Des jours s’écoulèrent. Il se contraignit à écrire, péniblement aligna quelques feuillets qu’ensuite il déchira. Un vent funeste saccageait sa vie, l’âme haineuse de Bethannie, le détachement filial, l’hostilité tenace, sournoise du petit juge. Il eut besoin d’amitié et passa une après-midi dans l’atelier d’Efferts. Si celui-ci avait fait une allusion aux poursuites, il se fût soulagé le cœur. Mais le peintre, farouchement, en lui montrant ses peintures, s’obstina dans ses théories nébuleuses. Le froid des solitudes, près de ces ardeurs glacées, le gagna ; il se vit abandonné de l’ami fraternel, lui-même s’abandonna.
En rentrant il trouvait un mot de Robartz. « Bravo, maître ! Nous l’emportons ! Ils n’osent plus reculer ; Moinet enfin saute le pas. On vous devait bien cela, après l’injure inqualifiable de vous avoir soupçonné. Vous allez donc pouvoir leur rejeter à la face la boue dont on avait espéré vous couvrir ! »
– L’imbécile ! s’écria Wildman. Et le pire, c’est qu’à travers ses grands mots, il paraît sincère !
Il lut les découpures que lui envoyait son agence. Les journaux se montraient durs pour le parquet. Son cas cessa de l’intéresser, la beauté de la cause, la lutte pour l’idée. Il n’eut plus que des sensations lourdes, passives. Il ne pouvait se détacher de la pensée de Moinet. C’était comme une autre vie qui maintenant se parallélisait à la sienne. Cette obscure et muette figure de juge tout à coup sortait de l’ombre. Il s’inquiéta de lui attribuer une physionomie. Il eût voulu savoir comment il marchait. Il l’aperçut selon les heures trivial, puéril, terrible, d’une laideur glabre et caricaturale. Et le petit homme ne s’en allait plus, prenait possession, circulait dans la mort de sa pensée.
Il ne lui resta plus que trois jours.
Il prit brusquement un parti. Il écrivit au juge qu’il était souffrant et réclama un délai. Mais, en se relisant, il trouva qu’il avait manqué de dignité. Il déchira la lettre, en écrivit une autre, brève, résolue, où, cette fois, il se déclarait retenu par son travail. Il fixait lui-même une date au bout de la quinzaine. Il eut l’air de traiter de puissance à puissance.
La lettre partie, il regretta de l’avoir écrite. C’était encore là reconnaître le pouvoir du juge. Son orgueil d’homme libre se cabra : il eut l’horreur de l’arbitraire, soupçonna chez Moinet une rancune personnelle. Est-ce qu’un Wildman pouvait accepter d’être à la merci d’un robin ? D’un élan, il courut aux résolutions extrêmes. Il n’irait pas, il partirait plutôt, gagnerait un pays lointain. On verrait bien qu’il se mettait au-dessus des commandements d’un parquet.
À la réflexion, cela lui parut friser la peur, la défaite et l’évasion. La race, le sang des vieux hommes de Flandre aussitôt gronda. Il songea : l’acte héroïque eût été la résistance et l’attente sur place. Oui, ne céder qu’à la force, être entraîné les menottes aux mains comme un réfractaire. Il se complut un instant dans cette parade théâtrale. Il fut dans le rêve, séjourna dans l’outrance, aux prises avec une justice féroce. Tout l’appareil des lois se mouvait ; il était traqué comme un meurtrier dans son maquis. Et puis la pensée de Bethannie, de son fils remonta. Ses fureurs soudain fléchirent.
Il rentra dans la vérité : il accepta résolument son rôle d’inculpé. Il se rendrait chez le juge pour se défendre, pour le mettre en garde contre ses propres faiblesses. Le poète se ferait lui-même l’exégète de son œuvre et de la substance d’éternité qui l’instituait morale et rituelle. Les meilleures âmes sont inclairvoyantes et paresseuses : la misère des partis pris les entraîne comme un poids mort. Il illuminerait ce Moinet de sa foi et de sa sincérité. Et si celui-ci se refusait à ouvrir les yeux, qu’avait-il à redouter, lui, le maître Wildman ? Un honnête artiste met ses recours dans l’intégrité de sa pensée.
