XIII
 
L’INVITATION AU FESTIN DE PIERRE

Lorsque don Juan revint au sentiment des choses, il se vit dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces, étendu tout de son long sur les dalles, et ce qu’il aperçut tout d’abord, ce fut le nez de Jacquemin Corentin dont la figure piteuse et grimaçante se penchait sur lui.

– Quoi ! murmura Tenorio, je revois encore en rêve ce drôle, ce faquin, ce bélître, ce Jacquemin ! Quel cauchemar, Seigneur ! Quand vais-je m’éveiller ?

– Vous ne rêvez pas, monsieur, dit Corentin mélancolique.

Et il continua d’humecter d’eau fraîche les tempes et le front du blessé.

– Que veux-tu dire ? s’écria don Juan. Vas-tu prétendre que c’est toi-même que je vois ici ?

– C’est moi-même, je le jure, dit Corentin.

– Et d’où sors-tu, en ce cas ? Et que fais-tu ici ? Et pourquoi t’es-tu absenté si longtemps ?

– J’étais en prison, monsieur.

– Et qui t’a permis d’aller en prison ?

En même temps, don Juan se relevait, et, avec l’aide du fidèle Corentin, se mettait debout. La tête lui tournait bien un peu ; mais en somme, il se tenait droit sans trop de peine, et ce malaise, grâce à la fraîcheur de la nuit – ou plutôt de la matinée – se dissipait assez vite.

– Voyons, reprit don Juan, ne viens-tu pas de m’avouer que, pour je ne sais quel crime, tu as été jeté dans un cachot du Châtelet ?

– Je n’en ai point parlé, monsieur, fit Corentin étonné. Mais il est très vrai que je sors de prison. Oui, monsieur ! Et il y a quelques heures à peine, j’étais, moi, Jacquemin Corentin, attaché sur le pilori de la Croix-du-Trahoir, d’où je devais être ramené, minuit sonnant, au Châtelet, pour de là, ce matin même, être reconduit à ladite Croix-du-Trahoir et y être pendu entre ciel et terre…

Don Juan se frappa le front, comme si une idée soudaine lui fût venue.

– Mais j’y pense ! s’écria-t-il. J’ai sur moi, non pas un onguent, mais une prière que certain évêque de mes amis composa tout exprès pour moi : « Quand vous serez à l’article de la mort, me dit ce saint et savant homme, récitez cette prière, et la mort vous semblera douce comme un sommeil paisible. » Veux-tu cette prière, mon bon Corentin ?

– Sur ma foi, monsieur, dit Jacquemin avec ferveur, je vous en serai reconnaissant toute ma vie !

– C’est-à-dire cinq ou six heures à peine.

– C’est vrai, hélas ! C’est tout ce qui me reste à vivre.

– Tiens, dit don Juan, voici cette prière, lis-la tout de suite !

Et il tira de son pourpoint un parchemin que saisit Corentin. Le pauvre garçon essuya ses yeux, et, à la faible lueur qui tombait de la veilleuse du sanctuaire, se mit à lire le parchemin.

Et bientôt, la feuille trembla dans ses mains…

L’instant d’après, il poussa un cri, un cri de joie terrible, le cri du condamné à qui, à la minute suprême, on accorde grâce pleine et entière ! Jacquemin courut à don Juan, et, se jetant à genoux :

– Ah ! monsieur, en croirai-je mes yeux ? Ou suis-je le jouet d’un rêve ?

– Quoi ? Que veux-tu dire, drôle ?

– La prière, monsieur, la prière !…

– Eh bien ? Qu’y trouves-tu à redire ?

– Ce n’est pas une prière, monsieur ! Ce sont lettres patentes m’accordant, de par le roi, remise de ma peine et ordonnant ma mise en liberté. Vive le roi ! Vive le roi !…

C’était en effet, l’ordre de grâce et d’élargissement que Loraydan avait remis à Juan Tenorio, à la Devinière, non sans lui faire observer avec une certaine aigreur que solliciter la royale clémence pour un valet lui avait paru un vrai gaspillage de son influence de courtisan.

