Depuis l’affreuse découverte de la complicité de sa mère dans le crime de Ville-d’Avray, Raymond n’avait fait, à part sa visite en famille à Maison-Blanche, aucune tentative pour revoir Suzanne. L’infortuné comprenait que le fils de Julia de Noirville ne pouvait épouser la fille de Roger Laroque.
Il quittait souvent Paris pour revenir à Méridon, où sa mère le rappelait, et où il pouvait avoir, par son ami le garde, des nouvelles de la bien-aimée.
Un matin que, poussé peut-être par un pressentiment, il était allé tuer le temps près des ruines de l’abbaye des Vaux-de-Cernay, quel ne fut pas son étonnement d’apercevoir Suzanne en train de prendre le croquis de la brèche faite dans les ruines l’année précédente par l’écroulement du mur dont les débris avaient failli la tuer. Il voulut rebrousser chemin ; mais elle l’aperçut et l’appela.
– Je vous attendais, dit-elle. Je savais que vous étiez à Méridon et j’étais certaine que vous viendriez vous promener par ici.
– Vous ne vous étiez pas trompée. C’est ma promenade favorite. Vous m’attendiez ?
– Oui. J’ai à vous faire part de graves événements. Rassurez-vous, ces événements ne peuvent que consolider notre bonheur.
Leur bonheur ! Raymond soupira. Elle poursuivit :
– Mais d’abord, mon ami, n’avez-vous rien à me dire ?
– Rien, dit-il, d’une voix mal assurée. Elle battit des mains.
– Eh bien ! consolez-vous, dit-elle. Tout est pour le mieux.
Il frémit. Que savait-elle, de son côté ?
– Oui, mon père, sans rien me dire, cherchait aussi, lui, et activement… Hier, en rentrant d’une absence de plusieurs jours, il m’a tout raconté… Le coupable… l’assassin de Larouette… est connu…
– Connu, dites-vous ?
– Oui. Et il a avoué… Et il a tenté de se tuer… de se faire justice… Son aveu, qui n’eût point suffi, si mon père avait été seul à l’entendre, a été fait devant plusieurs témoins, et parmi ces témoins se trouvaient deux magistrats…
Et comme Raymond restait sans parler, elle lui dit ce qu’elle savait, elle lui fit l’histoire de l’arrestation de Luversan et de sa tentative de suicide. Il eut un violent soubresaut, lorsqu’elle rapporta les paroles du bandit : « Je suis coupable… mais je ne suis pas seul coupable… J’ai un complice ! »
– Vous le voyez, mon ami, acheva Suzanne, tout est pour le mieux. Maintenant, mon père peut être fier de sa vie, et moi je puis être fière de mon père… car la révision du procès ne peut se faire attendre…
Il avait la tête basse. Il ne trouvait pas un mot à dire. Le malheureux pensait à ce complice que, par bonheur, Luversan, dans son agonie, n’aurait peut-être pas le temps de nommer avant de mourir.
– Maintenant, plus d’obstacles entre nous, Raymond ! Nous pouvons avouer notre amour ! Nous sommes libres de nous aimer… et je vous aime, Raymond, oh ! je vous aime tant… si vous saviez… plus que je ne l’ai jamais laissé voir.
Lui ne répondait pas. Ses yeux la fuyaient. Son cœur était gros. Il aurait désiré être seul pour pleurer. Il était infiniment désolé et troublé.
Elle, toute à son amour, ne remarquait pas cette attitude.
– Oh ! mon pauvre Raymond, disait-elle, vous avez cru que je ne vous aimais pas !… Et vous l’avez cru longtemps… Et je souffrais plus que vous de vous tenir rigueur !… Quand je vous rencontrais et que je passais auprès de vous sans vous adresser la parole, me contentant d’un salut bien froid et bien cérémonieux, comme j’étais triste après ! que de fois j’ai pleuré, en me disant que je vous avais rendu triste aussi !
Tout à coup, ses joues se couvrirent d’une vive rougeur.
– Raymond, dit-elle, vous rappelez-vous ce jour où vous m’avez surprise endormie près de mon chevalet, contre les roches de granit de la vallée ? Eh bien, je ne dormais pas, Raymond… C’est à ce moment-là que j’ai compris que vous m’aimiez… Moi je vous laissais faire. Cela était si doux d’être regardée ainsi… Je ne savais pas encore que je vous aimais… C’est après, seulement, que je le compris.
– Chère bien-aimée ! murmura-t-il, emporté par cette tendresse.
