XI
DON JUAN RÊVE QU’IL REVOIT JACQUEMIN CORENTIN
Le regard de gratitude éperdue que Bérengère reçut de Clother lui fut une noble récompense de son intervention. Déjà Léonor était dans le tombeau et, avec effusion, embrassait la fille de Turquand qui, simplement, murmura :
– C’est que, moi aussi, j’ai un fiancé !…
Clother allait passer, lui aussi…
À ce moment, dans la chapelle, les derniers préparatifs de l’attaque suprême étaient terminés, Loraydan avait formé deux bandes : une pour chacun des deux passages. La mort de Clother était certaine, – et non moins certaine la prise de Léonor.
Loraydan allait donner l’ordre.
À ce moment, disons-nous, et comme Clother allait suivre Léonor dans le tombeau d’Agnès, il entendit distinctement Juan Tenorio qui disait :
– Arrêtez, comte ! Avant l’attaque, j’ai un mot à dire à Clother de Ponthus…
– Venez ! Venez ! haleta Léonor.
Ponthus secoua la tête, se redressa de toute sa hauteur.
Dans le grand silence qui s’était fait, Juan Tenorio s’écria :
– Sire de Ponthus, êtes-vous là ?
– J’y suis ! répondit Clother.
– Êtes-vous sauf et en état de m’entendre ?
– Je n’ai pas une égratignure et vous entends à merveille.
– Eh bien ! écoutez donc : Clother de Ponthus, moi, Juan Tenorio, noble d’Espagne et l’un des Vingt-quatre de Séville vous défie en combat singulier, à outrance, et sur l’heure même, en le parc de l’hôtel d’Arronces. Je dis en combat singulier. Sur mon nom, sur ma foi, c’est donc que vous n’aurez d’autre adversaire que Juan Tenorio. (La meute eut un grognement. Mais Loraydan, avec un sourire sinistre, l’apaisa d’un geste, et fit signe à don Juan qu’il l’approuvait.) Mon honneur, mon nom, ma foi vous sont garants que les hommes ici présents ne vous chargeront pas. Si je suis tué, vous pourrez vous retirer en toute liberté sans que nul vous attaque. Clother de Ponthus, si vous acceptez la proposition loyale que je vous soumets, je continuerai de vous tenir pour un bon et brave gentilhomme comme vous êtes selon toute apparence. Mais si vous n’acceptez pas, je vous tiendrai pour lâche et félon et vous dénoncerai en tout lieu comme déchu de votre gentilhommerie. Sire de Ponthus, acceptez-vous mon défi ?
– J’accepte ! répondit Clother.
– Je vous approuve ! dit Léonor.
Et en même temps, elle eut un mouvement pour sortir du tombeau.
Clother se pencha vers elle :
– Léonor, dit-il, si vous ne partez pas à l’instant, je jure que je me tue devant vous…
Aussitôt, et tandis que Bérengère entraînait Léonor à demi défaillante, il se baissa, releva la plaque, la poussa dans son cadre où elle reprit sa place, avec un bruit sec du mécanisme. Un instant, il prêta l’oreille. Il entendit comme un vague murmure, puis plus rien. Clother eut alors un soupir de joie frénétique, il serra convulsivement dans sa main la poignée de sa rapière, et murmura :
– À nous deux, Juan Tenorio ! Épée de Ponthus, sois-moi fidèle !…
Clother, alors, remit son épée au fourreau, et s’avança dans l’intérieur de la chapelle, tout sanglant, tout déchiré… La meute des truands le vit venir, et instinctivement se recula en grondant. Juan Tenorio se découvrit. Et alors, les truands, d’un geste machinal qui traduisait leur craintive admiration, se découvrirent aussi…
– Clother de Ponthus, dit don Juan, je vous prie de me rendre cette justice que vous ne m’avez pas vu au nombre de vos assaillants.
– C’est la vérité, dit Clother. Je ne vous ai pas vu, et j’ai supposé que vous éprouviez quelque honte à prendre une part active au guet-apens organisé par monsieur (il désignait Loraydan d’un signe de tête). Je n’ai pas vu monsieur, non plus, et j’ai supposé qu’un excès de prudence l’obligeait à se tenir hors de portée…
– C’est bien ! gronda Loraydan, livide. Vous savez que je ne puis répondre parce que vous avez un défi à tenir vis-à-vis de don Juan Tenorio.
– Et vous oubliez, vous, que je vous ai porté défi à vous-même, dans la rue Saint-Antoine, en présence du commandeur Ulloa. Vous avez donc droit de priorité sur Juan Tenorio. Comte de Loraydan, vous ne trouverez ici ni Bel-Argent, ni Jean Poterne que vous avez payés pour m’assassiner… comme vous avez payé ces drôles…
Sous l’outrage, Loraydan se tenait tout droit.
