Ces deux jours d’attente, remplis par des alternatives de confiance et de désespoir, avaient agi durement sur Marguerite Blakeney.
Ni son courage, ni sa résolution n’avaient faibli, mais sans aucune nouvelle, et complètement isolée du monde extérieur, elle en était réduite à se poser perpétuellement les mêmes points d’interrogation. « Où était Percy à cette heure ? Que faisait-il ? Avait-il appris sa détention ? Essaierait-il, sans succès, de communiquer avec elle ? Que faire, mon dieu, que faire pour le sauver ? Seigneur, inspirez-moi ! »
Sa grande terreur était de devenir folle. Ne l’était-elle pas déjà à demi ?… Depuis des heures (ou bien était-ce des jours… ou des années ?) elle n’avait entendu que le pas rythmé de la sentinelle dans le corridor ou la voix monotone de l’abbé égrenant ses prières ; elle n’avait vu que la porte de la cellule en bois raboteux et son énorme serrure. Elle l’avait tant fixée, cette porte, que ses yeux en étaient douloureux, et cependant, elle ne pouvait en détacher ses regards, de peur de manquer le moment où, les verrous étant tirés, elle tournerait lentement sur ses gonds rouillés. Sûrement, ce devait être le commencement de la folie. Pour l’amour de Percy, cependant, parce qu’il pouvait avoir besoin de son courage et de sa présence d’esprit, elle s’efforçait de garder son sang-froid.
Mais que c’était difficile, surtout lorsque les ombres du soir, en s’allongeant, peuplaient le triste réduit de formes fantastiques.
Maintenant la lune s’était levée et l’un de ses rayons d’argent venait frapper la porte, lui donnant l’aspect lugubre de l’entrée d’une demeure de fantômes.
À cet instant, comme le bruit de verrous qu’on tire et de barres qu’on enlève se faisait entendre, Marguerite se crut le jouet d’une hallucination. L’abbé Foucquet, assis dans le coin le plus obscur de la cellule, récitait tout bas son chapelet. Sa sérénité ne pouvait être troublée par une porte qui s’ouvre ou qui se ferme. Marguerite frissonna en se demandant qui allait apparaître.
La porte s’ouvrit : on entendit un ordre bref et la lumière d’une lanterne fut projetée à l’intérieur de la cellule. Marguerite distingua vaguement un groupe d’hommes, des soldats sans doute, car des armes scintillaient dans l’obscurité du corridor. L’un d’eux s’avança de quelques pas dans la pièce et, s’adressant à Marguerite, lui dit d’un ton péremptoire :
– Le citoyen-gouverneur te demande ; debout, et suis-moi.
– Où dois-je aller ? demanda-t-elle.
– Là où l’on te mènera. Et vivement ! Le gouverneur n’aime pas attendre. Sur l’ordre du sergent, deux autres soldats pénétrèrent dans la cellule et vinrent encadrer Marguerite qui s’était levée, prête à obéir.
L’abbé s’avança vers elle, mais fut rudement repoussé de côté.
– Toi, le curé, mêle-toi de tes affaires, lui enjoignit le sergent brutalement. Quant à toi, citoyenne, avance sans broncher ou bien le bâillon et les menottes auront raison de ta résistance.
Mais Marguerite ne songeait point à résister. Elle était si lasse qu’elle ne cherchait même pas à deviner où son escorte la menait ni ce qu’on voulait faire d’elle. Elle marchait comme dans un rêve avec l’espoir confus que ce cauchemar allait prendre fin. Les exécutions sommaires étaient fréquentes, elle ne l’ignorait pas et elle en venait à souhaiter une solution aussi simple à l’horrible problème qui la tourmentait depuis deux jours.
On lui fit suivre un long passage où elle trébucha plusieurs fois, car rien ne l’éclairait que la lanterne portée par le soldat qui marchait en tête. Puis on descendit un étroit escalier et le petit groupe fit halte devant une massive porte de chêne.
