LA PETITE BOITE CARRÉE{8}

– Tout le monde à bord ? interrogea le capitaine.

– Tout le monde à bord, monsieur ! répondit le second.

– Alors, attention pour larguer !

Il était neuf heures, un mercredi matin. Le brave Spartan s’apprêtait à quitter un quai de Boston. Il avait son fret dans les cales, ses passagers embarqués, tout paré pour le départ. Deux fois avait retenti le sifflet d’avertissement. Le dernier coup de cloche avait été sonné. La proue était tournée vers l’Angleterre. Le chuintement de la vapeur indiquait à une oreille entraînée qu’il était prêt pour sa course de cinq mille kilomètres. Il tirait sur ses amarres, qui le retenaient comme une laisse retient un lévrier.

J’ai la malchance d’être très nerveux. Une existence sédentaire, vouée à la littérature, a encore accru ce goût morbide pour la solitude que je cultivais déjà dans mon enfance. Debout sur le gaillard d’arrière du paquebot transatlantique, je maudissais amèrement l’obligation où je me trouvais de retourner sur la terre de mes ancêtres. Les cris des marins, le grincement des cordages, les adieux de mes compagnons de voyage, les hourras de la foule, tout cela meurtrissait ma nature sensible. De plus, je me sentais triste. Un sentiment indéfinissable, comme l’appréhension d’un grand malheur, m’obsédait. La mer était calme, la brise légère. Rien n’aurait dû troubler l’égalité d’humeur du plus enraciné des terriens, et pourtant j’avais l’impression que j’étais menacé par un péril aussi considérable qu’imprécis. J’ai remarqué que de tels pressentiments frappent de préférence des tempéraments comme le mien, et qu’ils s’accomplissent assez fréquemment. Il existe une théorie selon laquelle le pressentiment provient d’une sorte de seconde vue, d’une subtile communication de l’esprit avec l’avenir. Je me rappelle bien que M. Raumer, spirite éminent, fît une fois la remarque que j’étais le sujet le plus perméable aux phénomènes surnaturels qu’il eût jamais rencontré au cours de ses expériences. Quoi qu’il en fût, je ne me sentais certainement pas très heureux tout en me frayant un chemin parmi les groupes riants ou pleurants qui se partageaient les ponts blancs du brave Spartan. Si j’avais su ce qui m’attendait dans les douze prochaines heures, même à la dernière seconde, j’aurais sauté sur le quai, je me serais échappé de ce maudit bateau !

– C’est l’heure ! dit le capitaine.

Il referma le boîtier de son chronomètre qu’il replaça dans sa poche.

– C’est l’heure ! répéta le second.

Il y eut un dernier gémissement du sifflet, une poussée des amis et parents restés à terre. Une amarre fut détendue, l’échelle allait être retirée. Mais un cri jaillit de la passerelle. Deux hommes apparurent, ils descendaient le quai en courant. Ils agitaient leurs mains, multipliaient les gestes frénétiques. Certainement, ils avaient l’intention d’arrêter le bateau.

– Faites vite ! criait la foule.

– Arrêtez ! cria le capitaine. Doucement ! Arrêtez ! Maintenant, relevez l’échelle !

Les deux hommes sautèrent à bord juste au moment où la deuxième amarre était larguée et où un vrombissement convulsif de la machine nous écarta du quai. La foule applaudit. Un hourra fut poussé sur le pont. Un hourra lui répondit sur le quai. Les mouchoirs volèrent au vent. Le grand bateau laboura son sillon vers la sortie du port en jetant de grands panaches de fumée à travers la baie placide.

Nous venions de partir pour notre croisière de quinze jours. Une ruée générale des passagers les précipita vers leurs couchettes et leurs bagages, tandis que dans le salon des bouchons de champagne qui sautaient prouvaient que certains voyageurs affligés adoptaient des moyens artificiels pour noyer les affres de la séparation. Je regardai autour de moi, sur le pont, afin d’inventorier mes compagnons de voyage. Ils présentaient les caractéristiques qu’on trouve habituellement en de telles circonstances. Pas de figures frappantes. Et je parle en connaisseur, car les visages sont l’une de mes spécialités. Je me jette sur les visages remarquables comme le botaniste sur une fleur. Quand j’en trouve un, je l’emporte avec moi pour l’analyser à loisir, le classer, l’étiqueter dans mon petit musée d’anthropologie. Rien ici qui fût digne de moi. Je vis une vingtaine de spécimens de la jeune Amérique qui allaient en « Iourop », quelques vieux ménages respectables qui serviraient le cas échéant d’antidote, plusieurs clergymen, des représentants de professions libérales, des dames du monde, des jeunes demoiselles spécifiquement britanniques, et toute la olla podrida d’un paquebot transatlantique. Je leur tournai le dos pour contempler les côtes américaines qui s’éloignaient, et de chers souvenirs accoururent en foule pour attendrir mon cœur à l’égard de ma patrie d’adoption. Quantité de bagages étaient encore empilés, par chance, sur le pont, mon goût prononcé pour la solitude m’incita à passer derrière leur entassement, à m’asseoir sur un rouleau de cordages contre le bastingage, et à m’abandonner à la mélancolie d’une rêverie.

J’en fus tiré par un chuchotement dans mon dos.

– Voilà un endroit tranquille, dit la voix. Asseyons-nous. Nous allons pouvoir parler en toute sécurité.

 

Jetant un coup d’œil à travers un interstice entre deux énormes malles, j’aperçus les deux passagers qui nous avaient rejoints à la dernière seconde. Ils se tenaient de l’autre côté du tas de bagages. Évidemment, ils ne m’avaient pas vu, puisque j’étais accroupi à l’ombre des valises. Celui qui avait parlé était grand et mince ; il avait une barbe presque bleue tant elle était noire, et un teint blême ; il avait l’air nerveux, excité. Son compagnon était un petit bonhomme du type pléthorique mais vif et résolu ; il mâchonnait un cigare et portait sur son bras gauche un grand imperméable. Ils regardèrent autour d’eux comme pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls.

