II
PAR QUI CLOTHER DE PONTHUS ÉTAIT APPELÉ
Ce fut sans hésitation que Clother se dirigea vers l’hôtel d’Arronces. Il était convaincu que Léonor n’était pour rien dans le message qu’il venait de recevoir. Qui donc l’appelait ?
« C’est ce Loraydan, se disait-il tout en marchant rapidement. Il a dû me dresser quelque embuscade. Eh bien ! soit : tôt ou tard, une rencontre mortelle entre cet homme et moi était inévitable. Mieux vaut aujourd’hui que demain. Que je le tienne seulement devant moi, et je lui ferai payer ses trahisons. Oui. Mais si je succombe ? Eh bien ! je serai débarrassé d’une existence qui me pèse depuis que… Oh ! mais mourir sans l’avoir revue !… »
Il marchait, alerte, dans la clarté matinale, et cependant se disait :
« La revoir ? Mais au fait, pourquoi la revoir ? À quelles fins ? Oserai-je avouer au commandeur d’Ulloa que j’aime sa fille ? Et si je l’ose : « Qui êtes-vous ? » me demanderait-il d’abord. Qui suis-je ? Que suis-je ? Rien. Voilà la vérité. Le nom même que je porte n’est pas à moi. La fille du commandeur Ulloa ne peut être destinée qu’à quelque puissant personnage, prince ou duc. »
C’est en ruminant ces pensées d’amertume qu’il atteignit le chemin de la Corderie.
Il passa lentement devant le portail de l’hôtel Loraydan.
« Si c’est lui qui m’appelle, se disait Clother, je vais le voir sortir. Si c’est un piège qu’il m’a tendu, c’est ici que je vais être attaqué. »
Il se raidissait, le bras prêt, l’œil aux aguets, la pensée en fièvre.
Rien ne vint !
Clother en éprouva comme une déception ; puis un afflux de joie lui monta à la tête, parce qu’il s’affirma : « Puisque ce n’est pas Loraydan qui m’appelle, c’est donc elle vraiment, qui m’a envoyé le messager ! C’est elle qui m’appelle ! »
Tout le côté gauche du chemin de la Corderie, avons-nous dit, depuis le Temple jusqu’à l’hôtel d’Arronces, était bordé de terrains où se dressaient quelques maisons espacées.
Lorsque Clother arriva devant la Maison-Blanche, – la plus proche voisine du logis Turquand, d’où l’on pouvait directement observer l’hôtel d’Arronces et son parc, – la porte s’ouvrit, une femme en sortit, s’avança vivement et, s’arrêtant devant le gentilhomme :
– Monsieur de Ponthus, dit-elle, veuillez me faire la grâce d’entrer un instant chez moi.
En même temps, elle leva le voile qui couvrait son visage, et le jeune homme, presque sans surprise, reconnut Silvia. Il la salua avec respect, et la suivit en une sorte de parloir.
– C’est ici que je suis venue me poster, dit-elle sans plus d’explications. Car en venant ici je me rapprochais de lui… puisque je me rapprochais de l’hôtel d’Arronces.
– Ainsi, vous pensez que votre époux, don Juan Tenorio, n’a pas renoncé à poursuivre Léonor d’Ulloa ? L’avez-vous donc vu rôder dans ce chemin ?
– Non. Depuis une douzaine de jours que j’ai loué ce logis, je n’ai pas vu don juan. Mais il viendra. J’en suis sûre.
– Il l’aime donc bien ? fit sourdement Clother, qui tout aussitôt regretta son exclamation pour la fugitive souffrance qu’elle mit aux yeux de Silvia.
– S’il l’aime ou ne l’aime pas, je l’ignore. Sans doute il l’ignore lui-même. Car don Juan ne se donne même pas la peine de se justifier à ses propres yeux par le prétexte d’une passion sincère à laquelle il ne saurait résister. Mais ce que je sais bien, c’est que jamais de plein gré, il n’a renoncé à celle qu’il convoite. Il faut qu’elle succombe. Ce qu’il appelle son honneur y est engagé. Ce que je sais aussi, ajouta Silvia d’une voix tremblante, c’est que Léonor, c’est la sœur de Christa… Moi vivante, ce crime ne s’accomplira pas.
– Nous serons deux, madame…
Sans transition, avec une curiosité avide, elle demanda :
– Vous êtes venu ?
