XXI
LA FIANCÉE DE CLOTHER DE PONTHUS
C’était vers six heures du matin, après la quatrième attaque. Les feux que les gardes avaient allumés pour se réchauffer pendant le repos, mêlant leurs rouges lueurs aux lueurs livides du petit jour, formaient une lumière sinistre dans laquelle apparaissait le double hérissement des gens d’armes occupant les deux tronçons de la rue de la Hache, et, entre ces deux masses sombres parmi quoi éclataient en rapides éclairs les reflets des aciers, un court espace vide devant la taverne du Porc-qui-pique, sa porte éventrée, son enseigne jetée bas, ses fenêtres du rez-de-chaussée disloquées, et sur la chaussée, un amas de débris, éclats de bois, tables brisées, fers tordus, vitraux pulvérisés, quelques dagues, deux ou trois hallebardes et des flaques d’on ne savait quoi de brun qui pouvait être du sang figé.
Onze gardes tués, quatre blessés : bilan des quatre attaques de la nuit.
Quant aux gens de l’auberge, on ne savait pas.
Le sire de Ponthus était-il encore vivant ? On ignorait.
Le grand prévôt n’avait pas une égratignure. Et pourtant, à chaque attaque, il avait marché en avant, pénétrant le premier dans le repaire, donnant ses ordres de sa même voix terriblement calme, gardant au fourreau son épée dédaigneuse.
Lorsque, après la quatrième mêlée dans la salle ravagée, les gardes, une fois encore, eurent reflué dans la rue, en une violente rumeur d’imprécations et de cris de mort, le Fossoyeur tira Joli-Frisé à part, et versa quelques larmes, ce qui était chez lui l’indice d’une intense jubilation.
– Le noble comte de Loraydan, soupira-t-il alors, se trouve fort ému. C’est curieux : l’odeur du sang lui délie la langue, comme à moi l’odeur du vin. Sur mon âme, il est ivre…
– Et après ? interrompit sèchement Joli-Frisé, méfiant.
– Après ? Rien. Rien que ceci : l’ivresse rend bavard. Par pièces et morceaux, il a, cette nuit, raconté à ses trois nobles amis des choses… des choses que j’ai entendues. Et j’ai surpris aussi quelques mots échappés à notre seigneur monseigneur le seigneur de Croixmart. Dieu le garde !
– Qu’as-tu entendu ?
– Malheureusement pour moi, il faut être deux. Et qui sait ? Trois, peut-être…
– Jamais ! cria Joli-Frisé indigné. Deux, c’est encore trop. Cher ami, qu’as-tu entendu ?
– De la somme totale, je veux cinq bonnes mille livres hors part.
– La peste t’étouffe, scélérat, ruffian !
– Je veux bien. Adieu donc, Joli-Frisé.
– Arrête, noble camarade ! Cinq mille livres hors part. C’est juré. Maintenant, ne fais pas le veau, cesse de pleurer, et dis-moi ce que tu as entendu.
– Inutile, sanglota le Fossoyeur. Mais voici le fait, en raccourci : que si le sire de Ponthus est tué dans l’algarade, ce qu’à Dieu ne plaise, ne parlons plus de rien, l’aubaine nous échappe. Mais s’il s’en tire, puisse le ciel le lui accorder, car c’est un bien digne gentilhomme, il nous faut le prendre, je dis bien : le prendre vivant.
– Et comment ? Et où ? Ne pleure donc pas, imbécile !
– Comment ? dit le Fossoyeur. Je suis trop bête pour te l’expliquer, mais tu verras bien. Où ? Là où il faut qu’il vienne se faire prendre. Là où il viendra, ne lui restât-il qu’un souffle de vie, dût-il se traîner sur les genoux pour venir s’y faire prendre ! Suis-moi !
À l’hôtel d’Arronces, quelques heures plus tard :
À peine revenue au sentiment de la vie, Léonor d’Ulloa est rentrée à l’hôtel et a gagné sa chambre. Elle semble fort calme, et même son visage, animé, paraît tout rose, et ses yeux brillent ; toute sa vaillance est à fleur de peau, son cœur est broyé par l’angoisse, et les projets se succèdent dans sa tête avec cette fantastique rapidité que donne le désespoir, et il n’y en a qu’un qui lui apparaisse réalisable : elle va le mettre à exécution.
