VII
QUI PROUVE QUE TOUT LE MONDE N’A PAS DE L’AMOUR LA MÊME CONCEPTION QUE DON JUAN
Léonor Ulloa ne posa aucune question à Clother de Ponthus lorsqu’il vint la rejoindre dans la salle d’honneur où elle s’activait devant une sorte de métier à tapisserie.
Elle soupira, et Clother, jetant un regard sur les doigts de Léonor, les trouva les plus adroits, les plus fins qu’il eût jamais vus.
En quelques mots saisissants, Léonor lui raconta la mort du commandeur et retraça la scène… la soudaine entrée de don Juan dans cette salle, la provocation, le rapide combat…
Ce récit sobre et ferme, dépouillé de toute plainte inutile et tel que pouvait le faire la fille impavide qu’était Léonor, ce récit lui prouvait avec quelle impudence, quel acharnement don Juan Tenorio poursuivait la sœur de Christa. Clother de Ponthus l’écouta avec attention. Et quand il fut terminé, simplement, comme si c’eût été chose toute naturelle :
– Entre Juan Tenorio et moi, il y a combat à outrance, dit-il, en employant à dessein un terme de chevalerie. L’un de nous deux doit rester dans la lice…
– Je ne crains pas Juan Tenorio. À dire vrai, je ne crois pas que le débat soit de lui à moi…
Clother la regardait, étonné.
– Oui, fit-elle, ceci vous surprend. Moi-même, je m’en étonne. Mais depuis Séville jusqu’ici, je n’ai jamais cru que le débat fût entre don Juan et moi…
– Entre qui donc ?
– Entre don Juan et Christa !…
Il tressaillit ; et il y eut un long silence pendant lequel, penchée sur son métier, plus vite, plus fébrilement, elle s’activa à son travail. Et elle reprit :
– Je n’ai pas peur de Juan Tenorio. Je connais Christa, oh ! je la connais bien ! C’est une noble fille. De Séville à Madrid, vous n’en trouverez pas une qui soit plus fière, et d’une âme plus forte. Il est impossible qu’elle ne fasse pas expier à Juan Tenorio l’affront qu’il osa lui faire…
– Mais… mais… balbutia Clother, ne m’avez-vous pas dit… que celle dont vous parlez…
– Oui, je vous l’ai dit : Christa est morte.
– Vous parlez d’elle… Ah ! madame… Vous parlez de la morte comme si elle était vivante !…
– Oui, seigneur de Ponthus. Et je ne saurais vous dire moi-même pourquoi je parle ainsi de ma chère Christa. Je me demande parfois si certaines pensées qui viennent soudain m’assaillir ne sont pas des pensées de folie… et pourtant… non : laissons cela. Quoi qu’il en soit, je vous jure que Tenorio ne me fait point peur : il a affaire à forte partie.
En proie à un indéfinissable malaise, Clother répéta :
– À forte partie !… Cette forte partie… est-ce vous ?
– Non, dit-elle, d’un accent de certitude. C’est Christa. Profondément ému de cette conviction, troublé jusqu’à l’âme :
– Eh quoi, madame ! Croyez-vous donc que du fond de sa tombe, Christa surveille Juan Tenorio ? Que dis-je ! Sondant les profondeurs de la mort et pénétrant en ces régions inconnaissables où évoluent les âmes des trépassés, avez-vous donc acquis la preuve que Christa, sortie de son tombeau, continue à rôder autour de don Juan, prête à vous défendre s’il le faut, en tout cas guettant le moment où elle pourra punir le parjure ?
– Je n’ai pas sondé ce que nous ne devons pas connaître, sire de Ponthus, et n’ai acquis aucune preuve touchant la volonté ou le pouvoir des morts. Je parle sous la dictée de mon cœur, voilà tout. Les saints nous soient en aide ! La Vierge protège ma Christa bien-aimée !
Ils se turent tous deux.
Et tous deux, à travers l’immense salle d’honneur sévère et froide, ils eurent le même vague regard inquisiteur et craintif.
Et le même frisson les agita tous deux.
Le mystère planait…
D’un commun effort, ils s’arrachèrent au vertige. Pendant quelques instants, avec une sorte de hâte, ils parlèrent de choses indifférentes, ou du moins, qu’ils croyaient indifférentes.
– Sire de Ponthus, si vous voulez, ne parlons plus de Juan Tenorio.
