Le bruit d’une porte qui s’ouvre les tira tous deux de leur extase.
Anne-Mie, pâle, tremblante, le regard terrifié, venait de se glisser dans le salon. Delatour se releva vivement. Tout de suite il oubliait son bonheur présent à la vue de la souffrance peinte sur les traits de la pauvre enfant. Il alla rapidement à sa rencontre mais Anne-Mie, qui paraissait en proie à un trouble inexprimable, se précipita vers Mme Delatour.
– Anne-Mie, lui dit-il avec inquiétude, qu’y a-t-il ? Est-ce que ces gredins auraient osé… ?
Rappelé brusquement à la réalité, il s’adressait à lui-même d’amers reproches pour avoir oublié, dans un moment de joie égoïste, celles qui attendaient de lui aide et protection. Il connaissait la grossièreté des soldats employés aux besognes de police, il connaissait l’âme basse de Merlin et la brutalité de ses propos.
Mais Anne-Mie le rassura aussitôt :
– Non, Paul, ils ne m’ont rien fait, répondit-elle en essayant de dominer son émotion : Gertrude était avec moi dans la cuisine. Ils nous ont obligées à ouvrir les buffets, les armoires, à sortir la vaisselle pendant qu’ils examinaient tout. Il a même fallu vider tout le pain de la huche et tout le bois du coffre. Puis, voyant qu’il ne trouvait pas ce qu’il cherchait, le citoyen Merlin nous a interrogées longuement.
– Interrogées ? Sur quoi ?
– Sur vous, Paul, répondit Anne-Mie, sur votre mère. Il m’a demandé aussi quelle était la citoyenne qui est en visite chez nous.
Étonné du ton étrange de sa cousine, Delatour la regarda plus attentivement.
– Anne-Mie, dit-il avec beaucoup de douceur, tu as l’air bouleversé comme si une catastrophe venait de se produire. Qu’as-tu donc dans ta main, mon enfant ?
Anne-Mie abaissa son regard sur le papier qu’elle tenait. Il était visible qu’elle faisait des efforts inouïs pour reprendre son sang-froid.
– Quel est donc ce papier ? Veux-tu me le montrer, Anne-Mie ? répéta Delatour.
– Le citoyen Merlin vient de me le donner, commença Anne-Mie avec plus de calme. Il était courroucé de n’avoir rien trouvé jusque-là contre vous et avait l’air d’une bête furieuse qui a manqué sa proie.
– Vraiment ?
– Je ne sais pas ce qu’il espérait tirer de moi, mais je lui ai déclaré tout de suite que vous ne parliez jamais de vos affaires politiques devant votre mère ni devant moi et que je n’avais pas l’habitude d’écouter aux portes.
– Bien. Et alors ?
– Alors, il a essayé de se renseigner sur… sur notre visiteuse ; mais, là encore, je ne lui ai rien dit. J’ai compris par ses paroles qu’une dénonciation était parvenue ce matin même au Comité de salut public, une simple lettre anonyme, vous accusant de trahison, qui avait été déposée dans la boîte publique des dénonciations.
– Comme c’est étrange, observa Delatour qui écoutait attentivement. J’aurais donc un ennemi caché… Je ne vois pas qui cela peut être et je me demande si je saurai jamais d’où vient cette dénonciation.
– C’est justement ce que j’ai dit au citoyen Merlin.
– Comment ? Qu’est-ce que tu lui as dit ?
– Que je me demandais si nous pourrions découvrir un jour quel était votre ennemi.
– Tu as eu tort, petite fille, de parler si librement avec une brute pareille.
– Ne craignez rien, Paul. Je sais être prudente. Mais le citoyen Merlin paraissait disposé à parler et je tenais à ne pas perdre cette occasion de m’éclairer.
– T’a-t-il appris quelque chose ?
– Il a commencé par me demander si j’avais vraiment envie de savoir qui vous a dénoncé.
– J’espère que tu as dit que non, Anne-Mie.
– En vérité, c’est oui que j’ai répondu, répliqua-t-elle avec une énergie soudaine, les yeux fixés maintenant sur Juliette qui, silencieuse et immobile, suivait ce dialogue avec angoisse. Pouvais-je ne pas souhaiter savoir qui vous a trahi ? savoir quelle est la créature assez vile, assez perfide pour tenter de vous livrer aux mains de ces monstres ? Vous Paul, qui n’avez jamais fait que du bien autour de vous…
– Allons, allons, Anne-Mie, tu t’excites beaucoup trop, dit Delatour, souriant malgré lui de la véhémence avec laquelle la jeune fille traitait cette question, après tout secondaire, de la découverte du dénonciateur.
– Je vous demande pardon, Paul. Mais comment ne serais-je pas émue, dit Anne-Mie d’une voix tremblante, quand je pense à la basse trahison que le citoyen Merlin semble soupçonner ?
– Ah ! Merlin t’a fait part de ses soupçons ? fit Delatour avec étonnement.
– Il a fait plus, murmura-t-elle tout bas. Il m’a donné ce papier, la dénonciation même, arrivée ce matin au Comité de salut public. Il pense que l’un de nous pourrait peut-être reconnaître l’écriture.
Elle s’arrêta et tendit à Delatour le papier chiffonné qu’elle avait gardé jusque-là. Delatour s’avançait pour le prendre lorsque Juliette se dressa, le visage empourpré, et, instinctivement, s’élança vers Anne-Mie.
