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Hospitalité

– Puis-je faire quelque chose pour vous, mademoiselle ? demanda une voix douce et timide.

Juliette, tirée de sa contemplation du passé, sourit à la jeune fille pâle et légèrement contrefaite qui venait d’entrer et lui tendit la main.

– Vous m’avez montré tant de bonté que j’ai hâte de me lever pour vous remercier tous, répondit-elle.

– Vous sentez-vous suffisamment remise ?

– Oh ! je me sens très bien maintenant. C’est la peur causée par ces horribles gens qui m’a fait perdre connaissance.

– Les misérables auraient été capables de vous tuer si…

– Voudriez-vous être assez bonne pour me dire où je suis ?

– Vous êtes chez M. Paul Delatour – je veux dire chez le citoyen-député Delatour. C’est lui qui vous a arrachée des mains de la populace que ses paroles ont réussi à calmer. Il a une si belle voix, il parle si bien qu’il arrive toujours à se faire écouter.

– Vous semblez l’aimer beaucoup, remarqua Juliette dont les yeux s’étaient soudain embrumés.

– C’est bien naturel, répliqua simplement la jeune fille tandis qu’une flamme de reconnaissance et de tendresse illuminait sa figure pâle. C’est lui et sa mère qui m’ont élevée, remplaçant pour moi les parents que j’ai perdus en naissant. Paul Delatour m’a appris tout ce que je sais.

– Comment vous appelez-vous ?

– Anne-Mie.

– Et moi, Juliette, Juliette Marny, ajouta-t-elle après une seconde d’hésitation. Je n’ai pas de parents, moi non plus, et c’est ma vieille nourrice qui m’a élevée. Mais parlez-moi encore de M. Delatour. Il m’a rendu un tel service que je voudrais le connaître davantage.

– Voulez-vous me permettre d’arranger votre chevelure ? dit Anne-Mie comme pour éviter de répondre. M. Delatour est dans le salon avec sa mère. Dès que vous serez prête, vous pourrez aller les rejoindre.

Sans la questionner davantage, Juliette s’abandonna aux mains d’Anne-Mie. Celle-ci remit en ordre sa coiffure, lui prêta un fichu de mousseline fraîchement repassé et fit en sorte d’effacer sur sa personne toute trace de sa terrible aventure.

Juliette était émue et intriguée tout à la fois. La douceur et la complaisance d’Anne-Mie la touchaient, et elle se demandait quelle pouvait bien être la position de la jeune fille dans la famille Delatour. Était-ce une parente, une servante d’un degré supérieur ? En tout cas, que ce fût ou non sur un pied d’égalité, elle avait été la compagne de jeunesse du député et Juliette, avec la merveilleuse divination que possède toute femme en ces matières, avait déjà pressenti l’attachement d’Anne-Mie pour Delatour. À la simple mention de son nom, l’âme de la jeune infirme se mettait à vibrer et son visage se transfigurait, revêtant alors une véritable beauté.

Sa toilette achevée, Juliette de Marny se considéra dans la glace d’un œil critique. Du bout du doigt, elle ajusta une boucle d’autant plus charmante qu’elle avait l’air plus indisciplinée et ses yeux restèrent un instant fixés sur l’image que lui renvoyait le miroir. Pourquoi ? elle n’aurait su le dire. Coquetterie instinctive, sans doute…

La simplicité seyante des robes du jour lui allait à merveille. La ligne assez haute de la taille, qui annonçait déjà la mode plus accentuée de l’époque suivante, faisait valoir la grâce souple de ses membres et l’élégance de sa tournure. Le fichu bordé de fine dentelle qui se croisait sur la poitrine arrondissait les contours de son buste un peu mince. Une masse de cheveux blonds, soyeux et bouclés, mettait autour de son visage une véritable auréole d’or.

Se retournant, elle rencontra le regard d’Anne-Mie fixé sur elle. La petite infirme, avec un soupir mélancolique, effaça de la main les plis de son tablier et, voyant que sa compagne était prête à la suivre, la guida jusqu’au salon où Mme Delatour et son fils étaient réunis.

– Vous êtes, je l’espère, remise de votre émotion, mademoiselle, lui dit Paul Delatour de cette voix chaude et grave dont le timbre l’avait frappée lorsqu’elle l’avait entendu témoigner en faveur de Charlotte Corday.

– Tout à fait remise, monsieur, et je viens vous remercier de l’intervention grâce à laquelle…

Mais Delatour ne lui permit point d’exprimer davantage sa gratitude. Lui avançant un fauteuil, il la fit asseoir auprès de sa mère tandis que la vieille dame, d’une voix douce au timbre un peu fêlé, lui adressait quelques questions bienveillantes.

Delatour, désireux d’éviter l’effort d’une conversation suivie à la jeune fille dont la fatigue était visible, reprit bientôt avec sa mère, l’entretien interrompu, mais tout en parlant ses yeux sombres cherchaient de temps à autre ceux de Juliette comme pour solliciter son approbation.

