CHAPITRE L

 

Pivolot n’avait pas trompé Tristot en lui disant que le père Laroque en savait plus à lui tout seul que la police officieuse et officielle sur la retraite de Luversan.

Un beau matin, le père de Suzanne débarqua chez eux, le visage rayonnant. Il relevait à peine de convalescence et sa maigreur était telle que, sans ses affreuses cicatrices et sa longue barbe blanche, on n’aurait eu peine à reconnaître en lui l’opulent William Farney.

– Êtes-vous prêts, mes enfants ? demanda-t-il aux deux policiers sans prendre le temps de leur dire bonjour.

– Cela dépend, répondirent-ils en chœur.

– Il s’agit de Luversan.

– Eh bien ?

– Tenez-vous prêts demain à me suivre. Je vous conduirai dans une maison où vous trouverez Luversan en train de vaquer à ses occupations ordinaires.

– Ah ! ah ! fit Tristot, à qui Pivolot lança un coup d’œil de blâme.

Ce dernier se prit la tête dans les mains et réfléchit une demi-minute. Les deux autres l’observaient.

– Je ne doute pas, dit enfin Pivolot, du succès de votre campagne personnelle, campagne qui a commencé avant votre maladie ; mais prenez garde : en voulant vous réhabiliter, vous risquez de perdre votre jeune ami Jean Guerrier.

– Expliquez-vous ! s’écria Roger.

Tristot crut devoir prendre la parole à son tour.

– Monsieur Laroque, dit-il. Mon ami et moi, nous avons à cœur de prouver l’innocence de Guerrier.

– Moi aussi !

– Nous n’en doutons pas ; mais, si nous arrêtions dès demain Luversan comme étant le véritable auteur du crime de Ville-d’Avray, serions-nous en mesure de prouver qu’il est également l’assassin de Brignolet ?

Roger se calma aussitôt.

– Vous avez raison, dit-il ; mais quand l’aurez-vous, cette preuve ?

– Dès demain, peut-être. Cela ne saurait tarder plus de deux ou trois jours. Êtes-vous sûr de retrouver Luversan ?

– Quand je voudrai.

– Alors, accordez-nous ce court délai dans l’intérêt d’une cause qui nous est aussi chère que la vôtre.

– Vous avez dit vrai. Y a-t-il indiscrétion à vous demander des détails sur votre entreprise ?

Tristot consulta du regard Pivolot. Ils s’accordèrent instantanément pour refuser tout renseignement à Roger Laroque.

– C’est bien, dit celui-ci. Je viendrai tous les jours ici pour prendre vos ordres. Tâchons de nous entendre pour en finir avant la fin de la semaine.

Il se retira, désappointé et résigné tout à la fois. Puisqu’il fallait attendre, il attendrait. Quel était le secret des policiers amateurs ?

Bien avant le meurtre de Brignolet, la situation pécuniaire de Mme de Terrenoire n’avait pas été sans lui causer des discussions avec son mari.

Ignorant, comme il avait toujours été, des débordements de sa femme, le banquier, depuis son mariage, n’avait jamais eu de graves reproches à lui adresser ; mais Andréa était très coquette et dépensière.

Terrenoire, dont les affaires étaient prospères, et qui était puissamment aidé par Mussidan, dont l’immense fortune foncière poussait la sienne, avait desserré volontiers, et de plus en plus tous les jours, les cordons de sa bourse. Il arriva toutefois un moment où les dépenses devinrent si exorbitantes que Terrenoire eut peur et fut obligé d’intervenir. Il demanda une fois pour toutes à sa femme de lui fixer un budget, en la priant, après l’avoir établi le plus large possible, de ne le point dépasser.

– Je gagne beaucoup d’argent, ma chérie, mais cet argent va et vient, paraît et disparaît. Je suis obligé, si je veux réussir, d’être en même temps audacieux et prudent. C’est la première fois que je parle chiffres avec vous. Je veux que ce soit la dernière. Quelle somme vous faut-il par an ?