Il souriait… C’était terrible.
– Vous ne trouverez pas non plus, continua Clother, de chambre secrète comme celle où vous m’avez enfermé par surprise pour m’y faire mourir de faim…
Loraydan devint un peu plus pâle.
Mais il continua de se taire.
– En revanche, acheva Clother, vous trouverez une épée, qui ne demande qu’à chercher le chemin de votre cœur, ou tout au moins la place où d’habitude les hommes ont un cœur. Est-ce que le moment ne vous paraît pas favorable ?
Loraydan eut comme un soupir.
Il s’avança près de Ponthus, se toucha la poitrine du bout du doigt, et gronda :
– Toutes les paroles que vous venez de prononcer et d’autres encore sont gravées là. Pour chaque lettre de chacune de ces paroles, je vous prendrai autant de gouttes de sang qu’il en faudra, jusqu’à ce que vous n’en ayez plus dans les veines. Quant au lieu et à l’heure, je prétends en rester le juge. Patience, monsieur de Ponthus, patience ! L’heure ne viendra que trop tôt pour vous…
Il se recula. Et il y avait sur son visage crispé un tel déchaînement de haine que don Juan frémit et que les truands s’écartèrent en silence.
Clother se tourna vers don Juan :
– Puisque monsieur le comte a peur et refuse de se battre, je suis à vous, seigneur Tenorio.
– Seigneur de Ponthus, dit Juan Tenorio, j’ai deux mots à dire à dona Léonor et vous demande la permission de vous quitter une minute, après quoi je suis votre homme.
– Allez, dit Clother.
Don Juan s’avança vers l’autel et le contourna par le passage de gauche. En même temps, Loraydan, mû par la même pensée, contournait l’autel par le passage de droite. Ils se rejoignirent et échangèrent un regard effaré.
– Eh bien ! fit Juan Tenorio, où est-elle ?
Loraydan ne répondit pas. Sombre et pensif, il scrutait la place.
Don Juan l’entendit qui murmurait :
– Il s’est passé là quelque chose d’étrange…
– Mystère ! dit Tenorio. Mystère dont M. de Ponthus pourrait seul nous donner la clef. Léonor, s’écria-t-il dans une explosion de douleur sincère, Léonor cruelle ! Comme vous jouez avec ce malheureux cœur qui vous adore ! Brisez-le ! Mais brisez-le donc ! Léonor, chère Léonor, qu’êtes-vous devenue ?
– Satan l’a emportée, dit Loraydan d’un ton de haineuse ironie. Tenez, seigneur Tenorio, ajouta-t-il en frappant du pied, elle s’est enfoncée dans les entrailles de la terre. Et rien n’y manque. Voyez. Un tombeau. La morte qui dort ici s’est levée, a ouvert sa tombe, et a montré à Léonor le chemin de l’enfer…
– Ne blasphémez pas, comte ! Léonor est un ange. S’il vous faut absolument croire à une intervention surnaturelle, tenez plutôt pour assuré qu’elle est remontée au ciel…
Et don Juan, vers le ciel, comme s’il eût espéré y revoir Léonor, leva un regard enflammé. Il eut léger cri de surprise et presque de déception :
– Je comprends le mystère ! Voyez, comte, voici la route qu’a prise Léonor…
Loraydan leva les yeux et, à une douzaine de pieds du sol, vit une fenêtre ouverte.
– Comment aurait-elle fait pour monter là ? dit-il.
– Et ces bancs ? Et l’aide de Ponthus ?
– Mais alors, gronda Loraydan, pourquoi Ponthus lui-même n’a-t-il pas…
– Clother de Ponthus n’est pas de ceux qui fuient, dit Juan Tenorio. C’est un rude adversaire ; il m’a, tout à l’heure, arraché plus d’un cri d’admiration. Quant à Léonor, elle a voulu partir pour me meurtrir le cœur. Dans le moment où vos sacripants enfonçaient la porte, ma hardie et fière Andalouse passait la fenêtre ! Ah ! la charmante, l’intrépide, la noble créature ! Quel cœur, mon cher comte, quel cœur ! Ma vie dans ce monde et dans l’autre pour la conquête d’un tel cœur !
Et Loraydan songeait :
« Que cette donzelle s’en aille au diable ou au ciel, par la porte ou par la fenêtre, peu importe, dès l’instant que je n’aurai plus à encourir la disgrâce du roi en refusant de l’épouser. Elle est partie ! Bon voyage !… Et d’une. Reste le damné Clother. Si Juan Tenorio le tue, tout est bien… S’il ne le tue pas… Oh ! il ne faut pas qu’il sorte vivant de cet hôtel… Il faut que cette nuit… Puisque je le tiens… Allons ! Allons préparer le traquenard… »
« Malheur sur moi ! se disait don Juan. Trois fois malheur ! Jamais je ne souffris pareille angoisse. Que vais-je faire de mon cœur, maintenant ? Ah ! Si Ponthus pouvait, d’un bon coup droit, me guérir à la fois du mal d’aimer et du mal de vivre ! »
Ses yeux s’emplirent de larmes, il se tordit les mains, et… soudain, sans nulle transition :
– Par le ciel, je n’y pensais plus, moi ! Un mot, cher comte, un mot : La litière…
– La litière ? fit Loraydan, l’oreille dressée, le regard de travers.
