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Les témoignages

Il est probable que tout se serait bien passé si Fleurette, au moment où son acquittement semblait certain, n’avait détruit elle-même toutes ses chances et provoqué sa propre condamnation.

Dans sa Chronique des tribunaux, le Moniteur du 26 Prairial an II donne des détails intéressants sur la séance du Tribunal d’Orange où fut jugée une jeune Dauphinoise nommée Fleur Chauvelin, propre fille d’Armand Chauvelin, le patriote bien connu, membre éminent du Comité de salut public ; et il relate tout au long les incidents extraordinaires qui en marquèrent le dénouement.

Lorsque nous pensons au moment tragique où Fleur Chauvelin, dite Armand, comparut à la barre des accusés, nous essayons de nous représenter Chauvelin, président de ce tribunal d’infamie, et qui, en cette qualité, vient d’envoyer sans pitié quelques-uns de ses semblables à la mort, voyant maintenant sa propre fille, l’être qui lui est le plus cher au monde, debout devant lui, accusée et déjà condamnée aux yeux de la canaille qui les entoure.

On ne perdait pas de temps en formalités dans ces jugements qui ne comportaient ni jury ni avocat. Le procureur débuta en lisant d’une voix monotone un acte d’accusation qui était semblable à des centaines d’autres. Les mots « traîtres » et « ennemie de la République » étaient seuls intelligibles. Tout le reste était du galimatias. Le public n’écoutait pas. Toute l’attention des assistants était fixée sur l’accusée dont la tenue soignée et le maintien modeste faisaient l’objet de leur mépris et de leur dérision.

Lorsque la lecture de l’acte fut enfin terminée, Pochart, qui siégeait à côté du président, posa la question habituelle :

– La prisonnière est-elle accusée publiquement ou en secret ?

Et le procureur répondit :

– Publiquement.

Danou, le troisième juge, demanda ensuite :

– Par qui ?

Le procureur répondit :

– Par une nommée Adèle, domiciliée à Laragne, née de père inconnu, et par le lieutenant Godet du régiment d’infanterie d’Orange.

– De quoi ces personnes l’accusent-elles ?

– D’un vol commis au préjudice de la Nation et de ses rapports avec des ennemis de la République.

– Faites entrer le premier témoin.

Aussitôt après, Adèle se présentait à la barre. Était-ce la vue du visage sévère de Chauvelin, ou celle de toute cette foule qui l’écoutait, mais Adèle manifestait plus d’émotion que lors de son premier témoignage. Son petit visage de souris était blême et tiré, ses mains tremblaient visiblement et devaient être moites, car elle les essuyait constamment à son tablier, et elle ne regardait jamais dans la direction de l’accusée. Mais elle répondait distinctement, d’une voix élevée et un peu perçante. Petit à petit, elle gagnait de l’assurance en répondant aux questions du procureur, et elle avait repris tout son sang-froid quand elle commença le récit des faits qui devaient être pour l’accusée une charge accablante. Chauvelin connaissait tout cela par cœur ; les soldats sur le pont, la course de Fleurette au château, sa halte au retour dans la maison de la veuve Tronchet, le rendez-vous donné au fils Colombe par l’intermédiaire d’Adèle, la cassette et le sac d’argent qu’elle dissimulait sous son châle confiés à la garde du jeune Colombe.

Chauvelin essayait de temps à autre d’interrompre le témoignage de la jeune servante en lui posant brusquement des questions embarrassantes et en s’efforçant de lui faire dire des choses inexactes ou de l’amener à se contredire elle-même. Mais Adèle ne se laissait pas démonter. Sans doute était-elle une délatrice et une ingrate, mais elle disait la vérité, et c’est ce qui faisait sa force. Dans la lutte qui se livrait entre elle et Chauvelin, elle marquait constamment des points, et le public saluait de ses acclamations ses réponses nettes et précises.

À un moment, Pochart lui dit d’une voix forte :

– Ne te laisse pas intimider, citoyenne, et ne permets pas que la crainte de gens haut placés te détourne de ton devoir.

