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Les aventures du lieutenant Godet

L’hôtel de ville d’Orange s’élevait sur la place fraîchement baptisée « place de la République ». Le touriste qui, de nos jours, pénètre dans le vieil édifice par l’entrée principale et traverse le vaste vestibule, trouve sur sa droite un long corridor qui le mène à une porte sur laquelle se trouve l’indication : Travaux publics. S’il ouvre cette porte, il verra une pièce parfaitement banale aux murs blanchis à la chaux revêtus de cartes et de plans ne présentant pour lui aucun intérêt. Le mobilier consiste en un bureau et quelques chaises paillées ; un mince tapis couvre le milieu du carrelage rouge ; aux fenêtres, des rideaux d’un vert fané tamisent les rayons du soleil. En cette journée de mai 1794, il n’y avait pas de rideaux aux fenêtres ni de tapis sur le sol. Il n’y avait pas de bureau non plus, mais une longue table couverte d’une étoffe verte derrière laquelle siégeaient trois hommes vêtus de même façon : veste bleu sombre étroitement boutonnée, culotte brune, ceinture tricolore et bottes noires.

Le personnage assis au milieu paraissait supérieur en importance aux deux autres. Un coude sur la table et le menton appuyé sur la main, il examinait avec attention l’homme qui se tenait debout devant lui – un militaire à l’air épuisé de fatigue, et dont l’uniforme déchiré était couvert de poussière.

Les deux autres personnages officiels, les yeux fixés sur le militaire, écoutaient aussi avec un intérêt soutenu l’histoire qu’il était en train de raconter. Quand, harassés et affamés, ce lieutenant et ses hommes étaient arrivés le matin même à la caserne d’Orange, l’officier qui les avait reçus avait trouvé si incroyable le récit de leurs aventures, qu’après les avoir fait réconforter il avait jugé préférable d’envoyer le lieutenant rendre compte au Comité révolutionnaire qui siégeait à l’hôtel de ville sous la présidence du représentant Chauvelin. C’est devant lui que le lieutenant Godet relatait les événements qui, trois jours plus tôt, avaient mis en effervescence le paisible petit pays de Laragne. Godet disait l’arrivée d’un détachement de soldats aux uniformes impeccables, conduit par un officier de belle prestance portant les insignes de capitaine. Il décrivait les recherches faites par ces soldats dans la maison du citoyen Colombe, l’épicier, recherches qui avaient amené la découverte d’argent et de bijoux ayant appartenu au ci-devant Frontenac que lui-même avait vainement cherchés en opérant une perquisition dans le château, la veille au soir. Il racontait l’arrestation du fils Colombe, et la façon arrogante dont le capitaine l’avait relevé, lui, lieutenant Godet, de son commandement, en lui intimant l’ordre de se joindre, avec ses hommes et le prisonnier Frontenac, au détachement qui emmenait le fils Colombe. Il avait exposé tout cela en grand détail et les membres du Comité l’avaient écouté en silence avec beaucoup d’attention.

Mais soudain, le représentant en mission l’interrompit par une exclamation rageuse :

– Et alors, tu as la prétention, citoyen Godet, de nous faire croire que tu as pu prendre une bande d’espions anglais – car c’étaient des espions anglais, j’en mettrais ma main au feu ! – que tu as pu les prendre, dis-je, pour des soldats de notre armée ? Où avais-tu donc les yeux ?

Le lieutenant Godet essaya de prendre un air dégagé, mais en réalité il sentait le cœur lui manquer. En arrivant à Orange, il n’avait d’abord éprouvé que le soulagement de voir terminée une épuisante randonnée ; mais maintenant, dans cette petite pièce blanche et silencieuse, face à face avec ces trois hommes au regard sévère, il avait peur. Il se sentait comme un animal enfermé dans une cage, comme une souris fascinée par le regard luisant d’un chat. Il passa une ou deux fois la langue sur ses lèvres sèches avant de répondre :

– Je n’ai pas été le seul à me méprendre, citoyen représentant, dit-il d’un air sombre. Tout le village de Laragne faisait escorte à ces soldats. Mes propres hommes ont été passés en revue par le prétendu capitaine et l’ont entendu donner ses ordres.

