Sur la lourde porte de chêne qui fermait l’entrée du fort Gayole, le texte de la proclamation était affiché. Une petite lanterne suspendue l’éclairait de sa faible lumière agitée par la brise nocturne. Par instant, les gros caractères noirs, la signature épaisse se perdaient dans l’ombre, puis soudain ressortaient sur le papier jaunâtre comme un grimoire de sorcier.
En face de la poterne, la foule des hommes s’était massée. La lune projetait de temps à autre ses rayons sur ces visages las où se peignait la même expression d’attente angoissée, sur ces cheveux noirs ou grisonnants, sur des dos courbés par le travail, sur des mains rudes et noueuses comme les branches de très vieux arbres. Debout, en silence, ces hommes veillaient.
Pourtant, les sentinelles occupaient bien leur poste à l’entrée du fort ; mais ce n’était pas sur elles que pesait la formidable menace, et l’on pouvait craindre de leur part un moment d’inattention, une maladresse, voire même une trahison. Voilà pourquoi tous les Boulonnais étaient là, montant la garde autour de la sombre prison, afin que personne ne pût s’en échapper, veillant sur le précieux otage dont la captivité était le gage de leur propre existence.
Un silence mortel régnait, rompu seulement par le claquement léger du papier secoué par le vent. La lune, après s’être montrée assez avare de ses rayons, finit par se cacher derrière une barre de gros nuages, et la foule, les soldats, les hautes murailles, tout se perdit dans l’obscurité.
Seule, la lanterne continuait à répandre devant la poterne un demi-cercle de lumière jaunâtre. Parfois, un homme se détachait de la foule pour venir examiner de plus près le redoutable document. Un avertissement bourru de la sentinelle, l’éclair d’une baïonnette dressée, et tout rentrait bien vite dans l’ombre.
Le carillon du beffroi égrenait lentement les heures. Sur le matin, une pluie fine se mit à tomber, refroidissant les malheureux qu’elle trempa jusqu’aux os.
Mais ils n’y prenaient pas garde.
« Il ne faut pas dormir, sans quoi la femme pourrait s’échapper. »
Ceux qui le pouvaient s’appuyaient contre les murailles de la forteresse. Deux fois avant minuit, ils entendirent un rire étrange et joyeux venant de la salle éclairée dont la fenêtre s’ouvrait sur le rempart. En dernier lieu, ce rire se prolongea comme s’il répondait à quelque bonne plaisanterie.
Peu après, la porte massive de la prison s’ouvrit, livrant passage à une demi-douzaine de soldats – tous de solides gaillards – qui entouraient un mince personnage vêtu de noir.
Les Boulonnais contemplèrent ce groupe avec un intérêt soudain :
– Qui est-ce ? murmurait-on.
– Le citoyen gouverneur, suggéra l’un.
– Ou le nouveau bourreau, lança un autre.
– Non, non, intervint Pierre Maxime, doyen des pêcheurs de Boulogne et arbitre respecté en toutes matières. Non, c’est le citoyen envoyé de Paris, l’ami de Robespierre. Il commande à tout le monde, à c’t’heure, et le gouverneur lui-même obéit à ses ordres. C’est lui qui a décrété que si l’espionne s’échappait…
– Chut ! chut ! firent des voix effrayées dans la foule.
– Chut ! Pierre Maxime, le citoyen de Paris pourrait t’entendre, lui souffla un de ses voisins, et il croirait peut-être que nous voulons nous révolter.
– Que font ici tous ces gens ? interrogea Chauvelin en arrivant dans la rue.
– Ils surveillent la prison, citoyen, répondit la sentinelle à qui la question était adressée, de peur que la prisonnière ne tente de s’évader.
Avec un sourire satisfait, Chauvelin se dirigea vers l’hôtel de ville, entouré de près par son escorte. Les hommes le suivirent des yeux jusqu’à ce qu’il disparût avec les soldats dans l’obscurité de la nuit. Puis ils continuèrent leur monotone et pénible veillée.
Les douze coups de minuit tintèrent au beffroi. La lumière solitaire qui éclairait une des fenêtres du fort s’éteignit et, dans la prison, tout ne fut plus que silence et ténèbres.