VI – LA CARTE MISE EN CIRCULATION.

Ce jour-là, les journaux du soir, et le lendemain, ceux du matin, furent arrachés à double et triple prix des mains des crieurs et des étalages. Si huit mille spectateurs avaient pu entendre la lecture du testament, des Américains par centaines de mille à Chicago, et par millions dans les États-Unis, dévorés de curiosité, n’avaient pas eu cette heureuse chance.

Toutefois, bien que les articles, les interviews, les reportages, fussent de nature à satisfaire les masses dans une grande mesure, le vœu général réclamait impérieusement la publication d’une pièce qui accompagnait l’acte testamentaire.

C’était la carte du Noble Jeu des États-Unis, dressée par William J. Hypperbone, et qui présentait une disposition identique à celle du Noble Jeu de l’Oie. Comment l’honorable membre de l’Excentric Club avait-il rangé les cinquante États de l’Union ?… Quels étaient ceux qui donneraient lieu à des retards, à des arrêts momentanés ou prolongés, à des recommencements de partie, à des retours en arrière, avec paiement de primes simples, doubles ou triples ?…

Et que l’on ne s’étonne pas que, plus encore que le public, les « Six » et leurs amis personnels fussent particulièrement désireux d’être fixés à ce sujet.

Grâce à la diligence de Georges B. Higginbotham et de maître Tornbrock, la carte, fidèlement reproduite d’après celle du défunt, fut dessinée, gravée, coloriée, tirée en moins de vingt-quatre heures, puis lancée à plusieurs millions d’exemplaires à travers toute l’Amérique au prix de deux cents l’exemplaire. Elle était ainsi à la portée de tous les citoyens, qui pourraient y épingler successivement chaque coup et suivre la marche de cette mémorable partie.

Voici dans quel ordre, et par cases juxtaposées et numérotées, étaient disposés les cinquante États dont se composait à cette époque la République américaine.

Case 1 Rhode Island.

Case 2 Maine.

Case 3 Tennessee.

Case 4 Utah.

Case 5 Illinois.

Case 6 New York.

Case 7. Massachusetts.

Case 8. Kansas.

Case 9. Illinois.

Case 10 Colorado.

Case 11 Texas.

Case 12 New Mexico.

Case 13 Montana.

Case 14 Illinois.

Case 15 Mississippi.

Case 16 Connecticut.

Case 17 Iowa.

Case 18 Illinois.

Case 19 Louisiane.

Case 20 Delaware.

Case 21 New Hampshire.

Case 22 South Carolina.

Case 23 Illinois.

Case 24 Michigan.

Case 25 Georgie.

Case 26 Wisconsin.

Case 27 Illinois.

Case 28 Wyoming.

Case 29 Oklahoma.

Case 30 Washington.

Case 31 Nevada.

Case 32 Illinois.

Case 33 North Dakota.

Case 34 New Jersey.

Case 35 Ohio.

Case 36 Illinois.

Case 37 West Virginie.

Case 38 Kentucky.

Case 39 South Dakota.

Case 40 Maryland.

Case 41 Illinois.

Case 42 Nebraska.

Case 43 Idaho.

Case 44 Virginie.

Case 45 Illinois.

Case 46 District of Columbia.

Case 47 Pennsylvania.

Case 48 Vermont.

Case 49 Alabama.

Case 50 Illinois.

Case 51 Minnesota.

Case 52 Missouri.

Case 53 Floride.

Case 54 Illinois.

Case 55 North Carolina.

Case 56 Indiana.

Case 57 Arkansas.

Case 58 Californie.

Case 59 Illinois.

Case 60 Arizona.

Case 61 Oregon.

Case 62 Territoire Indien.

Case 63 Illinois.

Tel était le rang assigné à chaque État dans les soixante-trois cases, – celui de l’Illinois s’y trouvant quatorze fois répété.

Et, en premier lieu, il convient de remarquer quels étaient les États, choisis par William J. Hypperbone, qui exigeaient d’une part le payement des primes, et de l’autre, qui obligeaient les joueurs malchanceux à des stationnements ou à des retours on ne peut plus regrettables.

Ils étaient au nombre de six :

1° La sixième case, État de New York, correspondait à celle du Pont du Noble Jeu de l’Oie, que le partenaire, après l’avoir atteinte, doit immédiatement quitter afin de se rendre à la douzième case, État de New Mexico, contre paiement d’une prime simple.

2° La dix-neuvième case, État de Louisiane, correspondait à celle où figure une hôtellerie, dans laquelle le partenaire doit demeurer deux coups sans jouer, après le versement d’une prime double.

3° La trente-et-unième case, État de Nevada, correspondait à celle du puits, au fond duquel le partenaire reste jusqu’au moment où un autre le remplace, après avoir payé une prime triple.

4° La quarante-deuxième case, État de Nebraska, correspondait à celle où se dessinent les multiples sinuosités d’un labyrinthe d’où, après le paiement d’une prime double, le partenaire doit revenir en arrière à la trentième case, réservée à l’État de l’Utah.

5° La cinquante-deuxième case, État du Missouri, correspondait à celle où la prison se referme sur le partenaire qui paye une prime triple, et dont il ne peut sortir qu’au moment où un autre vient prendre sa place, en payant une prime d’égale valeur.

6° La cinquante-huitième case, État de Californie, correspondait à celle qui reproduit l’image d’une tête de mort, et que l’impitoyable règle oblige le partenaire à abandonner, après avoir versé une prime triple, afin de recommencer la partie par la première case, dévolue à l’État de Rhode Island.

En ce qui concernait l’État de l’Illinois, porté quatorze fois sur la carte, les cases occupées par lui, cinquième, neuvième, quatorzième, dix-huitième, vingt-troisième, vingt-septième, trente-deuxième, trente-sixième, quarante-et-unième, quarante-cinquième, cinquantième, cinquante-quatrième, cinquante-neuvième et soixante-troisième, correspondaient à celles des oies. Mais les partenaires ne doivent jamais s’y arrêter, et, d’après la règle, ils redoublent les points obtenus jusqu’à ce qu’ils rencontrent une case autre que celles réservées au sympathique animal dont William J. Hypperbone réclamait la réhabilitation.

Il est vrai, si du premier coup de dés le joueur amenait le chiffre neuf, il serait, d’oie en oie, arrivé directement à la soixante-troisième case, c’est-à-dire au but. C’est pourquoi, comme le chiffre neuf ne peut être produit que de deux façons avec deux dés, soit par trois et six, soit par cinq et quatre, le partenaire, dans le premier cas, va se placer à la vingt-sixième case, État du Wisconsin, et dans le second, à la cinquante-troisième case, État de la Floride.

Pour ce joueur favorisé, c’était, on le voit, une avance considérable sur ses concurrents. Mais cet avantage est plus apparent que réel, puisqu’il faut en somme atteindre la dernière case par un nombre juste de points et que le joueur est condamné à rebrousser chemin s’il dépasse le but.

