À onze heures du soir, Clother de Ponthus, brusquement, et sans motif légitime d’action immédiate, avait pris la résolution de se rendre à la chapelle de l’hôtel d’Arronces pour y trouver la cassette de fer signalée par la lettre trouvée dans l’épée de Ponthus.
« Pourquoi tout de suite ? songea-t-il. Pourquoi cette nuit-ci et non une autre nuit ? »
Mais en même temps, il s’apprêtait en toute hâte.
Et ce fut avec la même hâte que, par le chemin le plus court, il marcha à l’hôtel d’Arronces. Il y marcha comme on marche à quelque acte capital.
Et venant à se demander ce qui le poussait ainsi, la nécessité de fouiller cette nuit même le tombeau du commandeur Ulloa lui apparut dérisoire.
Il y avait autre chose…
Quoi ? Il n’eût su le dire !
Quoi qu’il en soit, il atteignit sans encombre la grille de l’hôtel d’Arronces, et il lui sembla alors entendre à quelque distance un hennissement aussitôt étouffé, mais la nuit était trop noire pour qu’il pût distinguer quoi que ce fût, et d’ailleurs cet incident qui, en une autre situation d’esprit, l’eût peut-être impressionné attira à peine son attention.
Il se défit de son manteau, le roula en boule, et le lança dans le parc par-dessus la grille.
– Allons, Ponthus, va le chercher ! dit-il avec un bizarre sourire.
L’instant d’après, il escalada la grille, et s’élançant suivant l’itinéraire même que lui traçait la lettre trouvée à Ponthus, il contourna la chapelle, s’arrêta devant la petite porte. Il eut un mince regard de côté et songea :
« C’est ici qu’est tombé Philippe de Ponthus, frappé à mort par l’épée du baron de Maugency. Et c’est ici que j’ai, moi, croisé le fer contre Amauri de Loraydan. Et c’est ici que je me retrouve, presque sans que je l’aie voulu. Est-ce que certains lieux seraient prédestinés ? Et comment le seraient-ils ? et par qui ? Non, non, le hasard seul a voulu ces choses. »
Avec la pointe de son solide poignard, il se mit en devoir d’ouvrir la porte, mais il s’aperçut alors que cette porte était ouverte ; il n’y eut qu’à la pousser ; la clef était sur la serrure, à l’intérieur.
Entré dans la chapelle vaguement éclairée par la lampe suspendue dans le chœur, il se dirigea tout aussitôt vers le tombeau que Léonor avait fait ériger.
Quelques instants, il contempla la statue du commandeur, impressionnante de lividité, parmi ces funèbres lueurs éparses qu’épandait la lumière du chœur ; il murmura :
– Ô vous qui êtes le père de Léonor, pardonnez-moi de troubler votre sommeil et de profaner l’asile funéraire où vous reposez. S’il est vrai que les morts soient capables de lire dans la pensée des vivants, vous devez voir que nulle intention d’offense ne m’amène ici. L’acte que je vais accomplir m’est imposé par la nécessité, ou, à mieux dire, par la piété filiale. Si vous songez que je ne connais ni ma mère, ni mon père, et que légitime est mon ardent désir de les connaître, au moins par leur nom, vous me pardonnerez de heurter peut-être à votre cercueil du bout de mon fer et d’interrompre une minute le rêve d’éternité que vous avez commencé…
Il secoua la tête, et, se mettant aussitôt à l’ouvrage, il commença par compter les rangées de dalles à partir du tabernacle. La dix-septième rangée se trouva à la hauteur de la main du commandeur. Clother vit qu’il avait à desceller une dalle, puis une autre, pour pouvoir fouiller sous le cercueil…
– Allons ! fit-il d’un ton bref. Attaquons cette dalle ; et puis, nous verrons…
Il eut alors, tout à coup, un rire nerveux qui résonna étrangement dans le vaste silence.
– Attaquer la dalle ! dit-il. Et avec quoi ?
Il venait de s’apercevoir – alors seulement – qu’il n’avait pensé à apporter aucun outil pour ce travail spécial. Un pic, un levier, n’importe quoi. Il n’avait rien, – rien que son épée qui se fût vite brisée, et son poignard qui eût été insuffisant.
Le fait est que Clother se trouvait dans l’impossibilité de commencer son travail.
« Mais alors… que suis-je venu faire ici, moi ?… »
Pourquoi, à l’instant précis où il se posa cette question qui, positivement, n’avait aucun sens, cessa-t-il tout à coup de penser au tombeau du commandeur, à la cassette de fer de Ponthus, à la nécessité d’un outil pour lever la dalle ?
