SCÈNE 5

 

Célie, le duc.

 

Le Duc.

Je vous demande pardon, madame, de vous avoir fait attendre si long-tems. J’ai, peut-être, abusé de la permission que vous aviez bien voulu m’accorder ; mais, ainsi que vous l’avez remarqué vous-même, j’ai plus d’une chose à lui dire ; et il y avoit huit mortels jours que je ne l’avois vuë.

Célie.

Aussi suis-je plus fâchée que je ne pourrois vous l’exprimer de l’accident qui l’empêche de rester avec nous ; mais ce n’est pas là le premier tour que madame sa mére me joue.

Le Duc.

Ni à moi, non plus, je vous jure, encore ne m’est-il pas permis de m’en plaindre.

Célie.

Quelle femme ! Et que je vous trouve heureux de lui plaire !

Le Duc.

Ah ! Que je sens bien aussi tout mon bonheur !

Célie.

De combien de vertus elle est douée ! Et qu’elle y réunit de charmes ! Que de douceur et de sûreté dans le commerce ! Que de tendresse et de vérité dans le cœur ! On peut bien dire qu’elle est née pour l’honneur de son sexe.

Le Duc.

Je ne dirai pas, puisque vous existez, qu’elle est la seule au monde qui pense comme elle fait ; mais, dussé-je en fâcher beaucoup, je ne craindrai pas d’assurer qu’il y en a bien peu qui lui ressemblent.

Célie.

Cela veut dire simplement que vous en connoissez peu ; car, sans prétendre attaquer le mérite de la marquise, et même lui rendant justice plus que personne, je crois pouvoir assurer qu’il y a plus de femmes estimables que vous n’avez l’air de le penser ; mais il falloit que vous vécûssiez avec celle-là, pour vouloir bien en paroître persuadé.

Le Duc.

Oserois-je bien, madame, vous demander ce que je gagnerois à avoir cette mauvaise foi ?

Célie.

Mais, sans compter le reste, ce seroit toujours une excuse de plus aux mauvais procédés.

Le Duc.

Ceux d’entre nous qui s’en permettent, s’embarrassent ordinairement assez peu s’ils peuvent, ou non, les justifier ; et c’est une sorte de perfidie dont les autres n’ont pas besoin.

Célie.

Vous croyiez donc, vous, avant que de vous lier avec la marquise, qu’il y eût des femmes que l’on pût estimer.

Le Duc.

Oui, je le pensois : c’étoit, je l’avoue, un peu gratuitement, parce que mon malheur ne m’avoit pas jusque-là permis d’en rencontrer ; mais je ne m’en croyois pas, pour cela, plus en droit de présumer que toutes les femmes ressemblassent à celles avec qui j’avois vécu.

Célie.

Quoi ! Pas même une exception en faveur de Mme D’Obray ?

Le Duc.

Mme D’Olbray ? Je n’ai jamais connu cette femme-là, moi.

Célie.

J’aurois juré que si : mais, pour vous être aussi inconnuë que vous le dites, ce nom-là vous étonne singuliérement.

Le Duc.

Il est vrai que je ne m’attendois pas à l’entendre prononcer, et surtout à propos de moi. Me seroit-il, au reste, permis de vous demander qui est la charitable personne qui vous a dit que j’ai été bien avec elle ?

Célie.

Qu’importe qui me l’ait dit ! Cela est-il vrai ?

Le Duc.

Hélas ! Mon dieu, oui : mais entre nous, s’entend ; car j’en suis si honteux, que je ne saurois me résoudre à en convenir avec tout le monde.

Célie.

Votre répugnance sur cela me paroît assez bien fondée. Cette femme est affreuse ! Mais se peut-il qu’elle ait jamais été bien ?

Le Duc.

Ma foi, j’ai ouï dire que non à ma grand’mére : ç’a toujours été, selon elle, un masque de doguin bien ignoble.

Célie.

Mais, autant qu’on peut en juger aujourd’hui, elle doit n’avoir pas été absolument mal coupée.

Le Duc.

A l’égard de la coupe, je ne savois pas dans ce tems-là ce que c’étoit ; elle me disoit qu’elle étoit charmante ; et je le croyois ; car, que faire ? Quand alors j’aurois eu beaucoup d’objets de comparaison, à l’âge que j’avois, on jouit toujours plus qu’on ne discute.

Célie.

Fûtes-vous bien long-tems à vous arranger avec elle ?

Le Duc.

Non, parce qu’elle eut le bon esprit de ne pas laisser cela dépendre de moi ; elle devina mon amour, que je n’en étois pas bien sûr encore ; et elle fit fort bien : je serois mort plutôt que de l’en instruire.

Célie.

Il y avoit bien du respect dans ce procédé-là ; mais quelque précieux que lui dût être l’aveu de votre tendresse, il y a apparence que ce n’étoit pas tout ce qu’elle exigeoit de vous ; et, avec un homme assez timide pour ne pas oser dire qu’il aime, une femme doit être bien embarrassée pour amener quelque chose de plus intéressant.

Le Duc.

Ah ! Madame, l’indécence d’un côté, et de l’autre la nature, arrangent si bien et si promptement les choses, que l’on se trouve tous deux du même avis, sans pouvoir, le plus souvent, dire ni l’un, ni l’autre, comment cela s’est fait.

Célie.

Cela fait horreur ! Et vous aimiez cette vilaine femme-là ?

Le Duc.

A la fureur ! Je le croyois, du moins. Eh ! Pourquoi donc pas ?

Célie.

Quoi ! Une femme qui se livroit d’une façon si affreuse ?

Le Duc.

Qu’est-ce que cela me faisoit, à moi ? Il étoit tout simple que ma reconnoissance fût en parité du besoin que j’avois qu’elle se rendît ; comme, d’ailleurs, je croyois qu’elle n’avoit jamais aimé que moi, et que j’imaginois que d’un premier sentiment, il doit résulter de fort grandes choses, il ne me paroissoit point du tout surprenant qu’elle m’eût fait grâce des préliminaires.

Célie.

Quoi ! Vous croyiez véritablement que vous étiez le premier objet de Mme D’Olbray ?

Le Duc.

Oui : il me sembloit, à la vérité, qu’elle m’avoit passablement attendu ; mais elle ne m’en étoit que plus chére.

Célie.

Je n’aurois jamais imaginé qu’en aucun tems de votre vie, vous eussiez été si dupe : cela me paroît incroyable !

Le Duc.

Et pourtant on ne peut pas plus vrai : j’étois né avec une simplicité singuliére.

Célie.

Si cela est vrai, monsieur le duc, vous me permettrez de vous dire que vous en avez furieusement rabattu.

Le Duc.

Cela n’est point douteux, et ne sauroit l’être : mais vous, madame, qui avez tant de peine à concevoir que j’aie pu me croire la première passion de Mme D’Olbray, avez-vous apporté dans le monde une crédulité moins grande que celle dont vous me plaisantez ici ; et n’y avez-vous pas été exposée aux mêmes méprises ?

Célie, en soûpirant.

Grand dieu ! Si je l’ai été.

Le Duc.

Ce soûpir paroît être, en vous, l’effet d’un désagréable souvenir : est-ce que véritablement vous y avez été attrapée ?

Célie.

Quelle question ? Et comment pouvez-vous me la faire, vous qui vivez avec moi depuis si long-tems ?

Le Duc.

Cela est vrai ; je suis dans mon tort ; mais je ne sçavois pas si vous consentiez à paroître vous souvenir de ces premiers évènemens de votre vie, j’ai cru que rien ne pouvoit me dispenser de l’égard de paroître moi-même les ignorer. Puisque vous permettez qu’on vous en parle, je crois que loin d’être surprise aujourd’hui d’avoir été trompée dans votre premier choix, vous ne le seriez que de n’avoir pas eu à vous en plaindre ; et, entre nous, l’objet qu’il avoit, ne vous en promettoit pas plus de bonheur, qu’en effet, vous n’y en avez rencontré.

Célie.

J’en conviens ; mais je ne le sçavois pas.

Le Duc.

Quoi ! Vous supposiez que M. De Norsan pouvoit être fidéle, ou fixé ?

Célie.

Si, avant même que je l’aimasse, je ne croyois pas tout ce qu’on me disoit de sa perfidie, jugez, quand il eut su me plaire, combien j’en rabattis encore.

Le Duc.

On vous avoit donc déjà parlé de lui ?

Célie.

Trop ; et je puis, sans me tromper, je crois, compter pour une des causes qui me perdirent, l’affectation que l’on eut de ne chercher à m’effrayer que de cet homme-là. En paroissant le regarder comme le seul qui pût être dangereux pour mon cœur, on me força à n’occuper que de lui mon imagination qui, d’elle-même, peut-être, se seroit fait un autre objet, ou ne s’en seroit point fait du tout. On ne pouvoit point me parler de l’excès de son inconstance, et du nombre infini de femmes qu’il en avoit rendues victimes, sans, en même temps, m’apprendre qu’il avoit su leur plaire ; et quoiqu’on cherchât à lui donner à mes yeux tous les vices, tous les défauts et tous les ridicules possibles, on ne put m’empêcher de croire que, pour toucher si universellement, il falloit qu’il eût de grands charmes. Cette idée que je cachois avec soin, mais qui ne m’en obsédoit que plus, me donna, de le voir, le désir le plus ardent, désir dont, malheureusement, le mari qu’on me choisit n’avoit pas de quoi me soustraire, et qui, s’il n’étoit pas de l’amour, pouvoit du moins facilement m’y conduire.

Le Duc.

Et vous avez raison : l’on n’occupe pas long-tems l’imagination d’une femme, sans aller jusques à son cœur, ou, du moins, sans que, par les effets, cela ne revienne au même.

Célie.

J’ai bien sensiblement éprouvé la vérité de ce que vous me dites là ! à peine me vis-je ma maîtresse, que mon premier soin fut de chercher ce même homme qu’on m’avoit tant recommandé d’éviter ; et cette recherche, qui n’avoit alors d’autre principe qu’une folle curiosité, fut, de ma part, poussée si loin, et avec si peu de ménagement ; je parlois de lui si souvent et avec tant de chaleur et d’imprudence, que mes désirs et mes discours lui revenant de tous côtés, il me chercha à son tour, beaucoup moins, comme depuis je n’en ai pu douter, dans le dessein de m’inspirer pour lui des dispositions favorables, que pour profiter de celles dans lesquelles il avoit lieu de me croire déjà. Nous nous rencontrâmes donc bientôt ; et quoique sa figure me parût aimable, je trouvai ce superbe vainqueur si différent du portrait que je m’en étois offert, que l’impression que j’en reçus en fut beaucoup moins vive ; car enfin, ce n’étoit pas là le fantôme à qui je m’étois déjà renduë. D’ailleurs, la sorte de légereté que lui donnérent auprés de moi les espérances qu’il avoit conçuës, et qu’il ne sut ou ne voulut pas me dissimuler, me blessa. Je sentis dans l’instant à quel point, pour qu’il osât l’avoir pour moi, il falloit que je me fusse soumise ; et, sans doute, parce que ce sentiment retardoit le progrès du mien, je lui sus en même tems mauvais gré de me le faire sentir. Je ne sais s’il s’en apperçut ; mais je le vis chercher à me ramener à lui peu à peu, par des façons moins légeres. Cette différence ne m’échappa pas ; comme je ne doute point aujourd’hui qu’il ne lût beaucoup mieux que moi dans mon cœur, il remarqua, et peut-être même avant que je m’en crûsse frappée, toute l’impression qu’elle produisoit sur moi. Sans me loüer, il parut enchanté de ma figure, affecta des distractions, montra de l’inquiétude, et n’oublia rien, enfin, de tout ce qui pouvoit me forcer à me dire que si la crainte de me compromettre ne l’eût pas retenu, il ne m’auroit prouvé que par les plus tendres transports à quel point il me trouvoit aimable.

Le Duc.

Tous ces stratagêmes, à vous parler naturellement, étoient un peu usés ; et je doute, par conséquent, qu’ils produisissent aujourd’hui sur vous l’effet qu’ils y firent alors ; car, sans doute, vous ne manquâtes pas de croire qu’il vous adoroit ?

Célie.

Mais non, à ce qu’il me semble, ce ne fut pas cela que je pensai ; loin même de croire, comme il paroissoit le désirer, que je l’eusse si vivement frappé, tout ce qu’on m’en avoit dit me revint, et me donna pour lui une sorte de repoussement qui, loin de me permettre de souhaiter de lui plaire, me le faisoit, au contraire, regarder comme le malheur le plus grand qui pût m’arriver jamais.

Le Duc.

J’entends bien ; mais il se pouvoit que, tout à la fois, vous craignissiez d’en être aimée, et que vous crûssiez pourtant qu’il vous aimoit.

Célie.

A ne vous rien cacher, j’aurois peine à vous dire tout ce que j’éprouvois en ce moment, tant mes mouvemens étoient rapides et confus ; mais, autant que je puis aujourd’hui me rappeler des faits qu’il est difficile de retrouver dans sa mémoire, lorsque le sentiment qui leur donnoit une sorte d’existence est effacé de notre cœur, il me semble que j’aurois plus désiré qu’il m’aimât, que je ne l’aurois craint, si j’eusse pu lui supposer de la bonne foi ; mais, voyez, je vous prie, à quoi, en me le peignant si redoutable, on m’avoit exposée ! Car, pensez-vous, si l’on ne m’eût pas plus parlé de lui que de tout autre, il m’eût, dés la premiére vue, intéressée au point de tant examiner ce qui se passoit dans son âme ?

Le Duc.

Il seroit, à mon sens, assez difficile de déterminer bien précisément la force ou la foiblesse de l’impression qu’il auroit faite sur vous, s’il vous eût été nouveau à tous égards ; peut-être rien ne la balançant, eût-elle été plus forte encore que vous ne l’éprouvâtes ; peut-être aussi que, si vous eussiez ignoré ses succés auprés des femmes, il vous en auroit moins frappée. Je croirois même le dernier, d’autant plus aisément, qu’on a remarqué qu’en genéral vous vous défendez avec moins d’avantage contre un homme en réputation, quel qu’il soit d’ailleurs, que contre l’amant le plus aimable, mais qui n’offre point à votre amour-propre l’appas de la célébrité. Eh bien ! Madame, comment se passa cette premiére soirée ?

Célie.

Ce qu’il y a d’affreux, c’est que tout conspiroit contre moi ; la maîtresse de la maison, quoiqu’une de ses premiéres victimes, étoit sa complice ; ce que je croyois une pure rencontre, étoit une affaire arrangée ; et de tous ceux qui se trouvoient là, j’étois la seule qui l’ignorât. Tout le monde donc, se faisant une loi de contribuer à ma perte : les femmes, pour avoir une compagne d’infortune de plus ; les hommes, pour s’amuser, on nous fit faire ensemble une partie de berland ; et il ne sut que trop m’y forcer à donner à tous ses mouvemens cette attention inquiéte et intéressée, que je n’ai jamais vue être sans danger pour nous, et qui, peut-être, est elle-même le premier symptôme de l’amour. Enfin, on servit ; et vous jugez aisément que ce fut près de moi qu’on le plaça. La conversation commença pa être générale ; et comme il y a peu d’hommes qui aient une superficie aussi étendue et aussi variée que la sienne, je ne fus pas moins étonnée de la multiplicité de ses connoissances que de l’agrément qu’il sçavoit répandre sur les matiéres qui en sont le moins susceptibles ; de la sorte de consistance que les objets les plus frivoles sembloient prendre entre ses mains ; de la facilité singuliére avec laquelle son esprit se plioit à tous les tons ; et comment, le donnant à tout le monde, il paroissoit cependant le recevoir de chacun. La fête n’étant que pour lui, quand on crut lui avoir laissé le tems d’établir dans mon esprit une haute idée du sien, l’entretien se partagea : le premier usage qu’il fit de la liberté qu’on nous laissoit d’être un peu plus à nous-mêmes, fut de me parler de son amour ; et, je l’avouë, il m’en parla moins bien, à tous égards, que je ne l’aurois désiré, et que je ne m’y étois attenduë.

Le Duc.

Légérement, sans doute ; pour froidement, cela ne lui ressembleroit pas.

