Le battement cadencé des rames sur l’eau rappela Marguerite à elle-même.
À l’instant elle fut sur pied, sa lassitude dissipée comme par enchantement. La conscience lui revenait, accompagnée d’une inexprimable souffrance. Elle savait que Percy était parti, et qu’il y avait beaucoup de chances pour qu’il ne revînt pas vivant de France.
Malgré les étoiles, la nuit était singulièrement obscure. En vain Marguerite s’efforçait-elle de distinguer le bateau qui emportait Sir Percy. Elle tendit l’oreille, espérant saisir un écho attardé de la voix aimée. Mais tout faisait silence, à part les rames dont le bruit monotone résonnait dans le cœur de la jeune femme comme un glas funèbre.
Ce bruit de rames, Marguerite l’écouta un instant avec attention. Combien pouvait-il y avoir de rameurs ? pas moins de six ou huit, assurément. Percy avait donc pris la plus grande embarcation, celle qu’il réservait pour les trajets les plus importants. Cela prouvait qu’il ne se rendait pas simplement à Londres, mais qu’il descendait la Tamise jusqu’à son embouchure, où il retrouverait le Day Dream prêt à faire voile.
Les idées se coordonnaient peu à peu dans l’esprit de Marguerite. La douleur de l’adieu lui tenaillait toujours le cœur, mais le premier choc passé, son cerveau redevenait lucide.
Plus elle réfléchissait, plus elle était certaine que son mari allait suivre le fleuve jusqu’au fort Tilbury pour s’embarquer sur le Day Dream. De cette façon, il arriverait très rapidement à Boulogne. C’était là que le duel devait avoir lieu, Candeille le lui avait confirmé en ajoutant que « peut-être Lady Blakeney aurait-elle le désir de se trouver auprès de son mari ? »
Si elle en avait le désir ?… N’était-ce pas là son vœu le plus ardent… ! Du tourbillon de pensées qui s’agitaient dans son esprit, une seule émergeait, claire et précise : retrouver Percy, ne plus le quitter, partager avec lui tous les dangers, tous les périls qu’il allait rencontrer.
Le retrouver, d’abord ! Sûrement elle en découvrirait le moyen. Dieu ne pouvait permettre cette chose monstrueuse : qu’elle fût séparée de Percy dont la dernière heure était sans doute si proche !
Il allait à Boulogne. Elle-même s’y rendrait aussi. En partant sur-le-champ pour Douvres, elle pourrait prendre le jour même le bateau hollandais et atteindre la côte française en même temps que le Day Dream. Une fois à Boulogne, elle n’aurait pas de peine, pensait-elle, à découvrir son mari, elle n’aurait qu’à guetter Chauvelin, suivre ses pas, tâcher de découvrir quelque chose de son plan et des ordres qu’il donnerait à ses agents. Certes, elle saurait s’y prendre !… Comme elle se rappelait son voyage à Calais, juste un an auparavant, avec Sir Andrew Ffoulkes ! Le hasard l’avait servie, alors. Cette fois, hélas ! elle avait l’impression que le Destin était plus fort : l’audacieux coureur d’aventures avait joué trop longtemps, et au dernier coup de dés, il avait perdu la partie.
Marguerite sentait dans son corsage le pli rigide du papier que Désirée Candeille, en se retirant, avait disposé dans un rosier du parc. Elle l’avait machinalement ramassé et emporté. À présent elle bénissait dans son cœur celle qui avait placé ce passeport à sa disposition, quel que fût son motif secret. À l’actrice qui lui inspirait tant de défiance, elle devrait la dernière, la suprême douceur de sa vie.
La domesticité de Blakeney Manor était habituée aux brusques départs du maître, accompagné du seul Benyon, son valet préféré, à ses absences fréquentes, qualifiées de parties de chasse, qui ne soulevaient plus de commentaires. Que l’on s’étonnât un peu de la soudaine envie de Lady Blakeney d’aller à Douvres, Marguerite ne s’en souciait point…
Contournant la maison, elle atteignit les écuries où deux ou trois hommes s’occupaient déjà du soin des bêtes. Elle leur donna l’ordre de préparer et d’atteler le coach à quatre chevaux, puis elle revint au manoir.
Comme elle longeait la grande galerie du premier étage elle s’arrêta, hésita une seconde, puis vint frapper à la porte de Juliette.
Celle-ci n’était pas encore couchée, car elle ouvrit aussitôt. Assurément, elle n’avait pu prendre aucun repos. Ses cheveux pendaient sur ses épaules, et son jeune visage exprimait une profonde angoisse.
