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La cachette

Entre les calamités de tout genre qui menaçaient au même titre innocents et coupables en l’an II de la République, les perquisitions comptaient parmi les moindres ; cependant on pouvait à bon droit les redouter. Une perquisition signifiait trop souvent la destruction de reliques de famille vénérées et chéries par plusieurs générations. Glaces brisées, meubles démolis, matelas éventrés, tentures déchirées, portraits lacérés, papiers et lettres intimes éparpillés et offrant leurs secrets à tout venant, telles étaient les conséquences habituelles d’une perquisition.

En entrant dans les appartements privés de la famille de Frontenac, Fleurette se trouva devant le pêle-mêle le plus affreux. Les tapis avaient été arrachés des parquets, les meubles culbutés les uns sur les autres, des tableaux gisaient à terre, des débris de miroirs et de bibelots jonchaient le sol, mélangés à des touffes de crin arraché aux sièges et aux matelas, tandis que les murs, les portes, les fenêtres portaient des traces de coups de crosse et de baïonnette. Épouvantée, Fleurette allait d’une pièce à l’autre, sa chandelle grésillante éclairant d’une tremblante lumière jaunâtre les objets éparpillés et les meubles renversés dont les ombres fantastiques donnaient à ces appartements l’aspect sinistre d’une demeure de fantômes. Ici, dans le joli boudoir, le métier à tapisser de mademoiselle Rose était en morceaux auxquels s’accrochaient des débris de canevas et des brins de soie effilochés qui faisaient peine à voir. Là, dans le salon, l’épinette en bois de rose avec ses panneaux peints et son dessus en marqueterie, était renversée. De la salle à manger arrivait un son assourdi de voix, mais partout ailleurs régnait un silence de mort. On eût dit qu’un ouragan avait dévasté l’intérieur du château.

Haletante et le cœur battant, Fleurette, son bougeoir à la main, resta un moment immobile et comme pétrifiée au milieu de ce désordre. Dans cette demi-obscurité peuplée d’ombres étranges, le silence faisait naître en elle un sentiment de frayeur, et le spectacle de désolation qu’offraient les débris de toutes ces belles choses qu’elle avait connues et aimées depuis son enfance la bouleversait. C’est instinctivement qu’elle s’était arrêtée dans la pièce appelée « le bureau de madame ». La comtesse de Frontenac avait coutume de s’y tenir pour écrire ses lettres, donner ses ordres aux domestiques ou pour faire de longs calculs sur les livres de comptes du château. Pendant ce temps, Rose et Fleurette, encore petites filles, se nichaient l’une contre l’autre dans un coin du sofa, devant la cheminée, et, la main dans la main, regardaient un livre d’images ouvert sur leurs genoux, silencieuses comme deux petites souris blanches, en attendant que Mme de Frontenac eût terminé ses comptes et emmenât les deux fillettes au jardin pour cueillir des fruits ou faire un bouquet de fleurs.

Fleurette éleva la chandelle au-dessus de sa tête et contempla un instant le désastre. Puis, ayant trouvé un endroit sûr où déposer son bougeoir, elle alla fermer soigneusement la porte qui donnait sur une longue galerie menant du grand escalier à l’escalier de service. Maintenant, ce n’était plus le moment de réfléchir, mais de se reprendre et d’agir. Fermant les yeux pour mieux rassembler ses souvenirs, Fleurette évoqua des scènes de sa vie d’enfant qui avaient cette même chambre pour cadre, et sa mémoire fidèle lui fit revivre avec intensité ces heures paisibles du passé. Le bureau de madame était placé là, près de la fenêtre. À présent, il gisait sur le côté, ses tiroirs béants, entouré de papiers épars, et l’encrier de cristal retourné laissait goutter son encre sur le tapis ; mais c’était bien là que madame avait coutume de s’installer. Fleurette la revoyait, ses livres de comptes devant elle, écrivant, calculant, et mettant des pièces d’or et d’argent dans un sac en cuir ; puis elle se levait, prenait livres et sac et les portait de l’autre côté de la pièce, près de la cheminée. Elle posait alors sa belle main fine sur la boiserie et se tournait vers les deux petites amies en leur adressant un sourire mystérieux. Alors les deux enfants prononçaient gravement : « Sésame, ouvre-toi ! » comme dans le conte des Mille et Une Nuits que M. de Frontenac leur avait si souvent raconté. Dès que les paroles magiques avaient été dites, le mur s’ouvrait, comme la caverne des quarante voleurs du conte d’Ali Baba, et démasquait un placard ; madame y remettait ses livres et le sac d’argent, puis se tournait de nouveau vers les petites filles ; celles-ci prononçaient ensemble : « Sésame, ferme-toi ! », et la mystérieuse porte se fermait comme par enchantement. Nul n’aurait pu soupçonner l’existence de cette cachette derrière la boiserie.

