Lentement, péniblement, Marguerite reprenait conscience de la réalité. C’est à la nuit qu’elle avait perdu connaissance : le jour luisait lorsqu’elle rouvrit les yeux et comprit qu’elle vivait encore.
Sa première sensation fut celle d’une douleur intolérable dans la tête ; puis elle perçut vaguement un pâle rayon de soleil qui lui arrivait sur le visage. Incapable d’en supporter le faible éclat, elle referma les yeux. Elle devait être étendue sur le dos. En tâtonnant autour d’elle, ses doigts rencontrèrent d’abord une grossière paillasse, puis un oreiller très dur et enfin son propre manteau jeté sur elle en guise de couverture. Une immense fatigue l’accablait et elle n’arrivait pas à coordonner ses pensées.
De nouveau elle essaya de rouvrir les yeux. Peu à peu quelques objets se détachèrent du brouillard qui obscurcissait encore sa vision. D’abord, dans le mur en face d’elle, une étroite ouverture, une simple lucarne fermée par des carreaux poussiéreux à travers lesquels les rayons du soleil s’efforçaient de pénétrer. Puis le nuage de poussière éclairé par ces mêmes rayons et composé, semblait-il à son pauvre cerveau fatigué, de myriades d’atomes d’une taille et d’une activité extraordinaires qui dansaient une sarabande endiablée, avançant, reculant, se rassemblant pour former des figures bizarres et fantastiques qui lui faisaient d’horribles grimaces. Puis Marguerite distingua les murs d’une chambre étroite, blanchis à la chaux, que salissaient de larges traînées de moisissure verdâtre. Au-dessous de la minuscule fenêtre il y avait une autre paillasse sur laquelle remuait une forme sombre.
Vainement Marguerite essayait de comprendre ce que signifiaient cette paillasse, cette lucarne, ces murs verdis. Mais la tâche était trop difficile pour sa pauvre tête douloureuse ; y renonçant pour l’instant, elle retomba dans sa torpeur.
– Pensez-vous, mon enfant, que vous pourriez maintenant prendre quelque chose ?
Marguerite rouvrit les yeux. Quelqu’un était auprès d’elle qui lui parlait doucement d’une voix un peu cassée avec l’accent légèrement chantant des habitants du Nord.
– Je crois que cela vous ferait du bien si vous essayiez de boire quelques gorgées, insista la même voix.
Marguerite sentit qu’on lui soulevait la tête, qu’on approchait un verre de ses lèvres, et elle but.
La main qui tenait le verre était sèche et ridée, mais le bras passé sous l’oreiller était encore robuste.
– Là ! Je suis sûr que vous allez vous sentir mieux. Maintenant il faut essayer de dormir.
Un peu soulagée par le breuvage qui avait rafraîchi ses lèvres sèches et sa gorge brûlante, Marguerite referma les paupières, et il lui sembla que quelque chose était placé devant la fenêtre pour protéger sa tête malade de ce gênant rayon de lumière.
Elle resta ainsi à demi inconsciente durant la plus grande partie du jour. Sa douleur de tête exceptée, elle ne ressentait aucun mal. Plusieurs fois, la même main charitable approcha de ses lèvres une tasse de liquide et l’obligea doucement à en absorber quelques gorgées.
Une atmosphère de paix et de repos absolu emplissait la petite chambre. Le soleil l’éclaira de ses rayons dorés jusqu’à midi, après quoi il disparut. Aucun bruit, à part un murmure de prières, doux et monotone, qui agissait sur elle comme un calmant. Dans l’après-midi, elle finit par s’endormir d’un véritable sommeil, bienfaisant et réparateur.
Mais lorsqu’elle se réveilla, toute sa lucidité lui revint avec le souvenir des événements de la veille, et brusquement l’horreur de sa situation lui apparut.
Pour avoir suivi sans réfléchir l’impulsion de sa tendresse, elle avait irrémédiablement compromis la sûreté de son mari. Ceux qui avaient juré la perte du Mouron Rouge avaient réussi à s’emparer d’elle : elle était leur prisonnière, leur otage… Quand Percy la saurait entre les griffes de ses ennemis, à quels périls ne s’exposerait-il pas pour la sauver ! Sans aucun doute, il n’hésiterait pas à donner sa vie en échange de la sienne.
