Les deux situations semblables qui se reproduisaient dans la famille Margival et dans la famille Terrenoire devaient donner lieu à deux dénouements tragiques.
On a déjà vu quelles scènes cruelles avaient fait chèrement expier à M. de Terrenoire sa position irrégulière à l’égard de Marie-Louise ; aimant cette fille à l’adoration, il se voyait accusé d’être son amant.
On a vu aussi par quelles angoisses avait passé Mussidan qui se trouvait, vis-à-vis de M. de Terrenoire, dans la situation de celui-ci vis-à-vis de Margival – puisqu’il était le père de Diane qu’il aimait, à laquelle, sans trahir, perdre ou déshonorer la mère, il ne pouvait avouer sa paternité.
Les souffrances des deux hommes étaient égales.
Mussidan était jaloux. Le regret de la trahison commise, venu trop tard pour remédier à une faute irréparable, puisque Andréa était la femme de M. de Terrenoire, avait développé chez lui le sentiment de la paternité à l’égal d’une sorte de folie ou de maladie. Enfermé dans le cercle inextricable du secret à garder, il vivait pour ainsi dire de son cœur et de ses larmes. Jaloux de Terrenoire, pendant longtemps, il n’avait pu rien faire pour le bonheur de Diane – au contraire du banquier, qui, par une préoccupation constante, avait doucement conduit Marie-Louise à l’aisance et au bonheur dans l’amour. Souvent, lorsqu’il assistait aux manifestations de l’affection ardente que Diane portait à son père, il avait peine à se contenir et se sentait envahi par le furieux désir de crier bien haut à cet homme qui lui volait les baisers de sa fille :
– Mais tu n’es pas son père !… Va-t’en !… Tu n’as aucun droit à ses caresses !… C’est moi qu’elle doit aimer !… ce n’est pas toi !…
Diane avait surpris l’entretien de Mussidan avec sa mère, le surlendemain du vol de la banque : elle avait surpris la joie fiévreuse de Mussidan qui se félicitait de pouvoir rendre enfin à Diane un service qui allait la sauver du déshonneur et de la misère, et la forcer à lui vouer, à lui, une éternelle reconnaissance. De la reconnaissance, et aussi de l’amour, peut-être !…
Pendant les jours qui suivirent, Mussidan et Andréa la surveillèrent, cherchant à surprendre, sur cette physionomie indéchiffrable, ce qui se passait dans l’âme murée de la jeune fille. Mais il leur fut impossible d’y rien lire. Diane se tenait sur ses gardes. Elle voyait Mussidan tous les jours, tantôt seul avec Terrenoire, tantôt seul avec Andréa. La moindre imprudence pouvait la trahir.
Et Terrenoire, comme à plaisir, élargissait la secrète et mortelle blessure de la jeune fille. Il lui répétait, en souriant, profitant toujours pour revenir sur ce sujet de la présence de Mussidan :
– Écoute-moi, ma fille, ma Diane chérie… Tu as pour moi un peu d’affection, n’est-ce pas ?
– Beaucoup, mon père, répondit-elle avec tendresse.
– Eh bien, je te prie de reporter un peu de ta tendresse sur mon ami Mussidan, que tu connais, que tu vois et qui t’aime depuis ton enfance.
– Mais je l’aime ! disait-elle en tremblant, en baissant les yeux devant le regard scrutateur de Mussidan.
– Je n’en doute pas… Je voudrais cependant que tu l’aimasses davantage… Sans lui, vois-tu, à cette heure, nous vivrions misérables… et comme la fille pâtit toujours du déshonneur de son père, tu vivrais déshonorée…
– Mon père !
– On ne sait ni qui vit ni qui meurt… et personne n’est mort pour avoir pris trop de précautions… Promets-moi, dis-je, si je n’étais plus là, de considérer Mussidan comme ton père, de le traiter, dans ton jeune cœur, à l’égal de celui que tu auras perdu. Comme cela, vois-tu, quand tu m’auras fait cette promesse, je serai plus tranquille.
Diane avait l’âme broyée ! Que dire ? que faire ? sinon dissimuler toujours ! Elle promit tout ce qu’on voulut.
– Je sais, fit-elle, avec un suprême effort, le grand sacrifice que monsieur de Mussidan s’est imposé… Ma mère, le jour même, m’a tout appris… et monsieur de Mussidan n’ignore pas que je lui ai voué, et que je lui garderai toute ma vie une reconnaissance éternelle !…
Et elle détourna les yeux.
