CHAPITRE LVI

 

Au sortir du cabinet du juge d’instruction, Roger Laroque s’était fait conduire en toute hâte à Ville-d’Avray. Allait-il trouver un nouveau cadavre dans la maison de Larouette ?

Luversan mort, c’était la ruine de toutes ses espérances. Roger Laroque aurait lutté vainement jusqu’au bout de ses forces pour obtenir sa réhabilitation. Luversan mort, il ne restait plus à Roger-la-Honte qu’à demander sa grâce. Roger ne voulait pas se sauver en perdant la mère de Raymond.

Si Luversan avait nommé Andréa, c’était encore perdre, par un déshonneur immérité, le banquier qui, sans le connaître, lui avait prêté autrefois une grosse somme d’argent pour lui épargner la faillite.

Et soudain un espoir revint à l’homme qui maintenant pouvait rejeter ce nom d’emprunt, William Farney, puisque, d’après l’aveu même de M. de Lignerolles, la presse parisienne entreprenait déjà une campagne en faveur de sa réhabilitation. Si Luversan vivait encore ? Si, avant d’expirer, le remords pouvait avoir raison de lui ? Si Roger Laroque obtenait de ce scélérat un aveu écrit ? Cinq mots suffiraient : J’ai assassiné Larouette et Brignolet.

Avec une telle preuve, la justice serait mal venue à se retrancher derrière des formalités de jugement dont aucun esprit sensé ne saurait admettre la valeur, même juridique.

Un seul homme pouvait obtenir cet aveu écrit : Roger Laroque.

Arrivé à Sèvres, où il prit une voiture pour Ville-d’Avray, Roger constata que M. de Lignerolles lui avait dit la vérité. Oui, la presse prenait en main son affaire et vigoureusement. De nombreux camelots criaient par les rues les feuilles publiques en annonçant : Le crime de Ville-d’Avray ! Une erreur judiciaire ! Agonie de l’assassin dans la maison de la victime ! Détails complets !

Roger acheta l’un de ces journaux et lut l’article suivant qui s’étalait en première page avec un titre en gros caractères :

« Nous avons raconté avec les détails les plus circonstanciés l’arrestation si extraordinaire de Luversan, l’assassin de Larouette dans la maison même où, la nuit du 24 juillet 1872, il accomplit son épouvantable forfait.

« On ne saurait trop admirer l’énergie déployée par M. Roger Laroque pour réparer lui-même l’erreur judiciaire dont il a été victime.

« Alors que la police et la justice, confiantes dans la cause jugée, avaient cru pouvoir se désintéresser des doutes que cette cause célèbre laissait dans l’esprit du public, M. Laroque, évadé du bagne, se refaisait une fortune en Amérique, sous le nom de William Farney.

« Grâce à son intelligence, il acquérait ainsi la seule puissance avec laquelle un homme énergique puisse arriver au but : L’OR.

« Et s’il l’avait désirée, cette fortune, ce n’était point pour se procurer les vaines jouissances du luxe. Cet honnête homme n’avait d’autre ambition que de rentrer en France et d’y dépenser, s’il le fallait, jusqu’à son dernier dollar, pour trouver l’assassin de Larouette.

« Si M. Roger Laroque n’a pas été reconnu, c’est grâce à un acte d’héroïsme accompli en Amérique où il a sauvé une jeune fille dans un incendie en traversant les flammes. On crut qu’il ne survivrait pas à ses affreuses brûlures ; pendant trois mois, il fut entre la vie et la mort. Il guérit enfin, mais il était défiguré.

« Tout autre eût éprouvé une véritable angoisse en se voyant défiguré ; lui, au contraire, s’en réjouit ; il était sûr maintenant qu’il passerait pour un étranger dans sa patrie.

« Et maintenant, il reste à la justice à faire son devoir. Une prompte réhabilitation rendra à M. Roger Laroque l’honneur qu’un jugement inique lui a ravi, mais elle ne saurait effacer de l’esprit du vieillard le souvenir des tortures qu’il a endurées. »

Suivaient des détails très étendus sur l’agonie de Luversan, dont le dénouement fatal ne pouvait être retardé par la science des médecins.

Roger Laroque s’étonna de ce que la presse fût déjà au courant des renseignements confidentiels qu’il avait donnés aux juges. Mais peu lui importait. Il avait l’opinion publique pour lui, c’était le principal. Arriverait-il à temps pour obtenir les aveux de Luversan ?

