Amauri de Loraydan avait assisté à l’échauffourée de la rue de la Hache. Lorsqu’il fut certain que Clother de Ponthus était sauvé, il pleura. Et il dit à Croixmart :
– Monsieur le grand prévôt, si le roi vous fait grâce, nous aurons un terrible compte à régler tous deux.
– Monsieur, dit Croixmart en haussant les épaules, il y a cette différence entre vous et moi que vous servez les intérêts de votre haine quand je sers le bien public et les intérêts du roi. Nous ne pouvons donc nous comprendre et il devient inutile que nous nous adressions désormais la parole.
Croixmart tourna le dos à Loraydan, et Loraydan se demanda s’il n’allait pas se jeter sur lui, le poignard à la main. Il se contint pourtant, et se retira. Le reste du jour et la nuit, il se débattit contre la douleur, la rage et la peur. Il ne revint à la vie que le lendemain matin, c’est-à-dire le lundi 2 février quand il eut appris que Ponthus était arrêté.
Il ne fit qu’un bond jusqu’au Temple, et demanda au gouverneur Guitalens de l’introduire dans le cachot du prisonnier.
– Où l’avez-vous mis ? fit-il avec une joyeuse curiosité.
– Au Petit Purgatoire, dit Guitalens.
– Ah ! très bien. Parfait. Mon cher ami, je parlerai de vous à Sa Majesté.
– Le fait est que nous n’avons pas mieux ici que le Petit Purgatoire, dit Guitalens avec bonhomie. Quant à vous y laisser entrer, impossible. Le rebelle est au secret. Ayez un ordre du roi.
Loraydan courut, au Louvre où il trouva le roi de fort belle humeur.
Sa Majesté venait de recevoir d’excellentes nouvelles de l’empereur.
Disposé maintenant à discuter en toute loyauté cette fameuse question du Milanais, source de tant de mésintelligences et de malheurs, il attendait, pour cela, dans le délai d’un mois, la venue de l’ambassadeur du roi de France, à savoir celui qui avait été choisi et accepté d’un commun accord, c’est-à-dire l’époux de dona Léonor d’Ulloa, le seigneur comte de Loraydan.
– Tout s’arrange à merveille, acheva le souverain. Croixmart m’a dit que c’est grâce à toi, mon bon Loraydan qu’on a pu savoir où gîtait le rebelle Ponthus. Je ne te parle pas de récompense, car celle que je réserve à ton retour des Flandres dépassera tes espérances.
– Sire, dit-il, il est pourtant une grâce que je demande dès ce jour à Votre Majesté. C’est de me laisser pénétrer dans le cachot du sire de Ponthus…
– Qu’à cela ne tienne. Mais que diable as-tu à dire à ce misérable ?
– Sire, Léonor d’Ulloa m’a supplié de lui transmettre quelques paroles, et j’ai accepté.
– Je reconnais là ton esprit chevaleresque. Remplis donc ta mission. Mais l’essentiel, maintenant, est que tu épouses au plus vite la fille du commandeur. L’empereur Charles ne nous donne qu’un mois de délai. Moi-même, j’ai accordé huit jours de réflexion à cette belle indomptable pour qu’elle se décide à t’épouser. Ponthus n’est plus là pour la dominer et la détourner de son devoir. Il faut donc que, dans huit jours, tout soit terminé.
– J’ai donc huit jours devant moi ? fit Loraydan pensif.
– Huit jours. Et c’est beaucoup. Ponthus étant au Temple, prévois-tu quelque autre obstacle ?
– Aucun, Sire.
Le roi se leva et se mit à arpenter son cabinet.
– Ces histoires d’amour me rajeunissent de vingt ans, dit-il joyeusement. Ah ! Loraydan, je donnerais ma couronne pour avoir ton âge. Jeunesse, jeunesse ! Voilà la vraie royauté.
– Mais, Sire, Votre Majesté est encore jeune…
– Encore jeune ! Mot terrible, Loraydan. Mot qui me crie que passe encore pour aujourd’hui, mais que demain… Loraydan, tu es un pauvre courtisan.
Il rêva un moment, le regard vague, lissant d’un geste machinal les plis de son pourpoint de satin blanc, et puis il murmura :
– Cette jolie fille, Loraydan… cette merveilleuse fleur d’amour poussée dans l’ombre de ce vil usurier… cette adorable petite Bérengère…
Loraydan demeura impassible et souriant. Il connaissait maintenant les précautions prises par Turquand et que le logis du chemin de la Corderie était une imprenable forteresse. Mais son cœur se gonfla de fiel.
« Roi fourbe, gronda-t-il en lui-même, roi scélérat qui n’as laissé que honte et malheur partout où ton regard s’est appesanti, donne-moi la puissance que tu détiens, fais-moi au soleil de la Cour la part qu’il faut à la gloire de mon nom, et puis… »
– Que penses-tu, Loraydan ?
