Et tous virent entrer le messager… la messagère !
Une jeune femme vêtue de deuil, mais le visage découvert, s’avança d’un pas ferme jusqu’à François Ier… et Clother de Ponthus joignit les mains comme devant une vision d’amour, et les gentilshommes eurent un murmure d’admiration pour cette beauté vivante qui venait d’illuminer la sombre caverne de torture et de mort. Et François Ier murmura :
– Léonor ! Léonor d’Ulloa !…
Presque aussitôt, il se reprit, fronça les sourcils et, sur son visage contracté, les courtisans purent voir les signes certains d’un furieux accès de colère qui allait éclater.
– Quel message nous apportez-vous ? demanda-t-il rudement. Parlez et faites vite. Surtout n’espérez point, par je ne sais quelle impudente manœuvre qui ferait de vous une rebelle avérée, interrompre le cours de la justice. Remettez-nous votre message, et puis retirez-vous !
Tandis que le roi parlait ainsi, ses yeux hagards se fixaient sur un objet que Léonor portait dans ses bras… une cassette de petite dimension.
Léonor s’inclina devant François Ier.
Et ceux qui la regardaient avaient peine à dissimuler l’admiration que leur inspiraient la modestie, la simplicité de son maintien, la grâce de ses mouvements.
– Sire, dit-elle, à Dieu ne plaise que je veuille interrompre ou retarder le cours de la royale justice. Je veux au contraire l’aider de toutes mes forces, et je suis venue vous dire ainsi qu’à cette assemblée, que pour instruire et terminer le procès du seigneur de Ponthus, il manque un témoin…
– Nous avons entendu tous les témoins ! cria le juge d’une voix méchante.
– Silence ! gronda François Ier. Nous consentons à entendre ce témoin qui, sans doute, n’est autre que vous-même, Léonor d’Ulloa…
– Non, Sire ! Je ne suis pas le témoin.
– Eh bien, produisez-le, en ce cas. Faites-lui savoir qu’il peut venir !
– Le témoin est ici, Majesté. Il est entré en même temps que moi…
Les assistants se regardèrent étonnés. Un même frisson les parcourut. Car ils voyaient clairement que Léonor était porteuse de quelque redoutable mystère.
Chacun aussi put voir alors que cet accès de fureur qu’ils avaient prévu chez le roi se dissipait, chacun put s’étonner : le roi tremblait… le roi pâlissait visiblement.
– Ce témoin… ce témoin que vous dites… nommez-le donc !
Léonor d’Ulloa se redressa, et d’une voix que sa simplicité rendait terrible :
– Le témoin, Sire, vous le connaissez. Il vous a écrit. Et déjà vous savez son nom… Dois-je le prononcer ?
– Dites-le ! Dites-le ! gronda le roi dans une sorte de rage de défi. Dites ce nom !
– Agnès de Sennecour !
– Agnès de Sennecour, râla François Ier.
Le roi parut se ressaisir et se ramasser. Il secoua rudement la tête, et, oublieux de cette politesse raffinée qu’il témoignait à toutes les femmes :
– Vous mentez ! dit-il. Celle que vous dites est morte !
– Sire, elle est morte, c’est vrai !
– Elle ne peut donc témoigner ! Elle ne peut parler !
– Elle peut témoigner, Sire ! La morte va parler ! La morte parle !
Il y eut un long frémissement dans cette assemblée.
Léonor s’avança…
Mais cette fois, ce n’est pas vers le roi qu’elle marchait de son pas souple et gracieux, c’était vers celui qu’elle aimait, vers celui qu’avec toute sa vaillance d’âme, elle avait entrepris d’arracher au bourreau, à la mort.
– Seigneur de Ponthus, dit-elle, j’ai demandé au tombeau du commandeur Ulloa le secret que vous étiez venu lui demander vous-même.
– Léonor ! cria Clother d’une voix déchirante.
– Monseigneur, voici la cassette de fer que Philippe de Ponthus vint jadis enfouir sous les dalles de la chapelle de l’hôtel d’Arronces. La voici. Elle est à vous. C’est votre bien.
– Léonor ! Léonor ! Que contient-elle ? Ah ! dites ! dites !… qu’avant de mourir, au moins, je sache…
– Elle contient l’histoire d’Agnès de Sennecour…
– Agnès de Sennecour ! bégaya Ponthus.
– Votre mère !
À genoux, le visage dans les deux mains, Clother de Ponthus sanglotait. Ce nom tant attendu, ce nom qui était celui de sa mère, il le répétait doucement, avec une sorte de ravissement. Il le prononçait avec ses lèvres, avec son cœur, il le répétait dans un murmure de caresse… et il pleurait.
