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La vengeance de Godet

Les ordres de Chauvelin à Louise et à Fleurette avaient été de retourner à l’hôtellerie, et là, d’attendre qu’il vînt les prendre avec sa voiture pour les ramener à Lou Mas. Les deux femmes, prêtes à partir, l’attendaient donc patiemment dans la salle du rez-de-chaussée de l’hôtellerie.

Les voyageurs arrivés par le coche de Sisteron avaient maintenant tous disparu. Les uns avaient pris une chambre dans l’hôtellerie, les autres étaient partis chez eux ou à leurs affaires dans la ville ; ce n’était pas encore l’heure du dîner, et le personnel était occupé aux cuisines. L’endroit était désert et silencieux. Il régnait dans la pièce elle-même une chaleur étouffante, et l’air était chargé d’une odeur de poussière et de relents de cuisine. Une horloge accrochée au mur faisait entendre un tic-tac monotone. Une grosse mouche paresseuse bourdonnait de temps à autre contre le carreau. D’une partie éloignée de la maison arrivaient parfois un bruit de voix, un aboiement de chien ou le tintamarre des casseroles et autres ustensiles de ménage.

Louise, assise dans un grand fauteuil à côté de la cheminée, avait fermé les yeux. Le tic-tac de l’horloge, le bourdonnement de la mouche l’avaient endormie. Mais Fleurette, assise sur une chaise au dossier droit, était encore éveillée. Il y avait tant de choses pour occuper son esprit ! Il s’était accumulé plus d’événements extraordinaires dans ces quatre derniers jours que pendant tout le reste de son existence. Ces événements passaient et repassaient dans son esprit en commençant par l’arrivée du détachement de soldats sur le pont, jusqu’au moment béni où son père lui avait appris que François était en sûreté. Toutes ses pensées finirent par se mêler et se confondre, et c’est d’abord comme en un rêve que Fleurette vit la porte de la salle s’ouvrir doucement et l’obligeant militaire qui l’avait conduite à l’hôtel de ville paraître sur le seuil. Il jeta un rapide coup d’œil autour de la pièce, et comme Fleurette allait pousser une exclamation de surprise, il mit un doigt sur ses lèvres et lui fit signe de le suivre au-dehors. Elle se leva vivement, toute troublée, tandis qu’il répétait son geste d’avertissement en lui désignant Louise. Fleurette traversa la pièce sur la pointe des pieds.

– C’est ton père qui m’envoie te chercher, citoyenne, chuchota-t-il.

Fleurette jeta un regard à Louise qui dormait paisiblement et sortit doucement dans la rue avec l’officier.

– Il y a quelque chose que ton père a oublié de te dire, citoyenne, dit le lieutenant aussitôt qu’il eut refermé la porte derrière elle. Il désire te voir, mais il m’a recommandé de ne pas amener la vieille femme. Alors, comme elle dormait…

– Mais si elle se réveille et ne me voit plus ? objecta Fleurette en faisant demi-tour pour rentrer dans l’hôtellerie. Je n’ai qu’à lui dire…

Mais l’autre lui saisit vivement la main :

– Ton père m’a dit de te ramener aussi rapidement que possible, et tu sais combien il est impatient.

Personne mieux que Fleurette ne connaissait le caractère impatient de son père. Quand il ordonnait quelque chose, il entendait être obéi tout de suite. Aussi, sans plus protester, suivit-elle l’obligeant militaire. Quelques minutes plus tard, elle était de retour à l’hôtel de ville et arrivait devant la porte gardée par le même soldat ; mais, cette fois, celui-ci se mit au garde-à-vous et n’essaya pas de leur barrer le passage. Godet ouvrit la porte et s’effaça pour laisser passer Fleurette.

Celle-ci s’attendait naturellement à voir son père seul, assis comme auparavant derrière la table, en train d’écrire. Pèpe était bien là, et même, à la vue de sa fille, il se leva brusquement avec une expression stupéfaite sur son visage ; mais il n’était pas seul ; deux hommes étaient assis, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, vêtus à peu près comme lui avec une écharpe tricolore autour de la taille.

