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Fleurette se confie à François
Fleurette demeura dans l’obscurité, l’oreille tendue pour distinguer le pas bien connu qui, dans quelques instants, elle en était sûre, se ferait entendre au-dehors. C’était peut-être une imprudence de sa part que de s’être ainsi livrée à Adèle, mais cette fille était peu communicative et ne faisait jamais de commérages. Entre deux risques, Fleurette avait choisi le moindre. Si Pèpe revenait passer la nuit à Lou Mas, ce qui était probable, comment pourrait-elle lui dissimuler les précieux objets qu’elle serrait contre elle ? et s’il venait à les découvrir, que déciderait-il d’en faire ? Fleurette n’osait se le figurer. Il y avait là un danger certain, et dans l’intérêt des dames de Frontenac, elle ne voulait pas s’y exposer.
L’idée de s’adresser à François lui était venue comme une inspiration du Ciel – François, l’ami d’enfance qui avait coutume autrefois, quand ils avaient commis ensemble quelque peccadille, de prendre la faute sur lui afin d’éviter une punition à sa petite amie. Fleurette sentait en cet instant qu’elle pouvait avoir en lui une confiance absolue.
Elle calculait maintenant combien de minutes et de secondes il lui faudrait attendre. Cinq minutes suffisaient à Adèle pour gagner la Grand-Rue ; trois minutes et demie à François pour arriver en courant (car elle était sûre qu’il courrait). Mais que le temps se traînait lentement ! Près d’un quart d’heure avait dû s’écouler depuis qu’Adèle était partie. Dans la cuisine un bruit de pots et de casseroles indiquait que la tante Sidonie continuait à faire sa vaisselle ; mais à tout instant elle pouvait rentrer dans la pièce et y retrouver Fleurette, ce qui provoquerait de nouvelles questions et des remarques acrimonieuses.
Fleurette avait peine à tenir en place. Toutes sortes de suppositions se présentaient à son esprit : peut-être François était-il absent, ou bien travaillait-il dans le magasin avec son père, ou encore – supposition la pire de toutes – les soldats étaient-ils déjà venus le chercher et, dans ce cas, Fleurette ne le reverrait plus…
Soudain elle entendit un pas rapide résonner sur la route. Aussi doucement que possible, elle ouvrit la porte et se glissa au-dehors. Il faisait maintenant tout à fait sombre, mais Fleurette était sûre néanmoins que c’était François qui arrivait ; elle avait reconnu son pas. Elle s’élança vers lui tout émue. Et voilà que, soudain elle se rendit compte de l’énormité de ce qu’elle venait de faire. Comment, elle, Fleurette, dont la réputation n’avait jamais été effleurée par le moindre soupçon, qui, deux années de suite, avait été proclamée reine de Mai – honneur réservé aux jeunes filles de conduite exemplaire – elle avait osé donner rendez-vous à un jeune homme, la nuit, loin de sa maison !
Qu’est-ce que François allait penser d’elle ? En vérité, il ne fallait pas moins que le désir ardent de rendre service à Mme de Frontenac et à sa fille pour lui donner le courage d’aborder François et de poser timidement la main sur son bras.
– Que se passe-t-il donc, mademoiselle Fleurette ? chuchota-t-il. Qu’est-ce que je puis faire pour votre service ?
Fleurette avait repris son sang-froid. Elle attira doucement François sur le bord de la route où les hauts peupliers mettaient une ombre impénétrable.
– François, commença-t-elle à voix basse de manière à n’être pas entendue, au cas où une oreille indiscrète eût été à l’écoute ; François, je me demande ce que vous pouvez bien penser de moi. Tout le monde dans le village s’étonnerait que je vous aie envoyé chercher en secret. Mais François, si j’ai agi ainsi, c’est parce qu’il n’y a personne au monde en qui je puisse avoir confiance comme j’ai confiance en vous.
Dans l’ombre, la petite main douce et frémissante qui s’était posée sur la manche de François comme un oiseau effrayé, se trouva emprisonnée dans une grosse main rude. François n’était pas un garçon bavard, aussi ne dit-il rien. Encouragée par la pression affectueuse de la main qui tenait la sienne, Fleurette continua plus vite :
– C’est à propos de M. le comte, de madame et de mademoiselle. Des soldats sont allés au château, ont brisé le mobilier, arraché les rideaux, déchiré les tapis… Pourquoi ? je n’en sais rien. Ils ont traité M. le comte d’aristo et de traître, l’ont saisi et entraîné hors de chez lui. Par miracle Mme la comtesse et mademoiselle ont pu s’échapper avant l’arrivée des soldats. Je sais qu’elles sont en sûreté, mais…
– Comment le savez-vous, mademoiselle Fleurette ? demanda tout bas François.