Sans doute emporté par une inlassable, une vertigineuse course vers un but qui fuit, notre esprit voit se renouveler et se succéder les paysages de pensée. Mais cette course, en fait, nous la dirigeons, – tout au moins en apparence ; rarement, excepté dans le rêve, une vision s’impose à nous sans que nous l’ayons appelée, agencée même en tous ses aspects, comme un peintre fait d’un tableau.
Pourquoi, soudainement, Clother de Ponthus relut-il d’un trait, en son imagination surexcitée, la relation de dona Silvia et celle de Jacques Aubriot ?
Pourquoi, oui, pourquoi, presque aussitôt, trouva-t-il une réponse à la question ?
Et cette réponse qui lui parut à lui-même étrange au point de le faire frissonner, cette réponse il se la fit à haute voix.
– C’est bien simple : je suis ici parce que j’y ai été appelé… Dans le même instant une sorte de tumulte sourd, étouffé, dans le parc : des gens qui courent, des ordres à voix basse, et puis un grand cri, un appel tragique, une voix de femme jetant à la nuit cette clameur désespérée :
– Clother ! Clother ! Clother !
– Me voici ! hurla Clother de Ponthus.
La femme de confiance de Léonor s’appelait Domenica. Elle était Espagnole. Venue à Paris depuis plusieurs années, elle avait su que don Sanche d’Ulloa prenait possession de l’hôtel d’Arronces, et s’était fait présenter à lui. Agréée en qualité de femme de chambre, ses manières insinuantes et son titre de compatriote lui avaient vite acquis la confiance de Léonor.
C’était une brune d’une trentaine d’années, aux yeux de flamme, aux formes sèches et nerveuses. Physiquement, elle était à ranger dans la catégorie des amoureuses, race impulsive et dangereuse. Quant au moral, elle eût pu toute sa vie demeurer inoffensive, si aucune nécessité de mal faire ne l’eût jamais sollicitée – en cela, pareille, d’ailleurs, à la foule immense des inoffensifs.
Malheureusement pour Léonor, cette Domenica, après de nombreuses aventures qui ne lui avaient laissé que de vagues restes d’une vertu à laquelle elle n’avait jamais cru sérieusement elle-même, s’était violemment éprise d’un uniforme.
L’uniforme faisait partie de la compagnie de hallebardiers qui fournissait la garde du Temple. Domenica le vit et fut vaincue : les formes athlétiques et le visage rose provoquèrent son admiration, de concert avec le baudrier et la toque cramoisie ; quelques effets de torse et de moustache achevèrent de l’affoler : elle rêva de pures idylles.
Ce bon garçon, de qui l’heureuse stupidité complétait harmonieusement la beauté martiale, s’appelait tout bonnement Simon-trompe-la-Soif : c’était jovial et expressif.
Si souvent trompait-il sa soif au fond des bouges voisins du Temple, que la solde n’y suffisait qu’à grand-peine : Simon passait pour assez mauvais payeur.
C’est alors qu’intervint l’idylle Domenica ; elle se noua dans une taverne, un jour que l’intrépide Trompe-la-Soif, l’escarcelle à sec, subissait stoïquement les homériques injures d’un hôte furieux… Domenica paya !
Elle continua dès lors…
Elle continua de payer, elle continua de tromper la soif de Simon – si bien que ses gages à elle menacèrent, à leur tour, de devenir insuffisants. Or, pour conserver l’affection du brave Simon, elle eût vendu son âme au diable.
Le diable se présenta à elle sous les traits du comte de Loraydan et sous les espèces de quelques écus d’argent… Bref, Domenica devint une espionne aux gages de Loraydan.
Et si parfois, devant le charme et la bonté confiante de Léonor, il lui arrivait d’éprouver quelque velléité de remords, elle se tenait quitte de tout reproche moyennant une solide prière bien et dûment récitée de point en point à l’adresse d’un saint qu’elle tenait en estime particulière, – estime dont le saint se fût aisément passé, croyons-nous.
Domenica s’était chargée, cette nuit-là, d’obliger Léonor à se lever et à descendre dans le parc à tel moment qui lui serait indiqué par un signal convenu.
« Pour obliger dona Léonor à s’habiller, sortir de sa chambre, et descendre dans le parc en pleine nuit, songea Domenica, il y a un moyen, il n’y a qu’un moyen, un seul… »
En effet, il n’y avait qu’un moyen.
Et tout de suite, en comptant les dix pièces d’or reçues en avance du prix total de sa trahison, Domenica y pensa.
