Fleurette avait marché très vite. Toutes ces émotions l’avaient comme enfiévrée, et elle n’eût cessé de courir si elle n’avait eu à monter une pente assez raide avant d’arriver à l’entrée du parc.
Chose singulière, la grande porte, fermée d’habitude par crainte des vagabonds, était ouverte, et Pierre, le vieux portier, n’était pas visible. Fleurette s’engagea d’un pas rapide dans l’avenue sablée, bordée d’acacias, qui montait vers le château. Le crépuscule était venu, mais en dépit de l’ombre croissante, Fleurette observa que l’avenue, habituellement si propre et si bien ratissée, présentait une surface inégale comme si le sol avait été foulé et piétiné. Une minute après, la masse du château se dressait devant elle, silhouette sombre sur un ciel bleu vert. Juste au-dessus d’une tourelle d’angle luisait l’étoile du berger.
L’entrée du château se trouvait au milieu de la façade, sous une vaste voûte qui donnait accès à la cour intérieure et aux bâtiments de ferme. Fleurette eut tout de suite l’impression qu’il était arrivé quelque chose chez les Frontenac : personne en vue, aucun bruit à une heure où serviteurs et servantes étaient habituellement en pleine activité.
Elle entra sous la voûte, tourna à gauche et ouvrit la porte de la grande pièce qui était la cuisine des domestiques. Une confusion étrange régnait dans cette salle : les hommes – âgés pour la plupart, les jeunes ayant été pris pour l’armée – parlaient entre eux à voix contenue en faisant de grands gestes à la façon des gens du Midi. Les servantes s’étaient groupées dans un coin sombre et se tamponnaient les yeux avec leur tablier. La lampe à huile suspendue au plafond n’était pas encore allumée ; sur la table, deux ou trois chandelles que personne ne songeait à moucher coulaient dans leur chandelier d’étain.
Le vieux Mathieu, le doyen des domestiques du château, fut le premier à s’apercevoir de la présence de Fleurette qui, surprise, demeurait immobile sur le seuil.
– Ah ! mam’zelle Fleurette ! mam’zelle Fleurette, s’exclama-t-il en levant les mains dans un geste de désolation, quel malheur ! mon Dieu, quel malheur !
Il portait sa livrée vert bouteille, ses souliers à boucles et les gants de coton blancs qu’il mettait pour servir les repas à ses maîtres. Ce devait être à la fin du souper des châtelains que s’était produite la catastrophe.
– Mais qu’y a-t-il donc, Mathieu ? demanda Fleurette prête à pleurer, elle aussi. Que s’est-il passé ?
– Des soldats sont venus, mam’zelle ! répondit le vieux serviteur, et un sourd gémissement et quelques sanglots se firent entendre dans le groupe des servantes.
Par ordre de son père, Fleurette avait été tenue autant que possible dans l’ignorance des événements qui bouleversaient la France depuis tant de mois, et les échos qui lui en étaient parvenus sur les perquisitions et les arrestations opérées dans les villes lui semblaient aussi incroyables que lointains. Jusqu’à ce jour, l’annonce du passage de soldats dans un pays ne lui aurait pas fait l’effet d’une calamité ; mais depuis quelques heures, il n’en était plus de même. C’étaient des soldats qui allaient emmener François, bien que celui-ci n’eût aucune envie de partir. Elle avait vu ces mêmes soldats se montrer brutaux à l’égard d’un vieillard inoffensif ; l’officier qui les commandait lui avait parlé impoliment et s’était même permis de ricaner en apprenant qu’elle était la fille du citoyen Armand. Enfin, c’était l’arrivée de ces mêmes soldats au château qui avait plongé tous ces braves gens dans la consternation. Oui, en vérité, cette simple phrase : « Des soldats sont venus », signifiait à présent quelque chose pour Fleurette.
– Que s’est-il passé ? demanda-t-elle.
