CHAPITRE LXXXII

 

Comme le supposaient les policiers, Luversan avait eu la chance inouïe d’échapper à la mort dans le puits où Célestin Damour l’avait précipité.

La profondeur de la nappe d’eau courante et l’épaisseur de la couche de vase qui garnissait le fond dans l’entonnoir naturel, amortirent la chute du bandit. Il se dégagea aussitôt, tira de sa poche son revolver renfermé dans un étui et envoya une balle à Célestin. Il regretta immédiatement cet emploi inutile de sa poudre et songea à fuir au plus vite.

Machinalement, il porta la main à la poche intérieure de côté où devait se trouver le portefeuille contenant l’argent et les titres volés dans la caisse de Jean Guerrier ainsi que la fortune de Tristot et Pivolot. Ce portefeuille avait disparu. Certain de l’avoir eu en sa possession avant sa terrible chute, Luversan pensa qu’il avait glissé de sa poche. Vainement il fouilla la vase pour le retrouver.

Pendant cette recherche, les secondes lui parurent des siècles. Par où fuir ? De la hauteur, les gendarmes ne pouvaient manquer de l’apercevoir s’il se hasardait dans les ruines. Il se voyait perdu et cependant il s’attardait encore au fond du puits, plongeant dans la vase, la bouleversant de ses mains avides.

Soudain, il découvrit, contre la paroi opposée à la brèche par laquelle Tristot avait gagné le premier les ruines, un anneau scellé dans une pierre, à environ cinquante centimètres sous l’eau. Il tira de toutes ses forces sur cet anneau, sentit la pierre remuer. C’était peut-être une issue secrète donnant sur un autre souterrain. La peur le fit redoubler d’énergie. La pierre céda et il put l’amener à lui. L’eau s’engouffra dans le trou béant et son niveau ne tarda pas à s’abaisser.

Luversan constata que la pierre s’emboîtait dans une rainure et qu’elle était munie d’un second anneau à la face opposée au premier. Un homme pouvait passer par l’ouverture. Luversan s’y glissa les pieds en avant, sans lâcher la pierre. L’espoir lui revint quand, ayant enflammé une allumette, il se vit dans un souterrain. « Charles Boizard, se dit-il, ne connaissait pas cette issue. » Il marcha longtemps sans trouver le bout du souterrain. Tout à coup, un peu d’air lui arriva aux poumons et rafraîchit ses tempes baignées de sueur.

Le bruit d’un seau violemment remué et battant contre une muraille parvint à ses oreilles. Il comprit qu’il était près d’un nouveau puits dépendant d’une maison habitée et où quelqu’un était occupé à tirer de l’eau. Trois pas de plus, et il fût tombé dans ce puits dont le second orifice se trouvait au beau milieu de la galerie souterraine. Luversan s’en approcha et put toucher la corde.

Là-haut, tout en redescendant le seau, une jeune fille chantait cette ronde de l’ancien temps. Après avoir tiré trois seaux d’eau, la jeune fille s’éloigna, toujours chantant.

Luversan s’assit au bord du puits sur la terre humide. Il entendit pendant trois grandes heures la jeune fille rincer du linge. De temps à autre elle revenait puiser de l’eau. Puis ce fut le père qui rentra. Sa voix retentit furieusement.

– Comment Jeannette ? La soupe n’est pas encore servie ! À quoi passes-tu donc ton temps ! Je t’avais promis de te conduire chez les dompteurs, à Beaumont : tu n’iras pas. D’abord, nous avons d’autres chiens à fouetter que de perdre notre temps et notre argent en billevesées. Il y a des assassins qui se promènent en liberté dans la région.

– Des assassins ? oh ! mon Dieu !

– Deux assassins, dont l’un a tué le châtelain des Mouettes et lui a volé ses papiers. Le gredin s’était installé aux Mouettes sous le nom de Charles Boizard. Il paraît que c’est le même qui a assassiné autrefois un usurier, à Ville-d’Avray, crime qu’on avait mis sur le dos d’un honnête homme Roger Laroque. Tout le monde sait ça.

– Oh ! mon Dieu ! s’ils allaient venir ici quand tu n’y es pas !

– Tu vas me faire le plaisir d’aller chez ta tante. Les assassins peuvent venir ici ; ils ne trouveront rien à voler. Fais-moi une grillade de porc ; ça suffira.

Ainsi donc, la maison allait être abandonnée après le déjeuner de ces pauvres gens. Luversan le savait et il ne manquerait pas d’en profiter.

Il attendit trois quarts d’heure avant d’agir. Le bruit des portes fermées avec soin par le père de Jeannette acheva de le rassurer et tirant sur la chaîne, il en éprouva d’abord la solidité. Les anneaux tinrent bon, ainsi que la poulie. Alors il se hasarda à faire, à la force du poignet, la pénible ascension et atteignit la margelle sur laquelle il s’assit, épuisé.

Quand il eut repris haleine, il regarda où il se trouvait. Le puits était situé dans une cour étroite donnant sur l’habitation et sur un verger clos de planches avec porte fermée au loquet. Luversan tourna autour de la maison. La faim lui talonnait l’estomac.

