Ce jour-là, Laroque avait été prévenu par une dépêche de Pivolot que Luversan était toujours entre la vie et la mort et qu’il ne parlait plus. Peu lui importait. Il redoutait des aveux complets. Si Luversan allait nommer sa complice.
Suzanne avait été malade, mais son père, croyant à une indisposition sans conséquence, ne s’en était pas autrement inquiété. Et il était parti pour Paris, où il voulait avoir un entretien avec M. de Lignerolles, le juge d’instruction.
Il trouva le magistrat au Palais, dans son cabinet. On le fit entrer aussitôt qu’il eut passé sa carte.
M. de Lignerolles se leva vivement, en le voyant entrer, vint à sa rencontre et lui tendit les mains. Puis il avança un siège.
Subitement, et après cette première effusion, le visage du juge avait changé, s’était assombri, et ce fut avec une sorte de tristesse qu’il le regarda, silencieusement.
Laroque ne s’aperçut de rien tout d’abord : il était confiant. L’avenir enfin, après tant de déboires, ne lui sourirait-il pas ?… La justice s’était trompée à son égard et l’avait déshonoré, il allait demander à la justice de réparer le mal qu’elle avait fait – ce qui lui serait facile, sans doute – et de lui rendre l’honneur.
« N’était-ce pas tout simple ? se disait-il. La justice est souveraine et toute-puissante. Elle s’est affaiblie, puisqu’elle s’est trompée. Elle regagnera ce qu’elle a perdu, en reconnaissant son erreur. »
Il n’avait pas la moindre inquiétude, et aucun doute, depuis l’arrestation de Luversan, ne lui était venu. Ce fut donc en souriant qu’il interrogea M. de Lignerolles :
– Vous comprenez mon impatience d’en finir, dit-il, car, depuis de longues années, j’ai subi trop de hontes, et quiconque les abrégera, ces hontes, ne fût-ce que d’un jour ou même d’une heure, pourra prétendre à ma vive reconnaissance. Voilà pourquoi je n’ai point tardé à venir vous trouver, monsieur de Lignerolles.
M. de Lignerolles se taisait.
La tristesse de son visage s’accentuait. Cependant Laroque était si éloigné de croire à un nouveau malheur qu’il ne s’apercevait de rien.
Il y eut un long silence, puis :
– Pardonnez-moi, monsieur Laroque, dit le juge à la fin, et écoutez-moi. Surtout ne vous désespérez pas et restez courageux. Vous voulez votre réhabilitation, entière, complète, et la révision de votre procès ?
– Oui. N’est-ce pas trop juste ?
– Certes, de toute justice.
– Eh bien ?
– Cette réhabilitation est peut-être impossible… Luversan agonise.
Laroque se pencha, croyant avoir mal entendu.
Le juge répéta avec une tristesse croissante :
– Impossible, si Luversan succombe sans avoir avoué devant la cour d’assises.
– Vous n’y pensez pas, monsieur de Lignerolles ? Rappelez-vous ce qui s’est passé… On m’accuse d’un assassinat… Je suis condamné… Pendant douze années, je suis le forçat Laroque – Roger-la-Honte – puis l’assassin est découvert. Il essaye de se faire justice, il va mourir, soit, mais il a avoué, devant des témoins qui sont des magistrats. Luversan peut mourir, maintenant. Que m’importe ! Vous oubliez…
– Je n’ai rien oublié.
– Et vous dites que la réhabilitation est impossible, s’il meurt ? Il y a une cause à cette impossibilité ?
– La loi !…
– La loi ! Allons donc ! Vous voulez rire… La loi me condamne injustement à une peine infamante… et la loi, plus tard, ne pourra reconnaître son injustice ?
– C’est la vérité. Lorsque j’ai vu Luversan se poignarder sous nos yeux, je compris qu’il nous échapperait en quelque sorte, malgré son aveu. Pourtant, doutant encore, espérant que le texte précis de la loi n’était pas présent à ma mémoire, je me suis renseigné. Tout en déplorant cette nouvelle et effroyable injustice, ils ont été unanimes dans leurs réponses. La loi est précise ; maintenant, je ne doute plus.
Laroque tomba, écrasé, sur une chaise.
– Mais ce serait monstrueux, monstrueux ! balbutiait-il.
Et après un silence que le juge n’osait interrompre, comprenant trop bien quelles devaient être les angoisses du pauvre homme :
– Cette loi, dit Laroque, d’une voix rauque, cette loi, je veux la connaître… je le veux… tout de suite…
Et pendant que le magistrat allongeait le bras vers un code, Laroque baissa la tête très bas, très bas, comme s’il allait écouter de nouveau sa condamnation.
M. de Lignerolles parla longtemps, et ses explications tombaient sur le cœur de Laroque comme autant de brûlures.
Quand il eut terminé, le pauvre homme s’écria :
– Ah ! monsieur de Lignerolles, monsieur de Lignerolles, la loi est coupable… soit… mais la loi est une chose inerte et je ne puis m’en prendre à elle… mais vous, le magistrat, vous êtes plus coupable encore… parce que ce qui arrive est votre faute. La loi met entre vos mains tous les moyens, tout le pouvoir possible pour éclairer votre conviction. Vous êtes coupable de vous être trompé… On ne joue pas ainsi avec l’honneur et le cœur d’un homme. Je vous criais, à genoux, et pleurant, mon innocence… Il fallait me croire !
