Peu après son retour, rue des Cordeliers, Delatour était ressorti pour se mettre à la recherche de son ami, Sir Percy Blakeney. L’ayant trouvé dans son hôtellerie de la rue de l’Arbre-sec, tous deux avaient arrêté ensemble les dispositions finales pour éloigner de Paris au plus vite Mme Delatour et Anne-Mie.
Malgré son optimisme naturel, Delatour n’avait pas attendu jusque-là pour se préoccuper de leur sécurité. En voyant le despotisme de la Terreur s’installer en maître sur tout le pays, il avait prévu le cas où sa mère et sa cousine seraient obligées de chercher refuge hors de France. Depuis plusieurs mois déjà, au temps où il jouissait de la faveur et de la confiance générales, il avait pris soin de réunir les passeports indispensables et de prendre avec Sir Percy les dispositions capables d’assurer leur passage en Angleterre. Il ne restait plus qu’à mettre ces mesures à exécution sans tarder.
Le lendemain même de la visite domiciliaire, dès la pointe du jour, Mme Delatour et sa jeune parente quittaient la rue des Cordeliers. Elles étaient censées aller rendre visite à une cousine malade, en province, et n’emportaient que peu de bagages dans leur grande berline de voyage. Malgré la sérénité qu’affectait Paul Delatour, les adieux avaient été pénibles, et c’est le cœur plein d’angoisse que Mme Delatour se sépara de son fils. Quand leur serait-il donné de se revoir ?
La mère du citoyen Delatour, représentant du peuple, pouvait voyager sans crainte d’être molestée, et la sortie de Paris s’opéra facilement. La voiture prit la route de Rouen où Mme Delatour et Anne-Mie devaient retrouver deux des plus habiles lieutenants du Mouron Rouge, qui étaient chargés de les escorter jusqu’à la côte et de les embarquer à bord du Day Dream.
De ce côté, Delatour était donc libre de toute préoccupation. Restait la vieille Gertrude.
L’arrestation de sa jeune maîtresse avait rendu la malheureuse femme presque folle de désespoir. Delatour lui avait offert de partir avec sa mère et sa cousine, mais naturellement, rien n’avait pu la décider à quitter Paris sans Juliette.
– Si mon cher agneau doit périr, répétait-elle au milieu de ses larmes, je n’ai plus de raison de vivre et les monstres peuvent m’emmener aussi. Mais si mon enfant chérie doit être remise en liberté, il faut qu’elle me retrouve près d’elle. Que ferait-elle sans moi dans cet affreux Paris ? Nous n’avons jamais été séparées l’une de l’autre. Qui lui préparerait ses repas et repasserait ses fichus, je vous le demande ?
La raison et le bon sens étaient naturellement impuissants devant ce dévouement naïf et sublime. Qui aurait eu le cœur de dire à la pauvre femme que la Terreur, telle un dogue féroce, desserrait rarement ses mâchoires une fois qu’elle les avait refermées sur une victime.
Tout ce que Delatour put faire pour Gertrude fut de la conduire à son ancienne demeure de la rue des Petits-Champs et de lui remettre une généreuse somme d’argent capable d’assurer ses besoins pendant longtemps. Obscure et insignifiante, elle ne courait guère de risques d’être inquiétée dans sa retraite.
En retrouvant son cadre familier, la digne créature se rasséréna un peu. Elle se mit aussitôt à ranger et frotter le petit intérieur en se berçant de l’illusion qu’elle préparait l’humble logis pour le retour prochain de sa jeune maîtresse.
Enfin, Delatour pouvait se consacrer à la tâche qui pour lui primait tout : retrouver Juliette.
Fort du prestige que lui conférait son titre de député, il comptait que la recherche serait relativement facile.
Il commença par se rendre au Palais de Justice dans l’espoir d’être admis à consulter la liste des détenus mis en état d’arrestation dans les différentes sections de Paris au cours de la journée précédente. Mais, soit que la consigne fût devenue plus sévère, soit que la liste de la veille n’eût réellement point été remise au Palais de Justice ainsi qu’un greffier l’en assura, Delatour ne put rien apprendre. Quelques mots de ce sous-ordre lui avaient d’ailleurs donné à entendre que ces listes étaient incomplètes, qu’elles fournissaient souvent des indications erronées quant au lieu de détention des citoyens arrêtés, et que le plus sûr moyen de retrouver la piste d’un détenu était de consulter les livres d’écrou de chaque prison.