– Je pensais, Sire, qu’il n’est rien d’impossible au roi…
– Oui, mais entends bien que ce n’est pas le roi qui agit en cette circonstance… c’est l’amoureux, voilà tout. Au reste, ajouta François Ier en riant, amoureux et roi se peuvent prêter main-forte.
– Sire, je ne comprends pas très bien… Loraydan était livide.
Il lui semblait que chacune des paroles de son roi était une flétrissure pour Bérengère. Et il ne songeait pas que lui-même…
– Tu vas comprendre, continua François Ier. L’amoureux se heurte à des obstacles gênants. Logis bien gardé serviteurs incorruptibles, à part une certaine Médarde qui, à elle seule, est impuissante. Et puis, il y a l’usurier qui veille. Alors, intervient le roi. Suppose que des rapports de police aient appris au roi que l’usurier, le soi-disant ciseleur, se livre la nuit à des travaux étranges. Le roi soupçonne que le digne orfèvre se trouve être tout bonnement un faux monnayeur. Ah ! ah ! Tu frémis, mon brave Loraydan, tu commences à comprendre ?
– J’ai compris, Sire, dit Loraydan d’une voix calme. Le roi ordonne l’arrestation du faux monnayeur…
– Et de tous ses serviteurs qui sont sûrement ses complices. La maison est nette. La jolie Bérengère, toute seule, se lamente et pleure. Alors arrive l’amoureux qui la console, lui promet d’aller voir le roi, d’obtenir que l’usurier soit remis en liberté… que dis-tu de ce plan ?
Un frisson agita Loraydan de la tête aux pieds. Un soupir atroce gonfla sa poitrine. Il se disait :
« Si je fais un geste, si ma voix tremble, s’il peut lire dans mes yeux, je suis perdu. Courage, Loraydan ! Tiens-toi par l’enfer ! »
– Que pourrais-je en dire ? fit-il à haute voix (et sa parole ne tremblait pas, et son visage souriait). Il y a dans ce plan une habileté de conception qui me confond. Sa réussite est assurée…
– Oui, soupira le roi avec mélancolie. Tu dis bien : habileté. Autrefois, Loraydan, je n’avais pas besoin d’être habile. J’étais vainqueur par la seule force de l’amour. Mais puisqu’il le faut… sachons employer les moyens qui nous restent.
Et le roi, secouant la tête, éclata de rire.
– Va, Loraydan. Tu as huit jours pour achever ton mariage avec la belle Léonor. Songe à tes amours cependant que je songe aux miennes. Dans trois ou quatre jours, l’usurier sera arrêté, la trop jolie Bérengère sera à ma merci.
– Eh ! Sire, fit joyeusement Loraydan. Trois ou quatre jours ! Pourquoi attendre ? Pourquoi pas dès demain, dès ce soir ?…
– Affaire d’État, dit gravement François Ier. La duchesse d’Étampes s’est querellée avec la grande sénéchale. Il faut que je les réconcilie, et ce n’est pas une mince besogne : je veux avoir l’esprit tranquille.
– Donc, fit Loraydan, tout épanoui, le digne usurier peut être assuré de trois jours encore de liberté ?
– Oui, dit François Ier en riant. Et il les doit à Mme Diane qui ne se doute guère du service qu’elle rend à ce faux monnayeur en m’obligeant à la surveiller pendant quelques jours. Va, mon ami, prépare ton voyage dans les Flandres, que tu devras entreprendre dès le lendemain de ton mariage.
– Oh ! Sire, dès le jour même !…
– Va… il est temps…
Loraydan tressaillit. Il regarda le roi. Mais le roi souriait. Il n’y avait aucune intention dans ce mot. Et d’ailleurs, comment le roi aurait-il su ?
Loraydan se retira, reprit son cheval dans les écuries du Louvre, sauta en selle, et traversa Paris à fond de train, peu soucieux des cris de femmes et des malédictions des gens qu’il avait failli renverser. Il songeait :
« Ainsi la fourberie de ce roi félon pêche par la base même. Pour réussir, il fallait agir ce soir, que dis-je ! à l’instant même. Et il fallait, Sire, commencer par me faire arrêter moi-même. Trois jours ! Dans une heure, Turquand sera prévenu… »
Il mit pied à terre dans la cour de l’hôtel de Loraydan. Brisard lui tint l’étrier, et aussitôt :
– Monsieur, il est temps…
Loraydan en reçut une telle secousse, il apparut si défiguré que Brisard recula de trois pas.
– Que dis-tu ? que dis-tu ? haleta Loraydan.
– Monsieur, je vous jure que ce n’est pas ma faute. Je dis qu’il est temps, voilà tout.
