CHAPITRE LXXV

 

Donc Margival savait tout. Il les avait lues d’un bout à l’autre, ces lettres par lesquelles Blanche Warner exposait à son amant, de Terrenoire, l’affreuse situation où la mettait son absence, son abandon. Marie-Louise n’était point sa fille. Marie-Louise était la fille de l’homme dont il avait reçu les bienfaits, à qui il devait son relèvement matériel.

Quelle honte ! Blanche Warner n’avait accepté de devenir sa femme que pour cacher sa faute. Enceinte des œuvres de son séducteur, Blanche Warner n’avait pas craint d’écouter la parole d’amour d’un honnête homme qui l’aimait, qui l’estimait, qui croyait trouver en elle le bonheur de toute sa vie.

Et lui, Margival, si confiant, si bon qu’il ne soupçonna même pas la vérité quand le juge d’instruction demanda au banquier les motifs de ses libéralités envers Marie-Louise, il sentait pour la première fois qu’on pouvait haïr un homme après l’avoir vénéré, haïr jusqu’à la mort.

Chose étrange ! Son amour pour Marie-Louise ne reçut aucune atteinte de l’épouvantable révélation. Il ne rendait pas responsable de la faute l’enfant qui avait grandi auprès de lui, et qui, par sa gentillesse, sa grâce, son affection toute pleine de reconnaissance, le consolait d’un passé douloureux.

Le vieillard courut comme un fou retrouver ses enfants. Jean Guerrier et sa femme l’attendaient depuis une heure. On servit le déjeuner. Margival prit sa place à table, entre Marie et Jean. Il sourit comme d’habitude à leurs gais propos, mais Guerrier ayant amené la conversation sur le patron qui partait le soir même pour les Pyrénées, il ne put retenir le cri de son cœur :

– Ne me parlez plus de cet homme !

Jean et sa femme se regardèrent, épouvantés. Margival, absorbé par ses préoccupations, ne devina pas qu’ils savaient déjà tout, avant lui.

– Vous avez des griefs contre monsieur de Terrenoire ? demanda Jean avec angoisse.

Margival ne répondit pas.

– Irez-vous au moins à Pau cette semaine pour assister au mariage de mademoiselle Diane avec monsieur de Vaunoise ? Le patron compte absolument sur vous.

Même silence.

– Vous n’irez pas à Pau ?

– J’irai ! fit Margival sur un ton sinistre.

Il repoussa son assiette en disant :

– Je n’ai pas faim.

Marie-Louise se mit à pleurer.

– Père ! Père ! disait-elle entre ses sanglots, qu’est-il arrivé ?

Il se pencha vers elle, l’embrassa tendrement.

– Ne me demandez rien, mes enfants, rien ! Quant à toi, Marie, tu seras toujours, quoi qu’il arrive, ma fille chérie.

Ils respectèrent son ordre. Jusqu’à la fin du déjeuner, il ne fut plus question de M. de Terrenoire.

Le lendemain, Margival partait pour les Pyrénées. Il fut accueilli avec la plus grande aménité par le colonel. Le banquier lui tendit la main et il eut le courage de répondre à sa cordiale étreinte.

Margival était résolu à dissimuler jusqu’à ce que le moment fût venu de régler son compte avec l’infâme. Il ne voulait pas troubler le bonheur de ces deux enfants que tant d’épreuves avaient séparés jusqu’alors. Il savait combien Marie-Louise aimait Diane, et cette idée suffisait à contenir en lui la vengeance prête à se déchaîner.

Le soir même du mariage, Robert et Diane partirent en Espagne. Ils avaient promis de revenir à Pau avant de retourner à Paris et de s’y fixer. Le banquier et Margival prirent congé du colonel et de sa digne compagne.

