XXXIII
 
LA STATUE DU COMMANDEUR

À l’entrée du chemin de la Corderie, don Juan s’arrêta, et Corentin put espérer que son maître, pris de remords, allait faire volte-face. Mais don Juan qui, jusque-là, n’avait pas soufflé mot :

– Tu as de la chance que tes cris, tes braiments, tes vociférations ne nous aient point attiré quelque méchante aventure, car si nous avions été attaqués, j’étais décidé à te poignarder.

– Monsieur, dit Jacquemin, vous vous calomniez. Vous n’auriez point le cœur de tuer votre dévoué serviteur.

Et Jacquemin disait la vérité.

– Assez ! gronda don Juan. Parce que je permets à ta maudite langue de m’assourdir, tu finis par croire que tu as le droit de parler quand il faut faire silence. Maintenant, tais-toi, car ma patience est à bout.

Ayant dit, Juan Tenorio s’avança dans la direction de l’hôtel d’Arronces, et Corentin suivit, tirant l’âne par le bridon.

Ils arrivèrent, en silence, jusque devant la Maison-Blanche… le logis dont Silvia, épouse de don Juan, avait fait un retrait pour son implacable douleur.

Là, don Juan s’arrêta encore, et tendit l’oreille.

Corentin le rejoignit et murmura :

– Monsieur, n’avez-vous pas vu une ombre se glisser à l’instant hors de ce logis ? Ne l’avez-vous pas vue s’élancer vers l’hôtel d’Arronces ?

– Oui, je l’ai vue. Et que crois-tu que ce soit ?

– Je ne sais. Peut-être un avertissement que vous ne devez pas aller plus loin…

Don Juan eut un éclat de rire sinistre.

– C’était Silvia, mon bon Jacquemin, Silvia !…

– Votre noble épouse ! Ah ! monsieur, permettez à votre humble serviteur…

– Je te permets de te taire, imbécile ! Si ma noble épouse veut être du dîner, elle en sera, par le ciel ! Suis-moi !

Ils se remirent en route.

Jacquemin multipliait les signes de croix et les prières.

Don Juan s’avançait avec fermeté, sans bravade d’ailleurs. Il se trouvait dans un singulier état d’esprit. Il ne croyait nullement à ces dangers imaginaires dont Jacquemin lui ressassait les oreilles. Il n’y croyait pas. Et il était forcé de constater que son cœur tremblait. Il vivait une de ces heures étranges qu’il avait déjà vécues. Il lui semblait que la nuit s’emplissait du même mystère que dans cet instant où, à Séville, au palais Canniedo, après le repas des fiançailles, il avait vu la table se mettre en mouvement, et, menaçante, foncer sur lui, pareille à une bête inconnue.

Il sentait l’épouvante rôder autour de lui.

Par moments, il éprouvait le besoin de se coucher sur le sol pour reposer ses nerfs qui, de minute en minute, se tendaient comme des cordes prêtes à se briser, et il lui fallait un énergique effort pour avancer encore. Alors, sa respiration devenait plus pénible, alors ses yeux voulaient se révulser, la sueur perlait à ses tempes, coulait sur son échine, une malédiction grondait sur ses lèvres, il résistait, ah ! de toutes ses forces, il résistait à l’emprise du mystère…

À dix pas de la grille de l’hôtel d’Arronces, il s’arrêta soudain, puis recula… et ce fut lui, alors, qui saisit le bras de Corentin. Et si Corentin, dans les ténèbres de la nuit, eût pu voir le visage de son maître, peut-être, en dépit de tout son dévouement, se fût-il enfui.

– As-tu entendu ? bégaya don Juan qui claquait des dents.

– Non, non, monsieur ! Qu’avez-vous entendu, vous ?

– Don Juan ! Où vas-tu, don Juan ?… n’entends-tu pas la voix qui répète ces affreuses paroles ?

– Non, non, je le jure !

– Écoute !…

– Monsieur, je jure que je n’entends rien !

Juan Tenorio prêta l’oreille, tendit tout son être vers cette voix qu’il prétendait entendre. Puis il eut un long soupir, il passa sa main brûlante sur son front et murmura :

– C’était donc une illusion ?

– Un avertissement, monsieur ! Un suprême avertissement !…

– Illusions ! cria don Juan dans un fébrile éclat de rire. Illusions et chimères, je vous nie ! Et même si vous êtes des réalités, si la mort n’est point la fin, si des ombres existent par-delà la tombe, ciel et enfer, je vous mets au défi !

Continuant de rire, l’esprit exorbité, le regard fiévreux, les nerfs tendus, par il ne savait quelle souffrance, il s’avança d’un pas violent.