Et Brisard continua de reculer, et, malgré lui, son regard loucha vers le coin aux étrivières.
« Allons, songea-t-il mélancoliquement, il fallait pourtant les étrenner, elles ne pouvaient pas rester neuves le reste de ma vie ! »
– Ici ! rugit le comte. Ici, tout de suite, vilain maraud ! Approche ! Bon. Répète voir…
– Il est temps ! dit Brisard en fermant les yeux pour mieux se recommander aux saints, car la fureur du comte de Loraydan semblait dépasser l’emploi des étrivières.
Quand il les rouvrit, ces yeux, il vit la main de son maître grande ouverte, et dans cette main une douzaine de pistoles. Brisard fut ébloui, mais ne fit pas un geste.
– Prends ! dit Loraydan. C’est tout ce que la femme a dit ?
– Non, monsieur. Elle a encore dit : ce soir…
Loraydan s’élança au-dehors.
Brisard, demeuré seul, compta et recompta ses pistoles en murmurant :
– C’est bien la première fois depuis que je sers le noble comte… mais c’est que je ne savais pas m’y prendre, bon sang ! À l’avenir, je sais bien ce que j’aurai à faire pour ouvrir l’escarcelle de monseigneur. Je n’aurai qu’à dire : « Monsieur, il est temps. »
Loraydan était sorti de l’hôtel. Il avait toute la journée pour réfléchir à ce qu’il avait à décider pour le soir. L’amour pouvait donc attendre. La haine était plus pressée : il se rendit au Temple en se disant :
« C’est la plus heureuse journée de ma vie ! »
– Oh ! lui dit Guitalens en le voyant, vous êtes tout radieux, mon cher comte.
– C’est que le roi s’est montré si bon pour moi… Mais voici, mon cher gouverneur, l’ordre de me laisser entrer dans le cachot du sire de Ponthus.
– Et que diable voulez-vous dire à ce misérable ? fit Guitalens, répétant sans s’en douter la question du roi.
– Peu ! une mission qu’une dame m’a confiée… vous comprenez, c’est sacré. Allons, il est temps ! acheva Loraydan en éclatant de rire.
– Oui, fit Guitalens étonné. Il est temps. Dois-je vous accompagner ?
– Inutile. Qu’on ouvre la porte, c’est tout ce qu’il faut. Je présume que le prisonnier ne peut pas tenter une évasion ?
– Impossible. Vous allez voir.
Le gouverneur avait soigneusement lu l’ordre de laissez-passer. Au-dessous de la signature du roi, il avait apposé la sienne. Il appela un geôlier et lui donna ses instructions. Loraydan suivit le geôlier.
On descendit trente marches, et on parvint à un large palier sur lequel s’ouvraient plusieurs portes. Le salpêtre brillait sur les murs et des fongosités, aux angles, dressaient leurs molles silhouettes. Il faisait nuit. Dans l’atmosphère lourde d’humidité flottaient des senteurs fades qui oppressaient les poumons.
– C’est ici ? demanda Loraydan qui respirait péniblement.
– Non, monseigneur, c’est plus bas. Ici, c’est seulement le Grand Purgatoire.
– Diable !… fit Loraydan avec une sorte de bonne humeur.
La descente fut rapide. Encore trente marches et Loraydan parvint au sol même sur lequel reposaient les formidables assises de la forteresse.
Le silence était terrible. La nuit était opaque. On se trouvait peut-être à des centaines de lieues de la rue parisienne. C’était sûrement à des milliers de lieues du monde des vivants. C’était l’antichambre de la mort.
Il y avait trois portes de fer dans ce caveau. Le geôlier s’arrêta devant la troisième et dit :
– Voici le cachot du sire de Ponthus. Le numéro trois, monseigneur. Le meilleur.
– Donne-moi ta lanterne, ouvre et va m’attendre au pied de l’escalier.
Le geôlier tira les quatre verrous superposés, manœuvra les clefs des deux serrures et ouvrit la porte. Puis il se retira.
Loraydan entra et leva la lanterne au-dessus de sa tête.
C’était une niche, un trou, un espace de quelques pieds carrés qui semblait avoir été aménagé dans l’une des assises mêmes. Il n’y avait rien là-dedans, rien que des blocs de pierre superposés sans ciment, rien qu’un sol fangeux, rien qu’une voûte d’une monstrueuse solidité, quelque chose comme l’une des épaules d’Atlas portant le monde, rien que deux énormes anneaux de fer sanglants de rouille, scellés à la muraille du fond, rien qu’une double chaîne frappée sur ces deux anneaux, rien qu’un homme pris par les deux poignets aux extrémités de cette chaîne…
Loraydan porta toute la lumière sur le visage de l’homme, et pendant quelques minutes, frémissant de joie jusqu’aux moelles, secoué parfois par cet heureux frisson qu’on a aux heures bénies de l’existence, il se délecta en silence.