Il y eut un moment de silence, tandis que Fleurette s’avançait un peu intimidée vers la table. Elle ne pouvait détacher les yeux de son père dont le visage était devenu livide. Il se passa la main sur le front ; on avait l’impression qu’il voulait parler, mais ne pouvait articuler aucun son. Il baissa les yeux pour regarder successivement ses deux collègues, puis son regard se reporta sur sa fille, et, par-dessus la tête de celle-ci, sur le visage du lieutenant Godet.

Ce fut Fleurette qui rompit le silence la première.

– Me voilà, père, dit-elle. Pourquoi m’avez-vous envoyé chercher ?

– Qu’est-ce que tout cela signifie ? demanda Chauvelin.

– Cela signifie, citoyen représentant, que j’essaye de faire mon devoir et de racheter la faute de négligence et d’incompétence que tu m’as sévèrement reprochée hier.

C’était le lieutenant Godet qui venait de parler. Fleurette ne pouvait pas le voir, parce qu’il se tenait derrière elle, mais elle reconnaissait sa voix, bien que celle-ci n’eût plus l’expression aimable et presque obséquieuse qu’elle avait auparavant. Le lieutenant avait repris le ton qui avait si fort choqué Fleurette lorsqu’ils s’étaient rencontrés pour la première fois sur le pont de Laragne.

– Citoyen représentant, tu m’as donné toi-même pleins pouvoirs pour arrêter hommes, femmes ou enfants soupçonnés de connivence avec la bande d’espions que nous recherchons. Obéissant à tes ordres, je t’amène cette citoyenne sur laquelle pèsent de graves présomptions.

Sur quoi le personnage assis à la droite de Chauvelin fit un signe d’approbation en disant :

– S’il en est ainsi, citoyen lieutenant, tu as bien fait de l’arrêter. Et celui qui était à sa gauche demanda :

– Qui est donc cette femme ?

C’est alors seulement que Chauvelin recouvra la voix, mais une voix étranglée comme si quelqu’un lui serrait le cou.

– C’est ma fille, dit-il seulement.

Fleurette ne comprenait rien à tout cela. Elle se rendait compte qu’il se passait quelque chose de tragique, mais l’idée ne lui venait pas qu’elle pût y être mêlée le moins du monde. Quand le lieutenant Godet avait annoncé qu’il venait d’arrêter une femme, elle n’avait pas compris qu’il s’agissait d’elle-même. Pensant qu’elle ne pouvait déranger ces hommes occupés d’affaires sérieuses, elle demanda timidement :

– Puis-je me retirer, père ?

Un des hommes assis à la table laissa échapper un petit rire sec.

– Pas encore, citoyenne, dit-il. Nous avons d’abord une ou deux questions à te poser.

– Citoyen Pochart (Chauvelin parlait maintenant d’une voix plus ferme), il y a visiblement une grave méprise de la part du lieutenant Godet, et…

– Une grave méprise ? interrompit Pochart d’un air étonné. Nous ne connaissons même pas le chef de l’accusation, aussi comment peux-tu être sûr, citoyen Chauvelin, qu’il y a méprise ?

Fleurette pouvait voir sur le visage de son père le reflet d’une lutte intérieure. De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front, les veines se gonflaient sur ses tempes et ses mains se crispaient sur la table.

– Le lieutenant Godet, dit-il, a montré trop de zèle. Ma fille est aussi bonne patriote que moi-même.

– Comment peux-tu en être sûr, citoyen Chauvelin ? demanda le personnage qui siégeait à sa gauche.

– Parce qu’elle a mené jusqu’ici une existence modeste et retirée, citoyen Danou, répliqua Chauvelin avec fermeté, ne sachant rien de la vie des villes, rien des intrigues et des complots contre la République.

– C’est impossible, fit Pochart sentencieusement, de savoir ce qui se passe dans la tête d’une femme. Le meilleur des patriotes peut avoir une ennemie du peuple pour épouse… ou pour fille.

Chauvelin faisait visiblement un effort surhumain pour se maîtriser. Personne ne savait mieux que Fleurette combien il pouvait se montrer violent quand on le contrecarrait, et voilà que ces deux hommes, sans parler du lieutenant Godet, se permettaient de le contredire.

– Ma fille n’a rien à voir avec les ennemis du peuple, citoyen Pochart, dit-il d’une voix forte.

