Parvenue sur la terrasse, elle aperçut au bas des degrés, à quelques pieds au-dessous d’elle, des formes qui allaient et venaient rapidement ; elle entrevit des lueurs de lanternes, entendit des voix assourdies et le clapotis que fait l’eau contre le flanc d’un bateau.
Une silhouette chargée de paquets passa non loin d’elle et descendit les marches de la terrasse. Malgré l’obscurité, Marguerite reconnut Benyon, le domestique de confiance de son mari. Sans une seconde d’hésitation, elle s’élança vers l’aile du manoir occupée par Sir Percy. Mais, à mi-chemin, elle s’arrêta en distinguant dans l’ombre la haute silhouette de son mari qui s’approchait d’un pas tranquille.
Lorsqu’il arriva près d’elle, Marguerite vit qu’il portait un costume de voyage sous son ample manteau à collet et qu’il était coiffé du chapeau qu’il mettait de préférence dans ses expéditions.
Se jetant dans ses bras dans un élan passionné, elle essaya de lire l’expression du cher visage penché vers elle.
– Percy, ce n’est pas possible !… Vous ne partez pas… vous ne partez pas…, gémit-elle.
Sir Percy la serrait dans ses bras ; ses lèvres cherchaient celles de Marguerite, ses paupières, ses cheveux blonds, les petites mains qui s’accrochaient désespérément à ses épaules.
– Percy, si vous m’aimez réellement, ne partez pas, répéta-t-elle. Pourquoi iriez-vous là-bas ? Ce serait de la folie… Je ne veux pas que vous partiez…
Elle l’enlaçait étroitement, sa voix chaude frémissait de larmes contenues, et quand Percy murmura avec emportement : « Ah ! par pitié, ne continuez pas ainsi ! », elle put croire que son amour allait triompher.
– C’est par pitié que je continuerai à vous supplier, reprit-elle d’une voix ardente. Oh ! mon ami, ne m’abandonnez pas… À peine avons-nous eu le temps de savourer notre bonheur, nous qui avions de tels arriérés de joie à reprendre ! Il y a tant de choses que je voudrais vous dire… Mais non, vous ne partirez pas, ajouta-t-elle dans un élan soudain. Regardez-moi dans les yeux, et dites-moi si vous seriez capable de me quitter en ce moment ?
Il ne répondit pas, mais d’un geste rapide, presque brusque, il posa sa main sur les yeux noyés de larmes qui se tournaient vers lui en un appel passionné. Personne, pas même elle, ne devait voir que, l’espace de quelques secondes, sa virile énergie était sur le point d’être vaincue. Durant ces quelques secondes où sa main formait un bandeau sur les yeux de Marguerite, l’homme du monde aimable et insouciant, animé par son ardent amour, luttait corps à corps avec le chef audacieux de la ligue du Mouron Rouge. Oubliées, les horreurs de la guillotine ! Oubliés, les cris des innocents, l’appel des impuissants ! Oubliées, les aventures hardies, l’émotion des sauvetages hasardeux ! Pendant ces quelques secondes, Percy n’eut plus de pensée que pour Marguerite, sa beauté, ses tendres supplications.
Elle voulait continuer, se sentant près de gagner le combat. Son instinct – l’instinct infaillible d’une femme qui aime et se sait aimée – lui disait qu’en ce moment la volonté de fer de Percy était prête à plier, mais d’un baiser il l’empêcha de parler.
Alors se produisit le changement. De même qu’une vague lancée par la marée se brise impuissante contre la falaise, le tumulte de ses sentiments vint se briser contre le roc de sa volonté. Était-ce l’écho des voix, là-bas, près du bateau ? ou le crissement d’un pas sur le gravier ? peut-être avait-il suffi d’un soupir dans l’air nocturne, d’une vague réminiscence pour rappeler Sir Percy à lui-même.
Marguerite, pressée contre lui, sentit son étreinte se relâcher et vit la flamme de la passion s’éteindre dans ses yeux. Il l’embrassa tendrement et avec une délicatesse infinie, écarta de son front les mignonnes bouclettes qui l’ombrageaient. Il y avait dans cette caresse une douceur touchante et dans le baiser une gravité qui laissait pressentir un adieu.
– Il est temps que je parte, dit-il, pour ne pas manquer la marée.
C’était la première phrase qu’il prononçait depuis qu’il avait rencontré Marguerite dans cet endroit solitaire, et il la prononçait avec calme, de sa voix habituelle. Ce fut un choc douloureux pour Marguerite, le brusque réveil qui suit un songe magnifique.
– Quoi ! Percy, vous partez ! murmura-t-elle d’une voix blanche. Si vous m’aimiez, vous ne le feriez pas…
– Si je vous aimais !…
Ah ! cela du moins n’était pas une illusion ! Nulle froideur, cette fois, dans la voix qui répétait ces mots, mais un ton de vibrante émotion. La passion, au fond de son âme, était momentanément vaincue, mais non la tendresse. Toute l’amertume de Marguerite disparut, faisant place aux larmes.