– Exactement l’endroit qu’il nous faut ! commenta l’autre.

Ils s’assirent sur un ballot de marchandises, me tournant le dos, et je me trouvai, tout à fait contre mon gré, dans la situation déplaisante du monsieur qui écoute aux portes.

– Alors, Muller ! commença le plus grand des deux. Nous voilà quand même à bord, et tout va bien !

– Oui ! acquiesça celui qui portait le nom de Muller. À bord, et tout va bien.

– Ç’a été plutôt de justesse, hein !

– De justesse, Flannigan, tu l’as dit.

– Si nous avions raté le bateau…

– Nos plans auraient été fichus en l’air !

– Détruits, ruinés, complètement fichus ! fit le petit homme, qui pendant quelques instants tira furieusement sur son cigare.

Il ajouta enfin :

« Je l’ai ici.

– Fais-moi voir.

– Personne ne regarde ?

– Non, ils sont presque tous en bas.

– Quand l’enjeu est si important, on ne prend jamais trop de précautions ! dit Muller.

Il déroula l’imperméable qu’il portait sur son bras et découvrit un objet noir qu’il posa sur le pont. Un seul regard me suffit, je sautai sur mes pieds en poussant une exclamation d’horreur. Heureusement, ils étaient tellement captivés par leur affaire que ni l’un ni l’autre ne firent attention à moi. S’ils avaient tourné la tête, infailliblement ils m’auraient vu, tout pâle, le regard plongeant par-dessus les valises.

Depuis le début de leur conversation, une horrible crainte s’était emparée de moi. Elle me parut plus que justifiée quand je vis ce qu’ils avaient posé devant eux. C’était une petite boîte carrée, en bois foncé, avec des filets de cuivre. Elle devait avoir un volume de trente décimètres cubes à peu près. Elle me rappelait une boîte de pistolets, mais nettement plus haute. Un accessoire y était fixé cependant, et je ne pouvais en détacher mon regard, car il évoquait un vrai pistolet davantage qu’une simple boîte. C’était, sur le couvercle, un dispositif dans le genre d’un mécanisme de détente, une ficelle y était attachée. À côté de cette détente il y avait, percée dans le bois, une petite ouverture carrée. L’homme grand et mince, que l’autre avait appelé Flannigan, appliqua un œil sur cette ouverture et regarda à l’intérieur pendant quelques minutes avec une expression d’anxiété intense.

– Ça me paraît assez bien ! dit-il enfin.

– J’ai essayé de ne pas la secouer.

– Des objets aussi sensibles méritent d’être traités avec délicatesse. Mets dedans un peu de ce qu’il faut, Muller.

Le petit bonhomme fouilla quelque temps dans ses poches ayant d’en extraire un petit paquet en papier. Il l’ouvrit, en sortit une demi-poignée de granules blanchâtres qu’il versa par le trou. Un bizarre cliquetis résonna à l’intérieur de la boîte, les deux hommes sourirent de satisfaction.

– Tout va bien de ce côté ! dit Flannigan.

– En parfait état.

– Attention ! Voici quelqu’un. Emmenons-la dans notre couchette. Il vaut mieux que personne ne soupçonne à quoi nous jouons. Ce qui serait pis encore, ce serait que quelqu’un la manipule et actionne le mécanisme par erreur.

– Eh bien ! le résultat serait le même ! Peu importe qui l’actionne, dit Muller.

– Ils seraient bien étonnés ! fit le plus grand dans un rire sinistre. Ah ! ah ! Imagine leurs figures ! Le mécanisme représente un joli travail, je m’en vante !

– Oui, répondit Muller. C’est toi qui l’as dessiné, pièce par pièce, n’est-ce pas ?

– Oui. Le ressort et le volet coulissant sont de mon invention.

– Nous devrions prendre un brevet !

Les deux hommes se mirent à rire. Ils ramassèrent la petite boîte carrée et la dissimulèrent dans le grand imperméable de Muller.

– Descendons ! Nous la rangerons dans notre couchette, dit Flannigan. Nous n’en aurons pas besoin avant ce soir, et là, elle sera en sûreté.

Son compagnon acquiesça. Ils descendirent le pont bras dessus bras dessous et disparurent dans un escalier, emportant leur mystérieuse petite boîte. Les derniers mots que j’entendis furent une recommandation de Flannigan, il fallait la porter avec précaution et éviter de la cogner contre les bastingages.

Combien de temps suis-je demeuré assis sur mon tas de cordages ? Je ne le saurai jamais. Le tour abominable de la conversation que j’avais surprise se trouvait aggravé par les premières nausées du mal de mer. La longue houle de l’Atlantique commençait à faire valoir ses droits aussi bien sur les passagers que sur le bateau. Je me sentais prostré dans mon esprit et dans mon corps. Je tombai dans un état d’affaissement subit d’où je fus finalement tiré par la voix cordiale du digne maître timonier :

– Ça ne vous ferait rien de vous déplacer un peu, monsieur ? me demanda-t-il. Nous voudrions débarrasser le pont de ce fatras.

Ses manières un peu bourrues et sa figure saine, colorée, ressemblaient positivement à une insulte personnelle, étant donné ma condition présente. Si j’avais été courageux, ou plus musclé, je l’aurais giflé. Je me bornai à gratifier cet honnête marin d’un grognement mélodramatique qui parut l’étonner fort, et je me dirigeai vers l’autre côté du pont. La solitude était tout ce dont j’avais besoin, une solitude au sein de laquelle je pourrais ruminer sur ce crime effroyable qui s’était tramé sous mes propres yeux. L’un des canots de sauvetage était suspendu assez bas aux bossoirs. Une idée me traversa l’esprit. J’escaladai le bastingage, je me glissai dans le canot vide et je m’étendis au fond. J’étais sur le dos. Je ne voyais rien que le ciel bleu au-dessus de moi et, par intermittence, lorsque le roulis était trop fort, l’artimon du bateau. Au moins j’étais seul avec mes nausées et mes pensées.

