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Une journée dans les bois

Si les hommes semblaient avoir pris à tâche de rendre les villes de France sinistres, avec leurs huées et leurs cris, leurs parodies de jugement et leur guillotine sanglante, ils ne pouvaient empêcher la nature d’opérer son travail exquis dans la campagne.

Juillet, août, septembre avaient changé de nom ; on les appelait à présent : messidor, thermidor, fructidor. Mais, sous ces nouvelles appellations, ils continuaient à faire don à la terre des mêmes fleurs et des mêmes fruits. Messidor couvrait toujours les haies d’églantines sauvages, thermidor revêtait les champs dénudés d’un manteau étincelant de coquelicots écarlates, fructidor rougissait les hampes de l’oseille sauvage et mettait la première teinte vermeille sur les joues pâles des pêches mûrissantes.

Juliette, à l’approche de l’automne, avait ressenti un impérieux désir de campagne et de soleil. Enfermée depuis si longtemps dans ce Paris lugubre, elle aspirait de tout l’élan de sa jeunesse à s’enfoncer dans les bois, parcourir les prés semés de pâquerettes et entendre la musique des oiseaux.

C’est pourquoi elle avait quitté la maison de grand matin, accompagnée de Gertrude, et s’était fait conduire en barque jusqu’à Suresnes. Un repas léger de pain, de beurre et de fruits emporté dans un panier devait leur permettre de rester dehors tout le jour. Le retour se ferait l’après-midi, à pied, à travers les bois.

Comme tout était paisible dans ce petit coin perdu où les rumeurs de la grande cité proche ne parvenaient point. La fureur révolutionnaire semblait épargner le vieux petit village. Jamais Suresnes n’avait été résidence royale, jamais ses bois n’avaient servi de théâtre aux chasses de la Cour. Il n’y avait point de vengeance à exercer sur ses clairières tranquilles et ses prés parfumés.

Juliette sentait son âme se détendre. Elle aimait les fleurs, les arbres, les oiseaux, mais c’était surtout le calme champêtre dont elle avait besoin pour méditer à loisir sur l’étrange situation dans laquelle elle se trouvait.

Il y avait tantôt deux semaines qu’elle était chez les Delatour, deux semaines pendant lesquelles, par une observation constante, elle avait cherché à découvrir si son hôte était bien l’homme dont le rôle funeste avait amené le deuil et le malheur dans sa famille. Jusqu’ici, cependant, elle restait à cet égard dans la même incertitude.

L’hospitalité qu’elle recevait était parfaite. La vieille dame, touchée par sa jeunesse et son isolement, lui avait ouvert son cœur en même temps que sa maison. Son fils se montrait plein d’égards. Juliette devait s’avouer que la vie familiale à laquelle elle participait chez les Delatour lui semblait douce après les mois de solitude qu’elle venait de passer, confinée dans son étroit logement de la rue des Petits-Champs.

Habituée à se figurer tous les membres de la Convention comme des êtres cruels et sanguinaires, ce n’était pas un de ses moindres étonnements que d’entendre le député Delatour parler des hommes et des événements avec sagesse et modération, réprouvant avec force les excès hideux de la Révolution que les idéalistes comme lui n’avaient pas prévus et qu’ils ne pouvaient plus arrêter. Publiquement, son attitude était courageuse. Non seulement il n’avait pas craint de défendre Charlotte Corday devant ses juges, mais il avait plaidé plusieurs fois avec éloquence contre les mesures de terrorisme que Robespierre et son parti imposaient à la Convention « pour sauvegarder la sécurité de la République ». Oser s’opposer à Robespierre ! Certes, la popularité dont Delatour jouissait à Paris le protégeait dans une certaine mesure contre les représailles qu’une attitude aussi indépendante aurait dû lui attirer de la part de ses collègues au pouvoir, mais la faveur populaire, même gagnée par des bienfaits, est chose instable et capricieuse ; si elle l’abandonnait… Juliette se sentit frissonner. Le soleil commençait à baisser ; il faudrait bientôt songer au retour… Non, rien ne l’assurait, à part la similitude des noms, que Paul Delatour fût l’homme qu’elle avait juré de poursuivre de sa vengeance.

