X – LES PÉRÉGRINATIONS D’HARRIS T. KYMBALE.
Si les époux Titbury, si le commodore Urrican, ne se plaignaient pas sans raison de la déveine qui s’attachait à leurs personnes, il semble bien que le reporter en chef de la Tribune aurait eu, lui aussi, le droit de se plaindre dans une certaine mesure. Une première fois, le coup de dés du début l’avait obligé d’aller au pont du Niagara, État de New York et d’y payer une prime, puis, de là à Santa Fé, la capitale du New Mexico. Et voici que ce nouveau coup le mettait en demeure de gagner d’abord le Nebraska, et ensuite l’État de Washington, situé à l’extrémité ouest du territoire de la Confédération.
En effet, à Charleston de la Caroline du Sud, où il venait d’être si chaleureusement accueilli, Harris T. Kymbale avait reçu, le 4 juin, le télégramme qui le concernait. Le point de dix par six et quatre, redoublé, l’expédiait de la vingt-deuxième case à la quarante-deuxième.
Cette dernière, c’était celle du Nebraska, choisi par le défunt pour le labyrinthe du Noble Jeu de l’Oie. Or, – ce qui ne laissait pas d’être grave, c’est que le partenaire, après s’y être rendu et avoir payé une double prime, devrait rétrograder à la trentième, occupée par l’État de Washington. Il est vrai, cet itinéraire du South Carolina au Washington passait par le Nebraska.
On le comprend, à l’annonce de ce coup, ses partisans, réunis en grand nombre au Post Office de Charleston, furent atterrés, et le reporter se vit au moment de perdre la situation de grand favori que la plupart des agences lui attribuaient, un peu légèrement, il faut en convenir.
Mais cet homme, aussi débrouillard que résolu, eut bientôt rassuré ceux qui s’attachaient à sa fortune :
« Eh ! mes amis, s’écria-t-il, ne vous désespérez pas !… Vous savez que les longs voyages ne me font pas peur… De Charleston au Nebraska, du Nebraska au Washington, c’est l’affaire de deux enjambées, et j’ai quinze jours, du 4 au 18, pour enlever ces quatre mille milles !… Des railroads, j’en aurai tout le temps à ma disposition !… Quant à la prime à payer, cela regarde le caissier de la Tribune, et tant pis pour lui s’il fait la grimace !… Le désagrément, ce n’est point d’aller du Nebraska au Washington, c’est d’avoir à revenir de la quarante-deuxième case à la trentième !… Bah ! rétrograder de douze points, cela ne vaut pas la peine d’en parler, et j’aurai vite rattrapé ce que le dieu du hasard m’aura fait perdre !… »
Comment ne pas avoir une absolue confiance en l’homme qui se montre si confiant ?… Comment hésiter à risquer sur lui des sommes énormes ?… Comment lui marchander les applaudissements qu’il mérite à si juste titre ?… Aussi ne lui furent-ils point épargnés, et cette matinée vit se renouveler les triomphes de la veille à ce fameux banquet d’Astley, où avait figuré le pâté monstre de huit mille livres, qui avait occasionné quinze cent soixante-dix-sept indigestions dans la grande métropole.
Toutefois, Harris T. Kymbale faisait erreur en affirmant que l’on pouvait aller de Charleston à Olympia, cette capitale du Washington, que désignait la dépêche, en combinant toutes les ressources du réseau fédéral. Non, il existait une solution de continuité, et elle devait lui être signalée par Bruman S. Bickhorn, le secrétaire de la rédaction de la Tribune. Mais la moitié du voyage jusqu’au Nebraska s’accomplirait rapidement par les voies ferrées qui venaient s’amorcer à la ligne de l’Union Pacific.
Néanmoins, il n’y avait pas de temps à perdre, eu égard aux retards possibles, ni lieu de flâner en route. Non ! ce qui était sage, c’était de quitter Charleston le soir même, et c’est ce que fit le Pavillon Vert. Ses enthousiastes partisans l’acclamèrent au moment où le train démarra pour s’élancer à travers les plaines de la Caroline du Sud.
Cette première partie de l’itinéraire, plusieurs des « Sept » l’avaient déjà suivie, lorsqu’ils parcouraient ces territoires, et ils la suivraient sans doute encore. Harris T. Kymbale franchit le Tennessee, et, le 5 au soir, atteignit Saint-Louis du Missouri, où Lissy Wag et Jovita Foley allaient trouver une prison. Puis, craignant de perdre trop de temps à remonter en steamboat jusqu’à Omaha, il combina les horaires de manière à profiter des trains les plus rapides pour gagner, par Kansas City, la métropole du Nebraska, où il arriva le 6 dans la soirée.
Cette nuit, il dut la passer tout entière en cette ville d’Omaha, à laquelle Max Réal, lors de son premier voyage, avait pu consacrer quelques heures.
Ce fut là que lui parvint la dépêche lancée à son adresse par le secrétaire de la rédaction de la Tribune. Cette dépêche lui chiffrait jour par jour les étapes, de telle façon qu’il pût être rendu à Olympia du Washington, le 18 avant midi. Voici ce qu’elle marquait :
« 1° Quitter Omaha City dès le matin du 7 courant par le train de l’Union Pacific de huit heures trente-cinq, pour atteindre, à trois cent quatre-vingt-dix milles de là, Julesburg-Jonction dans la soirée à six heures et demie ;
« 2° Là trouver un stage, tout attelé, muni de provisions avec relais préparés sur la route de cent milles qui aboutit aux Mauvaises Terres du Nebraska. Y arriver le lendemain dans la matinée, y faire constater sa présence, et revenir par le stage à Julesburg ;
« 3° Reprendre à Julesburg, dans la soirée du 10, le train qui se dirige vers la Californie par l’Union et le Southern Pacific, lequel déposera Harris T. Kymbale en gare de Sacramento dans la soirée du 12, et il devra passer la nuit dans cette ville ;
« 4° Le lendemain 13, sauter dans le railroad qui remonte vers le nord et s’arrêter à la station de Shasta, de la Haute-Californie, à trois cents milles de Sacramento, des travaux de réfection interrompant la circulation jusqu’à la station de Roseburg de l’Oregon ;
« 5° En ce pays montagneux où les stages ne peuvent circuler que lentement, faire à cheval ce trajet de deux cent quarante milles, afin d’arriver, le 17 au plus tard, à la station de Roseburg, voyage qui devra s’exécuter en quatre jours, à raison de vingt-cinq lieues par vingt-quatre heures, repos compris ;
« 6° Prendre dans l’après-midi du 17 à Roseburg le train pour Olympia, qui arrive le lendemain matin dans cette ville, après un trajet de trois cent cinquante milles.
« NOTA. – Harris T. Kymbale est prié de ne rien perdre du temps qui lui est strictement mesuré, et de ne pas oublier que de grosses sommes sont engagées au journal sur les chances du Pavillon Vert. »
La dépêche était longue, mais claire, explicite, formelle. Le destinataire n’avait qu’à se conformer à ses prescriptions, et il serait à son poste, le jour dit, pour recevoir celle de son quatrième tirage. Il fallait espérer, d’ailleurs, qu’il ne se produirait aucun retard, car, ne fût-il que d’une demi-journée, il suffirait à compromettre le résultat du voyage.
Que l’on se rassure, Harris T. Kymbale était résolu à faire toute diligence. S’il passa la nuit à Omaha, c’est que le premier train ne partait que le lendemain. Il le prit donc, et dans la soirée, il descendit à Julesburg-Jonction, près de l’endroit où la voie vient affleurer la frontière du Colorado, non loin de la South-Platte River.
Cette fois, en quittant Charleston, le journaliste avait eu la précaution de ne point se mettre en évidence afin d’éviter les réceptions et leurs suites fâcheuses. Toutefois, à Julesburg, il n’aurait pu conserver l’incognito, car le stage commandé attendait son arrivée en cette bourgade.
Et, d’ailleurs, ses partisans, accourus à la gare, comprirent qu’il ne fallait le retarder sous aucun prétexte, que les heures étaient comptées, que cette excursion aux Mauvaises Terres du Nebraska devait s’accomplir dans un temps rigoureux. Ils furent donc les premiers, quand ils reçurent sur le quai de la gare le reporter en chef de la Tribune, à lui conseiller de partir à l’instant. Et même une douzaine de ces Anglo-Américains, qui, avec les émigrants et un certain nombre de Sioux devenus citoyens des États-Unis, composent la population nebraskienne, avaient pris leurs dispositions pour l’accompagner. Cette escorte n’était pas à dédaigner sur ces territoires où quelques fauves à deux pieds ou à quatre pattes se rencontrent encore.
« Comme il vous plaira, messieurs, répondit Harris T. Kymbale en serrant les mains qui se tendaient vers lui, mais à la condition que la voiture puisse vous contenir tous…
– Nos places y sont retenues et… en se tassant… » répliqua un de ces enthousiastes.
Le Nebraska, par sa superficie, tient le quinzième rang dans l’Union. La Platte ou Nebraska River le parcourt de l’ouest à l’est pour aller se jeter dans le Missouri à Platte City, et c’est sa rive gauche que côtoie cette portion de l’Union Pacific jusqu’à Julesburg-Jonction. État plus agricole qu’industriel, en voie de prospérité, dont la population ne cesse de s’accroître, il a pour capitale Lincoln, une ville de l’intérieur, déclarée chef-lieu administratif dès l’année qui suivit sa naissance, et dont le port, Nebraska City, est situé sur le Missouri à cinquante milles de là.
En vérité, c’était une regrettable circonstance que Harris T. Kymbale, sur le territoire de la Californie et de l’Oregon, dût être contraint de faire à cheval ce trajet de Shasta à Roseburg au lieu de le faire en voiture. Ici, ce ne sont pas les prairies qui manquent à la surface de ce Great Band nebraskien, dont Waren en 1857 et Cole en 1865 opérèrent la reconnaissance. Après que le stage eut franchi la Platte en ferry-boat, après qu’il eut dépassé Fort Grattan, il fallait le voir rouler sur ces terrains unis. C’était une diligence transcontinentale, un de ces overland-mails de la compagnie Wells et Fargo qui parcouraient autrefois le territoire fédéral, une sorte de coche, peint de rouge vif, suspendu sur des lanières de cuir. Rien qu’un seul compartiment à neuf places, trois par trois sur les banquettes d’avant, de milieu, d’arrière, et munies de bretelles pour soutenir les vaillants voyageurs.
Il va de soi que le quatrième partenaire et huit de ses partisans occupaient l’intérieur du stage, quitte à remplacer les quatre autres à tour de rôle, dont deux étaient juchés sur les sièges extérieurs à l’arrière et deux près du cocher, qui poussait, bride abattue, les six vigoureux chevaux de son attelage.
En fait de routes, il n’y avait que les passes tracées par les convois de fourgons. Et en est-il besoin sur ces plaines interminables, où les railroads n’ont eu qu’à poser leurs traverses ? De temps en temps se rencontraient divers creeks aux environs des lagons Raymond et Cole, le Bourdman, la Niobrara River, que l’on franchissait à gué, et aussi quelques hameaux où attendaient les chevaux de relais.
