19
Le père et la fille

Chauvelin n’en croyait pas ses yeux et se dit un moment qu’il devait être le jouet d’une illusion. Il lui fallut une ou deux secondes pour se rendre compte que c’était bien l’enfant chérie, venue, Dieu sait comment et pourquoi, dans cette terrible cité que gouvernaient pour l’instant, sous son commandement, la Haine et la Cruauté.

Toujours stupéfait, il recevait avec joie les caresses du seul être au monde qu’eût véritablement aimé son cœur endurci. Il entoura sa fille de ses bras ; puis, relevant les yeux, il vit Louise qui attendait silencieusement et demanda avec brusquerie :

– Comment, diable ! êtes-vous venues ici toutes les deux ?

– Par le coche de Sisteron, répondit Louise.

– Je m’en doute, répliqua-t-il, mais pourquoi êtes-vous venues ?

– Demandez-le-lui, répondit sèchement Louise. Elle voulait venir vous rejoindre à tout prix. Je ne pouvais pas la laisser voyager seule.

Les deux mains de Chauvelin étaient nouées autour du cou de Fleurette et ses doigts enfouis dans ses cheveux dorés. Il pressa cette tête aimée contre sa poitrine. La joie de la revoir s’était tout de suite mêlée d’angoisse. Qu’est-ce que cette enfant venait faire ? Ses yeux pâles au regard inquiet scrutèrent le visage impassible de Louise.

– Qui vous a amenées jusqu’ici ? demanda-t-il.

– Un officier à l’uniforme râpé, répondit Louise tandis que ses yeux faisaient le tour de la pièce avec un regard hostile. Je croyais même, ajoutât-elle, qu’il était entré avec nous.

– Comment était-il ?

Elle le décrivit du mieux qu’elle put, et ajouta :

– Je ne me rappelle pas son nom.

Elle aussi avait entendu le nom de Chauvelin prononcé par le lieutenant, et ceci lui avait donné à réfléchir. De vagues doutes qui dataient de vingt ans se transformaient dans son esprit plein de bon sens en soupçons plus précis. Il était indéniable qu’un mystère planait sur la personnalité du père de Fleurette. Louise était sûre, par exemple, que c’était un homme fortuné et de bonne naissance ; mais vingt ans auparavant, au temps de l’ancien régime, ce n’était pas chose rare qu’un gentilhomme désirât cacher une histoire d’amour aux yeux de sa famille et de ses amis. On lui aurait dit que monsieur Armand était duc et pair qu’elle n’aurait pas été autrement surprise ; mais Chauvelin !… ce nom mêlé à toute la tragédie révolutionnaire dont les échos parvenaient jusqu’au fond du Dauphiné, accolé à ceux de Danton, de Marat et de Robespierre ! Chauvelin !…

Et lui, rencontrant son regard, comprit ce qui se passait dans l’esprit de Louise. Ce qu’elle pensait ne comptait pas pour lui. Mais c’était de Fleurette qu’il s’agissait, Fleurette qui s’appuyait contre lui tout émue. L’angoisse qui s’était emparée de lui s’accrut. D’une main qui tremblait, il caressa les jolies boucles blondes.

– Maintenant, ma petite fille, dit-il en affermissant sa voix du mieux qu’il pouvait, vas-tu me dire ce que tu es venue faire ici ?

Fleurette se remit sur ses pieds et dit d’un ton ferme :

– Pèpe chéri, je suis venue pour réparer une grande injustice, et vous qui êtes un personnage puissant, je suis sûre que vous m’y aiderez.

Chauvelin fronça les sourcils, plus intrigué que jamais.

– Fleurette, ma chérie, supplia-t-il, essaye de parler plus clairement. Je ne comprends pas. Qu’est-ce que tu veux dire par réparer une injustice ? Quelle injustice ?

– Eh bien ! répondit-elle simplement, l’arrestation de François Colombe pour une faute qu’il n’a pas commise. Vous savez que François a été arrêté ?

Oui, il le savait. L’arrestation du jeune Colombe faisait partie de la comédie jouée au stupide Godet par ces Anglais de malheur. Mais qu’est-ce que cela avait à faire avec la présence de Fleurette à Orange ?

– Alors, vous savez aussi, Pèpe, poursuivit Fleurette avec animation, que plusieurs objets de valeur appartenant à madame ont été trouvés dans la remise de M. Colombe.

Oui, il le savait aussi. Mais quel rapport cela avait-il…

– Les soldats ont accusé François de les avoir volés.

Un soupir de soulagement lui échappa. Il commençait à comprendre. En somme, rien de grave. Il aurait pu deviner que sa fille était venue pour plaider la cause de ce jeune fou de François.