– Mais des Anglais, lieutenant Godet, insista son interlocuteur, des Anglais ! leur aspect !… leur accent !…

– Ils parlaient comme vous et moi, citoyen Chauvelin, riposta Godet. Quant à leur aspect, tous les hommes se ressemblent. On n’attend pas de moi que je connaisse de vue tous les officiers de l’armée.

– Mais tu as dit qu’ils étaient magnifiquement équipés ?

– C’est exact. Je connais à fond tous les uniformes de notre armée. S’il y avait eu des boutons de fantaisie ou des galons douteux, je l’aurais certainement remarqué.

– Mais si propres ! dit un des personnages qui lui faisaient face, si bien astiqués ! Cela ne t’a pas donné l’éveil ?

– J’ai pensé qu’ils appartenaient à une de ces compagnies d’élite dont j’avais entendu parler. Comment aurais-je pu soupçonner la vérité ?

– Cela aurait certainement mieux valu pour toi si tu en avais été capable, observa sèchement Chauvelin.

– Est-ce que cela ne suffit pas ? demanda avec impatience l’un des deux autres personnages qui lui faisaient face. Nous voyons clairement que ces espions anglais, ou autres coquins, ont agi avec une incroyable effronterie, qui semble indiquer qu’ils font partie de cette fameuse clique dont nous avons tous entendu parler. Nous sommes également convaincus que le lieutenant Godet n’a pas fait montre de cette pénétration dont devrait être pourvu tout officier chargé de semblables responsabilités. Ce que nous voulons savoir maintenant, c’est ce qui est arrivé ensuite ; lorsque le soi-disant capitaine a donné l’ordre à son détachement et à celui du lieutenant Godet de sortir de Laragne.

– Et dans ton intérêt, citoyen lieutenant, ajouta le représentant en mission d’un air sévère, je te conseille de faire un compte rendu des faits d’une parfaite exactitude.

– Si je voulais dire des mensonges, répondit le lieutenant d’un air sombre, je ne serais pas ici en ce moment. J’aurais…

– Peu nous importe ce que tu aurais fait, coupa Chauvelin. C’est ce que tu as fait que nous voulons savoir.

– Voilà.

Le lieutenant Godet fit une pause pendant laquelle il parut rassembler ses souvenirs :

– Nous sommes sortis de Laragne dans la direction de Sisteron. Le capitaine – puisque je le prenais alors pour un vrai capitaine – nous avait fait encadrer, moi et mes hommes, par son détachement. Nous avions tous les pieds endoloris parce que nous venions de faire trois jours de marche, luttant contre le mistral, sur des routes poussiéreuses. Nous avions également très faim. Rappelez-vous que ces maudits espions nous avaient tirés du lit de bon matin, rassemblés et emmenés sans nous laisser le temps de manger une bouchée ou de boire un coup avant le départ, tandis qu’eux-mêmes paraissaient aussi frais que s’ils sortaient de leur caserne avec le ventre plein. Ils marchaient à vive allure, et tout ce que nous pouvions faire, c’était de ne pas nous laisser distancer.

La voix de l’homme se raffermissait à mesure qu’il parlait. La note de frayeur qui s’y était fait sentir au début avait fait place à une expression de sombre rancune. Encouragé par l’intérêt évident avec lequel l’écoutaient ses auditeurs, il reprit avec plus d’assurance :

– À environ une demi-lieue au sud de Laragne, une piste cavalière part à droite de la grand-route. Le capitaine ordonna à ses hommes de s’y engager, et nous continuâmes à cheminer péniblement au soleil et dans la poussière. Au bout d’un moment, nous arrivâmes en vue d’une maison délabrée sur le bord du chemin. Cette maison était flanquée d’une remise en ruine et d’un bout de jardin envahi par les mauvaises herbes. On fit halte en cet endroit et les prisonniers reçurent l’ordre de sortir du fourgon. Sur ce, une femme parut à la porte de la maison, échangea quelques mots avec le capitaine, et quand l’ordre de se remettre en marche fut donné, les prisonniers partirent à pied avec nous, le fourgon et les chevaux ayant été laissés dans l’enclos de la petite maison.

