Il y avait un mois qu’il travaillait. Ses matins dans le cabinet de verre se doraient de jeune lumière. La joie des volières bruissait amoureuse, ardente comme un printemps dans le bois. Le rythme, la vie naissaient de cette fête quotidienne. Wildman régulièrement abattait sa moyenne, ses quatre feuillets d’écriture nerveuse. Il écrivait jusqu’à midi, quelquefois ajoutait un dernier feuillet dans l’après-midi.
Sa matière cérébrale était chaude, subtile, débordante : elle lui chargeait les tempes, coulait à ses doigts, d’un flux sans lassitude. Encore une fois c’était le miracle d’une volonté présente à elle-même et qui n’entendait plus être détournée de la forte vie de l’œuvre. La maison s’abaissa comme à mesure d’une montée ; il vivait solitaire dans sa vision, l’âme comble et féconde.
Wildman, si faible dans les conflits du ménage, avait au travail les énergies d’un héros. Le songe, la création l’électrisèrent comme pendant une crise d’action. Il sembla dans l’état d’esprit d’un homme qui se défend de souffrir de ce qui l’entoure. D’ailleurs, un apaisement montait de la maison, la détente après des périodes fiévreuses et saccadées. Il put croire que l’ancienne Bethannie allait revenir, la Bethannie qui était entrée avec lui dans le doux paradis flamand. Elle se montra réservée, tiède, distante. Elle mit son soin à exagérer sa correction. Il ne vit pas qu’elle régnait plus que jamais sur la petite âme craintive de l’enfant. Par là, elle était maîtresse de leurs destinées à tous trois. Elle présente, Jorg à peine osait lever les yeux sur son père : celui-ci attendait d’être seul avec lui et l’embrassait dans les coins.
Cependant Bethannie ne désarmait pas : elle suivait sa volonté au secret de son âme ; à côté de lui qui était le rêve, elle s’attesta l’action sourde, tenace, violente avec dissimulation. Sa dévotion avait encore augmenté : elle entendait tous les matins la messe ; elle assistait au salut ; elle ne quittait l’église qu’après le catéchisme, où, de loin, elle surveillait son fils. Bientôt il allait communier pour la première fois : elle ne cessait de le préparer à la divine présence. Elle-même, à mesure que le temps approchait, eut toutes les ardeurs d’une catéchumène. Wildman vit dépérir Jorg et il en ignorait la cause : elle lui cachait les fureurs de son zèle.
La contradiction encore une fois le domina : son culte de l’omnivie parut s’accommoder de l’incarnation du symbole de la mort. Il connut que Jorg chaque soir allait chez le prêtre et il ne lui défendit pas le mystère eucharistique. Il accepta ainsi d’être suppléé dans sa paternité par la discipline ecclésiastique. « Bah ! songeait-il comme autrefois, il sera toujours temps quand l’enfant sera plus grand. »
Tant d’autres avant lui l’avaient dit aussi.
Un soir à table, Jorg eut une syncope. Il dut le tenir dans ses bras, d’une longue étreinte passionnée. Soudain, le soupçon le déchira ; il pressentit que l’aveugle amour maternel torturait cette âme débile. Il appuyait à la bouche de l’enfant son souffle chaud et, à la fois, il regardait Bethannie muette, impassible, l’œil comme minéralisé.
– Bethannie, je t’en prie, dit-il, ne crois-tu pas qu’il eût mieux valu attendre une année encore ? C’est là une épreuve presque cruelle pour une nature délicate comme la sienne.
L’Église plana, l’ardente et froide mystique, bien qu’il eût éludé l’allusion directe à la communion. Bethannie, d’un élan farouche, s’immola :
– L’épreuve lui sera comptée là-haut. Dieu a pour agréable même le sacrifice d’un enfant. Il ne faut pas changer les lois éternelles.
« C’est atroce, pensa-t-il ; autrefois elle l’eût disputé à la mort, d’une fureur de tigresse ; son propre sang la tourmentait en lui. Tout cela est fini, elle-même en ses entrailles est morte. »
L’enfant soupira, rouvrit les yeux, et, tout de suite, de sa petite voix comme un souffle, il disait :
– Dis, maman, n’est-ce pas que j’irai en paradis ?
Elle le prit des bras de Wildman, l’assit en travers de ses genoux, et elle lui caressait le front.
– Oui, mon chéri, avec les anges.
