XIV
 
JARNICOTON DE JARNIDIEU DE JARNIDIABLE

Il sortit tout empressé. Près de l’entrée de l’hôtel, il aperçut Jacques Aubriot entouré de serviteurs et servantes. Ce groupe immobile mais non silencieux braquait des yeux menaçants sur la petite porte de la chapelle. À la vue de don Juan, le silence se fit soudainement ; par contre, l’immobilité se changea en un vif et désordonné mouvement de retraite à l’intérieur de l’hôtel.

– Que diable as-tu fait à ces gens ? fit don Juan. Pourquoi ont-ils peur de toi ?

– Ma foi, monsieur, dit Corentin, c’est ici le domaine de la peur. Qui sait ? Ils ont peut-être vu… ce que nous venons de voir.

Juan Tenorio haussa les épaules.

Quand il eut franchi la grille du parc, il jeta un regard vers l’emplacement où, tout d’abord, Loraydan avait disposé ses hommes sur le chemin de la Corderie, et il eut un sourire de contentement : la litière était là. Il fit signe à l’homme qui la gardait. La litière s’approcha. Don Juan jeta un coup d’œil à l’intérieur et tout aussitôt, avec satisfaction, constata que le fameux sac ne s’était pas évaporé.

– Jacquemin, fit-il, prends ce sac. Et toi, l’ami, tu peux t’en aller, dit-il à l’homme de la litière.

Et il se mit en route, vif, léger, l’œil aux aguets, frais et dispos, comme s’il eût passé la nuit la plus tranquille, comme s’il n’eût pas perdu Léonor. Et au fond de son cœur, il y avait comme une sourde douleur. Mais il s’en accommodait, comme le malade finit par vivre avec son mal après avoir signé avec lui une sorte d’armistice.

Il passa devant la Maison-Blanche…

Derrière les vitraux de l’unique fenêtre dont les volets n’étaient point fermés, il y avait une femme, belle et jeune, mais le visage ravagé par une de ces douleurs avec lesquelles il n’y a pas de composition possible…

Dona Silvia, lorsqu’elle vit passer don Juan, n’eut pas un soupir, mais un léger frisson l’agita. Et quand il eut disparu, avec son indestructible amour, avec sa foi rigide, elle murmura :

– Seigneur ! Dieu de miséricorde ! Quand me ramènerez-vous à vous ? Faites, Seigneur, faites que je meure aujourd’hui… ou alors, si vous avez décrété que je dois vivre, donnez-moi la force de sauver son âme…

Sauver l’âme de don Juan !

Allègre et pimpant, don Juan arrivait à la Devinière, et montait à sa chambre.

– Dépose là ce sac, dit-il à Corentin.

– Il est lourd, monsieur.

– Quatre mille pistoles.

La figure de Jacquemin s’assombrit. L’algarade de la nuit prit soudain dans son imagination certain aspect étrange, et des soupçons s’élevèrent dans son esprit.

« Quoi ! songea-t-il, serait-il possible que le fils de don Luis en soit venu à pénétrer à main armée dans les logis isolés pour s’enrichir ? »

– Corentin, dit don Juan, prends mille de ces pistoles et enferme-les dans un sac plus petit. Puis, tu mettras les trois mille restantes dans ce coffre que tu refermeras soigneusement. Puis, avec les mille que tu vas prendre et moyennant lesquelles je veux payer une dette, tu viendras me rejoindre en la grande salle où je vais dîner, car tu m’as dit que tu avais grand-faim.

– Alors, monsieur, c’est moi qui ai faim et c’est vous qui… bon ! il est parti sans m’entendre. J’enrage de faim, et de soif aussi, mais c’est don Juan qui se met à table…

Il se procura dans l’auberge un petit sac et, mélancolique, entreprit l’opération que son maître lui avait commandée.

– C’est bien cela, réfléchit-il en voyant ruisseler les pièces d’or. La vérité échappe parfois à ce fieffé menteur, le plus menteur que la terre ait porté… Il aura été harcelé par quelque créancier intraitable, et, ne sachant où trouver les mille pistoles réclamées, il aura organisé l’attaque de cette nuit. Pendant qu’il y était, dix mille livres lui paraissant maigre chère, il en a pris quarante. Ah ! si j’osais… je jetterais tout cela par la fenêtre… Et qui m’en empêche ?… Mais non, pour cette besogne il y a bien assez de don Juan.

