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Le Mouron Rouge signe son déshonneur
Maintenant, le jour tombait rapidement. À l’intérieur du fort les derniers rayons du soleil avaient cessé depuis longtemps de dorer les vieux murs de leur splendeur agonisante, et la lumière grise du crépuscule n’arrivait plus à traverser les carreaux poussiéreux des fenêtres.
Dans la salle du rez-de-chaussée, qu’éclairait seulement le chandelier à deux branches posé sur la table, régnait un silence impressionnant. Tout autour de la vaste pièce, des soldats en uniforme bleu sombre à revers rouge étaient rangés le long des murs et attendaient immobiles, la baïonnette au fusil. À quelque distance de la table, le sergent Hébert et quatre gardes nationaux entouraient une femme et un vieillard.
L’abbé Foucquet avait été amené de sa cellule quelques instants auparavant avec ordre de regarder attentivement ce qui allait se passer devant lui. Il irait ensuite, dûment escorté, jusqu’à l’église Saint-Joseph pour y sonner l’angélus, signal de l’amnistie générale et de l’ouverture des prisons. Après quoi il serait libre de rejoindre ses neveux et leur mère et de partir avec eux où bon lui semblerait.
Tout ceci lui avait été rapidement et sommairement expliqué, et le bon abbé n’y comprenait pas grand-chose. Mais il se remettait, comme toujours, entre les mains de la Providence et se sentait tout heureux à la pensée de sonner l’angélus dans sa chère vieille église depuis si longtemps déserte et silencieuse.
À côté de lui, enveloppée de son manteau dont le capuchon relevé lui cachait en partie le visage, Marguerite était assise, aussi blanche et rigide qu’une statue. Elle n’aurait su dire comment s’était passée cette journée affreuse, comment elle avait pu vivre ces longues heures d’attente, supporter cette torturante incertitude. Ce qui, de tout, lui avait paru le plus amer, c’était la pensée que son mari était là, tout près d’elle, dans cette lugubre forteresse, et que cependant il se pouvait qu’elle ne le revît point, même à l’heure suprême de la mort.
Que Percy pût signer son déshonneur et continuer à vivre, elle savait que c’était impossible. Mais ce qu’il ne ferait à aucun prix pour sauver sa propre existence, peut-être s’y déciderait-il pour sauver celle de sa femme. C’est du moins ce que faisaient craindre à Marguerite l’étrange attitude de son mari et l’expression de triomphe qu’elle avait vu luire dans les yeux de Chauvelin.
En recevant l’ordre de passer dans la pièce voisine, elle comprit que maintenant tout espoir était vain. La présence des soldats, l’air ironique de Collot d’Herbois et surtout la vue de cette table où était disposé tout ce qu’il faut pour écrire lui avaient glacé le cœur comme le froid de la mort.
– Si la femme remue, parle ou crie, bâillonnez-la immédiatement, ordonna Collot d’un ton rude.
Aussitôt le sergent Hébert muni d’un bâillon et de menottes se posta derrière elle, tandis qu’un des gardes lui posait une lourde main sur l’épaule. Mais Marguerite resta muette et ne fit pas un mouvement, même lorsque l’écho d’une voix bien timbrée résonna dans le corridor et que la porte s’ouvrant livra passage à Sir Percy accompagné de Chauvelin.
Les gestes nerveux et la démarche saccadée de celui-ci témoignaient de son agitation. Sir Percy, par contre, était l’image même du calme et de la plus sereine indifférence. Son manteau à collet gris perle était suffisamment ouvert pour laisser voir un costume de drap fin du même ton ; au-dessus du gilet brodé sa cravate de dentelle était nouée avec un soin méticuleux. Cet homme si élégant, qui jouait d’une main négligente avec son monocle d’or, personnifiait vraiment le dandy de Londres, et Collot d’Herbois, qui le voyait pour la première fois, eut un ricanement de mépris.
Marguerite ne quittait pas des yeux son mari. Avec quelle ardeur elle aurait voulu deviner ce qui se passait dans cette âme mystérieuse ! Mais lorsque Sir Percy, s’approchant de la table, eût pénétré dans le cercle éclairé par les bougies, en dépit de l’attention avec laquelle elle l’observait, elle ne put découvrir la moindre contraction à ses lèvres souriantes, ni le moindre frémissement à la longue main fine qui tenait le monocle cerclé d’or.
