2
Conciliabule dans une mansarde
Les soldats étaient maintenant dans la remise et le lieutenant dans sa chambre. Lui, l’officier commandant le détachement, avait droit à dormir dans un lit, qui était en l’occurrence le lit du vieux Portal. Quant au vieux Portal et à sa femme, ils pouvaient s’estimer très honorés de lui avoir cédé leur chambre. Où coucheraient-ils eux-mêmes, le lieutenant Godet s’en souciait fort peu.
Le reste de la compagnie s’était dispersé, chacun regagnant sa demeure. Les deux bûcherons – bûcherons ou charbonniers, ils avaient l’air surtout de vagabonds – avaient été les derniers à quitter l’auberge. Ils s’en allaient d’un pas traînant, car l’un était vieux et l’autre boitait, et tournèrent bientôt dans une ruelle étroite qui menait à la rivière. Cette ruelle était bordée de maisons aux toits débordants entre lesquelles le soleil pénétrait rarement. Des volets vermoulus grinçaient sur leurs gonds rouillés ; une odeur de soupe aux choux et d’eau croupissante flottait entre les murs.
Les deux hommes entrèrent dans une de ces masures et gagnèrent à tâtons un escalier obscur qu’ils montèrent en silence. Arrivé en haut, l’un d’eux ouvrit d’un coup de pied une porte qui gémit sous le choc, et entra, suivi de son compagnon, dans une mansarde au plafond incliné, noirci par les ans. Au milieu de la pièce se dressait une table de bois entourée de trois chaises branlantes et sur laquelle deux chandelles allumées coulaient dans leurs bougeoirs d’étain. Un homme jeune, vêtu d’un manteau de voyage usé, chaussé de lourdes bottes et coiffé d’un tricorne défraîchi, était assis sur une des chaises. Son attitude, les bras allongés sur la table, la tête reposant sur ses bras, montrait qu’il était certainement en train de dormir quand la porte s’était ouverte si brusquement. Le bruit lui fit lever la tête. Alors il s’étira, bâilla, et finalement s’exclama en anglais : Ah ! at last !
L’un des vagabonds, celui qui toussait si fort à l’auberge et qui venait de se redresser, déployant une stature d’athlète, partit d’un rire léger.
– Tony, fainéant que vous êtes, lança-t-il, j’aurais bien envie de vous jeter en bas de l’escalier ! Qu’en dites-vous, Ffoulkes ? Pensez que pendant que nous trimions tous les deux, cet animal de Tony dormait comme une souche !
– C’est cela, jetons-le dehors, approuva son compagnon, qui ne boitait plus et auquel on venait de donner le nom de Ffoulkes.
– Que pouvais-je faire d’autre ? protesta Tony. Vous m’aviez dit d’attendre : j’attendais. J’aurais beaucoup mieux aimé aller avec vous.
– Je ne le crois pas, dit Ffoulkes d’un air de doute, car il vous aurait fallu être aussi sale que Blakeney et moi. Regardez-le : avez-vous jamais vu quelqu’un de si dégoûtant ?
– Parbleu ! s’exclama Blakeney en regardant ses mains longues enduites de poussière de charbon, je ne sais pas vraiment si j’ai jamais été aussi crasseux de mon existence ! Vite, de l’eau et du savon ! commanda-t-il avec un geste impérieux. De l’eau et du savon, ou je meurs !
Tony haussa les épaules.
– Voilà le savon, dit-il. (Et, fouillant dans la vaste poche de son manteau, il en tira un morceau minuscule qu’il jeta sur la table.) Mais, pour ce qui est de l’eau, il n’y en a pas une goutte. On en trouve seulement dans la cuisine que notre respectable logeuse a bouclée pour la nuit. Il ne faut rien gaspiller, affirme-t-elle, pas même l’eau.
– À la bonne heure ! Des gens économes que ces Dauphinois, commenta Blakeney en hochant gravement la tête. N’avez-vous pas essayé des espèces sonnantes ?