La bonne résolution l’exalta : il renia ses intimes défaillances, les fausses attitudes, l’orgueil funeste. Il voulut faire son examen de conscience.
D’une ellipse brève, sa vie courut. Il se revit à l’âge des belles témérités, encore méconnu, mais déjà enivré de passion, de force et d’héroïsme, mouvant en son livre de début de puissants blocs charnels en qui circulait la sève des champs et des forêts. Ah ! ces rustres sanguins et râblés, ces belles brutes de la lignée des modèles de Jordaens et de Rubens, comme il les campait dans leur sauvagerie de créatures encore élémentaires, violentant les filles de la même ardeur farouche dont ils fendaient avec le soc les entrailles de la terre ! Parmi les ribotes et les tueries, au son des cloches et des violons, de village en village bramait leur rut de bête humaine. Une fermentation montait des terreaux bouillants, des fumiers gras, de l’animalité éparse, et se continuait à travers leur ivresse panique.
Pour la première fois, un écrivain ramenait à l’unité de l’énorme vie organique la créature et la portion d’univers qu’elle occupait. La glèbe sembla avoir pris corps dans les membres noueux d’une humanité taillée au cœur des chênes et arrosée des efflux verts qui gonflaient les essences. Ensemble la terre, les faunes et le rural vivaient le drame éternisé de la genèse.
Le livre avait fait, sur les cerveaux anémiques, débilités par la vie machinale et factice, l’effet d’une loque rouge agitée devant les dindons d’une basse-cour. D’aigres polémiques, au nom de la décence, essayèrent d’enrayer cette clameur puissante de vie, ce retour à la sincérité de la nature. Et non seulement on blâmait le sujet dans le tour forcené de l’observation, mais jusque dans la couleur émaillée et sensuelle du style, la sonore et turbulente polyphonie des vocables comme le fracas d’une kermesse.
Wildman, ainsi, dès les commencements, avait connu la bataille. Il avait vingt-cinq ans, il vivait à la lisière d’un taillis ; il manifestait une dilection pour les pâtres, les bûcherons, les ouvriers des fermes, les sentant plus près de la nature. Il participait aux frairies, goûtait les ruses des margoulins affriolant la pratique et, la nuit, suivait sous bois un braconnier dont il avait capté la confiance. Cette vie sauvage fortifia son indépendance native et l’inclina à délaisser la conformité, dans une jouissance aiguë de se sentir solitaire et personnel.
Les livres se succédèrent, tragiques, véhéments, alternés de rires et de larmes rouges. L’amour, les rixes, la messe, les semailles déchaînaient ou mataient ces cœurs de pacants mystiques, simples, jaloux et furieux. Les arbres, les rivières, les buissons, les étables s’accordaient aux aubes claires, aux amers couchants, aux moûts de la sève selon le cours des saisons.
Wildman, à cette jeunesse de son œuvre, tout infusée de nature, écrite sous la nuée pluvieuse d’octobre ou les soleils roux de juin, sentit lui remonter la terre au cœur. « Ah ! oui, songea-t-il, c’était bien le cri d’un homme libre. J’écrivais comme on joue du couteau, comme on fait l’amour, comme on va à la sainte Table. Les limons chauds fermentaient âcrement autour de moi et en moi. Ma race grondait, l’âme humble, tendre, effrénée des paysans, mes ancêtres. C’est alors que j’étais vraiment l’Homme sauvage de mon nom ! »
Chaque livre le grandissait. L’ancien coureur des bois, le compagnon des braconniers et des bûcherons, à présent, d’un orgueil candide d’artiste demeuré enfant, savourait comme un fruit de vie sa jeune renommée. Quelquefois il allait vivre un peu de temps dans les villes, étourdi du bruit qui lui revenait d’avoir mué en voyelles et en consonnes des parcelles du grand organisme animal. Ces milieux fiévreux bientôt le laissaient désabusé, les fibres molles et détendues, comme en un exil. Ouvrier ponctuel, il aimait œuvrer et détestait la controverse, les parades verbales et les théories. Doucement la chanson du vent se remettait à lui siffler aux oreilles. Il ne pouvait résister plus longtemps à l’appel de la contrée natale. Le goût de la terre le ramenait avec une dévotion filiale vers la lande, les noires sapinières, les chaumières au toit de glui, perdues dans la solitude des labours. Son être aussitôt, tonifié de saturations cordiales, se ravigourait. Il revivait, aux racines mêmes de la vie, les odeurs, les sèves, le végétal géant, la petite herbe fleurie, le ciel sonore et frais. Comme par le passé, il emportait au matin ses feuillets et, assis à l’ombre d’une haie, dans le vrombissement des mouches, il écrivait un nouveau livre. Son œuvre ainsi s’allongeait, ingénue et héroïque, d’une sève rouge, à pleins bords.
