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Chez M. Duflos

Mais M. Duflos n’avait pas de voiture à leur prêter, ou pour mieux dire, il n’avait pas de cheval. Mademoiselle Fleurette et Madame Louise ne se le rappelaient donc pas ? Quelques-uns de ces brigands de soldats étaient venus la semaine précédente réquisitionner tous les chevaux sur lesquels ils avaient pu mettre la main à plusieurs lieues à la ronde. Les vieilles haridelles, les juments qui venaient de mettre bas, les bidets des bouchers, tout leur était bon ; rien pour eux n’était sacré ! Ah ! ces soldats ! c’était vraiment la plaie du pays. Quelle différence y avait-il, je vous le demande, entre cette armée dite de la Révolution et une bande de pirates ? M. Duflos, pour sa part, n’en voyait aucune.

M. Duflos accompagna cette tirade de grands gestes de ses bras puissants. C’est Fleurette qui lui avait exposé sa requête en arrivant à la porte de la boutique qu’il bloquait de sa personne massive.

– Un cheval ? une carriole ? Hélas ! impossible !…

Fleurette ne put d’abord cacher sa déception ; mais elle n’en était pas moins résolue à partir, et cela sans délai, afin d’arriver à Sisteron avant la nuit. Peut-être elle et Louise rencontreraient-elles chemin faisant une voiture qui leur ferait faire une partie du trajet. Louise, plus prudente, voyait là une occasion de remettre au lendemain cette folle entreprise. On pourrait se mettre en route de bonne heure, et avec ou sans cheval, on serait sûr d’arriver de jour à Sisteron. N’était-ce pas une excellente idée ? Que Fleurette retourne tranquillement à Lou Mas avec elle et se donne le temps de réfléchir ; la nuit, souvent, porte conseil.

M. Duflos hochait gravement la tête. Sisteron ? Il n’arrivait pas à se figurer pourquoi mademoiselle Fleurette voulait aller à Sisteron. Et sans escorte ! et à pied ! Que dirait le citoyen Armand s’il le savait ?

Jusque-là, remarquez-le, pas un mot n’avait été prononcé sur les événements extraordinaires qui avaient bouleversé Laragne un peu plus de deux heures auparavant. M. Duflos observait Fleurette, se demandant ce qu’elle pouvait en savoir. Fleurette, de son côté, brûlait de le questionner, mais craignait de perdre du temps en propos inutiles. Elle jeta un regard circulaire sur la petite place ensoleillée, sa fontaine, ses boutiques et, en face, le coin de la Grand-Rue où, ce matin, l’on avait dû voir François, prisonnier, partir entouré par des soldats.

Pour le moment, Laragne avait un aspect calme, pour ne pas dire endormi. Les femmes étaient rentrées chez elles pour préparer le repas de midi, les hommes étaient retournés à leur travail. Fleurette avait l’impression qu’elle allait voir François tourner le coin de la rue et s’avancer vivement à sa rencontre.

M. Duflos et Louise parlaient ensemble à voix basse comme tous les gens qui s’entretiennent de choses graves. Et soudain M. Duflos conclut un peu plus haut avec un sourire de compassion :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! si ce n’est pas une misère ! Ces malheureux Colombe…

Il tourna son bon regard vers Fleurette et voyant ses grands yeux bleus fixés sur lui avec une expression d’angoisse, il devina qu’elle était au courant de ce qui était arrivé à François. Comme tout le monde à Laragne, il savait que François Colombe et Fleurette de Lou Mas avaient du goût l’un pour l’autre et qu’on n’attendait sans doute que les dix-huit ans de la jeune fille pour les fiancer tous les deux. Ce petit roman d’amour faisait partie de la vie du village depuis quelque temps. Tout le monde aimait Fleurette pour son charme, sa gentillesse et ses jolies manières qui la faisaient ressembler à une demoiselle de la ville égarée dans ce milieu campagnard. Aussi, comme elle fixait sur M. Duflos un regard interrogateur, le digne homme se sentit si mal à l’aise qu’il dut tousser très fort pour s’éclaircir la voix. Il avait cru que Fleurette connaissait tous les détails de la tragédie du matin.

– Voyons, mademoiselle Fleurette, dit-il, essayant gauchement de la réconforter, ils ne feront certainement pas de mal à François. Ce garçon n’avait pas de mauvaise intention.

