Les soldats et leur lieutenant avaient passé la première partie de la nuit à la taverne du père Nicolas, à boire et à plaisanter. Chacun avait raconté ses prouesses au château, chacun s’était vanté d’avoir pris une part active à l’arrestation du ci-devant Frontenac et de l’avoir empêché de prendre la clef des champs comme sa femme et sa fille.
Ils montraient avec fierté aux autres buveurs leur prisonnier qui était assis à l’écart et gardait le silence dans un coin de la salle au plafond bas où régnait une odeur de vin aigre et de transpiration. M. de Frontenac – le ci-devant, comme on le désignait brièvement – semblait prendre les événements avec calme. Ni les menaces, ni les promesses n’avaient réussi à le faire changer d’attitude.
Les soldats étaient persuadés que le comte n’ignorait pas où sa femme et sa fille se cachaient, mais ils se rendaient compte qu’ils ne pourraient pas le forcer à divulguer ce qu’il savait.
Le lieutenant avait fait donner des billets de logement à ses hommes dans les meilleures maisons du village, et, un peu avant minuit, tout le monde s’en fut coucher. Le prisonnier fut alors conduit dans le misérable petit local où l’on abritait à l’occasion chemineaux et vagabonds ; on l’y enferma et, pour plus de sûreté, deux soldats demeurèrent de garde à la porte afin d’intervenir au cas où quelques têtes chaudes tenteraient un coup de force pour arracher le traître Frontenac des mains de la justice. Le lieutenant lui-même avait choisi la maison du citoyen Colombe, l’épicier de la Grand-Rue, pour y passer la nuit. Dire que le digne épicier n’accueillit pas très chaudement le représentant de la force armée serait une faible expression de la vérité. Il était furieux, et le laissait voir autant que la chose était compatible avec la prudence traditionnelle des paysans français.
Madame, ou plutôt la citoyenne Colombe, conduisit le lieutenant à la chambre bien meublée et méticuleusement propre qu’elle lui avait préparée, et c’est tout. Dans le fond de son cœur, néanmoins, elle sentait qu’elle devait le traiter comme elle aurait voulu qu’on traitât son fils quand lui-même serait soldat dans cette armée qu’elle détestait. Elle s’endormit en se représentant François sur les routes, les pieds nus dans ses souliers, avec une chemise sale et un bonnet rouge en guise de chapeau. Ce qu’elle reprochait le plus à ces troupiers, c’était leur allure débraillée, et elle se disait que le patriotisme aurait bien pu s’allier avec un peu plus de propreté.
Grand fut donc l’étonnement de cette excellente dame, le lendemain matin, lorsqu’elle vit déboucher sur la place où se tenait le marché un autre détachement de soldats venant de la direction de Sisteron. Ils étaient huit hommes seulement, conduits par un officier et suivis d’un fourgon traîné par deux beaux chevaux. Mais, bonté divine ! que ces soldats étaient différents des autres ! Les hommes, propres comme des sous neufs, étaient vêtus d’uniformes bleus à revers blancs avec des culottes blanches impeccables et des guêtres noires qui leur montaient jusqu’aux genoux. Ils étaient coiffés d’élégants bicornes ornés d’une cocarde tricolore, et ils avaient tous de superbes moustaches. Tout sur eux était luisant de propreté, chaussures, boucles de ceinturons, ainsi que le canon de leurs mousquetons. Quant à l’officier, jamais de toute leur existence les bonnes dames de Laragne n’avaient rien vu de si magnifique : blond, avec de longues moustaches, il marchait sabre au clair en tête du détachement, une ceinture de soie tricolore rehaussant encore la splendeur de son équipement. Les œufs, le beurre et les légumes divers furent oubliés sur-le-champ tandis que marchandes et clients regardaient bouche bée cet étonnant spectacle. Le temps pour la petite troupe de gagner la Grand-Rue, et tout le village était aux fenêtres ou sur le pas des portes. Les gamins, très excités, couraient derrière le détachement, en essayant de chanter la Marseillaise, et Mme Colombe elle-même qui était en train de choisir une botte de petites carottes, pensa qu’elle aurait moins de chagrin de voir partir François pour l’armée s’il devait être aussi bien équipé que ces beaux militaires.
À cet instant, l’un des gamins revint en courant sur la place du Marché en criant :
– Ma’ame Colombe, ma’ame Colombe, ils vont à l’épicerie !