Le sergent qui commandait l’escorte ouvrit la porte et entra. Par l’entrebâillement, Marguerite aperçut une vaste salle d’aspect sombre et nu. Sur la gauche, il devait y avoir une fenêtre, car un rayon de lune mettait une tache blafarde sur le plancher. À droite, une table à demi cachée par le battant de la porte était éclairée par un chandelier à deux branches. À en juger par les soubresauts de la flamme, la fenêtre invisible devait être ouverte, laissant l’air nocturne entrer librement. Après quelques secondes d’attente qui lui semblèrent interminables, un ordre bref vint de l’intérieur et Marguerite fut poussée dans la pièce par un des soldats. Elle vit alors qu’un homme était assis devant la table, la tête penchée sur une liasse de papiers. Il se leva à son approche et, la lumière de deux chandelles éclairant en plein son visage de furet aux yeux cruels et aux lèvres minces, elle reconnut Chauvelin.
Dans un effort désespéré, Marguerite se raidit pour ne pas laisser voir à cet homme détesté la terreur qu’elle ressentait. Rassemblant toute son énergie, elle parvint à réprimer le tremblement de ses lèvres et à poser tranquillement son regard sur lui. Les battements désordonnés de son cœur se calmèrent un peu.
– Veuillez vous asseoir, Lady Blakeney, prononça Chauvelin de sa voix sèche.
Machinalement Marguerite prit la chaise que lui avançait le sergent.
Dès qu’elle fut assise, Chauvelin reprit son siège de l’autre côté de la table et donna l’ordre aux soldats de se retirer.
– Mais restez à la porte, ajouta-t-il, prêts à entrer au premier appel.
Marguerite eut un sourire de dédain devant cette manifestation évidente des craintes secrètes de Chauvelin.
La porte se referma. Lady Blakeney était seule avec l’homme qu’elle craignait et haïssait le plus au monde.
Elle se demandait quand il se déciderait à parler et à lui apprendre pourquoi il l’avait envoyée chercher. Mais Chauvelin ne se pressait point de commencer l’entretien. La main placée en écran pour abriter ses yeux de la lumière du chandelier, il considérait Marguerite avec la plus grande attention. Celle-ci, de son côté, le dévisageait avec un calme dédaigneux comme si la présence de cet homme la laissait souverainement indifférente.
– Mon désir de vous voir ce soir vous surprend, Lady Blakeney ? dit enfin Chauvelin.
Et comme elle ne répondait pas il poursuivit d’un ton presque déférent :
– Je crains que la journée de demain ne vous apporte de graves révélations qui vous seront fort pénibles. Veuillez croire que seule la sympathie me pousse à essayer d’atténuer le désagrément que vous causeront de telles nouvelles en vous mettant, par avance, au courant de leur nature.
Marguerite tourna vers lui un regard interrogateur où elle essaya de mettre tout ce qu’elle ressentait d’amertume, de fierté et de mépris. Chauvelin leva les épaules.
– Ah ! murmura-t-il, je vois, madame, que vous jugez mal mes intentions, comme toujours. Il est naturel que vous ne me rendiez pas justice, cependant, croyez-moi…
– Trêve à tous ces mensonges, monsieur Chauvelin, interrompit-elle avec une impatience soudaine. Laissez là vos protestations de courtoisie et de dévouement, il n’y a personne pour les entendre, et veuillez venir au fait.
Chauvelin poussa un soupir de satisfaction. Il préférait infiniment la véhémence de la femme au flegme souriant du mari qui avait le don de lui faire perdre son propre sang-froid.
– Qu’il soit fait selon votre désir, dit-il avec un léger salut ironique, mais avant de vous obéir, je suis obligé de vous poser une question.
– Laquelle ?
– Vous êtes-vous demandé quelles conséquences votre situation actuelle pouvait avoir pour cet incomparable prince de l’élégance masculine, Sir Percy Blakeney ?
– Est-il nécessaire de mêler le nom de mon mari à cette conversation ?