Comme il approchait de la maison Larouette, il entendit de grandes rumeurs au milieu desquelles dominaient les cris : « À mort ! à mort ! »

Il courut comme un fou jusqu’à la maison fatale. Et c’était maintenant lui, la victime, qui allait essayer, s’il en était temps encore, de sauver l’assassin. La porte était barricadée à l’intérieur. Aux fenêtres, deux hommes courageux, Tristot et Pivolot, parlementaient avec la foule, espérant l’adoucir par des paroles jusqu’à l’arrivée des gendarmes.

Déjà, la porte volait en éclats, et les lyncheurs allaient entrer dans la place, lorsqu’un vieillard s’écria :

– Arrêtez, Messieurs, je suis Roger Laroque. S’il appartient à quelqu’un de faire justice, c’est à moi, moi seul. !

Le nom de Roger Laroque passa de bouche en bouche. Un grand silence se fit. Chacun voulait voir la victime de l’erreur judiciaire.

Roger, devant qui tous se découvraient, s’ouvrit un passage dans la foule, et, se plaçant devant la porte brisée, prononça d’une voix ferme ces paroles :

– Messieurs, je vous en supplie, respectez les derniers moments du misérable qui agonise ici. Vous voulez le tuer. Moi, j’ai besoin qu’il vive. Vous me plaignez, vous voulez ma réhabilitation. Eh bien, sachez-le, c’est mon juge lui-même qui me l’a dit : je ne serai pas réhabilité, je ne puis pas l’être, la loi me le défend, si Luversan meurt, si un nouveau jugement condamnant le véritable assassin de Larouette ne contredit pas le premier jugement qui m’a condamné aux travaux forcés à perpétuité.

Des applaudissements couvrirent ces derniers mots. Ceux qui avaient entendu le vieillard se retirèrent paisiblement, mais d’autres arrivaient, voulaient voir et dans l’ignorance de ce qui venait de se passer, criaient à leur tour : « À mort ! à mort ! »

Roger dut répéter à cinq reprises son allocution à la foule sans cesse renouvelée. Il sentait les forces lui manquer, lorsque les gendarmes de plusieurs brigades des environs arrivèrent enfin.

La force brutale fit plus que la raison. En moins de cinq minutes, la villa maudite fut dégagée. Roger, assis auprès du docteur Vandeuil, examinait le criminel. Immobile sur sa couche, les yeux fixes, le misérable avait peur et ce sentiment dominait ses souffrances physiques.

Plus clairvoyant que le médecin, Roger en conclut qu’une amélioration sensible s’était déclarée dans l’état du blessé. Du moment que Luversan était en proie à la frayeur, c’est qu’il espérait encore en la vie, que les ombres de la mort s’étaient dissipées soudainement autour de lui, qu’il se raccrochait à l’existence.

Cependant, le commissaire ne savait à quel parti s’arrêter.

Laroque eut une inspiration de génie. Puisqu’on ne pouvait encore faire transporter Luversan dans un hôpital, on ne s’en tirerait que par une bonne ruse de guerre. On ferait amener une voiture, on simulerait le départ du blessé, et, protégé par les gendarmes, le convoi, précédé du commissaire qui aurait soin de ceindre son écharpe, irait jusqu’à la gare de Sèvres, d’où on ferait semblant de diriger sur Paris, dans un wagon spécial, le criminel.

Cette idée parut lumineuse aux magistrats ainsi qu’à MM. Pivolot et Tristot. Ce dernier s’offrit à remplacer le moribond, aux risques de se voir écharper par la foule si le convoi venait à être coupé. Pivolot l’approuva tout en lui recommandant la prudence.

Cinq minutes après, les milliers de curieux répandus autour de la maison Larouette, aperçurent un homme qu’on descendait inerte, les bras ballants, la tête renversée en arrière, du perron de la villa Larouette et qu’on hissait dans un fiacre avec les plus grandes précautions.

Tristot, étendu au fond de la voiture, ne pouvait s’empêcher de rire sous cape en jouant ainsi, lui, sans peur ni reproche, le rôle de criminel protégé par la force armée. Un moment il ne riait plus. Des gens féroces avaient réussi à s’approcher de la voiture. Une grosse pierre, brisant une des glaces, pénétra à l’intérieur et frappa au front le faux Luversan. M. Tristot en fut quitte pour une légère contusion. Les gendarmes refoulèrent les agresseurs. Des gardiens de la paix, accourus à leur tour, leur prêtèrent main-forte.

