Hanriot n’avait pu maintenir la populace en respect jusqu’à l’arrivée des renforts de la section. Quelques minutes après l’enlèvement de Juliette et de Delatour, les émeutiers avaient rompu le barrage formé par les gardes nationaux et s’étaient rués sur la charrette pour constater que celle-ci était vide et que leur proie avait disparu.
– Ils sont maintenant presque arrivés au Temple, leur cria Hanriot, tout réjoui de leur déconvenue.
On put croire un instant que la fureur populaire allait se retourner contre le commandant de la garde nationale et ses hommes. À la vision soudaine du danger, le visage enflammé d’Hanriot blêmit. Mais tout aussitôt, un cri retentit dans les ténèbres :
– Au Temple !
– Oui, c’est cela… Au Temple ! Au Temple !… répondirent d’autres voix. Et bientôt le même cri fut repris par toute la foule. Une bousculade formidable se produisit, le flot humain se précipita sur le pont au Change et envahit l’autre rive du fleuve. Quelques instants plus tard, la Cité était retombée dans le silence, tandis que, dans la rue Saint-Martin, la rue du Temple et les rues avoisinantes, résonnaient les couplets du sauvage Ça ira.
En quittant la rue de l’Arbre-Sec, Sir Percy Blakeney et ses compagnons avaient trouvé les quais à peu près déserts, mais il n’était pas difficile de deviner quelle direction la foule avait prise, rien qu’à entendre les clameurs et les vociférations qui s’élevaient du côté du Châtelet et de l’Hôtel de Ville. Guidés de la sorte, ils longèrent le quai d’un pas alerte, sans éveiller la suspicion des rares passants. Ils croisèrent seulement quelques manifestants dont la pluie avait rafraîchi l’ardeur et qui regagnaient leur logis, tout trempés, et d’assez méchante humeur.
Sir Percy qui marchait en tête ne craignait pas de les interpeller hardiment au passage :
– Hé ! citoyens, a-t-on rattrapé les traîtres ? Arriverons-nous à temps pour les voir pendre ?
Les autres, furieux de n’avoir rien vu, ne répondaient guère que par des grognements ou des jurons. Quelqu’un bougonna :
– Pas la peine d’attraper la mort pour pendre ce soir des gens qui seront guillotinés demain !
Bientôt, la petite troupe s’engagea dans d’étroites rues obscures. Au carrefour de la rue des Archives et de la rue du Temple, Sir Percy se retourna vers ses compagnons. La rumeur qui les avait guidés jusque-là venait de s’enfler brusquement.
– Mes amis, dit-il tout bas en anglais, nous approchons maintenant de la canaille. Pressez le pas et tâchez de vous glisser au plus épais de la foule. Nous nous retrouverons de l’autre côté de la prison. Surtout, prêtez l’oreille au cri de la mouette !
Sans attendre de réponse, il disparut dans l’obscurité.
Au bout de la rue, des hurlements sauvages se succédaient sans répit. Évidemment, les émeutiers étaient parvenus devant la prison et réclamaient à grands cris qu’on leur livrât les condamnés.
La main de Delatour enserra plus étroitement celle de Juliette.
– Avez-vous peur, ma bien-aimée ? murmura-t-il tendrement.
– Non, puisque vous êtes près de moi, répondit-elle tout bas.
Le moment d’agir avec sang-froid était arrivé. Obéissant au Mouron Rouge, tous hâtèrent le pas et, après avoir dépassé quelques traînards, ils rejoignirent la queue de la foule. Tant qu’ils purent gagner du terrain, Lord Hastings, Sir Andrew Ffoulkes et Lord Anthony Dewhurst avancèrent allègrement, suivis, de près par Delatour et Juliette. Bientôt, ils n’eurent qu’à se laisser porter par le flot humain qui venait déferler sur la place du Temple.
C’était un spectacle inoubliable que celui de cette horde humaine. Trempés par la pluie, ivres de leur fureur et de l’eau-de-vie absorbée aux divers cabarets de la route, tous les manifestants hurlaient, les femmes plus fort que les autres. L’une d’elles traînait un bout de corde qui, espérait-on, pourrait être utile.
Le refrain fameux s’éleva de nouveau, clamé par des voix innombrables :
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
Les aristocrates à la lanterne.
Et Delatour, tenant toujours Juliette par la main, se mit à vociférer de toutes ses forces :
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
Tous les aristos on les prendra !
Sir Andrew Ffoulkes se retourna et se mit à rire. L’aventure paraissait vraiment drôle à ces jeunes gentilshommes d’Outre-Manche qui entraient à la perfection dans l’esprit de leur rôle. C’était à qui crierait le plus fort « À la lanterne » pour exciter ceux qui les entouraient.
