IV
LE PILORI DE LA CROIX-DU-TRAHOIR
Situé non loin de la place de Grève, en plein centre parisien, le pilori de la Croix-du-Trahoir était aussi populaire, aussi visité que celui de la Halle. Il se composait d’une massive bâtisse de maçonnerie surélevée de cinq à six pieds ; c’était une plate-forme à laquelle on accédait par une échelle et sur laquelle on attachait les gens qu’il s’agissait de désigner à la vindicte publique.
Il était naturellement flanqué d’une potence, en sorte que l’exposé, quand il devait, par surcroît, subir la peine de la hart, se trouvait tout porté sur le lieu du supplice.
C’est là que Jacquemin Corentin fut amené, suivi d’une foule de curieux qui le huait.
– Allons, monte ! grogna près de lui la voix du bourreau.
Jacquemin frissonna en se voyant au pied du pilori ; puis, poussant un soupir, monta lentement, et quand il fut sur la plateforme, il s’éleva autour de lui une telle huée qu’il se fût bouché les oreilles s’il n’eût eu les mains liées.
Ne pouvant se boucher les oreilles pour ne pas entendre, il ferma les yeux pour ne pas voir.
Il sentit qu’on pesait sur ses épaules, et il se trouva assis sur une sorte de lourd billot de bois, derrière quoi se dressait un poteau.
À ce poteau, il fut solidement attaché par la main du bourreau.
Puis Jacquemin entendit que, au-dessus de sa tête, sur le poteau, on clouait quelque chose ; c’était une grande pancarte sur laquelle, en caractères lisibles, était écrit le mot qui expliquait au peuple les motifs de la condamnation :
POLYGAMIE
Le bourreau, sa besogne faite, s’en alla.
Deux gardes, au pied du pilori, commencèrent leur faction.
La foule s’écoula ; mais, à chaque instant, des groupes nouveaux se formaient, et Jacquemin Corentin, parmi les mêmes éclats de rire, s’entendait alors poser les mêmes questions, auxquelles il n’avait garde de répondre.
Le soir vint, la nuit commença à descendre sur Paris et à envelopper de ses ombres le pilori de la Croix-du-Trahoir. Jacquemin entendit une voix qui le fit tressaillir, qui excita sa fureur, qui, dans sa misère, lui sembla la plus misérable et la plus insultante. Une voix narquoise, une voix avinée, une voix qu’il ne connaissait que trop lui demandait :
– Est-ce qu’il est vrai ?…
– Quoi ? fit-il dans un cri de rage.
– Allons, dit la voix. Dis-le. C’est le moment, ou jamais ! Avoue qu’il est faux…
– Quoi ? hurla Jacquemin. Quoi donc ?
Il y eut un éclat de rire que Jacquemin qualifia in petto d’infernal, et Bel-Argent s’avança le plus près possible en disant aux gardes :
– Vous croyez peut-être qu’il est vrai ? Eh bien ! moi qui l’ai touché, je puis vous assurer qu’il est faux…
– C’est faux ! rugit Corentin.
– Ah ! Tu avoues qu’il est faux ?…
– Non ! C’est ce que tu dis, misérable truand, c’est ton affirmation qui est fausse !
Bel-Argent ne répondit pas : il venait d’entreprendre une vive conversation avec les deux gardes ; il se débattait là quelque marché. Bel-Argent faisait une proposition que les gardes repoussaient d’abord avec fermeté, puis avec mollesse, et enfin l’un d’eux disait :
– La nuit est assez noire… il n’y a plus personne…
– Eh bien, soit ! Faites vite, conclut l’autre.
Bel-Argent s’élança vers un cabaret proche : tout simplement, il venait d’offrir aux gardes de leur payer un bon broc de vin, à la seule condition qu’il pût en faire boire un gobelet au condamné.
Jacquemin trouva infiniment délicieux les deux ou trois grands gobelets de vin qu’il avala coup sur coup, car Bel-Argent lui demanda :
– Quand dois-tu être pendu ?
– Demain matin, à huit heures, dit piteusement Corentin.
– Mauvaise heure ! Quelle idée de te faire pendre à huit heures ? C’est le moment où, à la Devinière, se préparent les meilleurs morceaux. Huit heures ! ajouta-t-il en grattant sa tignasse. Si seulement c’était à six heures, quand le jour n’est point fait encore, et qu’il n’y a personne par les rues…
– Eh bien ? fit Corentin haletant.
– Rien ! fit brusquement Bel-Argent. Adieu. C’était donc vrai, cette histoire de polygamie ? Bien sûr plus vraie que…
– Que quoi ? vociféra Jacquemin.
