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Mlle Candeille

Son origine était des plus humbles, – sa mère étant simple fille de cuisine dans la maison du comte de Marny, – mais son intelligence précoce, la vivacité de ses manières, l’avaient fait remarquer tout enfant par la comtesse. Celle-ci avait poussé l’intérêt jusqu’à lui faire donner une éducation dont Désirée sut tirer parti. Le théâtre l’avait attirée dès son plus jeune âge ; elle y débuta modestement dans des rôles accessoires, mais, servie par sa physionomie piquante et un véritable tempérament de comédienne, elle s’éleva rapidement d’échelon en échelon, jusqu’à l’une des scènes les plus en vue de Paris, le Théâtre des Variétés, où elle se faisait particulièrement remarquer dans les rôles de soubrette.

Brune, menue et souple, elle n’était pas régulièrement jolie, mais son visage aux yeux allongés attirait et retenait l’attention. Son humble origine ne se reconnaissait pas à ses mains qui étaient remarquablement petites et bien faites. La vivacité, la mobilité de son visage et les nuances de sa voix musicale rendaient son jeu fort expressif, et, lorsqu’elle incarnait avec esprit le personnage de Madelon, des Précieuses, ou de Lisette, du Jeu de l’Amour et du Hasard, elle était sûre de récolter des applaudissements enthousiastes.

Mais ceci se passait aux jours heureux de la monarchie, où les théâtres de Paris étaient toujours remplis d’une foule brillante et cultivée. La Révolution était venue, elle n’avait pas fermé les théâtres, mais le public avait changé, le répertoire également. Candeille, moins applaudie, ne pouvait se faire aux drames médiocres, inspirés de la Rome antique, que le goût du jour préférait aux comédies étincelantes de Regnard ou de Beaumarchais. Aussi caressait-elle le projet de partir en tournée à l’étranger, en Angleterre, par exemple, où il serait amusant de montrer à ces lourdauds d’Anglais comment se joue la comédie. Il lui serait facile d’obtenir la permission de quitter la France, car, bonne républicaine, elle comptait des amis en haut lieu, Marat, notamment, qui aimait le théâtre et qui l’avait louée dans son journal, et Barère qui s’intéressait à elle depuis ses débuts.

Or, ce même Barère vint un jour la trouver et lui fit, en grand mystère, une proposition qu’elle ne rejeta point. La conséquence de cette conversation fut qu’un mois plus tard Désirée Candeille était à Londres et, tout en donnant des représentations qui n’avaient pas tout le succès qu’elle escomptait, elle commençait à rendre à la République les services exceptionnels auxquels Robespierre avait fait allusion devant Chauvelin.

C’était avec un véritable sentiment de triomphe que Désirée Candeille se préparait ce soir-là pour le bal de Lady Blakeney. Son goût de l’intrigue, son ambition, sa vanité avaient de quoi être satisfaits, le rôle que lui avait confié le citoyen Chauvelin, l’envoyé secret du gouvernement révolutionnaire, convenait à merveille à ses aptitudes ; il s’agissait de pénétrer dans la société élégante et d’y exercer son talent de comédienne. L’affaire s’engageait sous les plus heureux auspices et la réussite lui vaudrait – Chauvelin le lui avait laissé entrevoir – une place à la Comédie-Française à son retour en France. En attendant, bien que républicaine convaincue, Désirée Candeille n’était pas médiocrement flattée à l’idée de chanter tout à l’heure devant le prince de Galles et de coudoyer, dans un des salons les plus fermés de la société britannique, quelques-uns de ces émigrés pleins de morgue dont les airs hautains et dédaigneux l’avaient si souvent blessée. Ils verraient qu’elle aussi était accueillie et traitée avec considération par l’opulente Lady Blakeney.

Aidée de Céline, la petite servante à tout faire, qui, en ce moment jouait le rôle de femme de chambre, elle mettait un soin tout particulier à sa toilette. Sa coiffure terminée, elle jeta dans la glace un coup d’œil critique, rajusta une bouclette qui s’était échappée du peigne et se déclara satisfaite.

– Et maintenant, mademoiselle va mettre le collier…, dit Céline avec empressement, les yeux fixés sur l’écrin ouvert sur la table à coiffer.

Un messager venait de l’apporter avec ce billet de Chauvelin : La citoyenne Candeille est priée d’accepter ce don du gouvernement de la République, en témoignage de reconnaissance pour ses services passés et à venir.

L’écrin contenait un collier de diamants d’une taille et d’une eau magnifiques, que terminait un lourd pendentif en forme d’étoile.

Sans répondre, Candeille souleva le collier dans ses doigts frémissants et contempla longuement les merveilleux brillants. Elle se rappelait en avoir vu jadis de semblables au cou de la comtesse de Marny, qu’elle contemplait émerveillée, sans avoir l’idée qu’elle pût jamais se parer elle-même de tels joyaux. Étrange retour de la fortune !

Ce don inattendu, non seulement l’étonnait, mais éveillait en elle un sentiment d’ardente curiosité. Quelle était la mystérieuse entreprise dans laquelle Chauvelin l’avait fait entrer ! En lui expliquant le rôle qu’elle aurait à jouer, il ne lui avait révélé ni ses plans ni le dessein qu’il poursuivait, mais que l’affaire fût grave et le but final d’une exceptionnelle importance, elle n’en pouvait plus douter après le don royal qui venait de lui être fait « pour ses services passés et à venir ».

– Mademoiselle va bien mettre le collier pour le bal ? interrogea Céline, étonnée de voir sa maîtresse rester immobile et muette.

– Mais certainement, Céline, répondit Candeille, tirée de sa méditation par la voix de sa servante ; aie soin de bien l’attacher.

Ce disant, elle posa le collier autour de son cou. Céline fit jouer le fermoir.

Au même instant une voiture s’arrêta dans la rue.

– C’est M. Chauvelin qui vient me chercher. Comment suis-je, Céline ?

– Oh ! mademoiselle est splendide ainsi, dit la jeune femme de chambre en joignant les mains d’admiration.

– Je me demande si Lady Blakeney elle-même aura ce soir un collier aussi beau que celui-ci, murmura l’actrice en effleurant d’un geste caressant les brillants qui étincelaient autour de son cou mince.

Un coup retentit à la porte. Désirée Candeille jeta un dernier regard dans la glace, se laissa envelopper dans sa mante à capuchon et descendit rejoindre Chauvelin.