La maison vide lui pesa : il sentit la surveillance sournoise de la servante. Elle le soignait avec zèle, mais dans chacun de ses gestes perçait la main de Bethannie. À distance, ainsi, grâce à cette fille, elle l’eut sous sa garde. Wildman manqua d’air respirable pour son travail ; il eut soif d’espace, de grands arbres après son séjour chez les ombres. Ardemment il aspira à l’ancienne vie, à la famille ; il écrivit à sa femme, lui dit sa foi dans la justice, dans la vérité. Il croyait sincèrement avoir triomphé du juge ; il voulut croire que le temps, une mutuelle confiance entre eux souderaient la brisure. Sa sensibilité était vive, tendre, implorante ; il s’humilia pour les ravoir tous deux.
Cependant les journaux continuaient la bataille. Le Clairon pompeusement annonça que son calvaire allait se changer en assomption. Krakti publia un dessin où, sous les traits d’un saint Georges, il transperçait du glaive une petite blatte, vulgairement dénommée cafard, blottie sous une toque de juge. On ébruitait les roueries et finalement la défaite de l’instruction. Moinet sembla ne pouvoir jamais se relever de tant de ridicule.
Ce fut un ennui pour Wildman : il craignit que le petit juge ne lui attribuât une part de toutes ces parodies. Il fut blessé dans la sympathie inexplicable qu’il lui vouait. Il s’imagina que Moinet, de son côté, dût souffrir dans l’estime qu’ils avaient gardée l’un de l’autre. Quand Robartz, dans son journal, subitement émit le vœu d’une manifestation publique pour exalter la liberté de conscience, il s’y refusa par une lettre généreuse et noble qui fit le tour de la presse. En substance il y déclarait que cette liberté devait être garantie aussi bien au juge qu’à l’écrivain. Hoorn l’admira et lui donna tort. Ardens et Efferts, au contraire, d’une âme tolérante et large, le louèrent d’avoir mis une vérité générale au-dessus du soin de sa propre défense.
La tradition des agapes fraternelles, avec les sûres intimités de la maison, s’était rompue : les amis ne se réunissaient plus chez Wildman. D’une pudeur d’homme il leur avait tu le secret de sa vie déchirée, mais leurs cœurs, à leur propre blessure, l’avaient senti malheureux. Et à présent quelquefois, en petite bande, on gagnait une auberge des banlieues.
Bethannie, elle, là-bas s’obstinait dans ses silences. Wildman sut qu’elle écrivait secrètement à la bonne. Il décida un matin de partir, il fit lui-même sa malle, il la prépara pour une longue absence. Il entassa au fond le manuscrit de son Épiphanie. D’autres besognes depuis son retour l’avaient requis, il avait dû mettre au courant une correspondance attardée. Des écrivains, des jeunes hommes, des amis inconnus lui témoignaient leur ferveur, au nom de l’Évangile humain qu’il proclamait. En quelques mois les éditions de Terre libre avaient triplé. Cependant il restait simple, puissant et doux, sentant au-dessus de lui une force qui le menait. « Celui-là s’appelle le roi, pensait-il, celui-là le prêtre ou le juge, et moi je suis Wildman l’homme sauvage. Il y a une destinée dans les noms. »
Wildman une après-midi débarqua à l’auberge, une vieille petite hôtellerie au pignon festonné de pampres. Le couvent des Sœurs était peu distant ; des avenues de chênes y accédaient ; une ceinture de bois de conifères lui faisait une solitude. Il n’avait pas averti Bethannie de son arrivée.
Il se présenta le lendemain. La Sœur tourière lui dit que l’enfant était à la chapelle avec sa mère. Il dut attendre assez longtemps au parloir et puis des pas glissèrent dans le vestibule ; il aperçut Bethannie qui poussait Jorg vers lui.
– Va, dit-elle, tu peux embrasser ton père.