C’est ainsi que dans la soirée du 8, après quarante heures d’un parcours favorisé par le temps, le stage arriva au district des Mauvaises Terres. Là, pas de villages, rien que des prairies où les chevaux pourraient pâturer à plein ventre. Quant à Harris T. Kymbale et à ses compagnons, il n’y avait pas à s’en inquiéter. Les coffres du véhicule étaient convenablement garnis de fines conserves, et les toasts ne manqueraient ni de wisky ni de gin.
Après une nuit sous un bouquet d’arbres, la voiture fut laissée à la garde du conducteur, et l’on descendit les premières rampes de la sauvage vallée.
Ah ! que William J. Hypperbone avait eu raison de choisir cette région du Nebraska pour en faire le labyrinthe de sa quarante-deuxième case !
Entre les extrêmes ondulations des Rocheuses, à proximité des Black Hills, hérissées de conifères, se développe cette profonde dépression du sol, large de trente-six milles, longue de quatre-vingt-cinq, qui s’étend jusqu’au territoire du Dakota. De tous côtés s’étagent les cirques, avec leurs mille pyramides, aiguilles, pinacles, clochetons de pierre. C’est bien un labyrinthe, et des plus embrouillés, ce domaine des Bad Lands, qui, sur des milliers de milles carrés, à travers les strates, les argiles, les sables ferrugineux, dresse les fûts, les colonnes, les piliers de ses rocs prismatiques. Çà et là, on croit voir des bastions, des forts, des châteaux, dont la couleur rouge de brique tranche vivement sur la blanche surface du sol.
On a pu dire de ce coin du Nord-Amérique qu’il formait un monde à part. Aussi, dans les temps préhistoriques, fut-il fréquenté par d’immenses troupeaux d’éléphants, de mammouths, de mastodontes gigantesques, dont on retrouve encore les ossements conservés par la pétrification ou réduits en poussière ?…
Ce qui paraît une hypothèse admissible, c’est que cette dépression ait été remplie autrefois par les eaux descendues des Rocheuses et des Black Hills, depuis longtemps infiltrées dans les fissures du fond, car l’altitude de la région est considérablement au-dessus du niveau de la mer. Ce réservoir vidé serait devenu un ossuaire où les débris fossiles sont accumulés en quantités surprenantes.
Quant aux représentants de la faune actuelle, – peu nombreux sur ce territoire où ils trouveraient difficilement à vivre, – ce sont des bisons, des buffles à longs poils, des moutons à longues cornes, et quelques gracieuses antilopes. Mais ce n’est pas ici que des chasseurs feraient bonne chasse. Harris T. Kymbale et ses compagnons n’eurent pas l’occasion de tirer un seul coup de fusil. Au surplus, s’ils avaient emporté des armes, c’était plutôt pour se défendre contre les bandes de Dakotas et de Sioux qui parcourent la région, ou pour repousser l’attaque des bandes de coyottes{8}, ces loups de la prairie, dont on avait entendu les hurlements pendant la nuit précédente.
Il n’était pas question de s’engager profondément entre les sinuosités des Bad Lands. Il suffisait que le quatrième partenaire se fût présenté de sa personne à l’entrée de ce labyrinthe, et que sa présence eût été constatée par un acte authentique. On ne prit même pas la peine d’enfouir un document ainsi que l’avait fait le commodore Urrican avant de quitter la Vallée de la Mort. L’acte fut rédigé par Harris T. Kymbale, revêtu des douze signatures de ses compagnons, et cela devait suffire à témoigner de son arrivée en cette région nebraskienne. Un dernier repas fut pris à l’ombre du bouquet d’arbres, et les toasts furent aussi multiples que bruyants :
« Au reporter en chef de la Tribune !… Au favori du match !… À l’héritier des soixante millions de dollars de William J. Hypperbone ! »
Décidément, Harris T. Kymbale avait lieu d’être confiant. Ses partisans ne l’abandonneraient jamais. On oubliait, on voulait oublier que, d’aller du Nebraska au Washington, c’était rétrograder, sinon sur la carte des États-Unis, du moins sur la carte du défunt. En réalité, même lorsqu’il serait revenu à la trentième case, il n’y aurait à le devancer alors que Max Réal, quarante-quatrième case, Y K Z, quarante-sixième, Tom Crabbe, quarante-septième.
Le campement fut levé dès trois heures de l’après-midi. Harris T. Kymbale et ses compagnons, très animés par les grogs au wisky, reprirent leurs places dans et sur le stage. Le lendemain, vers dix heures du matin, ils étaient rentrés à Julesburg-Jonction.
Une heure après, arrivait le train de l’Union Pacific pour un arrêt de dix minutes. Rien que ces dix minutes de retard, et Harris T. Kymbale l’aurait manqué, – ce qui n’eût sans doute pas compromis le reste du voyage, car il passe deux trains par jour à cette jonction. Mais, au total, il n’avait pas une heure à perdre.
On sait quels États traverse la ligne en se dirigeant vers l’ouest, puisque Max Réal en allant à Cheyenne, Hermann Titbury en allant à Great Salt Lake City, le commodore Urrican en allant à Death Valley, les avaient suivis. Le reporter dut donc franchir le Wyoming, l’Utah, le Nevada, puis en partie la Californie, afin d’atteindre la capitale californienne. C’est là qu’il descendit, dans la nuit du 11 au 12 juin, frais, dispos, confiant, n’ayant égaré en route rien de sa belle performance.
Un excellent accueil attendait le reporter. En grand nombre, ses partisans l’acclamèrent, mais ne songèrent pas un instant à le retenir, le train partant de Sacramento à une heure après-midi.
Entre autres personnes, qui, par intérêt ou par sympathie, étaient venues au-devant de Harris T. Kymbale, figurait au premier rang le correspondant de la Tribune, Will Walter, qui lui dit :
« Monsieur, j’ai été informé que vous deviez arriver aujourd’hui, et je vous félicite sincèrement de n’avoir éprouvé aucun retard.
– En effet, mon cher confrère, répondit Harris T. Kymbale, pas le moindre retard entre Charleston et Sacramento, et je compte qu’il en sera de même entre Sacramento et Olympia.
– Il n’y a pas lieu de le craindre, affirma Will Walter. Sans doute, il est fâcheux que la ligne soit momentanément interrompue ; mais le train va vous conduire à la station de Shasta, où vous trouverez des chevaux tout prêts. Un guide, connaissant bien le pays, vous mènera par le plus court à Roseburg, où vous reprendrez le Southern Pacific pour Olympia.
– Il ne me reste donc qu’à vous remercier de votre obligeance, monsieur Walter…
– Non point, monsieur Kymbale, c’est moi qui vous remercie puisque je vous ai pris…
– À combien ?… demande vivement le journaliste.
– À un contre cinq.
– Eh bien, cher confrère, cinq bonnes poignées de main par reconnaissance…
– Le double, si vous voulez, monsieur Kymbale, et, maintenant, bon voyage !… »
La locomotive siffla, le train se mit en route et disparut au tournant de la voie dans la direction de Marysville qu’il atteignit près de Feather River.
Une circonstance fâcheuse, c’est que ce train ne marchait pas à grande vitesse. Il s’était arrêté à chaque station, à Ewings, à Woodland. Il est vrai, la voie ne cessait de monter, afin de gagner cette région de la Haute-Californie d’une altitude considérable au-dessus du niveau de la mer.
Le train s’arrêta à Marysville, cité qui, de même que Oroville et Placerville, est délaissée, depuis que, les chercheurs d’or en ayant vidé « les poches », la vogue est aux mines des territoires du Nord et de l’Alaska. Seule, Marysville offre quelque résistance à cet abandon, parce que sa situation, au confluent des rivières Yuba et Feather, lui assure un mouvement de batellerie qui étend son commerce sur toute la région.
Au delà, il fallut compter avec les haltes de Gridley, Nelson, Chico, Tehama, où des rampes, très accentuées, exigèrent de la locomotive de plus grands efforts au préjudice de sa rapidité.
Bref, ce ne fut pas avant huit heures du matin, heure réglementaire d’ailleurs, que, à la date du 13, le train vint s’arrêter à la ville de Shasta, cette station, on ne l’a pas oublié, à partir de laquelle la circulation était interrompue.
Avant de reprendre le railroad à Roseburg, Harris T. Kymbale aurait à remonter d’une centaine de lieues vers le nord, avec le guide et les chevaux commandés par les soins du correspondant de la Tribune.
Il ne restait plus que cinq jours pleins pour gagner Olympia, dont quatre devaient être employés au voyage à cheval, avec une moyenne de vingt-quatre à vingt-cinq lieues par vingt-quatre heures. À ce faire, rien d’impossible, mais grosse fatigue à prévoir, pour les montures, et aussi pour les cavaliers.
Trois chevaux attendaient devant la station, l’un destiné à Harris T. Kymbale, les deux autres au guide et à un garçon d’écurie qui l’accompagnait. Inutile de dire que le reporter avait l’habitude de l’équitation comme de tous les genres de sport.
Le guide, nommé Fred Wilmot, était un homme de quarante ans, dans toute la force de l’âge.
« Vous êtes prêt ?… lui demanda Harris T. Kymbale.
– Prêt.
– Et nous arriverons…
– Oui, si vous êtes bon cavalier. Avec le stage, il eût fallu le double de temps…
– Je réponds de moi…
– Alors en selle. »
Les chevaux partirent au grand trot. De la question de nourriture, il n’y avait pas à se préoccuper, car bourgades et villages sont nombreux sur la route.
Le temps semblait devoir se maintenir au beau, avec une certaine fraîcheur qui s’accentuerait dans la région montagneuse. La journée serait coupée par une halte de deux heures, et l’on se reposerait une partie de la nuit.
Le chemin suivait la rive droite du Sacramento, et, après un arrêt pour le repas dans une ferme, Fred Wilmot vint s’arrêter à Butter, en plein pays de sources minérales comme il y en a tant en Amérique.
Sept heures de sommeil dans une auberge, et les voyageurs repartirent dès l’aube, pour aller déjeuner à Yreka. À une centaine de milles dans l’est, on eût rencontré le Shasta, dont le cratère s’ouvre à plus de douze mille pieds entre deux sommets. Solidement assis sur sa base que découpent des ravins verdoyants, ce mont est considéré comme le plus beau des États-Unis, « avec ses laves roses émaillées de glace », a dit un enthousiaste voyageur.
Harris T. Kymbale dut remettre son admiration à un autre voyage.
Un grand État, cet Oregon, le neuvième des États-Unis. Faible de population, il possède de vastes pâturages, et son principal rendement vient de la pêche du saumon, très fructueuse dans ses cours d’eau. En outre, l’extrême fertilité des terres dans l’ouest les fait rechercher pour les établissements agricoles.
