La porte se refermait à peine sur Marguerite que l’on entendit un bâillement suivi d’un grognement et d’un juron sonore. D’un des coins obscurs de la salle émergea une forme vague qui s’approcha de la table où Chauvelin avait repris place.
– Cette damnée ci-devant est-elle enfin partie ? demanda une voix forte tandis qu’un homme brun, de belle prestance, apparaissait dans le cercle lumineux.
Ses vêtements étaient fripés et ses bottes couvertes de boue.
– Elle est partie, répondit brièvement Chauvelin.
– Tu n’en finissais pas avec cette mijaurée, gronda l’autre. Cinq minutes de plus, et je prenais l’affaire en mains.
– Ce qui eût été un véritable abus de pouvoir étant donnée ta situation ici, citoyen Collot, remarqua Chauvelin sans se troubler.
Collot d’Herbois, d’un pas traînant, avança jusqu’à la chaise qu’avait occupée Lady Blakeney et s’y laissa tomber lourdement. Toute sa personne portait les traces de la fatigue subie pendant ses vingt-quatre heures de course échevelée. Son humeur également devait s’en ressentir, car il jeta sur Chauvelin un vrai regard de dogue enchaîné.
– Tu perds ton temps avec cette femme, déclara-t-il en donnant un coup de poing sur la table, et tes mesures ne sont pas aussi efficaces que tu te plais à le penser, citoyen Chauvelin.
– Mesures qui sont dues cependant pour une grande part à ton génie inventif, riposta l’autre avec le même calme.
– Du tout, protesta le Conventionnel. Je n’ai fait que donner un peu de vigueur aux dispositions déjà prises qui me paraissaient par trop fadasses. À quoi bon ménager les traîtres et les conspirateurs ? Il y a beau temps que j’aurais fait sauter la cervelle de cette femme, si j’avais été à ta place !
– Sans vouloir comprendre que de telles violences ruineraient toutes nos chances de succès en ce qui concerne la capture du Mouron Rouge, observa Chauvelin en haussant les épaules. Sa femme morte, l’Anglais ne viendrait jamais se prendre dans le filet que j’ai tendu pour lui. Il importe donc qu’elle vive.
– … Et qu’elle ne s’échappe point ! C’est pourquoi j’ai imaginé quelques mesures propres à faire échouer toute tentative d’évasion. Quand on veut défendre la Liberté, il faut savoir en prendre les moyens sans se laisser arrêter par une coupable sensiblerie… Pour ce qui est de cet Anglais de malheur, si j’avais la chance de le pincer, je le tuerais sur place comme un chien pour en débarrasser le pays une fois pour toutes.
– Crois-tu donc, citoyen Collot d’Herbois, que l’exécution sommaire de cet homme débarrasserait également la France de toute la clique du Mouron Rouge ?
– C’est lui le chef de la bande. Une fois le chef disparu…
– Oui, mais il a au moins une vingtaine de disciples pour reprendre et poursuivre son œuvre. Aucun n’est peut-être aussi habile que lui, mais tous sont jeunes, ardents et prêts à suivre les traces de leur chef… Et que serait-ce, si nous allions mettre autour de ce héros l’auréole du martyre ? Non, non, citoyen, tu n’as pas vécu en Angleterre et tu ne comprends pas ces gens-là, sans quoi tu ne parlerais pas d’envoyer leur chef vénéré à une mort glorieuse.
Mais Collot d’Herbois, loin d’être convaincu ou même ébranlé par ce qu’il considérait comme de vains discours, haussa les épaules d’un air d’impatience.
– Tu ne le tiens pas encore, ton Mouron Rouge, grommela-t-il.
– Non, mais je le tiendrai demain au coucher du soleil.
– Qu’en sais-tu ?
– Au crépuscule, on sonnera les cloches à l’une des églises : or, il est convenu qu’à ce signal nous nous retrouverons sur le rempart pour nous battre en duel.
– Le prends-tu pour un imbécile ? ricana Collot.
– Non, mais pour un homme d’une folle témérité.
– Et tu t’imagines que, sa femme étant un otage entre nos mains et toute la ville de Boulogne alertée pour sa capture, il sera assez idiot pour venir se promener sur les remparts, à seule fin d’être empoigné par tes hommes ?
– Je suis sûr que si nous ne nous sommes pas emparés de lui d’ici là, il sera sur les remparts demain matin à l’heure dite.