Elle ne montra ni surprise ni sensibilité. Il sembla que son âme fût habillée de noir comme elle-même sous la robe aux plis droits qui, dans cette maison, l’égalait presque aux religieuses. Il voulut l’embrasser à son tour et elle se détourna, elle lui abandonna seulement sa main. Jorg, de son côté, n’eut point d’élan ; il offrit son front et il ne souriait pas, regardait toujours sa mère.
Wildman l’avait attiré violemment contre sa poitrine, et ses larmes coulaient.
– Femme, dit-il, tu n’as pas répondu à mes lettres et je suis venu. Je n’aurais pu vivre ainsi plus longtemps. Je vais achever mon livre près de vous deux. J’ai mérité par de longues souffrances la paix, l’oubli, et, s’il se peut encore, la joie de nous retrouver ensemble.
Elle lui répondit froidement qu’elle continuerait à habiter chez les Sœurs ; celles-ci d’ailleurs s’étaient attachées à Jorg pour sa sagesse, sa piété d’enfant. Peut-être ils passeraient au couvent l’arrière-saison entière. Il sentit tomber sa force, son cœur horriblement saignait.
– Annie, Annie, je t’en prie. Si tu me détestes, laisse-moi au moins aimer mon fils comme je veux l’aimer, comme je veux qu’il m’aime aussi.
– Oh ! fit-elle, pas de scènes. Le Seigneur défend les sentiments excessifs. C’est ici la maison sainte où les cœurs s’apaisent. Jorg, en y arrivant, a retrouvé la vie.
– Eh bien, vous le garderez près de vous mais, chaque jour, il m’appartiendra pendant quelques heures.
– Je vous l’amènerai moi-même, je vous le promets, dit-elle.
Ils n’avaient parlé ni l’un ni l’autre des jours qui les avaient séparés : ceux-ci semblèrent à jamais pour tous deux devoir rester un mystère. Wildman, en s’en allant, emporta une joie triste.
La beauté grave du pays lui fut une douceur fortifiante. Sous des ciels immenses s’étendait la plaine cendreuse et violâtre, coupée de bois et de bouleaux, de sapins et de chênes bas. Les petits métiers, un commerce précaire s’étaient groupés autour de la place : c’était le cœur vivant de ces campagnes arides. Des chaumines ensuite, des toits de glui, sous l’ourlet des vignes, s’espaçaient, humbles foyers où, aux limites du désert des sables, brûlait une suprême chaleur d’humanité. Le dur épeautre, un champ maigre de pommes de terre joignaient la maison. Et puis, pendant des lieues courait la noue avec ses mares, ses ornières, ses bruyères, la bosse pelée de ses dunes. Le berger seul parfois passait, poussant devant lui le moutonnement violet du troupeau. Même au soleil, sous les flammes claires de l’été, le vent frais des solitudes doucement sifflotait sa chanson. Les couchants tombaient silencieux et lourds.
Wildman goûta la paix, le silence des plénitudes intérieures. Les hommes moururent au recul des cités : il n’eut plus présente que l’humanité simple et primitive qui peinait dans la garigue. Celle-là lui fut fraternelle, comme une race d’élection en laquelle se prolongeaient ses propres racines. C’était d’elle à travers les âges qu’étaient sortis les Bergers d’Épiphanie. Osseux et longs, les paysans, comme des pèlerins de vitrail, aussi marchaient par les routes d’un grand pas qui semblait venir des lointains du monde.
