XIV

C’est encore un des bons moments de ma vie, Fritz. À peine en haut, Zeffen et Sorlé étaient dans mes bras ; les petits êtres se penchaient sur mes épaules, je sentais leurs bonnes grosses lèvres sur mes joues ; Sâfel me tenait par la main, et je ne pouvais rien dire, mes yeux se remplissaient de larmes.

Ah ! si nous avions eu Baruch avec nous, quel aurait été notre bonheur !

Enfin, j’allai déposer mon fusil et suspendre ma giberne au fond de l’alcôve. Les enfants riaient, la joie était encore une fois à la maison. Et quand je revins dans ma vieille capote de castorine et mes gros bas de laine bien chauds, quand je m’assis dans le vieux fauteuil, en face de la petite table garnie d’écuelles, où Zeffen versait déjà la soupe ; quand je me revis au milieu de toutes ces figures contentes, les yeux écarquillés et les petites mains tendues, j’aurais voulu chanter comme un vieux pinson sur sa branche, au-dessus du nid où les petits ouvrent le bec et battent des ailes.

Je les bénis cent fois en moi-même. Sorlé, qui voyait dans mes yeux ce que je pensais, me dit :

– Ils sont encore là tous ensemble, Moïse, comme ils étaient hier ; le Seigneur les a préservés.

– Oui, que le nom de l’Éternel soit béni dans tous les siècles ! lui répondis-je.

Pendant le déjeuner, Zeffen me raconta leur arrivée dans la grande casemate de la caserne, pleine de gens étendus à droite et à gauche sur des paillasses, les cris des uns, l’épouvante des autres, qui gagnait tout le monde, le tourment de la vermine, l’eau qui dégouttait de la voûte, la quantité d’enfants qui ne pouvaient pas dormir, et qui ne faisaient que pleurer, les plaintes de cinq ou six vieux criant de minute en minute :

– Ah ! c’est notre dernière heure !… Ah ! qu’il fait froid !… Ah ! nous n’en reviendrons pas… c’est fini !…

Puis tout à coup le grand silence qui s’était établi, quand le canon avait tonné vers dix heures, ces coups qui se suivaient d’abord lentement, ensuite comme le roulement d’un orage, les éclairs qu’on voyait à travers les blindages de la porte, la vieille Christine Evig, qui récitait son chapelet tout haut comme à la procession, et les autres femmes qui lui répondaient ensemble.

En me racontant ces choses, Zeffen serrait son petit Esdras avec force, et moi qui tenais David sur mes genoux, je l’embrassais en pensant :

« Oui, mes pauvres enfants, vous avez bien souffert ! »

Malgré la joie de nous voir tous sauvés, l’idée du déserteur dans son cachot à l’hôtel de ville me revenait ; il avait aussi ses parents ! Et quand on songe à toutes les peines que les père et mère ont eues pour élever un enfant, aux nuits qu’ils ont passées pour le consoler lorsqu’il pleurait, à leurs soucis lorsqu’il était malade, à leurs espérances lorsqu’ils le voyaient grandir ; et puis qu’on se figure quelques vétérans réunis autour d’une table, pour le juger et l’envoyer tranquillement fusiller derrière le bastion de la Glacière, cela vous fait frémir, surtout quand on se dit :

« Sans moi, ce garçon courrait les champs ; il serait sur le chemin de son village ; il arriverait peut-être demain à la porte des pauvres vieux et leur crierait : « Ouvrez… c’est moi !… »

Des idées pareilles seraient capables de vous tourner la tête.

Je n’osais rien dire à ma femme et à mes enfants de l’arrestation du malheureux ; j’étais là tout pensif.

