CHAPITRE V – L’EMBUSCADE

Au fur et à mesure qu’on se rapprochait de l’habitation, les voyageurs sentaient leur inquiétude grandir. Pourquoi les nombreux travailleurs de la plantation n’étaient-ils point occupés aux champs ainsi qu’à l’ordinaire ?

Comment ce faisait-il qu’aucune silhouette humaine ne se montrât du côté des communs non plus qu’aux croisées de l’habitation ?

Il était impossible que l’exploitation eût été entièrement évacuée ou que l’approche de la petite troupe n’eût point été signalée.

Enfin, et ce dernier point n’était pas sans déconcerter quelque peu nos amis, rien ne révélait à proximité la présence de Don Fernandez Castro, le gouverneur de Soledo, et du détachement de police montée qui, selon sa promesse, devait l’accompagner afin de prêter main-forte à Eva et à son escorte.

Tandis qu’on cheminait à travers bois, on s’était attendu à le voir surgir d’un instant à l’autre ; même, à plusieurs reprises, on avait fait halte, afin d’écouter les mille bruits de la forêt.

Fallait-il en conclure que le gouverneur, changeant d’idée, avait renoncé à son dessein ? C’était improbable, don Fernandez Castro n’ayant pas l’air d’un homme versatile !

Y avait-il un rapport entre l’abandon de la plantation et l’absence du gouverneur ? Autrement dit, ce dernier avait-il devancé les voyageurs et son apparition avait-elle mis en fuite Pablo Vérez, ses complices et ses serviteurs ?

Maurice Hamard, le capitaine Jacobs et miss Brant n’étaient, point éloignés de le supposer mais alors, pourquoi don Castro n’était-il pas demeuré sur place pour les attendre ? En admettant qu’il se fût enfoncé dans le pays, à la poursuite d’un ennemi fugitif, il n’eût point manqué de laisser quelque émissaire afin de renseigner les survenants.

– Non, non, se répétait Hamard, il y a sûrement autre chose !…

Mais quoi ?… Voilà ce que le Français était incapable de deviner.

Cependant, après avoir traversé les champs de caféiers, de cacaoyers et de cannes à sucre composant le domaine, on entrait à présent dans les jardins entourant immédiatement l’habitation. Ceux-ci étaient vastes comme un parc et coupés de larges allées tournantes soigneusement sablées.

Çà et là, on apercevait des corbeilles de fleurs aux nuances éclatantes, ou des bosquets ombreux invitant au repos, à la sieste.

Les marins avançaient, le doigt sur la gâchette des fusils, prêts à tirer à la moindre alerte, suivant Maurice qui les devançait d’une vingtaine de pas.

Tout à coup, alors que le jeune éclaireur s’engageait dans un de ces bosquets dont nous avons parlé et qui étendait au-dessus de l’allée sa voûte de feuillage impénétrable aux rayons du soleil, il s’arrêta, surpris.

Des masses de branchages recouvraient le sol ; c’était comme si on avait élagué les arbres du voisinage et que cette besogne eût été interrompue avant d’être achevée.

Après tout, c’est possible, murmura Hamard, chez qui cette réflexion confirmait l’idée d’une fuite hâtive des habitants de la plantation.

Et, reprenant sa marche un instant interrompue, il entreprit de franchir les branches amoncelées dans toute la largeur du passage ; mais à peine avait-il fait quelques pas que, brusquement, le sol s’effondra sous ses pieds.

La mince couche de verdure cédait sous son poids et le jeune homme fut précipité dans une fosse profonde.

– Alerte ! cria-t-il en tombant.

Cet avertissement était inutile, car les membres de la petite troupe qui le suivait avaient vu sa chute.

Déjà, tous exécutaient un mouvement en avant afin de se porter au secours du Français. Ils n’en eurent pas le loisir !…

Brusquement, de brèves lueurs jaillirent des couverts, s’élevant à droite et à gauche ; des détonations éclatèrent et une grêle de balles passa, enveloppant le détachement d’un réseau de mort.

Du coup, toutes les appréhensions du capitaine Jacobs se trouvaient vérifiées ; on était tombée au milieu d’une embuscade.

– Vite, abritez-vous derrière les arbres ! commanda le brave officier en prêchant d’exemple.

Il était temps ; déjà, deux marins gisaient à terre ; l’un frappé mortellement, l’autre la cuisse traversée.

Mais, dispersés en tirailleurs derrière les troncs, les survivants ripostaient, tirant au hasard sur un ennemi invisible.

– Restez derrière cet acajou, miss, recommanda Jacobs qui avait entraîné Eva avec lui, pendant ce temps, j’inspecterai la ligne que forment nos hommes… Il ne faut pas que ceux-ci se dispersent, car d’une seconde à l’autre, l’ennemi peut se précipiter à l’attaque.

Déjà, le commandant de la Généreuse, courbant le dos, courait d’arbre en arbre, s’efforçant de regrouper ses hommes afin de les avoir bien en main. Certes, les marins de la goélette étaient de braves gens, résolus à faire tout leur devoir, mais ce genre de lutte auquel ils n’étaient guère préparés, les inquiétait et les démoralisait quelque peu.

Bientôt, un nouvel incident se produisit qui aggrava la position du détachement, et fit comprendre à Jacobs quelle imprudence il avait commise en se hasardant dans ces lieux, sans forces suffisantes.

