XXV
 
OÙ VAS-TU, DON JUAN ?

Ce fut par Jacquemin Corentin que don Juan apprit l’échaffourée de la rue de la Hache et l’arrestation du sire de Ponthus et de Bel-Argent dans le logis même de M. de Guitalens, gouverneur du Temple.

– Ce m’est un amer regret, dit Juan Tenorio, que de n’avoir pu assister le sire de Ponthus dans sa bataille contre les sbires du grand prévôt.

– Et, pourtant, vous l’eussiez tué en duel, si vous aviez pu.

– Certes, puisqu’il était un obstacle à mon bonheur. Mais je l’eusse tué en pleurant. Qui sait ce qu’on va faire de cet accompli gentilhomme ?

– Tout le monde dit qu’il aura la tête tranchée par la hache du bourreau parce qu’il y a eu rébellion patente, connivence avec la cour des Miracles et mort de plusieurs gardes…

– Eh quoi ! se pourrait-il que pour quelques alguazils, rebut de l’espèce humaine, on mette à mort le plus brave, le plus loyal, le plus généreux gentilhomme ? Ah ! pauvre sire de Ponthus, perle d’honneur, fleur de bravoure, je vous pleure de toute mon âme ! Mais, dis-moi, Jacquemin, n’est-il pas à propos que je profite de l’arrestation de Ponthus pour enlever à mon aise celle qui me tient tant au cœur ?

– Heu !… Vous pensez donc encore à la senora Léonor d’Ulloa ?

– Tu m’aideras, Jacquemin, tu m’aideras à faire une douce violence à celle que j’aime. Jacquemin, écoute. Je veux te dire un grand secret.

– À moi, monsieur ? Un secret ?

– Oui, Jacquemin, un beau secret…

– La femme est hypocrite, dit don Juan. Alors même qu’elle brûle de se rendre, elle attend qu’on lui fasse violence, car moyennant cette violence elle peut ensuite se justifier à ses propres yeux. Voilà tout le secret des batailles d’amour, fais-en ton profit.

– Eh quoi ! fit Corentin ahuri, c’est là ce grand secret ?

– Oui, Jacquemin. C’est pourquoi tu m’aideras. Tout cet appareil de gens armés, de litières, de chevaux, de truands, tout ce guet-apens imaginé par le comte de Loraydan me déplaisait fort. Il faut des formes raffinées à la violence. Loraydan a agi comme un reître. À nous deux, nous réussirons sûrement.

– Et en quoi consistera mon aide ? dit Corentin consterné.

– À m’attendre sur le chemin ou ici. Oui, au fait, il vaudra mieux que tu m’attendes ici. Ton aide n’en sera que plus précieuse.

– Je veux bien, monsieur. Mais comment ferez-vous ?

– Je n’en sais rien, et point ne veux le savoir. Foin de ces calculs compliqués, de ces savantes précautions qui, toujours, aboutissent à une déception ! Rassure-toi, Jacquemin, je réussirai. Je te préviendrai du jour où j’aurai décidé la chose.

– Ah ! monsieur, s’écria Jacquemin, dussiez-vous m’arracher la langue comme vous m’en avez quelquefois menacé, il faut que je parle. Un jour, monsieur, j’ai vu un misérable petit drôle ramasser de la boue pour la jeter à un cygne, un beau cygne d’une blancheur immaculée, qui approchait du bord. Il me semble, en ce moment, vous voir amasser de la boue pour flétrir cette pure blancheur de neige. Ne faites pas cela, monsieur ! À défaut de scrupule ou de remords, songez à ce que nous avons vu tous deux, vu de nos yeux dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces. Craignez, craignez que le commandeur ne se lève de son tombeau pour défendre sa fille. Ah ! monsieur, pensez à la statue du commandeur !

– Jacquemin, dit don Juan, à cause de ta comparaison du cygne, tu n’auras point la bastonnade. Je m’en servirai, par le ciel ! Je suis bien sûr qu’elle plaira à l’esprit poétique de Léonor. Par ainsi, tu m’auras aidé. Quant à la statue du commandeur, tu fais bien de m’y faire penser. J’ai invité cette noble pierre à dîner avec moi.

« Horreur et sacrilège », murmura Jacquemin en lui-même.

– Je mettrai mon honneur à tenir l’invitation. Elle est valable. La statue a accepté. Nous dînerons en tête à tête, elle et moi, ou je veux que soit déshonoré le nom que je porte.

« Il l’est ! Il l’est ! » fit Jacquemin en son for.

– Et tu nous serviras à table, acheva don Juan.

– Moi !…

– Toi, Jacquemin, gronda don Juan d’une voix fébrile (et ses yeux devenaient hagards, et une fureur semblait sur le point de se déchaîner en lui). Tu nous serviras. À moins que tu n’aimes mieux que je te coupe la langue une bonne fois pour la donner à manger à mon invité de marbre.

Et don Juan sortit de sa chambre, laissant l’infortuné Corentin en proie à une double terreur, se demandant s’il valait mieux avoir la langue coupée ou assister à ce dîner sacrilège. Comme il n’était pas bien sûr que don Juan, après lui avoir fait subir le supplice, le dispenserait du sacrilège, il finit par se dire qu’il devait se soumettre, garder sa langue, et servir le dîner offert par don Juan à la statue du commandeur.

Dans la rue, don Juan se calma. Quelques minutes, il demeura devant la Devinière à considérer les passants, les marchands ambulants, à s’emplir les yeux de toute cette joie tranquille qui l’apaisait.

Puis il se mit en route pour l’hôtel d’Arronces. Il n’avait d’ailleurs aucun but précis.

