XVIII
LE PORC QUI TUAIT LES MOUCHES À CENT PAS
Clother de Ponthus quitta l’hôtel d’Arronces en cet état d’esprit qui fait qu’il n’y a plus rien d’impossible. Rares et précieuses minutes de confiance, d’espoir, de bonheur.
En passant devant l’hôtel Loraydan, il vit un homme qui le considérait avec un craintif respect. C’était Brisard, le valet de Loraydan. Brisard, devant le portail de l’hôtel prenait sa récréation, qui était de regarder à droite et à gauche dans le chemin de la Corderie, pour voir s’il n’apercevrait pas quelque écu qui lui permît de se rendre aussitôt au cabaret du Bel-Argent. C’était sa distraction favorite. Et il fallait qu’il y mît une certaine patience, car jusqu’ici il n’avait jamais entrevu le moindre ducaton sur la chaussée. Brisard, donc, se trouvait sans argent, fouillait des yeux les replis de terrain, et en lui-même philosophait sur la malicieuse habitude qu’ont les écus de ne pas se promener sur le chemin de la Corderie, perverse habitude que d’autres ont pu constater en d’autres rues. Brisard vit venir Clother de Ponthus, le reconnut et frémit. Il salua et recula.
Clother vint à lui :
– N’es-tu pas le valet du comte de Loraydan ?
– Si fait, monseigneur, je le suis.
– Me connais-tu ?
– Bon sang, oui ! Pourtant, vous n’avez plus cette figure pâle. Quant à savoir comment vous êtes sorti, monseigneur, je n’y suis pas arrivé. Le pis de tout, c’est que je n’ai jamais su comment vous étiez entré. Est-ce que vous voulez entrer encore ?
– Non, fit Clother en riant. À moins que ton maître ne soit là et ne consente à venir mesurer son épée avec la mienne.
– Monsieur le comte n’est point à l’hôtel, dit Brisard. Je ne le vois que de loin en loin. De quelques jours de dur servage par an, je paie pour le reste du temps une liberté qui me plaît, le droit de parler, d’aller, venir à ma guise, dormir une partie du jour et passer l’autre à ne rien faire, et, quand je suis fatigué, aller me reposer au cabaret proche. Mais pour en revenir à votre visite, que dois-je en dire à mon maître ?
– Eh bien ! je t’en laisse le choix et t’en fais arbitre.
– Je ne dirai donc rien, mon gentil sire.
– Et pourquoi ? Voyons un peu ton idée.
– La voici, tout franc, monsieur : je ne sais pas pourquoi, mais je serais fâché qu’il vous arrivât malheur. Vous me parlez tout comme si vous n’étiez pas gentilhomme, ou comme si je l’étais moi-même. Vos yeux ne sont pas méprisants, et votre voix m’est une consolation. Au fait donc, je vous souhaite tout le bonheur que vous pouvez désirer. Si vous en croyez mon humble avis, vous vous tiendrez sur vos gardes. S’il ne s’agissait que d’un combat à l’épée je n’aurais rien à dire, mais… le sire de Loraydan a plus d’une manière de toucher un ennemi, et parmi ces manières, l’épée n’est pas la plus dangereuse…
– Je le sais ! frissonna Ponthus.
– Vous le dites, monsieur, parce que vous pensez à la chambre close où vous avez eu faim et soif. Mais vous ne savez pas, non, vous ne savez pas !
– Eh bien ! dis-moi ce que je ne sais pas !
– Vous ne savez pas que le sire de Loraydan est grand favori du roi – que Dieu garde Sa Glorieuse Majesté ! – Vous ne savez pas que Mgr de Loraydan n’aurait qu’un mot à dire au roi sur quelqu’un, et que le quelqu’un tout aussitôt, s’en irait pourrir dans quelque basse-fosse du Temple, du Châtelet ou de la Bastille Saint-Antoine. Et ce n’est pas tout ! Le seigneur de Croixmart est l’ami intime du comte de Loraydan !
– Qu’est-ce que le seigneur de Croixmart ? demanda Ponthus.
– C’est la mort, monsieur ! C’est le soupçon, c’est la ruine, c’est la dévastation. C’est la prison. C’est la peste et la malédiction. C’est la torture dans la salle des questions, les membres brisés, les os rompus. C’est le pilori, c’est le gibet. Le seigneur de Croixmart, monsieur, c’est l’ami du comte de Loraydan, et c’est le grand prévôt ! Gardez-vous, croyez-moi, gardez-vous !
