CHAPITRE LXXIV

 

Près d’Auderville, à trois kilomètres de la mer, existe en pleins champs un amas de ruines que les marins de La Hague ont baptisé du nom de château des Mouettes. S’il faut en croire le vieil Yver d’Auderville, fils et petit-fils de bergers, berger lui-même, historiographe distingué de son arrondissement, mais en paroles seulement, il vous dira, d’après des récits authentiques transmis de père en fils dans sa famille :

« Les Boizard étaient autrefois de riches et entreprenants manufacturiers du Cotentin. Ils faisaient le bonheur du pays et trouvaient le moyen d’être toujours d’accord avec leurs seigneurs.

« Les Boizard eurent le tort, vers 1530, de trouver que le pape avait mal fait d’excommunier le moine allemand Luther, comme hérétique.

« Les Boizard se convertirent à la foi calviniste, furent persécutés et eurent l’honneur d’avoir un des membres les plus éminents de leur lignée, Gabriel-Joseph Boizard, massacré à la Saint-Barthélémy, au son du tocsin de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois.

« Les Boizard ne retrouvèrent la paix que sous le règne d’Henri IV qui, revenant à la véritable tradition française, inaugura le règne de cette tolérance, si vainement prêchée par L’Hospital, en accordant aux protestants, par l’édit de Nantes, la liberté de conscience, le droit d’exercer leur culte, pour les seigneurs hauts-justiciers dans leurs châteaux, avec permission d’admettre aux sermons religieux la famille de leurs vassaux. »

Bien que ne sachant ni lire, ni écrire, le berger Yver vous prouvera encore, avec force détails d’une précision absolue, que l’édit de Nantes, révoqué par Louis XIV, causa la perte de bien des braves gens, et non des plus bêtes, dans notre beau pays de France ; que, notamment, les Boizard, mis en demeure de renier leur foi, préférèrent quitter le Cotentin et chercher une patrie plus hospitalière aux travailleurs.

« Sachant que leurs biens seraient confisqués, affirme-t-il, les Boizard résolurent de détruire leur château plutôt que d’en faire cadeau à un gouvernement qui enlevait aux prétendus hérétiques jusqu’à leur état civil et déclarait illégitimes les enfants issus de leurs mariages.

« Durant la nuit du 24 octobre de la même année, les habitants des communes environnantes furent avertis que le feu était aux quatre coins du château. Ils accoururent pour porter secours, mais chacun s’en retourna bientôt chez soi en apprenant par un lettré de l’endroit que les Boizard avaient placé devant la façade de leur demeure un écriteau ainsi conçu :

DÉFENSE DE JETER DE L’EAU SUR LE FEU

Les propriétaires sont en sûreté et souhaitent un meilleur sort

à leurs amis, ouvriers et connaissances.

Le bonhomme Yver termine ainsi son petit discours, toujours le même.

« Les Boizard étaient en train, pendant la flambée de leur château, d’émigrer en barque chez les Anglais. De la grande île, ils passèrent en Hollande où ils firent des affaires d’or. Après la Révolution française, il ne restait plus qu’un Boizard qui, ambitieux de restaurer le château de ses pères, en racheta les ruines à vil prix. Il fit commencer de suite les travaux de restauration. On releva d’abord les bâtiments de la ferme attenante au château, mais le propriétaire, rappelé dans la Guyane hollandaise où il avait laissé sa femme malade, ne reparut pas. Qu’est-il devenu ? Personne ne le sait. Cependant, les gardiens de la ferme et des ruines ont, depuis ce moment, reçu de père en fils leurs appointements par l’intermédiaire du notaire, ce qui permet de croire que cette belle race de huguenots n’est pas près de finir et qu’un jour viendra où elle reprendra à La Hague le rang qui lui convient. »

Or, quatre jours après le départ du docteur Vignol pour Auderville, deux hommes, vêtus d’un vieux complet de commissionnaire, en velours marron, s’escrimaient sur la grande route, devant une ferme isolée à l’extrémité sud de la commune, l’un à faire tourner, au moyen d’un patin, la roue d’une meule, l’autre à repasser des couteaux au frottement de cette meule. Il était environ trois heures de l’après-midi. Ces travailleurs en plein vent ne mettaient guère d’action à leur ouvrage. De temps à autre, ils sondaient des yeux l’horizon.

– Eh bien, monsieur Pivolot, dit l’un, ne trouvez-vous pas qu’il serait temps de rendre compte de notre nouvelle déception à monsieur de Lignerolles ?

– Non, monsieur Tristot. Je persiste à croire que le docteur, entré il y a trois jours, sous mes yeux, au château des Mouettes, n’en est pas ressorti.

