XXVII
DITES-VOUS BIEN QUE C’EST UNE RUSE FÉMININE
Au début de cette soirée, vers huit heures, le comte de Loraydan appela Brisard qui s’avança, méfiant, les reins encore douloureux d’avoir étrenné les belles étrivières neuves :
– Va-t’en passer la nuit où tu voudras. Tu reviendras demain à midi. Si, d’ici là, tu as le malheur de venir rôder près de l’hôtel…
Un geste acheva la menace, un simple geste.
Mais ce geste fut tel que Brisard s’élança aussitôt, s’éloigna du chemin de la Corderie à l’allure d’un cheval au trot, traversa la ville d’un trait, la Cité en quelques bonds, et ne se crut enfin presque assuré d’avoir à peu près obéi à l’ordre qu’en arrivant chez un sien parent qui logeait tout au fond de l’Université, et dont il commença par verrouiller la porte.
Loraydan était entré dans la salle des armes de son hôtel.
Elle était au rez-de-chaussée. Bien que déchue de son ancienne opulence, elle pouvait encore s’enorgueillir de deux magnifiques panoplies, l’une de rapières et d’estramaçons, l’autre de dagues et de poignards espagnols ou florentins.
Il se jeta dans un fauteuil, et là, le coude sur un genou, le menton dans la main, le regard fixe et dur, seul avec ses pensées, il précisa la situation.
Il lui fallait opter entre Léonor et Bérengère.
Il avait quelques jours de répit en ce qui concernait son mariage avec la fille du commandeur. Et c’était à peu près le même répit qui lui restait pour son mariage avec Bérengère.
La fortune, les honneurs, le bonheur, tout, il tenait tout. De la même main dont il écrasait son ennemi, il étreignait aussi la félicité suprême, en rude conquérant qui, à peine entré dans la vie, façonne à son gré les événements. Ambition et amour recevaient ensemble une éclatante satisfaction.
Un crime : le mariage avec Léonor. Un autre crime : le rapt de Bérengère. Un autre crime : la mort de Ponthus. Un autre crime : une trahison contre le roi de France et l’empereur Charles-Quint à la fois. Grâce à l’heureux assemblage de ces crimes, il détenait le bonheur. C’était facile. C’était simple.
C’est toujours simple et facile : la difficulté, pour beaucoup d’hommes, c’est d’accepter tout d’abord l’idée du crime. Cette difficulté n’existait pas pour Loraydan…
Dix heures sonnèrent au Temple.
– Il est temps ! dit Loraydan.
Il s’arrêta court. Il se sentit pâlir, des gouttes de sueur pointèrent à son front.
– Quoi ? gronda-t-il et il essaya de rire. Qu’est cela ? Suis-je dément moi-même ? Ou suis-je indigne de conquérir le bonheur ? Parce qu’il a prononcé ces mots qui n’ont de sens que pour moi seul, parce qu’au fond de son cachot, solidement enchaîné au mur, il a répété ces paroles dans un accès de délire ou de folie, j’en éprouve je ne sais quelle émotion stupide et lâche ? Allons ! Marche, Loraydan ! Marche à Bérengère ! Demain tu marcheras à Léonor ! Malheur ! Malheur à qui se dresse sur mon chemin ! Allons !…
Et il regarda autour de lui avec une bizarre défiance. Et il tremblait.
En réalité, pendant ces deux heures où il avait si fermement, si soigneusement établi l’ordre et la marche du crime, pas un instant il n’avait cessé de penser à cette étrange folie de Ponthus qui, sans motif, lui avait répété ces seuls mots : il est temps…
D’un effort rapidement couronné de succès, Loraydan parvint à se débarrasser de cette inquiétude qui n’avait aucune raison d’être, aucune raison valable.
Lorsqu’il fut dehors, dans l’air froid de la nuit, il reconquit toute sa lucidité, et la joie entra à flots dans son cœur. Et, dans ce cœur, dans cette âme de sacripant, c’était une joie presque pure. Il se trouvait tout attendri par ce qu’il appelait son amour, il murmurait des lambeaux de paroles où il promettait à Bérengère une félicité sans fin, une reconnaissance éperdue.
