10
La provocation

L’incident arriva juste avant minuit, dans un petit boudoir situé un peu à l’écart des salons où l’on dansait.

La rumeur s’était répandue qu’une jeune et charmante artiste allait chanter des chansons françaises d’un genre original et tout à fait nouveau en Angleterre. Près de la salle de bal, il y avait un salon de musique octogonal, brillamment éclairé, dans lequel des rangées de chaises avaient été disposées. Il était visible qu’un concert de musique de chambre, agréable comme tous les divertissements offerts par Lady Blakeney, faisait partie du programme de la soirée.

Dès que Marguerite put se dégager des devoirs absorbants qui la retenaient auprès de ses hôtes princiers, accompagnée de Juliette, elle partit à la recherche de Mlle Candeille pour suggérer qu’il serait peut-être temps de commencer le concert improvisé.

Désirée Candeille s’était tenue à l’écart pendant toute la soirée. Dès que la danse avait commencé, elle s’était retirée dans un petit boudoir et y attendait discrètement que Lady Blakeney vînt réclamer ses services.

En la voyant entrer, elle se leva et s’avança de quelques pas à sa rencontre.

– Je suis à votre disposition, dès que vous le désirez, Lady Blakeney, dit-elle gracieusement. J’ai composé un petit programme. Préférez-vous que je commence par le gai ou par le sentimental ?

Mais avant que Marguerite eût pu seulement ouvrir la bouche, une main tremblante lui saisit le poignet.

– Quelle est… quelle est cette femme ? murmura Juliette de Marny à son oreille.

La jeune fille, devenue subitement toute pâle, avait l’air bouleversé et ses grands yeux étaient fixés sur l’actrice avec une expression de colère. Ne comprenant rien à cette émotion subite, Marguerite essaya de répondre d’un ton naturel :

– Ma chère Juliette, je vous présente Mlle Candeille, du Théâtre des Variétés, qui se prépare à nous charmer avec quelques chansons populaires de notre pays.

Et, tout en parlant, elle posa une main ferme sur le bras frissonnant de Juliette pour l’inviter à se maîtriser. Mais celle-ci ne prit pas garde à ce silencieux avertissement.

– Mlle Candeille, vraiment ! s’exclama-t-elle d’un ton de mépris courroucé. Vous voulez dire Désirée Candeille, la fille d’une de nos anciennes servantes qui ose se parer des bijoux de ma mère qu’elle a volés sans doute.

La jeune fille tremblait de la tête aux pieds, des larmes de colère obscurcissaient ses yeux ; sa voix, heureusement assourdie, était rauque et entrecoupée.

– Juliette, Juliette, intervint vivement Marguerite, reprenez votre sang-froid ; il le faut, vous m’entendez, il le faut.

Puis se tournant vers l’actrice :

 

– Mademoiselle, bien que j’ignore ce que tout cela signifie, je vous serais très obligée de bien vouloir vous retirer.

Mais Candeille ne montrait aucune velléité d’abandonner la place ; la tête légèrement rejetée en arrière, un sourire ironique au coin de la lèvre, elle considérait Juliette d’un air de défi tout en jouant d’une main avec le collier de diamants.

– Quelle est cette histoire à dormir debout ? interrogea-t-elle d’un ton railleur tandis que ses yeux en amande se dirigeaient vers l’entrée du petit salon.

Marguerite se retourna et aperçut Chauvelin qui se tenait sur le seuil de la porte, un éclair de triomphe dans ses yeux pâles.

Mais Juliette, tournée vers Marguerite, expliquait avec volubilité :

– Le collier de ma mère ! Je suis certaine de le reconnaître. Demandez-lui d’où il vient. Lorsque j’ai dû quitter notre vieil hôtel, – volé par le gouvernement révolutionnaire, – j’ai réussi à conserver ces bijoux auxquels je tenais tant. Je vous l’ai dit, l’abbé Foucquet s’était chargé de les mettre en sûreté et maintenant je vois le plus beau de tous au cou de cette femme. Qu’est-ce que cela signifie ?

– En vérité, Lady Blakeney, dit la voix moqueuse de Candeille, vous êtes bien bonne d’écouter ainsi les racontars de cette jeune péronnelle.

Marguerite qui, pendant que Juliette parlait, s’était efforcée de l’entraîner hors de la pièce, s’arrêta et dit avec autorité :

– Mademoiselle, je vous prie de vous souvenir que Mlle de Marny est mon amie et que vous êtes mon hôte.

– Hé ! j’essaye bien de m’en souvenir, riposta Candeille, mais il faudrait la patience d’un saint pour pouvoir entendre sans colère débiter de pareilles insolences…

Il y eut quelques secondes de silence pendant lesquelles Marguerite crut entendre un soupir de satisfaction s’échapper des lèvres de Chauvelin. À cet instant la portière se souleva et Sir Percy Blakeney, superbe dans sa tenue de satin blanc, fit son entrée dans le petit salon. Il se dirigea vers l’actrice et inclinant légèrement sa haute taille devant elle, il arrondit son bras en un geste élégant :

– Puis-je, dit-il de son air le plus courtois, avoir l’honneur de conduire mademoiselle jusqu’à sa voiture ?

Derrière lui, dans l’ouverture de la porte, le prince de Galles causait gaiement avec Sir Andrew Ffoulkes et Lord Anthony Dewhurst. La portière à demi soulevée laissait voir quelques couples qui se promenaient dans le salon voisin.

Si soudaine avait été l’entrée de Sir Percy que Candeille en parut toute décontenancée. Chauvelin, lui, s’était simplement un peu reculé pour le laisser passer. Mais l’actrice se remit promptement de sa surprise. Sans paraître voir le bras qui lui était offert, elle se tourna vers Marguerite avec l’air outragé d’une reine de tragédie.