Alors les langues se délièrent, chacun étant désireux d’apporter son témoignage, et Fleurette entendit un récit tragique, bien qu’un peu désordonné, de la perquisition du château. Le dîner venait de se terminer : selon leur habitude, Mme la comtesse et mademoiselle s’étaient retirées dans le petit salon, et M. le comte dégustait un verre de vin de Lunel dans la salle à manger, lorsque la cloche d’entrée avait retenti. Pierre, qui travaillait dans l’écurie, partit en courant pour ouvrir la porte du parc ; mais au premier tournant, il fut presque renversé par deux cavaliers qui, sans un mot, sans une question, continuèrent à suivre à toute bride l’avenue conduisant au château, précédant une douzaine d’hommes à pied, coiffés de bonnets rouges et vêtus d’uniformes déchirés. Au bruit du pas des chevaux, quelques servantes étaient sorties dans la cour ; elles virent les soldats arrêtés sous la voûte et les deux cavaliers qui avaient mis pied à terre et ordonnaient à André de mettre leurs chevaux à l’écurie. André, bien entendu, n’avait pas osé désobéir. Alors, comme la porte d’entrée était fermée, un des soldats la heurta violemment avec la crosse de son fusil pendant qu’un des deux cavaliers qui paraissait le chef du détachement criait :
– Ouvrez, au nom de la République !
Le vieux Mathieu était au premier étage, occupé à desservir la table ; tout effrayé, il descendit aussi vite qu’il put pour aller ouvrir la porte. Les soldats entrèrent en le bousculant et, arrivés dans le vestibule, demandèrent où étaient les ci-devant comte et comtesse de Frontenac.
Ici le vieux Mathieu interrompit son récit et, les yeux au ciel, s’exclama d’un ton frémissant :
– Ci-devant, mam’zelle ! Je vous demande un peu ! Juste comme ces bandits de Paris appelaient notre pauvre roi et notre pauvre reine martyrs !
Il aurait bien voulu empêcher ces rustres de monter dans les appartements de Mme la comtesse, sales et poussiéreux comme ils étaient. Mais que pouvait-il, seul contre tous ces traîneurs de sabre ?
– Ah ! si seulement Claude et Joseph avaient été là comme avant, ces solides gars du Dauphiné auraient vite eu raison de ces va-nu-pieds. Madame et mademoiselle auraient été bien protégées, je vous en réponds ! Mais, hélas, Baptiste et les autres ont été pris pour l’armée, et il ne reste ici que de pauvres vieux comme moi, ou de simples femmes…
De fait, le pauvre Mathieu ne pouvait rien faire d’autre que de montrer le chemin des appartements aux soldats. Il monta l’escalier devant eux, espérant avertir M. le comte de ce qui se passait ; mais il n’en eut pas la possibilité : à peine arrivait-il sur le palier que l’homme qui paraissait être le chef de l’expédition et portait une écharpe tricolore autour de la taille – c’est lui qui avait ordonné d’ouvrir au nom de la République – saisit Mathieu par l’épaule et l’envoya promener en arrière comme un sac de chiffons. Puis, sans plus de cérémonies, il entra dans la salle à manger où M. le comte terminait tranquillement son vin.
À voir le comte assis à table, son verre de cristal à la main, le visage empreint de sérénité, on eût pu croire qu’il n’avait rien entendu du branle-bas qui se faisait dans l’escalier. En réalité, rien ne lui avait échappé, ni le piétinement des hommes dans la cour, ni leurs voix rudes, ni l’ordre d’ouvrir au nom de la République.
Il savait ce qui allait se passer. Peut-être le comte s’y attendait-il depuis longtemps. À cette époque il était bon d’être préparé à tout. Cependant il était là, assis, le verre à la main, le coude appuyé sur la table que Mathieu, l’instant d’avant, commençait à desservir. Quand la troupe fit irruption dans l’imposante salle à manger, il se tourna légèrement et posa son regard sur les arrivants.
– Au nom de la République, prononça l’homme à l’écharpe tricolore.
Le comte posa son verre et se leva sans hâte.
– Que désirez-vous ? demanda-t-il d’une voix calme.
– Le reste de la famille, tout d’abord, répondit l’homme à l’écharpe. Je veux vous voir tous réunis dans cette pièce.
– Mme de Frontenac et ma fille Rose ne sont point ici, dit le comte du même ton posé.
– C’est un mensonge ! répliqua l’autre. Elles étaient à table avec vous.
Et du doigt il montra les assiettes et les serviettes demeurées sur la table.
Le comte ne sourcilla pas. L’insulte sortie d’une telle bouche n’atteignait pas un gentilhomme comme lui. Il dit seulement :
– En effet, Mme et Mlle de Frontenac ont dîné avec moi, mais elles sont sorties toutes les deux il y a un instant.
– Pour aller où ?
– Je ne le sais pas…
– Encore un mensonge !
–… et si je le savais, poursuivit le comte sans se troubler, je ne vous le dirais point.
