11
Le jour, le lieu, les conditions
Il serait difficile d’expliquer pourquoi un lourd silence accueillit les paroles de Sir Percy. Tous les acteurs du petit drame qui se jouait dans l’étroit salon s’arrêtèrent subitement comme si un invisible rideau fût descendu, marquant la fin de l’acte et l’intervalle nécessaire aux interprètes pour respirer un peu avant de rentrer en scène.
Le prince de Galles, spectateur de premier rang, resta quelques instants sans mot dire, et le public massé derrière lui sembla retenir son souffle. À peine percevait-on le frou-frou d’une robe ou le battement rythmé d’un éventail. Avec une curiosité haletante, chacun attendait ce qui allait suivre.
Cependant l’incident n’avait rien de si extraordinaire ; une querelle entre dames, les messieurs qui interviennent, quelques paroles vives, puis la banale proposition de gagner un pays voisin où la puérile et barbare coutume de régler ce genre de question avec une paire d’épées subsiste toujours. Dans les salons de Londres, la scène s’était renouvelée maintes fois avec de légères variantes et maintes fois des gentilshommes anglais avaient passé la Manche à seule fin de régler de semblables querelles à la mode continentale.
Et puis qu’y avait-il à craindre, Sir Percy, gentleman accompli, était passé maître dans l’art de tirer l’épée et, tant par la force que par la dextérité, semblait un adversaire redoutable pour le petit Français chétif qui l’avait si imprudemment défié.
Toutefois, chacun avait le sentiment que ce duel ne ressemblait à aucun autre. Était-ce à cause du visage blême et figé de Marguerite, de l’expression de triomphe qui se lisait dans le regard de Chauvelin ? ou encore de cette ombre sur le visage de Son Altesse qui semblait indiquer que, malgré son insouciance et sa frivolité, le prince eût donné beaucoup pour que la rencontre n’eût pas lieu.
Quoi qu’il en fût, il est indéniable qu’une vague d’émotion s’empara de l’assistance, tandis que l’acteur principal, Sir Percy Blakeney, semblait absorbé dans la tâche de retirer un grain de poussière tombé sur le large ruban noir de son monocle.
– Messieurs, dit soudain Son Altesse, nous oublions la présence de ces dames. Mylord Hastings, ajouta-t-il en se tournant vers l’un de ses compagnons, veuillez réparer cette impardonnable négligence. Les querelles d’hommes ne sont pas faites pour les oreilles délicates du beau sexe.
Sir Percy, relevant enfin les yeux, rencontra le regard de sa femme. Marguerite ressemblait à une statue de marbre ; mais Blakeney qui connaissait le fond de cette nature ardente devina que sous ce calme apparent couvait une envie folle, irrésistible de crier à toutes ces marionnettes la stupéfiante vérité. Il eut l’intuition qu’à cette seconde, son cher et précieux secret était sur les lèvres de sa femme. Un poids léger dans la balance du destin, un souffle chuchoté par un esprit invisible et Marguerite allait crier :
« Vous tous ici, ne permettez pas cette chose monstrueuse. Ce duel est un piège dressé par un homme assoiffé de haine et de vengeance. Le Mouron Rouge, ce héros que vous aimez et vénérez tous, est là devant vous, face à face avec son mortel ennemi qui veut le pousser à sa perte. »
Conscient de ce danger, Sir Percy regarda sa femme et dans son regard passa tout ce qu’il voulait exprimer d’amour, de prière, de confiance et d’autorité. Marguerite, comme fascinée, gardait les yeux attachés à ceux de son mari. Peu à peu la rigidité de son attitude parut se détendre, elle ferma les yeux un instant comme pour isoler du monde sa douleur intérieure et, prenant Juliette par la main, se dirigea vers la porte. Les hommes s’inclinèrent très bas sur son passage. Lady Blakeney répondit à quelques-uns par un signe de tête, fit une profonde révérence à Son Altesse et eut encore le courage, avant de sortir, de se retourner vers son mari pour l’assurer d’un coup d’œil que son secret était en sûreté avec elle à l’heure du danger comme à celle du triomphe.