Célie.

Peut-être aurois-je été moins blessée de la froideur, ou même du silence, que je ne le fus de l’emportement avec lequel il m’exprima ses désirs, et qui, tout brûlant qu’il étoit, remplissoit mal les idées que je m’étois faites de l’amour, et du ton dont on doit nous en offrir. On eût dit qu’il cherchoit plus à me corrompre qu’à me toucher, et que, sûr d’avoir meilleur marché de mes sens que de mon cœur, ce ne fût qu’à eux seuls qu’il dût s’adresser. En un mot, il ne ménagea, dans les tableaux qu’il me présenta, et dans les expressions dont il se servit, ni ce qu’il devoit à mon âge et à la décence de mon sexe, ni la pudeur que, quand il auroit pensé de moi le plus mal du monde, il devoit du moins paroître me supposer ; et je ne pourrois que difficilement vous exprimer à quel point cette façon me révolta, et avec quelle vivacité je sentis tout le mépris qui y étoit renfermé.

Le Duc.

Eh bien ! Vous vous trompiez ; ce n’étoit pas qu’il pensât de vous plus mal que d’une autre ; c’est seulement qu’il n’en pensoit pas mieux. D’ailleurs, en paroissant avoir tant d’égards pour la vertu d’une femme, et en ne l’attaquant qu’avec la crainte apparente qu’elle ne se rende jamais, on l’encourage à montrer plus qu’elle n’auroit, peut-être, envie d’en avoir ; et cela produit des résistances assez longues, où, en s’y prenant comme M. De Norsan faisoit avec vous, la victoire est presque tout près du désir de la remporter. Il est, au reste, tout simple que quand il est question d’exhorter une femme à se manquer, on aime mieux présenter à son imagination l’idée des plaisirs qui suivent la faute qu’on veut lui faire faire, que les avantages attachés à la vertu que l’on désire qu’elle n’ait plus.

Célie.

Assurément ! Cela est tout simple ; mais il me le paroît autant qu’on ne lui présente l’idée de ces mêmes plaisirs, que sous le voile de l’amour et de la délicatesse, et point avec cette audacieuse licence, beaucoup plus faite, selon moi, pour révolter contre, que pour en inspirer le désir. l’amour, comme dit La Fontaine, est nü, mais il n’est pas crotté. et lorsqu’il se présente aux yeux sous une forme qui l’avilit, on est en droit de le méconnoître.

Le Duc.

Je suis, madame, tout à fait de votre avis là-dessus ; on a assez échauffé l’imagination, quand on est parvenu à toucher le cœur ; et je tiens que, dans une affaire même de pure galanterie, c’est bien mal entendre ses intérêts que de ne pas chercher à se faire croire respectivement que les sens et le caprice ne l’ont pas seuls formée, et, au défaut du sentiment, de n’en pas mettre le ton et l’apparence. Les plaisirs gagnent toujours à être ennoblis… et M. De Norsan s’en tint-il, avec vous, aux simples propos ?

Célie.

Comment donc ! S’il s’y tint ?

Le Duc.

Eh mais ! C’est qu’il auroit été moins extraordinaire que vous ne pensez, sur-tout débutant d’une façon si légere, qu’il ne s’y fût pas borné ; et je m’étonne que, l’ayant depuis plus particuliérement connu, vous n’ayez pas senti combien, dans cette premiére rencontre, il vous avoit menagée. Il falloit, pour qu’il fût si retenu, que vous lui imposassiez terriblement. Enfin, quel fut le prix d’une si grande retenuë ?

Célie.

Que, tout indignée que j’étois d’être attaquée d’une maniére, non-seulement si peu respectueuse, mais encore si peu tendre, et malgré la crainte qu’il m’inspiroit, il sut enfin faire passer dans mon cœur le poison dont il avoit infecté tant d’autres.

Le Duc.

Quoi ! Vous lui dîtes que vous l’aimiez ?

Célie.

Non, pas absolument ; mais cela n’empêche pas que, dès ce même soir, il n’eût de quoi croire que je l’aimois.

Le Duc.

Si ce fut sur le simple aveu que je vois que vous lui en fîtes, qu’il voulut bien se croire aimé, vous lui inspiriez de la confiance, à beaucoup meilleur compte que toutes celles qui vous avoient précédée.

Célie.

D’aveu ! Je ne lui en fis point.

Le Duc.

Vous lui donnâtes donc des équivalens qui le satisfirent, qui lui formérent une sorte de certitude ? Car enfin, il avoit besoin de quelque chose qui le tranquillisât.

Célie.

Quant à la parfaite certitude, il ne l’eut que quelques jours après.

Le Duc.

Quelques jours après, seulement ! Ce ne fut donc pas lui qui vous ramena ?

Célie.

Assurément non, ce ne fut pas lui ; perdez-vous le sens de croire que, dans la position où j’étois alors, cela fût possible ? Nous ne sortîmes même pas ensemble ; mais je ne sais : il falloit que, d’avance, et dans la supposition du succés, il eût corrompu mes gens. Mes flambeaux, par une nuit la plus calme du monde, quoique fort obscure, s’éteignirent tout d’un coup ; mon cocher, que cet accident sembloit autoriser à se tromper sur sa route, me mena par des ruës aussi désertes que détournées ; au bout d’une de ces ruës, mon carrosse arrêta. M. De Norsan, qui, sans que j’en susse rien, m’attendoit, se lança dedans impétueusement, s’y plaça malgré moi ; et, supposant obtenu l’aveu qui seul auroit pu justifier son audace, il n’y auroit rien eu que je n’eusse eu à en craindre, si, voyant que ma résistance, toute sérieuse qu’elle étoit, ne lui imposoit pas plus que la menace que je lui faisois de crier, je n’eusse, en effet, poussé des cris qui, quoique fort étouffés par tout ce qu’il faisoit pour les empêcher de percer, l’obligérent enfin de discontinuer ses entreprises. Je ne vous dirai point quelles furent les excuses qu’il m’en fit, je ne voulus ni en admettre ni en écouter aucune, et le forçai, enfin, de me quitter, trés-determinée, quoi qu’il pût faire, à ne le revoir de ma vie.

Le Duc.

Vous en direz ce que vous voudrez, madame ; mais, avec votre permission, il falloit que-et vraisemblablement sans vous en douter-vous vous fussiez cruellement commise, pour que, malgré sa temerité naturelle, il osât tant ?

Célie.

Que voulez-vous ? … une femme timide, et qui ne sait encore la valeur de rien… la crainte, en voulant les reprimer, de faire éclater certaines entreprises… l’étonnement qu’on ose, dès la première vuë, en tenter de pareilles… le goût qui combat l’indignation…

Le Duc.

Eh, mon dieu ! Tout cela se comprend de reste ; et vous voyez même que je l’avois deviné ; au surplus, vous ne m’en croirez peut-être pas, mais voilà, j’en suis sûr, la premiére insolence qui ne lui ait pas réussi de prime abord.

Célie.

Pour moi, je ne conçois pas comment, une seule fois, cela a pu lui réussir ; mais est-ce que c’est une façon dont vous admettiez l’usage, vous ?

Le Duc.

Comme cela : oui, et non, selon les occasions, encore plus suivant les caractéres. On croit assez genéralement, quoiqu’à tort, peut-être, que rien ne nuit à la vertu comme la surprise ; et il est assez naturel que ceux qui l’imaginent, cherchent plus à la surprendre qu’à l’avertir. S’il y a des femmes en qui l’étonnement est suivi, ou accompagné de la colère, il y en a aussi en qui il suspend toute faculté ; et l’on ne sauroit, je crois, nier que pour celles-là, une temerité imprévuë, quoique non desirée, ne soit trés-dangereuse. Si l’on sçavoit quelle est, sur cela, la façon de penser d’une femme, on ne l’attaqueroit jamais que comme elle a besoin de l’être pour être vaincuë, et les deux sexes y gagneroient également ; mais, réduit comme on l’est presque toujours, sur une chose si essentielle, à marcher au hazard, et à en attendre tout, le moyen d’appliquer toujours convenablement la temerité, ou la retenuë ? On est si exposé à être dupes des physionomies, et même des réputations, que quelquefois c’est à la femme qui en a fait le moins de cas, que l’on présente un hommage respectueux ; et que c’est avec celle qu’elle révoltera le plus, que l’on mettra en œuvre l’insolence ; pour moi, comme il arrive assez communément qu’on manque une femme par la même voie qui vous en a fait avoir une autre, mon avis est qu’il nous est de la derniére importance de n’avoir pas toujours auprés d’elles la même marche.

Célie.

Mais celle dont nous parlons est affreuse ! Et elle est en même tems la preuve d’un si cruel mépris, qu’il me paroît impossible qu’elle détermine quelque femme que ce soit.

Le Duc.

Plaisanterie à part, je suis sur cela totalement de votre avis. Il y a, cependant, une chose qui me tient, à cet égard, un peu en suspens : c’est que s’il n’y a pas une femme qui ne parle de l’impertinence comme vous, il n’y a, en même tems, pas d’homme - j’entends de ceux qui sont ou se disent dans l’usage de l’employer - qui ne soutiennent qu’ils s’en sont toujours trés-bien trouvés. De cette différence d’opinion sur la même chose, j’inférerois donc, ou que les uns ne disent pas combien de fois cette façon de notifier à une femme l’impression qu’elle fait sur nous, s’ils s’en sont indistinctement servis avec toutes, leur a manqué ; ou que, quoique toutes paroissent également la réprouver, il faut pourtant qu’il s’en trouve à qui elle impose, non-seulement plus qu’elles ne disent, mais encore plus qu’elles ne voudroient.

Célie.

Plus qu’elles ne voudroient ? Quel conte !

Le Duc.

Mais sans doute : s’il y a au monde quelque chose de bien prouvé, c’est qu’il y a des instans où, quelque peu disposée que, par la nature ou par ses principes, une femme soit à se laisser subjuguer par la temerité, elle peut prendre beaucoup sur elle ; et si cela est, comme quelques exemples nous le prouvent, vous conviendrez que c’est le plus involontairement du monde, qu’elle admet une chose qui n’est pas moins contre sa constitution, que contraire à ses maximes. Il est tout aussi certain qu’il y a d’autres momens où la femme qui, par toutes sortes de raisons, doit regarder l’insolence moins comme un hommage rendu à ses charmes, aura, contre son usage, plus de disposition à la punir qu’à la récompenser. Avec la premiére, on a saisi le moment ; avec la seconde, on l’a manqué, et, en bonne physique, on n’auroit dû ni craindre l’un, ni se flatter de l’autre.

Célie.

Qu’est-ce que le moment, et comment le définissez-vous ? Car j’avoue, de bonne foi, que je ne vous entends pas.

Le Duc.

Une certaine disposition des sens aussi imprévuë qu’elle est involontaire, qu’une femme peut voiler, mais qui, si elle est apperçue, ou sentie par quelqu’un qui ait interêt d’en profiter, la met dans le danger du monde le plus grand d’être un peu plus complaisante qu’elle ne croyoit ni devoir, ni pouvoir l’être.

Célie.

Vous en direz ce que vous voudrez ; jamais vous ne me ferez croire aux succés des insolens.

Le Duc.

Cela est fâcheux à dire pour les mœurs : mais il est cependant vrai qu’ils remportent des victoires.

Célie.

En tout cas elles sont bien peu flatteuses.

Le Duc.

J’en conviens ; mais aussi ne mettons-nous pas tout en amour-propre ? Il y auroit, quelquefois, trop à perdre pour nous.

Célie.

Ah oui ! Pour vous en sçavoir tant de gré, cette façon de penser vous procure de belles conquêtes !

Le Duc.

Comme le plaisir n’est pas toujours à la suite de la gloire, il est tout simple que la gloire ne marche pas toujours à la suite du plaisir. Hélas ! Nous serions trop heureux de pouvoir les accorder sans cesse !

Célie.

Et c’est, cependant, ce que vous cherchez le moins, en général, s’entend ; cet accord si doux du plaisir et de la gloire est, par exemple, ce qui paroît tenter le moins M. De Norsan.

Le Duc.

Quelquefois, par hazard ; mais je lui ai vû des conquêtes qui, certainement, réunissoient tout ce qui peut flatter ; et vous en êtes une preuve.

Célie.

Cela se peut ; mais vous l’avez aussi vû courir aprés des espéces qui n’auroient pas seulement merité les attentions du moins délicat de ses valets de chambre.

Le Duc.

Vous le jugiez ainsi ?

Célie.

Je le jugeois comme tout le public, qui n’étoit ni moins surpris, ni moins scandalisé que moi-même, des choix que quelquefois on lui voyoit faire.

Le Duc.

On est souvent étonné, à la guerre, de voir un grand général s’amuser à prendre des bicoques, parce qu’on ignore ses projets, et par conséquent, le prix qu’il attache à des conquêtes qui paroissent si peu faites pour le tenter. Il en est de même de M. De Norsan ; on ne voit que ce qu’il fait, mais on n’en penétre pas le motif. On le juge pourtant. Mais puisque nous voilà retombés sur lui, dites-moi, s’il vous plaît, comment, de l’excès d’indignation, trés-meritée assurément, où il vous avoit laissée, il put vous ramener aux sentimens qu’il vous avoit inspirés ? Ce n’est peut-être pas ce qu’il y a de moins curieux dans votre histoire.

Célie.

Je l’aimois ; et vous le connoissez. Je fus d’abord assiégée de lettres de sa part, et ne pouvois porter la main sur quoi que ce fût, qui n’en renfermât, ou n’en couvrît une ; il m’en descendoit jusque par la cheminée ! Tous mes gens-je n’en excepte même pas un vieux suisse que l’on m’avoit donné comme le suisse du monde le plus incorruptible-étoient à lui. Persuadée, à ce que je lui voyois faire, que si je sortois, il ne manqueroit pas de s’attacher indécemment à tous mes pas, sur le spécieux prétexte d’une indisposition, je me renfermai chez moi ; mais je n’y fus pas plus en sureté contre sa personne, que je ne l’avois été contre ses lettres. Malgré l’opiniâtre silence dont je les avois payées, et qui devoit naturellement lui laisser si peu d’espoir, une nuit que je venois de me coucher, je le vis paroître inopinément devant moi sous un habit de grison ; et, ce qu’aprés ce qui s’étoit passé entre nous deux, vous allez trouver bien plus singulier encore, c’est que ce ne fut qu’à une violence nouvelle, et fort supérieure à la premiére, que je le reconnus parfaitement.

Le Duc.

C’est que vous verrez qu’il est persuadé qu’il en est de l’insolence comme de la piqûre d’un scorpion : eut-il tort de l’avoir cru ?

Célie.

Il l’eût eu, sans doute, si c’eût été dans une autre position qu’il m’eût surprise ; mais seule avec lui -car enfin c’étoit l’être, que de n’avoir autour de moi que des valets qui lui étoient vendus, -l’état où j’étois… la surprise… l’effroi…

Le Duc.

L’amour…

Célie.

L’amour ? Non ; ou s’il entra pour quelque chose dans sa victoire, ce fut ce qu’au milieu de tant de mouvemens divers, je crus distinguer le moins.

Le Duc.

Et ce qui, cependant, combattoit pour lui, beaucoup plus que vous ne croyiez. Ma foi ! Si l’on vouloit considérer, de sang-froid, combien de choses s’arment contre la vertu d’une femme, on seroit plus étonné de ce qu’elle peut se défendre quelque tems, qu’on n’est ordinairement scandalisé de la promptitude avec laquelle, quelquefois, elle paroît céder la victoire.

Célie.

Ce que vous dites là est bien vrai ! Mais ce n’en est pas moins une réflexion que les hommes, et M. De Norsan tout le premier, ne se présentent guére.

Le Duc.

Bon ! Lui ! Est-ce qu’il croit à la vertu ?

Célie.

Il a, sur cela, les idées d’un vrai reprouvé. Ce qu’il y a de certain, c’est que ce qu’il m’en croyoit, ne l’effrayoit guère.

Le Duc.

Oh çà ! Madame, convenez pourtant qu’il fit bien de ne vous pas attaquer par les formes ordinaires.

Célie.

