Or, ce matin-là, Célestin Damour se demandait comment un détenu libéré après une année pleine passée dans une prison de la capitale pourrait le mieux employer sa première sortie.
Célestin Damour, orphelin de père et de mère, âgé de dix-sept ans, avait été recueilli, après la mort de son père, par un petit patron cartonnier. Cet estimable commerçant, établi non loin de la porte Saint-Denis, se garda bien de lui apprendre l’art de rapprocher, au moyen de colles variées, des morceaux de carton découpés à la cisaille. Il lui fit faire toutes ses courses, balayer l’atelier, laver la vaisselle, pousser la voiture à bras surchargée de frais cartonnages qu’il lui recommandait « comme la prunelle de ses yeux ».
Pas d’appointements. Pour toute nourriture, un morceau de pain sec le matin, des légumes sans bœuf à midi, la soupe le soir, à manger sur le pouce, à la cuisine, avec le chien. Pour tout coucher, une paillasse au fond d’un cabinet de débarras, sans autres couvertures, été comme hiver, qu’une pile de sacs percés à jour et où le chat de la maison aimait à se gratter les puces.
Célestin Damour, pris de fringale, un soir de Mardi-Gras, alors que retentissaient, autour de lui, les joyeux appels de plaisir sonnés par les trompes, ne résista pas à la tentation d’escamoter un gigot à l’étal d’une boucherie du faubourg Saint-Antoine.
Donc, Célestin Damour s’empara du gigot, qu’il fourra sous sa blouse, ne fut aperçu de personne et, pressant le pas, se mit à l’abri des importuns. Ce n’est pas tout que de posséder un gigot, même au péril de sa liberté, il faut le faire cuire. Il arriva ainsi aux fortifications, l’estomac criant après le gigot qui ne pouvait pourtant pas répondre, tout cru, à son appel.
Soudain, il se voit entouré par une bande de jeunes rôdeurs dont le plus grand porte sur son dos une besace aux flancs de laquelle se modèlent vaguement des formes de bouteilles.
– Tiens ! lui dit le gavroche à la besace, tu m’as l’air d’avoir sous le bras quelque chose avec de quoi on pourrait se caler les joues ? Ne serait-ce pas un gigot, par hasard ?
– Eh bien oui, c’est un gigot, fit-il. Mais ça ne vous regarde pas. Au large !
Le chef de la bande se contenta de lui rire au nez.
– Faut pas crier si fort, quand on a peur des gendarmes, dit-il. Si tu as un gigot, nous, nous avons du bon vin, du cacheté, et de la charcuterie. En se fouillant dans toutes les poches, on arrivera bien à trouver de quoi se payer un pain de six livres. Quant au feu, à la salle à manger et à la chambre à coucher, nous nous en chargeons.
Célestin comprit. Les cinq polissons qui en voulaient à son gigot, étaient comme lui, de petits voleurs, à cette différence près que lui avait très faim et que les autres ne pensaient qu’à faire bombance. Il les suivit à cause du feu. Seulement, il ne voulut pas se séparer de son gigot dont le chef prétendait s’emparer.
En chemin, ils avaient acheté un gros pain. Le chef s’arrêta enfin à la porte d’une cahute. Il frappa cinq coups et aboya. La porte s’ouvrit. Un vieux déguenillé parut sur le seuil. Il était hâve, décharné et puait l’alcool.
– Ah ! c’est vous, mes enfants, dit-il, vous arrivez bien. J’ai soif.
Ils entrèrent tous les six. Le vieux tira une bouteille de la besace, la déboucha et se versa un plein verre de cacheté.
– À votre santé, dit-il. À ta santé, monsieur de la Tire.
Ainsi était surnommé le chef de cette bande de voleurs.
– Merci, répondit-il.
M. de la Tire alluma du feu dans un fourneau de terre, ustensile qui, avec un mauvais lit de sangle, une chaise et un grand coffre en bois, formait tout le mobilier du locataire.
Voyant pétiller la braise, Célestin consentit enfin à lâcher le gigot que le chef mit en casserole avec de la graisse de porc.
– En attendant que ça cuise, proposa M. de la Tire, si nous prenions un acompte.
On étala sur le coffre renversé tout ce que contenait la besace, à savoir : trois harengs saurs, une boîte de sardines, six oranges, deux poignées de figues, un morceau de salé et une paire de bottines d’homme.
– Qui a pris les bottines ? c’est toi, Grain de poivre ?
Un avorton de huit à dix ans répondit :
– C’est moi qu’a pris les bottines.
Célestin mangea de tout et surtout du gigot. C’en était fait de lui. Il avait goûté sans permission au bien du prochain. Il appartenait maintenant à la justice et quand celle-là vous tient, c’est pour toujours.
Célestin Damour, véritable étourneau, crut qu’il suffisait de prendre un gigot quand on en avait envie. Il en prit encore quelques-uns et se fit prendre à son tour. On l’envoya dans une sorte de colonie pénitentiaire dirigée par un particulier qui avait eu l’ingénieuse idée d’acheter une île inculte, d’y établir des baraquements et de demander à l’assistance publique de lui confier des enfants moralement abandonnés qu’il instruirait, nourrirait et ferait revenir au bien.
Sauvé de la correctionnelle, grâce à l’indulgence de ses juges, mais n’ayant été réclamé par personne, Célestin était donc enfin assisté par ses semblables. Par malheur, le directeur de la colonie valait le cartonnier dont le pauvre enfant avait déserté l’atelier. Ce philanthrope faisait défricher son île par ses pensionnaires, les nourrissait de promesses, et les laissait rouer de coups par ses gardes-chiourme quand ils se permettaient de réclamer du beurre dans les haricots.