– Comme tu dis cela ! fit Terrenoire, surpris et considérant tour à tour Mussidan et sa fille. Comme tu dis cela ! On dirait que cela te coûte !…
Et s’adressant à Mussidan qui était là, gêné, souffrant de tortures sans nom :
– Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce qu’il y a une querelle entre toi et ma fille ?
Mussidan alla prendre la main de Diane.
– Ai-je fait quelque chose qui vous ait fâchée ? dit-il.
Elle eut la force de sourire.
– Mon père se crée des imaginations ! dit-elle.
– À la bonne heure ! dit Terrenoire, voilà comme j’aime à t’entendre parler !… Savez-vous que j’ai eu peur, un instant ?… Je croyais que vous étiez en brouille !…
Il les laissa seuls…
Il y eut un moment de silence entre Mussidan et Diane. Tous les deux avaient mille choses sur le cœur et n’osaient les dire. Diane se leva et, saluant légèrement Mussidan, se dirigea vers la porte. Elle allait sortir, quand Mussidan se précipita vers elle, lui mit la main sur le bras et la retint. Il avait l’air suppliant.
– Que désirez-vous ? fit-elle.
Elle tremblait. Elle avait peur.
– Je voudrais vous parler…
Elle se laissa retomber sur une chaise, défaillante. Et elle murmura :
– Mon Dieu ! que va-t-il me dire ?
– Votre père avait deviné juste tout à l’heure, Diane. Il est évident que vous n’êtes plus pour moi ce que vous étiez auparavant…
– Vous vous trompez ! dit-elle glacée.
– Je ne me trompe pas. J’ai trop d’affection pour vous pour ne pas deviner ce qui se passe dans votre cœur. Ce qui me frappe surtout, dans votre changement de conduite à mon égard, c’est qu’il s’est produit justement après le service que j’ai eu le bonheur de vous rendre à vous et à votre père…
– En vérité, Monsieur, j’ignorais que j’étais, de votre part, l’objet d’une pareille surveillance.
– Ne jouez pas sur les mots, Diane. Il ne peut être question de surveillance de vous à moi. Si ma pensée se reporte constamment à ce que vous dites, à ce que vous faites, c’est mieux qu’à un sentiment de curiosité qu’il faut l’attribuer.
– Monsieur, l’expression d’un sentiment aussi vif, alors que ni mon père, ni ma mère ne sont là pour l’entendre, me semble déplacée, et je ne sais si je dois rester plus longtemps…
Elle faisait de nouveau mine de sortir. Mais Mussidan gardait la porte avec l’intention évidente de ne point la laisser sortir. Que voulait-il ? Elle le devinait, elle était sur ses gardes.
– Puisque vous avez toujours autant d’affection pour moi que par le passé, dit Mussidan, veuillez me permettre de vous embrasser sur le front comme vous me permettiez autrefois de vous embrasser…
Elle recula ; son visage était empreint d’horreur.
– Non, non ! bégaya-t-elle.
– Vous le voyez, dit Mussidan très pâle.
Mais déjà Diane était maîtresse de son émotion. Déjà sur son visage, il y avait un sourire.
– Je suis folle, dit-elle, je ne suis qu’une enfant… Pourquoi vous refuserais-je aujourd’hui ce que je vous ai accordé tant de fois ?… Pourquoi, vous-même, demandez-vous une permission dont vous vous êtes fort bien passé jusqu’alors ?
Il s’approcha d’elle doucement, sans la quitter des yeux. Et, ayant les deux mains de la jeune fille dans les siennes, sur son front, il mit un baiser. On eût dit qu’il venait de la brûler avec un fer rouge. Elle poussa un cri sourd et se recula, défaillante. Mussidan la regardait avec épouvante.
Il ne la retint plus, quand elle se dirigea vers la porte, toute chancelante et sans forces.
Le supplice de Mussidan augmenta les jours suivants. Diane ne se départait pas de son attitude froide, réservée, presque méprisante à l’égard de Mussidan. Or, un soir qu’elle était seule au salon, Mussidan entra soudain et alla, sans prononcer un mot, s’asseoir près de la jeune fille. Elle fit un signe pour le saluer.
