M. de Terrenoire avait attendu vainement Andréa, toute une semaine, à Bayonne.
Il retourna à Paris par l’express et se fit conduire à son hôtel de la rue de Chanaleilles. Comme la voiture s’arrêtait devant la façade, le concierge sortit pour ouvrir la portière du fiacre. L’air consterné de ce fidèle domestique frappa son maître.
– Qu’est-il arrivé ? demanda ce dernier.
– Fuyez, Monsieur. La police occupe l’hôtel depuis cinq jours.
M. de Terrenoire reçut le coup sans faiblir.
– C’est bien, dit-il. Faites votre service et ne vous occupez pas du reste. Dites au cocher d’atteler le coupé.
Il pénétra bravement chez lui. Dans l’antichambre se tenaient l’inspecteur Chambille et deux de ses collègues. Le policier salua obséquieusement.
– Pardon, Monsieur, vous êtes monsieur de Terrenoire ?
– Oui. Que voulez-vous de moi ?
– Pardon, Monsieur, mais… je suis inspecteur de la Sûreté, et j’ai ordre de monsieur Lacroix, commissaire aux délégations judiciaires, de vous prier de venir à son cabinet pour affaire qui vous concerne.
– J’irai demain matin.
– Pardon, Monsieur, c’est… qu’il faudrait venir de suite.
– Il faudrait !… D’abord, de quel droit vous êtes-vous installé chez moi ?
– Sur l’ordre du juge d’instruction qui a tout pouvoir en matière criminelle. Croyez bien, Monsieur, que je suis aux regrets d’être obligé de… Montez dans votre voiture. Je prendrai place à côté de vous, tandis que mes hommes resteront ici.
– Pour quoi faire ?
– Monsieur Lacroix vous le dira.
Il n’y avait pas à résister. Le banquier demanda à interroger ses domestiques avant de partir.
– Vous pouvez le faire, dit Chambille, mais en ma présence.
– Alors, je suis donc arrêté ?
– Oui et non. Voici le mandat de comparution. Monsieur Lacroix vous relâchera de suite, oh ! je n’en doute pas.
– Partons. J’ai hâte d’en finir avec ces humiliations.
Il sortit et s’élança dans son coupé, suivi de Chambille qui s’assit modestement sur la banquette de devant. Durant le trajet, l’agent ne prononça pas une parole et évita de tourner la tête du côté de son prisonnier.
M. de Terrenoire ne cessait de penser :
« Si mon pauvre frère me voyait dans cette horrible situation, il en mourrait de honte ! »
M. Lacroix reçut le banquier avec la plus grande déférence.
– De la franchise de vos réponses, dit-il, dépend votre liberté. D’abord, pouvez-vous me dire où s’est réfugiée madame de Terrenoire ?
Réfugiée ! La police connaissait donc la culpabilité d’Andréa ? Le banquier pâlit légèrement, mais avec le sang-froid que les gens du monde savent déployer dans les suprêmes occasions, il répondit :
– Madame de Terrenoire et moi, nous devions faire un voyage d’agrément en Espagne. Je suis parti le premier pour régler des affaires d’intérêt que j’avais à Bayonne. Madame de Terrenoire devait me rejoindre. Je l’ai attendue vainement, et, pris d’une inquiétude que vous devez comprendre, je suis revenu ce matin à Paris. Qu’est-il donc arrivé en mon absence pour que vous me disiez que madame de Terrenoire se serait réfugiée quelque part ?
– Il y a, répliqua froidement le magistrat, que madame de Terrenoire est inculpée de complicité dans le crime du boulevard Haussmann.
Le banquier joua, avec un talent consommé, la comédie ou plutôt le drame de l’homme à qui on apprend tout à coup un épouvantable malheur.
– Ce n’est pas possible ! s’écria-t-il. Prouvez-moi ce que vous me dites. Prouvez-le-moi !
– Le juge d’instruction le prouvera en temps utile à la chambre des mises en accusation qui ordonnera le renvoi de l’inculpée devant la cour d’assises. Pouvez-vous me fournir l’emploi de votre temps depuis votre départ de Paris ?
– Oui, Monsieur.
M. de Terrenoire exhiba la facture de l’hôtel où il avait séjourné à Bayonne.
– Fort bien, dit M. Lacroix après avoir constaté que la date de cette facture concordait bien avec la déclaration du banquier, mais vous pouvez néanmoins éclairer la justice.
– En quoi ?
– Vous en savez plus long que vous ne voulez bien le dire.
– Moi ?
– Vous ! Inutile de dissimuler.