L’étrange question provoqua chez Clother une sorte de mystérieux malaise.
– On m’a remis une lettre, dit-il.
– Une lettre qui contenait ce mot… ce seul mot : Venez…
– Oui, madame.
– C’est moi qui ai écrit cela, dit-elle en frissonnant.
– Ah ! fit Clother déçu. C’est donc vous qui m’appeliez !…
– Non, ce n’est pas moi qui vous ai appelé.
Elle lui désigna un fauteuil et, à mi-voix, avec un regard inquiet aux aguets, autour d’elle :
– Asseyez-vous, monsieur… Oui, c’est moi qui vous ai écrit… moi ?… peut-être !… Ce qui est sûr, c’est que je ne vous ai pas appelé, moi !… Comment cela s’est fait ? Je l’ai écrit sur cette feuille (elle plaçait devant lui un papier rempli d’une écriture fine et serrée). Je ne veux pas vous raconter la chose avec des paroles… parce que… parce qu’on nous écoute, peut-être… J’ai écrit… lisez, lisez…
Elle s’assit à son tour, ramena son voile sur son visage, s’affaissa, s’enfonça dans le fauteuil où elle ne fut plus qu’une indistincte forme noire.
Clother se mit à lire la relation de Silvia que nous transcrivons avec quelques modifications de forme, et que nous cataloguons sous ce titre :
Témoignage de Silvia Flavilla, comtesse d’Oritza,
épouse de don Juan Tenorio.
« Sur les plaies sacrées, je jure que ceci est la vérité pure. Si j’ai été la victime d’une machination de l’Esprit des Ténèbres, je supplie humblement les saints et Notre-Dame de venir à mon secours et de me délivrer. Si, au contraire, j’ai été choisie par quelque ange pour transmettre sa volonté, j’offre mes ferventes actions de grâces, aux saints, à Notre-Dame, et en particulier à Santa-Maria de Grenade.
« C’est dans la soirée que la chose s’est passée. Je me souviens avoir entendu sonner neuf heures à la tour du Temple. Josefa, ma servante, venait de se retirer dans sa chambre, et moi, ayant achevé mes prières, j’étais assise dans le parloir près de la table sur laquelle était posé mon livre d’heures. J’étais assise, et j’ai eu alors la pensée d’écrire à mon cousin Veladar, le seul parent qui me reste sur terre. Je me suis donc levée, j’ai posé sur la table une feuille, une plume et un flacon d’encre. Puis j’ai repris ma place, bien résolue à écrire à mon cousin Veladar, bien qu’au fond de moi-même je fusse étonnée de ce besoin d’écrire à Veladar avec qui je n’ai jamais correspondu par lettres. Mais cette résolution s’est évanouie aussitôt. La seule pensée de prendre la plume m’est devenue insupportable, et je me suis mise à songer. Et tandis que je roulais dans ma tête les tristes pensées de douleur qui sont maintenant la seule vie de mon âme, j’ai senti que je pleurais, j’ai vu de grosses larmes tomber sur ce papier qui était près de moi, et j’écoutais le cri de mon pauvre cœur : Seigneur ! Dieu de miséricorde et d’amour ! Quand me rappellerez-vous ? Quand cesserai-je de vivre et de souffrir ? C’est la vérité. Je m’écoutais souffrir. Et, en même temps, à travers mes larmes, je regardais fixement le flambeau qui m’éclairait ; et c’est étrange : dans le temps même où j’étais attentive à ma douleur, je considérais avec curiosité la cire qui brûlait, et qui était tout près d’être entièrement consumée, et, en moi-même, je grondais Josefa de n’avoir point songé à renouveler cette cire. J’ai alors voulu me lever de nouveau pour prendre un autre flambeau, mais cela m’a été impossible, une torpeur m’a saisie, je suis restée en songeant ceci : « Voyons combien de minutes encore va-t-elle m’éclairer, Seigneur ! Si ma vie pouvait être comme cette cire prête à s’éteindre ! » Et je suis restée ainsi, écoutant le morne silence de la nuit, écoutant les plaintes de mon cœur, regardant cette flamme pâle, regardant se consumer mon âme. Car la cloche de la tour du Temple a sonné encore, cela m’a éveillée un peu de cette torpeur, et alors, c’est alors, je le jure sur les saints ! alors, j’ai eu à mon bras droit, à ma main droite, aux doigts de ma main droite cette sorte de fourmillement qu’on éprouve pour avoir gardé longtemps la même position… j’ai regardé mon bras, ma main, mes doigts, et j’ai éprouvé l’étonnement le plus violent de ma vie entière, car voici ce que j’ai vu…