– N’as-tu pas trouvé étrange, citoyen Godet, demanda l’un des hommes assis à la table, de voir abandonner ainsi un fourgon et des chevaux de l’armée, sur le bord du chemin, à côté d’une maison en ruine ?

– Étrange ou non, répondit le lieutenant, ce n’était pas à moi d’en faire l’observation à mon supérieur.

– Ton supérieur !… fit le représentant en mission avec un geste de colère et de mépris.

– Mais, citoyen Chauvelin, plaida l’accusé, il n’y avait véritablement rien qui pût indiquer…

– Rien qui pût indiquer… Rien ? Les yeux d’un patriote devraient être assez clairvoyants pour deviner un espion ou un traître sous n’importe quel déguisement.

Ils s’interrompit brusquement et jeta un rapide coup d’œil sur ses deux collègues, puis sur le lieutenant debout devant lui. Avait-il cru saisir chez l’un d’eux un signe, un clignement de paupières montrant que son propre passé était connu ici, à Orange ? Ces hommes pouvaient-ils savoir qu’en diverses circonstances, il s’était laissé duper lui-même par les aventuriers de la ligue du Mouron Rouge et par leur chef dont l’audace inouïe l’avait plus d’une fois mis en échec et placé dans des situations humiliantes ? Calais, Boulogne, Paris… le nom de chacune de ces villes évoquait le souvenir d’une défaite cuisante du terroriste dans la lutte qu’il avait engagée contre le mystérieux et insaisissable Mouron Rouge. À cet instant même, il tenait chiffonné dans la paume de sa main le bout de papier qui avait révélé l’auteur du complot dont cet imbécile de lieutenant Godet avait été victime. Tout comme cet officier subalterne, Chauvelin avait été berné, et à plusieurs reprises ; et ce qui en était résulté pour lui avait toujours été un surcroît d’humiliation et une baisse de son prestige dans le gouvernement de la jeune République où il avait occupé précédemment une haute situation. En outre, la conviction s’imposait à lui que les maîtres du pays se fatigueraient un jour de ses échecs répétés et le supprimeraient comme ils en avaient déjà supprimé tant d’autres dont le seul crime avait été l’insuccès.

L’unique raison pour laquelle il avait été épargné jusqu’ici était le fait que, seul de tous les hommes au pouvoir, il connaissait le Mouron Rouge. Il l’avait vu sans déguisement ; il savait non seulement son nom, mais aussi celui de ses principaux affiliés. Que Chauvelin vînt à disparaître et avec lui disparaîtrait le dernier espoir de capturer cette bande d’impudents espions. Voilà pourquoi on lui avait encore accordé quelques mois de répit pour accomplir ce qui était devenu – ses collègues le savaient – le but principal de son existence.

C’est ainsi que Chauvelin, conservant ses fonctions, avait été envoyé à Orange en mission spéciale. Il y avait dans le Midi trop de foyers d’intrigues contre la République, trop de traîtres dans les châteaux et fermes de Provence et du Dauphiné. Il fallait en purger le pays. Chauvelin, prêt à user des plus impitoyables répressions, saurait s’y employer.

Cependant, il avait reconquis son sang-froid et s’adressant au lieutenant, il reprit :

– Continue, citoyen Godet. Nous t’écoutons.

– Voyons, où en étais-je ? dit Godet d’un air incertain.

– À la piste cavalière partant de la grand-route, à une demi-lieue au sud de Laragne, répondit Chauvelin d’un ton railleur. Le fourgon et les chevaux, présumés appartenir à l’armée, ont été abandonnés au bord du chemin, près d’une maison en ruine. Situation que tu voudrais nous représenter comme normale… Continue, je t’en prie. Qu’est-il arrivé ensuite ?