Le petit Damour qui avait appris à nager en Seine, aux bains à quatre sous, s’échappa de l’île et trouva le moyen de revenir à Paris sans faire de dettes. Il y vécut de toutes sortes de métiers qu’il inventait, suivant les saisons et les besoins de la clientèle. Lorsque les inventions ne rendaient pas, il attrapait de-ci de-là un gigot, à moins que ce ne fût une paire de bottines.
Bref, il en était à sa quatrième incarcération quand le directeur de la prison le fit comparaître devant lui.
– Damour, lui dit-il, êtes-vous dans l’intention de revenir au bien ?
– Au bien ! s’écria le gavroche. On ne m’a jamais dit ce que c’était. Je ne connais encore que le bien d’autrui. Ce n’est pas de celui-là dont vous voulez me parler sans doute, monsieur le directeur.
Le directeur se pinça les lèvres, haussa les épaules de pitié.
– Heureusement, s’écria-t-il, qu’il y a encore des Saints Vincent de Paul !
– Saint Vincent de Paul ? fit Célestin. Connu ! c’est celui-là qui recueillait les orphelins dont les auteurs s’étaient dérobés.
– Célestin, le saint Vincent de Paul dont je vous parle est une dame.
Le gavroche ouvrit des yeux énormes.
– Une dame patronnesse, continua le fonctionnaire.
– Comprends pas.
– Une dame qui patronne les malheureux, particulièrement les jeunes prisonniers sans famille et repentants. Êtes-vous un prisonnier repentant ?
– Ça dépend.
– Des restrictions ! Prenez garde, Célestin.
Le gavroche ouvrait en vain toutes les portes de son intelligence. Rien n’entrait.
– Parlez-moi du français ordinaire, monsieur le directeur, supplia-t-il, et je comprendrai. Du français de la rue.
Le fonctionnaire s’exécuta.
– C’est bien simple. Il existe une société de bienfaisance, composée de dames riches, qui se sont donné pour mission de veiller sur les jeunes détenus abandonnés et repentants, de les assister au besoin pendant leur détention et de leur procurer de l’ouvrage après leur libération.
– Bravo ! fit le gavroche. Voilà ce qui s’appelle une société convenable.
Dans l’après-midi, Célestin fut mandé au parloir. Une dame tout habillée de soie et qui sentait bon, lui parla morale, religion, vertu et travail. Il approuva tout et accepta sans rougir la belle pièce de quarante sous que lui offrait la déléguée pour améliorer son ordinaire. Avec deux francs, on peut en « griller » des cigarettes.
La déléguée n’était autre qu’Andréa de Terrenoire. Elle faisait partie de diverses sociétés de bienfaisance et ne dédaignait pas les honneurs de la délégation.
Célestin Damour touchant au bienheureux moment de sa libération, se demandait comment il pourrait le mieux employer sa première journée de liberté.
Les formalités de la levée d’écrou furent enfin remplies, et Célestin, devant qui les portes verrouillées s’ouvrirent toutes grandes, put gagner la rue. La rue ! c’était son idéal, la rue !
Comme il humait délicieusement l’air chargé des vapeurs du ruisseau ! Il n’avait pas fais trois cents mètres qu’il s’arrêtait en extase devant une échoppe où une marchande de pommes de terre frites retournait sa marchandise dans la graisse crépitante.
– Donnez-m’en pour quatre sous, dit-il.
Et, fièrement, il déposa d’avance, dans la main de la marchande, ses vingt centimes. Elle lui fit bonne mesure, en un cornet de papier jaune dont elle saupoudra le contenu d’une pincée de sel.
– Eh ! la mère vous n’avez pas besoin d’un commis pour tenir vos écritures ?
– Avez-vous des références ? répondit la marchande qui avait bonne langue et aimait à plaisanter avec ses clients de passage.
– Comprends pas.
– Des références, vous ne connaissez pas ça ? C’est des bons renseignements sur votre compte, des certificats de bonne conduite, de probité, signés et paraphés par les patrons chez qui vous avez travaillé !
Célestin s’éloigna tout attristé !
Les pommes de terre frites dans la rue ont l’avantage de soulager la faim et de procurer la soif. Célestin entra chez un marchand de vin et se fit servir un litre. Pas d’économies ! On verrait après. Une large rasade raviva l’appétit, et Célestin demanda du pain et du fromage.
– Il y a de quoi ! dit-il en faisant sonner dans son gousset deux pièces de cent sous gagnées loyalement en prison à monter ces petites locomotives-joujoux.
Le repas terminé, Célestin commanda un café qu’il sirota en fumant des cigarettes. Il se souvenait des bonnes paroles de sa visiteuse, se les répétait comme ces douces mélodies gravées dans la mémoire et qu’on arrive à chanter en dedans aux heures de tristesse.
« Vous aurez bientôt payé votre dette à la société, lui avait-elle dit. Prenez dès maintenant la ferme résolution de vivre en honnête homme et vous retrouverez la paix du cœur. Si vous continuez à mériter de bonnes notes par votre obéissance et votre ardeur au travail, il me sera possible de vous recommander, lors de votre libération, à un industriel qui emploie de nombreux journaliers. »
Et elle n’est pas revenue, la dame ! Pourquoi ? Serait-elle tombée malade ? L’esprit des gamins de Paris est toujours en travail. Célestin a son idée. Il règle ses consommations et, d’un pas rapide, s’en retourne vers la prison d’où il sort.
