C’est à Valence que Chauvelin et ses compagnons avaient décidé de passer la première nuit de leur voyage ; mais le soir était tombé alors qu’ils étaient encore à deux lieues de la ville, et la dernière partie de la route avait dû se faire beaucoup plus lentement. Il était donc dix heures lorsque la voiture s’arrêta devant la Maison des Têtes, curieuse hôtellerie ancienne dont la façade se voit toujours dans la Grand-Rue et qui, en cet an de grâce 1794, avait été réquisitionnée par le Comité révolutionnaire de la Drôme pour y installer ses bureaux. La maison comprenait, outre ces bureaux et le logement du portier, deux ou trois chambres qui servaient à l’occasion aux personnages officiels de passage à Valence. Une cour, une remise et une écurie complétaient l’hôtellerie. Chauvelin s’y était souvent arrêté dans ses allées et venues entre Paris et le Dauphiné. Lui et ses compagnons avaient donc là un gîte tout prêt pour la nuit.
Le portier se hâta de sortir pour accueillir ces hôtes de marque, et, reconnaissant Chauvelin, il déplora qu’aucun membre du Comité ne fût là pour leur souhaiter la bienvenue ; mais le citoyen représentant et ses amis allaient trouver des chambres toutes prêtes à les recevoir, et l’on pouvait leur servir un souper chaud dans quelques minutes. C’était une perspective agréable pour les trois voyageurs. Dès le coucher du soleil, le temps était devenu menaçant ; de longues bandes de nuages s’étaient amassées, poussées par des rafales de vent soufflant du sud-ouest. Quelques grosses gouttes s’étaient même mises à tomber à plusieurs reprises, précédant l’orage. À peine les voyageurs étaient-ils installés dans la salle à manger devant un excellent souper qu’un violent orage éclata, accompagné d’un vent furieux et de torrents de pluie.
Un temps pareil était rare à cette époque de l’année dans la vallée du Rhône, expliqua le portier aux deux étrangers qui accompagnaient Chauvelin. La nuit était très sombre ; c’était vraiment le temps rêvé pour les malfaiteurs et bandits de grands chemins dont, hélas, la contrée était infestée.
– Que voulez-vous, ajouta l’homme avec un haussement d’épaules, il y a tant de gens qui meurent de faim au temps où nous sommes ! Ils subviennent à leur existence comme ils peuvent. L’honnêteté n’est plus de mode.
À cet instant, il rencontra le regard de Chauvelin, et, toussant pour s’éclaircir la voix, se mit à parler d’autre chose. Il n’était pas prudent de se lamenter sur le malheur des temps ou de faire des remarques qui pouvaient être interprétées comme des critiques de la politique des maîtres du jour.
Le souper se termina en silence ; Chauvelin n’avait jamais été d’humeur loquace, et ni l’un ni l’autre de ses compagnons ne se sentait porté à la conversation. Aussitôt après, ces derniers se retirèrent dans les chambres qui leur avaient été désignées. Avant d’en faire autant, Chauvelin alla donner ses ordres au cocher et au postillon pour que la calèche fût attelée et amenée devant la porte dès sept heures, le lendemain matin. Puis, lui-même alla se mettre au lit ; mais au lieu d’y trouver le repos nécessaire après une longue journée de voyage, ce fut seulement pour se tourner et se retourner, l’esprit torturé par la pensée de sa pauvre petite Fleurette passant sa nuit à la prison. Comment était-elle installée ? De quelles promiscuités avait-elle à souffrir ? Quelles conversations était-elle forcée d’entendre ? Ce fut seulement à l’aube que, brisé de corps et d’esprit, il put enfin fermer les yeux et prendre une ou deux heures de sommeil.
Quand le portier entra dans sa chambre de bonne heure, pour lui apporter un gobelet de vin fumant, la première question de Chauvelin fut pour s’enquérir de sa voiture. Était-on en train d’atteler ?
Oui, il y avait un bon moment que le portier avait vu le cocher et le postillon qui s’affairaient autour de la voiture et des chevaux. Tout serait certainement prêt pour le départ à sept heures. Il était seulement six heures et demie.
