Le courrier du lendemain lui apporta l’article de Robartz. Deux colonnes, en première page, encadraient son portrait d’après un cliché un peu usé.
Son cœur d’auteur battit, comme au temps des débuts ; ses yeux, le long des lignes, rebondissaient, allaient instinctivement aux signes typographiques qui représentaient la louange, la sympathie, la protestation. Robartz avait écrit un véritable réquisitoire contre les juges, avec de nombreux points d’exclamation. Après tout, c’était là pour Wildman un plaisir vierge, l’inédit d’une sensation. Le journaliste semblait parler au nom de la clientèle entière du Clairon, exprimer les sentiments de tous les esprits libres. Wildman en avait vraiment chaud au cœur.
Il relut une seconde fois l’article, plus lentement. Robartz avait fidèlement noté le glissement mou de ses pantoufles de feutre, ses coups d’épaules bourrus, sa barbe ramassée dans la paume de la main, la violence joviale et méprisante de ses reparties. Il goûta la description de son cabinet de travail en pleine vie verte, parmi l’éventement lourd des plantes à grandes feuilles et le bruit des volières.
– C’est cela, c’est bien cela, disait-il, amusé de la netteté de l’observation. Étonnant ce Robartz !
De tout l’article résultait l’image d’un homme à large carrure intellectuelle, incarnation supérieure d’une race franche. « Wildman, écrivait le reporter, est l’apôtre du nouvel évangile, du véritable évangile humain promulguant la sainteté de tout l’être et dénonçant le bonheur comme fin suprême de la vie. »
– Ah ! Ah ! voilà une idée juste, c’est bien cela, répéta-t-il, en pesant sur les mots. Il faudra bien que les juges s’en rendent compte.
Parfois le panégyrique déviait : il était comparé à un héros, à un fleuve, à une tonne de bière, à Uylenspiegel. Il en éprouvait un malaise léger et faisait claquer sa langue. Malgré ces défaillances, l’article avait de l’ardeur et de la foi ; il exprimait les idées génératrices de son œuvre, disait la probité constante de son labeur. La suprématie que ses livres lui avaient conquise le mettait au-dessus des attaques d’un parquet.
Wildman eut là un bon moment, allégé, quiet, intime. Il vit la confusion des magistrats, savoura leur défaite dans une joie humaine de force et de triomphe. Et puis ce sentiment trop personnel s’élargissait ; il songea à l’éternel conflit entre les hommes cristallisés dans l’application des vérités immuables, en dehors de l’évolution de la conscience, et ceux qui tiennent la notion du mal et du bien pour relative, soumise à la loi générale des transformations. La justice, en sa fin la plus haute, ne devrait-elle pas être la forme vivante de cette sensibilité morale, mouvante et toujours plus déliée selon l’avancement des sociétés ? Les religions, le rapport de la créature à l’ensemble de l’univers, la structure des cerveaux, la psychologie de la vie incessamment se modifient. Dans un état de subtil affinement, l’esprit, travaillé de pressentiments, transporté par un sens prophétique en dehors des contingences immédiates, finit par vivre d’une vie ultérieure en une exaltation de rêve et d’hypnose qui le soustrait aux morales courantes. Ses livres à lui, dans leur libre idéal de vie plénière, devançaient le temps où les antinomies de l’être double, physique et psychique, seraient ramenées à l’unité des lois organiques. « Oui, songeait-il, toute la vie incessamment marche vers une expansion totale du type humain s’égalant finalement aux conceptions successives du divin. La chair, l’instinct, dans la beauté religieuse du monde, s’apparaîtront sacrés, inductifs de toute bonté, de toute pureté et de tout amour. » C’était le fondement de ses fables, la substance solide que, depuis huit ans, il mêlait à la grâce et au rire de ses fictions.
L’orgueil monta : il fut le navigateur perdu aux déserts de glace et qui voit au loin surgir une rive verte. Il tendit le poing vers l’église, sur la berge opposée, cria, en un rappel du titre de son livre :
– Terre libre ! Terre libre !
Ce fut comme le cri même de sa vie, la fière revendication de toute l’humanité qui, à son exemple, réclamait l’autonomie de la conscience individuelle.