Puis il se mariait ; sa vie, près des grâces amoureuses de la femme, se stabilisait égale, féconde, silencieuse. Ils vivaient tout un temps à la campagne. Un jardin touffu, la maison spacieuse et fraîche, aux fenêtres basses ouvrant sur la plaine verte, l’induisirent en des images graves et apaisées. Sa force se sensibilisa : il sembla vouloir éterniser son jeune amour dans l’évocation d’une humanité harmonieuse, elle-même éternisée au délice d’Éden. Tout soudain changea, le paysage, les êtres, les destinées. À l’animalité trouble, impulsive, tragique, passant des fumiers au pourrissoir, succédèrent des fictions poétisées d’irréel. Les sites s’illimitèrent, revêtirent les aspects d’un décor fabuleux, dans des contrées que ne visitait pas la douleur. De lumineuses créatures, soustraites aux contingences, dégagées de l’époque méticuleuse et triviale, y avaient un sens subtil de symbole, Wildman étonna son temps par une philosophie que ses livres antérieurs n’avaient pas fait prévoir. Il exaltait la joie, la pureté de l’instinct, la vie de nature dans des contes, que lui-même appelait des mythes. C’étaient comme des prophéties, des royaumes d’illusion et de bon secours proposés à la détresse des hommes, dans leur évolution lente vers un avenir délivré. Une âme bienveillante et extasiée y célébrait, dans des idylles et des pastorales, les mœurs simples des fils de la terre revenus à la vérité, à l’innocence, à la beauté de la vie fraternelle et réalisant ainsi les annonciations de l’âge d’or.
Jorg avait cinq ans quand Wildman termina son livre Terre libre qui marqua l’apogée de sa vie d’idée nouvelle. Il l’avait écrit en pensant à son enfant : l’œuvre se modela sur une conception d’humanité à laquelle il eût voulu conformer, dès l’âge adulte, cette jeune existence.
Terre libre se déroulait sur un mode de trilogie. Dieu, au matin du monde, créait la virginité et l’amour. Il appelait devant sa face le couple adamique et lui apprenait l’usage des sens, les sources infinies de bonheur cachées aux organes de la vie. Il disait :
– Votre nudité est divine comme toute chose dans la création, comme la source, les astres et les arbres. Elle est un symbole qui vous rappellera de n’avoir rien de caché l’un pour l’autre, car si une fois vous avez fui la lumière et recherché l’ombre, vous serez tombés dans le péché et l’innocence à jamais aura vécu. Que votre nudité, que j’ai faite pleine de grâce, soit pour chacun de vous le miroir clair où vous vous apercevrez l’un devant l’autre d’une âme candide et extasiée. Et je vous ai donné pour compagnons, dans ce jardin aux fruits suaves, le lion, l’agneau, l’écureuil, le roitelet et toutes les autres bêtes de la Création, afin qu’elles vous soient une leçon de tendresse et de bonne harmonie.
Ainsi parla le dieu primordial et éternel. Adam et Ève se regardaient charmés, avec leurs yeux d’étoiles ; et à présent ils n’ignoraient plus que la beauté de leur corps, avec ses papilles frémissantes dont chacune est déjà un minuscule organisme sensible et friand, leur avait été donnée pour leur plaisir. Le désir de leur chair venait au bout de leurs doigts, gonflait leur ventre comme une onde lourde. Cependant ils ne savaient comment s’y prendre pour se communiquer l’amour, car ils n’avaient point encore observé la leçon des bêtes de la création. Le rire de Dieu alors ébranla la voûte verte du verger, et toutes les constellations palpitaient dans sa barbe.
