VIII – LE COUP DU RÉVÉREND HUNTER.

Si quelqu’un paraissait moins indiqué que personne pour la quarante-septième case, État de Pennsylvanie, pour Philadelphie, la principale cité de l’État, la plus importante de l’Union, après Chicago et New York, c’était assurément ce Tom Crabbe, brute de nature et boxeur de son métier.

Mais le sort n’en fait jamais d’autres, dit l’adage populaire, et au lieu de Max Réal, d’Harris T. Kymbale, de Lissy Wag, si capables d’admirer les magnificences de cette métropole, c’était cet être stupide qu’il y envoyait en compagnie de son entraîneur John Milner. Jamais le défunt membre de l’Excentric Club n’aurait prévu cela.

On n’y pouvait rien, d’ailleurs. Les dés avaient parlé dès les premières heures du 31 mai. Le point de douze par six et six s’était lancé sur le fil télégraphique entre Chicago et Cincinnati. Aussi le deuxième partenaire prit-il ses mesures pour quitter immédiatement l’ancienne Porcopolis.

« Oui ! Porcopolis ! s’écria en partant et avec l’accent du plus profond mépris John Milner. Comment, le jour où le célèbre Tom Crabbe l’honorait de sa présence, c’est à ce dégoûtant concours de bestiaux que s’est portée en foule sa population !… C’est à ce porc qu’est allée toute l’attention publique et il n’y a pas eu un seul hurrah pour le Champion du Nouveau-Monde !… Eh bien, empochons le gros sac d’Hypperbone, et je saurai nous venger. »

De quelle façon pourrait s’exercer cette vengeance, John Milner eût été sans doute fort embarrassé de s’en expliquer. Au surplus, avant tout, il s’agissait de gagner la partie. C’est pourquoi Tom Crabbe, se conformant aux indications du télégramme reçu dans la matinée, n’avait qu’à sauter dans le train pour Philadelphie.

Ce n’est pas qu’il n’eût dix fois le temps de faire ce voyage. Les États d’Ohio et de Pennsylvanie sont limitrophes. Dès qu’on a franchi la frontière orientale de l’un, on est sur le territoire de l’autre. Entre les deux métropoles, à peine six cents milles, et il existe plusieurs lignes de voies ferrées à la disposition des voyageurs. Vingt heures suffiraient à ce trajet.

Voilà de ces bonnes fortunes qui n’arriveraient pas au commodore Urrican, et que, d’ailleurs, n’eussent enviées ni le jeune peintre, ni le reporter de la Tribune, en quête de longs déplacements.

Mais John Milner ne décolérait pas, John Milner entendait ne pas demeurer un jour de plus dans cette cité trop friande des curiosités phénoménales de la race porcine. Oui ! quand il mettrait le pied sur la plate-forme du train, ce ne serait pas sans avoir dédaigneusement secoué la poussière de ses sandales. Et, en effet, personne ne s’était inquiété de la présence de Tom Crabbe à Cincinnati, personne n’était venu l’interviewer à son hôtel du faubourg de Covington, les parieurs n’avaient point afflué comme ceux d’Austin du Texas, et la salle du Post Office fut déserte le jour où il s’y présenta pour recevoir la dépêche adressée par maître Tornbrock !… Toutefois, grâce à son point de douze, Tom Crabbe devançait de trois cases Max Réal, et d’une case l’homme masqué lui-même.

John Milner, blessé dans son amour-propre, outré de l’attitude de la population cincinnatienne, furieux d’une telle indifférence, quitta l’hôtel à midi trente-sept, et suivi de Tom Crabbe, qui venait d’achever son deuxième repas, il se rendit à la gare. Le train partit et, après avoir bifurqué à Columbus, il franchit la frontière orientale formée par le cours de l’Ohio.

Cet État de Pennsylvanie doit son nom à l’illustre quaker anglais William Penn, qui, vers la fin du dix-septième siècle, devint acquéreur de vastes terrains situés sur les bords du Delaware. Voici dans quelles circonstances :

William Penn était créancier de l’Angleterre pour une grosse somme qu’on désirait ne point lui rembourser. Aussi, Charles II lui offrit-il en échange une portion des territoires que le Royaume-Uni possédait en cette partie de l’Amérique. Le quaker accepta, et, quelque temps après, en 1681, il jetait les premiers fondements de Philadelphie. Or, à cette époque, comme le sol était couvert d’immenses forêts, il parut tout naturel de l’appeler Sylvania, en y ajoutant le nom patronymique de William Penn. D’où Pennsylvania.

Cette histoire, Harris T. Kymbale l’eût certainement racontée avec bien d’autres anecdotes concernant le pays, et, au vif plaisir des lecteurs de la Tribune, si le sort lui eût attribué quinze jours de villégiature dans la région pennsylvanienne. De quelle plume alerte et souple il aurait décrit ce territoire assez semblable à celui de l’Ohio, que la chaîne des Alleghanys accidente pittoresquement du sud-est au nord-ouest, en déterminant la ligne de partage des eaux ! Il en aurait fait ressortir l’aspect général, que justifie encore la seconde moitié de son nom, vastes bois de chênes, de hêtres, de châtaigniers, de noyers, d’ormes, de frênes, d’érables, marais hérissés de sassafras, pâturages où se nourrit un nombreux bétail, où s’élèvent des chevaux de belle race que la bicyclette finira par disperser un jour comme ceux de l’Oregon ou du Kansas. Il eût célébré en phrases sonores et spirituelles ces champs spacieux où le mûrier prospère à l’avantage des sériciculteurs, et aussi des vignobles d’un rendement fructueux. Car, si la Pennsylvanie est particulièrement froide en hiver et plus que ne le comporte sa latitude, du moins subit-elle pendant l’été des chaleurs tropicales. Enfin, il eût parlé, avec chiffres à l’appui, de ce sol si riche en houille, en anthracite, en minerais de fer, en sources de pétrole et de gaz naturel, et si généreux, si inépuisable, qu’il donne un nombre de tonnes d’acier et de fer supérieur à la production du reste des États-Unis. Peut-être même l’enthousiaste reporter aurait-il raconté ses chasses à l’élan wolverene, au daim, au chat sauvage, au loup, au renard, et à l’ours brun qui fréquentent les vastes forêts de l’État, puisqu’il était grand amateur des prouesses cynégétiques.

Inutile d’ajouter, n’est-il pas vrai, que les principales cités pennsylvaniennes auraient reçu la visite d’Harris T. Kymbale, qu’il aurait été y chercher – ce dont il ne faisait aucunement fi – le bruyant accueil, les applaudissements réservés à l’un des favoris de la course excentrique. On l’aurait vu aux deux villes groupées d’Alleghany et de Pittsburg, où son concurrent Max Réal venait de passer pour se rendre à Richmond. Il aurait affecté une partie de son temps à cette capitale de l’État, Harrisburg, dont les quatre ponts sont jetés d’une rive à l’autre de la Susquehanna, sortie du flanc des Blue Mountains, et que les usines métallurgiques bordent sur une étendue de plusieurs milles. Assurément, il se fût transporté au célèbre cimetière de Gettygsburg, théâtre des luttes de la guerre de Sécession, où tombèrent, en 1863, les soldats de l’armée confédérée, le jour même où le Mississippi s’ouvrait au général Grant par la reddition de la forteresse de Wicksburg. C’eût été, d’ailleurs, en compagnie des nombreux pèlerins du Sud comme du Nord, qui viennent annuellement honorer les morts couchés sous ces rangées de pierre dont est semée la sanglante nécropole. Bref, ce territoire possédait encore bien d’autres villes très prospères, Scrauton, Reading, Érié sur le lac de ce nom, Lancaster, Altoona, Wilkesbarre, dont la population dépasse trente mille âmes. Enfin, le chroniqueur en chef du grand journal chicagois eût-il négligé de se rendre près de la vallée du Leigth, à ce Mont-Ours, haut de cent toises, que le premier railway desservit dès l’année 1827, et voisin d’une mine d’anthracite qui brûle depuis un demi-siècle.

