Dans son cabinet de verre, sous la lumière haute du matin, il relisait le rapport des deux médecins commis par le juge à l’étude de son livre. « Nous soussignés, Ange-Bartholomé Fressart, professeur de médecine mentale, et Rondu, Désiré, médecin en chef de l’asile d’aliénés… chargés par M. le juge d’instruction Moinet… après avoir prêté serment et pris connaissance des principaux ouvrages se rapportant à la matière… etc. »
Dès le début, la collaboration de ces deux pathologues, sérieux, honnêtes et obtus, cantonnés dans leur spécialité, se précisa bouffonne, d’un ridicule âpre et inconscient. Le grand rire des farces les enveloppa. D’ailleurs leur méthode s’égalait à celle du petit juge : ils dépeçaient l’œuvre, la coupaient en minces lanières comme au cours d’une vivisection. Leur ignorance de toute littérature était brave, absurde, illimitée. L’âme du livre ne fut plus qu’un précipité d’urée qu’ils analysaient au fond d’un vase de nuit.
Tout de suite la parodie dilata Wildman. Quelle scène d’hilarité véhémente s’il pouvait l’adapter ! Le tribunal était réuni, de vieux inquisiteurs à visages blets, couturés et onctueux, comme dans les Contes drolatiques, du grand Balzac. Un Moinet caricatural faisait approcher les docteurs, l’un replet, gras, souriant, d’une chair rose de porc frais, l’autre étripé et sec, avec une petite tête de poulet déplumé. Leurs hauts bonnets pointus s’abaissaient sur le patient, un pauvre diable de faiseur d’almanachs. Et ils lui faisaient tirer la langue, l’auscultaient douillettement ; ils tâtaient le pouls à son âme, échangeaient entre eux des mots de basse latinité.
D’une humeur vive, pétulante, Wildman ensuite se pénétrait de ces lignes : « Ceux qui sont capables de chasteté psychique peuvent garder la continence sans avoir à craindre pour leurs… » Et le mot, l’allusion génitale, revenait insistante, d’une impudeur sereine. À l’appui de la thèse, les experts sagement citaient les saints.
– Quels cuistres ! pensait-il. Ils n’ont rien compris à mon livre. Ils n’ont pas vu qu’en célébrant la nature, l’instinct, la sainteté des organes, c’est encore leur Dieu que j’exaltais. Toujours la haine de la vie, même chez ceux qui président à la vie, aux races ! Du côté de Moinet, du moins, c’est une tactique habile : sans prises sur l’artiste, il espère me battre sur le terrain de la science !
La tendre vie végétale, le rêve des larges feuilles immobiles palpita à la lumière des vitres. La verrière était entr’ouverte : l’odeur des roses en grappe sur un cep qui serpentait le long du mur extérieur, poivrait doucement le vent chaud. À cause des chats rôdeurs, la bonne, chaque matin, ajustait dans le châssis un treillis léger. La soie bleue du ciel, le frisson vert des arbres coulaient par les mailles fines jusqu’à la volière.
Wildman en rentrant avait trouvé sur sa table des piles de lettres, de journaux et de livres. Depuis deux mois il ne lisait plus, s’interdisait toute correspondance pour se concentrer dans son œuvre. Il alluma sa pipette : le rapport, risible, bénin, négligeable l’allégeait. À présent aussi la paix fraîche de la maison, les meubles amis, le confus magnétisme vibrant aux lieux de travail, lui étaient une diversion. Il ouvrit des enveloppes, défit des bandes : c’étaient toujours les voix fraternelles, les sympathies proches, lointaines, des demandes de femmes qui voulaient traduire ses livres. Cette chaleur d’humanité doucement l’exalta : ses idées comme des semences se propageaient, volaient au large pour des floraisons encore inconnues. Il sentit en larges ondes spirituelles frémir les affinités. Sa sensibilité s’activait, haute, mobile, heureuse.
La bienveillance encore une fois l’emporta : ses préventions contre Moinet tout à coup tombèrent. Il le dissocia de l’imbécillité du rapport, fut ramené à lui prêter les sentiments d’un homme qui se défie de ses jugements. Peut-être, en se confiant à l’autorité des deux experts, il avait cédé à un tourment personnel. Il restait bien le ridicule d’un tel recours pour un livre d’art, de vie et de nature. Mais enfin Moinet n’était pas un intellectuel au sens moderne : il ne dépassait pas l’honnête moyenne des esprits.
La conjecture momentanément le satisfit : elle lui laissait son estime pour l’homme qui, de si près, avait touché à sa vie ; elle donna du champ à sa sécurité. Au surplus, le rapport ne concluait pas rigoureusement, admettait même que « la thèse de l’auteur en ses rapports avec l’éducation se pouvait discuter ».
L’après-midi courut tiède, légère, ventilée de ciel lilas. Les pinceaux effilés des peupliers aux rives du lac mollement balançaient. Une ombre violetait le duvet candide des cygnes. L’église elle-même, le lourd chevet de briques se diaphanisa dans les fluides irisés de l’air. Il goûta la confiance, la lumière. Il n’eut plus que la mélancolie de son Épiphanie brutalement arrêtée.
Mais le lendemain, au réveil, des nuages passèrent : le ciel aussi, au dehors, s’ardoisait de nuées grises. Il s’irrita contre cette justice aveugle et tâtonnante qui ne savait où frapper et le faisait palper comme un malade par ces deux cliniciens épais. Et des aliénistes encore bien ! Des spécialistes de la tare cérébrale, alors que la tare ici s’avérait de leur côté et du côté du juge !