– Les plus humbles des petites bêtes sorties de mes mains tout de suite écoutent l’instinct divin, dit-il. Et ceux-ci sont encore à se demander par quel bout ils allumeront la chandelle.
Dieu donc commanda aux bêtes de leur montrer l’exemple et, en même temps, il leur soufflait à tous deux son haleine sur les prunelles. Un couple de colombes aussitôt d’un vol léger se posa et dit à l’homme :
– Prends-lui la bouche dans la tienne, comme nous faisons avec notre bec, et tu goûteras un délice ineffable.
Et Adam tendrement donna à Ève le premier baiser.
Un petit singe avec sa guenon ensuite dégringola de la cime d’un arbre et à son tour dit à Adam :
– Vois comme je prends dans mes mains les petites mamelles de celle-ci. Quand tu l’auras fait comme moi, tu sauras ce qu’il te reste à connaître.
C’était le temps où les animaux parlaient un langage que la créature comprenait. L’un après l’autre, ils quittaient les pelouses fleuries, les eaux murmurantes, les profonds taillis, et chacun à mesure les initiait, le lion doucement rugissant, le mouton au bêlement de petit enfant, le bel étalon lascif. Et puis le Père Éternel prenait un pépin et le mettait en terre, et aussitôt un arbre naissait et, à l’extrémité de ses branches, des pommes comme les petites mamelles d’Ève étaient rondes. Il dit :
– Voici. J’ai planté la vie. Comme j’ai fait pour la terre, l’homme fécondera le flanc de la femme. Et votre race sera pareille à ce pommier à travers les âges.
Alors Adam et Ève connurent pourquoi l’une après l’autre les bêtes étaient venues, et ils se tenaient étroitement embrassés. Le jour jusqu’à ce moment n’était pas né ; un crépuscule léger pâlissait seul les fluides espaces. Mais une clarté, une subtile rougeur monta de leur chair enfin nuptiale et se refléta à travers l’immensité des cieux. Et maintenant l’aurore naissait du frisson rose de leur vie.
Wildman, selon son franc caprice d’homme libre, ainsi avait transformé la version sacrée. Un dieu humain, centre de la vie et des éternités, promulguait le baiser, l’amour fécond, les races. Il traversait le Paradis terrestre comme un jardinier qui, ayant bêché les terreaux et semé la graine, préside aux fructifications. Un panthéisme ingénu ramenait toutes choses vivantes à une loi commune, assimilait les espèces et les essences, dans une conformité d’origines, d’attirances et de finalités. La vie s’engendrait d’une pensée d’amour, et à l’infini l’amour, le mystère double et un des sexes la propageait, universelle, coexistant à Dieu lui-même, et Dieu était l’éternelle substance. Un cœur de pomme ne diffère pas des entrailles de l’épouse, et le sang ramifié dans les fibres imite le cours des sèves sous l’écorce.
C’était l’ordre fondamental : toute la genèse s’accordait à ce plan immuable. Un flux prodigieux de vie sans trêve jaillissait, s’épandait à travers les divins pourpris. La création était fraîche, jeune, sensible. Et l’homme et la femme étaient blonds comme la chaleur du jour. Ils allaient, enlacés et nus, modelés de terre et de soleil, et l’arabesque de leurs corps résumait les aspects de l’univers. Dieu même leur avait donné pour nourriture les pêches d’or et le miel des abeilles, et ils buvaient le suc froid du houblon, car Wildman avait mis le paradis en Flandre. Un délice gourmand et tendre chargeait leur sève. Toutes les parcelles de leur substance se fondaient de volupté, dans la fête éternelle des lumières, des sucs et des formes. Ils connaissaient ainsi que, selon la volonté divine, leur corps et chacune des parties de leur corps leur avaient été donnés comme un rafraîchissement et une jouissance. C’était le cantique à la joie du monde, origine et fin des êtres. La Flandre sensuelle et grave, mystique et gourmande, eut là ses Védas chauds du limon natal. La somptueuse et tendre charnalité d’un Rubens, les blondes béatitudes des paradis de Breughel palpitèrent dans le mol et vital réalisme de la race.
