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Sauver Fleurette !

Si le citoyen Chauvelin avait pu voir deux heures plus tard sa calèche et ses chevaux sur la route, il n’aurait peut-être pas été aussi indifférent à leur sort. Après avoir roulé bruyamment sur les pavés de Valence, puis sur la grand-route, l’équipage avait ralenti un peu pour monter la colline et traverser la petite localité de Livron. Un quart de lieue plus loin, il avait tourné à un carrefour dans la direction de Cest, et une demi-lieue plus tard faisait halte à cette maisonnette qu’on voit encore de nos jours au pied de la colline, près des célèbres ruines romaines, avec son toit délabré et ses murs enguirlandés de vigne.

Trois hommes à l’allure patibulaire sautèrent hors de la calèche, puis en tirèrent le cocher et le postillon du citoyen Chauvelin, représentant du Comité de salut public. Les malheureux avaient été soigneusement ficelés, mais comme ils n’étaient pas bâillonnés, ils avaient usé pendant le voyage de la liberté qui leur avait été laissée pour émettre des jurons et des protestations qui amusaient fort leurs ravisseurs.

Le quatrième bandit – car c’en était sûrement un, en dépit du fait qu’il avait revêtu une tenue de bourgeois afin de mieux exécuter son coup et passer inaperçu sur la route – avait pendant ce temps dégringolé de son siège.

– Tout s’est passé admirablement jusqu’ici, remarqua-t-il en anglais d’un ton léger, en frottant l’une contre l’autre ses mains fines aux doigts longs et vigoureux.

– Qu’est-ce que nous allons en faire ? demanda l’un de ses compagnons en désignant les deux prisonniers qui avaient brusquement cessé de jurer et de protester, le souffle coupé par la surprise qu’ils éprouvaient en s’apercevant que leurs bandits étaient des étrangers dont ils ne comprenaient pas la langue.

– Pauvres bougres ! dit l’autre allègrement. Nous allons les mettre en face d’un excellent déjeuner, et vous verrez que nous n’aurons pas besoin de leur attacher les jambes à leurs chaises. Faites-les entrer, Ffoulkes, voulez-vous, et je leur parlerai aussitôt que Tony et moi aurons fini de nous occuper des chevaux.

– Vous ne pensez pas que la gendarmerie d’Orange soit à nos trousses, Blakeney ?

– Sûrement non, affirma celui-ci. Ils sont très à court de chevaux dans cette région, et les meilleurs, j’en suis persuadé, ont dû être réquisitionnés par mon ami, M. Chauvelin, pour son usage personnel. Je me demande maintenant, ajouta-t-il d’un air méditatif, pourquoi il emmenait ces deux individus à Paris, et si sa mission est suffisamment urgente pour le faire voyager en diligence, maintenant que nous lui avons pris sa calèche…

Il s’interrompit, les sourcils légèrement froncés.

– Peut-être, ajouta-t-il, notre jeune ami de Laragne pourra-t-il nous fournir quelque lumière à cet égard.

Après quoi Sir Percy Blakeney et Sir Anthony Dewhurst sortirent les chevaux fumants des brancards, les débarrassèrent de leurs harnais, les bouchonnèrent et leur donnèrent à boire et à manger. Sir Andrew Ffoulkes et Lord Hastings pénétrèrent dans la maisonnette avec leurs prisonniers.

C’était Lord Stowmaries qui habitait pour l’instant cette maison abandonnée, dont la ligue du Mouron Rouge avait fait une place forte aussi bien qu’un lieu de rendez-vous, à cause de sa situation écartée loin de la grand-route et des chemins secondaires. C’est lui qui avait préparé le repas pour son chef et ses camarades, avec l’assistance d’un certain François Colombe. Le logis était composé de quatre pièces mal protégées des intempéries par un toit en ruine et de l’humidité du sol par un plancher délabré. Il y avait quelques rares meubles laissés par le propriétaire et sa famille, dignes fermiers que la ligue du Mouron Rouge avait conduits sains et saufs hors de France quand leur fidélité à leur seigneur exilé avait attiré sur eux les foudres du Comité révolutionnaire local.

Installés dans l’une de ces pièces, les deux prisonniers se pinçaient mutuellement pour voir s’ils étaient vraiment éveillés. Après s’être crus à deux doigts de la mort entre les mains d’une bande de malfaiteurs, ils se trouvaient attablés devant une assiette d’excellente soupe, accompagnée de pain, de lard, de fromage, et d’un gobelet de très bon vin. Les cordes qui les ligotaient avaient été enlevées. En tout cas, si c’était un rêve, c’était un rêve agréable. Cessant de se perdre en suppositions, ils s’attaquèrent à ces victuailles avec un fort bel appétit. La porte qui donnait sur la pièce principale étant restée ouverte, les deux hommes purent voir la bande de malandrins se mettre eux-mêmes à table en riant de bon cœur et en conversant dans ce même charabia dont ils ne pouvaient comprendre un traître mot.

