VIII – TOM CRABBE ENTRAÎNÉ PAR JOHN MILNER.
Onze par cinq et six, ce n’était pas, en somme, un coup à dédaigner, du moment qu’un joueur n’amène pas neuf par six et trois ou par cinq et quatre pour aller à la vingt-sixième ou à la cinquante-troisième case.
Ce qu’il y avait à regretter, peut-être, c’était que l’État indiqué par ce numéro onze fût précisément très éloigné de l’Illinois, et nul doute que Tom Crabbe en eût éprouvé quelque dépit, – ou du moins son entraîneur, John Milner.
Le sort les envoyait au Texas, le plus vaste des territoires de l’Union, à lui seul d’une superficie supérieure à celle de la France. Or, cet État, situé au sud-ouest de la Confédération, confine au Mexique, dont il n’a été séparé qu’en 1835, après la bataille gagnée par le général Houston contre le général Santa-Anna.
Deux itinéraires principaux permettaient à Tom Crabbe d’atteindre le Texas. Il pouvait, en quittant Chicago, ou se rendre à Saint-Louis et prendre les steamboats du Mississippi jusqu’à la Nouvelle-Orléans, ou suivre la voie ferrée qui conduit à la métropole de la Louisiane, en traversant les États de l’Illinois, du Tennessee et du Mississippi. De là, on étudierait le chemin le plus court pour gagner Austin, la capitale du Texas, lieu marqué dans la note de William J. Hypperbone, soit par les railroads, soit à bord de l’un des steamers qui font le service entre la Nouvelle-Orléans et Galveston.
John Milner crut devoir donner la préférence au chemin de fer pour transporter Tom Crabbe en Louisiane. En tout cas, il n’avait point de temps à perdre comme Max Réal, ni le loisir de muser en route, puisqu’il fallait que le 16, il fût de sa personne au terme du voyage.
« Eh bien, lui demanda le chroniqueur de la Freie Presse, après que le résultat du tirage eut été proclamé le 3 mai dans la salle de l’Auditorium, quand partez-vous ?…
– Dès ce soir.
– Votre malle est prête ?…
– Ma malle… c’est Crabbe, répondit John Milner. Il est rempli, fermé, ficelé, et je n’ai plus qu’à le conduire à la gare.
– Et que dit-il ?…
– Rien. Dès que son sixième repas sera achevé, nous irons ensemble prendre le train, et je le mettrais aux bagages, si je ne craignais un excédent.
– J’ai le pressentiment, reprit le chroniqueur, que Tom Crabbe sera favorisé de la même chance…
– Moi aussi, déclara John Milner.
– Bon voyage !
– Merci. »
L’entraîneur ne tenait pas à imposer l’incognito au Champion du Nouveau-Monde. Un personnage aussi considérable – au point de vue matériel – que Tom Crabbe n’aurait pu passer inaperçu. Son départ ne fut donc point tenu secret. Il y eut foule, ce soir-là, sur les quais de la gare, pour le voir se hisser dans son wagon au milieu des hurrahs. John Milner monta après lui. Puis le train démarra, et peut-être la locomotive sentit-elle un surcroît de charge, dû au transport du pesant pugiliste.
Pendant la nuit, le train dévora trois cent cinquante milles, et, le lendemain, il atteignit Fulton à la limite de l’Illinois, sur la frontière du Kentucky.
Tom Crabbe ne s’inquiétait guère d’observer le pays qu’il traversait, – un État relégué au quatorzième rang dans l’ensemble de l’Union. Sans doute, à sa place, Max Réal et Harris T. Kymbale n’eussent pas manqué de visiter Nashville, la capitale actuelle, et le champ de bataille de Chattanooga, sur lequel Sherman ouvrit les routes du Sud aux armées fédérales. Et puis, l’un en artiste, l’autre en reporter, pourquoi n’auraient-ils pas fait un à droite d’une centaine de milles jusqu’à Grand Junction afin d’honorer Memphis de leur présence ? C’est la seule importante cité que l’État possède sur la rive gauche du Mississippi, et elle a belle apparence, dressée sur la falaise, qui domine le cours du superbe fleuve, semé d’îles en pleine verdure.
Mais l’entraîneur ne crut pas devoir s’écarter de son itinéraire pour permettre aux deux énormes pieds de Tom Crabbe de fouler cette cité à dénomination égyptienne. Aussi n’eut-il pas l’occasion de demander pourquoi, il y a quelque soixante ans, puisque Memphis est fort éloigné de la mer, le gouvernement y avait établi des arsenaux et des chantiers de construction, actuellement abandonnés du reste, ni d’entendre la réponse qui lui eût été faite : en Amérique, on commet de ces erreurs, tout comme ailleurs.
Le train continua donc d’emporter le deuxième partenaire et son indifférent compagnon à travers les plaines de l’État du Mississippi. Il passa par Holly Springs, par Grenada, par Jackson. Cette dernière ville est la capitale, peu considérable, d’un territoire que l’exclusive culture du coton a laissé fort en retard du mouvement industriel et commercial.
Là cependant, et durant une heure à la gare, l’arrivée de Tom Crabbe produisit un gros effet. Plusieurs centaines de curieux avaient voulu contempler le célèbre donneur de coups de poing. Certes, il ne possédait pas la taille d’Adam, auquel on attribuait, avant les rectifications de l’illustre Cuvier, quatre-vingt-dix pieds, ni celle d’Abraham, dix-huit pieds, ni même celle de Moïse, douze pieds, mais c’était encore un gigantesque type de l’espèce humaine.
Or, parmi les curieux se trouvait un savant, l’honorable Kil Kirney, lequel, après avoir mesuré avec une extrême précision le Champion du Nouveau-Monde, crut devoir faire quelques réserves, et voici ce qu’il n’hésita pas à déclarer ex professo :
« Messieurs, d’après les recherches historiques auxquelles je me suis livré, j’ai pu retrouver les principaux calculs de mensuration qui se rapportent aux études gigantographiques, chiffrés d’après le système décimal. Au dix-septième siècle apparut Walter Parson, haut de deux mètres vingt-sept. Au dix-huitième siècle apparurent l’Allemand Muller de Leipsig, haut de deux mètres quarante, l’Anglais Burnsfield, haut de deux mètres trente-cinq, l’Irlandais Magrath, haut de deux mètres trente, l’Irlandais O’Brien, haut de deux mètres cinquante-cinq, l’Anglais Toller, haut de deux mètres cinquante-cinq, et l’Espagnol Élacegin, haut de deux mètres trente-cinq. Au dix-neuvième siècle, apparurent le Grec Auvassab, haut de deux mètres trente-trois, l’Anglais Hales de Norfolk, haut de deux mètres quarante, l’Allemand Marianne, haut de deux mètres quarante-cinq, et le Chinois Chang, haut de deux mètres cinquante-cinq. Or, de la plante des pieds au sommet de la nuque, je ferai observer à l’honorable entraîneur que Tom Crabbe donne seulement deux mètres trente…
– Que voulez-vous que j’y fasse ! répondit non sans aigreur John Milner. Je ne peux pourtant pas l’allonger…
– Non, sans doute, reprit M. Kil Kirney, et je ne le demande pas… mais, enfin, il est inférieur à…
– Tom, dit alors John Milner, envoie un coup droit dans la poitrine de monsieur le savant, afin qu’il mesure aussi la force de ton biceps ! »
Le savant Kil Kirney ne voulut point se prêter à une expérience qui ne lui eût pas laissé le nombre réglementaire de ses côtes, et il se retira d’un pas digne et méthodique.
Quant à Tom Crabbe, il n’en fut pas moins salué des acclamations du public, lorsque John Milner eut porté en son nom un défi aux amateurs de boxe. Toutefois le défi ne fut pas relevé, et le Champion du Nouveau-Monde se rehissa dans son compartiment, tandis que les souhaits de bonne chance pleuvaient autour de lui.
Après avoir traversé du nord au sud l’État du Mississippi, la voie ferrée atteint la frontière de la Louisiane, à la station de Rocky Comfort.
En suivant le cours de la Tangipaoha-river, le train descendit jusqu’au lac Ponchartrain, dont il dépassa la rive occidentale par l’étroite langue de terre qui sépare ce lac de celui de Maurepas et sur laquelle repose le viaduc de Mauchac. À la station de Carrolton, il rencontra le fleuve, large environ de quatre cent cinquante toises, dont la boucle se replie pour contourner la cité louisianaise.
C’est à la Nouvelle-Orléans que Tom Crabbe et John Milner quittèrent définitivement le railroad, après un parcours de près de neuf cents milles depuis Chicago. Arrivés dans l’après-midi du 5 mai, il leur restait donc treize jours pour se rendre à Austin, la capitale du Texas, – temps très suffisant, bien qu’il y eût lieu de compter avec des retards possibles, soit par la voie de terre en utilisant le Southern Pacific, soit par la voie de mer.
Dans tous les cas, il n’eût pas fallu demander à John Milner de promener son Crabbe par la ville pour lui en faire admirer les curiosités. Si le hasard y envoyait quelque autre des « Sept », celui-là saurait mieux que lui s’acquitter de cette tâche. Austin était encore éloigné de plus de quatre cents milles, et John Milner ne songeait qu’à s’y transporter par le plus court et par le plus sûr.
Le plus court aurait été le chemin de fer, puisqu’il y a communication directe entre les deux villes, à la condition de trouver concordance entre les trains. En effet, après s’être avancé dans la direction de l’ouest à travers la Louisiane par Lafayette, Rarelant, Terrebone, Tigerville, Ramos, Brashear, vers la pointe du Lake Grand, il rejoint, à cent quatre-vingts milles de là, la frontière du Texas. À partir de ce point, la ligne reprend depuis la station d’Orange jusqu’à Austin sur un parcours de deux cent trente milles. Néanmoins, – peut-être avait-il tort, – John Milner donna la préférence à un autre itinéraire et pensa que mieux valait s’embarquer à la Nouvelle-Orléans pour le port de Galveston qu’un railroad relie à la capitale texienne.
Justement, il se trouva que le steamer Sherman devait, dès le lendemain matin, quitter la Nouvelle-Orléans à destination de Galveston. C’était une circonstance dont il fallait profiter. Trois cents milles de mer sur un bâtiment qui enlevait ses dix milles à l’heure, ce serait l’affaire d’un jour et demi, – deux jours si le vent n’était pas favorable.
John Milner ne jugea point à propos de consulter Tom Crabbe à ce sujet, pas plus qu’on ne consulte sa malle lorsqu’elle est bouclée pour le départ. Son sixième repas pris dans un hôtel du port, l’éminent boxeur ne fit qu’un somme jusqu’au matin.
