12
L’épée de Damoclès

– Ouvrez, au nom de la République !

Perdu dans sa félicité présente, Delatour n’avait point entendu ce qui se passait dans la maison depuis quelques instants.

En entendant un coup de sonnette impérieux retentir à la porte d’entrée, Anne-Mie, toujours occupée dans la cuisine, n’avait pas ressenti d’émotion et elle avait pris le temps d’abaisser ses manches sur ses poignets minces et d’effacer les plis de son tablier avant de courir à la porte. Mais, dès qu’elle eut ouvert, elle comprit.

Cinq hommes étaient devant elle, dont quatre portaient l’uniforme de la garde nationale. Le cinquième était ceint de l’écharpe tricolore frangée d’or à laquelle on reconnaissait les membres de la Convention nationale. Cet homme, qui dirigeait le petit groupe, entra rapidement dans le vestibule suivant ses compagnons. Sur un signe de leur chef, ceux-ci entourèrent Anne-Mie, l’empêchant ainsi de courir au bureau de Delatour, comme elle en avait eu d’abord l’idée, pour le prévenir du danger qui le menaçait. Qu’il y eût pour lui danger grave, danger mortel, elle n’en pouvait douter. Un regard à ces cinq hommes suffisait pour l’en assurer. Leur attitude, leur voix brève, l’air d’autorité avec lequel ils étaient entrés, tout annonçait le but de leur visite : opérer une perquisition dans la maison du citoyen-député Delatour.

Anne-Mie faillit pousser un cri, mais son bon sens lui dit qu’il fallait à tout prix cacher sa terreur, et elle se contint en pensant que Paul Delatour, s’il était là, souhaiterait la voir demeurer calme et sereine extérieurement.

Le citoyen à l’écharpe tricolore avait déjà traversé le vestibule et s’était arrêté devant la porte du bureau. C’était son impérieuse sommation qui avait tiré Delatour de l’extase où il était plongé.

– Au nom de la République, ouvrez !

Delatour ne laissa pas tout de suite retomber la petite main qu’il tenait entre les siennes. Une fois encore, très doucement, il la porta jusqu’à ses lèvres, s’attardant à cette dernière caresse comme s’il s’agissait d’un éternel adieu. Puis, se redressant de toute sa taille, il se tourna vers la porte.

– Au nom de la République, ouvrez !

À cet instant les yeux de Delatour se portèrent vers l’épais portefeuille posé sur la valise et le péril de sa situation lui apparut brusquement.

Les plans pour l’évasion de la reine, les passeports patiemment rassemblés, en un mot tous les papiers compromettants dont Sir Percy Blakeney l’avait supplié de se défaire, étaient dans cette enveloppe de cuir posée en pleine vue, au milieu de la pièce.

Dans un éclair, il entrevit tout ce qui suivrait leur découverte : l’accusation de trahison portée contre lui, le verdict facile à prévoir, puis le long trajet à travers Paris dans la charrette des condamnés, accompagné par les cris et les insultes de la populace. À cette vision une révolte le saisit ; le désir violent, instinctif d’échapper au danger immense qui le menaçait, et il esquissa un geste pour saisir le portefeuille et le cacher sur lui ; mais celui-ci était trop volumineux et n’aurait pu se dissimuler dans ses vêtements.

Tout ceci n’avait duré qu’une seconde pendant laquelle la conscience du péril et l’impétueuse envie de s’y soustraire avaient aboli chez Delatour toute autre pensée. Mais, au plus fort de son angoisse, ses yeux rencontrèrent ceux de Juliette fixés sur lui avec une expression si ardente, qu’il eut, à cet instant la révélation de son amour pour lui. Aussitôt il retrouva tout son sang-froid et redevint l’homme calme et énergique, habitué à faire hardiment face au danger. Avec un léger haussement d’épaules qui semblait dire « advienne que pourra », il se dirigea vers la porte. Celle-ci, au même instant, s’ouvrait violemment du dehors, et Delatour se trouva en face des quatre soldats et de leur chef.

– Ah ! c’est toi, citoyen Merlin, dit-il tranquillement en reconnaissant le citoyen à l’écharpe frangée d’or.

– Lui-même, citoyen Delatour, pour te servir, répondit l’autre d’un air railleur.

Au fond du vestibule, Anne-Mie, qui avait entendu, se sentit défaillir. Merlin, l’auteur de la loi infâme qui établissait en France le régime de la délation, faisait régner la méfiance et la haine entre les citoyens d’une même patrie !

