Tous deux se turent, car des groupes joyeux approchaient. Lorsqu’ils entourèrent de nouveau Sir Percy et Lady Blakeney, l’expression d’angoisse avait disparu du visage de Marguerite pour faire place à son air d’enjouement habituel. Mais son cœur restait douloureusement serré. Elle ne pouvait se dissimuler que dans l’âme de son mari elle avait une grande et puissante rivale, cette passion vraiment insensée des aventures à laquelle Sir Percy semblait prêt à sacrifier jusqu’à sa propre vie. Y sacrifierait-il aussi, le cas échéant, son amour pour elle ? Marguerite n’osait se le demander.
Deux fois, dans le cours de ces derniers mois, Sir Percy s’était rendu en France et chaque fois, en lui disant adieu, elle s’était demandé si elle le reverrait. Jusqu’ici cependant elle n’avait jamais tenté par ses conseils ou ses supplications de le retenir auprès d’elle. Mais aujourd’hui, au milieu de ce parc ensoleillé, de cette fête de la nature et des hommes, en respirant ce parfum d’automne qui rappelle la brièveté des joies humaines, une révolte l’avait saisie, une haine farouche de ces folles équipées qui, si souvent, arrachaient son mari à sa tendresse.
La réponse de Sir Percy sur un ton de badinage l’avait empêchée de poursuivre ; d’ailleurs, le bruit des conversations qui se rapprochaient l’avertissait de veiller à ses paroles et à l’expression même de sa physionomie. Avant tout, le secret de son mari devait être sauvegardé.
Elle ressentit brusquement un désir de solitude et de silence. Au bout de la rangée des boutiques, il y avait une petite tente que le public semblait délaisser pour l’instant. Instinctivement, Marguerite se dirigea de ce côté, suivie aussitôt par la bande joyeuse de ses amis. Seul, Sir Percy resta en arrière pour s’entretenir avec Lord Hastings qui venait d’arriver.
– Je ne crois pas, Lady Blakeney, que vous goûtiez fort le genre d’attraction que l’on exhibe ici, dit Lord Anthony Dewhurst en voyant Marguerite s’arrêter devant la tente solitaire.
– C’est possible, mais je serai heureuse d’écouter les chansons de mon pays, répondit-elle en indiquant du doigt une banderole sur laquelle était écrit : Vieilles chansons françaises.
– Il y a là en effet une assez jolie personne qui chante, et on y montre une sorte de jouet macabre fabriqué, dit-on, par des émigrés français, dit un des jeunes gens qui l’entouraient. Il fait sombre et on étouffe dans cette baraque. J’y suis entré pour mes péchés et me suis hâté d’en ressortir.
– Eh bien ! peut-être est-ce pour mes péchés que je veux y entrer aussi, dit Marguerite d’un ton léger. Je ne tiens pas à regarder l’horrible jouet, mais je désire entendre la jolie chanteuse.
– Puis-je vous accompagner, Lady Blakeney ? proposa Lord Tony.
– Que non point. Je préfère entrer seule, répondit Marguerite avec un peu d’impatience. Laissez-moi suivre ma fantaisie et allez tous m’attendre là-bas près de l’orchestre.
Il eût été indiscret d’insister. Avec un signe de tête amical mais impératif, Marguerite laissa là ses cavaliers servants et poussa la porte qui donnait accès dans la tente.
En quittant le grand soleil et la foule bruyante qui s’agitait au dehors, l’intérieur de la tente paraissait sombre et presque désert. Quelques groupes seulement entouraient la vitrine et regardaient en silence cette évocation de l’horrible tragédie qui se déroulait actuellement dans un pays si proche de l’Angleterre.
En apercevant Lady Blakeney, ces curieux, paysans ou boutiquiers de Richmond, s’écartèrent pour la laisser passer, et les femmes lui firent leurs plus belles révérences.
Ce que Lord Tony appelait « le jouet macabre » attira tout de suite ses regards. Elle s’en approcha pour le mieux voir et les bonnes gens qui se disposaient à sortir restèrent un instant pour écouter si elle ferait quelque commentaire.
– Sa Seigneurie est française, dit un homme. Elle doit savoir si cette représentation est exacte.
– Cela semble en tout cas l’intéresser beaucoup, observa un autre à voix basse.
– Bonté du ciel ! s’exclama une belle fille plantureuse suspendue au bras d’un timide adolescent, voilà encore qu’on va quêter !
Sur l’estrade, à l’autre extrémité de la tente, s’avançait une jeune femme mince, habillée de gris, la tête voilée d’une mantille noire. Son apparition provoqua un exode général. Les manants de Richmond trouvaient qu’on avait déjà fait suffisamment appel à leur maigre bourse, étant donné la médiocrité du spectacle, et, préféraient s’éclipser avant d’être contraints à de nouvelles générosités. Lorsque Marguerite se retourna, elle était seule dans la tente avec la dame en gris.
