XVII

 

Après mille et mille ans, un jour, l’Étoile qui menait les Bergers s’arrêtait au-dessus d’Éden. L’allégorie était tendre, fleurie, nuptiale ; il sembla que, pour la peindre, Wildman eût retrouvé l’art diaphane des vieux psautiers. On était dans le ravissement rien qu’à ouïr tinteler la musique des mots, délicieuse comme les plus jolis carillons de Flandre. C’était la contre-partie du paradis initial, du jardin sacré de la légende où le créateur avait laissé tomber de ses mains la graine d’éternité vivante.

Comme au matin du monde, Dieu, à pas énormes et subtils, avec son visage barbu de vieux jardinier, venait vers eux et leur ouvrait la barrière.

Aussitôt une lumière surnaturelle dilatait leurs prunelles, ils s’apercevaient qu’ils n’avaient rien vu jusqu’à ce moment. Des béatitudes comme du miel et des laits de poule leur coulèrent aux membres. Un air d’éternité les transfigurait.

Alors ils assistèrent à ce prodige : Dieu tout à coup grandissait par delà les plus hautes montagnes. Son front devint l’immensité du firmament avec ses soleils et ses étoiles. Sa bouche était l’abîme illimité des mers. Dans ses gestes se mouvaient en tourbillon rythmique les forêts, les monts, l’espace, toute la substance éternelle et eux-mêmes. Il ne cessait pas de grandir, il s’élevait toujours plus haut à travers l’étendue et la durée ; et maintenant il était devant eux comme l’univers. Et une voix terrible et douce leur dit :

– Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis tous les dieux en un, le seul, unique et éternel. J’étais au commencement dans le paradis terrestre, et rien ne finit, tout recommence. Je suis Pan, je suis la Vie.

Les profondeurs d’en bas amoureusement grondèrent, les gouffres d’en haut flamboyèrent d’aurore. Des êtres merveilleux, légers comme la lumière, en tous sens avaient la grâce onduleuse et flottante de grandes fleurs. Plus rien en eux ne rappelait la vie des âges ; la leur était fluide, diaphane, impondérable, égale à toutes les autres. Le brin d’herbe n’était pas moins qu’eux, et eux-mêmes n’étaient pas moins que la splendeur des astres. Rien ne se séparant de rien, ils étaient tout dans l’énormité de Pan. Leurs âmes leur étaient visibles comme le jour, et dans chacune tenait le monde. Et ils goûtaient d’infinies sensualités, car leurs sens s’étaient multipliés à la mesure de leurs pensées ; et ils étaient eux-mêmes des pensées réalisées. Ils étaient des dieux dans l’éternité divine.

Une force délicieuse se communiqua aux Bergers. Ils n’éprouvaient plus de lassitude : leurs pieds immenses frôlaient avec douceur des duvets légers sur les cimes. Les forces les ondoyaient, soumises. Chacun de leurs gestes retentissait à travers les planètes, et toutes les planètes ensemble battaient dans le plus petit battement de leur sang. Et ils voyaient lucidement devant eux leur vie et toute la vie. Ils connurent qu’ils avaient été choisis parmi les simples afin de témoigner des stades de la vie des êtres. C’est pourquoi, venus des matins du monde, ils n’avaient cessé d’être les pèlerins des âges. Et Pan leur dit :

– Le mystère enfin va vous être révélé, et les destinées, et la loi. Or voici…

Wildman, à ce point de ses écritures, fut interrompu par l’entrée de la servante qui lui annonça la visite de l’officier ministériel. Celui-ci parut, poli, discret, lui notifia l’arrêt de la chambre des mises en accusation qui le renvoyait devant les assises.

Le grand effort de sa vie se dénonça vain. Il avait inutilement frappé le roc, l’onde vive n’avait pas jailli. Il se vit joué par l’être auquel il avait prêté une conscience, par le juge inquisitorial et retors. Bethannie avait dit vrai : Moinet, en ses oreilles longues de faune, avec minutie avait recueilli sa défense et la retournait contre lui. Sa haine fut brusque, violente pour s’être mollement de soi-même enferré.

Toute assurance sombra dans l’épreuve. Il s’aperçut nu, désarmé devant les rancunes de la vieille société. Quelle ironie ! Le coup l’atteignait dans la minute où il acheminait vers les délivrances la nomade souffrance humaine, où Éden, à travers une conjecture vertigineuse, s’ouvrait à l’homme maître de ses destinées. Il n’avait pas été le maître seulement de détourner la sienne.

Le monde pantela, béant et vide, avec cette grande voix de Pan qui n’avait pu s’achever. La vie illimitée des êtres, dans cette mort soudaine de sa pensée, fut morte. Wildman se sentit incapable d’ajouter une page à son livre, et cette page justement eût été la dernière et l’essentielle. Sur l’œuvre, ainsi tronçonnée, pesa tout le redoublement du mystère qui allait être délié.