Elle se leva du tronc d’arbre abattu sur lequel elle s’était assise et se mit en route suivie de Gertrude, compagne discrète et silencieuse dont la présence ne troublait pas ses réflexions.

Elles prirent le chemin ombreux et solitaire qui traverse les bois au nord-ouest de Paris. Là, point d’arbres centenaires, point de chênes robustes ni d’ormes antiques, mais une profusion de jeunes tiges de noisetiers et de frênes qu’enguirlandait en cette saison le chèvrefeuille à l’odeur suave et balsamique.

Juliette, au cours de sa promenade, avait cueilli un énorme bouquet de coquelicots, de marguerites et de lupins bleus, – tribut de la saison aux couleurs nationales, – et, les bras chargés de fleurs, semblait l’elfe charmant de ce décor sylvestre. Soudain elle s’arrêta : à peu de distance, un pas se faisait entendre sur le sol couvert de feuilles, et l’instant d’après Paul Delatour apparaissait au détour du chemin.

D’un pas rapide, il la rejoignit.

– Nous étions extrêmement inquiets à votre sujet, mademoiselle, dit-il comme pour s’excuser. Ma mère était dans une telle agitation…

–… que pour calmer ses craintes vous êtes parti à ma recherche, acheva-t-elle avec un petit rire, le rire joyeux d’une très jeune fille qui se sent jolie à regarder et se plaît instinctivement à exercer son pouvoir subtil et charmant.

Cette journée, en dépit de son agrément, avait été incomplète. Juliette de Marny était trop jeune pour se contenter longtemps de la compagnie de ses propres pensées et la société de Gertrude lui paraissait un peu terne. Maintenant, la campagne semblait soudain revêtue d’un charme nouveau. Quelqu’un était là pour admirer avec elle la beauté des bois, la douceur du ciel bleu aperçu à travers le feuillage – pour admirer aussi la fraîche toilette blanche qu’elle avait revêtue ce jour-là.

– Mais comment avez-vous pu me trouver ? interrogea-t-elle avec une pointe de coquetterie instinctive.

– Anne-Mie m’a dit que vous étiez allée à Suresnes et que vous vous proposiez de revenir par les bois. Cela m’a effrayé, sachant qu’il vous fallait passer par la barrière Saint-Honoré pour rentrer dans Paris, et…

– Eh bien ?

Il sourit et considéra quelques instants d’un œil ardent la gracieuse apparition qui s’encadrait dans la verdure.

– Eh bien ! l’écharpe et la cocarde tricolores ne sont pas un déguisement suffisant pour passer inaperçu. Vous n’avez guère l’aspect d’une « bonne citoyenne ». Je me doutais que votre toilette serait trop fraîche et trop élégante pour l’occasion.

Elle rit de nouveau et, soulevant légèrement sa jupe, laissa voir le froufrou neigeux des volants garnis de dentelles.

– Quel enfantillage ! Quelle imprudence ! s’exclama-t-il presque rudement.

– Souhaitez-vous me voir aussi grossière et repoussante que vos partisans ? répliqua-t-elle d’un ton piqué.

– Je vous demande humblement pardon, reprit-il avec calme, et vous prie d’excuser ma mauvaise humeur. Mais j’étais tellement inquiet…

– Pourquoi donc vous inquiéter à mon sujet ?

Elle avait l’intention de prononcer cette phrase avec indifférence, mais dans son effort pour paraître détachée, sa voix se fit hautaine, souvenir du temps où elle était la fille du comte de Marny, l’une des héritières les plus riches et les mieux nées de France.

– Serait-ce présomptueux ? demanda-t-il avec une légère ironie provoquée par le ton altier de Juliette.

– C’est tout au moins superflu. J’ai déjà chargé vos épaules d’assez de soins et d’embarras pour vouloir y ajouter encore le fardeau de l’inquiétude.