– Nous avons marché, marché, et encore marché. Nous avions déjà fait trois jours de marche avant d’arriver à Laragne, et nous nous étions mis en route sans avaler une bouchée. Sacredié ! ce que nous avions faim et soif ! Les heures passaient, nous voyions le soleil monter dans le ciel, puis commencer à descendre, et nous marchions toujours, les pieds en sang, la sueur nous coulant sur le visage. Nous avons traversé deux villages dont je ne connaissais pas les noms. Puis nous avons grimpé dans la montagne, suivi des gorges rocheuses, traversé des cours d’eau. Je ne connais pas la région, et je n’avais même pas la force de poser la question ; j’étais mort de fatigue.

Au souvenir de ces heures de supplice, le lieutenant Godet essuya la transpiration qui lui couvrait le front.

– Eh bien ! demanda sèchement Chauvelin, et les autres, les Anglais ?

– L’air frais et dispos, ils marchaient d’un pas allongé, fit Godet en étouffant un juron. Ils ne soulevaient pas de poussière. Ils ne transpiraient pas. Ils marchaient simplement, sans se soucier de nous. Sûr et certain qu’ils avaient l’estomac bien garni.

– Et les prisonniers ?

– Ils y allaient de bon cœur, eux aussi ; mais je suis persuadé qu’ils avaient mangé et bu pendant qu’ils étaient en voiture. En tout cas, ils ne montraient aucun signe de fatigue.

– Et combien de temps avez-vous poursuivi cette marche ?

– Jusqu’au moment où, les uns après les autres, mes hommes sont tombés d’épuisement sur le bord de la route.

– Et toi, tu as fait comme les autres ?

– Oui, le dernier. Un ruisseau longeait la route en contrebas. De même que mes hommes, je me suis laissé rouler sur la rive, et comme eux, étendu à plat ventre, j’ai essayé d’étancher la soif qui nous tourmentait tous encore plus que la faim.

– Et alors, qu’est-il arrivé ?

– Rien.

– Rien ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Rien en ce qui nous concerne. De loin en loin sur la rive, mes hommes étaient étendus, à demi morts de fatigue, tandis que ces misérables s’éloignaient à la même allure, sans même jeter un coup d’œil en arrière. Ils marchaient en chantant – oui, en chantant une espèce de charabia dont je ne saisissais pas un mot. C’est alors, dit le malheureux Godet avec amertume, que j’ai eu mes premiers soupçons. Ce drôle de charabia m’a subitement éclairé. Vous comprenez ?

Les autres inclinèrent la tête.

– Et alors, par hasard, j’ai mis la main dans la poche de derrière de ma tunique, et j’ai trouvé ce bout de papier.

Avec un doigt qui tremblait légèrement, il désigna la main de Chauvelin ; entre les doigts repliés comme une serre d’oiseau de proie passait le coin d’un chiffon de papier. Chauvelin ne put retenir une exclamation de rage, et il essuya son front moite avec son mouchoir.

– Ainsi, ils sont partis, conclut sèchement l’un de ses collègues. Dans quelle direction ?

– Tout droit, répondit laconiquement le lieutenant.

– Dans la direction de Nyons, je suppose ?

– C’est possible. Je ne connais pas bien le pays.

– Tu ne sembles pas connaître grand-chose, lieutenant Godet, dit Chauvelin avec un ricanement.

– Je ne suis pas de cette région, je ne pouvais que…

 

Mais Chauvelin l’interrompit par un juron.

– D’où que tu viennes, lieutenant Godet, lui dit-il sévèrement, c’était ton devoir de te renseigner sur la région à travers laquelle tu avais reçu mission de conduire tes hommes.

