XXX
LES MORTS ÉCRIVENT ET PARLENT
Le roi François Ier ayant quitté l’hôtel Loraydan, comme nous avons vu, et regagné son Louvre, passa fort tristement le reste de cette nuit où il était parti, si joyeux, pour une de ces amoureuses équipées qui l’amusaient si fort.
L’image de Bérengère morte le harcela ; il pleura ; il se débattit contre les regrets qui l’assiégeaient.
Le lendemain, Bérengère n’était plus qu’un nom ajouté à la liste…
Ce jour même commença le procès de Clother de Ponthus.
Ce procès dura huit jours.
Tous les soirs, François Ier se faisait lire le procès-verbal des questions qui avaient été posées à l’accusé et des réponses que celui-ci leur opposait.
L’accusé avouait la rébellion de la rue de la Hache, mais niait avoir insulté le roi dans le chemin de la Corderie. Il prétendait même ne pas s’être trouvé sur ledit chemin au jour et à l’heure qu’on lui indiquait…
Pendant ces huit jours, on ne revit pas le comte de Loraydan au Louvre.
Il résulta de cet ensemble de faits que la colère du roi alla grandissant de jour en jour. Cette colère éclata tout à coup en un ordre qu’il donna : l’ordre d’en finir avec les dénégations du rebelle, et de lui appliquer la question pour obtenir un aveu.
L’ordre était terrible.
La question, c’était la torture.
L’ordre fut aussitôt emporté au Temple : il devait s’exécuter sur l’heure même.
À ce moment, un valet en hoqueton aux armes du roi pénétra dans le cabinet, s’agenouilla devant Sa Majesté, et lui présenta un plateau d’or sur lequel il y avait un papier plié et fermé d’un fil de soie.
Le roi prit machinalement le placet, brisa le fil de soie, ouvrit le papier et y jeta un regard. Au même instant, il se dressa tout debout, et les quelques gentilshommes qui se trouvaient près de lui remarquèrent sa soudaine pâleur et ses yeux hagards.
D’un geste, il les renvoya – et en même temps il froissait le papier dans ses mains agitées de tremblements convulsifs, comme s’il eût redouté que quelqu’un, de loin, pût en reconnaître l’écriture ou en lire quelques fragments.
François Ier suivit des yeux ses courtisans qui sortaient en grande hâte, et quand le dernier eut disparu, quand la porte se fut refermée, quand il eut, tout autour de lui, jeté un regard soupçonneux pour s’assurer qu’il était bien seul, il posa le papier sur une table, le lissa avec la main, se pencha, le relut…
Et un frisson de terreur le parcourut.
Il s’écarta, comme s’il eût reculé devant un spectre, et malgré qu’il s’éloignât, ses yeux qu’emplissait l’angoisse du mystère demeuraient rivés à la signature, et la peur, l’ineffable peur des choses d’au-delà, était sur lui et l’oppressait, car cette signature qui flamboyait, qui évoquait tout un enivrant passé de jeunesse et d’amour, qui le faisait grelotter et lui apparaissait surgir du fond de la mort, cette signature c’était :
AGNÈS DE SENNECOUR.
Le papier contenait ces quelques mots :
Roi François,
Si vous décidez que la question doive être appliquée à Clother, sire de Ponthus, je vous mande qu’il sera nécessaire que vous assistiez en personne à la torture de ce gentilhomme. En priant Dieu qu’il vous inspire, je signe :
AGNÈS DE SENNECOUR.
Le roi replia soigneusement le papier et le déposa dans un meuble dont lui seul gardait la clef. Alors, il appela son capitaine des gardes et lui dit qu’il voulait à l’instant même se rendre au Temple. M. de Bervieux, aussitôt, donna les ordres. En quelques instants, l’escorte qui devait accompagner Sa Majesté se trouva prête. Bientôt le roi descendit dans la cour, suivi d’une vingtaine de gentilshommes.
Au moment où François Ier montait à cheval, le grand prévôt entrait au Louvre.
– Venez avec moi, Croixmart.
Le grand prévôt salua et se plaça derrière le roi. La cavalcade se mit en route, précédée de trompettes sonnant la marche. Derrière les trompettes chevauchaient le capitaine des gardes, puis douze cavaliers. Puis venait le roi. Derrière lui les gentilshommes. Le cortège était fermé par douze autres cavaliers.
La cavalcade était arrivée au Temple. Elle passa le pont-levis, elle s’engouffra sous la grand-porte que défendaient deux tours massives.
