Cette fois, l’effroyable voyage était terminé. Alors, brusquement, serrant les dents, il leva le poignard de toute la hauteur de son bras. Une seconde, le poignard resta en l’air, puis il s’abaissa et disparut dans le dos de l’homme qui était là. L’homme ne poussa même pas un soupir et resta sans bouger ; les bras seulement retombèrent inertes.
Alors, Luversan, ivre, fou, dans un épouvantable accès de fureur, dans un paroxysme de rage, releva son couteau vingt fois, et vingt fois le couteau disparut dans le dos. Il frappait… Il frappait toujours… Son bras se levait, s’abaissait comme une machine… Et quand il fut fatigué de frapper, il s’arrêta, retira le couteau et, froidement, voulut l’essuyer.
Alors, soudain, il eut un cri d’atroce terreur. Littéralement ses cheveux se dressèrent sur sa tête. Il n’y avait pas une goutte de sang sur le poignard. Il se crut le jouet d’un rêve. Sous ses coups répétés, sous ses attaques de bête fauve, l’homme qu’il avait frappé avait roulé sous ses pieds. Le brouillard rouge qui aveuglait ses yeux l’empêchait de le voir. Il se pencha sur lui, de très près. Mais il ne se releva pas. Il sentit tout à coup, sur son épaule une pesanteur énorme. Il se tourna…
Cinq hommes étaient debout derrière lui, froids, sans émotion apparente, simplement un peu pâles. Celui qui appuyait la main sur l’épaule du misérable était cet homme même qu’il avait cru assassiner… William Farney… et sa main, il l’appuyait doucement. À peine effleurait-il l’épaule. Voilà ce que Luversan, dans sa terreur, qui centuplait les sensations, avait pris pour l’engrenage brutal, mortel d’une machine.
Les autres étaient M. Lacroix et M. de Lignerolles, plus loin, derrière eux, Tristot et Pivolot.
Luversan bégaya :
– Je suis perdu… je suis perdu !…
Il n’eut même pas un mouvement pour se relever.
– Luversan, dit William Farney, qui n’avait plus son accent anglais, à cette heure-là, une seule chose pourrait vous sauver de la vengeance des lois – de la mort – votre aveu !…
– Qu’ai-je besoin d’avouer ? Ce que vous avez vu suffit.
– Il ne s’agit pas du crime que vous avez voulu commettre sur moi… Il s’agit d’un autre…
– Un autre ?… Je ne vous comprends pas.
– Vous me comprenez trop bien, au contraire. Cette maison vous rappelle de terribles souvenirs. Ce n’est pas la première fois que vous y venez. Vous y êtes venu un soir, par une nuit belle comme cette nuit. Vous êtes monté en rampant par cet escalier, et vous êtes entré, sans qu’on vous entendît, dans cette chambre où nous sommes, il y a douze ans !…
Attiré vers Laroque par une sorte de magnétisme surnaturel, Luversan se soulevait sur les mains, les yeux effroyablement ouverts, si bouleversé par ce qu’il entendait qu’il faisait peur.
– Il y a douze ans ! il y a douze ans ! murmura-t-il. Qui donc êtes-vous ?
– Avouez votre crime… Voici monsieur de Lignerolles, juge d’instruction, et monsieur Lacroix, magistrat comme lui, qui vous écoutent… Avouez, si vous voulez que plus tard on ait pitié de vous…
– Qui êtes-vous ?… Je veux savoir… Vous ! vous !
– Souvenez-vous d’un homme que vous haïssiez jadis, que vous avez commencé à haïr alors que vous vous appeliez Mathias Zuberi, que vous étiez espion au service de l’armée allemande… un homme qui n’a fait que son devoir en vous livrant à la loi martiale, mais qui, de ce fait, a encouru votre haine et excité chez vous un désir de vengeance… Rappelez-vous cet homme auquel vous ressembliez si étrangement, à cette époque…
– Laroque !… Laroque !… dit-il hagard, reculant en se traînant.