– Vous n’avez mis aucun fardeau sur mes épaules, protesta-t-il, si ce n’est celui de la reconnaissance.

– De la reconnaissance ? Qu’ai-je donc fait ?

– En vous exposant étourdiment au danger devant ma porte, vous m’avez donné l’occasion de soulager ma conscience d’un grand poids. Je n’osais pas espérer que le destin me permettrait de rendre un léger service à un membre de votre famille.

– Je sais que vous m’avez sauvé la vie l’autre jour, monsieur ; je sais que je suis encore en péril et que je vous dois ma sécurité présente.

– Savez-vous aussi que l’adversaire de votre frère dans ce duel où il a trouvé la mort, c’était moi ?…

Juliette serra les lèvres, incapable de répondre, le cœur battant à grands coups. Un flot d’indignation douloureuse l’envahit. Pourquoi avait-il soudain et sans préparation porté une main brutale sur sa douleur secrète ?

– Je voulais vous le dire depuis longtemps, se hâta-t-il de poursuivre. Il me semblait, ces derniers jours surtout, que mon silence me rendait coupable envers vous d’un véritable abus de confiance. Je ne pense pas que vous puissiez concevoir ce que cette révélation me coûte en ce moment. Mais je vous dois la vérité. Plus tard, vous auriez pu la découvrir et regretter alors les jours que vous avez passés sous mon toit. Je vous accusais d’enfantillage, il y a un instant. Pardonnez-moi, je sais que vous êtes femme, et c’est pourquoi j’espère que vous comprendrez. J’ai tué votre frère en combat singulier. J’avais été provoqué comme jamais personne ne l’a été avant moi.

– Est-il bien nécessaire, monsieur, de me raconter tout cela ? interrompit-elle avec une sorte de révolte.

– Je pensais que vous deviez être au courant.

– Mais vous oubliez d’autre part que je n’ai plus le moyen de connaître le point de vue de mon frère dans votre querelle.

Delatour garda le silence. Il avait trop de noblesse d’âme pour lui reprocher la dureté de ses paroles. Peut-être se rendait-il compte, pour la première fois, combien elle avait ressenti cruellement la perte de son frère. Il comprenait que la brusque révélation qu’il venait de lui faire soulevât en elle un grand flot de douleur et d’amertume.

L’après-midi touchait à son terme et les bois, peu à peu, se taisaient. Laissant derrière eux le joli village de Suresnes, Paul Delatour et Juliette de Marny avançaient en silence et se rapprochaient de la grande ville sanglante. Des taillis plus clairsemés qu’ils traversaient maintenant, les oiseaux avaient émigré ; les arbres, dépouillés de leurs basses branches, avaient l’air de spectres décharnés élevant leurs têtes mélancoliques vers le ciel sourd et impitoyable.

Soudain, à une demi-lieue en avant, retentit un coup de canon.

– On ferme les barrières, observa Delatour, sortant de son mutisme. Je suis heureux d’avoir eu la chance de vous découvrir.

– Vous avez été très bon de venir à ma rencontre, dit Juliette d’une voix changée. Tout à l’heure, ajouta-t-elle en hésitant, je ne me suis pas exprimée comme je l’aurais voulu…

– Je vous en prie, n’ajoutez rien, dit-il avec une émotion contenue. Je puis si bien comprendre ce que vous éprouvez. Je souhaiterais seulement…

– Il vaudrait mieux que je quitte votre maison, continua-t-elle. Gertrude et moi pouvons aisément retourner dès ce soir à la rue des Petits-Champs.

– Ne faites pas cela si brusquement, dit-il d’un ton suppliant. Vous causeriez à ma mère une peine infinie en la quittant maintenant. Elle vous a prise en affection et connaît aussi bien que moi les dangers qui vous environneraient une fois hors de ma maison. Ces dangers sont plus grands que jamais, car on commence actuellement à appliquer la nouvelle loi sur les suspects, cette loi funeste qui vous met – et nous met tous – à la merci d’une simple dénonciation. Chez moi, cependant, vous n’avez rien à craindre. Mes grossiers partisans, ajouta-t-il avec un peu d’amertume, ont cela de bon qu’ils sont loyaux envers moi et, tant que vous serez sous mon toit, vous n’aurez rien à redouter de leur part.

