XI – LES TRANSES DE JOVITA FOLEY.
Lissy Wag était, par son numéro d’ordre, la cinquième à partir. Neuf jours allaient donc s’écouler entre celui où Max Réal avait quitté Chicago et celui où elle devrait quitter à son tour la métropole illinoise.
En quelles impatiences elle passa cette interminable semaine, ou, pour dire le vrai, Jovita Foley la passa en son lieu et place ! Elle ne parvenait pas à la calmer. Son amie ne mangeait plus, elle ne dormait plus, elle ne vivait plus. Les préparatifs avaient été faits dès le lendemain du premier coup de dés, le 1er du mois, à huit heures du matin, et, deux jours après, elle avait obligé Lissy Wag à l’accompagner jusqu’à la salle de l’Auditorium, où le second coup allait s’effectuer en présence d’une foule toujours aussi nombreuse, toujours aussi émotionnée. Puis les troisième et quatrième coups furent proclamés à la date des 5 et 7 mai. Quarante-huit heures encore, et le sort allait se prononcer sur les deux amies, car on ne les séparait pas l’une de l’autre : les deux jeunes filles ne faisaient qu’une seule et même personne.
Il faut s’entendre, cependant. C’était Jovita Foley qui absorbait Lissy Wag, celle-ci étant réduite à ce rôle de mentor, prudent et raisonnable, qu’on ne veut jamais écouter.
Inutile de dire que le congé accordé par M. Marshall Field à sa sous-caissière et à sa première vendeuse avait commencé le 16 avril, le lendemain de la lecture du testament. Ces deux demoiselles n’étaient plus astreintes à se rendre au magasin de Madison Street. Cela ne laissait pas, cependant, de causer quelque inquiétude à la plus sage. Car, enfin, en cas que l’absence se prolongeât des semaines, des mois, leur patron pourrait-il si longtemps se priver d’elles ?…
« Nous avons eu tort… répétait Lissy Wag.
– C’est entendu, répondait Jovita Foley, et nous continuerons d’avoir tort tant qu’il le faudra. »
Cela dit, la nerveuse et impressionnable personne ne cessait d’aller, de venir dans le petit appartement de Sheridan Street. Elle ouvrait l’unique valise qui renfermait le linge et les vêtements de voyage, elle s’assurait que rien n’était oublié pour un déplacement peut-être de longue durée ; puis elle se mettait à compter, à recompter l’argent disponible, toutes leurs économies converties en papier et en or, que les hôtels, les railroads, les voitures, l’imprévu, dévoreraient à la grande désolation de Lissy Wag. Et elle causait de tout cela avec les locataires, si nombreux dans ces immenses ruches de Chicago à dix-sept étages. Et elle descendait par l’ascenseur et remontait dès qu’elle avait appris quelque nouvelle des journaux et des crieurs de la rue.
« Ah ! ma chérie, dit-elle un jour, il est parti, ce monsieur Max Réal, mais où est-il ?… Il n’a pas même fait connaître son itinéraire pour le Kansas ! »
Et, effectivement, les plus fins limiers de la chronique locale n’avaient pu se jeter sur les traces du jeune peintre, dont on ne comptait pas avoir de nouvelles avant le 15, c’est-à-dire une semaine après que Jovita Foley et Lissy Wag seraient lancées sur les grandes routes de l’Union.
« Eh bien, à parler franc, dit Lissy Wag, c’est, de tous nos partenaires, ce jeune homme auquel je m’intéresse le plus…
– Parce qu’il t’a souhaité bon voyage, n’est-ce pas ?… répondit Jovita Foley.
– Et aussi parce qu’il me paraît digne de toutes les faveurs de la fortune.
– Après toi, Lissy, j’imagine ?…
– Non, avant.
– Je comprends !… Si tu ne faisais pas partie des « Sept », répondit Jovita, tes vœux seraient pour lui…
– Et ils le sont tout de même !
– C’est entendu, mais comme tu en fais partie, et moi aussi en qualité d’amie intime, avant d’implorer le ciel pour ce Max Réal, je t’engage à l’implorer pour moi. D’ailleurs, je te le répète, on ignore où il est… cet artiste, pas loin de Fort Riley, je suppose… à moins que quelque accident…
– Il faut espérer que non, Jovita !
– Il faut espérer que non, c’est entendu… c’est entendu, ma chérie ! »
Et c’est ainsi que Jovita Foley, le plus souvent, ripostait par cette locution, ironique dans sa bouche, aux observations de la craintive Lissy Wag.
Puis, l’excitant encore, elle lui dit :
« Tu ne me parles jamais de cet abominable Tom Crabbe, car il est en route avec son cornac… en route pour le Texas ?… Est-ce que tu ne fais pas aussi des vœux pour le crustacé ?…
– Je fais le vœu, Jovita, que le sort ne nous envoie pas dans des pays aussi éloignés…
– Bah, Lissy !
– Voyons, Jovita, nous ne sommes que des femmes, et un État voisin du nôtre conviendrait mieux…
– D’accord, Lissy, et cependant si le sort ne pousse pas la galanterie jusqu’à épargner notre faiblesse… s’il nous expédie à l’océan Atlantique… à l’océan Pacifique… ou au golfe du Mexique, force sera bien de se soumettre…
– On se soumettra, puisque tu le veux, Jovita.
– Ce n’est pas parce que je le veux, mais parce qu’il le faut, Lissy. Tu ne penses qu’au départ, jamais à l’arrivée… la grande arrivée… la soixante-troisième case… et moi j’y pense nuit et jour, puis au retour à Chicago… où les millions nous attendent dans la caisse de cet excellent notaire…
– Oui !… ces fameux millions de l’héritage… dit Lissy Wag en souriant.
– Voyons, Lissy, est-ce que les autres partenaires n’ont pas accepté sans tant récriminer ?… Est-ce que le couple Titbury n’est pas sur le chemin du Maine ?
– Pauvres gens, je les plains !
– Ah ! tu m’exaspères à la fin !… s’écria Jovita Foley.
– Et toi, si tu ne t’apaises pas, si tu continues à t’énerver comme tu le fais depuis une semaine, tu te rendras malade, et je resterai pour te soigner, je t’en préviens…
– Moi… malade !… Tu es folle !… Ce sont les nerfs qui me soutiennent, qui me donnent l’endurance, et je serai nerveuse tout le temps du voyage !…
– Soit, Jovita, mais alors si ce n’est pas toi qui prends le lit… ce sera moi…
– Toi… toi !… Eh bien… avise-toi d’être malade ! s’écria la très excellente et trop expansive demoiselle, qui se jeta au cou de Lissy Wag.
– Alors… sois calme, répliqua Lissy Wag en répondant à ses baisers, et tout ira bien ! »
Jovita Foley, non sans grands efforts, parvint à se maîtriser, épouvantée à la pensée que son amie pourrait être alitée le jour du départ.
Le 7, dans la matinée, en revenant de l’Auditorium, Jovita Foley rapporta la nouvelle que le quatrième partant, Harris T. Kymbale, ayant obtenu le point de six, allait se rendre d’abord dans l’État de New York, au pont du Niagara, et de là à Santa Fé, New Mexico.
Lissy Wag ne fit qu’une réflexion à ce sujet, c’est que le reporter de la Tribune aurait une prime à payer.
« Voilà ce qui n’embarrassera guère son journal ! lui répliqua son amie.
– Non, Jovita, mais cela nous embarrasserait fort, si nous étions obligées de débourser mille dollars au début… ou même dans le cours du voyage ! »
Et l’autre de répondre, comme d’habitude, par un mouvement de tête, qui signifiait clairement : Cela ne se produira pas… Non ! cela ne se produira pas !…
Au fond, c’était ce dont elle s’inquiétait le plus, bien qu’elle n’en voulût rien laisser paraître. Et, chaque nuit, pendant un sommeil agité qui troublait celui de Lissy Wag, elle rêvait à haute voix de pont, d’hôtellerie, de labyrinthe, de puits, de prison, de ces funestes cases où les joueurs devaient payer des primes simples, doubles, triples, pour être admis à continuer la partie.
Enfin arriva le 8 mai, et, le lendemain, les deux jeunes voyageuses se mettraient en route… Et rien qu’avec les charbons ardents que Jovita Foley piétinait depuis une semaine, on aurait chauffé une locomotive de grande vitesse qui eût pu la conduire à l’extrémité de l’Amérique.
Il va sans dire que Jovita Foley avait acheté un guide général des voyages à travers les États-Unis, le meilleur et le plus complet des Guide-Books, qu’elle le feuilletait, le lisait, le relisait sans cesse, bien qu’elle ne fût pas en mesure d’étudier un itinéraire plutôt qu’un autre.
D’ailleurs, pour être tenu au courant, il suffisait de consulter les journaux de la métropole ou ceux de n’importe quelle autre ville. Des correspondances s’étaient immédiatement établies entre chaque État sorti au tirage et plus spécialement avec chacune des localités indiquées dans la note de William J. Hypperbone. La poste, le téléphone, le télégraphe, fonctionnaient à toute heure. Feuilles du matin, feuilles du soir, contenaient des colonnes d’informations plus ou moins véridiques, plus ou moins fantaisistes même, on doit l’avouer. Il est vrai, le lecteur au numéro comme l’abonné sont toujours d’accord sur ce point : plutôt des nouvelles fausses que pas du tout de nouvelles.
Du reste, ces informations dépendaient, on le comprend, des partenaires et de leur façon de procéder. Ainsi, en ce qui concernait Max Réal, si les renseignements ne pouvaient être sérieux, c’est qu’il n’avait mis personne, à l’exception de sa mère, dans la confidence de ses projets. N’ayant pas été signalé à Omaha avec Tommy, puis à Kansas City, à son débarquement du Dean Richmond, les reporters avaient en vain recherché ses traces, et on ignorait ce qu’il était devenu.
Une non moins profonde obscurité enveloppait encore Hermann Titbury. Qu’il fût parti le 5 avec Mrs Titbury, nul doute à cet égard, et il n’y avait plus à la maison de Robey Street que la servante, ce molosse féminin dont il a été question. Mais, ce qu’on ne savait pas, c’est qu’ils voyageaient sous un nom d’emprunt, et inutiles furent les efforts des chroniqueurs pour les saisir au passage. Vraisemblablement, on n’aurait de nouvelles certaines de ce couple que le jour où il viendrait au Post Office de Calais retirer sa dépêche.
Les dires étaient plus complets à l’égard de Tom Crabbe. Partis le 3 de Chicago, de façon très ostensible, Milner et son compagnon avaient été vus et interviewés dans les principales cités de leur itinéraire, et, finalement, à la Nouvelle-Orléans où ils s’étaient embarqués pour Galveston du Texas. La Freie Presse eut soin de faire remarquer à ce propos que le steamer Sherman était de nationalité américaine, c’est-à-dire un morceau même de la mère-patrie. Et, en effet, comme il était interdit aux partenaires de quitter le territoire national, il convenait de ne point prendre passage sur un bâtiment étranger, lors même que ce bâtiment fût resté dans les eaux de l’Union.
Quant à Harris T. Kymbale, les nouvelles sur son compte ne manquaient pas. Elles tombaient comme pluie en avril, car il ne regardait ni à un télégramme, ni à un article, ni à une lettre, dont bénéficiait la Tribune. On avait ainsi connu son passage à Jackson, puis à Détroit, et les lecteurs attendaient impatiemment le détail des réceptions qui s’organisaient en son honneur à Buffalo et à Niagara Falls.
On était donc au 7 mai. Le surlendemain, maître Tornbrock, assisté de Georges B. Higginbotham, proclamerait dans la salle de l’Auditorium le résultat du cinquième coup de dés. Encore trente-six heures, et Lissy Wag serait fixée sur son sort.
On s’imagine aisément en quelles impatiences Jovita Foley eût passé ces deux journées, si elle n’avait été en proie à des inquiétudes de la plus haute gravité.
En effet, dans la nuit du 7 au 8, Lissy Wag fut subitement prise d’un très violent mal de gorge, et c’est au plus fort d’un accès de fièvre qu’elle dut réveiller son amie, couchée dans la chambre voisine.
Jovita Foley se leva aussitôt, lui donna les premiers soins, quelques boissons rafraîchissantes, la recouvrit chaudement, répétant d’une voix peu rassurée :
« Cela ne sera rien, ma chérie, cela ne sera rien…
– Je l’espère, répondait Lissy Wag, car ce serait tomber malade au mauvais moment. »
C’était l’avis de Jovita Foley, qui n’eut même pas la pensée de se recoucher, et veilla près de la jeune fille dont le sommeil fut très péniblement agité.
Le lendemain, dès l’aube, toute la maison savait que la cinquième partenaire était assez souffrante pour qu’il eût été nécessaire d’envoyer chercher un médecin, et, ce médecin, on l’attendait encore à neuf heures.
La maison étant mise au courant de la situation, la rue ne tarda pas à l’être, puis le quartier, puis la section, puis la ville, car l’information se répandit avec cette vitesse électrique dont sont particulièrement douées les funestes nouvelles.
Pourquoi s’en étonner, d’ailleurs ?… Miss Wag n’était-elle pas la femme du jour… la personnalité la plus en vue depuis le départ d’Harris T. Kymbale ?… N’était-ce pas sur elle que se portait l’attention du public… l’unique héroïne parmi les six héros du match Hypperbone ?…
Or, voilà Lissy Wag malade, – sérieusement peut-être, – à la veille du jour où le destin allait se prononcer à son égard !
Enfin le médecin demandé, le D. M. P. Pughe, fut annoncé un peu après neuf heures. Il interrogea d’abord Jovita Foley sur le tempérament de la jeune fille :
« Excellent », lui fut-il répondu.
Le docteur vint alors s’asseoir près du lit de Lissy Wag, il la regarda attentivement, il lui fit tirer la langue, il lui tâta le pouls, il l’écouta, il l’ausculta. Rien du côté du cœur, rien du côté du foie, rien du côté de l’estomac. Enfin, après un examen consciencieux, qui, à lui seul, eût valu quatre dollars la visite :
« Ce ne sera pas sérieux, dit-il, à moins qu’il ne survienne quelques complications graves…
– Ces complications sont-elles à craindre ?… demanda Jovita Foley, troublée de cette déclaration.
– Oui et non, répondit le D. M. P. Pughe. Non… si la maladie est enrayée dès le début…, oui, si malgré nos soins, elle ne l’est pas et prend un développement que les remèdes seraient impuissants à réduire…
– Cependant, reprit Jovita Foley que ces réponses évasives rendaient de plus en plus inquiète, pouvez-vous vous prononcer sur la maladie ?…
– Assurément et d’une façon péremptoire.
– Parlez donc, docteur !
– Eh bien, j’ai diagnostiqué une bronchite simple… Les bases des deux poumons sont atteintes… Il y a un peu de râle… mais la plèvre est indemne… Donc… jusqu’ici… pas de pleurésie à redouter… Mais…
– Mais ?…
– Mais la bronchite peut dégénérer en pneumonie, et la pneumonie en congestion pulmonaire… C’est ce que j’appelle les complications graves. »
Et le praticien prescrivit les médicaments d’usage, gouttes d’alcoolature d’aconit, sirops calmants, tisanes chaudes, repos, – repos surtout. Puis, sur la promesse de revenir dans la soirée, il quitta la maison, ayant hâte de regagner son cabinet que les reporters assiégeaient déjà sans doute.
Les complications possibles se produiraient-elles, et si elles se produisaient, qu’arriverait-il ?…
En présence de cette éventualité, Jovita Foley fut au moment de perdre la tête. Pendant les heures qui suivirent, Lissy Wag lui parut plus souffrante, plus accablée. Des frissons annoncèrent un second accès de fièvre, le pouls battit avec une fréquence irrégulière, et la prostration s’accrut.
Jovita Foley, accablée au moral à tout le moins autant que la malade l’était au physique, ne quitta pas son chevet, ne s’interrompant de la regarder, de lui essuyer son front brûlant, de lui verser les cuillerées de potion, que pour s’abandonner aux réflexions les plus désolantes, à de justes récriminations contre une malchance si déclarée.
