Pendant la brillante apostrophe de Lenoir, Fouquier-Tinville avait gardé le silence. C’était maintenant à son tour d’être mécontent. Renversé sur sa chaise, les bras croisés, les sourcils froncés, il regardait sans tendresse l’orateur enthousiaste qui avait si bien accaparé l’attention générale. Fouquier-Tinville ne souffrait qu’une popularité : la sienne.
– Il est toujours facile de parler, citoyen… hem !… citoyen Lenoir, je crois ? Or, tu n’es guère connu ici, citoyen Lenoir, et tu ne nous as pas encore prouvé que tu fusses capable de faire autre chose que des discours.
– Si personne ne parlait, citoyen… Fouquier-Tinville, c’est bien là ton nom ? répliqua Lenoir d’un air moqueur ; si personne ne parlait, rien ne se ferait. Vous êtes tous à blâmer le citoyen Merlin de s’être laissé gruger, – et j’ajoute qu’en cela je suis des vôtres, – mais…
– Parbleu, dis-nous ce que signifie ton « mais », dit Fouquier-Tinville, car le charbonnier s’était interrompu comme pour mieux rassembler ses idées.
Il avait pris place à la table principale et, assis à califourchon sur une chaise, faisait face à l’accusateur public et à ses satellites.
La chandelle de suif qui grésillait derrière lui découpait sa silhouette hardie, sa tête carrée couronnée du bonnet phrygien et ses épaules puissantes. Ses longues mains, revêtues d’une couche noire, s’agitaient dans l’air d’une manière emphatique, faisant le geste de saisir à la gorge des ennemis invisibles.
– Nous estimons tous que le député Delatour est un traître, n’est-ce pas ? dit-il en s’adressant à toute la société.
– Oui, oui ! fut la réponse unanime.
– Alors aux voix ! Que ceux qui veulent la mort du traître lèvent la main.
Douze mains se dressèrent vers le plafond, tandis que des voix enrouées proféraient :
– Oui, à mort, Delatour ! À mort !
– Bon. Voilà qui est net, prononça posément Lenoir. À présent, il s’agit de voir quelle est la meilleure marche à suivre pour arriver à nos fins.
Merlin, agréablement surpris de voir l’attention générale se détourner de lui, perdait peu à peu son attitude renfrognée. Il finit par s’approcher de la table et se joindre aux autres.
– J’imagine, citoyen Lenoir, dit Fouquier-Tinville qui supportait mal qu’un autre que lui se mît au premier plan, j’imagine que tu es en mesure de fournir la preuve des crimes commis par Delatour ?
– Si je te fournis cette preuve, citoyen Fouquier-Tinville, riposta l’autre, es-tu prêt à faire l’acte d’accusation ?
– C’est mon devoir de magistrat de dénoncer aux juges ceux qui mettent la République en péril.
– Et toi, citoyen Merlin, interrogea Lenoir en se tournant vers le représentant du peuple, feras-tu tout ton possible pour nous aider à purger la Nation de ce traître ?
– Les services que j’ai déjà rendus à la grande cause de la Révolution sont trop connus,…, commença Merlin.
– Parbleu ! on n’en doute pas de tes services, interrompit Lenoir. Mais à l’heure qu’il est, ce n’est pas de la rhétorique qu’il nous faut. Nous savons tous que tu t’es fourvoyé aujourd’hui, et nous savons aussi que la République se désintéresse de ceux qui la servent avec maladresse. Mais tandis que tu es encore un personnage influent, le peuple de France a besoin de toi pour envoyer d’autres traîtres à l’échafaud.
Lenoir parlait lentement en appuyant sur certains mots d’une manière significative afin d’en faire pénétrer tout le sens dans l’esprit de Merlin.
– Que nous proposes-tu donc, citoyen Lenoir ?
Décidément, ce charbonnier sorti de sa province obscure prenait par sa faconde, ses allures décidées et surtout sa haine violente pour Delatour, une place prépondérante dans le petit groupe. Merlin, ébranlé par son récent échec, était prêt à accueillir les suggestions d’un autre. Fouquier-Tinville les attendait avec curiosité. Tous unis dans la même ardeur de destruction sentaient qu’une haine aussi acharnée devait inspirer à Lenoir les meilleurs moyens à employer pour abattre Delatour.
– Que nous proposes-tu ? avait demandé Merlin.
Et chacun attendait avec une attention soutenue ce qui allait suivre.
