XVI
LE GRAND PRÉVÔT REÇOIT LA VISITE DE BEL-ARGENT
La veille, Bel-Argent ayant reçu congé de son maître, se rencontra dans la rue avec Jacquemin Corentin qui, de son côté, avait journée libre. Ces deux compères devenus amis sans qu’ils s’en doutassent prirent ensemble le chemin de l’Âne-Marchand, où ils retrouvèrent l’homme à la cicatrice et l’homme qui n’avait pas froid aux yeux. Il y eut l’interminable partie de dés au cours de laquelle Jacquemin perdit jusqu’à sa dernière maille, en suite de quoi, vers six heures, ils eurent à nouveau faim et soif, si bien que, deux heures après que l’hôte eut fermé portes et fenêtres pour obéir au règlement du couvre-feu, ils roulèrent tout bonnement sous la table et s’endormirent sur le carreau d’aussi bon cœur que dans le meilleur lit.
Il faisait grand jour et il était environ dix heures du matin quand ils se réveillèrent et s’avouèrent mutuellement qu’ils avaient faim et soif.
Lurot-qui-n’avait-pas-froid-aux-yeux déclara que d’ailleurs, tant qu’il lui resterait une seule de ces médailles d’or, il aurait faim et soif, sentimentale déclaration qui fut gravement confirmée par Pancrace-à-la-cicatrice.
Jacquemin Corentin était tout honteux de se trouver en pareille compagnie et se bouchait les oreilles. Mais il se donnait pour excuse qu’après tout ces deux malandrins lui avaient sauvé la vie, et puis, il avait soif.
La ripaille recommença.
C’était un peu après midi, Jacquemin annonça qu’il était temps, pour lui, de rentrer à la Devinière, et il s’en alla, ruminant avec inquiétude, sur l’accueil que lui ferait don Juan.
Et c’était le moment où le comte de Loraydan sortait de la Devinière après la scène que nous avons relatée au précédent chapitre.
Bel-Argent, à son tour, se rappela vaguement, un peu plus tard, qu’il devait quitter Paris avec son maître ; il voulut s’en aller, mais Lurot et Pancrace affirmèrent solennellement qu’ils connaissaient dans la rue Saint-Antoine la taverne de l’Hydre où se buvait un hydromel délectable.
Le trio, donc, se tenant par le bras et occupant la largeur des chaussées avait gagné la rue Saint-Antoine. Il atteignit la taverne de l’Hydre. Il allait s’y engouffrer…
Et alors, Bel-Argent, d’une voix rapide :
– Entrez, mes braves compaings, et attendez-moi céans, je reviens dans peu de temps.
Lurot et Pancrace haussèrent les épaules, persuadés que Bel-Argent fuyait.
– C’est un ladre, dit l’un. Il a peur pour sa bourse.
– C’est un piètre buveur, dit l’autre. Il a peur pour son gosier.
Et ils entrèrent, tandis que Bel-Argent s’élançait.
Bel-Argent courait après un gentilhomme qu’il venait d’apercevoir.
Ce gentilhomme, c’était Amauri de Loraydan.
L’hôtel du grand prévôt Croixmart était situé au bout de la rue Saint-Antoine.
Presque en vis-à-vis de son grand portail se dressait une formidable silhouette de château fort : la Bastille Saint-Antoine, dont la sombre masse pesait de toute sa tristesse sur ce coin de Paris.
Loraydan pénétra dans l’hôtel Croixmart.
Sur ses talons, entra Bel-Argent.
Il entra !…
En son for intérieur, il se disait : « Je veux être tout à l’heure étripé si je commets là l’action la plus insensée. Moi chez le grand prévôt ! »
Il entra tout naturellement, comme si c’eût été chose convenue.
Si naturellement que les gardes de service au grand portail furent persuadés que Bel-Argent était le valet du comte de Loraydan.
Loraydan monta l’escalier monumental.
Bel-Argent monta, sur les pas de Loraydan.
Il était blême d’épouvante.
Il allait, comme en rêve, se précisant l’effroyable danger de la situation, et oubliant absolument qu’il n’avait qu’à descendre et s’en aller. Non, il ne redescendit pas…
Le comte entra dans une immense antichambre où l’on retrouvait les mêmes groupes, les mêmes masques, le même silence que dans l’escalier, – silence fait de murmures confondus.
Derrière Loraydan, Bel-Argent se glissa parmi ces groupes qui s’écartaient pour le laisser passer, l’enviaient peut-être… car, tout droit, Loraydan passa dans une deuxième antichambre et Bel-Argent passa !
Bel-Argent se vit dans une vaste pièce déserte, froide et nue, ornée seulement de quelques fauteuils.
Il vit le comte pousser une porte et disparaître.
Il s’approcha de cette porte, et là, un homme tout habillé de noir lui dit :
– Toi, maraud, tu attendras ici ton maître.
– Oui ! dit Bel-Argent. Mais s’il m’appelle ?
– Eh bien ! alors, tu ouvriras cette porte, et tu seras dans le cabinet de Mgr de Croixmart. En attendant, ne bouge pas d’ici.
