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L’arrestation de Delatour

Delatour n’avait fait aucun mouvement vers Juliette.

Comme les pas lourds de Merlin et de ses hommes se faisaient entendre de nouveau sur le palier, elle se releva lentement.

Elle avait accompli devant tous son acte d’humiliation et de repentir. En même temps, elle adressait dans son cœur un éternel adieu à l’amour puissant, sincère et magnanime qu’elle avait inspiré et qui venait d’être brisé pour jamais. Maintenant elle était prête pour l’expiation.

Avec ses allures de matamore, Merlin entra dans le salon. Ses longues recherches infructueuses à travers la maison n’avaient pas amélioré son humeur non plus que son aspect. De grandes traînées de poussière poudraient ses vêtements, et son front étroit disparaissait sous les mèches désordonnées de sa chevelure, dans laquelle il ne cessait de fourrager nerveusement.

Faute de preuves, il ne pouvait consommer la perte de Delatour, mais il se vengerait de sa déconvenue sur la dénonciatrice.

Un regard sur lui avait suffi à Juliette pour apprendre ce qu’elle voulait savoir : il avait fouillé sa chambre et trouvé les restes de papier brûlé, abandonnés dans le cendrier. Qu’allait-il faire, maintenant ? Au coup d’œil méprisant et railleur qu’il lui lança en entrant, elle comprit tout de suite qu’il avait décidé son arrestation.

Delatour, lui, ressentit un véritable soulagement lorsque Merlin et ses hommes reparurent. La tension qu’il subissait depuis un moment était devenue intolérable. Le cœur déchiré, il ne pouvait plus voir si près de lui celle qu’il avait tant aimée. La présence de cette forme blanche agenouillée à ses pieds lui causait une souffrance indicible. Oui, le retour de Merlin, le retour des soldats grossiers fut pour lui le bienvenu.

Lorsqu’il se tourna vers Delatour, Merlin n’avait plus l’attitude provocante du début. Il s’efforça même de prendre un ton d’aménité pour dire :

– Citoyen-député, je dois te faire part d’une heureuse nouvelle. Nous n’avons trouvé dans ta maison rien qui puisse faire suspecter en quoi que ce soit ta fidélité à la République. Mes ordres, cependant, portent que je dois t’amener devant le Comité de salut public, qu’il y ait ou non des preuves à charge contre toi. Comme il n’y en a point, tu en seras quitte pour une visite à nos collègues du Comité.

Merlin s’arrêta. Il observait attentivement Delatour, dans l’espoir qu’à la dernière minute il saisirait un signe capable de le mettre sur la piste des preuves cherchées. Une lueur de joie dans le regard, une expression de soulagement suffirait à le convaincre de la culpabilité de l’homme qu’il haïssait.

Mais celui-ci ne laissa percer ni surprise ni satisfaction. Le drame intime par lequel il venait de passer le rendait incapable de ressentir quoi que ce fût avec vivacité. S’il éprouvait un certain soulagement, c’était à cause de sa mère et d’Anne-Mie qu’il avait craint de laisser seules et sans défense. Sans doute était-il étonné que son portefeuille n’eût pas été découvert. Juliette l’avait donc réellement fait disparaître ?… Pourquoi ?… Il ne s’appesantit pas sur ce nouveau problème. De ce qui avait rapport à Mlle de Marny, rien ne lui importait plus désormais.

Il embrassa tendrement sa mère, pressa d’une chaude étreinte la petite main fiévreuse d’Anne-Mie, dit ce qu’il put pour les rassurer et leur rendre confiance, puis se déclara prêt à suivre Merlin.

Comme il passait devant Juliette, il s’inclina et murmura à voix basse :

– Adieu.

Elle entendit le murmure, mais demeura muette. Son regard seul répondit à l’adieu éternel qui lui était adressé.

L’écho des pas s’éloigna dans l’escalier, puis on entendit le bruit sourd d’une porte qui retombe ; en même temps, par la fenêtre ouverte montèrent de la rue des acclamations bruyantes saluant l’apparition du populaire député.

Demeuré avec deux hommes en haut du perron, Merlin commanda aux deux autres d’escorter Delatour jusqu’aux Tuileries où les membres du Comité de salut public tenaient séance. Lui-même n’avait point l’intention d’accompagner son prisonnier. Sa tâche n’était pas terminée. Il lui restait encore une affaire d’importance à régler dans la maison qu’il venait de fouiller et il voulait simplement s’assurer du départ de Delatour avant de remonter l’escalier.

Un rassemblement inusité de femmes s’était formé aux abords de la maison depuis que la nouvelle s’était répandue dans le quartier que Merlin de Douai lui-même, l’illustre jacobin, était arrivé avec quatre sans-culottes pour opérer une descente dans la maison de Delatour.

Une indignité pareille s’adressant au membre de la Convention qui inspirait tant de confiance avait causé une vive irritation. Des femmes apostrophèrent les gardes nationaux dès qu’ils apparurent, et Merlin se prit à craindre une intervention populaire.

– À la lanterne, scélérat ! cria une femme en brandissant dans sa direction un poing menaçant.

– Tu n’as qu’un mot à dire, citoyen Delatour, reprit une autre, et on lui fera son affaire.

– À la lanterne ! À la lanterne ! scandèrent en chœur de nombreuses voix.

Avec quelques paroles, Delatour aurait pu provoquer une émeute. Mais si Merlin en eut la crainte, c’est qu’il connaissait bien mal celui vers qui montaient les acclamations.

Delatour n’avait pas conquis son ascendant sur le peuple par une vaine adulation de ses passions. Une popularité qui s’obtient de la sorte peut être brillante ; elle est toujours éphémère. La violence de la foule se retourne tôt ou tard contre celui qui l’a soulevée. Danton fut mené à la guillotine par ceux-là même qui avaient appris de lui à regarder cet instrument de mort comme le meilleur argument politique, et Robespierre succomba aux orgies sanglantes qu’il avait voulues et ordonnées.

Delatour, au contraire, gardait son ascendant sur ces pauvres cœurs mal dirigés en s’efforçant d’y maintenir un dernier vestige d’humanité.

Il redoutait trop les excès auxquels peut se livrer une foule déchaînée, pour vouloir, même en cet instant, tourner à son profit le mécontentement populaire.

Loin d’user de son éloquente parole pour en appeler à ses partisans, ainsi que le craignait Merlin, il préféra ne rien dire et fit même un geste d’apaisement en réponse aux menaces lancées aux gardes nationaux.

Merlin rassuré, donna le signal du départ et se hâta de battre en retraite dans la maison, suivi des imprécations des femmes.

– À la lanterne ! coquin, bandit !… À la lanterne ! continuaient-elles à vociférer alors qu’il avait déjà disparu.

Quelques-unes se mirent même à frapper avec leurs poings la porte massive.

Cependant Delatour s’éloignait avec son escorte et le bruit se propageait de groupe en groupe qu’il allait comparaître devant le Comité de salut public. Un remous agita la foule. Était-il possible de laisser ce bon citoyen dévoué au peuple parcourir ignominieusement les rues de Paris comme un prisonnier, comme un ci-devant convaincu de trahison ? Non, non ! Il fallait veiller sur lui, montrer qu’il avait des amis prêts à le défendre au besoin…

Nul ne pensait plus à Merlin. Mus par un même élan, tous ceux qui étaient là, hommes, femmes, enfants, emboîtèrent le pas au petit groupe. Et c’est suivi de ce singulier cortège d’honneur que le député Delatour traversa Paris pour aller se présenter devant ses collègues du Comité de salut public.