Cependant Jean descendait le chemin qui mène au moulin des Anguilles. Certes, bien des choses avaient changé pour lui, depuis trois jours : sa blouse et sa cravate noires et le crêpe de son chapeau en disaient long. Mais il aimait et il était encore aimé. De quel cœur il allait reprendre sa hache, sa lime ou son marteau et ses poinçons de rhabilleur !…
Arrivé au coude du chemin où s’abrite la bergerie de Fonfrège, il tressaillit et se sentit un petit peu froid à la poitrine, quoiqu’on fût loin de la nuit de Noël… Cette Mion, pourtant, qui l’avait si vite grisé et conquis !… Qui sait ce qu’elle était devenue, depuis quatre mois ?… On pouvait le deviner facilement, n’est-ce pas ?… Pas méchante fille, cependant, puisqu’elle était repartie sans un reproche pour lui… C’est lui qui avait été vraiment dur pour elle ; car, après tout, elle n’avait obéi à aucun calcul, et elle s’était exposée à tous les risques en s’abandonnant.
Et en songeant de la sorte, Jean avait involontairement ralenti le pas. Il allait tête baissée, mécontent de lui, tout au fond, et sans pouvoir chasser le souvenir de celle qui lui avait révélé la volupté. Aussi n’aperçut-il son maître, assis sur le talus, dans une touffe de genêts et buvant béatement le soleil, que lorsqu’il s’entendit appeler :
– Jean ! hé, Jeantou !… c’est toi ?
– Oui, c’est moi, maître, fit le farinel surpris.
– Je pensais bien que tu ne tarderais plus à nous revenir, me sachant accablé d’ouvrage et pas bien solide encore, oh ! non, pas solide du tout… Ainsi, j’ai voulu retourner à la messe, ce matin ; mais comme j’ai peiné pour monter la côte, obligé de « me planter » dix fois pour souffler… Et si Panissat n’avait eu la bonne idée de payer une « pauque », – une pauvre petite « pauque », – je n’aurais jamais pu revenir de mes seules jambes.
Et il se redressait avec effort, soupirant et geignant, appuyé sur son bâton recourbé en crosse, et marchait à côté de Jean, qui s’aperçut que le bonhomme avait un peu bu… Au bout de trois pas, il s’arrêtait, prenait Garric par le bras.
– Alors, mon brave Jeantou, tu as eu beaucoup de chagrin aussi. Ton pauvre père, cependant ! Un si brave homme ! et mort si malheureusement ! Ce que c’est que de nous !… Ah ! si j’avais été plus fort, je n’aurais pas manqué d’aller lui rendre mes derniers devoirs. Mais tu vois comme je suis… Mes poumons ne sont plus que des soufflets crevés…, des soufflets crevés, pas plus…
Et il toussa, cracha, se moucha bruyamment. Jean, malgré l’agacement et le dégoût que lui causaient le ton papelard du meunier et l’odeur vineuse qu’il exhalait, sentit un attendrissement lui revenir à l’évocation de son père.
Pierril fit encore quelques pas, s’arrêta de nouveau.
– Et, dis-moi, Jeantou, tu ne me quitteras jamais plus, maintenant ? Je te tiens, et je ne te lâche plus…
Et il se pendait effectivement à son bras, se faisant porter un peu, – comme sa fille jadis, et au même endroit.
Et puis, voyons, Jeantou, reprenait-il après une pause et quelques hoquets, voyons… Tu ne te trouves pas bien, ici ? Que te manque-t-il ? Ma bourgeoise ne te fait-elle pas de bonne soupe, de bon fricot ?
– Je ne me plains pas…
– Et moi, suis-je un mauvais maître, par hasard ? Dis si je suis un mauvais maître ?
– Mais non, mais non, je ne dis pas ça…
– Tu aurais tort, si tu le disais, petit ; car je crois que j’ai fait mon devoir à peu près envers toi… Oui, je le crois…
Et il se montait peu à peu, de couleur et de ton.
Un peu énervé, Jean s’efforçait de lui échapper en allongeant le pas ; mais l’autre s’accrochait plus fortement à lui, l’immobilisait à tout instant, et continuait son bavardage. Puis, tout à coup, se haussant et approchant, par un mouvement familier aux ivrognes, ses lèvres violettes et sans cesse pourléchées de l’oreille du farinel, qui essayait en vain de détourner la tête, il lui dit à voix presque basse, mais où sifflait un mauvais accent :
– Si je n’étais pas un aussi bon maître, Jeantou, il y a des choses qui ne se passeraient pas ainsi, oh ! non, certainement non… Tu me comprends, n’est-ce pas ?