La tâche se faisait plus ardue. Paris, alors, était riche en prisons, maisons de détention ou maisons nationales de sûreté, et c’était par milliers que les malheureux entassés derrière leurs lourdes portes verrouillées attendaient d’être traduits devant le Tribunal. Dans laquelle de ces geôles Juliette avait-elle été enfermée ?
La première chose à faire était de s’assurer que la jeune fille ne se trouvait pas à la Conciergerie. En général, c’était là qu’étaient écroués les prévenus que le Tribunal voulait juger sans tarder.
Delatour eut un serrement de cœur lorsqu’il descendit de la cour de Mai dans la petite cour en contrebas dominée par des murailles grises, qui donnait accès à la sinistre prison. Le concierge Richard ne se trouvant point dans la salle d’entrée, Delatour, dirigé par un guichetier, partit à sa recherche à travers un dédale de petites pièces, de couloirs, de passages à demi souterrains barrés de loin en loin par des grilles, à peine éclairés par un jour sépulcral.
Dans une des premières salles, il vit un spectacle qui le fit frémir : deux hommes, évidemment les condamnés du matin, étaient entre les mains des valets de Sanson qui manœuvraient silencieusement de grands ciseaux pour leur couper les cheveux et tailler le col de leur habit.
Détournant les yeux de ce lugubre spectacle, il pénétra dans le parloir clos de grilles où s’entendaient les conversations animées et les rires de quelques détenus et de leurs visiteurs. Les prisonniers vivaient à l’ombre de la mort sans paraître s’occuper d’elle. Tous ceux qui passaient à la Conciergerie – rares étaient ceux qui y séjournaient, plus rares encore ceux qui en sortaient libres – avaient à cœur de ne manifester ni crainte ni émotion amollissante. Ensemble, ils soupaient, riaient, chantaient, plaisantaient ; puis le lendemain apprenaient que leurs compagnons de la veille étaient partis au supplice en leur envoyant leurs compliments.
Delatour vit en passant jusqu’où pouvait aller ce sang-froid déconcertant en présence de la mort si proche et cette gaieté incompréhensible que des témoins ont qualifiée de féroce.
Dans une galerie, quelques prisonniers et prisonnières s’étaient réunis pour jouer la scène dont quelque jour, ils seraient eux-mêmes les véritables acteurs. L’un d’eux était censé représenter Sanson et se tenait à côté de la machine de mort figurée par deux chaises posées l’une sur l’autre. Tour à tour, des dames de haute noblesse, des filles de ducs et de comtes, les cheveux relevés et massés au sommet de la tête, venaient s’agenouiller devant ce semblant de guillotine et introduire leur cou blanc entre les barreaux tandis que de jeunes gentilshommes adressaient des discours à une foule imaginaire. Il régnait là une gaieté bruyante, des rires fusaient, des mots d’esprit jaillissaient…
Delatour frissonna… Dieu soit loué, il ne voyait pas Juliette parmi les acteurs de cette effroyable comédie.
Un peu plus loin, dans la cour des femmes, un spectacle tout autre s’offrit à son regard. Quelques détenues vêtues avec dignité et même une certaine recherche, respiraient l’air tiède automnal. Les unes, réunies autour de la fontaine, lavaient un fichu, un bonnet, ou quelque objet de lingerie ; d’autres se promenaient par petits groupes et s’entretenaient d’un air grave et paisible ; l’une d’elles tenait à la main un livre de prières usé qu’elle venait de fermer, sa lecture terminée. Celles-là aussi se préparaient à la mort, mais d’une autre façon.
Enfin, on trouva Richard. À la question posée par Delatour, il répondit de l’air d’un fonctionnaire qui connaît à fond son affaire :
– La citoyenne Marny ? Inconnue. D’ailleurs, depuis deux jours, je n’ai reçu ici que des hommes.
Inconnue… Un soupir de soulagement s’échappa de la poitrine de Delatour. Juliette n’était pas à la Conciergerie ; elle n’était pas dans cette antichambre de la mort.
Où aller maintenant ? Il se dirigea vers la prison la plus proche, la Force. Là, le concierge fut aussi formel :
– Point de citoyenne Marny ici.
