Pendant deux jours entiers les citoyens Pochart et Danou, du Comité révolutionnaire d’Orange, se creusèrent la tête et se perdirent en conjectures. Ils avaient reçu une brève note du citoyen Chauvelin les informant que celui-ci s’absentait d’Orange pour très peu de temps et qu’il les invitait à suspendre toutes les affaires en cours jusqu’à son retour. Suspendre toutes les affaires ?… À la vérité, elles se trouvaient déjà suspendues, moins du fait de l’absence du représentant en mission que de celle des deux magistrats les plus importants, le président du Tribunal et le procureur. Le représentant Chauvelin en faisait mention dans sa lettre, disant que le président Legrange et le procureur Isnard avaient été convoqués à Paris par le Comité de salut public.
Tout cela était étrange, pour ne pas dire plus. Pochart et Danou tinrent conseil. On pouvait craindre qu’il n’y eût là quelque machination ourdie par le citoyen Chauvelin pour faire échapper sa fille aux rigueurs de la justice. La question était de savoir comment déjouer cette manœuvre ou, mieux encore, comment la retourner contre l’homme qui les avait humiliés par son attitude arrogante, et dont les ordres cassants et les menaces à peine voilées adressées aux membres du Tribunal d’Orange avaient suscité dans leurs cœurs la rancune et la haine.
Une chose, en tout cas, était claire comme le jour : le représentant Chauvelin avait été durement touché. Sans doute gardait-il ses airs supérieurs et continuait-il à prodiguer les critiques et les paroles acerbes, mais l’arrestation de sa fille avait été pour lui un coup cruel, ce que pouvait comprendre tout bon père de famille. Ceci dit, Pochart et Danou se souciaient fort peu de ce qui pouvait arriver à la fille et songeaient seulement à la possibilité de faire choir le père de la position élevée qu’il occupait encore.
En attendant, la tâche qui consistait à purger la région des ennemis de la République se trouvait suspendue, et les citoyens Pochart et Danou sentaient qu’une telle situation ne pouvait durer. Ces gens du gouvernement étaient si exigeants ! On n’était jamais sûr de les contenter. En convoquant le président Legrange et le procureur Isnard, peut-être comptaient-ils que le Tribunal d’Orange continuerait à fonctionner quand même. Mais comment faire pour arriver à ce résultat ?
Le troisième jour au matin, Pochart et Danou étaient toujours à la recherche d’une solution quand, à leur grande surprise, le représentant Chauvelin entra, calme et froid, dans la salle où ils se concertaient.
Sa mission, leur dit-il, s’était achevée plus tôt qu’il ne l’avait prévu. Quand au président Legrange et au procureur Isnard, ils avaient poursuivi leur voyage vers Paris.
Danou, de son ton le plus suave, exprima sa satisfaction et celle de son collègue de voir revenir le citoyen représentant et l’espoir que celui-ci trouverait un moyen permettant de remettre en marche l’exercice de la justice interrompu par l’absence des deux principaux magistrats.
Pochart insista davantage.
– Il y a dans les prisons, dit-il, une quantité de détenus dont le sort devrait être déjà réglé.
– J’étais justement en train de suggérer à mon collègue Pochart, interrompit Danou, d’envoyer un message à Paris par le télégraphe aérien, cette nouvelle invention, afin de solliciter des ordres à ce sujet. On vient de l’installer à Avignon, et…
– Le télégraphe aérien est requis pour des affaires plus importantes que les nôtres, interrompit Chauvelin avec impatience.
– Qu’y a-t-il de plus important que le châtiment des traîtres à la Nation ? observa pompeusement Pochart. Je m’étonne que toi, représentant du grand Comité, tu puisses penser différemment.
– La Convention a déclaré : « La terreur est à l’ordre du jour », ajouta Danou. Moi aussi, je m’étonne de ton attitude, citoyen représentant.
– Il n’y a aucune raison pour vous d’être étonnés, répliqua Chauvelin d’un ton froid. Je ne suis à Orange que depuis quelques heures. Je n’ai pas encore eu le temps de me préoccuper de cette situation anormale.
– Alors, citoyen, suggéra Danou, seras-tu prêt demain à tenir conseil avec nous pour trouver le moyen d’y mettre fin ?
– C’est entendu, à demain, conclut Chauvelin qui sortit sans rien ajouter.
Durant le fastidieux trajet de Valence à Orange, il avait passé son temps à dresser toutes sortes de plans et à les rejeter les uns après les autres. Il sentait que Pochart et Danou étaient à l’affût comme deux fauves, prêts à bondir sur lui et à engager une lutte sans merci dont sa Fleurette aimée serait la première victime.
Après son entretien avec les deux hommes, il se rendait compte maintenant que ses adversaires escomptaient déjà la victoire, qu’eux aussi tiraient des plans et qu’ils cherchaient à le renverser en se servant de Fleurette comme de l’arme la plus sûre pour atteindre leur but. Après tant de mois de luttes tragiques, Chauvelin savait bien qu’il ne pouvait attendre ni égard, ni générosité de la part d’hommes que lui-même n’aurait pas hésité à sacrifier, le cas échéant. Il mettait donc sa confiance uniquement dans la supériorité indéniable de son intelligence. S’il ne pouvait dompter ses ennemis par la force, il espérait en venir à bout par la finesse et par la ruse.