CHAPITRE LX

 

Une profonde amitié régnait entre Diane et Marie-Louise.

– Nous n’aurons jamais de secrets l’une pour l’autre aimaient-elles à se dire à l’âge où les pensées ne font encore qu’effleurer les choses sérieuses de la vie.

Quelle tristesse pour Marie-Louise quand elle apprit l’affreuse nouvelle : Diane refusait d’épouser l’homme à qui elle avait promis sa foi. Interrogée par son amie, Diane pleura à chaudes larmes, mais refusa d’expliquer les motifs de son apparente inconstance.

– Ne me demandez rien, disait-elle. Dieu seul connaît mon secret.

Marie-Louise l’aimait trop pour insister. Le jour de son mariage, tout le monde remarqua qu’un nuage de tristesse flottait sur sa physionomie.

La jeune épouse de Jean Guerrier était heureuse, mais quelque chose manquait à sa félicité. Elle savait que Diane cachait, derrière un sourire de commande, le chagrin qui ne pardonne jamais.

Jean Guerrier reçut à ce sujet les confidences de sa jeune femme. Il n’était pas de ces égoïstes qui, rapportant tout à eux, s’offusquent d’un sentiment étranger à leur personnalité.

Marie-Louise n’en doutait pas : Diane aimait toujours Robert de Vaunoise et ce brave garçon n’avait en aucune façon démérité de sa fiancée.

Ce fut pour Marie-Louise, pour le vieux Margival, une affreuse déception quand M. de Terrenoire se décida enfin à leur faire part du prochain mariage de Diane avec l’associé, le sombre Mussidan, le riche capitaliste qui venait de sauver d’une catastrophe la maison de banque.

Marie-Louise s’écria :

– Diane est folle ou on lui force la main.

– Diane a toute sa raison, répondit froidement le banquier, et je n’admets pas que vous, Marie-Louise, qui me connaissez bien, vous m’accusiez de forcer la main à mon enfant.

Marie-Louise baissa la tête. Pourquoi Diane se sacrifiait-elle ? Pour la première fois, Marie-Louise douta de la parole du bienfaiteur de son père. Il mentait, M. de Terrenoire, quand il disait que la fiancée de Mussidan préférait cet homme à Robert.

En apprenant, dès le lendemain du jour maudit, la fin terrible de l’associé, elle se dit que le misérable s’était fait justice. Elle ne crut pas à l’accident, mais au suicide, et elle se réjouit d’un événement qui rendait toute sa liberté à son amie.

M. de Terrenoire s’en aperçut dès le premier jour. Vainement il essaya, après sa réconciliation avec Margival, de regagner le terrain perdu par un redoublement de tendresse. Marie-Louise trouvait cent prétextes pour ne jamais rester seule avec lui. Une fois cependant, comme il lui reprochait sa froideur et qu’il lui en demandait le motif : « Vous le savez bien », lui répondit-elle. Et rompant tout de suite l’entretien, elle parla de choses indifférentes, jusqu’à l’arrivée de Margival qui, lui, dans sa confiance aveugle ne se doutait de rien.

Quand Diane revint à Paris, Marie-Louise, transportée de joie, la supplia de venir la voir souvent. Mais la jeune veuve lui répondit :

– Non, je n’attristerai pas de ma présence votre bonheur. Tu ne pourrais pas t’empêcher de me demander mon secret, et ce serait pour moi le plus cruel des supplices. Je viendrai te faire mes adieux avant de prononcer mes vœux et je passerai ma vie à prier pour toi.

– Tu aimes Robert, et Robert doit t’aimer encore. Pourquoi désespérer ?

– Tu le vois, répliqua Diane, tu me questionnes encore et tu sais bien que je ne puis te répondre.

Diane était repartie à Pau sans faire ses adieux à Marie-Louise. L’amie pleura de ce manque d’égards, puis elle se consola en se disant : « Allons ! ce n’est pas encore cette fois-ci qu’elle quittera définitivement le monde. »

Deux jours après, Marie-Louise recevait de Diane, par l’intermédiaire d’une amie commune, une lettre confidentielle qui la remplit de terreur :

« Ma chère Marie-Louise,

« Pas un mot à ton mari, à ton père, à personne ! Je ne vis plus !… Mais comment te dire cela ? Il le faut bien. Ma mère est en danger… Oui, j’en suis sûre. En danger auprès de mon père qui a tout appris. Tiens-toi au courant de ce qui se passe chez moi. Donne-moi des nouvelles de ma mère, et, s’il le faut, rappelle-moi par dépêche, j’accourrai.

