XXII
 
LA REINE D’ARGOT

Ce jour-là était un dimanche.

C’était le dimanche, premier jour de février de l’an 1540.

Paris apprit sans émotion que les gardes de M. de Croixmart s’étaient battus toute la nuit pour capturer quelques rebelles dans un cabaret de la rue de la Hache : Paris était accoutumé à ces algarades.

Cependant, Croixmart prenait ses dispositions pour un assaut définitif. Il donnait ses ordres aux officiers. Il fractionnait les gardes en trois groupes qui, l’un après l’autre devaient se ruer dans l’auberge… À ce moment, de l’auberge même, une femme sortit. Elle s’arrêta un instant devant la porte béante, et puis elle vint droit au grand prévôt.

La femme était livide. Elle chancelait. Mais il y avait encore dans ses yeux une résolution farouche.

– En voici toujours une, dit Croixmart. Saisissez-la et la conduisez sur l’heure au gibet de la halle. Justice du roi !

La ribaude eut un geste tragique : elle déchira sa robe, mit sa gorge à nu, montra du doigt une large et profonde blessure d’où le sang continuait de couler, et elle dit, parmi ses râles :

– Inutile. Je n’arriverais pas jusqu’à la halle. Dans quelques minutes, je serai morte.

Croixmart contint les gardes qui se jetaient sur la ribaude.

– Que veux-tu ? gronda-t-il.

– Monseigneur, dit-elle, c’est Alcyndore qui m’envoie. Elle dit qu’il faut qu’un de vos officiers s’en aille au Porc-qui-Pique pour voir je ne sais quoi qu’elle veut lui montrer.

En même temps, elle s’affaissa. Mais se redressant sur les mains :

– J’ai fait sa commission. Par ma foi, je suis contente. Alcyndore m’a toujours donné à manger quand j’avais faim, à boire quand j’avais soif…

Elle eut un violent effort pour se redresser, et, d’une voix terrible, cria :

– Vive la reine d’Argot !

Et elle s’abattit, morte. On emporta le cadavre. Et Croixmart dit à ses officiers :

– Que peut bien vouloir cette truie ?

– Monseigneur, dit l’un des officiers, peut-être veut-elle se rendre et livrer le rebelle. Si vous m’en donnez l’ordre, je vais entrer dans la bauge.

– J’y vais, dit le grand prévôt.

Il fit quelques pas et, se retournant :

– Si vous ne me voyez pas d’ici vingt minutes, attaquez. Mais surtout n’oubliez pas que le sire de Ponthus doit être pris vivant.

Et il entra.

Il s’avança parmi les décombres, les débris de tables et d’escabeaux, il s’avança vers Alcyndore. Elle était telle qu’à son habitude, avec son sourire figé, ses yeux sans expression, ses mains chargées de bagues, sa robe de soie verte où pas un pli ne semblait avoir été dérangé.

Elle se tenait debout, en avant des truands et des ribaudes qui avaient soutenu les quatre attaques de la nuit.

Truands et ribaudes étaient bien alignés, en très bel ordre, l’un près de l’autre : seulement, ils étaient couchés de leur long, la tête au mur, tous raides, avec des yeux blancs… ils étaient morts.

Les uns avaient été tués pendant les attaques ; d’autres avaient ensuite succombé à leurs blessures.

Parmi eux, se trouvait Lurot-qui-n’a-pas-froid-aux-yeux, qui jamais plus ne devait avoir froid aux yeux. Mais Pancrace-à-la-cicatrice n’y était pas.

Alcyndore, en riant, salua Croixmart d’un petit geste amical de la main, et elle secoua coquettement sa tête, et elle dit :

– C’est toi qui es venu, prévôt ? C’est bien de l’honneur pour ma pauvre auberge. Sois le bienvenu. Allons, massiers et suppôts, comtes et ducs du royaume d’Argot, saluez le grand prévôt de l’autre royaume. Non ? Pardonne-leur, prévôt. Ils te devront ce salut, quand tu iras les rejoindre chez Satan.

