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Le plaidoyer de Paul Delatour

Un tonnerre d’applaudissements salua cette déclaration. Des cris de : « Hardi ! Vas-y, Delatour ! » partirent des bancs où se pressait l’assistance. Tous, hommes et femmes, lassés par la monotonie des jugements précédents, se réjouissaient du tour imprévu que prenaient les débats.

Si Delatour s’en mêlait, l’affaire allait devenir intéressante. Voilà un citoyen qui savait parler ! Et chacun se cala sur son siège avec la perspective de passer un agréable quart d’heure.

Les députés présents, que la chaleur et la longueur de la séance commençaient à endormir, sortirent de leur torpeur et se penchèrent pour considérer leur collègue avec curiosité. Un sourire se dessinait sur les lèvres minces de Robespierre dont le regard cherchait Merlin pour voir l’impression que lui causait cette scène. L’aversion de Merlin pour Delatour n’était un mystère pour personne et Robespierre nota avec amusement la lueur de triomphe qui brillait dans ses yeux.

Assis tout au fond de la salle, le citoyen Lenoir, l’organisateur de ce spectacle passionnant, contemplait avec une évidente satisfaction la scène qu’il avait annoncée d’avance aux membres du club de la Fraternité.

Merlin, de ses yeux perçants, avait essayé à plusieurs reprises de distinguer, parmi la foule des spectateurs, la vaste personne et la tête massive du boucher flamand, mais l’obscurité régnait dans la partie de la salle réservée au public. Par contre, la lumière du prétoire éclairait en plein le brun visage de Delatour et le regard ardent qu’il fixait sur l’infâme accusateur de Juliette.

De la jeune fille, le public ne s’occupait plus, tout l’intérêt s’étant concentré sur Delatour, et personne ne remarqua la vive rougeur qui avait envahi ses joues pâles dès les premières paroles de son défenseur.

Fouquier-Tinville attendit un instant que l’agitation se fût apaisée. L’intérêt de ce qui allait suivre ramena bientôt le silence dans la salle.

Fouquier-Tinville reprit alors :

– Eh bien ! citoyen Delatour, qu’as-tu à dire pour la défense de l’accusée ?

– Je déclare, répondit Delatour d’une voix forte, qu’elle est innocente de toutes les charges déposées contre elle.

– Et comment prouves-tu cette affirmation ?

– De la façon la plus simple, citoyen-accusateur. Les papiers auxquels tu as fait allusion, en les qualifiant de correspondance immorale, n’étaient pas la propriété de l’accusée, mais la mienne. Ils consistaient en divers messages que je voulais faire parvenir à la reine Marie-Antoinette lorsque j’aurais pris mes fonctions de gouverneur à la Conciergerie. En me dénonçant, la citoyenne Juliette Marny servait donc la République, car ces messages avaient trait à mon désir de voir la reine quitter la France pour se réfugier dans son pays natal.

À mesure que Delatour prononçait ces paroles d’une voix calme et ferme, un murmure, semblable au grondement lointain de la mer, s’élevait du public massé dans le fond de la salle. Ce murmure allait grandissant, et les derniers mots de Delatour furent étouffés par une tempête de cris d’horreur et d’indignation.

Comment ! Lui, Delatour, en qui le peuple de Paris avait mis sa confiance, s’accusait lui-même de comploter pour délivrer l’infâme Marie-Antoinette, l’Autrichienne qui avait travaillé à la ruine de la France ! Lui, Delatour, un traître !

En une seconde, l’amour brutal et primitif que nourrissaient pour lui ces cœurs frustes se changea en une haine aussi spontanée et aussi irresponsable. Cet homme – ce Judas – les avait joués. C’était pour acheter leur confiance qu’il avait secouru les pauvres et nourri leurs petits. Comment le pain de ce traître n’avait-il pas étouffé leurs enfants ! Et maintenant, sur le point d’être découvert, il jugeait préférable de tout avouer, comptant, sans doute, sur la reconnaissance du peuple pour le sauver du juste châtiment qu’il méritait. Allons donc ! comme si des patriotes pouvaient pardonner un tel crime !

