Par la suite, Chauvelin eut l’impression que le Mouron Rouge avait entendu ce défi lancé à travers l’espace et qu’il était venu y répondre à sa manière. En effet, deux jours ne s’étaient pas écoulés que circulaient des rumeurs propres à lui faire croire que son adversaire opérait dans le voisinage et, le lendemain, il n’était plus question dans Orange que de personnages mystérieux et insaisissables qui avaient pris la tâche de soustraire les traîtres à leur juste châtiment, disaient les uns, de sauver les honnêtes gens en péril, disaient les autres.
C’est le citoyen Pochart qui apprit au représentant Chauvelin la nouvelle que l’architecte Caristie, sa femme et leur jeune fils avaient disparu, sans qu’on sût comment, de la maison délabrée de la rue du Pot-d’Étain où ils s’abritaient depuis que la réquisition de leur hôtel, transformé maintenant en prison, les avait chassés de chez eux.
Depuis quelque temps, les ardents patriotes qu’étaient Pochart et Danou avaient l’œil sur le citoyen Caristie. N’était-ce pas un aristo, cet architecte qui avait dessiné et construit tant d’opulentes demeures pour des ci-devant ? On venait de décider l’arrestation de toute la famille pour le soir même ; les ordres étaient rédigés, et par un juste retour des choses, c’était précisément dans la demeure où ils avaient vécu dans le luxe que les Caristie devaient être incarcérés.
Et soudain se répand à travers la ville la nouvelle que l’architecte, sa femme et son fils ont disparu. Disparu ! Comment ? telle est la question que se posent les patriotes. Mais personne n’en sait rien. Les Caristie avaient fait la veille au soir leur promenade habituelle au bord de la rivière, et le lendemain, quand les soldats de l’armée révolutionnaire s’étaient présentés devant le logement de la rue du Pot-d’Étain et avaient fait les sommations d’usage, ils n’avaient reçu aucune réponse. Le logis était désert, les oiseaux envolés du nid. Et les soldats de garde aux portes de la ville n’avaient pu fournir aucune indication qui permît d’éclairer le mystère, car personne n’avait franchi les portes sans présenter un laissez-passer en règle. Pochart y perdait son latin. Il alla consulter Chauvelin pour savoir ce qu’il convenait de faire. Chauvelin conseilla d’exercer une minutieuse surveillance aux portes d’Orange. À l’avenir, tout laissez-passer devrait obligatoirement porter sa griffe et celle de tous les membres du Comité révolutionnaire de la ville.
La présence du Mouron Rouge dans les parages ne faisait pas de doute pour Chauvelin. Le sort le frappait de toutes parts ! Cependant ce nouveau coup, loin de l’abattre, fouettait son énergie et le poussait à fournir un suprême effort. Pour lui, le salut de Fleurette était lié à la perte du Mouron Rouge. S’il laissait son ennemi le narguer jusqu’ici, dans cette ville, alors Fleurette serait perdue, et lui-même n’aurait plus qu’à disparaître.
Voilà l’état d’esprit dans lequel l’avait d’abord jeté la nouvelle. Il éprouvait le désir sauvage d’exterminer son ennemi, avec l’espoir que par ce service rendu à la République, il obtiendrait la liberté de Fleurette. De même qu’un homme qui se noie s’accroche à un fétu de paille, Chauvelin s’accrochait à cet espoir, retournait l’idée dans tous les sens. Avec une activité fébrile, il excita ceux qui l’entouraient à redoubler de vigilance et combattit de toutes ses forces la terreur superstitieuse que les patriotes d’Orange commençaient à éprouver pour cette bande mystérieuse. Il fit publier partout qu’une forte récompense était promise par le Gouvernement révolutionnaire à qui s’emparerait du chef de la bande ; il en donna le signalement et il excita les hommes d’Orange, voire les femmes, à poursuivre avec ardeur la capture de cet audacieux ennemi de la France.
Mais ce moment d’exaltation combative ne devait pas durer longtemps. La mémoire de Chauvelin allait bientôt se réveiller, évoquant tant d’heures déplaisantes passées à Calais, à Boulogne, à Paris. Et si le Mouron Rouge remportait de nouveau la victoire, et que lui, Chauvelin, réduit à l’humiliation et à la honte, perdît irrémédiablement dans ce duel tragique à la fois sa vengeance et l’ultime espoir de sauver Fleurette ? C’est alors qu’une étrange pensée s’insinua dans son cerveau. Si étrange en vérité que Chauvelin se demandait ce qui avait pu lui inspirer l’idée d’un rapprochement aussi stupéfiant. Le Mouron Rouge et Fleurette… Ne serait-ce pas le moyen de sortir de cette affreuse impasse ? Fiévreusement écartée, l’idée revenait plus insistante. Pourquoi pas ?… Mais oui, pourquoi pas ? Jeune, simple et charmante, Fleurette n’était-elle pas faite pour stimuler les sentiments chevaleresques que Chauvelin avait affecté jusqu’alors de mépriser chez son ennemi ?
Une fois son imagination lancée dans cette direction, Chauvelin se sentit comme pris de vertige. Il n’essayait plus de chasser l’étrange pensée, mais il se familiarisait avec elle. Sa Fleurette ! Déjà François Colombe était sous la Protection du Mouron Rouge. Alors, quoi de plus vraisemblable que… ? Non, non ! impossible ! Sa fille à lui, Chauvelin ! Et dans une vision rapide, il se rappela comment il avait essayé d’attirer vers la mort Marguerite Blakeney, la belle Lady Blakeney, l’épouse bien-aimée du Mouron Rouge, comment il l’avait prise en otage, comment il l’avait menacée, torturée… Quelles angoisses la femme de son ennemi n’avait-elle pas endurées tout le temps qu’elle avait passé entre ses mains ! Maintenant que Fleurette était à son tour en péril, le Mouron Rouge victorieux, vengé par le sort, n’allait-il pas se réjouir de sa perte plutôt que de lever le petit doigt pour lui sauver la vie ? N’allait-il pas contempler d’un œil satisfait la défaite de son pire ennemi ?
Alors recommençait le tourbillon de pensées torturantes, et son tourment se poursuivait dans une succession de craintes et d’espoirs. D’espoirs ?… Oui, d’espoirs. « Pourquoi n’espérerais-tu pas ? lui chuchotait à l’oreille une voix diabolique. Après tout, le Mouron Rouge ne sait pas, ne peut pas savoir que Fleurette est ta fille, la fille de son ennemi Armand Chauvelin. Dès lors, elle n’est pour lui qu’une douce et innocente victime d’un gouvernement qu’il abhorre et qu’il combat. » Et les visions légères de Juliette Marny, d’Yvonne de Kernogan, de Madeleine Lannoy passaient et repassaient devant lui. À la longue liste d’innocents arrachés à la prison et à la mort par l’audacieux aventurier, pourquoi le nom de Fleurette ne viendrait-il pas s’ajouter ? Fleurette qui n’était pour lui qu’une jolie fille toute simple, d’une famille obscure, habitant Lou Mas entre sa vieille bonne Louise et son père qui s’appelait Armand ? Pourquoi non ?…
Et tandis que se déroulaient les séances du Tribunal dont il s’était fait le président, surgissait de plus en plus souvent dans son imagination cette incroyable vision : Fleurette arrachée à la mort par l’homme au regard indolent et aux lèvres moqueuses, l’insaisissable Mouron Rouge dont le fantôme le hantait jour et nuit.