Quand le représentant Chauvelin rejoignit ses collègues le lendemain matin, dans la salle du Comité, il portait sous son bras une liasse de papiers et de documents.
– J’ai découvert la solution que vous cherchiez, annonça-t-il d’un air satisfait dès que tous trois se furent assis.
– Ah ! fit simplement Danou.
Et Pochart dit aussi « Ah ! » d’un ton différent, et tous deux le regardèrent avec curiosité.
– Voici, continua Chauvelin en prenant une feuille sur la pile de papiers qu’il avait déposée sur la table, voici un décret qui s’applique exactement à notre cas. Il a été promulgué par la Convention nationale, le 6 Brumaire, an II.
S’adossant à sa chaise, il commença la lecture du document qu’il tenait à la main :
Si pour quelque cause que ce soit, l’un des juges d’un Tribunal de province devait interrompre ses fonctions, pendant une période excédant sept jours, le représentant en mission assumerait lesdites fonctions et les exercerait pendant tout le temps nécessaire. Si le même cas se présentait pour un second magistrat, le représentant en mission lui nommerait un remplaçant qui s’occuperait des affaires à lui désignées par ledit représentant en mission, et ce, durant le temps jugé par icelui nécessaire.
Ayant terminé sa lecture, Chauvelin remit le document sur la table, et d’un geste décisif posa dessus sa main osseuse.
– Ce décret s’applique exactement à notre cas, dit-il.
Il y eut un silence de quelques secondes ; puis Danou dit de sa voix douce :
– Je n’ai jamais entendu parler de ce décret.
– Moi non plus, ajouta Pochart.
– Le Comité central, observa sévèrement Chauvelin, a souvent remarqué l’ignorance étrange dans laquelle demeuraient certains patriotes des décisions prises par l’Assemblée souveraine dans l’intérêt de la Nation.
– Puis-je voir ce document ? demanda Danou sans avoir l’air de prêter attention au blâme contenu dans l’observation de Chauvelin.
– Certainement, répondit celui-ci en lui tendant le papier.
– C’est une copie manuscrite, remarqua Pochart en regardant par-dessus l’épaule de son collègue.
– Une copie certifiée conforme, comme tu peux le voir, répondit Chauvelin. Elle porte le timbre du Comité de salut public. Mettrais-tu en doute son authenticité, citoyen Danou ?
Il avait retrouvé toute son arrogance. La situation n’était plus ce qu’elle était la veille, et Pochart et Danou n’osaient plus continuer à braver leur collègue. Il leur fallait se concerter et voir quelle était la valeur de leurs atouts – Godet, Adèle, les preuves contre Fleurette – avant de passer à l’attaque. Il fallait que le citoyen Chauvelin se sentît bien fort, à voir l’air supérieur et le ton sans réplique dont il usait.
Danou épongea son front chauve et rendit le document à Chauvelin. Pochart se secoua comme un chien mouillé, puis se rassit sur sa chaise.
– Je vais donc assumer les fonctions du président Legrange, exposa Chauvelin avec calme, et je présiderai les séances du Tribunal jusqu’à son retour.
– Dans ce cas, dit Danou avec assurance, je pourrai tenir la place du procureur.
– Non, citoyen, répliqua Chauvelin avec fermeté. Pour remplir cette charge, il me faut un homme de loi.
– Mais…
– Il ne semble pas, citoyen Danou, interrompit Chauvelin, que tu aies écouté attentivement la lecture que je viens de faire du décret en question ; autrement tu aurais remarqué que c’est au représentant en mission de faire choix d’un remplaçant au cas où un second membre du Tribunal serait absent.
– Et qui te proposes-tu de nommer, citoyen représentant ? demanda Pochart s’efforçant de cacher son inquiétude sous un air indifférent.
– Je vous informerai demain de ma décision à cet égard.
– Le plus tôt sera le mieux, citoyen représentant, conclut Danou d’une voix mielleuse. Rappelle-toi que mon collègue et moi avons la charge de grouper les preuves de culpabilité relevées contre les accusés et de les transmettre au procureur que tu vas désigner. C’est un devoir dont seul peut nous relever le Comité de sûreté générale. Il y a en ce moment à Orange, ajouta-t-il lentement, cent soixante détenus arrêtés en application de la loi des Suspects. De lourdes charges pèsent contre certains d’entre eux, attestées par des témoins qui sont prêts à confirmer leurs dépositions.
– Je le sais parfaitement, citoyen Danou, répondit Chauvelin sans laisser voir par le moindre frémissement que le trait était arrivé au but.
D’une main ferme il rassembla ses feuillets et en fit un paquet sur lequel il posa un presse-papier. Après quoi, d’un signe de tête il donna congé à ses collègues.
– Excusez-moi, citoyen, dit-il, mais j’ai encore à travailler. Vous aussi, sans nul doute. Je compte sur votre présence demain matin, ici, à la même heure.
Quand la porte se fût refermée sur les deux hommes, Chauvelin laissa tomber son masque. S’accoudant sur la table, il plongea sa tête brûlante dans ses mains, et un gémissement s’échappa de ses lèvres desséchées. Ah ! s’il n’avait oublié depuis longtemps comment on prie, quelles prières ferventes n’aurait-il pas élevées vers le Ciel en cet instant ! Où trouverait-il du secours pour l’aider à se dégager de ces rets que ses ennemis avaient tissés autour de lui ? Comme il haïssait ces hommes, et avec quelle ardeur il souhaitait les écraser avant qu’ils eussent le temps de réaliser leur hideux projet ! Sans aucun doute, ils étaient résolus à frapper Fleurette. Par haine, par vengeance, ou peut-être par crainte, ils voulaient l’atteindre, lui, Chauvelin, à travers cet être qu’il aimait plus que tout au monde. Mais il saurait se défendre. Il combattrait pour elle. Il combattrait jusqu’au dernier souffle, jusqu’à ce qu’il tombât au côtés de l’enfant qu’il voulait sauver. Car s’il échouait, il ne la laisserait pas aller seule à la mort. Il ne pouvait supporter la vision de Fleurette cahotée par les rues d’Orange dans l’horrible charrette qu’il avait lui-même si souvent aidé à remplir, de Fleurette montant les marches de la guillotine que tant d’innocents avaient gravies sur son ordre, de Fleurette…
Baigné d’une sueur froide, Chauvelin se redressa. Dans la pièce où la haine de ses collègues semblait flotter comme un fantôme silencieux, un pâle rayon de soleil avait pénétré par une fente des volets clos et se jouait à travers les myriades d’atomes suspendus dans l’air. Chauvelin posa ses mains sur la table. Ses yeux las fixèrent machinalement le rayon de lumière poudreux, et dans cette poussière dansante il crut voir se dessiner une figure débonnaire aux yeux indolents et à la bouche souriante qui semblait se rire de lui et de son chagrin. Ce ne fut qu’une vision rapide, aussitôt évanouie, mais si vivante qu’une imprécation violente s’échappa de ses lèvres et que ses poings se serrèrent convulsivement.
– Misérable ! proféra-t-il entre ses dents. Si j’avais pu vous abattre, si j’avais eu la joie de voir tomber sous le couperet cette tête moqueuse, je n’aurais jamais eu à subir la torture que j’endure en ce moment. Ah ! si seulement je pouvais enfin prendre ma revanche, je mourrais content ! Même maintenant…