Elle se fait habiller en hâte, mais sans oublier un seul des détails du costume de cérémonie qu’elle revêt, et qu’en mots brefs, rapides, elle indique à la camériste. Et quand elle est prête, vêtue telle qu’une noble Madrilène, un jour de réception à la cour de Charles-Quint, la camériste ne peut retenir un cri d’admiration qui, par hasard, est sincère :
– Oh ! madame, que vous êtes belle !
Léonor sourit en jetant un coup d’œil au miroir, oui, elle sourit, la vaillante fille, elle sourit à cette grâce harmonieuse, à cette pure beauté que lui montre le miroir, et comme des pleurs vont éclore à ses paupières, elle les écrase du doigt, elle murmure :
– Non, non, pas de larmes, il faut être belle, il le faut… Jacques Aubriot se montre alors :
– Faites préparer la litière, la belle, celle qui a des rideaux de brocart… celle que mon père avait achetée pour me conduire au Louvre…
– Dans quelques minutes elle sera prête ! dit l’intendant. Mais, madame, il vient d’arriver à l’hôtel deux bons pèlerins qui viennent des pays du Nord et se rendent à Rome dans l’espoir de s’agenouiller aux pieds de notre très Saint Père. Ils demandent l’hospitalité.
– Qu’ils soient les bienvenus. Peut-être leurs prières… veillez à ce qu’ils ne manquent de rien, et dites-leur qu’ils peuvent séjourner autant de jours qu’ils voudront dans la demeure du commandeur d’Ulloa.
L’intendant se précipite pour exécuter ces ordres. Puis Léonor, à son tour, descend. Dans le vestibule, elle trouve Bel-Argent qui l’attend :
– Vous savez où se trouve le sire de Ponthus. Dites-le moi à l’instant.
Bel-Argent demeure ébahi.
« Comment diable peut-elle savoir ? Qui lui a dit ?…
« Léonor ne sait pas. Mais elle est sûre… Nul ne lui a dit. Mais l’amour lui parle.
– Eh bien ! dit Bel-Argent, il est… ou plutôt, il était cette nuit rue de la Hache avec Lurot-qui-n’a-pas-froid-aux-yeux et Pancrace-à-la-cicatrice, à la taverne du Porc-qui-Pique, chez Alcyndore, ma très noble dame, et c’est un asile, un bon, vu qu’il tue les mouches à plus de cent pas. Le pauvre sire a été trahi. Cet escogriffe de Jacquemin Corentin m’a assuré que la rue de la Hache est pleine de gardes qui crient à la mort.
– Il faut donc que vous alliez rue de la Hache, dit Léonor.
– J’y vais, de par tous les diables, et près de lui, la dague au poing…
– Non, interrompit Léonor. Ne pas vous faire tuer, ni prendre. Il me faut savoir ce qui arrive. Il le faut. Voyez, écoutez, et venez me rendre un compte fidèle.
Bel-Argent s’élance, et Léonor monte dans la belle litière de cérémonie, saluée très bas par les deux bons pèlerins.
Chose assez curieuse, l’un de ces pèlerins sort de l’hôtel et, de loin, se met à suivre la litière.
Elle traverse Paris, arrive au Louvre, se présente à la porte qui ouvre devant Saint-Germain-l’Auxerrois. La dame d’Ulloa se nomme à l’officier de garde qui, aussitôt, lui offre la main et la conduit à une antichambre où se trouve le capitaine général du Louvre.
M. de Bervieux s’empresse auprès de la fille du commandeur Ulloa, la prie d’attendre, tandis qu’il entre dans le cabinet royal.
Une minute. Et Léonor, par M. de Bervieux lui-même, est introduite auprès du roi qui, dès qu’il la voit entrer, s’écrie sur un ton de bonne humeur mêlée de sévérité :
– Venez-vous m’apprendre que vous cédez enfin aux vœux de ce pauvre Loraydan ?
Léonor s’approche du fauteuil où le roi est resté assis.
Et elle s’agenouille.
– Sire, dit-elle, je viens demander justice à Votre Majesté…
François Ier, vivement, se penche sur elle, la prend par la main, et la relève :
– Quelle justice ? Parlez sans contrainte. Le commandeur votre père nous a rendu de trop signalés services pour que sa fille n’ait pas des droits sur notre royale bienveillance. Justice pour quoi ?