– Si fait. Mais mad… pardon, la citoyenne Marteaux m’a regardé de travers et traité d’aristo. Elle m’a même menacé de je ne sais quel comité. Impossible de discuter avec elle car elle empestait l’ail.
– Et quand il y a de l’ail dans l’air, Tony, vous n’êtes plus qu’un fieffé poltron.
– C’est vrai, admit Tony, et c’est pourquoi vous me faites si peur tous les deux en ce moment.
Tous se mirent à rire et puisque se laver était hors de question, Sir Percy Blakeney et Sir Andrew Ffoulkes s’assirent chacun sur une chaise branlante. Leur accès de gaieté terminé, ils passèrent sans plus tarder aux affaires sérieuses.
– Quelles sont les dernières nouvelles ? demanda Lord Tony.
– Ceci, répondit Sir Percy : ces suppôts de Satan envoient des détachements de soldats par tout le pays pour dépister et arrêter les traîtres. Nous savons assez ce que cela veut dire.
– Opèrent-ils déjà par ici ? s’enquit Lord Tony.
– Nous venons d’entrer en contact avec un de ces détachements, répondit Ffoulkes.
– Eh ! oui, dit Blakeney, Ffoulkes et moi venons de passer deux heures en compagnie de soldats débraillés, dans une salle de cabaret où l’odeur d’ail qui parfumait l’atmosphère vous aurait fait fuir. Ma parole ! mes cheveux en sont encore tout imprégnés.
– Est-ce que vous avez quelque chose en vue ? demanda Tony qui connaissait assez son chef pour deviner qu’il avait l’esprit préoccupé en dépit de son ton plaisant.
– Oui, répondit Blakeney. Le détachement qui est logé aux Amandiers paraît s’intéresser d’une façon regrettable à une famille de Frontenac qui m’avait été signalée, et au sujet de laquelle je me suis informé il y a quelques jours, tandis que je voiturais du fumier chez un fermier de Laragne. Sale invention que le fumier, par parenthèse ! Cette famille comprend le père, la mère et une fille infirme. Je me suis arrangé pour rencontrer le comte de Frontenac, un optimiste incorrigible qui se refuse à croire qu’on puisse lui vouloir du mal. Je m’étais présenté comme un agent royaliste au courant des arrestations projetées ; mais il m’a été impossible de le convaincre. J’ai déjà rencontré ce genre d’homme. Un réveil terrible l’attend demain.
Sir Percy garda le silence un instant. Un pli s’était creusé entre ses sourcils. Son intelligence pénétrante et constamment en éveil était déjà au travail, imaginant les circonstances du drame qui allait peut-être se dérouler dans un avenir immédiat : la perquisition, l’arrestation, le jugement sommaire et le massacre de trois innocents sans défense.
– Si sot et si obstiné qu’il soit, je ne puis m’empêcher d’être peiné pour le comte, dit-il au bout d’un moment. Mais c’est la mère et la fille qu’il faut à tout prix soustraire à ces sauvages. Je les ai aperçues. La jeune infirme, petite et chétive, fait pitié ! Je ne puis supporter la pensée que…
Il s’interrompit brusquement. Inutile d’en dire davantage. Ils se comprenaient à demi-mot, ces hommes qui, si souvent, avaient bravé la mort ensemble, dans cette valeureuse Ligue du Mouron Rouge dont le but, en ces temps tragiques, était de secourir les innocents et les faibles. Les deux qui se trouvaient là, près du chef, dans cette mansarde obscure et misérable, étaient ses lieutenants les plus chers. Les autres n’étaient pas loin, éparpillés dans les environs, déguisés, occupés à quelque travail mercenaire afin d’entrer en contact avec les gens du pays ; se cachant dans des cabanes ou dans les bois, épiant, observant, tous aux ordres de Blakeney et prêts à répondre à son appel.
