C’était peut-être le plus beau mois d’octobre qu’on eût jamais vu en Angleterre où, pourtant, les derniers beaux jours ont souvent tant de splendeur et de charme.
En ce début d’automne de l’an de grâce 1793, la nature avait déversé tous les trésors de sa palette sur les bois de Richmond et les rives du fleuve, mêlant un or délicat au vert un peu cru de l’orme et du hêtre, brossant d’une chaude couleur de rouille le feuillage des chênes et posant çà et là sur celui des bouleaux des touches de Sienne et de carmin. Dans les jardins, des roses fleurissaient encore, non plus les roses de juin aux tons à la fois vifs et délicats, mais ces roses d’un rouge cramoisi ou d’un jaune cuivre qui s’épanouissent à l’arrière-saison et dont les pétales effleurés par les premières gelées blanches se plissent légèrement sur les bords. Dans les coins abrités, le long des murailles grises, les clématites ouvraient encore leurs corolles violettes, tandis que les dahlias arrogants étalaient avec orgueil leurs pétales éclatants dont les mille nuances se détachaient sur le fond plus sobre des feuillages jaunissants.
La fête avait toujours lieu au début d’octobre. Cette année la tiédeur de la température permettait aux dames de Richmond de sortir une dernière fois leurs robes de mousseline ou leurs jupes de taffetas clair à mille raies. Le sol était dur et sec, condition des plus favorables pour l’installation des tentes et des baraques, et Dieu sait si elles étaient nombreuses et riches en attractions variées !
Il y avait des jeux de boules et de quilles sur les pelouses, deux manèges de chevaux de bois, des singes savants, des chiens acrobates et des ours qui dansaient la gigue. Dans une tente on montrait une femme colosse que trois hommes arrivaient à peine à entourer de leurs bras étendus, et dans une autre, un homme si menu qu’un bracelet de dame lui servait de collier, et une jarretière de ceinture. Un vieux bonhomme à figure de sorcier jonglait avec des fèves, des pièces d’argent ou des mouchoirs de dentelle qu’il faisait disparaître comme par enchantement pour les retrouver ensuite dans la botte d’un innocent spectateur ou dans le sac de sa digne épouse qui en restait toute confondue.
Les jouets mécaniques avaient un grand succès. Certains, il faut le reconnaître, étaient des plus ingénieux, tel le Moulin magique où l’on voyait entrer par une porte une file de petits bonshommes courbés, cassés et couverts de haillons, qui ressortaient par la porte opposée, l’air tout guilleret et vêtus d’habits magnifiques.
Mais ce qu’il y avait de plus remarquable dans ce genre se trouvait dans une petite tente dressée un peu à l’écart des autres et qui attirait pas mal de curieux. Disposés dans une vitrine, de nombreux petits personnages en os sculpté et peint ressemblant aux figurines du jeu de jonchet, entouraient une sorte de plate-forme en bois ajouré surmontée de deux minces poteaux entre lesquels brillait une petite lame d’acier.
– C’est la guillotine, le nouveau supplice inventé par les Français, chuchotaient aux ignorants les spectateurs mieux informés.
Et tous de regarder avec une curiosité mêlée d’effroi la réplique en miniature du célèbre et tragique instrument.
Sur la plate-forme, le bourreau, vêtu de rouge, semblait attendre une petite poupée qui gravissait les degrés du minuscule escalier tandis que, rangés en file, des soldats coiffés de bicornes montaient la garde au pied de l’échafaud que contemplaient les autres personnages groupés dans des attitudes variées. La toile servant de fond représentait des arbres et des maisons peints sur un ciel très rouge – trop rouge, disaient certains avec un petit frisson, à quoi les autres répondaient qu’on voyait bien que c’était un coucher de soleil.
Cette reproduction de l’invention du Dr Guillotin, exécutée, disait-on, par des Français émigrés en Angleterre{1}, n’était pas la seule attraction qui s’offrait aux curieux dans ce coin de la fête. De temps en temps, sur la petite estrade dressée au fond de la salle paraissait une jeune femme vêtue de gris qui se mettait à chanter. La voix était fraîche et les chansons jolies, mais personne parmi les bonnes gens de Richmond ne comprenait goutte à ces couplets alertes ou langoureux où revenaient sans cesse les mêmes refrains étranges :
… Il était une bergère,
Et ron, et ron, petit patapon…
Malbrough s’en va-t-en guerre,
Mironton, mironton, mirontaine…
Ses chansons terminées, la dame en gris descendait de l’estrade et passait parmi les spectateurs, un réticule brodé à la main, en répétant :
– Pour de pauvres comédiens dans la détresse, s’il vous plaît !
Son léger accent, la façon dont elle prononçait les r faisait deviner qu’elle était française et quêtait pour des compatriotes dans l’infortune. Elle avait des yeux noirs allongés, un peu énigmatiques, mais assurément fort beaux. Aussi les hommes à qui elle tendait sa bourse brodée ne manquaient pas de mettre la main à la poche pour en tirer quelque menue monnaie.