– Nous sommes tous d’avis, commença Lenoir avec calme, qu’il serait imprudent, sans preuves précises d’amener le citoyen Delatour devant le Tribunal. Ses partisans ne seraient pas longs à se tourner contre ceux qui essayeraient de renverser leur idole. Le citoyen Merlin n’a pas réussi à se procurer les preuves nécessaires. À l’heure qu’il est, Delatour est donc un homme libre, et j’imagine, un homme prudent. D’ici deux jours, il aura décampé de la capitale, sachant bien que s’il y reste assez longtemps pour voir tomber sa popularité, il peut se préparer à faire ses adieux à cette terre.
– Bravo ! bravo ! approuvèrent quelques hommes, tandis que d’autres partaient d’un gros rire.
– En foi de quoi je propose, continua Lenoir après une courte pause, que ce soit le citoyen Delatour lui-même qui fournisse au peuple les preuves de sa trahison envers la République.
Des interrogations avides se croisaient, provoquées par l’étrange proposition du colosse.
– Hein !… Quoi !… Comment !…
– Comment ? Par les moyens les plus simples, répondit Lenoir avec une placidité imperturbable. Un proverbe aimé de nos grand-mères ne dit-il pas que si l’on donne à un homme un bout de corde assez grand, il ne manquera pas de se pendre ! Dans le cas présent, nous en donnerons une bonne longueur à notre aristocratique député, je vous le garantis, pourvu que le représentant du peuple ici présent (d’un signe de tête il désigna Merlin) nous accorde son concours pour la petite comédie que nous allons jouer.
– Bien sûr, bien sûr, fit Merlin très agité. Continue.
– La femme qui a dénoncé Delatour, voilà notre principal atout, reprit Lenoir qui s’échauffait à mesure qu’il exposait ses plans. Elle était sa maîtresse et elle l’a dénoncé : donc elle désirait se débarrasser de lui. Pour quelle raison ? Ce n’est point, comme le suppose le citoyen Merlin, parce que Delatour ne voulait plus d’elle. Non, non ; c’est autre chose. Cette jeune fille avait un autre amant – elle l’a avoué elle-même. C’est pour laisser à l’autre le champ libre qu’elle a voulu faire disparaître Delatour qui la gênait. Il la gênait, donc il l’aimait. Voilà ce qu’il fallait démontrer.
– Et après, qu’est-ce que cela prouve ? s’enquit Fouquier-Tinville d’un ton froid et sarcastique.
– Cela prouve que Delatour, s’il est fou de cette femme, fera n’importe quoi pour la sauver de la guillotine.
– Évidemment.
– Parbleu ! Et alors nous n’avons plus qu’à le laisser faire ; voilà ce que je dis, moi, conclut tranquillement Lenoir. Présentons-lui la corde avec laquelle il se pendra.
– Quoi ? Qu’est-ce qu’il veut dire ? demandèrent deux ou trois hommes qui n’avaient pas encore saisi la signification de ce plan ingénieux.
– Vous ne comprenez pas ce que je veux dire, citoyens ? Vous croyez que je plaisante ou que je divague ? Eh bien ! écoutez-moi cinq minutes encore. Supposons que nous soyons arrivés au moment où cette femme, – comment s’appelle-t-elle donc ?… ah oui, Juliette Marny, – au moment où Juliette Marny comparaît au Palais de Justice. Le citoyen Fouquier-Tinville, un de nos plus zélés patriotes, lit les charges relevées contre elle : le mystérieux portefeuille trouvé dans sa chambre, les papiers brûlés en cachette dans sa cheminée… Si l’acte d’accusation présente ces pièces à conviction comme les vestiges d’une correspondance coupable avec les ennemis de la République, la condamnation s’ensuit immédiatement, puis l’exécution le jour même. Aucune défense ; aucun répit. L’article IX de la nouvelle loi n’accorde pas d’avocat aux inculpés de trahison politique. Mais, continua le géant avec une lenteur et un calme destinés à faire impression, il n’en est pas de même dans le cas de délits de droit commun, d’offenses contre la moralité publique, ou d’affaires ressortissant du code pénal. Accusez Juliette Marny de trahison, elle sera expédiée en quelques minutes par le Tribunal avec une fournée d’autres traîtres et exécutée deux heures après place de la Révolution avant que Delatour ait rien pu tenter pour la sauver. Par contre, supposez qu’elle soit inculpée d’un délit de droit commun, et toute l’affaire se trouve changée. Voici la fille Marny accusée de mauvaises mœurs avec preuves à l’appui : primo, les lettres brûlées qu’elle avoue être celles d’un amant ; secundo, la dénonciation sans motif qu’elle a faite pour se débarrasser d’un amoureux encombrant. Alors, le président du Tribunal l’autorise à choisir un avocat. Croyez-vous que Delatour, à qui nous ne laisserons pas ignorer le jour du jugement, ne va pas se précipiter pour défendre sa maîtresse avec toute la ferveur de son éloquence ? N’entendez-vous pas à l’avance les accents passionnés de sa plaidoirie ? Moi, je vois la scène d’ici. La voilà donc, la corde, la fameuse corde toute prête à pendre celui dont nous avons décidé la perte. Ce sera l’affaire de notre habile accusateur d’amener l’avocat à se compromettre pour mieux disculper l’accusée, et j’ose dire qu’il saura parfaitement s’acquitter de ce rôle.