Il faut dire également que, si dédaigneux qu’il fût des régions industrielles, Max Réal eût rencontré sur les territoires pennsylvaniens plus d’un beau site qui aurait certainement tenté son pinceau, des paysages variés et pittoresques au versant des Alleghanys, et dans les vallées du massif des Appalaches.

Mais ni le premier ni le quatrième partenaire n’avaient été envoyés à la quarante-septième case, et ce sera un éternel regret pour la postérité.

On le pense bien, rien à attendre de Tom Crabbe, ou pour mieux dire de John Milner. Son héros était à destination de Philadelphie, il irait à Philadelphie, nulle part ailleurs. Et, cette fois, l’attention publique ne se détournerait pas de lui. Il y reviendrait l’homme du jour. Au besoin, John Milner saurait le remettre en lumière, et forcer la grande ville à s’occuper d’un personnage qui tenait une place si considérable dans le monde pugiliste du Nord-Amérique.

Ce fut vers dix heures du soir, le 31 mai, que Tom Crabbe fit son entrée dans la « Ville de l’Amour Fraternel », où son entraîneur et lui passèrent incognito leur première nuit.

Le lendemain, John Milner voulut voir d’où venait le vent. Soufflait-il du bon côté, et avait-il apporté le nom de l’illustre boxeur jusqu’aux rives du Delaware ?… Selon son habitude, John Milner avait laissé Tom Crabbe à l’hôtel, après avoir pris les mesures nécessaires au sujet de ses deux déjeuners du matin.

Cette fois, encore, comme à Cincinnati, il n’avait point inscrit leurs noms et qualités sur le livre des voyageurs. Une promenade à travers la cité lui paraissait indiquée. Puisque le résultat du dernier tirage y devait être connu depuis la veille, il saurait si la population se préoccupait de l’arrivée de Tom Crabbe.

Lorsqu’il s’agit de parcourir une ville de troisième ou quatrième ordre, d’étendue restreinte, cela peut se faire en quelques heures. Mais il n’en va pas ainsi pour une agglomération urbaine, qui, en y comprenant ses annexes de Manaynak et de Germanstown, de Camden et de Gloucester, ne compte pas moins de deux cent mille maisons et de onze cent mille âmes. Dans sa disposition oblique du nord-est au sud-ouest en suivant le cours du Delaware, Philadelphie se développe sur une longueur de six lieues, et sa superficie est bien près d’égaler celle de Londres. Cela tient surtout à ce que, en très grand nombre, les Philadelphiens habitent chacun sa maison, que les énormes bâtisses avec des centaines de locataires, comme à Chicago ou à New York, y sont rares. C’est la cité du « home » par excellence.

En réalité, cette métropole est immense, superbe aussi, ouverte, aérée, régulièrement construite avec certaines rues larges d’une centaine de pieds. Elle possède des maisons sur les façades desquelles alternent les briques et le marbre, de frais ombrages conservés depuis l’époque sylvanienne du territoire, des jardins luxueusement entretenus, des squares, des parcs, et le plus vaste de tous ceux des États-Unis, Fairmount Park, un morceau de campagne de douze cents hectares qui borde le Schnylkill, et dont les ravins ont gardé leur sauvage aspect.

Dans tous les cas, pendant cette première journée, John Milner ne put visiter que la partie de la ville située sur la rive droite du Delaware, et il remonta vers le quartier de l’ouest on suivant le Schnylkill, un affluent du fleuve, qui coule du nord-ouest au sud-est. De l’autre côté du Delaware s’étend New Jersey, l’un des petits États de l’Union, et auquel appartiennent ces annexes de Camden et de Gloucester, qui, faute de ponts, ne communiquent que par les ferry-boats avec la métropole.

Ce ne fut donc pas ce jour-là que John Milner traversa le centre de la cité d’où rayonnent les principales artères, autour de l’Hôtel de Ville, vaste édifice de marbre blanc, bâti à coups de millions, et dont la tour, lorsqu’elle sera achevée, portera à près de six cents pieds dans les airs l’énorme statue de William Penn.

Au surplus, si, pendant son séjour à Philadelphie, John Milner ne pouvait faire autrement que d’apercevoir les monuments de la ville, jamais la pensée de les visiter ne devait lui venir, ni l’arsenal et les chantiers de construction situés dans la League Island, une île du Delaware, ni la Douane construite en marbre alleghanyen, ni l’Hôtel des Monnaies, où se frappent encore toutes les pièces de la République fédérale, ni l’Hôpital de la Marine, ni le Musée historique installé dans Independence Hall, où fut signée la déclaration de 1776, ni le Grand Collège, d’architecture corinthienne, où sont élevés des centaines d’orphelins, ni les bâtiments universitaires, ni ceux de l’Académie des Sciences naturelles et leurs précieuses collections, ni l’Observatoire, ni le Jardin botanique, l’un des plus beaux et des plus riches de l’Union, ni enfin aucune des deux cent soixante églises, aucun des six temples quakériens de cette ancienne et célèbre capitale des États-Unis d’Amérique.

Après tout, John Milner n’était pas venu pour voir Philadelphie. On n’attendait pas de lui comme de Max Réal ou de Harris T. Kymbale des tableaux ou des articles. Il avait pour mission de conduire Tom Crabbe là où le dernier tirage l’obligeait à se rendre. Mais il entendait bien faire de ce voyage une réclame au profit dudit Tom Crabbe, en cas que, faute de gagner les soixante millions de dollars, il serait obligé de continuer son métier.

Du reste, les amateurs de ce genre de sport ne devaient pas manquer à Philadelphie, où abondent les ouvriers par centaines de mille dans les mines métallurgiques, dans les ateliers de construction de machines, dans les raffineries, dans les fabriques de produits chimiques, dans les tissages de tapis et d’étoffes, – plus de six mille manufactures de toutes sortes, – et aussi les ouvriers du port, où se font les expéditions de charbons, de pétrole, de grains, d’objets ouvrés, et dont le mouvement commercial n’est dépassé que par celui de New York.

Oui, Tom Crabbe ne pouvait qu’être estimé à sa juste valeur en ce monde où les qualités physiques priment les qualités intellectuelles. Et, d’ailleurs, même en d’autres classes, dites supérieures, combien de gentlemen se rencontrent qui savent apprécier un coup de poing appliqué en pleine figure et la démantibulation d’une mâchoire suivant les règles de l’art !

