DÉPOSITION DE J. HABAKUK JEPHSON{6}
Au mois de décembre 1873, le navire anglais Dei-Gratia jeta l’ancre à Gibraltar. Il avait en remorque un brigantin abandonné, la Marie-Céleste, qu’il avait recueilli sur 38° 40’ de latitude et 17° 15’ de longitude ouest. Plusieurs circonstances relatives à l’état de ce brigantin donnèrent lieu à l’époque à des commentaires passionnés et soulevèrent une curiosité qui n’a jamais été tout à fait satisfaite. De quelles circonstances s’agissait-il ? Un article valable de la Gibraltar Gazette les résuma. Les curieux pourront s’y reporter, dans le numéro du 4 janvier 1874 si ma mémoire ne me trompe pas. À l’intention de ceux qui, toutefois, ne pourraient se référer au journal en question, voici quelques extraits qui exposent les caractéristiques de l’affaire.
« Nous nous sommes rendus personnellement, écrit le rédacteur anonyme de la Gazette, à bord du brigantin abandonné Marie-Céleste, et nous avons interrogé les officiers du Dei-Gratia dans l’espoir de faire jaillir un peu de lumière sur ce drame. Leur avis est que la Marie-Céleste a été abandonnée plusieurs jours, et peut-être plusieurs semaines avant d’avoir été recueillie. Le journal de navigation qui a été trouvé dans la cabine établit que le bateau a quitté Boston le 16 octobre pour Lisbonne. Il est malheureusement assez mal tenu et n’apporte que peu de renseignements. On n’y lit aucune allusion au mauvais temps et, en vérité, l’état de sa peinture et de son gréement exclut l’hypothèse que la Marie-Céleste aurait été abandonnée pour un motif de ce genre. Elle est parfaitement étanche. On n’a relevé aucune trace de lutte ou de violence, et rien ne peut expliquer la disparition de l’équipage. Plusieurs indices donnent à penser qu’une dame se trouvait à bord : une machine à coudre et divers accessoires de toilette féminine étaient en effet dans la cabine ; ils appartenaient sans doute à la femme du capitaine ; le journal de navigation mentionne qu’elle accompagnait son mari. Pour donner un exemple de la clémence du temps, citons le fait qu’une bobine de soie a été découverte debout sur la machine à coudre ; il est évident que la moindre houle l’aurait fait tomber. Les canots étaient intacts et suspendus aux bossoirs. La cargaison, qui se composait de suif et d’horloges américaines, n’a pas été pillée. Une épée d’un vieux modèle a été trouvée dans le poste de l’équipage ; cette arme porterait des stries longitudinales, comme si elle avait été récemment essuyée ; elle a été remise à la police et confiée à l’examen du Dr Monaghan ; le résultat de cet examen n’a pas encore été rendu public. Nous ajouterons en conclusion que le capitaine Dalton, de la Dei-Gratia, marin capable et intelligent, pense que la Marie-Céleste a pu être abandonnée à une distance considérable de l’endroit où elle a été recueillie, puisqu’un courant puissant remonte vers cette latitude de la côte africaine. Il confesse cependant son impuissance à formuler une hypothèse qui concilierait tous les éléments du problème. En l’absence d’un indice ou d’un commencement de preuve, il est à craindre qu’il ne faille ajouter le destin de l’équipage de la Marie-Céleste à la liste des nombreux mystères qui ne seront élucidés que le grand jour où l’océan rendra ses morts. Si un crime a été commis, comme le croient certains, il y a peu d’espoir que ceux qui l’ont perpétré soient traduits quelque jour en justice. »
Je ferai suivre cet extrait de la Gibraltar Gazette par la reproduction d’un télégramme de Boston, qui fit le tour des journaux anglais et qui condensait tous les renseignements recueillis sur la Marie-Céleste.
« C’était un brigantin de cent soixante-dix tonneaux, il appartenait à White, Russel & White, importateurs de vins de cette ville. Le capitaine J. W. Tibbs était un vieil employé de la compagnie, chacun rend hommage à ses capacités éprouvées et à sa probité. Il était accompagné de sa femme, âgée de trente et un ans, et de leur plus jeune enfant, âgé de cinq ans. L’équipage se composait de sept matelots (dont deux Noirs) et un mousse. Il y avait à bord trois passagers, l’un d’eux était un phtisiologue bien connu à Brooklyn, le Dr Habakuk Jephson, qui fut un avocat distingué de l’abolition de l’esclavage au début de ce mouvement, et dont le pamphlet intitulé Où est ton Frère ? exerça une forte influence sur le public avant la guerre. Les autres passagers étaient M. J. Harton, agent de la compagnie, et M. Septimius Goring, gentleman métis de la Nouvelle-Orléans. Toutes les recherches pour expliquer le destin de ces quatorze personnes n’ont donné aucun résultat. La perte du Dr Jephson sera ressentie dans les milieux politiques et scientifiques. »
Voilà ainsi résumé pour le public tout ce qui est connu jusqu’ici au sujet de la Marie-Céleste et de son équipage, car les dix dernières années n’ont en aucune façon aidé à élucider cette énigme. Je prends à présent la plume pour raconter tout ce que je sais, moi, à propos de ce voyage fatal. Je considère qu’il s’agit pour moi d’un devoir, car des symptômes que je connais bien pour les avoir observés chez d’autres m’incitent à croire que d’ici peu ma langue et mes mains seront dans l’incapacité de faire une déposition. Je me permets d’indiquer, en guise de préface, que je suis Joseph Habakuk Jephson, docteur en médecine, diplômé de l’université de Harvard et ex-médecin traitant à l’hôpital samaritain de Brooklyn.
Beaucoup se demanderont sans doute pourquoi je me suis tu si longtemps, et pourquoi j’ai toléré que tant de conjectures et d’hypothèses soient émises sans leur apporter de rectification. Si, par la révélation des faits par moi connus, les intérêts de la justice avaient pu être servis, je m’y serais décidé sans hésitation. Il m’est toutefois apparu que je devais renoncer à cet espoir. Quand j’ai voulu, après l’événement, déposer devant un fonctionnaire anglais, je me suis heurté à une incrédulité si offensante que j’ai résolu de ne plus jamais m’exposer au hasard d’une pareille injure. Je peux néanmoins excuser l’incompréhension du juge de Liverpool quand je réfléchis au traitement qui m’a été infligé par ma propre famille, laquelle, bien que connaissant mon inattaquable sincérité, m’a écouté avec le sourire indulgent qui aurait convenu à l’audition d’un monomaniaque. Cet affront a été la cause d’une brouille entre moi et John Vanburger, le frère de ma femme, et m’a confirmé dans la résolution de laisser l’affaire sombrer dans l’oubli (résolution que je n’ai modifiée qu’à la demande de mon fils). Afin de rendre mon récit parfaitement clair, je me vois obligé de faire allusion à quelques épisodes de ma jeunesse, ils projetteront une lumière indispensable sur les événements qui ont suivi.
Mon père, William K. Jephson, était prédicateur d’une secte appelée « Les frères de Plymouth », et il comptait au nombre des citoyens de Lowell les plus estimés. Comme la plupart des autres puritains de la Nouvelle-Angleterre, il était un farouche adversaire de l’esclavage, et c’est de ses lèvres que j’ai reçu les leçons qui ont influencé tous les actes de ma vie. Pendant que j’étudiais la médecine à l’université de Harvard, je m’étais déjà fait remarquer comme abolitionniste avancé. Quand, après avoir passé ma thèse, j’ai acheté un tiers de la clientèle du Dr Willis, de Brooklyn, je me suis arrangé pour consacrer beaucoup de temps, en dépit de mes devoirs professionnels, à la cause qui me tenait à cœur. Mon pamphlet Où est ton Frère ? (Swarburgh, Lister & Co.), paru en 1859, a été fort remarqué.
Quand la guerre a éclaté, j’ai quitté Brooklyn et j’ai fait campagne avec le 113e régiment de New York. J’ai participé à la deuxième bataille de Bull’s Run et à celle de Gettysburg. J’ai été grièvement blessé à Antietam, et j’aurais sans doute péri sur le champ de bataille sans la bonté d’un gentleman nommé Murray, il m’a relevé, m’a transporté chez lui et m’a comblé de soins et d’attentions. Grâce à sa charité et à toutes les prévenances dont m’ont entouré ses domestiques noirs, j’ai pu bientôt me promener dans sa plantation en m’appuyant sur une canne. C’est durant cette période de ma convalescence qu’a eu lieu un incident dont on mesurera l’importance par la suite.
Parmi les négresses les plus assidues autour de mon lit de douleur, il y avait une vieille commère qui semblait exercer une grande autorité sur les autres. Elle veillait sur moi avec une vigilance de tous les instants. Par quelques mots que nous avons échangés, j’ai compris que mon nom ne lui était pas inconnu, et qu’elle m’était reconnaissante de m’être fait le champion de sa race opprimée.
Un jour, j’étais assis seul dans la véranda, et je me chauffais au soleil tout en me demandant si j’allais rejoindre l’armée de Grant. J’ai vu cette vieille femme clopiner vers moi. Après avoir soigneusement inspecté les alentours et constaté que personne ne nous épiait, elle a fouillé dans sa robe et m’a montré un petit sac en peau de chamois qu’elle portait suspendu à son cou par un cordon blanc.
– Massa ! m’a-t-elle dit en se penchant pour me parler à l’oreille. Moi mourir bientôt. Moi très vieille femme. Moi pas rester longtemps dans la plantation de Massa Murray.
