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Chauvelin se débat contre le sort
Cependant, dans l’hôtel Caristie transformé en prison, l’ordre habituel a été rétabli. De nouveau chaque jour, une heure avant le coucher du soleil, le capitaine de la garde, suivi d’une demi-douzaine de gendarmes, entre dans la cour et lit d’une voix forte les noms inscrits sur la liste. Ce sont les noms des détenus qui doivent comparaître le lendemain devant le Tribunal. De nouveau, à toutes les fenêtres qui donnent sur la cour, des têtes d’hommes et de femmes apparaissent, se penchent et tendent l’oreille. Leur nom ou celui d’un être cher va-t-il être prononcé ?
Et tous les jours, au poste qu’il s’est attribué, Chauvelin voit le défilé de ces êtres promis à la mort. Cinq, six condamnations – quelquefois plus – sont signées à chaque séance. Et pourtant, les prisons sont toujours pleines, de nouvelles arrestations venant combler les vides faits par les exécutions.
Chauvelin songe sans cesse à ce que doit être pour Fleurette la vie dans la prison. Malgré le pouvoir dont il jouit, il ne peut faire accorder le moindre privilège à sa propre fille. Il voudrait la voir en particulier, pour la conseiller, la réconforter, l’assurer que son père est là et veille sur elle, attentif, prêt, si c’est nécessaire, à lui faire un rempart de son corps. Mais, dans l’intérêt même de Fleurette, il n’ose le faire, car Pochart et Danou sont aux aguets.
Aussi, tous les soirs, après la séance du Tribunal, Chauvelin, tel un fantôme, hante les abords de l’hôtel Caristie. Pour des prétextes de service il entre dans la grande cour avec le capitaine de la garde, et il promène son regard de fenêtre en fenêtre pour voir si elle est là. Une fois, le visage de Fleurette s’est montré derrière l’épaule de Claire Châtelard ; cette femme, dont la légèreté était notoire dans toute la ville, tenait Fleurette par la taille, et quand le nom de Châtelard avait été lu par le capitaine sur la liste fatale, Fleurette avait jeté ses bras autour de sa compagne et posé sa tête sur son épaule en fondant en larmes. Chauvelin avait détourné les yeux en frémissant et, la nuit suivante, la vision de la tête chérie appuyée sur l’épaule d’une Claire Châtelard l’avait empêché de dormir.
Cependant Claire Châtelard s’était comportée bravement devant le Tribunal, et quand, le jour d’après, Chauvelin l’avait vue, d’une fenêtre de l’hôtel de ville, monter les marches de l’échafaud d’un air de défi, une plaisanterie sur les lèvres, il s’était réjoui à la pensée que son innocente Fleurette n’embrasserait jamais plus cette fille. Il essayait de se représenter la pauvre petite pleurant son amie, souffrant de la promiscuité avec les autres détenues, de la malpropreté de la prison, de cette prison dont on ne sort guère que par une porte, celle qui mène à la mort. Aujourd’hui, Claire Châtelard… et Fleurette, quand ?…
Chaque jour on envoie à Chauvelin une liste de noms de détenus à faire passer en jugement, avec un certain nombre de formules d’actes d’accusation ; et chaque jour il choisit quelques-uns de ces noms pour les inscrire dans l’espace laissé en blanc sur les formules imprimées. Deux fois déjà il a trouvé sur la liste le nom de Fleurette. Il l’a écarté. Mais le combat devient plus serré ; Pochart et Danou le harcèlent, montrent les dents ; le président Legrange et son acolyte Isnard ne tarderont pas à revenir de Paris et ils ne manqueront pas de dévoiler au grand jour la machination par laquelle le représentant en mission Chauvelin s’est débarrassé d’eux. Le temps presse. Par deux fois le nom de Fleurette a paru sur la liste… Et Chauvelin n’a encore rien trouvé.
Depuis trois jours, les espions anglais ne font plus parler d’eux. Après l’architecte Caristie et sa famille, Mme Colmars et sa fille, puis le général Paulieu et tous les siens avaient disparu ; disparu comme si la terre les avait engloutis. C’étaient tous des suspects dont l’arrestation était imminente et le châtiment certain. Mais depuis, il y a eu trois jours de répit. Le Mouron Rouge et sa bande semblent s’être évanouis à leur tour. L’étrange espoir qui était né dans le cœur de Chauvelin et auquel il se reprochait avec fureur de s’être abandonné un instant n’a plus qu’à disparaître.
À présent Chauvelin échafaude sans cesse de nouveaux plans et les abandonne tous au fur et à mesure, les jugeant irréalisables. Il en est réduit à mettre son espoir dans l’éloquence de son plaidoyer s’il n’arrive pas à soustraire Fleurette au jugement du Tribunal. Il saura parler à la populace, défier ses ennemis, et prononcer l’acquittement de sa fille en dépit de toutes les oppositions. N’a-t-il pas pris le parti d’acquitter chaque jour un ou deux des accusés qui lui sont présentés, rien que pour observer les réactions du public et de ses collègues ? Il voit ceux-ci le regarder et chuchoter entre eux, ce qui lui montre qu’ils devinent ses espoirs et ses plans et préparent la contre-attaque.