Andréa avait souri, elle aussi. Mentalement, elle fit un calcul.

– Soit, dit-elle, parlons chiffres et parlons ménage. C’est la première fois que cela nous arrive, que ce soit la dernière. J’ai des dentelles, des bijoux… que vous vous chargerez de renouveler quand il le faudra. Je ne parlerai donc que des dépenses courantes… Est-ce bien cela ?

– Justement.

Andréa fit la nomenclature de ses dépenses pour sa couturière, sa modiste, son cordonnier, sa ganterie, ses bas, rubans, bibelots, parfumerie, fleurs, coiffures ; le blanchissage, le teinturier, pour la lingerie de soie.

Terrenoire, toujours souriant, avait tiré son petit carnet de bourse, et crayonnait les chiffres, au fur et à mesure qu’ils tombaient de la jolie bouche sensuelle de Mme de Terrenoire.

Quand elle eut fini :

– C’est bien tout ?

– Je le crois.

– Avec cela, vous n’aurez plus besoin de rien ?

– De rien, je l’affirme.

– Bon.

Terrenoire additionna rapidement.

– Vous croyez que cela est suffisant ?

– J’en suis sûre.

Il lui tendit les mains ; elle avança son front ; il y mit un baiser et la garda un instant appuyée contre sa poitrine.

– Maintenant, dit-il, que cette grave affaire est terminée, j’espère bien qu’il ne sera plus jamais question de ces vilaines choses entre nous deux, Madame ?

– Jamais, dit-elle.

Et, en effet, pendant des années, il n’en fut plus question.

À mesure qu’elle atteignit, puis dépassa la trentaine, à mesure qu’elle voyait fuir les attraits de la jeunesse, elle cherchait l’équivalent pour elle dans les artifices de la toilette. Après s’être trouvée au large dans son budget, la jolie femme se trouva à l’étroit. Elle souffrit quelque temps, puis s’en plaignit à son mari.

Celui-ci fronça le sourcil et ne lui vint pas en aide.

Elle fit des dettes ; la première fois, Terrenoire les paya et fit quelques remontrances paternelles à sa femme. La seconde fois, il paya encore, mais il lui dit :

– Ma chère enfant, ma fortune n’est pas assez solide pour me permettre des dépenses aussi exagérées. Je dois songer à Diane, à notre fille. Ne m’obligez pas, je vous en supplie, à des mesures extrêmes.

Des mesures extrêmes ? Lesquelles ? Une séparation, peut-être ? Elle frémissait à cette pensée.

Pendant quelque temps, elle fut donc sur ses gardes. Et Terrenoire, n’entendant plus parler de dettes, crut que ses remontrances avaient produit leur effet.

Il n’en était rien, pourtant.

La conversion de Mme de Terrenoire dura quelques mois, au bout desquels elle retomba dans les mêmes caprices coûteux. Les dettes s’accumulèrent.

Les créanciers attendirent longtemps, très longtemps même, puis finirent par trouver étranges les tergiversations constantes de Mme de Terrenoire, par s’inquiéter de ses remises de payement, et par s’impatienter. Humblement d’abord, avec mille précautions, ils protestèrent. Ils ne voulaient qu’être payés et tremblaient de s’aliéner une aussi riche et aussi fructueuse cliente. Leurs prières ne réussissant pas, il fallut bien qu’ils en vinssent aux menaces.

L’un deux prévint Mme de Terrenoire qu’il irait trouver son mari, auquel il dévoilerait la situation s’il n’était pas payé dans les trois jours qui suivraient. Les trois jours passèrent : il ne fut pas payé, et il allait exécuter sa menace, quand une lettre de Mme de Terrenoire vint le supplier – comme dernier retard – d’attendre jusqu’au lendemain.

Le créancier impitoyable qui la poursuivait ainsi avait cependant gagné avec elle presque une fortune. C’était Kleper-Turner, le couturier à la mode.