– Ainsi ferai-je, dit Ponthus assombri.
Puis Clother secoua la tête. Il lui parut que tant de bonheur qui venait de le pénétrer ne pouvait se dissiper comme une vaine fumée. Il lui sembla qu’il était de taille à défendre ce bonheur envers et contre tous, fût-ce contre le roi, et même contre le grand prévôt.
– Allons, fit-il joyeusement, tu es un bon garçon, prends ceci…
Brisard saisit les trois ou quatre pistoles qu’on lui tendait. Ponthus s’en alla tout heureux.
– Ça ne m’étonne plus, fit Brisard qui, instantanément se dirigea vers le cabaret, ça ne m’étonne plus si je ne trouvais rien dans le chemin en regardant voir si je ne voyais pas quelque pauvre écu sans maître. Dorénavant, je regarderai voir si je ne vois pas de pistoles…
Clother de Ponthus gagna la rue Saint-Denis.
Comme il allait entrer dans le logis de la dame Dimanche, il vit venir à lui, tout courant, son valet Bel-Argent suivi par deux grands diables d’escogriffes qui fleuraient d’une lieue le franc-bourgeois de la cour des Miracles.
– Que sont ceux-là ? demanda Clother.
– Monsieur, ils étaient à l’hôtel d’Arronces la nuit de la bataille, dit Bel-Argent.
– Ah ! ah !… Ce sont ces braves ? Monte là-haut, ouvre le coffre et descends-en une bonne poignée de pistoles…
– Monsieur, disait Bel-Argent, le seigneur de Loraydan a indiqué au grand prévôt que c’est ici, dans le logis de dame Dimanche, en face de la Devinière, qu’on vous trouvera. Dans une heure il faut que vous soyez enfermé au Temple. Monsieur, ils ont dit : dans une heure, et l’heure est écoulée ! Si vous tenez à la vie, ne restez pas ici !
Clother eut un sourire terrible.
Mais il dompta la crise qui voulait se déchaîner, crise de fureur, crise de rage, crise de désespoir.
Rapidement et froidement, il calcula ses chances. Rester, c’était la bataille, et dans la bataille, la possibilité enfin, d’un corps à corps avec Loraydan – la possibilité de tenir Loraydan – de l’avoir face à face – ne fût-ce qu’une minute !
Oui, mais rester, c’était abandonner Léonor. Pris ou tué, que devenait Léonor ? Seule aux prises avec le génie du mal, que pouvait-elle ?
Clother frémit.
– Venez, monsieur, venez ! Je vous dis que l’heure est écoulée !
– Et le Porc-qui-pique est un asile, un vrai ! dit Pancrace.
– Et il tue les mouches à cent pas ! dit Lurot.
– Allons ! fit brusquement Clother.
Ils se mirent en route. L’homme à la cicatrice et l’homme qui n’avait pas froid aux yeux marchaient devant. Puis venait Clother. Bel-Argent formait l’arrière-garde.
Et derrière Bel-Argent venaient Joli-Frisé et le Fossoyeur, marchant en bons badauds parisiens qui s’en vont au hasard.
– Dis donc, disait le Fossoyeur, tu n’as pas entendu ? Il paraît que le Porc-qui-Pique tue les mouches à cent pas ? Nous sommes des mouches, nous.
– Oh ! répondit Joli-Frisé, Alcyndore n’est point si cruelle. Et, d’ailleurs, s’ils vont chez elle et qu’ils entrent au Porc-qui-pique, nous n’en approcherons qu’à cent vingt pas.
– Tiens ! comme c’est simple ! Je n’y pensais pas, sur ma foi ! Je suis si bête…
Le Fossoyeur soupira, désespéré de sa bêtise. Il avait si souvent répété qu’il était bête, que tout le monde, autour de lui, avait fini par le croire, – excepté le grand prévôt.
Lurot et Pancrace parlaient du coffre et calculaient combien il peut y avoir de pintes d’hydromel dans une poignée de pistoles.