– Diane, lui dit-il d’une voix douce, j’ai longtemps hésité à croire que vous connaissiez le secret qui me lie à votre mère, à vous-même… Votre conduite envers moi, votre refus de me répondre franchement, l’attitude que j’ai remarquée en vous, tout me prouve que ce secret, vous l’avez surpris le jour où vous avez mis sur le compte d’un malaise inexplicable la faiblesse qui vous faisait toute pâle et toute tremblante devant votre mère et devant moi… De l’entretien que je vais avoir avec vous dépendra ma vie ou ma mort, car je ne peux plus vivre ainsi. Cela seul peut-être – cette détermination d’en finir excuse mes paroles, car il faut être audacieux pour aborder un pareil sujet avec une jeune fille – et Dieu sait que je ne vous eusse jamais parlé de rien si je n’avais été sûr que notre secret vous est connu. Une autre considération, aussi, m’a engagé à ne pas me taire plus longtemps. Rien, dans tout ce que je dirai, comme rien dans tout ce qui est fait, ne peut atteindre à vos yeux l’honneur de votre mère.
Diane eut un mouvement, voulut reculer son fauteuil, et son regard alla frapper droit le regard de Mussidan.
– Votre mère reste digne de votre respect. C’est à moi que reviennent et la faute et le déshonneur ; moi seul ai été coupable, car j’ai été lâche !
– Je n’ai jamais soupçonné ma mère, dit-elle froidement. Je veux bien vous dire que je comprends vos paroles, que, malgré moi, en effet – puisqu’il faut l’avouer – j’ai surpris votre secret.
– Je vous ai dit que ce que j’avais à demander était pour moi une question de vie ou de mort !
– Quoi donc ? dit-elle sans aucun trouble.
– Je ne puis vivre avec votre haine, avec votre mépris.
– Je ne vous hais ni ne vous méprise… je vous plains…
– Vous me haïssez, ne niez pas ! Et c’est horrible de découvrir un pareil sentiment chez une fille à laquelle on est enchaîné par des liens aussi étroits que les nôtres.
– Monsieur, mesurez vos paroles, n’oubliez pas qu’on peut nous entendre.
– Qu’on m’entende donc !… Je vous aime, Diane, comme je ne croyais pas qu’il fût possible d’aimer…
Il s’arrêta, passa longuement la main sur son front.
– Je vous aime, Diane, je ne pourrais vivre sans vous. J’ai besoin de votre amitié, de votre sourire, de votre tendresse. Ah ! c’est beaucoup, tout ce que je réclame ! Mais votre cœur est-il si fermé que vous n’ayez pas un peu de pitié pour ce que j’ai souffert ?… Ah ! s’il m’était possible de vous dire quels ont été mes remords !… quand vous verrez que je ne mens pas et que je me repens, vous serez heureuse de ne m’avoir pas désespéré ! Vous ne répondez pas, Diane, vous détournez les yeux ?…
Elle dit, hochant la tête :
– Je pense à mon père !
Mussidan crispa les poings. Après un moment de silence, domptant son trouble :
– Du reste, Diane, je ne sortirai d’ici qu’avec la certitude, qu’avec la promesse que vous me pardonnerez, que vous essayerez de ne point me mépriser… ou sinon…
– Sinon ? dit-elle fièrement, relevant la tête, croyant que cette dernière parole était un défi.
Il tira de sa poche un revolver chargé.
– Sinon, c’est bien simple, je me brûle la cervelle ici, devant vous, à vos pieds !…
Elle allait répondre, quand tout à coup un léger bruit, qui se fit derrière eux, leur fit retourner la tête ; et tous les deux ensemble poussèrent un grand cri d’épouvante et d’horreur. Terrenoire était là, qui venait d’entrer et écoutait… Avait-il entendu ? Telle fut leur première pensée, telle fut leur crainte…
Terrenoire paraissait en proie à une vive émotion ; une pâleur profonde était répandue sur son visage ; il fit quelques pas vers Mussidan et Diane, puis chancela, comme si tout à coup les forces lui avaient manqué.
– Mon père ! dit Diane, tentée de se précipiter à ses pieds.
Il fit un geste pour lui indiquer de reprendre sa place. Puis, d’une voix faible, s’adressant tantôt à Mussidan, tantôt à la jeune fille :
– J’étais là, dans le salon voisin – dit-il en balbutiant, tant son trouble était grand – ; j’ai entendu quelques-unes de vos paroles… ce n’est pas ma faute… mais je ne le regrette pas… cependant je n’ai pas compris certaines choses… et je voudrais vous interroger… Cela répond bien à des soupçons que j’avais depuis longtemps ; je souhaite m’être trompé.