Fleurette revoyait la scène dans tous ses détails : l’endroit exact où se tenait madame, la façon dont elle tendait la main et touchait la boiserie. Se dirigeant avec précaution entre les meubles renversés, Fleurette alla jusqu’à cet endroit où elle avait vu si souvent Mme de Frontenac, debout, ses livres et son sac dans les bras. Comme elle, elle tendit la main pour toucher le panneau sculpté et la promena sur toute la surface en pressant l’une après l’autre les moulures et les guirlandes de la boiserie. Son cœur continuait à battre très fort, mais point de frayeur. Fleurette était même surprise de ne pas avoir peur. C’était seulement l’excitation causée par cette étonnante aventure. Elle, Fleurette, petite jeune fille ignorante qui ne connaissait pour ainsi dire rien du monde en dehors de son village de Laragne, se trouvait subitement appelée à jouer un rôle dans la destinée d’êtres qui lui étaient chers, messagère envoyée par la Providence pour leur porter secours. Enflammée par cet appel, elle était prête à tout risquer pour y répondre, étant de cette terre du Dauphiné qui a donné à la France tant de bons et généreux serviteurs.

Soudain, comme Fleurette appuyait ses doigts sur un motif sculpté de la boiserie, le centre d’une fleur céda sous la pression. Doucement, silencieusement, le panneau se déplaça, et là, dans le placard ainsi découvert, la jeune fille reconnut les livres familiers ; à côté se trouvaient le sac de cuir et une cassette fermée par une serrure de cuivre. Sans hésiter, Fleurette prit le sac et la cassette, laissant à leur place les livres de comptes. Toute au désir de remplir sa mission, l’idée ne lui vint même pas – comment lui serait-elle venue, à elle, si foncièrement droite et honnête ? – que prise sur le fait, elle risquerait de passer pour une voleuse.

Ayant enfoui le sac dans la vaste poche de sa jupe, et dissimulé la cassette sous son châle, elle retraversa tout doucement la pièce, laissant le placard ouvert, faute de savoir comment le fermer. Arrivée à la porte, elle l’ouvrit sans bruit, souffla la chandelle et se risqua dans la galerie.

Là, tout était silencieux et désert. Par les hautes fenêtres cintrées pénétrait le reste d’une pâle lueur crépusculaire qui laissait voir, là aussi, les tristes effets du passage des soldats. Fleurette, tournant le dos au grand escalier, se dirigea vers le petit escalier en spirale qui menait à la porte de service.

Elle descendit à pas de loup, rapidement d’abord, puis plus posément lorsque après le premier tournant l’escalier devint tout à fait obscur. Mais elle aurait pu se diriger les yeux fermés à travers tout le château dont elle connaissait les moindres coins et recoins. Arrivée à la porte donnant sur la cour intérieure, elle tâtonna pour trouver les verrous. Elle en avait déjà tiré un, quand des pas sonores se firent entendre dans la cour pavée, se rapprochèrent, puis s’arrêtèrent non loin de la porte. Fleurette, retenant son souffle, tendait l’oreille. Elle entendit une voix prononcer :

– Êtes-vous entrés par ici ?