Tout en pestant ainsi, Jacquemin comptait scrupuleusement les pièces d’or ; une à une… Bel-Argent en eût prestement subtilisé une bonne vingtaine.

Ayant achevé son travail, Corentin, porteur du sac, descendit à la grande salle, où il trouva don Juan qui dépêchait une tranche de venaison.

– Te voilà ? Tu as le sac ? Bon. Suis-moi… Qu’as-tu à sourire d’une oreille à l’autre, bélître, et à rouler des yeux attendris ?

– Ho ! murmura Corentin, que fait le seigneur don Juan !… Quoi ! Il entre ? Oui, ma foi ! Il entre !… Seigneur, que va-t-il advenir ?

Don Juan se retourna.

– Viendras-tu ? Faudra-t-il aller te prendre par les oreilles ?

– Me voici ! gémit Corentin.

Et il suivit, il entra, lui aussi, il entra, comme de juste, il entra chez dame Jérôme Dimanche qui, à la vue de don Juan, demeura pétrifiée de stupeur, tandis que Denise jetait à celui qu’elle avait épousé de si bon cœur un regard de colère et d’indignation.

« Qu’il y vienne, songea la jeune fille, qu’il vienne encore ici fleureter, il sera bien reçu ! »

Dame Jérôme Dimanche sortit soudain de cet état de suffocation où l’avait mise la vue de don Juan. Résolument, elle plaça ses deux poings sur ses hanches et se planta devant sa fille comme pour la protéger. Don Juan la salua fort gracieusement et commença :

– Dame Dimanche, il y a eu entre nous quelques malentendus qu’il faut dissiper. Je suis homme d’honneur, vous le savez. Je veux donc à l’instant vous prouver que ce noir nuage de tempête doit se changer eu une de ces jolies nuées blanches que l’aurore vient dorer et qui, tel un beau cygne, vole paisiblement dans l’azur du ciel.

Dame Dimanche aspira un grand coup d’air, et dit :

– Que venez-vous faire céans ?

Don Juan prit dans les bras de Corentin le sac aux mille pistoles et le posa sur une table près de laquelle il se tint.

– Dehors ! gronda dame Dimanche. Hors d’ici, avec vos nuages et vos cygnes ! Dehors ! ou je crie au truand et au feu ! J’appelle le guet ! J’ameute le quartier !

– Dame Dimanche, vous ne savez pas…

– Je ne veux pas savoir !

Don Juan tira son poignard. Denise pâlit. Dame Dimanche poussa un cri perçant.

– Ma fille, nous sommes mortes !…

Don Juan leva son bras armé, tandis que Denise tombait à genoux et que la veuve commençait sa prière d’agonisante… il leva donc son poignard et, d’un coup vigoureux, éventra le sac aux pistoles.

Le geste fut imprévu, irrésistible.

Dame Dimanche, en un instant, sentit tomber sa colère et demeura éblouie.

Les pièces d’or roulèrent, s’écroulèrent en un joyeux fracas aux yeux de Denise émerveillée et de dame Dimanche suffoquée.

– Qu’est-ce là ? murmura-t-elle.

– La dot ! vociféra don Juan exaspéré. La dot ! La dot de Denise !…

– La dot ?

– Mille pistoles ! Dix mille livres ! Dix mille !

– Ho ! fit dame Dimanche. Que ne le disiez-vous plus tôt, mon digne seigneur ?

– Eh ! par l’enfer de Satan, vous ne m’avez pas laissé placer un mot. Sans quoi, vous sauriez que mon intention fut des plus louables. Le mari de Denise vous le dira lui-même.

– Le mari ? balbutia dame Dimanche, dont la tête s’égarait.

– Le mari ? répéta Denise avec curiosité.

– Quel mari ? Quel mari ? reprit la veuve. Il n’y a pas de mari !

– Il y a une dot, fit don Juan. Donc il y a un mari.

Ce raisonnement pétrifia la veuve et parut irréfutable à Denise. Dame Dimanche était d’ailleurs subjuguée par la vue des jolies pièces qui jonchaient le carreau devenu une prairie où il n’y avait qu’à se baisser pour cueillir des boutons d’or, fleurs de printemps, apaisantes fleurettes.

– Voici la dot ! dit don Juan, qui montra les pistoles – et voici le mari, ajouta-t-il, en désignant Jacquemin Corentin.

