– Point d’observations ni de protestations, mon cher Tony ! Ces guenilles m’écœurent. Et si je dois aller voir le papa de la jolie Fleurette, je tiens à être décemment vêtu.
Ainsi parlait Sir Percy Blakeney s’adressant à son ami, tard le lendemain, dans le grenier d’une maison abandonnée de la rue du Pont, près de la rivière. Les propriétaires de la maison avaient disparu depuis longtemps ; étaient-ils en prison ou en fuite ? nul ne le savait et nul ne s’en souciait. Blakeney et les membres de la ligue qu’il avait amenés à Orange s’abritaient là depuis leur arrivée, comme le faisaient parfois aussi des vagabonds, et ils avaient transformé ce grenier en leur quartier général. Misérablement vêtus, mal peignés, pas rasés, ils ressemblaient en tout point aux pauvres gens réfugiés sous le même toit quand ils partaient de grand matin pour tenter de secourir et de sauver ceux qui étaient en danger.
C’était seulement la nuit que ces gentilshommes anglais cédaient parfois à un violent désir d’être propres et bien habillés. Se dépouillant alors de leurs hardes, ils revêtaient d’élégants habits, tels que nul n’en portait plus en France de peur d’ameuter la populace.
Ils étaient depuis huit jours à Orange, et déjà plusieurs personnes en grand danger d’être arrêtées et incarcérées devaient leur salut à la vaillante ligue du Mouron Rouge. Mais la tâche n’était pas terminée.
– Il faut que nous arrachions la petite Fleurette à cet enfer, avait déclaré le chef.
Et depuis lors il s’était employé corps et âme à trouver le moyen de parvenir à son but.
Plus tard, Lord Tony avait observé :
– Je voudrais bien découvrir le père de Fleurette, le nommé Armand. D’après François Colombe, il occuperait une certaine position dans ce gouvernement d’assassins, et c’est peut-être pour cela que la jeune fille n’a pas encore passé en jugement. Mais en dépit de tous mes efforts, je n’ai rien pu apprendre de précis à son sujet.
– C’est singulier, observa Sir Andrew Ffoulkes, qu’on ne puisse retrouver sa trace.
– Peut-être notre excellent ami Monsieur Chauvelin aura-t-il mis le sieur Armand sous les verrous dans une autre prison, commenta Lord Stowmaries.
Sir Percy gardait le silence. À vrai dire, il y avait là une énigme difficile à éclaircir. Blakeney eût aimé entrer en contact avec le sieur Armand, mais ni lui, ni ses amis ne parvenaient à découvrir une identité si soigneusement cachée. Aussi, grande avait été la joie dans le grenier de la rue du Pont quand Lord Anthony Dewhurst relata sa rencontre avec le mystérieux individu qui, à la faveur de la pluie et de l’obscurité, lui avait offert cinquante livres pour lui et autant pour son camarade Rémi s’ils transmettaient un message à une détenue de la prison Caristie qui n’était autre que la petite Fleurette.
– Enfin nous allons savoir qui est ce mystérieux Armand, déclarèrent avec entrain les lieutenants du Mouron Rouge.
Ils décidèrent ensemble que ce serait leur chef qui porterait la réponse de Fleurette à la maison du bourrelier de la rue Pavée. Mais Sir Percy n’entendait pas s’y rendre sous les vêtements déchirés d’un balayeur de prison.
– La nuit est très sombre, déclara-t-il, et j’aime mieux que le mystérieux Armand me voie tel que je suis. Peut-être aussi aurai-je la chance, ajouta-t-il avec un petit rire joyeux, de rencontrer mon bon ami monsieur Chambertin. Il y a quelques semaines que nous ne nous sommes vus, et c’est une grande privation pour moi de n’avoir pas d’agréable entretien avec lui alors que nous sommes à un jet de pierre l’un de l’autre. Je l’ai aperçu il y a un jour ou deux dans la cour de la prison. Il avait l’air triste et abattu. Ma vue pourrait le réjouir et le réconforter.
– N’allez pas courir de risques, Blakeney, conseilla Sir Andrew Ffoulkes.
– Pourquoi donc, mon cher ? répliqua Sir Percy en riant. Vous aimeriez sans doute vous charger de mon rôle de ce soir, espèce de coquin ! Mais je me sens très égoïste. Je tiens à remettre la lettre moi-même à Armand, et je tiens à me présenter en gentilhomme, et non en miséreux.
Sa toilette s’achevait, et il était vraiment superbe avec cet habit coupé par le meilleur tailleur de Londres qui mettait en valeur sa belle prestance, ces bas d’un blanc de neige et ces souliers à boucles luisants.
– Mais dans la rue, si une seule paire d’yeux vous voyait… insista Sir Andrew avec un air inquiet.