Diane et Mussidan se regardèrent. Une même espérance naissait pour eux tout à coup. Terrenoire, s’il avait entendu, n’avait pas tout compris ; alors, il était possible peut-être de tout lui cacher encore.
Ah ! ce regard de l’homme et de la jeune fille, que de choses il disait ! Il disait : il faut que Terrenoire, à tout prix, ignore le secret de la naissance de Diane ! Il le faut, parce que ce serait une inutile et abominable cruauté que de briser ainsi, de gaieté de cœur, la vie de cet homme !… Il disait aussi : il faut que Terrenoire ignore tout à cause de sa femme qu’il aime et respecte – en laquelle il a toujours eu confiance et qu’il n’a jamais soupçonnée. Il faut sauver Mme de Terrenoire !
Ainsi, ces deux êtres, Mussidan et Diane, dont l’un était digne de pitié, dont l’autre était innocent, allaient se sacrifier pour une femme qui, à la même heure où s’accomplissait le sacrifice, se jetait dans les bras de Luversan pour le payer et le remercier de son crime.
– Tout ce que tu as entendu, mon cher ami, pouvait être dit devant toi. Je suis prêt à t’expliquer les choses que tu as entendues et que tu n’as pas comprises. Si tu avais des soupçons, tu as eu tort de ne point me les faire connaître. Je t’aurais épargné peut-être quelques inquiétudes. En tout cas, je t’aurais empêché sans doute des mauvaises pensées.
Terrenoire ne parut pas prêter attention à ces paroles. Son front ne se dérida point, son visage resta blême.
– Ainsi, dit-il, il y a entre vous un secret ? Quel est donc ce secret, s’il vous plaît ?
Ni l’un ni l’autre ne répondit.
– Il faut que ce soit bien grave, reprit Terrenoire, pour que vous craigniez ainsi de me prendre pour confident… Puisque ma fille garde le silence, Mussidan, je fais appel à ton honneur… J’ai le droit de savoir, j’ai le droit d’ordonner… Parmi les paroles que j’ai entendues, j’ai retenu ceci, que tu me trompes depuis longtemps avec Diane… Ma fille est donc ta maîtresse ?
– Tais-toi ! fit Mussidan avec violence.
– Ah ! c’est infâme, murmura Diane.
– Quel est, dès lors, votre secret ?… J’ai entendu encore que Mussidan disait à ma fille : « Je vous aime, je ne pourrais vivre sans vous ! » Est-ce vrai ?… Est-ce vrai aussi que, quelques instants auparavant, il avait avoué cet amour en termes plus passionnés encore : « Je vous aime, Diane, disait-il, comme je ne croyais pas qu’il me fût possible d’aimer ! »
Mussidan adressa à Diane un regard par lequel il implorait à l’avance son pardon pour ce qu’il allait dire :
– C’est vrai, j’ai dit cela, je ne puis le nier.
– Tu aimes ma fille ?…
– Je l’aime !…
– Depuis longtemps ?…
– Depuis que je la vois belle, douce, digne d’être aimée…
– Pourquoi ne me le disais-tu pas ?
– Je n’osais !
– Tu n’ignores pas que Diane est fiancée à monsieur de Vaunoise, et que leur mariage, bien qu’il ne soit pas publié encore, n’en est pas moins chose convenue entre eux… S’il a été retardé, c’est à cause du vol de la banque et des affaires de Bourse où notre maison s’est trouvée mêlée…
– Je ne l’ignore pas…
– Qu’espérais-tu donc, en aimant Diane ?
– Rien.
– Tu mens. On espère, quand on est aussi pressant que tu l’étais tout à l’heure. On espère, quand on trouve dans son cœur – ou dans son imagination – des paroles aussi ardentes. On espère – et c’est une espérance inavouable que l’on n’ose confier à un ami, à un père !…
Mussidan frissonnait.
Ce que disait Terrenoire était assez clair. Il l’accusait d’avoir voulu séduire sa fille.
– Diane, fit Terrenoire, puisque Mussidan ne veut pas parler, c’est toi que j’interroge. J’ai eu jusqu’aujourd’hui confiance en ta franchise. Depuis combien de temps es-tu la maîtresse de cet homme ?
Elle éclata en sanglots nerveux. Elle, la maîtresse de Mussidan, de son père !
