VIII
 
LE SIGNAL D’ALARME

Vers le début de cette nuit où Clother prit la résolution de se rendre aussitôt à l’hôtel d’Arronces, messire Turquand, selon son invariable coutume quotidienne, mit son logis en état de siège, et en prépara la défense avec autant de soin que s’il eût eu la certitude d’être attaqué par une force armée.

Après une dernière visite générale qui le rassura, après avoir constaté que cette sorte de garnison qu’il avait installée dans la forteresse était prête à agir en cas de besoin, il appela dame Médarde, qui était la servante de confiance de Bérengère.

– Du nouveau ? lui demanda-t-il.

– Rien, messire. Depuis le soir où il m’a donné dix écus d’or à la Salamandre pour remettre à Bérengère, chère enfant du bon Dieu, cette lettre que je vous ai remise, à vous, je n’ai plus revu l’homme…

– Vous pouvez dire Sa Majesté le Roi de France, fit Turquand avec un sourire terrible.

– C’est cela. Sa Majesté le Roi ! dit Médarde en faisant la révérence. Je n’osais pas.

– Bref. Rien de nouveau aujourd’hui ?

– Rien. Pas plus qu’hier et les jours précédents.

– S’il revient…

Turquand s’arrêta. Dame Médarde eût pu figurer la statue de l’Attention.

– S’il vous demande de l’introduire dans le logis…

– Oh ! Je vous préviendrai, messire !

– Oui bien. Et ensuite…

– Oh ! fit dame Médarde, je n’irai pas lui ouvrir la porte, bien sûr !

Turquand jouait avec une dague qu’il tenait à la main. Il en éprouvait la pointe qu’il appuyait sur son pouce. Il dit :

– Dame Médarde, il faudra lui ouvrir.

Au même instant, la pointe pénétra le pouce. Un large rubis apparut, et un ruisselet rouge coula.

– Seigneur ! fit Médarde, les mains jointes.

– Il faudra lui ouvrir, répéta rudement Turquand… Allez…

Elle se retirait. Il la rappela.

– Dame Médarde, je vous ai promis que, quelle que fût la somme que vous remettrait le roi, je vous donnerais, moi, toujours le double.

– Et vous avez tenu parole, messire.

– À partir d’aujourd’hui, ce sera le triple.

– C’est trop, messire. Ce que je fais, c’est par dévouement.

– J’en suis sûr. Mais je suis sûr aussi que tout dévouement mérite sa récompense. Quant au fait de savoir si cette récompense sera en argent ou en tout autre salaire, il importe peu. Un dernier mot, dame Médarde : le jour ou la nuit où vous auriez à introduire le roi en mon logis, si vous ne me prévenez pas à temps… voyez comme saigne mon pouce… vous voyez ?… ce sera votre gorge.

Dame Médarde frissonna. Elle voulut esquisser un geste. Turquand l’arrêta rudement. Puis il reprit :

– Au contraire, si vous me prévenez à temps, c’est vingt mille livres que je vous donnerai.

– Vingt mille livres ! bégaya Médarde suffoquée.

– En or, dit tranquillement Turquand. La somme est prête. Voyez.

Il ouvrit un tiroir au fond duquel dame Médarde entrevit ce terne éclat que projette un amas de pièces d’or. Turquand referma le tiroir, et, doucement, répéta :

– C’est à vous. Allez et songez-y.

Oui. Elle y songeait. Elle en était éblouie. Retirée dans sa chambre, elle revoyait ce tiroir comble où gisait une fortune… elle y songeait.

« Quand bien même je devrais être mendiante en la cour des Miracles, jamais, non, jamais je ne trahirai la confiance de messire Turquand. Le roi est un grand roi, et je suis dame Médarde. Que peut le roi contre l’honnêteté de Médarde ? Qu’il vienne céans. Il sera bien reçu, j’en réponds. Mais quant à ce digne comte de Loraydan… Quant au seigneur Amauri, fit-elle, il est aimé de cette chère Bérengère, et messire Turquand l’a agréé. C’est un fiancé. Le mariage va se faire… »

Elle eut un soupir d’aise et de contentement.

– Certes, murmura-t-elle, ce n’est pas trahir messire Turquand que de ne pas lui dire que le seigneur Amauri de Loraydan veut voir en secret Bérengère. Ce n’est pas trahir que d’en avoir parlé à Bérengère. Elle résiste, la chère enfant. Mais elle y viendra, je m’en charge. Il n’y a là aucun mal, puisque ce noble et brave Amauri est le fiancé agréé…

Et elle conclut :

– Si le comte de Loraydan me récompense aussi généreusement qu’il l’a promis, me voilà riche pour la fin de mes jours… et je n’aurai fait aucun mal pour cela.

Assise dans une jolie chambre attenante à la salle d’honneur, Bérengère, à la lueur d’un riche flambeau de cette cire odorante que Turquand faisait fabriquer pour elle et dont usaient les nobles dames du temps, feuilletait d’un doigt distrait un beau livre d’heures, enfermé en une opulente reliure d’argent, chef-d’œuvre du maître ciseleur.

Ce fut dans cette attitude de contemplation que Turquand la surprit.

Il s’approcha doucement, demeura quelques instants silencieux, puis :

– À quoi songes-tu, ce soir ? fit-il en souriant. Je te le demande, mais c’est pour la forme, je connais ta réponse, va.

Elle se mit à rire.

