Pèpe fut le premier à entendre des pas au-dehors. Il tressaillit comme s’il était tiré brusquement d’un rêve.
– Voilà M. Colombe, dit Fleurette.
Pèpe la reprit aussitôt d’un air sévère, ce qui lui arrivait rarement.
– Le citoyen Colombe, rectifia-t-il brièvement.
Fleurette haussa ses jolies épaules.
– Oh ! vraiment…, s’exclama-t-elle.
– Il faut que tu t’y habitues, Fleurette, insista son père avec une gravité inaccoutumée.
Pour toute réponse elle se contenta de poser un baiser sur son front, puis se tourna vers le buffet pour y ranger l’argenterie, mais aussi pour dissimuler la rougeur qui avait envahi ses joues quand elle s’était rendu compte par le bruit des pas que ce n’était pas un, mais deux visiteurs, qui s’avançaient dans le sentier menant à Lou Mas.
Un coup vigoureux fut frappé à la porte.
– Est-ce qu’on peut entrer ? lança une voix joviale et sonore.
Fleurette courut ouvrir la porte en disant :
– Mais oui, mais oui !
Puis ajouta aussitôt d’un air apparemment fort surpris :
– Tiens ! vous voilà aussi, François !
Le brave Colombe était entré dans la salle et abordait Pèpe en disant : « Oui, nous sommes venus pour boire à la santé de Fleurette », mais François, lui, s’attardait sur le paillasson où il essuyait longuement ses bottes comme si son existence dépendait de leur propreté. Il tenait à la main un énorme bouquet de pivoines qu’il tournait et retournait machinalement, mais ses yeux ne quittaient pas Fleurette, et sur sa bonne figure ouverte se lisait une expression de timide adoration.
Il respira profondément et murmura d’une voix enrouée d’émotion :
– Bonjour, mademoiselle Fleurette.
Et Fleurette, essuyant sa petite main brûlante contre son tablier, répondit tout bas :
– Bonjour, François.
François avait tout de même fini de se frotter les pieds et Fleurette put refermer la porte ; après quoi elle tendit la main pour prendre les fleurs que, dans son trouble, il oubliait de lui offrir.
– Ces belles pivoines sont pour moi, François ? demanda-t-elle.
– Si vous voulez bien les accepter, mademoiselle Fleurette, répondit-il.
Elle avait dix-huit ans, et lui, tout juste vingt. Ni l’un ni l’autre n’avaient quitté plus de quelques heures ce petit coin perdu du Dauphiné où ils avaient vu le jour, elle dans la petite maison aux volets verts, lui au-dessus de la boutique de la Grand-Rue où son père, Hector Colombe, vendait de la chandelle et du sucre, du vinaigre et des lentilles, depuis le jour où il avait été d’âge à aider son propre père dans le même commerce. Enfants, ils avaient fait ensemble des pâtés de sable au bord du ruisseau, et François se faisait un devoir de protéger Fleurette contre les redoutables ennemis qui l’effrayaient parfois, tels que le chien du boucher, les oies de madame Amélie, ou Achille, l’innocent, avec son regard étrange. Ils étaient assis tous deux – non pas côte à côte, vous pensez bien, les petits garçons étaient placés à droite et les filles à gauche – dans la petite salle de classe où M. le curé enseignait, avec le catéchisme, l’alphabet et « 2 et 2 font 4 ». Ils s’étaient agenouillés tous deux pleins de ferveur et d’émotion, dans la vieille église de Laragne, le jour de leur première communion, Fleurette en robe blanche et François vêtu d’un bel habit de drap à boutons de cuivre et chaussé de souliers à boucles.
Et quand François avait été d’âge à faire à cheval les courses que lui confiait son père autour de Laragne, Fleurette montait souvent en croupe derrière lui en s’accrochant aux basques de son habit pour ne pas perdre l’équilibre. Ils s’en allaient ainsi le long des routes sinueuses, au pas tranquille de la vieille jument qui semblait se douter que ses cavaliers n’étaient pas pressés d’arriver.
À présent, François avait vingt ans, et Fleurette dix-huit ; ses cheveux étaient blonds comme le blé mûr, ses yeux bleus comme le ciel d’un matin d’été et sa bouche aussi fraîche qu’une cerise. Étonnez-vous après cela que le pauvre François se sentît les pieds lourds comme du plomb et le cou trop serré dans sa cravate ! Étonnez-vous qu’en obéissant à Fleurette qui lui demandait de verser l’eau de la carafe dans un vase pour y placer les pivoines, il aspergeât copieusement le parquet ; surtout si vous considérez que ses gros doigts malhabiles rencontraient les doigts menus de Fleurette autour du col de la carafe ! Le brave Hector fit mine de se fâcher contre le maladroit.