Une stupeur lui resta, plus grande en ce que l’objet en monta de plus bas pour le frapper entre les tempes. Il vit sa conscience menacée, son repos et jusqu’à son existence. Depuis longtemps les journaux signalaient la tactique artificieuse qui remettait aux mains d’un parquet ultramontain le salut et les représailles de la réaction. Portmonde, avec ses jurés de campagne, abêtis d’ignorance et de basse dévotion, apparaissait la dernière bastille pour une telle partie. Tout dès lors était possible. Condamné, Wildman pour un temps pouvait même être retranché de la vie. Il avait suffi du travail de la petite taupe obscure à petits coups d’ongle grattant la terre et creusant ses galeries. Toute son œuvre menaçait d’y crouler. Il sembla que l’opinion, le siècle ne comptaient plus pour rien. Moinet, dans sa taupinière, put se rire des vitupérations de la presse. Elles éclataient de partout avec unanimité, et il avait triomphé, il n’en était plus atteint.

Les rouages se mirent en mouvement. Les papiers, les formalités de procédure se multiplièrent. L’odieuse machine judiciaire, avec son appareil, ses suppôts, la menace de la force armée, toujours fonctionnait comme à l’âge féodal.

Wildman s’énerva, tressautant à chaque coup de sonnette. Il prit sa maison en horreur ; l’air des chambres frémissait, sensibilisé d’un magnétisme de vie pensive. Il éprouva le besoin de fuir ses livres, de s’évader de lui-même. Il alla passer chez Ardens et Raban des jours entiers. Hoorn, d’ailleurs, fraternel, actif, intrépide, avait déclaré vouloir tout assumer. Régulièrement il lui écrivait, disait les probabilités, les chances et les dangers. Il lui annonça son arrivée pour les suprêmes dispositions.

Et précipitamment ce fut Wildman qui partit. Peut-être il espéra mieux échapper aux obsessions de l’hypothèse en prenant pied sur un terrain ferme, au cœur de la réalité. Il fut bien plus attiré par le mystère de la ville et l’ensorcellement des ombres. Les dangereuses cités de la mort, selon les circonstances, ont des philtres et des baumes qui, avec une égale force, agissent sur les âmes blessées. Déjà Wildman, à l’âge du rêve et du sang, avait été pris par le sortilège. Il avait connu les nostalgies funèbres, le goût de mollement s’en aller d’un mal délicieux qui était l’inutilité de vivre. Il sembla dès lors qu’un des innombrables squelettes symboliques qui partout dans les églises de Portmonde décoraient les mausolées, l’eût, d’un bras écharné qui sortait de dessous la dalle, accroché au passage.

Hoorn ne l’attendait pas. Il fut frappé de son exaltation.

– Je suis venu, dit-il, une force me poussait.

Il levait la main et, comme le jour où il était venu pour la première fois, il ajoutait :

– Je monterai au Beffroi, j’irai à la tour m’emplir le cœur de vérité et d’espace. Je veux tenir cette ville de Portmonde sous mes pieds.

Wildman avait ses gros yeux de lumière et de vie ; mais des plis durs hersaient le front, sa courbe flexible et imaginative.

– Eh bien, tant mieux ! fit joyeusement Hoorn. Ceux qui vous regarderont d’en bas vous apercevront là-haut comme un roi.

Il parlait avec confiance, d’une gaîté emportée. En vrai orateur de Flandre, il aimait les phrases roulantes comme les tambours.

– Ah ! ah ! riait-il, c’est qu’elle fait du bruit, l’affaire ! Tout le pays en est secoué, et les capucinières s’agitent. Le confessionnal complote avec les écoles. On cherche à gagner la conscience des jurés par les moyens latéraux. Oui, la femme et les petits enfants…

– Je ne suis pourtant qu’un écrivain, dit Wildman en secouant mélancoliquement la tête.

– Un écrivain, monsieur Wildman ! Mais c’est justement là le danger. Ils se rappellent la grande parole : Ceci tuera cela. Et si forts qu’ils soient, ils tremblent à l’idée de cette petite chose, un livre. Allez ! c’est bien là l’ennemi qui sapera les dogmes, les scolastiques, les fausses morales et toute la vieille société.

Wildman le regarda profondément.

– Oui, n’est-ce pas, Hoorn, c’est bien cela qu’il faut aujourd’hui, saper la vieille société et ouvrir toutes larges les voies à l’avenir ? Quel orgueil de penser que moi aussi, j’ai fait quelque chose d’utile et de bienfaisant pour les hommes !

Sa voix baissa :

– Cependant ils m’ont arraché la plume des doigts quand j’allais dire enfin le grand secret de la vie.

Hoorn le sentit touché aux fibres ; il lui serra la main.

– Maître ! pensez à ceci, c’est qu’ils auraient pu s’attaquer à un moins fort que vous ; et alors encore une fois le mensonge triomphait. Quel recul pour l’idée en marche ! Mais vous êtes Wildman ! La vérité, à travers votre cause, va faire un pas de géant.

