LE DÉMON DE LA TONNELLERIE{4}
Ce ne fut pas une petite affaire que de conduire le Gamecock jusqu’à l’île, le fleuve avait charrié tant de vase que des bancs de limon s’étendaient à plusieurs kilomètres dans l’Atlantique. La côte était à peine visible quand les premières boucles blanches des brisants nous avertirent du danger que nous courions ; dès lors, nous avançâmes en multipliant les précautions, sous la grand-voile et le foc ; nous laissâmes les remous sur notre gauche comme l’indiquait la carte. Plus d’une fois, la coque racla le fond (nous avions moins de six pieds de tirant d’eau), mais nous eûmes toujours assez de mer et de chance pour nous en tirer. À partir d’un certain moment, le fond diminua très rapidement ; la factorerie nous avait envoyé un canoë, et le pilote Krooboy nous conduisit jusqu’à deux cents mètres de l’île. Nous nous ancrâmes sans chercher à pousser plus loin, car les gestes du nègre nous expliquaient qu’il ne fallait pas espérer mieux. Le bleu de la mer avait été remplacé par le brun du fleuve ; même sous l’abri de l’île, le courant chantait et tournoyait autour de l’étrave. Le fleuve était sans doute en crue, car les racines des palmiers baignaient dans l’eau, et sur sa surface boueuse des tronçons de bois et toutes sortes de débris étaient entraînés vers l’océan.
Quand je me fus assuré que nous nous balancions en toute sécurité sur notre mouillage, je pensai que la première chose à faire était de nous approvisionner en eau : l’endroit paraissait en effet le paradis des fièvres. Le fleuve lourd, ses rives fangeuses et luisantes, le vert clair de la jungle, la brume d’humidité dans l’air, autant de signaux d’alarme pour un observateur compétent. Je fis donc partir la chaloupe avec deux grandes barriques. Quant à moi, je pris le youyou et ramai vers l’île ; j’avais vu le drapeau de l’Union Jack flotter au-dessus des palmiers : il indiquait l’emplacement des Établissements Armitage et Wilson.
Au débouché d’un petit bois, j’aperçus un bâtiment allongé et bas, blanchi à la chaux, avec une large véranda sur la façade, et deux immenses échafaudages de fûts d’huile de palme de chaque côté du bâtiment. Des canoës et des pirogues de barre s’alignaient le long du rivage. Une petite jetée avançait dans le fleuve, à son extrémité, deux hommes en costume blanc m’attendaient pour m’accueillir ; l’un, gros et fort, imposant, portait une barbe grisâtre ; l’autre était grand, mince, pâle, et ses traits tirés étaient à demi dissimulés par un grand chapeau en forme de champignon.
– Très heureux de vous voir ! me dit le maigre, avec une chaude cordialité. Je m’appelle Walker, je suis l’agent d’Armitage et Wilson. Permettez-moi de vous présenter le Dr Severall, de la même société. Il est rare de voir un yacht dans ces parages.
– C’est le Gamecock, expliquai-je. J’en suis le propriétaire et le capitaine. Je m’appelle Meldrum.
– Explorateur ? demanda-t-il.
– Je suis entomologiste ; chasseur de papillons. J’ai descendu la côte depuis le Sénégal.
– La chasse a été bonne ? interrogea le Dr Severall, en me fixant d’un œil lent et bilieux.
– J’ai rempli quarante caisses. Nous sommes venus ici pour nous approvisionner en eau, et aussi pour me tuyauter sur le pays auprès de vous.
Pendant ces présentations et ces explications, deux Krooboys avaient amarré le youyou. Je descendis alors la jetée, encadré par mes deux nouvelles relations, ils n’avaient pas vu de Blancs depuis plusieurs mois, aussi m’assaillirent-ils de questions.
– Ce que nous faisons ? dit le médecin, lorsque à mon tour je me mis à interroger. Notre affaire nous prend beaucoup de temps et nous occupons nos loisirs à parler politique.
– Oui, par une bénédiction particulière de la Providence, Severall est un militant radical, et moi un bon unioniste solide. Chaque soir, nous discutons du Home Rule pendant deux heures.