– Ainsi, madame, dit-elle avec un calme affecté, dans cette maison dont je suis l’hôte, dites-vous, je dois subir tous les affronts. On m’insulte, on me met à la porte ! Monsieur Chauvelin, ajouta-t-elle en élevant la voix, vous qui êtes mon compatriote et, ce soir, mon porte-respect, ne demanderez-vous pas raison pour moi des outrages dont je suis abreuvée ?

Elle jeta un regard de défi sur les visages qui s’étaient tournés vers elle ; mais personne ne dit mot. Juliette avait saisi la main de Marguerite et s’y accrochait comme si elle espérait, par ce contact, faire passer en elle l’énergie et la force de caractère de son amie. Sir Percy, toujours incliné, gardait la même expression de suprême déférence. Un peu à l’écart, le prince de Galles et ses compagnons contemplaient la petite scène d’un œil amusé.

Pendant un moment qui dura au plus quelques secondes, le silence régna si complet que Marguerite eut l’impression qu’on pouvait entendre les battements de son propre cœur. Alors, impassible, Chauvelin s’avança au milieu de la pièce.

– Veuillez croire, mademoiselle, dit-il en s’adressant à Candeille avec une certaine emphase, que je suis entièrement à vos ordres, mais je me trouve bien impuissant, du fait que les personnes qui vous ont si gravement manqué appartiennent à votre sexe aussi irresponsable que charmant.

Comme un grand chien danois qui se réveille, Sir Percy se redressa lentement de toute sa hauteur :

– Tiens, s’exclama-t-il d’un air charmé, mon excellent ami de Calais ! Votre serviteur, monsieur. Nous sommes décidément destinés à débattre ensemble des questions délicates dans un esprit conciliant… Un verre de punch, monsieur… em… Chauvelin ?

– Je vous serais obligé, Sir Percy, répliqua Chauvelin, de bien vouloir considérer la question avec toute la gravité désirable.

– La gravité n’est jamais désirable, monsieur, dit Blakeney en étouffant un léger bâillement, et elle l’est encore moins en présence des dames.

– Dois-je comprendre, Sir Percy, reprit Chauvelin, que vous consentez à présenter des excuses à Mlle Candeille pour l’insulte qu’elle vient de subir dans votre maison.

Sir Percy étouffa encore un de ces ennuyeux petits bâillements qui arrivaient toujours au moment précis où il voulait montrer le plus de politesse. D’une chiquenaude il arrangea les dentelles de son jabot, puis enfonçant ses longues mains fines dans les poches de sa culotte, il dit avec son sourire le plus aimable :

– Connaissez-vous, monsieur, notre dernière mode en matière de cravates ? Je voudrais attirer votre attention sur la façon dont, en Angleterre, nous attachons un nœud bordé de Malines !

– Sir Percy, protesta Chauvelin d’un ton ferme, puisque vous ne voulez pas présenter à Mlle Candeille les excuses qu’elle est en droit d’attendre de vous, êtes-vous prêt à ce que nous croisions le fer, vous et moi, comme deux honorables gentlemen ?

Blakeney éclata d’un rire amusé et, considérant du haut de ses six pieds trois pouces la personne chétive de l’ancien ambassadeur :

– Pardon, monsieur, fit-il lentement, mais est-il bien sûr que nous serions deux honorables gentlemen à croiser le fer ?

– Sir Percy !…

– Monsieur ?

Chauvelin pendant un instant parut prêt à s’emporter ; puis faisant un grand effort pour reprendre une attitude calme et digne, il riposta :

– Naturellement, si l’un de nous est assez lâche pour se dérober au combat…

Il n’acheva pas sa phrase, mais haussa les épaules en signe de mépris. De l’autre côté de la portière un petit rassemblement s’était lentement formé, attiré par le bruit de la discussion. De plus Son Altesse Royale n’avait pas été vue depuis un grand quart d’heure. Comme des papillons vont à la lumière, un par un, ou par petits groupes, une partie des hôtes de Lady Blakeney avaient trouvé le chemin du petit salon honoré à cet instant par l’auguste présence.

Comme Son Altesse se tenait sur le seuil même de la porte, personne ne pouvait entrer, mais chacun pouvait voir à l’intérieur de la pièce et reconnaître les différents acteurs du petit drame. Une querelle s’était élevée entre l’ex-ambassadeur de France et le maître de céans, – querelle qui rendait le premier tout frémissant, mais que Sir Percy ne paraissait guère prendre au sérieux. Des commentaires amusés commençaient à s’échanger et le bourdonnement des conversations formait un accompagnement au dialogue des deux adversaires.

Mais le prince de Galles, qui jusqu’ici était resté simple spectateur, s’avança soudain et s’interposa entre les deux hommes avec le poids de son autorité et le prestige de son rang.

– Allons, dit-il avec impatience en se tournant plus particulièrement du côté de Chauvelin, voilà bien des paroles inutiles ! Sir Percy est sujet britannique et, dans les états de mon père, le duel n’est pas admis par la loi comme il l’est en France. Quant à moi je ne permettrai certainement pas…

– Pardon, monseigneur, interrompit Sir Percy de son air le plus joyeux, Votre Altesse ne comprend pas la situation. Mon excellent ami ici présent ne propose pas que nous transgressions les lois de Sa Majesté mais que je l’accompagne en France, pays où le duel et… d’autres petites choses du même genre sont permis.

– Bon, c’est entendu, répliqua le prince. Je comprends le désir de M. Chauvelin, mais pour ce qui est de vous, Blakeney…

– Oh ! moi, monseigneur, répondit Sir Percy d’un ton léger, je relève le défi, naturellement.