– Puissiez-vous avoir raison ! répliqua Tristot. Le fait est qu’un voyageur ne peut pas prendre d’autre chemin que cette route, qu’il vienne à cheval, en voiture ou à pied, pour reprendre le train à Cherbourg. Attention ! Voici la patache. J’entends les grelots.

Les deux compères s’étaient installés dans le fossé de la route, à un point où la montée est assez rude pour obliger le conducteur d’une diligence à mettre au pas ses animaux.

La voiture passa lentement près d’eux. Ils eurent tout le temps nécessaire à leur inspection.

– Pas encore ! firent-ils en poussant un énorme soupir.

– Pourvu dit Tristot, que le docteur n’ait pas fait comme les Boizard du siècle de Louis XIV dont le vieil Yver nous a si bien raconté l’histoire.

– Non, monsieur Tristot, non ! Le vent de la mer ne permettrait pas au docteur de faire, dans un simple « esquif », comme on disait au bon temps jadis, la traversée de la Manche. Attention ! voici notre homme.

L’homme de M. Pivolot n’était autre que le berger Yver, qui, suivi de son troupeau, s’avançait gravement.

Les policiers se remirent à l’ouvrage.

Le vieux Normand s’arrêta devant eux.

– Et mon couteau ? leur demanda-t-il.

– Le voici, dit Pivolot. Méfiez-vous ; nous en avons fait un vrai rasoir. Le berger examina la lame, parut satisfait, et demanda ce qu’il devait.

– Deux sous, répondit Pivolot.

– À ce métier-là, dit-il, vous ne ferez point fortune par ici. Cependant, si vous avez des rentes…

– Des rentes ! répliqua Pivolot. C’est pas dans notre métier qu’on en attrape jamais. Heureusement que nous avons plusieurs cordes à notre arc.

– J’en avions doutance, dit le paysan qui, grâce à sa prodigieuse mémoire, maniait tout aussi bien le jargon de La Hague que le beau parler des citadins.

Et il ajouta :

– Vous n’êtes point ici pour enfiler des perles. Pas vrai ?

Les deux policiers se consultèrent du regard, ainsi qu’ils en avaient l’habitude dans les grandes occasions. Ils savaient aussi se parler par des gestes dont aucun traducteur n’aurait pu saisir le sens. Tristot ouvrit sa tabatière et la présenta à Pivolot. Cela signifiait : « Faut-il prendre cet homme pour confident ? » Pivolot prisa bruyamment, ce qui voulait dire : « Vous pouvez prendre cet homme pour confident. »

– Mon père Yver, dit Tristot au berger, rentrez votre troupeau à la ferme et revenez ici le plus tôt possible. Nous avons besoin de toute votre intelligence, dont plus d’un savant archi-décoré se contenterait ; de tout votre flair, dont les limiers patentés de la préfecture de police seraient jaloux.

– Quelle mauvaise action allez-vous me proposer ? répliqua le vieux Normand.

– Regardez-nous bien en face, dit Pivolot. Avons-nous l’air de malhonnêtes gens ?

– Non, mais vous devez être de fiers malins.

– Malins n’est pas malicieux, encore moins méchants. Nous combattons l’esprit du mal ; nous ne l’assistons jamais.

– Vous en êtes, quoi !

– Nous en sommes ! avouèrent franchement les deux policiers. Mais nous en sommes sans en être, tout comme les francs-tireurs étaient soldats sans appartenir à l’armée.

Les derniers moutons se poussaient sous le porche de la grande entrée de la ferme, lorsque Pivolot crut devoir interpeller Tristot.

– Vous vous êtes emballé, mon ami.

– Et vous, mon cher. Il ne tenait qu’à vous de ne pas allonger votre pouce et votre index dans ma tabatière.

– Ça, c’est vrai. N’empêche que vous vous êtes emballé le premier et que vous m’avez entraîné dans votre emballage. Nous voilà à la merci d’un vieux madré qui n’aurait qu’un mot à dire dans le pays pour nous faire jeter à la mer comme de simples gabelous.

– Yver nous servira.

– J’en doute.

– Et moi, j’en mettrais la tête de Luversan à couper.

Déjà le vieux berger revenait gaillardement vers les deux faux rémouleurs. Il explora du regard la grande route et ne voyant rien de suspect, se croisa les bras.

– Que voulez-vous de moi ? leur demanda-t-il.

– À propos du retour inespéré du dernier des Boizard, dit Tristot, vous nous avez raconté l’histoire vraiment extraordinaire de cette ancienne famille.