– Je vous obéirai, madame. Mais tant que don Juan pourra se retrouver sur votre chemin, je suis son ennemi à outrance. Quoi que vous en pensiez, ajouta-t-il, j’ai le pressentiment que j’aurai à le combattre pour rendre libres devant vous les voies que vous aurez choisies…
– Je ne le crains pas, dit-elle, avec fermeté. Je n’en puis dire autant d’un autre…
– Un autre ? murmura Clother, le cœur soudain serré.
– Un autre ! Moins redoutable par lui-même que Juan Tenorio, parce que je le crois incapable des mêmes violences, de la même mauvaise foi, de la même impudence. Selon les apparences, il est bon gentilhomme. De don Juan, il n’a ni la sauvage hardiesse, ni la même force de mensonge. Depuis la mort de mon père, il vient ici chaque jour pendant quelques minutes, et à chacune de ses visites, j’ai dû apprécier son parfait respect et sa haute courtoisie ; il a mis son épée à ma dévotion contre Tenorio pour venger la mort du commandeur ; il m’assure qu’il est tout prêt à m’obéir, même si ma décision va à l’encontre de celle de mon père et de celle de l’empereur… c’est mon fiancé, seigneur de Ponthus, c’est celui que don Sanche d’Ulloa m’a destiné pour époux ; c’est celui que je dois épouser non seulement de par la volonté de l’empereur appuyée par le commandement du roi de France, mais encore et par ordre du mort, la volonté sacrée de mon père !
Clother de Ponthus écoutait… et il lui semblait que son rêve de bonheur s’écroulait. Tout bas, dans un souffle, il murmura :
– Vous redoutez cet homme… pourquoi ?
– Je vous l’ai dit : parce qu’il représente la volonté de mon père. Ah ! je vous l’assure, l’ordre de l’empereur compterait peu pour moi… mais l’ordre de mon père… mort sous mes yeux !… Vivant, j’eusse tâché de le convaincre. Mort… que puis-je ? dites, seigneur de Ponthus, que puis-je contre le commandeur Ulloa ?
Et Clother, écrasé de stupeur et d’effroi, le cœur broyé par la plus effroyable angoisse, Clother, ô Clother, fils du noble Philippe de Ponthus, combien gracieux et joli fut votre geste quand, refoulant vos larmes, et brisant d’un mot votre jeune vie pour obéir à l’honneur, vous répondîtes :
– C’est vrai. Vous ne pouvez rien ; puisque votre père a commandé, vous devez obéir !
Presque aussitôt, il ajouta :
– Si un homme au monde était digne de vous, cet homme le plus digne… le seul qui pût vous mériter, votre père l’a connu, apprécié et choisi.
– Je ne puis rien ?… je puis du moins mourir le jour même où, pour obéir au vœu de mon père mort, j’accepterai de porter le nom de ce gentilhomme.
Il y eut entre eux un grand silence… on ne sait quoi de solennel, comme si chacun d’eux eût compris que d’irrévocables paroles venaient d’être dites et eût pris à témoin les puissances du ciel qu’à jamais il venait d’engager sa foi… tous deux étaient de ceux qui se donnent une fois… une seule fois en leur vie… une fois… et c’est tout !
Seulement, au bout de quelques instants, Clother, doucement, demanda :
– Puis-je, sans vous offenser, vous demander le nom de ce gentilhomme que le commandeur Ulloa jugea seul digne de vous ?
Et elle répondit :
– Amauri, comte de Loraydan.
À l’instant Clother de Ponthus fut debout.
Il lui sembla qu’il chancelait sous le coup d’une joie trop puissante.
Une joie ? Quelle joie ?…
La joie d’apprendre le nom du loyal gentilhomme choisi par le commandeur Ulloa, comme seul digne d’épouser Léonor ! La joie de savoir, tout à coup, que Sanche d’Ulloa s’était trompé ! que Léonor pouvait, devait même désobéir au vœu du mort, puisque ce loyal gentilhomme s’appelait Amauri de Loraydan !