– Vous pouvez vivre encore longtemps, Martha, ai-je répondu. Vous savez que je suis médecin. Si vous vous sentez malade, dites-moi ce que vous ressentez, et j’essaierai de vous guérir.
– Moi pas désirer vivre. Moi désirer mourir pour rejoindre l’armée céleste…
Là, elle s’est lancée dans l’une de ces rhapsodies à moitié païennes où excellent les Noirs.
« … Mais, massa, moi posséder une chose que je dois laisser avant de partir. Pas besoin de l’emmener pour traverser le Jourdain. C’est une chose très précieuse, plus précieuse et plus sacrée que n’importe quoi au monde. Moi, pauvre vieille femme noire, je la possède parce que ma famille, très grande famille, supposait qu’elle rentrerait un jour dans la vieille patrie. Mon père me l’a donnée, son père la lui avait donnée, mais moi, à qui la donner ? La pauvre Martha n’a pas d’enfants, pas de parents, personne. Autour de moi, je vois que le Noir est mauvais homme. Les femmes noires sont très stupides femmes. Personne digne de la pierre. Et alors j’ai dit : voici massa Jephson qui écrit des livres et qui combat pour les gens de couleur, il doit être un brave homme, il l’aura, bien qu’il soit un Blanc, et jamais il ne saura ce qu’elle signifie ni d’où elle vient…
La vieille femme a fourragé dans le sac en peau de chamois pour en retirer une pierre noire aplatie, percée d’un trou au milieu.
– Là, prenez-la ! a-t-elle ajouté en la plaçant dans ma main. Prenez-la. Le mal ne vient jamais du bien. Gardez-la précieusement. Ne la perdez jamais !
Sur un dernier geste d’avertissement, la vieille négresse s’est éloignée en scrutant les environs, pour être sûre que personne ne nous avait vus.
J’avais été plus amusé qu’impressionné par la gravité de la pauvre femme, et je ne m’étais retenu de rire que par peur de la blesser dans ses sentiments profonds. Quand elle m’a quitté, j’ai regardé attentivement la pierre qu’elle m’avait remise. Elle était d’un noir intense, d’une dureté extrême, et ovale, exactement le genre de pierre que l’on ramasse sur une plage pour faire des ricochets sur l’eau. Elle avait à peu près six centimètres de long, et trois de large au milieu mais elle était arrondie aux extrémités. Ce qu’elle avait de curieux, c’était plusieurs stries bien marquées en demi-cercle sur sa surface, on aurait dit la reproduction d’une oreille humaine. Ce cadeau m’a intéressé, et j’ai décidé de le faire examiner en tant qu’échantillon géologique par mon ami le Pr Shrœder, de l’Institut de New York. En attendant, je l’ai mis dans ma poche et, me levant, je suis allé me promener dans la plantation sans plus penser à l’incident.
Comme j’étais à peu près guéri de ma blessure, j’ai bientôt pris congé de M. Murray. Les armées de l’union étaient partout victorieuses et convergeaient sur Richmond ; elles n’avaient donc plus besoin de moi, je suis rentré à Brooklyn. Là, j’ai repris ma clientèle et j’ai épousé la seconde fille de Josiah Vanburger, le graveur sur bois bien connu. En quelques années, je me suis fait une grosse clientèle et j’ai acquis une certaine réputation pour le traitement des maladies pulmonaires. J’avais gardé la vieille pierre noire dans ma poche, et je racontais souvent la manière assez dramatique dont elle m’avait été donnée. J’ai montré, comme j’en avais l’intention, la pierre au Pr Shrœder, qui a été intéressé autant par l’anecdote que par l’échantillon. Il m’a assuré qu’il s’agissait d’un morceau de pierre météorique, et il a attiré mon attention sur le fait que sa ressemblance avec une oreille humaine n’était pas fortuite, mais qu’elle avait été soigneusement travaillée pour recevoir cette forme. Une douzaine de petits détails anatomiques montraient que l’artisan avait été aussi précis qu’adroit.
– Je ne serais pas surpris, m’a déclaré le professeur, si elle avait été arrachée à une grande statue mais je me demande comment une matière aussi dure a pu être aussi parfaitement ouvragée, cela dépasse mon entendement. Si la statue correspondante existe, je serais heureux de la voir.
C’était aussi ce que je pensais à l’époque mais depuis j’ai changé d’avis.
Les sept ou huit années qui se sont succédé alors ont été paisibles et sans événements. Le déroulement des saisons n’apportait aucun changement à mes occupations. Comme ma clientèle augmentait toujours, j’ai choisi J. S. Jackson comme assistant, il devait recevoir un quart des bénéfices. Ma constitution physique avait été néanmoins affectée par des efforts ininterrompus et, finalement, ma femme a insisté pour que je consulte le Dr Kavanagh Smith, qui était mon confrère à l’hôpital samaritain. Ce gentleman m’a examiné et m’a affirmé que le sommet de mon poumon gauche était en médiocre condition ; il m’a recommandé un traitement médical et un long voyage en mer.
Mon tempérament personnel, hostile par principe au repos et à l’inaction, m’inclinait fortement à suivre ce dernier conseil ; l’affaire a été réglée quand j’ai fait la connaissance du jeune Russel, de la Compagnie White, Russel & White, qui m’a offert un passage à bord de l’un des bateaux de son père, la Marie-Céleste, qui allait justement partir de Boston.
– C’est un excellent petit navire, m’a-t-il dit, et Tibbs, le capitaine, un homme remarquable. Rien de mieux qu’un bateau à voiles pour un malade.
Je partageais son opinion, aussi n’ai-je pas tergiversé.
Mon intention première était que ma femme m’accompagnât. Mais elle n’a jamais eu le pied marin, et diverses raisons de famille se conjuguaient pour qu’elle ne s’exposât point aux risques d’un long voyage ; nous avons donc décidé que je partirais seul. Je ne suis pas un homme de religion ni d’effusions, mais merci, mon Dieu, pour cette décision ! Quant à ma clientèle, elle ne me causait nul souci : Jackson, mon assistant, travaillait très bien, et je pouvais me fier à lui.
Je suis arrivé à Boston le 12 octobre 1873, et je me suis rendu aussitôt aux bureaux de la compagnie pour remercier le directeur de son geste. Pendant que j’étais assis à la comptabilité et que j’attendais d’être reçu, j’ai soudain entendu les mots Marie-Céleste. J’ai regardé autour de moi et j’ai vu un homme très grand et très maigre, appuyé sur le guichet, et qui demandait des renseignements à l’employé de service. Il avait légèrement tourné le visage de mon côté, ce qui m’a permis de constater qu’il avait une forte proportion de sang noir dans les veines, c’était au moins un quarteron. Son nez aquilin légèrement recourbé et ses cheveux plats révélaient l’héritage du Blanc mais les yeux noirs, vifs, la bouche sensuelle et les dents blanches éclatantes attestaient son origine africaine. Il avait le teint d’un homme en mauvaise santé, la figure grêlée par la variole ; l’impression générale était nettement défavorable, plus que désagréable. Toutefois, quand il parlait, sa voix était douce et mélodieuse, il employait des mots choisis, visiblement, c’était un homme bien élevé.
– Je désirerais vous poser quelques questions sur la Marie-Céleste, a-t-il répété en se penchant vers l’employé. Elle part après-demain, je crois ?
– Oui, monsieur, a répondu le jeune commis avec une politesse inusitée, due à l’éclat d’un gros diamant qui brillait sur la chemise de l’inconnu.
– Quel est son lieu de destination ?
– Lisbonne.
– L’équipage se compose de combien d’hommes ?
– De sept hommes, monsieur.
– Y a-t-il des passagers ?
– Oui, monsieur : deux. L’un appartient à la compagnie, l’autre est un médecin de New York.
– Il n’y a pas de gentleman du Sud ? s’est enquis l’étranger, avec une sorte de fébrilité.
– Non, monsieur.
– Y a-t-il de la place pour un troisième passager ?
– Nous pouvons loger encore trois passagers, a répondu l’employé.
– Alors, entendu ! a tranché le quarteron. Je retiens mon passage tout de suite. Voulez-vous inscrire mon nom, s’il vous plaît : M. Septimius Goring, de la Nouvelle-Orléans.
L’employé a rempli une formule et l’a tendue à l’inconnu, en lui indiquant un espace blanc dans le bas. Quand M. Goring s’est apprêté à signer, j’ai constaté avec horreur qu’il n’avait plus de doigts à la main droite, et qu’il tenait son porte-plume entre le pouce et la paume. J’ai vu des milliers de blessés sur les champs de bataille, et j’ai assisté à toutes les opérations chirurgicales possibles mais je ne me souviens pas d’un spectacle qui m’ait donné un frisson de dégoût comme celui qui m’a secoué quand j’ai aperçu cette grosse main brune semblable à une éponge, avec le pouce seul qui en émergeait. Il s’en est servi adroitement et, après avoir signé, il a quitté le bureau au moment précis où M. White me faisait savoir qu’il était à ma disposition.