À l’Abbaye, même réponse ; aux Carmes également.
Delatour continua sa revue par le Luxembourg avec un léger espoir que c’était à cette prison, la plus proche de la rue des Cordeliers, que Merlin avait fait conduire Juliette.
Mais, là encore, nouvelle déconvenue : le concierge Benoît parcourut du regard la dernière page de son livre d’écrou et Delatour entendit encore une fois la phrase fatidique :
– Juliette de Marny ? Inconnue.
Mais dans la façon dont Benoît l’avait prononcée, une oreille attentive pouvait percevoir un soupçon d’hésitation. Mis en éveil, Delatour demanda :
– M’autorises-tu, citoyen-concierge, à visiter ton établissement que j’ai le désir de connaître ?
– Parfaitement, citoyen-député, répondit Benoît avec empressement. Ton titre de représentant du peuple t’en donne le droit.
Delatour passa de longs moments à parcourir en tous sens l’ancien palais. Il suivit de vastes galeries, monta de grands escaliers de pierre, parcourut d’interminables corridors sur lesquels donnaient les pièces occupées par les détenus, jetant à droite et à gauche des regards rapides sur ceux qu’ils rencontraient.
Certes, la recherche était malaisée, étant donné l’animation qui régnait de tous côtés. Les nombreux ci-devant que la loi des suspects venait de jeter là se réunissaient par petits groupes pour échanger les nouvelles, vraies ou fausses, introduites du dehors par les fournisseurs. Des perruquiers, des tailleurs d’habits, des commissionnaires allaient et venaient, ainsi que les domestiques des détenus, autorisés à apporter à leurs maîtres des objets de mobilier ou de literie.
Dans la grande galerie, des jeunes gens à qui manquaient les exercices de plein air et les longues chevauchées jouaient au ballon pour se détendre.
Delatour avait beau regarder, nulle part il n’aperçut les boucles blondes et la silhouette élancée qu’il cherchait. Après avoir parcouru l’immense palais, il ressortit découragé, sans deviner que là-haut, sous les combles, dans une aile écartée, une petite chambre renfermait sa bien-aimée.
Ne s’avouant pas encore vaincu, il se rendit du Luxembourg à Port-Royal, de Port-Royal au collège Duplessis, à Sainte-Pélagie, à Saint-Lazare, pour recevoir partout la même réponse négative.
Désespéré, il entendit sonner le couvre-feu. À cette heure tardive, l’accès des prisons n’était plus possible. Il comprit qu’il ne pouvait pousser plus loin ce soir-là son infructueuse enquête. Mais la pensée de rentrer dans sa demeure déserte pour y chercher un repos impossible lui était odieuse. Aussi erra-t-il longtemps dans les rues sombres et tortueuses du centre de Paris. Il ressentait une extrême lassitude et une détresse infinie. Une seule chose l’aidait à garder la lucidité de sa pensée et l’activité de son esprit ; l’espoir de sauver Juliette. La lune éclairait d’un rayon pâle les rives de la Seine qu’il longeait maintenant lorsque, soudain, il sentit une main se poser sur son bras.
– Venez donc jusqu’à mon taudis, mon cher, dit à son oreille une voix sympathique et traînante tandis qu’une étreinte affectueuse semblait vouloir l’arracher à la contemplation du fleuve sombre et maussade. C’est un sale trou, mais au moins nous pourrons y causer en paix.
Delatour, tiré de ses méditations, leva les yeux et reconnut Sir Percy Blakeney. Grand, élégant, de bonne mine, celui-ci, par sa simple présence, parut dissiper l’atmosphère morbide qui pesait sur son ami.
Delatour suivit docilement Sir Percy, par un dédale de petites rues du vieux quartier Saint-Germain-l’Auxerrois, jusqu’à la rue de l’Arbre-Sec, devant la porte largement ouverte d’une petite hôtellerie.
– Le patron n’a rien à craindre des larrons et des voleurs, expliqua Blakeney comme il faisait franchir à son ami le seuil étroit et le précédait dans l’escalier branlant. Il laisse la porte ouverte à tout venant, mais l’intérieur de la maison est si peu engageant que personne n’est tenté d’entrer.