Si seulement il pouvait être sûr que Fleurette se comporterait raisonnablement et ne laisserait échapper aucune parole imprudente ! Chauvelin aurait voulu la voir, ne fût-ce que pour la convaincre d’une chose : qu’il ne fallait rien dire, rien avouer, seulement garder le silence et avoir confiance en lui. Si elle tenait cette ligne de conduite, il sentait qu’il pouvait encore la sauver. Obsédé par cette idée, dévoré du désir de lui faire parvenir un message, un mot d’ordre qui ne pût la compromettre ni donner avantage à ses ennemis, Chauvelin passait ses soirées à errer dans la ville comme une âme en peine.
Ce soir-là, son agitation intérieure devint telle que malgré la pluie qui tombait il sortit comme à l’ordinaire. On était au début de juin ; près de trois semaines s’étaient écoulées depuis l’anniversaire de Fleurette, ce jour exempt de soucis – le dernier – qu’il avait passé près d’elle à Lou Mas, alors que l’air était imprégné du parfum des roses et que le rossignol chantait dans les branches du vieux noyer. Aujourd’hui, la journée avait été maussade et, après le coucher du soleil, la pluie s’était mise à tomber. Mais la pluie importait peu à Chauvelin. Serrant son manteau autour de lui, le chapeau rabattu sur les yeux, il allait à l’aventure, montant et descendant des rues, traversant et retraversant la rivière, pour se retrouver finalement, comme à l’ordinaire, aux abords de l’hôtel Caristie.
Presque en face de la prison il y avait une petite taverne éclairée d’où s’échappaient des bruits de rires et de conversations. Chauvelin eut envie d’y entrer pour se mettre à l’abri, pensant que s’il s’asseyait auprès de la fenêtre il verrait le mur de la prison derrière lequel vivait et souffrait sa petite Fleurette. Il hésitait, craignant d’être reconnu, quand il vit un homme sortir de l’hôtel Caristie, traverser la rue et entrer dans la taverne dont la porte grinçante se referma sur lui. Un homme de peine, sans aucun doute, car il était trop mal nippé pour être un geôlier. La pensée que cet homme balayait l’escalier et les corridors par lesquels passait Fleurette, qu’il l’avait sans doute vue et qu’il allait peut-être la revoir un instant après, frappa Chauvelin. Ne serait-ce pas le moyen ?…
Appuyé contre le mur qui faisait face à la taverne, Chauvelin réfléchissait, sans faire attention à la pluie qui ruisselait sur son chapeau et sur ses épaules. Il tenait à rester là pour guetter la sortie de l’homme, n’osant entrer dans la taverne de crainte d’être reconnu, car il s’était montré souvent dans la cour de la prison aux côtés du capitaine de la garde, et le personnel devait le connaître de vue. Si l’homme était un délateur et qu’on apprît que lui, Chauvelin, essayait de communiquer en secret avec Fleurette, le fait serait exploité contre lui.
Comme il restait là, indécis, cherchant le meilleur parti à prendre, la porte de la taverne se rouvrit, et l’homme parut sur le seuil où il demeura, les mains dans les poches, à regarder tomber la pluie. Alors arriva du bout de la rue un autre individu d’extérieur aussi peu soigné qui l’accosta. Les deux hommes échangèrent quelques mots, puis se séparèrent. Le premier traversa la rue et rentra dans la prison, l’autre prit la direction opposée, et Chauvelin, après un moment d’hésitation, le suivit. Arrivé à l’angle de la rue Pavée, Chauvelin le rattrapa et lui toucha l’épaule. Étouffant un cri de terreur, l’homme bredouilla :
– Qu’y a-t-il ?… Je n’ai rien fait de mal !
– C’est possible, dit froidement Chauvelin, mais je te conseille, dans ton intérêt, de m’accompagner sans te faire prier.
Le tenant toujours par le bras, Chauvelin l’entraîna sous une porte voisine. Bien qu’il continuât à protester de ses bonnes intentions, l’homme, heureusement, n’élevait pas la voix et n’attirait pas l’attention des rares passants qui se hâtaient de rentrer chez eux sous l’ondée.
Quand Chauvelin se fût assuré qu’il n’y avait personne autour d’eux pour les entendre, il dit brusquement :
– Citoyen, veux-tu gagner cinquante livres ?
À peine remis sans doute de sa première frayeur, ou bien éberlué par cette offre inattendue, l’homme ne répondit pas tout de suite et se contenta de répéter tout bas : « Cinquante livres ! cinquante livres ! » d’un air ahuri.
