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Le témoignage d’Adèle

Chauvelin n’en pouvait croire ses yeux. Adèle, la petite servante insignifiante qu’il croyait à Laragne, Adèle était là devant lui avec son visage pointu de souris, ses yeux fuyants ! Il y avait dans son attitude une assurance inaccoutumée, et sur ses lèvres minces flottait l’ombre d’un sourire méchant.

– Comment, toi ici ! s’exclama Chauvelin d’une voix qu’il s’efforçait de contenir. Qu’est-ce que tu viens faire ?

– Remplir mon devoir de patriote, citoyen, répondit Adèle, en apportant des révélations sur ce qui s’est passé à Laragne ces jours derniers. Des révélations que le Comité révolutionnaire de Sisteron a jugé de la plus grande importance.

– Comment es-tu venue ?

– Avec un membre du Comité de Sisteron. Il m’a emmenée dans sa voiture afin que je puisse apporter mon témoignage. Il a dit que démasquer les traîtres, c’était servir la patrie.

Et la déposition commença. Adèle, aux questions que lui posaient Pochart et Danou, répondait avec une aisance et une prolixité qui ne lui étaient pas coutumières. Elle était fière de déclarer que depuis deux ans elle fournissait des renseignements au Comité révolutionnaire de Sisteron. C’était grâce à ses rapports, exposa-t-elle avec orgueil, que le nom des Frontenac avait été mis sur la liste des suspects. Le dimanche, ces ci-devant nobles transformaient une salle de leur château en chapelle, et un ci-devant prêtre, qui n’était pas constitutionnel, procédait à ces exécrables cérémonies interdites par le gouvernement. Elle le savait pour en avoir été témoin bien des fois, les citoyennes Frontenac l’obligeant à assister à ces ridicules mômeries. Révoltée dans sa conscience de bonne républicaine, elle avait profité d’un après-midi de liberté pour aller tout raconter au Comité révolutionnaire, et celui-ci avait loué son zèle.

– Oh ! Adèle, est-ce possible ? s’exclama involontairement Fleurette. N’as-tu pas peur que le Bon Dieu te punisse ?

Cette remarque fit rire tout le monde, sauf Chauvelin qui étouffa un gémissement. Ah ! quelle enfant imprudente, étourdie !… Elle semblait courir d’elle-même vers le piège prêt à la saisir. Adèle coula un regard de côté vers Fleurette.

– Ton Bon Dieu ne me fait pas peur, citoyenne, dit-elle d’un ton ironique ; toutes ses punitions ne m’empêchent pas d’accomplir mon devoir et de dire la vérité sur toi.

La largeur de la table seulement la séparait de Chauvelin dont la main était prête à se lever pour souffleter l’insolente. Cependant il se contint. Comme ils auraient ri, ces hommes, de le voir perdre tout sang-froid à cause de cette fille, qui mettait en action les principes prêches par lui-même !

À présent, Adèle abordait l’essentiel de sa déposition. Elle expliqua comment depuis longtemps, elle surveillait Fleurette dont elle connaissait les rapports d’amitié avec la fille du châtelain. Malgré tout, elle n’en avait dit mot. Elle savait que le citoyen Chauvelin – qu’on nommait Armand à Laragne – était un patriote et un ami de Robespierre. Elle n’avait donc rien fait jusqu’au jour où l’on avait arrêté le comte et perquisitionné au château. Ce soir-là, les soupçons d’Adèle avaient été éveillés quand elle avait vu Fleurette revenir du château à une heure tardive et exprimer le désir étrange de rencontrer le jeune Colombe, seule, à la nuit tombée.

En zélée patriote, Adèle s’était mise au guet près du lieu de rendez-vous, et elle avait vu Fleurette passer dans l’ombre des objets au fils Colombe. Dans leurs chuchotements elle avait distingué les mots de « bijoux » et de « cachette ». Finalement, elle les avait vus s’embrasser, ce qui l’avait confirmée dans l’idée que Fleurette, en dépit de ses airs de sainte nitouche, n’avait pas la pureté de mœurs d’une bonne républicaine.

Et Chauvelin, cette fois encore, ne leva pas la main pour la frapper.

Adèle avait bien retenu la leçon que depuis tant de mois lui et ses pareils enseignaient au peuple. Ils avaient prêché l’égalité, la lutte contre la tyrannie, la fraternité, mais en appliquant leur doctrine de telle sorte qu’elle n’avait engendré que l’envie, la suspicion et la haine.