Pendant cette journée, Harris T. Kymbale eut les yeux réjouis par la contemplation de sites magnifiques. Un regard en passant, c’était tout ce qu’il pouvait leur accorder, à son vif regret. En lui, le touriste s’effaçait devant le partenaire. Le soir, ayant franchi la passe de Pilot Rock, hommes et bêtes, pas mal éreintés, vinrent prendre repos à la bourgade de Jackson, qu’il ne faut pas confondre avec ses homonymes des États-Unis, – quatre Jackson, au Michigan, au Mississippi, au Tennessee et dans l’Ohio, et deux Jacksonville, l’une dans l’Illinois, l’autre dans la Floride, à plusieurs milliers de milles de la Californie.
Le lendemain, 16, après une dernière journée que les chevaux enlevèrent sans trop de peine, et dont la seconde étape se prolongea jusqu’à près de minuit, le guide signala les lumières de Roseburg.
Ainsi s’était effectué ce cheminement, pas un accident, pas même un incident, avec la régularité d’un express. Ni les remerciements ni les dollars ne furent ménagés à Fred Wilmot, et le lendemain, dès l’aube, Harris T. Kymbale « sauta », – le mot est employé par le correspondant de la Tribune, – dans le premier train en partance pour Olympia.
Ce train dessert les principales villes ou bourgades de cette riche vallée de la Villamette, Vinchester, Eugène City, Harrisburg, Albany, Salem, la capitale de l’État, fraîche corbeille de fleurs et de verdure, Canb, Oregon City, la plus industrieuse, grâce aux puissantes chutes qui actionnent ses papeteries, ses sucreries et ses filatures, Portland, peuplée de soixante-quinze mille habitants, qui tient la tête du commerce oregonnais, et dont la Columbia fait un port de mer d’une grande activité.
Enfin, le train franchit cette rivière qui sépare l’Oregon du Washington, et vint s’arrêter sur la rive droite, en amont du confluent de la Villamette, à Vancouver, le 18, huit heures du matin.
Harris T. Kymbale ne disposait plus que de six heures, mais n’était qu’à cent vingt milles d’Olympia.
Ah ! si le temps ne lui eût manqué, comme il aurait pris plaisir à visiter en détail cet Oregon qu’il venait de quitter, ce Washington où son pied venait de se poser pour la première fois !
C’est un État de trois cent cinquante mille habitants, en pleine prospérité, si éloigné soit-il à cette extrémité du territoire fédéral, auquel il n’a été rattaché qu’en 1859 et dont il occupe le dix-huitième rang. Il a Olympia pour capitale, où peuvent remonter les navires par le Puget-Sound ; mais Seattle l’emporte par l’étendue de son commerce, et Tacoma, par son trafic avec le Japon et la Chine ; cette dernière-née de la famille washingtonienne donne les plus belles espérances pour l’avenir.
Ce fut de Vancouver, – bien entendu la ville de ce nom du Washington, et non celle de la Colombie anglaise, située à une centaine de milles plus au nord, – que Harris T. Kymbale partit à huit heures dix du matin, afin d’accomplir la dernière étape de ce voyage.
Aucun obstacle, aucun retard à craindre. Neuf stations, et le train arriverait, un peu après onze heures, en gare d’Olympia. Holbrook, Waren, Kalama, Stockport, Sopenah, Chealis, Centralia, furent laissées successivement en arrière. Le train filait assez rapidement à la surface de cette région arrosée par les nombreux affluents et sous-affluents de la Columbia. Enfin il était onze heures trois minutes, lorsqu’il s’arrêta à la petite bourgade de Tenino, séparée de la capitale par une distance de quarante milles, – une quinzaine de lieues environ.
Là, fâcheuse nouvelle pour les voyageurs, et désastreuse pour Harris T. Kymbale, – un accident que le minutieux Bickhorn de la Tribune n’avait pu prévoir. Impossible au train d’aller au delà de Tenino. À dix milles de cette station, un pont s’était écroulé une heure avant, et la circulation avait dû être arrêtée sur cette partie de la ligne.
Coup mortel s’il en fut jamais, et dont le quatrième partenaire ne se relèverait pas !
« Maudite guigne, s’écria-t-il, en se précipitant hors de son wagon, tu me fais périr au port ! »
Eh bien, non, et peut-être allait-il s’en tirer…
Trois jeunes gens, descendus du train, s’approchèrent de lui.
« Monsieur Kymbale, lui dit l’un d’eux, savez-vous monter à bicyclette ?…
– Oui.
– Venez donc. »
Il n’y eut pas d’autres paroles échangées. On le voit, c’était entrer carrément en matière, comme il convient entre ces gens pratiques des États-Unis.
Ce n’était pas une bicyclette, mais bien une triplette qui fut retirée du fourgon de bagages et déposée sur le quai de la gare.
« Monsieur Kymbale, dit le jeune homme, l’un de nous va vous céder sa place au milieu, l’autre se mettra derrière, moi je me mettrai devant, et il y a des chances d’arriver pour midi à Olympia !
– Vos noms, messieurs ?…
– Will Stanton et Robert Flock.
– Et le vôtre, à vous, monsieur, qui me cédez votre place ?…
– John Berry.
– Eh bien, messieurs Stanton, Flock et Berry, merci… et en route, et que saint Cycle, le patron des bicyclistes, nous protège !… »
Quinze lieues en moins d’une heure !… Ce record n’était pas encore détenu par aucun professionnel.
Avant de démarrer :
« Messieurs, dit Harris T. Kymbale, je ne sais comment je pourrai reconnaître…
– En gagnant, répondit simplement Will Stanton.
– Nous avons parié pour vous », ajouta Robert Flock.
La triplette était une machine sortie des ateliers de Cambden and Co. de New York, pourvue d’une multiplication de vingt-sept pieds deux pouces, et qui avait fait ses preuves dans une lutte internationale, précisément sur le vélodrome de Chicago. Ces illustres bécanards, Will Stanton et Robert Flock, originaires du Washington, étaient des stayers de la vélocipédie, ayant les meilleures performances et capables de tout le rendement que peut donner ce genre de sport. Harris T. Kymbale, monté sur la selle intermédiaire, n’aurait eu qu’à se laisser conduire, mais il entendait bien ajouter sa puissance musculaire à celle de ses entraîneurs – c’est le mot, – et pédaler pour son propre compte.
Will Stanton s’achevala en avant, Robert Flock en arrière, Harris T. Kymbale entre les deux. Quelques personnes obligeantes qui maintenaient la machine sur la route, lui imprimèrent un vigoureux élan, et elle s’élança, saluée de bruyants hurrahs.
Ce départ fut magnifique. Le rapide véhicule allait comme un « tonnerre graissé », – expression bien américaine, – sur un chemin soigneusement entretenu, une véritable piste de vélodrome moins les virages, et très plat en cette partie du Washington qui avoisine le littoral. Les trois cyclistes ne parlaient pas, la bouche fermée, les lèvres entr’ouvertes par un tuyau de plume, qui, sans permettre à l’air d’arriver trop brutalement aux poumons, aidait cependant la respiration par le nez.
Et, c’est ainsi qu’ils n’hésitèrent pas à « emballer » dès le début de cette course vertigineuse. Les roues de la triplette tournaient avec la vitesse d’une dynamo mue par un puissant moteur, et, cette fois, le moteur, c’étaient ces trois hommes dont les jambes, transformées en bielles, poussaient l’appareil de toute leur vigueur. La triplette entraînait avec elle un nuage de poussière et, lorsqu’elle franchissait à gué quelque creek, soulevait une nappe d’eau qui se recourbait sur ses jantes. L’avertisseur lançait au loin des sons pour s’assurer la route libre, et les gens se rangeaient sur les côtés afin de livrer passage à cette machine éclair.
Enfin, après le premier quart d’heure, – ainsi que le dit Will Stanton qui comptait les bornes milliaires – les cinq premières lieues avaient été enlevées, et il suffirait de conserver cette moyenne pour atteindre le but quelques minutes avant midi.
Il ne semblait donc pas qu’aucun obstacle pût surgir, quand, un peu après onze heures, alors que la triplette traversait une vaste plaine, se firent entendre de furieux hurlements.
Un cri s’échappa de la bouche de Robert Flock, qui laissa tomber son tuyau de plume.
« Des coyottes ! »
Oui, des coyottes, une vingtaine de ces redoutables loups de la prairie. Enragés de faim, sans doute, ces farouches animaux s’approchaient avec une vitesse supérieure à celle des cyclistes et se jetèrent sur leurs flancs.
« Vous avez un revolver ?… demanda Will Stanton, sans ralentir un instant la triplette.
– Oui, répondit Harris T. Kymbale.
– Tenez-vous prêt à faire feu, – toi aussi, Flock, avec le tien… Moi, je ne lâche pas la direction… Continuons à pédaler tous trois, et peut-être devancerons-nous cette bande ?… »
La devancer ?… il fut bientôt évident que cela ne serait pas possible.
Les coyottes bondissaient en suivant la triplette, prêts à se précipiter sur le reporter et ses compagnons, qui seraient perdus s’ils étaient renversés.
Deux détonations éclatèrent, et deux loups, atteints mortellement, roulèrent sur la route en hurlant. Les autres, au comble de la fureur, s’élancèrent sur la machine, laquelle ne put éviter le choc que par un crochet brusque, qui faillit désarçonner Harris T. Kymbale.
« Pédalons… pédalons ! » cria Will Stanton.
Et les jarrets se détendirent avec une telle vigueur que les dents de la multiplication craquèrent à faire craindre qu’elles ne fussent brisées.
Pendant le second quart d’heure, cinq autres lieues avaient été franchies. Mais il fallut, plus que jamais, repousser les coyottes qui sautaient au moyeu des roues, et dont les ongles grinçaient sur les rayons de fil d’acier. Les revolvers furent tirés jusqu’à leurs dernières cartouches, et la bande, réduite de moitié, laissa une dizaine de loups en arrière.
À ce moment, Harris T. Kymbale, abandonnant la barre, parvint à recharger son revolver, dont les six coups mirent les coyottes en pleine déroute.
Il était alors midi moins dix. À deux lieues environ apparaissaient les premières maisons d’Olympia.
La triplette dévora cette distance avec la vitesse d’un express, elle atteignit la ville, et, en dépit des règlements de police, au risque d’écraser quelques-uns de ses cinq mille habitants, elle s’arrêta devant le Post Office, comme midi commençait à sonner.
Harris T. Kymbale prit terre. N’en pouvant plus, respirant à peine, il fendit la foule des curieux qui attendaient l’arrivée du quatrième partenaire, et se précipita dans la salle au moment où l’horloge tintait pour la dixième fois.
« Il y a un télégramme pour Harris T. Kymbale… cria l’employé du télégraphe.
– Présent !… » répondit le chroniqueur en chef de la Tribune, qui tomba sans connaissance sur un banc.
Le protégé de saint Cycle était arrivé à temps, grâce au dévouement et à l’énergie de ses compagnons. Quant à MM. Will Stanton et Robert Flock, avec quinze lieues parcourues en quarante-six minutes et trente-trois secondes, ils battaient le record de vitesse des cinq parties du monde !
C’était le 6 juin, à Mammoth Hotel, après les six jours passés aux grottes du Kentucky, que Lissy Wag avait reçu la nouvelle fatale. Le point de sept, par quatre et trois, doublé, l’envoyait dans la cinquante-deuxième case, Missouri.
