5
Le vagabond

La séparation n’unit pas toujours la douceur à la tristesse, comme voudrait nous le faire croire un grand poète. Fleurette, en tout cas, n’y voyait qu’amertume en ce jour de ses dix-huit ans qui n’aurait dû lui apporter que de la joie.

C’était déjà dur pour elle de voir partir son père, mais elle y était accoutumée, car depuis des mois celui-ci faisait des absences de plus en plus fréquentes, et elle savait que, dès qu’il le pourrait, il reviendrait à Lou Mas pour une de ces visites-surprises qui la rendaient si joyeuse. Mais l’adieu à François, c’était tout autre chose. François partait pour l’armée. François allait se battre contre les Anglais. Dieu seul savait quand il reviendrait… Et s’il ne revenait pas ?…

Jamais, au grand jamais la pauvre Fleurette n’avait ressenti une telle tristesse.

Et maintenant, les adieux avaient été échangés. Son père, accompagné de M. Colombe et de François, s’était éloigné dans la direction du village où il devait prendre son cheval et partir pour Paris.

Fleurette demeura sur le pont à les regarder, ombrageant d’une main ses yeux tout brûlants des larmes qu’elle venait de verser. Les trois hommes n’étaient plus que des points sur la route ; Louise était retournée à la cuisine avec Adèle et Fleurette restait seule sur le pont. Des larmes continuaient à couler sur ses joues pendant qu’elle s’efforçait de voir encore Pèpe avant qu’il disparût avec ses compagnons au tournant de la route. Ou bien était-ce François qu’elle tâchait d’apercevoir une dernière fois ?

Le soleil dorait les cimes neigeuses du Pelvoux ; sur le bleu vif du ciel de minuscules nuages paraissaient flamber. Le ruban sinueux du Buech était comme un long miroir qui reflétait toute une gamme de couleurs, mêlant le bleu à l’or et au violet, tandis qu’au-dessus de la route flottait une poussière blonde et lumineuse comme de la poudre de topaze. Soudain, du côté de Sisteron, un nuage de poussière plus dense s’éleva et se rapprocha peu à peu. À présent, Fleurette apercevait distinctement dix ou douze hommes qui venaient vers Laragne. Ils étaient coiffés de bonnets rouges. À leur tête s’avançait un homme à cheval qui portait un tricorne décoré d’une cocarde tricolore, et le soleil faisait étinceler l’acier du mors et les boucles en cuivre du harnachement de sa monture.

Fleurette entendait maintenant le son assourdi des sabots sur la route poussiéreuse et le pas lourd des hommes, et, sans savoir pourquoi, elle demeurait sur place, comme fascinée, à regarder la petite troupe qui approchait.

Arrivé au pont, le cavalier arrêta son cheval, leva le bras et cria : « Halte ! » sur quoi tous les autres s’arrêtèrent également. Fleurette se demandait ce que tout cela signifiait. Évidemment ces hommes étaient des soldats, bien qu’à vrai dire ils n’eussent pas l’air très militaire. Leurs bonnets rouges ornés d’une cocarde tricolore étaient tellement poussiéreux que les couleurs ne se distinguaient plus guère ; leurs uniformes bleus auxquels il manquait des boutons étaient usés et défraîchis, et ils avaient les pieds nus dans leurs souliers. Fleurette se rappelait quels beaux soldats elle voyait autrefois à Serres ou à Sisteron quand son père l’y menait à certains jours de fête, et combien elle aimait les voir défiler en bon ordre avec leurs uniformes battant neuf et leurs bottes luisantes comme des miroirs.

Mais quoi ! les temps étaient durs, chacun le savait, et les habits neufs coûtaient cher ; Fleurette pensa que ces pauvres soldats devaient faire comme tout le monde et user leurs habits jusqu’à la corde, et son cœur sensible battit un peu plus fort quand elle se rappela soudain que François allait être bientôt soldat, qu’il porterait un uniforme râpé et irait peut-être nu-pieds dans ses souliers. Tout en pensant à François, elle entendit l’homme à cheval qui l’interpellait.

– Le citoyen Armand est-il chez lui, demanda-t-il, ajoutant comme en aparté : puisque c’est comme cela qu’on l’appelle ici ?

– Non, répondit-elle de sa voix douce.

Puis elle ajouta sans avoir l’air d’entendre le juron jeté par le militaire désappointé :

– Il y a un bon quart d’heure que mon père est parti, et si vous…

– C’est le citoyen Armand que je demande, interrompit sèchement l’officier, et non pas ton père.

– Mon père s’appelle Armand, dit Fleurette du même ton posé, et je pensais que c’était de lui qu’il s’agissait.

Haussant les épaules, le cavalier dit d’un ton étrange, avec une sorte de ricanement :

– Ah ! vraiment, tu es la fille du citoyen Armand ?

