Comme l’avait prévu le docteur Lagache, Julia sortit de l’état comateux et reprit pleine possession de ses sens. La crise finale commençait. L’agonisante se roula dans son lit, en proie à des convulsions. Et le désespoir restait, chez elle, se manifestant par une idée fixe :
– Il ne viendra pas… Il ne veut pas pardonner !… Pierre, je t’en prie… Pierre, si tu m’aimes, sors, va dans la cour… Regarde au loin s’ils ne viennent pas… Vite, vite… mon Pierre… je ne vois plus déjà… C’est la mort… et je veux, si lui refuse, qu’au moins Raymond soit ici avec toi.
Et Pierre obéissait. Il sortait, allait jusqu’au bout de l’avenue et regardait au loin dans la campagne, interrogeant l’horizon, – du côté où Laroque et Raymond devaient apparaître… Mais rien, rien ; il ne voyait que des laboureurs ou des faucheurs, épars dans les récoltes et les guérets.
Il rentrait, se hâtant. Il trouvait sa mère presque debout dans son lit.
– Eh bien ? disait-elle dans un hoquet funèbre.
– Pas encore.
– Ils ne reviendront pas, te dis-je !…
– Mère, Raymond est parti il y a deux heures à peine…
– Cours encore… mon fils, mon fils chéri, si tu les aperçois, fais-leur signe de se hâter. Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi !
Et Pierre continuait d’obéir. Quand il rentra pour la seconde fois, n’ayant rien vu encore, il mentit à sa mère. C’est que, aussi, l’agonie se précipitait. Et cette angoisse terrible, il fallait l’adoucir – mais par un pieux mensonge.
– Mère ! mère ! je les ai vus… ils viennent…
Elle n’avait plus la force de parler… pourtant elle comprenait encore, car ses doigts serrèrent faiblement la main de son fils, et son regard morne, déjà vitreux, se fixa désespérément sur la porte d’entrée.
Les secondes, longues comme des siècles, s’écoulaient. Qui dira l’effroyable désespoir de cette âme de moribonde, aux prises avec l’épouvante du néant, de l’inconnu, de la mort ? Elle eut une dernière convulsion.
– Pierre ! Raymond ! dit-elle, Raymond !
Son regard chercha le fils chéri, puis il s’éteignit.
La porte s’ouvrit. Deux hommes se précipitèrent dans la chambre… Il était trop tard. Julia venait de mourir.
Les trois hommes s’agenouillèrent. Laroque s’était découvert en entrant. Son regard restait obstinément attaché à la figure de la morte. Cette figure, en cet instant, semblait convulsée et gardait même, alors que la vie s’était retirée, le reflet du désespoir qui avait attristé sa dernière heure, – le désespoir de n’avoir pas obtenu le pardon de celui dont elle avait brisé l’honneur, – le désespoir aussi de mourir en n’ayant auprès d’elle qu’un seul de ses fils, le moins aimé !
– Monsieur Laroque, dit Raymond, mon frère et moi, nous avons pardonné à notre mère ; vous êtes arrivé trop tard pour qu’elle entendît votre pardon. Mais son âme est peut-être encore auprès de nous… Si vous n’avez point de haine dans le cœur, si cette mort lamentable a effacé toute répulsion chez vous… dites à ma mère que vous lui pardonnerez.
– Je lui ai pardonné ! dit Laroque. Je lui ai pardonné du jour où je vous ai supplié d’être, quand même et malgré tout, mon fils.
Raymond se releva, se pencha vers le cadavre et l’embrassa longuement sur le front déjà froid…
– Mère, dit Raymond à voix haute, il vous a pardonné.
Et doucement, pieusement, il lui ferma les yeux. Alors la figure de la morte sembla se rasséréner, les traits se détendirent, les lèvres se rapprochèrent. Elle parut plus calme, – avec un grand air de tristesse seulement, – mais sans plus de souffrance, comme si vraiment de l’autre côté de la vie elle avait entendu cette voix de pitié qui effaçait le passé…
Laroque laissa les fils de Julia à leur douleur et repartit pour Maison-Blanche. Raymond lui avait tendu franchement la main. Dans un élan de reconnaissance pour le sacrifice qu’il venait d’accomplir en pardonnant à l’auteur de son martyre, il lui avait dit :
– Merci, monsieur Laroque. Retournez près de Suzanne et… à demain.
Après le départ de Roger, les deux jeunes gens disposèrent la chambre mortuaire pour la veillée funèbre. Puis ils procédèrent à l’examen des papiers de leur mère. Ce lugubre inventaire, qui est le prélude de tous les deuils de famille, n’exigea pas moins de trois heures.
