15
Le départ de Fleurette

De paroles il n’y avait eu nul besoin. Aussitôt que Fleurette était entrée dans la boutique, Mme Colombe lui avait tendu les bras, et elle s’y était précipitée. Enveloppée d’une maternelle étreinte, sa tête blonde posée sur la vaste poitrine de Mme Colombe, elle avait commencé par pleurer tout son saoul. Cela ne lui était pas arrivé depuis qu’elle avait appris la fatale nouvelle, car son désir ardent de partir au plus tôt avait refoulé au second plan tout autre sentiment. Mais maintenant, entourée de ces bras maternels, elle pouvait donner libre cours à son chagrin. Cependant, cet instant d’épanchement fut bref. Dès qu’elle sentit que sa vieille amie pleurait aussi, Fleurette releva la tête, sécha rapidement ses yeux et s’efforça de sourire d’un air rassurant.

– Vous savez, madame Colombe, dit-elle d’une voix encore mal assurée, il ne faut pas vous faire trop de souci au sujet de François.

– Ne pas me faire de souci, ma petite, ne pas me faire de souci ? Comment pourrais-je ne pas me faire de souci quand mon François est accusé d’être un voleur ? Et devant les voisins, encore ! ajouta-telle, tandis que son visage rougi par le feu du fourneau prenait une teinte encore plus enflammée.

– Justement, madame Colombe, poursuivit Fleurette avec animation. Tout à l’heure – ce soir, j’espère – on saura que ce n’est pas François qui a pris ces objets.

– Qu’il ne les a pas pris ? Bien sûr qu’il ne les a pas pris ! Mais cela n’empêche pas les gens de jaser et de sourire. « Si François n’a pas pris les bijoux de madame la comtesse, répètent-ils, comment se fait-il qu’on les ait trouvés dans la remise des Colombe ? Mon Dieu ! Mon Dieu ! » gémit-elle, dire qu’Hector et moi avons vécu jusqu’ici pour connaître une pareille honte !

– Mais, madame Colombe, interrompit Fleurette un peu impatientée par ces lamentations, je pars en ce moment pour Sisteron, afin d’expliquer aux gendarmes comment la cassette de bijoux et le sac de cuir ont été pris au château et cachés ensuite dans votre remise.

– Vous, petite, comment pouvez-vous le savoir ?

– Parce que c’est moi qui les ai pris dans le placard secret de la pièce qui sert de bureau à madame, et que je les ai confiés ensuite à François. Et c’est pour m’obliger qu’il les avait cachés dans un coin de votre remise.

– Sainte Vierge !

Ce fut tout ce que Mme Colombe put dire en réponse à cette histoire extravagante.

– L’enfant a sûrement perdu l’esprit ! ajouta-t-elle un instant après.

– Non, non, madame Colombe, protesta Fleurette avec énergie. C’est exactement comme je vous le dis. J’ai enlevé les bijoux et le sac d’argent de madame de leur cachette, tandis que les soldats étaient encore au château, et je les ai donnés à François pour qu’il en prenne soin.

– Mais pourquoi ? s’exclama la pauvre mère tout éberluée. Au nom du Ciel, pourquoi ?

– Parce que…

Fleurette s’arrêta brusquement. Son visage s’empourpra et des larmes lui montèrent aux yeux. Elle avait vu le regard perplexe de Mme Colombe fixé sur elle, et, pour la première fois, un doute venait de l’étreindre. Qu’est-ce que les autres – les étrangers, et même les amis – pourraient penser de son étonnante histoire ? De cette voix qui semblait venir du ciel, et de ce mystérieux bûcheron au dos voûté et au regard étincelant ? La croirait-on, ou se moquerait-on d’elle ? Ou encore, comme la chère et bonne Mme Colombe, l’écouterait-on simplement avec stupéfaction, ne voulant pas la condamner, mais se demandant avec inquiétude ce qui avait pu décider une fille comme elle à aller fourrager dans les affaires de Mme la comtesse et à demander au jeune François de l’aider à cacher les objets de valeur qu’elle avait pris.

Elle eut soudain le sentiment très net qu’elle devait garder pour elle son précieux secret. La vue du visage chagrin de Mme Colombe faillit bien ébranler sa résolution, mais ce fut la première impulsion qui l’emporta. Après tout, c’était seulement l’affaire de quelques jours, de quelques heures peut-être, et tout redeviendrait clair comme de l’eau de roche. Le mouchoir de Fleurette n’était plus qu’une petite balle humide dans sa main brûlante. Elle souffla dessus et se tamponna les yeux. Puis, elle rajusta son bonnet et remit de l’ordre dans sa toilette.

– Et voilà pourquoi, ma chère madame Colombe, dit-elle ensuite avec calme, je pars tout de suite pour Sisteron. Probablement y trouverai-je mon père, mais, même s’il n’y était pas, j’irai au Comité dire toute la vérité. Si bien qu’il ne sera plus question que François parte se battre contre les Anglais avec cette tache sur son honneur.

Elle ne put en dire davantage, car Louise arrivait à l’épicerie hors d’haleine, mais tout heureuse de trouver Fleurette avec un air tranquille et raisonnable.

– J’espère que vous avez fait un bon sermon à cette petite, madame Colombe, dit-elle. Quelle idée de vouloir aller vagabonder sur les grand-routes aujourd’hui avec tous ces vauriens de soldats qui traînent dans les environs !

Mais Fleurette se contenta de sourire.

– Ni Mme Colombe, ni personne autre ne pourraient maintenant m’empêcher d’aller rejoindre mon père, dit-elle.

– Comment ! s’exclama Louise avec humeur. Ce matin, c’était M. François que vous vouliez voir.

– Je tiens à voir François si je le puis, répondit simplement Fleurette, mais il faut avant tout que je voie Pèpe.

Et Louise la vit échanger un regard d’intelligence avec Mme Colombe. Tout cela était véritablement déconcertant. Bien sûr, Louise plaignait beaucoup ces pauvres Colombe ; mais en cet instant, elle aurait aimé les voir tous au fond de la mer. Un petit sentiment de jalousie s’était glissé dans son cœur quand elle avait vu Fleurette s’accrocher à Mme Colombe et lui glisser dans l’oreille des mots qu’elle-même ne pouvait pas entendre, et ce sentiment pénible ajoutait à son malaise. À quoi pensait donc Mme Colombe en encourageant ainsi Fleurette dans son obstination ? Ah ! si seulement M. Armand était là !

Et après un dernier soupir et un adieu qui manquait de cordialité, Louise, hochant la tête d’un air lugubre, suivit Fleurette hors du magasin.