Cependant, Blakeney Manor était retombé dans le silence. L’un après l’autre, les invités s’étaient retirés et dans la vieille demeure régnait maintenant une atmosphère de calme et de solitude, fort reposante après le bruit et l’agitation d’une fête mondaine.
Tout le monde s’accordait à dire que cette soirée avait été particulièrement réussie. L’artiste française, il est vrai, n’avait pas chanté les mélodies populaires annoncées, mais la musique des violons, la danse, le souper somptueux avaient fait oublier ce petit changement dans le programme des divertissements.
Et chacun de déclarer que Lady Blakeney n’avait jamais été plus en beauté. Hôtesse parfaite, elle semblait infatigable, prodiguant à tous ses attentions, bien qu’elle fût plus absorbée que de coutume par ses devoirs envers ses hôtes royaux.
Le dramatique incident qui s’était passé dans le petit salon ne s’était pas ébruité. En ce temps où régnait une courtoisie raffinée, on tenait pour malséant de s’entretenir devant les dames des querelles masculines. En l’occurrence, ceux qui avaient assisté à la scène du boudoir sentirent instinctivement que leur discrétion serait appréciée en haut lieu et gardèrent le silence.
La soirée s’était donc heureusement achevée sans autre nuage, mais c’est par un véritable miracle d’énergie que Marguerite avait pu continuer à dispenser autour d’elle sourires, paroles aimables ou mots spirituels, et rire joyeusement alors que son pauvre cœur était en proie à une angoisse indicible.
Quand le cérémonial des adieux eut pris fin, elle se sentit enfin libre de s’abandonner à ses pensées et de regarder en face le sujet de son tourment.
Sir Andrew Ffoulkes s’était retiré le dernier, accompagné de Sir Percy qui devait le reconduire jusqu’à l’entrée du parc. Lady Ffoulkes étant partie en voiture quelques instants auparavant, Sir Andrew regagnait à pied sa demeure située à peu de distance de Blakeney Manor.
Lorsqu’on parlait de ce jeune couple si uni, les gens souriaient : les uns jugeaient Sir Andrew efféminé ; d’autres trouvaient que sa dévotion pour sa jeune femme passait les bornes du décorum. Il est certain que depuis son mariage le jeune gentilhomme semblait avoir perdu beaucoup de son goût pour les sports et les aventures. Suzanne craignait pour la vie de son mari et faisait tous ses efforts pour le retenir auprès d’elle lorsque les autres membres de la ligue suivaient leur chef dans quelque audacieuse expédition.
Au début, Marguerite avait souri avec une indulgente ironie lorsque Suzanne Ffoulkes, ses grands yeux baignés de larmes, mettait en œuvre tous ses charmes pour décider Sir Andrew à ne pas la quitter. Mais à la longue, au léger dédain qu’elle éprouvait pour le jeune gentilhomme que se laissait attacher si facilement aux jupes de sa femme, se mêlait un sentiment d’envie qu’elle ne voulait pas s’avouer.
Il eût été presque sacrilège de douter de l’amour de Percy pour elle. Cependant, il se conduisait comme si la tristesse, l’anxiété de sa femme à chacun de ses départs, les craintes qu’elle éprouvait pour lui durant tout le temps de ses absences, n’étaient que des détails sans importance dans le roman passionnant de son existence.
Oh ! comme elle abhorrait ces folles aventures qui entraînaient perpétuellement Percy loin d’elle ! Une femme qui aime n’est-elle pas l’être au monde le plus égoïste ? Marguerite en cet instant aurait volontiers fermé les yeux sur ce qui se passait en France, ignoré les horreurs qui se perpétraient à Paris. Ce qu’elle voulait, c’était garder son mari, au lieu de le voir s’exposer sans trêve pour d’autres, – toujours pour d’autres…
Absorbée par ses réflexions, Marguerite oubliait l’heure tardive ; elle demeurait debout à l’une des portes-fenêtres qui s’ouvraient sur la terrasse dont l’escalier de marbre descendait vers la Tamise. Tout maintenant dormait dans la paix et le silence. Seul, le murmure de l’eau courante montait léger de la rivière et, très loin se faisait entendre le cri lugubre d’un rapace nocturne.
Ce cri la fit tressaillir ; ses pensées retournèrent aux épisodes de la soirée et à Chauvelin, ce sombre oiseau de proie dont les plans mystérieux, les intrigues savantes tendaient toutes au même but : la ruine de l’homme qu’elle aimait.