Percy prit la main de sa femme, y porta ses lèvres, et Marguerite sentit sur ses doigts, avec la chaleur du baiser, l’humidité d’une larme.
– Il faut que je parte, ma chérie, reprit-il après un silence.
– Mais pourquoi, pourquoi ? répétait-elle avec obstination. Ne suis-je plus rien, alors ? Ma vie ne compte-t-elle pas ? et mes tristesses ? mes inquiétudes, ma détresse ?… Oh ! fit-elle d’un ton de révolte, pourquoi risquer toujours votre vie pour les autres ? N’avez-vous pas rempli au-delà le devoir que vous vous êtes imposé envers des gens qui sont pour nous des étrangers ? Votre existence n’est-elle pas pour moi infiniment plus précieuse que des milliers d’autres vies ?
Le visage de Percy était si près du sien que malgré l’obscurité elle distingua sur ses lèvres un étrange sourire.
– Pardon, ma belle amie, dit-il, ce ne sont pas aujourd’hui des milliers d’existences qui sont en jeu… une seule au plus… Pouvez-vous supporter l’idée que ce pauvre petit curé de Boulogne demeure au milieu des ruines de son église et de ses espérances ? Après le vol des bijoux confiés à sa garde, peut-être attend-il dans son presbytère que des brutes viennent le saisir pour le mener en prison et à la mort. Si je ne m’abuse, un court voyage en mer et l’air de la campagne anglaise feront le plus grand bien à l’abbé Foucquet, ma chérie, et je vais simplement l’inviter à traverser la Manche avec moi.
– Percy ! implora-t-elle.
– Oh ! je sais, je sais, fit-il. Vous pensez à ce duel absurde…
Il se mit à rire, et dans ses yeux passa une lueur d’amusement.
– Hé ! ma chère, reprit-il avec entrain, veuillez réfléchir un instant. Pouvais-je ne pas relever le gant devant des dames et Son Altesse Royale ? Impossible ! je n’avais pas le choix. Le destin a tout fait : la discussion, mon intervention, la provocation… « L’autre » avait tout prévu, j’en conviens. Reconnaissons en tout cas qu’il ne manque pas de bravoure, étant donné que nous ne sommes pas encore quittes pour la volée de coups qu’il m’administra l’an passé sur les falaises de Calais.
– Oui, il avait tout prévu, et tout préparé, répéta Marguerite : l’altercation, le voyage en France, votre rencontre à une heure et un endroit donnés où il peut vous prendre au piège le plus facilement du monde.
Cette fois, Sir Percy éclata de rire, un bon rire franc et joyeux où résonnaient la joie de vivre et l’ivresse des aventures, un rire qui témoignait d’une absence totale de crainte ou d’appréhension.
– Vraiment, ma chère, s’exclama-t-il, vous êtes étonnante ! Prendre au piège votre humble serviteur ?… Il faudrait que toutes ces canailles qui gouvernent la France fussent prodigieusement actives et vigilantes pour avoir raison de moi ! Morbleu ! nous leur offrirons cette fois une chasse mouvementée !
Et sa voix se fit soudain caressante pour ajouter :
– N’ayez crainte, belle dame, ces damnés bandits ne tiennent pas encore le Mouron Rouge !
Ainsi donc, Marguerite le voyait avec désespoir, il s’obstinait à partir.
Le chevalier avait vaincu l’amoureux. Les liens qui unissaient son âme à celle de sa bien-aimée étaient moins puissants que ceux qui l’attachaient à des étrangers en péril ; à ces hommes et à ces femmes terrifiés par l’approche de la mort qui là-bas, de l’autre côté de la mer, regardaient le mystérieux Mouron Rouge comme un héros envoyé par le ciel pour les sauver de leur sort.
À présent, Marguerite était lasse de lutter. Son pauvre cœur brisé lui faisait mal. Sur son âme, une fatigue infinie pesait, comme un manteau de plomb. Ce départ lui paraissait si différent de ceux auxquels il lui avait fallu se résigner au cours de l’année écoulée ! Émue par de funestes pressentiments, brisée de fatigue, elle sentit ses forces l’abandonner. Elle ne distinguait plus que confusément ce qui l’entourait ; la silhouette de son mari prenait une forme fantastique et grandissait démesurément au milieu d’une sorte de brouillard. Elle eut vaguement l’impression qu’il lui parlait, mais sans en être sûre tant la voix lui paraissait lointaine. Elle ferma les yeux, – il lui semblait qu’elle allait mourir si elle les gardait ouverts plus longtemps, – et se sentit pressée une dernière fois sur le cœur de son mari.
Percy, s’apercevant que Marguerite avait à demi perdu connaissance, remercia le ciel de lui épargner le déchirement de l’adieu.
À quelques pas de là, sous un berceau de rosiers grimpants s’étendait un banc de gazon. Percy déposa son précieux fardeau sur cette couche verte et moelleuse, baisa encore une fois les chers yeux clos et descendit vers la Tamise.