–… J’aurais bientôt une horde à mes trousses, acheva Blakeney. Mais ce ne serait pas la première fois que l’un de nous devrait chercher son salut dans la fuite, et ce ne serait pas la première fois non plus que je dépisterais l’ennemi.
Il prit son chapeau et jeta un dernier coup d’œil sur le petit mot de Fleurette qu’il allait porter rue Pavée.
– Cet Armand doit être un homme très convenable, fit-il d’un air méditatif. Sa lettre à la jeune fille était réellement bien écrite et faisait honneur à son esprit et à son cœur. Oui ! ce doit être quelqu’un de bien, et il nous faut sauver sa fille autant par égard pour lui que par sympathie pour notre ami François Colombe. N’est-ce pas ?
Tous furent de cet avis. L’activité de la ligue, depuis la mise en sûreté de la famille de Paulieu, s’exerçait toute en faveur de Fleurette. Il y avait encore quelques points de détail à préciser, des arrangements à compléter ; mais avant de réaliser le projet conçu pour sauver la prisonnière, il s’agissait de savoir si le père de celle-ci, Armand, représentait une aide ou un obstacle.
– En tout cas, dit Blakeney en quittant ses amis, je me rendrai mieux compte de la situation lorsque j’aurai vu à quel genre d’homme nous avons affaire.
Il était neuf heures du soir. La nuit était sombre et orageuse. Des rafales de vent alternaient avec de brèves averses, temps inhabituel dans la région à cette époque de l’année. Les rares passants d’aspect respectable qui rentraient chez eux, leur journée faite, ne jetaient qu’un regard rapide sur l’homme de haute taille qui avançait à grands pas. Un vagabond seulement, adossé à un mur, salua d’une insulte et d’une imprécation « l’aristo » trop bien vêtu, mais une pièce de monnaie glissée dans sa main le fit taire.
Blakeney connaissait bien son chemin. Ayant longé la rivière jusqu’au pont, il tourna pour prendre la rue du Pot-d’Étain. En passant, il jeta les yeux sur une maison qui se dressait sur sa droite, et son visage s’éclaira : quelques jours plus tôt, à cet endroit même, il emportait le petit Caristie dans ses bras et descendait la rue, suivi de l’architecte et de sa femme, pour gagner la charrette de paysan qui les attendait près du pont. Trois heures plus tard, un officier de la garde frappait à la porte du logement des Caristie et trouvait les oiseaux envolés. Joyeuse nuit pour Sir Percy, et matinée plus joyeuse encore tandis qu’il conduisait la charrette hors de la ville, avec Caristie et sa femme cachés sous des pois et des haricots et le garçon fourré dans une jarre vide.
Eh bien ! il fallait à présent imaginer quelque coup aussi audacieux pour sauver la petit Fleurette, et peut-être même son père, le mystérieux Armand. Blakeney, redressant la tête sous la pluie et le vent, respira largement. Voilà ce qui s’appelait vivre : chercher, combiner, courir des risques, réaliser des plans, alternativement gibier et chasseur, se livrer tout entier à cette partie dont l’enjeu était le salut d’êtres humains ! Et si, parfois, la pensée de Marguerite, seule et dévorée d’inquiétude dans la lointaine Angleterre, venait lui serrer subitement le cœur, le souvenir d’une voix chaude, l’évocation d’un sourire aimant, venaient aussi le soutenir et le réconforter dans sa tâche, car dans l’anxiété de l’absence ou dans la joie de la réunion, Lady Blakeney était toujours à la hauteur des circonstances.
À présent, il traversait la place de la République, prenait la rue Pavée, et, deux cents mètres plus loin, arrivait devant la maison de Lucien Lamourette, le bourrelier. La porte d’entrée était seulement fermée au loquet ; Blakeney la poussa et se trouva dans un étroit passage avec une porte à gauche, ouvrant sur la boutique, et un escalier au fond. Une lampe suspendue au plafond éclairait faiblement le passage et l’escalier. De la boutique arrivait un bruit de conversations, mais en dépit du craquement et du grincement des marches, personne ne vint voir qui montait l’escalier.
Sir Percy monta lestement un étage, s’arrêta sur le palier et vit à sa droite une porte peinte en gris. Cette partie de la maison était silencieuse et semblait déserte, et l’étage supérieur se perdait dans l’obscurité. La chaîne rouillée d’une sonnette pendait le long de la porte. Sir Percy la tira, et un son aigrelet réveilla les échos endormis de la maison du bourrelier. Peu après il entendit un pas traînant. La porte s’ouvrit, une vieille femme en coiffe parut et, sans rien dire, lui adressa un regard interrogateur.
– Le citoyen Armand est-il là ? demanda Blakeney.
