Après avoir subi un bref interrogatoire au Comité de salut public, le député Delatour avait été remis en liberté.
Cette procédure rapide avait eu un caractère tout à fait secret. Il valait mieux que le peuple de Paris ignorât que son représentant favori était tenu en suspicion par le gouvernement révolutionnaire.
Merlin, arrivé peu après Delatour aux Tuileries, ayant fait son rapport sur la visite domiciliaire de la demeure du citoyen-député, ce dernier s’était entendu dire brièvement par Robespierre que, pour l’instant, la République n’avait pas de grief contre lui.
– Mais après des événements comme ceux d’aujourd’hui, qui peuvent, malgré notre discrétion, transpirer au-dehors, avait ajouté l’Incorruptible de sa voix froide et coupante, tu comprendras, citoyen-député, que nous ne puissions plus te confier le poste de gouverneur de la Conciergerie pour lequel tu avais été désigné. L’homme chargé d’une responsabilité aussi pesante, doit, à l’instar de la femme de César, n’être même pas soupçonné.
Delatour ne s’y était pas trompé. Auprès des comités tout-puissants qui, jusque-là, n’avaient montré à son égard que de l’indifférence, c’était le commencement de la défaveur. À partir de maintenant, il allait être considéré comme suspect, tenu à l’œil, épié comme la souris l’est par le chat. Des yeux perçants guetteraient jalousement le déclin de cette popularité qui était sa plus grande force et sa meilleure protection, jusqu’au jour, reconnu propice, où l’on fondrait sur lui pour l’abattre définitivement.
Or Delatour, avec sa connaissance des hommes, savait combien les engouements de la foule, sont fragiles et éphémères et il n’ignorait pas que, tôt ou tard, le déclin souhaité par ses ennemis se produirait.
Il importait donc de mettre à profit le court répit qui lui était accordé pour assurer la sécurité des siens, et son devoir le plus urgent était de faire partir de France immédiatement sa mère et Anne-Mie.
Et aussi…
Oui, il pensait encore à « elle » et cherchait à comprendre ce qui était arrivé ; tandis que, d’un pas rapide, il regagnait la rue des Cordeliers, il retournait fiévreusement dans son esprit les événements qui venaient de se dérouler en si peu d’heures.
Son cœur débordait d’amertume à la pensée de la trahison de Juliette. Venant d’elle la vilenie d’une telle action paraissait incompréhensible. À quel mobile avait-elle pu obéir ? Quelle raison pouvait-elle avoir de le perdre, lui qui l’avait secourue, accueillie sous son toit, et entourée de sa protection ? Le souvenir du duel lui revint alors à la mémoire avec celui de la scène dans les bois, le jour précédent. Il se rappela l’aveu loyal qu’il avait fait à Juliette, le trouble de la jeune fille, sa révolte, puis son silence – et il crut comprendre.
Elle avait été saisie pour lui d’une horreur soudaine et, sans se laisser attendrir par l’amour respectueux et muet dont il l’avait entourée, elle avait voulu le punir du meurtre involontaire commis cinq années auparavant. C’était par haine, haine aveugle, haine farouche, qu’elle l’avait livré.
… Et lui, comme il l’avait aimée !
Cet amour appartenait maintenant au passé. Celle qu’il s’était plu à élever sur un piédestal était tombée trop bas, et, de son rêve, c’est en vain qu’il s’efforçait de rassembler les fragments.
À la porte de chez lui, il fut accueilli par Anne-Mie, tout en pleurs.
– Elle est partie, murmura-t-elle, et il me semble l’avoir envoyée moi-même à la mort.
– Partie ? Qui donc ? questionna fiévreusement Delatour, le cœur glacé par un sentiment de terreur.
– Juliette, expliqua Anne-Mie, ces horribles brutes l’ont emmenée.
– Quand ?
– Aussitôt après votre départ. L’homme, ce Merlin, a trouvé un peu de cendre et des débris de papiers dans une cheminée.
– De la cendre ?
– Oui, et une enveloppe de cuir déchirée.
– Grand Dieu !
– Elle a dit que c’était une correspondance sentimentale qu’elle avait brûlée de peur qu’elle ne tombât sous vos yeux.
– Elle a dit cela ? Oh ! Anne-Mie, tu es bien sûre ?
Ce qu’il entendait était vraiment trop horrible et Paul Delatour n’arrivait pas à bien comprendre. Son cerveau, d’ordinaire si actif, lui semblait comme paralysé.
– Oui, tout à fait sûre, répondit Anne-Mie au milieu de ses larmes, et cet abominable Merlin, poursuivit-elle, a prononcé des paroles ignobles. Mais Juliette a persisté à déclarer qu’elle avait un amant. Oh ! Paul, je suis sûre que ce n’est pas vrai. Je la détestais parce que… parce que… vous l’aimiez tant, et je me défiais d’elle, mais je ne puis croire qu’elle soit une créature aussi vile.