Enfin, dernière observation, lorsque l’un des partenaires est rencontré par un autre, il doit lui céder sa case et revenir à celle que cet autre occupait, après avoir versé à la masse une prime simple, – sauf dans le cas où il aurait déjà quitté ladite case le jour où l’autre y arriverait. Cette dérogation avait été admise par le testateur, eu égard aux délais nécessités par ces déplacements successifs.

Restait une question secondaire, – des plus intéressantes assurément, – que l’étude de la carte ne permettait cependant pas de résoudre.

Quel était, dans chaque État, l’endroit où chacun des joueurs aurait à se rendre ?… S’agissait-il de la capitale, chef-lieu officiel, ou de la métropole, d’ordinaire plus importante, ou de toute autre localité remarquable au point de vue historique ou géographique ? N’était-il pas présumable que le défunt, mettant à profit ses propres voyages, avait dû choisir de préférence les lieux les plus vantés ? Une note jointe au testament l’indiquait ; mais cette indication ne devrait être signifiée à l’intéressé que dans la dépêche qui lui ferait connaître le résultat du coup de dés le concernant. Cette dépêche, c’est maître Tornbrock qui la lui expédierait au lieu même où il lui était enjoint de se trouver à ce moment.

Il va sans dire que les journaux américains publièrent ces observations, en rappelant que, d’après la volonté formelle du testateur, les règles du Noble Jeu de l’Oie devaient être suivies dans toute leur rigueur.

Quant au laps de temps qui permettrait de se rendre à chaque endroit désigné, il était plus que suffisant, bien que chaque coup dût être joué de deux en deux jours. Effectivement, comme ils étaient sept, chaque joueur disposerait de sept fois deux jours, soit quatorze, et il ne lui faudrait pas un si long délai, dût-il être envoyé d’une extrémité de l’Union à l’autre, par exemple du Maine au Texas, ou de l’Oregon aux dernières pointes de la Floride. À cette époque, le réseau des voies ferrées sillonnait la surface entière du territoire et en combinant les horaires et les graphiques, on pouvait voyager très rapidement.

Telles étaient les règles, qui n’admettaient aucune discussion. Comme on dit, c’était à prendre ou à laisser.

Et l’on prit.

Que tous les « Six » le firent avec le même empressement, la même avidité, non, sans doute. Sous ce rapport, le commodore Urrican fut égalé par Tom Crabbe ou plutôt par John Milner, et par Hermann Titbury. Quant à Max Réal et Harris T. Kymbale, ils envisagèrent l’affaire plutôt au point de vue du touriste, l’un pour en tirer des tableaux, l’autre des articles. En ce qui concerne Lissy Wag, voici ce que lui déclara Jovita Foley :

« Ma chérie, j’irai demander à M. Marshall Field qu’il t’accorde un congé, et à moi aussi, car je t’accompagnerai jusqu’à la soixante-troisième case…

– Mais c’est fou, tout cela ! répondit la jeune fille.

– C’est sage, au contraire, répliqua Jovita Foley, et comme c’est toi qui gagneras les soixante millions de dollars de cet honorable monsieur Hypperbone…

– Moi ?…

– Toi, Lissy, tu voudras bien m’en donner la moitié pour ma peine…

– Tout… si tu veux…

– J’accepte !… » répondit Jovita Foley le plus sérieusement du monde.

Il va de soi que Mrs Titbury suivrait Hermann Titbury dans ses pérégrinations, bien que ce fût doubler la dépense. Du moment qu’il ne leur était pas défendu de partir ensemble, ils partiraient. Cela valait mieux pour l’un et pour l’autre.

Au surplus, Mrs Titbury l’exigea, comme elle exigea aussi que M. Titbury remplit son rôle de partenaire, car de tels déplacements et les frais qu’ils occasionneraient épouvantaient ce bonhomme aussi timoré qu’avare. Mais l’impérieuse Kate s’était formellement prononcée, et Hermann avait dû obéir.

De même, en ce qui regardait Tom Crabbe, que son entraîneur ne quittait jamais, et qu’il entraînerait d’un fameux train, on pouvait l’en croire !

Quant au commodore Urrican, à Max Réal, à Harris T. Kymbale, voyageraient-ils seuls ou emmèneraient-ils un domestique ?… Ils ne s’étaient pas encore prononcés à cet égard. Aucune clause du testament ne leur interdisait de le faire. Libre d’ailleurs de les accompagner qui le voudrait, et de parier pour l’un ou pour l’autre comme on parie pour des chevaux de course.

Il serait superflu d’ajouter que l’excentricité posthume de William J. Hypperbone avait produit un effet immense dans le nouveau et même dans l’ancien continent.

Nul doute, étant donnée l’ardeur spéculative des Américains, qu’ils n’engageassent des sommes énormes sur les chances de cette émotionnante partie.

Seuls, il est vrai, avec leurs ressources personnelles, Hermann Titbury et Hodge Urrican, fort riches, et aussi John Milner, qui gagnait beaucoup d’argent à exhiber Tom Crabbe, ne risquaient pas d’être arrêtés en route faute du paiement des primes. En ce qui concernait Harris T. Kymbale, la Tribune, – et quelle réclame pour ce journal ! – était prête à lui ouvrir les crédits nécessaires.

Max Réal, lui, ne se préoccupait pas autrement de ces obligations financières, qui se produiraient ou ne se produiraient pas. Il aviserait, le cas échéant.

En ce qui touchait Lissy Wag, Jovita Foley s’était contentée de lui dire :

« Ne crains rien, ma chérie, nous consacrerons toutes nos économies aux frais de voyage.

– Alors nous n’irons pas loin, Jovita…

– Très loin, Lissy.

– Mais si le sort nous oblige à payer des primes…

– Le sort ne nous obligera… qu’à gagner ! » déclara Jovita Foley d’un ton si résolu que miss Wag se garda bien de discuter avec elle.

Néanmoins, très probablement, ni Lissy Wag ni peut-être Max Réal ne deviendraient jamais les favoris des spéculateurs américains, puisque le non-paiement d’une prime les exclurait de la partie au profit de leurs concurrents.

Toutefois, ce qui, dans la pensée de quelques-uns, aurait pu être en faveur de Max Réal, c’était que le sort l’avait désigné comme premier partant. Et de cela le commodore Urrican se montrait furieux jusqu’à l’absurde. Non ! il ne pouvait digérer de n’avoir que le numéro six, après Max Réal, Tom Crabbe, Hermann Titbury, Harris T. Kymbale et Lissy Wag. Et, pourtant, on le répète, à bien réfléchir, cela n’était d’aucune importance. Est-ce que le dernier partant ne pouvait pas distancer ses partenaires, si du premier coup, par exemple, il était envoyé par cinq et quatre à la cinquante-troisième case, celle de la Floride ? Car, tels sont les aléas de ces merveilleuses combinaisons, dues, en admettant la légende, au sens si fin et si poétique de l’ingénieuse Hellade.

