La demeure du comte de Frontenac s’appelait le Château faute d’un autre nom plus approprié, mais en réalité, c’était plutôt une grande ferme comprenant écuries, étables et granges, attenant à un vaste corps de logis. Les différents bâtiments avaient été construits au fur et à mesure des besoins et dataient de diverses époques ; leur masse s’élevait au milieu d’un beau parc aux arbres centenaires, où l’on respirait à cette saison le parfum des roses et des acacias.
C’est là que depuis des générations vivaient les Frontenac, cultivant leurs terres et honorant leur roi, sans s’occuper beaucoup de politique, d’art ou de littérature. C’étaient de braves et honnêtes gens, et si la flamme de leur intelligence ne brillait pas d’une lumière éclatante, celle de leur charité ne s’éteignait jamais.
Ils appartenaient à cette souche vigoureuse à laquelle la France devait un de ses plus vaillants sujets, Louis de Frontenac, qui avait fait du Canada un joyau digne de la couronne du Roi-Soleil. Depuis, le joyau avait été perdu, et la couronne arrachée du front de Louis XVI était maintenant traînée dans la boue d’une sanglante révolution. Mais l’héritier présent du nom et du domaine avait pu se tenir à l’écart des hideuses dissensions qui déchiraient les grandes villes. Très appauvri et sentant peser sur lui la menace de la confiscation de ses biens, il continuait cependant à vivre la même vie simple et rustique, s’efforçant de rester en dehors de l’agitation violente qui ruinait son pays et le déshonorait aux yeux de l’univers.
En toute saison et par tous les temps on pouvait le voir au-dehors surveiller les travaux des champs, vêtu de drap bourru et chaussé de grosses bottes. Un peu brusque en paroles, mais au fond plein de bienveillance, il était aimé de la plupart, envié par certains, haï par d’autres – ceux à qui une existence noble et droite semble une condamnation de leur égoïsme. Sa femme était la fille d’un amiral de la marine du feu roi. Elle avait été élevée dans le luxe et les distractions de la capitale, ce qui ne l’avait pas empêchée de suivre avec bonheur l’époux de son choix dans son lointain domaine du Dauphiné. Elle revêtait au besoin une robe de cotonnade et un tablier de toile, aussi volontiers que naguère les toilettes à paniers, et ses talents culinaires ne lui inspiraient pas moins de fierté que la grâce et la légèreté qui l’avaient fait admirer dans sa jeunesse aux bals de la Cour.
Il y avait eu un temps où Charles de Frontenac déplorait de n’avoir pas de fils à qui transmettre son nom et son héritage. Il ne le regrettait plus maintenant. Puisque la France était sous la domination de régicides, d’assassins et de bandits, le nom de Frontenac pouvait aussi bien s’éteindre. À quoi bon peiner pour améliorer un domaine qui risquait d’être arraché demain à ses légitimes propriétaires ? À quoi bon économiser de l’argent qui tomberait probablement aux mains de brigands ? Le conseil évangélique : N’amassez pas de trésor… n’avait jamais été plus de circonstance. Tout ce que souhaitait Charles de Frontenac, c’était mettre de côté une réserve suffisante pour faire vivre dignement sa femme et sa fille infirme quand il ne serait plus là. Cette fille lui était plus chère que la prunelle de ses yeux. Toutes ses pensées, tous ses espoirs se concentraient sur cet être délicat qui était pour lui le seul rayon de soleil au milieu de nuages sombres.
Rose de Frontenac était infirme de naissance, et c’était sa fragilité même qui la rendait si précieuse à son père. À ce terrien doué d’une force herculéenne, la frêle et pâle jeune fille semblait un être supraterrestre. À peine osait-il lui toucher la joue de ses gros doigts gauches. Sous des dehors un peu rébarbatifs il cachait un cœur ardent : il aimait sa femme, il adorait sa fille, et il avait une bienveillante tendresse pour Fleurette, cette jolie Fleurette qui était gaie comme un pinson, et faisait toujours naître un sourire sur les lèvres pâles de sa petite Rose, Fleurette qui chantait comme une alouette, babillait comme un jeune moineau, et dont la chevelure couleur d’épi mûr sentait la jeunesse et le thym sauvage.