Le sire de Ponthus entrevit dans les ténèbres une triple rangée de choses luisantes, piques ou hallebardes. Il fut tout de suite certain que ces gens armés étaient là pour lui. Mais il s’affirma qu’il s’agissait tout simplement d’une ronde au repos. Et une sueur froide pointait à son front. Il murmura :
– Je n’ai pas le droit de me laisser arrêter ! Léonor, à onze heures, je serai près de vous !
Il rebroussa chemin, repassa devant le Porc-qui-Pique dont porte et volets clos ne laissaient filtrer aucun rai de lumière. Sans hâte, il gagna l’autre extrémité de la rue, et là, encore, il entendit le même ordre rudement assené :
– On ne passe pas !
Une rage froide et terrible se déchaîna en lui. Mais l’instinct lui imposa silence. Il eût dit un mot que, reconnu peut-être à la voix par Loraydan, il eût été saisi à l’instant.
Clother se tut et retourna sur ses pas. Il se disait :
« Soit. La rue est cernée. Mais qui prouve que c’est moi qu’on cherche ? Selon toute vraisemblance et toute certitude même, le grand prévôt ignore où je suis. S’il le savait, pourquoi ne serait-on pas venu dans la journée ? Allons. C’est un contretemps. Je vais laisser passer l’orage. Quand ces gens auront accompli leur besogne, je partirai. J’arriverai à temps, sans aucun doute. »
Il était désespéré.
Il savait que c’était lui et non un autre qu’on venait chercher. Il savait qu’il allait être arrêté. Dans une crise de douleur qui lui broyait le cœur, il se criait :
« Elle est perdue ! Elle est perdue ! »
Car toute la question, toute la catastrophe était là : lui pris ou tué, Léonor était perdue. Avec l’effrayante rapidité que l’imagination des sensitifs acquiert à chaque tournant un peu brusque du chemin de la vie, il la vit au pouvoir de Loraydan. Il la vit se débattre contre Juan Tenorio comme dans le parc de l’hôtel d’Arronces. Il vit ses larmes. Il entendit qu’elle l’appelait à son secours. Cette horrible minute fut une agonie de désespoir auquel se mêla la poignante jalousie de son amour. La vision fut si abominable qu’il se mordit le poing, et une imprécation gronda dans sa poitrine. L’éclair de la folie traversa sa tête en feu, et d’une voix furieuse, d’une voix de dément, dans la nuit, il hurla :
– Loraydan ! Loraydan ! Loraydan !
– J’y suis ! répondit une voix lointaine, empreinte d’une joie féroce. J’y suis, Ponthus ! Un peu de patience, je viens, je viens !…
Chose assez bizarre : Clother n’entendit pas cette voix – pas plus qu’il ne s’était entendu lui-même appeler Loraydan. Il se disait :
« Mais qui, qui donc a pu me trahir ? Bel-Argent ? Peut-être. Ces deux-là ? Peut-être. Chimères ! Vaines chimères ! Qu’importe qui m’a trahi ! Je me suis trahi moi-même, voilà ! Gardez-vous ! Oh ! gardez-vous des puissances de malheur qui sont aux mains de Loraydan ! Je ne me suis pas gardé. Je n’ai pas été assez convaincu que ma vie et ma liberté appartiennent à Léonor. Je n’ai pas assez aimé. Le misérable en tout cela, c’est moi ! »
Ayant frappé, il rentra dans la salle de la taverne, dont la porte aussitôt fut refermée et verrouillée.
Alcyndore vint à lui :
– Que vous arrive-t-il ? Vous portez le masque de la mort…
– La rue est cernée par des gens du grand prévôt, dit Ponthus, machinalement.
Alcyndore se tourna vers Lurot et Pancrace endormis ; elle les examina.
– Non, fit-elle, ce ne sont pas ceux-là. Et puis, peu importe au fond.
Elle songeait. Elle étudiait Ponthus immobile et comme frappé d’horreur, tantôt pareil à un spectre, tantôt le visage pourpre, selon la vision qui passait sur l’écran.
– Vous n’êtes pas homme à redouter le cachot, la torture ou la mort, dit-elle lentement. Et je vous vois désespéré. Il y a un amour sous votre désespoir.
– Oui ! dit Clother dans un souffle, avec cet immense soulagement de pouvoir dire à un être quelconque ce oui en quoi se condensait toute sa vie.
