I
 
UN APPEL MYSTÉRIEUX
{1}

Après la signature à Nice du traité de paix – de la trêve plutôt – entre François Ier et Charles-Quint, en 1538, une nouvelle parvint à l’empereur qui le jeta dans une grande fureur : la ville de Gand, dans les Flandres soumises à sa domination, venait de se révolter. Pour réprimer l’insurrection, une seule solution : frapper vite et fort, afin d’éviter que la révolte prît de l’ampleur dans tous les pays du Nord, asservis sous le joug espagnol.

C’est dans ces conjonctures difficiles pour l’empire que Charles-Quint dépêcha auprès de François Ier son ambassadeur secret, don Sanche d’Ulloa pour obtenir du roi de France l’autorisation de laisser passer les troupes espagnoles à travers le royaume. François Ier y consentit, espérant être payé de retour par l’adjonction à la couronne de France de la province du Milanais.

Il emploie à cette fin son conseiller, Amauri de Loraydan qui accompagne jusqu’à Angoulême le commandeur Ulloa.

Quand celui-ci, porteur de la bonne nouvelle, arriva à la frontière espagnole où l’attendait impatiemment Charles-Quint, il eut le pressentiment qu’un affreux malheur s’était abattu sur sa famille, laissée à Séville. Là vivaient ses deux filles qu’il adorait : Reyna-Christa et Léonor.

Pendant l’absence de leur père, les jeunes filles sortaient peu. Pourtant, l’une, Reyna-Christa – la cadette – n’avait su résister aux promesses et aux serments d’amour de don Juan Tenorio, gentilhomme espagnol qui, bien que marié avec dona Silvia, l’avait séduite. Folle de douleur en apprenant de la bouche même de dona Silvia, la félonie de son séducteur, Reyna-Christa préféra la mort à la honte et au déshonneur.

Léonor partit pour la France à la recherche de son père, poursuivie elle-même à son tour par don Juan Tenorio, ébloui par sa fascinante beauté. Mis en présence de don Sanche d’Ulloa, don Juan aura le front de lui demander la main de sa fille Léonor. Don Sanche d’Ulloa, pour venger cet affront et la mort de Reyna-Christa, se bat en duel contre le vil séducteur, qui le tue. L’empereur fiance Léonor – contre son gré – avec Amauri de Loraydan.

Heureusement, Léonor aura pour défenseur un chevaleresque gentilhomme français, Clother de Ponthus et son valet, dit Bel-Argent. Clother de Ponthus a toujours mis son épée au service des nobles causes. La cour du roi François Ier, avec ses scandales et ses amours dissolues, l’écœure. Amauri de Loraydan lui a voué une haine farouche.

 

Un matin, Clother de Ponthus, au moment où il allait quitter son logis, vit entrer dans sa chambre son valet Bel-Argent, qui lui dit :

– Monsieur, il y a là une espèce d’homme noir qui ne me dit rien qui vaille. Il vous a demandé à l’hôtellerie de la Devinière, et a su que vous êtes logé ici. Il prétend qu’il a pour vous un message, et veut vous voir.

– Fais-le entrer, dit Clother.

– Ne vaut-il pas mieux que je le jette par la fenêtre, ou que je lui fasse redescendre l’escalier la tête la première ou que je l’assomme d’un coup de poing entre les deux yeux ?

– Fais-le entrer.

– Seigneur de Ponthus, avez-vous donc oublié l’auberge de la Grâce de Dieu ? Rappelez-vous au moins, car c’est tout proche, que vous avez failli passer de vie à trépas dans la cage où le damné comte de Loraydan vous condamna à la faim, et qui pis est, à la soif ? Croyez-moi, ce soi-disant messager, avec sa face d’espion, bonne pour les fourches patibulaires, ne mérite nulle créance.

– Fais-le entrer.

– C’est bon, grommela Bel-Argent, j’y vais. Mais quand vous vous serez fait tuer, où diable pourrai-je trouver un maître tel que vous ?

Bel-Argent introduisit un homme de respectable apparence, tout vêtu de noir, qui s’inclina devant Clother, en un salut de bon style, et prononça :

– Ai-je l’honneur de parler à Clother, sire de Ponthus ?

– À lui-même.

– En ce cas, je suis Jacques Aubriot, intendant général de l’hôtel d’Arronces, et voici une dépêche que m’a chargé de vous remettre en propres mains haute et noble dame Léonor d’Ulloa, ma gracieuse maîtresse.