– Vas-y, Adèle de père inconnu ! lança une voix de femme au fond de la salle. C’est sans doute quelque aristo qui a abandonné ta mère. Que cette autre aristo paie pour sa clique…

Et c’est vigoureusement applaudie, qu’Adèle quitta la barre. La figure décolorée, Chauvelin attendit que le tumulte se fût calmé, puis, faisant appel à tout son sang-froid, il prononça d’une voix calme et ferme :

– Cette fille a menti. Les faits qu’elle a racontés ne peuvent s’être passés en sa présence, car au jour dit et à l’heure dite, elle se trouvait dans ma propre maison, à Lou Mas, à une demi-lieue de distance.

Des exclamations diverses et contradictoires du public saluèrent cette déclaration. Dans tout ce tapage, deux personnes seulement semblaient garder leur calme : l’accusée et le juge. Le Moniteur note que l’accusée garda au cours de cette séance une étonnante sérénité. Elle regardait droit devant elle, tantôt le président, tantôt, un peu plus haut, le drapeau tricolore tendu sur le mur que décoraient un bonnet rouge et l’inévitable inscription : Liberté, Égalité, Fraternité.

Le président, lui aussi, restait impassible, du moins extérieurement. Très droit, la tête haute, les mains derrière le dos, il attendit qu’un silence relatif se fût rétabli dans la salle, ce qui arriva bientôt, le public désirant en entendre davantage. C’est alors que s’éleva la voix de Pochart :

– Une telle affirmation demande des preuves, citoyen président, dit-il.

– Il n’est pas besoin de preuves, répliqua froidement Chauvelin. La parole d’un représentant en mission a plus de poids que n’importe quel témoignage.

Pendant que Pochart cherchait une riposte appropriée, Danou insinua doucement :

– Avant de discuter ce point, ne pourrions-nous entendre le témoin suivant, le lieutenant Godet ?

– Oui, oui ! hurla la foule.

Flairant quelque chose d’extraordinaire, le public était plus excité que de coutume. Ces jugements expéditifs – une demi-douzaine à l’heure – se terminant presque toujours par une condamnation à mort étaient devenus monotones. Cette fois, un nouvel élément d’intérêt venait de surgir : le bruit s’était répandu comme une traînée de poudre que l’accusée était la propre fille du président, le citoyen Chauvelin, patriote éprouvé, membre de plusieurs Comités et, disaient certains, ami personnel de Robespierre. C’était bien là, en vérité, la pierre de touche du plus pur patriotisme : un juge appelé à condamner sa fille si elle est coupable ! Et naturellement elle était coupable, sans, quoi elle n’aurait pas été là. Ce que ces gens éprouvaient, ce n’était pas de la sympathie pour le père ou pour la fille, mais un intérêt passionné pour ce curieux procès et le jugement qui le conclurait. En fait, la foule n’aimait pas l’attitude de l’accusée, ce que ces gens appelaient ses petits airs aristocratiques et ses mines dédaigneuses.

La scène était ainsi préparée pour l’entrée du lieutenant Godet. Celui-ci se présenta à la barre des témoins avec un air suffisant, presque fanfaron même, qui lui gagna d’emblée le cœur des femmes. Conversations, apostrophes, murmures cessèrent, et le petit cliquetis des aiguilles à tricoter accompagna seul les réponses faites par le lieutenant Godet aux questions préliminaires du procureur. Après quoi, il entama sa déposition.

Dès le début, il eut les faveurs de l’assistance. C’est qu’il racontait des choses bien intéressantes, cet officier, en particulier la perquisition du château où l’on avait brisé tant de meubles et de vaisselle. Mais voilà qui devenait plus extraordinaire et presque incroyable : Godet, toujours très à son aise, racontait maintenant comment lui, les hommes qu’il commandait et tout le village de Laragne avaient été trompés par une bande d’espions anglais, et que ceux-ci, il s’en était rendu compte par la suite, étaient certainement d’accord avec François Colombe et l’accusée. Il décrivait les soldats magnifiquement équipés, leur défilé dans le village, la perquisition dans l’immeuble du dénommé Colombe, épicier, Grand-Rue. Il fit le portrait du soi-disant capitaine et dit avec quelle morgue il avait eu le front de lui donner des ordres, à lui, lieutenant Godet, véritable officier de la glorieuse armée révolutionnaire.

