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L’angélus

Peu à peu, tous les bruits moururent autour du fort Gayole. Les cris et les rires de la foule, qui s’était vite remise de sa frayeur, n’arrivaient plus que comme le grondement assourdi d’un orage lointain, sur lequel se détachait parfois la note aiguë d’une voix de femme ou l’éclat d’un coup de trompette.

Les soldats étaient partis, les uns escortant Collot d’Herbois, les autres accompagnant Hébert et le vieux prêtre qui allait sonner l’angélus.

Vaincu par la violence de ses émotions successives, Chauvelin s’était laissé choir sur un siège et s’abandonnait à l’ivresse du triomphe.

Enfin était venue pour son ennemi l’heure de l’écrasement et de la honte !… Lui-même avait assez vécu puisqu’il avait vu ce jour. Et sans s’inquiéter d’autre chose, il savourait la joie de la victoire, le plaisir de la vengeance. Ce qu’étaient devenus Sir Percy et Lady Blakeney, il ne s’en préoccupait guère ! Sir Percy avait dû s’esquiver par la porte ou la fenêtre, pressé d’entraîner sa femme hors de Boulogne. L’angélus allait sonner : au premier tintement, les portes de la ville s’ouvriraient, le port serait libre. Collot d’Herbois galopait à franc étrier dans la direction de Paris : chaque instant l’en rapprochait ; dans vingt-quatre heures, tous les patriotes se réjouiraient. Rien à craindre désormais de l’humble fleurette anglaise, piétinée dans la boue !

… Soudain, un léger bruit le fit sursauter. Il se rendit compte qu’il avait cédé à une vague torpeur, conséquence naturelle de la fatigue et de la tension d’esprit subies durant ces quatre derniers jours.

Le bruit se fit entendre de nouveau ; c’était comme un léger tâtonnement dans l’ombre. Chauvelin essaya, mais sans succès, de distinguer quelque chose dans la pièce obscure. Alors il se leva, et sortit dans le corridor pour y prendre la lanterne accrochée à la muraille. Au même instant un son de cloche parvint à son oreille : l’angélus commençait à tinter.

Il rentra dans la salle en élevant la lumière au-dessus de sa tête : la pièce n’était pas vide ! les rayons jaunâtres de la lanterne firent apparaître à ses yeux stupéfaits l’élégante silhouette de Sir Percy Blakeney.

Avec un sourire engageant, celui-ci s’inclina légèrement vers Chauvelin. Il tenait à la main la fameuse épée façonnée à Tolède pour Lorenzo Cenci.

– N’est-ce pas le jour et l’heure, monsieur dit-il avec sa grâce la plus courtoise, où nous devons croiser le fer ? Nous sommes, si je ne me trompe, au-dessus des remparts sud. Veuillez me montrer le chemin, et je vous suis.

À la vue de cet homme, de son audace, de son impudence, Chauvelin sentit comme un étau lui étreindre le cœur : ses joues prirent une teinte de cendre, ses lèvres minces se crispèrent, et la main qui tenait la lanterne se mit à trembler de façon visible. Sir Percy continuait à sourire, tout en indiquant du geste la direction des remparts.

De l’église Saint-Joseph, arriva le tintement doux et mélancolique du deuxième Ave. Par un violent effort, Chauvelin se ressaisit et tenta de chasser l’étrange sentiment d’angoisse qui s’était emparé de lui devant l’apparition de cet homme extraordinaire.

– Trêve à ces plaisanteries, Sir Percy ! dit-il rudement. Vous le savez : je n’ai pas l’intention de me battre avec ces épées empoisonnées, et…

– Je m’en doutais, monsieur Chauvelin. Mais vous, savez-vous que j’ai l’intention de vous tuer, ici même, comme un chien ?

Et jetant par terre son épée dans une explosion de fureur presque sauvage, il marcha sur Chauvelin et savoura durant une seconde l’ivresse de tenir à sa merci cet être chétif qu’il dominait de toute sa hauteur.

Mais Chauvelin ne trembla pas.

– Quand bien même vous me tueriez, Sir Percy, dit-il sans se troubler en regardant son ennemi dans les yeux, vous ne pourriez détruire la lettre que mon collègue porte en ce moment à Paris.

À ces mots le visage de Sir Percy changea subitement d’expression. La lueur de haine s’éteignit dans ses yeux bleus, ses traits crispés se détendirent, et un rire joyeux, éclatant, prolongé, réveilla les échos du vieux fort.