Elle sourit encore et disparut, précédée de Candeille devenue soudain singulièrement calme et silencieuse, qui se retirait sous l’escorte d’un des gentilshommes présents.
Dans le petit boudoir il ne restait plus que quelques hommes, Sir Andrew Ffoulkes ayant pris la précaution de fermer la porte aussitôt après que les dames s’étaient retirées.
Alors Son Altesse Royale se tourna de nouveau vers Chauvelin et dit sur un ton d’indifférence voulue :
– Ma parole, monsieur, il me semble que nous jouons tous une farce qui ne peut avoir de dernier acte. Quant à moi, je déclare que je ne puis autoriser mon ami Blakeney à passer la Manche à votre invitation. Votre gouvernement, avec lequel nous sommes en guerre, ne permet pas l’accès des côtes de France aux sujets de mon père.
– Hé ! monseigneur, intervint Sir Percy, que Votre Altesse ne craigne rien pour moi à ce sujet. Mon excellent ami ici présent a, j’en suis sûr, un laissez-passer tout prêt pour votre serviteur. N’est-il pas vrai, monsieur, que dans la poche de cet habit d’une coupe si remarquable vous avez un laissez-passer, avec le nom en blanc, peut-être, que vous avez fait établir spécialement pour moi ?
– Nous verrons cela en temps utile, Sir Percy, répondit évasivement Chauvelin, lorsque nos témoins auront réglé toutes les formalités.
– Au diable les témoins, monsieur, riposta Sir Percy. Vous ne proposez pas, je suppose, que nous emmenions en France toute une caravane ?
– Le jour, le lieu et les conditions doivent être décidés, Sir Percy, fit remarquer Chauvelin. Vous êtes un trop parfait gentilhomme pour vouloir arranger ces formalités vous-même.
– Un seul témoin me suffira, monsieur, et ce témoin est une dame ! La plus adorable, la plus détestable, la plus sincère et la plus inconstante de tout le beau sexe… Acceptez-vous, monsieur ?
– Vous ne m’avez pas dit son nom, Sir Percy ?
– La chance, monsieur, la chance… Avec la permission de Son Altesse Royale, ce sera cette capricieuse déesse qui décidera.
– Je ne comprends pas.
– Trois coups de dés, monsieur : le jour… le lieu… les conditions. Jetons les dés trois fois et, chaque fois, le gagnant décidera. Cela vous va-t-il ?
Chauvelin hésita. L’humeur fantaisiste de Sir Percy ne cadrait pas complètement avec ses propres plans. De plus, il craignait un piège quelconque et n’aimait pas l’idée de se confier à l’arbitrage d’un cornet de dés.
Comme s’il voulait leur faire appel, il se tourna involontairement vers le prince et les autres gentilshommes présents.
Mais l’Anglais de cette époque était un joueur effréné qui vivait avec un cornet de dés dans une poche et un paquet de cartes dans l’autre. Le prince lui-même, fervent adorateur du dieu Hasard, ne faisait pas exception à cette règle.
– La chance, c’est cela ! prononça gaiement Son Altesse.
– La chance ! la chance ! répétèrent les autres avec empressement.
Dans ce milieu hostile, Chauvelin pensa qu’il serait peu sage de résister. De plus, une seconde de réflexion lui dit que cette façon de procéder ne pouvait sérieusement nuire au succès de ses combinaisons. Si une rencontre avait lieu, et Sir Percy s’était trop avancé pour se dérober maintenant, cela ne pouvait être qu’en France. La question du jour et des conditions du combat n’avait qu’une importance secondaire. Il haussa les épaules et dit d’un air indifférent :
– Comme il vous plaira.
