La scène était prête pour le dernier acte de la tragédie dont l’acteur principal redoutait tellement le dénouement. Chauvelin avait fait et refait des plans au point de sentir sa raison s’ébranler, au risque de perdre l’énergie et la maîtrise de soi qui allaient lui être indispensables. Il avait tout prévu, pesé toutes les possibilités ; il avait, entre autres choses, envisagé de corrompre les gardiens de la prison, et même de supprimer – par le meurtre si besoin était – les deux témoins, Adèle et Golet. En ce qui concernait Pochart et Danou, il avait pensé un moment à renverser les rôles en lançant contre eux des accusations capables de les démonter temporairement. Cependant, après examen, il avait rejeté ces projets comme irréalisables, les uns après les autres. La suppression des témoins, les accusations contre ses ennemis les plus puissants ne feraient que susciter contre lui un antagonisme plus farouche encore, et précipiteraient la perte de Fleurette et la sienne.
Alors, que lui restait-il comme espoir ? Celui que son pouvoir au tribunal était encore assez grand pour qu’il pût forcer celui-ci à rendre un verdict d’acquittement, en dépit de Pochart et Danou et de ceux qu’ils avaient gagnés à leur cause. Le procureur n’oserait pas se ranger avec les ennemis de celui qui l’avait nommé à son poste ; mais il y avait le public, c’est-à-dire la populace qui, au fond, menait tout, se faisant à la fois juges, avocats et jurés. Le dernier mot lui appartenait, et Pochart et Danou sauraient comment diriger cette canaille.
Chauvelin n’était pas homme à se faire des illusions. Il voyait que le dénouement était proche. Il ne pouvait plus retarder le jugement, car le président Legrange et le procureur Isnard pouvaient arriver d’un moment à l’autre, et dénoncer avec indignation la fourberie du représentant en mission.
Dans l’après-midi du quinze juin, deux faits se produisirent. D’abord, quand le procureur apporta les actes d’accusation avec la liste des détenus à faire passer en jugement et les plaça devant Chauvelin, celui-ci, d’une main assurée – ou qui semblait l’être – inscrivit dans un des espaces laissés en blanc le nom de Fleur Chauvelin, dite Armand. En second lieu, lorsque le capitaine de la garde vint dans la cour de l’hôtel Caristie une heure plus tard lire les noms de ceux qui devaient être jugés le lendemain, Fleurette entendit son propre nom.
Elle ne ressentit pas de frayeur, elle ne pleura pas. Des larmes, elle en avait beaucoup versé depuis la dernière journée heureuse qu’elle avait passée à Lou Mas, et surtout depuis qu’on l’avait amenée dans cette prison où elle était privée d’air, de soleil et de joie. Un par un, tous ceux qui s’étaient montrés bons pour elle dans cette maison avaient disparu : Claire Châtelard, Mme de Mornas, la pauvre Eugénie Blanc et le bon M. de Bollène. Leurs noms avaient été appelés un soir. Le lendemain ils étaient partis, et Fleurette ne les avait plus revus. Depuis, elle s’était sentie très seule. Personne n’avait pris dans son cœur simple la place de Claire Châtelard. Le seul ami qu’elle eût encore était l’aide du gardien-chef, le grand gaillard qui lui avait transmis, elle en était sûre, deux chères lettres de François et de Pèpe. Fleurette se sentait plus tranquille quand il se trouvait à proximité. Mais ce soir-là, après avoir entendu le capitaine de la garde appeler son nom, elle regarda autour d’elle : Rémi n’était pas là. Elle ne l’avait pas revu, et elle se sentit attristée par l’absence de ce singulier ami à l’heure où elle apprenait que son sort serait fixé le lendemain.
Elle ne ressentait point d’effroi. Pèpe ne lui avait-il pas dit avec insistance d’avoir confiance en lui et de ne rien craindre ? Elle se demandait si on lui permettrait de le revoir et s’il assisterait demain à son interrogatoire, l’encourageant de sa présence quand elle serait devant ses juges. Elle reconnaissait qu’elle avait commis un acte répréhensible en prenant des bijoux qui ne lui appartenaient pas. Elle n’avait pas le droit de le faire, et, puisque Adèle l’avait vue les remettre à François et l’avait dénoncée, elle s’attendait à être punie. Quel serait le châtiment, elle n’en avait pas idée. Mais elle n’avait pas peur, se sentant sous la puissante protection de Pèpe. Elle ne regrettait pas non plus ce qu’elle avait fait. Si tout était à recommencer, elle agirait de même. Il lui semblait entendre encore la voix mystérieuse qui l’avait guidée, et elle se rappelait la manière stupéfiante et inattendue dont François avait échappé au sort qui l’attendait.
C’est ainsi que Fleurette envisageait paisiblement le jour qui allait naître, le cœur rempli d’amour et de confiance pour son père, et certaine qu’après toutes ces épreuves et ces tribulations viendrait le jour de l’heureuse réunion à Lou Mas avec son père et la bonne Louise.
Sans parler de la réunion avec François.