« Ton amie,

« DIANE. »

Tout appris ? Ah ! Marie-Louise savait bien qu’un affreux mystère planait sur la famille de son amie. Pour que Diane se fût décidée à lui écrire des choses qui n’auraient pu sortir de sa bouche, il fallait que le danger pressât. Quel danger ? Elle ne chercha pas à approfondir le mystère.

Diane lui confiait une mission : sauver sa mère. Marie-Louise congédia la messagère, et sortit pour courir chez Mme de Terrenoire.

Comme elle descendait l’escalier, des pas bien connus retentirent à l’étage au-dessous. Marie-Louise s’arrêta. Jean Guerrier rentrait avec M. de Terrenoire. Tous deux causaient à voix basse.

– Il faut que vous le décidiez, dit le banquier.

– J’y réfléchirai, répondit Jean. C’est bien délicat…

– Vous y arriverez par Marie-Louise.

– C’est encore plus délicat…

Avec une décision, une promptitude dont les femmes sont seules capables, Marie-Louise rentra chez elle sans faire de bruit, et se cacha dans un cabinet de débarras.

Aussi, pourquoi son nom se trouvait-il mêlé à ce secret, d’où dépendait peut-être celui de la mère de Diane ? S’il ne s’était agi que d’elle-même, elle n’aurait pas employé un semblable moyen. Il le fallait !

Guerrier avait une double clé de l’appartement.

– Tiens ! dit-il en entrant, Marie-Louise est sortie. Je l’avais pourtant prévenue que je reviendrais déjeuner.

Il alla à la cuisine interroger la domestique. Celle-ci ignorait que sa maîtresse fût sortie.

Les deux hommes s’installèrent au salon en attendant le retour de Marie-Louise qui, de sa place, put entendre toute leur conversation.

– Oui, mon cher Guerrier, dit le banquier, j’ai offert ce matin à Margival la direction de ma maison de banque pendant le long voyage que je vais entreprendre. Il a refusé, prétextant qu’il ne se sentait pas de force à endosser cette responsabilité. Il ne me restait plus qu’à compter sur vous. Puisque vous refusez, à votre tour, que voulez-vous que je devienne ?

Après un silence pénible, Guerrier répondit :

– Mon beau-père a bien fait de refuser.

– Pourquoi ?

– Je vais vous le dire, monsieur de Terrenoire. Mon beau-père, qui est la modestie même, s’est retranché derrière sa prétendue infériorité. Voulez-vous mon sentiment ? C’est son instinct d’honnête homme qui le pousse à décliner des bienfaits dont il n’a que trop usé.

– Oh ! Jean, vous êtes dur pour moi. Ce n’est pas seulement de la dureté, c’est de l’ingratitude.

– Je vous dois tout, c’est vrai, monsieur de Terrenoire. Mais je ne puis oublier la raison de vos bienfaits. Si Marie-Louise n’était pas votre fille, vous n’auriez jamais songé à lui choisir un mari et à la doter. Il a fallu cette abominable enquête judiciaire pour vous forcer à me confier ce secret. Au premier moment, j’étais si heureux de l’innocence de ma pauvre femme que je n’ai même pas songé à la fausseté de notre situation. Depuis, j’ai réfléchi. Ce serait une bassesse de ma part si je continuais à profiter de vos largesses, si je poussais mon beau-père à se déshonorer à son insu en acceptant la fortune des mains d’un homme qui l’a, disons le mot, indignement trompé.

– Jean !…

Le voile se déchirait. Marie-Louise, atterrée, comprenait maintenant l’infâme motif pour lequel le bienfaiteur de son père avait tant tardé à se disculper devant Guerrier. Elle était la sœur de Diane, la sœur adultérine !

Mais l’autre mystère, celui de la maison Terrenoire, allait-elle l’apprendre aussi ? Marie-Louise, prête à défaillir, rassembla ses forces. Elle espérait tout savoir.

– Et pourquoi voulez-vous quitter la France ? demanda Jean.

– Il le faut.

– J’ai lieu de m’étonner de cette résolution au moment où le procès de Luversan va s’ouvrir. Vous serez certainement appelé en témoignage.

