XII
 
LE ROI FRANÇOIS DONNE UN ORDRE À SON GRAND PRÉVÔT

Quelques heures plus tard, au Louvre.

Amauri de Loraydan vient d’être introduit dans le cabinet du roi où se trouvent réunis Bervieux, capitaine des gardes, Bassignac, le valet de chambre, et Croixmart, le grand prévôt, tandis que d’autres gentilshommes attendent dans les antichambres le moment d’être reçus à leur tour.

Le grand prévôt cède la place au favori.

– Sire, dit Loraydan, il y a eu cette nuit une bataille à l’hôtel d’Arronces.

– Ah ! ah ! fait joyeusement le roi. Tu y viens, enfin ? Et, dis-moi, as-tu conquis la place ? Léonor d’Ulloa, cette jolie rebelle, s’est-elle rendue à merci ?

– Dona Léonor est en fuite, Sire !

– En fuite ?

– Je l’ai dit, Sire !

Le roi, qui s’attendait à quelque capiteux récit, eut un geste de colère. Il se leva, se mit à marcher furieusement à travers son cabinet.

– Voilà bien de nos muguets ! fit-il. Ils vont pour enlever une fille qui, par pur entêtement, se refuse à un honorable mariage, et ils la laissent fuir ! Et moi, je te dis que ce mariage se fera ! Il y va de mes intérêts, des intérêts de l’État ! Tu épouseras cette péronnelle, tu l’épouseras jour de Dieu !

– Sire, dit Loraydan, pour obéir aux ordres de Votre Majesté, j’étais résolu à passer outre au peu d’inclination que j’éprouve pour dona Léonor. Je n’ignore pas que Sa Majesté le roi d’Espagne a fait de ce mariage une condition à certains arrangements. Mon dévouement est absolu, Sire. J’ai demandé à Léonor d’Ulloa de m’agréer pour époux.

– Très bien. Et ensuite ?

– Elle a refusé. Je lui ai alors donné quinze jours de réflexion, la prévenant que si elle persistait à résister à vos ordres et à ceux de son souverain, je serais forcé d’en venir aux moyens extrêmes. Je crois avoir agi en bon gentilhomme.

– Oui, se mit à rire le roi, mais non en bon amoureux. Qu’est-ce que la gentilhommerie vient voir dans une affaire d’amour ? Comme tu es jeune encore et naïf ! Apprends qu’en amour, il est une sorte de loyauté qui n’a rien de commun avec la loyauté politique ou la loyauté de la vie ordinaire.

– Que voulez-vous, Sire, la loyauté est un vice dont je ne pourrai me défaire.

– Allons, c’est bien. Reste loyal, c’est l’honneur d’un gentilhomme… bien qu’en amour… Mais toi, tu avais un ordre. Il fallait l’exécuter…

– C’est ce que j’ai fait, Sire, car un ordre de Votre Majesté prime toute autre considération de vertu. Je me suis donc rendu à l’hôtel d’Arronces, avec une bonne litière…

– Ah ! ah ! Voilà qui prend tournure… continue !

– Et deux amis pour me prêter main-forte au besoin…

– Bravissimo, comme disent les Milanais. Continue ! ajouta brusquement le roi que ce mot milanais ramena soudain à des préoccupations d’un autre ordre.

– Il était minuit, Sire. Malgré l’heure, dona Léonor m’accorda l’audience que je fis solliciter par l’intendant de l’hôtel.

– Ah ! Tu vois ! Elle t’accorde l’audience… à minuit ! Au fond, elle ne demandait qu’à se laisser enlever. Toutes ces farouches mijaurées qui vous prennent de ces airs de vertu et d’indignation… Mais je me tais de peur d’en trop dire. Va, mon bon Loraydan.

– Eh bien ! Sire, je m’efforçai de prouver à la fille du commandeur la nécessité où elle se trouvait de me suivre. Et à la fin, elle s’y résigna. La violence que j’eus à déployer pour l’entraîner ne fut que pour la forme : Votre Majesté a admirablement compris tout ce qu’il y a de fragilité dans les résolutions d’une femme.

– Je m’y connais, je pense ! dit François Ier qui se renversa dans son fauteuil et caressa sa barbe. La vertu des femmes… heu ! bien fol qui s’y fie.

– Tout allait donc pour le mieux, et nous allions atteindre la grille du parc, nous allions arriver à la litière qui nous attendait, Sire… lorsque nous fûmes, mes deux amis et moi, rudement chargés par une vingtaine de truands…

– Bon ! cria le roi François en se tournant vers le grand prévôt. Cela devient intolérable, Croixmart. Il n’y a nulle sécurité dans la ville, dès que la nuit se fait. Bientôt, Dieu me damne ! on ne pourra plus courir les rues et s’amuser quelque peu sans s’exposer à perdre la vie. Comment ! Voici deux ou trois gentilshommes qui, en toute douceur, procèdent tout bonnement à l’enlèvement d’une jolie fille, et des misérables, lie de l’espèce humaine, osent les interrompre. Il faut que cela finisse, monsieur le grand prévôt ! Il faut que les scélérats soient punis…

– Oui, Sire, et la vertu récompensée, dit Croixmart. Il y a un moyen : cerner la cour des Miracles et y mettre le feu.