– Parce que, répondit-elle, il y a un mystérieux personnage qui s’occupe de sauver madame et mademoiselle, et je suis persuadée qu’il arrivera aussi à sauver monsieur.
– Un mystérieux personnage, dites-vous, mademoiselle Fleurette ?
– Oui, un messager du Ciel, j’en suis certaine, qui m’est apparu sous la forme d’un vieux bûcheron. Il a l’air tout décrépit et usé par le travail, mais son regard n’est pas celui d’un vieillard, et quand il parle, on ne peut faire autrement que de lui obéir.
– Et il vous a parlé, mademoiselle Fleurette ?
– Oui, cet après-midi. Il m’a dit seulement que les bijoux et l’argent étaient cachés derrière la boiserie dans le bureau de madame. À ce moment-là, j’avais vu passer les soldats, mais je ne savais pas qu’ils allaient au château pour arrêter M. et Mme de Frontenac. Néanmoins, en entendant ces paroles, j’ai compris qu’il me fallait aller au château le plus vite possible.
– Pourquoi ne m’avez-vous pas envoyé chercher, mademoiselle Fleurette ?
– J’avais hâte d’arriver au château, et je suis partie tout de suite en prenant le raccourci pour gagner du temps. Quand je suis arrivée, les soldats étaient déjà là depuis un moment. Ils avaient tout mis sens dessus dessous, brisé et déchiré tout ce qu’ils pouvaient, laissant seulement les murs intacts. Les domestiques étaient terrorisés, M. le comte avait été arrêté ; quant à Mme de Frontenac et mademoiselle Rose, elles avaient disparu sans qu’on sût comment.
J’ai parcouru les appartements et j’ai reconnu dans le bureau le panneau derrière lequel madame avait coutume de serrer ses livres de comptes et son argent. Je l’avais souvent vue les ranger dans ce placard quand j’étais petite et que j’allais jouer avec mademoiselle Rose. J’ai essayé de me rappeler comment on déplaçait le panneau et, grâce à Dieu, je suis parvenue à trouver le bouton qu’il fallait presser. Derrière le panneau, il y avait bien les livres de madame, son argent et une petite boîte qui doit contenir des bijoux.
– Et alors, qu’est-ce que vous en avez fait ? demanda François haletant, son esprit un peu lent s’efforçant de saisir tous les détails de cette incroyable aventure.
– J’ai pris le sac d’argent et la cassette, répondit simplement Fleurette. Et les voici.
– Oh ! mon Dieu ! s’exclama-t-il, stupéfait.
Alors elle lui parla de son père et de la crainte qu’elle avait de le trouver à Lou Mas à son retour. Les sympathies de Pèpe semblaient être toutes du côté des soldats, expliqua-t-elle, et sans doute lui ordonnerait-il de remettre cassette et sac au lieutenant.
– Voilà pourquoi, conclut-elle avec un retour de timidité, je tenais tant à vous voir, mon cher François.
Ô fille d’Ève ! C’était la première fois que Fleurette usait d’un mot tendre en parlant à son ami d’enfance, et, bien qu’élevée dans l’ignorance des artifices de la coquetterie féminine, elle sentait néanmoins qu’après cela François serait entre ses mains comme une cire molle.
C’est ce qui arriva.
François ne désirait qu’une chose, savoir ce qu’il pouvait faire pour Fleurette. Elle lui aurait demandé d’aller se jeter dans le Buech qu’il l’eût fait sans hésiter. Mais elle lui demandait simplement de prendre ces objets précieux et de les mettre en lieu sûr jusqu’à ce que Mme la comtesse fût en mesure de les reprendre.
Bien entendu, François était tout prêt à partager avec Fleurette cet étonnant secret. Que n’eût-il partagé avec l’être charmant dont il tenait la main frémissante ! La pensée que Fleurette avait confiance en lui, plus qu’en son père, le rendait presque fou de joie.
– Je vais vous dire ce que je puis faire, mademoiselle Fleurette, dit-il. Il y a derrière la maison un hangar où l’on range les outils et où l’on se débarrasse de tous les vieux débris dont on ne sait que faire. C’est un véritable fourre-tout qui n’a pas été mis en ordre depuis longtemps ; mais je sais qu’au fond, à droite, il y a dans le sol un trou assez profond et bien dissimulé. J’y mettrai ces objets, et ils y seront tout à fait en sûreté. Vous saurez où les trouver, si vous voulez les reprendre quand je serai parti.