Alors s’accomplit un événement qui frappa de stupeur tous ceux qui assistaient à cette scène : le roi fit vivement deux pas vers le prisonnier, il parut vouloir se pencher sur lui comme si quelque irrésistible curiosité l’eût poussé, puis brusquement il se recula et passa une main sur son front, et il apparut si pâle, si tremblant, que quelques gentilshommes s’avancèrent en disant :
– Le roi s’affaiblit… qu’on coure chercher un médecin.
– Silence, messieurs ! dit le roi d’un ton rude. Je n’ai pas besoin de médecin.
Et il parut soudainement s’enfermer en quelque profonde méditation ou plutôt en quelque mystérieuse évocation, car ses yeux agrandis, d’un regard fixe, s’attachaient dans le vide à des choses que lui seul voyait.
Tout à coup, il se tourna vers M. de Guitalens.
– Monsieur le gouverneur, dit-il d’une voix altérée, conduisez-moi à votre appartement.
Guitalens s’empressa.
– Dona Léonor, continua le roi, veuillez me suivre.
Léonor se pencha sur Clother de Ponthus, posa sa main sur sa tête d’un geste de caresse, et dit :
– Venez, monseigneur.
Ponthus se releva, jeta sur sa fiancée un regard, et dit :
– Allons !
Il vivait un rêve.
Tous les regards se fixèrent sur le roi comme pour lui demander s’il approuvait l’étrange attitude de Léonor d’Ulloa, et le roi, sourdement, les yeux baissés, prononça :
– C’est vrai. Le prisonnier doit venir avec moi. Qu’on lui ôte sa chaîne. Marchez, monsieur le gouverneur.
Tous reculèrent pour laisser passer le roi. Léonor prit la main de Clother de Ponthus et lorsqu’ils s’avancèrent à leur tour, d’un même geste instinctif et solennel, les assistants se découvrirent et s’inclinèrent.
Dans l’appartement de Guitalens, François Ier, Clother de Ponthus, Léonor d’Ulloa se trouvaient seuls.
Le roi était assis près d’une table, la cassette ouverte devant lui.
De l’autre côté de la table, Léonor, debout.
Un peu en arrière de Léonor, Clother, debout aussi.
Le roi, rapidement, prenait les papiers que contenait la cassette, et les parcourait d’un regard… ses lettres, ses lettres d’amour… et les lettres d’Agnès… c’était toute une vision de jeunesse et de charme qui se levait devant ses yeux. Parfois un sourire d’une grande tendresse détendait ses lèvres, et parfois aussi une larme roulait sur ses joues sans qu’il songeât à la cacher. Par moments, il levait les yeux sur Clother, mais vite il les abaissait, et puis, de nouveau, comme si la curiosité eût été la plus forte, il le regardait en dessous. À un moment, ses sourcils se froncèrent, ses traits se durcirent, et Léonor put l’entendre qui murmurait :
– Que faire ?… Je ne puis pourtant pas… ah ! que faire ? que faire ?
– Sire, dit Léonor avec une infinie douceur, demandez-le à la morte qui vous parle…
François Ier baissa la tête, paraissant chercher, chercher encore – et, brusquement, fixant Clother, d’un ton de joyeuse humeur, il s’écria :
– Mais Dieu me damne, monsieur ! Comment se fait-il qu’on vous laisse ainsi à demi déshabillé ? Holà ! quelqu’un !…
Les traits de Léonor se détendirent, cette angoisse mortelle contre laquelle elle se raidissait se dissipa, elle eut un long soupir et balbutia :
– La morte a parlé !…
La réaction se fit alors, un nuage passa sur le front de Léonor, ses yeux s’emplirent de larmes, elle vacilla… elle s’affaissa… elle tomba… ce fut dans les bras de Clother qu’elle tomba.
– Léonor ! Léonor ! cria Clother éperdu de terreur.
Le roi se leva précipitamment… mais déjà Léonor revenait à elle et souriait. Un instant, ils se regardèrent… mais à ce moment Guitalens fit son entrée, tout effaré, en disant :
– Je crois que Sa Majesté a appelé…
– Oui, monsieur ! fit le roi d’un accent de colère qui ébahit et fit trembler le gouverneur. Comment a-t-on eu l’audace d’enlever son pourpoint à ce gentilhomme ? Et son épée ? Par la mort-Dieu ! Qu’avez-vous fait de son épée ?
