CHAPITRE LXV

 

À trois reprises, Laroque était retourné chez d’Andrimaud, dans l’espoir qu’il le mettrait en possession des papiers de Luversan. Le directeur du Sauveteur des Capitalistes, toujours absent, avait fini par disparaître, abandonnant à leurs regrets tardifs six employés à cautionnements et son joli groom.

En réalité d’Andrimaud, qui craignait la vengeance de Luversan, s’était hâté de rassembler tous les capitaux arrachés aux gogos par la réclame et de filer à Londres où, sous un faux nom, il aimait à mener la grande vie. La cité des brouillards convient fort aux émigrés de l’escroquerie.

Laroque en vint à se dire que le financier s’était vanté auprès de lui en laissant croire qu’il connaissait la dernière adresse de Luversan. Pour les avoir, les précieux papiers, parmi lesquels il trouverait peut-être des lettres de Julia, le millionnaire aurait sacrifié la moitié de sa fortune. Non pas qu’il voulût s’en faire une arme de réhabilitation. Peu lui importait son honneur, s’il fallait l’obtenir au prix du déshonneur de Raymond et de la mort de Suzanne. Ces lettres, il les voulait, pour les anéantir, et prouver ainsi son abnégation au fils de Lucien de Noirville. Un tel sacrifice lui vaudrait sans doute le pardon de la grande faute, de l’unique faute d’une existence honorable entre toutes.

D’autre part, Laroque tremblait à l’idée que Tristot et Pivolot, dans leur violent désir de prendre une revanche, recherchaient cette complice dont la découverte pouvait amener la révision de son procès. Il se souvenait de leur promesse : « Nous ne connaîtrons jamais par l’assassin de Ville-d’Avray, lui avait dit Pivolot, son complice, mais nous ne devons pas renoncer à le trouver par nous-mêmes. Tristot et moi, nous croyons être à cet égard sur une bonne piste. Nous vous en causerons prochainement et vous ne serez pas peu surpris. »

C’était évidemment de Mme de Noirville qu’ils voulaient parler. Rien ne l’étonnait de la perspicacité des deux compères. Il les savait capables de toutes les ruses pour arriver au but. Quant à leur demander de cesser l’enquête, il ne fallait pas y songer, après l’échec qu’ils venaient d’éprouver. La personnalité de Roger Laroque ne comptait plus pour eux. Ils avaient tout un passé glorieux à défendre. Ils ne voulaient pas rester sur leur Waterloo.

Le docteur Lagache venait tous les jours voir Suzanne dont les forces diminuaient rapidement. Un matin, il dit à Laroque :

– J’ai de mauvaises nouvelles de Méridon à vous annoncer. Madame de Noirville est bien près de sa fin. Je l’ai trouvée hier soir au plus bas. Elle délirait, et, chose étrange ! dans ses hallucinations, elle croit vous voir à son chevet. L’esprit de la pauvre femme a été fort ébranlé autrefois par le procès de Versailles et je ne suis pas étonné que ce souvenir l’ait minée peu à peu. Vous feriez bien d’aller la voir.

– J’irai.

Dans le regard du médecin, Roger découvrit une arrière-pensée. Le docteur devait en savoir plus long qu’il ne le laissait voir.

– Madame de Noirville n’aurait-elle pas, demanda Laroque, éprouvé une violente émotion dans ces derniers temps ?

– Si. Son fils Pierre est venu me chercher, il y a trois jours. Elle avait été prise d’une syncope suivie de graves troubles cérébraux. Je suis resté l’après-midi auprès d’elle et ma conviction est qu’elle avait dû recevoir ce jour-là une visite pénible.

– La visite de deux personnes, n’est-ce pas ?

– Je ne sais pas. Son fils Raymond s’appliquait à la calmer en lui témoignant toute sa tendresse. Elle répétait : « Ils reviendront ! » ; puis elle vous appelait et disait : « Pardon, Roger ! Pardon ! » Je n’en sais pas plus long. Et d’ailleurs, s’il m’était permis de comprendre le sens exact de ces paroles, je devrais me taire, en vertu du secret professionnel auquel notre art nous oblige. Allez voir madame de Noirville, mon cher monsieur Laroque. Allez la voir au plus tôt. Cette visite ne sera peut-être pas perdue pour votre cause. J’en ai le pressentiment.

Le docteur, craignant d’être obligé de s’expliquer, se retira sur ces derniers mots.

