XVII
LÉONOR D’ULLOA, SŒUR DE CHRISTA
Ce matin-là, Clother de Ponthus attendait son valet Bel-Argent à qui, la veille, il avait donné congé.
On a vu l’emploi que Bel-Argent avait fait de ce congé.
Le sire de Ponthus voulait donner à son valet ses derniers ordres relatifs à ce voyage qu’il voulait entreprendre jusqu’au pays des Espagnes.
La chose lui apparaissait urgente : c’était le seul moyen de mettre Léonor d’Ulloa à l’abri d’une nouvelle tentative de Loraydan.
Il disait bien : de Loraydan.
Et, en effet, don Juan, qu’il eût dû, en affaire, considérer comme le plus dangereux pour la fille du commandeur, ne lui inspirait que peu de crainte.
Il jugeait que Léonor, à elle seule, pouvait le tenir en respect, il se trompait, peut-être ! Mais il jugeait ainsi.
Mais Loraydan ! Celui-là était l’ennemi. Celui-là était vraiment redoutable.
Contre Loraydan il n’avait pour Léonor qu’un moyen de salut : le départ vers l’Espagne.
Cependant Bel-Argent ne revenait pas.
« Il aura trouvé à boire, songea Ponthus en haussant les épaules. Je dois agir seul. »
Il disait cela sans colère.
Sans plus attendre, il quitta son logis.
Son premier soin fut de se rendre chez un voiturier où, séance tenante, pour la somme de cinq mille livres, il fit emplette d’une solide litière de voyage y compris les deux forts percherons qui devaient la traîner. La litière était pour Léonor d’Ulloa. Quant à lui, Ponthus, il avait son bon cheval en pension dans l’écurie de la Devinière. Le voiturier s’engagea à fournir un homme sûr, capable de conduire la litière par monts et par vaux. Conducteur et litière tout attelée devaient se trouver la nuit prochaine, vers onze heures, aux abords de la porte du Temple. L’engagement en fut pris.
Après quoi, Clother conduisit le voiturier chez le trafiquant de pierres précieuses où une fois déjà il était venu vendre un diamant. Là, il dévissa la poignée de son épée, et en fit tomber deux des onze diamants qui lui restaient du legs de sa mère.
Clother serra les mâchoires pour dompter tout au moins en apparence l’émotion dont il ne pouvait se défendre.
– Ô ma mère, ô vous que je ne connais pas, avez-vous pensé que cet argent que vous me laissiez devait sauver celle que j’aime ? Dites, avez-vous pensé cela ?
Il songeait ainsi tandis que le marchand pesait et repesait ses deux pierres.
L’usurier finit par en offrir trente-cinq mille livres que Clother accepta sans discussion.
Le voiturier payé, il restait à Clother trente mille livres qui furent transportées chez lui et serrées dans ce fameux coffre dont Bel-Argent, un peu plus tard, évoquait la vision dans l’esprit de Lurot et de Pancrace. De cette somme, il tira encore cinq mille livres qu’il mit dans un petit sac.
Clother, alors, s’enquit de son valet auprès de dame Dimanche.
La veuve assura qu’elle n’avait pas revu le damné Bel-Argent à qui, chose singulière, elle gardait rancune pour lui avoir démontré au bon moment que don Juan Tenorio n’était pas du tout Jacquemin Corentin.
Clother consola dame Dimanche. Puis, posant le sac sur un coin de table :
– Ma chère hôtesse, dit-il, voici cinq mille livres dont vous prendrez trois mille pour être adjoints à la dot de Denise. Les deux mille restantes sont pour mon valet Bel-Argent à qui vous les remettrez de ma part en lui disant de me rejoindre à Séville en Espagne si cela lui plaît, ou de m’attendre ici, si mieux lui convient. Ceci au cas où je ne le reverrais pas dans le courant de la journée en revenant ici.
Ayant ainsi mis bon ordre à ses affaires, Clother de Ponthus, l’esprit léger, le cœur content, prit le chemin de l’hôtel d’Arronces. Car, au bout du compte, il lui restait à décider Léonor à ce voyage.
« J’ai disposé d’elle, pensait-il, et décidé que ce soir à onze heures elle partira pour l’Espagne. Mais le voudra-t-elle ?… Et est-elle rentrée en l’hôtel d’Arronces ? Non, non, sans doute elle n’a point commis cette imprudence… mais alors ?… »
– Tu Marcellus eris, murmura l’intendant Jacques Aubriot, en voyant Clother franchir la grille. Monseigneur, dit-il, la noble dame d’Ulloa est dans la chapelle, qui vous attend. Je suis chargé de l’honneur de vous en avertir.
Clother pâlit.
Il venait à l’hôtel d’Arronces avec la pensée que, sans doute, il n’y trouverait pas Léonor… Elle l’attendait !
