D’après les cours du marché du 26 mai, à Chicago, – et les autres villes allaient suivre, – le Lissy Wag fut demandé avec un certain entrain, et monta même à trois contre sept. Si, au début, la hausse n’avait pas été en sa faveur, c’est qu’il était à craindre qu’une jeune fille n’eût pas assez d’endurance pour résister aux fatigues de ces déplacements successifs, et, en outre, sa maladie vint encore diminuer le peu de confiance qu’elle inspirait.
Or, la santé de la cinquième partenaire ne laissait plus rien à désirer. De plus, le second coup de douze avait été très heureux puisque, par six redoublé, il l’envoyait au Kentucky. D’une part, ce voyage ne comportait que quelques centaines de milles, et de l’autre, le Kentucky occupait la trente-huitième case sur la carte. Il résultait de là que Lissy Wag, en deux bonds, avait franchi plus de la moitié des soixante-trois cases. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que Jovita Foley agitât triomphalement le pavillon jaune attribué à son amie, et qu’elle le vit déjà planté sur les millions de William J. Hypperbone !
Donc, à supposer que Lissy Wag se fût intéressée à ce que l’on augurait de ses chances, au revirement qui avait ramené à elle la faveur du public, elle aurait pu s’en montrer fière dès son retour à Chicago.
Ce fut le 23, on le sait, que Lissy Wag et Jovita Foley se hâtèrent de quitter Milwaukee, afin de ne point y être rencontrées par le mystérieux X K Z, – ce qui les eût obligées d’abord à payer une prime simple, puis à céder leur place au septième partenaire, puis à recommencer la partie.
Les deux amies revinrent dans la métropole illinoise en parfaite santé, et leur retour ayant été signalé dans les journaux, quelques reporters se présentèrent à la maison de Sheridan Street.
La conséquence de cette visite fut que, dès le soir même, le Chicago Herald publia une interview de laquelle il ressortait que les jeunes filles étaient « bien en forme », car maintenant on les appariait toutes les deux sous le pavillon jaune, – ce qui n’était pas précisément pour déplaire à cette folle de Jovita Foley. En dépit des objurgations de celle-ci, elles restèrent cinq jours à Chicago.
Il était inutile de se ruiner en dépenses d’hôtel, et plus économique de rester chez soi. Il eût même été sage d’y demeurer jusqu’à la veille du jour où le télégramme de maître Tornbrock arriverait au Kentucky. Mais, le 27, Jovita Foley n’y tint plus, et elle dit :
« Quand partons-nous ?…
– Nous avons le temps, répondit Lissy Wag. Songes-y… jusqu’au 6 juin, et nous ne sommes encore qu’au 27 mai. Cela fait dix jours complets, et, tu le sais, on peut se rendre au Kentucky en vingt-quatre heures.
– Sans doute, Lissy, mais ce n’est pas seulement au Kentucky que nous allons, ni à Francfort, sa capitale. C’est aux Mammoth Caves, une des merveilles des États-Unis et même, paraît-il, des cinq parties du monde !… Quelle occasion de visiter ces grottes, ma chérie, et quelle excellente idée ce digne monsieur Hypperbone a eue de nous y envoyer…
– Ce n’est pas lui, Jovita, ce sont les dés avec leur point de douze…
– Voyons… voyons…, n’est-ce pas lui qui a choisi Mammoth Caves dans l’État du Kentucky ?… Aussi je lui en saurais gré toute ma vie… et même toute la sienne, s’il ne reposait dans le cimetière d’Oakswoods !… Il est vrai, s’il n’était pas dans l’autre monde, nous n’aurions pas lieu de courir après son héritage… Enfin… quand partons-nous ?…
– Aussitôt que tu le voudras…
– Alors… demain matin…
– Soit… mais, ajouta Lissy Wag, nous devrons une dernière visite à M. Marshall Field…
– Tu as raison, Lissy. »
Au cours de cette visite, M. Marshall Field et le personnel de ses magasins ne ménagèrent ni les compliments ni les encouragements à la cinquième partenaire et à son inséparable compagne.
Le lendemain, un express emportait les voyageuses pendant cent trente milles, à travers l’Illinois jusqu’à Danville, près de la frontière occidentale de l’Indiana. L’après-midi, elles franchirent cette frontière, et descendirent pour l’heure du dîner à Indianapolis, qui est la capitale de l’État, – une ville de cent mille habitants.
À la place de Jovita Foley et de sa compagne, Harris T. Kymbale eût certainement disposé de son temps pour explorer cet État où l’extermination des indigènes fut entreprise dès le siècle dernier, et dans lequel les colons français fondèrent plusieurs établissements. Mais Jovita Foley crut devoir se borner à Indianapolis que traverse la White River avant de se jeter dans la Wabash, – une cité des mieux entretenues de l’Union, et dont elle ne put qu’admirer l’excessive propreté.
Dans l’hôtel fort convenable où étaient logées les voyageuses, leurs noms une fois donnés, on les prenait souvent l’une pour l’autre. Au cours de cette grande partie qui se jouait, il semblait même que Jovita Foley fût plus qualifiée pour y tenir un rôle que cette modeste Lissy Wag.