Je suis descendu ce même soir sur la Marie-Céleste, afin d’inspecter ma cabine, que j’ai trouvée extrêmement confortable, étant donné l’exiguïté du navire. M. Goring, que j’avais rencontré le matin, occuperait la cabine attenante. En face, il y avait la cabine du capitaine et celle, plus petite, de M. John Harton, agent de la compagnie. Ces cabines étaient situées de chaque côté du couloir qui menait du pont au salon. Le salon était une pièce confortable, avec des boiseries en chêne et en acajou, un riche tapis de Bruxelles et des sièges luxueux. J’ai été très satisfait, aussi bien de l’aménagement des lieux que du capitaine Tibbs, marin idéal, tout rond, parlant fort et avec chaleur, qui m’a accueilli avec de grandes démonstrations de bienvenue et qui a voulu que nous vidions ensemble une bouteille de vin dans sa cabine. Il m’a annoncé qu’il emmenait sa femme et son plus jeune enfant, et qu’il espérait jeter l’ancre à Lisbonne dans trois semaines. Notre conversation a été très agréable, et nous nous sommes séparés les meilleurs amis du monde. Il m’a recommandé de terminer mes préparatifs dès le lendemain matin, car il avait l’intention de partir à la marée de midi, toute sa cargaison étant déjà à bord. Je suis rentré à mon hôtel, où m’attendait une lettre de ma femme. Après une nuit de sommeil réparateur, j’ai embarqué dans la matinée. À partir de maintenant, je vais reproduire le journal que j’ai tenu pour me distraire de la monotonie du voyage. Si le ton en est par endroits un peu sec, du moins puis-je certifier l’exactitude des détails, il a été scrupuleusement rédigé au jour le jour.
16 octobre
Les amarres ont été larguées à deux heures et demie, et nous avons été remorqués dans la baie. La vedette nous a ensuite abandonnés et nous avons filé, toutes voiles dehors, à une vitesse moyenne de neuf nœuds à l’heure. Je suis demeuré sur la poupe, à contempler le rivage plat de l’Amérique se diluant peu à peu dans l’horizon jusqu’à ce que la brume du soir me le dissimule complètement. Un unique phare rouge, cependant, a continué à projeter sa lueur sinistre derrière nous, traçant sur l’eau une longue traînée de sang ; pendant que j’écris, il est encore visible, mais sous l’aspect d’une simple tache lointaine. L’humeur du capitaine est détestable, deux de ses matelots lui ont manqué parole au dernier moment, et il a dû embaucher deux Noirs qui se trouvaient au hasard sur le quai. Les manquants étaient des hommes réguliers, fidèles, travailleurs, qui avaient participé à plusieurs croisières, leur absence a intrigué autant qu’irrité notre capitaine. Deux matelots expérimentés en moins sur un total de sept hommes d’équipage, cela compte ! Certes, les Noirs sont capables de prendre leur tour de barre ou de fauberter{7} le pont, mais par gros temps ils ne serviront pas à grand-chose. Notre cuisinier est également un Noir. De son côté, M. Septimius Goring a un petit serviteur foncé. Notre communauté est vraiment bigarrée ! L’agent de la compagnie, John Harton, me paraît être une acquisition heureuse, il est jeune, gai, amusant. Comme il est vrai que la fortune ne fait pas le bonheur ! Harton n’est pas riche ; il va tenter sa chance dans un pays lointain ; néanmoins, il se montre aussi heureux qu’on peut l’être. Goring est riche, je pense. Et moi aussi, je suis riche mais je sais que je ne possède qu’un poumon, et que Goring est affecté, si j’en juge par ses traits, d’un mal encore plus profond. Nous formons un bien pauvre contraste avec l’insouciant Harton, sans le sou !
17 octobre
Mme Tibbs a fait ce matin sa première apparition sur le pont ; c’est une femme pleine d’allant, énergique, qui a un petit enfant tout juste capable de marcher et de babiller. Le jeune Harton s’est aussitôt précipité sur lui et l’a emporté dans sa cabine, où il sèmera sans doute les premiers germes de dyspepsie dans ce fragile estomac. Voilà comment la médecine nous rend tous cyniques ! Le temps est toujours beau, une brise fraîche d’ouest-sud-ouest gonfle nos voiles. Le bateau avance avec une telle régularité qu’on pourrait le croire immobile, sans le grincement des cordages, le renflement des voiles et le sillage blanc qu’il laisse derrière lui. J’ai arpenté le pont tout ce matin en compagnie du capitaine, et je crois que l’air vif m’a déjà fait du bien, car je ne me suis senti essoufflé à aucun moment. Tibbs est remarquablement intelligent, et nous avons eu une controverse intéressante sur les observations de Maury relatives aux courants océaniques ; nous avons voulu l’achever en nous rendant dans sa cabine pour consulter le livre de Maury. Et là nous avons trouvé Goring, à la vive surprise du capitaine, car les passagers en général n’entrent pas dans ce sanctuaire sans avoir été spécialement invités. Il s’est excusé de son intrusion, en arguant de son ignorance des usages à bord d’un navire. Le bon naturel du marin a repris le dessus, il s’est mis à rire, l’a prié de rester et de nous honorer de sa société. Goring a montré les chronomètres, dont il avait ouvert la boîte, et il a expliqué qu’il était en train de les admirer. Il possède évidemment une connaissance pratique des instruments mathématiques, en effet, du premier coup d’œil, il a indiqué quel était le meilleur des trois, et il a aussi donné leur prix, à quelques dollars près. Il a discuté avec le capitaine sur la variation du compas et, lorsque nous en sommes revenus aux courants marins, il a montré une compréhension étendue du sujet. Il gagne à être connu, il est cultivé et raffiné. Sa voix est en harmonie avec ses propos ; ceux-ci et celle-là forment l’antithèse de son aspect extérieur.
Le relèvement de midi prouve que nous avons franchi trois cent vingt kilomètres. Vers le soir, la brise a fraîchi, et le second a commandé de prendre des ris dans les huniers en prévision d’une nuit venteuse. Le baromètre est tombé à soixante-treize centimètres. J’espère que notre voyage ne sera pas trop pénible, car je ne suis pas un marin brillant, et une croisière dans la tempête nuirait à ma santé. Mais j’ai la plus grande confiance dans les capacités du capitaine ainsi que dans la robustesse du navire. J’ai pouponné avec Mme Tibbs après le dîner, et Harton nous a gratifiés d’un petit concert de violon.
18 octobre
Les sombres pronostics de la veille ne se sont pas réalisés : le vent est tombé, la mer n’est agitée ici et là que par une petite bouffée de vent insuffisante pour remplir les voiles. L’air est plus froid qu’hier, et j’ai arboré l’un des chandails de grosse laine que ma femme a tricotés pour moi. Harton est venu ce matin dans ma cabine, et nous avons fumé un cigare ensemble. Il m’a dit qu’il se rappelait avoir vu Goring à Cleveland, dans l’Ohio, en 1869. Il était déjà aussi mystérieux que maintenant, et très discret sur ses affaires personnelles. L’homme m’intéresse sur le plan psychologique. Ce matin, au petit déjeuner, j’ai subitement éprouvé le vague sentiment de malaise qui vous étreint parfois quand quelqu’un vous observe attentivement ; j’ai levé la tête et j’ai rencontré ses yeux qui me fixaient avec une intensité proche de la férocité mais leur expression s’est adoucie aussitôt et il m’a lancé une phrase banale sur le temps. Chose assez curieuse, Harton m’a confié qu’hier sur le pont, il avait fait une expérience analogue. Je remarque que Goring bavarde souvent avec les matelots de couleur quand il se promène, trait de caractère que j’admire, tant je connais de métis qui ignorent systématiquement leur héritage noir et qui traitent leurs cousins nègres plus durement que ne le feraient des Blancs. Son petit serviteur paraît lui être dévoué, il serait donc bien traité. Ce Goring est un curieux mélange de qualités incompatibles entre elles. Je me tromperais fort s’il ne s’avérait pas un intéressant sujet à observer pendant le voyage.
Le capitaine grommelle, ses chronomètres sont déréglés. Il affirme que c’est la première fois qu’ils n’enregistrent pas exactement la même heure. Nous n’avons pas pu opérer notre relèvement à midi, à cause de la brume. Un calcul à l’estime nous informe que nous avons franchi deux cent soixante-dix kilomètres pendant les dernières vingt-quatre heures. Les matelots de couleur ont amplement prouvé, comme l’avait prévu le capitaine, qu’ils étaient inférieurs au reste de l’équipage mais comme ils sont tous deux capables de tenir la barre, il les y laisse, si bien que les marins plus expérimentés peuvent se consacrer à la manœuvre du bateau. L’apparition d’une baleine au cours de la soirée nous a un peu émus.
19 octobre
Le vent était froid, je suis resté prudemment toute la journée dans ma cabine, d’où je ne me suis échappé que pour dîner. Étendu sur ma couchette, je peux sans me déplacer atteindre mes livres et tout autre objet que je désire, voilà bien l’avantage d’un petit appartement ! Ma vieille blessure a commencé à me faire un peu souffrir aujourd’hui, le froid, sans doute. J’ai lu les Essais de Montaigne et me suis dorloté. Harton est venu me voir dans l’après-midi avec Doddy, l’enfant du capitaine. Celui-ci a suivi de près. J’ai presque tenu salon.
20 et 21 octobre
Le froid encore. De plus, un crachin continuel. Je n’ai pu mettre le nez hors de ma cabine. Cette réclusion m’affaiblit et me déprime. Goring est venu me voir, mais sa société ne m’a guère ragaillardi, il n’a pas dit deux mots et s’est contenté de me regarder d’une manière bizarre et assez irritante ; après quoi il s’est levé et il a quitté la cabine sans la moindre formule de politesse. Je commence à croire que c’est un maboul. Je crois avoir mentionné que sa cabine est contiguë à la mienne ; toutes deux sont séparées par une mince cloison de bois fendillé en de nombreux endroits ; certaines fentes sont si larges que je ne peux pas éviter, quand je suis couché, de suivre ses mouvements de l’autre côté. Je n’ai nulle envie de jouer les espions, mais je le vois continuellement penché au-dessus de ce qui me semble être une carte, et travailler avec un crayon et des compas. J’ai remarqué l’intérêt qu’il porte à tout ce qui touche à la navigation ; cependant, je m’étonne qu’il prenne la peine de déterminer le cap du bateau. Après tout, c’est un amusement inoffensif, il vérifie sans doute les résultats qu’il obtient en les comparant avec ceux du capitaine.