Dehors, les détachements de la Roulette, des Trois-Maisons, de La Fontaine-du-Château passaient dans la rue en marquant le pas ; des bandes d’enfants couraient dans la ville à la recherche des éclats d’obus ; les voisins se réunissaient pour se raconter les histoires de la nuit : les toits défoncés, les cheminées renversées, les peurs qu’on avait eues. On entendait leurs voix monter et descendre, leurs éclats de rire. Et j’ai vu par la suite que c’était chaque fois la même chose après un bombardement ; aussitôt l’averse passée, on n’y pensait plus, on criait :

– Vive la joie !… Les ennemis sont en déroute.

Comme nous étions là tout rêveurs, quelqu’un monta l’escalier. Nous écoutons, et notre sergent, son fusil sur l’épaule, la capote et les guêtres couvertes de boue, ouvre la porte en criant :

– À la bonne heure, père Moïse, à la bonne heure, on s’est distingué cette nuit !

– Hé ! qu’est-ce que c’est donc, sergent ? lui demanda ma femme tout étonnée.

– Comment, il ne vous a pas encore raconté son action d’éclat, madame Sorlé ? Il ne vous a pas dit que le garde national Moïse, sur les neuf heures, étant en patrouille au bastion de l’Hôpital, a signalé et puis arrêté un déserteur en flagrant délit ? C’est sur le procès-verbal du lieutenant Schnindret.

– Mais je n’étais pas seul, m’écriai-je désolé, nous étions quatre.

– Bah ! vous avez découvert la piste, vous êtes descendu dans les fossés, vous avez porté le falot. Père Moïse, il ne faut pas diminuer votre belle action, vous avez tort. Vous allez être proposé pour caporal. Demain, le conseil de guerre se réunira à neuf heures, soyez tranquille, on va soigner votre homme !

Représente-toi ma mine, Fritz ! Sorlé, Zeffen, les enfants me regardaient, et je ne savais quoi répondre.

– Allons, reprit le sergent en me serrant la main, je vais changer de tenue. Nous recauserons de ça, père Moïse. J’ai toujours dit que vous finiriez par être un fameux lapin.

Il riait en dessous, comme à l’ordinaire, en clignant des yeux, puis il traversa l’allée et entra dans sa chambre.

Ma femme était toute pâle.

– C’est donc vrai, Moïse ? me dit-elle au bout d’un instant.

– Hé ! je ne savais pas qu’il voulait déserter, Sorlé, lui répondis-je. Et puis ce garçon aurait dû regarder de tous les côtés ; il aurait dû descendre sur la place de l’Hôpital pour faire le tour des fumiers, et même entrer dans la ruelle, pour voir si personne ne venait ; il est cause lui-même de son malheur. Moi, je ne savais rien, je…

Mais Sorlé ne me laissa pas finir et s’écria :

– Vite, Moïse, cours chez Burguet ; si cet homme est fusillé son sang retombera sur nos enfants. Dépêche-toi, ne perds pas une minute.

Elle levait les mains, et je sortis dans un grand trouble.

Ma seule crainte était de ne pas trouver Burguet chez lui ; heureusement, en ouvrant sa porte au premier étage de l’ancienne maison Cauchois, je vis le grand Vésenaire en train de lui faire la barbe, au milieu des tas de bouquins et de papiers qui remplissaient sa chambre.

Burguet était assis, la serviette au menton.

– Hé ! c’est vous, Moïse ! s’écria-t-il tout joyeux ; qu’est-ce qui me procure le bonheur de votre visite ?

– Je viens vous demander un service, Burguet.

– Si c’est un service d’argent, fit-il, nous allons être embarrassés.

Il riait, et sa servante, Marie Loriot, qui nous entendait de la cuisine, ouvrit la porte et pencha sa tignasse rouge dans la chambre en criant :

– Je crois bien que nous serions embarrassés ! Nous devons encore notre barbe à Vésenaire depuis trois mois ; n’est-ce pas, Vésenaire ?

