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Le bal de Lady Blakeney

On retrouve dans les chroniques mondaines de l’époque plusieurs comptes rendus de la fastueuse réception donnée par Sir Percy et Lady Blakeney dans leur magnifique résidence des bords de la Tamise. Jamais les vastes appartements de Blakeney Manor n’avaient paru plus resplendissants qu’en cette mémorable soirée. Le prince de Galles, venu de Carlton House par le fleuve, était arrivé de bonne heure ainsi que les princesses royales. Toute la société élégante de Londres était là, qui bavardait, riait et flirtait. C’était un déploiement de toilettes merveilleuses et de joyaux de prix. Tandis que dans les salons on dansait ou l’on jouait aux cartes, de nombreux couples, profitant de la douceur de l’arrière-saison, s’étaient glissés dans les jardins où les dernières roses et quelques héliotropes attardés embaumaient par places l’air nocturne.

Marguerite, cependant, se sentait nerveuse et agitée ; l’incident de la veille continuait à la troubler profondément. Rien ne pouvait lui retirer de l’esprit qu’elle, son mari, Candeille et jusqu’à Son Altesse Royale étaient les acteurs d’une pièce écrite et montée par Chauvelin. L’attitude humble de celui-ci, ses offres de paix, le calme avec lequel il avait supporté les railleries de Sir Percy étaient une pure comédie, Marguerite le savait ; une voix secrète lui criait de se tenir sur ses gardes, mais, étant donné la nature insouciante et téméraire de son mari, elle se sentait impuissante à le protéger contre le danger qui, elle en était sûre, le menaçait en ce moment.

Juste avant l’arrivée de ses hôtes, elle avait pu passer quelques minutes avec lui dans son bureau.

Ces trop rares moments d’intimité étaient la joie de son existence. C’est seulement quand ils étaient ainsi, seul à seul, que, rejetant son masque de frivolité et d’indifférence, il lui apparaissait sous son jour véritable et lui laissait entrevoir son âme ardente et profonde.

Ses yeux bleus, en se posant sur elle, s’illuminaient de tendresse et, saisissant alors Marguerite, il la pressait dans ses bras, oubliant tout – folles aventures comme le reste – pour ne plus ressentir d’autre passion que celle qui le faisait esclave de la beauté et du sourire de sa femme.

– Percy, murmura-t-elle ce soir-là en se dégageant de son étreinte ; Percy, vous serez prudent tout à l’heure. Vous ne ferez rien de téméraire, rien d’inconsidéré. Ce Chauvelin, dans un but que j’ignore, avait combiné tout ce qui s’est passé hier. Il vous déteste et…

Instantanément le visage et l’attitude de Sir Percy se modifièrent, ses lourdes paupières voilèrent de nouveau son regard et sa bouche se détendit en un sourire amusé.

– C’est certain, ma chère, dit-il de son ton habituel, mais c’est ce qui rend la chose si furieusement drôle. Ce qu’il sait, il n’en est pas sûr, ce que je sais moi-même, il l’ignore… en fait nous ne sommes sûrs de rien, ni l’un ni l’autre, et c’est fort divertissant.

Il eut un rire léger et, du bout des doigts, fit bouffer son jabot de dentelles.

– Percy, dit Marguerite d’un ton de reproche.

– Qu’y a-t-il, ma chérie ?

– Dernièrement, quand vous avez ramené Delatour et Juliette de Marny j’ai passé par des angoisses sans nom.

Blakeney poussa un soupir et murmura doucement :

– Je le sais, ma chérie, et c’est là que gît la difficulté. Je sais que vous vous tourmentez, alors il me faut agir diablement vite pour ne pas vous laisser trop longtemps en suspens. Et voilà que maintenant je ne puis plus arracher Ffoulkes à sa femme, et Tony et les autres sont si lents…

– Percy, reprit-elle avec une intonation ardente.

Mais avant qu’elle pût continuer, elle fut interrompue par l’entrée de Juliette de Marny dans la pièce.

– Excusez-moi, Lady Blakeney, dit la jeune fille, mais vos invités commencent à arriver. J’ai pensé que vous aimeriez en être prévenue.

