Au même moment, deux espèces de gueux aux vêtements minables se retrouvaient à la taverne de la Lune. La pluie ne s’était pas calmée et les deux hommes étaient trempés. À cette heure, la petite taverne était à peu près déserte. Il n’y avait que le patron, assis à une table avec deux amis, et deux cantonniers installés un peu plus loin qui dégustaient un petit verre, quand le citoyen Rémi entra et traversa la salle d’un pas traînant. Il s’assit sur le banc adossé au mur et commanda une bouteille de vin pour lui et pour un camarade. Presque aussitôt ledit camarade entra, le rejoignit, et pendant un moment tous deux burent en silence. Bientôt s’éleva entre le patron et ses amis une discussion animée sur les mérites respectifs du vouvray et du beaujolais comme vins de table, ce qui n’alla point sans éclats de voix et gesticulations. Le patron avait une voix sonore qui résonnait d’un bout à l’autre de la salle et faisait vibrer les carreaux des fenêtres.
Le balayeur de la prison paraissait avoir bu un peu plus que de raison ce jour-là. Accoudé à la table, la tête appuyée lourdement sur ses mains, il avait le regard vague et la parole incertaine. Son camarade, assis en face de lui, tournait le dos à la compagnie, et quand la voix du patron éveilla les échos de la petite salle, il se pencha en avant et souffla dans l’oreille de l’autre :
– Il m’est arrivé une drôle d’histoire après t’avoir quitté.
– Hein ? murmura le balayeur d’une voix molle. Où ça ?
– À l’angle de la rue Pavée, quelqu’un m’a saisi par l’épaule dans l’obscurité et entraîné sous une porte cochère – un homme qui m’avait vu en conversation avec toi. Il m’a offert cinquante livres et autant pour toi si tu veux remettre une lettre à quelqu’un détenu ici.
Ce disant, il fit un hochement de tête dans la direction de l’hôtel Caristie.
La réponse de son camarade fut un ronflement prolongé.
– Le détenu en question est le n° 142, dans la salle 12. Qui est-ce, le sais-tu ?
Rémi attendit une minute que la discussion à la table voisine reprît de l’animation ; alors il dit tout bas :
– Oui, c’est la jeune Fleurette.
– Ah ! fit son ami.
– Quel est l’homme qui t’a parlé ?
– Je ne sais pas. On ne voyait plus très clair dans la rue, et sous la porte il faisait tout à fait sombre. L’homme portait un grand chapeau et parlait d’une voix étouffée.
– C’est probablement le père, le nommé Armand. Je m’étonnais de n’avoir pas entendu parler de lui. Qu’êtes-vous convenus ensemble ?
– Je dois le retrouver sous la même porte dans un instant. Il me donnera la lettre.
– Eh bien ! faisons ce qui est convenu. Mais tâche de bien voir l’homme.
Il se tut, bâilla, s’étira, vida sa chopine de vin, puis reprit :
– Si j’allais moi-même au rendez-vous, peut-être prendrait-il peur et se déroberait-il. Aussi est-il préférable que tu y ailles.
Après quoi il commanda une nouvelle bouteille de vin, et le patron quitta ses amis pour venir le servir.
– Je crois bien que tu en as ton compte, citoyen Rémi, et qu’il ne t’en faut pas davantage, observa-t-il en débouchant la bouteille.
– Ça n’est pas ton affaire, citoyen, rétorqua Rémi avec un rire aviné, du moment que je paye ce que j’ai bu.
Il jeta quelques sous sur la table. Le patron haussa les épaules, ramassa l’argent et s’en fut retrouver les autres. L’homme de peine, posant la tête sur ses bras repliés, se disposa à faire un somme sur le bord de la table, tandis que son camarade sortait de la taverne.
Une fois au-dehors, celui-ci suivit rapidement la rue et arriva bientôt au lieu du rendez-vous.
– Eh bien ? lui demanda fébrilement Chauvelin qui l’attendait dans l’embrasure de la porte. Tu as vu ton camarade ?
– Je l’ai vu.
– Et il accepte ?
– Il accepte.
Poussant un soupir de soulagement, Chauvelin tira la lettre de la poche intérieure de son vêtement.
– Souviens-toi, dit-il lentement, qu’il y aura cinquante livres pour chacun de vous lorsque tu me rapporteras la réponse.
– Oh ! s’exclama l’homme visiblement désappointé, il faut une réponse alors ?
– Oui, il faut une réponse. Ton camarade s’arrangera pour que tu me rapportes soit une lettre, soit un objet qui témoigne que ma lettre est arrivée à destination.
L’homme eut un petit rire :
– Tu n’as pas confiance en moi, à ce que je vois, citoyen.
– C’est possible, répliqua laconiquement Chauvelin.
– Je ne te blâme pas, observa l’autre, mais, moi aussi, je puis n’avoir pas confiance en toi. Qui m’assure que lorsque Remi et moi aurons risqué notre peau à ton service, cet argent nous sera remis ?
– Parce que je te l’ai promis, dit sèchement Chauvelin, et c’est un risque qu’il te faut courir.
– Pourquoi le courrai-je ? repartit l’homme.
– Parce que tu as encore plus besoin de mon argent que je n’ai besoin de tes services.
L’argument devait être irréfutable ; en tout cas, l’homme se contenta de dire en ricanant :
– Passe-moi la lettre. Le n° 142 de la salle 12 la recevra, tu peux en être assuré.
Sans rien ajouter, Chauvelin lui tendit la lettre. L’autre la prit à tâtons, tellement il faisait sombre sous cette porte cochère, et la glissa à l’intérieur de sa blouse déchirée.
– Où te retrouverai-je, demanda-t-il, quand Remi aura fait ta commission ?
– Tu n’auras qu’à aller rue Pavée, à la maison du bourrelier Lamourette. Au premier étage, à main droite, tu verras une porte. Frappe à cette porte et je t’ouvrirai.
– À quelle heure ?
– À la fin de la journée ; dès qu’il fera sombre, répondit Chauvelin.