En tout cas, si le partenaire de la dernière heure était déjà arrivé dans la capitale de l’Union, aucun journal n’y avait signalé sa présence.
« Et ce pavillon jaune ?… demanda Max Réal, en montrant celui qui était planté au milieu de la trente-cinquième case.
– C’est le pavillon de Lissy Wag, mon cher enfant. »
Oui, ce pavillon flottait toujours sur la case du Kentucky, car, à cette date du 1er juin, le funeste coup, qui envoyait Lissy Wag dans la prison du Missouri, n’avait pas encore été tiré.
« Ah ! la charmante jeune fille ! s’écria Max Réal. Je la vois toute gênée, toute rougissante aux obsèques de William Hypperbone, puis sur l’estrade de l’Auditorium !… À coup sûr, si je l’eusse rencontrée en route, je lui aurais renouvelé mes vœux pour son succès final…
– Et le tien, Max ?…
– Le mien aussi, mère !… Tous les deux gagnant la partie !… On partagerait !… Hein !… Serait-ce assez réussi !…
– Est-ce que cela se peut ?…
– Non, cela ne se peut pas… mais il arrive en ce bas monde des choses si extraordinaires…
– Tu sais, Max, on a bien cru que Lissy Wag n’aurait pas pu partir…
– En effet, la pauvre fille a été malade et il y en avait plus d’un parmi les « Sept » qui s’en réjouissait !… Oh ! pas moi, mère, pas moi !… Heureusement, elle avait une amie qui l’a bien soignée et bien guérie… cette Jovita Foley… aussi résolue dans son genre que le commodore Urrican ! – Et, quand se fera le prochain tirage pour Lissy Wag ?…
– Dans cinq jours, le 6 juin.
– Espérons que ma jolie partenaire saura éviter les dangers de la route, le labyrinthe du Nebraska, la prison du Missouri, la Death Valley californienne !… Bonne chance !… oui ! je la lui souhaite et de tout cœur ! »
Décidément, Max Réal pensait quelquefois à Lissy Wag – souvent même, – et sans doute trop souvent, se dit peut-être Mme Réal, un peu surprise de la chaleur qu’il mettait à en parler.
« Et tu ne demandes pas, Max, quel est ce pavillon vert ?… reprit-elle.
– Celui qui se déploie au-dessus de la vingt-deuxième case, chère mère ?…
– C’est le pavillon de M. Kymbale.
– Un brave et aimable garçon, ce journaliste, déclara Max Réal, et qui, d’après ce que j’ai entendu dire, profite de l’occasion pour voir du pays…
– En effet, mon enfant, et la Tribune publie ses chroniques presque chaque jour.
– Eh bien, mère, ses lecteurs doivent être satisfaits, et s’il va jusqu’au fond de l’Oregon ou du Washington, il leur racontera de curieuses choses !
– Mais il est bien en retard.
– Cela n’importe guère au jeu que nous jouons, répondit Max Réal, et un coup heureux vous met vite en avance !
– Tu as raison, mon fils…
– Maintenant, quel est ce pavillon qui semble tout triste d’être arboré sur la quatrième case ?…
– Celui d’Hermann Titbury.
– Ah ! l’horrible bonhomme !… s’écria Max Réal. Qu’il doit enrager d’être dernier… et bon dernier !
– Il est à plaindre, Max, réellement à plaindre, car il n’a fait que quatre pas en deux coups de dés, et, après avoir été au fond du Maine, il a dû repartir pour l’Utah ! »
À cette date du 1er juin, on ne pouvait encore savoir que le couple Titbury avait été dépouillé de tout ce qu’il possédait, après son arrivée à Great Salt Lake City.
« Et pourtant, je ne le plaindrai pas !… déclara Max Réal. Non ! ce couple de ladres n’est point intéressant, et je regrette qu’il n’ait pas eu quelque forte prime à tirer de son sac…
– Mais n’oublie pas qu’il a dû verser une amende à Calais, fit observer Mme Réal.
– Tant mieux, et il ne l’aura pas volé, ce tondeur de chrétiens ! Aussi, ce que je lui souhaite, c’est d’amener encore le minimum de points, un et un !… Tiens ça le conduirait au Niagara, et le péage du pont lui coûterait mille dollars !
