LE VOYAGE DE JELLAND{5}
– Oui, dit notre Anglais du Japon pendant que nous disposions nos chaises autour du feu dans le fumoir, il court là-bas une vieille histoire, et je ne crois pas qu’elle ait jamais été imprimée. Je ne voudrais pas transformer cette salle de club en moulin à ragots, mais la mer Jaune est loin, et il est vraisemblable que personne d’entre vous n’a jamais entendu parler de la yole Matilda, et de ce qui arriva à Henry Jelland et à Willy McEvoy, qui étaient à bord.
Vers 1865, le Japon vivait des heures agitées entre le bombardement de Simonosaki et l’affaire des daïmios. Chez les autochtones, il y avait un parti conservateur et un parti libéral ; ils se querellaient pour savoir si les étrangers auraient ou non la gorge tranchée. Croyez-moi tous, les mœurs politiques se sont bien adoucies depuis lors ! Si, à l’époque, vous habitiez un port de commerce, vous étiez obligé de garder l’œil ouvert et de vous intéresser à ces joutes oratoires. Pour tout compliquer, vous n’aviez aucun moyen de savoir comment se déroulait le match. Si l’opposition gagnait, vous ne l’appreniez pas par un entrefilet de votre journal ; un brave vieux conservateur en cotte de mailles pénétrait chez vous avec un sabre dans chaque main et vous communiquait le résultat en vous ouvrant le ventre.
Bien sûr, à force de vivre sur un pareil volcan, on devient insouciant. Tout au début, on a les nerfs à fleur de peau, et puis arrive un moment où l’on apprend à jouir de la vie tant qu’on l’a. Je vous le dis, rien n’embellit la vie davantage que l’ombre de la mort quand elle se profile. Le temps est alors trop précieux pour être gaspillé ; l’homme profite pleinement de chaque minute. Il en était ainsi pour nous à Yokohama. Les Européens exploitaient de nombreuses affaires, ils mettaient de l’entrain dans la ville sept nuits par semaine.
L’une des plus fortes personnalités de la colonie européenne était Randolph Moore, gros exportateur. Il avait ses bureaux à Yokohama, mais il passait une grande partie de l’année dans sa maison de Jeddo, ville qui venait d’être ouverte au commerce international. Pendant ses absences, il laissait ses affaires entre les mains de son principal collaborateur, Jelland, dont il connaissait la grande énergie et l’esprit de décision. Mais l’énergie et l’esprit de décision, vous le savez, sont des armes à double tranchant, quand elles sont utilisées contre vous, vous ne les appréciez plus autant.
Le jeu fit dérailler Jelland. C’était un petit bonhomme aux yeux sombres et aux cheveux bouclés : Celte plus qu’aux trois quarts, j’imagine. Chaque soir de la semaine, vous l’auriez vu à la même place, à main gauche du croupier de la table du rouge et noir de Matheson. Pendant longtemps il gagna, et il vécut sur un plus grand pied que son patron. Puis la chance tourna, et il se mit à perdre tant et tant qu’au bout d’une seule semaine son partenaire et lui se retrouvèrent sur la paille, sans un dollar à leur compte en banque.
Ce partenaire était un employé de la même compagnie, grand, avec des cheveux filasse, ce jeune Anglais s’appelait McEvoy. Au départ un assez brave gosse. Mais Jelland le pétrit comme de l’argile pour le façonner sur le même modèle que lui, en plus faible. Ils chassaient toujours ensemble, mais c’était Jelland qui menait et McEvoy qui suivait. Lynch, moi et quelques autres, nous essayâmes de montrer au gosse qu’il avait tort ; quand il était seul en face de nous, il se laissait convaincre mais cinq minutes de Jelland le retournaient complètement. Accusez le magnétisme animal ou ce que vous voudrez, mais le petit bonhomme menait le grand gosse par le bout du nez. Même après avoir perdu tout leur argent, ils s’asseyaient encore à la même table, et ils regardaient le tapis avec des yeux brillants quand quelqu’un d’autre était ratissé jusqu’au dernier dollar.
Un soir, ils ne purent y tenir. Le rouge était sorti seize fois de suite. C’était plus qu’il n’en fallait à Jelland. Il chuchota dans l’oreille de McEvoy et dit deux mots au croupier.
