Sans parler Chauvelin étendit la main vers la ville, comme pour inviter Lady Blakeney à la contempler.
Il devait être tard ; la petite cité semblait dormir sous la protection de sa forteresse. La lune, qui commençait à baisser vers l’ouest, soulignait d’un mince trait d’argent la silhouette noire de ses tours et de ses clochers. À droite, se dressait le beffroi morose dont la grosse cloche, à cet instant précis, se mit à sonner. Sa voix profonde avait un son lugubre. Après le dixième coup, le silence se rétablit.
Dix heures ! En ce moment, là-bas, à Londres, l’opéra terminait sa représentation et les portes des théâtres laissaient échapper un flot d’hommes et de femmes richement vêtus.
À cette heure elle aimait à se promener avec Percy dans leur beau jardin de Richmond, les soirs où une généreuse entreprise n’appelait pas au loin son mari. Assis sous la charmille où seul le bruit de la rivière se faisait entendre, pressés l’un contre l’autre, ils se taisaient de peur de rompre le charme de ces précieuses minutes.
Souvenirs ineffables et cruels ! Une souffrance aiguë la fit frissonner tout entière, tandis que son regard continuait à errer sur la ville assoupie. Comme la lune s’enfonçait derrière les nuages, les tours de Boulogne disparurent. Là-bas, au-delà des dunes de sable, la mer faisait entendre sa plainte monotone et mélancolique.
La salle, située au rez-de-chaussée du fort, donnait sur la large et belle promenade qui couronne les remparts de la cité. De la fenêtre, Marguerite voyait s’allonger entre deux parapets de granit l’allée plantée d’une double rangée de vieux ormes que le vent du large courbait du même côté.
– Ces larges remparts sont une particularité de cette ville, dit une voix à son oreille. En temps de paix, c’est une agréable promenade, un rendez-vous idéal pour des amoureux… ou des ennemis.
Marguerite se sentit subitement glacée et frissonna en dépit de la tiédeur de ce début d’automne. À quelques pas en dessous d’elle le rempart du sud s’étendait dans les ténèbres. Son imagination surexcitée crut le voir peuplé de fantômes. Ils allaient et venaient dans l’allée solitaire en parlant tout bas, d’un duel étrange qui devait avoir lieu ici même et, avec des ricanements étouffés, se moquaient d’un fou d’Anglais parce qu’on lui avait offert la vie en échange de son honneur et qu’il avait refusé le marché.
Puis les fantômes s’éloignèrent et Marguerite entendit distinctement le grincement du gravier sous leur pas. Elle se pencha pour essayer de percer l’obscurité, tant ce bruit lui avait semblé réel, mais aussitôt une main la saisit par le bras, tandis qu’une voix sarcastique murmurait près d’elle :
– Le seul résultat, belle dame, serait une jambe ou un bras cassé ; la hauteur de cette fenêtre n’est pas suffisante pour que vous puissiez tenter un suicide romanesque.
Elle se retira vivement, comme si un serpent l’avait touchée. Elle avait oublié jusqu’à la présence de Chauvelin, mais la ville silencieuse semblait se réveiller. Là-bas, dans les rues, retentissait une voix gutturale, trop lointaine pour être distincte. Chauvelin demanda à Lady Blakeney si elle entendait le crieur public.
– Oui, dit-elle.
– Ce qu’il lit en ce moment vous intéresse particulièrement, Lady Blakeney.
– De quelle façon ?
– Vous êtes pour nous un précieux otage, madame, et nous prenons des mesures efficaces pour garder soigneusement ce trésor.
– Il me semble que vous et vos collègues avez déjà fait le nécessaire.
– Pas aussi complètement que nous le souhaitons. Nous connaissons l’audace du Mouron Rouge. Nous n’avons pas honte d’admettre que nous craignons sa chance, son ingéniosité et sa prodigieuse impudence. Un vieux prêtre et deux enfants pourraient être escamotés par l’énigmatique personnage en même temps que Lady Blakeney elle-même… Ah ! je vois, madame, que vous prenez ces simples mots comme un aveu de faiblesse, continua-t-il en remarquant la lueur d’espoir qui s’était allumée dans les yeux de Marguerite, mais reconnaître sa faiblesse est le moyen de devenir fort. Le Mouron Rouge est encore en liberté. Si nous arrivons à conserver notre otage, il ne peut manquer de tomber entre nos mains.
– Encore en liberté ! riposta Marguerite impétueusement. Croyez-vous donc que vos barres, vos verrous, votre machiavélisme et l’aide de Satan lui-même vous permettront de vaincre en adresse le Mouron Rouge alors que c’est moi qui suis l’enjeu de la partie ?
Un rire bref et moqueur lui répondit.