– Oui, fit le berger, et je n’ai rien dit qui ne soit la vérité. Les Yver n’ont pas de bibliothèque, mais ce qu’ils savent est écrit en lettres ineffaçables dans leur mémoire.

– Je n’en doute pas. Vous estimez les Boizard et vous ne voudriez pas qu’il arrivât du mal au dernier survivant de leur race ?

– Ah, mais non ! s’écria le Normand.

Tristot se passa la main dans les cheveux, ce qui voulait dire à Pivolot : « Vous voyez bien que j’ai raison de me confier à ce vieux berger. » Pivolot se frotta le nez, ce qui signifiait : « Attention à la suite. »

– Eh bien, dit le premier, nous croyons, mon ami et moi, que le dernier des Boizard est en très mauvaises mains et que, s’il est aussi riche qu’on le prétend, il court le risque de se faire administrer quelque mauvaise drogue.

– Par qui ? demanda Yver.

– Par son médecin.

– Vous me la chantez belle ! répliqua le vieux berger. Il n’y a pas de médecin qui vienne au château des Mouettes. Notre vieux docteur d’Auderville, monsieur Martineau est au lit depuis huit jours et je vous réponds qu’il est incapable d’empoisonner le dernier des Boizard.

– Vous n’êtes pas au courant, mon brave Yver, dit Pivolot, monsieur Boizard a reçu la visite, non du docteur Martineau, mais d’un médecin de Paris qui s’est installé au château, ou plutôt à la ferme, il y a trois jours.

– Oh ! çà, je le saurais bien, si c’était vrai.

– Nous le savons, nous autres !

– À preuve ?

– À preuve que nous avons vu entrer le docteur en question à la ferme et qu’il n’en est pas encore sorti.

– Et vous vous méfiez du médecin ?

– Abrégeons, mon vieil Yver. Abrégeons. Le docteur qui est chez monsieur Boizard a été arrêté la semaine dernière à Paris pour avoir favorisé la fuite d’un grand criminel dont il a touché quatre-vingt mille francs que la justice a saisis. On l’a laissé en liberté dans l’espoir de le retrouver un jour ou l’autre en compagnie de ce malfaiteur. Nous l’avons filé de Paris jusqu’ici, et comme nous voyons que cela pourrait tourner mal pour monsieur Boizard, nous sentons la nécessité d’agir.

– Quel âge a votre médecin ? demanda le berger.

– Vingt-six ans.

– C’est bien jeune pour empoisonner son monde. Comment monsieur Boizard, qui est si riche, a-t-il pu se confier aux soins d’un débutant ?

– Ce débutant a eu la chance de se trouver là au moment où votre compatriote a eu la jambe cassée dans la rue par les roues d’une voiture dont le cheval s’était emporté. Pour prix de sa guérison, monsieur Boizard lui a donné cinq mille francs. Le docteur, que ce cadeau magnifique a mis en appétit, voudrait sans doute une plus grosse part du gâteau, sinon le gâteau tout entier. Or, il est permis de tout penser de la part d’un homme qui a reçu quatre-vingt mille francs d’un criminel en fuite.

– En effet, dit Yver. Allez, marchez, que faut-il faire ?

– Avez-vous vos entrées au château des Mouettes ?

– Oui et non. Je connais les gardiens, le père Mazurier et sa digne femme, mais je ne connais pas monsieur Boizard.

– Voyez les Mazurier et tâchez de savoir si le docteur Vignol, vous entendez bien : Vignol, est parti.

– C’est tout ?

– C’est tout pour aujourd’hui. Nous vous attendrons à l’auberge du Cheval-Blanc où nous logeons.

– J’y serai dans une heure ou deux.

Le vieil Yver se dirigea d’un pas rapide vers le château des Mouettes. Tout justement, la mère Mazurier, aussi bavarde que son mari était taciturne, se trouvait sur le pas de sa porte.

– Bonsoir, madame Mazurier.

– Bonsoir, mon grand Noël.

Tous deux étaient à peu près du même âge. Ils s’étaient bousculés autrefois ensemble dans les dunes quand ils allaient à la pêche aux équilles. Ils n’avaient guère de secrets l’un pour l’autre.

– Dis donc, Léonie, lui demanda le vieux Noël, c’est-y vrai qu’ton maître étions malade.

– Not’maître. J’l’avons à peine aperçu trois ou quatre fois depuis qu’il est rentré. Mais pour sûr qu’y n’est pas plus malade qu’toi et qu’moi.

– Alors, répliqua Noël, pourquoi monsieur Boizard a-t-il fait venir un médecin de Paris ?

