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Face à face

Il faut une fois de plus se reporter à la chronique déjà citée du Moniteur du 26 Prairial où il est dit que c’est l’intervention d’un assistant qui détermina la soudaine volte-face de l’auditoire. Un individu de taille gigantesque fut le premier à lancer une fausse accusation de trahison contre le président du Tribunal, et un tumulte indescriptible s’ensuivit.

Le journal dit une fausse accusation, remarquez-le bien. Cependant, en ce 16 juin 1794, le représentant Armand Chauvelin, député à la Convention, membre de plusieurs Comités et confident de Robespierre, fut en grand danger, nous le savons, d’être traîné hors de l’hôtel de ville et pendu haut et court au réverbère le plus proche. L’individu gigantesque dont parle le Moniteur n’avait pas plus tôt entendu les paroles de Fleurette qu’il se frayait un chemin jusqu’au premier rang du public en jouant de ses coudes puissants, et de là lançait l’une après l’autre au président les insultes que le journal qualifie de fausses accusations. « Traître ! menteur ! parjure ! » hurlait-il, se retournant ensuite vers la foule pour clamer : « Dites-moi, citoyens, avez-vous jamais été témoins d’une pareille infamie ? »

Le Moniteur note que le tumulte fut indescriptible. En vérité il eût été plus facile en cet instant de contenir un torrent furieux avec les deux mains que de refréner le désordre qui régnait dans la salle. Fleurette, dans tout cela, était oubliée aussi bien qu’Adèle et Godet. Tous les yeux étaient fixés sur le président, tous les poings menaçants tendus dans sa direction ; c’était à lui qu’étaient lancées les apostrophes et les épithètes injurieuses.

Rares étaient les assistants restés en possession de leur sang-froid – une douzaine à peine qui regardaient au lieu de vociférer. Ce qu’ils purent observer alors les surprit et les intrigua au plus haut point. Leurs yeux, comme ceux de toute l’assistance, étaient fixés sur le président Chauvelin. Celui-ci, assis à sa place, avait l’air d’un personnage sculpté dans la pierre dont son visage avait pris la teinte grise. Ses yeux étaient éteints, comme décolorés, ses lèvres entrouvertes, ses narines dilatées, et il semblait respirer avec peine. Lorsque l’espèce de géant, agitant ses grands bras et hurlant au point de se casser la voix, eut amené la foule à un état de véritable frénésie, il s’avança dans l’espace libre du Tribunal, devant le banc des juges, face au président.

Les trois juges l’observaient depuis son entrée en scène, Pochart et Danou d’un air de joie non dissimulée maintenant que le vent avait tourné en leur faveur, et le président Chauvelin avec le regard terne de ses yeux décolorés. Quand l’homme fut tout proche, Chauvelin demeura immobile, mais ses yeux eurent soudain le regard de la bête traquée en face de l’ennemi qui la menace, et il sembla prêt à défaillir. Puis sa main se tendit vers l’énergumène, et un mot, un seul, s’échappa de ses lèvres :

– Vous !

Les spectateurs de la scène n’entendirent pas ce mot murmuré dans un souffle. Ils ne comprirent pas davantage ce qui se passa ensuite lorsqu’ils virent l’individu en guenilles rejeter la tête en arrière avec un petit rire singulier et d’une sonorité plutôt agréable.

– En personne, répondit-il, et tout à votre service, mon cher monsieur Chauvelin.

Dans le brouhaha général ce bref colloque était passé inaperçu, sauf des rares observateurs à l’esprit lucide, et ceux-ci n’avaient pu distinguer les paroles rapides prononcées à voix basse.

Mais déjà le grand diable, éclatant d’un rire enroué et fort peu plaisant cette fois, avait tiré de sa poche une autre carotte et la lançait à la tête du président ; après quoi il se tourna vers la foule en dressant ses bras au-dessus de sa tête.

– Qu’attendons-nous donc, citoyens ? clama-t-il de sa voix de stentor. À la lanterne, le traître et sa progéniture ! La guillotine est toute prête sur la place. Le bourreau est à son poste. Qu’attendons-nous donc ?

Aucune autre proposition n’aurait pu plaire davantage à la racaille qui se pressait autour de lui.

– Qui veut une bonne place pour le spectacle ? cria un homme dans les derniers rangs du public.

– Moi ! cria une femme.

– Moi ! Moi ! hurlèrent des voix d’un bout à l’autre de l’assistance.

Ce fut alors une bousculade générale. Une partie des assistants dégringolèrent des gradins pour se ruer vers les portes. Au fracas des sabots se mêlaient le cliquetis des baïonnettes et les admonestations que lançait le capitaine commandant la garde dans un vain effort pour rétablir l’ordre. Mais ses hommes étaient trop peu nombreux pour contenir la foule.

Pendant ce temps-là, le promoteur du désordre s’était avancé jusqu’à la barre des accusés où Fleurette, défaillante, semblable à un lys malmené par la tempête, était sur le point de perdre connaissance.

– Sus aux traîtres ! clamait l’homme.

Et sa voix tonnante parvenait à dominer le tumulte général.