– Tu es cruel pour ces Titbury, Max…
– D’abominables gens, mère, qui se sont enrichis par l’usure et ne méritent aucune pitié !… Il ne manquerait plus que le sort les fît hériter de ce généreux Hypperbone…
– Tout est possible, répondit Max Réal.
– Mais, dis-moi, je n’aperçois pas le pavillon du fameux Hodge Urrican…
– Le pavillon orangé ?… Non, il ne flotte plus nulle part, depuis que la mauvaise fortune a envoyé le commodore mettre le pied dans la Vallée de la Mort, d’où il va revenir à Chicago afin de recommencer la partie.
– Dur pour un officier de marine d’amener son pavillon ! s’écria Max Réal. À quelle crise de colère il a dû s’abandonner, et comme elle a dû faire trembler sa coque depuis la quille jusqu’à la pomme des mâts !
– C’est probable, Max.
– Et l’X K Z, quand doit-on tirer pour lui ?…
– Dans neuf jours.
– C’est tout de même une singulière idée qu’a eue le défunt de taire le nom de ce dernier des Sept ! »
À présent Max Réal était au courant de la situation. Après ce coup de dés qui l’expédiait en Virginie, il savait qu’il occupait le troisième rang, devancé par Tom Crabbe en tête, et par X K Z, pour lesquels, il est vrai, le troisième tirage n’avait pas encore été effectué.
Au fond, cela ne le préoccupait guère, quoi que pussent penser Mme Réal et même Tommy. Aussi, le temps qu’il resta à Chicago, le passa-t-il dans son atelier, où il acheva ses deux paysages dont la valeur devait s’accroître aux yeux d’un amateur américain, étant données les conditions dans lesquelles ils avaient été peints.
Il advint donc, en attendant son prochain départ, que Max Réal ne s’inquiéta plus du match ni de ceux qu’il faisait courir à travers les États-Unis. Au fond, il n’y jouait un rôle que pour ne pas contrarier son excellente mère, – non moins indifférent que Lissy Wag, laquelle, de son côté, n’y participait que pour ne point contrarier Jovita Foley.
Néanmoins, pendant son séjour, il eut nécessairement connaissance des trois coups qui furent tirés à l’Auditorium. Déplorable pour Hermann Titbury, celui du 2, puisqu’il l’obligeait à gagner la case dix-neuvième, État de la Louisiane, affecté à l’hôtellerie, où il devrait demeurer deux coups sans jouer. Quant à celui du 4, il fut bien accueilli de Harris T. Kymbale, car, s’il ne le conduisait qu’à la trente-troisième case, North Dakota, il lui assurait un curieux voyage.
Enfin, le 6, à huit heures, maître Tornbrock procéda au tirage concernant Lissy Wag. Aussi, ce matin-là, Max Réal, qui s’intéressait si vivement au sort de la jeune fille, se rendit-il à l’Auditorium, d’où il revint on ne peut plus désolé.
De la case trente-huitième, État du Kentucky, Lissy Wag, par le point de sept redoublé, soit quatorze, était envoyée à la cinquante-deuxième case. Là, dans cet État du Missouri, l’infortunée partenaire devrait rester incarcérée, tant qu’un autre partenaire ne serait pas venu prendre sa place.
On le comprend, ces trois coups produisirent un effet considérable sur les marchés dans le monde des joueurs. Plus que jamais Tom Crabbe et Max Réal furent demandés. Décidément la chance se prononçait pour eux, et le choix devenait très difficile entre ces deux favoris de la fortune.
Quel chagrin ressentit Max Réal, lorsque, de retour près de sa mère, il la vit planter le pavillon jaune au milieu de ce Missouri transformé en prison, de par la volonté de l’excentrique défunt, – et pour Lissy Wag, de par la volonté du destin. Il en fut extrêmement affecté et ne le cacha point. Ce coup de la prison, comme celui du puits, était le plus funeste qui pût se produire au cours de la partie… Oui, plus grave que celui de la Vallée de la Mort dont Hodge Urrican venait d’être victime !… Au moins le commodore n’éprouvait-il qu’un retard et allait-il continuer la lutte !… Et qui sait si le match Hypperbone n’aurait pas pris fin, avant que la prisonnière eût été délivrée ?…
Enfin, le lendemain, 7 juin, Max Réal se prépara à quitter Chicago. Sa mère, après avoir renouvelé ses recommandations, lui fit promettre de ne point s’attarder en route.