Mme Colombe rajusta vivement sa coiffe et, attrapant son panier, courut jusqu’au coin de la Grand-Rue où elle arriva juste à temps pour voir l’officier, les soldats et le fourgon s’arrêter devant la porte de sa maison.
Le digne Colombe, François et le vieux commis qui aidait à la boutique étaient occupés à disposer avec art les sacs de haricots et de lentilles et les tonneaux de mélasse sur le devant du magasin.
Mme Colombe entendit l’officier crier à ses hommes de faire halte et, l’instant d’après, elle les vit tous entrer dans l’épicerie, tandis que le fourgon se garait un peu plus bas dans la rue. Les gamins et les flâneurs se rassemblèrent autour de l’entrée, et Mme Colombe eut quelque difficulté à se frayer un passage au milieu d’eux pour pénétrer dans sa propre maison.
L’officier était en train de demander à Hector Colombe combien de soldats étaient logés chez lui.
– Un lieutenant et deux hommes, monsieur l’officier, répondit Hector.
Sur quoi l’officier rectifia sèchement :
– Appelle-moi « citoyen capitaine ». Nous sommes des soldats de la République et non point des aristos, ce me semble.
Remarque qui sonna mal aux oreilles de Mme Colombe. Propres ou sales, ils étaient tous les mêmes, ces militaires, impérieux, exigeants, arrogants. Ah ! pauvre François…
L’officier dit alors qu’il voulait voir le lieutenant et les deux soldats. François offrit d’aller les chercher, mais il fut arrêté par un ordre bref du capitaine :
– Non, pas toi, mon garçon. Je veux que tu restes ici. La citoyenne peut bien y aller.
Quelque peu intimidée, Mme Colombe posa son panier et monta prévenir le lieutenant et ses hommes, qui étaient encore couchés, qu’on les demandait en bas. Mais bien qu’elle n’eût pas été absente plus de deux minutes, ses appréhensions se transformèrent en frayeur lorsque, revenue dans la boutique, elle vit tous les tiroirs du comptoir ouverts et une bonne partie de leur contenu répandu sur le sol. Des soldats furetaient de droite et de gauche, et au milieu du magasin, l’officier parlait à Hector qui avait un air sombre et farouche. Devant l’entrée, les badauds rassemblés étaient tenus en respect par deux soldats qui se servaient de la crosse de leurs fusils pour repousser les gamins assez aventureux pour tenter de franchir le seuil. Mais ce qui acheva de remplir d’effroi le cœur de la pauvre madame Colombe, ce fut la vue de François, assis dans l’arrière-boutique, sous la surveillance de deux soldats.
D’instinct elle se précipita vers son mari et lui demanda rapidement à voix basse :
– Hector, qu’est-ce que tout cela signifie ?
Mais le bel officier s’interposa aussitôt entre elle et son mari et dit d’un ton bourru :
– Cela signifie, citoyenne, que de fortes suspicions pèsent sur cette maison. Nous avons tout lieu de croire qu’on y pratique le vol et la trahison. Et de graves conséquences, ajouta-t-il d’un air farouche, pourraient s’ensuivre pour vous tous.
– Le vol et la trahison ! s’exclama Mme Colombe indignée. Apprenez, jeune homme, citoyen capitaine, ou tout ce que vous voudrez, que je ne permets à personne de…
– Je te conseille de tenir ta langue, ma bonne femme, interrompit l’officier, ou il pourrait t’en cuire. Obéir et te taire est ce que tu as de mieux à faire.
– Mieux ou pas mieux, riposta Mme Colombe avec la même véhémence, je ne permettrai pas qu’on parle de trouver un voleur dans cette maison, et si…
– Fais taire ta femme, citoyen, dit l’officier à Hector d’un air impatienté, ou je serai obligé de la faire arrêter pour avoir tenté de résister à un soldat de la République dans l’exercice de son devoir.
Le pauvre Hector, qui se calmait à mesure que sa femme s’échauffait, fit de son mieux pour apaiser sa digne épouse.
– Tout cela est certainement le résultat d’une erreur, Angélique, lui expliqua-t-il à voix basse. M. le capitaine… pardon, le citoyen capitaine, croit que François a en sa possession des objets de valeur appartenant à Mme… je veux dire, à la citoyenne Frontenac.
– Alors ils traitent mon François de voleur ? demanda Mme Colombe pas du tout calmée par l’explication.