Voici ce qui s’était passé :
Lorsque Bérengère rentra dans sa chambre avec Léonor, elle y trouva Turquand, qui, s’il éprouva quelque surprise, n’en manifesta aucune, et fit à la fille du commandeur un accueil empressé. Mais en lui-même, il pensa :
« Je changerai le mécanisme de la plaque de marbre. »
Mis au courant en quelques mots, le maître ciseleur exerça largement les devoirs de l’hospitalité, car il ne se contenta pas d’affirmer à Léonor qu’elle faisait grand honneur au logis où elle pourrait séjourner aussi longtemps qu’elle le jugerait agréable ou nécessaire, il s’offrit encore à la conduire hors Paris sous bonne escorte, en telle ville qu’il lui conviendrait de choisir pour échapper à l’instante poursuite de ce Juan Tenorio : le nom de don Juan avait été le seul qu’eût prononcé Léonor.
Après quoi, il ordonna à dame Médarde de faire préparer la plus belle chambre de la maison.
Mais Léonor, en remerciant, assura qu’elle ne dormirait point.
– Je suis du sang d’Ulloa, dit-elle, et capable de me défendre contre don Juan. Je ne veux pas donner à cet homme la pensée qu’il ait pu me faire peur. L’hôtel d’Arronces a été donné à mon père par le roi François Ier. J’y suis chez moi. Tant que les circonstances m’obligeront à demeurer à Paris, j’habiterai ouvertement l’hôtel et suis décidée à y rentrer dès le jour venu.
– En ce cas, dit Turquand, je vous serai reconnaissant de consentir à y rentrer par le même chemin, je veux dire la galerie souterraine. S’il y a des espions aux environs, j’ai de fortes raisons pour ne pas les inviter à se demander comment une personne qui a mystérieusement disparu de la chapelle de l’hôtel est vue ensuite sortant de mon logis.
Sur ces mots, Turquand se retira, laissant les deux jeunes filles seules.
Elles se regardèrent en se souriant.
– Je vous dois la vie, dit Léonor.
– Si cela est, j’en suis heureuse, dit Bérengère.
Elles se sourirent encore et s’admirèrent, chacune d’elles découvrant en l’autre que la beauté demeure une pure, une impérissable unité sous des formes d’apparence contradictoire.
Lorsque le jour fut venu, Léonor d’Ulloa, malgré de nouvelles instances de Bérengère et de Turquand, décida de rentrer à l’hôtel d’Arronces. Le maître ciseleur ouvrit donc l’armoire et, un flambeau à la main, descendit l’escalier tournant, s’enfonça dans la galerie, puis remonta jusqu’au caveau funéraire, suivi de Bérengère et de Léonor.
Le mécanisme de la plaque de marbre fonctionna.
Léonor et Bérengère s’embrassèrent avec effusion en promettant de se revoir…
Et ce fut à ce moment que les yeux de Léonor tombèrent sur l’inscription gravée sur le cercueil de pierre… ce fut à ce moment que le nom Ponthus frappa son regard. Son cœur se mit à battre. Elle saisit le flambeau des mains de Turquand et lentement, mot par mot, elle lut l’inscription :
Le 30e de décembre de l’an 1518, moi, Philippe, seigneur de Ponthus, ai déposé ici les restes de celle qui fut Agnès de Sennecour, morte d’avoir été trompée par François, roi.
– Philippe, seigneur de Ponthus ! murmura Léonor en frémissant.
Elle se tourna vers Turquand :
– Avez-vous connu ce seigneur de Ponthus ?
Turquand secoua la tête.
– Connaissez-vous, reprit Léonor, l’histoire de celle qui dort dans ce cercueil ?
Et Turquand secoua encore la tête. Mais il dit :
– Cette histoire est ici tout entière. Lisez : Morte d’avoir été trompée par François, roi. Est-il besoin d’en savoir davantage ?
– C’est vrai, dit Léonor. Une femme peut mourir d’avoir été trompée. Je sais cela !
Et l’image de Christa s’érigea dans son esprit…
L’instant d’après, elle se trouvait dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces. Turquand refermait la plaque de marbre. Léonor put croire qu’elle avait rêvé…
Elle sortit lentement de la chapelle, à la stupeur et peut-être au secret effroi de Jacques Aubriot qui, par la suite, demeura persuadé que la dame d’Ulloa avait été protégée par une intervention divine, ce qui fit que son respect pour Léonor se changea en une sorte de vénération à demi religieuse. Cette stupeur et cet effroi, d’ailleurs, Jacques Aubriot, en intendant de grand style qu’il était, n’en laissa rien paraître. Il se contenta de s’incliner profondément devant la fille du commandeur, attendit qu’elle lui eût adressé quelques mots, et alors seulement :
– Je crois qu’il est de mon devoir d’annoncer à ma noble maîtresse que ce jeune gentilhomme, le sire de Ponthus, a pu quitter l’hôtel sain et sauf.
Sur la demande de Léonor, il fit une narration rapide mais pittoresque de la bande des truands dans le parc, narration qui commençait par ces mots : Infandum, regina, jubes renovare… mais que Léonor n’en écouta pas moins avec un vif intérêt.