– En buvant des cocktails à la quinine, ajouta le médecin. Nous sommes tous les deux assez bien immunisés, mais l’année dernière, nous avions régulièrement quarante de fièvre. C’était notre température normale. Impartialement, je ne saurais vous recommander de prolonger votre séjour ici, à moins que vous ne collectionniez les bacilles autant que les papillons. Je désespère que l’embouchure du fleuve Ogooué devienne un jour une station climatique.
Il n’y a rien de plus magnifique que la manière dont ces pionniers avancés de la civilisation distillent de l’humour noir en évoquant leur situation pénible, et accueillent avec un visage non seulement résolu mais souriant les diverses expériences dont les comble l’existence qu’ils mènent. Partout, depuis la Sierra Leone, j’avais trouvé les mêmes marécages puants, les mêmes collectivités isolées et ravagées par la fièvre, et les mêmes mauvaises plaisanteries. En cette faculté que possède l’homme de se hausser au-dessus de sa condition et d’employer son esprit à ironiser sur les misères du corps, il y a du divin.
– Le dîner sera prêt dans une demi-heure, capitaine Meldrum, me dit le médecin. Walker est allé le surveiller. C’est lui la maîtresse de maison, cette semaine. En attendant, si vous y consentez, nous nous promènerons, et je vous montrerai les curiosités de l’île.
Le soleil avait déjà disparu derrière la ligne des palmiers ; au-dessus de nos têtes, la grande arche céleste ressemblait à l’intérieur d’un énorme coquillage, miroitant de roses délicats et de fines irisations. Celui qui n’a pas vécu dans un pays où les genoux supportent mal le poids et la chaleur d’une serviette de table ne peut pas imaginer le soulagement qu’apporte la fraîcheur du soir. Dans un air plus doux et plus pur, le Dr Severall me fit faire le tour de la petite île, il me montra les entrepôts et m’expliqua la routine de son travail.
– Cet endroit n’est pas dépourvu de romantisme, me dit-il pour répondre à l’une de mes remarques touchant la monotonie de leur existence. Nous vivons ici juste à la lisière du grand inconnu. Par là…
Il me désigna le nord-est.
« … du Chaillu s’est enfoncé dans le continent noir, et il a trouvé le royaume des gorilles. C’est le Gabon, le pays des grands singes. Vers le sud-est, personne n’est allé très loin. La région qu’arrose le fleuve est pratiquement inconnue des Européens. Toutes ces billes de bois que nous apporte le courant viennent de terres inexplorées. J’ai souvent regretté de n’être pas un meilleur botaniste quand j’ai vu des orchidées peu banales et des plantes bizarres s’échouer sur l’extrémité de l’île.
L’endroit que me désignait le médecin était une plage brune en pente, jonchée d’épaves déposées par les eaux. À droite et à gauche, le littoral dessinait une pointe recourbée comme un brise-lames naturel ; entre les deux s’était creusée une petite baie peu profonde. Elle était remplie d’une végétation flottante, au milieu de laquelle était couché un grand arbre fendu, le courant ondulait contre son puissant flanc noir.
– Tout cela vient du cours supérieur et des régions en amont, dit le médecin. Notre petite crique le recueille, et lorsque survient une nouvelle avalaison, l’ancienne est rejetée vers la mer.
– Comment s’appelle cet arbre ? demandai-je.
– Oh ! c’est un teck, je suppose, mais bien pourri à première vue ! Nous avons toutes sortes de bois durs flottants qui descendent par ici, sans parler des palmiers. Voulez-vous entrer ?
Il me fit pénétrer dans un grand bâtiment où étaient entreposés un nombre considérable de douves pour tonneaux et de cercles de fer.
– C’est notre tonnellerie. Les douves nous sont envoyées par paquets, et nous les assemblons nous-mêmes. Maintenant, vous ne remarquez rien de particulièrement sinistre dans ce bâtiment, n’est-ce pas ?
J’examinai le haut toit de fer ondulé, les murs de bois blanc, le sol en terre battue. Dans un coin, il y avait un matelas et une couverture.
– Je ne vois rien de très inquiétant.
– Et pourtant, il y a ici quelque chose qui sort de l’ordinaire. Vous voyez ce lit ? Eh bien ! j’ai l’intention de coucher dedans cette nuit. Je ne veux pas me vanter, mais je crois que ce sera une petite épreuve pour mes nerfs.