« Je tenais la plume dans mes doigts, et je ne me souvenais pas de l’avoir prise. Elle traçait des signes sur le papier, et je ne me souvenais pas de l’avoir trempée dans l’encre. Je dis que ma main, au moyen de la plume, traçait des signes, et elle n’obéissait aucunement à ma volonté. Non, non, je le jure : je n’avais nulle intention d’écrire, j’écrivais… Ce que j’ai éprouvé alors, ce fut de la surprise, et aussi une ardente curiosité, et presque une étrange envie de rire, à voir ma main, maladroitement, s’exercer à tracer des signes. Combien maladroite elle était, et combien hésitante ! Et tout à coup, j’ai senti la peur fondre sur moi. Oh ! j’ai eu peur, affreusement peur dans l’instant même où j’ai compris qu’une volonté étrangère à la mienne, une volonté d’un autre monde s’exerçait à diriger ma main ! Pourtant, je n’ai point essayé de résister. « Que la volonté de Dieu s’accomplisse ! » ai-je pensé. Et, récitant une prière à la Vierge avec toute la foi dont je suis capable, j’ai laissé ma main errer sur le papier… Et la plume, l’un après l’autre, inscrivait des fragments de signes, de petites barres, des commencements de cercles, et, patiente, elle recommençait, tentant, bien évidemment, de former des lettres, comme la main d’un tout petit enfant qui, par amusement, pour la première fois, a pris une plume. Et soudain, une lettre se forma, très nette, un C, la première lettre du mot Clother, ainsi que je l’ai vu ensuite… C’est dans cet instant que le flambeau s’est éteint, la cire entièrement consumée.
« Dans les ténèbres, j’entendis ma pauvre voix murmurer la prière ; je sentais ma main hésitante glisser sur le papier… j’écrivais !
« J’ai eu tout à coup une petite secousse, la plume est tombée de mes doigts, j’ai éprouvé une grande fatigue dans tout le bras, elle s’est promptement dissipée ; j’ai compris que c’était fini. Alors, je me suis levée ; à tâtons, j’ai cherché un flambeau, je l’ai allumé à la veilleuse qui, dans le vestibule, brûle devant l’image de Notre-Dame des douleurs ; étant revenue dans le parloir, je me suis d’abord mise en prières, n’osant pas regarder le papier, et pourtant tourmentée du désir de le voir. Je me suis enfin approchée de la table, et, avidement, j’ai regardé cette feuille sur laquelle deux lignes étaient écrites ; la première comprenait ces mots :
CLOTHER DE PONTHUS
« Et bien plus bas, la deuxième ligne était composée de ce mot :
VENEZ
« Clother de Ponthus est ce jeune gentilhomme français que j’ai vu, par une inoubliable nuit de douleur, en la grande salle de l’auberge de la Devinière, sise rue Saint-Denis, à Paris. Sur sa figure se lit ouvertement la loyauté de son âme. C’est donc un de ces hommes qui, dès le premier regard, inspirent la confiance.
« Donc, il me semblait, c’est à Clother de Ponthus qu’était destiné le message tracé par ma main. Et par ce message, il était appelé. Mais où ? Par qui ? C’est ce que, durant des heures, je me suis demandé. Ce n’est pas moi qui l’appelle. Si brave, si loyal qu’il soit, qu’ai-je affaire, moi, à Clother de Ponthus ?… Songeant à cet étrange événement, j’ai senti peu à peu une sorte d’apaisement se faire en moi. La pensée que je dusse faire parvenir le message ne m’est pas venue un instant. Au contraire, durant ces longues heures, j’ai eu constamment la certitude que le message serait porté à Clother de Ponthus sans que ma volonté intervienne, et je ne saurais dire d’où me venait cette certitude. Brisée de fatigue, je me suis endormie dans le fauteuil où j’étais assise, et ne me suis éveillée qu’au grand jour.