Brusquement, des coups de feu éclatèrent sur les flancs, puis, sur les derrières de la petite troupe ; l’ennemi, bien supérieur en nombre, tâchait de l’envelopper et le petit bois au cœur duquel on se trouvait facilitait grandement cette manœuvre.

On entrevoyait des Indiens, des nègres, des mulâtres bondissant d’arbre en arbre, ou se rasant derrière les buissons d’où ils criblaient de balles leurs adversaires.

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– Vite, abritez-vous derrière les arbres

Fusillés dans le dos, les matelots refluèrent instinctivement vers le point où se trouvaient leur chef et miss Brant, non sans perdre encore deux des leurs. Désormais, le détachement était cerné.

– Il va nous falloir battre en retraite et nous ouvrir de vive force un chemin au milieu de cette canaille ! gronda Jacobs.

En effet, il n’y avait pas d’autre parti à prendre et encore, il était peu probable qu’on pût le réaliser. Combien de survivants parviendraient jusqu’à la goélette ?…

Pourtant, le capitaine se disposait à donner ses ordres en ce sens, lorsque miss Eva s’exclama :

– Mais nous ne pouvons abandonner Maurice Hamard ?… qui sait, il est peut-être encore vivant !…

Jacobs eut une courte hésitation ; évidemment, il lui en coûtait de laisser en arrière ce compagnon dont, maintes fois, il avait pu apprécier la bravoure et l’intelligence. C’était d’ailleurs le vouer à une mort certaine.

Mais entre le point où se trouvaient les survivants et la fosse où avait disparu le Français, il y avait à présent plus de cinquante mètres ; de ce côté, le bois s’éclaircissait et s’y risquer, c’était s’offrir en cible aux coups de l’ennemi.

Fort perplexe, le capitaine ne savait à quoi se résoudre, pris entre son devoir de chef qui lui commandait d’assurer, coûte que coûte, le salut de son détachement et l’amitié très réelle qu’il portait à Hamard.

– Et puis, nous avons nos blessés, reprenait miss Brant d’une voix contenue mais véhémente. Ils ne peuvent nous suivre et les laisser ici, n’est-ce pas les vouer à la mort ?… Non, capitaine, je vous le dis, je ne vous suivrai point dans votre retraite… si nous devons succomber, mieux vaut que ce soit ici, tous ensemble, et non au cours d’une fuite. N’est-ce pas, mes amis ?

Ce disant, la jeune fille avait élevé le ton, interpellant les marins survivants qui, réunis en petits groupes et agenouillés derrière les arbres, tâchaient de faire face de tous côtés.

La voix de la jeune fille dut s’entendre au-dessus du fracas de la fusillade, ou ceux auxquels elle s’adressait devinèrent le sens de ses paroles, car, sans hésitation, tous répliquèrent simultanément :

– Oui, restons ici et vendons chèrement notre vie !…

– Eh bien ! soit, murmura Jacobs résigné, car il ne se faisait guère d’illusion sur l’issue du combat.

À ce moment, des coups de feu éclatèrent soudain derrière la ligne des tirailleurs de Pablo, que leur triomphe prochain enhardissait et qui se montraient davantage ; un grand diable de mulâtre qui venait de surgir au-dessus d’un buisson, s’effondra, la face en avant, les bras battant l’air.

Évidemment, il avait été frappé dans le dos !…

Cet incident fit exécuter une brusque volte-face à ses camarades ; de leur côté, Eva Brant et ses amis portaient leurs regards dans cette direction.

Alors, tous aperçurent un homme qui, là-bas, au beau milieu de l’allée qu’on venait de quitter, tiraillait, s’abritant derrière les branchages masquant la fosse coupant le passage et sa vue arracha des exclamations de joie aux matelots.

C’était Maurice Hamard !

Du fond du silo où il gisait, meurtri et quelque peu étourdi, le Français n’avait point tardé à se rendre un compte exact de ce qui se passait. Il comprit que, s’il ne se hâtait pas de sortir de ce piège, où il était tombé, ses adversaires ne tarderaient point à venir l’y cueillir.

Donc, à tout prix, il fallait s’évader, rejoindre les camarades.

Mais l’entreprise n’était point aisée. La fosse, profonde de trois mètres et large de deux, n’offrait que des parois taillées à pic ; fort heureusement, elles n’étaient point cimentées ; néanmoins, quand le Français tenta l’escalade, la terre s’éboula sous ses pieds, et il retomba lourdement au fond de sa prison.

Cet échec ne le découragea point, d’autant que la fusillade qui crépitait, non loin de là, stimulait encore son énergie ; s’aidant de son fusil dont il enfonçait profondément la crosse dans la paroi, s’accrochant des pieds et des mains, il réussit après de nombreuses tentatives à regagner le bord supérieur de la coupure.

Cependant, la réapparition du Français ne pouvait guère modifier la situation désespérée de ses amis ; déjà, cinq ou six Indiens se dirigeaient en rampant de son côté, dans l’évidente intention de l’envelopper et de s’emparer de lui ou de le tuer.

D’un coup d’œil, Maurice jugea sa position. Rassemblant ses forces, il se disposait à prendre son élan pour bondir jusqu’à ses compagnons dont il entrevoyait, par instants, le petit groupe au milieu de la fumée, lorsqu’une intervention en laquelle nul n’espérait plus, se produisit.