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Les termes du marché

Trois minutes ne s’étaient pas écoulées que l’on entendait le pas lourd des soldats qui revenaient. Ces trois minutes avaient semblé une éternité à son impatience tandis qu’il surveillait le sommeil réel ou simulé de son ennemi.

Dès qu’il entendit le mot « Halte ! » derrière la porte, il bondit sur ses pieds. L’instant d’après, Marguerite pénétrait dans la pièce. À peine avait-elle franchi le seuil que Sir Percy se leva tranquillement et se tournant vers elle, lui fit un profond salut. En le voyant, la malheureuse femme devint livide. Le moment redouté était arrivé : comme elle l’avait prévu, Percy venait de se livrer à son ennemi pour la sauver.

– Lady Blakeney, commença Chauvelin dès qu’il eut renvoyé les gardes, lorsque nous nous sommes séparés tout à l’heure, je n’avais aucune idée que j’aurais si tôt le plaisir de m’entretenir avec Sir Percy. Ne soyez pas émue : vous n’avez encore, croyez-moi, aucun motif de crainte ou d’angoisse. Dans vingt-quatre heures vous pouvez être à bord du Day Dream, en route pour l’Angleterre. Sir Percy ne désire nullement que vous alliez à Paris, et je crois pouvoir dire que, dans son for intérieur, il a déjà accepté certaines petites conditions que je suis obligé de lui poser avant de signer votre mise en liberté.

– Des conditions ? répéta-t-elle machinalement, tandis que ses yeux allaient de Chauvelin à Sir Percy.

– Vous êtes fatiguée, chère amie, dit Sir Percy. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir.

Il lui approcha courtoisement sa chaise. Elle essaya de rencontrer son regard, mais il tenait les paupières obstinément baissées.

– Oh ! il s’agit d’un simple échange de signatures, poursuivit Chauvelin. Tenez, voici l’ordre autorisant Sir Percy Blakeney et sa femme, née Marguerite Saint-Just, à quitter Boulogne sans être inquiétés.

Il tendait un papier à Marguerite. Elle vit un document officiel portant l’en-tête et le sceau de la République ; son nom et celui de Percy y étaient lisiblement inscrits.

– Il est en règle, je vous assure, continua Chauvelin ; il n’y manque plus que ma signature. Naturellement, dès qu’il sera signé, toutes les mesures édictées contre les citoyens de Boulogne seront rapportées et l’amnistie générale sera proclamée. Vous me suivez bien ?

– Parfaitement, répondit-elle.

Il prit alors une autre feuille qui semblait être une longue lettre aux lignes serrées.

– Je signerai votre sauf-conduit, Lady Blakeney, dès que Sir Percy m’aura écrit de sa main une lettre, dont voici le brouillon que j’ai préparé, et l’aura signée de son nom. Dois-je vous la lire ?

– S’il vous plaît, monsieur, répondit Marguerite en se raidissant, car elle sentait arriver le moment suprême.

Chauvelin cependant caressait sa feuille d’une main légèrement frémissante, tandis qu’il fixait Sir Percy impassible d’un regard où brillait une lueur mauvaise.

– Ce petit document sous forme de lettre m’est adressé personnellement, et bien entendu, rédigé en français. En voici le texte :

Citoyen Chauvelin,

En échange de la somme d’un million de francs, et sur l’assurance que l’accusation ridicule portée contre moi de comploter contre la République sera immédiatement retirée et que je pourrai tranquillement rentrer en Angleterre, je tiens à votre disposition les noms et les lieux de résidence de certaines personnes qui, sous le terme générique de ligue du Mouron Rouge, conspirent actuellement pour délivrer la veuve Capet et son fils et replacer celui-ci sur le trône de France. Vous savez très bien que grâce à ma situation de chef de cette ligue, j’ai pu parvenir à démasquer plus d’un complot royaliste et vous livrer de nombreux conspirateurs. Je suis donc surpris que vous me chicaniez sur le prix demandé. Songez à la valeur de l’information que je suis prêt à vous fournir. Vous m’avez déjà donné des sommes égales pour des renseignements de bien moindre importance. Si vous voulez que je vous continue mes services, il me faut de l’argent afin que je puisse mener l’existence d’un gentilhomme de mon rang et fréquenter le milieu où se fomentent la plupart des complots royalistes en Angleterre.

