28
Coup de théâtre

La petite troupe poursuivit sa marche en silence le long du fleuve. Juliette et Delatour se demandaient vaguement où on les conduisait ; à quelque autre prison, sans doute, pour les soustraire à la fureur de la foule. Bien que ne se faisant aucune illusion sur leur sort, ils éprouvaient un sentiment de soulagement de se sentir hors d’atteinte de la horde féroce qu’on entendait rugir au loin. À part cela, le reste leur importait peu. L’instant suprême de leur existence était arrivé et les trouvait réunis. Tous deux sentaient déjà planer sur eux l’ombre de la mort, et ce que rien d’autre n’aurait pu faire, cette ombre puissante l’accomplit en un instant. Juliette se rapprocha de Delatour et dans les ténèbres sa main chercha la sienne.

Pas un mot, pas un murmure ne fut échangé, mais Delatour, avec l’instinct infaillible de sa propre passion, comprit tout ce que cette main mignonne voulait lui faire savoir. En même temps tout pour lui cessa d’exister, sauf la douceur ineffable de cette étreinte. La mort, la crainte de la mort disparurent de ses pensées ; la vie était belle et, dans l’âme de ces deux êtres, entra une grande paix, presque le bonheur.

La pression de leurs doigts enlacés avait suffi pour leur révéler mutuellement le fond de leur cœur. Dès lors, qu’importaient la populace et ses clameurs, le bouillonnement et le tumulte de cet univers misérable ? Tous deux s’étaient découverts l’un l’autre, et, la main dans la main, ils partaient ensemble pour le pays du rêve, terre merveilleuse où n’existe ni le doute ni la trahison.

Paul Delatour ne pensait plus : « Elle ne m’aime pas… autrement m’eût-elle trahi ? » Il sentait dans sa main les doigts de Juliette, et leur étreinte confiante et prolongée lui disait que le cœur de la jeune fille – à ses yeux, le trésor le plus précieux – lui appartenait tout entier.

Juliette, de son côté, savait qu’il lui avait pardonné. Que dis-je ! Il n’avait rien à lui pardonner, car l’amour est plein de douceur et de tendresse. Il ne juge pas. L’amour comprend tout et emplit le cœur d’une mansuétude infinie.

Perdus dans leur rêverie, ils allaient donc, sans s’inquiéter du lieu vers lequel on les conduisait. Leur regard errait distraitement sur le quartier désert qu’ils traversaient ; après avoir franchi la Seine au pont Neuf, la petite troupe venait de s’engager dans la rue de l’Arbre-Sec. Tout près, sur la droite, se trouvait la lugubre petite hôtellerie de la Cruche-Cassée. En reconnaissant l’endroit, Delatour se prit à penser à Sir Percy et se demanda vaguement ce qu’il avait pu devenir. Certes, il ne doutait ni de la hardiesse ni du dévouement de son ami, mais les circonstances étaient telles qu’il aurait fallu une ingéniosité plus grande encore que celle du Mouron Rouge pour…

– Halte !

L’ordre sonna net et clair dans les ténèbres saturées d’humidité.

Delatour dressa l’oreille, frappé par je ne sais quoi de singulier dans ce simple mot de commandement.

L’escorte fit halte avec un cliquetis d’armes et aussitôt retentit un cri sonore :

– À moi, Delatour ! C’est le Mouron Rouge !

En même temps, d’un coup de poing vigoureux, quelqu’un d’invisible faisait tomber la lanterne la plus proche, et l’écho de la voix joyeuse n’avait pas fini de résonner dans la rue que Delatour et Juliette se sentaient entraînés sous une porte voisine.

Dans l’obscurité on entendait le bruit d’une bataille confuse, menée à grand renfort de jurons anglo-saxons. Les gardes nationaux étaient tombés les uns sur les autres à bras raccourcis et, sans lesdits jurons pour les éclairer, Delatour et Juliette n’auraient rien compris à ce qui se passait.

– Bravo Tony ! Gadzooks, Ffoulkes, voilà du bon travail !

Cette voix joyeuse… impossible de s’y méprendre ! Mais, bonté divine ! d’où sortait-elle donc ?

Une chose, tout au moins, paraissait claire ; deux hommes de l’escorte étaient maintenant étendus dans la boue et les trois autres gardes penchés sur eux les ficelaient solidement avec des cordes.

Que signifiait tout cela ?

– Hé, mon cher Delatour, vous ne supposiez tout de même pas que je laisserais Mlle de Marny dans cette damnée situation.