Quand, le lendemain, Kleper-Turner se présenta rue de Chanaleilles avec sa facture, pour être payé, il n’alla pas jusqu’à Mme de Terrenoire. Il apprit en bas que la banque Terrenoire avait été volée de plus d’un million et qu’un gardien avait été assassiné.

Kleper-Turner fit la grimace, mais il se retira sans esclandre. Il attendrait quelques jours avant de se présenter rue de Chanaleilles.

M. Kleper-Turner se disposait un matin à sortir, et, sur la liste de ses courses, il avait inscrit la rue de Chanaleilles, quand on introduisit dans son cabinet deux personnages longs, maigres, ayant assez l’allure de deux magistrats, et ayant entre eux un certain air de ressemblance.

Les deux cartes qu’un domestique en livrée avait remises à M. Kleper-Turner portaient l’une le nom de Tristot, l’autre le nom de Pivolot.

C’étaient nos deux amis. En effet. Leur visite au couturier à la mode avait lieu le lendemain même du jour où ils avaient demandé à Laroque un délai pour l’arrestation de Luversan.

– Qu’est-ce qu’il y a pour votre service, messieurs ? demanda poliment le tailleur.

– Monsieur, dit Pivolot, nous sommes agents d’affaires, nous nous chargeons de recouvrements, d’achats de créances, de recherches de débiteurs disparus.

– Je ne vois pas en quoi vous pouvez m’être utiles. J’ai surtout, vous le savez, une clientèle de femmes du monde, très riches et payant presque toutes très bien. Par conséquent…

– Vous dites, monsieur Kleper-Turner, que vos clientes vous payent presque toutes. Il y a donc des exceptions ?

– Il y en a, en effet.

– Sont-elles nombreuses ?

– Non, fort heureusement. Mais c’est le secret de mes affaires que vous demandez là ? fit Kleper-Turner avec inquiétude.

– Pardonnez-nous donc. Nous irons droit au fait. Parmi les exceptions dont vous parliez, c’est-à-dire parmi les clientes qui ne vous paient pas très régulièrement, n’en est-il pas une qui se nomme madame de Terrenoire ?

M. Kleper-Turner fronça les sourcils et prit un air mécontent :

– Je n’ai pas l’habitude de raconter mes affaires à tout le monde, Monsieur, et je ne suis pas disposé, mais pas du tout, à vous faire connaître, à vous que je n’ai jamais vus, des détails que je ne confie à personne, dans l’intérêt de mes clientes.

– C’est très bien, monsieur Kleper-Turner, fit Pivolot, imperturbable, c’est très bien ; ces sentiments ainsi exprimés prouvent un caractère droit et une discrétion qui doit être, après celle d’habile coupeur, la première vertu de votre métier.

Il allait peut-être répondre vertement quand Pivolot ajouta :

– Si madame de Terrenoire vous devait quelque somme, si forte que fût cette somme, mon ami et moi serions prêts à vous la rembourser intégralement, sur-le-champ.

M. Kleper-Turner fit un soubresaut.

– Quel intérêt avez-vous ?

– Ne nous interrogez pas. Nous offrons. Acceptez-vous ?

– Si je cède sa créance, elle l’apprendra et me marquera son mécontentement.

– Donc, vous refusez ?

– Je refuse. Madame de Terrenoire se vengerait, en allant se fournir ailleurs. Voilà ce que j’y gagnerais.

– Jouons cartes sur table… Combien vous doit-elle ? Asseyez-vous, monsieur Kleper-Turner. Ne vous impatientez pas. Nous appartenons ou à peu près, mon ami, monsieur Tristot, et moi, à la préfecture de police…

– Qu’est-ce que cela me fait ?

– Rien, pour le moment. Beaucoup peut-être tout à l’heure.

– Je ne vous comprends pas.