Il quittait l’auberge dès la première chauffe du soleil. Il gagnait un bois d’essences ombreuses et légères, à une petite distance du couvent. De là il voyait arriver Bethannie et son fils : ils dépassaient le grand porche armorié, traversaient la vieille arche incurvée sur la douve. Le pied puissant d’un chêne renflait le sol : il se carrait entre ses nervures et, son cahier de papier sur les genoux, écrivait, abrité par l’écran doré des feuillages. La terre, d’une longue palpitation se communiquait ; il la sentait passer au battement lourd de son cœur. Et les grosses mouches bleues bourdonnaient ; les abeilles, à l’odeur sucrée du verger, en ronflant arrivaient du large. Le vent doucement secouait sur ses mains et son papier une fleur d’ombre. Il ne s’arrêtait d’écrire que pour flamber une pipe : son regard alors une seconde embrassait les jardins, les viviers et le potager du couvent derrière les haies. Ceux-ci s’étendaient à la gauche des étables, du fournil et des resserres qui bordaient la cour d’entrée. La maison était féodale, trapue, arc-boutée d’un donjon, avec une tourelle d’angle qui s’effilait en poivrière, par-dessus les fenêtres lancéolées de la chapelle. On l’appelait le Refuge, et elle était la résidence où autrefois les abbés des monastères, à vingt lieues de pays, passaient le temps de leurs retraites.
– Jorg ! Enfant !
Il jetait là le cahier, le crayon. C’était toujours la même passion de l’enfoncer au chaud de sa poitrine, toute une longue minute heureuse. Il le tenait près du battement de sa vie, là où si profondément aussi battait le cœur de la terre, et il croyait embrasser à la fois la terre et son fils. Jorg d’une pousse frêle et maigre avait grandi. Son col fluet, la limpidité de ses yeux lui gardaient toujours son air de fille, cette gaucherie ambiguë des garçons trop jalousement couvés par la mère. Mais le hâle avait durci son visage ; sa peau n’avait plus sa minceur diaphane et bleuâtre de porcelaine. Bethannie s’était résignée à lui couper les longues boucles de ses cheveux.
– Mon cher enfant ! je suis si heureux quand tu es là, disait Wildman en le caressant.
Elle s’asseyait auprès d’eux et travaillait. Elle confectionnait des robes, cousait des chemises pour les petits pauvres d’une école de religieuses dans un village proche. Elle parlait peu, quelquefois souriait à Jorg quand il la regardait ; un pli dur, aux deux côtés de la bouche, ensuite retombait. Sa présence, son silence gênaient Wildman, bien qu’elle parût à peine prendre attention à lui. Il ne s’expliquait pas pourquoi il repliait son cahier et le glissait dans la poche de son veston quand il entraînait Jorg un peu loin. Il lui disait les essences, le sol, les cailloux, ou bien ensemble ils jouaient à la course. Jorg alors s’abandonnait : il avait un léger cri sauvage, une folie de nature où sa jeunesse remontait.
– À la bonne heure, je te reconnais. Toi aussi, tu t’appelleras l’Homme sauvage, disait le père en riant joyeusement.
Et, avant de le ramener, il prenait garde à essuyer la sueur qui, tout de suite, pour ce pauvre effort, lui mouillait le cou. Il craignait les remontrances de Bethannie. Cependant le vent salubre, les bromes résineux des pinèdes commencèrent de tonifier l’enfant. Quand Wildman s’en réjouissait, elle lui répondait qu’en effet Dieu avait eu pitié d’elle et exaucé ses ardentes prières. À midi, un tintement de cloche prolongé sonnait pour le repas. Jorg aussitôt retombait à son ennui, à sa froideur. Il avançait son front ; et ensuite ils se quittaient jusqu’au lendemain. Wildman tout de même en gardait du bonheur pour tout un jour. À son tour il regagnait l’auberge ; la soupe au lait ou la garbure fumait sur la table. Il faisait un somme léger à l’ombre d’une meule, dans la chaleur de l’après-midi, et puis il rallumait sa pipe, partait devant lui à travers la campagne où déjà montaient les vapeurs. Il croyait sentir son cahier tout à coup battre dans sa poitrine. Le dos au soleil, son chapeau de paille rabattu dans la nuque, il laissait couler la vie aux feuillets.
