– Ah ! bien pour vous, mon cher Robartz.
Le journaliste le regardait avec ses yeux fins et clairs sous la haute coupole d’un front déjà dégarni.
– Oui, oui, je sais, monsieur Wildman, vous êtes toujours très bon pour moi, et je ne l’oublie pas. Il fallait, du reste, cette circonstance pour me décider à vous…
Il parut ému, ses paupières battirent et il ajoutait d’une voix peinée et basse :
– Qui aurait jamais cru, maître, qu’ils auraient osé s’attaquer à un homme comme vous ?
Wildman, qui le considérait, bonhomme, un pli de malice au bord de ses yeux marrons, brillants comme des lentilles, eut un mouvement.
Robartz, voyant qu’il ne savait rien, une seconde hésita. Il se courba, suivit du bout de sa canne le dessin d’une rosace sur la carpette. Mais Wildman lui appuyait la main à l’épaule.
– Voyons, de quoi s’agit-il ?
Robartz aspira fortement l’odeur du tabac qui chargeait l’air, et soudain résolu, les yeux curieux et droits, avec la petite joie professionnelle d’être l’annonciateur d’un fait sensationnel :
– Après tout, fit-il, il faut bien que quelqu’un parle le premier. Eh bien, voilà. Il paraît qu’il y a là-bas, près de la mer, à Portmonde, un parquet qui va vous poursuivre à cause de votre livre : Terre libre. Oui, monsieur Wildman, c’est comme je vous dis. Demain tous les journaux en parleront.
Wildman, sous la sensation matérielle d’une roue qui le broyait dans sa puissante vie mentale, brusquement fléchit la nuque. Mais, presque aussitôt, un sang violent gonflait ses carotides ; son masque rond et camus s’écrasait d’hilarité hardie, colère, méprisante.
– Terre libre ! cria-t-il, mais il y a quatre ans déjà de cela ! Un livre que tout le monde a lu ! Six éditions parues !
Son rire sous les vitres sonnait haut, dans la gaîté des volières, dans l’atmosphère sensible et frémissante, toute électrisée encore du magnétisme de sa pensée. Il marcha à pas pesants, louvoyant parmi les larges verdures, avivant de sa vie nerveuse, dans cette minute de fureur alerte, l’aigre crissement des perruches et les vocalises en verre filé du canari. Le dos bombé, ramassé dans sa force trapue, il passait et repassait devant la petite table aux écritures fraîches, trempées de larmes et d’ironie. Ses dieux errants et méprisés, ses pâles ombres sanglotantes de petites nymphes, autrefois la grâce et le rire du monde, il n’y pensait plus, arraché, lui aussi, au rêve et à la fiction, retombé lourdement aux réalités humaines. Robartz avait tiré de sa poche un carnet et, à la pointe du crayon, prenait des notes.
Wildman sembla avoir oublié qu’il était là. D’un afflux soudain, toute sa vie de travail et de pensée lui remonta à la tête. Trente livres où inépuisablement avait coulé sa sève intellectuelle, gonflèrent ses lobes, chargèrent de la sensation d’un monde son front court et busqué. Les tempes brûlantes, raides de congestion, il s’écria dans une révolte d’orgueil :
– Moi ! Moi !
– Oui, vous, monsieur Wildman, disait Robartz sans cesser d’écrire, vous, le probe et solitaire écrivain, le précurseur des vérités de demain, l’apôtre enflammé de la nature ! C’est bien ainsi, toute la meute va se ruer, on va vous dépecer vivant. Allez, on les connaît !
– Mais qu’est-ce qu’ils lui reprochent, à mon livre ? L’ont-ils seulement lu ? Sont-ils capables de me lire, hein, dites, Robartz ?
Maintenant il se carrait, les bras croisés, les pieds distants dans ses épaisses pantoufles de feutre. Le journaliste levait sur lui la clarté amusée de ses yeux.
– Ce qu’ils vous reprochent ? Oui, ce serait là une chose curieuse à connaître. Il y aura une enquête, il faudra bien qu’ils s’expliquent. Tout ce qu’on sait dès à présent, c’est que, je vous en demande bien pardon, ils incriminent le livre comme attentatoire aux bonnes mœurs.
Wildman saisit le petit homme au collet. Entre ses poings noueux, une longue minute, dans une reprise de son grand rire, il le secouait, les dents nues sous les poils de sa barbe.
– Ah ! mais ! c’est le dernier mot de la stupidité humaine ! Il n’y a pas une ligne de mon livre qui ne soit un hymne à la vie et à la nature. Thérion, dans son dernier article sur les écrivains de ce temps, m’appelait un poète sacerdotal. Et voyez donc cela, Robartz, il insistait précisément sur Terre libre, un livre sacré, disait-il, la Bible de l’avenir !
Robartz péniblement soufflait sous l’attaque cordiale et brusque de Wildman.