Cependant la lignée sortie d’Adam à son tour proliférait et quittait le verger sacré. Dans le désert vierge du monde ils bâtissaient des villes, édifiaient des temples et inventaient la guerre. À flots épais, les marées humaines d’un pôle à l’autre roulèrent. Négateurs du plan divin, les hommes de plus en plus oubliaient la loi et s’écartaient des origines. Chaque peuple eut ses idoles, et toutes avaient leur culte. Le prêtre et le guerrier dominaient, vindicatifs, sanglants, plus hauts que tous les baals ensemble. Personne ne se rappelait plus la leçon qu’au matin des temps le dieu unique et primordial avait promulguée. D’homicides sorcelleries présidèrent aux communions de la créature avec le principe de la vie. Celle-ci fut tablée sur le mensonge, l’orgueil, les fureurs. Le simple amour, le délice de la chair doucement animale, les grâces de la sensualité firent place aux noires et savantes luxures. Et maintenant l’humanité demeurait déchirée pour avoir méconnu la tendre nature, l’instinct originel et la beauté ingénue. Le monde, en proie aux sycophantes, se tourmentait d’affreux schismes : des scolastiques barbares pervertissaient le sens éternel et sacré de l’être.
C’était la seconde partie du livre : elle correspondait aux destinées enchaînées ; elle était austère, tragique et dure : le rugissement des damnations la remplissait et elle aboutissait à la révolte, au blasphème des messes noires.
Une fresque de vie luxuriante achevait la trilogie. Elle se déroulait dans une île : elle suggérait le retour à la nature avec des formes belles et simples, avec des gestes qui tenaient du rite grave des liturgies et de l’ardeur enflammée des priapées. Dans un air de genèse fluide, baignait la volupté des amants. C’étaient des bouviers, des pâtres, des laboureurs ; mais divinisés, tournés à la mythologie des silènes et des nymphes. Le rire, la santé, la force faisaient les corps massifs et les sangs impétueux. La force, l’entrain des kermesses enflaient l’idylle. Une sorte de démence panique, candide, triviale, épique, outrait les assomptions de la sensualité.
Un jeune héros abordait dans l’île et elle s’appelait Terre libre. Il avait connu le tourment obscur de la chair à travers les défenses dont le décalogue, la famille et les barbacoles entourent l’ardente nubilité. Un jour, une créature astucieuse et violente l’avait initié aux rites pervers. Tout brûlant de sombre luxure, il était demeuré supplicié par le mauvais amour. L’excès même de sa déchéance l’avait ramené à la vérité. En fuyant la cause de son mal, il s’était fui lui-même. Et à présent, parmi les hommes simples, dans la méditation et le silence, il expiait les erreurs de sa vie. Il finissait par appeler à lui les humains qui comme lui avaient souffert, leur enseignait la libre, graduelle et intégrale connaissance des lois de la nature, le culte de l’héroïsme et de la pureté. Une église fraîche, délicieuse, belle comme la nature qui la sanctifiait s’opposa à l’autre, à l’église du dogme, des morales inhumaines, des barbares scolastiques. Des rites innocents et solennels célébraient l’amour fécond, le miracle permanent des forces-mères, l’éternité des espèces. D’ingénus et ardents néophytes, après les épreuves de l’aride virginité, aspiraient aux mûrs accomplissements. Ils savaient que leurs fibres sensuelles prolongeaient en eux le magnétisme du monde. Les gloires nuptiales leur étaient dévolues comme une fête, un devoir, un état d’humanité supérieur par lequel ils s’égalaient à la vie. La vie seule est divine, étant son principe et sa fin dans un mystère formidable et tendre. Et à la base de la vie, songe, prie, palpite, implore et gronde l’instinct sacré, mathématique et loi de l’univers. Seul l’être instinctif, fondamental, le tendre, sauvage, héroïque et subtil animal humain, sous les variations des âges, subsistait simple, homogène et édénique.