Il sembla pour jamais évadé du cycle funeste. Les ombres, le vieux monde s’étaient effacés. D’une frénésie heureuse, il s’abandonnait à ses dieux personnels. Il vécut jusqu’à l’ivresse la rusticité bouffonne, épique de ses paraboles. Une faune énorme se débrida dans des kermesses de sainteté fermentées de rut, de rapt et de paradis. Le large rire des Flandres enflait les bedaines et les rates, dégorgeait en bâfres et en soûleries, ameutait pacants, pèlerins à coquilles et à bourdons, truands, claque-patins et ribaudes. Cloches, flûtes, bombardes et violons entraient en danse, menés par le grand ménétrier des frairies, Uylenspiegel lui-même.
Dispersés les petits dieux d’Asie, les hordes de flagellants et les petits cucufats de campagne ! Après avoir pleuré des siècles au pied des calvaires, l’humanité tout à coup avait soif de rire et de vivre. Une palingénésie ressuscita la primitive église, la chapelle rôdeuse des hilares satyres. Le pied fourchu du sylvain s’emboîta à la sandale des bons moines aux aguets des nonnettes, comme à l’âge du vieux Pan. Et de dessous l’empois des cornettes, il sortait des nudités de nymphes couleur d’aurore et de pêche mûre. De grands papes eux-mêmes sous la tiare dansaient le rigodon devant les sacro-saintes images où de merveilleux artistes, sous couleur de piété, célébraient d’ardentes messes paphiques. Un air de renaissance refarda l’émail craquelé des mythologies : elles devinrent la banlieue de l’hagiographie. On ne sut plus lesquelles étaient les saintes et lesquelles avaient été les déesses. On était d’autant mieux avec les dieux qu’ils avaient cessé d’être des symboles et n’étaient plus que des métaphores.
Cependant les Bergers allaient, les yeux fixés sur l’Étoile. Elle les mena à la cour du grand prince de Bourgogne. On y festoyait de l’aube à la nuit. Sur les tables de monstrueux pâtés tout à coup dégorgeaient des allégories païennes et sacrées sous la forme de belles filles nues ; et il y avait des tournois, des concours de grimaces, des jeux de beaupré et des courses dans les sacs. Le populaire s’abreuvait de cervoise. Eux quelquefois parlaient d’un homme qui était mort sur une croix. On ne savait ce qu’ils voulaient dire. À peine çà et là un très vieux curé du temps des apôtres se rappelait de cela comme d’une légende, tout avait bien changé. Christ était mort pour les humbles, les dénués et les miséreux ; lui-même était un très pauvre homme ; et à présent ses ministres vivaient dans l’or et la pourpre, magnifiques comme le roi Hérode. D’ailleurs, c’était une si ancienne histoire : elle s’était passée dans un petit bourg de Flandre. On n’en avait pas beaucoup parlé dans les villages voisins.
Wildman, en narrant ces paraboles, redevenait vraiment l’homme sauvage de sa race. Une impétueuse force de vie le poussait. Ses sensations couraient fortes, soudaines, irrésistibles ; elles embrassaient les âges, la terre ; elles se fondaient dans un état de subconscience héroïque et violent comme l’ivresse bue aux vignes du chemin. Il fut une espèce d’homme-humanité : il s’attesta vraiment l’artiste d’un peuple. C’était le cas ou jamais de dire que l’idée était plus forte que tout. Elle avait eu raison, du moins Wildman le croyait, des scrupules du juge. Et à présent, par toutes ses secrètes et irrésistibles puissances, elle le menait comme un étalon dompté, crinière au vent, à travers fondrières et halliers. Les grands impulsifs cèdent à la prédestination d’extérioriser le courant de vie profonde qui les traverse. C’est leur beauté et leur misère puisque ainsi ils sont plus près des forces du monde et plus loin de la symétrie sociale. Personne n’était moins capable de se raisonner que Wildman : il écoutait la nature ; et même avant d’être absous ou condamné, déjà il avait récidivé.