– C’est cela, oui, dites-moi cela, j’ai besoin de le croire, Hoorn. Et si l’art, les droits de la pensée, la vérité doivent sortir plus hauts de cette épreuve, qu’importe que moi, Wildman, j’en souffre !

Un besoin d’isolement le fit renoncer à l’hôtellerie où il était descendu la première fois. Il élut, dans un quartier plus reculé, une chambre d’auberge qui le mit à l’abri des indiscrétions. Dès la tombée du jour, le silence montait des séminaires et des couvents aux hautes murailles closes, de la solitude des grands jardins muets qui bordaient la rue. L’ombre tombait là plus vite que dans les autres rues de la ville. Une herbe humide végétait au pied des murs et duvetait les pavés. Dans le soir surtout, un souffle froid passait comme une sensation de petite mort ; et des sonneries, des tintements de cloches, à légers coups pressés, tout le jour semaient de la sainteté et redoublaient le silence. Wildman, au frôlement des rares ombres rôdeuses, s’éprouva plus seul : il ne pensait plus, comme détaché de la vie.

À Hoorn qui s’étonnait, il répondit étrangement, un doigt levé, comme au prône :

– Pascal l’a dit : Abêtissons-nous !

Chaque jour, dans l’après-midi il arrivait voir son ami. Tout de suite, il s’informait :

– Pas vu Moinet ? Rien dit ?

Le ministère public produisait pour témoins le juge et les deux experts. Hoorn décida de n’évoquer que le seul témoignage de la pensée de Wildman, son œuvre vive, toute frémissante d’honneur et de beauté, les quarante tomes ouverts au banc de la défense, comme un cœur à nu.

L’orgueil, la personnalité, la lutte culminèrent. Il était encore une fois l’homme qui croyait l’idée plus forte que tout et disait : « Moi, Wildman… » C’était le même Wildman pourtant qui, trois ou quatre fois le jour, se glissait sous le crépuscule léger des arbres, devant le palais de justice.

Une chose trouble l’y attirait, l’angoisse de l’heure prochaine où toute sa vie tiendrait aux mains de quelques hommes. Le porche était ouvert, il apercevait en passant le préau, les façades mornes. Quelquefois il pleuvait ; l’air gras de septembre pourrissait les feuillages ; d’une chute d’or lente, les feuilles tombaient. Et la place, les maisons, le porche très bas sous l’énorme tour noire du beffroi, comme au fond d’un puits, s’embuaient d’eau et de fumées. Il eût souhaité voir Moinet : il ne savait pas ce qui serait arrivé. Peut-être il lui aurait parlé. Après tout il lui eût été agréable d’échanger avec lui sans rancune un coup de chapeau.

L’après-midi surtout, un ennui lourd s’abattait. Wildman sentait rôder la mort lente, continue sur les pas d’une humanité misérable, petites vieilles en capuchon, petits vieux râpés et toussotants. Tous cassaient à ras du pavé des gestes monotones et menus comme s’ils jetaient de la cendre. Il passait aussi des enfants pâles, rongés d’anémie, avec les yeux de vieil homme qui l’affligeaient chez son Jorg. Son âme alors était basse, étroite et sombre comme le labyrinthe des ruelles à petites boutiques où il tournait. Jorg ! Jorg ! que faisait-il là-bas dans la lande battue par les rafales, au fond de la maison religieuse peuplée de fantômes ? Pensait-il seulement à son père ? Il le vit derrière les hautes fenêtres, délicieux et pitoyable visage aux longs yeux de fièvre, regardant tourbillonner par-dessus les sapinières les nuées livides.

Et puis c’était la mélancolie de l’heure mouillée sonnant au carillon le retour si triste d’un même air à petits coups de marteau, comme une prière montée du fond d’une prison des âmes. Les jeunes filles, assises dans les petits jardins de buis, immémorialement l’avaient entendu, assoupissant, inévitable, égouttant sa fine pluie d’éternité. Et d’autres douces vierges blondes à l’infini toujours l’écouteraient monotonement tinter contre la vitre de leur cœur, dans le silence de la maison où l’on n’entend que le cliquetis des bobines qu’elles font sauter par-dessus un coussin de dentelles !

Wildman rêvait, sensibilisé de passé, d’images tendres, incertaines. Ses fibres se prenaient au charme voluptueux et funèbre. La mort, l’amour nouaient leurs rondes et l’entraînaient. Et il ne savait pas se dérober au dangereux prestige. Il aima s’attrister d’illusions solitaires. Il pleura sur sa propre peine en ne croyant s’éplorer que sur le mal dont s’en allait l’âme antique de Portmonde. Et il souffrait, il était heureux de souffrir : sa force mâle coulait au flux des larmes intérieures. Il ne pensait plus à monter à la tour.