XIV

 

Wildman encore une fois pénétrait dans l’église. C’était l’heure de la messe matinale. Il rasa les piliers, remonta vers l’abside et comme la veille, à genoux sur la dalle, il aperçut Moinet en prières. Sa ferveur, sous la trompette de l’archange, brûlait, mystique, détachée de la terre. Il ne détourna pas la tête aux pas qui dans le silence frais s’arrêtaient derrière lui. Une double rose enflammait ses pommettes, dans le visage rigide et glacé. Et il était là, très bas, avec son âme d’un autre âge, devant le dieu terrible. Des volutes d’encens, volatilisées de la chapelle où officiait un vicaire, floconnaient à ses tempes. Wildman, au bout d’un instant, le vit toucher du front la pierre, et puis il se relevait.

C’était le dernier jour. Wildman était allé retirer ses lettres à la poste. Aucune ne lui parlait de Jorg ni de sa femme. Une force âpre, combattive cependant le soutenait. Lui aussi, levé au petit jour, la fenêtre de sa chambre d’hôtel ouverte sur les touffes de lilas en fleurs et la rumeur d’oisellerie des vieux jardins, avait pris conseil de Dieu, du dieu de la vie qui lui dictait ses livres. L’air haut tintait d’alleluias dans l’éveil léger des cloches. Leurs grelots d’argent doucement tremblaient dans les rameaux fleuris. À pas d’or, la lumière descendit sous les arbres. C’était le matin spirituel des petites âmes frileuses et adorantes battant de l’aile comme dans les nuées d’un tableau d’anges. « Humanité ! vieille humanité ! songeait-il, te laisseras-tu toujours mener au son des cloches et des cantiques, dans le petit nuage d’encens ? » Ah ! les pauvres âmes qui ne connaîtraient jamais que le jardin glacé des vertus théologales et le jet d’eau en verre filé élancé de la vasque mystique ! Les essences du jardin profond de l’être, les fleurs du sang et de l’amour, toutes les grâces de la vie leur demeureraient à jamais ignorées. Celles-là vivaient aux margelles des puits gonflés de leurs larmes. La douleur du vieux monde les murait dans les ombres. Lui-même depuis trois jours avait senti celles-ci rôdant partout sur son passage, sortant des tours, des cryptes, des calvaires, larves, stryges, lémures qu’aux gargouilles, aux porches, aux contreforts, configuraient de grimaçantes sculptures. En foule, elles étaient venues s’ameuter sous les voûtes, derrière le pupitre où siégeait Moinet, lui-même une ombre déléguée par leurs funèbres et séculaires milices. Quand la porte s’était ouverte sur la chambre rouge, visionnée de spectres et de tortionnaires, un vent glacé sembla monter d’un in pace. Et il revoyait le petit juge lui montrant les dalles comme dans une écorcherie, jouissant de lui enfoncer sous la peau l’horreur et l’effroi, comme, enfant, il perçait de pointes de clous le banc des accusés.

Les cloches cessèrent de tinter, leurs sonneries se fondirent derrière les portes d’or du jour. Un matin de paradis comme dans les légendes de Wildman lustrait les arbres et les gazons, ruisselait en ondes plénières de vent, de lumière et d’odeurs. Les vannes de l’espace furent hautes : du flot d’une mer il coula de la jeune éternité. Wildman écoutait garruler les pies et siffler les merles. La vie était fraîche, amoureuse, musicale. Il regarda s’aimer des colombes dans la flamme rose d’un toit au soleil. Les fleurs faisaient leur action de grâces comme des cœurs. Et il pleuvait de petites plumes d’oiseau d’une blancheur de lait.

La tendre et furieuse sensualité du monde alors l’exalta, l’univers le pénétra de joie, de gloire et de vérité. Il sentit que son Dieu, le dieu coexistant à la substance, le dieu du brin d’herbe et des astres tourbillonnants, lui disait : « Va devant toi sans crainte par delà la mort, jusqu’où va la vision de tes yeux. »

Quand Wildman entra chez le juge, il lui vit un visage tranquille qui n’avait plus rien de l’austérité et de la sombre ferveur du matin.

– Eh bien, dit Moinet en suçotant une pastille, avez-vous réfléchi ? Comprenez-vous enfin que c’est pour le bien des hommes que travaille la Justice ?