Sa vie fut toute enveloppée de solitude ; elle toucha terre, elle baigna dans l’émouvante splendeur des heures. L’éternité vive de l’air, chaque matin, renouvelait son âme. Hors sa femme et son fils, il ne voyait personne. L’humanité s’arrêta aux simples et aux humbles qui eux-mêmes étaient moins des formes de vie humaine accomplie que de la terre animée et des êtres demeurés élémentaires. Ils étaient bons, courageux, serviables, taciturnes avec des visages de grands bœufs ou de moutons dociles. Wildman quelquefois s’asseyait à leur foyer, dans la lande muette comme eux. Ils ne desserraient la bouche que pour parler des labours, des semailles, des récoltes précaires et ils ne se plaignaient pas, comme si la terre et eux n’étaient encore qu’une même substance. Il les aima pour leur force tranquille et continue, pour le rude instinct de vie qui les conformait à la contrée et dans un état rudimentaire, leur donnait une beauté pathétique de colons et de pasteurs. Ils touchaient par là à son propre rêve d’une humanité revenue à la nature ; ils étaient la base vivante de la trajectoire humaine qui, partie des origines, par l’autre bout s’accomplissait dans les hautes joies d’une vie naturelle et sensible.
Wildman vit venir ainsi la fin de son livre. Le portant partout avec lui, l’écrivant à mesure dans la sensation fraîche et jeune de la terre, il le trempa d’aromes, de sèves, de vent et d’espace. Il ne pensait plus à Moinet. Il fut étonné quand, au bout du mois, Hoorn lui apprit que rien encore n’était décidé. « Je ne sais rien, écrivait-il, personne ne sait rien. Le juge est toujours enfermé, il travaille une partie de la nuit. » Wildman haussa les épaules. Ces délais lui paraissaient plutôt rassurants. Il se fortifia dans sa confiance, la certitude qu’on n’oserait pas toucher à lui. Devant la réprobation des journaux, il paraissait bien difficile que le parquet s’obstinât. D’ailleurs n’y avait-il pas un parquet général, des ministres, l’irrésistible poussée de l’opinion publique ?
L’ouest humide et venteux, à la lune nouvelle, souffla. Des ciels bas et nébuleux plusieurs fois le jour crevaient en averses. Les sables rapidement buvaient l’ondée ; des coups de soleil ensuite séchaient la mouillure des arbres. Cependant l’air, entre les bourrasques, demeurait refroidi. Bethannie d’abord lui envoya des messagers pour l’avertir que Jorg ne pouvait sortir. Pendant toute une semaine, il cessa de le voir. La contrée pesa la tristesse lourde des étendues noyées. Il partait par le bois, écrivait sous un large feuillage. Mais la pluie le trempait : il gagnait alors un toit de hangar, le porche ouvert d’une grange ou l’abri d’un fournil. Il n’avait plus la même ardeur au travail. Ses pressions étaient lourdes, orageuses comme la nue. Il traînait sur la route, regardant de loin les épaisses maçonneries du couvent ; là vivait la vie recluse de l’enfant.
Le vent tourna ; des jours apaisés succédèrent. Un matin, ils se retrouvèrent ensemble sous le chêne dans la chaleur molle de la terre. Wildman sentit se fondre son cœur, il eut des effusions passionnées comme pour une renaissance de la vie. Il pleurait en embrassant Jorg, il lui baisait le cou et les cheveux, dans un transport de joie tendre. Jorg, de son côté, timidement s’abandonnait. Mais tout à coup Bethannie, qui avait tiré ses coutures de son panier, l’envoya cueillir une touffe de bruyères. Ils demeurèrent seuls, Wildman et elle.
– Ce sont là des excitations dangereuses pour Jorg, dit-elle aussitôt. Je vous prie de les lui épargner dorénavant. Il en demeure assombri, sensibilisé jusqu’aux larmes.