« Ah ! ah ! se dit Corentin, dégrisé. Je comprends, maintenant ! »

– C’est là le mari de la dot ? fit dame Dimanche, sans trop savoir ce qu’elle disait.

– C’est Jacquemin Corentin, dit timidement Denise.

– Je n’y comprends rien, se disait la veuve, mais la dot est là, solide et fort propre, c’est l’essentiel. Dix mille livres ! La tripière va en faire une maladie.

« La bataille de cette nuit, pensa don Juan, la bataille de l’hôtel d’Arronces à coups de dague et d’épée ne fut qu’un jeu d’enfant auprès de la bataille que je viens de soutenir et gagner à coups de mensonges. Don Juan, je t’admire… »

Et il s’essuya le front.

– Allons, Jacquemin, reprit-il, embrasse ta femme.

– Halte ! dit dame Dimanche. Le mariage fut fait en bonne et due forme, je le veux bien. Et c’est l’habitude parmi les nobles d’Espagne de procéder ainsi que vous fîtes, j’y consens, d’autant que la dot est telle que les voisines en auront la jaunisse, bien sûr. Mais nous ne sommes pas de noblesse, et nous sommes ici rue Saint-Denis…

– Vrai cœur du beau pays de France, dit Corentin.

– C’est pourquoi, continua la veuve, je prétends que les épousailles soient recommencées, et ce, par le mari lui-même présent de sa propre personne et non de la vôtre, si honorable qu’elle soit. Jusque-là, le bon drille n’embrassera pas ma fille. Il aura permission de venir deux fois la semaine dire un petit mot d’amitié à Denise.

– J’y consens, dit don Juan.

– Deux précautions valent mieux qu’une. Ma fille n’en mourra pas pour être doublement mariée.

« Ho ! songea Corentin, voilà un cas de bigamie auquel les juges n’ont pas pensé ! »

– Nous conviendrons donc du jour, acheva dame Dimanche, et retournerons à Saint-Merri une fois encore.

– Et cette fois sera la bonne, assura Jacquemin.

– Eh bien ! Corentin, reprit don Juan, puisque tu en as permission, dis un petit mot d’amitié à ta femme.

Jacquemin pâlit un peu, et ses yeux se troublèrent. Il loucha un moment vers la porte comme s’il eût quelque envie de décamper. Mais se résignant soudain au courage, il s’avança vers la jeune fille, lui prit la main, et dit :

– Denise, je ne sais si vous m’aimerez un jour, car les miroirs ne m’ont jamais renvoyé qu’une image peu propre à mériter l’amour des filles. Ce que je puis vous assurer, c’est que mon cœur, pour si humble qu’il soit, est tout plein de vous. S’il ne faut que mourir pour assurer votre bonheur, je mourrai bien volontiers. Quand vous m’aurez fait cet honneur et cette joie de devenir ma femme, je vous promets de m’employer de mon mieux à ne jamais vous faire regretter de m’avoir accepté de préférence à d’autres, sans aucun doute plus dignes de vous offrir leur vie avec leur nom…

Voilà ce que dit Jacquemin Corentin. Et ces paroles modestes mais si franches et si fermes aussi, ce fut d’un accent de vraie sensibilité qu’il les prononça, si bien que dame Dimanche s’essuya les yeux du coin de son tablier, et s’écria :

– C’est ma foi, fort bien dit. Et c’est bien plus beau que les étoiles ; les perles et les châteaux en Espagne, soit dit sans vouloir faire tort à ce vénérable seigneur.

Quant à Denise, c’était une fille de grand sens et de fort bon cœur.

Tout simplement, elle fut émue.

Elle tendit la joue et, baissant les yeux :

– Puisque nous sommes mariés et que nous devons même nous remarier, vous pouvez bien m’embrasser ; il n’y a pas de mal à ça…

Et Corentin, cette fois, fut terrifié.

– Seigneur, je suis perdu ! s’écria-t-il en son for intérieur. Ah ! mon nez ! Maudit nez ! Que n’ai-je écouté don Tenorio qui voulait m’en couper la moitié !

Pourtant, il fallut s’exécuter.

Il courba donc sa longue échine flexible, ferma les yeux, invoqua les saints, et, avec la soudaine résolution qu’inspirent les grands désespoirs, embrassa la petite Denise. Oui, il l’embrassa sur les deux joues !…