XXIX
 
DE L’ARMOIRE DE FER AU TOMBEAU D’AGNÈS

Les quatre fidèles du roi s’en revinrent, la tête basse, chacun d’eux ruminant sur l’accueil que lui réservait Sa Majesté.

– Sire, dit Roncherolles, j’ai l’honneur d’informer Votre Majesté que M. le comte de Loraydan s’est enfui.

– Messieurs, dit le roi en les apaisant d’un geste, je ne veux pas que Loraydan soit inquiété pour l’événement de ce soir. Il est bien évident que les paroles qui lui ont échappé sont le fait d’une passagère démence due à la douleur. Loraydan est encore notre ami. Demain, nous le recevrons au Louvre, et le consolerons…

La vérité, c’est que François Ier avait réfléchi que Loraydan lui était indispensable pour l’ambassade à Charles-Quint. La vérité, c’est qu’il remettait à plus tard une vengeance à laquelle il se voyait ou se croyait contraint de renoncer sur l’heure.

– Assez de catastrophes, assez de deuils, reprit François Ier d’une voix sourde. Retirons-nous, messieurs. Laissons cette malheureuse enfant dormir en paix son dernier sommeil. Monsieur de Roncherolles, je vous charge de veiller ce pauvre corps jusqu’à ce que Loraydan revienne. Dès que vous le verrez, vous lui direz que je veux oublier cette triste nuit. S’il ne revient pas cette nuit, vous irez au point du jour informer ce Turquand de la mort de sa fille, et vous lui direz aussi qu’il ait à se taire s’il tient à sa tête.

Il se rapprocha du cadavre, se découvrit, s’inclina.

– Adieu, jolie Bérengère, murmura-t-il, tandis que des larmes s’échappaient encore de ses yeux. Adieu donc, et pardonnez si vous le pouvez, à celui qui vous parle ici, et qui a tant besoin d’être pardonné.

Il se retira et regagna son Louvre, suivi de Sansac, d’Essé et de Saint-André.

Roncherolles s’enveloppa dans son manteau, s’accommoda dans le fauteuil que Sa Majesté venait de quitter et ferma les yeux, non pour dormir, mais pour calculer, supputer, tenter de prévoir, vaine et lamentable occupation du courtisan ambitieux.

Deux heures, peut-être, se passèrent ainsi.

Au bout de ce temps, il vit entrer quatre serviteurs, quatre hommes solides et trapus, qui portaient une sorte de civière. Devant eux marchait un vieillard qui ne parut prêter aucune attention à Roncherolles.

Le gentilhomme se leva alors et demanda :

– Qui êtes-vous ?

Le vieillard, du doigt, désigna le corps de Bérengère, et dit :

– Je suis son père…

– Fort bien. J’ai à vous dire de la part du roi que, si vous gardez un prudent silence sur toute cette affaire, il ne vous sera fait aucun mal.

– Il m’est donc permis d’emporter le corps de ma fille pour lui donner la sépulture ?

– Oui. Cela vous est permis. Maintenant, dites-moi ce qu’est devenu le comte de Loraydan.

– Il est parti…

– Ha !… Eh bien, s’il revient vous voir, dites-lui que Sa Majesté lui pardonne et l’attend au Louvre.

– Je le lui dirai…

Roncherolles dit :

– C’est bien.

Et il ne s’occupa plus du vieillard. Il ajusta son épée, jeta un vague regard sur la morte, toucha du bout des doigts le bord de sa toque, et s’en alla.

Le vieillard enleva le manteau qui couvrait Bérengère et le rejeta de côté. Puis, il souleva le corps et le déposa sur le matelas. Il fit un signe aux porteurs :

– Surtout, faites doucement, dit-il.

Le corps de Bérengère fut déposé sur un lit. Turquand s’assit au pied du lit, et regarda la morte. Il ne pleurait pas. Il demeura là jusqu’au moment où des femmes vinrent pour ensevelir la jeune fille. Alors, il reprit son poste et n’en bougea plus jusqu’à l’heure terrible de la mise en bière et du départ.

Turquand assista aux funérailles de sa fille sans verser une larme, sans prononcer un mot.

Quand il rentra en son logis, il paya largement ses serviteurs et servantes et les congédia.

Ceci se passait le troisième jour après la fuite du comte de Loraydan par la galerie souterraine.

Pendant tout ce laps de temps, Turquand n’avait pas mangé. Nul de ceux qui l’avaient approché n’eût pu le reconnaître. Il n’y avait plus de vivant en lui que les deux yeux qui brillaient d’un funeste éclat au fond des orbites.

Lors donc qu’il en eut fini avec les soins divers dont nous venons de parler, Turquand pénétra dans la chambre de Bérengère, approcha un fauteuil contre l’armoire de fer, s’y installa commodément comme pour dormir et appuya sa tête, son oreille à la porte de l’armoire.