Le voyage ne serait ni fatigant ni long. Les deux États confinent à l’angle de Cairo. De Mammoth Caves à Saint-Louis, à peine deux cent cinquante milles, huit à dix heures de chemin de fer, pas davantage. Mais quel désappointement, quelle ruine !
« Malheur… malheur !… s’écria Jovita Foley. Mieux aurait valu d’être envoyées, comme le commodore Urrican, à l’extrémité de la Floride, ou comme M. Kymbale au fond du Washington !… Au moins n’aurions-nous pas cessé de prendre part à cette abominable partie…
– Oui… abominable… c’est le mot, ma pauvre Jovita ! répondit Lissy Wag. Aussi pourquoi as-tu voulu la jouer ?… »
La désolée demoiselle ne répondit pas, et qu’aurait-elle essayé de répondre ?… Voulût-elle même ne point abandonner le match, se rendre au Missouri, attendre que l’un des partenaires vînt, par un coup malheureux pour lui mais heureux pour elle, délivrer Lissy Wag de la prison en y prenant sa place, elle ne l’aurait pu qu’à la condition de verser une triple prime dans cette cagnotte dont le montant devait appartenir au second arrivant !… Et ces trois mille dollars, les possédait-elle ?… Non… Et pourrait-elle se les procurer ?… Pas davantage.
En effet, seuls quelques gros parieurs, engagés sur Lissy Wag, auraient peut-être fait l’avance de cette prime, et encore si les chances du Pavillon Jaune n’eussent pas été si gravement compromises. Lorsque Hodge Urrican tira « le numéro de la Mort », il en fut quitte à recommencer. Hermann Titbury lui-même, le jour fixé sortirait de l’hôtellerie de la Louisiane et reprendrait son tour. Ni l’un ni l’autre, en somme, n’étaient exclus du match pour un temps illimité, tandis que cette pauvre Lissy Wag…
« Malheur… malheur !… répétait Jovita Foley, qui n’avait plus que ce funeste mot à la bouche.
– Eh bien… que faisons-nous ?… demanda sa compagne.
– Attendons… attendons, ma pauvre chérie !
– Attendons… quoi ?…
– Je ne sais pas !… D’ailleurs… nous avons quinze jours pour nous rendre à la prison…
– Mais non pour payer la prime, Jovita, et c’est cela qui nous embarrasse le plus…
– Oui… Lissy… oui !… Enfin… attendons…
– Ici ?…
– Non, par exemple ! »
Et ce « non », sorti du cœur de Jovita Foley, répondait bien au changement des dispositions manifestées jusqu’alors à la cinquième partenaire par les hôtes de Mammoth Hotel.
En effet, Lissy Wag se voyait déjà délaissée depuis ce déplorable coup de dés. Favorite de la veille, elle n’était plus la favorite du lendemain. Les parieurs, les coureurs de « boom », qui avaient ponté sur elle, l’auraient volontiers couverte de malédictions. En prison, la malheureuse irait en prison, et la partie serait certainement achevée avant qu’elle eût été délivrée ! Aussi, dès la première heure, le vide se fit-il autour d’elle. C’est ce que Jovita Foley avait parfaitement vu, et comme cela était humain, n’est-il pas vrai ?
Bref, dès ce jour-là, repartirent la plupart des touristes, puis le gouverneur de l’Illinois. Et il est bien probable que John Hamilton regrettait à cette heure les grades honorifiques qu’il avait accordés aux deux amies. Il suit de là que le colonel Wag et le lieutenant-colonel Foley ne feraient plus que triste figure au milieu de la milice illinoise.
Le jour même, l’après-midi, elles réglèrent leur note à Mammoth Hotel, et prirent le train pour Louisville, afin d’y attendre… quoi ?…
« Ma chère Jovita, dit alors Lissy Wag, au moment de descendre du train, sais-tu ce qu’il y aurait à faire ?…
– Non, Lissy, je n’ai plus la tête à moi !… Je suis toute désorientée !
– Eh bien, il y aurait à continuer le voyage jusqu’à Chicago, à rentrer tranquillement chez nous, et à reprendre nos fonctions dans les magasins de M. Marshall Field… Est-ce que ce ne serait pas sage ?…
– Très sage, ma chérie, très sage !… Mais… c’est plus fort que moi… j’aimerais mieux devenir sourde que d’écouter la voix de la sagesse !
– C’est de la folie…
– Soit… je suis folle !… Je le suis depuis que cette partie a commencé, et je veux l’être jusqu’à la fin…
– Va !… c’est fini pour nous, Jovita, bien fini !…
– On ne sait pas, et je donnerais dix ans de ma vie pour être d’un mois plus vieille ! »
Et elle les donnait et elle les avait donnés tant de fois, ses dix ans, que, tout compte fait, cela faisait cent trente années de son existence déjà sacrifiées en pure perte !
Jovita Foley conservait-elle donc encore quelque espoir ?… Dans tous les cas, elle obtint de Lissy Wag, qui eut la faiblesse de l’écouter, qu’elle n’abandonnerait pas la partie. Toutes deux passeraient quelques jours à Louisville. N’avaient-elles pas du 6 au 20 juin pour se rendre au Missouri ?…
Ce fut donc dans un modeste hôtel de Louisville qu’elles allèrent enfouir leurs chagrins, – du moins Jovita Foley, car sa compagne s’était facilement résignée, n’ayant jamais cru au succès final.
Le 7, le 8, le 9 s’écoulèrent. La situation ne s’était point modifiée, et telles furent les insistances de Lissy Wag qu’elle fit consentir Jovita Foley à regagner Chicago.
D’ailleurs, les journaux, – même le Chicago Herald, qui avait toujours soutenu la cinquième partenaire, – la « lâchaient » maintenant. C’était en enrageant que Jovita Foley les lisait, puis les déchirait d’une main, pour ne pas dire d’une griffe fiévreuse. Lissy Wag ne comptait plus dans les agences où sa cote était tombée à zéro et même au-dessous. Dans la matinée du 8, les deux amies avaient appris que le commodore Urrican avait amené neuf par six et trois, – ce qui lui faisait atteindre d’un bond le Wisconsin, vingt-sixième case.
« Le voilà bien reparti !… » s’était écriée la malheureuse Jovita Foley.
Et le 10, lorsque le télégraphe annonça que l’homme masqué était, par dix points, envoyé au Minnesota, cinquante et unième case :
« Décidément… c’est celui-là qui a le plus de chances, dit-elle, et ce sera lui qui héritera des millions de cet Hypperbone ! ».
On voit que l’excentrique défunt avait singulièrement baissé dans son estime depuis que les dés avaient fait une prisonnière de sa chère Lissy Wag !
Enfin il avait été convenu que, le soir même, les deux amies prendraient le train pour Chicago. Bien que les journaux de Louisville eussent fait connaître dans quel hôtel Lissy Wag et Jovita Foley étaient descendues, inutile de dire que pas un seul reporter n’était venu leur rendre visite. Si ce fut à la grande satisfaction de l’une, ce fut à l’extrême dépit de l’autre, puisque, répétait-elle en serrant les lèvres, « c’est comme si nous n’existions pas ! »
Mais il était écrit qu’elles ne partiraient pas encore pour la métropole illinoise. Une circonstance des moins prévues allait leur permettre de peut-être retrouver une partie de leurs chances en rentrant dans le match que, faute de payer la prime, elles devaient abandonner.
Vers trois heures de l’après-midi, le facteur du quartier se présenta à l’hôtel, monta à la chambre des deux amies. Dès que la porte lui eut été ouverte :
« Mademoiselle Lissy Wag ?… demanda-t-il.
– C’est moi, répondit la jeune fille.
– J’ai une lettre chargée à votre adresse, et si vous voulez signer la réception…
– Donnez », répondit Jovita Foley, dont le cœur battait à se briser.
Les formalités remplies, le facteur se retira.
« Qu’y a-t-il dans cette lettre ?… dit Lissy Wag.
– De l’argent, Lissy…
– Et qui peut nous envoyer ?…
– Qui ?… » répliqua Jovita Foley.
Elle rompit les cachets de l’enveloppe et en tira une lettre qui renfermait un papier plié.
La lettre ne contenait que ces lignes :
« Ci-inclus un chèque de trois mille dollars sur la Banque de Louisville, et que miss Lissy Wag voudra bien accepter pour payer sa prime, – de la part de Humphry Weldon. »
La joie de Jovita Foley éclata comme une pièce d’artifices. Elle sautait, elle riait à étouffer, elle faisait bouffer ses jupes en tournant, et elle répétait :
« Le chèque… le chèque de trois mille dollars !… C’est ce digne monsieur qui est venu nous voir pendant que tu étais malade, ma chérie !… C’est de M. Weldon !…
– Mais, fit observer Lissy Wag, je ne sais si je peux… si je dois accepter…
– Si tu le peux… si tu le dois !… Ne vois-tu pas que M. Weldon a parié de grosses sommes pour toi !… Il nous l’a dit, d’ailleurs, et il veut que tu puisses continuer la partie !… Tiens, malgré son âge respectable, je l’épouserais… s’il voulait de moi !… Allons toucher le chèque ! »
Et elles allèrent toucher le chèque, qui leur fut payé à l’instant même. Quant à remercier ce digne, cet excellent, ce respectable Humphry Weldon, impossible puisqu’on ne connaissait pas son adresse.
Le soir même, Lissy Wag et Jovita Foley quittaient Louisville, sans avoir rien dit à personne de la lettre si opportunément reçue, et, le lendemain, 11, elles débarquaient à Saint-Louis.
Certes, à bien réfléchir, la situation de Lissy Wag dans le match était toujours compromise, puisqu’elle ne pourrait pas prendre part aux tirages, tant que l’un des partenaires ne l’aurait pas remplacée à la cinquante-deuxième case. Mais cela ne manquerait pas d’arriver, – à en croire cette si confiante, cette trop confiante Jovita Foley, – et, dans tous les cas, Lissy Wag ne serait pas exclue de la partie pour cause de prime impayée.
Toutes deux étaient donc dans cet État du Missouri, auquel aucun des « Sept » ne songeait jamais sans éprouver les affres de l’épouvante. Aussi, on l’admettra volontiers, pas un de ses deux millions sept cent mille habitants n’était-il flatté de ce que William J. Hypperbone se fût permis d’en faire une prison pour son Noble Jeu des États-Unis d’Amérique. Il est vrai, sans parler des gens de couleur, les Allemands y sont en grande majorité, et l’on sait ce que vaut la susceptibilité teutonne !
Le Missouri est l’un des plus importants États de la République américaine, le dix-septième par la superficie, le cinquième par sa population, le premier pour la production du zinc. Limité par des lignes de longitude et de latitude au sud et à l’ouest, il a, du côté de l’est et du nord, le Mississippi et le Missouri dont les eaux se confondent en amont de Saint-Louis, à l’angle où s’élève la petite ville de Columbia. On imagine aisément à quel point ces deux routes fluviales doivent favoriser le commerce de la métropole, expéditions de blé et de farines, exportation du chanvre qui est cultivé en grand, élevage des porcs et des bêtes à cornes. Les métaux ne lui manquent pas, ni les gisements de plomb et de zinc. C’est dans le comté de Washington que se dressent les Iron Mountains, la Montagne de Fer, et le Pilot Kirol, énormes masses hautes de trois cents pieds, que les Américains auront peut-être un jour l’idée de transformer en deux électro-aimants d’une formidable puissance.