Je voudrais que Goring m’obsède un peu moins. Dans la nuit du 20, j’ai eu un cauchemar, je croyais que ma couchette était un cercueil, que j’y étais enseveli, et que Goring s’efforçait de clouer le couvercle que j’essayais, moi, de repousser de toutes mes forces. Lorsque je me suis réveillé, j’ai eu toutes les peines du monde à me convaincre que je ne me trouvais pas dans un cercueil. En tant que médecin, je sais qu’un cauchemar n’est qu’un dérangement vasculaire des hémisphères cérébraux ; pourtant, vu la faiblesse de mon état, je ne peux pas me débarrasser d’une impression pénible.
22 octobre
Une belle journée ; pas de nuages dans le ciel ; une brise légère du sud-ouest nous pousse gaiement en avant.
Non loin, le temps a dû être rude, car la mer est encore parcourue par une houle terrible, et le bateau s’incline au point que le bout de la vergue de misaine frôle l’eau. J’ai fait une bonne marche sur le pont, bien que je n’aie pas acquis un pied marin. Plusieurs petits oiseaux, des pinsons, je crois, sont perchés dans la mâture.
4 h 40 de l’après-midi
Pendant que j’étais ce matin sur le pont, j’ai entendu une explosion du côté de ma cabine ; je me suis précipité en bas, et j’ai découvert que j’avais échappé de peu à un grave accident. À ce qu’il m’a semblé, Goring était en train de nettoyer son revolver dans sa cabine, il le croyait désarmé, une cartouche était dans le canon, le coup est parti, la balle a traversé la cloison latérale et s’est logée exactement à l’endroit où ma tête repose d’habitude. Je me suis trouvé trop souvent sous le feu pour grossir l’incident, mais si j’avais été étendu sur la couchette, j’aurais été tué net. Goring, le pauvre diable, ignorait que je me promenais sur le pont, il a dû avoir terriblement peur. Je n’ai jamais vu plus d’émotion sur un visage humain que lorsque, sortant de sa propre cabine avec le revolver à la main, il s’est heurté contre moi qui descendais du pont. Bien sûr, il s’est confondu en excuses, je n’ai fait que rire de l’incident.
11 h du soir
Un malheur est arrivé, si inattendu, si horrible, que ma petite mésaventure de la matinée sombre dans l’insignifiance. Mme Tibbs et son enfant ont disparu. Complètement, totalement disparu ! J’ai du mal à me ressaisir pour transcrire de tristes détails. Vers huit heures et demie, Tibbs a fait irruption dans ma cabine, il était blanc comme un linge, il m’a demandé si j’avais vu sa femme ; je lui ai répondu que non. Alors il a couru dans le salon et s’est mis à fouiller partout pour la retrouver. Je l’ai suivi en essayant vainement de le persuader que ses frayeurs étaient ridicules. Nous avons fouillé tout le bateau pendant une heure et demie sans trouver la moindre trace de la femme ou de l’enfant. Le pauvre Tibbs est aphone, tant il les a appelés. Les matelots eux-mêmes, qui sont en général assez rudes, ont été profondément affectés en le voyant fureter, tête nue et dépeigné, dans tous les endroits possibles et imaginables. C’est à sept heures qu’elle a été vue pour la dernière fois, elle emmenait Doddy sur la poupe pour lui faire prendre un peu l’air avant de le mettre au lit. À ce moment-là, il n’y avait personne à l’arrière, sauf l’homme de barre, l’un des deux matelots de couleur ; il déclare qu’il ne l’a pas vue. L’affaire est enveloppée de mystère. Ma théorie personnelle est que, tandis que Mme Tibbs tenait l’enfant et était debout près du bastingage, Doddy se serait élancé et serait tombé par-dessus bord ; la mère alors, dans une tentative désespérée pour le rattraper ou le sauver, l’aurait suivi. Je ne m’explique pas autrement cette double disparition. Il est tout à fait plausible que le drame se soit déroulé sans que l’homme de barre s’en soit aperçu, car il faisait sombre. Quelle que soit la vérité, c’est une catastrophe terrible, qui assombrit sinistrement notre voyage. Le second a fait aussitôt virer le bateau, mais il n’y a aucun espoir de les recueillir. Le capitaine est allongé sur sa couchette, complètement prostré. J’ai versé une forte dose d’opium dans son café, afin que pendant quelques heures au moins sa douleur soit endormie.
23 octobre
Je me suis réveillé en proie à une impression de lourdeur et de malheur, mais il m’a fallu quelques instants de réflexion pour me rappeler la catastrophe de la veille. Quand je suis monté sur le pont, j’ai vu notre pauvre capitaine appuyé sur le bastingage et fixant derrière nous l’étendue des mers qui contient à présent dans son immensité tout ce qu’il avait de plus cher au monde. J’ai essayé de lui dire quelques paroles, mais il s’est brusquement détourné et il s’est mis à marcher sur le pont, la tête rentrée dans les épaules. Il a vieilli de dix ans depuis hier matin. Harton est désemparé, il aimait beaucoup le petit Doddy. Goring paraît affecté lui aussi. Du moins il s’est enfermé toute la journée dans sa cabine ; chaque fois que j’ai jeté un coup d’œil en direction des fentes de la cloison, il avait la tête dans les mains, comme s’il était plongé dans une rêverie mélancolique. Je crois qu’il n’y a jamais eu d’équipage si lugubre. Comme ma femme sera bouleversée quand elle apprendra nos malheurs ! La houle s’est apaisée, nous avançons à huit nœuds, toutes voiles déployées, et il souffle une douce petite brise. Hyson commande pratiquement le bateau, car Tibbs, quoiqu’il fasse de son mieux pour mater son chagrin, est incapable de s’atteler à un travail sérieux.
24 octobre
Une malédiction pèse-t-elle sur le bateau ? Un voyage a-t-il jamais mieux commencé pour se poursuivre si désastreusement ? Tibbs s’est tué d’une balle dans la tête pendant la nuit. Vers trois heures du matin, j’ai été réveillé par une détonation, j’ai bondi de ma couchette et me suis précipité dans la cabine du capitaine avec un terrible pressentiment. J’avais eu beau me dépêcher, Goring avait été plus prompt que moi, il était déjà penché au-dessus du corps du malheureux capitaine. Le spectacle était hideux, tout le visage était fracassé, la petite pièce nageait dans le sang. Le revolver gisait par terre à côté de lui, il avait échappé à sa main : avant d’appuyer sur la gâchette, il l’avait porté à sa bouche. Goring et moi l’avons soulevé avec respect pour l’étendre sur sa couchette. L’équipage s’était rassemblé devant la porte ; les six Blancs étaient profondément affligés, car ils étaient ses matelots depuis de nombreuses années. Il y a eu aussi entre eux des regards sombres et des murmures, l’un d’eux est même allé jusqu’à déclarer ouvertement que le bateau était hanté. Harton nous a aidés à ensevelir le cadavre dans de la toile. À midi, le capitaine est allé rejoindre sa femme et son fils dans les profondeurs de l’océan. Goring a lu le service funèbre de l’Église anglicane. La brise a fraîchi. Nous avons fait dix nœuds, et même douze pendant la journée. Plus tôt nous atteindrons Lisbonne et quitterons ce maudit navire, plus je serai content. J’ai l’impression que nous nous trouvons dans un cercueil flottant. Rien d’étonnant à ce que les pauvres marins soient superstitieux quand moi, homme instruit, j’éprouve tant de choses impossibles à définir.
25 octobre
Toute la journée, nous avons bien marché. Je me sens distrait, déprimé.
26 octobre
Goring, Harton et moi nous avons bavardé ensemble ce matin sur le pont. Harton a tenté de faire parler Goring sur son métier, sur le but de son voyage en Europe, mais le quarteron a éludé toutes ses questions et ne nous a fourni aucun renseignement. Pour dire vrai, il semblait être légèrement offusqué par l’obstination de Harton, et il est descendu dans sa cabine. Je me demande pourquoi nous nous intéressons tant à cet homme ! Je suppose que c’est son aspect peu banal, et sa richesse apparente, qui piquent notre curiosité. Harton pense qu’il est détective, qu’il est lancé sur les traces d’un criminel qui aurait gagné le Portugal, et qu’il a choisi ce mode de transport pour débarquer sans se faire remarquer et bondir sur sa proie à l’improviste. Je crois que cette hypothèse est un peu tirée par les cheveux. Harton la base sur un livre oublié par Goring sur le pont, qu’il a ramassé et parcouru. C’était une sorte d’album, semblait-il, qui contenait un grand nombre de coupures de presse. Toutes ces coupures se rapportaient à des crimes qui avaient été commis aux États-Unis pendant les vingt dernières années. Fait curieux qu’avait remarqué Harton, les auteurs de tous ces crimes n’avaient jamais été identifiés. Les crimes variaient dans les détails, m’a-t-il dit, ainsi que dans le mode d’exécution et la catégorie sociale des victimes, mais leur récit se terminait toujours sur la même formule : l’assassin n’avait pas été arrêté, mais la police avait de bonnes raisons pour prévoir l’imminence de sa capture.