– Pour les comédiens français dans la détresse, s’il vous plaît, lui dit celle-ci en lui présentant son réticule.
Marguerite examina la quêteuse avec attention. Ses traits ne lui étaient certainement pas inconnus ; ils s’associaient dans son esprit avec les souvenirs de l’époque qui avait précédé son mariage. Quelque jeune actrice, sans doute, chassée de France par la terrible secousse qui avait bouleversé tant d’existences. Le visage était joli, la tournure mince et élégante et le regard triste qui animait les yeux taillés en amande était bien fait pour inspirer la sympathie et la pitié.
Marguerite prit sa bourse et en tira quelques souverains qu’elle laissa tomber dans le vaste réticule.
Puis elle dit avec bonté :
– J’espère que vous êtes satisfaite de votre collecte, madame, bien que nos paysans, je le crains, ne tiennent les cordons de leurs bourses un peu serrés en ces temps difficiles.
La jeune femme soupira.
– Hélas ! madame, dit-elle d’un ton où perçait le découragement, je fais ce que je puis pour venir en aide à des camarades dans la détresse, mais il est bien difficile de faire naître la sympathie que mérite pourtant leur triste sort.
– Vous êtes Française, sans doute ? demanda Marguerite qui avait remarqué l’accent de son interlocutrice.
– Comme Lady Blakeney elle-même, répondit la jeune femme.
– Ah ! vous savez qui je suis ?
– Peut-on venir à Richmond et ne pas connaître de vue Lady Blakeney ?
– Mais qui vous a donné l’idée de venir à Richmond quêter pour cette œuvre charitable ?
– Je me rends partout où j’espère recueillir un peu d’argent pour la cause qui me tient au cœur, répondit la jeune Française avec simplicité du même ton doux et mélancolique.
Ces paroles étaient l’indice d’un cœur plein de noblesse et de désintéressement. Pourquoi fallait-il qu’en dépit d’elle-même Marguerite éprouvât un curieux sentiment de méfiance, l’impression que l’attitude de cette inconnue avait quelque chose d’artificiel et de théâtral ? Elle ne voulut pas céder à un sentiment si instinctif et dit avec cordialité :
– La peine que vous prenez dans votre charitable dessein vous fait honneur, madame… madame ? répéta-t-elle d’un air interrogateur.
– … Candeille, acheva la jeune femme.
– Candeille ! s’exclama Marguerite. Seriez-vous l’actrice de ce nom ?
– Parfaitement ; je suis Désirée Candeille, du Théâtre de Variétés.
– Ah ! je comprends pourquoi votre figure m’avait été dès l’abord familière. Je vous ai applaudie, jadis, plus d’une fois. Je suis moi-même une de vos anciennes collègues. Mon nom est Saint-Just, et j’appartenais à la Comédie-Française.
– Je le sais, dit Désirée Candeille, et j’espérais un peu que vous me reconnaîtriez.
– Certes ! qui oublierait Candeille, l’une des étoiles les plus brillantes du firmament théâtral !
– Une étoile tombée s’oublie vite, pourtant.
– Comment, tombée ?
– Hélas, il m’a fallu choisir entre l’exil et l’échafaud.
– Est-ce possible ? fit Marguerite dans un mouvement de sympathie sincère.
Avec son caractère impulsif et généreux, elle avait repoussé loin d’elle ses premiers doutes et fait taire sa méfiance. Cette jeune femme, Française comme elle, actrice comme elle, était une victime de la Révolution, elle avait droit à son aide et à son amitié.
– Je ne vois pas pourquoi je vous ennuierais avec ma triste histoire, répondit Candeille après un bref silence pendant lequel elle parut lutter avec son émotion. Elle n’est pas fort intéressante. C’est l’histoire de centaines d’autres de nos compatriotes qui ont subi les mêmes épreuves. J’avais des ennemis à Paris, – pour quelle cause, Dieu seul le sait : je n’ai jamais fait de tort à personne, – néanmoins quelqu’un certainement me voulait du mal, et le mal se fait facilement en France, à l’heure qu’il est : une dénonciation, une perquisition, puis la mise en jugement, tout cela se suit si naturellement ! Alors, la fuite… les faux passeports… le déguisement… les complicités qu’il faut acheter… les privations qu’il faut endurer… les cachettes sordides… Oui, j’ai passé par tout cela, j’ai connu toutes sortes d’humiliations, souffert, même, toutes sortes d’insultes.