Le 29, à huit heures quinze, elles partirent par le premier train pour Louisville, située sur la rive gauche de l’Ohio, à la frontière de l’Indiana et du Kentucky, État qui fut le grand défenseur de la cause abolitionniste. À onze heures cinquante-neuf, le voyage était terminé. On aurait eu beau dire à Jovita Foley que le Kentucky valait d’être visité, parce qu’il est un des plus riches de l’Union, depuis que la cession de la Louisiane lui a assuré les bouches du Mississippi, elle aurait répondu : Mammoth Caves ! – qu’il est propice à tous les rendements de l’agriculture et de l’élevage, qu’il produit les meilleurs chevaux de l’Amérique, et le tiers du tabac des États-Unis, elle aurait encore répondu : Mammoth Caves ! – qu’il possède de grandes villes industrielles sur les bords de l’Ohio, et des houillères dans la région des Alleghanys, elle aurait toujours répondu : Mammoth Caves ! Évidemment hypnotisée par ces fameuses grottes, Jovita Foley ne songeait pas plus à Covington et à Newport qui sont les deux faubourgs kentuckyens de Cincinnati, déjà visités par Crabbe et John Milner, qu’à Middlesborough, ville naissante qui se prépare à devenir une grande cité, qu’à Francfort, la capitale actuelle de l’État, ou qu’à Lexington, l’ancienne capitale. Et, pourtant, elle est si belle avec le réseau de ses larges rues, ses verdoyants ombrages, d’où tombe une délicieuse fraîcheur, son Université célèbre dans toute la région du sud, son hippodrome renommé sur lequel viennent lutter les meilleurs chevaux du Nouveau-Monde. Il est vrai, qu’était cet hippodrome aux limites restreintes, comparé à cet immense champ de courses de toute la République américaine, où luttaient les partenaires du match Hypperbone sous les sept couleurs de l’arc-en-ciel ?
Non, pendant cette après-midi, les deux amies se bornèrent à parcourir les principaux wards de Louisville, à franchir le pont de huit cent douze toises, jeté sur l’Ohio, qui réunit la cité à ses annexes de New Albany et de Jefferson du territoire de l’Indiana, et dont l’ensemble contient une population de deux cent mille âmes. Toutefois, elles ne s’aventurèrent pas dans les quartiers industriels, où abondent les usines, les manufactures de tabac, les fabriques de pelleteries, les filatures, les distilleries, les ateliers de construction pour la batellerie et les machines agricoles.
Du reste, Louisville domine l’Ohio d’une centaine de pieds sur le plateau d’une falaise coupée à pic. De là, le regard peut embrasser le cours irrégulier du fleuve, le canal qui longe sa rive gauche, les îles Sand et Coose, la ligne ferrée qui le traverse et les belles chutes formées par les eaux mugissantes du fleuve.
Enfin, très fatiguées, Jovita Foley, qui n’en voulait pas convenir, et Lissy Wag, qui l’avouait, rentrèrent à l’hôtel vers neuf heures du soir.
« Bonne nuit, dit Jovita Foley en se couchant.
– Et quand repartons-nous ?… demanda Lissy Wag.
– Demain matin…
– Sitôt, Jovita, alors que quelques heures suffisent pour arriver au terme de notre voyage… Nous avons le temps…
– Jamais le temps, lorsqu’il s’agit de Mammoth Caves ! répondit Jovita Foley. Dors bien, ma chérie… Je te réveillerai… »
Et qu’on ne soit pas surpris, si, le lendemain, 30, le train emportait ces deux demoiselles dans la direction du sud, – un parcours de cent cinquante milles environ jusqu’aux célèbres grottes, à travers un pays peu accidenté, hérissé de forêts profondes, entre lesquelles apparaissent des champs de céréales et surtout des plantations de tabac.
Au delà de la petite ville de Maufort, la seule que dessert la voie ferrée dans cette partie de la province, se développe la délicieuse vallée de Green River. Cet affluent de l’Ohio promène ses eaux limpides sous une tapisserie de plantes aquatiques, des nelumbos verts, des pontederias aux fleurs jaunes et bleues, – couleurs qui rappelaient celles de Hermann Titbury, d’Harris T. Kymbale, et aussi celles de Lissy Wag.
Avant midi, les deux amies descendirent à Mammoth Hotel, établissement de premier ordre, situé presque à l’entrée des grottes, au milieu d’un site enchanteur.
Malgré la curiosité qui la dévorait, Jovita Foley dut remettre au lendemain la visite des Mammoth Caves, tous les guides étant partis à cette heure. Mais elle pourrait occuper ses loisirs en se promenant aux alentours, en cheminant le long de cette vallée charmante, en remontant les rives ombreuses du rio qui, par mille cascades, va se jeter dans la Green River.
L’hôtel est remarquablement approprié pour le bien-être des touristes qui y affluent. Il est composé de plusieurs chalets, affectés aux différents services et confortablement installés. Une chambre, dont la fenêtre s’ouvrait sur la vallée, fut mise à la disposition des voyageuses, lesquelles, – ce qui n’était pas pour déplaire à l’une d’elles, – étaient attendues avec une certaine impatience en cette région du Kentucky.
À cette époque de l’année, affluaient déjà de nombreux excursionnistes impatients d’explorer Mammoth Caves, et c’est ce que Jovita Foley put constater vers six heures du soir, lorsque les retentissements du terrible gong, en usage dans les hôtels d’Amérique, les appelèrent au dining-room.
Le gouverneur de l’État de l’Illinois, John Hamilton, qui se trouvait là en qualité de touriste, voulut que Lissy Wag fût placée à sa droite et Jovita Foley à sa gauche. N’y avait-il pas de quoi tourner la tête à cette impressionnable personne ?