– Fait venir ! C’est bien le médecin qui est venu seul. Mazurier était au potager quand un grand jeune homme, arrivé par la diligence, est entré ici et m’a priée de faire passer sa carte à notre maître. J’ai été chercher Mazurier qui sait lire et a lu la carte tout en la portant à la salle à manger où monsieur Boizard prenait le café au lait avec sa femme. Pour te dire vrai, mon Noël, la visite du docteur n’a pas paru, à ce que m’a rapporté mon homme, faire plaisir à notre maître. Monsieur Boizard a pris la carte, est devenu tout pâle, et a dit : « J’y vais », Mazurier est sorti derrière notre maître qui l’a arrêté sur le palier et lui a dit : « Faites entrer ce monsieur dans la tourelle. »

– À l’entrée des ruines. Et après ?

– Après, nous ne savons plus rien ou pas grand-chose. Le médecin est parti le matin même.

– Par la diligence ?

– Non, notre maître a dû le conduire lui-même dans sa voiture jusqu’à Cherbourg.

– Tu les as vus partir ?

– Non, ni Mazurier non plus.

– Qui conduisait la voiture ?

– Notre maître en personne.

– C’est Mazurier qui a attelé le cheval ?

– Oui, mais c’est notre maître qui a amené la voiture à la tourelle en suivant le mur de la ferme, jusqu’à la poterne qui n’avait jamais été ouverte depuis des années et des années.

– Mazurier ne l’a pas aidé ?

– Non. Notre maître lui a dit qu’il n’avait pas besoin de lui. Mais pourquoi me demandes-tu tout ça, mon Noël. Comme tu deviens curieux, en vieillissant !

Le vieux jardinier-concierge du château des Mouettes fronça le sourcil en les apercevant. Toutefois, comme à son ordinaire, il tendit la main à Noël et l’invita à entrer dans leur petit pavillon pour boire un coup de cidre.

– Ça n’est pas de refus, dit le berger enchanté de mettre les pieds dans la place.

– Entre vite, recommanda Mazurier. Le patron ne veut pas que nous recevions de visites.

Quand ils furent attablés et qu’ils eurent vidé silencieusement leurs verres :

– On prétend dans le pays, dit Mazurier à Noël, que tu es malin. Je voudrais bien en avoir la preuve.

– Faudrait une occasion, répondit le berger.

Mazurier ordonna à sa femme, par un geste énergique, d’aller voir dans une autre pièce si elle n’avait pas quelque chose à ranger. Elle obéit, par la force de l’habitude.

– Écoutez, mon père Noël, dit Mazurier à voix basse. Je voudrais savoir si une chose dont j’ai vent est vraie.

– Demande, mon père Mazurier, et tu seras servi, si possible.

– J’ai vent que not’maître va tout faire vendre ici.

– Déjà ?

– Oh ! ce n’est pas un Boizard comme les autres. Il ressemble autant à un Normand qu’un Espagnol ressemble à un Anglais. Depuis qu’il est ici, il n’est sorti qu’une fois, pour reconduire tout seul à Cherbourg un médecin de Paris qui était venu lui rendre visite.

– Tu voudrais savoir si ton maître veut vendre oui ou non ?

– C’est ça. Nous avons une bonne place, pas grand-chose à faire, et ça nous peinerait de la perdre. Est-ce que le petit clerc de notaire d’Auderville n’est pas un brin ton neveu ?

– C’est mon neveu tout de bon, s’il te plaît.

– Il te dira bien ça, ton neveu, si on doit vendre la ferme.

– Oui, mais c’est une grosse indiscrétion.

– Nous ferons un bon déjeuner, pas vrai ?

– Va pour le déjeuner. Si je consens, c’est plutôt pour ta femme que pour toi.

– Oui, oui, je sais que tu en as tenu autrefois pour ma femme ; mais quand tu es revenu du service, tu as trouvé l’oiselle en cage.

– Avec un merle qui savait mieux siffler que moi. Eh bien, c’est vrai, père Mazurier, on peut se dire ces choses-là à nos âges. Ça ne tire plus à conséquence. J’irai voir mon neveu tout à l’heure et je te rapporterai le renseignement demain.

– Pourquoi pas ce soir ?

– Je n’aurai pas le temps. J’ai affaire en ville.

– Où ?

– À l’hôtel du Cheval-Blanc. J’y serai dans deux heures. Si tu veux venir m’y rejoindre, tu seras sûr de m’y trouver.

– J’irai.

Le vieil Yver rentra en hâte à Auderville.

Il débaucha son neveu à l’étude du notaire et l’emmena vider un pichet de cidre dans une taverne.

Paul Yver était un de ces gamins de quinze ans qui, entrés, au sortir de l’école primaire dans le notariat, vous ont de grands airs de tabellions en herbe.