– Monsieur !…
– Oh ! je comprends la légitimité de votre discrétion. Votre but est de retarder le plus longtemps possible le retentissement qu’aura cette lugubre affaire. Je m’explique : Tristot et Pivolot, honteux d’avoir été si bien joués par l’assassin, nous ont avoué les coupables ménagements qu’ils ont eus, d’accord avec vous, pour madame de Terrenoire. J’en conclus que votre voyage n’a eu d’autre motif que de mettre la criminelle en sûreté dans un de ces couvents d’Espagne où les secrets sont bien gardés, quand la recluse y fait le sacrifice d’une grosse somme d’argent. Quoi qu’il vous en coûte, votre devoir est de nous révéler la retraite de madame de Terrenoire. Songez, Monsieur, que si nous ne retrouvons pas Luversan, l’innocence de Jean Guerrier ne sera jamais prouvée. Certes, votre caissier sera mis hors de cause, mais qui empêchera la calomnie d’insinuer qu’il n’est pas étranger à l’assassinat de Brignolet et au vol. Il se formera des légendes à ce sujet. Avouez que vous savez tout.
Accablé par ce raisonnement, M. de Terrenoire redevint lui-même et ce fut sur le ton de la plus sincère franchise qu’il répondit :
– Eh bien, oui, je savais tout. Oui encore, mon plan était de faire entrer l’infâme dans un couvent d’Espagne. Mais elle s’est bien gardée de me rejoindre à Bayonne.
M. Lacroix se prit à sourire de la naïveté apparente du banquier.
– Pourquoi, demanda-t-il, ne l’avez vous pas forcée à vous accompagner ?
– Elle m’a demandé un délai.
– Dans quel but ?
Le banquier reprit son rôle que la révélation du magistrat l’avait forcé à abandonner un instant.
– J’espérais qu’elle aurait le courage de se faire justice elle-même. Chaque jour, je croyais trouver dans les journaux la nouvelle de son suicide. J’appris ainsi la fuite incroyable de Luversan et, n’y tenant plus, je revins à Paris.
M. Lacroix enregistra cette déclaration, puis d’un ton glacial qui en eût imposé à tout autre homme :
– Pourriez-vous nous dire où est présentement madame votre fille ?
Tout d’abord, M. de Terrenoire ne se rendit pas compte du mobile de la question ; puis, comprenant enfin, il trembla à l’idée que le commissaire aux délégations judiciaires demandait où se trouvait la fille dans l’espoir d’y prendre la mère.
– Madame veuve Mussidan, répondit-il, est chez mon frère, le colonel de Terrenoire, à Pau.
En faisant cette réponse, il calcula qu’il aurait le temps d’envoyer une dépêche à Diane, pour l’inviter à revenir auprès de lui.
Le magistrat se leva et lui rendit sa liberté par ces simples mots :
– C’est tout ce que j’avais à vous demander, Monsieur.
Au sortir du Palais de justice, M. de Terrenoire se dirigea vers le bureau du télégraphe situé dans les dépendances du tribunal de commerce. Mais il s’aperçut presque aussitôt qu’un agent maladroit le suivait de près, et il n’osa donner suite à son projet. Il sauta dans un fiacre vide et donna l’ordre au cocher de le conduire à la Bourse.
Malgré la rapidité de sa stratégie, il se vit dépisté presque aussitôt. L’agent avait fait comme lui et filait en voiture. « Après tout, se dit le banquier, il est bien peu probable que l’infâme aille retrouver sa fille. Elle doit être partie avec son complice. »
Il renonça à envoyer une dépêche à Diane dont la présence à Paris l’aurait d’ailleurs exaspéré : il ne voyait plus en elle que la fille de Mussidan. Diane lui devenait indifférente, sinon odieuse.
Un seul être le rattachait à la vie : Marie-Louise. Encore redoutait-il une nouvelle catastrophe qui le séparerait à jamais de sa fille. Ces lettres de Blanche Warner découvertes par Andréa, qu’étaient-elles devenues ? La fugitive n’avait-elle pas déjà livré à Margival le secret de la naissance de Marie-Louise ?
M. de Terrenoire affronta le danger. Il se rendit chez Guerrier, espérant y trouver seule Marie-Louise. Ce fut la jeune femme qui le reçut.
– Vous ! s’écria-t-elle. Déjà ! Où est madame de Terrenoire ?
Il voulut l’embrasser au front. Elle se dégagea.
– Diane m’a écrit, dit-elle. Si elle ne reçoit pas de nouvelles de sa mère, elle est décidée à revenir.