– Le lieutenant Godet affirme le contraire, riposta sèchement Pochart.

– Je le défie de le prouver.

– Tu oublies, citoyen Chauvelin, fit remarquer Danou d’une voix suave, que ce n’est pas au lieutenant Godet de prouver que la citoyenne est coupable, mais que c’est à elle de prouver son innocence.

– La loi des Suspects, ajouta Pochart, a été conçue expressément pour des cas de ce genre.

La loi des Suspects ! Divinités vengeresses ! Lui-même, Chauvelin, avait voté pour son adoption.

– N’avons-nous par reçu l’ordre d’arrêter toute personne éveillant la suspicion par ses paroles, ses actes, ses écrits ou ses relations ? C’est bien exact, n’est-ce pas, citoyen Chauvelin ? Je crois que toi-même as eu quelque chose à faire avec la rédaction de cette loi.

– Elle est dirigée contre les traîtres.

– Non ! non ! contre les citoyens suspectés de trahison.

– Ma fille…

– Ah çà ! citoyen Chauvelin, intervint ici Pochart de sa voix rocailleuse, prendrais-tu par hasard le parti des traîtres ? Qu’importe à la République le fait que la citoyenne soit ta fille ? La famille ne compte pas pour un patriote. Il est, si j’ose dire, fils de la République. Les ennemis de la Nation sont les siens, et sa haine des traîtres doit lui faire fouler aux pieds tout autre sentiment.

– D’ailleurs, un patriote ne fait pas de sentiment, conclut Danou d’une voix douce.

Chauvelin, maintenant, se sentait comme un animal pris au piège, et qui en se débattant pour trouver une issue, réussit seulement à resserrer autour de lui les mailles du filet. Il sentait peser sur lui le regard scrutateur de ces trois hommes qui se réjouissaient de le voir aux abois. Le lieutenant Godet avait l’air ouvertement hostile, résolu à se venger de son humiliation de la veille. Et quelle vengeance ! Seul un démon pouvait en imaginer une semblable. Quant aux deux autres – cet imbécile de Danou et cette brute de Pochart – ils étaient moins poussés par la haine que par la jalousie, jointe à l’ambition de conquérir la notoriété et le pouvoir à n’importe quel prix, au prix même du sang innocent.

Et de même qu’une bête sauvage tournant et se retournant dans le piège s’arrête parfois pour jeter un regard enflammé vers l’espace libre où sa vie s’est écoulée jusqu’alors, Chauvelin, pris lui aussi aux rets de la vengeance et de l’envie, oublia une seconde la lutte qu’il soutenait, et, dans un bref retour vers le passé, eut comme une vision rapide de tout le sang innocent qu’il avait aidé à répandre. Ces mains crispées sur lesquelles son regard se posait, combien de fois avaient-elles signé l’arrêt de mort qui privait un père de son fils, une femme de son mari, un fiancé de sa fiancée ? Et maintenant, Chauvelin, les yeux fixés devant lui, crut voir sur le mur, tracé en lettres de feu, ce mot terrible : Châtiment !

Il ressentit alors une rage folle contre ces hommes qui osaient se dresser contre lui, qui essayaient de l’atteindre par son seul point vulnérable, l’amour paternel. Rejetant la tête en arrière, il les dévisagea l’un après l’autre, répondant à leur regard hostile par un regard de défi. Comment avaient-ils l’audace de se mesurer avec lui, Chauvelin, lui l’ami de Robespierre et le représentant en mission du grand Comité de salut public ? Il est vrai, ce même Comité de salut public le menaçait de disgrâce ; se pouvait-il que la nouvelle en fût connue dans cette province éloignée ? Ces hommes en avaient sans doute eu vent ; ainsi s’expliquait leur audace. À la pensée de cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête, il se sentit couvert d’une sueur froide. Mais à l’audace, il fallait répondre par l’audace.

Il voyait devant lui sa fille, sa petite Fleurette, silencieuse et interdite, qui visiblement ne se rendait pas compte de la situation périlleuse dans laquelle elle se trouvait. Et ils osaient s’attaquer à cette enfant, uniquement pour atteindre le père à travers la fille. Godet devait avoir surpris quelque chose des confidences de Fleurette. À un moment, dans sa véhémence, n’avait-elle pas élevé la voix ? Oh ! quelle folle et ridicule confession ! Godet s’en était emparé comme d’une arme pouvant servir sa vengeance ; mais il ne pouvait rien prouver. Chauvelin n’avait qu’à tout nier, et c’est sa parole à lui, représentant en mission, qui aurait le plus de poids.