– Pas du tout ! Expliquez-vous…
– Allons, allons, pas d’enfantillages… Tu sais très bien ce que je veux dire…
– Je vous assure…
– Tu es trop intelligent pour ne pas me comprendre…
– Intelligent ou non, je ne saisis point où vous voulez en venir. Pierril haussa la voix, et, le regard de travers :
– Alors, il faut que je m’explique mieux ?
– Si c’est de votre bonté…
– Tu t’imaginais donc que je ne connaîtrais jamais l’histoire de ta promenade, ici même, sur le chemin de Fonfrège, la nuit de Noël ?
Stupéfait, Jean recula d’un pas et pâlit.
– Ha ! ha ! tu vois que le père Pierril sait ce qu’il dit, qu’il ne radote pas encore, et qu’il valait autant lui répondre tout de suite comme à quelqu’un d’averti.
Garric restait muet.
– Tu pensais que, malade alors, – oh ! très malade et n’ayant plus qu’un souffle, – je n’apprendrais pas ce qui se passait dans ma maison ni aux alentours… J’étais déjà mort, et on ne craint rien des morts.
Il ricanait, hideux. Jean continuait à garder le silence, et se demandait anxieusement ce que Pierril savait au juste de son aventure avec Mion.
– Parleras-tu, enfin ? cria rageusement le meunier… Ne fais donc pas ton Nicodème !… Est-ce que tu ignorais, par hasard, ce que Pataud, le braconnier de La Capelle, raconte partout où il traîne ses guêtres et loups ?
Jean respira. S’il ne s’agissait que de la version de Pataud !
– Ainsi, maître, dit-il, vous ajoutez foi aux contes de cet extravagant de Pataud, qui a dormi à l’affût, et a rêvé, en attendant le loup…
– Pataud ne dort pas à l’affût, et il a de bons yeux.
– Soit… Alors, votre femme vous a dit que l’histoire était vraie.
– Ma femme, ma femme !… Il s’agit bien de ma femme !… C’est une honnête femme, entends-tu ?
– Eh bien ! alors ?
Pierril s’arrêta, se croisa les bras et se campa devant Garric ; la colère, chez lui, prenait peu à peu le pas sur l’ivresse.
– Non, mais, décidément, tu me crois imbécile, mon petit ? un enfant de deux ans comprendrait plus facilement que toi que je sais tout de a à z.
– Dites donc ce que vous savez, une fois pour toutes !
– Ce que je sais ? Ah ! il faut, pour te rafraîchir l’entendement, que je te raconte toute l’histoire ? que je te parle de ma fille, de ma jolie Mion que tu as trouvée à ton goût, et que tu as détournée de ses devoirs, libertin !
Garric sursauta, voulut répondre :
– Moi, j’ai détourné ?…
Mais l’autre lui coupa la parole.
– Toi… Une fille si bonne, si dévouée à son père, qui vient de Montpellier, de cinquante lieues, en plein hiver, pour m’assister dans ma maladie, la pauvre petite ! Et toi, mon garçon meunier, toi qui mange mon pain et couche sous mon toit, tandis que je suis malade à mourir, que ma femme, la tête perdue, ne peut s’occuper que de moi, toi, tu débauches mon enfant, tu déshonores ma maison, tu me trahis comme Judas !… Est-ce vrai, oui ou non ?
Et, tout à fait dégrisé maintenant, Pierril, ce triste sire de tout à l’heure, cette loque geignarde et pleurarde, qui excitait le rire ou le dégoût est devenu presque terrible. Et il secoue durement Garric ; puis, repoussé par le jeune homme, lève sur lui son bâton avec des allures de justicier.
Alors, Garric, si patient qu’il fût de son naturel, eut un mouvement de colère. Il saisit le poignet droit de Pierril, lui arracha son bâton et le lança dans l’écluse du moulin… Mais il eut vite honte de son geste, et il se contenta de repousser un peu rudement son adversaire, qui trébucha et alla s’affaler sur le talus bordant le chemin.
Pierril poussa des cris et des gémissements.