– Pourquoi ?
– Oh ! la tonnellerie a été le théâtre de quelques incidents peu banals ! Vous parliez tout à l’heure de la monotonie de notre existence, mais je vous assure que parfois elle ne manque pas de piquant. Il vaut mieux rentrer maintenant à la maison, car après le coucher du soleil, le brouillard des fièvres monte des marécages. Regardez, le voici qui franchit le fleuve.
Je vis en effet de longues tentacules de vapeur blanche qui se tordaient en sortant des épaisses broussailles vertes de la rive, et qui rampaient vers nous au-dessus de la surface de l’eau brune. L’air, au même moment, se fit humide et froid.
– Le gong vient de sonner pour le dîner, m’expliqua-t-il. Si cette affaire vous intéresse, je vous en parlerai tout à l’heure.
En fait, elle m’intéressait grandement, d’autant plus que dans l’attitude du médecin au milieu de la tonnellerie vide, j’avais noté une certaine réserve grave qui avait aussitôt déchaîné mon imagination. Ce Dr Severall était gros, un peu bourru, cordial, solide et cependant il avait bizarrement regardé autour de lui. Je n’aurais pas été jusqu’à dire qu’il avait peur. Il semblait plutôt sur ses gardes et en alerte.
– À propos, lui dis-je tandis que nous rentrions dans la maison, vous m’avez montré les cabanes de vos travailleurs indigènes, mais je n’ai vu aucun nègre.
– Ils dorment sur le ponton qui est là-bas, me répondit le médecin, en me montrant l’une des rives.
– Vraiment ! Alors pourquoi ont-ils besoin de cabanes ?
– Oh ! ils y couchaient jusqu’à ces derniers temps ! Nous les avons mis sur le ponton jusqu’à ce qu’ils reprennent confiance. Ils étaient tous à demi fous de terreur, aussi nous les avons laissés partir, et personne ne dort dans l’île, sauf Walker et moi.
– Qu’est-ce qui les épouvantait ?
– Eh bien ! cela nous ramène à l’histoire que je voulais vous raconter. Je suppose que Walker ne verra aucune objection à ce que vous soyez au courant, bien qu’il s’agisse certainement d’une assez vilaine affaire.
Il n’y fit plus allusion pendant l’excellent repas qui avait été préparé en mon honneur. J’appris que notre petit hunier blanc n’avait pas plutôt contourné le cap Lopez que ces braves gens avaient commencé à préparer leur soupe au poivre, ragoût assaisonné qu’on mange sur la côte occidentale de l’Afrique, et de faire bouillir leurs ignames et leurs patates douces. Ce dîner régional, meilleur que je ne l’espérais, nous fut servi par un boy originaire de la Sierra Leone. J’étais en train de penser que lui au moins n’avait pas participé à la panique générale quand, ayant servi le dessert et apporté du vin sur la table, il porta la main à son turban.
– Rien d’autre à faire, massa Walker ? demanda-t-il.
– Non, je crois que ça va, Moussa, répondit mon hôte. Cependant, je ne me sens pas très bien ce soir, et je préférerais de beaucoup que tu restes sur l’île.
Le visage noir traduisit une lutte épique entre la peur et le devoir, devint couleur de cendre, les gros yeux tournèrent désespérément en rond.
– Non, massa Walker ! cria-t-il enfin. Mais venez avec moi sur le ponton. Je vous soignerai beaucoup mieux sur le ponton !
– Je regrette, Moussa. Un Blanc ne déserte pas son poste.
De nouveau, je vis la lutte passionnée bouleverser la figure du nègre, mais ses frayeurs l’emportèrent.
– Non, non, Massa Walker ! Pardonnez-moi, mais je ne peux pas ! Si c’était hier, ou demain ! Mais c’est la troisième nuit, je ne peux pas !
Walker haussa les épaules.