Pour Adèle, Fleurette incarnait la richesse et la tyrannie. N’était-elle pas toujours bien habillée ? ne couchait-elle pas dans une jolie chambre, sur un lit de plumes ? n’avait-elle pas le loisir de se promener, de passer des heures au château, de s’occuper de menus travaux de son choix ? tandis qu’Adèle, victime d’un sort injuste, était vêtue d’une robe usée, travaillait tout le jour à des besognes rudes et ne trouvait le soir qu’une pauvre paillasse pour reposer ses membres las. Aussi, sans avoir égard aux gentillesses que lui avait toujours prodiguées Fleurette, Adèle en était venue à lui vouer une haine farouche. Aujourd’hui, elle voyait poindre le jour de la vengeance, et son cœur se réjouissait.

Pochart et Danou l’avaient écoutée en silence, lui posant seulement parfois une question. De temps en temps, l’un ou l’autre étouffait un petit rire. Quelle étrange histoire ! Et Chauvelin s’y trouvait mêlé, lui le représentant en mission venu à Orange pour contrôler le fonctionnement du Tribunal. Quelle impudence de sa part de vouloir faire trembler tout le monde, alors qu’on racontait tout bas – car tout se sait – que ce patriote, cet homme intègre, qu’on avait dit l’ami personnel de l’Incorruptible, était, en fait, depuis quelque temps, et pour des motifs inconnus, dans une demi-disgrâce auprès des maîtres de l’heure.

Quand Adèle eut fini de parler, Pochart lança un coup d’œil à Danou. Il y avait là, certes, pour eux une occasion unique de se mettre en évidence, et de s’imposer à l’attention des grands hommes des Comités de Paris. Ils voyaient déjà poindre à l’horizon avancement et récompenses. Seulement, ils avaient affaire à forte partie, et il fallait jouer serré. Pochart se frottait les mains de contentement. Danou se versa un verre d’eau et le but d’un trait. Toutes ces émotions lui avaient donné soif.

Fleurette était restée muette. Pour la première fois de sa vie, elle avait la révélation de passions humaines qu’elle ne soupçonnait point. Adèle, la petite servante taciturne qui portait ses vieux souliers et ses robes défraîchies, était devenue soudain pour elle une énigme terrifiante. Fleurette était incapable de proférer un son ; toute protestation, semblait-il, se serait étranglée dans sa gorge. Les accusations débitées par Adèle de sa voix monotone serraient son cœur d’une étreinte glacée. Quand il fut question de François et du baiser qu’ils avaient échangé dans l’ombre des peupliers, son visage s’empourpra, et des larmes de confusion montèrent à ses yeux.

Elle était lasse d’être debout depuis si longtemps, et elle avait l’impression de voir ceux qui l’entouraient comme dans un rêve. Le calme de son père la rassurait vaguement. Il gardait le silence, sauf quand les autres lui posaient une question à laquelle il répondait brièvement. Elle entendait les mots de « détention », « jugement », sans bien comprendre ce qu’ils voulaient dire. Puisque Pèpe avait l’air si calme, c’est qu’elle n’avait rien de trop grave à redouter.

Enfin, Adèle et Godet furent invités à se retirer. Adèle, en sortant, passa tout près de Fleurette, mais elle avait remis son châle sur sa tête, si bien que leurs regards ne se rencontrèrent pas, tandis qu’elle avançait d’un pas rapide, comme une souris qui se dépêche de retourner à son trou. Peut-être avait-elle honte d’elle-même. Godet reçut l’ordre de faire envoyer deux soldats pour escorter la citoyenne à la maison de détention. Il salua militairement et suivit Adèle hors de la salle.

Fleurette était si fatiguée que la tête lui tournait et qu’elle ne saisissait que des bribes des propos échangés. Elle entendit cependant son père dire d’un air impassible et sans élever la voix :

– C’est bien audacieux de ta part, citoyen Danou, d’oser opposer ton influence à la mienne.

Et Danou répondit de sa voix doucereuse :

– Si j’ai fait une méprise, citoyen représentant, j’en supporterai les conséquences.

Pendant ce temps, le citoyen Pochart, penché au-dessus de la table, couvrait de lignes serrées une grande feuille de papier. Quand il eut terminé, il poussa cette feuille devant Chauvelin en disant :

– Veux-tu maintenant apposer ici ta signature, citoyen représentant ?

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Chauvelin.

– Un ordre d’arrestation provisoire de la nommée Fleur Chauvelin, suspecte de relations avec les ennemis de la Nation, en attendant sa comparution devant le Tribunal révolutionnaire.