Clother devint très pâle, et son cœur, un instant, cessa de battre. Il saisit le pli qu’on lui tendait, le déplia, et il eut un éblouissement… la lettre de Léonor se composait d’un seul mot, et ce mot, c’était :

VENEZ…

Dans l’instant qui suivit, Clother, soudain, éprouva en coup d’éclair cette étrange impression que ce mot n’avait pas été écrit par Léonor d’Ulloa. Il en eut comme un déchirement, et se murmura :

« C’eût été trop beau ! »

Dans son voyage aux côtés de Léonor, Ponthus avait eu deux fois l’occasion de voir l’écriture de la jeune fille. Nous avons dit avec quelle précision Clother, par un effort de pensée presque maladif, parvenait à reconstituer Léonor dans son imagination. Léonor tout entière, avons-nous indiqué. Non seulement son portrait, mais sa voix, les détails de son costume, et tout ce qui la concernait. En cette minute, il avait sous les yeux la véritable écriture de Léonor, grande, large, maladroite, un peu écolière, avec des jambages qui disaient clairement le dédain de la noble Espagnole pour l’art de noircir du papier, mais qui, en leur structure tourmentée, proclamaient aussi des instincts de pure artiste.

Le mot « Venez » avait été tracé d’une écriture fine et ferme et droite, et parfaitement élégante, avec on ne savait quoi de très fier dans le graphisme.

« Ce n’est pas son écriture », s’affirma Clother.

Il se prit alors à étudier, avec une avide curiosité soudain éveillée, ce papier qu’il tenait à la main.

Et vraiment, l’apparence en était bizarre, inquiétante, créatrice d’étranges soupçons, en vérité.

Nous avons dit qu’il n’y avait qu’un mot d’écrit, nous voulions dire un seul mot de message, qui était : Venez.

Mais au-dessus de ce mot, un peu plus haut sur la page, on avait écrit : Clother de Ponthus.

C’était donc bien à Clother que s’adressait le mot Venez. Aucun doute n’était possible.

Ceci n’est rien. Ce qui donnait à ce papier cet aspect inquiétant et bizarre que nous disions, c’est que, plus haut, au-dessus de Clother de Ponthus, on avait tracé des commencements de lignes illisibles. Et ces commencements de lignes étaient formés eux-mêmes de commencements de caractères, de lettres inachevées, de signes maladroits, tourmentés, informes, parfaitement illisibles.

Clother de Ponthus, à la fin, eut un haussement d’épaules qui signifiait : « Je ne comprends pas ! »

Il considéra Bel-Argent, attentif. Il considéra le messager, qui lui parut se troubler un peu.

– Vous venez de l’hôtel d’Arronces ? demanda-t-il.

– En passant par l’auberge de la Devinière, oui, seigneur, répondit avec fermeté le messager.

– Vous êtes l’intendant de l’hôtel ?

– J’ai cet honneur.

– Et vous êtes envoyé par votre maîtresse ? C’est elle qui, pour moi, vous a remis ce message ?

– Elle-même, oui, sire de Ponthus, répondit le messager, mais cette fois après une visible hésitation.

La sombre et hautaine figure de Loraydan se dressa dans l’esprit de Clother.

Il demeura quelques secondes pensif, puis, d’un geste rapide portant la main à la garde de sa rapière :

– Épée de Ponthus, murmura-t-il, sois-moi fidèle. C’est bien, ajouta-t-il. À qui vous a envoyé, vous direz que je me rends à l’instant à l’invitation de cette lettre.

Le messager salua et se retira. Bel-Argent eut un mouvement pour s’élancer derrière lui. Mais Clother le retint d’un geste.

– Je vais m’absenter tout le jour, dit-il. Tu es libre d’aller où tu voudras.

C’était son mot de tous les matins. Mais cette fois Bel-Argent s’écria :

– Quoi ! Vous ne m’ordonnez pas de vous accompagner, armé d’une bonne dague ?

– Je t’ordonne de ne pas me suivre, dit froidement Clother.

Et il sortit, laissant Bel-Argent, qui haussait les épaules. Une demi-heure plus tard, l’ancien batteur d’estrade sortit à son tour. En ce jour, il devait lui arriver une aventure que nous raconterons. Disons seulement qu’ayant reçu l’ordre formel de ne pas suivre son maître, Bel-Argent se dirigea vers la Seine, décidé à passer sa journée le plus joyeusement qu’il pourrait.