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Entracte

Pour Chauvelin, la journée s’était écoulée dans une attente fiévreuse et pleine d’appréhension.

Collot d’Herbois l’avait harcelé de ses conseils accompagnés de menaces à peine voilées. Sur son désir, la prison avait été transformée en une véritable forteresse pourvue d’une solide garnison qui occupait les postes de garde, les bureaux, les escaliers et jusqu’aux moindres corridors, garnison composée d’hommes choisis parmi les plus sûrs de la troupe et de la garde nationale.

À ces ordres de son collègue, Chauvelin n’avait opposé aucune objection. Pour lui, il ne craignait pas de tentative d’évasion, de la part de sa prisonnière, mais il avait, depuis longtemps, renoncé à faire comprendre à Collot d’Herbois que jamais Lady Blakeney, non plus que son mari, ne voudraient d’une liberté achetée par la vie de tant d’innocents.

Plus il y réfléchissait, plus il croyait que Sir Percy écrirait la lettre demandée ; puis, ayant sauvé la vie de sa femme au prix de son honneur, chercherait dans le suicide le seul moyen d’échapper au mépris universel soulevé par son seul nom. Le plan, par lequel Chauvelin espérait détruire non seulement le chef héroïque mais la ligue du Mouron Rouge tout entière en les couvrant d’opprobre et de ridicule, était, dans sa cruauté raffinée, merveilleusement subtil. Pierre par pierre il avait construit l’édifice savant de son intrigue, depuis la présentation de Candeille à Marguerite jusqu’à l’arrestation de Lady Blakeney. Restait maintenant à savoir comment agirait Sir Percy quand, en échange de la lettre, il verrait sa femme remise en liberté. Tout le jour cette question obséda Chauvelin. Il avait monté soigneusement la pièce, mais il ignorait la façon dont l’acteur principal interpréterait son rôle au dernier acte. Quand sa nervosité devenait par trop grande, il errait dans le fort, et sous un prétexte quelconque allait voir l’un ou l’autre de ses prisonniers. Marguerite ne faisait aucune attention à sa présence ; à peine répondait-elle à ses questions par un signe de tête ou quelques mots brefs.

– J’espère que vous avez tout ce qui vous est nécessaire, Lady Blakeney ?

– Oui, monsieur.

– Sir Percy est en bonne santé. Pour l’instant il dort profondément. Lui donnerai-je de vos nouvelles ?

– Comme il vous plaira.

Plus tard dans la journée, poussé par Collot, il ordonna que Marguerite fût changée de cellule.

Il profita de ce changement pour lui faire une nouvelle visite et lui dit, comme s’il s’excusait :

– Ce sera plus commode, Lady Blakeney, et vous serez mieux installée.

– Comme vous voudrez, monsieur.

Mais quand il se fut retiré, Marguerite s’élança vers l’abbé, compagnon doux et compatissant de ses heures d’angoisse, et, tombant à genoux auprès de lui, sanglota :

– Ah ! si je pouvais seulement le voir une minute !… une seconde !… si je pouvais savoir…

Si elle pouvait seulement savoir ce que Percy avait décidé. Cette incertitude la rendait folle.

– Le bon Dieu le sait, répliqua doucement le vieillard, confiez-vous à sa divine Providence.

La nouvelle chambre que Chauvelin avait choisie pour Lady Blakeney donnait sur la salle où, la veille au soir, il avait eu avec Sir Percy son mémorable entretien. Elle était étroite, sombre et n’avait qu’un petit vasistas grillagé, placé très haut, en guise de fenêtre.

Afin de prouver à Lady Blakeney qu’il ne voulait nullement ajouter les souffrances physiques aux tortures morales, Chauvelin avait donné des ordres pour que cette pièce fût rendue aussi habitable que possible. Un tapis en recouvrait le carrelage ; on y avait mis un fauteuil, un divan d’aspect confortable avec des oreillers et une couverture, un guéridon, et tout au fond, derrière un paravent, une table de toilette très propre pourvue d’eau fraîche et de serviettes blanches.

Mais, de même que la pièce manquait de fenêtres, elle manquait également de porte. Celle qui donnait sur la grande salle avait été retirée de ses gonds, et de chaque côté de l’ouverture se tenait un soldat, la baïonnette au fusil.

Chauvelin conduisit lui-même Marguerite à sa nouvelle prison. Elle le suivit silencieuse et apathique ; même la vue des soldats armés parut la laisser indifférente. Mais quand, en passant le seuil, elle s’aperçut que la porte avait été enlevée, elle tressaillit et jeta un coup d’œil rapide aux deux gardiens qui pourraient ainsi contrôler ses moindres mouvements. La pensée de la reine soumise à l’humiliation de cette surveillance constante lui traversa l’esprit, et tout son délicat visage rougit de honte et de dégoût.

Peut-être eut-elle en cet instant l’intuition de ce qu’était l’ultimatum posé à Sir Percy : sa femme était menacée d’un sort analogue à celui que subissait l’infortunée souveraine à la Conciergerie.

