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La piste s’embrouille

Juliette attendit quelques secondes que les pas des six hommes eussent cessé de se faire entendre dans l’escalier de chêne. Pour la première fois depuis qu’était tombée l’épée de Damoclès, elle se retrouvait seule avec elle-même.

Ce répit ne pouvait être long. Il lui fallait mettre vite à profit ce bref instant pour trouver une issue hors des mailles tissées par elle autour de l’homme qu’elle aimait. Merlin et ses hommes allaient bientôt reparaître. La même comédie ne pourrait se jouer une seconde fois, et, tant que des papiers compromettants restaient dans son bureau particulier, Delatour demeurait entre les mains de son ennemi et sous la menace du même péril.

Juliette eut un instant l’idée de cacher le portefeuille sur elle pour en assumer la responsabilité en cas de découverte, mais une seconde de réflexion lui démontra l’impossibilité de cette tentative. Ces papiers, elle ignorait ce qu’ils contenaient ; peut-être certains d’entre eux étaient-ils de la main de Delatour et constituaient en eux-mêmes une preuve suffisante de sa trahison. Dès lors, que Merlin furieux de ne rien découvrir ordonnât de la fouiller, – Juliette frissonnait à cette pensée, – les documents seraient aussitôt découverts, examinés, et décèleraient immanquablement leur origine.

Non, la première chose qu’il fallait faire, c’était les emporter hors de la pièce, n’en pas laisser trace afin que Delatour ne donnât nulle prise à la suspicion. Elle se leva du canapé pour aller glisser un coup d’œil par la porte entrebâillée. Le vestibule d’entrée était désert ainsi que l’escalier. Du premier ; étage parvenaient distinctement le bruit de piétinement, de meubles qu’on roule et, de temps à autre, le ricanement brutal de Merlin. Juliette resta un moment aux aguets, essayant de comprendre ce qui se passait. Assurément Merlin et ses hommes étaient dans la chambre de Delatour, située à l’extrémité gauche du palier. Peut-être aurait-elle le temps d’exécuter le dessein qu’elle venait de concevoir. C’était risquer le tout pour le tout : si elle était arrêtée par un des hommes en haut de l’escalier, rien ne pourrait sauver Delatour pas plus qu’elle-même. D’autre part, en demeurant où elle était, sans agir, elle ne faisait que retarder l’inévitable moment de la découverte.

Elle décida de tenter la chance.

Dissimulant du mieux possible la volumineuse enveloppe de cuir dans les plis de sa jupe, elle se faufila sans bruit hors du bureau et monta l’escalier comme une ombre. Merlin et ses hommes, tout à leurs recherches dans la chambre à coucher de Delatour, ne prenaient pas garde à ce qui se passait derrière eux. Juliette atteignit le palier sans encombre et, tournant vivement à sa droite, se mit à courir le long du corridor dont l’épais tapis amortissait le bruit de ses pas.

Tout ceci s’était passé en moins d’une minute. À peine était-elle entrée dans sa chambre qu’elle entendit la voix de Merlin commander à un sectionnaire de se mettre en faction en haut de l’escalier. Elle ferma sa porte sans bruit.

Gertrude qui avait passé l’après-midi à faire les préparatifs de départ s’était endormie dans un fauteuil. Sans se douter des graves événements qui se succédaient en cet instant dans la maison, la brave femme ronflait paisiblement, les bras croisés sur sa vaste poitrine.

Juliette ne fit pas attention à elle. Aussitôt entrée, elle avait saisi des ciseaux et s’efforçait avec le plus de dextérité possible de fendre l’épaisse enveloppe de cuir. Bientôt le portefeuille laissa échapper son contenu sur la table. Un coup d’œil suffit pour la convaincre que la plupart de ces papiers, ainsi que l’avait dit Sir Percy Blakeney, étaient de nature à perdre sans retour leur possesseur. Beaucoup de ces pièces étaient de l’écriture du citoyen-député. Juliette, naturellement, n’avait pas le temps de les examiner plus attentivement ; elle se hâta d’en déchirer et d’en froisser quelques-unes et de jeter le tout pêle-mêle dans le cendrier du poêle qui était dans une encoignure de la chambre.