Le roi mit pied à terre dans la première cour, devant l’église du Temple ; là, il reçut l’hommage du gouverneur, M. de Guitalens, entouré de ses officiers.
– Conduisez-moi à la chambre des questions, dit-il, et amenez-y le rebelle qui doit être questionné.
– Il y est déjà, Sire, répondit le gouverneur.
Clother de Ponthus était assis sur un escabeau de fer dont les pieds étaient scellés au sol de la chambre des questions. Il portait au poignet gauche un large bracelet sur lequel était frappée une chaîne dont l’autre extrémité se trouvait cadenassée à l’un des pieds de l’escabeau. La chaîne était assez longue pour que le prisonnier pût se lever et même faire deux ou trois pas.
La salle était obscure.
Une voix rude cria :
– Le roi ! Place au roi !
François Ier, une minute, contempla Clother de Ponthus, puis il dit :
– C’est là l’homme ?
– Oui, Sire, dit M. de Guitalens, c’est l’obstiné rebelle qui refuse d’avouer.
Le roi hocha la tête, et son regard, plus rudement, avec plus d’âpre curiosité aussi, se fixa sur Clother. À le voir si droit, si ferme, si paisible, il éprouva comme un déchaînement de haine. Clother le regarda. Un instant, ces deux regards se croisèrent comme peuvent se croiser deux épées, au moment d’un combat mortel. Le roi frémit. Peu de gens, en pleine puissance, osaient le regarder ainsi, droit dans les yeux…
– C’est vous, dit-il d’une voix que la fureur faisait trembler, c’est bien vous qu’une nuit j’ai trouvé dans le chemin de la Corderie… c’est vous qui avez chargé le comte de Loraydan ?…
– Oui, Sire, dit Ponthus.
Enfin ! le prisonnier avouait !…
– J’ai chargé le comte de Loraydan, poursuivit Clother, et lui en ai rendu raison, le lendemain, l’épée à la main, en même temps que mon père, Philippe de Ponthus rendait raison à M. de Maugency, duel dans lequel mon père trouva la mort.
– Très bien ! gronda le roi. Vous essayez de créer un doute sur les circonstances de l’insulte. Mais vous savez qu’il n’est point question de cette rencontre où mon nom ne fut pas prononcé. On vous parle d’une plus récente aventure où vous fûtes expressément informé de ma présence, et où, par vos paroles, par votre attitude, vous avez insulté le roi, sachant que vous parliez au roi. Est-ce vous ?
– Non, Sire ! répondit Ponthus.
– Quoi ! Ce n’est pas vous que Loraydan, alors, a chargé et mis en fuite ?
– Non, Sire.
Le roi maîtrisa un geste de colère et s’adressa au gouverneur :
– Et vous, qu’en pensez-vous ?
– La question ! répondit Guitalens. Il n’y a que la question pour faire avouer.
Le roi se retourna vers le prisonnier et gronda :
– Vous ne voulez pas avouer.
– Sire, je ne peux pas mentir dans l’unique but de m’épargner quelque souffrance.
On n’entendait plus que le grésillement du charbon qui s’enflammait. L’un des aides déplaça les fers dans le réchaud. Tous les regards se portèrent vers cette chose, là-bas, dans un coin des ténèbres, qui rougeoyait et d’où montaient des étincelles, tous les regards, sauf ceux du condamné. Les gentilshommes frémirent. Le roi pâlit.
– Avouez donc ! cria une voix haletante à Ponthus. Clother se tourna vers le gentilhomme qui venait de parler et dit :
– Je vous remercie, monsieur, de tout ce que votre encouragement comporte de sympathie. Mais songez que vous m’encouragez à mentir.
Le roi pâlit encore, saisi de fureur et de haine.
– Eh bien ! gronda-t-il, c’est maintenant que tu mens. Il faut donc qu’on t’arrache la vérité. Qu’on en finisse !
Le juge officiel fit un signe.
D’un mouvement rapide et méthodique, le bourreau décadenassa la chaîne pour que le prisonnier pût s’écarter de l’escabeau. À l’instant, Clother fut entouré par les aides. La main du bourreau s’abattit sur l’épaule du condamné. Cela forma un groupe silencieux, silhouettant des gestes d’une formidable précision et qui s’avança sur le chevalet de torture… plusieurs des gentilshommes présents fermèrent les yeux pour ne pas voir…
À ce moment la porte de la chambre des questions s’ouvrit, un officier parut et cria ces mots qui retentirent comme un coup de tonnerre :
– Messager pour le roi !