Cette explosion d’indignation remplit de joie les ennemis de Delatour. Merlin poussa un soupir de soulagement et une fugitive expression de satisfaction passa sur les traits durs et impassibles de Fouquier-Tinville.

Pas bête vraiment, ce gars des Flandres ! Tout s’était passé exactement comme il l’avait prédit. On avait présenté la corde à Delatour et lui-même se l’était passée autour du cou. La foule – ce qu’il y a dans l’univers de plus inconstant – s’était retournée d’un seul coup contre son favori. Le reste, maintenant, n’était plus qu’une question d’heures. Demain aurait lieu l’exécution, et la populace parisienne qui, hier encore, aurait mis en pièces quiconque se serait avisé de toucher à Delatour, l’accompagnerait avec des huées et des cris de haine jusqu’à l’échafaud. Le fragile piédestal que la faveur populaire lui avait fait s’était effondré. Ses ennemis, en le voyant, exultaient déjà. Delatour, lui aussi, le voyait, et, la tête haute, gardait son air de noble et calme défi.

Quant à Juliette, elle était demeurée frappée de stupeur. Le sang s’était de nouveau retiré de ses joues et sa détresse semblait infinie. Paul Delatour refusait son sacrifice. Il n’accepterait pas de lui devoir l’existence. Son amour pour elle était donc mort.

Ainsi ces deux êtres, mis face à face à ce moment suprême, ne pouvaient se comprendre, et il semblait que la mort voulût les séparer, sans que leur mutuel amour leur eût été révélé.

Fouquier-Tinville avait attendu que le vacarme se fût un peu apaisé. Quand sa voix put dominer le bruit, il reprit :

– Le Tribunal doit-il comprendre, citoyen Delatour, que vous avez essayé de brûler vous-même ces papiers compromettants ainsi que le portefeuille qui les contenait ?

– Ces papiers m’appartenaient. C’est moi qui les ai détruits.

– Mais l’accusée a reconnu elle-même qu’elle avait essayé de brûler une correspondance dont la révélation aurait mis en lumière les relations coupables qu’elle entretenait à votre insu avec un autre citoyen, fit remarquer Fouquier-Tinville d’un ton suave.

La corde n’était peut-être pas assez longue, il fallait en offrir à Delatour tout ce qui était nécessaire avant que cette mémorable séance fût terminée.

Delatour, au lieu de répondre directement, se tourna vers la foule pressée des spectateurs :

– Citoyens, mes amis, mes frères, dit-il d’une voix vibrante, l’accusée est une jeune fille, presque une enfant. Elle est pure et ignore le mal. Vous avez tous une mère, des filles et des sœurs. N’avez-vous point remarqué chez elles ces mouvements divers, ces impulsions soudaines, parfois généreuses et sublimes qui déroutent les plans et les calculs de l’homme ? Voyez l’accusée, citoyens, c’est une patriote. Elle me soupçonnait, moi, représentant du peuple, de conspirer contre la patrie, notre mère. Son premier mouvement fut de m’arrêter avant que j’eusse commis ce crime. Peut-être voulait-elle simplement m’avertir – une enfant connaît-elle la portée de son acte, citoyens ? Elle obéit aux ordres, dictés par son cœur, puis, lorsque l’acte est accompli, parfois vient un autre mouvement, dicté, celui-là, par la pitié et devant lequel nous devons tous nous incliner. L’accusée voulait s’opposer à ce qu’elle croyait une trahison ; mais, en me voyant en péril, l’amitié sincère qu’elle me portait a repris le dessus. Elle aimait ma mère qui risquait de perdre son fils unique ; elle aimait la jeune parente infirme dont je suis le tuteur, aussi, obéissant à un mouvement de compassion, elle a tenté de me sauver des conséquences de sa dénonciation.

