28
L’amnistie

Les citoyens de Boulogne avaient passé une nuit blanche. Quelques-uns seulement s’étaient abandonnés à une lourde somnolence, plus pénible encore qu’une veille complète.

Dans les maisons, les femmes non plus n’avaient pris aucun repos. L’oreille aux aguets, sensibles au moindre bruit, au moindre souffle de vent pénétrant par les fenêtres ouvertes, elles avaient l’esprit hanté par la menace suspendue au-dessus de leur tête. Si la prisonnière parvenait à s’évader, ce serait le deuil et la désolation pour les familles de Boulogne. C’est pourquoi les femmes pleuraient, redisant tout bas les Pater et les Ave qu’au nom de la Liberté une nouvelle tyrannie leur avait ordonné d’oublier. On avait été chercher, au fond des armoires où ils étaient cachés, les vieux chapelets usés, et les genoux raidis par le labeur se pliaient comme autrefois pour la prière.

– Seigneur !… Seigneur ! ayez pitié de nous. Ne permettez pas que cette femme s’échappe !

– Sainte Mère de Dieu, conservez-nous nos hommes î…

Quelques femmes sortirent dès l’aube pour retrouver leur mari et leur porter un peu de soupe chaude.

– Avez-vous vu quelque chose ?

– Cette femme, où est-elle enfermée ?

– Ils ne vous l’ont pas montrée ?

– Est-on bien sûr qu’elle est encore là ?

Questions et suppositions circulaient dans les groupes en murmures étouffés, en même temps que se faisait la distribution des bols fumants.

Personne n’avait d’information précise à fournir, à part Désiré Melun qui prétendait avoir entrevu pendant la nuit une figure de femme à l’une des fenêtres supérieures de la forteresse. Mais comme il était incapable de décrire cette figure, et même de préciser à quelle fenêtre elle était apparue, chacun de conclure que Désiré Melun avait rêvé.

Mais voilà que du côté de l’hôtel de ville, dans la direction opposée à la prison, se fit entendre un tintement allègre.

Engourdis et mornes, les gens ne se retournaient même pas pour voir Auguste Moleux, le crieur public, qui arrivait de son pas pesant, agitant sa clochette et suivi de près par deux hommes de la garde municipale. Il fendit la foule à grand-peine, et dut, pour se frayer un chemin, lancer des « Holà !… Gare !… » de sa voix sonore, tout en jouant des coudes. Il n’était ni las, ni engourdi, ce bon serviteur de la République, qui venait de dormir toute la nuit à poings fermés dans une mansarde de l’hôtel de ville.

En silence, la foule s’écarta pour le laisser passer, car c’était un gaillard solide et bien musclé. Poussant, jurant et cognant, il parvint rapidement à l’entrée de la prison.

– Allons ! qu’on m’enlève ça ! commanda-t-il d’une voix de stentor en désignant la proclamation.

Les gardes s’empressèrent d’arracher la feuille, sous le regard de la foule stupéfaite. Qu’est-ce que cela voulait dire ?… Puis Auguste Moleux se tourna vers les hommes.

– Citoyens ! clama-t-il, le gouvernement de la République une et indivisible décrète que la journée d’aujourd’hui sera consacrée à la glorification de la Liberté. Des réjouissances publiques auront lieu auxquelles prendront part tous les citoyens de la ville.

– Des réjouissances publiques ? Comment ? alors que…

– Taisez-vous ! gronda le crieur. Vous n’avez pas compris. Tout est fini ! Plus de danger, maintenant, que cette femme s’échappe ! Vous pouvez danser, vous amuser tout votre soûl, car le Mouron Rouge a été capturé ici, à Boulogne, cette nuit !

– Qui ça, le Mouron Rouge ?

– Ce diable d’Anglais – un complice de Pitt, pour sûr – qui a fait échapper de Paris beaucoup de ses amis les aristos. Le voilà pris, cette fois, et bien gardé dans la prison Gayole. Le gouvernement en est si content qu’il veut récompenser particulièrement la ville de Boulogne où l’espion s’est fait prendre !

– Sainte Vierge ! qui aurait cru…

– Chut ! Jeannette : tu sais bien qu’il n’y a plus de Sainte Vierge !

– Et comment veut-on nous récompenser ? Le sais-tu, Moleux ?

Il n’est pas facile pour l’esprit humain de passer tout d’un coup du désespoir à la confiance, et les pêcheurs boulonnais n’avaient pas encore bien compris qu’ils pouvaient rejeter d’un seul coup leurs angoisses pour se livrer à la joie et au divertissement.

De sa vaste poche, Auguste Moleux tira une feuille de grand format, la déroula, prit son air le plus solennel, et lut d’une voix tonnante :

Aujourd’hui, 25 Vendémiaire an II, le gouverneur de Boulogne porte à la connaissance de la population qu’une amnistie générale a été décrétée en faveur de tous les citoyens de Boulogne actuellement incarcérés. Remise en liberté des prisonniers ; grâce pleine et entière accordée aux condamnés à mort ; état de siège levé, libre accès de la ville et du port.