« Non, se disait-elle, non, ce n’est pas un Tom Crabbe, ce n’est pas un Titbury, qui eussent été pris de bronchite la veille de leur départ, ni un Kymbale, ni un Max Réal !… Et ce n’est pas non plus ce commodore Urrican que pareil malheur aurait atteint !… Il faut que ce soit ma pauvre Lissy, d’une si belle santé… Et c’est demain… oui, demain, le cinquième tirage !… Et si nous sommes envoyées loin… loin… et si un retard de cinq ou six jours seulement doit nous empêcher d’être à notre poste, et même si le 23 du mois arrive avant que nous ayons pu quitter Chicago… et s’il est trop tard pour le faire… et si nous sommes exclues de la partie sans l’avoir commencée… »
Si !… si !… cette malencontreuse conjonction s’agitait dans le cerveau de Jovita Foley et lui faisait battre les tempes.
Vers trois heures, l’accès de fièvre tomba. Lissy Wag sortit de cette profonde prostration, et la toux parut devoir prendre une certaine intensité. Lorsque ses yeux s’entr’ouvrirent, Jovita Foley était penchée sur elle.
« Eh bien, lui demanda celle-ci, comment te sens-tu ?… Mieux… n’est-ce pas ?… Que veux-tu que je te donne ?…
– Un peu à boire, répondit miss Wag d’une voix très altérée par le mal de gorge.
– Voici, ma chérie… une bonne tisane… de l’eau sulfureuse dans du lait bien chaud !… Et puis… le médecin l’a ordonné… il y aura quelques cachets…
– Tout ce que tu voudras, ma bonne Jovita.
– Alors cela ira tout seul !…
– Oui… tout seul…
– Tu parais moins souffrante…
– Tu sais, chère amie, répondit Lissy Wag, lorsque la fièvre est tombée, on est très abattue, mais on éprouve comme un certain mieux…
– C’est la convalescence !… s’écria Jovita Foley. Demain il n’y paraîtra plus…
– La convalescence… déjà… murmura la malade, en essayant de sourire.
– Oui… déjà… et quand le médecin reviendra, il dira si tu peux te lever…
– Entre nous… avoue, ma bonne Jovita, que je n’ai vraiment pas de chance !
– Pas de chance… toi…
– Oui… moi… et le sort s’est bien trompé en ne te choisissant pas à ma place !… Demain tu aurais été à l’Auditorium… et tu serais partie le jour même…
– Je serais partie… te laissant dans cet état !… Jamais !
– J’aurais bien su t’y forcer !…
– D’ailleurs, il ne s’agit pas de cela !… répondit Jovita Foley. Ce n’est pas moi qui suis la cinquième partenaire… ce n’est pas moi la future héritière de feu Hypperbone… c’est toi !… Mais réfléchis donc, ma chérie !… Rien ne sera compromis, même si notre départ est retardé de quarante-huit heures !… Il restera encore treize jours pour faire le voyage… et en treize jours, on peut aller d’un bout des États-Unis à l’autre ! »
Lissy Wag ne voulut pas répondre que sa maladie pourrait se prolonger une semaine et – qui sait – au delà des quinze jours réglementaires… Elle se contenta de dire :
« Je te promets, Jovita, de guérir le plus vite possible.
– Et je ne t’en demande pas davantage… Mais… pour le moment… assez causé… Ne te fatigue pas… essaie de dormir un peu… Je m’asseois là près de toi…
– Tu finiras par tomber malade à ton tour…
– Moi ?… Sois tranquille… Et, d’ailleurs, nous avons de bons voisins qui me remplaceraient, si c’était nécessaire… Dors en toute confiance, ma Lissy. »
Et, après avoir pressé la main de son amie, la jeune fille se retourna et ne tarda pas à s’assoupir.
Cependant, ce qui inquiéta et irrita Jovita Foley, c’est que, dans l’après-midi, la rue présenta une animation peu ordinaire à ce quartier tranquille. Il s’y faisait un tumulte de nature à troubler le repos de Lissy Wag, même à ce neuvième étage de la maison. Des curieux allaient et venaient sur les trottoirs. Des gens affairés s’arrêtaient, s’interrogeaient devant le numéro 19. Des voitures arrivaient avec fracas et repartaient à toute bride vers les grands quartiers de la ville.
« Comment va-t-elle ?… disaient les uns.
– Moins bien… répondaient les autres.
– On parle d’une fièvre muqueuse…
– Non… d’une fièvre typhoïde…
– Ah ! la pauvre demoiselle !… Il y a des personnes qui n’ont vraiment pas de veine !…
– C’en est une pourtant de figurer parmi les « Sept » du match Hypperbone !
– Bel avantage, si l’on ne peut pas en profiter !
– Et quand même Lissy Wag serait en mesure de prendre le train, est-ce qu’elle est capable de supporter les fatigues de tant de voyages ?…
– Parfaitement… si la partie s’achève en quelques coups… ce qui est possible…
– Et si elle dure des mois ?…
– Sait-on jamais sur quoi compter avec le hasard ! »
Et mille propos de ce genre.
Il va sans dire que nombre de curieux, – peut-être de parieurs, et assurément des chroniqueurs, – se présentèrent au domicile de Jovita Foley. Malgré leurs instances, celle-ci refusait de les recevoir.
De là, des nouvelles contradictoires, empreintes d’exagération, ou fausses de tous points, relativement à la maladie, et qui couraient la ville. Mais Jovita Foley tenait bon, se contentant de s’approcher de la fenêtre, de maudire l’intense brouhaha de la rue. Elle ne fit d’exception que pour une employée de la maison Marschal Field, à laquelle elle donna d’ailleurs des nouvelles très rassurantes, – un rhume… un simple rhume.
Entre quatre et cinq heures du soir, comme le tumulte redoublait, elle mit la tête hors de sa chambre et reconnut au milieu d’un groupe en grande agitation… qui ?… Hodge Urrican. Il était accompagné d’un homme d’une quarantaine d’années, à tournure de marin, vigoureux, trapu, remuant, gesticulant. C’était à le croire encore plus violent, plus irascible que le terrible commodore.
Certes, ce ne pouvait être par sympathie pour sa jeune partenaire que Hodge Urrican se trouvait ce jour-là Sheridan Street, qu’il se promenait sous ses fenêtres, qu’il les dévorait du regard. Et, ce que Jovita Foley observa très distinctement, – c’est que son compagnon, plus démonstratif, montrait le poing en homme qui n’est pas maître de lui.
Puis, autour de lui, comme on assurait que la maladie de Lissy Wag se réduisait à une simple indisposition :
« Quel est l’imbécile qui dit cela ?… » proféra-t-il.
Le personnage interpellé ne chercha point à se faire connaître, craignant un mauvais coup.
« Mal… elle va mal !… déclara le commodore Urrican.
– De plus en plus mal… surenchérit son compagnon, et si l’on me soutient le contraire…
– Voyons, Turk, contiens-toi.
– Que je me contienne ! répliqua Turk en roulant des yeux de tigre en fureur. C’est facile à vous, mon commodore, qui êtes le plus patient des hommes !… Mais moi… d’entendre parler de la sorte… cela me met hors de moi… et quand je ne me possède plus…
– C’est bon… en voilà assez ! » ordonna Hodge Urrican, en secouant, à le lui arracher, le bras de son compagnon.
Après ces quelques phrases, il fallait donc croire – ce que personne n’eût cru possible – qu’il existait ici-bas un homme auprès duquel le commodore Hodge Urrican devait passer pour un ange de douceur.
En tout cas, si tous deux étaient venus là, c’est qu’ils espéraient recueillir de mauvaises nouvelles, et s’assurer que le match Hypperbone ne se jouerait plus qu’entre six partenaires.
C’était bien ce que pensait Jovita Foley, et elle se retenait pour ne pas descendre dans la rue. Quelle envie elle éprouvait de traiter ces deux individus comme ils le méritaient, au risque de se faire dévorer par le fauve à face humaine !…
Bref, de ce concours de circonstances, il résulta que les informations des premières feuilles, publiées vers six heures du soir, furent pleines des plus étranges contradictions.
D’après les unes, l’indisposition de Lissy Wag avait cédé aux premiers soins du docteur, et son départ ne serait pas même retardé d’un seul jour.
D’après les autres, la maladie ne présentait aucun caractère de gravité. Cependant un certain temps de repos serait nécessaire, et miss Wag ne pourrait pas se mettre en route avant la fin de la semaine.
Or ce furent précisément le Chicago Globe et le Chicago Evening Post, favorables à la jeune fille, qui se montrèrent les plus alarmistes : consultation des princes de la science… une opération à pratiquer… miss Wag s’était cassé – un bras, disait le premier, – une jambe, disait le second… Enfin une lettre anonyme avait été écrite à maître Tornbrock, exécuteur testamentaire du défunt, pour le prévenir que la cinquième partenaire renonçait à sa part éventuelle de l’héritage.
Quant au Chicago Mail, dont les rédacteurs semblaient épouser les sympathies et les antipathies du commodore Urrican, il n’hésita pas à déclarer que Lissy Wag avait rendu le dernier soupir entre quatre heures quarante-cinq et quatre heures quarante-sept de l’après-midi.
Lorsque Jovita Foley eut connaissance de ces nouvelles, elle faillit se trouver mal. Heureusement, le docteur Pughe, à sa visite du soir, la rassura dans une certaine mesure.
Non… il ne s’agissait que d’une simple bronchite, il le répétait. Aucun symptôme de la terrible pneumonie, ni de la terrible congestion pulmonaire, – jusqu’à présent, du moins… Il suffirait de quelques jours de calme et de repos…
« Combien ?…
– Peut-être sept à huit.
– Sept à huit !…
– Et à la condition que le sujet ne s’expose pas à des courants d’air.
– Sept ou huit jours !… répétait la malheureuse Jovita Foley en se tordant les mains.
– Et encore… s’il ne survient pas de complications graves ! »
La nuit ne fut pas très bonne. La fièvre reparut, – un accès qui dura jusqu’au matin et provoqua une abondante transpiration. Toutefois le mal de gorge avait diminué, et l’expectoration commençait à se rétablir sans grands efforts.
Jovita Foley ne se coucha pas. Ces interminables heures, elle les passa au chevet de sa pauvre amie. Quelle garde-malade aurait pu la valoir pour les soins, les attentions, le zèle ? D’ailleurs, elle n’eût cédé sa place à personne.
Le lendemain, après quelques moments de malaise et d’agitation matinale, Lissy Wag se rendormit.
On était au 9 mai, et le cinquième coup du match Hypperbone allait être joué dans la salle de l’Auditorium.
Jovita Foley aurait donné dix ans de sa vie pour être là. Mais quitter la malade… non… il n’y fallait pas songer. Seulement, il arriva ceci : c’est que Lissy Wag ne tarda pas à se réveiller, elle appela sa compagne et lui dit :
« Ma bonne Jovita, prie notre voisine de venir te remplacer près de moi…
– Tu veux que…
– Je veux que tu ailles à l’Auditorium… C’est pour huit heures… n’est-ce pas ?…
– Oui… huit heures.
– Eh bien… tu seras revenue vingt minutes après… J’aime mieux te savoir là… et, puisque tu crois à ma chance… »
Si j’y crois ! se fût écriée Jovita Foley trois jours avant. Mais, ce jour-là, elle ne répondit pas. Elle mit un baiser sur le front de la malade, et prévint la voisine, une digne dame, qui s’installa au chevet du lit. Puis elle descendit, se jeta dans une voiture et se fit conduire à l’Auditorium.
Il était sept heures quarante lorsque Jovita Foley arriva à la porte de la salle déjà encombrée. Reconnue dès son entrée, on l’assaillit de questions.
« Comment allait Lissy Wag ?…
– Parfaitement bien », déclara-t-elle en demandant qu’on lui permît de s’avancer jusqu’à la scène, – ce qui fut fait.
La mort de la jeune fille ayant été formellement affirmée par des journaux du matin, quelques personnes s’étonnèrent que sa plus intime amie fût venue, – et pas même en habits de deuil.
À huit heures moins dix, le président et les membres de l’Excentric Club, escortant maître Tornbrock, toujours lunetté d’aluminium, parurent sur la scène et s’assirent devant la table.
La carte était étalée sous les yeux du notaire. Les deux dés reposaient près du cornet de cuir. Encore cinq minutes, et huit heures sonneraient à l’horloge de la salle.
Soudain une voix tonnante rompit le silence, qui s’était établi, non sans quelque peine.
Cette voix, on la reconnut à ses éclats de faux bourdon : c’était la voix du commodore.
Hodge Urrican demanda à prendre la parole pour une simple observation, – ce qui lui fut accordé.
« Il me semble, monsieur le président, dit-il en grossissant son timbre à mesure que la phrase se développait, il me semble que, pour se conformer aux volontés précises du défunt, il conviendrait de ne pas tirer ce cinquième coup, puisque la cinquième partenaire n’est pas en état…
– Oui… oui !… hurlèrent plusieurs assistants du groupe où se tenait Hodge Urrican, et, d’une voix plus enragée que les autres, cet homme violent qui l’accompagnait la veille sous les fenêtres de Jovita Foley.
« Tais-toi… Turk… tais-toi !… lui signifia le commodore Urrican, comme s’il eût parlé à un chien.
– Que je me taise…
– À l’instant ! »
Turk se résigna au silence sous le fulgurant regard de Hodge Urrican, qui reprit :
« Et si je fais cette proposition, c’est que j’ai de sérieux motifs de croire que la cinquième partenaire ne pourra partir ni aujourd’hui… ni demain…
– Pas même dans huit jours… cria un des spectateurs du fond de la salle.
– Ni dans huit jours, ni dans quinze, ni dans trente, affirma le commodore Urrican, puisqu’elle est morte ce matin, à cinq heures quarante-sept… »
Un long murmure suivit cette déclaration. Mais il fut aussitôt dominé par une voix féminine, répétant par trois fois :
« C’est faux… faux… faux… puisque moi, Jovita Foley, j’ai quitté Lissy Wag, il y a vingt-cinq minutes, vivante et bien vivante ! »
Alors les clameurs de reprendre, et nouvelles protestations du groupe Urrican. Après la déclaration si formelle du commodore, Lissy Wag manquait évidemment à toutes les convenances. Est-ce qu’elle n’aurait pas dû être morte, puisqu’il avait affirmé sa mort ?…
Et, cependant, quoi qu’il en eût, il aurait été difficile de tenir compte de l’observation de Hodge Urrican. Néanmoins, l’irréductible personnage insista en modifiant toutefois son argumentation comme suit :
« Soit… la cinquième partenaire n’est pas morte, mais elle n’en vaut guère mieux !… Aussi, en présence de cette situation, je demande que mon tour de dés soit avancé de quarante-huit heures, et que le coup qui va être proclamé dans quelques instants soit attribué au sixième partenaire, lequel par ce fait sera désormais classé au cinquième rang. »
Nouveau tonnerre de cris et de piétinements à la suite de cette prétention de Hodge Urrican, soutenu par des partisans bien dignes de naviguer sous son pavillon.
Enfin maître Tornbrock parvint à calmer cette houleuse assistance, et, lorsque le silence fut rétabli :
« La proposition de M. Hodge Urrican, dit-il, repose sur une fausse interprétation des volontés du testateur, et elle est en contradiction avec les règles du Noble Jeu des États-Unis d’Amérique. Quel que soit l’état de santé de la cinquième partenaire, et lors même que cet état se serait aggravé jusqu’à la rayer du nombre des vivants, mon devoir d’exécuteur testamentaire de feu William J. Hypperbone n’en serait pas moins de procéder au tirage de ce 9 mai, et au profit de miss Lissy Wag. Dans quinze jours, si elle n’est pas rendue à son poste, morte ou non, elle sera déchue de ses droits, et la partie continuera de se jouer entre six partenaires. »
Véhémentes protestations de Hodge Urrican. Il soutint d’une voix furieuse que, s’il y avait une fausse interprétation du testament, c’était celle de maître Tornbrock, bien que le notaire eût pour lui l’approbation de l’Excentric Club. Et, en lançant ses phrases comminatoires, le commodore, si rouge de colère qu’il fût, paraissait pâle auprès de son compagnon, dont la face était poussée jusqu’à l’écarlate.