Il était évident que le public, très emballé dès le début, ne voulait rien voir des difficultés, encore moins des fatigues de ce voyage. Sans doute, s’il n’était pas impossible qu’il s’effectuât en quelques semaines, il se pouvait aussi qu’il durât des mois et même des années. Ne le savaient-ils pas de reste, ces membres de l’Excentric Club, qui avaient été les témoins ou les joueurs des interminables parties engagées chaque jour par William J. Hypperbone dans les salons du cercle. À prolonger les déplacements en de telles conditions de surmenage et de rapidité, il était à craindre que quelques-uns des partenaires fussent immobilisés par la maladie et contraints d’abandonner toutes chances d’atteindre le but, au profit du plus énergique ou du plus protégé par le Dieu du hasard.

Ces éventualités n’étaient pas pour préoccuper. On avait hâte d’être en pleine campagne, et, alors que les « Six » seraient en route, de prendre sa part de leurs émotions, de les accompagner en imagination, et même en réalité, comme font les cyclistes amateurs dans une course de professionnels, de les suivre dans leurs multiples promenades à travers l’Amérique.

Voilà qui satisferait les convoitises des hôteliers des États traversés par l’itinéraire !

Mais, si le public se refusait à réfléchir aux impedimenta de toutes sortes qui pouvaient surgir, une réflexion très naturelle vint à l’esprit de quelques-uns des partenaires. Pourquoi ne concluraient-ils pas un arrangement entre eux, – un arrangement d’après lequel le gagnant s’engagerait à partager son gain avec ceux que le sort n’aurait pas favorisés ? Ou, tout au moins, s’il gardait la moitié de l’énorme fortune, pourquoi ne ferait-il pas abandon de l’autre moitié aux moins heureux… Trente millions de dollars pour lui, et le reste à chacun des perdants, c’était tentant. Être assuré, en tout cas, de toucher plusieurs millions, il semblait aux esprits pratiques et non aventureux que cette offre méritait d’être prise en sérieuse considération.

Assurément il n’y avait là rien qui fût en contradiction avec les volontés du testateur, puisque la partie n’en serait pas moins engagée dans les conditions prescrites, et que le gagnant pouvait toujours disposer de son gain suivant sa convenance.

– Aussi, les intéressés, par les soins de l’un d’eux, – évidemment le plus sage des « Six », – furent-ils convoqués en réunion officieuse afin de délibérer sur la proposition. Hermann Titbury était d’avis de l’accepter, – songez donc, nombre de millions de dollars garantis à chacun ! Avec son tempérament de vieille joueuse, Mrs Titbury hésitait, et cependant elle finit par céder. Après réflexion, car il était de caractère aventureux, Harris T. Kymbale se rangea à cet avis, de même Lissy Wag, sur le conseil de son patron, M. Marshall Field, et malgré l’opposition de cette ambitieuse Jovita Foley, qui voulait tout ou rien. Quant à John Milner, il ne demandait pas mieux que d’adhérer pour le compte de Tom Crabbe, et si Max Réal se fit un peu tirer l’oreille, c’est que ces artistes ont généralement un grain de folie dans la cervelle. D’ailleurs, ne fût-ce que pour ne pas contrarier Lissy Wag, dont la situation l’intéressait vivement, il se déclara prêt à signer l’engagement avec ses partenaires.

Mais, pour que cet engagement fût définitif, il convenait que tous y eussent apposé leur signature. Or, si cinq y consentaient, il en était un sixième de l’entêtement duquel aucun argument ne put triompher. On le devine, il s’agit du terrible Hodge Urrican, qui se refusa à entendre raison. Il avait été désigné par le sort pour jouer la partie, il la jouerait jusqu’au bout. Il fallut rompre les pourparlers, le commodore s’étant réfugié dans une obstination irréductible, malgré la menace d’un formidable coup de poing que Tom Crabbe se préparait à lui envoyer sur l’injonction de John Milner, et qui lui eût défoncé quatre ou cinq côtes. Et, au surplus, on n’oubliait qu’une chose, c’est que, depuis le codicille, les joueurs n’étaient plus six, mais sept. Il y avait cet inconnu, cet X K Z, choisi par William J. Hypperbone. Qui était-il ?… Demeurait-il à Chicago ?… Maître Tornbrock savait-il même à quoi s’en tenir à son sujet ?… Le codicille décidait que le nom de ce mystérieux personnage ne devrait être révélé que dans le cas où il serait le gagnant… Voilà bien ce qui faisait travailler les esprits, ce qui jetait un nouvel élément de curiosité dans l’affaire. Or, puisque cet X K Z ne pouvait venir acquiescer à l’arrangement proposé, il n’aurait pas été possible de mener cette proposition à bonne fin, même si le commodore Urrican eût donné son consentement.

Donc, il ne restait plus qu’à attendre le premier coup de dés, dont le résultat devait être proclamé le 30 avril dans la salle du théâtre de l’Auditorium.

On était au 24 avril, à sept jours seulement de la date fatidique. Quant aux préparatifs, le temps ne manquait ni au commodore Urrican qui devait partir le sixième, ni même aux quatre autres, Hermann Titbury, Harris T. Kymbale, Tom Crabbe et Lissy Wag, dont les départs s’effectuaient avant le sien.

Le croirait-on, c’était le premier désigné pour se mettre en route qui paraissait le moins occupé de ce voyage. Le fantaisiste Max Réal n’avait que peu ou point l’air de songer à tout cela. Lorsque Mme Réal, qui avait quitté Québec et demeurait maintenant dans la maison de South Halsted Street, lui en parlait :

« J’ai bien le temps ! répondait-il.

– Mais non… pas trop, mon enfant !

– Et puis, mère, à quoi bon se lancer dans cette absurde aventure ?…

– Comment, Max, tu ne voudrais pas courir la chance…

– De devenir un gros millionnaire ?…

– Sans doute, reprenait l’excellente dame, qui rêvait ce que toutes les mères rêvent pour leur fils. Il faut faire tes préparatifs pour le voyage…

– Demain… chère mère… après-demain… tiens !… la veille du départ…

– Mais, mon enfant, dis-moi au moins ce que tu comptes emporter…

– Mes pinceaux, ma boîte à couleurs, mes toiles, sac au dos, comme un soldat.

– Songe donc que tu peux être envoyé à l’extrémité de l’Amérique…

– Des États-Unis, tout au plus, répliquait le jeune homme, et rien qu’avec une valise, je ferais le tour du monde ! »

Impossible d’en tirer d’autre réponse, et il retournait dans son atelier. Mais Mme Réal entendait ne pas lui laisser manquer une si belle occasion de faire fortune.

Quant à Lissy Wag, elle avait tout le temps, puisqu’elle ne devait partir que dix jours après Max Réal. Et c’est bien ce dont se plaignait l’impatiente Jovita Foley.

« Quel malheur, ma pauvre Lissy, répétait-elle, que tu aies eu le numéro cinq !

– Calme-toi, ma chère amie, répondait la jeune fille. Il est aussi bon que les autres… ou même aussi mauvais !

– Ne dis pas cela, Lissy !… N’aie pas de pareilles idées !… Cela nous porterait malheur !