À tout prendre, ce que John Milner constata, non sans une réelle satisfaction, c’est que le marché de Market Street de Philadelphie, qui passe pour être le plus grand des cinq parties du monde, n’était pas alors affecté à quelque concours régional de bestiaux. Donc, de ce chef, son compagnon n’aurait aucun rival à redouter comme dans cet abominable Spring Grove de Cincinnati, et le Pavillon Indigo ne s’abaisserait pas, cette fois, devant la majesté d’un porc phénoménal.

D’ailleurs John Milner fut, dès le début, rassuré à ce sujet. Les journaux de Philadelphie avaient annoncé à grand fracas d’articles que l’État de Pennsylvanie devait attendre la prochaine arrivée du deuxième partenaire dans les quinze jours compris entre le 31 mai et le 14 juin. Les agences de paris s’en étaient mêlées. Les courtiers avaient chauffé le monde des joueurs en faveur de Tom Crabbe, établissant qu’il avait l’avance sur tous ses concurrents, calculant qu’il lui suffisait de deux coups heureux pour atteindre le but… etc., etc…

Et, lorsque le lendemain, Tom Crabbe, à travers les rues les plus fréquentées de la ville, fut promené par son entraîneur, combien il aurait eu lieu d’être satisfait, s’il avait su lire !

Partout des affiches gigantesques, dans le genre, il est vrai, de celles qui concernaient le porc de Cincinnati, – avec le nom du deuxième partenaire en lettres d’un pied de haut, et des points d’exclamation l’escortant comme une garde d’honneur, sans parler des prospectus distribués par les vociférants courtiers des agences !

TOM CRABBE ! TOM CRABBE ! ! TOM CRABBE ! ! !

L’illustre Tom Crabbe, Champion du Nouveau-Monde ! ! !

Le grand favori du match Hypperbone ! ! !

Tom Crabbe qui a battu Fitzsimons et Corbett !

Tom Crabbe qui bat Réal, Kymbale, Titbury, Lissy Wag, Hodge Urrican et X K Z ! ! !

Tom Crabbe qui tient la tête ! ! !

Tom Crabbe qui n’est plus qu’à seize cases du but ! ! !

Tom Crabbe qui va planter le pavillon indigo sur les hauteurs de l’Illinois ! ! !

Tom Crabbe est dans nos murs ! ! ! Hurrah ! Hurrah ! ! Hurrah pour Tom Crabbe ! ! ! !

Il va de soi que d’autres agences, qui ne faisaient pas du deuxième partenaire leur favori, ripostaient par d’autres affiches non moins fourmillantes de points d’exclamation, opposant surtout à ses couleurs celles de Max Réal et de Harris T. Kymbale. Hélas ! les autres partenaires, Lissy Wag, le Commodore et Hermann Titbury, étaient déjà considérés comme hors de concours.

On comprendra donc quel sentiment de fierté dut éprouver John Milner, lorsqu’il exhiba son triomphant sujet à travers les rues de Philadelphie, les principales places, les squares, à Fairmount Park, et aussi au marché de Market Street !… Quelle revanche des déboires de Cincinnati !… Quel gage de succès final !…

Cependant, le 7, au milieu de cette joie délirante, John Milner eut un serrement de cœur, provoqué par l’incident très inattendu que voici. Ce fut le coup d’épingle qui risque de dégonfler le ballon prêt à s’enlever dans les airs.

Une affiche non moins colossale venait d’être apposée par un rival, sinon un concurrent du match Hypperbone.

CAVANAUGH CONTRE CRABBE !

Qui était ce Cavanaugh ?… Oh ! on le connaissait bien dans la métropole. C’était un boxeur de grand renom, qui, trois mois avant, avait été vaincu dans une lutte mémorable contre Tom Crabbe en personne, sans avoir pu jusqu’ici obtenir sa revanche, malgré les réclamations les plus instantes. Aussi, puisque Tom Crabbe se trouvait à Philadelphie, ces mots s’étalaient-ils sur l’affiche à la suite du nom de Cavanaugh :

DÉFI POUR LE CHAMPIONNAT !

DÉFI ! !

DÉFI ! ! !

On l’avouera, Tom Crabbe avait autre chose à faire que de répondre à cette provocation : c’était d’attendre tranquillement dans un confortable farniente la date du prochain tirage. Mais Cavanaugh, – ou plutôt ceux qui le lançaient dans les jambes du Champion du Nouveau-Monde – ne l’entendaient pas de cette façon. Qui sait même si ce n’était pas le coup de quelque agence rivale qui méditait d’arrêter en route le plus avancé des partenaires ?…

John Milner aurait dû se contenter de hausser les épaules. Les partisans de Tom Crabbe intervinrent même pour lui dire de dédaigner ces défis un peu trop intéressés.

Mais, d’une part, John Milner connaissait l’indiscutable supériorité de son sujet sur Cavanaugh en matière de boxe, et de l’autre il se dit cette réflexion : si en fin de compte, Tom Crabbe ne gagnait pas la partie, s’il n’était pas enrichi par les millions du testament, s’il lui fallait continuer à boxer en public, ne serait-il pas perdu de réputation pour avoir refusé cette revanche demandée dans des circonstances si solennelles ?…

Bref, de tout cela, après de nouvelles affiches plus provocantes encore et qui n’allaient à rien moins qu’à entacher l’honneur du Champion du Nouveau-Monde, on put lire dès le lendemain sur tous les murs de Philadelphie :

RÉPONSE AU DÉFI !

CRABBE CONTRE CAVANAUGH ! !

Qu’on juge de l’effet !

Quoi ! Tom Crabbe acceptait la lutte ! Tom Crabbe en tête des « Sept » allait risquer sa situation dans une revanche de pugilat !… Oubliait-il donc en quelle partie il était engagé, – et nombre de parieurs à sa suite ?… Eh bien, oui !… D’ailleurs, se disait avec assez de raison John Milner, ce n’étaient pas une mâchoire fracassée ou un œil exorbité qui empêcheraient Tom Crabbe de se remettre en route et de faire bonne figure dans le match Hypperbone !

Donc la revanche aurait lieu, et mieux valait que ce fût plus tôt que plus tard.

Or il arriva ceci : c’est que, comme les combats de ce genre sont interdits, même en Amérique, la police philadelphienne fit défense aux deux héros de se rencontrer sous peine de prison et d’amende. Il est vrai, d’être détenu dans ce Penitentiary Western, où les prisonniers sont astreints à apprendre un instrument et à en jouer toute la journée, – et quel charivarique concert dans lequel le lamentable accordéon domine ! – cela ne constitue pas une peine bien sévère ! Mais la détention, c’était l’impossibilité de repartir au jour indiqué, c’était s’exposer à ces retards dont Hermann Titbury avait failli être victime au Maine…

Restait peut-être un moyen de procéder sans avoir à craindre l’intervention du shérif. En effet, ne suffirait-il pas de se transporter dans une petite localité voisine, de tenir secrets le lieu et l’heure de la rencontre, de vider enfin hors de Philadelphie cette grande question de championnat ?…

C’est ce qui allait être fait. Seuls, les témoins des deux boxeurs et quelques amateurs de haute respectabilité furent mis au courant des dispositions prises.

Les choses se passeraient pour ainsi dire entre professionnels, et lorsqu’on serait de retour, les autorités métropolitaines n’auraient point à s’occuper de cette affaire. Ce n’en était pas moins fort imprudent, on en conviendra… Que voulez-vous ! quand les amours-propres sont en jeu…

Les pourparlers achevés, comme les provocations par affiches ne se renouvelèrent pas, comme le bruit se répandit même que la revanche était remise après l’issue du match, on put croire que le combat n’aurait pas lieu.