Un silence profond suivit cette annonce. Chassant la peur et la tristesse, l’espérance enfin inondait les cœurs.

– Alors, mon frère va sortir de prison, murmura joyeusement une jeune fille.

– Mon fieu ! ils vont me rendre mon fieu ! bégaya un vieillard dont les yeux se mouillèrent.

– Et Denise Latour ! on fait bien de la relâcher, la pauvrette ! elle n’avait sûrement rien fait de mal.

– Le pauvre abbé Foucquet sera remis en liberté !

– Et son neveu François…

– Et Félicité…

– Tant mieux, fit une femme, ils ne méritaient pas la prison !

– Par exemple ! rétorqua un homme. Les prêtres, on n’en a plus besoin, à c’t’heure. Moins y en a, mieux ça vaut !

Mais cette déclaration ne trouva guère d’écho dans la foule. Quelques-uns chuchotaient entre eux à voix basse :

– On va pouvoir circuler comme avant. Si on s’en allait d’ici ? souffla un pêcheur à sa femme en lui saisissant la main.

– Oui-dà… Si on savait (tout arrive !) que nous avons prêté notre bateau…

– Chut ! c’est à cela que je pensais…

– La tante Lebrun est bien plus tranquille à Bruges. On pourrait aller chez elle…

D’autres parlaient tout bas de l’Angleterre et du Nouveau Monde, de l’autre côté des mers. Ceux-là avaient peut-être reçu de l’argent d’aristocrates fugitifs en échange d’un renseignement, d’une cachette, d’un embarquement clandestin. L’amnistie pouvait ne pas durer. Il valait mieux songer tout de suite à se mettre en sûreté.

– Habitants de Boulogne, conclut Auguste Moleux d’un air sentencieux, soyez reconnaissants au citoyen Robespierre qui prouve de la sorte son amour pour votre ville !

– Vive Robespierre ! lancèrent quelques voix.

Tous reprirent l’acclamation avec entrain :

– Vive Robespierre !… Vive la République !… Vive la Liberté !

– Et pour rendre un juste hommage au gouvernement de la République, préparez-vous à prendre part au cortège solennel qui défilera ce soir à travers la ville et autour des remparts !

À l’horizon, la pâleur grise de l’aube faisait place à la gloire du soleil levant. La pluie avait cessé ; les lourds nuages ardoisés se déchiraient çà et là, laissant voir un ciel de turquoise, où de lointaines vapeurs se teintaient de rose.

Les tours et les rochers du vieux Boulogne se dégagèrent peu à peu de la brume. La cloche du beffroi sonna six heures. Bientôt la coupole massive de Notre-Dame se revêtit de pourpre et la croix dorée de Saint-Joseph renvoya sur la place un rayon de vermeil.

Les moineaux de la ville se mirent à piailler. Au loin, dans la direction de Dunkerque, le canon résonnait sourdement.

Tous les yeux se tournèrent vers l’est, car le soleil apparaissait, balayant d’un seul coup les nuages, et déployait sa magnificence dans un ciel de flamme.

Et la mer, elle aussi, refléta la splendeur du matin nouveau. Que ce lever du jour semblait beau, après cette nuit atroce !

– Vive la République ! lancèrent à pleine voix les Boulonnais, délivrés enfin du fardeau de leur angoisse.

Ils se sentaient frais et gaillards, tout prêts à célébrer joyeusement la fête publique ordonnée par Robespierre à l’occasion de la capture du Mouron Rouge. Un peu plus, ils auraient crié : « Vive le Mouron Rouge ! » Espion ou héros, cet inconnu n’était-il pas la cause première de leur joie ?

À peine Auguste Moleux eut-il crié les nouvelles par la ville et cloué sur différents édifices la proclamation d’amnistie, que tous les habitants de Boulogne, oubliant la fatigue et les terreurs passées, se préparèrent à fêter avec entrain cette mémorable journée. Pour commencer, beaucoup se rendirent dans les tavernes et les cabarets, et là, tout en absorbant une chope de bière ou une tasse de café, ils s’entretinrent du programme des réjouissances.

Le rassemblement devait avoir lieu avant le coucher du soleil sur la place de la Sénéchaussée. Le cortège se déroulerait à travers la ville, puis ferait le tour des remparts à la lueur des torches pour s’arrêter devant l’hôtel de ville où le citoyen Chauvelin, représentant du Comité de salut public, recevrait une adresse de bienvenue.

On savait qu’il y aurait dans le cortège un char triomphal où une femme en costume antique personnifierait la Liberté.

Évanouies, les appréhensions de la veille ! Oubliée, la sanglante Révolution, qui aujourd’hui suspendait ses affreuses hécatombes !… Il n’était plus question que des divertissements du jour – et aussi de ce mystérieux Anglais, le Mouron Rouge, qui était l’occasion de cette fête.