Du reste, si le gouverneur de l’Illinois, son entourage et les autres visiteurs firent un accueil si sympathique à la cinquième partenaire et à sa compagne, celles-ci ne furent pas moins bien accueillies par les dames venues en visiteuses aux grottes du Kentucky. On voit à quel taux étaient remontées les actions de Lissy Wag, et n’était-ce pas de nature à laisser pressentir son succès final ? Et ne pardonnera-t-on pas à Jovita Foley, qui eut sa part de ces attentions, de ces prévenances, de s’identifier de plus en plus avec sa chère Lissy… laquelle n’aurait pas eu la pensée de le lui reprocher ?…
Le dîner, bien servi, préparé par les mains d’un cuisinier français, fut excellent et copieux, quoiqu’il ne comportât pas le grand nombre de plats ordinaire aux tables américaines, – soupe aux gombos, petites fleurs semblables à des capucines, truites fraîchement pêchées dans les eaux du joli affluent de la Green River, à l’endroit où il s’élargit en lagon paisible, roastbeef traditionnel, avec toute la série de ses sauces à l’emporte-bouche, jambon fumé, plum-cake national, légumes et fruits de toutes sortes.
Et ne pas oublier les coupes de champagne qui furent envoyées par plusieurs des convives aux deux amies. Sans doute elles se contentaient d’y mouiller leurs lèvres, mais répondaient par un gracieux salut à ces politesses. Puis retentirent les toasts enthousiastes à la prochaine victoire de la charmante favorite du match Hypperbone !
Jamais Jovita Foley ne s’était trouvée à pareille fête. D’ailleurs, Lissy Wag et elle gardèrent une parfaite dignité, non sans cette légère différence, que, si l’une reçut ces compliments avec sa réserve naturelle, l’autre, plus démonstrative, les acceptait avec une visible satisfaction.
Et, lorsque toutes les deux, vers dix heures du soir, furent rentrées dans leur chambre :
« Eh bien, qu’en dis-tu ?… demanda Jovita Foley.
– Je n’en dis rien, dit Lissy Wag.
– Comment… tu n’es pas touchée de l’accueil qui nous est fait… de la manière dont nous a traitées monsieur le gouverneur… de l’amabilité de ce monde de touristes, qui va parier pour nous, j’en suis sûre ?…
– Pauvres gens !
– Et tu n’as pas envie de leur prouver ta reconnaissance en gagnant la partie ?…
– J’ai envie de dormir, voilà tout, déclara Lissy Wag, et je vais me coucher en t’engageant à en faire autant.
– Dormir !… Et le pourrai-je ?…
– Bonne nuit, Jovita !
– Soit… bonne nuit, la petite fée aux millions ! » répondit Jovita Foley, qui décidément avait peut-être fait un peu plus que de mouiller ses lèvres dans les coupes de champagne.
Puis elle ajouta dans un demi-bâillement :
« Ah ! que je voudrais être à demain ! »
Demain arriva comme d’habitude, et débuta par un beau lever de soleil qui précéda de deux heures le lever de Jovita Foley.
Lissy Wag ne put résister au pressant appel qui lui fut adressé de quitter son lit et de s’habiller, de telle sorte que dès huit heures toutes deux étaient prêtes à quitter l’hôtel.
L’exploration des grottes du Kentucky dans leur ensemble – du moins pour ce qui est connu, – exige, paraît-il, de sept à huit jours. L’artère principale s’étend sur une longueur de trois à quatre lieues, et l’immense excavation est, en mesures françaises, d’une contenance de onze milliards de mètres cubes. Elle est sillonnée en tous sens par deux centaines d’allées, couloirs, galeries, passages, boyaux, et encore, convient-il de le répéter, il ne s’agit que de la partie actuellement découverte.
Or, on était au 31 mai, et, jusqu’au 6 juin, matin, Lissy Wag ne pouvait disposer que de six pleines journées, Mais, bien employé, ce temps devait suffire à satisfaire la plus curieuse des visiteuses, – fût-ce cette vibrante Jovita Foley.
C’est, d’ailleurs, en nombreuse compagnie que s’effectuèrent ces tournées successives, organisées sous la conduite des meilleurs guides attachés au service des grottes du Kentucky.
Vêtus chaudement, car la température est fraîche au fond de ces cavités, les touristes des deux sexes prirent, à neuf heures, le sentier qui sinue entre les roches et conduit aux grottes. Ils arrivèrent devant l’étroite ouverture d’un massif, simple orifice de couloir, laissé tel que l’a fait la nature, et à travers lequel les hommes de haute taille ne peuvent s’engager sans baisser la tête.
Les guides étaient accompagnés de nègres, portant des lampes de mines et des torches qui furent aussitôt allumées, et sous la lumineuse réverbération produite par les mille facettes des parois, les visiteurs atteignirent un escalier taillé dans le roc. Cet escalier, qui continue une galerie plus large, mène directement à la vaste salle de la Rotonde.
C’est de ce point que se ramifient de multiples passages, dont il importe de bien connaître les sinuosités, si l’on ne veut pas courir le risque de s’égarer en faisant l’économie d’un guide. Il n’existe pas de labyrinthe plus compliqué, sans excepter ceux de Lemnos ou de Crète.
Ce fut par un large couloir que les touristes parvinrent à l’une des plus spacieuses cavernes des Mammoth Caves, à laquelle on a donné la dénomination d’Église gothique.