Quand le berger eut, après mille protestations de tendresse, exprimé le désir de connaître si le château des Mouettes allait être vendu par son propriétaire, Paul secoua la tête en petit monsieur fort embarrassé, puis il laissa échapper de sa bouche ces deux mots que son patron, M. Martineau, prononçait plus de cent fois par jour :

– C’est grave… C’est grave.

– Eh ! je le sais bien, fit l’oncle. Aussi devrais-tu renvoyer à tous les diables tout autre que moi qui te ferait la même question.

– C’est grave, répéta le jeune clerc.

– Je n’en disconviens pas, mais rappelle-toi toutes les gâteries dont je t’ai comblé quand tu n’étais pas plus haut que Pataud, mon chien de garde. Il n’y avait rien de trop beau, de trop bon pour toi.

– Je vais vous dire ce qui en est, mon oncle, parce que c’est vous. Oui, le château des Mouettes sera mis en vente : mais le propriétaire, monsieur Boizard, demande qu’on n’en souffle mot à personne. Je ne le saurais pas moi-même si le patron, qui est sourd, ne l’avait crié ce matin à sa femme. Le patron ne demande pas mieux qu’on vende, attendu qu’il a son bénéfice : mais ça lui semble louche que monsieur Boizard soit venu tout exprès en Normandie pour cette opération.

– Pourquoi ? c’est bien naturel qu’un propriétaire se dérange quand il s’agit de la vente de son domaine.

– Le patron criait à sa femme ce matin : « Je n’aime pas qu’on me presse de cette façon-là. Ce Boizard, qui ne rend visite à personne, qui arrive tout juste pour me dire : “Voici mes papiers de famille, mes titres de propriété, vendez mes biens et que ça ne traîne pas”, ne m’a pas l’air très catholique. Il a dû faire quelque banqueroute à l’étranger, et il a peur que ses créanciers ne mettent la main sur la ferme et ses dépendances. C’est grave. C’est très grave. »

L’oncle remercia le neveu, et après avoir payé le pichet, malgré les protestations du jeune clerc qui faisait semblant d’ouvrir son porte-monnaie, il se rendit à l’hôtel du Cheval-Blanc où l’attendaient Tristot et Pivolot.

Les policiers s’enfermèrent avec lui dans leur chambre.

– Vous perdez votre temps, Messieurs, leur dit le berger. Il y a beau jour que l’oiseau est déniché.

– Quel oiseau ?

– Votre docteur Vignol, quoi ! Il a été reçu par monsieur Boizard le matin de son arrivée. Une heure après, monsieur Boizard le reconduisait lui-même dans sa voiture, à Cherbourg.

– Qui vous a dit cela ?

– Le concierge du château des Mouettes.

– Il les a vus partir ?

– Non, mais c’est tout comme.

Et le vieux berger raconta les choses telles que le père Mazurier les lui avait expliquées.

– Eh bien moi, dit Tristot après avoir offert à Pivolot une prise de tabac que ce dernier accepta, je vous dis que ce matin-là, il n’est passé aucune voiture de maître sur la route de Cherbourg.

– Monsieur Boizard aura peut-être conduit le docteur Vignol dans une autre direction.

– Dans ce cas, il l’aurait ramené au château.

– À moins, toutefois, observa Pivolot, qu’il ne l’ait aidé, par reconnaissance, à se cacher chez des pêcheurs qui, moyennant une bonne somme, se chargeraient de le passer en Angleterre.

L’ancien marin haussa les épaules.

– Que d’histoires ! fit-il. Monsieur Boizard ne connaît personne ici, bien que tout le monde s’occupe de lui depuis son retour. Il ne saurait donc proposer au premier venu un semblable marché sans risquer très gros. Quand bien même il aurait réussi à trouver un passeur, je vous garantis que le vent qui souffle depuis tantôt huit jours ne permettrait pas au plus hardi marin de faire la traversée de la Manche.

– Alors, c’est grave, déclara Tristot.

– Tiens ! fit Yver, voilà que vous parlez comme mon neveu Paul.

Au même instant, l’aubergiste frappa à la porte des deux fameux rémouleurs.

– Eh ! père Yver, cria-t-il, il y a en bas le père Mazurier qui vous demande.

– Faites-le monter, répondit le vieux berger.

Rapidement, il garantit aux deux compères la discrétion et l’intelligence du gardien du château des Mouettes. Tristot et Pivolot firent une grimace. Ils se disaient qu’un secret gardé par quatre personnes risque fort d’être éventé. Mais il n’y avait plus à reculer.

Mazurier entra sans demander la permission. En apercevant le berger en compagnie de ces deux hommes déguisés en ouvriers, il parut tout interloqué.