En face du sombre monument, à l’encoignure d’une rue, se tenait constamment un vieux commissionnaire médaillé. Célestin s’arrêta devant l’humble travailleur de la rue, posa le pied droit sur la sellette à cirer les bottes, et montrant ses souliers éculés :
– Allez-y ! mon petit père.
Le commissionnaire s’exécuta. Quand il eut fini, Célestin lui mit dans la main la pièce de deux sous réglementaire, puis l’invita à prendre « quelque chose sur le zinc »… Le bonhomme acceptait toujours. Tous deux entrèrent au débit du coin.
– Que prenez-vous ? dit Célestin.
– Oh ! du vin…
Célestin commanda une chopine. À la seconde « trinquette », le gavroche ouvrit le feu par cette question :
– Le voisinage d’une prison doit être bon pour un commissionnaire ?
– Comme ça !…
– Il n’y a pas que des souliers à cirer…
– Sans doute.
– Les visiteurs, parents ou amis des prisonniers, vous confient souvent des commissions délicates.
– Pas assez souvent.
– D’aucuns vous chargent bien d’acheter régulièrement quelques bricoles à se mettre sous la dent.
– Bien sûr. Malheureusement, les affaires ne vont pas et ceux qui voudraient bien, ne le peuvent pas.
– Et les nouvelles à prendre et à rapporter aux familles ?
– Oui, oui, mais pas comme au bon temps jadis. Le monde est pané{1}, et puis, le monde, il devient égoïste.
Célestin Damour touchait au but.
– Des gens charitables, y en a encore, observa-t-il.
– Oh, pour si peu !…
– Et la dame patronnesse qui vient ici visiter les prisonniers sans famille et sans amis ? Vous n’allez pas me dire qu’elle n’est pas charitable, celle-là !
– Non, je ne dirai pas cela, répondit franchement le médaillé. Je serais un ingrat si je le disais, à preuve qu’elle ne m’a jamais donné moins de dix sous pour lui ouvrir la portière de sa voiture. Sans son cocher, qui est bavard comme une pie, je n’aurais jamais su qui elle était et ce qu’elle venait faire à la prison.
Célestin était sur le point de triompher.
– Je me suis laissé dire que c’était la femme d’un banquier, dit-il en trinquant pour le coup de la fin.
– On ne vous a pas menti. Que même le cocher m’a dit le nom de son maître qu’est effectivement un riche banquier, un noble qui s’appelle… attendez !… oh ! un nom pourtant bien facile à retenir… parbleu, les journaux en ont assez parlé par rapport à l’assassinat d’un de ses garçons de recette… ah ! j’y suis ! de Terrenoire, oui, c’est bien ça, elle s’appelle madame de Terrenoire, une belle femme, mais qui a l’air triste, triste… Aussi c’est une drôle d’idée de soulager les prisonniers quand il y a tant d’honnêtes gens en liberté qui auraient besoin qu’on les ravitaille.
Célestin Damour en savait assez. Il serra la main au bonhomme, le quitta dans la rue, puis, rentrant au débit, demanda à consulter le Bottin. Ce précieux dictionnaire de toutes les adresses contenait, à la rubrique Banquiers, le renseignement suivant : De Terrenoire, boulevard Haussmann, 48.
Là il obtint sans peine l’adresse de la rue de Chanaleilles, reprit sa course et arriva un peu essoufflé à destination.
La vue du somptueux hôtel Terrenoire le refroidit sensiblement. On ne devait pas entrer là-dedans comme dans du beurre.
Après avoir réfléchi cinq minutes, Célestin entra de nouveau dans un débit de vin où il demanda « un rhum et de quoi écrire ». Il avala facilement le contenu du petit verre ; mais il ne lui fallut pas moins d’une demi-heure pour écrire la lettre suivante dont nous avons rectifié l’orthographe :
« Madame la comtesse.
« Je suis Célestin Damour, le jeune prisonnier orphelin à qui vous avez eu la bonté de vous intéresser. J’ai été libéré ce matin et je viens vous rappeler vos bonnes promesses.
« Si j’avais le bonheur d’être placé par vous, madame la comtesse, je mettrais toute mon ambition à vous faire honneur.
« Votre très humble, et très reconnaissant serviteur,
« CÉLESTIN DAMOUR. »
Il plia, mit sous enveloppe, inscrivit l’adresse, cacheta, régla le petit verre dont il huma les dernières gouttes, fit claquer sa langue, craquer ses doigts et se rendit à l’hôtel Terrenoire.
– Portez ça à votre maîtresse, dit-il avec un grand air au domestique galonné.
Ce dernier le toisa d’importance, vit les souliers, fit une grimace significative, appela un de ses collègues, le chargea de la commission et, barrant le passage au mistoufier :
– Attendez ! lui dit-il, on va vous répondre.
Andréa se trouvait seule depuis le départ de son mari avec Diane, quand sa femme de chambre lui remit la lettre de Célestin Damour. Elle lut, tressaillit, essuya ses larmes, et s’écria :
– C’est peut-être le salut.
Et la dame patronnesse donna l’ordre qu’on introduisît le visiteur au salon.
Célestin Damour retira sa casquette en entrant, esquissa un salut, et, invité à s’asseoir, se posa au bord d’une chaise, très embarrassé de sa personne, les yeux fixés sur un luxueux tapis d’Aubusson, plus honteux de ses souliers éculés que de son audacieuse démarche.