Gothique ?… Est-ce bien le style ogival qui caractérise l’architecture de cette substruction ?… Peu importe ! Elle est merveilleuse avec les pendentifs de sa voûte, stalagmites et stalactiques, les colonnes bizarrement contournées qui la soutiennent, les formes que prennent ces roches étagées dont la lumière met en relief les concrétions cristallisées, la disposition naturelle et si fantaisiste des roches, ici, un autel où semblent s’entasser tous les ornements liturgiques, là un puissant buffet d’orgue, dont les tuyaux montent jusqu’aux nervures des cintres, là encore un balcon ou plutôt une chaire de laquelle plus d’une fois des prédicateurs de rencontre ont parlé devant une assistance qui ne comptait pas moins de cinq à six mille fidèles.
Il va de soi que cette société d’excursionnistes partageait les émerveillements de Jovita Foley, et faisait sa partie dans ce concert d’admirations.
« Voyons, Lissy, regrettes-tu le voyage ?…
– Non… Jovita, et c’est fort beau.
– Mais te dis-tu bien que tout cela est l’ouvrage de la nature… que la main de l’homme n’aurait pu creuser ces grottes… que nous sommes enfouies dans les entrailles du sol ?…
– Et je m’effraie, répondit Lissy Wag, à la pensée que l’on pourrait s’y égarer…
– Je te crois, ma chérie, et nous vois-tu perdues toutes les deux à travers les Mammoth Caves, et manquant l’arrivée du télégramme de ce bon monsieur Tornbrock ?… »
Il avait déjà fallu faire une demi-lieue depuis l’orifice d’entrée jusqu’à l’Église gothique. En poursuivant l’exploration, il fut nécessaire, à maintes reprises, de se courber, de ramper même le long d’étroits boyaux pour atteindre la salle des Revenants. Là, vif désappointement de Jovita Foley, à laquelle n’apparut aucun des fantômes que son imagination rêvait d’évoquer dans ces souterraines cavités.
En réalité, la salle des Revenants est un lieu de halte, empli de la lumière des torches, et dans lequel se trouvait un bar fort bien tenu, où était préparé le déjeuner servi par le personnel de Mammoth hotel.
Cette salle mériterait d’être plutôt appelée le Sanatorium, car c’est là que se rendent les malades qui accordent quelque vertu thérapeutique à l’atmosphère des grottes kentuckyennes. Ils y étaient venus pour la journée au nombre d’une vingtaine, qui s’installèrent en face d’un gigantesque squelette de mastodonte auquel ces vastes hypogées doivent peut-être leur nom de Mammoth.
Ce fut à cette partie des grottes que se borna la première visite, qui allait être suivie de plusieurs autres, lorsque les touristes eurent encore stationné dans une petite chapelle, qui est comme la réduction de l’Église gothique. Elle confine à un abîme insondable, dans lequel les guides jettent des papiers enflammés afin d’en éclairer les sombres profondeurs. C’est le Bottomless-Pit, dont la paroi creusée forme la Chaise du Diable, auquel se rattache plus d’une légende, et l’invraisemblable serait qu’il n’en eût pas.
Après cette fatigante journée, les touristes ne se firent pas prier pour reprendre la galerie qui les ramena vers l’entrée des grottes, de préférence à une autre sortie par le dôme d’Ammath, assez voisine de l’hôtel, mais dont on ne peut atteindre l’extrémité sans faire de longs détours.
Un excellent dîner et toute une nuit de repos rendirent aux deux amies les forces nécessaires pour l’exploration du lendemain.
Du reste, à parcourir ces merveilleuses cavernes, – une promenade à travers le monde enchanté des Mille et une nuits, – même sans y rencontrer ni démons ni gnomes, on était généreusement payé de ses fatigues, et Jovita Foley convenait volontiers que ce spectacle dépassait les limites de l’imagination humaine.
C’est pourquoi, pendant cinq jours, cette énergique personne, faisant preuve d’une endurance qui lassa la plupart des autres excursionnistes et les guides eux-mêmes, s’imposa la tâche d’explorer tout ce que l’on connaissait des célèbres grottes, avec le regret de ne pouvoir se lancer dans l’inconnu. Mais, ce qu’elle fit, son amie eût été incapable de le faire, et Lissy Wag dut demander grâce après la troisième journée. Ne pas oublier qu’elle avait été récemment fort malade, et il ne fallait pas qu’elle se mît dans l’impossibilité de continuer le voyage.
Aussi Jovita Foley ne fut pas accompagnée de Lissy Wag pendant ses dernières excursions.
Et c’est ainsi qu’elle visita la caverne du Dôme Géant, qui plafonne à une hauteur de soixante-quinze toises, la chambre étoilée dont les parois semblent être incrustées de diamants et autres pierres précieuses éblouissantes sous la lumière des torches, l’avenue Cleveland, tapissée d’une broderie de dentelles et de fleurs minérales, la Salle de Bal, dont les murs, sillonnés de suintements blanchâtres, sont couleur de neige, les Montagnes Rocheuses, entassements de blocs et de hauts pics à laisser croire que les chaînes de l’Utah et du Colorado se ramifient jusque dans l’intérieur du globe, la grotte des Fées, si riche en formations sédimentaires, entretenues par les sources souterraines, avec arceaux, piliers, même une sorte d’arbre gigantesque, un palmier de pierre qui s’épanouit jusqu’à la coupole de cette salle située à quatre lieues de la principale entrée des Mammoth Caves.
Et quel souvenir devait à jamais conserver l’infatigable visiteuse quand, après avoir franchi le portail du dôme de Goran, elle redescendit en barque le cours du Styx, lequel comme un Jourdain des entrailles terrestres, va se jeter dans une Mer Morte. Mais, s’il est vrai que là nul poisson ne peut vivre sous les eaux du fleuve de la Bible, il n’en est pas ainsi dans ce grand lac hypogéique. C’est par myriades qu’on y pêche des siredons et de ces cypronidons, dont l’appareil optique est complètement oblitéré, semblables aux espèces sans yeux que possèdent certaines eaux du Mexique.