– Il est fou à lier ! s’écria Collot avec un rire incrédule. Et quand tu tiendras ton lièvre, continua-t-il, à quelle sauce l’accommoderas-tu ?
– Oh ! ne crains rien, citoyen, à une sauce poivrée et pimentée qui conviendra parfaitement au gibier… Je tiens en réserve contre le Mouron Rouge une arme beaucoup plus efficace qu’une volée de balles ou que le couperet de la guillotine.
– Laquelle donc, citoyen Chauvelin ?
Avant de répondre, Chauvelin se pencha au-dessus de la table, le menton sur la main. Collot d’Herbois en fit autant et tous deux jetèrent alentour des regards furtifs comme s’ils craignaient d’être entendus par quelque invisible espion. Les yeux pâles de Chauvelin luisaient d’un tel désir de vengeance que Collot d’Herbois en fut frappé. Il répéta à voix basse :
– Quelle arme, citoyen Chauvelin ?
– Le déshonneur et le ridicule.
– Peuh !
– En échange de sa vie et de celle de sa femme.
– Il refusera, t’a-t-elle prétendu…
– Nous verrons, citoyen.
– Tu es fou, Chauvelin, et tu sers mal la République en épargnant un de ses pires ennemis.
– L’épargner ! épargner le Mouron Rouge ! (Un rire ironique s’échappa des lèvres de Chauvelin.) Le plan que j’ai conçu mieux que ta guillotine anéantira l’homme que nous redoutons et haïssons tous. Mon plan fera de cet aventurier que les Anglais vénèrent à l’égal d’un demi-dieu un objet de risée et de dégoût. Je vois que tu commences à comprendre… J’entends le déshonneur à tel point que le nom même de sa fleurette rouge devienne le symbole de l’indignité. Et nous serons enfin débarrassés de ces infâmes espions d’outre-Manche lorsque leur chef aura dû chercher dans le suicide un refuge contre la réprobation et le mépris universels.
Chauvelin avait parlé avec une ardeur contenue. Lorsqu’il se tut, le silence régna de nouveau dans la salle, troublé seulement par le murmure du vent dans les arbres et le pas régulier des sentinelles. Absorbés dans leurs réflexions, les deux hommes regardaient droit devant eux.
Collot d’Herbois restait incrédule et dédaigneux. Le plan de Chauvelin lui paraissait incertain, chimérique et inutilement compliqué. Pour lui, il donnait toutes ses préférences aux moyens simples et expéditifs – les sinistres « fusillades » de Lyon allaient bientôt le prouver. Le déshonneur… le ridicule… est-ce avec ces armes de théâtre qu’on abat un homme ? Avec quelle satisfaction il aurait envoyé promener Chauvelin pour prendre sa place et agir selon ses propres idées ! Mais les ordres du Comité de salut public étaient péremptoires : il devait seulement seconder Chauvelin à qui était réservée la direction suprême de l’entreprise. Du moins pouvait-il se féliciter d’avoir imaginé et fait adopter les mesures vindicatives contre la population de Boulogne, grâce auxquelles serait assurée plus étroitement encore la garde de la prisonnière.
Collot d’Herbois ne se rendait pas compte lui-même à quel point les dispositions prises par lui étaient efficaces. Ce cabotin pompeux et vulgaire ne pouvait concevoir que jamais Sir Percy ni Lady Blakeney ne voudraient sauver leur vie au prix de celle d’autrui. Mais Chauvelin qui les connaissait mieux savait que de cette façon il les tenait à sa merci.
Oui, l’idée que lui avait fournie Collot était vraiment géniale ! Cette nuit, il pouvait dormir tranquille : la ville entière gardait son précieux otage. Et dans vingt-quatre heures il aurait réduit à néant le Mouron Rouge.
– Si nous allions nous coucher, citoyen ? dit-il à Collot d’Herbois qui, fatigué et mécontent, feuilletait machinalement les papiers posés sur la table.
Ce bruit de papier froissé agissait désagréablement sur les nerfs trop tendus de Chauvelin et il avait hâte d’être débarrassé de la présence de son collègue.
À sa grande satisfaction, Collot approuva d’un grognement cette proposition. Il se leva, fit à Chauvelin un signe de tête maussade et, sans mot dire, sortit de la salle.