Il existe de Merlin, au musée Carnavalet, un croquis où l’artiste a su rendre à merveille l’aspect lourd et disgracieux de sa personne et l’expression mauvaise de son visage étroit au menton fuyant et au regard de reptile. À l’exemple de Marat, son idéal et son modèle, Merlin affectait une tenue malpropre et débraillée. Le sans-culottisme le plus pur, le désir d’abaisser ses semblables jusqu’au dernier degré de l’échelle sociale, animaient toutes ses actions. Delatour lui-même, dont l’âme était remplie d’une pitié si large pour toutes les faiblesses humaines, reculait de dégoût à la vue de cet homme, véritable incarnation de l’esprit de bassesse et d’avilissement qui avait succédé aux nobles et utopiques aspirations des premiers artisans de la Révolution. Depuis qu’ils étaient collègues à la Convention, Merlin avait toujours détesté Delatour. Maintenant, cette aversion était devenue de la haine pour celui qui avait osé combattre à la tribune l’adoption de la loi des suspects. Sa loi ! Merlin, atteint dans son amour-propre de législateur, travaillait depuis lors à créer autour du député de Paris une atmosphère de défiance et de suspicion.

Mais Delatour avait la faveur du peuple. Personne comme lui ne savait manier la foule parisienne, et la Convention nationale, toujours effrayée du volcan qu’elle avait allumé, pensait qu’un membre aussi populaire de l’assemblée pouvait être plus utile en liberté que sous les verrous.

Cependant la haine de Merlin allait pouvoir s’assouvir. Une dénonciation anonyme était parvenue ce matin même au Comité de salut public, et une enquête s’imposait. Grâce à son intimité avec l’accusateur public, Fouquier-Tinville, Merlin avait obtenu facilement d’en être chargé et la pensée de voir son ennemi aux abois le remplissait de joie.

Il considéra un instant Delatour en appréciant toute la saveur de la situation. La grande lumière du vestibule éclairait en plein la personne vigoureuse du député, son brun visage à l’expression énergique où le regard brillait vif et dominateur. Derrière lui, le bureau aux persiennes closes semblait plongé dans une obscurité complète.

– En vérité, déclara Merlin en se tournant vers ses hommes, à la façon dont on nous fait poser, on ne semble pas comprendre que nous sommes ici au nom de la République. Citoyen-député, tu connais sans doute le proverbe qui dit : Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. Depuis longtemps tu conspires contre la liberté. La justice se réveille enfin et le Comité de salut public m’a donné la mission de découvrir les preuves de ta trahison.

– Accomplis ta mission, citoyen-député, répondit simplement Delatour en se reculant pour laisser passer Merlin et ses hommes.

Toute résistance était inutile, et Delatour, avec sa nature énergique et déterminée, savait estimer quand il valait mieux se soumettre.

Juliette, pendant ce temps, était demeurée aussi muette et immobile qu’une statue. Quelques instants seulement s’étaient écoulés depuis que la première sommation avait retenti comme un glas dans la maison silencieuse. Les baisers de Delatour étaient encore brûlants sur sa main, l’aveu de son amour résonnait encore à ses oreilles.

Et voilà que le péril affreux, le péril mortel qu’elle-même avait déchaîné venait de s’abattre sur l’homme qu’elle aimait. S’il est vrai qu’une âme peut, dans un moment d’angoisse, expier toute une vie de péchés, alors, certes, Juliette expia, durant cette terrible seconde, son crime d’un instant. Sa conscience, son cœur, son être tout entier se révoltèrent contre la vengeance impitoyable que lui avait dictée son serment.

Mais hélas, maintenant il était trop tard. Delatour était en présence de son implacable ennemi. Déjà Merlin donnait des ordres à ses hommes pour procéder à la visite de la maison et là, sur la valise, visible à tous les regards, reposait l’enveloppe de cuir renfermant les papiers accusateurs dont la découverte équivalait à une sentence de mort. Ils étaient là, Juliette n’en doutait plus depuis qu’elle avait surpris le coup d’œil anxieux jeté par Delatour vers le portefeuille au moment où avait retenti la sommation brutale. Une seconde elle demeura immobile, comme paralysée par la terreur, mais recouvrant aussitôt son sang-froid, d’un geste vif, elle saisit le portefeuille et le jeta sur le canapé ; puis s’asseyant à côté elle le recouvrit des plis de son ample jupe.

