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Juliette devant le tribunal

Tout le récit du jugement est consigné à la date du 6 Vendémiaire, an II, dans le Bulletin du Tribunal révolutionnaire que chacun peut consulter aux archives de la Bibliothèque nationale.

Un par un, les accusés avaient été amenés par deux gendarmes jusqu’aux gradins élevés d’où ils étaient visibles de toute l’assistance, et ils avaient écouté la lecture de l’acte d’accusation dressé contre eux par Fouquier-Tinville.

C’étaient des charges bénignes pour la plupart, larcins, fraudes, abus de confiance. Un homme, pourtant un voleur de grands chemins, était traduit pour meurtre dans une affaire de brigandage. Celui-ci fut condamné à mort, les autres envoyés pêle-mêle aux galères, le faussaire avec le maraudeur, l’incendiaire avec le caissier infidèle. Trois femmes qui allaient être enfermées au pénitencier de la Salpêtrière sortirent de la salle en protestant très haut de leur innocence, poursuivies par les plaisanteries grossières des spectateurs.

Puis le silence se fit : la dernière accusée venait d’être introduite, vêtue d’une toilette grise très simple, complétée par un fichu de mousseline blanche croisé sur la poitrine, la tête couverte d’un bonnet blanc, sous lequel on apercevait les boucles dorées de son admirable chevelure. Juliette de Marny était calme, et si son visage ovale, au charme un peu enfantin, était très pâle, on n’y lisait cependant ni trouble, ni appréhension.

Elle semblait indifférente à ce qui l’entourait, indifférente aux centaines d’yeux braqués sur elle et monta d’un pas ferme sur la plate-forme du prétoire sans regarder autour d’elle. C’est pourquoi elle ne vit pas Delatour.

Un sentiment de souffrance, si vif qu’il touchait à la douleur physique, saisit ce dernier, quand il entendit le président interroger d’une voix forte :

– Accusée, vos noms, prénoms et qualités.

Depuis le matin, il attendait cette minute terrible, oubliant sa propre détresse dans la pensée de ce que Juliette allait souffrir lorsque, pour la première fois, elle comprendrait l’infamie de la charge déposée contre elle.

Pourtant, si l’on considérait ses chances de salut, il valait mieux pour elle qu’il en fût ainsi. Traduite devant le Tribunal sous l’inculpation de conspiration contre la République, elle aurait pu être jugée, condamnée et exécutée avant que lui-même eût pu faire la moindre tentative pour intervenir en sa faveur. De cette façon, au contraire, la loi lui permettait d’avoir un défenseur.

Un amour immense, irrésistible, remplissait en cet instant l’âme de Delatour pour celle qui lui avait fait tant de mal, mais qui essayait si noblement de le sauver. Tout son être se tendait vers elle avec une ardeur douloureuse. Elle n’était plus à ses yeux la sainte qu’on vénère à distance et sa beauté le faisait frémir du désir passionné et presque voluptueux d’offrir sa vie pour elle.

Juliette avait répondu d’une voix ferme au président et l’accusateur public prit la parole.

L’acte d’accusation de Juliette de Marny est devenu document historique. Lu le 6 Vendémiaire, à 7 heures du soir, par Fouquier-Tinville, il fut écouté par l’accusée, nous rapporte le Bulletin, avec un calme parfait et sous les dehors de l’indifférence.

Delatour, lui aussi, entendit la lecture de l’infâme document avec toute l’impassibilité extérieure que sa force de volonté lui permettait de faire paraître. S’il n’avait écouté que son indignation, il aurait bondi sur Fouquier-Tinville pour lui faire rentrer dans la gorge ses paroles mensongères. Mais, dans l’intérêt même de Juliette, il fallait agir sans passion, selon les formes de la procédure. C’est pourquoi il écouta sans un mouvement la lecture du réquisitoire.

– Juliette de Marny, vous êtes accusée d’avoir, par une dénonciation fausse et malveillante, calomnié la personne d’un représentant du peuple. Par cet acte malicieux vous avez amené le Comité de salut public à déposer une charge de trahison contre ledit représentant du peuple, et ordonner une visite domiciliaire de sa maison, faisant ainsi perdre aux membres du gouvernement et à leurs subalternes un temps précieux appartenant au service de la République, et ceci vous l’avez fait, non par interprétation erronée de votre devoir envers la Nation, mais par esprit de libertinage, afin de vous débarrasser de l’homme qui avait à cœur votre propre intérêt et voulait vous soustraire à une vie de débauche devenue un scandale public.