– Comme je vous plains, dit Marguerite simplement. Mais, dites-moi, comment vous êtes-vous tirée d’affaire, une fois en Angleterre ? poursuivit-elle en voyant que Candeille restait silencieuse et comme absorbée dans ses propres pensées.
– J’ai connu d’abord des jours difficiles, répondit Désirée Candeille. Il m’a fallu vendre quelques bijoux pour ne pas manquer du nécessaire. Cependant, au bout de peu de temps, j’ai eu la chance d’être engagée pour des rôles secondaires à Covent Garden. Depuis lors, mon existence a été assurée. Ah ! si je pouvais en dire autant de tous mes camarades exilés comme moi ! La plupart, dans l’impossibilité d’exercer leur art, n’ont pour toutes ressources que de rares leçons de danse ou de français, ou même d’humbles travaux manuels. Si la maladie survient, ce n’est plus la pauvreté, mais la misère qui s’installe à leur foyer. J’ai vu des artistes acclamés naguère sur des scènes parisiennes, grelotter de fièvre dans des mansardes sans feu. Mon cœur saigne devant ces infortunes. Pour les adoucir, je fais ce que je puis ; je chante dans les fêtes populaires et mes quêtes, bien maigres, hélas ! vont à ceux qui sont moins favorisés que moi et que je voudrais aider davantage.
Elle avait parlé avec une émotion croissante. Marguerite, le regard perdu devant elle, ne voyait plus son interlocutrice. Dans une vision intérieure, elle contemplait les souffrances dont la jeune actrice venait de lui faire si éloquemment le tableau.
– Mademoiselle, dit-elle avec chaleur, vous me couvrez de honte par les nobles sacrifices que vous faites pour de malheureux compatriotes qui devraient pouvoir compter avant tout sur mon aide et sur ma sympathie. Le récit de telles infortunes m’émeut profondément ; et si je ne les ai pas secourus plus tôt, c’est, croyez-le bien, par ignorance et non par indifférence ou dureté de cœur. Veuillez me dire de quelle façon je puis vous être utile en dehors de l’aide pécuniaire pour laquelle je vous prie de mettre largement ma bourse à contribution. Que puis-je faire pour vous aider dans votre noble tâche ?
– Vous êtes infiniment bonne, Lady Blakeney, dit l’actrice avec élan. Peut-être…, ajouta-t-elle d’un air hésitant.
– Eh bien ! qu’est-ce ? Ne craignez pas de parler. Je vois que vous avez une idée dans l’esprit.
– Puisque vous êtes si bonne, je vais donc me confier à vous. Je chante des chansons populaires françaises, – c’est je crois, une nouveauté en Angleterre, – et l’on trouve généralement que j’ai une jolie voix. Si j’avais l’occasion de chanter dans des salons élégants… je pourrais peut-être…
– Qu’à cela ne tienne, dit vivement Marguerite. Vous chanterez dans des salons élégants. La société de Londres et l’élite de Bath se disputeront la faveur de vous avoir à leurs fêtes les plus brillantes et vous gagnerez ainsi une petite fortune pour vos malheureux protégés. Pour vous prouver que ce ne sont pas dans ma bouche des paroles vaines, vous commencerez demain soir, chez moi, votre carrière triomphale. Son Altesse Royale sera présente. Vous nous chanterez vos plus jolies chansons, et vous accepterez pour votre cachet cent guinées que vous pourrez envoyer tout de suite à vos camarades les plus infortunés.
– Madame, je vous remercie de tout cœur… mais…
– Vous ne déclinez pas mon offre, je pense ?
– Non certes ! Je l’accepte avec joie… Mais il m’est difficile de me rendre seule à votre réception… Mon âge…
– Ah ! je comprends, dit Marguerite en souriant. Vous êtes certainement beaucoup trop jolie pour aller dans le monde toute seule. Sans doute avez-vous une mère, une sœur… quelqu’un enfin dont vous souhaiteriez vous faire escorter demain ?
– Je n’ai, hélas ! personne de ma famille avec moi, dit l’actrice, mais si vous le voulez bien, un des mes compatriotes, récemment arrivé de France et qui s’intéresse tout particulièrement à l’œuvre que j’ai entreprise, pourrait m’accompagner.
– Je ne demande pas mieux.
– Alors, madame, puis-je vous le présenter ?
– Quand vous voudrez.
– Tout de suite, si vous le permettez, car le voici justement.
Les yeux en amande de Désirée Candeille étaient dirigés vers l’entrée de la tente. Marguerite se retourna.
Dans l’ouverture de la porte, se détachant sur le paysage ensoleillé, se dressait la mince silhouette sombre de Chauvelin.