Cet incident semble étayer la thèse de Harton, à moins qu’il ne s’agisse d’une simple marotte de Goring ou, comme je l’ai suggéré, d’un rassemblement de matériaux en vue d’un livre qui surpasserait De Quincey. De toutes manières, ce n’est pas notre affaire.
27 et 28 octobre
Le vent est toujours propice. Nous progressons rapidement. Comme c’est étrange ! Un être humain peut donc si facilement disparaître et être oublié ? Nous ne parlons presque plus de Tibbs. Hyson a pris possession de sa cabine. Tout continue comme s’il ne s’était rien passé. Si la machine à coudre de Mme Tibbs n’était pas restée sur une petite table, nous pourrions ne plus nous souvenir de l’existence de cette malheureuse famille. Un autre accident s’est produit à bord aujourd’hui, mais heureusement il n’a pas eu de conséquences graves. L’un de nos matelots blancs était descendu dans la cale pour chercher un rouleau de cordage, et l’un des panneaux qu’il avait relevés est retombé sur sa tête. Il a échappé à la mort en sautant de côté, mais il a eu un pied écrasé, et le voilà exempt de service pour le reste du voyage. Il attribue l’incident à la négligence de son camarade de couleur qui l’avait aidé à soulever les panneaux. Le nègre en question accuse, lui, le roulis du bateau. Quelle que soit la cause, l’effet est certain, notre équipage est encore amoindri. Ce concours de malchance a l’air de décourager Harton, qui a perdu son habituelle bonne humeur et sa jovialité. Goring est le seul qui conserve une certaine gaieté. Je le vois en ce moment dans sa cabine : il est toujours penché sur sa carte. Sa science de navigateur pourrait nous être utile s’il arrivait malheur à Hyson… que Dieu protège !
29 et 30 octobre
Ma déficience pulmonaire, ajoutée à l’énervement consécutif aux incidents du voyage, a démoli mon équilibre nerveux au point que la chose la plus banale m’affecte plus que de raison. Je crois difficilement que je suis le même homme qui ligotait une artère iliaque externe, opération qui réclame une précision infinie, sous le feu de l’infanterie à Antietam. Un enfant ne serait pas plus nerveux. La nuit dernière, j’étais étendu à demi assoupi vers minuit, et j’essayais en vain de trouver le sommeil réparateur. Il n’y avait pas de lumière dans ma cabine, mais un rayon de lune pénétrait à travers mon hublot, et jetait un cercle d’argent sur la porte. Toujours allongé, j’ai gardé mes yeux somnolents fixés sur ce cercle, et j’ai pris conscience qu’il devenait de plus en plus imprécis au fur et à mesure que le sommeil me gagnait. Tout à coup, j’ai été rappelé à l’état de veille par l’apparition d’un petit objet sombre au centre même du disque lumineux. Je suis demeuré immobile et, tout en le surveillant, j’ai retenu mon souffle. Progressivement, il est devenu plus gros, plus net ; je me suis aperçu que c’était une main humaine qui s’était précautionneusement insinuée à travers l’entrebâillement de la porte. Mais une main qui, ai-je constaté avec horreur, n’avait pas de doigts. La porte s’est ouverte lentement, et la tête de Goring a suivi sa main. Elle est apparue au centre du rayon de lune, et elle se découpait sur un halo livide, sa physionomie se détachait donc clairement. Je crois que je n’ai jamais vu expression plus démoniaque, aussi impitoyable, sur un visage humain. Il avait les yeux dilatés et étincelants, les lèvres retroussées qui découvraient ses crocs blancs, les cheveux noirs hérissés sur son front bas comme le capuchon d’un cobra. Cette apparition silencieuse et inattendue m’a causé un tel effet que j’ai sauté dans mon lit et que j’ai cherché mon revolver. La honte m’a envahi et submergé quand il m’a expliqué le motif de son intrusion. Il avait mal aux dents, le pauvre diable, et il était entré pour me demander un peu de laudanum, car il savait que je possédais une boîte à pharmacie ! Quant à son expression sinistre, il faut dire qu’il passerait malaisément pour un prix de beauté, ma tension nerveuse et le rayon de lune blafard se sont conjugués pour provoquer sur moi une impression épouvantable. Je lui ai donné trente gouttes, et il s’en est allé en m’accablant de sa gratitude. Cet incident banal m’a grandement impressionné. Toute la journée, je me suis senti patraque.
(Ici manque le journal d’une semaine : aucun événement digne d’être relaté n’y figurant, je supprime tout un bavardage inutile.)
7 novembre
Harton et moi nous nous sommes assis sur la poupe ce matin. Le temps en effet, devient très chaud puisque nous pénétrons dans les latitudes du Sud. Nous calculons que nous avons accompli les deux tiers de notre voyage. Comme nous serons heureux de voir les verts rivages du Tage, et de quitter pour toujours ce navire maudit ! J’ai essayé de distraire Harton en lui racontant quelques-unes de mes aventures passées. Entre autres, je lui ai dit comment j’étais entré en possession de ma pierre noire, et pour conclure j’ai fouillé dans la poche de ma veste de chasse pour lui montrer l’objet en question. Nous étions penchés au-dessus de la pierre quand j’ai aperçu une ombre qui s’interposait entre le soleil et nous, Goring regardait la pierre par-dessus nos épaules. Pour une raison ou une autre, il m’a paru puissamment excité, bien qu’il ait tout fait pour se contrôler et dissimuler son émotion. Il a désigné la pierre de son moignon avant d’avoir pu se reprendre suffisamment pour me demander ce que c’était et comment je l’avais acquise. Il m’a posé cette question avec une telle brusquerie que j’en aurais été offensé si je n’avais pas su que Goring était un excentrique. Je lui ai raconté l’histoire comme je l’avais narrée à Harton. Il m’a écouté avec l’intérêt le plus vif, puis m’a demandé si j’avais une idée de ce qu’était cette pierre. Je lui ai répondu que non, en dehors du fait qu’elle était météorique. Il m’a demandé ensuite si j’avais jamais essayé son effet sur un Noir. Je lui ai dit que non.
– Tiens ! Nous allons voir ce qu’en pense notre ami à la barre.
Il a pris la pierre dans sa main et s’est approché du matelot ; tous deux l’ont examinée attentivement. Je pouvais voir l’homme gesticuler et secouer la tête comme s’il affirmait quelque chose pendant que son visage reflétait la marque d’un profond étonnement où se mêlait, je crois, un certain respect. Goring est bientôt revenu sur le pont ; il avait encore la pierre dans la main.
– Il dit que c’est une chose sans valeur et inutile, tout juste bonne à être jetée par-dessus bord.
Sur quoi il a levé le bras, et il aurait certainement lancé ma pierre dans la mer si le matelot noir ne s’était précipité et ne l’avait saisi par le poignet. Goring a lâché la pierre et a fait demi-tour de très mauvaise grâce, pour s’épargner mes reproches sur sa mauvaise foi. Le Noir a ramassé la pierre et me l’a remise en s’inclinant avec les signes du plus profond respect. Toute l’affaire est inexplicable. J’en viens à la conclusion que Goring est fou, au moins à demi fou. Quand je rapproche l’effet produit par la pierre sur le matelot, le respect témoigné par Martha dans la plantation et la surprise de Goring quand il l’a aperçue, je suis bien obligé de conclure que je suis entré en possession d’un talisman puissant qui exerce un charme certain sur toute la race noire. Il ne faut pas que je la prête une nouvelle fois à Goring.
8 et 9 novembre
Quel temps merveilleux ! En dehors d’une petite bourrasque, nous n’avons eu que des brises rafraîchissantes pendant tout notre voyage. Ces deux derniers jours, nous avons battu notre moyenne quotidienne. C’est un joli spectacle que celui de l’écume qui s’écarte de notre étrave quand nous fendons les lames. Le soleil brille en travers et la partage en plusieurs arcs-en-ciel miniatures. Je suis demeuré à l’avant une bonne partie de la journée pour contempler cet effet d’optique ; j’étais entouré d’un halo de toutes les couleurs du prisme. L’homme de barre a certainement informé les autres Noirs de ma pierre miraculeuse, car tous me traitent avec un grand respect. Pour en revenir aux phénomènes optiques, nous en avons admiré un hier soir, assez étrange, que m’a montré Hyson : très haut dans le ciel, à notre nord, est apparu un objet triangulaire nettement formé. Il m’a expliqué qu’il ressemblait beaucoup au pic de Ténériffe vu à grande distance, or le pic de Ténériffe se trouve actuellement à quelque huit cents kilomètres sur notre sud. Peut-être était-ce un nuage, peut-être l’une de ces curieuses réverbérations dont on parle dans les livres. Le temps est très chaud. Le second assure qu’il n’a jamais rencontré une telle température dans ces latitudes. Le soir, j’ai joué aux échecs avec Harton.
10 novembre
Il fait de plus en plus chaud. Des oiseaux de terre sont venus se percher aujourd’hui sur notre gréement, et cependant nous sommes encore loin de notre destination. La chaleur est si grande que la paresse nous interdit de faire autre chose que flâner sur le pont et fumer. Goring est venu me poser quelques questions sur la pierre, mais je lui ai répondu assez brusquement, je ne lui ai pas tout à fait pardonné la manière dont il avait tenté de m’en priver.
11 novembre, midi
Nous progressons rapidement. Je n’aurais jamais cru que le Portugal était aussi chaud. Sûrement il fait plus frais à terre. Hyson lui-même en est tout étonné, et les matelots aussi.
