CHAPITRE LVII

 

Quand, au retour de Ville-d’Avray, Laroque rentra le soir à Maison-Blanche, il trouva Suzanne au lit, avec une grosse fièvre. Il fit venir le docteur Lagache qui resta longtemps près d’elle et ne se prononça pas. Il la vit très agitée et, connaissant sa nature nerveuse, il redoutait des complications. Laroque fut alarmé.

– Un grand trouble moral, une très forte émotion…, disait le médecin… voilà ce que je soupçonne…

Laroque pensait à la joie de sa fille quand il lui avait dit, quelques jours auparavant, que l’assassin de Larouette était connu, arrêté.

– C’est cela, disait-il, ce ne peut-être que cela… C’est ma faute… j’aurais dû prendre des précautions.

Et au docteur avec inquiétude :

– Mais vous ne voyez là aucun symptôme inquiétant ?

– Non… du moins aujourd’hui… je l’espère… je n’ose rien affirmer… Je reviendrai demain…

Et il partit en répétant : « De la prudence ! De la prudence ! »

Laroque passa la nuit auprès du lit de sa fille. Seulement, elle semblait abattue par une tristesse morne. En vain, son père essayait-il de la distraire, par un gai visage, par des tendresses inventives, par de gais propos, elle n’avait pas l’air de comprendre. Elle répondait à peine.

– Qu’as-tu, chère enfant ? demandait Laroque.

– Je suis malade, père, et triste, oh ! triste à mourir !…

– Mais qu’est-ce qui t’a rendue malade ? Mais pourquoi es-tu triste ?

Elle ne répondit pas tout de suite, puis :

– Parce que je suis malade, disait-elle.

Elle ne trompait pas son père. Longuement il la regardait, en silence, et, n’osant plus rien dire, il soupirait.

La fièvre redoubla les jours suivants, et le délire revint. Enfin, la maladie se déclara très intense : c’était encore la fièvre typhoïde. Laroque ne vivait plus.

– Rassurez-moi, je vous en prie, disait-il au médecin.

Celui-ci ne le pouvait. Il faisait preuve du plus grand dévouement. C’était tout ce qu’il devait, alors. Plus tard, quand la maladie aurait suivi son cours, on verrait. Pour l’instant, il était impossible de l’enrayer.

– La vie de cette enfant a dû être troublée, disait-il.

Il interrogeait Laroque du regard, désirant être renseigné. Et Laroque croyant dire la vérité :

– Oui ! une grande joie… Une joie inespérée !…

Le médecin doutait… Il croyait plutôt à quelque grande douleur. Il insistait :

– Mademoiselle Suzanne n’a pas éprouvé de contrariété ?

– Non. Aucune. J’obéissais à tous ses caprices.

– Aimait-elle ?

– Elle aime et elle est aimée. Elle se mariera bientôt.

Le docteur Lagache ne paraissait pas convaincu, malgré tout. Laroque ne quittait plus la chambre de sa fille. Ce qu’il ignorait, il l’apprit pendant un accès de délire de l’enfant, car elle avait le délire presque toutes les nuits, presque tous les jours.

Une nuit, elle parla… par phrases entrecoupées… heurtées… mais qui avaient un sens, pourtant. Il sut que Raymond ne voulait plus d’elle… Raymond connaissait son passé. Suzanne lui avait tout dit. Il sut que Suzanne lui avait confié les dramatiques événements qui avaient amené l’arrestation de Luversan… Il sut, enfin, que Suzanne était abandonnée, sans espoir, elle qui avait mis sa vie dans cet amour… elle qui, certes, ne devait aimer qu’une fois, et devait mourir d’être repoussée. Il apprit tout.

« Voilà pourquoi elle était triste, se dit le malheureux père, voilà ce qui l’a rendue malade… Voilà de quoi elle se meurt !… »

Il fit atteler et courut à Méridon. Il avait l’espoir d’y rencontrer Raymond. Il voulait avoir une explication avec lui.

C’était un dimanche ; Raymond était arrivé la veille au soir. Il se trouvait avec son frère et sa mère à la ferme, quand la voiture de Laroque entra dans la cour. À sa figure bouleversée, Raymond comprit que Laroque savait tout, et un pressentiment – inspiré par son amour –, lui dit que Suzanne était malade.