– Non, non, répliqua Hector avec patience. Je t’ai dit que tout cela provenait certainement d’une erreur. Tout le monde sait qu’il n’y a pas de voleur dans cette maison. Le capitaine pense sans doute que François aurait pu cacher quelque chose dans une bonne intention.
– Eh bien ! si c’était vrai, riposta la mère avec chaleur, il le dirait. Qu’on me laisse seulement le lui demander.
Hector lui tenait la main, mais elle l’arracha de celle de son mari, et, avant que les soldats eussent pu lui barrer le passage, elle se précipita dans l’arrière-boutique en criant :
– François, mon petit, as-tu dit à ces soldats que tu n’avais jamais touché aux affaires de madame ? Seigneur ! poursuivit-elle les mains sur les hanches, furieuse comme une mère poule défendant son poussin, mais regardez-moi donc cet innocent ; est-ce qu’il a la figure d’un voleur ?
Elle désignait François qui demeurait étrangement silencieux.
– Voyons, mon petit, dis-le-leur donc ! reprit Angélique Colombe, avec un peu moins d’assurance qu’elle n’en avait montré pour commencer.
Mais, à cet instant, le capitaine la saisit sans cérémonie par le bras et la ramena de force dans le magasin.
– Est-ce que je ne t’ai pas ordonné de te taire ? lui dit-il brutalement.
Intimidée malgré elle, moins par le ton de commandement de l’officier que par le silence de François, Mme Colombe ne dit plus rien. Une impression de catastrophe en même temps qu’un sentiment de honte l’avaient brusquement saisie. Elle se laissa tomber sur une chaise et se couvrit la tête de son tablier. Elle ne pleurait pas, mais elle éprouvait le besoin de ne plus voir personne, ni François si confus et si morne, ni Hector avec son air tourmenté, ni le magnifique officier, ses beaux habits et sa ceinture tricolore. Isolée ainsi de tout ce qui l’entourait, la pauvre femme se balançait lentement sur sa chaise en murmurant des paroles incompréhensibles à l’abri de son tablier, quand elle entendit soudain la voix du capitaine prononcer d’un ton sévère :
– C’est toi l’officier en charge du détachement ?
La curiosité fut plus forte que le chagrin, et Mme Colombe regarda à la dérobée en rabaissant légèrement son tablier. Ce qu’elle vit la poussa à le laisser retomber tout à fait. Le lieutenant qui, la veille au soir, semblait si arrogant, se tenait maintenant devant son supérieur dans une attitude humble et craintive, comme un écolier qui redoute une correction.
– Oui, mon capitaine, c’est moi qui suis en charge du détachement 97.
Quel contraste entre les deux hommes ! En dépit de son angoisse, Mme Colombe ne pouvait s’empêcher de les regarder en les comparant. Elle admirait les beaux hommes, et que pouvait-on voir de plus beau que ce capitaine de l’armée républicaine avec son uniforme galonné, sa superbe ceinture tricolore, sa chevelure blonde et ses longues moustaches ? Le menton haut, il considérait d’un air de visible mépris la tunique effrangée et le pantalon taché de boue de l’officier qui se tenait devant lui ; mais il ne proféra aucune remarque sur le manque de propreté et de décence de la tenue de son subalterne, ce qui surprit fort Mme Colombe.
– D’où viens-tu ? demanda-t-il.
– D’Orange, mon capitaine.
– Et où te rends-tu ?
– En partant d’ici, à Serres, puis à Valence, mon capitaine.
– Et tes ordres sont d’arrêter dans ces différents endroits toute personne suspectée de trahison envers la République ?
– Oui, mon capitaine.
– Et comment as-tu obéi à ces ordres ? demanda le capitaine d’un ton dur.
– J’ai agi de mon mieux, mon capitaine, dit l’autre en s’efforçant de prendre un air avantageux. À Vaison, par exemple…
– Je ne te parle pas de Vaison, coupa le capitaine. Ce que je veux savoir, c’est comment tu as obéi à l’ordre que tu avais d’arrêter le ci-devant Frontenac, sa femme et sa fille.
– Il me faut d’abord expliquer, mon cap…
– Cet ordre, l’as-tu exécuté, oui ou non ? tonna l’officier.
Perdant toute assurance, l’autre répondit d’une voix mal assurée :
– Quand nous sommes arrivés au domicile des ci-devant, nous avons arrêté l’homme, mais les deux femmes étaient parties.
