Jean Guerrier était toujours en prison.
Les divers incidents qui venaient de se passer avaient empêché M. de Terrenoire de s’occuper de lui ; mais il ne l’avait pas oublié, cependant, et il plaignait le pauvre garçon, de l’innocence duquel il était de plus en plus convaincu, il le plaignait, disons-nous, avec d’autant plus de raison qu’il devinait la cruelle souffrance de cette âme torturée par la jalousie. Une dernière parole de Margival lui revenait sans cesse à l’esprit :
« Il y a une question de justice qui prime toutes les autres. Les preuves morales relevées contre Guerrier sont telles que, si elles n’existaient pas, il se pourrait que Guerrier vît s’évanouir toutes les autres charges. S’il est en votre pouvoir d’anéantir ces preuves morales en expliquant l’intimité qui vous est reprochée avec Marie-Louise, vous ne devez pas hésiter… »
« Il a raison, le vieux Margival », se disait Terrenoire en repassant dans son esprit les phases compliquées du drame qui avait commencé au meurtre de Brignolet.
Il n’hésita pas plus longtemps. Il écrivit à M. de Lignerolles une lettre dans laquelle il priait le juge de lui accorder un rendez-vous ayant à lui faire, disait-il, une confidence de la plus haute gravité.
M. de Lignerolles lui répondit aussitôt en le priant de passer le lendemain, dès le matin, à son cabinet.
Terrenoire fut exact. Le magistrat l’attendait ; il lui adressa un regard curieux lorsqu’il entra, accueillit froidement son salut et lui désigna un siège d’un geste.
– Vous avez à me parler, Monsieur ?
– Je suis décidé à vous confier un secret que j’ai hésité à révéler jusqu’aujourd’hui…
– Il s’agit du vol de votre caisse et du meurtre de Brignolet, sans doute ?
– Oui.
– En ce cas, parlez, je vous écoute… Une observation, pourtant : le secret auquel vous faites allusion, ne le connaissiez-vous donc point lorsque vous êtes venu dans mon cabinet, il y a quelque temps, pour la première fois ?
– Je vous demande pardon.
– S’il est aussi grave, s’il peut avoir des conséquences aussi grandes que celles que vous semblez prévoir, pourquoi avez-vous tant tardé à m’en entretenir ?
– Vous connaîtrez, quand vous saurez tout, les raisons qui m’ont fait hésiter.
– Parlez donc, je ne vous interromprai plus.
Alors, non sans trembler à tous ces douloureux souvenirs qu’il était forcé d’évoquer, Terrenoire raconta ses jeunes amours avec Blanche Warner, la grossesse de sa maîtresse, son duel, sa blessure, et comment il était resté sans donner de ses nouvelles, comment Blanche s’était mariée, le croyant mort, avec Margival, auquel elle avait donné une fille, qui n’était pas l’enfant de son mari, mais bien celui de Terrenoire : Marie-Louise !
Au fur et à mesure qu’il parlait avec cet accent pathétique qu’il est impossible de feindre, M. de Lignerolles l’écoutait avec autant de curiosité que de surprise.
Quand Terrenoire eut fini – et il lui avait été possible de deviner, sur le visage du juge, l’effet de ses paroles – il ajouta :
– En vous faisant cet aveu pénible, c’est à l’homme avant tout que je me suis adressé. C’est une confession que j’ai faite, et je vous demande le secret, comme je le demanderais à un confesseur… Vous devez comprendre à présent les raisons qui m’ont forcé au silence, alors que Guerrier et Margival m’accusaient de relations coupables avec Marie-Louise, sans savoir que Marie-Louise est ma fille !
À ce moment, M. de Lignerolles ne put retenir un geste d’attention. Il s’attendait, sans doute, à quelque allusion qu’il eût comprise, car il prêta, à ce qu’allait dire le banquier, une oreille attentive… mais il fut trompé… Terrenoire s’interrompit.
Alors le magistrat :
– Vous avez eu tort, Monsieur, dit-il, de ne pas me faire connaître la vérité dès le premier jour…
– Il n’est pas trop tard, heureusement, puisque votre instruction n’est pas terminée, et puisque le dossier n’est pas renvoyé à la chambre des mises en accusation.
– Vous savez que la justice ne peut se contenter de quelques paroles… elle demande autre chose… Moi, personnellement, monsieur de Terrenoire, je vous crois lorsque vous me dites que vous êtes le père de Marie-Louise… mais le magistrat exige autre chose…
– Des preuves, n’est-ce pas ? fit tristement Terrenoire.