Le public continuait à écouter sans donner de signes d’approbation ou de désapprobation. Seulement, le silence qui régnait dans la salle faisait penser au calme qui précède la tempête. L’accusée continuait à sourire d’un air paisible ; quant au visage blême du président, il était impénétrable.

Et Godet relatait maintenant la longue et pénible marche que lui et ses hommes avaient dû faire à travers la montagne. Leur épuisement, la poussière, la faim qui les tenaillait. Il disait comment le ci-devant comte de Frontenac et François Colombe, avaient été subtilisés et mis en lieu sûr, tandis que les soldats de la République étaient abandonnés à moitié morts de fatigue et d’inanition sur le bord de la route.

Maintenant, son récit était terminé et le silence régnait toujours dans la salle. Le témoin, mal à l’aise, avait quelque peu perdu de son assurance et la main qui caressait sa longue moustache tremblait visiblement. L’accusée, accablée par la chaleur, s’essuya le front avec son mouchoir.

Et soudain, perçant le silence, la voix aiguë d’une femme lança :

– M’est avis que tu t’es laissé joliment rouler par ces Engliches, citoyen lieutenant !

La tension fut rompue du coup. C’était comme si une écluse avait été ouverte. Immédiatement, cris, rires et apostrophes retentirent d’un bout à l’autre de la salle.

– Oui, les Engliches t’ont bien roulé !

Bientôt ce fut un cri général accompagné de trépignements et d’éclats de rire, à la fois moqueurs et malveillants. Godet, que son ahurissement rendait ridicule, roulait des yeux affolés tandis qu’il essayait en vain de se faire entendre.

Cette agitation dura quelques instants, puis Chauvelin, se levant, agita la sonnette. D’une voix forte, il réclama le silence, et, dans l’accalmie qui se produisit, il dit d’un ton moins élevé, mais avec véhémence :

– Citoyens et citoyennes, ne considérez-vous pas comme une insulte qu’on vous demande d’écouter les discours de cet imbécile, alors que la vie d’une fille de France est en jeu ?

L’ardeur passionnée avec laquelle il parlait, la brûlante indignation qui s’exprimait par cette voix claire et mesurée eurent pour effet d’en imposer à la bruyante populace. Tous les regards se tournèrent vers Chauvelin qui leur faisait face, calme, hautain, presque majestueux, en dépit de sa petite taille. Profitant de cet avantage, il reprit la parole. Sans un geste, sans viser à aucun effet d’éloquence, presque sans élever la voix, mais sur le ton que prend un homme pour parler à ses amis, il s’adressa aux assistants. Et par une de ces réactions inattendues qui si souvent changent brusquement l’humeur d’une foule, ces hommes et ces femmes cessèrent sur-le-champ de vociférer et prêtèrent à l’orateur toute leur attention.

– Citoyens et citoyennes, disait celui-ci, vous avez entendu deux témoins déposer devant le Tribunal contre l’accusée. L’un d’eux, cette fille nommée Adèle, je l’ai convaincue moi-même de faux témoignage apporté dans l’intention perverse de causer la perte d’une patriote. L’autre, vous l’avez jugé vous-même : un incapable et un instrument complaisant entre les mains de l’ennemi. Vous l’avez traité d’imbécile, citoyens ; mais moi, je vais plus loin, et je dis que c’est un traître. Le lieutenant Godet n’est pas un simple instrument entre les mains des espions anglais, il s’est fait leur complice, leur collaborateur. Pouvez-vous vraiment croire, citoyens, qu’un loyal soldat de la République puisse se laisser abuser par de faux uniformes et ne pas reconnaître l’accent étranger dénaturant notre belle langue française ? Pouvez-vous croire à l’histoire de cette marche forcée, en compagnie de ces faux militaires dont chaque mot, chaque geste devaient les montrer pour ce qu’ils étaient : des étrangers et des ennemis ? Citoyens et citoyennes, je fais appel à cette intelligence et à cette logique qui font la réputation des Français à travers le monde. À l’heure où la patrie est menacée de toutes parts, est-ce le moment de se laisser tromper par des gens méprisables qui sont prêts à vendre contre de l’or anglais notre pays, nos droits et nos libertés ?

