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On se réjouit à Paris

Le jour où la lettre du citoyen Chauvelin parvint à Paris fut pour tous les membres du Comité de salut public un jour d’allégresse.

Certes, Robespierre lui-même, qui connaissait l’ardeur que Chauvelin apportait à son entreprise, ne s’attendait pas à recevoir si tôt une si joyeuse nouvelle. Mais la lettre était des plus affirmatives.

Je suis heureux de t’annoncer, citoyen Robespierre, ainsi qu’aux membres du gouvernement révolutionnaire qui m’ont confié cette mission délicate, que le quatrième jour à partir de celui-ci, une heure après le coucher du soleil, le Mouron Rouge sera dans la ville de Boulogne, sur le rempart du sud.

Les lèvres de Robespierre esquissèrent un sourire sarcastique. Le citoyen Chauvelin avait toujours eu un style fleuri… qui m’ont confié cette mission délicate… Quelle façon de présenter un ordre qu’on devait exécuter sous peine de mort !

Mais peu importe… Le quatrième jour à partir de celui-ci et la lettre est datée du 9 octobre.

– Bien aristocrate, monsieur le marquis de Chauvelin, gronda Merlin. Ignore-t-il que l’on doit dire le 21 Vendémiaire ?

– Peu importe ! répliqua Robespierre avec impatience, de quelque façon qu’on nomme le jour, cette lettre a été écrite il y a quarante-huit heures et, dans quarante-huit heures d’ici, cet Anglais de malheur viendra passer la tête dans le nœud coulant qu’on lui prépare.

– L’affirmation du citoyen Chauvelin te suffit pour le croire ? demanda Danton d’un air sceptique.

– Certainement, répondit sèchement Robespierre. Chauvelin est sûr que l’homme sera là, mais il n’est pas sûr de pouvoir le prendre ; c’est pourquoi il demande de l’aide.

La plupart des membres du Comité partageaient le scepticisme de Danton ; mais puisque le citoyen Chauvelin demandait de l’aide, on devait la lui accorder. L’Anglais lui avait déjà échappé une première fois ; il ne fallait pas que cela se renouvelât et, cette fois, par la faute du Comité.

Pendant que la délibération se poursuit, on annonce un nouveau courrier de Chauvelin. Il faut qu’un événement nouveau se soit produit pour justifier ce second message si proche du premier.

Le second billet est plus laconique, mais tout aussi net. Robespierre le lit à haute voix à ses collègues :

Nous nous sommes emparés de la femme du Mouron Rouge. Il se peut qu’on attente à ma vie. Envoyez immédiatement quelqu’un qui puisse recevoir mes instructions et me suppléer en cas de besoin.

Un sourire découvre les dents aiguës de Robespierre et un murmure de satisfaction court dans la salle, pendant que ses collègues se passent la lettre de main en main.

Chacun a immédiatement compris la valeur d’une telle capture. Chauvelin y attache le premier une grande importance puisqu’il prévoit un attentat contre sa personne. Non seulement il envisage cette possibilité, mais il semble prêt à sacrifier sa vie pour réussir à s’emparer de l’audacieux ennemi de la Révolution.

Qui donc l’avait accusé de faiblesse ?

Il pense seulement à son devoir, non à son existence, n’a de souci que pour son entreprise dont le succès serait gravement compromis si lui-même disparaissait.

Certes, il faut lui envoyer tout de suite l’aide et l’appui qu’il réclame ; justement le citoyen Collot d’Herbois arrive de mission : ce proconsul énergique est l’homme de la situation. Il saura convertir Boulogne en une vaste prison d’où le mystérieux Anglais ne pourra trouver le moyen de s’échapper. Que Collot d’Herbois parte donc pour seconder Chauvelin et que tout ce qui est humainement possible soit fait pour que la trappe se referme sur l’insaisissable aventurier.

Muni de pouvoirs illimités, Collot se met en route sur-le-champ pour Boulogne, car le temps presse. Point n’est besoin de lui recommander de ne pas laisser l’herbe pousser sous les sabots de son cheval ; la capture du Mouron Rouge, sans être un fait accompli, est moralement certaine, et personne plus que lui n’a le désir d’assister à l’hallali de cette chasse sans merci.

Brûlant les étapes, ne s’arrêtant aux relais que le temps de changer de cheval, le proconsul galope sur la route comme jamais n’a galopé porteur de joyeuses nouvelles. À peine prend-il le temps de manger. Aussi est-ce seulement vingt-quatre heures plus tard, à la tombée de la nuit, qu’il arrive à demi défaillant de fatigue devant les portes de Boulogne déjà closes et rassemble ce qui lui reste de forces pour crier :

– Ouvrez, au nom de la République !