XII

 

Le petit juge disait :

– Vous vous prétendez un moraliste et vous apportez une morale nouvelle. Celle du Christ, des apôtres, des grands sages, des simples hommes pieux, ne vous suffisait donc pas ? La vôtre, hem ! hem ! nie la chasteté, la continence, la discipline de soi-même et tout ce que les chrétiens ont accoutumé d’appeler la vertu. En revanche, je dis en revanche, elle exalte la chair, les instincts physiques, l’amour sexuel. Cela ne vous paraît-il pas dangereux quand, comme c’est le cas pour votre livre, il s’y mêle une façon… façon d’enseignement et de prosélytisme ?

C’était l’après-midi du second jour, avec le même soleil clair dans les stores, au fond des silences humides du préau. Moinet toujours évitait de le regarder, correct, dissimulé, anguleux, avec sa petite toux contre la main et son geste mécanique qui hachait du papier.

Il aimait déconcerter son adversaire par des questions brusques, ou tâchait de l’induire en contradiction avec lui-même. L’attaque était prompte, coulée en douceur, d’autant plus imprévue que généralement elle suivait des détentes sournoises. Ce petit homme médiocre étalait alors toute l’adresse d’un vrai juge d’instruction. Son regard très vite remontait, se collait comme une ventouse. Mais, presque aussitôt après, l’œil glissait, se brouillait, le petit éclair des verres seul miroitait par delà les pommettes roses. Moinet une seconde à sa mesure connaissait la joie des hauts tacticiens. Sa vanité était basse, ardente, secrète ; elle se renfonçait sous un air obséquieux et poli. Il eût joui de la déroute de l’écrivain comme d’un plaisir d’amour. Et sans doute, dans un scrupule de conscience, il l’eût rapportée à Dieu.

Wildman manqua de prudence. Il parla en homme libre de la chair et de l’amour. Il exalta le sage, sublime et immortel instinct : tout le mal du siècle, les mœurs hypocrites et dissolues, l’avilissement du sentiment de l’amour provenaient d’une éducation où les notions de la vie physique sont méconnues, où une fausse moralité, basée sur un sens erroné de la décence et le mépris du corps humain, rend la secrète licence désirable.

Moinet, sans lever les yeux, les mains jointes par-dessus le livre, attendit qu’il eût fini de parler ; et puis, toussant derrière ses doigts, doucereusement il disait :

– Il faudra donc conclure que, par exemple, l’amour de soi, les pratiques solitaires, hem ! hem ! enfin ce qui touche à l’instinct animal est autorisé par… par l’éducation que vous préconisez et la morale que vous voudriez voir s’établir ?

Son regard pointa, satisfait ; ses oreilles avaient rougi, et il lui souriait avec bienveillance comme pour l’encourager à l’aveu.

– Mais je ne dis pas un mot de cela, s’écria Wildman avec une indignation sincère. Je constate simplement que le jeune homme devrait être initié religieusement à la beauté de son corps.

– Bien, bien, c’est entendu, disait Moinet. C’est du moins là votre explication. Cela me permet, hon ! hon ! de vous faire remarquer que presque toujours vos phrases ont un double sens.

Et il détachait un alinéa qui, isolé, perdant sa valeur de juxtaposition, sembla obscène.

– Ah ! je connais le procédé et je proteste ! s’écria Wildman. Mais, à ce compte, il suffirait d’isoler le sexe divin de la Vénus, ou de mutiler tel corps nu de Michel-Ange pour les déclarer passibles de la Cour d’assises.

Il eut la face furieuse de l’honnête homme devant un sacrilège. Et tout à coup sa voix montait encore :

– Ah ! monsieur, prenez garde à la déformation professionnelle. C’est elle qui dénature aux yeux du juge les plus pures évidences et lui fait renifler comme un fumet de péché les manifestations les plus sacrées de la vie.

Moinet toussa, se mit à rire sans bruit.

– Oh ! allez, allez ! C’est un cliché, nous y sommes habitués. Cependant nierez-vous que tels passages de votre livre ne soient de nature à laisser croire que cette déformation… je dis déformation professionnelle, existe aussi chez les écrivains ?

Il modifia sa tactique, sembla triompher en sériant à présent des passages. C’étaient des hymnes ingénus et violents à la vie, la louange tendre, emportée des mouvements profonds de l’être. De jeunes amants apprenaient à se connaître dans la nature. Un univers chargeait leurs âmes, gonflées de beauté, de secret et d’innocence. Leurs corps étaient des lianes de baisers dont ils demeuraient éperdus, des grappes de fruits qui comblaient leurs soifs. Wildman disait la naïve humanité des origines et le recommencement en chaque créature du délicieux animal primordial et éternel, ivre de substance, d’hymen et de tout l’inconnu des mondes.

De nouveau la lutte les anima, l’âme subtile des dialectiques. Wildman avec chaleur reprit sa théorie de l’instinct, argumenta sur la sensualité, la dénonça comme la complémentaire de l’homme intégral. Moinet l’écoutait, attentif, d’une curiosité friande et passionnée. Ses yeux clignotaient, fiévreux et bas. Les petites roses brûlaient ses pommettes : visiblement, de toutes ses fibres il s’intéressait à ces révélations de la vie que sa conscience réprouvait. Parfois il les stimulait d’un mouvement léger de la tête. Sa bienveillance était fraîche, cauteleuse, souriante. Il s’aperçut que la voix de Wildman se voilait ; il sonna pour faire monter un verre d’eau.

Wildman se méprit à ces signes, il crut l’avoir éclairé. Sa foi en soi-même, son orgueil soudain culminèrent. Mais, sitôt qu’il eut cessé de parler, Moinet se tourna vers le greffier.

– Nous acterons cela, fit-il en toussant derrière sa main. Et il se mettait à dicter, résumant avec une mémoire précise, sans passion.

Sept heures encore une fois tombèrent. Moinet replia le livre, frappa un coup léger sur la couverture.

– Eh bien, à demain ! J’espère que nous pourrons en finir.

Son activité, ses nerfs étaient vifs, légers, sans défaillance. D’un salut cordial il congédia Wildman. Celui-ci, au contraire, après ces quatre heures lourdes de débats, se sentait le crâne déprimé, martelé comme par des pilons.

Dehors, la solitude pesa ; il souffrit d’humanité, de fraternité trahies, aux limites glacées d’un désert. Pour avoir été en ses cordiales paraboles, en ses naïves, rudes et simples idylles, un annonciateur, il était traqué comme un attiseur de torches pourpres. Épiphanie ! Épiphanie ! criait, par mille voix claires, son œuvre. Mais eux, les soutiens de la société, les sacerdotes porteurs de reliques et de bannières, n’avaient pas voulu voir l’Étoile.

Cependant il n’aurait eu que quelques pas à faire : la maison fraternelle, le cœur courageux de son disciple se seraient ouverts. D’un pénible effort il voulut être seul une dernière fois, âprement seul, dans sa conscience et son orgueil. L’homme de Judée, lui aussi, toute une nuit, loin des apôtres, avait regardé son âme face à face dans les ténèbres du jardin des Oliviers.

Il erra, concentré dans sa foi, comme un saint. Comme il passait devant le palais, il aperçut le concierge qui, en fumant sa pipe, promenait sa chienne sur la place. L’homme l’aborda familier, bienveillant, lui dit :

– Il vient d’allumer sa lampe. Il m’a dit qu’il en aurait bien cette fois jusqu’à passé minuit.

Wildman, le voyant rire, riait aussi, comme si tous deux s’entendaient pour ridiculiser cette manie du juge.