– Voyons, Jovita, regarde-moi bien… Est-ce sérieusement que tu peux croire…

– Croire que tu gagneras ?…

– Oui.

– J’en suis sûre, ma chère, aussi sûre que d’avoir encore mes trente-deux dents ! »

Et alors Lissy Wag partait d’un tel éclat de rire que Jovita Foley était tentée de la battre.

Inutile d’insister sur la disposition d’esprit du commodore Urrican. Il ne vivait plus. Il était décidé à quitter Chicago dix minutes après que les dés se seraient prononcés sur son compte. Il ne s’arrêterait ni un jour ni une heure, dût-il être envoyé au fond des Everglades de la presqu’île floridienne.

Quant au couple Titbury, il ne songeait qu’aux primes qu’il aurait à payer, si la malchance s’en mêlait, et plus encore qu’au séjour soit dans la prison du Missouri, soit dans le puits du Nevada. Mais, qui sait, peut-être aurait-il le bonheur d’éviter ces lieux funestes !…

Pour en finir, un mot de Tom Crabbe.

Le boxeur continuait à faire ses six repas quotidiens, sans se préoccuper de l’avenir, et il espérait de ne rien changer à de si bonnes habitudes pendant le cours du voyage. Quelque gros mangeur qu’il fût, il trouverait toujours des auberges suffisamment approvisionnées, même dans les plus infimes bourgades. John Milner serait là et veillerait à ce qu’il ne manquât de rien. Cela coûterait cher, sans doute, mais quelle réclame pour le Champion du Nouveau-Monde, et pourquoi l’occasion ne se présenterait-elle pas en route d’organiser quelque séance pugiliste, dont le célèbre casseur de mâchoires tirerait honneur et profit.

Enfin il faut mentionner que des agences de paris s’étaient déjà fondées à Chicago et dans nombre d’autres cités de l’Union, avec cotes spéciales pour chacun des partenaires. Il va de soi qu’elles ne pouvaient fonctionner tant que la partie n’était pas engagée. Et si l’impatience du public avait été grande entre le 1er et le 15 avril, – jour où fut lu le testament, – elle ne le fut pas moins entre le 15 avril et le 30, jour où pour la première fois les dés allaient être lancés sur la carte dressée par William J. Hypperbone. Tous les gens qui s’occupent de parier aux courses n’attendaient que l’heure de prendre les « Six », maintenant les « Sept », soit à tant contre un, soit à égalité. Quelles bases fournir aux cotes ? Ce ne pourrait être, comme pour les chevaux de course, ni une série de prix précédemment gagnés, ni quelque illustre origine hippique, ni les garanties des entraîneurs. Il n’y avait à peser que les qualités personnelles des partenaires, chances purement morales.

Dans tous les cas, Max Réal, il faut l’avouer, se conduisait de manière à s’enlever toute sympathie des parieurs. Croirait-on que le 29 avril, la surveille du jour où les dés allaient fixer son itinéraire, il avait quitté Chicago ! Depuis quarante-huit heures, son attirail de peintre à l’épaule, il était parti pour la campagne ! Sa mère, au dernier degré de l’inquiétude, ne savait dire quand il serait de retour. Ah ! s’il pouvait être retenu n’importe où, s’il n’était pas là le lendemain, répondant à l’appel de son nom, quelle satisfaction pour le sixième partenaire qui deviendrait le cinquième ! Et ce cinquième, ce serait Hodge Urrican, et cet homme invraisemblable exultait déjà à la pensée que son tour avancerait d’un rang, et qu’il n’aurait plus que cinq concurrents à combattre !…

Bref, personne n’eût pu dire si Max Réal, le 30 avril, était revenu de son excursion, ni même s’il se trouvait dans la salle de l’Auditorium.

Or, à midi sonnant, devant la houleuse foule des spectateurs, maître Tornbrock, assisté de Georges B. Higginbotham, entouré des membres de l’Excentric Club, agita le cornet d’une main ferme et fit rouler les deux dés sur la carte…

« Quatre et quatre, cria-t-il.

– Huit ! » répondit d’une seule voix l’assistance.

Ce chiffre était celui de la case assignée par le testateur à l’État du Kansas.

 

VII – LE PREMIER PARTANT

Le lendemain, la grande gare de Chicago présentait une animation particulière. D’où provenait cette animation ?… Évidemment de la présence d’un voyageur, en costume de touriste, son attirail de peintre au dos, suivi d’un jeune nègre porteur d’une légère valise et d’un sac en bandoulière, qui se préparait à prendre le train de huit heures dix du matin.

Ce ne sont pas les railroads qui manquent à la République fédérale. Ils desservent son territoire en toutes les directions. Aux États-Unis, la valeur des chemins de fer dépasse cinquante-cinq milliards de francs, et sept cent mille agents sont employés à leur exploitation. Rien qu’à Chicago, il se fait un mouvement de trois cent mille voyageurs par jour, sans compter les dix mille tonnes de journaux et de lettres que les wagons y transportent annuellement.

Il résulte de là que n’importe où le caprice des dés devait les envoyer à travers l’Union, aucun des sept partenaires ne serait embarrassé ni retardé pour s’y rendre. Et encore convient-il d’ajouter à ces multiples voies ferrées, les steamers, les steamboats, les bateaux des lacs, des canaux, des rivières. En ce qui regarde Chicago, il est facile d’y aller et non moins facile d’en partir.

Max Réal, revenu, la veille, de son excursion, se dissimulait, parmi la foule, qui encombrait l’Auditorium, lorsque les chiffres quatre et quatre furent proclamés par maître Tornbrock. Personne ne le savait là, on ignorait son retour. Aussi, à l’appel de son nom se produisit-il un assez inquiétant silence que rompit la voix tonitruante du commodore Urrican, lequel cria de sa place :

« Absent…

– Présent ! » fut-il répondu.

Et Max Réal, salué par les applaudissements, était monté sur la scène.

« Prêt à partir ?… demanda le président de L’Excentric Club, en se rapprochant de l’artiste.

– Prêt à partir… et à gagner ! » répondit en souriant le jeune peintre.

Le commodore Hodge Urrican, comme un cannibale de la Papouasie, l’aurait dévoré vivant.

Quant à cet excellent Harris T. Kymbale, il s’avança et lui dit sans amertume :

« Bon voyage, compagnon !

– Bon voyage à vous aussi, lorsque le jour sera venu de boucler votre valise ! » répliqua Max Réal.

Et tous deux échangèrent une cordiale poignée de main.

Ni Hodge Urrican, ni Tom Crabbe, l’un furieux, l’autre hébété comme d’habitude, ne crurent devoir s’associer aux compliments du journaliste.

Quant au ménage Titbury, il ne formait qu’un vœu : c’était que tous les mauvais aléas du jeu s’abattissent sur la tête de ce premier partant, qu’il allât s’enfoncer dans le puits du Nevada ou se fourrer dans la prison du Missouri, dût-il y demeurer jusqu’à la fin de son existence !

