C’est le jour suivant qu’arrivait à Orange le coche de Sisteron, et le lieutenant Godet, uniquement préoccupé de trouver un indice qui l’aidât dans ses difficiles recherches, se dirigea vers l’Hôtellerie de la Poste.
À midi, le coche couvert de poussière s’arrêta et déversa ses divers voyageurs : quelques habitants d’Orange, la femme de l’avoué dont la mère habitait Sisteron, quelques fermiers venus pour la foire aux chevaux, un artisan en quête de travail. En dernier deux femmes très différentes d’aspect descendirent de la diligence. L’une d’elles portait un petit panier et l’autre… Ah ! par exemple ! à la vue de l’autre, le lieutenant Godet poussa une telle exclamation de surprise que les gens qui l’entouraient le regardèrent avec étonnement.
La cause de cette émotion était une jeune fille vêtue d’un manteau à capuchon dont s’échappaient des boucles dorées. La femme plus âgée qui l’accompagnait avait l’allure d’une paysanne. Elle paraissait fripée par le voyage, fatiguée et de mauvaise humeur. Mais la jolie fille, qui franchissait d’un pas léger la courte distance qui séparait le coche de l’hôtellerie, se retourna avec un petit air de triomphe pour encourager gaiement sa compagne.
– La fin du voyage, ma bonne Louise ! Et maintenant, il n’y a plus qu’à trouver Pèpe.
À cette époque d’égalité à outrance, où les manières courtoises et les manifestations de politesse n’étaient plus de saison, il était rare, cependant, qu’une jolie femme ne se vît pas l’objet d’attentions particulièrement empressées de la part des représentants du sexe fort. C’est ainsi que laissant les autres voyageurs se débrouiller comme ils le pourraient avec leurs bagages, le patron de l’hôtellerie, bel homme au teint fleuri, se précipita en personne vers Fleurette et sa compagne pour leur offrir le réconfort dont elles avaient certainement besoin, et, tout en époussetant les sièges qu’il leur avançait, se mettre, lui et toute sa maison, à la disposition d’une si charmante cliente.
Fleurette acceptait ces attentions comme chose toute naturelle. Elle était habituée à se voir traitée comme un personnage par tout le monde, à Lou Mas et chez les Colombe. Elle demanda une chambre pour elle et sa compagne afin d’avoir toutes deux la possibilité de se laver et de mettre un peu d’ordre dans leur toilette. Elle se sentait si joyeuse et si triomphante qu’une fois seule avec Louise, elle saisit la pauvre femme par la taille et l’entraîna dans une danse folle autour de la pièce.
– Louise, ma bonne Louise, nous sommes à Orange ! chantait-elle. Nous y voilà enfin ! nous y voilà ! nous y voilà ! Et dans moins d’une heure, nous aurons trouvé Pèpe, et il aura donné l’ordre de mettre François en liberté. Songes-y bien, Louise, voilà quatre jours que le pauvre François a été arrêté et que pèse sur lui l’horrible accusation d’une faute qu’il n’a pas commise. Qu’a-t-il pu penser de moi qui savais la vérité et qui semble n’avoir rien fait pour le disculper ?
Petit à petit son ton se calmait ; toute son animation tombait. Elle se représentait François en prison, avec des fers autour des chevilles et des poignets ; ou encore debout devant ses juges qui le condamnaient à un châtiment sévère parce qu’il restait muet, ne voulant pas accuser la véritable coupable. Elle soupira ; ses yeux s’étaient remplis de larmes, tandis que Louise, méthodiquement mais en continuant de bougonner, se lavait le visage et les mains.
– Allons, viens, petite, dit-elle sèchement au bout d’un moment. Nous allons descendre prendre quelque chose.
Elle n’avait cessé durant tout le voyage de protester contre la folie d’une telle entreprise et de prophétiser les pires catastrophes, mais elle s’était heurtée au doux entêtement de Fleurette.
Lorsque les deux femmes revinrent dans la salle à manger où les attendaient une soupe chaude et une omelette, elles furent accostées par un jeune militaire qui, en termes polis, affirma avoir eu l’avantage de faire leur connaissance.
– Tu ne te souviens probablement pas de moi, citoyenne, dit-il en s’adressant plus particulièrement à Fleurette, mais je te garde une grande reconnaissance pour la bonté que tu as témoignée à mes hommes, il y a quelques jours, en leur donnant à boire sur le pont de Laragne près de ta maison. T’en souviens-tu ?