Tout près de Juliette et de Delatour, dans le sombre passage qu’éclairait à peine un lumignon fumeux, se dressait la haute silhouette de l’orateur du club de la Fraternité, le sanguinaire citoyen Lenoir.

Confondus, n’en croyant pas leurs yeux, les deux jeunes gens considéraient avec stupeur l’immense boucher flamand qui, lui-même, les regardait d’un air amusé.

– Hélas, je fais bien triste figure, dit celui-ci mais c’était la seule façon de faire marcher ces coquins à mon gré. Mille excuses, mademoiselle, de vous avoir fait passer un si mauvais quart d’heure, mais à présent vous voilà entourée d’amis. Consentirez-vous à me pardonner ?

– Blakeney… commença Delatour.

Mais Sir Percy l’interrompit aussitôt :

– Chut, mon ami, notre temps est précieux. Rappelez-vous que nous sommes encore dans Paris et Dieu seul sait comment nous pourrons sortir, cette nuit, de cette cité meurtrière. Comme notre ligue ne pouvait tenter qu’une opération pour vous secourir, j’ai dû employer les seuls moyens dont je disposais pour vous faire condamner ensemble, afin de vous sauver ensemble. Morbleu ! ajouta-t-il en riant, mon ami Fouquier-Tinville sera de méchante humeur quand il s’apercevra que le citoyen Lenoir a mené par le bout du nez les représentants de la justice du peuple.

Tout en parlant, il avait emmené Delatour et Juliette dans une pièce étroite et mal éclairée du rez-de-chaussée de l’hôtellerie. Maintenant il appelait Brogard, l’hôte de cette demeure peu engageante.

– Brogard, hé Brogard, criait-il de sa voix de stentor ; où diable se trouve l’animal ? Ah ! te voilà ! fit-il lorsque le citoyen Brogard, plein d’empressement et d’obséquiosité, les poches bourrées d’or anglais, arriva en traînant la savate. Où cachais-tu donc ton aimable figure ? Allons, procure encore un bout de corde pour achever de ligoter ces valeureux soldats, puis qu’on les amène vivement ici et qu’on leur fasse ingurgiter la drogue que j’ai fait préparer pour eux. J’aurais certes mieux aimé de ne pas m’encombrer de leurs personnes, mais ce grand escogriffe d’Hanriot aurait pu soupçonner quelque chose. En tout cas le mal n’est pas grand. Ces braves patriotes en seront quittes pour quelques heures de profond sommeil pendant lesquelles il leur sera impossible de nous nuire.

Dans la rue, la lutte avait été de courte durée. Les trois jeunes lieutenants du Mouron Rouge étaient tombés si brusquement et avec une telle vigueur sur les soldats d’Hanriot, que ceux-ci n’avaient même pas eu le temps de crier : « Au secours ! »

Tout appel, d’ailleurs, eût été vain. Par cette nuit sombre et pluvieuse, la rue était déserte ; tous les citoyens d’humeur agitée étaient encore à une demi-lieue de là en train de hurler autour du Palais de Justice. Deux ou trois têtes s’étaient bien montrées aux fenêtres des maisons voisines, mais il n’y avait pas moyen de rien distinguer dans cette obscurité et, du reste, le bref combat terminé, tout était rentré dans le silence.

La paix régnait donc de nouveau dans la rue de l’Arbre-Sec, et, dans la buvette de la Cruche-Cassée, deux soldats de la garde nationale gisaient à terre bâillonnés et ficelés, tandis que trois autres soldats riaient de bon cœur en s’épongeant le front.

Lord Anthony Dewhurst, Sir Andrew Ffoulkes et Lord Hastings avaient joué le rôle à merveille. C’était Lord Hastings qui avait présenté l’ordre écrit à Hanriot. Au milieu de leur petit groupe se dressait la taille athlétique de l’homme audacieux qui avait conçu ce plan hardi.

– Allons, mes amis, voilà un premier acte qui n’a pas trop mal marché, fit-il d’un ton encourageant. Maintenant, il nous faut passer au second. Nous devons nous échapper de Paris cette nuit même, sans quoi, demain, c’est la guillotine pour toute la bande.

Ses lieutenants, sensibles à l’accent de gravité soudaine qu’ils percevaient dans sa voix, levèrent la tête, prêts à écouter les ordres de leur chef.