Il y avait au milieu de la pièce une petite table entourée d’un canapé et de quelques chaises. C’est autour de cette table que se réunit avec empressement le petit groupe. En avant se trouvait le prince de Galles, peu désireux d’intervenir, mais intéressé, malgré lui, par ce jeu de hasard dont les conséquences semblaient si dangereuses et si incertaines. Derrière lui se pressaient Sir Andrew Ffoulkes, Lord Anthony Dewhurst, Lord Grenville et peut-être une demi-douzaine de jeunes gens, papillons folâtres et étourdis de la société qui, sans chercher de sens caché à ce jeu étrange, n’y voyaient qu’une nouvelle et amusante fantaisie de Blakeney.
Au centre de ce groupe compact, Sir Percy Blakeney, le genou appuyé à une chaise, le cornet de dés à la main, se penchait avec une aisance pleine de grâce au-dessus de la petite table de bois doré. À côté de lui l’ancien ambassadeur de France, les mains croisées derrière le dos, le regard suivant chaque mouvement de son adversaire, ressemblait à un sombre épervier, guettant un brillant oiseau du paradis.
– Jetez donc le premier, monsieur, proposa Sir Percy.
– Comme vous voudrez, répondit Chauvelin.
Il prit le cornet que lui tendait un des assistants et, l’un après l’autre, les deux hommes jetèrent les dés.
– À moi, monsieur, dit Blakeney négligemment. C’est à moi qu’il revient de choisir l’endroit où aura lieu cette rencontre historique entre l’homme le plus actif de France et l’homme le plus désœuvré du Royaume-Uni… Pour le plaisir de la discussion, monsieur, quel endroit proposeriez-vous ?
– Oh ! l’endroit exact importe peu, Sir Percy, répondit froidement Chauvelin. Toute la France est à votre disposition.
– Hé ! je m’en doutais, mais ne pouvais être sûr d’une aussi large hospitalité.
– Que diriez-vous des bois qui entourent Paris ?
– Trop loin de la côte, monsieur, je puis avoir le mal de mer en traversant le détroit et souhaiter expédier l’affaire le plus rapidement possible… Non pas à Paris, monsieur, plutôt, si vous voulez bien, à Boulogne… Jolie petite ville, Boulogne… n’est-ce pas votre avis ?
– Certainement, Sir Percy.
– Alors, c’est entendu pour Boulogne… les remparts, si vous y consentez, au sud de la ville.
– Comme il vous plaira, répondit Chauvelin brièvement.
– Jetons-nous pour la seconde fois ?
Un murmure de gaieté avait accompagné ce bref colloque, et quelques éclats de rire avaient salué les boutades de Blakeney. De nouveau les dés furent rassemblés dans leur cornet et, de nouveau, les deux hommes les jetèrent sur la table.
– C’est à vous, cette fois, monsieur Chauvelin, dit Blakeney après un coup d’œil rapide sur les petits cubes d’ivoire. Voyez comme la chance nous favorise à tour de rôle. À moi le choix du lieu, – ce qui tombe admirablement, convenez-en, – à vous celui du jour. Monsieur, j’attends votre bon plaisir. Les remparts de Boulogne, côté sud… quand ?
– Le quatrième jour à partir de celui-ci, Sir Percy, le soir, à l’heure où les cloches de la cathédrale sonneront l’angélus, répondit immédiatement Chauvelin.
– Comment ! mais je croyais que votre damné gouvernement avait aboli les cathédrales, les cloches et les carillons… Les gens, en France, vont maintenant en enfer par le chemin qu’ils veulent, car la route du paradis a été barrée par la Convention. N’est-il pas vrai ? Je croyais que la sonnerie de l’angélus était interdite.
– Pas à Boulogne, sans doute, Sir Percy, répliqua Chauvelin sèchement, en tout cas je vous donne ma parole que l’angélus sera sonné ce soir-là.
– À quelle heure, monsieur ?
