XIII – LES DERNIERS COUPS DU MATCH HYPPERBONE.

Il est inutile de dépeindre l’état d’âme de Lissy Wag, lorsque la jeune fille se sépara de Max Réal pour aller prendre sa place à Richmond. Partie dans la soirée du 13, elle ne pouvait se douter que, dès le lendemain, le sort ferait pour Max Réal ce qu’il avait fait pour elle, – c’est-à-dire lui rendre la liberté, et lui donner l’occasion de « se remettre en ligne » sur le vaste champ de courses des États-Unis d’Amérique.

En proie à de si vives émotions, renfermée en elle-même, Lissy Wag s’était blottie en un coin du wagon, et Jovita Foley, assise près d’elle, n’essaya point de troubler sa compagne par d’inopportunes conversations.

De Saint-Louis à Richmond, on ne compte au plus que sept cents milles à travers le Missouri, le Kentucky, la Virginie occidentale et la Virginie orientale. Ce fut donc dans la matinée du 14 que les deux voyageuses atteignirent Richmond, où elles devraient attendre le prochain télégramme du notaire Tornbrock. On sait, d’autre part, que Max Réal avait résolu de ne quitter Saint-Louis que le jour où le tirage du 20 aurait été proclamé, dans la pensée qu’il pourrait peut-être rencontrer Lissy Wag sur sa route, lorsqu’il irait à Philadelphie remplacer Tom Crabbe.

On imagine aisément la joie des deux amies, – joie vive mais réservée chez l’une, bruyante et démonstrative chez l’autre, – lorsque, dès leur arrivée, les journaux de Richmond apprirent la délivrance de Max Réal.

« Non, vois-tu, ma chère, déclara Jovita Foley, toute vibrante, il y a un Dieu !… Des gens prétendent qu’il n’y en a pas… Les fous !… S’il n’y en avait pas, est-ce que ce Crabbe aurait jamais amené ce point de cinq !… Non !… Dieu sait ce qu’il fait, et nous devons le remercier…

– Du fond du cœur ! acheva Lissy Wag, en proie à une profonde émotion.

– Après tout, le bonheur de l’un est souvent le malheur de l’autre, reprit Jovita Foley. Aussi j’ai toujours pensé qu’il n’y a sur terre qu’une certaine somme de bonheur à la disposition des humains, et que l’un n’en prend sa part qu’au détriment de l’autre !… »

Voyez-vous cette étonnante personne, avec ses aperçus philosophiques ! Dans tous les cas, s’il n’y a qu’une certaine somme de gaîté à dépenser en ce bas monde, elle ne devait guère en laisser aux autres, car elle en prenait sa bonne part !

« Donc, continua-t-elle, voilà le Crabbe en prison à la place de M. Réal !… Ma foi, tant pis pour lui, et, à moins que le commodore Urrican aille le délivrer… Mais, si cela arrivait, je ne voudrais pas me trouver sur le chemin de cette bombe marine ! »

À présent, il ne s’agissait plus que d’attendre sans impatience jusqu’à la date du 20. Pendant ces six jours le temps s’écoulerait d’une façon agréable à visiter cette métropole Richmond dont Max Réal avait vanté justement la beauté aux deux amies. Et, sans doute, elle leur eût semblé plus belle encore, si le jeune peintre les eût accompagnées pendant ces promenades. C’est du moins ce que déclara Jovita Foley, et il est probable que Lissy Wag partageait cette opinion.

D’ailleurs elles ne restèrent à l’hôtel que le moins possible. Cela leur permit de fuir les interviewers des feuilles virginiennes, qui avaient, et à grand fracas, signalé la présence de la cinquième partenaire à Richmond. Au grand ennui de Lissy Wag, plusieurs de ces journaux avaient publié son portrait et celui de Jovita Foley, – ce qui ne déplaisait pas à « son autre elle-même », comme on disait… Et le moyen de ne pas répondre aux marques de sympathie qui les accueillaient pendant leurs excursions ?…

Oui ! deux riches héritières qu’on saluait, depuis qu’elles n’étaient plus devancées que par cet invraisemblable X K Z, à l’existence duquel nombre de gens refusaient encore de croire. Le Lissy Wag était de plus en plus demandé dans les agences de paris et sur les marchés de l’Union :

« Je prends du Lissy Wag !…

– J’arbitre du Kymbale contre du Lissy Wag…

– J’ai du Titbury !…

– Qui veut du Titbury ?…

– Voilà du Titbury !…

– Et du Crabbe par paquets…

– Qui a du Réal ?…

– Qui a du Lissy Wag ?… »

On n’entendait que cela, et l’on ne saurait imaginer ce que fut l’importance des sommes engagées sur les chances de succès de la cinquième partenaire aux États-Unis comme à l’étranger. En deux coups heureux, elle pouvait atteindre le but et devenir de ce chef, même en partageant avec sa fidèle compagne, l’une des riches héritières de ce pays des dollars, qui figurent au Livre d’Or de l’Amérique.

Lorsque le 16 juin était arrivé, comme il n’y avait pas à s’occuper d’Hermann Titbury, plongé pour un mois encore dans les délices d’Excelsior Hotel, quelques intéressés, on le sait, avaient émis la prétention que ce tirage eût lieu au profit du quatrième partenaire, c’est-à-dire d’Harris T. Kymbale, et que chaque tour fût avancé de quarante-huit heures. Mais ce ne fut l’avis ni de M. Georges B. Higginbotham, ni des autres membres de l’Excentric Club, ni de maître Tornbrock, chargés d’interpréter les intentions du défunt.

Le 18, on n’ignore pas que le chroniqueur en chef de la Tribune avait été envoyé d’Olympia à Yankton, et, le lendemain, les journaux racontèrent qu’il avait quitté la capitale du Washington en prenant la ligne transcontinentale du Northern Pacific.

Au total, par son passage de la trentième à la trente-neuvième case, il ne menaçait aucunement Lissy Wag, qui occupait la quarante-quatrième.

Enfin, le 20, avant huit heures, Jovita Foley ayant obligé son amie à la suivre, se trouvait au Post Office de Richmond. Là, une demi-heure après, le fil leur apporta le point de douze par six et six, – le plus élevé que peuvent amener deux dés. C’était une avance de douze cases, qui les transportait à la cinquante-sixième, État de l’Indiana.

Les deux amies revinrent en toute hâte à l’hôtel afin d’échapper aux démonstrations trop vives du public, et Jovita Foley de s’écrier alors :

« Ah ! ma chère !… Indiana et Indianapolis, sa capitale !… Est-il permis d’avoir une pareille chance !… Voilà que nous nous rapprochons de notre Illinois, et maintenant tu es en tête, et tu as dépassé de cinq cases cet intrus, cet X K Z, et le Pavillon Jaune bat le Pavillon Rouge !… Il ne te faut plus que sept points pour triompher !… Et pourquoi ne serait-ce pas le nombre sept qui sortirait ?… N’est-ce pas celui des branches du chandelier biblique… celui des jours de la semaine… celui des Pléiades… (elle n’osa pas dire : celui des péchés capitaux)… celui des partenaires qui courent après l’héritage !… Mon Dieu, faites que les dés nous attribuent le nombre sept, et que nous gagnions la partie !… Si vous saviez, et vous devez le savoir, quel bon usage nous ferons de ces millions… du bien… du bien à tout le monde !… Et nous fonderons des maisons de charité, des ouvroirs, un hôpital !… Oui ! l’hôpital Wag-Foley pour les malades de Chicago, – en grosses lettres !… Et, moi, je ferai construire un établissement pour les jeunes filles sans fortune qui ne peuvent se marier, et j’en serai la directrice, et tu verras comment j’administrerai !… Ah ! par exemple, ce n’est pas toi qui jamais y entrera, mademoiselle Milliardaire, puisque… enfin… je m’entends !… Et d’ailleurs les marquis, les ducs, les princes, rechercheront ta main !… »

Positivement, Jovita Foley délirait !… Et elle embrassait Lissy Wag, qui accueillit d’un vague sourire toutes ces promesses de l’avenir, et elle tournait, tournait, comme la toupie sous le fouet de l’enfant !

La question, maintenant, fut de décider si la cinquième partenaire quitterait immédiatement Richmond, puisqu’on avait jusqu’au 4 juillet pour se rendre à Indianapolis. Or, comme elle se trouvait depuis six jours déjà dans la cité virginienne, Jovita Foley affirma que mieux valait partir dès le lendemain pour la nouvelle destination.

Lissy Wag se rendit à ses raisonnements, et, d’ailleurs, l’indiscrétion du public, les instances des reporters, devenaient de plus en plus gênantes. Et puis, du moment que Max Réal n’était pas à Richmond, à quoi bon y prolonger son séjour ?… À ce dernier argument, présenté par Jovita Foley avec une insistance qui ne devait pas déplaire, qu’aurait pu répondre Lissy Wag ?…

Donc, le 21, dans la matinée, toutes deux se firent conduire à la gare. Le train, après avoir traversé la Virginie orientale, la Virginie occidentale et l’Ohio, les déposerait le soir même dans la capitale de l’Indiana, – un parcours de quatre cent cinquante milles.

