17
L’expiation commence

Merlin attendit un instant dans le vestibule que les clameurs de la foule se fussent perdues dans le lointain, puis, avec un grognement de satisfaction, il remonta au premier étage.

Tout ceci n’avait pris que quelques secondes pendant lesquelles Mme Delatour et Anne-Mie, inquiètes des bruits qui montaient de la rue, ne s’étaient plus occupées de Juliette. Elles n’avaient pas osé cependant sortir sur le balcon pour voir ce qui se passait au-dehors et s’imaginaient que l’envoyé du Comité de salut public et ses acolytes avaient définitivement quitté la maison.

Soudain, en entendant le pas lourd de Merlin dans l’escalier, Anne-Mie se retourna toute tremblante.

– Ce sont, je pense, les soldats qui reviennent me chercher, dit Juliette avec calme.

– Vous chercher !

– Oui, ils n’ont sans doute pas voulu m’arrêter devant M. Delatour, de peur que…

Elle n’eut pas le temps d’achever ; Merlin rentrait dans la chambre. Il avait dans une main l’enveloppe de cuir et dans l’autre quelques débris de papier à demi consumés. Il marcha droit sur Juliette et lui mit le tout sous les yeux.

– Ceci t’appartient ? lui dit-il brutalement.

– Oui.

– Je suppose que tu sais où je l’ai trouvé ? Juliette fit un signe de tête affirmatif.

– Quels étaient ces papiers que tu as brûlés ?

– Des lettres personnelles.

– C’est faux.

Elle haussa les épaules.

– Si vous préférez ne pas me croire.

– Quels étaient ces papiers ? répéta-t-il avec un ignoble juron qui n’eut cependant pas le pouvoir de troubler le calme de la jeune fille.

– Je vous l’ai déjà dit, une correspondance personnelle que je ne voulais pas conserver.

– Des lettres de ton amoureux ?

Comme elle ne répondait pas, Merlin indiqua la rue où des cris de « Vive Delatour » se faisaient encore entendre dans le lointain.

– Les lettres étaient de lui ? demanda-t-il.

– Non.

– Tu avais plus d’un amoureux alors ?

Il eut un rire sardonique accompagné d’une œillade qui ajoutèrent encore à la laideur de son masque repoussant. Puis il approcha son visage tout contre celui de Juliette qui, pleine d’horreur, ferma les yeux en détournant la tête. D’un geste brutal il lui saisit le menton et la força à le regarder.

– Alors tu as plus d’un amoureux, fit-il, et tu voulais envoyer l’un des deux en prison pour faire place à l’autre. C’est bien cela ? C’est bien cela ? répéta-t-il en lui saisissant le poignet si brusquement qu’elle faillit pousser un cri de douleur.

– Oui, répondit Juliette d’un ton ferme.

– Et tu sais que tu nous as fait faire une corvée, dit-il avec fureur. Le citoyen-député Delatour ne peut être emprisonné sur un simple soupçon. Le savais-tu quand tu as écrit ta dénonciation ?

– Non, je ne le savais pas.

– Tu croyais que cette dénonciation suffirait pour le faire arrêter.

– Je le croyais.

– Et pourquoi brûlais-tu ces lettres ?

– J’avais peur qu’elles ne fussent découvertes et portées à la connaissance du citoyen Delatour.

– Remarquable combinaison, ma foi, dit Merlin avec un nouveau juron.

Et il se tourna vers les deux autres femmes qui se tenaient pâles et terrifiées dans un coin de la pièce, sans rien comprendre à ce qui se passait.

Paul Delatour ne les avait pas mises au courant de ses projets concernant l’évasion de la reine et elles ignoraient ce que pouvait contenir le portefeuille, mais elles sentaient confusément que cette jeune fille au regard fier et droit qui affrontait l’odieux terroriste avec tant de calme ne pouvait être la créature légère pour laquelle elle essayait de se faire passer. Pourquoi jouait-elle donc ce rôle ?

– Que saviez-vous de tout cela, vous autres ? leur demanda Merlin.

– Rien, répondit la tremblante Anne-Mie.

– Personne ici n’était au courant de mes affaires ou de ma correspondance personnelle, intervint froidement Juliette. Comme vous le dites, cette combinaison m’avait paru bonne et j’avais cru qu’elle réussirait.

– Mais tu ignores, ma belle aristocrate, ricana Merlin qu’il n’est point sage de se moquer du Comité de salut public, ni de dénoncer sans motif un représentant du peuple ?

– Je sais, répliqua Juliette avec calme, que vous avez résolu de faire payer votre dérangement à quelqu’un. Ne pouvant vous attaquer au député Delatour vous êtes donc obligé de vous contenter de ma personne.

– Assez de bavardages, coupa Merlin. Je n’ai pas le temps de faire la conversation avec des aristos. Tu vas suivre mes hommes sans te faire prier. La résistance ne ferait qu’aggraver ton cas.

– Je suis prête à les suivre, mais puis-je dire un mot à mes amis avant de m’en aller ?

– Non.

– Je puis ne plus les revoir.

– J’ai dit non, c’est non. Et maintenant, en route. J’ai déjà perdu trop de temps ici.

La fierté de Juliette l’empêchait d’insister davantage. Elle aurait voulu, par quelques paroles, essayer d’adoucir les sentiments de Mme Delatour et d’Anne-Mie. Les deux femmes avaient-elles cru au pitoyable mensonge qu’elle avait conté à Merlin ? En tout cas, elles savaient maintenant qui avait dénoncé Paul Delatour. Comme suprême expiation, Juliette devait quitter cette maison pour toujours sans doute, sans avoir pu dissiper le nuage d’infamie qui planait au-dessus d’elle.

Avec un soupir, elle se retourna et se dirigea vers la porte où les deux gardes l’attendaient déjà.

Alors, une inspiration du Ciel guida soudain Anne-Mie. Déjà quelque chose dans l’expression du visage de Juliette l’avait troublée et fait amèrement regretter sa conduite envers elle. Maintenant que Juliette était sur le point de partir pour subir les tortures du Tribunal révolutionnaire, le cœur compatissant d’Anne-Mie se fondait pour elle en une pitié sans bornes.

Avant que Merlin ou ses hommes eussent pu l’en empêcher, elle courut jusqu’à elle et se jeta dans ses bras.

Juliette parut sortir d’un rêve. Elle abaissa sur la petite infirme un regard rempli d’espoir.

– C’était un serment, lui dit-elle tout bas. Mon père m’avait fait jurer de venger la mort de mon frère. Dites-le-lui…

Anne-Mie que les larmes suffoquaient fit un signe d’assentiment.

– Mais j’expierai avec ma vie. Dites-le-lui aussi, murmura Juliette.

– Eh ! la bossue, hurla Merlin. Ôte-toi de là, à moins que tu ne veuilles qu’on t’emmène aussi.

– Pardonnez-moi, sanglota Anne-Mie en baisant la main de Juliette.

Les hommes la jetèrent brutalement de côté. À la porte, Juliette se retourna encore une fois pour dire :

– Gertrude… je vous la confie.

Et d’un pas ferme elle suivit les gardes hors de la pièce.

On entendit la porte d’entrée s’ouvrir, puis se refermer bruyamment, et tout dans la maison retomba dans le silence.