Aussi eut-il le sentiment qu’il fallait retenir Turk pour prévenir un malheur. Après l’avoir arrêté, au moment où celui-ci essayait de se dégager :
« Où vas-tu ?… dit-il.
– Là… répondit Turk en montrant du poing la scène.
– Pour ?…
– Pour prendre ce Tornbrock par la peau du cou et le jeter dehors comme un marsouin…
– Ici… Turk… ici ! » commanda Hodge Urrican.
Et l’on put entendre dans la poitrine de Turk un rugissement sourd de fauve mal dompté, qui ne demande qu’à dévorer son dompteur.
Huit heures sonnèrent.
Aussitôt un profond silence succéda aux rumeurs de la salle.
Et alors maître Tornbrock, – peut-être un peu plus surexcité que d’habitude, – prit le cornet de la main droite, y introduisit les dés de la main gauche, l’agita en le levant et l’abaissant tour à tour. On entendit les petits cubes d’ivoire s’entrechoquer contre les parois de cuir, et, lorsqu’ils s’échappèrent, ils roulèrent sur la carte jusqu’à l’extrémité de la table.
Maître Tornbrock invita Georges B. Higginbotham et ses collègues à vérifier le nombre amené, et, d’une voix claire, il dit :
« Neuf par six et trois. »
Chiffre heureux, s’il en fut, puisque la cinquième partenaire allait d’un bond à la vingt-sixième case, État du Wisconsin.
XII – LA CINQUIÈME PARTENAIRE.
« Ah ! chère Lissy, quel heureux… quel merveilleux coup de dés ! » s’écria l’impétueuse Jovita Foley.
Et elle venait d’entrer dans la chambre, sans s’inquiéter, l’imprudente, de troubler la malade, qui reposait peut-être en ce moment.
Lissy Wag était éveillée, toute pâle, et elle échangeait quelques paroles avec la bonne vieille dame assise près de son lit.
Après la proclamation faite par maître Tornbrock, Jovita Foley avait quitté l’Auditorium, laissant la foule s’abandonner à ses réflexions, et Hodge Urrican furibond de n’avoir pu profiter d’un coup pareil.
« Et quel est le nombre de points ?… demanda Lissy Wag, se soulevant à demi.
– Neuf, ma chérie, neuf par six et trois… ce qui nous porte d’un bond à la vingt-sixième case…
– Et cette case ?…
– État du Wisconsin… Milwaukee… à deux heures… deux heures seulement par le rapide ! »
Le fait est que, pour le début de la partie, on ne pouvait espérer mieux.
« Non… non… répétait l’enthousiaste personne. Oh ! je sais bien, avec neuf, par cinq et quatre, on va tout droit à la cinquante-troisième case !… Mais… cette case-là… regarde la carte… c’est la Floride !… Et nous vois-tu obligées de partir pour la Floride… autant dire le bout du monde ! »
Et, toute rouge, toute haletante, elle se servait de la carte comme d’un éventail.
« En effet, tu as raison, répondit Lissy Wag. La Floride… c’est un peu loin…
– Toutes les chances, ma chérie, affirmait Jovita Foley, à toi toutes les bonnes chances… et aux autres… eh bien… toutes les mauvaises !
– Sois plus généreuse…
– Si cela te plaît, j’excepte M. Max Réal, puisque tu fais des vœux pour lui…
– Sans doute…
– Mais revenons à nos affaires, Lissy… La case vingt-sixième… vois-tu l’avance que cela nous donne !… Actuellement, le premier en tête, c’était ce journaliste, Harris T. Kymbale, et il n’est encore qu’à la douzième case, tandis que nous… Encore trente-sept points… rien que trente-sept points… et nous sommes arrivées au but ! »
Ce qui lui causait quelque dépit, c’est que Lissy Wag ne se mettait pas à son diapason, et elle s’écria :
« Mais tu n’as pas l’air de te réjouir…
– Si… Jovita, si… et nous irons au Wisconsin… à Milwaukee…
– Oh ! nous avons le temps, ma chère Lissy !… Pas demain… ni même après-demain !… Dans cinq ou six jours, lorsque tu seras guérie… et même dans quinze, s’il le faut !… Pourvu que nous soyons là le 23 avant midi…
– Eh bien… tout est pour le mieux, puisque tu es contente…
– Si je le suis, ma chérie, aussi contente que le commodore est mécontent !… Ce vilain homme ne voulait-il pas te faire mettre hors de concours… obliger maître Tornbrock à lui attribuer ce cinquième coup, sous prétexte que tu ne pourrais en profiter… que tu étais au lit pour des semaines et des semaines… Et même à l’entendre, tu n’étais déjà plus de ce monde !… Ah ! l’abominable loup de mer !… Tu le sais… je ne veux de mal à personne… mais ce commodore… je lui souhaite de s’égarer dans le labyrinthe, de tomber dans le puits, de moisir dans la prison, d’avoir à payer des simples, des doubles et des triples primes… enfin tout ce que ce jeu réserve de désagréable à ceux qui n’ont pas de chance et qui ne méritent point d’en avoir !… Si tu avais entendu maître Tornbrock lui répondre !… Oh ! cet excellent notaire… je l’aurais embrassé !… »
En faisant la part de ses exagérations habituelles, il était certain que Jovita Foley avait raison. Ce coup de neuf par six et trois était l’un des meilleurs que l’on pût amener au début. Non seulement il donnait l’avance sur les quatre premiers partenaires, mais il laissait à Lissy Wag le temps de rétablir sa santé.
En effet, l’État de Wisconsin est limitrophe de l’Illinois, dont il n’est séparé au sud que par la ligne du quarante-deuxième parallèle, à peu près. Il est encadré à l’ouest par le cours du Mississippi, à l’est par le lac Michigan dont il forme le bord occidental, et, en partie, au nord, par le lac Supérieur. Madison est sa capitale, Milwaukee est sa métropole. Située sur la rive du lac, à moins de deux cents milles de Chicago, cette métropole est en communication prompte, régulière et fréquente avec tous les centres commerciaux de l’Illinois.
Donc, cette journée du 9, qui aurait pu être si mal engagée, commençait de la plus heureuse façon. Il est vrai, l’émotion qu’elle éprouva causa quelque trouble à la malade. Aussi, lorsque le D. M. P. Pughe vint la voir dans la matinée, la trouva-t-il un peu plus agitée que la veille. La toux, déchirante parfois, était suivie d’une longue prostration et de quelques mouvements de fièvre. Rien à faire, cependant, si ce n’est de continuer la médication prescrite.
« Du repos… du repos surtout, recommanda-t-il à Jovita Foley, pendant qu’elle le reconduisait. Je vous conseille, mademoiselle, d’éviter toute fatigue à miss Wag !… Qu’elle reste seule… qu’elle dorme…
– Monsieur, vous n’êtes pas plus inquiet ?… demanda Jovita Foley, qui se sentait prise de nouvelles appréhensions.
– Non… je le répète… ce n’est qu’une bronchite, qui suit son cours !… Rien du côté des poumons… rien du côté du cœur !… Et surtout prenez garde aux courants d’air… Ah ! qu’elle se soutienne aussi avec un peu de nourriture… en se forçant, s’il le faut !… du lait… du bouillon…
– Mais… docteur… s’il ne survient pas de complications graves…
– Qu’il est bon de toujours prévoir, mademoiselle…
– Oui… je sais… peut-on espérer que notre malade sera guérie dans une huitaine de jours ?… »
Le médecin ne voulut répondre que par un hochement de tête qui n’était pas trop rassurant.
Jovita Foley, assez troublée, consentit à ne pas rester dans la chambre de Lissy Wag, et se tint dans la sienne, en laissant la porte entr’ouverte. Là, devant sa table, où s’étalait la carte du Noble Jeu des États-Unis d’Amérique, son Guide-book incessamment feuilleté, elle ne cessa d’étudier le Wisconsin jusque dans ses dernières bourgades, sous le rapport du climat, de la salubrité, des habitudes, des mœurs, comme si elle eût songé à s’y installer pour la vie.
Les journaux de l’Union avaient, comme de juste, publié les résultats du cinquième coup de dés. Plusieurs parlèrent même de l’incident Urrican, les uns pour soutenir les prétentions du farouche commodore, les autres pour blâmer ses récriminations. Au total, la majorité lui fut plutôt hostile. Non ! il n’avait pas le droit de réclamer ce coup à son profit, et on approuva maître Tornbrock d’avoir appliqué les règles dans toute leur rigueur.
D’ailleurs, quoi qu’en eut dit Hodge Urrican, Lissy Wag n’était point morte ni près de rendre le dernier soupir. Il se fit même en sa faveur dans le public une sorte de revirement assez naturel. Elle y gagna de devenir plus intéressante, bien qu’il fût difficile de croire qu’elle pût supporter jusqu’au bout la fatigue de tels voyages. Quant à la maladie, ce n’était pas même une bronchite, pas même une laryngite, et avant vingt-quatre heures il n’en serait plus question.
Et, pourtant, comme le lecteur est exigeant en matière d’informations, un bulletin de la santé de la cinquième partenaire fut publié matin et soir, ni plus ni moins que s’il se fût agi d’une princesse de sang royal.
Cette journée du 9 n’avait apporté aucun changement dans l’état de la malade. Il n’empira pas pendant la nuit suivante, ni pendant la journée du 10 mai. Jovita Foley en tira immédiatement cette conclusion qu’une huitaine de jours suffiraient à remettre son amie sur pied. Et, d’ailleurs, quand son rétablissement en exigerait dix… onze… douze… même treize… même quinze !… Il ne s’agissait que d’un voyage de deux heures… Pourvu que toutes deux fussent le 23 à Milwaukee… avant midi… C’était conforme aux clauses du match Hypperbone… Et ensuite, s’il était nécessaire de prendre quelque repos, on se reposerait dans la métropole.
La nuit du 10 au 11 fut assez calme. À peine Lissy Wag ressentit-elle deux ou trois légers frissons, et il semblait que la période de fièvre eût pris fin. La toux, cependant, continuait d’être très épuisante, mais la poitrine se dégageait peu à peu, les râles étaient moins rauques, la respiration plus facile. Donc, aucune nouvelle complication.
Il suit de là que Lissy Wag se trouvait sensiblement mieux, lorsque, dans la matinée, Jovita Foley rentra après une absence d’une heure. Où était-elle allée ?… Elle ne l’avait pas dit, même à la voisine, qui ne put répondre à miss Wag, quand celle-ci l’interrogea à ce sujet.
Dès que Jovita Foley fut entrée dans la chambre, elle vint, sans prendre le temps d’ôter son chapeau, mettre un gros baiser sur le front de Lissy Wag, laquelle, à lui voir la figure si animée, les yeux si pétillants de malice, ne put s’empêcher de dire :
« Qu’as-tu donc ce matin ?…
– Rien, ma chérie, rien !… C’est parce que je te trouve un petit air de santé… Et puis, il fait si beau… un joli soleil de mai… tu sais… ces beaux rayons que l’on boit… que l’on respire !… Ah ! si tu pouvais seulement rester une heure à la fenêtre… Hein !… une bonne dose de soleil !… Je suis sûre que cela te guérirait tout de suite… Mais… pas d’imprudence… à cause des complications graves…
– Et où es-tu allée, ma bonne Jovita ?…
– Où je suis allée ?… D’abord aux magasins Marshall Field donner de tes nouvelles… Nos patrons en envoient prendre tous les jours, et j’ai voulu les remercier…
– Tu as bien fait, Jovita… Ils ont été assez bons pour nous accorder ce congé… et quand il prendra fin…
– C’est entendu… c’est entendu, ma chérie… ils ne donneront notre place à personne !
– Et puis… après ?…
– Après ?…
– Tu n’es pas allée autre part ?…
– Autre part ?… »
Et il semblait que Jovita Foley hésitait à parler. Mais cela « lui partit », comme on dit, et elle n’aurait pu se retenir plus longtemps. D’ailleurs Lissy Wag venait de demander :
« Est-ce que ce n’est pas aujourd’hui le 11 mai ?…
– Le 11, ma chérie, répondit-elle d’une voix éclatante, et, depuis deux jours, nous devrions être installées à l’hôtel dans cette belle ville de Milwaukee… si nous n’étions pas clouées ici par la bronchite !…
– Eh bien, reprit Lissy Wag, puisque nous sommes au 11… le sixième coup de clés a dû être joué…
– Sans doute.
– Et alors ?…
– Et alors… Non, vois-tu, jamais je n’ai eu tant de plaisir… jamais !… Tiens… que je t’embrasse !… Je ne voulais pas te raconter la chose… parce qu’il ne faut pas t’émotionner… Bon !… c’est plus fort que moi !
– Parle donc, Jovita…
– Figure-toi… ma chérie… il a tiré neuf, lui aussi… mais par quatre et cinq !
– Qui… lui ?…
– Le commodore Urrican…
– Eh… il me semble que ce coup est meilleur…
– Oui… puisqu’il va du premier coup à la cinquante-troisième case… en grande avance sur tous les autres… mais il est aussi très mauvais… »
Et Jovita Foley s’abandonnait à une jubilation non moins extraordinaire qu’inexplicable.
« Et pourquoi est-ce mauvais ?… demanda Lissy Wag.
– Parce que le commodore est envoyé au diable !…
– Au diable ?…
– Oui !… au fond de la Floride. »
Tel était, en effet, le résultat du tirage de ce matin, proclamé avec une visible satisfaction par maître Tornbrock, encore irrité contre Hodge Urrican. Ce résultat, de quelle façon le commodore l’avait-il accepté ?… En enrageant, sans doute, et peut-être avait-il dû intervenir pour empêcher Turk de se porter à quelque extrémité. À ce sujet, Jovita Foley ne pouvait rien dire, car elle avait quitté immédiatement la salle de l’Auditorium.
« Au fond de la Floride, répétait-elle, au fin fond de la Floride… à plus de deux mille milles d’ici ! »
Quoi qu’il en soit, cette nouvelle ne causa pas à la malade une émotion aussi vive que le craignait son amie. Sa bonne nature la portait plutôt à plaindre le commodore.
« Et voilà comment tu prends la chose ?… s’écria son impétueuse compagne.
– Oui… le pauvre homme ! » murmura Lissy Wag.
La journée ne fut pas mauvaise, bien que la convalescence n’eût pas commencé. Cependant il n’y avait plus à redouter ces complications graves, dont un médecin prudent prévoit toujours l’éventualité.
À partir du lendemain 12, Lissy Wag put se soutenir en prenant quelque nourriture. S’il ne lui fut pas permis de quitter son lit, comme la fièvre avait disparu, comme enfin le temps leur paraissait long à toutes deux, – plus particulièrement à Jovita Foley, – celle-ci vint s’asseoir dans la chambre et, sinon sous forme de dialogue, du moins sous forme de monologue, la conversation ne devait pas languir.
Et de quoi eût causé Jovita Foley, si ce n’est de ce Wisconsin, à l’entendre, le plus beau, le plus curieux des États de l’Union. Son Guide-book sous les yeux, elle ne tarissait pas ! Et si Lissy Wag, retardée jusqu’au dernier jour, n’y devait séjourner que quelques heures, du moins le connaîtrait-elle autant que si elle y eût passé plusieurs semaines.
« Imagine-toi, ma chérie, disait Jovita Foley d’un ton admiratif, qu’il s’appelait autrefois Mesconsin, à cause d’une rivière de ce nom, et que nulle part, il n’y a de pays qui lui soit comparable ! Dans le nord, on voit encore les restes de ces anciennes forêts de pins qui couvraient tout le territoire ! Et puis il possède des sources thermales, supérieures à celles de la Virginie, et je suis certaine que si ta bronchite…
– Mais, fit observer Lissy Wag, est-ce que ce n’est pas à Milwaukee que nous devons aller ?…
– Oui… Milwaukee, la principale ville de l’État, et dont le nom signifie en vieille langue indienne « beau pays ! »… une cité de deux cent mille âmes, ma chère, beaucoup d’Allemands, par exemple !… Aussi l’appelle-t-on l’Athènes germano-américaine !… Ah ! si nous y étions, quelles délicieuses promenades à faire sur les falaises où s’élèvent de superbes maisons en bordure du fleuve… rien que des quartiers élégants et propres… rien que des constructions en briques d’un blanc laiteux… – ce qui lui a valu le nom… Voyons… tu ne devines pas ?…
– Non, Jovita.
