La nouvelle tout d’une fois ricochait, ronflait comme un palet à travers l’opinion publique. Les grandes feuilles aussi bien que les petites s’accordaient à blâmer l’ingérence du parquet dans une question de moralité littéraire.
Wildman, par son talent, son caractère, la dignité de sa vie, domina ; il sembla n’avoir jamais été si intact dans la beauté de son œuvre. Les jeunes revues surtout conspuaient les juges. On apprit ainsi l’existence d’un M. Moinet, le juge d’instruction, qui, sans tout ce bruit, se fût éteint de néant et d’oubli dans les silences d’un chef-lieu. Il se propagea que ce personnage, ridiculisé par d’antérieures procédures vexatoires, avait pris l’initiative des poursuites. Un billet de Robartz informa Wildman qu’il préparait une révélation sensationnelle. Il y eut des caricatures ; la plus suggestive fut l’image d’un satyre coiffé d’une barrette et affublé d’une soutane. On vit par là la main des prêtres dans l’affaire, et l’érotisme fut du côté des juges comme une infirmité professionnelle. Wildman s’amusa de l’allégorie, il la garda sur sa table deux jours et puis elle disparut. Il se douta que Bethannie l’avait jetée au feu.
La combattivité, la violence, la tristesse luttèrent en lui. Il eut la fierté de la grande clameur qui le vengeait, il trembla pour cette chose délicate et suprême, la conscience d’un honnête écrivain. Sa vie en restait blessée, avec l’impression indéfinissable d’une plaie sourde. La solitude intérieurement l’enveloppa, tandis qu’au dehors le cri public lui faisait cortège. Bethannie l’évitait, les yeux froids. D’affreux silences accablaient leurs repas. Il n’osait plus embrasser son fils devant elle. Il redoutait la dispute ; il n’espérait plus que dans le temps qui apporterait une détente. Cependant il ne doutait pas qu’elle ne sût tout, et elle se taisait. Un jour la scène éclata.
Ils étaient seuls dans la petite chambre aux Delft ; Jorg déjà était reparti pour l’école.
– Quelle honte, Wildman ! s’écria-t-elle, votre nom est à présent dans tous les journaux, avec le signe d’infamie. Les gens de la rue lisent cela pour un sou. Allez ! ils savent bien ce qu’ils font, vos amis les journalistes ; chaque article est un clou qu’ils vous enfoncent dans la chair vive.
Il haussa les épaules.
– Auparavant, c’était une autre chanson. Il n’y avait jamais assez d’éloges autour de mes livres et, alors, c’était l’envie qui en était cause.
– J’étais encore dans l’état de péché, répondit-elle. J’étais la femme que vous aviez faite à votre image. Je ne croyais pas que c’était outrager Dieu que de mal parler de l’amour des créatures. Je n’ai vu clair que le jour où il m’est venu un enfant. J’ai compris, à ma peur de le perdre, que Dieu m’imposait le devoir de l’élever pour l’expiation de mes erreurs et des vôtres.
– Démence ! s’écria Wildman. Vous avez tué la vraie religion dans Jorg ! Et maintenant vous tuez en lui la vie !
La fureur, l’esprit barbare des théologies déborda.
– Dites plutôt que je voudrais étouffer en Jorg le sang mauvais ! fit-elle impérieusement.
Une angoisse mortelle le raidit. Il laissa tomber le mot qu’elle retenait.
– Tuer en lui son père, avouez-le donc !
– Je veux son salut et notre salut à tous trois.
De nouveau il sentit se lever les forces inconnues. Les ombres conspirèrent ; elle fut devant la main secrète qui la poussait. Nettement, il eut l’impression de l’ancienne société se levant contre la conscience nouvelle. La querelle intestine continuait la grande bataille du livre, de la tribune, de toutes les formes de l’esprit libre. Il sentit se reculer la vision délivrée des âges.
– Vois-tu, Bethannie, dit-il sans colère, tu oublies trop que je dois être ici un maître pour toi et pour l’enfant. Cependant je te dirai simplement ceci, c’est que le salut de notre fils viendra de moi ; ma volonté est qu’il devienne un homme.
– Eh bien ! fit-elle en riant, la vie en décidera.