– Quand vous serez parti…
C’est vrai, elle l’avait oublié ! Il allait partir pour être soldat et combattre les Anglais… peut-être ne reviendrait-il pas… Oh ! comment avait-elle pu l’oublier ?
Après le long discours – long pour lui – qu’il avait prononcé à voix basse, François s’était tu. L’angoisse qui perçait dans la voix de Fleurette à la pensée qu’il allait partir le faisait frémir de joie. En fait, il se sentait si heureux qu’il en était presque honteux. La nuit était merveilleusement tranquille. Le vent s’était apaisé et les longs nuages qui avaient obscurci le ciel depuis le coucher du soleil se dispersaient lentement, dévoilant le firmament bleu sombre dans la profondeur duquel apparaissait le monde scintillant des étoiles. François n’avait pas envie d’en dire davantage ; se tenir à côté de cette créature charmante, la sentir toute proche, entendre le doux murmure de sa respiration suffisait à combler tous ses vœux.
Fleurette lui avait passé la cassette et le sac de cuir, et, ce faisant, leurs mains s’étaient souvent – très souvent – rencontrées. Il y avait de quoi défaillir de joie.
– J’ai confiance en vous, François, murmura Fleurette. N’est-ce pas que vous ferez cela pour madame et mademoiselle… et aussi pour moi ? ajouta-t-elle encore plus bas.
– Certes oui, mademoiselle Fleurette, murmura-t-il avec ferveur.
Ce qu’il aurait voulu lui dire, c’était : « Sachez que je serais capable de mourir pour vous, bien-aimée de mon cœur ! » Mais François ne savait pas tourner de belles phrases et, maudissant intérieurement sa gaucherie, il enfonça le sac dans une de ses poches et glissa la cassette sous sa blouse.
– Maintenant, il faut que je retourne à la maison, mon cher François, dit Fleurette, car j’ai bien peur que Louise ne soit inquiète.
Sa main était restée appuyée sur le bras de François. Mû par une impulsion soudaine, celui-ci se pencha et y déposa un baiser.
Heureusement qu’ils étaient toujours dans l’ombre des peupliers, sans quoi François aurait pu voir la rougeur qui enflammait le visage de Fleurette. À travers les feuilles soupirait une brise légère qui semblait répondre à leurs propres soupirs. Au-dessus de la crête du Pelvoux la lune, déchirant subitement les derniers nuages qui la voilaient, inonda d’une coulée d’or les flancs neigeux de la montagne. La nuit s’éclaira comme par enchantement, et la grand-route sinueuse apparut, semblable à un long ruban lumineux.
Fleurette sursauta soudain.
– Attention ! dit-elle. J’ai vu quelqu’un remuer là-bas, dans l’ombre. François se retourna. Une forme sombre, enveloppée d’un châle, venait de passer de l’autre côté de la route.
– C’est Adèle, dit-il avec indifférence. Elle retourne chez elle.
Peu rassurée, Fleurette essaya de percer l’ombre du regard. Elle ne croyait pas que ce fût simplement Adèle. Il y avait quelqu’un d’autre à l’affût dans l’obscurité, elle en était sûre. À cette pensée, elle se mit à trembler et elle sentit ses genoux se dérober sous elle. Sans doute était-ce pour ne pas tomber qu’elle s’accrocha au bras de son compagnon, et si celui-ci lui entoura la taille de son autre bras, ce fut sûrement pour mieux la soutenir ; mais quand il sentit contre sa poitrine la jeune fille frémissante, le pauvre garçon perdit la dernière parcelle de sang-froid qui lui restait.
La grand-route était baignée d’une lumière couleur de miel, mais les deux jeunes gens étaient restés dans l’ombre des grands peupliers, et l’obscurité les enveloppait comme un manteau de velours. François resserra son bras autour des épaules de Fleurette et la pressa si fort contre lui qu’elle pouvait à peine respirer.
Était-ce pour retrouver son souffle qu’elle leva son visage vers le sien ? Loin de moi la pensée de supposer un autre motif, mais ceci consomma la défaite du pauvre François : l’instant d’après ses lèvres se posaient sur celles de Fleurette, et un ardent baiser scellait leur jeune amour.