– C’est indispensable, notre dame, répliqua-t-il d’un air suave. La vie de votre mari ne se confond-elle pas avec la vôtre, au point que ses actions sont inévitablement influencées par les vôtres ?
Marguerite tressaillit, et comme Chauvelin s’arrêtait elle essaya de deviner le sens caché de ses paroles. Elle regarda son adversaire, prête à lutter de finesse avec lui.
– Je ne comprends pas, dit-elle pour gagner du temps, comment mes actions peuvent influencer celles de mon mari. Je suis prisonnière à Boulogne, il n’en sait rien encore, sans doute…
– Sir Percy peut arriver à Boulogne d’un moment à l’autre, interrompit Chauvelin tranquillement. Si je ne me trompe, peu d’endroits peuvent avoir, en ce moment, plus d’attraits pour lui que cette humble ville de province. N’a-t-elle pas l’honneur d’abriter Lady Blakeney ?… Et vous pouvez me croire, madame, quand je dis que, du jour où Sir Percy débarquera dans notre port hospitalier, deux cents paires d’yeux seront fixées sur lui, dans la crainte qu’il ne lui prenne la fantaisie de s’en retourner de nouveau.
– Quand il y en aurait deux mille, monsieur, dit Marguerite avec impétuosité, cela ne l’empêcherait pas d’aller et venir à sa guise.
– Eh ! eh ! dit-il avec un sourire, croyez-vous donc à Sir Percy Blakeney la puissance merveilleuse attribuée par l’imagination populaire à ce mystérieux héros qu’on nomme le Mouron Rouge ?
– Assez de ces escarmouches, monsieur Chauvelin, riposta-t-elle, piquée au vif par son sarcasme. Pourquoi chercherions-nous à jouer au plus fin ? Quel était donc l’objet de votre voyage en Angleterre ? de la comédie que vous avez jouée chez moi avec l’aide de cette Candeille ? de cette provocation et de ce duel, sinon d’attirer en France Sir Percy Blakeney ?
– Et aussi sa charmante épouse, termina Chauvelin avec un salut ironique.
Marguerite se mordit les lèvres, mais resta silencieuse.
– Oserai-je dire que j’ai admirablement réussi, continua-t-il avec le même, air d’urbanité, et que j’ai de fortes raisons d’espérer que cet insaisissable Mouron Rouge sera bientôt l’hôte de nos rives hospitalières ?… Vous le voyez, moi aussi j’abats mes cartes… Comme vous le dites, pourquoi jouer au plus fin ? Vous êtes à Boulogne, Lady Blakeney ; bientôt Sir Percy viendra tenter de vous arracher de nos mains, mais croyez-moi, belle dame, pour pouvoir s’en retourner en Angleterre avec vous, il lui faudrait, centuplée, l’audace et l’ingéniosité du Mouron Rouge. À moins…
– À moins…
Marguerite retint son souffle et il lui sembla que tout l’univers s’arrêtait dans l’attente des paroles qui allaient suivre. Il y avait donc une alternative, plus terrible encore, sans doute, que celle de l’année précédente. Chauvelin, elle le savait, était passé maître dans l’art de ces ultimatums cruels. Mais elle se sentait tout à fait calme parce que sa décision était prise et qu’elle était résolue à accepter toute condition qui lui serait posée pour prix de la sûreté de son mari. En somme ces conditions, puisque c’est à elle qu’on les posait, ne pouvaient avoir trait qu’à l’échange de sa propre vie contre celle de Percy Blakeney.
Mais tandis qu’elle considérait Chauvelin les yeux brillants et les lèvres serrées, celui-ci reprit subitement sa première attitude d’affable courtoisie. Toute ardeur disparut de sa voix et du même ton léger dont il aurait pu parler de la pluie et du beau temps, dans un salon, il dit en souriant :
– Ciel ! que vous prenez cette affaire au tragique ! Vous avez répété ces mots innocents : « À moins », comme si je posais un poignard sur votre belle gorge. Et pourtant, je n’avais rien en vue qui pût vous troubler à ce point. Ne vous ai-je pas dit que j’étais votre ami, laissez-moi vous le prouver.