Et pourtant, le 9, vers huit heures du matin, dans la petite bourgade d’Arondale, à une trentaine de milles de Philadelphie, un certain nombre de gentlemen se trouvèrent réunis à l’intérieur d’une salle, secrètement louée pour cette cérémonie.

Des photographes et des cinématographistes les accompagnaient, afin de conserver à la postérité toutes les phases d’une si palpitante lutte.

Parmi les personnages figuraient Tom Crabbe, bien en forme, prêt à détendre ses formidables bras dans la direction de son adversaire à hauteur de tête, Cavanaugh, moins haut de taille, mais aussi large d’épaules et d’une vigueur exceptionnelle, – deux lutteurs capables d’aller jusqu’à vingt ou trente « rounds », c’est-à-dire vingt ou trente reprises de boxe.

Le premier était assisté de John Milner, le second de son entraîneur particulier. Amateurs et professionnels les entouraient, avides de juger les passes et contrepasses de ces deux machines de la force de quatre poings.

Mais à peine les bras sont-ils en position, qu’on voit apparaître le shérif d’Arondale, Vincent Bruck, accompagné du clergyman Hugh Hunter, ministre méthodiste de la paroisse, grand vendeur de Bibles, à la fois antiseptiques et antisceptiques. Prévenus par une indiscrétion, tous deux accouraient sur le champ clos pour empêcher cette rencontre immorale et dégradante, l’un au nom des lois pennsylvaniennes, l’autre au nom des lois divines.

On ne s’étonnera pas s’ils furent fort mal reçus, et par les deux champions, et par leurs témoins, et par les spectateurs, très friands de ce genre de sport sur lequel ils avaient même engagé des paris considérables.

Le shérif et le clergyman voulurent parler, on refusa de les entendre. Ils voulurent séparer les combattants, on leur résista. Or, à deux, que pouvaient-ils contre des gens râblés et musclés, assez vigoureux, semblait-il, pour les envoyer d’un revers de main rouler à vingt pieds de là ?…

Sans doute, les deux intervenants avaient pour eux leur caractère sacré. Ils représentaient les autorités terrestre et céleste, mais il leur manquait le concours de la police, qui lui vient en aide d’habitude.

Et, au moment où Tom Crabbe et Cavanaugh allaient se mettre sur l’offensive et la défensive :

« Arrêtez… s’écria Vincent Bruck.

– Ou prenez garde !… » s’écria le révérend Hugh Hunter.

Rien n’y fit, et plusieurs coups de poing furent lancés, qui se perdirent dans le vide, grâce à une opportune retraite des deux adversaires.

Alors eut lieu une scène digne de provoquer la surprise, puis l’admiration de ceux qui en furent les témoins.

Ni le shérif ni le clergyman n’étaient de haute taille non plus que de large encolure, – des homme maigres et moyens. Toutefois, ce qu’ils n’avaient pas en vigueur, ils l’avaient – on va le voir – en souplesse, adresse et agilité.

En un instant, Vincent Bruck et Hugh Hunter furent sur les deux boxeurs. John Milner, ayant essayé de retenir le clergyman au passage, en reçut une maîtresse gifle qui l’étendit sur le sol où il resta à demi pâmé.

Une seconde après, Cavanaugh était gratifié d’un coup de poing que le shérif lui administra sur l’œil gauche, tandis que le révérend écrasait l’œil droit de Tom Crabbe.

Les deux professionnels voulurent assommer les assaillants. Mais ceux-ci, évitant leur attaque, sautant, cabriolant avec une prestesse de singes, esquivèrent à merveille les plus violentes ripostes.

Et, à partir de ce moment, – ce qui ne saurait surprendre, puisque cela se passait au milieu d’un groupe de connaisseurs – c’est à Vincent Bruck et à Hugh Hunter qu’allèrent les applaudissements, les hurrahs, les hips.

Bref, le méthodiste se montra si particulièrement méthodique dans sa manière d’opérer selon toutes les règles de l’art, qu’après avoir fait de Tom Crabbe un borgne, il en fit un aveugle en lui plaquant l’œil gauche au fond de l’orbite.

Enfin, quelques policemen apparaissant, le mieux était de décamper au plus vite, et c’est ce qui fut fait.

Ainsi se termina ce mémorable combat à l’avantage et aussi à l’honneur d’un shérif et d’un clergyman, lesquels avaient combattu pour la loi et pour la religion.

Quant à John Milner, une joue gonflée, un œil frit, il ramena Tom Crabbe à Philadelphie, où tous deux, confinés dans une chambre d’hôtel cachèrent leur honte, en attendant l’arrivée de la prochaine dépêche.

 

IX – DEUX CENTS DOLLARS PAR JOUR.

Un fétiche aux époux Titbury ?… Certes le besoin s’en faisait sentir, et ne fût-ce que le bout de la corde qui aurait servi à pendre ce brigand de Bill Arrol, il serait le bien venu. Or, ainsi que l’avait déclaré le magistrat de Great Salt Lake City, il fallait le prendre pour le pendre, et il ne semblait pas qu’il dût l’être de sitôt.

Certes, ce fétiche, qui eût assuré à Hermann Titbury le gain de la partie, n’aurait pas été payé trop cher au prix des trois mille dollars qui lui avaient été volés à Cheap Hotel. Mais, en attendant, le Pavillon Bleu ne possédait plus un cent, et furieux et non moins désappointé des réponses ironiques du shérif, il quitta le poste de police pour rejoindre Mrs Titbury.

« Eh bien, Hermann, lui demanda-t-elle, ce coquin, ce misérable Inglis ?…

– Il ne s’appelle pas Inglis, répondit M. Titbury en tombant sur une chaise, il s’appelle Bill Arrol…

– Est-il arrêté ?…

– Il le sera.

– Quand ?…

– Quand on aura pu mettre la main sur lui.

– Et notre argent ?… Nos trois mille…

– Je n’en donnerais pas un demi-dollar ! »

Mrs Titbury s’écroula à son tour sur un fauteuil, – en ruines. Cependant, comme cette maîtresse femme avait la réaction prompte, elle se releva, et, lorsque son mari, au dernier degré de l’accablement, lui dit :

« Que faire ?…

– Attendre.

– Attendre… quoi ?… Que ce bandit d’Arrol…

– Non… Hermann… attendre le télégramme de maître Tornbrock, qui ne tardera pas… Puis nous aviserons…

– Et de l’argent ?…

– Nous avons le temps d’en faire venir, quand bien même nous serions envoyés à l’extrémité des États-Unis…

– Ce qui ne m’étonnerait pas, avec la déveine qui ne nous épargne guère.

– Suis-moi, » répondit résolument Mrs Titbury.

Et tous deux sortirent de l’hôtel afin de se rendre au bureau du télégraphe.

