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Fleurette prend une décision

Pendant ce temps, à Lou Mas, rien n’avait encore transpiré des tragiques événements qui se passaient à Laragne. Fleurette et Louise s’occupaient aux soins du ménage, et si Fleurette allait et venait à travers la maison, silencieuse et mélancolique, c’était parce qu’elle pensait à l’adieu qu’il lui faudrait dire à François dans un avenir proche.

C’est Adèle qui apporta la nouvelle : le jeune Colombe avait été arrêté par des soldats et emmené par eux à Sisteron avec M. de Frontenac. Elle raconta aussi qu’un officier supérieur était venu dans la matinée et avait relevé le lieutenant de son commandement. L’arrivée d’un nouveau détachement de soldats aussi bien équipés que les autres étaient sales et négligés avait fait sensation dans Laragne. Conduite par le bel officier, toute la troupe s’était mise en marche dans la direction de Sisteron, les deux prisonniers assis dans le fourgon à l’arrière-garde.

C’est seulement petit à petit que Louise avait réussi à tirer d’Adèle toute l’histoire, mettant à rude épreuve par ses multiples questions la réserve habituelle de cette fille silencieuse. Fleurette écoutait, muette d’horreur à la pensée des tragiques complications dans lesquelles son pauvre François se trouvait entraîné. Mais elle ne voulait pas manifester d’émotion devant Adèle, car elle sentait confusément chez celle-ci comme une sorte d’hostilité. Elle attendit donc que Louise eût tiré tous les détails qu’elle pouvait de sa taciturne interlocutrice et dit ensuite à Adèle de retourner à la cuisine. Comme Louise allait la suivre, Fleurette la saisit par la main.

– Louise, dit-elle d’un ton d’ardente supplication, ma bonne, ma chère Louise, il faut que j’aille tout de suite à Sisteron.

– À Sisteron ! s’exclama Louise en fronçant les sourcils. Juste ciel ! À quoi pense donc cette enfant ?

– À François, ma bonne Louise, répliqua Fleurette. Tu as entendu ce qu’a dit Adèle ? Ils l’ont emmené à Sisteron.

– Oui, et puis après ?

Mais elle ne posait cette question que pour la forme, car elle savait fort bien ce qui se passait dans la tête de Fleurette.

– Simplement ceci, Louise, dit la jeune fille avec une note de hardiesse dans la voix timide. Nous sommes fiancés, François et moi.

– Fiancés ! s’exclama la vieille femme suffoquée. Et depuis quand ?

– Depuis hier soir.

– Et sans le consentement de ton père ? Ah ! bien, si jamais…

– Je suis sûre que Pèpe nous approuvera.

Louise hocha la tête. Elle ne se sentait pas la voix assez ferme pour parler. Cette petite avait un air si doux, si innocent, et ses yeux bleus étaient si remplis de larmes que Louise brûlait de la prendre dans ses bras et de la serrer sur son cœur – acte de faiblesse qui aurait mis son autorité singulièrement en péril dans cette circonstance critique. Elle cherchait ce qu’elle pouvait dire, car au fond, elle pensait que l’enfant avait raison et que le citoyen Armand ne ferait pas objection aux accordailles de ces deux jeunesses, lorsque Fleurette reprit doucement :

– Ainsi, tu vois bien, ma bonne Louise, qu’il faut que j’aille à Sisteron, maintenant, le plus vite possible.

– Mais, Sainte Vierge ! pourquoi faire ?

– Pour voir François et le réconforter.

– On ne te le laissera pas le voir, mon enfant.

– Alors, j’irai trouver Pèpe, répliqua Fleurette avec calme. Il a beaucoup plus d’autorité que nous ne nous le figurons, toi et moi. Il peut donner des ordres à qui il veut, non seulement pour me permettre de voir François, mais peut-être même pour le faire remettre en liberté.

– Mais ton père serait très fâché, riposta Louise, de te voir voyager toute seule sur les grand-routes alors que tous ces soldats rôdent par ici.

Fleurette eut un petit sourire.

– Pèpe n’est jamais fâché très longtemps contre moi, dit-elle. En tout cas, j’en courrai le risque. Louise, ma bonne Louise, veux-tu venir avec moi ?

– Moi ?

– Mais oui. N’as-tu pas dit que Pèpe serait fâché si je courais toute seule les grand-routes ?

Louise regarda Fleurette droit dans les yeux, ces yeux bleus qui jusque-là n’avaient jamais eu un regard si décidé. Fleurette ne put s’empêcher de sourire devant l’expression embarrassée de la vieille femme. C’était l’expression typique de la poule qui voit sa couvée de canetons faire son premier plongeon dans la mare.

– Si tu ne viens pas avec moi, ma bonne Louise, dit simplement la jeune fille, je serai bien obligée d’y aller toute seule.

– Au diable l’entêtée ! jeta Louise avec humeur.

Mais l’instant d’après elle changeait de ton pour dire :

– Mets tes bas de laine, mon enfant, et tes souliers à boucles, et prends ta cape brune pendant que je prépare quelques provisions dans un panier pour notre dîner. Si nous ne nous dépêchons pas, nous n’arriverons pas à Sisteron avant la nuit.

– M. Duflos nous prêtera bien sa voiture et son cheval, dit Fleurette avec entrain. Mais je te promets de ne pas être longue à me préparer.

Rapide comme un jeune lièvre, elle sortit de la maison et escalada en courant l’escalier extérieur enguirlandé de roses qui conduisait à sa chambre.

Quelques instants plus tard, les deux femmes se mettaient en route. Fleurette avait une robe foncée, des bas épais et ses souliers à boucles, et sa chevelure blonde était enfermée dans un bonnet à ruche. Elle portait sur le bras sa cape et le manteau de Louise, tandis que celle-ci cheminait à ses côtés, chargée d’un panier dans lequel elle avait mis hâtivement du pain, du fromage et des œufs durs. Si le boucher voulait bien leur prêter sa charrette, elles seraient à Sisteron vers le milieu du jour. De toutes façons, elles y arriveraient avant la nuit.