Le Moniteur résume en quelques mots ce qui se passa ensuite : La foule attendit longtemps avec patience, dit-il simplement, mais personne ne vint.
Le portail de l’hôtel de ville, qui aurait dû servir de cadre à l’entrée des acteurs pour le dernier acte du drame, ne montrait toujours qu’une ouverture béante et sombre. La foule attendait, dit le Moniteur, avec patience. En réalité elle attendit patiemment pendant dix minutes, puis d’une façon agitée pendant vingt autres minutes. Mais ceux qu’on attendait ne vinrent point. Au bout d’un moment on vit les citoyens Pochart et Danou, ainsi que le boucher Tartine et deux ou trois autres traverser de nouveau la place, escalader les marches du perron de l’hôtel de ville et disparaître à l’intérieur de l’édifice.
Et la foule continuait à attendre, exactement comme elle l’aurait fait au théâtre quand l’entracte est trop long. Certains attendaient gaiement, d’autres avec impatience, d’autres enfin en frappant des pieds et en scandant le cri : « La lanterne, la lanterne ! »
La première chose qui se produisit fut le bruit sourd des battants de la grand-porte de l’hôtel de ville qu’on refermait de l’intérieur. Alors la foule comprit qu’elle allait être frustrée du spectacle promis. Il y eut des murmures et même des cris de protestation. Mais, somme toute, les spectateurs prirent leur déception avec un calme aussi extraordinaire qu’inattendu. Ils restèrent encore un bon moment sur la place après que la porte de l’hôtel de ville se fut refermée, pensant qu’on préparait peut-être quelque chose d’autre pour leur divertissement, mais comme le temps passait sans rien amener de nouveau, la plupart s’avisèrent qu’ils feraient mieux de rentrer chez eux. La séance du Tribunal avait duré très longtemps ; c’était l’heure du dîner, les enfants avaient faim, et, si maigre que fût le repas, il fallait le préparer. Ce qui s’était passé ce matin-là était étrange, fort étrange en vérité. Tandis qu’hommes et femmes regagnaient leurs logis, la vision de cet homme gigantesque dont le bras vigoureux encerclait l’accusée jetée sans connaissance sur son épaule repassait sans cesse dans leur esprit. Cet énergumène au visage noirci était-il vraiment un simple mortel ? Robespierre avait eu beau abolir le Bon Dieu pour le remplacer par l’Être Suprême, la croyance au Ciel et à l’enfer et les prières que ces hommes et ces femmes avaient apprises sur les genoux de leurs mères avaient laissé une empreinte dans ces esprits dévoyés. Que le géant aux yeux de braise eût disparu de la sorte avec les traîtres dont lui et ses acolytes s’étaient emparés, voilà qui terminait de façon appropriée la scène tumultueuse où il avait joué le rôle principal. Le gouvernement pouvait défendre qu’on crût à Dieu et au diable, au Ciel et à l’enfer ; mais tout de même, ceci semblait prouver que le diable existait. Il était noir, de stature anormale, avec de longs bras musclés, des épaules massives, une voix de tonnerre, et, preuve sans réplique, il avait escamoté des traîtres à la barbe des citoyens d’Orange pour les emporter sans nul doute avec lui dans l’enfer.
Rien n’aurait pu ôter cette idée de la tête de bien des gens. Et plus tard, quand fut enfin terminée cette terrible période révolutionnaire et que ces hommes et ces femmes eurent retrouvé leur bon sens, s’il leur arrivait d’évoquer les scènes dramatiques du Tribunal d’Orange, ils ne manquaient pas de raconter la façon étonnante dont le diable avait pénétré dans la salle où l’on jugeait une nommée Fleur Chauvelin, dite Armand, et avait disparu, emportant l’accusée.
Quelques-uns seulement étaient au courant des faits véritables, et encore, une large place était-elle laissée aux conjectures. Parmi ces gens était le citoyen Tartine, le boucher. Et voici ce qu’il dit en secret à ses amis quand ceux-ci le pressèrent de questions. Au moment où la foule s’était ruée hors de l’hôtel de ville, lui Tartine, les juges Pochart et Danou ainsi que trois ou quatre notabilités parmi lesquelles se trouvait Motus, le gardien-chef de la prison Caristie, s’étaient concertés un instant pour voir s’il ne serait pas préférable de faire sortir Chauvelin et sa fille en secret par l’arrière de l’édifice pour les envoyer dans l’une ou l’autre des prisons, à seule fin de les ramener le lendemain au Tribunal et de les y juger selon les formes. Mais étant donnée l’humeur présente de la populace, ils eurent peur que celle-ci ne prît mal ce changement de programme. « Le peuple réclame tout de suite une victime, deux victimes, peut-être davantage, avait dit Danou en hochant la tête. Il pourrait retourner sa colère contre nous. »
C’était parler sagement, et à peine était-il formulé que le projet fut abandonné. Motus s’était alors tourné vers le grand gaillard en lui disant :
– Tiens, Rémi, c’est toi ?
