Au total, ce qui excuse le commodore Urrican, c’est qu’il n’avait pas une heure à perdre, et d’ailleurs, étant donné son caractère, il n’eût guère songé à visiter la Californie même sommairement. Ces curiosités de touriste, on le répète, Max Réal, peut-être Harris T. Kymbale, auraient-ils voulu les satisfaire à la condition d’en avoir le temps. Les multiples voies ferrées, les nombreux steamers, les auraient transportés à Mariposa, près de l’incomparable vallée du Yosemite, où affluent les visiteurs, à Oakland, en face de Frisco sur la côte de la Baie et dont la jetée, longue de près d’une lieue, finira par se développer d’une rive à l’autre, au détroit de Carquinez, à Benicia où les bacs à vapeur prolongent les railroads en transportant des trains tout entiers, à la charmante Santa Clara dont l’union avec sa voisine San José ne tardera pas à s’accomplir, au célèbre observatoire du mont Hamilton, à Monterey l’espagnole, devenue une station balnéaire recherchée pour l’ombrage de ses cyprès d’une espèce unique, à Los Angeles sur la côte méridionale, deuxième cité de l’État, où l’on jouit d’un climat sans égal, des arbres partout, eucalyptus, poivriers, ricins arborescents, orangers, bananiers, caféiers, théiers, caoutchouquiers, des fruits toute l’année, sanatorium très apprécié des Américains de l’Ouest. Enfin, peut-être aussi, par une savante combinaison des horaires, le jeune peintre et le chroniqueur de la Tribune auraient-ils pu pousser jusqu’à la frontière méridionale de l’État, où la jolie ville de San Diego, à l’air pur et salubre, au bord d’un estuaire praticable aux navires de fort tonnage, attend que l’exploitation des mines de borate et de carbonate de soude en fasse l’un des ports les plus considérables du Pacifique.

Non ! Hodge Urrican n’avait rien vu, n’avait songé à rien voir, et vraisemblablement ne désirait rien voir pendant son passage à travers la Californie centrale. Ne se disait-il pas que c’était assez, que c’était trop d’avoir à parcourir la région comprise entre Keeler et la Vallée de la Mort.

Un excellent véhicule, cette automobile, envoyée de Sacramento et d’un système porté à la dernière perfection, le système Adamson, le plus généralement adopté en Amérique. Elle fonctionnait au pétrole et pouvait en emporter pour une semaine de locomotion. Dans ces conditions, même en cas qu’elle ne trouvât pas à renouveler en route sa provision d’huile minérale, cette automobile franchirait sans peine les trois cents milles d’aller et retour.

Tous deux, Hodge Urrican et Turk, étaient donc assis au fond d’une sorte de coupé confortable, le mécanicien en avant avec un aide-mécanicien, ayant sous la main les appareils de direction et de marche. Cette fois, par dérogation à ses habitudes, le commodore restait concentré en lui-même, et Turk ne parvenait pas à en tirer une parole. Il ne pensait à rien autre qu’au but à atteindre, hypnotisé par cette soixante-troisième case, si éloignée maintenant et dont il s’était tant approché tout d’abord. Et il ne s’agissait point de l’argent que lui coûtait ce dernier tirage, la dépense du train spécial, le coût de l’automobile, sans parler de la triple prime, trois mille dollars qu’il devrait payer à Chicago avant de recommencer la partie. Non ! c’était la question d’amour-propre et d’honneur, c’était la honte, oui ! la honte de se voir distancer par les six autres partenaires, et, – il faut l’avouer, – la crainte de « rater » l’héritage de William J. Hypperbone.

Bref, l’automobile marchait d’une allure rapide et régulière sur une route, assez bonne à partir de Keeler, que le conducteur avait déjà parcourue jusqu’à Death Valley. Elle traversa quelques bourgades isolées au delà des anciennes ramifications de la Sierra Nevada, dominée par le mont Whiney, dont la cime se dresse à près de quatorze mille pieds dans les airs.

Après avoir passé plusieurs creeks à gué, l’automobile obliqua vers le sud-est, franchit la rivière de Chay-o-poo-vapah, de manière à rencontrer le village d’Indian Wells, au sortir des passes de Walker.

Jusqu’alors le pays n’était pas absolument désert. Des fermes s’y succédaient à longue distance, il est vrai. On croisait parfois des cultivateurs se rendant de l’une à l’autre, et aussi quelques détachements de ces Indiens Mohaws, qui possédaient autrefois le territoire. Et, en gens qui savent ne s’étonner de rien, ils regardaient sans surprise ce véhicule mécanique. Le sol n’était pas encore dépourvu de végétation, des buissons de créosotes, des groupes de mezquites, des bouquets de yuccas, des cactus géants dont quelques-uns mesurent jusqu’à huit toises, toute la queue arborescente des forêts névadiennes.

En somme, ce n’était pas là le fameux territoire de Calaveras et de Mariposa, celui des arbres phénomènes, le « Père de la Forêt », la « Mère de la Forêt », des géants dont la taille dépasse trois cents pieds.

Et, si au lieu d’être envoyé à Death Valley, Hodge Urrican avait dû gagner la vallée de Yosemite, dans l’est de San Francisco, vers, la partie centrale de la Sierra Nevada, ou, plutôt, si c’eût été Max Réal que sa bonne fortune y avait conduit, quels souvenirs il eût conservés, – même après les merveilles du Parc National de Wyoming, – de cet autre parc qui domine le mont Syell à l’altitude de deux mille toises, de ces beautés naturelles avec leurs désignations significatives, la « Grande Cascade » de cinq cents pieds, la « Cascade du Printemps », le « Lac du Miroir », les « Arches Royales », la « Cathédrale », la « Colonne de Washington », tant admirés par des milliers de touristes.