– Non ! non ! clama une voix dans l’assistance, nous ne laisserons pas vendre nos libertés !

Et la foule fit chorus.

Pochart se leva brusquement. Une ou deux fois il avait tenté d’interrompre Chauvelin en criant : « Tu calomnies un soldat de la République ! » Mais personne ne l’écoutait. Il y avait quelque chose dans la personne de Chauvelin qui fascinait la foule ; était-ce son visage pâle et calme, le regard pénétrant de ses yeux clairs, ou sa voix mesurée, mais nette, qui se faisait entendre jusqu’aux extrémités de la salle ? Et puis, il y avait aussi un élément nouveau d’intérêt : un père appelé à juger sa propre fille ; des dépositions étranges ; les témoins démentis avec éclat et menacés d’être mis eux-mêmes en accusation, voilà ce qui ne s’était jamais produit à Orange !

C’est pourquoi le public se refusait à entendre Pochart et Danou et voulait écouter Chauvelin. Il ne souhaitait pas spécialement l’acquittement de Fleurette, dite Armand, mais la perspective de voir envoyer les deux témoins au banc des accusés l’enchantait. Pour l’instant, c’était tout ce qu’il désirait.

Ni Pochart, ni Danou, cependant, n’étaient hommes à abandonner la lutte si facilement. Dans ce conflit avec un représentant en mission, ils s’étaient trop compromis pour pouvoir reculer. Seule la victoire les sauverait, et ils s’étaient juré de vaincre à tout prix. Non, ils ne s’avouaient pas battus… Pas encore.

Pochart s’était dressé, et sa voix grinçante s’efforçait de dominer le bruit. Dès qu’une légère accalmie se produisit, il saisit l’occasion et dit d’une voix tonnante :

– Citoyens et citoyennes, vous tous, patriotes, laissez-moi vous répéter la question que le président vous posait il y a un instant : Allez-vous permettre qu’on vous dupe, qu’on vous trompe ? Vous laisserez-vous mener comme des moutons là où des traîtres veulent vous conduire ?

Un murmure s’éleva de l’assistance, des gens haussèrent les épaules, quelqu’un cria :

– À la lanterne, les traîtres !

Pointant un doigt accusateur dans la direction de Chauvelin, Pochart reprit le sinistre cri.

– À la lanterne, les traîtres ! voilà ce que je dis moi-même, rugit-il de toute la force de ses vigoureux poumons. Oui, à la lanterne, tous les traîtres qui essayent de vous jeter de la poudre aux yeux ! Cet homme veut soustraire l’accusée à la justice, c’est visible. Ne vous laissez pas égarer par lui. Demandez-lui d’où vient qu’il dépense aujourd’hui des trésors d’éloquence en faveur de l’accusée alors qu’hier et avant-hier il a condamné tous les prévenus qui ont comparu devant ce Tribunal sans aucune indulgence.

Un sourd murmure accueillit ces derniers mots. L’éloquence de Pochart n’était pas parvenue à retourner la foule, mais elle l’avait amenée à considérer le président avec une certaine suspicion.

– C’est vrai, cria une femme. Le président n’a montré hier aucune pitié envers les accusés.

– C’est mon devoir, répliqua Chauvelin d’une voix ferme, de punir les coupables aussi bien que de protéger les innocents.

Mais Pochart était de nouveau debout criant, gesticulant et frappant du poing sur la table.