– Je crains, monsieur, que l’entreprise ne soit difficile, dit-elle sèchement.
– Allons donc, si vous le voulez bien, à la racine de cette affaire délicate. Vous êtes sous l’impression que je complote… comment dirai-je… la mort… d’un certain gentleman pour lequel j’ai, en fait, le plus grand respect. C’est bien exact ?
– Qu’est-ce qui est exact, monsieur Chauvelin, je ne comprends pas.
– Vous croyez que je prends en ce moment des mesures pour envoyer le Mouron Rouge à l’échafaud ?
– Oui, certes !
– Quelle erreur est la vôtre ! Vous devez me croire, madame, lorsque je vous affirme que l’échafaud est le dernier endroit où je souhaiterais voir ce fabuleux personnage.
– Vous jouez-vous de moi, monsieur Chauvelin ? S’il en est ainsi, dans quel but ? Pourquoi me mentez-vous de la sorte ?
– Sur mon honneur, c’est la pure vérité. La mort de Sir Percy Blakeney – je puis lui donner son nom, n’est-ce pas – servirait très mal le dessein que je me propose.
– Quel est ce dessein ? Pardonnez-moi, monsieur Chauvelin, ajouta-t-elle avec un soupir d’impatience, mais après les journées que je viens de traverser, j’ai quelque peine à rassembler mes idées. Je vous serais reconnaissante d’ajouter à toutes vos protestations d’amitié, un peu plus de clarté dans vos paroles et, si possible, de brièveté. Quel est donc ce dessein que vous aviez en vue, lorsque vous avez essayé d’attirer mon mari en France ?
– Mon dessein est la destruction du Mouron Rouge et non la mort de Sir Percy Blakeney. Sir Percy Blakeney est un gentleman spirituel, brillant, des plus accomplis, pourquoi ne continuerait-il pas à orner de sa présence les salons de Londres ou de Brighton ?
Marguerite le regardait interdite ; l’espace d’un éclair, la pensée que Chauvelin doutait encore de l’identité du Mouron Rouge traversa son esprit… Non, non ! C’est folie que cet espoir… Mais alors, grand Dieu ! où cet homme voulait-il bien en venir ?
– Ce que je viens de dire peut vous sembler un peu obscur, madame, poursuivit Chauvelin d’un ton affable, mais une femme aussi intelligente que vous et aussi grande dame que la femme de Sir Percy Blakeney se rend compte qu’il existe d’autres moyens de se débarrasser de quelqu’un que de lui ôter la vie.
– Par exemple, monsieur Chauvelin ?
– Le dépouiller de son honneur.
Un rire saccadé, presque un rire de folle, s’échappa des lèvres de Marguerite.
– Le déshonorer ! Ah ! ah ! ah ! en vérité, monsieur Chauvelin, votre imagination vous entraîne un peu loin ! Ah ! ah ! ah ! vous rêvez, vraiment, lorsque vous parlez de déshonorer Sir Percy Blakeney !
Mais Chauvelin demeurait impassible. Lorsque le rire de Marguerite eut cessé, il dit simplement :
– Qui sait ?
Il se leva et s’approcha d’elle.
– Voulez-vous me permettre, lui dit-il, de vous conduire auprès de cette fenêtre ? On y respire un air pur et frais et vous comprendrez mieux, devant la ville endormie, la portée de mes paroles.
Sans vouloir voir la main qu’il lui tendait, Marguerite s’avança vers la croisée avec empressement, car tout le temps de l’entretien elle s’était sentie incommodée par l’odeur de suif qui s’exhalait des chandelles fumeuses.
Chauvelin avait évidemment encore autre chose à lui communiquer. Aussi, comme il lui faisait signe d’approcher, elle vint s’accouder à la fenêtre et plongea ses regards dans la nuit.