– Nous allons voir cela, dit l’homme à l’écharpe d’un ton menaçant.
Il se tourna vers le militaire qui semblait commander le groupe et lui dit :
– Allons, lieutenant, le reste te regarde. Il faut trouver ces deux femmes. C’est la première chose à faire. Après, nous verrons.
L’officier ordonna à deux de ses hommes de surveiller le comte, et à partir de ce moment-là les pas lourds des soldats n’avaient pas cessé de résonner à travers tout le château. Ils avaient tout examiné, la chambre de Mme la comtesse, la chambre de mademoiselle, aussi bien que la cuisine, les écuries et les communs, harcelant de questions les valets, houspillant les servantes, mettant tout sens dessus dessous, passant le râteau dans la paille des étables ou piquant la fourche dans le foin amassé sous le hangar. Ils avaient fait méthodiquement le tour du parc, se courbant sur le sable des allées, au point de frôler le sol avec leurs vilains nez, pour découvrir des empreintes de pas. Mais ils n’avaient trouvé aucune trace de Mme la comtesse ni de mademoiselle. Tantôt ils s’efforçaient d’intimider le comte en le menaçant de le fusiller, ce qui ne provoquait de sa part qu’un petit rire ou un haussement d’épaules, tantôt ils lui promettaient la liberté pour toute la famille s’il indiquait seulement l’endroit où se trouvaient sa femme et sa fille. Mais à ces promesses, M. le comte ne répondait que par le même petit rire, le même haussement d’épaules.
– La liberté ? disait-il, elles l’ont déjà, grâce à Dieu ! car elles sont à présent hors de votre portée. Et si elles ne l’avaient pas, croyez-vous que je me fierais à vos promesses ?
Le vieux Mathieu se tut. Le récit touchait à sa fin. Le digne homme ne se serait jamais figuré qu’il pût vivre de tels moments d’angoisse et d’effroi. Les autres serviteurs n’avaient pas grand-chose à ajouter. Les femmes continuaient à pleurer, et les vieux domestiques se bornaient à hocher la tête d’un air sentencieux.
– Alors, conclut Fleurette, Mme la comtesse et mademoiselle Rose étaient parties, c’est bien sûr ?
Mathieu fit un signe de tête affirmatif en poussant un soupir.
– Mais comment sont-elles parties ? insista Fleurette, et pourquoi ? Où ont-elles pu aller ?
– Dieu seul le sait, mam’zelle, affirma le père Mathieu. Il a dû les rendre invisibles pour les faire échapper à ces bandits.
– Quelqu’un les a-t-il vues partir ?
Les uns et les autres firent non de la tête. Personne n’avait vu partir madame et mademoiselle. Mathieu était le dernier qui eût vu ces dames. Quand il avait commencé à desservir la table, elles s’étaient levées et, comme de coutume, étaient allées au salon ; Mathieu leur avait ouvert la porte. Et maintenant qu’il y songeait, il se rappelait que ces dames avaient embrassé tendrement M. le comte avant de quitter la pièce. Oui, ce baiser devait être un baiser d’adieu. Mathieu hocha tristement la tête. Il s’en souvenait à présent, mais sur le moment il n’y avait pas prêté attention. Et M. le comte, certainement, avait l’air songeur, préoccupé car il n’avait pas adressé la parole à son vieux serviteur qui commençait à ranger la table, alors qu’il avait coutume, en terminant son vin, de bavarder avec lui d’une chose ou d’une autre. Mathieu se rappelait nettement, et ces baisers d’adieu, et le silence de M. le comte. Mais il n’avait remarqué rien d’autre avant le moment où les soldats avaient ébranlé la porte et ordonné d’ouvrir au nom de leur République de malheur.
Mathieu se trouvait alors sur le palier ; aussi n’avait-il pu voir l’expression de M. le comte quand celui-ci avait entendu tout ce bruit. Mais Mme la comtesse et mademoiselle avaient déjà quitté le château ; de cela, aucun doute possible. Les soldats les avaient cherchées partout, comme des chiens en quête d’un gibier, et ils n’avaient pas trouvé trace de ces dames. Pour sûr que le Bon Dieu les avait rendues invisibles.
L’officier commandant le détachement n’avait accordé que peu d’attention aux gens du personnel. Il s’était contenté de les ranger en ligne contre le mur, et de faire le compte des domestiques de l’intérieur et des valets de ferme, après quoi il avait renvoyé tous ceux qui logeaient en dehors du château.
