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Chez Sidonie Tronchet

Un chemin de terre, bordé de champs, conduisait du domaine des Frontenac à la grand-route. Deux ou trois maisonnettes isolées à proximité du chemin le rendaient moins solitaire, et la route qui passait par le village était plus sûre, après la tombée de la nuit, que les raccourcis à travers bois qu’avait pris Fleurette pour venir au château. Fleurette avançait rapidement, serrant contre elle ses trésors et souhaitant ne pas rencontrer les soldats qui, eux aussi, avaient dû quitter le château.

Le temps n’avait pas rempli les promesses du beau coucher de soleil. D’épais nuages obscurcissaient le ciel ; deux longues raies de lumière ambrée se montraient encore à l’ouest, balafrant une nuée couleur de plomb. Çà et là, le long du chemin, quelques arbres isolés faisaient l’effet de géants immobiles. En arrière se dressait la masse compacte des acacias de la grande avenue. Fleurette venait de s’engager sur la grand-route et arrivait en vue de la maison qu’Adèle habitait avec sa tante, la veuve Tronchet, quand elle entendit au loin le bruit facilement reconnaissable d’une troupe en marche : le pas lourd et cadencé des hommes, le claquement sonore des sabots des chevaux. La nuit était si calme que les sons se percevaient nettement. Fleurette entendit la voix rude du lieutenant lancer un ordre, puis le grincement de la porte du parc tournant sur ses gonds. Au même instant César, le chien de M. de Frontenac, jeta un aboiement lugubre, et d’un des grands peupliers bordant la route, un hibou s’enfuit en hululant.

Fleurette se mit à courir. Elle savait qu’elle pouvait s’abriter dans la maison de Sidonie Tronchet jusqu’à ce que les soldats se fussent éloignés. Peut-être Adèle l’accompagnerait-elle ensuite jusqu’à Lou Mas. Heureusement une petite lumière luisait à l’une des fenêtres de la maison, et comme Fleurette approchait, elle vit qu’Adèle était sur le pas de la porte, attirée sans doute au-dehors par ce bruit inaccoutumé.

Elle parut stupéfaite de voir Fleurette arriver en courant.

– Ce sont les mêmes soldats, Adèle, expliqua Fleurette d’une voix haletante en entrant avec elle dans la maison. Ceux qui sont passés à Lou Mas cet après-midi. Ferme la porte, et je te raconterai tout.

La tante Sidonie sortit de la cuisine et regarda Fleurette d’un air peu engageant. Sœur aînée de Louise, la veuve Tronchet était une paysanne avare, au cœur aussi dur que le visage. Elle se faisait payer par le travail d’Adèle l’abri et la nourriture qu’elle lui accordait, mais n’en gardait pas moins rancune à sa sœur de lui avoir laissé la charge d’élever l’enfant abandonnée, bien que celle-ci fût obéissante et laborieuse et qu’elle s’acquittât, sinon volontiers, du moins avec diligence des besognes dont on la chargeait. C’est que Sidonie Tronchet habitait une humble maisonnette pauvrement meublée, où les lits étaient durs et la nourriture frugale, tandis qu’à Lou Mas Louise vivait au sein de l’abondance. Aussi la vieille paysanne entretenait-elle à l’égard de sa sœur et des autres habitants de Lou Mas des sentiments d’envie et d’hostilité.

Elle écouta, les sourcils froncés, le récit haletant que lui faisait Fleurette de ce qui venait de se passer au château. Demain tout le village saurait que des soldats de la République étaient venus arrêter M. le comte et que mademoiselle Rose et sa mère avaient fui on ne savait où.

– Oh ! madame Tronchet, conclut Fleurette d’une voix enrouée par les larmes, croyez-vous qu’ils vont vraiment faire du mal à M. le comte ?

Sidonie Tronchet haussa les épaules.

– Je n’en sais rien du tout, dit-elle d’un ton sec. Et puis, qu’est-ce que ça fait à des pauvres gens comme nous tout ce qui concerne ces aristos ? grommela-t-elle en allant et venant pour ranger des objets de ménage. Ils ne se sont jamais souciés de ce qui nous arrivait, à nous.

Muette de saisissement, Fleurette fixa sur la vieille femme un regard stupéfait. Jamais elle n’avait entendu de paroles aussi haineuses et aussi injustes. M. le comte et Mme la comtesse ne méritaient certes ni l’un ni l’autre une telle accusation. Fleurette, revenue de sa surprise, allait prendre leur défense quand son attention fut attirée ainsi que celle d’Adèle, par le bruit fait au-dehors par le détachement de soldats. La petite troupe qui suivait la route approchait de la maisonnette ; on entendait de plus en plus nettement le pas des chevaux.