On arriva sans encombre à la gare de Sèvres, et Tristot, qui continuait admirablement sa comédie sinistre, fut monté à force de bras dans un wagon de première classe. Quand la locomotive siffla et que le train se mit en mouvement, une immense clameur retentit au-dehors et au-dedans de la gare :

– À mort l’assassin ! À mort !

À Ville-d’Avray, cinq gendarmes étaient restés pour garder la maison. Ils ne se donnaient pas la peine de refouler les curieux que la mère Dondaine reconduisait habilement en leur disant :

– L’assassin a été emmené à Paris. Courez vite à la gare de Sèvres. Vous le verrez peut-être encore.

La soirée fut tranquille, grâce au préfet de police qui avait eu la précaution de prévenir la presse du transport de Luversan à l’hôpital Beaujon. Les journaux du soir furent unanimes à insérer cette nouvelle « authentique ».

Le docteur Vandeuil s’était retiré un peu plus rassuré sur l’état du sujet.

Une fois seul avec Pivolot, dont la surveillance ne se relâchait pas d’une semelle, Roger se décida à profiter tout de suite de la demi-résurrection de Luversan. Mais il ne pouvait rien tenter en présence d’un tiers.

– Monsieur Pivolot, dit-il, permettez-moi de parler un instant, tout seul, au blessé.

– À quoi bon, monsieur Laroque ? Il n’est pas en état de vous entendre. S’il l’était d’ailleurs, il ferait semblant de ne pas vous avoir entendu.

– Laissez-moi essayer, je vous en supplie. Si cet homme meurt, et l’agonie peut le ressaisir d’un instant à l’autre, je ne serai jamais qu’un gracié.

– Je le veux bien, consentit le policier, mais prenez garde de vous emporter et de provoquer une nouvelle crise qui l’emporte en quelques instants. Hâtez-vous. Le docteur Vandeuil va revenir et nous aurons tout à l’heure une nouvelle consultation des médecins délégués par le parquet.

Roger Laroque pénétra dans la chambre où Luversan, toujours immobile, les yeux fixes, le visage exsangue, retenait sa vie prête à lui échapper. L’assassin ne parut pas avoir remarqué l’entrée de sa victime. Toutefois, il ferma les yeux. Laroque ne se laissa point prendre à ce sommeil improvisé.

– Luversan, dit-il, c’est moi, Roger Laroque, que vous avez fait condamner à votre place aux travaux forcés à perpétuité.

Luversan ne rouvrit pas les yeux, mais les mouvements fébriles de sa physionomie indiquaient qu’il avait entendu.

– Luversan, reprit l’ancien forçat, c’est moi, Roger Laroque, qui, tout à l’heure, vous ai épargné une fin épouvantable. La foule voulait se faire à la fois votre juge et votre bourreau.

Luversan se décida enfin à entrouvrir les yeux. Son regard faux et éteint rencontra le regard droit et plein de feu de l’homme dont il avait comploté la condamnation à mort.

Mais Roger, concentrant tous les efforts de sa volonté, le fixa, et d’une voix sourde :

– Luversan, si vous échappez au jugement des hommes, vous ne sauriez échapper à celui de l’inflexible. Repentez-vous et, croyez-moi, le meilleur témoignage du repentir, c’est la réparation du mal. Avouez vos crimes, avouez que vous êtes l’assassin de Larouette, que vous êtes l’assassin de Brignolet.

Au dernier mot, Luversan fut pris d’un tremblement de tous ses membres. La sueur froide lui coulait du front.

– Qui vous a dit cela ? murmura-t-il. C’est un mensonge ! C’est un mensonge !

Il se redressa sur son lit, l’écume aux lèvres, tout frémissant. Il ressemblait à une bête fauve qui, blessée à mort par le chasseur, darde sur lui des yeux furieux et fait en vain un dernier effort pour écharper son ennemi avant de mourir.

– Luversan, reprit Roger, qui ne croyait pas à tant d’insensibilité et qui tenait encore le criminel sous son regard magnétique, avouez vos crimes, avouez-les par écrit avant de mourir, et à l’angoisse de l’inconnu succédera en vous la paix du devoir accompli.

Il lui tendit un feuillet de papier blanc et un crayon.

– Essayez d’écrire. Vous le pouvez, si vous voulez.

– Non !

Et le misérable, retrouvant des forces devant le danger, s’écria :

– Je n’ai pas tué Brignolet. C’est Guerrier qui a fait le coup.