Je ne vois pas, à vous dire le vrai, pourquoi vous trouvez qu’il faisoit si bien d’en agir avec moi si légerement, ou, pour parler plus juste, avec une insolence qui n’a jamais eu d’exemple.

Le Duc.

Oh ! Pour des exemples, elle en a tant que vous en seriez confondue ; et croyez que ce n’est pas sans raison que les anciens ont dit qu’il vaut toujours mieux mettre une femme dans le cas d’avoir à se plaindre hautement de trop de temerité, que d’avoir, en secret, à vous reprocher de l’avoir trop respectée.

Célie.

Voilà, pour les anciens, de bien étranges maximes !

Le Duc.

Ce qui me feroit pourtant croire qu’elles sont plus fondées en raison que vous ne pensez, c’est que moi, personnellement, je n’ai jamais employé le respect, que je n’aie eu à m’en repentir. Ce n’est point qu’en ce cas-là, on ne m’ait toujours dit que j’étois charmant ; et qu’on ne m’ait même promis des récompenses fort au-dessus de ce que je sacrifiois ; mais, soit que, dans ces circonstances-là, une femme soit toujours blessée intérieurement des égards qu’on a pour sa vertu, soit par d’autres raisons que j’ignore, on ne m’en a pas, dans le fond, su plus de gré ; et plus, par mon imbécile retenue, j’ai perdu d’occasions que depuis je n’ai pu retrouver, plus je suis convaincu que si M. De Norsan vous eût respectée autant que vous croyez avoir envie de l’être, il n’auroit jamais triomphé de vos préjugés contre lui ; ou que, du moins, vous lui auriez fait acheter bien cher sa victoire.

Célie.

Tout cela est possible ; mais, du moins, il n’auroit pas eu à se reprocher de l’avoir remportée par de mauvaises voies.

Le Duc.

Je ne suis pas, comme vous savez, ni plus impertinent, ni moins délicat qu’un autre ; mais j’avouë que je préférerois toujours le remords d’avoir acquis une femme, comme vous dites, par de mauvaises voies, au regret de l’avoir manquée par plus de ménagemens qu’à la rigueur elle ne désiroit qu’on en eût pour elle. Ce qui me confirme encore dans cette façon de penser, c’est qu’il n’y en a pas une qui ne pardonne plus aisément une témerité, qui, en la décidant, ne lui en laisse pas moins l’honneur de n’avoir pas formellement consenti, qu’une timidité qui, en la conduisant avec tout le respect possible, mais sans aucune pitié, de concessions en concessions, lui fait essuyer trente fois par jour, et pour de franches miséres, auxquelles, d’elle-même, elle ne prendroit pas garde, la honte de sentir qu’elle se manque, et de se le dire inutilement. Oh ! Je crois que si vous voulez juger cela sans partialité, vous conviendrez que non-seulement le téméraire doit être plus sûr de son succès que le timide ; mais encore, qu’en épargnant à une femme le double désagrément de voir sa vertu l’abandonner, pour ainsi dire, piéce à piéce, et de courir après toutes, il a pour elle, dans le fond, plus d’égards que l’autre n’a l’air d’en avoir.

Célie.

Ah ! Vous voulez ressusciter le persiflage ! C’est un projet.

Le Duc.

Sans m’amuser à défendre mon raisonnement, permettez-moi une question : pardonnâtes-vous, ou non, à M. De Norsan, la violence qui vous mit dans ses bras ?

Célie.

Assurément ! Je la lui pardonnai. M’avoit-il laissé d’autre parti à prendre ?

Le Duc.

Et lui auriez-vous pardonné de même-au moins c’est ici le for intérieur que j’interroge-de n’avoir adouci le plus farouche de tous les suisses ; de n’avoir transformé des ramoneurs en grisons, ou des grisons en ramoneurs ; de ne s’être enfin donné des peines incroïables, que pour y trouver le bénéfice de venir se mettre à genoux au pied de votre lit ; et là, d’une voix lamentable, entrecoupée par les soûpirs, étouffée par les sanglots, vous demander humblement pardon de l’attentat qu’il avoit commis sur votre personne, et de l’intention qu’il avoit eue de le porter beaucoup plus loin, si vous lui en eussiez laissé la commodité ?

Célie.

Pensez-vous que cela eût été si déplacé ?

Le Duc.

Mais cela ne vous auroit-il point paru bien ridicule ? Premiérement…

Célie.

Oh ! Ne rebattons pas, je vous prie, ce point-là plus long-tems ; vous êtes si déraisonnable sur ce chapitre et vous et moi voyons les choses si différemment, que ce seroit, entre nous deux, matiére à une discussion éternelle. Tout ce que je puis vous dire à cet égard, c’est que vous vous trompez beaucoup, si vous croyez que l’emportement ait sur moi plus de droit que la tendresse.

Le Duc.

Je ne crois pas avoir à me défendre d’une pareille imputation.

Célie.

De grace, encore une fois, laissons cela ; abstraction faite de toute autre chose, vous avez trop d’esprit pour ne pas sentir que je ne puis trouver du plaisir à me rappeler l’idée du plus perfide de tous les hommes, ni à être ramenée au souvenir de ce que j’ai eu le malheur de lui sacrifier.

Le Duc.

Eh bien ! Je puis vous dire une chose, parce que, de vous à moi, je la crois exempte du soupçon de flatterie : c’est qu’à quelque point que je connusse la façon de penser de M. De Norsan, je ne doutai pas, quand je le vis s’attacher à vous, que vous ne fissiez ce que mille avant vous n’avoient pu faire ; qu’en un mot, vous ne le fixassiez. Aussi ne pourrois-je vous exprimer combien je fus étonné quand je vis qu’il vous avoit quittée, et le peu de tems qu’il vous resta.

Célie.

Oh ! Pour cela, il est vrai que, si vous en exceptez cette premiére fougue, qui ne prouve pas plus pour nos charmes que pour vos sentimens, il n’a pas tenu à lui que je restasse très-convaincuë que je n’avois en moi, d’aucune façon, rien qui pût m’attacher un honnête homme.

Le Duc.

Je vais, peut-être, vous parler avec trop de franchise ; mais il est sûr que si l’idée, aussi injuste que cruelle, que sa propre désertion vous avoit laissée de vous-même, a pu contribuer pour quelque chose vous faire prendre M. De Clêmes après lui, son inconstance a eu pour vous de bien désagréables suites.

Célie, en rougissant.

M. De Clêmes !

Le Duc.

Au moins, je vous prie de croire que je ne vous le donne que d’après son autorité ; il m’a dit qu’il avoit eu le bonheur de vous plaire ; mais comme c’est un de ces faits qui, quand ils ne sont pas véritables, sont fort agréables à supposer, je ne serois pas surpris que, vrai ou non, il eût cherché à s’en faire honneur ; et si vous vous rendiez justice, vous le trouveriez aussi simple que moi-même.

Célie.

Si je puis lui reprocher de l’avoir dit, je ne puis, malheureusement pour moi, l’accuser de s’en être vanté sans raison.

Le Duc.

Quoi ! Madame ! Il est réel qu’il vous a plu ! Je vous avouë que, pour me le faire croire, il ne me falloit pas moins que votre aveu même. Eh ! Comment est-il possible que vous ayez donné à M. De Norsan un pareil successeur ! Car, du côté de la figure, nous n’avons rien de plus médiocre ; et quoiqu’on ne puisse équitablement lui refuser de l’esprit, il n’en est pas moins vrai que ce qu’il en a, est bien éloigné d’être aimable. C’est une prétention ! Un bavardage ! Un travers dans les idées, qui ne ressemble à rien, et dont je suis confondu que vous n’ayez pas été affectée aussi désagréablement que j’ai vu tout le monde l’être.

Célie.

Mais il n’est pas absolument dénué de graces ; et dans le tête-à-tête-où vous savez qu’on a toujours moins de prétentions-son esprit n’a point, en vérité, tous les ridicules que vous lui donnez, et que je conviens qu’il a, quand il veut briller.

Le Duc.

Par malheur pour lui, si mon suffrage à cet égard lui pouvoit être de quelque chose, je ne l’ai jamais vû que voulant se faire écouter, et ayant même l’air d’être convaincu qu’il n’y a personne qu’on doive entendre avec tant de plaisir ; pour les graces, j’ai peine à comprendre que, venant de vivre dans la derniére intimité avec l’homme de son siécle qui en a le plus, et de plus à lui, les graces gauches, maussades et forcées de M. De Clêmes, aient pu faire sur vous quelque impression.

Célie.

Je n’ai pas, aujourd’hui, moins de peine que vous à le comprendre. Le dépit, apparemment, ce vide affreux qui succéde à une passion, et si pénible pour quelqu’un qui vient d’en goûter les charmes ; son assiduité ; sa patience ; l’ennui du désœuvrement ; un désir mal raisonné de vengeance… en vérité, moi-même je n’y conçois rien.

Le Duc.

S’il n’est point fort ordinaire de ne pouvoir, dans ce cas-là, se rendre compte de ses motifs, cela n’est pas non plus sans exemple, et je connois même personnellement plus d’une femme à qui il est arrivé, comme à vous, de prendre un engagement sans avoir jamais pu, depuis, avec quelque soin qu’elles s’examinassent là-dessus, se dire ce qui les y avoit déterminées.

Célie.

Sans raisonner sur cela davantage, ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’étoit pas vraisemblable que je prisse jamais cet homme-là.

Le Duc.

Pour savoir ce qu’en ce genre-là fait ou peut faire une femme, ce n’est pas toujours dans le vraisemblable qu’il faut le chercher.

Célie.

Croiriez-vous bien une chose ? C’est que, née sensible et adorée de M. De Clêmes ; moi, ne croyant pas à la vérité que je l’aimasse, mais en ayant beaucoup d’envie-vous concevez par conséquent tout ce que ce désir et les sens mêmes devoient produire, - jamais, malgré ses efforts et les miens, il n’a pu parvenir à me rendre seulement l’idée de ce que j’avois éprouvé avec son predécesseur.

Le Duc.

Quoi ! Pas même ce dédommagement ?

Célie.

Pas même ; cela est-il imaginable ?

Le Duc.

A la rigueur, oui : l’amour qu’on veut avoir ne vaut jamais l’amour qu’on a ; et puis, à dire la vérité, M. De Clêmes tout de suite après M. De Norsan, sans intermédiaire qui eût un peu affoibli les idées que ce dernier vous avoit laissées. M. De Clêmes est si gourme ! Il devoit être si empêtré dans son bonheur ! Si gauche dans ses caresses ! Met tant de pédanterie dans ses transports mêmes ! … ma foi, madame, à tous égards, vous aviez fait là un terrible choix ! Heureusement pour vous les circonstances l’excusoient, et, plus heureusement encore, cela n’a duré que le tems que doit durer une affaire de dépit. Un mois de plus, vous vous donniez un ridicule que rien n’auroit pu effacer.

Célie.

Ce ne fut cependant pas cette considération, tout importante qu’elle est, qui me le fit quitter ; mais ce même homme qui m’avoit d’abord paru encore plus étonné de son bonheur que ceux qui l’avoient compris le moins, trouva bientôt que je n’avois fait, tout au plus, que lui rendre justice ; et cette présomption si déplacée, m’éclairant sur ses ridicules, me força bientôt aussi à me faire honte de mon choix. D’ailleurs il est, comme vous l’avez remarqué, trés-bien, sec, pédant et gourme, et il a de tout cela plus encore dans l’esprit que dans la figure ; il posséde, de plus, le trés-incommode ridicule d’aimer à régner et à dicter des lois ; mais j’abhorre la domination, surtout quand elle est passive. Tout cela joint à la certitude que chaque jour me donnoit que, non-seulement je ne l’aimois pas, mais encore que, quelque chose que lui et moi pussions faire, je ne l’aimerois jamais davantage, fit qu’enfin je me déterminai à rompre avec lui ; et, en effet, je remarquai, contre mon attente, que cela avoit trés-bien pris dans le monde.

Le Duc.

Au mieux, madame ! Je puis vous le certifier, moi ; cela y prit même si bien que, pour peu que cela eût été d’usage, on se seroit fait écrire à votre porte, et que le premier nom que vous auriez trouvé sur votre liste auroit certainement été le mien.

Célie.

Un empressement si vif de votre part m’auroit d’autant plus étonnée que j’en aurois dû moins attendre la sorte d’interêt qu’il auroit paru m’annoncer.

Le Duc.

Je ne vois pas bien comment une chose si simple auroit pu vous paroître extraordinaire.

Célie.

Mais pardonnez-moi ; vous m’aviez vu prendre M. De Clêmes avec tant d’indifférence que je devois nécessairement en conclure qu’il vous étoit on ne peut pas plus égal que je le gardasse ou non, et que, par conséquent, une démarche de votre part, qui auroit tendu à me faire penser le contraire, m’auroit avec raison surprise.

Le Duc.

Pourquoi ? Sans qu’il soit question de ce qu’on appelle l’interêt du cœur, pour peu qu’on soit ami des gens, on est bien aise de les voir revenir d’une erreur qui leur nuit dans l’opinion publique.

Célie.

Un aussi foible sentiment que celui dont vous parlez, doit, sur tout ce qui arrive aux personnes qui ne nous en inspirent pas davantage, laisser une bien grande indifférence ; et vous me forcez de croire que je prenois sur vous beaucoup plus que cela, ou qu’il vous étoit plus égal que vous me dites que je restasse, ou non, attachée à M. De Clêmes.

Le Duc.

Sans prendre à l’usage qu’une femme aimable peut faire de son cœur le plus vif des interêts, il ne se peut pourtant pas que l’on reste indifférent sur cela à un certain point, lorsque l’on a l’honneur d’être de ses amis.

Célie.

Oh ! Ce n’est que cela ! J’aurois presque imaginé toute autre chose.

Le Duc.

Quoi ! De l’amour ?

Célie.

Non, pas précisément ; mais quelque chose de moins géneral et d’un peu plus marqué que ce que vous m’accordiez ; cela a ses nuances, comme vous sçavez.

Le Duc.

Oh ! Cela n’étoit pas non plus tout à fait si géneral !

Célie.

A la rigueur cela étoit possible ; mais vous ne vous conduisiez point avec moi, s’il vous en souvient, de façon à me le faire croire ; car, entre nous, et sans vous en faire de reproches, au moins, vous êtes, de tous les hommes qui me virent alors, celui sur qui je parus faire le moins d’impression.

Le Duc.

A vous parler naturellement aussi, je crois que, dans le tourbillon où vous étiez, et obsédée d’adorateurs, vous eûtes bien peu le temps de distinguer si je manquois ou non dans leur foule.

Célie.

Il faut bien que cela ne soit point, puisque je m’apperçus que vous ne la grossissiez pas.

Le Duc.

Ce fut peut-être à cause de cela seul que vous vous en apperçûtes ?

Célie.

Vous me croyez donc bien vaine ?

Le Duc.

Je n’ai pas moi-même assez de vanité pour croire que vous dussiez attacher à mon hommage un bien grand prix ; mais c’est que quelquefois vous voyez plus en ce genre ce qu’on vous refuse que ce qu’on vous rend. Quand je dis vous, je n’ai pas besoin de vous dire combien c’est en géneral que je parle. Vous n’ignorez pas non plus qu’il y a des positions où, quelque aimable qu’une femme puisse nous paroître, il ne seroit pas convenable de le lui dire sérieusement, parce que l’on courroit le risque de la tromper ou d’être infidéle, et qu’un honnête homme ne doit s’exposer ni à l’une ni à l’autre de ces deux choses-là : de le lui aller dire à titre de simple fleurette et sans aucun autre objet, en est une qui m’a toujours paru souverainement ridicule, et c’est aussi ce que j’ai toujours fait le moins volontiers.

Célie.

Cela est plaisant ! Je vous aurois cru moins de scrupules sur la premiére de ces deux choses-là et plus de goût pour la seconde, et si vous vouliez être de bonne foi, vous conviendriez que je n’ai pas tort de croire l’un et l’autre ; mais revenons, s’il vous plaît, au point d’où nous sommes partis. à la façon dont vous m’avez parlé au sujet de ma rupture avec M. De Clêmes, il sembleroit que, dans ce tems-là, du moins, vous ne me voyiez pas avec toute l’indifférence que, par votre conduite avec moi, je serois en droit de vous supposer ; car, n’est-ce pas ce que, si je voulois, je pourrois inférer de l’empressement avec lequel vous vous seriez, dites-vous, fait écrire chez moi, pour peu que cela eût été d’usage ?

