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Sir Percy et Lady Blakeney

Que Lady Blakeney fût amoureuse de Sir Percy, cela n’échappait à personne, et, dans les cercles fashionables de Londres, cet étrange phénomène avait été souvent commenté.

Comment une femme du monde pouvait-elle se donner le ridicule d’adorer son mari ? s’écriait d’une seule voix toute la brillante société qui avait pour centre le Ranelagh et Carlton House.

Cependant, au mépris du verdict de la mode, Marguerite ne paraissait plus que rarement au bal ou à l’opéra sans Sir Percy. Elle l’accompagnait toujours aux courses, et même un soir, ô scandale ! elle avait dansé une contredanse avec lui. Les arbitres du bon ton s’étaient voilé la face ! Sans doute l’origine étrangère de Lady Blakeney était-elle l’explication de cette conduite excentrique.

Les femmes affirmaient que, dans cette affaire, la passion était toute du côté de Lady Blakeney, car un mari amoureux n’eût pas multiplié ses absences comme le faisait Sir Percy et n’aurait point laissé la jeune châtelaine passer à Richmond tant de journées solitaires.

Aujourd’hui, sa présence à la fête était une surprise pour ses amis qui le croyaient en train de pêcher en Écosse. Lui-même eut conscience de l’étonnement général tandis qu’il s’avançait au-devant de sa femme et de Juliette de Marny, tout en rendant à droite et à gauche les saluts qui lui étaient adressés.

Marguerite, en l’apercevant, eut un petit rire joyeux.

– Vous voilà donc, Percy, s’écria-t-elle. Avez-vous parcouru la fête ? Je n’en ai jamais vu d’aussi réussie. Sans les soupirs et les frissons de ma pauvre petite Juliette, je m’amuserais comme une enfant.

– Ne me faites pas honte devant Sir Percy, murmura la jeune fille en regardant timidement l’élégant gentilhomme qui s’inclinait devant elle avec une grâce étudiée.

Elle essayait en vain de retrouver dans ce dandy aux manières affectées l’intrépide aventurier qui les avait arrachés, elle et Paul Delatour, de la charrette des condamnés.

– Je sais bien que je devrais être gaie, continua-t-elle en essayant de sourire, que je devrais oublier tout, sauf ce que je dois à…

Le rire de Sir Percy interrompit sa phrase.

– Bonté divine ! s’exclama-t-il très haut, il y a une chose que moi non plus je ne dois pas oublier… Depuis une demi-heure, Tony réclame du punch glacé, et j’ai juré de découvrir une baraque où ce noble breuvage serait servi convenablement. Dans quelques instants, Son Altesse Royale sera là, et alors, mademoiselle Juliette, jugez de mon supplice, car l’héritier du trône s’arrange toujours pour être altéré lorsque je ne le suis pas ou pour n’avoir pas soif quand ma langue desséchée s’attache à mon palais. De n’importe quelle façon, je suis fort à plaindre.

– De n’importe quelle façon, vous dites des folies, lança Marguerite en riant.

– Et que pourrais-je faire de mieux, belle dame, en ce tiède et folâtre après-midi ?

– Venez regarder les baraques avec moi, dit-elle. Je meurs d’envie d’aller contempler les prestidigitateurs et les chiens savants. Tenez, monsieur Delatour, ajouta-t-elle en se tournant vers le jeune Français, emmenez donc Juliette entendre les joueurs de clavecin : elle commence à être lasse de ma compagnie.

Là-dessus, le petit groupe s’éparpilla. Juliette et Paul ne demandaient qu’à se promener au bras l’un de l’autre. Sir Andrew Ffoulkes et sa jeune femme se dirigèrent du côté où l’on dansait, et Sir Percy resta seul avec Lady Blakeney, un peu à l’écart de la foule.

Marguerite regarda longuement son mari.

– Percy ! dit-elle.

– Quoi donc, ma chère amie ?

– Quand êtes-vous rentré ?

– Ce matin de bonne heure.

– Vous veniez de Calais ?

– Non, de Boulogne.

– Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenue plus tôt de votre retour ?

– Je ne l’ai pas pu, chère amie. Je suis arrivé à Londres terriblement crotté, et je ne pouvais me présenter devant vous dans cet état. À peine avais-je fait un brin de toilette que Son Altesse Royale me faisait demander pour avoir des nouvelles de la duchesse de Verneuil que j’avais eu l’honneur d’escorter de France jusqu’à Londres. Quand l’audience a été terminée, il était trop tard pour vous rejoindre au manoir et j’ai pensé que je vous retrouverais ici.

Marguerite resta un instant silencieuse. Son pied battait le sol avec impatience, ses doigts tourmentaient nerveusement la frange dorée de son écharpe, l’expression joyeuse de tout à l’heure avait disparu de son visage et un pli se creusait entre ses sourcils. Elle leva les yeux vers son mari. Sir Percy la regardait avec un sourire amusé ; le front de Marguerite s’assombrit encore.

– Percy, dit-elle brusquement, je ne puis plus supporter cette existence d’angoisses continuelles. Pendant le mois qui vient de s’écouler, vous êtes allé deux fois en France. Vous jouez avec votre vie comme si elle n’appartenait qu’à vous seul. Quand donc renoncerez-vous à ces folles aventures et laisserez-vous les gens en péril se tirer d’affaire eux-mêmes ?

Elle parlait avec véhémence, bien que sa voix restât basse et contenue.

Sir Percy regarda silencieusement le beau visage anxieux levé vers le sien ; puis ses yeux se portèrent vers la petite tente où chantait la jeune actrice chassée de France par la Révolution. Un frisson secoua Marguerite. Sir Percy avait eu cet instant une expression étrange, rigide, et sa main, cette main de dandy faite pour manier les cartes, les dés ou les fleurets, se crispait légèrement sous la dentelle de sa manchette.

Cela ne dura qu’une seconde, mais une seconde où se révéla la passion ardente cachée au fond de cette âme mystérieuse. Les traits de Sir Percy se détendirent, il se retourna vers Marguerite et, portant les doigts de la jeune femme à ses lèvres, il répondit avec un sourire :

– Quand vous aurez cessé, madame, d’être la femme la plus admirée de l’Europe, ou si vous préférez, lorsque je serai dans ma tombe.