Sa pensée courut ; il fut au centre de sa création. Ah oui ! Fini de rire, les beaux seigneurs et les demoiselles de l’Empyrée ! L’ombre de la Croix les signait aux épaules, comme de la chair d’abattoir. Les Bergers avaient vu passer les dernières faunesses. Ils les avaient touchées du bout du doigt et ensuite, à petites fois, ils avaient léché le goût de miel resté à leurs papilles. Un très vieux sylvain parfois, pour alléger leur peine, jouait sur son galoubet un air heureux du temps des idylles. Celui-là les avait follement aimées toutes, les petites nymphes du bord des eaux aussi bien que celles des dessous de bois. De son sabot fourchu il avait rebondi aux rondes qu’elles nouaient sous la lune rose, dans les clairières. Et à présent, devenu aveugle et mené par la charité d’un toutou qui avait été le terrible Cerbère, il mouillait d’une économie de salive d’agiles modulations qui rendaient leur tristesse voluptueuse. Le petit galoubet, frêle et aigre, gémissait, vibrait, palpitait, comme le rire et le sanglot des âges. Et puis, il n’était plus qu’un souffle, le vent léger d’une flûte d’aveugle sifflant la folle chanson. Dans les silences du vieux monde on entendait un peu de temps encore ce filet de musique, mais de minute en minute il faiblissait, perdait ses notes comme si, un à un, les doigts qui alternaient aux trous se glaçaient. Plus diaphanes et lointaines, effacées dans du crépuscule, les nymphes plus mollement mouraient vers les derniers sons.
Cependant, Attis-Adonaï, dans l’orage mou, saccadé des sistres et des tambourins, mourait, renaissait, adoré des mères et des amantes. La volupté du périssable donnait le goût du sang, des supplices et des larmes. La plupart des vieux dieux étaient morts d’usure, de tristesse et d’abandon, comme des reliques démodées. Quelques-uns toutefois s’étaient enrôlés dans les métiers. Vulcain, farouche et tirant la jambe, incapable de les suivre en leur exode, depuis longtemps s’utilisait chez un forgeron de village. Mercure, aux pèlerinages, de longs rubans de chapelets pendant à son éventaire, débitait des articles de piété. Mars, le dieu terrible, coiffé d’un shako à pompon, commandait à Gerpinnes, gros bourg de Wallonie, les milices qui, en l’honneur de sainte Yolande, tiraient des bombardes. Junon, paraît-il, s’était établie sage-femme dans une petite ville qui s’appelait Dendermonde. D’anciennes petites femmes des bois, des nymphes renégates, le délice des silènes, pour vivre s’étaient laissé béatifier : les mains doucement croisées, elles étaient entrées dans la confrérie des petites saintes de la légende dorée. Thémis seule à peu près proprement vivait d’un viager que lui avait assuré la cession de ses balances.
Le petit vertige encore une fois monta : Wildman, sa barbe dans sa main, riait. Il imagina que, dans les clartés de l’aube, un petit enfant en jouant soudain brisait les fameuses balances d’or qui avaient pesé la vie et la mort du monde. Toute la terre tressaillait de rire : on s’apercevait qu’elles avaient été faites d’un alliage frauduleux, si lourdes du côté où se pesait le mal que le bien, dans l’autre plateau, ne pesait pas le poids d’une plume d’oiseau. C’était la vieille loi du châtiment et du péché qui s’en allait avec cet attribut des antiques juridictions, trempé du sang de Prométhée et de Jésus. Aussitôt, dans le vent furieux des robes, comme un battement d’ailes nocturnes, se dispersait la déroute du peuple noir, hommes de loi, procureurs, juges, toute la tourbe pharisaïque et routinière qui avait vécu du bénéfice des faux poids, dans la crédulité stupide des âges.
L’idée se présenta, véhémente, caricaturale, avec l’outrance qui enflait le génie de Wildman. Joyeusement il la fixait en marge d’un feuillet. Ah ! ah ! il en ferait un joli massacre de ces suppôts de parquets, de ces pourvoyeurs de geôles, entraînés avec le mensonge des dieux dans la bousculade du vieux monde ! La vie, comme aux heures libres, remua sa barbe. « Ce n’est pas pour rien que je m’appelle Wildman, l’homme sauvage », se dit-il.
Il essaya de se mettre au travail pendant que la création battait entre ses tempes. Il jetait des mots, tirait sur sa pipette. Mais le rythme boitait ; des intervalles s’interposèrent entre la petite secousse cérébrale et l’écriture. Il dut reconnaître que le fluide lui manquait, il pensait toujours à l’article de Robartz.
Wildman s’irrita, finit par abandonner la plume. Son front brûlait. Il alla s’appuyer au froid des vitres, dans le reflet dur du grand paysage blanc. Les frimas, comme des lilas, fleurissaient les rameaux lourds. Des tamaris se filigranaient de coulures de verre filé. Les saules ressemblaient à de gros moutons laineux. Autour des minces glaçons, gondolaient les soufflures courtes de l’eau noire.
