Beaucoup de récits plus ou moins authentiques ont été publiés des événements connus dans l’histoire sous le nom « d’émeute du 6 Vendémiaire. ».
Voici la façon dont les choses se passèrent exactement – du moins c’est la version qu’en donna quelques jours plus tard au prince de Galles, Sir Percy Blakeney lui-même, – et qui aurait pu être mieux au courant de l’affaire que le Mouron Rouge ?
Paul Delatour et Juliette se trouvaient être les derniers de la fournée de prisonniers qui avaient été jugés ce jour-là. Les charrettes habituellement utilisées pour le transport des détenus entre les prisons et le Palais de Justice étaient déjà toutes reparties avec leur chargement humain. Il ne restait comme véhicule qu’une grossière charrette branlante et découverte dans laquelle Delatour et Juliette reçurent l’ordre de monter.
Il était maintenant près de neuf heures du soir. Les rues de Paris, parcimonieusement éclairées par des lanternes suspendues de loin en loin, présentaient un aspect lugubre. Une bruine impalpable s’était mise à tomber et transformait peu à peu la poussière de la chaussée en une boue gluante.
Après avoir absorbé toute l’eau-de-vie des cabarets voisins, la populace s’était massée autour du Palais de Justice et stationnait sous la pluie dans le seul but d’assouvir sa rage contre l’homme qu’elle admirait la veille et auquel elle vouait maintenant une haine frénétique.
Des hommes, des femmes, des enfants même, se pressaient aux abords du Palais, du pont au Change au pont Saint-Michel, car c’est par là que les prisonniers devaient passer, sans aucun doute, pour gagner la prison du Luxembourg, d’où on avait amené la citoyenne Marny.
Le long de la rive du fleuve, – du côté de la Conciergerie, – tous les cent mètres à peu près, se dressait un poteau auquel était suspendue une lanterne fumeuse. L’une de ces lanternes avait été jetée par terre et, du haut du poteau dégarni pendait une corde menaçante terminée par un nœud coulant. Cette potence improvisée était gardée par un groupe de femmes déguenillées dont les caracos et les cotillons mouillés par la pluie dessinaient les formes émaciées.
Les hommes, bruyants et agités, se portaient tantôt à l’entrée de la Conciergerie, près du pont, tantôt vers la grille de la cour de Mai et la rue Saint-Barthélémy, possédés par la crainte que leur proie ne leur fût soustraite avant qu’ils eussent pu satisfaire leur vengeance.
Les larges épaules et la tête puissante du citoyen Lenoir dominaient la foule, et sa voix rauque à l’accent singulier se distinguait dans la rumeur générale. Excitant les hommes, apostrophant les femmes, il attisait la fureur populaire dans les groupes où elle paraissait se manifester avec moins d’ardeur. Ce boucher des Flandres semblait avoir pris à tâche de pousser aux pires violences la multitude déchaînée.
La nuit sombre, la pluie fine qui obscurcissait la lumière des chétives lanternes, ajoutaient à l’horreur singulière de cette scène. Dans les ténèbres nocturnes, tous ces gens grondants ou hurlants s’agitaient comme des spectres échappés des régions infernales, tandis que les femmes, accroupies dans la boue fangeuse, sous cette corde ballante, avaient l’air d’un groupe de sorcières attendant l’heure du Sabbat.
Lorsque Delatour franchit le seuil de la Conciergerie, la lumière de la lanterne fixée au-dessus du portail tomba directement sur son visage et les premiers rangs de manifestants le reconnurent. Une clameur violente s’éleva aussitôt vers le ciel nuageux, tandis que cent poings menaçants se tendaient vers lui :
– À la lanterne ! À la lanterne, le traître !
Delatour frissonna légèrement comme s’il avait été saisi par le vent froid et humide ; mais il monta sans se presser dans la charrette et se retourna pour aider Juliette à monter à son tour.
La forte escorte de gardes nationaux que dirigeait lui-même Hanriot, commandant des forces de Paris, avait fort à faire pour contenir la foule. Il n’entrait point dans les vues du gouvernement révolutionnaire de laisser le peuple se charger d’exécuter lui-même, dans la rue, les sentences du Tribunal. Hanriot dit à ses hommes de se servir, si besoin était, de leurs baïonnettes et ordonna un roulement de tambour prolongé afin de couvrir la voix de Delatour s’il s’avisait de vouloir haranguer la foule.
Mais Delatour n’avait aucune intention de ce genre. Il paraissait préoccupé de garantir du froid Juliette qui s’était assise à côté de lui dans la charrette. Retirant son manteau il l’en enveloppa avec soin pour la protéger contre la pluie.
Des témoins de cette scène inoubliable ont assuré que Delatour se dressa soudain dans la charrette avec une expression singulière dans les yeux et parut scruter les ténèbres comme s’il cherchait à reconnaître une figure – ou peut-être une voix.
