VI
 
LE SECRET DE PONTHUS ÉTAIT BIEN GARDÉ

Clother de Ponthus étant, comme on a vu, sorti de la Maison-Blanche, qui servait de logis à dona Silvia d’Oritza, gagna en quelques pas rapides l’entrée du parc de l’hôtel d’Arronces.

Il était dix heures du matin.

Clother de Ponthus fut introduit par l’homme qui lui avait apporté le message, c’est-à-dire Jacques Aubriot, intendant de l’hôtel d’Arronces, dont il venait de lire l’assez prétentieuse relation.

« Que faire ? Que dire ? songea-t-il tout agité. Que suis-je venu faire ici ? Dans un instant, le commandeur Ulloa va entrer dans cette salle. Que lui dirai-je ? Ne me prendra-t-il pas pour un fou, si je lui montre le singulier message qu’on m’a remis et surtout si je lui rapporte mon entretien avec l’épouse de Juan Tenorio ? Que dire au commandeur Ulloa ? Que suis-je venu faire ici ? »

Soudain il tressaillit.

Sa figure s’éclaira comme d’un coup de lumière inattendue.

Il fit quelques pas avec agitation dans la salle.

« Comment ai-je pu oublier cela ? s’écria-t-il en lui-même. Eh quoi ! Mon cœur et mon esprit sont-ils donc troublés au point que j’oublie qu’en venant à l’hôtel d’Arronces j’obéis à l’ordre de mon père ? Ces lâches rêveries auxquelles je m’abandonne depuis que je l’ai vue ont-elles donc eu assez de puissance sur moi pour réduire à néant le devoir le plus impérieux de ma vie ? Je suis ici à l’hôtel d’Arronces ! J’y suis pour exposer au commandeur Ulloa le droit et l’obligation que j’ai de fouiller la chapelle de l’hôtel ! C’est dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces que je dois trouver le portrait, le nom, l’histoire de ma mère…

Et tout bas, si bas qu’à peine il osa s’entendre lui-même, il murmura :

– Le message ! Le mystérieux message ! Le message qui ne contient que ce mot, cet ordre : Venez !… Le message ne m’était pas envoyé par Léonor d’Ulloa ! Non, non ! ni par Christa, sœur de Léonor, ainsi que l’a dit l’épouse de don Juan ! Non, non !… Le message m’est venu de Philippe de Ponthus !… C’est Philippe de Ponthus qui, d’un mot rude, m’arrache à ma lâcheté, me rappelle mon devoir, me donne l’ordre !

Il se redressa, assura son épée comme pour quelque combat.

– Eh bien ! dit-il, puisque j’ai l’ordre d’aller à la chapelle de l’hôtel d’Arronces…

Il se dirigea vers la porte de la salle d’honneur.

Et tout à coup il s’arrêta court, soudain courbé, l’esprit en tumulte, le cœur battant à se rompre.

Cette porte s’ouvrait…

Léonor parut…

Elle s’avança vivement vers lui, la main tendue, et elle disait :

– Soyez le bienvenu, seigneur de Ponthus, et pardonnez-moi l’attente qu’on vous a imposée comme à un inconnu… J’étais en prières, à la chapelle de l’hôtel… le digne Jacques Aubriot a cru bien faire de ne point m’interrompre et d’attendre que j’eusse terminé pour m’aviser de votre arrivée… Santa Virgen ! Quelles terribles gens que les serviteurs trop zélés !

Clother s’inclinait en une attitude de respect que décorait une noble simplicité… en réalité, il s’enivrait de la présence et de la voix de Léonor.

– Asseyez-vous, sire de Ponthus, et puisque voilà bien des jours que nous ne nous sommes vus, parlons de vous, de ce que vous faites à Paris, de ce que vous comptez entreprendre…

Ponthus jeta un clair regard sur cette Léonor d’Ulloa qu’il adorait en secret… et il se dit que rien n’existerait pour lui au monde, pas même son amour, tant qu’il n’aurait pas obéi à l’ordre de la lettre trouvée dans la poignée de l’épée, tant qu’il n’aurait pas mis au jour la cassette de fer qui contenait l’histoire de sa mère… tant qu’il n’aurait pas fouillé la chapelle de l’hôtel d’Arronces !…

Il se raidit donc contre ce charme qui l’envahissait, il affermit son attitude et sa voix :

– Madame, dit-il, quant à ce que je dois entreprendre dans la vie, je ne puis rien décider avant d’avoir accompli une besogne pour l’exécution de laquelle il est nécessaire que je parle à votre noble père le commandeur d’Ulloa…

Clother vit distinctement que Léonor pâlissait…

Il en éprouva comme une douleur aiguë, mêlée de vague terreur.