Ils conservèrent pieusement les lettres de leur père et jetèrent au feu les papiers qui leur parurent insignifiants. Ce qu’ils craignaient par-dessus tout, c’était de découvrir quelque document rappelant un passé odieux.
Ils croyaient avoir tout vu, lorsqu’ils trouvèrent au fond d’un tiroir une volumineuse correspondance. La plupart de ces lettres émanaient des anciennes amies du couvent où la défunte avait passé une partie de sa jeunesse.
Pierre en abandonna l’examen à Raymond. Il s’assit auprès du lit. Le pauvre garçon songeait à sa prochaine expatriation. Il devait partir la semaine suivante, avec M. Savorgnan de Brazza, chargé d’explorer le Congo. Reverrait-il jamais Suzanne ! Il se consolait à la pensée qu’elle serait heureuse avec son frère.
Mais pourquoi Raymond lisait-il d’un bout à l’autre ces lettres de jeunes filles dont les innocents propos eussent paru indifférents à tout autre ? C’est qu’il y retrouvait, par la futilité même du babillage, le caractère que sa mère avait à cette époque lointaine. Les amies de Juliette la considéraient déjà comme un oracle dans les questions de mode, de soirées parisiennes, de villégiature et leur correspondance roulait tout entière sur ces mondanités, comme on dit aujourd’hui.
Quelle différence entre la femme toujours triste et austère qui venait de s’éteindre, désespérée, et la jeune fille d’alors ! Mais aussi, il était facile à prévoir que cette jeune fille, élevée dans le luxe, n’ayant d’autre ambition que d’éblouir le monde, ne pourrait rendre heureux l’homme de travail et de devoir qui devait lui donner son nom.
Une seule des amies de Julia lui parlait sans cesse raison. Aussi leur liaison dura-t-elle quelques mois à peine. La rupture s’était faite par une dernière lettre ainsi conçue :
« Ma chère Julia,
« Je t’avais ouvert mon cœur à la suite des tristes circonstances qui ont causé la ruine de ma famille et m’ont privée de dot. Deux partis s’offraient à moi : je pouvais accepter de devenir la femme d’un homme riche que je n’aime pas et qui, depuis deux ans, me poursuit de son amour ; j’ai préféré accorder ma main à celui dont je t’ai si souvent parlé. Mon Paul n’a pas de fortune. Entré dans l’Administration, il y a cinq ans tout au plus, il faudra bien du temps avant qu’il ne s’y fasse une position digne de ses capacités. Mais je l’aiderai de tout mon pouvoir à attendre jusque-là. Je donnerai des leçons de musique. À nous deux, nous joindrons les deux bouts.
« Or, au lieu d’applaudir à ce mariage qui se fera dans huit jours et me rendra la plus heureuse des femmes, tu n’as trouvé que des railleries à m’adresser. Tu m’as dépeint sous les couleurs les plus noires l’existence à laquelle, selon ton expression, la pauvreté me condamnera. Mais ce qui est horrible, et ce que je ne te pardonnerai jamais, c’est de m’avoir conseillé de trahir mon serment.
« Je terminerai en te donnant à mon tour un conseil. Prends garde de tomber toi-même dans le piège que tu me tendais. Tu es belle et tu ne le sais que trop. Tu ne comprends le bonheur qu’avec l’opulence. Très bien, si tu trouves dans ton monde l’homme capable de te rendre heureuse à ta manière ; mais crois-moi, ne fais pas de cette condition l’idéal de ta vie. L’exemple de mon père qu’une malheureuse spéculation a ruiné de fond en comble te prouve qu’il ne faut jamais compter sur la fortune pour être heureuse indéfiniment. Il y a un idéal qui vaut mieux que l’argent ; c’est l’amour.
« Adieu,
« PAULINE. »
Au-dessous de la signature, Julia s’était consolée de l’adieu de Pauline en écrivant au crayon ces mots qui la dépeignaient sous son véritable jour :
« Bravo pour la dernière phrase ! Tous mes vœux pour Paul et Pauline ! »
Raymond jeta au feu avec les autres, cette lettre que sa mère avait oublié de détruire ou bien qu’elle gardait pour la relire et en constater, par son exemple, la moralité.
Au moment de fermer le tiroir, un médaillon que la défunte portait souvent lui tomba sous la main. Il eut l’idée de l’ouvrir.
Étrange contradiction ! Mystère du cœur féminin ! Ce médaillon contenait deux lettres : la première lettre du fiancé, signée : Lucien de Noirville ; la dernière lettre de l’amant, signée : Roger Laroque.