– Cream City, ma chère… la Cité crème !… On y tremperait son pain !… Ah ! pourquoi faut-il que cette maudite bronchite nous empêche de nous y rendre ! »
Puis, le Wisconsin comptait nombre d’autres villes que toutes deux auraient eu le temps de visiter, si elles avaient pu partir dès le 9. C’était Madison, bâtie sur son isthme comme sur un pont entre le lac Mendota et le lac Monona, qui se déversent l’un dans l’autre. Puis d’autres bourgades avec des noms bizarres… Fond-du-Lac, au bord de la rivière du Renard, sur un sol percé de puits artésiens… une vraie écumoire… Et encore un joli endroit qu’on nomme Eau-Claire avec un admirable torrent qui justifie ce nom… et le lac Winnebago… et la Baie-Verte… et le mouillage des Douze-Apôtres devant la baie d’Ashland… et le lac du Diable, une des beautés naturelles de ce merveilleux Wisconsin…
Et Jovita Foley lisait d’une voix enthousiasmée les pages de son guide, et elle racontait les diverses transformations de ce pays, jadis parcouru par les tribus indiennes, reconnu et colonisé par les Franco-Canadiens, à une époque où on le désignait encore sous le nom de Badger State, – l’État du Blaireau.
Dans la matinée du 13, il y eut à Chicago redoublement de la curiosité publique. Les journaux avaient d’ailleurs surexcité les esprits au dernier point. Aussi la salle de l’Auditorium regorgea-t-elle de curieux comme au jour où fut donnée lecture du testament de William J. Hypperbone. En effet, à huit heures, allait être proclamé le septième coup de dés au profit du mystérieux et énigmatique personnage désigné par les initiales X K Z.
En vain avait-on essayé de percer l’incognito de ce partenaire. Les plus habiles reporters, les plus perspicaces furets de la chronique locale, y avaient échoué. À plusieurs reprises, ils se crurent sur une trace sérieuse et firent fausse route. Tout d’abord, on pensa que, par le codicille ajouté à l’acte testamentaire, le défunt avait voulu désigner un de ses collègues de l’Excentric Club et lui donner un septième de chance dans le match. Le nom de Georges B. Higginbotham fut même prononcé ; mais l’honorable membre démentit formellement le fait.
Quant à maître Tornbrock, lorsqu’il fut interrogé à ce sujet, il déclara ne rien savoir et n’avoir d’autre mission que d’envoyer, aux bureaux de poste des localités où il devrait l’attendre, le résultat des tirages concernant « l’homme masqué », – expression adoptée par le populaire.
Cependant on espérait, – non sans quelque raison peut-être, – que, ce matin-là, le sieur X K Z répondrait à l’appel de ses initiales, dans la salle de l’Auditorium. De là, cette foule, dont une faible partie seulement avait trouvé place devant la scène sur laquelle apparurent le notaire et les membres de l’Excentric Club. C’était par milliers que les spectateurs se pressaient dans les rues avoisinantes et sous les ombrages de Lake Park.
La curiosité fut déçue, absolument déçue. Masqué ou non, aucun individu ne se présenta, lorsque maître Tornbrock eut fait rouler les dés sur la carte et proclamé à voix haute :
« Neuf par six et trois, vingt-sixième case, État du Wisconsin. »
Circonstance singulière, c’était le même nombre qu’avait obtenu Lissy Wag, produit également par six et trois. Mais – circonstance de la dernière gravité pour elle, – d’après la règle établie par le défunt, si elle se trouvait encore à Milwaukee le jour où X K Z y arriverait, elle devrait lui céder la place et revenir à la sienne, – ce qui équivalait dans l’espèce à recommencer la partie. Et ne pouvoir s’en aller, et être clouée à Chicago !…
La foule ne voulut pas sortir, elle attendit. Personne. Il fallut bien se résigner. Ce n’en fut pas moins un désappointement général que les journaux du soir traduisirent en articles peu sympathiques pour le malencontreux X K Z. On ne se jouait pas ainsi de toute une population !
Enfin les jours s’écoulèrent de quarante-huit heures en quarante-huit heures, les tirages s’effectuaient régulièrement suivant les conditions normales, et les résultats étaient envoyés par le télégraphe aux intéressés là où ils devaient être dans les délais prescrits. On arriva ainsi au 22 mai. Aucune nouvelle de X K Z, qui n’avait pas encore paru au Wisconsin. Il est vrai, pourvu qu’il fût le 27 au Post Office de Milwaukee, cela suffirait. Eh bien, Lissy Wag ne pouvait-elle donc se rendre immédiatement à Milwaukee et, se conformant à la règle du jeu, en repartir avant que X K Z y arrivât ? Oui, puisqu’elle était à peu près rétablie. Mais alors il y eut lieu de craindre que Jovita Foley, qui éprouva une violente crise de nerfs, ne tombât malade à son tour. Un accès de fièvre se déclara, et elle dut prendre le lit.
« Je t’avais prévenue, ma pauvre Jovita !… lui dit Lissy Wag. Tu n’es pas raisonnable…
– Ce ne sera rien, ma chérie… D’ailleurs, la situation n’est pas la même… Je ne suis pas du jeu, moi, et, si je ne pouvais partir, tu partirais seule…
– Jamais, Jovita !
– Il le faudrait pourtant…
– Jamais, te dis-je ! Avec toi, oui… bien que cela n’ait pas le sens commun… Sans toi… non ! »
Et certainement, si Jovita Foley ne pouvait l’accompagner, Lissy Wag était décidée à abandonner toutes chances de devenir l’unique héritière de William J. Hypperbone.
Que l’on se rassure, Jovita Foley en fut quitte pour une journée de diète et de repos. Dans l’après-midi du 22, elle put se lever, et boucla définitivement cette valise des deux voyageuses qui allaient courir les États-Unis.
« Ah ! s’écria-t-elle, je donnerais dix ans de ma vie pour être déjà en route ! »
Avec les dix ans qu’elle avait déjà donnés à plusieurs reprises et les dix ans qu’elle donnerait plus d’une fois encore au cours du voyage, il ne lui resterait que bien peu de temps à demeurer en ce bas monde !
Le départ était fixé pour le lendemain 23, huit heures du matin, par le train qui arrive en deux heures à Milwaukee, où Lissy Wag trouverait, à midi, la dépêche de maître Tornbrock. Or, cette dernière journée se fût terminée sans incident, si, un peu avant cinq heures, les deux amies n’eussent reçu une visite à laquelle elles ne s’attendaient guère.
Lissy Wag et Jovita Foley, penchées à la fenêtre, observaient la rue où stationnaient un certain nombre de curieux dont les regards ne cessaient de se lever vers elles.
On sonna à la porte. Jovita Foley alla ouvrir.
L’ascenseur venait de déposer un individu sur le palier du neuvième étage.
« Mademoiselle Lissy Wag ?… demanda cet individu en saluant la jeune fille.
– C’est ici, monsieur.
– Pourrais-je être reçu par elle ?…
– Mais… répondit Jovita Foley en hésitant, miss Wag a été fort malade, et…
– Je sais… je sais… dit le visiteur, et j’ai lieu de croire qu’elle est absolument guérie…
– Absolument, monsieur, puisque nous devons partir demain matin.
– Ah ! c’est à mademoiselle Jovita Foley que j’ai l’honneur de parler…
– À elle-même, monsieur, et, en ce qui vous concerne, puis-je remplacer Lissy ?…
– Je préférerais la voir… la voir de mes propres yeux… si c’est possible…
– Vous demanderai-je pour quelle raison ?…
– Je n’ai point à vous cacher ce qui m’amène, mademoiselle… J’ai l’intention de parier dans le match Hypperbone… d’engager une forte somme sur la cinquième partenaire… et vous comprenez… je désirerais… »
Si Jovita Foley comprenait… et si elle fut ravie ! Enfin il y avait quelqu’un à qui les chances de Lissy Wag paraissaient assez sérieuses pour qu’il voulût risquer sur elle des milliers de dollars.
« Ma visite sera courte… très courte ! » ajouta le monsieur en s’inclinant.
C’était un homme d’une cinquantaine d’années, la barbe grisonnante, les yeux vifs encore derrière son binocle, plus vifs même que ne le comportait son âge, l’air d’un gentleman, figure distinguée, taille droite, voix d’une extrême douceur. Tout en insistant pour voir Lissy Wag, il ne le faisait qu’avec une parfaite politesse, s’excusant de la déranger, précisément à la veille d’un voyage de cette importance…
En somme, Jovita Foley ne crut pas qu’il pût y avoir le moindre inconvénient à le recevoir, puisque sa visite ne devait pas se prolonger.
« Puis-je connaître votre nom, monsieur ?…
– Humphry Weldon, de Boston, Massachusetts, » répondit le gentleman.
Et il pénétra dans la première chambre dont Jovita Foley venait d’ouvrir la porte, puis se dirigea vers la seconde chambre dans laquelle se tenait Lissy Wag.
En apercevant le visiteur, celle-ci voulut se lever.
« Ne vous dérangez pas, mademoiselle, dit-il… Vous excuserez mon importunité… mais je désirais vous voir… oh ! rien qu’un instant… »
Cependant il dut accepter le siège que Jovita Foley venait d’avancer près de lui.
« Un instant… rien qu’un instant !… répéta-t-il. Ainsi que je l’ai dit, mon intention est d’engager sur vous une somme importante, car je crois à votre succès final et je voulais m’assurer que votre état de santé…
– Je suis tout à fait rétablie, monsieur, répondit Lissy Wag, et je vous remercie de la confiance que vous me témoignez… Mais vraiment… mes chances…
– Affaire de pressentiment, mademoiselle, répondit M. Weldon d’un ton décidé.
– Oui… de pressentiment… ajouta Jovita Foley.
– Cela ne se discute pas… affirma l’honorable gentleman.
– Et ce que vous pensez de mon amie Wag, s’écria Jovita Foley, je le pense aussi !… Je suis sûre qu’elle gagnera…
– J’en suis non moins sûr… du moment que rien ne s’oppose à son départ… déclara M. Weldon.
– Demain, affirma Jovita Foley, nous serons toutes les deux à la gare, et le train nous déposera avant midi à Milwaukee…
– Où vous pourrez, d’ailleurs, vous reposer quelques jours, si cela est nécessaire… fit observer M. Weldon.
– Oh ! non point… répliqua Jovita Foley.
– Et pourquoi ?…
– Parce qu’il ne faut pas que nous soyons encore là le jour où monsieur X K Z y arriverait… sinon nous serions obligées de recommencer la partie…
– C’est juste.
– Mais où nous enverra… le second coup… dit Lissy Wag, c’est ce qui m’inquiète…
– Eh ! qu’importe, ma chérie ! s’écria Jovita Foley, en s’élançant comme s’il lui eût poussé des ailes.
– Espérons, mademoiselle Wag, reprit le gentleman, que le second coup de dés sera aussi heureux pour vous que l’a été le premier ! »
Et alors cet excellent homme parla des précautions à prendre en voyage, de la nécessité de se conformer aux horaires, de combiner avec une extrême précision les trains si nombreux de ce réseau qui couvre le territoire de l’Union.
« D’ailleurs, ajouta-t-il, je vois avec grande satisfaction, mademoiselle Wag, que vous ne partez pas seule…
– Non… mon amie m’accompagne… ou, pour dire vrai, m’entraîne à sa suite…
– Et vous avez raison, mademoiselle Foley, répondit M. Weldon. Il vaut mieux être deux à voyager… C’est plus agréable…
– Et c’est plus prudent… quand il s’agit de ne pas manquer les trains… déclara Jovita Foley.
– Aussi, je compte sur vous, ajouta M. Weldon, pour faire gagner votre amie Wag…
– Comptez sur moi, monsieur…
– Donc, mes vœux pour vous, mesdemoiselles, car votre succès garantit le mien. »
La visite avait duré une vingtaine de minutes, et, après avoir demandé la permission de serrer la main de Lissy Wag, puis celle de son aimable compagne, M. Humphry Weldon fut reconduit à l’ascenseur, d’où il envoya un dernier salut.
« Pauvre homme, dit alors Lissy Wag, et quand je songe que c’est moi qui vais lui faire perdre son argent…
– C’est entendu, répliqua Jovita Foley. Mais rappelle-toi ce que je te dis, ma chère… Ces vieux messieurs-là sont remplis de bon sens… Ils ont un flair qui ne les trompe jamais !… Et ce digne gentleman dans ton jeu… c’est un porte-bonheur ! »
Les préparatifs étant terminés, – et depuis combien de temps, on le sait ! – il n’y avait plus qu’à se coucher, la nuit venue, afin de se lever dès l’aube naissante. Toutefois, on attendit la dernière visite du médecin, qui avait promis de revenir dans la soirée. Le D. M. P. Pughe, qui ne tarda pas à arriver, put constater que l’état sanitaire de sa cliente ne laissait plus rien à désirer, et que toute crainte de complications graves devait être enfin écartée.
Le lendemain, 23 mai, à cinq heures du matin, la plus impatiente des deux voyageuses était sur pied.
Et ne voilà-t-il pas que cette étonnante Jovita Foley, dans une dernière crise de nerfs, se forge toute une série d’empêchements et de disgrâces, de retards et d’accidents !… Si la voiture qui allait les transporter à la gare, versait en route… si un encombrement l’empêchait de passer… s’il y avait eu un changement dans l’heure des trains… si un déraillement se produisait…
« Calme-toi donc, Jovita… calme-toi, je t’en prie… ne cessait de répéter Lissy Wag.
– Je ne peux pas… je ne peux pas, ma chérie !
– Est-ce que tu vas être dans un pareil état tout le temps du voyage ?…
– Tout le temps !
– Alors je reste…
– La voiture est en bas… Lissy… En route… en route. »
En effet, la voiture attendait, commandée une heure plus tôt qu’il ne fallait. Les deux amies descendirent, suivies des vœux de toute la maison, aux fenêtres de laquelle, même de si grand matin, se montraient quelques centaines de têtes.
Le véhicule prit par North Avenue jusqu’à la North Branch, redescendit la rive droite de la Chicago-river, la traversa sur le pont à l’extrémité de Van Buren Street, et débarqua les voyageuses devant la gare à sept heures dix.
Peut-être Jovita Foley éprouva-t-elle un certain désappointement en constatant que le départ de la cinquième partenaire n’avait point attiré un grand concours de curieux. Décidément, Lissy Wag n’était pas favorite dans le match Hypperbone. La modeste jeune fille ne s’en plaignit pas, du reste, et elle préférait de beaucoup quitter Chicago sans provoquer l’attention publique.
« Jusqu’à ce M. Weldon qui n’est pas là !… » ne put s’empêcher de remarquer Jovita Foley.
Et, en effet, le visiteur de la veille n’était point venu mettre en wagon la partenaire à laquelle il portait un si vif intérêt !
« Tu le vois, fit observer Lissy Wag, lui aussi m’abandonne ! »
Enfin le train partit, sans même que la présence de Lissy Wag eût été saluée. Point de hurrahs, point de hips, si ce n’est ceux que Jovita Foley poussa in petto en son honneur !
La voie ferrée suit le contour du lac Michigan. Lake View, Evanston, Glenoke et autres stations furent dépassées à toute vitesse. Le temps était superbe. Les eaux étincelaient au large, animées par les steamers, les navires à voile, – ces eaux qui, de lac en lac, Supérieur, Huron, Michigan, Érié, Ontario, vont se déverser par la grande artère du Saint-Laurent dans le vaste Atlantique. Après avoir quitté Vankegan, ville importante du littoral, le train sortit de l’Illinois à la station de State Line pour entrer dans le Wisconsin. Un peu plus au nord, il fit halte à Racine, grosse cité manufacturière, et il était moins de dix heures, lorsqu’il s’arrêta en gare de Milwaukee.