Elle regarda Wildman de son œil fixe, comme pour le rendre juge de son triomphe. Tous deux ensuite se turent, tandis que l’enfant renaissait des ombres. Mais la vie ne revenait pas entièrement ; la mort encore était dans son regard livide. Wildman aurait bien voulu dire comme auparavant qu’il serait toujours temps plus tard : il ne le pouvait plus. Son âme profondément trembla : il sentit peser une main. Et il soufflait doucement sur les yeux de l’enfant. Il ne faisait rien pour le reprendre.
Rita, la bonne servante, à quelque temps de là fut remerciée. Wildman aimait sa beauté forte, sa sève saine de paysanne. Sa démarche était un rythme ; son sang la parcourait comme un rire. Il voulut connaître la raison de son renvoi. Il l’interrogea ; elle ne put que pleurer, et Bethannie, de son côté, simplement déclara que Rita avait cessé de lui plaire. En réalité, elle s’était aperçue de l’attachement que Rita portait à l’enfant, elle en fut blessée dans sa jalousie. Wildman, avec cette fille loyale, sentit s’en aller l’âme simple et fidèle de la maison.
Une quadragénaire au teint de cierge, aux yeux bas et sournois, le pas glissant et furtif, la remplaça. Bethannie n’avoua pas qu’elle la devait à une congrégation dont elle-même faisait partie. Une vieille dame, très dévote, utilisait son zèle à placer des sujets selon les intérêts de l’Église. Elle la visita, lui vanta la piété, la sagesse rigoureuse de cette vierge gardée pure à l’ombre des sacristies. Mme Duret, emmitouflée de fourrures, grasse, malpropre, des bandeaux chavirés en travers du front, l’air d’une marchande à la toilette, ne cessa plus, dès ce moment, de fréquenter dans la maison. Elle arrivait aux heures où elle ne pouvait rencontrer Wildman, se coulait avec mystère par la porte que Prudence, le dos en boule, refermait sans bruit sur ses épaules. Le pas assourdi par ses socques, elle montait chez Bethannie. Toutes deux, en parlant, étouffaient le bruit de leurs voix.
– Eh bien, disait Mme Duret, comment allez-vous, ma chère sœur ? Vous savez quelle part nous prenons à vos épreuves : nous sommes avec vous dans votre peine. Il n’est jour que nous ne priions Dieu pour qu’il ramène l’impie dans les voies de la vérité !
L’une et l’autre ainsi semblaient continuer un entretien qui avait pour objet la conversion spirituelle de Wildman et ce qu’il en devait résulter d’allégement pour les âmes entourantes. Bethannie avait une entière confiance dans la visiteuse. Celle-ci onctueusement, en un double jeu, la huilait de patience, de résignation et, à la fois, mûrissait son aversion pour l’endurcissement du mari. En la quittant, elle lui serrait les mains avec effusion, la plaignant de vivre dans l’odeur d’hérésie qui infestait la maison.
– Allez, il suffit d’entrer, on la sent à plein nez. Mais Dieu voit au fond des consciences : il lira vos bonnes intentions ; il ne vous abandonnera pas. Quand vous éprouvez en vous des mouvements, soyez sûre que c’est lui qui se fait entendre. Dieu lui-même vous exhorte à ne rien ménager pour le salut du pécheur. Une femme, ma chère dame, possède des ressources admirables qu’il n’est point besoin de lui enseigner. Et, vous savez, la sainteté de la cause légitime les moyens.
Les paroles couraient sourdes, évangéliques, la secrète allusion à d’intimes devoirs renoncés, à de salutaires et passives insoumissions. Ensuite la porte mollement se refermait. Une forme noire, lourde, un paquet de poils gras fuyait dans un glissement de socques. La poule, dans de la ouate et des épines, avait pondu son œuf de haine et maintenant détalait, secrète, bénigne, laissant couver le germe empoisonné. Une ombre derrière elle restait dans la maison. Bethannie se rappelait toujours cette parole, la première fois que Mme Duret était venue en visite :
– Avec moi vous pouvez avoir confiance ; il ne vous arrivera jamais d’ennui.
Elle apportait dans son art de racoleuse d’âmes la persuasion chuchoteuse et discrète des proxénètes.