Bel-Argent se colla contre la porte, effaré, terrifié par ces mots : le cabinet de Mgr de Croixmart !…
– Que diable fais-je ici ? murmura-t-il. C’est le vin qui m’a poussé !…
Un coup de sifflet, au loin, quelque part dans l’hôtel, retentit : l’homme qui venait de parler à Bel-Argent s’élança, ouvrit une porte latérale, disparut… quelques secondes plus tard, il rentrait dans l’antichambre. Quelques secondes à peine. Une dizaine de secondes pendant lesquelles Bel-Argent, avec une sorte d’effarement, se répéta :
« Mais que diable fais-je ici, moi !… C’est le vin, c’est le vin ! »
Et en même temps, d’un geste rapide, précis, d’une intense prudence et d’une folle hardiesse, un de ces gestes presque réflexes qu’on fait quand il est question de vie ou de mort, il avait, derrière lui, entrouvert la porte à laquelle il s’appuyait…
Des bruits de voix lui parvinrent…
Bel-Argent, de toutes ses oreilles, de tout son être, pourrait-on dire, écouta.
Cinq minutes s’écoulèrent, cinq minutes au bout desquelles Bel-Argent se détacha de la porte.
Il était pâle. Il tremblait.
Il s’avança vers l’homme noir et lui dit :
– Je suis inquiet pour le cheval de mon maître. Je vais voir aux écuries. C’est que le seigneur de Loraydan tient plus à cette rosse qu’à moi-même, diable !
– Il fait bien, ricana l’homme. Et tu es bien osé, toi, d’appeler rosse le cheval de M. le comte de Loraydan. Va, maraud, et tiens ta langue !
Bel-Argent courba la tête et s’en alla. Il retraversa l’antichambre toujours pleine de monde, il redescendit le grand escalier… bientôt il fut dehors, bientôt il arriva à la taverne de l’Hydre où il retrouva Lurot et Pancrace.
– À boire ! dit-il d’une voix rauque. Dieu me damne ! Je crois que je vais m’affaiblir !…
Loraydan, comme on a vu, était arrivé droit à M. de Croixmart sans billet d’audience, sans mot de passe, sans interrogatoire préliminaire des huissiers, bref, sans aucun de ces obstacles que devait franchir l’un après l’autre tout visiteur, fût-il prince, qui tentait d’approcher cette redoutable entité qu’était le grand prévôt…
C’est que depuis la scène du Louvre, Croixmart avait donné des ordres en ce qui concernait Loraydan. Croixmart considérait qu’en cette affaire, le comte représentait le roi.
Loraydan, donc, entra dans le cabinet, le visage empreint d’une joie terrible.
– Monsieur le grand prévôt, dit-il, je viens de vous annoncer…
– Que vous avez trouvé le gîte de sire de Ponthus, dit Croixmart.
– Oui, comment savez-vous ?
– À un autre, comte, je dirais que je suis renseigné, de façon à faire croire à l’infaillibilité de mon service d’espionnage. Mais vous êtes ici l’ambassadeur de Sa Majesté, et je ne veux pas vous tromper plus que je ne tromperais le roi ; c’est votre figure qui m’a informé.
– Ma figure ?
– Oui. Elle disait, elle criait, elle hurlait la nouvelle… Méfiez-vous de vos yeux, de votre front, de vos lèvres, de tout ce qui parle, comte. Le visage, c’est le traître. Domptez-le.
– Merci, dit Loraydan. Je ne prendrai pas le masque. Je suis de ces gens de qui l’incoercible loyauté ne peut se résigner à travestir les apparences. Et puis, à quoi bon, vraiment ? Je suis ce que je suis. N’en parlons plus. Pour en revenir à notre affaire, vous me voyez tout fier d’avoir réussi là où ont échoué tous vos limiers de prévôté.
– Le roi le saura, comte, car j’aime la justice ; dès ce soir, Sa Majesté sera informée de votre zèle. Et maintenant, sachez que je n’avais lancé aucun limier contre Clother de Ponthus.
– Ho ! Que signifie cela ?
Croixmart eut un livide sourire. Et il dit :
– Cela signifie que rien au monde, en une besogne de police, ne peut remplacer ces deux formidables limiers : ou l’amour ou la haine. L’un ou l’autre était en vous. Peut-être les deux. Pour découvrir Ponthus, je comptais sur vous, sur vous seul.
– Soit, dit Loraydan, pensif. La chose, en tout cas, m’a coûté fort cher.
– Combien ?
– Quarante mille livres.
– Joli denier, fit Croixmart, d’un accent de scepticisme qui, en tout autre moment, eût fait bondir Loraydan.
– Monsieur le grand prévôt, dit le comte en haussant les épaules, vous suspectez ce dire, mais ceci n’a que peu d’importance. J’en eusse donné cent mille livres.
– Je vous crois, dit gravement Croixmart.