– Fiche le camp ! lui dit-il. Lorsque le bateau poste arrivera, tu pourras repartir pour la Sierra Leone, car je n’ai que faire d’un serviteur qui m’abandonne quand j’ai besoin de sa présence. Tout cela doit être mystérieux pour vous, capitaine Meldrum ? À moins que le Dr Severall ne vous ait mis au courant…
– J’ai montré au capitaine Meldrum la tonnellerie, mais je ne lui ai rien dit, répondit le médecin. Vous avez mauvaise mine, Walker ! ajouta-t-il en regardant son compagnon. Un bel accès vous menace !
– Oui, j’ai eu des frissons toute la journée, et j’ai la tête comme un boulet de canon. J’ai pris dix grains de quinine, mes oreilles bourdonnent mais je passerai la nuit dans la tonnellerie avec vous.
– Non, pas du tout, mon cher ami ! Allez vous reposer tout de suite. Je suis sûr que Meldrum vous excusera. Je dormirai dans la tonnellerie, et je vous promets de venir vous porter vos remèdes avant le petit déjeuner.
Il était clair que Walker était terrassé par l’une de ces fièvres soudaines et violentes qui sont la malédiction de la côte occidentale. Ses joues creuses étaient rouges, ses yeux brillaient ; tout à coup, il se mit à fredonner une chanson de la voix aiguë du délire.
– Allons, allons, nous allons vous mettre au lit, mon vieux ! fit le médecin.
Je l’aidai à conduire son ami dans sa chambre. Là, nous le déshabillâmes et, peu après lui avoir fait ingurgiter une bonne dose de sédatif, nous le vîmes sombrer dans un sommeil de plomb.
– Il en a pour la nuit, commenta le médecin, quand nous eûmes regagné la salle à manger et quand nos verres furent à nouveau remplis. Tantôt c’est lui, tantôt c’est moi. Par chance, nous n’avons jamais été malades en même temps. J’aurais regretté d’être hors de combat ce soir, parce que j’ai un petit mystère à élucider. Je vous ai dit que j’avais l’intention de passer la nuit dans la tonnellerie.
– En effet.
– Pas pour dormir, mais pour veiller. En fait, je ne dormirai pas de la nuit. Nous avons eu une telle alerte que les indigènes ne veulent plus rester ici après le coucher du soleil, et je tiens à en découvrir la cause. Depuis toujours, un indigène monte la garde dans la tonnellerie chaque nuit, afin que les cercles des tonneaux ne soient pas volés. Eh bien ! il y a six jours, l’indigène de faction a disparu mystérieusement. L’incident nous a d’autant plus surpris qu’aucun canoë n’avait disparu et que ces eaux sont trop infestées de crocodiles pour qu’un homme se hasarde à nager jusqu’à la rive. Qu’est-il devenu ? Comment a-t-il pu quitter l’île ? Mystère ! Walker et moi avons été étonnés, mais les Noirs se sont affolés, et d’étranges histoires vaudou ont commencé à circuler entre eux. La panique a atteint son comble il y a trois nuits : un nouveau veilleur a disparu à son tour.
– Que lui est-il arrivé ?
– Non seulement nous n’en savons rien, mais nous ne pouvons absolument pas émettre une hypothèse cadrant avec les faits. Les nègres jurent qu’il y a un démon dans la tonnellerie, et qu’à ce démon il faut un être humain toutes les trois nuits. Ils ne veulent plus rester dans l’île, à aucun prix. Voyez Moussa, c’est un boy dévoué, mais il abandonne son maître malade plutôt que de passer la nuit ici. Si nous voulons continuer à diriger notre exploitation, il faut que nous rassurions nos indigènes ; je ne vois rien de mieux que de prendre moi-même la garde. C’est ce soir la troisième nuit, comprenez-vous ? Alors je suppose que quelque chose se produira.
– N’avez-vous aucun indice ? demandai-je. N’avez-vous pas relevé une trace de lutte, une tache de sang, une empreinte, quelque chose qui pourrait vous donner une idée du péril que vous affronterez peut-être ?
– Absolument rien. Le veilleur avait disparu, un point c’est tout. La dernière fois, c’était le vieil Ali, qui depuis le début de l’exploitation était gardien de l’appontement. Toujours il avait été sûr comme un roc ; il a fallu un coup en traître pour l’arracher à son travail.
– Eh bien ! dis-je, je ne crois pas que cette garde soit l’affaire d’un seul homme. Votre ami est bourré de laudanum, et il ne vous sera d’aucun secours. Laissez-moi rester ici et passer la nuit avec vous dans la tonnellerie.