– Une heure après le coucher du soleil.
– Mais pourquoi dans quatre jours ? Pourquoi pas deux ou trois ?
– J’aurais pu vous demander pourquoi les remparts au sud de la ville, Sir Percy. Pourquoi pas ceux de l’ouest ? J’ai choisi le quatrième jour. Cela ne vous plaît pas ? questionna Chauvelin d’un air ironique.
– Me plaire ! Comment donc, monsieur, rien ne pouvait me plaire davantage, répondit Blakeney avec un rire joyeux. Morbleu ! cet arrangement est tout simplement merveilleux !… Je me demande seulement, ajouta-t-il d’un ton suave, ce qui vous a fait songer à l’angélus ?
Chacun ici se mit à rire d’une façon quelque peu irrévérencieuse.
– Ah ! j’ai trouvé ! poursuivit Blakeney gaiement. Ma parole ! j’avais presque oublié que la dernière fois que nous nous sommes rencontrés, vous veniez tout juste d’entrer dans les ordres. Cette pensée de l’angélus s’accorde avec votre habit ecclésiastique. Je me souviens que ce dernier vous seyait à merveille, monsieur.
– Continuons-nous à régler les conditions du combat, Sir Percy, dit Chauvelin interrompant le flot de plaisanteries de son antagoniste et cherchant à dissimuler son irritation sous un masque impassible.
– Le choix des armes, voulez-vous dire, intervint ici Son Altesse Royale, mais je croyais que vous aviez décidé que ce serait à l’épée.
– Parfaitement, monseigneur, reconnut Blakeney, mais il y a différents petits détails, en rapport avec cette rencontre, qui ont une grande importance. Qu’en pensez-vous, messieurs ? Mon excellent adversaire peut désirer que je mette pour me battre des bas verts et moi qu’il porte à sa boutonnière une fleur écarlate.
– Une fleur de mouron rouge, Sir Percy ?
– Pourquoi pas, monsieur ? elle se détacherait fort bien sur le noir de l’habit ecclésiastique que, si je ne me trompe, vous aimez à revêtir en France… et une fois flétrie, cette fleurette laisserait dans vos narines un parfum beaucoup plus fort et beaucoup plus tenace que celui de l’encens…
Un rire général accueillit ces paroles. La haine que le gouvernement révolutionnaire nourrissait pour le mystérieux Anglais était bien connue.
– Voyons donc les conditions, dit Chauvelin, sans paraître comprendre la raillerie contenue dans les derniers mots de Blakeney. Jetons-nous les dés ?
– Après vous, monsieur… dit Sir Percy.
Pour la troisième et dernière fois, les deux antagonistes secouèrent le cornet et lancèrent les dés sur la table. Chauvelin était devenu parfaitement indifférent ; ces détails ne l’intéressaient plus du tout. En quoi importaient les conditions d’un combat qui n’était qu’une amorce pour attirer son ennemi à découvert. L’heure et le lieu étaient décidés et Sir Percy ne manquerait pas au rendez-vous. Chauvelin connaissait assez l’esprit intrépide de son adversaire pour n’avoir aucun doute sur ce point. À cette minute même, tandis qu’il admirait malgré lui la personne solide et bien découplée de son ennemi juré, il savait qu’en cette circonstance où Percy Blakeney jouait tout simplement avec son existence, la seule émotion qui l’agitait était son amour passionné des aventures.
Oui, Sir Percy serait sur les remparts sud de Boulogne une heure après le coucher du soleil, au jour indiqué, s’en remettant, sans doute, à sa merveilleuse bonne fortune, sa force physique et sa présence d’esprit pour échapper au piège dans lequel il paraissait prêt à tomber si facilement. Cela, c’était certain. Alors qu’importaient les détails ? Mais déjà Chauvelin avait décidé que, ce jour-là, rien ne serait laissé au hasard. Il userait contre son astucieux adversaire, non seulement de finesse, mais de toute la puissance que lui avait conférée le gouvernement révolutionnaire. Quand bien même toutes les forces des armées de la République disponibles dans le nord devraient être réquisitionnées, cette fois, les remparts de Boulogne seraient cernés de telle sorte qu’aucune chance de fuite ne serait laissée à l’audacieux Mouron Rouge.