Affolée par cette pensée, elle souhaita un instant mourir tout de suite, sur cette paillasse, dans cette obscure cellule, afin que sa liberté ne fût pas achetée un tel prix.
Ce moment de désespoir dura peu. Marguerite avait une nature trop énergique, une imagination trop vive pour s’abandonner ainsi. À peine le désir de la mort l’avait-il saisie qu’il fut balayé par un flot d’idées et de sentiments contraires.
Et si tout n’était pas irrémédiablement perdu ? Avait-elle le droit de désespérer si vite, elle, la femme et la compagne de l’homme qui avait étonné le monde par ses prodigieuses prouesses ? Pouvait-elle croire que dans ce moment suprême le Mouron Rouge ne se surpasserait point lui-même ? Nombreux étaient en Angleterre les hommes et les femmes que Percy avait tirés de situations aussi désespérées que la sienne. Pour opérer un sauvetage qui lui tenait infiniment plus au cœur que tous ceux qu’il avait déjà réussis, n’allait-il pas déployer toutes les ressources de son esprit inventif ? Le moment venu, il agirait !
Maintenant, Marguerite se reprochait comme une lâcheté son bref accès de découragement. Elle ne sentait plus ni fatigue, ni souffrance : le sang circulait plus vite dans ses veines.
Elle se souleva légèrement en s’appuyant sur son coude, mais elle était encore bien faible, car ce simple mouvement lui donna un vertige.
– Ah ! vous allez mieux, je vois, mon enfant, dit à côté d’elle la douce voix bienveillante. Mais ne vous agitez pas. Le médecin de la prison dit que vous avez reçu un choc terrible et que votre cerveau a été durement ébranlé. Vous devez rester tranquille toute la journée, sinon votre pauvre tête vous fera encore souffrir.
Marguerite se tourna vers celui qui lui parlait et ne put s’empêcher de sourire à la vue de l’étrange petit personnage, qui, assis sur un tabouret boiteux, s’efforçait avec des gestes lents et malhabiles de faire briller des souliers à boucles terriblement usés.
Il était menu et comme ratatiné, avec des épaules minces, un peu voûtées et des jambes maigres que recouvraient de gros bas noirs très reprisés. Son visage aux traits fins, sillonné de rides profondes, était celui d’un vieillard ; des yeux bleus l’éclairaient d’un regard doux et bon, et une couronne de boucles blanches ombrageaient le front poli comme un vieil ivoire. Il portait un vêtement noir ecclésiastique d’une rigoureuse propreté mais extrêmement usé et rapiécé.
Le vieillard paraissait très absorbé par sa tâche, et lorsqu’il eut fait à la jeune femme sa douce admonestation, il se remit à frotter ses souliers avec une ardeur quasi solennelle.
Le premier sentiment de Marguerite avait été une défiance instinctive à l’égard de cet inconnu. Mais quand elle eut examiné le vieillard, son expression de bonté timide, sa mise pauvre et soignée, et qu’elle eut rencontré le regard si droit de ses yeux bleus, elle ne put se défendre d’un mouvement de sympathie.
– Qui êtes-vous ? lui demanda-t-elle enfin.
– Un prêtre du Bon Dieu, ma chère enfant, répondit-il avec un profond soupir, un prêtre à qui l’on ne permet plus de servir son Divin Maître. Un pauvre vieillard faible et inoffensif qui a reçu l’ordre de veiller sur vous… N’allez pas en conclure que je sois votre geôlier, ajouta-t-il vivement comme pour s’excuser. On m’a imposé ce rôle bien malgré moi. Mais ils sont les plus forts ; comment aurais-je pu refuser ? Et après tout, conclut-il, c’est peut-être la volonté de Dieu, et Lui seul sait ce qui est juste et bien.