Par le trou de la haie, il gagna le terrain des Enfants-Rouges, et bientôt il se trouva dans la cabane du rendez-vous.
Il évoqua l’image souriante de Bérengère, et, tout à coup, il la vit qui venait à lui, accompagnée de dame Médarde.
Elle aimait…
Le rendez-vous, une fois accepté, elle y venait en toute loyauté, très décidée, sans l’ombre d’un soupçon… et que pouvait-elle craindre ? Loraydan était pour elle un demi-dieu, elle l’avait doté de toute la noblesse d’esprit qu’elle avait trouvée en elle-même.
Elle avait vu Loraydan, et simplement, elle avait marché un peu plus vite. Elle entra la première, puis, presque aussitôt ce fut dame Médarde.
Ce peu d’instants avait suffi à Loraydan pour calculer, compter et disposer en bon ordre le nombre de gestes précis qu’il aurait à exécuter.
Médarde entra donc, et dans la seconde même où elle pénétra dans les ténèbres de la cabane, du même coup, elle fit son entrée dans les ténèbres de la nuit éternelle ; elle eut la terrifiante impression d’un étau dont la double branche se fût fermée sur sa gorge, elle tenta vainement de pousser un cri qui ne fut qu’un faible gémissement, elle sentit le sol se dérober et qu’elle s’affaissait, et, en même temps, elle éprouva au sein la sensation d’une fraîcheur qui, instantanément, fut une intense brûlure, elle eut un ou deux soubresauts, quelques mouvements désordonnés, et puis Loraydan se releva. Cela avait duré cinq ou six secondes.
Loraydan murmura :
– Celle-ci ne pourra pas dire où se trouve Bérengère…
– Que faites-vous ? Que faites-vous ? balbutia Bérengère immobilisée par la stupeur.
– Cette femme vous trahissait, dit Loraydan en se relevant. Je l’ai bâillonnée et liée pour qu’elle ne puisse se sauver. Tout à l’heure, votre père décidera de son sort quand je lui aurai raconté la trahison…
– Elle me trahissait ! Pourquoi ? Comment ?
– Pourquoi, Bérengère ? Oui. C’est vrai. Pure et loyale comme vous l’êtes, vous ne pouvez soupçonner la puissance de l’or. Comment elle allait vous livrer à un scélérat ? C’est ce que je ne puis dire qu’à messire Turquand lui-même qui, d’ailleurs, prévenu par moi, la suspectait déjà.
– Vous allez donc voir mon père ?
– Dans quelques minutes, il faut qu’il vienne nous rejoindre. Venez, Bérengère. Si vous tenez à ma vie, venez sans hésitation. Et puis, je reviendrai chercher votre père…
Bérengère se recula. Elle bégaya :
– Votre vie est donc en péril ?
– Dans une demi-heure, dit Loraydan, cette maison va être envahie par les gens du roi…
– Le roi ! Le roi ! frissonna Bérengère.
Et elle songea à ces étranges précautions qu’avait prises Turquand, à l’armoire de fer, à la galerie souterraine, à la sonnerie d’alarme… oui… oui… tout cet ensemble de défense n’avait pu, n’avait dû être établi que contre un tout-puissant adversaire.
– Si on me trouve ici, acheva Loraydan, c’est pour moi le cachot, et ensuite l’échafaud. Venez. Ah ! venez en toute hâte. Ma mort ne serait rien… mais vous…
– Où me conduisez-vous ? fit-elle en tremblant.
– Chez moi, chez votre fiancé, Bérengère ! Chez moi où vous n’avez rien à craindre ! Chez moi où vous attend avec impatience la marquise de Loraydan-Morlancy, la sœur de mon père, noble femme qui a été presque ma mère et à qui j’ai dit notre amour ! Chez moi où le scélérat qui vous poursuit ne saura vous atteindre ! Ah ! venez, chère Bérengère, les minutes comptent en ce terrible moment… une hésitation… et c’est ma mort, d’abord, puis pour vous, c’est…
– Allons ! dit Bérengère.