Merlin, dans le vestibule, avait ordonné à ses hommes d’encadrer Delatour et de le suivre dans le bureau. Il y entrait lui-même à cet instant et ses petits yeux cherchaient à percer la demi-obscurité qui paraissait encore plus sombre après la grande clarté du vestibule. Il n’avait pas vu le geste de Juliette, mais avait entendu le bruissement de ses jupes, comme elle s’asseyait sur le canapé.

– Tu n’es pas seul, citoyen-député, à ce que je vois, remarqua-t-il d’un air railleur lorsque ses yeux distinguèrent la jeune fille.

– L’hôte de ma mère, citoyen Merlin, répondit Delatour en s’efforçant de garder son calme. Je sais qu’il est inutile, dans ces circonstances, de réclamer des égards particuliers pour une femme, mais je me permets de te rappeler que notre titre de Français nous oblige tous à la même courtoisie envers nos mères, nos sœurs et nos hôtes.

Merlin fit entendre un petit ricanement moqueur et considéra Juliette un instant d’un air ironique. Il avait tenu, ce matin même, entre ses doigts crochus, la mince feuille de papier sur laquelle une main, certainement féminine, avait écrit la dénonciation du citoyen Delatour. Un rapprochement se faisait dans son esprit entre ce bout de papier et la personne qu’on donnait comme l’hôte de la famille Delatour et, dans sa grossièreté, il en vint à cette conclusion : « Une maîtresse abandonnée ; ils viennent sans doute d’avoir une scène. Il s’est lassé d’elle et, pour se venger, elle l’a dénoncé. »

Satisfait par cette supposition, il se sentit plein de sympathie pour Juliette. En outre, il venait d’apercevoir la valise et il avait l’impression que le regard de la jeune fille avait guidé le sien dans cette direction.

– Ouvrez les volets, commanda-t-il. Il fait noir comme dans un four ici.

L’un des hommes obéit et le soleil pénétra à flots dans la pièce. Merlin se tourna de nouveau vers Delatour :

– Citoyen Delatour, une accusation a été déposée contre toi par une personne anonyme qui déclare que tu as ici des papiers prouvant que tu conspires contre la Nation. Le Comité de salut public m’a chargé de saisir ces papiers et de te rendre responsable de leur présence dans ta demeure.

Pendant un bref instant, Delatour hésita. À peine avait-on ouvert les volets qu’il avait constaté la disparition du portefeuille, et, par l’attitude de Juliette sur le canapé, il devinait que c’était elle qui le dissimulait. De là son hésitation. Son cœur était rempli d’une reconnaissance infinie à la vue du noble effort que sa bien-aimée tentait pour le sauver, mais, en même temps, il éprouvait une vive anxiété à son sujet. Les terroristes ne respectaient personne ; une visite domiciliaire conférait pleins pouvoirs à ceux qui en étaient chargés et, à tout instant, Juliette pouvait recevoir l’ordre péremptoire de se lever. Son acte la rendait solidaire de son hôte. Si le portefeuille était découvert sous les plis de sa jupe, elle serait accusée de complicité avec lui, ou, ce qui n’est pas moins grave, de vouloir dérober un traître à la justice du peuple.

– Eh bien ! citoyen-député, railla Merlin, tu ne réponds rien, il me semble.

– Ton accusation ne mérite pas de réponse, citoyen, répliqua tranquillement Delatour. Mon dévouement à la République est connu de tous. J’aurais cru que le Comité de salut public dédaignerait une dénonciation anonyme contre un fidèle serviteur du peuple.

– Le Comité de salut public sait ce qu’il doit faire, répliqua Merlin d’un air rogue. Si l’accusation se trouve être une calomnie, tant mieux pour toi. Je pense, ajouta-t-il avec ironie, que tu ne t’opposeras point à ce que je visite ta maison avec l’aide de ces citoyens.

Pour toute réponse, Delatour tendit un trousseau de clefs à l’homme qui était à côté de lui. La discussion, comme la résistance, était inutile.

Sur l’ordre de Merlin, la valise et le bureau furent ouverts et deux hommes en répandirent le contenu sur le plancher. Le bureau contenait seulement quelques comptes personnels et des notes pour les discours que Delatour avait prononcés à différentes reprises à l’assemblée de la Convention. Un brouillon au crayon des principaux points de son témoignage en faveur de Charlotte Corday attira l’attention de Merlin et ses mains grises, pareilles à des serres, se refermèrent avidement sur cette feuille de papier, comme sur un butin précieux.