« Brave homme ! se dit Laroque, il prend à cœur ma réhabilitation et trahit son devoir en ma faveur. »

Il savait maintenant que Tristot et Pivolot agissaient sous main, qu’ils étaient venus à Méridon, qu’ils avaient eu l’audace d’interroger Julia. La malheureuse s’était-elle trahie ? Laroque fut tenté d’aller l’interroger à son tour. Mais la pensée que Raymond assisterait à cette confrontation in extremis le découragea de se rendre à Méridon.

Et, dans sa tendre sollicitude pour Raymond et Suzanne, il en arrivait à souhaiter la mort de Julia. « Qu’elle emporte avec elle, dans la tombe, mon espoir de réhabilitation, pensait-il, mais que son fils soit heureux avec ma fille ! »

Comme il se disposait à se rendre à Paris pour savoir si le chef de la Sûreté avait du nouveau, James lui annonça la visite d’un inconnu vêtu en ouvrier.

Laroque descendit au salon. Il se trouva en présence d’un grand et vigoureux jeune homme dont la physionomie respirait l’honnêteté et la franchise.

– Que désirez-vous, Monsieur ? lui demanda-t-il.

– Parler à monsieur Roger Laroque.

– C’est moi.

– Parfait. J’ai à vous remettre un petit paquet en échange duquel vous me donnerez, paraît-il, vingt mille francs.

– Vous venez de la part de monsieur d’Andrimaud ?

– D’Andrimaud ? Connais pas !

– Vous l’avez sur vous, ce paquet ?

– Oui, Monsieur.

– De qui le tenez-vous ?

– Oh çà, Monsieur, c’est toute une histoire, un vrai conte des Mille et Une Nuits.

– Expliquez-vous ! qui êtes-vous d’abord ?

– Je m’appelle Joseph Perruchet, orphelin de père et de mère, menuisier de mon état, et, de plus, amoureux de Catherine Barbareau.

– Peu m’importe ! Donnez-moi ce que vous avez à me remettre, et, si c’est ce que je pense, vous toucherez de suite les vingt mille francs promis.

– Oh ! Monsieur, ce serait deux fois plus qu’il ne m’en faut pour épouser Catherine, dont les parents ferblantiers établis, Monsieur, ont repoussé ma demande en mariage sous prétexte que je suis sans père, ni mère et… sans argent. Voici le paquet, Monsieur. Vous voyez que j’ai confiance.

Joseph Perruchet remit à Laroque une liasse de papiers tout tachés, fripés et maculés comme par un long séjour dans l’eau.

– Faites pas attention aux avaries, dit-il. Vous êtes témoin qu’on n’a pas touché à la ficelle et que les cachets de cire sont intacts. Faut vous dire que j’ai fait naufrage, que je m’en suis tiré à la force des bras et que le bonhomme, qui m’a remis ce paquet entre deux vagues hautes comme des montagnes, a bu son dernier coup une seconde après.

Mais Laroque ne l’écoutait plus. Il avait coupé la ficelle, fait sauter les cachets, et découvert intactes, deux liasses, étiquetées l’une : Lettres de Julia ; l’autre : Lettres d’Andréa.

Il parcourut les premières lettres et pâlit affreusement. La culpabilité de Julia, son épouvantable association avec Mathias Zuberi pour se venger de l’amant qui la délaissait, toute cette ténébreuse machination lui était prouvée. Et par qui ? par la complice de l’assassin de Larouette.

– Comment s’appelait l’individu qui vous a remis ces papiers ? demanda-t-il au menuisier.

– Oh ! un drôle de nom : Célestin Damour.

– Ne pourriez-vous me donner son signalement ?

– Mais si. C’était un pauvre diable de « malingreux », tout voûté et pâlot. L’œil gris et malicieux. Une dégaine de gamin de Paris comme on en voit le soir, à la sortie des théâtres, ramasser les bouts de cigares et fermer les portières des fiacres.

– C’est bien cela ! s’écria Roger.

Il avait reconnu le faux Isidore dépeint par la mère Dondaine. Il se rappelait parfaitement l’avoir aperçu, la veille de sa fuite, dans l’allée sur laquelle s’ouvrait, au fond du jardin, la porte de la villa Larouette.

– Et vous ne le connaissez pas, monsieur Perruchet ?