Croixmart demeurait immobile.

Il n’y avait sur son visage ni mépris ni colère.

Alcyndore reprit :

– Tes gens ont bien besogné, c’est une justice à leur rendre. Nous ne sommes plus ici que trois vivants, savoir : moi, Alcyndore – et puis le gardien du bon vin – et puis celui-ci qui n’est pas d’Argot… qui est de ton royaume.

Elle eut un geste, Croixmart se retourna, et au pied de l’escalier il vit Clother de Ponthus.

Il était en lambeaux, mais non blessé, sauf une estafilade au bras. Il avait une étrange physionomie que le sourire aigu n’adoucissait pas. Il tenait à la main un tronçon de rapière, et cette main était rouge de sang.

Le grand prévôt ouvrit la bouche pour lui parler, – mais il se tut. Clother le regarda fixement. Croixmart détourna la tête. Un instant, il fut pensif. Puis il haussa les épaules comme pour signifier qu’après tout il ne faisait qu’exécuter un ordre en attaquant ce loyal gentilhomme à qui aucun crime ne pouvait être reproché…

Il se tourna vers Alcyndore :

– Femme, si je ne suis pas sorti d’ici au bout de vingt minutes, on viendra m’y chercher. Ainsi, hâtez-vous, le temps presse. Qu’avez-vous à me dire et à me montrer ?

Alcyndore sourit et se mit à jouer avec ses bagues :

– J’avais à te dire, prévôt, que nous ne sommes plus que trois vivants ici. Quant à ce que je veux te montrer, il faut que tu descendes là.

Elle désigna le panneau de la cave.

Si maître de lui qu’il fût, Croixmart eut un mouvement de recul.

– Descendez, monsieur, dit Ponthus. Je réponds de votre sûreté.

Le grand prévôt se tourna vers le sire de Ponthus et le salua gravement. Puis il commença à descendre l’escalier, suivi de près par Alcyndore.

La cave était vaste, sèche, et parfaitement agencée. Elle se composait de trois caveaux successifs. On pouvait passer de l’un à l’autre par des baies cintrées que ne fermait aucune porte, excepté la troisième où il y avait une porte de fer… mais elle était grande ouverte. Croixmart vit que toute la cave était vaguement éclairée par une lumière qui venait du troisième et dernier caveau.

– Ici, dit Alcyndore, avec une volubilité gazouillante, avec une évidente fierté d’hôtesse, ici, dans ces larges tonnes, sont les vins qu’on tire au broc ; ils sont bons toutefois ; chez Alcyndore, jamais mauvaise piquette n’eut sa franche entrée. Mais viens par ici, prévôt, ajouta-t-elle en passant dans le deuxième caveau. Voici les vins de la chaude et généreuse Bourgogne : tu vois ces flacons : il y en a qui datent de vingt ans et plus. Veux-tu goûter ? Non ? À ton aise. Au fait, je te conseillerais plutôt ceux-ci qui me viennent des bords de la Loire. De Vouvray à Saumur, la Loire est ma tributaire. Aimes-tu mieux ceux-ci que la Champagne m’a envoyés ? Ou encore, peut-être ces vins de Bordeaux… tu les préfères ? je reconnais là ton goût raffiné, ils ont la couleur du sang…

– Hâtez-vous, dit Croixmart. Les vingt minutes s’écoulent.

– Bah ! bah ! laisse-les couler, prévôt. Laisse couler le vin. Laisse couler le sang. Tiens, voici trois petits barils qui me viennent d’Alicante, et celui-ci de Malaga. Les vins d’Espagne, mon cher, sont à un bon repas ce que la rose est à un bouquet. Mais à présent, voici le chef-d’œuvre de ma cave.

Elle entra vivement dans le troisième caveau.