– Eh bien ! s’il le faut… Nous verrons… Continue, Loraydan.

– Il y eut donc bataille, et elle fut rude, certes. À la fin, nous parvînmes à mettre en fuite ces démons vomis par l’enfer, mais dans l’algarade, dona Léonor nous échappa…

– Il faut la rejoindre, jour de Dieu ! Et vite !…

– Ce sera difficile, Sire…

– Difficile ? Quand j’en donne l’ordre ?…

Amauri de Loraydan répondit au roi, et l’on eût juré qu’il dégustait ses propres paroles comme une délicate friandise :

– Je n’ai pas dit impossible, Sire. Il n’y a rien d’impossible quand le roi donne un ordre. J’ai dit seulement difficile… Difficile parce que dona Léonor a été emmenée par le chef des truands…

– Le chef ? Quel chef ?

– Oh ! certes, quelqu’un qui savait bien ce qu’il faisait, Sire ! Quelqu’un qui n’ignorait pas que si j’étais à l’hôtel d’Arronces, c’était pour obéir à mon roi…

– Jour de Dieu !…

– Quelqu’un, donc, qui visait plus haut que moi. Je n’étais rien pour lui, ni mes amis. Celui qu’on attaquait en nous, celui dont on voulait faire avorter les projets, celui dont on tournait en dérision la volonté sacrée, c’était le roi de France…

François Ier, sous les corrosives paroles de Loraydan, éprouva une réelle souffrance. Des pensées de représailles l’assaillirent. Et sa rage, sa fureur silencieuse, un instant, terrifièrent Loraydan lui-même. Le grand prévôt, immobile, tout raide, sombre incarnation de ces terribles représailles auxquelles songeait le roi, regardait cette scène avec la puissante et dédaigneuse attention de l’homme qui sait voir et entendre.

– Ce chef, murmura le roi, ce rebelle…

– Voilà le vrai mot, Sire : un rebelle !

– Comment le retrouver !… L’as-tu bien vu ?… Saurais-tu le reconnaître ?…

– Je le connais, Sire ! et Votre Majesté le connaît.

– Moi !

– Tout au moins par son nom : c’est celui-là même qui, un soir, dans le chemin de la Corderie…

– Assez, Loraydan, assez ! dit François Ier qui se leva tout agité… J’hésitais à faire saisir ce Ponthus, murmura-t-il. Voilà la récompense de ma faiblesse. Mais d’où me venait cette hésitation ?

Il tomba dans une profonde rêverie.

L’image pâlie et indécise d’Agnès de Sennecour se dressa dans son esprit. Et il revit Maugency. Et il revit Philippe de Ponthus à qui Agnès témoignait une si grande confiance. Souvenirs ! Lointains souvenirs ! Quelle est donc votre puissance ? Et d’où vient votre charme ?… Peu à peu, le roi s’apaisait. Peu à peu, sa rêverie le conduisait à des pensées plus douces.

– En se retirant, dit Loraydan, il nous a crié : « Allez dire à votre roi que je lui défends de marcher sur mes brisées et que Léonor d’Ulloa m’appartient… »

François Ier tressaillit. Une bouffée de sang monta à son cerveau.

Il s’assit à sa table, attira à lui une de ces feuilles de parchemin scellées de son sceau, qui attendaient là, messagères de joie ou de douleur, prêtes à porter une nomination ou une arrestation, un don royal ou la mort, et, rapidement, il écrivit :

Ordre à notre grand prévôt de saisir partout où il le trouvera, dans les deux jours pour tout délai, le rebelle Clother de Ponthus, fils de…

Il se tourna vers Loraydan :

– C’est bien le fils de Philippe de Ponthus ?

– Oui, Majesté.

Fils de Philippe de Ponthus, continua d’écrire François Ier. Le rebelle sera aussitôt conduit en notre château du Temple et soumis à la question ordinaire et extraordinaire jusqu’à ce qu’il avoue son crime. Le procès instruit, la sentence sera exécutée dans les vingt-quatre heures pour tout délai.

Le roi, avec un sourire aigu, relut ce qu’il venait d’écrire.

Puis il tendit à Croixmart la feuille de parchemin tout ouverte.

Le grand prévôt la lut mot pour mot, la plia froidement, et prononça :

– C’est bien.

On eût dit un coup de hache.