Lorsque Collot d’Herbois l’eut quitté un peu plus tard pour commander les chevaux et organiser son escorte, Chauvelin fit appeler un sergent qui, parmi tous les sous-officiers de la petite garnison, lui inspirait particulièrement confiance.
– Il va falloir faire sonner l’angélus ce soir, dans une des églises de Boulogne, sergent Hébert, lui dit-il.
– L’angélus ! s’exclama le sergent suffoqué, mais citoyen gouverneur, voilà des mois que le gouvernement de la Convention en a interdit la sonnerie.
Un sourire singulier se jouait sur les lèvres de Chauvelin. Un peu de l’esprit fantaisiste de Sir Percy avait-il passé dans le cerveau de son adversaire ? Le fait est que cette idée de l’angélus l’amusait. C’est ce soir même, sur les remparts, que le duel aurait dû avoir lieu. Chauvelin aimait à penser que la cloche, qui devait donner le signal du combat, sonnerait la ruine et l’écrasement définitif de son impudent ennemi.
Au sergent stupéfait, il répondit simplement :
– Un signal nous est nécessaire pour communiquer avec la garde des portes de la ville et les autorités du port afin que tous soient prévenus en même temps du moment précis où commencera l’amnistie. Il est naturel que ce soient les cloches qui donnent ce signal. Les canons des remparts et du port y répondront par des salves, les portes des prisons s’ouvriront et l’état de siège cessera.
– Je comprends tout cela, dit Hébert, mais pourquoi l’angélus ?
– Une idée à moi, mon brave.
– Et qui le sonnera ?
– Ah ! diable !… mais il reste bien dans Boulogne quelque prêtre qu’on pourrait charger de ce soin.
– Sans aucun doute, citoyen gouverneur ; seulement les ci-devant curés se cachent tous, à l’heure qu’il est. Il y a bien l’abbé Foucquet, à la cellule n° 6.
– Excellente idée ! L’homme même qu’il nous faut ! s’écria Chauvelin d’un ton joyeux. Amène-le ce soir dans cette salle pour qu’il serve de témoin et, dès que l’Anglais aura signé et remis la lettre, on donnera l’ordre au curé de courir à son église et de sonner l’angélus. Le vieux fou en sera d’autant plus content qu’il sonnera la mise en liberté des siens. Tu as compris ?
– Oui, citoyen gouverneur. À quelle heure faut-il l’amener ici ?
– À sept heures moins un quart. Il y a loin, d’ici à son église ?
– À peine cinq minutes.
– C’est parfait. Deux hommes l’y escorteront. Veille à ce que les portes de l’église soient ouvertes et les cordes des cloches à portée de la main.
– J’y veillerai.
Cette conversation avait lieu à voix basse. Chauvelin était assis devant sa table comme la veille au soir, lorsque l’arrivée imprévue de Sir Percy Blakeney avait interrompu sa méditation ; mais cette table avait été débarrassée des papiers qui la couvraient et l’on n’y voyait plus que le lourd candélabre d’étain garni de chandelles neuves, un sous-main, un encrier, un sablier, et deux ou trois plumes d’oie.
Chauvelin se représentait Sir Percy installé à sa place et signant avec une de ces plumes la lettre qui le flétrirait à jamais.
Une envie irrésistible le prit tout à coup d’aller jeter un regard sur son ennemi vaincu et de deviner par son attitude la façon dont il agirait quelques heures plus tard.
Sir Percy avait été logé à l’un des étages supérieurs de la vieille prison. Il n’était en aucune façon étroitement gardé et sa chambre elle-même présentait un minimum de confort. Il avait paru des plus satisfaits lorsque Chauvelin lui-même l’y avait conduit la veille.
– J’espère que vous comprendrez, Sir Percy, lui avait dit celui-ci d’un ton suave, que vous êtes mon hôte ce soir, à cela près que vous ne pouvez aller et venir à votre guise.
– Dieu vous bénisse, cher monsieur, avait répondu gaiement Sir Percy, non seulement je le comprends, mais tant d’amabilité me confond.
– C’est seulement Lady Blakeney que nous avons quelques raisons de surveiller de près jusqu’à demain. Vous le comprenez également, Sir Percy ?
Mais dès qu’on prononçait le nom de sa femme, Sir Percy était pris d’une invincible somnolence. Il s’était mis aussitôt à bâiller en demandant l’heure à laquelle, en France, les gentlemen avaient coutume de prendre leur premier déjeuner.
Depuis ce moment Chauvelin ne l’avait pas revu. À plusieurs reprises, il avait demandé comment il se comportait au soldat qui était chargé de lui porter ses repas. L’homme avait répondu que le prisonnier semblait de bonne humeur, qu’il mangeait peu, mais que, par contre, il avait commandé et payé généreusement un nombre respectable de bouteilles de cognac.