– Juliette, lui dit Marguerite à voix basse dès que la porte fut refermée, je vais en France rejoindre mon mari. Il est parti pour se battre avec ce misérable : ce duel n’est qu’un piège inventé pour le capturer et le mener à la mort !… En mon absence, j’ai besoin de votre aide, ici, dans ma maison.
– Je donnerais ma vie pour vous, Lady Blakeney, dit simplement Juliette. Ne « lui » appartient-elle pas, puisqu’il l’a sauvée ?
– Tout ce que je demande de vous, mon enfant, c’est de la présence d’esprit et du sang-froid. Vous êtes à même de comprendre mes craintes, vous qui connaissez la double personnalité de votre sauveur. Jusqu’à ce soir, je me demandais ce qu’en savait Chauvelin et je gardais encore quelque illusion. Maintenant le doute ne m’est plus permis : Chauvelin et le gouvernement révolutionnaire savent que le Mouron Rouge et Sir Percy Blakeney ne font qu’un. La scène de ce soir était préméditée. Vous et moi, cette Candeille, tous les autres, nous n’étions que de simples marionnettes dont cet homme maudit tirait les fils à sa guise… Tout était préparé : cette femme portait les bijoux de votre mère pour vous provoquer, et si vous étiez restée indifférente, elle aurait cherché querelle d’une façon quelconque à l’un ou l’autre de mes invités, ou à moi-même. Je tiens à vous le dire pour que vous ne vous tourmentiez pas, pour que vous ne vous croyiez responsable en aucune façon de ce qui se passe. Vous n’avez été qu’un instrument tout comme moi, d’ailleurs. Percy ne souffrirait pas que vous vous adressiez le moindre blâme… La provocation devait avoir lieu. Dites-vous bien que vous n’avez rien à vous reprocher… Me croyez-vous, Juliette ?
– Je crois, Lady Blakeney, que vous êtes un ange de bonté, répondit Juliette en luttant contre ses larmes, et que vous êtes la seule femme au monde digne d’un tel époux !
La jeune fille avait pris la main glacée de Marguerite, la caressait doucement et la couvrait de baisers.
– Mais, insistait Marguerite, si même… plus tard, il arrivait quelque chose… promettez-moi de croire que vous n’y avez été pour rien.
– Dieu vous bénisse pour cette pensée !
– Vous me le promettez ?
– Je vous le promets, Lady Blakeney.
– Maintenant, j’ai une requête à vous faire, continua Marguerite d’un ton plus calme. Après mon départ, c’est vous qui tiendrez ma place au manoir. Expliquez à tous ceux qui s’étonneraient de mon absence que je suis partie rejoindre mon mari sur son yacht pour passer quelques jours en mer. Lucy, ma femme de chambre, qui est d’une discrétion et d’un dévouement absolus, se chargera de présenter la chose d’une façon plausible au reste de la domesticité. Et si certains amis, flairant un mystère, prennent des airs incrédules et chuchotent entre eux, laissez les langues s’agiter : je ne m’en soucie guère !… Par exemple, ajouta-t-elle avec gravité, dites la vérité à Sir Andrew Ffoulkes, il comprendra lui, et agira comme il le jugera bon.
– Je ferai ce que vous me demanderez, Lady Blakeney, fière de vous être utile en si peu que ce soit. Quand partez-vous ?
– À l’instant. Adieu, Juliette !
Elle se pencha vers la jeune fille et la baisa tendrement sur le front ; puis, de son pas souple et rapide, elle sortit.
Juliette, voyant bien qu’elle avait hâte de se retrouver seule, n’essaya pas de la retenir.
Marguerite trouva dans sa chambre Lucy qui l’attendait. La servante dévouée n’eut qu’à voir le visage de sa maîtresse pour comprendre que quelque chose de grave menaçait Blakeney Manor.
Pendant que Lucy lui retirait sa robe et ses souliers de soirée, Marguerite prit le passeport et l’examina. Il portait le nom et le signalement d’une nommée Céline Dumont, domestique de la citoyenne Désirée Candeille : vingt-cinq ans, taille au-dessus de la moyenne, yeux bleus, cheveux blonds. Cette description pouvait lui convenir.
Elle mit une robe sombre, un long manteau noir complété par un capuchon, chaussa d’épais souliers et noua une écharpe de teinte neutre autour de sa tête pour dissimuler le rayonnement de ses cheveux d’or.
Elle était calme et se préparait sans fièvre. Pendant que Lucy disposait dans un petit sac les objets indispensables à un court voyage, elle se munit largement d’argent anglais et français qu’elle serra soigneusement dans une poche intérieure de sa robe.
Ces préparatifs terminés, elle adressa un adieu bienveillant à sa servante émue, et descendit rapidement l’escalier pour gagner sa voiture.