Son assurance plana comme une menace. Il la vit repliée d’opiniâtreté, de silence contre lui qui pensait sa vie au grand jour : elle en était bien plus terrible. Tout le mystère de la maison, l’intimité si redoutable de la famille lui appartinrent. Elle ne cessait pas d’être l’empire sournois et rusé du féminin s’affrontant à la sagesse mâle. C’était la revanche de longs siècles de condition avilie, cette révolte de la créature aux poils touffus d’animal, dans le principe vital, le flux des races sorti d’elle. L’enfant, elle le réclamait comme un bien, comme une propriété que lui octroyaient la souffrance, le don de sa vie dans les noces fructifiées. Elle qui à peine avait droit à sa chair, marchandée et conquise par un maître barbare, s’arrogeait l’incarnation filiale comme la continuité de sa substance. Aux régions de l’élémentaire ainsi régnait l’âme inférieure.
La personnalité de Wildman était confiante, heureuse, impulsive. Il avait la faiblesse des hommes qui vivent dans le rêve et l’avenir. Son esprit au-dessus de lui faisait de la joie et de la lumière, quand sa vie encore était dans l’ombre. « Après tout, pourquoi m’inquiéter à l’avance ? pensa-t-il pour la centième fois. Quand je voudrai, je casserai les résistances. Ce n’est pas pour rien que je suis l’Homme sauvage de ma race. Qu’il s’agisse de Bethannie ou des juges, je serai toujours le plus fort, puisque je porte en moi l’Idée. »
La date du dîner de quinzaine approchait. Elle l’avertit qu’elle fermerait sa maison plutôt que de recevoir encore ses amis. Elle se défiait surtout de Raban, d’Ardens et de Mirmon, tous trois païens et libres-penseurs. Il plia, leur écrivit à tous. Raban tout de suite répondit ; il regrettait que le dîner fût remis et bénissait les poursuites. Son âme de barricadier exultait : la lettre, bourrue, violente, juvénile, sonnait comme un tambour de guerre. « Bravo, mon vieux ! il était temps que les écrivains fussent un peu secoués : on s’aurifiait dans la sécurité, comme des dents gâtées. Je délire que ce soit toi, un fort, par qui l’on ait décidé de commencer. La liberté de l’esprit humain n’est fructueuse qu’à travers un peu de martyre. Je suis pour les bûchers et les cachots de l’inquisition. C’est ça qui avance l’heure de la grande humanité ! Donc, debout ! Un vieux récidiviste comme moi ne désespère pas de t’avoir quelque jour pour voisin de geôle si, comme j’en fais le vœu cordial, leur fameuse morale outragée te vaut les loisirs féconds de la captivité. En attendant, brave ami, j’exécute en ton honneur, par-dessus les cadavres des vieilles idoles, une danse d’Apache ivre. »
Wildman ne partageait pas ce goût du sacrifice. « Raban, songeait-il, boit à plein verre un héroïsme rouge qui lui tourne la tête. » Peut-être, s’il n’avait pas été directement en cause, il aurait aussi dansé sa danse d’Apache. Au contraire, le poète Ardens rugissait de colère, de douleur, il fut bien plus près de son cœur. Efferts eut d’obscures paroles d’illuminé, comme un moine dans son cloître. Il évoqua l’être suprême, les retours de conscience, la beauté efficace du rachat par la pénitence. « Celui-là, se dit en riant Wildman, n’a rien compris : il n’y a qu’un peu plus d’ombre sur lui ; et sans doute le songe déjà l’a repris : il ne pense plus même à moi. »
Mirmon, le socialiste, un ami sûr pourtant, mais dénué d’art, à peu près seul se montra froid. Il professait la nécessité pour l’artiste de se conformer à la moralité courante. Son idéal de régénération sociale était cérébral, austère, abstrait, excluait toute sensualité. À cinquante ans, Mirmon passait pour n’avoir jamais connu la femme et il était très pauvre, vivait du produit des petites brochures à un sou qu’il écrivait pour le parti. Son mysticisme sec, intolérant, précis, brûlait sans chaleur à côté du spiritualisme enflammé, vague, sacerdotal de Efferts, officiant ses messes d’art avec des paroles de diacre. Wildman, large et débridé comme Pan, avec le battement sonore de toute la vie dans ses tempes, les rabrouait tous deux d’un haussement d’épaules jovial.
