III
LA POLYGAMIE EST UN CAS PENDABLE
Il est temps que nous exposions la fâcheuse situation où se trouvait Jacquemin Corentin qui avait bien ses défauts, – mon Dieu, qui n’en a pas ? – mais qui ne laisse pas que de nous inspirer quelque sympathie.
Jacquemin Corentin, donc, songeait, car « que faire en un cachot, à moins que l’on n’y songe ? »
« C’est étonnant comme les idées me poussent depuis que je suis enfermé entre ces murs noirs et humides ! »
Corentin ne savait pas si bien dire : tous ceux qui ont tâté de la prison, soit pour avoir commis quelque crime, soit pour avoir proféré quelque criante vérité – ce qui, parfois, revient à peu près au même – vous diront que le cachot est l’endroit du monde le plus propice aux cogitations philosophiques.
Celui de Jacquemin Corentin était situé au Petit-Châtelet, à une quinzaine de pieds sous terre. Il recevait une avare lumière par un soupirail orné de fort beaux barreaux de fer sur lesquels le prisonnier levait par moments un œil rempli de reproches muets, un regard résigné qui semblait dire :
« Barreaux ! Bourreaux de fer ! Que faites-vous ici ? Pourquoi vous placer entre la liberté, l’air, l’espace, la vie et le pauvre diable réduit à rêver de polygamie ?… Car, il n’y a pas à le cacher, je rêve de polygamie ! Toutes mes pensées viennent voleter autour de ce point central, telles les papillons de nuit autour de quelque lumière. Fumeuse et vaine lumière ! Hé ! Qu’ai-je à faire de polygamie, moi ? Que me veux-tu, polygamie ? »
Au moment où nous retrouvons le pauvre garçon, il avalait une bouchée de pain noir et dur, – et il fit la grimace, car par association d’idées, il songea aux pâtés de la Devinière. Des pâtés moelleux, des salaisons appétissantes, il en vint naturellement aux flacons poudreux que maître Grégoire montait respectueusement du fond de sa cave, – et cela lui ayant donné grand soif, il saisit sa cruche, ferma les yeux, et avala une gorgée d’eau.
« Je connais la cave de maître Grégoire, se dit-il. C’est peut-être la plus belle cave de France. Il y a surtout, au fond du troisième réduit, la rangée des vieux vins rouges venus des coteaux de Bourgogne, et pourtant… qui sait… ah ! qui sait si je ne leur préférerais pas la rangée des vins blancs venus du Saumurais, laquelle se trouve dans le premier réduit ? »
Ayant dit, il jeta un regard de sombre dégoût sur la cruche, puis loucha tristement sur le bout de son nez.
– Il est certain que je mérite la mort si j’ai pratiqué la polygamie. Telle est la coutume. Au bout de toute polygamie se trouve un juge qui condamne, un bourreau qui vous pend. Et, pourtant, si j’arrivais, par quelque subtil raisonnement, à démontrer que la polygamie n’est point si blâmable ?
Corentin se leva et se mit à arpenter son cachot.
– Tout est là ! dit-il. Pourquoi voulez-vous me pendre ? Parce que j’ai pratiqué la polygamie. Fort bien, messeigneurs. Mais si je prouve que la polygamie est un état des plus honorables ? Que reprochez-vous à la polygamie ? Je voudrais bien le savoir. Loin de me conduire au gibet, ne devriez-vous pas me décerner quelque récompense ? Je n’en veux pas, seigneur juge. Non, je ne demande rien. Tout ce que je désire en récompense de ma polygamie, c’est que vous me fassiez ouvrir cette porte, et me fassiez tout bonnement reconduire à la Devinière. Que dis-je ? Je n’ai même pas besoin d’être conduit, j’irai tout seul, en connaissant fort bien le chemin.
Jacquemin Corentin s’inclina profondément devant les juges qu’évoquait son imagination, esquissa un large sourire de satisfaction, et, comme s’il les eût convaincus, se dirigea vers la porte…
Miracle ! cette porte s’ouvrit dans le même instant !…
Dans le sombre couloir qu’éclairait la vacillante lueur d’une torche, apparurent quatre gardes munis de hallebardes, affublés de ces figures sinistres que, dans les siècles des siècles, ont toujours eues les hommes qui ont charge de guider d’autres hommes vers la mort…
– En route ! dit le chef. Allons, l’ami, viens entendre la sentence.
Jacquemin Corentin passa sa main sur son front brûlant. Le pauvre diable commençait à se dégriser de cette enivrante imagination de liberté qu’il s’était forgée.
