Le soir tombait quand les deux femmes arrivèrent aux premières maisons de la ville. Louise était harassée, car la marche avait été dure, par la chaleur, sur la grand-route poussiéreuse et ensoleillée.
La route qui mène de Laragne à Sisteron monte d’une façon presque continue ; mais c’est une belle route qui serpente entre des vergers d’amandiers, à cette époque chargés de promesses, ou d’oliviers au feuillage grisâtre. Une fois passé le confluent du Buech et de la Méouge, elle s’élève en pente douce et révèle peu à peu au regard le magnifique panorama des basses Alpes avec leurs crêtes rocheuses et leurs vastes flancs que recouvrent de sombres manteaux de sapins. Mont de la Baume, Saint-Géniez, Signal de Lure : un des tableaux les plus beaux que puisse offrir la nature pour l’enchantement des voyageurs, mais incapable d’intéresser les deux femmes qui cheminaient péniblement, le cœur plein d’inquiétude.
Elles n’avaient fait en chemin que de rares rencontres, et parmi elles aucune qui pût inspirer la moindre alarme à la vieille Louise. De temps à autre elles avaient croisé un groupe de paysans regagnant leur logis d’un pas pesant. Ceux-ci lançaient parfois au passage un coup d’œil hardi vers la jolie fille qui cheminait si résolument aux côtés de sa vieille gouvernante ; un ou deux avaient risqué une plaisanterie, mais rien de plus, et les deux femmes avaient continué leur route en paix.
Tout en marchant, Fleurette et Louise retournaient en elles-mêmes ce problème : comment faire, en arrivant à Sisteron, pour trouver le citoyen Armand ? Sans doute obtiendraient-elles à l’hôtel de ville les indications nécessaires, car la présence d’un personnage aussi important que devait l’être son père ne pouvait passer inaperçue ; mais à cette heure tardive, tous les services publics étaient sûrement fermés. Alors, seraient-elles obligées d’aller au hasard quêter des informations de porte en porte ? Ah ! retrouver Pèpe n’était pas aussi simple que se l’imaginait Fleurette en se mettant en route quelques heures auparavant. La fatigue aidant, la pauvre petite se sentait tout près de pleurer ; en outre, les provisions du panier de Louise étaient consommées depuis longtemps et, pour toutes deux, la faim s’ajoutait à la lassitude.
Comme elles atteignaient les premières maisons de Sisteron, Louise poussa soudain une exclamation joyeuse.
– Nous sommes sauvées ! dit-elle. Voici l’auberge de Baptiste Portal qui est natif de Laragne. Lui et sa femme sont de braves gens qui ne demanderont qu’à nous venir en aide.
– Tant mieux ! dit Fleurette. Mais tu ne m’avais jamais parlé de lui.
– Oh ! il y a longtemps qu’il a quitté le pays pour s’installer à Sisteron. Mais les gens de Laragne fréquentent son auberge quand ils vont à la foire, et son frère Onésime, le roulier, me donne parfois de ses nouvelles en passant.
Elles arrivaient à la hauteur de la maisonnette blanche à l’enseigne des Amandiers. Toute ragaillardie à la pensée de se retrouver en pays de connaissance, Louise, suivie de Fleurette, traversa le petit jardin d’un pas allègre et entra dans la salle d’auberge, vide à cette heure, où le vieil aubergiste s’avança à leur rencontre.
Si Baptiste Portal reconnaissait Mme Louise qu’il n’avait pas vue depuis longtemps ? Bien sûr que oui ! et il était bien content de faire la connaissance de mademoiselle Fleurette dont il avait souvent entendu parler par son frère Onésime.
– Hé ! la patronne, cria-t-il dans la direction de la cuisine d’où s’échappait une réconfortante odeur de soupe et de fricot, viens vite. Voilà des gens de connaissance qui arrivent de Laragne.
Après avoir fait à Fleurette et à Louise un accueil plein de cordialité, Mme Portal, remarquant leur air las, leur posa tout naturellement cette question : comment se faisait-il qu’elles fussent en route à pied, et si tard ? À quoi Fleurette lui répondit en lui exposant le but de leur voyage. Pour de sérieux motifs, elle désirait rejoindre son père qui était parti le matin même de Lou Mas pour Sisteron. M. Portal l’avait-il vu, par hasard, et savait-il où il logeait ?
– Monsieur Armand ! s’exclama le vieux Baptiste. Il s’est arrêté aujourd’hui même aux Amandiers pour déjeuner. Mais il se rendait à Orange.
– À Orange ! s’écrièrent les deux femmes.
Exclamation terrifiée de la part de Louise qui se rappelait les choses effroyables qu’on racontait sur cette ville où les jugements sommaires, suivis d’exécutions, se succédaient tout comme à Lyon ou à Toulon. Exclamation découragée de la part de Fleurette qui avait cru toucher au but et voyait le terme de son voyage reculer encore. Mais elle se reprit bien vite. Pourquoi Louise avait-elle l’air si effrayé, comme si toutes deux avaient quelque chose à craindre ? N’allaient-elles pas rejoindre son père qui était plus puissant que toutes les armées de la République ?
Mais avant de quitter Sisteron, elle voulait tenter de voir François qui avait dû y être amené dans la journée. Est-ce que M. Portal, dont l’auberge donnait sur la route venant de Laragne, n’avait pas vu arriver un détachement de soldats conduit par un officier de haute taille vêtu d’un bel uniforme et suivi d’un fourgon traîné par deux chevaux ?
Ici, Baptiste Portal l’interrompit. Il avait vu en effet des soldats, et il les avait même hébergés une nuit ; mais c’était l’avant-veille, et ils allaient dans la direction opposée, vers Laragne.
– Et, question d’uniforme, l’espèce de vantard de lieutenant qui les commandait était aussi mal vêtu, aussi négligé que ses hommes. Je ne les ai point vus repasser, ni ceux-là, ni d’autres ; et moi qui suis au courant des nouvelles de la ville par mes clients, je n’ai entendu parler aujourd’hui d’aucune arrivée de militaires à Sisteron, conclut l’aubergiste.
– Alors, Louise, conclut mélancoliquement Fleurette, ce que nous avons de mieux à faire c’est de partir pour Orange le plus tôt possible.
Mais comment se rendait-on à Orange ? Baptiste Portal le leur dit : cela représentait environ deux à trois jours de voyage, par le vieux coche qui partait de la place d’Armes, deux fois par semaine, vers neuf heures du matin, et faisait le trajet cahin-caha, par Peipir Saint-Étienne-les-Orgues, en s’arrêtant à Sault, puis à Carpentras, où les voyageurs pouvaient passer la nuit dans une bonne auberge.
La chance voulait que la diligence partît le lendemain de la place d’Armes. Tout ce qu’il fallait aux deux voyageuses, c’était d’avoir chacune une paire de bas propres, un ou deux mouchoirs, un morceau de savon et une serviette que l’obligeante Mme Portal ne demandait pas mieux que de prêter. Le tout attaché à un petit ballot formait avec le panier regarni de provisions le seul bagage que Fleurette et Louise emporteraient avec elles. Heureusement, Louise avait pas mal d’argent en poche, et une fois qu’elles seraient arrivées à Orange, Pèpe serait là pour faire face aux dépenses supplémentaires.
Et c’est ainsi que parmi les personnes qui prirent place dans le vieux et lourd véhicule, le lendemain matin, il y avait deux voyageuses, dont la plus jeune avait les cheveux couleur de blé mûr et des yeux aussi bleus que des myosotis.