– Tenez, dit Sir Percy après avoir réfléchi un moment, voici, je crois, comment il vaut mieux opérer. La première chose à faire est d’aller trouver Hastings et Stowmaries afin qu’ils avertissent les autres et leur disent que notre centre de ralliement sera la ferme abandonnée des Quatre-Chênes, à un quart de lieue à droite de la route, avant d’arriver à Laragne. Trois de nos camarades s’y rendront et attendront là les instructions que je leur enverrai ultérieurement par Ffoulkes. Ffoulkes va partir tout de suite avec moi, car il faut que je sois de bonne heure à Laragne de façon à commencer demain matin le travail que le sieur Martineau m’a donné à faire dans son bois, à côté du ruisseau. Tony, je compte sur vous pour monter la garde autour des Amandiers, dès la première heure, demain matin, afin d’être au courant des faits et gestes du détachement, et vous viendrez me prévenir dès qu’il se mettra en marche. Ffoulkes me servira d’agent de liaison.
– Alors, dit Ffoulkes, vous pensez que nous pourrions rencontrer des difficultés du côté des Frontenac ?
– Pas du côté des femmes, j’en suis persuadé, répondit Blakeney ; nous les ferons disparaître en temps voulu, et, si le Ciel nous favorise, peut-être aurons-nous aussi la possibilité de sauver quelques objets de valeur. Mais c’est le comte qui m’inquiète avec son extraordinaire incompréhension de la situation. Je suis persuadé qu’il ne bougera pas avant que les soldats ébranlent sa porte. En tout cas, il faut que je trouve le moyen d’aller au château demain dans la matinée. Après quoi je vous retrouverai les uns et les autres aux Quatre-Chênes, vers midi.
Il se leva. Grand et bien découplé, il avait debout une extraordinaire dignité, en dépit de ses misérables vêtements de tâcheron ; dignité qu’affirmaient un port de tête plein de noblesse, de larges épaules et de longs membres vigoureux, mais qui s’exprimait surtout dans l’éclair impérieux du regard sous les paupières lourdes et dans la voix calme et mesurée – cette voix toujours écoutée, toujours obéie.
– Dois-je partir tout de suite avec vous, Blakeney ? demanda Ffoulkes, tandis que Sir Percy, toujours debout, continuait à réfléchir.
– Oui, dit celui-ci. Et au fait, Ffoulkes, une fois à Laragne, et vous aussi, Tony, quand vous serez aux Amandiers, tâchez donc d’apprendre quelque chose sur cette Fleurette dont a parlé le vieil aubergiste. Il a dit que cette fille pleurerait s’il arrivait malheur aux Frontenac, vous vous rappelez ?
– Parfaitement. Il a dit aussi qu’on ne pourrait trouver plus jolie fille dans tout le Dauphiné, ajouta Ffoulkes avec un sourire.
– Son père s’appelle Armand, rappela Blakeney.
– Et le lieutenant l’a traité de tigre, ce qui m’a beaucoup intrigué.
– Cette Fleurette m’a tout l’air d’une aimable jeune personne, commenta Tony d’un air intéressé.
– Aimable ou non, cette jeune personne, amie de la famille Frontenac, pourrait nous être utile. Recueillez donc tout ce qu’il vous sera possible d’apprendre à son sujet.
Sir Percy Blakeney fut le dernier à quitter la pièce. Lord Anthony Dewhurst et Sir Andrew Ffoulkes s’étaient déjà engagés à tâtons dans l’escalier branlant, mais Blakeney demeura un instant sur place, immobile. En cet instant ce n’était plus Sir Percy Blakeney le favori de la société de Londres, mais l’homme audacieux prêt une fois de plus à jeter sa vie dans la balance pour sauver des innocents de la mort.
Cet amour chevaleresque des aventures lui faisait oublier tout le reste : les conforts, les agréments et les joies de l’existence ; tout, sauf la femme exquise qui, le cœur rongé d’angoisse, attendait dans la lointaine Angleterre les rares nouvelles qui lui parvenaient de l’époux bien-aimé, la femme dont le courage dépassait peut-être leur héroïsme à tous.
Sir Percy Blakeney poussa un soupir. Finalement il souffla les chandelles et sortit.