Elle disait cela sérieusement, et Burguet, au lieu de se fâcher, riait de bon cœur. J’ai toujours pensé qu’un homme de tant d’esprit avait en quelque sorte besoin de voir la bêtise humaine incarnée dans un être pareil, pour rire à son aise et se faire du bon sang. Jamais il n’a voulu renvoyer cette Marie Loriot.

Enfin, pendant que Vésenaire continuait à le raser, je lui racontai notre patrouille et l’arrestation du déserteur, en le priant de défendre ce malheureux, et lui disant qu’il était seul capable de le sauver et de rendre la tranquillité non seulement à moi, mais à Sorlé, à Zeffen, à toute ma maison, car nous étions tous désolés, et nous mettions notre confiance en lui.

– Ah ! vous me prenez par mon faible, Moïse, s’écria-t-il ; du moment que je puis seul sauver cet homme, il faut bien que j’essaye. Mais ce sera difficile ! Depuis quinze jours, la désertion commence… Le conseil veut faire un exemple… L’affaire est grave ! – Vous avez de la monnaie, Moïse, donnez quatre sous à Vésenaire pour aller boire la goutte.

Je donnai quatre sous à Vésenaire, qui sortit en faisant un grand salut. Ensuite Burguet finit de s’habiller, il me prit par le bras, en disant :

– Allons voir !

Et nous descendîmes ensemble pour aller à la mairie.

Bien des années se sont écoulées depuis ce jour, eh bien ! il me semble encore arriver sous la voûte et entendre Burguet crier :

– Hé ! sergent, faites prévenir le guichetier que le défenseur du prisonnier est là.

Harmantier arrive, il salue et ouvre la porte. Nous descendons dans ce cachot plein de puanteur, et nous voyons dans le coin à droite sur de la paille, une figure ramassée en rond.

– Levez-vous, dit Harmantier, voici votre défenseur.

Le malheureux se remue, il se lève dans l’ombre ; Burguet se penche en disant :

– Voyons… du courage ! Je viens m’entendre avec vous sur la défense.

Et l’autre se met à sangloter.

Quand un homme est renversé, déchiré, battu jusqu’à ne pouvoir plus se tenir sur ses jambes, quand il sait que la loi est contre lui, qu’il faut mourir sans revoir ceux qu’il aime, il devient faible comme un enfant. Ceux qui battent leurs prisonniers sont de grands misérables.

– Voyons, asseyez-vous là sur le bord du lit de camp, dit Burguet. Comment vous appelez-vous ? de quel endroit êtes-vous ? Harmantier, donnez donc un peu d’eau à cet homme, pour qu’il se rafraîchisse et se lave.

– Il en a, monsieur Burguet, il en a dans le coin.

– Ah ! bien.

– Remettez-vous, mon garçon.

Plus il parlait avec douceur, plus le malheureux pleurait. Il finit pourtant par dire que sa famille demeurait près de Gérardmer, dans les Vosges ; que son père s’appelait Mathieu Belin, qu’il était pêcheur à Retournemer.

Burguet lui tirait chaque parole de la bouche ; il voulait tout savoir en détail sur le père et la mère, les frères et les sœurs.

Je me rappelle que le père avait servi sous la République, et qu’il avait même été blessé à Fleurus ; que le frère aîné était mort en Russie ; que celui-ci se trouvait être le deuxième garçon enlevé par la conscription, et qu’il restait à la maison trois sœurs plus jeunes que lui. Tout cela venait lentement ; les coups de Winter l’avaient tellement abattu, qu’il se laissait aller et s’affaissait comme un corps sans âme.

Tu penses bien, Fritz, qu’il y avait encore autre chose – ce garçon était jeune – quelque chose qui me rappela le temps où j’allais de Phalsbourg à Marmoutier en deux heures, pour voir Sorlé. Ah ! le malheureux, quand il nous raconta cette histoire en sanglotant, la figure dans ses mains, je sentis mon cœur se fondre.