Le soir tombait. Dans le chemin de la Corderie, le vent courbait la cime des grands peupliers qui se saluaient gravement et en silence, car ils n’avaient pas leurs bavardes feuilles qui, au printemps, se mettent à jacasser au moindre souffle qui passe.

Il pleuvait une jolie pluie que la bise faisait virevolter dans l’air.

Enveloppé de son manteau, don Juan aspirait avec ivresse les embruns qui, parfois, lui fouettaient le visage, et ce paysage de crépuscule où jouaient la pluie et le vent le charmait à l’égal d’une belle journée ensoleillée : c’était un autre charme, voilà tout.

Il n’était pas jusqu’à ce fantôme dont la silhouette indécise, au loin, s’estompait des premières brumes de la nuit, il n’était pas jusqu’à ce fantôme immobile et noir, et qui semblait l’attendre, qui n’achevât de le séduire et de lui mettre au cœur le frisson de l’aventure.

– Où vas-tu, Juan Tenorio ? Où vas-tu ?

Don Juan était arrivé à la hauteur du fantôme, et le fantôme, sans faire un pas, lui parlait.

Juan Tenorio s’arrêta.

Quelques instants, il se débattit contre l’infernale pensée qui illumina les ténèbres de son esprit, comme quelque fauve éclair déchire la nuit :

Se ruer sur Silvia et l’abattre d’un coup de dague…

– Où vas-tu, don Juan ?

Ce fut bref. D’un effort de volonté, il échappa à l’étreinte de l’affreuse tentation. Il respira. Il fut sur le point de répondre à Silvia. Mais il se tut. Que lui aurait-il dit ? Il fit deux ou trois pas qui l’éloignèrent d’elle.

– Où vas-tu ? Où vas-tu ? dit le fantôme d’une voix plus faible.

Juan Tenorio s’arrêta, mais ne se tourna point vers elle. Il s’arrêta, se courba sous une rafale de vent et de pluie. Il frissonna. Jamais il n’avait entendu voix plus désespérée. Il eût voulu fuir. Fuir ! parce que cette sinistre, cette lugubre impression l’envahit que ce qui lui parlait, c’était bien un fantôme… le fantôme d’une femme qu’il avait tuée. Il voulut se remettre en marche…

– Où vas-tu, don Juan ? Où vas-tu ?…

Il se retourna violemment, et il vit que Silvia, lentement rentrait dans son logis. Il entendit qu’on fermait, qu’on verrouillait la porte.

Alors, il se mit à courir… oh ! comme il courait dans la pluie et le vent, comme il courait vers l’hôtel d’Arronces !…

Et soudain, il s’arrêta encore, haletant, hagard, et le cœur lui sauta à la gorge… la voix, la voix du fantôme, tout près de lui, si près qu’il imagina qu’il avait senti son souffle, la voix lui disait :

– Où vas-tu, don Juan ? Où vas-tu ?…

Éperdument, il regarda autour de lui :

Il était seul sur le chemin de la Corderie, seul, tout seul.

Il essaya de rire. Il se raidit furieusement contre l’épouvante qui rôdait par là, guettant l’occasion de fondre sur lui. Il claquait des dents. D’un geste machinal, il se découvrit, et, en touchant ses cheveux, il eut cette sensation très nette qu’ils se dressaient. Il gronda :

– Surnaturelles puissances, je vous nie. Enfer et ciel, vous n’êtes que des mots. Allons !

Il fit quelques pas… et il entendit la voix qui disait :

– Où vas-tu, don Juan ? Où vas-tu ?…

La voix était tout près de lui, et elle lui parut excessivement lointaine. Elle était comme un gémissement, ce même gémissement que, sur les rives de la Bidassoa, avait noté le commandeur Ulloa.

Il leva les yeux dans l’espace, et là-haut, dans une trouée de nuages, il vit une étoile qui brilla une seconde, astre menu, visible à peine, faible et tremblant au fond de l’immensité, et il put croire, il crut que c’était cette étoile qui exhalait un soupir de détresse, lui envoyait sa lamentation.

Et brusquement, l’Épouvante sauta sur lui.

Ceux qui s’imaginent qu’on puisse lutter contre l’épouvante du mystère qui est elle-même un mystère, ceux-là se trompent. Et combien sont-ils, ceux qui ont connu l’Épouvante ?

Elle terrassa don Juan d’un seul coup. Raison, imagination, mémoire, intelligence, tout se disloqua ; la volonté s’abolit, la pensée s’arrêta. Il ne fut plus qu’une loque emportée par l’effroyable tourmente, pareille à ces lambeaux de voile que la tempête arrache au navire et qu’elle entraîne on ne sait où sur ses ailes géantes.

Cela dura quelques minutes.

Puis, la vie reprit à peu près son cours dans l’esprit de don Juan. Et alors, il n’eut plus qu’une idée : s’en aller, fuir, s’arracher à l’inconnaissable étreinte, par n’importe quel moyen, même en fuyant dans la mort, même en se tuant…

Et il s’aperçut alors qu’il pouvait s’en aller… il s’en allait…

Mais il s’en allait en reculant, et ce fut ainsi, ce fut en reculant, les yeux invinciblement attachés sur ce tournant de chemin où il avait entendu la voix, qu’il parvint à la rue du Temple. Alors, subitement, l’Épouvante lâcha prise.

Don Juan reprit le chemin de son logis. Il marchait, vacillant et courbé, comme si quelque immense fatigue l’eût accablé.

Comme nous l’avons indiqué, cette scène se passa huit jours après la capture de Clother de Ponthus.