Croixmart la suivit, et voici ce qu’il vit :

Quinze forts barils étaient entassés l’un sur l’autre, par rangées de moins en moins larges, et formaient une pyramide qui montait jusqu’à la voûte. La rangée du bas comprenait cinq barils, celle du dessus n’en avait que quatre, ainsi de suite.

La symétrie de cette pyramide était maintenue par de fortes traverses de fer qui, enfoncées dans le sol par leurs pieds, allaient se rejoindre à la voûte.

Devant ce bizarre assemblage, il y avait une petite table et un escabeau.

Sur la table, il y avait deux flambeaux de cire, plusieurs bouteilles et un gobelet.

Sur l’escabeau, il y avait un homme assis, un homme qui ne tourna pas la tête lorsque Croixmart entra. Il était là, paisible et sinistre buveur silencieux, il était là qui se versait une forte rasade, d’un air de profonde satisfaction.

C’était Pancrace-à-la-cicatrice.

– Voici mon meilleur vin, dit Alcyndore. J’en ai fait couler un peu pour que tu en admires la couleur. Regarde.

Elle saisit l’un des flambeaux et le pencha jusqu’au sol… jusqu’à une large traînée de poudre répandue devant les cinq barils du bas… et à cette traînée de poudre, les cinq barils étaient reliés par cinq mèches qui s’enfonçaient à l’intérieur de chacun d’eux : une mèche par baril.

Ce fut sur cette traînée de poudre qu’Alcyndore pencha la flamme de la cire, et la flamme touchait presque la poudre : qu’Alcyndore eût un faux mouvement et tout sautait.

Les quinze barils étaient pleins de poudre.

La bizarre pyramide était une formidable mine.

Alcyndore se redressa, reposa tranquillement le flambeau sur la table et dit :

– Il y a longtemps, vois-tu, que j’ai préparé ceci, mais n’aie pas peur, la poudre est bonne ; j’ai eu soin de la vérifier.

Elle leva les yeux sur la voûte.

– Juste sous la rue de la Hache. Un mot de moi crié d’en haut et ce brave que tu vois ici, le gardien du bon vin, baissera le flambeau un peu plus bas que je n’ai fait. Alors, Alcyndore, prévôt, gardes, cadavres, vivants, tout cet ensemble prendra son essor… Viens, prévôt.

Et quand ils furent dans la salle, Alcyndore, les traits durs, la voix rauque de haine :

– Maintenant, va donner l’ordre d’assaut.

Le grand prévôt sortit de l’auberge.

Alors Clother de Ponthus s’approcha d’Alcyndore.

– J’ai tout entendu, dit-il.

– Fort bien, mon gentilhomme, dit-elle en faisant une jolie révérence. Laissez-moi vous regarder un peu. Cela repose, un visage comme le vôtre, après celui de tout à l’heure…

– J’ai tout entendu, reprit Ponthus. C’est donc à cet infernal travail que vous avez, cette nuit, occupé plusieurs de vos hommes ?

– Il fallait bien transporter les barils de poudre au bon endroit, les disposer, les consolider, enfin préparer en toute conscience le grand saut du prévôt et de ses gardes…

– Écoutez-moi, madame. Il n’y a pas que le grand prévôt et ses gardiens. Il y a les habitants des logis voisins. Il y a les femmes, les enfants. Je ne veux pas !

– Vous ne voulez pas ? fit en riant Alcyndore.

– Non. Et quand même M. de Croixmart ordonnerait aux gens de la rue de quitter leur logis, je ne veux pas ! De tels moyens ne me conviennent pas. Me battre, frapper ou l’être, homme contre homme, cela suffit. Mais quant à ce que vous avez préparé, je suis décidé à descendre, à saisir l’homme, à le remonter ici pieds et poings liés, à enclouer ensuite solidement le panneau de la cave.

– Vous feriez cela ? dit Alcyndore d’un étrange accent.

– Je vais le faire ! dit Ponthus.

