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Épilogue

Après avoir vu Fleurette emportée par son fiancé, Chauvelin demeura assis dans la voiture sombre, le regard perdu, les mains serrées entre ses genoux. Un tel désarroi régnait dans son esprit qu’il avait à peine conscience de ce qui se passait autour de lui. Il ne voyait rien, n’entendait rien. Il n’éprouvait qu’un sentiment : la joie de savoir que Fleurette était sauvée. Ce fut seulement quelques minutes plus tard qu’un rire aimable le ramena à la réalité et qu’il se rendit compte que quelqu’un était assis près de lui sur la banquette.

– Vous voyez, mon cher monsieur Chambertin, lui dit soudain à l’oreille la voix qu’il redoutait le plus d’entendre, je ne voulais pas renoncer au plaisir de vous dire adieu.

Chauvelin se tourna à moitié vers son ennemi, l’homme qu’il avait poursuivi sans trêve de sa haine. Dans la pénombre il voyait tout juste la silhouette massive d’un homme dont la tête au port noble se dressait très droite au-dessus du manteau à collets.

Est-ce que l’héroïsme et le désintéressement que personnifiait cet homme firent vibrer la corde de la honte dans le cœur du révolutionnaire endurci ? Qui pourrait l’assurer ? Ce qui est certain, c’est que Chauvelin demeura grave, silencieux, le regard perdu dans l’ombre. Mais au bout de quelques secondes, ses lèvres murmurèrent machinalement le nom qui remplissait son esprit :

– Et Fleurette ?

– Elle est en sécurité, dit lentement Blakeney. Demain, au point du jour, elle et son fiancé s’embarqueront pour l’Angleterre. Elle sera là sous la protection de la plus noble femme du monde, Lady Blakeney, qui se vengera de tout le mal que vous lui avez fait en comblant votre fille des trésors de sa bonté.

– Ainsi, Fleurette sera heureuse, murmura involontairement Chauvelin.

– Heureuse, oui. Elle oubliera vite.

– Alors je suis prêt, Sir Percy.

– Prêt à quoi ?

– Ma vie vous appartient. Mes ennemis m’attendent à Orange. Vous n’avez qu’à m’y renvoyer, et votre vengeance sera complète.

Le silence régna quelques secondes dans la vieille chaise de poste, rompu seulement par la respiration haletante de Chauvelin. Soudain un rire moqueur sonna.

– Parbleu, vous êtes impayable ! s’exclama gaiement Sir Percy. Vous devez me croire bien dépourvu d’élégance pour penser que cela m’amuserait de vous remettre entre les mains de vos sympathiques amis d’Orange.

– Cependant je suis à votre merci, Sir Percy.

– Comme moi-même et ma femme bien-aimée avons été à la vôtre une ou deux fois, n’est-ce pas ? Eh bien ! je prends ma revanche aujourd’hui. C’est tout.

– Votre revanche ! répéta Chauvelin, oui, vous en avez aujourd’hui le pouvoir. Je le reconnais. Ma vie est entre vos mains.

– Voyons, l’ami, riposta Sir Percy d’un ton léger, qu’est-ce que vous voulez que je fasse de votre malheureuse personne ? Tout ce que je souhaite pour l’instant, c’est de rendre heureuse cette charmante Fleurette, en lui disant que vous êtes en sûreté. Après cela, vous pouvez aller au diable si le cœur vous en dit. C’est probablement ce que vous ferez.

– Ainsi, fit Chauvelin interdit, vous me laissez la vie sauve, alors que…

– Je vais vous renvoyer à Nîmes. Ce que vous ferez après m’importe peu. Vous vous êtes efforcé tant de fois de me faire du mal, vous me détestez si cordialement, vous.

Blakeney s’interrompit, les lèvres serrées, la main crispée sur son genou.

– Vous dites vrai, Sir Percy ! murmura Chauvelin entre ses dents. Dieu sait à quel point je vous hais, même après ce qui vient de se passer. Vous avez le pouvoir de vous venger. Pourquoi diable n’en usez-vous pas ?

Là-dessus Sir Percy renversa la tête en arrière, et son rire joyeux réveilla les échos de la petite ville endormie.

– Eh ! l’ami, dit-il, vous êtes étonnant ! Vous ne voyez donc pas que c’est ma façon à moi de me venger ?