– Patience. Madame de Terrenoire est donc votre débitrice ? Puisque vous refusez de me dire de quelle somme vous êtes son créancier, je suis obligé de faire des suppositions. Je suppose donc qu’elle vous doit… Mettons une somme ronde… cinquante mille francs. Je vous offrais tout à l’heure de me substituer à votre place et de vous rembourser intégralement. Je vous offre maintenant davantage…

– Quoi donc ? fit le juif avec curiosité.

– Soixante mille francs de cette créance.

M. Kleper-Turner eut une seconde d’hésitation.

– Non, dit-il, j’y perdrais – tout bien considéré – j’aime mieux conserver la clientèle de madame de Terrenoire.

– Soixante-dix mille ! fit Pivolot, très calme.

M. Kleper-Turner eut un nouveau tressaillement ; ses narines enflèrent et le bout de sa langue alla rafraîchir ses lèvres minces et pâles ; il parut faire un violent effort sur lui-même pour répondre :

– Non, encore une fois, n’insistez pas. Je ne puis à aucun prix vous abandonner cette créance.

– Quatre-vingt mille francs…, dit Pivolot.

– J’ai dit à aucun prix.

– Quatre-vingt-dix…

– Non.

Et M. Kleper-Turner ferma les yeux pour échapper, sans doute, à la tentation de gagner d’un seul mot, et d’un seul trait de plume, soixante mille francs.

Après ce dernier chiffre, Pivolot garda quelques instants le silence. Il ne paraissait pas trop décontenancé et il s’attendait peut-être à ce que le couturier ne lâcherait pas aisément ses droits sur sa riche cliente.

Il s’était levé, en débattant ce prix. Il se rassit en transportant sa chaise auprès de M. Kleper-Turner. Il le touchait presque. Le couturier parut inquiet.

– Je vous ai dit, monsieur Kleper, que nous étions de la Préfecture. C’est vous dire que nous ne sommes pas venus chez vous sans prendre nos précautions. Vous l’avez deviné – le plus bête l’aurait fait à votre place – que nous avions un intérêt énorme à devenir propriétaires de la créance sur madame de Terrenoire. Vous pouviez accepter mes propositions et vous avez eu tort de refuser, car vous avez perdu l’occasion de faire un joli bénéfice.

– Je ne le regrette pas.

– C’est ce que nous allons voir. Je vous prie, monsieur Kleper-Turner – notez bien que je ne vous prie plus de la même manière – de me céder la créance pour ce qu’elle vaut, c’est-à-dire pour la somme même que vous doit madame de Terrenoire, sans un sou de plus.

M. Kleper-Turner eut un haussement d’épaules.

– Vous voulez rire, dit-il.

– Pas le moins du monde.

– Cessons ce babillage, je vous le conseille. Mon temps est précieux et je ne le peux perdre en futilités.

– Le nôtre ne l’est pas moins et ce que vous traitez de futilités a une grande importance pour nous. Puisque vous avez l’esprit borné au point de ne pas nous comprendre à demi-mot, je vais être plus explicite. Vous êtes allemand, monsieur Kleper-Turner…

– Pas du tout, fit l’homme, comme offensé, c’est un mensonge, je suis alsacien.

– Naturellement. Tous les Allemands prétendent qu’ils sont alsaciens, c’est-à-dire français, pour être bien reçus chez nous. Vous n’en êtes pas moins allemand et, de plus prussien. Nous savons d’où vous venez et qui vous êtes. Inutile de nier ; car pour vous mettre les preuves en mains, nous vous conduirons, si bon nous semble, jusqu’au cabinet du préfet de police, où vous apprendrez, sans doute avec surprise et surtout avec indignation que vous faites depuis dix ans de l’espionnage pour le compte de monsieur de Bismarck.

– Moi ! fit M. Kleper-Turner très pâle. Moi ? Bonté de Dieu, qui a pu vous dire pareil mensonge ?

– Ce doit être un mensonge, et vous en êtes assurément incapable. Regardez cependant comme les plus honnêtes gens peuvent être calomniés, fit M. Pivolot goguenard.