Ceci se passait au moment où la cloche du vieux beffroi sonnait le troisième quart après six heures. Maintenant, il était près de sept heures. Installé devant la table, la plume à la main, Sir Percy Blakeney écrivait. Debout derrière sa chaise et penchés au-dessus de lui, Chauvelin et Collot d’Herbois fixaient d’un regard avide la feuille blanche qui se noircissait peu à peu.
Sir Percy ne semblait nullement pressé. Il écrivait avec lenteur et réflexion en se référant souvent au modèle qui était placé devant lui. L’orthographe de certains mots devait sans doute le troubler, car il fit en commençant quelques remarques plaisantes sur son manque d’instruction et l’insouciance déplorable qui lui avait fait négliger, dans sa jeunesse, l’étude d’une langue si parfaitement élégante. Puis il parut s’en tirer avec plus de facilité ; peut-être aussi avait-il moins envie de parler en voyant que ses amusantes boutades ne recevaient que des réponses sèches et monosyllabiques. Cinq minutes se passèrent sans qu’on entendît autre chose dans la salle que le grincement de la plume sur le papier.
Mais au-dehors, dans la paix du soir, s’élevait un bruit sourd et confus comme le ressac des vagues contre la falaise. Lointain d’abord, il se rapprochait peu à peu et, maintenant, sur le grondement monotone semblable à celui d’une mer agitée, se détachaient des sons plus nets, des cris, des chants, des éclats de trompette accompagnés de roulements de tambour.
Le cortège, parti de la place de la Sénéchaussée, ayant parcouru toute la ville, s’engageait sur les remparts et se dirigeait vers le fort Gayole. Comme la rumeur augmentait, Sir Percy Blakeney leva la tête, puis se tournant vers Chauvelin et lui montrant la lettre :
– J’ai presque terminé, dit-il.
L’attente dans cette atmosphère épaissie par la fumée âcre des chandelles devenait vraiment intolérable et quatre cœurs au moins battaient d’une façon désordonnée.
Marguerite continuait à envelopper son mari d’un regard ardent. Renonçant à deviner quel était son but et les motifs qui le faisaient agir, elle n’éprouvait plus que le désir intense de graver dans son cœur chaque trait du visage aimé, persuadée que ce long regard représentait sa dernière joie en ce monde.
L’abbé Foucquet avait interrompu son chapelet. La poignante tragédie qui se jouait sous ses yeux ne pouvait laisser indifférent son cœur compatissant. Prenant la main de Marguerite dans la sienne, il donnait de temps en temps une pression encourageante à ses pauvres doigts glacés.
Quant à Chauvelin et à Collot d’Herbois, leurs cœurs étaient partagés entre la joie de la vengeance, l’exaltation du triomphe prochain et la crainte qui assaille le vainqueur à l’heure même où il va toucher au but.
Mais qui aurait pu dire ce qui se passait dans l’âme de l’audacieux aventurier dont l’honneur allait subir une flétrissure ? Qu’y avait-il derrière ce front lisse et serein toujours penché sur la feuille de papier qu’une haute écriture couvrait maintenant presque entièrement ?
Le cortège avait atteint la place Daumont. Les cris et les chants se faisaient de plus en plus bruyants, et le défilé qui avait perdu toute ordonnance n’était plus qu’une simple bousculade.
Comme les premiers figurants commençaient à gravir les degrés de pierre qui mènent au rempart du sud, leurs regards furent attirés par la fenêtre éclairée qui se découpait dans la muraille sombre de la forteresse à quelques pieds au-dessus du sol, et ils lancèrent quelques acclamations à l’adresse des envoyés du gouvernement paternel à qui l’on devait une si belle fête. Ceci rappela aux Boulonnais la cause de toutes ces réjouissances et quelques voix crièrent :
– Qu’on nous montre l’espion anglais !
– Oui, oui ! reprit la foule en chœur, nous voulons voir le Mouron Rouge.
Au lieu de continuer leur marche sur les remparts, les figurants du cortège, à mesure qu’ils arrivaient, se massaient sous la fenêtre et, balançant lanternes et torches, réclamaient à grands cris qu’on leur montrât l’espion fameux dont la capture devait mettre en liesse les cœurs de tous les bons patriotes. Les plus agiles, grimpant sur les épaules des autres, eurent vite fait de se lever jusqu’à la hauteur de la fenêtre, et bientôt des faces excitées se pressèrent contre les carreaux pour essayer de voir ce qui se passait dans la salle.
