Il arriva à Portmonde vers le soir. Il avait pris avec lui une valise, lourde de linge et de papiers. Tout de suite il se mit en quête d’un logis. Il sembla venu là pour un séjour prolongé : il ne se rendait pas compte de ce qui se passait en lui. Il se sentait mené par une force qu’il ne raisonnait pas.
L’hôtellerie qu’il se choisit, tranquille et vieille, au détour d’une rue étroite, s’imprégnait de silence, de solitude près d’un canal. De sa fenêtre il apercevait le léger brouillard vert des platanes qui bordaient le quai. Les voyageurs étaient rares ; on lui servit son souper à une vaste table déserte, dans une salle à manger odorant la desserte, le vin, le linge humide.
Le petit juge lui avait répondu ; il l’attendait pour le lendemain à deux heures de l’après-midi. Wildman était calme, l’esprit frais, comme pour une communion, une lutte spirituelle. Depuis deux jours, Bethannie était partie avec Jorg pour le couvent des Sœurs. Les adieux avaient été froids, rapides et corrects. Lui seul s’était attendri ; les ondes intérieures avaient jailli dans l’embrassement dont il pressa contre lui le visage pâle et triste de son fils. Bethannie, en le quittant, sembla tenir un secret scellé entre ses lèvres.
Une fin de jour molle vaporisait les rues quand, après avoir pris son repas, il se dirigea vers la place. L’avocat Hoorn habitait à une petite distance, dans un quartier qu’il connaissait. Il savait qu’il eût été le bienvenu s’il s’était présenté, même à cette heure familiale. Il préféra rester isolé dans sa pensée jusqu’après sa visite au juge. Il portait précieusement sa force entre ses mains, léger, tranquille, confiant. Il se sentait la pureté résolue et claire d’un apôtre ; il avait la fermeté reposée d’un soldat des saintes milices de la conscience pendant une veillée d’armes. Ses tempes doucement battaient.
La place s’enveloppa d’une ombre humide, bleuâtre, comme les silences transparents des soirs près de la mer. Elle fut, sous l’immensité brumeuse du Beffroi, comme la cuve où avaient bouillonné les énergies d’un grand peuple. La tour, spectrale, invisible à sa cime, dardait de la force sauvage d’un mont. Et l’arène à ses pieds était vide, comme une grève après les torrents passés. Une mort lente, quiète, continue, la faible chaleur des derniers sangs d’une race coulait des toits, baignait la ville. « Voilà donc ce port du monde comme elle s’appelle encore, songeait-il, et qui n’est plus que l’agonie d’un monde. Moi, Wildman, je monterai à la tour et je tiendrai cette ville sous mes pieds. » Il fut soudain plein d’orgueil et de mépris. Il était étonné de ne plus reconnaître son âme ancienne quand il était venu là il y a vingt ans.
Des blocs épais de maçonneries, une escadre immobile de proues en pierre émergèrent des diaphanes ténèbres. Il longea un trottoir et après quelques pas se trouva sur un vaste terre-plein, au bout d’une rue, Tout semblait démesuré, les moellons, l’histoire et les ombres même, à la mesure de la petite humanité subsistée qui faisait la mort plus grande encore. Wildman fut convaincu que la mort ici était seule vivante dans la palpitation sourde des cendres.
Il traversa le terre-plein, marcha droit devant lui, les sourcils raides, comme subissant un magnétisme. Le porche du palais de justice soudain s’érigea. Ses fibres se pincèrent, un tumulte d’images passa, le mortel dogme gothique, la douleur agenouillée des âges, les files tragiques des pénitents en marche vers d’innombrables morts. Sa paix intérieure avait disparu.
Wildman fit un pas ; la porte était entr’ouverte ; il poussa le vantail : l’ombre des lieux renfermés lui froidit le visage. C’était tout autour un rectangle de bâtiments plats, mornes, livides comme les parois d’un puits. Une clarté de lampe, dans la mort des façades, tombait de deux fenêtres à l’étage et s’égouttait sur le pavé. Il se rappela les veillées laborieuses que le juge prolongeait dans son cabinet, le sentit présent. Son cœur battit de fièvre et d’inconnu.
Aucun bruit : l’ombre au ras des murs pesait, lourde, dangereuse comme au détour d’un coupe-gorge. Wildman, immobile, sans souffle, toujours regardait la petite lumière claire, égale, tranquille. Un être vivant était là, une créature comme lui, tapie entre des bibliothèques, du bond ramassé d’une hyène. Il eût voulu trouver une échelle pour monter le long du mur, coller ses regards aux vitres.
L’obsession de son visage de nouveau le harcela, sa ressemblance avec les louches, simiesques et hargneux profils qui tour à tour l’avaient visité. Un tel homme pouvait-il avoir une conscience comme la sienne ? Il se lança vers les degrés d’un péristyle, passa sous l’ondée lumineuse des deux fenêtres : il n’avait pas le sens exact de ses gestes. Dans le silence mort de l’édifice, au-dessus de sa tête, tout à coup un pas glissa. Il eut peur d’être surpris, se rejeta vers le porche : et une seconde, de là il apercevait se casser sur les vitres une ombre. Presque aussitôt la lampe s’éteignit. Il gagna précipitamment la place.
Dans la molle nuit bleue battirent les timbres, coururent les volées métalliques du carillon sonnant l’heure. Elles l’enveloppèrent de rêve, de mélancolie, de siècles.
Ensuite il errait. Des eaux, entre des quais effrités, fuyaient, laiteuses, sillées de lentes blancheurs de cygnes. L’arche des ponts faisait l’ombre d’un haut sourcil recourbé. Wildman se pencha ; d’héraldiques pignons, des bretêches à rinceaux, de jeunes feuillages centenaires tremblaient aux moires claires et lourdes. Un air subtil, de fluides soies d’argent flottaient, immatérialisaient les formes. D’entre les toits, des pans de nuit infinie pendaient, étoilés, doucement lumineux, comme lavés encore de crépuscule. Et un vent léger passait, avec toute l’odeur de la mer. Toujours, aux quarts, l’éclat de rire mouillé comme un sanglot, la mesure lente, mélancolique et folle d’un refrain tombaient des hautes volières du carillon. L’heure ensuite, longue, agile, était comme un jongleur jouant avec des boules de verre et des plats d’or.