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Anne-Mie

Quelques instants plus tard, comme Blakeney, enveloppé de son manteau de voyage, descendait la rue des Cordeliers pour regagner son logement, il sentit soudain une main timide se poser sur son bras. Anne-Mie se tenait à son côté et levait vers lui sa figure pâle à demi dissimulée sous un capuchon de couleur sombre.

– Monsieur, commença-t-elle en hésitant, j’espère que vous excuserez ma hardiesse, mais, si vous le voulez bien, j’aimerais causer un instant avec vous.

Sir Percy enveloppa la frêle jeune fille d’un regard de bonté. Sa figure énergique s’adoucit à la vue de la pauvre épaule déformée et du mince visage anxieux qui se levait vers le sien avec cette expression d’émouvante faiblesse si bien faite pour toucher une nature chevaleresque comme la sienne.

– En vérité, mademoiselle, votre confiance m’honore, dit-il avec courtoisie, et si je puis vous servir en quoi que ce soit, je vous prie de disposer de moi à votre gré. Mais, ajouta-t-il en remarquant l’air effarouché d’Anne-Mie, cette rue ne convient guère à une conversation confidentielle. Voulez-vous que nous cherchions un endroit plus propice ?

Le repos de la nuit n’avait pas encore commencé pour Paris. Durant cette période où l’on risquait chez soi le danger des visites domiciliaires, il y avait plus de sécurité à se tenir dans les rues où un promeneur tranquille pouvait passer inaperçu.

La loi des suspects venait d’être promulguée. Dès lors, tout citoyen devait surveiller ses paroles, ses regards, ses gestes, sous peine de passer pour suspect. Suspect de quoi ? de trahison envers le pays ? envers la République ? Non, pire encore… suspect de tiédeur à l’égard de la liberté. « Seront tenus pour suspects tous ceux qui, n’ayant rien fait contre la liberté, n’auront cependant rien fait pour elle », disait le texte de la fameuse loi préparée par le conventionnel Merlin de Douai.

Descendant la rue des Cordeliers, Blakeney avait emmené Anne-Mie vers le pont Saint-Michel et les berges peu fréquentées de la Seine.

– Je crois qu’il vaut mieux continuer à marcher, observa-t-il, mais vous auriez raison de laisser tomber ce capuchon sous lequel vous avez trop l’air de vous cacher.

Il semblait n’avoir nulle crainte pour lui-même. Certains croyaient qu’un charme magique le protégeait. Pourtant, depuis que l’amiral Hood avait planté le drapeau anglais sur le port de Toulon, les Anglais étaient en France plus redoutés que jamais et celui qui excitait la haine la plus farouche, c’était le Mouron Rouge.

– Vous vouliez me parler de Paul Delatour ? dit-il d’un ton encourageant, voyant que la jeune fille faisait de vains efforts pour vaincre sa timidité. Vous savez que c’est mon ami.

– Oui, dit-elle, je le sais ; et c’est pourquoi je désire vous poser une question.

– Laquelle ?

– Pouvez-vous me dire qui est cette Juliette de Marny ? Pourquoi, avant de trouver chez nous un refuge, elle est venue plusieurs fois sous nos fenêtres comme pour épier ce qui se passait dans la maison ?

– Comment ! Êtes-vous bien sûre de ce que vous avancez là ?

– Absolument certaine. Le mois dernier, je l’ai bien remarquée deux ou trois fois de ma fenêtre. Elle suivait la rue sans se presser, comme en hésitant, et lançait à droite et à gauche des regards furtifs, mais c’était toujours notre maison qu’elle considérait avec le plus d’attention. Le jour où Paul l’a sauvée de la foule qui s’ameutait contre elle, je ne l’ai pas reconnue tout d’abord tant ses traits étaient pâles et défaits. Mais le lendemain, je n’ai plus eu de doutes, surtout lorsque j’ai aperçu parmi les vêtements apportés par sa servante la robe à rayures bleues qu’elle portait les premières fois.

Anne-Mie parlait maintenant avec animation, sans une ombre d’hésitation ni de timidité. Blakeney fut obligé de calmer sa véhémence qui aurait pu éveiller l’attention de quelque passant soupçonneux.

– Bien. Et maintenant ? interrogea-t-il lorsque la jeune fille se tut, honteuse de s’être laissée aller à ce point.

