Cette exaltation fut courte. Sa force tout de suite retomba, sembla retomber de la hauteur même de la tour. Hoorn l’avait averti que l’ennemi serrait son jeu. On ne cessait de prêcher contre les mauvais livres. Une passion noire troublait les consciences. La foi de l’avocat, avec le péril, grandit. L’idée, la nature, l’âme même de Terre libre furent en lui et l’enflammaient quand déjà elles froidissaient en Wildman. La statique, l’équilibre entre la substance dense, sanguine et la sensibilité nerveuse parut rompue chez celui-ci. La colère, la confiance, l’accablement constamment alternaient. Ses réactions étaient molles et sans durée. Son âme fléchissait sous un poids de silence et de peines inexprimées.
Hoorn soupçonna une douleur plus profonde que l’humiliation et l’injure. Wildman lui cacha que sa femme, qui avait cessé de lui écrire, à présent lui écrivait presque chaque jour. Son fanatisme aveugle le harcelait d’aigres et évangéliques mansuétudes. Elle l’exhortait à se tourner vers Dieu, dans cette épreuve où allait se jouer leur vie à tous trois. Elle disait que chaque jour ses mains avec celles de Jorg se joignaient pour obtenir du ciel son amendement. Elle alla jusqu’à attribuer au courroux d’un Dieu offensé le dépérissement qui de nouveau s’était emparé de l’enfant. Le mal soudain empira : elle eut le cri des mères furieuses, l’accabla sous la responsabilité du châtiment qui les frappait dans leur fils.
Sa solitude morale s’étendit : la vie durement pesa du poids de toute la terre. Sa dépression s’aggrava avec les jours. Ceux-ci s’abrégeaient : on touchait à la date des assises. Il y aspira, il eût voulu tout fini, même avec la mort au bout. Et puis, ce reste de volonté se plombait ; ses passivités stagnèrent comme des eaux mortes. Quand Hoorn lui parlait de ses livres, il levait les épaules :
– À quoi bon écrire puisque les hommes ne comprennent pas ?
– Mais l’Idée, maître Wildman ! Pensez donc que l’Idée à jamais vit là, immatérielle, insaisissable. Vos livres seraient brûlés sur le bûcher qu’elle renaîtrait des flammes mêmes !
– Ah, oui, l’Idée… l’Idée…
Il relevait sa barbe dans sa main, comme autrefois ; il ouvrait la bouche comme si encore une fois il allait crier dans sa force : Terre libre ! Et puis il finissait par secouer mollement la tête.
– Non, pas l’Idée, Hoorn, mais l’action comme ce Moinet, comme tous ceux qui, depuis des mois, travaillent contre mon œuvre, leur christ dans les poings. Allez, ils m’ont ligotté, ils m’ont saigné aux quatre veines. Ils ont fait de l’homme que j’étais l’homme que je suis devenu. L’action, Hoorn, l’action ! Voilà ce qui rend vraiment fort.
Hoorn alors le défendait contre lui-même.
– Ne dites pas cela, maître. Il faut qu’aux yeux de tous ceux qui vous aiment et vous suivent, l’écrivain Wildman apparaisse toujours le plus fort, lui qui est la Vie et l’Idée. Attendez seulement que vous soyez sorti de ce procès, la tête haute, en roi libre de la pensée moderne ! Vous aurez à vos pieds jusqu’à vos détracteurs !
– Comme du haut de la tour, j’avais la ville et toutes les autres tours sous mes pieds. C’est bien cela que vous voulez dire, n’est-ce pas, Hoorn ? Voilà une parole que je n’oublierai pas.
Et il lui serrait les mains avec effusion. Mais, sitôt qu’il retombait à son isolement, la bonne impulsion défaillait : les ombres refaisaient le cercle ; il appartenait au rêve.
Il aima la mort de la ville ; silencieuse, tombale, elle fut bien plus près de lui que l’autre, la ville nouvelle que, du sommet de la tour, il avait vue s’avancer jusqu’à la mer. Il séjourna aux cryptes, aux nefs basses des vieilles chapelles. La nuit des vitraux glissant jusqu’aux funèbres dalles le rafraîchissait. L’odeur de l’encens remuait en lui une chose profonde, montée de sa petite enfance. D’une lâcheté soumise, il se sentit glisser vers l’abdication ; il eût voulu tomber à genoux, s’humilier auprès des pauvres gens qui, du front, heurtaient la pierre des sépultures. Tous adoraient un dieu terrible, le dieu de Moinet, le dieu aussi que, du sein des épouvantes, révéraient Bethannie et Jorg. N’était-ce pas lui qui donnait la force et ruait les hommes à l’action ? La colère de l’archange avec sa trompette prophétique le proclamait à travers les nuées, dans un vent de batailles.
Une endosmose singulière bientôt le persécuta : la ville, Moinet, les ombres se transmuèrent : il les porta dans ses os comme une vie seconde. Moinet fut bien l’âme de cette vieille cité théologique qui, à pointe d’aube, avec ses sonneries de cloches, rappelait les créatures à la pénitence et à la mort. Il circula en lui, il le posséda d’une hallucination continue. Wildman se surprenait à faire avec la main le geste qui toujours hachait du papier. En riant, il s’efforçait de bégueter comme lui avec le petit grelottement de toux où se perdaient les mots. D’autres fois il n’avait pas conscience qu’il imitait ses tics, le pli qui tiraillait sa bouche et remontait ses oreilles pointues.