– Hem… peut-être… cela dépend de vous, de vos idées en pareilles matières… Un gentilhomme anglais consentira-t-il à sauver sa peau aux dépens de celle des autres ?
Marguerite frissonna encore comme si elle avait froid.
– Je vois, reprit tranquillement Chauvelin, que vous n’avez pas encore compris la situation. Le crieur public, du reste, est trop loin pour que vous puissiez saisir ses paroles. Supposez-vous que j’ignore que tous les efforts du Mouron Rouge vont tendre maintenant à transporter Lady Blakeney et par la même occasion le prêtre et les deux enfants dont le sort dépend du sien, de l’autre côté de la Manche ?… Enlever quatre personnes ? une simple bagatelle pour le génial conspirateur qui, il y a quelques jours, faisait échapper des prisons de Lyon vingt aristocrates mis en jugement. Non, je ne pensais pas à l’abbé Foucquet et à ses neveux quand je parlais de sauver sa vie aux dépens de celle des autres.
– De qui alors parliez-vous, monsieur Chauvelin ?
– De la ville de Boulogne tout entière.
– Je ne saisis pas.
– Je vais vous le faire comprendre. Mon collègue, le citoyen Collot d’Herbois vient d’arriver de Paris. Membre du Comité de salut public, il a comme moi la mission de protéger la France et de châtier les traîtres qui conspirent contre ses lois et contre la liberté du peuple. Le plus illustre, parmi ces conspirateurs, est l’audacieux chef de bande qui s’est surnommé le Mouron Rouge. Il a osé s’attaquer au gouvernement révolutionnaire en le frustrant de la juste vengeance qu’une nation opprimée a le droit d’exercer sur ses anciens tyrans.
– Est-il bien nécessaire, monsieur, de récapituler tout cela ? demanda Marguerite avec quelque impatience.
– Je le crois, répondit-il avec calme. Nous avons maintenant la persuasion que le Mouron Rouge est à peu près en notre pouvoir. Sous peu il débarquera à Boulogne… Boulogne où il a convenu de se battre avec moi… Boulogne où Lady Blakeney se trouve résider en ce moment… Comme vous le voyez, Boulogne se trouve chargée d’une grave responsabilité. Son double devoir est clair : elle doit garder Lady Blakeney et capturer le Mouron Rouge. Si elle réussit dans cette tâche, elle sera récompensée. Si au contraire elle échoue, elle sera châtiée.
Il s’arrêta et se pencha par la fenêtre, tandis que Marguerite le considérait haletante et terrifiée. Elle commençait à comprendre.
– Écoutez, reprit-il. Entendez-vous le crieur, à présent ?… Il annonce aux citoyens de Boulogne que, le jour même où le Mouron Rouge tombera au pouvoir du Comité de salut public, une amnistie générale sera accordée à tous les Boulonnais actuellement en prison et grâce sera faite à tous ceux d’entre eux qui sont condamnés à mort. Une belle récompense, n’est-ce pas ? et bien méritée… Ne pensez-vous pas que la ville entière de Boulogne, à partir de maintenant, va chercher à découvrir le mystérieux héros pour nous le livrer ?… J’ai ici une liste, dit-il en indiquant la table, qui m’apprend que trente-cinq Boulonnais sont emprisonnés au fort Gayole, une douzaine d’autres à Paris. Parmi eux il y en a au moins vingt dont la condamnation ne fait pas de doute… Mais, dit-il avec un petit rire bref, je vois que vous frissonnez… Désirez-vous, madame, que je ferme la fenêtre ? Non ? Alors voulez-vous apprendre quel serait le châtiment de Boulogne au cas où Lady Blakeney, notre précieux otage, parviendrait à s’échapper ?
– Veuillez continuer, monsieur, répondit Marguerite avec calme.
– Le Comité de salut public considérerait cette cité comme un nid de conspirateurs. C’est ce que le crieur public fait savoir en ce moment à tous les habitants de la ville. « Nous tenons déjà la femme du traître. Veillez, citoyens, à ce qu’elle reste notre prisonnière, car, si elle échappe, cent hommes, tirés au sort parmi les chefs de famille de la ville, seront immédiatement fusillés ! »
Un cri d’horreur s’échappa des lèvres sèches de Marguerite.
– Êtes-vous donc tous des démons sortis de l’enfer, balbutia-t-elle, pour pouvoir inventer de pareilles choses ?
– Eh, dit sèchement Chauvelin, pourquoi nous honorer d’une épithète aussi flatteuse ? Nous sommes simplement des hommes qui luttent pour conserver leur bien. Nous ne voulons aucun mal aux citoyens de Boulogne. Nous leur faisons une menace, c’est vrai, mais il appartient à vous et au Mouron Rouge qu’elle ne soit pas exécutée.