– Oui, c’est une calomnie, une infâme calomnie.

– Voilà qui est entendu, monsieur Kleper. Vous êtes blanc comme neige. Vous êtes alsacien et vous aimez la France, ce qui ne vous a pas empêché d’être sous-officier de uhlans pendant la guerre. C’était pour mieux servir la France, sans doute, que vous combattiez contre elle ?…

M. Kleper était hébété.

– Je vous assure, répétait-il, je vous assure…

Pivolot ne le laissa pas continuer.

– Voici donc ce que je vous propose… Êtes-vous prêt à m’écouter plus attentivement que tout à l’heure ?

– Je suis à votre service, dit Kleper-Turner, humblement, mais je vous assure que je ne suis pas…

– Vous me céderez à l’instant la créance sur madame de Terrenoire… À combien se monte-t-elle ?

– À trente mille francs seulement.

– Vous consentez ?

Le couturier hésitait, se mordait les lèvres, était blême de colère.

– Je vous préviens que si vous n’acceptez pas, dit Pivolot, je ferai prendre un arrêté d’expulsion contre vous et vous forcerai de repasser la frontière.

M. Kleper-Turner fit une dernière grimace.

– Au moins, dit-il, si je vous laisse cette créance pour le prix qu’elle vaut, c’est-à-dire pour trente mille francs, croyez bien que je le fais pour vous être agréable.

Quand les deux compères furent seuls, ils se mirent à rire.

– Difficile à la détente, ce bonhomme ! Et si nous n’avions pas eu, sur son compte, les jolis petits renseignements que nous a donnés le chef du cabinet du préfet, nous aurions échoué. Il n’eût jamais abandonné ses droits.

– Voilà trente mille francs bien aventurés, monsieur Pivolot.

– Hé ! monsieur Tristot, nous serons remboursés, comptez-y. J’ai acheté ce matin, chez des orfèvres, des marchands de bibelots et autres fournisseurs de madame de Terrenoire différentes créances en souffrance depuis fort longtemps. Le tout monte à la somme assez rondelette de soixante-dix-huit mille francs. Il paraît que madame de Terrenoire est à court d’argent. Malgré son budget qui doit être assez large pour lui permettre de se passer bien des fantaisies, elle a fait des dettes.

– Terrenoire, sans être riche, fait d’excellentes affaires. Tout lui réussit. Si sa femme lui avoue cette dette, s’il paye, nous aurons perdu notre temps.

– C’est vrai, mais cela est peu probable. J’ai le pressentiment qu’elle ne dira rien à son mari et qu’elle payera.

– Nous le saurons bientôt.

– Oui, car je compte bien me rendre rue de Chanaleilles cet après-midi… Mais d’abord, allons déjeuner.

Après avoir déjeuné, les deux amis se rendirent en voiture rue de Chanaleilles et firent passer leurs cartes à Mme de Terrenoire. On leur répondit que Mme de Terrenoire n’était pas chez elle. Ils insistèrent. On leur répondit qu’elle était très souffrante et ne recevait pas, en les priant de revenir un autre jour ou d’écrire quel était le but de leur visite.

Ils renvoyèrent leurs cartes, sur lesquelles ils s’étaient contentés d’écrire : « De la part de monsieur Kleper-Turner. » On les introduisit sur-le-champ.

Or, à cette heure, pendant que Terrenoire était le plus occupé à sa maison de banque, quelqu’un tenait compagnie à Andréa : Luversan. Luversan, qui ne se savait pas surveillé de si près, mais qui, depuis la descente de police, avait la prescience d’un danger imminent, était venu pour en finir avec cette existence de fugitif. Aimait-il sincèrement sa maîtresse ? Oui et non. Il avait surtout peur d’une indiscrétion de la malheureuse. Découverte, arrêtée, Andréa, il n’en doutait pas, ne résisterait pas à ses remords : elle parlerait.

