Le poêle de faïence blanche ronflait sous le plafond bas, dans le petit sous-sol où entre eux, l’hiver, ils prenaient leurs repas. Un jour mou, tamisé par la danse des flocons, glissait à travers le tulle des vitrages et assourdissait les bouquets fleuris du chemin de table. Ils étaient là au chaud de la houille, séparés de la cuisine par une porte vitrée, tendue de cretonne claire. Un air de logis hollandais s’animait aux surfaces lisses et brillantes des carreaux de Delft bleu tendre qui, avec des moulins, des ponts et des scènes de patinage, à mi-hauteur, recouvraient les murs. Le bahut aux vaisselles dans l’angle reluisait, ciré d’un vernis de vieux tableau. Bethannie aimait les cuivres : toute une famille de cafetières, de grands et petits pots à lait entouraient le samovar rose sur l’étagère. La pièce, avec ses gros paillassons torsés, ses chaises à fond de feurre, son cadran d’horloge à rais de soleil dans sa gaine brune, était tiède, intime, familiale. Wildman, après le travail, y goûtait des aises de repos et de sieste.
Il poussa la porte, vit sa femme assise à la table, son fils près d’elle. Tous deux immobiles, la main sur la nappe, attendaient.
– Je vous demande pardon, dit-elle, je ne vous aurais pas envoyé l’enfant si j’avais su que vous aviez du monde.
Il prit sa place habituelle, le dos au feu, passa sa serviette dans le col de son veston.
– C’était Robartz, le journaliste, dit-il négligemment.
La cuisine s’entr’ouvrit. Dans une chaleur de fourneaux, un plat aux mains, passait Rita, la servante, une belle fille des Flandres, les bras nus, d’une vie active et silencieuse. Il y avait cinq ans qu’elle les servait. Wildman comme une image peinte savourait sa chair saine et rouge.
Un haricot de mouton roux fuma sur la table. C’était toujours Wildman qui, bourgeoisement, en chef de ménage, servait. Il plongea la cuiller, emplit à demi une assiette qu’il passa à Bethannie. La vapeur blonde spiralait jusqu’à la lampe en cuivre fixée par des chaînettes au plafond. À travers le floconnement, il sentit qu’elle appuyait sur lui son regard. Elle attendit que Rita fût rentrée dans sa cuisine et puis elle disait :
– Qu’est-ce qu’il venait faire, Robartz ?
Il se défia, déterminé à lui cacher le véritable motif de la visite du reporter.
– Oh ! rien, dit-il en choisissant un morceau sans graisse pour l’estomac débile de Jorg.
Bethannie piqua une bouchée, et, la voix légèrement frémissante, elle insistait :
– Vous n’auriez pas dit cette chose à l’enfant s’il n’y avait pas eu un motif.
Comme il ne répondait pas tout de suite, sa bouche mince se plissa, ironique et méprisante.
– Robartz sans doute est venu vous demander un article pour un de ces mauvais journaux comme il n’en vient que trop dans cette maison ?
Alors il disait doucement, courbé sur son assiette, mangeant à grands coups de fourchette, selon son habitude :
– Tu sais bien, femme, que je n’écris pas d’articles.
Il évitait de la regarder. Après tout, pensait-il, Robartz a peut-être exagéré. Il sera toujours temps d’avertir Bethannie quand la nouvelle sera confirmée.
Elle lui vit au front un pli lourd, dans le nuage chaud du haricot.
– Mon Dieu, fit-elle en riant et se reprenant à le tutoyer, ce que je t’en dis, c’est pour ton bien. Il ne faut pas qu’un homme comme toi se risque à des rapports trop suivis avec le monde taré des journaux.
Il secoua la tête.
– C’est avec les journaux que l’on remue aujourd’hui les couches profondes de la société. Un journaliste, tout comme l’écrivain de livres, est un semeur.
– Oui, oui, je sais, mais tous ensemble vous semez plus d’ivraie que de bon grain.
Il ne sut si elle plaisantait ou si elle parlait sérieusement. Même plus jeune, dans l’abandon de leur vie d’amour, elle l’avait toujours dérouté par une nuance de dédoublement où elle se gardait secrète.
Il s’éprouva diminué pour avoir manqué de franchise. Une animosité vague le travailla, un ferment de rancune contre la sottise du monde et sa propre lâcheté. Lui-même n’était plus qu’un dieu déchu, parmi la débâcle pitoyable des dieux d’Épiphanie. Il se vit à la merci de l’événement, dans l’aventure du reflux.