Il était sept heures, lorsque le capitaine Curtis donna l’ordre de larguer les amarres du Sherman, après qu’il eut accueilli l’illustre Champion du Nouveau-Monde avec les égards dûs au second partenaire du match Hypperbone.
« Honorable Tom Crabbe, lui dit-il, je suis honoré d’avoir l’honneur de votre présence à mon bord ! »
Le boxeur n’eut pas l’air de comprendre ce que lui disait le capitaine Curtis, et ses yeux se dirigèrent instinctivement vers la porte du dining-room.
« Croyez bien, reprit le commandant du Sherman, que je ferai l’impossible pour que vous arriviez dans le plus court délai à bon port. Je ne ménagerai pas mon combustible, je n’économiserai pas ma vapeur. Je serai l’âme de mes cylindres, l’âme de mon balancier, l’âme de mes roues qui tourneront à toute vitesse afin de vous assurer gloire et profit ! »
La bouche de Tom Crabbe s’ouvrit comme pour répondre, et se referma aussitôt pour se rouvrir et se refermer encore. Cela indiquait que l’heure du premier déjeuner avait sonné à l’horloge stomacale de Tom Crabbe.
« Toute la cambuse est à votre disposition, déclara le capitaine Curtis, et soyez sûr que nous débarquerons à temps au Texas, dussé-je faire charger les soupapes et dût le navire en sauter…
– Ne sautons pas, répondit John Milner, avec ce bon sens qui le distinguait. Ce serait une faute… à la veille de gagner soixante millions de dollars ! »
Le temps était beau, et, au surplus, il n’y a rien à craindre dans les passes de la Nouvelle-Orléans, bien qu’elles soient sujettes à de capricieux changements que surveille le service maritime. Ce fut celle du sud que suivit le Sherman, entre les roseaux et les joncs de ses basses rives. Peut-être le nerf olfactif des voyageurs fut-il désagréablement affecté par les exhalaisons hydrogénées d’innombrables pustules qu’engendre la fermentation des matières organiques du fond ; mais il n’y a aucun danger d’échouement dans ce canal, devenu la véritable entrée du grand fleuve.
On passa devant plusieurs usines et entrepôts, groupés sur les deux bords, devant la bourgade d’Algiers, devant la Pointe à la Hache, devant Jump. D’ailleurs, à cette époque, l’étiage est élevé. En avril, mai et juin, le Mississippi se gonfle de crues régulières, et ses eaux ne descendent à leur minimum qu’en novembre. Le Sherman n’eut donc point à ralentir sa vitesse, et il atteignit sans encombre Port Eads, nom de l’ingénieur dont les travaux améliorèrent cette passe du sud.
C’est là que le Mississippi va s’absorber dans le golfe du Mexique, et son parcours n’est pas estimé à moins de quatre mille cinq cents milles{3}.
Le Sherman, dès qu’il eut tourné les dernières pointes ; mit le cap à l’ouest.
Comment Tom Crabbe avait-il supporté cette partie de la traversée ?… Très bien. Après avoir mangé à ses heures habituelles, il alla se coucher. Puis il apparut frais et dispos le lendemain, lorsqu’il vint reprendre sa place à l’arrière du spardeck.
Le Sherman était déjà d’une cinquantaine de milles au large, et la côte très basse se dessinait à peine vers le nord.
C’était la première fois que Tom Crabbe se risquait à une navigation sur mer. Aussi, tout d’abord, le roulis et le tangage parurent l’étonner.
Cet étonnement amena sur sa large face, si rubiconde d’habitude, une pâleur croissante dont John Milner, très aguerri pour son compte, ne tarda pas à s’apercevoir.
« Est-ce qu’il va être malade ?… se demanda-t-il en s’approchant du banc sur lequel son compagnon avait dû s’asseoir.
Et, le secouant à l’épaule, il dit :
« Ça va-t-il ?… »
Tom Crabbe ouvrit la bouche, et, cette fois ce ne fut pas la faim qui mit en jeu ses masseters, bien que l’heure du premier repas fût sonnée. Or, comme il ne put la refermer à temps, un jet d’eau salée s’introduisit jusque dans sa gorge, au moment où le Sherman s’inclinait sous un fort coup de houle.
Tom Crabbe, déralingué du banc, s’abattit sur le pont.
Il était assez indiqué de le transporter au centre du steamer, où les oscillations sont moins sensibles.
« Viens, Tom, » dit John Milner.
Tom Crabbe voulut se relever, mais il s’y essaya en vain et retomba de tout son poids.
Le capitaine Curtis, averti par la secousse, se dirigea vers l’arrière.
« Je vois ce que c’est… affirma-t-il… rien, en somme, et l’honorable Tom Crabbe s’y fera… Il n’est pas possible qu’un tel homme ; soit sujet au mal de mer. C’est bon… tout au plus pour les femmelettes, ou alors ce serait terrible chez un individu aussi fortement constitué ! »
Terrible, en effet, et jamais passagers n’assistèrent à plus lamentable spectacle. La nausée, on en conviendra, c’est plutôt le lot naturel des malingres et des souffreteux. Le phénomène s’accomplit alors de façon normale et sans violenter la nature. Mais un type de cette corpulence et de cette vigueur !… N’en serait-il pas de lui comme de ces monuments qui sont plus endommagés par un tremblement de terre que la frêle cabane d’un Indien ?… Celle-ci résiste alors que celui-là se disloque.
Et Tom Crabbe se disloqua, et il menaça de ne plus former qu’un monceau de ruines.
John Milner, très ennuyé, intervint.
« Il faudrait le déhaler, » dit-il.
Le capitaine Curtis appela le maître d’équipage et douze matelots pour ce surcroît de besogne. L’escouade, combinant ses efforts, tenta vainement de relever le Champion du Nouveau-Monde. Il fut nécessaire de le rouler le long du spardeck, comme un tonneau, puis de l’affaler sur le pont au moyen d’un palan, puis de le traîner jusqu’au rouf de la machine, dont le balancier semblait narguer sa masse impuissante, et il demeura à cette place en complète prostration.
« Voilà, fit observer John Milner au capitaine Curtis, c’est cette abominable eau salée que Tom a reçue en pleine figure !… Si encore c’était de l’alcool…
– Si c’était de l’alcool, répondit judicieusement le capitaine Curtis, il y a longtemps que la mer aurait été bue jusqu’à la dernière goutte, et il n’y aurait plus de navigation possible ! »
C’était vraiment jouer de malheur. Le vent, qui venait de l’ouest, changea cap pour cap, et souffla grand frais. De là, redoublement de roulis et de tangage. Puis, à marcher contre les lames, il y eut diminution considérable dans la vitesse du steamer. La longueur du voyage serait assurément doublée, – soixante-dix à quatre-vingts heures au lieu de quarante. Bref, John Milner traversa toutes les phases de l’inquiétude, tandis que son compagnon traversait toutes les phases de cet affreux mal, ballottement des intestins, troubles dans l’appareil circulatoire, vertiges tels que n’en provoque jamais la plus complète ivresse. En un mot, suivant une expression du capitaine Curtis : « Tom Crabbe n’était plus bon qu’à ramasser à la pelle ! »
Enfin, le 9 mai, après un furieux coup de vent, qui, par bonheur, fut de courte durée, les côtes du Texas, bordées de dunes de sable blanc, défendues par un chapelet d’îles, au-dessus desquelles voletaient des bandes d’énormes pélicans, apparurent vers trois heures du soir. Grosse économie pour le service du bord, Tom Crabbe, bien qu’il eût souvent et trop souvent ouvert la bouche, n’avait rien mangé depuis son dernier repas pris à la hauteur de Port Eads.
John Milner se berçait de l’espoir que son compagnon se ressaisirait, qu’il dompterait l’abominable mal, qu’il reprendrait forme humaine, qu’il serait enfin présentable, lorsque le Sherman, abrité de la haute mer dans la baie de Galveston, ne subirait plus les oscillations de la houle. Non ! le malheureux ne parvint point à se reprendre, même en eau calme.
La ville est située à l’extrémité d’une pointe sablonneuse. Un viaduc la réunit au continent, et c’est par là que se font les expéditions du commerce, entre autres celles du coton d’une importance considérable.
Le Sherman, dès qu’il eut évolué à travers la passe, alla se ranger contre son appontement.
John Milner ne put retenir un juron de fureur. Quelques centaines de curieux étaient là sur le quai. Prévenus par fil que Tom Crabbe s’était embarqué à la Nouvelle-Orléans pour Galveston, ils l’attendaient à son arrivée.
Et qu’allait leur présenter son entraîneur, au lieu et place du Champion du Nouveau-Monde, deuxième partant du match Hypperbone ?… Une masse informe, qui ressemblait plus à un sac vide qu’à une créature humaine.
John Milner tenta encore de provoquer le redressement physique de Tom Crabbe.
« Eh bien… ça ne va donc pas ?… »
Le sac resta sac, et la vérité est qu’il fallut le transporter sur une civière à Beach-Hotel où un appartement était retenu.
Quelques plaisanteries, quelques quolibets, éclatèrent à son passage, au lieu des hurrahs auxquels il était habitué, et qui avaient salué son départ de Chicago.
Mais, enfin, tout n’était pas désespéré. Dès le lendemain, après une nuit de repos et une série de repas habilement combinés, Tom Crabbe retrouverait sans doute son énergie vitale, sa vigueur normale, et il n’y paraîtrait plus…
Eh bien, pour peu que John Milner se fût tenu ce langage, il se serait encore trompé. La nuit n’apporta aucune modification dans l’état sanitaire de son compagnon. L’anéantissement de toutes ses facultés fut aussi profond le lendemain que la veille. Et pourtant on n’exigeait de lui aucun ressort intellectuel, dont il eût été incapable, mais un simple effort animal. Ce fut inutile. Sa bouche restait hermétiquement fermée depuis qu’il avait touché terre. Elle n’appelait pas la nourriture, et l’estomac ne faisait plus entendre ses cris accoutumés aux heures habituelles.
Ainsi s’écoula la journée du 10 mai, puis celle du 11, et c’était le 16, dernier délai, qu’il fallait être à Austin.
John Milner prit alors le seul parti qu’il y eût à prendre. Mieux valait arriver trop tôt que trop tard. Si Tom Crabbe devait sortir de cette prostration, il en sortirait aussi bien à Austin qu’à Galveston, et, du moins, il serait rendu à son poste.
