Un soir pluvieux, dans le noir des dix heures, il voyait Moinet sortir du palais. Le juge ouvrait son parapluie et, à petits pas saccadés, rapides, se mettait à marcher. Wildman, à dix mètres, son parapluie baissé, suivait. « Qui jamais reconnaîtrait là le juge dont la tête, dans la salle de torture, m’avait paru toucher aux voûtes ? » songeait-il.
Le juge tourna plusieurs rues. À mesure elles se dépeuplaient ; leurs extrémités plongeaient dans un silence humide et bas. Wildman dut écraser son pas dans le vide sonore. Avec étonnement bientôt il remarqua que Moinet le menait dans le quartier que lui-même habitait. Les grandes bâtisses aveugles coururent, les hauts murs enclosant de mystérieux jardins. Et l’une après l’autre, des cloches grêles, fêlées, aériennes, des cloches de couvents maintenant tintaient.
À l’angle d’une rue, Moinet salua une petite Vierge à l’enfant qu’un faible luminaire derrière la vitre d’une niche éclairait. Il s’arrêta ensuite devant une maison spacieuse. Cette fois Wildman pressait le pas. Il dépassa le juge, releva vivement son parapluie au moment où la clef entrait dans la serrure. Leurs regards une seconde se croisèrent. Moinet eut un sursaut léger ; machinalement il inclina à demi la tête, un sourire énigmatique dans sa barbe jaune ; tout de suite après, la porte sans bruit retombait.
Wildman, de l’autre trottoir, un peu de temps regardait la maison tranquille et blanche aux fenêtres drapées de claires mousselines. Dans la paix sourde du quartier, une joie de petites voix monta. Son cœur aussitôt jalousement se serrait. Il détesta cet homme à cause de qui on lui avait pris son Jorg et qui goûtait les caresses d’heureux enfants. Une main à l’étage souleva un rideau : il s’éloigna.
Partout sonnaient les angélus. Les hautes ondes vespérales frissonnèrent de petits battements d’ailes mouillées. C’était la fin de la journée théologale. Au chœur des oratoires, dans la ténèbre mystique, la lampe, l’huile éternelle seule continuait à brûler, comme la divine présence au fond des âmes. Wildman étrangement envia la paix léthifère du croyant. Si de nouveau il s’était retrouvé en face de Moinet, il lui eût parlé comme un chrétien à un chrétien. Son cœur déborda ; il se répéta à lui-même les paroles qu’il lui eût dites :
– Vous qui vous croyez une émanation de la justice divine, m’abandonnerez-vous dans ma détresse ?
Le lendemain, il conta à Hoorn sa rencontre. Il railla l’ironique hasard qui lui avait fait chercher un logis à quelques pas de l’habitation du juge. Comme autrefois il ramassait dans ses doigts sa barbe rouge. Sa foi d’homme libre à la pointe de ses dents sonnait :
– N’est-ce pas, Hoorn, on peut bien tuer un homme, mais on ne tue pas un livre, on ne tue pas la pensée ? Ils auront beau faire, ils ne ressusciteront pas le moyen âge de ses cendres.
Ce jour-là, Wildman tout à coup se décidait à monter à la tour du Beffroi. Le nord sec et venteux avait étanché la pluie. De brusques rafales s’engouffraient, tournoyaient dans la spirale énorme. Il goûta une ivresse de force et de lutte. Bientôt il domina la ville, les toits s’enfoncèrent, le palais de justice ne fut plus, dans la profondeur, qu’un cube lourd d’où dardait l’effilement d’une ancienne tourelle près de l’eau.
Ce fut en lui-même comme la sensation d’une délivrance. À chaque marche, il grandissait, échappait aux ombres, entrait un peu plus dans la lumière. Elle arrivait de là-haut avec un bruit d’ouragan. Quelquefois le carillon sonnant les quarts semblait de tous ses marteaux la reforger aux enclumes du ciel.
Wildman vécut là une assomption d’humanité. La tour comme un cœur battait, et il ne cessait pas de monter. Il dépassa la logette des veilleurs par delà les quatre cadrans d’or, déboucha sur un palier. Il crut qu’une porte, en s’ouvrant, avait troué l’éternité. Il s’accrocha des mains, dans un vertige délicieux ; sa poitrine se gonflait d’espace, de vent et de clarté. Il eut devant lui toute la terre, jusqu’à la ligne grise de la mer, à l’horizon. Il fut dans la tourmente immense du jour ; les nuées comme des voiles claquaient à ses épaules. Portmonde maintenant, du fond de la cuve, n’était plus qu’un paysage brouillé parmi une symétrie d’eaux, de toits et de feuillages. Il plongea par-dessus le vide, aperçut la pointe des clochers comme arrêtés à mi-hauteur dans leur élan vers le ciel libre. La tour laïque, le donjon des hommes de Flandre commanda à l’étendue plus haut que les cathédrales. En tous sens, comme les rayons de la rose des vents, couraient les fleuves et les routes. Des arènes, des bassins, des darses creusaient les limons blonds. Par là allaient revenir la mer et le vent, roulant les flottes innombrables ; là un monde se lèverait, refoulant les ombres. La mort encore une fois était vaincue. Des forces jeunes, ardentes, l’héroïsme des hommes nouveaux avaient eu raison de la vieille société. Ceux-là aussi, l’Idée les poussait, le souffle immense des temps qui allaient tout réaliser.
Wildman eut une minute d’orgueil infini, comme si à présent, avec la terre et tout le passé sous ses pieds, il avait vraiment le droit de dire :
– Moi, Wildman…