Lentement, alors, il hocha la tête et parla :
– Eh bien ! monsieur de Ponthus, vous ne me dites rien ?… Parlez donc… je vous écoute… Vous ne voulez pas ?… Vous avez désiré me parler à diverses reprises. Et encore dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces. Et encore à la taverne de la rue de la Hache… Je vous ai demandé un peu de patience. De cette patience, je ne veux pas abuser… Me voici prêt à vous entendre… il est temps !
Ce mot, à l’instant, rebondit, fut renvoyé à Loraydan comme par un de ces mystérieux échos qu’on trouve à de certains carrefours des catacombes.
– Il est temps !…
C’était Ponthus qui avait répété le mot…
Loraydan tressaillit violemment. Il recula de deux pas, s’assura que la longueur des chaînes ne pouvait permettre au prisonnier de se ruer sur lui.
– Quoi ? gronda-t-il. Que voulez-vous dire ? Puisqu’il est temps, parlez ! Est-ce donc à mon tour de patienter ?…
L’homme se tut, et continua de le fixer.
Loraydan se déplaça, mâchonna une imprécation, puis il dit :
– Monsieur de Ponthus, ne croyez pas que je sois descendu dans votre cachot pour insulter à votre misère. Quel crime vous avez pu commettre, c’est au tourmenteur-juré de vous le faire avouer. Comment tout cela finira-t-il pour vous ? C’est affaire entre vous et l’exécuteur des hautes œuvres. Je ne suis ici qu’un gentilhomme venu pour accomplir un devoir de politesse. Qu’y trouvez-vous à dire ?
L’homme, d’un accent d’inébranlable certitude, reprit le mot de Loraydan, et répéta :
– Il est temps !
– Quel temps ? hurla Loraydan. Que signifie cela ! De quoi est-il temps !…
L’homme se taisait.
Le comte de Loraydan se calma, haussa les épaules, et reprit :
– Vous me haïssez, monsieur de Ponthus. Moi, je ne vous hais pas. Ou du moins, je ne vous hais plus. Je veux que vous mouriez en paix. J’ai supposé que peut-être vous auriez quelque volonté à exprimer avant d’aller à l’échafaud, que sais-je ? Quelque missive à faire parvenir à la noble fille du commandeur d’Ulloa. Je serai votre messager, monsieur, vous pouvez parler.
Loraydan étouffa un soupir de joie : il venait de surprendre sur le visage livide du prisonnier quelque chose comme un tic nerveux de la face, un frisson courant à fleur de peau.
Le prisonnier se taisait.
Longtemps, Loraydan demeura dans le cachot, silencieux, lui aussi. Peu à peu, sa soif se calmait, cette soif de vengeance qu’il était venu satisfaire. Jamais il n’avait été aussi pleinement heureux. Il en venait à éprouver un bizarre sentiment qui ressemblait non pas à de la pitié, car la pitié eût anéanti sa joie, mais à une sorte de hideuse reconnaissance pour le prisonnier. Il eût voulu le toucher, s’assurer amicalement que les chaînes étaient solides. Puis, lentement, une évolution se fit dans son esprit. Il songea que c’était un heureux jour, non seulement parce qu’il écrasait son ennemi, mais aussi à cause du mot de Brisard.
Il sourit, et, sans savoir, à haute voix, répéta :
– Allons, il est temps !…
– Il est temps ! répéta le prisonnier.
Loraydan bondit. Des insultes vinrent à ses lèvres. Quoi ? Que voulait dire ce misérable ? Quel temps ? Vaguement, il imagina que Ponthus était fou. Il supposa aussi qu’il voulait dire : le temps de la justice ! le temps du châtiment ! Des pensées d’effroi l’assaillirent, il eut peur… il eut peur de Ponthus enchaîné… Mais il eut un petit rire sec ; et, en se retirant, il dit :
– C’est ce que nous allons voir !
Le cachot fut refermé. Loraydan remonta rapidement à la surface de la terre. En traversant la chambre des questions, il jeta un regard sur le chevalet de torture, et répéta : « Nous allons bien voir ! » Il sortit du Temple et regagna son hôtel.
Brisard le vit, s’approcha de lui ; pour la première fois, il osa lui parler sans être interrogé ; et la face balafrée d’un large sourire, convaincu qu’il allait faire pleuvoir des pistoles, tendant déjà la main, tout bonnement il dit :
– Monseigneur n’oublie pas qu’il est temps ?…
– Les étrivières ! hurla Loraydan. Les étrivières ! Et vite, vite, infâme drôle !…
Brisard, consterné, ahuri, ne comprenait plus, s’en fut chercher les étrivières toutes neuves, et, philosophiquement, murmura :
– Aujourd’hui ou demain… il fallait bien les étrenner !…