Wildman, à travers l’œuvre entier, dans la plénitude de sa cérébralité riche et mûre, s’était senti vivre un grand rêve d’humanité, le passé des races, le cri délivré de la vie future. Cependant d’obscurs robins s’avisaient de passer au philtre d’un texte du code le large flot substantiel de sa pensée. Il les vit décantant, avec une application méticuleuse de chimistes, les parcelles vitales pour en retenir les limons, comme si toute grande onde intellectuelle ne charriait pas, avec du ciel fluide, des îlots d’humus et de gravier. La matière animale et le magnétisme spirituel se transpénètrent dans l’être humain, et toute œuvre, en se transfigurant en ses parties hautes, garde la fatalité de ne pouvoir se détacher de la terre.
Comme les créateurs solitaires, le cerveau injecté de couleurs et d’images, Wildman écrivait dans une sorte de congestion de sa personnalité. Sa mentalité à mesure s’épanchait abondante, large, spontanée, comme des gouttes de substance. Une ivresse paroxyste était l’état naturel de son esprit au travail. Il avait l’ébriété de Noé dans sa vigne ; elle le mêlait à la terre, aux forces, au rut sacré des espèces, dans une communion où lui-même n’était plus qu’un atome inconscient emporté au tourbillon de la vie universelle.
La notion de la convenance, le scrupule médiocre des contingences, éléments négatifs de la haute création, se dissolvaient dans le mouvement général de sa pensée. L’Homme sauvage, enflammé de lyrisme et d’idées, versait dans l’intempérance et ne le savait pas. Toujours l’effarouchement de la critique devant ses hardiesses d’écriture lui avait laissé une candeur étonnée. Il croyait ne jamais exprimer avec assez de force et d’intensité, dans sa mouvance infinie, le principe attractif des organismes, l’énorme magnétisme érotique qui sensibilisait le monde. L’afflux lascif qui, au centre de l’être, perpétue la soif des races gonflait aussi son œuvre ardente, sensible, ingénue. Ses ardeurs cérébrales s’égalaient à l’élan de la vie physique ; il n’avait pas le sentiment qu’il faut rougir de la nature ; et au contraire, il magnifiait l’instinct comme le témoignage même du divin dans l’homme.
Ah ! c’était bon, la vie réflexe des rythmes et des images, comme le spasme de l’amour ! Elle avait ruisselé dans ses livres, montée des racines de l’être, exprimant son adoration émerveillée de l’acte magnifique qui était simplement vivre. Un homme du temps présent avait vécu là l’ellipse de toute la prédestination humaine. Un homme s’était senti devenir un dieu en écrivant de telles pages. Et rien ne pouvait arrêter la part de durée qu’il leur avait conférée : elles demeureraient après lui comme une prise de possession du mystère de la vie, de l’inconnu des destinées.
Le courrier tout à coup lui apportait une joie. Hoorn, une des lumières de la jurisprudence, le maître du barreau de Portmonde, spontanément lui offrait ses services. Wildman, une après-midi, chez le poète Ardens, s’était rencontré avec lui. Hoorn avec simplicité s’était confessé son disciple, nourri de sa sève intellectuelle, de sa foi aux destinées de l’homme. Il demeurait étonné que l’écrivain ne lui eût point apparu avec le visage d’un patriarche aux traits d’immortalité.
Un frisson fraternel passa aux mains de Wildman, tandis qu’il relisait la lettre de l’avocat. Elle s’ajoutait à toutes celles que chaque jour il recevait et qui réprouvaient l’abominable attentat à la dignité de sa vie. C’était comme autant de présences spirituelles lui faisant un rempart, l’armant de leurs vaillances. Hoorn se suscita le foyer où venaient se confondre ces hautes flammes tendres et vengeresses. Il eut la sensation violente du triomphe. Ah ! la vérité, par la bouche d’un tel orateur, éclaterait terrible ! Il lui répondit sur l’heure, tout vibrant de courage et de force.
La bonne émotion soudain lui fut féconde. Les rythmes se renouèrent, les images affluèrent. Il écrivit ce jour-là deux chapitres. Wildman enfin sentait lui revenir la force ; la lutte le posséda. « Je leur montrerai ce qu’est une conscience d’écrivain, se dit-il. Est-ce qu’on arrête l’Idée ? Est-ce qu’il existe une force humaine contre la pluie, le vent, le rire de l’aube ? Les ondes spirituelles de la vie exprimée s’élargissent comme les cercles du son et de la lumière à travers l’espace et font corps avec les molécules animées tourbillonnant jusqu’aux astres ! »