Telles sont les incomparables merveilles de ces grottes, qui n’ont encore livré qu’une partie de leurs secrets. Sait-on ce qu’elles réservent à la curiosité de l’univers, et ne découvrira-t-on pas un jour tout un monde extraordinaire dans les entrailles du globe terrestre ?…
Enfin, les cinq jours que Jovita Foley et sa compagne devaient rester à Mammoth Caves entendirent sonner leurs dernières heures. C’était le 6 juin que la dépêche devait parvenir au bureau même de l’hôtel. Grâce à l’intérêt que cette agglomération de touristes portait à la cinquième partenaire, la matinée du lendemain se passerait dans une attente fiévreuse, – une impatience que Lissy Wag était seule peut-être à ne point ressentir.
Ce soir-là, le dîner vit recommencer avec une plus chaleureuse ardeur les toasts de la veille. Et avec quelle force éclateront les hurrahs, lorsque John Hamilton, suivant la règle adoptée par les gouverneurs d’admettre des dames en leurs états-majors, nomma Lissy Wag colonel et Jovita Foley lieutenant-colonel dans la milice illinoise.
Si l’une de ces nouveaux officiers, toujours modeste, se sentit quelque peu gênée de tant d’honneurs, l’autre les accueillit comme si elle avait toujours porté l’uniforme.
Et, le soir, lorsque toutes deux se furent retirées dans leur chambre :
« Eh bien, s’écria Jovita Foley, en faisant le salut militaire, est-ce assez complet, mon colonel ?…
– C’est folie pure, répondit Lissy Wag, et cela finira mal, je le crains…
– Veux-tu te taire, ma chérie, ou j’oublie que tu es mon supérieur, et je te manque de respect ! »
Et, là-dessus, après un bon baiser, elle se coucha et ne tarda pas à rêver qu’elle était nommée « générale ».
Le lendemain, dès huit heures, le monde de l’hôtel se pressait devant le bureau du télégraphe, en attendant la dépêche expédiée de Chicago par les soins de maître Tornbrock.
Il serait malaisé de peindre l’émotion de ce public sympathique qui entourait les deux amies. Où le sort allait-il les diriger ?… Seraient-elles envoyées au bout de l’Amérique ?… Prendraient-elles une grande avance sur leurs concurrents ?…
Une demi-heure après, le timbre de l’appareil résonna.
Une dépêche arrivait au nom de Lissy Wag, Kentucky, Mammoth Hotel, Mammoth Caves.
Un profond, on pourrait dire un religieux silence s’établit au dedans comme au dehors du bureau.
Et quelle fut la stupéfaction, le désappointement, le désespoir même, lorsque Jovita Foley lut d’une voix tremblante :
« Quatorze par sept redoublé, cinquante-deuxième case, Saint-Louis, État Missouri.
« TORNBROCK. »
C’était la case de la prison, où, après avoir payé une triple prime, allait rester la malheureuse Lissy Wag jusqu’au moment où un non moins malheureux partenaire viendrait la délivrer en prenant sa place !
Le 1er juin, dans la matinée, au sortir de Stakton, petite ville californienne, située dans l’ancien bassin lacustre du San Joachim, un train filait à toute vitesse en direction du sud-est.
Ce train, uniquement composé d’une locomotive, d’un wagon et d’un fourgon, était parti en dehors des indications de l’horaire, trois bonnes heures avant celui qui traverse les territoires méridionaux de la Californie, ligne de Sacramento à la frontière de l’Arizona.
L’État de Californie occupe le deuxième rang dans la Confédération américaine avec une superficie de cent cinquante-huit mille milles carrés. Il est limité au nord et au sud par deux degrés de latitude, à l’est par une ligne brisée dont l’angle s’appuie au lac de Tahoo et la Colorado River, à l’ouest par l’Océan Pacifique, qui baigne son littoral sur une étendue de six cents milles. Si l’on répand sur ce vaste territoire une population de douze cent mille âmes, très mélangée, d’origines européenne, américaine, asiatique, immigration due à la découverte des mines d’or, après le traité de 1848 par lequel le Mexique céda le domaine californien à la République fédérale, on n’y trouvera qu’une densité assez faible d’habitants.
Le pays que dévorait le train spécial ne semblait pas attirer l’attention de ses voyageurs, emportés avec une extraordinaire rapidité. Et d’abord, en contenait-il ?… Oui, assurément, car, de temps à autre, deux têtes apparaissaient derrière la vitre, puis disparaissaient aussitôt, deux figures rébarbatives, farouches pour mieux dire. Quelquefois la vitre s’abaissait et laissait passer une large main velue, qui tenait une courte pipe, dont elle secouait les cendres, et qui rentrait à l’instant.
Peut-être, dans la partie septentrionale de l’État, ces voyageurs eussent-ils mieux observé ce territoire. Au nord et au centre, les campagnes, très favorables à l’élevage, sont remarquablement cultivées, très fertiles d’ailleurs, grandes productrices de froment, d’orge surtout, dont les épis ont de douze à quinze pieds, de maïs, de sorgho, d’avoine. On y voit des vergers où foisonnent pêches, poires, fraises, cerises, véritables forêts d’arbres fruitiers, enfin des vignobles d’un tel rapport que la Californie seule peut produire le tiers de la récolte américaine. Et toutes ces richesses sont livrées par un sol généreux, inépuisable, qu’entretient un admirable système d’irrigation.