– Ils vont dans la direction de Serres, chuchota Fleurette.

Elle se demandait au fond d’elle-même ce qu’allait faire son père. Il lui avait bien dit qu’il se rendait à Orange, mais à cette heure tardive, c’était chose impossible. Viendrait-il tout de même passer la nuit à Lou Mas ? En ce cas, le secret de Fleurette ne serait-il pas en danger si son père découvrait, d’aventure, les objets qu’elle avait pris au château ? Fleurette continuait à serrer la cassette contre son cœur. Lorsqu’elle vit le regard d’acier de Sidonie Tronchet se fixer sur la protubérance que formait son châle et sur sa poche gonflée par le sac de cuir, elle sentit le sang lui monter aux joues. Elle eut ensuite la mortification de voir la petite figure pincée d’Adèle esquisser un sourire. À quoi ces deux femmes pouvaient-elles bien penser ? Elles ne s’imaginaient tout de même pas qu’elle, Fleurette, avait commis un vol ! Les deux visages restaient impénétrables, aussi bien celui de la tante, dur et fermé, que celui de la nièce avec ses lèvres closes et son regard oblique.

Cependant, le bruit fait par le détachement se faisait entendre le long de la maison. À peine commençait-il à décroître qu’Adèle courut ouvrir la porte et jeta un coup d’œil au-dehors. Elle dit à Fleurette par-dessus son épaule :

– Votre père est à cheval derrière les soldats. Voulez-vous que je l’appelle pour lui dire que vous êtes ici ?

Instinctivement Fleurette fit non de la tête. Avec le même petit sourire Adèle referma lentement la porte.

– Ils emmènent M. le comte, à pied, entre les deux cavaliers, dit-elle.

– Il aurait mieux valu, fit la tante d’un ton aigre, dire au citoyen Armand que sa fille était ici. M’est avis que cette nuit la route n’est pas sûre pour une fille seule.

Et comme Fleurette gardait le silence en se demandant ce qu’elle devait faire, Sidonie Tronchet ajouta :

– Plus tôt vous rentrerez chez vous et mieux ça vaudra, ma petite. Adèle va à l’instant chez les Colombe faire une heure de travail ; ça n’est pas cher payé, marmotta-t-elle, et c’est une honte qu’une fille ait à besogner si dur et si tard, tandis que d’autres… Quoi qu’il en soit, conclut-elle brusquement, je ne puis gaspiller mon huile à vous éclairer.

– Non, non, bien sûr, madame Tronchet, balbutia Fleurette.

Mais la paysanne ne faisait plus attention à elle ; toujours grommelant, elle monta sur un tabouret pour atteindre la lampe suspendue au plafond et souffla la lumière. La pièce devint toute sombre, n’étant plus éclairée que par la chandelle qui brûlait dans la cuisine et donnait une faible clarté par la porte ouverte. Sidonie Tronchet lança d’un ton sans réplique : « Adèle, ne t’attarde pas ! », puis entra dans la cuisine où l’on entendit aussitôt un bruit de vaisselle.

Adèle avait mis son châle et elle ouvrait la porte pour sortir quand Fleurette la rappela d’une voix timide :

– Adèle !…

La jeune fille se retourna sans lâcher le loquet de la porte.

– Si tu vas chez M. Colombe, pourrais-tu… (Fleurette hésita)… voudrais-tu dire à François que… que je suis ici, et que peut-être… ?

– Pourquoi ne venez-vous pas avec moi, répliqua froidement Adèle, afin de lui dire vous-même ce que vous lui voulez ?

Comment Fleurette pouvait-elle expliquer qu’elle ne tenait pas à montrer à M. et Mme Colombe qu’elle avait quelque chose d’important à confier à leur fils ? Elle dit simplement :

– Oh ! je t’en prie, Adèle !

Adèle haussa les épaules et l’observa d’un air ironique :

– Vous n’avez sans doute pas envie que son papa et sa maman soient mis au courant, je vois ça.

– Non, murmura tout bas Fleurette.

– C’est bien, reprit Adèle, je lui ferai la commission.

Et de son pas rapide et silencieux elle sortit de la maison en fermant la porte derrière elle.