D’une courbe sa sensation franchit l’espace, rejoignit une date du passé. Il se rappela un pareil matin d’hiver dans la mort blanche de Portmonde. Sous des chutes de plumes de cygnes se duvetaient les petits toits du Béguinage comme les Bethléem des images gothiques. Une solitude virginale emparadisait le Lac d’amour, diaphanisé de cristaux, orfévré de bijoux d’argent. C’était le rêve délicat d’un printemps théologique, gelé au bord des Fontaines de grâce, avec des capes errantes de petites béguines pâles autant que la toison de l’Agneau mystique.
Il y avait de cela vingt ans ; il était parti pour quelques jours seulement ; et un enchantement l’avait retenu là tout un mois. Ce fut une crise dans sa vie violente et saine : il eut la nostalgie des cloîtres, du songe, de la vieille foi à mains jointes. L’énormité des églises, le silence des rues, l’eau dormante des canaux pesèrent : il se sentit mourir mollement de cette vie qui, goutte à goutte, tarissait, lente de pus, lourde de sanies, comme aux plaies du corps divin, sous les porches, bruinait la rosée suprême de l’Immolation. Fauché dans sa force, il avait dû faire un effort pour fuir.
Ironies de la destinée ! La ferveur filiale de son culte pour la ville martyre n’avait rien empêché ; c’était de Portmonde même, de l’antique cité qui commandait à la mer, qu’étaient parties les poursuites. Wildman tout à coup souffrit d’amertume, de colère et d’orgueil.
Après tout, cet attentat à sa foi libre d’écrivain ne pouvait venir que de la cité léthargique, pourrie de tombes et de cryptes, renfoncée à l’ombre de ses basiliques et de ses couvents. Portmonde-la-Morte, ah oui ! Dans aucun autre coin du monde on n’eût trouvé un parquet pour incriminer le large esprit de ses livres ! Et de nouveau l’événement lui apparaissait d’une bouffonnerie énorme. D’ailleurs, attendons, se dit-il. Peut-être ce n’est là qu’un simple ragot de couloirs.
Il revint à sa table, voulut se relire. Il se retrouva étranger et froid devant ces parcelles chaudes de sa cérébralité. Il écrivit dix lignes à Robartz pour le remercier, répondit à un de ses traducteurs qui lui soumettait une difficulté de transcription, informa son éditeur.
Et ensuite il demeurait sans idées, à regarder tournoyer contre les vitres les freloches de la petite neige claire, légère qui depuis un instant recommençait à tomber.
Le babillage des perruches bientôt accrut son énervement ; le poêle, trop chargé de cendre, crépitait, d’une combustion dormante. Il sentit monter le froid, se détermina à fourgonner lui-même le creuset. Il s’accroupit, tapa du tisonnier dans la houille dense ; une poche d’air creva à travers un vol de paillettes.
Quand il releva la tête, Wildman vit sa femme, droite devant sa table, dépliant le Clairon. Il fit un pas, avança la main.
– Laisse cela, dit-il.
Mais déjà elle lisait la nouvelle en tête du journal. Elle fut soudain très pâle, les yeux ardents, et dans son poing crispé elle serrait la feuille contre sa poitrine.
– Je veux tout savoir…
– Eh bien ! je te dirai, mais rends-moi ce journal.
Elle recula, lui faisant face, le corps raidi. D’une voix sourde, machinale, elle répétait :
– Poursuites contre l’écrivain Wildman… contre l’écrivain Wildman…
Il fut sur le point de se jeter sur elle. Mais tout à coup elle poussait un cri, se lançait vers la porte et en courant montait l’escalier. Wildman frappa son poing dans le vide, fit très vite deux tours de la chambre et ensuite il s’arrêtait devant le portrait de son fils. L’image aux joues pâles, au front trop lourd, sembla la destinée mélancolique de la maison. Une ombre la voilait comme descendue des limbes, flottante autour de sa fleur de vie frêle. Le grave génie d’Efferts avait passé là, l’âme apitoyée d’un maître sensible et rude.
– Enfant ! mon enfant ! appela-t-il dans une détresse.
Sa voix en ondes molles frissonna dans la chambre familiale. Elle parut intercéder auprès des puissances de la nature, invoquer le faible cœur muet de ce fils qui lui échappait. Un silence de solitude et d’hiver glaçait la maison. Il prêta l’oreille, crut ouïr un bruit pesant à l’étage. Il alla vers l’escalier, cria :
– Bethannie !