Sa nuit sans sommeil avait donné à Chauvelin un terrible mal de tête d’où résultait une sorte d’engourdissement mental qu’il n’arrivait pas à combattre. Un peu réconforté par le breuvage chaud, il se mit à s’habiller. Il achevait sa toilette quand retentit au-dehors un fracas soudain où se mêlaient un claquement de sabots et un roulement de voiture sur des pavés, accompagnés de quelques clameurs. La fenêtre de sa chambre donnait sur la rue. Chauvelin l’ouvrit, s’attendant à voir arriver sa voiture sur le devant de l’hôtellerie. Mais la rue était déserte et rien ne se montra. Pourtant, d’après les dires du portier, la voiture devait être attelée et elle aurait déjà dû être devant la porte, se dit Chauvelin étonné et vaguement inquiet. À ce moment, sept heures sonnèrent à l’horloge de la tour de Saint-Apollinaire. Chauvelin, complètement habillé, s’apprêtait à descendre, lorsque le portier bondit dans la chambre, les yeux hors de la tête, en prononçant des paroles sans suite.
– Citoyen représentant ! Citoyen représentant ! Ah ! quel malheur, quelle misère ! Peut-on imaginer chose pareille !
Ces exclamations furent suivies d’un récit confus dont les seuls mots intelligibles étaient ceux de « calèche » et de « maudits coquins ». Les questions de Chauvelin restaient sans réponse, l’homme ne cessant de jurer que pour se lamenter.
À bout de patience, Chauvelin le saisit par l’épaule et le secoua vigoureusement. L’homme tomba à genoux et jura que ce n’était pas de sa faute.
Chauvelin leva sa canne.
– Qu’est-ce qui n’est pas de ta faute, espèce de butor ? cria-t-il à tue-tête.
– Que ta calèche ait été volée, citoyen représentant.
– Que dis-tu là ?
– Ce sont sûrement ces maudits brigands qui infestent la contrée depuis…
Un cri de douleur termina sa phrase. La canne de Chauvelin venait de s’abattre sur ses épaules.
– Ce n’est pas de ma faute, je le jure, je m’occupais des deux autres citoyens. Je ne puis pas être à deux endroits à la fois, et ma femme…
Mais Chauvelin ne l’écoutait plus ; il descendait en courant l’escalier au bas duquel il rencontra la femme du portier et ses deux fils également bouleversés. Toute la maison était maintenant en mouvement. Le procureur Isnard, suivi par le président Legrange, dégringolait l’escalier, et tout le groupe, Chauvelin en tête, se dirigea rapidement vers la cour où la remise béante et l’écurie vide les renseignèrent à première vue. Il n’y avait pas trace de calèche, de chevaux, de cocher, ni de postillon. Le vieux palefrenier et le jeune garçon qui lui servait d’aide étaient fort occupés à raconter à un petit groupe de badauds l’histoire extraordinaire de cet enlèvement, sans précédent dans les annales de Valence.
À la vue du citoyen représentant et de son écharpe tricolore, les curieux s’écartèrent respectueusement, et Chauvelin, saisissant le palefrenier par le bras, lui ordonna de lui dire aussi clairement et brièvement que possible ce qui s’était passé.
D’après le récit du bonhomme, le cocher et le postillon avaient juste fini d’atteler la calèche qui se trouvait au milieu de la cour, prête à partir. Les deux hommes, debout près de la portière, étaient en train d’avaler un dernier gobelet de vin, lorsque de sa ruelle étroite qui conduisait des communs de l’hôtellerie à la rue Latour, avaient surgi quatre individus qui s’étaient précipités dans la cour.
En moins d’un clin d’œil, affirmait le palefrenier, trois de ces bandits avaient saisi le cocher et le palefrenier à bras-le-corps, les avaient poussés à l’intérieur de la voiture, y étaient entrés à leur suite, et avaient claqué la portière, tandis que le quatrième grimpait sur le siège avec l’agilité d’un singe, rassemblait les guides et faisait partir la voiture.
Entendant tout ce fracas, le garçon d’écurie était arrivé en courant. Le palefrenier et lui s’étaient précipités dans la ruelle, et de là dans la rue Latour, pour voir seulement la calèche s’éloigner à toute vitesse. Ils avaient crié à perdre haleine pour attirer l’attention des passants, mais avant qu’ils eussent pu expliquer ce dont il s’agissait, la calèche était hors de vue. Le garçon d’écurie avait alors couru au poste de gendarmerie ; mais le temps pour les gendarmes de sauter à cheval, et les bandits au train dont ils allaient avaient déjà pris une belle avance sur les hommes lancés à leur poursuite.
