XX
DEVANT LA GRILLE DE L’HÔTEL D’ARRONCES
Selon les instructions qu’il avait reçues, l’enfant, le Tournebroche, s’était rendu tout droit à la Devinière. Quant à franchir la barrière des gardes prévôtales, ç’avait été un jeu pour lui. Il s’était approché en sanglotant :
– Un chirurgien ! un apothicaire ! Par pitié, qu’on m’indique le logis d’un apothicaire pour ma pauvre mère qui se meurt !…
– Un apothicaire ? fit l’un des gardes. Par ma foi, il y a bien l’échoppe de Thomas le rempailleur, qui est aussi tondeur de chevaux, devant le porche de Saint-Eustache. Il s’y entend et a sauvé ma fille d’une bonne fièvre des dents. Cours-y, petit !
Tournebroche s’était donc élancé, avait gagné la rue Saint-Denis et avait eu la chance de trouver Bel-Argent au moment où celui-ci, monté sur un rouan trapu et conduisant en main le cheval de Clother, sortait de l’écurie de la Devinière, éclairé par le falot d’un garçon de salle. S’étant assuré qu’il avait bien affaire à Bel-Argent, Tournebroche lui remit le papier dont il était porteur, en disant :
– Voilà, seigneur Bel-Argent. Vous témoignerez que je vous ai bien remis le poulet. Dites voir, il y a donc des argents qui sont laids et des argents qui sont beaux ? Bonsoir, Bel-Argent !…
Et Tournebroche était reparti tout courant, laissant Bel-Argent stupéfait et du messager goguenard, et du message, et de la rapidité avec laquelle le messager avait disparu.
Et Jacquemin Corentin s’approcha.
– Si tu parviens à me dire ce que me chante ce papier, je te promets de proclamer partout qu’il n’est point faux !
– Et qu’en saurais-tu ? fit Corentin. Qui te prouve qu’il n’est point en carton ?
Et ce fut au tour de Bel-Argent de demeurer ébahi et perplexe. Mais Corentin s’écria :
– Je lis ! Sur mon âme, je lis très bien. Voilà qui est surprenant. Écoute.
Et deux fois de suite il lut la missive de Ponthus, lecture que Bel-Argent écouta avec une violente attention, se gravant chaque mot dans la tête. Quand ce fut fini, Bel-Argent murmura :
– Je veux que le diable me tire à lui…
– Cela viendra, prends patience, dit Corentin.
– Il se passe quelque chose… quoi ?… Je dois obéir à cette damnée écriture, car le sire de Ponthus assure que sa vie en dépend… Je le dois, et pourtant, cornes d’enfer ! il faut que je sache !… Jacquemin, je t’ai sauvé du pilori. Bien mieux, je t’ai juré d’avouer qu’il est vrai… Jacquemin, il faut te rendre à l’instant rue de la Hache, et puis tu viendras à la porte du Temple me dire ce qui se passe au Porc-qui-Pique. Vas-y, Jacquemin. Si tu le fais, je te rendrai tout ce que je t’ai gagné tantôt.
– J’y vais ! dit Corentin.
Et c’était du stoïcisme, car don Juan l’avait menacé d’une terrible bastonnade au cas où il quitterait la Devinière, ne fût-ce qu’une heure.
Bel-Argent se remit en selle, tout pensif, grommelant force jurons, et s’en alla chez le voiturier où il trouva la litière qui l’attendait. L’un escortant l’autre, Bel-Argent et la litière se rendirent aussitôt au point convenu et s’arrêtèrent à cent pas de la porte du Temple.
Un peu après onze heures, Jacquemin Corentin apparut.
Il raconta que la rue de la Hache était gardée à ses deux extrémités par de fortes barrières de gardes prévôtales, qu’il lui avait été impossible de franchir l’une ou l’autre de ces deux barrières, qu’il avait failli être arrêté en essayant de passer, et qu’il n’avait dû son salut qu’à la longueur de ses jambes, longueur grâce à laquelle il avait rapidement laissé en arrière des hommes noirs lancés à sa poursuite.
– Je n’ai donc rien vu, ajouta-t-il. Mais en revanche, j’ai entendu : la rue est pleine de tumulte et de cris de mort. On s’y bat, c’est sûr. On s’y bat avec rage, avec fureur.
Bel-Argent demeura silencieux.
– Que dis-tu de cela ? fit Corentin.
– Tu dis que la rue de la Hache est bourrelée de gardes ?
– Elle en déborde. Et ils crient comme des enragés contre le sire de Ponthus, ce pauvre gentilhomme !
– Elle crie, la vilaine prévôtaille ! Pourquoi as-tu lu ?