– Oui, cinquante livres si tu me rends un service.
– Quel service ?
– Ton camarade, celui avec qui tu causais près de la taverne de la Lune ?
– Le citoyen Remi ?
– C’est ça. Est-ce qu’il ne travaille pas à l’hôtel Caristie ?
– Oui.
– Qu’est-ce qu’il y fait ?
– Balayeur. Remi, comme moi, cherchait de la besogne. Il y a quelques jours un des hommes de peine de la prison est tombé malade. Remi s’est présenté et on l’a pris. Voilà.
– Est-ce qu’il voit les prisonniers ? demanda Chauvelin.
– Je crois que oui.
– Alors dis-lui qu’il y a cinquante livres pour lui également s’il se charge de remettre un message écrit au n° 142, dans la salle 12.
De nouveau l’homme réfléchit, pesant sans doute les risques d’une part et la récompense de l’autre. Cinquante livres ! Une somme énorme. Il n’avait peut-être jamais eu tant d’argent à la fois. Il cracha par terre, ce qui sembla avoir pour effet de lui éclaircir les idées, et finit par marmotter :
– Ça pourrait se faire.
– Cela peut se faire, affirma Chauvelin d’un ton péremptoire. Mais il faut que ce soit mené rondement, sans quoi…
– Remi reviendra à la taverne juste après huit heures. Il vient toujours boire un coup après souper.
– Bien ! Alors, arrange-toi pour le voir à ce moment-là et dis-lui d’attendre ; puis reviens ici sous cette porte. J’y serai avec la lettre.
– La chose n’est pas sans risques, citoyen, observa l’homme d’un ton hésitant.
– S’il n’y avait pas de risques, riposta Chauvelin, je ne dépenserais pas cent livres pour faire remettre une lettre.
– Cinquante livres, ça n’est pas trop pour risquer sa tête.
– Tu ne risques pas ta tête, répliqua Chauvelin, tu le sais fort bien ; et tu n’obtiendras pas de moi plus de cinquante livres pour chacun de vous. C’est à prendre ou à laisser.
C’était la façon d’en user avec ce genre d’individu, semble-t-il, car l’homme, après avoir craché par terre de nouveau, eut l’air convaincu.
– C’est entendu, je reviendrai ici après avoir vu Rémi, dit-il simplement.
Chauvelin le laissa partir, et il disparut rapidement dans la pluie et l’obscurité ; mais Chauvelin, lui, demeura encore un moment immobile dans l’embrasure de la porte. Il n’avait pas encore brûlé ses vaisseaux. Il était encore libre, s’il trouvait le risque trop grand, de manquer au rendez-vous qu’il avait donné. L’homme ignorait qui il était ; il ne l’avait vu que dans l’obscurité, le visage à demi dissimulé par son chapeau à large bord. Le grand risque à courir, c’était que le nommé Rémi s’imaginât faire une meilleure opération encore en remettant au Comité révolutionnaire la lettre destinée à Fleurette, ce qui diminuerait les chances que Chauvelin avait encore pour la sauver. Il lui fallait se garder pur de tout soupçon pour conserver ce qui lui restait de pouvoir et d’influence. Plus il paraîtrait irréprochable, incorruptible aux yeux de la foule, plus il montrerait une attitude spartiate à l’égard de sa propre fille, plus il aurait de chances de pouvoir la sauver au dernier moment devant le Tribunal. Pourtant, son désir de mettre Fleurette en garde contre des paroles inconsidérées ou des aveux dangereux surmonta toute autre considération. Sa résolution une fois prise, il se hâta de rentrer chez lui, et, aussitôt arrivé, s’assit devant sa table à écrire.
Ma chérie. Je puis enfin t’envoyer un mot avec l’espoir que tu le tiendras bientôt dans tes chères petites mains. Enfant de mon cœur, je te supplie de me garder ta confiance, toute ta confiance, car, je le jure par la mémoire de ta mère disparue, tant que tu auras confiance en moi pour te défendre, je pourrai te sauver. De plus, je te conjure, mon enfant chérie, de ne faire aucun aveu quand tu seras amenée au Tribunal, ce qui ne saurait tarder, hélas ! Si des témoins viennent t’accuser, ne réponds pas. Si d’autres te posent des questions, essayent de tirer de toi des aveux, nie tout. Je t’en prie, fais cela pour l’amour de ton père qui se tourmente nuit et jour depuis que ta folle imprudence t’a mise dans cette périlleuse situation.
Il signa la lettre Pèpe. Cette lettre ne mentionnait aucun nom, et, de plus, il avait pris la précaution de déguiser son écriture. Il glissa la lettre dans la poche intérieure de son manteau et dès qu’il entendit l’horloge de l’église Notre-Dame sonner huit heures, il prit son chapeau et sortit de nouveau sous la pluie et dans l’obscurité.