– Mon père Mazurier, dit Yver, je puis te parler carrément devant ces messieurs. Ils s’intéressent encore plus que toi à ton affaire. Tu sauras pourquoi tout à l’heure.

– Ça sera-t-il vendu ? demanda le gardien du château des Mouettes.

– Ça sera vendu.

– Tonnerre !

Pivolot jugea le moment opportun pour tirer de sa valise une bouteille de vieux cognac.

– Allez nous chercher des verres, demanda-t-il au berger. Nous causerons mieux après avoir bu de ce réconfortant. Vous m’en direz des nouvelles.

Tout bas ou haut Normand est sensible aux bons procédés. Yver eut bientôt fait de descendre et de remonter l’escalier. D’abord, il n’aurait pas voulu qu’on fît parler Mazurier sans être là.

Ils s’assirent autour d’une table boiteuse. Pivolot remplit les quatre verres. On trinqua, on but, puis on fit claquer sa langue.

– C’est du fameux ! déclara l’ancien marin.

– Un velours ! approuva l’autre.

Yver fit un geste solennel pour indiquer qu’il allait parler.

– Je t’écoute, dit Mazurier.

– Eh bien, voilà. Ces messieurs ne sont pas des rémouleurs, comme on pourrait le croire quand on les voit repasser des couteaux à la meule sur la route de Cherbourg. Ce sont, devine un peu… Bah ! tu n’es pas sorcier… Ce sont… des agents de police.

Mazurier ne broncha pas.

– Ils ont filé depuis Paris jusqu’ici le docteur Vignol qui, paraît-il, a fait un mauvais coup et qu’on laisse en liberté dans l’espoir de le repincer en compagnie de son complice. Leur opinion est que ce jeune médecin n’a fait le voyage que pour extorquer de l’argent à ton maître.

– C’est affaire à lui et à mon maître, déclara Mazurier. Mon maître n’est plus mon maître, puisqu’il vend les Mouettes, ce qui nous mettra sur la paille, ma femme et moi.

– Tranquillisez-vous ! s’écria Tristot. Si vous perdez votre place, je vous en retrouverai une. Je connais du monde influent à Paris.

Mazurier dévisagea son interlocuteur et lui trouva l’air de ces rares honnêtes gens qui ne promettent pas plus qu’ils ne peuvent tenir.

– Pourquoi, Monsieur s’intéresserait-il à moi ? demanda-t-il.

– À cause du service signalé que vous allez me rendre. Mon opinion est que le docteur Vignol n’a pas quitté le château, que votre maître le cache, et que le matin du jour où ce jeune médecin a débarqué chez vous, monsieur Boizard a simulé un départ pour vous faire croire qu’il reconduisait son visiteur à Cherbourg. Cette complaisance pourrait être fatale à votre maître.

– Comprends-tu, mon père Mazurier ? dit Yver. Selon ces deux messieurs qui s’y connaissent, le docteur serait capable de tout. Il ne faut pas laisser faire un mauvais coup dans ta propriété.

– Pour ça non ! s’écria Mazurier. Au surplus, rien ne m’étonnerait de la part de mes maîtres qui sont des cachotiers, comme jamais vous n’en avez vu de pareils. Je n’ai aperçu Madame que trois fois. C’est une assez belle femme, mais pour sûr, elle doit traîner avec elle un gros chagrin. Elle a les yeux rouges d’une créature qui pleure plus souvent qu’à son tour. Quant à Monsieur, ce grand brun…

À ces mots de grand brun, les deux policiers sautèrent sur leur chaise comme s’ils avaient reçu une décharge électrique.

– Un grand brun ! s’écrièrent-ils.

– Mais oui, répondit Mazurier. Un grand brun qui vous a un regard à vous donner froid dans le dos.

On juge de l’émotion éprouvée par les deux policiers en apprenant que le propriétaire du château des Mouettes n’était pas un petit homme rouge, mais un grand brun.

Et cette femme dont l’homme brun aux regards féroces était accompagné, cette femme encore belle et que le chagrin, ou plutôt le remords, étreignait dans la solitude du château des Mouettes, les deux policiers la devinèrent.

Tristot et Pivolot touchaient-ils enfin au triomphe ? Allaient-ils faire un coup triple, arrêter dans leur tanière Luversan, Andréa de Terrenoire et le docteur Vignol ?

Les deux bas Normands attendaient une question qui ne venait pas. Trop fins pour trahir leur pensée secrète, eux aussi avaient tressailli en entendant leur exclamation : « Un grand brun ! »

Mazurier surtout. Le vieux gardien des Mouettes n’admettait pas que le dernier des Boizard vendît cette propriété entretenue avec un soin religieux par ses ascendants. Et il comprenait fort bien que la stupéfaction des deux Parisiens à la piste du docteur Vignol, provenait du signalement qu’il avait donné de son maître.

