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Boulogne

Pendant la traversée, Marguerite n’eut guère de loisir pour se livrer à ses pensées. Les incommodités d’un voyage dépourvu de toute espèce de confort eurent pour effet salutaire de distraire son attention et de lui faire oublier un moment ses angoisses.

Le bâtiment hollandais qui venait ainsi prendre discrètement sur la côte anglaise les voyageurs à destination de la France était une simple goélette bourrée de marchandises, nullement destinée au service des passagers. Ceux-ci s’installaient où ils pouvaient sur le pont et dans l’entrepont. Marguerite avait trouvé entre deux piles de cordages un coin un peu abrité contre les paquets de mer qui parfois balayaient le pont. Assise sur son petit portemanteau, les pieds appuyés sur un rouleau de corde, elle serrait frileusement autour d’elle les plis de son manteau et respirait avec un peu de répugnance l’air chargé d’une forte odeur de goudron et de varech.

Les quelques passagers visibles étaient trop occupés à se garantir des embruns pour prêter attention à cette voyageuse vêtue de sombre, dont le visage se distinguait mal sous le capuchon. Elle-même ne vit parmi eux personne qui ressemblât à l’actrice Candeille.

Le vent soufflait du nord-est, froid, pénétrant, mais favorable à une traversée rapide.

Marguerite, qui venait de faire un long trajet en voiture après une nuit sans sommeil, était harassée. Elle commença par contempler les rougeoiements du couchant jusqu’à en avoir mal aux yeux. Comme les derniers reflets cuivrés s’éteignaient dans l’ombre grise du crépuscule, elle aperçut au loin sur le fond terne du ciel la coupole ronde de Notre-Dame de Boulogne.

Puis elle tomba dans une sorte de torpeur ; oublieuse de ce qui l’entourait, elle voyait seulement les tours des vieilles églises de la ville qui apparaissaient l’une après l’autre dans la nuit tombante. Il lui semblait glisser vers une ville irréelle, création de quelque imagination morbide, une cité fantôme où régnaient la désolation et la mort.

Quand le bateau accosta le long de la jetée, Marguerite eut l’impression d’être réveillée en sursaut : sans doute avait-elle somnolé pendant cette dernière demi-heure.

À présent, la nuit était tombée, très noire. Au ciel, ni lune, ni étoiles. Une lanterne accrochée à un mât éclairait imparfaitement une partie du pont et faisait paraître plus épaisses les ténèbres environnantes. Le remue-ménage du débarquement commençait : appels, coups de sifflets, piétinements, bruits de chaînes. Des silhouettes surgissaient, dans la zone de lumière, étrangement déformées, qui disparaissaient comme des gnomes effarouchés, remplacées par d’autres figures, d’autres silhouettes également fantastiques. Marguerite, engourdie par le froid, resta d’abord sur place sans savoir que faire. Ses yeux s’accoutumaient peu à peu à l’obscurité : bientôt elle distingua en face d’elle la passerelle de bois qui menait du bateau à la jetée, et suivit des yeux les ombres noires qui s’y engageaient.

Sur la jetée, à l’autre bout de la passerelle, se dressait une tente ouverte d’un côté, éclairée par plusieurs lanternes. À l’entrée de cet abri, en pleine lumière, un homme était assis à une table, entouré de plusieurs gardes nationaux. Tous ceux qui descendaient du bateau devaient forcément passer par là ; Marguerite les voyait s’arrêter l’un après l’autre devant l’homme assis et présenter un papier qu’il examinait longuement, minutieusement.

Elle comprit, non sans appréhension, que c’était là qu’avait lieu l’examen des passeports, mais elle s’efforça de dominer cette impression désagréable : du moment que son passeport était bien en règle, elle ne risquait rien et n’avait pas besoin de s’inquiéter.

Soudain, elle tressaillit et son cœur battit plus vite : dans la tente, se profilait une silhouette d’homme, petite et mince, qui lui rappelait singulièrement Chauvelin.

Sans doute, il n’y avait rien de surprenant à ce qu’il fût là : il s’était hâté, comme elle-même, de gagner Douvres et de traverser le pas de Calais, pour ne pas manquer un rendez-vous fixé par lui ! Mais sa présence si proche rendait plus tangible la redoutable réalité.

Complètement réveillée maintenant, Marguerite se rapprocha de la passerelle – à quoi bon tarder davantage ?… – et s’y engagea, son sac à la main, repassant dans son esprit les plans qu’elle avait combinés pour l’emploi de ces deux jours d’attente. En premier lieu il lui fallait trouver l’abbé Foucquet ; il serait le lien entre elle et son mari. Percy ne lui avait-il pas dit que sa nouvelle expédition avait pour but d’arracher le vieux prêtre aux griffes des terroristes ?… Une inquiétude la saisit tout à coup : et si l’abbé Foucquet n’était plus à Boulogne ?…

– Hé ! la belle ! ton passeport !