– Certainement, monsieur Jelland ! Votre chèque vaut des espèces, répondit-il.
Jelland griffonna un chèque et le jeta sur le noir. Ce fut le roi de cœur qui sortit, et le croupier ratissa le petit bout de papier. Jelland s’énerva, McEvoy devint blanc. Un autre chèque, plus important, fut rempli et jeté sur la table. Le neuf de carreau sortit. McEvoy enfouit la tête dans ses mains, il était au bord de l’évanouissement.
– Pardieu ! s’écria Jelland. Je ne serai pas battu !
Et il lança un chèque qui couvrait les deux précédents. La carte qui sortit fut le deux de cœur. Quelques minutes plus tard, ils descendirent le Bund, l’air frais de la nuit fouettait leurs visages enfiévrés.
– Bien entendu, dit Jelland, vous savez ce qu’il nous reste à faire…
Il alluma un manille avant de poursuivre.
« Nous serons obligés de transférer à notre compte une partie de l’argent de l’affaire. Inutile de nous tracasser. Le vieux Moore ne regardera pas les livres avant Pâques. Avec un peu de chance, nous restituerons l’argent d’ici là.
– Mais si nous n’avons pas ce peu de chance ? balbutia McEvoy.
– Tut, mon vieux, il faut prendre les choses comme elles arrivent ! Vous me restez fidèle, je vous reste fidèle ; nous franchirons cette passe ensemble. Vous signerez les chèques demain soir, nous verrons si vous avez plus de chance que moi.
Mais le lendemain, ce fut encore pire. Quand ils se levèrent de table, ils avaient perdu plus de cinq mille livres appartenant à leur patron. Jelland demeura impavide.
– Il nous reste plus de neuf semaines avant que les livres soient examinés, dit-il. Continuons à jouer ; tout s’arrangera.
McEvoy rentra chez lui ce soir-là bourrelé de honte et de remords. Quand il se trouvait dans la compagnie de Jelland, il lui empruntait de la force. Mais tout seul il mesurait les dangers de sa situation, et le souvenir de sa mère anglaise au bonnet blanc, qui avait été si fière quand il avait obtenu sa situation, le torturait et le rendait fou d’épouvante. Il était en train de se retourner dans son lit quand son domestique japonais entra dans sa chambre. McEvoy crut que l’heure de la crise politique était arrivée, et il plongea dans un tiroir pour saisir son revolver. Mais le domestique se borna à lui délivrer le message suivant :
– M. Jelland est en bas et désire vous voir.
Que diable pouvait-il lui vouloir à cette heure de la nuit ? McEvoy s’habilla en hâte et dégringola l’escalier. Son camarade, mortellement pâle, un sourire crispé aux lèvres, était assis auprès d’une bougie avec une feuille de papier à la main.
– Désolé de vous déranger, Willy, fit-il. Personne n’écoute aux portes, j’espère ?
McEvoy secoua la tête. Il était incapable de parler.
– Bon. Alors voici, notre petit jeu est terminé. Cette lettre m’attendait à la maison. Elle émane de Moore ; il annonce son arrivée pour lundi matin. Motif, examen des livres. Le délai est court !
– Lundi ! gémit McEvoy. Et nous sommes aujourd’hui vendredi !
– Samedi, mon fils ! Il est trois heures du matin. Nous n’avons pas beaucoup de temps pour nous débrouiller.
– Nous sommes perdus ! cria McEvoy.
– Nous ne manquerons pas de l’être bientôt, si vous faites tant de tapage ! répondit Jelland avec rudesse. Maintenant, Willy, vous allez réagir comme je vous le dirai, et nous nous en sortirons.
– Je ferai n’importe quoi !
– Ah ! j’aime mieux cela ! Où est votre whisky ? Ce n’est vraiment pas l’heure de perdre la tête, sinon, nous sommes faits ! En premier lieu, je crois que nous devons quelque chose à nos familles, n’est-ce pas ?…
McEvoy le regarda avec des yeux ahuris.
« Nous avons à tenir ensemble ou à tomber ensemble, vous le savez. Moi, en ce qui me concerne, je n’ai nulle envie de m’asseoir dans le box des accusés. Vous comprenez ? Je suis prêt à en faire le serment, pas vous ?