– Sire !… balbutia l’infortuné Guitalens.
– Assez ! Hâtez-vous ! Que dans quelques instants ce gentilhomme reparaisse devant moi habillé et armé selon ses droits et privilèges ! Allez !…
Le gouverneur se précipita, saisit Clother par une main, du geste le plus prompt et le plus respectueux qu’il put trouver, et l’entraîna.
Lorsque Clother de Ponthus rentra dans l’appartement, l’épée au côté, vêtu comme un élégant seigneur de la cour, il vit le roi assis devant la cassette, continuant à lire, et, devant lui, Léonor immobile – et il put croire que rien ne s’était passé.
François Ier, longtemps encore, garda dans ses mains ces papiers à l’écriture jaunie, images à demi effacées d’un passé mort.
Au fond de la cassette, il restait un objet et une lettre encore.
Le roi eut un long soupir, et, se levant, prit cette dernière lettre qu’il tendit à Léonor en lui disant :
– Lisez, et dites-moi ce que je dois faire…
Puis il prit l’objet. C’était une miniature qui représentait une femme dans tout l’éclat de sa jeune et souriante beauté blonde, dans tout le resplendissement de son amour et de son bonheur.
Cette miniature, il la tendit à Clother de Ponthus.
– Monsieur, dit-il d’une voix étouffée, voici le portrait de la très noble dame Agnès de Sennecour, votre mère ! Prenez-le, gardez-le, il vous appartient. Je vous demande seulement, lorsque vous le regarderez, de vous souvenir que c’est moi qui vous l’ai remis.
Clother saisit d’une main tremblante le portrait de sa mère. Mais ce ne fut pas sur cette adorable miniature que ses yeux se portèrent d’abord, non, ce fut le roi qu’il fixa d’un étrange regard, tandis qu’il pâlissait, tandis que François Ier lui-même le considérait avec une avide attention, où il y avait de la joie et de la douleur, de la crainte et de l’orgueil.
Un instant, ils s’étreignirent du regard, et de leurs deux cœurs un cri jaillit… un cri qui s’arrêta sur leurs lèvres closes… un cri qui à jamais devait demeurer étouffé dans le secret de leurs consciences.
« Mon fils !… »
« Mon père !… »
Ce fut tout. Seulement François Ier détourna la tête et murmura :
– C’est votre mère. Nulle femme au monde n’est plus digne de votre amour et de votre vénération…
Clother alors abaissa les yeux sur ce portrait qu’il tenait dans ses deux mains, comme il eût tenu quelque fleur précieuse ou quelque inestimable joyau.
Voici ce que contenait la lettre que le roi venait de remettre à Léonor d’Ulloa :
Cher Sire,
Je vais mourir, et veux vous dire que je vous pardonne, tant je vous ai aimé. Hélas ! il y a peu de jours encore, je vous appelais François, et maintenant je dois vous appeler Sire. C’est un titre bien lourd. Sachez donc, mon cher Sire, que notre enfant est vivant et que je le confie à ce bon, à ce noble Philippe, dont le regard de tendresse et de dévouement me soutient encore. Si notre fils vit, cher François, s’il atteint l’âge d’homme, je désire qu’il ignore le nom de son père, et que toutes preuves de sa filiation soient détruites. Je le désire, François, parce que vous êtes roi. Je le désire, parce que je veux que mon fils soit heureux. Vous m’avez trompée, Sire, et j’en meurs. Mais je sais que vous n’avez point une âme méchante. Si un jour donc, vous apprenez que celui à qui j’ai donné le nom de Clother est votre fils, roi de France, pardonnez-lui, ne lui faites pas expier ce crime d’être fils de roi, d’être sans doute un remords vivant pour vous. Le noble Philippe de Ponthus pourvoira à la fortune de mon enfant. Si modeste qu’elle soit, je désire que vous n’y ajoutiez rien. Adieu, Sire ; adieu, François. Puissiez-vous entendre le dernier vœu de celle qui vous a aimé. En mourant, je prie Dieu qu’il vous donne la paix du cœur et qu’il vous tienne en sa sainte garde.
AGNÈS DE SENNECOUR.
François Ier regarda Léonor, qui achevait la lecture de cette lettre, et il la vit qui pleurait à chaudes larmes. Alors, lui aussi, il se mit à pleurer. Et il répéta :
– Que dois-je faire ?
– Obéir ! dit Léonor.
– Faites donc ! dit le roi François.
