faire croire que le régime de la Terreur est soutenu par des légions de partisans. Pour l’instant, ils attendent l’ouverture de la séance en promenant leurs regards sur les magistrats empanachés, les secrétaires à la plume infatigable, les membres du jury qui savourent la joie de gagner dix-huit francs par jour à écouter les discours et envoyer des inconnus à l’échafaud.
Soudain, une fillette, petit être chétif qu’on n’a pas eu honte d’amener à un tel spectacle, aperçoit Delatour au banc des députés et s’écrie, en le montrant du doigt :
– Tiens ! Voilà le citoyen de l’hôpital !
C’est une pauvre petite fille qui a été soignée dans l’hospice offert par Delatour à la Nation et qui se rappelle l’avoir vu plusieurs fois, distribuant des gâteaux et des bonbons aux petits êtres souffrants dont sa générosité soulageait un peu la misère.
Ceux qui entourent l’enfant suivent la direction de son doigt et de son regard, et, pendant une courte seconde, l’expression de ces figures marquées par le vice s’adoucit à la vue de l’homme qui s’est montré compatissant pour les malheureux et dont l’éloquence les a si souvent enflammés. Parmi les femmes, un murmure s’élève, expression d’un bon sentiment que, peut-être, l’ange de la justice divine recueille avec joie.
Fouquier-Tinville dissimule un ricanement et le président Hermann agite de nouveau sa sonnette avec impatience.
– Amenez les accusés, commande-t-il d’une voix de stentor.
Ici, un mouvement de satisfaction se dessine parmi la foule. Et l’ange de Dieu doit se voiler la face de ses ailes.