Lorsqu’ils furent sortis de la rue Saint-Denis, il leur sembla que tout danger était écarté. Bel-Argent se rapprocha du sire de Ponthus pour lui expliquer comment il avait pu suivre Loraydan chez le grand prévôt. Ponthus l’écoutait attentivement. Puis :
– Tu seras récompensé, n’en doute pas.
– Je le suis, monsieur, je le suis !
– Bel-Argent, tu vas me quitter ici. Tu te rendras chez dame Dimanche qui te remettra deux mille livres. Elles sont à toi.
– Deux mille livres ! Que vais-je devenir, Seigneur !
– Écoute bien. Tu prendras dans le coffre une somme de vingt-cinq mille livres d’or que j’y ai déposée. Tu la porteras chez maître Josse, le voiturier de la rue Saint-Denis, et la déposeras dans la litière que j’ai acquise tout attelée et pourvue d’un conducteur. Tu auras soin de ne pas oublier mon manteau de voyage. Tu achèteras un bon cheval pour toi. Tu seras armé. À dix heures, ce soir, tu prendras mon cheval à la Devinière, et, avec la litière tu iras m’attendre près de la porte du Temple. J’y serai un peu après onze heures. As-tu bien compris ?
– Les vingt-cinq mille livres d’or, la litière tout attelée chez maître Josse. Votre manteau. Votre bai brun. Un cheval pour moi. Des armes. Dix heures devant la porte du Temple.
– Surtout, d’ici ce soir, ne te montre pas, enferme-toi à la Devinière, et ne bois pas trop.
– Monsieur, je ne bois que quand j’ai faim. Jusqu’à ce que vous soyez hors Paris, je n’aurai pas faim.
– Va donc : je compte sur toi, Bel-Argent.
– Dieu vous garde, mon gentilhomme !
Clother de Ponthus continua son chemin, suivant Pancrace et Lurot, suivi par le Fossoyeur et Joli-Frisé. Quant à Bel-Argent, il s’en retourna rue Saint-Denis où il éprouva deux surprises : la première, ce fut de voir que le logis de dame Dimanche n’avait pas été envahi par les gardes de la prévôté comme il s’y attendait ; la deuxième, ce fut de constater qu’il n’éprouvait aucun plaisir à manipuler les pistoles du coffre comme il s’y attendait également, ni la moindre envie de les escamoter.
– Faut-il que l’homme soit un être capricieux ! médita-t-il un instant. Il y a là vingt-cinq mille livres d’or, une fortune. Sur les routes du Périgord, j’eusse chargé à fond pour m’emparer d’une somme pareille. Ici, je risquerais ma peau et de grand cœur contre quiconque voudrait de cet or frustrer le sire de Ponthus. Comme on change ! C’est peut-être l’air de Paris…
Clother de Ponthus était arrivé rue de la Hache, petite rue longue à peine de deux cents pas et assez étroite pour que trois cavaliers n’y pussent passer de front, rue bordée de maisons propres et silencieuses, à physionomie presque monacale, gracieuses tout de même avec leurs portes cintrées, leurs fenêtres ogivales, leurs motifs de décoration où dominaient la volute et l’acanthe. C’était l’un des coins les plus paisibles de Paris, et le cabaret du Porc-qui-Pique avec sa tapageuse et menaçante enseigne, y produisait l’effet d’un reître égaré parmi des nonnes.
L’hôtesse de céans se nommait Alcyndore.
Elle avait dépassé la trentaine, mais elle était de ces femmes chez qui la ligne demeure svelte et ignore l’âge. Quant à sa figure, elle n’était pas belle, peut-être, mais jolie et séduisante, d’une joliesse tourmentée, et elle avait des yeux magnifiques, mais d’une inquiétante, d’une étrange fixité. Il n’y avait jamais dans ces yeux-là le moindre reflet d’un sentiment de joie ou de tristesse. Elle riait souvent, et aux éclats, ce qui lui permettait de montrer une double rangée de dents parfaitement blanches, aiguës et petites, mais les yeux ne riaient pas. Elle pleurait quelquefois, la figure dans son tablier de soie, mais il n’y avait dans ses yeux ni larmes ni ennui.
Elle était toujours fardée, avec une science incomparable, et elle avait un art, à elle, d’arranger son abondante chevelure fauve.