Corentin le suivit, et poussa un cri de joie :

– Monsieur ! Monsieur ! la grille est fermée !…

– Fermée ? Que veux-tu dire, imbécile ?

– Fermée ! Nous pouvons la franchir, nous, mais l’âne ? Ce bon Midas ? Et ses paniers ?

– Ça ! Tu as la berlue. La peur te fait divaguer. La grille est ouverte !

– Ouverte ? fit Corentin consterné, frappé de stupeur et de terreur. Oui, par ma foi ! Ouverte ! Je jure pourtant qu’à l’instant même elle était fermée !

Et il disait vrai.

Sans bruit, la grille fermée venait de s’ouvrir.

Qui l’avait ouverte ? Probablement cette ombre que Jacquemin avait vue sortant de la Maison-Blanche. Sans doute ! Puisqu’il fallut bien que quelqu’un ouvrît la grille fermée. Silvia d’Oritza s’était donc procuré une clef pour entrer quand elle le voudrait dans le parc de l’hôtel d’Arronces ?

Quoi qu’il en soit, don Juan, Jacquemin et l’âne franchirent la grille.

Rapidement, Juan Tenorio s’avança jusqu’au perron de l’hôtel.

Cette exaltation que nous avons signalée était bien loin de se calmer en lui ; elle devenait une intolérable souffrance qu’il s’obstinait à attribuer à la faim.

Il leva des yeux hagards sur l’hôtel, et vit que toutes les fenêtres en étaient fermées, qu’aucune lumière ne s’y montrait, le vaste logis semblait abandonné.

Don Juan joignait les mains dans un geste passionné et murmura :

– Léonor, chère et cruelle Léonor, où êtes-vous ? Fleur suave qui embaumez mon âme d’un mystérieux et si puissant parfum d’amour, que ne puis-je vous arroser de mes larmes ; car alors, plus vivante et plus belle, vous pourriez vous épanouir en splendeur et en pitié. Léonor, je vous appelle. Léonor, je vous implore. Hélas ! Léonor ! Celui qui vous aime est là, et vous ne le savez point ! Don Juan supplie et se lamente en vain, ni l’aube, ni l’harmonie ne viennent planer sur les ténèbres, sur le silence ! Eh bien ! maudite soit ma douleur, et maudites mes larmes, puisqu’elles sont impuissantes à créer en vous le sublime frisson d’amour, Léonor, Léonor, écoute !

Et d’une admirable voix souple, impressionnante, véritable sanglot musical, de sa voix d’une incomparable pureté, d’une magnifique puissance de suggestion, don Juan se mit à chanter la vieille romance chère aux amoureux du pays de l’amour, du pays d’Andalousie :

Lagrimas que nos pudieron

Tanta dureza ablandar.

Yo las volvere à la mar

Pues que de la mar salieron…

« … Puisque vous ne pouvez, ô mes larmes – Adoucir tant de rigueur, – Je vous rendrai à la mer – Dont vous avez toute l’amertume… »

Le bon Jacquemin Corentin raconta plus tard qu’en écoutant don Juan il s’était senti frissonner jusqu’au cœur, qu’il en était venu à oublier toute terreur, et que, pour la première fois, pour l’unique fois de sa vie, peut-être, il avait pleinement compris le sens de l’amour et de la mélodie tout ensemble.

Mais peut-être d’autres que Corentin écoutaient-ils don Juan.

Car il sembla à Jacquemin qu’il entendait un sanglot, au moment où Juan Tenorio cessa de chanter.

Qui pleurait donc dans l’ombre de cette nuit ?

Était-ce vous, Silvia, vous, l’épouse à qui, jadis, don Juan avait chanté la vieille romance d’amour, vous en qui ses douloureux accents évoquaient le charmant souvenir des minutes de bonheur à jamais abolies ?

Don Juan, disons-nous, se tut. Il pleurait…

Une minute, il demeura immobile, paraissant écouter, les yeux levés vers les fenêtres sombres et muettes. Puis, tout à coup, il eut un tumultueux frisson qui l’agita tout entier. Il porta la main à sa gorge comme s’il eût étouffé. Alors, il baissa la tête, il parut vouloir se faire tout petit, Corentin l’entendit qui murmurait :

– Qui me parle ? Qui répond à la romance d’amour ? Il semble que ce soit une dédaigneuse pitié. Qui donc ose avoir pitié de don Juan ? Qui donc lui pardonne ? Don Juan ne veut ni pitié ni pardon ! Don Juan veut de l’amour !

Il recula, éperdu, semblant se débattre. Il se redressa fièrement.

