Ce qui semblait le plus dur à Fleurette dans la vie de la prison, c’était sa monotonie, le manque d’occupations. Quand elle avait aidé à nettoyer et à ranger la chambre qu’elle partageait avec dix autres détenues et pris soin de sa personne, la journée lui paraissait interminable. Louise avait obtenu la permission de lui faire remettre un petit paquet de linge dans lequel elle avait glissé son ouvrage au crochet, mais l’écheveau avait été vite transformé en dentelle, et il ne restait plus rien à Fleurette pour occuper ses doigts. Certaines de ses compagnes de détention avaient des aiguilles et du fil, et Fleurette, toujours aimable et obligeante, leur proposa de les aider à repriser et raccommoder leurs vêtements. Elle le faisait volontiers, heureuse d’avoir trouvé cette façon de tuer le temps.
Elles formaient un groupe bien disparate, les compagnes de Fleurette, car elles avaient été cueillies dans toutes les classes de la société. Le malheur avait rapproché des femmes qui jusque-là n’étaient jamais entrées en contact. Des amitiés étaient nées là où jadis un signe de tête n’aurait même pas été échangé. La comtesse de Mornas, qui appartenait à la haute aristocratie provençale, prenait son exercice matinal, le bras passé sous celui d’Eugénie Blanc, dont le père était fripier à Orange. Le mari d’Hélène de Mornas avait été guillotiné trois mois plus tôt, inculpé naturellement de trahison, en sa qualité de ci-devant, et le père d’Eugénie Blanc, accusé de trafic avec l’ennemi – quel ennemi ? personne ne le savait – avait péri dans cet horrible massacre qui avait eu lieu à Orange le mois précédent.
Le malheur avait rapproché les deux femmes comme il en avait rapproché tant d’autres, et lorsque Claire Châtelard, jolie ouvrière d’Orange connue pour la légèreté de ses mœurs, avait raconté à Fleurette les circonstances de son arrestation, la sympathie apitoyée de celle-ci lui avait été accordée sans réserve. Depuis lors, la jeune fille qui avait vécu uniquement à Lou Mas, protégée de tout contact avec le mal et les laideurs de l’existence, avait comme compagne journalière une Claire Châtelard à la réputation plus que douteuse.
Ainsi s’écoulèrent les premiers jours. À la prison – c’est-à-dire dans l’hôtel Caristie vidé de son mobilier et garni de paillasses et de bancs grossiers –, à la prison, tout le monde se demandait ce qui se passait. Précédemment, presque chaque soir, juste avant le coucher du soleil, le capitaine de la garde, accompagné d’une douzaine d’hommes, entrait dans la cour, et là, lisait une liste de noms. C’étaient ceux des prisonniers qui devaient passer le lendemain devant le Tribunal pour être jugés. À toutes les fenêtres apparaissaient des têtes d’hommes et de femmes qui écoutaient avec anxiété. Ceux dont le nom n’était pas appelé poussaient un soupir de soulagement : encore une journée de répit. Quant aux autres, il ne leur restait plus qu’à presser dans leurs bras un être cher, ou simplement un ami fait en captivité, car dans quelques heures ils quitteraient la prison pour toujours.
Voilà du moins ce qui se passait journellement avant l’arrivée de Fleurette. Claire Châtelard le lui avait appris ; mais Fleurette n’avait rien vu de pareil. Le jour qui suivit son arrivée, on ne vit paraître ni capitaine, ni liste, et les jours suivants il en fut de même. Les prisonniers, étonnés, passaient leur temps à faire des conjectures sur la cause possible de ce changement. Était-ce un répit général ? Peut-être ; mais pour quelle raison ? Cette funeste Révolution était-elle arrivée à son terme ? On pouvait le croire, on pouvait l’espérer, mais on n’en savait rien. Rien, sinon qu’à présent aucun détenu ne passait en jugement, et que la guillotine était au repos.
Cette dérogation à la routine ordinaire était acceptée avec le même stoïcisme que tout le reste. Ce stoïcisme, né d’un sentiment de suprême impuissance, avait développé chez ces hommes et ces femmes arrachés à leur vie habituelle, parqués ensemble et peut-être à la veille de mourir, une sorte d’insouciance et de légèreté qu’il nous est difficile maintenant de comprendre. La mort leur était devenue une compagne si familière qu’ils avaient cessé de la considérer avec effroi et allaient jusqu’à la mêler à leurs jeux.