– Rien. Adieu. C’est égal, polygamie !… Je n’eusse jamais cru cela de ta part.
Et Bel-Argent redescendit l’échelle et s’éloigna dans la nuit, en chantant à tue-tête. Corentin demeura seul. Le carrefour était désert. La nuit était devenue noire. C’est à peine si à la lueur de deux falots que les gardes avaient allumés, on eût pu distinguer le pilori près duquel se dressait la forme indécise du gibet. Il faisait froid. Jacquemin grelottait.
« Voyons, se disait-il, midi sonnait quand on m’a attaché ici. Je dois être exposé douze heures durant, si je me souviens bien. C’est donc à minuit qu’on doit me reconduire à mon cachot pour y attendre le moment où je serai ramené en ce lieu et pendu par le col jusqu’à ce que mort s’ensuive… »
Il frissonna…
« Ce brouillard est glacial, songea-t-il. Je voudrais bien qu’il soit minuit… dans mon cachot, j’aurais moins froid… C’est égal… jusqu’à ce que mort s’ensuive !… C’est donc ici la fin de ma carrière… ô doux Luis Tenorio, mon bon maître, vous n’êtes pas là pour acheter une fois encore ma pauvre vie ! Allons, adieu, comme dit ce sacripant de Bel-Argent qui, pourtant, ne laisse pas que de se connaître en vin, car, je ne puis le nier, celui qu’il m’a fait boire était du bon… allons… adieu… adieu, la vie, le bon vin, l’air, la lumière… adieu, petite fille si jolie qui m’êtes apparue une minute pour me faire trouver peut-être la mort plus amère… adieu, Denise ! »
Songeant à ces choses et philosophant sur l’injustice du sort, le pauvre Jacquemin Corentin ne put s’empêcher de verser quelques larmes.
Bel-Argent se retira tout content d’avoir provoqué jusque sur le pilori la fureur de Jacquemin Corentin qui, patient, résigné même de nature, devenait intraitable quand on abordait le chapitre de son étrange nez.
« Bon ! se disait Bel-Argent, cela m’a donné faim. Par ma foi, j’en ris encore !… Que sera-ce demain matin, quand je lui verrai passer le chanvre autour du col ? J’y serai, ou le diable m’étripe ! J’y serai, ne fût-ce que pour voir l’embarras du bourreau-juré qui aura à faire franchir ce nez au nœud coulant. »
Il est certain que la pendaison de Jacquemin apparaissait à Bel-Argent comme une excellente farce. La pitié n’était guère son fait. Et il faut dire que, mis à la place de Corentin, il eût accepté la hart avec insouciance et ne se fût guère plaint soi-même.
Bel-Argent, donc, tout joyeux, s’en fut droit à la taverne de l’Âne-Marchand, située rue des Francs-Bourgeois (rue des Voleurs), aux confins de la Truanderie.
Et il fit tinter un écu sur la table. Vingt têtes se redressèrent, vingt paires d’yeux flamboyants se braquèrent sur la pièce blanche.
– Il faut bien lui faire fête, dit Bel-Argent : c’est ma dernière !
Et il montra son escarcelle vide.
Il assurait ainsi sa tranquillité, sachant bien que les choses eussent pour lui promptement tourné mal si les excellents compagnons qui l’entouraient eussent pu supposer cette escarcelle bien garnie.
Bel-Argent, donc, se mit à faire honneur à ses rillons avec le plaisir et l’entrain d’un honnête soupeur qui n’a de comptes à rendre à personne.
Tout à coup, il proféra un énergique juron, éclata d’un rire bruyant, s’écria :
– Voilà une idée ! Par les cornes du digne homme qui fut mon père et dont je n’ai jamais su le nom, voilà une idée ! Jamais je n’aurai tant ri !…
Levant les yeux et les promenant avec l’attention d’un connaisseur sur l’honorable assemblée, il les arrêta sur deux patibulaires figures que, d’un geste, il invita à venir boire avec lui, invitation qui fut acceptée d’emblée grâce à l’aimable sans-façon qui régnait en ce lieu.
Du fameux dernier écu, il restait juste assez pour un broc de vin qui, promptement, apparut sur la table. Les trois gobelets, à l’instant, furent remplis, et l’instant d’après se trouvèrent vides. Celui qui régalait ainsi, avec une certaine gravité, prononça :
– Moi, je m’appelle Bel-Argent.
– Moi, je m’appelle Pancrace-à-la-Cicatrice, dit l’une des deux figures patibulaires qui, en même temps, posa un doigt sur la hideuse balafre rose qui lui coupait la joue droite depuis l’aile du nez jusqu’à l’oreille.