Toute la ville, on le comprend, avait été mise au courant des mésaventures du couple Titbury. Il est vrai, Great Salt Lake City ne semblait pas éprouver plus de sympathie pour eux que la bourgade de Calais d’où ils arrivaient en droite ligne. Non seulement la sympathie faisait défaut, mais également la confiance. Qui eût jamais voulu tabler sur la chance de gens auxquels survenaient tant de choses désagréables… des malchanceux qui, après deux tirages, n’étaient encore qu’à la quatrième case… des retardataires sur lesquels leurs concurrents avaient une telle avance et dont les parieurs ne voulaient plus même à cinquante contre un ?…

Si donc quelques personnes se trouvaient dans la salle du Post Office lorsque le couple y parut, c’étaient uniquement des curieux, ou plutôt de mauvais plaisants, très disposés à rire du « bon dernier », locution par laquelle on désignait l’infortuné Titbury.

Mais des moqueries ne le touchaient point, Mrs Titbury pas davantage. Il leur importait peu d’être bien ou mal cotés chez les agences, et qui sait s’ils n’allaient pas se relever par un superbe coup. En effet, en étudiant sa carte, Mrs Titbury avait calculé, que si les dés amenaient par exemple le point de dix, comme il faudrait le doubler sur la quatorzième case occupée par l’Illinois, ce point les conduirait d’un bond à la vingt-quatrième case, celle du Michigan, limitrophe de l’Illinois, ce qui les ramènerait vers Chicago. Ce serait – nul doute à cet égard – le coup le plus avantageux qu’ils pussent souhaiter… Se produirait-il ?…

À neuf heures quarante-sept, avec une régularité automatique, le télégramme sortit de l’appareil…

Ce point était désastreux.

On ne l’a pas oublié, ce jour-là, 2 juin, Max Réal, alors près de sa mère à Chicago, l’avait aussitôt connu, comme les jours suivants il devait connaître les autres points qui envoyaient Harris T. Kymbale au North Dakota. Lissy Wag au Missouri, et le commodore Urrican au Wisconsin.

En somme, si déplorable qu’il fût pour Hermann Titbury, il n’en était pas moins très singulier, et il fallait être l’objet d’une infernale déveine pour qu’il se fût produit.

Qu’on en juge, les dés avaient amené cinq par deux et trois, point qui de la quatrième case aboutissait à la neuvième. Or, la neuvième étant une case de l’Illinois, il y avait lieu de le doubler, et la quatorzième étant encore illinoise, le tripler. Cela donnait en tout quinze points qui conduisaient à la dix-neuvième case, Louisiane, Nouvelle-Orléans, marquée comme hôtellerie sur la carte de William, T. Hypperbone.

En vérité, impossible d’être plus malheureux !

M. et Mrs Titbury rentrèrent à l’hôtel, au milieu des plaisanteries des assistants, avec la démarche de gens qui ont reçu un formidable coup de massue sur le crâne. Mais Mrs Titbury avait la tête plus solide que son mari, et ne resta pas, comme lui, assommée sur place.

« À la Louisiane !… à la Nouvelle-Orléans !… répétait M. Titbury, en s’arrachant les cheveux. Ah ! pourquoi avons-nous été assez niais pour courir ainsi…

– Et nous courrons encore ! déclara Mrs Titbury en se croisant les bras.

– Quoi… tu songes ?…

– À partir pour la Louisiane.

– Mais c’est au moins treize cents milles à faire…

– Nous les ferons.

– Mais nous aurons à payer une prime de mille dollars…

– Nous la payerons.

– Mais nous aurons à rester deux coups sans jouer…

– Nous ne les jouerons pas.

– Mais il y aura une quarantaine de jours à passer dans cette ville où la vie est hors de prix, paraît-il…

– Nous les y passerons !

– Mais nous n’avons plus d’argent…

– Nous en ferons venir.

– Mais je ne veux pas…

– Et moi, je veux ! »

On le voit, Kate Titbury avait réponse à tout. Il y avait certainement en elle un fond de vieille joueuse qui prenait le dessus. Et puis, le mirage des millions de dollars, lequel l’attirait, la fascinait, l’hypnotisait…

Hermann Titbury n’essaya pas de résister. Il en aurait été pour ses peines. À tout prendre, les conséquences qu’il avait déduites de ce coup malencontreux n’étaient que trop justes, – un long et dispendieux voyage, la Confédération tout entière à traverser du nord-est au sud-ouest, la cherté de la vie dans cette opulente et ruineuse cité de la Nouvelle-Orléans, le temps qu’il y faudrait séjourner, puisque la règle obligeait d’attendre deux tirages avant d’être autorisé à rentrer dans la partie… ainsi qu’il le fit observer.

« Peut-être, répondit Mrs Titbury, car le hasard peut y envoyer un de nos partenaires, et dans ce cas nous irions le remplacer…

– Et lesquels, s’écria M. Titbury, puisqu’ils sont tous en avant de nous ?…

– Et pourquoi ne seraient-ils pas obligés de rétrograder après avoir dépassé le but… et de recommencer la partie comme cet abominable Urrican ?… »

Sans doute, le cas pouvait se produire. Il est vrai, le couple chicagois avait si peu de chances !

« Et puis, ajouta M. Titbury, pour comble de malheur, voilà que nous n’avons pas le droit de choisir l’hôtel où il nous conviendrait de descendre ! »

Effectivement, après les mots : case dix-neuvième, Louisiane, Nouvelle-Orléans, le malencontreux télégramme portait ceux-ci : Excelsior Hotel.

Il n’y avait pas à discuter. Que cet hôtel fût de premier ou de vingtième ordre, c’était celui qu’imposait la volonté de l’impérieux défunt.

« Nous irons à Excelsior Hotel, voilà tout ! » se contenta de répondre Mrs Titbury.

Telle était cette femme aussi résolue qu’avare. Mais ce qu’elle devait souffrir en songeant aux pertes déjà subies, les trois cents dollars d’amende, les trois mille dollars du vol, les dépenses effectuées jusqu’à ce jour, celles qu’imposait le présent, celles que réservait l’avenir… Seulement, l’héritage miroitait devant ses yeux au point de l’aveugler.

Il va sans dire que le temps ne ferait pas défaut au troisième partenaire pour se rendre à son poste, – quarante-cinq jours. On était au 2 juin, et il suffirait que le pavillon vert fût déployé à la date du 15 juillet dans la métropole de la Louisiane. Toutefois, ainsi que l’observa Mrs Titbury, un autre des « Sept » pouvait y être envoyé d’un jour à l’autre, d’où nécessité de se trouver alors à la dix-neuvième case afin de lui céder la place. Donc, mieux valait ne point perdre son temps à Great Salt Lake City. Aussi fut-il décidé que les Titbury se mettraient en route dès que serait arrivé l’argent demandé par télégramme à Fint National Bank de Chicago, Dearborn and Monroe Streets, où M. Titbury avait un compte courant.

Cette opération ne prit que deux jours. Le 4 juin, dans la matinée, M. Titbury put toucher à la Banque de Great Salt Lake City cinq mille dollars qui, hélas ! ne devaient plus produire d’intérêt.

Le 5 juin, M. et Mrs Titbury quittèrent Great Salt Lake City au milieu de l’indifférence générale, et, par malheur, sans emporter le bout de corde qui lui aurait peut-être ramené la veine, si Bill Arrol eût été pendu.

Ce fut l’Union Pacific – décidément très utilisé par les partenaires du match Hypperbone, – qui les transporta à travers le Wyoming jusqu’à Cheyenne, et à travers le Nebraska, jusqu’à Omaha City.