Paul Delatour et Juliette, eux aussi, étaient gagnés par une sorte d’ivresse. Transportés par la joie d’être réunis, ils aspiraient éperdument à la liberté, ils éprouvaient un désir violent de vivre… de vivre et d’aimer.
Ils continuaient donc à avancer dans la boue, pressés, bousculés par cette foule qui était leur plus sûr refuge. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin, comme dit le proverbe, que de tenter de découvrir les deux prisonniers fugitifs dans cette masse houleuse et sombre.
Devant le Temple, on enfonçait comme dans un vrai marécage. Il régnait sur la place une épaisse obscurité que ne parvenaient point à percer les quelques lanternes suspendues aux murs et à l’entrée de la prison.
Comme la petite troupe de nos amis émergeait dans l’espace découvert, ils entendirent le cri strident de l’oiseau de mer trois fois répété. Puis une voix enrouée hurla dans l’obscurité :
– Tonnerre ! On ne me fera pas croire que les condamnés sont maintenant dans le Temple. M’est avis, citoyens, qu’on nous a bernés une fois de plus.
Cette voix à l’accent singulier arrivait à dominer, le tumulte, et les mots qu’elle avait lancés eurent un effet immédiat. Malgré les fumées de l’alcool qui obscurcissaient les esprits, tous ces énergumènes, comprenant qu’on les frustrait de la vengeance convoitée, poussèrent des clameurs de rage et de protestation. Puis, comme une grande masse bouillonnante, la foule se précipita sur la farouche prison dont les hautes tours se perdaient dans le ciel sombre.
Obéissant aux instructions de leur chef, les trois jeunes Anglais demeuraient au milieu de la cohue, formant avec Delatour un rempart autour de Juliette pour la protéger contre les poussées brutales. Sur leur droite, le cri de la mouette jeté de temps à autre leur donnait courage et confiance.
Les émeutiers qui étaient en avant s’écrasaient contre le mur d’enceinte en réclamant à grands cris le gardien de la prison. Mais la grande porte aux gonds et aux serrures massives ne s’ouvrit point. En arrière, les tours de l’ancienne forteresse demeurèrent silencieuses et indifférentes, comme si leurs épaisses murailles méprisaient les pygmées qui s’agitaient et hurlaient à leurs pieds.
Alors, la voix stridente se fit entendre de nouveau :
– Pardi ! c’est bien ce que je pensais. Les prisonniers ne sont pas au Temple. Ces imbéciles les ont laissés échapper et ils craignent à présent la colère du peuple.
Avec une facilité vraiment surprenante, la foule fit sienne cette nouvelle idée, et ceux qui étaient prêts, la seconde d’avant, à donner l’assaut à la vieille forteresse en abandonnèrent l’idée. Peut-être la hauteur des murailles, l’obscurité de la nuit, le harcèlement de la pluie, étaient-ils pour quelque chose dans ce brusque revirement ; peut-être aussi l’attrait qu’exerce toujours l’imprévu. Quoi qu’il en fût, le cri fut repris et gagna de proche en proche avec une merveilleuse rapidité.
– Les prisonniers ont échappé… Les prisonniers ont échappé…
– Ils ont peut-être gagné les barrières, à l’heure qu’il est, suggéra la même voix dans l’obscurité.
Un frémissement parcourut la foule.
– Eh bien ! courons aux barrières, lança une voix timbrée tout près de Juliette.
– Aux barrières !… Aux barrières !… clamèrent en écho de nombreuses voix.
« C’est à nous de savoir nous servir de la foule », avait dit le Mouron Rouge. Il voulait qu’elle le fît sortir, lui et ses amis, de l’enceinte de la capitale et, palsambleu ! il semblait en passe de réussir.
Le cœur de Juliette battait à grands coups dans sa poitrine. Sa petite main nerveuse étreignait les doigts de Paul Delatour avec force. La jeune fille se sentait transportée d’admiration pour ce gentilhomme grimé en sans-culotte qui, grâce à son esprit de ressources et à son audace, arrivait à diriger à son gré une aventure que tout autre eût jugée désespérée.
– Aux barrières !… Aux barrières !…
Comme un troupeau de chevaux sauvages cinglés par le fouet du dresseur, la populace commençait à se disperser dans toutes les directions, se ruant en désordre vers les portes de la cité par lesquelles les prisonniers pouvaient avoir eu l’idée de s’enfuir.