Il lui sembla que la vieille le regardait avec curiosité, après quoi elle lui tourna le dos pour suivre un petit corridor à peine éclairé, laissant le visiteur entrer ou rester sur place à sa guise. L’instant d’après, il entendit une voix de femme qui disait :
– C’est quelqu’un qui demande à voir le citoyen Armand.
De nouveau, un moment de silence ; puis la femme reparut, fit signe à Blakeney d’entrer et referma la porte derrière lui.
– Par ici, dit-elle laconiquement en indiquant de la tête le couloir au fond duquel une porte entrouverte laissait passer un rai de lumière.
Puis elle repartit de son pas traînant, vers sa cuisine sans doute, laissant le visiteur s’introduire seul.
Sir Percy ôta son manteau et son chapeau, les posa sur un siège qui se trouvait là, suivit le couloir jusqu’à la porte entrouverte, la poussa et se trouva dans une petite pièce bien meublée, éclairée par une lampe posée sur une table. Devant cette table encombrée de papiers, un homme était assis, la tête penchée, occupé à écrire. Au son des pas de Sir Percy il releva la tête. Les regards des deux hommes se croisèrent, et le temps, pour l’un d’eux, parut suspendre son cours.
Alors un rire aimable rompit le silence, et une voix calme et ironique prononça lentement :
– Parbleu ! ne serait-ce point là mon excellent ami monsieur Chambertin ? En vérité, les dieux me sont propices, monsieur, car il n’y a personne au monde que je désirais autant rencontrer ce soir.
Après un bref instant de stupeur, Chauvelin se dressa sur ses pieds. Il avait cru d’abord que ce visage dont le souvenir l’obsédait nuit et jour n’était qu’une illusion née de son imagination fiévreuse. Mais le rire léger, la voix tranquille n’étaient que trop réels. Son ennemi était là, en chair et en os. D’un geste rapide, sa main saisit un objet sur la table ; mais une main aussi preste que la sienne s’abattit aussitôt sur son poignet qui se trouva serré comme dans un étau.
Chauvelin put à grand-peine réprimer un cri de douleur. Ses doigts s’ouvrirent, et le pistolet qu’il avait saisi retomba sur le tas de papiers. Avec un petit rire, Sir Percy s’assit sur le bord de la table, prit le pistolet et le déchargea dans le sablier qui était à côté de lui, tandis que Chauvelin le dévorait du regard, comme un fauve en cage suit des yeux une proie qui se trouve hors de sa portée.
Une horloge suspendue au mur sonna la demie. Si Percy posa le pistolet sur la table et tapota l’une contre l’autre ses longues mains fines et bien modelées.
– À présent, mon cher monsieur Chambertin, dit-il avec entrain, nous pourrons nous entretenir plus à l’aise. Croyez-vous qu’il eût été sage de transpercer d’une balle votre humble serviteur ? Cela nous aurait privés l’un et l’autre de moments bien agréables.
– Vous avez toujours aimé la plaisanterie, Sir Percy, dit Chauvelin avec effort. Il y a quelques proverbes que je pourrais vous remettre en mémoire et rappeler que certaine cruche alla au puits une fois de trop.
– Et Sir Percy pourrait aussi rendre trop souvent visite à son ami monsieur Chambertin, n’est-ce pas ?
– C’est une découverte qu’il vous est loisible de faire, répliqua Chauvelin en essayant sans grand succès d’imiter l’aisance familière de son ennemi. Orange, à l’heure actuelle, n’est pas une ville de tout repos pour des espions anglais.
– C’est possible, fit Blakeney d’un ton insouciant. Pas plus que pour un bon nombre de Français, me semble-t-il.
– Traîtres ou espions, c’est tout pour nous, en effet, Sir Percy. Nous n’avons que faire de traîtres ou d’espions à Orange… et ailleurs.
– Ni de gens honnêtes non plus, n’est-ce pas mon cher ? ni de femmes bien élevées, ni d’enfants innocents. C’est pourquoi votre humble serviteur et sa ligue, qui ne vous est pas inconnue, je crois, se proposent de les éloigner de ces lieux dangereux.
Chauvelin s’était accoudé à la table. Sa main protégeait son visage de la lumière de la lampe et cachait l’expression de ses traits aux yeux observateurs de son ennemi.
– Vous ne m’avez pas encore dit, Sir Percy, ce qui me vaut l’honneur de votre visite à cette heure tardive.
– Un pur hasard, mon cher monsieur, répondit Blakeney, bien que l’honneur soit tout entier pour moi. À vrai dire, je venais trouver un certain sieur Armand.
Le balancier de l’horloge fit deux tic-tac avant que Chauvelin répondît :
– Mon collègue ? fit-il d’un ton calme. Vous avez affaire à lui ?
– Oui, répondit lentement Blakeney, j’ai un message pour lui.
– Je le lui transmettrai.