– Malgré leurs vêtements sales, ils n’ont pas l’air de vrais brigands, m’est avis, remarqua le cocher, la bouche pleine.

– Et le grand, là, ajouta le postillon d’un air entendu, semble bien être leur capitaine. Si tu veux mon sentiment je crois que c’est un aristo.

– Ou un espion anglais.

L’autre secoua la tête :

– Certainement pas. Des espions nous auraient assassinés.

– Alors, pourquoi diable… ?

Il n’alla pas plus loin. Le postillon venait de lui saisir le bras.

– Sacrebleu ! s’exclama-t-il. Je veux bien être pendu si ce n’est pas là François Colombe !

– Qui ça, François Colombe ?

– Le fils de l’épicier de la Grand-Rue, à Laragne. Je suis né natif de là-bas. Mais que diable peut-il faire ici ?

François Colombe, assis à table avec ses nouveaux amis, entendit prononcer son nom et sursauta.

– Ne te mets pas en peine à cause d’eux, mon jeune ami, dit Sir Percy d’un air rassurant. Avant qu’ils puissent faire du mal, nous serons en sûreté loin d’ici.

Sur quoi le postillon et le cocher se regardèrent d’un air plus intrigué que jamais. Rêvaient-ils pour de bon, ou avaient-ils entendu cet étranger parler leur propre langue, et d’une manière parfaite ? Le cocher inclinait à croire que le vin qu’ils avaient bu était assez fort pour leur troubler les idées. Non que cela l’arrêtât de s’en verser un autre gobelet et de l’avaler en faisant claquer sa langue d’un air des plus satisfaits. C’était vraiment un excellent vin. Son camarade n’était-il pas de cet avis ? Certes oui, et les gobelets continuèrent à se remplir et à se vider à la même allure.

– Ils n’y verront plus clair avant peu, remarqua Lord Anthony Dewhurst en jetant un regard aux deux hommes par-dessus son épaule.

Et il ne se trompait pas. Moins d’un quart d’heure plus tard, cocher et postillon, affalés sur la table la tête sur les bras, ronflaient à qui mieux mieux.

– Vous ne mangez pas, jeune homme ? remarqua Lord Stowmaries en regardant François Colombe, qui, c’était la vérité, demeurait silencieux et absorbé, sans toucher à ce qui était sur son assiette.

– Les Français sont difficiles ; l’ami François n’apprécie sans doute pas votre cuisine, mon vieux, fit Sir Percy.

– Si fait, milord, elle est excellente, protesta le jeune homme, mais, ajouta-t-il avec un soupir, comment pourrais-je boire et manger, je vis dans une si terrible anxiété.

– Nous étions justement sur le point de discuter la façon la meilleure et la plus rapide de soulager ton anxiété, mon ami, répliqua Sir Percy. Tout ce que nous attendions, c’était que ces deux personnages attablés dans la pièce à côté fussent devenus temporairement aussi incapables de voir que d’entendre.

– Ce n’est pas pour moi que je suis inquiet, milord, dit François à voix basse.

Il se sentait tout intimidé devant ces hommes extraordinaires qui, depuis quelques jours, lui faisaient vivre une telle aventure qu’il en était encore tout éberlué. Son âme simple vibrait encore de la surprise et de l’émotion qu’il avait ressenties lorsque, rejetant leur déguisement, les prétendus soldats de la République qui les emmenaient, lui et monsieur de Frontenac, s’étaient révélés pour ce qu’ils étaient : des êtres aussi braves que généreux, qui n’hésitaient pas à risquer leur vie pour arracher leurs semblables à un sort affreux.

Mais ce qu’il n’arrivait pas à comprendre, c’est l’intérêt que ces étrangers prenaient spécialement à son sort. Aux timides questions qu’il avait posées à ce sujet, leur chef avait répondu d’un ton léger : « C’est par amour du risque, mon jeune ami, par amour des aventures. La philanthropie n’a rien à y voir, je t’assure. » Et François avait encore moins compris.