– Des preuves, oui. Des preuves de vos relations avec la mère de Marie-Louise, de cette Blanche Warner dont vous m’avez parlé…
– J’y avais pensé, Monsieur, et ce n’est pas sans un serrement de cœur que je vous les livre… Les voici…
M. de Lignerolles tendit la main avec empressement.
– Ce sont, fit le banquier, les lettres d’amour de Blanche, que j’avais toujours conservées comme de précieuses reliques, car elles me rappellent les plus heureux et les plus doux moments de ma jeunesse. Elles étaient, chez moi, cachées à tous, dans le secret le plus profond… et je m’enfermais souvent, dans les premières années qui suivirent mon retour à Paris, pour les relire…
Le magistrat prit le paquet de lettres et les parcourut. Elles disaient tout, ces lettres, en effet.
Le juge d’instruction connaissait maintenant tous les incidents qui avaient suivi : le mariage de Blanche Warner avec Margival, l’inventeur ; la naissance de Marie-Louise ; la mort malheureuse de Blanche, enlevée quelques jours après par une péritonite aiguë ; la mort de Warner, qui n’avait pu survivre à sa fille.
L’accent de sincérité que Terrenoire avait mis à ce récit, sa profonde douleur en se ressouvenant de ces amours jeunes et fraîches qui avaient été le seul vrai moment de bonheur de sa jeunesse, tout cela avait frappé M. de Lignerolles, qui n’avait pas cessé d’étudier attentivement le banquier pendant qu’il parlait. Il n’eut pas, même une seconde, le soupçon qu’on le trompait.
– Je vous crois, Monsieur, dit-il, et je vous prie de me pardonner, si je vous ai demandé des preuves.
M. de Terrenoire s’inclina.
Le juge reprit :
– Seulement, il ne suffit pas de m’avoir fait cette confidence… il faut aussi que Jean Guerrier sache tout. Je souhaite que vous le trouviez aussi bien disposé que moi à vous entendre… Il est très irrité contre vous… C’est à vous qu’il reproche ce qui lui arrive, son malheur, son accusation, à vous, à sa femme et à son beau-père.
– Hélas !
– Êtes-vous résolu à lui parler ?
– Ne le faut-il pas ? N’est-ce pas nécessaire ?
– Absolument, non pour moi, mais à cause de vous. Il se peut que la justice, trouvant désormais insuffisants certains indices que n’appuient plus les preuves morales, rende la liberté à Jean Guerrier. Elle le fera sans lui donner d’explications… Elle ne lui en doit pas… mais Jean Guerrier se retrouvera dès lors en face de vous, avec la même jalousie… et, s’il ne connaît pas votre secret, qu’adviendra-t-il ?
– Je lui dirai tout ; Guerrier est un homme, il ne peut s’offenser de ce qu’il entendra… Mon histoire n’enlève rien à l’honorabilité de Margival… elle n’enlève rien non plus à la chasteté et aux vertus de Marie-Louise… il ne pourra qu’en aimer sa femme davantage, en découvrant combien injustement il la soupçonnait !
Et, après un moment de silence :
– Plaise à Dieu que je ne rencontre pas de résistance chez Marie-Louise et chez Margival… À eux je ne puis rien dire… Je ne puis déshonorer la mère aux yeux de ma fille, je ne puis enlever à Margival le respect de sa femme morte… Dieu m’inspirera…
– Il faut conquérir Guerrier… Guerrier vous aidera…
– Veuillez le faire venir.
– À l’instant, et je le préparerai à vous écouter… Peut-être même, si je le vois bien disposé et calme, lui dirai-je tout moi-même ! Entrez dans ce cabinet. Je vous appellerai quand le moment me semblera propice.
– Merci, monsieur de Lignerolles.
Jean Guerrier fut amené quelques instants après. Il était hâve et maigre ; on lisait sur sa physionomie tout ce qu’il souffrait, depuis qu’on le tenait emprisonné, de rage et d’impuissance de se sentir ainsi désarmé devant ceux qui s’étaient joués de lui et l’avaient conduit là.
Il ne rêvait que vengeance contre Terrenoire, contre Margival et contre Marie-Louise.
Après les premiers interrogatoires, Guerrier avait été écroué à Mazas, procédure qui a lieu régulièrement ; mais, depuis quelques jours, un incident très grave étant survenu dans l’enquête – la découverte de Mme de Terrenoire dans une maison meublée de la rue Saint Jacques – le juge, voulant avoir Guerrier sous la main, l’avait fait réintégrer au dépôt.
Quand il entra dans le cabinet de M. de Lignerolles, il baissa légèrement la tête pour saluer.
– Jean Guerrier, veuillez vous asseoir, fit le juge doucement.
Et comme le malheureux ne pouvait s’empêcher de tressaillir, étonné de ce ton auquel il était loin d’être habitué :
– J’ai une grave communication à vous faire.
– Grave ?
– Écoutez-moi et veuillez ne pas m’interrompre.