– Inutile !…

Alcyndore prit doucement la main de Clother et plus doucement encore elle lui dit :

– Je suis contente d’avoir combattu pour vous… venez.

Elle descendit dans la cave. Clother la suivit. Elle marcha rapidement, elle courut… Pris d’un effroyable pressentiment, Clother voulut la rejoindre, il s’élança… Trop tard ! trop tard ! En une vision d’horreur qui eut la durée d’un éclair, tandis que son cœur s’arrêtait de battre tandis qu’en un suprême effort de son amour il murmurait : « Adieu, Léonor ! » il vit, oui il vit Alcyndore saisir violemment le flambeau, se pencher, mettre la flamme en contact avec la traînée de poudre… et la poudre se mit à pétiller, puis tout d’un coup s’enflamma, il y eut un jet de fumée noire… Clother ferma les yeux et répéta :

– Adieu, Léonor !… Je t’aimais…

 

À peine hors de l’auberge, le grand prévôt donna l’ordre. En quelques mots brefs, il expliqua la situation à son lieutenant, M. de Parsac :

– Cette femme a préparé une mine. Il faut la surprendre par une action foudroyante. Dix gardes derrière moi, cela suffit maintenant. Je vais y aller… Silence : c’est à moi d’y aller. Écoutez : si elle a le temps de mettre le feu à la mine, immédiatement après l’explosion, jetez-vous dans les décombres, faites fouiller : je suis sûr qu’il y a un abri pour la femme et pour le rebelle. Vous les prendrez vivants. Et vous rendrez compte au roi que je suis mort en service. Qu’il ait soin de ma fille. Maintenant, faites vivement reculer vos hommes jusqu’aux extrémités de la rue. Vous marcherez aussitôt après l’explosion, si elle a le temps de se produire. Adieu, Parsac.

– Dieu vous garde, monseigneur !

Dix hommes d’armes furent assemblés près du grand prévôt. Le reste, soit environ une centaine de gardes, reflua sur les deux extrémités de la rue.

Croixmart se tourna vers les dix et dit d’une voix calme :

– Suivez-moi.

À ce moment…

 

Nous avons dit qu’une foule de Parisiens s’étaient amassés aux abords de la rue de la Hache : des gens endimanchés qui allaient et venaient, riaient, se lançaient des quolibets, se disputaient, s’injuriaient, plaisantaient…

– Ah ! ah ! voici du renfort qui arrive !…

– Rangez-vous ! Place ! Place !…

– Écoutez, écoutez ! Les gens du roi viennent à la rescousse !…

Il y eut un mouvement dans la foule, des remous se produisirent, des gens regardaient au loin, les yeux écarquillés par la curiosité, on entendait une sourde rumeur qui rapidement s’approchait, une rumeur de troupe en marche au pas de course et soudain éclatèrent des hurlements d’épouvante, les femmes affolées se ruèrent dans les boutiques, dans les allées des maisons, il y eut des gens renversés, piétinés, la panique se déchaîna, la fuite se fit éperdue et un cri terrible gagna de proche en proche :

– Les truands ! Les truands ! Les truands !…

Ils apparurent au tournant.

Ils s’avançaient d’une course rythmée, serrés les uns contre les autres, formidable vision étincelante de piques, de haches, de lourdes épées, d’où jaillissait une sinistre clameur :

– Argot ! Argot ! Argot, à la rescousse ! Place ! Place à Argot !…

Combien étaient-ils ? Mille peut-être. Des gens en guenilles, des têtes hirsutes, des visages convulsés, des yeux flamboyants, des bouches tordues qui jetaient le même cri farouche :

– Alcyndore ! Alcyndore ! La reine ! La reine d’Argot !

