Devant la porte des Delatour, Blakeney se sépara d’Anne-Mie avec autant de courtoisie qu’il en eût montré pour prendre congé d’une grande dame de la cour d’Angleterre.
Anne-Mie pénétra dans la maison à l’aide de sa clef particulière et referma sans bruit la lourde porte. Silencieusement, comme un fantôme, elle se glissa dans l’escalier, mais, sur le palier du premier étage, elle se trouva face à face avec Paul Delatour qui sortait de sa chambre.
– Anne-Mie ! s’exclama-t-il avec un tel accent de joie que la jeune fille s’arrêta une seconde, le cœur battant, sur la dernière marche.
Ainsi donc il était heureux de la revoir et paraissait plein d’anxiété à son sujet.
– Vous aurais-je causé de l’inquiétude ? demanda-t-elle.
– De l’inquiétude ? Mais je ne vivais plus depuis que je m’étais aperçu que tu étais sortie seule à pareille heure. Je n’avais pas encore osé le dire à ma mère. Je ne te demande pas où tu es allée, mais une autre fois, rappelle-toi, mon enfant, que les rues de Paris ne sont pas sûres et songe à l’angoisse de ceux qui t’aiment lorsqu’ils te croient en danger.
– Ceux qui m’aiment…, murmura-t-elle très bas.
– Ne pouvais-tu me demander de t’accompagner ?
– Non, je préférais être seule. Les rues étaient très tranquilles et… je voulais parler à Sir Percy Blakeney.
– À Blakeney ! s’écria Delatour stupéfait. Que pouvais-tu bien avoir à lui dire ?
La jeune fille, si peu habituée à la dissimulation, avait, sans le vouloir, laissé échapper la vérité.
– Je pensais qu’il pourrait m’aider. Je me sentais si troublée, si tourmentée.
– Et tu t’es adressée à lui plutôt qu’à moi ? dit Delatour d’un ton d’affectueux reproche.
Il ne pouvait s’expliquer cette démarche extraordinaire de la part de sa timide cousine.
– C’est à votre sujet que j’étais inquiète et vous vous seriez moqué de moi !
– Moqué de toi ! C’est une chose que je ne ferai jamais, Anne-Mie ; mais pourquoi cette inquiétude ?
– Parce que je vous vois côtoyer en aveugle de grands dangers, et accorder votre confiance à des personnes dont vous auriez raison de vous défier.
Delatour fronça les sourcils et se mordit les lèvres pour arrêter la riposte sévère qui allait s’en échapper.
– Est-ce que Blakeney fait partie des personnes dont je devrais me défier ? interrogea-t-il d’un ton léger.
– Non, répondit-elle brièvement.
– Alors, ma petite, il n’y a pas lieu de te tourmenter. Blakeney est le seul de mes amis que tu ne connaisses pas intimement. Quant aux autres personnes qui m’entourent actuellement, tu sais que tu peux leur accorder ta confiance et ton affection, ajouta-t-il d’un air significatif.
Il saisit la petite main qu’une émotion contenue faisait trembler. Anne-Mie vit qu’il avait deviné ce qui se passait dans son esprit, et elle eut honte d’elle-même. Depuis quinze jours elle était torturée par la jalousie, mais au moins elle avait souffert sans le montrer ; personne n’avait touché à cette blessure qui provoque le sourire plus souvent que la pitié. Maintenant, par sa faute, deux hommes connaissaient son secret. Tous deux lui avaient montré de la bonté et de la sympathie, mais Blakeney ne pouvait rien pour elle et Delatour lui en voulait de ses insinuations.
Un rapide examen de conscience révéla à la pauvre fille combien ses craintes avaient été égoïstes et sa manière d’agir inconsidérée. En cet instant elle aurait volontiers donné sa vie pour que son cousin ignorât la jalousie qu’elle lui avait laissé voir. Tout au moins espérait-elle qu’il n’avait pas deviné son amour.
Sur le palier sombre, faiblement éclairé par la lumière qui venait de la chambre de Delatour, Anne-Mie ne pouvait voir l’expression de son visage, mais la main robuste qui tenait la sienne était chaude et caressante. Anne-Mie devina sa pitié et le sang lui monta au visage. Incapable d’en supporter davantage, elle murmura un rapide bonsoir et s’enfuit dans le corridor pour aller s’enfermer dans sa chambre avec ses tristes pensées.