Tout aurait bien été, si ce sot d’Aristide, le commis de M. Duflos, n’était pas venu mettre son grain de sel.

– Personne ne croira jamais, dit-il, que François puisse être un voleur.

– Un voleur !

Fleurette parut suffoquer. Pourquoi croirait-on que François est un voleur ?

M. Duflos avait envoyé un vigoureux coup de pied à son commis, mais l’avertissement venait trop tard, et maintenant Fleurette voulait tout savoir.

– Qu’est-ce que vous voulez dire, monsieur Aristide ? insista-t-elle avec le petit air impérieux qu’elle prenait parfois, tandis qu’un pli se creusait entre ses sourcils.

Comme M. Duflos l’expliqua ensuite à ses voisins, Fleurette avait l’air prête à tout, et l’expression de ses yeux bleus lui avait fait peur. Il était trop tard pour rattraper les sottes paroles d’Aristide, aussi le boucher décida-t-il de prendre l’affaire en main. M. Duflos, il s’en vantait, savait montrer du tact quand il le fallait.

– Voyez-vous, mademoiselle Fleurette, commença-t-il, voilà comment les choses se sont passées. Ces misérables coquins – ce sont les soldats dont je parle – étaient furieux parce qu’ils n’avaient pas trouvé assez de choses à voler dans le château, quand ils ont arrêté M. de Frontenac. Ils avaient dû croire d’abord que madame et mademoiselle avaient emporté en se sauvant ce qu’elles avaient de plus précieux ; mais plus tard, quelque chose aura éveillé leurs soupçons, ou peut-être un imbécile comme Aristide aura eu la langue trop longue. En tout cas, ils ont eu l’idée que François Colombe aurait pu cacher les bijoux de madame quelque part, et…

– Les bijoux de madame ! s’exclama Fleurette en essayant de dissimuler l’émotion qui faisait battre son cœur à grands coups. Ils ont pensé que François… ?

– Mon Dieu, oui, répondit M. Duflos à sa question à demi formulée. Et malheureusement…

– Quoi donc ?

– Eh bien ! ils ont trouvé les bijoux de Mme la comtesse dans…

Mais le récit du boucher s’arrêta là. Sans un mot de plus, rapide comme l’éclair, Fleurette avait fait demi-tour, et traversait en courant la place du Marché dans la direction de la Grand-Rue, pendant que M. Duflos, tout éberlué, regardait Louise d’un air interrogateur.

– Qu’a donc cette petite ? demanda-t-il d’un air soucieux, en passant la main dans ses cheveux raides. Je croyais qu’elle savait tout.

Louise secoua la tête.

– Elle savait simplement que François avait été arrêté, dit-elle. Mais elle n’avait pas entendu dire que les bijoux de madame avaient été trouvés dans la remise des Colombe. J’ai réussi à arrêter Adèle comme elle allait le lui dire. La petite aime tant son François, ajouta Louise avec un soupir. Ah ! je voudrais bien que son père soit là !

M. Duflos suivait du regard la jeune fille qui à ce moment tournait le coin de la Grand-Rue.

– Elle a couru jusqu’à l’épicerie, commenta-t-il. Les Colombe l’aiment bien. Ils pourront se réconforter mutuellement. Venez prendre un petit verre, Louise. L’enfant sera bientôt de retour.

Mais Louise n’accepta pas. Elle ne voulait pas perdre Fleurette de vue. Et après avoir remercié le brave boucher de son honnêteté, elle se disposait à prendre aussi le chemin de la Grand-Rue quand M. Duflos la retint pour lui dire :

– Un petit conseil, madame Louise : si j’étais vous, je veillerais d’un peu plus près sur votre Adèle. Ne vous froissez pas, mais il y a des gens qui causent dans le village. Elle était un brin familière avec ces gueux de soldats, hier soir.

Louise fit un geste d’impuissance.

– Vous avez peut-être raison, m’sieur Duflos, dit-elle brièvement, mais ma nièce, vous le savez, ne vit pas avec moi. C’est à Sidonie de veiller sur elle.

Après quoi elle adressa un salut amical au boucher et se dirigea vers la Grand-Rue aussi vite que ses jambes le lui permettaient, ce qui ne veut pas dire aussi rapidement que Fleurette l’avait fait pour franchir la même distance.