Mais il lui sembla entendre la voix de Philippe de Ponthus, sévère et grave :

« La cassette, Ponthus ! Songez à la chapelle de l’hôtel d’Arronces !… »

Et il acheva :

– Avant toute chose, donc, j’ai dû songer à me présenter en cet hôtel. Et maintenant, madame, j’ose vous prier de me ménager une entrevue immédiate avec ce noble seigneur à qui seul je puis confier le but de ma démarche.

Léonor se leva, et Clother l’imita aussitôt, en proie à un indéfinissable trouble devant la pâleur soudaine de ce charmant visage bouleversé par une douleur dont il ne soupçonnait pas la cause. Léonor murmura :

– Vous voulez voir mon père ?

– Je le désire, madame, balbutia Clother… Il est nécessaire que je lui explique…

– Vous ne savez donc pas ?…

– Je ne sais pas ? fit Clother éperdu. Mais… non, madame… De quoi s’agit-il ?…

Léonor étouffa un soupir. Ses yeux s’emplirent de larmes. Elle reprit plus fermement :

– Vous voulez voir Sanche d’Ulloa ?

– Oui, madame… Dès tout à l’heure… Le plus tôt possible…

– Eh bien, venez ! dit Léonor.

Léonor prit Clother par la main, l’entraîna doucement hors de la salle d’honneur, et ce fut ainsi qu’ils marchèrent unis pour la première fois, comme si le Destin les eût placés ainsi devant la vie qui s’ouvrait à eux, comme s’il leur eût signifié que, la main dans la main, appuyés l’un sur l’autre ils devaient entreprendre le rude voyage… et tous deux ignoraient qu’ils fussent destinés l’un à l’autre… et tous deux ignoraient aussi pourquoi du fond de leurs âmes ravies montait vers le ciel un chant de pure allégresse.

Léonor ayant suivi un couloir s’arrêta devant une porte surmontée d’une croix.

– Voici, dit-elle, la chapelle de l’hôtel d’Arronces.

– La chapelle de l’hôtel d’Arronces ! frissonna Clother.

Et en une suite de pensées rapides comme ces éclairs qui se succèdent, se confondent, se mêlent en une vision exorbitante, il imagina que, puisqu’il avait été appelé, lui, LE COMMANDEUR, LUI AUSSI AVAIT ÉTÉ PRÉVENU !… que Sanche d’Ulloa l’attendait dans la chapelle pour lui dire : « Clother de Ponthus, ici gît le secret de votre mère… Cherchons-le ensemble ! »

Léonor ouvrit la porte… ils entrèrent… D’une allure plus vive, elle l’entraîna, elle le conduisit jusqu’au milieu de la chapelle… jusqu’à l’endroit même où se trouvait enterré le secret de Ponthus, et Clother alors, Clother éperdu, la pensée en déroute, Clother, avec stupeur, avec douleur, vit que ce milieu de la chapelle, ce lieu où il devait fouiller le sol, était occupé, recouvert par un sarcophage de pierre…

Ce sarcophage, ce tombeau cachait plusieurs des dalles de la chapelle – plusieurs des dalles du centre de la chapelle – c’est-à-dire qu’il cachait la dalle même que Clother de Ponthus eût dû soulever.

Ce monument de granit sculpté, long de sept pieds et large de quatre, s’élevait du sol d’environ cinq pieds et était recouvert d’une table de pierre lisse tout unie, semblable à quelque lit de camp de la mort, sur lequel était couchée la statue d’un chevalier armé en guerre, l’épée rigide au flanc, les mains jointes sur la blanche cuirasse, les brassards, les jambards de marbre bien en place, avec leurs courroies marmoréennes ; la tête nue reposait sur un coussin de pierre polie ; le casque, taillé lui aussi dans le marbre, avec son panache à jamais figé, était posé un peu en avant des pieds de la statue.