– Étranges, ces Anglais ! réfléchissait Chauvelin. Ce soi-disant héros ne serait-il qu’un ivrogne qui cherche à se donner du cœur en s’imbibant d’eau-de-vie ? Peut-être, au fond tout cela le laisse-t-il réellement indifférent ?
Vers la fin de l’après-midi, accompagné de deux soldats, il se dirigea vers la cellule de Sir Percy. Arrivé devant la porte, il frappa. Point de réponse. Faisant signe aux soldats de l’attendre dans le corridor, il tourna doucement la clef et pénétra dans la cellule.
Une odeur d’eau-de-vie flottait dans l’air et, sur la table, deux ou trois bouteilles vides et un verre à demi rempli de cognac témoignaient de la véracité du rapport fait à Chauvelin, tandis qu’affalé sur le lit de camp trop petit pour son long corps, Sir Percy, la tête rejetée en arrière, la bouche ouverte, dormait d’un sommeil pesant.
Chauvelin s’approcha du lit et considéra un moment son adversaire. Certes, c’était un superbe exemplaire de la race britannique : les membres robustes, la poitrine large, les mains fines et blanches, tout révélait l’homme de haute naissance, de belle éducation et d’énergie. Le visage lui aussi, maintenant que le sommeil le dépouillait de son perpétuel sourire et de son expression nonchalante, apparaissait ferme et bien dessiné. L’espace d’un éclair, Chauvelin sentit comme un regret qu’une si belle carrière fût si tôt et si ignominieusement interrompue.
Il se dit que si c’était son propre sort, son bonheur, son intégrité, qui fussent en ce moment sur le point d’être anéantis, il n’aurait pu tenir en place. Il aurait arpenté sa cellule comme une bête en cage en s’accablant de reproches et en cherchant avec fièvre comment sortir du terrible passage qui n’avait d’autre issue visible que le déshonneur ou la mort.
Mais cet homme buvait et dormait.
– Après tout, peut-être, tout cela lui est-il indifférent.
Comme pour lui répondre, un profond soupir s’échappa des lèvres entrouvertes de Sir Percy.
Perplexe et intrigué, Chauvelin se dirigea vers une petite table sur laquelle se trouvaient un encrier et quelques feuilles de papier éparpillées. Il les retourna et vit que sur l’une d’elles quelques lignes étaient tracées : « Citoyen Chauvelin, en échange de la somme d’un million de francs… » Le début de la lettre ! assez mal écrit du reste, avec des fautes et des ratures, par la main tremblante de cet ivrogne… Mais enfin, c’était la lettre.
À côté se trouvait le brouillon écrit par Chauvelin et que Sir Percy avait évidemment commencé à copier.
Alors, sa décision était prise… le papier trembla entre les doigts de Chauvelin ; il se sentait étrangement agité maintenant que le dénouement était si proche… et si sûr.
– Rien ne presse, hein, monsieur Chaubertin ! balbutia d’une voix épaisse Sir Percy qui s’éveillait péniblement. Cette damnée lettre n’est pas tout à fait prête…
Chauvelin sursauta et laissa choir le papier.
– Eh ! qu’est-ce qui vous fait peur ? continua Sir Percy. Croyez-vous donc que je suis ivre ? Sur mon honneur, monsieur, je ne le suis pas autant que vous le pensez.
– Je suis persuadé, Sir Percy protesta ironiquement Chauvelin, que vous êtes, au contraire maître de toutes vos facultés. Je m’excuse d’avoir dérangé vos papiers, continua-t-il en replaçant le feuillet écrit sur la table, je pensais que si la lettre avait été terminée…
– Elle le sera, monsieur… elle le sera… car je ne suis pas ivre, je vous l’assure… et je puis écrire très lisiblement… et faire honneur à ma signature.
– Quand la lettre sera-t-elle prête, Sir Percy ?
– Le Day Dream mettra la voile à marée descendante, dit Sir Percy en cherchant ses mots. J’ai bien le temps jusque-là, n’est-ce pas, monsieur ?
– Au coucher du soleil, pas plus tard.
– Au coucher du soleil, pas plus tard, murmura Blakeney en s’étendant de nouveau sur le lit.
Il eut un bâillement sonore.
– Je ne vous manquerai pas de parole, marmotta-t-il en fermant les yeux, tandis qu’il cherchait pour sa tête une position confortable, la lettre sera écrite de ma meilleure écr… écrit… Morbleu, je ne suis pas aussi ivre que vous vous l’imaginez.
Mais à peine ce dernier mot était-il prononcé que la respiration profonde et régulière de Sir Percy annonça que, de nouveau, il était endormi.
Avec un haussement d’épaule et un regard d’inexprimable dégoût, Chauvelin tourna les talons et sortit.
Dans le corridor, il appela le soldat de garde et donna des ordres sévères pour que, désormais, aucune bouteille de vin ou de cognac ne fût apportée au prisonnier.
« Il a deux heures pour cuver toute l’eau-de-vie qu’il a absorbée, se dit-il en redescendant. D’ici là, il sera capable d’écrire lisiblement. »