L’ennui, l’attente, l’angoisse l’accablèrent, la régularité de sa vie méthodique, soumise à des retours ponctuels d’habitudes, fut rompue. Sa journée toujours s’achevait comme elle avait commencé, dans la joie active du travail, avec la trêve brève des repas, une promenade à grands pas, à la tombée du jour, dans la banlieue, le long des lisières du bois. Il aimait entrer chez les paysans, lamper une chopine de bière dure dans un vieux cabaret fleurant le lait de chaux et le jambon fumé. Sa vie simple, fraîche, rurale, était celle d’un homme de la nature.
Tout fut bouleversé comme si la herse jusqu’aux racines avait passé dans son champ intellectuel. Ses cahiers, avec leur flux arrêté de pensées, ressemblèrent à des carotides tranchées en pleine vie. Il détesta la maison, ses silences cassés de coups de timbre, méprisa l’inutilité de tout effort. Le cerveau congelé, sans rythme intérieur, il se résigna à traîner ses caoutchoucs glacés dans la neige boueuse des rues. Des passants se retournaient, avertis par ses portraits dans les journaux ; une rumeur courait : « Voilà l’écrivain Wildman ». Il était étonné que des jeunes gens inconnus se découvraient avec respect.
Il visita des rédactions de journaux. Au Clairon, on l’acclama. Robartz fit monter de l’imprimerie une épreuve ; et assis près de la grande table maculée d’encre, sa grosse canne à nœuds entre ses gants fourrés, Wildman enfin lisait le fameux article, la « révélation sensationnelle ». C’était l’histoire d’une instruction du juge Moinet au début de sa carrière. Il n’était pas encore marié, vivait dans un célibat exemplaire. L’affaire, par malheur, exigeait une certaine expérience sexuelle. Un homme niait avoir commis un viol ; la fille n’était plus vierge, l’enquête tâtonnait. Moinet pensa à s’inspirer des lumières d’un carme, son confesseur. Celui-ci, perplexe, avoua son ignorance, finit par le déférer aux grâces d’une Vierge de Bon Secours, célèbre dans la contrée. Et un matin, le petit juge se mettait en marche, abattait, tête nue, les deux heures de route qui menaient à la chapelle miraculeuse. On l’avait vu intercéder auprès de la sainte image, symbole des puretés, pour être initié au mystère de l’amour impudique. Il en résulta une si abondante clairvoyance que le tribunal, à l’audience, dut modérer les commentaires impétueux de l’instruction. Moinet, dans le détail circonstancié du viol, avait dépassé l’imagination la plus libertine : il fut érotique jusqu’au cynisme, avec un égarement vertueux.
Wildman, sa barbe jaune dans la main, était secoué par le rire. Une large joie, pour la folie vierge du juge, lui moussait aux narines. Il frappa du poing la table : il se sentit triomphant dans son beau panthéisme innocent et candide. Autour de lui, les visages brillaient, une gaîté combattive ronflait. Robartz, de sa voix de crécelle, criait :
– Et voilà, maître, les hommes qui osent vous juger !
Il fut debout, râblé et trapu. Son bras tourna ; il sembla la force tranquille, sûre d’elle-même.
– Eh bien ! qu’ils me condamnent ! Ils n’empêcheront pas mes livres d’être de la vérité selon la vie !
L’âme farouche et héroïque de Raban parut l’avoir envahi. Il eut une beauté d’ardeur et de lutte : on l’admira. Wildman avec sincérité goûta le vertige léger de se sentir maître de sa destinée.
La porte battit : le rédacteur judiciaire, un jeune avocat, entrait, jetait sa serviette sur la table.
– Wenkler, arrive donc, maître Wildman est là, fit Robartz.
Wildman, avec sa rondeur cordiale, tendit la main. Justement c’était Wenkler qui avait eu l’idée du satyre en barrette et en soutane : il l’avait passée à Krakti, le dessinateur, qui en avait fait sa caricature
– Ah ! monsieur Wenkler, puisque c’est vous, laissez-moi vous dire : vous m’avez joyeusement remué. Votre satyre est une parodie digne des vieux imagiers des cathédrales.
Wenkler alors disait qu’ils étaient furieux là-bas, Moinet surtout qui se plaignait d’avoir toute la presse contre lui. Depuis huit jours il s’enfermait dans son cabinet, ne s’en allait qu’à la nuit, d’un pas furtif. Il se refusait à communiquer avec personne.
– Allez ! le coup leur a été rude, ajouta le rédacteur judiciaire. Ils ne s’attendaient pas à cette réprobation générale. Vous savez, tout est possible ; il se peut qu’ils abandonnent l’affaire. On ne s’attaque pas à un Wildman comme à un camelot qui propose aux passants des cartes transparentes.
