XV
DON JUAN PRÊTE DE L’ARGENT À SES AMIS
Il était midi lorsque don Juan fut réveillé par maître Grégoire qui, le bonnet à la main, lui disait :
– M. le comte de Loraydan est là, qui demande audience à monseigneur…
– Audience ? fit la voix dure de Loraydan qui entra à ce moment, en fronçant les sourcils. Allons, maître Grégoire, vous savez votre métier. Mais tirez-vous de là, et ouvrez ces rideaux…
Maître Grégoire s’empressa d’obéir au deuxième de ces ordres, mais avant de se retirer, il demanda s’il fallait dresser la table de monseigneur, à quoi don Juan répondit qu’en effet il mourait de faim, mais qu’il ne voulait pas descendre à la grande salle.
À l’instant, il fut debout, et supplia Loraydan de patienter quelques instants en la salle voisine qui lui servait de parloir.
Et quelques minutes, en effet, lui suffirent pour se rafraîchir, refaire sa toilette, redevenir le don Juan impeccable d’allure et de costume qu’il était à son ordinaire.
Lorsqu’il alla rejoindre Loraydan, des garçons, sous la conduite de maître Grégoire, apportaient la table toute servie. Loraydan, prié de faire honneur au repas, assura qu’il avait dîné, et accepta seulement un verre de vin d’Espagne.
Don Juan se mit donc à table, et attaqua tout aussitôt, avec fougue.
Loraydan venait avec des intentions plutôt hostiles.
Il était furieux, ce digne comte. En y songeant, il avait calculé que don Juan lui coûtait beaucoup trop cher et il venait lui signifier qu’il eût à ne plus compter désormais sur sa bourse, – c’est-à-dire, en fait, sur celle de maître Turquand.
Loraydan l’attaqua rudement, avec une grossièreté voulue.
– Avouez, seigneur Tenorio, avouez que je vous ai jusqu’ici rendu beaucoup plus de services que vous ne m’en avez apporté. Dans le chemin de la Corderie, je vous ai, en fait, sauvé d’une accusation capitale. Chargé par votre souverain et par le mien de vous chercher et de vous tuer, je vous ai fait mon ami. Je vous ai prêté une première fois vingt mille livres, une deuxième fois quarante mille. Qu’avez-vous fait pour moi ? Vous n’avez même pas réussi à me débarrasser de cette Léonor d’Ulloa, et je viens vous avertir…
Loraydan s’arrêta court, demeura effaré.
Don Juan s’était renversé au dossier de son fauteuil et partait d’un éclat de rire qu’il semblait vouloir en vain réprimer, et cette fois, c’était le franc rire clair et sonore, d’une folle gaieté juvénile et sincère.
– Enfer ! gronda Loraydan.
– Cher comte…
Et le rire fusa, éclata de plus belle.
– Jamais on ne m’a ri ainsi au visage, dit Loraydan soudain debout, la dague au poing.
– Grâce, comte, vous allez me faire mourir !
Et renversé au dossier du fauteuil, don Juan riait à perdre haleine.
Loraydan, livide, leva le poignard.
– Tenorio, je vais obéir aux ordres que j’ai reçus ! Tenorio, je vais frapper !
– Frappez ! Tout vaudra mieux que de mourir bêtement d’un éclat de rire !
Et le fou rire le secoua plus irrésistible, plus gai, plus clair, inextinguible.
Loraydan jeta son poignard à l’autre bout de la pièce, et alors, subitement, Juan Tenorio reprit son sang-froid. Il s’essuya les yeux et avec une sorte de gaieté amère :
– Daignez vous asseoir, seigneur comte. Eh ! par le ciel, si je vous ai offensé, je vous en rendrai raison. Mais sur mon âme l’intention d’offense était bien loin de mon esprit. Buvez, cher comte, je reconnais ce vin, j’y reconnais les flancs maternels de la montagne brûlée de soleil et d’amour, j’y reconnais le parfum puissant tout chargé de volupté que j’aspirais jadis ; buvez, buvez cette joie, buvez cette volupté, buvez cet amoureux rayon de soleil. Cher comte, vous êtes un parfait gentilhomme, j’aime votre sombre orgueil parce qu’en ses profondeurs il me semble entrevoir des fantômes qui rampent et s’enlacent, et toujours j’aime l’ami des fantômes parce qu’ils sont peut-être les seuls êtres réels de la vie. Mais laissez-moi vous le dire, cette pauvre vie, vous la prenez par trop au sérieux. J’aimerais vous voir rire, parfois, ou tout au moins sourire. Buvez, vous dis-je. Je vous jure que cette liqueur porte en elle de puissantes vertus et, si j’ose dire, des maléfices de bonheur.