– C’est toi qui l’as voulu ! Et ils jurent de l’occire…
– Misère ! Quel malheur que je ne puisse… Mais que diable avais-tu besoin de te trouver là à point nommé pour lire ? Qui t’a prié de venir juste à ce moment-là ?
– Tu fus bien heureux, alors, de me trouver pour…
– Et que crois-tu ? là, franchement ? Penses-tu qu’il s’en tire ?
– Las ! dit Jacquemin, à cette heure il doit être…
– Malheur ! Et ne pouvoir… Mais quel besoin, quelle rage t’a pris de me lire l’écriture qui me cloue ici, dis, escogriffe ?
– Mais c’est toi, c’est toi qui m’as demandé…
– Ce n’est pas vrai, menteur, écornifleur, goinfre, lecteur de Satanas !
– Tu erres, dit Corentin avec dignité, tu erres, Bel-Argent.
– J’erre, moi ? J’erre ? hurla Bel-Argent. Vit-on jamais pareille impudence ? Attends un peu, que je te retrouve sur quelqu’un de ces piloris où tu as l’habitude de loger. Tu verras si je me ruine encore à te payer à boire, larronneur, laide mouche avec ton faux nez…
Depuis longtemps Corentin n’entendait plus. Corentin, étourdi, abasourdi, avait pris la fuite en se bouchant les oreilles, poursuivi par ces malédictions et d’autres que nous ne pouvons relater.
Bel-Argent, alors, s’arrêta de vociférer contre Jacquemin et s’invectiva lui-même.
– De cette façon, dit-il, le malheureux sire de Ponthus commence à être vengé. Mais il me faut maintenant exécuter sa dernière volonté. Mort ou vif, il compte sur moi. Envers et contre tous, donc, je conduirai la dame d’Ulloa jusqu’aux Espagnes.
Et il attendit jusqu’au moment où la grosse horloge du Temple se mit à tinter. Les douze coups, lentement, tombèrent dans le silence… Un jour de plus s’engouffrait au néant.
– Cet escogriffe de Jacquemin a lu : à minuit sonnant. En route donc, l’homme. Suis-moi sans peur. Le diable sait où je vais, mais moi j’y vais sans hésitation, comme le commande la damnée écriture.
Le groupe se mit en marche, et bientôt atteignit l’hôtel d’Arronces.
Bel-Argent mit pied à terre dans l’intention d’escalader la grille ; mais alors cette grille s’entrouvrit et un homme s’avança en disant :
– Je vais avoir l’honneur de conduire le seigneur de Ponthus jusqu’à dona Léonor qui l’attend.
– Je suis envoyé par le sire de Ponthus, dit Bel-Argent, et il faut que sur-le-champ je parle à la dame d’Ulloa.
– Venez, dit l’intendant Jacques Aubriot qui reconnut le valet de Ponthus.
– Cette litière, fit Bel-Argent, et ces chevaux ne doivent pas rester sur ce chemin. Sans quoi ce n’est pas à la porte du Temple que mon maître m’eût ordonné de me rendre, mais ici même.
– Je vais donner l’ordre de les faire rentrer dans les écuries de l’hôtel. Suivez-moi.
Quelques instants plus tard, Bel-Argent était mis en présence de Léonor d’Ulloa qui attendait toute prête pour le voyage.
– Vous êtes seul ? demanda-t-elle d’une voix altérée. Où est le sire de Ponthus ?
– Voici qui vous répondra sans doute, ma noble dame.
Et Bel-Argent présenta à Léonor le papier cacheté qu’il avait trouvé dans la missive de Clother. Léonor l’ouvrit rapidement, et par trois fois, le lut mot par mot. Quand elle eut fini, elle était un peu pâle. Elle demanda :
– Qu’est-il arrivé ? Dites-moi la vérité.
« Qu’un autre que moi, songea Bel-Argent, se charge de la lui dire, cette vérité. »
– Sur ma foi, noble dame il n’est arrivé que ceci : j’ai reçu l’ordre de me rendre ici avec la litière, à minuit ; c’est fait. J’ai reçu l’ordre de vous remettre cette écriture que vous tenez : c’est fait. J’ai reçu l’ordre de me mettre à votre disposition pour le voyage qui doit être entrepris sur l’heure même et sans hésitation : me voici. J’attends que vous preniez place dans la litière.
– C’est bien, dit Léonor. Vous pouvez vous retirer, mon brave, je ne partirai pas.
Elle frappa sur un timbre. Jacques Aubriot entra.