– Vous avez bien fait de venir, mon enfant, dit la dame patronnesse. Célestin releva les yeux et regarda curieusement celle qui l’appelait « mon enfant ».
– Je connais votre histoire, continua-t-elle. Je sais combien vous avez été malheureux depuis que vous êtes au monde. C’est la misère qui vous a poussé au vol.
– Et un peu la fainéantise, interrompit le libéré.
– C’est surtout la misère, reprit-elle. Vous m’avez l’air d’un garçon décidé, intelligent, souple…
– Oui, oui, je suis ce qu’on appelle un dégourdi.
– Si l’on vous confiait une tâche sérieuse, lucrative surtout ; si, au bout de vos efforts, vous étiez certain de trouver la fortune, votre prétendue fainéantise se transformerait en une ardeur infatigable au travail, j’en suis convaincue.
– Pour sûr, alors ! s’écria Célestin qui pressentait une aubaine sous ces compliments démesurés.
Andréa tira de sa poche un carnet, l’ouvrit et en sortit un billet de cinq cents francs, qu’elle tendit au libéré.
Célestin eut un éblouissement. Cinq cents francs !
– Prenez, mais prenez donc ! lui dit Andréa. Cette somme vous est nécessaire pour accomplir la mission dont je vais vous charger.
Une mission ? Rien que ça ! Célestin prit possession du billet. Puis il demanda en quoi consistait la mission.
– D’abord, lui demanda Andréa, êtes-vous discret, Célestin ?
– Comme un poisson, quand mon intérêt me le commande.
– Voulez-vous gagner cinq mille francs ?
– Inutile de demander à un homme qui sort de prison s’il veut gagner cinq mille francs !
– Obéirez-vous aveuglément à mes ordres ?
– Je me ferais crever les yeux au besoin.
– Et si jamais quelqu’un vous demande de lui rendre compte de ce que vous avez fait pour moi, seriez-vous de force à ne rien dire qui puisse me compromettre ?
Diable ! Diable ! Cela devenait inquiétant. Hanté par des idées d’honnêteté, de retour au bien, Célestin aurait bien voulu être dispensé d’accomplir des besognes compromettantes. Tout ça lui paraissait fort louche, à Célestin. Allait-il rendre le billet de cinq cents francs et s’en retourner à la rue, sans autre viatique que le restant de sa masse, avec la perspective des nuits passées sous les ponts ou dans les carrières d’Amérique.
– Vous le jurez ?
– Rien, s’écria-t-il. Je ne dirai rien, la tête sous le couperet de la guillotine. Je le jure ! fit Célestin Damour en levant le bras droit.
– Attendez un instant.
Andréa se mit à son secrétaire, et toute tremblante, craignant au moindre bruit de voir rentrer l’homme dont elle redoutait la vengeance inexorable, elle écrivit fébrilement quelques lignes, mit le pli sous enveloppe, le cacheta à la cire et le tendit à son protégé.
– Prenez ceci, lui dit-elle, et portez-le à destination.
Célestin fit remarquer qu’il n’y avait pas d’adresse inscrite sur l’enveloppe.
– Oh ! c’est si facile !… Écoutez-moi bien.
Célestin fourra le pli dans sa poche de côté, près du fafiot, et ouvrit ses oreilles toutes grandes.
– Il s’agit, dit-elle, de faire parvenir ce billet à un criminel qui est arrêté, a tenté de se tuer en se poignardant et se trouve entre la vie et la mort, sous la surveillance de la police, dans une maison de Ville-d’Avray, la villa Larouette, près de Sèvres.
Un criminel ! La mission devenait tout à fait compromettante.
– Savez-vous, Madame, fit observer Célestin, que je risque les galères ?
– Pour avoir porté une lettre ?
– On peut m’accuser de complicité dans le crime commis par votre homme. Vous m’interdisez de vous nommer si je suis pris ; mais ce serait ma perte.
– Vous direz qu’un inconnu vous a accosté dans la rue et vous a chargé de porter la lettre. On sera bien forcé de vous relâcher quand on verra que vous n’êtes pour rien dans le crime, et vous aurez les cinq mille francs à vous, bien à vous.
– Quand faudra-t-il venir les palper ?
– Quand vous aurez remis la lettre et que vous m’aurez rapporté la réponse.
La réponse ? Ça se corsait !
– Allons ! je vous donnerai mille francs de plus, reprit Andréa, sans préjudice de ce que vous pourrez gagner par la suite, à mon service. Acceptez-vous ? répondez vite.
– J’accepte, fit Célestin.
– Pour la réponse, ne vous présentez pas ici à l’improviste. Tous les jours, à trois heures de l’après-midi, je serai à cette fenêtre et je regarderai si vous passez dans la rue. Si j’agite un mouchoir blanc, c’est que vous pourrez monter ; sinon, vous attendrez mon signal.
– Compris. Donc, c’est à Ville-d’Avray, villa Larouette ? Et comment se nomme le particulier ?
– Luversan.
– Connais pas.
Célestin oubliait que depuis une longue année, aucun journal ne lui avait passé sous les yeux. Or, quand il n’était pas en prison, il ne manquait jamais un seul jour de lire la gazette, dût-il l’escamoter à l’étalage d’un kiosque, ce qui, pour lui, était l’enfance de l’art.
– Allez, lui dit la dame patronnesse, et n’oubliez pas votre serment.
Elle le reconduisit jusqu’à la porte avec son plus gracieux sourire.