« Et pourvu, dit-elle, que la dépêche que tu vas recevoir à Richmond, mon cher fils, ne t’envoie pas… au bout du monde…
– On en revient, mère, on en revient, répondit Max, tandis que de la prison !… Enfin, avoue que tout cela est bien ridicule !… Être exposé comme un vulgaire cheval de course à perdre d’une demi-longueur !… Oui !… ridicule !…
– Mais non, mon enfant, mais non !… Pars donc, et que Dieu te protège ! »
Et c’est très sérieusement, sous l’empire d’une sincère émotion, que l’excellente dame disait ces choses !
Cela va de soi, pendant son séjour Max Réal n’avait pu, sans grande peine, se soustraire à la visite des courtiers, des reporters, des parieurs, qui affluaient à la maison de South Halsted Street. Comment s’en étonner ?… On le prenait à égalité avec Tom Crabbe… Quel honneur !
Assurément, Max Réal s’était engagé vis-à-vis de sa mère à se rendre par la voie la plus directe en Virginie. Mais, pourvu qu’il fût dans la matinée du 12 à Richmond, qui l’eût blâmé de préférer dans son itinéraire à la ligne droite la ligne brisée ou la ligne courbe ? Cependant, il avait résolu de ne point sortir des États qu’il allait traverser, l’Illinois, l’Ohio, le Maryland, la Virginie occidentale pour atteindre la Virginie et Richmond, sa métropole.
Voici, du reste, la lettre que reçut Mme Réal, – lettre datée du 11 juin, – quatre jours après le départ, et qui lui faisait sommairement connaître les incidents du voyage. Sans parler d’aperçus très personnels sur les pays parcourus, les villes visitées, les rencontres effectuées, elle contenait certaines remarques qui donnaient à réfléchir et ne laissèrent pas de lui causer quelque inquiétude relativement à l’état d’âme de son fils.
« Richmond, 11 juin, Virginie.
« Chère et bonne mère,
« Me voici arrivé au but, – non pas celui de cette grande bête de partie, mais celui que m’imposait mon troisième coup de dés. Après Fort Riley du Kansas, après Cheyenne du Wyoming, Richmond de la Virginie ! Donc, n’aie aucune appréhension pour l’être que tu chéris le plus au monde et qui te le rend de tout cœur : il est à son poste en bonne santé.
« Par exemple, je voudrais pouvoir en dire autant de cette pauvre Lissy Wag, que la paille humide des cachots attend dans la grande cité missourienne. Je ne te cache pas, chère mère, bien que je ne doive voir en elle qu’une rivale, mais si charmante, si intéressante, combien je suis affligé de son malheureux sort ! Plus je songe à ce déplorable coup de dés, – sept par trois et quatre, redoublé, – plus j’en éprouve de peine, plus je regrette que le pavillon jaune, si vaillamment tenu jusqu’ici par l’intrépide Jovita Foley pour le compte de son amie, soit hissé sur le mur de cette prison !… Et jusqu’à quand le sera-t-il ?…
« Je suis donc parti le 7 au matin. La voie ferrée longe le littoral sud du Michigan et laisse apercevoir de jolis points de vue sur le lac. Mais, entre nous, je le connais un peu, notre lac, et aussi les pays qu’il limite ! D’ailleurs, dans cette partie des États-Unis comme au Canada, il est permis d’être blasé sur les lacs, leurs eaux bleues qui ne sont pas toujours bleues, leurs eaux dormantes qui ne dorment pas toujours ! Nous en avons à revendre, et je me demande pourquoi la France, qui n’est pas riche en propriétés lacustres, ne nous en achète pas un, au choix, comme nous lui avons acheté la Louisiane en 1803 ?
« Enfin, j’ai regardé tout de même à droite et à gauche par le trou de ma palette, tandis que cette marmotte de Tommy dormait comme un loir.