Il ne faudrait pas croire, cependant, qu’il fût improductif, ce bassin arrosé par le Saint-Joachim et ses tributaires. Leurs eaux dérivées lui ont assuré un sérieux rendement agricole. Mais les voyageurs ne le regardaient pas plus que s’il eût été voué à la stérilité, comme cinquante ans auparavant, alors que la main de l’homme ne s’y était pas fait sentir.
La Californie jouit d’un climat particulier. Les chaleurs y sont plus accusées en septembre qu’en juillet. Ses lignes isothermiques n’y suivent pas les mêmes parallèles que dans le reste de l’Union. Quant aux tourmentes nées sur l’immense aire du Pacifique, elles ne se propagent pas toutes à sa surface. Les unes sont arrêtées dès les montagnes côtières ; les autres vont buter contre l’échine de la Sierra Nevada. Là elles se résolvent en pluies très favorables à la prospérité de ces conifères, qui, à partir d’une hauteur de cinq à six cents toises, pins, sapins, ifs, mélèzes, cèdres, cyprès, hérissent les flancs de la chaîne. Il est tels de ces arbres, les séquoias, les big-trees, appelés wellingtonias par les Anglais et washingtonias par les Américains, qui ne mesurent pas moins de soixante pieds de circonférence sur une hauteur de trois cents.
Qu’étaient-ils donc, ces indifférents voyageurs ?… D’où venaient-ils, où allaient-ils ?… Étaient-ce d’ardents Californiens, brusquement appelés par la découverte de nouvelles poches, des chercheurs de nouveaux placers, car il est toujours permis d’espérer que les six milliards de francs, extraits depuis une quarantaine d’années, n’ont pas épuisé les derniers gisements de ce sol aurifère. Et, d’ailleurs, il renferme d’autres mines précieuses, surtout aux abords de la chaîne littorale, du cinabre, du sulfure rouge de mercure, du vermillon natif, qui dans les exploitations de New Almaden, entre 1850 et 1886, n’ont pas rendu moins de cent millions de livres, soit cent mille tonnes.
Après tout, ces voyageurs pouvaient être de ces fondateurs de « bonanzas farms », membres des grands syndicats d’exploitations agricoles, gens très redoutables aux petits cultivateurs par l’abondance des capitaux que leur fournit l’Angleterre. Et comment l’argent ne serait-il pas attiré là où la vigne donne des grappes de plusieurs livres, et le poirier des poires d’un pied et demi de tour ?… Aussi, de même que le Texas possède des fermes d’un million d’hectares, il s’en rencontre en Californie dont la superficie couvre jusqu’à douze cents kilomètres carrés.
Dans tous les cas, ce devaient être des gens très riches et même très pressés, puisqu’ils s’accordaient le luxe d’un train spécial, alors qu’ils avaient à leur disposition les trains réglementaires du Southern Pacific. Cela ne leur eût coûté qu’une demi-journée de retard, et non ces quelques milliers de dollars dont ils n’avaient pas cru devoir faire l’économie.
Enfin, la locomotive filait à toute vapeur, et comme les trains ne sont pas nombreux sur cette ligne, le graphique avait pu être établi sans difficulté. Au surplus, il ne s’agissait que d’un parcours relativement restreint, sur l’embranchement qui se détache de Beno, passe par Carson City, la capitale du Nevada, pénètre dans l’État de Californie à la station de Bentom et se termine à celle de Keeler, – environ deux cent quarante milles, lesquels seraient enlevés en six ou sept heures.
Et c’était bien ce qui fut fait en ce laps de temps, et sans qu’un accident eût entraîné le plus léger retard.
Il était onze heures du matin, lorsque la locomotive poussa ses dernières éructations, un quart de mille avant d’atteindre la gare de Keeler, où elle vint s’arrêter.
Deux hommes sautèrent sur le quai, avec un bagage réduit au strict nécessaire, – une valise et une caisse de provisions qui ne semblait pas encore avoir été entamée. Chacun d’eux portait également un sac de voyage et une carabine en bandoulière.
L’un de ces hommes s’approcha de la locomotive et dit au mécanicien : « Attendez », comme s’il se fût agi d’un cocher dont on quitte la voiture pour une visite.
Le mécanicien fit un signe affirmatif, et s’occupa de remiser son train sur une voie de garage, de manière à laisser la circulation libre.
Le voyageur, suivi de son compagnon, se dirigea alors vers la sortie, et se trouva en présence d’un individu qui guettait son arrivée.
« La voiture est là ?… demanda-t-il d’un ton bref.
– Depuis hier.
– En état ?…
– En état.
– Partons. »
Un instant après, les deux voyageurs étaient installés à l’intérieur d’une confortable automobile, actionnée par un puissant mécanisme, qui roulait rapidement dans la direction de l’est.
On a reconnu dans l’un de ces voyageurs le commodore Urrican, dans l’autre son fidèle Turk, bien qu’ils ne se fussent abandonnés à leur irascibilité naturelle ni contre le mécanicien du train spécial, qui, d’ailleurs, était en gare à l’heure dite, ni contre celui de l’automobile qui était à son poste à Keeler.