Mais de documents vraiment intéressants, les tiroirs n’en recelaient aucun. Malgré sa nature ardente et enthousiaste, Delatour n’avait rien de l’imprudence d’un fanatique. S’il avait conservé les papiers contenus dans le portefeuille en dépit du risque qu’ils lui faisaient courir, c’est qu’il les jugeait indispensables à la réussite de ses projets ; mais ces papiers étaient le seul témoignage que l’on pût invoquer contre lui.

La valise, elle-même, ne renfermait que les objets qui lui étaient nécessaires pour un séjour de quelque durée hors de chez lui, et c’est en vain que les soldats retournaient les poches et palpaient la doublure des vêtements qu’ils en avaient retirés.

Merlin était tout déconcerté. De temps à autre ses petits yeux se tournaient vers Juliette comme pour solliciter son aide. Celle-ci devinant, sans en comprendre la raison, qu’il s’imaginait voir en elle une alliée, était entrée dans son rôle avec une intelligence et un sang-froid remarquables. D’un coup d’œil, ici ou là, elle semblait guider les hommes dans leurs recherches et Merlin, qui s’était jeté dans un des grands fauteuils de cuir pendant que ses hommes achevaient de fouiller la bibliothèque, n’arrivait pas à dissimuler l’amer désappointement que lui causait l’insuccès de sa mission.

Le citoyen-député Delatour n’était pas un personnage qu’on pût traiter légèrement. Un simple soupçon, une dénonciation anonyme ne suffisaient point pour le faire traduire devant le Tribunal révolutionnaire. À moins qu’il n’existât des preuves positives, irréfutables, de sa trahison, jamais Fouquier-Tinville n’oserait établir un acte d’accusation contre lui ; le peuple de Paris se soulèverait plutôt pour défendre son représentant. Cette popularité était la force de Delatour. Les humbles gens de la capitale n’avaient pas encore perdu le souvenir des bienfaits qu’ils avaient reçus de lui, des dons généreux faits aux hôpitaux, des secours en argent et en vêtements qu’avaient reçus les familles dont le chef était aux armées.

Le jour où ils auraient oublié tout cela, sans grief et sans preuves, l’on pourrait s’attaquer à Delatour.

Mais, Merlin ne l’ignorait pas, ce jour-là n’était pas encore venu.

Les hommes avaient fini de mettre à sac le bureau et une litière d’objets divers couvrait le sol. Certains papiers avaient été remis pour être examinés à loisir, mais à première vue aucun ne semblait présenter le moindre intérêt.

Merlin, étouffant de rage, sauta sur ses pieds.

– Fouillez-le, ordonna-t-il.

Delatour ne fit entendre aucune protestation. Il serra les mâchoires et fit appel à toute sa force d’âme pour se soumettre à cette nouvelle indignité. Comme Merlin proférait une basse plaisanterie, il enfonça ses ongles dans la paume de ses mains pour ne pas frapper au visage la brute grossière et resta impassible pendant que les mains rudes des soldats retournaient les poches de ses vêtements et se livraient sur sa personne à une recherche aussi infructueuse que les précédentes.

Merlin regarda Juliette avec une question muette dans ses yeux de serpent. Elle haussa les épaules et fit un geste vers la porte comme pour dire : « Il y a d’autres pièces dans cette maison. Allez-y voir. Les preuves sont ici, mais c’est à vous de les découvrir. »

Merlin étant entre elle et Delatour, ce dernier ne vit point ce dialogue muet.

– Tu es très fort, citoyen, dit Merlin en se retournant vers lui. Nul doute que tu n’aies pris beaucoup de peine pour dissimuler les preuves de ta trahison, mais tu dois comprendre que nous ne pouvons nous contenter de l’examen de ton bureau. J’espère, ajouta-t-il avec une politesse ironique, que tu ne verras pas d’objection à ce que ces citoyens aillent visiter les autres pièces de ta maison.

– Comme il te plaira, répondit Delatour d’un ton sec.

– Veuille donc nous accompagner, citoyen-député, commanda l’autre brièvement. Conduis-nous à ta chambre.

Les quatre gardes nationaux se rangèrent de chaque côté de la porte, Merlin fit passer Delatour entre eux et lui-même allait sortir à leur suite lorsque, sur le pas de la porte, il se retourna vers Juliette :

– Quant à toi, citoyenne, dit-il avec colère, si tu nous as dérangés pour rien, sois persuadée qu’il t’en cuira. Ne bouge pas d’ici. J’aurai peut-être quelques questions à te poser tout à l’heure.