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Un visiteur inattendu

Chauvelin en se retrouvant seul poussa un soupir de soulagement. Il écouta un instant le pas de Collot d’Herbois qui s’éloignait dans le corridor, puis il se renversa dans sa chaise et s’abandonna à la douceur de la minute présente.

– Le déshonneur !… La dérision, le mépris de tous !… prononça-t-il tout haut comme si le fait de redire ces mots était déjà pour lui une jouissance. L’abjection la plus complète !… peut-être même le suicide !…

Les yeux fermés, l’esprit absorbé dans ses pensées, il savourait toute la douceur de la vengeance près de s’accomplir… quand soudain le silence fut rompu par un rire sonore et une voix un peu traînante jeta gaiement :

– Dieu vous bénisse, monsieur Chaubertin !… Serait-il indiscret de vous demander comment vous pensez parvenir à réaliser ce charmant programme ?

Chauvelin bondit sur ses pieds, les yeux dilatés, la bouche ouverte ; à califourchon sur l’appui de la fenêtre, une jambe en dehors, l’autre à l’intérieur, son habit gris perle éclairé par la lune, Sir Percy Blakeney le contemplait en souriant.

– Votre discours était si captivant, cher monsieur, continua-t-il, que je n’ai pu résister au plaisir de prendre part à la conversation. On prétend qu’un homme qui parle tout seul est généralement fou ou idiot… Loin de moi, monsieur, la pensée de vous appliquer l’une ou l’autre de ces épithètes… mais il me semble que vous n’êtes pas tout à fait dans votre assiette… Ah ! monsieur Chaubertin… excusez-moi… Chauvelin ?

Il paraissait fort à l’aise, sa main gauche reposant sur la poignée ciselée de son épée – l’épée de Lorenzo Cenci – l’autre main tenant le monocle en or à travers lequel il lorgnait son adversaire. Il était vêtu avec son élégance accoutumée et son visage était éclairé par un sourire des plus affables.

Chauvelin avait visiblement perdu toute présence d’esprit. Il ne pensait même pas à alerter sa garde tellement il était déconcerté par cette manœuvre inattendue de Sir Percy. Cependant, il aurait dû être prêt à tout : n’était-ce pas un fait que le Mouron Rouge apparaissait là où on l’attendait le moins ? Chauvelin lui-même avait prévu que Sir Percy entrant dans la ville entendrait lire la proclamation par le crieur public. Averti de la sorte de l’arrestation de sa femme, rien d’étonnant qu’il fût venu rôder autour de la prison, le long de la promenade publique des remparts. Il était probablement caché sous les arbres depuis longtemps ; peut-être même avait-il surpris le dialogue entre Chauvelin et Collot d’Herbois.

Furieux de s’être laissé dominer ne fût-ce qu’un instant par la stupeur, Chauvelin fit un violent effort pour opposer à son insolent adversaire un sang-froid égal au sien et marcha vers la fenêtre d’un pas tranquille. Sa physionomie avait repris son impassibilité et déjà dans son esprit ingénieux il entrevoyait les conséquences possibles d’une situation inattendue qu’il se promettait de faire tourner à son avantage.

Sir Percy époussetait sa manche avec son mouchoir bordé de dentelles.

– Je vous en prie, monsieur Chaubertin, s’écria-t-il gaiement, ne me regardez pas ainsi. Je vous jure que c’est moi et non pas mon fantôme… Mais si vous en doutez encore, appelez donc vos gardes avant que je ne reparte à cheval sur un rayon de lune.

– Non, Sir Percy, répliqua Chauvelin d’une voix ferme, je suis sûr que vous ne vous envolerez pas, du moins tout de suite. Vous désirez certainement vous entretenir avec moi, sans quoi vous ne m’eussiez point fait cette visite imprévue.

– Oh ! cher monsieur, ne trouvez-vous pas qu’il fait bien lourd ce soir pour une conversation sérieuse ?… Je flânais sur ces remparts, songeant à notre agréable rendez-vous de demain, lorsque cette lumière a attiré mon attention. J’ai eu peur de m’être égaré et j’ai escaladé votre fenêtre pour demander…

– … Le chemin de la cellule la plus proche, Sir Percy ?

– Le chemin de n’importe quel endroit où je pourrai m’asseoir plus confortablement que sur ce maudit rebord, terriblement dur et poussiéreux en diable…

– Je présume, Sir Percy, que vous nous avez fait l’honneur d’écouter notre conversation ?

– Si vous aviez des secrets à dire, monsieur… hum !… Chaubertin, vous auriez dû fermer les fenêtres et barricader la promenade.

– Ce que nous disions, Sir Percy, n’avait rien de caché. Toute la ville en est informée à l’heure qu’il est.

– Je vois… Vous preniez seulement le diable à témoin de vos intentions…

– J’avais eu auparavant un entretien avec Lady Blakeney. L’aviez-vous aussi écouté ?

