12
Chauvelin réfléchit

L’incident, semblait-il, était définitivement clos, les principaux acteurs du drame ayant quitté le centre de la scène.

Des laquais entrèrent, ouvrirent les portes et le son de l’orchestre se fit entendre de nouveau. Les rires et les conversations, interrompus un moment par cette impression de mystérieux danger qui pesait sur l’esprit de l’assistance, reprirent de plus belle. La liberté d’esprit de Blakeney avait rassuré tout le monde. Du moment que lui-même ne paraissait pas prendre ce duel au sérieux, il n’y avait aucune raison pour que les autres ressentissent de l’anxiété. Les plus jeunes parmi les assistants se préparaient donc à aller boire gaiement le bol de punch offert par leur hôte avec une bonne grâce si joyeuse.

Quelques hommes, cependant, se tenaient à l’écart de cette effervescence, et, parmi eux, Son Altesse Royale dont tout le monde pouvait remarquer la mine préoccupée. Il avait pris Sir Percy par le bras et lui parlait avec vivacité, tandis que Lord Anthony Dewhurst et Lord Hastings tenaient conseil dans le coin le plus reculé de la pièce. Sir Andrew Ffoulkes, en sa qualité d’ami intime des maîtres de la maison, avait senti de son devoir d’adresser quelques mots à Chauvelin.

Ce dernier, au reste, ne demandait plus qu’à se retirer. L’invitation d’aller prendre un bol de punch avec Blakeney et ses amis ne pouvait être prise au sérieux. De plus, il avait hâte d’être seul pour réfléchir aux événements de la soirée.

Après avoir pris cérémonieusement congé de son hôte, Chauvelin, accompagné d’un laquais chargé de porter la fameuse épée jusqu’à sa voiture, se dirigea vers l’escalier par les appartements les moins fréquentés.

Il désirait vivement ne pas se trouver face à face avec Lady Blakeney. Non pas que le plus léger remords troublât son esprit, mais il craignait de la part de celle-ci quelque mouvement impulsif capable de contrarier ses plans. Il ne la rencontra pas et, sur son chemin, personne ne prêta grande attention au chétif personnage vêtu de noir qui se retirait si discrètement.

Dans le hall, il retrouva Désirée Candeille qui l’attendait. L’actrice était également désireuse de quitter Blakeney Manor le plus tôt possible. Chauvelin monta avec elle en voiture et l’escorta jusqu’à son logement qui était tout proche.

Somme toute, il était satisfait du travail de la soirée. La jeune actrice avait joué son rôle avec beaucoup d’habileté et de sang-froid. Quant à Sir Percy, il s’était montré des plus empressés à se jeter dans le piège qui lui était tendu.

Cet empressement même n’était pas sans troubler Chauvelin et, lorsqu’il se retrouva seul dans la voiture avec l’épée de Lorenzo Cenci posée à côté de lui, il se mit à réfléchir sérieusement sur ce problème. Que le Mouron Rouge, qui ne pouvait ignorer que les terroristes auxquels il avait arraché tant de victimes avaient juré sa perte, acceptât sans défiance d’aller se battre en France avec son ennemi, cela était inconcevable. Un conspirateur de son envergure, doué d’une intelligence aussi pénétrante, devait avoir flairé le piège et, s’il paraissait prêt à y tomber si aisément, c’est que son esprit plein de ressources lui avait déjà suggéré un plan subtil et hardi de défense ou de contre-attaque.

Évidemment, Sir Percy, en sa qualité de parfait gentilhomme, ne pouvait guère, dans les circonstances si bien combinées par Chauvelin, refuser d’aller se battre avec lui de l’autre côté de l’eau. Toute hésitation de la part du chef de cette ligue héroïque aurait pu le faire soupçonner de pusillanimité et le ridicule qui l’effleurerait pouvait nuire à son prestige parmi ses lieutenants. Mais la nécessité du duel mise à part, Blakeney semblait entrer dans l’esprit du complot dirigé contre sa propre vie avec un entrain si joyeux que Chauvelin ne pouvait s’empêcher de penser que la capture du Mouron Rouge, à Boulogne ou ailleurs, ne serait peut-être pas une entreprise aussi facile qu’il l’avait envisagée tout d’abord.

Cette même nuit, il écrivit au citoyen Robespierre une longue et substantielle missive dans laquelle il faisait passer, pour ainsi dire, la responsabilité des événements futurs de ses propres épaules sur celles des membres du Comité de salut public.

Je suis heureux de t’annoncer, citoyen Robespierre, ainsi qu’aux membres du gouvernement révolutionnaire qui m’ont investi de cette mission, que dans quatre jours à dater d’aujourd’hui, une heure après le coucher du soleil, le Mouron Rouge sera dans la ville de Boulogne sur le rempart du sud. J’ai donc accompli la tâche dont tu m’avais chargé. Au jour et à l’heure dite je livrerai l’ennemi de la Révolution au pouvoir du gouvernement qu’il a si souvent berné et outragé. Maintenant, citoyens du Comité, veillez à ce que les fruits de ma diplomatie et de mon habileté ne soient pas perdus. L’homme sera là, attiré par moi, mais c’est à vous de faire en sorte qu’il ne puisse pas, cette fois, s’échapper.

Cette lettre fut envoyée immédiatement par le messager secret que le Comité de sûreté générale avait mis à sa disposition. Après l’avoir scellée et remise au porteur, Chauvelin se sentit en paix avec le monde et avec lui-même. Bien qu’il ne fût pas aussi certain du succès qu’il l’aurait désiré, il ne voyait pas, cependant, d’où pourrait venir l’échec. Le seul regret qu’il éprouvait lorsque, vers le point du jour, il se décida enfin à prendre quelques heures de repos, c’était que ce fameux quatrième jour fût encore si éloigné.