« Sois tranquille, bonne mère, je n’ai point réveillé ton négrillon ! Peut-être a-t-il rêvé que je gagnais assez de millions de dollars pour le réduire au plus dur esclavage ! Laissons-le à son bonheur !
« Je refais en partie la route qu’a faite Harris Kymbale, lorsqu’il s’est rendu de l’Illinois au New York, de Chicago au Niagara. Mais, arrivé à Cleveland City de l’Ohio, je l’abandonne pour obliquer vers le sud-est. Du reste, des railroads partout. Un piéton ne saurait où mettre les pieds !
« Ne me demande pas, chère mère, de te chiffrer mes heures d’arrivée et de départ pendant ce voyage. Cela ne saurait t’intéresser. Je t’indiquerai les quelques localités où notre locomotive a lancé ses tourbillons de vapeur. Ah ! pas toutes, par exemple ! Il y en a dans ces contrées industrielles autant que de cellules dans une ruche ! Seulement les principales.
« De Cleveland, je suis allé à Warren, un centre important de l’Ohio, si riche en sources d’huile de pétrole, qu’un aveugle le reconnaîtrait, pourvu qu’il eût un nez, rien qu’à son écœurante atmosphère. C’est à croire que l’air va s’enflammer si l’on égratigne une allumette. Et puis, quel pays ! Sur les plaines à perte de vue, rien que des échafaudages et des orifices de puits, et aussi sur les pentes des collines, les bords des creeks. Tout cela, c’est des lampes, des lampes de quinze à vingt pieds de haut… Il n’y manque qu’une mèche !
« Vois-tu, chère mère, ce pays ne vaut pas nos poétiques prairies du Far West, ni les sauvages vallées du Wyoming, ni les lointaines perspectives des Rocheuses, ni les profonds horizons des grands lacs et des océans ! Les beautés industrielles, c’est bien, les beautés artistiques, c’est mieux, les beautés naturelles, rien au-dessus !
« Entre nous, chère mère, je te l’avouerai, si j’eusse été favorisé au dernier tirage, – favorisé par le choix du pays, s’entend, – j’aurais voulu t’emmener avec moi. Oui, madame Réal, au Far West, par exemple. Ce n’est pas qu’il n’y ait de curieux sites dans la chaîne des Alleghanys que j’ai traversée… Mais le Montana, le Colorado, la Californie, l’Oregon, foi de peintre, ce n’est pas à comparer !…
« Oui… nous aurions voyagé de compagnie, et si nous avions rencontré Lissy Wag en route, qui sait… le hasard ?… Eh bien, tu aurais fait sa connaissance… Il est vrai, elle est maintenant en prison, ou du moins elle va s’y rendre, la pauvre fille !…
« Ah ! si, au prochain tirage, un Titbury, un Crabbe, un Urrican venaient la délivrer !… Notre terrible commodore, le vois-tu, après tant d’épreuves, tombant dans la cinquante-deuxième case ! Il serait capable d’abandonner son Turk à ses féroces instincts de tigre !… À la rigueur, chère mère, une Lissy Wag pourrait être envoyée, quoique ce fût très regrettable, à l’hôtellerie, au labyrinthe !… Mais le puits, l’horrible puits… la prison, l’horrible prison… c’est bon pour les représentants du sexe fort !… Décidément, le destin a oublié d’être galant ce jour-là !
« Mais ne vaguons ni ne divaguons, et continuons le voyage. Après Warren, en suivant la Ring River, la frontière de l’Ohio franchie, nous sommes entrés en Pennsylvanie. La première ville importante a été Pittsburg, sur l’Ohio, avec son annexe d’Alleghany, la Cité du Fer, la Cité Fumeuse, comme on l’appelle, malgré les mille milles de conduites souterraines par lesquelles se débitent actuellement ses gaz naturels. Ce qu’il y fait sale !… On a les mains et la figure noircies en quelques minutes… des mains et la figure de négros !… Oh ! mes sites frais et clairs du Kansas ! J’ai mis sur ma fenêtre un peu d’eau dans le fond d’un verre, et, le lendemain, j’avais de l’encre. C’est avec ce mélange chimique que je t’écris, chère mère.