– C’est très chic de votre part, Meldrum ! me répondit-il en me serrant chaleureusement une main par-dessus la table. Je n’aurais jamais osé vous le proposer, car ç’aurait été demander beaucoup à un visiteur de hasard mais si réellement vous voulez…
– Bien sûr que je le veux ! Excusez-moi un moment, je vais héler le Gamecock pour qu’on ne m’attende pas.
En rentrant de la jetée, nous fûmes tous deux frappés par l’aspect de la nuit. Une énorme masse de nuages noirs s’était amoncelée du côté de la terre, d’où le vent venait nous battre la figure de petits souffles brûlants. Au bas de la jetée, le fleuve tourbillonnait et sifflait, de l’écume blanche rejaillissait sur les planches.
– Mon Dieu ! s’exclama le Dr Severall. Pour comble, voilà une inondation qui s’annonce ! Cette crue signifie qu’il a beaucoup plu dans l’arrière-pays et quand l’eau se met à monter, nul ne peut prévoir quand elle s’arrêtera. Une fois, l’île a été presque complètement recouverte. Voyons, nous allons jeter un coup d’œil sur Walker, afin de vérifier s’il n’a besoin de rien ; ensuite, si vous voulez, nous prendrons notre faction.
Le malade était plongé dans un sommeil profond ; nous plaçâmes auprès de lui du jus de citron pour le cas où la soif le réveillerait, puis nous nous dirigeâmes vers la tonnellerie. Ce nuage menaçant rendait l’obscurité sinistre. Le fleuve avait monté si haut que la petite baie dont j’ai parlé se confondait presque avec le reste des eaux. Les bois flottants et le grand arbre noir s’agitaient au fil du courant.
– L’inondation accomplit au moins un travail utile, dit le médecin. Elle nous débarrasse de toute cette végétation qui nous est apportée par le fleuve et qui se bloque sur l’extrémité est de l’île. Là ! Voici notre chambre. Il y a quelques livres ; j’ai une blague à tabac. Nous allons essayer de passer la nuit le mieux possible.
Nous n’avions qu’une lanterne ; sa maigre lueur n’égayait guère la grande pièce. En dehors des piles de douves et des cercles en tas, il n’y avait absolument rien, sauf ce matelas préparé pour le veilleur de nuit. Nous nous aménageâmes des sièges et une table avec des douves, et nous nous installâmes pour monter la garde. Severall avait apporté un revolver pour moi, il était armé d’un fusil à deux canons. Nous chargeâmes nos armes et les posâmes à portée. Le petit cercle de lumière et les ombres noires formant voûte au-dessus de nous lui parurent si mélancoliques qu’il alla chercher deux bougies. Comme l’un des côtés de la tonnellerie était pourvu de plusieurs fenêtres ouvertes, nous dûmes disposer nos bougies derrière des douves pour qu’elles ne s’éteignissent point.
Le médecin, qui me donnait l’impression d’avoir des nerfs d’acier, s’était mis à lire mais je remarquai que de temps à autre il posait son livre sur ses genoux et regardait attentivement autour de lui. Pour ma part, j’avais vainement essayé de me concentrer sur une lecture. Mes pensées étaient accaparées par cette grande pièce vide et par l’énigme qu’elle recelait. Je me creusai la cervelle pour formuler une théorie capable d’expliquer la disparition des deux gardiens. Or, je ne disposais que d’un seul élément, leur disparition. Pas le moindre indice sur la cause de leur disparition ni sur ce qu’ils étaient devenus ! Et nous attendions ici, dans ce même endroit, sans savoir ce que nous attendions exactement ! J’avais eu raison de dire que ce n’était pas une affaire pour un homme seul. À deux, l’épreuve était déjà pénible, rien sur la terre n’aurait pu me décider à l’affronter sans un compagnon.
Quelle nuit interminable, abominable ! Nous entendions dehors les clapotis et les gargouillis du fleuve, ainsi que les plaintes du vent qui se levait. À l’intérieur régnait un lourd silence que troublaient seulement notre respiration, le froissement des pages que tournait le Dr Severall, et le vrombissement aigu, intermittent, d’un moustique. À un moment donné, je sursautai, le livre du médecin venait de tomber par terre, et Severall s’était dressé avec les yeux fixés sur une fenêtre.