On pouvait deviner l’impression de Fleurette quand on lui avait expliqué le sinistre jeu de la guillotine auquel il arrivait aux détenus de se livrer dans le grand vestibule de l’hôtel Caristie où ils prenaient en commun leur récréation journalière. Mme de Mornas, voyant son émoi, lui avait dit de sa voix douce et mesurée :
– Que voulez-vous, ma petite, si nous ne tournions pas en comédie toutes ces horreurs, nous passerions notre temps à les ruminer, et certains d’entre nous en deviendraient fous.
– Il faut nous exercer aujourd’hui, ajouta M. de Saint-Luce, le grand érudit, à l’attitude que nous aurons à prendre demain.
Tel était à ce sujet le sentiment général. Fleurette, souriant à travers ses larmes, avait promis d’essayer d’acquérir la même philosophie. Mais quand ses compagnons l’eurent quittée pour se joindre en riant au macabre divertissement, et qu’elle vit poser deux chaises l’une sur l’autre en sens inverse pour figurer la guillotine et apporter le panier, elle alla s’asseoir dans un coin sombre et ferma les yeux, espérant que personne ne la remarquerait.
Cependant, les rires qu’elle entendait devinrent à un moment si bruyants, tout le monde semblait si bien s’amuser, qu’elle rouvrit les yeux et regarda. Le bourreau – un homme du personnel de la prison qui avait accepté de jouer ce rôle, et le jouait avec entrain – était un grand gaillard aux cheveux blond filasse. Il avait eu l’idée saugrenue de se barbouiller de suie la figure et les mains, ce qui lui donnait l’aspect déroutant d’un nègre blond, et quand il roulait des yeux blancs dans sa figure noire encadrée de mèches pâles, agitait ses longs bras en lançant de grosses plaisanteries, il déchaînait les rires de tous. Pour l’instant, son rôle était terminé puisque Claire Châtelard gisait immobile à côté des deux chaises échafaudées, mais il voulait le prolonger et réclamait bruyamment d’autres victimes. M. de Bolène, poète local non dénué de talent, récitait des vers de sa composition sur les bienfaits de la Révolution tandis que les prisonnières brandissaient leur tricot en fredonnant le Ça ira.
Soudain, à sa grande horreur, Fleurette vit le bourreau se tourner vers le coin de la salle où elle s’était réfugiée.
– Eh quoi ! s’exclama-t-il. La voilà qui pleure ! Cette jeune aristocrate se permet de pleurer ! À ton tour, ma belle…
Fleurette vit alors cet homme hideux se diriger vers elle à grandes enjambées, les mains tendues pour la saisir. L’instant d’après elle sentit l’horrible main noire toucher son épaule et poussa un grand cri, prête à s’évanouir. Mais une voix masculine s’éleva pour dire d’un ton impératif :
– Laissez cette enfant tranquille. Ne voyez-vous pas qu’elle a peur ?
– Peur ! naturellement qu’elle a peur. Comme tous les aristos, elle n’a pas la conscience tranquille. Je vais appeler le gardien-chef, et…
– Non ! protesta Mme de Mornas, vous ne l’appellerez pas. Cette enfant n’a rien fait de mal. Tenez, ajouta-t-elle en lui glissant quelque chose dans la main, prenez ceci et allez-vous-en.
Comme le calme semblait revenu, Fleurette se risqua à rouvrir les yeux. Claire Châtelard était assise à côté d’elle, essayant de la réconforter. L’horrible comédie avait apparemment pris fin ; les prisonniers réunis en groupes de deux ou trois causaient et riaient avant de se préparer à regagner leurs dortoirs pour la nuit. Le bourreau au visage noirci avait disparu.
– Cet homme n’est pas méchant, dit Claire Châtelard à Fleurette en lui pressant la main. Il est seulement fruste et grossier. Le gardien-chef, lui, est une véritable brute. Il ne sait qu’inventer pour persécuter les prisonniers, afin que ceux-ci soient forcés d’acheter sa bienveillance. Tous les petits trésors que j’avais pu apporter ici ont passé peu à peu dans ses mains rapaces. Celui qui vous a fait peur est nouveau dans le service où il remplace un homme de peine tombé malade il y a deux ou trois jours. Il remplace aussi le gardien-chef quand celui-ci est ivre mort, et, le reste du temps, fait les travaux les plus grossiers de la maison. C’est sa grande taille et ses manières brusques qui le font paraître si effrayant, mais, au fond, il n’est pas méchant.
