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Le Cheval-Borgne

Il était tout près de minuit. La chaleur se faisait suffocante dans la salle où des relents de gros tabac, de graillon et d’eau-de-vie flottaient dans l’air enfumé.

Cette pièce, la plus vaste de l’auberge du Cheval-Borgne, servait depuis trois ans de lieu de réunion à un groupe révolutionnaire composé des représentants du sans-culottisme le plus pur.

La maison elle-même était située dans une de ces rues sordides du quartier Saint-Séverin, véritable coupe-gorge bordé de maisons dont les étages en saillie se rejoignaient presque à la hauteur des toits, privant ainsi leurs malheureux habitants d’air, de soleil et de lumière. Le Cheval-Borgne était une des demeures les moins engageantes de cette rue mal famée. Le crépi de la façade se lézardait ; les murs, penchés en avant, semblaient se préparer à l’écroulement final ; les plafonds bas, soutenus par des poutres, étaient noircis par l’âge et la fumée.

Jadis, au temps du Grand Roi, l’auberge du Cheval-Borgne avait été célèbre par ses vastes celliers qui contenaient des vins rares et fameux, et souvent de jeunes et élégants gentilhommes quittaient les salons de bonne compagnie pour venir s’y offrir une joyeuse beuverie.

Il n’en était plus de même en l’an 1793. L’auberge avait perdu son renom de jadis ; dans les sous-sols abandonnés les rats se donnaient libre carrière parmi les vieilles futailles poussiéreuses, tandis qu’à l’étage au-dessus se tenaient de louches conciliabules.

C’était le club dit « de la Fraternité » qui tenait ses assises au Cheval-Borgne. À condition qu’un membre de la société témoignât de son civisme, tout patriote avait la liberté d’entrer et de prendre part aux discussions. Le but que poursuivait le club était l’épuration de la République en général, et la suppression sommaire des ennemis du sans-culottisme en particulier. Les moyens employés pour y parvenir étaient principalement la délation, l’espionnage et la dénonciation.

Les amis de la « Fraternité » ne perdaient pas leur temps et pouvaient se vanter d’avoir travaillé puissamment à garnir les prisons. Ils étaient deux ou trois douzaines qui se rencontraient régulièrement au Cheval-Borgne pour tenir conseil. Ils invoquaient sans cesse la liberté et déclamaient contre les tyrans et les oppresseurs du peuple, alors que leur domination se révélait cent fois plus oppressive que celle du tyran le plus exécrable.

C’était pour eux le temple de la liberté, cette salle sombre et humide que n’arrivaient point à aérer de petites fenêtres aux carreaux fendus. Sur le plancher, une épaisse couche de poussière amortissait le bruit des pas. Le mobilier se composait de chaises plus ou moins branlantes et de quelques tables faites avec des planches posées sur des tréteaux. Des tonneaux vides rangés le long du mur servaient de sièges, à l’occasion, lorsque la réunion était nombreuse.

La fumée de tabac et celle des chandelles de suif avaient mis partout une patine d’un gris jaunâtre. Sous le superbe bonnet phrygien d’un vermillon cru qui décorait le mur du fond, une main pieuse et malhabile avait charbonné quelques phrases célèbres de Marat, sous les auspices duquel le club s’était fondé.

Ce soir-là, une dizaine de membres à peine étaient réunis pour chercher quelles nouvelles proies il conviendrait de dépister afin d’en faire l’offrande à madame Guillotine.

Depuis la mort de Marat, Merlin avait pris la direction du club avec son vieil ami Fouquier-Tinville, l’accusateur public au Tribunal révolutionnaire.

Amis, sans doute, – des haines communes les rapprochaient, – mais de ces amis qui se guettent, qui s’épient, et dont chacun travaille dans l’ombre à saper la popularité de l’autre.

Actuellement, Fouquier-Tinville avait l’avantage, car Merlin venait de subir un humiliant échec.