Il était regrettable pour Juliette qu’on fût à la belle saison. Sa tâche eût été beaucoup plus facile si l’on s’était trouvé au cœur de l’hiver avec un bon feu brûlant dans le poêle. Mais sa résolution était prise, et la force qui la faisait agir était le stimulant le plus puissant qui ait jamais poussé l’humanité à l’héroïsme. Sans souci des conséquences qui pourraient en résulter pour elle-même, elle n’avait plus qu’un objet en vue : sauver Delatour, le sauver à tout prix !

En face du lit, au-dessus d’un prie-Dieu de velours bleu, il y avait, attaché au mur, un bénitier d’argent représentant la Vierge et l’Enfant. Devant la statuette brûlait une petite lampe à l’huile. Juliette la prit avec précaution, de peur que la flamme ténue ne vînt à s’éteindre ; elle commença par répandre l’huile sur les fragments de papier, puis avec la mèche allumée y mit le feu.

La flamme jaillit et se propagea rapidement, l’huile aidant à la combustion. L’odeur âcre qui se dégageait du feu et les allées et venues de Juliette autour d’elle finirent par tirer Gertrude de son sommeil.

– Ce n’est rien, Gertrude, assura tranquillement Juliette à sa servante qui la regardait avec des yeux intrigués. Je me débarrasse de quelques vieilles lettres en les brûlant. Mais j’aimerais maintenant être seule un instant. Veux-tu descendre à la cuisine jusqu’à ce que je t’appelle ?

Accoutumée à faire tout ce que voulait sa jeune maîtresse, Gertrude se leva docilement.

– J’ai achevé de serrer vos affaires, mon trésor, dit-elle. Mais pourquoi ne m’avez-vous pas demandé de brûler ces papiers ! Voilà vos jolies mains toutes noircies, à présent…

– Chut ! Chut ! Gertrude, fit Juliette avec impatience en poussant doucement vers la porte la loquace servante. Cours maintenant à la cuisine et n’en reviens que quand je te le dirai. Ah ! un instant, ma bonne, ajouta-t-elle en la retenant, tu rencontreras peut-être des soldats dans la maison.

– Des soldats ici ! Seigneur, ayez pitié de nous !

– Du calme, Gertrude ! Ne t’effraye pas ainsi. Ils te poseront sans doute des questions.

– Des questions, à moi !… lesquelles ?

– Oh ! je ne sais pas au juste. Sur moi, par exemple…

– Mon enfant chérie, s’écria la pauvre femme tout alarmée, est-ce que ces démons sauraient qui vous êtes ?

– Non, non. Ils n’en savent rien. Mais tu n’ignores pas qu’au temps où nous sommes, le danger existe partout.

– Mon Dieu ! Douce Vierge Marie ! qu’allons-nous devenir…

– Il n’arrivera rien si tu essayes de garder ton calme et de faire exactement ce que je te dis. Va à la cuisine et attends que je t’appelle. Si les soldats entrent et t’interrogent, réponds ce que nous avions déjà convenu de dire en cas de visite domiciliaire. S’ils essayent de te faire peur, rappelle-toi que nous n’avons rien à craindre des hommes et que nos vies sont sous la garde de Dieu.

Tout en parlant, Juliette surveillait la masse incandescente qui se réduisait en cendres. Elle essayait d’aviver les restes de la flamme, car les fragments d’une feuille plus épaisse avaient résisté à la combustion.

Gertrude, avec soumission, se mit en devoir de quitter la pièce, émue par l’expression étrange et lointaine de sa maîtresse. Les souffrances par lesquelles venait de passer Juliette donnaient à son pâle visage une beauté immatérielle ; ses yeux brillaient comme s’ils contemplaient une vision de l’au-delà, tandis que sa chevelure blonde mettait comme une auréole de sainte au-dessus de son front blanc et pur.

Gertrude se signa avant de sortir de la chambre.

Quand elle ouvrit la porte, un courant d’air vint souffler la dernière flamme qui léchait les quelques bouts de papier que le feu n’avait pas consumés. Juliette se hâta de les tourner et de les retourner : sur aucun l’écriture ne demeurait visible. En somme, tout ce qui pouvait trahir Delatour était réduit en poussière. La petite lampe s’était éteinte, faute d’huile et il n’y avait pas d’autre moyen de refaire du feu pour achever la destruction des derniers débris des documents accusateurs. Impossible à détruire, le portefeuille était resté béant sur la table. Juliette, après une seconde d’hésitation, l’enfonça dans la valise ouverte, au milieu de ses vêtements. Puis, ne voyant rien d’autre à faire, elle sortit à son tour de la chambre.