– Morbleu ! monsieur Chaubertin, s’écria-t-il gaiement, voilà qui est drôle, furieusement drôle !… Entendez-vous chère amie ? c’est la meilleure plaisanterie que j’aie ouïe depuis longtemps… Monsieur que voici croit que… parbleu ! il y a de quoi mourir de rire !… Monsieur croit que c’est cette damnée lettre qui est partie pour Paris !… Pense-t-il donc qu’un gentilhomme anglais, même lorsqu’il est terrassé, permettrait à un gredin de lui arracher une lettre ?

– Sir Percy ! haleta Chauvelin dont un affreux soupçon traversait subitement le cerveau.

– Peste ! monsieur, vous êtes étonnant ! continua Sir Percy en tirant d’une de ses poches une feuille froissée qu’il mit sous les yeux hagards de Chauvelin. Voici la lettre que j’ai écrite ici, à votre table, pour gagner du temps et vous jouer un tour de ma façon. Mais par tous les saints ! vous êtes encore plus fou que je ne le pensais si vous avez cru que je l’avais écrite dans un autre dessein que de vous en souffleter le visage !…

Et d’un geste brusque et violent, il frappa Chauvelin en pleine figure. Puis reprenant son calme, il ajouta :

– Vous aimeriez savoir, n’est-il pas vrai, monsieur Chaubertin, quel est le pli que votre ami Collot d’Herbois porte à Paris en si grande hâte ?… Le texte en est bref et se compose de quelques vers. C’est moi qui l’ai rédigé cet après-midi tandis que vous me croyiez endormi et saturé de cognac ; rien n’est plus facile que de faire passer du cognac par la fenêtre ! Pensiez-vous que j’avais tout bu ? Je vous avais dit cependant, vous en souvenez-vous ? que j’étais moins ivre que vous ne l’imaginiez… Donc, cette lettre est écrite en vers, et se lit ainsi :

Est-il ici, serait-il là ?

Les Français tremblent dès qu’il bouge.

Satan lui-même le créa.

L’insaisissable Mouron Rouge.

… Un gracieux quatrain, monsieur, qui plaira fort, si je ne me trompe, à votre maître et ami le citoyen Robespierre… Votre collègue Collot d’Herbois est déjà loin sur la route de Paris à l’heure qu’il est. Non, non, monsieur, je ne puis vraiment me résoudre à vous tuer, la Providence m’ayant départi le don de goûter l’ironie des choses et de trouver mon divertissement dans les bizarreries et l’imprévu de l’existence !

Les derniers coups de l’angélus s’égrenèrent dans la nuit, et le canon du vieux Château se mit à tonner, proclamant à travers la ville l’amnistie générale et l’ouverture des portes.

Chauvelin, livide de rage, voulut s’élancer vers le corridor pour appeler du secours : trop tard ! Sir Percy avait joué suffisamment avec sa proie. L’heure passait, Hébert et ses hommes pouvaient revenir, il était temps de songer à gagner un endroit plus sûr. D’un bond, il se jeta entre son ennemi et la porte, et saisissant le petit homme par les épaules, le poussa jusqu’au fond de la salle. Le bâillon et la corde préparés pour Marguerite étaient restés à terre.

En quelques gestes vifs et précis, Sir Percy eut bientôt fait de Chauvelin un paquet impuissant et muet. L’ex-ambassadeur n’était pas de taille à résister au vigoureux gentilhomme dont les forces étaient intactes.

Après s’être assuré que la corde était solidement nouée, le bâillon bien assujetti, et que Chauvelin ne pouvait faire un mouvement, il prit dans ses bras cette masse inerte et la porta sur le lit de la pièce contiguë, là où Marguerite avait vécu douze heures d’un douloureux martyre.

La lumière de la grande salle éclairait confusément le corps allongé de Chauvelin. Les yeux fermés, il paraissait avoir perdu conscience ; cependant ses mains attachées avaient des soubresauts nerveux.

Le Mouron Rouge laissa tomber sur lui un regard où la pitié se mêlait au mépris. Il haussa les épaules et allait se détourner, lorsque, se ravisant, il tira de la poche de son gilet un bout de papier qu’il glissa entre les doigts tremblants de Chauvelin. Sur ce papier étaient griffonnés quatre vers, ceux-là mêmes que Robespierre et ses collègues liraient vingt-quatre heures plus tard.

Alors seulement, Blakeney sortit de la pièce.