VIII

 

Un matin Wildman était à sa table, le front dans les mains. La terre ivre et fraîche, dans une clarté légère de printemps, tournait. Les feuilles ouvraient des petites mains vertes aux branches des marronniers. Un brouillard d’or pâle embrumait les saules. La plume des cygnes amoureusement gondolait. Dans le large paysage d’arbres et de maisons, la vie courait en arômes, en chaleurs, en molles ondes aériennes. Sous le jeune soleil, seul le cône lourd du chevet d’église demeurait de la nuit, parmi toute l’ombre remontée.

Wildman sentit peser sa tête à ses poings. Il sortait d’ennuis graves, la vie courbait ses épaules. Depuis près de trois semaines, il n’écrivait plus, les moelles froides, sans enthousiasme. Et il songeait à la fatalité qui, en pleines Pâques, dans la joie des sèves montantes, avait touché d’agonie la maison. Son fils, l’âme frêle de Jorg là-haut languissait, brisée par la grande épreuve, les foudroyantes blandices de la sainte Table.

Les événements coururent ; il se revit sans force, fuyant devant l’inévitable. Le roi de la douleur et de la mort à travers la femme avait triomphé. Coïncidence inouïe ! Dans son livre, dans Épiphanie, à la même heure, triomphait le vertige furieux du Calvaire. Il avait préféré lui laisser la victoire. Il était parti passer huit jours à la mer. Quand enfin il rentrait, il avait trouvé Jorg mourant entre les médecins. Le mystère eucharistique comme un vent enflammé avait passé ; Bethannie avait dû l’emporter en ses bras jusqu’à la voiture. Elle-même était demeurée glacée, comme à l’agonie près de la petite mort de l’enfant. Depuis quinze jours elle jeûnait, épuisant la pénitence et les macérations, voulant d’une démence sauvage s’égaler à la passion de son fils. Ah ! l’austère et lucide génie d’Efferts avait lu comme en des prophéties. Le petit portrait aux tempes lourdes de destinée s’irrécusa devinatoire, ombre déjà frôlée par les ombres.

Wildman avait été bouleversé : sa douleur sanglota saccadée ; il s’éprouva expirer de la vie légère qui, près de lui, s’en allait. Bethannie froidement l’avait tué d’un mot : c’était l’expiation ; l’enfant, l’agneau sans tache, était la victime s’offrant en holocauste pour le rachat du pécheur. Et des jours, d’horribles semaines d’angoisse s’étaient écoulés. La vie à petites fois, comme goutte à goutte stille une eau dans la vasque, ensuite était revenue. Un jour, Bethannie et lui, amollis de la grande détresse, enfin avaient pu pleurer près du fils ressuscité. Elle fut dans sa poitrine : il la sentit frémissante d’espoir, d’amour. Lui-même espéra.

– Annie ! Annie ! Je t’ai donc retrouvée ! dit-il très bas comme si elle aussi eût été morte et revenait à la vie.

– Dieu nous le rend ! fit-elle en levant la main.

Il vit qu’il s’était mépris. À travers l’excitation nerveuse des larmes, son âme se gardait aride, sans effusion. La chair encore une fois fut dépouillée, l’intime et sensuelle vibration des fibres. Dans son infirmité, elle ne goûtait plus qu’une joie morose et sèche qu’en actions de grâces elle rapportait au principe divin de toute souffrance.

Ce fut vers ce temps seulement que Wildman, à des chuchotements derrière les portes, fut averti des visites que secrètement elle recevait. Il épia, vit sortir des ombres ; il sut par Bethannie elle-même que Mme Duret venait tous les jours et que le prêtre, de son côté, chaque semaine arrivait confesser l’enfant, le maintenant ainsi dans un état de sainteté.

Les ombres semblèrent s’être détachées de la nuit d’en face, parcelles de l’ombre immense que l’église faisait peser sur la maison. Il fut épouvanté. Il avait été d’abord dépossédé de la maison spirituelle, des grâces de l’affection filiale et, à présent, on le dépossédait de la matérialité même de la maison. Les portes étaient huilées pour des présences clandestines : elles se refermaient sur du mystère. De louches connivences, des actions subreptices derrière les vitres aveugles consommaient l’irréparable. Il perçut le travail d’actifs et secrets dissolvants, le râpement sourd d’invisibles tarets limant sans relâche.

Wildman en pensée, ce matin-là, repassait ces heures lourdes. Il était triste, inquiet. Un marasme plombait ses énergies. Il se sentait affreusement seul et vide, avec un trou au centre de sa vie, comme si son cœur avait été arraché. Le médecin avait prescrit les bromes toniques de la Campine, le voisinage des grandes sapinières sitôt que les forces reviendraient à l’enfant. Bethannie déjà s’était assuré une installation : Mme Duret lui avait trouvé un couvent de Sœurs qui hébergeait des pensionnaires. Et de nouveau il se voyait séparé d’elle, de Jorg, ses racines comme coupées à ras de la vie.

