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Réunion

Une immense lassitude avait retenu Fleurette dans un état de demi-inconscience, une sorte d’assoupissement sans rêves dont elle s’éveillait parfois, juste le temps d’ouvrir les yeux et de laisser ses paupières lourdes de sommeil retomber aussitôt. C’était la réaction d’un organisme jeune et sain après la terrible tension de cette affreuse journée.

Durant les brefs instants où elle se rendait compte de ce qui se passait autour d’elle, Fleurette se retrouvait blottie contre l’épaule de son père, et quand elle le regardait avec des yeux clignotants, elle voyait toujours le profil de son visage pâle et grave dont le regard était fixé en avant dans la profondeur sombre de la voiture qui les emportait tous deux dans la nuit. Elle l’appela une ou deux fois à voix basse, mais il ne se tourna pas pour la regarder et ne fit que lui caresser doucement la tête de sa main glacée.

Combien de temps cela dura-t-il, et que se passa-t-il durant son sommeil, Fleurette ne le sut jamais. Soudain elle sentit que la voiture roulait avec fracas sur des pavés, et des lumières apparurent à droite et à gauche dans l’obscurité. Fleurette s’assit toute droite, bien réveillée, cette fois.

– Où allons-nous, Pèpe chéri, le savez-vous ? demanda-t-elle.

– Non, je n’en sais rien, répondit son père d’une voix sourde. Je donnerais beaucoup pour le savoir !

Fleurette s’efforça de distinguer l’expression de son visage dans l’obscurité.

– Mais nous sommes hors de danger, n’est-ce pas, Pèpe chéri ? demanda-t-elle, reprise par la terreur qui lui avait fait perdre connaissance dans cette horrible salle du Tribunal.

– Je n’en sais rien, murmura-t-il de nouveau. Dieu le veuille !

Puis, rappelé à lui-même par une exclamation d’effroi de sa fille, il passa son bras autour d’elle et attira sa tête contre lui.

– Non, non, mon enfant, se hâta-t-il de dire, n’aie pas peur. Personne ne te fera de mal tant que je serai là pour te protéger.

À ce moment, la voiture s’arrêta. Aussitôt la portière s’ouvrit et une voix rude prononça :

– Veux-tu descendre, citoyenne ?

Apeurée, Fleurette s’accrocha à son père et ne bougea pas. Alors la même voix reprit :

– Si tu ne veux pas descendre de bon gré, je vais envoyer quelqu’un te chercher.

Fleurette enfouit son visage dans le manteau de son père dont les bras l’enserrèrent plus étroitement encore. Une minute s’écoula – moins peut-être – et alors… soudain, elle entendit une autre voix, douce et timide celle-là, qui disait :

– Mademoiselle Fleurette, mademoiselle Fleurette, je vous en prie, n’ayez pas peur… C’est moi, François !

Que se passait-il ? Rêvait-elle, ou était-elle morte de frayeur et arrivait-elle au paradis ? Ce qui est certain, c’est qu’elle sentit une main se poser timidement sur son épaule et que Pèpe relâcha son étreinte.

– Lève la lanterne, mon garçon, reprit la première voix, afin de lui faire voir qu’elle ne rêve pas.

La lumière d’une lanterne frappa les yeux de Fleurette. Elle tourna la tête et vit tout près d’elle le visage rouge d’émotion de François, ses yeux remplis d’inquiétude et de tendresse, ses lèvres qui lui avaient appris la douceur du premier baiser.

Lentement elle se dégagea des bras de son père. Lentement elle glissa dans les bras de François. Il l’emporta sans qu’elle sût où il la menait. Peu après elle était assise dans un fauteuil profond et confortable, et François, à ses genoux, fixait sur elle un regard extasié.

– Où sommes-nous, mon cher François ? demanda-t-elle.

– À Saint-Césaire, mademoiselle Fleurette, répondit-il.

– Où est-ce donc ?

– Juste au-delà de Nîmes que vous venez de traverser en voiture.

– Si loin de Laragne ? dit-elle avec un petit soupir de lassitude. J’avais tellement sommeil que je ne me suis rendu compte de rien ! je ne savais plus où j’en étais.

– À présent nous sommes tous les deux sous la protection des hommes les plus braves de l’univers, dit François d’un ton frémissant. Ils m’ont sauvé la vie. Ils viennent de sauver la vôtre, Fleurette.

Un frisson parcourut la jeune fille qui ferma les yeux pour échapper aux affreuses visions que ces mots venaient d’évoquer. Mais les bras de François l’entourèrent, et elle se blottit contre lui, tranquille et réconfortée.

Il lui fit alors le récit complet de sa délivrance et de celle du comte de Frontenac, depuis l’irruption des faux soldats dans la boutique de son père jusqu’au moment où ses courageux sauveteurs l’avaient quitté, le laissant seul dans la maisonnette abandonnée sur les bords de la Drôme. Là, voyant le croissant de la lune se lever au-dessus de la crête neigeuse de la Lance, il l’avait saluée neuf fois en formant le vœu ardent de revoir bientôt sa fiancée.

Il avait ensuite vécu dans la solitude des journées d’attente inquiète, espérant chaque matin recevoir le message promis. Incapable de manger, incapable de dormir, il passait des heures à regarder le clair de lune en se disant que sa lumière argentée éclairait peut-être la fenêtre derrière laquelle sa Fleurette aimée veillait et priait, elle aussi. Et voilà que trois jours auparavant il avait trouvé à l’endroit convenu le message tant souhaité : une lettre posée sous une grosse pierre pour que le vent ne pût l’enlever. Comment était-elle arrivée là, François n’en avait pas idée. Cette lettre, qui venait du chef de la vaillante ligue, lui ordonnait d’aller à Crest, chez le citoyen Marcors, le messager, à qui il pourrait louer un cheval, puis de se rendre d’un trait à Saint-Césaire, près de Nîmes. Il ne devait s’arrêter dans aucune auberge, même la nuit, mais emporter de Crest de quoi se nourrir lui et son cheval, et dormir à l’abri des arbres ou des haies. La lettre lui donnait des indications lui permettant de trouver rue Basse, à Saint-Césaire, la maison vide où il devait attendre les événements. Assurément deux jours ne se passeraient point avant qu’il eût la joie de serrer sur son cœur sa Fleurette bien-aimée. Arrivé le matin même, il n’avait pas trouvé la maison vide. Deux amis – deux de ces héros – étaient là pour le recevoir et lui souhaiter la bienvenue. Ah ! est-ce que mademoiselle Fleurette ne trouvait pas que ces Anglais étaient des hommes étonnants ? Quant à leur chef, qui se faisait appeler le Mouron Rouge, il n’y avait pas de mot qui pût exprimer l’admiration sans bornes que François ressentait pour lui.

François aurait bien désiré savoir ce que Fleurette pensait elle-même de ces étonnantes aventures, mais comment aurait-elle pu le lui dire alors que chaque fois qu’elle levait vers lui ses yeux bleus, il s’interrompait, même aux endroits les plus pathétiques de son récit, pour lui dire d’une voix vibrante d’émotion :

– Fleurette, oh ! ma Fleurette chérie, comme je t’aime !