– Eh oui, la litière…
– J’entends bien, par la morbleu !
– Mon cher comte, vous n’entendez pas, je vois cela à vos sourcils froncés ; voyons, je veux parler de la litière qui m’attend sur le chemin de la Corderie… ma litière…
– La peste et la fièvre ! Expliquez-vous, seigneur Tenorio !
– Tenez, ne parlons pas de la litière…
– C’est cela, dit Loraydan qui esquissa un mouvement de retraite, à quoi bon parler de la litière ?
– N’en disons plus un mot, fit Juan Tenorio en retenant le comte par le bras.
– Tenorio, Clother de Ponthus vous attend !
Et en lui-même Loraydan, d’un rapide calcul, établit les services que don Juan pouvait lui rendre encore.
– Je ne sais pas pourquoi, continuait Juan Tenorio, nous parlerions de cette litière.
– Très bien. Partons…
– Mais quant au sac…
– Le sac ? Quel sac ?…
– Il est à moi. Cela va sans dire. Votre guet-apens, cher comte, a piteusement échoué, c’est le sort de tous les guets-apens trop bien machinés. Il faut, coûte que coûte, laisser un peu le hasard en faire à sa tête et lui tenir la corde un peu longue. Essayez de l’emprisonner, il se fâche et casse tout. Il n’est chef-d’œuvre de combinaison qui tienne… Vous avez eu le tort, mon cher comte, d’avoir tout prévu. Il ne faut pas tout prévoir. Hé ! Par le ciel, ce n’est pas ma faute si vous avez trop prévu, et si votre entreprise avorte. Le sac…
– Enfer ! Quel sac ?… Quel sac ?…
– Vous le savez. Appelons cela le sac. Car je vous avoue que, si je suis d’avis de laisser au hasard la bride sur le cou, je suis également l’ennemi des points sur les i, à plus forte raison, des points plus gros que les i. Disons simplement que le sac me reste et allons tuer ce bon Clother de Ponthus.
« Après tout, songea Loraydan, les coffres de Turquand sont larges et profonds. »
– Hé ! fit-il. Vous voulez parler de la somme qui était destinée à votre départ en Espagne ? Que ne le disiez-vous ! Elle vous reste, cela va de soi, elle vous reste !
« Quarante mille livres d’or ! ajouta-t-il en lui-même. C’est dur. Mais ce sacripant va me servir à étayer ma fortune… ce n’est pas trop cher le payer… »
– Ce n’est pas que la somme soit importante, acheva don Juan avec désinvolture, mais, loin de mes biens et de mon ladre d’intendant, je suis forcé de faire flèche de tout bois.
Et tout radieux, rasséréné, l’esprit libre, le cœur en place, il s’avança vers Clother de Ponthus.
– Monsieur de Ponthus, dit-il, je ne me pardonne pas de vous avoir fait attendre…
– Je ne vous en fais pas le reproche…
– Monsieur de Ponthus, je ne connais pas de seigneur aussi poli que vous…
– Seigneur Tenorio, vous m’accablez.
– Non, non, j’en atteste le ciel. Sire de Ponthus, peut-être êtes-vous fatigué de votre rude combat contre ces drôles. Peut-être ne jouissez-vous pas, à cette heure, de tous vos moyens de défense et d’attaque. Vous convient-il de remettre l’affaire à demain ?… Ou tel autre jour ?
– Je me sens, au contraire, tout dispos. Mais s’il vous est agréable de retarder notre duel à mort ?…
– Non, certes ! C’est pour vous que je parle. Mais j’aurais dû me dire qu’un Ponthus n’est jamais fatigué de vaillance et de gloire. Quel malheur de vous avoir pour ennemi !
– Seigneur Tenorio, jurez-moi que vous renoncerez à dona Léonor…
– Jamais !…
– Marchons, alors !
Et ils sortirent de la chapelle.
– Oui, continuait don Juan, allons nous entr’égorger, comme deux braves qui savent rire au nez de la mort. Au nez de la mort ! Est-ce que la mort a un nez, seigneur de Ponthus ? Non, elle n’en a pas. Ce n’est pas comme mon ahuri de Jacquemin ! Sire Clother, j’ai dans ma vie tué quelques braves et n’en ai nul remords. Si je vous tue, je vous assure que j’en aurai une peine qui ne finira qu’avec ma vie.