Loraydan l’avait prise par le bras.
Il l’entraîna, palpitante, épouvantée par cette affreuse pensée que les gens du roi pouvaient surgir, et le saisir, lui !… Et ce fut elle qui hâta le pas.
Au moment de franchir la haie, elle jeta un regard sur le logis Turquand… une seconde, comme dans un éclair de lucidité, elle se demanda pourquoi son père n’était pas prévenu en même temps qu’elle…
– Bérengère, dit Loraydan, songez que j’ai juré à messire Turquand de vous conduire saine et sauve jusqu’en mon hôtel tandis qu’il reste en surveillance jusqu’à la dernière minute.
– Mon père sait donc…
– Eh quoi ! ne vous l’a-t-il pas dit ? Je comprends ! Médarde eût surpris le secret, et alors, tout était perdu !
Bérengère se suspendit au bras de son fiancé.
Pleinement rassurée, si elle eût eu besoin de l’être, elle éprouva la délicieuse impression de se rendre chez elle, en son nouveau logis, au bras de son époux, et elle s’abandonna au bonheur d’aimer, d’être aimée.
Ils arrivèrent à l’hôtel de Loraydan.
Quelques instants plus tard, Loraydan et Bérengère se trouvèrent dans la salle d’armes.
Loraydan avait laissé les flambeaux allumés.
La salle était vivement éclairée.
Bérengère leva les yeux sur son fiancé ! elle vacilla… un rapide frisson d’épouvante la secoua toute entière.
Les mains du fiancé étaient rouges…
Loraydan la considéra une seconde, étonné.
Alors, il jeta un coup d’œil sur ses mains, à lui, et les vit rouges.
– Sans le vouloir, dit-il, j’aurai blessé la scélérate qui vous trahissait…
– Vous l’avez tuée !
– Pourquoi ne l’aurais-je pas tuée ? dit-il. Elle vous trahissait. Elle voulait vous livrer. Je tuerais des mains que voici quiconque au monde voudrait votre malheur ! ajouta-t-il d’un accent sauvage.
Elle fut à l’instant rassurée.
Cet homme l’aimait. Il n’y avait aucun doute possible.
– Je vous crois, dit-elle doucement. C’est un malheur terrible que vous ayez tué Médarde, même si elle me trahissait. Mais je crois, je suis sûre que ce fut pour me sauver, Amauri, je crois à votre amour…
C’était la première fois qu’elle l’appelait Amauri. C’était la première fois qu’elle parlait d’amour.
Il grelottait de fièvre. La passion se déchaînait en lui. Elle acheva :
– Allez, maintenant, allez chercher mon père, et à nous trois, ici, nous verrons ce qu’il faut faire pour sauver notre vie… notre bonheur…
– Vous croyez donc à mon amour, Bérengère ?
– Oui. Sur Dieu qui m’entend, je crois à votre amour…
Il râla :
– Et vous, Bérengère, m’aimez-vous ?
Et d’une voix ferme, elle répondit :
– Je vous aime, et suis heureuse de devenir votre épouse.
Il se rapprocha d’un pas rapide, mais sans la toucher.
– Répétez, Bérengère ! Répétez ce mot qui m’enivre et m’exalte…
– Je vous aime…
– Me suivrez-vous partout, Bérengère ?
– Sans doute. Ne sera-ce pas mon devoir ? Si vous étiez exilé pour… ce terrible événement de tout à l’heure, ce ne sera plus seulement un devoir, mais une joie pour moi de vous suivre, d’être près de vous partout où vous serez…
– Ferez-vous tout ce que je vous demanderai ?
– L’obéissance de l’épouse n’est-elle pas une loi d’honneur et une loi divine ?