« Juliette Marny, vous êtes traduite devant cette cour de justice pour répondre à la double accusation de diffamation et de corruption des mœurs ; en preuve de quoi, je place devant le jury l’aveu que vous avez fait vous-même, lors de votre arrestation : 1° que votre dénonciation était fausse et sans fondement ; 2° que plus d’un citoyen avait été entraîné par vous dans la voie de l’immoralité, ce dont fait foi la coupable correspondance que vous avez vainement tenté d’anéantir.

« Au nom du peuple de France dont je suis l’interprète, je demande que vous soyez conduite place de la Révolution, vêtue d’une robe blanche, souillée, emblème de votre impureté, pour y être publiquement marquée au fer par le citoyen Sanson, exécuteur des hautes œuvres ; après quoi vous serez menée à la prison de la Salpêtrière et y resterez à la disposition du Comité de salut public.

« Et maintenant, Juliette Marny, que vous avez entendu l’accusation portée contre vous et la sentence à laquelle je réclame que vous soyez soumise, avez-vous quelque chose à dire ?

Les quolibets, les injures et les imprécations saluèrent la fin de la lecture du réquisitoire.

Le fait de voir cette jeune fille d’une beauté si fine et presque éthérée, éclaboussée de la boue la plus vile, mettait en joie la foule des sans-culottes et des tricoteuses qui composaient l’assistance. Les femmes hurlèrent leur approbation et les hommes montrèrent par leurs jurons sonores combien ils appréciaient l’éloquence de Fouquier-Tinville.

Quant à Delatour, le supplice qu’il endurait dépassait toutes les tortures que les démons réservent aux damnés. Ses muscles se crispaient dans l’effort désespéré qu’il était obligé de faire pour se maîtriser et il enfonçait ses ongles dans la paume de ses mains afin d’étouffer sous la douleur physique la souffrance de son esprit. Il crut sentir vaciller sa raison. Certainement il allait devenir fou s’il entendait un mot de plus de cette infamie. Les huées et les hurlements de l’assistance retentissaient à son oreille comme des cris de réprouvés montant du fond de l’enfer. Une haine immense lui gonfla le cœur pour cette hideuse Révolution, pour le peuple qu’elle prétendait libérer et qu’elle ne faisait qu’avilir. Toute la pitié qu’il ressentait naguère pour la masse, son amour de l’humanité et son dévouement envers les malheureux avaient disparu pour faire place à un désir sauvage, désordonné, de voir toutes ces brutes souffrir mille tortures et mille morts. Certes, en cet instant, la passion de haine qui possédait son âme pouvait s’égaler à la leur.

Juliette, pendant ce temps, était restée impassible. Elle avait compris l’accusation ainsi que l’odieuse sentence, car ses joues blanches étaient devenues peu à peu d’une pâleur de cendre, mais pas un instant elle n’abandonna l’attitude fière et distante qui semblait l’isoler de l’assistance. Pas une fois elle ne tourna la tête vers le peuple qui l’insultait. Le Bulletin du Tribunal nous dit qu’elle prit son mouchoir et essuya la sueur qui perlait sur son front, La température de la salle était devenue suffocante. L’air chaud faisait vaciller la flamme des chandelles de suif qui projetait sur le visage du président et des greffiers des reflets jaunâtres.

La lampe à huile placée au-dessus de la tête de l’accusée se mit à fumer : une fumée noire s’échappa du verre qui se fendit avec un bruit sec. Cette diversion amena un instant de silence dont le président profita pour répéter la question de l’accusateur public :

– Vous avez entendu la charge déposée contre vous. Accusée, qu’avez-vous à répondre ?

La fumée noire de la lampe retombait en petits flocons charbonneux. Avec calme, Juliette de Marny, du bout de ses doigts minces, secoua un fumeron qui s’était posé sur sa manche, puis elle répondit :

– Non. Je n’ai rien à dire.

– Avez-vous confié à un avocat le soin de votre défense ainsi que la loi vous y autorise ?

Déjà Juliette ouvrait la bouche pour répondre négativement. Mais l’heure de Delatour avait enfin sonné.

Dans l’attente de cet instant, il avait souffert et rongé son frein en silence durant les deux mortelles journées qui s’étaient écoulées depuis l’arrestation de Juliette.

D’un bond il fut sur ses pieds et il se dressa devant le Tribunal dans l’attitude résolue qui lui était habituelle.

– La citoyenne Juliette Marny m’a confié le soin de sa défense, dit-il avant que Juliette eût pu répondre. Je suis prêt à réfuter les charges alléguées contre elle et je réclame l’acquittement pour l’accusée.