XXIII
 
AMICALE CONVERSATION DU FOSSOYEUR ET JOLI-FRISÉ

Clother de Ponthus quitta la cour des Miracles et se dirigea vers l’hôtel d’Arronces. L’unique précaution qu’il prit fut d’éviter la rue Saint-Denis où il supposait que son logis devait être surveillé.

Un moment, à un endroit désert de la rue du Temple, il s’arrêta, essuya son front couvert d’une sueur froide, écouta son cœur qui battait à coups précipités. La terrible nuit, les quatre assauts, la vision des cadavres alignés tête au mur, avec Alcyndore debout qui parle au grand prévôt, l’effroyable minute où elle avait mis le feu à la traînée de poudre, la formidable ruée des truands, le passage de la trombe qui l’avait saisi, emporté comme un fétu de paille, tout cela s’effaçait : même l’image de Léonor s’éloignait à l’horizon de sa pensée. Il songeait :

« Un jour, dans les landes du Périgord, j’étais en route pour Paris et fort pressé d’y arriver : sans motif j’ai tourné bride ; sans motif je me suis dirigé vers la solitaire auberge abandonnée ; je n’eus point à m’en plaindre, il est vrai, puisque j’eus le bonheur, à la « Grâce de Dieu », d’offrir à Léonor l’aide de ma bonne rapière. Mais pourquoi, sans motif, ai-je tourné le dos à Paris que ma volonté était d’atteindre au plus tôt ? Et pourquoi, en ce moment, suis-je incité à m’arrêter, alors que je veux courir à l’hôtel d’Arronces ? Pourquoi incité à rebrousser chemin ? Quel motif ? »

– Il ne faut pas aller au chemin de la Corderie, dit une voix très distincte, et rapide.

Clother tressaillit, regarda, et vit un homme qui, arrêté à trois pas de lui, le saluait de multiples saluts empressés et joyeux, exécutés d’ailleurs avec toute l’élégance d’un bretteur qui frappe du pied la planche de la salle d’armes.

– Bel-Argent !

– Lui-même, monsieur ! Je veux dire moi-même. Et je veux être embroché dans la grande lardoire de Belzébuth si je ne suis pas, par ma foi, content de vous trouver tout vif, alors que je m’attendais à vous revoir mort, occis, et trépassé.

– Pourquoi, haleta Ponthus avec fièvre, pourquoi me dis-tu de ne pas aller au chemin de la Corderie ?

– Moi ! s’écria Bel-Argent stupéfait.

– Toi ! fit Ponthus hors de lui. Pourquoi me dis-tu cela ?

– Par la tête ! Par le ventre ! Par le front cornu ! Par les pieds fourchus ! Puissé-je être foudroyé si ce n’est pas vous-même, monseigneur, qui l’avez dit !

– C’est moi qui l’ai dit ?

– Oui bien. Mais sur mon âme, vous aviez la voix d’un dormeur qui parle en rêve. Mon avis, au contraire, est qu’il faut aller au chemin de la Corderie, puisqu’on vous attend à l’hôtel d’Arronces.

– Bel-Argent, dit alors Clother, pourquoi n’es-tu point parti cette nuit ?

– Je veux avoir à mes chausses les diables les plus cornus, monsieur, si je n’ai pas tout fait pour obéir à votre écriture, la preuve en est que c’est Jacquemin Corentin qui me l’a lue, le damné escogriffe ! Cette noble dame a refusé de partir, que je sois étripé ! Et elle a soutenu qu’il fallait qu’elle soit là pour vous recevoir, vu que votre premier mouvement, dès que vous seriez libre, serait d’accourir à l’hôtel d’Arronces.

– Allons, allons ! fit Clother en accélérant le pas.

Son cœur bondissait dans sa poitrine.

– Oui, monseigneur, mais pour vous suivre, il me faudrait les échasses de Jacquemin. Et ce matin, quand elle est partie pour se rendre au Louvre…

– Au Louvre !…

– Oui bien. Elle m’a commandé alors d’aller rue de la Hache, pour voir et même écouter, mais elle m’a défendu de me faire tuer. Voilà la pure vérité. C’est donc vous, monsieur, qui rendrez compte fidèle en mon lieu et place.