Qu’on se figure donc Alcyndore, en corsage de velours éclatant, très décolleté, en jupe de soie, couverte de bijoux d’un modèle suranné mais fort beaux, qui lui venaient on ne savait d’où ni de qui, un collier de rubis au cou, les doigts chargés de bagues, qu’on se la figure avec son éternel sourire de ses lèvres rouges et ses yeux qui ne souriaient pas, qu’on se la figure attifée comme une princesse, étincelante de pierreries et saisissant la poêle dans laquelle elle va faire sauter une omelette sur le grand feu clair de l’immense cheminée.
Alcyndore était accueillante à tous, à tout venant, quel qu’il fût, pauvre ou riche, au sacripant loqueteux comme au gentilhomme enrubanné, oui, à tous… excepté aux exempts, mouches, sergents de la prévôté ou du guet.
L’espion pouvait prendre tel déguisement qui lui semblait indéchiffrable.
Alcyndore considérait l’espion une petite minute et perçait le déguisement à jour.
Elle attendait que l’espion demandât à boire. Alors elle s’approchait, et, souriante, disait simplement :
– Il faut t’en aller, l’ami.
L’homme se rebiffait-il, en appelait-il à son droit formel d’entrer dans une taverne ouverte à tous, menaçait-il de porter plainte, Alcyndore sortait de son corsage un joli poignard au manche orné de pierreries, mais à la lame aiguë et trapue, et elle disait :
– Le porc qui pique ! Prends garde au porc qui pique !
Et, ma foi, l’homme s’en allait.
Il s’en allait parce que des légendes s’étaient formées, des histoires qu’on se racontait dans les corps de garde, et où il était question de gens qui étaient sortis tout de même… mais les pieds devant !
Mais d’où diable venait nous ne dirons pas cette haine, car, à en croire les yeux indifférents de l’hôtesse, elle n’était pas plus capable de haine que d’amour, disons donc simplement : d’où venait cette invincible obstination d’Alcyndore à écarter tout ce qui, de près ou de loin, se rattachait à la prévôté ?
Le lecteur voit poindre ici l’inévitable récit de la tragique aventure de jeunesse : qu’il se rassure ; il y avait eu un drame, c’est certain, un drame abominable, paraît-il, que quelques rares initiés de la cour des Miracles se racontaient – mais ce drame, nous l’ignorons. Nous savons seulement qu’il y était question d’un certain roi d’Argot qu’un grand prévôt avait juré de saigner – de saigner tout vif, comme un porc, la gorge au-dessus d’un baquet… Cette affreuse menace avait-elle été exécutée ? Quel rapport avait pu exister entre la jolie Alcyndore et ledit roi d’Argot condamné à être saigné tout vif comme un porc ? Autant de questions que nous n’avons pu élucider.
L’homme à la cicatrice et l’homme qui n’avait pas froid aux yeux allèrent tout droit à Alcyndore, et lui dirent quelques mots en lui désignant Clother de Ponthus qui prenait place à une table. L’hôtesse considéra attentivement le sire de Ponthus, puis elle vint à lui, se pencha, et murmura :
– Vous êtes ici en sûreté pour aussi longtemps qu’il vous plaira. Je dis bien : en sûreté : c’est chose promise.
Puis elle s’en alla vaquer à la surveillance et aux multiples soins de la cuisine et de la salle, dirigeant d’un coup d’œil les servantes, goûtant une sauce et d’un mot bref indiquant au cuisinier la correction nécessaire. Lurot et Pancrace reçurent du sire de Ponthus une importante gratification dont la valeur, même aux yeux de ces hommes à nature fruste, se doubla des paroles de remerciement qu’il leur octroya avec sa délicate politesse.
Les deux malandrins ne se retirèrent pas pour cela : attablés dans le coin le plus obscur de la salle, ils se mirent incontinent à jouer aux dés la somme qu’ils venaient de recevoir.
Clother de Ponthus passa là le reste de la journée, combinant son départ et le voyage, puis le retour à Paris, la provocation qu’il adresserait à Loraydan.
Clother était tout joyeux. Les heures passèrent vite.
Le soir vint.
Clother dîna de bon appétit, loua la cuisine du lieu, remercia l’hôtesse et, comme neuf heures sonnaient, franchit la porte.
Dans l’étroite rue noire, il tourna à droite et se mit à marcher rapidement.
Comme il allait atteindre l’extrémité de la rue une voix impérieuse, devant lui, gronda.
– On ne passe pas !…