J’espère recevoir dans les vingt-quatre heures une réponse favorable à ma juste demande. La liste en question vous sera aussitôt livrée. J’ai l’honneur, citoyen, de rester votre fidèle serviteur.

Sa lecture terminée, Chauvelin replia le papier et regarda Sir Percy et Lady Blakeney.

Très droite, la tête haute, les mains crispées l’une contre l’autre, Marguerite n’avait pas fait un mouvement pendant que Chauvelin lisait le document par lequel il voulait marquer un homme d’honneur au fer rouge de la honte. Après en avoir entendu les premiers mots, elle avait jeté un regard à son mari, mais celui-ci se tenait à quelque distance en dehors de la zone éclairée par les chandelles et elle ne pouvait distinguer son visage. À mesure que le sens de la lettre pénétrait dans son esprit, elle se sentait de plus en plus convaincue d’une chose : c’est que jamais Percy ne consentirait à racheter sa vie et même celle de sa femme à un tel prix. Mais elle aurait aimé que d’un signe, d’un regard, il lui indiquât la conduite à tenir ; comme il ne bougeait pas, elle se contenta de garder son attitude de silencieux mépris.

Mais à peine la lecture de la lettre avait-elle pris fin que tout à coup un rire sonore retentit : Sir Percy, la tête rejetée en arrière, riait à gorge déployée.

– Que voici une belle épître ! s’écria-t-il. Dieu me pardonne ! Mais si jamais je signe cet intéressant document, personne ne voudra croire que j’aie pu m’exprimer avec une telle élégance dans un français si pur…

– Ceci est prévu, Sir Percy, répliqua Chauvelin, et dans la crainte que plus tard on puisse émettre le moindre doute à ce sujet, vous devez copier cette lettre entièrement de votre main et la signer devant moi, ici même, en présence de Lady Blakeney, du délégué du Comité de salut public, Collot d’Herbois, et d’une demi-douzaine d’autres témoins de mon choix. L’argent dont il est question vous sera remis par Collot d’Herbois et les mêmes témoins vous verront le recevoir de ses mains. Ils sauront donc que sous le personnage du soi-disant chef de la ligue du Mouron Rouge se cache un espion aux gages de la France.

– Monsieur, votre génie passe l’imagination… Et puis-je savoir ce qu’il adviendra de cette lettre après que je l’aurai écrite et signée ? Excusez ma curiosité, mais je prends à cette question un intérêt fort naturel.

– Oh ! c’est très simple. Cette lettre sera publiée dans le Moniteur où plusieurs de vos compatriotes ne manqueront pas de la cueillir pour la porter toute chaude à la presse anglaise. Ne voyez-vous pas d’ici le titre alléchant qui s’étalera dans la London Gazette : Le Mouron Rouge démasqué… Scandaleuse mystification… L’origine des millions de Sir Percy Blakeney. La London Gazette est un journal très répandu, monsieur. Du reste, par les soins d’amis dévoués que j’ai en Angleterre, le prince de Galles et quelques autres personnalités seront les premiers informés. N’ayez crainte, votre lettre aura toute la publicité qu’elle mérite.

Chauvelin s’arrêta. Abandonnant le ton ironique, il reprit d’une voix frémissante de haine contenue :

– Soyez assuré, Sir Percy, que nous jetterons suffisamment de boue à ce glorieux Mouron Rouge pour qu’il en soit couvert jusqu’à la fin de ses jours !

– Oh ! dit nonchalamment Blakeney, je ne doute pas que vous et vos collègues soyez passés maîtres dans l’art de jeter de la boue.

Chauvelin hors d’haleine s’était tu. L’émotion, la haine, le désir de vengeance le bouleversaient intérieurement. Il passa son mouchoir sur son front où perlait la sueur.

– Eh ! voilà une besogne qui donne chaud… dites, monsieur… Chaubertin ! observa Blakeney avec un petit rire.