– En sorte que tu n’as point revu la dame d’Ulloa depuis son départ pour le Louvre.

– Non certes.

– La litière de voyage ?

– À sa place dans l’hôtel. Et mon cheval aussi, et le vôtre. Vous n’avez qu’à donner l’ordre du départ.

– Allons ! allons !

Ils arrivèrent au chemin de la Corderie, s’élancèrent jusqu’à un tournant d’où, de loin, on voyait distinctement la grille d’Arronces.

– Que Dieu vous tienne en joie, digne Bel-Argent !…

Un homme venait de sortir d’une encoignure de haie où il se dissimulait et leur barrait la route.

– Eh ! fit Bel-Argent, c’est l’un de ces saints pèlerins qui ont reçu l’hospitalité de la dame d’Ulloa et avec qui, ce matin, je bus quelques gobelets de ce vin blanc que nous donna le seigneur intendant, en l’assaisonnant, il est vrai, de patenôtres en latin.

– Oui, digne Bel-Argent. Et je vous suis envoyé par cette noble et très charitable dame pour vous dire que vous devez attendre ici…

Ponthus avait pâli.

Il y avait du malheur dans l’air.

Une telle angoisse lui serrait la gorge qu’il ne pouvait parler.

– Attendre ? s’écria Bel-Argent.

– Attendre votre maître, le sire de Ponthus, a-t-elle dit, et dès que vous le verrez…

– Voici le seigneur de Ponthus lui-même, dit Bel-Argent.

Le pèlerin eut une sorte de sanglot bizarre et dit en s’inclinant très bas :

– Le ciel en soit béni ! Vous êtes donc sauvé, monseigneur !

– Parlez, pèlerin ! gronda alors Clother. Que se passe-t-il ?

– Regardez, monseigneur ! Regardez à la grille de l’hôtel d’Arronces.

– Des gardes ! fit Bel-Argent dans un formidable juron. Il faut fuir !

Clother jeta un coup d’œil sur la grille et vit distinctement les gardes – les gardes que M. de Bervieux avait fait placer là, sur l’ordre du roi, pour empêcher Léonor de sortir jusqu’au moment où le rebelle serait pris.

Il saisit le bras du pèlerin :

– Qu’est-il arrivé à la dame d’Ulloa ? Parlez, par le ciel !

– Rien de fâcheux, monseigneur ! Rien de fâcheux ! Cette très pieuse dame a pu sortir de l’hôtel sans encombre. Voici donc ce qui s’est passé : la très charitable dame venait de rentrer du Louvre, où, d’après le peu qu’elle a dit, j’ai compris qu’elle avait été voir notre bon sire le roi…

– Après ! Après !…

– C’est à ce moment que les gardes sont arrivés, monseigneur. Et il y en a plus de cent dans l’hôtel et dans le parc. Et ils ont l’ordre de saisir le sire de Ponthus pour le traîner aussitôt au Temple. C’est pourquoi, voyant cette très noble dame dans un état voisin du désespoir, nous avons été émus de pitié, mon compagnon et moi, et lui avons offert nos humbles services. Elle nous a alors demandé de nous poster sur ce chemin pour y attendre le digne Bel-Argent et lui recommander, au cas où il verrait le sire de Ponthus, de l’empêcher à tout prix d’aller à l’hôtel d’Arronces.

– Ce serait aller dans la gueule du loup, dit Bel-Argent.

Clother éprouvait cette crise de rage qu’il avait déjà subie. Un instant, la pensée lui vint de courir aux gardes, de les insulter, de les provoquer. Il se dompta.

– Mais, fit-il, vous disiez que la dame d’Ulloa a quitté l’hôtel ?

– Pour vous attendre, seigneur, pour vous attendre ! Mon compagnon connaît ici près une honnête famille de bourgeois et il a offert à cette pieuse dame de la conduire en leur logis pour qu’elle pût, sans danger, s’y concerter avec vous sur ce que vous avez à entreprendre. Elle a daigné accepter. Les gardes, n’ayant point d’ordres contre elle lui ont, non sans difficulté, permis de sortir. De même, ils ne se sont point opposés à la sortie d’une litière de route et de deux chevaux que des serviteurs ont conduit en un point que j’ignore et qu’elle vous dira sans doute.