Clother de Ponthus, haletant, l’esprit en tumulte, leva les yeux sur la figure du chevalier couché sur le sarcophage, et un cri étouffé lui échappa :

– Le commandeur Ulloa !…

Et Léonor, pensive, joignant les mains pour quelque prière, d’une voix étrangement calme, reprit dans un murmure :

– Oui… LA STATUE DU COMMANDEUR !…

Léonor s’était agenouillée ; dans le silence de la chapelle, le murmure indistinct et très doux de sa prière s’égrena lentement. Clother courba la tête et attendit avec un pieux respect qu’elle eût terminé.

Et quand elle se releva, il n’osa pas l’interroger, il refoula les paroles qui se pressaient sur ses lèvres. Mais elle, avec une simplicité touchante :

– Mon père, dit-elle, voici Clother, sire de Ponthus, qui est venu à l’hôtel d’Arronces pour vous parler. Qu’il parle donc ! Et qui sait si vous ne l’entendrez pas !…

– Mort ! balbutia Clother. Le commandeur Ulloa est mort !…

– Mort le jour de son arrivée à Paris, dit Léonor, le jour où vous l’avez conduit près de moi à l’auberge de cet hôtel…

– Mort ! Pardonnez-moi, madame, de renouveler votre filiale affliction, mais vraiment cet événement me bouleverse… Le commandeur Ulloa était, quand j’eus l’honneur de le voir, le plus robuste des seigneurs de l’escorte impériale… Quel coup de tonnerre a pu foudroyer ce chêne vigoureux et vivace ?… quel mal soudain…

– Un coup de dague, sire de Ponthus !…

– Le commandeur a été tué !…

– Tué sous mes yeux…

Et Léonor acheva :

– Tué par celui-là contre qui, sur la route d’Angoulême, vous aviez croisé le fer…

– Tué par don Juan Tenorio !…

– Par don Juan Tenorio !…

Clother se raidit. Une flamme jaillit de son regard. Sa main, fortement, s’appuya sur la garde de sa rapière. Et il éprouva comme un terrible regret que don Juan ne fût pas dans l’instant même devant lui, l’épée au poing. Mais déjà Léonor, de ce même accent de foi profonde :

– Seigneur de Ponthus, je vous laisse en tête à tête avec mon père, puisque vous avez désiré lui parler. Je vous attendrai dans la salle d’honneur, où je vous dirai comment et pourquoi Juan Tenorio a tué le commandeur Sanche Ulloa.

Il s’inclina très bas et, quand il releva la tête, il vit que Léonor franchissait la porte de la chapelle… L’instant d’après, elle avait disparu ; peut-être, à ce moment même, quelque nuage passait-il devant le soleil, car Clother de Ponthus se demanda pourquoi, tout à coup, l’obscurité avait envahi la chapelle.

Son regard se fixa sur la rigide figure du chevalier de marbre.

La ressemblance était certaine. L’inévitable suggestion se présentait à l’esprit que le commandeur Ulloa, couché sur cette pierre pour un repos momentané, allait se dresser, descendre de son lit de camp, et, tirant sa formidable épée, commander la charge.

L’âme de Clother luttait contre un inexprimable sentiment où tenait la première place une douloureuse, une amère déception, où il y avait peut-être une sourde et instinctive colère contre l’obstacle qui, soudain, se dressait entre lui et la cassette de fer.

« Seigneur Ulloa, songeait-il, tandis qu’immobile, tout raide, il contemplait la statue du commandeur, seigneur Ulloa, pourquoi avoir choisi ce lieu pour votre repos, ce lieu et non un autre, ce lieu même où mon père m’a ordonné de venir chercher le secret de ma vie ? Seigneur Ulloa, vous pesez de tout votre poids sur la cassette de fer, où gît le portrait de ma mère, maintenant enfermé en une double tombe. Que faire ? Qu’entreprendre ? Puis-je demander à votre fille de troubler votre sommeil, de vous écarter, ne fût-ce qu’une heure, de vous éloigner de la dalle que je devais soulever ? Le puis-je ?… »

Il frissonna à cette pensée.

Non ! il ne pouvait pas prier Léonor d’Ulloa de commettre un sacrilège.

Car c’était un sacrilège que de déplacer un tombeau.