Or, il arriva ceci : c’est qu’elles furent accostées sur le quai par un gentleman des plus polis, lequel dit en s’inclinant :

« C’est bien à miss Lissy Wag et à miss Jovita Foley que j’ai l’honneur de parler ?…

– À elles-mêmes, répondit la plus pressée des deux.

– Je suis le majordome de mistress Migglesy Bullen, et mistress Migglesy Bullen serait heureuse si miss Lissy Wag et miss Jovita Foley acceptaient de monter dans son train, qui les mènerait à Indianapolis ?…

– Viens, » dit Jovita Foley, sans donner à Lissy Wag le temps de réfléchir.

Le majordome les accompagna vers une voie de garage sur laquelle attendait un train comprenant une locomotive, toute reluisante d’astiquage, un wagon-salon, un wagon-salle à manger, un wagon-chambre à coucher, un deuxième fourgon, à l’arrière, aussi luxueux à l’intérieur qu’à l’extérieur – un vrai train royal, impérial ou présidentiel.

C’est ainsi que se déplaçait mistress Migglesy Bullen, une des plus opulentes Américaines de l’Union. Rivale des Whitman, des Stevens, des Gerry, des Bradley, des Sloane, des Belmont, etc., qui ne naviguent que sur leurs propres yachts et ne voyagent que dans leurs propres trains, en attendant qu’elles ne le fassent que sur leurs propres railroads, mistress Migglesy Bullen était une aimable veuve de cinquante ans, propriétaire d’inépuisables mines de pétrole, – autant dire de mines de dollars.

Lissy Wag et Jovita Foley passèrent au milieu du nombreux personnel domestique rangé sur le quai, et furent reçues par deux dames de compagnie, qui les conduisirent au wagon-salon, où se trouvait la milliardaire.

« Mesdemoiselles, leur dit très affablement cette dame, je vous remercie d’avoir accepté mon offre et de consentir à m’accompagner pendant ce voyage. Vous le ferez dans des conditions plus agréables que dans le train public, et je suis heureuse de témoigner ainsi de l’intérêt que je porte à la cinquième partenaire, bien que je n’aie aucun intérêt engagé dans la partie…

– Nous sommes infiniment honorées… de l’honneur que nous fait mistress Migglesy Bullen… répondit Jovita Foley.

– Et nous lui exprimons notre vive reconnaissance, ajouta Lissy Wag.

– C’est inutile, répondit en souriant cette excellente dame, et j’espère, miss Wag, que ma compagnie vous portera bonheur ! »

Il fut charmant, ce voyage, car, malgré ses millions, mistress Migglesy Bullen était la meilleure des femmes, et l’on passa d’agréables heures dans le salon, dans la salle à manger, puis en se promenant d’une extrémité à l’autre de ce train, dont on ne saurait imaginer le luxe d’ameublement, la richesse d’installation.

« Et penser, déclara Jovita Foley à Lissy Wag, à un moment où elles se trouvèrent seules, que nous pourrons bientôt voyager comme cela… dans nos meubles…

– Sois donc raisonnable, Jovita !…

– Tu verras ! »

Et, au vrai, c’était bien l’opinion, absolument désintéressée, de mistress Migglesy Bullen, que Lissy Wag atteindrait le but première des Sept !

Enfin, vers le soir, le train s’arrêta à Indianapolis, et, comme il continuait sur Chicago, les deux amies durent descendre. En souvenir de ce voyage, mistress Migglesy Bullen les pria d’accepter chacune une jolie bague, un rien entouré de diamants, puis après l’avoir remerciée non sans quelque émotion, elles prirent congé, très touchées de cette hospitalité princière.

Et alors, aussi incognito que possible, elles se rendirent à Sherman Hotel qui leur avait été indiqué. Cela n’empêcha pas, dès le lendemain, les journaux d’Indianapolis d’annoncer leur présence audit hôtel.

Indianapolis, comme la plupart des capitales d’États, occupe à peu près le centre du territoire, et de ce point les voies ferrées rayonnent en toutes directions. À regarder la carte de l’Indiana, on dirait une toile d’araignée dont les fils, sous forme de railroads, sont tendus entre les degrés géodésiques qui lui servent de limites sur trois côtés : l’Ohio à l’est, l’Illinois à l’ouest, le Kentucky au sud, et la pointe du lac Michigan au nord.

Autrefois, si cet État justifiait le nom de Terre Indienne, il est actuellement très américain, bien que ses premiers colons aient été des émigrants français.

Ce n’est pas dans cette région que Max Réal aurait rencontré quelques sites pittoresques. Le pays est plutôt plat, seulement ondulé de coteaux. Très propice à l’établissement des chemins de fer, il s’est prêté à un grand développement commercial. Le sol est particulièrement propre à toutes les variétés de produits agricoles, riche en terres arables, non moins riche en houillères, en sources de pétrole et de gaz naturel.

L’Indiana, avec deux millions d’habitants, n’occupe que le trente-septième rang pour la superficie ; mais, en même temps qu’Indianapolis, il possède des villes très importantes, très actives, très prospères : Jeffersonville et New Albany, que Louisville du Kentucky, située sur la rive gauche de l’Ohio, réclame comme ses faubourgs ; Evansville, la seconde de l’État, à l’entrée de la délicieuse vallée de Green River, et que relie au lac Érié un canal de près de cinq cents milles ; d’autres encore, Fort Wayne, desservie par la ligne de Pittsburg à Chicago, Terre-Haute, où se concentre le commerce agricole, Vincennes, qui fut, pendant quelque temps, la capitale de l’Indiana.

Ce n’est pas qu’Indianapolis ne mérite l’attention des touristes. Toutefois, si c’est une des grandes villes de la République américaine, on y chercherait vainement l’inattendu et le pittoresque. D’ailleurs les deux amies l’avaient déjà visitée, lorsqu’elles se rendirent au Kentucky.

Certes, pendant le délai de quinze jours dont elles disposaient, elles auraient eu le temps de visiter les principaux districts, de faire une excursion aux grottes de Wandyott, entre Evansville et New Albany, qui le disputent à celles de Mammoth Caves. Mais Jovita Foley préférait en rester à l’inoubliable souvenir des merveilles du Kentucky. N’était-ce pas en ces lieux charmants qu’elle avait conquis le grade de lieutenant-colonel dans la milice illinoise ?… Elle y pensait quelquefois, non sans une belle envie de rire, et à l’obligation où elles seraient toutes deux, dès le retour à Chicago, d’aller militairement rendre leurs devoirs au gouverneur…

Et, lorsqu’elle voyait sa compagne, non pas triste, si l’on veut, mais songeuse :

« Lissy, lui répétait-elle, je ne te comprends pas… ou plutôt je te comprends très bien !… C’est un brave jeune homme… sympathique… aimable… toutes les qualités… et entre autres celle de ne point te déplaire !… Mais enfin, puisqu’il n’est pas ici, puisqu’il doit être maintenant à Philadelphie, au lieu et place de l’infortuné Crabbe, qui ne peut plus même marcher de côté comme le crustacé dont il porte le nom, il faut se faire une raison, ma chérie, et si tu fais des vœux pour M. Réal, en faire aussi pour nous deux…

– Jovita… tu exagères…

– Allons, Lissy, sois franche !… avoue que tu l’aimes !… »

Et la jeune fille ne répondit pas, – ce qui était sans doute une façon de répondre.

Le 22, les journaux publièrent le coup de dés de ce jour relatif au commodore Urrican.

On n’a point oublié que le Pavillon Orangé avait dû recommencer la partie, en revenant de Death Valley, et qu’un tirage assez heureux l’avait envoyé à la vingt-sixième case, État du Wisconsin. Cela prouve bien que, comme les jours, les coups se suivent et ne se ressemblent guère. Assurément, maître Tornbrock avait eu la main malheureuse, car le point de cinq par un et quatre allait conduire Hodge Urrican à la trente et unième case, État du Nevada. Or, c’était là que William Hypperbone avait placé le puits au fond duquel le malheureux commodore resterait enfoui tant qu’un de ses partenaires ne viendrait pas l’en tirer.

« C’est à croire qu’il le fait exprès, ce Tornbrock… » s’était écrié Hodge Urrican dans le paroxysme d’un épouvantable accès de colère.

Et Turk ayant déclaré qu’à la prochaine occasion il tordrait le cou au Tornbrock, son maître cette fois ne chercha point à le calmer. En outre, c’était une triple prime, trois mille dollars qui allaient sortir de la poche du sixième partenaire et tomber dans la cagnotte.

Ce bon cœur de Lissy Wag ne put que plaindre l’infortuné loup de mer.

« Plaignons-le, je le veux bien, répondit Jovita Foley, d’autant plus que je ne vois plus que le sieur Titbury qui puisse le délivrer, si, en sortant de son hôtellerie, il prend le point de douze… Après tout, l’important est que M. Réal soit hors de prison, et j’ai l’idée que nous le reverrons plus tôt que plus tard… »

Cette perspicace personne ne savait pas si bien dire.

En effet, au retour de la promenade que les deux amies avaient faite ce matin-là, en arrivant devant Sherman Hotel, voici que Lissy Wag ne put retenir un cri de surprise.