– Tranquillisez-vous à cet égard. Les juges auront contre l’assassin toutes les preuves nécessaires. Mon témoignage leur serait donc inutile.

– Cependant… on parle d’un complice… Le connaîtriez-vous donc, ce complice ?

M. de Terrenoire eut une hésitation singulière.

– Comment voulez-vous, dit-il enfin, que j’en sache si long.

– Vous en savez toujours plus long que moi puisque vous me parlez de preuves parvenues à votre connaissance et dont le juge d’instruction n’a pas daigné me parler.

– J’ai vu Tristot et Pivolot. Ils m’ont affirmé que la culpabilité de Luversan ne faisait plus un doute. Mais, ajouta le banquier sur un ton mal assuré, ils ne m’ont donné aucun détail.

– Et qui vous dit que ces preuves, recueillies par les deux agents, n’exigent pas la confirmation de votre témoignage.

– Non, vous dis-je.

– Allons, vous en savez plus long que vous ne voulez bien le dire. Partez, puisqu’il le faut, mais ne comptez ni sur mon beau-père, ni sur moi, pour diriger votre maison.

– Pas même pendant un mois ?

– Un mois ?… Eh bien, si… je ne puis vous abandonner aussi précipitamment. D’ailleurs, il me faut bien tout un mois pour déterminer mon beau-père à quitter la banque sans éveiller ses soupçons.

– Et que ferez-vous, mon ami ?

– Tranquillisez-vous… Nous ne sommes pas embarrassés. Monsieur Laroque nous emmènera en Amérique, après le procès.

– En Amérique ! Mais c’est affreux. Alors, vous voulez me séparer de Marie-Louise ?…

– Tant que mon beau-père vivra. Après, nous verrons.

– Jean, vous êtes impitoyable !…

– Non, je suis logique. Je ne saurais me prêter plus longtemps au maintien d’une situation indigne de monsieur Margival, indigne de vous-même.

Marie-Louise entendit un sanglot étouffé. M. de Terrenoire s’abandonnait à l’excès de sa douleur.

– Si vous saviez ! Jean, s’écria-t-il. Si vous saviez !

Un « ah ! » déchirant s’échappa de sa poitrine.

– Adieu ! Jean, fit-il, adieu ! Vous ne me reverrez peut-être jamais !

– N’oubliez pas, dit Guerrier, que vous avez une autre fille. Diane a bien mérité d’être heureuse. Ce serait un crime que de la laisser s’étioler dans un cloître par désespoir d’amour.

Le banquier ne répondit pas.

– Adieu ! fit-il encore.

Et il sortit précipitamment.

Aussitôt, Marie-Louise entendit Jean s’écrier :

– Ah ! je savais bien que cette femme était la complice de Luversan ! La malheureuse ! Il la tuera !

C’en était trop. Marie-Louise s’affaissa inanimée. Jean n’entendit pas le bruit de sa chute. Il sortit à son tour, décidé qu’il était à voir tout de suite Roger Laroque pour l’avertir.

Quand Marie-Louise revint à elle, les allées et venues de la domestique lui firent comprendre que la maison était vide. Elle quitta sa cachette, gagna l’escalier sans être vue et se rendit en toute hâte à l’hôtel Terrenoire.

Il était trois heures de l’après-midi. Avant d’entrer, Marie-Louise jeta un coup d’œil sur les fenêtres de cette demeure princière. Au premier étage, entre les épais rideaux tirés de côté, un visage pâle lui apparut. C’était Andréa. Les yeux étincelants de Mme de Terrenoire cherchaient quelqu’un dans la rue. Elle aperçut Marie-Louise et essaya de lui sourire, mais ses lèvres serrées se contractèrent nerveusement.

La visiteuse fut reçue avec une aménité à laquelle Mme de Terrenoire ne l’avait pas habituée.

– Enfin, dit Andréa, voici donc une amie.

– Oui, une amie qui ne vous demande aucune explication qui ne veut rien savoir. Sauvez-vous ! Il y va de votre vie. Diane m’a écrit. Elle soupçonnait pour vous des dangers dont j’ai eu la certitude tout à l’heure.

– Vous avez vu mon mari ?

– Je ne sais rien, vous dis-je. Un hasard m’a permis d’entendre une conversation que monsieur de Terrenoire a eue avec Jean…

– Et vous prétendez ne rien savoir !…

– Rien de précis. Le peu que j’ai entendu a suffi pour légitimer les sombres pressentiments de votre fille. Il ne faut pas que vous restiez une minute de plus ici. Votre vie est en danger.