– Rentrez chez vous, avait-il ordonné après un bref interrogatoire, restez-y, et tenez votre langue si vous ne voulez pas qu’il vous en cuise…
C’est ainsi qu’étaient restés au château une demi-douzaine de serviteurs âgés, la cuisinière et quatre filles de chambre. Ils étaient encore sens dessus dessous et, comme le voyait mam’zelle Fleurette, ne faisaient que pleurnicher et se lamenter. Lui, Mathieu n’en pouvait plus rien tirer. Il y avait pourtant de la besogne à terminer, et personne n’avait soupé. Mais voilà, les jeunes comme les vieux, tous étaient trop retournés pour avoir envie de manger ou de travailler. Et puis, ce piétinement des soldats du haut en bas du château, cela vous chavirait le cœur.
En effet, des pas lourds continuaient à se faire entendre. Consternée par le récit de Mathieu, Fleurette songeait que ces odieux soldats de la République, indignes du nom de Français, s’efforçaient peut-être encore de découvrir Mme de Frontenac et mademoiselle Rose pour les traîner à Orange, où l’affreuse guillotine fonctionnait depuis plusieurs semaines, ou, pire encore, à Paris, où se passaient des horreurs inimaginables auprès desquelles les histoires d’ogres et de revenants n’étaient que des contes pour enfants.
Mme de Frontenac et mademoiselle Rose, qui jamais n’avaient fait de mal à personne et ne répandaient autour d’elles que des bienfaits ! Mademoiselle, si frêle, si délicate !
À la pensée que ces soldats rudes et grossiers auraient pu, avec leurs manières brutales, saisir mademoiselle, la tirer, la pousser, Fleurette sentait le sang bouillir dans ses veines.
Poum ! poum ! poum ! Le bruit continuait là-haut, dans les salons, accompagné du fracas soudain de meubles qui s’effondrent et de vaisselle qui se brise…
– Bonne Mère ! gémit le père Mathieu. Quand je pense à toutes les belles choses de madame ! Ces bandits sont furieux de ne trouver personne, et ils se vengent sur le mobilier.
Ces mots du père Mathieu orientèrent les pensées de Fleurette dans une autre direction : elle se remémora ce qui s’était passé à Lou Mas un moment auparavant, l’arrivée de ces soldats poussiéreux et harassés, l’apparition du bûcheron pliant sous le poids du fagot lié dans un morceau de sac, puis la voix mystérieuse qui lui avait dit où se trouvaient l’or et les bijoux de madame. Au souvenir de cette voix, la crainte et l’angoisse quittèrent Fleurette, faisant place à cette même ardeur qui l’avait saisie quand elle avait rencontré le regard de l’homme au fagot, ce regard qui confirmait un message qu’elle commençait enfin à comprendre.
– Père Mathieu, s’écria-t-elle tout à coup, ne s’est-il rien passé d’autre ? je veux dire, est-ce que madame… ou monsieur… n’aurait pas reçu un message ou une lettre ? Ou bien un visiteur étranger serait-il venu au château cet après-midi ?
– Je n’ai rien remarqué, mam’zelle.
– Oh ! père Mathieu, tâchez de vous rappeler…, implora Fleurette, la voix étranglée par l’émotion. C’est très important. Tâchez de vous rappeler si vous n’avez pas vu quelqu’un ou quelque chose…
Le vieux serviteur continuait à hocher la tête quand Pierre, le portier, lui rappela que M. le comte avait descendu l’avenue jusqu’à l’entrée du parc, dix minutes avant le dîner.
– Il n’y a rien d’étonnant à cela, répliqua Mathieu. Monsieur fait souvent un tour de promenade avant ses repas.
– C’est juste. Mais qu’est-ce qu’il a fait ce soir ? insista Pierre. Il est allé droit à la porte que j’avais fermée une demi-heure avant. Je l’ai vu. Il est allé droit à la porte et – vous connaissez le vieil acacia qui est tout contre la grille ? – eh bien ! monsieur s’est hissé sur une barre de la porte pour atteindre la branche fourchue du vieil arbre. Je l’ai bien vu, je vous le certifie. Quand il est retourné vers le château, il avait à la main une feuille de papier avec quelque chose d’écrit dessus, et il la lisait. M’est avis, père Mathieu, conclut Pierre triomphalement, qu’il y avait là-dedans quelque chose de pas ordinaire.
Mais Mathieu, avec l’obstination d’un vieillard, ne voulait pas l’admettre.