Il avait parlé nettement, sans véhémence ni colère. Marguerite ne vit sur son visage qu’une froide et féroce détermination. Elle se raidit pour ne point lui laisser voir la profondeur du désespoir qui l’avait envahie. Il était inutile de faire appel à une pitié qui, chez cet homme, n’existait pas.
– J’espère que je vous ai fait comprendre clairement la situation, reprit Chauvelin au bout d’un instant. Voyez comme votre rôle est facile. Vous n’avez qu’à rester paisiblement dans la cellule n° 6. Et si quelque possibilité d’évasion s’offrait à vous, songez seulement à toutes les familles de Boulogne que votre fuite priverait de leur chef et de leur gagne-pain.
Il eut un rire étouffé qui fit songer Marguerite aux démons se réjouissant des tortures des damnés.
– Je pense, Lady Blakeney, conclut Chauvelin, que votre très humble serviteur, pour arriver à ses fins, a cette fois surpassé en habileté votre mystérieux héros.
Sur ces mots, il retourna s’asseoir devant sa table, laissant Marguerite immobile près de la fenêtre ouverte. La voix du crieur s’approchait, elle pouvait saisir maintenant distinctement les mots de « pardon… amnistie ».
Oh ! elle savait ce que tout cela signifiait ! Percy n’hésiterait pas un seul instant à livrer sa vie en échange de celle des autres. Les autres, toujours les autres !
Elle se demandait s’il avait déjà débarqué à Boulogne. Dès qu’il entrerait dans la ville il entendrait la proclamation ou la verrait placardée sur tous les monuments de la ville ; il apprendrait que sa femme avait été assez folle pour le suivre et qu’il ne pouvait plus rien pour la sauver.
Le crieur s’était tu. Une à une les fenêtres des maisons s’éclairaient. Les citoyens de Boulogne, sans doute, ne voulaient pas attendre la fin de la nuit pour discuter les étranges événements qu’ils venaient d’apprendre et qui pouvaient avoir pour eux des conséquences si joyeuses ou si effroyables.
Un espion à capturer ! – ce mystérieux Anglais dont tout le monde parlait et que personne n’avait vu. Et une femme – sa femme – à garder jusqu’à ce que l’homme soit en sûreté sous les verrous.
Il semblait à Marguerite qu’elle les entendait jurer leurs grands dieux que la prisonnière ne s’échapperait pas et que le Mouron Rouge serait bientôt pris.
Un vent léger agita les vieux arbres du rempart, un vent qui ressemblait à un gémissement plaintif.
Que pouvait faire Percy maintenant ? Ses mains étaient liées. Il allait inévitablement endurer le supplice terrible de voir la femme qu’il aimait subir une mort affreuse à côté de lui. Mais des fenêtres restaient allumées et une légère rumeur montait de la ville.
– Les citoyens de Boulogne veillent ! fit remarquer Chauvelin. Et de nouveau, il eut un rire étouffé.
Marguerite Blakeney sortit de sa torpeur, elle ne savait pas combien de temps elle avait pu passer près de cette fenêtre ouverte. Elle redressa sa taille et releva fièrement la tête.
– Vous n’avez sans doute plus rien à me communiquer, dit-elle sans le plus léger tremblement dans la voix. Puis-je me retirer ?
– Aussitôt que vous le désirerez, répondit-il en la regardant avec admiration, car elle était vraiment belle ainsi, dans cette attitude de douloureux défi. Pourquoi ne voulez-vous point me croire, Lady Blakeney, insista-t-il, lorsque je vous affirme que je n’ai aucune animosité contre vous et votre mari ? Je vous ai dit que je ne désirais nullement sa mort.
– Mais, dès qu’il sera entre vos mains vous l’enverrez à la guillotine.
– Je vous ai expliqué les mesures que j’avais dû prendre pour rendre certaine la capture du Mouron Rouge. Mais, une fois en notre pouvoir, c’est lui-même qui choisira entre marcher à la guillotine ou s’embarquer avec vous sur son propre yacht.
– Vous allez proposer un marché à Sir Percy Blakeney ?
– Parfaitement.
– Vous lui offrirez la vie sauve ?
– Et celle de sa belle épouse.
– En échange de quoi ?
– De son honneur.
– Il refusera.
– C’est ce que nous verrons.
Chauvelin agita la sonnette qui était sur la table. Le sergent qui avait introduit Marguerite entra dans la pièce. L’entrevue était terminée.
Chauvelin fit un profond salut à la jeune femme comme elle se dirigeait vers la porte. Deux soldats encadrèrent Lady Blakeney et, par les mêmes corridors sombres, la reconduisirent à sa cellule.