Ce ne fut qu’un geste, suivi d’un silence de mort. Mais, durant l’espace d’un éclair, Delatour avait lu l’aveu de sa culpabilité dans le regard de Juliette. Révélation atroce, inattendue. Il lui sembla que la foudre venait de s’abattre, consumant dans ses flammes son idéal et son bonheur. Sa bien-aimée n’était plus… Il ne voyait à présent devant lui qu’une femme séduisante aux pieds de laquelle il avait mis les trésors accumulés de son amour, une femme qu’il avait secourue, abritée, protégée, et qui le payait de retour par une trahison.
Elle s’était introduite chez lui, l’avait surveillé, espionné, elle lui avait menti… Le choc était trop violent, trop rude, pour qu’il pensât même à chercher les motifs qui avaient pu pousser Juliette à le livrer. À ce moment, le passé, le présent, l’avenir, tout s’effaçait devant l’écroulement de son rêve le plus cher.
Juliette n’essayait même pas de démentir son aveu involontaire, et, d’un regard suppliant, semblait prier Delatour de lui épargner une honte plus complète. Elle savait que chez lui la pitié dominait tous les sentiments. C’est à sa pitié qu’elle faisait un suprême appel afin de ne pas être écrasée par l’humiliation devant Mme Delatour et Anne-Mie.
Sa prière silencieuse fut comprise. Après avoir fermé les yeux une seconde comme pour repousser à jamais la vision de la bien-aimée disparue, Delatour se ressaisit, et, se tournant vers sa cousine :
– Donne-moi ce billet, Anne-Mie, dit-il froidement. Peut-être reconnaîtrai-je la main qui l’a écrit.
– Ce n’est plus nécessaire, maintenant, répliqua lentement Anne-Mie sans quitter des yeux le visage de Juliette où elle avait lu, elle aussi, ce qu’elle souhaitait découvrir.
Et elle laissa tomber la feuille.
Delatour se pencha pour la ramasser, la défroissa, l’ouvrit, et s’aperçut alors qu’elle était toute blanche.
– Il n’y a rien d’écrit sur ce papier, observa-t-il avec étonnement.
– Rien d’autre, dit Anne-Mie, que l’aveu d’une trahison.
– Anne-Mie, ce que tu viens de faire est mal.
– Peut-être. Mais j’avais deviné la vérité et je voulais m’assurer que je ne m’étais pas méprise. Dieu m’a donné le moyen de m’éclairer, et de vous éclairer en même temps.
– Moins tu parleras de Dieu en ce moment, Anne-Mie, mieux cela vaudra. Veuille t’occuper de ma mère qui me paraît avoir besoin de tes soins.
Docile au désir de son cousin, Anne-Mie s’empressa autour de la vieille dame que ces émotions successives avaient brisée.
Elle-même ressentait déjà le contrecoup de son acte. Un moment auparavant, elle avait éprouvé une joie farouche, primitive et très humaine à l’idée de détrôner l’idole qui lui avait volé l’amour de son cousin. La jalousie lui avait inspiré le moyen d’arriver à ce but, et maintenant que sa révélation avait produit les effets qu’elle en attendait, maintenant que Paul était désabusé et Juliette confondue, elle aurait dû se réjouir. Cependant, elle ne retirait de sa victoire qu’une profonde détresse. De gros sanglots la secouaient toute, car il lui avait suffi de regarder son cousin pour voir qu’en l’éclairant, elle lui avait brisé le cœur.
Le maintien ferme et l’expression de vivante énergie qui caractérisaient Delatour avaient disparu. Nulle flamme ne brillait plus dans ses yeux noirs. Muet et le regard perdu dans le vague, il semblait avoir subitement vieilli, tandis que d’un geste machinal il tournait et retournait ce morceau de papier blanc qui avait réduit son rêve à néant.
– Comme il l’aimait ! soupira Anne-Mie pendant qu’elle posait un châle sur les épaules de Mme Delatour.
Juliette n’avait pas proféré une parole. Le cœur mort, l’esprit engourdi, elle était comme pétrifiée. Il n’y avait de vivant en elle que le regard qu’elle gardait fixé sur Delatour. Elle vit ainsi passer successivement sur son visage tous les reflets de l’agonie de son âme : la surprise de la découverte, la détresse causée par le coup fatal, et, maintenant, cette affreuse torpeur qui ressemblait à l’immobilité de la mort.
Pas un instant, elle ne lut en lui l’horreur ou le mépris.
Quant à elle, son âme n’était plus qu’un morne désert.
Puis, peu à peu, elle vit cet homme énergique se ressaisir et lutter contre le désespoir qui l’avait envahi. Le mouvement des doigts se fit plus ferme, son corps se redressa. Le souvenir d’autres inquiétudes, d’autres préoccupations que les siennes venait l’aider à soulever le fardeau accablant de son chagrin.
Il se rappela le portefeuille et se demanda dans quel but Juliette l’avait dissimulé, retardant ainsi le moment inévitable de la découverte. L’idée qu’un changement s’était opéré en elle et que maintenant elle voulait le sauver ne s’offrit point à son esprit.
Non, il ne pouvait croire qu’une chose, c’est que Juliette s’était jouée de lui quand elle s’était mise sous sa protection, quand elle avait écouté l’aveu de son amour, et surtout lorsque, un moment auparavant, le voyant emporté par sa passion, elle avait paru y répondre elle-même.
Quand le souvenir de ce moment d’exquise folie revint dans son cerveau douloureux, il leva enfin les yeux et regarda Juliette avec une expression de reproche si navrante qu’Anne-Mie sentit son cœur se briser de pitié.
Juliette avait aussi vu ce regard. Sa rigidité disparut en même temps qu’elle reprenait enfin conscience du présent. Peu à peu ses genoux se plièrent et elle tomba prosternée devant Delatour, sa tête dorée courbée sous le poids de sa faute et de son repentir.