– Comme autrefois, comme là-bas, n’est-ce pas ? disait l’écrivain en faisant un geste vague par-dessus son épaule.

Moinet remuait benoîtement la tête :

– Vous auriez bien tort si c’était là, de votre part, une allusion malveillante.

– L’idée est toujours la plus forte, fit Wildman d’une voix haute.

– L’action est aussi une idée, une idée réalisée : elle porte plus loin que la chose écrite.

– Si vous voulez dire qu’en obtenant une condamnation contre moi, vous aurez plus fait que moi-même en écrivant mes livres, c’est faux.

Moinet, sans le regarder, se mit à hacher du papier.

– Prenez garde ; un procès laisse toujours quelque chose qui ne s’en va jamais tout à fait et qui tue sûrement, dit-il.

Cela, Wildman y avait songé déjà. Là où a passé la justice, l’herbe est brûlée et il y a un petit tas de cendres blanches. Toute l’âme du vieux monde sembla descendue aux lèvres froides du juge.

Sa basse humanité vindicative révolta Wildman. Il le revit à genoux dans l’encens, la fumée du sacrifice divin. Au-dessus de lui, le courroux de l’archange se déchaînait dans le fracas des trompettes.

– Ah ! monsieur, dit-il, qu’avez-vous fait de la Croix ? Et faut-il que ce soit moi, un païen comme vous m’appelez, qui vous rappelle au respect de votre religion de tolérance et de charité ?

Moinet aussitôt frappait sur le livre et, baissant les yeux, disait sèchement :

– Bien… bien… C’est entendu. Mais je n’ai pas à me prêter à des controverses. Nous en étions restés…

Wildman accepta avec calme cette suprême épreuve. Il fut endurant, brave, attentif. Les ombres avaient disparu, il se retrouva dans le siècle et la vie, défendant sa foi. Toute une humanité fut là avec eux, sensible et spontanée du côté de l’écrivain, repliée, patiente, oblique, encline aux casuistiques du côté du juge ; et tous deux croyaient n’écouter que leur conscience. L’éternel malentendu les rendit l’un à l’autre obscurs, de tout l’intervalle des pôles. Wildman, avec son âme brandie et nette, parut plus redoutable au juge l’écoutant du fond de sa nuit, buté dans ses préventions, l’idée du mal universel. Il expliqua qu’une œuvre logique, harmonieuse et claire, échappe à toute censure. Le danger n’est que dans l’effet calculé pour violenter les âmes et les détourner de la beauté. Lui, Wildman, avait exalté la vie, l’amour, l’héroïsme, l’instinct primordial et divin, l’homme libéré des servitudes sociales et vivant de ses puissances personnelles, sans l’aide des codes, des religions, des morales professées. C’était cela, l’évangile nouveau.

– Ainsi donc, fit Moinet, vous persistez dans l’idée que vos écrits dégagent une morale plus haute que celle qui régit la société ?

– Je dis qu’il y a une morale théologique et restrictive et qu’il en est une autre, philosophique et extensive. Celle-ci veut l’expansion de tout l’homme, physique, passionnel, mental, en vue de la joie, principe et fin de ses destinées.

Moinet un peu de temps toussait derrière sa main.

– Il ne faut pas que les âmes voient trop clair, dit-il enfin. Il y a une moyenne de clarté et d’intelligence qui convient à la majorité des hommes et assure, je dis, assure l’équilibre social.

Moinet déploya une férocité eucharistique pour le mettre dans son tort et lui ouvrir les voies de l’amendement. Un feu de fièvre, d’orgueil et de foi tremblait à ses pommettes, sous le clignement humble des paupières. Mais quelquefois il les relevait rapidement ; leur éclat fixe une seconde brûlait derrière les verres, et secrètement, d’une duplicité sournoise et cruelle, il jouissait de le voir lui-même se livrer.

Un air de confiance à la fin mollit leur état d’esprit. Ils se parlèrent comme des hommes, qui, avec des âmes différentes, ne sont pas éloignés de se comprendre. Wildman espéra s’être justifié ; il entrevit le triomphe de l’Idée. Moinet, de son côté, savoura son adresse, ses ruses, rapporta à Dieu le succès final de ses entreprises. La nervosité de ses gestes avait redoublé et démentait l’égalité de son sourire. Ses mains multipliaient l’activité d’une araignée au centre de sa toile. Çà et là, avec son étonnante précision de mémoire, il dictait au greffier. Ils arrivèrent ainsi à la fin de l’interrogatoire. L’homme à l’œil de lézard ensuite ânonna la lecture du plumitif. La nuit tombait quand il eut fini. Wildman, à présent, était presque détaché de la grande lutte. Il écouta distraitement, déclara l’écriture véridique et sincère, signa. Les roses reparurent aux tempes de Moinet quand il regarda courir sa main sur le papier.

