– Monsieur l’abbé ! dit Marguerite.
Le vieillard, abandonnant son bréviaire, leva les yeux et vit la jeune femme qui fixait sur lui un regard calme et confiant. Elle avait achevé sa toilette sommaire et secoué sa paillasse sur laquelle elle était maintenant assise, les mains croisées sur ses genoux. Il y avait encore quelque chose qui l’intriguait ; et sa vivacité naturelle ne lui permettait plus d’ajourner ses questions.
– Monsieur l’abbé, vous avez dit tout à l’heure qu’on vous avait mis ici pour me garder ?
– Eh oui, ma fille, eh oui ! soupira-t-il en glissant son livre dans sa poche. Ah ! ils sont habiles !… et malheureusement ils sont les maîtres… Sans doute, poursuivit-il avec sa naïve philosophie, est-ce la volonté de Dieu, autrement, comment pourrait-il en être ainsi ?
– Par ces « maîtres », qui entendez-vous, monsieur l’abbé ? les terroristes ?… le gouvernement révolutionnaire qui pille, assassine, outrage les femmes et profane la religion ?
– Hélas ! mon enfant !
Et le vieillard poussa un profond soupir.
– Et ce sont eux qui vous ont donné l’ordre de me garder ?… J’avoue que je ne comprends pas. Vous ne paraissez cependant pas être un des leurs, monsieur l’abbé, dit-elle avec un rire involontaire.
– Dieu m’en préserve ! s’exclama le vieillard en levant les mains vers le ciel invisible. Comment pourrais-je, moi, l’humble prêtre du Seigneur, me ranger avec ceux qui le bravent ?
– Et pourtant, ceux dont je suis la prisonnière ont fait de vous mon gardien ?
– Eh oui ! soupira-t-il, mais bien malgré moi. Cette cellule était celle que je partageais avec François et Félicité, les enfants de ma sœur, pauvres agneaux innocents que ces démons veulent mener à la boucherie… L’autre nuit, des soldats sont venus et ont entraîné François et Félicité hors de cette chambre où, en dépit des souffrances et du danger, nous étions heureux ensemble : je lisais la sainte messe, et soir et matin nous nous unissions dans la prière.
Il s’arrêta, et quelques larmes retenues depuis longtemps coulèrent sur ses joues ridées. Marguerite sentit tout son cœur aller vers ce vieillard si digne et si touchant dans son chagrin.
L’abbé reprit après quelques secondes de silence :
– Quand ils eurent emmené mes pauvres petits, ils vous ont apportée, mon enfant, et vous ont déposée sur la paillasse de Félicité. Vous étiez très pâle, les yeux fermés, inconsciente grâce à Dieu. Je fus conduit devant le gouverneur de la prison : il me dit que vous alliez partager la cellule avec moi pendant quelque temps et qu’il me fallait vous surveiller jour et nuit parce que…
Le vieillard s’arrêta de nouveau. Ce qui lui restait à dire devait être bien pénible, car il tira un grand mouchoir à carreaux jaunes avec lequel il essuya son front moite. Le tremblement de sa voix et de ses mains ne faisait qu’augmenter.
– Parce que…, monsieur l’abbé ? questionna doucement Marguerite.
– Il m’a prévenu que si je vous gardais bien, Félicité et François seraient remis en liberté, poursuivit le prêtre après de vains efforts pour maîtriser son émotion, mais que si jamais vous vous échappiez, nous serions guillotinés tous les trois le jour suivant.
De nouveau le silence régna dans la cellule. L’abbé restait immobile, les mains jointes, et Marguerite ne faisait pas un mouvement. Lentement, elle se répétait les paroles du vieillard et peu à peu elle en comprenait toute la terrible signification.
Jusque-là, elle ne s’était pas rendu compte de l’immensité de l’espoir qui la soutenait. Elle en mesurait subitement l’étendue au moment où il se trouvait brisé par les machinations diaboliques de ses ennemis.
Ni serrures, ni verrous, ni murs fortifiés ne pouvaient retenir plus implacablement Marguerite Blakeney dans sa cellule que cette simple phrase : « Si vous vous échappez, nous serons guillotinés tous trois le jour suivant. » Cela voulait dire que, même si Percy parvenait jusqu’à elle, il ne pouvait pas la délivrer parce que son salut signifierait la mort de trois innocents. Le Mouron Rouge lui-même serait impuissant à résoudre ces affreux problèmes.
