V
BRÈVE APPARITION DE DON JUAN ET LA SURPRISE QU’IL ÉPROUVA
– Croyez-vous qu’il sera pendu ? reprit don Juan Tenorio.
– Non pas, répondit le comte Amauri de Loraydan. J’ai sur moi les lettres de grâce que le roi m’a accordées non sans peine. Je vous ferai remarquer que c’est un vrai gaspillage d’influence. Pourquoi arracher à ce bélître la cravate de chanvre à laquelle il avait des droits positifs ?
– Hé ! je tiens à mon valet ! Et puis, mon cher comte, ce Jacquemin mourrait désespéré de me laisser seul au monde, car il a entrepris de sauver mon âme. Pourquoi ne pas lui permettre de poursuivre cette œuvre pie ?
– N’en parlons plus. Votre valet vous sera rendu demain. Le gouverneur du Châtelet est avisé. Voici les lettres royales qui assurent la vie et la liberté de cet animal. Prenez-les. Je n’en ai que faire. Et maintenant, songez que l’heure de Léonor va sonner. Êtes-vous prêt ?
L’heure de Léonor ! Le mot avait on ne sait quoi de sinistre.
« L’heure du truand ! » avait dit Pancrace.
Ceci se passait à l’auberge de la Devinière, dans la fort belle chambre qu’y occupait Juan Tenorio.
Don Juan allait et venait. Il s’arrêta devant Loraydan qui, assis dans un fauteuil, le considérait avec une sombre impatience.
– Ô femmes ! que d’angoisses, que de clameurs de souffrance, que de haines, que de malédictions dans le sillage de chacune de vous ! Que faisons-nous, comte ? Que faisons-nous sur cette terre où tout sourire est une trahison, tout serment un parjure ? Nous venons, nous passons, météores de l’horreur, écrasant de la vie pour vivre, semant la mort à chacun de nos gestes, nous passons, livides jouets de quelque fatalité à jamais inconnaissable, ignorant même que nous sommes simplement d’inconscients destructeurs lâchés à travers d’impossibles bonheurs, vaine fumée qui fuit devant nos pas… nous passons, éphémères créateurs de malheur, tâchant à nous défendre nous-mêmes de la douleur que nous épandons et à laquelle nous ne pouvons nous soustraire… Et puis, fatigués d’engendrer de la détresse et d’en subir, tout stupides d’arriver si vite au bout, nous plongeons soudain dans l’immensité morne des océans du néant… Comte, cher comte, ah ! que je voudrais mourir ! Pourquoi attendre ? Quelques années… quelques secondes…
– Adieu, Juan Tenorio ! dit brusquement le comte de Loraydan qui se leva et jeta son manteau sur ses épaules. Mourez à votre aise, et arrosez-vous de vos propres larmes. Quant à moi, j’ai mon bonheur, c’est-à-dire ma vie à assurer. J’ai eu tort de compter sur vous pour le départ de Léonor d’Ulloa. Je m’occuperai donc seul de ce départ. Adieu !
Don Juan eut un sourire narquois et continua :
– Grâce à mes frivoles discours, comte, vous avez atteint la demie de minuit sans éprouver sur vos épaules l’effroyable pesée du temps, et c’était l’essentiel. Remerciez-moi donc, et partons !
Et, tout en endossant une sorte de pourpoint en cuir épais, tout en bouclant une lourde rapière et en assurant une forte dague à son côté :
– C’est l’heure de Léonor, vous l’avez dit ! Adieu, pensées mortelles, visions de ténèbres, horizons sinistres sur lesquels surgit l’aube flamboyante de l’amour, spectres d’horreur que met en fuite l’image de Léonor ! J’aime ! Ah ! Dire que j’aime encore ! Dire qu’une fois encore mon cœur et mes sens, mon esprit et mon âme, mon être entier, tout ce qui est moi s’enivre, s’exalte et adore la vie souveraine, l’ineffable délice d’aimer… Ô Léonor, je viens !… ô Léonor, me voici !… ô Léonor, hais-moi un jour encore, puis demain tu m’aimeras ! Demain tu seras mienne !…
Et brusquement, de sa voix la plus tranquille :
– Vous dites, comte, que toutes précautions sont prises ?
Et le comte de Loraydan, d’une voix brève :
– Sur le chemin de la Corderie, une litière attend, attelée de quatre vigoureux normands. Vous y trouverez un ordre signé du roi, qui vous permettra de franchir la porte Montmartre. Vous y trouverez aussi vingt mille livres en or et des armes. Quatre hommes à cheval vous escorteront jusqu’à la porte Montmartre et au-delà, hors Paris. Devant l’hôtel d’Arronces, au cas d’une résistance imprévue, et d’ailleurs impossible, dix hommes armés jusqu’aux dents. Nous serons donc douze pour réduire les quelques serviteurs de l’hôtel. Enfin, parmi ces serviteurs, deux sont à nous. À nous également celle des femmes qui dort dans la chambre de Léonor. Tout est prêt pour le mariage, ajouta Loraydan. La fiancée attend. Il ne manque que le fiancé.
– Me voici ! dit don Juan.