Et, regardant autour de lui comme s’il eût cherché sa voie :
– Si j’avais la fortune du roi, je la donnerais pour ne mourir que demain…
– Vous pensez que c’est vous qu’on vient arrêter ? demanda Alcyndore.
– J’en suis sûr !
– Que puis-je pour vous ?
Ce mot ranima Clother. Cette affreuse surexcitation qui l’affolait tomba d’un coup.
– Une plume, dit-il. Du papier. De l’encre. Vite…
Alcyndore se hâta. Clother écrivit :
Madame, vous pouvez vous fier à l’homme qui vous remet cette dépêche. Je vous demande de partir à l’instant, sans m’attendre, je vous rejoindrai dès que possible. Si vous pensez que vous êtes ma vie, si vous croyez que vous devez vous conserver pour moi comme je crois que j’ai le devoir de me conserver pour vous, madame, vous m’écouterez. Si vous partez, vous me sauvez. Entendez-moi, même sans me comprendre ; ce n’est pas vous que votre départ sauve, c’est moi.
CLOTHER.
Il plia le papier, le cacheta sans hâte, en gestes précis.
Et ce papier il l’enferma dans un autre sur lequel il écrivit :
Bel-Argent, attends-moi jusqu’à minuit près de la porte du Temple. Si tu ne m’as pas vu à minuit sonnant, rends-toi avec la litière à l’hôtel d’Arronces, remets à la dame d’Ulloa la dépêche ici incluse, et mets-toi à sa disposition pour le voyage qui doit être entrepris sur l’heure même, sans aucune hésitation. Bel-Argent, si tu m’obéis aveuglément, je te devrai la vie. Si tu hésites et que je vive assez pour te retrouver je suis résolu à te brûler la cervelle.
CLOTHER, sire de Ponthus.
Il se relut. Soigneusement, il biffa la fin de ce billet depuis les mots : si tu hésites…
– Pourquoi ce doute qui est une insulte ? murmura-t-il… Avez-vous un homme sûr ?
– J’ai Tournebroche qui vaut mieux qu’un homme en cette occasion.
L’hôtesse fit un signe. Le gamin approcha.
– Écoute ce gentilhomme, et fais ce qu’il te dira.
– Tu vas, dit Clother, te rendre à l’auberge de la Devinière, te faire ouvrir, et demander un homme qui s’appelle Bel-Argent. Comprends-tu ?
– Il a l’habitude, dit Alcyndore.
– Mais oui ! fit Tournebroche.
– Si Bel-Argent n’est pas à la Devinière, tu le demanderas chez dame Dimanche dont le logis est en face de l’auberge. S’il n’y est pas, tu iras jusqu’aux abords de la porte du Temple où tu verras une litière arrêtée. Là, tu trouveras Bel-Argent, et lui remettras ce papier.
L’enfant prit le papier, le cacha dans sa casaque et dit :
– Bel-Argent aura la dépêche avant qu’une heure s’écoule.
– Sais-tu que la rue est cernée des deux côtés par la prévôté ?
Tournebroche haussa les épaules pour signifier son mépris de tels obstacles, et s’élança.
Clother se mit à rire nerveusement. Un profond soupir gonfla sa poitrine :
– Elle est sauvée !…
Alcyndore se dirigea vivement vers la porte qu’elle entrouvrit, jeta un coup d’œil à droite et à gauche, sonda les ténèbres, ausculta le silence, puis elle revint en disant :
– Ils se préparent. Dans quelques minutes ils seront ici. Que comptez-vous faire ?
– Sortir, ma digne hôtesse. Sortir en vous remerciant, en vous assurant que je ne vous oublierai point. Sortir, et, une fois dans la rue, à gauche ou à droite, me jeter tête basse contre l’une des troupes prévôtales, et passer. Adieu donc, madame.
– Tiens ! fit-elle en riant. Vous m’appelez « madame », comme font les truands. Les gentilshommes m’appellent tout bonnement Alcyndore. N’êtes-vous point gentilhomme ?
Clother tressaillit. D’amères pensées l’assaillirent. Il songea :
« Au fait… au fait… qui suis-je ?… et que suis-je ?… qui sait ce que m’eût appris la cassette de fer où Philippe de Ponthus a consigné le nom de mon père ?… »
Il frissonna…
– Adieu ! dit-il brusquement.