– Citoyens, reprit-il une fois de plus, nous ne devons pas nous laisser abuser par des hommes qui ruinent notre pays en favorisant les traîtres. Regardez l’accusée ; regardez cette aristocrate avec son fichu plissé et ses airs de sainte nitouche qui, en dépit des dénégations des gens intéressés, ose aller en pleine nuit retrouver son amoureux pour comploter avec lui contre la sûreté de la République. Car on l’a vue. Vous avez entendu le témoin, une humble fille du peuple, victime de la tyrannie des aristocrates, et elle vous a dit la vérité. Elle a vu l’accusée et son amoureux chuchotant et s’embrassant dans l’obscurité. Je vous le demande un peu, citoyennes, est-ce qu’une Française respectable donne des rendez-vous la nuit à son amoureux ? N’est-ce pas plutôt la débauchée, prête à toutes les trahisons, qui fuit la lumière du jour et recherche l’obscurité pour ourdir de criminels complots contre la sûreté de l’État ? Voyez le témoin : humblement, simplement, sans détour, elle a dit la vérité.

– Elle a menti comme tu le sais fort bien, citoyen Pochart, interrompit Chauvelin avec force. Menteuse, faussaire et voleuse, je déclare sa mise en accusation et ordonne qu’elle soit jugée pour ces crimes envers la Nation. Regardez-la tous, citoyens et citoyennes, poursuivit-il en pointant un doigt accusateur dans la direction de la malheureuse Adèle dont l’étroit visage était devenu livide, et qui tapie, et comme recroquevillée sur elle-même à l’extrémité du banc des témoins, essuyait d’une main tremblante la sueur d’angoisse qui mouillait son front. Regardez-la, et maintenant, regardez l’accusée. Celle-ci est calme, parce qu’elle est innocente, tandis que l’autre tremble, parce qu’elle voit sa perfidie exposée au grand jour. Considérez ces deux femmes, citoyens et citoyennes, et décidez vous-mêmes laquelle est sans tache et laquelle est coupable de trahison.

Chauvelin s’essuya le front. Il venait de fournir un immense effort et se sentait brisé ; mais il savait qu’il avait gagné la partie. Il avait conquis la foule qui manifestait son approbation par des acclamations frénétiques. Le Moniteur affirme qu’à cet instant, un verdict d’acquittement aurait été applaudi par toute l’assistance.

Le souci du sort de Fleurette n’avait rien à voir avec cet enthousiasme. Fleurette n’était pour les assistants que le pivot autour duquel se déroulait un drame passionnant. Mais Chauvelin, lui, le père plaidant désespérément pour sauver la vie de son enfant, avait gagné toute leur sympathie. S’il avait pu à l’instant même mettre aux voix l’acquittement, il est certain, comme le dit le Moniteur, que celui-ci aurait été voté d’enthousiasme.

Tout aurait donc été pour le mieux sans l’intervention d’un des assistants, espèce de géant à l’aspect patibulaire, qui était debout, dans le fond de la salle, le dos appuyé au mur. Misérablement vêtu, un bonnet de laine rouge couvrant sa chevelure embroussaillée dont de longues mèches tombaient de chaque côté d’un visage incroyablement sale et barbouillé, il tenait à la main une énorme carotte qu’il rongeait à la façon d’un animal avec un grand bruit de mâchoires. C’était un de ceux qui avaient applaudi le plus bruyamment la péroraison du président.

– Vas-y, président, hurlait-il. À la lanterne les imbéciles et les traîtres ! Où est-elle cette fille de rien ? Qu’elle se lève ! Nous voulons la voir, n’est-ce pas, citoyens ?

– Oui, oui ! Nous voulons la voir. Lève-toi donc, Adèle, née de père inconnu. Lève-toi qu’on te regarde !

Les femmes, comme de juste, étaient les plus enragées à interpeller la malheureuse. Elles voulaient voir Adèle au visage étroit de souris, Adèle aux mains tremblantes et aux épaules rentrées. Elles auraient souhaité voir Adèle se tortiller comme un ver qu’on pique avec une épingle. Quant à Fleurette, elles l’avaient pour ainsi dire oubliée.

Comme les clameurs redoublaient, deux gendarmes allèrent sur un ordre du président quérir Adèle à la barre des témoins pour la traîner, ou plutôt la porter jusqu’au banc des accusés. La foule, satisfaite de voir ses désirs obéis, mit une sourdine à son délire, et dans le calme momentané qui suivit on put entendre les cris perçants d’Adèle.