J’essayai de me rappeler les mots précis qui avaient été prononcés au cours de ce terrible dialogue entre Muller et Flannigan. Pouvaient-ils s’appliquer à autre chose qu’à ce qui m’avait tout de suite sauté au yeux ? Ma raison m’obligea à admettre que non. Je m’efforçai de classer les faits qui constituaient la chaîne des circonstances. Comme j’aurais voulu y trouver une faille ! Mais non, il ne manquait pas un maillon ! D’abord la façon bizarre dont nos passagers étaient arrivés à bord, ce qui leur avait permis d’éviter une inspection de leurs bagages. Le nom de Flannigan évoquait l’Irlande, les républicains terroristes, les Fenians. Le nom de Muller ne suggérait rien d’autre que du socialisme et du meurtre. Et puis, leur comportement si plein de mystère ! Leur remarque que leurs plans auraient été anéantis s’ils avaient manqué le bateau. Leur peur d’être remarqués. Enfin la preuve concluante quand ils avaient montré la petite boîte carrée avec le mécanisme de détente, leur sinistre plaisanterie sur la tête que ferait l’homme qui déclencherait le mécanisme par erreur !… Est-ce que ces faits pouvaient conduire à une autre conclusion ? Ces individus étaient les agents résolus de quelqu’un, politique ou autre, des hommes décidés à sacrifier eux-mêmes, leurs compagnons de voyage, le bateau, dans un immense holocauste ! Les granules blanchâtres qui avaient été versés (je les avais vus) dans la boîte étaient sans aucun doute une amorce destinée à la faire exploser. J’avais moi-même entendu un bruit qui provenait peut-être d’une pièce délicate du mécanisme. Et qu’entendaient-ils par leur allusion à ce soir ? Se pouvait-il qu’ils envisageassent de mettre à exécution leur funeste dessein dès le premier soir de notre croisière ? Rien que d’y penser, j’en eus un frisson qui me causa plus de souci que mon mal de mer.

Je l’ai dit, je suis physiquement un poltron. Et je le suis aussi moralement. Il est rare que ces deux défauts s’associent dans un seul homme. J’ai connu beaucoup d’hommes particulièrement sensibles au danger physique, et qui cependant étaient remarquables par la force et l’indépendance de leur caractère. En ce qui me concerne, je conviens à regret que mes habitudes paisibles et ma vie retirée ont développé en moi une frayeur mortelle de faire quoi que ce soit d’original ou qui me mette en évidence, frayeur qui est encore plus forte, si possible, que ma peur de tout péril personnel. Un mortel ordinaire, placé dans les circonstances où je me trouvais moi-même, serait allé voir aussitôt le capitaine, il lui aurait avoué ses craintes et il lui aurait laissé le soin de régler l’affaire. Mais à moi, constitué comme je le suis, cette idée me sembla haïssable. La perspective de devenir une vedette, de subir une sorte d’interrogatoire contradictoire de la part d’un étranger, d’être confronté sous l’aspect d’un dénonciateur avec deux conspirateurs prêts à tout, me remplissait d’épouvante et d’horreur. Et s’il était prouvé, par une hypothèse à laquelle je ne pensais pas, que je m’étais trompé ? Quelles seraient les réactions s’il apparaissait que mon accusation était mal fondée ? Non. Je temporiserais. Je surveillerais du coin de l’œil mes deux conspirateurs. Je les filerais. Tout valait mieux qu’une erreur possible.

À cet instant, je me dis que peut-être une nouvelle phase de la conspiration se développait. L’excitation de mes nerfs avait dû calmer mon mal de mer, car je pus me mettre debout et m’extraire du canot sans une nausée. Je titubai le long du pont dans l’intention de descendre dans la cabine et de voir à quoi s’occupaient mes nouvelles connaissances. Juste comme je posais ma main sur la rampe, je reçus une grande claque cordiale dans le dos qui me projeta en bas des marches avec plus de précipitation que de dignité.

– Serait-ce toi Hammond ? questionna une voix qu’il me sembla reconnaître.

– Dieu me bénisse ! dis-je en me retournant. Pas possible que ce soit Dick Merton ! Comment vas-tu, mon vieux ?

Au milieu de mes perplexités s’offrait une chance imprévue. Dick était exactement l’homme dont j’avais besoin. D’un naturel aimable et avisé, prompt à l’action, il écouterait le récit de mes soupçons, et je pourrais me fier à son bon sens pour arrêter le meilleur plan. Depuis le temps où j’étais en seconde à Harrow, Dick avait été mon conseiller et mon protecteur. Du premier coup d’œil, il devina que quelque chose n’allait pas.

– Hello ! s’écria-t-il avec sa gentillesses coutumière. Qu’est-ce qui te tracasse, Hammond ? Te voilà aussi blanc qu’un drap de lit ! Mal de mer, eh ?

– Non. Pas tout à fait. Faisons les cent pas, Dick. Il faut que je te parle. Donne-moi ton bras.

En m’appuyant sur la robuste carrure de Dick, je marchai sans trop de peine. Mais il se passa du temps avant que je puisse rassembler mes énergies pour parler.

– Veux-tu un cigare ? me demanda-t-il pour rompre le silence.

– Non, merci ! répondis-je, Dick, ce soir, nous serons tous des cadavres ?

– Ce n’est pas une raison pour que tu ne fumes pas un cigare maintenant ! déclara Dick froidement.