– Ce brave, dit-elle, demeurera dans l’hôtel jusqu’à l’arrivée du seigneur de Ponthus. Veillez à ce qu’il soit bien logé et qu’il ne manque de rien.
– Vous ne partirez pas ! murmura Bel-Argent suffoqué. Mais, ma gentil-dame, Jacquemin Corentin a lu que le voyage doit être entrepris sur l’heure et sans hésitation ! Cet escogriffe m’aurait-il trompé, ou se serait-il vanté en soutenant qu’il sait lire ? Voyez…
Léonor prit la dépêche, la lut, la rendit à Bel-Argent, et dit :
– C’est bien comme vous dites. Mais je ne partirai pas. Ainsi, soyez en repos, et allez.
– Mais… mais… si le sire de Ponthus se lance sur la route d’Espagne croyant vous rejoindre, et que, cependant, vous soyez ici, jusqu’où ira-t-il ?
– Allez en paix, dit Léonor. Le seigneur de Ponthus, dès qu’il pourra agir librement, commencera par venir ici tout droit.
– Et je dois rester en l’hôtel ?
– N’avez-vous pas l’ordre de vous tenir à ma disposition ?
Bel-Argent suivit alors l’intendant qui multipliait des signes impératifs.
La dame d’Ulloa, cette nuit-là, ne dormit point. Elle ne se retira point dans sa chambre. Elle demeura jusqu’au jour dans la salle où elle avait reçu Bel-Argent. Elle y demeura, jetant parfois un regard sur la dépêche de Ponthus tout ouverte sur une table, écoutant par moment le silence de la nuit, soudain dressée et l’oreille tendue, luttant contre l’angoisse et le désespoir, reculant pied à pied devant les questions qui venaient battre son imagination, comme on recule devant le flot montant.
Quand le jour fut venu, elle sortit ; elle ne s’apercevait pas qu’elle vacillait et que, dans l’air du matin, elle frissonnait.
Elle alla jusqu’à la grille qu’elle entrouvrit, et elle resta là, longtemps, bien longtemps, écoutant avec un nouvel espoir suivi d’une nouvelle désespérance le moindre bruit qui s’élevait dans le chemin de la Corderie.
Et l’un de ces bruits-là, tout à coup, vers dix heures du matin, se précisa, s’amplifia, se rapprocha de l’hôtel d’Arronces, et ce fut soudain, devant la grille, la vision de trois cavaliers escortés de huit gardes de la prévôté et suivis d’une trentaine de commères et de badauds du quartier.
Deux des cavaliers sonnèrent de la trompette.
Un grand silence se fit dans cette petite foule.
Alors le troisième cavalier, qui portait une casaque aux armes du roi, déroula un parchemin et se mit à lire à haute voix.
C’était le crieur-juré…
Ce qu’il lisait au nom du roi, c’était la lettre patente déclarant traître et rebelle Clother, sire de Ponthus, convaincu du crime de lèse-majesté, ordonnant à tous fidèles sujets de lui courir sus, offrant trois cents écus d’or à qui le livrerait vivant et mettant sa tête à prix pour moitié de cette somme.
Un homme avait vu toute cette scène.
Et puis, la foule dissipée, les cavaliers et les gardes partis, ses yeux s’étaient reportés sur Léonor, il la vit défaillir, il la vit tomber et ne fit pas un mouvement pour lui porter secours.
Ce guetteur, c’était Amauri, comte de Loraydan.
Il la vit tomber, et murmura :
– Touchée ! Touchée en plein cœur ! Allons, tout marche à merveille, et la fille du brave commandeur saura, elle aussi, ce qu’il en coûte de… Sur ma parole, je ne la hais pas… Mais pourquoi est-elle en travers de ma route ?… Malheur, donc, à elle aussi, puisqu’elle aime ce misérable ! Malheur à elle, puisqu’elle en est aimée !… Allons, maintenant, allons voir si tout est fini, rue de la Hache…
Mais, à ce moment la porte du logis Turquand s’ouvrit rapidement.
Bérengère s’élança et courut à Léonor.
Elle était accompagnée du maître ciseleur et suivie de trois ou quatre servantes.
Le comte de Loraydan entendit qu’on donnait des ordres brefs ; il vit que Léonor était soulevée et transportée… Transportée dans le logis Turquand !
En même temps, le maître ciseleur pénétrait dans le parc – sans doute pour aller prévenir les gens de l’hôtel de ce qui venait d’arriver et que la dame d’Ulloa se trouvait en sûreté chez lui.
Amauri de Loraydan demeura immobile, figé par la stupeur, assommé du coup.