Lenoir s’arrêta enfin, à bout de souffle. Il s’épongea le front à plusieurs reprises et avala deux ou trois gorgées d’eau-de-vie pour humecter son palais desséché.
Un chœur enthousiaste accueillit la conclusion de cette longue harangue. Acharnés à détruire tout ce qui les dépassait, ces patriotes adoptaient sans hésitation le plan machiavélique dont la conception dénotait chez son auteur une connaissance subtile de la nature humaine et des ressorts cachés d’un cœur noble comme celui de Delatour.
Fouquier-Tinville lui-même avait quitté son expression de sèche ironie, et ses joues maigres s’enflammaient à la pensée des magnifiques débats qui se préparaient.
Depuis quelques jours, les séances du Tribunal révolutionnaire n’offraient que peu d’intérêt ; l’on ne jugeait guère que du menu fretin. Mais maintenant, avec ce procès en perspective, il y avait vraiment de quoi reprendre goût au métier. Un beau piège à tendre pour un gibier de choix, – on ne juge pas tous les jours un membre de la Convention ! – le spectacle d’un ennemi qui fait, de lui-même, le premier pas vers l’abîme ; oui, en vérité, la séance promettait d’être intéressante.
Lenoir se taisait à présent, mais tous les autres, excités par la perspective de la victoire, parlaient, buvaient et se grisaient de haine. On eût dit une bande de chacals prêts à déchirer leur proie.
Le conciliabule se prolongea tard dans la nuit. Chacun avait à commenter le plan de Lenoir, à suggérer un détail nouveau.
Lenoir fut le premier à se retirer. Il souhaita une bonne nuit à ses compagnons et s’enfonça dans l’obscurité de la nuit.
Après son départ, il y eut quelques minutes de silence dans la salle sombre où les passions humaines les plus repoussantes se donnaient carrière. Les pas pesants du charbonnier se firent entendre un instant sur le pavé inégal de la rue, puis s’éteignirent peu à peu dans le lointain.
À la fin Fouquier-Tinville reprit la parole :
– Qui donc est ce citoyen ? demanda-t-il au groupe de sans-culottes.
La plupart ne connaissaient pas Lenoir.
Un homme répondit :
– C’est un Flamand, boucher, à Calais, je crois, que Brognard, un bon patriote, a présenté au club l’hiver dernier. Il a l’air de venir souvent à Paris, et, il y a quelques mois, il était même fort assidu à nos réunions. Cependant, c’est la première fois que je le revois depuis la mort de Marat.
Un à un, les membres du club de la Fraternité se levaient, jetaient un bonsoir bref à la compagnie et quittaient le Cheval-Borgne pour regagner leurs logis respectifs.
Fouquier-Tinville resta l’un des derniers. Lui et Merlin paraissaient avoir passé l’éponge sur le différend qui menaçait un moment auparavant de détruire la bonne harmonie entre ces deux vieux camarades. Deux ou trois des membres les plus ardents entouraient encore l’accusateur public et l’auteur de la loi des suspects.
– Qu’est-ce que vous dites de cela ? dit à la fin Fouquier-Tinville d’un ton froid. Ce nommé Lenoir me semble avoir la langue bien pendue, eh ?…
– C’est un homme dangereux, prononça Merlin pendant que les autres approuvaient de la tête.
– Mais son plan est fameux, observa l’un des hommes.
– Aussi nous en servirons-nous, reprit Fouquier-Tinville ; mais après…
Il s’interrompit et tous manifestèrent silencieusement leur approbation.
– Oui, reprit-il, Merlin a raison, c’est un homme dangereux. Nous le laisserons tranquille pendant ces deux jours, mais après…
Et il passa sa main sur son cou en un geste significatif.
Une expression mauvaise se lisait sur sa figure – le rictus d’un monstre jaloux, féroce et avide de sang. Le rire des autres manifestait un hideux contentement. Merlin grogna une aigre approbation. Il n’avait aucune raison d’apprécier le grand Flamand qui avait élevé contre lui sa voix rauque.
Alors, les complices, satisfaits du travail de la nuit, se dispersèrent dans les ténèbres.