« Eh ! qu’as-tu ?… demanda Jovita Foley.

Puis, à son tour, de s’écrier :

« Vous… monsieur Réal ! »

Le jeune peintre était là, devant la porte, près de laquelle se tenait Tommy. Un peu ému, embarrassé même, il cherchait à excuser sa présence.

« Mesdemoiselles, dit-il, je me rendais à mon poste à Philadelphie, et comme l’Indiana se trouvait par hasard sur ma route…

– Un hasard géographique, répondit en riant Jovita Foley, en tout cas, un heureux hasard !

– Et comme cela n’allongeait pas mon voyage…

– Car, monsieur Réal, si cela avait dû l’allonger, vous ne vous seriez pas exposé à manquer…

– Oh ! j’ai jusqu’au 28, miss Wag !… Encore six jours francs… et…

– Et, lorsqu’on a six jours francs dont on ne sait que faire, le mieux est de les passer avec les personnes auxquelles on porte intérêt… un vif intérêt…

– Jovita… dit Lissy Wag à mi-voix.

– Et le hasard, toujours cet heureux hasard, continua Jovita Foley, a voulu que vous choisissiez précisément Sherman Hotel

– Puisque les journaux avaient dit que la cinquième partenaire y était descendue avec sa fidèle compagne…

– Et, répondit la fidèle compagne, du moment que la cinquième partenaire est descendue à Sherman Hotel, il est bien naturel que le premier partenaire y descende aussi… Oh ! si c’eût été le second ou le troisième… mais non !… c’était précisément la cinquième… Et, dans tout cela, le hasard…

– N’y est pour rien, et, vous le savez, miss Wag… avoua Max Réal en pressant la main que lui tendit la jeune fille.

– Allons, c’est plus franc !… s’écria Jovita Foley, et franchise pour franchise… nous sommes très heureuses de votre visite, monsieur Réal… mais je vous préviens que vous ne resterez pas ici une heure de plus qu’il ne faut, et que nous ne vous laisserons pas manquer le train de Philadelphie ! »

Inutile de faire observer que Max Réal avait attendu à Saint-Louis que les journaux eussent annoncé l’arrivée de Lissy Wag et de Jovita Foley dans la capitale de l’Indiana, et qu’il comptait bien leur consacrer tout le temps dont il disposait.

Alors on causa « comme de vieux amis », à en croire Jovita Foley, on arrangea des promenades à travers la ville, laquelle, grâce à la présence de Max Réal, serait infiniment plus intéressante à visiter. Cependant, il fallut bien, sur les instances de la fidèle compagne parler un peu de la partie !… Lissy Wag se trouvait en tête maintenant, et ce n’était pas cet X K Z qui la reléguerait au second rang !… Pour arriver premier au prochain coup, il faudrait que ce chanceux personnage amenât le coup de douze… or ce point ne peut se faire que d’une seule façon, par six et six, tandis que le point de sept, qui permettrait de planter le pavillon jaune de Lissy Wag sur la soixante-troisième case, on pouvait l’obtenir de trois manières différentes, trois et quatre, deux et cinq, un et six… De là, trois chances contre une – à ce que prétendait Jovita Foley.

Que son raisonnement fût juste ou non, Max Réal ne s’en préoccupa pas. Entre Lissy Wag et lui, il n’était guère question du match. On parlait de Chicago, du retour qui serait prochain, du plaisir que Mme Réal aurait à recevoir les deux amies, et une lettre de cette excellente dame, – sans doute après informations prises, – l’affirmait dans les termes les plus agréables.

« Vous avez une bonne mère, monsieur Réal, dit Lissy Wag, dont les yeux se mouillèrent en prenant connaissance de cette lettre.

– La meilleure des mères, miss Wag, et qui ne peut qu’aimer tous ceux que j’aime…

– Et quelle non moins bonne belle-mère elle ferait !… » s’écria Jovita Foley en éclatant de rire.

Cette seconde partie de la journée se passa en promenades dans les beaux quartiers de la ville, principalement sur les bords de la White River. Fuir les importuns qui assiégeaient Sherman Hotel, – et tous voulaient épouser la future héritière de William J. Hypperbone, à en croire Jovita Foley, – c’était devenu une véritable nécessité. La rue ne désemplissait pas. Par prudence, Max Réal, bien avisé, n’avait pas dit qui il était, car leurs partisans eussent été légion.

Aussi Max Réal attendit-il que la nuit fût venue avant de rentrer à l’hôtel, et, le dernier repas achevé, – un souper plutôt qu’un dîner, – on n’eut qu’à se remettre des fatigues d’une journée si heureusement remplie.

À dix heures, Lissy Wag et Jovita Foley regagnèrent leur chambre, Max Réal se retira dans la sienne, et Tommy dans un cabinet contigu. Et, tandis que l’une s’abandonnait à des rêves « tissés d’argent et brodés d’or », peut-être les deux autres se rencontrèrent-ils dans les mêmes pensées sans trouver le sommeil ?… Oui, tous deux ne songeaient qu’au retour à Chicago, à la réalisation de leurs plus chers désirs… Et ils se disaient que, décidément, cette partie n’en finissait pas… qu’elle durait déjà depuis plus de sept semaines… que dans quelques jours reviendrait l’obligation de reboucler sa valise… que des centaines de milles les sépareraient encore… qu’ils feraient mieux de renoncer… Par bonheur, ni Jovita Foley ni Mme Réal ne pouvaient les entendre…

Et même Max Réal, en étudiant la carte du match, avait fait cette remarque assez inquiétante : c’est que sur les sept États, tels qu’ils étaient disposés sur la carte Hypperbone entre l’Indiana et l’Illinois final, il s’en trouvait cinq dans la région orientale de l’Union, à de grandes distances, au milieu de territoires insuffisamment desservis par les voies ferrées, l’Oregon, l’Arizona, le Territoire Indien, sans parler de la cinquante-huitième case, celle de Death Valley, la Vallée de la Mort, illustrée par les aventures du commodore Urrican. Or il eût suffi à Lissy Wag d’amener le point de deux pour être obligée de recommencer la partie, après un long et pénible voyage jusqu’en Californie. Donc, si elle ne gagnait pas le coup suivant en tirant le point de sept, elle risquait d’être envoyée très loin de l’Indiana, et à quels dangers ne serait-elle pas exposée ?…

Lissy Wag, elle, ne songeait même pas à ces menaçantes complications. Elle ne s’attachait qu’au présent, non à l’avenir. Elle se concentrait dans cette pensée que Max Réal était alors près d’elle… Il est vrai, quelques jours encore, et le sort allait encore les séparer l’un de l’autre…

Enfin les dernières heures s’écoulèrent, et, le lendemain, au réveil, disparurent les mauvaises impressions de la nuit.

« Qu’allons-nous faire aujourd’hui ?… demanda Jovita Foley, lorsque Lissy Wag et elle se retrouvèrent avec Max Réal devant la table du déjeuner. Voici une superbe journée qui s’annonce… De la brise et du soleil, cela invite à la promenade… Est-ce que nous ne sortirons pas un peu d’Indianapolis ?… Certes, c’est une ville bien régulière, bien propre, bien époussetée… mais on dit que la campagne est charmante aux environs… Ne pourrions-nous pas prendre un railroad et revenir par un autre ? »

La proposition méritait d’être étudiée. Max Réal consulta un indicateur, et les choses s’arrangèrent à la satisfaction générale. Il fut convenu qu’on s’en irait par la ligne qui remonte la White River jusqu’à la station de Spring Valley, à une vingtaine de milles d’Indianapolis, en se réservant de revenir par une route différente. Le joyeux trio partit donc, en laissant, cette fois, Tommy à l’hôtel.

Or, puisque Max Réal et Lissy Wag étaient trop occupés pour rien apercevoir, Jovita Foley aurait bien dû remarquer cinq individus qui les avaient suivis depuis leur départ. Et non seulement ces individus les accompagnèrent jusqu’à la gare, mais ils montèrent dans le même train, sinon dans le même wagon, puis, lorsque Max Réal et les deux amies en descendirent à la station de Spring Valley, ces gens en descendirent aussitôt.

Cela n’attira pas autrement l’attention de Jovita Foley, qui regardait à travers les vitres du wagon, lorsqu’elle ne regardait pas du côté de Max Réal et de Lissy Wag.

Il est vrai, craignant sans doute d’être observés, ces individus y mirent une certaine prudence, et ils se séparèrent au sortir de la gare.

Bref, Max Réal, Lissy Wag et Jovita Foley prirent un chemin qui devait les ramener au bord de la White River. Couraient-ils le risque de s’égarer ?… Non, sans doute.

Ils allèrent ainsi pendant une heure à travers cette campagne fertile arrosée par le creek, ici des champs bien cultivés, là des bois épais, restes de ces anciennes forêts qu’abattit la hache civilisatrice du bûcheron.