– Oui, monsieur l’officier.

– Appelle-moi « citoyen lieutenant », rectifia l’homme. Ton père ne t’a donc pas appris à parler comme une patriote ?… Et de quel côté est-il parti ?

– Il est allé d’abord au village, mons… je veux dire, citoyen lieutenant, pour prendre son cheval qu’il laisse toujours à l’écurie de M. Colombe. Après quoi il devait partir pour Paris. Peut-être le trouverez-vous encore au village.

– Bon. Et à quelle distance sommes-nous de la demeure des ci-devant Frontenac ?

– À une bonne demi-heure par la route, répondit Fleurette. Mais en passant derrière le moulin on trouve un raccourci.

L’officier se dirigea vers son cheval sans même remercier Fleurette des renseignements qu’elle venait de lui donner. Cependant les hommes, qui avaient l’air harassé, s’étaient laissés tomber sur l’herbe du talus ou sur le bord de la route ; certains, couchés à plat ventre sur la berge, étanchaient leur soif dans l’eau fraîche et claire du ruisseau. Émue de pitié, Fleurette retourna dans la maison et demanda à Louise :

– Ne pourrait-on porter quelque chose à boire à ces pauvres soldats qui sont arrêtés près du pont ? Ils ont dû faire une longue marche ; ils sont couverts de poussière et ont l’air si fatigué !

– Je vais y envoyer Adèle, dit Louise brièvement. Je n’aime pas te voir avec ces vagabonds.

Tandis qu’Adèle sortait en courant, une bouteille et une cruche à la main, pour obéir aux ordres de Louise, celle-ci grommela :

– Je ne peux pas me faire à tous ces sans-culottes. Des gredins, pour la plupart. Qu’est-ce qu’ils viennent faire par ici ? Rien de bon, m’est avis.

Fleurette ne prêtait guère attention aux paroles grondeuses de Louise. Il y avait beaucoup à faire dans la maison avec les nettoyages, les lessives et les rangements, et Louise avait coutume de bougonner chaque fois qu’il se présentait quelque chose d’inattendu. Bien qu’elle ne fût pas âgée, elle avait la peau rude et tannée, la figure et les mains prématurément fripées, et elle parlait d’une voix bourrue. En l’absence du père de Fleurette, c’était elle qui gouvernait la maison. Jamais Fleurette n’aurait eu l’idée de lui désobéir. Les seuls ordres péremptoires qu’avait donnés Armand à Louise étaient de ne jamais faire mention devant Fleurette des événements politiques.

Quand la mère de Fleurette était morte en lui donnant le jour, Louise s’était chargée de soigner l’enfant. Des considérations d’argent avaient peut-être contribué à l’y décider, car elle était pauvre, et monsieur Armand (comme on disait alors) lui avait fait des offres généreuses. Pour se consacrer à l’enfant sans mère – à laquelle son cœur un peu rude s’était vite attaché –, elle avait quitté l’humble maisonnette qu’elle partageait avec sa sœur Sidonie, laissant à la garde de celle-ci leur petite nièce Adèle. Adèle était née d’une rencontre de hasard, et sa mère l’avait abandonnée pour courir ailleurs les aventures. Tandis que Fleurette grandissait entre un père fortuné qui l’adorait et une servante dévouée qui se serait fait couper en quatre pour elle, Adèle, à peine plus âgée que Fleurette dont elle était parfois la compagne de jeu, avait connu les privations dès son enfance, et la tante Sidonie l’avait dressée de bonne heure à gagner son pain. C’était à présent une jeune fille silencieuse, renfermée, consciencieuse dans son travail, mais manifestant peu de gratitude pour les bontés de mademoiselle Fleurette ou de monsieur Armand. Elle habitait chez Sidonie Tronchet et ne recherchait pas l’affection de sa tante Louise. Elle avait une petite figure ramassée, des lèvres minces, des yeux de souris, tantôt vifs, tantôt privés d’expression, parlait peu, et on ne la voyait presque jamais sourire.

Louise cependant recommençait à bougonner :

– Qu’est-ce qu’elle fait donc ? Elle n’en finit pas de revenir, et pourtant, ce n’est pas une bavarde.

Elle attendit une minute, tout en continuant son lavage, puis apostropha Fleurette.

– Va donc voir ce qui se passe, dit-elle. Ce n’est pas le moment de paresser, avec toute la besogne qui reste à faire.

Fleurette sortit de la maison en courant. Elle aussi s’étonnait de l’absence prolongée d’Adèle. Elle aperçut bientôt celle-ci, debout sur le pont, en conversation avec les soldats. L’officier s’était éloigné. Adèle en conversation ! Voilà qui était nouveau. Fleurette crut même l’entendre rire. Les soldats avaient l’air joyeux de gens qui plaisantent, et l’un d’eux, la tête renversée, buvait à même le pichet d’étain une dernière rasade.