– C’est la série noire, songea-t-il, découragé. Et rien faire ! J’ai la conscience de ma lâcheté et je m’appelle Wildman !

Comme il rallumait une pipe, le teint de chandelle, la face grasse et jaune de Prudence s’avança ; d’une voix d’effroi, de mystère, elle lui annonça que le commissaire de police du quartier demandait à le voir. Il tressaillit, eut froid dans sa vie. Cependant il voulut paraître calme et fit entrer. L’homme, cordial, bourru, l’air fin, poussait un gros ventre devant lui. Il referma discrètement la porte, salua d’un coup de tête. Et, tirant de sa poche un papier, il grasseyait :

– Monsieur Wildman, j’ai pensé qu’il valait mieux venir moi-même. Vous savez, c’est pour l’affaire.

Il cligna de l’œil, bon enfant, frondeur, familiarisé de longue date avec les bévues des juges d’instruction. Wildman, de son côté, prenait sa barbe à pleine main, riait :

– Ah oui ! je sais…

Il se mit à lire.

– Le sieur Wildman, Dolf Joris…

C’était la formule banale, laconique, froissante de l’invitation à comparaître : on lui fixait le mardi de la semaine suivante. Au bas, une signature griffue, longue, mince, en laquelle, à travers un parafe en signe de croix, il reconnaissait le nom de Moinet.

– Oui, je vois, fit-il en tournant les yeux vers le commissaire. Eh ! bien, puisqu’ils veulent la guerre, ils l’auront.

Il était très rouge, la bouche gonflée, méprisante. Il signa la déclaration que le gros homme avançait sur la table, le vit plier ce papier dans son portefeuille. Et ensuite il ne trouvait plus rien à dire, planté droit devant le commissaire, les mains dans les poches.

– Allons, bien le bonjour, M. Wildman ! disait celui-ci. Et bonne chance !

Il avait l’air goguenard et bienveillant. Il ne lui eût pas dit autrement : « Va, va, mon gaillard, je lis sous ta peau ; je ne suis pas dupe de ta fausse assurance. »

Il avança sa lourde main aux doigts courts. Wildman y laissa tomber la sienne ; et puis la porte tourna : un talonnement de bottes décrut dans le vestibule. Le commissaire d’un geste s’était refusé à se laisser accompagner.

Bonne chance ! Wildman toujours entendait ces deux mots ironiques et familiers. Pour la première fois il se sentait réellement un prévenu. Il se vit une des pièces de l’échiquier où allait se jouer, entre la justice et la conscience d’un écrivain libre, la partie redoutable. Il devenait l’homme qui court un risque, amende, cachot, perte des droits civils, le marin qui sur un radeau s’aventure contre les flots. Ce commissaire de police, en outre, avec sa rondeur narquoise, c’était déjà, entre le gendarme, le guichetier et le juge, une des mailles de l’appareil judiciaire contre lequel il allait avoir à se débattre. Bonne chance ! « C’est-à-dire, pensait-il en complétant l’idée, tâche de t’en dépêtrer, ce n’est pas facile. »

Son sang courut ; il lança son poing dans le vide. D’un grand pas, ensuite, il arpentait le carreau. Les perruches, dans le coup de vent de ses gesticulations, aigrement crissaient. C’était un état entre la fureur, le dédain, l’orgueil du triomphe final. Des mots, des éclats de discours comme de grosses fèves éclatèrent : « Attentat aux droits de la pensée… Pouvez tuer l’homme, ne tuerez pas ses livres… L’idée plus forte que tout… Le sort des précurseurs… Deux morales, deux églises. »

Il ralluma une pipe, fut plus tranquille à la pensée que Bethannie était partie faire un tour de voiture avec l’enfant. Il y avait bien la fille jaune ; mais il la démentirait. Il sembla que tout danger fût conjuré. Il descendit au jardin regarder battre les lilas dans le vent léger. Une chaleur de soleil lui coula au dos ; il se sentit mêlé aux forces vertes de la terre. « Après l’hiver et le gel, la petite herbe repousse, songea-t-il, on n’étouffe pas plus la vie que la conscience. »

La confiance monta, il eut le front délivré et haut. Il prit une bêche, travailla un peu de temps à briser les mottes autour des pousses tendres, naissantes. Mais tout à coup il éprouvait jusqu’à la souffrance le besoin de relire l’imprimé. Il rentrait. « Le sieur Wildman, Dolf Joris… »

Ses doigts se crispèrent, froissèrent le papier. Il pensa à l’ignominie des assises, à toute sa vie d’homme et d’écrivain traînée à la rue, à son fils sur qui se reporterait la honte paternelle, s’il était condamné pour un délit infâme. Un spasme rauque se cassa dans sa gorge.

– Ah ! les cochons qui voient partout le mal qu’ils ont en eux ! cria-t-il.

Il entendit un pas, précipitamment glissa l’assignation dans son veston.