Il s’exaltait en parlant… Ses gestes étaient brusques… Ses paroles étaient pleines de colère et d’amertume. Il se débattait dans une situation sans issue, le pauvre homme… et il souffrait ce qu’il avait souffert une fois, jadis, quand tout le monde le croyait coupable et qu’il voyait, pour ainsi dire, la honte se rétrécir autour de lui, comme une haute et infranchissable muraille, au-delà de laquelle jamais il ne lui serait plus permis de regarder !…
Le juge se taisait toujours, le front un peu rouge sous les reproches qui l’accablaient. Qu’eût-il dit à cet homme ? Et M. de Lignerolles baissait la tête…
Roger Laroque reprit :
– Lorsque j’ai combiné, contre Luversan, le plan qui a si complètement réussi, lorsque, ayant surexcité son âpreté au gain par la vue des richesses que j’étalais sous ses yeux et que je mettais presque à sa disposition par la facilité que je lui offrais de s’en emparer, je convoquai à la suprême entrevue que j’avais avec ce misérable, non seulement Tristot et Pivolot, mais aussi monsieur Lacroix ; je pensai à vous aussitôt. Je pouvais m’adresser à n’importe quel magistrat qui ne m’eût point refusé, dans cette circonstance. Je pensai à vous. C’est vous que je suis allé trouver, parce que je voulais vous donner l’occasion de réparer le mal que vous aviez fait ; parce que je me disais : « L’âme de cet homme n’est pas tranquille. Il achèvera sa vie dans le remords d’avoir fait condamner un innocent, s’il n’emploie pas ses forces à faire réhabiliter le condamné. » Et aujourd’hui, vous me dites : « La loi est ainsi, elle vous considérera toujours comme un coupable, c’est-à-dire comme un assassin. Pourtant, vous êtes innocent, je le sais, moi, néanmoins je ne puis rien pour vous. Passez votre chemin !… » C’est une dérision, monsieur de Lignerolles, et l’on appelle cela la justice !…
– Laroque, la douleur vous égare. Attendez au moins que Luversan soit mort. Dans tous les cas, vous obtiendrez votre grâce…
– Ma grâce… ne comprenez-vous pas que c’est, en quelque sorte, un second déshonneur ?… Ma grâce complète, ma condamnation… Je ne la demanderai pas…
– Vous la demanderez, monsieur Laroque, il le faut ; autrement vous ne seriez pas libre. Entre deux maux, il faut choisir le moindre…
– Je retournerai en Amérique… et je tâcherai d’oublier la France…
– Vous ne l’oublierez pas. On n’oublie pas la France, quand bien même on serait victime de ses lois, et frappé par elles injustement. Vous demanderez votre grâce et vous l’obtiendrez.
– Et je porterai toujours ce nom exécré de Laroque !
– Non, vous obtiendrez le droit d’en changer. Puis, si vous n’arrivez point, de par les lois, à la réhabilitation effective que vous aviez rêvée, vous aurez une réhabilitation morale ; car, malgré nos précautions, les journaux s’entretiennent déjà de votre affaire… Je ferai en sorte que les dramatiques détails de la mort de Luversan soient connus… Il y aura, n’en doutez pas, en votre faveur un mouvement de sympathie…
– Que m’importe ! C’est l’honneur qu’il me faut… Quand les journaux auront assez parlé de moi, ils passeront à autre chose. Je serai vite oublié. Le temps marchera. Ceux qui viendront ne se rappelleront pas les articles de journaux, et comme rien de précis, de légal, ne sera resté, ils ne se rappelleront que de Roger-la-Honte, sans se souvenir de Roger l’Innocent…
– Laroque n’existera plus. Vous aurez changé de nom.
Le pauvre homme soupira.
– Il le faudra bien, dit-il, mais ce n’est pas là ce que j’avais rêvé.
– Toute espérance de réhabilitation n’est peut-être pas perdue, dit le juge d’instruction, même si Luversan meurt.
Laroque releva les yeux ; il eut un geste de joie…
– Comment ! dit-il, serait-ce possible ?… Qu’entrevoyez-vous ?
– Vous rappelez-vous les aveux de Luversan ?
– Oui, le misérable a avoué qu’il est l’assassin de Larouette.
– Et ce n’est pas tout. Il a parlé d’un complice. Mais la mort le prendra peut-être avant qu’il l’ait nommé… ce complice !
– C’est vrai.
– Eh bien, voilà notre dernier espoir, notre dernière ressource : si nous découvrons ce complice, si nous l’arrêtons, si nous le faisons condamner, nous retombons dans la première des conditions prévues par la loi. La révision de votre procès est certaine.
Laroque hocha la tête.
– Oui, évidemment. Mais ce complice, où se cache-t-il ?
Ces derniers mots, Laroque les prononça faiblement. La complice, il ne la devinait que trop. Jamais il ne livrerait à la justice la mère de Raymond.
– Ce seraient de nouvelles angoisses ! ajouta-t-il. Et, si vous saviez, monsieur de Lignerolles, combien je suis fatigué, combien j’ai besoin de repos, comme je voudrais, désormais, non pas me laisser vivre, mais me laisser doucement mourir !… Je suis jeune encore, et pourtant je suis si vieux !…
– De l’énergie, Laroque !
– Je suis découragé…
– Puisqu’il le faut… pour votre fille !
Il garda longtemps la tête baissée. Il avait les bras ballants. Debout, il rêvait. Toute sa vie, si remplie d’amertume, passait devant ses yeux attristés.
– J’essayerai, dit-il. Mais je ne crois plus à rien.
Et saluant M. de Lignerolles, il le quitta pour courir à Ville-d’Avray. Le juge resta longtemps à réfléchir, puis tout haut :
– En dehors de ce complice, il y a un autre coupable… la Loi !…