« Citoyens, lorsque vous souffrez, vos mères, vos sœurs ou vos épouses vous soignent avec dévouement, et si elles vous voyaient en danger, elles donneraient jusqu’à leur sang pour vous sauver. Aux heures sombres de votre existence, quand votre âme plie sous le poids d’une douleur ou d’un remords, c’est encore la voix douce d’une femme qui sait le mieux murmurer à votre oreille des paroles apaisantes. Citoyens, il en est de même pour l’accusée ; ayant vu un crime, elle a désiré le punir, mais troublée par la douleur de celles qui lui avaient, à une heure difficile, témoigné de la bonté, elle a voulu soulager leur peine en prenant ma faute sur ses épaules. Pour avoir fait ce noble mensonge, elle a souffert comme peu de femmes ont souffert avant elle. Aussi pure et innocente qu’un de vos jeunes enfants, la voici traduite sur ce banc d’infamie, prête à souffrir la mort pour détourner de moi les rigueurs de la justice. Citoyens de France, vous êtes par-dessus tout nobles, sincères et chevaleresques. Vous ne permettrez pas que la généreuse folie d’une enfant soit punie du châtiment de la félonie.

« Et vous, citoyennes de France, j’en appelle à vos sentiments de femmes et de mères. Au nom de ce que vous avez de plus cher et de plus sacré, au nom de vos enfants, tendez les bras vers cette jeune fille, ouvrez-lui votre cœur. Elle en est digne par son innocence, plus digne encore par les souffrances qu’elle a subies injustement…

La voix prenante de l’orateur montait jusqu’aux voûtes mornes du Palais de Justice. L’enthousiasme dont elle vibrait fit frémir les auditeurs. Son appel à leur honneur et à leur pitié réveilla ce qu’il y avait de meilleur en eux. Leur haine subsistait pour Delatour, mais son éloquence magique avait tourné leur cœur vers Juliette.

Delatour avait été écouté sans interruption. Lorsqu’il s’arrêta enfin, les applaudissements et les exclamations de l’assistance témoignèrent du revirement complet du sentiment général en faveur de l’accusée. Si, en cet instant, le sort de Juliette avait été décidé par un plébiscite de l’assistance, elle eût certainement été acquittée à l’unanimité.

Tandis que Delatour parlait, Merlin avait essayé à plusieurs reprises de déchiffrer l’expression énigmatique de Fouquier-Tinville. Mais l’accusateur public était demeuré impassible pendant toute la plaidoirie de Delatour. Assis devant sa table aux pieds sculptés en forme de griffons, le menton dans la main, il regardait devant lui avec une expression d’indifférence, presque d’ennui.

Lorsque l’explosion d’enthousiasme qui avait salué la péroraison de Delatour se fut un peu calmée, il se leva lentement et dit avec calme :

– Alors, citoyen Delatour, vous maintenez que l’accusation d’immoralité déposée contre l’accusée est injuste ?

– Je le maintiens, protesta Delatour avec force.

– Et voudriez-vous expliquer au Tribunal la raison pour laquelle vous venez, bénévolement, vous accuser devant tous de trahison envers la République, alors que vous savez les conséquences de cet aveu ?

– Quel est le Français qui accepterait de sauver sa vie aux dépens de l’honneur d’une femme ? répondit Delatour fièrement.

Un murmure d’approbation salua ces nobles paroles, et Tinville remarqua avec onction :

– C’est certain, et nous rendons hommage à votre esprit chevaleresque, citoyen Delatour. Le même esprit vous fait maintenir, sans doute, que l’accusée n’avait pas connaissance des papiers que vous affirmez avoir brûlés vous-même ?

– Elle ignorait leur existence. Je les ai brûlés, mais je ne savais pas qu’on en avait trouvé les cendres. À mon retour chez moi, j’ai appris que la citoyenne Juliette Marny s’était faussement accusée d’avoir détruit des papiers en cachette.

– L’accusée a déclaré que c’étaient les lettres d’un de ses amants.

– C’est faux.

– Si c’est faux, citoyen Delatour, continua l’autre avec la même douceur onctueuse, comment se fait-il que des papiers d’un caractère aussi compromettant, et que vous souhaitiez certainement garder secrets, aient été cachés dans la chambre de cette pure jeune fille ? C’est là, du moins, qu’on en a découvert les cendres et les débris encore fumants, tandis que le portefeuille, qui avait dû les contenir, était trouvé dissimulé parmi les robes de l’accusée, dans une valise.

– C’est faux.

– Le citoyen Merlin, qui a dirigé la perquisition faite chez vous, est témoin de ce que j’avance.

– C’est la vérité, prononça Juliette avec calme.