En passant devant Lissy Wag, Max Réal s’inclina respectueusement et dit :

« Mademoiselle, vous me permettrez bien de vous souhaiter bonne chance…

– Mais c’est parler contre votre intérêt, monsieur… fit observer la jeune fille, un peu surprise.

– N’importe, mademoiselle, et soyez certaine que je fais des vœux pour vous !…

– Je vous remercie, monsieur », répondit Lissy Wag.

Et Jovita Foley de glisser dans l’oreille de son amie cette observation, très juste d’ailleurs :

« Il est fort bien de sa personne, ce Max Réal, et il sera mieux encore, si, comme il le souhaite, il te laisse arriver première ! »

Cette opération finie, la salle de l’Auditorium fut peu à peu évacuée, et le résultat du coup de dés se répandit aussitôt à travers la ville.

Le match Hypperbone, suivant l’expression adoptée par le public, allait commencer.

Dans la soirée, Max Réal acheva ses préparatifs, – combien peu compliqués, – et, le lendemain matin, il embrassa sa mère, après promesse formelle de lui écrire le plus souvent possible. Puis, il quitta le numéro 3997 de Halsted Street, précédé du fidèle Tommy, et arriva pédestrement à la gare, dix minutes avant le départ du train.

Que le réseau des railroads rayonne en tous sens autour de la cité chicagoise, Max Réal n’en était plus à l’apprendre, et il n’avait à se préoccuper que de choisir entre les deux ou trois voies ferrées qui se dirigeaient vers le Kansas. Cet État n’est pas limitrophe de celui de l’Illinois, mais il n’en est séparé que par celui du Missouri. Aussi le voyage que le sort imposait au jeune peintre ne comprendrait que cinq cent cinquante ou six cents milles, suivant l’itinéraire qui aurait sa préférence.

« Je ne connais pas le Kansas, se dit-il, et c’est là une occasion de faire connaissance avec le « désert américain », comme on l’appelait jadis !… Et puis, parmi les cultivateurs du pays, on compte pas mal de Franco-Canadiens… Je serai là comme en famille, car il ne m’est pas interdit de cheminer à ma fantaisie pour me rendre à l’endroit qui m’est assigné. »

Non, cela n’était pas interdit. Tel avait été l’avis de maître Tornbrock, consulté à ce sujet. La note rédigée par William J. Hypperbone imposait à Max Réal l’obligation de gagner Fort Riley dans le Kansas, et il suffirait qu’il s’y trouvât le quinzième jour après son départ, afin de recevoir par télégramme le chiffre du second coup qui le concernerait, – soit le huitième de la partie. En somme, des cinquante États rangés sur la carte dans l’ordre que l’on sait, il n’en était que trois où le partenaire dût se rendre dans le plus court délai à l’endroit où il aurait peut-être la chance d’être remplacé dès le coup suivant : c’étaient la Louisiane, case dix-neuvième affectée à l’hôtellerie, le Nevada, case trentième affectée au puits, et le Missouri, case cinquante-deuxième affectée à la prison.

Et maintenant, qu’il convint à Max Réal de gagner son poste par le chemin des écoliers, suivant l’expression française, rien de mieux. Mais il était à supposer qu’un enragé comme le commodore Urrican ou un avare comme Hermann Titbury n’useraient ni leur patience ni leur bourse à flâner en route. Ils fileraient à toute vapeur, en grande vitesse, peu désireux de transire videndo.

Voici quel était l’itinéraire adopté par Max Réal : au lieu de se diriger par le plus court vers Kansas City en traversant obliquement de l’est à l’ouest l’Illinois et le Missouri, il prendrait le Grand Trunk, cette voie ferrée qui, sur une longueur de trois mille sept cent quatre-vingt-six milles, va de New York à San Francisco, « Ocean to Ocean », dit-on en Amérique. Un parcours de cinq cents milles environ lui permettrait d’atteindre Omaha sur la frontière du Nebraska, et de là, à bord de l’un des steamboats qui descendent le Missouri, il atteindrait la métropole du Kansas. Puis, en touriste, en artiste, il arriverait à Fort Riley au jour fixé.

Lorsque Max Réal entra dans la gare, il y trouva nombre de curieux. Avant d’engager de fortes sommes à propos de la partie qui allait se jouer, les parieurs voulaient voir de leurs propres yeux le premier qui se mettrait en voyage. Bien que des cotes, reposant sur des probabilités plus ou moins valables, n’eussent pas encore pu être établies, il convenait d’observer le jeune peintre au moment du départ… Son attitude inspirerait-elle confiance ?… Serait-il bien en forme… Y aurait-il lieu de penser qu’il deviendrait grand favori, malgré que la possibilité de primes à payer pût donner à craindre qu’il fût arrêté en route ?…

Il faut l’avouer, Max Réal n’eut pas l’heur – ce qu’il s’en moquait ! – de plaire à ses concitoyens par cela seul qu’il emportait son attirail de peintre. Jonathan, en homme pratique, estimait qu’il ne s’agissait point de voir du pays ni de faire des tableaux, mais de voyager en partenaire, non en artiste. À son avis, la partie imaginée par William J. Hypperbone s’élevait à la hauteur d’une question nationale, et il valait qu’elle fût sérieusement jouée. Si aucun des « Sept » n’y mettait toute l’ardeur dont il était capable, ce serait un manque de convenance envers l’immense majorité des citoyens de la libre Amérique. Aussi le résultat fut-il que, parmi les assistants désappointés, pas un seul ne se décida à monter dans le train afin d’accompagner Max Réal au moins jusqu’à la première station et de lui faire, comme on dit vulgairement, « un bout de conduite ». Les wagons s’emplirent des seuls voyageurs que les obligations du commerce ou de l’industrie appelaient hors de Chicago.

Max Réal put donc s’installer tout à son aise sur une des banquettes, et Tommy se placer près de lui, car le temps n’était plus où les blancs n’eussent pas supporté dans leur compartiment le voisinage des hommes de couleur.

Enfin le sifflet se fit entendre, le train s’ébranla, la puissante locomotive hennit par sa bouche évasée qui lançait des gerbes d’étincelles mêlées de vapeur.

Et, au milieu de la foule, restée sur le quai, on aurait pu apercevoir le commodore Urrican jeter à ce premier partant des regards chargés de menaces.

Au point de vue du temps, le voyage débutait mal. Ne pas oublier qu’en Amérique, à cette latitude, – et bien que ce soit le parallèle de l’Espagne septentrionale, – l’hiver n’a pas pris fin au mois d’avril. À la surface de ces vastes territoires que ne couvre aucune montagne, il se prolonge jusqu’à cette époque de l’année, et les courants atmosphériques, lancés des régions polaires, s’y déchaînent en toute liberté. Cependant, si le froid commençait à céder devant les rayons du soleil de mai, les rafales troublaient encore l’espace. Des nuages bas, d’où tombaient de larges averses, brouillaient l’horizon et le bornaient à courte distance. Fâcheuse circonstance pour un peintre en quête de sites lumineux et de paysages ensoleillés. Toutefois, mieux valait parcourir les États de l’Union aux premiers jours de la saison printanière. Plus tard, les chaleurs deviendraient insoutenables. Après tout, il était permis d’espérer que le mauvais temps ne durerait pas au delà du mois, et quelques symptômes attestaient déjà de meilleures dispositions climatériques.