Fleurette était sur le point de rappeler Adèle quand son attention fut attirée par un vieux bonhomme chargé d’un gros fagot serré dans un sac, qui venait d’apparaître sur le pont, derrière le groupe des soldats. Il descendit péniblement la pente d’un pas mal assuré. Était-il ivre, ou trébuchait-il sous le poids de sa charge ? Toujours est-il qu’en approchant du ruisseau il s’affala soudain sur le sol, à quelques pas des soldats. Surprise, Adèle se mit à crier ; les soldats lancèrent quelques jurons et l’un d’eux allongea au vieux bonhomme un coup de pied qui le fit rouler jusqu’au ruisseau. Fleurette poussa un cri en s’élançant au secours de l’infortuné. Une telle brutalité l’indignait, et elle pensait tout en courant que Louise avait raison de juger sévèrement les soldats. Le pauvre bûcheron était étendu sur la berge, les jambes dans l’eau, immobile et gémissant. Fleurette appela Adèle pour l’aider à le relever. Il était misérablement vêtu de haillons, sans chemise, les pieds nus dans de vieux sabots, mais il paraissait bien bâti, et Fleurette s’étonna qu’il se fût laissé malmener ainsi. Sans doute était-il perclus de douleurs.

Pendant ce temps, les soldats étaient remontés sur le pont et se disposaient à repartir sans se soucier de leur victime, ni s’occuper davantage d’Adèle. Celle-ci avait obéi à l’appel de Fleurette et les deux jeunes filles réussirent à relever le vieux bûcheron qui devait avoir eu plus de peur que de mal. Il se palpait d’un bout à l’autre, avec ses grandes mains pour voir sans doute s’il ne s’était rien cassé, et répétait : « Nom de nom, de nom de nom… », comme s’il ne comprenait pas ce qui lui était arrivé.

Fleurette lui demanda s’il s’était fait mal.

– Non, mam’zelle… pardon, citoyenne, répondit-il. Ah ! j’suis trop vieux pour parler à c’te nouvelle mode ! J’suis trop vieux.

– Pouvez-vous marcher maintenant ? demanda Fleurette.

– J’crois que oui, mam’zelle… je veux dire, citoyenne ; mais, ajouta-t-il d’un ton pitoyable, j’ai bien faim. Je viens de Mison, et je n’ai pas cassé la croûte depuis ce matin.

Bien entendu, Fleurette fut émue de pitié ; elle dit à Adèle de courir demander à Louise une miche de pain pour le pauvre homme. Muette comme de coutume, Adèle obéit sans commentaires. En attendant son retour, Fleurette laissa errer sa pensée sur les événements de la journée. Elle songeait surtout à François qui allait passer chez lui, en famille, sa dernière soirée ; elle regrettait de n’avoir pas osé lui demander de revenir le lendemain matin pour un dernier adieu, avant de partir combattre les Anglais.

Et tandis qu’elle demeurait là, debout, le regard posé sur la croix du clocher de Laragne qui brillait comme de l’or au soleil, une voix étrange, contenue et nette à la fois, résonna derrière elle.

– L’or et les bijoux sont cachés derrière le panneau de la chambre de madame, disait cette voix.

Elle se retourna brusquement, toute saisie, et un cri s’étouffa dans sa gorge. Elle regarda autour d’elle, frissonnant de cette crainte qui s’empare de tout mortel mis en présence d’un fait surnaturel. Tout, cependant, continuait à respirer la paix : le ruisseau du moulin faisait entendre son incessant murmure et son doux clapotis, une grive appelait sa compagne dans le vieux noyer, et le vieux bûcheron, penché sur son fagot mis à mal par la chute, le reliait avec soin. Les yeux de Fleurette se posèrent sur lui avec anxiété : sûrement la voix jeune et ferme qu’elle venait d’entendre ne ressemblait en rien à celle de ce vieux bonhomme ; mais au fait, n’avait-il rien entendu lui-même ? Non, car il n’avait pas même levé la tête et terminait sa besogne le plus tranquillement du monde. Que voulaient dire ces mots venus d’une bouche invisible, ces mots si simples que Fleurette se répétait machinalement : « L’or et les bijoux sont cachés derrière le panneau de la chambre de madame » ?