Un silence lourd du poids d’une destinée s’abattit, l’arrêt dans la durée après les choses accomplies. Et tous deux un instant étaient l’un devant l’autre, séparés par la table, debout et se regardant. Un élan humain emporta l’écrivain, la secousse fraternelle après un assaut courtois. Sans réfléchir, il avança la main par-dessus le pupitre. L’œil de Moinet glissa ; son visage était monotone, dénué d’expression. Il sembla ignorer la main qui se tendait. Wildman vit qu’il n’avait pas cessé d’être le prévenu. Il retira sa main : un monde les sépara ; ils furent de nouveau des humanités aux antipodes. Très haut, le juge domina, morne, glacé, comme le code même. Et Moinet sèchement disait :

– Bien… bien… c’est entendu. Vous pouvez vous retirer.

Il se vit brutalement congédié.

Dehors seulement, Wildman perçut la délivrance, s’éprouva rendu à la vie. Hoorn lui avait fait promettre de passer chez lui un dernier soir : il avait accepté de ne repartir que le lendemain matin. Ils soupèrent : la marée fit le fonds du repas ; un vin blond arrosa des soles grasses, charnues, un turbot et le homard. Wildman, homme du Nord, aimait le poisson ; la pièce basse, intime, aux parois et au plafond de sapin, donnait l’illusion de la mer. Hoorn l’avait conçue d’après le plan d’un rouf de yacht : les deux fenêtres, cerclées de cuivre et rondes, simulaient les hublots. Ils semblèrent, par une nuit égale, sous la lampe à chaînettes, mollement fendre les eaux. La mer fut l’horizon du songe, de la vie : les peaux nacrées du garçon et des deux fillettes, la mousse d’argent de leurs chevelures, leurs yeux d’aigues-marines semblèrent sortis de ses écumes.

Hoorn, d’un geste large, évoqua le passé, augura l’avenir. La houle qui venait jusqu’à Portmonde et pendant des siècles s’était retirée, bientôt gronderait sous les portes de fer des écluses. On allait voir revenir, dansant sur les vagues, avec leurs proues d’or où caracolent des sirènes nues, les caravelles du monde. Alors la Flandre redeviendrait la grande mamelle grasse et nourricière, tétée par les Amériques. Toute la vie, du flot d’un océan, rebondirait entre les quais de ses ports.

Wildman frissonnait, comme si déjà battait en lui le cœur régénéré de la grande cité marine. Les races, les eaux, les ciels coururent, orageux, héroïques, enflés du vent des pavillons.

– Oui, dit-il comme en songe, Venise, Damme, Anvers fondus et ressuscités… Les galions ramenant la fortune des sombres et ardents aventuriers… Les hautes mâtures et les cheminées tourbillonnantes s’enchevêtrant aux pignons en cols de cygne et en proues de navire… Et les tours d’églises avec leurs cadrans de soleil comme des lanternes de phares haut sur l’horizon… Qui donc a dit que Portmonde était morte ?

 

Les ombres encore une fois furent refoulées. Il oublia les spectres rôdeurs, la dalle horrible où avait saigné un bétail humain. D’une vision passionnée, il vécut devant lui les âges, dans la force et la joie. Un silence prolongeait les âmes ; la chambre aux parois de bois sembla, elle aussi, voguer vers les eldorados. Et puis tout à coup Wildman sentait s’appuyer à la sienne la chaleur d’une main amie.

– Maître, maître, disait Hoorn, que c’est beau à vous, qu’ils ont outragé, d’exprimer en une telle parole la foi de tous ceux qui se tournent ici vers la vie !

Wildman dit simplement :

– Cela déjà est loin… Je leur pardonne.

– Mais eux jamais ne vous pardonneront d’être la force, la beauté et la lumière ; car ils vont avec la mort comme le corbeau avec la charrue. Ils sont les vampires qui voudraient sucer les derniers sangs de la race. De leurs mains mortes ils tirent aux quatre coins de la ville le suaire sous lequel la vie s’est remise à tressaillir. Ils écartèleraient, s’ils pouvaient, l’âme de Portmonde.