Le Duc.

Si ce n’est pas dans la derniére précision, ce que j’ai voulu dire, du moins peut-on, sans leur faire une grande violence, donner à mes paroles ce sens-là.

Célie.

Pour moi, qui ne cherche assurément pas à leur donner la torture, elles ne m’en présentent point d’autre, et je crois que je ne serois pas la seule qui les interprétât comme je fais.

Le Duc.

C’est selon le plus ou moins de besoin qu’on auroit qu’elles le signifiassent ; mais comme vous ne pouvez, vous, avoir aucun interêt à les expliquer comme vous faites, il faut que je me sois trompé quand je les ai crues sans conséquence.

Célie.

Oh ! N’ayez pas peur ; mon intention n’est point de leur donner une autre valeur que celle que vous y attachez vous-même.

Le Duc.

Une crainte de cette espéce me donneroit un si grand ridicule, que je me flatte que vous voudrez bien ne me la pas supposer.

Célie.

Vous devez être d’autant plus tranquille à cet égard que je ne pourrois vous la croire, sans m’en donner toute la premiére, un trés-grand.

Le Duc.

Je ne sais si c’est parce que je n’ai pas l’honneur d’être femme ; mais leurs prétentions me paroissent toujours moins déplacées que les nôtres. C’est selon ce que nous sommes ; car, à mon gré, ce n’est pas notre sexe, mais nos graces qui les excusent, et toutes n’en ont pas, comme vous savez.

Ici la conversation tombe une minute à peu près, et Célie paroît rêver assez profondément. Le duc, enfin, lui demande ce qui l’occupe si fort.

Célie.

Je cherchois à me rappeler quelle femme vous occupoit vous-même, lorsque M. De Norsan me quitta.

Le Duc.

Tout ce dont je me souviens, c’est que je faisois quelque chose ; mais j’aurois, je l’avouë, peine à vous dire, tout d’un coup, ce que c’étoit.

Célie.

Il falloit que cela ne vous interessât pas beaucoup, puisque vous en avez si peu conservé la mémoire.

Le Duc.

Assurément : selon toute apparence, c’étoit quelque fille.

Célie.

Et quand je quittai M. De Clêmes ?

Le Duc.

C’étoit quelque chose qui ne valoit pas beaucoup mieux.

Célie.

Oserois-je bien, à présent, vous demander pourquoi, lorsque M. De Norsan me quitta, vous sentant, de votre aveu même, une sorte de goût pour moi, et ne faisant rien qui vous imposât la loi de le contraindre, vous ne me parlâtes point ; ou pourquoi, quand je quittai M. De Clêmes, étant, à fort peu de chose prés, dans la même position, vous gardâtes le même silence ?

Le Duc, avec embarras.

S’il est vrai que dans le tems que M. De Norsan vous rendit votre liberté, la mienne n’étoit pas engagée, je n’étois pas non plus absolument libre. Aprés cette fille dont je vous ai parlé, j’avois, ainsi que cela nous arrive souvent, pris, sans l’aimer, une femme qui ne m’aimoit guére davantage. Ses bontés n’avoient point changé mon cœur ; mais ses dispositions n’étoient pas restées les mêmes ; elle vouloit, à toute force, que je l’aimasse ; c’étoit une fantaisie qui lui étoit venue ; en conséquence, elle ne se prêtoit plus avec la même résignation à mon indifférence pour elle. Vous n’ignorez pas que quoique par elles-mêmes, des chaînes de ce genre ne soient pas faites pour être respectées à un certain point, on ne les rompt pas comme on voudroit, parce qu’on craint, en s’y dérobant sans aucune sorte d’égards, d’avoir de trop mauvais procédés. Cette femme qui connoissoit ma façon de penser là-dessus, en abusoit indécemment. De sorte que quand, enfin, je me fus déterminé à rompre avec elle, je trouvai, non-seulement que vous n’étiez plus libre, mais même que vous aviez pris l’homme du monde dont je me serois défié le moins.

Célie.

Soit : mais quand cela ne fut plus, vous ne pouvez pas dire assurément que je fisse rien qui pût vous empêcher de me parler, si vous en eussiez envie ; car je fus plus de six mois sans vouloir entendre parler de quoi que ce fût.

Le Duc.

Tant que cela !

Célie.

Oui, tout autant : c’étoit, à ce qu’il me semble, vous laisser le temps de vous expliquer.

Le Duc.

Eh mais ! Madame, avec votre permission, vous ne mîtes pas entre De Clêmes et D’Alinteuil un si long intervalle ?

Célie, en affectant de rire.

M D’Alinteuil ! Voilà une bonne folie ! Est-ce qu’on me l’a donné dans le monde ?

Le Duc.

On a pris cette liberté : est-ce que vous n’en saviez rien ?

Célie.

En voilà, je vous jure, la premiére nouvelle : et vous crûtes donc, vous, que je l’avois ?

Le Duc.

Ma foi ! Oui : sur des choses de ce genre, je crois assez volontiers ce que j’entends dire à tout le monde, surtout lorsqu’elles paroissent aussi vraisemblables que le paroissoit celle-là.

Célie.

Me seroit-il permis de vous demander ce qui lui donnoit ce caractére de vraisemblance si frappant ?

Le Duc.

La façon dont vous viviez avec lui.

Célie.

Elle étoit amicale ; j’en conviens.

Le Duc.

Oh ! Oui, fort amicale !

Célie.

C’est qu’au fait, elle n’étoit que cela ; et que si c’est sur cela seul qu’on me l’a donné, je ne sais pas comment, pour éviter de pareilles imputations, il faut que nous vivions avec vous. J’ai toujours fait, comme ami, beaucoup de cas de M D’Alinteuil ; mais ce seroit un des hommes du monde que je voudrois le moins pour amant ; et je n’ai jamais varié là-dessus une minute.

Le Duc.

Je ne vois pas bien pourquoi, car il est aisé de faire pis : D’Alinteuil, avec une figure fort agréable et beaucoup d’esprit, n’est pas un amant, ni qu’il doive être si difficile de prendre, ni dont on puisse avoir à rougir.

Célie.

Il n’est pas ici question de son plus ou moins de mérite : je conviens, d’ailleurs, avec vous, qu’on ne sauroit de toutes façons être plus aimable ; mais, comme vous savez, je crois, on n’aime pas tout ce qui paroît digne d’être aimé ; et moins je pensois à faire de lui mon amant, moins je crois aussi m’être conduite avec lui de façon à faire penser qu’il le fût ; à moins pourtant que les plus simples témoignages d’amitié ne passent dans l’esprit de certaines gens pour des actes de tête tournée ; et, de ces derniers, je ne crois pas, quoi que vous disiez, en avoir fait pour lui.

Le Duc.

Moi, madame ! Est-ce que je dis rien qui doive seulement vous faire soupçonner que je cherche à vous en accuser ?

Célie.

Assurément, oui ! Si, comme je le pense, dire à quelqu’un que l’on croit qu’il a fait une chose, est l’accuser de l’avoir faite.

Le Duc.

En tous cas, je n’ai pas été le seul qui l’aie cru ; et l’on en fut même dans le monde si persuadé, que tous ceux qui avoient des prétentions sur vous-et le nombre n’en étoit pas médiocre-les retirérent, comme convaincus qu’elles leur seroient inutiles ; et, assez ordinairement, nous ne prenons point une pareille conviction à si bon marché, quand elle a de quoi blesser nos sentimens, ou mortifier notre amour-propre.

Célie.

Eh ! Vous fûtes, apparemment, du nombre de ceux qui l’eurent, et qu’elle effraya ?

Le Duc.

Je ne vois pas bien pourquoi j’en aurois été moins épouvanté qu’un autre.

Célie.

Si vous y prenez garde, vous éludez ma question plus que vous n’y répondez.

Le Duc.

Eh ! Oui, madame, je fus de ce nombre : quelle raison, encore une fois, aurois-je eue pour n’en être pas ?

Célie.

Votre embarras me fait rire ! Mais aussi, de quoi vous avisez-vous de vouloir me faire croire qu’en aucun tems de votre vie vous ayez pensé à moi, d’une certaine façon, lorsque j’ai du contraire toutes les preuves imaginables ?

Le Duc.

Toutes ces preuves qui déposent, à ce que vous croyez, si fortement en faveur de votre opinion, se réduisent à mon silence ; et ce même silence ne me paroît rien prouver du tout, dans les circonstances où vous et moi étions alors.

Célie.

Je ne sçais pas ; mais, d’ordinaire, un homme amoureux, ou qui prévoit seulement qu’il n’est pas impossible qu’il le devienne, ou parle de son sentiment actuel, ou prépare les voies à son sentiment à venir ; il me semble, du moins, qu’en géneral c’est assez votre usage.

Le Duc.

Je l’avouë, madame ; mais vous ne devez pas non plus ignorer que, quelque géneral que soit un usage, il n’est pas suivi par tout le monde ; ou qu’en l’adoptant, chacun, d’aprés son caractére, le restreint ou le modifie.

Célie.

Si vous avez toujours été de la même circonspection, vous avez dû perdre bien des occasions d’être heureux, ou vous avez forcé à de bien désagréables avances les femmes qui vous distinguoient ; car il seroit injuste de croire qu’il soit également commode pour toutes de parler les premiéres ; et, indépendamment même de la violence qu’on a à se faire pour en venir là, c’est une démarche dont, quelque aimable qu’on puisse être, le succés est si peu certain, et qui, d’ailleurs, expose à donner de soi des idées si singuliéres, qu’il faut nécessairement, pour se la permettre, l’amour le plus tendre…

Le Duc.

Ou une bien grande douceur de mœurs.

Célie.

Mais vous, duc, que penseriez-vous d’une femme qui, nourrissant depuis long-tems dans son cœur, je ne dis pas un sentiment déterminé, mais un penchant tendre, auquel différentes choses des deux parts l’auroient empêchée de se livrer ; et qui, aussi lasse de le contraindre que de ne le pas voir pénétrer, l’avoueroit, enfin, à celui qui l’auroit fait naître ?

Le Duc.

Vous supposez, sans doute, qu’elle n’auroit exactement rien fait au profit du sentiment qu’elle auroit, et qui eût pu le faire deviner ?

Célie.

Je ne le supposois pas : mais quand cela seroit ?

Le Duc.

Dans la question que vous me présentez, vous imaginez, apparemment, un homme qui a de l’usage du monde ?

Célie.

Oui, si vous le voulez : mais quand il n’en auroit pas ?

Le Duc.

C’est que, dans l’un ou l’autre de ces deux cas, l’état de la question ne sera plus du tout le même.

Célie.

Je ne vois point pourquoi, quelque supposition, de ces deux-là, que l’on veuille admettre, l’état de la question en sera si fort changé.

Le Duc.

Mais pardonnez-moi, madame ; la différence de l’homme qui n’est pas instruit à l’homme qui l’est, n’est point, à ce dont il s’agit, aussi étrangére que vous le pensez. Dans une trés-grande jeunesse, notre inexpérience ne nous permet pas de lire dans le cœur de la femme même qui nous intéresse le plus, ce qui s’y passe pour nous ; et elle peut, sans risque, nous l’apprendre, parce que si ce n’étoit pas l’amour qui reçût sa déclaration, ce seroit le désir ; et que, quand une femme ne nous inspireroit rien, pas même la plus légére curiosité, il suffiroit, pour qu’elle nous en fît naître, ou même pour que nous nous en crûssions fort amoureux, qu’elle nous apprît que nous avons su lui plaire ; mais si c’est un homme que l’usage du monde ait éclairé, qu’elle a pour objet, et qu’elle ait tâché de le lui faire entendre, je crois qu’elle ne peut, sans hazarder beaucoup, aller plus loin, parce qu’il est à présumer qu’il veut plus paroître ignorer ce qu’elle sent pour lui, qu’il ne l’ignore en effet ; et qu’un aveu de cette espéce ne sauroit être fait avec succés à quelqu’un qui, en ne voulant pas l’entendre, lui en fait, de son indifférence pour elle, un tort tacite, il est vrai, mais pourtant on ne peut pas plus marqué.

Célie.

Rien, sans doute, n’est mieux vu que ce que vous me dites ; et c’est dommage qu’il réponde si peu à ce que je vous demandois. Ce que je voulois sçavoir simplement, c’est ce que vous penseriez, vous, d’une femme qui se mettroit dans ce cas-là ?

Le Duc.

Pour pouvoir répondre de ce que l’on feroit dans telles ou telles circonstances, il faudroit avoir éprouvé une situation, sinon toute semblable, du moins, à peu prés pareille ; et comme il ne m’est point encore arrivé de recevoir de pareilles déclarations, il me seroit difficile de vous dire affirmativement de quelle façon je pourrois en être affecté.

Célie.

Premiérement, je ne crois point, avec votre permission, qu’il soit bien vrai qu’à cet égard, on ne vous ait jamais prévenu de politesse, mais quand cela seroit, je n’en serois pas moins persuadée qu’il y a des choses que, pour décider la sorte de sensation qu’elles pourroient faire sur nous, il n’est pas nécessaire d’avoir éprouvées ; et, si je ne me trompe, ce que je vous propose est de ce nombre.

Le Duc, embarrassé.

Mais… pardonnez-moi… d’abord, les circonstances où l’on peut se trouver, doivent nécessairement influer beaucoup sur le fond de la chose… tel aveu que, dans un certain tems, je recevrois avec transport, peut, dans un autre, ne me pas intéresser. Il peut me plaire dans la bouche d’une femme, et me blesser dans la bouche d’une autre ; ou, sans faire sur moi une si desagréable impression, me laisser, du moins, sur ses sentimens, dans la plus profonde indifférence. En géneral, il me semble que, pour cela, nous dépendons beaucoup de notre façon de penser, du plus ou du moins qu’en cet instant, une femme nous paroît sacrifier ; et de nos prejugés sur ces choses-là, qui sont, assez ordinairement, la régle et la mesure de notre reconnoissance ; et, comme en quelque situation que nous puissions nous trouver, nous ne perdons jamais de vuë, à un certain point, les interêts de notre vanité ; cela dépend encore de la portion d’estime qu’elle s’est acquise, parce qu’il ne sauroit nous être indifférent que le triomphe que nous remportons ait de quoi flatter ou humilier notre gloire ; et que, peut-être, nous tenons encore plus à cela qu’au plaisir même. Ce n’est pas, cependant, que si elle est extrêmement jolie, ou seulement qu’elle passe pour telle, qu’en faveur de ses agrémens, ou du bruit qu’elle fait, nous ne lui pardonnions de manquer de décence ; et qu’à fort peu de chose prés, nous n’attachions d’abord à notre victoire le même prix que si elle eût de quoi flatter notre orgueil par sa difficulté. L’embarras, la modestie, la pudeur, ont pour les uns des charmes inexprimables ; les autres, moins délicats, ne s’émeuvent qu’autant qu’une femme leur montre moins d’envie d’être aimée que d’être séduite, et qu’enfin le cœur est ce qu’elle paroît le moins vouloir toucher. Les uns…

Célie.

Les uns ! Les autres ! Qu’est-ce, je vous prie, que tout ce long verbiage ? Ce que je veux sçavoir n’est pas ce qui affecte plus ou moins, en bien ou en mal, tous ces gens-là, mais ce qui vous affecte, vous, personnellement. Il ne se peut pas que depuis que vous existez, vous ignoriez ce qui, soit par votre constitution, soit par votre façon de penser, pourroit prendre le plus sur vous, et c’est ce que je vous demande inutilement depuis deux heures ; voudrez-vous bien enfin me répondre ?

Le Duc.