– Hier, mon père me l’a dit : « Tu peux maintenant aimer Raymond, puisqu’il est digne de toi et qu’il t’aime. Considérez-vous comme fiancés !… » Raymond, mon père a tant souffert, voulez-vous, avant d’aller à Méridon, venir à Maison-Blanche ? Il sera si heureux de nous serrer dans ses bras… tous les deux…
– Suzanne !…
– Vous acceptez ?… Oh ! que vous êtes bon !…
– Suzanne, écoutez-moi…
Mais elle ne l’écoutait pas.
– Et ce qui le rendra plus heureux que tout, ce qui augmentera son affection pour vous, c’est que nous lui dirons, à mon pauvre père, que jamais, depuis que vous savez la vérité, jamais vous n’avez cru un moment qu’il fût coupable. Alors, plus d’arrière-pensée pour lui, lorsqu’il partagera notre vie dans quelque temps.
Sa joie débordait. Lui restait pensif et morne.
– Courons, courons vite au château… Ensuite, nous irons apprendre la bonne nouvelle à votre mère que j’aime déjà… Courons !…
Sa mère !… Il tressaillit, retira son bras.
– Mon Dieu, fit-elle, Raymond qu’avez-vous ?
Il ne répondit rien.
– Je me trompe ? Regardez-moi donc bien. Vous n’osez !
– Suzanne, je vous assure…
– Ne mentez pas. Jamais, je ne vous ai vu ainsi… Que s’est-il passé pendant notre séparation, mon ami ? Vous craignez de me prendre pour confidente ? Vous avez si peu confiance en moi ? M’aimez-vous encore ?
– Oh ! Suzanne, plus que ma vie, plus que tout…
– Raymond, je vous ai prié de venir à Maison-Blanche afin que mon père pût vous serrer dans ses bras.
Il secoua la tête.
– Je ne puis aller voir votre père, Suzanne… au moins tout de suite, mais j’irai bientôt… Permettez-moi, tout d’abord d’aller embrasser ma mère que je n’ai pas encore vue ce matin et qui a été tous ces temps-ci un peu souffrante.
– Je vous accompagnerai donc, dit-elle, soupçonneuse, voulant connaître la vérité à tout prix, nous reviendrons à Maison-Blanche avec votre mère, et, en chemin, nous lui raconterons cette triste affaire de Ville-d’Avray que nous n’avons plus de raison de lui cacher, désormais.
Il fit un brusque mouvement de frayeur.
– Non, Suzanne, je resterai auprès de ma mère toute la journée. Et, comme je suis obligé de repartir ce soir même pour Paris – une affaire importante y exigeant ma présence pour demain – je ne verrai monsieur Laroque que plus tard.
– Raymond, dit-elle d’un ton ferme, je veux savoir la vérité, dût-il m’en coûter le bonheur de toute ma vie !
– Je vous en supplie, Suzanne, ne m’interrogez pas.
– Vous voyez bien !… Il y a quelque chose !
– Hélas !
– Parlez… je veux savoir…
– Notre mariage est impossible… Suzanne…
Elle reçut le coup sans faiblir. Depuis qu’elle pensait à un malheur, c’était bien à celui-là qu’elle s’attendait.
– Pourquoi ?
– Je ne puis le dire… ou plutôt, j’ai réfléchi depuis quelque temps Suzanne… Vous rappelez-vous un mot qui vous a échappé un jour chez le garde Petit-Louis, lorsque vous avez cru à une comédie préparée par Catherine… Vous avez dit que l’un des fils de la fermière de Méridon ne ferait pas une sotte affaire s’il prenait pour femme la fille de William Farney.
– Oh ! Raymond, ce propos, vous me l’aviez pardonné. Et voilà que vous me le reprochez de nouveau.
– Je vous l’ai pardonné, Suzanne, et je ne vous le reproche pas, mais il revient, malgré tout à mon esprit… J’ai réfléchi, depuis quelque temps, Suzanne, je suis très pauvre, ma confiance en moi, en l’avenir, peut être de l’orgueil et ne pas se justifier… Je puis rester un avocat obscur… Avec son grand talent, mon père est mort pauvre… Et je ne veux pas que l’on m’accuse d’avoir fait un mariage d’intérêt…
Il s’arrêta. Elle ne l’avait pas interrompu.
Quand elle vit qu’il ne disait plus rien et attendait sa réponse, elle lui prit les deux mains et les serra dans les siennes de toutes ses forces.
– Raymond, dit-elle, gravement et lentement, vous mentez encore. Il y a autre chose que vous me cachez. Comment voulez-vous que je mette votre refus inexplicable d’aujourd’hui sur le compte de pareils scrupules ? Ne serais-je pas votre femme, si j’avais alors consenti ?
