Quoi qu’il en soit, la ville offre peu de curiosités aux touristes, si ce n’est les ruines d’une église bâtie par les Espagnols près de trois siècles auparavant, et un « Palais des Gouverneurs », humble bâtisse dont l’unique rez-de-chaussée est orné d’un portique à colonnettes de bois. Quant aux maisons, espagnoles et indiennes, construites en adobes ou briques non cuites, quelques-unes ne forment qu’un cube de maçonnerie, percé d’embrasures irrégulières, comme il s’en rencontre dans les pueblos indigènes.
Harris T. Kymbale fut accueilli ainsi qu’il l’avait été sur tout son parcours. Mais il n’eut pas le temps de répondre aux sept mille mains qui se tendirent vers lui autrement que par un merci général. En effet, il était déjà onze heures cinquante, et il fallait qu’il fût au bureau du télégraphe avant que le dernier coup de midi eût sonné à l’horloge municipale.
Deux télégrammes l’y attendaient, expédiés le matin et presque en même temps de Chicago. Le premier, signé de maître Tornbrock, lui notifiait le résultat du deuxième coup de dés qui le concernait. Par dix, formé des points cinq et cinq, le quatrième partenaire était expédié à la vingt-deuxième case, South Carolina.
Eh bien, cet intrépide, cet infatigable « traveller », qui rêvait d’itinéraires insensés, était servi à souhait ! Quinze cents bons milles à dévorer en se dirigeant vers le versant Atlantique des États-Unis !… Il ne se permit que cette observation :
« Avec la Floride, j’aurais eu quelques centaines de milles en plus ! »
À Santa Fé, les Anglo-Américains voulurent fêter la présence de leur compatriote en organisant des meetings, des banquets et autres cérémonies de ce genre. Mais, à son grand regret, le reporter en chef de la Tribune refusa. Instruit par l’expérience, il était résolu à tenir compte des conseils de l’honorable maire de Buffalo, à ne s’attarder sous aucun prétexte, à voyager par le plus court, quitte à excursionner quand il serait arrivé à son poste.
Au surplus, le dernier télégramme, à lui envoyé par le précautionneux Bickhorn, contenait un nouvel itinéraire, non moins bien étudié que le précédent, auquel ses confrères le priaient de se conformer en partant dès la première heure. Aussi se décida-t-il à quitter le jour même la capitale du New Mexico.
Les cochers de la ville n’ignoraient pas ce que ce voyageur ultra-généreux avait fait pour Isidorio. Il n’eut donc que l’embarras du choix, et tous lui offrirent leurs services dans la pensée qu’ils ne seraient pas moins bien partagés que leur camarade.
Sans doute, on s’étonnera qu’Isidorio n’eût pas réclamé l’honneur – presque le droit – de reconduire le reporter à la plus prochaine ligne de railroad, et qui sait ?… avec la pensée d’ajouter cent mille dollars à ceux que lui assurait l’engagement d’Harris T. Kymbale… Mais il est probable que ce très pratique Hispano-Américain était non moins satisfait que fatigué. Il vint cependant faire ses adieux au journaliste qui, après avoir traité avec un autre conducteur, se préparait à partir dès trois heures de l’après-midi.
« Eh bien, mon brave, lui dit Harris T. Kymbale, ça va bien ?…
– Ça va bien, monsieur.
– Et, maintenant, je ne crois pas en être quitte avec toi, parce que je t’ai associé à ma fortune…
– Mille et mille fois bon, monsieur Kymbale, je ne mérite pas…
– Si… si… j’ai des remerciements à t’adresser, car, sans ton zèle, ton dévouement, je serais arrivé trop tard… j’eusse été mis hors de partie, et il ne s’en est fallu que de dix minutes !… »
Isidorio écouta cette élogieuse appréciation, calme et goguenard suivant son habitude, et dit :
« Puisque vous êtes content, monsieur Kymbale, je le suis, moi aussi…
– Et les deux font la paire, comme disent nos amis les Français, Isidorio.
– Alors… c’est comme pour les chevaux d’attelage…
– Juste, et quant à ce papier que je t’ai signé, conserve-le précieusement. Puis, lorsque tu m’entendras proclamer dans le monde entier comme le vainqueur du match Hypperbone, fais-toi conduire à Clifton, prends le chemin de fer qui te débarquera à Chicago et passe à la caisse !… Sois sans inquiétude, je ferai honneur à ma signature ! »
Isidorio hochait la tête, se grattait le front, clignait de l’œil, dans l’attitude d’un homme assez indécis, qui veut parler et hésite à le faire.
« Voyons, lui demanda Harris T. Kymbale, est-ce que tu ne te trouves pas suffisamment rémunéré ?…
– Sans doute, répondit Isidorio. Mais… ces cent mille dollars… c’est toujours… si vous gagnez…
– Réfléchis, mon brave, réfléchis !… Est-ce qu’il peut en être autrement ?…
– Pourquoi pas ?…
– Voyons… me serait-il possible de te verser une pareille somme, si je n’empochais pas l’héritage ?…
– Oh ! je comprends, monsieur Kymbale… Je comprends même très bien !… Aussi… je préférerais…
– Quoi donc ?…
– Cent bons dollars…
– Cent au lieu de cent mille ?…
– Oui… répondit placidement Isidorio. Que voulez-vous, je n’aime pas à compter sur le hasard… et cent bons dollars que vous me donneriez tout de suite… ce serait plus sérieux… »
Ma foi, – et peut-être au fond regrettait-il sa générosité, – Harris T. Kymbale tira de sa poche cent dollars, et les remit à ce sage, qui déchira le billet et en rendit les morceaux.
Le reporter partit accompagné de bruyants souhaits de bon voyage et disparut au galop par la grande rue de Santa Fé. Cette fois, sans doute, le nouveau conducteur, le cas échéant, se montrerait moins philosophe que son camarade.
Et quand on interrogea Isidorio sur la détermination qu’il avait prise :
« Bon ! fit-il, cent dollars… c’est cent dollars !… Puis… je n’avais pas confiance !… Un homme si sûr de lui !… Voyez-vous… je ne mettrais pas vingt-cinq cents sur sa tête ! »