Et il se dirigea vers la porte.
Mais Alcyndore le saisit par le bras et d’une voix étrange :
– Où donc allez-vous ?
– Je vous l’ai dit, répondit Clother, étonné de la question, plus étonné encore du ton dont elle était faite et de l’expression d’infernale raillerie qui venait de s’étendre sur le visage d’Alcyndore.
À voix basse et avec un rire terrible, elle dit :
– Restez donc. Je rêvais justement de fermer ma pauvre auberge après un dernier coup de boutoir du sanglier qui pique. Vous m’êtes l’occasion. Restez… et tenez… il est trop tard pour que vous sortiez !
– Au nom du roi ! criait une voix puissante et calme, d’un calme à faire frémir.
– Croixmart ! Croixmart !
Le nom courut de table en table, puis le silence, l’effrayant silence, s’abattit sur la salle. Clother, immobile, murmura :
– Soit. C’est ici que je me battrai, car je veux rester libre, il le faut !
Alcyndore ouvrit la porte toute grande. La rue était violemment éclairée par les torches. Dans cette lueur sinistre apparut le groupe formidable des gardes de la prévôté cuirassés, casqués, armés en guerre, la hallebarde au poing ; en avant des gardes, cinq ou six gentilshommes, parmi lesquels MM. de Sansac et d’Essé encadrant le comte de Loraydan ; en avant des gentilshommes, deux exempts et un héraut aux armes du roi ; derrière les exempts se dissimulaient le Fossoyeur et Joli-Frisé ; en avant des exempts et du héraut, tout contre la porte, vêtu de velours noir, la main appuyée à la garde de son épée, sombre statue silhouettée de rouge par les reflets des torches, le grand prévôt, Mgr de Croixmart…
Alcyndore, d’une voix rauque, Alcyndore livide de haine sous ses fards, demanda :
– Que veux-tu, prévôt ?
Croixmart la toisa, et avec le même accent de calme :
– Retirez-vous, femme, que je puisse voir l’intérieur de la bauge.
Elle se retira un peu sur le côté.
Les truands étaient immobiles à leurs places ; quelques-uns d’entre eux, pourtant, continuaient de manger et de boire. Les ribaudes s’étaient comme pétrifiées et attendaient.
Le grand prévôt demanda :
– Au nom du roi, Clother, sire de Ponthus est-il ici ?
– Il y est, dit Joli-Frisé. Le voilà bien lui-même, le digne seigneur.
Et, Clother, de sa place :
– Qui parle ici au nom du roi ?
– Moi, Honoré-Juste Le Prieur de Croixmart, grand prévôt royal. Clother, sire de Ponthus, est-ce vous ?
Loraydan fit trois pas rapides, se plaça à côté du grand prévôt et dit :
– C’est lui !
– Loraydan.
Ce fut un cri terrible qui jaillit de la poitrine du Clother.
– Moi ! dit Loraydan.
La même crise de rage et de désespoir se déchaîna dans l’esprit de Clother. Il se ramassa pour bondir. Et dans le même instant, comme il vit que Croixmart faisait un signe aux gardes et se reculait, il comprit la manœuvre, et qu’on l’attirait dehors, il s’arrêta court.
D’un geste de foudre, il tira sa rapière. Et il dit :
– Seigneur, grand prévôt et vous, messieurs qui portez l’épée des gentilshommes, écoutez-moi : j’accuse de félonie Amauri, comte de Loraydan, ici présent. Devant vous, je lui dis qu’il n’a pas le droit de porter les éperons, ni l’épée. Messieurs, j’accuse de lâcheté le comte de Loraydan. Que, s’il veut se relever de cette accusation, je le défie à outrance, sur l’heure et le lieu. Si je suis tué le but de votre mission sera rempli. Si je le tue, je jure de me rendre aussitôt prisonnier. Loraydan, voici l’épée de Ponthus qui t’attend.
Loraydan essuya son front ruisselant de sueur, et d’une voix rauque, répondit :
– Un peu de patience, sire de Ponthus ! Je viendrai à mon heure !
Mais alors, Loraydan disparut aux yeux de Ponthus, comme disparut aussi le grand prévôt.
