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Le tribunal

Ce qui frappa avant tout Fleurette, quand elle entra dans la vaste salle du Tribunal, c’est qu’à l’autre extrémité, assis derrière une table placée sur une estrade, se trouvait Pèpe lui-même. Deux autres personnages, vêtus comme lui, étaient assis l’un à sa droite, l’autre à sa gauche ; mais Fleurette n’y prêta pas attention. C’était Pèpe qu’elle regardait. Elle avait peu dormi la nuit précédente. L’émotion l’avait tenue éveillée, de même que les sanglots étouffés de deux de ses compagnes de chambre qui devaient comparaître avec elle ce même jour devant le tribunal.

Et c’était Pèpe qui allait être son juge. Elle n’avait donc rien à craindre. On la poussa avec les autres accusés à travers la salle jusqu’à un banc de bois où on leur ordonna assez rudement de s’asseoir. Sur leur passage un murmure s’éleva de la foule des assistants, dominé par quelques insultes et quelques coups de sifflet.

– Tiens, regarde le vieux bonhomme là-bas… Je le connais. Ah ! le vieux tyran, il n’a que ce qu’il mérite !

– Tu vois la ci-devant à côté de lui ? Il ne lui fallait pas moins de six femmes pour l’habiller et lui friser les cheveux. Espèce d’aristo ! Ça ne sera pas long pour te coiffer demain !

– Et cette fille au bout de la rangée. Ça n’a pas plus de dix-huit ans, je gage.

– Paraît qu’elle n’a pas seulement trahi, mais volé.

Fleurette avait rougi de honte jusqu’à la racine des cheveux. Elle essayait de ne pas regarder dans la direction d’où venaient ces voix rudes et grossières. Elle essayait de penser à François et à la joie qu’ils auraient tous deux quand ils se retrouveraient. Mais elle avait beau faire, il lui était impossible de ne pas voir, de ne pas entendre tous ces gens qui étaient venus là, comme au spectacle, pour regarder souffrir leur prochain. Des femmes avaient apporté leur tricot, car à cette époque, toutes tricotaient des chaussettes pour les braves militaires qui se battaient contre les ennemis de la République ; et le clic-clac monotone des aiguilles produisait sur les nerfs un effet irritant.

Oh ! cette mer de visages tout autour d’elle ! Ces yeux innombrables aux mauvais regards, ces bouches qui ricanaient !… Fleurette ferma les yeux et murmura tout bas des prières qu’elle avait récitées avec François sur les bancs du catéchisme quand ils se préparaient tous les deux à leur première communion.

Pèpe portait un chapeau avec des plumes. Il avait devant lui une sonnette qu’il agitait souvent quand le public devenait trop bruyant. Si quelqu’un s’adressait à lui, c’était en lui donnant le titre de « citoyen président ». Fleurette ne lui avait jamais vu un air aussi sévère. Les paroles qu’il adressait aux accusés étaient souvent d’une impitoyable dureté. Il lui semblait tellement différent de son Pèpe habituel qu’elle finissait par se demander si son imagination ne jouait pas à ses yeux quelque tour étrange et horrible.

L’un après l’autre, les noms de ses compagnons furent appelés et, l’un après l’autre, on les fit lever et monter au centre de la salle sur une petite plate-forme surélevée de deux marches et entourée d’une barrière de bois. Chaque fois qu’un prévenu y montait, il était accueilli par des cris et des quolibets, et le président devait agiter sa sonnette pour réclamer le silence.

Un homme coiffé d’un bonnet rouge, qui était assis juste au-dessous du bureau des juges, se levait alors et lisait tout haut quelque chose que Fleurette ne comprenait pas. Mais apparemment, il n’en était pas de même de l’assistance, car cette lecture était souvent interrompue par des cris. Après quoi, Pèpe ou l’un des deux hommes assis à la même table posait des questions à l’accusé. Le public, alors, faisait de bruyants commentaires à la fois sur les questions et les réponses, et Pèpe devait encore agiter sa sonnette pour réclamer le silence. Et se mêlant aux voix, aux rires et aux sifflets, le seul bruit qui ne cessait jamais était le cliquetis des aiguilles à tricoter.

Les premiers prisonniers appelés à la barre avaient passé peu de temps à l’hôtel Caristie, et ils étaient à peu près inconnus de Fleurette. Mais quand vint le tour d’une jeune femme qui avait été sa compagne de chambre, et que celle-ci lui serra vivement la main avant de se diriger vers la petite plate-forme, Fleurette, bouleversée, sentit son courage l’abandonner.

La chaleur, dans la salle, était devenue insupportable. L’air confiné et l’âcre odeur de sueur qui se dégageait de la foule agissaient sur Fleurette comme un soporifique. Déjà sa tête s’était inclinée en avant une ou deux fois ; ses yeux se fermèrent involontairement. Pendant un moment elle perdit conscience, et c’est son propre nom prononcé d’une voix de stentor qui la ramena à la réalité.

– Fleur Chauvelin, dite Armand.

Quelqu’un lui poussa le coude. Une voix impatiente fit « Allons, allons ! » et, sans trop savoir comment, Fleurette se vit debout et menée par un gendarme jusqu’à la plate-forme des accusés. Tous ses regards étaient pour son père dont le visage était devenu couleur de cire.