A l’égard de la façon de penser, j’en ai une à moi, rien n’est plus sûr, mais elle est, comme celle de tous les hommes du monde, si subordonnée aux circonstances qu’il y auroit, à moi, une sorte de mauvaise foi à m’en donner une d’aprés laquelle j’agisse toujours. Pour ma constitution, elle est telle, je l’avouë, que je ne voudrois pas répondre de moi bien long-tems, si l’on cherchoit plus à aller à mes sens qu’à mon cœur.

Célie, en souriant.

C’est-à-dire qu’avec un peu d’indécence, on auroit bon marché de vous.

Le Duc.

J’en conviens, je la déteste ; mais elle m’entraîne ; pourvu, cependant, que ce ne soit point de l’amour que l’on me demande ; car, je le répète encore, ce ne seroit pas là le moyen de m’en donner.

Célie.

Jureriez-vous bien de cela ?

Le Duc.

Tout homme sensé, surtout quand il est question de choses dans lesquelles le caprice ou le goût peuvent joüer un bien plus grand rôle qu’on ne le pense, ne doit, selon moi, jurer de rien. Tout ce que je sçais seulement, c’est que si le mépris n’a jamais empêché qu’on ne m’inspirât des désirs, il m’a, jusqu’ici, du moins, rendu inaccessible à l’amour.

Célie.

Que vous méprisassiez une femme qui, en effet, n’en voudroit qu’à vos sens, je n’ai point de peine à l’imaginer ; mais il me semble que vous devriez un sentiment tout contraire à celle qui, vous aimant assez pour braver en votre faveur tout ce qu’on dit que nous nous devons, ne chercheroit à attaquer vos sens que dans l’intention d’aller par eux jusques à votre cœur. Vous me direz peut-être que cette confiance en ses charmes pourroit annoncer de sa part un peu trop d’amour-propre ; mais quand elle a de quoi le justifier, du moins ne peut-on pas légitimement lui en donner un ridicule.

Le Duc.

S’il est vrai, comme on le croit, que l’amour-propre nous inspire l’horreur de ce qui peut nous dégrader, ce seroit bien injustement qu’on lui en reprocheroit. à l’égard du ridicule, en méritât-elle, ce n’est pas dans l’instant, ce qu’elle risque le plus et qui nous frappe davantage : le désir ne discute rien. En supposant toutefois que, du côté des charmes, elle ne pût qu’y gagner, oserois-je bien vous demander pourquoi, de tout ce qu’elle pourroit tenter pour toucher un homme, elle prendroit de préférence la voie qui l’exposeroit presque infailliblement à manquer le but qu’elle se propose ?

Célie.

De préférence ! Non ; je suppose qu’elle ne l’emploieroit que parce qu’il ne lui en resteroit pas d’autre ; qu’elle auroit d’abord tâché vainement de se faire entendre, et qu’enfin ce seroit une chose moins de choix que de nécessité. Il me semble, de plus, qu’une femme, sûre d’avoir dans le cœur de quoi justifier une démarche qui ne blesse que des idées, adoptées, peut-être, sans beaucoup d’examen, et dont encore il est à considérer qu’elle a l’amour pour excuse, peut, à la faire, risquer moins que vous ne prétendez, et qu’enfin un mépris momentané doit l’effrayer moins que le malheur constant de vivre sans ce qu’elle aime.

Le Duc.

Momentané ! Eh ! Qui l’assure donc tant qu’il le soit ?

Célie, fort impatientée et d’un ton d’aigreur.

Oh ! Monsieur le duc ! Vous me permettrez de vous le dire, pour un homme de votre rang, et qui, d’ailleurs, a vécu dans le monde comme vous avez fait, vous avez bien les préjugés les plus gothiques et les plus inattendus !

Le Duc.

Peut-être aussi sont-ce des principes ; chacun, comme vous sçavez, a sa façon d’envisager les choses ; cependant, il devroit y en avoir…

Célie, avec excessivement d’humeur et du ton du dédain.

Ah ! De grace, ayez la bonté de ne m’en définir aucune ; la marquise a tantôt parlé là-dessus avec tant d’étendue, que je ne verrois pas avec plaisir revenir sur le tapis ce sujet d’entretien.

Le Duc.

Ne l’y mettons donc pas.

Célie.

C’est dommage, n’est-il pas vrai, que je vous arrête sur cela ? C’étoit, pour le coin du feu, la plus délicieuse conversation !

Le Duc.

Elle pourroit, à mon sens, s’y supporter tout comme une autre.

Il paroît tomber dans une rêverie assez profonde, et il garde quelque tems le silence.

Célie.

Pourroit-on, sans troubler trop votre auguste rêverie, vous en demander le sujet ?

Le Duc.

Je considérois en moi-même, avec assez de surprise, à quel point le plus ou moins de faveur qu’ont auprés de nous les opinions des gens, dépend du plus ou du moins de goût que nous avons pour eux.

Célie.

Cela peut être vrai ; mais quel rapport peut avoir votre réflexion avec la question présente ?

Le Duc.

Que ce que vous appelez en moi les préjugés les plus gothiques, et-pour me rendre ce que votre politesse a bien voulu m’épargner-les plus ridicules, vous paroissoit dans la bouche de Prévanes, des principes que vous n’auriez ni contestés, ni même souffert que l’on contestât.

Célie, froidement.

M. De Prévanes avoit, sans doute, trop d’honneur, pour ne pas admettre tout ce qui peut l’étendre ; mais ses principes étoient, ce me semble, un peu moins gourmés, et un peu plus analogues à la nature, que ne le sont les vôtres.

Le Duc.

En vérité ! Ils étoient exactement les mêmes ; mais vous l’aimiez, et vous aviez raison. Ici il prend un air et un ton attendris. Ah ! Madame ! Quelle perte pour vous ! Combien il vous adoroit ! Combien même dans ces instans affreux où la nature accablée nous laisse à peine le sentiment de nous-mêmes, il étoit encore tout rempli de vous ! … que je vous plains ! Ah ! Le malheur que vous venez d’essuyer est un de ces coups dont on se sent, et dont on ne peut que s’affliger tout le reste de sa vie !

Célie, sans se laisser gagner par le ton tragique du duc, et avec sécheresse.

Oui ; ou dont on est, pour parler plus juste, long-tems affecté d’une façon bien cruelle, et dont je crois même que l’on ne se consoleroit jamais totalement, si la nature nous permettoit sur quoi que ce fût une sensibilité éternelle.

Le Duc.

Pour moi, je suis si convaincu que l’âme ne s’émousse jamais, à un certain point, sur des pertes de ce genre, que quelque vivement que je parusse aimé d’une femme qui auroit été dans la même situation que vous, je regarderois toujours sa tendresse pour moi, beaucoup moins comme un sentiment qu’elle auroit, que comme une distraction qu’elle voudroit se faire.

Célie.

A vous permis d’être injuste ; ce ne seroit peut-être pas la premiére fois que vos préjugés vous conduiroient à l’être.

Le Duc.

Quoi ! Madame, est-ce qu’en pareil cas, vous n’auriez pas les mêmes craintes ?

Célie.

J’avouë que ce ne seroit point pour moi une raison de douter du goût que j’inspirerois ; et que croire qu’un homme seroit devenu incapable d’aimer, parce que la mort l’auroit privé d’une femme à qui il étoit attaché, me sembleroit une chose assez absurde. Ce seroit comme si j’imaginois qu’un amant qui s’offriroit à moi, venant de faire ou d’essuyer une infidélité, ne pourroit pas m’aimer sérieusement ; et chacune de ces craintes seroit, selon moi, assez peu sensée.

Le Duc.

Ainsi donc, cela vous paroîtroit revenir au même ?

Célie.

Si ce n’est, pourtant, que je compterois plus sur le sentiment du premier que sur le sentiment de l’autre.

Le Duc.

Cette préférence me confond.

Célie.

Voici donc sur quoi je l’appuie. Un infidéle, sans compter qu’il annonce dans le caractére une légereté assez faite pour effrayer, peut retrouver ce même objet qu’il abandonne, et ne le pas revoir avec toute l’indifférence qu’il avoit lieu de se supposer pour lui. Les hommes, quelquefois, croient leur cœur éteint, lorsqu’il n’éprouve dans le fond qu’une lassitude dont il ne faut qu’un peu de repos pour le remettre ; et vous conviendrez qu’avec un homme de qui la maîtresse n’existe plus, on n’a pas à craindre l’inconvénient de ces retours que votre caprice ou votre vanité ne rendent que trop fréquens. D’ailleurs, celui qui vient d’éprouver une infidelité, peut ne se livrer à un engagement nouveau que par désœuvrement, par dépit, ou simplement pour montrer à la femme qui le quitte, combien aisément il a pu réparer sa perte ; et être plus occupé de ce dont il ne jouit plus que de ce qu’il posséde. Il me semble donc qu’il vaut mieux n’avoir à triompher que d’un souvenir trés-tendre, à la vérité, mais que la raison nous fait une loi de ne pas entretenir ; et dont même, sans son secours, le tems ne nous laisseroit, à la fin, que de trés-foibles traces que d’avoir sans cesse à craindre le pouvoir de l’habitude, la tromperie qu’on a pu se faire, le désir de retrouver, et-ce qu’il y a de plus incommode encore-le regret de ce qu’on a perdu.

Le Duc.

De sorte, donc, que vous ne pensez point que la perte de Prévanes vous ait séché le cœur au point de ne lui jamais donner de successeur ; ou ne point aimer, autant que vous l’avez aimé lui-même, celui qui lui succédera ?

Célie.

En amitié, comme en amour, vous êtes, assurément, un homme bien étrange ! Ce qu’ordinairement on cherche avec le plus de soin, c’est d’écarter du souvenir des pertes qu’ils ont faites, l’esprit de ses amis ; et il n’y a, vous, rien que vous ne fassiez pour me ramener au sentiment de la mienne. Si vous prenez ce soin-là pour un service d’ami, vous pourriez bien vous méprendre.

Le Duc.

Il faut toujours que j’aie tort, de façon ou d’autre.

Célie.

Je laisserai tomber cela, je vous en avertis ; toute simple qu’en devroit être la discussion, vous ne manqueriez pas d’y trouver matiére à un trés-long discours ; et, soit dit sans vous déplaire, ils ne me plaisent pas autant qu’à vous.

Le Duc.

Ma foi ! Vous êtes la seule qui, depuis que j’existe, m’ayez pris pour un raisonneur.

Célie.

Si cela est, on est bien loin de vous rendre justice ; mais, comment va notre feu ?

Le Duc.

A merveille.

Célie.

Quoi ! Il n’est pas tombé ?

Le Duc.

Il est, au contraire, trés-ardent.

Célie.

Il faut donc que le froid augmente : je me sens gelée !

Le Duc.

Avec tout l’édredon qui vous couvre ?

Célie, d’un air sec et railleur.

Oui, avec et malgré tout cet édredon-là, j’ai froid : cela ne se peut-il pas, à la rigueur, sans blesser ni préjugés, ni principes ?

Le Duc.

Ah ! Belle Célie, vous prenez de l’humeur !

Célie.

Non : mais c’est que je n’aime point les opinions déraisonnables, et qu’il peut m’être permis d’être surprise de vous en voir, dont votre propre conduite devroit si peu vous laisser soupçonner !

Le Duc.

La façon de penser d’un homme est quelquefois si différente de sa façon d’agir, qu’il ne seroit pas toujours bien sûr de juger de l’une par l’autre.

Célie, avec un peu d’emportement. Tout comme il vous plaira, Monsieur De Clerval, mais je vous jure que si vous avez la fureur de disserter, vous aurez le plaisir de disserter tout seul.

(Elle fait un mouvement pour se lever ; il court lui donner la main, et la conduit au fauteuil qu’occupoit la marquise : elle s’y jette, et s’y place d’une façon tout à fait négligée. Quoiqu’elle le boude, ou qu’elle en ait, du moins, toute l’apparence, il croit avoir senti qu’avant que de quitter sa main, elle lui a pressé assez tendrement le bout des doigts ; cela le force à rêver, et à la regarder avec une sorte d’émotion et d’interêt qui, pour n’être ni l’émotion, ni l’interêt que donne l’amour, tels qu’ils sont, suffisent au moment. Ce seroit d’ailleurs connoître mal les hommes-M. De Clerval fût-il même annoncé aussi fidèle que l’on sait qu’il l’est peu-que d’imaginer qu’il ait, ainsi qu’il l’a fait, penetré les vuës de Célie, sans que, malgré son indifférence pour elle, et sa tendresse pour la marquise, il n’ait pas été, par des degrés, disposé à les remplir. Il ne seroit pas même impossible que cette operation se fût faite en lui, sans qu’il en eût eu la preuve complète qu’à l’instant actuel. Souvent le cœur se ferme à l’amour, que les sens ne s’en ouvrent pas moins au desir ; et quelquefois même, pour produire sur nous cet effet, une femme a encore moins besoin d’être aimable, que de ne nous pas voiler ses dispositions à notre égard. Si notre vanité seule suffit pour lui faire remporter le triomphe auquel elle aspire réunie à l’idée du plaisir, que ne peut-elle pas sur nous ! Célie qui, selon toute apparence, juge sainement de l’état du duc, le regarde à son tour. Le desir, la confusion, se peignent à la fois dans ses yeux ; ils sont beaux ; personne n’ignore, de plus, à quel point une femme s’embellit dans ces momens ; le charme que le desir et l’attente de la volupté qui, eux-mêmes, en sont une, répandent sur toute sa personne et sur tous ses mouvemens ; à quel point la douce langueur où elle paroît plongée, prend sur les sens ; et le désordre où elle les jette. Cependant, le duc, tout agité que Célie le voit, garde le silence, et n’a pas l’air moins irrésolu que troublé. Que faire ? Quel parti prendre ? Montrer du sentiment ? Détail long, dont l’effet est peu sûr, et pendant lequel, peut-être, l’impression qu’elle a su faire s’affoiblira : chercher par quelqu’autre moyen à l’augmenter ? C’est s’exposer à la faire tout à fait disparoître ; car, les sens ont aussi leur sorte de délicatesse : à un certain point, on les émeut ; qu’on le passe, on les révolte. Célie, enfin, ne sçachant à quoi s’arrêter, et rêvant au point qu’elle finit par se croire seule ; d’ailleurs, pénétrée de froid, consulte un peu moins, pour se chauffer, ce qu’exigeroit d’elle sa décence, que le besoin qu’elle en a. Qu’elle se l’exagère, ou non, c’est ce sur quoi nous croyons qu’elle seule a droit de prononcer ; car enfin, personne ne peut, avec équité, déterminer, d’après sa propre sensation, le plus ou moins de froid dont une autre peut être susceptible. Il est vrai que Célie a la jambe parfaitement belle ; mais occupée comme elle l’est, est-il bien sûr qu’elle ait pensé qu’en l’offrant aux regards du duc, elle le déterminera ? L’on convient que cela est probable ; mais aussi, tout ce qui est probable n’est pas prouvé. Quoi qu’il en soit, et en laissant à l’écart une discussion inutile à la chose, et qui, de plus, passe évidemment nos forces, nous nous contenterons de dire que le duc, en portant, et arrêtant ses yeux sur le spectacle qui leur est si innocemment offert, paroît tout à la fois céder à l’impression qu’il fait sur lui, et tâcher de la combattre ; cependant, ce n’est qu’un homme ; et c’est dire assez que le desir doit enfin l’emporter en lui sur la réflexion. Il est, de plus, à noter que Célie est dans un de ces grands fauteuils qui sont aussi favorables à la temerité, que propres à la complaisance ; et que sa position semble plus faite pour annoncer l’une que pour décourager l’autre. Le duc cédant enfin à une situation trop forte pour sa vertu, et qui pourroit bien aussi l’être trop pour la vertu de beaucoup d’autres, n’annonce à Célie ses desirs que par tout l’emportement qu’elle étoit, depuis quelques minutes, en droit d’en espérer, ou d’en craindre.)

Le Duc, du ton du reproche et du desir.

Ah ! Traîtresse !

Célie, tout à fait étourdie de l’audace de M. De Clerval.

Ah !… Monsieur De Clerval !… y pensez-vous !… Monsieur De Clerval !… devois-je ? … eh bien donc !… aurois-je dû ? … et vous ne m’aimez pas ! … au moins dites-moi donc que vous m’aimez !