Mais il me dévisagea. C’était normal, il pensait que je déraillais.

– Non, Dick. Ce n’est pas l’heure de plaisanter. Et je te jure que je n’ai rien bu. J’ai découvert une conspiration infâme, Dick, qui a pour but de détruire ce bateau et tous ceux qui sont à bord…

Sur quoi j’entrepris d’exposer systématiquement, en ordre, l’enchaînement des indices que j’avais recueillis.

– Alors, Dick ? demandai-je pour conclure. Qu’est-ce que tu penses de ça ? et surtout, que dois-je faire ?

Je fus plutôt surpris qu’il éclatât d’un gros rire jovial.

– Je serais épouvanté si quelqu’un d’autre que toi m’en avait dit autant ! Mais je te connais, Hammond, tu es un marchand d’illusions. Tu as toujours été ainsi. Cela me rajeunit de voir resurgir les vieux traits de ton caractère. Te rappelles-tu qu’à l’école tu me juras qu’il y avait un fantôme dans la grande salle ? En fin de compte, ce fantôme s’avéra ton image réfléchie dans la glace !… Voyons, mon vieux ! Pourquoi quelqu’un songerait-il à détruire ce bateau ? À bord, il n’y a pas de grosses pièces politiques. La majorité des passagers sont des Américains. Par ailleurs, en ce noble XIXe siècle, les partisans des tueries de masse ne figurent jamais au nombre des victimes. Compte là-dessus ! Tu ne les as pas compris, ou tu as pris une caméra ou quelque chose d’aussi inoffensif pour une machine infernale !

– Pas du tout, monsieur ! répliquai-je assez ému. Tu apprendras à tes dépens, j’en ai peur, que je n’ai ni mal compris ni exagéré. Quant à la boîte, je n’en ai jamais vu de semblable. Elle contient un mécanisme fragile. De cela je suis convaincu. Il n’y avait qu’à voir la manière dont ces hommes la manipulaient et en parlaient.

– De n’importe quel colis de denrées périssables, tu ferais une torpille ! dit Dick.

– Le nom du type est Flannigan, poursuivis-je.

– Je ne crois pas que ce soit un argument valable devant un tribunal, fit Dick. Mais viens, j’ai fini mon cigare. Nous pourrions descendre et casser la tête d’une bouteille de vin blanc. Si les Orsini sont dans le salon, tu me les désigneras.

– Entendu ! D’ailleurs, je suis décidé à ne pas les perdre de vue. Ne les regarde pas trop attentivement tout de même, car je ne voudrais pas qu’ils se sentent surveillés.

– Fais-moi confiance ! J’aurai l’œil abruti et naïf d’un agneau.

Et nous descendîmes au salon.

De nombreux passagers étaient éparpillés autour de la grande table centrale. Les uns luttaient avec des sacs de voyage réfractaires. D’autres déjeunaient. Il y en avait qui lisaient, ou qui se distrayaient autrement. Les objets de notre enquête n’étaient pas là. Nous traversâmes la salle et visitâmes toutes les cabines, pas trace d’eux. « Seigneur ! pensai-je. Peut-être qu’en ce moment même ils sont sous nos pieds, dans la cale ou la chambre des machines, en train de préparer leur machine diabolique. »

Mieux valait connaître le pire que de rester ainsi en suspens.

– Maître d’hôtel ! appela Dick. Y a-t-il ailleurs d’autres passagers.

– Il y en a deux dans le fumoir, monsieur.

Le fumoir était une petite pièce luxueusement meublée, attenante à l’office. Nous poussâmes la porte et entrâmes. Je ne pus réprimer un soupir de soulagement. La première chose que je vis était la figure cadavérique de Flannigan, avec sa bouche entrouverte et ses yeux qui ne cillaient point. Son compagnon était assis en face de lui. Ils étaient tous deux en train de boire et, sur la table, s’étalait un jeu de cartes. Ils jouaient quand nous arrivâmes. Je poussai Dick du coude pour le prévenir que nous avions trouvé nos hommes, et nous nous assîmes à côté, de l’air le plus insouciant qui fût. Les deux conspirateurs ne semblaient guère se préoccuper de notre présence. Je les surveillai de près. Ils jouaient à un jeu qui s’appelle le napoléon. Tous deux y étaient forts. Je ne pouvais pas m’empêcher d’admirer le merveilleux équilibre nerveux d’individus qui, avec un pareil secret dans le cœur, pouvaient consacrer leurs facultés intellectuelles à libérer une longue ou à faire une impasse à la dame. L’argent changeait rapidement de mains, mais la chance paraissait défavoriser le plus grand des deux. Enfin, il jeta les cartes sur la table et refusa, en jurant, de continuer.

– Non, que je sois pendu si je recommence ! dit-il. En cinq donnes, je n’ai jamais eu plus de deux cartes se suivant.

– Aucune importance ! répondit son camarade, en ramassant ses gains. Quelques dollars dans ta poche ou dans la mienne, ça ne compte guère à côté du travail de ce soir.

Je fus étonné de l’audace du bandit, mais je veillai à garder mes yeux perdus dans le vague tout en buvant mon vin. Je sentis que Flannigan regardait de mon côté avec ses yeux de loup pour voir si j’avais remarqué l’allusion. Il chuchota à son compagnon quelques mots que je ne saisis pas. C’était une recommandation, je suppose, car l’autre se mit presque en colère.

– Absurde ! Pourquoi ne dirais-je pas ce qui me plaît ? Un excès de précautions, voilà justement, ce qui nous nuirait.

– Je crois que tu ne tiens pas à ce que nous réussissions ! dit Flannigan.