Là, par mesure d’économie, les frais étant moins élevés en steamboat qu’en railroad, les voyageurs gagnèrent par le Missouri la ville de Kansas, ainsi que l’avait fait Max Réal lors de son premier déplacement ; puis de Kansas ils atteignirent Saint-Louis, où Lissy Wag et Jovita Foley ne tarderaient pas à prendre gîte afin d’y purger leur temps de prison.

Entrer dans les eaux du Mississippi en abandonnant celles du Missouri, qui est son principal tributaire, cela s’effectua par un simple transbordement. Les bateaux à vapeur sont nombreux sur ces fleuves, et, à la condition de s’accommoder de la dernière classe, on peut voyager à des prix très restreints. De plus, en se pourvoyant de comestibles à bon marché, faciles à renouveler aux escales, il est facile de diminuer encore les dépenses quotidiennes. Et c’est bien ce que firent M. et Mrs Titbury, liardant le plus possible en prévision des futures notes d’un séjour long peut-être à Excelsior Hotel de la Nouvelle-Orléans.

Donc, le steamboat Black-Warrior reçut à son bord les deux époux qu’il devait transporter à la métropole louisianaise. Il n’y avait qu’à suivre le cours du « Père des Eaux », entre les États de l’Illinois, du Missouri, de l’Arkansas, du Tennessee, du Mississippi et de la Louisiane, auxquels ce grand fleuve donne une frontière plus naturelle que ces degrés de longitude ou de latitude affectés à leurs autres limites géodésiques.

Il n’est pas étonnant que cette superbe artère, dont la longueur dépasse quatre mille cinq cents milles, ait reçu des dénominations successives, Misi Sipi, c’est-à-dire Grande Eau en langue algonquine, puis Rio d’El Spiritu Santo par les Espagnols, puis Colbert, au milieu du dix-septième siècle, par Cavelier de la Salle, puis Buade par l’explorateur Joliet, et enfin qu’elle soit devenue le Meschacebé sous la plume poétique de Chateaubriand.

Du reste, cette série de noms, remplacés par celui de Mississippi, n’a qu’un intérêt purement géographique dont ne se préoccupaient guère les Titbury, – pas plus que de l’étendue de son bassin, bien qu’il comprenne trois millions deux cent onze mille kilomètres carrés. L’essentiel était qu’il les conduisit économiquement là où ils devaient aller. Ce trajet, d’ailleurs, n’offrirait aucun obstacle. Ce qu’on appelle le Mississippi industriel, déjà grossi de nombreux affluents, Minnesota, Cedar, Turkey, Iowa, Saint-Croix, Chippewa, Wisconsin, commence en amont de Saint-Louis, dans le Minnesota, en aval des retentissantes chutes de Saint-Antoine. C’est à Saint-Louis même que sont jetés les deux derniers ponts qui mettent en communication sa rive droite et sa rive gauche, après un cours de douze cents milles.

En suivant la frontière de l’Illinois, le Black-Warrior longea de hautes falaises calcaires, élevées d’une soixantaine de toises, d’un côté les dernières ramifications des monts Ozark, de l’autre les dernières collines de la campagne illinoise.

L’aspect changea complètement à partir de Cairo. Ce fut celui de l’immense plaine alluviale, à travers laquelle l’un des grands tributaires du Mississippi, l’Ohio, lui verse des masses d’eau considérables. Cependant, malgré cet apport et, au-dessous, ceux de l’Arkansas et de la Rivière-Rouge, le débit du fleuve est moindre à la Nouvelle-Orléans qu’à Saint-Louis, c’est-à-dire à son embouchure sur le golfe du Mexique. Cela tient à ce que son trop-plein s’écoule latéralement par les bayous avoisinant ses rives basses. C’est ainsi qu’est presque entièrement inondé le Sunk Country, le « Pays effondré », région spacieuse à l’ouest du fleuve, creusée de lagunes, recouverte de marécages, sillonnée d’eaux lentes ou stagnantes, et qui semble s’être affaissée lors du tremblement de terre de 1812.

Le Black-Warrior, adroitement et prudemment manœuvré, se glissait entre de nombreuses îles peu stables, qui se déforment ou se déplacent, emportées au caprice des crues et des courants, ou créées en quelques mois par un barrage qui a retenu les sables et les terres. Aussi la navigation du Mississippi ne s’accomplit-elle pas sans grandes difficultés, dont se tirent avec bonheur les habiles pilotes de la Louisiane.

C’est ainsi que les Titbury passèrent par Memphis, cette importante ville du Tennessee où les curieux avaient pu pendant quelques heures contempler Tom Crabbe pendant son premier voyage. Puis, ce fut Helena, sur une pente de colline, bourg qui deviendra ville sans doute, car les steamboats y font fréquemment escale. Puis, ce fut, sur la rive droite, l’embouchure de l’Arkansas laissée en arrière, une autre contrée de bayous et de marécages, au sol mobile, où disparut un jour le village de Napoléon. Puis, si le Black-Warrior ne fit pas halte à Vicksburg, l’une des rares villes industrielles du Mississippi, c’est que l’infidèle fleuve, à la suite d’une grande crue, s’est détourné d’elle quelques milles plus au sud. Toutefois, le steam-boat stationna une heure à Natchez, dont le commerce emploie une batellerie nombreuse qui dessert toute la région. Le Mississippi devint alors plus capricieux, multipliant ses lacets, ses détours, ses méandres, revenant sur lui-même, si bien qu’à regarder la carte, on dirait un grouillement d’anguillules autour de la mère anguille. Ses rives incultes, de plus en plus basses, se confondant avec la plaine alluvionnaire, ne présentaient que des bancs de sable et des berges à grands roseaux, rongées par les courants.

Enfin, à trois cents milles de la mer, le Black-Warrior dépassa l’embouchure de la Rivière-Rouge, à l’angle par lequel se touchent les deux États, près de Fort Adam, et pénétra sur le territoire de la Louisiane. Là, grondent et bouillonnent de tumultueux rapides, car la largeur du fleuve a toujours diminué jusqu’à son delta depuis Cairo. Mais, comme l’étiage des eaux atteignait alors sa hauteur moyenne, le Black-Warrior put les franchir sans trop de risques de s’engraver.

Après Natchez on ne trouve plus de villes de quelque importance avant la Nouvelle-Orléans, si ce n’est Bâton-Rouge, et encore n’est-ce à vrai dire qu’une grosse bourgade de dix mille cinq cents habitants. Mais là est le siège de la législature de l’État, la capitale parlementaire de la Louisiane, dont, comme tant d’autres grandes cités de l’Union, la Nouvelle-Orléans n’est que la métropole. Bâton-Rouge est située d’ailleurs dans une position agréable et salubre, ce qui n’est point à dédaigner en des régions que ravagent trop souvent les épidémies de fièvre jaune. Enfin, après Donaldsonville, il n’y eut plus que des hameaux, à vrai dire, une succession de villas, de cottages qui bordent les deux rives du grand fleuve américain jusqu’à son contact avec la Nouvelle-Orléans.

