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Conclusion

Le reste peut se raconter en quelques mots.

L’histoire nous dit comment les émeutiers regagnèrent leur logis, penauds, éreintés et ruisselants, avant que les coqs des villages environnants eussent annoncé les premières lueurs de l’aube.

Mais, avant même que minuit eût sonné aux horloges de la grande ville, Sir Percy et ses compagnons étaient parvenus à la petite hôtellerie située près de la porte qui s’ouvre à l’autre extrémité du Père-Lachaise.

Rapidement, semblables à des spectres silencieux, ils avaient traversé le vaste cimetière et avaient atteint la paisible auberge où les grondements de la Révolution arrivaient assourdis par leur passage à travers la tranquille cité des Morts.

L’or anglais avait facilement acheté le dévouement et le silence du tenancier famélique de cet établissement écarté. À la porte attendait une grande berline attelée de quatre forts chevaux des Flandres qui piaffaient d’impatience depuis déjà une demi-heure. Delatour et Juliette laissèrent échapper un cri de joie en reconnaissant à la lueur des lanternes la figure anxieuse qui se penchait à la portière et tous deux se tournèrent avec une admiration stupéfaite vers l’homme extraordinaire qui avait conçu et exécuté le plan de cette audacieuse aventure.

– Oh ! mon ami, dit Sir Percy en s’adressant plus spécialement à Delatour. Si vous saviez seulement comme tout cela est simple. L’argent facilite bien des choses et mon seul mérite consiste à en être suffisamment pourvu. Vous m’aviez dit vous-même ce que vous aviez fait pour la vieille Gertrude. En lui jurant sur ce que j’ai de plus sacré qu’elle retrouverait ici sa jeune maîtresse, j’ai pu la décider à quitter Paris. Elle en est sortie ce matin dans une voiture de maraîcher. Par son aspect, elle est si visiblement une femme du peuple que personne ne l’a inquiétée. Quant au digne couple qui tient cette auberge hors les murs, il a été grassement payé et, avec de l’argent on se procure toujours une voiture et des chevaux. Mes camarades et moi possédons chacun un passeport en règle et nous en avons un autre pour Mlle de Marny qui voyagera sous le nom d’une dame anglaise accompagnée de sa fidèle servante. Quelques vêtements décents nous attendent dans cette auberge. Nous avons un quart d’heure pour les enfiler et, aussitôt après, en route ! Quant à vous, Delatour, vous pourrez vous servir de votre passeport. Votre arrestation a été si soudaine qu’elle est encore ignorée hors de Paris et nous avons une avance de huit heures sur nos ennemis. Ce n’est qu’en se réveillant demain matin qu’ils découvriront que vous leur avez filé entre les doigts.

Sir Percy parlait avec un ton de tranquille insouciance, comme s’il s’entretenait de bagatelles dans un salon de Londres au lieu de narrer l’exploit le plus audacieux qu’ait jamais pu concevoir un homme intrépide. Delatour ne répondit rien. La gratitude qui remplissait son cœur à l’égard de son ami était trop grande pour qu’il pût l’exprimer en quelques mots. De plus, chaque minute était précieuse. Dans le quart d’heure prescrit, les héros de cette aventure avaient dépouillé leurs haillons malpropres et pris le costume et l’aspect de respectables bourgeois se rendant en province. Sir Percy Blakeney avait revêtu la livrée d’un cocher de bonne maison et Lord Anthony Dewhurst celle d’un valet de chambre britannique.

Lorsque Delatour, ayant installé Juliette en voiture, prit place à côté d’elle, le souvenir des fatigues, de l’émotion et de l’anxiété des dernières heures disparut de son esprit et c’est avec une joie infinie qu’il sentit le bras de la jeune fille se glisser avec confiance sous le sien.

Sir Andrew Ffoulkes et Lord Hastings les rejoignirent à l’intérieur de la voiture : Lord Anthony Dewhurst s’assit à côté de Sir Percy sur le siège et, pendant que la populace parisienne se demandait encore pourquoi elle avait pris d’assaut les barrières de la capitale, les prisonniers évadés, roulant à toute vitesse sur les routes boueuses de France, prirent la direction de la côte normande.

 

Les premiers feux de l’aurore commençaient à enflammer le ciel. Debout sur le pont du Day Dream, les deux jeunes gens regardaient les côtes de France diminuer peu à peu.

Le bras de Delatour entourait la jeune fille dont la chevelure dorée lui caressait légèrement la joue.

– Bien-aimée ! dit-il avec tendresse.

Juliette leva vers lui son regard. C’était la première fois, depuis leur évasion, qu’ils se trouvaient seuls. Toute crainte, toute angoisse avait disparu, l’avenir s’ouvrait devant eux dans cette terre étrangère vers laquelle le gracieux voilier poussé par la brise les emportait rapidement.

L’Angleterre, accueillante aux proscrits, abriterait leur bonheur. Et les deux jeunes gens dirigeaient leurs regards vers le nord où se dressaient les blanches falaises d’Albion, encore cachées dans la brume. Derrière eux, s’effaçait le rivage de ce pays où ils avaient tant souffert, mais qui leur était d’autant plus cher qu’il avait vu naître leur amour.

Delatour prit Juliette dans ses bras :

– Ma fiancée, murmura-t-il.

La lumière rose du soleil levant toucha les cheveux de la jeune fille. Paul Delatour se pencha sur elle et leurs deux âmes se joignirent en un long baiser.