Quant à M. de Frontenac, son compagnon d’infortune, cette transformation subite des militaires en sauveteurs ne semblait pas l’avoir pris au dépourvu. François avait appris depuis que madame et mademoiselle avaient été déjà soustraites au danger par ces Anglais et conduites dans un endroit sûr où M. de Frontenac allait pouvoir les rejoindre. La dernière chose que M. de Frontenac avait dite à François quand ils s’étaient séparés après une halte dans un sentier perdu de la montagne, c’était : « Tu peux te confier à ces hommes, François, et leur confier ce que tu as de plus cher. Si je ne leur avais pas confié ma femme et ma fille, où seraient-elles à cette heure ? Certainement en prison, et moi aussi, en attendant pire. »

Ces mots résonnaient encore dans les oreilles de François tandis qu’il répétait d’une voix plus ferme :

– Ce n’est pas pour moi que je suis inquiet, milord.

– Parbleu, je le sais bien, répliqua Sir Percy. Tu penses à cette brave petite fille… Fleurette, n’est-ce pas ? c’est bien son nom ?

– Oui milord, murmura François en rougissant.

– Quelques-uns de mes amis et moi allons retourner tout de suite nous occuper d’elle.

– Oh ! milord, il faut vous hâter ! Elle est en danger, et chaque jour peut lui être fatal.

– Je ne crois pas, dit Blakeney de cette façon péremptoire qui entraînait la conviction. Je ne crois pas. Tu m’as dit toi-même que son père était un homme haut placé dans les conseils du gouvernement révolutionnaire.

– Il se nomme Armand, milord, poursuivit François. On ne sait pas grand-chose sur lui dans le pays, sauf qu’il est veuf et qu’il a de l’influence dans le gouvernement.

– Fleurette est son unique enfant ?

– Oui, elle a toujours vécu à Laragne.

– Si son père a de l’influence, il peut la protéger au moins temporairement.

– Temporairement, peut-être, mais, oh ! milord, fit le pauvre garçon avec une véhémence subite, si un malheur devait arriver à Fleurette, je vous maudirais de m’avoir sauvé la vie !

L’emportement du jeune homme fit sourire Blakeney.

– Écoute, ami François, dit-il, veux-tu t’en remettre à moi et à mes amis ?

Et François, se rappelant les dernières recommandations que M. de Frontenac lui avait faites avec tant de gravité, regarda les yeux gris si francs, si gais, qui brillaient sous les paupières à demi baissées, et il répondit simplement :

– Oui, milord.

– Et observer, comme mes camarades savent si bien le faire, une obéissance sans réserve ?

De nouveau François répondit simplement :

– Oui, milord.

Et il ajouta :

– Que dois-je faire ?

– Rien du tout, pour le moment, répondit Sir Percy, si ce n’est demeurer ici tranquillement jusqu’à ce que tu entendes parler de nous de nouveau. Le peux-tu ?

– Certes oui, si vous me l’ordonnez.

– Il faut que tu restes ici, tout seul.

– La solitude ne m’effraie pas. Je penserai à Fleurette, et je mettrai ma confiance en vous.

– À la bonne heure, conclut gaiement Sir Percy. Tu trouveras quelques provisions dans cette armoire. En outre, tu n’as qu’à prendre chaque jour, à ta droite, le chemin qui longe la rivière, et à marcher jusqu’à ce que tu arrives à une petite baraque qui se dissimule dans un bosquet. Dans un coin de la baraque, sous un tas de feuilles, tu trouveras de quoi corser un peu tes repas : tantôt une miche de pain, tantôt du fromage, quelquefois un pot de lait ou une bouteille de vin. Victuailles modestes, assurément, mais qui t’empêcheront de mourir de faim. Ceux qui les apportent sont de pauvres gens qui risquent gros à le faire. Ils ont envers mes amis et moi une dette qu’ils acquittent de cette façon. Maintenant, es-tu prêt, jeune homme, à mener quelque temps la vie d’un anachorète, tandis que mes amis et moi retournerons à Laragne pour chercher des nouvelles de ta Fleurette ?

– Si je pouvais seulement vous accompagner, milord !

– Taratata, jeune homme, à quoi cela servirait-il ? répliqua Sir Percy avec une légère note d’impatience dans la voix. Ta présence là-bas n’arrangerait pas nos affaires ni celles de Fleurette, au contraire.

– Mais vous me rapporterez bientôt de ses nouvelles ? insista François.

– Ou de ses nouvelles… ou bien Fleurette elle-même.

– Elle ne voudra peut-être pas quitter son père, observa François tristement.