Tom Crabbe fut donc véhiculé à la gare sur un camion, et finalement introduit dans un wagon à l’état de colis. Lorsque huit heures et demie du soir sonnèrent, le train se mit en marche, tandis que les groupes de parieurs, restés sur le quai, se refusaient à engager la plus petite somme, – pas même vingt-cinq cents, – sur un partenaire en si mauvaise forme.
Il était heureux que le Champion du Nouveau-Monde et son entraîneur n’eussent pas à parcourir les soixante-quinze millions d’hectares que comprend la superficialité texienne. Ils n’auraient qu’à franchir les cent soixante milles qui séparent Galveston de la capitale de l’État.
Assurément, il eût été désirable de visiter les régions arrosées par le magnifique Rio Grande, et tant d’autres rivières, l’Antonio, le Brazos, la Trinity qui se jette dans la baie de Galveston, puis le Colorado et ses capricieuses rives semées d’huîtres perlières. Un magnifique pays, ce Texas, possédant d’immenses prairies où campaient autrefois les Comanches ; il est hérissé dans l’ouest de forêts vierges, riches en magnolias, en sycomores, en pacaniers, en acacias, en palmiers, en chênes, en cyprès, en cèdres ; il déploie à profusion ses champs d’orangers, de nopals, de cactus, les plus beaux de la flore ; ses montagnes, au nord-ouest, qui font pressentir les Montagnes Rocheuses, sont superbes ; il produit la canne à sucre supérieure à celle des Antilles, le tabac de Nocogdochés supérieur à celui du Maryland ou de la Virginie, un coton supérieur à celui du Mississippi et de la Louisiane ; il a des fermes de quarante mille acres, qui comptent autant de têtes de bétail, et c’est par centaines de mille que ses ranchos élèvent les plus beaux types de la race chevaline.
Mais en quoi cela pouvait-il intéresser Tom Crabbe qui ne regardait jamais rien, et John Milner, puisqu’il ne regardait jamais que Tom Crabbe ?…
Dans la soirée, le train s’arrêta deux heures à la gare de Houston, jusqu’où peuvent monter les bâtiments d’un faible tirant d’eau. Là est établi l’entrepôt des marchandises, qui arrivent par la Trinity, le Brazos et le Colorado.
Le lendemain, 13 mai, de très grand matin, Tom Crabbe descendait à la gare d’Austin, au terme de son voyage. Centre industriel important, desservi par les eaux du fleuve que retient un barrage, cette capitale est bâtie sur une terrasse au nord du Colorado, au milieu d’une région où abondent le fer, le cuivre, le manganèse, le granit, le marbre, le plâtre et l’argile. Cité plus américaine que bien d’autres du Texas, choisie pour être le siège de la législature de l’État, elle compte vingt-six mille habitants, presque tous d’origine saxonne. Elle est une, tandis que les villes du Rio Grande sont doubles, – avec des maisons en bois d’un côté du fleuve, des cabanes en adobe de l’autre, – telles El Paso, El Presidio, à demi mexicaines.
Donc, à Austin, il n’y eut que des amateurs américains qui vinrent par curiosité, peut-être dans le dessein d’engager quelques paris, contempler le second partenaire qu’un coup de dés leur envoyait des lointaines régions de l’Illinois.
En somme, ceux-ci furent plus favorisés que ne l’avaient été les gens de Galveston et de Houston. En mettant le pied sur le pavé de la capitale texienne, Tom Crabbe s’était enfin dégagé de cette inquiétante torpeur, dont les soins, les supplications, les objurgations même de John Milner n’avaient pu triompher. Peut-être, au premier abord, le Champion du Nouveau-Monde parut-il un peu vanné, un peu mou d’action, un peu flasque de désinvolture, et comment s’en étonner, puisqu’il n’avait rien absorbé, si ce n’est l’air marin, depuis que le Sherman avait pris le large ?… Oui ! le géant s’était vu réduit à ne se nourrir que de lui-même. Il est vrai, même réduit à cet ordinaire, la nourriture ne lui eût pas manqué pendant de longs jours encore.
Mais aussi, quel repas il fit ce matin-là, – repas qui dura jusqu’au soir, quartiers de venaison, viande de mouton et de bœuf, charcuteries variées, légumes, fruits, fromages, et l’half and half, et le gin, et le wisky, et le thé, et le café ! John Milner éprouva une certaine épouvante en songeant à la note d’hôtel qui lui serait présentée à la fin du séjour !
Et cela recommença le lendemain, et le surlendemain, et c’est ainsi qu’arriva la date du 16 mai.
Tom Crabbe était redevenu la prodigieuse machine humaine, devant laquelle Corbett, Fitzsimons et autres boxeurs non moins célèbres, avaient tant de fois mordu la poussière.
Ce matin-là, un hôtel, – ou pour mieux dire une auberge, l’auberge de Sandy Bar, et non des plus qualifiées, – recevait deux voyageurs, arrivés par le premier train à Calais, simple bourgade de l’État du Maine.
Ces deux voyageurs, – un homme et une femme, visiblement éprouvés par les fatigues d’un long et pénible itinéraire, – se firent inscrire sous le nom de M. et Mrs Field. Ce nom, avec ceux de Smith, de Johnson et quelques autres d’usage courant, sont des plus communs parmi les familles d’origine anglo-saxonne. Aussi faut-il être doué de qualités extraordinaires, avoir acquis une situation considérable dans la politique, les arts ou les armes, être un génie en un mot, pour attirer l’attention publique, lorsqu’on s’appelle de ce nom vulgaire. Donc, M. et Mrs Field, cela ne disait rien, n’indiquait point des personnages de marque, et l’aubergiste les inscrivit sur son livre sans en exiger davantage.
À cette époque, du reste, dans tous les États-Unis, aucuns noms n’étaient plus répandus, plus répétés par des millions de bouches, que ceux des partenaires et celui du fantaisiste membre de l’Excentric Club. Or, pas un des « Sept » ne se nommait Field. Donc, à Calais, il n’y avait pas plus à s’occuper de ces Field-là que de n’importe quels voyageurs. D’ailleurs ceux-ci ne payaient pas de mine, et le tenancier de l’auberge se demanda peut-être s’ils payeraient d’autre façon, lorsque sonnerait l’heure de régler la note.
Que venait faire ce couple étranger en cette petite ville, située à l’extrême limite d’un État, situé lui-même à l’extrémité nord-est de l’Union ?… Pourquoi avait-il ajouté deux unités aux six cent soixante et un mille habitants de cet État, dont la superficie occupe la moitié du territoire communément appelé la Nouvelle-Angleterre ?…
La chambre du premier étage qui fut donnée à M. et Mrs Field dans l’auberge de Sandy Bar était peu confortable, un lit pour deux, une table, deux chaises, une toilette. La fenêtre s’ouvrait sur la rivière Sainte-Croix, dont la rive gauche est canadienne. L’unique malle, déposée à l’entrée du corridor, avait été apportée par un commissionnaire de la gare. En un coin, se dressaient deux épais parapluies et s’étalait un vieux sac de voyage.
Lorsque M. et Mrs Field furent seuls, après la sortie de l’aubergiste qui les avait conduits à cette chambre, dès que la porte eut été refermée, verrous tirés en dedans, tous deux vinrent coller leur oreille contre le vantail, voulant s’assurer que personne ne pourrait les entendre.
« Enfin, dit l’un, nous voici au terme du voyage !…
– Oui, répondit l’autre, après trois jours et trois nuits bien comptés depuis notre départ !
– J’ai cru que cela ne finirait pas, reprit M. Field, en laissant retomber ses bras, comme si ses muscles eussent été hors d’état de fonctionner.
– Ce n’est pas fini ! dit Mrs Field.
– Et combien cela nous coûtera-t-il ?…
– Il ne s’agit pas de ce que cela peut coûter, répliqua aigrement la dame, mais de ce que cela peut rapporter…
– Enfin, ajouta le monsieur, nous avons eu la bonne idée de ne pas voyager sous nos noms véritables !
– Une idée de moi…
– Et excellente !… Nous vois-tu à la merci des hôteliers, des aubergistes, des voituriers, de tous ces écorcheurs, engraissés de ceux qui passent par leurs mains, et cela sous prétexte que des millions de dollars vont tomber dans notre poche…
– Nous avons bien fait, répliqua Mrs Field, et nous continuerons à réduire nos dépenses le plus possible… Ce n’est pas dans les buffets des gares que nous avons jeté notre argent depuis trois jours… et j’espère bien continuer…
– N’importe, nous aurions peut-être mieux fait de refuser…
– Assez, Hermann ! déclara Mrs Field d’un ton impérieux. N’avons-nous pas autant de chances que les autres d’arriver premiers ?…
– Sans doute, Kate, mais le plus sage aurait été de signer l’engagement… de se partager l’héritage…
– Ce n’est pas mon avis. D’ailleurs, le commodore Urrican y faisait opposition, et cet X K Z n’était pas là pour donner son consentement…
– Eh bien… veux-tu que je te le dise, répliqua M. Field, c’est celui-là que je redoute entre tous… On ne sait qui il est… ni d’où il sort… Personne ne le connaît… Il se nomme X K Z… Est-ce que c’est un nom, cela ?… Est-ce qu’il est convenable de s’appeler X K Z ?… »
Ainsi s’exprima M. Field. Mais, s’il ne se cachait pas sous des initiales, n’avait-il pas changé Titbury en Field, – car le lecteur l’a reconnu rien qu’à ces quelques phrases échangées entre la fausse Mrs Field et lui, et dans lesquelles se révélaient leurs abominables instincts d’avarice…
Oui, c’était bien Hermann Titbury, le troisième partenaire, que les dés, par un et un, avaient envoyé à la deuxième case, État du Maine. Et quelle malchance, puisque ce coup ne l’avançait que de deux pas sur soixante-trois, tout en l’obligeant à gagner l’extrême pointe nord-est de l’Union !
En effet, le Maine confine à la Puissance du Canada et au Nouveau-Brunswick. Entré dans la confédération depuis 1820, il a pour limite orientale la baie de Passamaquoddy, dans laquelle la rivière Sainte-Croix envoie ses eaux, – de même que l’État, divisé en douze comtés, envoie deux sénateurs et cinquante députés au Congrès, cette baie nationale, pourrait-on dire avec quelque prétention, où se déversent les fleuves politiques de l’U. S. A.
M. et Mrs Titbury avaient quitté, dès le soir du 5 mai, leur maison louche de Robey Street et ils occupaient maintenant cette auberge borgne de Calais. On sait quelles raisons leur avaient fait adopter un nom d’emprunt. N’ayant indiqué à personne le jour et l’heure de leur départ, ce voyage s’était effectué dans le plus strict incognito, comme celui de Max Réal, pour des motifs très différents, il est vrai.
