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Attente

Chauvelin n’avait pas à se plaindre que le Comité de salut public lui eût marchandé l’autorité qu’il avait proclamée indispensable au succès de son entreprise. Depuis qu’il était rentré en France, il n’avait qu’à parler pour être obéi. Il était arrivé à Boulogne muni de pouvoirs extraordinaires, comme jamais délégué de la jeune République n’en avait reçu jusque-là : la municipalité, la garde nationale, la garnison du fort, se pliant à la consigne venue de Paris, étaient à ses ordres et à sa dévotion.

Aussitôt après avoir pris possession des quartiers qui lui avaient été préparés à l’hôtel de ville, Chauvelin avait demandé à voir la liste des prisonniers arrêtés dans la journée.

Cette liste ne se composait que de quelques noms, et son œil de furet avait eu tôt fait de découvrir ce qu’il cherchait :

Une femme d’identité inconnue, trouvée en possession d’un faux passeport, au nom de Céline Dumont, domestique au service de la citoyenne Désirée Candeille. Interrogée, n’a pu donner d’explications satisfaisantes. Écrouée à la prison du fort Gayole.

Chauvelin s’enfonça presque les ongles dans les paumes de ses mains dans son effort pour ne point trahir, devant le sergent qui lui avait apporté la liste, l’immense allégresse qu’il ressentait.

Ainsi, il ne s’était pas trompé lorsqu’il avait prévu que Lady Blakeney suivrait son mari sans calculer les risques et les conséquences d’un tel coup de tête.

Ironie du sort ! cette femme qui en France et en Angleterre avait une si grande réputation d’intelligence n’avait pas su voir la souricière tendue pour elle. Une fois de plus elle avait trahi son mari et l’avait livré à ses ennemis qui ne le laisseraient pas échapper une seconde fois !

S’arrachant à ses réflexions, Chauvelin demanda la liste des prisonniers déjà détenus au fort Gayole et se mit à la parcourir. Le nom de l’abbé Foucquet attira tout de suite son attention et il demanda quelques informations sur ce prisonnier. On lui apprit que l’abbé Foucquet, ci-devant curé de la paroisse Saint-Joseph, était emprisonné depuis peu avec ses deux neveux – les enfants de sa sœur – auxquels il était tendrement attaché. Le jeune homme était le seul soutien de sa mère, et la jeune fille, très maladive, était aveugle de naissance.

Parbleu, voilà justement ce qu’il lui fallait ! Son plan fut bientôt dressé. Quelques ordres rédigés rapidement et confiés au sergent pour être portés au gouverneur du fort Gayole, et le doux et inoffensif abbé Foucquet allait devenir, pour Lady Blakeney, le plus sûr des geôliers.

Puis, ayant dépêché un nouveau courrier au Comité de salut public, Chauvelin s’était accordé quelques heures de repos. Il commençait à jouir de l’âpre plaisir de la vengeance. Il ne pouvait pas encore en savourer l’enivrante volupté, mais quelques heures de plus et la coupe serait pleine jusqu’au bord.

Il avait demandé de l’aide au Comité de salut public ; toutefois, quarante-huit heures au moins s’écouleraient avant que ce secours pût lui arriver, quarante-huit heures pendant lesquelles un assassin pouvait rôder invisible et l’atteindre avant que sa vengeance fût parachevée. C’était la seule pensée qui le troublât. Il ne voulait pas disparaître avant d’avoir vu le Mouron Rouge vaincu et à sa merci. Robespierre et ses collègues désiraient simplement voir disparaître l’homme qui avait osé s’attaquer au régime de terreur qu’ils avaient établi. Sa mort sur l’échafaud, même si elle lui donnait l’auréole du martyre, leur suffisait. Mais à Chauvelin il fallait davantage. Il haïssait l’adversaire qui l’avait humilié et tourné en dérision. Il voulait le voir, non seulement châtié, mais encore l’objet du mépris universel et, dans l’attente de cette joie, il veillait sur ses propres jours.

Durant les quarante-huit heures qui s’écoulèrent entre la capture de Marguerite et l’arrivée de Collot d’Herbois, Chauvelin ne sortit pas de l’hôtel de ville, où une garde composée des meilleurs soldats de la garnison veillait sur lui constamment.

Dans la soirée du 12, aussitôt après l’arrivée de Collot d’Herbois, il se rendit au fort Gayole sous bonne escorte et demanda que la prisonnière de la cellule n° 6 fût amenée devant lui dans la grande salle du rez-de-chaussée.