– Mais que voulez-vous donc faire de son cœur, s’écria Wildman, s’il lui est interdit de ressentir de si adorables mouvements ? Ah ! Annie, vous ne parliez pas ainsi quand il s’agissait de sa première communion. Vous n’avez pas craint de le torturer alors et il a failli en mourir.
– Son âme du moins eût été sauvée. C’était sa vie chrétienne qui était en jeu. Jorg n’est pas un enfant comme les autres. Il ne doit pas connaître les sentiments trop exclusivement terrestres. Sa foi, ses aspirations le prédestinent à de plus pures exaltations.
Autrefois, il lui avait dit sa ferme volonté d’en faire un homme. Il marchait alors dans sa force : il croyait avoir bâti le royaume de l’Idée nouvelle. Ses dieux grondaient en lui sauvagement. Le vieux monde, depuis, avait limé ses énergies. Il n’osa plus être le père et le maître. Sa faiblesse, devant cette maternité aveugle et sourde qui, elle du moins, savait ce qu’elle voulait, se découragea. Encore une fois l’action prévalut sur le rêve : il sentit les puissances hostiles se refermer sur l’enfant et sur lui. Il désespéra de le sauver, redouta de le perdre à jamais s’il ne cédait.
– Jorg est à nous deux, dit-il doucement. Défendons-le ensemble contre les peines dont nous souffrons de peur qu’il en souffre lui-même.
– Jorg ! Jorg ! appela-t-elle sans lui répondre.
L’enfant accourut ; et ils cessèrent de se parler. Mais le lendemain ce fut lui qui, à son tour, imagina un prétexte pour écarter Jorg.
– Va devant toi par ce chemin, lui dit-il : il y a dans ce champ des cailloux. Tu m’en apporteras deux : ils me serviront de briquet pour allumer ma pipe.
Jorg parti, il prit la main de sa femme et elle le regardait droit dans les yeux, un peu frémissante, avec son singulier regard.
– Nous n’avons pas tout dit hier, fit-il. Il y a autre chose encore que je voudrais te dire.
– Si c’est de votre salut que vous voulez parler, s’écria-t-elle, je vous écouterai avec bonheur.
Il secoua la tête.
– Vois-tu, femme, dit-il, je ne suis pas l’homme que tu crois. Toi aussi, tu t’es tournée contre moi, parce que la vérité que je porte en moi n’était pas celle que tu avais apprise en ton enfance. Eh bien, c’est de cela qu’il s’agit en ce moment. Nous reparlerons du reste un autre jour. Je suis un homme sur le compte duquel on a pu se méprendre, mais qui a droit au respect des autres hommes. J’espère qu’il n’y a plus de doute à cet égard depuis que je suis allé chez le juge, je puis bien te le dire à présent. Là-bas aussi ils avaient incriminé ma pensée, ils tenaient mes livres pour immoraux et hérétiques.
Elle retira sa main et avec des yeux vides elle regardait du côté du couvent.
– Je vois, fit-elle, que cette fois encore, nous ne nous sommes pas compris. Nous ne nous comprendrons jamais plus.
– Bethannie, pourquoi serais-tu plus inexorable que le juge, puisque lui, du moins, ne s’est pas refusé à m’entendre ? Le juge m’a compris et toi, tu ne veux pas, Annie, redevenir pour moi la femme que tu étais. Il y a eu un temps où tu vivais les livres que moi j’écrivais.
Elle l’interrompit vivement :
– Non, non, ne reparlons jamais du passé. Moi, du moins, j’ai expié.
– Voilà le malheur. C’est que toi aussi tu crois que la vie est le péché. Je me suis expliqué là-dessus avec le juge. Et… et c’est cela encore que je voulais te dire, Bethannie : je puis maintenant lever la tête puisque le juge a baissé la sienne devant moi.