Un mot maintenant sur le jeune nègre, depuis deux ans déjà au service de Max Réal, qui allait l’accompagner dans un voyage probablement si fécond en surprises.

C’était, on le sait, un garçon de dix-sept ans, par conséquent né libre, puisque l’émancipation des esclaves remontait à la guerre de Sécession, terminée une trentaine d’années avant, au grand honneur des Américains et de l’humanité.

Le père et la mère de Tommy vivaient au temps de l’esclavage, étant originaires de cet État du Kansas où la lutte fut si violente entre les abolitionnistes et les planteurs virginiens. Les parents de Tommy, – c’est sur ce point qu’il est à propos d’insister – n’avaient pas été soumis à un sort trop rigoureux, et l’existence leur fut plus facile qu’à beaucoup de leurs semblables. Ayant vécu sous un bon maître, homme sensible et juste, ils se considéraient comme étant de sa famille. Aussi, lorsque l’on proclama le bill d’abolition, ils ne voulurent pas plus le quitter qu’il ne songeait à se séparer d’eux.

Tommy était donc libre à sa naissance, et, après la mort de ses parents et de leur maître, – était-ce l’influence de l’atavisme ou le souvenir des jours heureux de son enfance ? – il fut fort embarrassé, lorsqu’il se trouva seul en face des nécessités de la vie. Peut-être son jeune cerveau ne comprit-il pas les avantages que devait lui procurer ce grand acte de l’émancipation, quand il n’eut plus qu’à compter sur ses propres forces pour se tirer d’affaire, lorsqu’il lui fallut songer au lendemain, lui qui ne s’était jamais préoccupé de l’avenir, lui à qui le présent était tout. Et ne sont-ils pas plus nombreux qu’on ne le croit, ces pauvres gens qui regrettent, en enfants qu’ils sont encore, d’être devenus des serviteurs libres après avoir été des serviteurs esclaves ?…

Par bonheur, Tommy avait eu cette chance d’être recommandé à Max Réal. Il était assez intelligent, de franche nature, de bonne conduite, prêt à aimer ceux qui lui témoigneraient quelque affection. Il s’attacha au jeune artiste, chez lequel il allait trouver une situation assurée.

Un regret, un seul – et il ne le cachait pas, – c’était de ne pas lui appartenir d’une façon plus complète – de corps comme il l’était d’âme, – et il le répétait souvent.

« Mais pourquoi ?… demandait Max Réal.

– Parce que, si vous étiez mon maître, si vous m’aviez acheté, je serais à vous…

– Et qu’y gagnerais-tu, mon garçon ?…

– J’y gagnerais que vous ne pourriez pas me renvoyer, ce qu’on fait d’un serviteur dont on n’est pas content…

– Eh ! Tommy, qui parle de te renvoyer ?… D’ailleurs, si tu étais mon esclave, je pourrais toujours te vendre…

– N’importe, mon maître, c’est très différent, et ce serait plus sûr…

– En aucune façon, Tommy.

– Si… si… et puis… moi… je ne serais pas libre de m’en aller !

– Eh bien, sois tranquille, si je suis satisfait de ton service… je t’achèterai un jour…

– Et à qui… puisque je ne suis à personne ?…

– À toi… à toi-même… quand je serai riche… et aussi cher que tu voudras ! »

Tommy approuvait de la tête, ses yeux brillant au fond de leur orbite noire, découvrant sa double rangée de dents d’une éclatante blancheur, heureux à la pensée de se vendre un jour à son maître, et ne l’en aimant que davantage.

Inutile de dire combien il était satisfait de l’accompagner pendant cette promenade à travers les États-Unis. Il aurait eu gros cœur à le voir partir seul, même s’il ne se fût agi que d’une séparation de quelques jours… Et que durerait la partie engagée dans ces conditions, si le sort ne se prononçait pas à bref délai, si le gagnant mettait des semaines, et – qui sait, – des mois, à atteindre le soixante-troisième État ?…

Que le voyage dût être court ou non, il fut certainement très maussade pendant cette première journée entre les vitres du wagon brouillées de buée et de pluie. Il fallut se résigner à passer à travers le pays sans le voir. Tout se perdait dans ces tons grisâtres, abhorrés des peintres, le ciel, les champs, les villes, les bourgades, les maisons, les gares. Les paysages de l’Illinois apparurent confusément sous les brumes. On n’entrevit que les hautes cheminées des minoteries de Napiersville et les toitures des fabriques de montres d’Aurora. Rien d’Oswego, de Yorkville, de Sandwich, de Mendoza, de Princeton, de Rock Island, de son pont superbe jeté sur le Mississippi, dont les eaux laborieuses entourent l’île du Roc, rien de cette propriété de l’État, transformée en arsenal, où des centaines de canons allongent leurs volées entre les taillis verdoyants et les buissons en fleurs.

Max Réal était fort désappointé. À passer entre les rafales, il ne resterait rien dans son souvenir de peintre. Autant eût valu dormir toute cette journée, – ce que Tommy fit consciencieusement.

Vers le soir, la pluie cessa. Les nuages regagnèrent les hautes zones. Le soleil se coucha dans les draps d’or de l’horizon. Ce fut un régal pour les yeux de l’artiste. Mais presque aussitôt l’ombre crépusculaire envahit l’espace sur les limites géodésiques qui séparent l’Iowa de l’Illinois. Aussi la traversée de ce territoire, quoique la nuit fût assez claire, ne donna-t-elle aucune satisfaction à Max Réal. Il ne tarda pas à fermer les yeux et ne les rouvrit que le lendemain au petit jour.

Et peut-être eut-il raison de regretter de n’être pas descendu la veille, à Rock Island !

« Oui ! j’ai eu tort !… grand tort, se dit-il à son réveil. Le temps ne m’est point mesuré, et je ne suis pas à vingt-quatre heures près !… La journée dont je compte disposer pour Omaha, j’aurais dû la passer à Rock Island… de là à Davenport, cette cité riveraine du Mississippi, il n’y a que le grand fleuve à traverser, et je l’aurais enfin vu, ce fameux Père des Eaux, dont je suis peut-être appelé à visiter toute la lignée, pour peu que le sort me promène à travers les territoires du centre ! »

Il était trop tard pour se livrer à ces réflexions. À présent, le train courait à toute vapeur sur les plaines de l’Iowa. Max Réal ne put rien apercevoir d’Iowa City, dans la vallée de ce nom, et qui, pendant seize ans fut la capitale de l’État, ni Des Moines, la capitale actuelle, un ancien fort, bâti au confluent de la rivière de ce nom et du Racoon, maintenant une cité de cinquante mille habitants, campée au milieu d’un réseau de railroads.

Enfin le soleil se levait, lorsque le train vint stopper à Council-Bluff, presque sur la limite de l’État, et à trois milles seulement d’Omaha, ville importante de ce Nebraska, dont le Missouri forme la frontière naturelle.