– Tu ne crois rien de pareil ! répliqua Muller, en parlant vite et fort. Tu sais aussi bien que moi que quand je joue une mise, j’aime gagner. Mais je ne tolérerai pas d’être critiqué ni interrompu par toi ou par quiconque ! Je suis intéressé à notre réussite autant que toi. Plus, même !

Il était vraiment furieux, et il tira avidement sur son cigare. Le regard de l’autre scélérat allait de Dick Merton à moi-même. Je savais que je me trouvais en présence d’un homme prêt à tout, que le frémissement de ma lèvre pouvait être le signal qu’il attendait pour plonger un poignard dans mon cœur, mais je me maîtrisai plus facilement que je ne l’aurais cru. Dick, lui, était aussi impassible et apparemment aussi indifférent qu’un sphinx.

Le silence régna quelques instants dans le fumoir, interrompu seulement par le brassage des cartes auquel se livra Muller avant de les remettre dans sa poche. Il semblait être encore vaguement enfiévré et irritable. Il jeta le bout de son cigare dans le crachoir, lança un regard de défi à son compagnon et se tourna vers moi.

– Pouvez-vous me dire, monsieur, me demanda-t-il, quand ce bateau donnera de ses nouvelles ?

Ils me regardaient tous les deux. Peut-être avais-je légèrement pâli, mais ma voix ne trembla pas quand je répondis :

– Je pense, monsieur, que ce bateau ne donnera de ses nouvelles que lorsqu’il entrera dans la rade de Queenstown.

– Ah ! ah ! Je savais bien que vous répondriez cela. Ne me donne pas des coups de pieds sous la table, Flannigan ! Je ne supporterai pas. Je sais ce que je fais… Vous vous trompez, monsieur ! reprit-il en se retournant vers moi. Vous vous trompez lourdement !

– À un navire de rencontre, peut-être ? suggéra Dick.

– Non. Non plus.

– Le temps est beau, dis-je. Pourquoi n’arriverions-nous pas à destination ?

– Je n’ai pas dit que nous n’arriverions pas à destination. Quoique après tout ce soit possible. En tout cas, ce n’est pas là qu’on aura d’abord des nouvelles de nous.

– Où, alors ? demanda Dick.

– Ça, vous ne le saurez jamais ! Il suffit qu’un agent rapide et mystérieux signale notre position, et cela avant la fin du jour. Ah ! ah !

Il se remit à glousser.

– Viens sur le pont ! grommela son camarade. Tu as trop bu de cet ignoble cognac à l’eau. Tu en as la langue trop déliée. Allons, viens !

Il le prit par le bras et le conduisit, presque de force, hors du fumoir vers l’escalier, puis de là sur le pont.

– Alors, qu’est-ce que tu en dis maintenant ? bégayai-je en me penchant vers Dick.

Il était aussi imperturbable qu’à son habitude.

– J’en dis tout simplement ce que dit son compagnon : nous avons entendu les divagations d’un type à demi soûl. Il puait le cognac !

– Mais enfin, Dick ! Tu as bien vu comment l’autre essayait de lui tenir la langue ?

– Bien sûr ! Il ne voulait pas que son ami passât pour un idiot devant des étrangers. Peut-être le petit gros est un fou et l’autre son gardien. C’est tout à fait possible.

– Oh ! Dick ! Dick ! m’écriai-je. Comment peux-tu être aveugle à ce point ? Ne sens-tu pas que chaque parole a confirmé mes soupçons ?

– Balivernes, mon vieux ! Tu raisonnes dans un état d’excitation nerveuse invraisemblable. Veux-tu me dire ce qu’il y a à tirer de cette absurdité touchant un mystérieux agent qui signalerait notre position ?

– Je vais te dire ce que cela signifie, Dick ! murmurai-je en me penchant vers lui et en saisissant son bras. Il sous-entendait une explosion soudaine et un éclair qui pourraient être vus en mer par un pêcheur au large des côtes américaines. Voilà ce qu’il voulait dire !

– Je ne croyais pas que tu étais stupide à ce degré là ! fit Dick Merton avec humeur. Si tu cherches à attacher une signification précise à toutes les bêtises que racontent les ivrognes, tu dois aboutir à d’étranges conclusions. Suivons leur exemple et montons sur le pont. Tu as besoin d’air frais, je crois. Ce qui est vrai, c’est que tu as le foie déréglé. Un voyage en mer te fera le plus grand bien.

– À condition que je voie la fin de celui-ci ! soupirai-je. Je jure que je n’en ferai jamais d’autre… On est en train de dresser la table ; cela ne vaut pas la peine que je monte. Je vais rester en bas et déballer mes affaires.

– J’espère que pour le dîner tu seras d’une humeur plus agréable !

Et Dick sortit, me laissant à mes réflexions jusqu’à ce que le coup de gong nous convoquât tous au salon.

Faut-il le dire ? Mon appétit n’avait pas été beaucoup accru par les incidents de la journée. Je m’assis néanmoins à table comme un automate, et m’efforçai de m’intéresser à la conversation qui s’était engagée autour de moi. Il y avait près d’une centaine de passagers de première classe. Quand le vin commença à circuler, les voix combinées au fracas des assiettes et des plats m’assourdirent. Je me trouvai assis entre une grosse vieille dame très nerveuse et un clergyman compassé. Comme ni l’un ni l’autre ne me firent les premières avances pour causer, je me retirai dans ma coquille et m’occupai à observer mes compagnons de voyage. Non loin, je voyais Dick qui partageait son attention entre une volaille découpée devant lui et une jeune dame fort joliment entière à son côté. Le capitaine Downie faisait les honneurs à un bout de la table, tandis que le médecin du bord était assis à l’autre extrémité. Je me réjouis de constater que Flannigan était placé presque en face de moi. Tant que je l’aurais sous les yeux, je serais sûr que nous ne risquions rien. Il avait sur le visage quelque chose qui voulait ressembler à un sourire aimable. J’observai qu’il buvait beaucoup de vin, tellement même qu’avant le dessert il avait la voix altérée. Son ami Muller était assis un peu plus loin. Il mangeait peu. Il m’apparut nerveux, agité.