Wildman, brusquement, releva la tête. Ses narines battaient.
– Vraiment, vous croyez ?
Robartz, très haut, riait.
– Non ! non ! pas de ça ! À présent qu’on nous a menacés d’un procès, il nous le faut éclatant, écrasant pour les juges ! L’opinion publique l’exige. De la lumière, toute la lumière, n’est-il pas vrai, maître Wildman ?
– Hé, oui ! toute la lumière, sans doute, s’exaltait l’écrivain. Il y va de la dignité des lettres. La conscience humaine est en jeu. C’est moi, Wildman, qui le dis !
Son cœur libre hennissait après la bataille ; il redevint l’Homme sauvage de son nom. Il débitait avec éclat des lieux communs qui, en un autre moment, lui auraient donné la nausée. Son courage monta dans l’illusion trouble d’être au-dessus des juges. Et, le cou ramassé dans son collet d’astrakan, très rouge, agressif, il tapait sa canne sur le plancher, en se dandinant. Wildman de nouveau croyait à sa force, à la toute-puissance de l’Idée. Il était bien, dans son orgueil, le navigateur débarqué dans une île inhabitée et qui va devant soi, les pas sonores, comme un roi. Il aurait pu crier encore une fois, en levant ses poings vers le ciel : – Terre libre !
La rédaction fut unanime à déclarer que, pour l’honneur même de son œuvre, le Clairon réclamerait avec énergie les poursuites, si le parquet fléchissait.
Soudain il se vit acculé, pris à sa propre duperie d’orgueil. Tout changea, son assurance et son règne. Il fut entre les gendarmes, devant les robes rouges, comme un simple homme de mauvaise conscience.
Il fit un effort, se livra.
– Soit, je vous appartiens… Faites comme il vous plaira.
À la rue, la tête chaude, l’âme molle, ensuite il errait. Des parts de son être restaient vibrantes, électrisées de combat. N’avait-il pas avec lui la jeunesse, les générations nouvelles, tous les esprits libres ? « Eh bien ! se dit-il, puisque c’est la lutte, nous irons jusqu’au bout. » Il sembla que ce fût lui qui, à présent, menait le combat. La victoire passa de son côté : il marchait à la défaite de la vieille société, précédé de ses trophées. Sa gloire le charma ; ses fibres palpitèrent, et il jouissait de ses nerfs en équilibre.
La ville s’alluma ; des franges de gaz ondulèrent. La neige sous les globes électriques fut livide. Wildman aimait le crépuscule des rues, les noirs de fusain des coins d’ombre piqués d’un papillon de feu, les miroitements de lumière ricochant aux vitres. Le goût de la matière grasse l’arrêta aux étalages devant les beaux massacres, les ventres dodus des gallinacés, les gemmes lourdes des sangs coagulés. Il subodora, en passant, le relent des truffes, la fumure des jambons, l’effluve faisandé des grands gibiers. Toute cette vie de la mort l’amusa. Son art coloriste, sa gourmandise réfléchirent d’ardentes et copieuses natures mortes.
Cependant, dans le froid et l’ombre, peinait la dense faune urbaine. De mornes visages anonymes se pressaient, faisaient des remous aux carrefours. Un labeur mystérieux les précipitait comme s’ils transportaient des matériaux pour des cathédrales. Toutes les puissances humaines furent déchaînées, la faim, l’orgueil, l’amour, la révolte. La ménagerie des instincts, lâchée dans la nuit, traça des ellipses subtiles et cauteleuses. Wildman croisa des vieillesses harassées, des fronts haineux, la grâce furieuse, vénale des filles. C’était l’heure des derniers combats avant la victoire, la défaite, le sommeil et la mort. Il aspira l’ozone des foules, la vie s’offrit comme une mêlée héroïque et triviale. Des fluides alors l’envahirent, orageux, sensibles ; tout le rêve remonta, sa foi dans les délivrances, le règne heureux de la nature. Le mal venait du mensonge social, de la loi de vie déviée. Les morales, les codes, les cultes en restaient pervertis. Et à présent de nouveau il était là au cœur de son œuvre, dans la jeunesse d’un monde vierge, levé de la débâcle des vieux dieux. Ses artères battaient de fièvre, d’espoir, d’angoisse.