– Qui ose dire qu’il pardonne à Juan Tenorio ? cria-t-il. Oh ! cette voix qui pardonne me brûle le cœur. Pardonné comme un pauvre larron qu’on méprise ! Pardonné comme un misérable vaincu réduit à l’impuissance ! Pardonné ! Pardonné !

Il se baissa, se courba comme si ce mystérieux pardon l’eût écrasé.

Et, violemment, il se redressa encore ; ses yeux étaient étincelants, la voix rauque, il cria :

– Qui es-tu, toi qui pardonnes ? Je ne veux pas de pardon ! Ton dédain, je le dédaigne ! Ton mépris, je le méprise ! Ton pardon ! Ah ! c’est du fiel au fond de la coupe d’amour que j’ai vidée ! Ton pardon ! C’est la marque du fer rouge sur l’épaule du galérien ! Pas de pardon ! Pas de pardon ! Je veux d’abord savoir qui tu es ! Ho !… Je te vois ! Je te reconnais ! Tu es celle qui a pleuré d’amour à mes accents d’amour ! Tu es Maria !… Que veux-tu, Maria ?… Enfer ! Ce n’est pas Maria !… C’est Pia… non… c’est Silvia… non… Oh ! les voici ! les voici, toutes ! Toutes celles qui m’ont aimé ! Les voici toutes qui infligent à don Juan la suprême aumône de leur dédain… de leur pardon ! Arrière, toutes ! Je fus votre maître, vous obéissiez à ma voix, obéissez, ou par le ciel !… Ha ! Les voici en fuite… Il n’y en a plus qu’une… une seule qui s’obstine à l’insulte du pardon ! Qui est celle-ci ? Pourquoi tant de mépris en ses yeux si doux ? Dieu ! qu’elle est belle, et que terrible est son pardon ! Qui es-tu ? qui es-tu ?…

Il s’abattit soudain sur les deux genoux, et sa voix déchirante lança aux échos du parc mystérieux le nom de celle qui était morte de l’avoir aimé :

– Christa ! Christa ! Christa !…

– Monsieur, dit Jacquemin qui tremblait de tous ses membres, revenez à la raison, maintenant, profitons de ce que l’air est libre pour nous en aller…

– As-tu entendu ce qu’elle a dit, Corentin ?

– Qui cela, monsieur ?

– Je n’ai pas bien distingué ce qu’elle disait. Elle a murmuré je ne sais quoi, quelque chose comme « l’étreinte du commandeur « … Que vient faire ici l’étreinte du commandeur ?… Que diable a-t-elle voulu dire avec son étreinte du commandeur ?… Quoi qu’il en soit, son pardon, je n’en veux pas !

– Allons-nous-en, monsieur, allons-nous-en !…

Don Juan se mit à rire et haussa les épaules :

– Le commandeur ! fit-il. C’est lui, le pauvre homme, qui a senti la force de mon bras. Tu as raison, Corentin, allons-nous-en. Que sommes-nous donc venus faire ici ?

– Le diable le sait ! Partons vite…

– Non pas ! Je me souviens à présent ! Le commandeur ! Hé, ne l’ai-je point invité à dîner ? C’est cela. Je dois aller dîner en tête-à-tête avec la statue du commandeur, et toi, tu dois nous servir. Suis-moi !…

Don Juan s’avança, contournant l’hôtel d’Arronces et se dirigeant vers la petite porte de la chapelle. Jacquemin le suivit, éperdu, n’ayant plus de force pour résister, implorer, ni même pour réciter ses prières. Machinalement, il continuait à tirer l’âne par le bridon. Ses yeux demeuraient rivés à son maître qu’il voyait devant lui, marchant du pas saccadé d’un blessé qui a peine à se soutenir. Il remarqua très bien qu’à chaque instant, don Juan portait la main à sa gorge, et il l’entendit une fois qui grondait d’un ton de mauvaise humeur :

– Je voudrais bien savoir qui tente de me saisir à la gorge… la peste soit de l’insolent !

Brusquement, Jacquemin, au détour du bâtiment qu’ils contournaient, eut la vision de la chapelle, avec ses vitraux vaguement éclairés par la lumière du chœur, et ses yeux s’attachèrent à un rectangle de confuse lueur qui était la petite porte.

Don Juan s’était redressé.

D’un pas plus ferme, il marchait à cette porte.

Bientôt, il n’en fut plus qu’à trois pas.

À ce moment Jacquemin Corentin vit don Juan s’arrêter soudain, tout raidi, comme pétrifié, et il l’entendit qui ricanait :

– Quoi ! c’est vous, don Sanche d’Ulloa, c’est vous, seigneur commandeur, c’est vous qui prenez la peine de venir à ma rencontre ? Mille grâces, don Sanche, pour cette courtoisie qui m’honore.