« Je viens de voir dans un journal que le tirage Urrican du 8 expédie notre fulgurant commodore au Wisconsin. Par malheur, au coup suivant, s’il amène le point de douze, même en le doublant, il n’atteindra pas la cinquante-deuxième case, où se désole la jeune prisonnière…
« Enfin, j’ai continué à descendre vers le sud-est. De nombreuses stations ont défilé de chaque côté du railroad, – des villes, des bourgades, des villages, et, à travers ces districts, pas un coin de nature qui soit livré à lui-même ! Partout la main de l’homme et son outillage bruyant ! Il est vrai, dans notre Illinois, il en est de même, et le Canada n’y échappe pas. Un jour, les arbres seront en métal, les prairies en feutre, et les grèves en limaille de fer… C’est le progrès.
« Cependant j’ai eu quelques bonnes heures en circulant le long des passes des Alleghanys. Une chaîne, pittoresque, capricieuse, sauvage parfois, hérissée de conifères noirâtres, des pentes abruptes, des gorges profondes, des vallées sinueuses, des torrents tumultueux, que les industriels ne font pas travailler encore et qui cascadent en toute liberté !
« Puis, nous avons effleuré ce petit coin du Maryland qu’arrose le haut Potomac, pour atteindre Cumberland, plus importante que sa capitale, la modeste Annapolis, qui ne compte guère en regard de l’envahissante et impérieuse Baltimore, où se concentre toute la vie commerciale de l’État. Ici la campagne est fraîche, le pays étant plus agricole que manufacturier. Il repose sur un seuil de fer et de houille, et, en quelques coups de pioche, on a vite crevé la terre végétale.
« Nous voici au West Virginia, et, sois tranquille, bonne mère, la Virginie n’est pas loin. D’ailleurs, j’y eusse déjà été si la question de l’esclavage n’avait pas tellement divisé l’ancien État qu’il a fallu le couper en deux pendant la guerre de Sécession. Oui ! tandis que l’Est s’attachait avec plus de force aux doctrines anti-humaines de l’esclavagisme, – Tommy dort, il n’entend pas, – l’Ouest, au contraire, se séparait des confédérés pour se ranger sous le pavillon fédéral.
« C’est une région accidentée, montueuse, sinon montagneuse, sillonnée dans sa partie orientale par diverses chaînes des Appalaches, agricole, minière, avec du fer, de la houille, et aussi du sel, de quoi assaisonner la cuisine de toute la Confédération pendant des siècles !
« Je ne suis point allé à Charleston, capitale de la Virginie orientale, – ne pas confondre avec l’autre grande Charleston de la Caroline du Sud, où s’est rendu mon copain Kymbale, ni avec une troisième Charlestown dont je vais te parler. Mais je me suis arrêté un jour à Martinsburg City, la plus importante de l’État du côté de l’Atlantique.
« Oui, tout un jour, et ne me gronde pas, chère mère, puisque je pouvais être à Richmond en quelques heures de railroad. À quel propos ai-je fait halte à Martinsburg ?… Uniquement pour accomplir un pèlerinage, et, si je n’ai pas emmené Tommy avec moi, c’est qu’il ne peut qu’éprouver de l’horreur pour le héros que j’allais honorer.
« John Brown, chère mère, John Brown, qui leva le premier le drapeau de l’anti-esclavagisme au début de la guerre de Sécession ! Les planteurs virginiens le traquèrent comme une bête fauve. Il n’avait à sa suite qu’une vingtaine d’hommes, et voulait s’emparer de l’arsenal d’Harper’s Ferry. Ce nom est celui d’un petit bourg, situé sur l’escarpement d’une colline, entre les cours du Potomac et de la Shenandoah, un site merveilleux, mais plus célèbre encore par les terribles scènes dont il fut le théâtre.
« C’est là, en 1859, que s’était réfugié l’héroïque défenseur de la sainte et grande cause. La milice vint l’y attaquer. Après des prodiges de courage, blessé grièvement, réduit à l’impuissance, il fut pris, entraîné jusqu’au bourg voisin de Charlestown, où il subit le supplice de la pendaison, le 2 décembre 1859, – mort que le gibet n’a pu rendre infamante, et dont la glorieuse renommée se perpétuera d’âge en âge{6}.