Célestin sortit radieux à cause du fafiot ; ennuyé, à cause de la mission. Il croyait rêver. Un faux pas qu’il fit dans la rue le rappela à la réalité. La semelle de son soulier gauche venait de le lâcher de plusieurs crans. Impossible d’aller plus loin. Célestin héla un fiacre.
– Au bazar d’Amsterdam, dit-il au cocher.
C’était là qu’il s’était fait prendre en flagrant délit de vol d’une douzaine de chaussettes.
Il n’aurait garde d’y changer le fafiot. Avec le reste de sa masse, il se paierait des « croquenots » de deux francs quatre-vingt-quinze, réglerait le cocher ; puis il ferait de la monnaie au guichet de la gare Saint-Lazare en prenant son billet pour Sèvres.
Tout marcha à souhait, si ce n’est que l’employé préposé à la délivrance des tickets jeta un coup d’œil soupçonneux sur la façon du pauvre diable qui se trouvait en possession d’une somme si peu en rapport avec sa mise.
« Suis-je bête ! se dit Célestin. J’aurais dû me payer un complet. Pourvu qu’on ne me file pas. » (Il songeait à la lettre cachetée. Qu’est-ce qu’il pouvait bien y avoir d’écrit là-dedans ?)
Arrivé à Sèvres, Célestin commença par y déjeuner confortablement, histoire de se donner des idées.
Il n’avait eu garde d’entrer dans un restaurant confortable. Il s’offrait un bifteck saignant chez le « mastroquet ». C’était l’heure du déjeuner. La salle se trouvait pleine de maçons aux blouses tachetées de plâtre frais, valeureuse équipe de travailleurs occupés à construire une maison dans le voisinage.
Célestin s’était assis au bout d’une table. Les maçons causaient bruyamment des choses du métier. L’un deux, qui parcourait un journal, poussa une exclamation de colère.
– Qu’est-ce qu’il y a de cassé ? lui demanda un camarade.
– Oh ! rien ! C’est encore le bandit de Ville-d’Avray.
– Eh bien ?
– Paraît qu’il va mieux à Beaujon où on le dorlote. Si la police nous avait laissé faire l’autre jour, l’affaire serait dans le sac. Voilà un gaillard qui va coûter cher au budget.
– Paraît qu’il ne s’appelle pas Luversan, dit un troisième.
– On ne saura jamais son vrai nom !
Luversan ! Célestin n’avait pas perdu un mot de la conversation. Ça se compliquait. Sa mission devenait tout à fait délicate. Il ne s’agissait plus de faire parvenir la lettre dans une villa de Ville-d’Avray, mais dans une salle d’hôpital où le criminel devait être gardé à vue par des agents. Les six mille francs à gagner devenaient tout à fait problématiques.
Le journal que l’un des ouvriers venait de commenter appartenait au débit. Célestin, resté seul, s’en empara et lut avidement l’article intitulé : Le crime de Ville-d’Avray.
« L’un de nos reporters s’est vainement présenté à trois reprises à l’hôpital Beaujon pour avoir des nouvelles de l’assassin. Nous avons dû nous contenter pour aujourd’hui du bulletin de santé que le service de la Sûreté a bien voulu communiquer à la presse et qui est ainsi conçu : Légère amélioration générale. La fièvre tend à diminuer.
« Il paraîtrait cependant que le trop fameux Luversan serait fortement soupçonné d’être l’auteur du crime du boulevard Haussmann. De graves présomptions pèseraient sur lui à ce sujet.
« Qui sait si, sans l’arrestation aussi extraordinaire qu’imprévue, M. Jean Guerrier n’aurait pas subi le sort de M. Roger Laroque, son ancien patron de la rue Saint-Maur.
« À demain, de nouveaux détails. »
Célestin Damour trouva toute cette histoire bien compliquée. Il en retint toutefois un détail important : Luversan, auteur d’un premier crime à Ville-d’Avray, en aurait commis un second boulevard Haussmann.
Boulevard Haussmann, banque Terrenoire. La lumière se faisait dans l’esprit du protégé de Mme de Terrenoire. Diable ! Diable ! Cette femme-là devait en savoir long sur le crime.
Célestin ignorait qu’Andréa, tout près de sa perte, traquée par la police, par son mari, n’avait plus à compter que sur le hasard pour se sauver, et il se disait tout franc et tout net : « La particulière me croit joliment canaille. Elle n’a pas douté un seul instant que pour six mille francs, je ne sois capable d’aider à la fuite d’un criminel. »
Célestin Damour n’était pas homme à parlementer indéfiniment avec sa conscience. L’occasion s’offrait de gagner une somme qui lui semblait énorme, à lui, le récidiviste de la rue, le happeur de bibelots aux étalages, il tâcherait d’en profiter.
De Sèvres à Ville-d’Avray, il n’y a que le temps de faire sa digestion. Célestin profitant du beau temps, se mit en route. Il verrait la villa Larouette, prendrait quelques renseignements aux environs, et, s’il fallait s’introduire à Beaujon, dès le lendemain, il aurait soin tout d’abord d’enterrer son argent dans un coin bien retiré du bois.
– C’est égal, se disait-il en « grillant » une cigarette au pied d’un arbre, la patronne n’est guère renseignée sur son criminel.
Une pensée bizarre le fit rire aux éclats : Luversan devait être soigné à Beaujon, dans la salle des blessés ; donc, pour arriver jusqu’à lui, il suffirait de se faire écraser par une voiture. Un tel expédient, auquel ne se résoudrait jamais Célestin, même pour un million, excitait son hilarité.