La vue des gardes, ces paroles, l’accumulation des détails en parfaite concordance avec la situation, la reconnaissance du pèlerin par Bel-Argent, tout eût contribué à dissiper jusqu’à l’ombre d’un soupçon, si Ponthus eût pu en concevoir.

Mais que pouvait-il soupçonner ?

Est-ce que lui-même, dans la rue du Temple, n’avait pas été averti par un étrange pressentiment qu’il ne s’expliquait pas, de ne pas se rendre à l’hôtel d’Arronces ?

Ainsi, dans l’esprit de Clother, l’hôtel d’Arronces se confondait avec le chemin de la Corderie !

Puisqu’il se reprenait à attacher de l’importance à ce singulier pressentiment, il eût dû se dire que le chemin de la Corderie ne signifiait nullement hôtel d’Arronces.

Le pèlerin fit entendre encore cette sorte de sanglot bizarre que nous avons signalé et acheva :

– Mon compagnon a donc conduit la très charitable dame au logis qu’il m’a dit et dont il m’a indiqué la situation. Moi, je me suis posté ici pour y attendre le digne Bel-Argent. J’espère, monseigneur, que vous voudrez bien témoigner à la très noble dame que j’ai en toute conscience accompli ma mission.

– Allons ! dit Ponthus. Pèlerin, vous serez récompensé.

– J’en suis aussi sûr que les pistoles sont pistoles, tandis que les écus d’or sont écus d’or.

Et le pèlerin se mit en route, suivi de Ponthus et de Bel-Argent qui grognait :

– Des écus d’or ? Au diable. Il me semble qu’avec quelques écus d’argent…

Le pèlerin tourna le coin de la rue du Temple (hôtel de Loraydan), et une centaine de pas plus loin que le cabaret du Bel-Argent, s’arrêta devant un logis d’apparence plus seigneuriale que bourgeoise ; c’était d’ailleurs un de ces logis à figure avenante dont les fenêtres sont des sourires. La porte s’entrouvrit. L’autre pèlerin apparut et dit :

– Dieu soit loué. La dame d’Ulloa commençait à se désespérer.

Clother entra aussitôt, puis Bel-Argent, puis le pèlerin qui se mit à verrouiller la porte.

Le sire de Ponthus se vit dans un vestibule assez vaste meublé de magnifiques bahuts et de fauteuils. Trois portes établissaient la communication avec l’intérieur du logis ; au fond, s’indiquait dans la demi-obscurité un très bel escalier. Tout cela, Clother le vit d’un coup d’œil. Il se tourna vers les deux pèlerins qui venaient de s’adosser à la porte d’entrée :

– Eh bien ? Que faites-vous ? Conduisez-moi !

Au même instant, le Fossoyeur et Joli-Frisé, entrouvrant leurs souquenilles de pèlerins, tirèrent leurs dagues et crièrent :

– Croixmart ! Croixmart, à la rescousse !

– Trahison ! hurla Bel-Argent.

D’un bond, il fut sur les deux espions, arracha sa dague au Fossoyeur, et d’un geste de foudre, la lui planta en pleine poitrine. En même temps, Clother de Ponthus voulut s’élancer, il n’en eut pas le temps, il ne put même pas tirer sa rapière – son tronçon de rapière. Vingt poignes s’abattirent sur lui, le saisirent, l’agrippèrent, le paralysèrent, il fut renversé, écrasé sous le poids d’une dizaine de sbires silencieux, adroits, rapides, formidables. Quelques secondes à peine s’étaient écoulées depuis le moment de son entrée dans le vestibule, il était étendu sur le carreau, bâillonné, garrotté… c’était fini.

Clother ferma les yeux… le désespoir fondit sur lui.

