La maison où Fleurette naquit et où elle vécut les dix-huit premières années de sa vie peut se voir encore sur le bord de la route de Sisteron, tout près de Laragne, simple village niché dans la vallée du Buech. Pour en approcher il faut d’abord suivre le sentier escarpé qui conduit du vieux pont de pierre à la berge, puis remonter une autre pente, et l’on se trouve alors devant la porte de la maison, tout près du petit ruisseau turbulent qui fait tourner le moulin et dont le gazouillis berça l’enfance et la jeunesse de Fleurette.
À présent, la maison tombe en ruine ; les portes et les fenêtres tiennent à peine sur leurs gonds, l’escalier est vermoulu, les murs craquelés, et la petite niche au-dessus de la porte est privée depuis longtemps de la curieuse statuette peinturlurée de saint Antoine de Padoue portant dans ses bras le Divin Enfant. Cependant la vigne vierge grimpe toujours le long des vieux murs ; et dans les branches tordues d’un noyer centenaire, un couple de merles construit parfois son nid.
Mais au moment de la naissance de Fleurette il y avait près de la porte d’entrée un amandier que le printemps couvrait de neige rose. Les portes, les volets étaient peints d’un vert brillant, et les murs, passés à la chaux chaque année, resplendissaient de blancheur. La vigne vierge, à l’automne, devenait cramoisie, et le rosier grimpant n’était qu’une fleur au mois de juin. En mai, le rossignol chantait dans les branches du noyer ; et plus tard, quand Fleurette eut grandi, elle prit l’habitude de fleurir la statue de saint Antoine de Padoue.
Tout cela, bien entendu, était antérieur à la Révolution qui, en quelques mois, avait renversé la royauté, bouleversé les institutions et déchaîné par toute la France ce vent de folie sanguinaire. Fleurette avait juste dix-huit ans lorsque survinrent les dramatiques événements qui allaient menacer sa jeune vie et lui enseigner combien l’homme peut être méchant et cruel, et aussi à quels sommets d’héroïsme et de dévouement il est capable de s’élever.
L’anniversaire de Fleurette tombait au mois de mai, et c’était pour elle un des meilleurs jours de l’année. D’abord elle savait que Pèpe serait sûrement là – Pèpe était le nom qu’elle avait donné à son père dès qu’elle avait commencé à parler. Fleurette n’avait plus de mère, et son père et elle s’adoraient. Comme de juste, Pèpe était venu passer trois jours avec elle au moment de son anniversaire, et il lui avait apporté comme cadeau un ravissant châle de laine, si doux et si duveteux que, mis contre la joue, il faisait à Fleurette l’effet d’une caresse de papillon.
La vieille Louise, qui avait dirigé la maison et pris soin de Fleurette depuis que la mère de celle-ci était morte, avait cuisiné un repas délicieux, ce qui n’allait pas sans peine en ces jours où la nourriture était rare et chère et où les riches, seuls, pouvaient se procurer du sucre, du beurre et des œufs. Mais qu’importe ? quand il s’agissait d’un dîner, la vieille Louise faisait montre d’un véritable génie, et M. Colombe, l’épicier de la Grand-Rue, et le boucher M. Duflos lui avaient accordé tout ce qu’elle demandait – un appétissant morceau de veau, trois œufs, une motte de beurre, et cela sans ajouter à la note un sou de plus. Il restait encore une demi-douzaine de bouteilles de cet excellent vin rouge que Pèpe avait acheté aux jours heureux d’autrefois. Il avait débouché lui-même une de ces bouteilles, et Fleurette après avoir pris deux doigts de ce vieux vin s’était sentie pleine d’allégresse. À cette joie il y avait peut-être une autre raison que nous verrons sous peu.