Pour mieux sentir la brise fraîche de la nuit, elle fit quelques pas sur la terrasse, puis descendit les degrés de marbre et se dirigea vers les bosquets du bord de l’eau. C’était par là sans doute qu’allait revenir Percy. Elle avançait dans l’allée bordée de rosiers, ne sentant ni le sommeil ni la fatigue. Arrivée au chemin qui longeait la rivière, elle s’arrêta et tendit l’oreille, car il lui semblait entendre un pas léger sur le gravier. Son attente ne fut pas longue : le pas se rapprochait, accompagné d’un frou-frou d’étoffe, et une forme encapuchonnée se distinguait dans la nuit.
– Qui va là ? héla brusquement Marguerite.
La forme sombre s’arrêta et une voix prononça timidement :
– Est-ce vous, Lady Blakeney ?
– Mais vous-même, qui êtes-vous ? demanda Marguerite d’une voix ferme.
– Désirée Candeille, répondit la nocturne visiteuse.
– Mademoiselle Candeille ! s’exclama Marguerite stupéfaite. Que faites-vous ici, seule, à cette heure ?
– Je suis revenue dans l’espoir de vous trouver, Lady Blakeney, murmura Candeille en s’approchant. Je me sentais si anxieuse, si tourmentée… Je voulais savoir ce qui s’était passé…
– Ce qui s’était passé ? dit Marguerite d’un ton froid. Je ne comprends pas.
– Oui, entre Sir Percy Blakeney et M. Chauvelin.
– En quoi cela vous regarde-t-il ? répliqua Marguerite avec hauteur.
– Je vous en prie, ne vous méprenez pas sur mes intentions, implora Candeille. Je sais que ma présence ici peut vous surprendre… et qu’après la querelle dont j’ai été l’occasion, votre cœur doit éprouver à mon égard des sentiments de défiance et d’hostilité… Mais – comment pourrais-je vous en persuader ? – j’ai agi contre ma volonté… Vous ne me croyez pas, Lady Blakeney ? J’étais l’instrument de cet homme… Ah ! si vous saviez, poursuivit-elle avec une véhémence soudaine, quelle tyrannie cet affreux gouvernement révolutionnaire exerce sur des femmes sans défense, sur tous ceux qui ont le malheur de tomber entre ses griffes impitoyables !…
Sa voix se brisa dans un sanglot.
Marguerite ne savait plus que penser. Dès leur première rencontre à la fête de Richmond, l’actrice lui avait inspiré un sentiment de méfiance que la scène du bal venait de justifier pleinement. Aussi était-elle peu disposée à croire à la sincérité de Candeille. Pourtant, la plainte passionnée de celle-ci trouva un écho dans son propre cœur. Comme elle la connaissait, cette tyrannie dont Candeille parlait avec une telle amertume ! Que n’avait-elle pas enduré elle-même, – humiliations, tortures, angoisses inexprimables – quand, sous l’empire de cette même tyrannie elle avait livré, sans connaître son identité, le Mouron Rouge à ses ennemis ?
Quand l’actrice se tut, Marguerite dit d’un ton moins dur, bien que toujours froid :
– Tout ceci ne m’explique pas pourquoi vous êtes revenue ici cette nuit. Si c’est le citoyen Chauvelin qui vous a fait agir, vous devez être au courant de tout.
– Je venais avec un léger espoir de vous rencontrer.
– Dans quel but ?
– Pour vous mettre en garde.
– Je n’ai nul besoin de vos avertissements.
– Ou vous avez trop de fierté pour les affecter… Mais vous doutez-vous, Lady Blakeney, que Chauvelin nourrit une haine mortelle contre votre mari ?
– Comment le savez-vous ? interrogea Marguerite.
Elle n’arrivait pas à comprendre l’attitude de Candeille. Qu’est-ce que cette femme savait au juste des plans de Chauvelin ? Était-elle pour lui une franche alliée ou un instrument asservi ? Sa visite nocturne, l’émotion qu’elle manifestait, l’air qu’elle avait de connaître et d’ignorer à la fois la situation, tout cela était étrange.
Candeille, cependant, sans paraître s’apercevoir des sentiments qu’elle inspirait, joignit les mains et continua d’une voix frémissante :
– Oh ! Lady Blakeney, n’avez-vous pas vu briller la haine dans les yeux de Chauvelin ?… Je vous le répète… j’ignore pour quelle raison, mais il hait Sir Percy, et ce duel absurde a été combiné pour amener sa perte… Oh ! Lady Blakeney, ne laissez pas partir votre mari !… je vous en supplie, retenez-le !…
Mais d’un air hautain, Marguerite recula d’un ou deux pas, hors de portée des mains qui se tendaient vers elle dans un geste de supplication.