– Je n’avais pas reçu l’ordre de les conduire à travers la montagne, rétorqua Godet d’un air maussade. Nous étions ici depuis un mois et avions toujours suivi les grand-routes. À Sisteron, j’avais reçu l’ordre d’arrêter les ci-devant Frontenac. Toi-même, citoyen représentant, tu as pu constater avec quelle conscience je me suis acquitté de ce devoir. Tous les ordres que tu m’as donnés, je les ai exécutés. Après la perquisition, tu m’as dit d’aller à Laragne, puis de là à Serres. C’est toi qui m’as ordonné de faire halte à Laragne pour la nuit.

– Tout cela n’a rien à voir avec l’affaire, dit l’un des collègues de Chauvelin avec brusquerie. Ce qui ressort de cette histoire extravagante, c’est que les espions anglais ont disparu et qu’on a complètement perdu leurs traces.

– Pour le moment, corrigea sèchement Chauvelin. Ces traces, c’est au lieutenant Godet qu’il appartient de les retrouver.

Il parlait avec une amertume extrême, et les regards qu’ils décochaient à Godet étaient pleins de menaces. Cet homme aux yeux pâles et aux mains semblables à des serres d’oiseaux de proie inspirait au lieutenant bien plus de crainte que les deux autres. Ceux-là se contentaient de placer un mot de temps à autre, ce qu’ils désiraient pour l’instant, c’était de savoir comment s’était terminée l’aventure.

– Par une longue et pénible marche jusqu’à Orange, répondit Godet. Fatigués au-delà de tout ce qu’on peut dire, les pieds en sang, torturés par la faim et la soif, nous nous sommes traînés jusqu’ici.

Il leur avait fallu marcher des lieues et des lieues. Comment y étaient-ils parvenus, aucun ne le savait. Dans un ou deux villages qu’ils avaient traversés ils avaient pu trouver enfin à boire et à manger. Un fermier avait fait monter quelques-uns des hommes les plus fatigués dans sa charrette pour un trajet d’une lieue et demie. Ils s’étaient enquis en route des faux militaires, mais personne ne les avait vus passer.

– Si j’avais été un traître, comme tu l’as dit, citoyen représentant, j’aurais disparu aussi. Mais je suis revenu ici, comme le devoir me le commandait, et le colonel de mon régiment m’a envoyé tout de suite au Comité pour y faire ma déposition.

– Et tu as eu raison, commenta brièvement Chauvelin. Une seule chose pouvait te sauver des conséquences de ta maladresse : dire la vérité et racheter ta faute.

Il fit une pause d’un instant, puis, s’adressant à ses deux collègues, il poursuivit en pesant ses mots :

– Citoyens Pochart et Danou, nous sommes tous trois d’avis, je pense, que le lieutenant Godet s’est rendu coupable d’une grosse négligence, ce qui, à l’heure actuelle où la patrie est menacée à la fois par les traîtres à l’intérieur et par l’ennemi à la frontière, devient un véritable crime. Silence ! fit-il en jetant un regard sévère sur Godet qui avait murmuré un mot de protestation. Écoute seulement à quelles conditions je puis te promettre l’impunité. La patrie contre laquelle tu as péché te donne une chance de racheter ta faute. En vertu de la loi des Suspects nous t’accordons pleins pouvoirs : tu pourras aller partout, avec la faculté d’arrêter n’importe qui, homme, femme, enfant, qui te semblerait le moins du monde suspect de complicité dans cette affaire. Comprends-tu ?

– Je crois que oui, répondit Godet.

– La Nation, dit Pochart d’un ton sentencieux, préfère avoir la tête des espions anglais plutôt que la tienne, lieutenant Godet.

– La Nation aura ou la tête du lieutenant Godet ou celle des espions anglais, dit Chauvelin. C’est au lieutenant Godet de faire le choix.