Ce fut cette clameur que le grand prévôt entendit au moment précis où il allait marcher sur la taverne ; le grand prévôt s’élança, hurla : « En avant ! » et alors se produisit l’effroyable choc. Cela ne dura qu’une ou deux minutes. Il y eut à l’entrée de la rue de la Hache quelque chose comme une de ces houles soudaines qui parfois soulèvent l’océan, un tourbillon de vagues entre-choquées, un remous terrifiant d’où montaient des grondements de haine, des insultes furieuses, et encore de brefs cris d’agonie, et encore des imprécations sauvages, et tout à coup la trombe passa…

La trombe !…

Elle dévala, dans une indescriptible mêlée de têtes forcenées, d’armes brandies, êtres et choses emportés par le torrent, toutes digues rompues… la centaine d’hommes d’armes que le grand prévôt avait amenée, poignée de braves, certes, mais poignée misérable, impuissante, devant le flot déchaîné, fut balayée, noyée… la trombe passa !

Elle était entrée par une extrémité de la rue de la Hache. Elle roula le long de la rue jusqu’à l’extrémité, et elle s’éloigna.

La trombe était passée…

Dans la rue, il y avait par-ci par-là des choses écrasées, sur le sol, recroquevillées en des attitudes bizarres… c’étaient des cadavres, une douzaine de cadavres, truands ou gardes prévôtales. Il y avait une vingtaine de blessés, mais parmi eux, pas un seul truand : la cour des Miracles avait laissé ses morts, mais emporté ses blessés.

Le grand prévôt, suivi de deux ou trois officiers et de quelques hommes d’armes, s’était élancé dans la taverne du Porc-qui-Pique. Il disait à M. de Parsac :

– Alcyndore et Ponthus sont partis avec les truands. Inutile de les chercher ici maintenant. Le droit, la justice et l’autorité royale auront leur revanche. Dussé-je demander au roi d’assiéger la cour des Miracles et d’en faire un vaste brasier, tous ces misérables recevront le châtiment qu’ils méritent… Ce qui ne peut tarder une minute, c’est la destruction de la mine préparée par cette femme. L’existence des habitants de la rue tient à une étincelle égarée… Suivez-moi. Non. Pas de torches : des lanternes fermées.

On trouva chez les habitants des lanternes d’écurie. On descendit à la cave, le grand prévôt toujours en tête. On arriva au troisième caveau.

– Prenez ces barils l’un après l’autre, commanda Croixmart. On les montera dans la rue. M. de Parsac, vous veillerez à ce que nul n’en approche. Et tout aussitôt, vous les ferez transporter dans les caves de la Bastille Saint-Antoine.

Alors le grand prévôt s’approcha de la mine, une lanterne à la main.

Il se pencha pour examiner la traînée de poudre qu’Alcyndore avait préparée.

M. de Parsac regardait, lui aussi.

Ils se redressèrent lentement… ils étaient un peu pâles.

– Diable ! fit le lieutenant. Nous l’avons échappé belle ! Mais pourquoi l’explosion ne s’est-elle pas produite ?…

– Oui, dit M. de Croixmart pensif, la traînée de poudre a brûlé ! L’abominable Alcyndore a mis le feu à la traînée.

– Monseigneur, elle aura entendu les cris des truands et sera parvenue à étouffer…

– Non, non… toute la traînée a brûlé…

– Les mèches sont éventées, sans doute. Quoi qu’il en soit, c’est à un miracle que nous devons la vie.

Et le lieutenant essuya son front couvert de sueur.

– Un miracle, dit le grand prévôt. Oui. Et pourtant… qui sait… qui sait s’il n’eût pas mieux valu, pour l’honneur de Paris, que cette mine eût pris feu, et que la rue de la Hache eût sauté ? Nous eussions péri. Mais le royaume eût été délivré de cette hideuse plaie qu’on appelle la cour des Miracles… il y avait plus de mille truands dans la rue… quelle belle hécatombe ! Et quelle belle fin pour un grand prévôt !…

– Monseigneur, appela à ce moment l’un des gardes, d’une voix étrange.

On avait appliqué une échelle au sinistre échafaudage des barils, et cet homme, monté jusqu’en haut, soulevait de ses bras le baril qui formait le sommet de la pyramide.