Dans l’encadrement de la porte, ce fut le héraut qui se présenta et qui déroula un parchemin qu’à la lueur d’une torche tenue par le Fossoyeur dont le visage était inondé de larmes, il se mit à lire :
« Au nom du roi,
Par ordre de Mgr Croixmart, grand prévôt,
Nous, Pierre Arnaud, crieur-juré, dûment mandaté,
Faisons savoir à tous et toutes :
« Primo : Est déclaré traître et rebelle le sieur Clother seigneur de Ponthus, lequel est convaincu d’avoir porté atteinte à la dignité du roi, et pour ce accusé du crime de lèse-majesté.
« Secundo : Tous sergents de la prévôté ou du guet de la ville sont tenus de saisir ledit sieur en quelque lieu qu’il se trouve et de le livrer à la justice royale ; tous sujets et habitants de cette bonne ville sont tenus de courir sus au dit sieur et de le livrer.
« Tertio : Quiconque sera convaincu d’avoir donné asile audit sire de Ponthus ou d’avoir tenté de le soustraire aux recherches des exempts et sergents sera au même titre déclaré traître et rebelle et soumis au même châtiment.
« Quarto : Un denier de trois cents écus d’or sera compté ès mains de quiconque aura livré vivant ledit sieur Clother, seigneur de Ponthus, et moitié seulement de cette somme à quiconque l’aura livré mort. »
Le tertio et surtout le quarto furent lus d’une voix plus lente et plus forte.
Le héraut se retira.
Le grand prévôt, de nouveau s’avança.
Une minute, il attendit, dans le silence de mort qui avait envahi la rue et l’auberge. On entendit seulement quelques croisées que les bourgeois de la rue avaient ouvertes, lesquels bourgeois voyant de quoi il s’agissait, se hâtaient de refermer le plus doucement possible.
Qu’attendait donc Croixmart ?
Il avait du premier coup d’œil, compté les clients du Porc-qui-Pique. Bien entendu, d’un seul coup d’œil aussi il avait vu à quelle redoutable catégorie appartenaient ces clients nocturnes paisiblement attablés en dépit des rigoureux règlements du couvre-feu… il les reconnut… c’étaient de hauts personnages de la cour des Miracles… des comtes, des marquis, des ducs du royaume d’Argot.
Il attendait donc… eh bien ! il attendait que trois ou quatre de ces braves clients sautassent sur Clother de Ponthus et vinssent lui réclamer les écus d’or promis.
La minute s’écoula dans un formidable silence.
Le grand prévôt haussa les épaules et dit :
– Sire de Ponthus, vous rendez-vous à l’ordre du roi ?
– J’ai défié un homme à outrance, dit le sire de Ponthus. Que penserait de moi le roi qui est un bon gentilhomme si, volontairement, je m’allais terrer en l’une de ses prisons ?
– Patience ! cria Loraydan.
– Attention, vous autres ! dit rudement le grand prévôt. Je veux bien oublier qui vous êtes, et que vous méritez tous la prison pour vous trouver ici à une heure pareille.
Il y eut des ricanements parmi les truands.
– Silence ! dit Croixmart avec son calme de machine puissante. Quiconque de vous veut sortir le peut, sur ma parole. Il regagnera son logis sans être inquiété.
Alcyndore se mit à rire, de son terrible rire de haine.
– Et ceux qui veulent rester, dit-elle, le peuvent, sur ma parole… Qui s’en va ?… Quoi ! nul ne bouge ? Dommage, prévôt !… Et vous, ribaudes vilaines, n’entendez-vous pas qu’on vous fait grâce ? Allez-vous-en, les belles !… Quoi ? c’est non ? Vous dites non ?…
Le silence alors se chargea d’angoisse. Alcyndore ne riait plus ; elle dit :
– Tu vois, prévôt ? Le Porc-qui-Pique écoute de préférence au tigre qui caresse ! Qui l’eût dit ? La parole d’Alcyndore leur est bonne et valable. Et la parole du grand prévôt, sais-tu ce que c’est ?
Elle cracha sur le sol :
– Voilà ta parole, chien !
Elle recula d’un pas et à toute volée repoussa la porte qui se ferma dans un claquement sec.
– Gardes, commanda le grand prévôt, saisissez le sire de Ponthus et tout ce qui se trouve en ce repaire !