Pour toute réponse, Andréa éclata de rire.

Ce rire saccadé, sec, aigu, sinistre, fit peur à Marie-Louise.

– Attendez ! s’écria Mme de Terrenoire.

Elle entrouvrit de nouveau les rideaux et inspecta la rue.

– Il ne viendra pas ! murmura-t-elle. Je suis perdue !

Qu’attendait-elle ? Celui qu’elle guettait ainsi n’était autre que le jeune et ingénieux Célestin Damour.

– Partons ! dit Marie-Louise. Nous trouverons bien un refuge où vous pourrez échapper à tous les dangers qui vous menacent et revoir votre fille. Je vous jure que personne au monde, pas même mon mari, ne connaîtra, quoi qu’il arrive, votre retraite.

– Écrivez à Diane, répondit froidement Andréa, que ses craintes sont mal fondées, je ne cours aucun danger. Vous êtes folles toutes les deux, avec vos chimères !

– N’essayez pas de m’abuser, j’en ai assez entendu pour savoir à quoi m’en tenir. Faut-il donc préciser ! Vous êtes compromise dans le crime pour lequel mon pauvre Jean a été indignement torturé !

Andréa recula, terrifiée.

– C’est une infamie ! s’écria-t-elle. Je ne suis pour rien dans ce crime, et la preuve, c’est que je ne veux pas me sauver. Je n’ai rien à craindre de la justice !

– Pas encore peut-être. Mais vous avez tout à craindre de votre mari.

– Lui !

Elle courut à la fenêtre, chercha vainement Célestin sur le pavé de la rue, et se retournant vers la visiteuse :

– Monsieur de Terrenoire ne peut rien contre moi, dit-elle d’un air triomphant. Quant aux soupçons infâmes dont vous venez de me parler, l’avenir vous en prouvera l’inanité. Je n’ai pas à me sauver. Je ne me sauverai pas. Il n’y a que les coupables qui se sauvent !

Marie-Louise fit un dernier effort.

– Admettons que votre mari se trompe. Vous n’en avez pas moins tout à redouter de lui.

– Il n’oserait pas ! fit ironiquement Andréa.

Marie-Louise se retira le cœur serré. Elle entra dans un bureau de poste et écrivit à Diane la lettre suivante :

« Chère amie,

« Je viens de voir ta mère. Elle se porte bien. Tes pressentiments ne sont fondés sur rien.

« Profite du beau climat des Pyrénées et surtout ne désespère point de l’avenir. Tout s’arrangera.

« Je t’écrirai ces jours-ci.

« Ton amie,

« MARIE-LOUISE. »

En signant cette lettre rassurante l’amie de Diane n’en était pas moins envahie par de mortelles inquiétudes. Elle connaissait l’énergie de M. de Terrenoire. Cet homme était capable de tuer Andréa et de se tuer ensuite. Elle le plaignait, ce malheureux, et elle plaignait encore plus Margival si abominablement trompé, déshonoré.

Comme elle l’avait chéri cet homme, dont Margival ne lui parlait qu’avec respect. Il fallut tous ces sinistres événements pour la détacher de lui. Et maintenant, sachant qu’il était en danger, qu’il avait tout à craindre de son désespoir, elle comprenait qu’il lui tenait au cœur par un lien secret. Elle courut à la maison de banque.

M. de Terrenoire retiré dans son bureau avec Margival, le mettait au courant de toutes les affaires en instance.

À l’entrée de Marie-Louise, les deux hommes s’avancèrent. Margival l’embrassa tendrement.

– Quelle bonne surprise ! dit-il, Jean sort d’ici. Il est inquiet de toi. Pourquoi n’es-tu pas rentrée déjeuner ?

Elle avait son excuse.

– Parce que, dit-elle, je me suis mise en retard en faisant des emplettes dont Diane m’avait chargée et qui pressaient.

M. de Terrenoire lui avait tendu la main, et cette fois, elle ne s’était pas détournée.

Elle s’assit pour les laisser travailler et fit semblant de lire un journal.

Quelques instants après, Margival quittait le bureau pour aller donner des ordres aux employés.

– Monsieur, dit-elle à Terrenoire, j’ai à vous parler.

Sa voix tremblait et des larmes perlaient à ses yeux.

– De quoi s’agit-il, ma chère enfant ?