C’était la même souffrance aiguë que celle qu’avait éprouvée Terrenoire lorsqu’on l’avait accusé d’être l’amant de Marie-Louise, sa fille !
– N’insulte pas ta fille, Terrenoire. Chacune de tes paroles est une cruauté dont tu te repentiras et dont tu lui demanderas pardon. Ne l’insulte pas. Je serais obligé de la défendre contre toi.
– C’est déjà trop qu’elle ait besoin d’être défendue ! Si je me trompe, si ma fille n’est pas ta maîtresse, pourquoi parlais-tu de remords tout à l’heure ?… Car tu as dit : « Ah ! s’il m’était possible de vous dire quels ont été mes remords ! Quand vous verrez que je ne mens pas et que je me repens, vous serez heureuse de ne m’avoir pas désespéré ! » Que signifie ce remords ? D’où viennent ces repentirs ? On n’a ni l’un ni l’autre lorsqu’on n’est pas coupable !…
– Mais c’est moi qui parlais…
– Mais c’est toi que j’interroge.
– Eh bien ! ne te l’ai-je pas dit : J’aime ta fille !… C’est cet amour-là que j’acceptais comme une faute, et voilà pourquoi je te le dérobais.
Mais Terrenoire secoua la tête.
– Je ne te crois pas. Il y a ici un secret que vous essayez de me cacher. Il faut que je le sache… Je le saurai, avant de vous quitter. Vous n’osez me regarder, parce que vous me craignez ! Oh ! je vois trop bien que vous êtes coupables tous deux et que vous êtes devant moi comme devant un juge.
– Terrenoire, que crois-tu donc ?
– Si tu avais aimé véritablement ma fille, depuis longtemps, tu m’eusses choisi pour confident… Qui t’empêchait de me la demander en mariage ?… Il y a six mois à peine qu’elle connaît monsieur de Vaunoise.
– Diane ne m’aime pas…
– Oui, j’ai entendu aussi que tu lui reproches de te haïr. Pourquoi donc te haïrait-elle ? Que lui as-tu fait pour cela ?
Terrenoire essuya son front mouillé de sueur.
– Ah ! quel soupçon ! quel soupçon ! murmura-t-il.
Et, s’approchant plus près encore de Mussidan :
– Tu étais jaloux – tu l’as avoué – de l’amour que ma fille avait pour moi !… C’était un sentiment étrange ! Je ne me le suis jamais bien expliqué. Maintenant, je n’ose comprendre. Et je me rappelle, oui, je me rappelle… Au moment de mon mariage, tu connaissais la famille de ma femme… tu connaissais ma femme, qui était ton amie d’enfance !… ton amie !… Il y avait entre vous une certaine intimité, je l’appris par des amis qui fréquentaient la maison. Je n’y pris point garde, parce que j’étais confiant. Du reste, on n’avait rien remarqué de suspect, seulement, tu disparus tout à coup, puis Andréa se maria… avec moi ! Maintenant que je rapproche ces différents faits, je les trouve étranges.
À mesure qu’il parlait, Mussidan reprenait un peu de présence d’esprit. L’étrangeté de la situation tragique dans laquelle il se débattait lui redonnait du courage et du sang-froid.
Et il venait de prendre un parti désespéré. Il continua avec tant de calme apparent que Terrenoire fut un peu surpris et que Diane elle-même releva la tête pour écouter ce qu’il allait dire.
– L’injure que tu as faite à ta fille, l’injure que tu me fais à moi-même nous a étonnés tous les deux à ce point que nous n’avons pas eu la force de nous défendre… Ta fille ne peut que pleurer. Moi, je suis profondément affecté de tes soupçons. Cependant, il faut en finir avec ce jeu cruel…
Il parlait d’une voix de plus en plus ferme :
– Lorsque je me suis aperçu que j’aimais ta fille, j’ai juré que jamais personne ne le saurait, pas même toi ! J’ai plus de quarante ans : ta fille n’a pas vingt ans. Je ne pouvais songer à elle ; puis je me disais que si je laissais voir cet amour, tu pourrais croire que c’est en payement des services que j’ai rendus, de la fortune que tu me dois, que je te demande Diane, en t’obligeant à me sacrifier la jeunesse de ta fille. J’ai juré qu’elle-même ne saurait rien, parce que j’étais épouvanté à la seule pensée qu’elle pourrait croire aussi de ma part à un pareil calcul. Cependant je ne me suis pas tenu parole, puisque j’ai été faible. Je lui ai avoué que je l’aimais.