– Moi-même, citoyen, répondit le géant.
En réponse aux questions des autres, Motus avait expliqué que Rémi faisait partie du personnel de la prison Caristie, et qu’on n’avait eu qu’à se louer de ses services.
– Un gaillard d’une force sans pareille et un excellent sans-culotte, dit-il pour terminer son éloge.
– Eh bien ! vous autres, dit Pochart en s’adressant à Rémi et à ses acolytes, amenez maintenant vos prisonniers. Les gens attendent au-dehors.
– Donnez-lui le temps de s’installer, répliqua Rémi avec un rire enroué. Allez vous-mêmes préparer notre entrée.
– Vous ne vous attarderez pas ? insista Danou.
– Certes non, assura Rémi. Nous sommes aussi désireux que vous de mener rondement les choses. N’est-ce pas, les amis ? dit-il en se retournant vers ses camarades qui continuaient à maintenir entre eux le président du Tribunal.
C’est alors que Rémi avait tiré le pistolet de sa poche et l’avait tendu au boucher en lui demandant d’en tirer un coup lorsque le bourreau serait prêt.
– Nous sortirons aussitôt après de l’hôtel de ville. Nous avons du reste une autre surprise en réserve pour les spectateurs, avait-il ajouté avec un clin d’œil dans la direction de ses camarades. Une surprise dont vous n’avez certainement pas idée.
Tartine jurait ses grands dieux que ni lui, ni ses compagnons n’avaient été effleurés par le plus petit soupçon. Comment aurait-on pu suspecter quelqu’un à qui un personnage aussi important que le gardien-chef Motus venait de décerner un brevet de patriotisme ? Cependant, Pochart décida pour finir que les deux gendarmes qui montaient la garde au pied du Tribunal resteraient avec Rémi, ses compagnons et les prisonniers et, au moment voulu, les escorteraient jusque sur la place de l’hôtel de ville.
Après quoi, le groupe des juges et des notabilités sortit rejoindre les spectateurs au-dehors. Plus tard, en se remémorant les événements, tous s’accordèrent à dire qu’une quinzaine de minutes avaient dû s’écouler entre le moment où ils avaient quitté le Tribunal et celui où ils rentrèrent dans l’hôtel de ville et trouvèrent la salle vide. Ils déclarèrent que même alors, ils demeurèrent à causer quelques minutes sans éprouver de méfiance, supposant que Rémi préparait la surprise annoncée, et que d’un moment à l’autre ils allaient voir reparaître le balayeur, ses camarades et les prisonniers. Tartine, cependant, s’était avisé le premier que cette affaire prolongée, et le silence qui régnait aux alentours n’étaient pas naturels. Il y avait derrière le banc des juges une petite porte qui donnait sur un corridor, des salles non livrées au public et un passage menant à une sortie située à l’arrière de l’hôtel de ville, sur une rue étroite. Tartine traversa la salle pour aller ouvrir cette porte. Elle était fermée et la clef n’était pas sur la serrure.
Tartine et les autres étaient encore si loin de soupçonner la vérité qu’ils tambourinèrent un moment sur la porte en appelant Rémi à cris répétés. Le silence seul leur répondit. La porte était en chêne et ne devait pas être facile à enfoncer, mais Tartine et Pochart étaient tous deux de solides gaillards. Leurs appels ne recevant pas de réponse, ils cherchèrent parmi la litière d’objets abandonnés pêle-mêle sur les gradins par les spectateurs, et trouvèrent une hache et une canne plombée. Ainsi armés, ils attaquèrent les panneaux de chêne tandis que Danou et les autres s’avisaient sagement de refermer le portail de l’hôtel de ville. Sous les violents coups de hache assenés par Tartine, la porte ne tarda pas à s’effondrer. Le boucher, Pochart et les autres, enjambant les débris, se trouvèrent dans un corridor obscur où ils s’engagèrent aussitôt et qui les mena à une autre porte.