Le temps qui s’écoula jusqu’au repas du soir parut très court à Juliette. Elle écoutait avec intérêt ces propos qui lui révélaient bien des choses sous un aspect nouveau. Les circonstances l’avaient obligée à vivre dans une telle retraite qu’elle avait à peine compris le drame qui se jouait autour d’elle. Au moment où la France s’enflammait pour les idées de liberté et de fraternité, elle était retenue au chevet de son père infirme. Depuis, elle avait mené avec sa vieille servante une existence solitaire, sans contact avec le monde révolutionnaire qui lui inspirait une horreur assez légitime. Delatour, lui, n’avait rien d’un révolutionnaire ni d’un démagogue. Âme généreuse, esprit idéaliste, porté peut-être à l’utopie, il possédait une rare faculté de sympathie pour les malheureux et les déshérités de l’existence. Il parlait ce soir-là de ce peuple de Paris qu’il paraissait connaître admirablement, distinguant le bien qui était au fond de ces cœurs frustes de la rude écorce de vice dont la misère les avait entourés.

Des incidents comme celui qui venait de se passer avaient souvent dégénéré en scènes de violence, de pillage, voire de meurtre, mais devant la maison du député Delatour, tout était rentré dans le calme peu après qu’il eut soustrait Juliette à la troupe hurlante de ses assaillants. Il n’avait eu qu’à les haranguer quelques instants, et tous ces gens excités, ramenés à la raison par ses paroles, s’étaient dispersés tranquillement.

– Excusez-moi, mademoiselle, dit-il en s’adressant à Juliette, mais votre sécurité exige que nous vous gardions ici quelque temps prisonnière. Personne ne songerait à vous inquiéter sous ce toit ; mais il serait imprudent, après l’incident de tout à l’heure, d’essayer de traverser le quartier ce soir même.

– Il faut cependant que je parte, monsieur, il le faut absolument, répondit-elle vivement. Je vous remercie beaucoup de votre proposition, mais je ne puis laisser seule et sans nouvelles ma pauvre Gertrude.

– Qui est Gertrude ?

– Ma bonne vieille nourrice. Elle ne m’a jamais quittée. Imaginez combien elle doit être inquiète et désolée en ne me voyant pas rentrer !

– Où habitez-vous, mademoiselle ?

– 15, rue des Petits-Champs.

– Voulez-vous me permettre de lui porter un message de votre part et de l’assurer que vous êtes en sécurité chez moi où il est incontestablement plus sage que vous restiez pour l’instant ?

– Si vous en jugez ainsi, soit, répondit-elle avec une vive émotion.

Ainsi donc, le destin l’avait amenée dans cette maison et voulait qu’elle y demeurât.

– De la part de qui porterai-je ce message, mademoiselle ? demanda Delatour.

– Mon nom est Juliette Marny.

En prononçant ces mots, elle le regarda attentivement. Mais dans le visage expressif de son hôte, aucun signe ne vint montrer que ce nom le frappât. Un flot de colère envahit l’âme de Juliette. Ce nom ne signifiait donc rien pour lui ? Il ne lui rappelait pas que sa main était teinte de sang ? Cinq ans, il est vrai, sont une longue période ; surtout ces cinq années si chargées d’événements. Mais certains souvenirs peuvent-ils jamais s’effacer ?

Cependant, Paul Delatour, pressé de mettre son projet à exécution, s’inclina devant elle et sortit du salon.

Anne-Mie, qui était allée surveiller les préparatifs du souper, revint bientôt près de sa tante, et les trois femmes restèrent à causer paisiblement en attendant le retour du maître de la maison.

Juliette avait recouvré son calme et ressentait, en dépit d’elle-même, une impression de bien-être, presque de contentement. Elle avait vécu trop longtemps dans un logis modeste et resserré pour ne pas apprécier le confort et l’élégance de ce bel intérieur. La maison des Delatour n’avait ni les vastes proportions, ni la splendeur de l’hôtel de Marny, mais tout y témoignait d’un goût particulièrement raffiné. Le mobilier d’Aubusson, la majestueuse pendule de Boulle trônant sur la grande cheminée, quelques pièces en vernis Martin, les vitrines garnies de statuettes d’ivoire et de précieux bibelots rapportés d’Extrême-Orient par l’aïeul de Delatour, formaient un ensemble harmonieux. La table du souper qu’on apercevait dans la pièce voisine, couverte de linge fin et brillante d’argenterie, indiquait des habitudes de luxe et d’élégance que n’avait point réussi à supprimer l’esprit égalitaire de la Révolution.

Lorsque au bout d’un long moment Delatour reparut, l’atmosphère de sympathie paisible dans laquelle se détendait Juliette se fit tout de suite plus chaude, plus animée. La rue, leur dit-il, était tout à fait calme ; Mlle Marny n’avait rien à craindre, et, pour lui ôter tout sujet d’inquiétude, il avait ramené Gertrude avec lui.

Les larmes de joie de la digne créature en apprenant que Juliette était saine et sauve avaient ému le cœur compatissant de Delatour et il avait trouvé tout naturel d’engager la servante à venir rejoindre sa jeune maîtresse. Il leur offrait à toutes les deux l’abri de sa maison jusqu’à ce que le nuage provoqué par l’incident de la journée se fût dissipé.