– C’eût été un grand malheur !
– Un grand malheur, dites-vous… Raymond, vous m’effrayez… Raymond, vous m’avez trompée… vous avez été le jouet de votre imagination en vous persuadant que vous m’aimiez… Vous ne m’avez jamais aimée…
– Suzanne, je vous le jure, je vous aime…
– Comment vous croirais-je ?
– Je vous jure… oui, je vous jure, Suzanne qu’en parlant de votre fortune, j’ai dit la vérité.
Elle le regarda avec une fixité singulière. Sous son regard limpide et droit, il se sentait troublé. Il craignait de n’avoir pas assez d’énergie pour dissimuler encore.
– Ainsi, dit-elle, c’est la vérité… vraie ?
– Oui.
– Vous le jurez ?
– Je vous le jure !
– Ma fortune est le seul obstacle à notre mariage, à notre bonheur ?
– Le seul.
– Eh bien, tranquillisez-vous, mon ami, dit-elle avec une sorte de dédain. Rien n’est plus facile que de faire disparaître cet obstacle.
– Comment ?
– En Amérique, il est une coutume que vous ignorez peut-être. Les jeunes filles se marient sans dot… Les parents, si riches qu’ils soient, ne sont pas tenus d’enrichir leur fille. Mon père suivra la coutume américaine. Votre fierté ne sera donc pas blessée.
Un orage de la saison dernière avait déraciné un chêne dont les branches s’étaient trouvées arrêtées dans les branches d’un autre chêne voisin. Le tronc formait un siège adouci par la mousse qui tout de suite avait poussé là.
Elle s’y assit, l’attira de force auprès d’elle. Il se laissa tomber presque à genoux, mais détournant toujours les yeux et n’osant la regarder.
Dans ses deux petites mains dégantées, elle serrait étroitement sa main, ses doigts s’entrelaçant aux doigts du jeune homme, voulant à toute force vaincre son obstination, lui communiquer son épouvante de l’avenir ; s’il persistait, le ramener à elle en augmentant ses regrets, s’il était possible encore.
Il aurait bien voulu fuir, se sentant éperdu sous cette caresse ardente, les yeux troublés, le cœur douloureusement serré.
– Raymond, je vous en supplie…
C’est à peine s’il eut la force de murmurer, d’une voix éteinte :
– Laissez-moi, Suzanne, adieu, il le faut…
– Raymond, dit-elle, aussi à voix basse, comme l’appelant dans une langueur d’amour… Raymond, je vous aime tant !
Il eut dans une contraction de la gorge un spasme de douleur horrible, insupportable. Mais par-dessus ces atroces angoisses, l’énergie surnageait.
– Adieu… Plus tard… Si vous saviez…
Elle portait à ses lèvres la main de Raymond et l’embrassait comme les mères embrassent doigt par doigt, les mains des enfants tout petits, et si fraîches et humides que fussent ces lèvres qui prononçaient de si douces et enivrantes paroles, Raymond sentait des brûlures qui lui faisaient mal… sa tête flottait dans une ivresse, ses yeux ne voyaient plus… et les paroles de Suzanne n’arrivaient à son oreille que comme venant de loin…
Et tout à coup, s’arrachant aux caresses de la jeune fille, il se mit à courir de toutes ses forces, gagnant la bordure de la forêt, pour s’éloigner d’elle, craignant de succomber à son amour, à ses prières si tendres et si douces.
Il ne s’arrêta point sur la lisière et s’élança dans la campagne. Elle s’était levée, elle aussi, interdite, ne comprenant pas, tout d’abord… Ce ne fut que lorsqu’il disparut qu’elle vit qu’il la fuyait… Elle s’élança.
Déjà, il était loin, courant toujours entre les moissons, dans les prés et les blés de la campagne, courant sans s’arrêter, comme un fou…
Elle tendit vers lui, d’un mouvement instinctif, ses mains suppliantes, et par deux fois appela :
– Raymond ! Où vas-tu, Raymond ?
Mais il était trop loin pour l’entendre.
Et quand elle ne le vit plus, pour ainsi dire évanoui derrière les arbres qui entouraient Méridon, elle sentit en elle un vide énorme, comme s’il avait emporté avec lui sa vie, son âme, son souffle, avec son bonheur. Et elle tomba sur la mousse, les bras en croix.
Quand elle se releva, elle reprit en trébuchant, les deux mains sur le front, le chemin de Maison-Blanche.