Cette promenade fut très agréable, grâce à la douceur de la température. Jovita Foley allait et venait, toute joyeuse, tantôt en avant, tantôt en arrière, gourmandant le jeune couple qui ne s’inquiétait pas d’elle. Et ne prétendait-elle pas aux égards qui sont dus à une mère, « et même à une grand’mère » dont elle entendait remplir les fonctions ?…

Il était trois heures, lorsqu’un bac les transporta sur l’autre bord de la White River. Au delà, sous de grands bois, se développait une route conduisant à la station de l’un des nombreux railroads qui convergent vers Indianapolis. Max Réal et ses compagnes se promettaient de faire, jusqu’à la veille du 28, de nouvelles excursions aux alentours de la capitale. Puis le 27 au soir, à son grand déplaisir comme à celui des deux amies, Max Réal monterait dans le train qui le mènerait à Philadelphie. Puis… ensuite… mais mieux valait ne point y penser.

Après un demi-mille sur la route bordée de beaux arbres, très déserte à l’heure où s’effectue le travail des champs, Jovita Foley, fatiguée de ses allées et venues, proposa une halte de quelques minutes. On avait le temps, et pourvu que l’on fût rentré à Sherman Hotel avant le dîner… Précisément, le chemin sinuait entre deux lisières d’arbres, en pleine ombre, en pleine fraîcheur.

À cet instant, cinq hommes s’élancèrent – les mêmes qui étaient descendus à la station de Spring Valley.

Que voulaient ces individus ?… Ce qu’ils voulaient – car ce n’étaient point des professionnels de l’assassinat ou du vol, – tout simplement s’emparer de Lissy Wag, l’entraîner en quelque lieu secret, l’y séquestrer de manière qu’elle ne pût se trouver au Post Office d’Indianapolis le 4 juillet, à l’arrivée de la dépêche. Il en résulterait qu’elle serait exclue de la partie, elle qui devançait les six autres partenaires, à la veille peut-être d’atteindre le but…

Voilà où les conduisait la passion, ces joueurs, ces parieurs engagés dans le match pour des sommes énormes, des centaines de mille dollars ! Oui ! Ces malfaiteurs, – et doit-on les appeler autrement ? – ne reculaient pas devant de tels actes !…

Trois de ces cinq hommes se précipitèrent sur Max Réal afin de le mettre hors d’état de défendre ses compagnes. Le quatrième saisit Jovita Foley, tandis que le dernier cherchait à entraîner Lissy Wag dans les profondeurs du bois, où il serait impossible de retrouver ses traces.

Max Réal se débattit, et, saisissant le revolver qu’un Américain porte toujours sur lui, il fit feu.

Un des hommes tomba, blessé seulement.

Jovita Foley et Lissy Wag, elles, appelaient au secours, sans pouvoir espérer que leurs cris seraient entendus…

Ils le furent cependant, et, derrière un taillis, sur la gauche, des voix s’élevèrent.

Quelques fermiers des environs, une douzaine, se trouvaient en chasse dans ce bois, et un providentiel hasard les amena sur le théâtre de l’agression.

Les cinq hommes tentèrent alors un dernier effort. Une seconde fois, Max Réal tira sur celui qui emportait Lissy Wag à gauche de la route, et qui dut abandonner la jeune fille… Mais il reçut un coup de couteau en pleine poitrine, poussa un cri et tomba inanimé sur le sol.

Les chasseurs apparurent, et les agresseurs, dont deux étaient blessés, comprenant que l’affaire était manquée, s’élancèrent à travers le bois.

En somme, il y avait mieux à faire qu’à les poursuivre, c’était de transporter Max Réal à la prochaine station, puis d’envoyer chercher un médecin, puis de le ramener à Indianapolis, si son état le permettait.

Lissy Wag, éperdue et en larmes, vint s’agenouiller près du jeune homme.

Max Réal respirait, ses paupières se rouvrirent, et il put prononcer ces mots :

« – Lissy… chère Lissy… ce ne sera rien… rien… Et vous… vous ?… »

Ses yeux se refermèrent… Mais il vivait… il avait reconnu la jeune fille… il lui avait parlé…

Une demi-heure plus tard, les chasseurs l’eurent déposé à la station, où un médecin se présenta presque aussitôt. Après avoir examiné la blessure, ce praticien affirma qu’elle n’était pas mortelle ; puis, un premier pansement fait, il donna l’assurance que le blessé supporterait sans danger le retour à Indianapolis.

Max Réal fut donc placé dans un des wagons du train qui passa vers cinq heures et demie. Lissy Wag et Jovita Foley prirent place à ses côtés. Il n’avait pas perdu connaissance, il ne se sentait pas gravement atteint, et, à six heures, il reposait dans sa chambre de Sherman Hotel.

Hélas ! combien de temps serait-il dans l’impossibilité de la quitter, et n’était-il pas trop certain qu’il ne pourrait être le 28 au Post Office de Philadelphie ?…

Eh bien, Lissy Wag n’abandonnerait pas celui qui avait été frappé en la défendant… Non ! elle resterait près de lui… elle lui donnerait ses soins…

Et, il faut l’avouer à son honneur, – bien que ce fût l’anéantissement de toutes ses espérances, – Jovita Foley approuva la conduite de sa pauvre amie.

Au surplus, un second médecin qui vint visiter Max Réal ne put que confirmer les dires de son confrère. Le poumon n’avait été qu’effleuré par la pointe du couteau, mais il s’en était fallu de peu que la blessure eût été mortelle.

La déclaration de ce médecin fut, il est vrai, que Max Réal ne serait pas sur pied avant une quinzaine de jours.

Qu’importait !… Il songeait bien à la fortune de William J. Hypperbone maintenant, et Lissy Wag s’inquiétait bien de sacrifier les chances qu’elle avait peut-être de devenir l’héritière de l’original défunt !… Non ! c’était d’un autre avenir qu’ils rêvaient tous deux, un avenir de bonheur qui saurait bien se passer de ces millions du match !

Cependant, après longues et mûres réflexions, Jovita Foley s’était dit :

« En fin de compte, puisque ce pauvre monsieur Réal va rester à Indianapolis une quinzaine de jours, Lissy y sera encore le 4 juillet, à la date de son prochain tirage, et si, par bonheur, le sept sortait… mon Dieu, faites qu’il sorte !… elle gagnerait la partie !… »

C’était raisonner juste, et, à la suite de ces dernières épreuves, le Ciel devait bien cela à la cinquième partenaire !

Il convient de dire qu’il fut tenu compte de la recommandation faite par Max Réal de ne rien écrire à sa mère de ce qui s’était passé. Il n’avait point donné son nom à l’hôtel, on le sait, et lorsque les journaux racontèrent l’attentat, en indiquant le mobile qui l’avait inspiré, ils ne parlèrent que de Lissy Wag.

La nouvelle connue, que l’on juge de l’effet qui se produisit parmi le monde des spéculateurs, et s’étonnera-t-on que le Pavillon Jaune fût acclamé dans toute l’Amérique ?…

Les choses, on va le voir, allaient d’ailleurs se dénouer plus promptement et de toute autre façon que ne l’attendait l’immense majorité du public.

Le lendemain 24, à huit heures et demie, les crieurs parcouraient les rues d’Indianapolis, des copies de dépêches à la main, et proclamaient, ou plutôt hurlaient le résultat du tirage effectué le matin même à Chicago pour le compte du septième partenaire.

Le point amené était celui de douze, – six et six, – et comme ce partenaire occupait alors la cinquante et unième case, État du Minnesota, c’était lui qui gagnait la partie.

Or, le gagnant n’était autre que l’énigmatique personnage désigné sous les initiales X K Z…

Et, maintenant, le pavillon rouge flottait au-dessus de cet Illinois, quatorze fois répété sur la carte du Noble Jeu des États-Unis d’Amérique.

 

XIV – LA CLOCHE D’OAKSWOODS

Un coup de tonnerre, qui serait entendu de toutes les parties du globe terrestre, n’eût pas produit plus d’effet que ce coup de dés, sorti du cornet de maître Tornbrock, à huit heures sonnant, le 24 juin, dans la salle de l’Auditorium. Les milliers de spectateurs, qui assistaient à ce tirage, – avec la pensée qu’il pourrait être le dernier du match Hypperbone, – le proclamèrent dans tous les quartiers de la cité chicagoise, et des milliers de télégrammes le répandirent aux quatre coins de l’Ancien et du Nouveau-Monde.

C’était donc l’homme masqué, le partenaire de la dernière heure, l’intrus du codicille, en un mot ou plutôt en trois lettres, cet X K Z, qui gagnait la partie, et, avec la partie, les soixante millions de dollars !

Et n’y avait-il pas lieu d’observer comment s’était accomplie la marche de ce favori de la fortune ?… Tandis que tant de malheurs frappaient ses six concurrents, celui-ci confiné dans l’hôtellerie, celui-là obligé d’acquitter le péage au pont du Niagara, l’un perdu dans le labyrinthe, l’autre précipité au fond du puits, trois d’entre eux condamnés à la prison, tous ayant eu des primes à payer, X K Z avait toujours marché d’un pas sûr, allant de l’Illinois au Wisconsin, du Wisconsin au District de Columbia, du District de Columbia au Minnesota, et du Minnesota au but, sans avoir eu à débourser une seule prime, et dans un rayon restreint, d’où économie de fatigues et de dépenses au cours de ses faciles voyages !