Alors, M. de Lignerolles reprit, de point en point, le récit fait un instant auparavant par Terrenoire, n’omettant aucun détail, glissant avec une habileté qui dénotait une extrême facilité de parole sur les renseignements qui pouvaient jeter, dans le cœur de Guerrier, un peu de rancune contre la mère de Marie-Louise, appuyant, au contraire, sur tous ceux qui pouvaient faire comprendre, excuser, sinon justifier, sa faute…
Quand l’aveu fut fait, la confidence complète, Guerrier se leva brusquement, les mains au front, un flot de sang au visage, bégayant dans son affreux trouble :
– Non, ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible… Ne voyez-vous pas que c’est une histoire, inventée par eux, par Terrenoire, par Margival, par Marie-Louise elle-même… les infâmes !
Mais le juge avait les preuves. Il avait gardé les lettres de Blanche Warner. Il les montra.
– Vous n’avez pas, dit-il, plus de raisons que moi, de vous montrer incrédule… Eh bien, moi j’ai cru !
Il y eut un moment de silence entre eux.
Ils se regardaient ; le juge souriait.
– Lisez ! dit-il. Plus tôt vous saurez… plus vite vous serez heureux.
Guerrier s’essuya les yeux.
– Je vous demande pardon, dit-il, égaré, il faut que j’attende un peu. Je ne vois plus clair…
Maintenant, de rouge qu’il était tout à l’heure, il était devenu mortellement pâle… et il tremblait violemment… Il approcha de très près les lettres et finit par les déchiffrer. Il resta longtemps ainsi, les yeux fixés sur ces lignes, qu’il parcourait fiévreusement. Quand il eut fini, il les rendit à M. de Lignerolles. Il ne parlait point, il réfléchissait. Un à un, tous ses doutes s’en allaient. Une immense quiétude entrait en lui et il se sentait revivre, comme sauvé d’un danger de mort.
M. de Lignerolles épiait ses pensées sur sa physionomie. Il lisait là comme en un livre ouvert.
– Monsieur de Terrenoire est ici, dit-il.
– Puis-je le voir ?
– À l’instant, si vous le désirez !
– Oui, tout de suite…
M. de Terrenoire écoutait. Il avait entendu, sans doute, car il entra aussitôt. Il ouvrit ses bras en pleurant. Et Guerrier s’y laissa tomber. Il pleurait, lui aussi.
– Malheureux enfant !… dit le banquier, malheureux enfant ! De quoi donc m’avais-tu soupçonné ? De quoi donc me croyais-tu capable ?
– Pardon ! fit Guerrier, j’étais fou.
– Non. Et je pardonne.
Ils se tournèrent alors, inquiets, vers le juge. C’était de lui que dépendait la mise en liberté de Guerrier. Qu’allait-il dire ? Qu’allait-il faire ?
Il comprit leur inquiétude et leur hâte de savoir ce qu’il pensait ; il avait pris tout à coup un air grave.
– Monsieur Guerrier, dit-il, je vais signer une ordonnance de non-lieu et vous remettre en liberté…
Guerrier eut un geste de joie…
– Cette liberté, vous la devez aussi bien à la déclaration que monsieur de Terrenoire s’est enfin résigné à nous apporter qu’à des découvertes que viennent de faire certains de mes agents… et qui semblent éclairer le crime du boulevard Haussmann d’une lumière toute nouvelle.
– Connaîtrait-on enfin le vrai coupable ? demanda vivement M. de Terrenoire.
– Nous ne le connaissons pas encore, dit le juge, mais il est probable que la piste que nous suivons cette fois est la bonne, et que nous arriverons par elle à la vérité.
– Si je puis vous être bon à quelque chose… si je puis vous donner quelques renseignements ?… dit le banquier.
M. de Lignerolles fut quelque temps sans répondre.
– Vous le pourrez, dit-il, et il est probable que dans cinq ou six jours je serai obligé de vous prier de passer à mon cabinet, à moins que je n’envoie chez vous des agents qui vous instruiront de ce qu’il faut que vous sachiez.
– Vous me dites cela d’un ton étrange !
Et Terrenoire était un peu pâle.
– Ne m’interrogez pas, je ne pourrais vous répondre.
Le banquier secoua l’inquiétude qui venait de naître en son esprit et demanda s’il pouvait emmener Guerrier.
– Oui, fit le juge, je vais donner des ordres à cet effet.
Et, quelques minutes après, Guerrier, appuyé sur le bras de Terrenoire, sortait, en chancelant, du cabinet du juge et descendait sur le boulevard, où il était obligé de s’arrêter tout à coup, en proie à une émotion très vive, presque à de la faiblesse, comme s’il avait été ébloui, au sortir d’une longue nuit, par les rayons aveuglants du soleil.