Arrivé à Ville-d’Avray, le mandataire d’Andréa entra dans le premier cabaret venu, pour se rafraîchir et surtout pour se renseigner. Pas un client au cabaret où Célestin s’offrait une canette de bière. Le débitant rinçait des verres, pendant que sa femme, immobilisée au comptoir par un embonpoint exagéré, reprisait une paire de chaussettes.
Il fallait pourtant demander l’adresse exacte de la villa Larouette et s’enquérir des crimes de Luversan. Mais la physionomie renfrognée du cabaretier décourageait d’avance les questions.
Célestin attendit et fit bien. Le patron descendit à la cave et tout aussitôt la patronne, cherchant l’occasion de délier sa langue, dit en regardant au-dehors :
– Une belle journée ! On est heureux de respirer l’air des bois.
– Ma foi, oui, fit Célestin. J’en ai profité pour venir voir la villa Larouette.
– Qu’est-ce que vous auriez voulu voir à la villa Larouette ? lui demanda-t-elle.
– La chambre du crime.
– Il y a quelqu’un qui pourrait bien vous la faire voir, s’il voulait, la chambre du crime, c’est la mère Dondaine.
– La mère Dondaine ? connais pas.
– C’est la domestique de ce pauvre monsieur Laroque.
– La victime ? Je croyais qu’elle s’appelait Larouette.
– Ah ! c’est comme ça que vous êtes renseigné ! fit-elle en haussant les épaules. Vous confondez Larouette avec Laroque ; mais vous ne lisez donc pas les journaux !
– Jamais ! C’est des cancaniers.
– Je vais vous conter l’affaire du commencement jusqu’à la fin.
Célestin l’écouta avec une patience, une attention dont elle se montra enchantée.
– À la bonne heure ! dit-elle en terminant, on a du plaisir à causer avec vous. Vous n’interrompez pas les gens à tout bout de champ, comme il y en a tant.
L’histoire de Roger-la-Honte avait profondément ému le récidiviste. Travailler contre cet infortuné lui paraissait une action tout à fait infâme.
– Et ce crime du boulevard Haussmann dont les journaux parlent ce matin et où Luversan aurait trempé, vous ne m’en dites rien ?
– Par la raison que je n’en sais pas le premier mot.
– Vous ne lisez donc pas les journaux ? demanda à son tour Célestin.
– Si, mais quand mon mari est de mauvaise humeur, ce qui lui arrive plus souvent qu’à son tour, il allume sa pipe avec mon journal.
Célestin raconta le peu qu’il savait sur ce nouveau crime pour lequel un innocent avait été déjà arrêté. Puis il demanda où demeurait la mère Dondaine.
– À la villa Larouette, répondit-elle. C’est elle qui en a la garde. Mais vous perdriez votre temps. Paraîtrait qu’un Anglais lui a offert cent francs avant-hier pour avoir la permission de visiter la baraque. Elle a refusé.
– Vous la connaissez intimement ?
– Nous sommes du même pays. Seulement, vous savez, elle a vingt ans de plus que moi.
– Ah ! vous êtes deux payses. De quel pays ?
– La Ferté-Milon.
Célestin prolongeait la conversation. En apprendrait-il davantage ? Il ne l’espérait guère.
– C’est loin de Paris ?
– Non. Dans l’Aisne, à deux lieues de Villers-Cotterêts.
– Ah ! ah ! fit Célestin sur un ton dont la bavarde, tout entière à ses souvenirs, ne remarqua pas la singularité.
Elle aurait continué très volontiers à causer toute seule, si son mari, remontant de la cave, ne s’était écrié :
– Tu n’as pas fini de dévider ton chapelet ! En voilà une maladie de bavarder avec le premier venu sans savoir pourquoi ni qu’est-ce.
Le premier venu ! Célestin n’était pas homme à laisser passer cette injure.
– Le premier venu vous vaut bien, s’écria-t-il, quand il paie comptant. Réglez-vous.
Et il poussa un louis de vingt francs sur la table. Après avoir empoché sa monnaie, Célestin se dirigea vers la villa Larouette.
Comme il regardait par le trou de la serrure, il vit à quelques pas de lui deux messieurs tout de noir habillés qui, assis sur un banc, semblaient perdus dans leurs réflexions.
« Tiens ! Tiens ! se dit Célestin. La villa n’est pas tout à fait abandonnée. Quels sont ces deux particuliers. On dirait de la rousse. » Retenant son souffle, il écouta.
– M’est avis, monsieur Tristot, dit l’un des hommes noirs, que notre homme est sauvé.
– C’est aussi mon avis, monsieur Pivolot, répondit l’autre. Hein ! l’avons-nous assez roulée, la presse. Tous les reporters sans exception ont annoncé que Luversan avait été transporté à Beaujon. Pas un d’eux ne sait que l’assassin a mangé son premier potage aujourd’hui.
– Je partage votre manière de voir, monsieur Tristot ; mais n’oubliez pas que nous ne sommes ici que de simples volontaires au service de la justice. Le juge ne nous demandera pas notre sentiment. Déjà il voulait nous faire remplacer ici par des agents du service officiel. Sans l’insistance du père Laroque, on nous aurait mis au rancard.
– Laissez faire, monsieur Pivolot, nous aurons notre revanche avec l’affaire Brignolet. Les juges ne se doutent guère des preuves que nous possédons. Laissons-les gaffer jusqu’à ce que l’assassin soit en état de passer à l’instruction… Alors seulement, nous les produirons, nos preuves. En attendant, nous ferions bien de remonter là-haut et d’envoyer la mère Dondaine aux provisions. Le père Laroque vient dîner ici ce soir. N’avez-vous pas remarqué qu’il a peur de nous ?
