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Sir Percy donne un avertissement
Sir Percy s’inclina en un salut profond et cérémonieux.
Depuis l’instant où il avait averti son ami de la présence de la jeune fille, il était demeuré silencieux.
Sans bruit, comme elle était venue, Juliette se glissa hors de la pièce, laissant derrière elle un parfum de fleurs sauvages, le parfum des fleurs qu’elle avait cueillies, puis laissées tomber une à une dans les bois.
Le silence régna un instant. Delatour fermait son bureau et en glissait les clefs dans sa poche.
– Allons-nous retrouver ces dames, Blakeney ? dit-il en se dirigeant vers la porte.
– Je serai charmé de leur présenter mes hommages, répondit Sir Percy, mais accordez-moi encore un instant. Avant de clore le sujet qui nous occupe, je veux vous dire que je viens de changer d’avis à propos des papiers que vous me montriez tout à l’heure. Il vaudrait mieux que je les examine afin de me faire une opinion sur la valeur de vos plans, pour le cas où il me serait possible de vous rendre service.
Delatour lui lança un regard pénétrant.
– Assurément, dit-il en retournant vers son bureau. Nous allons les revoir ensemble.
– Hé là ! mon cher, pas ce soir ! s’écria Sir Percy avec une expression de plaisant effroi. Il se fait tard, et Mme Delatour nous attend. Confiez-les-moi plutôt. Ils seront en sûreté entre mes mains.
Delatour parut hésiter. Blakeney avait parlé du ton léger qui lui était habituel et il s’occupait maintenant d’effacer avec soin un faux pli de son gilet.
– Peut-être manquez-vous de confiance, observa-t-il en riant. Je vous ai paru trop tiède tout à l’heure n’est-il pas vrai ?
– Non, Blakeney, ce n’est pas cela, dit enfin Delatour avec calme. S’il existe de la méfiance, ce n’est pas de mon côté, mais du vôtre.
– Par saint Georges…, commença Sir Percy.
– Non, n’essayez pas de vous expliquer. Je comprends et j’apprécie votre amitié ; mais je voudrais vous convaincre à quel point est injuste cette méfiance envers une créature angélique, envers l’être le plus pur qui descendit jamais sur la terre.
– Oh ! oh ! ami Delatour ! J’ai l’impression que vous calomniez le beau sexe, et que vous êtes amoureux.
– Follement, aveuglément, stupidement amoureux, mon ami, dit Delatour.
Et il ajouta en soupirant :
– Sans espoir, hélas !
– Pourquoi, sans espoir ?
– Parce que c’est la fille de feu le comte de Marny, l’héritière d’un des plus vieux noms de la noblesse française, et qui est royaliste jusqu’à la moelle des os.
–… D’où votre dévouement enthousiaste pour la reine…
– Que non point ! Ici, vous me jugez mal. C’est en souvenir de la bienveillance que, naguère, Sa Majesté daignait m’accorder, que je me suis fait un devoir de m’employer à sa libération. J’avais combiné tous mes plans avant de connaître Mlle de Marny. Vous voyez maintenant combien vos soupçons étaient vains.
– Des soupçons ! en avais-je donc ?
– Ne le niez pas. Vous me pressiez vivement, il n’y a qu’un instant, de brûler ces papiers, les qualifiant d’inutiles et dangereux ; et maintenant…
– Je les estime encore inutiles et dangereux. Si je désire en prendre connaissance, c’est pour confirmer mon opinion et donner plus de poids à mes arguments.
– Si je m’en séparais, j’aurais l’air de me défier de Mlle de Marny.
– Vous êtes un fol idéaliste, mon cher !
– Comment pourrais-je ne pas l’être ? Voilà quinze jours qu’elle vit sous mon toit, et sa douceur, son charme, l’élévation de son caractère m’ont appris ce qu’était une créature idéale.
– Mais c’est lorsque vous vous apercevrez que votre idole a des pieds d’argile que vous apprendrez la véritable leçon d’amour, dit Blakeney avec vivacité. Est-ce aimer, dites-moi, que de vénérer une sainte du paradis que vous n’osez toucher et dont la vision menace de s’effacer si vous fixez sur elle votre regard ? Aimer, pour nous autres hommes, c’est presser une femme entre ses bras, sentir qu’elle vit et respire comme nous, qu’elle pense comme nous, aime comme nous et nous ressemble par ses faiblesses aussi bien que par ses vertus. Votre sainte, juchée dans une niche, n’est pas une femme si elle n’a pas souffert ; elle l’est encore moins si elle n’a jamais faibli. Tombez à genoux si vous voulez, mais ensuite faites-la descendre au seul niveau qui lui convienne, celui de votre cœur.
Il serait impossible de donner une idée du magnétisme qui émanait de cet homme étonnant, aux allures de dandy frivole, tandis qu’il se faisait l’apôtre du sentiment le plus fort qui soit au monde. Pendant qu’il parlait, toute l’histoire de son immense amour pour la femme qui l’avait d’abord si injustement méconnu semblait écrite sur sa mâle physionomie toute rayonnante de tendresse.
Delatour, sensible à ce magnétisme, ne s’irrita point du conseil que contenaient les paroles de son ami.
L’esprit captivé tout entier par l’étude des grands problèmes sociaux qui causaient le bouleversement de son pays, il n’avait point eu le temps jusque-là d’apprendre la douce leçon que donne un amour profond, humain et passionné. À présent, Juliette personnifiait à ses yeux ses rêves les plus beaux, mais en pensée il la voyait tellement au-dessus de lui qu’il eût à peine souffert si on lui avait démontré qu’elle était hors de sa portée. Dans un cœur satisfait par ce culte quasi médiéval, les paroles de Blakeney venaient de soulever pour la première fois le désir de quelque chose d’autre, quelque chose à la fois de plus faible et d’infiniment puissant, quelque chose de plus terrestre et pourtant de presque divin.
– Eh bien ! allons-nous retrouver ces dames ? proposa Blakeney après une longue pause durant laquelle le travail de son esprit actif se devinait dans le regard profond qu’il attachait sur son ami. Conservez donc vos documents dans ce bureau, donnez-en la garde à Mlle de Marny, et, si un jour, la créature idéale assise sur les nuages vient à choir sur la terre, donnez-moi, alors, le privilège d’être témoin de votre bonheur.
– Je vois que vous n’êtes pas convaincu, Blakeney, fit Delatour d’un ton léger. Si vous dites un mot de plus, je confie tous mes papiers à Mlle de Marny jusqu’à demain.