Chauvelin était si absorbé par ses réflexions que pendant un moment il oublia presque la présence de ses compagnons. Plus rien ne comptait, sauf sa fille et ce qu’il pouvait faire pour la sauver. À travers cette demi-conscience, il entendait seulement des mots, des membres de phrases échangés rapidement entre ces deux hommes et Godet : « Des preuves… des témoins… », puis enfin la voix de Danou, onctueuse comme à l’ordinaire :

– Bien entendu, si tu as des preuves solides…

Et celle de Pochart, brusque et péremptoire :

– Pourquoi ne pas entendre tout de suite le témoin ?

Godet répondit avec empressement :

– Le témoin est à côté. Je puis aller le chercher quand on voudra.

– Va le chercher, conclut Pochart.

Alors Chauvelin se dressa soudain.

– Quoi donc ? demanda-t-il avec rudesse. Qu’est-ce que cela signifie ?

– Nous allons entendre le témoin, dit Danou. Cela vaut mieux, bien que la loi n’exige pas de témoignages. La suspicion suffit ; mais c’est…

–… par déférence pour toi et ta situation, citoyen représentant, compléta Pochart d’un air ironique. Allons, va chercher ton témoin, citoyen Godet, commanda-t-il au lieutenant.

Chauvelin frappa la table de son poing fermé.

– Je ne tolère pas…, commença-t-il d’une voix âpre.

– Qu’est-ce que tu ne tolères pas, citoyen représentant ? demanda Pochart.

– Refuserais-tu par hasard d’entendre des témoins ? Pour quelle raison ? s’enquit Danou de sa voix douce.

– Personne, dit Pochart d’un air significatif, n’a plus respect que moi pour les liens de famille. Il se trouve que je suis célibataire, mais si j’étais marié et que je découvre que ma femme est coupable de trahison envers la République, je la livrerais de mes propres mains à la justice.

– Ainsi, citoyen représentant, fit Danou poursuivant l’argumentation de son collègue, tu ne rends pas service à ta fille en essayant de la soustraire à l’interrogatoire qui s’impose. Si son innocence est prouvée, elle sera mise en liberté ; si elle est coupable…

Chauvelin laissa sortir Godet sans élever de nouvelle protestation. Il lui restait suffisamment de fierté pour l’aider à dissimuler son angoisse sous un masque d’impassibilité. Il se leva, et faisant le tour de la table, s’approcha de Fleurette qui était restée à la même place, silencieuse et confondue, les yeux remplis de larmes.

Il tenait ses mains derrière son dos pour ne pas céder à la tentation de prendre sa fille dans ses bras, montrant ainsi à ces hommes haineux quelle souffrance était la sienne et comme ils l’avaient atteint au cœur. Godet était sorti de la salle pour quérir le témoin. Quel témoin ? Ses deux collègues, toujours assis derrière la table, chuchotaient entre eux.

Chauvelin, les lèvres remuant à peine, murmura dans l’oreille de Fleurette :

– Essaye d’être brave, mon enfant. Ne leur montre pas que tu as peur. Ils n’oseront rien te faire.

– Je n’ai pas peur, Pèpe chéri, l’assura-t-elle à travers ses larmes.

– Et tu ne diras rien, Fleurette, insista-t-il tout bas, de ce que tu m’as raconté ce matin, promets-le-moi.

– Si François est en sûreté…

– Je te jure sur mon âme que nous ne savons même pas où il est.

– Dans ce cas, Pèpe…

Des pas rapides se firent entendre dans le corridor, la porte s’ouvrit, et la voix de Godet proclama très haut :

– Le témoin, citoyens.

Chauvelin regarda et à côté de Godet il vit une femme dont la tête était entourée d’un châle. Elle s’avança de quelques pas et rejeta son châle. Chauvelin laissa échapper un juron tandis que Fleurette stupéfaite s’écriait :

– Adèle !