– Justice pour Clother, seigneur de Ponthus…
– Pour ce rebelle !
Et Léonor avec une tragique simplicité :
– Pour mon fiancé, Sire !
– Loraydan m’avait donc dit vrai ? Je ne voulais pas croire que Léonor d’Ulloa pût oublier ce qu’elle se doit à soi-même au point d’écouter avec faveur un misérable promis au bourreau. Quoi ! c’est vous qui osez vous proclamer la fiancée de cet homme ? Prenez huit jours de réflexion et faites-moi savoir alors par votre fiancé, le comte Amauri de Loraydan, que la fille du commandeur d’Ulloa en a fini avec la folie qui avait abaissé son regard jusqu’à un traître.
Léonor, lentement se redressa.
Son limpide regard, son beau regard de bravoure et de loyauté, avec une intrépide et adorable modestie, s’attache aux yeux de François Ier :
– Sire, dit-elle, je vous demande justice pour mon époux, Clother, seigneur de Ponthus. Je dénie, même à vous, le droit de déclarer mon seigneur de Ponthus traître à qui ou à quoi que ce soit. Et j’y engage en caution tout ce que je puis posséder tant en Espagne qu’en France, ainsi soit de par le nom d’Ulloa et ma foi de chrétienne. Et c’est pourquoi je vous demande justice pleine et entière.
– Vous l’aurez !
Ce mot, le roi l’a jeté d’une voix sombre où commence à trembler la fureur. Et il ajoute :
– Pleine et entière : les juges en décideront. À Dieu ne plaise que je révoque en doute votre assertion appuyée d’une telle caution. Mais force doit rester à l’autorité du roi. Le sire de Ponthus sera jugé. Innocent, il sera rendu à la liberté. Coupable, il sera frappé. Allez, madame…
Léonor ne s’y trompe pas : c’est la condamnation, une condamnation à mort.
Un instant, elle vacille. Sa fierté surmonte sa faiblesse. Un instant, des paroles de supplication veulent monter de son cœur à ses lèvres. Mais non ! Ce n’est pas une grâce qu’elle est venue solliciter. Elle s’incline devant le roi, mais en exécutant la révérence qu’impose le cérémonial de cour, d’une voix ferme, elle prononce :
– La fille du commandeur Ulloa saura donc, dès ce jour, qu’il n’est pas de justice à attendre du roi de France.
Pour toute réponse, François Ier se tourne vers son capitaine des gardes qui, impassible, a assisté à toute cette scène.
– Bervieux, dit-il, l’audience est terminée. Donnez la main à la fille du commandeur Ulloa, que mon cousin l’empereur Charles a instamment recommandée à ma bienveillance, à quoi elle doit de n’avoir pu pousser ma patience à bout. Jusqu’à ce que soit arrêté le rebelle Clother de Ponthus, vous donnerez l’ordre de veiller à ce qu’elle ne puisse sortir de l’hôtel. Allez, madame ; si vous persistez en votre étrange attitude, je serai forcé, à mon grand déplaisir, de vous considérer vous-même comme rebelle.
Chose remarquable : Léonor a quitté le Louvre plus forte qu’elle n’y était entrée. Ce n’est pas qu’ayant atteint le fond même du désespoir, elle y ait puisé ce courage passif que donne, après le doute, la certitude du malheur. Envers et contre tout, jusque devant les juges et jusqu’à la minute suprême, elle est résolue à défendre celui que, par une innocente hardiesse d’anticipation, elle a appelé son époux.
Devant la grille de l’hôtel d’Arronces, on poste des gardes : Léonor est prisonnière. Elle n’y prête aucune attention. Mais alors, la réaction se produit, ses forces sont à bout, son esprit flotte, éperdu. Elle se réfugie dans la prière, elle se rend à la chapelle.
Or ce n’est ni devant l’autel, ni devant le sarcophage du commandeur qu’elle va s’agenouiller : c’est devant la plaque de marbre qui porte le nom d’Agnès de Sennecour !
Et voici comment débute sa prière :
– Ô vous qui êtes morte d’avoir été trompée par le roi François, ô vous qui avez été mise au tombeau par Philippe de Ponthus…