Quel était le plan de Luversan ? On s’en doute : s’emparer par ruse ou par violence du million de William Farney, enlever Andréa, et s’enfuir avec elle dans un pays où les malfaiteurs vivent à l’abri de l’extradition.

Luversan venait, après force supplications et protestations d’amour éternel, d’obtenir d’Andréa la promesse de le suivre, lorsque la femme de chambre annonça l’arrivée de Tristot et Pivolot.

Le nom de Kleper-Turner les tranquillisa – car, devinant partout des dangers, ils avaient peur – mais Luversan, qui avait laissé seule Andréa, s’arrangea de façon à voir les deux visiteurs sans être aperçu par eux ; il tressaillit ; il lui sembla que ces deux figures maigres, fines, rusées, ne lui étaient pas inconnues. Il rentra précipitamment au salon, s’élança vers Mme de Terrenoire, et lui dit :

– Prenez garde, soyez prudente !…

Étonnée, Mme de Terrenoire n’eut pas le temps de lui demander des explications ; Luversan s’était jeté derrière un haut paravent, dans le fond du salon, où il resta, n’ayant pas le temps de sortir ; et Tristot et Pivolot entrèrent. Ils saluèrent poliment, Andréa leur répondit à peine.

Elle laissa debout les deux hommes et les examina attentivement, d’un œil anxieux.

– Vous êtes chez Kleper ? demanda-t-elle. C’est bizarre, je ne vous connais pas… Il y a peu de temps, sans doute ?

– Pardonnez-nous, Madame, nous ne sommes ni l’un ni l’autre employés chez monsieur Kleper-Turner.

– Qui êtes-vous donc ?

– Nous sommes tout simplement des agents d’affaires.

– Et qu’ai-je à faire avec vous s’il vous plaît ? demanda Mme de Terrenoire, dont l’orgueil s’éveillait.

– Mon Dieu, c’est pour une affaire bien simple que nous avons le déplaisir de déranger madame.

– Et quelle est cette affaire ?

– Un petit recouvrement.

– Oh ! je comprends… Monsieur Kleper-Turner s’est fatigué d’attendre ; monsieur Kleper a perdu confiance…

– J’avoue qu’il ne s’est pas décidé sans peine.

– Et il vous a vendu…

– La créance de trente mille francs qu’il avait sur vous.

– Et, sans doute, il l’a dépréciée ?

– Au contraire, nous lui en avons offert plus de quatre-vingt mille francs ; il ne la cédait pas, il préférait votre clientèle.

– Et de quel moyen vous êtes-vous servi ? demanda Mme de Terrenoire, méprisante, mais peu rassurée.

– Monsieur Kleper-Turner, en outre de son métier, fait un peu d’espionnage pour le compte du gouvernement allemand. Nous l’avons menacé de le faire expulser.

– Quel intérêt avez-vous donc à posséder cette créance ?…

– Aucun autre intérêt que celui d’arrondir la somme que vous nous devez déjà et qui se monte à environ soixante-dix-huit mille francs… compte rond… Nous négligeons les centimes.

Imperturbable, M. Pivolot continua :

– Et c’est cette petite somme que nous venons vous prier, Madame, de vouloir bien nous rembourser.

– Sur-le-champ ?

– Sans doute. Les affaires sont difficiles. L’argent est rare et rentre difficilement. Nous sommes à découvert, et nous avons besoin de tous nos fonds.

– Je n’ai pas d’argent.

– Vous en trouverez…

– Si je ne le peux ?

– Nous le regretterons, assurément, mais nous ne sortirons pas d’ici sans avoir été payés.

– Asseyez-vous donc et restez.

– Et, comme notre temps est précieux et nous est compté, nous avons le nouveau regret de vous prévenir que, si dans une demi-heure…

M. Pivolot tira sa montre, gravement.

– Il est quatre heures juste. Donc, à quatre heures et demie, si nous ne sommes pas intégralement payés…

– Que ferez-vous ?