– Qu’entendez-vous par là ? fit McEvoy, en reculant d’un pas.
– Tout simplement qu’il vaudrait mieux mourir, et c’est seulement une gâchette à presser. Je jure que je ne serai jamais pris vivant. Vous aussi ? Si vous ne jurez pas, je vous abandonne à votre destin.
– Très bien. Je ferai ce que vous voulez.
– Vous le jurez ?
– Oui.
– Bien. J’enregistre cette parole d’honneur… Voyons : nous avons deux jours francs pour tirer notre épingle du jeu. La yole Matilda est à vendre, elle est en bon état et elle est bourrée de boîtes de conserve. Nous l’achèterons demain matin à n’importe quel prix, elle nous servira à changer d’air. Première chose à faire, mettre la main sur tout l’argent qui traîne dans le bureau. Il y a cinq mille souverains dans le coffre. Une fois la nuit tombée, nous les transporterons à bord de la yole, et nous prendrons le large. Destination : côte californienne. Inutile d’hésiter, mon fils ! Nous n’avons pas l’ombre d’une chance dans une autre direction. C’est ça ou rien !
– D’accord !
– Très bien. Et tâchez d’arborer un bon sourire demain, car si Moore a un tuyau et arrive avant lundi…
Il caressa la poche de sa veste et décocha à son associé un regard sinistrement significatif.
Le lendemain, leur plan se déroula sans difficulté. Ils achetèrent la Matilda. Elle était minuscule pour un voyage aussi long ; mais nos complices se dirent qu’ils seraient incapables de gouverner à eux seuls une embarcation plus importante. Pendant la journée, ils l’approvisionnèrent en eau : au crépuscule, ils placèrent dans la cale l’argent qu’ils avaient raflé dans le coffre. Minuit sonnait quand ils remplirent la yole de tous les biens qui leur restaient, et ils n’avaient éveillé aucun soupçon. À deux heures du matin, ils levèrent l’ancre et se faufilèrent parmi les navires en mouillage. Ils furent naturellement remarqués, et les bureaux maritimes les inscrivirent comme de hardis yachtsmen qui s’en allaient croiser pour le week-end ; aucun employé n’imaginait que cette croisière se terminerait ou sur la côte américaine ou au fond du Pacifique Nord. Au prix de multiples efforts, ils hissèrent la grand-voile, dressèrent la misaine et le foc. Une brise légère soufflait du sud-est, et le petit navire partit vers son destin. Toutefois, à douze kilomètres de la côte, le vent tomba, et ils se trouvèrent accalminés, à cheval sur les remous d’une mer vitreuse. Tout le dimanche, ils ne bougèrent pas d’un kilomètre ; dans la soirée, Yokohama se profilait toujours sur l’horizon. Le lundi matin, Randolph Moore arriva de Jeddo et se rendit à ses bureaux. Quelqu’un l’avait informé que ses secrétaires s’étaient quelque peu déréglés, et ce « tuyau » l’avait tiré de sa routine habituelle. Quand il se présenta sur les lieux, et quand il trouva les trois petits employés sur le trottoir, mains aux poches et attendant, il comprit que l’affaire était grave.
– Que se passe-t-il ? demanda-t-il.
Il était homme d’action, et d’une fréquentation désagréable quand son mât de hune était bas.
– Nous ne pouvons pas entrer, répondirent les employés.
– Où est M. Jelland ?
– Il n’est pas venu aujourd’hui.
– Et M. McEvoy ?
– Il n’est pas venu non plus.
Randolph Moore blêmit.
– Enfonçons cette porte ! commanda-t-il.
Dans ce pays à tremblements de terres, les portes ne sont pas très solides. Quelques poussées suffisent. Ils entrèrent dans les bureaux. Aussitôt, toute la vérité apparut. Le coffre était ouvert, l’argent disparu, les deux employés principaux envolés. Le patron ne perdit pas son temps en paroles inutiles.
– Quand les avez-vous vus pour la dernière fois !
– Samedi. Ils ont acheté la Matilda et ils sont partis en croisière.
Samedi ! L’affaire semblait désespérée, s’ils avaient deux jours d’avance. Mais il restait une chance. Moore se précipita au port et inspecta les horizons avec sa lunette.