Et comme Diane le regardait avec horreur, incertaine si ce qu’il disait était vrai… croyant presque à cet amour infâme, il se hâta d’ajouter :
– Je l’aime et l’entoure d’un respect profond. C’est une idole pour moi que ta fille. Qu’aucune mauvaise pensée ne te vienne à l’esprit. Je l’aime, avec tout ce qu’il y a de plus saint dans l’amour. Lorsque je parlais de honte, tout à l’heure, de remords, et de repentir aussi… je voulais faire allusion à cette crainte que j’avais de voir ma pensée mal comprise, et mon amour méconnu. Il ne s’agissait pas d’autre chose, et si, Terrenoire, tu avais tout entendu, si tu étais arrivé quelques minutes plus tôt, tu aurais surpris, comme le reste, cette partie de notre conversation. Tu peux invoquer, toi-même, le témoignage de ta fille.
– Est-ce vrai, Diane ? dit Terrenoire dont le visage sembla s’éclairer et dont le cœur oppressé semblait se dilater un peu.
– C’est vrai, mon père ! dit Diane, mentant pour répondre au mensonge de Mussidan.
– Ainsi, tu n’étais pas offensée par cet amour ?
– Non, mon père. Comment aurais-je pu l’être ? Votre ami ne m’a jamais parlé qu’avec la plus respectueuse déférence.
– Ce que je ne comprends pas, dit le banquier à Mussidan, ce sont tes scrupules à mon égard. Il fallait, ainsi que je le disais tout à l’heure, me la demander en mariage.
– Il faut un jeune homme à cet enfant. Du reste, elle n’eût pas consenti, sans doute. N’est-ce pas, Diane ?
Diane fit un signe de tête. Elle n’avait pas la force de parler. Il lui eût été impossible de supporter le poids de cette conversation pénible.
Terrenoire redevenait sombre et considérait Mussidan avec une persistance singulière.
Mussidan voyait avec terreur que sa conviction était loin d’être faite, que ses soupçons renaissaient, plus forts qu’auparavant. Heureusement son énergie grandissait avec le péril.
– Cette histoire est habilement débitée, dit le banquier, mais elle ne fait pas honneur à ton invention, Mussidan. Tu essayes de te sauver d’une situation difficile…
– Je n’invente rien, mon ami, et je te prie de me croire lorsque je t’affirme que je n’aurais pas de plus grand bonheur que celui d’être le mari de ta fille…
Il était horriblement pâle en parlant ainsi.
Diane elle-même avait frémi. Tout son corps tremblait.
Mussidan continuait :
– C’est un rêve que j’ai souvent caressé. Et il m’a rendu bien malheureux, parce que plus j’y songeais et plus je me rendais compte des infranchissables obstacles qui me séparaient de Diane.
– Eh bien ! fit Terrenoire, peut-être ces obstacles ne sont-ils pas aussi grands que tu te l’es figuré.
– Que veux-tu dire ?
– Diane… je ne crois pas que ton amour pour M. de Vaunoise soit une passion bien profonde. C’est une camaraderie plutôt qu’une affection plus vive… Tu connais Mussidan ; tu sais ce qu’il vaut, de quel cœur il est doué ; tu viens de l’entendre et tu connais également la grandeur de son amour… Il est impossible que tu n’en sois pas touchée… Veux-tu vivre désormais avec la pensée que tu seras la femme de Mussidan ?…
– Moi ? que dites-vous, mon père ! fit la jeune fille, qui ne retint pas un cri d’horreur.
– Réponds-moi !…
Derrière Terrenoire, Mussidan, les poings sur le dossier d’un fauteuil, se maintenait debout avec peine.
Diane vit qu’il allait se trahir. Il fallait gagner du temps, continuer de jouer cette odieuse et épouvantable comédie !
– Je ne puis changer ainsi en si peu de temps, fit-elle. Que dirai-je à monsieur de Vaunoise ? Qu’aurait-il le droit de penser ? Certes l’amour de monsieur Mussidan m’émeut… me flatte. Il le sait… Cependant, jamais je n’avais cru qu’il faudrait me prononcer aussi vite…
Elle mit les mains sur ses yeux et s’étreignit la tête entre ses doigts crispés. Elle se calma presque aussitôt.