Les trois Anglais et Delatour, avec Juliette au milieu d’eux, ne s’étaient pas laissé emporter par le flot. Devant la prison, la foule restait encore très dense, car les rues qui partaient de la place n’offraient que d’étroits dégagements. C’est dans ces rues que sans-culottes et tricoteuses s’engouffraient comme un torrent dévastateur pour courir sus aux barrières. Ils avançaient, tête baissée, se poussant et se bousculant, renversant les plus faibles, piétinant ceux qui avaient glissé dans la boue visqueuse. Les uns s’élançaient dans la direction de Belleville et de Popincourt, d’autres vers la porte Saint-Martin et la porte Saint-Denis, beaucoup avançaient au hasard, sans but précis.
Peu à peu les émeutiers désertèrent la place sombre pour s’enfoncer dans les petites rues plus sombres encore. Et comme ils couraient ! Ici en masse compacte et houleuse, là en groupes dispersés, jurant, grommelant, s’apostrophant.
Distinct, malgré le bruit de la foule, le cri de la mouette se fit entendre vers l’est. Aussitôt la petite troupe se dirigea du côté d’où venait l’appel de son chef, mélangée aux émeutiers nombreux qui se hâtaient vers la porte de Ménilmontant, une des portes les plus proches du Temple. Les fugitifs couraient hardiment et, en un quart d’heure, la barrière au-delà de laquelle s’étendait le cimetière du Père-Lachaise fut atteinte.
Chaque porte de la capitale était gardée jour et nuit par un détachement de sectionnaires ou de gardes nationaux composé d’une vingtaine d’hommes et commandé par un officier. Une telle surveillance suffisait amplement à rendre impossible aux suspects la sortie de Paris ; mais, ce soir, que pouvait un aussi petit nombre de gardes devant une pareille multitude ? Aux barrières du nord et de l’est de la cité se ruaient plusieurs milliers de forcenés qui, s’ils avaient à peu près oublié la raison de leur fureur, avaient du moins dans la tête un projet bien net, celui de forcer les portes à tout prix.
Et, avec une clameur sauvage, l’assaut fut donné à la porte de Ménilmontant. Comme une vague énorme, enflée par la tempête, la populace déborda les soldats qui essayaient vainement de la contenir. Les émeutiers, furieux de la résistance qui leur était opposée, réclamaient à grand renfort de jurons et de menaces l’ouverture de la barrière. Le peuple souverain entendait être obéi. La garde nationale était impuissante. Le feu, ouvert au hasard dans l’obscurité sur l’ordre de l’officier, n’eut pas d’autre effet que de surexciter encore la rage populaire. En une seconde, les assaillants eurent raison du petit poste, renversèrent les portes et se répandirent hors de l’enceinte en poussant de longs cris de victoire auxquels firent écho de lointains roulements de tonnerre.
La pluie s’était transformée en orage et parfois les éclairs faisaient surgir de l’ombre des figures farouches surmontées de bonnets rouges.
Les chemins de Ménilmontant, si calmes d’ordinaire, furent envahis de toutes parts et les vainqueurs, ruisselants et à bout de forces, arrivèrent devant le vaste cimetière du Père-Lachaise. La vue des grandes allées bordées de monuments funèbres et de cyprès pareils à de longs spectres eut pour effet d’éteindre l’agitation des braillards et de faire naître chez tous ces malheureux un sentiment de crainte mêlée de respect.
La majesté silencieuse de la cité des morts semblait abaisser sur les passions tumultueuses des vivants un regard sévère et méprisant. Le cimetière était sombre, lugubre et désert. Quand les éclairs y jetaient leurs soudaines lueurs, on eût dit que des processions de fantômes se déroulaient lentement autour des tombes.
La foule, intimidée, se détourna en tremblant du champ de l’éternel repos. De l’intérieur du cimetière parvint alors le cri de la mouette, trois fois répété. Cinq silhouettes sombres se détachèrent de la populace et, l’une après l’autre, se glissèrent silencieusement dans l’enceinte du Père-Lachaise par une brèche du mur.
Une fois encore, le cri de l’oiseau de mer traversa la nuit.
Ceux qui l’entendirent dans la foule qui se débandait frissonnèrent sous leurs vêtements mouillés. Il semblait que ce fût l’appel d’une âme sortie du tombeau. Plusieurs femmes, machinalement, se signèrent ou marmottèrent une invocation à la Vierge qu’elles avaient cessé de prier. Dans l’enceinte du cimetière, tout était silence et paix. La terre mouillée étouffait des pas furtifs qui s’avançaient lentement vers le bloc de pierre massive élevé sur le tombeau des amants immortels, Héloïse et Abélard.