– Moi, je m’appelle Lurot-qui-n’a-pas-froid-aux-yeux, dit l’autre figure patibulaire.
Intelligences vivaces, esprits déliés, heureuses natures douées des plus belles capacités de compréhension, ils ne pouvaient s’y tromper ; du moment qu’on leur proposait de l’argent, ce ne pouvait être que pour quelque mauvais coup, quelque algarade à y laisser leur peau.
– Mes agneaux, dit Bel-Argent avec une rondeur pleine de bonhomie, la chose vaut à peine deux écus d’argent. J’irai pour vous jusqu’à trois ducats d’or que vous vous partagerez en frères. Est-ce oui ? Marchons. Est-ce non ? Bonsoir. Il y a ici dix compagnons qui, pour moitié prix…
– Fais voir tes ducats ! interrompit brusquement l’homme à la cicatrice.
– Et conte-nous la chose en douceur, ajouta celui qui n’avait pas froid aux yeux.
– Quant aux ducats, dit Bel-Argent, vous me ferez crédit…
Chose incroyable et pourtant vraie, la proposition ne suscita ni surprise, ni défiance exagérée, ni même hésitation. Seulement, Lurot demanda :
– Jusqu’à quand le crédit ?
– Jusqu’à demain soir. Est-ce trop ?
– Non, c’est raisonnable.
– Je vous les apporterai ici. Et au cas où je serais empêché, pour tout nouveau jour de retard, ce sera un écu d’argent. Ceci pour trois jours. Au bout de ce temps, si vous ne m’avez pas vu, c’est que je serai mort, ou aux mains de notre ami prévôt, que le ciel le conserve et que le diable l’étripe ! Est-ce dit ?
– C’est dit ! firent les truands sans hésitation.
– Maintenant, fit doucement Lurot, dis-nous qui il faut occire…
– Venez, dit Bel-Argent. Je vais vous conter la chose…
Ils sortirent en passant par une courette qui, par un couloir en boyau, donnait sur la rue, – car depuis longtemps, le couvre-feu était sonné.
Dix minutes plus tard, ils arrivaient aux abords de la Croix-du-Trahoir.
À ce moment, onze heures sonnaient… Jacquemin Corentin grelottait :
– Minuit ne sonnera donc jamais ! Je ne sais si c’est le brouillard ou la polygamie, ou la vue de ce gibet auquel demain matin je dois être accroché, mais jamais comme en cette triste nuit je n’ai senti le froid me pénétrer ainsi jusqu’au cœur.
Ayant convenu de leurs faits et gestes, ayant arrêté en quelques mots sobres et décisifs la part de besogne de chacun d’eux, les trois malandrins arrivèrent aux abords de la Croix-du-Trahoir que, de loin, ils virent éclairée par la lueur de plusieurs torches : la même lumière leur montra une forte patrouille du guet stationnant au pied du pilori ; elle comprenait une vingtaine d’hommes… il n’y avait pas moyen de livrer combat à un pareil ennemi.
Ils se rapprochèrent un peu, invisibles, insaisissables, fauves nocturnes incorporés aux ténèbres, et maintenant la rage les mordant au ventre, il n’y avait plus de bonne farce pour Bel-Argent, il n’y avait plus d’écus ni ducats pour les deux autres… Leurs yeux luisants disaient tout leur appétit de bataille, leurs mufles se tendaient vers l’ennemi, et la haine les convulsait…
Les gens du guet, au pied du pilori, devisaient et frappaient du pied pour se réchauffer. Ils parlaient de tout, excepté du pauvre Jacquemin Corentin.
La demie de onze heures sonna à quelque église.
– Allons ! dit le chef de patrouille, qu’on détache ce truand, là-haut. Nous allons le reconduire à la prison. Pour quelques heures qui lui restent à vivre, ajouta-t-il de mauvaise humeur, on aurait bien pu le laisser ici.
Deux ou trois soldats se dirigèrent vers l’échelle qui permettait de monter sur la plate-forme.
– À l’aide ! crièrent des voix lointaines. Au meurtre ! Au truand !…
Et on entendit des râles, des jurons, un cliquetis d’épées.