« Nous y sommes… nous y sommes ! s’écria Jovita en poussant un tel soupir de satisfaction que sa voilette se tendit comme une voile sous la brise.
– Et même de deux bonnes heures en avance… observa Lissy Wag, en regardant sa montre.
– Non… de quatorze jours en retard ! » riposta Jovita Foley, qui sauta sur le quai.
Puis elle s’occupa de retrouver sa valise au milieu de la débandade des bagages.
La valise n’était point égarée, – on ne sait pourquoi, Jovita Foley avait eu cette crainte. Une voiture s’approcha. Les deux voyageuses y montèrent et se firent conduire à un hôtel convenable, dont le Guide-book donnait l’adresse. Et lorsqu’on lui demanda si elles séjourneraient à Milwaukee, Jovita Foley répondit qu’elle le dirait en revenant du Post Office, mais que, probablement, elles repartiraient le jour même.
Puis, se tournant vers Lissy Wag :
« Est-ce que tu n’as pas faim ?…
– Je déjeunerais volontiers, Jovita.
– Eh bien, déjeunons, et ensuite nous ferons une promenade…
– Mais tu sais qu’à midi…
– Si je le sais, ma chérie ! »
Elles s’attablèrent dans le dining-room et ne restèrent pas plus d’une demi-heure à table.
Comme elles n’avaient pas encore donné leur nom, se réservant de le faire en revenant du bureau de poste, Milwaukee ne put se douter que la cinquième partenaire du match Hypperbone se trouvait dans ses murs.
Bref, à midi moins le quart, les deux voyageuses entraient au Post Office, et Jovita Foley demandait à l’employé s’il était arrivé une dépêche pour miss Lissy Wag.
À ce nom, l’employé releva la tête, et ses yeux exprimèrent une vive satisfaction.
« Miss Lissy Wag ?… dit-il.
– Oui… de Chicago… répondit Jovita Foley.
– La dépêche vous attend, ajouta l’employé en remettant le télégramme à sa destinataire.
– Donne… donne !… dit Jovita Foley. Tu serais trop longtemps à l’ouvrir… et j’aurais une attaque de nerfs ! »
De ses doigts qui tremblaient d’impatience, elle brisa l’enveloppe, et lut ces mots :
« Lissy Wag, Post Office, Milwaukee, Wisconsin.
Vingt par dix et dix redoublé, quarante-sixième case, État Kentucky. Mammouth-Caves.
« TORNBROCK. »
XIII – AVENTURES DU COMMODORE URRICAN.
C’était à huit heures du matin, le 11 mai, que le commodore Urrican avait eu communication du nombre de points de ce sixième tirage qui le concernait, et, à neuf heures vingt-cinq minutes, il avait quitté Chicago.
Pas de temps perdu, on le voit, et il n’en fallait point perdre, étant donnée cette obligation de se trouver avant l’expiration des quinze jours à l’extrémité même de la presqu’île floridienne.
Neuf par quatre et cinq l’un des meilleurs coups de la partie ! Du premier bond, l’heureux joueur était envoyé à la cinquante-troisième case. Il est vrai, sur la carte dressée par William J. Hypperbone, c’était l’État de la Floride qui occupait cette case, le plus éloigné dans le sud-est de la République Nord-Américaine.
Les amis de Hodge Urrican, – mieux vaut dire ses partisans, car il n’avait pas d’amis, tandis que certaines gens croyaient à la chance d’un homme si mal embouché, – voulurent le féliciter à sa sortie de l’Auditorium.
« Et pourquoi, s’il vous plait ?… répondit-il de ce ton acariâtre qui donnait tant de charme à sa conversation. Pourquoi me charger de vos compliments au moment de me mettre en route ?… Ça m’occasionnerait de l’excédent de bagages !
– Commodore, lui répétait-on, cinq et quatre, c’est un superbe début…
– Superbe… j’imagine… surtout pour ceux qui ont affaire en Floride !
– Remarquez, commodore, que vous devancez de beaucoup vos concurrents…
– Et ce n’est que juste, je pense, puisque le sort me fait partir le dernier !
– Évidemment, monsieur Urrican, et il suffirait, maintenant, d’amener le nombre dix pour arriver au but, et vous auriez enlevé la partie en deux coups…
– En vérité, messieurs !… Et si j’amène neuf, je ne pourrai pas même gagner le coup suivant… et si j’amène plus de dix, il me faudra rétrograder, sait-on jusqu’où ?…
– N’importe, commodore, tout autre à votre place serait satisfait…
– Soit… mais je ne le suis pas !
– Songez donc… soixante millions de dollars… peut-être… à votre retour…
– Que j’aurais tout aussi bien empochés, si la cinquante-troisième case avait été celle d’un État voisin du nôtre ! »
Rien de plus exact, et, cependant, quoiqu’il refusât d’en convenir, son avantage sur les cinq autres partenaires était réel. Impossible à ceux-ci d’atteindre la dernière case au coup suivant, tandis que dix points pouvaient l’y conduire.
Enfin, puisque Hodge Urrican fermait son oreille au langage de la raison, il est probable que, même en cas qu’il eût été expédié en quelque État limitrophe de l’Illinois, Indiana ou Missouri, il se serait refusé à l’entendre.
Grognant et maugréant, le commodore Urrican était donc rentré à sa maison de Randolph Street, avec Turk, dont les récriminations devenaient si violentes que son maître dut lui ordonner formellement de se taire.
Son maître ?… Hodge Urrican était-il donc le maître de Turk, alors que, d’une part, l’Amérique avait proclamé l’abolition de l’esclavage, et que, de l’autre, ledit Turk, quoique hâlé de teint, n’aurait pu passer pour un nègre ?…
Enfin, était-ce donc son domestique ?… Oui et non.
D’abord Turk, bien qu’il fût au service du commodore, ne recevait aucun gage, et, lorsqu’il avait besoin d’argent, – oh ! bien peu ! – il en demandait et on lui en donnait. C’était plutôt ce qu’on pourrait appeler un homme « pour accompagner », ainsi que l’on dit des dames à la suite des princesses. D’ailleurs, la distance sociale qui séparait Hodge Urrican de Turk ne permettait pas de le considérer comme son compagnon.
Turk se nommait réellement Turk, un ancien marin de la marine fédérale, n’ayant jamais navigué qu’à l’État, mousse, novice, matelot, quartier-maître, toute la filière. Circonstance à noter, il avait fait son service à bord des mêmes bâtiments que Hodge Urrican, lequel devint successivement élève, midshipman, lieutenant, capitaine et commodore. Aussi tous deux se connaissaient-ils bien, et Turk était-il le seul de ses semblables avec qui le bouillant officier eût jamais pu s’entendre. Et peut-être était-ce parce que celui-là se montrait encore plus violent que celui-ci, épousant ses querelles et toujours prêt à faire un mauvais parti à ceux qui n’avaient pas l’heur de lui plaire.
Au cours de ses navigations, Turk fut souvent au service particulier de Hodge Urrican qui appréciait ses qualités et finit par ne plus pouvoir se passer de lui. Lorsque l’âge de la retraite eut sonné, Turk, dont le temps réglementaire était achevé, quitta la marine, rejoignit le commodore, et s’attacha à sa personne aux conditions qui ont été indiquées ci-dessus. C’est ainsi que, depuis trois ans déjà, dans la maison de Randolph Street, il occupait la situation d’un gérant qui ne gérait rien, ou, si l’on veut, celle d’intendant honoraire.
Mais, ce qui n’a pas été dit, – ce que personne ne soupçonnait, – c’est que Turk était tout simplement le plus doux, le plus inoffensif, le moins querelleur, le plus facile à vivre des hommes. À bord, jamais il ne se disputait, jamais il ne prenait part aux batailles de matelots, jamais il ne levait la main sur qui que ce fût, même lorsqu’il avait bu ses petits verres de wisky ou de gin sans trop les compter, et, d’ailleurs, il « portait la toile » comme une frégate de soixante.
D’où lui était donc venue cette idée, à lui homme placide et tranquille, de dépasser ou de paraître dépasser en violence l’homme le plus violent du monde ?…
Turk s’était pris d’une réelle affection pour le commodore en dépit de son insociabilité. C’était un de ces fidèles chiens qui, lorsque leur maître se met en colère contre quelqu’un, aboient avec plus de fureur encore. Seulement si le chien obéit à sa nature, Turk désobéissait à la sienne. L’habitude d’éclater à tout propos et plus haut que Hodge Urrican n’avait pas même altéré la douceur de son caractère. Ses colères étaient feintes, il jouait un rôle, mais merveilleusement, et, suivant l’expression populaire, il était entré dans la peau du bonhomme.
C’était donc par pure affection pour son maître et dans le but de le contenir, en le dépassant, en l’effrayant par les suites que ses emportements pouvaient avoir. Et, en effet, lorsqu’il intervenait pour calmer Turk, Hodge Urrican finissait par se calmer. Quand l’un parlait d’aller dire son fait à quelque malappris, l’autre parlait de le gifler, et il parlait de le laisser mort sur place, quand le commodore le menaçait seulement d’une gifle. Alors ce dernier essayait de faire entendre raison à Turk, et c’est ainsi que ce brave garçon avait souvent arrêté des affaires dont le commodore ne fût peut-être pas sorti sans dommage.
Et, en dernier lieu, à propos de son envoi en Floride, lorsque Hodge Urrican avait voulu prendre le notaire à partie, comme si maître Tornbrock y était pour quelque chose, Turk, soutenant à grands cris que cet odieux tabellion devait avoir triché, avait juré de lui cueillir les deux oreilles pour en faire un bouquet en l’honneur de son maître.
Tel était l’original, assez adroit pour n’avoir jamais laissé deviner son jeu, qui, ce matin-là, accompagnait à la gare centrale de Chicago le commodore Urrican.
Au départ de ce sixième partenaire, il y eut foule, et dans cette foule, on le répète, il comptait sinon des amis, du moins des gens décidés à risquer leur argent sur sa tête. Ne paraissait-il pas indiqué qu’un homme d’un caractère si violent devait être capable de violenter la fortune ?…
Et maintenant quel était l’itinéraire adopté par le commodore ?… Assurément, celui qui offrait le moins de risque de retards, tout en étant le plus court.
« Écoute, Turk, avait-il dit dès sa rentrée à sa maison de Randolph Street, écoute et regarde.
– J’écoute et je regarde, mon maître.
– C’est la carte des États-Unis que je mets sous tes yeux…
– Très bien… la carte des États-Unis…
– Oui… ici est l’Illinois avec Chicago… là est la Floride…
– Oh ! je sais, répondit Turk, qui continuait à gronder sourdement. Dans le temps, nous avons navigué et guerroyé par là, mon commodore !
– Tu comprends, Turk, que, s’il ne s’était agi que d’aller à Thallahassee, la capitale de la Floride, ou à Pensacola, ou même à Jacksonville, c’eût été facile et rapide en combinant les divers trains qui y mènent.
– Facile et rapide, répéta Turk.
– Et, reprit le commodore, quand je pense que cette Lissy Wag cette péronnelle, en sera quitte pour se transporter de Chicago à Milwaukee…
– La misérable ! grogna Turk.
– Et que cet Hypperbone…
– Oh ! s’il n’était pas mort, celui-là, mon commodore !… s’écria Turk en levant son poing comme s’il eût voulu assommer le malencontreux défunt.
– Calme-toi… Turk, il est mort… Mais pourquoi faut-il qu’il ait eu cette absurde idée de choisir dans toute la Floride le point le plus éloigné de l’État… le bout de la queue de cette presqu’île qui trempe dans le golfe du Mexique…
– Une queue avec laquelle il mériterait d’être fouaillé jusqu’au sang ! déclara Turk.
– Car, enfin, c’est à Key West, c’est à cet îlot des Pine Islands qu’il va falloir traîner notre sac !… Un îlot, et même un méchant « os », comme disent les Espagnols, bon tout au plus à supporter un phare, et sur lequel il a poussé une ville…
– Mauvais parages, mon commodore, répondit Turk, et quant au phare, nous l’avons plus d’une fois relevé, avant d’embouquer le détroit de la Floride…
– Eh bien, je pense, reprit Hodge Urrican, que le mieux, le plus court, le plus prompt aussi, sera d’effectuer la première moitié du voyage par terre et la seconde par mer… soit neuf cents milles pour atteindre Mobile, et cinq à six cents pour atteindre Key West. »
Turk ne fit aucune objection, et, au vrai, ce projet, très raisonnable n’en méritait pas. En trente-six heures, par chemin de fer, Hodge Urrican serait à Mobile dans l’Alabama, et il lui resterait douze jours pour la traversée de Mobile à Key West.
« Et si nous n’arrivions pas, déclara le commodore, c’est que les bateaux n’iraient plus sur l’eau…
– Ou qu’il n’y aurait plus d’eau dans la mer ! » répondit Turk d’un ton menaçant pour le golfe du Mexique.
Ces deux éventualités étaient d’ailleurs peu à craindre, on en conviendra.
Quant à la question de trouver à Mobile un bâtiment en partance pour la Floride, elle ne se posait même pas. Ce port est très fréquenté, son mouvement de navigation est considérable, et, d’autre part, grâce à sa position entre le golfe du Mexique et l’Atlantique, Key West est devenue l’escale de tous les navires.
En somme, cet itinéraire s’identifiait en partie avec celui de Tom Crabbe. Si le Champion du Nouveau-Monde avait descendu le bassin du Mississippi jusqu’à la Nouvelle-Orléans de l’État de Louisiane, le commodore Urrican allait le descendre jusqu’à Mobile de l’État d’Alabama. Une fois arrivés au port, le premier avait mis cap à l’ouest sur la côte du Texas, et le second mettrait cap à l’est sur la côte floridienne.
Donc, précédés d’une forte valise, Hodge Urrican et Turk s’étaient rendus à la gare dès neuf heures du matin. Leur costume de voyage, vareuse, ceinture, bottes, casquette, indiquait bien des hommes de mer. En outre, ils étaient armés de ce Derringer à six coups, qui figure toujours au gousset de pantalon du véritable Américain.
Du reste, aucun incident ne marqua leur départ, qui fut accueilli par les hurrahs habituels, si ce n’est que le commodore eut une explication très vive avec le chef de gare à propos d’un retard de trois minutes et demie.
Le train partit à grande vitesse, et c’est ainsi que les voyageurs traversèrent l’Illinois. À Cairo, presque à la frontière du Tennessee, où Tom Crabbe avait suivi la ligne qui finit à la Nouvelle-Orléans, ils prirent celle qui suit la frontière du Mississippi et de l’Alabama, et finit à Mobile. La principale ville qu’ils rencontrèrent fut Jackson du Tennessee, qu’il ne faut pas confondre avec ses homonymes du Mississippi, de l’Ohio, de la Californie et du Michigan. Puis, après la station de State Line, leur train franchit la limite de l’Alabama dans l’après-midi du 12, à une centaine de milles environ de son terminus.
On le pense bien, le commodore Urrican ne voyageait pas pour voyager, mais pour arriver dans le plus court délai à son poste et à date fixe. Donc, chez lui, aucune préoccupation de touriste. D’ailleurs, les curiosités terriennes, sites, paysages, villes et autres, n’étaient pas pour intéresser un vieil homme de mer, – Turk pas davantage.
À dix heures du soir, le train s’arrêta en gare de Mobile, ayant effectué son long parcours sans accidents ni incidents. Il convient même de remarquer que Hodge Urrican n’eut pas une seule fois l’occasion de se quereller avec les mécaniciens, les chauffeurs, les conducteurs, les employés du railroad, ni même avec ses compagnons de voyage.
Du reste, il ne cachait point qui il était, et tout le train savait qu’on transportait en sa bruyante personne le sixième partant du match Hypperbone.
