Marguerite ne dit pas un mot, ne fit pas un geste. Elle sentait un double regard fixé sur elle, et employait toute son énergie à ne pas trahir par le moindre frémissement, par le moindre changement de couleur, l’impression d’angoisse qui s’était emparée d’elle à la seule vue de Chauvelin.
Oui, c’était bien l’homme qui, un an auparavant, sur les falaises de Calais avait plongé dans ses yeux un tel regard de haine. C’était bien lui qui se tenait en ce moment devant elle, mais dans une attitude humble et respectueuse.
Après lui avoir fait un très profond salut, Chauvelin s’avança vers Lady Blakeney, avec l’air d’un courtisan disgracié qui sollicite de sa souveraine la faveur d’une audience.
À son approche, Marguerite se recula instinctivement.
– Me permettrez-vous, Lady Blakeney, de vous dire quelques mots ? demanda-t-il d’un ton de prière.
Marguerite ne pouvait en croire ses yeux et ses oreilles. Était-il possible qu’un homme pût changer ainsi en quelques mois ? Il paraissait plus mince, plus petit, et comme affaissé sur lui-même. Sa chevelure, qu’il ne poudrait pas, avait grisonné visiblement.
– Dois-je me retirer ? demanda-t-il au bout d’un moment, en voyant que Marguerite restait rigide et ne lui rendait pas son salut.
– Cela vaudrait mieux, sans doute, répliqua froidement Lady Blakeney. Vous et moi, monsieur Chauvelin, avons si peu de choses à nous dire…
– Bien peu, en effet, dit-il d’un ton contenu. Que peut-il y avoir de commun entre une créature heureuse et triomphante et un homme vaincu et humilié ? Pourtant, j’avais espéré que Lady Blakeney au milieu de sa victoire saurait faire l’aumône d’une parole de pitié et de pardon.
– Je ne savais pas, monsieur, que vous eussiez besoin de l’une ou de l’autre.
– Puisque j’ai échoué, ne pourriez-vous essayer d’oublier le passé ?
– Ceci n’est pas en mon pouvoir. La seule chose que je puisse, c’est de ne plus vous en vouloir du mal infini que vous avez voulu me faire.
– À vous, madame, je ne voulais aucun mal.
– Mais à ceux qui m’étaient chers ?
– Il me fallait servir mon pays. Personnellement, je ne désirais pas la perte de votre frère, et le Mouron Rouge ne vous était rien.
Marguerite Blakeney le dévisagea, essayant de découvrir dans le regard impénétrable de Chauvelin la signification cachée de ces derniers mots.
– Je n’ai pas même réussi à atteindre ce mystérieux personnage, continua Chauvelin du même ton découragé. Comme vous le savez, Sir Percy Blakeney, très innocemment, j’en suis sûr, se jeta au travers de mes plans. Enfin, j’ai échoué et la chance m’a abandonné. Dans un pays où le gouvernement ne connaît plus que la méfiance, les meilleurs serviteurs de la République sont poursuivis de soupçons odieux. Un général n’a plus le droit de perdre une bataille, et moi-même, malgré les services que j’ai rendus à la cause de la liberté, – cette noble cause qui vous enthousiasmait jadis, Lady Blakeney, – je suis maintenant l’objet des rigueurs du Comité de salut public. Il m’a fallu quitter la France et me voilà en exil, comme les royalistes, mes adversaires. Vous le voyez, je suis un disgracié, un fugitif auquel personne ne tend la main. Puisque le hasard m’a remis un instant sur votre route, ne puis-je espérer, Lady Blakeney, que votre bonté de femme vous inspirera la parole de pardon qui apaise et réconforte ?
Marguerite resta silencieuse. Son âme était agitée de sentiments confus. Cet homme, elle en était sûre malgré ses protestations, ne pouvait être pour elle qu’un ennemi. Mais que signifiait cette peur instinctive, ce sinistre pressentiment qui s’étaient emparés d’elle dès qu’elle l’avait aperçu ? En quoi pouvait-il maintenant lui nuire ? Son frère était en sécurité en Angleterre, son mari… Non, il n’avait plus rien à craindre de cet être humilié, vaincu, qui ne gardait même pas de dignité dans la défaite. Mais dans quel but avait-il cherché cette rencontre ? car il l’avait cherchée…
Les yeux de Marguerite se portèrent sur Candeille avec suspicion. Celle-ci n’avait pas fait un mouvement et paraissait aussi émue que surprise des propos échangés devant elle. À en juger par son attitude, elle était ignorante des événements auxquels Chauvelin avait fait allusion ; en les écoutant tous deux, elle avait l’expression ahurie d’une enfant qui n’arrive pas à comprendre la conversation des grandes personnes. Alors, quel était son rôle dans cette rencontre évidemment préparée ?
Marguerite sentit renaître ses premiers doutes et elle regretta son accès de confiance. Elle avait offert à l’actrice son aide et sa protection ; soit, elle ne reviendrait pas sur sa promesse. Mlle Candeille serait reçue demain à Blakeney Manor.
Quant à Chauvelin, le cas était différent. Elle n’allait tout de même pas accueillir chez elle le pire ennemi de son mari. En lui signifiant que cette rencontre était la dernière, tout ce qu’elle pouvait faire était de lui accorder, en une brève formule, le mot de pardon qu’il réclamait. Une fois cet homme sorti de sa vie, elle l’oublierait d’autant plus facilement que l’état d’abjection dans lequel il lui était apparu le rendait indigne de sa haine.
Rejetant instinctivement la tête en arrière, Marguerite allait donc prononcer la phrase par laquelle elle entendait le congédier sur-le-champ et pour toujours lorsqu’une voix familière résonna soudain à l’entrée de la tente :
– Quel air empoisonné on respire ici, monseigneur ! Si Votre Altesse m’en croyait, nous tournerions le dos à cet endroit malsain où les âmes perdues doivent se sentir plus à l’aise que votre humble serviteur.
Sur ce, l’on vit apparaître le prince de Galles suivi de Sir Percy Blakeney.