Arrachant de son banc Fleurette évanouie, il la jeta sur son épaule comme un sac de chiffons, puis en deux enjambées il se retrouva devant le banc des juges, et là, se tourna de nouveau vers la foule.

– Choisissez vos places pour le spectacle, citoyens, cria-t-il, et moi, je vous amènerai les acteurs !

Dominant le public de sa haute taille, le visage noirci, les vêtements en désordre, portant sur ses épaules massives le corps inanimé de Fleurette, il avait un aspect véritablement fantastique. On eût dit un monstre, un Titan, un être fabuleux, la personnification de toutes les haines, de toutes les fureurs qui agitaient l’auditoire.

– Allez prendre vos places pour le spectacle ! continuait-il à clamer. J’ai déjà un des acteurs. Qui se charge de l’autre ?

Trois hommes se trouvaient tout contre le Tribunal où Chauvelin, l’air hagard, semblait n’avoir plus conscience d’autre chose que de l’horreur de sa situation. Répondant à cette demande, ils escaladèrent le bureau et se saisirent du président sans qu’il leur opposât de résistance. L’un d’eux lui jeta un sac sur la tête, et tous trois le hissèrent sur leurs épaules, ainsi accoutré, pendant que la salle entière trépignait de joie.

– Hâtez-vous d’aller choisir vos places au-dehors pour ne pas manquer le spectacle ! hurla encore une fois le Titan. Nous vous amenons à l’instant les acteurs !

Aussitôt les gens se ruèrent pêle-mêle vers la sortie, passèrent tant bien que mal la porte trop étroite pour une telle cohue, et débouchèrent sur la place de la République inondée de soleil. La guillotine était déjà dressée, toute prête pour son office de l’après-midi. Mais, comme l’avait dit le géant déguenillé, pourquoi attendre ? pourquoi surseoir à l’exécution de cet hypocrite, de ce traître qui s’était efforcé de sauver sa fille et lui-même en calomniant deux bons patriotes ? À propos, où étaient-ils donc, ces deux patriotes, Adèle, née de père inconnu, et le lieutenant aux airs de matamore ? Bah ! on les avait oubliés… Sans doute étaient-ils perdus dans la foule. Qu’importe ? Il serait temps de les acclamer quand les traîtres, les calomniateurs auraient reçu leur châtiment. Pour l’instant, la chose principale était de s’assurer une bonne place pour assister à ce spectacle sans précédent : le président du Tribunal montant lui-même les degrés de la guillotine. C’est à quoi tout le monde s’employait en se poussant et en se bousculant sans vergogne. Les maisons qui donnaient sur la place furent bientôt envahies par la foule et les fenêtres et les balcons garnis de spectateurs. Quelques hommes et jeunes gens grimpèrent même sur les toits. Il y eut, comme de juste, quelques gens malmenés dans la bousculade, mais personne n’y prit garde. Le temps, par bonheur, était splendide, et le soleil brillait gaiement sur cette scène animée qui faisait plutôt penser à l’attente du passage d’une cavalcade ou d’une procession.

Petit à petit la foule s’était calmée. Des gens sortaient encore de l’hôtel de ville, mais par groupes de moins en moins nombreux. Parmi ces derniers se trouvaient quelques citoyens d’Orange connus pour leur civisme éprouvé, tels que Tartine, le boucher de la rue Pavée, l’aubergiste du Lion Rouge, et le mercier qui tenait boutique à l’enseigne des Ciseaux d’Or. Les juges Pochart et Danou étaient avec eux, et tous s’entretenaient avec animation en descendant les marches du perron de l’hôtel de ville. Des femmes s’étaient postées au bas du perron.

– Va-t-on bientôt amener les traîtres ? demandèrent-elles.

– Tout de suite, répondit le boucher. Le brave patriote Rémi, le balayeur de la prison Caristie et quelques-uns de ses camarades s’en sont chargés. Aussitôt que le bourreau sera prêt, je dois en donner le signal en tirant un coup de pistolet.

Il montra aux femmes le pistolet que Rémi lui-même lui avait confié.

– Le bourreau est prêt maintenant, dirent les femmes d’une seule voix.

Pochart, Danou et leurs compagnons traversèrent la place et s’arrêtèrent au pied de l’échafaud. Pochart dit quelques mots au bourreau. Tous les regards étaient tournés vers eux. Soudain, le citoyen Tartine leva le bras et tira un coup de pistolet en l’air. Surprises, des femmes se mirent à crier, d’autres faillirent s’évanouir, mais bientôt le bruit se répandit que ce coup de pistolet était le signal convenu pour avertir que tout était prêt et qu’il était temps d’amener les condamnés. Aussitôt le calme se fit. La foule retenait son souffle, et des centaines d’yeux fixaient maintenant le portail de l’hôtel de ville ouvert à deux battants, guettant l’apparition grandiose de Rémi le balayeur et de ses camarades amenant les traîtres sur leurs épaules.

Sur la plate-forme, le bourreau donnait un dernier coup d’œil à sa machine. Les soldats étaient au port d’armes.

La foule attendait.