Elle se taisait. Une chaleur soudain remonta : il voulut la disputer à elle-même, à son esprit étroit et révolté. Il atteignit le palier, fit jouer des poignées : elle s’était enfermée. De nouveau à mi-voix, appuyé au chambranle, il l’appelait. Son cœur battait d’attente, d’espoir. Mais la chambre restait close, sans un signe de vie, dans le froid de la maison. Alors il espéra pouvoir entrer par le cabinet de toilette. La porte cette fois ne résistait pas ; il pénétrait et la voyait, tombée de son long, en travers du tapis, le journal dans la main.
– Annie !
Il s’était agenouillé et lui soulevait la tête. Une raideur de catalepsie durcissait ses membres. La mort passa, fut au cœur de Wildman. Il lui arracha des doigts le journal, le jeta en boule sous le lit. Et toujours l’appelant du sein des ombres, il la baisait sur les cheveux.
Un frémissement à la longue courut ; elle fut secouée de détentes brusques, rapides ; et il soufflait sur ses yeux à petites fois.
– Quoi ? qu’y a-t-il ?
Elle se chercha, les regards lents, encore évanouis ; puis le sens, irréel, lointain se précisa.
– Poursuites contre l’écrivain Wildman ! Ah ! Ah ! c’était donc cela !
Il la prit dans ses bras.
– Je t’en supplie ! Ne sois pas plus cruelle que mes pires ennemis.
Les nerfs mous, elle alla rouler sur le lit. Elle sanglotait dans les oreillers :
– Mon pauvre Jorg ! Mon pauvre Jorg !
Lui aussi avait pensé à son fils, comme à un recours pour lui-même. Le cri de la mère fut bien plus profond : elle s’oublia pour ne pleurer que sur l’enfant.
– Écoute, femme, dit-il, il arrivera un jour où notre fils apprendra l’outrage qui fut fait à son père. C’est moi-même qui le lui dirai. Il pourra juger alors à son tour entre le monde et moi. Il aura lu mes livres.
Elle se redressa. Appuyée sur ses poings, elle le défia.
– Je les brûlerai plutôt page par page, j’en enterrerai la cendre. Quand il me demandera quel homme était son père, je lui ferai croiser les mains et nous prierons.
L’affreuse parole l’écorcha vif. Il se sentit poussé vers l’ombre, avec le mépris de la beauté de son œuvre entre l’enfant et lui. Il fut mort soudain : la cendre de ce qui avait été son cœur, son haut cœur de poète et d’apôtre, l’ensevelissait dans sa propre maison.
– Annie ! Annie !
Une dernière fois, il l’appelait comme du fond d’un naufrage.
Elle eut la brûlure de ses deux mains à la nuque. Avec une violence passionnée il l’attirait. Elle ne put se défendre contre le grand baiser dont il lui mangeait la bouche. Un vertige triste d’amour et de haine passa.
– Va-t’en, cria-t-elle. Rien que de sentir ton baiser, c’est comme si je trompais Dieu !
– Dieu, fit-il, c’est l’amour, c’est la vie. Écoute-le doucement nous parler de réconciliation, après nous être détachés de nous-mêmes.
Elle le repoussa.
– Non, non, taisez-vous. Dieu, c’est la crainte du péché. Allez-vous-en, j’ai horreur de moi comme de vous. Je n’ai plus que mon fils. Je le sauverai, je le défendrai contre son père.
Des siècles de servage, de foi étroite et furieuse les séparèrent. Ils furent aux pôles opposés, dans le froid d’un désert. Il se trouva sans forces pour lutter contre le dieu de la mort.
– Femme ! Femme ! gémit-il, ils t’ont prise à moi ! Me reviendras-tu un jour ?
– Oui, le jour où l’écrivain Wildman se sera repenti.
Il descendit, l’hiver l’emprisonna derrière la vitre. Il s’était jeté dans un fauteuil, rallumait des pipes coup sur coup. Toute force de vie était morte, son cœur grelottait d’ennui, de fièvre. Un grand silence s’était fait dans la maison. Il sut par Rita que Bethannie était partie chercher Jorg à l’école, qu’ils ne rentreraient pas dîner. Mais l’après-midi des coups de timbre retentirent : l’Indépendant, l’Observateur, le Matin lui envoyaient des reporters. Un mouvement anima la rue, des voitures stationnèrent. Il condamna sa porte, goûtant une joie amère à se trouver seul. Vers le soir seulement, il endossa son manteau, partit vers le bois : il avait besoin de solitude et de nature. Les arbres, la grande neige vierge lui donnèrent un apaisement. Un merle à la lisière d’une futaie, en rebondissant comme une pelote d’étoupe, grasseyait. Sa grosse voix roulante et mouillée, déjà égouttait du printemps dans le soir gelé. Wildman sentit revenir la vie, la confiance à travers la légère âme prophétique de l’oiseau. Il aspira à la joie et à la force.