13 novembre
Un événement extraordinaire s’est produit, si extraordinaire qu’il est presque inexplicable. Hyson a commis une bévue invraisemblable, à moins qu’une certaine influence magnétique n’ait détraqué nos instruments. À l’aube, la vigie à l’avant a crié qu’il entendait devant nous un bruit de brisants, et Hyson a cru distinguer la terre. Le bateau a viré de bord et, bien que nous n’ayons aperçu aucun phare, nous avons tous pensé que nous avions atteint la côte portugaise un peu plus tôt que nous le pensions. Quelle n’a pas été notre surprise devant le paysage qui s’est révélé à nos yeux quand la lumière du jour l’a éclairé ! À droite et à gauche, à perte de vue, s’étendait une longue ligne de brisants, de grandes lames vertes déferlaient dans un nuage d’écume. Et derrière ces brisants, qu’était-ce donc ? Pas du tout les rivages ni les hautes falaises du Portugal, mais une immense étendue sablonneuse qui se confondait avec l’horizon. Devant nous, ce n’était que du sable jaune ; par endroits, il formait des buttes fantastiques de deux ou trois cents mètres de haut ; ailleurs, il s’étendait aussi plat qu’un tapis de billard. Harton et moi, qui étions arrivés ensemble sur le pont, nous nous sommes regardés avec ahurissement, puis Harton a éclaté de rire. Hyson est extrêmement mortifié ; il proclame que les instruments ont été faussés. En tout cas, il n’y a pas l’ombre d’un doute, nous nous trouvons face au continent africain, et c’était effectivement le pic de Ténériffe que nous avions vu quelques jours plus tôt sur notre nord. Quand nous avons eu la visite d’oiseaux de terre, nous devions passer au large des Canaries. Si nous avons continué dans la même direction, nous sommes maintenant au nord du cap Blanc, près du pays inexploré qui borde le grand Sahara. Tout ce que nous pouvons faire est de corriger nos instruments le mieux possible et de repartir vers notre destination.
8 h du soir
Tout le jour nous sommes demeurés immobiles. La côte est à peu près à deux kilomètres et demi. Hyson a examiné les instruments, il n’a pas encore compris la cause de notre déviation extraordinaire.
Là s’arrête mon journal. C’est de mémoire que j’écrirai maintenant le reste de ma déposition. Je ne crois pas me tromper beaucoup sur les faits qui se sont déroulés. Cette même nuit, l’orage qui couvait depuis si longtemps a éclaté au-dessus de nous, et j’ai compris où tendaient tous ces petits incidents que j’ai rapportés au jour le jour. Fou que j’étais de n’avoir rien deviné plus tôt ! Je vais raconter la suite des événements avec toute la précision possible.
Vers onze heures et demie, j’avais regagné ma cabine. Je me préparais à me coucher quand on a frappé à ma porte. J’ai ouvert, et j’ai reconnu le petit serviteur noir de Goring, venu m’informer que son maître désirait me dire un mot sur le pont. J’ai été plutôt surpris qu’il ait besoin de moi à une heure si tardive, mais je suis monté sans hésitation. À peine avais-je posé le pied sur le pont que j’ai été attaqué par-derrière, jeté à bas, tiré sur le dos avec un mouchoir enfoncé dans ma bouche. Je me suis débattu comme j’ai pu, mais un rouleau de cordages m’a enveloppé solidement, et j’ai été réduit à l’impuissance. Je me suis trouvé bientôt ligoté au bossoir de l’un des canots, un couteau pointant sur ma gorge m’a averti de cesser toute résistance. La nuit était si noire que j’avais été jusque-là incapable de reconnaître mes agresseurs mais quand mes yeux se sont accoutumés à l’obscurité, et quand la lune a émergé d’entre les nuages, j’ai découvert que j’étais entouré par les deux matelots de couleur, le cuisinier et Goring. Un autre homme était recroquevillé sur le pont à mes pieds, mais il gisait dans l’ombre et je ne l’ai pas identifié.
Tout cela a été si rapidement exécuté qu’il ne s’était pas écoulé une minute entre le moment où j’avais quitté ma cabine et celui où j’avais été bâillonné et ligoté. J’étais assommé par la brutalité des événements ; je pouvais à peine les réaliser et m’interroger sur leur signification. J’entendais la bande qui m’entourait échanger des chuchotements brefs, féroces ; un instinct m’a averti que ma vie était en jeu. Goring parlait avec autorité et colère. Les autres répliquaient tous ensemble sur un ton opiniâtre, comme s’ils discutaient ses ordres. Puis ils se sont tous éloignés vers l’autre côté du pont ; je ne les voyais plus, mais je continuais à entendre leurs chuchotements.
Pendant ce temps, les hommes de garde bavardaient entre eux, ils riaient à l’autre bout du bateau. Je les distinguais, rassemblés en groupe, ils se doutaient bien peu de ce qui se tramait à moins de vingt-cinq mètres d’eux. Oh ! si j’avais pu crier un mot d’avertissement, même au prix de ma vie ! Mais c’était impossible. La lune est sortie du sein des nuages déchiquetés. Je voyais la ligne argentée des brisants et, au-delà, l’immense désert sauvage avec ses dunes de sable. Regardant à mes pieds, j’ai constaté que l’homme recroquevillé sur le pont gisait toujours là ; un rayon de lune a éclairé son visage tourné vers le ciel. Grands Dieux ! Aujourd’hui encore, après douze années, ma main tremble quand j’écris que malgré sa physionomie convulsée et ses yeux exorbités j’ai reconnu Harton, le jeune agent de la compagnie qui avait été un si charmant compagnon de voyage. Je n’ai pas eu besoin de faire appel à ma science médicale pour comprendre qu’il était mort ; un mouchoir noué autour du cou et un bâillon dans la bouche révélaient comment ces chiens de l’enfer avaient accompli leur ignoble besogne. Pendant que je contemplais le cadavre de Harton, la clé du mystère m’est soudain apparue. Certaines choses restaient encore inexpliquées, mais la vérité commençait à se faire jour dans ma tête.
J’ai entendu le frottement d’une allumette. La grande silhouette maigre de Goring s’est dressée sur le bastingage, il tenait dans ses mains une lanterne sourde. Il l’a abaissée contre le flanc du bateau et, à mon inexprimable étonnement, j’ai vu un éclair surgir du côté des dunes, sur le rivage ; la lueur avait été si rapide que si je n’avais pas suivi la direction du regard de Goring je ne l’aurais sûrement pas repérée. De nouveau il a baissé la lanterne ; de nouveau on lui a répondu du rivage. Alors il est descendu du bastingage, mais il a glissé et il a fait un tel bruit que mon cœur a bondi d’espoir, sûrement les hommes de garde l’avaient-ils entendu ? Mais non, la nuit était calme, le bateau immobile, les matelots n’avaient rien qui les obligeât à la vigilance. Hyson qui, depuis la mort de Tibbs, assumait leurs deux quarts, était descendu pour dormir quelques heures, c’était le maître d’équipage qui assurait le service, il se tenait au pied du mât de misaine avec deux matelots. Impuissant, muet par force, avec les cordages qui s’enfonçaient dans ma chair et le cadavre de Harton assassiné à mes pieds, j’ai attendu le prochain acte de la tragédie.
Les quatre bandits étaient toujours réunis de l’autre côté du pont. Le cuisinier était armé d’une sorte de tranchoir, les autres avaient des couteaux, et Goring un revolver. Ils étaient accoudés sur le bastingage et guettaient vers la mer. J’ai vu l’un d’entre eux saisir le bras de son voisin et désigner quelque chose. Suivant la direction de leurs regards, j’ai aperçu moi aussi une masse sombre qui se dirigeait vers le bateau. Quand la lune l’a éclairée, j’ai reconnu un grand canoë rempli d’hommes et propulsé par une vingtaine de pagaies. Quand il a touché notre étrave, les hommes de garde l’ont enfin vu ; ils ont poussé un grand cri et se sont précipités vers l’arrière. Il était trop tard. Un essaim de nègres gigantesques escaladait la rambarde ; conduits par Goring, ils ont balayé le pont dans un assaut irrésistible. Toute résistance a été maîtrisée en une minute ; les matelots de garde, désarmés, ont été ligotés, les dormeurs arrachés de leurs couchettes et ligotés de la même manière. Hyson a tenté de défendre l’étroit couloir de sa cabine ; j’ai entendu le bruit d’une bagarre, et sa voix qui réclamait de l’aide. Mais personne ne pouvait plus le secourir, et il a été traîné sur la poupe ; le sang coulait à flots d’une profonde entaille sur sa figure. Il a été ligoté comme les autres ; des bâillons ont été enfoncés dans la gorge des prisonniers et les nègres ont tenu conseil pour décider de notre destin. J’ai vu nos matelots de couleur me désigner et faire une déclaration qui a été accueillie par des murmures d’étonnement et d’incrédulité de la part des sauvages. L’un d’eux s’est approché de moi ; il a plongé la main dans ma poche et s’est emparé de ma pierre noire qu’il a tendue à celui qui semblait être le chef. Celui-ci l’a examinée aussi minutieusement que la lumière de la lune le permettait ; il a murmuré quelques paroles et l’a fait passer au guerrier qui se trouvait à côté de lui. Le guerrier l’a examinée à son tour et l’a remise à son voisin. La pierre a fait le tour de l’assistance. Le chef a dit alors quelques mots à Goring dans une langue incompréhensible. Le quarteron s’est tourné vers moi et m’a parlé en anglais. En ce moment, je revois toute la scène : les hauts mâts du navire, les rayons de lune argentant les vergues et accentuant le relief des cordages ; le groupe des guerriers noirs appuyés sur leurs lances ; le cadavre de Harton étendu à mes pieds ; la rangée de prisonniers blancs ; et, en face de moi, le maudit métis élégamment vêtu de blanc.
