C’était certes une étrange situation que cette rencontre fortuite entre les deux adversaires.
Marguerite regarda son mari : elle le vit hausser ses larges épaules et envelopper la personne menue de l’ex-ambassadeur d’un regard amusé. Les paroles qu’elle voulait prononcer ne passèrent pas ses lèvres ; elle attendait de voir ce qu’allaient faire les deux hommes. Elle eut juste assez de présence d’esprit pour faire à Son Altesse la profonde révérence qui était de rigueur. Mais le prince, oubliant sa galanterie habituelle, était absorbé lui aussi par la petite scène qui se jouait sous ses yeux. Son regard allait de Chauvelin, mince et frêle, à l’élégante personne de Sir Percy Blakeney.
Des cinq personnes réunies dans l’atmosphère confinée de la petite tente, c’était certainement ce dernier qui paraissait le plus à l’aise. Il resta immobile juste assez de temps pour permettre à Chauvelin d’éprouver un insupportable sentiment de gêne et d’irritation, puis il s’avança vers le Français la main tendue, son sourire le plus engageant sur les lèvres.
– Ah ! dit-il, quelle aimable surprise ! J’espère, monsieur, que votre santé est suffisamment bonne pour venir affronter de nouveau notre affreux climat.
Au son joyeux de sa voix, la situation parut se détendre et Marguerite poussa un soupir de soulagement. Après tout, qu’y avait-il d’étonnant, quand on connaissait Sir Percy et son incorrigible insouciance, à le voir accueillir ainsi l’homme qui avait jadis fait le vœu de l’envoyer à l’échafaud ?
Chauvelin, accoutumé maintenant à la froide audace de son adversaire, était à peine surpris de cette cordialité apparente. Il s’inclina très bas devant Son Altesse que la plaisanterie de Blakeney avait fait sourire.
– Il y avait bien longtemps que je n’avais vu M. Chauvelin, observa le prince. Serait-ce, monsieur, en qualité d’ambassadeur que vous revenez parmi nous ? ajouta-t-il non sans ironie.
– Non, monseigneur, en fugitif, en proscrit.
– Tiens, tiens ! Était-ce donc un commencement de disgrâce qui causa votre départ précipité de l’an passé ?… Car il me souvient que vous avez quitté la cour de mon père quelque peu brusquement.
– Non point, monseigneur, intervint Sir Percy. C’est pour une tout autre raison. Mon ami monsieur… hem… Chaubertin et moi avions à débattre ensemble plusieurs affaires sérieuses qui ne pouvaient se traiter qu’en France. N’est-ce pas exact, monsieur ?
– Très exact, Sir Percy.
– C’est ainsi que dans la ville de Calais nous avons dû apprécier une soupe détestable et discuter les mérites d’un vin que je n’ai pas hésité à qualifier de vinaigre. Monsieur… hem… Chaubertin, – non, je vous demande pardon, Chauvelin et moi sommes tombés aisément d’accord sur ce point. La seule question sur laquelle nous n’avons pu nous entendre a été celle du tabac.
– Du tabac ?… interrogea en riant Son Altesse Royale qui paraissait beaucoup se divertir.
– Oui, monseigneur, du tabac. M. Chauvelin a, si j’ose dire, un goût assez particulier : il le préfère additionné d’un soupçon de poivre. N’est-il pas vrai, monsieur… hem… Chaubertin ?
– Chauvelin, Sir Percy, corrigea sèchement l’ancien ambassadeur, bien résolu à conserver son calme sous les traits que lui décochait Blakeney.
Marguerite, pendant tout ce temps, n’avait pas quitté des yeux la figure froide et fermée de Chauvelin. Soudain, la vérité lui apparut : la rencontre des deux adversaires n’avait rien de fortuit. Tout ce qui se passait en ce moment avait été arrangé, combiné d’avance par le petit homme blême qui invoquait tout à l’heure sa pitié et sollicitait d’elle l’oubli du passé. Mais dans quel but maléfique ?
Absorbée par ses réflexions, Marguerite entendit comme dans un rêve Son Altesse Royale s’enquérir du nom de la jeune actrice qui quêtait pour ses camarades dans la détresse, et, machinalement, fit la présentation.
– Avec la permission de Votre Altesse, ajouta-t-elle, Mlle Candeille chantera demain chez moi quelques-unes de ses jolies chansons.
– Je vous en prie ! Cela me fera le plus grand plaisir, dit le prince. Je savais moi-même plusieurs de ces chansons au temps de ma jeunesse, Malbrough s’en va-t-en guerre, Cadet Rousselle, d’autres encore… Très joli, très amusant. Nous serons tous charmés d’entendre chanter mademoiselle. Eh ! Blakeney, ajouta-t-il plaisamment, à votre réception n’inviterez-vous pas aussi M. Chauvelin ?
– Comment donc ! mais cela va sans dire, monseigneur, répondit Sir Percy avec empressement en adressant à son ennemi un profond salut. Nous comptons sur M. Chauvelin. Il y a si longtemps que nous n’avons eu le plaisir de le voir qu’il sera doublement le bienvenu à Blakeney Manor.