Enfin l’automobile atteignit le désert à la limite duquel se creusent les dépressions de Death Valley. Là, rien que l’immense solitude. Les hommes, les animaux ne le fréquentaient pas. Un ardent soleil tombait sur ces plaines infinies. À peine quelques traces d’une végétation rudimentaire. Ni chevaux ni mules n’eussent pu s’y nourrir, et il était heureux que l’engin propulsif n’eût besoin que de vapeurs pétroliennes pour actionner le véhicule. Çà et là seulement, quelques foot-hills, collines de médiocre hauteur, entourées de chapparals, qui sont des fourrés de maigres espèces. À la chaleur accablante du jour succédaient ces nuits californiennes, sèches et froides, dont la rosée ne vient jamais adoucir les rigueurs.

Ce fut ainsi que le commodore Urrican atteignit le 3 juin l’extrémité méridionale des Télescope Range, qui encadrent Death Valley à l’ouest.

Il était trois heures de l’après-midi. Le voyage avait duré cinquante heures, sans repos, sans accidents.

En vérité, c’est à bon droit que ce pays désolé, au sol d’argile, parfois recouvert d’efflorescences salines, a pu être nommé le Pays de la Mort. La vallée, qui le termine presque à la frontière de l’État de Nevada, n’est, en somme, qu’un cañon, large de dix-neuf milles, long de cent vingt, troué d’abîmes dont le fond s’abaisserait à trente toises au-dessous du niveau de la mer. Sur ses bords ne végètent comme en cet aride territoire que de minces peupliers, des saules d’une pâleur maladive, des yuccas secs et cassants à baïonnettes aiguës, des armoises infectes, et aussi mille touffes de ces cactus désignés en Californie sous le nom de pétalinas, sans feuilles, tout en branches, véritables candélabres funéraires posés sur ce champ de la Mort.

Death Valley, ainsi que le fait observer Élisée Reclus, fut, sans doute à une époque géologique antérieure, le lit du fleuve qui se perd aujourd’hui dans le Soda Lake, et que, seul, arrose maintenant le creek de l’Amargoza. Ses talus se hérissent d’aiguilles de sel, le borax s’accumule dans ses cavités, et quelques dunes y mêlent leur poussière sablonneuse aux courants atmosphériques qui la parcourent parfois avec une extrême violence.

Oui ! la Vallée de la Mort avait été bien choisie par l’excentrique testateur pour y envoyer le malchanceux partenaire, arrêté en pleine marche à la cinquante-huitième case !

Le commodore Urrican était donc arrivé au terme de ce difficile voyage. Il fit halte au pied de la crête des Funeral Mounts, ainsi appelés en souvenir de caravanes qui périrent dans ces tristes lieux. Ce fut à cette place même qu’il prit la précaution d’écrire un document attestant sa présence à Death Valley, le 3 juin, – document qui fut enterré sous une roche, après avoir été signé de Turk et des deux conducteurs de l’automobile.

À peine Hodge Urrican resta-t-il une heure sur le seuil de cette Vallée de la Mort. Il n’avait en effet qu’à quitter au plus tôt cette triste contrée pour regagner Keeler par la route déjà suivie. Alors, ouvrant pour la première fois la bouche, il ne prononça que ce mot :

« Partons ! »

Et l’automobile partit, toujours favorisée par le temps, à travers la région supérieure du désert de Mohaws, en redescendant les passes de la Nevada, et, sans accident, il rejoignit la station de Keeler, quarante-quatre heures après, le 5 juin, à onze heures du matin.

En trois mots, mais trois mots énergiques, le commodore Urrican remercia le mécanicien et son compagnon qui avaient montré tant de zèle et d’habileté dans l’accomplissement de leur fatigante tâche, et, se retournant vers Turk :

« Partons ! » dit-il.

Le train spécial était en gare, attendant le retour du commodore, prêt à démarrer, Hodge Urrican alla droit au conducteur :

« Partons ! » répéta-t-il.

Et le coup de sifflet donné, la locomotive s’élança sur les rails, déployant son maximum de vitesse, et, sept heures plus tard, vint s’arrêter à Reno.

L’Union Pacific se conduisit de la plus correcte façon en cette circonstance. D’ailleurs, commandé par ses inflexibles horaires, le railroad n’aurait pu ni diminuer ni accroître leurs délais. Le train traversa les montagnes Rocheuses, le Wyoming, le Nebraska, l’Iowa, l’Illinois, et il atteignit Chicago, le 8 juin, à neuf heures trente-sept du matin.

Quel bon accueil le commodore Urrican reçut de ceux qui lui étaient demeurés fidèles, en dépit de tout ! Certes, ce faux départ, cette obligation de reprendre la partie à son début, témoignaient d’une extraordinaire malchance. Mais il sembla que la veine revenait au Pavillon Orangé avec le coup de dés dont il bénéficia le jour même de son arrivée à Chicago.

Neuf par six et trois, c’était la troisième fois que ce point avait été amené depuis le début du match Hypperbone, – la première fois par Lissy Wag, la deuxième par l’inconnu X K Z, la troisième par le commodore.

Et après avoir été expédié en Floride, puis en Californie, Hodge Urrican n’avait qu’un pas à faire pour gagner la vingt-sixième case, cet État de Wisconsin qui confine à l’Illinois et que n’occupait alors aucun des partenaires. Sa cote remonta dans l’échelle des agences, et il fut repris à égalité avec Tom Crabbe et Max Réal.