Depuis plusieurs semaines, le conventionnel cherchait le moyen de perdre son collègue Delatour, auquel il ne pouvait pardonner son opposition à la loi des suspects, non plus que sa noble éloquence et son prestige auprès du peuple. Merlin avait discuté plusieurs fois les projets que lui inspirait sa haine avec les affiliés du club de la Fraternité. Rien n’était encore résolu lorsque, d’elle-même, la situation était devenue brusquement intéressante : une dénonciation anonyme avait été déposée contre Delatour, autorisant tous les espoirs.

« Des papiers compromettants… », « une conspiration contre la République… ». Quoi de plus vraisemblable que ce modéré, ce tiède toujours opposé aux mesures énergiques et aux répressions vigoureuses, eût pactisé secrètement avec les ennemis de la Nation ? Lui qui avait voulu sauver la meurtrière Charlotte Corday n’allait-il pas tenter d’arracher à leur supplice la veuve Capet, Manon Roland ou les infâmes girondins ?

Merlin, exultant, avait été chargé de diriger la visite domiciliaire ordonnée par le Comité de sûreté générale pour trouver les preuves de la trahison de Delatour. Et Merlin était revenu les mains vides…

L’insuccès de son entreprise était mal compensé par une maigre capture, celle d’une aristocrate, maîtresse présumée de Delatour et vraisemblablement sa dénonciatrice. Mais le vrai but était manqué.

Lorsque Merlin eut gagné, ce soir-là, la salle basse et obscure du Cheval-Borgne, il se rendit compte qu’une atmosphère d’hostilité régnait autour de lui.

Fouquier-Tinville, installé sur l’une des rares chaises solides de l’auberge, trônait au milieu de ses partisans. Parmi ceux-ci, les uns portaient la tenue correcte des petits bourgeois de l’ancien régime ; d’autres avaient la mise négligée des sans-culottes : pantalon rayé, carmagnole déboutonnée sur une chemise douteuse, bonnet rouge à cocarde tricolore.

Sur les tables boiteuses, des bouteilles d’eau-de-vie étaient disposées pour permettre aux membres de l’assemblée de réchauffer de temps à autre par une bonne rasade leur ardeur patriotique.

Après avoir grommelé en entrant un bonsoir maussade, Merlin était allé s’asseoir dans le coin le plus éloigné de la salle. Son salut avait été accueilli froidement. Fouquier-Tinville lui-même s’était incliné avec un air moqueur et un regard de mauvais augure. Puis il avait affecté un ton d’ironie condescendante chaque fois qu’il lui adressait la parole.

Ceux qui étaient rassemblés autour de l’accusateur public se rendaient compte que son étoile grandissait et prenaient déjà position de satellites.

Un fort gaillard, espèce de géant que ses larges épaules et ses poings massifs faisaient classer à première vue dans la corporation des charbonniers ou des portefaix, avait roulé un des tonneaux vides contre la table où était Merlin et s’était installé en face du conventionnel.

– Prends garde, citoyen Lenoir, lança Fouquier-Tinville avec un mauvais rire. Le citoyen-député ici présent va peut-être t’arrêter à la place du député Delatour qui vient de lui filer entre les doigts.

– Peuh ! Je n’ai aucune crainte, répliqua Lenoir avec un juron. Le citoyen Merlin est trop aristocrate pour jamais faire de mal à personne. Ses mains sont trop blanches, et quand il s’agit d’affermir la République, il aime mieux laisser la grosse besogne à d’autres. N’est-ce pas, monsieur Merlin ? ajouta le colosse avec un salut railleur et en appuyant sur l’appellation tombée en désuétude à cette époque d’égalité.

– Mon patriotisme est trop notoire, gronda Merlin, pour que je craigne les attaques des jaloux. En ce qui concerne Delatour, on avait prétendu que cette perquisition me fournirait des preuves contre lui. C’était faux. Je n’ai rien trouvé.

Lenoir cracha par terre, croisa ses bras velus sur la table et déclara solennellement :

– Le vrai patriotisme, celui que pratiquent les sans-culottes éprouvés, sait trouver les preuves nécessaires et n’abandonne rien au hasard.

Un chœur de grognements approbateurs accueillit la harangue du colosse.

Encouragé par l’attitude sympathique de la galerie Lenoir laissa libre cours à sa faconde et sembla s’attribuer la direction du groupe des mécontents que la déconfiture de Merlin paraissait consoler un peu du coup manqué contre Delatour.