Marguerite était comme pétrifiée. Percy, de qui elle attendait une explosion de révolte, une protestation indignée devant la machination infâme, Percy restait calme, il plaisantait !

Avec un grand effort pour se maîtriser, Chauvelin reprit :

– Demain donc, vous serez libres, et les Boulonnais se réjouiront. La République, qui veut le bonheur des bons patriotes, gratifiera Boulogne d’une grande fête en l’honneur de la Liberté, cette divinité qui nous est plus chère que tout au monde et que nous ne cesserons de défendre contre les suppôts de Pitt et de Cobourg. Le canon tonnera, un cortège se déroulera à travers la ville et Boulogne sera en liesse ; elle mérite bien ces patriotiques réjouissances puisque c’est dans ses murs qu’on aura vu humilié, vaincu, livré au mépris et à l’exécration universelle notre mortel ennemi, le Mouron Rouge !

– Sapristi, monsieur ! comme vous parlez bien notre langue ! s’écria Sir Percy avec admiration, et que je voudrais manier le français avec cette maîtrise !

Marguerite s’était levée, incapable d’en supporter davantage. L’attitude étrange de son mari la déroutait. Pourquoi Percy ne se révoltait-il pas ? Pourquoi ne déchirait-il pas l’horrible papier pour en frapper cet homme au visage ? Sans doute était-ce pour la sauver elle-même qu’il supportait l’insulte avec cet air paisible, souriant même… Mais non, il est de ces choses sacrées que l’on ne sacrifie à aucun prix ! Marguerite aurait voulu lui crier qu’elle ne se souciait pas de la vie, qu’elle ne redoutait pas la souffrance, que seul son honneur lui était précieux.

Percy se tournait vers elle, mais sans s’avancer hors de la pénombre.

– En vérité, madame, dit-il en s’inclinant profondément, je crains que cette longue conversation ne vous ait quelque peu fatiguée… Auriez-vous la bonté, monsieur Chauvelin, de donner des ordres pour que Lady Blakeney soit reconduite à sa chambre ?

Marguerite, instinctivement, s’avança vers lui. Pendant une seconde, elle oublia Chauvelin, elle oublia sa résolution de rester courageuse et fière, et d’une voix brisée où se devinaient son amour et son désespoir, elle s’écria :

– Percy !

Il recula d’un pas. Marguerite comprit par là quelle faute elle avait commise en laissant entrevoir à leur ennemi les sentiments qui bouleversaient son âme. Son appel poignant avait montré à Chauvelin le lien puissant qui l’unissait à son mari, et cette révélation lui était précieuse sans doute, car un sourire satisfait détendait ses lèvres minces. Honteuse de s’être ainsi trahie, Marguerite redressa la tête et foudroya Chauvelin du regard, le forçant à baisser les yeux.

Sir Percy, avec désinvolture, saisit la sonnette posée sur la table.

– Excusez cette liberté, monsieur, dit-il en l’agitant, mais Lady Blakeney n’en peut plus et sera beaucoup mieux dans sa chambre.

Marguerite lui jeta un regard reconnaissant. Après tout, elle n’était qu’une femme, et elle avait atteint en effet la limite de ses forces. La mort lui paraissait la seule issue possible à cette affreuse situation. Elle ne souhaitait qu’une chose : se retrouver une fois encore dans les bras de Percy ! Pour l’instant, comme elle ne pouvait lui parler et qu’il lui dérobait son visage, elle préférait se retrouver seule.

En réponse au coup de sonnette, le sergent parut.

– Désirez-vous, madame, vous retirer ? demanda Chauvelin.

Elle fit un signe affirmatif, et Chauvelin donna l’ordre au sergent de reconduire la prisonnière à sa cellule.

Marguerite se dirigea vers la porte. En passant près de son mari, elle lui tendit sa main glacée. Avec une grâce de parfait gentilhomme, il prit la petite main et, se penchant très bas, y posa un baiser.

Alors, Marguerite se rendit compte que la main robuste qui serrait la sienne tremblait, et que les lèvres de Percy étaient brûlantes.