« M’étant alors approchée de la fenêtre, j’ai vu arriver et s’arrêter devant mon logis l’homme qui, très certainement devait porter le message. J’ai pris le papier, je l’ai convenablement plié, et j’ai remis le message à l’homme.
« En foi de quoi je signe :
« Silvia FLAVILLA,
« Comtesse d’Oritza. »
La relation qu’on vient de lire était suivie d’une autre que nous transcrivons à cette place en la cataloguant sous le titre suivant :
Témoignage de Jacques Aubriot,
intendant de l’hôtel d’Arronces.
« Invité par cette noble dame à entrer dans le logis connu sous le nom de Maison-Blanche, elle m’a demandé de raconter ici, sous la foi du serment, comment j’ai été amené devant cette porte. C’est ce que je vais faire, et pour me donner du courage, cette noble dame, me voyant tout pâle, m’a fait boire un grand verre de son vin d’Espagne, qui est excellent. Quant au courage, feu Nicolas Aubriot, mon digne père, n’en manquait certes pas, puisqu’il servit sous la bannière du sire de Berlandier, fameux capitaine d’armes, et je pense que le proverbe ne saurait mentir, qui dit : « Tel père, tel fils. » Si donc cette noble et puissante dame m’a vu pâle, ainsi qu’elle m’a fait le très grand honneur de m’en informer, cela tenait à ce que je suis sorti de l’hôtel d’Arronces devant que d’avoir pris mon premier déjeuner matinal, qui consiste en une bonne tranche de venaison froide, arrosée d’un bon gobelet de vin blanc. Quant à dire la vérité, mon caractère, mes habitudes, les hautes fonctions que j’occupe, à la satisfaction de tous, en l’hôtel d’Arronces, m’en font un devoir. Certes, Mgr de Bassignac ne m’eût point désigné pour être l’intendant général de l’hôtel, s’il n’eût reconnu en moi un homme probe et véridique, sauf toutefois quelques pauvres augmentations sur les comptes de l’hôtel d’Arronces, dont j’ai bien soin de faire le détail à mon confesseur, afin d’en décharger ma conscience. Je ne crois pas qu’il y ait un seul intendant capable d’écrire les mots que je viens de tracer, et je pense que cela suffit à établir ma bonne foi. Au surplus, sur le livre d’heures de cette noble dame, j’ai fait serment de dire toute la vérité. Je la dirai d’autant mieux que je n’ai rien à dire. La chose m’est donc bien facile.
« Lorsque je suis entré ici, cette noble dame m’a demandé si je savais écrire. Je n’ai pu que sourire à cette naïve question. Si je sais écrire ? Je le pense. Le tout est de savoir ce que l’on a à écrire, bien qu’au fond ce ne soit peut-être pas d’une si pressante nécessité.
« Le fait est que la chose s’est passée comme la nuit où j’ai entendu les cris et où, sans le vouloir, je m’en fus ouvrir la grille du parc. C’est, par ma foi, la pure vérité ; je suis sorti de l’hôtel d’Arronces, n’ayant même pas pris mon déjeuner du matin, tout tourmenté par l’idée qui m’est tout à coup venue de sortir. C’est vainement que j’ai voulu résister à cette idée de sortir, me répétant que rien ne m’appelait au-dehors, et bien certain pourtant que mon devoir était de sortir, sans savoir où j’irais.
« Je suis donc sorti, et dans le même temps j’ai senti, malgré le froid, une abondante sueur couler de mes tempes, et j’ai dû m’essuyer le visage ; par le même fait, je sentais trembler mon cœur, et mes jambes me portaient à peine, et des frissons me parcouraient tout le corps, non que j’eusse peur, mais je sentais bien que je n’étais plus le même homme et, qu’un je ne sais quoi me poussait vers un but que j’ignorais. Telle est la vérité.