– Et ce que je suis venue vous dire, Pèpe chéri, continua-t-elle rapidement, c’est que ce n’est point François qui a volé les objets de madame.

Elle fit une pause d’une ou deux secondes. Ce qu’il lui fallait dire maintenant demandait un certain courage. Comment Pèpe allait-il prendre la chose, elle n’en savait rien. Elle se laissa glisser à genoux à côté de son père. Celui-ci rompit le silence le premier :

– Alors, si ce n’est pas François, qui est-ce qui a volé ces objets ?

– C’est moi, Pèpe chéri.

Étouffant une exclamation, il appliqua sa main sur la bouche de Fleurette. Seigneur ! si quelqu’un avait entendu ! La sentinelle à la porte, ou l’un des innombrables espions que lui-même avait mis en branle et dont les oreilles avaient appris à écouter à travers les murs les plus épais… D’un regard furtif, ses yeux pâles firent le tour de la salle, tandis que Louise, également bouleversée, s’exclamait :

– La petite est folle, monsieur ! Ne l’écoutez pas.

Fleurette seule restait calme. Elle était toujours à genoux, mais au geste brusque de son père, elle s’était rejetée en arrière et se maintenait en équilibre, une main sur le plancher. Lentement, sans bruit, Chauvelin s’était levé et traversait la pièce, Louise suivant tous ses mouvements du regard apeuré de ses yeux ronds. Arrivé à la porte il l’ouvrit brusquement ; de l’autre côté, la sentinelle bavardait tranquillement avec le lieutenant Godet. À la vue du citoyen représentant, ils se mirent tous les deux au garde-à-vous et saluèrent.

– Lieutenant Godet, tu vas aller à la caserne dire au capitaine Moissan que j’ai besoin de le voir ici à deux heures, dit Chauvelin.

– Bien, citoyen représentant, répondit Godet d’un ton déférent. Chauvelin le regarda avec attention, mais le visage qu’il avait devant lui était sans expression. Le lieutenant salua et fit demi-tour. Chauvelin le suivit des yeux quelques secondes tandis qu’il s’éloignait dans le corridor, puis lui-même referma la porte et retourna s’asseoir derrière la table.

Il lui avait fallu faire un effort surhumain pour retrouver son sang-froid. À présent, il ne se souciait pas d’en entendre davantage et il ne voulait pas effrayer sa fille. La vue de Godet posté derrière la porte, en conversation avec la sentinelle, avait fait naître dans son cœur la même terreur que sa présence et son regard avaient coutume de faire naître dans le cœur des autres. L’expression de ses traits, à cet instant, était telle que Fleurette osait à peine le regarder. Mais quand il se rassit, son visage était redevenu un masque rigide, couleur de cire. Il posa son coude sur la table et s’abrita les yeux avec sa longue main fine. Fleurette se dit que ce devait être terrible pour lui de penser que sa fille était une voleuse. Aussi, sans attendre de nouvelles questions, elle se mit à lui expliquer :

– Vous ne devez pas croire, Pèpe chéri, que j’aie pris ces choses dans une mauvaise intention, je l’ait fait parce que…

Elle s’interrompit et poursuivit une seconde plus tard :

– Vous vous rappelez cette soirée où nous nous sommes rencontrés, tous les deux, au château ?

Oui, il s’en souvenait.

– Mais parle plus bas, mon enfant, les murs ont des oreilles.

– J’avais déjà pris le sac et la cassette dans le bureau de madame, continua tout bas Fleurette, et je les avais cachés sous mon châle. (Elle eut un petit rire nerveux.) Oh ! je puis bien vous le dire : j’avais très peur que vous vous en aperceviez.

L’esprit actif et pénétrant de Chauvelin se concentrait sur ce qu’il venait d’entendre. Après tout, qu’avait-il à craindre ? Il s’était débarrassé de Godet, et la conversation à voix basse qu’il avait avec sa fille ne pouvait être perçue par personne autre. Si seulement cette sotte de Louise n’avait pas cet air épouvanté ! La vue de ses yeux ronds et de sa bouche ouverte lui donnait sur les nerfs.

Naturellement, il ne fallait pas qu’il eût l’air de prendre cette affaire au sérieux. Sa fille était naïve, ignorante et volontaire. Il lui faudrait la protéger contre elle-même, l’obliger à se taire. Louise était sotte, mais digne de confiance, et les murs qui les entouraient étaient épais. La frayeur qui l’avait saisi tout d’abord était vraiment sans motif.

Il fit donc effort pour sourire et donner à sa voix un ton de plaisanterie. Il pinça la joue de Fleurette et plongea dans ses yeux un regard amusé et presque incrédule.