– Je tâcherai de vous épargner ce chagrin, dit Ponthus.
– J’en suis sûr. Et si vous me tuez… ce me sera une consolation que de l’être par vous, non par un autre !
Tout en échangeant ces politesses que ponctuaient force salutations, ils s’avançaient dans le parc, escortés de l’un des truands, porteur d’une torche.
Loraydan et la bande de sacripants étaient restés en arrière et formaient dans les ténèbres un groupe de démons en conciliabule…
Quel conciliabule ?
Ponthus et Juan Tenorio étaient arrivés jusqu’à la magnifique et large allée de tilleuls qui partait de la grille pour aboutir à l’hôtel.
– Ce lieu vous convient-il ? demanda Ponthus.
– À merveille…
– Eh bien ! faisons halte…
– Je le veux, bien que pour le plaisir et l’honneur de votre entretien, je fusse décidé à vous accompagner à l’autre bout de Paris. Seigneur de Ponthus, au cas bien improbable où j’aurais le dessus et vous expédierais ad patres, avez-vous quelques recommandations à me faire ?
Clother secoua la tête :
– Moi, j’en ai une ! dit Tenorio gravement. Si vous me tuez, je vous prie de répéter une dernière fois à Léonor d’Ulloa que je l’aimais de toute mon âme. Célestes puissances, astres radieux qui me regardez, arbres séculaires, soyez témoins. Et toi, âpre brise de cette nuit d’hiver, change-toi en un doux zéphyr de printemps parfumé pour aller porter à ma chère Léonor le dernier soupir de l’amant le plus fidèle que la terre ait porté !
Là-dessus, il dégaina et tomba en garde en disant au truand porteur de torche :
– Place-toi là, contre cet arbre, éclaire-nous bien, et regarde, et prends une leçon d’honneur !
Les deux épées cliquetèrent…
Le truand, alors, jeta un rapide regard vers le fond du parc, vers cette masse de ténèbres qui couvrait de ses voiles le conciliabule des démons…
Et il leva très haut sa torche…
Alors, du fond de la masse de ténèbres, surgit la furieuse ruée des démons. Alors éclatèrent les hurlements et les cris de mort, alors on entendit encore vociférer Tue ! Tue ! Tue !… Dans l’instant, la rafale fut sur Clother qui se vit entouré, enveloppé d’éclairs d’acier…
– Ah ! lâches ! cria Tenorio. Ah ! maudits ! Ponthus ! Ponthus ! Cette fois, vous ne serez pas seul contre cette truandaille ! Ponthus ! Ponthus ! je meurs si vous me croyez complice de cette trahison !
D’un bond, Clother s’était adossé à un arbre. Il cria :
– Juan Tenorio, je sais d’où vient ce coup de traîtrise, et que vous n’y êtes pour rien !
– Merci ! dit Tenorio qui s’élança.
Au moment même, don Juan s’affaissa, il lui sembla que le ciel venait de s’écrouler sur sa tête ou que, dans un coup de folie, il s’était jeté, crâne en avant, contre un mur.
Ce n’était pas le ciel… ni un mur. C’était le poing du fameux Amadis-la-Douceur… un marteau de forge, un poing dont Milon de Crotone eût été jaloux.
Sous le poing du célèbre sacripant, donc sous l’énorme choc, Juan Tenorio tomba, ferma les yeux, puis les rouvrit aussitôt, et en des brouillards de rêve, regarda la bataille à laquelle se mêlèrent soudain des personnages enfantés sans doute par son imagination. Et il délirait :
– Anges et archanges d’amour, allez dire à Léonor que Juan Tenorio meurt en l’adorant… Quel coup, quel coup, par le ciel ! Qu’ai-je reçu sur la tête ? Une montagne ? Oh ! les misérables ! Comme ils chargent ! Tenez bon, sire de Ponthus ! Ah ! comme il se démène ! À droite ! à gauche ! Comme il frappe ! Quelle épée ! Quelle adresse ! Quelle force ! Encore un qui mord la poussière ! Ponthus ! Ponthus ! Prenez garde à celui-là !… Très bien ! Un coup de dague au bon endroit !… Oh ! Il va succomber, le bon gentilhomme !… Je veux… je dois… non… je ne puis !… Entouré ! Il est entouré !… Holà ! Qui sont ceux-là ? D’où sortent-ils ?… Hé !… C’est mon bélître de Jacquemin !… Et le damné Bel-Argent !… Et ces deux que je ne connais pas ?… Ah ! misérable Corentin, tu viens pour achever Ponthus !… Non, non ! Ils lui portent secours !… Les voilà qui tombent sur les démons de Loraydan !… Quels coups, Seigneur ! quels coups ! quels cris ! quels cris d’agonie et de mort !…
Toute cette fantastique vision s’effaça soudain…
Don Juan s’était évanoui.