Cela ne laissa pas de contrarier les parieurs, car, il faut l’avouer, Hermann Titbury se présentait en remarquable performance dans cette course aux millions. Nul doute que sa cote dût monter au cours de la partie et qu’il deviendrait un des favoris du match. N’était-il pas de ces privilégiés auxquels tout réussit ici-bas, étant peu scrupuleux sur les moyens qu’ils emploient à s’assurer le succès.
Sa fortune lui permettrait de payer les primes, si le sort lui en imposait, et, quelque importantes qu’elles fussent, il n’hésiterait pas à les verser argent comptant. En outre, il ne s’abandonnerait à aucune distraction ou fantaisie au cours de ses déplacements, comme le feraient peut-être Max Réal et Harris T. Kymbale. Était-il à craindre qu’il fût retardé par sa faute en se rendant d’un État à l’autre ?… non, et certitude absolue qu’il serait au jour dit à l’endroit indiqué. Assurément, c’étaient des garanties sérieuses qu’offrait Hermann Titbury, sans parler de sa chance personnelle, qui ne l’avait jamais trahi dans son existence d’homme d’affaires.
Le digne couple avait eu soin de combiner l’itinéraire le plus rapide et le moins dispendieux à travers cet inextricable réseau de railroads, tendu comme une immense toile d’araignée sur les territoires de l’Union orientale. C’est ainsi que, sans s’arrêter, sans s’exposer à être dévalisés dans les buffets des stations ou les restaurants des hôtels, vivant uniquement de leurs provisions de route, passant d’un train à l’autre avec la précision d’une muscade entre les mains d’un prestidigitateur, ne s’intéressant pas plus aux curiosités du pays que Tom Crabbe, toujours absorbés dans les mêmes réflexions, toujours poursuivis des mêmes inquiétudes, inscrivant leurs dépenses quotidiennes, comptant et recomptant la somme emportée pour les besoins du voyage, somnolant le jour, dormant la nuit, M. et Mrs Titbury avaient traversé l’Illinois de l’ouest à l’est, puis l’État de l’Indiana, puis celui de l’Ohio, puis celui de New York, puis celui du New Hampshire. Et c’est ainsi qu’ils avaient atteint la frontière du Maine dans la matinée du 8 mai, au pied du mont Washington du groupe des Montagnes-Blanches dont la cime neigeuse, au milieu des averses et des grêles, porte à une altitude de cinq mille sept cent cinquante pieds le nom du héros de la République américaine.
De là M. et Mrs Titbury atteignirent Paris, puis Lewiston sur l’Androseoggin, cité manufacturière, doublée du municipe d’Auburn, qui rivalise avec l’importante ville de Portland, l’un des meilleurs ports de la Nouvelle-Angleterre, abrité dans la baie de Casco. Le railroad les transporta ensuite à Augusta, la capitale officielle du Maine, dont les élégantes villas s’éparpillent sur les rives du Kennebec. De la station de Bangor, il fallut alors remonter vers le nord-est jusqu’à celle de Baskahogan, où s’arrêtait la voie ferrée, et redescendre en stage jusqu’à Princeton, qu’un tronçon relie directement à Calais.
Voilà de quelle façon, avec fréquents et désagréables changements de train, s’était accomplie la traversée du Maine, dont les touristes visitent volontiers les cirques de montagnes, les champs de moraines, les plateaux lacustres, les profondes et inépuisables forêts de chênes, de pins du Canada, d’érables, de hêtres, de bouleaux, essences des régions septentrionales qui fournissaient de bois les chantiers avant l’adoption des coques de fer dans les constructions maritimes.
M. et Mrs Titbury – alias Field – étaient arrivés à Calais le 9 mai dès la première heure et en avance notable, puisqu’ils allaient être contraints d’y demeurer jusqu’au 19. Ce serait une dizaine de jours à passer en cette bourgade de quelques milliers d’habitants, simple port de cabotage. À quoi y occuperaient-ils leur temps jusqu’à l’heure où un télégramme de maître Tornbrock les en ferait repartir ?…
Et, cependant, que d’excursions charmantes offre le territoire si varié du Maine. Vers le nord-ouest, c’est la magnifique contrée que domine de trois mille cinq cents pieds le mont Khatadin, énorme bloc de granit, émergeant du dôme des forêts dans la région des plateaux lacustres. Et cette ville de Portland, riche de trente-six mille âmes, qui vit naître le grand poète Longfellow, animée par son important trafic avec l’Amérique du Sud et les Antilles, ses monuments, ses parcs, ses jardins que les très artistes habitants entretiennent avec tant de goût ! Et cette modeste Brunswick, avec son célèbre collège de Bowdoin, dont la galerie de tableaux attire de nombreux amateurs ! Et, plus au sud, le long des rivages de l’Atlantique, ces stations balnéaires si recherchées pendant la saison chaude par les opulentes familles des États voisins, lesquelles seraient disqualifiées si elles ne leur consacraient quelques semaines, entre autres cette merveilleuse île de Mount-Desert et son refuge de Bar Harbor !
Mais, de demander ces déplacements à deux mollusques arrachés de leur banc natal, et transportés à neuf cents milles de là, c’eût été peine inutile. Non ! ils ne quitteraient Calais ni un jour ni une heure. Ils resteraient en tête à tête, supputant leurs chances, maudissant d’instinct leurs partenaires, après avoir réglé cent fois déjà l’emploi de leur nouvelle fortune, si le hasard les rendait trois cents fois millionnaires. Et, au fait, est-ce qu’ils n’en seraient pas embarrassés ?…
Embarrassés… eux, de ces millions !… Soyez sans inquiétude, ils sauraient les placer en valeurs de toute sécurité, actions de banques, de mines, de sociétés industrielles, et ils toucheraient leurs immenses revenus, et ils ne les dissiperaient pas en fondations charitables, et ils les replaceraient sans en rien distraire pour leur confort, pour leurs plaisirs, et ils vivraient comme devant, concentrant leur existence dans l’amour des écus, dévorés de l’auri sacra fames, cancres qu’ils étaient, caquedeniers, comme on disait jadis, grigous, pleutres et rats, voués à la lésinerie, à la ladrerie, pince-mailles et tire-liards, membres perpétuels de l’Académie des pleure-misère !
En vérité, si le sort favorisait cet affreux couple, c’est sans doute qu’il aurait ses raisons. Lesquelles, il eût été difficile de l’imaginer ! Et ce serait au détriment de partenaires plus dignes de la fortune de William J. Hypperbone, et qui en feraient meilleur usage, – sans en excepter Tom Crabbe, sans en excepter le commodore Urrican !
Les voici donc tous les deux à l’extrémité du territoire fédéral, dans cette petite ville de Calais, cachés sous ce nom de Field, ennuyés et impatients, regardant les bateaux de pêche sortir à chaque marée et rentrer avec leur charge de maquereaux, de harengs et de saumons. Puis ils revenaient se confiner dans la chambre de Sandy Bar, toujours tremblants à cette idée que leur identité risquait d’être découverte.
En effet, Calais n’est pas tellement perdu au fond du Maine que les bruits du fameux match ne fussent parvenus jusqu’à ses habitants. Ils savaient que la deuxième case était attribuée à cet État de la Nouvelle-Angleterre, et le télégraphe leur avait appris que le troisième coup de dés – un et un – obligeait le partenaire Hermann Titbury à séjourner dans leur ville.
Ainsi se passèrent les 9, 10, 11 et 12 mai, en un profond ennui dans cette bourgade peu récréative. Max Réal lui-même ne l’aurait pas surmonté sans peine. À déambuler le long de rues bordées de maisons de bois, à flâner sur les quais, le temps paraît être d’une interminable durée. Et cette dépêche indiquant un nouvel itinéraire, qui ne devait pas être lancée avant le 19, de quelle patience il faudrait s’armer pour l’attendre pendant sept longs jours encore !
Et, pourtant, le couple Titbury avait alors une occasion très simple de faire un tour à l’étranger en traversant la rivière Sainte-Croix, dont la rive gauche appartient au Dominion of Canada.
C’est ce que se dit Hermann Titbury. Aussi, dans la matinée du 13 en fit-il la proposition en ces termes :
« Décidément, au diable cet Hypperbone, et pourquoi a-t-il choisi la ville la plus désagréable du Maine pour y envoyer les partenaires qui ont la mauvaise chance d’amener le numéro deux au début de la partie !
– Prends garde, Hermann ! répondit Mrs Titbury à voix basse. Si quelqu’un t’entendait… Puisque le sort nous a conduits à Calais, il faut bon gré mal gré rester à Calais…
– Ne nous est-il donc pas permis de quitter la ville ?…
– Sans doute… mais à la condition de ne point sortir du territoire de l’Union.
– Ainsi, nous n’avons même pas le droit d’aller de l’autre côté de la rivière ?…
– En aucune façon, Hermann… Le testament interdit d’une manière formelle de sortir des États-Unis…
– Et qui le saurait, Kate ?… s’écria M. Titbury.
– Je ne te comprends pas, Hermann ! répliqua la matrone, dont le ton se haussa. Est-ce bien toi qui parles ?… Je ne te reconnais plus !… Et si plus tard on apprenait que nous avons franchi la frontière ?… Et si quelque accident nous y retenait… Et si nous n’étions pas revenus à temps… le 19… D’ailleurs… je ne le veux pas. »
Et elle avait raison de ne pas le vouloir, l’impérieuse Mrs Titbury ! Sait-on jamais ce qui peut arriver ?… Supposez qu’il se produise un tremblement de terre… que le Nouveau-Brunswick se détache du continent… que cette partie de l’Amérique se disloque… qu’un abîme se creuse entre les deux pays… Comment alors se trouver au bureau du télégraphe le jour convenu, et ne risquerait-on pas d’être mis hors du match ?…
« Non… nous ne pouvons traverser la rivière, déclara péremptoirement Mrs Titbury.
– Tu as raison, cela nous est interdit, répliqua M. Titbury, et je ne sais pas comment j’ai eu cette idée !… En vérité, depuis notre départ de Chicago, je ne suis plus le même !… Ce maudit voyage m’a abruti !… Pour des gens qui n’ont jamais bougé de leur maison de Robey Street, nous voilà courant les grandes routes… à notre âge !… Eh ! n’aurions-nous pas mieux fait de rester au logis… de refuser la partie…
– Soixante millions de dollars, cela vaut la peine de se déranger ! déclara Mrs Titbury. Décidément, tu te répètes un peu trop, Hermann ! »
Quoi qu’il en soit, Saint-Stephen, ville de la Puissance{4}, qui occupe l’autre rive de Sainte-Croix, n’eut pas l’honneur de posséder le couple Titbury.