– Tu n’es qu’un sot, Merlin, dit Lenoir avec une lenteur significative, si tu ne t’es pas aperçu que cette fille faisait le jeu de Delatour.

Merlin devint blême. Devant le géant hirsute planté en face de lui qui le jugeait avec tant d’assurance, il croyait se voir déjà en présence de ce tribunal impitoyable auquel il destinait lui-même tant d’innocents. Retranché derrière sa table au fond de la salle, il se faisait l’effet d’un accusé à la barre.

– Pourquoi l’aurais-je pensé ? fit-il avec aigreur. Cette fille l’avait dénoncé…

Quelques quolibets méprisants saluèrent cette piètre défense.

– D’après ta loi, citoyen Merlin, commenta ironiquement Fouquier-Tinville, n’est-ce pas un crime contre la République ? Mais il est évident que faire les lois et les appliquer sont deux choses fort différentes !

– Que pouvais-je faire ?

– Écoutez-moi cet innocent ! s’exclama Lenoir en ricanant. Qu’auriez-vous fait, vous patriotes, mes frères ? je vous le demande ; qu’auriez-vous fait à sa place ?

Ayant repoussé du pied le tonneau qui alla rouler plus loin, le colosse s’était dressé de toute sa hauteur. Il dominait Merlin de son mépris ; il dénonçait avec énergie une incapacité qui frisait la trahison.

– Je vous le demande, répéta-t-il, qu’aurait fait un bon patriote, qu’aurions-nous fait nous-mêmes dans la maison d’un homme que tous nous savons prêt à trahir la cause de la République ? Mes amis, le citoyen Merlin a trouvé un morceau de papier brûlé dans une cheminée, il a trouvé un portefeuille déchiré qui avait évidemment contenu des papiers importants, et il vient nous demander ce qu’il pouvait faire ?…

– Sans preuves formelles, on ne peut faire passer en jugement un homme de l’importance de Delatour. La foule se dresserait contre nous pour avoir eu l’audace de porter la main sur sa personne sacro-sainte.

– Sans preuves ? Qui a dit qu’il n’y avait pas de preuves ?

– J’ai trouvé des papiers brûlés et un portefeuille déchiré, c’est vrai. Mais c’était dans la chambre de la femme à qui j’ai fait avouer qu’elle venait de brûler les lettres d’un autre amant et qu’elle avait dénoncé Delatour à seule fin de se débarrasser de lui.

– Laisse-moi te dire, citoyen Merlin, qu’un vrai patriote aurait trouvé ces papiers dans la chambre de Delatour, et non dans une autre, et que parmi les cendres il aurait su découvrir une lettre adressée à la veuve Capet, à Condé, à Pitt, à qui tu voudras… enfin une lettre qui aurait prouvé définitivement et surabondamment que le député Delatour est un traître. Voilà ce qu’aurait fait un serviteur fidèle de la République ; voilà ce que j’aurais fait. Parbleu ! Puisque Delatour est un homme si éminent, puisqu’il faut enfiler des gants pour poser la main sur lui, choisissons alors d’autres armes. Sommes-nous donc des aristos pour hésiter à jouer le rôle du loup contre ce renard rusé ? Citoyen Merlin, es-tu le fils d’un ci-devant comte ou duc pour ne pas oser forger le document qui conduirait un traître à son juste châtiment ? Non, mes amis, la République n’a que faire des chiens bâtards ; elle qualifie de traître tout individu qui, par sa lâcheté, assure aux ennemis de la Nation l’impunité de leurs crimes.

Un tonnerre d’applaudissements suivit cette péroraison qu’avaient accompagnée une débauche de gestes et un choix d’épithètes énergiques que la plume du chroniqueur ne saurait reproduire. La voix de l’orateur, rude et mordante, avait un fort accent provincial très différent de l’intonation particulière aux Parisiens et dont il eût été difficile de préciser l’origine. L’ardeur qui agitait Lenoir le rendait saisissant à regarder. Dans sa tenue débraillée, il personnifiait la horde abjecte qui poussait vers l’échafaud l’élite de la Nation pour faire place à tous les vices et à toutes les turpitudes.