– Si. Il craint que nous ne fourrions le nez dans l’affaire Larouette. Il voudrait que le prisonnier avoue, mais sans nommer la complice !
– Parbleu ! Il y a beau jour qu’il la connaît, la complice.
– Ne la nommez pas, monsieur Tristot. Les murs ont des oreilles. Rentrons.
Les deux hommes noirs s’éloignèrent lentement. Célestin respira à pleins poumons, regarda de tous côtés si personne ne l’observait, longea le mur et se posta à cent mètres plus loin.
La porte s’ouvre. Une vieille femme apparaît, traînant la jambe gauche, le dos voûté. De temps à autre, elle s’appuie au mur pour assurer son équilibre. Quant à distinguer, tout là-bas, le gaillard qui s’en va, les mains dans les poches, elle ne le saurait, même avec ses lunettes.
Deux heures plus tard, l’homme de confiance de Mme de Terrenoire, prenait, à la gare du Nord, l’express de Soissons. L’idée de faire peau neuve en Amérique lui avait enlevé tous ses scrupules. Il allait de l’avant, écornait bravement son billet de cinq cents, prêt à le manger tout entier en frais généraux pour arriver au but. Tant que le criminel à qui il avait une lettre à remettre et une réponse à demander mangerait des potages dans la villa Larouette, on pourrait arriver jusqu’à lui, mais à la Santé, prison fermée aux curieux, bernique ! Il n’y fallait pas songer.
Dans le court trajet qui conduit de Villers-Cotterêts à La Ferté, Célestin trouva encore l’occasion d’en apprendre autant et plus qu’il ne lui en fallait. Ce fut un vieux jardinier du pays qui se chargea de ce soin.
– La mère Dondaine, dit-il, je l’ai connue qu’elle était encore jolie fille et bonne à marier. Même je lui fis un brin de cour. La mère Dondaine (qu’on a tort d’appeler « la mère », attendu qu’elle est encore mademoiselle Dondaine) a son frère qui tient un petit débit de vin et d’épicerie, rue de Meaux, presque au bout, à droite. Son neveu, Isidore, qui est jardinier, un jardinier à la manque, comme on les fabrique maintenant, habite avec papa et maman. C’est des braves gens qui n’ont qu’un tort, celui de n’avoir jamais pu mettre un sou de côté par rapport au peu d’affaires qu’ils font dans un pays où il n’y a que de pauvres ouvriers agricoles habitués à vivre de peu et à supporter vaillamment leur misère.
Célestin descendit à La Ferté à huit heures du soir et n’eut pas de peine à trouver les Dondaine, rue de Meaux.
Pas un chat dans le débit où quelques rares bouteilles aux trois quarts vides et grises de poussière traînaient sur une planche au-dessus du comptoir. Le visiteur frappa du pied. Un homme âgé d’environ cinquante ans accourut d’une pièce voisine.
– Vous êtes le patron ? demanda le Parisien.
– Oui, pour vous servir.
– Y a-t-il moyen de manger une omelette au lard et de vous donner des nouvelles de la tante ?
À ces derniers mots, la physionomie du bonhomme perdit son caractère de méfiance.
– Ah ! vous avez vu ma sœur ! Y a si longtemps, bon Dieu, que je l’ons point vue. Comment qu’c’est qu’al’va ?
– Bien, à part les jambes, la gauche surtout. La vue baisse aussi. Et puis vous savez, ça lui a fait de l’émotion, à cette pauvre femme, l’arrestation de Luversan. Je la voyais tous les jours. Mes parents habitent Ville-d’Avray. Vous savez, votre sœur, elle a toujours sa loupe, à l’angle du sourcil droit.
– Eh la mère ! cria-t-il à sa femme, viens donc un peu. V’là un gars d’Paris qui nous apportions pourtant des nouvelles d’Ursule.
La mère s’amena tout doucement, suivie d’Isidore qui dardait de petits yeux en vrille sur le voyageur.
– Comme ça, fit la mère, vous avez vu ma belle-sœur ?
Célestin, dévisagé par toute la famille, faisait bonne contenance. Dans cette comédie sinistre, il réservait sa poudre. Mais le moment était arrivé de faire feu de toutes pièces.
– Coquin d’Isidore ! dit-il au neveu en lui tapant familièrement sur le ventre.
Le jardinier devint très rouge. Cette familiarité lui déplaisait visiblement.
– Coquin d’Isidore, répéta le voyageur. C’est lui qui aura le gâteau.
– Queu gâteau donc ? demanda le père.
– Eh ! Les économies d’Ursule. Ah ! vous pouvez vous en vanter d’en avoir, une bonne tante. Elle me parle tous les jours de vous. Quatorze mille francs d’économies !
– Quatorze mille francs ! s’écrièrent en duo les époux Dondaine. Et comment qu’al va ?
– Oh ben, si ça n’est qu’l’âge, elle ira core ben longtemps.
– Un an tout au plus, déclara Célestin. J’ai consulté le médecin de la maison qui est celui de ma famille.
– C’est-y qu’vous avez vu le testament ? demanda Isidore.
– Comme je vous vois.
Cette nouvelle lui valut une invitation à souper et à coucher.