Quel or ? quels bijoux ? et pourquoi l’avertir qu’ils étaient cachés derrière le panneau de la chambre de madame ? Madame, ce ne pouvait être que Mme de Frontenac. Ceci rappela soudain à Fleurette que l’homme à cheval lui avait demandé le chemin du château. Maintenant que son premier émoi était passé, elle se posait une foule de questions, anxieuse de découvrir ce que tout cela signifiait. Peut-être Mme la comtesse croyait-elle avoir perdu ses bijoux, et si cette voix venue du Ciel – comme les voix de Jeanne d’Arc – lui avait appris l’endroit où ils se trouvaient, n’était-ce pas pour que Fleurette allât bien vite rassurer madame ? Sûrement le mieux était de se rendre au château le soir même. La course n’était pas longue ; il lui serait facile d’être de retour avant la tombée de la nuit. Sa décision prise, Fleurette s’avisait qu’il lui fallait d’abord avertir Louise lorsque Adèle parut, coiffée de son châle, un morceau de pain à la main, ce qui lui rappela le vieux bûcheron dont elle avait oublié la présence. Elle se tourna vers lui pour lui dire un mot d’adieu et le vit debout, immobile, courbé sous le poids du fagot qui chargeait ses épaules, appuyé des deux mains sur un gros bâton. De longues mèches retombaient sur son front ridé, cachant à moitié ses yeux. Mais soudain, à travers le voile des cheveux gris, Fleurette aperçut le regard de l’homme fixé sur elle, et son cœur battit plus fort ; car ces yeux-là n’étaient pas ceux d’un vieillard décrépit : ils étaient jeunes, clairs et brillants, d’un bleu gris lumineux, à demi recouverts par des paupières lourdes qui ne cachaient pas complètement le regard pétillant, ironique et bienveillant à la fois, attaché sur Fleurette.

À ce moment, Fleurette eut réellement envie de crier. Le sentiment d’être entourée de choses incompréhensibles lui était insoutenable, et elle aurait appelé, si ce regard fixé sur elle ne l’avait dominée et rassurée à la fois. Elle avait l’impression de vivre dans un rêve ; incapable de faire un mouvement, de prononcer une parole, elle ne pouvait détacher son regard du porteur de fagot et elle sentait peu à peu ses craintes l’abandonner, tandis que grandissaient en elle un courage nouveau, une détermination nouvelle.

Tout cela n’avait duré que quelques secondes, et maintenant Adèle était là, mettant le pain entre les mains du pauvre affamé. Fleurette, fascinée, l’observait ; il prit le pain en disant d’un ton humble : « Merci, mam’zelle », puis mordit aussitôt dedans comme un homme qui n’a rien mangé depuis la veille. Ce n’était plus qu’un vieux bonhomme perclus, pauvrement nippé, mal assuré sur ses jambes. Il leva les yeux et la regarda encore une fois ; mais le regard était éteint comme celui d’un homme âgé ; ses yeux, qui ne brillaient plus, n’exprimaient que la lassitude et l’épuisement.

Fleurette, déconcertée, ne savait plus que penser. Avait-elle été le jouet d’une illusion ? Cette voix mystérieuse, l’avait-elle rêvée ? Le regard joyeux et rassurant, l’avait-elle imaginé ? Que croire ?… Fleurette se sentit brusquement très lasse, et elle se dirigea vers la maison. Arrivée à la porte, elle se retourna pour apercevoir encore le vieux bûcheron : il s’éloignait en longeant le ruisseau, appuyé sur son bâton, et elle ne vit bientôt plus que son gros fagot et ses jambes pliant sous le poids du fardeau. Adèle, enveloppée dans son châle, était partie du côté opposé ; elle était déjà sur le pont. Avec un petit soupir de désappointement, Fleurette entra dans la maison. Quel rêve étrange elle venait de faire !

Mais elle n’en parla point à Louise ; sans mot dire, elle fit quelques rangements qu’Adèle n’avait pas terminés.

Après avoir doré la crête neigeuse du Pelvoux, le soleil à son déclin la colorait en rose lorsque Fleurette annonça tout à coup à Louise qu’elle allait au château. C’était une course qu’elle faisait fréquemment, à n’importe quel moment de la journée.

– Sois revenue avant la nuit, observa seulement Louise. Je ne suis pas tranquille à l’idée que des soldats peuvent rôder aux alentours.

Fleurette promit de ne pas s’attarder. Elle prit son joli châle neuf et le drapa sur ses épaules. Le château n’était pas loin, à un quart de lieue à peine par les raccourcis. Fleurette partit aussitôt et s’engagea d’un pas rapide dans le petit chemin qui longeait le ruisseau – le même que celui par lequel s’était éloigné le vieux bûcheron un instant auparavant.

Le soleil venait de se coucher et la vallée s’emplissait d’ombre. Le ciel couleur de jade était parsemé de légers nuages d’un rose lumineux qui, un par un, s’éteignaient et devenaient gris, tandis que la neige du Pelvoux reflétait encore la gloire du couchant. Dans le vieux noyer, le chant de la grive s’était tu.