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Le cortège

Jusqu’à leur dernier jour, les ancêtres des Boulonnais d’aujourd’hui gardèrent vivant dans leur mémoire le souvenir de la grande fête qui, durant vingt-quatre heures, mit leur ville en délire. Si nombreuses étaient les familles qui comptaient un père, un fils ou un frère en prison sous une inculpation plus ou moins imaginaire, si nombreux étaient ceux qui voyaient s’allonger vers eux l’ombre menaçante de la guillotine, que le 25 Vendémiaire an II fut pour tous un jour de délivrance, un jour d’allégresse inoubliable.

Le temps fut singulièrement beau. Jusqu’au soir, le ciel garda son manteau d’azur tandis que le soleil continuait à sourire avec complaisance aux préparatifs de la petite ville en liesse. Comme il commençait à s’incliner lentement vers l’ouest, quelques petits nuages duveteux parurent à l’horizon et, bien que le ciel demeurât clair et bleu, la mer prit une teinte sombre. Puis à mesure qu’à la coloration ardente du couchant succédaient les tons mauves et gris du crépuscule, les nuages se réunirent en masses plus denses, qui à leur tour se fondirent en de grosses nuées poussées par le vent du large.

Mais les menaces de pluie n’étaient pas pour inquiéter ceux qui s’apprêtaient à suivre le cortège. Au contraire, un ciel couvert conviendrait admirablement à un défilé aux flambeaux, et ferait encore mieux ressortir l’éclat des torches.

Une foule nombreuse piétinait depuis longtemps déjà sur la place de la Sénéchaussée, lorsque le beffroi annonça la demie de cinq heures, moment fixé pour le départ du cortège. Tout ce monde s’agitait, plaisantait, riait. Les filles poussaient de petits cris aigus quand les jeunes gens cueillaient çà et là un baiser sur des joues vermeilles, ou passaient familièrement le bras autour de quelque jolie taille. Tous ne pensaient qu’à la joie de se détendre après ces journées d’angoisse.

 

Cependant, à l’extrémité de la place, la guillotine était là qui dressait vers le ciel ses longs bras minces, et les derniers rayons du jour faisaient briller la lame triangulaire aujourd’hui inactive. Elle dominait cette foule joyeuse et attendait la fin de la fête, prête ensuite à reprendre sa tâche.

Mais ce soir, qui s’en souciait ? On vivait l’heure présente, sans une pensée pour les angoisses d’hier, sans une appréhension pour les dangers à venir.

À quelques pas de là, attendait le char triomphal, prêt à se mettre en marche. C’était un chariot de ferme peint en vermillon, tout enguirlandé de lierre et de feuillages d’automne où des baies de sorbier et d’aubépine jetaient leur note vive. Quatre chevaux blancs y étaient attelés, un peu agacés par les guirlandes dont on avait jugé bon de les décorer, eux aussi.

Un siège élevé, recouvert d’étoffe pourpre, occupait le centre du char. Une femme y trônait avec majesté, drapée à l’antique, les cheveux serrés dans un bandeau d’argent, un collier magnifique autour du cou. C’était Désirée Candeille.

Chauvelin, en guise de récompense, avait imaginé de lui donner un rôle de premier plan dans les réjouissances publiques. Le matin même, le gouverneur de la ville était venu prier l’actrice de bien vouloir personnifier la Liberté dans le cortège nocturne. Cet hommage ne l’avait pas médiocrement flattée, non plus que la gratitude exprimée par Chauvelin en termes choisis pour la part qu’elle avait prise à la capture du Mouron Rouge. Occupée par sa toilette, l’arrangement de sa coiffure, consultée à tout instant pour la mise en scène du cortège, que Collot d’Herbois, en sa qualité d’ancien acteur, s’était chargé de régler avec elle, Désirée Candeille avait cessé de penser « aux deux espions anglais » et au sort qui les attendait. Mais quand une fois installée sur son char place de la Sénéchaussée, elle se trouva de niveau avec la plate-forme de la guillotine, ses pensées se reportèrent soudain vers Blakeney Manor ; elle se rappela l’accueil généreux de Marguerite, la bonne grâce souriante de son mari… et, comme un dernier rayon de jour faisait luire le couteau de la sinistre machine, Désirée Candeille frissonna.