Aïe ! aïe ! À moi !… C’est ainsi que tu maltraites le père après avoir abusé de la fille ! Mon Dieu ! mon Dieu ! ce qu’il faut voir, pourtant, quand on est âgé et malade !… Tu n’as pas honte ?… Un homme de vingt ans qui rudoie un pauvre père de famille, contre toute raison et toute justice !…
– Assez crié et pleurniché, n’est-ce pas, maître Pierril ; et expliquons-nous froidement et sagement. Qui vous a dit que j’avais détourné votre fille ? Elle ?
– Mais naturellement, c’est elle, la pauvre petite, qui a parlé, écrit, plutôt, pour confesser sa faute et demander pardon.
– Et elle m’accuse de l’avoir débauchée ?
– Elle ne te nomme même pas… Elle est bien trop bonne…
– Pourquoi donc m’accusez-vous ?
– Mais puisque tu es le seul qu’elle ait vu pendant son séjour ici !… Elle n’est pas sortie de la maison une fois, pas une, hormis le soir où elle t’a rejoint à la bergerie… Car il est bien évident que c’était elle, et pas ma femme, que Pataud a vue pendue à ton bras…
– Vous m’avouerez, en ce cas, que ce n’est guère l’habitude des honnêtes filles d’aller attendre ainsi, après minuit, les garçons par les chemins.
– C’est ça ! insulte-la, maintenant, méprise-la !… C’est toi qui l’avais enjôlée avec tes airs de petit saint…, d’agneau noir frisé… Elle s’ennuyait, ma douce Mion, enfermée ici depuis vingt jours par la neige, sans autre distraction que de sucrer mes tisanes et de m’entendre tousser… Alors, toi, tu as trouvé l’occasion bonne pour lui en conter… Oui, oui ; ne secoue pas la tête… De mon lit, je voyais bien que tu lui faisais des yeux de truite goulue guettant un papillon… Vous alliez à la grange dénicher des chatons dans le foin… Ce n’est pas vrai ce que je dis, peut-être ? Dis que ce n’est pas vrai…
Jeantou gardait le silence. Une envie furieuse le soulevait, certes, de dire à Pierril de quelle façon singulière il « avait séduit sa fille ». Mais une délicatesse innée, et que l’on rencontre chez les rustiques bien plus souvent qu’on ne croirait, lui disait qu’on ne doit jamais accuser une femme, et que, dans la faute amoureuse, c’est l’amoureux qui doit accepter les torts et les responsabilités.
Il se taisait donc. Pierril vit dans son silence un aveu.
– Eh bien ! tu te tais, à présent, et par force, cette fois. Tu m’as obligé de te pousser au pied du mur ; ose donc reculer encore !
– Je n’ai aucune envie de reculer, maître. Je conviens que j’ai été léger, faible, coupable même dans une certaine mesure…
L’autre ricana.
– Dans une certaine mesure ?… Tu as une drôle de manière de te juger et de te donner l’absolution !… Dans une certaine mesure…, la « mesure » de Brousse ou celle de Peyrebrune ?…{4}
Tu verras dans quelle mesure tu m’as trahi… Monsieur le curé de La Garde te le dira, si tu vas lui parler, comme je te le conseille fortement.
– Monsieur le curé de La Garde ? interrogea Garric, stupéfait. Que vient-il faire en cette histoire ?
– C’est lui qui a la lettre de ma fille ; c’est à lui qu’elle a écrit, la pauvre Mion, pour lui tout avouer et le prier d’intercéder auprès de moi et de ma femme… Et c’est à fendre le cœur… D’avoir entendu l’abbé Reynès me lire cette lettre, j’en ai été malade, j’en ai eu les jambes coupées…
Et il renifla, plus larmoyant que jamais.
Jeantou se sentait perdu. La Mion écrivant au curé de La Garde, elle qui n’alla même pas à la messe du jour de Noël !… Évidemment, la chose devenait grave… Eh bien ! oui, il irait le trouver, l’abbé Reynès, et tout de suite. Aussi bien devait-il aller lui demander quelques messes pour l’âme de son père…
– Maître, fit-il brusquement, quand ils furent arrivés à l’endroit d’où monte en zigzaguant vers La Garde le sentier de chèvre que seuls les jeunes peuvent escalader, je grimpe à la cure de ce pas… Si je m’y attarde, soupez sans moi.