Celle-là était fermée à clef comme la première, mais du bruit se faisait entendre de l’autre côté, et elle était secouée par intervalles comme si l’on cognait dessus de l’intérieur. Une fois encore la hache entra en action et la porte, en se brisant, laissa voir les deux gendarmes dûment ligotés et bâillonnés. L’un d’eux, en se roulant sur le sol, avait réussi à se rapprocher de la porte et à la marteler de coups de pied.
Le doute n’était plus possible : les juges et le public avaient été joués, ou par un imposteur impunément, ou par un traître qui s’était laissé acheter pour aider à l’évasion des prisonniers. Les mots « espions anglais » furent bientôt prononcés. Il était facile de reconnaître leur travail. C’était du moins l’opinion de quelques-uns, tandis que d’autres hochaient la tête d’un air de doute. Le représentant en mission Chauvelin était connu pour sa haine des Anglais et spécialement des membres de cette fameuse ligue du Mouron Rouge. Comment croire alors que ceux-ci auraient pris la peine et le risque de venir l’arracher aux mains de la justice ?
Après avoir délivré rapidement de leurs liens les deux gendarmes, tout le groupe s’élança dans le corridor qui, au dire des gendarmes, menait à la sortie sur une petite rue. Mais cette partie du bâtiment tenait du labyrinthe, les corridors étaient étroits et sombres, et il fallut un certain temps pour découvrir la porte cherchée. Quand enfin on y parvint, ce fut pour la trouver fermée à clef, comme les autres.
Force fut de recourir une fois encore à la hache. Mais toutes ces opérations avaient demandé vingt bonnes minutes, et lorsque la dernière porte ayant cédé, Pochart et ses compagnons purent enfin sortir, ils se trouvèrent dans une petite rue déserte et silencieuse. Imposteurs, traîtres ou espions anglais, Rémi le balayeur et ses compagnons avaient disparu avec leurs prisonniers, emportant le secret de cette incroyable aventure.
L’autre côté de la rue était bordé d’une rangée de maisons basses qui abritaient quelques-unes des plus pauvres familles de la ville. L’enquête faite maison par maison révéla peu de chose. Tous les habitants avaient passé la matinée à leur travail ou à la séance du Tribunal et n’étaient pas encore rentrés. Dans un des logements, toutefois, une femme malade raconta qu’elle avait vu de sa fenêtre quatre ou cinq hommes sortir du bâtiment d’en face. L’un d’eux, dit-elle, était très grand et portait sur son épaule un paquet volumineux recouvert d’une toile. Les autres poussaient devant eux un homme de petite taille vêtu d’un habit bleu. Ils avaient pris le premier tournant à leur droite, et elle les avait perdus de vue. Elle ne s’était pas autrement inquiétée de cet incident.
– On voit des choses si étranges au jour d’aujourd’hui ! avait-elle conclu.
Pendant ce temps, la foule rassemblée de l’autre côté de l’hôtel de ville avait commencé à se disperser, et la plupart des gens rentraient gentiment chez eux.
Étant donné les hautes fonctions qu’ils exerçaient dans l’administration de la justice, Pochart et Danou estimaient que ce n’était pas à eux d’aller faire la chasse aux espions. C’était l’affaire des gendarmes. Aussi se séparèrent-ils de leurs compagnons en annonçant leur intention de convoquer immédiatement le chef de la police locale. Les autres, qui ne se souciaient guère non plus de courir après des espions si habiles, s’avisèrent que de la besogne pressée les attendait chez eux.
En ce qui concernait le citoyen Tartine, l’affaire ne présentait plus pour lui aucun intérêt, si ce n’est le plaisir de raconter à ses nombreux amis, avec des airs mystérieux, le rôle que lui-même avait joué dans cette étonnante aventure. Deux traîtres échappés à la justice, quelques espions anglais de plus dans un pays qui en était déjà infesté, il n’y avait pas de quoi se mettre la cervelle à l’envers…
Pochart et Danou, au contraire, attachaient à l’affaire une tout autre importance. Ils étaient dévorés du désir de savoir ce que les Anglais allaient faire de leur collègue. Ils nourrissaient l’espoir que le Mouron Rouge, quand il s’apercevrait que l’homme qu’il avait arraché à la guillotine était son pire ennemi, ou bien s’empresserait de le rendre à la clémence et à la miséricorde de la justice, ou plus simplement encore l’assassinerait dans un coin perdu des alentours. Pochart et Danou eussent préféré la première hypothèse, plus satisfaisante pour leur amour-propre meurtri.
Par la suite, à l’inverse de Tartine, ils évitèrent de parler de cette singulière affaire et surtout du rôle de dupes qu’ils y avaient joué.