Telle était la substance du récit fait à Chauvelin et pendant lequel il fut forcé de se contenir. Le palefrenier ayant fini de parler, le garçon d’écurie ajouta ses propres commentaires, tandis que le public des badauds et des commères se répandait en conjectures et en lamentations. En lamentations, surtout. Les grandes routes n’étaient pas sûres, chacun savait cela à ses dépens. Des bandits masqués arrêtaient les diligences, attaquaient les piétons, volaient et terrorisaient les campagnes. Que les rues de Valence fussent mal famées, ce n’était, hélas, que trop vrai. La gendarmerie était impuissante, ou vénale ; et bienheureux le citoyen qui ne possédait rien qu’on pût lui prendre. Tout de même, cet attentat aujourd’hui, en plein jour, dépassait tout ce qu’on avait vu ou entendu raconter jusque-là. Une calèche et ses deux chevaux n’étaient parbleu point comme une bourse qu’on dissimule dans la poche de son gilet… Et ainsi de suite, tandis que Chauvelin silencieux et refrénant sa colère, retournait dans la maison, suivi de ses compagnons tout décontenancés et du personnel de l’hôtellerie qui continuait à protester de son innocence.
Le garçon d’écurie fut dépêché une seconde fois à la gendarmerie pour porter à l’officier de service l’ordre du citoyen représentant en mission, Chauvelin, de venir le trouver sur-le-champ à la Maison des Têtes. En attendant son arrivée, Chauvelin s’assit dans une petite pièce du rez-de-chaussée et profita de ce moment de calme pour coordonner ses idées. L’espèce d’engourdissement qui s’était emparé de lui après sa nuit blanche avait brusquement disparu. Son esprit avait repris toute sa lucidité ; son imagination était déjà au travail et lui faisait entrevoir le parti à tirer de la situation. Ce qui paraissait une catastrophe allait, somme toute, servir ses desseins. Comme ses compagnons continuaient à gémir : « Quel ennui, citoyen représentant ! Quelle malchance ! » en levant les bras au ciel, Chauvelin interrompit leurs lamentations avec impatience.
– Nous devons tâcher de nous tirer de là le mieux que nous pouvons, vous et moi, citoyens. Évidemment, cette affaire est très désagréable, surtout pour moi, et va certainement me retenir ici pour un temps indéterminé ; mais il est inutile que cela vous retarde vous-mêmes. La diligence part pour Lyon à huit heures et demie, si je ne me trompe ; vous avez tout le temps de la prendre. Dès que je serai de nouveau en possession de ma voiture, ce qui, je l’espère ne saurait tarder, je continuerai mon voyage, mais il est préférable pour vous de ne pas m’attendre et de gagner du temps en utilisant la diligence.
Le président et le procureur ne semblaient cependant pas convaincus. Le voyage, pensaient-ils, serait à la fois plus onéreux et moins confortable en diligence que dans la belle calèche du citoyen Chauvelin. Peut-être qu’un retard d’un ou deux jours ne tirerait pas à conséquence.
Mais le citoyen Chauvelin n’était pas de cet avis. À de tels ordres venus de Paris il convenait d’obéir dans le plus court délai. Deux jours de flânerie à Valence, alors qu’ils avaient la diligence à leur disposition pour continuer leur voyage, pouvaient être mis sur le compte de la crainte ou du manque de zèle.
Il était éloquent lorsqu’il le voulait, le citoyen Chauvelin, et, en l’occurrence, il était bien résolu à parvenir à ses fins, qui étaient de faire partir ses deux compagnons pour Paris et de retourner lui-même à Orange sans délai. Quant à ce qui se passerait lorsque le président Legrange et le procureur Isnard découvriraient en arrivant à Paris que personne ne les y avait appelés, et qu’ils reprendraient furieux le chemin du retour, en ruminant leur vengeance, cela, en vérité, Chauvelin n’en savait rien et n’y songeait même pas. Sauver sa Fleurette et la mettre à l’abri – au prix de sa propre vie s’il le fallait – c’était là son unique pensée. Voilà pourquoi il mettait en œuvre tout son pouvoir de persuasion. Le lugubre tableau qu’il sut tracer de ce qui arrivait aux magistrats convaincus de lenteur et de négligence dans l’exécution des ordres venus de Paris eut bientôt réduit le président Legrange et le procureur Isnard – qui par ailleurs, ne brillaient pas par leur courage – à un état de terreur abjecte, et une demi-heure plus tard, Chauvelin avait la satisfaction de leur dire au revoir devant l’hôtel de la Poste, comme ils montaient dans la diligence en partance pour Lyon.
Aussitôt que la voiture eut disparu, Chauvelin se hâta de réquisitionner une chaise de poste et les derniers chevaux disponibles de Valence pour le ramener à Orange.
Pour ce qui était de sa propre voiture, il y pensait à peine et se souciait comme d’une guigne de ce que son cocher et son postillon avaient bien pu devenir.