– Elle n’en recevra plus.
Marie-Louise se leva, épouvantée.
– Que voulez-vous dire, Monsieur ?
– Madame de Terrenoire a disparu.
– Disparue ! fit-elle toute tremblante. Et… vous… ne savez pas où elle est ?
– Non.
– Dites-vous bien vrai ?
De quoi donc le croyait-elle capable ?
– Marie-Louise, ma fille chérie, dit-il, je vous jure…
– Je vous défends de m’appeler votre fille, s’écria-t-elle. Qu’avez-vous ? Vous m’aviez juré de pardonner à la mère de Diane.
– Elle a disparu, te dis-je. Je te le jure sur la tombe de ta mère.
– Ne me parlez jamais de ma pauvre mère. Quant à moi, je ne reconnais pour père que l’homme qui m’a élevée, qui m’a enseigné le bien, que je puis regarder sans rougir et qui n’a vécu que pour assurer mon bonheur. Je suis la fille de Margival.
C’en était trop. Une telle succession d’épreuves poignantes aurait raison d’un cœur de roche. M. de Terrenoire s’affaissa écrasé. Des larmes brûlantes coulaient de ses yeux ; des hoquets convulsifs soulevaient sa poitrine.
Marie-Louise eut pitié de cet homme qui avait été si bon pour elle. Elle ne se sentait que trop enchaînée à lui par un lien naturel. Elle aurait voulu ne pas lui laisser voir cette affection profonde qui, loin de lui sembler douce, la remplissait de honte. Elle s’était résolue à ne pas se faire la complice d’une tromperie constante vis-à-vis de Margival. Sa froideur de commande fondit devant le désespoir qu’elle avait causé. Elle oublia un instant les promesses violentes qu’elle s’était faites de rester uniquement la fille de Margival. Elle vint se mettre à genoux devant son « père ».
– Pardon ! lui dit-elle.
Il l’embrassa au front comme il en avait l’habitude et, comprenant enfin ce qui se passait dans cette âme pétrie de délicatesse et d’honneur :
– Pardon ! murmura-t-il à son tour. Je t’épargnerai à l’avenir de me rappeler à l’ordre… Je saurai m’appliquer à n’être auprès de toi qu’un vieil ami. Je te préserverai de ma tendresse… Enfin, je viendrai le moins souvent possible… Tu ne me chasses pas, dis-moi – pour tout à fait.
Elle se releva sans répondre.
– Tu veux que je parte ? demanda-t-il.
– Je n’ai pas dit cela, mais je vous en prie, à cause de mon… père, soyez prudent. Ne me forcez plus à rougir… ni devant lui… ni en son absence.
Un coup de sonnette retentit. C’était Margival et Guerrier qui rentraient.
Le premier témoigna une grande joie du retour de son bienfaiteur.
– Vous allez reprendre la direction de la banque, lui dit-il. Moi, j’y perds mon latin, et, faut-il l’avouer, Jean pense à autre chose. Son affaire le préoccupe. La fuite de Luversan lui a porté un coup terrible.
Le banquier déclara qu’il était incapable de s’occuper d’affaires. Avant de se retirer, malgré les instances de Margival qui voulait le retenir à dîner, il fit signe à Guerrier de le suivre. Tous deux montèrent en voiture afin de pouvoir causer plus librement.
M. de Terrenoire avait parfaitement vu l’agent maladroit qui continuait à le filer.
– Je sors de chez monsieur Lacroix, dit-il à Guerrier. Il croyait que je pouvais lui donner des renseignements sur madame de Terrenoire.
– Ah ! fit Jean d’un ton qui signifiait : « Moi aussi, je le croyais. »
– Eh bien, non, je ne sais rien, je vous le jure, à vous, Guerrier, certain que vous ne me donnerez pas un démenti. L’infâme est en fuite. On l’arrêtera, si ce n’est déjà fait. Faut-il donc pour vous sauver, mon pauvre Jean, pour dissiper tous les doutes à votre égard, que le nom de Terrenoire soit livré en pâture à la foule !
– Dieu m’est témoin, répliqua Guerrier, que je n’ai rien fait contre madame de Terrenoire. Et, pourtant, dès le lendemain de mon arrestation, j’aurais pu dire à monsieur de Lignerolles : « Une femme me hait parce que je l’ai dédaignée. Une femme a juré ma perte. C’est elle qui a armé le bras de l’assassin. C’est elle qui a ourdi l’exécrable machination dont je suis victime. Interrogez cette femme, et…
– Assez ! s’écria le banquier. Mais la vie de cette femme n’est donc que crimes, mensonges et trahison ! Ah ! c’est affreux ! Et vous l’avez épargnée ! Et nous l’épargnons tous, tandis qu’elle court les grands chemins avec son dernier amant !