– Je me demande pourquoi vous tenez à vous loger ici, remarqua Delatour avec un sourire fugitif en pénétrant dans une petite chambre du premier étage, tandis qu’il comparait l’élégance raffinée de son ami avec la malpropreté de son indésirable entourage.
Sir Percy carra sa vaste personne dans les profondeurs d’un vieux fauteuil vermoulu, étendit ses longues jambes devant lui et répondit tranquillement :
– Je n’attends pour quitter ce damné trou que le moment où je pourrai vous faire sortir de cette ville d’assassins.
Delatour secoua la tête :
– Alors, vous ferez mieux de retourner tout de suite en Angleterre, car je ne quitterai point Paris maintenant.
– Tout au moins sans Juliette de Marny, dirons-nous, rectifia Sir Percy avec placidité.
– Je crains bien qu’elle ne soit hors de notre portée, dit Delatour d’un air sombre.
– Vous savez qu’elle est au Luxembourg ? demanda soudain Sir Percy.
Une lueur brilla dans les yeux de Delatour :
– En êtes-vous sûr ? Je le supposais, d’après la façon dont le concierge m’avait répondu, mais j’ai eu beau parcourir tout le bâtiment, je ne l’ai point vue.
– Vous ignorez alors qu’elle doit être jugée demain ?
– Ils ne l’auront pas fait languir longtemps, remarqua Delatour amèrement. Cela ne m’étonne pas.
– Que vous proposez-vous de faire ? :
– La défendre jusqu’à mon dernier souffle.
– Vous l’aimez donc toujours ?
– Toujours.
Le regard, l’accent, la détresse infinie d’une passion sans espoir contenue dans ce seul mot apprirent à Blakeney ce qu’il voulait savoir.
– Elle vous a trahi, cependant, insinua-t-il.
– Et pour expier cette faute, – commise pour remplir un serment fait à son père, – elle est prête à donner sa vie.
– Et vous, vous êtes prêt à lui pardonner ?
– Comprendre, c’est pardonner, répliqua simplement Delatour ; et je l’aime.
– Votre ange du ciel…, fit Sir Percy avec un léger sourire.
– Non, la femme que j’aime avec toutes ses faiblesses, toutes ses fautes. Pour la conquérir, je donnerais mon âme ; pour la sauver, je donnerais ma vie.
– Et elle ?
– Elle ?… Elle ne m’aime pas. Autrement, m’aurait-elle dénoncé ?
Il s’accouda à la table et ensevelit sa tête dans ses mains. Même à un ami il ne voulait pas montrer combien il souffrait, combien était profonde la blessure de son cœur.
Sir Percy garda le silence. Un sourire singulier se jouait au coin de sa bouche expressive. Dans son esprit se dressait l’image de la jolie Marguerite Blakeney qui l’aimait d’un amour si ardent et qui, cependant, avait failli le perdre. Delatour apprendrait, lui aussi, à connaître les contradictions qui se livrent un perpétuel combat dans les replis secrets du cœur féminin.
Il fit un mouvement comme s’il allait parler, communiquer quelque chose d’important à son ami, mais il se ravisa, et secoua ses épaules avec l’air de dire : « Laissons faire le temps et les circonstances. »
Quand Paul Delatour releva la tête, Sir Percy était assis tranquillement dans son fauteuil, le visage dépourvu de toute expression.
– À présent que vous savez combien je l’aime, mon ami, reprit Delatour dès qu’il fut maître de son émotion, voulez-vous la prendre sous votre protection, une fois qu’ils m’auront condamné, et la sauver en souvenir de l’amitié fidèle qui nous a toujours unis ?
Un sourire étrange et énigmatique éclaira la physionomie de Sir Percy.
– La sauver… Nous attribuez-vous, à moi et à ma ligue, un pouvoir surnaturel ?
– À vous, oui, je crois ! répondit Delatour avec gravité.
Une fois de plus Sir Percy parut sur le point de révéler quelque chose à son ami ; une fois de plus il se contint. Le Mouron Rouge n’était pas un être impulsif, mais un homme d’action clairvoyant et rempli de prudence. Delatour, avec ses yeux brillants et ses mouvements fiévreux, ne lui paraissait pas être dans un état propice pour recevoir la confidence de plans dont le succès ne tenait qu’à un fil.
C’est pourquoi Sir Percy se contenta de sourire et de dire paisiblement :
– Eh bien ! je ferai de mon mieux !