– C’est vrai, dit-elle. Je pensais à lui. À qui penserais-je ? Vous et lui, voilà le monde de ma pensée. Je regardais ces fleurs. La dernière fois qu’il est venu, tandis qu’il vous parlait, debout, dans la salle d’honneur, sa main, d’un geste machinal, a caressé le bouquet que j’avais placé sur une table, et j’ai remarqué que cette main avait effleuré ces violettes ; alors, je les ai prises, et je les garde en souvenir de cet heureux moment.

Les yeux, les doux yeux de Bérengère se reportèrent sur les fleurettes.

Puis elle referma doucement le livre d’heures.

– Oui, dit Turquand avec un inexprimable attendrissement qu’il prenait peut-être dans une fugitive vision de son propre passé, oui, ce sont là, dans la vie, les meilleurs, les plus précieux souvenirs. Plus tard, bien plus tard, quand tu seras sa femme depuis des années, quand quelque chagrin viendra gonfler ton cœur et tes paupières, ce sont peut-être ces humbles fleurs depuis longtemps desséchées qui t’apporteront la consolation en te ramenant à une minute où tu as connu le bonheur.

Il se tut un instant, puis, avec plus de gravité :

– Quant au comte de Loraydan, je le crois digne de toi. Aime-le, aime-le de toutes tes forces, car c’est à force d’amour qu’une femme se fait aimer…

– Mon père, dit-elle timidement, je crois… oui, je crois qu’il m’aime.

– Qu’en sais-tu ? demanda-t-il gaiement.

Turquand, du même ton de joyeuse malice, continuait :

– Eh ! par la Vierge et par les saints, tu sais qu’il t’aime parce que tu le sais, voilà tout. Et bien sot je suis de te demander ce que tu en sais. D’ailleurs, il te veut pour épouse. Quoi de mieux ? Voici bientôt février… et le vingtième jour de février, le mariage doit se faire, c’est juré, c’est écrit… tu seras comtesse !

À ces derniers mots, cet homme probe, énergique, intelligent, se sentit rougir de plaisir et de joie ; c’était là la plaie secrète de son esprit. Il croyait qu’avec le titre de comtesse, Bérengère serait plus heureuse. Ou du moins, il s’affirmait qu’il le croyait.

Quelques minutes encore se poursuivit le paisible entretien de Turquand et de Bérengère.

Il en était ainsi tous les soirs…

Puis Bérengère gagna sa chambre, et Turquand se rendit dans une sorte d’atelier qu’il avait aménagé dans le logis.

Là, il redevint lui-même : un pur artiste passionné pour l’œuvre angoissante et délicieuse de la traduction des rêves d’un cerveau créateur, par l’audacieuse habileté de la main. Là il passa en revue ses travaux terminés ou ébauchés, des plats où se développaient de véritables romans de chevalerie, des gobelets sur lesquels s’enlaçaient de capricieuses visions, et surtout une aiguière dont il modelait alors la cire. Longtemps il l’étudia, la contempla, et il murmura :

– Ce sera le couronnement de ma vie…

À ce moment, il entendit un bruit sur le chemin de la Corderie, quelque chose comme le roulement sourd d’une litière en marche.

 

Une minute, – et Turquand fut hors le logis. Distinctement, il entendit le grincement des roues, un piétinement de chevaux, il y avait là une troupe de gens. Quelles gens ? Pourquoi ? Pour qui ? Un instant il espéra que la troupe s’éloignait, passait là simplement par hasard. Mais non : les gens s’arrêtèrent net à cent pas environ au-delà de l’hôtel d’Arronces et du logis Turquand.

Il pouvait être minuit…

Les sourcils froncés, la figure contractée par la haine et la fureur, Turquand gronda :

– Si Médarde a trahi, je l’égorge. Et quant au roi, qu’il vienne, qu’il entre, ce digne roi ! Qu’il fasse enfoncer ma porte ! Et demain, le roi de France ne s’appellera plus François Ier.

Le long des haies, d’un pas souple et rapide, il s’avança invisible dans les ténèbres, sans le moindre bruit – bientôt il atteignit un tournant du chemin et il put distinguer que la litière avait fait volte-face, l’avant dirigé maintenant dans la direction de l’hôtel d’Arronces. Elle était arrêtée. Les chevaux soufflaient. Une quinzaine d’hommes, les uns à pied, les autres à cheval, se tenaient aux abords de la litière, immobiles, silencieux. Ils attendaient quoi ?

« L’heure de l’attaque ! se cria en lui-même Turquand. Eh bien, soit ! »

Il se recula.

Quelques instants après, il était rentré dans son logis.

Il verrouilla la porte, fit tomber le volet de fer, et alors actionna le signal. Le signal d’alarme !

 

Le signal qui criait à Bérengère : « Voici l’ennemi ! Voici pis que la mort ! Voici la honte ! Hâte-toi, cours au refuge ! »

Une minute plus tard, les douze domestiques – les douze hommes de la garnison – étaient à leur poste, et Turquand au sien devant la porte de Bérengère.

Toute la manœuvre s’était faite sans bruit, dans l’obscurité, rapide, méthodique. Le logis était imprenable…

 

Le signal d’alarme avait réveillé Bérengère.

Avec une hâte tranquille, elle revêtit un costume à demi masculin qui assurait l’aisance des mouvements et de la marche, costume spécialement destiné à ces alertes.

Alors elle s’approcha de l’armoire dont Turquand avait montré le mécanisme au comte de Loraydan, et elle appuya sur la tête de clou. L’armoire s’ouvrit…

Bérengère entra, referma la porte en poussant l’ingénieux petit verrou qui immobilisait le mécanisme.

Elle était dès lors en parfaite sûreté…