– Non, non, petite, dit-il d’une pauvre voix brisée, elle n’est certainement pas aussi vile. Dis-moi, qu’a-t-elle encore dit ?
– Peu de choses. Merlin lui a demandé si elle vous avait dénoncé pour se débarrasser de vous, il a suggéré que… que…
– Que j’étais aussi son amant ?
– Oui, murmura Anne-Mie, sans oser regarder le visage énergique que la souffrance durcissait.
– Et elle l’a laissé dire cela ? dit enfin Delatour.
– Oui, et elle s’est laissé emmener sans une protestation lorsque Merlin a dit qu’elle aurait à répondre devant le tribunal d’avoir essayé, par une fausse dénonciation, d’égarer la justice de la Nation.
– Elle en répondra avec sa vie, murmura Delatour. Et avec la mienne aussi, ajouta-t-il à voix basse.
Mais Anne-Mie n’entendit point ces derniers mots.
– Avant qu’on ne l’emmenât, continua-t-elle en posant sa main frêle sur le bras de Delatour, j’ai couru jusqu’à elle pour lui dire adieu. Les soldats m’ont repoussée rudement, mais j’ai pu tout de même l’embrasser et elle a murmuré quelques mots à mon oreille.
– Lesquels, dis vite, Anne-Mie ?
– « Dites-lui que c’était un serment. Mon père m’avait fait jurer de venger la mort de mon frère », répéta Anne-Mie lentement.
Un serment !…
À présent il comprenait, et comme il plaignait Juliette ! Comme il devinait la souffrance qui avait dû torturer cette âme noble et droite au moment de prendre la fatale détermination ! Si elle s’était rendue coupable de cette trahison, c’était pour accomplir un engagement jugé impérieux, inéluctable, et maintenant que sa conscience réveillée lui en faisait voir le caractère monstrueux, il lui restait pour partage le remords et l’expiation. Car elle avait voulu racheter sa faute, et bientôt elle allait être traduite devant un tribunal qui la condamnerait inévitablement. Quel cauchemar que cette perspective !
Mais ce qui causait à Paul Delatour sa souffrance la plus vive c’était la pensée que, pas un instant, Juliette ne l’avait aimé. Cette blessure effaçait toutes les autres. La trahison de celle qu’il aimait, la ruine de son idéal lui étaient moins douloureuses.
Jamais, jusqu’à cet instant où il sentait qu’il avait irrémédiablement perdu Juliette, il n’avait compris à quel point l’espoir avait pu s’enraciner en lui. Il se rappelait avec quelle ardeur il guettait un regard de ses yeux, une parole de ses lèvres qui pût lui faire espérer qu’un jour sa déesse inaccessible descendrait sur la terre et répondrait à son amour. Quand, de temps à autre, le charmant visage s’éclairait à sa vue, quand il était accueilli par un sourire à son retour de l’assemblée, alors, sans se l’avouer, il laissait l’espoir grandir en lui et il se mettait à rêver.
Or, tout cela n’était que vaine apparence. Juliette de Marny ne l’aimait pas. Elle ne l’avait jamais aimé. L’aurait-elle trahi sans cela ? Il ne pouvait comprendre les éternelles contradictions dont est fait un cœur de femme. Juliette l’avait sacrifié à ce qu’elle croyait être son devoir, donc elle ne l’aimait pas.
L’acte d’ultime générosité par lequel elle avait tenté de le sauver, il le mettait sur le compte du désir de réparer le crime commis dans un moment d’aberration. Peut-être s’était-elle aussi sacrifiée par pitié pour sa mère et Anne-Mie.
Alors, que lui importait la vie maintenant ? Qu’il réussît ou non à la sauver, Juliette de Marny était perdue pour lui, et il avait bien peu d’espoir de la sauver, mais il ne voulait pas lui devoir l’existence.
Anne-Mie, le voyant plongé dans ses pensées, s’était discrètement retirée. Son bon sens lui disait que le premier soin de Delatour allait être de mettre sa mère à l’abri en lui faisant quitter Paris pendant qu’il en était encore temps. Aussi, sans attendre ses ordres elle se mit immédiatement à ranger dans une malle ses vêtements et ceux de Mme Delatour.
De son âme, toute trace de haine contre Juliette avait disparu. Ce que Delatour ne pouvait comprendre, Anne-Mie l’avait déjà deviné. Émue à la pensée du sacrifice volontaire de Juliette, elle avait senti sa jalousie se fondre et une grande tendresse envahir son cœur pour la femme qu’elle avait regardée d’abord comme une rivale et comme une ennemie.
En ces quelques heures, elle aussi avait appris qu’à Dieu seul appartient la vengeance.