Elle jetait tout à coup son ouvrage et s’écriait :
– Ce n’est pas vrai, c’est là une illusion de votre orgueil. Ce que vous ne savez pas, moi je le sais, et voici la vérité. Joris Wildman, en parlant comme vous l’avez fait au juge, vous vous êtes condamné vous-même. On lira le procès-verbal à l’audience. Ce sera un scandale pour tous les honnêtes gens. Oui, cela, je le sais, je n’ai jamais cessé d’être au courant de tout ce qui se passait. Il y a des âmes charitables dans le monde, Wildman. Celles-là ont eu pitié de mes douleurs et m’avertissaient. À présent, rien ne peut plus conjurer ce qui doit être. Votre nom, le nom de votre fils sera traîné à la rue. Comprenez-vous maintenant pourquoi tout est bien mort entre nous jusqu’au jour où vous serez revenu à l’humilité ?
Elle avait des mots comme le prêtre au confessionnal : il crut entendre à travers la sienne l’autre voix déjà ouïe, secrète, chuchoteuse. Et de nouveau les ombres rôdèrent, les louches et sournoises présences derrière les portes. D’infatigables connivences s’agitèrent, creusèrent sous ses fausses sécurités. Il se mit à rire amèrement.
– Il y a donc une femme qui jouissait de me voir à terre et vaincu dans le moment où, de toute ma conscience, je croyais à ma force ! Et cette femme, c’était toi, Bethannie ! Ah ! le vieux monde sait bien quelles mains il faut armer pour porter les bons coups. Ce sont les femmes et les enfants qui se chargent de ses vengeances.
Aussitôt elle se mit à dire durement :
– Humiliez-vous, écrivain Wildman, et vous serez pardonné.
Moinet aussi avait dit comme elle.
Une colère le prit contre cette société hypocrite qui tenait la vie, l’orgueil, la beauté pour une offense et constamment prêchait l’abaissement des âmes.
– Tais-toi, misérable femme, cria-t-il. Ne vois-tu pas que j’ai besoin de me croire le plus fort pour achever mon œuvre, pour faire jusqu’au bout ce qu’il m’a été commandé de faire ici-bas ? Je m’appelle Wildman, je suis l’homme sauvage. L’as-tu oublié ?
Jorg revint avec ses petits cailloux. Elle ramassa son ouvrage et entraîna l’enfant.
– Allons-nous-en, Jorg ; il souffle ici un vent mauvais. Nous prierons Dieu pour qu’il ait pitié de nous.
Il erra dans la dune. Son âme était combattive et violente ; il eût voulu partir tout de suite pour Portmonde. Il fût allé directement au juge ; il l’eût contraint à parler. Le soir tomba ; il regagna l’auberge. De graves visages autour de la chandelle se pacifiaient de bonne conscience après le labeur journalier saintement accompli. Qu’auraient-ils dit si quelqu’un était venu et leur avait annoncé que l’homme simple qu’ils respectaient et qui tout le jour écrivait sur ses genoux, était un être dangereux à l’égal des voleurs et des faussaires ? La nuit, avec l’arôme des sèves, les frissons pâles du ciel, entrait par les fenêtres. Il goûta un apaisement auprès de cette humanité humble et courageuse.
L’âme avec les jours afflua : il eut en écrivant le rythme, l’abondance et la joie. Ses feuillets rapides, serrés, se comblaient de substance cérébrale. Ce fut comme la hâte d’en finir avec une destinée inquiète, le désir de s’assurer un long repos mérité par tant d’agitations. Il n’avait point encore éprouvé ce sentiment. Ses livres généralement s’accomplissaient dans un état d’activité calme, comme pousse le blé, comme après le printemps vient l’été. Son pouls brûla d’orage, de fièvre ; il versa la vie comme à travers un spasme. Et l’œuvre toujours plus avant marchait du pas des grands Bergers légendaires.