Il semble donc que des particuliers si précautionneux, d’une prudence si excessive, qui offraient plus de garanties que les autres partenaires, auraient dû être à l’abri de toute lâcheuse éventualité, qu’ils ne seraient jamais pris en défaut, qu’il ne leur arriverait rien de nature à les compromettre !… Mais le hasard aime à se jouer des plus habiles, à leur préparer des embûches dont toute leur sagesse ne saurait les garder, et il n’est que raisonnable de compter avec lui.
Or, dans la matinée du 14, M. et Mrs Titbury eurent l’idée de faire une excursion. Que l’on se rassure, ils n’entendaient pas s’éloigner – deux ou trois milles seulement en dehors de Calais. On observera, en passant, que si cette ville a reçu ce nom français, c’est qu’elle est située à l’extrémité des États-Unis comme son homonyme l’est à l’extrémité de la France, et quant à l’État du Maine, son nom lui vient des premiers colons qui s’y établirent sous le règne de Charles 1er d’Angleterre.
Le temps était orageux, des nuages lourds se levaient à l’horizon, la chaleur vers midi serait accablante. Journée mal choisie pour une promenade, qui se ferait à pied, en remontant la rive droite de Sainte-Croix.
M. et Mrs Titbury quittèrent l’auberge vers neuf heures, et cheminèrent le long de la rivière, puis en dehors de la ville, à l’ombre des arbres, entre les branches desquels cabriolaient des milliers d’écureuils.
Le couple s’était au préalable assuré, près de l’hôtelier, qu’aucun fauve ne courait la campagne environnante. Non, ni loups, ni ours, – quelques renards uniquement. On peut donc s’aventurer en toute confiance, même à travers ces forêts, qui faisaient jadis de l’État du Maine une immense sapinière.
Il va de soi que M. et Mrs Titbury ne se préoccupaient point des paysages variés qui s’offraient à leurs regards. Ils ne parlaient que de leurs partenaires, ceux qui étaient partis avant eux, ceux qui partiraient après. Où étaient actuellement Max Réal et Tom Crabbe ?… Et toujours cet X K Z, dont ils s’inquiétaient plus que de tout autre !…
Enfin, après une marche de deux heures et demie, midi approchant, ils songèrent à regagner l’auberge de Sandy Bar pour le déjeuner. Mais, dévorés de soif sous cette accablante chaleur, ils s’arrêtèrent dans un cabaret situé sur la berge, à un demi-mille de la bourgade.
Quelques buveurs, réunis dans ce cabaret, occupaient des tables où s’alignaient les pintes de bière.
M. et Mrs Titbury s’assirent à l’écart, et délibérèrent d’abord sur ce qu’ils se feraient servir. Porter ou ale ne semblaient pas être à leur convenance.
« Je crains que cela ne soit un peu froid, observa Mrs Titbury. Nous sommes en nage, et ce serait se risquer…
– Tu as raison, Kate, et une pleurésie est vite attrapée, répondit M. Titbury.
Puis, se retournant vers le buvetier :
« Un grog au wisky ? » demanda-t-il.
Aussitôt le buvetier de s’écrier :
« Au wisky, avez-vous dit ?…
– Oui… ou au gin.
– Où est votre permission ?…
– Ma permission ?… » répliqua M. Titbury, très étonné de cette question.
Et il ne l’eût pas été s’il se fût souvenu que le Maine appartient au groupe des États qui ont établi le principe de prohibition de l’alcool. Oui, au Kansas, au North Dakota, au South Dakota, au Vermont, au New Hampshire, au Maine surtout, il est défendu de fabriquer et de vendre des boissons alcooliques, distillées ou fermentées. Seuls, dans chaque localité, des agents municipaux sont chargés d’en donner contre argent à ceux qui les achètent pour un usage médical ou industriel, et après que ces boissons ont été expertisées par un commissaire de l’État. Enfreindre cette loi, rien que par une demande imprudente, c’était s’exposer aux pénalités sévères édictées en vue de la suppression de l’alcoolisme.
Aussi, à peine M. Titbury eut-il parlé, qu’un homme s’approcha.
« Vous n’avez pas de permission régulière ?…
– Alors je vous déclare contravention…
– Contravention ?… à quel propos ?…
– Pour avoir demandé du wisky ou du gin. »
C’était un agent, cet homme, un agent en tournée, qui inscrivit le nom de M. et de Mrs Field sur son carnet et les prévint qu’ils auraient à se présenter le lendemain devant le juge.
Le couple rentra tout penaud à l’auberge, et quelle journée, quelle nuit il y passa ! Si c’était Mrs Titbury qui avait eu cette déplorable idée d’entrer au cabaret, c’était M. Titbury qui avait eu celle non moins déplorable de préférer un grog à la pinte d’ale ou de porter ! À quelle amende tous deux s’étaient-ils exposés !… De là récriminations et disputes qui durèrent jusqu’au jour.
Le juge, un certain R. T. Ordak, était bien l’être le plus désagréable, le plus grincheux et aussi le plus susceptible que l’on pût imaginer. Le lendemain, dans la matinée, lorsque les contrevenants, introduits dans son cabinet, comparurent devant lui, il ne tint aucun compte de leurs politesses, et les interrogea brusquement, brièvement. Leur nom ?… M. et Mrs Field. Le lieu de leur domicile ?… Ils indiquèrent au hasard Harrisburg, Pennsylvanie. Leur profession ?… Rentiers. Puis il leur envoya en pleine figure cent dollars d’amende pour avoir enfreint les prohibitions relatives aux boissons alcooliques dans l’État du Maine.
C’était trop fort. Si maître de lui qu’il fût et malgré les efforts de sa femme qui tenta vainement de le calmer, M. Titbury ne put se contenir. Il s’emporta, il menaça le juge R. T. Ordak, et le juge R. T. Ordak doubla l’amende – cent dollars supplémentaires pour avoir manqué de respect à la justice.
Ce supplément rendit M. Titbury plus furieux encore. Deux cents dollars à ajouter aux dépenses déjà faites pour se transporter à l’extrême limite de ce maudit État du Maine ! Exaspéré, le contrevenant oublia toute prudence et alla même jusqu’à sacrifier les avantages que lui assurait son incognito.
Et alors, les bras croisés, la figure en feu, repoussant Mrs Titbury avec une violence inaccoutumée, il se courba sur le bureau du juge et lui dit :
« Savez-vous bien à qui vous avez affaire ?…
– À un malappris que je gratifie de trois cents dollars d’amende, puisqu’il continue sur ce ton, répliqua, non moins exaspéré, R. T. Ordak.
– Trois cents dollars !… s’écria Mrs Titbury, en tombant, demi-pâmée sur un banc.
– Oui, reprit le juge en accentuant chaque syllabe, trois cents dollars à M. Field d’Harrisburg, Pennsylvanie…
– Eh bien, hurla M. Titbury en frappant le bureau du poing, apprenez donc que je ne suis pas M. Field, d’Harrisburg, Pennsylvanie…
– Et qui êtes-vous donc ?…
– M. Titbury… de Chicago… Illinois…
– C’est-à-dire un individu qui se permet de voyager sous un faux nom ! repartit le juge, comme s’il eût dit : Encore un crime ajouté à tant d’autres !
– Oui… M. Titbury, de Chicago, le troisième partant du match Hypperbone, le futur héritier de son immense fortune ! »
Cette déclaration ne parut produire aucun effet sur R. T. Ordak. Ce magistrat, aussi mal embouché qu’impartial, n’entendait pas faire plus de cas de ce troisième partenaire que de n’importe quel matelot du port.
Aussi, de sa voix sifflante, et comme s’il suçait chacun de ses mots, prononça-t-il :
« Eh bien, ce sera M. Titbury de Chicago, Illinois, qui payera les trois cents dollars d’amende, et en outre, pour s’être permis de se présenter devant la justice sous un nom qui n’est pas le sien, je le condamne à huit jours de prison. »
Cela fut le comble, et, auprès de Mrs Titbury, écroulée sur son banc, M. Titbury s’écroula à son tour.
Huit jours de prison, et c’était dans cinq jours qu’arriverait la dépêche attendue, et le 19 il faudrait repartir pour aller peut-être à l’autre extrémité des États-Unis, et faute d’y être au jour dit, on serait exclu de la partie engagée…
On l’avouera, voilà qui était autrement grave pour M. Titbury que s’il eût été envoyé à la cinquante-deuxième case, État du Missouri, dans la prison de Saint-Louis. Là, du moins, il aurait encore eu la possibilité d’être délivré par un de ses partenaires, tandis que dans la prison de Calais, et de par la volonté du juge R. T. Ordak, il resterait enfermé jusqu’à l’expiration de sa peine.
Oui, messieurs, oui ! je considère ce match Hypperbone comme l’une des plus étonnantes éventualités nationales dont se sera enrichie l’histoire de notre glorieux pays ! Après la guerre de l’Indépendance, la guerre de Sécession, la proclamation de la doctrine de Monroe, l’application du bill Mac Kinley, c’est le fait le plus marquant que l’imagination d’un membre de l’Excentric Club ait imposé à l’attention du monde ! »
Ainsi parlait Harris T. Kymbale en s’adressant aux voyageurs du train qui venait de quitter ce jour-là, 7 mai, la cité chicagoise. Le reporter de la Tribune, débordant de joie et de confiance, allait ainsi, pérorant de l’avant à l’arrière du wagon par le couloir central, puis d’un wagon à l’autre par la passerelle jetée entre eux, puis de la tête à la queue du convoi lancé à toute vapeur, qui contournait alors la rive méridionale du lac Michigan.
Harris T. Kymbale était parti seul. Après avoir remercié ceux de ses confrères qui désiraient l’accompagner, il n’avait point accepté leurs offres. Non, pas même un domestique, – seul, tout seul. Lui, on le voit, ne cherchait pas à passer incognito comme Max Réal ou Hermann Titbury. Il mettait les gens dans la confidence et eût volontiers écrit sur son chapeau : Quatrième partenaire du match Hypperbone ! Un nombreux cortège l’avait conduit à la gare, honoré de ses hurrahs, accablé de ses souhaits de bon voyage. Et il était si bien entraîné, si confiant, on le savait si débrouillard, en même temps si audacieux, si déterminé, que déjà plusieurs paris avaient été engagés sur sa tête. On l’avait pris à un contre deux et même contre trois, – ce qui le flattait et ne laissait pas d’être de bon augure.
