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Regard en arrière

La pièce, éclairée par un seul flambeau dont la flamme capricieuse projetait sur les murs des ombres fantastiques, était sombre et d’aspect lugubre. Ce boudoir de petites dimensions avait été jadis le sanctuaire de l’altière Marie-Antoinette, et il semblait qu’un parfum à peine perceptible, un fantôme de parfum, fût resté attaché aux boiseries ternies et aux tapisseries lacérées.

Partout des traces de destruction rappelaient les journées d’émeute où la populace déchaînée avait envahi les Tuileries pour crier sa haine à « l’Autrichienne ». Les sièges rangés le long des murs étaient tous plus ou moins mutilés et le crin s’échappait par touffes de leurs coussins de brocart. Plusieurs fauteuils présentaient à leur dossier la même plaie béante : des patriotes en avaient arraché un motif de décoration, couronne ou fleur de lys, dont la vue ne se pouvait plus supporter. Les mêmes patriotes, sans doute, avaient extrait de leur lit d’écaille les incrustations d’argent du petit guéridon de Boulle et cassé à coups de marteau le chiffre de la reine surmontant la glace de Venise. Au travers d’un charmant médaillon de Boucher représentant Diane et ses nymphes, une main brutale et malhabile avait griffonné au charbon : Liberté, Égalité, Fraternité.

L’heure était avancée ; les bruits de la grande ville n’arrivaient dans ce coin écarté des Tuileries que comme un faible et lointain écho.

Devant la table qui supportait le flambeau, deux hommes étaient assis. La lumière vacillante de la bougie éclairait en plein les yeux verts, les pommettes saillantes de l’élégante coiffure poudrée de Robespierre, ainsi que le visage pâle au regard de furet du citoyen Chauvelin, l’ex-ambassadeur de la République auprès de la cour d’Angleterre. À en juger par leur air préoccupé, l’affaire dont ils s’entretenaient était grave.

Peu de jours auparavant avait eu lieu l’émeute du 6 Vendémiaire, manifestation populaire aussi brève que soudaine. Durant toute une nuit, une foule en effervescence avait parcouru les rues de Paris, en réclamant à grands cris les têtes de deux traîtres de marque, un député à la Convention, Paul Delatour, et la fille d’un comte, Juliette de Marny, que le Tribunal révolutionnaire avait condamnés à mort. Le jour venu, plus trace de manifestants. La pluie avait eu raison de leur ardeur. Mais, chose curieuse, les deux condamnés avaient également disparu, littéralement escamotés pendant le trajet du Palais de Justice à la prison du Luxembourg grâce à un coup de main d’une audace inouïe.

Au Comité de salut public, où Delatour comptait plusieurs ennemis, l’émotion fut d’autant plus vive que, presque en même temps, un message de Rouen apportait la nouvelle que l’abbé du Mesnil, le chevalier d’Égremont, sa femme et ses enfants venaient de s’échapper miraculeusement de la citadelle. Et ce n’était pas tout ! Bien que le féroce proconsul de l’Artois, Joseph Lebon, eût fait établir un cordon serré de troupes autour d’Arras pour capturer plus sûrement tous les ennemis de la République, une soixantaine de femmes et d’enfants, douze prêtres et quelques aristocrates de marque tels que le duc de Chermeuil et le comte de la Vaux étaient parvenus à franchir la zone fatale, et l’on n’avait pas pu remettre la main sur un seul d’entre eux.

Pour éviter le renouvellement de faits aussi regrettables, il fallait agir sans tarder. Aussi les plus fins limiers de la Sûreté générale menaient-ils d’actives recherches dans ces trois villes, mais plus spécialement à Paris, où les fugitifs avaient pu trouver asile, et où, surtout, leurs sauveteurs devaient se dissimuler et préparaient peut-être de nouveaux coups de main.

Le député Merlin de Douai, qui nourrissait contre Delatour une haine particulière, avait tenu à diriger les investigations de la police. Il se rendit à une hôtellerie de la rue de l’Arbre-Sec où, disait-on, un Anglais avait logé les trois ou quatre jours précédant l’émeute, et demanda à voir la chambre que cet étranger avait occupée.

C’était une pièce sordide et nue comme il s’en trouvait tant dans les quartiers pauvres de Paris. La logeuse, une vieille femme édentée, expliqua que l’étranger avait payé une semaine d’avance et qu’elle ne s’était pas occupée de lui parce qu’il prenait ses repas au-dehors. Elle ignorait même sa nationalité. C’est vrai qu’il parlait avec un accent particulier, mais il n’y a pas que les étrangers pour avoir de l’accent, et il est parfois difficile de distinguer un Gascon d’un Auvergnat ou un Flamand d’un « Engliche ».

– Je ne l’ai pas revu depuis l’émeute, ajouta la vieille, et je crains qu’il n’y ait laissé sa peau. C’est sa faute aussi, car il se promenait toujours avec de trop beaux habits ; ça se fait peut-être dans son pays, mais à Paris, depuis l’avènement de la liberté, les gens si bien nippés ne sont pas regardés d’un bon œil. Je le lui ai bien dit, la dernière fois que je l’ai vu, et comme, au lieu de m’écouter, il riait d’un air sans souci :

« – Je ne radote pas, que je lui dis ; si mes pensionnaires s’amusent à se faire écharper, ça peut me procurer des ennuis, rapport à la police.

« – Allons, la mère, qu’il me dit, pas tant d’histoires ! Je ne veux causer d’ennuis à personne. Voilà un papier : si jamais je disparais et que la police vienne aux nouvelles, il n’y aura qu’à le montrer pour tout arranger.

« Quand il a été parti, j’ai essayé de lire ce qu’il m’avait donné, mais je n’y ai rien compris. Je m’en vais vous le montrer.

Lorsque la vieille revint, Merlin lui arracha le billet et se hâta de le déplier. Il n’y vit que quatre lignes inégales écrites dans une langue qui lui était étrangère ; mais, ce qui était parfaitement clair pour lui, c’était le petit dessin qui ornait le coin de la feuille : une fleurette rouge en forme d’étoile.

Là-dessus, jurant et pestant, Merlin tourna les talons et, tandis que l’hôtesse continuait sur le pas de sa porte à protester de son ardent patriotisme, il se rendit sur-le-champ au Comité de salut public pour faire part de sa découverte à Robespierre.

Sans mot dire, car il ne gaspillait jamais ses paroles, Robespierre avait glissé le papier dans le double couvercle de sa tabatière d’argent et envoyé sur l’heure un messager rue Corneille pour dire au citoyen Chauvelin qu’il l’attendait le soir même, vers dix heures, dans la chambre n° 16 du ci-devant Palais des Tuileries.

Il était maintenant dix heures et demie. Robespierre et Chauvelin étaient assis l’un en face de l’autre dans l’ancien boudoir de la reine, et sur la table, au pied du flambeau, s’étalait un carré de papier froissé. Chauvelin cependant ne regardait ni le papier, ni le visage glacé de l’Incorruptible. Le regard perdu au loin, il revoyait les salons brillamment éclairés du ministère des Affaires étrangères à Londres où la belle Marguerite Blakeney s’avançait avec grâce au bras du prince de Galles, et là, parmi le bruit des rires et des conversations, le froufrou soyeux des robes et le bruissement des éventails, il lui semblait entendre encore une voix moqueuse redire les vers médiocres inscrits sur le papier que Robespierre venait de placer sous ses yeux :

Est-il ici ? Serait-il là ?

Les Français tremblent dès qu’il bouge.

Satan lui-même le créa,

L’insaisissable Mouron Rouge.