Le Bulletin du Tribunal révolutionnaire nous dit que Paul Delatour et Juliette de Marny étaient restés parfaitement calmes pendant que le tumulte faisait rage entre les murailles grises du Palais de Justice.
Cependant, malgré son impassibilité extérieure, le député Delatour était profondément bouleversé. Son émotion se lisait dans le regard expressif, clair miroir de son âme droite, avec lequel il considérait cette foule, qu’il avait si souvent dominée de son éloquence persuasive et qui, maintenant, se tournait contre lui avec une haine féroce.
Mais quand la plupart des assistants eurent évacué la salle en criant et en se bousculant, cette émotion passagère disparut et il se laissa paisiblement mener par deux gendarmes, de la place privilégiée qu’il occupait dans le banc des représentants du peuple, aux gradins réservés aux accusés dans l’enceinte du prétoire.
À partir de cet instant, Paul Delatour était prisonnier, accusé de trahison envers la patrie et il était clair que ses ennemis triomphants précipiteraient son jugement pendant que la fureur du peuple était à son comble.
Un silence absolu avait succédé au vacarme des minutes précédentes. On n’entendait plus dans la vaste salle que les instructions murmurées rapidement à voix basse par Fouquier-Tinville au secrétaire le plus proche et le bruit de la plume de celui-ci courant sur le papier.
Le président, avec la même rapidité, apposait sa signature aux papiers que lui tendaient d’autres secrétaires. Les députés présents et les quelques spectateurs demeurés dans la salle pour voir la fin des débats attendaient en silence ce qui allait suivre. Merlin s’essuya le front comme s’il venait de mener un rude combat, tandis que Robespierre prenait froidement une pincée de tabac dans sa tabatière.
De la place qu’il occupait sur les gradins des accusés, Delatour pouvait contempler le gracieux profil de Juliette. Son cœur était partagé entre l’immense regret de n’avoir pu la sauver et la joie singulière et triomphante que lui donnait l’espoir de mourir avec elle.
Il connaissait assez la façon de procéder du Tribunal révolutionnaire pour savoir que, dans quelques instants, lui aussi entendrait lire sa condamnation, Après quoi, Juliette et lui seraient conduits en prison pour y passer, avec d’autres malheureux destinés au même sort, les quelques heures qui leur restaient à vivre. Et le lendemain, pour tous deux, ce serait la guillotine, avec tout ce que cette mort en présence d’une foule haineuse comportait d’horrible.
En même temps que l’amour dont son cœur était rempli, Delatour éprouvait pour Juliette une pitié infinie. Le châtiment qu’elle subissait était trop grand pour sa faute. N’était-elle pas la victime du destin, l’innocente martyre d’une erreur dont la responsabilité ne lui appartenait pas. Et Delatour pensait avec joie aux instants qu’il allait sans doute passer auprès d’elle, pendant lesquels il pourrait la consoler et la réconforter.
Mais Fouquier-Tinville avait maintenant fini de compléter les nouveaux actes d’accusation dont une copie était remise à chaque juré suivant l’usage.
Celui de Juliette de Marny fut lu le premier. Elle était maintenant accusée de complicité avec Paul Delatour pour avoir eu connaissance de la correspondance criminelle qu’entretenait celui-ci avec la veuve Capet et pour avoir détruit cette correspondance volontairement et de son plein gré avant que le Comité de salut public eût pu la saisir et l’examiner.
– L’accusée a-t-elle quelque chose à dire ? demanda l’accusateur public.
– Non, répondit Juliette, d’une voix haute et ferme. Je prie Dieu pour le salut et la délivrance de notre souveraine Marie-Antoinette et pour l’abolition de ce régime de terreur et d’anarchie.
Ces paroles, enregistrées dans le Bulletin du Tribunal, furent considérées comme des preuves irréfutables de sa culpabilité. Après une courte délibération, les jurés rentrèrent dans la salle et récitèrent tous la même formule : « En mon âme et conscience, Juliette Marny est coupable et mérite la mort ! »
Ce fut alors à Delatour d’écouter le long acte d’accusation que Fouquier-Tinville venait de dicter à ses secrétaires. Les mots de « trahison envers la République » y revenaient sans cesse. Le texte de ce document est digne des centaines d’autres actes dressés par l’odieux accusateur et qui constituent le témoignage le plus accablant contre cette parodie de justice à laquelle on osait donner le nom de jugement.
Delatour ayant dévoilé lui-même sa trahison, on ne lui demanda même pas s’il avait quelque chose à dire, et la sentence de mort fut rendue avec la rapidité et l’indifférence qui présidaient à cette monstrueuse procédure.
Après quoi, les deux condamnés furent emmenés sous bonne escorte hors de la salle du Tribunal.