Le commodore se fit conduire à un hôtel voisin du port. Il était trop tard pour s’enquérir d’un navire en partance. Demain, dès l’aube, Hodge Urrican quitterait sa chambre, Turk quitterait la sienne, et, s’il se trouvait un bâtiment prêt à prendre la mer en direction du détroit de la Floride, ils embarqueraient le jour même.
Le lendemain, au soleil levant, tous deux déambulaient de conserve sur les quais de Mobile.
Montgomery est la capitale officielle de l’Alabama, État qui a tiré son nom du bassin de ce fleuve. Il comprend deux régions, l’une montagneuse, où s’abaissent vers le sud-ouest les dernières ramifications appalachiennes, l’autre formée de vastes plaines, à demi marécageuses dans sa partie méridionale. Jadis il ne se livrait qu’à la culture du coton. Actuellement, grâce à ses communications par voies ferrées, il exploite avantageusement ses mines de houille et de fer.
Mais ni Montgomery, ni même Birmingham, une industrieuse ville de l’intérieur, ne peuvent rivaliser avec Mobile, riche de trente-deux mille habitants. Elle est bâtie sur une terrasse, au fond de la baie dont elle a pris le nom et d’un accès facile en toute saison aux navires qui viennent du large. Cette ville, aux maisons basses, très serrées dans le quartier commerçant, est à l’étroit, même pour ses besoins maritimes, ses exportations de cigares, de colons, de légumes. Mais elle possède des faubourgs qui s’étalent largement au milieu des bosquets de verdure.
Ce n’était point sans raison que le commodore Urrican avait pensé que les moyens de se rendre par mer à Key West ne lui feraient pas défaut. Telle est l’importance du port de Mobile, qu’il reçoit annuellement au moins cinq cents navires.
Mais il est des gens que la fatalité n’épargne guère, qui ne peuvent échapper au mauvais sort, et, cette fois, Hodge Urrican eut l’occasion de se mettre très justement en colère.
Ne voilà-t-il pas qu’il est arrivé à Mobile en pleine grève, – une grève générale des chargeurs et des déchargeurs, déclarée de la veille !… Et elle menace de durer plusieurs jours !… Et, des bâtiments en partance, pas un seul ne pourra prendre le large avant que l’accord soit fait avec les armateurs, très résolus à résister aux prétentions des grévistes !…
Aussi est-ce vainement que les 13, 14 et 15, le commodore attendit qu’un navire eût achevé son chargement pour partir. Les cargaisons restaient sur les quais, les feux des chaudières n’étaient plus allumés, les balles de coton encombraient les docks, et la navigation n’eût pas été plus immobilisée si la baie de Mobile avait été prise par les glaces. Cet état anormal pouvait se prolonger toute la semaine et au delà… Que faire ?…
Des partisans du commodore Urrican lui suggérèrent alors l’idée très raisonnable de se rendre à Pensacola, une des importantes villes de l’État de Floride qui confine à celui de l’Alabama. En remontant par le railroad jusqu’à sa limite septentrionale, et en redescendant jusqu’au littoral, il était aisé d’atteindre Pensacola en une douzaine d’heures.
Hodge Urrican, – il faut lui reconnaître cette qualité, – était un homme de décision et savait prendre un parti sans tergiverser. Aussi, le 16, dès le matin, monté dans le train avec Turk, arriva-t-il le soir même à Pensacola.
Il lui restait encore neuf jours, et, en réalité, c’était plus que n’exige la traversée de Pensacola à Key West, même à bord d’un voilier.
La Floride, presqu’île projetée sur le golfe du Mexique, mesure environ quatre cent cinquante milles de largeur sur environ trois cent cinquante de longueur. Cette largeur, c’est à la partie nord, à la base de la péninsule, qu’elle se développe sous l’Alabama et la Géorgie jusqu’au littoral de l’Atlantique. Si Thallahassee est la capitale, le siège de la législature, Pensacola vaut Jacksonville, la métropole de l’État. Reliée par un réseau de voies ferrées au centre de l’Union, Pensacola, avec ses douze mille habitants, est en pleine prospérité, et, ce qui importait au commodore Urrican en quête d’un bâtiment, c’est que le mouvement maritime y occupe près de douze cents navires.
Eh bien, continuation de la fâcheuse malchance ! Pas de grève à Pensacola, sans doute, mais pas un seul bâtiment qui se disposât à quitter le port, – du moins en direction du sud-est, – ni pour les Antilles, ni pour l’Atlantique, et, par conséquent, pas d’escale possible à Key West !
« Décidément, fit observer Hodge Urrican, en se rongeant les lèvres, ça ne va pas !
– Et personne à qui s’en prendre… répondit son compagnon, en jetant un regard farouche autour de lui.
– Nous ne pouvons cependant pas étaler ici sur notre ancre pendant une semaine…
– Non… il faut appareiller coûte que coûte, mon commodore ! » déclara Turk.
D’accord, mais par quel moyen se transporter de Pensacola à Key West ?…
Hodge Urrican ne perdit pas une heure, allant de navire en navire, steamer ou voilier, n’obtenant que de vagues promesses… On partirait… le temps d’embarquer les marchandises ou de compléter les cargaisons… Rien de formel, malgré le haut prix que le commodore offrait pour son passage. Alors il chercha des raisons, comme on dit, à ces damnés capitaines, et même au directeur du port, au risque de se faire coffrer.
Bref, deux jours s’écoulèrent jusqu’au soir du 18, et alors il n’y avait plus qu’à tenter par terre ce qu’on ne pouvait tenter par mer. Et que de fatigues, – passe encore – et que de retards à craindre !
Qu’on en juge ! Il faut, en railroad s’entend, traverser la Floride dans sa largeur presque entière de l’ouest à l’est par Thallahassee, jusqu’à Live Oak, puis redescendre au sud pour gagner Tampa ou Punta Gorda sur le golfe du Mexique, soit environ six cents milles avec des trains dont les horaires ne correspondent point. Et c’eût été acceptable, si à partir de là le réseau des voies ferrées avait entièrement desservi la partie méridionale de la presqu’île… Eh bien, non !… Si on ne trouvait pas un navire en partance, il resterait une longue route à parcourir, et dans quelles déplorables conditions !
C’est une triste région, peu habitable, peu habitée, cette portion de la Floride que baignent les eaux du golfe, depuis Cedar Key. Y trouverait-on des moyens de transport, stages, charrettes, chevaux, qui permettraient d’atteindre en quelques jours jusqu’à son extrême pointe ? Et, en admettant que l’on pût se les procurer à prix d’or, quel cheminement lent, pénible, dangereux même, au milieu de ces interminables forêts, sous l’épais plafond des sombres cyprières, parfois impénétrables, à demi noyées entre les eaux stagnantes des bayous, à la merci de ces prairies flottantes de l’herbeuse pistia, dont le sol se dérobe sous le pied, à travers les profondeurs de ces taillis de champignons gigantesques qui éclatent au choc comme des pièces d’artifices, le dédale des plaines marécageuses et des nappes lacustres, où pullulent les alligators et les lamantins, où fourmillent les plus redoutables serpents de la race ophidienne, ces trigonocéphales dont la morsure est mortelle. Tel est cet abominable pays des Everglades, où se sont réfugiées les dernières tribus des Séminoles, beaux et farouches, qui, sous leur chef Oiséola, ont si intrépidement lutté contre l’envahissement fédéral. Seuls, ces indigènes peuvent trouver à vivre ou du moins à végéter sous ce climat humide et chaud, si propice au développement des fièvres paludéennes qui, en quelques heures, terrassent les hommes les plus vigoureusement constitués, – même des commodores de la trempe de Hodge Urrican !
Ah ! si cette partie de la Floride eût été comparable à celle qui s’étend à l’est jusqu’au vingt-neuvième parallèle, s’il ne s’était agi que d’aller de Fernandina à Jacksonville et à Saint-Augustine, dans cette contrée où ne manquent ni les bourgades, ni les villages, ni les voies de communication !… Mais, à partir de Punta Gorda, vouloir s’enfoncer jusqu’au cap Sable…
Or, on était au 19 mai. Il n’y avait plus que six jours pleins. Et, cette voie de terre, il était décidément impossible de songer à la prendre !
Ce matin-là, le commodore Urrican fut accosté sur le quai par un de ces patrons, moitié américains, moitié espagnols, qui font le petit cabotage le long des côtes floridiennes.
Le dit patron, nommé Huelcar, lui adressa la parole en portant la main à son bonnet :
« Toujours pas de bâtiment pour la Floride, mon commodore ?…
– Non, répondit Hodge Urrican, et si vous en connaissez un, il y a dix piastres pour vous !
– J’en connais un.
– Lequel ?…
– Le mien…
– Le vôtre ?…
– Oui… la Chicola, une jolie goélette de quarante-cinq tonneaux, trois hommes d’équipage, qui file d’habitude ses huit nœuds par belle brise, et…
– De nationalité américaine ?…
– Américaine.
– Prête à partir ?…
– Prête à partir… et à vos ordres », répondit Huelcar.
Cinq cents milles environ de Pensacola à Key West, – en droite ligne, il est vrai, – avec une moyenne de cinq nœuds seulement, et en tenant compte des déviations de route ou des vents défavorables, cela pouvait s’enlever en six jours.
Dix minutes après, Hodge Urrican et Turk étaient à bord de la Chicola qu’ils examinaient en connaisseurs. C’était un petit bâtiment de cabotage, tirant peu d’eau, destiné à naviguer le long de la côte entre les bas-fonds, assez large de coque pour porter une forte voilure.
Deux marins, tels que le commodore et l’ancien quartier-maître n’étaient pas hommes à s’inquiéter des dangers de la mer. En somme, depuis vingt ans, le patron Huelcar courait ces parages sur sa goélette, de Mobile aux îles de Bahama à travers le détroit de la Floride, et il avait maintes fois relâché à Key West.
« Combien pour la traversée ?… demanda le commodore.
– Cent piastres par jour.
– Nourris ?…
– Nourris. »
C’était cher, et Huelcar abusait de la situation.
« Nous partirons à l’instant… commanda Hodge Urrican.
– Dès que votre malle sera à bord.
– À quelle heure le jusant ?…
– Il commence, et, avant une heure, nous serons en pleine mer. »
Prendre passage sur la Chicola, c’était l’unique moyen d’arriver à Key West où le sixième partenaire devait être rendu le 25 au plus tard, avant midi.
À huit heures, l’hôtel réglé, Hodge Urrican et Turk embarquèrent. Cinquante minutes plus tard, la goélette sortait de la baie entre les forts Mac Rae et Pickens, jadis construits par les Français et les Espagnols, et elle mettait le cap au large.
Le temps était incertain. La brise soufflait assez fraîchement de l’est. La mer, défendue par le barrage de la péninsule floridienne, ne ressentait pas encore les longues houles de l’Atlantique, et la Chicola se comportait bien.
Du reste, rien à craindre, ni pour le commodore, ni pour Turk, de ce mal de mer dont Tom Crabbe avait été si abominablement victime. Quant à la manœuvre de la goélette, ils seraient prêts à venir en aide au patron Huelcar et à ses trois hommes, s’il fallait se déhaler d’un coup de vent.
La Chicola, vent debout, louvoyait de manière à conserver l’abri de la terre. La traversée en serait allongée sans doute ; mais les tempêtes du golfe sont redoutables, et un léger bâtiment ne peut s’aventurer loin des ports, des baies, des criques, des embouchures de rivières ou de creeks si multipliés sur le littoral floridien, accessibles aux navires de petit tonnage. Au surplus, la Chicola aurait toujours une anse, un trou, où se réfugier pendant quelques heures. Il est vrai, ce serait du temps perdu, et Hodge Urrican n’en avait que bien peu à perdre.
XIV – SUITE DES AVENTURES DU COMMODORE URRICAN.
La brise tint toute la journée et toute la nuit, avec une tendance à calmir. Si elle passait à l’opposé, cela permettrait de faire route sous une meilleure allure, avec plus de vitesse. Par malheur, le lendemain elle tomba graduellement. À la surface de cette mer au calme blanc, la Chicola, bien que couverte de toile, ne gagna, qu’une vingtaine de milles vers le sud-est. Il fallut même garnir les avirons afin de ne pas être rejeté au large dans le golfe. Il y eut là quarante-huit heures de navigation presque nulle. Le commodore se dévorait les poings d’impatience, sans parler à personne, – pas même à Turk.
Cependant, le 22, soutenue par le courant golfier, la Chicola filait à la hauteur de Tampa, un port de cinq à six mille habitants, où les navires d’un certain tonnage trouvent un sûr abri en prolongeant ce littoral, semé de récifs et de vasières, mais il restait encore à une cinquantaine de milles dans l’est, et la goélette n’aurait pu le rallier, pour suivre la côté floridienne jusqu’à sa pointe, sans éprouver du retard.
D’ailleurs, après les calmes de la veille, il y avait lieu de prévoir, à l’aspect du ciel, une prochaine modification de l’état atmosphérique.
Le commodore Urrican et Turk ne s’y trompèrent pas plus que les matelots de la goélette.
« Un changement de temps probable, dit, ce matin-là, le commodore Urrican.
– Il ne peut que nous favoriser, répondit Turk, si le vent s’établit à l’ouest.
– La mer sent quelque chose, affirma le patron Huelcar. Voyez ces longues lames déjà lourdes et la houle qui commence à verdir au large. »
Puis, après avoir observé attentivement l’horizon, en secouant la tête, il ajouta :
« Je n’aime pas quand ça souffle de ce côté…
– C’est le bon, pourtant, dit Turk, et qu’il vente un coup de chien, s’il nous pousse où nous voulons aller ! »
Hodge Urrican se taisait, visiblement inquiet des symptômes qui s’accentuaient entre l’ouest et le sud-ouest. C’est bien d’avoir bonne brise mais encore faut-il pouvoir tenir la mer, et, avec cette embarcation d’une quarantaine de tonneaux, à demi pontée seulement… Non ! jamais on ne saura ce qui se passait dans l’âme bouillonnante du commodore, et s’il y avait mauvais temps au large, il y avait aussi mauvais temps dans le for intérieur d’Hodge Urrican.
L’après-midi, le vent, définitivement fixé à l’ouest, débuta par de larges rafales, coupées de courtes accalmies. Il fut nécessaire d’amener les voiles hautes, et sur cette mer, qui devenait creuse et dure, la goélette s’enleva comme une plume au gré des lames déferlantes.
La nuit fut mauvaise, en ce sens qu’il fallut encore diminuer la voilure.
Maintenant la Chicola se sentait drossée vers la côte floridienne plus qu’il ne convenait. Puisque le temps manquait pour y chercher refuge, coûte que coûte, le cap devait être maintenu au sud-est dans la direction de la pointe.
Le patron manœuvra en marin habile. Turk, la main à la barre, assurait autant que possible la goélette contre les embardées du roulis.
Le commodore aida l’équipage à prendre des ris dans la misaine et la grand’voile, et on ne laissa que le petit foc à mi-bout-dehors. Il était bien difficile de résister à la fois au vent et au courant qui portaient vers la terre.
Et, en effet, dans la matinée du 23, la côte, si basse qu’elle fût, apparut au milieu des vapeurs échevelées de l’horizon.
Huelcar et ses hommes la reconnurent, non sans quelque peine cependant.
« C’est la baie de Whitewater », dirent-ils.
Cette baie, qui échancre profondément le littoral, n’est séparée du détroit de la Floride que par une langue de terre que défend le fort Poinsett à l’extrémité du cap Sable.
Encore une dizaine de milles en cette direction, et la goélette serait par son travers.
« Je crains que nous soyons forcés d’y relâcher, dit Huelcar.
– Y relâcher… pour n’en plus pouvoir sortir avec ces vents-là !… » s’écria Turk.
Hodge Urrican gardait le silence.
« Si nous n’y cherchons pas abri, reprit le patron, et si, à la hauteur du cap Sable, le courant nous jette dans le détroit, ce n’est pas à Key West que nous irons mouiller, mais aux Bahama, à l’ouvert de l’Atlantique ! »
Le commodore continuait à se taire, et, peut-être, tant sa gorge était gonflée, tant ses lèvres se serraient l’une contre l’autre, n’aurait-il pu articuler une parole.