– Vous consentez donc à être mienne ?
– De toute mon âme, je le veux !
– Vous ne comprenez pas, Bérengère, c’est tout de suite…
– Si vous pensez que le jour de notre mariage doive être changé, si c’est cette nuit même que nous devons échanger le serment qui nous liera, je suis prête… conduisez-moi donc à la noble dame dont vous m’avez parlé, allez chercher mon père, et ensemble rendons-nous à l’église que vous avez choisie.
– Votre père ! gronda-t-il. Puisque vous m’aimez, Bérengère, qu’est-il besoin de votre père ?
Elle tressaillit.
La même soudaine épouvante que tout à l’heure, quand elle avait vu du sang aux mains du fiancé, fit irruption dans son esprit. De nouveau elle le vit tel qu’il était, pareil à une bête de proie qui allait se jeter sur elle.
Ce n’était qu’une frêle jeune fille, et il n’y avait en elle que des pensées de timide douceur. Et dans le même instant, elle fut toute vaillance.
Il s’avança sur elle. D’un geste, elle le contint. D’un geste, et d’un mot :
– Que voulez-vous, Amauri ? Pourquoi n’allez-vous pas chercher mon père ?
– Je n’irai pas chercher Turquand ! gronda-t-il.
Et ce nom jeté ainsi d’un accent d’indicible mépris et de haine, ce nom, le nom vénéré de son père, il lui sembla que c’était une insulte qui la frappait au cœur.
Elle se raidit. Elle appela à elle tout ce qu’elle pouvait posséder de courage et de sang-froid.
– Que voulez-vous donc ? répéta-t-elle.
– Vous, dit-il. C’est vous que je veux !
Il marcha rudement sur elle, un mauvais rire au coin des lèvres. Avec cette extraordinaire lucidité qu’on a aux minutes où il est question de vie ou de mort, elle jeta un regard autour d’elle, vit étinceler la panoplie aux dagues. Elle y fut d’un bond, en saisit une au hasard.
Loraydan s’arrêta net. Elle dit :
– Amauri, vous voulez donc que je meure ?
Il souriait.
Et c’était terrible.
Pourquoi Loraydan souriait-il, en cet abominable moment ? Ce n’était pas excès de cynisme ou bravade de criminel. C’était, chose étrange et vraiment tragique, c’était, dans l’instant même où il voyait Bérengère prête à se tuer, c’était qu’il évoquait une scène d’orgie à laquelle il avait pris part avec quelques écervelés dont était Sa Majesté. Il revoyait le roi François renversé au dossier d’un fauteuil, et, la coupe à la main, célébrant ses fredaines. Il l’entendait dire :
« Que de fois j’ai vu la belle révoltée me résister à la dernière minute, saisir une dague, me menacer de se tuer ! Ah ! mes amis, mes chers amis, si la chose vous advient, dites-vous bien que c’est une ruse féminine. Un pas de plus, elle se frappe ! Ah ! Ah ! Jour de Dieu ! Ou bien encore : Un pas, et je saute cette fenêtre ! Non, elle ne se frappe pas. Elle ne saute pas. Courez à elle. Un baiser a vite raison de ces funèbres menaces dont, le lendemain, elle rira avec vous… »
Loraydan marcha sur Bérengère…
À l’instant où il allait l’atteindre, il eut la vision du geste qui, en sa foudroyante rapidité, fut accompli avec une sorte de lenteur comme il arrive dans les rêves… il vit au sein de Bérengère une large tache rouge… il la vit tomber…
Loraydan eut un hurlement.
À l’instant, il fut à genoux, près de Bérengère, bégayant des jurons, des mots sans suite, soupirant, se cachant les yeux des deux mains, se mordant les poings, et puis, dans une brusque accalmie, se penchant, ah ! se penchant jusqu’au sol, collant son oreille au sein sanglant, écoutant, écoutant de tout son être, pour surprendre un battement du cœur…
Le cœur ne battait pas.
Bérengère était morte.