Renversé dans son fauteuil, Robespierre attendait sans manifester d’impatience. La vue de son compagnon plongé dans des réminiscences qu’il savait être pénibles et humiliantes n’était point pour lui déplaire. Un sourire ironique se jouait sur ses lèvres tandis qu’il considérait le front plissé de Chauvelin et ses mains qui se crispaient sur le rebord de la table. Enfin, l’Incorruptible déclara :
– Tu conviendras avec moi, citoyen, que la situation est devenue tout à fait intolérable.
Chauvelin se taisant, il reprit d’une voix plus sèche :
– Il est vraiment mortifiant de penser que sans ton inconcevable maladresse de l’an passé, la guillotine nous aurait débarrassés depuis longtemps de cet homme maudit.
– Maudit ! Ah oui, certes ! murmura Chauvelin tandis qu’une lueur de haine passait dans ses yeux.
– Eh ! citoyen Chauvelin, si tu regrettes d’avoir laissé le gibier filer sous ton nez, pourquoi n’essayes-tu pas de réparer ta bévue ? riposta Robespierre. La République, veuille l’observer, s’est montrée remarquablement patiente à ton égard. Elle a tenu compte de tes services passés et de ton patriotisme bien connu. Mais tu sais aussi bien que moi, continua-t-il d’un air significatif, qu’elle n’a que faire des instruments inutiles… À ta place, je n’aurais pas attendu jusqu’à cette heure pour essayer de racheter un échec aussi humiliant.
– M’en a-t-on jamais donné l’occasion ? répliqua Chauvelin avec amertume. Qu’aurais-je pu faire à moi seul ? Ici même, chaque fois que cette satanée ligue du Mouron Rouge fait des siennes, on n’entend que plaintes et imprécations, mais qu’a fait en somme le Comité de salut public pour nous débarrasser de ces mouches maudites qui nous bourdonnent aux oreilles ? Rien de sérieux.
– Je te ferai remarquer, citoyen Chauvelin, que pour agir contre ce mystérieux Anglais et sa bande, tu es mieux armé qu’aucun d’entre nous. Tu sais parfaitement la langue de ces gens-là, tu connais leurs habitudes, leurs manières de vivre, leurs façons de penser. Autant d’atouts dans ton jeu que d’autres n’ont pas. En Angleterre, tu as vu des membres de la ligue, tu leur as parlé. Bien plus, tu connais l’homme qui en est le chef.
Robespierre se pencha au-dessus de la table et scruta de son vert regard le visage blême de Chauvelin en prononçant à mi-voix :
– Cet homme, ne pourrais-tu me dire son nom ?
– Je ne le puis pas, répondit Chauvelin d’un air sombre.
– Vraiment ? J’aurais cru le contraire. Je comprends ton silence. Mais au nom de ta propre sécurité, ne sois pas trop jaloux de ton secret. Si réellement tu connais le Mouron Rouge, cherche-le, découvre-le, et livre-le-nous. Il nous faut sa tête ; le peuple la réclame, et tu sais que le peuple, quand il est déçu, se retourne contre ceux qui l’ont frustré de sa proie.
– Je le sais. Mais puis-je savoir aussi ce que le gouvernement de la République est prêt à faire pour me seconder ?
– Tout ce qui est en son pouvoir, répondit Robespierre, à condition que tu aies un plan défini et la volonté de réussir à tout prix.
– J’aurais bien un plan ; mais pour l’exécuter je me heurte à beaucoup de circonstances défavorables. Tout d’abord, la guerre entre la France et l’Angleterre ; car c’est en Angleterre, au nid même des conspirateurs que je veux aller, et s’il est malaisé de gagner un pays ennemi, il est encore plus difficile d’y séjourner sans être inquiété, arrêté, au besoin pendu ou fusillé. Je n’ai plus la sauvegarde d’un poste officiel et d’autre part ma qualité d’ancien ambassadeur m’empêche de passer inaperçu. Alors, quel moyen prendre ? Je n’en vois qu’un seul : que l’ex-ambassadeur de la République se présente comme une victime de la Convention et, reprenant son titre de marquis de Chauvelin, se mêle à la foule des émigrés. Il n’y a pas que des royalistes en exil, et les Anglais ont vu débarquer chez eux plus d’un républicain disgracié. Il est à prévoir que les émigrés royalistes me feront grise mine, mais les Anglais m’accueilleront sans trop de défiance, et c’est là ce qui importe.
– Le plan me semble assez judicieux, approuva Robespierre. Et, une fois en Angleterre, comment te proposes-tu de joindre ton adversaire ?
– J’entrevois des possibilités, mais c’est seulement sur place que je pourrai apprécier la situation et choisir les mesures les plus opportunes.
– Que crois-tu nécessaire pour mener à bien tes projets ?
– Il faut que le gouvernement m’accorde son entière confiance et me donne, partout où j’irai, pleine autorité sur ses agents. J’ai besoin pour réussir d’un pouvoir absolu, illimité.
C’était un spectacle curieux que celui de ce petit homme frêle qui frappait sur la table d’une main ferme en regardant droit dans les yeux le redoutable jacobin.
Robespierre ne répondit pas tout de suite. Le regard fixé sur le visage de son interlocuteur, il essayait de deviner si, derrière ce front farouche et résolu, ne se cachait pas une ambition personnelle et, de ce fait, intolérable. Sous ce regard qui avait fait pâlir tant de Français, Chauvelin ne baissa pas les yeux, et Robespierre finit par déclarer :
– Tu auras les mêmes pouvoirs discrétionnaires et les mêmes prérogatives que les commissaires aux armées, et cela dans toutes les villes et bourgades de France que tu traverseras. Ce qui signifie que tout ordre donné par toi, de quelque nature qu’il soit, devra être exécuté sur-le-champ sous peine des sanctions les plus graves.