Toutefois, si Harris T. Kymbale avait refusé d’associer quelques amis aux hasards de ses déplacements à travers l’Union, il ne devait pas être réduit, on s’en aperçoit, à s’isoler dans son coin, à se concentrer en de muettes pensées, à ne se livrer qu’à des apartés silencieux. Loin de là, tous les voyageurs avec lesquels il ferait route deviendraient ses compagnons. Il était un peu de la race de ces gens qui ne pensent que lorsqu’ils parlent, et ce n’est pas de paroles qu’il se montrerait avare au cours de ses itinéraires, – de sa bourse non plus. La caisse de la richissime Tribune lui était ouverte, et il saurait la rembourser de ses dépenses en interviews, en descriptions, en nouvelles, en articles de toutes sortes, dont les péripéties du match lui fourniraient ample et intéressante matière.
« Mais, lui demanda un gentleman, – Yankee des pieds à la nuque, – n’attachez-vous pas trop d’importance à cette partie imaginée par William J Hypperbone ? »
– Non, monsieur, répondit le reporter, et j’estime qu’une si originale idée ne pouvait naître que dans une cervelle ultra-américaine.
– Vous avez raison, reprit un gros commerçant de Chicago. Tous les États-Unis sont sens dessus dessous, et, le jour de ses obsèques, on a pu voir de quelle popularité jouissait le défunt au lendemain de sa mort !
– Monsieur, lui demanda une vieille dame à râtelier et à lunettes, enfouie dans son coin sous ses couvertures, est-ce que vous avez suivi le convoi ?…
– Comme si j’avais été un des héritiers de notre grand citoyen, répliqua le Chicagois, enflé d’une bouffée d’orgueil, et je suis on ne peut plus honoré de me rencontrer avec l’un de ses futurs héritiers en allant à Détroit…
– Vous allez à Détroit ?… interrogea Harris T. Kymbale, qui lui tendit la main.
– À Détroit, Michigan.
– Eh bien, monsieur, j’aurai le plaisir de vous accompagner jusqu’à cette cité d’un si magnifique avenir… que je ne connais pas… et que je désire connaître.
– Vous n’en aurez pas le temps, monsieur Kymbale ! déclara si vivement le Yankee qu’on eût pu le prendre pour un de ses parieurs. Ce serait allonger votre itinéraire, et, je le répète, vous n’avez pas le temps…
– On a toujours le temps de tout faire, » répondit Harris T. Kymbale d’un ton affirmatif qui ne lui fut pas défavorable.
En effet, le wagon, fier de posséder un voyageur de ce tempérament, éclata en hips, dont les échos se répercutèrent jusqu’à la queue du train.
« Monsieur, s’informa alors un clergyman d’âge mûr, qui, son pince-nez aux yeux, le dévorait du regard, êtes-vous satisfait de votre premier coup de dés ?…
– Oui et non, mon révérend, répondit le journaliste d’un ton respectueux. Oui… car mes partenaires, partis avant moi, n’ont pas dépassé la deuxième, la huitième et la onzième case, alors que je suis envoyé par deux et quatre à la sixième et de là à la douzième. Non… parce que c’est l’État de New York qui occupe cette sixième case « où il y a un pont », dit la légende, et que ce pont, c’est la passerelle du Niagara. Or, trop connu le Niagara !… Je l’ai visité vingt fois déjà !… Usé, vous dis-je, usées aussi la chute américaine, la chute canadienne, la grotte des Vents, l’île de la Chèvre !… Et puis, c’est trop près de Chicago !… Ce que je veux, c’est voir du pays, c’est être trimballé aux quatre coins de l’Union, c’est me fourrer des milliers de milles dans les jambes…
– À la condition, toutefois, reprit le clergyman, que vous soyez toujours à l’heure dite…
– Comme de juste, mon révérend, et croyez bien qu’on ne me prendra pas à manquer le rendez-vous d’une minute !
– Cependant, fit observer un marchand de conserves alimentaires, dont la fraîcheur de teint prévenait en faveur de ses propres marchandises, il me semble, monsieur Kymbale, que vous devez vous féliciter, puisque, après avoir posé le pied dans l’État de New York, vous vous rendez à celui de New Mexico… Ils ne confinent pas précisément l’un à l’autre…
– Peuh ! s’écria le reporter, quelques centaines de milles… qui les séparent…
– Et à moins, ajouta le Yankee, d’être envoyé à la pointe de la Floride ou au dernier village du Washington…
– Voilà ce qui me plairait, déclara Harris T. Kymbale, traverser les territoires des États-Unis du nord-ouest au sud-est…
– Mais, demanda le clergyman, est-ce que l’envoi à cette sixième case, où il y a un pont, ne vous oblige pas à payer une première prime ?…
– Bah ! mille dollars, voilà qui ne ruinera pas la Tribune ! de la station de Niagara Falls, je lui lancerai un chèque-télégramme qu’elle s’empressera d’acquitter…
– Et d’autant plus volontiers, déclara le Yankee, que ce match Hypperbone, c’est pour elle une affaire…
– Qui deviendra une bonne affaire, répondit avec assurance Harris T. Kymbale.
– J’en suis tellement certain, dit le commerçant chicagois, que, si je pariais, je parierais pour vous…
– Et vous feriez bien ! » répliqua le reporter.
On jugera, d’après ces réponses, que sa confiance en lui-même égalait au moins celle que Jovita Foley avait en son amie Lissy Wag.
« Pourtant, fit alors remarquer le clergyman, n’y a-t-il pas un de vos concurrents qui, à mon avis, serait plus à redouter que les autres ?…
– Lequel, mon révérend ?…
– Le septième, monsieur Kymbale, celui qui est uniquement désigné par les initiales X K Z…
– Ce partenaire de la dernière heure ! s’écria le journaliste. Allons donc ! il bénéficie des circonstances mystérieuses qui l’entourent… C’est l’homme masqué dont les badauds raffolent en général… Mais on finira par percer son incognito, et, quand ce serait le président des États-Unis en personne, il n’y aurait pas plus lieu de le craindre que n’importe quel autre des Sept ! »
Du reste, il n’était guère probable que ce fût le président des États-Unis dont le testateur eût fait choix pour septième partant. En Amérique, d’ailleurs, personne n’eût trouvé malséant que le premier personnage de l’Union fût entré en lutte pour disputer à ses concurrents une fortune de soixante millions de dollars.
Sept cents milles environ séparent Chicago de New York, et Harris T. Kymbale n’en avait à franchir que les deux tiers pour atteindre le Niagara, sans avoir à pousser jusqu’à la grande métropole américaine. Il n’avait aucune envie de la visiter, par cette raison qu’il la connaissait autant, à tout le moins, que les fameuses chutes devant lesquelles il devait se présenter.
En quittant Chicago, après avoir contourné le golfe inférieur du lac Michigan, le train entra dans l’Indiana, limitrophe de l’Illinois, à la station d’Ainsworth et il remonta jusqu’à Michigan City. Malgré son nom, cette ville n’appartient point à cet État, et elle est considérée comme un des ports de l’Indiana.
Si le confiant reporter avait choisi cette voie au milieu du réseau de la région, s’il passa par New Buffalo, s’il s’arrêta quelques heures à Jackson, important centre manufacturier de plus de vingt mille âmes, s’il continua à s’élever vers le nord-est, c’est qu’il voulait visiter Détroit, où il arriva dans la nuit du 7 au 8 mai.
Le lendemain, après un rapide sommeil dans la confortable chambre d’un hôtel d’où son nom rayonna à travers toute la ville, il fut salué dès l’aube par des centaines de curieux, – mieux que des curieux, de sympathiques partisans qui, pendant cette journée, entendaient ne pas le quitter d’une semelle. Peut-être regretta-t-il de ne pouvoir s’abriter sous le voile de l’incognito, puisqu’il ne s’agissait en somme que de parcourir la ville. Mais le moyen d’échapper à la célébrité et à ses inconvénients quand on est chroniqueur en chef de la Tribune, et l’un des « Sept » du match Hypperbone !
C’est donc en nombreuse et bruyante compagnie qu’il visita la métropole du Michigan, dont la modeste Lansing est la capitale. Cette prospère cité, née d’un petit fortin de traite, établi par les Français en 1670, tient son nom du « détroit », large à cette place de quatre cents toises, par lequel le lac Huron déverse le trop plein de ses eaux dans le lac Érié. En face s’élève la ville canadienne de Windsor, son faubourg, où le quatrième partant se garda bien de mettre le pied. Il eut à peine le temps de visiter cette métropole de deux cent mille habitants, qui l’accueillirent avec enthousiasme, en faisant pour lui les vœux qu’ils eussent fait sans doute pour n’importe quel autre des partenaires.
Harris T. Kymbale repartit le soir. S’il lui eût été permis de prendre les voies ferrées du Canada, de franchir par le sud la province de l’Ontario, il aurait pu, à travers le long tunnel creusé sous la rivière Saint-Clair à son débouché du lac Huron, gagner plus directement Buffalo et Niagara Falls. Mais le territoire du Dominion lui était interdit. Il lui fallut pénétrer dans l’État de l’Ohio, descendre jusqu’à Toledo, ville grandissante, bâtie à la pointe sud du lac Érié, obliquer vers Sandusky, au milieu des vignobles les plus riches de l’Amérique, puis, en longeant le littoral est du lac, passer par Cleveland. Ah ! la magnifique cité, sa population de deux cent soixante-deux mille âmes, ses rues ombragées d’érables, son avenue d’Euclide, les Champs-Élysées de l’Amérique, ses faubourgs étagés sur les collines, les richesses que lui versent incessamment les bassins pétrolifères de la région, et dont Cincinnati aurait le droit d’être jalouse. Puis il toucha à Érié City de Pennsylvanie, puis il sortit de cet État à la station de Northville pour entrer dans celui de New York, puis il brûla Dunkirk, éclairée par l’hydrogène de ses puits naturels, et le soir du 10 mai il arriva à Buffalo, la seconde ville de l’État où, cent ans avant, il eût rencontré des bisons par milliers au lieu d’habitants par centaines de mille.
Décidément, Harris T Kymbale fit bien de ne pas s’attarder dans cette jolie ville, le long de ses boulevards, de ses avenues du Niagara Park, autour de ses entrepôts et de ses elevators, sur les bords du lac qui ouvre passage aux eaux du Niagara. Il importait qu’à dix jours de là, dernier délai, il fût de sa personne à Santa Fé, la capitale du New Mexico, – un parcours de quatorze cents milles que les railroads ne desservaient pas tout entier.