– Maître, si vous ne me serriez pas si fort, je pourrais prendre note de cela, fit-il doucement en se dégageant. Et puis, je voulais vous dire ceci : s’ils s’en prennent à ce livre-là, ce n’est qu’un moyen, un prétexte pour vous atteindre à travers votre œuvre entier. Il y a si longtemps que vous les gênez et qu’ils vous guettent du fond de leur ombre ! Ils attendaient une défaillance. Un grand homme même peut tomber sur le chemin. Mais ce n’est pas votre cas, monsieur Wildman. Alors ils ont profité d’une basse délation. Il paraît que quelqu’un s’est plaint. Un juge d’instruction est allé saisir un exemplaire du livre chez un libraire dans une petite station balnéaire où il vient des séminaristes, des vicaires, tout heureux de se mettre en caleçon de bain.
Wildman soufflait, songeait, les yeux lointains, fixés sur le paysage étamé d’hiver. Son rire était tombé, il n’éprouvait plus qu’une pitié méprisante d’honnête homme.
La péripétie, tout de suite, avec lucidité se précisa. Derrière la loi, l’appareil judiciaire, il vit les rancunes, les hypocrisies, les âmes aveugles, à jamais fermées aux claires évidences, et les autres, les âmes cauteleuses et politiques qui érigent en code la cécité volontaire. C’était la grande misère des esprits libres de les sentir, à chaque annonciation d’une vérité, obscurément aboyer derrière eux d’une férocité apeurée de hyènes. Il pensa à sa femme, à sa famille. Jusque chez les siens des résistances, d’étroits et misérables scrupules avaient cherché à peser sur le graduel développement de sa conscience d’écrivain. Aux limites de sa pensée, dans sa large conception d’une humanité s’égalant à la notion du divin, il avait eu la sensation d’un monde hostile resserrant autour de lui ses cercles, tâchant de l’enfermer aux barrières de ses moralités routinières.
– Voyez-vous, Robartz, dit-il tranquillement, c’est la peur de la vie qui les rend tous fous et méchants.
Il alluma une pipe, s’assit, froissant sans le savoir ses feuillets d’écriture, et il demeurait perdu dans son idée, sans acrimonie. Il sembla porter comme un poids nécessaire la fatalité des haines liguées contre l’homme qui va seul en avant des autres.
Le journaliste s’arrêta de gratter son papier, le considéra avec une attention attendrie, comme si vraiment à cette heure il se sentait, lui aussi, à travers la mesquinerie des besognes journalières, son disciple. Toute la pièce, sous les hauts vitrages, faisait silence. La vie par un charme mortel parut liée, comme au dehors, les arbres et l’eau.
Doucement la porte battit dans la rainure ; un pas traîna dans la pénombre de la salle à manger. Wildman alors tout à coup tressaillait, faisait signe à Robartz de se taire, et il avait perdu la sérénité de sa conscience. Le regard furtif et épiant, il appela timidement :
– Est-ce toi, Bethannie ?
Une forme d’enfant déboucha dans la lumière, un joli être pâle à chevelure mousseuse et longue, d’une grâce frêle de fille. Mais voyant là un visage inconnu, il s’arrêtait et baissait les yeux.
– Oh ! c’est mon Jorg… Mais viens donc : Robartz est un ami.
Et Wildman l’attirait. De ses poings solides il le haussa, le tint suspendu dans un grand baiser violent qui lui écrasait les joues. La petite voix de l’enfant disait :
– C’est maman qui m’envoie dire que le déjeuner est sur la table.
– Eh bien, va, j’arrive dans un instant.
Tendrement il le poussait, le regardait s’éloigner en souriant, attendri dans cette vie délicieuse sortie de lui.
L’ombre du fond enveloppa Jorg, et à présent Wildman très vite le rappelait.
– Jorg ! Jorg ! Écoute, ne dis pas qu’il y avait quelqu’un avec moi. Oui, cela vaut mieux, mon chéri.
La voix pâle encore une fois monta. Machinale comme une leçon, elle disait :
– Maman m’a défendu de mentir.
Le père riait, gêné comme s’il se sentait pris en faute.
– Ta mère a toujours raison.
Robartz, son chapeau à la main, s’avança.
– Maître, excusez-moi.
Il avait rentré son carnet, boutonnait son paletot avec un sourire humble. Wildman passa la main sur son front.
– Mon bon Robartz, il ne faut pas toujours juger d’après les apparences. On a parfois des raisons pour faire ce qui n’est pas bien et alors un enfant vous rappelle au sentiment de la vérité.
Lui, si franc dans sa robuste carrure d’écrivain, apparut soudain touché en un point vulnérable de sa vie. Le journaliste déjà avait entendu dire que son ménage n’était pas heureux. Il leva doucement les épaules, évitant de regarder Wildman, et en même temps il reculait du côté de la porte. Sans cause, toute la vie des volières soudain éclata, la joie des ailes et des gosiers comme dans une floride. L’air ondula, la vague sonore s’étendit aux grandes palmes vertes, frémissantes.
– La vie ! fit Wildman à mi-voix en hochant la tête.
Il sembla que le vent léger des plumes du même coup eût fait vibrer ses ondes profondes. Le rêve l’envahit. Peut-être, par une courbe mystérieuse, son cri pensif se rattachait à une chose triste dans son existence.
Ils furent ensemble sur le seuil blanc, dans la neige tourbillonnante.
– Maître, encore une fois disait Robartz en lui touchant le bras.
Wildman tressaillit, sourit.
– Surtout dites bien que cela ne m’atteint pas. Et envoyez-moi le journal, n’est-ce pas, Robartz ?