Son uniforme était bien râpé, mais il y avait sur son visage une expression aimable et déférente. Fleurette leva vers lui un regard timide et montra d’un signe qu’elle le reconnaissait. Elle se rappelait les soldats fatigués et mal vêtus qui lui avaient inspiré de la compassion ; elle se souvenait également que cet officier lui-même s’était montré assez peu poli avec elle et que les hommes qu’il commandait avaient agi d’une manière brutale à l’égard d’un pauvre vieillard inoffensif.
En cet instant, néanmoins, elle éprouvait presque un sentiment de soulagement à voir un visage connu, car elle n’avait rencontré que des étrangers depuis qu’elle avait quitté Laragne quatre jours auparavant. Aussi, lorsque le militaire eut répété du même ton déférent « T’en souviens-tu, citoyenne ? », elle répondit simplement :
– Bien sûr, citoyen lieutenant.
Ce qui montre que Fleurette avait beaucoup appris pendant ces derniers jours et que le mot « citoyen » lui venait maintenant tout naturellement à la bouche.
Le lieutenant Godet se nomma et dit qu’il était à Orange pour quelques jours, libre de toute fonction.
– Et c’est une vraie chance pour moi, poursuivit-il, car je pourrai peut-être vous rendre service.
Les deux femmes se mirent à table, et le lieutenant aida à les servir, leur versant à boire et activant la servante qui lui paraissait manquer de zèle. Il s’enquit avec intérêt de leur voyage, sut témoigner quelques attentions à Louise, si bien qu’en dépit de la méfiance que lui inspiraient généralement les militaires, celle-ci s’adoucit petit à petit. Le déjeuner chaud lui ayant rendu sa bonne humeur, tous trois s’entretinrent bientôt de façon amicale.
Le repas terminé, le lieutenant offrit une fois de plus ses services. Pouvait-il les guider à travers la ville ?
– Certes oui, répondit Louise sans hésiter. Nous voulons trouver monsieur Armand.
– Le citoyen Armand, rectifia Fleurette, mon père. Je crois que vous le connaissez, citoyen lieutenant ?
– Si je le connais !
– Vous savez où il se trouve ?
– Parfaitement.
– Pouvez-vous nous conduire chez lui ?
– À votre service, citoyennes.
– Tout de suite ?
– Quand vous voudrez.
Avec un petit cri de joie, Fleurette saisit son manteau.
– Alors, partons, dit-elle simplement.
Louise la suivit docilement. La pensée qu’elle allait pouvoir remettre la jeune obstinée à la garde de son père lui causait un réel soulagement. Fleurette marchait d’un pas léger à côté du lieutenant Godet. Tous trois traversèrent la rivière sur le vieux pont et s’acheminèrent le long des rues poussiéreuses, jusqu’à la vaste place de la République.
Godet conduisit ses compagnes jusqu’à une grande construction de pierre, précédée d’un perron de plusieurs marches et flanquée d’une tour carrée. Il devait connaître les lieux, car il passa sans hésitation devant les deux soldats qui montaient la garde le long des marches, lesquels, en vertu, sans doute, du principe d’égalité, omirent de le saluer, puis, traversant le vestibule d’entrée, il leur fit suivre un long corridor carrelé qui les amena devant une porte sur laquelle se lisait l’inscription Comité révolutionnaire d’Orange. Un soldat y montait la garde appuyé sur son fusil. Fleurette, intimidée par les vastes proportions de l’édifice, ainsi que par le silence qui y régnait, vit avec un peu de frayeur le soldat placer sa baïonnette en travers de la porte pour barrer le chemin aux intrus. Mais, sans se laisser intimider, le lieutenant Godet lui expliqua en quelques mots :
– La citoyenne est la fille du citoyen représentant Chauvelin. Elle désire lui parler.
La fille du citoyen Chauvelin ? Qu’est-ce que voulait dire cet homme ? Fleurette intriguée le tira par la manche. Elle était la fille du citoyen Armand. Mais l’homme de garde ayant abaissé sa baïonnette, Godet poussa la porte et, l’instant d’après, Fleurette se trouvait en face d’un large bureau couvert de papiers, derrière lequel était son père qui écrivait, la tête baissée.
Le lieutenant dit très haut :
– Citoyen représentant, je t’amène ta fille.
Sur quoi Chauvelin releva la tête, et considéra Fleurette d’un air aussi stupéfait que s’il voyait apparaître un spectre.
Oubliant tout, sauf le bonheur de retrouver enfin son père, Fleurette poussa une exclamation de joie. Elle fit en courant le tour de la table, et, s’agenouillant auprès de la chaise de Pèpe, lui mit les bras autour du cou.
Elle était si heureuse, si soulagée, qu’elle se sentait près de pleurer.
– Pèpe, lui murmura-t-elle à l’oreille, Pèpe chéri, n’êtes-vous pas content de me voir ?