L’État de Missouri n’était autrefois qu’un district de la Louisiane, mais il est rentré avec son autonomie dans l’Union depuis 1821, et la fondation de Saint-Louis par les Français date de 1764.
En cet État, il n’y a pas moins de onze villes à citer pour leur valeur commerciale ou industrielle, dont trois possèdent plus de cent mille habitants. L’une d’elles, Kansas, en face de Kansas City du Kansas, avait déjà été, on s’en souvient, visitée par Max Réal, quand, à son premier voyage, il descendit le Missouri depuis Omaha jusqu’à cette double ville. Mais il en est d’autres, telle Jefferson City, la capitale de l’État, qui mérite l’attention des touristes, grâce à sa pittoresque situation sur une terrasse, dominant la vallée missourienne.
Toutefois, le premier rang appartient sans conteste à Saint-Louis, qui occupe une étendue de dix milles sur la rive droite du grand fleuve. Cette métropole fut appelée jadis Mount City, parce qu’elle est entourée d’une succession de monticules calcaires de couleur blanche. Elle occupe une aire supérieure d’un quart à celle de Paris, et encore conviendrait-il d’y ajouter ses annexes urbaines, East-Saint-Louis, Brooklyn. Cahokia, Prairie du Port, bien qu’elles s’élèvent sur le territoire illinois.
Telle était la cité désignée par ce membre de l’Excentric Club pour servir de prison aux joueurs du match, – la cité entière s’entend. Il va de soi qu’il ne s’agissait pas d’être incarcéré entre les murs d’un cachot. Non ! Lissy Wag n’aurait point à subir la promiscuité des malfaiteurs… Jovita Foley et elle ne seraient point privées de la liberté… Elles pourraient se promener à leur fantaisie à travers cette cité superbe où l’on compte dix-huit parcs publics, et dont l’un ne mesure pas moins de cinq cent cinquante hectares{9}.
Les deux amies durent donc faire choix d’un hôtel, – et ce fut à Lincoln Hotel qu’elles vinrent occuper la même chambre dans l’après-midi du 11 juin.
« Eh bien, nous y sommes dans cette horrible prison, s’écria Jovita Foley, et j’avoue que, pour une horrible prison, Saint-Louis me paraît fort agréable.
– Une prison ne saurait l’être, Jovita, du moment qu’on n’a pas la permission d’en sortir…
– Sois tranquille, nous en sortirons, ma chérie ! »
Ainsi toute sa confiance d’autrefois était revenue à Jovita Foley, – en même temps que sa gaîté naturelle, – depuis l’envoi des trois mille dollars, dû à cet excellent M. Humphry Weldon, lesquels furent expédiés le jour même en un chèque à l’ordre de maître Tornbrock, notaire à Chicago.
Mais, cette confiance, il ne semblait pas qu’elle fût revenue au monde des parieurs, aux courtiers des agences. En effet, bien que les journaux de Saint-Louis eussent signalé la présence de la cinquième partenaire à Lincoln Hotel, aucun interviewer ne s’y présenta. Que pouvait-on attendre de Lissy Wag, qui avait eu cette malchance d’être tombée dans la case missourienne ?…
Et, cependant, peut-être cet emprisonnement finirait-il plus tôt qu’on ne l’imaginait. Le lendemain, 12, un nouveau tirage serait effectué et les suivants se succéderaient de deux en deux jours…
« Et qui sait… qui sait… qui sait ?… » répétait sans cesse Jovita Foley.
Les deux amies employèrent donc les loisirs de l’après-midi à visiter quelques quartiers de la ville, qu’un ravin, parallèle au cours du Mississippi, coupe en deux parties inégales. Dans les magasins luxueux des principales rues, quel attrait pour des yeux féminins, non seulement de magnifiques bijoux et de superbes étoffes, mais des pelleteries, des fourrures de toute beauté. Et pourquoi s’en étonner, puisque ces précieuses robes sont fournies à profusion par les opossums, les daims, les renards, les rats musqués, les wolverènes, les chats sauvages dont les Indiens de ce territoire font un grand trafic ? Et ne s’y rencontrent-ils pas encore par milliers, ces bisons, ces buffles, qui fréquentent les vastes prairies en bordure des fleuves, et auxquels des bandes de loups donnent incessamment la chasse ?…
Enfin la journée ne fut pas perdue.
Le lendemain, on comprend ce que devait être l’impatience de Jovita Foley, qui se réveilla dès l’aube, puisque, ce jour-là, à huit heures, maître Tornbrock allait procéder au tirage du 12 juin.
Aussi, laissant dormir Lissy Wag, elle sortit de l’hôtel, en quête d’informations.
Deux heures… Oui ! elle fut bien deux heures absente, et quel réveil pour la cinquième partenaire, qui sursauta au bruit d’une porte violemment ouverte, et à la retentissante entrée de Jovita Foley, criant :
« Délivrée… ma chère… délivrée…
– Que dis-tu ?…
– Huit par cinq et trois… Il les a…
– Il ?…
– Et comme il était à la quarante-quatrième case, le voilà expédié à la cinquante-deuxième…
– Qui… il ?…
– Et comme la cinquante-deuxième est la prison, il y vient prendre notre place…
– Mais qui ?…
– Max Réal… ma chérie… Max Réal…
– Ah ! le pauvre jeune homme ! répondit Lissy Wag. J’aurais mieux aimé rester…
– Par exemple ! » s’écria la triomphante Jovita Foley que cette observation fit bondir comme un isard.
Rien de plus exact ! Ce coup de dés mettait en liberté Lissy Wag. Elle serait remplacée à Saint-Louis par Max Réal, dont elle reprendrait la place, à Richmond, État de Virginie, sept cent cinquante milles, vingt-cinq à trente heures de voyage !…
D’ailleurs, pour s’y rendre, elle avait, du 12 au 20, plus de temps qu’il n’en fallait. Ce qui n’empêcha point son impatiente compagne, incapable de contenir sa joie, de s’écrier :
« En route…
– Non… Jovita, non… répondit nettement Lissy Wag.
– Non !… Et pourquoi ?…
– Je trouve convenable d’attendre ici M. Max Réal… Nous devons bien cela à cet infortuné jeune homme ! »
Et Jovita Foley d’acquiescer à cette proposition, mais à la condition que le prisonnier ne tarderait pas plus de trois jours à franchir le seuil de sa prison.
Or, ce fut précisément dès le lendemain, 13, que Max Réal descendit à la gare de Saint-Louis. Et il existait sans doute un mystérieux lien de suggestion entre le premier et la cinquième partenaire, puisque, si celle-ci désirait ne pas partir avant que celui-là fût arrivé, celui-là voulait arriver avant que celle-ci fût partie.
Pauvre Mme Réal ! En quel état devait être cette excellente mère, à la pensée que son fils était si malencontreusement arrêté sur le chemin du succès !
Il va de soi que Max Réal savait par les journaux que Lissy Wag logeait à Lincoln Hotel. Dès qu’il s’y présenta, il fut reçu par les deux amies, tandis que Tommy attendait dans un hôtel voisin le retour de son maître.
Lissy Wag, émue plus qu’elle n’aurait voulu le paraître, s’avança au-devant du jeune peintre :
« Ah ! monsieur Réal, dit-elle, que nous vous plaignons…
– Et du fond du cœur !… ajouta Jovita Foley, qui ne le plaignait pas le moins du monde, et dont les yeux ne parvenaient pas à exprimer la pitié.
– Mais non… miss Wag… répondit Max Réal, lorsqu’il eut repris haleine après une montée trop rapide, non !… je ne suis pas à plaindre… ou du moins, je ne veux pas l’être, puisque j’ai le bonheur de vous délivrer…
– Et que vous avez raison !… déclara Jovita Foley, qui ne put retenir cette réponse aussi franche que désagréable.
– Excusez Jovita, dit alors Lissy Wag. Elle ne réfléchit pas assez, monsieur Réal, et, pour moi, croyez que j’éprouve un profond chagrin…
– Sans doute… sans doute… reprit Jovita Foley. D’ailleurs, ne vous désespérez pas, monsieur Réal !… Ce qui nous arrive peut aussi vous arriver !… Certes, cela eût été bien préférable si d’autres que vous avaient été envoyés en prison, ce Tom Crabbe, ce commodore Urrican, cet Hermann Titbury !… Nous eussions accueilli avec plus de plaisir leur visite… que la vôtre… c’est-à-dire… je me comprends… Enfin… ils viendront peut-être vous délivrer…
– C’est possible, miss Foley, répliqua Max Réal, mais il ne faut pas trop y compter. Croyez, au surplus, que j’accepte ce contretemps avec grande philosophie… En ce qui concerne la partie, je n’ai jamais cru que je gagnerais…
– Ni moi, monsieur Réal, se hâta de dire Lissy Wag.
– Mais si… mais si… affirma Jovita Foley, ou, du moins, je l’ai cru pour elle !…
– Et je l’espère encore, miss Wag, ajouta le jeune homme.
– Et moi, je veux l’espérer pour vous, monsieur Réal… répondit la jeune fille.
– Voyons… voyons… reprit Jovita Foley, vous ne pouvez pas gagner tous les deux…
– C’est impossible, en effet, dit en riant Max Réal. Il ne peut y avoir qu’un gagnant…
– Allons donc ! s’écria Jovita Foley, de plus en plus emballée. Si Lissy gagne… elle aura les millions… et si vous arrivez second… vous aurez le produit des primes…
– Comme tu arranges les choses, ma pauvre Jovita ! observa Lissy Wag.
– Attendons, dit alors Max Réal, et laissons faire le sort !… Puisse-t-il vous être favorable, miss Wag… »
Et, vraiment, il la trouvait de plus en plus charmante, cette jeune fille !… Cela se voyait d’une façon trop claire… Et Jovita Foley, qui n’était point sotte assurément, de se dire en aparté :
« Tiens… tiens… et pourquoi pas ?… Voilà ce qui simplifierait la situation, et il importerait peu que l’un atteignit le but plutôt que l’autre !… »
Ah ! comme elle connaissait bien le cœur humain, et en particulier celui de son amie !
Tous les trois se mirent à causer des péripéties du match, des incidents survenus au cours du voyage, des beautés naturelles qu’ils avaient pu admirer en allant d’un État à l’autre, les merveilles du Parc National du Yellowstone que Max Réal ne devait jamais oublier, les merveilles des grottes du Kentucky, dont Lissy Wag et Jovita Foley conserveraient l’éternel souvenir.
Puis elles racontèrent ce qui s’était produit à propos des trois mille dollars. Sans le généreux envoi de M. Humphry Weldon, fait dans des termes qui ne permettaient pas de le refuser, Lissy Wag aurait dû se retirer de la partie.