Sa maussaderie s’étendit, retomba dans le vide ; et il ne parlait pas, il n’éprouvait le besoin de rien dire. Devant lui, Bethannie, en pinçant les lèvres, l’observait. Elle n’avait jamais été belle, le nez mince et long, la bouche grande, d’une ardeur sèche de brune. Ses narines palpitantes et nerveuses exprimaient la violence et la sensualité. Ses yeux brûlaient d’or et de fièvre, différents d’expression, asymétriques, l’un presque fixe, d’éclat minéral, l’autre moite, plus pâle et enveloppant.
Un être lascif, un joli instrument de plaisir, au temps nuptial, avait tressailli dans ce corps souple, chauffé de sang et de bile. Leurs noces avaient été ardentes, candides, joyeuses, dans le vieux jardin aux ombres profondes comme un bois mythologique. Wildman, de tout son cœur sauvage, l’avait aimée comme la sœur des faunes humaines qui passaient dans ses livres. Il avait eu près d’elle l’illusion d’une jeunesse éternisée dans une beauté de vie un peu primitive.
Et puis le désir passionné de l’enfant petit à petit aigrissait cette sève qui n’avait pu être maternelle. Quand enfin, au bout de six années d’attente, ils avaient eu leur petit Jorg, la nature, trop longtemps inexaucée, l’avait changée. Elle fut fuyante, dissimulée, d’une volonté sournoise qui patiemment râpait la sienne. Elle était tombée à une dévotion étroite. Elle n’eut plus que la passivité charnelle, dans la mort de sa grâce aduste et mousseuse. Il vint un moment où avec effroi il s’aperçut qu’elle lui disputait la tendresse de l’enfant. Il dut lutter, redouta de la sentir la plus forte dans sa passion jalouse. Et, au rebours de sa nature, elle ne cessait de se montrer soumise, d’une froideur jouée et correcte.
Une gêne, l’ennui des situations fausses pesa sur la fin du déjeuner. Il se vit déjoué dans sa petite comédie de dissimulation. D’énervement il renversa la carafe.
– Voyons, ce n’est pas une raison s’il t’arrive quelque contrariété, fit-elle sévèrement.
L’enfant, entre eux, pâle, sans une parole les regardait. Sa croissance, sevrée de jeux et de grand air, languissait. C’était une de leurs querelles : il eût voulu l’élever virilement, dans une poussée franche de nature. Son rêve eût été de se réaliser en lui, d’en faire un homme libre et fort, dans la beauté unie du sang et de l’intelligence. Elle, au contraire, d’une maternité farouche, le couvait dans sa chaleur sèche de vie, comme une fille. Elle l’avait mis à l’école chez les prêtres, confiante seulement dans une discipline strictement religieuse. Il récitait des pages entières du catéchisme, les lèvres blanches, d’un souffle de voix léger. Sitôt qu’il essayait de courir, il tombait, les jarrets fauchés, et il était trop joli, d’une délicatesse frileuse, avec des yeux malades de vieil homme.
Bethannie, depuis quelque temps surtout, réprouvait avec violence les idées de Wildman, les jugeant hérétiques et damnables. Elle avait pris en horreur ses livres. Elle n’admettait pas qu’il en parlât devant Jorg.
Deux fois le mois, des amis arrivaient dîner : c’était une tradition de compagnonnage batailleur et cordial. On était une dizaine, poètes, peintres, démocrates, à remuer des idées. Le vieil et doux Raban, le terrible polémiste, avec ses regards mouillés d’enfant, parlait d’envoyer tous les conservateurs à la guillotine. Le peintre idéaliste Efferts, diffus, congestionné de théories, la barbe et les yeux d’un apôtre, promulguait un art austère, liturgique, solennel. Le poète Ardens, effréné, candide, exprimait son rêve d’aller finir sa vie dans une savane, avec un rifle et un cheval rouge. Mirmon, le socialiste, les étonnait par son âme coupante et glacée. L’agape était abondante avec simplicité, d’une gaîté flamande qui parfois sonnait comme une kermesse d’esprits. Bethannie, ces jours-là, se renfermait avec Jorg dans sa chambre. Mais d’en bas le bruit quelquefois montait jusqu’à eux. Elle prit le parti de l’emmener ; ils eurent, chez des amis qu’elle ne nommait pas, un refuge. Wildman, dans sa bonté d’homme faible, aimant la paix et le silence autour de son travail, souffrait, pardonnait. « Il me suffira de vouloir quand le moment sera venu, » pensait-il.