Chauvelin prit le papier et le lut avec attention d’un bout à l’autre. La main qui tenait la feuille ne tremblait pas.

– En ta qualité de représentant en mission, continua Pochart en lui tendant obligeamment sa plume d’oie, c’est toi qui dois signer cet ordre.

– Mais si tu n’y tenais pas, ajouta Danou, il y en a d’autres qui seraient tout prêts à le faire.

Chauvelin prit la plume, et les deux hommes penchés au-dessus de la table eurent la satisfaction de le voir apposer son nom au bas de l’acte ordonnant l’arrestation de sa propre fille. Chauvelin signa d’une main ferme, les dents serrées. Il ne fallait pas que ces brutes vissent la torture qu’il endurait. Il avait le ferme espoir de sauver Fleurette, mais un éclat pouvait tout perdre, et les atouts qu’il tenait en main, il ne pourrait les jouer que s’il endormait d’abord ses amis dans une fausse confiance en gardant une attitude calme et indifférente. Sa réputation pouvait en cela le servir, car il s’était toujours montré impitoyable, par cruauté, disaient ses ennemis, par patriotisme, disaient ses amis, et les bons républicains de la ville d’Orange pourraient penser qu’il suivait l’exemple des héros de la Rome antique en envoyant sa propre fille en prison.

Il resta encore assis quelques instants, le visage impénétrable, relisant le papier, barrant posément un mot pour le remplacer par un autre.

– Nous désignons la maison Caristie, dit-il, car l’autre prison est déjà pleine.

– Est-ce que l’escorte est arrivée ? demanda Danou. Nous avons beaucoup de besogne à régler aujourd’hui. Cette affaire a pris beaucoup de temps.

– Il y a encore ce rapport venu d’Avignon à examiner, ajouta Pochart. Il réclame toute ton attention, citoyen représentant.

– Je m’en occupe à l’instant, dit posément Chauvelin.

Il quitta son siège, se dirigea vers la porte et l’ouvrit. Oui, l’escorte envoyée par Godet était là : deux hommes qui allaient emmener Fleurette à l’hôtel Caristie transformé depuis peu en prison. En les voyant, pas un muscle du visage de Chauvelin ne bougea. Il referma la porte, puis s’approcha de Fleurette, lui prit la main et l’entraîna à l’autre bout de la pièce, hors de portée des oreilles indiscrètes.

– Tu n’as pas peur, ma petite fille ? murmura-t-il.

– Non, Pèpe, répondit-elle. Du moins j’essaye.

– Il n’y a pas lieu de t’effrayer, Fleurette. Ces brutes te veulent du mal, mais…

– Que leur ai-je fait ?

–… mais sois sans crainte, je te protégerai.

– Je le sais, Pèpe chéri.

– Et tu ne reverras plus cette misérable Adèle.

– Mais pourquoi me déteste-t-elle à ce point ? Je croyais que nous étions amies.

– Il n’y a plus d’amis à présent, dit-il avec amertume. Rien que des ennemis ou des indifférents.

– Si, il y a encore des gens qui nous aiment.

– Tu penses à François ?

– Et aussi à vous, Pèpe chéri.

– Tu me crois, quand je te dis que le fils Colombe est en sûreté ?

– Oui, dit-elle, je vous crois.

– Alors, tu ne diras rien sur… ce que tu sais ?

– Je vous le promets, Pèpe chéri. Mais je ne veux pas que François souffre des conséquences de ce que j’ai fait, ajouta-t-elle avec ce petit air résolu qui inquiétait Chauvelin.

– Il ne risque pas d’en souffrir, fit-il avec un mouvement d’impatience, puisque je t’ai dit…

– Nous t’attendons, citoyen Chauvelin, fit la voix onctueuse de Danou. Et comme tu es près de la porte, sans doute auras-tu l’obligeance d’appeler les hommes de l’escorte.

Chauvelin fit entrer les deux soldats et demeura silencieux, près de la porte, pendant qu’ordre était donné à Fleurette de les suivre. Elle obéit en envoyant un dernier regard, un dernier sourire à son père. Non, elle n’avait pas peur, Pèpe la protégerait ; et, du moment que François était en sûreté…

Les derniers mots qu’elle prononça avant de franchir la porte furent :

– Et ma pauvre Louise ! Il faut lui dire de ne pas se faire de tourment à mon sujet, et, si elle le peut, qu’elle m’envoie mon sac à ouvrage. J’aurai du temps pour travailler.