Marguerite jeta un regard approbateur sur Juliette délicieusement fraîche dans sa toilette blanche, sans un bijou au cou ni aux bras.

– Vous êtes charmante ce soir, dans votre simplicité ; n’est-ce pas, Sir Percy ?

– Grâce à votre bonté, répondit Juliette. En m’habillant ce soir, ajouta-t-elle avec un sourire triste, je pensais combien j’aurais aimé me parer de quelques-uns des bijoux dont ma mère était si fière.

– Espérons que vous les retrouverez un jour, petite amie, dit Marguerite en se dirigeant, suivie de la jeune fille, vers les salons de réception.

– Je l’espère en effet. Quand les événements ont commencé à se troubler, peu après la mort de mon père, son confesseur et ami, l’abbé Foucquet, s’est chargé de prendre en dépôt ces bijoux de famille. Il pensait qu’ils seraient plus en sûreté à Boulogne avec ses ornements sacrés et disait que personne ne songerait à aller chercher les diamants des Marny dans la crypte d’une petite église de campagne.

Marguerite ne fit aucune réponse ; quels que fussent ses doutes à ce sujet, il ne servait à rien d’ébranler la confiance de la jeune fille. Lady Blakeney ne savait que trop ce qui se passait en France à cet instant : spoliations, confiscations, vols officiels, brigandage à ciel ouvert, tout cela au nom de l’égalité, de la fraternité et du patriotisme. En confiant des bijoux de valeur au vieil ami de la famille, elle craignait que Juliette n’eût mis l’abbé Foucquet dans une situation des plus dangereuses vis-à-vis d’un gouvernement qui considérait comme propriété nationale tous les biens de l’ancienne noblesse. Toutefois, ce n’était ni le moment, ni le lieu de s’étendre sur ce sujet. Marguerite résolut d’y revenir plus tard, lorsqu’elle serait seule avec Mlle de Marny et surtout lorsqu’elle pourrait demander avis à son mari sur les moyens à prendre pour permettre à la jeune fille de recouvrer son bien.

Tout en parlant, les deux jeunes femmes avaient atteint les appartements d’apparat où devait avoir lieu la réception. Déjà les premiers arrivés remplissaient le vestibule et le grand escalier d’honneur. Invitant Juliette à se rendre dans le grand salon, Lady Blakeney alla prendre son poste sur le palier merveilleusement décoré de fleurs et de plantes vertes, pour accueillir ses hôtes.

En bas, dans le hall, des laquais annonçaient d’une voix sonore le nom des arrivants au fur et à mesure qu’ils montaient l’escalier : noms célèbres dans le monde politique, des sciences, des arts, ou simplement du plaisir. Grands noms historiques, noms plus modestes, récemment sortis de l’ombre, titres illustres. Les vastes salons s’emplissaient rapidement. Son Altesse Royale, disait-on, venait de descendre de bateau. Le bruit des rires et des conversations se faisait entendre incessamment comme le ramage d’une foule d’oiseaux au plumage chatoyant.

Dans des vases d’argent, d’énormes gerbes de roses thé alourdissaient l’atmosphère de leur parfum pénétrant. L’orchestre de violons attaqua les premières mesures d’une gavotte.

À cet instant, au pied de l’escalier, le laquais annonça d’une voix de stentor :

– Mademoiselle Désirée Candeille, monsieur de Chauvelin.

Le cœur de Marguerite battit plus vite et elle sentit sa gorge se contracter soudain.

Tout d’abord elle ne vit pas l’actrice, mais seulement Chauvelin vêtu de noir comme toujours. La tête baissée et les mains croisées derrière le dos, il montait lentement le large escalier entouré d’hommes et de femmes somptueusement habillés qui considéraient non sans curiosité l’ancien ambassadeur de la France révolutionnaire.

Mlle Candeille le précédait de quelques pas. Elle s’arrêta un instant sur le palier pour faire à son hôtesse une profonde et gracieuse révérence.

Sa toilette bien qu’élégante était simple, mais Marguerite eut le temps de remarquer, avec quelque surprise, qu’elle portait un collier splendide, digne de figurer dans la corbeille d’une princesse.