Rita alluma le réchaud, mit sur la table la petite bouilloire et la théière. Wildman généralement prenait deux petites tasses de thé abondamment sucrées. Un silence lourd pesait dans l’air chaud. Au dehors la neige ouatait les bruits, les voix semblaient monter du fond d’un puits. Il pensa à Robartz, tout repassa. Une sensation étrange, dans la maison morte, soudain le recroquevilla. C’était, à une grande profondeur en lui, vaguement comme le mal d’une souillure sur sa vie. Il était pauvre et nu dans une misère de délaissement, sous l’injurieux stigmate qui ne s’en allait plus. La petite pièce aux joyeuses plaques de Delft et aux cuivres clairs, les visages autour de la table familiale se reculèrent, il fut enveloppé d’ombre.
Sur un signe de la mère l’enfant ensuite se levait, avançait son front. Et à la tiédeur de cette petite chair pâle près de la sienne, il tressaillait.
– Qu’y a-t-il ? Où vas-tu ?
– Mais à l’école, je suppose. C’est l’heure. Qu’y a-t-il là de si extraordinaire ? fit Bethannie.
– Ah ! oui, l’école, c’est vrai.
Il eut soudain besoin de chaleur et de vie après le froid de l’abandon et la solitude. Son cœur dégela, il baisa longuement son fils. Et, en souriant, les yeux humides, humblement il demandait à sa femme :
– Je t’en prie, laisse-le-moi cette après-midi ; la maison est si vide quand il n’est plus là. Dis, mon chéri, nous irions jouer ensemble au jardin, nous ferions un bel homme de neige !
À l’évocation de la statue de neige, l’œil de l’enfant une seconde vivait.
– Oh ! oui ! l’homme blanc !
– Tu l’entends, Annie ! disait Wildman avec une voix de prière. Je t’assure, cela me fera du bien. Il y a des moments dans la vie…
Il abdiqua la force mâle. La femme souverainement régna par-dessus la passion souffrante du père, la petite âme comprimée de l’enfant.
– C’est tout à fait déraisonnable, dit-elle, il ne faut jamais mettre un enfant entre un caprice et le devoir.
Encore une fois il fléchit, hocha mollement la tête. Il n’était plus le même homme qui, devant sa table de travail, osait être un humain libre. La bonne maintenant passait à Jorg son manteau et ses mitaines.
– Écoute, femme, dit-il. Accorde-moi au moins que j’aille le prendre moi-même après la classe. Rita lui mettra ses petites bottes fourrées. Je le mènerai jouer dans la neige au bois.
– Si tu le veux ainsi, répondit-elle d’un air de soumission, je ne puis te le refuser. Rita, faites comme son père le demande : mettez-lui ses petites bottes.
Wildman était heureux.
– Tout à l’heure tu me trouveras à la porte ; je mettrai de gros gants pour faire des boules…
Les petits talons remontèrent l’escalier, la porte de la rue battit.
– C’est que, vois-tu, Bethannie…
Un besoin d’expansion le gagnait. Il fut sur le point de lui révéler le motif de la visite de Robartz comme une chose plaisante et qui ne le touchait pas. Mais le tabac avait mal pris dans sa pipe : il fit craquer une allumette, tira de grosses bouffées. La bonne sensation passa.
La chute muette, continue des flocons sembla bloquer la maison très loin des autres, dans un désert de plumes. Le silence intérieur bourdonnait comme un grand coquillage. Bethannie sentit se gonfler sa force. Elle fit le tour de la table, vint lentement à lui, avec son œil fixe et brûlant, la fissure mince de sa grande bouche sensuelle.
– Si tu as quelque chose à me dire, fit-elle, pourquoi me le cacher ? Je le saurai tout de même.
Wildman à présent riait dans sa barbe couleur bière de mars.
– Voilà, dit-il, il se prépare une grosse affaire, oui, une affaire qui pourrait bien faire monter mes tirages : on m’a demandé le secret.
Tous deux s’aperçurent hostiles et clandestins, dans leur mutuelle duplicité. Wildman eut hâte de se retrouver dans sa vie d’idées, près de ses oiseaux. Il grimpa l’escalier, vit ses papiers épars sur sa table, fut remué d’une grosse peine :
– Tout de même, murmura-t-il, ce serait affreux !