Grâce à un carreau cassé de la fenêtre du rez-de-chaussée, il put facilement, en passant son bras à l’intérieur, tourner l’espagnolette. Luversan pénétra dans la place. Il se trouvait dans l’humble chaumière d’un cantonnier. Il ouvrit tous les placards. Au fond de l’un d’eux, il trouva de vieilles croûtes de pain réservées sans doute aux animaux domestiques. Il s’en fit un régal et, de plus, en remplit ses poches. Puis il chercha et trouva le cellier. Il se versa une forte rasade de cidre. Par précaution, il en remplit une bouteille qui alla rejoindre les croûtes au fond de sa poche.

Dans un tonneau, il découvrit un fort quartier de porc. Cette fois, il n’hésita pas à pratiquer une entaille en plein lard et il apaisa sa faim comme il avait étanché sa soif. Cela fait, il inspecta soigneusement la maison. Il ne s’empara que d’une vieille blouse bleue hors de service, d’un pantalon de toile et d’une casquette mise au rebut. Il fit un paquet de ces hardes.

Le grenier, éclairé par une fenêtre donnant sur la campagne, était rempli de fourrage. Luversan redescendit fermer la fenêtre, s’assura que tout était en ordre et alla s’étendre au fond sur l’entrecroisement des bottes de foin.

Luversan sommeillait lorsqu’il entendit revenir le cantonnier avec sa fille.

Il colla son oreille contre le plancher.

– Oui, c’est comme ça, disait le Normand, les scélérats nous ont fait trotter en pure perte. C’est à n’y rien comprendre. Paraît qu’on a fouillé toute la ferme pour le roi de Prusse ! Et cependant, ils ne peuvent avoir fait beaucoup de chemin. Sans quoi, on les aurait vus, que diable ! Quant à moi, j’en ai assez, et je me couche.

Bientôt la maison du cantonnier fut plongée dans le silence.

Vers quatre heures du matin, Luversan se glissa pieds nus jusqu’à la fenêtre qu’il réussit à ouvrir sans faire le moindre bruit.

Un haut noyer allongeait ses branches jusque par-dessus le toit de l’humble habitation.

Il régnait un de ces brouillards intenses, un de ces brouillards comme il en fait sur la côte normande à l’automne. Luversan résolut de profiter de ce manteau naturel pour faire du chemin. N’avait-il pas la carte détaillée de tout le Cotentin et de plus, ne possédait-il pas, attachée comme breloque à sa chaîne de montre, une boussole avec laquelle il était certain de ne pas perdre le nord ?

Il résolut de gagner la voie ferrée entre Cherbourg et Sottevast. Si, près de la gare de Couville il réussissait, à la faveur du brouillard, à monter dans un train en marche, il réussirait tout au moins à sortir du terrain le plus dangereux pour lui. Les brumes ne se dissiperaient certainement pas avant onze heures du matin, ce qui lui permettrait de descendre aux environs de Caen. Arrivé là, il n’aurait plus à craindre la surveillance locale. Il pourrait se remettre en route par le moyen le moins acrobatique, c’est-à-dire en prenant son ticket à l’une de ces gares campagnardes.

Luversan se passa, par-dessus ses habits souillés de boue, la blouse et le pantalon bleu du cantonnier, et coiffé de la vieille casquette de son hôte, descendit lestement dans le pré à la force du poignet, passant d’une branche à l’autre du noyer, puis se laissant glisser le long du tronc poli de ce complice inconscient.

Les yeux fixés sur sa boussole, il obliqua vers l’est. Le brouillard était si épais que le fugitif y voyait à peine à ses pieds.

L’étoile du bandit ne l’abandonna pas encore. Elle le conduisit sur le territoire de Beaumont, gros bourg où l’on arrive, en partant de Cherbourg, par une route qui suit, pour ainsi dire, le bord septentrional de La Hague après des alternatives de montées et de descentes jusqu’à une hauteur de deux cents mètres au-dessus du niveau de la mer.

Soudain, au beau milieu d’un grand pré, il s’arrêta, stupéfait, en apercevant un grand diable d’homme, habillé de velours marron, et qui tenait de chaque main une longue corde garnie d’une boule de plomb à chaque extrémité.

Il était arrivé à trois pas de ce mystérieux personnage sans avoir été entendu de lui.

Dans le lointain, retentissait le galop effréné d’une troupe de chevaux en fuite.

« Tiens ! se dit-il, voilà un gaillard qui m’a tout l’air de chasser non les bipèdes de mon espèce, mais les quadrupèdes dont on peut tirer un bon prix sur le marché. Ce doit être un confrère. Ma foi ! Il ne tient pas trop mal le lasso. Je parierais qu’il a chassé le buffle dans l’Amérique du Sud. »

Sans bouger de place, l’homme attendait patiemment le passage de la troupe chevaline pour jeter le lasso. C’était le dompteur Malmenade qui venait chercher les éléments d’un copieux repas pour ses bêtes et pour sa cuisine personnelle.