– Monsieur, observa-t-il, a dû rencontrer le courrier à la porte – c’est l’heure de son passage – et le courrier lui aura remis une lettre. Monsieur reçoit souvent des lettres…
Mais ici André entra en scène. Le vieil André (tous étaient vieux) était palefrenier, et c’était lui qui avait conduit à l’écurie les deux chevaux des militaires. C’est alors qu’il avait remarqué deux mendiants, un homme et une femme, qui rôdaient dans la cour. Il leur avait ordonné de déguerpir.
– Des mendiants ! s’exclama Fleurette. Comment étaient-ils ?
André répondit qu’il ne les avait pas bien vus à cause du soleil qui lui venait dans les yeux, et il n’avait pas pu s’approcher d’eux, ayant deux chevaux à mener. La femme avait la tête enveloppée d’un châle, et il n’avait pas vu ses traits ; mais l’homme était un fort gaillard qui marchait plié en deux, sous le poids d’un gros sac qu’il portait sur son dos.
– Quand je lui ai parlé, continua André, il a grommelé je ne sais quoi. Je lui avais dit simplement de s’en aller, lui et sa femme, parce nous avions assez de vagabonds comme cela avec tous ces militaires.
– Et il est parti ? demanda Fleurette.
– Oui, et sans insister, je dois le dire. Je crois qu’il n’avait pas de mauvaises intentions, car en me voyant il n’avait pas cherché à fuir ou à se cacher. S’il en avait fait mine, ajouta André, je l’aurais vite rattrapé pour lui demander ce qu’il emportait dans ce gros sac.
Il s’interrompit, réfléchit, se gratta la tête et reprit d’un air confus :
– Maintenant que j’y pense, j’aurais bien dû regarder ce gros sac-là. Il avait l’air bien lourd pour un ballot de chiffons. Après tout, peut-être que ce chemineau n’avait pas de trop bonnes intentions… À peine les avais-je perdus de vue tous les deux, que j’ai remarqué à l’entrée de l’écurie un fagot qui n’y était pas auparavant.
Serviteurs et servantes s’étaient rassemblés autour de Fleurette et d’André. C’était la première fois qu’ils entendaient parler des deux vagabonds et du sac qui paraissait si pesant.
– Tu aurais certainement dû regarder ce que contenait ce gros sac, André, dit Mathieu d’un ton sentencieux.
Il voyait là l’occasion d’affirmer sa dignité qui avait été mise en échec par sa discussion avec Pierre.
– Je crois bien, poursuivit-il, que ce gaillard-là avait apporté un fagot dans son sac, et qu’après l’avoir jeté dans la cour il a rempli son sac avec Dieu sait quoi qu’il aura volé ici.
– Voyez-vous, Mathieu, murmura André d’un ton de regret, j’étais tellement retourné…
– Nous étions tous retournés, comme tu dis, reprit Mathieu d’un air sévère, mais ce n’est pas une raison pour ne pas faire son devoir.
– Ne grondez pas André, dit Fleurette tout émue. Je crois, moi, que ce vagabond, comme vous l’appelez, était envoyé par la Sainte Vierge elle-même pour sauver madame et mademoiselle.
– Pas possible, mam’zelle…
– La Bonne Mère ?…
– Sainte Vierge, priez pour nous ! firent en chœur les jeunes servantes.
La cuisinière elle-même, femme d’âge et remplie de dignité, manifestait une vive émotion.
– Qu’est-ce qui vous fait dire cela, mam’zelle Fleurette ? chuchota Mathieu.
Mais Fleurette ne répondit pas. Elle se repentait déjà d’en avoir tant dit. « Il est souvent plus sage de se taire », pensait-elle un peu plus tard ; c’était son défaut de laisser courir sa langue… Elle regarda l’un après l’autre les visages anxieux et interrogateurs tournés vers elle. Assurément, le peu qu’elle avait dit allait être répété, commenté, deviendrait le sujet de conversation de tout le village, et les échos en atteindraient peut-être Serres et Sisteron. Dieu seul savait le mal qui pourrait en résulter pour madame et pour mademoiselle. Fleurette se mordit la langue pour la punir d’avoir été trop pressée, puis, mue par une impulsion soudaine, elle saisit une des chandelles qui brûlaient sur la table, s’en fut vers la porte et disparut dans la galerie, laissant les autres la suivre des yeux, bouche bée, et se perdre en suppositions.