– Parties ! (La voix menaçante du capitaine résonna à travers la petite salle au plafond bas.) Parties ! Où donc ?
– Parties, répéta le lieutenant d’une voix faible. Disparues comme par enchantement. Comment ? le diable seul le sait…
– Ce qui signifie qu’il y a un traître parmi vous.
– Mon capitaine…, protesta l’autre.
– Un traître, te dis-je. Tu avais des ordres secrets, et pourtant ces femmes ont été averties !
L’officier écrasa l’infortuné lieutenant d’un regard de mépris. Sa chevelure blonde semblait se hérisser de colère ; il avait véritablement l’air d’une divinité vengeresse.
– Où est le ci-devant Frontenac ? gronda-t-il.
– Enfermé dans le refuge des vagabonds, gardé par deux de mes hommes, répondit le lieutenant.
– Et le reste du détachement ?
– En billets de logement dans le village.
– Cette maison, l’as-tu fait fouiller quand tu y es entré ?
– Non… c’est-à-dire… je n’ai pas…, balbutia le malheureux.
– Ni les autres maisons où sont logés tes hommes ?
Cette fois le lieutenant se contenta de secouer la tête d’un air découragé.
– Ce qui veut dire que tu as laissé des soldats confiés à ta garde dormir dans des demeures inconnues sans t’assurer s’ils y étaient en sûreté. Qui te dit que ce village ne fourmille pas de traîtres ?
– Les gens d’ici, capitaine, sont de bons…
– Assez ! Je te relève de ton commandement, et tu nous accompagneras à Sisteron où tu rendras compte de ta conduite devant le Comité révolutionnaire.
Mme Colombe, qui avait observé attentivement les deux hommes pendant ce colloque rapide, vit blêmir le lieutenant.
Le capitaine se tourna ensuite vers les deux soldats aux souliers éculés qui cherchaient à se dissimuler derrière leur lieutenant.
– Allez, commanda-t-il, faire le tour des maisons où ont été cantonnés vos camarades. Amenez-les ici, et un peu vivement ! Ne perdez pas de temps à bavarder si vous tenez à votre existence. Je vous donne cinq minutes pour me ramener ici tous les hommes et le prisonnier.
Les hommes partirent à toutes jambes pour exécuter cet ordre péremptoire tandis que le lieutenant, image du découragement et de la consternation, demeurait dans la boutique. Il avait l’air si abattu que Mme Colombe, qui était douée d’un cœur sensible, ressentait presque de la commisération pour lui. Décidément, ces beaux soldats si bien équipés semblaient semer l’angoisse et la terreur sur leur chemin.
Mais le pire était encore à venir. Quand Mme Colombe avait entendu l’officier traiter François de voleur, elle avait cru toucher le fond d’un abîme d’humiliation ; cependant, qu’était-ce à côté de la honte qu’elle allait éprouver en voyant François convaincu d’avoir en sa possession des objets de valeur pris au château ?
Tout se passa si rapidement que la pauvre femme pouvait à peine en croire ses yeux. Traversant l’arrière-boutique, le capitaine et deux soldats étaient sortis dans la cour par la porte de derrière, et quelques minutes plus tard, le capitaine revenait tenant dans ses mains un petit coffret et un sac de cuir qui avait tout l’air de contenir de l’argent.
À cette vue, François – son François – sauta sur ses pieds, son visage s’empourpra de colère, et sa mère crut qu’il allait se jeter sur l’officier. Mme Colombe, voyant les soldats épauler leurs mousquetons, poussa un cri de terreur qui dut rappeler François au sentiment de sa situation. La rougeur de son visage s’éteignit et, les yeux baissés, il reprit son attitude morne et silencieuse. Le capitaine haussa les épaules et dit avec une note de sarcasme dans la voix :
– Je vois que tu n’essayes pas de nier. C’est plus sage. Tâche d’obtenir de ta mère qu’elle se tienne tranquille, et tu verras que tout se terminera bien.
Il prononça ces derniers mots sans dureté, et Mme Colombe crut même discerner dans sa voix une nuance de bienveillance. Elle se leva, joignit ses mains potelées et, lorsque le capitaine rentra dans la boutique, elle le regarda avec des yeux suppliants.