Elle n’eut pas le temps de s’appesantir sur ces souvenirs troublants, car la foule déjà bruyante redoublait de cris et de vivats à la vue d’une troupe de jeunes gens qui débouchaient sur la place en brandissant des torches et des lanternes. Le cortège acheva de s’organiser et bientôt le signal du départ fut donné.

En tête, marchaient deux tambours, deux trompettes et une escouade de gardes nationaux. Puis s’avançaient sur une double file trente jeunes filles en robe blanche qui portaient dans leurs mains des chaînes brisées, symbole de l’esclavage vaincu. Venait alors le char triomphal, un peu cahotant, un peu grinçant, où la Liberté, un rameau de chêne à la main, recevait d’un air majestueux les acclamations que la foule ne lui marchandait pas. D’autres jeunes filles vêtues de blanc suivaient le char avec des gerbes de fleurs et des cornes d’abondance, et les porteurs de torches qui encadraient le cortège éclairaient la scène d’une rouge lueur.

Mais il ne suffisait pas à la foule émerveillée d’admirer le défilé : elle voulait y prendre part, et bientôt elle s’engouffrait à la suite de « la Liberté » dans les rues étroites du vieux port.

Le ciel se chargeait ; des gouttes de pluie mouillèrent les minces draperies et firent grésiller la flamme des torches, mais personne n’y prit garde. L’éclat de cette fête empêchait de sentir le froid et l’humidité. Tous ces gens possédés par le désir éperdu de se réjouir ne pouvaient s’accommoder longtemps d’un défilé lent et régulier. Le cortège, qui avait marché d’abord dans une belle ordonnance, eut bientôt perdu toute solennité. Dans les rues montantes et tortueuses, on se poussait, on se tirait, on glissait. Les jeunes gens agitaient leurs torches pour asperger d’étincelles les figurantes, qui jetaient de petits cris d’effroi. Quelques bons patriotes essayèrent de chanter la Marseillaise, mais les pêcheurs préférèrent entonner de vieilles chansons de bord. Les trompettes lançaient leurs notes cuivrées avec plus d’entrain que de justesse, et les tambours semblaient prendre à tâche de noyer tout ce vacarme dans leurs roulements frénétiques.

Quand le tour de la ville s’acheva, l’excitation était à son comble, et au lieu d’un cortège, ce fut une farandole échevelée qui s’engagea sur les remparts.

Cependant, le long des murailles massives qui encerclaient les lugubres prisons du fort Gayole, et du vieux Château, des ombres se dissimulaient craintivement. Tel un gibier traqué, elles se rencoignèrent dans les angles des murailles lorsque les clameurs joyeuses de la fête se rapprochèrent, et comme les torches et les lanternes commençaient à percer l’obscurité, toutes ces silhouettes fugitives s’efforcèrent de se confondre encore plus avec les ténèbres environnantes.

Quand le cortège eut passé bruyamment, laissant sur le sol des branches fanées et des débris d’oripeaux, quand les sons discordants des trompettes se furent atténués, des figures blêmes se tendirent dans la nuit, et des doigts tremblants serrèrent les pauvres ballots de hardes préparés pour une fuite hâtive.

À sept heures, avait-on dit, au premier coup de canon, les prisons s’ouvriraient et le port serait libre. Ceux dont la vie était menacée pourraient s’enfuir.

Et les mères, les femmes, les sœurs ou les fiancées attendaient l’ouverture des portes de la forteresse, car des êtres aimés allaient être remis en liberté, grâce à la capture du Mouron Rouge.