– Qu’y a-t-il ? tressaillit Croixmart.

– Monseigneur, dit l’homme, CE BARIL EST VIDE.

– Vide ? fit Croixmart.

– Complètement vide, monseigneur.

Le baril fut descendu, et aussitôt éventré ; il ne contenait, jamais il n’avait contenu le moindre grain de poudre.

Les barils de la rangée suivante furent soulevés…

Ils étaient vides !…

Et vides, ceux de la rangée du bas, vides, tous vides !

Dans le caveau, il n’y avait eu de poudre que la traînée à laquelle, devant Ponthus, Alcyndore avait mis le feu.

La mine infernale n’était qu’un simulacre.

 

À la cour des Miracles, une heure plus tard.

Clother de Ponthus sortit de l’une de ces friperies où l’on trouvait de tout, depuis le costume du riche gentilhomme jusqu’aux ulcères postiches, depuis la noble épée de bataille jusqu’à l’ignoble couteau de chasse qui sert à couper le jarret du cerf hallali, Alcyndore avait dit un mot au fripier, et le fripier avait mis sa boutique à la disposition du sire de Ponthus, qui, avec ses vêtements en lambeaux, n’aurait pas fait cent pas hors du royaume d’Argot sans être arrêté. Mais Clother refusa d’accepter une épée, bien que la sienne fût brisée. Seulement, de la fameuse poignée creuse, il tira un diamant, le plus beau de ceux qui lui restaient, et il l’offrit à Alcyndore qui l’attendait dehors.

– Gardez-le, ma chère hôtesse, non pas comme un remerciement ou un souvenir de moi, mais en mémoire du si joli geste que vous avez eu en mettant le feu à la traînée de poudre pour me montrer que les barils étaient vides et que l’affreuse pensée de la mine infernale n’était qu’une ruse…

Alcyndore prit la pierre précieuse, l’admira en bonne connaisseuse et dit :

– C’est en souvenir de vous, mon gentilhomme, que je garderai ce diamant. Quant à la mine, dès hier au soir, j’ai su que les braves de ce pays-ci viendraient à mon secours. Je voulais inspirer quelque hésitation au prévôt, gagner quelques heures. Au moment qui m’a paru favorable, je lui ai donc montré la mine pour le faire patienter. Mais Croixmart est un rude homme : il allait nous attaquer lorsque mes braves, devançant l’heure convenue, sont arrivés à la rescousse. N’en parlons plus. Qu’allez-vous faire maintenant ?

– Et vous ? demanda Clother en regardant fixement Alcyndore.

Elle se mit à rire, secoua la tête :

– Je suis chez moi. J’y suis aussi en sûreté que l’autre reine en son Louvre. Les gens d’armes du prévôt sont redoutables, mais nul d’entre eux ne s’avisera de franchir la frontière de ce royaume. Le roi a autour de lui des capitaines qui ont pris mainte forteresse. Mais ils ne prendront pas le pays d’Argot…

Elle eut un geste farouche de haine et de défi, et elle gronda :

– Jamais !…

– Adieu donc, mon hôtesse. Suivez votre destin. Moi je vais suivre le mien.

Clother jeta un regard sur la vaste cour en apparence paisible. Quelques mendiants se transformaient en boiteux ou en manchots, d’autres s’ornaient de fausses plaies, un groupe de bohémiennes s’exerçaient à la danse tandis que l’une d’entre elles cadençait leurs mouvements au moyen d’un tambourin ; une vieille femme chantait une complainte ; des enfants s’amusaient à simuler un vol, il y avait on ne sait quoi de terrible dans la tranquillité de l’étrange royaume… mais où était l’infernale troupe de mille démons ? En quelles sombres tanières ? Où était passée la trombe ?

Clother murmura :

– Nous reverrons-nous jamais ?

– Le monde est petit, dit Alcyndore.

– Adieu, madame.

– Adieu !