Là s’élevait jadis la « Falaise du Conseil ». Là s’assemblaient les tribus indiennes du Far West. De là partaient les expéditions de conquête ou de commerce qui devaient entraîner la reconnaissance des régions sillonnées par les multiples ramifications des Montagnes Rocheuses et du Nouveau Mexique.

Eh bien, il ne serait pas dit que Max Réal « brûlerait » cette première station de l’Union Pacific comme il en avait brûlé tant d’autres depuis la veille !

« Descendons, dit-il.

– Est-ce que nous sommes arrivés ?… demanda Tommy, en ouvrant les yeux.

– On est toujours arrivé… quand on est quelque part. »

Et, après cette réponse étonnamment positive, tous les deux, l’un le sac au dos, l’autre sa valise à la main, sautèrent sur le quai de la gare.

Le steamboat ne devait pas démarrer du quai d’Omaha avant dix heures du matin. Or il n’en était que six, et le temps ne manquerait même pas pour visiter Council Bluff sur la rive gauche du Missouri. C’est ce qui fut fait, après la courte halte du premier déjeuner. Puis le futur maître et le futur esclave s’engagèrent entre les deux voies ferrées qui, aboutissant aux deux ponts jetés sur le fleuve, établissent une double communication avec la métropole du Nebraska.

Le ciel s’était rasséréné. Le soleil lançait une gerbe de rayons matineux à travers la déchirure des nuages qu’une légère brise d’est promenait au-dessus de la plaine. Quelle satisfaction, après vingt-quatre heures d’emprisonnement dans un wagon de chemin de fer, que d’aller ainsi d’un pas libre et dégourdi !

Il est vrai, Max Réal ne pouvait songer à prendre quelque site au passage. Devant les yeux s’étendaient de longues et arides grèves, peu tentantes pour le pinceau d’un artiste. Aussi marcha-t-il droit vers le Missouri, ce grand tributaire du Mississippi, qui s’appela jadis Misé Souri, Peti Kanoui, c’est-à-dire en langage indien, le « Fleuve bourbeux », dont le cours en cet endroit mesure déjà trois mille milles depuis sa source.

Max Réal avait eu une idée, que n’auraient sans doute ni le commodore Urrican, ni l’entraîneur de Tom Crabbe, ni même Harris T. Kymbale : c’était de se soustraire, autant qu’il le pourrait, à la curiosité publique. Voilà pourquoi il n’avait pas fait connaître son itinéraire en quittant Chicago. Or, la cité d’Omaha s’intéressait non moins que les autres à cette partie du Noble Jeu des États-Unis d’Amérique, et si elle eût su que le premier partant venait d’arriver ce matin-là dans ses murs, elle l’aurait reçu avec les honneurs dus à un personnage de cette importance.

Une ville considérable, cette Omaha, et, compris son faubourg du sud, elle ne compte pas moins de cent cinquante mille habitants. C’est le « boom », – ce que Reclus appelle justement la « période de réclame, de spéculation, d’agiotage et en même temps de travail furieux qui, en 1854, l’a fait surgir des solitudes, comme bien d’autres, avec tout son appareil d’industrie et de civilisation ». Joueurs d’instinct, comment les Omahiens résisteraient-ils au besoin de parier pour tel ou tel des partenaires que l’aveugle destin allait éparpiller sur les territoires de l’Union ?… Et voici que l’un d’eux dédaignait de leur révéler sa présence !… Décidément, ce Max Réal ne faisait rien pour se concilier la faveur de ses concitoyens !… En effet, il se borna à prendre repas dans un modeste hôtel, sans y décliner son nom ni ses qualités. Il était possible, du reste, que le hasard le renvoyât plusieurs fois au Nebraska ou dans les États que dessert vers l’ouest le Grand Trunk.

C’est précisément à Omaha que s’amorce cette longue voie ferrée, appelée Pacific Union entre Omaha et Ogden, puis Southern Pacific entre Ogden et San Francisco. Quant aux lignes qui mettent Omaha en communication avec New York, les voyageurs n’ont que l’embarras du choix.

Donc, non reconnu, Max Réal déambula à travers les principaux quartiers de cette ville, de forme non moins « échiquière » que sa voisine Council Bluff, cinquante-quatre cases juxtaposées et rectangulaires dont la géométrie impose les limites rectilignes.

Il était dix heures lorsque Max Réal, suivi de Tommy, revint vers le Missouri par le nord de la ville, et redescendit le quai jusqu’à l’embarcadère du steamboat.

Le Dean Richmond était prêt à partir. Ses chaudières ronflaient comme un ivrogne, son balancier n’attendait que l’ordre de mise en marche pour se mouvoir au-dessus du spardeck. La journée suffirait au Dean Richmond, après un parcours de cent cinquante milles, pour atteindre Kansas City.

Max Réal et Tommy vinrent s’installer sur la galerie supérieure, à l’arrière.

Ah ! si les passagers avaient su que l’un des tenants de la fameuse partie allait descendre en leur compagnie les eaux missouriennes jusqu’à la ville de Kansas, quel accueil enthousiaste ! Mais Max Réal continua de garder le plus strict incognito, et Tommy ne se fut pas permis de le trahir.

À dix heures dix, on largua les amarres, les puissantes aubes se mirent en mouvement, et le steamboat prit le courant du fleuve, semé de ces pierres ponces flottantes, arrachées à ses sources dans les gorges des Montagnes Rocheuses.

Les rives du Missouri, à la surface du Kansas, plates et verdoyantes, ne présentent point l’aspect bizarre que leur donnent en amont les encaissements de roches granitiques. Ici, le jaune fleuve n’est plus interrompu par les cataractes, les barrages, les écluses, ni troublé par les sauts et les rapides. Gonflé des apports de ses tributaires venus des lointaines régions du Canada, il est largement affluencé par de nombreux cours d’eau, dont le principal est la Yellowstone-river.

Le Dean Richmond marchait rapidement au milieu de la flottille de ces bâtiments à vapeur ou à voile qui utilisent son cours d’aval, le cours d’amont n’étant guère navigable, soit que les glaces l’encombrent pendant l’hiver, soit que les sécheresses le tarissent pendant l’été.

On arriva à Platte City, sur la rivière qui donne un de ses noms à l’État, car elle porte aussi celui de Nebraska. Mais, en réalité, celui de Platte est mieux justifié, car ses méandres se déroulent entre des rives herbeuses, très découvertes, qui laissent peu de profondeur à son lit. À vingt-cinq milles de là, le steamboat fit escale à Nebraska City, et cette ville est en réalité le véritable port de Lincoln, capitale de l’État, bien qu’elle se trouve à une vingtaine de lieues à l’ouest du fleuve.

Pendant l’après-midi, Max Réal put prendre quelques croquis à la hauteur d’Atkinson, et un site remarquable près de Leavenworth, où le Missouri est franchi par l’un des plus beaux ponts de son cours. C’est là que fut élevé, en 1827, un fort destiné à défendre le pays contre les tribus indiennes.