Loraydan demeura tout étourdi de ce discours, si étourdi que, machinalement, il vida son verre empli de ce vin qui, en effet, se trouvait fort délectable, vu que maître Grégoire, pour le faire venir du bon endroit, ne ménageait ni temps, ni peine, ni argent.
– Seigneur Tenorio, dit Loraydan, ce vin est, en effet, digne de louange, mais vous le faites payer un peu cher…
– Qu’est-ce à dire ? se hérissa don Juan.
– En l’assaisonnant de sermons à damner le gentilhomme le plus patient. Vous êtes bavard, seigneur Tenorio !
– Eh ! cher comte, le bavardage est précisément aux entretiens ce que le vin pétillant est à un solide repas. Bavard ? Voilà, sur ma foi, une louange qui me va droit au cœur et me prouverait votre politesse raffinée, s’il était besoin de prouver chez vous cette suprême qualité de gentilhomme.
« Se moque-t-il de moi ? » songea Loraydan.
– Quoi qu’il en soit, reprit-il, permettez-moi de vous informer sans fard que je n’ai plus d’argent.
– Eh quoi ! se pourrait-il ! s’écria don Juan, qui se leva tout empressé.
– Il se peut si bien que je suis venu tout exprès vous aviser…
Mais don Juan le saisit par la main, l’entraîna dans sa chambre, et, ouvrant le coffre :
– Cher comte, dit-il, voici les quarante mille livres de la litière, intactes, c’est-à-dire allégées seulement de quelque dix mille livres dont j’eus besoin.
« Dix mille livres déjà ! se dit Loraydan. Quel bourreau d’argent est-ce là ! »
– Puisez, comte, puisez à pleines mains, poursuivit don Juan. Ne craignez pas de me laisser à sec : rien ne peut ruiner Juan Tenorio, acheva-t-il gravement, tandis que, du coin de l’œil, il surveillait le comte, se demandant avec terreur de quelle somme il allait être dépouillé.
– Vous êtes donc bien riche ? fit Loraydan, non sans une pointe de respect et d’envie.
– Ne craignez pas de me causer quelque gêne. J’ai été averti que, par un courrier rapide, mon intendant m’envoie un ou deux milliers de doublons…
– S’il en est ainsi… dit Loraydan.
« Ho ! songea don Juan. Commettrait-il bien l’infamie de me prendre au mot ? »
Et il s’apprêta à vivement refermer le coffre.
– S’il en est ainsi, acheva Loraydan, me voici sans inquiétude sur votre compte. Refermez donc votre coffre, seigneur Tenorio. Pour aujourd’hui du moins, je n’userai point de vos bons offices.
– Ce m’est un crève-cœur que de le fermer sans que vous ayez consenti à y puiser, dit don Juan.
En même temps, il refermait le coffre et s’asseyait dessus. Mais se relevant aussitôt, négligemment il ajouta :
– Je suis tout à votre service, comte, car Juan Tenorio aime à payer ses dettes…
– N’en parlons pas, dit Loraydan.
– Celle que j’ai contractée vis-à-vis de vous m’est sacrée.
– Ho ! Vraiment…
– Dette de reconnaissance, cher comte, de reconnaissance et d’amitié.
– Vous me voyez confus…
– Non pas !… Et maintenant que j’ai acquitté ma dette envers vous, je voudrais bien aussi m’acquitter vis-à-vis d’un autre.
Et don Juan, pensif, se dirigea vers la fenêtre près de laquelle il s’arrêta, et où Loraydan le rejoignit en disant d’un ton très sérieux :
– Cet autre, je n’en doute pas, sera aussi satisfait que moi de la façon dont vous vous acquittez.
– Oh ! fit don Juan avec insouciance, ce n’est plus là une dette d’argent… une dette d’épée.
– Une dette d’épée ? fit Loraydan qui dressa l’oreille.
