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À la prison du Luxembourg

C’est au Luxembourg, l’ancien palais de Marie de Médicis, hier encore résidence du comte de Provence, qu’on venait de transformer en maison nationale de sûreté, que Juliette de Marny avait été conduite.

Elle avait fait le chemin à pied, suivie par une multitude hostile et railleuse qui avait tout de suite reconnu dans cette jeune femme à la physionomie fine et aristocratique, une de ces « ci-devant », ennemies de la République que le Comité de sûreté générale savait si bien dépister, quelle que fût la profondeur de leur retraite ou l’ingéniosité de leur déguisement, pour les envoyer rendre compte de leur manque de civisme devant le Tribunal révolutionnaire.

Escortée par les deux gardes nationaux, Juliette, sur tout le parcours entre la rue des Cordeliers et la rue de Vaugirard, avait été huée, bafouée, insultée. Un adolescent avait ramassé une poignée de boue dans le ruisseau et l’avait jetée sur sa robe blanche. Une jeune femme qui cherchait à l’approcher avait dit au pâle avorton qu’elle traînait par la main :

– Tiens, crache sur l’aristo !

Ceci avait fait rire les soldats, mais Juliette n’avait pas entendu.

Elle était retournée dans l’univers de rêve qu’elle habitait seule avec l’homme qu’elle aimait. Les faces haineuses, les insultes, les malédictions, rien de tout cela n’existait pour elle. Au lieu des tristes maisons grises, elle voyait autour d’elle de grands arbres, des buissons de roses et de lauriers embaumant l’air de leur parfum. Une exquise musique enchantait ce paradis terrestre que recouvrait un ciel lumineux.

Juliette était heureuse, parfaitement, suprêmement heureuse. Elle avait sauvé Delatour des conséquences de sa dénonciation et, pour que sa sécurité fût plus complète, elle allait donner pour lui son existence. Paul Delatour ne connaîtrait jamais son amour, – en ce moment il ne connaissait que sa trahison, – mais quand Juliette de Marny serait traduite devant le Tribunal et confrontée avec un portefeuille lacéré, il comprendrait qu’elle s’était accusée elle-même et voulait mourir à sa place.

Voilà pourquoi les brefs instants de bonheur qu’elle avait goûtés lui appartenaient pleinement. Elle avait le droit de revivre les minutes pendant lesquelles Delatour lui avait dit qu’il l’aimait. Ce souvenir lui causait une joie pure, éthérée, qui n’avait presque plus rien d’humain, mais que personne ne pouvait lui ravir. Ce que Paul Delatour avait aimé en elle était bien sa véritable personnalité. Le rôle odieux qu’elle avait joué lui avait été imposé par son serment, et c’est une conception erronée de son devoir filial qui l’avait poussée à s’arroger ce droit de la vengeance qui appartient non à l’homme, mais à Dieu.

Qu’à travers cette épreuve, elle eût pu connaître la joie et la douceur d’être aimée, c’était plus qu’elle ne méritait, et le souvenir des baisers brûlants que Delatour avait posés sur sa main était une compensation ineffable pour tout ce qu’elle aurait à souffrir.

Et c’est perdue dans ces pensées que Juliette s’était laissé emmener sans prêter attention aux manifestations hostiles de la foule.

Il était six heures du soir, et l’ombre commençait à descendre sur cette journée tragique, lorsqu’elle arriva au ci-devant Palais du Luxembourg. Un guichetier ouvrit la lourde porte et conduisit Juliette et son escorte au concierge de la prison.

Dans cette galerie de sombres visages de révolutionnaires, la physionomie de ce vieillard nommé Benoît, qui sut se faire aimer des détenus qu’il considérait « comme ses enfants », met une note originale et reposante. Pour l’instant, le chiffre des arrestations était considérable, le nombre de ses pensionnaires allait toujours croissant et il ne savait plus où donner de la tête.

– Citoyen-concierge, le citoyen-député Merlin nous a chargés de te remettre la citoyenne ici présente, en te priant de la tenir à l’œil jusqu’à nouvel ordre.

– Voilà qui est facile à dire, bougonna Benoît. Qu’on envoie moins de prisonniers si l’on veut qu’on puisse les surveiller. Elle n’a pas l’air bien dangereuse, ta citoyenne, ajouta-t-il en enveloppant Juliette d’un regard de pitié.

– Sans doute que si, répliqua le garde national qui portait la parole, et voici le mot d’écrit que le citoyen-député nous a chargés de te remettre en même temps que la prisonnière.

Le concierge mit ses besicles pour prendre connaissance du billet qui lui était tendu.

– Une extrême surveillance, aucune visite permise, lut-il à mi-voix. C’est bien, tu pourras dire au citoyen-député que ses ordres seront obéis.

Juliette avait entendu cet échange de paroles qui lui donnait une idée du régime auquel elle serait soumise. Aucun visiteur ne serait admis. Eh bien ! peut-être cela valait-il mieux. Elle aurait craint en revoyant Delatour de lire dans son regard l’anéantissement de son amour pour elle. Et cela seul pouvait lui enlever son bonheur présent.

Juliette maintenant était seule – seule autant qu’on peut l’être dans une prison que les nombreuses arrestations opérées en quelques jours venaient de remplir subitement. Il y avait alors douze prisons dans Paris, et toutes les douze regorgeaient pareillement. Il n’était donc pas question de donner à chaque détenu une cellule particulière pour attendre le jour plus ou moins proche de sa mise en jugement. La petite chambre sous les combles où Benoît avait fait conduire Juliette était déjà occupée par deux prisonnières, deux femmes d’un certain âge, d’aspect distingué, qui partageaient leur temps entre la prière, la lecture et le raccommodage de leurs vêtements. Leur discrète compagnie ne gênerait point les méditations de la jeune fille.

Un souvenir lumineux et d’une douceur indicible allait occuper toutes les pensées de Juliette de Marny. Ce souvenir consistait en quelques paroles, un baiser sur sa main et le murmure passionné qui s’était échappé des lèvres de Paul Delatour agenouillé devant elle : « Juliette ! »