Il aurait voulu fuir ce père en qui il devinait une terrible douleur, mais Laroque s’approcha de lui sur-le-champ, comme s’il avait lu cette pensée dans ses yeux, et à voix basse :

– Il faut que je vous parle sans témoin…

Une demi-heure après, ils se promenaient tous deux, seuls, dans l’allée de grands arbres qui précède Méridon. Longtemps ils restèrent l’un auprès de l’autre, marchant à petits pas oppressés et silencieux.

Ce fut Raymond qui, réunissant tout son courage, prit la parole :

– Vous avez voulu me parler, monsieur Laroque ?

– Oui, Monsieur. Ma fille est très gravement malade. Elle a la fièvre et le délire. Dans son délire, elle a laissé échapper des mots qui m’ont révélé… d’abord qu’elle vous avait appris mon innocence et ma réhabilitation prochaine, enfin que vous ne vouliez plus d’elle, alors que vous l’aimiez et que vous aviez demandé sa main… Tout cela est-il vrai, Monsieur ?

– Oui. Je sais que, malgré votre condamnation, vous êtes le plus loyal et le plus honnête homme du monde, je sais que vous avez été profondément malheureux.

– Ma fille vous aime, monsieur de Noirville, et elle est malade aujourd’hui, parce qu’elle vous aime. En souvenir de l’amitié qui nous unissait votre père et moi, voulez-vous me dire pourquoi vous la désespérez ? D’où vient votre brusque changement ? Quelles inexplicables raisons vous conduisent ?… Enfin, la vérité, Monsieur.

Raymond resta longtemps sans parler.

– Vous me demandez, Monsieur – dit-il avec une infinie tristesse –, quelles sont les raisons de ma conduite… Il en est deux… L’une de ces raisons, la plus puissante, je ne vous la révélerai jamais, n’y comptez pas, ne m’interrogez pas. L’autre, du reste, vous suffira.

– L’autre ? disait Laroque, le cœur serré.

– Il y a un mois, quand je sollicitais la main de Suzanne, je ne savais pas ce que j’ai appris depuis…

– Quoi donc ? ma condamnation ?… Suzanne vous a tout dit… Et cela n’a pas changé vos projets…

– Ce n’est pas cela… ce que j’ignorais, alors, – ce que je sais aujourd’hui, c’est que vous avez été…

– Un forçat ?

– Un forçat ! Cela vous fait presque honneur puisque vous êtes innocent !

– Alors, que voulez-vous dire ?

– Vous avez été l’amant de ma… mère !

Roger tressaillit violemment… Une pâleur mortelle se répandit sur son visage… il ferma les yeux et baissa la tête très bas.

– Vous invoquiez l’amitié qui existait entre mon père et vous… Cette amitié, mon père en a été victime… Il en est mort… Et il est mort de la révélation de son déshonneur… Le nierez-vous ?…

– C’est vrai ! balbutia le malheureux.

– Insisterez-vous encore, monsieur Laroque ?

– Non. Certes, votre mère et moi, nous avons été coupables, jadis, mais j’en ai été atrocement puni… Vous le savez… Un mot de votre mère aurait pu me sauver… Ce mot, elle ne l’a pas dit… Un mot de moi pouvait la déshonorer, et m’arracher, moi, au bagne – je ne l’ai pas dit –, j’ai préféré condamner à la honte éternelle ma femme, ma fille, moi-même… J’ai donc payé suffisamment ma faute… Mais, je vous le demande, monsieur de Noirville, est-il juste de punir ma fille d’une faute commise par son père… et si chèrement expiée par lui ?… En dehors de nous, de nos souvenirs, de nos tristesses, de nos rancunes même, si vous voulez, il n’y a plus qu’une jeune fille malade, qui mourra si vous ne lui venez en aide. Et c’est pour elle que je vous supplie…

Mais Raymond secouait la tête :

– Non, non, c’est impossible.

– Vous ne l’aimiez guère, cette enfant !

– Ah ! Dieu ! fit-il dans l’explosion d’un désespoir violent…

– Je vous ai montré que nos situations se valaient, par la même somme de malheurs arrivés à chacune de nos deux familles par la faute de l’autre… Ce n’est donc pas cette première raison, tout à l’heure invoquée, qui motive votre refus… Vous avez parlé d’une autre… que vous taisiez… C’est celle-là, j’en suis sûr, qui vous guide. Me la ferez-vous connaître ?

