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Premières manœuvres de Chauvelin

Ce même après-midi à quatre heures, le président du Tribunal révolutionnaire siégeant à Orange reçut l’ordre écrit d’accompagner à Paris le citoyen Chauvelin, représentant en mission du Comité central de salut public, pour présenter son rapport sur les jugements rendus par son tribunal depuis le début de l’année. Le procureur Isnard, accusateur public, reçut une convocation analogue, et il se précipita tout ému à l’hôtel de ville pour trouver le citoyen Chauvelin.

– Qu’est-ce que cela signifie, citoyen représentant ? demanda-t-il.

Chauvelin fit un geste vague.

– Je n’en sais rien, répondit-il. Ces ordres sont arrivés par le courrier, il y a une heure. J’ai ma calèche ici. Nous partirons demain matin, à la première heure, et nous serons à Valence avant la nuit. Le jour suivant nous arriverons à Lyon, et au milieu de la décade nous serons à Paris.

– Vous n’avez pas idée… ?

Chauvelin hocha la tête.

– On ne sait jamais, dit-il. Ce pourrait être la conséquence d’une dénonciation. Le président du Tribunal et toi avez sans doute vos ennemis, comme tout le monde.

Les joues flasques du procureur Isnard étaient devenues blêmes.

– J’ai toujours fait mon devoir, balbutia-t-il.

– Sans aucun doute, sans aucun doute, répondit Chauvelin avec indifférence. Tu pourras te justifier, j’en suis persuadé, citoyen. Mais tu sais ce que sont ces ordres. Impossible de discuter… ou de désobéir.

– Oui, je le sais. Mais les affaires en cours au Tribunal…

– Eh bien ?

– Nos prisons sont pleines. Il faudrait juger une fournée d’une dizaine d’accusés au moins par jour. J’ai actuellement quarante à cinquante actes d’accusation tout prêts. Ces affaires vont rester en suspens.

– Tu mettras les bouchées doubles au retour, citoyen, répliqua sèchement Chauvelin.

L’arrivée du président du Tribunal interrompit ce colloque. Lui aussi était très ému et quelque peu effrayé. Il connaissait bien ces convocations qui arrivaient de Paris de temps à autre d’une façon inopinée. Celles-ci, sans aucun doute, présageaient un blâme, peut-être pire. On ne savait jamais, avec ces chefs du gouvernement. Tantôt ils criaient à tue-tête : « Frappez, frappez les ennemis de la République ! Ne laissez pas chômer la guillotine ! » et ils forgeaient des lois pour hâter l’extermination des traîtres. Tantôt ils faisaient machine arrière et vous reprochaient de montrer trop de zèle. C’était à n’y rien comprendre. De toute façon, quelle semaine d’angoisse ils allaient passer avant d’atteindre Paris ! Le président Legrange, désireux de gagner du temps, aurait voulu reculer le départ de quelques jours en invoquant la multiplicité des affaires en cours. Mais Chauvelin était pour l’obéissance immédiate.

– Moi aussi, je suis convoqué à Paris, dit-il. J’ai l’intention de partir tout de suite. Quant aux affaires en cours, elles attendront que nous soyons revenus. Demain matin, à six heures, ma calèche sera devant l’Hôtellerie de la Poste. C’est là que je vous attendrai. Je vous conseille de prendre un copieux déjeuner, car notre premier relais sera à Montélimar. En attendant, je vous souhaite le bonsoir ; j’ai encore beaucoup de choses à voir avant mon départ.

Pour la première fois de la journée, Chauvelin poussa un soupir de satisfaction. Sa manœuvre avait réussi : c’était lui qui avait forgé les convocations. L’absence du président du Tribunal et du procureur signifiait que les affaires de justice en cours seraient arrêtées, et Chauvelin avait calculé que cela lui donnait trois semaines de répit pendant lesquelles il aurait le temps d’agir pour arracher Fleurette aux griffes de ces coquins. Il se proposait d’accompagner les deux hommes jusqu’à Lyon. Là, il trouverait bien un prétexte pour les laisser continuer seuls leur voyage et retourner lui-même à Orange. Telle était sa manœuvre qui n’était pas sans risques, assurément, mais qui lui donnait le temps de réfléchir et de mûrir un plan pour mettre Fleurette à l’abri.

Chose curieuse, il se demanda à cet instant comment son ennemi juré, le Mouron Rouge, agirait dans les mêmes circonstances, et, ardemment, il souhaita posséder l’imagination inventive et l’audace illimitée de celui qui avait réussi, tant de fois, à le berner, lui, Chauvelin.

Le Mouron Rouge ! En évoquant son souvenir, Chauvelin sentit que, de toutes les blessures infligées à son amour-propre, ce jour-là, la pensée que cet homme odieux pourrait apprendre la situation dans laquelle il se trouvait et se réjouir de son angoisse était la plus cruelle de toutes.