À cette apostrophe, Marguerite sursauta : absorbée dans ses pensées, elle était arrivée sans s’en rendre compte devant la petite tente. Non, il ne fallait pas avoir peur : la feuille qu’elle tirait de sa poche était un passeport en bonne et due forme qui allait lui ouvrir l’entrée de Boulogne.

L’homme assis derrière la table regarda le papier en fronçant les sourcils.

– Ton nom ? interrogea-t-il sèchement.

– Céline Dumont, répondit-elle avec promptitude. (Elle s’était répété son nom d’emprunt bien des fois au cours du voyage pour arriver à le prononcer sans hésitation.) Femme de chambre de la citoyenne Désirée Candeille.

L’homme examina de près le passeport, le posa devant lui et jeta d’un ton ironique :

– Céline Dumont ? Eh ! citoyenne, quel tour cherches-tu à nous jouer ?

– Quel tour ?… je ne comprends pas, fit Marguerite sans se troubler.

– Tu m’étonnes ! reprit l’autre avec un sourire railleur. Ton affaire était assez bien manigancée ; elle aurait pu réussir… Seulement, par malchance, la citoyenne Dumont est passée devant moi, il n’y a pas un quart d’heure.

Du doigt, il indiqua une ligne du grand cahier ouvert devant lui et sur lequel il notait les noms de tous les voyageurs débarqués. Puis redressant la tête, il lança un coup d’œil triomphant sur le visage calme qui lui faisait face.

Ce calme n’était qu’apparent. Marguerite était d’une pâleur de cendre ; le sang s’était retiré de ses joues et affluait à son cœur qui battait à l’étouffer.

– Tu fais erreur, citoyen, parvint-elle à dire d’un ton posé. Je suis la femme de chambre de la citoyenne Candeille. Ce passeport m’a été remis par ma maîtresse elle-même avant le départ du bateau. Si tu l’interroges, elle te dira que j’ai dit vrai.

Mais l’autre haussa les épaules en ricanant. L’incident le divertissait, évidemment, bien qu’il en eût vu bon nombre de ce genre depuis quelques mois.

– En vérité, jolie citoyenne, reprit-il avec la même verve moqueuse, je te félicite de l’habileté avec laquelle tu sais mentir. Malheureusement pour toi, la citoyenne Candeille est passée elle-même tout à l’heure en même temps que Céline Dumont – la vraie ! – et toutes deux m’étaient recommandées par un personnage qui n’est autre que l’envoyé du Comité de salut public, le citoyen Chauvelin ! Voilà qui peut rabattre ton caquet !

– Mais je t’assure qu’il y a erreur, répétait Marguerite avec entêtement. C’est l’autre femme qui ment !… J’ai mon passeport, et…

– Assez de jérémiades ! dit l’homme d’un ton péremptoire. Si tu dis la vérité, tu pourras continuer demain ton voyage après t’être expliquée avec le citoyen gouverneur !

Et comme Marguerite tentait encore une protestation :

– Holà ! poursuivit-il, qu’on emmène cette bavarde se calmer au fort Gayole ! et vivement !

Marguerite sentit aussitôt une lourde main sur son épaule, et fut entraînée hors de la tente.

En l’espace d’un éclair, elle comprit tout, et vit nettement comment le filet avait été tendu pour la prendre.

Ah ! folle et aveugle qu’elle était ! Dire qu’elle s’était dressée en adversaire devant Chauvelin !… pauvre adversaire, en vérité, pour cet homme passé maître en intrigues !… Comme il s’était joué d’elle ! Comme il avait bien deviné ses sentiments, prévu de quelle façon sa nature ardente la ferait agir !

Maintenant le filet se refermait. Le Mouron Rouge, attiré en France, allait y trouver sa femme prisonnière, et gardée par ses ennemis comme un précieux otage.

Elle voyait avec épouvante la situation sans issue. Elle en défaillait presque, mais l’instinct de la conservation, un désir fou de liberté, l’empêchèrent de s’abandonner passivement à son sort. À quelques pas de là s’étendaient les ténèbres propices : si seulement elle pouvait se dégager, courir et se perdre dans la nuit, puis, réfugiée en quelque cachette, attendre et patienter… Si seulement elle pouvait se dégager…

Un violent effort, une brusque secousse… et ce fut la lutte sublime et folle d’une femme contre cinq hommes. Jurant, sacrant, les soldats eurent tôt fait de réduire leur prisonnière à l’impuissance ; mais comme elle se débattait encore, l’un d’eux, furieux, lui assena son poing sur la tête.

Ce coup brutal, lancé avec sauvagerie, eut pourtant un heureux effet : il fit perdre connaissance à Marguerite, et dans cet évanouissement salutaire, elle oublia pour quelque temps l’inutilité de ses efforts et le naufrage de son dernier espoir.