« Et quel est ce monsieur Humphry Weldon ?… demanda Max Réal, un peu inquiet.
– Un excellent et digne vieillard… qui s’intéressait à nous… répondit Jovita Foley.
– Comme parieur, sans doute… ajouta Lissy Wag.
– Et en voilà un qui est bien sûr d’empocher ses paris ! » déclara Jovita Foley.
Et ce que ne dit pas Max Réal, c’est que lui aussi avait eu la pensée de mettre cette somme à la disposition de la jeune prisonnière… Mais à quel titre eût-elle pu l’accepter ?…
Enfin, cette journée et celle du lendemain, Max Réal et les deux amies les passèrent ensemble, en causeries, en promenades. Si Lissy Wag se montrait extrêmement chagrine de cette mauvaise chance de Max Réal, celui-ci se montrait tout heureux que Lissy Wag en eût profité. Et, en effet, depuis vingt-quatre heures un revirement s’était produit dans les agences en faveur de la cinquième partenaire. Aussi les reporters de venir assidûment à Lincoln Hotel afin d’interviewer Lissy Wag, qui se refusait toujours à les recevoir, et les parieurs d’abandonner l’ancien favori pour la nouvelle favorite ! Ce qui résultait de la situation actuelle de la partie, c’est que, même en revenant en Virginie à la quarante-quatrième case abandonnée par Max Réal, Lissy Wag ne serait plus devancée que par Tom Crabbe à la quarante-septième, et par X K Z à la cinquante et unième.
« Et ce particulier aux initiales, demanda Jovita Foley, sait-on enfin qui il est ?…
– On l’ignore, répondit le jeune peintre, et il demeure plus mystérieux que jamais ! »
Il va sans dire, n’est-il pas vrai, que Max Réal, Lissy Wag et Jovita Foley ne s’entretinrent pas uniquement des choses du match Hypperbone. Ils parlèrent de leur famille… de la jeune fille qui n’avait plus aucun parent… de Mme Réal, maintenant installée à Chicago et qui serait heureuse de recevoir miss Lissy Wag… de Sheridan Street qui n’était pas très loin de South Halsted Street, etc., etc.
Toutefois, Jovita Foley cherchait sans cesse à ramener la conversation sur la partie engagée, sur les coups qui pouvaient encore se produire.
« Enfin, dit-elle, peut-être qu’au prochain tirage, ma chérie, tu planteras le pavillon jaune sur la dernière case ?…
– Impossible, miss Foley, c’est impossible, déclara Max Réal.
– Et pourquoi ?…
– Parce que miss Wag va prendre ma place à la quarante-quatrième…
– Eh bien… monsieur Réal ?…
– Eh bien… le plus grand nombre que pourrait obtenir miss Wag serait dix qui, redoublé, soit vingt points, lui ferait dépasser la soixante-troisième case, et elle devrait rétrograder à la soixante-deuxième… Et, alors, impossibilité de gagner le coup suivant, puisque le point de un ne peut être amené par les dés…
– Vous avez raison, monsieur Réal, répondit Lissy Wag. Donc, Jovita, il faudra te résigner à attendre…
– Mais, reprit le jeune peintre, il y a un autre coup qui pourrait être très mauvais pour miss Wag…
– Lequel ?…
– Ce serait si les dés amenaient le point de huit, puisqu’il la renverrait en prison…
– Ça !… jamais !… s’écria Jovita Foley.
– Et cependant, répondit en souriant la jeune fille, j’aurais à mon tour le bonheur de délivrer monsieur Réal !…
– Très sincèrement, miss Wag, affirma le jeune homme, je ne le souhaite pas…
– Ni moi !… déclara la pétulante Jovita Foley.
– Et alors, monsieur Réal, demanda Lissy Wag, quel est le meilleur point que je doive désirer ?…
– Celui de douze, puisqu’il vous enverrait à la cinquante-sixième case, État de l’Indiana, et non dans les lointaines régions du Far West.
– Parfait, déclara Jovita Foley, et au tirage suivant, nous pourrions arriver au but ?…
– Oui, avec le point de sept.
– Sept !… s’écria Jovita Foley, un battant des mains. Sept… et la première des Sept !
– Dans tous les cas, ajouta Max Réal, vous n’avez point à redouter la cinquante-huitième case, celle de Death Valley où succomba le commodore Urrican, puisqu’il faudrait amener le point de quatorze, ce qui ne se peut. Et maintenant, je vous renouvelle, miss Wag, les vœux très sincères que j’avais formés pour vous au début, puissiez-vous être victorieuse, c’est ce que je souhaite le plus au monde ! »
Lissy Wag ne répondit que par un regard où se peignait une vive émotion.
« Décidément, se dit Jovita Foley, c’est qu’il est vraiment très bien, ce monsieur Réal, un artiste de talent et plein d’avenir !… Et qu’on ne vienne pas arguer de la position modeste de Lissy Wag… Elle est charmante, charmante, et encore charmante, et elle vaut, certes, les filles des millionnaires, qui vont chercher des titres en Europe, sans s’inquiéter de savoir si les princes ont des principautés, les ducs des duchés, si les comtes ne sont pas ruinés et les marquis dans la panne ! »
C’est ainsi que raisonnait cette judicieuse quoique trop évaporée personne, et, en sa sagesse, elle pensa qu’il ne fallait pas prolonger outre mesure cette situation. Aussi remit-elle sur le tapis la question du départ.
Naturellement, Max Réal insista pour que le séjour à Saint-Louis ne prît pas fin avec trop de hâte. Les deux amies pouvaient attendre jusqu’au 18 juin avant de gagner Richmond, et le lendemain n’était que le 13… Et peut-être Lissy Wag, elle aussi, pensa-t-elle que c’était partir un peu tôt… Elle n’en voulut rien dire cependant et se rendit au désir de Jovita Foley.
Max Réal ne chercha point à se dissimuler le chagrin que lui causait cette séparation. Mais il sentit qu’il ne devait pas insister davantage, et, le soir venu, il conduisit les deux voyageuses à la gare. Là, il répéta une dernière fois :
« Tous mes vœux vous accompagnent, miss Wag…
– Merci… merci… répondit la jeune fille qui lui tendit franchement la main.
– Et moi ?… demanda Jovita Foley. Il n’y a donc pas une bonne parole pour moi ?…
– Si… mademoiselle Foley, répondit Max Réal, car vous avez un excellent cœur !… Veillez bien sur votre compagne, en attendant notre retour à Chicago… »
Le train se mit en marche, et le jeune homme resta sur le quai de la gare jusqu’à ce que les lumières du dernier fourgon eussent disparu dans la nuit.
Ce n’était que trop certain, il aimait, il aimait cette douce et gracieuse Lissy Wag, que sa mère adorerait dès qu’il la lui aurait présentée à son retour. D’avoir sa partie très compromise, d’être confiné dans cette métropole avec l’espoir très hypothétique d’une prochaine délivrance, voilà ce qui ne le préoccupait guère !
Il rentra à son hôtel très attristé, et combien il se trouva seul ! D’ailleurs, à son tour, grâce à cette déplorable situation de prisonnier, il était abandonné, il n’avait plus de partisans, sa cote baissait dans les agences comme la colonne du baromètre par des vents de sud-ouest, quoiqu’il eût satisfait à l’obligation de payer la triple prime…
Tommy, lui, était désespéré. Son maître n’empocherait pas les millions du match. Il ne pourrait l’acheter pour le réduire à la plus cruelle mais à la plus désirée des servitudes…
Eh bien, on a toujours tort de ne pas compter avec le hasard. S’il n’a pas d’habitudes, comme cela a été justement observé, du moins a-t-il des caprices, et cette observation se réalisa derechef dans la matinée du 14.
Dès neuf heures, la foule des parieurs assiégeait le bureau du télégraphe de Saint-Louis, afin d’être le plus vite possible informée du nombre de points obtenus, ce jour-là, par le second partenaire.
Le résultat que les suppléments des journaux publièrent immédiatement fut celui-ci : cinq, par trois et deux, Tom Crabbe.
Or, comme Tom Crabbe, alors en Pennsylvanie, occupait la quarante-septième case, ce point de cinq l’expédiait dans la cinquante-deuxième, Missouri, Saint-Louis, prison…
Que l’on juge de l’effet produit par cet inattendu coup de dés !… Max Réal, qui avait pris la place de Lissy Wag, immédiatement remplacé par Tom Crabbe, qu’il allait à son tour remplacer en Pennsylvanie !… De là, à l’heure même, un bouleversement dans les agences, ce qui fit accourir les courtiers et les reporters à l’hôtel du jeune peintre, voilà ce qui fit remonter sa cote, ce qui amena ses partisans, devant cette incroyable chance, à le proclamer de nouveau grand favori du match !…
Mais quelle devait être la fureur de John Milner, à qui décidément rien ne réussissait plus !… Tom Crabbe en prison à Saint-Louis et une triple prime à payer !… Décidément, elle se remplissait, la cagnotte Hypperbone, et les dollars s’y multipliaient au profit du second arrivant…
Quant à Max Réal, il avait le temps de se rendre de Saint-Louis à Richmond entre le 14 et le 22 juin. Aussi ne se pressa-t-il point de partir. Et pourquoi ?… Parce qu’il voulait connaître le tirage du 20 qui concernait Lissy Wag. Peut-être la jeune fille serait-elle envoyée dans l’un des États voisins, où il lui serait si agréable de s’arrêter pendant quelques jours…
XII – SENSATIONNEL FAIT DIVERS POUR LA TRIBUNE.
Harris T. Kymbale, on s’en souvient, était, de sa personne, dans le bureau du télégraphe d’Olympia, avant que le midi du 18 juin eût été se perdre dans les oubliettes du passé. Il se trouvait donc à son poste, brisé de fatigue, éreinté moralement et physiquement, et comment s’en étonner après cette merveilleuse performance des cyclistes professionnels Will Stanton et Robert Flock ? Tombé presque évanoui sur un banc du Post Office, il avait cependant pu répondre : « Présent », lorsque l’employé avait dit : « Un télégramme pour Harris T. Kymbale. »
Quelques minutes plus tard, ayant recouvré l’entière possession de lui-même, grâce à un énergique mélange de wisky et de gin, il prit connaissance du télégramme ainsi conçu :
Chicago, 8 h. 13.
« Kymbale, Olympia, Washington.
« Neuf par cinq et quatre, South Dakota, Yankton.
« TORNBROCK »
Ainsi donc, le tirage du 18 juin avait été maintenu à cette date, bien qu’il eût pu être avancé de quarante-huit heures, puisqu’il concernait Hermann Titbury. Mais Hermann Titbury était chambré à la Nouvelle-Orléans, où il devait rester pendant le temps réglementaire, et le couple ne cherchait qu’à s’étourdir sur sa propre situation au prix de deux cents dollars quotidiens à Excelsior Hotel. Il avait paru logique à maître Tornbrock et aux membres de l’Excentric Club de ne point modifier les dates de tirages, afin de ne pas diminuer les délais affectés aux déplacements des divers partenaires, et c’était interpréter de juste façon les intentions de William J. Hypperbone.