La connivence bientôt fut manifeste. Moinet n’avait voulu que se chercher latéralement des armes, un sûr terrain d’attaque. Le vieil orgueil sauvage alors gronda ; il écrivit au juge une lettre fière, véhémente, qui visait les experts et le visait à travers eux.
Il espéra une réponse, mais des jours s’écoulèrent. L’attente, l’énervement encore une fois avaient brisé son rythme : il se sentit loin de la paix d’Éden, du rêve et de lui-même. Il se surprit à se mentir dans sa correspondance qu’il mettait à jour. « Moi, Wildman », écrivait-il volontiers. Il affectait la certitude. Il hâtait de ses vœux la grande joute solennelle où l’idée, avec l’épée d’or et de diamant, allait faire éclater les armes émoussées de la vieille société. « Mais ce sont là des mots, se disait-il ensuite. Qu’il est difficile d’être simplement l’homme qu’on est ! »
Un matin il céda à une poussée brusque, irréfléchie, et, sans avoir averti personne, prit un coupon pour Portmonde. Il débarqua dans l’affairement méticuleux d’un samedi de province faisant sa toilette pour le saint jour dominical. L’ouest soufflait de la mer, bourru, rebroussant les voiles et les nuées, plaquant d’éclats indigo l’eau des seaux. Il alla droit au palais. Le concierge s’étonna, familier, bienveillant.
– Comment, vous ?
Wildman s’aperçut qu’il n’avait pas de nom pour cet homme.
– Je voudrais voir le juge, dit-il.
– Oh ! il a travaillé hier encore jusqu’à la nuit ! On ne sait jamais à quoi il travaille. Mais, ce matin, il n’est pas venu. Il a dû travailler chez lui.
– Viendra-t-il ?
– Apparemment vers deux heures, c’est son heure. Il ne reste jamais un jour sans venir.
Wildman sortit, rasant les murs, évitant d’être vu. D’ailleurs le palais, bien qu’il fût seulement midi, déjà retombait au silence, à la mort.
Il revint dans l’après-midi, se glissa sous le porche avec mystère, inquiet surtout à l’idée que Hoorn connût son arrivée. C’était un sentiment qu’il n’aurait pu expliquer, comme s’il venait là pour une chose secrète et anormale que tout le monde dût ignorer. Il monta très vite l’escalier, frappa à la porte de Moinet légèrement, puis plus fort. Les murailles pesèrent d’un accablement d’abandon ; il n’entendit que le souffle rude, intermittent de l’ouest dans les couloirs, sous les portes. Il redescendit, appela le concierge ; le bonhomme enfin arrivait, le menton écumant de savonnée, un rasoir entre les doigts. Celui-là aussi était une ombre qui ne se réveillait que le samedi pour faire sa barbe du dimanche. Non, Moinet n’était pas encore venu ; mais il ne tarderait pas. Et il l’interrogeait : quelle était son affaire ?
Un pas sautilla, une porte battit sur le palier. Wildman, jusque-là résolu, les nerfs hauts, tressaillit, il sembla que la porte de tout son poids retombait sur lui. Son cœur, tandis qu’il se lançait à travers les marches, montait plus vite, d’un spasme court comme au bain, sous la pression de l’eau.
Il cogna.
– Entrez !
Et il était là maintenant dans le carré clair du chambranle, droit, les yeux francs, tenant son chapeau à la main.
– C’est moi, monsieur le juge, fit-il simplement.
Moinet s’arrêta de feuilleter des dossiers. Stupéfait, très pâle, les yeux clignotants d’un oiseau nocturne tombé de son nid dans le matin, il le regardait. Sa petite tête conique, sous la percée de soleil qui soudain entrait par la porte, se tonsura d’un disque clair.
– Je ne vous ai pas fait appeler… je ne puis vous recevoir.
Wildman avait été poussé par une force. Son âme n’était pas combattive. Il avait espéré qu’ensemble ils auraient pu causer comme deux hommes. C’était pour apporter au juge de nouvelles lumières qu’il était parti.
– Mon Dieu, voilà la vérité, monsieur. Je vous ai écrit, j’attendais une réponse qui n’est pas venue. J’aurais voulu savoir…
Moinet vivement lui coupait la parole, irrité, les petites roses rouges flambantes à ses pommettes.
– Je n’ai pas à vous répondre, je n’ai rien à vous dire. Écartez-vous, lui criait-il, un doigt levé vers l’escalier.
Les distances d’une fois s’illimitèrent : de nouveau ils furent aux pôles extrêmes de l’humanité. Wildman le sentit, dans sa morgue, protégé par des siècles d’investiture. Une chaleur de sang lui sauta au visage, il le regarda fixement, et la tête haute, il disait :
– J’étais venu pour cela librement, de mon plein gré. Je comprenais qu’il vous eût été difficile de vous défendre contre le ridicule du rapport. Maintenant c’est moi qui vous juge. Eh ! bien, sachez-le, mes livres vivront après vous et quand moi-même je n’y serai plus. Les jeunes hommes de plus tard les liront avec reconnaissance, car ils sont la vérité et la vie.
– C’est vous qui le dites ! fit doucement Moinet.
Et il se leva, alla refermer sans bruit la porte.
Wildman était content : il avait parlé dans l’orgueil de son nom et de son œuvre ; une fois encore, il avait fait sentir au juge que l’Idée était la plus forte, au-dessus de l’atteinte des hommes. Entre lui et ce Moinet, il n’y avait plus à présent de rapports sociaux ou simplement humains possibles. Un monde pourri, les derniers soulèvements d’une société à terme les séparaient. Il le méprisa.