Raymond embrassa en pleurant le court billet où son père s’excusait presque d’oser prétendre à la main d’une personne aussi accomplie. Ah ! comme Lucien aimait Julia et comme il méritait d’être aimé.
Ce fut en tremblant que Raymond prit connaissance de la lettre de… l’amant. Il redoutait d’y trouver l’oubli du pardon qu’il venait d’accorder, en échange du sien au père de Suzanne. Roger s’exprimait ainsi :
« Madame,
« Je vous ai dit les motifs qui ont dicté ma conduite à votre égard. Vous avez paru les comprendre, et dans un élan de repentir, vous avez consenti à notre séparation. Vous m’autorisiez à fréquenter une maison où m’attire la plus profonde amitié. Je croyais à votre sincérité ; mais bientôt, sortant de la réserve que les circonstances nous commandent, vous n’avez cessé de me rappeler un passé dont je rougis.
« Croyez-le bien, Madame, si j’avais connu votre mari, si j’avais, à cette époque, été son ami, comme je le suis devenu sur le champ de bataille, nous n’aurions pas à rougir de nous trouver en sa présence.
« Puisque le langage de la raison et de la loyauté ne peuvent toucher votre cœur je cesserai de venir chez Lucien.
« Oubliez-moi, Madame. Nous avons tous deux de graves devoirs à accomplir. Vos fils promettent de devenir des hommes dignes de leur père. C’est sur eux que vous devez reporter toutes vos affections.
« Là, seulement, est le bonheur que je souhaite ardemment pour vous comme pour moi.
« ROGER. »
Raymond la relut plusieurs fois cette lettre où la faute du père de Suzanne était rachetée par le remords. Comment un tel langage n’avait-il pu toucher le cœur de l’épouse coupable ?
Raymond jeta la lettre au feu et tourna ses regards vers la morte. Le visage de Julia s’était complètement rasséréné. L’âme, meurtrie par les passions, déchirée par les chagrins, avait, en quittant le corps, imprimé aux traits de la délivrée l’expression de la paix éternelle du néant.
Raymond se reprocha de juger devant son lit de mort celle dont les caresses maternelles l’avaient tant de fois consolé.
Les deux frères veillaient silencieusement dans la chambre mortuaire lorsqu’un domestique de la ferme vint les prévenir que quatre messieurs, arrivés en voiture, demandaient à leur parler.
– Congédiez-les ! ordonna Pierre.
Raymond retint d’un geste le domestique. Il passa dans la chambre voisine où, d’une fenêtre, il pouvait examiner les visiteurs. Il tressaillit d’effroi en reconnaissant Tristot et Pivolot accompagnés de deux autres personnages vêtus de noir. Rapidement, il descendit pour faire face au danger nouveau qui menaçait sa maison.
L’un des quatre visiteurs se détacha du groupe.
– Monsieur, dit-il à Raymond, je suis monsieur de Lignerolles, monsieur Lacroix, commissaire aux délégations judiciaires, m’accompagne avec deux agents. Ne vous inquiétez pas, je viens faire ici une simple perquisition dans l’espoir de trouver, parmi les papiers de monsieur votre père ou… de madame votre mère, quelque pièce utile à mon enquête sur le crime de Ville-d’Avray.
Raymond pouvait l’arrêter d’un mot. Il lui suffisait de dire : « Ma mère est morte ce matin » ; il laissa aller le magistrat jusqu’au bout de son préambule.
– Certains indices, relevés au cours de nos investigations, continua M. de Lignerolles, nous autorisant à penser que Luversan aurait été, sous un faux nom, en relation… d’affaires… autrefois… avec monsieur votre père, et nous espérons en trouver la preuve dans la correspondance laissée par ce dernier.
– Vous ne trouverez rien, absolument rien, dit enfin Raymond. À la mort de mon père, tous ses papiers, à part quelques lettres d’un caractère tout intime, ont été brûlés. Quant à la correspondance laissée par ma mère qui a succombé ce matin à une longue et douloureuse maladie, je l’ai détruite moi-même, il y a à peine une heure, et je n’y ai rien trouvé qui fût de nature à éclairer la justice sur le point qui vous occupe.
M. de Lignerolles demeura interdit. Il balbutia quelques paroles d’excuse, salua et se retira en faisant signe à M. Lacroix et aux agents de le suivre.
« Cette démarche, pensa Raymond, n’est que le commencement d’une enquête qui peut aboutir à une catastrophe pour mon bonheur. Pauvre Suzanne ! »
Les obsèques de Julia de Noirville eurent lieu le lendemain. Roger Laroque s’excusa par lettre de ne pouvoir y assister, à cause de Suzanne.