– Vous ne vous possédez plus, mademoiselle, fit-elle froidement. Croyez-moi, je n’ai besoin ni de vos prières, ni de vos conseils. J’apprécie vos bonnes intentions à mon égard, mais permettez-moi de vous le dire un peu crûment, cette affaire me paraît ne pas vous concerner le moins du monde… L’heure est tardive, ajouta-t-elle d’un ton plus doux. Je vais vous faire escorter chez vous par un de mes domestiques dont la discrétion égale le dévouement.
– C’est inutile, répondit l’autre d’un ton digne empreint de tristesse. Je n’ai rien à cacher… Je n’ai pas honte d’être venue vous voir cette nuit. Vous êtes fière, Lady Blakeney… Que le Ciel vous épargne les tristesses et les épreuves que je redoute pour vous… Il est probable que nous ne nous reverrons jamais. Je disparaîtrai de votre vie aussi vite que j’y étais entrée… Mais je veux vous dire la pensée que j’avais eue en venant vous trouver : si Sir Percy se rendait en France, – c’est près de Boulogne, je crois, que le duel doit avoir lieu – ne voudriez-vous pas l’accompagner ?
– En vérité, mademoiselle, je dois vous répéter…
– … Que cela ne me regarde pas… Je le sais. Je le reconnais. Mais voyez-vous, quand je suis revenue cette nuit dans le silence et l’obscurité, j’ai cru que vous comprendriez le sentiment qui m’animait, mon désir de vous être utile… de réparer en quelque sorte… Non, je ne m’attendais pas à vous trouver si distante. Je m’étais imaginé que vous auriez le désir d’accompagner Sir Percy au cas où il voudrait courir les risques de ce duel… Justement, je vais moi-même retourner en France pour revoir ma mère gravement malade. J’ai pu me procurer deux sauf-conduits et compte m’embarquer demain sur un bateau hollandais qui touche la côte de Douvres avant d’aller déposer ses marchandises dans le port de Boulogne. L’un de ces passeports est destiné à ma femme de chambre. Mais tout à l’heure, quand je me suis retrouvée seule, j’ai réfléchi, j’ai vu tout le mal dont m’avait rendue responsable ma querelle avec Mlle de Marny, et il m’a semblé que peut-être…
Elle s’interrompit brusquement, essayant de deviner les sentiments de Lady Blakeney à l’expression de son visage. Mais celle-ci, raide et impassible, dominait l’actrice de toute sa hauteur sans rien faire pour l’arrêter ou pour encourager ses confidences. Quand celle-ci s’arrêta, sans mot dire elle la regarda tirer de sa poche un papier plié et le lui tendre d’un air timide.
– Il est inutile que ma femme de chambre m’accompagne, reprit Candeille ; j’aime autant voyager seule… Voici son passeport. Oh ! vous n’avez pas besoin de le recevoir de ma main, fit-elle avec une nuance d’amertume en voyant que Marguerite ne faisait pas un geste pour prendre le papier. Voyez, je le pose sur ce buisson. En ce moment, vous n’éprouvez pour moi que de la défiance… c’est, hélas ! naturel… Mais en y réfléchissant avec plus de calme, peut-être vous rendrez-vous compte que ma présente démarche est désintéressée et que mon seul désir est de vous rendre service ainsi qu’à Sir Percy.
Elle se pencha pour poser le billet au milieu d’un large rosier, puis, sans ajouter un mot, fit volte-face et repartit par le chemin qui l’avait amenée. Quand elle eut disparu, Marguerite resta quelques instants immobile, intriguée et troublée, prêtant l’oreille au bruit léger des pas qui s’éloignaient ; à un moment, elle crut entendre un profond soupir qui ressemblait à un sanglot.
Puis le silence régna de nouveau. Une douce brise caressait la cime des vieux chênes et le frôlement des feuilles sèches faisait un murmure mystérieux.
Marguerite frissonna comme si elle avait froid.
Devant elle, dans la touffe sombre des rosiers, palpitait avec un bruit d’ailes le papier placé là par Candeille. Elle le regarda un instant, prêt à s’envoler dans la brise. Enfin, il s’affaissa sur le sol, à ses pieds, et Marguerite, obéissant à une impulsion soudaine, se baissa pour le ramasser. Puis, le serrant nerveusement dans sa main, elle revint à pas pressés vers le manoir.