– Pitié ! pitié ! criait-elle en luttant désespérément pour échapper aux mains des gendarmes qui la maintenaient sans douceur. Je suis innocente. Je n’ai dit que la vérité…

Une explosion de rires ironiques salua cette déclaration. Les femmes, les mains sur les genoux, s’esclaffaient. Elles trouvaient qu’Adèle était vraiment comique à voir avec son bonnet de travers, ses cheveux en désordre, son regard affolé et sa bouche ouverte d’où sortaient des cris que personne n’entendait.

Le président ne faisait aucun effort pour réprimer le désordre. Plus fort serait le sentiment de haine manifesté envers Adèle, et plus il aurait de chance, non seulement de faire accepter l’acquittement de Fleurette, mais aussi de maintenir la sympathie que lui témoignait maintenant le public jusqu’au moment où il pourrait enfin emmener sa fille hors d’Orange et la mettre à l’abri. Il s’efforça de rencontrer le regard de son enfant bien-aimée. Mais Fleurette, immobile, avait les yeux fixés sur Adèle. La vue de cette fille effondrée semblait la fasciner, et elle ne cessait de la regarder tout en maniant nerveusement la pointe de son fichu de mousseline.

Dans ce vacarme orchestré surtout par le beau sexe, Pochart et Danou, ordinairement grands favoris des dames, cherchaient en vain, eux aussi, à faire entendre leur voix. Autant essayer d’imposer silence à une tempête déchaînée ! Un spectateur doué d’une voix de stentor réussit cependant à dominer le tumulte.

– Hé ! la fille ! clama le grand gaillard qui se tenait en arrière, le dos appuyé au mur, tu voulais calomnier une innocente par tous tes mensonges ? Tiens, prends ça pour ta peine…

Et par-dessus les têtes, il lança à l’infortunée Adèle la carotte à moitié rongée qu’il tenait à la main.

Il la manqua de peu. Mais son geste avait enchanté la foule. Les assistants reprirent le cri : « Prends ça pour ta peine ! » et envoyèrent des projectiles variés dans la direction d’Adèle, laquelle s’était effondrée aux pieds de Fleurette qui continuait à la regarder avec une muette horreur.

Ce fut assurément le geste de cet individu déguenillé qui précipita la catastrophe en déchaînant la violence de la populace contre Adèle. La malheureuse était maintenant le but de toutes les injures et de toutes les menaces, et Fleurette, la voyant trembler, prit conscience de cette situation nouvelle. À l’indignation causée par le rôle perfide d’Adèle avait succédé la surprise devant le revirement de la foule. Mais elle ne se rendit compte pleinement du danger couru par Adèle que lorsqu’elle entendit des phrases comme celles-ci : « Tu voulais assassiner une innocente avec tes mensonges ! » « À toi d’être jugée, à présent ! » « … et condamnée ! » En même temps, sa mémoire lui retraçait les événements de Laragne. Chauvelin qui l’observait avidement devina ce qui se passait dans son esprit en voyant son regard quitter Adèle pour se porter rapidement sur lui-même, puis sur la multitude de figures rouges et grimaçantes qui l’entourait.

Ah ! si le tumulte pouvait durer encore ! Si seulement Fleurette pouvait perdre connaissance ! Chauvelin souhaita que le toit de l’édifice s’effondrât, ensevelissant l’ignoble foule, Fleurette et lui-même sous ses ruines avant qu’elle prononçât les mots qu’il devinait sur ses lèvres.

Mais aucune de ces choses n’arriva, et par cette perversité du sort qui est si fréquente, un apaisement soudain se produisit, et dans le silence, la voix de Fleurette se fit entendre claire comme de l’eau versée dans un vase de cristal.

– Adèle n’a pas menti, prononça-t-elle. Elle ne m’a pas calomniée. Il est exact que j’ai confié quelques objets de valeur à la garde de mon cher fiancé, François Colombe, et je ne doute pas qu’Adèle ne m’ait vue, comme elle le dit.