Cela ne témoignait-il pas d’une chance peu ordinaire, et même merveilleuse, pourrait-on dire, la veine de ces privilégiés à qui tout réussit dans l’existence ?…

Restait à savoir qui était cet X K Z, et il ne tarderait pas à se faire connaître, sans doute, ne fût-ce que pour entrer en possession de l’énorme héritage.

Assurément, aux époques indiquées pour ses tirages, lorsqu’il s’était présenté aux Post Offices de Milwaukee du Wisconsin, de Washington du District de Columbia, de Minneapolis du Minnesota, les curieux étaient accourus en foule ; mais ils n’avaient aperçu tantôt qu’un homme d’âge moyen, tantôt un homme ayant dépassé la soixantaine, lequel avait aussitôt disparu, sans qu’il eût été possible de retrouver ses traces.

Enfin, on saurait bientôt à quoi s’en tenir sur ses prénoms, nom et qualités, et, son identité établie, l’Union compterait un nouveau nabab en remplacement de William J. Hypperbone.

Voici maintenant quelle était la situation des six autres partenaires à la date du 3 juillet, neuf jours après le tirage final.

Et d’abord, il convient de dire que tous étaient de retour à Chicago, oui ! tous, les uns désespérés, les autres furieux, – on devine lesquels, – et deux tout à fait indifférents à cette issue du match, – et ceux-là, inutile de les nommer.

La semaine était à peine achevée que Max Réal, à peu près remis de sa blessure, était rentré dans sa ville natale en compagnie de Lissy Wag et de Jovita Foley. Il avait regagné la maison de South Halsted Street, tandis que les deux amies rentraient à la maison de Sheridan Street.

Et alors Mme Réal, déjà au courant de l’attentat contre Lissy Wag, apprit, comme tout le monde, le nom du jeune homme auquel la jeune fille devait son salut.

« Ah ! mon enfant… mon enfant… s’écria-t-elle en pressant Max dans ses bras, c’était toi… c’était toi…

– Mais puisque je suis guéri, bonne mère, ne pleure pas !… Ce que j’ai fait là, je l’ai fait pour elle… entends-tu… pour elle… que tu vas connaître… et que tu aimeras autant qu’elle t’aime déjà et que je l’aime ! »

Ce qui est certain, c’est que ce jour-là, Lissy Wag, accompagnée de Jovita Foley, vint rendre visite à Mme Réal. La jeune fille plut infiniment à l’excellente dame, comme celle-ci plut à la jeune fille. Mme Réal la combla de caresses, sans oublier Jovita Foley, si différente de son amie, et pourtant si aimable en son genre…

C’est ainsi que se fit la connaissance entre ces trois personnes, et, quant à ce qu’il en advint, il est nécessaire d’attendre quelques jours pour le savoir.

Ce fut après le départ de Max Réal que Tom Crabbe arriva à Saint-Louis. Dans quel état de fureur et de honte se trouvait John Milner, inutile d’y insister ! Tant d’argent dépensé en pure perte, – non seulement le prix des voyages, mais la triple prime qu’il dut payer dans cet État-prison du Missouri ! Puis, la réputation du Champion du Nouveau-Monde compromise en cette rencontre avec le non moins dépité Cavanaugh, et dont le véritable vainqueur avait été le révérend Hugh Hunter d’Arondale ! Quant à Tom Crabbe, il continuait à ne rien comprendre au rôle qu’il jouait, allant où le menait son entraîneur. Est-ce que l’animal qui était en lui ne se trouvait pas satisfait, du moment qu’on lui garantissait ses six repas par jour ?… Et combien de semaines John Milner serait-il enfermé dans cette métropole ?… Or, dès le lendemain, il fut fixé à cet égard, la partie ayant pris fin, et il n’eut plus qu’à réintégrer sa maison de Calumet Street à Chicago.

Et c’est ce que fit également Hermann Titbury. Depuis déjà quatorze jours, le couple occupait l’appartement réservé au partenaire du match à Excelsior Hotel de la Nouvelle-Orléans, – quatorze jours pendant lesquels il avait, somme toute, bien mangé, bien bu, ayant voiture et yacht à ses ordres, loge au théâtre à sa disposition, enfin la grande existence des gens qui jouissent de grands revenus et qui savent les dépenser. Il est vrai, ce genre de vie leur coûtait deux cents dollars quotidiens, et, lorsque la note de l’hôtel leur fut présentée, quel coup de massue ! Elle s’élevait à deux mille huit cents dollars, et en y ajoutant les primes de la Louisiane, l’amende du Maine, le vol de l’Utah, plus les frais nécessités par des déplacements aussi lointains que coûteux, les dépenses montaient à près de huit mille dollars !

Frappés au cœur, c’est-à-dire à la bourse, M. et Mrs Titbury furent dégrisés du coup, et, de retour à la maison de Robey Street, ils eurent entre eux des scènes d’une rare violence, pendant lesquelles Madame reprochant à Monsieur de s’être lancé dans cette ruineuse aventure malgré tout ce qu’elle avait pu dire, lui prouva que tous les torts étaient de son côté. Et M. Titbury finit par en être convaincu, suivant son habitude, d’autant plus que la terrible servante prit le parti de sa maîtresse, suivant son habitude aussi. Il fut d’ailleurs convenu que l’ordinaire du ménage subirait de nouvelles réductions. Mais cela n’empêcha pas les deux époux d’être hantés par le souvenir des jours passés dans les délices d’Excelsior Hotel, et quelle déception, lorsqu’ils retombaient de ces rêves dans les abîmes de la réalité !

« Un monstre, cet Hypperbone, un abominable monstre !… s’écriait parfois Mrs Titbury.

– Il fallait gagner ses millions, ou ne pas s’en mêler !… ajoutait la servante.

– Oui… ne pas s’en mêler, criait la matrone, et c’est ce que je n’ai cessé de dire à monsieur Titbury !… Mais faites donc entendre raison à un pareil… »

On ne saura jamais comment l’époux de Mrs Titbury fut qualifié ce jour-là !

Harris T. Kymbale ?… Eh bien, Harris T. Kymbale s’était tiré sain et sauf de cette collision préméditée pour l’inauguration de la section entre Medary et Sioux-Falls City. Avant le choc, il avait pu sauter sur la voie, et, non sans avoir rebondi sur lui-même comme s’il eût été en caoutchouc, il était resté évanoui au pied d’un talus, à l’abri de l’explosion des deux locomotives. Sans doute il arrive, même en Amérique, que des trains se tamponnent et se télescopent, mais il est rare que l’on soit prévenu d’avance, tandis que, cette fois, les spectateurs, placés à bonne distance de chaque côté de la voie, avaient pu s’offrir cet incomparable spectacle.

Par malheur, Harris T. Kymbale, dans les conditions où il se trouvait, n’en avait pas pu jouir.

Ce fut trois heures plus tard, lorsque les équipes vinrent déblayer la voie, qu’on trouva un homme, sans connaissance, au bas du talus. On le releva, on le transporta dans la maison la plus rapprochée, on manda un médecin, on constata que l’inconnu n’était pas mortellement blessé, on le fit revenir à lui, on l’interrogea, on apprit qu’il était le quatrième partenaire du match Hypperbone, on sut comment il avait pris place dans ce train expérimental condamné d’avance à une destruction complète, on lui adressa les reproches qu’il méritait, on ne le condamna qu’à solder le prix du voyage, parce qu’on peut payer en route ou à l’arrivée sur les chemins de fer américains, on télégraphia l’incident au directeur de la Tribune, et l’on expédia cet imprudent reporter par l’itinéraire le plus direct à Chicago, où, le 25, il retrouva sa maison de Milwaukee Avenue. Et naturellement, cet intrépide Harris T. Kymbale se déclara prêt à se remettre en voyage, à continuer le match, à courir, s’il le fallait, d’une extrémité des États-Unis à l’autre. Mais, ayant appris que la partie s’était terminée la veille au profit de X K Z, il n’eut plus qu’à se tenir tranquille, et à écrire d’intéressantes chroniques sur les derniers incidents auxquels il avait été mêlé en personne. Dans tous les cas, il n’avait perdu ni son temps ni ses peines, et quels ineffaçables souvenirs lui restaient de ses visites à travers le New Mexico, le South Carolina, le Nebraska, le Washington, le South Dakota, et de la façon originale dont il avait inauguré la section de Medary à Sioux-Falls City.

Son amour-propre de reporter bien informé se sentit cependant touché à l’endroit sensible par une révélation qui lui valut les plaisanteries et les lardons de la petite presse. Ce fut à propos de l’ours qu’il avait rencontré dans les passes de l’Idaho, ce grizzly qui faisait le signe de croix à chaque coup de tonnerre, cet Ursus Christianus pour lequel il avait trouvé cette dénomination si convenable. Il s’agissait tout simplement d’un brave homme du pays, qui rapportait de chez un fourreur la peau d’un magnifique plantigrade. Comme la pluie tombait à torrent, il s’était recouvert de cette peau, et comme il avait peur, il se signait, en bon chrétien, à chaque éclair.

En somme, Harris T. Kymbale finit par rire de l’aventure, mais son rire était de la couleur de ce pavillon que Jovita Foley n’avait pu déployer triomphalement sur la soixante-troisième case !