– Maintenant, mesdames, déclara notre brave capitaine, j’espère que vous vous considérerez comme chez vous à bord de mon navire. Pour ce qui est des messieurs, je ne crains rien. Une bouteille de champagne, maître d’hôtel ! Buvons à une fraîche brise et à une traversée rapide. Je pense que nos amis d’Amérique apprendront dans huit jours, neuf au plus, que nous sommes bien arrivés.

Je levai les yeux. Pour aussi rapide qu’eût été le coup d’œil échangé entre Flannigan et son associé, je l’avais surpris. Sur les lèvres minces du premier, je distinguai même un mauvais sourire.

La conversation élargit son cercle. On parla tour à tour politique, navigation, distractions, religion. Je demeurai silencieux, mais n’en écoutai pas moins. Je me dis tout à coup qu’en introduisant le sujet que j’avais toujours présent à l’esprit, je ne ferai aucun mal. Je pourrais le faire d’une manière désinvolte. Au moins cela aurait-il pour effet d’orienter les pensées du capitaine dans cette direction. Et je pourrais guetter aussi la réaction de mes deux conspirateurs.

Il y eut une soudains chute de la conversation. Les sujets banals étaient-ils épuisés ? Je saisis l’occasion.

– Puis-je vous demander, capitaine, commençai-je en m’inclinant et en parlant très distinctement, ce que vous pensez des manifestations des terroristes républicains irlandais ?

La figure rougeaude du capitaine s’assombrit légèrement d’une honnête indignation.

– Ce sont des gestes de lâches ! répondit-il. Aussi stupides que méchants.

– De vaines menaces d’une bande de coquins anonymes ! surenchérit un vieux monsieur décoré à côté de lui.

– Oh ! capitaine ! gémit ma grosse voisine. Vous ne croyez pas réellement qu’ils seraient capables de faire sauter un bateau ?

– Je suis parfaitement certain qu’ils le feraient s’ils le pouvaient. Mais je suis parfaitement certain qu’ils ne feront jamais sauter le mien.

– Puis-je vous demander quelles précautions vous avez prises ? interrogea un homme d’âge moyen au bout de la table.

– Toutes les marchandises à bord ont été soigneusement examinées, répondit le capitaine Downie.

– Mais supposez qu’un passager apporte à bord un explosif ? demandai-je.

– Ils sont bien trop lâches pour risquer leur vie de cette façon !

Pendant cette conversation, Flannigan n’avait pas manifesté le moindre intérêt pour ce qui se disait. Toutefois, il leva la tête et regarda le capitaine.

– Ne croyez-vous pas que vous les mésestimez ? dit-il. Toutes les sociétés engendrent des désespérés prêts à tout. Pourquoi les Fenians n’en auraient-ils pas comme les autres ? Beaucoup d’hommes croient que c’est un privilège de mourir au service d’une cause qui leur paraît juste, mais que d’autres peuvent trouver détestable.

– L’assassinat à tort et à travers ne peut pas être jugé juste par qui que ce soit ! déclara le petit clergyman.

– Le bombardement de Paris n’était pas autre chose, répondit Flannigan. Et pourtant tout le monde civilisé s’est trouvé d’accord pour regarder, les bras croisés, et prononcer le mot « guerre » au lieu du mot « assassinat ». Ce bombardement a paru assez juste aux Allemands. Pourquoi la dynamite ne serait-elle pas jugée juste par les Fenians ?

– En tout cas, dit le capitaine, leurs imbécillités n’ont provoqué aucune catastrophe maritime jusqu’ici.

– Pardon ! répondit Flannigan. N’a-t-on pas émis quelques doutes à propos du Dotterel ? J’ai rencontré en Amérique des gens qui prétendaient savoir de source sûre qu’il y avait eu une torpille à bord du bateau.

– Ils ont menti ! affirma le capitaine. Il a été prouvé formellement devant le tribunal qu’une explosion de gaz de houille s’était produite… Mais nous ferions mieux de changer de sujet, sinon les dames ne dormiraient pas tranquilles…

Et la conversation dériva une fois de plus vers ses platitudes habituelles.

Au cours de cette petite discussion, Flannigan avait soutenu son point de vue avec une discrétion d’homme du monde et un calme dont je ne l’aurais pas cru capable. Je ne pus m’empêcher d’admirer un homme qui, sur le point de se livrer à une entreprise désespérée, pouvait courtoisement discuter d’un point qui devait le toucher de si près. Il avait bu, je l’ai dit, une quantité considérable de vin mais quoique ses pommettes eussent légèrement rougi, il avait gardé une attitude pleine de décence. Il ne se joignit pas à la nouvelle conversation, il se perdit dans des réflexions personnelles.

Un tourbillon d’idées contradictoires se déchaîna dans ma tête. Que devais-je faire ? Allais-je me lever et les dénoncer sur-le-champ devant les passagers et le capitaine ? Demanderais-je quelques minutes d’entretien particulier au capitaine dans sa cabine afin de tout lui révéler ? Un moment j’en eus envie, mais ma vieille timidité se réveilla avec une force redoublée. Dick avait entendu les preuves ; il avait refusé de les croire. Je décidai de laisser aller les choses. Un bizarre sentiment d’insouciante témérité m’envahit. Pourquoi aiderais-je des gens qui restaient aveugles devant leurs propres périls ? C’était le devoir des officiers de nous protéger. Ce n’était pas à nous de les avertir. Je bus deux verres de vin coup sur coup et passai sur le pont, fermement décidé à conserver mon secret au plus profond de mon cœur.