En somme, le chroniqueur en chef de la Tribune aurait eu mauvaise grâce à se plaindre de ce dernier coup des dés. Il n’était pas obligé de revenir dans la partie trop connue du territoire fédéral, et il allait traverser une région nouvelle pour lui en se rendant au South Dakota, à moins de treize cents milles de l’État de Washington.
En outre, il faut remarquer que Harris T. Kymbale, en prenant possession de la trente-neuvième case, ne serait plus devancé que par X K Z, premier au Minnesota, par Max Réal, second en Pennsylvanie, par Lissy Wag, troisième en Virginie. Il venait donc au quatrième rang, avant le commodore Urrican, qui attendait dans le Wisconsin son prochain départ. Quant à Hermann Titbury, il était cloué pour vingt-huit jours encore en Louisiane, et Tom Crabbe se voyait condamné à moisir dans la prison de Saint-Louis jusqu’à la fin du match, si aucun des partenaires ne venait l’y remplacer.
Harris T. Kymbale recouvra donc, on ne dira pas, toute sa confiance dans le succès final, puisqu’il ne l’avait point perdue, mais il se montra plus emballé que jamais, ses partisans aussi. Sans doute, trois pierres d’achoppement se rencontraient encore sur sa route : le labyrinthe du Nebraska par lequel il avait déjà passé, la prison de Saint-Louis, et la Vallée de la Mort. Il est vrai, de ces trois dangers, un menaçait X K Z, deux menaçaient Lissy Wag et Max Réal. D’ailleurs, le hasard jouait un si grand rôle dans ce match Hypperbone !… Les deux seuls points que le reporter eût à redouter, c’étaient celui de douze, qui lui eût fait reprendre le chemin du Nebraska, et celui de dix doublé, qui l’aurait envoyé offrir ses hommages et compliments à Tom Crabbe dans la prison du Missouri.
Cependant, bien qu’il disposât de quinze jours, du 18 juin au 2 juillet, pour se rendre au South Dakota, Harris T. Kymbale ne voulut pas perdre un jour. Sans attendre, cette fois, l’itinéraire que le complaisant secrétaire de la Tribune, Bruman S. Bickhorn, allait lui adresser sans doute à Olympia, il le combina lui-même de très satisfaisante façon.
Le territoire des South Dakota et North Dakota est séparé de celui du Washington par deux États, l’Idaho et le Montana. Or, à cette époque, le Northern Pacific était livré à la circulation. En traversant le Wisconsin, le Minnesota, le North Dakota, le Montana et l’Idaho, il mettait Chicago et par conséquent New York en communication directe avec la capitale du Washington. D’Olympia à Fargo, sur la frontière est du Dakota septentrional, on compte environ treize cents milles, et quatre cents pour redescendre de Fargo à Yankton, au sud du Dakota méridional, – soit une distance totale de dix-sept cents milles.
En service ordinaire, il n’est pas rare que les railroads américains parcourent un millier de milles en trente-deux heures, et il en est même qui ont fait ce trajet en vingt-quatre. Mais il fallait compter avec le passage des montagnes Rocheuses, et admettre la possibilité de forts retards. D’ailleurs, Harris T. Kymbale aurait tout le loisir de se reposer à Yankton en attendant le tirage du 2 juillet. Ce fut donc par suite d’une sage résolution qu’il se décida à quitter Olympia dès le lendemain.
Quatre cents milles environ séparent la capitale du Washington et les premières rampes des montagnes Rocheuses, puis deux cent cinquante de l’ouest à l’est du massif, – ce qui donne près de six cents milles entre Olympia et Helena, capitale du Montana. Cette partie septentrionale des États-Unis jusqu’à Chicago était desservie par le Northern Pacific, presque parallèlement au Grand Trunk et à six degrés plus au nord. Le reporter ayant quinze jours pour gagner le South Dakota, arriverait à Yankton bien avant le télégramme qui, – il n’en doutait pas, – le remettrait en bon rang. Dans tous les cas, ce Northern Pacific aurait l’avantage de le conduire à travers l’Idaho, le Montana, le North Dakota, et de valoir à la Tribune de curieux articles pour le plus grand agrément de ses lecteurs.
Au sortir d’Olympia, après être remonté au nord-est vers Tacoma, le train redescendit au sud-est en franchissant la chaîne des Cascade Mountains par Hotspring, Clealum, Ellensburg, Toppenish, Pace-Pasco, où il traversa la Columbia River.
Harris T. Kymbale, le plus souvent installé sur la passerelle de son wagon, regardait cette merveilleuse contrée, dont les sites se modifient à chaque poteau télégraphique, pourrait-on dire, à travers les gorges profondes où bouillonnent les tumultueux creeks de Cascade Mountains. Et ses regards ne furent pas moins émerveillés, lorsque, le mont Stuart laissé dans le nord, le train enjamba la Columbia, qui s’épanche du nord au sud jusqu’au coude qu’elle fait pour aller se jeter dans le Pacifique en formant la frontière méridionale du Washington.
La grande rivière est peu navigable en cette partie de son cours, coupé de nombreux rapides, tels ceux de Buckland, Gualquil, Islands, Priest. Au delà, la locomotive sillonna le grand désert colombien, à peu près sans rios, entre Salt Lake et Silkatkwa Lake, et que suivent encore les waggon-roads, voies fréquentées au temps où les Indiens Nez-Percés, Cœurs-d’Alène, Puyallups, auxquels il ne reste plus que quelques enclaves, les parcouraient en toute liberté.
L’Idaho, qui appartient au bassin de la Columbia, appuyé au nord sur la Puissance du Canada, est encore riche de forêts et de pâturages comme il l’était autrefois, avant l’exploitation des placers. Sa capitale, Boise City, sur la rivière de ce nom, est une ville de deux mille trois cents âmes, et sa métropole, Idaho City, sur un affluent de la Snake, commande la partie méridionale de ce territoire. Là, les Chinois forment un appoint assez considérable de la population, et aussi les Mormons, auxquels on refuse les droits d’électeurs s’ils ne jurent pas avoir renoncé aux coutumes bigamiques et polygamiques.
Au delà de l’Idaho, dans le Montana, à travers cette indescriptible région des Rocheuses, Harris T. Kymbale éprouva de nouveaux étonnements, lui dont les yeux cependant auraient dû être blasés par tant de beautés naturelles des sierras du New Mexico et du Washington. Entre les ravins et les gorges de ce territoire, auquel les méridiens et les parallèles servent de frontière géodésique, couraient vers le nord des milliers de rios, de creeks, de rivières, arrosant de vastes pâturages favorables à l’élevage du bétail, et qui, avec les mines, sont sa principale richesse, car le climat y est trop rigoureux pour la culture. En dehors du massif des montagnes, il a pour villes principales, que dessert le Northern Pacific, Missoula, Helena, Butte, située dans un centre minier où abondent l’or, l’argent, le cuivre.
Après avoir dépassé Charles-Forke River, les hauts pics de Wiessner et de Stevens, puis Eagle Peaks qui les dominent, le railroad redescendit vers Helena, la capitale de l’Idaho.
On était là en contrée montagneuse et, assurément, il fallait posséder l’audacieux génie des Américains pour avoir établi une voie ferrée en cette région. Le sol est autrement difficile et tourmenté dans la partie septentrionale de ce territoire que dans celle où fut construite la ligne de l’Union Pacific, à quatre cents milles plus au sud. Aussi, Harris T. Kymbale, après avoir suivi la seconde, lorsqu’il se rendait d’Omaha à Sacramento, put-il faire la comparaison tout à l’avantage de la première.
Par malheur, le temps n’était pas beau, et le ciel menaçait. La tension électrique de l’atmosphère n’avait cessé de s’accroître depuis vingt-quatre heures. De lourds nuages orageux se levaient à l’horizon, et Harris T. Kymbale put assister au développement de l’un de ces terribles météores, qui sont grandioses dans les pays de montagnes.
Cet orage ne tarda pas à prendre des proportions effrayantes, – un de ces « blizzards » qui bloquent les habitants chez eux. Les voyageurs n’étaient point rassurés, bien que les trains, même en pleine marche, soient généralement peu exposés, le fluide trouvant un écoulement facile par les rails. Toutefois la fréquence des éclairs qui se succédaient de seconde en seconde, les éclats déchirants du tonnerre, répercutés par les échos en roulements interminables, les coups de foudre frappant les roches et les arbres le long de la voie, des masses détachées roulant en formidables avalanches, les animaux effarés, buffles, daims, antilopes, ours noirs, fuyant de toutes parts, c’était un incomparable spectacle dont les voyageurs purent jouir dans l’après-midi du 20.
Et c’est alors que le chroniqueur de la Tribune eut non seulement l’occasion d’envoyer à son journal une observation des plus inattendues, mais en même temps d’ajouter une singulière découverte, qui se rattachait à l’histoire zoologique des Rocheuses.
Vers cinq heures, le train remontait lentement un col très raide au plus fort de l’orage. Harris T. Kymbale était resté sur la passerelle, tandis que ses compagnons demeuraient blottis sur les banquettes du wagon. À ce moment, il aperçut un ours superbe, un grizzly à fourrure noire, de haute taille, qui marchait sur ses pieds de derrière en longeant la voie, troublé sans doute par cette lutte des éléments qui impressionne si vivement les animaux. Or, voici que le plantigrade, ébloui d’un vif éclair, lève sa patte droite, la porte à son front, et se signe précipitamment.
« Un ours qui fait le signe de la croix !… s’écria Harris T. Kymbale. Ce n’est pas possible… J’ai mal vu !… »
Non ! il avait bien vu et à plusieurs reprises, au milieu des aveuglants éclairs, le grizzly se signer en donnant des marques d’effroi.
Puis le train, arrive au sommet du col, prit une marche plus rapide et laissa l’ours en arrière.
Aussitôt le reporter d’écrire cette note sur son carnet :
« Grizzly, nouvelle espèce de plantigrade. Fait signe de croix pendant les orages. À dénommer pour la faune des Rocheuses Ursus Christianus. »
Et cette note, elle figura dans la lettre expédiée d’Helena, le lendemain même, à la rédaction de la Tribune.
Après avoir dépassé les stations de Missoula, Bonita, Drummond, Garrison, la locomotive, ayant franchi un long tunnel du massif au-dessous du col de Mullan, vint s’arrêter au quai de la gare d’Helena dans la matinée du 21.
Cette ville, située à une altitude de mille toises sur le revers oriental des Rocheuses, au bord d’un torrent tributaire du Missouri, forme un vaste entrepôt pour les produits miniers de la région, et compte de quatorze à quinze mille habitants. Le train du Northern Pacific n’y stationna qu’une couple d’heures, et n’eut plus qu’à descendre vers les plaines sillonnées par le cours de la Yellowstone et ses nombreux affluents.
Cette contrée était jadis fréquentée par les Têtes-Plates, les Gros-Ventres, les Pieds-Noirs, les Corbeaux, les Cheyennes, les Modocs, les Assiniboines, maintenant relégués en différentes enclaves, dont le voisinage est mal supporté par la population blanche.