Alors Léonor, à son tour, d’une main agile, se mit à compulser les papiers de la cassette de Ponthus. Tous les parchemins de Philippe de Ponthus, tous les papiers qui établissaient les droits de Clother sur la seigneurie de Ponthus, elle les laissa dans la cassette. Tous les autres : lettres d’Agnès, lettres de François Ier, tout ce qui établissait la filiation naturelle de Clother, elle les mit de côté.
De ces papiers, elle fit une liasse.
Et elle se dirigea vers la cheminée, où il y avait un bon feu de bûcher.
Clother se plaça devant elle et doucement lui dit :
– Léonor, donnez-moi ces parchemins que la main de ma mère a touchés…
– Les voici, monseigneur.
Clother prit la liasse, imprima un long baiser sur ce pauvre tas de papiers, comme il eût baisé le front de la morte… et ce fut lui qui marcha à la cheminée.
Il s’agenouilla et, d’un geste de douceur infinie, déposa la liasse sur le brasier.
François Ier se découvrit…
La liasse flamba. Bientôt, il n’en resta plus que quelques feuilles de cendre qui, à leur tour, s’émiettèrent, disparurent, et ce fut fini.
Plus rien au monde ne pouvait témoigner que Clother de Ponthus fût le fils du roi de France.
Quand ce fut fini, Clother se releva.
Il se trouva alors devant Léonor, et, avec un gémissement, il ouvrit les bras. Léonor s’y jeta. Une minute François Ier, immobile, la tête nue, n’entendit que les sanglots et les soupirs de ces deux gracieux enfants qui s’étreignaient de toute la force de leur amour, mais qui, en cet instant, donnaient tout ce qu’il y avait de pur et de noble en leurs cœurs à la pauvre morte…
– Mes enfants ! balbutia François Ier. Mes chers enfants…
Clother se détacha de celle qu’il adorait et, souriant parmi ses larmes, fixa son père, en mettant un doigt sur ses lèvres :
– Sire, murmura-t-il, nous devons obéir à la morte… à ma mère !
François Ier se raidit. Il saisit Léonor par la main, l’entraîna dans l’embrasure d’une fenêtre, et lui dit :
– Je veux que votre mariage ait lieu avant un mois. Il se fera dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces… Si vous le permettez au roi de France, mon enfant, François assistera à la bénédiction qui vous sera donnée par l’archevêque de Paris…
– Sire ! Sire !…
– J’obéirai au vœu de ma bien-aimée Agnès. Mais Agnès ne m’a pas défendu de m’occuper de votre fortune, à vous…
– Sire ! balbutia Léonor.
– Silence, mon enfant. J’ai obéi, moi, le roi. Obéissez à votre tour. C’est donc moi qui ferai votre dot. Le jour de votre mariage, vous recevrez les lettres patentes qui élèveront en duché le domaine de Ponthus que je doterai des revenus et privilèges capables d’embellir votre existence et celle de votre époux. Soyez heureuse, ma chère fille. La morte a dit qu’elle me pardonne. Je croirai vraiment à ce pardon si vous et votre époux décidez de vivre dans votre hôtel d’Arronces et si vous permettez à François d’y venir parfois, près de vous, près d’Agnès de Sennecour.
Et le roi, brusquement, quitta Léonor pour s’avancer vers Clother de Ponthus :
– Monsieur, dit-il, n’avez-vous rien à demander au roi de France ?
– Oui, Sire, dit Clother, une grâce.
– Dites vite ! fit le roi avec un mouvement de joie.
– La grâce de Bel-Argent, dit Clother en souriant. Ce brave a été arrêté en même temps que moi et…
– Holà ! Holà ! interrompit François Ier en appelant.
– Sire, fit Guitalens, qui apparut tout effaré.
– Monsieur le gouverneur, vous avez dans vos cachots un certain Bel-Argent ?
– Oui, Majesté, un dangereux rebelle qui…
– De quel droit retenez-vous ce brave ? Allez, monsieur, allez le délivrer vous-même, de ce pas ; conduisez-le jusqu’à la porte de la forteresse et donnez-lui l’ordre de se rendre aussitôt à l’hôtel d’Arronces, où il retrouvera son maître…
Le lendemain de ce jour, Clother partit pour son castel de Ponthus avec Léonor d’Ulloa. Le roi avait, à regret, permis ce voyage, qui devait, aller et retour, durer en tout vingt jours. Il n’y consentit que contre l’engagement pris par Clother et Léonor de venir vivre au moins six mois par an à Paris, en l’hôtel d’Arronces. Le mariage devait être célébré au retour. Bel-Argent fit, naturellement, partie de ce pèlerinage.