– Quelle sentence ? balbutia-t-il.
L’infortuné n’en put dire davantage. Il fut saisi, happé, empoigné, poussé, et, parmi les grognements de fureur, moyennant force bourrades, coups de genou dans les reins, coups de poing dans le dos, se trouva tout porté en une salle assez vaste, au fond de laquelle étaient assis, derrière une table, plusieurs hommes à costume noir… À l’autre bout, derrière une barrière de bois, une douzaine de désœuvrés se tenaient debout, entrés là pour passer le temps.
C’était la quatrième fois que Jacquemin Corentin comparaissait devant ses juges. Cette fois-ci était la bonne, paraît-il, puisqu’il s’agissait de lui lire sa sentence. Il fut poussé devant la table et les quatre gardes s’immobilisèrent derrière lui.
Jacquemin leva les yeux, considéra les hommes à costume noir et reconnut ses juges. Ils le regardaient fixement, gravement. Peut-être crut-il deviner sur ces visages quelque lueur de pitié. Il les vit se pencher l’un vers l’autre, en chuchotant… il les vit sourire !
Et il s’inclina avec une respectueuse salutation.
– Silence ! glapit un homme noir assis à une autre table plus petite, et qui se leva tout droit, puis se rassit.
En même temps, Corentin reçut de l’un des gardes un fort coup de poing dans les épaules.
– Mais je me tais ! dit Corentin.
– Silence ! répéta l’huissier qui, de nouveau, surgit, puis se tassa derrière sa petite table.
– Parlez ! dit l’official.
Corentin loucha vers l’huissier qui dardait vers lui des regards de chat en colère, et il se tut : simple mesure de prudence.
– Alors, dit l’official, vous refusez de parler ?
– Monseigneur, balbutia Corentin, je désire au contraire parler tout mon soûl.
– Eh bien, nous écoutons, car tout accusé a le droit de se défendre à l’heure où la sentence va lui être lue. Qu’avez-vous à dire au sujet de votre polygamie ?
D’une voix claire et forte, Jacquemin soudain inspiré, s’écria :
– J’ai à dire que je n’ai point pratiqué la polygamie !
– Là n’est pas la question, dit l’official avec quelque indulgence. La preuve est faite que vous avez contracté deux mariages : l’un à Grenade, dans les Espagnes, l’autre en cette ville même.
– Mais, monseigneur, triompha Corentin, ce n’est pas de la polygamie !
– Et qu’est-ce donc ? fit le juge, goguenard. De la monogamie, peut-être ?
– Monseigneur, c’est de la bigamie !
Les juges se regardèrent. Chose curieuse, et pourtant véridique, le cas leur parut digne de retenir leur attention. Ils considérèrent Jacquemin d’un regard moins sévère. Car le subtil distinguo que le pauvre hère éperdu venait d’établir pour tâcher de sauver sa tête vous avait un joli parfum de basoche qui chatouillait agréablement leur nez. Ils se penchèrent l’un vers l’autre, et, une demi-heure durant, discutèrent à voix basse si deux mariages impliqués dans le mot bigamie pouvaient être assimilés à plusieurs mariages impliqués par le mot polygamie.
– L’incident est clos, dit l’official, qui aimait le mot pour rire. Mais vous avez ouvert la porte…
– Alors, fit timidement Corentin, je puis m’en aller ?
– Vous avez ouvert la porte à une série d’observations judicieuses, dont nous ferons notre profit. Voyons, faisons vite. Avez-vous encore à parler ?
– Monseigneur, j’ai maintenant à dire que loin de me livrer à la polygamie, je n’ai même pas pratiqué la monogamie. Tel que vous me voyez, je suis resté garçon. C’est un tort peut-être. Mais le fait est que jamais je ne me suis marié. Donc, ni polygame, ni bigame, ni même monogame.
L’official fit un signe. L’huissier se dressa, tout hérissé :
– Silence ! Puisqu’on vous dit que la preuve est faite ! Faut-il que vous soyez bouché, mon pauvre garçon ! Vous n’y voyez donc pas plus loin que le bout de votre nez ?
– Oh ! oh ! dit finement l’assesseur de gauche, il faut avouer qu’en ce cas, sa vue porte encore assez loin !
Tout le monde éclata de rire, et Corentin crut devoir faire chorus, mais il se disait :
« Ce rire sent la hart. Ah ! seigneur Luis Tenorio, mon bon maître ! Faut-il que vous m’ayez sauvé la vie pour que votre fils pût m’exposer un jour à de telles affres ? »
– Les débats sont clos, prononça l’official. Huissier, lisez la sentence.