– Allons, allons, dit-il d’un ton léger, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Ma petite Fleurette prenant des choses qui ne lui appartiennent pas ? Je ne puis le croire.

– C’était pour bien faire, insista-t-elle. Les soldats étaient dans le château en train de tout abîmer et de voler tout ce qui leur tombait sous la main… et aussi parce que…

De nouveau, elle s’arrêta, ne voulant pas dévoiler son précieux secret : l’ordre de cette voix mystérieuse dont Pèpe peut-être se moquerait. Mais elle lui raconta qu’avec son précieux fardeau caché sous son châle, elle avait pris le chemin du retour, et que, dans la crainte d’être rejointe par les soldats, elle s’était arrêtée chez la veuve Tronchet. C’est de là qu’elle l’avait vu passer à cheval se dirigeant vers Laragne. Elle lui dit enfin que la pensée lui était venue de demander l’aide de François Colombe et qu’elle avait envoyé Adèle le prévenir. Comment les soldats arrivés le lendemain à Laragne avaient-ils pu soupçonner François du vol des objets qu’elle lui avait confiés, elle n’en avait aucune idée. Tout ce qu’elle savait c’est que François n’était pas coupable et qu’il fallait proclamer son innocence tout de suite, immédiatement.

Assise sur ses talons, elle levait vers son père un regard résolu. Les yeux brillants, les joues empourprées, elle était irrésistible. Chauvelin lui ouvrit les bras. Elle s’y précipita.

– Pèpe chéri, lui dit-elle à l’oreille, il faut que j’aille trouver ceux qui vont juger François et que je leur dise toute la vérité. C’est mon devoir, n’est-ce pas ?

– Mais oui, mais oui, fit-il, sans savoir ce qu’il disait, en essayant de raffermir sa voix pour que Fleurette ne sût pas combien il avait eu peur.

– Quand Adèle nous a raconté le lendemain matin comment les soldats avaient trouvé les objets de madame et arrêté François, j’ai pensé tout de suite que grâce à vous tout s’arrangerait. C’est pourquoi Louise et moi sommes parties sur l’heure pour Sisteron où je croyais vous trouver.

– La petite ne m’a rien expliqué, protesta Louise en réponse à une question muette de Chauvelin. Je croyais seulement qu’elle voulait vous voir afin de plaider la cause du jeune Colombe.

– Il est inutile à présent, dit-il d’un ton ferme, que moi ou qui que ce soit plaide sa cause. François Colombe est actuellement en liberté.

Au cri de joie poussé par Fleurette, il sentit son cœur mordu par la jalousie.

– Tu l’aimes donc tant que cela, ma petite fille ? demanda-t-il presque malgré lui.

Elle sourit et, sans répondre, baissa la tête. L’espace de quelques secondes, il débattit intérieurement la question de savoir s’il lui dirait toute la vérité, mais jugea vite qu’il valait mieux l’en instruire, car, de toute façon, l’histoire lui serait racontée par d’autres. Il lui dit donc exactement ce que lui avait rapporté le lieutenant Godet, le jour précédent. Les beaux militaires qui étaient arrivés ce matin-là à Laragne n’étaient pas de vrais soldats des armées de la République ; c’était une bande d’espions anglais dont le chef était connu dans toute la France sous le nom du Mouron Rouge ; un impudent, un cynique aventurier, dont le but était d’inciter des Français et des Françaises à déserter leur patrie à l’heure où elle avait le plus besoin d’eux. C’est l’un d’eux, certainement, qui avait espionné Fleurette et l’avait vue, ce soir-là, confier la cassette et le sac à François. Le Mouron Rouge avait saisi ce moyen de prendre possession d’objets de valeur ainsi que de s’emparer des personnes du ci-devant Frontenac et de François Colombe. Il se servirait à la fois des hommes et de l’argent pour travailler contre la France, car les Anglais étaient les ennemis de cette grande Révolution, et les amis de tous ces tyrans et aristocrates que le peuple était résolu à supprimer de la face du monde.

Ouvrant de grands yeux surpris, Fleurette l’écoutait en silence, mais avec des sentiments tout différents de ceux que son père attendait d’elle. Avec un sentiment de joie intense, elle se disait que François était en sûreté, maintenant, que la voix qui lui avait enjoint d’aller chercher les bijoux de Mme de Frontenac l’avait fait dans certain but, et que ce but était atteint. Monsieur, madame et mademoiselle étaient tous sauvés, grâce à ce que Fleurette considérait comme une intervention surnaturelle – quoi que Pèpe pût en penser. Un vulgaire espion ennemi de la France n’aurait jamais pu mener à bien la tâche que ce mystérieux Anglais avait entreprise, depuis le moment où, déguisé en simple bûcheron, il lui avait commandé d’aller chercher la cassette de madame, jusqu’à l’heure où vêtu d’un brillant uniforme il avait, dans un coup d’audace, trouvé le moyen de sauver François et M. de Frontenac.