– Vous voyez, madame, murmurait près d’elle la voix de Chauvelin, que nous avons fait de notre mieux pour rendre votre bref séjour parmi nous le moins désagréable possible. J’espère que vous vous trouverez bien dans cette chambre en attendant l’heure où Sir Percy sera prêt à vous escorter jusqu’à son yacht.

– Je vous remercie, dit-elle d’un ton glacé.

– Et s’il vous manquait quelque chose, je serai dans la pièce voisine toute la journée, entièrement à vos ordres.

Un soldat entrait, portant une légère collation qu’il déposa sur le guéridon. Chauvelin s’inclina devant Marguerite et sortit. D’un signe il indiqua aux soldats qu’ils devaient se tenir de chaque côté de l’ouverture, de manière à ce que la prisonnière ne les vît point et pût avoir l’illusion qu’elle était seule.

Il était satisfait. La vue des soldats avait eu sur Marguerite l’effet qu’il en attendait. Lady Blakeney avait compris : Chauvelin n’en demandait pas davantage.

Oui, tout avait été prévu. Collot d’Herbois lui-même en arrivait à reconnaître que rien n’avait été laissé au hasard. Il avait vu le texte de la lettre et s’en était déclaré satisfait. Maintenant qu’il commençait à comprendre toute l’habileté du plan de son collègue, il n’avait plus qu’une crainte : que l’Anglais refusât d’écrire la lettre.

– Bah ! il s’y décidera, se disait-il chaque fois que cette hypothèse se présentait à son esprit. Après tout c’est un moyen facile de sauver sa peau.

– Tu n’hésiterais pas, toi, citoyen Collot ? lui demanda Chauvelin avec une ironie à peine voilée, si on te donnait le choix entre écrire cette lettre… ou l’échafaud. Tu signerais plutôt des deux mains.

– Parbleu ! répondit l’autre avec énergie.

– Surtout si, par-dessus le marché, l’on te promettait un million !

– Ce sale espion, gronda Collot, tu ne vas tout de même pas lui donner une pareille somme ?

– Sois sûr qu’il ne la prendra pas, mais on la placera à portée de sa main, de sorte qu’il paraîtra l’avoir acceptée.

Collot d’Herbois jeta un coup d’œil admiratif à son collègue. Mais une crainte nouvelle le prenant :

– Méfie-toi, citoyen Chauvelin, dit-il, le gaillard a plus d’un tour dans son sac. Après t’avoir remis la lettre, s’il allait te la faire voler par quelqu’un de sa damnée ligue. Par tous les diables de l’enfer, garde bien cette lettre, une fois qu’elle sera entre tes mains.

– Je ferai mieux, dit Chauvelin. Je te la donnerai sur-le-champ, et tu partiras au plus tôt la porter à Paris.

– Ce soir même, décida Collot avec enthousiasme. J’aurai un cheval tout sellé, une escorte prête à partir et nous irons ventre à terre, tu peux m’en croire, jusqu’à ce que la lettre soit entre les mains de Robespierre.

– Excellente idée, approuva Chauvelin. Donne les ordres nécessaires pour qu’hommes et chevaux soient prêts dans la cour du fort, ce soir à sept heures. La marée sera pleine à sept heures et demie et Sir Percy aura hâte d’embarquer sa femme avant le reflux, même si…

Il s’arrêta pour mieux savourer la pensée qui lui venait à l’esprit, et sur son visage habituellement impassible passa une expression de haine satisfaite.

– Que veux-tu dire, Chauvelin ? s’enquit Collot, même si… quoi ?

– Oh ! rien, j’essayais seulement de deviner ce que ferait notre homme après avoir signé sa lettre.

– Parbleu, il rentrera dans son sale pays, heureux d’en être quitte à si bon compte. J’espère, ajouta Collot, que tu ne redoutes pas un refus de sa part au dernier moment.

Les deux hommes étaient assis dans la grande salle, près de la fenêtre, mais si Chauvelin avait constamment parlé à voix basse, Collot d’Herbois, qui se croyait toujours en scène et déclamait tout ce qu’il disait, n’avait fait aucun effort pour modérer les éclats de sa voix gutturale. Chauvelin se demandait ce que Lady Blakeney avait pu comprendre de leur conversation. Il jeta un regard vers la petite pièce et tendit l’oreille. Il y régnait un silence si complet qu’on aurait pu croire que la prisonnière dormait.

– Et s’il allait s’aviser de refuser, cependant…, reprit Collot.

– S’il refusait, répliqua Chauvelin d’une voix coupante, j’expédierais la femme à Paris et je le ferais pendre lui-même comme espion dans la prison, sans autre formalité. Ainsi, d’une façon ou de l’autre, conclut-il en baissant la voix, c’en est fait du Mouron Rouge et de sa bande. Mais je crois qu’il écrira la lettre.

– Morbleu, je le crois aussi, déclara Collot d’Herbois en assenant un coup de poing sur la table.