Et maintenant, par quel miracle, Hodge Urrican, à demi mort dans le Post Office de Key West le 25 mai, reparaissait-il huit jours plus tard dans cette petite ville californienne, à près de quinze cents milles de la Floride ?… En quelles conditions vraiment exceptionnelles s’était effectué ce parcours en un temps si limité ?… Comment enfin, le sixième partenaire, poursuivi par une infernale malchance, et qui ne semblait plus en état de continuer la partie, était-il là, plus résolu que jamais à la jouer jusqu’au bout ?…
On n’a pas oublié que le naufragé de la Chicola avait été transporté, sans avoir recouvré connaissance, dans le bureau du télégraphe de Key West. La dépêche, expédiée le matin même de Chicago, était arrivée à midi précis. Et quel déplorable résultat elle annonçait… Un malheureux coup, s’il en fût, – cinq par deux et trois !
Grâce à ce coup, le commodore allait de la cinquante-troisième case à la cinquante-huitième, de la Floride à la Californie, tout le territoire de l’Union à parcourir du sud-est au nord-ouest !… Et, circonstance plus désastreuse encore, c’était la case de la Mort qui avait été choisie dans cet État par William J. Hypperbone, c’était à Death Valley que le partenaire devait se rendre en personne, et d’où, une triple prime payée, il lui faudrait revenir à Chicago !… Et cela, après avoir si bien débuté par un maître coup !
Aussi, lorsque Hodge Urrican, enfin rappelé à la vie par d’énergiques frictions et des potions non moins énergiques, fut fixé sur le contenu du télégramme, éprouva-t-il une secousse telle qu’elle détermina chez lui le plus terrible accès de colère dont Turk ait été jamais témoin. Cela le remit sur pied.
Par bonheur pour les personnes présentes, il ne s’en rencontra pas une à qui le commodore pût s’en prendre, et Turk n’eut point, suivant son habitude, à le dépasser en violence.
Hodge Urrican ne prononça qu’un mot, un seul, un de ces mots de situation qui acquièrent une valeur historique :
« Partons ! »
Un silence glacial accueillit ce mot. Turk dut dire à son maître où il était et où il en était. C’est alors que celui-ci apprit ce qu’il ignorait encore, le naufrage de la goélette, le transport des passagers et de l’équipage à Key West, où il ne se trouvait pas un navire qui pût appareiller pour un des ports de l’Alabama ou de la Louisiane.
Hodge Urrican était cloué comme Prométhée sur son roc, et son cœur allait y être dévoré par le vautour de l’impatience… et de l’impuissance.
En effet, il fallait que dans les quinze jours qui lui étaient dévolus il se fût transporté de Floride en Californie et de Californie en Illinois. Décidément, le mot impossible est de toutes les langues, même de la langue américaine, bien qu’il passe généralement pour avoir été rayé de son dictionnaire par les audacieux Yankees !
Et, en réfléchissant aux conséquences de la partie perdue, faute de pouvoir quitter Key West le jour même, Hodge Urrican s’abandonna à une seconde crise avec vociférations, imprécations, menaces, qui firent grelotter les vitres du Post Office. Mais Turk réussit à l’éteindre en se livrant à des actes d’une telle fureur que son maître dut le rappeler au calme.
Cruelle nécessité, cependant, et cruelle blessure aussi pour l’amour-propre d’un partenaire que d’être contraint de se retirer de la lutte et, pour le Pavillon Orangé, à s’abaisser devant les Pavillons Violet, Indigo, Bleu, Vert, Jaune et Rouge !
Eh bien, on a raison de le dire, il n’y a qu’heur et malheur en ce bas monde ! Les bonnes et les mauvaises chances se frôlent dans la vie, se succèdent parfois avec une rapidité électrique. Et voici comment, par une intervention vraiment providentielle, la situation, si désespérée qu’elle parût être, fut sauvée.
À midi trente-sept, le sémaphore du port de Key West signala un navire à cinq milles au large.
La foule des curieux assemblés devant le bureau du télégraphe se porta, Hodge Urrican et Turk en tête, sur une hauteur d’où la vue embrassait la pleine mer.
Un navire se montrait à cette distance, un steamer dont la fumée déroulait à l’horizon ses longs panaches fuligineux.
Et alors les intéressés de dire :
« Mais ce navire vient-il à Key West ?…
– Et, s’il y vient, fera-t-il relâche, ou en repartira-t-il aujourd’hui même ?…
– Et, s’il repart, sera-ce pour un port de l’Alabama, du Mississippi ou de la Louisiane, Nouvelle-Orléans, Mobile, Pensacola ?…
– Et enfin, s’il est à destination de l’un de ces ports, a-t-il une marche suffisante pour effectuer la traversée en quarante-huit heures ? »
On le voit, quatre indispensables conditions à remplir.
Elles furent toutes remplies. Le Président Grant ne devait relâcher à Key West que quelques heures seulement, il en repartirait le soir même pour Mobile, et c’était un steamer de grande vitesse, l’un des plus rapides de la flotte marchande des États-Unis.
Inutile d’ajouter que Hodge Urrican et Turk avaient été admis à titre de passagers, que le capitaine Humper s’intéressa au commodore comme le capitaine du Sherman s’était intéressé à Tom Crabbe. Aussi, sur une mer à souhait, par une légère brise du sud-est, le Président Grant donna-t-il son maximum de marche, soit une vingtaine de milles à l’heure, ce qui lui permit d’arriver à Mobile dans la nuit du 27.