Quant à la cinquième partenaire, on sait dans quelles conditions elle était revenue à Chicago avec sa fidèle amie, Max Réal et Tommy, non moins désespéré de l’insuccès de son maître que Jovita Foley l’était de celui de Lissy Wag.

« Mais résigne-toi donc, ma pauvre Jovita !… lui répétait Lissy Wag. Tu sais bien que je n’ai jamais compté…

– Mais moi j’y comptais !

– Tu avais tort.

– Après tout, d’ailleurs, tu n’es pas à plaindre !

– Et je ne me plains pas… répondit en souriant Lissy Wag.

– Si l’héritage Hypperbone t’échappe, tu n’es plus du moins une pauvre fille sans fortune…

– Comment cela ?…

– Sans doute, Lissy !… Après cet X K Z qui est arrivé le premier au but, c’est toi qui en a le plus approché, et le produit des primes te revient tout entier…

– Ma foi, Jovita, je n’y pensais guère…

– Et moi j’y pense pour toi, insouciante Lissy, et il y a là une grosse petite somme dont tu es la légitime propriétaire ! »

En effet, les mille dollars au pont du Niagara, les deux mille à l’hôtellerie de la Nouvelle-Orléans, les deux mille au labyrinthe du Nebraska, les trois mille à la Vallée de la Mort de la Californie, et les neuf mille successivement versés à la prison du Missouri, cela se chiffrait par dix-sept mille dollars{12}, qui appartenaient sans conteste et d’après la teneur du testament, au second arrivant, soit la cinquième partenaire. Pourtant, ainsi que venait de le dire Lissy Wag, elle n’y avait point songé et songeait à bien autre chose.

Toutefois, il était une personne dont Max Réal n’aurait pu être jaloux, mais à laquelle pensait quelquefois sa fiancée, – car il est superflu de dire que le mariage du jeune peintre et de la jeune fille avait été décidé. Cette personne, on le devine, était l’honorable Humphry Weldon, qui avait honoré de sa visite la maison de Sheridan Street pendant la maladie de Lissy Wag, et auquel était dû l’envoi des trois mille dollars pour le paiement de la triple prime à la prison du Missouri. Que ce ne fût qu’un parieur « courant après son argent », comme on dit, il n’en avait pas moins et généreusement obligé la prisonnière, qui entendait d’ailleurs le rembourser sur son gain. Aussi lui en gardait-elle une juste reconnaissance et aurait été heureuse de le rencontrer. Seulement, on ne l’avait pas encore revu.

Pour achever cet état de situation, il suffira de rappeler l’attention sur Hodge Urrican.

Le 22 juin s’était effectué le tirage le concernant, alors qu’il se trouvait au Wisconsin. On n’a pas oublié que le point de cinq par un et quatre l’expédiait à la trente et unième case, État de Nevada. Un nouveau voyage d’environ douze cents milles, mais l’Union Pacific l’y conduirait, puisque le Nevada, l’un des moins peuplés de la Confédération, quoiqu’il y tienne le sixième rang par sa superficie, est compris entre l’Oregon, l’Idaho, l’Utah, l’Arizona et la Californie. Mais, par un excès de malchance, c’est en cet État que William J. Hypperbone avait placé le puits au fond duquel l’infortuné joueur devrait piquer une tête.

La fureur du commodore fut portée au comble. Il résolut de s’en prendre à maître Tornbrock… Tout cela se réglerait, la partie achevée, et Turk déclara qu’il sauterait à la gorge du notaire, l’étranglerait à belles dents, lui ouvrirait le ventre et lui mangerait le foie…

D’ailleurs, avec la hâte qu’il mettait en toutes choses, Hodge Urrican quitta Milwaukee dès le 22, sauta dans le train avec son inséparable compagnon, après avoir adressé au notaire les trois mille dollars que lui coûtait ce dernier coup des dés, et fila à toute vapeur vers le Nevada.

C’était à Carson City, la capitale, que le Pavillon Orangé devait être rendu avant le 6 juillet.

Il convient de dire que si, suivant la volonté du défunt, le Nevada avait reçu cette destination dans la carte du match, c’est que les puits y sont nombreux, – puits de mines, s’entend, et au point de vue de la production de l’argent et de l’or, le Nevada tient la quatrième place dans l’Union. Improprement désigné par ce nom, puisque la chaîne du Nevada est en dehors de son territoire, il a pour principales villes Virginia City, Gold Hill, Silver City, – dénominations qui s’expliquent. Ces villes sont pour ainsi dire construites au-dessus des filons d’argent, tel celui de Comstock Lode, et il est de ces puits qui s’enfoncent jusqu’à plus de deux mille sept cents pieds dans les entrailles de ce sol.

Puits d’argent, si l’on veut, mais puits qui justifiaient le choix du testateur, et aussi la juste colère de celui que le sort venait d’y envoyer…

Il n’y arriva pas !… À Great Salt Lake City, dans la matinée du 24, la grande nouvelle lui parvint.

La partie était terminée au profit de X K Z, le vainqueur du match Hypperbone.

Le commodore Urrican revint donc à Chicago, et dans quel état, il est plus facile de l’imaginer que de le décrire.

Il n’est pas exagéré d’affirmer que, de ce côté de l’Atlantique comme de l’autre, on respirait enfin. Les agences allaient se reposer, les courtiers reprendre haleine. Les paris seraient réglés avec une régularité qui ferait honneur au monde si mêlé de la spéculation.

Cependant, pour tous ceux qui s’étaient intéressés à cette partie nationale, – même platoniquement, – il y avait encore une curiosité à satisfaire, non la moindre, on en conviendra.

Qui était X K Z et se ferait-il connaître ?… Nul doute à cet égard… Lorsqu’il s’agit d’encaisser soixante millions de dollars, on ne garde pas l’incognito… on ne se cache pas sous des initiales !… L’heureux gagnant devait se présenter en personne et il se présenterait.

Mais quand et dans quelles conditions ?… Aucun délai n’avait été fixé par le testament… Toutefois, on ne pensait pas que cela pût tarder quelques jours au plus. Ledit X K Z était au Minnesota, à Minneapolis, lorsque la dépêche du dernier tirage lui avait été expédiée, et une demi-journée suffit pour venir de Minneapolis à Chicago.

Or, une semaine, puis une autre, s’écoulèrent, et pas de nouvelles de l’inconnu.

L’une des plus impatientes, – cela va de soi, – était bien Jovita Foley. Cette nerveuse personne voulait que Max Réal allât dix fois par jour aux informations, qu’il se tint en permanence à l’Auditorium, où le plus heureux des « Sept » ferait assurément sa première apparition. Or, Max Réal avait l’esprit plein de choses d’un bien autre intérêt.

Et alors, Jovita Foley de s’écrier :

« Ah ! si je le tenais, ce gagnant !…

– Modère-toi, ma chérie, lui répétait Lissy Wag.

– Non… je ne me modérerai pas, Lissy, et si je le tenais, je lui demanderais de quel droit il s’est permis de gagner la partie… un monsieur dont on ne sait même pas le nom…

– Mais, ma chère Jovita, répondit Max Réal, si vous le lui demandiez, c’est qu’il serait là, et il n’aurait plus à se faire connaître ! »

Il n’y a pas lieu de s’étonner si les deux amies n’étaient pas encore rentrées dans les magasins de M. Marshall Field pour reprendre leurs fonctions. D’abord, Lissy Wag y devrait être remplacée, et, quant à Jovita Foley, elle entendait que toute cette affaire fût terminée, avant de revenir à son rayon comme première vendeuse, car elle n’avait plus la tête à elle.

À tout prendre, avec ses impatiences, elle traduisait fidèlement l’état de l’opinion publique aux États-Unis comme ailleurs. À mesure que le temps s’écoulait, se montaient les imaginations. La presse, – surtout la presse sportive – était affolée. Nombre de gens affluaient chez maître Tornbrock, et toujours même réponse. Le notaire affirmait ne rien savoir en ce qui concernait le porteur du pavillon rouge… il ne le connaissait pas… il ne pouvait dire où il était allé en quittant Minneapolis où la dépêche lui avait été remise en mains propres… Et lorsqu’on le pressait, lorsqu’on insistait :

« Il viendra quand cela lui fera plaisir, » se bornait à répondre maître Tornbrock.