– Maintenant, le temps passe, les jours s’écoulent, et Mlle de Marny est toujours chez nous, reprit-elle, parlant avec plus de calme mais non moins d’ardeur. Pourquoi ne s’en va-t-elle pas ? Paul a parlé plusieurs fois de faciliter son passage en Angleterre. Il est de toute évidence qu’elle ferait mieux de partir. Elle reste, cependant… Pourquoi ?

– Sans doute parce que…

–… parce qu’elle aime Paul ? interrompit Anne-Mie avec impétuosité. Non, non, ce n’est pas possible… Est-ce qu’on peut montrer de la froideur à celui qu’on aime ? Ce soir, vous avez sans doute vu comme elle évitait de lui adresser la parole. Et pourtant, elle est si étrange que, parfois, je ne sais plus que penser… Ses yeux s’allument lorsque Paul arrive et, quand il est parti, elle demeure toute songeuse. En tout cas, si elle l’aime, c’est un amour singulier qui me fait peur. C’est un amour qui ne peut que porter malheur à Paul.

– Quelle raison avez-vous de le croire ?

– Je ne sais pas, avoua Anne-Mie avec simplicité. C’est sans doute une intuition.

– Une intuition qui n’est pas bien sûre, je le crains.

– Pourquoi donc ?

– Parce que votre amour pour Paul vous aveugle. Pardonnez-moi si je vous blesse, mademoiselle, mais c’est vous qui avez désiré cette conversation. Je voudrais que vous sentiez la profonde sympathie avec laquelle j’accueille vos confidences et combien je souhaite vous être utile si je le puis.

– J’allais justement vous demander un service.

– Alors, commandez-moi, je vous en prie.

– Puisque vous êtes l’ami de Paul, faites-lui comprendre que la présence de cette femme dans sa maison est un danger constant pour sa vie et sa liberté.

– C’est inutile. Il ne m’écouterait pas.

– Oh ! un homme ne refuse pas d’écouter un ami.

– Sauf quand il s’agit de la femme qu’il aime.

Il avait prononcé ces derniers mots très doucement, mais avec fermeté. Il ressentait une pitié infinie pour cette pauvre fille infirme et fragile, condamnée à voir fuir le bonheur entrevu un instant. Mais la charité commandait en ce cas de ne point lui cacher la vérité. Sir Percy savait que le cœur de Paul Delatour appartenait tout entier à Juliette de Marny. Lui-même, comme Anne-Mie, se défiait instinctivement de la jeune fille aux allures étranges et silencieuses dont le charme était si puissant sur son ami.

– Vous croyez qu’il l’aime ? demanda enfin Anne-Mie.

– J’en suis sûr.

– Et elle ?

– Ah ! sur ce point, je ne sais rien. Je me fierai à votre instinct de femme plutôt qu’au mien.

– Elle est fausse, je vous l’affirme, et prépare quelque trahison contre Paul.

– Tout ce que nous pouvons faire est d’attendre.

– Attendre ?

– Attendre et veiller, sans relâche et avec attention. Ce sera votre rôle. De mon côté, je vous promets qu’il n’arrivera aucun mal à Delatour.

– Promettez-moi de le séparer de cette femme.

– Non. Ceci dépasse mon pouvoir. Un homme comme Paul Delatour n’aime qu’une fois dans sa vie, et quand il aime, c’est pour jamais.

Une fois encore elle se tut, serrant les lèvres l’une contre l’autre comme si elle avait peur de ce qu’elles pourraient laisser échapper.

Il vit son amer désappointement et chercha un moyen d’adoucir la cruauté du choc.

– Vous aurez la tâche de veiller sur Paul, reprit-il. Avec votre affection vigilante pour le garder et le protéger, nous n’avons pas à craindre pour sa sécurité.

– Je veillerai, dit-elle, calme et résolue.

Tandis qu’il ramenait Anne-Mie vers la rue des Cordeliers, Sir Percy sentait la tristesse envahir son âme fière et aventureuse. Il ne pensait pas aux tragédies multiples dont Paris était le théâtre, mais au tourment caché de cette frêle créature, à ce cœur brisé qui luttait désespérément pour retenir un bonheur désormais impossible.

Anne-Mie ne savait même plus ce qu’elle avait espéré, lorsqu’elle avait recherché cet entretien avec Sir Percy Blakeney.