La Louisiane, que le premier Empire vendit vingt millions de francs aux Américains, ne tient que le trentième rang parmi les États de la République fédérale. Mais sa population, noire en majorité, dépasse onze cent mille âmes. Il a fallu la défendre contre les crues du Mississippi par de solides levées dans sa partie basse, où la fabrication du sucre est si considérable que, sous ce rapport, elle tient la tête de cette fabrication. Au nord-ouest, arrosées par la Rivière-Rouge et ses affluents, les terres plus élevées sont à l’abri des inondations et se prêtent à toutes les exigences de l’agriculture. La Louisiane produit aussi du fer, du charbon, de l’ocre, du gypse ; les champs de cannes, les plantations d’orangers, de citronniers, de limoniers y abondent ; elle possède encore de vastes forêts impénétrables, asile des ours, des panthères, des chats sauvages, et tout un réseau de creeks fréquentés par les alligators.

La Nouvelle-Orléans reçut enfin le couple Titbury, le 9 juin au soir, après un voyage de sept jours depuis le départ de Great Salt Lake City. Entre temps, avaient été proclamés les tirages des 4, 6 et 8 juin, concernant Harris T. Kymbale, Lissy Wag et Hodge Urrican. Ils n’étaient pas de nature à améliorer la situation d’Hermann Titbury, puisqu’ils ne lui envoyaient point un remplaçant à l’hôtellerie de la dix-neuvième case.

Ah ! s’il n’avait pas été dans l’obligation de se rendre en cette ruineuse cité, d’y séjourner six semaines, peut-être à sept jours de là les dés l’auraient-ils gratifié d’un nombre de points plus favorable, et il eût pu se mettre en ligne avec les plus avancés de ses partenaires !…

Au sortir du débarcadère. M. et Mrs Titbury aperçurent une voiture superbement attelée, qui attendait sans doute quelques passagers du Black-Warrior. Eux n’avaient qu’à se rendre pédestrement, en faisant porter les bagages par un commissionnaire, à Excelsior Hotel. Aussi, que l’on imagine leur surprise, – surprise à laquelle se joignit un serrement de cœur, – lorsque s’approcha un valet de pied, nègre du plus beau noir, qui leur dit :

« Mister et mistress Titbury, je pense ?…

– Eux-mêmes… », répondit M. Titbury.

Allons ! les journaux avaient dû annoncer leur départ de l’Utah, leur passage à Omaha, leur navigation à bord du Black-Warrior, leur arrivée imminente à la Nouvelle-Orléans. Eux, qui espéraient bien ne pas être si attendus que cela, ne pourraient-ils donc échapper aux inconvénients toujours coûteux de la célébrité ?…

« Et que nous voulez-vous ?… demanda M. Titbury d’un ton rébarbatif.

– Cet équipage est à votre disposition.

– Nous n’avons pas commandé d’équipage…

– On ne va pas autrement à Excelsior Hotel, répondit le nègre du plus beau noir en s’inclinant.

– Cela commence bien ! » murmura M. Titbury avec un gros soupir.

Enfin, puisqu’il n’était pas d’usage de se transporter d’une façon plus simple à l’hôtel désigné, le mieux était de monter dans ce superbe landau. Le couple y prit place, tandis qu’un omnibus se chargeait de la valise et du sac. Arrivée à Canal Street, devant un bel édifice, un palais, à vrai dire, au fronton duquel brillaient ces mots Excelsior Hotel Company, limited, et dont le hall resplendissait de lumières, la voiture s’arrêta, et le valet de pied se hâta d’en ouvrir la portière.

Du reste, les Titbury, très fatigués, très ahuris, se rendirent à peine compte de la cérémonieuse réception qui leur fut faite par le personnel de l’hôtel. Un majordome, en habit noir, les conduisit à leur appartement. Absolument éblouis, les yeux hagards, ils ne virent rien des magnificences qui les entouraient et remirent au lendemain les réflexions que devait leur inspirer un si extraordinaire apparat.

Le matin, après une nuit passée dans le calme de cette confortable chambre, protégée par de doubles fenêtres qui ne laissaient point s’introduire les bruits de la rue, ils se réveillèrent sous la douce clarté d’une veilleuse, alimentée aux sources de l’électricité de l’hôtel. Le cadran transparent d’une pendule de grand prix marquait huit heures.

À portée de la main, au chevet du vaste lit, où tous deux avaient si tranquillement reposé, une série de boutons n’attendaient que la pression du doigt pour appeler la femme de chambre ou le valet de chambre. D’autres boutons commandaient le bain, le premier déjeuner, les journaux du matin, et – ce que devaient réclamer des voyageurs pressés de se lever – la lumière du jour.

C’est sur ce bouton spécial que s’appuya l’index crochu de Mrs Titbury.

Aussitôt les épais stores des fenêtres de remonter mécaniquement, les persiennes de se rabattre à l’extérieur, les rayons du soleil de pénétrer à flots dans la chambre.

M. et Mrs Titbury se regardèrent. Ils n’osaient prononcer une seule parole, se demandant si chaque phrase n’allait pas leur coûter une piastre le mot.

Le luxe de la chambre était insensé, tout d’une incomparable richesse, meubles, tentures, tapis, capitonnage des murs en soie brochée.

Le couple se leva, passa dans un cabinet voisin, du plus étonnant confort : les toilettes avec leurs robinets d’eau chaude, tiède ou froide à volonté, les pulvérisateurs prêts à lancer leurs gouttelettes parfumées, les savons aux couleurs et aux odeurs variées, les éponges d’une douceur exceptionnelle, les serviettes d’une blancheur de neige.

Dès qu’ils furent habillés, les Titbury s’aventurèrent à travers les pièces contiguës, – un appartement complet : la salle à manger dont la table étincelait d’argenterie et de porcelaines, – le salon de réception, mobilier d’un luxe inouï, lustre, appliques, tableaux de maîtres, bronzes d’art, rideaux de lampas frappé d’or, – le boudoir de madame, piano avec partitions, table avec romans en vogue, et albums de photographies louisianaises, – le cabinet de monsieur, où s’empilaient les revues américaines, les journaux les plus répandus de l’Union, puis toute une papeterie de choix à l’en-tête de l’hôtel, et même une petite machine à écrire, dont le clavier était prêt à fonctionner sous le doigt du voyageur.

« C’est la caverne d’Ali-Baba !… s’écria Mrs Titbury absolument fascinée.

– Et les quarante voleurs ne sont pas loin, ajouta M. Titbury, et à tout le moins une centaine ! »

À ce moment, ses yeux se portèrent sur une pancarte affichée dans un cadre doré, avec la nomenclature des divers services de l’hôtel, l’heure des repas pour ceux qui préféraient ne point se faire servir dans leurs appartements.

Celui qui avait été attribué au quatrième partenaire était désigné sous le numéro 1, avec cette mention : Réservé aux partenaires du match Hypperbone par Excelsior Hotel Company.

« Sonne, Hermann, » se contenta de dire Mrs Titbury.

Le bouton pressé, un gentleman, habit noir et cravate blanche, se présenta à la porte du salon.