– Holà ! cria le chef du guet, en route, vous autres. Et vite ! Toute la patrouille s’élança. Seuls, les deux gardes restèrent au pilori, fouillant l’ombre au loin, de leurs yeux effarés, cherchant à voir ce qui allait se passer, et soudain l’ouragan fondit sur eux… Des choses surgirent des ténèbres, bondirent. Des choses ou des êtres, ils ne savaient pas, dans le même instant chacun des deux pauvres diables s’abattit, assommé par quelque coup forcené sur le crâne… Peut-être la chute d’une cheminée, peut-être le ciel qui les écrasait… C’était tout bonnement deux formidables coups de poing, mais de ces coups de poing comme l’homme à la cicatrice et l’homme qui n’avait jamais froid aux yeux savaient en administrer dans les circonstances critiques… En même temps, un troisième bolide arrivait en tempête, une troisième chose se manifestait, une troisième ombre escaladait l’échelle du pilori – et Bel-Argent, ayant coupé avec sa dague les cordes qui liaient Jacquemin Corentin :
– Quand tu auras fini de me regarder avec ton nez d’ahuri ! Arrive, bélître ! Et plus vite que ça, polygame !
Stupéfait, effaré, ne comprenant rien à ce qui lui arrivait, Jacquemin n’en eut pas moins l’instinctive certitude qu’il fallait jouer des jambes s’il voulait éviter la corde, et c’est ce qu’il fit aussitôt, avec une telle maîtrise que ses trois sauveurs avaient de la peine à le suivre.
Mais quand ils furent loin de la Croix-du-Trahoir, quand ils se trouvèrent en sûreté, certains d’avoir échappé au guet, Jacquemin s’affaissa et perdit connaissance.
– Bah ! ce n’est rien, dit Lurot.
– Moi aussi, fit Pancrace, je me suis affaibli à chaque fois que j’ai échappé à la pendaison ; mais cela ne durait pas, à preuve que me voici tout prêt à recommencer.
– L’idée de crier à l’aide et au truand ne fut pas des plus mauvaises, dit Bel-Argent, qui se tenait les côtes. Avouez que ce fut bien imaginé !
Mais Lurot et Pancrace n’étaient pas hommes à se laisser dépouiller de leur part de lauriers.
– Bah ! fit Lurot, non sans une pointe de jalousie. Ce n’est rien, tout ça. Ces bougres du guet, il n’y a qu’à crier : « Au truand ! » pour les faire se dérater à la course, chacun sait ça dans la truanderie. L’essentiel était d’assommer les deux escogriffes qui gardaient le pilori…
– C’est juste, fit de son côté Pancrace. C’est un vieux tour auquel le guet se laisse toujours prendre. Mais quant aux coups de poing, ils furent appliqués au bon endroit.
S’étant congratulés, ils se penchèrent sur Jacquemin Corentin et le ranimèrent avec cette ardeur qui les caractérisait, c’est-à-dire au moyen de formidables bourrades et soufflets.
À l’instant, Jacquemin Corentin fut debout.
À ce moment, l’horloge d’une église sonna douze coups.
– Minuit ! murmura Corentin. L’heure de la rentrée au cachot.
– L’heure du guet ! dit Bel-Argent, narquois.
– L’heure du truand ! dit Pancrace-à-la-cicatrice, avec une sinistre simplicité.
– L’heure des braves, dit Lurot-qui-n’a-pas-froid-aux-yeux, d’un accent de farouche défi.
– Messieurs, vous m’avez sauvé de la hart, et…
Mais le trio d’une voix unanime, l’interrompit, et avec une certaine solennité :
– C’est aussi l’heure de la soif !
Il est certain qu’ils ne concevaient la reconnaissance que sous forme de brocs à vider.
– Heu ! fit Jacquemin. Par une incompréhensible fatalité, il est défendu de boire quand on n’a pas plus d’argent… comme si on faisait payer aux arbres la pluie qui les désaltère !
– À l’Âne-Marchand, on fait crédit, observa Pancrace avec empressement.
– Le couvre-feu est sonné…
– L’Âne-Marchand ouvre toute la nuit à qui sait lui braire la chanson qu’il faut.
– Oui, fit Lurot pensif et grave, mais c’est rudement près de la Croix-du-Trahoir. Ne tentons Satan que lorsque nous sommes sûrs de lui arracher les cornes s’il ose bouger.
– Arrivez ! conclut Bel-Argent avec rondeur. Je vais vous mener, proche le Temple, en un trou d’enfer où, sur ma recommandation, crédit sera fait à ce flandrin qui veut absolument nous abreuver. Suivez-moi.
– Où est-ce ? s’enquirent Lurot et Pancrace.
– Au Bel-Argent.
– Connu !… En route !
Ils se mirent en marche, l’oreille ouverte, les yeux écarquillés, rasant les murs, flairant de loin les rondes, saluant au passage d’un mot ou d’un signe de reconnaissance, les groupes qui, pour de mystérieuses besognes, se tenaient à l’affût dans les ténèbres des ruelles…