Mais après ce premier moment d’allégresse, un autre sentiment s’était glissé dans le cœur de Fleurette, un sentiment de surprise et de crainte à l’égard de son père qu’elle avait l’impression de n’avoir pas véritablement connu jusqu’à cette heure. Elle l’avait vu seulement bon, aimant, indulgent pour elle, bien que parfois irritable, et toujours réservé et quelque peu mystérieux en ce qui le concernait. Maintenant, il semblait mettre son âme à nu devant elle. À côté de son amour de la patrie et de cette Révolution dont il avait été sûrement l’un des artisans, il y avait une haine farouche pour tous ceux qui s’opposaient à cette Révolution ; les riches, les aristocrates, et surtout ces Anglais dont le pays servait de refuge à tous les royalistes complotant contre la République. Oui, il les haïssait tous avec violence, et Fleurette se sentait le cœur glacé de l’entendre parler ainsi. Lui qui s’était toujours montré si doux avec elle, s’exprimait maintenant comme s’il approuvait tous les procédés cruels pratiqués envers ceux qui ne pensaient pas comme lui.

Instinctivement et, elle l’espérait, sans qu’il s’en aperçût, elle s’était écartée de lui quand il avait voulu de nouveau la prendre dans ses bras. Cet homme aux yeux pâles et aux traits durs n’était pas Pèpe ; c’était un inconnu dont elle avait peur. Tout ce qu’elle désirait maintenant, c’était de s’en aller, de retourner à Lou Mas. Puisque François était en sécurité, pourquoi demeurerait-elle davantage dans cet horrible endroit où son père lui-même lui faisait l’effet d’un étranger.

Louise s’était rapprochée et Chauvelin lui donnait des ordres d’un ton péremptoire.

– Vous allez retourner à l’instant à l’Hôtellerie de la Poste, où vous êtes descendues ce matin. Là, vous attendrez tranquillement que je vienne vous chercher. Nous nous mettrons en route le plus tôt possible, de façon à gagner Vaison avant la nuit.

– Vaison ? fit Louise perplexe… Mais le coche…

– Nous ne voyagerons pas par le coche, interrompit Chauvelin avec impatience. Ma calèche vous conduira jusqu’à Lou Mas, et je ne vous abandonnerai pas avant de vous avoir vues en sûreté à la maison.

– Votre calèche ! s’exclama Louise. Sainte Vierge !

– Silence, femme ! ordonna Chauvelin avec un juron. On ne parle plus de Sainte Vierge à l’heure qu’il est.

Certes, Pèpe avait déjà dit des choses de ce genre, mais jamais de ce ton rude et presque sauvage. Lentement Fleurette se remit sur ses pieds. Elle se sentait soudain très lasse. Durant quatre jours elle avait vécu dans une sorte de fièvre causée à la fois par l’angoisse et l’espoir ; mais à présent cette fièvre avait disparu, faisant place à une morne dépression. Tout ce qui l’entourait lui semblait irréel. La voix de son père donnant à Louise toutes sortes d’instructions lui paraissait assourdie comme par un voile épais. Elle ne savait qu’une chose – et ceci était un réconfort –, c’est que bientôt ils partiraient tous les trois pour retourner à la maison, non point dans un vieux coche rempli à craquer, mais dans une calèche. Quel homme étonnant était son père, si important, si puissant et si riche qu’il avait une calèche à lui et pouvait aller et venir à sa guise ! Elle se rappelait la déférence que lui avaient témoignée les soldats, l’autre soir dans le château ; et en cet instant même, ses yeux ne pouvaient se détacher de la belle ceinture tricolore, emblème de son pouvoir.

Finalement, son père la prit dans ses bras et l’embrassa aussi tendrement qu’à l’ordinaire ; mais quand il desserra son étreinte, elle se sentit vaciller, et les objets de la pièce se mirent à tourner devant ses yeux. Louise l’entoura de son bras vigoureux, et Fleurette l’entendit qui disait : « Laissez-la-moi. Elle va se remettre tout de suite. » Elle se rendit compte aussi qu’on la faisait sortir de la pièce, passer devant la sentinelle et suivre un long corridor.

En recevant sur le visage une douce brise printanière, elle se sentit revivre, et ce fut d’un pas ferme qu’elle regagna, aux côtés de Louise, l’Hôtellerie de la Poste.