– Vous conviendrez, m’a-t-il dit de sa voix la plus douce, que je ne suis pas partisan de vous épargner. S’il ne tenait qu’à moi, vous mourriez comme vont mourir ces autres hommes. Personnellement, je n’ai rien contre vous ni contre eux, mais j’ai consacré ma vie à la destruction de la race blanche, vous êtes le premier tombé en mon pouvoir qui en réchappera. Vous pouvez remercier cette pierre, elle vous sauve la vie. Ces pauvres gens la respectent et si elle est réellement ce qu’ils croient, ils ont raison. Si, lorsque nous débarquerons, ils s’aperçoivent qu’ils se sont trompés, et que cette forme et cette matière ne sont réunies que par un pur hasard, plus rien ne vous sauvera. En attendant, nous voulons vous traiter honorablement. S’il y a dans vos bagages certaines choses que vous désireriez emporter, vous avez le droit de les prendre avec vous.
Sur un geste de lui, deux nègres se sont approchés de moi et m’ont délivré de mes liens, sans toutefois m’ôter mon bâillon. J’ai été conduit dans ma cabine, j’ai mis dans mes poches quelques objets de valeur, une boussole et le journal de mon voyage. Puis j’ai été poussé vers un petit canoë qui avait suivi la grande embarcation des nègres, et mes gardiens ont commencé à pagayer vers la terre. Nous avions avancé d’une centaine de mètres quand notre homme de barre a levé la main, les rameurs se sont arrêtés un moment et ont écouté. Alors, dans le silence de la nuit, j’ai entendu une sorte de bruit comme des gémissements assourdis, auquel a succédé une série de flacs dans l’eau. Voilà tout ce que je sais du destin de mes pauvres compagnons. Presque aussitôt, le grand canoë nous a rejoints, et le bateau abandonné a été laissé à la dérive. Les sauvages n’ont rien emporté. Toute cette affaire démoniaque s’est déroulée avec autant de pompe et de sobriété que s’il s’était agi d’un rite religieux.
Les premières lueurs grises de l’aube apparaissaient vers l’est quand nous avons franchi les brisants et atteint le rivage. Quelques hommes sont restés auprès des canoës ; les autres se sont mis en route à travers les dunes, ils m’ont emmené, mais ils m’ont témoigné beaucoup de gentillesse et de respect. C’était une marche pénible, nous nous enfoncions à chaque pas dans le sable jusqu’aux chevilles ; j’étais complètement épuisé lorsque nous sommes arrivés au village des indigènes, ou plutôt à leur ville ; les maisons étaient de forme conique, elles ressemblaient un peu à des ruches ; elles étaient construites en algues compressées et cimentées par un mortier épais ; il n’y avait en effet ni arbre ni pierre sur la côte ou ailleurs à moins de plusieurs centaines de kilomètres. À notre entrée dans la ville, une foule considérable des deux sexes nous a accueillis par des cris, des piaillements, des tam-tams. Quand ils m’ont vu, leurs hurlements ont redoublé, et certains ont proféré des menaces (je n’avais pas à m’y tromper d’après leurs attitudes) ; mais mon escorte les a instantanément calmés par quelques mots. Aux cris de guerre ont succédé des murmures d’émerveillement, et toute cette masse d’hommes et de femmes entourant les guerriers et moi-même a avancé dans la large artère centrale de la ville.
Ma déposition peut sembler suffisamment extraordinaire jusqu’ici pour susciter des doutes dans l’esprit de ceux qui ne me connaissent pas ; mais c’est le fait que je vais maintenant relater qui a provoqué ma brouille avec mon beau-frère, celui-ci refusant formellement de croire en ma sincérité. Je ne puis que rapporter fidèlement, par de simples mots, ce qui s’est passé, et je me fie au hasard et au temps pour que la vérité soit un jour confirmée. Au centre de cette rue principale, il y avait un grand bâtiment, construit à la manière primitive des autres maisons, mais qui les dominait de haut ; une palissade en bois d’ébène magnifiquement poli était plantée tout autour ; l’encadrement de la porte était constitué par deux formidables défenses d’éléphant enfoncées de chaque côté dans le sol et se rejoignant pour former voûte ; l’ouverture était défendue par un rideau de toile richement brodé d’or. Nous sommes arrivés devant cette construction imposante. La foule s’est arrêtée devant l’entrée de la palissade et s’est accroupie par terre, mais moi j’ai été conduit à l’intérieur de l’enclos par quelques chefs et vieillards de la tribu. Goring nous accompagnait et dirigeait, en fait, cette procession. Devant le rideau de toile qui défendait l’accès au temple (car c’était évidemment un temple), on m’a retiré mon chapeau et mes chaussures, et j’ai été introduit. Un vénérable vieux nègre me précédait, il tenait dans sa main ma pierre qu’il avait retirée de ma poche. Le temple n’était éclairé que par quelques fentes étirées dans le toit ; le soleil tropical se déversait par là, dessinait sur le plancher d’argile de larges barres dorées qui alternaient avec des intervalles sombres.
L’intérieur était plus vaste que je ne l’imaginais d’après l’aspect extérieur. Aux murs étaient accrochés des tapis indigènes, des coquillages, d’autres décorations. Mais tout l’espace restant était vide, à l’exception d’un objet unique au centre. C’était un nègre colossal. Tout d’abord j’ai cru que je me trouvais devant un vrai roi ou un grand prêtre de taille gigantesque. Mais, en m’approchant, j’ai compris à la manière dont la lumière se réfléchissait sur lui qu’il s’agissait d’une statue admirablement taillée dans de la pierre noire comme du jais. J’ai été conduit devant cette idole, ou prétendu telle et, en la regardant de plus près, je me suis aperçu que, parfaite sous tous les rapports, elle était privée d’une oreille qui avait été arrachée, tranchée, bref, qui avait disparu. Le nègre à cheveux gris qui tenait ma relique a grimpé sur un petit tabouret, il a levé le bras et a adapté la pierre noire de Martha à la surface mutilée, à la place de l’oreille manquante. Il ne pouvait subsister aucun doute, ma pierre avait été arrachée à la statue. Les deux parties s’ajustaient si exactement que le vieux Noir a baissé sa main : l’oreille est demeurée quelques secondes fixée en place avant de retomber dans la paume ouverte. Autour de moi, les nègres se sont prosternés en poussant un long cri de vénération : au-dehors, la foule, à qui avait été communiqué le résultat de l’épreuve, poussait des hurlements de joie sauvage.
En un instant, de prisonnier je suis devenu un demi-dieu. J’ai été escorté dans la ville, puis porté en triomphe ; le peuple se pressait autour de moi pour toucher mes vêtements ou ramasser la poussière que soulevaient mes pas. Une vaste hutte a été mise à ma disposition, et on m’a servi un véritable banquet composé des meilleurs plats indigènes. Toutefois, je me rendais compte que je n’étais pas un homme libre, puisque des guerriers armés de lances montaient la garde à ma porte. J’ai passé la journée à méditer sur un plan d’évasion, mais je ne parvenais pas à trouver un projet réalisable. D’un côté c’était le désert, qui s’étendait jusqu’à Tombouctou ; de l’autre la mer, que ne fréquentait aucun navire. Plus je me penchais sur le problème, plus il me semblait insoluble. Je me doutais bien peu que sa solution pourtant était proche.
La nuit était tombée, les clameurs des nègres s’étaient tues. Je m’étais allongé sur le tas de peaux de bêtes qui devait me servir de lit, et je réfléchissais encore aux perspectives d’avenir, quand Goring s’est introduit furtivement dans ma hutte. Ma première idée a été qu’il venait achever son holocauste en mettant à mort le seul survivant de la tragédie de la Marie-Céleste, et j’ai bondi, résolu à me défendre jusqu’à la dernière goutte de mon sang. Il a souri et m’a fait signe de me rasseoir, tandis qu’il prenait place lui-même à l’autre bout de ma couche.
– Que pensez-vous de moi ?
C’est par cette question surprenante qu’il a commencé notre entretien.
– Ce que je pense de vous ? me suis-je écrié. Je pense que vous êtes le renégat le plus vil, le plus anormal qui ait jamais souillé la terre. Si nous étions loin de ces diables noirs, je vous étranglerais de mes propres mains !
– Ne parlez pas si fort ! m’a-t-il répondu sans manifester la moindre colère. Je ne tiens pas à ce que notre conversation tourne court. Ainsi, vous m’étrangleriez, n’est-ce pas ?
Il a arboré un sourire amusé avant de poursuivre :
– Je suppose donc que je rends le bien pour le mal, car je suis venu pour vous aider à vous évader.
– Vous ?
– Oui, moi. Oh ! je n’y ai aucun mérite ! Je suis tout à fait logique. Il n’y a aucune raison pour que je ne sois pas franc avec vous. Je veux être le roi de cette tribu. Ce n’est pas une ambition très haute, évidemment, mais vous savez le mot de César : « Être le premier dans un village de la Gaule… » Bien. Cette pierre noire non seulement vous a sauvé la vie, mais elle a tourné toutes les têtes, ils croient que vous êtes descendu du ciel, et mon influence sera éclipsée aussi longtemps que vous resterez ici. Voilà pourquoi je vais vous aider à fuir, puisque je ne peux pas vous tuer…
Cela de sa voix la plus douce et la plus naturelle, comme si son désir de me tuer allait de soi.