– Non, citoyen représentant, répondit une autre voix ; pas par cette porte. Les verrous sont tirés à l’intérieur.

Quelques paroles furent échangées que Fleurette ne put distinguer ; puis les pas s’éloignèrent. Immobile, haletante, elle attendit une minute au bout de laquelle elle crut entendre un bruit de voix dans la galerie au-dessus d’elle. Sans doute les soldats avaient-ils reçu l’ordre de faire une dernière ronde. Une prompte retraite s’imposait. Fleurette tâtonna de nouveau dans l’obscurité pour trouver le second verrou, le tira et, l’instant d’après, elle était au-dehors. À sa droite se trouvaient les écuries, à gauche la cuisine et le quartier des domestiques, puis le passage voûté donnant accès à la façade du château. Pour gagner l’allée carrossable menant à la sortie du parc, il fallait passer sous cette voûte. Après une seconde de réflexion, Fleurette décida d’éviter l’entrée principale. Derrière les écuries il y avait un sentier qui menait également à la porte du parc. Serrant la cassette contre elle sous son châle, elle se dirigea vers les écuries. Il n’y avait personne en vue et elle se sentit presque en sûreté. Elle portait heureusement une jupe sombre et des bas foncés et déjà la nuit succédait au crépuscule ; l’air était très calme, la lune n’était pas encore levée. De très loin arriva le son d’une horloge. Huit heures sonnaient à l’église de Laragne. Fleurette se rappela soudain qu’elle avait promis d’être de retour avant la nuit et pensa avec consternation que Louise devait être à la fois inquiète et de mauvaise humeur. Mais, en dépit de son désir de la tranquilliser au plus tôt, Fleurette avait encore une tâche à remplir avant de regagner Lou Mas. Elle passait à cet instant près du tas de fagots dont le vieil André avait parlé, et cette vue la fit tressaillir de joie. N’obéissait-elle pas en ce moment à la voix mystérieuse qui lui avait parlé par l’intermédiaire du vieux bûcheron ?

Un pas ferme résonna sur le dallage de l’écurie, et un homme apparut dans l’ouverture de la porte.

– Fleurette !… Au nom du Ciel, que fais-tu ici ?

Fleurette étouffa un cri de surprise et, se retournant, se trouva face à face avec son père. Il était debout à l’entrée de l’écurie, les mains croisées derrière le dos, une écharpe tricolore autour de la taille.

– Que fais-tu ici, Fleurette ? répéta-t-il d’une voix dure.

Avec un rire léger qu’elle s’efforçait de rendre naturel, Fleurette riposta :

– Mais, Pèpe chéri, je pourrais vous poser la même question. Comment vous trouvez-vous ici à cette heure ? Je vous croyais sur la route de Paris.

– Que fais-tu ici, Fleurette ? répéta son père une fois de plus.

Fleurette se dit qu’elle ne l’avait jamais entendu parler d’un ton si sévère.

Elle répondit avec calme :

– Vous savez que Mme la comtesse et mademoiselle m’invitent souvent à aller les voir, et je me sentais ce soir si triste et si seule après votre départ que l’envie m’a prise de venir passer un moment avec mademoiselle Rose.

– Et tu l’as vue ?

– Non ; on m’a dit que madame et mademoiselle n’étaient pas au château.

– Qui te l’a dit ?

– Le vieux Mathieu.

– T’a-t-il dit autre chose ?

– Oui, qu’il y avait des soldats dans le château, et que je ferais mieux de m’en retourner. C’est ce que je fais.

– Et il n’en a pas dit davantage ?

– Non, répondit Fleurette d’un air innocent. Avait-il autre chose à me dire ?

– N… non, répondit son père. Certainement non. Mais dis-moi, Fleurette…

– Quoi donc, Pèpe chéri ?

– Combien de fois t’ai-je répété qu’il ne fallait plus parler de madame ou de mademoiselle ? Il n’y a maintenant en France ni dames, ni demoiselles. Nous sommes tous égaux, tous citoyens de la République.