– De vous et de madame de Terrenoire.

Il faillit tomber à la renverse.

– Quoi qu’il arrive, dit-elle précipitamment, jurez-moi que madame de Terrenoire est en sûreté chez vous, et que vous n’attenterez pas à vos jours.

– Tu m’en demandes trop, Marie.

Il la tutoyait, comme autrefois.

– Jurez-le-moi.

– Jure-moi alors que tu ne feras rien contre moi, que tu empêcheras ton mari de m’éloigner de la maison ?

Margival venait de rentrer. Du regard le banquier répéta sa question à Marie.

Elle baissa la tête en signe d’assentiment.

Un bonheur ineffable se peignit sur les traits de M. de Terrenoire.

– Je m’en vais, papa, dit-elle à Margival. Tu dînes avec nous ce soir ?

– Oui, chère enfant. Et vous, demanda-t-il au banquier, ne viendrez-vous pas nous tenir compagnie ?

– Je pars ce soir, répondit-il ; mais, selon mes prévisions d’aujourd’hui, j’espère revenir plus tôt que je ne pensais.

M. de Terrenoire remarqua la confusion qui se peignit sur les traits de Marie-Louise. La jeune femme les laissa à leurs travaux.

« Saurait-elle quelque chose ? » se demanda le banquier avec angoisse.

Quand il eut donné à Margival et à Guerrier les explications nécessaires pour la gestion de la maison durant son absence, il rentra à son hôtel et pénétra dans le boudoir de sa femme. Andréa, nonchalamment étendue sur une chaise longue, n’avait pas eu recours à la morphine pour sortir de la réalité. Elle attendait de pied ferme les événements.

– Que me voulez-vous encore ? lui demanda-t-elle.

– Nous partons ce soir !

– Où ?

– En Espagne.

– Un beau pays, dit-elle. J’ai toujours eu dessein de le visiter, mais, cette année, je tiens à rester à Paris.

M. de Terrenoire, se demandait si cette créature était folle de le braver ainsi. Ah ! Marie-Louise avait eu une bonne inspiration de lui faire jurer qu’il contiendrait sa vengeance et qu’il n’attenterait pas à ses jours. Des lueurs rouges passaient devant ses yeux. Sans Marie-Louise, il étranglait cette femme qui osait persifler ; qui, au lieu de baisser la tête, prenait une attitude hautaine et dardait sur lui des regards de défi.

– Vous partirez ce soir avec moi, répéta-t-il.

– Je ne partirai pas !

– Vous partirez ! Vous me dispenserez d’employer la force.

– Osez-le donc.

Il leva ses deux bras au-dessus de sa tête et, les mains crispées :

– Ah ! ne me défiez pas !…

– Vous auriez tort de me tuer, dit-elle froidement. Ce serait dommage pour votre Marie-Louise et… pour monsieur Margival.

De stupeur, il se laissa tomber dans un fauteuil.

Andréa savait tout ! Comment ? Par qui ? Elle tenait son secret ! Elle avait cette arme contre lui !

Andréa le fixait, sondant ses pensées les plus intimes. Elle triomphait.

– Que savez-vous ? demanda-t-il enfin.

– Tout.

– Expliquez-vous !

– J’ai eu besoin de dix mille francs… Je ne les avais pas, je vous les ai pris.

Ce fut un trait de lumière pour le banquier. Il avait commis l’imprudence de laisser traîner un portefeuille contenant les lettres de Blanche Warner.

– Mes lettres ! s’écria-t-il. Je veux mes lettres !

– Vos lettres ? vous voulez dire celles de Blanche Warner ? Je ne les ai plus. Elles sont en bonnes mains.

Il se leva terrifié. En bonnes mains ? Les avait-elle adressées à Margival ? Il blêmit de fureur, mais que pouvait-il contre l’abominable créature qui lui jetait à la face ses vérités ? L’expiation commençait pour lui. Mieux valait continuer à parlementer.

– Pourquoi refusez-vous de partir ce soir ?

– Parce que ma présence est nécessaire à Paris.

– Nécessaire à quoi ?

– À mon salut.

– Mais on peut venir vous arrêter d’un instant à l’autre. Je suis même étonné que vous soyez encore en liberté.

– Vous savez bien que vos agents m’épargnent. On espère que Luversan ne parlera pas. D’abord, sachez-le bien, je ne suis point complice de l’assassinat. J’ignorais les projets du misérable.