– J’irai trouver monsieur de Terrenoire, votre mari, je lui raconterai quelle est la situation et j’espère qu’il fera droit à notre demande.

Mme de Terrenoire était devenue pâle. Elle considérait, effarée, ces deux hommes qui restaient calmes, railleurs, devant elle, et ne perdaient pas un de ses gestes.

Pivolot profita de l’émotion où il voyait Mme de Terrenoire pour accentuer sa menace.

– Je ne suppose pas, dit-il, que monsieur de Terrenoire laisserait en souffrance une pareille dette sans la payer. Je suis convaincu également que si vous faisiez une tentative auprès de lui, cette tentative serait couronnée de succès.

– Songez que mon mari peut ignorer cette dette… que votre réclamation peut produire entre nous un effet déplorable.

– Nous ne pouvons, hélas ! Madame, entrer dans ces considérations.

La façon dont répondait Pivolot prouvait à Mme de Terrenoire qu’elle n’avait rien à attendre de leur indulgence.

Elle se dirigea vers son boudoir : dans un secrétaire dont elle avait seule la clé, se trouvait la somme volée par Luversan dans la caisse de son mari.

Sur le point de sortir, elle s’arrêta. Si elle laissait Pivolot et Tristot au salon, n’allaient-ils pas découvrir Luversan ? Et s’ils le découvraient, que penseraient-ils ?

Elle passa dans le salon qu’avaient traversé les compères en entrant et leur fit signe de la suivre. Ils obéirent. Alors, elle les pria d’attendre, ressortit, prit, sans dire un mot, Luversan par la main et l’entraîna silencieusement dans son boudoir. Luversan se laissa conduire. Il avait compris.

Seulement cette ruse fut inutile : au moment où disparaissaient l’amant et la maîtresse, Pivolot, qui avait eu soin d’oublier son chapeau, revenait, les apercevait, et si peu de temps qu’il lui fût donné de voir Luversan, le reconnaissait quand même.

« Allons, allons, tout va bien », pensa-t-il en s’esquivant.

Lui n’avait pas été vu.

« Le père Laroque, se dit-il encore, doit avoir l’adresse du citoyen. C’est pour cela qu’il fait tant le malin. »

Un quart d’heure après, Mme de Terrenoire revenait à eux. Elle tendit un paquet de billets de banque à Pivolot, qui le prit, compta lestement, mais soigneusement, soixante-dix-huit mille francs en billets de mille francs et s’inclina pour remercier en souriant.

– Je vais maintenant vous remettre une quittance en règle et les pièces qui constituaient mon droit sur vous.

Cela prit encore quelques minutes. Enfin, ils partirent.

Luversan entra. Il était horriblement pâle.

– Je suis sûr que ce sont deux agents de police, dit-il. Nous sommes perdus. Soyez persuadée que ce n’est pas sans une grave raison et pour obéir à un plan, qu’ils ont racheté ces créances et sont venus vous forcer de payer en vous influençant par la menace de tout révéler à votre mari !

Elle ne répondit pas. Elle aussi, avait eu la même pensée et partageait la même épouvante. Elle fut envahie tout à coup par la fièvre et se sentit prise de frissons convulsifs.

En vain, il essayait de la rassurer.

– Nous nous trompons peut-être, disait-il, peut-être est-ce une véritable réclamation d’argent, sans parti pris et ne cachant point de piège. Peut-être, nous effrayons-nous à tort. Calmez-vous, Andréa, calmez-vous, je vous en supplie, je ne puis vous voir ainsi sans être troublé moi-même.

– Partons tout de suite, disait-elle. Je ne prendrai même pas le temps d’embrasser ma fille pour la dernière fois. Partons.

– Pas aujourd’hui. Demain soir. Je veux que nous soyons assez riches pour mener une existence toute de jouissances matérielles, loin, bien loin d’ici. Il me reste à régler une affaire d’où dépend ma destinée.

Et Luversan sortit sans se douter qu’il serait filé par les deux policiers amateurs.