C’est alors que les partenaires, sauf Lissy Wag et Max Réal, jugèrent bon d’intervenir, non sans quelque droit. En effet, si le gagnant ne se déclarait point, n’avaient-ils pas raison de prétendre que la partie n’était pas gagnée, qu’elle devait être reprise et continuée ?…

Le commodore Urrican, Hermann Titbury, John Milner, fondé de pouvoir de Tom Crabbe, absolument intraitables et conseillés par leurs solicitors, annoncèrent leur intention d’actionner en justice l’exécuteur testamentaire du défunt. Les journaux qui les avaient soutenus au cours du match ne les abandonnèrent pas. Dans la Tribune, Harris T. Kymbale fit paraître un article des plus vifs contre X K Z, dont on arrivait à nier l’existence, et le Chicago Herald, le Chicago Inter-Ocean, le Daily New Record, le Chicago Mail, la Freie Presse, défendirent avec une incroyable violence la cause des partenaires. Toute l’Amérique se passionna pour cette nouvelle affaire. Impossible, d’ailleurs, de régler les paris, tant que l’identité du gagnant n’aurait pas été constatée par acte authentique, tant qu’il n’y aurait pas certitude que le match était définitivement terminé. Il n’y avait qu’une opinion là-dessus, et il fut question d’une manifestation monstre dans un meeting à l’Auditorium. Si X K Z ne s’était pas fait connaître dans un délai de…, maître Tornbrock serait mis en demeure de reprendre les tirages. Tom Crabbe, Hermann Titbury, Harris T. Kymbale, le commodore Urrican, même Jovita Foley, si on voulait lui permettre de se substituer à Lissy Wag, étaient prêts à partir pour n’importe lequel des États de la Confédération où le sort voudrait les envoyer.

Enfin, l’agitation publique atteignit une telle intensité que les autorités durent s’en émouvoir, – à Chicago surtout. Il fallut protéger les membres de l’Excentric Club et le notaire que l’on rendait responsables.

Bref, le 15 juillet, trois semaines après le dernier coup de dés, qui avait fait de l’homme masqué le gagnant du match, un incident des plus inattendus se produisit.

Ce jour-là, à dix heures dix-sept du matin, le bruit se répandit que la cloche sonnait à toute volée au monument funèbre de William J. Hypperbone, dans le cimetière d’Oakswoods.

 

XV – DERNIÈRE EXCENTRICITÉ.

On ne saurait imaginer avec quelle rapidité s’était répandue cette nouvelle. Chaque maison de Chicago eût été munie d’un timbre téléphonique en communication avec un appareil installé chez le gardien d’Oakswoods, que les dix-sept cent mille habitants de la métropole illinoise ne l’eussent apprise ni plus promptement ni plus simultanément.

Et tout d’abord, en quelques minutes, le cimetière fut envahi par la population des quartiers voisins. Puis la foule afflua de toutes parts. Une demi-heure après, la circulation était absolument interrompue à partir de Washington Park. Le gouverneur de l’État, John Hamilton, prévenu en toute hâte, envoya de fortes escouades de la milice, qui pénétrèrent non sans peine dans le cimetière et en firent sortir nombre de curieux, de telle façon que l’accès en restât libre.

Et la cloche sonnait toujours au clocher du superbe monument de William J. Hypperbone.

On comprendra que Georges B. Higginbotham, le président de l’Excentric Club et ses collègues, le notaire Tornbrock, fussent arrivés des premiers dans l’enceinte du cimetière. Mais comment avaient-ils pu y devancer l’énorme et tumultueuse foule, à moins d’avoir été prévenus d’avance ?… Ce qui est certain, c’est qu’ils étaient là dès les premiers coups de la cloche, mise en branle par le gardien d’Oakswoods.

Une demi-heure plus tard se présentaient les six partenaires du match Hypperbone. Que le commodore Urrican, Tom Crabbe, remorqué par John Milner, Hermann Titbury, poussé par Mrs Titbury, Harris T. Kymbale, se fussent empressés d’accourir, cela ne surprendra personne. Mais si Max Réal et Lissy Wag s’y trouvaient aussi, et Jovita Foley avec eux, c’est que celle-ci l’avait si impérieusement exigé, qu’il avait bien fallu lui obéir.

Tous les partenaires étaient donc là devant le monument, gardé par un triple rang des soldats de cette milice, que les deux amies auraient eu le droit de commander, l’une comme colonel, l’autre comme lieutenant-colonel, puisque ces grades leur avaient été octroyés par le gouverneur de l’État.

Enfin la cloche se tut, et la porte du monument s’ouvrit toute grande.

Le hall intérieur resplendissait de l’éblouissante lueur des lampes électriques et des lustres de la voûte. Entre les lampadaires apparut le magnifique catafalque, tel qu’il était trois mois et demi avant, lorsque les portes s’étaient refermées à l’issue des obsèques auxquelles prit part la ville entière.

L’Excentric Club, son président en tête, pénétra dans le hall. Maître Tornbrock, en habit noir, en cravate blanche, toujours lunetté d’aluminium, entra après eux. Les six partenaires les suivirent, accompagnés de tout ce que le hall funéraire pouvait contenir de spectateurs.

Un profond silence régnait au dedans comme au dehors de l’édifice, – témoignage d’une émotion non moins profonde, – et Jovita Foley n’était pas la moins émue de toute l’assistance. On sentait vaguement que le mot de l’énigme, en vain cherché depuis le tirage du 24, allait être enfin prononcé, et que ce mot serait un nom, – le nom du gagnant du match Hypperbone.

Il était onze heures trente-trois minutes, lorsqu’un certain bruit se fit entendre à l’intérieur du hall. Ce bruit venait du catafalque, dont le drap mortuaire glissa jusqu’au sol comme s’il eût été tiré par une invisible main.

Et alors, ô prodige ! tandis que Lissy Wag se pressait au bras de Max Réal, le couvercle de la bière se soulevait, le corps qu’elle contenait se redressa… Puis, un homme apparut debout, vivant, bien vivant, et cet homme n’était autre que le défunt, William J. Hypperbone !

« Grand Dieu !… » s’écria Jovita Foley, dont le cri ne fut entendu que de Max Réal et de Lissy Wag, au milieu du brouhaha de stupéfaction qui s’éleva de toute l’assistance.

Et elle ajouta, les mains tendues :

« C’est le vénérable monsieur Humphry Weldon ! »

Oui, le vénérable monsieur Humphry Weldon, mais d’un âge moins vénérable que lors de sa visite à Lissy Wag… Ce gentleman et William J. Hypperbone ne faisaient qu’un…

Voici, en quelques mots, le récit que reproduisirent les journaux du monde entier, et qui expliquait tout ce qui paraissait inexplicable en cette prodigieuse aventure.

C’était dans la journée du 1er avril, à l’hôtel de Mohawk Street, pendant une partie du Noble Jeu de l’Oie, que William J. Hypperbone avait été frappé de congestion. Transporté à son hôtel de La Salle Street, il y était mort quelques heures après, ou, plutôt, avait été déclaré tel par les médecins.

Eh bien, en dépit des docteurs, – et aussi de ces fameux rayons du professeur Frédérick d’Elbing, qui corroboraient leur dire, – William J. Hypperbone n’était qu’en état cataleptique, rien de plus, mais ayant toutes les apparences d’un homme qui a passé de vie à trépas. En vérité, il était heureux qu’il n’eût point manifesté dans son testament la volonté d’être embaumé après sa mort, car assurément, l’opération faite, il n’en serait pas revenu. Après cela, un homme si chanceux…

Les magnifiques funérailles se firent comme chacun sait ; puis, à la date du 3 avril, les portes du monument se refermèrent sur le membre le plus distingué de l’Excentric Club.

Or, dans la soirée, le gardien, occupé à éteindre les dernières lumières du hall, entendit un remuement à l’intérieur du catafalque. Des gémissements s’en échappaient… une voix étouffée appelait…

Ce gardien ne perdit pas la tête. Il courut chercher ses outils, il dévissa le couvercle de la bière, et la première parole que prononça William J. Hypperbone, réveillé de son sommeil léthargique, fut celle-ci :

« Pas un mot… et ta fortune est faite !… »

Puis il ajouta, avec une présence d’esprit extraordinaire chez un homme qui revenait de si loin :

« Toi seul, tu sauras que je suis vivant… toi seul, avec mon notaire, maître Tornbrock, à qui tu vas aller dire de venir ici à l’instant… »

Le gardien, sans autres explications, sortit du hall et courut en toute hâte chez le notaire. Et quelle fut la surprise, – oh ! des plus agréables, – qu’éprouva maître Tornbrock, lorsque, une demi-heure plus tard, il se retrouva en présence de son client, aussi bien portant qu’il l’eût jamais été.

Et voici à quoi William J. Hypperbone avait réfléchi depuis sa résurrection, et le parti auquel il s’était arrêté, – ce qui ne saurait étonner d’un pareil personnage.

Puisqu’il avait institué par testament la fameuse partie qui devait donner lieu à tant d’agitations, de déceptions, de surprises, il entendait que cette partie se jouât entre les partenaires désignés par le sort, et il en subirait toutes les conséquences.

« Alors, reprit maître Tornbrock, vous serez certainement ruiné, puisque l’un des six la gagnera… Il est vrai, puisque vous n’êtes pas mort, – ce dont je vous félicite très sincèrement, – votre testament devient caduc et ses dispositions sont de nul effet. Donc pourquoi laisser jouer cette partie ?…

– Parce que j’y prendrai part.

– Vous ?…

– Moi.

– Et comment ?…

– Je vais ajouter un codicille à mon testament et introduire un septième partenaire, qui sera William J. Hypperbone sous les initiales X K Z.

– Et vous jouerez ?…

– Je jouerai comme les autres.

– Mais vous devrez vous conformer aux règles établies…

– Je m’y conformerai…

– Et si vous perdez…

– Je perdrai… et toute ma fortune ira au gagnant.