Léonor d’Ulloa chez Bérengère ! Rude coup de massue ! Il se dit :
« Je suis perdu. La fille du commandeur va parler de moi. Elle va dire que, par l’ordre du roi, je suis son fiancé. Elle le dira ! Rien ne peut faire qu’elle ne le dise pas. Je suis perdu. Tout m’échappe. Et Bérengère et la fortune. Tout s’écroule. Tout fuit… Que faire, que faire ? »
Il se recula soudain, gagna une sorte de cabane en arrière du logis Turquand, et, tirant de son escarcelle un sifflet d’argent, sans même prendre les précautions auxquelles il ne manquait jamais, lança un strident appel.
Deux minutes plus tard, dame Médarde apparaissait dans le terrain, et venait tout droit à la cabane.
– Cette étrangère qu’on vient de porter au logis, dit Loraydan, il ne faut pas que seule à seule elle parle à Bérengère. Comprenez-vous ? Pas d’entretiens secrets. Pas de possibilité de confidences. Soyez toujours là, entre elles. C’est pour le bonheur de Bérengère. Vous comprenez ?
– Ce sera ainsi, monseigneur. Cette chère enfant, son bonheur avant tout, dit sincèrement Médarde. Mais cette noble dame est donc bien dangereuse ?
– Oui. Et pour assurer ce bonheur, pour écarter ce danger, il faut décider Bérengère à me venir parler en secret. Il le faut ! ah ! il le faut ! Tu sais, femme, tu sais ce que je t’ai promis…
– L’argent n’est rien, dit Médarde, et cependant, son regard s’alluma. Le bonheur de Bérengère est tout. Je l’ai conseillée. Oui, je la conseille tous les jours. Mais elle hésite… elle s’étonne.
– Il ne faut plus qu’elle s’étonne. Il ne faut plus qu’elle hésite…
– Encore deux ou trois jours peut-être… elle se décidera, car elle vous aime.
– Eh bien ! dès qu’elle sera décidée, envoie aussitôt à mon hôtel, ou plutôt, viens-y toi-même. Si je n’y suis pas, tu ordonneras à mon valet de m’annoncer qu’il est temps. Cela suffit. Dans la nuit, je viendrai ici, entre dix et onze heures du soir. Ici, dans cette cabane.
Et Loraydan acheva :
– Femme, rien n’empêche que tu assistes à l’entretien que je veux avoir avec Bérengère hors du logis, puisqu’il est impossible d’entrer au logis sans que Turquand le sache. Tu seras donc là. Et tu m’aideras à sauver Bérengère.
– Oui ! dit Médarde tout à fait rassurée. Je vous y aiderai, de tout mon cœur, et au péril de ma vie, s’il en est besoin.
– Dame Médarde, vous serez royalement récompensée.
– Ce n’est pas pour cela, monseigneur.
Et son regard flamboya.
– Dame Médarde, la somme que je vous ai promise…
– Elle est trop forte, monseigneur !
– Je la double !
Médarde, aussi, avait reçu son coup de massue. Et, déjà, des calculs s’échafaudaient dans sa tête, tandis que, rapide et silencieuse, elle rentrait dans le logis Turquand sans que sa manœuvre eût été remarquée.
Loraydan quitta son abri, gagna la haie vive le long de laquelle il se glissa, puis, quand il fut assez loin, rentra par une trouée sur la chaussée de la Corderie et arriva à son hôtel. Brisard était là.
– Tu as acheté les étrivières ? fit Loraydan.
Brisard pénétra dans l’écurie et revint montrer à son maître une paire de solides étrivières toutes neuves.
– Bon, dit le comte de Loraydan. Maintenant, écoute bien, drôle. Tous les soirs, à sept heures, je serai ici. Demain, après-demain, au plus tôt enfin, une femme va venir à l’hôtel. Elle te dira : « Il est temps. » Et tu auras à me répéter ces mots dès que tu me verras. Les retiendras-tu ?
– Il est temps, répéta Brisard.
– Très bien. Écoute. Si tu n’oublies pas, si tu me répètes la chose à temps, il y aura un écu d’or pour toi. Si tu as le malheur d’oublier, je t’attache, les reins nus, à cet anneau d’écurie, et de ces étrivières neuves, de ton dos je ne ferai qu’une plaie, je t’arracherai la peau morceau par morceau jusqu’à ce que tu tombes mort, après quoi je ferai jeter à la Seine ta vilaine carcasse.
Brisard demeura étourdi : lui aussi avait reçu son coup de massue. Quant au comte de Loraydan, il s’élança au-dehors et, rassuré, content de sa besogne, dans une bouffée de joyeuse haine, il se cria :
« Et maintenant, à la rue de la Hache ! »