(Le duc continue de faire ce qu’on lui reproche, et de se taire sur ce qu’on desire de lui. Célie, qui présume sûrement que, plus à lui-même, il lui dira le mot qu’elle lui demande, cesse de le presser là-dessus ; et, sur une supposition si bien fondée, consent, enfin, à se comporter comme si elle l’avoit obtenu, et que même elle ne pût pas douter qu’il ne lui dît très-vrai. On trouvera tout simple qu’il profite de la sécurité où elle est à cet égard ; et même qu’il en abuse, quoiqu’en toute règle, il ne soit pas bien à lui de faire l’un et l’autre. Le duc, enfin, lui prend une de ses mains et la lui baise ; de l’autre, elle se couvre le visage. Comme, dans un état si violent, il est impossible de songer à tout, il se trouve que c’est la seule chose qu’elle pense à dérober à l’admiration de M. De Clerval. Telle que nous l’avons peinte, on n’aura pas de peine à croire que la verité n’entre pas moins que la reconnoissance et la galanterie dans les éloges dont il l’accable ; toute satisfaite, cependant, que nous avons sujet de la croire intérieurement, de tout ce qu’il lui dit de flatteur, et des transports dont il l’accompagne, la décence la force de s’y dérober, ou de le tâcher, du moins ; car M. De Clerval vient d’acquérir de si grands droits, qu’il est très-douteux que l’on n’ait pas encore plus à le ménager, que la décence même. Il est, d’ailleurs, à remarquer que la pudeur obligeant Célie à se couvrir le visage, il ne lui reste qu’une main, dont encore on ne la laisse pas disposer comme elle voudroit ; et qui, quand elle seroit absolument libre, seroit encore bien peu de chose pour tout ce qu’elle auroit à en faire.)

Célie, toujours le visage couvert et du ton le plus languissant.

Ah ! Monsieur De Clerval, je vous en conjure, laissez-moi ! N’avez-vous pas assez abusé de ma foiblesse, et peut-il, à cet égard, vous rester quelque chose à faire ?

(On imagine bien qu’il ne l’écoute pas, et qu’il continue toujours de la loüer, et de lui prouver, par les caresses les plus ardentes, qu’il sent, on ne peut pas plus vivement, ce qu’il lui dit.)

Célie, continue.

Ah ! Toujours des éloges ! Pensez-vous qu’ils me tiennent lieu de ce que vous ne m’avez pas encore dit ? S’ils suffisent à la vanité, qu’ils sont peu faits pour contenter le cœur !

(Comme il ne cesse de s’obstiner au silence, et de mettre ce qu’il sent à la place de ce qu’il ne sent pas, Célie, enfin, le repousse ; et se servant de ses deux mains, s’arrange de façon que ce n’est plus que de souvenir qu’il peut encore loüer ses charmes : il se réveille. On sent assez, sans qu’il soit nécessaire de le dire, que, s’il y a, d’un côté, beaucoup d’humeur, il n’y a pas, de l’autre, médiocrement d’embarras. Célie, enfin, après avoir quelques instans attendu que le duc lui parle, comme elle le désire, voyant qu’il reste les yeux baissés, et debout au coin de la cheminée, après l’avoir regardé quelque tems avec la plus forte indignation, se lève avec fureur, se promène avec violence, et tantôt les yeux au ciel, tantôt les ramenant vers la terre, les arrête quelquefois aussi sur M. De Clerval, avec l’expression de la colère la plus vive, et du ressentiment le plus marqué. Cette scène paroît faire, de plus en plus, repentir le duc, de l’instant de fragilité qui l’a amenée, sans cependant le conduire à ce qui pourroit la faire changer de face. Il ne seroit toutefois question, pour s’en tirer, que de dire à la dame outragée de ces galanteries vagues qui ne signifient que ce qu’on veut ; que la passion, ou la vanité d’une femme, interprêtent comme elle a besoin qu’elles le soient, et qu’un homme réduit aisément à la valeur qu’il leur donne lui-même, lorsqu’il lui devient de quelque importance qu’elle cesse de s’y tromper. à propos de quoi donc, de la part du duc, cette obstination à se taire qui paroît si peu fondée ? On peut en donner deux motifs : l’un, que le désir éteint, ou, du moins, fort affoibli, il ne sent plus que le regret d’avoir manqué à la marquise ; l’autre, qu’il entrevoit les conséquences que peut entraîner sa foiblesse. Quelqu’un répondra, sans doute, qu’il faut au désir, pour renaître, moins de tems que le duc n’en emploie à rêver, surtout lorsque l’objet n’a rien qui ne doive en hâter le retour ; et qu’en occupant Célie des siens, il la distrairoit peut-être de cette fantaisie de sentiment qui lui a pris si mal à propos, et qui, effectivement, pourroit, s’il s’y rendoit, lui donner plus de droits qu’il ne lui convient qu’elle en ait. Sans faire à nos lecteurs, ni l’honneur de croire que la ressource qu’ils voudroient que le duc se cherchât ici, ne coûtât rien à aucun d’eux, ni l’injure d’imagine, qu’elle fût également pénible pour tous, nous croyons pouvoir répliquer que si jamais, peut-être, une passion, quelque vive qu’elle fût, n’a empêché un homme de se livrer à un caprice, elle peut retarder en lui la renaissance des désirs, par l’empire que, ce caprice une fois satisfait, elle reprend sur ces mêmes sens qui viennent de la sacrifier d’une façon si cruelle ; et que, quelque aimable que puisse être une femme, il n’appartient qu’à celle qui est véritablement aimée, de ne pas voir le désir s’éteindre, ou d’en voir prendre la place par des transports qui ne lui en laissent pas même soupçonner le repos. Si le duc étoit bien sûr qu’il suffît à Célie, pour l’interêt de sa gloire, pour l’excuse de sa distraction, ou pour contenter le goût momentané qu’il se peut, après tout, qu’elle ait pris pour lui, qu’il lui dît ce qu’elle en exige ; et qu’elle voulût bien, l’instant passé, ne se le pas rappeler plus que lui-même, il y a lieu de croire qu’il ne le lui refuseroit pas : mais qui peut lui répondre de l’usage qu’elle en fera, et du prix qu’elle voudra y attacher ? Hé bien ! En ce cas-là, il reprendra tout ce qu’il lui aura dit : ne diroit-on pas que cela n’arrive jamais ? Pardonnez-moi : tous les jours ; mais toutes les situations ne se ressemblent point, et ne veulent pas la même marche. Si la marquise et Célie ne vivoient pas ensemble avec tant d’intimité, il lui importeroit peu d’être obligé de garder quelques semaines cette dernière ; parce qu’alors rien ne lui seroit plus aisé que de cacher cette avanture ; et en supposant qu’il la confiât à la marquise, il a tant de preuves de sa façon de penser à cet égard, qu’il ne devroit point douter qu’elle ne la lui pardonnât. Nous en convenons : mais pardonnera-t-elle à cette même Célie d’avoir cherché à rendre son amant infidèle, et d’avoir franchi, pour y parvenir, toutes les barrières que lui opposoient ce qu’elle devoit à l’amitié, ce qu’elle se devroit à elle-même et à l’honneur de son sexe, et l’indifférence que ce même homme avoit pour elle ? La rupture entre ces deux femmes devient donc inévitable, si la marquise a le plus léger soupçon de ce qui s’est passé ; et si cette affaire dure seulement quelques jours, le moyen de pouvoir la lui dérober, avec une femme naturellement imprudente, et qui, sans se croire aimée, ni même sans se soucier de l’être, n’imagine prouver de l’amour qu’autant qu’elle affiche de l’indécence ? Il ne sauroit donc trop tôt enchaîner, à cet égard, les idées de Célie, et l’empêcher, et de se faire des illusions, et de se flatter de pouvoir lui en faire à lui-même sur ce qui s’est passé ; et il ne le peut mieux qu’en rejetant, avec toute l’opiniâtreté possible, tout ce qui pourroit donner à ce caprice la plus légere apparence de sentiment. Lorsque, pour déterminer une femme, on a eu besoin d’orner le désir du masque de l’amour, on ne peut, sans la dernière cruauté, le lui arracher dans l’instant même où, si quelque chose peut la consoler de sa foiblesse, c’est la certitude d’être aimée ; mais loin qu’il ait eu besoin, avec Célie, de cette ressource trop fréquemment employée, c’est lui qui s’est défendu contre elle un temps considérable, qu’à peine peut-on le croire d’un homme. Il ne lui doit donc pas, après son triomphe sur elle, un aveu dont il n’a pas eu besoin pour le remporter, et qui, peut-être, le mettroit dans le cas de faire traîner quelques jours une fantaisie qui, par toutes sortes de raisons, ne peut être ni trop courte, ni trop ignorée. Comme cependant il n’a pas moins d’éclat à craindre de la colère de Célie que de ses transports dans un autre genre, il lui est de la dernière importance de l’amener, avec le plus de douceur qu’il lui sera possible, à se désister de ses prétentions, et à ne se souvenir de ce qui s’est passé entre eux qu’autant et que lorsqu’il voudra bien lui-même se le rappeler. Nous osons croire fort délicate cette situation, mais il n’y a que ceux de nos lecteurs qui ont eu le malheur de s’y trouver, qui puissent la juger telle qu’elle est, et nous pardonner même de la peindre avec tant d’étendue. Toutefois, Célie et le duc ne peuvent pas, l’un rêver, l’autre se promener toujours. Avec une femme de cette sorte, on ne sauroit, non plus, en être quitte pour lui faire une révérence d’un air léger, et pour s’en aller après, soit parce qu’on ne veut point parler, ou qu’on ne trouve rien à dire. Le plus ou le moins d’égards ne sauroit être ici déterminé par le plus ou le moins de cas que l’on fait de la personne ; et M. De Clerval, pour être du même rang, n’en est que plus fait, non-seulement pour sentir tout ce qu’il lui doit, mais encore pour l’outrer, si cela est nécessaire : la première chose à laquelle la politesse, et même son interêt, lui paroissent le condamner, c’est de prendre sur lui tous les torts ; et il s’y résigne sans peine : il se rapproche de Célie avec soumission ; elle s’éloigne de lui sans le regarder : il tente une seconde fois la même chose ; et ce n’est pas avec plus de succès : il veut l’arrêter ; pour lors Célie, en s’échappant, l’appelle monstre ; c’est, comme chacun sait, l’injure consacrée dans les querelles de ce genre-là. Quand il voit qu’elle persiste dans sa rébellion, persuadé que l’air soumis qu’il a pris, n’est propre qu’à l’y confirmer, il la saisit, l’entraîne sur sa chaise longue ; et là, ne ménageant plus rien, en revient à l’entreprise qui lui a si bien réussi au coin du feu : qu’il ne la tente que parce qu’il a ouï dire qu’en général les femmes, en se plaignant de ces coups d’autorité, y cédent toujours ; ou parce qu’il a des raisons particulières de croire que Célie en sera encore plus étourdie qu’une autre ; ou encore, que ce ne soit qu’un essai qu’il veut faire à tout hazard ; c’est ce qu’à cause de la temerité qu’il y auroit à le faire, nous ne déciderons pas. Pour nous borner donc, ainsi qu’il nous convient, au simple récit des faits, Célie se défend d’abord contre l’audace du duc, de façon à lui faire craindre que ce qu’il tente, ne la révolte beaucoup plus qu’il ne la subjugue. Poursuivra-t’il ? Ne poursuivra-t’il pas son entreprise ? L’un et l’autre de ces partis ont leurs risques ; mais, sans compter la honte qu’il attache à céder, qui sait si quelques instans de plus d’opiniâtreté ne lui feront point remporter la victoire ? Mais, dira-t’on, si ce triomphe l’intéresse si peu, pourquoi le chercher ? Est-ce pour avoir avec Célie un tort de plus ? Tout au contraire : c’est pour que ce soit elle qui en ait un de plus avec elle-même. Ah ! Cette idée est bien barbare ! Point du tout, puisque ce n’est pas gratuitement qu’il l’a ; et qu’il n’y est conduit que par le besoin où elle le met d’échapper, s’il lui est possible, à l’aveu pour lequel elle le persécute. Pourra-t’elle, en effet, vis-à-vis d’un homme à qui elle connoît beaucoup d’usage du monde et des femmes, mettre sur le compte de la violence seule-et de quelle violence encore ! -la nouvelle complaisance qu’elle aura pour lui, surtout s’il peut parvenir à donner à cette complaisance un caractère qui ne permette pas à Célie de la faire regarder comme absolument extorquée ? Enfin, n’y trouvât-il d’autre avantage que de se tirer, ne fût-ce même que pour quelques minutes, d’une situation fort critique, sera-ce donc pour lui si peu de chose ? Il est, d’ailleurs, impossible que Célie ne prenne rien sur lui ; il y a mille femmes qu’on ne voudroit point aimer, et qui n’en excitent pas moins les desirs. Quoique de la façon dont il a plu à m le duc de parler sur le moment, il ait semblé vouloir que l’on ne crût qu’à l’usage des femmes, il n’en sera pas moins vrai que les hommes sont, autant qu’elles, soumis à son empire. Soyons justes jusqu’au bout : que de raisons qu’il est inutile d’énoncer ici, pour qu’ils le soient bien davantage ! Mais quand cet instant-ci, malgré tout son amour pour la marquise, agiroit moins sur M. De Clerval, ceux qui connoissent les hommes, savent trop combien, même avec une passion dans le cœur, de nouveaux plaisirs leur sont précieux, et tout ce que peut sur eux la curiosité, prise dans toutes ses acceptions, pour croire que, n’eût-il même, pour agir comme il fait, aucune raison de politique, le duc se conduisît différemment.)

Célie enfin, d’un air fort sérieux, mais d’un ton qui décèle plus de trouble qu’elle ne voudroit qu’on lui en crût.

Ecoutez, Monsieur De Clerval, la situation où j’ai le malheur de me trouver avec vous ne me permet pas l’éclat que je ferois avec tout autre, et qui me sauveroit de l’insolence de ses entreprises. Je me tais sur tout ce que mériteroient les vôtres ; puisque vous le sentez si peu vous-même, ce que je vous dirois sur cela, seroit bien inutile. Il est, au reste, bien singulier que ce soit de la violence que vous vouliez tenir tout, lorsque l’amour auroit tant d’envie de ne vous rien refuser ! elle attend ici un instant qu’il réponde, et lui fait, d’un ton le plus doux, la question qui suit. eh bien ! Vous n’en voulez donc rien tenir, de l’amour ?

Le Duc.

Mais se peut-il que vous me soupçonniez de sentir si peu l’effet de vos charmes ?

Célie.

Ce n’est là qu’une galanterie, et que j’ose même dire que tout autre m’accorderoit comme vous, et à meilleur marché, assurément. Vous ne voulez donc pas me dire que vous m’aimez, que vous m’aimerez toujours ?

Le Duc.

En verité ! J’ai peine à concevoir comment, avec autant d’esprit que vous en avez, on peut tenir à ce point à de pareilles misères.

Célie.

En effet ! J’ai le plus grand tort du monde ! Je me donne même le dernier des ridicules, d’exiger d’un homme qui exige tout de moi, qu’il me dise qu’il m’aime !

Le Duc.

Oui, vous vous en donnez un, puisqu’à cet égard, le doute ne vous est pas permis ?

Célie.

Que de mots pour un, et qui ne le valent pas !

(Le lecteur remarquera, s’il lui plaît, que pendant ce dialogue, M. De Clerval n’a pas un moment suspendu ce qui l’occupoit ; et que Célie, soit qu’elle se flatte qu’il ne sauroit s’y fixer sans que cela le conduise où elle veut, ou qu’elle soit de ces personnes qui ne sauroient faire deux choses à la fois, dans l’instant qu’elle a recommencé à parler, a cessé toute résistance : et en ne sçachant même la physique que médiocrement, on n’aura pas de peine à concevoir que sa fierté ne peut qu’en être considérablement alterée ; m le duc, surtout, n’ayant pas un seul instant perdu son objet de vue.)

Célie, avec plus de désir que de pouvoir de se fâcher beaucoup.