« Arrivé devant la Maison-Blanche, et m’étant arrêté indécis de savoir s’il fallait poursuivre mon chemin ou retourner à l’hôtel, j’ai vu cette noble dame venir à moi. Ensuite, étant entré ici, elle m’a demandé de porter le message au sire de Ponthus. À quoi j’ai répondu : « Oui, certes, je le porterai et ce sera de la part de ma très noble maîtresse la dame d’Ulloa. » Et à peine eus-je prononcé ces mots que j’en demeurai tout ébaubi, avec quelque chose comme un fracas dans ma pauvre tête, car je jure bien que la dame d’Ulloa ne m’a chargé d’aucun message. Je l’ai dit pourtant. Ce sont bien ces paroles-là que j’ai dites, et le plus surprenant c’est que cette noble dame m’a répondu : « Je crois bien, en effet, que c’est Léonor d’Ulloa qui appelle Clother de Ponthus. »
« En conséquence de quoi, je vais prendre le message et tout de ce pas me mettre à la recherche du sire de Ponthus, et si je lui dis que je suis envoyé par ma noble maîtresse, je ne dirai pas la vérité, mais je ne mentirai pas. Telle est la vérité. Et je signe :
« JACQUES AUBRIOT, Intendant de l’hôtel d’Arronces. »
« Que si cette relation doit servir en quelque jugement de Dieu ou des hommes, je supplie les juges de n’estimer point que je me sois trouvé possédé de quelque démon, car, ayant trempé mes doigts dans le bénitier qui est en le vestibule de ce logis, je jure n’en avoir ressenti aucune brûlure, et c’est en pleine connaissance que j’ai pu réciter et récite encore un Pater. Et que le Seigneur Dieu me soit en aide.
« JACQUES AUBRIOT. »
C’est avec une attention concentrée que Clother de Ponthus, ligne après ligne, lut ces deux relations que nous avons transcrites telles quelles, en remplaçant seulement quelques locutions trop vieillies.
Ayant achevé sa lecture, Clother, doucement, demanda :
– Voulez-vous me permettre, madame, de conserver ce double récit ?
Silvia tressaillit, comme rappelée du lointain monde de pensées où elle évoluait.
– C’est pour vous que j’ai écrit cette relation ; c’est pour vous que j’ai demandé au messager d’écrire la sienne. Gardez donc ce papier qui ne saurait m’être d’aucune utilité…
Et, avec une curiosité hésitante, elle ajouta :
– Puis-je vous demander ce que vous comptez faire ?
– Me rendre auprès de Léonor d’Ulloa, puisqu’elle m’appelle…
– Ainsi… vous aussi, vous croyez que… c’est elle ?…
– Je ne crois rien, je ne sais rien, murmura Clother avec agitation. Mais un jour, non loin de Brantôme, un jour que je me mettais en route pour Paris, avec l’intention de doubler les étapes, tant j’étais pressé d’y arriver, il m’est arrivé que, sans le vouloir, en dépit même de ma formelle volonté de courir à Paris, c’est dans le sens opposé que je me suis dirigé, et c’est ainsi que je suis arrivé à l’auberge de la Grâce de Dieu, où j’ai vu Léonor dans un moment où, certes, il était nécessaire que quelqu’un vînt à son aide. Cette fois-ci, comme alors, j’obéis donc à la bienfaisante volonté qui me dirige.
Silvia, d’un geste spontané, lui saisit la main, et murmura :
– Qui croyez-vous donc que ce soit ?
– Philippe de Ponthus ! dit Clother d’une voix fervente. L’homme généreux qui a veillé sur moi tant qu’il fut de ce monde, et qui sans doute encore, du fond de la tombe…
– Non, dit nettement Silvia.
Clother frissonna. Il lui sembla tout à coup qu’il entrait dans le mystère. Un vague effroi le pénétra jusqu’aux moelles.
Et Silvia, penchée sur lui, Silvia dont le visage venait de se cacher derrière son voile noir, Silvia, à mots hésitants, à peine distincts, lui disait :
– Ce n’est pas Philippe de Ponthus qui vous appelle… Allez, allez vite, et faites bonne garde, car Léonor est en danger… en danger de mort, entendez-vous… pis que la mort, peut-être… car celle qui vous appelle, qui vous appelle auprès de Léonor, c’est celle qui est morte !… Morte de honte et de douleur !… Morte de l’effroyable passion de Juan Tenorio !… Celle qui vous appelle, c’est la sœur de Léonor. C’EST CHRISTA !…
Quelques instants plus tard, Clother de Ponthus, en toute hâte, sortait de la Maison-Blanche, et s’élançait vers l’hôtel d’Arronces. D’une main vigoureuse, il assurait sa bonne rapière… l’épée de Ponthus. Il se sentait fort comme l’amour, fort comme le droit, plus fort que la mort, la puissante allégresse de la bataille était en lui…