Du même geste gracieux et spontané, qu’avait eu Léonor, à son tour, il saisit sa main, et doucement, l’entraîna, la conduisit jusqu’à la chapelle, et s’arrêtant devant le sarcophage :
– Cher seigneur, dit-il, le jour où vous m’avez ramassé mourant dans une maison écartée, sur la grande route qu’infestent les estafiers, je venais d’être assailli par deux hommes dont l’un est mort, mais dont l’autre est vivant et peut témoigner que je dis ici l’exacte vérité. Or, monseigneur, ces deux truands étaient à gages, et s’ils tentèrent de me meurtrir, c’est qu’ils avaient été payés pour cela ! Payés par un gentilhomme, qui avait eu peur de m’attaquer au grand jour, peur de mesurer son épée avec la mienne ! Ce gentilhomme félon à qui, du temps de mon père, on eût arraché ses éperons de chevalier, à qui, ensuite, pour une aussi vile action, on eût coupé ras la chevelure, cet homme, seigneur Ulloa, s’appelle Amauri de Loraydan, et pour foi de ce que j’avance, je le défie à toutes armes et l’appelle au jugement de Dieu jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Léonor frissonna.
Sur la rigide statue du commandeur, elle fixa un étrange regard, et, malgré elle, comme emportée par le flot des sentiments déchaînés dans son esprit, elle prononça :
– Ô mon père, avez-vous entendu la terrible accusation que porte Clother, sire de Ponthus, contre Amauri, comte de Loraydan ?…
Mais déjà, Clother poursuivait :
– Sous le faux prétexte d’une loyale explication, j’ai été attiré en un hôtel sis à Paris, dans le chemin de la Corderie par un gentilhomme que, devant tous, devant vous-même, seigneur Ulloa, j’avais insulté. Une fois dans l’hôtel, par surprise et traîtrise, j’ai été enfermé en une chambre close, par ce même gentilhomme qui m’a condamné à mourir par la faim et la soif parce qu’il avait peur de choquer son fer contre le mien, peur d’un combat au soleil. Et cet homme à qui, pour un tel acte, on eût, au temps des chevaliers, arraché son épée pour la faire briser sur un échafaud par la main du bourreau, cet homme, monseigneur, c’est encore Amauri, comte de Loraydan. C’est moi, Clother de Ponthus, qui l’accuse de cette félonie, et me déclare prêt à soutenir mon accusation contre tout venant, par telles armes que choisira le contradicteur…
Et se tournant vers Léonor, d’une voix émue, comme s’il eût attendu le jugement qui allait décider de sa vie ou de sa mort :
– Ce n’est pas seulement devant votre noble père que je porte ces accusations, c’est encore, c’est surtout devant vous. Et puisse la statue du commandeur se dresser à l’instant pour m’infliger un démenti si j’ai, en quoi que ce soit, faussé la vérité.
– C’est bien, seigneur de Ponthus. Je tiens vos accusations pour justes et valables, et je vous offre mes actions de grâces pour m’avoir évité l’infamie de porter, ne fût-ce qu’un jour, un nom déshonoré.
Si les morts peuvent entendre et comprendre, le commandeur Ulloa couché sur les dalles de la chapelle dut ratifier les paroles de sa fille… Mais si les morts entendent ce que disent les vivants, une morte dormait aussi dans cette chapelle, qui dut sourire dans sa tombe comme savent sourire les mères quand l’aube du bonheur se lève sur le cœur de l’enfant bien-aimé.
Est-ce que vous aviez entendu, Sanche d’Ulloa ?
Est-ce que vous aviez entendu, Agnès de Sennecour ?…
Il ne fut rien convenu entre Clother de Ponthus et Léonor d’Ulloa. Mais tout avait été convenu, du fait de leurs attitudes. Ils n’avaient pas échangé un mot d’amour : toutes leurs paroles avaient été un chant d’amour. Ils ne s’étaient rien promis : mieux que par les solennels serments, ils avaient engagé leur foi… on les eût bien étonnés l’un et l’autre en leur disant que ce jour, ils avaient célébré leurs fiançailles, mais chacun d’eux portait en son cœur la certitude qu’il s’était à jamais donné.
Après cette rapide scène de la chapelle que nous avons retracée à grands traits – bien imparfaits, nous le craignons – Clother de Ponthus sortit de l’hôtel d’Arronces, et, à grands pas, sans avoir d’ailleurs aucun motif de tant se hâter, reprit le chemin de la rue Saint-Denis. Il ne se disait pas qu’un souffle d’allégresse le portait, et qu’il marchait comme ces héros de la Grèce qui escaladaient l’Olympe pour voir comment on vivait chez les dieux, il ne se disait pas qu’il montait au bonheur et que, pour la première fois, il donnait un sens à la vie, il ne se disait pas que jamais il n’avait vu sur sa tête un ciel aussi radieux, et autour de lui, des visages aussi heureux, aussi bienveillants aux passants qu’il croisait, non, il se disait tout simplement qu’il se sentait un appétit d’enfer… et s’il marchait aussi vite, c’est qu’il lui semblait que la Devinière était bien loin, et qu’il eût voulu déjà être assis à table…
Le fait est qu’il avait grand-faim…
Ah ! il avait faim à manger comme deux, et soif à boire comme quatre.