– Mon Dieu ! s’écria-t-il. La Matilda est là-bas. Je la reconnais à sa mâture. Je les tiens, ces scélérats !
Mais un contretemps survint. Il n’y avait pas de bateau à vapeur sous pression : notre exportateur s’impatienta. Des nuages se rassemblaient autour des collines, tout annonçait un prochain changement de temps. Un bateau de la police fut rapidement équipé ; dix hommes armés y prirent place. Randolph Moore prit lui-même la barre.
Jelland et McEvoy, qui attendaient une brise qui ne soufflait jamais, virent l’embarcation noire surgir des ombres de la terre et grossir à chaque coup de rames. Au fur et à mesure qu’elle se rapprochait, ils distinguaient qu’elle était pleine de monde, et le scintillement des armes leur apprit de quelle sorte de monde il s’agissait. Jelland, appuyé sur la barre, considéra le ciel menaçant, les voiles molles, et le bateau policier lancé à leur poursuite.
– Ils viennent pour nous, Willy ! dit-il. Par le Seigneur, nous sommes deux pauvres diables bien malchanceux, car il y a du vent dans le ciel, avant une heure il aurait soufflé sur la mer.
McEvoy gémit.
– Inutile de vous lamenter, mon fils ! dit Jelland. C’est le bateau de la police, et le vieux Moore en personne tient la barre ; il les fait ramer à un train d’enfer. C’est pour chacun d’eux une prime de dix dollars.
Willy McEvoy s’effondra et s’agenouilla sur le pont.
– Ma mère ! Ma pauvre mère ! sanglota-t-il.
– On ne pourra jamais lui dire que vous vous êtes assis dans le box des accusés, répondit Jelland. Ma famille n’a jamais fait grand-chose pour moi, mais je vais faire beaucoup pour elle. Rien ne va plus, Mac ! Nous pouvons lâcher les cartes. Que Dieu vous bénisse, vieux camarade ! Voici le revolver.
Il arma le revolver et le tendit au gosse. Mais l’autre l’écarta en poussant de petits cris. Jelland regarda du côté du bateau qui approchait, il n’était plus qu’à quelques centaines de mètres.
– Ce n’est pas le moment de faire l’idiot ! Allez, mon vieux ! À quoi bon flancher ? Vous avez juré !
– Non, Jelland, non !
– Moi, de toutes façons, j’ai juré que ni l’un ni l’autre nous ne serions pris. Le faites-vous, ou non ?
– Non ! Je ne peux pas !
– Alors je le ferai à votre place !
Les rameurs du bateau policier le virent se courber en avant, ils entendirent deux coups de revolver, ils le virent se plier en deux par-dessus la barre ; puis, quand la fumée se fut dissipée, ils s’aperçurent qu’ils avaient à s’occuper d’autre chose.
Car à ce moment précis la tempête éclata : l’une de ces brèves et brutales bourrasques qui sont fréquentes dans ces parages. La Matilda donna de la bande, ses voiles se gonflèrent ; elle plongea dans une vague et s’enfuit comme un daim épouvanté. Le corps de Jelland avait coincé le gouvernail ; la Matilda garda le cap dans le vent, et elle s’envola littéralement comme un morceau de journal sur la mer qui se soulevait. Les rameurs nagèrent avec fureur, mais la yole fonçait tout droit ; cinq minutes plus tard, elle disparaissait dans la tempête. Le bateau policier fit demi-tour vers Yokohama ; quand il aborda au port, il avait de l’eau jusqu’aux bancs de nage.
Et voici comme la Matilda, avec un fret de cinq mille livres et un équipage de deux cadavres, partit pour le Pacifique. Personne ne sait comment se termina la croisière de Jelland. Peut-être la Matilda sombra-t-elle dans la tempête ; peut-être fut-elle recueillie par un astucieux marin qui garda les cinq mille livres et n’en souffla mot à personne ; peut-être croise-t-elle encore dans cette vaste immensité océanique, chassée vers le nord dans la direction de la mer de Béring ou vers le sud du côté de la Malaisie. Il vaut mieux laisser une histoire sans conclusion que de la gâter en lui inventant un dénouement.