– On ne tue pas la pensée. On n’a jamais raison de la vie, fit Wildman.

Le vin, les alcools, les cigares leur versaient une excitation légère. Ils désirèrent goûter la nuit fraîche de la ville. Le silence, le rêve, le passé les enveloppèrent. Des canaux, sous l’argent des saules, se gonflaient de nymphéas.

– N’est-ce pas le symbole de la vie, dit Wildman, cette longue tige dardée de la nuit bourbeuse et épanouissant ses calices par-dessus la mort des eaux ? Hoorn ! Hoorn ! ah ! je le sens comme vous, la mort n’est ici qu’une apparence. Portmonde vit ! Son silence palpite, lourd de germes et de printemps ! Un vent souffle sur ses cendres. Bientôt une âme sortira de ses vieilles pierres ! Jouissons, en attendant, d’être les derniers à savourer la mélancolie délicieuse de la minute où elle n’est presque déjà plus, où elle va être !

L’avocat regarda profondément la nuit, puis de la main il traça une courbe dans l’espace.

– Ici la solitude, le sommeil des eaux mortes où agonisent les reflets d’une ancienne ville… Là-bas, le grondement des machines, la cité neuve qui s’édifie, les entrepôts, les ponts, les sas, la tranchée énorme par laquelle viendra la mer !

Comme de nouveau ils se taisaient, ils entendirent des voix lentes, lointaines, glisser sur l’eau. Hoorn l’entraîna : ils arrivèrent devant un haut édifice aux vitres éclairées et que bordait le canal. Des pilastres de pourpre et d’or plongeaient au fond de la nappe moirée, vacillaient aux reflets brisés des lampes comme un palais renversé. Les accords traînèrent solennels, liturgiques, la voix légère des femmes, la basse profonde des hommes, alternées ou fondues, prolongées comme l’orgue et le plain-chant. Une hymne plana, un choral religieux, mystique et doux. Ils saisirent des paroles : elles se rapportaient à la vie.

« Portmonde, fleur des âges, tu dormais, tu n’étais pas morte.

« Voici que, par le chemin des eaux, ta force va revenir.

« Portmonde, reine et sainte, ville des âmes, cité des hommes libres et forts,

« Debout sur tes tours, toujours plus haut, jusqu’où s’aperçoit

« Toute la circonférence de la mer, vois-la, par bonds énormes,

« Comme une multitude d’étalons lâchés, du fond des golfes accourir.

« Dans les écumes vertes roulent les flottes du monde.

« Comme des îles d’or et d’ébène, elles fendent les aurores, en route vers ton port.

« Allume tes phares ; dans le rire des carillons fais chanter

« L’âme sacrée des ancêtres. Par les portes de fer de tes écluses,

« Avec un fracas de vent et de voiles, jusqu’au cœur de ta vie,

« Toute la mer est entrée. Gloire à toi,

« Gloire à toi, Portmonde, fille aînée des Flandres ! »

Le chant sembla monter des âges, des entrailles vives du sol. Avec ses larges ondes humaines, il fut lui-même le balancement d’une mer gonflée de voiles et de vent. Wildman et Hoorn le sentirent couler du flot d’une éternité sous des ponts élargis à la mesure des transatlantiques. La vie, à travers ses molles, lentes et onduleuses cadences, était belle, ardente, rythmique comme les Pâques d’un peuple. L’héroïque vision les reprit, la Flandre redevenue la grande mamelle grasse et nourricière, les hautes mâtures pareilles aux cordes d’une lyre gigantesque où chantait la joie de Portmonde, un grand port tonnant comme une des enclumes du monde.

Et, comme soudain, de toutes ses cloches, le carillon là-haut sonnait, clair, aérien, enflé d’un vent de voiles et d’appareillage, il sembla que la tour chantait l’hosanna, les enveloppait de vols d’âmes, d’eaux grondantes et de clameurs. Leurs poitrines levèrent, des larmes roulaient dans leurs yeux.

– Épiphanie ! Épiphanie ! murmura Wildman.

Et tous deux ensuite un peu de temps demeuraient là, s’étreignant les mains dans le silence retombé de la ville.