Clother de Ponthus entra à la Devinière, et, dans le bruit joyeux des gobelets choqués, des rires, des interpellations bruyantes, dans ce vivant décor des tables étincelantes, chargées de venaisons fumantes, encadrées de visages enluminés, attaqua bravement les plats que lui présentait Mme Grégoire…
Il est certain toutefois que son esprit suivait une piste nettement tracée, car nous le retrouvons chez lui, vers le soir, assis près de la fenêtre, pestant contre Bel-Argent qui ne se montrait pas et dont il était obligé de faire la besogne. (Il ne se souvenait plus qu’il lui avait donné liberté pour toute la journée, et nos lecteurs savent le bel usage que fit de cette liberté ledit Bel-Argent.) Cette besogne consistait pour le moment à fourbir une dague.
C’était un fort beau brin d’acier solide, acéré – une arme terrible.
Clother venait d’en aiguiser la pointe sur un cuir saupoudré de grès en poussière, et maintenant il la polissait au moyen d’une peau plus douce, légèrement humectée d’huile.
Quand il en eut fini avec la dague, à son entière satisfaction, il saisit son épée, qui reposait en travers du lit, et recommença sur elle la même opération. Puis, satisfait de ce nouveau travail, il la plia, l’essaya, en fouetta l’air, s’assura que la poignée lui était bien en main, et finalement la remit en place, en murmurant :
– Épée de Ponthus, sois-moi fidèle ! C’est à moi, maintenant, de défendre Léonor !
Et avec une sorte d’enivrant orgueil :
– À moi seul !
Et, pour la centième fois depuis qu’il était rentré chez lui, il jeta les yeux sur un papier qu’il avait étalé sur sa table. Parmi les embryons de lettres et autres signes bizarres comme peut en tracer un enfant, ces mots, au haut de la page, avaient été écrits par une main maladroite ou hésitante : Clother de Ponthus.
Et beaucoup plus bas, ce seul mot : Venez.
C’était le message que le matin même de ce jour lui avait apporté l’intendant de l’hôtel d’Arronces.
Près de ce papier, tout ouvert également sur la table, il y en avait un autre qu’il se mit à relire.
Et c’était la double relation de dona Silvia et de Jacques Aubriot.
– Il est évident, murmura Clother, quand il eut terminé, que l’épouse de Juan Tenorio a eu une sorte d’hallucination. Elle a pu écrire le message se trouvant en cet état d’étrange sommeil qui, dit-on, permet aux somnambules d’accomplir tous les actes de la vie sans qu’intervienne leur volonté. Quant à l’intendant, le hasard l’aura conduit devant la Maison-Blanche, au moment où cette noble dame cherchait un messager. Quoi qu’il en soit, béni sois-tu, message mystérieux, qui m’as attiré à l’hôtel d’Arronces, et m’a fait connaître le bonheur de vivre !
Puis, peu à peu, venant à repasser sa vie comme on fait dans les heures difficiles où il semble qu’on éprouve le besoin de souffler et de mettre de l’ordre dans la pensée, il en vint à songer à son voyage au castel de Ponthus, à la lettre qu’il avait trouvée dans la poignée de l’épée, et il se dit :
« Le secret de Ponthus est maintenant gardé par la statue du commandeur. Mais je me suis juré de parvenir jusqu’à la cassette de fer. C’est mon droit, c’est mon devoir. Quoi ! Puis-je donc entreprendre quoi que ce soit, et même la défense de Léonor, avant de connaître ma mère, de lire peut-être quelque recommandation suprême qu’elle m’aura faite à la minute de sa mort ?… Je dois fouiller sous le sarcophage de la chapelle. Il le faut. Dès demain… Oh ! pourquoi dès demain ? Pourquoi pas dès cette nuit ?… Pourquoi pas tout de suite ?… »
Le temps avait glissé, léger et rapide comme ces eaux vives qui courent sans bruit, saluées au passage par des roseaux qui se penchent sur elles.
Clother entendit sonner onze heures.
Le bronze, dans le vaste silence de la nuit, retentit à son oreille comme une voix qui appelle… Il se décida brusquement.
– Allons ! dit-il.