– Oui, oui… ce brave gentilhomme, Clother de Ponthus… je dois me battre avec lui.
Loraydan pâlit.
– C’est juste, dit-il froidement. Où et quand vous rencontrez-vous avec lui ?
– Ma foi, je n’en sais rien, reprit don Juan. Mais je vais le lui demander à l’instant même. Il n’y a rien de plus mauvais qu’un duel refroidi.
– Et où cela, je vous prie ?
– Mais chez lui. La politesse veut que je me rende moi-même chez ce bon gentilhomme pour l’informer du grand désir que j’ai de lui couper au plus vite la gorge. J’y vais. Je n’ai que la rue à traverser. Il loge là, en face.
Loraydan étouffa un rugissement de joie furieuse.
– C’est vrai, Ponthus loge là, en face. Je l’avais, ma foi, oublié.
– C’est que vous n’avez pas la rancune vivace, comte.
– C’est exact. C’est pourquoi j’avais oublié que le sire de Ponthus loge, là, en face.
– C’est bien cela : chez dame Jérôme Dimanche.
– Chez dame Jérôme Dimanche, c’est vrai…
– Eh bien, cher comte, sortons donc, je vous prie. M’accompagnez-vous chez Ponthus ?
– Un instant ! dit Loraydan. Avez-vous encore de ce vin d’Espagne ?
– Ah ! ah ! vous y tenez ?
Et don Juan s’en fut quérir verres et bouteilles. Loraydan se mit à vider à petits coups le verre que don Juan venait de lui remplir. Tenorio le regarda, et dit :
– Qu’avez-vous, comte ? Vous êtes tout pâle. Sur mon âme, vous semblez sortir de la tombe !
– Rien, fit Loraydan. Un étourdissement. Ce vin va me remettre. Et tenez, il n’y paraît plus. Ah ! que vous aviez raison, mon cher seigneur ! C’est du soleil, ce vin ! C’est de la joie ! C’est du bonheur ! Ah ! je me sens revivre… Vraiment, vraiment, Juan Tenorio, vous êtes mon meilleur ami, et je ne connais pas d’aussi charmant gentilhomme…
Don Juan jeta du coin de l’œil un regard inquiet sur le coffre, et songea :
« Je suis pris ! Il va m’emprunter quelque forte somme, me ruiner peut-être ! »
– Tenez, cher Tenorio, le remords m’étouffe, et quand j’y songe, le rouge m’en vient au front…
– Il n’y paraît pas, cher comte, vous avez un front livide à faire peur. Mais à quel propos ce remords ?
– Nous disions donc, reprit Loraydan avec effusion, que je vous ai remis d’abord vingt mille livres, et puis ensuite quarante ? Si bien je compte, cela fait soixante.
– Vous comptez à merveille, dit don Juan.
Et résolument, il alla se rasseoir sur le coffre.
– Eh ! non, justement !…
– Comment ?
– C’est un compte boiteux, anguleux, mal bâti, un compte qu’il faut redresser et arrondir.
– Comment l’entendez-vous ? demanda don Juan dont la méfiance s’exaspérait et qui, de tout son poids pesait sur le coffre.
– Par la mort-dieu, se mit à rire Loraydan, je l’entends comme il faut l’entendre. Soixante ne font pas un compte avouable. Mais cent ! Cent mille livres ! Voilà ce que j’appelle un compte rond. Il en résulte, cher seigneur, que je vous suis redevable de quarante mille livres que vous ferez prendre chez moi quand vous voudrez.
– Ah ! si c’est là ce que vous voulez dire, fit don Juan ébahi, j’avoue que vous avez une façon de compter tout à fait délicieuse. Mais vous juriez tout à l’heure…
– Que je n’avais plus d’argent ? De là, mon remords. Que voulez-vous, j’avais l’esprit malade, j’avais très mal dîné, le vin d’Espagne a réparé tout cela. J’espère que vous me pardonnez cette faiblesse.
– Ma foi, oui, cher comte. Et de grand cœur j’accepte de redresser et arrondir la somme, puisque vous semblez y tenir et que cela vous peut décharger d’un remords. Vous dites donc que dès demain ?
– Dès aujourd’hui, si vous le désirez. Envoyez en mon hôtel. Les quarante mille livres seront prêtes. Sur ce, je vous dis adieu, car je suis appelé par quelque affaire pressante, au Louvre, et regrette fort de ne pouvoir vous accompagner.