– Le secret a été bien gardé jusqu’à présent, grâce à messieurs de Lignerolles et Lacroix, grâce au chef de la Sûreté. Nous n’avons plus qu’un espoir, c’est qu’on retrouve Luversan et qu’on saisisse sur lui les billets et les valeurs qui prouvent sa culpabilité dans le crime du boulevard Haussmann. Quant au crime de Ville-d’Avray, il ne saurait le nier, après sa tentative de suicide. Nous parviendrons peut-être à écarter du procès madame de Terrenoire.
– Jamais ! À moins qu’elle ne se tue. Elle est trop lâche pour se tuer.
M. de Terrenoire se résigna à rentrer dans son hôtel et prit congé de Guerrier. Il y reçut le soir même une dépêche ainsi conçue :
« Venez me voir à Maison-Blanche. J’ai du nouveau.
« ROGER LAROQUE. »
Dans son impatience de savoir ce que le signataire pouvait avoir à lui révéler, le banquier, dépistant sous un déguisement l’auxiliaire de Chambille, sortit de nuit, loua un cheval au manège le plus proche et partit à fond de train chez Roger Laroque. Il arriva à l’aube du jour, ne craignit pas de sonner à plusieurs reprises, et dit à James qui, tout ébahi, vint lui ouvrir :
– Dès que votre maître sera éveillé, prévenez-le que monsieur de Terrenoire s’est rendu tout de suite à son appel.
– Monsieur Laroque pourra vous recevoir tout de suite, dit-il. Il veille sa fille qui est bien malade. Le médecin sort d’ici.
James fit entrer le banquier au salon. Un instant après, Roger Laroque descendait le rejoindre. Il était très pâle, une inquiétude mortelle se lisait dans ses yeux.
– Ma fille est en danger de mort, Monsieur. Notre entretien sera court.
– Voulez-vous que je me retire tout de suite ?
– Non. Vous allez vous reposer ici. Mon domestique vous conduira à votre chambre. Comment êtes-vous donc venu ?
– À cheval. J’ai attaché l’animal à la grille de votre villa.
– James le remisera à l’écurie. Mais venons au fait. Vous m’avez rendu, Monsieur, autrefois, un très grand service d’argent par l’intermédiaire de mon caissier, Jean Guerrier, qui est le vôtre. Je vous ai remboursé récemment, mais je vous dois de la reconnaissance. Je tiens à m’acquitter entièrement envers vous. Un étrange hasard a fait tomber entre mes mains des lettres dont la divulgation en cours d’assises serait atroce pour vous. Les voici. Brûlez-les tout de suite sans les lire. Ce sont des billets adressés par votre femme à Luversan.
Roger tendit au banquier la liasse des lettres d’Andréa.
Un grand feu allumé par James flambait dans la cheminée.
M. de Terrenoire jeta un coup d’œil sur l’une des lettres, et, pris d’un mouvement de dégoût, lança le tout dans le foyer.
– Vous avez bien fait, lui dit Laroque. Je vais vous envoyer James.
Il tendit sa main loyale au banquier qui la lui serra chaleureusement.
– Merci, dit M. de Terrenoire, et puissiez-vous sauver votre chère enfant !
Roger secoua la tête en signe de doute. Puis il remonta auprès de Suzanne.
Seul dans le grand salon, le banquier regardait avec horreur se consumer cet amas de lettres dont les cendres se rayaient de lueurs fantastiques, lorsque la porte s’ouvrit de nouveau. Roger apparut, plus pâle encore que tout à l’heure.
– Monsieur de Terrenoire, dit-il, vous pouvez encore me rendre un grand service.
– Parlez, Monsieur, je suis prêt à tenter l’impossible pour vous témoigner à mon tour ma reconnaissance.
– Vous m’obligerez d’aller tout de suite jusqu’à Méridon, une ferme où demeure, avec ses deux fils, madame de Noirville, la femme de l’avocat qui fut à la fois mon ami et mon défenseur. Vous direz de ma part à monsieur Raymond de Noirville que Suzanne est très mal. Il reviendra ici avec vous j’en suis sûr. Mon domestique vous accompagnera. Dans un instant, il sera prêt à monter à cheval. Vous consentez ?
– Comptez sur moi, monsieur Laroque.