Don Juan écouta Jacquemin Corentin lui rappeler qu’une fois déjà il avait été sauvé de la mort par le vénéré don Luis Tenorio. Et maintenant, ce qu’avait fait le père, le fils le recommençait avec la même magnanimité. Comme Jacquemin lui jurait qu’à partir de cet heureux moment, sa respectueuse affection allait se trouver décuplée, Juan Tenorio lui dit :

– Tu te calomnies, Corentin. Tu ne m’en aimeras ni plus ni moins, car tu es de ces cœurs infiniment rares qui, pour donner, n’attendent pas d’avoir reçu…

Mais ce genre d’effusion se trouvait à l’antipode de l’esthétique d’attitudes qu’il s’était tracée, ou plutôt qu’il avait adoptée d’instinct. Le brave Corentin, qui n’y voyait pas malice et ignorait l’art délicat de mesurer ses paroles, continuait à se frapper la poitrine et à certifier sa reconnaissance éperdue :

– Eh ! bélître, je ne l’ai pas fait exprès ! s’écria don Juan.

Et avec un sérieux qui fit frémir Jacquemin :

– N’en parlons plus, Corentin, tu vaux ton pesant d’or. Mais, dis-moi, qui m’a transporté dans cette chapelle ?

– C’est moi, monsieur, aidé de Bel-Argent. Nous voulions entrer dans l’hôtel pour vous déposer sur un lit. Mais un homme vêtu de noir et qui parle latin avec autant de facilité qu’un vicaire ou qu’un médecin, cet homme, donc, nous a fait une façon de sermon sur la vertu et finalement s’est opposé à votre entrée dans le logis : « Mettez-le dans la chapelle, a-t-il ajouté, car il est écrit que la maison du Seigneur doit rester ouverte à tout venant, même au plus coupable. » Bel-Argent, sur ce mot, a voulu lui tirer les oreilles et l’a menacé de l’étriper. Mais je l’ai calmé. Nous vous avons donc porté ici. Et Bel-Argent est parti rejoindre son maître, le seigneur de Ponthus…

– Ha ! fit don Juan pensif. Et qu’est-il devenu, le seigneur de Ponthus ?

– Après la bataille, quand les truands eurent pris la fuite, il s’est approché de vous, monsieur, il a examiné votre blessure, et il a dit : « Ce n’est rien. Bel-Argent, tu vas aider ce brave Corentin » c’est lui qui l’a dit, monsieur ! « à porter le seigneur Tenorio sur un lit de l’hôtel ; puis, tu viendras me retrouver. » Et, se tournant vers moi, il a ajouté : « Corentin, lorsque ton maître s’éveillera, tu lui diras que je suis à sa disposition pour le jour et l’heure qui lui conviendront, et que s’il veut me retrouver, je demeure chez dame Jérôme Dimanche, en face de la Devinière. » Là-dessus, nous sommes partis, vous, Bel-Argent et moi, c’est-à-dire, vous, porté par les épaules et les jambes, et…

– Vraiment ? interrompit don Juan pensif. Chez dame Jérôme Dimanche ?

– Oui, monsieur. Mais qu’avez-vous ?

– Rien. Continue.

Un frisson agita don Juan. Une seconde, ses yeux se révulsèrent. Il passa ses mains sur son front, et dompta l’étrange malaise qui lui venait, le malaise que, certainement, ne provoquait pas sa blessure… un malaise d’âme…

– Monsieur, dit Jacquemin, que voulez-vous que je continue ?

– Dis-moi un peu : que diable faisais-tu dans le parc de l’hôtel d’Arronces, au beau milieu de la nuit ?

– Nous avons bu à tire-larigot, moi, la Cicatrice, et l’homme qui a chaud aux yeux. Si bien que nous n’avons pas remarqué que Bel-Argent était parti. Le temps passait. Tout à coup, voici Bel-Argent qui revient. Il commence par vider une bonne demi-pinte. Puis il nous parle. Il nous raconte ce qui se passe à l’hôtel d’Arronces, si bien que mes cheveux s’en dressent d’horreur, il nous entraîne. Il nous dispose dans le parc, et nous convenons d’un signal. Alors, vous êtes arrivé avec le seigneur de Ponthus, et vous avez mis la rapière au vent. Et puis se produisit l’attaque des truands. Bel-Argent nous donne alors le signal, nous chargeons… quelle bataille, monsieur, quelle bataille ! Et quel lion que le sire de Ponthus !… Je fis de mon mieux, monsieur. Bel-Argent frappa comme un enragé. Les deux pourceaux se battirent en vrais braves et semblèrent y prendre grand plaisir. Tant et si bien que les derniers truands valides prirent la fuite et que nous demeurâmes maîtres du champ clos…

Ayant achevé son récit, Corentin attendit les légitimes félicitations auxquelles il avait droit.