Les souliers ne voulaient décidément pas reluire davantage. Il les contempla d’un air de comique désolation et se résigna à les chausser. Marguerite, toujours appuyée sur son coude, le regardait en silence. Évidemment, son cerveau était encore engourdi et fatigué ; elle avait peine à comprendre toutes les paroles du vieillard. Comment aurait-elle pu le prendre pour un geôlier ? Il n’avait rien d’un farouche révolutionnaire ! L’air timide et mal à l’aise, il détournait les yeux pour ne pas rencontrer le regard interrogateur que Marguerite fixait sur lui.
– Vous me pardonnerez d’achever ainsi ma toilette devant vous, dit-il soudain. J’espérais être prêt avant votre réveil, mais mes souliers m’ont retardé. Nous autres, pauvres captifs, n’avons guère à notre disposition qu’un peu d’eau et du savon, et le Bon Dieu ordonne la propreté du corps aussi bien que celle de l’âme. Mais cessons ce bavardage. Je suis sûr que vous voudriez vous lever et vous rafraîchir le visage et les mains. Vous allez voir que j’ai pensé à tout et que vous pourrez faire votre toilette comme si vous étiez absolument seule.
Et d’un air affairé, il se mit à la besogne, tirant au milieu de la pièce les quatre chaises boiteuses et les empilant les unes sur les autres.
Marguerite, légèrement penchée en avant, le menton appuyé sur sa main, le considérait d’un air intrigué. Sans doute le vieillard avait-il été mis auprès d’elle comme une sorte de gardien. Il n’était pas rare alors de voir les bourreaux inhumains de la Terreur infliger à certains détenus, outre les souffrances de la captivité, le supplice, plus atroce encore, de ne pas connaître un instant de solitude. Tel était actuellement le cas pour la malheureuse Marie-Antoinette.
Quand la chose s’était sue en Angleterre, Marguerite, comme toute âme sensible, avait frémi en se représentant la reine détrônée sous la surveillance incessante de ses ennemis. À présent, captive comme elle, la même torture lui était imposée par ceux qui s’étaient emparés d’elle. Mais comment ce petit vieillard, qui semblait si faible, si impuissant, et qui montrait une telle délicatesse de sentiments, avait-il pu être choisi pour cette tâche de geôlier ?
Quand les quatre chaises furent à peu près solidement empilées, il dressa sa paillasse contre l’échafaudage. Puis il amena la table garnie d’un pot et d’une cuvette ébréchée et la plaça devant cette séparation improvisée. Après quoi il jeta sur son œuvre un regard satisfait.
– Là ! dit-il tout rayonnant, je vais dire mon bréviaire de l’autre côté et vous serez bien tranquille… Essayez d’oublier la présence du vieil abbé… Il ne compte plus ! Il a cessé d’exister depuis que l’église Saint-Joseph est fermée et qu’il ne peut plus dire sa messe.
Il bavardait avec le désir évident de cacher sa nervosité. Il se retira derrière son superbe échafaudage, sortit un livre de sa poche, et fut bientôt absorbé par ses oraisons.
Marguerite le regarda encore un instant : il paraissait à la fois si doux et si bon qu’elle se sentit tout apaisée.
Elle essaya de se lever et fut étonnée de le faire aussi facilement. Ses membres étaient endoloris et de passagères et violentes douleurs de tête lui donnaient par instants le vertige, mais elle ne se sentait pas malade. Elle s’assit d’abord sur sa paillasse, posa ses pieds à terre, puis gagna la table de toilette et se baigna dans l’eau le visage et les mains. Le repos lui avait fait du bien. Elle se sentait maintenant capable de se mouvoir sans trop de peine, de lier ses idées et de se préparer à la fois physiquement et mentalement aux graves événements qu’elle savait être tout proches.
Et tout le temps, ses pensées tournaient autour du même point fixe : Percy devait être à Boulogne. Bientôt il la saurait prisonnière. Il parviendrait d’un moment à l’autre à communiquer avec elle, et il n’y aurait plus qu’à réaliser le plan merveilleux qu’il ne manquerait pas de concevoir pour la sauver. C’est pourquoi elle devait être prête à tout, forte et vaillante, et se garder du découragement. Que dirait Percy s’il la voyait manquer de confiance ?