C’était le cas ou jamais de la part de Tristot d’offrir une prise à Pivolot. Pour la troisième fois de la journée, Pivolot prisa énergiquement. Ils y allaient de leur reste.

Tristot raconta toute l’affaire, depuis A jusqu’à Z aux paysans. Très clairement, il relata le crime du boulevard Haussmann, l’arrestation de Jean Guerrier, les bévues de la police, leur enquête particulière sur la femme Brignolet, et enfin la découverte du coupable qu’ils avaient espéré arrêter eux-mêmes et qui leur avait échappé.

Arrivé à ce point de son récit, il abandonna l’affaire Brignolet pour parler de l’autre crime : l’assassinat de Larouette à Ville-d’Avray. Le vieil Yver n’en savait pas un traître mot, mais Mazurier, qui lisait régulièrement Le Petit Journal, interrompit le narrateur en s’écriant :

– L’histoire de Roger Laroque ! je la sais par cœur.

Le berger se fâcha contre l’interrupteur.

– Allez-y, dit-il à Tristot. Moi, je ne sais pas lire le journal et je n’ai pas de domestique pour me faire la lecture.

Tristot résuma l’erreur judiciaire dont Roger Laroque avait été victime, puis il dépeignit l’arrestation si extraordinaire de Luversan dans la maison même où le Levantin avait accompli son premier crime.

– Eh bien, dit-il en s’adressant au gardien du château des Mouettes, ce que vous ne savez pas, Monsieur, c’est que Luversan, de son vrai nom, Mathias Zuberi, n’est autre que l’assassin de Brignolet.

Et il expliqua comment Pivolot et lui étaient arrivés, à force de persévérance, de patience, d’énergie à en avoir la preuve. Puis il fallut avouer leur défaite, l’évasion inouïe du criminel, sa nouvelle disparition, le vol dont ils avaient été victimes à leur tour, et enfin l’inanité de leurs recherches pendant deux mois.

– Nous avons perdu la confiance de la police et de la justice, s’écria-t-il. On ne prenait même pas la peine de nous tenir au courant d’une nouvelle piste fournie par un particulier au juge d’instruction.

Tristot retraça le rôle joué dans ces derniers temps par Martellier et enfin l’arrestation du docteur Vignol que le juge, après un interrogatoire infructueux, remit en liberté pour le faire filer à sa sortie du dépôt de la préfecture de police.

– Où allait le docteur, dit-il, quand il prit le train de Cherbourg ? chez monsieur Boizard ou chez Luversan ? C’est ce qu’il faut que nous sachions avant de prévenir la gendarmerie. Pour moi, il n’y a pas de doute : Monsieur Boizard qui, d’après le signalement fourni par des témoins irrécusables, est petit de taille et rouge de cheveux, a été soigné par le docteur Vignol à la suite de son accident de voiture et lui a donné cinq mille francs d’honoraires. Qu’est-il devenu ? Pourquoi ce descendant d’une des plus vieilles familles du Cotentin est-il remplacé dans son château par un grand brun accompagné d’une femme vêtue de noir ? Je n’ose pas dire ce que je pense. Je devine un épouvantable drame !…

Les deux paysans se redressèrent, pâles, terrifiés. L’indignation et la fureur éclataient sur leurs francs visages.

– Moi, dit Mazurier, je n’irai point par quatre chemins. Nous n’avons pas besoin des gendarmes pour régler le compte du bandit qui a volé les papiers de mon maître…

– Et qui, ajouta Yver, l’a peut-être assassiné !

– S’il a fait le coup, s’écria Mazurier, je veux l’étrangler de mes propres mains. Ah ! je savais bien qu’un vrai Boizard n’aurait jamais l’ignominie de vendre le château de ses pères.

– Je vous prie, supplia Pivolot, laissez-moi, ainsi que mon collègue, décider du moment où il nous faudra agir. Il y a un troisième personnage auquel vous ne pensez plus. Qu’est-il devenu, celui-là ?

– Le docteur Vignol ! firent les paysans.

– Oui, le docteur Vignol. Que s’est-il passé dans la tourelle où l’homme brun qui a pris la place de l’homme rouge l’a reçu à son arrivée au château des Mouettes.

Les deux bas Normands, frappés d’horreur, s’en rapportèrent à l’expérience et à la sagesse des deux messieurs de Paris. On convint que Mazurier donnerait à Yver et aux policiers l’hospitalité pour la nuit dans son petit pavillon.