– C’est moi ! moi que vous avez déshonoré, moi qui ai expié votre crime, moi qu’on appelle Roger-la-Honte ! moi qui me suis évadé et qui n’ai qu’une pensée depuis mon évasion : prouver mon innocence !
– Roger Laroque ! Roger Laroque ! Après douze ans !
Il était resté couché près du mannequin.
L’assassin de Larouette, c’était cet homme, on lisait son aveu dans sa terreur même. Blême, les yeux enfoncés et plus noirs, il avait le visage tordu par des contractions nerveuses. Tous ses membres étaient agités de violentes convulsions. Oui, son épouvante criait son aveu… Pourtant Laroque eût voulu un mot, le mot qu’il attendait, le mot qui, prononcé devant ces magistrats – ses anciens juges – lui eût fait relever le front, eût rendu de la sérénité à son âme, un peu de bonheur à sa vie…
Sous sa main, Luversan venait de rencontrer le poignard, échappé, tout à l’heure, au moment de sa première surprise ! Il le saisit. Tristot vit le mouvement et se précipita. Mais il était trop tard. Il ne put que retirer l’arme que le misérable s’était enfoncée dans la poitrine jusqu’à la garde. Le sang bouillonna en sortant de la blessure horrible. Luversan resta étendu de son long.
– Mort ! murmura Roger avec un geste de désespoir.
– Il respire ! fit M. de Lignerolles, on pourra peut-être le sauver !
Luversan essaya aussi de se soulever, mais retomba.
Ses lèvres s’agitèrent.
– Parlez ! parlez ! fit M. de Lignerolles, au nom de Dieu !
Penché sur le moribond, ne respirant plus, aussi pâle que l’homme qui allait mourir, Laroque attendait, haletant.
Luversan fit un effort.
– C’est moi qui ai tué Larouette… je l’avoue… Laroque est innocent. Mais je ne suis pas… pas seul… coupable…
Il s’arrêta, cracha du sang, ses yeux se tournèrent.
– Complice… complice ! dit-il.
Il eut un hoquet et fut pris de syncope.
Pivolot s’agenouilla, le tâta :
– Cet homme achèvera-t-il sa pensée ? dit le policier. Monsieur Tristot, ajouta-t-il, courez chercher un médecin.
Tristot partit.
M. de Lignerolles prit les deux mains de Roger Laroque.
– Monsieur, déclara-t-il avec une sincère émotion, j’ai été autrefois un de ceux qui n’ont pas voulu croire à votre innocence et qui vous ont fait condamner… Me pardonnerez-vous jamais ?
– Je vous pardonne, monsieur de Lignerolles.
– J’ai été un de ceux-là, moi aussi, dit humblement Lacroix.
– Tout est oublié, monsieur Lacroix.
– Et maintenant, dit le juge, nous avons fait le mal, c’est à nous de le réparer.
– Je ne demande que l’honneur, monsieur de Lignerolles. Encore s’il ne s’agissait que de moi ! Ma pauvre fille ! Mon pauvre Jean !
– Ne vous inquiétez pas de Guerrier, assura Pivolot. Cette semaine nous aurons en main toutes les preuves de son innocence.
Par un heureux hasard, un médecin de Versailles, le docteur Vandeuil, passait la soirée dans une villa du voisinage. Tristot, à qui on l’avait désigné, l’amena tout de suite. On étendit Luversan sur un lit improvisé. Le docteur opéra un premier pansement. Il déclara que l’état du blessé était très grave, mais non désespéré. Il consentit à passer la nuit dans l’ancienne maison Larouette, où Luversan, qui n’avait pas repris connaissance, fut confié à la garde vigilante de deux policiers. On convint de garder le secret sur cette arrestation extraordinaire. Les magistrats redoutaient la presse, qui ne manquerait pas de commenter l’erreur judiciaire.
Roger partit à Maison-Blanche. Ses anciens juges l’accompagnèrent à Paris et lui renouvelèrent, avant de se séparer de lui, leurs témoignages de repentir.