– À peine. Nous nous sommes embarqués ensemble, il y a huit jours, au Havre, à cinq heures du soir. La tempête nous a pris, vers minuit, en pleine mer. Nous nous étions fait embaucher, comme ouvriers, par une agence d’émigration de l’Amérique du Sud. Le petit Damour était cartonnier de son état. Il fuyait Paris où l’amour ne le rattachait pas. Tandis que moi, Monsieur, je m’expatriais pour tâcher d’oublier Catherine.

– Eh bien, vous l’épouserez, votre Catherine !

Laroque avait tiré de son coffre-fort vingt billets de mille francs qu’il tendait au menuisier.

Joseph Perruchet devint très rouge. Au lieu d’avancer la main, il recula de trois pas.

– Pardon, monsieur Laroque, on n’achète pas vingt mille francs un paquet de lettres sans avoir un motif.

– Ne vous inquiétez pas du motif et prenez la somme.

– Pardon, monsieur Laroque, mais… c’est que je ne voudrais pas me… comment vous dire cela sans vous blesser… me compromettre.

– Vous compromettre ? Vous ne savez donc pas à qui vous parlez ?

– Je parle à monsieur Roger Laroque…

– Victime d’une erreur judiciaire.

– Oui, je sais… J’ai lu ça dans les journaux, mais c’est égal, il n’entre pas dans mon esprit qu’un paquet de lettres ait une valeur de vingt mille francs, à moins que…

Le menuisier n’osait achever sa pensée. Laroque s’en chargea.

– À moins que, dit-il, ce paquet ne contienne quelque chose de compromettant pour celui qui l’achète. C’est là votre idée ?

– Un peu… oui… c’est ça.

– Me croyez-vous innocent ?

– Oui… d’après les journaux. Mais je ne m’y fie pas, moi, aux journaux.

Roger ne put s’empêcher d’admirer cet ouvrier qui, sans ressources et, de plus, amoureux d’une jeune fille qu’on lui refusait à cause de sa pauvreté, hésitait à accepter une petite fortune sans connaître le motif de la générosité du donateur.

– Vos scrupules vous font honneur, lui dit-il. Puisque vous avez lu les journaux, vous devez connaître tous les détails de mon procès. Vous savez que j’ai toujours refusé de révéler à mes juges le nom de la personne qui m’a remboursé une somme de cent mille francs le lendemain du crime de Ville-d’Avray ?

– Je sais cela. Je parie que la personne en question c’était une femme.

– Oui.

– Une femme mariée, hein ?

– Il n’est que trop vrai. Eh bien, ce que vous me rapportez là ce sont les lettres de cette femme à son complice.

– Bravo ! Et vous allez les montrer à vos juges ?

– Jamais ! Cette femme existe encore. Je pourrais me sauver en la perdant, mais je préférerais retourner au bagne, plutôt que de déshonorer le nom qu’elle porte.

– Le nom d’un ami, n’est-ce pas ? C’est égal, vous êtes bien puni, monsieur Laroque d’avoir marché dans les plates-bandes du voisin. Mais ce sont des affaires qui ne me regardent pas. Jurez-moi qu’en acceptant ces vingt mille francs, je ne fais rien de contraire à l’honneur.

– Je vous le jure !

– Eh bien, j’accepte… pour Catherine.

Il se décida à prendre la liasse de billets de banque. Ce fut d’une main tremblante qu’il les serra dans son portefeuille.

– Et vous, jurez-moi, dit Roger Laroque, que vous ne révélerez jamais à personne le secret de notre entrevue ?

– Je vous le jure ! À personne, pas même à Catherine.

Joseph Perruchet tendit la main à son bienfaiteur.

– Je n’aurais pas dû hésiter, dit-il en se retirant. L’honnêteté est inscrite sur votre front.

Une fois seul, Roger examina les lettres d’Andréa. Elles étaient conçues dans un style dont l’exaltation confinait à la folie. L’ascendant que le Levantin avait sur sa maîtresse lui parut inexplicable. Il n’approfondit pas davantage ce mystère.

« Je remettrai ces lettres à monsieur de Terrenoire, se dit-il, si toutefois Guerrier est mis hors de cause et que son innocence ne fasse plus aucun doute. Ce sera la meilleure manière de lui prouver ma reconnaissance pour le service qu’il m’a rendu autrefois. »

Quant aux lettres de Julia, il les serra précieusement dans son portefeuille.

– Elles seront, dit-il, la rançon de Suzanne.