La lecture dura vingt bonnes minutes pendant lesquelles Jacquemin Corentin ouvrit toutes larges ses oreilles qui pourtant ne manquaient pas d’ampleur. Mais c’est en vain qu’il tourna d’abord la gauche vers l’accent nasillard de l’huissier, puis la droite. C’est en vain qu’ensuite il les rabattit toutes deux au moyen de ses mains placées en cornets acoustiques, c’est en vain qu’il ouvrit des yeux énormes pour mieux entendre – toute cette mimique ne lui servit qu’à saisir au passage un seul mot, le même mot qui revenait, implacable, acharné : polygame, polygame !…
S’il avait pu entendre et comprendre, voici ce qu’il eût en résumé retenu de la lecture de l’huissier :
1° Il était démontré que Jacquemin Corentin avait usurpé divers noms afin de satisfaire à son incurable passion de polygamie, et se faisait appeler tantôt don Juan Tenorio quand il se trouvait en Espagne, et tantôt comte de Corentin, quand il venait en France ;
2° Que sous le nom de Juan Tenorio, noble espagnol, il avait épousé à Grenade la dame Silvia Flavilla d’Oritza, ainsi qu’en témoignait une déposition écrite de cette dame ;
3° Que, sous le nom de comte de Corentin, il avait épousé à Paris une jeune fille nommée Denise, ainsi qu’en témoignait la déposition verbale de dame Jérôme Dimanche, mère de cette jeune fille ;
4° Que Jacquemin Corentin était condamné à avoir la langue coupée et le poignet droit tranché par la main du bourreau, la langue pour le sacrilège qu’elle avait commis en promettant fidélité à deux femmes, le poignet droit parce que la main avait signé mensongèrement sur les registres de deux églises. En suite de quoi, le même Jacquemin Corentin serait exposé douze heures durant au pilori. Ensuite de quoi il serait pendu par le col jusqu’à ce que mort s’ensuivît ;
5° Que, cependant, eu égard à l’affaiblissement mental dont avait fait preuve l’accusé, eu égard à l’incohérence des propos qu’il avait tenus et qui faisaient croire qu’il ne s’était pas rendu compte de l’énormité de son crime, remise lui était faite de la peine de la langue et du poignet tranchés ;
6° En conséquence, achevait le document, le condamné sera seulement exposé pendant douze heures au pilori de la Croix-du-Trahoir, et demain matin, à huit heures, sera pendu par le col au gibet de ladite Croix-du-Trahoir, jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Les juges se retirèrent.
Les quelques badauds qui avaient assisté à l’audience, à leur tour, s’en allèrent en commentant l’indulgence des juges qui, comme on disait et comme on dit encore, passèrent un mauvais quart d’heure.
Le scélérat – nous voulons dire Jacquemin Corentin – fut saisi par les gardes.
Cela forma un groupe à la tête duquel se mirent deux hommes, le premier qui marchait devant, tout de noir habillé, le deuxième tout vêtu de rouge.
Le noir avait une tête de vieux renard, et, du haut de son gosier, criait de distance en distance :
– Place à la justice du roi !
Le deuxième avait une figure de bouledogue, et ne disait rien : c’était le bourreau.
Jacquemin Corentin fut entraîné au-dehors et « quoi que l’heure présente eût d’horreur et d’ennui », contempla avec ravissement le ciel lumineux, aspira avec délices l’air pur et froid.
– Place à la justice du roi ! cria l’homme noir.
– Des flans ! Tout frais, tout chauds ! Qui veut des flans ! cria une marchande de la rue.
Et ce fut le cri appétissant de la marchande de flans qu’entendit Jacquemin, et ce fut vers elle qu’il tourna un œil allumé, un nez mélancolique. Il soupira. Car il adorait le flan, ce grand flandrin de Corentin, ce pur indigène de la rue Saint-Denis, le flan qui, aujourd’hui encore, est fort estimé du badaud et fait la fortune de maint père Coupe-Toujours.
Et ainsi, tout soupirant de regrets, les narines pleines des émanations du flan tout frais, tout chaud, ultime délice, il s’en allait vers la Croix-du-Trahoir… vers la mort ! Ceci se passait dans l’après-midi du jour où Clother de Ponthus reçut la matinale visite de Jacques Aubriot et où, ayant lu le message qui ne contenait que ce mot : « Venez », il se mit en route vers l’hôtel d’Arronces.