Fronçant ses noirs sourcils, Collot d’Herbois donna brièvement aux soldats l’ordre de chasser les curieux ; mais ceux-ci se cramponnaient à l’appui de la fenêtre, et lorsque les soldats voulurent refermer la croisée, des poings furieux firent voler les vitres en éclats.
– Je ne puis finir cette lettre en votre jargon avec tout ce damné tapage autour de moi, dit Sir Percy en relevant la tête.
– Vous n’avez plus grand-chose à écrire, Sir Percy, représenta Chauvelin bouillant d’impatience. Je vous engage à terminer le plus vite possible afin de gagner votre bateau à temps pour la marée.
– Alors, envoyez promener cette racaille, insista Sir Percy.
– Ils refusent de s’en aller. Ils veulent vous voir.
Sir Percy s’arrêta un instant, la plume à la main, comme s’il réfléchissait profondément.
– Ils veulent me voir ? dit-il enfin avec un petit rire. Eh bien ! pourquoi les priver de ce plaisir ?
Se remettant à écrire, en quelques rapides traits de plume il termina la lettre et y apposa sa signature avec un large paraphe, tandis que de nouvelles têtes apparaissaient à la fenêtre et que les clameurs poussées par la foule au pied du fort se faisaient de plus en plus assourdissantes.
Chauvelin avait l’impression que son cœur allait éclater.
Alors Sir Percy, la main gauche légèrement appuyée sur la lettre, repoussa sa chaise en arrière et répéta d’une voix forte :
– Ils veulent me voir ? Eh bien ! morbleu !… qu’ils me regardent !
Et sautant sur ses pieds, il saisit le massif chandelier, le souleva à bout de bras au-dessus de sa tête et se dirigea vers la fenêtre.
– La lettre ! balbutia Chauvelin d’une voix étranglée en se précipitant derrière lui.
Mais comme il avançait une main frémissante, Sir Percy Blakeney jeta soudain le lourd chandelier qui vint s’écraser sur le sol avec fracas. Les Boulonnais qui se pressaient à la fenêtre poussèrent un hurlement de frayeur. L’espace d’un éclair ils avaient vu se dresser une forme qui, à la lumière mouvante des bougies, leur avait paru gigantesque, puis la vision s’était évanouie dans l’obscurité. Pris d’une subite épouvante, ils se laissèrent glisser à terre et se mirent à fuir le long des remparts, suivis par la foule gagnée, sans savoir pourquoi, par la même terreur.
Au moment où le chandelier était tombé, un cri avait retenti :
– La fenêtre !… la fenêtre !…
Qui l’avait poussée ? nul ne put ensuite se le rappeler, mais en fait, obéissant au même instinct, la plupart des soldats se précipitèrent vers la croisée et sautèrent sur la promenade où ils se lancèrent dans une aveugle et folle poursuite.
Dans la salle régnaient le désordre et la confusion. Des appels jaillissaient de l’obscurité :
– La lettre, Collot !… la lettre !… dans sa main…
Un piétinement, une chute, et le bruit sourd d’une lutte sur le plancher.
Enfin, la voix de Collot d’Herbois lança un cri de triomphe :
– J’ai la lettre… Je la tiens… Et maintenant… à Paris !
– Victoire ! hurla Chauvelin hors de lui. Victoire ! Hébert, l’angélus !… Emmène le curé sonner l’angélus…
Le sergent pendant ce temps était parvenu à allumer son briquet, mais cette faible lueur ne pouvait éclairer qu’un petit coin de la vaste salle.
D’instinct, Collot d’Herbois trouva la porte qu’il ouvrit brusquement. Un instant sa puissante silhouette se détacha sur le fond faiblement éclairé du corridor. Sa main agitait au-dessus de sa tête le précieux document, gage de la ruine et du déshonneur de leur ennemi.
– À Paris ! clama-t-il de nouveau.
– À Paris ! lui cria Chauvelin, à Paris !… Au Comité de salut public.
Épuisé d’émotion, il tomba sur la chaise la plus proche.
Collot avait déjà disparu dans le corridor.
Bientôt, dans la cour résonnèrent des appels, des ordres brefs, le piétinement de plusieurs chevaux. Quelques minutes à peine s’étaient écoulées qu’on entendit le bruit d’une cavalcade qui s’ébranlait. Collot d’Herbois, suivi de son escorte, sortait du fort Gayole et s’engageait à toute allure sur la route de Paris.