Mais Sir Percy n’avait sans doute pas entendu la question. Il semblait très occupé à frotter une tache invisible sur son chapeau de feutre gris pâle.

– Ce genre de chapeau fait fureur en Angleterre actuellement, dit-il d’un ton léger. Mais sa vogue ne durera guère ; n’est-ce pas aussi votre avis ? De retour à Londres, il faudra que je consacre mes loisirs à la création d’un nouveau couvre-chef.

– Quand rentrerez-vous en Angleterre, Sir Percy ? demanda Chauvelin avec une aimable ironie.

– Demain soir, monsieur, à la marée descendante, répondit Sir Percy.

– Avec Lady Blakeney ?

– Sans aucun doute… et avec vous aussi, monsieur Chauvelin, si vous voulez nous faire l’honneur de votre compagnie.

– Je crains fort, si vous repartez demain, que Lady Blakeney ne puisse vous accompagner.

– En vérité ? s’exclama Blakeney avec l’expression du plus sincère étonnement. Je me demande ce qui pourrait bien l’en empêcher ?

– Tous ceux dont sa fuite entraînerait la perte.

Sir Percy, les yeux démesurément ouverts, continuait à fixer Chauvelin avec une profonde stupéfaction.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! voilà qui m’a l’air tout à fait fâcheux.

– Vous ignorez donc les mesures prises pour empêcher Lady Blakeney de quitter cette ville sans notre permission ?

– Absolument, monsieur Chaubertin… Vous m’en voyez complètement ignorant. Je mène une vie des plus retirées quand je suis en France.

– Désirez-vous que je vous mette au courant ?

– Oh ! inutile de prendre cette peine, monsieur. L’heure s’avance et…

– Sir Percy, vous rendez-vous compte que si vous refusez de m’écouter votre femme sera condamnée devant le Tribunal de Paris dans les vingt-quatre heures ?

– Peste ! faut-il que vous ayez des chevaux rapides ! s’exclama Blakeney d’un ton admiratif. Et dire que je croyais à la supériorité de nos pur-sang anglais !

Mais Chauvelin ne se laissait plus prendre à l’indifférence affectée de Sir Percy. Il n’avait pas été sans remarquer un imperceptible changement dans le ton moqueur de son interlocuteur lorsque le nom de Lady Blakeney avait été prononcé ; et, ni la légère contraction du visage, ni la crispation fugitive de la main de Blakeney sur la poignée de son épée ne lui avaient échappé.

– J’ai informé Lady Blakeney que si elle s’évadait de Boulogne avant que nous ne nous soyons emparés du Mouron Rouge, cent hommes tirés au sort parmi les chefs de famille seraient fusillés, prononça Chauvelin en pesant sur ces derniers mots.

– Une combinaison remarquable, monsieur ; et qui fait honneur à vos facultés d’invention.

– Grâce à elle, nous sommes sûrs de retenir Lady Blakeney. Quant au Mouron Rouge…

– … Vous n’avez sans doute qu’à toucher un timbre ou élever la voix et il sera lui aussi sous les verrous, eh ?… Mais j’ai tort de vous interrompre, car je vois que vous brûlez de continuer vos intéressantes communications.

– Il me reste, Sir Percy, à vous proposer un marché.

– En vérité, monsieur ?… Et quels sont les termes de ce marché ?

– Dois-je vous dire d’abord les conditions qui vous incombent ou celles que je dois remplir moi-même ?

– Les vôtres ! monsieur, les vôtres, je vous en prie…

– Elles sont très simples : Lady Blakeney, escortée par vous et ceux de vos amis qui peuvent se trouver à Boulogne, pourra quitter le port demain au coucher du soleil en toute liberté, et je m’engage à ce que rien ne vienne troubler ce départ… pourvu que vous ayez vous-même accompli une certaine formalité.

– … Que j’ignore encore, monsieur, mais supposons par exemple que j’y manque : qu’arrivera-t-il ?

– Il arrivera, Sir Percy, que Lady Blakeney conduite à Paris sera incarcérée à la Conciergerie, comme Marie-Antoinette, et y subira le même traitement que la ci-devant reine. Vous savez ce que cela signifie, Sir Percy ?… des jours, des semaines, des mois de souffrance et d’humiliation… la présence continuelle des soldats grossiers… les insultes, la honte…

– Misérable !… Chien maudit !… Tu mériterais que je t’étrangle sur-le-champ !

Chauvelin n’eut pas même le temps de pousser un cri. Sir Percy, bondissant de la fenêtre, l’avait pris à la gorge et la serrait de ses doigts de fer.

– Chien !… Chien !… répétait-il, ravale tes paroles ou je te tue !…

Soudain, il lâcha prise, comme honteux d’avoir perdu pendant quelques secondes son habituelle maîtrise de lui-même, et se passa la main sur le front.

– Dieu me pardonne ï fit-il d’une voix étrange. Je me suis presque mis en colère !