Wildman, en contact forcé avec la servante muette et rôdeuse, se sentit épié, menacé dans les intimités de la vie. Il la détesta d’être laide et redoutable ; il en vint à se surveiller devant elle. Cependant, dominé par son goût de silence et de paix, repris à la joie âcre de l’œuvre, il évitait de se plaindre, il n’eût su quelle raison donner à ses plaintes. La connivence autour de lui sévit, émoussa les apparences sans qu’il s’en aperçût. Prudence traîna son ombre dans la maison, sembla l’ombre de Mme Duret. Bethannie et elle, d’une entente commune, créèrent l’illusion d’une vie sans dessous, égale et nue dans la fausse sécurité du ménage. Il ignora les assiduités de la vieille dame : il put s’imaginer que rien au fond n’avait changé.
Cependant cette fille négligente, tatillonne, désheurée, ne tarda pas à troubler la statique domestique. L’ordre qui symétrisait leur existence au temps de Rita, devint précaire. Bethannie, qui avec celle-ci s’était montrée vétilleuse et difficile, eut pour l’autre d’inhabituelles tolérances. Elle s’accommoda de sa négligence, consentit à la doubler dans l’insuffisance de ses offices. Elle avait toujours été active et ponctuelle, surveillant de près la maison, aimant s’occuper aux besognes légères qui n’altèrent pas la grâce des mains. Wildman fut surpris de lui voir une âme ancillaire : elle aidait Prudence à faire les chambres, elle nettoyait avec elle la cuisine et elle ne récriminait pas. Il fut loin de se douter qu’une sainte hypocrisie les unissait dans les soins secrets de son salut et de sa bonne conscience.
Certaines vies d’écrivains sont toutes repliées aux plénitudes de l’être intérieur. La sienne, dans ses ignorances de l’en-dehors, fut intime, profonde, d’une sensibilité tendue. Elle eut l’humilité et la simplicité d’une existence de saint. Il avait fermé sa porte aux visites, aux sollicitations des reporters, s’était condamné à l’isolement absolu. À pleine cognée il taillait dans le bois touffu des fictions. Il marchait devant lui d’une âme brandie. C’est maintenant, en retroussant sa barbe, qu’il pouvait dire : « Je suis Wildman, le frère des boschkerels et des hommes sauvages de ma race. » Et les apologues naissaient, les ingénieuses paraboles, les fables folles.
Un livre de Wildman toujours dépassait les limites qu’il s’était assignées. La vie des images, l’abondance des sensations le grisaient comme un matin en forêt, comme un départ pour l’inconnu du monde. Il se défendait de suivre aucune méthode. Il arrivait qu’à la révision, il était obligé de revenir à l’unité en sacrifiant des chapitres entiers. De moites nébulosités, un songe lourd et tiède de grosse bière cuvée parfois embuaient ses enluminures. Son art d’homme du Nord, gras, épais, se soûlait de sève rouge. À travers les avenues compliquées de l’œuvre, il commença à entrevoir la péripétie finale.
Les journaux avec insistance maintenant parlaient de ce nouveau livre. L’étonnement, la réprobation à propos des poursuites, s’étaient apaisés. Elles semblaient ne point devoir aboutir. La Fronde et la Voix du peuple insinuaient que ce résultat était dû à l’opinion publique, catégorique dès le début. L’Éveil loua les magistrats d’avoir enfin reconnu leur erreur. Mais tout à coup la Dépêche, un grand journal qui ne s’aventurait pas à l’étourdie, prétendit que rien n’était décidé, que le dossier n’avait pas quitté la table du juge. Le Clairon, de son côté, à intervalles brefs, publiait des entrefilets, blasonnait le parquet qui à présent reculait devant l’énormité de sa bévue. Il réédita à plusieurs reprises que Wildman exigeait la lumière des assises, qu’il voulait être lavé publiquement de l’injure qui lui avait été faite. « Mais ce n’est pas vrai, ce n’est là qu’un propos en l’air, se disait Wildman. Qu’on me laisse tranquillement travailler. Je ne demande pas autre chose. »
Il songea à écrire à Robartz pour modérer son zèle, et puis il jugea sa lettre inutile. Sa confiance était haute : il avait foi dans les forces, dans l’idée, dans la vie. Sa probité émina, s’attesta l’essence même de tout son grand labeur. Sa pensée toujours avait baigné dans la joie, la bonté, la louange des choses éternelles, vraiment divines. Toute combativité s’en alla, comme la nuit s’en va de la présence inéluctable du jour. Et il se disait avec sincérité, d’un haussement léger d’épaules :
– Bah ! ils n’oseront pas !