– À la lanterne ! À la lanterne ! ne cessaient de brailler en chœur des voix enrouées.
La charrette s’ébranla. Jusqu’ici les gardes nationaux avaient pu, sans trop de peine, tenir la foule à distance, grâce à la muraille du Palais de Justice qui les couvrait en arrière. Mais quand la charrette dut s’engager en terrain découvert pour gagner la rue Saint-Barthélémy qui conduisait alors au pont Saint-Michel, la situation se révéla des plus critiques. Le peuple, à qui depuis deux ans ses tyrans répétaient qu’il était le maître suprême, devenait fou de colère en voyant ses plans déjoués par une poignée de soldats.
Le roulement de tambour avait été accueilli par des hurlements sauvages qui en avaient noyé le bruit et les baïonnettes contenaient à grand-peine le flot humain. Si les mégères rassemblées autour de la potence n’avaient pas bougé de leur place de choix, tous les autres, hommes et femmes, assiégeaient la charrette et menaçaient les soldats qui formaient un rempart entre eux et l’objet de leur fureur. Il semblait que rien ne pouvait sauver Paul Delatour et Juliette de Marny d’une mort affreuse et immédiate.
S’il avait écouté son propre sentiment, Hanriot, l’ancien septembriseur, aurait volontiers abandonné à la foule la proie qu’elle réclamait à grands cris, mais il avait reçu l’ordre d’escorter les prisonniers jusqu’au Luxembourg et, en l’an II de la République, il ne faisait pas bon transiger avec la consigne. Enroué à force de hurler des commandements dont la foule ne tenait aucun compte, inquiet du tour que prenait l’affaire, il venait de dépêcher un de ses gardes à la section la plus proche – la section de « la Raison » – pour demander des renforts. Ces renforts, toutefois, allaient mettre un certain temps avant d’arriver. Les gardes de l’escorte pourraient-ils tenir jusque-là ? À chaque instant, la foule menaçait de rompre la fragile barrière qu’ils opposaient à son assaut furieux.
À cet instant de perplexité et d’angoisse, il sentit une main lui toucher le bras respectueusement. Se retournant, il vit un sergent de la garde nationale qui lui tendait une feuille de papier pliée :
– De la part du citoyen-député Merlin, murmura rapidement le soldat, afin de parer d’urgence au danger qui menace les prisonniers et leur escorte.
Hanriot saisit le papier et, pour pouvoir le déchiffrer, s’approcha de la lanterne accrochée à la charrette. À mesure qu’il lisait, ses traits épais se détendaient en une expression de soulagement.
– Alors tu as deux hommes avec toi ? demanda-t-il au messager.
– Oui, mon commandant, répondit l’autre en indiquant deux silhouettes à sa droite. Le citoyen Merlin m’a dit que tu m’adjoindrais deux des tiens.
– Tu sais aussi que c’est à la prison du Temple qu’il faut mener les prisonniers ?
– Oui, mon commandant. Le citoyen Merlin m’a tout expliqué. En premier lieu, il s’agit de ramener la charrette sous la voûte pour que les prisonniers puissent mettre pied à terre sans être vus. Après quoi, c’est moi qui en suis chargé. L’escorte a la consigne de continuer à monter la garde devant la charrette vide jusqu’à l’arrivée des renforts, puis de se remettre en marche pour faire semblant de mettre les prisonniers au Luxembourg. Cette manœuvre nous donnera le temps d’arriver avec eux jusqu’au Temple.
L’homme parlait vite et paraissait avoir bien compris les ordres qu’on lui avait donnés ; Hanriot, de son côté, ne demandait qu’à se conformer aux instructions reçues. Il était soulagé à la pensée de recevoir bientôt des renforts et très heureux d’être débarrassé de prisonniers aussi encombrants.
Le roulement continu des tambours noya les ordres hâtivement donnés au conducteur de la charrette et à l’escorte, et la bruine, de plus en plus dense, favorisa la manœuvre.
La charrette fut ramenée dans l’ombre épaisse de la voûte et, tandis que la multitude poussait de plus belle hurlements et clameurs, Delatour et Juliette reçurent l’ordre impératif de descendre. Autour d’eux l’obscurité était complète.
– Suivez sans broncher, murmura une voix rauque à leurs oreilles, sinon j’ai ordre de tirer sur vous.
Mais ni l’un ni l’autre ne songeait à résister. Juliette, frissonnante de froid, se pressait contre Delatour qui lui entoura la taille d’un bras protecteur. Deux des gardes nationaux d’Hanriot se joignirent à la nouvelle escorte et bientôt le petit groupe, rasant la muraille du Palais de Justice, dans la direction du pont Neuf, se hâta de s’éloigner du théâtre de l’émeute.
Delatour vit que Juliette et lui étaient encadrés par une demi-douzaine d’hommes, mais la pluie serrée brouillait les silhouettes. La nuit était devenue tout à fait opaque, et derrière eux les cris de la foule allaient en s’affaiblissant.