Chauvelin se remit rapidement, car il ne manquait pas de courage et sa haine pour son ennemi était telle qu’il avait cessé de le craindre. Il rajusta sa cravate, fit un vigoureux effort pour retrouver son souffle, et, dès qu’il put parler, dit avec calme :

– Cela n’eût servi à rien de m’étrangler, Sir Percy. Au contraire, le sort que je vous ai fait entrevoir pour Lady Blakeney serait devenu irrévocablement le sien, car aucun de mes collègues ne serait disposé à vous offrir, comme je le fais, une chance de salut.

Blakeney, debout maintenant au milieu de la pièce, les mains dans les poches, avait repris son attitude de parfaite indifférence. Il s’approcha tout près de son ennemi triomphant qui, vu sa petite taille, se trouva forcé de lever la tête pour le regarder.

– Ah ! oui, dit-il d’un ton léger. J’oubliais… Nous parlions d’un marché. Et mon rôle dans ce marché, s’il vous plaît ? Est-ce ma personne qu’il vous faut, et désirez-vous me voir dans vos prisons de Paris ? Le voisinage de vos soldats ivres me dégoûterait profondément, mais je vous jure que cela n’altérerait pas la sérénité de mon humeur.

– Je n’en doute pas, Sir Percy, et je vous répéterai ce que j’avais l’honneur de dire tout à l’heure à Lady Blakeney : je ne désire nullement la mort du parfait gentilhomme que vous êtes.

– Comme c’est curieux ! s’exclama Blakeney avec une candeur merveilleusement jouée. Moi qui souhaite tant la vôtre ! Une canaille de moins sous le soleil… Mais pardon ! je vous ai encore interrompu. Vous disiez ?

Chauvelin n’avait même pas tressailli sous l’insulte. L’attitude de Blakeney le laissait maintenant tout à fait indifférent : il savait ce que cachait ce masque d’insouciance et il avait presque payé de sa vie la joie d’avoir fait rugir le lion caché. Toutes les insultes de Sir Percy ne pouvaient que lui être agréables puisqu’elles l’affermissaient dans la conviction que l’Anglais n’avait pas encore reconquis son sang-froid.

– Je m’efforcerai d’être bref, Sir Percy, dit-il. Asseyons-nous et discutons sérieusement cette affaire pour la régler de la façon la plus satisfaisante.

Tout en parlant, il s’était assis à sa table et d’un geste courtois indiquait l’autre chaise vacante que Blakeney prit sans mot dire.

– Ah ! reprit Chauvelin d’un ton engageant, je crois que nous arriverons à nous entendre. Je vous prie d’abord de croire que le projet d’incarcérer Lady Blakeney à Paris n’est pas de moi ; il est d’un de mes collègues. J’étais opposé à des mesures aussi rigoureuses que celles dont je vous esquissais à l’instant le tableau. Mais elles ont si bien réussi à courber l’orgueil et à vaincre la résistance de la reine que l’on peut espérer, en les appliquant à Lady Blakeney, obtenir un résultat analogue en ce qui la concerne, et surtout en ce qui concerne son époux, le Mouron Rouge.

Il s’arrêta, très satisfait de ce préambule, et se demandant l’effet qu’il produisait sur Sir Percy qui, pour une fois, n’avait pas fait mine de l’interrompre. Il se préparait à reprendre son discours quand un bruit aussi inattendu que déconcertant le fit tressaillir : le bruit d’un ronflement sonore et prolongé. Jetant les yeux sur son ennemi, Chauvelin s’aperçut qu’il était profondément endormi.

Un juron lui échappa, et son poing s’abattant sur la table fit résonner le chandelier de métal. Sir Percy entrouvrit un œil.

– Mille pardons ! fit-il en étouffant un bâillement. Mais je suis très fatigué et votre exorde n’en finissait plus… Vous m’en voyez tout confus…

– Condescendrez-vous à m’écouter, Sir Percy ? demanda sèchement Chauvelin, ou appellerai-je mes hommes en renonçant à toute tentative de traiter avec vous ?

– Comme il vous plaira, monsieur, répondit Blakeney.

Et allongeant de nouveau ses grandes jambes, il enfouit ses mains dans ses poches et parut prêt à reprendre son somme.

Chauvelin le considéra un instant, se demandant vaguement ce qu’il allait faire. Toute cette comédie le mettait hors de lui. Il brûlait de placer sous les yeux de Blakeney les termes du marché, mais il aurait de beaucoup préféré être interrogé par un adversaire nerveux et troublé auquel il aurait posé ses conditions d’un ton sévère et froid. L’attitude imprévue de Sir Percy le déconcertait, la scène qu’il voulait rendre impressionnante tournait au grotesque, et l’ancien diplomate était forcé de s’avouer qu’une fois de plus son insaisissable adversaire avait le dessus.

Après un moment de réflexion, il se leva, traversa la pièce tout en gardant l’œil sur Sir Percy, et ouvrant la porte glissa rapidement cet ordre au sergent du petit détachement :

– La prisonnière de la cellule n° 6. Que deux hommes me la ramènent ici sur-le-champ.