– Jacquemin, dit don Juan d’un ton magnanime, passe pour aujourd’hui ; mais je n’aime pas que, de ton chef, tu t’octroies telles libertés, et si fantaisie te reprend d’aller en prison ou de me sauver la vie ou toute autre sottise pareille, n’oublie pas de m’en demander d’abord la permission.

Juan Tenorio, tout à coup, se sentit pâlir. Il se rapprocha de la petite porte et, avidement, aspira l’air glacial. Il lui sembla que ses nerfs se tordaient ou se tendaient à l’excès, il fut secoué de frissons tumultueux, il se fit peur à lui-même, non parce qu’il pensa que c’était là le début d’un mal, mais parce qu’il eut la sensation d’être envahi par une force diffuse faisant irruption dans son être par tous les pores à la fois… quelle force ? quelle force ? il ne savait pas… et qui l’a jamais su ?… disons : une force, voilà tout.

Don Juan était brave. Il résista violemment. Il refusa de se laisser prendre… la force s’enfuit, – il n’y a pas d’autre manière de dire… en vérité, la force s’enfuit.

Calmé, il leva les yeux vers le ciel où quelques étoiles achevaient de sombrer dans les gouffres de l’éther, lentement englouties par l’océan des buées montantes.

La force, à nouveau, attaqua Juan Tenorio.

La lutte fut terrible, la lutte invisible qui pour champ de bataille prenait cet homme immobile, raidi, les bras croisés.

– Monsieur, murmura Corentin, rentrez, rentrez ; vous grelottez. Seigneur ! quelle figure !…

Juan Tenorio se dit : « En effet, c’est peut-être le froid. » Et il rentra dans la chapelle, et il alla s’arrêter devant le sarcophage du commandeur Ulloa.

– Si vous m’en croyez, monsieur, allons-nous-en à la Devinière. Je meurs de faim…

Don Juan ne répondit pas.

Les bras croisés, tout raide, si raidi qu’il en semblait grandi, il haletait à coups précipités et d’un regard étrangement trouble, presque vitreux, fixait la statue du commandeur.

– Allons-nous en, répéta Corentin. J’ai faim, monsieur, je vous jure que j’ai faim.

Don Juan, cette fois, entendit :

– Eh bien ! dit-il d’une voix lointaine, qui nous empêche de dîner ici ? Nous serons trois…

– Trois ? fit Corentin.

Juan Tenorio se mit à ricaner :

– Trois. Nombre parfait. Moi. Toi. Lui…

– Lui ? grelotta Jacquemin.

– Lui. Ce brave chevalier qui dort là sur sa couche de marbre.

– Monsieur, vous me faites peur !

– Que dirai-je de moi-même, alors ?…

Corentin jeta un regard sur la statue. Il frissonna, recula d’un pas, se frotta les yeux, murmura :

– Non, non. C’est la faim qui me fait encore extravaguer. C’est curieux, oui, vraiment, que toutes les fois que la faim me tiraille…

Don Juan eut un profond soupir. Ses yeux se révulsèrent. Il fut sur le point de s’abattre. Il déploya l’énergie désespérée de l’esprit libre qui refuse l’emprise étrangère. Il se tint debout. Ses yeux reprirent un aspect presque normal. Il se secoua, éclata d’un rire farouche :

– Eh bien, Corentin, tu ne l’invites pas ?

– Qui ? Qui donc ?…

– Eh ! le commandeur, bélître ! le digne commandeur qui devait m’étouffer dans ses bras. C’est moi qui l’ai couché là, Corentin. Commandeur d’Ulloa, je vous dois une politesse…

– Monsieur ! monsieur ! cria Corentin. Ne jouez pas avec la mort.

Jacquemin Corentin, de toutes ses forces assemblées, tentait de détourner les yeux de la statue du commandeur et il n’y parvenait point. Il râla :

– Ce n’est pas possible. Je rêve. J’ai peur !