Corentin regarda par-dessus l’épaule de son maître. Et il ne vit rien…

Rien qu’une sorte de brouillard blanc qui flottait dans l’encadrement de la porte.

– Corentin, dit don Juan d’une voix qui résonna étrangement, décharge ton âne, apporte les paniers dans ce magnifique tombeau. Par Dieu ! Nul n’aura jamais eu plus belle salle à manger. Mais, seigneur Sanche, veuillez me livrer passage…

Jacquemin Corentin fixa sur la porte son regard éperdu de terreur. Et cette fois, il vit !…

Il vit que ce brouillard qu’il avait remarqué semblait rapidement se condenser. Ses volutes se tordaient, et cela prenait une forme…

Une forme !…

Cela prenait la forme d’un être humain, la tête apparut, les épaules, le buste, les bras, les jambes…

Jacquemin tenta un frénétique effort pour reculer, fuir, mais ses jambes se refusèrent à l’effort, il demeura sur place, les cheveux hérissés, le regard fou.

Et tout à coup, d’un bond, il atteignit aux dernières limites de l’horreur.

Car ce qu’il voyait, cette forme qui venait de se constituer devant lui, dans l’encadrement de la porte, ce n’était même pas un être humain…

C’était un marbre rigide.

Ce marbre, Corentin le reconnut.

Il eut un gémissement :

– La statue ! La statue du commandeur !…

Et il s’affaissa, évanoui, à l’instant même où il vit, oui, de ses yeux, il vit la statue de marbre, la statue du commandeur lever lentement le bras…

 

Don Juan était immobile devant ce qu’il voyait.

Ce qu’il voyait était-il de la réalité ?

Qu’importe ?…

Oui, vraiment : l’importance est nulle de savoir si ce qu’il voyait était réel ou non.

Ce qui importe, c’est qu’il voyait…

Si la chose qu’il voyait venait à le toucher, il devait ressentir le contact, exactement comme si la chose eût été réelle.

Don Juan voyait…

Il se tenait tout raide, aussi rigide que la chose qu’il voyait.

Il penchait légèrement la tête en arrière, comme pour lever les yeux, comme pour mieux voir ce qu’il voyait…

Il voyait la statue du commandeur.

Sur ses lèvres, il y avait encore un sourire de négation, dans ses yeux, il y avait encore un éclair de défi.

Et il vit…

Don Juan vit la statue lever le bras, avec une terrible lenteur. L’idée de fuir n’était pas en lui. Il n’y avait qu’un chaos de pensées qui s’effondraient, une sorte de cataclysme de tout son être sous la poussée d’un cyclone d’épouvante.

Il vit !…

Il vit la main de marbre, dans l’air, venir jusqu’à lui, jusqu’à sa gorge…

Il sentit les doigts de marbre s’incruster dans sa gorge…

Cela dura quelques secondes.

Un effroyable soupir souleva la poitrine oppressée. Et tout à coup, tout d’une pièce, en arrière, don Juan tomba, étranglé, étouffé, mort sous la main glacée du père de Christa, sous L’ÉTREINTE DE LA STATUE DU COMMANDEUR…

Lorsque Jacquemin Corentin revint à lui, son premier regard se fixa sur la porte de la chapelle, mais la statue n’était plus là. Il se redressa et vit alors plusieurs serviteurs de l’hôtel d’Arronces accourir avec des torches, sous la conduite de Jacques Aubriot. Ces torches éclairèrent la petite esplanade où Clother de Ponthus s’était battu pour sauver Léonor… Elles éclairèrent le cadavre de don Juan Tenorio.

Près du corps, une femme vêtue de noir était agenouillée, immobile, statue elle-même, statue de la douleur et du deuil.

L’intendant s’approcha, se découvrit, toucha respectueusement cette femme à l’épaule et lui dit :

– Venez, madame, venez. Nous porterons ce pauvre corps dans la salle de l’hôtel…

La jeune femme se releva alors, et Jacquemin Corentin reconnut Silvia d’Oritza, l’épouse de Juan Tenorio. Elle ne pleurait pas. Mais si un visage humain peut exprimer la douleur dans ce qu’elle a d’absolu, de définitif, d’irréparable, ce fut le visage de Silvia… Elle dit :

– Marchez devant, je vous suivrai…

Et, du geste, elle écarta les serviteurs qui se préparaient à soulever le corps. Elle le saisit dans ses bras. Et sans doute ces faibles bras de femme avaient-ils, en cette minute, acquis quelque force inconcevable, car tous ceux qui étaient là purent voir Silvia d’Oritza soulever le corps… L’épouse, auguste et tragique, dans ses bras puissants, en une suprême attitude d’amour et de pardon, emportait celui qui avait été son époux…

FIN