Et, prenant une note rapide sur un papier :
– Ces quarante mille livres vous seront rendues, monsieur le comte. Et vous dites que le gîte de Ponthus ?…
– Est sis rue Saint-Denis, en face l’auberge de la Devinière, dans le logis d’une espèce nommée dame Dimanche. À vous, monsieur le grand prévôt ! Il faut que ce soir le sire de Ponthus ait pour ciel-de-lit les voûtes des souterrains du Temple. Il faut que dans une heure…
Et ce fut à ce moment que Bel-Argent cessa d’écouter. Dans une heure ! Ce mot le fouetta. Ce mot l’épouvanta. Car il s’était pris à aimer Clother depuis la bataille de l’hôtel d’Arronces où, lui, Bel-Argent, avait sauvé ce gentilhomme.
Bel-Argent, donc, ne voulut pas en entendre davantage. Il s’en alla… Et il eut tort.
– Dans une heure ? reprit Croixmart. Non vraiment. Pour cerner le logis de la rue Saint-Denis, nous attendrons que le soir nous accorde son ombre propice. Il est inutile d’effaroucher le populaire. Il est dangereux de lui donner en spectacle l’arrestation d’un gentilhomme.
– Mais si, d’ici ce soir…
– Dès ce moment, Ponthus est dans ma main ! coupa froidement le grand prévôt.
Et il frappa du marteau sur la table. Une petite porte s’ouvrit. Un homme parut, s’avança d’un pas rapide et oblique. On eût dit un crabe. Il était petit, maigre, sec, avec une figure insaisissable d’où jaillissait parfois l’éclair du regard. Il était laid et chauve.
– Joli-Frisé, dit Croixmart d’une voix changée, presque affable, as-tu un bon limier sous la main ?
– Monseigneur, il y a le Fossoyeur qui…
– Très bien. Rendez-vous tous deux à l’instant à l’auberge de la Devinière.
– Rue Saint-Denis. Connu.
– Vous trouverez, en face, le logis d’une certaine dame Dimanche. Là demeure un gentilhomme, Clother, sire de Ponthus. Vous le tiendrez en surveillance, en vue de son arrestation qui aura lieu ce soir.
– Le suivre partout où il ira, dit Joli-Frisé, de façon qu’au moment voulu l’un de nous deux vienne rendre compte à Monseigneur du lieu où l’on pourra capturer ce digne gentilhomme.
– Tu es un bon serviteur, Joli-Frisé. Pars sans perdre une minute.
– Cent pistoles à chacun de vous si le digne gentilhomme est pris ! gronda Loraydan.
Avec son allure de crabe rapide, Joli-Frisé disparut en esquissant une grimace de jubilation, pour les mille livres d’abord, et puis parce qu’il adorait ce genre d’expéditions.
Croixmart se leva et dit :
– Vous pouvez aller informer Sa Majesté que, ce soir, le sire de Ponthus sera au Temple. Rien ne pourra empêcher la capture : je serai là.
– Et moi ! dit Loraydan.
À la taverne de l’Hydre.
Bel-Argent achevait d’expliquer la situation à Lurot et Pancrace, et concluait :
– Voilà. Le sire de Ponthus est généreux. Vous serez largement payés. Y a-t-il dans ce Paris de malheur que je ne parviens pas à connaître, y a-t-il une niche, un trou-punais où ce brave chevalier se puisse cacher jusqu’à demain ?
L’homme à la cicatrice hocha la tête et dit :
– Il ne faut pas médire de Paris…
Et l’homme qui n’avait pas froid aux yeux :
– On y trouve de tout, à Paris. Il y a le Louvre, et il y a le Temple… qui diable irait chercher le roi dans son Louvre ? Et qui oserait pénétrer au Temple pour arrêter le maître geôlier ?
Ils étaient, à cause de l’hydromel, dans un état de nonchalance et de bonté et d’indulgence générale.
Bel-Argent le secoua ; d’un ton solennel, il affirma :
– Le coffre du sire de Ponthus, notre coffre, est plein d’or. Ainsi, pas de palabres, hâtez-vous.
– L’aventure m’est bonne comme une pinte d’hydromel, dit Pancrace. Arracher ce bon bougre, bien qu’il ne soit que gentilhomme, aux griffes grand-prévôtales, c’est une aubaine.
– Aubaine, bien qu’il ne soit pas truand, dit Lurot ; mais suraubaine, puisqu’il est cousu d’or. Il faut lui tirer cette épine, ajouta-t-il, sans qu’on pût savoir positivement s’il entendait par là qu’il fallait sauver Ponthus ou le dévaliser.
– Il faut le mettre en lieu sûr, grogna Bel-Argent.
– Il y a, insinua Lurot, Notre-Dame qui est lieu d’asile.
– Adieu ! gronda Bel-Argent, qui assena un coup de poing à la table et se leva.
– Rue de la Hache, se hâta d’assurer Pancrace, il y a le Porc-qui-pique.
– C’est ce que je voulais dire, dit Lurot. Voilà un lieu d’asile, oui. Il n’est trogne de sergent, hure de recors ni museau d’exempt qui s’y ose montrer. Et quant aux mouches, il les tue à cent pas. On dit qu’Alcyndore les occit rien qu’en les regardant.
– À la bonne heure, voilà l’affaire, dit Bel-Argent, en route, et vite.
Le trio empressé quitta aussitôt l’auberge de l’Hydre et gagna la rue Saint-Denis.