Le lendemain donc, après un court trajet de vingt-cinq milles environ, il débarqua au village de Niagara Falls.
Malgré tout ce que pouvait dire le reporter de cette célèbre cataracte, maintenant trop connue et trop industrialisée, et qui le sera bien davantage dans l’avenir, lorsqu’on aura dompté ses seize millions de chevaux, ce ne sont ni la Porte des Adirondaks, ce merveilleux ensemble de défilés, de cirques, de forêts, dont l’Union veut faire une propriété nationale, ni les Palissades de l’Hudson, ni le Parc Central de la métropole, ni le Broadway, ni le pont de Brooklyn, si audacieusement jeté sur la rivière de l’Est, qui disputeront les touristes aux merveilles de la Horse-Shoe-Fall.
Non ! rien n’est comparable à ce tumultueux déversement des eaux du lac Érié dans le lac Ontario par le canal niagarien. C’est le Saint-Laurent, qui passe, se brisant à l’éperon de Goat Island pour former d’un côté la chute américaine, de l’autre la chute canadienne en fer à cheval ! Et ces bondissements furieux au pied des deux cataractes, et ces creusements verdâtres au centre de la seconde, après lesquels la rivière apaisée promène ses eaux tranquilles pendant trois milles jusqu’à Suspension-Bridge, où elle se déchaîne de nouveau en rapides effrayants !
Autrefois la Terrapine Tower se dressait sur les extrêmes roches de Goat Island, entourée de tourbillons dont l’écume pulvérisée jusqu’à sa tête, formait, le jour, des arcs-en-ciel de soleil, la nuit, des arcs-en-ciel de lune. Mais on a dû l’abattre, car la chute a reculé d’une centaine de pieds depuis un siècle et demi, et elle eût fini par tomber dans l’abîme. Actuellement, une hardie passerelle, jetée d’une rive à l’autre de la bruyante rivière, permet d’admirer le double courant dans toute sa splendeur.
Harris T. Kymbale, escorté de nombreux visiteurs, Américains et Canadiens, vint se placer au milieu de cette passerelle, en prenant bien garde de ne pas empiéter sur la partie qui appartient au Dominion. Puis, après avoir poussé un hurrah que mille bouches enthousiastes lancèrent à travers le brouhaha des eaux, il revint au village de Niagara Falls, dont trop d’usines enlaidissent maintenant le voisinage. Que voulez-vous, un débit de cent millions de tonnes par heure à utiliser !
Le reporter n’alla donc pas s’égarer entre les verdoyants taillis de l’île de la Chèvre, il ne descendit pas à la grotte des Vents sous le massif de l’île, il ne s’aventura pas derrière les profondes nappes de Horse-Shoe-Fall, – ce qui ne peut se faire que par la rive canadienne ; mais il n’oublia pas de se rendre au Post Office du village, d’où il expédia un chèque de mille dollars à l’ordre de maître Tornbrock, de Chicago, – chèque que le caissier de la Tribune s’empresserait de payer à présentation.
Dans l’après-midi, à la suite d’un magnifique lunch servi en son honneur, Harris T. Kymbale regagna Buffalo, et le soir même il quittait cette ville afin d’effectuer dans les délais prescrits la seconde partie de son itinéraire.
Au moment où il montait en wagon, le maire de la cité, l’honorable H.-V. Exulton, lui dit d’un ton grave :
« C’est bon pour une fois, monsieur, mais ne vous amusez plus à flâner comme vous l’avez fait jusqu’ici…
– Et si cela me convient… répliqua Harris T. Kymbale, qui ne parut pas goûter l’observation, même venue de si haut. Il me semble que j’ai bien le droit…
– Non… monsieur… pas plus qu’un pion n’a celui d’en prendre à son aise sur un échiquier…
– Eh ! je m’appartiens, je suppose !
– Profonde erreur, monsieur !… Vous appartenez à ceux qui ont parié pour vous, et j’y suis de cinq mille dollars. »
En somme, l’honorable H.-V. Exulton avait raison, et dans son propre intérêt, le chroniqueur de la Tribune, lors même que ses chroniques en eussent souffert, ne devait avoir qu’une préoccupation : atteindre son poste par les voies les plus courtes et les plus rapides.
Du reste, Harris T. Kymbale n’avait rien à apprendre dans cet État de New York, maintes fois visité par lui. Entre sa métropole et Chicago les communications sont aussi nombreuses que faciles. C’est l’affaire d’une journée pour ces Américains dont les trains détiennent le record du millier de milles en vingt-quatre heures.
En somme, Harris T. Kymbale n’aurait pas eu lieu de regretter son coup de début. Après l’État de New York, n’était-il pas envoyé dans l’État de New Mexico, où ses curiosités de touriste pourraient être satisfaites. Il était à supposer d’ailleurs que le caprice des dés y expédierait plusieurs des joueurs du match, qui ne l’avaient pas encore visité, – tels Hermann Titbury, Lissy Wag et son inséparable Jovita Foley.
L’État de New York est le premier de la Confédération par sa population qui ne compte pas moins de six millions d’habitants, s’il n’est que le vingt-neuvième avec une superficie de quarante-neuf mille milles carrés. C’est l’« Empire State », ainsi le désigne-t-on quelquefois, – disposé en forme de triangle, dont les côtés sont formés de lignes droites, choisies arbitrairement à défaut de frontières naturelles.
Il est vrai, ceux de ses partenaires qui y viendraient n’auraient pas plus que Harris T. Kymbale la possibilité d’y séjourner pendant les deux semaines réservées entre chaque tirage. Comme lui, après avoir fait acte de présence sur le pont du Niagara, ils seraient dans l’obligation de gagner Santa Fé, la capitale du New Mexico. Si, à la rigueur, ils allaient jusqu’à New York, les autres villes ne recevraient point leur visite. Cependant la plupart méritent d’être vues, – Albany, le siège de la législature, peuplée de cent dix mille habitants, fière de ses musées, de ses écoles, de ses parcs, de son palais, qui n’a pas coûté moins de vingt millions de dollars, – Rochester, la cité de la farine, manufacturière par excellence, et puissamment aidée dans sa production industrielle par les laborieuses chutes du Genesee. – Syracuse, la riche ville du sel que lui fournissent inépuisablement les salines de l’Onondaga, – et nombre d’autres, toute une famille de cités que l’État peut montrer avec un juste orgueil.
D’avoir visité sa métropole, ce serait déjà quelque chose, et « ça vaut le voyage », comme on dit vulgairement. Il faut avoir vu ce New York, entre l’Hudson et l’East-river, étendu sur cette presqu’île de Manhattan, dont il couvre cent six kilomètres carrés, soit douze mille hectares et qui en occupera trois cent soixante, – plus que Paris, plus que Londres, – lorsque Brooklyn et Long Island auront été réunis dans le même municipe. Il faut avoir admiré ses boulevards, ses monuments, ses mille églises, et ce n’est pas trop pour dix-sept cent mille habitants, son Broadway, sa Fifth Avenue longue de sept milles, sa cathédrale de Saint-Patrice, bâtie en marbre blanc, son Central Park de trois cent quarante-cinq hectares, avec pelouses, bois, cours d’eau, et auquel aboutit le grand aqueduc du Croton, son pont de Brooklyn sur l’East-river, en attendant celui qui traversera l’Hudson, son port dont le mouvement commercial se chiffre par huit cent millions de dollars, sa vaste baie, semée d’îles, et entre autres Bedloe’s Island, où se dresse la gigantesque statue de Bartholdi, la Liberté éclairant le Monde.
Mais, on le répète, tout ce merveilleux n’aurait pas eu pour le chroniqueur en chef de la Tribune, l’attrait de la nouveauté. Après la visite au Niagara, il allait se conformer minutieusement à son itinéraire, sans s’en écarter.
En effet, on était au 11 mai, et il fallait qu’il fût à Santa Fé le 21 au plus tard, avant midi. Or, deux États séparés par quinze à seize cents milles ne sont pas précisément voisins l’un de l’autre.
En quittant Buffalo, Harris T. Kymbale s’était proposé de revenir à Chicago, afin de prendre le Grand Trunk en direction de l’ouest. Mais, comme il ne s’en détache aucun embranchement qui le mette en communication directe avec Santa Fé, c’eût été une faute, car il y aurait un très long trajet de voiture à travers un pays mal desservi au point de vue des transports. Heureusement, ses confrères de la Tribune, après une étude approfondie de cette partie du Far West, avaient combiné un itinéraire qui lui fut indiqué par un télégramme envoyé à Buffalo.
Ce télégramme était conçu en ces termes :
« Revenir de Niagara Falls à Buffalo et redescendre jusqu’à Cleveland. Traverser obliquement l’Ohio, par Columbus et Cincinnati, l’Indiana par Laureneebourg, Madison, Versailles et Vincennes, le Missouri par Salem, Belley et Saint-Louis. Choisir la ligne de Jefferson pour Kansas City. Franchir le Kansas par la voie ferrée plus méridionale, Laurence, Emporia, Toleda, Newton, Hutchinson, Plum Buttes, Fort Zarah, Larned, Petersburg, Dodge City, Fort Atkinson, Sherbrock, puis l’est du Colorado par Grenade et Las Arimas. Prendre l’embranchement à Pueblo, et par Trinidad gagner Clifton sur la frontière du New Mexico. Enfin par Cimarron, Las Vegas et Galateo rejoindre le petit tronçon qui remonte à Santa Fé. Ne pas oublier que le signataire de présente dépêche a mis cent dollars sur vous, et que tout autre itinéraire risquerait de les lui faire perdre.
« BRUMAN S. BICKHORN,
Secrétaire de la rédaction. »
Comment celui des « Sept » que ses amis servaient avec tant de zèle, qui lui facilitaient avec tant de précision l’accomplissement de sa tâche, n’eût-il pas eu les meilleures chances pour arriver bon premier ? Oui, sans doute, mais à la condition de suivre le conseil de l’honorable H. V. Exulton, c’est-à-dire de ne pas s’attarder en admirations intempestives.
« Entendu, mon brave Bickhorn, c’est l’itinéraire que je suivrai, se dit Harris T. Kymbale, et je ne me permettrai pas le plus léger écart ! Pour le chemin de fer, il n’y a pas à s’en inquiéter. Sois tranquille, aimable secrétaire de la rédaction, s’il y a des retards, ils ne proviendront ni de mon étourderie, ni de ma négligence, et tes cent dollars seront aussi énergiquement défendus que les cinq mille de Sa Hautesse, le premier magistrat de Buffalo ! Je n’oublie pas que je porte les couleurs de la Tribune ! »
Un jockey n’eût pas mieux dit. Ce jockey-là, il est vrai, était plutôt un centaure et courait pour son propre compte.