Burguet était bouleversé ; lorsqu’au bout d’une heure nous ressortîmes, il s’écria :

– Allons… espérons !… Vous serez jugé demain… Ne perdez pas tout courage. – Harmantier, il faut donner une capote à cet homme ; le froid est terrible, surtout la nuit. – Votre affaire est grave, mon garçon, mais elle n’est pas désespérée. Tâchez de vous présenter le plus proprement possible à l’audience ; le conseil a toujours des égards pour les accusés en bonne tenue.

Une fois dehors, il me dit :

– Moïse, vous enverrez une chemise propre à cet homme. Sa veste est déchirée, n’oubliez pas de lui faire parvenir une tenue complète ; c’est toujours par la tenue que les soldats jugent un homme.

– Soyez tranquille, lui répondis-je.

Les portes du cachot étaient déjà refermées, nous traversions la halle.

– Maintenant, dit Burguet, je rentre. Je vais réfléchir. Il est heureux que le frère soit resté en Russie et que le père ait servi ; c’est une ressource.

Nous étions arrivés au coin de la rue du Rempart ; il continua sa route, et je rentrai chez nous plus désolé qu’auparavant.

Tu ne peux pas te figurer mon chagrin, Fritz ; quand on a toujours eu la conscience en repos, c’est terrible de se faire des reproches, de se dire :

« Si cet homme est fusillé, si le père, la mère, les sœurs, et l’autre là-bas qui l’attend, sont dans la désolation, c’est toi, Moïse, qui en seras cause. »

Par bonheur l’ouvrage ne manquait pas à la maison ; Sorlé venait d’ouvrir le vieux magasin pour commencer à vendre nos eaux-de-vie, tout était plein de monde. Depuis huit jours, les cabaretiers, les cafetiers, les aubergistes ne trouvaient plus à remplir leurs tonneaux ; ils étaient sur le point de fermer boutique. Juge de la presse ! Ils arrivaient tous à la file avec leurs brocs, leurs petites tonnes et leurs cruches. Les vieux ivrognes aussi se faisaient place, en écartant les coudes ; Sorlé, Zeffen et Sâfel n’avaient pas le temps de servir.

Le sergent disait qu’il faudrait mettre un piquet à notre porte pour empêcher les disputes, car plusieurs de ces gens criaient qu’on avait passé leur tour, et que leur argent valait celui des autres.

Il se passera des années avant qu’on voie une foule pareille chez un marchand de Phalsbourg.

Je n’eus que le temps de dire à ma femme que Burguet défendrait le déserteur, et de descendre à la cave remplir les deux tonnes du comptoir, qui étaient déjà vides.

Quinze jours après, Sorlé doubla nos prix ; nos deux premières pipes étaient vendues, et ce prix extraordinaire n’empêcha pas la presse de continuer.

Les gens trouvent toujours de l’argent pour l’eau-de-vie et pour le tabac, même lorsqu’il n’en reste plus pour le pain. Voilà pourquoi les gouvernements mettent leurs plus fortes impositions sur ces deux articles ; elles seraient encore plus fortes, que l’on ne verrait pas de diminution ; seulement les enfants périraient de misère.

J’ai vu cela, j’ai vu cette grande folie des hommes, et chaque fois que j’y pense, j’en suis étonné.

Enfin, ce jour-là, il fallut continuer de servir jusqu’à sept heures du soir, au moment de la retraite.

Le plaisir de gagner de l’argent m’avait fait oublier le déserteur ; ce n’est qu’après souper, à la nuit close, que l’idée de cet homme me revint, mais je n’en dis pas un mot ; nous étions tous si fatigués et si contents de la journée, que nous ne voulions pas nous troubler par des pensées pareilles. Seulement, après que Zeffen et ses enfants se furent retirés, je racontai à Sorlé notre visite au prisonnier. Je lui dis aussi que Burguet avait de l’espoir, ce qui lui fit bien plaisir.

Vers neuf heures, nous dormions tous à la grâce de Dieu.