Elle entendit le signal.
Domenica pénétra dans la chambre où dormait Léonor et l’éveilla.
Voyant le visage bouleversé de la servante :
– Que se passe-t-il ? demanda Léonor effrayée.
– Ah ! madame, un grand malheur !…
– Quel malheur ?… Au fait, je dois m’y attendre. Quel malheur, voyons, parle !…
– Blessé ! Gravement blessé ! Comment ? Par qui ? Je ne sais ! Et comment est-il dans le parc à cette heure de nuit ?… Enfin il est étendu de son long au pied d’un tilleul… j’ai entendu ses plaintes… je suis descendue…
– Mais qui ? Mais qui donc, ma bonne Domenica ?…
– Il est trop blessé pour arriver jusqu’au logis. Ah ! madame, il vous supplie de descendre le voir… il pleure… il a des choses à vous dire avant de mourir…
– Domenica, c’est moi que tu fais mourir ! Me diras-tu de qui il s’agit !
– Mais, madame, je vous l’ai dit tout de suite. L’ai-je dit ? J’ai la tête perdue… enfin, c’est lui, madame… ce jeune gentilhomme qui vint dans la journée… le seigneur de Ponthus…
Léonor tressaillit et pâlit.
À l’instant, elle commença de s’habiller.
– C’est bien, dit-elle avec calme. Va me chercher l’intendant. Et vite.
Domenica obéit. Quelques minutes plus tard, Jacques Aubriot apparut, effaré. Léonor était vêtue. Elle fouillait un coffret contenant des onguents, de la charpie, des bandes de toile.
– Faites préparer une chambre, dit-elle. Faites descendre dans le parc un matelas pour transporter un blessé. Des hommes avec des torches. Vous-même, venez me rejoindre dans le parc, avec de la lumière. Conduis-moi, Domenica…
Domenica saisit un flambeau que lui désignait Léonor.
Elles commencèrent à descendre le vaste escalier de pierre, aux murs tendus de tapisseries dont les personnages mythologiques s’éveillaient sous les lueurs vacillantes de la cire, pour esquisser des gestes inachevés.
Et maintenant Domenica était pâle – plus pâle que Léonor.
– Où vas-tu ! Où vas-tu ! lui criaient les héros des tapisseries avec leurs gestes tronqués.
– Que fais-tu ! Que fais-tu ! lui disait tout au fond d’elle-même une voix… une voix qu’elle ne connaissait pas… la voix !… la voix que nul scélérat n’arrive à faire taire…
Quand elles mirent le pied dehors, le flambeau s’éteignit. Domenica fut secouée d’un frisson.
– Madame, balbutia-t-elle.
– Eh bien ! fit Léonor, conduis-moi au tilleul !…
Et elle s’élança, impatiente, la gorge serrée d’angoisse, éperdue de douleur.
Dans ce moment, Jacques Aubriot parut, une torche à la main ; ce coin du parc sortit soudain des ténèbres comme une vision qui s’évoque sur un écran noir en vagues lignes fuyantes, et Léonor vit un homme qui venait à elle.
Don Juan Tenorio !…
Léonor se tourna vers Domenica, et il suffit de son regard… une mortelle décharge de mépris : Domenica se couvrit le visage des deux mains, puis elle eut un faible gémissement, puis elle s’enfuit… elle s’enfuit vers la grille du parc, vers les dix pièces d’or qui lui restaient à recevoir.
Don Juan vint jusqu’à Léonor.
Elle le vit livide.
Toute cette scène lui apparut comme un rêve… Elle vit Juan Tenorio s’incliner, s’incliner très bas devant elle en murmurant d’insensées paroles d’amour, puis brusquement se redresser dans un mouvement d’impulsive fureur, et elle l’entendit qui, d’une voix changée, soudain rude et violente, disait :
– Vous voyez bien que je suis décidé à tout. Il faut me suivre. Une litière est là, à la grille de cet hôtel. Je vous emmène. Je vous emporte. Vous êtes à moi. Pas d’inutile résistance… Voyez !
Léonor se tenait ferme et droite, toute raide. Elle était encore en pleine possession de sa lucide vaillance… Le geste ou le mot qui pouvait déclencher la terreur ne s’était encore produit. Pourtant, elle n’avait aucune arme. Pourtant, aussi, elle n’eut pas besoin que don Juan les lui signalât : distinctement, elle vit une dizaine d’hommes solidement armés, de ces êtres qu’à la tombée du soir le bourgeois apercevait avec crainte aux carrefours de la ville, de ces figures impassibles et railleuses sur lesquelles jamais ne s’indique une lueur de pitié ; ils se tenaient à distance, formant demi-cercle.