Ce que nous devons noter ici, c’est que la fille du commandeur apprit, sinon sans émotion, du moins sans étonnement, que Clother de Ponthus s’était tiré de la bagarre – sain et sauf, disait l’intendant. De même, durant les quelques heures qu’elle passa près de Bérengère, et dans le moment où on se battait dans le parc, elle ne craignit pas pour la vie de Clother.
Ce n’est pas qu’une sorte de prescience lui montrât déjà le jeune gentilhomme hors de tout péril. Ce n’est pas qu’une sorte de foi obscure en sa destinée lui criât que Clother ne mourrait pas cette nuit-là.
Mais elle vivait dans un état d’exaltation que nul, à la voir si brave et si souriante, n’eût pu soupçonner.
Dans cette journée, et la nuit qui suivit, et une partie du lendemain, son esprit tourna autour de la même interrogation :
« Pourquoi l’homme qui a mis Agnès de Sennecour dans le cercueil s’appelait-il Philippe de Ponthus ? Pourquoi est-ce l’homme qui a été le père de Clother de Ponthus qui mit au cercueil Agnès, morte d’avoir été trompée par le roi de France ? »
Le lendemain donc, Léonor d’Ulloa se dirigea vers la chapelle, attirée par une invincible curiosité, ou par ce qu’elle croyait être de la curiosité.
L’intendant la salua au passage et lui annonça victorieusement qu’il avait mis l’hôtel d’Arronces en état de défense : les serviteurs armés jusqu’aux dents, des rondes d’heure en heure, la grille du parc fermée et gardée.
– Désarmez les serviteurs, dit tranquillement Léonor, faites cesser les rondes, laissez la grille ouverte à tout venant. Lorsque le seigneur de Ponthus viendra, vous lui direz que je l’attends à la chapelle. Allez, et soyez rassurés tous.
L’intendant fut consterné, mais il obéit, tout en murmurant :
– La grille ouverte à tout venant ! Moi, je la fermerais même à Sa Majesté si elle venait les mains chargées de présents… timeo Danaos et dona ferentes… et d’autre part nous lisons dans le grand Homerus que le sage Ulysse…
Léonor était dans la chapelle, devant le tombeau du commandeur Ulloa et elle songeait :
« Là, sous quelqu’une de ces dalles se trouve la cassette de fer que le sire de Ponthus venait chercher pour y trouver l’histoire et le nom de sa mère, l’histoire et le nom de son vrai père…
Elle eut là une longue rêverie étrange, et la surexcitation de sa pensée s’amplifiait, et le roulement de tonnerre s’intensifiait… elle entendit soudain des pas derrière elle.
Elle se retourna et vit Clother qui s’inclinait.
– Soyez le bienvenu, dit-elle. Je suis heureuse de vous revoir, après cette rude algarade, plein de vie et de force.
Elle tendit sa main sur laquelle il n’osa pas se pencher, mais qu’il pressa timidement du bout des doigts.
– Cette force, dit-il, je suis content de l’avoir conservée, car je vais en avoir besoin pour vous défendre, si besoin est, au cours du voyage que vous allez entreprendre.
– Quel voyage ?
– Le voyage à Séville. Je vous escorterai jusque-là, si vous acceptez de vous placer sous la protection de l’épée de Ponthus. En Espagne, vous n’aurez plus rien à redouter du comte de Loraydan qui veut votre perte pour des raisons que j’ignore. Tant que vous êtes à Paris, il n’y a pas d’autre espoir que dans la mort de cet homme. Je le tuerai. Je reviendrai pour cela quand vous serez en sûreté parmi les vôtres. Pourquoi je ne le tue pas tout de suite ? Je l’ai provoqué, il refuse le combat. Et puis, un coup d’épée vaut un coup d’épée. Il peut me blesser, me tuer. Et vous êtes alors à sa merci. Je suis venu vous demander de me donner toute liberté d’esprit nécessaire. Si ma mort ou ma vie, ajouta-t-il d’une voix tremblante, peuvent exciter en vous quelque intérêt, je vous supplie d’entendre et d’exaucer ma prière : partez, madame, partez.
– Quand dois-je partir ?
– Soyez prête, dit-il, ce soir même à onze heures. Je viendrai vous chercher et vous conduirai à la porte du Temple où une litière de voyage vous attendra. De cette façon, nul ne pourra rien remarquer aux abords de l’hôtel d’Arronces…
– Ce soir, à onze heures, je serai prête, dit Léonor. Et elle jeta un coup d’œil sur le tombeau.
– Le cercueil du commandeur ! fit vivement Clother. Je le ferai transporter à Séville !
D’un regard, elle le remercia d’avoir compris sa pensée.
Ce fut tout.
Ils échangèrent encore quelques mots pour convenir que l’hôtel d’Arronces, en l’absence de Léonor et jusqu’à ce que Clother revînt d’Espagne, garderait son habituelle physionomie et continuerait à être habité par les serviteurs, sous la direction de Jacques Aubriot qui, seul, serait mis dans la confidence.
Et puis ils se séparèrent.