– Ce n’est pas mon sort qui importe, naturellement, continuait le vieillard. J’ai fait mon temps, et je suis prêt à répondre à l’appel du Seigneur. Mais ce sont les enfants ! François est le fils unique de ma sœur, le gagne-pain du foyer, un bon garçon, travailleur… et Félicité a toujours été de santé délicate. Elle est aveugle de naissance, et…
– Oh ! par pitié, arrêtez-vous ! gémit Marguerite, n’en pouvant supporter davantage. J’ai compris… Ne craignez pas pour ces enfants, monsieur l’abbé, ce n’est pas moi qui attirerai le malheur sur eux !
– À la volonté de Dieu ! répondit le prêtre avec calme.
Puis, comme Marguerite était de nouveau silencieuse, il chercha son chapelet et dans un murmure se remit à égrener ses Pater et ses Ave. Il comprenait que la pauvre femme ne désirait plus parler après ce qu’elle venait d’entendre. Les minutes s’écoulèrent. Le geôlier et la captive, attachés l’un à l’autre par les chaînes les plus fortes que l’homme pût forger, n’avaient plus rien à se dire. Lui pouvait prier, se remettre entre les mains du Tout-Puissant ; mais elle !… jeune, ardente, passionnée, elle voyait se dresser entre elle et le bien-aimé une infranchissable barrière, une barrière faite des frêles mains de deux enfants, de François le soutien de famille, de Félicité la petite aveugle.
Marguerite se leva, car elle ne pouvait plus tenir en place, et machinalement se mit à ranger la chambre. Le prêtre l’aida à démolir son paravent improvisé. Avec sa grande délicatesse, il évitait de lui parler. Il respectait son désespoir.
Cependant, un peu plus tard, elle rompit le silence la première pour lui demander son nom.
– Foucquet, répondit le vieillard. Jean-Baptiste Foucquet, dernier curé de la paroisse dédiée à saint Joseph, le patron de Boulogne.
L’abbé Foucquet ! l’ami, le serviteur fidèle de la famille de Marny !
Ce nom évoqua instantanément un flot de souvenirs dans la pensée de Marguerite : sa belle résidence de Richmond, la foule des invités et des serviteurs, la vie heureuse dans la libre Angleterre… Comme tout cela paraissait loin ! Il lui semblait entendre résonner tout près d’elle une voix joyeuse à l’accent traînant, – une voix si chère, oh ! mon Dieu : « Un voyage en mer fera le plus grand bien à l’abbé Foucquet, ma chérie, et je vais l’inviter à traverser la Manche avec moi. »
Oh ! que d’ardeur, que d’audace, que de généreuse ambition contenaient ces mots si simples ! Elle les entendait encore, elle sentait l’air chargé de parfums du vieux parc, la douceur des baisers de Percy…
Et maintenant, elle était dans une étroite cellule, et la malice diabolique de ses ennemis avait fait de ce pauvre prêtre aux yeux humides et aux mains tremblantes le geôlier le plus sûr, le plus implacable.
Alors, elle parla de Juliette de Marny.
L’abbé, qui ignorait que Mlle de Marny avait gagné l’Angleterre, fut tout heureux d’apprendre qu’elle était saine et sauve et n’avait désormais rien à craindre. Lui-même raconta à Marguerite l’histoire des joyaux de la famille de Marny, comment il les avait cachés dans la crypte de Saint-Joseph jusqu’au jour où la Convention avait décrété la fermeture des églises et mis chaque ministre de Dieu en demeure de choisir entre l’apostasie et la mort.
– Pour moi, jusqu’à présent, ce n’est que la captivité, conclut-il, mais ma pauvre église Saint-Joseph n’en a pas moins été pillée, et les ennemis du Seigneur ont pris, avec mes ornements et les vases sacrés, les bijoux qui m’avaient été confiés.
C’était un grand bonheur pour l’abbé Foucquet que de s’entretenir avec Juliette. Bien vaguement, dans son petit presbytère de province, il avait entendu parler des prouesses du Mouron Rouge, et il aimait à penser que Juliette lui devait son salut.
– Le Bon Dieu le récompensera, lui, et tous ceux qui lui sont chers, ajouta-t-il avec une foi profonde en la Providence que les circonstances présentes rendaient régulièrement émouvante.
Marguerite soupira et, pour la première fois en cette terrible crise d’âme qu’elle traversait avec tant de courage, ses nerfs se détendirent. Elle prit les mains ridées du vieillard dans les siennes et, tombant à genoux à côté de lui, elle déchargea son cœur trop gonflé par un flot de larmes bienfaisantes.