– Mais vous…, commença-t-elle.

– Oh ! moi, dit-il avec tristesse, je ne vous importunerai pas longtemps par ma présence. Je comprends à quel point elle doit vous paraître odieuse. Mais j’aurais voulu, avant de vous quitter, vous convaincre de ma sincérité.

– Quoi ! vous allez partir ?

– Oui, mais sans quitter Paris. J’ai accepté le poste de gouverneur de la Conciergerie.

Juliette put à peine dissimuler un mouvement de recul. La Conciergerie, où Marie-Antoinette subissait depuis quelques semaines la plus cruelle des captivités, cette prison que l’on ne quittait à l’ordinaire que pour se rendre à l’échafaud ! Delatour avait accepté d’être le gouverneur de ce lieu sinistre !

– Et quand partez-vous ?

– Demain soir.

Elle ne dit plus rien, l’esprit accablé par tant d’affreuses révélations.

Ils atteignirent la lisière des bois, et les fleurs que Juliette avait cueillies tombaient une à une de sa main distraite. D’abord, les lupins aux lourdes têtes chargées de boutons, puis les marguerites blanches, les coquelicots, les plus légers, aux tiges fines et velues restèrent plus longtemps dans sa main ; ils finirent par tomber eux aussi comme de grosses gouttes de sang sur le sol.

Déjà on pouvait distinguer le bruit familier des tambours et les clameurs excitées de la foule qui se réunissait à cette heure autour des barrières.

Plongé dans ses pensées, Delatour ne semblait pas faire attention à sa compagne. À la barrière, il sortit de sa méditation pour montrer les sauf-conduits qui seuls permettaient à Juliette et à Gertrude de rentrer en paix dans la ville. Lui-même, comme député de la Convention, pouvait aller et venir à son gré.

Juliette frissonna en entendant les grandes portes se clore bruyamment après leur passage. Il lui sembla qu’elle laissait derrière elle jusqu’au souvenir de ce jour qui lui avait fait goûter un instant de bonheur fugitif.

Le reste du retour se fit en silence à travers Paris. Comme ils arrivaient au Pont-Neuf, Juliette, en apercevant les poivrières du Palais de Justice qui se profilaient dans le crépuscule, se sentit le cœur étreint : là-bas se trouvait cette sombre Conciergerie où la reine détrônée vivait ses derniers jours, privée de ses enfants, dans la douleur et dans l’angoisse. Juliette lança un regard d’effroi à son compagnon taciturne. Le geôlier de la reine ! Comment Paul Delatour avait-il pu accepter un tel rôle ? Ah ! Comme elle s’était méprise en attribuant à cet homme une nature sensible et généreuse !

Sur les rives du fleuve, Paris offrait le spectacle grandiose de ses églises et de ses palais ; le Louvre aux lignes massives, la flèche gracieuse de la Sainte-Chapelle dominant le Palais de Justice, la silhouette grise de Saint-Gervais, les tours imposantes de Notre-Dame. Mais l’âme douloureusement ébranlée de Juliette n’en percevait pas la sereine beauté. Ces formes sombres lui apparaissaient comme le décor tragique du drame révolutionnaire qui se jouait là, formidable, sanglant, et dont le dernier acte n’avait pas encore commencé. Elle sentit soudain combien elle était elle-même petite, faible et impuissante.

Elle eut honte du plaisir dont elle avait joui dans les bois, honte de s’être sentie un instant joyeuse et le cœur léger, honte surtout de la sympathie dont elle n’avait pu se défendre pour celui qui avait causé le malheur de sa famille.

Le serment dicté par son père, elle pouvait, elle devait maintenant l’accomplir. Comment pouvait-elle être si hésitante et si lâche ? Pourquoi cette pensée la faisait-elle défaillir ?