– Mensonges ! Vous m’avez fait voler pour vous sauver avec votre amant et mener avec lui une vie luxueuse à l’étranger. Ceux que vous appelez : « mes agents » ne vous ont pas laissé le temps de mettre les valeurs à l’abri des recherches. Le lendemain de leur perquisition, votre amant était arrêté par sa première victime, Roger Laroque. Vous êtes complice du crime et la justice vous demandera compte de l’assassinat de Brignolet.

Elle se redressa à son tour, et d’une voix éclatante :

– Vous me parlez comme un juge d’instruction. Pourtant, j’ai dit la vérité.

– Admettons-le. Vous n’en êtes pas moins perdue. Tout vous conseille de partir ce soir. Il vous faudra prendre des précautions. Vous serez suivie.

– Mais non, vous dis-je ! Puisque vos agents ne m’ont pas encore dénoncée. J’ai le temps. Luversan peut mourir en emportant son secret. S’il ne meurt pas, j’ai encore espoir qu’il taira mon nom à ses juges.

– Vous comptez sans les perquisitions qu’on a dû faire à son domicile. On y aura sans doute trouvé des lettres de vous.

Elle se mit à trembler à cette idée.

Elle n’avait pas songé à ses lettres.

– Vous voyez bien, conclut-il, qu’il faut partir tout de suite.

Elle passa la main sur son front brûlant.

– Le domicile de Luversan ? fit-elle. Personne ne le connaît.

– Si, vous !

– Non.

– Ah ! vous mentez encore.

– Si je le connaissais, j’y serais déjà partie chercher mes lettres. Vous voyez bien qu’il faut que je reste à Paris. Laissez-moi agir. Dans trois jours, je serai fixée. Vous m’emmènerez où vous voudrez. Pourquoi avez-vous choisi l’Espagne ?

– Parce qu’il y a en Espagne des couvents dont les portes ne se rouvrent jamais pour celles qui y sont entrées.

– Jamais ! répéta-t-elle avec effroi. Et ma fille ? Comment expliquerez-vous mon absence, si vous la mariez avec celui qu’elle aime ?

– Par une expatriation ou par une disparition. Dans le premier cas, c’est que vous n’aurez rien à craindre de la justice. Dans le second cas, inutile de discuter. La famille de Vaunoise ne consentira jamais au mariage de Robert avec la fille de la complice de Luversan.

– C’est bien, dit-elle. Partez le premier. Attendez-moi à Bayonne. J’y serai dans quatre jours à l’hôtel de la Dorade, sous le nom de madame Maignan. Vous ferez de moi ce que vous voudrez. Le couvent ne m’effraie point.

Il réfléchit un instant.

– Me rendez-vous les lettres ?

– Oui, lorsque Diane sera mariée et que vous m’aurez permis de l’embrasser une dernière fois.

– Vous aimez donc votre fille ?

– Vous aimez bien la vôtre !

– Diane n’est donc pas ma fille ?

– Si je vous dis qu’elle est votre fille, vous ne me croirez pas. À votre fantaisie !

Il reçut le coup sans sourciller.

– Et quelles mesures prenez-vous pour… votre salut ?

– Ceci me regarde.

– Ne craignez-vous point de vous compromettre davantage ? Vous avez la promesse de Tristot et Pivolot. Vous feriez mieux de vous en tenir là. Il importe d’ailleurs que Jean Guerrier soit entièrement disculpé, que Roger Laroque obtienne sa réhabilitation.

Elle haussa les épaules.

– Je comprends que l’honneur de l’époux de Marie-Louise vous tienne tant à cœur ; quand à ce monsieur Laroque, vous ne le connaissez pas, ni moi non plus.

Il soupçonna la terrible vérité.

– Essaieriez-vous de faire évader Luversan ?

– Vous êtes fou ! Puisqu’il se meurt…

– Faciliter son évasion serait un crime de plus, le plus abominable de tous…

– À cause de Jean Guerrier ?

– Certes !

– Tranquillisez-vous. Je n’ai point ce pouvoir. Allez rejoindre Diane à Pau. Dans quatre jours, je serai à Bayonne, n’essayez pas de savoir ce que je tente pour… mon salut… pour notre salut ; car de mon déshonneur dépend le vôtre.

Il se sentait désarmé contre elle. Il la laissa à ses desseins ténébreux et partit le soir même à Pau.