Il y eut un instant de silence. Les yeux du lieutenant étaient fixés sur le visage pâle de son juge impitoyable. Il savait que sa vie dépendait de l’arrêt que prononceraient ces lèvres minces et décolorées, et, dans son cœur qui battait à grands coups, grandissait une haine farouche pour l’homme qui le terrorisait ainsi. Il aurait voulu se jeter sur lui, le saisir à la gorge, lui hurler des insultes à la face. Son impuissance ne faisait que rendre cette haine plus intense. Elle luisait dans ses yeux, et Chauvelin, rencontrant son regard, y surprit l’expression d’un chien enragé prêt à mordre. Il haussa les épaules avec indifférence, et l’ombre d’un sourire sarcastique releva le coin de ses lèvres minces. Il était habitué à faire naître sur son passage la haine et le désir de la vengeance.

– Lieutenant Godet, dit-il enfin, tu as entendu la décision du Comité. Nous trouvons préférable de surseoir au châtiment que tu mérites parce qu’il est en ton pouvoir de servir la patrie comme personne ne peut le faire en l’occurrence. Tu as vu ces Anglais face à face, tu connais leur aspect, leur visage, leur voix. Va, et bats les villes et les campagnes. Les hommes qui se sont rendus coupables de négligence avec toi t’accompagneront. Tu as le pouvoir de faire saisir qui te paraîtrait suspect d’avoir trempé dans cette affaire ; fais-en usage pour traquer ces fils d’Albion jusque dans leur repaire. Je n’ajouterai qu’un mot : ne te laisse pas jouer une seconde fois, car alors, aucun pouvoir sur terre ne pourrait te sauver. La première fois, une faute de ce genre peut être qualifiée de maladresse, mais la seconde fois, elle porterait le nom odieux de trahison.

Il s’était levé ; à cet instant, les muscles de sa main se détendirent et le papier qu’il avait chiffonné en boule roula sur la table.

Son collègue Pochart le ramassa, et lentement l’ouvrit et le défroissa. Il étudia une minute ou deux l’écriture serrée qui le couvrait et se tourna vers Chauvelin.

– Peux-tu nous dire ce qu’il y a d’écrit là-dessus, citoyen représentant ? demanda-t-il.

Et tout en parlant il passa le papier à son collègue Danou.

– Est-ce de l’anglais ? demanda Danou intrigué.

– Oui, répondit brièvement Chauvelin.

– On dirait de la poésie, remarqua Pochart.

– Des vers de mirliton, dit Chauvelin.

– Et tu peux les lire ?

– Non.

– Je croyais que tu savais l’anglais.

– Non point.

– C’est tout de même étrange que ces quelques vers de mirliton, comme tu dis, aient pu être glissés dans la tunique du lieutenant, remarqua sèchement Pochart. Et il y a ton nom dessus, citoyen représentant, ajouta-t-il en désignant les mots : À mon ami Chauvelin, qui précédaient les quatre lignes écrites en anglais, un langage qui, apparemment, n’était compris ici par personne.

Mais la patience de Chauvelin était à bout. Il saisit le morceau de papier et le déchira rageusement en d’innombrables petits débris.

– Assez de ces futilités, dit-il en administrant un coup de poing sur la table. Ces Anglais ont voulu se montrer facétieux, et c’est tout. Nous leur faisons beaucoup d’honneur en attachant de l’importance à cette stupide plaisanterie. Lieutenant Godet, reprit-il en s’adressant une fois de plus à l’accusé, tu peux te retirer si tu te soumets aux conditions que je viens de te dire. La prochaine fois que nous nous retrouverons face à face, tu seras, ou bien l’homme habile qui a aidé à capturer ces imprudents aventuriers, ou le militaire accusé de trahison et prêt à subir le châtiment qu’il mérite. Maintenant, tu peux disposer.

Sans un mot, Godet fit demi-tour et sortit de la salle. Il passa devant le soldat de garde à la porte, la tête haute, et suivit le corridor d’un pas ferme. Mais dans le vestibule désert il s’arrêta et se retourna vers la salle où il venait de vivre de tels moments d’angoisse. Alors il leva le poing et le brandit dans la direction de l’homme invisible dont son sort dépendait.

– Avec un peu de chance, murmura-t-il entre ses dents, je pourrai peut-être te revaloir cela, mon ami Chauvelin.