Derrière elle, Léonor jeta un rapide coup d’œil vers la porte par où elle venait de sortir – possible retraite ; mais la porte avait été fermée et deux sinistres sacripants, la dague au poing, la gardaient, évidemment pour couper le passage à tout secours venu de l’intérieur.
Quant à l’infortuné Jacques Aubriot, il était là, pétrifié, sa torche à la main, vraie statue de la stupeur : seules, ses lèvres semblaient vivre, – peut-être récitait-il une prière, ou bien des vers de Virgilius ou d’Horatius…
Voilà ce que vit Léonor en ces trois ou quatre secondes qui s’écoulèrent depuis l’instant où s’enfuit Domenica, le guet-apens avait été admirablement réglé.
Ce qu’elle ne vit pas, ce fut l’organisateur de ce guet-apens, le metteur en scène, si nous pouvons dire : il se tenait hors du cercle de lumière, derrière un arbre, le visage dans un pli du manteau.
De là, sombre, pensif, pareil au génie du mal, Amauri de Loraydan surveillait son coup de théâtre…
Et Juan Tenorio acheva :
– Je vous aime, Léonor. Par ce qu’il y a de sacré au monde, je vous aime ! Par les puissances du ciel, je vous aime ! Par l’enfer où je vais plutôt que de renoncer à vous, je vous aime ! Ah ! je vous l’ai dit que vous connaîtriez l’amour de don Juan. Vous voyez de quoi il est capable. Vous voyez que la félonie même m’est bonne. Vous voyez que don Juan ne craint rien, pas même de se déshonorer à vos yeux, pas même votre haine. Venez, Léonor… venez de vous-même, venez sans que je vous prenne par la main, venez libre et fière, venez au bonheur, venez à l’amour…
Il s’arrêta, la contempla un moment, s’enivra de sa beauté.
« Ah ! folle, songeait Léonor. Ah ! misérable que je suis. Oui, bien misérable d’avoir oublié mon bon poignard ! »
Quelques secondes passèrent. Et soudain, Juan Tenorio la vit telle qu’elle était, raidie, dans une telle attitude de mépris qu’il recula d’un pas. Puis, tout aussitôt, son front s’empourpra. Une flamme jaillit de ses yeux. Quelque chose comme une rude imprécation gronda sur ses lèvres. Sa main se leva, s’abattit sur le bras de Léonor… Le geste qu’elle attendait, le geste qu’elle redoutait, le geste qui, d’un seul coup, anéantit cette sorte de calme où elle s’était réfugiée, qui déclencha l’horreur… Elle tenta de se rejeter en arrière, elle entendit qu’on donnait l’ordre de la saisir et de l’emporter, elle entendit venir les malandrins, et dans cette mortelle minute de terreur, ce fut un aveu d’amour qui monta de son cœur à ses lèvres, car d’instinct et sans qu’elle en eût conscience, c’est à celui qu’elle aimait qu’alla son appel désespéré, et ce fut un nom qui jaillit de sa gorge, et ce nom, c’était :
– Clother !
Don Juan eut un sourire de défi. Loraydan ricana. Les truands haussèrent les épaules. Jacques Aubriot murmura : « Hélas ! Le sire de Ponthus est loin !… »
Et de toute la puissance de sa foi en le seul secours possible pour elle, Léonor, d’une voix éclatante :
– Clother ! Clother ! Clother !
Et le sourire de don Juan se figea. Et Loraydan se renfonça dans l’ombre en proférant une malédiction. Et l’intendant transporté se mit à crier comme un insensé : Me ! Me adsum ! Et parmi les malandrins effarés se déchaîna la panique, deux d’entre eux tombèrent mortellement blessés à coups de poignard, deux autres roulèrent au loin, à demi assommés par le lourd pommeau de l’épée de Ponthus, et Clother était là, flamboyant, terrible. Clother frappait de la pointe, frappait d’estoc, frappait de taille. Clother venait de tomber sur la bande comme la foudre tombe sur un troupeau. Clother fou de la sublime folie, Clother fou de fureur et d’amour, Clother insaisissable, invulnérable, inexpugnable de par l’incalculable force que donne le mépris du péril, tantôt rampant, tantôt se ruant l’épée haute, tantôt à genoux, tantôt debout de toute sa hauteur, frappant de la dague à gauche, de la rapière à droite. Clother menait la bataille à la façon des grands héros de la chevalerie…