Et d’une voix ferme, il appela :

– Comte de Loraydan, êtes-vous là ? Comte de Loraydan, m’entendez-vous ?…

De longues minutes se passèrent… une heure peut-être. De temps en temps, il renouvelait son appel.

À la fin, quelque chose comme un sourire vint errer sur les lèvres blanches de Turquand. Il venait de percevoir un bruit, oh ! un bruit léger que lui seul pouvait entendre.

– Il est là, le noble comte… Je l’entends dans le caveau… Que fait-il ? Ho ! Est-ce qu’il s’en va ?… Non, non, grâces au ciel, le voici qui monte… Il se traîne de marche en marche… il monte, il monte, il monte !… Ah ! que son pas est faible et chancelant… Allons, un peu de courage, que diable… il monte… le voici arrêté… Est-ce qu’il va me faire l’affront de mourir tout de suite ?… Non, le cher ami ; le voici qui se traîne… le voici contre la porte… Ah ! il frappe ! il frappe ! comme il a frappé hier et avant-hier… Ho ! ne frappe donc pas si fort, je ne suis pas sourd, va !… comte, cher comte, est-ce vous ?

Une voix grelottante, une voix ténue et mince et qui semblait si lointaine, bien que toute proche :

– Est-ce vous, messire Turquand ?

– Oui, oui. Que voulez-vous ?

– Ouvrez-moi. Vite, vite, par pitié. Je me meurs…

– Ho ! Vous mourez ? Et de quoi mourez-vous donc ? Si jeune et robuste, vous avez encore de longs jours devant vous.

– Je vous dis que je meurs de faim et de soif !… Je vous dirai que je meurs !…

– Comte de Loraydan, dit Turquand, je meurs, moi aussi, de faim et de soif. Et d’autres choses encore. Tenez-vous donc tranquille, n’usez pas vos poings sur ce fer.

– Que veux-tu dire, démon ?…

– Maudit ! Maudit ! Que me veux-tu ?…

– Ce n’est pas moi ! Ce n’est pas moi ! hurla la voix.

– Ne m’assourdissez pas ! dit Turquand. Écoutez bien. Si vous aviez vous-même frappé Bérengère, peut-être eussé-je trouvé non une excuse mais une explication à l’assassinat. Vous l’avez forcée à se frapper elle-même, et cela vois-tu, c’est le plus effroyable des meurtres…

– Maudit ! Maudit ! Que me veux-tu ?…

– Je veux que tu meures damné, je veux que tu meures maudit toi-même, d’une mort lente, heure par heure, minute par minute. Je veux que tu saches bien que c’est moi, Turquand, qui te fais mourir. Va, maintenant, va ! Je ne te parle plus. Je ne te réponds plus. S’il te reste un peu de force, frappe-toi comme s’est frappée Bérengère, d’un bon coup, au bon endroit. Adieu.

Il se tut, mais il demeura la tête appuyée contre l’armoire de fer, écoutant le tumulte des coups frappés, des soupirs de détresse et de rage, des malédictions de la voix grelottante et plus faible.

Puis tout se tut…

Soupirant et grognant des choses bizarres, des paroles insensées comme on en a dans les rêves d’épouvante, le spectre, d’un pas tremblant, commença à redescendre l’escalier.

Une fois encore il parcourut la galerie.

Une fois encore il remonta l’escalier qui aboutissait au tombeau d’Agnès.

Une fois encore, de ses mains secouées par un tremblement, il toucha la plaque de marbre, trouva l’ange du milieu, et se mit à marteler la tête de coups furieux.

Il finit par tomber sur le côté…

Et il crut qu’il allait mourir.

Il râlait. Il entendait, il écoutait ses râles, et il lui semblait que cela ne venait pas de lui. Il imagina qu’il rêvait…

Il rêva qu’assez loin de lui, quelque part, il entendait encore la voix de la prière, une voix jeune, au timbre d’une sonorité gracieuse, et la voix disait :

– Soulevez encore cette dalle… creusez maintenant… la cassette de fer doit se trouver là… creusez encore… la cassette !… Voici la cassette de fer !… Voici la cassette de Ponthus !…

– Cette voix, murmura alors Loraydan, cette voix, ce n’est pas une voix de rêve… je la reconnais… c’est elle !… oh ! si je pouvais l’appeler !… Malheureux ! Mais celle qui parle refuserait de te sauver, car celle-là aussi, j’ai voulu la trahir, j’ai voulu son malheur… à moi !… Léonor ! Léonor d’Ulloa, pardon ! Sauvez-moi, Léonor d’Ulloa !…

Il crut qu’il avait crié ces mots.

Mais c’est à peine si de ses lèvres tuméfiées s’était échappé un indistinct murmure pareil à une plainte à peine vagie. Léonor d’Ulloa n’entendit pas… Léonor d’Ulloa, à ce moment, sortait de la chapelle de l’hôtel d’Arronces, emportant la cassette de fer qui contenait le secret de Ponthus.