Sa voix résonna claire et presque triomphante, au milieu du silence dans lequel le public haletant avait écouté cet échange de demandes et de réponses. Delatour se taisait maintenant. Que dire ? Anne-Mie, en lui racontant l’arrestation de Juliette, avait omis de lui dire que les débris de papiers brûlés avaient été trouvés dans sa chambre et il avait supposé que Juliette avait détruit le contenu du portefeuille dans le bureau où elle était restée seule après le départ de Merlin et de ses hommes. La chose eût été facile, un briquet étant toujours posé sur le bureau de Delatour pour l’usage des fumeurs.

L’erreur commise allait changer toute la situation. Fouquier-Tinville n’eut qu’à lancer une exclamation indignée :

– Patriotes de France, voyez comme on essaye de vous berner !

Puis se tournant une fois de plus vers Delatour :

– Citoyen-député…, commença-t-il.

Mais, dans le tumulte qui éclata, il lui fut impossible d’entendre le son de sa propre voix. La rage populaire éclatait avec violence, s’exhalant par des hurlements et des clameurs qui ôtaient au Tribunal toute possibilité de poursuivre les débats.

Avec la même rapidité qu’ils s’étaient laissé emporter par la pitié, ces cœurs primitifs se remplissaient de nouveau de haine et d’exécration. Delatour et cette pâle aristocrate s’étaient joués d’eux. Depuis des semaines, des mois, peut-être, ils conspiraient ensemble contre la grande Révolution, œuvre d’un peuple assoiffé de liberté. Tout en complotant la fuite de l’Autrichienne, Delatour, ce faux frère, avait osé parler aux patriotes, et ceux-ci, naïfs, s’étaient laissé prendre à son éloquence mensongère. Feignant pour eux un intérêt hypocrite, il les avait flattés, il les avait cajolés, comme il venait de le faire un instant auparavant. Ah ! le misérable !

Le bruit et l’agitation allaient toujours croissant. Si Fouquier-Tinville et Merlin avaient souhaité déchaîner la populace, ils y avaient réussi au-delà de leurs désirs. La foule, hors d’elle-même, faisait mine de se précipiter sur Delatour, qui debout, les bras croisés, faisait fièrement face à la tempête.

Le président agitait fiévreusement sa sonnette, cherchant en vain à dominer le vacarme.

– Évacuez la salle. Faites sortir le public, hurlait-il de toutes ses forces. Mais pas plus les « braves sans-culottes » que les « furies de la guillotine » ne voulaient se laisser mettre dehors, et tous continuaient à vociférer :

– À la lanterne, les traîtres ! Mort à Delatour ! À la lanterne, l’aristo ! Au milieu du groupe le plus bruyant, on apercevait le buste puissant du citoyen Lenoir qui dominait tous les autres. Il avait commencé par exciter la fureur de la foule et l’on pouvait distinguer sa voix sonore à l’accent provincial, dans le concert d’injures adressé aux accusés.

Mais au moment où le vacarme était à son comble et où le président venait de faire signe aux gendarmes de mettre baïonnette au fusil pour défendre l’enceinte du Tribunal que la populace menaçait d’envahir, Lenoir changea de tactique.

– Tiens, nous sommes trop bêtes, hurla-t-il. C’est dehors que nous pourrons à notre aise régler l’affaire de ces misérables. Citoyens, qu’en dites-vous ? Laissons les juges terminer ici leurs simagrées et allons arranger la suite devant le cabaret du Tigre-Jaune !

Tout d’abord, on ne prêta guère d’attention à cette proposition, mais il la répéta plusieurs fois en ajoutant quelques suggestions intéressantes.

– On est plus libre dans la rue où ces cochons de gendarmes ne peuvent se placer entre le peuple et sa juste vengeance. Ma foi, ajouta-t-il, je vais voir pour mon compte où pend la meilleure lanterne.

Et, jouant des coudes, il se dirigea vers la porte.

Comme un troupeau de moutons, une partie des assistants se précipita derrière lui en clamant :

– Dans la rue, dans la rue ! À la lanterne, les traîtres !

Et dans un concert de cris et de jurons, une partie de la foule se mit à sortir de la salle. Quelques patriotes seulement demeurèrent à leur place pour assister à la conclusion de l’affaire.