Monsieur… je vois bien quelle est votre intention… mais je vous avertis, si vous n’aimez pas les statuës, que vous en trouverez une.

Le Duc, du plus grand sérieux.

Qu’à cela ne tienne : cette menace ne m’effraye pas ; il semble que Promethée m’ait légué son secret.

(Pour trouver cet endroit, un des plus beaux de cette histoire, aussi intéressant qu’il l’est, il faut se rappeler combien il importe à M. De Clerval de ne laisser à Célie aucun prétexte : et combien il importe à celle-ci de pouvoir s’en réserver un. La menace qu’elle fait au duc annonce assez, et peut-être même un peu trop, ses projets, puisqu’elle ne peut les lui laisser deviner sans l’engager à faire, pour qu’elle ne mette point ici toute la sécheresse dont elle se flatte, plus d’efforts qu’il n’en auroit fait : mais sans compter qu’elle ignore les vuës du duc, on sçait assez combien la colère est imprudente. L’impression que nous font les choses, ne dépendant pas toujours des dispositions de notre ame, et y étant même quelquefois toute contraire, ce n’est pas à empêcher la sensation actuelle, mais à la masquer si bien, que le duc ne la saisisse pas, que Célie croit devoir se borner. Ce n’est pas que, s’il est vrai que Promethée lui ait fait le legs dont il se vante, la dissimulation qu’elle veut se prescrire ne devienne d’un fort difficile usage. Il est plus aisé de feindre ce qu’on ne sent pas, que de cacher ce que l’on sent ; et de prescrire la loi qu’elle s’impose, que de s’y conformer, surtout avec un homme de cette opiniâtreté. Mais peut-être qu’il se vante ? à tout hazard, la plus grande majesté doit ouvrir la scène, du côté de Célie, sauf à en rabattre, si elle s’y trouve forcée ; comme du sien, le duc doit tout tenter pour qu’elle ne puisse la conserver. Ce n’est pas, comme l’on sçait, que, dans le fond, il lui importe fort de la mettre dans le cas de se manquer de parole. Il y a des délicatesses qui n’appartiennent qu’à l’amour, et des inquiétudes dont le désir seul ne sauroit être susceptible : mais le seul moyen qu’il ait pour simplifier cette affaire, est ce qu’il veut tenter ; n’étant pas naturel que Célie ose se plaindre d’une violence qui ne l’aura affectée qu’en bien, ni qu’elle ose redemander de l’amour, lorsqu’elle aura prouvé que la certitude de n’en point inspirer n’a rien qui la dérange à un certain point. Comme nous avons suffisamment rendu compte des dispositions intérieures de nos acteurs, tout ce que nous nous permettons d’ajouter ici, c’est qu’après un long combat, Célie est forcée, non de s’avoüer vaincue, mais de prouver qu’elle l’est. Ce qui ne l’empêche point de faire au duc de nouveaux reproches de ce que n’étant point son amant, et ne voulant pas l’être, il a exigé d’elle ce qui ne peut être dû qu’à l’amour.)

Le Duc, d’un ton presque aussi léger que son propos même.

Si ces sortes de familiarités n’étoient, comme vous le dites, permises qu’à l’amour, à quoi donc serviroit l’amitié ?

Célie.

Ah ! Monsieur, les effets de ce sentiment ne se confondent pas plus que ces sentimens mêmes ne se confondent dans le cœur.

Le Duc.

Parlez-moi, je vous prie, avec franchise ; vous le pouvez à présent ; est-ce que je suis effectivement le seul de vos amis à qui vous ayez accordé de ces priviléges que les amans s’arrogent à l’exception de tout le monde, et sans qu’on sçache trop pourquoi ?

Célie.

Voilà bien, je crois, pour ne rien dire de plus, la question la plus ridicule qui se soit jamais faite ! Mais vous m’avez mise dans le cas de tout souffrir de vous, et j’ose dire que vous en abusez cruellement.

Le Duc.

Se peut-il que vous me rendiez assez peu de justice pour me soupçonner du dessein aussi honteux qu’il seroit barbare de chercher à vous humilier ?

Célie.

Ah ! Je serois par moi-même bien loin de vouloir le penser ; mais s’il est possible que vous ne l’ayez point, comment voulez-vous donc que j’interpréte vos discours ? Pouvez-vous me soupçonner capable de ce que vous imaginez, sans m’apprendre en même tems le peu d’estime que vous avez pour moi ?

Le Duc.

Vous croyez donc bien extraordinaire votre conduite avec moi ! Hélas ! Ce qui vient de se passer entre nous se passe actuellement peut-être au coin de plus de cent cheminées de Paris, et entre gens qui n’en ont pas, je vous jure, d’aussi bonnes raisons que nous.

Célie.

S’il vous reste encore pour moi, monsieur, quelque sentiment d’humanité, ne me parlez plus de cela, je vous en conjure, et laissez-moi m’affliger éternellement d’une foiblesse qui étoit si peu faite pour moi, et que, par cette raison, je n’ai pas assez crainte.

Le Duc.

Je n’avois en vous parlant d’autre projet que de tâcher de vous en consoler, et je croyois ne le pouvoir mieux qu’en vous disant combien cette même foiblesse, que vous vous reprochez si cruellement, a d’exemples.

Célie.

Ingrat ! Puisque vous pouviez si peu vous tromper à ce qui se passoit dans votre cœur, pourquoi avez-vous profité d’un instant d’égarement où le goût que j’ai depuis long-tems pour vous m’a jettée malgré moi-même ? Tout vous faisoit une loi de ne vous en pas appercevoir. L’amour seul, et même un amour aussi tendre que le mien, pouvoit vous excuser de le porter à son comble. Hélas ! Je me suis crue aimée, et dans les momens mêmes où vous me montriez le plus d’ardeur, c’étoit d’une autre que de moi que votre âme étoit remplie.

Le Duc.

Je suis coupable, sans doute, et le suis même d’autant plus que le reproche que vous me faites est moins injuste. Je pourrois, si je voulois l’être moi-même, vous dire que vous ne deviez point oublier à quel point et combien sincérement je suis attaché à la marquise ; mais ce seroit vous faire un crime d’un sentiment qui ne peut jamais qu’honorer votre ame, et qu’il ne faut pas toujours juger par ses effets ; ou à qui, du moins, on doit les pardonner. Comme vos charmes m’emportoient, il étoit plus simple encore que dans un instant d’ivresse, que mes transports n’ont su que trop augmenter, vous ayez, et plutôt que moi encore, perdu de vuë ce même attachement qui, je le vois, avec une douleur égale à la vôtre, ne me permettra jamais peut-être de répondre, comme je le voudrois, à la malheureuse tendresse que je vous ai inspirée. Mais qui, seul avec une femme aussi aimable que vous l’êtes, ayant tant et de si fortes raisons de s’en croire aimé, eût résisté mieux que moi à l’idée des plaisirs que lui promettoit une pareille conquête ?

Célie.

Non, monsieur, je ne m’y trompe point, je n’agissois que sur vos sens, et j’ose dire que vous me deviez d’en réprimer la fougue. Il est si vrai que ce n’étoit qu’à eux seuls que vous sacrifiiez pendant que j’étois livrée tout entière à l’amour et à ses erreurs, que dans les instans mêmes où cela eût dû moins vous coûter, vous m’avez refusé-et avec quelle inhumanité encore ! -de me dire ce mot qui, si j’eusse pris sur vous, autant que vous voudriez que je le crûsse, vous seroit échappé malgré vous.

Le Duc.

Qui ! Moi ! Ne le prononcer que pour le reprendre, et presqu’au même instant que vous l’auriez entendu !

Célie.

Ah ! Cruel ! J’aurois du moins joui du plaisir de l’entendre sortir une fois de votre bouche !

Le Duc.

Non, je ne devois jamais me permettre de vous tromper.

Célie.

Que de délicatesse ! Eh ! Pourquoi n’en avez-vous pas eu assez pour m’empêcher de me tromper moi-même ? Mais la vôtre n’alloit point jusqu’à un si pénible effort ; il vous en auroit coûté des plaisirs, et c’est ce qu’un homme n’a jamais su sacrifier.

Le Duc.

Mais, ma chére Célie, ne soyez pas injuste et daignez un instant considérer votre position et la mienne. Je suppose que je répondisse à vos sentimens, comme vous le voudriez, et que moi-même je le désirerois…

Célie.

Ah ! Si vous le désiriez !

Le Duc.

Eh bien ! Que voudriez-vous que je fisse ? Amie intime de la marquise comme vous l’êtes, me prescririez-vous de vous la sacrifier ?

Célie.

L’amour seroit mon excuse.

Le Duc.

Vous vous abusez, ma chére Célie, j’ose vous en répondre ; loin qu’il vous excusât, on ne voudroit voir en vous qu’une femme sans mœurs et sans principes, qui auroit immolé jusqu’au sentiment le plus respectable de tous, au plaisir passager de satisfaire un caprice. Si l’amour ne justifie pas, même à vos propres yeux, les crimes qu’il nous fait commettre, comment peut-on se flatter qu’il les affoiblisse aux yeux des autres ?

Célie.

Un caprice ! Eh ! Pensez-vous que tout le monde me rendît aussi peu de justice que vous m’en rendez ?

Le Duc.

Non, assurément. On ne vous rendroit pas la même, et plût au ciel que chacun pût, comme moi, lire au fond de votre cœur ! Mais, encore une fois, quel en pourroit être le fruit ? Vous qui connoissez si bien le public, pouvez-vous raisonnablement vous flatter que ce fût sur la violence de votre amour pour moi qu’il rejetât la plus odieuse des infidélités, ou, puisqu’il faut le répéter, qu’il consentît à vous en faire une excuse ?

Célie.

Ah ! S’il est vrai que ce soit un crime, que de femmes me condamneroient ou l’ayant déjà commis, ou avec l’intention de le commettre, et peut-être avec moins d’effort que moi !

Le Duc.

Je n’en doute pas plus que vous-même ; mais puisqu’il paroîtroit inexcusable à celles mêmes qui s’en feroient ou s’en seroient fait le moins de scrupule, quelles qualifications ne lui donneroient pas celles que la sévérité de leurs principes en écarteroit le plus ? Non, ma chére Célie, non, quelque amour qui vous transportât, jamais vous ne voudriez livrer au mépris et dévouer à l’exécration publique, ni vous, ni ce que vous aimeriez.

Célie.

J’avouë, et vous me le faites sentir, qu’une pareille avanture feroit, en effet, à ma réputation un tort peut-être irréparable ; mais, à votre égard, que voudriez-vous qu’on y vît, qu’une inconstance à laquelle on est trop accoutumé de votre part, pour qu’on vous fît de celle-là un beaucoup plus grand crime que des autres ?

Le Duc.

Voilà ce qui, avec votre permission, n’est point aussi vrai qu’il vous le semble. On est, et j’en conviens, fort accoutumé à me voir prendre des femmes fort légerement et à les quitter comme je les ai prises ; mais quelles sont celles, aussi, que je rends victimes de mon inconstance ? Si l’on peut même me pardonner de les prendre, ayant un engagement auquel je devrois tant de respect, c’est qu’on est sûr que, malgré le caprice qui m’emporte, tout y est et y sera toujours immolé ; mais plus ce même public envie, et peut-être ne comprend pas trop mon bonheur, plus il honore la marquise de son estime, moins il me pardonneroit de payer tant d’agrémens, de vertus et d’amour, de la plus lâche et de la plus noire des ingratitudes. Moi ! La quitter ! Ah ! Je lui ferois horreur, et je devrois me la faire à moi-même.

Célie.

Encore une fois, je sens tout ce que vous me dites ; et j’avouë que je n’ai rien à y opposer. Mais si je vous eusse été un peu chére, la marquise ne vous auroit pas perdu, et je vous aurois conservé.

Le Duc, avec tout l’air du transport.

Eh ! Grand dieu ! Que désiré-je donc au monde que le bonheur que vous me faites envisager ! Mais pouvois-je m’attendre à vous voir une condescendance qui vous paroîtroit devoir aller si peu avec l’amour ?

Célie.

J’imagine - car je ne l’ai pas encore éprouvé-qu’il doit être affreux de partager ce qu’on aime ; mais le malheur de le perdre doit être incontestablement plus grand encore.

Le Duc, comme enchanté.

Ah ! Il n’y a que l’amour, et l’amour même le plus tendre, qui puisse être capable d’un si grand sacrifice !

Célie.

Bien des gens peut-être n’y trouveroient que peu de délicatesse.

Le Duc.

C’est que ces gens-là seroient plus accoutumés à sacrifier à la vanité qu’à l’amour.

Célie.

Je le crois à présent comme vous ; mais ce matin encore, je pensois comme eux.

Le Duc.

Hélas ! C’est que ce matin vous n’aimiez pas.

Célie.

Ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne croyois pas aimer.

Le Duc.

Cela revenoit donc au même ; car le sentiment qu’on s’ignore doit être, à bien peu de chose prés, comme le sentiment qu’on n’a point.

Célie.

Je vous avertis, cependant, que je ne porterai pas l’indulgence au point où la porte la marquise. Je vous la passe, mais songez bien que je ne vous passe qu’elle.

Le Duc.

Eh quoi ! Pensez-vous qu’aimé des deux plus aimables femmes de Paris, je ne trouve pas en elles de quoi fixer mon inconstance ?

Célie.

Vous le devriez, sans doute ; mais vous avez depuis long-tems contracté une habitude à la légereté qui, je l’avouë, me fait trembler pour le bonheur de ma tendresse.

Le Duc.

Vous en aurez donc d’autant plus de plaisir à me voir fidéle ; mais parlons à présent, un peu, des arrangemens qui nous restent à prendre. Vous ne désirez surement, pas plus que moi, que la marquise ait la plus légere suspicion de ce qui se passe entre nous.

Célie.

Ah ! Ciel !

Le Duc.

Vous n’ignorez pas qu’elle est d’une finesse et d’une pénétration exécrables ?

Célie.

Elle m’en a donné assez de preuves, pour que je doive en être plus convaincue que personne.

Le Duc.

Ce n’est pas là tout : elle joint à sa sagacité naturelle, une opinion de vous qui doit nécessairement la rendre plus difficile à aveugler sur le genre de la liaison que nous venons de former, que si elle ne l’avoit pas. Elle est, et je ne sais pourquoi, persuadée qu’il n’est point en vous de demeurer sans rien faire ; et sans doute, si vous vous obstiniez à paroître toujours, à ses yeux, dans le désœuvrement de cœur où vous étiez tout à l’heure, elle ne voudroit jamais croire qu’il fût réel ; vous observeroit sans rien dire ; nous devineroit bientôt ; et je n’ai pas besoin, je crois, de vous répéter à quel point il vous est important que cela n’arrive pas.

Célie.

Cela est dit et convenu ; mais pensez-vous qu’en lui paroissant toujours occupée également du souvenir de Prévanes, et de la douleur de l’avoir perdu, je ne parvinsse point à la tromper sur mes dispositions actuelles ?

Le Duc.

Je doute fort que cela suffît ; sans compter que, quelque bien qu’on puisse joüer un sentiment qu’on n’a plus, il est impossible de le rendre comme quand on l’avoit, surtout à des yeux qui l’ont vu dans toute sa vérité ; elle est déjà, on ne peut pas plus sûre, que vous avez à présent plus d’envie de regretter Prévanes, que vous n’en avez le moyen, et que, de plus, vous soupirez aprés l’heureuse occasion de ne vous en plus souvenir du tout.

Célie.

Je ne sais sur quoi madame la marquise a pu imaginer tout cela : moi-même, jusqu’au moment où vous m’avez déterminée, je n’avois, je vous jure, aucune raison de penser que j’en fusse moins remplie ; et je ne conçois pas, par conséquent, comment elle a été voir le contraire dans mon cœur.

Le Duc.

Ah ! Sur cela, les autres voient souvent bien mieux que nous-mêmes, et de plus, c’est qu’il n’est pas possible que, quand vous avez commencé à m’aimer, l’idée de Prévanes n’ait point perdu dans votre cœur, en proportion de ce que j’y gagnois ; et que de cet instant, vous ne l’ayez, sans le croire, plus mollement regretté, que quand vous y étiez tout entière.