– Vous n’avez rien vu, Meldrum ?
– Non. Et vous ?
– Eh bien ! j’ai eu la vague impression que quelque chose avait bougé à l’extérieur de cette fenêtre…
Il saisit son fusil et s’approcha de la fenêtre.
– Non, je ne vois rien. Et pourtant j’aurais juré que quelque chose s’était lentement déplacé, avait passé devant l’ouverture.
– Une feuille de palmier, peut-être ? suggérai-je.
Le vent soufflait en effet de plus en plus violemment.
– Très vraisemblablement ! fit-il.
Il reprit son livre, mais il ne cessa de lancer des coups d’œil soupçonneux dans la direction de la fenêtre. Je la surveillai aussi, mais dehors tout paraissait tranquille.
Et puis subitement l’orage éclata. Un éclair aveuglant fut suivi d’un coup de tonnerre qui ébranla le bâtiment. Ce fut le prélude d’une succession d’éclairs et de coups de tonnerre simultanés, nous nous serions crus au milieu d’une batterie d’artillerie lourde. Et la pluie se mit à tomber ; une pluie tropicale, qui crépitait sur le toit de fer de la tonnellerie. La grande pièce vibrait comme un tambour. De l’obscurité se leva tout un orchestre de bruits liquides qui allaient du fracas de la pluie au grondement sourd du fleuve. D’heure en heure, le vacarme se faisait plus intense, plus soutenu.
– Ma parole ! fit Severall. Cette fois nous sommes sous un vrai déluge. Mais l’aube ne va pas tarder, elle sera la bienvenue. Nous allons en avoir terminé, en tout cas, avec cette fameuse troisième nuit de superstition.
Une lumière grise pénétra furtivement dans la tonnellerie, puis le jour se leva presque aussitôt. La pluie avait cessé, mais le fleuve couleur de café mugissait comme une cascade. La puissance de son courant me fit craindre le pire pour l’ancre du Gamecock.
– Il faut que je remonte à bord, dis-je. Si le yacht chasse, jamais il ne pourra remonter le fleuve.
– L’île sert de brise-lames, me répondit le médecin. Si vous m’accompagnez à la maison, je vous donnerai une tasse de café.
J’étais glacé, j’acceptai la proposition. Nous quittâmes la tonnellerie de mauvais augure sans avoir résolu notre problème, et à travers les flaques d’eau nous nous dirigeâmes vers la maison.
– Voici la lampe à alcool, me dit le médecin. Si vous vouliez l’allumer, j’irais voir comment va Walker.
Il me quitta, mais il revint en courant, le visage défait.
– Il est mort ! cria-t-il d’une voix rauque.
Ces trois mots m’électrisèrent d’horreur. Je demeurai la lampe à la main, le regard fixe.
« Oui, il est mort ! répéta-t-il. Venez voir.
Je le suivis. Le premier objet que j’aperçus en entrant dans la chambre fut Walker, couché en chien de fusil dans le pyjama de flanelle que je l’avais aidé à endosser la veille au soir.
– Il n’est pas mort, voyons ! haletai-je.
Le médecin était terriblement bouleversé. Ses mains tremblaient comme des feuilles sous le vent.
– Il est mort depuis plusieurs heures.
– De son accès de fièvre ?
– La fièvre ? Regardez son pied !
Je poussai un cri. L’un des pieds de Walker était plus que disloqué, complètement retourné.
– Mon Dieu, m’exclamai-je. Mais qui a pu faire cela ?
Severall posa une main sur la poitrine du cadavre.
– Tâtez là ! me dit-il.
Je plaçai une main au même endroit. Je ne rencontrai aucune résistance. Le corps était absolument mou et flasque, comme celui d’une poupée de son.
– Le sternum n’existe plus, commenta Severall dans un murmure d’épouvante. Il est en miettes. Dieu merci, Walker était bourré de laudanum. Son visage nous dit qu’il est mort en dormant.
– Mais qui a pu le mutiler ainsi ?