Fleurette n’écoutait que d’une oreille distraite. Elle n’était pas encore remise de sa frayeur, et le souvenir de cette horrible main noire touchant son fichu lui faisait l’effet d’un cauchemar.
Elle fut soulagée quand la cloche sonna et que le gardien-chef, accompagné de son nouvel aide – débarrassé d’une partie de son maquillage – conduisit les prisonniers dans leurs dortoirs comme on pousse devant soi du bétail pour le faire rentrer dans l’enclos : tant de femmes dans une chambre, tant d’hommes dans une autre. Tenant d’une main sa liste et de l’autre un fort gourdin qu’il faisait tournoyer, il lisait les noms inscrits, parquait les prisonniers dans leurs quartiers respectifs, puis verrouillait la porte derrière eux.
Fleurette partageait sa paillasse avec Claire Châtelard. On ne se déshabillait pas dans cette chambre trop petite pour le nombre de ses occupantes. Pas d’isolement possible. On pouvait seulement s’étendre et tâcher de dormir.
Claire Châtelard, moins impressionnable, fut bientôt assoupie. Fleurette quitta sa jupe qu’elle étendit avec soin au pied de la paillasse, puis elle retira son fichu de mousseline. À ce moment, quelque chose tomba par terre, une feuille de papier soigneusement pliée en quatre. Étouffant une exclamation de surprise, Fleurette se pencha pour la ramasser. Elle osait à peine y toucher. Comment ce papier pouvait-il se trouver dans son fichu ? Qui avait pu l’y glisser sans qu’elle s’en aperçût ? C’était la seconde fois en peu de temps qu’elle se trouvait en présence d’un fait incompréhensible, inexplicable par des raisons naturelles. D’une main tremblante elle finit par ramasser le papier. Claire dormait ; la plupart des autres étaient étendues sur leurs dures couchettes. Personne ne faisait attention à elle.
Il n’y avait pas de lumière dans la pièce, mais une lampe à huile suspendue au plafond du corridor envoyait un peu de clarté à travers l’imposte vitrée de la porte. Fleurette déplia la feuille, la défroissa sur son genou, puis se rapprocha de la porte pour profiter de la faible lumière qui tombait d’en haut, et s’efforça de déchiffrer l’écriture qui couvrait un côté du papier. Le premier mot qu’elle put distinguer – la signature – faillit lui faire pousser un cri de joie : François !
François ! À cette vue, ses yeux s’emplirent de larmes. Ces huit lettres écrites d’une grosse écriture, un peu enfantine, représentaient pour elle bonheur et foyer. François ! Avant d’en lire davantage, elle porta le papier à ses lèvres.
François avait pu lui écrire ! D’où ? Comment ? C’est à peine si elle se le demandait. Qu’importait après tout ? François lui avait écrit, et quelque messager céleste avait apporté sa missive.
Fleurette s’essuya les yeux, car elle venait de se rappeler que bientôt la cloche sonnerait le couvre-feu et que, si elle ne se hâtait, elle serait obligée d’attendre jusqu’au lendemain matin pour lire la lettre de François.
Celle-ci était courte, très courte. François n’avait jamais été grand clerc, mais en peu de mots il lui disait combien il la chérissait et comme il soupirait après le moment où ils seraient enfin réunis. Il la suppliait ensuite d’accorder toute sa confiance au porteur de ces lignes.
Le porteur de ces lignes ? Qui était-ce ? Elle ne pouvait se le figurer, mais elle était toute prête à lui accorder une confiance absolue.
Elle lut et relut ce court billet, et lorsque la cloche sonna et qu’elle eut regagné précipitamment sa place avant que la chambre fût plongée dans l’obscurité, elle s’étendit sur sa moitié de paillasse avec un petit soupir de joie et de soulagement. Sa prière du soir fut une action de grâce fervente pour remercier Dieu du message d’amour qu’elle venait de recevoir.
Cette nuit-là, Fleurette dormit profondément, la joue appuyée sur la lettre de François.