La soirée était magnifique. Tout éprouvé que je fusse par mon excitation nerveuse, je ne pus faire autrement que m’appuyer au bastingage et respirer la fraîcheur du vent. Au loin, vers l’ouest, une voile solitaire se détachait sur la grande nappe de feu abandonnée par le soleil qui s’était couché. Je frissonnai en regardant. C’était majestueux. Et c’était terrible. Au-dessus de notre grand mât, une unique étoile scintillait faiblement, mais c’était un millier qui, à chaque coup de notre hélice, semblaient luire dans l’eau. Seule note discordante dans ce magnifique tableau, la traînée de fumée qui s’étendait derrière nous, comme une taillade noire sur un rideau cramoisi. Il était difficile de croire que la grande paix de toute cette nature pourrait être gâtée par un pauvre être humain misérable.

« Après tout, songeai-je en contemplant les profondeurs bleues au-dessous de moi, en mettant les choses au pis, il vaut mieux mourir ici que de traîner une agonie sur un lit d’hôpital… »

Qu’est-ce que la vie d’un homme quand on la compare aux grandes forces de la nature ? Toute ma philosophie, cependant, ne m’épargna pas un frisson, quand, tournant la tête, j’aperçus à l’autre bout du pont deux silhouettes sinistres que je n’eus aucun mal à identifier. Ils semblaient discuter avec passion, mais il m’était impossible de les entendre. Je me contentai de faire les cent pas en les surveillant de loin.

J’éprouvai un grand soulagement quand Dick s’avança sur le pont. Un confident, même incrédule, est préférable à pas de confident du tout.

– Alors, mon vieux ? me dit-il en me chatouillant les côtes. Nous n’avons pas encore sauté, hein ?

– Non, pas encore. Mais rien de prouve que nous ne sommes pas sur le point de sauter.

– Mais non, mon vieux ! répondit Dick. Je ne peux pas concevoir ce qui t’a mis cette idée invraisemblable dans la tête. J’ai parlé à l’un des deux assassins présumés tels, et il me paraît un type pas désagréable du tout. Un vrai tempérament de sportif, je dirais, d’après la manière dont il parle.

– Dick ! m’écriai-je. Je suis certain que ces individus possèdent une machine infernale et que nous sommes au bord de l’éternité : c’est aussi sûr que si je les voyais approcher une allumette de l’amorce.

– Eh bien ! si tu le crois vraiment… me dit Dick, à demi ébranlé sur le moment par le sérieux de mon affirmation, ton devoir consiste à faire part au capitaine de tes soupçons.

– Tu as raison ! J’y vais. C’est mon absurde timidité qui m’a interdit de le faire plus tôt. Je crois que nous ne pourrons avoir la vie sauve que si je lui expose toute l’affaire.

– Alors, vas-y tout de suite. Mais, au nom du ciel, ne me mets pas dans le coup.

– Je lui parlerai quand il descendra de la passerelle. Dans l’intervalle, je ne les perds pas de vue.

– Tu me tiendras au courant du résultat, dit mon compagnon.

Sur un signe de tête, il me quitta pour se mettre en quête, je pense, de sa voisine de table.

Livré à moi-même, je me souvins de ma retraite du matin et, grimpant par-dessus le bastingage, je m’installai au fond du canot de sauvetage. Là, je pouvais réfléchir aux événements et, rien qu’en levant la tête, observer mes cruels voisins.

Une heure passa. Le capitaine était encore sur la passerelle. Il était en train de bavarder avec un passager. Tous deux discutaient d’un problème complexe de navigation. De l’endroit où j’étais allongé, je pouvais voir les extrémités rougies de leurs cigares. Il faisait noir, maintenant. Si noir que je distinguais à peine les silhouettes de Flannigan et de son complice. Ils n’avaient pas bougé. Quelques passagers se promenaient sur le pont, mais beaucoup étaient en bas. Un calme étrange semblait prendre possession de l’air. Les voix des hommes de quart et le grincement du gouvernail étaient les seuls bruits qui troublaient le silence.

Une autre demi-heure s’écoula. Le capitaine était toujours sur la passerelle, et il n’avait pas l’air de vouloir en descendre. Mes nerfs étaient excessivement tendus, au point qu’un bruit de pas sur le pont me fit trembler des pieds à la tête. Je risquai un œil par-dessus le rebord de mon canot, mes deux suspects avaient traversé et se tenaient à présent tout juste au-dessous de moi. La lumière d’un habitacle éclairait en plein la figure blême de ce bandit de Flannigan. Un seul regard m’avait suffi pour me rendre compte que Muller avait son imperméable sur son bras. Je retombai en arrière et gémis. J’eus l’impression qu’à force d’avoir temporisé j’avais sacrifié deux cents vies humaines.

Je n’ignorais pas la diabolique vengeance que s’attire un espion. Je savais que deux hommes qui jouent leurs vies ne reculent devant rien. Tout ce que je pus faire fut de me blottir au fond du canot pour écouter en silence leur dialogue chuchoté.

– Ici, à cet endroit, ce sera parfait ! déclara une voix.

– Oui, le côté sous le vent est le meilleur.

– Je me demande si le mécanisme jouera.

– Moi, j’en suis sûr.

– Nous devions le déclencher à dix heures, n’est-ce pas ?

– Oui, dix heures précises. Dans huit minutes…

Une pause succéda à cette information désespérante. Puis la voix reprit :

– On n’entendra pas le déclic de la détente, n’est-ce pas ?

– Aucune importance. De toutes façons, il serait trop tard pour nous empêcher d’agir.

– C’est vrai. Il doit y avoir plutôt de l’énervement parmi ceux que nous avons laissés derrière nous ?

– Plutôt ! Dans combien de temps crois-tu qu’ils auront de nos nouvelles ?

– Vers minuit au plus tôt, les premières nouvelles.