« C’est à ce martyr de la liberté, de l’émancipation humaine que j’ai voulu porter mon hommage de patriote.
« Enfin, me voici en Virginie, mère, l’État esclavagiste par excellence et qui fut le principal théâtre de la guerre de Sécession. Je laisserai aux géographes le soin de te dire, si cela peut t’intéresser, qu’il occupe le trente-troisième rang dans l’Union comme superficie, qu’il est divisé en cent dix-neuf comtés, que, malgré l’amputation qu’il a subie du côté de l’ouest, il est encore un des plus puissants de la République Nord-Américaine, que le nombre des daims et des oppossums y diminue, que les grues, les cailles, les buzards-vautours, fréquentent son territoire, qu’il produit en abondance froment, maïs, seigle, avoine, sarrasin, et surtout le coton, ce dont je me félicite, puisque je porte des chemises, et surtout le tabac, – ce dont je ne me soucie guère, puisque je ne fume pas.
« Quant à Richmond, c’est une belle cité, l’ex-capitale de l’Amérique séparatiste, la clef de la Virginie, que le Gouvernement fédéral a fini par mettre dans sa poche. Elle occupe un lit capitonné de sept collines au bord de la rivière James et, sur la rive opposée, tend la main à Manchester, une ville double, comme tant d’autres aux États-Unis, à l’exemple de certaines étoiles. Je le répète, une cité à voir, avec son Capitole, une sorte de temple grec, auquel manque le ciel de l’Attique et les horizons athéniens de l’Acropole, comme au Parthénon d’Édimbourg. Par exemple, trop de fabriques, trop d’usines, – à mon goût, du moins, et il n’y en a pas moins de cent, rien que pour la préparation du tabac. Un quartier du beau monde, celui de Léonard Height, où s’élève le monument à la mémoire de Lee, le général des confédérés, et il mérite cet honneur, sinon pour la cause qu’il a défendue, du moins pour ses qualités personnelles.
« À présent, chère mère, je te dirai que je n’ai point visité les autres villes de l’État. D’ailleurs, elles se ressemblent un peu, comme toutes les villes américaines. Je ne te parlerai donc, ni de Petersburg, qui défendait la position des séparatistes au sud comme Richmond au nord, ni de Yorktown, où quatre-vingts ans avant se termina la guerre de l’Indépendance par la capitulation de Lord Cornwallis, ni de ces lieux de combat où Mac Clellan fut moins heureux contre Lee que Grant, Sherman et Shéridan. Je passe sous silence Lynchburg, actuellement une cité manufacturière d’une remarquable activité, où se réfugièrent les armées sécessionnistes, et d’où elles durent gagner les Appalaches, ce qui amena la fin de la guerre, le 9 avril 1865. J’oublie volontairement Norfolk, Roanoke, Alexandria, la baie Chesapeake et les nombreuses stations thermales de l’État. Tout ce que je puis mentionner, c’est que les deux cinquièmes de la population virginienne sont des gens de couleur de type magnifique, et que, près de la petite ville de Luray, il existe des cavernes souterraines qui sont peut-être plus belles que les Mammoth Caves du Kentucky.
« À ce propos, j’y songe, c’est là que la pauvre Lissy Wag aura appris cet injuste arrêt du sort qui l’a fait déporter au Missouri, et, d’autre part, je me demande comment elle pourra payer la triple prime, trois mille dollars !… Cela me cause un véritable chagrin… Oui… et tu dois le comprendre…
« Je viens de lire sur une affiche de Richmond le résultat du tirage du 10 juin. C’est le Minnesota que le point de cinq par deux et trois assigne à notre fameux inconnu X K Z. De la quarante-sixième il saute à la cinquante-unième case, et le voilà en tête maintenant !… Mais qui diable est-il, cet homme-là ?… Il me paraît singulièrement chanceux, et il n’est pas sûr que mon coup de dés de demain me fasse le devancer !
« Là-dessus, chère mère, je termine cette longue lettre, qui ne peut t’intéresser que parce qu’elle vient de ton fils, et je t’embrasse de tout cœur, en signant de mon nom, lequel n’est plus que celui d’un cheval de course engagé sur le turf Hypperbone.
« MAX RÉAL. »