Après le repas, Isidore le mena visiter les ruines du château qu’éclairait un superbe clair de lune. De temps à autre, le jeune jardinier répétait cette question : « C’est-y ben sûr qu’t’as vu l’testament ? » Et Célestin répondait : « Comme je te vois, mon fieux. »
À son retour, il trouva son lit dressé dans la salle à manger. Le père Dondaine l’attendait pour trinquer une dernière fois.
– Ouf ! fit le récidiviste quand il fut débarrassé de la famille d’Ursule.
Qu’était-il venu faire chez ces braves gens ?
Célestin inspecta tous les meubles. Dans le tiroir d’un antique bahut, il découvrit des papiers de famille, l’acte de naissance d’Isidore, diverses épreuves photographiques, les états de service militaire du père Dondaine, et quantité de lettres intimes.
– Voilà mon affaire, dit-il en empochant les papiers d’état civil d’Isidore et une photographie du frère d’Ursule. Avec ces pièces-là, je tiens mes six mille balles.
Il se coucha et s’endormit du sommeil d’un homme qui fait des châteaux en Amérique.
Le soir même, de retour à Ville-d’Avray, il venait sonner à la grande porte de la villa Larouette ; mais il avait eu soin de dépouiller ses vêtements pour une blouse bleue et de s’acheter une casquette neuve. Sa défroque était soigneusement roulée en un paquet qui lui donnait l’air d’un voyageur décidé à rester quelque temps hors de chez lui.
La mère Dondaine avait ordre de ne pas ouvrir aux visiteurs. Néanmoins, elle regarda par la fenêtre du premier étage.
– Il n’y a personne, dit-elle.
– C’est moi que j’suis Isidore, ma bonne tante, répondit-il.
– Isidore !…
Elle courut chercher ses lunettes, les assujettit sur son nez, et, contemplant le fils de son frère, lui recommanda le silence.
– Fais le tour de la maison, lui dit-elle d’une voix câline, et attends-moi à la porte de derrière, tu m’entends, Isidore ?
Célestin ne se le fit pas répéter deux fois. Tout marchait à souhait. Il contourna la villa et s’arrêta à la petite porte à laquelle il avait entendu causer la veille MM. Tristot et Pivolot. Ursule vint ouvrir d’un air mystérieux. Célestin l’embrassa sur sa loupe.
– J’vous apportons d’bonnes nouvelles de La Ferté. Le père et la mère m’envoyons à Paris pour que j’me placions à Vitry, dans quèque pépinière, j’irons d’main m’proposer en service.
Ursule lui trouvait un drôle d’air, à son neveu.
– Comme tu es pâle, mon garçon, observa-t-elle. On ne dirait jamais que tu arrives de chez nous.
– J’sortons d’avoir la fièvre thyphorique ; mais ça va bien maintenant, j’vous apportons la photographie d’papa. Tenez, la v’là.
En avant les preuves ! Célestin tira le portrait du père et l’acte de naissance d’Isidore qu’il déplia du même coup.
– Dix-sept ans, ma bonne tante. J’marchons sur mes dix-sept ans.
– Ça ne me rajeunit pas, fit-elle.
Elle jeta un coup d’œil sur le papier officiel et embrassa la photographie de son frère.
– As-tu dîné, Isidore ?
– Non, ma tante, mais si quèqu’fois ça vous dérangeait ?…
– Tu vas dîner avec moi ; mais faut pas qu’on te voie. Tu sais pourquoi ?
– J’savons rien.
– Nous avons ici un grand criminel, l’assassin de monsieur Larouette.
– J’croyais qu’les journaux avaient dit qu’il était transporté à l’hospice ?…
– Il est ici… Oh, il n’en mène pas encore large. Tout de même, la police a l’œil sur lui, et j’ai ordre de ne laisser entrer personne.
– J’m’en allons, ma bonne tante, j’m’en allons…
– Mais non, viens avec moi. Tu vas monter dans ma chambre par l’escalier du jardin et tu m’attendras. C’est compris, Isidore ?
– C’est compris.
– Suis-moi.
Elle le conduisit à sa chambre.
– Prends patience, Isidore. Dans une petite heure, je remonterai avec la soupe. Repose-toi en attendant.
Célestin était dans la place. Mais que d’obstacles il lui restait à surmonter avant d’arriver à Luversan !
Bientôt la vieille Ursule revint avec la soupe, le fricot, une bouteille de vin et deux couverts.
– Mon service est fini, dit-elle tout bas. Le bandit a mangé son potage et dort. Il va mieux.
Le repas fut des plus touchants. Ursule ne tarissait pas en compliments sur son frère.
– Il a eu bien du mal dans sa vie, dit-elle, et il ne m’a jamais rien demandé. Aussi c’est à toi que je léguerai tout mon bien avec l’usufruit à tes père et mère. Va, tu as une bonne tante, Isidore.
– Oh oui ! faisait le jeune scélérat en feignant d’essuyer une larme.
La conversation se prolongea à voix basse jusqu’à neuf heures du soir. Célestin déclara qu’il était bien fatigué et qu’il irait coucher à l’hôtel.
– Non pas ! déclara Ursule. Je vas te tirer un matelas par terre. Tu serais un mauvais jardinier si tu ne savais pas coucher à la dure.
– Ça va ! répondit Isidore.
Il l’aida à préparer sa couchette et se jeta dessus tout habillé. Elle étendit sur lui une bonne couverture de laine, puis elle éteignit la bougie et se coucha à son tour, rompue des fatigues de la journée.
Un quart d’heure après, elle ronflait, et Célestin debout à la fenêtre, attendait la nuit pour profiter de la superbe occasion qui s’offrait à lui.