Les patries, les âges s’enfoncèrent derrière eux. Entre chacune de leurs enjambées, tenait une humanité. Les dieux à présent étaient bien morts : leurs poussières avaient été criblées aux tamis de l’espace. De son côté, le vieux paradis gothique, avec ses petits anges jouant de la viole et du psaltérion, monotonement chômait. Une nuit que saint Pierre avait laissé tomber sa clef, les Bergers la ramassèrent et s’en vinrent faire un tour par delà les portes éternelles. Ils furent étonnés de l’air de désuétude qui régnait dans la boutique à petits saints. La bonne Vierge, devenue un peu sénile, dodelinait la tête et pleurait dans ses mains en disant que là-haut, depuis des ans et des ans, on était sans nouvelles de son fils. Les croix tombaient en poudre ; le commerce des reliques n’allait plus.
Depuis longtemps la Sainte Face s’était effacée sur le mouchoir de Véronique. Madeleine alors, un matin, se rappelant qu’elle avait été la grande amoureuse, quittait le céleste pourpris et descendait sur la terre, à la recherche de Jésus.
C’était curieux comme les petites gens des métiers à présent juraient par leur conscience : ils semblaient vraiment à leur tour être devenus des hommes. Le moindre laboureur savait qu’en rayant ses sillons, il faisait une chose utile à l’univers. Les pâtres étaient des rois d’idylle. Il y avait un peu de temps qu’on avait pendu à la dernière potence le dernier ogre. Chacun avait son champ comme un empire. Et Christ quelque part s’était fait maître d’école dans un hameau. Or, un jour, Madeleine passant par là, vit de petits enfants qui dansaient sur la place avec un homme qu’ils appelaient du nom de Christ. Elle le reconnut à son visage d’éternité et lui ondoya les pieds de sa chevelure. Mais lui doucement la repoussait, disant :
– Femme, votre démence et vos larmes ont fait de moi un Dieu alors que simplement je voulais être un homme parmi les autres hommes. Ni mes disciples ni vous ne m’avez compris. Mais voici venir enfin mon règne. Des roses vont fleurir à mes plaies. Depuis qu’on a changé de gouvernement j’enseigne la joie, la vie et l’amour. Je suis redevenu le Jésus des petites gens.
C’était tous les jours kermesse en Flandre avec les boudins et les crêpes rissolant à la poêle, les futailles crevant à pleines bondes, les grasses matrones donnant à téter à leurs nourrissons des mamelles si gonflées de lait qu’il en restait encore pour le chat. Les gouges blondes et gorgiases partout sous les tonnelles battaient leurs entrechats au son de la flûte et des violons. Une vraie image de paradis régnait : les houblons étaient hauts comme des mâts, les brassins dilataient la fressure, on ne finissait pas de miraculeusement s’entonner et de copuler, comme si l’âge d’or était enfin venu. Wildman, avec son génie d’enluminures claires à l’égal d’un vitrail d’église, encore une fois avait exalté l’énorme vie sensuelle. À lui seul, il était toute une folie d’humanité, vivant au soleil son large rêve de nature, brandissant sa chair et son orgueil parmi des paysages de symboles.
– Monsieur Wildman, appela une voix près de lui.
C’était le bourgmestre du village, un pauvre homme de longue vie qui, sous le chêne où il écrivait, arrivait le trouver pour lui transmettre un pli apporté par le piéton. Wildman se mit à lire. Le commissaire de police de son quartier lui notifiait la réception d’un rapport d’experts communiqué par le juge Moinet.
Ses tempes se gonflèrent : il sentit refluer les ombres. Il détesta sa femme, toute sa haine d’une fois remonta contre Moinet. Et, comme l’autre jour, c’était le coup droit entre les sourcils, la main invisible abattant le maillet dans la haute vie pensive du front, à la minute de l’amour et de la création. Ses moelles froidirent : l’œuvre eut sa brisure nouvelle, cassée net comme l’os d’une humanité.
Wildman repartait le soir même.