– Alors, c’est qu’elle sera en sûreté auprès de lui jusqu’à ce que viennent des temps meilleurs, ce qui arrivera un jour ou l’autre, ami François, tu peux m’en croire. Encore quelques mois, ou quelques semaines, et les dents du dragon se retourneront contre lui-même et déchireront son propre flanc. Cette anarchie ne peut pas durer toujours parce que, grâce à Dieu, le mal n’est pas éternel.

Il prononça ces derniers mots avec une gravité inaccoutumée, et l’honnête François Colombe le regarda avec une respectueuse admiration, comme si cet homme qui parlait avec tant d’ardeur, la tête rejetée en arrière, la flamme d’un feu intérieur brillant dans ses yeux, était un prophète inspiré du Ciel.

Et soudain, Sir Percy se secoua, éclata de rire, et ses yeux étincelèrent comme ceux d’un écolier insouciant.

– Là, dit-il d’un ton léger, je crois, en vérité, que nous étions en train de devenir sérieux. C’est bien inutile, n’est-ce pas, ami François ? Nous voilà, mes amis et moi, lancés dans une plaisante aventure : porter un message d’amour à une charmante jeune fille qui semble t’aimer encore plus que son mystérieux père. Écris ta lettre, mon ami, mais qu’elle soit brève, et je te promets de la lui remettre en mains propres. Je l’ai vue, ta Fleurette, et je trouve qu’elle a montré beaucoup de courage et de décision en allant ainsi chercher la cassette que Mme de Frontenac n’avait pas eu le temps d’emporter.

– Vous l’avez vue, milord ? s’exclama François en ouvrant de grands yeux. Mon Dieu ! vous voyez tout ! vous connaissez tout !

– Non, mon ami, riposta gaiement Sir Percy. Je ne connais pas, je n’ai jamais vu le mystérieux père de ta jolie Fleurette. Ce doit être un homme excellent pour que l’aime si fort sa charmante fille. Allons, mon ami, écris ta lettre, continua-t-il en indiquant du geste un bureau de chêne placé au fond de la pièce et sur lequel il y avait une écritoire. Je te promets que je la lui remettrai moi-même, quand ce ne serait que pour avoir le plaisir d’entrevoir le propriétaire de Lou Mas. Hourra ! ajouta-t-il avec un petit rire, cela nous promet un bel amusement. Qu’en dites-vous, Ffoulkes, et vous aussi Tony Hastings et Stowmaries ? Nous allons de nouveau nous mettre dans la gueule du lion. Mais nous réussirons, et je vous assure que la vue de la jolie Fleurette sera une digne compensation des quelques heures très désagréables que nous pouvons avoir à passer. Allons, ami François, achève ton billet doux, et que deux d’entre vous attellent, car il faut que nous soyons à Montélimar avant la tombée de la nuit. De là nous gagnerons le voisinage d’Orange, et d’après les informations que nous y glanerons, je verrai s’il convient que nous retournions à Sisteron. Ne faisons pas à l’avance de plans définis, et fions-nous à notre bonne étoile. Qu’est-ce qu’il y a, Tony ?

Lord Anthony Dewhurst désignait en souriant à son chef le cocher et le postillon qui continuaient à dormir à poings fermés dans la pièce voisine.

– Que va-t-on faire de ces marauds ? demanda-t-il.

– Les emmener, naturellement, dit Blakeney. Fourrez-les dans la calèche, sous la banquette de préférence. Là où nous abandonnerons la voiture, nous les laisserons aussi de façon qu’ils puissent en temps voulu regagner le sein de leur famille.

Il paraissait si plein de vie et d’entrain, si sûr de lui-même, si joyeux à la pensée de la nouvelle aventure dans laquelle il s’engageait, qu’un peu de cette ardeur passa dans les veines de François Colombe. Celui-ci, heureux et fier de penser que par sa simple obéissance il allait servir cette poignée de héros, trempa la plume dans l’encrier et commença sa lettre. De sa grosse écriture d’écolier, il écrivit un court, très court billet pour dire à Fleurette combien il l’aimait et se sentait malheureux loin d’elle. Il lui demandait ensuite de la façon la plus pressante d’avoir toute confiance dans le porteur de cette lettre, car c’était lui qui allait s’employer à les réunir.

Moins d’une heure après, il se retrouvait seul dans la maisonnette adossée aux ruines d’une civilisation disparue. La fin du jour était paisible et embaumée, le ciel d’un bleu turquoise clair et limpide. Comme François, debout à la porte de la petite maison, regardait mélancoliquement la route étroite où il avait vu s’éloigner la voiture emportant ses mystérieux amis, un croissant d’argent apparut au-dessus de la crête neigeuse de la Lance. Et François, se rappelant la vieille superstition, s’inclina gravement neuf fois devant la lune.