Si Clother de Ponthus eût connu les projets de Léonor et les dispositions qu’elle avait prises, peut-être ce scrupule se fût-il très atténué.

Le fait est que Léonor d’Ulloa, dans une pensée de pitié filiale indestructible chez elle, avait résolu que le cercueil du commandeur irait prendre sa vraie place à Séville, dans la chapelle des Franciscains où dormait toute la lignée des Ulloa. Cette fille intrépide avait arrêté dans son esprit que le jour où elle quitterait Paris pour regagner l’Espagne, le corps de son père entreprendrait le même voyage.

En prévision de cet événement elle avait fait édifier un sarcophage dont l’un des côtés pouvait facilement se rabattre ; le monument était creux ; l’intérieur du sarcophage formait un alvéole, ou, si l’on veut, une vaste niche capable de contenir à l’aise un cercueil de la plus grande dimension. C’est donc dans cette sorte de case que le cercueil du commandeur avait été placé. Il reposait sur les dalles mêmes de la chapelle… sur la dalle que Clother eût dû lever ! Il était dès lors facile de retirer ce cercueil, et, pénétrant dans l’intérieur, d’exécuter le travail nécessaire pour trouver la cassette de fer.

Voilà ce qu’ignorait Clother de Ponthus.

« Non ! se dit-il tout agité de funèbres pensées, non, ce sacrilège ne sera pas à la charge de Léonor ! Non ! jamais dans ses rêves, elle ne verra son père s’approcher d’elle pour lui reprocher d’avoir troublé le repos d’un mort ! Toujours elle ignorera ce que je voulais faire dans cette chapelle où est enterrée la cassette que garde maintenant, d’une immuable attitude de défense, la statue du commandeur !… Reposez en paix, commandeur Ulloa ! Vous portez l’épée au côté, chevalier de marbre, et vous êtes là pour garder le secret de Ponthus !… »

Il tressaillit violemment, et balbutia :

– Ce secret… pourtant… il faut que je le connaisse ! Eh bien, je le connaîtrai ! ajouta-t-il en inspectant d’un regard avide les abords du sarcophage. Une nuit, sans prévenir Léonor, sans la mettre de moitié dans mon sacrilège, oui, par une nuit sombre, j’entrerai dans ce parc, tel un pilleur de tombes, et, muni d’outils comme peut en avoir le fossoyeur, je pénétrerai dans cette chapelle… dût la statue du commandeur se dresser devant moi… Je lèverai la dalle qui se trouve dans la ligne de celle sous laquelle gît la cassette. Je creuserai un souterrain qui aboutira sous le tombeau, sous le cercueil, sous le corps du commandeur, et puis, maître, enfin, du secret de Ponthus, je m’enfuirai emportant mon trésor… l’histoire et le portrait de ma mère !

Réconforté par cette pensée, il se mit à errer dans la chapelle pour en étudier les dispositions, reconnut la petite porte basse par laquelle Philippe de Ponthus lui avait recommandé de s’introduire, en passant par le parc, et constata qu’il arriverait facilement à l’ouvrir du dehors ; puis il s’approcha du chœur et fit lentement le tour de l’autel. Et derrière l’autel une plaque de marbre indiquait que là aussi se trouvait un tombeau, que là dormait de son éternel sommeil un être qui avait respiré, vécu, aimé, souffert, et machinalement, à voix basse, il lut l’inscription gravée sur cette plaque :

Ici repose

la très noble Agnès de Sennecour

C’était tout. Pas d’âge. Pas de date. De la brièveté funèbre de cette inscription se dégageait on ne sait quoi de poignant.

– Agnès de Sennecour ! murmura Clother de Ponthus pieusement incliné. Sans doute celle qui fit édifier cette chapelle et, la première, posséda ce beau domaine avant qu’il appartînt au roi Louis douzième… Depuis quand dort-elle derrière cette dalle ? Depuis cent ans et plus, peut-être ?… Agnès de Sennecour, réfléchit-il. Je ne connais pas ce nom. Et pourtant mon père, à l’époque où il m’apprenait à lire un blason, mit ses soins à m’enseigner les noms des familles nobles de l’Île-de-France… Non, je ne me souviens pas que Philippe de Ponthus ait jamais, devant moi, prononcé le nom de Sennecour…