Quand il rentra dans la salle, Marguerite debout près de la table, la main appuyée sur le dossier de sa chaise, tendait vers lui son visage bouleversé d’émotion.
Pas une seconde au moment où la vie précieuse de son mari était en péril, son sang-froid ne l’avait abandonnée. Lorsque Percy avait bondi, le flambeau à la main, elle avait subitement repris confiance. Dieu merci ! il n’entendait pas remettre à ses ennemis la lettre déshonorante ! Quant à elle, son rôle était simple, elle devait rester calme et ne pas attirer l’attention.
Aussi n’avait-elle poussé aucun cri, ni fait aucun mouvement quand la pièce avait été plongée soudain dans l’obscurité et qu’elle avait entendu des chocs, des appels et le bruit sourd d’une lutte. Lorsque la mêlée confuse avait pris fin et que Collot d’Herbois s’était rué avec les derniers soldats hors de la salle, Marguerite s’était reculée tout doucement dans le coin le plus sombre et, muette, retenant son souffle, elle avait guetté dans le silence un signe de lui, prête à s’élancer s’il rappelait… prête à attendre encore tant qu’il le faudrait.
Enfin, Chauvelin réduit à l’impuissance et transporté dans la pièce voisine, elle venait de sortir de l’obscurité.
Quand Percy la vit se détacher de l’ombre, le visage entouré par l’auréole de ses cheveux d’or, une chaude rougeur sur les joues et les yeux illuminés de tendresse, il s’arrêta une seconde sur le seuil, tout à la joie de cette contemplation.
L’instant d’après, il la serrait dans ses bras. Tout était silencieux, à part le bruit monotone des gouttes de pluie sur les arbres du rempart, et, très lointains, les derniers échos de la fête.
Alors monta vers la fenêtre le cri de la mouette trois fois répété.
Blakeney et Marguerite s’éveillèrent de leur rêve si bref. Une fois de plus, l’amoureux cédait le pas à l’homme d’action.
– Voici Tony, si je ne me trompe, dit-il aussitôt.
Et d’une main un peu tremblante il ramena soigneusement le capuchon autour du visage de Marguerite.
– Lord Tony ici ? murmura-t-elle, surprise.
– Lui-même, avec Hastings et un ou deux autres. Je leur avais demandé de venir à notre rescousse ce soir, lorsque le moment serait favorable.
– Vous étiez donc si sûr du succès, Percy ? demanda-t-elle.
– Mais oui, répondit-il simplement.
Entraînant Marguerite vers la fenêtre, il l’aida à passer par-dessus l’appui. La fenêtre n’était qu’à une faible distance du sol et deux paires de bras complaisants se tendaient pour recevoir la jeune femme.
Percy à son tour suivit la même voie, et le petit groupe se dirigea d’un pas tranquille vers la poterne qu’il fallait franchir pour aller de la ville au port.
Les remparts étaient étrangement calmes et silencieux. Ceux qui s’amusaient étaient loin. Seuls, deux ou trois passants se hâtaient, des paquets à la main, – fugitifs qui profitaient de cette occasion unique de quitter un sol dangereux.
Ils marchaient en silence, Marguerite au bras de son mari.
Près de la poterne, quelques soldats jouaient aux cartes, buvaient et plaisantaient. L’arrivée de Sir Percy et de ses amis ne troubla pas leur partie. Depuis la sonnerie de l’angélus, la poterne était grande ouverte, et les sentinelles avaient reçu l’ordre de laisser les gens circuler librement.
– Tiens, voilà le grand Anglais, fit un soldat sans lâcher ses cartes.
– Parbleu ! Il s’en retourne dans son pays, commenta un autre.
– Bon voyage, monsieur Dumollet…, fredonna un troisième.
Qui aurait pu se douter que le dessein grandiose préparé avec tant de soin pour assurer l’effondrement du Mouron Rouge et de sa ligue avait avorté et que Collot d’Herbois portait à Paris, non un document précieux mais une simple mystification, tandis que l’homme qui avait presque réalisé son plan démoniaque gisait dans la forteresse, étroitement ligoté ?
Et voilà comment la petite troupe composée de Sir Percy et Lady Blakeney, de Lord Anthony Dewhurst et de Lord Hastings passa sans encombre l’enceinte de Boulogne.
Aux abords de la ville, elle se grossit de Lord Everingham et de Sir Philip Glynde qui étaient allés prendre l’abbé Foucquet à la sortie de sa petite église, puis de François, de Félicité et de leur vieille maman que d’autres membres de la ligue s’étaient chargés d’amener au Day Dream.
– Nous étions tous dans la fête et avons suivi le cortège jusqu’au dernier moment, expliqua Lord Tony à Marguerite pendant qu’ils se dirigeaient rapidement vers le port. Nous ne nous figurions nullement ce qui allait se passer. Nous savions seulement que l’on aurait besoin de nous vers ce moment-là, – l’heure du duel, – du côté du rempart sud, et, d’autre part, notre consigne est de nous mêler toujours aux rassemblements, quels qu’ils soient. Nous étions donc de ceux qui réclamaient à grands cris le Mouron Rouge, et quand Blakeney se dressa soudain à la fenêtre, en pleine lumière, nous pensâmes qu’il préparait un tour de sa façon et qu’il nous restait seulement à attendre sur place la suite des événements. Comme vous voyez, c’était très simple.
Le jeune homme parlait avec un entrain joyeux ; mais sous le ton léger de son récit perçaient l’enthousiasme et la fierté qu’inspirent au soldat l’audace et le génie de son chef.
Trois canots attendaient Sir Percy, Lady Blakeney et tous ceux qu’ils emmenaient avec eux. L’embarquement se fit en silence, les matelots se courbèrent sur les rames, et les canots s’éloignèrent rapidement du rivage.
Alors, le vieux prêtre murmura une prière d’actions de grâces, et Marguerite, émue, l’entendit appeler la bénédiction de Dieu sur le courageux Anglais qui se faisait le libérateur des faibles et des opprimés.
Quelques jours plus tard, au soir tombant, Marguerite se promenait avec son mari dans l’avenue de châtaigniers du beau parc de Richmond. L’air était chargé des senteurs de l’arrière-saison et la terre humide était jonchée de feuilles mortes.
Elle s’arrêta, posa sur le bras de son mari une main tremblante et leva vers lui ses yeux où brillaient des larmes de tendresse.
– Percy, dit-elle tout bas, m’avez-vous pardonné… ?
– Et quoi donc, ma chérie ?
– Cette horrible aventure de Boulogne… le marché imaginé par ce monstre… ses affreuses conditions… Dire que j’ai été cause de tout cela, par ma maladresse… par ma folle imprudence…
– Vous vous trompez, ma chérie ; au lieu de vous pardonner, j’ai à vous remercier.
– Me remercier, moi ?
Malgré l’ombre du crépuscule, elle vit passer un éclair de passion dans les yeux de Percy.
– Oui, reprit-il d’une voix grave, sans cette nuit au fort Gayole, sans l’ignoble alternative à laquelle ce gredin voulait me réduire, je n’aurais peut-être jamais su tout ce que vous étiez pour moi.
Au souvenir de ces heures d’angoisse et d’humiliation les traits de Sir Percy s’étaient contractés ; sa voix s’altéra et ses poings se serrèrent. Marguerite se pressa contre lui et murmura très bas :
– Et maintenant ?
L’enveloppant de ses bras, il répondit avec ferveur :
– Maintenant… je sais !