– Pourquoi ne le remettrais-je pas en mains propres ? Je suis venu exprès pour cela.
– Mon collègue est absent.
– J’ai le temps d’attendre.
– De qui est ce message ?
– De sa fille.
– Ah !
De nouveau le silence se fit. L’horloge continuait son tic-tac, et les deux hommes restaient muets. Chauvelin s’abritait toujours le visage de la main ; mais il lui fallait tendre sa volonté pour garder cette main immobile, sans qu’un doigt tremblât. De l’autre main il tenait une longue plume d’oie avec laquelle il traçait machinalement des dessins géométriques sur une feuille blanche. Sir Percy Blakeney, toujours assis sur le bord de la table, le regardait sans bouger.
– Joli dessin, fit-il tout à coup.
Et son doigt mince indiqua les lignes entrecroisées que traçait la plume de Chauvelin. L’autre sursauta, la plume crachota, et des gouttelettes d’encre aspergèrent le papier.
– Quel dommage que vous l’ayez abîmé, continua Sir Percy d’un ton léger. Je n’avais pas idée que vous fussiez un tel maître en dessin.
Chauvelin posa sa plume. Il avait enfin repris son sang-froid. Il s’appuya au dossier de son siège, enfonça ses mains dans ses poches, redressa la tête et regarda son ennemi en face.
– Revenons à ce message, Sir Percy, dit-il avec une indifférence bien feinte.
– Je vous écoute, mon cher monsieur Chambertin, dit allègrement Blakeney.
– Mon collègue, le citoyen Armand, vient d’être appelé au loin… à Lyon, pour affaires d’État.
– Oh ! comme c’est regrettable ! s’exclama Sir Percy.
– Mais je dois lui envoyer un courrier cette nuit même, et…
– Trop tard, mon cher monsieur Chambertin ! Trop tard, j’en ai peur !
Les traits de Chauvelin s’altérèrent.
– Qu’entendez-vous par ce « trop tard », Sir Percy ? demanda-t-il à voix basse.
– La fille d’Armand est malade, mon cher monsieur Chambertin, répondit Blakeney en parlant très lentement comme s’il pesait chaque mot. Avant que votre courrier atteigne Lyon, elle sera morte.
– Ciel !
Ce cri était déchirant. Chauvelin avait sauté sur ses pieds, ses mains s’agrippaient à la table, ses genoux tremblaient, ses joues étaient couleur de cendre, ses yeux pâles avaient l’éclat de la folie.
Il demeura ainsi quelques secondes, saisi d’une sorte de vertige, les yeux fixés sur les lèvres bien dessinées qui venaient de lui porter ce coup affreux. Puis il reprit lentement conscience de la situation, il lui sembla qu’un voile se déchirait devant ses yeux, et son cerveau fut de nouveau capable de raisonner. Alors il se rendit compte qu’il avait trahi son secret, le secret qu’il eût voulu défendre à tout prix.
– Ainsi, finit par dire lentement Sir Percy, le citoyen Armand, c’est vous : et la fleur la plus délicate qui se soit jamais épanouie dans cette atmosphère empoisonnée a ses racines dans un sol corrompu ?
D’un geste calme il tira de son gousset le billet de Fleurette, le garda une ou deux secondes entre le pouce et l’index, puis le posa sur la table devant Chauvelin.
– Elle n’est pas malade, dit-il posément, ni près de mourir… du moins, pas encore. Si vous n’avez pas tout à fait oublié vos prières, mon cher, priez Dieu maintenant, priez-le de toutes vos forces, pour que le même pouvoir qui vous a permis de torturer une femme et de réussir presque à briser son énergie, vous aide aujourd’hui à soustraire votre fille à ces tigres que vous avez appelés vos amis.
Chauvelin était retombé sur son siège. Il se plongea la tête dans les mains. Des pensées tumultueuses se succédaient dans son cerveau, et il sentait sa raison vaciller. Un brouillard lui voilait les yeux ; brouillard formé par des larmes, peut-être ? Il n’y a que l’ange chargé de peser les actions des hommes qui puisse le savoir. Et les bêtes sauvages elles-mêmes gémissent quand on leur prend leurs petits.
Ce fut seulement au bout de quelques secondes qu’il vit sur la table le billet écrit par sa petite Fleurette et déposé devant lui par le Mouron Rouge. Le Mouron Rouge ! le seul homme au monde qui pouvait sauver Fleurette, et qui l’eût sauvée si lui, Chauvelin, n’avait pas laissé échapper son secret…
Comme s’il sortait d’un rêve, il prit le billet et le déplia en regardant autour de lui avec calme, redoutant de rencontrer ces yeux moqueurs où devait briller à cette heure l’éclat du triomphe.
Mais Sir Percy Blakeney avait disparu.