Sa méditation fut brusquement interrompue par une exclamation de Sir Percy :
– Morbleu, monsieur, je crains que la chance ne vous ait déserté. Le sort, comme vous le voyez, me favorise de nouveau.
– Alors c’est à vous, Sir Percy, répondit le Français, de fixer les conditions du combat.
– En effet, dit Sir Percy négligemment. Par ma foi, monsieur, je ne vous ennuierai pas avec des formalités compliquées. Nous nous battrons avec nos habits sur le dos s’il fait froid, et en manche de chemise s’il fait trop chaud… Je ne réclamerai pas plus de bas verts que d’ornements écarlates. J’essaierai même d’être sérieux l’espace de deux minutes et de concentrer toute l’attention de mon infime cervelle à régler quelque plaisant détail de ce duel d’une façon qui vous soit agréable. Ainsi, monsieur, la pensée des armes me vient à l’esprit… à l’épée, avons-nous dit, je crois. Je restreindrai donc mon choix des conditions à celui des armes mêmes avec lesquelles nous devons combattre… Ffoulkes, je vous prie, ajouta-t-il en se tournant vers son ami, la paire d’épées qui est accrochée au-dessus de mon bureau… – Nous ne demanderons point à un laquais d’aller les chercher, n’est-ce pas, continua-t-il gaiement pendant que Sir Andrew Ffoulkes quittait vivement la pièce. Quel besoin y a-t-il d’ébruiter notre charmante querelle ? Vous aimerez ces armes, monsieur, et vous choisirez dans la paire celle que vous préférez. Vous êtes bon tireur, j’en suis sûr… et vous déciderez si une égratignure ou deux sont suffisantes pour venger la vanité blessée de Mlle Candeille.
Pendant qu’il bavardait joyeusement, autour de lui régnait le silence. Le prince, les yeux fixés sur lui, se demandait ce que cet aventureux étourdi pouvait avoir dans l’esprit. Chacun se sentait oppressé. Un mouvement d’intérêt se manifesta parmi les assistants lorsque Sir Andrew Ffoulkes revint quelques secondes plus tard tenant à la main deux épées dans leur fourreau.
Blakeney les lui prit des mains et les posa sur la table devant Chauvelin.
Les spectateurs tendirent le cou pour examiner les deux armes. Exactement semblables, elles étaient contenues dans le même fourreau de cuir noir uni, dont les viroles d’acier brillaient comme de l’argent. Les gardes étaient également d’acier uni, à part les poignées ciselées en forme de tiges entrelacées.
– Que pensez-vous de ces armes, monsieur ? demanda Blakeney renversé nonchalamment sur sa chaise.
Chauvelin prit une des deux épées et la tira lentement hors de son fourreau en examinant avec soin, ce faisant, la lame d’acier fine et brillante.
– Un peu ancienne de style et de fabrication, Sir Percy, dit-il, imitant de son mieux l’allure dégagée de son adversaire, mais néanmoins une pièce d’acier d’une belle trempe.
– Anciennes, certes oui, monsieur, ces lames ont été façonnées à Tolède, il y a exactement deux cents ans.
– Ah ! je vois ici une inscription, dit Chauvelin rapprochant la lame de ses yeux pour mieux déchiffrer les lettres minuscules gravées dans l’acier.
– Le nom du possesseur. J’ai acheté ces armes moi-même, lors d’un voyage en Italie, de l’un de ses descendants.
– Lorenzo Giovanni Cenci, lut lentement Chauvelin.