– En voilà plus que je ne peux supporter ! fit le médecin, en s’essuyant le front. Je ne crois pas que je suis plus lâche que n’importe qui, mais c’est trop pour moi. Si nous allions sur le Gamecock ?…
– Venez ! dis-je.
Nous sortîmes. Si nous ne prîmes pas le pas de course, c’est parce que nous voulions observer un restant de dignité vis-à-vis l’un de l’autre. Sur le fleuve agité et grossi, le youyou paraissait bien léger, mais nous n’y fîmes guère attention. Severall écopait l’eau pendant que je conduisais. Finalement, nous grimpâmes sur le pont du yacht. Là, avec deux cents mètres d’eau entre nous et cette île maudite, nous reprîmes goût à la vie.
– Laissons passer une heure, et nous retournerons là-bas, me dit-il. Je crois que nous avons besoin de calmer nos nerfs. Pour une année de salaire, je n’aurais pas voulu que les nègres me vissent tel que j’étais tout à l’heure !
– J’ai dit au steward de préparer le petit déjeuner. Ensuite nous reviendrons dans l’île. Mais mon Dieu, docteur Severall, que pensez-vous de tout cela ?
– Je n’y comprends rien. Rien du tout. J’ai entendu des histoires de diableries vaudou, et j’en ai ri comme tout le monde. Mais que ce pauvre Walker, Anglais distingué du XIXe siècle, craignant Dieu par surcroît, ait succombé sans qu’il lui reste un os entier dans la poitrine… cela m’a causé un choc, je l’avoue ! Dites-moi, Meldrum, est-ce que votre matelot est fou, ou ivre, ou quoi ?
Le vieux Patterson, le plus ancien marin de mon équipage, un gaillard aussi solide que les pyramides, se tenait à l’avant avec une gaffe pour écarter les billes de bois que débitait le courant. Tout à coup, il s’était immobilisé, les genoux de travers, fixant droit devant lui, puis il avait tendu un doigt en criant :
– Regardez ! Regardez !
Un très gros tronc noir descendait le fleuve, l’eau léchait son flanc noir. Et, devant le tronc d’arbre, le précédant d’un mètre à peu près, arquée en l’air comme la figure de proue d’un navire, se dressait une tête horrible qui se balançait sur le côté. Elle était aplatie, horrible, aussi grosse qu’un petit fût de bière, couleur de liane ; le cou qui la supportait était tacheté de jaune et de noir. Quand il passa à côté du Gamecock dans l’eau tourbillonnante, je vis deux énormes anneaux se dérouler d’un grand creux de l’arbre, et la tête abominable se dressa à une hauteur de trois bons mètres pour regarder le yacht avec des yeux ternes, couverts de pustules. Un instant plus tard, l’arbre nous avait dépassés et filait vers l’Atlantique avec son affreux passager.
– Qu’était-ce ? m’écriai-je.
– Notre ami le démon de la tonnellerie, me répondit le Dr Severall, qui était redevenu maître de lui et calme. Oui, c’est le démon qui a hanté notre île, le grand python du Gabon.
Je réfléchis aux histoires que j’avais entendues en descendant la côte sur les serpents monstrueux de l’arrière-pays, et sur l’effet mortel de leurs étreintes. Puis tout s’éclaircit dans ma tête. Il y avait eu une avalaison la semaine précédente. Elle avait apporté ce tronc gigantesque et le python. Qui pouvait savoir de quelle lointaine forêt tropicale il provenait ! Il s’était échoué dans la petite baie de l’île. La tonnellerie était le bâtiment le plus proche. Deux fois, à chaque réveil de son appétit, il avait enlevé un gardien. La nuit précédente, il était revenu, lorsque Severall avait cru voir quelque chose se déplacer derrière la fenêtre, mais nos lumières l’avaient contrarié. Il avait rampé plus loin, et il avait tué le pauvre Walker dans son sommeil.
– Pourquoi ne l’a-t-il pas emporté ? demandai-je.
– Le tonnerre et les éclairs ont dû effrayer ce monstre… Voilà votre steward, Meldrum. Plus tôt nous aurons pris notre petit déjeuner et aurons réintégré l’île, mieux cela vaudra. Sinon, quelques nègres pourraient s’imaginer que nous avons eu peur.