Cependant, ces chansons dont personne ne saisissait le sens, de même que la vue de la petite guillotine, laissaient une impression de malaise. Les braves paysans venus là pour se divertir en famille se sentaient soulagés en ressortant et c’est avec plaisir qu’ils retrouvaient le soleil, le bruit et la gaieté de la fête.
– Seigneur ! il y a de quoi vous donner le cauchemar ! déclara Miss Polly, la jolie fille de l’aubergiste de la Couronne. Et puis, en somme, quelle raison avons-nous de donner nos pauvres sous, si péniblement gagnés, à cette étrangère ? Si ces compatriotes s’entre-tuent de l’autre côté de l’eau, ce n’est pas notre faute. Allons maintenant regarder quelque chose de plus amusant.
Et sans attendre l’assentiment de personne, elle se dirigea vers la partie là plus animée de la fête, suivie de près par un gros garçon à figure rougeaude et à l’air un peu niais, qui semblait être son soupirant attitré.
Comme il faisait beau et tiède, les promeneurs pouvaient s’asseoir sur l’herbe pour écouter la musique entraînante de l’orchestre installé en plein air et jouir du spectacle de la fête pendant que dansait la jeunesse.
Trois heures allaient sonner, et les gens de qualité commençaient à faire leur apparition. Lord Anthony Dewhurst était déjà là, prenant les jolies filles par le menton, au grand ennui de leurs amoureux. Tous les yeux féminins étaient tournés vers les belles dames, qui maintenant ne cessaient d’arriver, afin de détailler leurs toilettes et d’admirer les nouveautés de la mode.
Les rires et les conversations formaient un joyeux brouhaha au milieu duquel se détachaient des voix aux intonations étrangères. Il y avait dans cette foule élégante beaucoup de représentants de la noblesse française reconnaissables à leurs vêtements moins riches que ceux de leurs pairs de la société britannique. Cependant, c’étaient pour la plupart de grands seigneurs qui avaient fui les persécutions auxquelles ils étaient en butte dans leur pays. Les émigrés étaient particulièrement nombreux à Richmond où ils recevaient bon accueil, aussi bien au palais du prince de Galles que dans la magnifique demeure de Sir Percy et Lady Blakeney.
Ah ! voilà Sir Andrew Ffoulkes et sa jeune femme. Comme elle est ravissante dans cette toilette à taille courte, la dernière nouveauté de la mode, paraît-il ! Les ondes soyeuses de sa chevelure brune ombragent son front lisse et ses grands yeux noisette se tournent constamment vers Sir Andrew avec une tendresse et une admiration qu’elle ne cherche même pas à dissimuler.
– Rien d’étonnant qu’elle en soit folle, chuchote Miss Polly en faisant sa révérence à milady, après tout ce qu’il a fait pour elle. N’est-ce pas lui qui l’a arrachée aux griffes de ces Parisiens de malheur après en avoir tué à lui seul je ne sais combien de douzaines ! C’est du moins ce qu’on raconte, n’est-ce pas, maître Thomas Jezzard ?
Et elle lança un regard de dédain à son modeste cavalier.
– Bah ! répliqua maître Thomas avec une vivacité inattendue, vous savez bien que ce n’est pas lui qui a tout fait. Sir Andrew est un brave gentleman, je n’en disconviens pas, mais le héros qui est capable de tenir tête à lui seul à tous ces mangeurs de grenouilles, c’est l’homme qu’on nomme le Mouron Rouge, le sujet le plus brave et le plus audacieux de Sa Majesté.
Mais comme à cette mention du héros national les yeux de Polly avaient brillé d’enthousiasme, Thomas, piqué par la jalousie, continua avec humeur :
– Il paraît que ce pauvre Mouron Rouge est terriblement disgracié de la nature. C’est, dit-on, un tel épouvantail que rien qu’à le voir les Français prennent la fuite, et c’est la raison pour laquelle il leur échappe si aisément.
– Eh bien ! ceux qui racontent ces balivernes sont de fieffés imbéciles, riposta Miss Polly en haussant ses jolies épaules. Et s’il en est ainsi, maître Thomas, pourquoi n’allez-vous pas en France, avec le Mouron Rouge ? À votre vue, j’en suis sûre, les Français ne manqueraient pas de tourner les talons.
Des éclats de rire saluèrent cette boutade, car les deux jeunes gens avaient été rejoints par des amis et tous formaient près de l’orchestre un groupe joyeux. Il y avait Johnny Cullen, le garçon épicier, Ursula Quakett, la fille du boulanger, et quelques autres jeunesses du voisinage aussi bien que des gens plus rassis. Tous aimaient la plaisanterie et trouvaient la riposte de Miss Polly excellente. Il faut dire que Miss Polly était nantie de deux cents livres sterling, héritage de sa grand-mère, et cette appréciable fortune contribuait pour beaucoup à lui assurer une réputation d’esprit et de beauté. Mais la jeune fille avait aussi fort bon cœur. Elle aimait à taquiner l’honnête Jezzard dont elle dédaignait la trop facile conquête ; cependant, voyant la mine déconfite du pauvre garçon, elle ressentit un remords et se hâta de dire avec une gentillesse qui fit l’effet d’un baume sur l’amour-propre blessé de son compagnon :
– Là ! maître Jezzard, voyez quelles sottises vous me faites dire ! Mais aussi, continua-t-elle en prenant la société à témoin, comme si Thomas Jezzard avait soutenu le contraire, vous m’avouerez que cette affaire du Mouron Rouge est bien extraordinaire. Lucy, la femme de chambre de Lady Blakeney, m’a raconté que la demoiselle qui est au château en ce moment connaissait ce mystérieux personnage, puisque c’est lui qui l’a sauvée. Il y aura demain quinze jours qu’elle est arrivée de France avec le gentleman qu’on dit son fiancé. Tous deux ont vu le Mouron Rouge, ils lui ont parlé. Alors, pourquoi ne veulent-ils rien dire ?