Il était près de minuit, lorsque le jeune peintre et Tommy débarquèrent à Kansas City, il leur restait une douzaine de jours pour atteindre Fort Riley, l’endroit indiqué en cet État par la note de William J. Hypperbone.

Tout d’abord, Max Réal fit choix d’un hôtel de certaine apparence, où il passa une bonne nuit, après vingt-quatre heures de chemin de fer et quatorze de bateau.

Le lendemain fut consacré à la visite de la ville ou plutôt des deux villes, car il y a deux Kansas situées sur la même rive droite du Missouri, qui forme en cet endroit une boucle resserrée ; mais, séparées par la Kansas-river, l’une appartient à l’État du Kansas, l’autre à l’État du Missouri. La seconde est de beaucoup la plus importante avec cent trente mille habitants, tandis que la première n’en compte que trente-huit mille. En réalité, elles ne feraient qu’une seule et même cité, si elles étaient dans le même État.

Au surplus, Max Réal n’avait pas l’intention de séjourner plus de vingt-quatre heures ni dans la Kansas du Kansas, ni dans la Kansas du Missouri. Ces deux villes se ressemblent comme deux damiers, et qui a vu l’une a vu l’autre. Aussi, dès le matin du 4 mai, il se remit en route à destination de Fort Riley, et cette fois, il allait faire le voyage en artiste. Sans doute, il prit encore le railroad, mais il était bien résolu à descendre aux stations qui lui plairaient, à excursionner en quête de paysages, dont il saurait tirer bon profit, si, le premier parti, il ne devait pas être le premier arrivé.

Ce n’était plus le désert américain d’autrefois. La vaste plaine remonte graduellement vers l’ouest jusqu’à l’altitude de cinq cents toises sur la frontière du Colorado. Ses ondulations successives se coupent de fonds larges et boisés, séparés par des steppes à perte de vue, que parcouraient, cent ans avant, les Indiens Kansas, Nez-Percés, Oteas, et autres tribus désignées sous le nom de Peaux-Rouges.

Mais ce qui avait amené une transformation complète de la contrée, c’était la disparition des cyprières et des sapinières, la plantation de millions d’arbres à fruits à la surface des savanes, et aussi l’établissement de pépinières pour l’entretien des vergers et des vignobles. Des espaces immenses, livrés à la culture du sorgho entré dans la fabrication courante du sucre, alternaient avec les champs d’orge, de seigle, de sarrasin, d’avoine, de froment, qui font du Kansas l’un des plus riches territoires de l’Union.

Quant aux fleurs, elles s’épanouissaient, – et combien variées d’espèces ! – surtout le long des rives de la Kansas, plus particulièrement d’innombrables touffes d’armoises à feuilles cotonneuses, les unes herbacées, les autres frutescentes, qui imprégnaient l’air d’un parfum de térébenthine.

Bref, en allant de station en station, en s’éloignant de quatre à cinq milles à travers la campagne, en ébauchant quelques toiles. Max Réal employa une semaine à gagner Topeka, où il arriva le 13 mai, dans l’après-midi.

Topeka est la capitale du Kansas. Son nom lui vient de ces pommes de terre sauvages, qui foisonnaient sur les pentes de la vallée. La ville occupe la rive méridionale du cours d’eau, et se complète du faubourg de la rive opposée.

Demi-journée de repos, nécessaire à Max Réal comme au jeune noir, – repos qui fut interrompu le lendemain par une visite à la capitale. Ses trente-deux mille habitants ne savaient guère qu’ils possédaient le célèbre partenaire dont le nom s’étalait déjà sur les affiches du jour. Et cependant, on l’attendait pour ainsi dire au passage. On n’imaginait pas qu’il eût pris, pour se rendre à Fort Riley, une autre voie ferrée que celle qui longe la Kansas et dessert Topeka. La population en fut pour son attente, et Max Réal repartit le 14 dès l’aube, sans que sa présence eût été soupçonnée un instant.

Fort Riley, au confluent des rivières Smoky Hill et Republican, n’était plus qu’à une soixantaine de milles. Max Réal y pouvait donc être le soir même, si cela lui convenait, ou le lendemain s’il lui prenait fantaisie de flâner en route. C’est même ce qu’il fit après avoir quitté le railroad à la station de Manhattan. Mais il s’en fallu de peu qu’il ne fût arrêté dès le début de la partie et perdit le droit de la continuer.

Que voulez-vous, l’artiste l’avait emporté sur la pièce d’échiquier que le sort poussait à travers cette région.

Dans l’après-midi, Max Réal et Tommy, descendus à l’avant-dernière station, trois ou quatre milles avant Fort Riley, s’étaient dirigés vers la rive gauche de la Kansas. Comme une demi-journée devait suffire à franchir cette distance, même pédestrement, il n’y avait aucune inquiétude à concevoir.

Ce qui engagea Max Réal à faire halte au bord de la rivière, ce fut le charmant paysage qui s’offrait soudain à ses regards. Dans un angle du cours d’eau, capricieusement rempli de lumière et d’ombre, se dressait l’un des derniers arbres d’une ancienne cyprière. Ses branches formaient berceau d’une rive à l’autre. Au bas on voyait les restes d’une cabane en adobe, et, vers l’arrière, s’étendait une vaste prairie, émaillée de fleurs, principalement d’éclatants tournesols. Au delà de la Kansas se montrait un fond de verdure avec d’obscures profondeurs, piquées çà et là de vifs rayons de soleil. L’ensemble « s’arrangeait » à souhait.

« Quel joli site ! se dit Max Réal. En deux heures, j’en aurai achevé l’ébauche. »

Ce fut lui, on va le voir, qui faillit être « achevé ».

Le jeune peintre s’était assis sur la berge, sa petite toile encastrée dans le couvercle de la boîte à couleurs, et il travaillait depuis quarante minutes, sans se laisser distraire, lorsqu’un bruit lointain – le quadrupedante sonitu de Virgile – se fit entendre dans la direction de l’est. On eût dit un formidable chevauchement à travers la plaine qui bordait la rive gauche.

Ce fut Tommy, couché au pied d’un arbre, que cette grandissante rumeur tira le premier du demi-sommeil auquel il s’abandonnait si volontiers.

Son maître n’entendant rien, ne détournant pas la tête, il se releva, remonta de quelques pas la berge, afin de porter sa vue plus au loin.

Le bruit redoublait alors, et, du côté de l’horizon, s’élevaient des volutes de poussière, que la brise, assez fraîche alors, repoussait vers l’ouest.

Tommy revint d’un pas rapide, et, pris d’un sérieux effroi, s’adressant à Max Réal :

« Mon maître !… » dit-il.

Le peintre, très absorbé devant sa toile, ne parut point songer à lui répondre.

« Mon maître !… répéta Tommy, d’une voix inquiète, en lui mettant la main sur l’épaule.

– Eh ! qu’est-ce qui te prend, Tommy ?… répliqua Max Réal, très occupé à mélanger du bout de son pinceau un peu de terre de Sienne et de vermillon.