Chauvelin poussa un soupir de satisfaction.
– En Angleterre, reprit-il, j’aurai besoin d’auxiliaires. Bien entendu, il me faut aussi de l’argent.
– Tu auras l’un et l’autre. Nous entretenons en Angleterre un service d’espionnage qui nous fait d’excellent travail. Les fameuses émeutes de Birmingham, par exemple, ont été en partie fomentées par nos agents secrets. Tu connais peut-être de nom l’actrice Candeille ? Elle a réussi, grâce à sa profession, à s’introduire dans certains cercles fermés de Londres et nous a fourni à plusieurs reprises des renseignements fort intéressants. Elle pourrait t’être utile.
– En effet, dit Chauvelin. Je retiens son nom.
– Quant à l’argent, quelle somme juges-tu nécessaire ? Le gouvernement ne te marchandera pas son aide, et si tu échoues, tu ne pourras pas dire que c’est faute d’argent ou d’autorité.
– Je suis heureux d’apprendre que le gouvernement est si riche, observa Chauvelin d’un ton légèrement sarcastique.
– C’est que, répliqua Robespierre, ces dernières semaines ont été fructueuses. L’argent et les bijoux confisqués aux aristocrates se montent à plusieurs millions. L’affaire Marny-Delatour, par exemple, si déplorable soit-elle, n’a pas été sans profit pour la Nation ; car l’hôtel des Delatour contenait des richesses appréciables et les bijoux de famille des Marny ont une très grande valeur. Une curieuse histoire que celle de ces bijoux : l’accusée, au lieu de les garder, les avait confiés à un vieux curé de Boulogne, et le hasard a fait que, tout récemment au cours de perquisitions d’églises, un de nos agents les a découverts au fond d’une sacristie. Naturellement, le vieux curé est sous les verrous et médite en ce moment sur les inconvénients auxquels on s’expose en se faisant le complice des tyrans. Les bijoux m’ont été apportés aujourd’hui. Ils sont fort beaux ; il y a surtout un collier historique qui vaut à lui seul une fortune. Je vais te les montrer.
Robespierre, se levant, se dirigea vers un secrétaire ; il fit jouer le ressort d’un tiroir et prit une cassette qu’il revint poser sur la table. Avec des gestes précis et soigneux, il ouvrit la cassette, souleva les couvercles de plusieurs écrins, laissant entrevoir à Chauvelin des bagues, des médaillons, des bracelets incrustés de pierres chatoyantes, et finit par étaler sur la table un collier dont les diamants magnifiques lancèrent des feux multicolores. Il s’attarda un instant à caresser le merveilleux joyau ; après quoi il reprit :
– Nous parlions des fonds nécessaires à ton expédition. Je te l’ai dit, la République est disposée à t’allouer un large crédit ; mais comme nos assignats n’ont guère de valeur en Angleterre à l’heure présente et que je veux t’éviter toute difficulté matérielle, je te confierai quelques-uns de ces bijoux contre lesquels pas un orfèvre anglais n’hésitera à te donner de belles et bonnes livres sterling. Ceci te montre, citoyen, que pour ceux qui la servent, la République n’est avare ni de sa confiance, ni de son argent.
Jugeant l’entretien terminé, Chauvelin se leva et dit :
– Il m’est agréable de recevoir cette assurance et je suis heureux que le gouvernement ait songé de nouveau à faire appel à mes services et à mon dévouement.
Robespierre se leva, lui aussi, et repoussant son fauteuil s’avança vers Chauvelin. À la lumière indécise de la bougie, sa figure pâle, ses cheveux poudrés et son vêtement clair lui donnaient un peu l’apparence d’un spectre. Lorsqu’il posa la main sur l’épaule de Chauvelin, celui-ci ne put se défendre d’un sentiment de malaise.
– Citoyen, prononça Robespierre avec une certaine emphase, je vois que nous nous sommes compris. Tu es heureux, dis-tu, que le gouvernement te rende sa confiance. Pour ma part, j’ai toujours désiré te donner l’occasion de racheter ta défaite, car je savais que dans ton cœur, outre l’amour de la patrie, il y avait une haine personnelle et farouche contre l’homme mystérieux qui a su te surpasser en adresse. C’est parce que je considère cette haine comme un mobile plus puissant encore que l’amour de la patrie que je te confie cette mission difficile, de préférence à bien d’autres. Découvre donc cet insaisissable Mouron Rouge. Livre-le-nous vivant si possible, et avec lui tous ceux de ses acolytes qu’on pourra capturer pour qu’ils lui fassent un digne cortège jusqu’à l’échafaud.
Il s’arrêta un instant, le regard fixé sur Chauvelin comme si, de ses yeux verts, il voulait l’hypnotiser.
– Sans doute devines-tu, citoyen Chauvelin, ce qui me reste à te dire. Cependant, pour que tu ne gardes pas le moindre doute ou la moindre illusion, je te déclare que si tu échoues de nouveau, tu ne dois attendre ni indulgence, ni pardon. Que tu restes en France ou que tu passes à l’étranger, le gouvernement de la République saura te retrouver… Songes-y bien, citoyen Chauvelin, tu joues ta dernière carte !
Chauvelin ne répondit pas. Tout cela, il l’avait compris dès le début de l’entretien. Que lui importait ? Il était prêt à braver tous les risques. Cette fois, du reste, il n’échouerait pas, car il connaissait maintenant l’homme mystérieux dont la capture était l’enjeu de sa propre existence. Et sans faiblir, il soutint le regard de Robespierre.
Puis, prenant son manteau et son chapeau, il ouvrit la porte et sortit dans la galerie sombre où résonnait le pas d’une sentinelle solitaire.