Près du sire de Ponthus, Bel-Argent était étendu, pieds et poings liés, et se disait :

« C’est ici la fin de ma carrière. Mais j’ai pu servir l’un des deux pèlerins d’enfer, c’est une consolation. Oui. Mais l’autre s’en tire, le sacripant. Ce n’est donc que moitié de consolation… »

Les sbires maintenant se tenaient immobiles, et un grand silence régnait dans le vestibule. Ils étaient une trentaine. Au cri d’appel poussé par les deux espions, ils avaient surgi des trois portes à la fois, opérant avec une promptitude et une décision remarquables. Ce n’étaient pas des gardes, gens bavards et braillards qui eussent ameuté la rue… c’étaient des mouches… le redoutable essaim de mouches à la piqûre mortelle. Leur chef direct, Joli-Frisé, dans la matinée, avait été les chercher à la grande prévôté ; après un entretien rapide qu’il avait eu avec M. de Guitalens, gouverneur du Temple, Joli-Frisé avait posté ses hommes dans ce logis qui appartenait au gouverneur lui-même ; M. de Guitalens s’était estimé trop heureux de seconder le plan de l’espion, de prêter son logis transformé en traquenard, de coopérer activement à la capture du rebelle et de rendre ainsi à M. de Croixmart un service de haute importance. Or, un service rendu au grand prévôt, c’était la certitude d’un prompt avancement.

Lorsque tout fut terminé, donc, M. de Guitalens descendit nonchalamment l’escalier et écarta les sbires d’un geste de dégoût – non qu’il éprouvât quelque aversion contre leur affreux métier, comme on pourrait le croire, mais ils étaient mal vêtus, sordides, ignobles, ils empestaient le vin grossier, et il était, lui, un fort élégant gentilhomme. Il jeta un regard indifférent sur les deux prisonniers et dit :

– C’est bon. Qu’on les emporte au Temple. Et vite, allez-vous en, que je puisse faire aérer et purifier mon logis. Où est Joli-Frisé ?

Les sbires, avec la même rapidité silencieuse, se hâtèrent d’exécuter l’ordre : en un clin d’œil, le sire de Ponthus et Bel-Argent furent soulevés, enlevés, emportés. Et l’essaim des mouches se dispersa. Mais l’un des sbires avant de partir répondit à la question du gouverneur.

– Monseigneur, les rebelles ont frappé le Fossoyeur d’un coup de dague. Avant de mourir, il a eu des choses à dire à Joli-Frisé : les voilà tous les deux dans ce coin, l’un confessant l’autre…

Le Fossoyeur avait compris qu’il allait mourir… Joli-Frisé s’approcha aussitôt de lui.

– Quoi ? fit-il. Qu’est-ce qui te prend ?

– Ce qui m’ennuie, en quittant cette vie, c’est de savoir que les six cents pistoles que j’ai en mon logis vont être perdues, ou devenir la proie de quelque suppôt de truanderie.

– Six mille livres ! fit Joli-Frisé qui dressa l’oreille.

– Eh bien ! approche, que je t’indique ma cachette… approche… plus près… je ne puis plus… penche-toi… je trépasse…

– Dépêche-toi, de par tous les diables ! dit Joli-Frisé qui aussitôt se jeta à genoux près du blessé.

Il se pencha. Le Fossoyeur passa son bras gauche au cou de son camarade, et parvint à se soulever un peu.

– Parle, maintenant, fit avidement Joli-Frisé.

– Voici, dit le Fossoyeur. Je crèverais trop damné si je te laissais pour toi tout seul mes mille pistoles et mes trois cents écus d’or…

Et, en même temps que, dans un de ces spasmes d’agonie où la vie, un instant, reconquiert toute sa puissance, son bras gauche enserrait d’une étreinte furieuse la tête de Joli-Frisé, sa main droite se détendit comme un ressort, ses doigts osseux, ses doigts de fer s’incrustèrent à la gorge, il y eut comme un craquement, Joli-Frisé fut agité d’une secousse, et puis il se tint tranquille, immobilisé dans la même position, à genoux, comme s’il eût écouté quelque précieuse confidence.

M. de Guitalens finit par s’étonner de la longueur de cette confession qui n’en finissait plus. Il rentra dans le vestibule en disant : « Est-ce fait ? » Comme il ne recevait pas de réponse, il s’approcha des deux espions et vit que tous deux étaient morts.