– Une fois la porte Montmartre franchie, interrompit rudement Amauri de Loraydan, vous contournerez Paris et prendrez la route de Touraine. À Tours, vous pourrez célébrer votre mariage avec Léonor d’Ulloa. Tout est prêt. Un prêtre est prévenu. Les quatre hommes qui doivent vous escorter vous conduiront à l’église choisie.
– Merveilleux, fit don Juan. Et ces quatre dignes sbires pourront témoigner que tout s’est passé dans les règles, et qu’en conséquence, Amauri de Loraydan ne peut épouser Léonor d’Ulloa déjà mariée à don Juan Tenorio ! Mais, dites-moi, comte, cette dernière partie de ce joli guet-apens est-elle absolument nécessaire ?
– Que voulez-vous dire ? gronda Loraydan.
– Ne suffit-il pas à vos desseins – et aux miens – que j’emmène Léonor en Espagne ? Est-il indispensable que je l’épouse ?
Les poings de Loraydan se crispèrent. Il eut un regard sanglant. Il laissa tomber :
– Indispensable !… à moi, sinon à vous !
Don Juan éclata d’un rire fantastique ; en lui-même, il se criait :
« Polygamie ! polygamie ! Est-il donc vrai que tu me veux ? Oui, mais moi je ne te veux pas ! En vain tu m’enlaces de tes séductions, je saurai déjouer ton dessein ! »
– Partons ! fit Loraydan. D’ici à la frontière espagnole, vous aurez le temps de rire !
– Partons ! fit don Juan soudain très grave.
Quelques minutes plus tard, ils étaient dans la rue.
Il était alors près d’une heure du matin.
Ils gagnèrent la rue du Temple, et à pas rapides se dirigèrent vers le chemin de la Corderie.
Don Juan était insoucieux, et même une sorte de joie mauvaise battait à ses tempes. Et ce n’était pas la joie de l’aventure, ce n’était pas le frisson de l’inconnu, la bonne joie, l’heureux frisson de la marche au danger pour quelque cause de justice… c’était la funeste allégresse du prochain triomphe de violence et de honte…
Loraydan se tenait sur ses gardes, et, plus d’une fois, rue du Temple, il se retourna avec inquiétude. Et, comme ils allaient arriver devant le cabaret du Bel-Argent :
– Je crois qu’on nous suit, murmura-t-il. Soyons prêts à dégainer. Dès le couvre-feu, les rues de Paris sont infestées de truands.
Don Juan se retourna alors, et il lui sembla entrevoir quelques ombres.
– Bah ! fit-il avec dédain. Laissez donc votre épée tranquille.
Il se tut soudain, s’arrêta court.
À quelques pas derrière lui, un claironnant éternuement venait de retentir.
– Ho ! fit don Juan. Le diable me rende sourd si je ne reconnais cette trompette !…
– Avançons ! dit Loraydan qui mit la dague au poing.
Un nouvel éternuement déchira le silence de la nuit. On put entendre des grognements et, eût-on dit, des invectives proférées d’une voix étouffée.
Don Juan avait tressailli.
– Est-ce lui ? murmura-t-il. Je ne connais au monde qu’un nez capable d’un tel coup de trompette. C’est le sien ! Mais ce ne peut être lui, puisqu’il est en prison et que demain matin il serait pendu si je n’avais obtenu…
– Avançons, de par tous les démons d’enfer ! gronda Loraydan.
Don Juan allait obéir à cette injonction, mais un troisième éternuement, dont le fracas éveilla les échos endormis de la rue, le cloua sur place. Et il se mit à crier :
– Jacquemin ! Damné Corentin ! Que fais-tu, à pareille heure, dans les rues ? Réponds, suppôt de polygamie, enragé paillard ! Et pourquoi de la fanfare de ton nez, troubles-tu le sommeil des dignes bourgeois de Paris qui peuvent croire que c’est la trompette du Jugement dernier ?
– Enfer ! grogna Loraydan. Êtes-vous fou, Juan Tenorio !
Mais Juan Tenorio ne répondit pas. Il écoutait de toutes ses oreilles, attendant une réponse à l’apostrophe qu’au jugé il venait de lancer vers un recoin ténébreux de la rue.
Il entendit comme un coup sourd suivi d’un gémissement, suivi lui-même d’un nouvel éternuement qui lui sembla, cette fois, plus faiblement modulé, avec des sonorités plaintives.
Et la rue retomba à un froid silence.
– Il est impossible que ce soit lui, dit don Juan perplexe, car il est enfermé au fond d’un cachot ; et il est également impossible que ce ne soit pas lui, car il n’y a pas au monde deux nez de Corentin ! Voilà qui me paraît bien surprenant.
– En route ! fit Loraydan exaspéré. C’est l’heure de Léonor !
– Oui ! gronda don Juan qui tressaillit. En route !
L’instant d’après, le comte de Loraydan et Juan Tenorio tournaient le coin de la rue, entraient dans le chemin de la Corderie, et bientôt ils arrivaient devant la grille de l’hôtel d’Arronces.
Don Juan sentait son cœur battre à grands coups sous sa cuirasse.
C’était l’heure du guet-apens… l’heure de l’enlèvement…
C’était l’heure de Léonor !