– Voyez-moi ce grand dadais ! s’exclama-t-il de la voix rude qu’il prenait pour mettre en fuite les gamins du village lorsqu’ils regardaient de trop près les pommes de sa devanture. Tirez-lui donc les oreilles, mademoiselle Fleurette !
Cette proposition leur parut si drôle à tous les deux qu’ils en rirent de bon cœur, après quoi ils se mirent à quatre pattes pour éponger le carrelage en se taquinant gaiement. Hector se retourna vers son hôte et frappa la table de son poing vigoureux.
– Eh bien ! ça y est ! jeta-t-il d’une voix sourde. Ils vont me le prendre et l’emmener pour en faire de la chair à canon… Ah ! les gredins !
Le père de Fleurette leva les yeux d’un air interrogateur.
– Emmener François, dites-vous ? fit-il simplement. Puis, avec un haussement d’épaules il ajouta :
– Il a bien vingt ans, n’est-ce pas ?
– Est-ce une raison pour qu’on me l’enlève, alors que j’ai besoin de lui pour m’aider au magasin ? riposta Hector auquel cet argument semblait sans réplique.
– À quoi bon tenir un commerce, mon bon Hector, si la France est envahie et que l’étranger vienne se joindre à tous les traîtres qui veulent sa perte ?
– Mais est-ce qu’ils ne la mènent pas eux-mêmes à sa perte, tous ces démons de Paris qui ne rêvent que guerre et massacre ? gronda Hector Colombe sans prendre garde au geste d’avertissement qui lui était adressé.
Adèle, une jeune fille du village qui donnait un coup de main à la vieille Louise dans les grandes occasions, arrivait de la cuisine avec une pile d’assiettes et de plats qu’elle se mit à ranger sur le dressoir. Hector haussa ses larges épaules. Qui donc se souciait d’Adèle, une fille qui gagnait cinq sous par jour à frotter les planchers ? un petit laideron aux pieds plats et aux bras rouges… peuh !
Mais le père de Fleurette leva un doigt.
– Les murs ont des oreilles, murmura-t-il.
– Oui, je sais, je sais, grogna Hector. C’est la mode à présent de s’espionner les uns les autres. Une jolie mode, ma foi ! que nous ont apportée vos amis de Paris.
L’autre ne répondit point. Sans doute savait-il l’inutilité de toute discussion avec le brave épicier quand celui-ci était de mauvaise humeur.
Ayant terminé ses rangements, Adèle quitta la pièce sans faire plus de bruit qu’une souris – ressemblant elle-même à une souris avec ses petits yeux vifs, et son nez pointu. Dans un coin de la salle, près de la fenêtre, encore occupés des pivoines qui sans doute ne voulaient pas se laisser arranger dans le vase, Fleurette et François causaient tout bas.
– Je vais partir, mademoiselle Fleurette, disait-il.
– Partir ! pour où ? bientôt ?
– On a besoin de moi à l’armée.
– Pourquoi faire ? demanda-t-elle naïvement.
– Pour combattre les Anglais.
– Vous n’allez pas aller vous battre, bien sûr…
– Mais si, mademoiselle Fleurette. Il le faut.
– Oh ! mais qu’est-ce que je… qu’est-ce que M. Colombe va faire sans vous ? Il faut que vous restiez ici pour l’aider au magasin.
Et à la pensée du pauvre M. Colombe privé des services de son fils, elle sentit quelque chose s’étrangler dans sa gorge.
– Mon père est furieux, dit François d’une voix enrouée, car lui aussi avait la gorge serrée. Mais il n’y a rien à faire. Il faut que je parte.
– Quand ? demanda Fleurette, si bas que seule l’oreille d’un amoureux pouvait saisir le sens du mot murmuré.
– Je dois rejoindre demain à Serres les autres recrues, répondit François.
– Déjà demain ? Et moi qui étais si heureuse aujourd’hui !
C’était le cri d’un jeune cœur qu’accablait soudain son premier chagrin. Fleurette ne s’efforçait plus de contenir ses larmes, tandis que François ne savait au juste s’il allait pleurer, lui aussi, parce qu’il allait la quitter, ou danser de joie parce que c’était son départ qui faisait pleurer Fleurette.
– Mon souhait le plus cher est de voir s’unir ces deux enfants, dit à voix basse le digne épicier.
Il se moucha bruyamment avant d’ajouter :
– Mais, avec ce départ…
Son interlocuteur, lui, prenait la chose avec plus de philosophie.
– Il faut attendre de meilleurs jours, Colombe, dit-il. D’ailleurs, Fleurette est trop jeune pour se marier.