– Le plus fieffé coquin que la terre ait jamais porté. Vous devez, monsieur, connaître son histoire encore mieux que nous. Rapine, vol, meurtre, rien ne manque à la renommée de signor Lorenzo… sans oublier le breuvage mortel versé dans une coupe ou la dague empoisonnée.
Sir Percy avait parlé du même ton de plaisanterie enjouée qu’il avait adopté depuis le commencement. Aux derniers mots qu’il prononça, Chauvelin eut un visible tressaillement et replaça soudain sur la table l’épée qu’il examinait. Il jeta un coup d’œil soupçonneux à Blakeney qui, renversé dans son fauteuil, jouait négligemment avec l’autre épée.
– Eh bien ! monsieur, prononça Sir Percy après une courte pause, ces armes vous satisfont-elles ? Laquelle des deux sera la vôtre et laquelle sera la mienne ?
– À vrai dire… Sir Percy, commença Chauvelin toujours hésitant.
– Oh ! monsieur, je sais ce que vous pensez… À vrai dire, il est difficile de choisir entre deux si parfaites jumelles. L’une est aussi exquise que l’autre… et cependant vous devez en prendre une et moi l’autre… celle-ci ou celle-là ? Celle que vous préférez… Vous l’emporterez ce soir et vous vous exercerez à tirer sur une meule de foin ou sur un traversin. L’épée vous appartient jusqu’à ce que vous en ayez usé contre mon indigne personne… Elle est vôtre jusqu’à ce que vous l’apportiez dans quatre jours d’ici sur les remparts de Boulogne, côté sud, lorsque les cloches de la cathédrale tinteront l’angélus du soir. Alors vous la croiserez contre sa perfide jumelle. Là, monsieur, elles sont de longueur égale, de force et de trempe égales… une paire parfaite… cependant, je vous prie de choisir.
Il prit les deux épées, et les tenant adroitement par l’extrémité de leur fourreau de cuir, les présenta au Français. Mais celui-ci paraissait incertain sur ce qu’il allait faire. Il hésitait, essayant en vain de lire dans les profonds yeux bleus de son adversaire. Quel plan de défense se formait dans la tête de Percy Blakeney tandis qu’il lui présentait les deux épées qui avaient appartenu jadis à Lorenzo Cenci ?
Chauvelin toucha l’une des épées de son long doigt maigre.
– Est-ce celle-là que vous choisissez ? demanda Blakeney.
– Eh ! Sir Percy, laquelle me conseillez-vous ? répliqua Chauvelin d’un ton léger. Laquelle de ces deux lames, selon vous, a le plus de chance de garder encore, après deux cents ans, le poison de Cenci ?
Mais Blakeney ne frémit point, il éclata simplement de rire et déclara d’un ton d’étonnement enjoué :
– Morbleu, monsieur, vous avez des saillies pleines d’imprévu… Je n’aurais jamais songé à cela !… Drôle, furieusement drôle… qu’en dites-vous, messieurs… qu’en dit Son Altesse ? N’est-ce pas que mon excellent ami a un tour d’esprit extrêmement original… Voulez-vous cette épée-ci, monsieur, ou celle-là ? Je suis obligé d’insister, sans cela nous fatiguerions nos amis si nous hésitions trop longtemps… Celle-ci alors, monsieur, puisque vous l’avez choisie, continua-t-il comme Chauvelin prenait finalement de ses mains une des épées. Et maintenant, allons nous rafraîchir… Ah ! monsieur, c’est diablement spirituel ce que vous venez de dire… j’insiste pour que vous preniez un bol de punch avec nous. Un esprit comme le vôtre doit avoir besoin d’être arrosé de temps à autre… Auriez-vous la bonté de répéter cette amusante plaisanterie ?
Puis se tournant vers le prince et ses amis, il ajouta :
– Et après le punch, messieurs, ne seriez-vous pas d’avis que nous allions rejoindre ces dames ?