Tristot et Pivolot tenaient avant tout à observer les allées et venues de la ferme, à s’assurer de l’identité des prétendus propriétaires du domaine. Ils attendirent que la nuit fût profonde pour s’installer tous les quatre dans le grenier du pavillon d’où, par une fenêtre que masquaient des plantes grimpantes, ils dominaient la façade de la ferme et la grande allée conduisant à la tourelle par le verger et le potager. Mazurier, possesseur de deux fusils, en avait donné un à Yver. Ces messieurs de Paris étaient munis de leurs revolvers.

Soudain, alors que l’aube naissante enveloppait de sa pâle clarté les restes calcinés de ce qui fut autrefois la riche demeure des proscrits du Roi-Soleil, une porte de la ferme s’ouvrit doucement et un homme, tenant à la main une lanterne sourde, sortit à pas comptés.

– Attention ! fit Tristot à voix basse. Il faut que je sache où va cet homme.

Il s’était fait expliquer les dispositions des lieux et avait même dressé un plan minutieux de la ferme et de ses dépendances.

– C’est lui ! fit Mazurier. C’est l’homme brun. Je le reconnais à sa démarche.

Ils retenaient leur haleine, anxieux, derrière le rideau de lierre qui les aurait masqués en plein jour. Mazurier ne s’était point trompé. Une minute après, ils percevaient, malgré les clameurs de la rafale, le bruit strident du frottement du fer contre le fer.

– Il est entré dans la tourelle ! dit le gardien du château des Mouettes.

– J’y vais, déclara Tristot.

– Nous aussi ! firent les paysans.

– Gardez-vous-en, répliqua Pivolot. Mon collaborateur a la spécialité de marcher la nuit avec la discrétion du chat. Laissez-le faire : il nous rapportera tout à l’heure des renseignements complémentaires sur l’affaire qui nous oblige à veiller en ce moment.

En prévision de son rôle, Tristot avait emprisonné ses pieds dans d’épais chaussons sous lesquels le sable des allées glisserait sans produire aucun craquement. Il descendit rapidement l’escalier et passa dans le jardin par une fenêtre entrouverte à dessein.

Il rampa jusqu’à la tourelle avec la souplesse d’un Peau-Rouge, et au risque de se trouver nez à nez avec le sinistre noctambule, s’approcha de la porte que ce dernier n’avait pas refermée sur lui. Point de lumière dans la première pièce. Aucun bruit à l’intérieur.

Revolver en main, Tristot se glissa par l’entrebâillement de la porte. Un silence de tombeau régnait dans la tourelle. Par où avait pu passer l’homme brun ? Cette tourelle, dont le toit était effondré depuis le grand siècle, ne contenait que deux salles sinon habitables, au moins accessibles. L’homme brun n’était pas dans la première salle.

Avec sa connaissance approfondie des locaux dont il avait dressé le plan sur les indications très précises de Mazurier, Tristot arriva en vingt pas à la porte de séparation des deux pièces. Cette porte était fermée. Tristot colla son oreille contre l’épais bois de chêne. Aucun bruit n’annonçait la présence d’un être humain dans la tourelle.

Le policier se demanda si l’homme brun, immobile dans cette obscurité profonde, n’allait pas se jeter sur lui et le frapper traîtreusement. Peu accessible à la peur, il jugea néanmoins qu’il était prudent de rétrograder. Il repassa par l’entrebâillement de la porte et alla se blottir derrière un rideau de jeunes sapins en face la tourelle.

Quelques minutes après, un bruit de pas se fit entendre. La clé grinça de nouveau dans la serrure et quelqu’un passa devant Tristot. L’homme brun s’avançait, éclairé par les lueurs blafardes de l’aube.

Quand il fut rentré à la ferme, Tristot regagna en rampant le pavillon de Mazurier. Remonté au grenier où l’attendaient les trois autres avec une inquiétude mortelle :

– C’est lui ! dit-il sur un ton de triomphe.

– Qui, lui ? demandèrent les paysans.

– Luversan !

– Ah !

Au même moment, une fenêtre de la ferme s’ouvrit. À cette fenêtre apparut une femme qui, penchée au-dehors, explorait du regard les profondeurs de l’allée conduisant à la tourelle.

– Regardez ! fit Pivolot qui venait de tirer de sa poche une lorgnette et la braquait sur l’inconnue.

Et se reculant presque aussitôt en arrière :

– C’est elle ! dit-il avec le même accent de triomphe que son collègue.

– Qui elle ? demandèrent encore les paysans.

– Andréa de Terrenoire, répondit Pivolot. Nous les tenons !