La nuit s’achevait. L’aube grise traversa la fenêtre et vint éclairer le visage livide de Juliette de Marny assise devant sa table. À côté d’elle, une bougie achevait de se consumer en crépitant dans un flambeau.
Comme si elle n’attendait que l’apparition du jour pour exécuter le dessein formé au cours de sa longue veille de souffrances et de lutte, dès que les premiers rayons du soleil entrèrent dans sa chambre, Juliette se redressa, baigna ses paupières rougies par l’insomnie et, revenant à sa table, se mit en devoir d’écrire.
Dans un jardin proche les oiseaux commençaient à chanter, le soleil se levait radieux dans un ciel sans nuage. Juliette tira de son écritoire une feuille blanche et, s’appliquant pour ne pas trembler, traça ces quelques lignes :
Aux membres directeurs du Comité de salut public :
Le citoyen Paul Delatour, représentant du peuple à la Convention nationale, en qui vous avez confiance, complote contre la sûreté de la République. Hâtez-vous et vous trouverez dans ses papiers la preuve de sa trahison.
Puis, les lèvres serrées, le regard fixe, elle plia soigneusement la feuille et la glissa dans son corsage.
Rien ne remuait encore dans la maison lorsque Juliette de Marny, enveloppée dans un manteau sombre et la tête couverte d’un capuchon, tira sans bruit les gros verrous de la porte d’entrée et se glissa dans la rue. L’air vif du matin rafraîchit ses joues brûlantes ; elle frissonna légèrement et serra son manteau autour d’elle.
Au-dehors, la ville s’éveillait déjà. Pouvait-on dormir longtemps lorsqu’il y avait tant à faire pour le salut de la patrie envahie ? Juliette, qui avait pris la direction de la Seine, croisa des bandes de ces travailleurs que la France employait pour sa défense. Derrière elle, dans les jardins du Luxembourg, flambaient déjà les fournaises où l’on forgeait des canons pour les armées. Des femmes, des enfants, se hâtaient vers les Tuileries ; là, sous de vastes tentes, l’on confectionnait sans répit des uniformes pour les soldats que la levée en masse jetait aux frontières. À côté de la devise familière : Liberté, Égalité, Fraternité ou la Mort, de grandes affiches rappelaient aux passants que la patrie était en danger et que le peuple de France s’armait contre la tyrannie.
Sur les quais, devant l’Institut, des files de charrettes chargées de légumes se dirigent lentement vers le centre de la ville. Des patriotes, eux aussi, ces braves maraîchers qui, des environs, viennent chaque jour apporter à la population affamée de la capitale un trop maigre ravitaillement.
Juliette, qui marchait d’un pas rapide, sans regarder autour d’elle, avait maintenant traversé la Seine et arrivait devant le Louvre, à l’endroit même où elle était passée la veille, au retour de sa promenade. Ici, contre la muraille du palais qui abritait autrefois la majesté royale et les splendeurs de la cour, le gouvernement du peuple a placardé ses dernières instructions pour assurer la sûreté de la République Une et Indivisible. Sur une affiche fixée au mur se lit en gros caractères :
Loi concernant les suspects
Au-dessus de l’affiche une grande boîte en bois attend les dénonciations. Avec sa fente en forme de bouche, elle semble un monstre insatiable réclamant toujours de nouvelles proies.
Juliette ne lut même pas le texte de la loi D’un geste d’automate, elle tira la lettre de son corsage et la glissa dans l’étroite ouverture. Avec un bruit léger, le papier tomba dans la boîte sinistre. L’acte irrémédiable était accompli.
Deux petits enfants s’arrêtèrent, un doigt dans la bouche, pour considérer la belle demoiselle dont on apercevait le visage blême sous le capuchon relevé ; quelques ouvriers se rendant à leur travail avaient vu son geste. Une femme fit une plaisanterie que les autres accueillirent par un haussement d’épaules. Tous poursuivirent leur route, indifférents. Ceux qui passaient par là, d’ordinaire, étaient accoutumés à de tels spectacles.
Juliette avait fait volte-face et, de la même allure rapide, avait repris le chemin de la rue des Cordeliers.
La demeure de ses hôtes ne pouvait plus désormais être la sienne ; il lui fallait la quitter sans tarder, aujourd’hui même. Pouvait-elle toucher encore au pain de l’homme qu’elle venait de dénoncer ? Elle n’apparaîtrait point au déjeuner et, dès que Gertrude aurait rassemblé leurs vêtements, toutes deux quitteraient pour toujours la maison de la rue des Cordeliers.
Une brusque lassitude la saisit ; elle entra dans une boutique d’humble apparence et demanda un peu de pain et une tasse de lait. La femme qui la servit l’examina d’un air méfiant : cette citoyenne enveloppée dans son manteau à capuchon, avec son visage livide et son air étrange, lui faisait l’effet d’une aristocrate pourchassée par la police ; assurément elle ne souhaitait point de mal à cette pauvre fille, mais mieux valait ne pas se compromettre avec des ci-devant. Aussi dès que Juliette eut terminé son frugal repas, elle la poussa doucement au-dehors.
Machinalement, l’esprit engourdi par la fatigue, Juliette se remit en marche.