Le prix du passage généreusement réglé, Hodge Urrican, suivi de Turk, sauta dans le premier train, qui franchit en vingt heures les sept cents milles entre Mobile et Saint-Louis. Là, se produisirent les incidents que l’on connaît, – difficultés avec un chef de gare à la station d’Herculanum, obligation pour Hodge Urrican d’aller à Saint-Louis réclamer sa valise, rencontre de Harris T. Kymbale, provocation adressée au reporter, retour à Herculanum dans la soirée, départ le lendemain, coups de revolver échangés au croisement des trains, arrivée à Saint-Louis. De là, le railroad amena le commodore à Topeka le 30, puis, par la ligne de l’Union Pacific, à Ogden, le 31, puis à Reno, d’où il partit à sept heures du matin pour la station de Keeler.
Mais, lorsque le commodore Urrican serait à Keeler, il ne serait pas à Death Valley, le point qu’il devait atteindre dans l’État de Californie.
Or, s’il existait une route plus ou moins carrossable entre Keeler et Death Valley, aucun service de transport n’y fonctionnait. Pas de relais, pas de stages. Faudrait-il donc faire à cheval, et en si peu de temps, près de quatre cents milles, aller et retour ?… étant données les sinuosités d’une route à travers un territoire si accidenté… C’eût été impossible.
Lorsqu’il était à Saint-Louis, Hodge Urrican avait eu la bonne idée de demander par dépêche à Sacramento si l’on pouvait mettre à sa disposition une automobile, et la lui expédier à Keeler, où elle attendrait son arrivée.
La réponse fut affirmative. L’automobile, d’un système très perfectionné, attendrait à la gare de Keeler le commodore Urrican. Deux jours suffisaient à atteindre Death Valley, deux jours pour en revenir, de telle sorte qu’il serait à Chicago avant le 8 juin. Décidément, la chance semblait revenir à cet ancien loup de mer.
Et voilà par suite de quels arrangements l’automobile se trouvait le 1er juin à l’arrivée du train à Keeler, et quittait cette petite ville, en suivant la route de l’est dans la direction de Death Valley.
Étant donnée la hâte avec laquelle s’effectuait ce voyage, on admettra volontiers que le commodore Urrican n’eût pas éprouvé les curiosités d’un touriste. C’était l’Union Pacific qui l’avait transporté à travers le Nebraska, le Wyoming, les montagnes Rocheuses par la passe de Truckee, à mille toises d’altitude, puis à travers l’Utah jusqu’à l’extrémité du Nevada. Il n’était même pas descendu de wagon ni à Ogden, pour voir Great Salt Lake City, ni à Carson, pour visiter cette capitale. Il ne songea point à admirer Sacramento, la capitale de l’Eldorado californien, – une cité qui fut surhaussée presque tout entière à la suite des inondations de l’Arkansas, causes de tant de désastres. Oui ! on remblaya son sol de manière à dépasser le niveau des plus fortes crues, et les maisons furent relevées de dix à quinze mètres tout d’un bloc. Maintenant, solidement assise sur les bords de la rivière qui porte son nom, cette ville de vingt-sept mille habitants a fort bon aspect, avec son Capitole d’apparence architecturale, ses principales rues agréablement disposées, et son quartier chinois qui semble détaché des provinces du Céleste Empire.
Toutefois, si dans ces conditions un Max Réal ou un Harris T. Kymbale eussent regretté d’avoir « brûlé » Sacramento, combien ces regrets auraient été plus profonds à l’égard de San Francisco ! La métropole de l’État, qui compte trois cent mille âmes, occupe une situation unique au monde, en vue de cette baie de cent kilomètres carrés, grande comme le lac Léman, au seuil de la Porte d’Or, ouverte sur le Pacifique. Il faut parcourir ses quartiers du monde élégant, ses larges artères d’une animation intense, la rue Sacramento, la rue Montgomery, où s’élève Occidental Hotel, vaste à loger toute une colonie, cette magnifique artère, à la fois le Broadway, le Picadilly, la rue de la Paix de la merveilleuse Frisco, ses maisons éclatantes de blancheur, avec balcons et miradors à la mode mexicaine, avec leurs festons de fleurs et de feuillage, ses jardins où prospèrent les plus admirables espèces de la flore tropicale, même ses cimetières, qui sont des parcs où fréquentent les promeneurs, et, à huit milles, ce rendez-vous de Cliff-house, dans toute la beauté de sa sauvage nature. Puis, au point de vue du commerce d’exportation et d’importation, est-ce que cette métropole n’est pas l’égale des Yokoama, des Shanghaï, des Hongkong, des Singapoore, des Sydney, des Melbourne, ces souveraines des mers orientales ?…
Et même, y fût-il arrivé un dimanche, le commodore Urrican n’aurait pas trouvé une ville morte comme tant d’autres des États-Unis. Depuis que l’élément français y a pris une certaine prépondérance – pas autant que l’élément chinois, à beaucoup près, – Frisco s’est donné des allures infiniment plus mondaines.
Puis, en ce milieu californien, le commodore eut rencontré des parieurs frénétiques engagés sur le match Hypperbone. San Francisco n’est-elle pas par excellence la ville des spéculateurs, la ville des « trusts », confédérations financières d’accaparement de toutes les moyennes industries similaires, où la passion du jeu se manifeste sous ses formes les plus violentes, où les fortunes se font et se défont en quelques coups de bourse comme sur des coups de dés, où le pouls bat toujours comme il y a quelque cinquante ans, à l’époque de la fièvre de l’or !… Et ces audacieux Californiens n’auraient-ils pas applaudi à l’emploi de l’automobile du sixième partenaire, et Hodge Urrican – un homme de « tant d’estomac », – ne fût-il pas devenu leur favori, bien qu’il eût à recommencer la partie dans des conditions si désavantageuses ?…