Et, tout d’abord, en termes choisis, il offrit aux deux époux les compliments de la Société d’Excelsior Hotel et de son directeur, honorés d’avoir pour hôte un des plus sympathiques tenants de la grande partie nationale. Puisqu’il avait quelque temps à passer en Louisiane et plus spécialement à la Nouvelle-Orléans avec son honorable épouse, on s’ingénierait à les entourer de toute la confortabilité possible, comme à leur multiplier les distractions. Quant au régime de l’hôtel, s’il leur convenait de s’y conformer, il comportait le thé du matin à huit heures, le déjeuner à onze, le lunch à quatre, le dîner à sept, le thé du soir à dix. Cuisine anglaise, américaine ou française au choix. Vins des premiers crus d’outre-mer. Toute la journée, un équipage à la disposition du grand banquier de Chicago (sic), un élégant steam-yacht toujours sous vapeur pour excursions jusqu’à l’embouchure du Mississippi ou promenades sur le lac Borgne ou le lac Ponchartrain. Une loge à l’Opéra, desservi, à cette époque, par une troupe française de la plus haute valeur.

« Combien ?… demanda brusquement Mrs Titbury.

– Cent dollars.

– Par mois ?…

– Par jour.

– Et par personne, sans doute ?… ajouta Mrs Titbury d’un ton où l’ironie le disputait à la colère.

– Oui, madame, et ces prix ont été établis dans les conditions les plus acceptables dès que les journaux nous ont appris que le troisième partenaire et mistress Titbury allaient séjourner quelque temps à Excelsior Hotel. »

Voilà où sa mauvaise chance avait conduit le couple infortuné… et il ne pouvait aller ailleurs… et Mrs Titbury n’avait même pas la ressource de transporter sa personne dans une humble auberge !… C’était l’hôtel imposé par William J. Hypperbone, et qu’on n’en soit pas surpris, puisqu’il en était un des principaux actionnaires… Oui ! deux cents dollars pour le couple, six mille dollars pour trente jours, s’il restait le mois entier dans cette caverne…

Or, il fallait, bon gré, mal gré, se soumettre. Abandonner Excelsior Hotel c’eût été abandonner la partie, dont les règles ne souffraient aucune discussion !… C’eût été renoncer à tout espoir de rentrer – et des millions de fois au delà – dans ses dépenses, en héritant de la fortune du défunt.

Et pourtant, dès que le majordome se fut retiré :

« En route !… s’écria M. Titbury. Reprenons notre valise et retournons à Chicago… Je ne resterai pas une minute de plus ici… à huit dollars l’heure !…

– Si, » répondit l’impérieuse matrone.

La cité du Croissant, – ainsi appelle-t-on la métropole louisianaise, fondée en 1717 dans la courbe du grand fleuve qui la limite au sud, – absorbe, on peut le dire, toute la Louisiane. À peine d’autres villes, Bâton-Rouge, Donaldsonville, Shreveport, comptent-elles plus de onze à douze mille âmes. Située à cinq cent soixante-quatorze lieues de New York et à quarante-cinq de l’embouchure du Mississippi, neuf railroads y aboutissent, et quinze cents steamboats parcourent son réseau fluvial. Gagnée à la cause des Confédérés, le 18 avril 1862, elle fut bombardée pendant six jours par l’amiral Farragut et prise par le général Butler.

C’est dans cette vaste cité de deux cent quarante-deux mille habitants, très diversifiés par les mélanges de sang, où les noirs, s’ils jouissent de tous les droits politiques, n’ont pas l’égalité sociale, c’est dans ce milieu hybride de Français, d’Espagnols, d’Anglais, d’Anglo-Américains, en pleine métropole d’un État qui nomme trente-deux sénateurs, quatre-vingt-dix-sept députés et se fait représenter par quatre membres au Congrès, où se trouve le siège d’un évêque catholique, au milieu des dissidents baptistes, méthodistes, épiscopaux, c’est dans ce cœur de la Louisiane qu’allait mener une existence telle qu’il ne l’aurait pu même imaginer, ce ménage Titbury, si invraisemblablement arraché de sa maison chicagoise. Mais, puisqu’un mauvais sort l’y obligeait, le mieux, – à moins de s’en retourner chez soi, – n’était-il pas d’en avoir pour son argent ?… Ainsi raisonnait la dame.

Donc, chaque jour, leur magnifique équipage vint les promener en grande pompe. Une bande criarde les accompagnait de ses hurrahs moqueurs, car on les connaissait pour de fieffés avares, qui n’avaient inspiré aucune sympathie ni à Great Salt Lake City, ni à Calais, pas plus qu’ils n’en inspiraient à Chicago. Qu’importait ! ils ne s’en apercevaient même pas, et rien ne les empêchait, malgré tant de déconvenues, de se croire les grands favoris du match.

C’est ainsi qu’ils s’exhibèrent à travers les wards du nord, les faubourgs de Lafayette, de Jefferson, de Carrolton, ces quartiers élégants où resplendissent les hôtels, les villas, les cottages, encorbeillés dans la verdure des orangers, des magnolias et autres arbres en pleine floraison, à la place Lafayette, à la place Jackson{7}.

C’est ainsi qu’ils se promenèrent sur la solide levée, large de cinquante toises, qui protège la ville contre les inondations, sur les quais bordés d’un quadruple rang de steamers, de steamboats, de remorqueurs, de voiliers, de caboteurs, d’où s’expédient par année jusqu’à dix-sept cent mille balles de coton. Qu’on ne s’en étonne pas, puisque le mouvement commercial de la Nouvelle-Orléans se chiffre par deux cents millions de dollars.

C’est ainsi qu’on les vit aux annexes d’Algiers, de Gretna, de Mac Daroughville, après s’être fait transporter sur la rive gauche du fleuve, là où sont plus particulièrement établis les usines, les fabriques et les entrepôts.

C’est ainsi qu’ils se firent véhiculer dans leur fastueuse voiture le long des rues élégantes, bordées de maisons de briques et de pierres qui se sont substituées aux maisons de bois détruites par tant d’incendies, et le plus souvent dans la rue Royale et la rue Saint-Louis, qui coupent en croix le quartier français. Et, là, quelles charmantes habitations aux vertes persiennes, avec leurs cours où murmurent les jets d’eau des bassins, où fleurissent les caisses de belles plantes !

C’est ainsi qu’ils honorèrent de leur visite le Capitole, à l’angle des rues Royale et Saint-Louis, un ancien édifice transformé pendant la guerre de Sécession en palais législatif, où fonctionnent les Chambres des sénateurs et des députés. Mais ils n’eurent jamais pour l’hôtel Saint-Charles, l’un des plus importants de la ville, qu’un dédain bien justifié chez des hôtes de l’incomparable Excelsior Hotel.

C’est ainsi qu’ils visitèrent le très architectural palais de l’Université, la cathédrale de style gothique, le bâtiment de la douane, la Rotonde et son immense salle. C’est là que le lecteur trouve un cabinet de lecture des mieux assortis, le flâneur un promenoir aménagé sous des galeries couvertes, les spéculateurs sur les valeurs et les fonds publics une bourse très animée, dans laquelle s’agitaient fiévreusement les courtiers des agences, en criant les cours si variables de la cote Hypperbone !

C’est ainsi qu’ils excursionnèrent, à bord de leur élégant steam-yacht, sur les eaux calmes du lac Ponchartrain et jusque dans les passes du Mississippi.

C’est à l’Opéra enfin que les amateurs des grandes œuvres lyriques les virent se prélasser dans la loge mise à leur disposition, et tendre désespérément, aux accords de l’orchestre, leurs oreilles fermées à toute compréhension musicale.

Ainsi vécurent-ils comme dans un rêve, mais quel réveil, lorsqu’ils retomberaient dans la réalité !