– Certainement, lui dit-elle, mon garçon a fait ça dans une bonne intention, monsieur… je veux dire, citoyen capitaine. Vous pouvez en être assuré. Ce n’est pas un voleur ; je vous jure que ce n’est pas un voleur ! J’aimerais voir, dit-elle en se retournant pour jeter un regard de défi aux curieux qui se pressaient sur le seuil, j’aimerais voir l’homme qui oserait dire que mon François est un voleur !
L’officier s’était débarrassé des pièces à conviction en les tendant à un de ses hommes pour qu’il les mît dans le fourgon. Il ordonna à François de se lever.
– Voleur ou non, lui dit-il sévèrement, tu es coupable d’agissements contraires aux intérêts de la République. Tu sais ce que cela signifie ?
François ne fit aucune réponse et se contenta de baisser la tête.
– Cela signifie, reprit l’officier, que s’il n’y avait en ta faveur des circonstances particulières, tu paierais de ta vie cet acte de trahison.
Un murmure d’effroi s’éleva de la foule des curieux aux oreilles desquels ces derniers mots avaient résonné comme un glas. Mme Colombe demeura muette. Elle se rapprocha d’Hector, et les deux époux, la main dans la main, puisant quelque réconfort dans cette affectueuse étreinte, s’efforcèrent de dominer le sentiment de frayeur qui leur glaçait le cœur.
– La circonstance qui te vaudra probablement l’impunité, c’est que la République a besoin de défenseurs. L’ennemi est aux portes de la nation. Tu es jeune, plein de santé, vigoureux. Montre ton ardeur en défendant ton pays, et tu répareras ainsi le passé. Pour l’instant, toutefois, c’est mon devoir de te conduire devant le Comité révolutionnaire de Sisteron qui statuera sur ton sort.
Il parlait très haut de façon que tous les assistants pussent l’entendre. Flâneurs, ménagères, bambins osaient à peine respirer et se regardaient les uns les autres d’un air consterné.
À cet instant commençaient à arriver par petits groupes les soldats du premier détachement qui avaient passé la nuit dans le village. Le capitaine sortit dans la rue, suivi de ses hommes, les curieux s’écartant pour leur livrer passage. Bientôt arriva le dernier groupe composé de M. de Frontenac et des deux soldats commis à sa garde. À présent les soldats arrivés la veille étaient tous rassemblés devant la boutique, et leur aspect débraillé était encore plus frappant par contraste avec le bel équipement et la fière allure du capitaine et de ses hommes.
Pendant que le capitaine les faisait mettre en rang avec le lieutenant à leur tête, Mme Colombe, tout en larmes, étreignit son fils qui, bravement, essayait de la réconforter. Après tout, lui disait-il, puisqu’il avait ordre de se rendre à Serres pour son incorporation, de toute façon il serait parti le jour même. Et d’après les paroles de l’officier, il n’avait rien de plus grave à redouter, que d’être envoyé à l’armée.
Brave François ! Il ne voulait pas montrer à sa mère combien son cœur saignait parce qu’il devait non seulement quitter ses parents mais encore partir sans dire adieu à Fleurette.
Pendant que mère et fils échangeaient un dernier baiser, Hector parvint à s’approcher de M. de Frontenac qui, seul au milieu de cette agitation, était demeuré parfaitement calme. Un étranger aurait même pu croire que le sort de sa femme et de sa fille, ainsi que la douleur de braves gens qu’il estimait, le laissaient indifférent. Il avait dû dormir paisiblement sur la paille du refuge, car son visage ne portait pas trace de fatigue ni d’insomnie. Il s’était habillé avec soin ; sur ses habits, d’ailleurs usagés, il n’y avait pas un grain de poussière, sa cravate était nouée correctement, et sa chevelure était en ordre. Quand Hector arriva près de lui, il serra fortement la main du digne commerçant. Au même instant une voix sonore cria : « En avant, marche ! » et le premier détachement s’ébranla encadré par des soldats de la seconde troupe. Les deux prisonniers reçurent alors l’ordre de monter dans le fourgon, un soldat y monta après eux, un autre prit les rênes, et tout aussitôt l’ordre « Marche accélérée » fut lancé par le capitaine.
Dans la rue, les curieux frappés de stupeur regardaient en silence partir le cortège. Et c’est le tableau de cette foule consternée que François Colombe et Charles de Frontenac, assis côte à côte dans le fourgon militaire, virent s’effacer peu à peu, puis disparaître alors qu’on les emmenait tous deux vers une destinée inconnue.