Margival eut encore assez de force de caractère pour se contraindre pendant le retour à Paris. Il s’était dit, à force de raisonner sa douloureuse situation, qu’un éclat ne servirait à rien. Sur le moment, alors qu’il tenait en main ces maudites lettres, il aurait pu, n’écoutant que les conseils de la vengeance, tuer l’infâme, ou bien le provoquer en duel. Maintenant, il était résolu à le châtier d’une façon plus terrible.

– Où pourrai-je vous écrire ? lui demanda-t-il à leur arrivée.

– Mais… pourquoi ?… Je viendrai déjeuner chez vous demain.

– Non, ne venez pas.

– Pourquoi ?

– Je vous le dirai dans ma lettre.

– Mais…

– N’insistez pas, vous dis-je !

M. de Terrenoire devint blême.

Il soupçonnait la pensée secrète de l’honnête homme qui lui interdisait sa porte.

– Votre adresse ? insista Margival en élevant la voix. Je sais que vous ne rentrez plus guère à votre hôtel de la rue de Chanaleilles.

– Eh bien, j’y reviens aujourd’hui même, répondit enfin le banquier, et j’attends votre lettre, ce soir.

– C’est bien.

Margival lui tourna le dos et s’éloigna d’un pas ferme.

Le soir même, le banquier, rentré dans ce somptueux hôtel qui lui rappelait des souvenirs si poignants, reçut du père de Marie-Louise la lettre suivante :

« Monsieur,

« Vous êtes un infâme. Je sais tout. J’ai lu les lettres de Blanche Warner. Je sais que Marie-Louise n’est pas ma fille.

« C’est une horrible désillusion et j’en serais mort après vous avoir tué, si Marie-Louise, qui ne vous est rien, entendez-vous, rien ! n’était pas tout pour moi.

« Je vous ai jugé et condamné. Je vous interdis de revoir jamais ma fille.

« Quant à moi, méprisant les bienfaits dont vous m’avez indignement comblé, je vous donne ma démission de directeur de votre maison de banque. Mon gendre et moi, nous estimons qu’il ne saurait plus y avoir rien de commun entre vous et nous !

« MARGIVAL. »

Le lendemain matin, un inspecteur de police se présentait à dix heures à l’hôtel Terrenoire et priait le valet de chambre de remettre à son maître sa carte :

CHAMBILLE

Avenue des Champs-Élysées

– Monsieur de Terrenoire n’est pas encore descendu de sa chambre à coucher et il n’aime pas à ce qu’on le dérange.

– Portez, vous dis-je !

– Mais…

– Portez ! au nom de la loi.

L’invocation de la loi eut un succès complet. Le domestique s’inclina respectueusement et monta à la chambre de son maître. Bientôt, il revint tout effaré.

– Je ne sais ce que cela veut dire, fit-il, mais…

– Mais quoi ? vous devriez bien savoir que la loi n’a jamais le temps d’attendre.

– Que voulez-vous que j’y fasse ! s’écria le domestique. Mon maître s’est enfermé à clé dans sa chambre. J’ai eu beau frapper, il n’a pas répondu.

– Diable ! Sapristi ! Est-ce qu’il nous aurait joué le tour de se faire sauter le « bourrichon », ton maître ? Montre-moi le chemin.

Amené devant la porte de la chambre à coucher, Chambille cogna d’abord discrètement, puis plus fort, puis à grands coups de poing, même à coups de pied.

– Mais, Monsieur, fit observer doucement le domestique, vous allez tout casser.

– Imbécile ! cria Chambille, tu ne comprends donc pas que ton maître est mort ! Va me chercher le commissaire de police, nous n’avons pas le droit d’opérer sans ce magistrat.

Le valet de chambre fit atteler le coupé, revêtit à la hâte sa plus belle livrée, prit place dans l’intérieur du véhicule et dit au cocher d’un ton solennel :

– Chez le commissaire de police.

L’inspecteur Chambille ne s’était malheureusement pas trompé. M. de Terrenoire gisait sur le parquet, le crâne fracassé. Il s’était fait sauter la cervelle d’un coup de revolver.