– Grâce à moi.

– Non, à moi.

– Ah ! ah ! Nous verrons !

Nouvelle pause. Puis j’entendis la voix de Muller :

– Il n’y a plus que cinq minutes.

Ah ! comme le temps passait lentement.

– Ça fera une belle sensation, là-bas ! fit une voix.

– Oui, du bruit dans les journaux !

Je levai la tête et regardai par-dessus mon canot. Il semblait qu’il n’y eût plus ni espoir, ni secours en vue. La mort me dévisageait froidement. Allais-je ou n’allais-je pas donner l’alarme ? Le capitaine avait enfin quitté la passerelle. Le pont était désert, à l’exception de ces deux lugubres formes humaines tapies dans l’ombre.

Flannigan mit sa montre dans la paume de sa main.

– Encore trois minutes, dit-il. Pose-la sur le pont.

– Non. Je vais la poser sur le bastingage.

C’était la petite boîte carrée. D’après le bruit, je compris qu’il l’avait placée près du bossoir, presque exactement sous ma tête.

Je risquai un nouveau coup d’œil. Flannigan était en train de verser d’un papier quelque chose dans sa main. Quelque chose de blanc et de granulaire comme ce que j’avais vu le matin. Sans doute une amorce, car il la glissa dans la petite boîte, et j’entendis le bruit bizarre qui avait déjà éveillé mon attention.

– Dans une minute et demie ! annonça-t-il. Qui tirera sur la ficelle, toi ou moi ?

– Je tirerai, moi ! répondit Muller.

Il était agenouillé et il tenait dans sa main le bout de la ficelle. Flannigan se tenait debout derrière lui, les bras croisés, l’air décidé.

Je ne pus résister plus longtemps. Mon système nerveux céda.

– Arrêtez ! Hurlai-je en sautant sur mes pieds. Arrêtez-vous, malheureux ! Hommes sans principes !…

Ils firent tous deux un saut en arrière. Je crois qu’ils me prirent pour un revenant, un rayon de lune éclairait mon visage décomposé.

Mais maintenant j’étais brave. J’étais allé trop loin pour battre en retraite.

– Caïn a été damné ! m’écriai-je. Et il n’en tua qu’un ! Voudriez-vous répondre du sang de deux cents personnes ?

– Il est fou ! dit Flannigan. C’est l’heure. Lâche tout, Muller !

Je bondis sur le pont.

– Non, vous ne le ferez pas ! criai-je.

– De quel droit nous l’interdiriez-vous ?

– Au nom de tous les droits : humains et divins !

– Ce n’est pas votre affaire. Laissez-nous tranquilles.

– Non. Jamais !

– Qu’est-ce que c’est que ce cinglé ? Il y a trop d’intérêts en jeu pour faire des cérémonies ! Je vais le tenir, Muller, pendant que tu actionneras le mécanisme.

Dans la seconde qui suivit, je me débattis contre la poigne herculéenne de l’Irlandais. Mais toute résistance devint inutile, entre ses mains, j’étais un bébé.

Il me colla contre le flanc du bateau et m’y maintint.

– À présent, dit-il, vas-y ! Il ne peut plus nous gêner.

Je me sentis sur l’extrême bord de l’éternité. À demi étranglé par l’étreinte d’un des bandits, je vis l’autre s’approcher de la boîte fatale. Il se pencha, saisit la ficelle. Je murmurai une prière quand je le vis refermer ses doigts sur la ficelle. Puis il y eut un claquement sec, un curieux grincement. La détente joua, un côté de la boîte s’ouvrit tout grand et il en jaillit… deux pigeons voyageurs gris !

 

Il n’est pas besoin d’en dire beaucoup plus. Je ne tiens pas particulièrement à insister. Toute cette affaire est à la fois trop écœurante et trop absurde. Peut-être ferais-je aussi bien de me retirer gracieusement de la scène et de laisser ma place indigne au rédacteur sportif du New York Herald. Voici l’article qui fut publié peu après notre départ d’Amérique.

Extraordinaire performance d’un pigeon. – Un match original s’est déroulé la semaine dernière entre les oiseaux de John H. Flannigan, de Boston, et de Jeremiah Muller, notoire habitant de Lowell. Tous deux avaient consacré beaucoup de temps et d’attention à une race améliorée de pigeons, et depuis longtemps un défi avait été lancé. Les pigeons étaient l’objet de gros enjeux, et le résultat était attendu avec une impatience considérable par les gens du pays. Le départ a eu lieu du pont du transatlantique Spartan, à dix heures du soir, le jour de l’appareillage. Il avait été calculé que le navire serait à près de cent milles de la côte. D’autre part, il avait été convenu que l’oiseau qui rentrerait chez lui le premier serait déclaré gagnant. Nous croyons savoir que d’extraordinaires précautions avaient été prises, en effet, certains commandants de bord ont un préjugé défavorable contre l’organisation d’épreuves sportives sur leurs bateaux. En dépit de quelques petites difficultés de dernière heure, la cage fut ouverte presque à dix heures. L’oiseau de Muller arriva le lendemain matin à Lowell, dans un état d’épuisement extrême. Mais on est sans nouvelles de l’oiseau de Flannigan. Ceux qui avaient parié sur le vaincu ont néanmoins la satisfaction de savoir que toute l’affaire a été menée avec la plus extrême loyauté, du début à la fin. Les pigeons avaient été enfermés dans une cage spécialement conçue, qui ne s’ouvrait que sous l’action d’un ressort. Il était possible de les nourrir par une ouverture pratiquée en haut, mais impossible de toucher à leurs ailes. De tels matches populariseraient grandement la colombophilie en Amérique, et constitueraient un agréable dérivatif aux exhibitions morbides de l’endurance humaine, qui ont pris au cours de ces dernières années le développement que l’on sait.