Et c’est ainsi que, par une judicieuse combinaison d’horaires et de trains, sans se presser, se reposant la nuit dans les meilleurs hôtels, Harris T. Kymbale traversa en soixante heures les cinq États de l’Ohio, de l’Indiana, de l’Illinois, du Missouri, du Kansas, du Colorado, et s’arrêta le 19 au soir à la station de Clifton, sur la frontière du New Mexico.
Là, si le reporter n’échangea que cinq cent quarante-six poignées de main, c’est qu’il n’y avait que deux cent soixante-treize bimanes dans ce petit village perdu au fond des immenses plaines du Far West.
Il comptait bien passer une bonne nuit à Clifton. Mais, lorsqu’il descendit du wagon, quel fut son désappointement en apprenant que, pour cause d’importantes réparations, la circulation serait interrompue pendant plusieurs jours sur le railroad. Et il était encore à cent vingt-cinq milles de Santa Fé, et il n’avait plus que trente-six heures pour les faire. Le sage Bruman S. Bickhorn n’avait pas prévu cela !
Heureusement, au sortir de la gare, Harris T. Kymbale se trouva en présence d’un type, moitié américain, moitié espagnol, qui l’attendait. Dès qu’il aperçut le reporter, cet homme fit claquer trois fois son fouet, – triple pétarade dont, paraît-il, il se servait d’habitude pour saluer les gens. Puis, en une langue qui rappelait plutôt celle de Cervantes que celle de Cooper :
« Harris T. Kymbale ?… dit-il.
– C’est moi.
– Voulez-vous que je vous conduise à Santa Fé ?…
– Si je le veux !…
– Convenu.
– Tu te nommes ?…
– Isidorio.
– Isidorio me va.
– Ma voiture est là, prête à partir.
– Partons, et n’oublie pas, mon ami, que si une voiture marche grâce à son attelage, c’est grâce à son cocher qu’elle arrive. »
L’Hispano-Américain comprit-il tout ce qu’il y avait d’insinuant dans cet aphorisme ?… Peut-être.
C’était un homme de quarante-cinq à cinquante ans, la peau très basanée, l’œil très vif, la physionomie goguenarde – un de ces malins qui ne se laissent pas facilement rouler. Quant à penser qu’il fût fier d’avoir à conduire un personnage qui avait une chance sur sept de valoir soixante millions de dollars, le reporter ne voulait pas en douter, bien que rien ne fût moins sûr.
Harris T. Kymbale occupait seul la voiture. Ce n’était point un stage à six chevaux, mais une simple carriole qui trouverait à relayer aux pueblos de la route. Le véhicule s’élança sur le chemin cahoteux de l’Aubey’s Trail, coupé de nombreux creeks qu’il passait à gué, s’approvisionnant aux relais, se reposant quelques heures de nuit.
Le lendemain, au petit jour, la carriole avait franchi une quarantaine de milles par Cimarron, en longeant la base des White-Mountains, sans avoir fait aucune mauvaise rencontre. Du reste, il n’y a plus rien à redouter des Apaches, des Comanches et autres tribus de Peaux-Rouges qui couraient autrefois la contrée, et dont quelques-unes ont obtenu du gouvernement fédéral de conserver leur indépendance.
Dans l’après-midi, la voiture avait dépassé Fort Union, Las Vegas, et elle s’engagea à travers les défilés de Moro Peaks. Route montueuse, difficile, dangereuse même, – en tout cas peu propice à un rapide cheminement. En effet, à partir de ces basses plaines, il fallait s’élever de sept à huit cents toises, qui est l’altitude de Santa Fé au-dessus du niveau de la mer.
Au delà de cette énorme échine du New Mexico s’étend le bassin arrosé par les nombreux tributaires qui font du Rio Grande del Norte l’un des plus magnifiques cours d’eau du versant ouest de l’Amérique. Là s’engage l’importante voie qui va de Chicago à Denver et favorise le commerce avec les provinces du Mexique.
Pendant cette nuit du 20 au 21, l’allure de la carriole fut bien lente et bien rude. L’impatient voyageur, non sans raison, eut cette crainte de ne point arriver à temps. De là, exhortations et objurgations incessantes adressées au flegmatique Isidorio.
« Mais tu ne marches pas…
– Que voulez-vous, monsieur Kymbale, nous n’avons que des roues, et il nous faudrait des ailes…
– Mais tu ne comprends donc pas l’intérêt que j’ai à être le 21 à Santa Fé…
– Bon !… si nous n’y sommes pas ce jour-là, nous y serons le lendemain…
– Mais il sera trop tard…
– Mon cheval et moi, nous faisons tout ce que nous pouvons, et on ne saurait exiger plus d’une bête et d’un homme ! »
Le fait est qu’Isidorio n’y mettait point de mauvaise volonté et ne s’épargnait guère.
C’est alors que Harris T. Kymbale crut devoir l’intéresser plus directement à la partie qu’il jouait. Aussi, tandis que l’attelage s’exténuait en remontant l’un des plus raides défilés de la chaîne, au milieu d’épaisses forêts d’arbres verts, en suivant les lacets d’un labyrinthe semé d’éboulis et de troncs abattus par l’âge, il dit à son automédon :
« Isidorio, j’ai une proposition à te faire.
– Faites, monsieur Kymbale.
– Mille dollars pour toi… si je suis demain… avant midi… à Santa Fé…
– Mille dollars… que vous dites ?… répliqua l’Hispano-Américain en clignant de l’œil.
– Mille dollars… à la condition, bien entendu, que je gagne la partie !
– Ah ! fit Isidorio, à la condition que…
– Évidemment.
– Soit… ça va tout de même ! » et il enleva son cheval d’un triple coup de fouet.
À minuit, la carriole n’avait encore atteint que le haut de la passe, et les inquiétudes de Harris T. Kymbale redoublèrent. C’est pourquoi, ne se contenant plus :
« Isidorio, déclara-t-il en lui frappant sur l’épaule, j’ai une nouvelle proposition à te faire…
– Faites, monsieur Kymbale.
– Dix mille… oui ! dix mille dollars… si j’arrive à temps…
– Dix mille… que vous dites ?… répéta Isidorio.
– Dix mille !
– Et toujours si vous gagnez la partie ?…
– Assurément ! »
Pour redescendre la chaîne, sans aller jusqu’à Galisteo prendre le petit tronçon du railroad, – ce qui eût fait perdre un certain temps, – puis suivre la vallée du rio Chiquito et atteindre Santa Fé, soit une cinquantaine de milles, il n’y avait plus que douze heures.
Il est vrai, la route était praticable, peu montante, et il eût été difficile d’avoir un meilleur cheval que celui du relais de Tuos. Donc, à la rigueur, il était possible d’arriver au but dans le délai fixé, mais à la condition de ne pas s’attarder une minute, et si l’état climatérique restait favorable.
Or, la nuit était magnifique, une lune qui semblait avoir été commandée par une dépêche de l’obligeant Bickhorn, température agréable, jolie brise de nord très rafraîchissante, vent arrière qui, du moins, ne contrarierait pas la marche du véhicule. Le cheval piaffait d’impatience à la porte de l’auberge, une bête pleine de feu, de cette race mexico-américaine élevée dans les corrals des provinces de l’ouest.
Quant à celui qui tenait les rênes de la carriole, on n’aurait pas trouvé mieux. Dix mille dollars de bonne main, même en ses rêves les plus insensés, il n’avait jamais entrevu le miroitement d’une pareille somme ! Et, cependant, Isidorio ne paraissait pas aussi émerveillé de ce coup de fortune qu’il aurait dû l’être, – à ce que pensait Harris T. Kymbale.
« Est-ce donc, se demanda-t-il, que le brigand en voudrait davantage… dix fois plus, par exemple ?… Après tout, qu’est-ce que des milliers de dollars au milieu des millions de William J. Hypperbone… une goutte d’eau dans la mer !… Eh bien ! s’il le faut, j’irai jusqu’à cent gouttes ! »
Et, au moment de partir :
« Isidorio, lui dit-il à l’oreille, il ne s’agit plus maintenant de dix mille dollars…
– Tiens… voilà que vous retirez votre promesse !… se récria Isidorio d’un ton sec.
– Eh non, mon ami, non… bien au contraire !… C’est cent mille dollars pour toi… si nous sommes avant midi à Santa Fé…
– Cent mille dollars que vous dites ?… » répéta Isidorio, l’œil gauche à demi fermé.
Puis, il ajouta :
« Toujours… si vous gagnez ?…
– Oui… si je gagne…
– Est-ce que vous ne pourriez pas m’écrire cela sur un bout de papier, monsieur Kymbale… rien que quelques mots…
– Avec ma signature ?…
– Votre signature et votre paraphe… »
Il va de soi que dans une affaire de cette importance la parole échangée ne pouvait suffire. Sans hésiter, Harris T. Kymbale tira son carnet, et sur un des feuillets fit un engagement de cent mille dollars au profit du sieur Isidorio de Santa Fé, – engagement qui serait fidèlement acquitté si le reporter devenait l’unique héritier de William J. Hypperbone. Puis il signa, parapha et remit le papier à son destinataire.
Isidorio le prit, le lut, le plia soigneusement, le fourra dans sa poche et dit :
« En route. »
Ah ! ce que fut cette galopade échevelée, à bride abattue, cette course vertigineuse de la carriole sur la route qui longe la rive du rio Chiquito. Et, malgré tant d’efforts, au risque de briser le véhicule, de verser dans la rivière, Santa Fé ne put être atteinte qu’à midi moins dix.
On ne compte pas plus de sept mille habitants dans cette capitale. Si le New Mexico, depuis 1850, est annexé au domaine de la République fédérale, son admission au nombre des cinquante États ne datait que de quelques mois, – ce qui avait permis à l’excentrique défunt de le placer sur sa carte.
D’ailleurs, il est manifestement resté espagnol de mœurs et d’aspect, et le caractère anglo-américain n’y gagne pas rapidement. Quant à Santa Fé, sa situation au cœur de gisements argentifères lui assure un avenir de toute prospérité. À entendre ses habitants, la ville repose même sur une épaisse base d’argent, et on a pu extraire du sol de ses rues un minerai qui donnait jusqu’à deux cents dollars par tonne.