– Vous mourez du désir de me poser quelques questions, a-t-il repris après un silence, mais vous êtes trop fier pour le faire. N’importe, je vais vous dire deux ou trois choses, parce que je veux que vos amis blancs les connaissent à votre retour… si vous avez assez de chance pour rentrer chez vous. À propos de cette maudite pierre noire, par exemple. Ces Noirs, du moins, à ce qu’affirme la légende, étaient à l’origine mahométans. Du vivant de Mahomet, un schisme a éclaté entre ses partisans ; un petit groupe a quitté l’Arabie et a traversé l’Afrique. Ils avaient emporté dans leur exode une relique de leur vieille foi sous la forme d’un gros bloc de pierre noire de La Mecque. Cette pierre était météorique, en tombant sur la terre, elle s’était brisée en deux blocs, l’un d’eux est encore à La Mecque. Le plus gros bloc a été transporté en Barbarie, où un habile artisan l’a sculpté comme vous l’avez vu aujourd’hui. Ces hommes sont les descendants des premiers sectateurs de Mahomet ; ils ont transporté leur relique à travers tous leurs déplacements jusqu’à ce qu’ils se soient établis dans ce lieu étrange ; où le désert les protège de leurs ennemis.
– Et l’oreille ? ai-je demandé presque involontairement.
– Oh ! c’est toujours la même histoire ! Quelques membres de la tribu sont partis pour le Sud il y a quelques centaines d’années, et l’un d’eux, pour s’attacher la chance dans leur entreprise, s’est introduit nuitamment dans le temple et a tranché l’une des oreilles. Une tradition s’est établie chez les Noirs qu’un jour ou l’autre cette oreille reviendrait. Le voleur a dû être pris par un marchand d’esclaves, et voilà pourquoi la pierre est arrivée en Amérique, puis est tombée entre vos mains… Et vous avez eu l’honneur d’accomplir la prophétie.
Il s’est interrompu et a posé sa tête sur ses mains, apparemment, il attendait que je parle. Quand il a relevé son visage, toute sa physionomie m’est apparue transformée. Il avait les traits durcis, une résolution farouche se lisait sur le dessin de sa bouche et dans son regard ; la demi-douceur qui avait accompagné ses propos s’est effacée devant une rudesse frôlant la férocité.
– Je veux que vous rapportiez un message à la race blanche, a-t-il repris. À cette grande race dominante que je hais et méprise. Vous direz aux Blancs que je me suis engraissé de leur sang pendant vingt années, que j’ai tué des Blancs jusqu’à ce que j’en aie été fatigué, que je les ai tués sans jamais avoir été soupçonné, bien que j’aie eu à affronter toutes les précautions imposées par leur civilisation. Mais la vengeance est fade quand l’ennemi ignore qui l’a frappé. Je ne regrette donc pas de vous avoir pour transmettre ce message. Savez-vous comment est née en moi cette haine horrible ? Regardez !…
Il a brandi sa main mutilée.
– Voilà ce qu’a commis le couteau d’un Blanc. Mon père était Blanc, ma mère était esclave. Quand mon père est mort, elle a été vendue encore une fois, et moi, qui étais encore un enfant, je l’ai vue fouettée à mort pour la punir de ses petits airs et de la gracieuseté que son défunt maître avait encouragés chez elle. Ma jeune femme, aussi. Oui, ma jeune femme !…
Un frémissement l’a parcouru tout entier.
– N’importe ! J’ai juré. J’ai tenu parole. Du Maine en Floride, de Boston à San Francisco, vous pourrez retrouver ma trace par les meurtres qui ont dérouté la police. Je me suis battu contre la race blanche, comme pendant des siècles la race blanche s’est battue contre la noire. Et puis enfin, comme je vous l’ai dit, je me suis lassé de verser le sang. Mais la vue d’un Blanc m’était abominable. Alors j’ai résolu de partir à la recherche de quelques Noirs assez hardis, de me joindre à eux, de cultiver leurs qualités latentes et de former le noyau d’une grande nation de couleur. Cette idée m’a inspiré, et je m’y suis consacré. Pendant deux ans, j’ai voyagé à travers le monde pour trouver ce que je cherchais. Finalement, j’en suis venu à désespérer. Il n’y a aucun espoir de régénérescence dans les négriers soudanais, les Fantee avilis, ou les nègres américanisés du Libéria. Au moment où j’achevais mon enquête, le hasard m’a mis en contact avec cette magnifique tribu d’habitants du désert, et je me suis associé avec eux. Avant toutefois de les rejoindre définitivement, mon vieil instinct de vengeance m’a incité à faire un dernier voyage aux États-Unis, j’en suis reparti à bord de la Marie-Céleste.
« Pour ce qui est du voyage, votre intelligence vous a déjà appris que, grâce à mes manipulations, les compas et les chronomètres avaient été complètement déréglés. Moi seul déterminais notre position exacte grâce à mes instruments personnels, tandis que la barre était tenue par mes amis de couleur selon mes indications. J’ai poussé par-dessus bord la femme de Tibbs. Quoi ! Vous paraissez étonné ! Vous reculez ? Vous l’aviez sûrement deviné, voyons ! J’ai également voulu vous tuer certain jour à travers la cloison, malheureusement, vous n’étiez pas sur votre couchette. J’ai essayé une deuxième fois, mais vous étiez réveillé. J’ai tué Tibbs. Je crois que tout le monde a vraiment cru qu’il s’était suicidé. Bien sûr, une fois arrivés devant la côte, tout était simple. J’avais convenu que tout le monde à bord serait tué, votre pierre a contrarié mes plans. J’avais aussi fait admettre qu’il n’y aurait pas de pillage. Personne ne peut dire que nous sommes des pirates. Nous avons agi par principe, pas pour des motifs sordides.
J’écoutais avec stupéfaction le résumé des crimes que cet homme étrange me livrait de sa voix calme, comme s’il me détaillait des incidents bénins de sa vie quotidienne. Je le vois encore, figure de cauchemar, assis à une extrémité de ma couche, tandis qu’une lampe éclairait ses traits cadavériques.
– Et maintenant, a-t-il poursuivi, votre évasion ne présentera pas de grandes difficultés. Ces stupides enfants que j’ai adoptés diront que vous êtes retourné au ciel d’où vous étiez descendu. Le vent souffle vers le large. J’ai un bateau qui est tout prêt pour vous, bien approvisionné en vivres et en eau. Je ne souhaite qu’une chose, être débarrassé de votre personne. Levez-vous et suivez-moi.
Je lui ai obéi. Il m’a fait sortir de la hutte. Les gardiens s’étaient retirés, ou Goring s’était préalablement arrangé avec eux. Nous avons traversé la ville et nous avons retraversé la plaine sablonneuse. J’ai entendu le mugissement de la mer, j’ai revu la longue ligne blanche des brisants. Deux silhouettes se dessinaient sur le rivage, deux hommes arrangeaient les apparaux d’un petit bateau. C’étaient les deux matelots de couleur qui avaient été du voyage de la Marie-Céleste.
– Menez-le de l’autre côté des brisants ! a ordonné Goring. Les deux hommes ont sauté dans le bateau et m’ont entraîné à leur suite. Avec la grand-voile et le foc, nous nous sommes éloignés du rivage et nous avons franchi le ressac. Puis, sans un mot d’adieu, nos deux compagnons ont bondi par-dessus bord ; j’ai vu leurs têtes, deux points noirs sur l’écume blanche, quand ils ont nagé vers la côte. J’ai aussi aperçu Goring. Il se tenait sur le sommet d’une dune, et la lune qui se levait derrière lui donnait à sa haute stature un relief impressionnant. Il a agité frénétiquement ses bras. Peut-être était-ce pour m’encourager ; mais sur le moment j’ai pris ses gestes pour autant de menaces, et depuis j’ai souvent pensé que son vieil instinct de sauvage s’était réveillé quand il avait compris que je lui échappais. Quels qu’aient été ses sentiments, voilà la dernière image que j’ai gardée de Septimius Goring.
Point n’est besoin que j’insiste sur mon voyage solitaire. J’ai gouverné aussi bien que je l’ai pu en direction des Canaries, mais j’ai été recueilli le cinquième jour par le navire Monrovia, de la British and African Steam Navigation Company. Je saisis cette occasion d’offrir mes remerciements les plus sincères au capitaine Stornoway et à ses officiers pour la grande bonté dont ils m’ont entouré jusqu’à ce que je sois débarqué à Liverpool, d’où j’ai pu prendre un bateau pour New York.
Depuis le jour où je me suis retrouvé dans le giron de ma famille, j’ai fort peu parlé de mes aventures. Le sujet est encore infiniment pénible pour moi, et le peu que j’en ai dit a été suspecté. Maintenant je livre les faits au public, tels qu’ils se sont déroulés, sans me soucier de savoir si je serai cru. Je n’ai écrit que parce que mes poumons sont de plus en plus épuisés, et que je me refuse à assumer plus longtemps la responsabilité du silence. Ma déposition n’est pas incertaine ni vague. Regardez votre carte d’Afrique. Au-dessus du cap Blanc, là où la terre infléchit vers le nord et vers le sud à partir du point le plus occidental du continent, voilà l’endroit où Septimius Goring règne sur ses noirs sujets (à moins que ne lui ait été infligé le châtiment de ses crimes) ; et là, à cette place où les longues lames vertes déferlent en mugissant et en sifflant sur la terre jaune et brûlante, gisent Harton, Hyson, et les autres pauvres diables qui ont été assassinés dans la Marie-Céleste.