Là-dessus, Loraydan se dirigea vers la porte, laissant don Juan stupéfait de ce dénouement inattendu d’une situation qui n’avait pas laissé que de l’inquiéter.
Mais tout à coup, Loraydan revint sur ses pas :
– À propos, cher seigneur Tenorio, c’est aujourd’hui même, disiez-vous, que vous voulez vous battre avec le sire de Ponthus ?
– Sur l’heure même. Ponthus est galant homme. Quand je lui aurai expliqué que je me trouve aujourd’hui parfaitement dispos, agile, les nerfs et l’esprit avides d’aventures, je ne doute pas qu’il accepte de venir à l’instant se promener avec moi sur le pré aux Clercs.
– Ah ! fit Loraydan d’une voix faible.
– Ne craignez rien, dit Juan Tenorio. Je me sens en train. Je suis sûr de le tuer.
Loraydan frissonna.
Lui tuer Ponthus ! Lui arracher sa vengeance !…
– Seigneur Tenorio, dit-il d’un ton rude, je vous prie par amitié pour moi, de remettre à demain ce beau projet. La vérité, c’est que je vais avoir besoin cette nuit d’un ami sûr, et j’ai pensé à vous.
– Merci, comte !…
– Si vous alliez être blessé ?… Tenez, je vous demande de ne pas même sortir de la Devinière avant demain. Me l’accordez-vous ?
Don Juan étonné considérait Loraydan avec un vague sentiment d’horreur qui lui venait il ne savait d’où ni de quoi. Loraydan vit qu’il hésitait :
– Votre parole ! gronda-t-il. Votre parole que vous ne sortirez pas de votre chambre tout ce jour et toute la nuit prochaine ! Don Tenorio, je viens de vous faire don de quarante mille livres. Le roi lui-même ne donne pas quarante mille livres sans qu’il y soit contraint par la nécessité de payer un dévouement ou d’éteindre une haine, de récompenser une action ou une inertie. Me comprenez-vous, Juan Tenorio ?
– Non, dit don Juan avec une gravité suprême. Je ne comprends pas. Et c’est là ce qui me gêne.
– Qu’importe que vous compreniez ! Tenorio, au nom de l’amitié que vous dites me porter, au nom de l’alliance offensive et défensive que nous avons conclue, je vous prie de m’accorder cela. Tenorio, il y va de mes intérêts les plus chers. Tenorio, il y va de ma vie !…
Un éclair illumina l’esprit de Juan Tenorio.
– Cette raison, dit-il avec la même gravité, est forte et péremptoire. Je vais donc vous donner ma parole, ma parole de ne pas me battre aujourd’hui avec Clother de Ponthus. Mais le sire de Ponthus est un charmant esprit qui m’a séduit. Je veux le tuer, c’est vrai, et ce sera pour moi un grand chagrin, mais en combat loyal, au grand jour, face à face. Comte, parole pour parole : donnez-moi d’abord la vôtre que vous ne meurtrirez pas aujourd’hui Clother de Ponthus, ni ne le ferez meurtrir par des gens à vos gages.
Loraydan s’essuya le front, et sans hésitation :
– Je vous donne ma parole que je ne tenterai ni de tuer cet homme ni de le faire tuer.
– En ce cas, je vous donne la mienne de ne pas bouger d’ici jusqu’à demain.
Et Loraydan, quand il fut dehors :
– Non, non, je ne tuerai point le Ponthus de malheur. Ce n’est pas à ma très noble épée que peut échoir cette besogne ; il y faut la hache du bourreau !
Et don Juan :
– Ce Loraydan médite je ne sais quelle noirceur à quoi Juan Tenorio ne peut s’associer. Puisque je ne dois pas sortir d’ici, dès que cet infâme coquin de Corentin sera rentré, je l’expédierai chez le sire de Ponthus pour le prier de venir me trouver ici lui-même !
Mais don Juan comptait sans son hôte, et cet hôte, c’était l’énorme fatigue mentale qui tout à coup le terrassa. Allongé sur son lit, il oublia l’étrange visite de Loraydan et la fantastique histoire des quarante mille livres, il oublia tout.
D’un pesant sommeil, don Juan dormit tout le jour et jusque fort avant dans la nuit.