Célie.

Oui, si je fusse convenue avec moi-même de l’impression que vous faisiez sur moi ; mais, en vérité, je ne m’en doutois pas.

Le Duc.

Mais, pour croire ne pas aimer, m’en aimiez-vous moins ; et pensez-vous que ce sentiment, tout sourd qu’il étoit dans votre âme, y fût absolument sans effet ?

Célie.

Vous-même, à ma conduite avec vous, auriez-vous jamais, aujourd’hui même, imaginé que nous fussions ce soir ensemble comme nous y sommes ?

Le Duc.

Non : je me doutois bien, cependant, de quelque préférence en ma faveur : ce n’étoit pas qu’en même temps je ne la sentisse fort restreinte ; mais il me paroissoit tout simple que, dans la position où vous sçaviez que j’étois, vous craignissiez de me la montrer dans toute son étendue ; et la preuve que je vous devinois mieux que vous ne vous deviniez vous-même, est, en effet, le bonheur dont je jouis. Vous m’aimez, n’est-il pas vrai ?

Célie, fort tendrement.

Si je vous aime !

Le Duc.

Vous désirez, par conséquent, que je puisse toujours vous donner des preuves du goût que vous m’inspirez, et en recevoir de vos sentimens ?

Célie, en le serrant dans ses bras.

Si je le désire ! Quelle question !

Le Duc.

Je vous ai fait, ce me semble, sentir l’impossibilité qu’il y a, même par égard pour vous, que je quitte la marquise ?

Célie.

Que trop !

Le Duc.

Vous ne doutez pas plus à présent du désir que j’ai que vous ne me quittiez pas non plus ?

Célie.

Je crois, en effet, sans trop me flatter, que vous ne me perdriez pas sans regret.

Le Duc.

Je le dis avec chagrin ; mais la loi de tromper la marquise nous est prescrite par tant de raisons, que nous ne pouvons, ni vous, ni moi, n’y pas céder. J’ai beau y rêver, je ne sçais pas de meilleur moyen d’y parvenir, que de vous donner à ses yeux l’apparence d’une affaire nouvelle.

Célie.

Vous avez raison ; mais à d’autres égards, cela me paroît bien scabreux.

Le Duc.

Scabreux ! Point du tout ; et seriez-vous, d’ailleurs, la premiére à qui l’on aura donné un amant qu’elle n’avoit pas ?

Célie.

C’est une injustice qu’on ne nous fait que trop souvent, et même les trois quarts du tems, sans que nous en sçachions rien. Sans vous, par exemple, j’ignorerois encore que j’ai eu D’Alinteuil ; je vous dirai pourtant que cela n’est pas agréable.

Le Duc.

Il me semble, pour moi, que si j’étois femme, j’aimerois mieux qu’on me donnât l’homme que je n’aurois pas que ceux que j’aurois.

Célie.

On pourroit accepter le marché, si l’un pouvoit sauver l’autre ; mais il n’y a pas même cela à y gagner.

Le Duc.

Dans le fond, ces miséres-là sont bien peu faites pour troubler le repos d’une jolie femme. Mais ne perdons pas de vue notre position. Qui prendrons-nous pour tromper la marquise ?

Célie.

En vérité, je n’en sçais rien.

Le Duc.

Pourquoi pas D’Alinteuil ?

Célie, d’un air de dégoût.

Oh ! Non ! On me l’a donné déjà.

Le Duc.

Eh bien ! On vous le redonneroit ; le mal est-il donc si grand ?

Célie, d’un ton plus affirmatif encore.

Je n’en veux point ; il est jaloux comme un tigre, et s’il s’avisoit de devenir amoureux, il seroit insupportable. Vous sçavez, de plus, comment il est avec la marquise ; cela peut-il s’arranger ?

Le Duc.

Vous avez raison ; je n’y pensois pas. Aimeriez-vous mieux Manselles ?

Célie.

Eh ! Bon dieu ! Qui vous fait donc penser à cet homme-là ? C’est l’être le plus ennuyeux !

Le Duc.

On prétend que non, et l’on assure même que, quoique dans un tête-à-tête, de quelque longueur qu’il soit, il ne se dise pas quatre paroles, nous n’avons personne qui ait l’art de les rendre aussi intéressans que lui.

Célie.

Ah ! L’horreur ! Lui-même doit avoir bien mauvaise opinion d’une femme qu’il sçait intéresser. Eh bien ?

Le Duc.

Cela devient embarrassant.

Célie.

Eh quoi ! N’y a-t’il donc dans le monde que ces deux hommes-là ?

Le Duc.

Qu’importe qu’il y en ait d’autres, si vous ne voulez d’aucun ?

Célie.

Mais enfin vous ne m’en avez nommé que deux ; je puis n’avoir pas contre tous les mêmes raisons.

Le Duc.

Pourquoi n’en cherchez-vous pas vous-même ?

Célie.

Parce que ce n’est pas moi que cela regarde, et que, de plus, je ne crois point qu’il me convienne de désigner seulement qui que ce soit.

Le Duc.

C’est-à-dire que vous craindriez que je ne devinsse jaloux d’un homme, par la seule raison qu’il se seroit, plutôt qu’un autre, présenté à votre idée. Ah ! Je ne suis pas si tracassier ! Voyons donc, puisqu’il faut que tout roule sur moi : connoissez-vous Bourville ?

Célie.

Oui ; mais pas beaucoup.

Le Duc.

Comment le trouvez-vous ?

Célie.

Je vous dirai que j’ai pesé assez peu là-dessus.

Le Duc.

Votre indifférence sur cela m’étonne.

Célie.

Elle n’a pourtant, à mon sens, rien que de fort naturel ; pourquoi voudriez-vous que je me fusse plus arrêtée sur M. De Bourville que sur mille autres ?

Le Duc.

Parce qu’il ne mérite, en aucune façon, d’être confondu dans la foule, et que nous avons peu d’hommes d’une figure aussi distinguée.

Célie.

J’ai trouvé sa figure fort bien, et il m’a paru même qu’il y joint de l’esprit. Je pourrois, au reste, si j’étois plus conduite par la vanité, en parler moins modérément ; car il n’a pas tenu à lui que je ne le crûsse fort amoureux de moi.

Le Duc.

Ah ! Ah ! Je ne m’en étonne donc plus.

Célie.

Eh ! De quoi ?

Le Duc.

Du désir extrême qu’il m’a témoigné de pouvoir vous faire sa cour.

Célie.

Il me l’a marqué aussi ; mais comme il débutoit avec moi par des sentimens auxquels je ne pouvois pas répondre, je ne jugeai pas à propos de le mettre à portée de m’en parler encore. Ce n’étoit pas que je le craignisse ; mais M. De Prévanes étoit d’une jalousie qui ne lui auroit jamais permis de voir tranquillement le rival, même le plus mal traité.

Le Duc.

Vous fîtes fort bien ; mais l’amour de Bourville me dérange dans mes projets.

Célie.

Quels sont donc ceux que vous aviez formés ?

Le Duc.

Comme il est aimable, j’avois imaginé de l’offrir aux soupçons de la marquise ; mais puisqu’il est amoureux, cela ne se peut plus.

Célie.

Bon ! Amoureux ! Parce qu’il m’a dit qu’il l’étoit, vous croyez que je le prendrai pour tel ? De plus, il a une affaire à présent.

Le Duc.

Ah ! Une affaire, si vous voulez ; ce qu’il a ne mérite pas même ce nom-là ; et je puis vous répondre qu’il n’a point de la chose une autre opinion que moi ; au surplus, quand il y attacheroit plus d’importance, je suis bien sûr, n’eût-il même pas déjà essayé de vous rendre sensible, qu’il ne vous verroit pas long-tems sans en avoir l’envie.

Célie.

Cela pourroit fort bien aussi ne pas arriver : ce qu’il a senti pour moi étoit peut-être moins vif qu’il ne me le disoit, et que vous ne l’imaginez ; peut-être même ne sentoit-il rien.

Le Duc.

Ah ! C’est ce qui est impossible : n’importe ; comme qui que ce fût que nous prissions, s’il ne vous eût point encore dit qu’il vous aime, il vous le diroit, toutes réflexions faites, rival pour rival, j’aime encore mieux Bourville qu’un autre.

Célie.

Vous devez être bien sûr que pour mon cœur, cela revient au même.

Le Duc.

Vous consentez donc que je vous le présente ?

Célie.

Oui ; lui, un autre, qui vous voudrez ; puisqu’il en faut un, cela m’est égal.

Le Duc.

Voulez-vous que je vous l’amène demain ?

Célie.

Demain ! Cela est bien prompt. Il sembleroit, à votre empressement sur cela, que vous ne pouvez vous voir assez tôt un rival.

Le Duc.

Je ne dois pas avoir besoin de me justifier là-dessus ; mais je vous avouë que la pénétration de la marquise me fait trembler ; et, d’ailleurs, dans la position où nous sommes respectivement, tant de choses dont on ne s’apperçoit pas soi-même, échappent des deux parts que, pour l’empêcher de fixer ses regards sur nous, je ne sçais ce que je n’imaginerois pas, et combien promptement je voudrois le voir mettre en œuvre.

Célie.

Assurément, vous avez une belle peur de la perdre !

Le Duc.

Je ne croyois pas que, dans le soin que je prends de vous dérober à ses soupçons, ce fût cela que vous dussiez voir.

Célie, fort affectueusement.

Ah ! Duc, ne nous brouillons pas !

Le Duc.

Soyez donc raisonnable, et n’allez point ne voir que de l’indifférence dans des soins qui doivent si évidemment vous prouver le contraire.

Célie.

Eh bien, donc ! Je les prends pour ce que vous voulez. après un peu de réflexion. mais parlez-moi naturellement, et songez que c’est ici l’honnête homme que j’interroge.

Le Duc.

Soyez sûre que ce sera aussi lui qui vous répondra.

Célie.

Ce que je vous inspire est-il de l’amour ?

Le Duc.

Si je n’en avois point pour la marquise, je ne douterois pas que ce n’en fût.

Célie.

Puis-je raisonnablement me flatter que le goût que vous avez pour moi devienne jamais un sentiment ?

Le Duc.

Je l’ignore ; mais, pour pousser la franchise jusqu’au bout, je ne le présume pas.

Célie.

Vous me donnez un bel exemple, et je vais l’imiter. Je connois peu M. De Bourville : je ne sçais si la froideur avec laquelle je l’ai vu, venoit de ma prévention pour un autre ; ou si c’est parce qu’il n’est pas né pour me plaire davantage : je l’ignore exactement. Je conçois cependant qu’il est possible qu’il plaise ; et je n’en dirois pas autant de tous les hommes que je vois aimés, est-ce une disposition à lui rendre encore plus de justice ? N’en est-ce pas une ? Encore une fois, je n’en sçais rien. S’il est vrai qu’il ait, lui, un goût de préférence pour moi….

Le Duc.

Je n’en ai pour garant que la vivacité avec laquelle, depuis trois mois, il me parle de vous ; mais il en met trop pour que votre idée ne l’occupe pas aussi fortement que je le présume.

Célie.

Depuis trois mois !

Le Duc.

Oui, plus ou moins.

Célie.

Non, vous ne vous trompez pas au tems ; j’ai des raisons particulières d’en être sûre. Puisque dans des circonstances qui ne devoient pas lui laisser le même espoir que celles où il aura lieu de me supposer, il n’a pas craint de me dire qu’il m’aimoit, il y a apparence qu’il ne me verra pas long-tems sans me le redire. N’ayant plus, moi, de motif apparent pour lui imposer silence, il faudra bien, surtout avec les idées que nous avons, que je me laisse persécuter de son amour. S’il vient à me plaire ? Avec la certitude que vous me donnez de ne pouvoir jamais vous voir à moi, comme je le désirerois, je ne vous cache pas que cela me paroît possible.

Le Duc, après avoir paru rêver un instant.

Eh bien ! Vous l’aimerez ! Heureusement les droits de l’amant, et les complaisances qu’on veut bien avoir pour l’ami, ne sont point incompatibles.

Célie, après avoir aussi rêvé. Pas absolument, il est vrai, à la rigueur… cependant…

Le Duc.

Quoi ! Vous hésitez !

Célie.

Mais non… ; cela me paroît pourtant assez difficile à arranger.

Le Duc.

Point du tout ! C’est une erreur ! à moins, toutefois, que les complaisances que vous avez bien voulu avoir pour moi ne vous devinssent onéreuses. En ce cas…

Célie, avec beaucoup de tendresse.

Onéreuses ! Pouvez-vous le penser ! Je puis vous dire que, quand vous le craignez, vous ne rendez justice ni à vous, ni à moi. Mais voyons moins les choses telles qu’elles sont, que comme un jour elles peuvent être. Sans avoir décidément de l’amour pour moi, ne pouvez-vous pas devenir jaloux des sentimens que je prendrai pour lui, s’il parvient à m’en inspirer ?

Le Duc.

Ah ! Cela seroit d’une déraison dont je ne saurois me croire capable.

Célie.

Ne la supposons donc point : ne peut-il pas lui-même trouver trop tendre la sorte d’amitié qu’il y aura entre nous, et en soupçonner le genre et l’étendue ?

Le Duc.

Bourville n’est point jaloux. D’abord, de plus, comment voulez-vous que, présenté ici de ma propre main, il puisse jamais, moi surtout paroissant, non-seulement approuver ses soins, mais même les appuyer, me regarder une minute comme rival ?

Célie.

Tout cela est vrai ; mais s’il venoit, malgré toutes vos précautions et les miennes, à avoir des inquiétudes ? Vous sentez bien qu’en ce cas-là, pour tranquilliser l’amant, il faudroit nécessairement retrancher à l’ami les complaisances qu’on auroit eues pour lui, ou, du moins, les suspendre ; et cela pourroit bien ne se pas faire sans le fâcher.

Le Duc.

C’est à celui qui a le moins de droit, belle Célie ou qui, pour parler plus juste, n’en a que d’absolument précaires, à se sacrifier ; et, pénétré comme je le suis de cette vérité, je me flatte que le retranchement que vous me faites envisager, tout cruel qu’il me paroît, ne m’arracheroit pas une plainte que vous ne pussiez pas entendre.

Célie.

Convenez que l’indifférence rend bien raisonnable.

Le Duc, d’un air de dépit.

Beaucoup moins que vous n’êtes injuste.

Célie, toujours tendrement.

Allez-vous vous fâcher ? Suis-je donc si injuste de croire que vous ne m’aimez pas, lorsque vous ne cessez pas vous-même de me le dire ?

Le Duc.

Il n’y a donc, à votre avis, aucune différence entre l’amour et ce mouvement que nous appelons le goût ; et vous pensez vraisemblablement qu’un cœur, parce qu’il est rempli du premier, est inaccessible à l’autre ?

Célie.

On prétend que cela devroit être, mais on a beaucoup d’exemples que cela n’est pas.

Le Duc.

J’en suis un moi-même : j’aime la marquise passionnément ; mais cela n’empêche pas que vous ne m’inspiriez un goût si vif, qu’il m’est difficile de croire qu’il y ait entre ces deux mouvemens toute la différence qu’on dit.

(Pour terminer - car enfin il faut finir - Célie paroît douter de ce que le duc vient de lui dire ; et comme par la différence très-réelle qu’il y a, quoi qu’il en dise, entre ces deux mouvemens, ce qui ne seroit point du tout une preuve qu’on a de l’amour, sert ù prouver invinciblement qu’on a du goût, le duc donne à Célie une conviction complète qu’il ne la trompe point. Tout se passe des deux parts avec une cordialité sans exemple. Après ils se reparlent de leur arrangement, et s’y confirment. Ensuite, on vient annoncer à Célie qu’on a servi. Les propos du souper ne devant rien avoir de bien piquant, ce n’est pas la peine de transporter nos lecteurs dans la salle à manger : après le souper, ils repassent dans le boudoir. Célie y montre encore des doutes ; le duc les lève. L’heure de se séparer arrive ; il quitte Célie et va chez la marquise, qui, si, pour nous servir de ses propres termes, elle le revoit toujours fort tendre, doit cette fois, selon toutes les apparences, le retrouver un peu éteint.)