La dernière partie du repas s’était néanmoins teintée de tristesse, car l’heure approchait du départ de Pèpe, et ce départ, paraît-il, ne pouvait être retardé. Toutes les supplications de Fleurette pour le faire remettre au lendemain avaient été vaines. Dieu seul savait quand Fleurette reverrait son père dont les absences, depuis quelque temps, se faisaient de plus en plus fréquentes et prolongées.
Mais quoi ! le jour de ses dix-huit ans, une jeune fille ne va pas s’attrister à l’avance. La journée avait été parfaite en tous points. Pas un nuage. Comparés au bleu lumineux du ciel, les myosotis qui couvraient la berge du ruisseau paraissaient presque pâles. Les pivoines, derrière la maison, étaient en pleine floraison, et le rosier grimpant était couvert de boutons prêts à s’épanouir.
Maintenant, le dîner avait pris fin. À la cuisine, Louise lavait la vaisselle et Fleurette s’occupait à replacer soigneusement dans leur écrin de cuir les couverts d’argent qu’on avait sortis pour l’occasion. Elle les rangeait sans bruit car Pèpe, la tête appuyée au dossier de la chaise, avait fermé les yeux et paraissait dormir.
Il semblait bien pâle et las, ce pauvre père chéri ; des rides se dessinaient autour de ses lèvres minces, et, depuis peu, les cheveux gris se multipliaient sur ses tempes. Oh ! comme Fleurette aurait souhaité pouvoir le garder toujours près d’elle à Lou Mas ! C’était la seule demeure qu’elle eût jamais connue, ce cher Lou Mas, si joli, si embaumé. Elle entourerait si bien son père de soins affectueux qu’elle finirait par effacer toutes ces rides causées par les soucis. Et qu’est-ce qui pouvait mieux ramener le sourire sur ses lèvres que le vieux mas au toit rouge et aux volets verts, avec sa vue sur le ruisseau du moulin dont les rives, les trois quarts de l’année, étaient couvertes d’une profusion de fleurs : violettes, myosotis et narcisses, au printemps, et ensuite reines-des-prés jusqu’aux gelées d’automne ?
Quant à cette pièce, Fleurette n’imaginait pas qu’il pût en exister de plus agréable et de plus intime. On y voyait un beau buffet de noyer poli comme un miroir, des sièges recouverts d’étoffe cramoisie, et le fauteuil de Pèpe orné d’une bande de tapisserie que Fleurette avait exécutée pour sa fête, quand elle avait douze ans. Et ce beau lustre avec ses pendeloques de cristal, et ces vases bleus aux anses dorées qui garnissaient la cheminée, et les rideaux de perse fleurie, et la nappe à carreaux blancs et bleus qui couvrait la table ? Comme Fleurette aimait ces choses familières ! Si seulement Pèpe retrouvait son sourire, elle se croirait au paradis.
Soudain quelque chose vint altérer cette atmosphère de sérénité. Fleurette ayant replié et drapé son nouveau châle sur ses épaules, s’exclama innocemment :
– Que ce châle est donc joli, Pèpe, et que la laine est fine et douce ! Je suis sûre qu’il vient d’Angleterre.
C’est alors que tout se gâta. D’abord – simple accident – Pèpe brisa le pied du verre qu’il portait à ses lèvres et le vin précieux se répandit sur la belle nappe. Là-dessus, sans raison apparente, car une nappe est vite lessivée et le dommage n’était pas bien grand, il repoussa brusquement son assiette, et sa figure pâle aux traits tirés parut vieillie de dix ans. Fleurette aurait voulu l’entourer de ses bras et lui demander ce qui le tourmentait. Certes, à dix-huit ans, elle était en âge de tout comprendre, et si Pèpe l’aimait autant qu’elle le croyait il trouverait en elle son meilleur réconfort.
Mais quelque chose dans l’expression de son père arrêta Fleurette dans son élan. Elle se remit à sa besogne tout doucement, sans faire plus de bruit qu’une souris, et pendant un bon moment le silence régna dans la jolie salle à manger de Lou Mas, un silence empreint d’une étrange tristesse.