De son côté, le patron comprenait bien que si elle se réfugiait dans la baie de Whitewater, la Chicola y serait bloquée pour plusieurs jours. Or on était au 23 mai, et il fallait être à Key West avant quarante-huit heures.
Alors l’équipage rivalisa d’audace et d’adresse afin de soutenir le petit navire contre les bourrasques du large, au risque d’amener en bas la mâture ou même de chavirer sous voiles. On essaya de tenir la cape avec le petit foc et un tourmentin à l’arrière. La goélette perdit encore trois ou quatre milles pendant la journée et la nuit suivante. Si le vent ne hâlait pas le nord ou le sud, elle ne pourrait, plus résister, et serait le lendemain à la côte.
Et ce ne fut que trop certain, lorsque, dès les premières heures du 24, la terre, toute hérissée de roches, toute ceinturée de récifs, montra à cinq milles les terribles pointes du cap Sable. Encore quelques heures, et la Chicola serait entraînée à travers le détroit de la Floride.
Cependant, avec de nouveaux efforts, en profitant de la marée montante, il eût été possible de donner dans la baie de Whitewater.
« Il le faut… déclara Huelcar.
– Non, répondit Hodge Urrican.
– Eh ! je ne veux pas risquer de perdre mon bateau, et nous avec, en m’entêtant à tenir la mer…
– Je te l’achète, ton bateau…
– Il n’est pas à vendre.
– Un bateau est toujours à vendre quand on l’achète plus que son prix !
– Combien en donnez-vous ?…
– Deux mille piastres.
– Convenu, répondit Huelcar, enchanté d’un marché si avantageux.
– C’est le double de sa valeur, dit le commodore Urrican. Il y en aura mille pour sa coque… et mille pour la tienne et celle de tes hommes.
– Payable quand ?…
– Comptant, avec un chèque que je te ferai à Key West.
– C’est dit, mon commodore.
– Et maintenant, Huelcar, cap au large ! »
Toute la journée la Chicola lutta vaillamment, quelquefois couverte en grand par les lames, ses bastingages à demi sous l’eau. Mais Turk la maintenait d’une main ferme, et l’équipage manœuvrait avec autant de courage que d’habileté.
La goélette était parvenue à s’élever de la côte, grâce surtout à un léger changement dans la direction du vent, un peu remonté au nord. Toutefois, lorsque la nuit arriva, il commença à mollir, et l’espace s’emplit de brumes opaques.
L’embarras fut extrême alors. Il avait été impossible de calculer la position pendant le jour. La goélette se trouvait-elle à la hauteur de Key West, ou avait-elle dépassé ce semis d’écueils qui prolonge vers les Marquesas et les Tortugas cette queue de la péninsule ?…
À l’estime du patron Huelcar, la Chicola devait être très rapprochée de ce chapelet d’îlots, derrière lequel se propagent, avec les courants de foudre du détroit de la Floride, les eaux chaudes du Gulf-stream.
« Nous verrions certainement le phare de Key West, n’étaient les brumes, dit-il, et il faut prendre garde de se jeter sur les roches… À mon avis, mieux vaudrait attendre le jour, et si le brouillard se dissipe…
– Je n’attendrai pas », répondit le commodore.
Et, en effet, il ne pouvait attendre, s’il voulait être à Key West le lendemain avant midi.
La Chicola continuait donc de tenir le cap au sud sur une mer qui revenait au calme, au milieu des brouillards, lorsque, vers cinq heures du matin, se produisirent un premier choc, puis un second.
La goélette avait touché contre un écueil.
Soulevée une troisième fois par un irrésistible coup de houle, à moitié démolie, sa coque défoncée de l’avant, elle chavira sur le flanc de bâbord.
À ce moment, un cri se fit entendre.
Turk reconnut la voix du commodore.
Il l’appela et ne reçut aucune réponse.
Les vapeurs étaient si épaisses qu’on ne voyait pas les roches autour de la goélette.
Le patron et ses trois hommes avaient pu prendre pied sur l’écueil.
Avec eux, Turk, désespéré, cherchait, appelait toujours…
Vains appels, vaines recherches.
Mais peut-être ces brumes se dissiperaient-elles, et peut-être Turk retrouverait-il son maître encore vivant ?… Il n’osait l’espérer… De grosses larmes roulaient le long de ses joues…
Vers sept heures, les vapeurs commencèrent à s’éclaircir à travers les basses zones, et la mer se découvrit sur un rayon de quelques encablures…
C’était un amas de roches blanchâtres contre lequel s’était échouée et brisée la Chicola, dont le canot, écrasé dans la collision, était hors de service. À l’est et à l’ouest, pendant un quart de mille, ce banc se prolongeait en récifs, séparés par des coulières, et le ressac y déferlait avec violence.
Les recherches aussitôt furent reprises, et l’un des matelots finit par découvrir le corps du commodore Urrican, engagé entre deux pointes de recueil.
Turk accourut, il se jeta sur son maître, il l’entoura de ses bras, il le souleva, il lui parla sans obtenir de réponse.
Cependant un léger souffle s’échappait encore des lèvres d’Hodge Urrican, et son cœur battait assez distinctement.
« Il vit… il vit ! » s’écria Turk.
Au vrai, Hodge Urrican était dans un piteux état. En tombant, sa tête avait porté sur l’angle d’une roche. Toutefois, le sang ne coulait plus. La blessure, qui s’était refermée d’elle-même, fut bandée d’un linge, après avoir été lavée avec un peu d’eau douce rapportée de la goélette. Puis le commodore, qui n’avait pas repris connaissance, fut transporté sur une partie saillante de l’îlot, où la mer montante ne pourrait atteindre.
Le ciel alors entièrement dégagé de brumes, la vue pouvait s’étendre à plusieurs milles au large.
Il était neuf heures vingt, et, à cet instant, Huelcar, tendant le bras vers l’ouest, s’écria :
« Le phare de Key West ! »
En effet, Key West ne se trouvait pas à plus de quatre milles dans cette direction. Si la nuit eût été claire, on aurait pu relever son feu en temps utile, et la goélette ne serait pas venue se perdre sur ces dangereux écueils.
Ils sont à redouter des marins, ces parages de la Basse-Floride. Aussi est-il à désirer que le gouvernement fédéral réalise au plus tôt un projet déjà étudié : il s’agit d’un canal qui couperait la péninsule entre Fernandina et Cedar Key. Or, ce canal économiserait aux navires entre le golfe du Mexique et l’Océan environ cinq cents milles à travers l’un des plus difficiles détroits du monde.
Et, maintenant, en ce qui concernait le sixième partenaire du match Hypperbone, ne devait-on pas considérer la partie comme définitivement perdue ?… Il n’avait plus aucun moyen de franchir la distance qui sépare l’îlot sur lequel s’était défoncée la Chicola. Donc nécessité de séjourner sur cet îlot en attendant qu’une embarcation vînt à passer et recueillît les naufragés pour les transporter à Key West.
Triste situation pour ces pauvres gens, à la surface de cet amas blanchâtre semblable à un ossuaire, et qui n’émergeait pas de plus de cinq à six pieds à marée haute. Autour serpentaient des sargasses aux mille couleurs, des phycées gigantesques, de petites algues, arrachées des fonds sous-marins par les courants du Gulf-stream.
Dans les criques fourmillaient cent espèces de poissons de toutes dimensions et de toutes formes, sardes, anges, labres, loups de mer, clephtiques aux nuances merveilleuses, jarretières d’argent, chevaliers rayés de bandes multicolores. Là aussi pullulaient les mollusques, les crustacés, crevettes et palémons, homards, crabes et langoustes.
Enfin, de toutes parts, à fleur d’eau, flairant le naufrage, s’approchaient et rôdaient entre les récifs de voraces requins, – principalement ces marteaux, longs de six à sept pieds, aux mâchoires énormes, monstres des plus redoutables.
Quant aux oiseaux, ils volaient par bandes innombrables, des aigrettes, des crabiers, des hérons, des mouettes, des grèbes, des hirondelles marines, des cormorans. Quelques pélicans de grande taille, immergés jusqu’à mi-corps, péchaient avec autant de sérieux mais avec plus de succès que les pêcheurs à la ligne et poussaient d’une voix caverneuse, ainsi que l’a dit un voyageur français, le cri de « hoenkorr ! ». Du reste, on eût trouvé à se nourrir sur cet écueil, rien qu’en chassant les légions de tortues, soit sous les eaux, soit sur les petites grèves de sable jusqu’aux îles qui portent le nom de ces rampantes bêtes.
Cependant le temps s’écoulait, et, malgré les soins qu’on ne lui ménageait pas, l’infortuné commodore ne semblait pas près de revenir à lui. La prolongation de cet état causait à Turk les plus vives inquiétudes. S’il avait pu conduire son maître à Key West, le confier à un médecin, peut-être l’aurait-on sauvé, étant donnée la constitution de ce vigoureux homme de mer. Mais combien de jours se passeraient avant que les naufragés eussent quitté l’îlot, car il était impossible de renflouer la goélette, de réparer sa coque crevée dans les dessous, et dont le premier mauvais temps disperserait les débris à travers ces parages.
Il va sans dire que Turk ne se faisait plus aucune illusion sur le résultat du match Hypperbone. La partie était perdue pour Hodge Urrican. Quel accès de colère s’il revenait à la vie, et, cette fois, ne le lui pardonnerait-on pas en présence d’une si infernale malchance ?…
Il était un peu plus de dix heures, lorsqu’un des matelots de la Chicola, en vedette à l’extrémité des roches, cria :
« Barque… barque ! »
En effet, une chaloupe de poche, poussée par une petite brise d’est, s’approchait de l’îlot. Aussitôt Huelcar de faire un signal, qui fut aperçu des gens de la chaloupe, et, une demi-heure après, les naufragés à son bord, elle mettait le cap sur Key West.
Alors l’espoir revint à Turk, et peut-être fût-il aussi revenu à Hodge Urrican, s’il avait pu sortir de cette prostration, pendant laquelle il n’avait plus le sentiment des choses extérieures.
Bref, enlevée par la brise, la chaloupe franchit rapidement une distance de quatre milles, et, à onze heures quinze, elle mouillait dans le port.
La ville a poussé sur cet îlot de Key West, long de deux lieues, large d’une lieue, comme poussent les produits végétaux soumis à une culture intensive. C’est une cité déjà considérable, qui se rattache aux États du centre par ses lignes télégraphiques, et avec la Havane par son câble sous-marin, une cité de grand avenir dont la prospérité ne cesse de s’accroître, grâce à un mouvement maritime de trois cent mille tonnes, une cité à demi espagnole, abritée sous le dôme de ses magnolias et autres magnifiques essences de la zone tropicale.
La chaloupe vint accoster au fond du port, et aussitôt plusieurs centaines d’habitants, – Key West en possédait dix-huit mille à cette époque, – entourèrent les naufragés. Ils attendaient le commodore Urrican, et dans quelles conditions il se présentait ou plutôt on le présentait à leurs yeux !
Décidément la mer ne réussissait pas aux partenaires du match J. Hypperbone, Tom Crabbe arrivé au Texas à l’état de masse inerte, le commodore arrivé à l’état de cadavre ou peu s’en fallait !
Hodge Urrican fut amené dans le bureau du port, où un médecin se hâta d’accourir.
Hodge Urrican respirait encore, et si son cœur battait faiblement, il ne semblait pas qu’aucun de ses organes eût été lésé. Cependant, lorsqu’il avait été précipité hors de la goélette, sa tête s’était fendue sur l’angle d’une roche, le sang avait abondamment coulé, et on pouvait toujours craindre quelque lésion au cerveau.
En somme, malgré les soins, malgré les vigoureux massages auxquels on le soumit, – et Turk ne s’y épargna point, on peut le croire, – le commodore, bien qu’il eût poussé deux ou trois soupirs, ne reprit pas connaissance.
Le médecin proposa alors de le transporter dans la chambre d’un confortable hôtel, à moins qu’il ne parût préférable de le conduire à l’hôpital de Key West, où il serait mieux soigné que partout ailleurs.
« Non… répondit Turk, ni à l’hôpital… ni à l’hôtel…
– Où donc alors ?…
– Au Post Office ! »
Il avait une idée, ce brave Turk, – une idée que comprirent et adoptèrent tous ceux qui l’entouraient. Puisque Hodge Urrican était arrivé avant midi à Key West, ce jourd’hui, 25 mai, – et cela contre vent et marée, on peut le dire, – pourquoi sa présence ne serait-elle pas officiellement constatée dans l’endroit même où il devait se trouver à cette date ?…
On fit venir un brancard, on jeta un matelas dessus, on y étendit le commodore, et on se dirigea vers le bureau de poste au milieu d’une foule grossissante.
Vif étonnement des employés qui crurent d’abord à une erreur. Est-ce qu’on prenait leur bureau pour la morgue ?… Mais, lorsqu’ils apprirent que ce corps était celui du commodore Urrican, l’un des partants du match Hypperbone, leur étonnement fit place à l’émotion. Il était donc là, devant ce guichet du télégraphe, là où le coup de dés par cinq et quatre l’avait envoyé de si loin… et dans quel état !… Turk s’avança, puis, d’une voix forte, qui fut entendue de tous :
« Y a-t-il une dépêche pour le commodore Hodge Urrican ?… demanda-t-il.
– Pas encore, répondit l’employé.
– Eh bien, monsieur, reprit Turk, vous voudrez bien certifier que nous étions ici avant elle. »
Et le fait fut aussitôt consigné sur un registre devant nombre de témoins.
Il était alors onze heures quarante-cinq, et il n’y avait plus qu’à attendre le télégramme qui, sans aucun doute, devait être parti le matin même de Chicago.
On n’attendit pas longtemps.
À onze heures cinquante-trois, le timbre de l’appareil télégraphique se mit à tinter, le mécanisme entra en fonction, et la bandelette de papier se déroula.
Dès que l’employé l’eut retirée, il en lut l’adresse et dit :
« Une dépêche pour le commodore Hodge Urrican…
– Présent », répondit Turk pour son maître, chez lequel le médecin ne put même à cet instant, surprendre le moindre signe d’intelligence.
Cette dépêche était conçue en ces termes :
Chicago, Illinois, 8 heures 13 matin, 25 mai.
« Cinq par trois et deux, cinquante-huitième case, État de Californie, Death Valley.
« TORNBROCK. »
État de Californie, à l’autre extrémité du territoire fédéral qu’il faudrait traverser du sud-est au nord-ouest !…
Et, non seulement une distance de plus de deux mille milles sépare la Californie de la Floride, mais cette cinquante-huitième case était celle du Noble Jeu de l’Oie où figure la tête de mort… Et, après s’être rendu de sa personne dans cette case, le joueur est obligé de retourner à la première pour recommencer la partie…
« Allons, se dit Turk, mieux vaut que mon pauvre maître n’en revienne pas, car il ne se relèverait jamais d’un coup pareil ! »
On n’a pas oublié que, primitivement, suivant l’acte testamentaire de William J. Hypperbone, le nombre des joueurs du Noble Jeu des États-Unis d’Amérique avait été fixé à six, élus par le sort. Ces « Six », suivant les instructions de maître Tornbrock, avaient figuré dans le cortège funèbre autour du char de l’excentrique personnage.
On n’a pas oublié non plus que, lors de la séance du 15 avril, où le notaire donna lecture dudit testament dans la salle de l’Auditorium, un codicille très inattendu fit intervenir un septième partenaire, uniquement désigné par les initiales X K Z. Ce nouveau venu était-il sorti de l’urne comme les autres concurrents, ou avait-il été imposé par la seule volonté du défunt ?… on ne savait. Quoi qu’il en soit, cette clause du codicille, si formelle, nul ne pouvait songer à l’éluder. Le sieur X K Z – l’homme masqué, – jouissait des mêmes droits que les anciens Six, et, s’il gagnait l’énorme héritage, personne ne serait fondé à lui en disputer la possession.