En présence d’une telle perversité, Roger comprit enfin qu’il était inutile d’insister. Il s’emportait à son tour, le pauvre Laroque ! Il sentait gronder en lui cette colère qui tout à l’heure animait une foule pourtant étrangère au drame. Des lueurs rouges passaient devant ses yeux. Il lui prenait un désir fou d’étrangler ce brigand qui lui avait fait tant de mal et qui, par ses révélations sur ses complices, sur Julia de Noirville, pouvait briser l’existence de deux innocents : Suzanne et Raymond.

Pivolot entra à temps dans la chambre du blessé pour prévenir un nouveau drame.

– Monsieur Laroque, dit-il, j’ai tout entendu. N’insistez pas auprès de ce scélérat qui appartient au bourreau.

Ces paroles, loin d’épouvanter Luversan, le rassuraient sur le présent. Si on lui faisait un épouvantail de l’échafaud, c’est qu’on ne croyait plus à sa mort imminente. Il remettait à plus tard le soin de songer, s’il le fallait, à son salut. En attendant, il songeait à se tirer de ce mauvais pas par la fuite. Le mieux étant de continuer à passer pour un moribond, il poussa soudain un grand cri, porta la main droite à sa blessure et s’écria :

– Vous me tuez ! Laissez-moi !

Pivolot entraîna Roger dans la pièce voisine et referma la porte derrière lui.

– Vous n’êtes pas raisonnable, monsieur Laroque, lui dit-il tout bas. Vous voyez bien que Luversan va en réchapper. Laissez couler le temps. Avant trois semaines, l’inculpé sortira d’ici pour aller passer quinze jours dans un hôpital où nous le garderons à vue, je ne vous dis que ça ! Dès qu’il sera mûr pour l’instruction, Tristot et moi, nous nous chargerons de lui mettre le nez dans sa limonade. Ce n’est pas tout, il y a un complice dans cette affaire. Vous l’avez deviné, ce complice, c’est une femme…

– Madame de Terrenoire ?…

– Elle-même.

– Pauvre homme !

– De qui parlez-vous ?

– De monsieur de Terrenoire…

– Qui vous a rendu un grand service d’argent autrefois, et à qui vous voudriez à votre tour épargner le déshonneur que lui vaudrait la condamnation de sa femme comme receleuse, et qui sait ? comme inspiratrice du crime. Eh bien, ne vous alarmez pas, monsieur de Terrenoire est prévenu, il sait tout. Il sait aussi que nous ferons tout ce qu’il est humainement possible de faire pour que sa femme ne soit même pas appelée en témoignage.

Pivolot ne remarqua pas que Roger avait pâli soudainement. L’ancien amant de Julia avait peur de se réhabiliter aux dépens du bonheur de sa fille. Il se contenterait de sa grâce, plutôt que de perdre Julia.

Vers quatre heures du soir eut lieu la consultation des deux médecins délégués par le parquet. Le docteur Vandeuil y figurait pour la forme. Bien qu’il eût soigné le blessé dès le début, les docteurs de Paris n’accordèrent que fort peu d’attention à son avis. Le plus âgé des médecins commis par le parquet déclara franc et net que Luversan était parfaitement transportable en prenant les précautions élémentaires. L’autre, qui avait besoin de la protection du premier, se rangea tout aussitôt à cette opinion.

Le docteur Vandeuil protesta, et comme on voulait passer outre, exigea qu’on dressât un procès-verbal de la consultation.

– Je ne veux pas, dit-il avec énergie, prendre sur moi, même avec vous, une telle responsabilité.

Et on décida qu’il valait mieux laisser mourir Luversan à Ville-d’Avray plutôt que de hâter sa fin en le ramenant, selon le désir du parquet de la Seine, dans un hospice de la capitale.

Il va sans dire que Luversan ne fut pas consulté. Le misérable écoutait avec une joie dissimulée cette discussion. La vérité était que, malgré son état de faiblesse et ses souffrances, il espérait vivre.

Au fond, le docteur Vandeuil ne se trompait pas : la moindre secousse pouvait tuer son illustre malade. Mais ce dont il ne se doutait pas, ce qu’aucun médecin si expérimenté fût-il n’aurait pu croire, c’était qu’au bout de quinze jours, le malade pourrait déjà préparer le plan d’une des plus audacieuses évasions dont les annales de la police aient fait mention.