– C’est résolu ?…

– Résolu… Puisque je ne me suis distingué par aucune excentricité jusqu’ici, au moins vais-je me montrer excentrique sous le couvert de ma fausse mort. »

On devine ce qui suivit. Le gardien d’Oakswoods, bien récompensé, avec promesse de l’être plus encore s’il se taisait jusqu’au dénouement de cette aventure, avait gardé le secret. William J. Hypperbone, en quittant le cimetière, – avant le jour du jugement dernier, – se rendit incognito chez maître Tornbrock, ajouta à son testament le codicille que l’on connaît, et désigna l’endroit où il allait se retirer pour le cas où le notaire aurait quelque communication à lui adresser. Puis il prit congé de ce digne homme, confiant en cette chance extraordinaire qui ne l’avait jamais abandonné pendant le cours de son existence, et qui allait lui demeurer fidèle, pourrait-on dire, même après sa mort.

On sait le reste.

La partie commencée dans les conditions déterminées, William J. Hypperbone put alors se faire une opinion sur chacun des « Six », Ni ce mauvais coucheur d’Hodge Urrican, ni ce ladre d’Hermann Titbury, ni cette brute de Tom Crabbe, ne l’intéressèrent et ne pouvaient l’intéresser. Peut-être éprouvait-il quelque sympathie à l’égard d’Harris T. Kymbale, mais, à faire des vœux pour quelqu’un à défaut de lui-même, c’eût été pour Max Réal, Lissy Wag et sa fidèle Jovita Foley. De là, pendant la maladie de la cinquième partenaire, cette démarche sous le nom de Humphry Weldon, puis l’envoi des trois mille dollars dans la prison du Missouri. Aussi quelle première satisfaction pour cet homme généreux, lorsque la jeune fille fut délivrée par Max Réal, et quelle seconde satisfaction, lorsque celui-ci le fut à son tour par Tom Crabbe !

Quant à lui, il avait suivi d’un pas sûr et régulier les diverses péripéties du match, servi par cette inépuisable chance sur laquelle il comptait avec raison, qui ne le trahit pas une seule fois, et il était arrivé premier au poteau, lui, l’outsider, battant les divers favoris sur cet hippodrome national.

Voilà ce qui s’était passé, voilà ce qui se dit et se répéta presque aussitôt dans l’assistance. Et voilà pourquoi les collègues de cet excentrique personnage lui serrèrent affectueusement la main, pourquoi Max Réal en fit autant, pourquoi il reçut les remercîments de Lissy Wag et ceux de Jovita Foley, – laquelle lui demanda et obtint la permission de l’embrasser, – et comment, porté par la foule, il fut ramené à travers la grande cité chicagoise aussi triomphalement qu’il avait été conduit, trois mois et demi avant, au cimetière d’Oakswoods.

Et, maintenant, il n’était personne dans toute la métropole qui ne sût à quoi s’en tenir sur le dénouement de cette si passionnante affaire.

Mais les partenaires s’étaient-ils enfin résignés ?… Oui, quelques-uns, pas tous, et, au total, il fallait bien accepter cet inattendu dénouement.

Hermann Titbury, cependant, ne voulait pas avoir inutilement dépensé tant d’argent à courir d’un bout à l’autre de la Confédération. Aussi ne songeait-il plus qu’à le rattraper. D’accord avec Mrs Titbury, qui l’y poussait, il résolut de rentrer dans les affaires, autrement dit de reprendre son commerce d’usurier abominable, et malheur aux pauvres diables qui allaient passer par les griffes de ce loup-cervier !

Tom Crabbe, lui, n’avait jamais rien compris à toutes ces aventures, si ce n’est qu’il avait une revanche à tirer, et John Milner espérait bien que dans une prochaine lutte, il se retrouverait au premier rang des pugilistes et ferait oublier les fameux coups de poing du révérend Hugh Hunter.

Harris T. Kymbale, lui, prit philosophiquement sa défaite, car il gardait le souvenir de ses intéressants voyages. Il ne tenait pas, toutefois, le record du parcours, n’ayant fait que dix mille milles environ, tandis que Hodge Urrican en avait fait plus de onze mille, – ce qui ne l’empêcha pas d’écrire dans la Tribune un article des plus élogieux on faveur du ressuscité de l’Excentric Club.

Quant au commodore, il alla trouver William J. Hypperbone et lui dit avec sa bonne grâce habituelle :

« Ça ne se fait pas, monsieur… non !… ça ne se fait pas !… Quand on est mort, on est mort, et on ne laisse pas les gens courir après son héritage alors qu’on est encore de ce monde !…

– Que voulez-vous, commodore, répondit aimablement William Hypperbone, je ne pouvais pourtant pas…

– Vous le pouviez, monsieur, et vous le deviez !… D’ailleurs, si au lieu de vous fourrer en bière, on vous avait mis dans le four crématoire, cela ne serait pas arrivé…

– Qui sait… commodore ?… J’ai tant de chance…

– Et, comme vous m’avez mystifié, reprit Hodge Urrican, et que je n’ai jamais toléré de l’être, vous m’en rendrez raison…

– Où et quand il vous plaira ! »

Et, bien que Turk eût juré par saint Jonathan qu’il dévorerait le foie de M. Hypperbone, son maître ne chercha pas à le modérer cette fois, et ce fut précisément lui qu’il envoya à l’ex-défunt pour fixer l’heure et le jour de la rencontre.

Mais ne voilà-t-il pas que, au début de sa visite, Turk se contenta de dire à William J. Hypperbone :

« Voyez-vous, monsieur, le commodore Urrican n’est pas si méchant qu’il veut le paraître… Au fond, c’est un brave homme… que l’on ramène facilement…

– Et vous venez de sa part…

– Vous dire qu’il regrette sa vivacité d’hier et vous prier d’accepter ses excuses ! »

Bref, l’affaire en resta là, car Hodge Urrican finit par reconnaître qu’elle le couvrirait de ridicule. Mais, très heureusement pour Turk, ce terrible homme ne sut jamais de quelle façon celui-ci avait rempli son mandat.

Enfin, la veille du jour où allait être célébré le mariage de Max Réal et de Lissy Wag, à la date du 29 juillet, les futurs reçurent la visite, non plus d’un vénérable M. Humphry Weldon un peu courbé par l’âge, mais de M. William J. Hypperbone, plus fringant, plus jeune que jamais, ainsi que l’observa très bien Jovita Foley. Ce gentleman, après s’être excusé de n’avoir pas laissé gagner la partie à miss Wag, qui fût certainement arrivée première, lui déclara que, le voulût-elle ou ne le voulût-elle pas, que cela convînt ou non à son mari, il venait de déposer un nouveau testament chez maître Tornbrock. Et il aurait son entier et plein effet, – celui-là, – par lequel il faisait de sa fortune deux parts, dont l’une était attribuée à Lissy Wag.

Inutile d’insister sur ce qui fut répondu à cet homme aussi généreux qu’original. Et, du coup, voilà Tommy assuré d’être acheté par son maître à un prix convenable !

Restait Jovita Foley. Eh bien, cette vive, démonstrative et excellente personne ne ressentit aucune jalousie de tout ce qui survenait d’heureux à sa chère compagne. Et quel bonheur pour son amie d’épouser celui dont elle était adorée, trouver dans M. William J. Hypperbone un tel oncle à héritage ! Quant à elle, après la noce, elle irait reprendre sa place de première vendeuse dans la maison de M. Marshall Field.

Le mariage fut célébré le lendemain, on peut dire en présence de toute la métropole. Le gouverneur John Hamilton et William J. Hypperbone voulurent assister les jeunes époux dans cette cérémonie magnifique.

Puis, lorsque les mariés et leurs amis furent de retour chez Mme Réal, voici que William J. Hypperbone, s’adressant à Jovita Foley, charmante en demoiselle d’honneur, dit :

« Miss Foley… j’ai cinquante ans…

– Vous vous vantez, monsieur Hypperbone, répondit celle-ci, en riant… comme elle savait rire.

– Non… j’ai cinquante ans, – ne dérangez pas mes calculs, – et vous en avez vingt-cinq…

– Vingt-cinq, en effet.

– Or, si je n’ai pas oublié les premiers éléments de l’arithmétique, vingt-cinq est la moitié de cinquante… »

Où voulait en venir ce gentleman, non moins énigmatique que mathématicien ?…

« Eh bien, miss Jovita Foley, puisque vous avez la moitié de mon âge, si l’arithmétique n’est pas une science vaine, pourquoi ne deviendriez-vous pas la moitié de moi-même ?… »

Qu’aurait pu répondre Jovita Foley à cette proposition si originalement formulée, si ce n’est ce que toute autre eût répondu à sa place ?…

Et, en fin de compte, en épousant cette aimable et ensorcelante Jovita, s’il se montrait aussi excentrique que l’exigeait sa situation de membre de l’Excentric Club, ne faisait-il pas aussi acte de bon goût et de sagesse ?…

Et pour finir, en présence des faits peut-être invraisemblables rapportés dans ce récit, que le lecteur veuille bien ne point oublier – circonstance atténuante – que tout cela s’est passé en Amérique !

FIN DE LA DEUXIÈME ET DERNIÈRE PARTIE.