C’est donc par application de cette clause que, le 13 courant, à huit heures du matin, maître Tornbrock avait procédé à un septième tour de dés, et – cela est rappelé pour mémoire – le nombre des points obtenus, neuf par six et trois, obligeait le sieur X K Z à se rendre au Wisconsin. Or, si le partenaire inconnu n’était pas possédé de ce goût immodéré des voyages, de cet amour des déplacements qui dévorait le reporter de la Tribune, s’il était réfractaire à toute passion locomotrice, il devait se déclarer satisfait. En quelques heures de chemin de fer, il atteindrait Milwaukee, et, pour peu qu’elle y fût encore lorsqu’il y arriverait, Lissy Wag devrait lui céder la place et recommencer la partie.
Or, si l’homme masqué s’était hâté de gagner le Wisconsin dès qu’il avait connu le résultat du septième tirage, bien qu’il eût un laps de quinze jours pour s’y rendre, on l’ignorait.
Tout d’abord, le public avait été très intrigué de l’introduction de ce nouveau personnage dans le match. Qui était-il ?… Chicagois, puisque le testateur n’avait admis que des Chicagois de naissance. Mais on n’en savait pas davantage, et la curiosité était d’autant plus vive.
Aussi, le 13 de ce mois, jour du septième tirage, y avait-il eu foule dans la gare, aux heures des trains de Chicago à Milwaukee.
On espérait reconnaître cet X K Z à sa démarche, à son attitude, à quelque singularité, à quelque originalité… Complète déception, là, rien que ces figures habituelles de voyageurs de toute situation sociale, que rien ne distingue du commun des mortels. Toutefois, au moment du départ, un brave homme fut pris pour l’homme masqué, et, très ahuri, devint l’objet d’une ovation qu’il ne méritait pas.
Le lendemain, il vint encore un assez grand nombre de curieux, moins le surlendemain, très peu les jours suivants, et on ne remarqua jamais personne qui eût l’air de concourir pour le grand prix du match Hypperbone.
Ce qu’il y avait à faire, et ce que firent des gens appâtés par le côté mystérieux de cet X K Z, et désireux de risquer sur lui de grosses sommes, c’était d’interroger maître Tornbrock à ce sujet. Aussi était-il accablé de questions sur ce personnage.
« Vous devez savoir à quoi vous en tenir sur cet X K Z !… lui disait-on.
– En aucune façon, répondait-il.
– Mais vous le connaissez ?…
– Je ne le connais pas, et je le connaîtrais, que je n’aurais probablement pas le droit de trahir son incognito.
– Mais vous devez savoir où il réside… s’il a son domicile à Chicago ou ailleurs, puisque vous lui avez envoyé le résultat du coup de dés ?…
– Je ne lui ai rien envoyé. Ou il l’a appris par les journaux et les affiches, ou il l’a entendu proclamer dans la salle de l’Auditorium…
– Mais il faudra bien que vous lui expédiiez un télégramme pour l’informer du point qu’amèneront les dés au tirage du 27 de ce mois qui le concerne ?…
– Je le lui expédierai, sans aucun doute.
– Mais où ?…
– Où il sera, c’est-à-dire où il devra être… à Milwaukee… Wisconsin.
– Mais à quelle adresse ?…
– Poste restante, aux initiales X K Z…
– Mais s’il n’est pas là ?…
– S’il n’est pas là, tant pis pour lui, et il sera déchu de tout droit ! »
On le voit, aux « mais » des questionneurs, maître Tornbrock faisait toujours la même réponse : il ne savait rien et ne pouvait rien dire.
Il arriva donc que l’intérêt, si vivement excité d’abord par l’homme du codicille, finit par s’atténuer, et on laissa à l’avenir le soin d’établir l’identité de cet X K Z. Au total, s’il gagnait, s’il devenait l’unique héritier des millions de William J. Hypperbone, cela n’irait pas sans que son nom retentît dans les cinq parties du monde. Au contraire, s’il ne gagnait pas, importait-il de savoir s’il était vieux ou jeune, grand ou petit, gras ou maigre, blond ou brun, riche ou pauvre, et sous quelle appellation patronymique il avait été inscrit sur les registres de sa paroisse ?…
En attendant, les péripéties du jeu étaient suivies avec une extrême attention dans le monde où l’on spécule, chez les coureurs de chances, les chasseurs d’aléas, les adorateurs du boom. Les bulletins financiers donnaient la situation jour par jour, comme ils publiaient les cours de la Bourse. Non seulement à Chicago qu’un chroniqueur baptisa « Ville de paris » et dans toutes les grandes villes de l’Union, mais dans les bourgades, jusque dans les plus petits villages, les joueurs s’engageaient avec un remarquable entrain.
Les principales cités, New York, Boston, Philadelphie, Washington, Albany, Saint-Louis, Baltimore, Richmond, Charleston, Cincinnati, Détroit, Omaha, Denver, Salt Lake City, Savanah, Mobile, la Nouvelle-Orléans, San Francisco, Sacramento, possédaient des agences spéciales dont les affaires marchaient à merveille. On pensait que leur nombre doublerait, triplerait, quadruplerait, décuplerait au fur et à mesure des incidents provoqués par le caprice des dés, dont Max Réal, Tom Crabbe, Hermann Titbury, Harris T. Kymbale, Lissy Wag, Hodge Urrican et X K Z seraient les bénéficiaires ou les victimes. De véritables marchés s’étaient fondés, avec courtiers et cotes, où se faisaient les demandes et les offres, où l’on vendait, où l’on achetait à des taux variables les chances de tel ou tel.
Il va de soi que ce courant ne s’était pas uniquement canalisé aux États-Unis d’Amérique. Il avait passé la frontière et se ramifiait à travers le Dominion, par Québec, Montréal, Toronto et autres villes importantes du Canada. Et aussi coulait-il vers le Mexique, vers les petits États baignés des eaux du golfe. Puis il se déversait sur l’Amérique du Sud, la Colombie, le Venezuela, le Brésil, la République Argentine, le Pérou, la Bolivie, le Chili. La fièvre du jeu finirait par devenir endémique dans tout le Nouveau-Monde.
D’ailleurs, de l’autre côté de l’Atlantique, en Europe, la France, l’Allemagne, l’Angleterre, la Russie, en Asie, les Indes anglaises, la Chine et le Japon, en Océanie, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, avaient déjà participé aux folies de ce match dans une proportion considérable.
Décidément, si le défunt membre de l’Excentric Club de Chicago n’avait pas fait grand bruit de son vivant, quel tapage il faisait après sa mort ! Les honorables Georges B. Higginbotham et ses autres collègues ne pouvaient qu’être fiers d’être associés à tant de gloire posthume.
Maintenant, à l’heure actuelle, quel était le favori sur ce turf d’un nouveau genre ?
S’il eût été difficile de se prononcer jusqu’ici puisqu’on ne connaissait encore qu’un petit nombre de coups, il semblait bien, cependant, que le quatrième partenaire, Harris T. Kymbale, réunissait alors le plus de partisans. L’attention portait particulièrement sur sa personne. C’était de lui que les journaux parlaient surtout, car ils le suivaient pas à pas, tenus au courant par sa correspondance quotidienne. Max Réal, avec la réserve dont il ne se départissait guère, Hermann Titbury, qui avait d’abord voyagé sous un faux nom, Lissy Wag, dont le départ avait été retardé jusqu’au dernier jour, ne pouvaient rivaliser dans le public avec le brillant et bruyant reporter de la Tribune.
Il convient de noter, toutefois, que Tom Crabbe, très lancé par John Milner, attirait un grand nombre de parieurs. Il semblait naturel que cette énorme fortune allât à cette énorme brute. Le hasard se plait à ces contrastes ou à ces assimilations, comme on voudra, et ; s’il n’a pas d’habitudes, du moins a-t-il des caprices dont on doit tenir compte.
Quant au commodore Urrican, il avait tout d’abord été en hausse sur les marchés. Avec son point de neuf par cinq et quatre, qui le transportait à la cinquante-troisième case, quel magnifique début ! Mais, au second coup, envoyé à la cinquante-huitième case, en Californie, et oblige de recommencer la partie, il avait perdu toute faveur. En outre, on savait qu’il avait fait naufrage près de Key West, que son débarquement s’était effectué dans des conditions déplorables, que le 23, dans la matinée, il n’avait pas encore repris connaissance. Serait-il jamais en état de se rendre à Death Valley, et n’était-il pas deux fois mort comme homme et comme partenaire ?…
Restait enfin X K Z, et il y avait déjà lieu de prévoir que les malins, les habiles, auxquels une disposition spéciale du cerveau permet de flairer les bons coups, finiraient par se porter sur lui. Qu’il fût délaissé en ce moment, c’est qu’on ignorait encore s’il était en route ou non pour le Wisconsin. Mais cette question ne tarderait pas à être résolue lorsqu’il se présenterait au Post Office de Milwaukee afin de retirer son télégramme.
Et ce jour n’était plus éloigné. On approchait du 27 mai, date de ce quatorzième tirage qui concernait l’homme masqué. Ce jour-là, après le coup de dés, maître Tornbrock lui expédierait une dépêche au bureau de Milwaukee, où il devrait être de sa personne avant midi. On imagine aisément qu’il y aurait foule de curieux à ce bureau, avides de voir le monsieur aux initiales. Si on n’apprenait pas son nom, du moins observerait-on sa personne, et les instantanés auraient vite pris son image photographique que les journaux publieraient le jour même.
Il est bon d’observer que William J. Hypperbone avait distribué les divers États de l’Union sur sa carte d’une façon purement arbitraire. En effet, ces États n’étaient placés ni dans l’ordre alphabétique ni dans l’ordre géographique. Ainsi la Floride et la Géorgie, qui sont limitrophes, occupaient, l’une la vingt-huitième case, l’autre la cinquante-troisième. Ainsi le Texas et South Carolina étaient numérotés dixième et onzième, bien qu’ils fussent séparés par une distance de huit à neuf cents milles. De même pour tous les autres. Cette distribution ne semblait donc pas due à un choix raisonné, et peut-être même les places avaient-elles été tirées au sort par le testateur.
Quoi qu’il en soit, c’était au Wisconsin que le mystérieux X K Z devait attendre la dépêche lui annonçant le résultat du second tirage. Or, comme Lissy Wag et Jovita Foley n’avaient pu être à Milwaukee que le 23 au matin, elles s’étaient hâtées d’en repartir immédiatement afin de ne pas s’y rencontrer avec le septième partenaire, lorsqu’il paraîtrait au bureau télégraphique de la ville.
Enfin ce 27 mai arriva, et l’attention fut rappelée sur le personnage, qui, pour on ne sait quels motifs, s’abstenait de révéler son nom au public.
La foule se pressait donc, ce jour-là, dans la salle de l’Auditorium, et, sans doute, l’affluence eût été considérable, si des milliers de curieux n’avaient pris les trains du matin pour Milwaukee, afin d’être présents au Post Office pour y voir ce mystérieux X K Z.
À huit heures, solennel comme d’habitude, entouré des membres de l’Excentric Club, maître Tornbrock agita le cornet, fit rouler les dés sur la table, et, au milieu du silence général, il proclama d’une voix sonore :
« Quatorzième tirage, septième partenaire, dix par quatre et six. »
Et voici quelles étaient les conséquences de ce coup :
X K Z étant à la vingt-sixième case, Wisconsin, les dix points l’eussent envoyé à la trente-sixième, s’ils n’avaient dû être redoublés, puisque cette trente-sixième case était occupée par l’Illinois. C’est donc à la quarante-sixième qu’il devrait se transporter en quittant le Wisconsin. Or, sur la carte de William J. Hypperbone, le district de Columbia était affecté à cette case.
En vérité, la fortune favorisait singulièrement cet énigmatique personnage ! Au premier coup, un État limitrophe de l’Illinois, au second coup, trois États seulement à traverser, l’Indiana, l’Ohio et la Virginie occidentale pour atteindre le district de Columbia, et Washington, sa capitale, qui est aussi la capitale des États-Unis d’Amérique ! Quelle différence avec la plupart de ses concurrents, envoyés jusqu’à l’extrémité du territoire fédéral !
Assurément, il n’y avait qu’à parier pour un pareil chanceux, – s’il existait toutefois…
Or, ce matin-là, à Milwaukee, il n’y eut plus à mettre son existence en doute. Un peu avant midi, aux abords et à l’intérieur du bureau de poste, les curieux ouvrirent leurs rangs pour livrer passage à un homme de moyenne taille, d’apparence vigoureuse, la barbe grisonnante, un binocle sur les yeux. Il était en costume de voyage et tenait une petite valise à la main.
« Avez-vous une dépêche aux initiales X K Z ?… demande-t-il à l’employé.
– La voici », lui est-il répondu.
Alors, le septième partenaire, – car c’est bien lui, – prend la dépêche, l’ouvre, la lit, la referme, la glisse dans son portefeuille, sans avoir montré aucun signe de satisfaction ou de mécontentement, et se retire en traversant la foule, émotionnée et silencieuse.
On l’a vu enfin, le septième partenaire !… Il existe !… Ce n’est point un être de raison !… Il appartient à l’humanité !… Mais qui il est, son nom, ses qualités, sa position sociale, on l’ignore !… Arrivé sans bruit, il est reparti sans bruit !… N’importe, puisqu’il s’est trouvé le jour dit à Milwaukee, il se trouvera le jour dit à Washington !… Est-il donc nécessaire de connaître son état civil ?… Non !… Ce qui n’est pas douteux, c’est qu’il remplit intégralement les conditions inscrites au testament, puisqu’il a été désigné par le testateur lui-même !… À quoi bon se démarcher pour en savoir davantage !… Que les joueurs parient pour lui sans hésiter !… Il peut devenir le grand favori, car, à s’en rapporter à ses premiers coups, il semble que le Dieu des bonnes chances va l’accompagner pendant le cours de ses voyages !…
En résumé, voici quelle était, à cette date du 27 mai, la situation de la partie :
Max Réal, le 15 mai, a quitté Fort Riley du Kansas pour se rendre à la vingt-huitième case, État de Wyoming.
Tom Crabbe, le 17 mai, a quitté Austin du Texas pour se rendre à la trente-cinquième case, État de l’Ohio.
Hermann Titbury, sa condamnation enfin purgée, le 19 mai, a quitté Calais du Maine, pour se rendre à la quatrième case, État de l’Utah.
Harris T. Kymbale, le 21 mai, a quitté Santa Fé de New Mexico, pour se rendre à la vingt-deuxième case, État de South Carolina.
Lissy Wag le 23 mai, a quitté Milwaukee du Wisconsin, pour se rendre à la trente-huitième case, État de Kentucky.
Le commodore Urrican, s’il n’est point mort, – et il est à souhaiter qu’il ne le soit pas, – a reçu, il y a quarante-huit heures, le 25 mai, la dépêche qui l’expédie à la cinquante-huitième case, État de Californie, d’où il devra revenir à Chicago pour recommencer la partie.
Enfin X K Z, le 27 mai, vient d’être envoyé à la quarante-sixième case, district de Columbia.
L’univers n’a plus qu’à attendre les incidents ultérieurs et les résultats des coups suivants qui doivent être tirés de deux en deux jours.
Une idée, lancée par la Tribune, a obtenu un grand succès, et elle est adoptée non seulement en Amérique, mais dans le monde entier.
Puisque les partenaires sont au nombre de sept, pourquoi, – ainsi que cela se fait pour les jockeys sur les champs de courses, – ne pas leur attribuer à chacun une couleur spéciale ?… Or, n’est-il pas indiqué de choisir les sept couleurs primitives selon le rang qu’elles occupent dans l’arc-en-ciel ?…
Aussi Max Réal a-t-il le violet, Tom Crabbe l’indigo, Hermann Titbury le bleu, Harris T. Kymbale le vert, Lissy Wag le jaune, Hodge Urrican l’orangé, X K Z le rouge.
Et c’est, chacun avec leurs couleurs, que de petits drapeaux sont piqués quotidiennement à la place occupée par les partenaires du match Hypperbone sur la carte du Noble Jeu des États-Unis d’Amérique.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.