– Je ne veux pas forcer ton cœur, dit Terrenoire, et Mussidan, j’en suis sûr, ne voudrait pas accepter un pareil sacrifice.
– Certes, dit Mussidan. Malheureusement, je crains fort de n’être pas agréé par elle… Cela fait mon désespoir.
Terrenoire semblait apaisé et avait repris confiance. Tous ses soupçons paraissaient envolés.
– Patience, dit-il à l’oreille de Mussidan – Diane ne les regardait pas – il faut que tu l’aimes bien, – puisque tout à l’heure tu la menaçais de te tuer si elle ne répondait pas à ton amour !… Je parlerai pour toi. Patience !…
Mussidan devint encore plus pâle.
– Je te laisse donc avec elle, dit-il…, mais tu vois comme elle est émue, la pauvre enfant !… Ne lui parle plus de moi !… Tâche de la distraire ; demain, les jours suivants, il sera temps de revenir sur ce sujet…
Plusieurs jours se passèrent. Terrenoire, suivant le conseil de Mussidan, ne fit aucune allusion à Diane. Celle-ci avait repris sa physionomie habituelle. Quand elle revit Mussidan, elle lui dit :
– Que devons-nous faire ?… Je ne sais plus… je deviens folle !… En tout cela, c’est vous qui êtes coupable !… Ce serait à vous de nous sauver… Vous ne trouvez rien ?… Iriez-vous donc jusqu’au bout… et consentiriez-vous vraiment à ce mariage infâme d’un père… d’un père avec sa fille ?
Lui, sombre, fiévreux :
– Diane, vous avez compris que Terrenoire n’était pas loin de soupçonner votre mère… Un mot, une imprudence peut la perdre… Me conseillez-vous de tout raconter à Terrenoire, de lui causer cette atroce souffrance en déshonorant votre mère ?…
– Puis-je vous donner un semblable conseil ?
– Une fois les soupçons éveillés chez Terrenoire, il finira par tout apprendre, soyez-en certaine !… Puis, n’eût-il qu’un doute, ce doute ferait le malheur de sa vie !… sans cesse, il se demanderait si vous êtes sa fille !… Quel supplice pour cet homme ! plus affreux peut-être que l’affreuse vérité ! C’en était fait si je n’avais pas avoué cet amour pour vous que j’ai feint de ressentir… Ah ! je pouvais vous laisser voir mon âme et je ne mentais pas en disant que je vous aimais. Seulement, il s’est mépris sur la nature de mon affection !…
– Enfin, désormais, que ferez-vous ? Que lui direz-vous ?
– Eh ! le sais-je moi-même ?… S’est-il jamais trouvé au monde une situation plus tragique que la nôtre… et croyez-vous qu’il soit possible de la dénouer, cette situation, sinon par des moyens surhumains ?
– Mon Dieu… à quoi songez-vous donc ?
– Courbez la tête sous le sort aveugle qui vous frappe, mon enfant. Ayez confiance dans la parole d’un homme qui mourra pour vous s’il le faut, pour votre mère et pour Terrenoire lui-même dont il s’agit de sauvegarder le bonheur.
– Lorsque mon mère m’interrogera, que dois-je répondre ?…
– Dans la certitude que vous sauvez votre père et votre mère, vous puiserez le courage de répondre que si vous ne m’aimez pas encore, vous êtes prête cependant à unir votre vie à la mienne !…
– Grand Dieu !…
Elle joignit les mains. Sa terreur était si grande, son désespoir, son horreur si visibles que Mussidan ne put retenir ses larmes.
Deux jours après, Terrenoire demandait à Diane :
– As-tu réfléchi, mon enfant ?
Elle répondit affirmativement, d’un geste machinal de la tête.
Et comme il la pressait, voulant s’assurer qu’elle ne mentait pas et que ce n’était pas un sacrifice qu’elle s’imposait pour obéir à son père, elle dit :
– Je suis prête, mon père.
– Jure-moi, mon enfant, qu’en te mariant à Mussidan je ne fais rien contre ta volonté !
– Ne me croyez-vous pas, mon père ?
– Jure-le-moi, mon enfant. Certes, je te crois. J’ai cependant besoin de ce serment pour n’avoir point de remords.
Elle eut une seconde d’hésitation. Une seconde ! Son père ne s’en aperçut même pas. Et elle jura, la pauvrette, en pensant à sa mère, en regardant son père, pour lequel elle se dévouait !