– Peur de quoi, imbécile ? Crains-tu que cet homme de pierre ne se lève de son lit funéraire pour t’emporter avec lui ?… N’aie pas peur : tant que je suis là, il n’osera pas !

Corentin, bégaya, ivre de terreur :

– Il a frémi, monsieur ! J’en jure sur le salut de mon âme ! Il a frémi !…

– Qui cela, drôle ?

– Lui !… L’homme de marbre !… La statue du commandeur !…

Don Juan éclata de rire, puis, admirant en tous sens le sarcophage :

– Beau tombeau, sur ma foi ! Rien n’a été épargné. On y a mis toute la pierre, tout le marbre qu’il fallait afin d’attester que le mort fut un homme de poids et digne de respect. Quand je mourrai, Corentin, je ne veux pas qu’on m’étouffe sous un tel amas. Sur quelque colline de l’Andalousie, dormir au grand soleil que tamise le feuillage grêle d’un olivier, dormir sous quelques pelletées de terre légère… Sanche d’Ulloa, je vous salue avec toute la vénération que mérite le marbre, pierre noble s’il en fut, car même pour les pierres les hommes ont inventé une hiérarchie…

– Monsieur ! monsieur ! hurla Corentin, les paupières se sont soulevées !… Dieu juste !… Elle vous regarde ! La statue… la statue du commandeur vous regarde !…

Juan Tenorio claquait des dents et, cependant, continuait de rire. Un peu de mousse lui venait au coin des lèvres. Son corps se raidissait violemment, et ses poings se crispaient.

– Sanche d’Ulloa, dit-il, je veux souper en tête à tête avec Votre Seigneurerie. Par une belle nuit de ténèbres et d’enfer, Corentin, nous viendrons ici, apportant en des paniers le plus fin, le plus somptueux dîner que le brave commandeur ait jamais fait dans la vie… On dit que c’était un rude mangeur, et qu’à l’occasion il savait boire… nous verrons cela…

– Juan Tenorio ! hurla Corentin. Fils de don Luis Tenorio ! Je vous dis, moi, que la statue… la statue du commandeur vous écoute !…

– Fort bien ! dit don Juan. Tu écoutes, statue du commandeur ?…

– Elle écoute ! gémit Corentin à bout de forces. Elle écoute ! Elle regarde ! Elle voit ! Elle entend !…

– Eh bien ! dit don Juan, puisque vous m’entendez, seigneur commandeur, me faites-vous la grâce d’accepter mon invitation ?…

Jacquemin Corentin jeta un cri déchirant et s’affaissa, évanoui.

Don Juan regarda la statue du commandeur.

Il recula d’un pas. Ses yeux s’exorbitèrent. Une pâleur cadavérique se plaqua sur son visage. Un effroyable soupir gonfla sa poitrine… cela dura quelques secondes.

Subitement, il reprit son sang-froid.

Autour de lui, il jeta un rapide regard. La clarté du jour avait eu la victoire, bousculé les ténèbres ; et elle occupait la chapelle. La vie, la renaissante vie des choses inanimées redonnait au monde sa rassurante apparence familière. Dehors, on entendit une dispute de moineaux autour de quelque trouvaille.

Don Juan éprouva une joie délicieuse, malgré la fatigue énorme qui l’accablait. Il murmura :

– Sur ma parole, j’ai cru un instant que cette statue levait la tête et, d’un signe grave, acceptait ma courtoise invitation. Quelle folie ! Mais, par le ciel, puisqu’il en est ainsi, je viendrai, oui, je viendrai souper ici, au nez et à la barbe du commandeur.

À ce moment, Jacquemin Corentin revenait à lui et se relevait péniblement.

– Vous avez vu ? fit-il.

– Quoi ?…

– Que la statue acceptait !… Qu’elle levait la tête !…

– Eh ! Tu pousses des cris d’orfraie, aussi ! La statue aura voulu voir quel impudent drôle venait ainsi la troubler… Allons, allons, rassure-toi, bélître, tu as pris pour une réalité ce qui n’était qu’un jeu de la lumière tremblotante qui, de ces vitraux, tombait sur la statue.

– Ah ! monsieur ! Prenez garde ! On ne joue pas impunément avec la Mort !

– Fais-moi le plaisir de garder pour toi tes réflexions saugrenues, épargne-moi tes impertinences, et suis-moi…