Il en vint ainsi à douter de lui-même, perdit la foi dans son œuvre. Ce fut la crise suprême. La terre vacilla sur son axe : les limbes profondément s’agitèrent. Il désespéra de la lumière, s’éternisa dans une longue ténèbre. Si pourtant Moinet avait raison, pensait-il, si mon détestable orgueil m’avait obturé les yeux au point de me rendre aveugle aux seules clartés vivantes !
Un soir, il entra dans une église, demanda un prêtre. Ses genoux ployèrent ; il entrevit à travers le grillage un visage grave, doux, ascétique. Et il s’abandonna ; il livra sa vie, ses pensées nues, avec une fureur de sincérité. Le prêtre l’enveloppa de la clarté pensive de ses prunelles, il sembla reconnaître dans le pénitent qui venait à lui l’homme qu’on allait juger dans trois jours. Il l’écouta, lui dit enfin :
– Vous êtes un grand coupable, mon fils, mais Dieu vous tiendra compte du mouvement qui vous a amené ici.
Comme le juge, celui-ci aussi se refusait à discuter et se retranchait derrière le dogme. Une éternité de foi vétilleuse et routinière pesait à leurs épaules.
– Mon fils, dit encore le prêtre, humiliez votre orgueil si vous voulez que vos fautes vous soient remises.
Le juge aussi avait parlé comme cela. Ensemble, ils étaient la pierre angulaire d’une société basée sur le sentiment de la peccabilité des êtres, le châtiment et l’expiation. Il secoua la tête et dit tristement :
– Je suis un homme venu vers un autre homme revêtu d’un caractère sacré. J’espérais que la lumière serait descendue sur moi. Vous ne m’avez pas dit la parole que je venais chercher, mon père.
Il se releva, quitta l’église, et il allait devant lui, faisant des gestes, parlant haut dans la rue. « Mais ce prêtre est stupide et aveugle autant que le juge », disait-il.
Une pluie douce lentement noyait la ville. Des effilures de charpie, à travers les hachures pâles, semblaient perpétuellement descendre. L’air était sourd, s’éteignait sans reflets sous l’étamure des canaux. Wildman longtemps erra. Il écoutait crépiter sous la brouée la fine lamelle cuivrée des feuillages. Les toits pleuraient ; les chéneaux égouttaient de petits hoquets sanglotants. Et ce bruit continu, comme d’une vie ruisselée aux dalles des abattoirs, mollement l’énervait. C’était bien là la mort mystique de cette ancienne reine, le silence et l’esseulement d’une pauvre cité provinciale saignée aux quatre veines. Sa pensée se cassa menue, sans horizons : il sembla qu’il ne fût jamais monté à la tour. Il oublia les enceintes élargies, les machines grondant et forant le sol, toute la ville neuve qui, là-bas, se haussait pour voir arriver la mer. Dans le soir brumeux des rues, à la file s’allumèrent les réverbères comme des cierges processionnaires.
Ses pas l’ayant mené vers les enceintes, il fut plus seul, perdu aux limites de sa vie consciente. Un porche s’ouvrit sur des gazons, de hauts peupliers et des maisons basses aux rideaux de guipure. Il reconnut le béguinage où il était venu si souvent autrefois, égrenant là des heures dolentes et monotones comme les grains d’un rosaire d’amour, de naïves légendes et de regrets. Il eût souhaité en ce temps vivre près d’un des humbles logis dont les fenêtres à petits croisillons, avec un pot de géranium sur l’appui, regardent par-dessus les clôtures effritées. Une jeune béguine à coiffe blanche, glissant dans un tintement de chapelets, quelquefois eût levé les yeux du côté de ses vitres : il lui eût voué un simple et spirituel amour.
À présent le préau, jonché de feuilles pourries, les petits couvents moisissants, l’humide pignon de la chapelle lui semblaient horriblement froids et mornes. Il songea à sa propre maison vide là-bas, à l’ancienne maison de paix et de travail avant que la colère, le deuil eût passé. Il avait appris par Ardens que trois de ses perruches aimées, les compagnonnes musiciennes de son labeur d’écrivain, avaient péri. Il en avait conçu un vif chagrin, comme d’un intime malheur ajouté à toute cette dispersion de sa vie heureuse.
Wildman gagna les remparts.
C’était l’heure des cloches, toutes sonnaient la mort du jour. Il y en avait qui bêlaient comme des brebis perdues dans la dune. Une toujours évoquait une petite toux grelottante. D’un peu loin, de la berme des fossés, c’était très doux et nocturne, comme des âmes qui s’éteignaient, comme des prières au chevet des agonisants. Wildman souffrit, songea à toutes les misères anciennes qui pleuraient dans le chœur des tintenelles et des campanes. Des femmes à longues mantes passaient, pressées et courbées comme des ensevelisseuses. N’était-ce pas elles qui, chaque soir, déployaient les plis du suaire par-dessus le mort de Portmonde et devant les Saintes Vierges du coin des rues, allumaient les petites chandelles comme d’humbles cierges pour les veillées ?
Les ombres remontèrent, l’entourèrent ; il revit, dans la maison des Sœurs, son fils au pied de la Croix, de ses faibles mains soulevant sa propre croix d’enfant. Son Jorg à qui on apprenait le mépris et la pitié pour son père ! son Jorg qui peut-être à cette heure même le jugeait comme l’avaient jugé le prêtre et Moinet !