Après s’être dirigé au sud-est par Loqart et Bozeman, le train rencontra la Yellowstone River à Livingstone, puis de nombreuses stations, Lauri qui jette un tronçon vers le Parc National, Howard, Miles City, passa du Montana dans le North Dakota, puis à Beach sur le cent soixante-quatorzième degré de longitude.
C’est le Dakota septentrional que dessert le Northern Pacific, à la surface d’immenses plaines un peu relevées dans le voisinage de Heart Buttes, après le Fort Lincoln. Enfin, il rencontra le Missouri à Edwinton, qui est la capitale de l’État et à laquelle la population allemande donne plus volontiers le nom de Bismarck. – cité non moins isolée que le porteur de ce nom abhorré dans sa solitude de Friedriksrhue.
Harris T. Kymbale aurait pu prendre à la station de Jamestown un embranchement qui descendait directement sur Yankton. Mais, sa fantaisie aidant, il poussa par Valley City, Oriska, Cassilton, jusqu’à Fargo, où il arriva le 23 matin, sur la frontière occidentale du Minnesota.
C’était là, près de la frontière de cet État, que se trouvait alors, après le coup de dés du 10, ce fantastique X K Z, attendant à Saint-Paul, la capitale, que le tirage du 24 l’envoyât… À quelle case ?… Sans doute bien près du but, si ce n’est au but même, – ce dont, malgré toute sa confiance, enrageait le chroniqueur de la Tribune.
Le Dakota, séparé du Minnesota en 1861, est divisé en deux quadrilatères à peu près égaux, l’un au sud de l’autre. Ce territoire de haute altitude, peu montagneux, contraste avec son voisin de l’ouest. La population blanche s’est de préférence portée dans sa partie sud-orientale pour les cultures de tabac, de maïs, d’avoine, de légumes, où le sol est excellent, le nord étant occupé par des lacs et des étangs nombreux. Le Missouri le traverse d’un cours oblique jusqu’au delà de Yankton, d’où il descend sur Omaha, tandis que la Rivière-Rouge le sépare à l’est du Minnesota{10}.
Le railroad, qui s’embranche à Fargo, longeait en partie cette rivière, de manière à desservir Yankton, l’ancienne capitale du South Dakota qui a été remplacée par Pierre City, dont la situation centrale s’accordait mieux avec le plan administratif de la Confédération.
Harris T. Kymbale passa à Fargo toute la journée du 23, sans se faire connaître. Peut-être, cédant à ses goûts de touriste, aurait-il visité les quelques bourgades établies sur la rive gauche de la Rivière-Rouge et leurs vis-à-vis de la rive droite, si une circonstance inattendue ne l’eût décidé à modifier ses projets.
Tandis qu’il se promenait dans l’après-midi aux environs de la petite ville, il fut accosté par un individu, assurément américain, d’une cinquantaine d’années, de moyenne taille, un nez en vrille, de petits yeux clignotants, – air peu sympathique à tout prendre.
« Monsieur, dit cet homme, si je ne me trompe, je vous ai vu ce matin débarquer par le train du Northern Pacific…
– En effet, monsieur, répondit Harris T. Kymbale.
– Je m’appelle Horgarth, reprit l’individu, Len Horgarth, Len William Horgarth…
– Eh bien, monsieur Len William Horgarth, que me voulez-vous, s’il vous plaît ?…
– Il est probable que vous vous rendez à Yankton ?… demanda le personnage en question.
– Tout juste… à Yankton.
– Alors permettez-moi de vous offrir mes services…
– Vos services ?… Et à quel propos ?…
– Une simple question, avant tout, monsieur… Vous êtes venu seul ?…
– Seul ?… répondit Harris T. Kymbale assez surpris… Oui… seul !
– Madame ne vous a pas accompagné ?…
– Madame ?…
– Soit… on s’en passera… Ici, sa présence n’est pas nécessaire… pour divorcer…
– Divorcer, monsieur Horgarth ?…
– Sans doute, et je me charge de toutes les formalités de votre divorce…
– Mais, pour divorcer, il faut être marié… et, croyez-le bien, je ne le suis pas !
– Vous n’êtes pas marié, et vous allez à Yankton ?… s’écria Len Horgarth, qui parut être au comble de la surprise.
– Ah çà ! qui êtes-vous donc, monsieur Horgarth ?…
– Je suis rabatteur et témoin pour divorce !…
– Alors… je le regrette… répondit Harris T. Kymbale, mais vos services me sont inutiles. »
En somme, le reporter ne pouvait être étonné des propositions de l’honorable Len William Horgarth. Si, dans l’Illinois, les divorces sont d’usage courant, si l’on peut crier aux voyageurs : « Chicago, dix minutes d’arrêt, le temps de divorcer », il faut encore que cette rupture du mariage soit entourée de certaines garanties. Or, au South Dakota, il en va tout autrement. C’est par excellence le pays aux divorces, et il suffit de faire affirmer par témoin qu’on y est domicilié depuis six mois pour bénéficier de ses avantages.
De là, ce métier de rabatteur et de témoin à la disposition des hommes de loi. Ils recrutent le client, ils témoignent en sa faveur, ils lui fournissent un remplaçant, s’il ne veut pas venir en personne et préfère opérer par procuration, – enfin toutes les facilités imaginables. C’est même plus encore à la bourgade de Sioux Falls qu’à la ville de Yankton qu’appartient ce record de démolition matrimoniale.
« Eh bien ! monsieur, ajouta très obligeamment M. Horgarth, je regrette infiniment que vous ne soyez pas marié…
– Moi aussi, répondit Harris T. Kymbale, puisque j’aurais eu là une si belle occasion de défaire mon mariage !
– Mais, puisque vous allez à Yankton, ne manquez pas de vous y trouver demain avant trois heures, afin d’assister au grand meeting qui va s’y tenir.
– Un meeting… et à quel propos ?…
– Il s’agit de demander que les délais de domicile soient réduits à trois mois comme dans l’État d’Oclohama{11}, qui nous fait une fâcheuse concurrence. Ce meeting doit être présidé par l’honorable M. Heldreth…
– En vérité, monsieur Horgarth !… Et qui est-ce, ce monsieur Heldreth ?…
– Un recommandable commerçant… qui a déjà divorcé dix-sept fois… et ce n’est pas fini, dit-on !
– Monsieur Horgarth, je ne manquerai pas d’être en temps utile à Yankton…
– Je vous laisse donc, monsieur, en me mettant à votre disposition pour l’avenir…
– C’est entendu, monsieur Horgarth, et je tiendrai bonne note d’une offre si obligeante.
– On ne sait pas ce qui peut arriver…
– Comme vous dites, monsieur Horgarth ! » répondit Harris T. Kymbale.
Et il prit congé de ce digne témoin doublé d’un rabatteur pour le compte des solicitors dakotiens.
Restait à savoir si à Yankton, le meeting, présidé par l’honorable M. Heldreth, obtiendrait les commodités inappréciables dont jouissait l’Oclohama.
Enfin, le lendemain 24, à six heures du matin, le chroniqueur en chef de la Tribune montait dans le train qui se dirigeait vers le South Dakota.
Il y a là un assez compliqué réseau de voies ferrées établies d’un État à l’autre. Mais, comme on ne compte que deux cent cinquante milles entre Fargo et Yankton, Harris T. Kymbale était assuré d’être là avant l’heure du meeting.
Par bonne chance, la dernière section du railroad entre la station de Medary et Sioux Falls City venait d’être achevée, et c’était ce jour même qu’elle allait être livrée à la circulation. Aussi Harris T. Kymbale ne serait-il pas dans la nécessité de faire en voiture ou à cheval une partie du trajet, ainsi qu’il y avait été obligé pendant son voyage au New Mexico et en Californie.
Il franchit donc la limite conventionnelle qui sépare les deux Dakota, et il était onze heures, lorsque le train s’étant arrêté près de la petite bourgade de Medary sur le bord de la Big Sioux River, il vit tous les voyageurs en descendre.
S’adressant alors à un employé, qui était de service sur le quai de la gare :
« Est-ce que le train s’arrête ici ?… questionna-t-il.
– Ici même, répondit l’employé.
– Ce n’est donc pas aujourd’hui qu’on inaugure la section entre Medary et Sioux Falls City ?…
– Non, monsieur.
– Et quand donc ?…
– Demain. ».
Cela était de nature à contrarier Harris T. Kymbale, car les deux stations sont séparées par une soixantaine de milles, et, en prenant une voiture, il arriverait trop tard pour assister au meeting de l’honorable M. Heldreth.
Or, précisément voici qu’il aperçoit, dans la gare de Medary, un train prêt à démarrer dans la direction de Yankton.
« Et ce train ?… demande-t-il.
– Oh ! ce train… répond l’employé d’un ton singulier.
– Est-ce qu’il ne va pas partir ?…
– Si… à midi treize…
– Pour Yankton ?…
– Oh !… Yankton ! » réplique l’employé en hochant la tête.
Mais, à cet instant, appelé par le chef de gare, cet homme ne put compléter les renseignements que demandait Harris T. Kymbale.
Au surplus, ce train n’était point un train de voyageurs, et il ne se composait que de deux fourgons de bagages, attelés d’une locomotive qui paraissait être en pleine pression.
« Ma foi, se dit T. Kymbale, voilà mon affaire… puisqu’on n’inaugure la section que demain… Un train de marchandises, peu importe, pour aller de Medary à Sioux Falls City… Si je puis me glisser sans être aperçu dans un des fourgons, je m’expliquerai en débarquant… »
Et le confiant reporter ne mettait pas en doute qu’on reçût avec la plus parfaite complaisance les explications que donnerait un des célèbres partenaires du match Hypperbone, lorsqu’il déclinerait ses noms et qualités, tout en offrant de payer le prix de ce transport non réglementaire.
Précisément, ce qui favorisait le projet d’Harris T. Kymbale, c’est que la gare de Medary était déserte en ce moment. Tous les voyageurs semblaient avoir eu hâte de la quitter. Plus un seul employé sur le quai. Seuls, le mécanicien et le chauffeur s’occupaient à charger à grands coups de pelle le foyer de la locomotive.
Sans être vu, Harris T. Kymbale put donc pénétrer dans le fourgon, s’y blottir en un coin, et attendre le départ.
À midi treize, le train démarra avec une brusquerie peu ordinaire.
Dix minutes s’écoulèrent pendant lesquelles la vitesse du train n’avait fait que s’accroître, et elle était excessive alors.
Circonstance bizarre, lorsque ce train passait devant les stations, le mécanicien ne sifflait pas.
Harris T. Kymbale se releva, et regarda par une petite fenêtre grillagée à l’avant du fourgon…
Personne sur la locomotive, qui vomissait des torrents de fumée et de vapeur, ni chauffeur, ni mécanicien…
« Qu’est-ce que cela signifie ?… se demanda Harris T. Kymbale. Est-ce qu’ils seraient tombés tous les deux… ou bien cette maudite locomotive s’est-elle échappée de la gare comme un cheval de son écurie ?… »