– Je le sais, Pèpe chéri, répondit doucement Fleurette, et j’y fais bien attention quand je parle avec des gens que je ne connais pas. Mais devant vous seul, cela n’a pas d’importance, n’est-ce pas ?

– Non, non, marmotta le citoyen Armand, sans grande conviction, semblait-il.

Fleurette reprit aussitôt :

– Il faut que je rentre vite à la maison, sans quoi Louise sera très inquiète. Ne venez-vous pas avec moi ? Louise vous servira un bon petit souper, et ensuite…

– Non, mon enfant, lui répondit son père. Impossible. Il faut que je sois demain à Orange.

– Mais pourtant…

– Rentre vite, Fleurette ! jeta-t-il avec une sorte d’emportement. La nuit est sombre et les mauvaises rencontres sont à craindre.

– Alors, au revoir, Pèpe, murmura Fleurette.

Soudain il la saisit par le poignet.

– Tu ne m’embrasses pas, mon enfant ? demanda-t-il d’une voix empreinte de tristesse.

Fleurette eut une seconde d’angoisse : qu’arriverait-il si son père, en l’embrassant, découvrait ce qu’elle emportait sous son châle ? Fort heureusement, il lui avait saisi le poignet gauche alors que c’était sa main droite qui tenait le coffret, et il faisait assez sombre pour qu’on ne pût distinguer la bosse que formait ce coffret sous son châle. Tant pis, c’était un risque à courir, mais elle ne pouvait se séparer de son père sans le baiser d’adieu qu’il réclamait. Couvrant de sa main la cassette pour qu’il ne pût en sentir les aspérités, elle lui tendit son frais visage. Son cœur battit un peu plus vite, tandis qu’il lui entourait le cou de ses bras ; puis l’étreinte se relâcha, et Fleurette respira plus librement. Cependant son père la retenait encore par la main.

– Fleurette, ma petite fille, fit-il à voix basse.

– Quoi donc, Pèpe ?

– Sais-tu où sont allées les citoyennes Frontenac ?

– Oh ! non, put répondre Fleurette en toute sincérité. Elles étaient déjà parties quand je suis arrivée.

– C’est pour leur bien que je te le demande.

– J’en suis sûre, Pèpe chéri, mais en vérité je ne le sais pas.

Pèpe eut un petit sourire d’impatience :

– Bon ! Alors au revoir, ma Fleurette.

– Bonsoir, Pèpe.

Enfin elle était libre ! De la main gauche elle lui envoya un dernier baiser et se mit en marche d’un pas rapide. Elle avait le cœur lourd et la gorge serrée. Était-il possible que ce père si tendre, si bon, eût été mêlé à cette horrible perquisition ? Sans doute était-ce par force, sur l’ordre de ces impitoyables personnages qui l’appelaient si souvent à Paris, loin de sa fille et de l’existence paisible et heureuse de Lou Mas.

Pauvre Fleurette ! Pour la première fois elle se trouvait face à face avec les dures réalités de la vie. Jusqu’ici elle avait vécu dans une sorte de pays enchanté dont elle était la souveraine incontestée et où son père jouait à la fois le rôle de roi et d’esclave. Tout dans ce monde féerique était parfait, charmant, merveilleux, et ceux qui le peuplaient, non seulement son père, mais Louise, M. et Mme Colombe et… et François, étaient bons, aimables et doués de toutes les vertus. Mais aujourd’hui, deux hideux personnages avaient fait leur apparition sur sa route, la main dans la main : la Haine et la Méfiance. Cette dernière lui avait chuchoté quelque chose au passage, et voilà pourquoi Fleurette avait eu envie de reculer quand son père l’avait embrassée, et pourquoi elle s’était éloignée de lui avec une bizarre sensation de soulagement.

Elle se hâta de traverser la cour sans regarder en arrière, et quand elle arriva à la petite porte du parc, elle fut heureuse de la trouver ouverte et de pouvoir s’échapper inaperçue.