Sir Percy, cependant, se tournait vers Juliette et lui faisant avec courtoisie un salut de gentilhomme :

– Mademoiselle de Marny, dit-il, permettez-moi de vous conduire dans une chambre bien indigne de vous, mais où vous pourrez cependant vous reposer quelques instants pendant que je donnerai mes avis et instructions à mon ami Delatour. Dans cette chambre, vous trouverez un déguisement que je vous prierai de revêtir sans perdre un instant. Hélas, ce ne sont que des loques sordides, mais nous ne devons pas, cette nuit, avoir l’air d’aristocrates et de l’apparence que vous prendrez dépendra votre salut et le nôtre.

Il baisa galamment le bout des doigts de la jeune fille et ouvrit une porte pour lui permettre de passer dans la pièce contiguë.

Dès que la porte se fut refermée, il se tourna vers ses compagnons :

– Les uniformes ne sont plus de saison, déclara-t-il d’un ton péremptoire. Tony, il y a ici un ballot de défroques innommables. Accoutrez-vous tous les quatre avec cette friperie le plus vite que vous le pourrez. Nous devons avoir l’air, ce soir, de la bande de sans-culottes la plus dépenaillée qu’aient jamais vue les rues de Paris.

Lord Anthony Dewhurst, l’un des plus élégants dandies de la cour d’Angleterre, avait tiré d’un placard moisi un paquet de hardes malpropres. En quelques minutes la transformation était faite et quatre individus mal nippés, à l’aspect louche, se présentaient à l’inspection de leur chef.

– Parfait, s’écria gaiement Sir Percy. Maintenant au tour de Mlle de Marny.

À peine achevait-il ces mots que la porte de la chambre voisine s’ouvrit, livrant passage à une étrange figure : une femme vêtue de vêtements minables, la figure noircie, les cheveux graisseux enfoncés sous un bonnet sale et chiffonné, s’avança dans la pièce.

Un transport d’enthousiasme accueillit cette horrible apparition. En voyant qu’elle avait un rôle actif à jouer pour le salut commun, Juliette de Marny avait retrouvé tout son sang-froid et toute sa présence d’esprit. De hardis compagnons risquaient leur vie pour la sauver ; à elle maintenant de les aider, par son énergie, à exécuter leur plan. Elle s’était donc efforcée, en revêtant la défroque d’une tricoteuse, d’en prendre véritablement l’apparence. Rien qu’un regard sur ce parfait travesti assurait le chef de l’héroïque petite bande que ses instructions seraient suivies à la lettre.

Delatour, de son côté, avait l’aspect d’un véritable sans-culotte avec son maillot de laine noire, son pantalon effrangé et ses pieds nus chaussés de sabots boueux.

Tous écoutèrent avec une religieuse attention les dernières instructions de Sir Percy.

– Nous allons nous mêler aux émeutiers et il faudra crier, gesticuler comme eux, calquer en tout notre conduite sur la leur. Mlle de Marny, mes félicitations pour votre costume. Je vous engage à prendre la main de notre ami Delatour et à ne la lâcher sous aucun prétexte, une consigne pas bien difficile à observer, il me semble, ajouta-t-il avec un sourire joyeux. La vôtre, Delatour, n’est pas plus compliquée : je vous ordonne de vous charger de Mlle de Marny et de ne la quitter pour rien au monde jusqu’à ce que nous soyons sortis de Paris.

– Sortis de Paris ! répéta Delatour.

– Parfaitement, repartit Sir Percy avec énergie, sortis de Paris ! et avec une foule hurlante à nos trousses encore, si bien que la police sera doublement sur ses gardes. Mes amis, vous devez vous rappeler avant tout que notre signe de ralliement est le cri aigu de la mouette trois fois répété. Ce cri vous guidera jusqu’au moment où vous aurez franchi la barrière, jusqu’à la délivrance et à la liberté. Et maintenant allons, et à la grâce de Dieu !

Ses compagnons l’écoutaient, vibrant d’émotion. Comment aurait-on pu ne pas suivre ce chef aventureux et vaillant, à la voix entraînante et au fier maintien ?

– À présent, en route ! conclut Blakeney. Cet animal d’Hanriot a dû disperser à l’aide de ses renforts cette horde d’hyènes glapissantes. La foule va se porter vers le Temple pour réclamer sa proie. Allons-y à sa suite. En avant, mes amis ! N’oubliez pas le cri de la mouette !

Delatour prit la main de Juliette dans la sienne.

– Nous sommes prêts, dit-il, et Dieu assiste le Mouron Rouge !

Alors les cinq hommes, entourant Juliette, franchirent la porte de l’hôtellerie et se retrouvèrent dans la rue.