– Dire quoi ? demanda Johnny Cullen.
– Eh bien ! dire qui est le Mouron Rouge ?
– Peut-être qu’il n’est pas, suggéra le vieux Clutterbuck, le sacristain de Saint-Jean l’Évangéliste. Oui, reprit-il sentencieusement, car il parlait toujours avec une certaine solennité, voilà sans doute l’explication : il n’est pas.
– Que voulez-vous dire, monsieur Clutterbuck ? demanda Ursula Quakett, le Mouron Rouge n’est pas quoi ?
– Il n’est pas… voilà tout, répéta Clutterbuck.
Puis voyant qu’il avait attiré l’attention du petit groupe, il condescendit à s’expliquer plus clairement :
– Je veux dire qu’il ne faut peut-être pas nous demander : « Qui est le mystérieux Mouron Rouge ? » mais « Qui était cet infortuné gentleman ? » D’après des renseignements dignes de foi, fit-il gravement, je tiens hélas ! pour certain que le Mouron Rouge a été capturé par les Français et que depuis lors, comme disent les poètes, nul n’a revu son visage.
M. Clutterbuck avait des lettres et se plaisait à faire des citations d’écrivains qu’il ne désignait jamais que par ce terme vague et général, « les poètes ». Chaque fois qu’il usait de phrases empruntées à ces auteurs anonymes, il soulevait instinctivement son chapeau en signe de respect pour leur puissant génie.
– Vous croyez que ces horribles Français auraient massacré le Mouron Rouge ? Serait-ce possible ? s’exclama Miss Polly consternée.
M. Clutterbuck portait déjà sa main à son chapeau, se préparant sans doute à faire un autre emprunt à ses chers poètes, lorsque, à peu de distance, retentit un rire sonore et prolongé.
– Voilà un rire que je reconnaîtrais entre mille, dit Miss Ursula, tandis que tous les regards se tournaient vers le coin de la pelouse où il se faisait entendre.
Dominant de la tête tous ceux qui l’entouraient, Sir Percy Blakeney se tenait au centre d’un groupe élégant qui venait d’arriver sur le terrain des jeux.
– Un bel homme, ma parole ! remarqua Johnny Cullen avec admiration.
– Ça, vous pouvez le dire ! soupira Miss Polly d’un air sentimental.
– Comme disent les poètes, prononça M. Clutterbuck, ce n’est pas la taille qui fait l’homme.
– Et les beaux habits non plus ! renchérit Thomas Jezzard, vexé par le soupir langoureux de Miss Polly.
– Voici Lady Blakeney, chuchota Ursula Quakett en serrant le bras de Clutterbuck. Seigneur ! si elle est belle, aujourd’hui !
Belle, certes, et rayonnant de jeunesse et de grâce, Marguerite Blakeney venait de faire son apparition à l’autre bout de la pelouse.
Vêtue d’une robe souple d’un vert argenté et coiffée d’une charlotte de velours du même ton qui faisait ressortir la merveilleuse fraîcheur de son teint, elle causait gaiement avec la jeune fille qui s’avançait à ses côtés.
– Allons, n’ayez pas peur, on va le retrouver votre Paul, dit-elle en riant à sa compagne dont les yeux inquiets semblaient chercher quelqu’un. Avez-vous oublié que vous êtes maintenant en Angleterre et que personne ne peut venir l’arrêter à Richmond, sur cette pelouse ?
La jeune fille frissonna légèrement et son blanc visage pâlit encore un peu plus. Juliette de Marny n’arrivait pas à se persuader qu’elle et son fiancé étaient réellement hors de danger. Marguerite lui prit la main affectueusement.
– Tenez, voici M. Delatour, dit-elle en désignant un groupe d’hommes à peu de distance. Il est entouré d’amis, comme vous voyez.
Quel joli tableau formaient ces deux jeunes femmes debout sur la pelouse que baignait une lumière dorée : Marguerite, grande et d’allure vraiment royale dans son opulente toilette ; Juliette, mince et frêle, vêtue de blanc, un large chapeau de paille sur ses boucles blondes, et pourtant sur son visage ingénu la trace des terribles souffrances qu’elle venait de subir.
Paul Delatour, Sir Andrew et Lady Ffoulkes les rejoignirent, et bientôt, les mains dans les poches de sa culotte de drap fin, ses larges épaules moulées dans un habit de coupe impeccable, l’inimitable Sir Percy s’avança vers eux de son pas nonchalant.