– Jamais !

– Cette raison n’existe pas, dit Laroque avec fermeté.

– Je vous le jure.

– Vous mentez !

– Monsieur Laroque…, dit-il blême… je suis bien malheureux… Vous voyez que je souffre, épargnez-moi… un peu de pitié.

– De la pitié, en avez-vous pour moi qui vous supplie, pour ma fille, belle, jeune, innocente, et que vous tuez ?… De vous, d’elle et moi, qui est à plaindre ?

– Laissez-moi, n’insistez pas…

– Soit, dit Laroque, – je retourne à Maison-Blanche… et si ma fille peut m’écouter et me comprendre, je lui dirai ce que je vous ai demandé et ce que vous m’avez répondu.

Raymond eut un sanglot sourd, sans larmes.

– Faites, dit-il… peut-être que cela vaut mieux…

Ils revinrent à Méridon sans plus rien ajouter. À la ferme, Raymond s’esquiva et Laroque ne le vit pas, quand il prit congé de Julia et de Pierre.

À Julia qui, ne lisant plus depuis longtemps les journaux, ignorait l’arrestation de Luversan, il ne dit qu’un mot :

– Raymond et Suzanne s’aiment… Raymond a rendu sa parole à Suzanne sans vouloir s’expliquer… et Suzanne se meurt… Sauvez-la, vous, Madame.

Et il s’était enfui, fouettant son cheval, parce qu’il sentait que des larmes lui venaient, et qu’il ne voulait pas qu’on le vît pleurer.

Tout d’abord, Julia resta songeuse. Que s’était-il passé ? Pourquoi Raymond, qui l’aimait tant, refusait-il maintenant cette jeune fille ? Elle résolut d’interroger son fils.

Justement, ayant vu partir Laroque, il entrait chez elle, pâle et les sourcils froncés. Il alla s’asseoir près de la fenêtre, prit un livre et fit semblant de lire. Il vit que sa mère le regardait, et soupirait. Son cœur se serra. Il eut une sorte d’étouffement et mit la tête à la fenêtre ouverte pour respirer plus facilement. Il prévoyait que quelque chose de très grave allait se passer entre sa mère et lui – et il avait peur !

Le soir était venu ; dans les arbres voletaient les oiseaux qui cherchaient à se percher pour la nuit. Les troupeaux rentraient à la ferme. La soirée était calme. Le soleil se couchait au bout de l’horizon et le ciel flamboyait de lueurs rouges.

Raymond regardait, mais sans voir. Il tressaillit. Une main très douce s’était posée sur son épaule. Il se retourna. Sa mère était derrière lui, et le regardait avec tristesse.

– Tu es triste et préoccupé, Raymond. Qu’as-tu donc ?…

Une explication avec sa mère l’effrayait si fort, qu’il essaya de mentir, mais sans oser lever les yeux sur elle :

– Non, vous vous trompez, ma mère, je ne suis pas triste, et rien ne me préoccupe…

– Bien vrai ?

– Je vous l’assure…

– Je croyais, cependant, que c’était un peu pour toi que monsieur William Farney était venu aujourd’hui. Me suis-je trompée ?

– Assurément.

– De telle sorte qu’il n’a pas été question de Suzanne entre vous ?

– Non. Qu’eussions-nous dit ?

Elle soupira.

– Mon pauvre Raymond, comme tu prends de peine à mentir !

Il tressaillit. Elle le devinait donc ?

– Monsieur Farney m’a dit en partant que tu avais repris ta parole à Suzanne et que tu ne voulais plus entendre parler d’elle… Tu ne réponds pas… C’est donc vrai ?

Il baissa la tête deux fois en signe affirmatif.

– Pourquoi cette décision soudaine et inexplicable de ta part ?

– Ne m’interrogez pas, ma mère.

– Au contraire, je veux t’interroger. C’est mon droit, c’est mon devoir…

– Je ne vous répondrai pas…

– Mon fils, il le faut… je te l’ordonne. Réfléchis combien ce silence est cruel et insultant pour Suzanne… Qu’as-tu à lui reprocher, à cette enfant, si douce, si chaste ?

– Oh ! à elle… à elle, rien, je te le jure !…

– À elle, dis-tu ? Et à qui donc, alors ? à son père ?…

– À son père non plus, le malheureux !

– Alors, je ne comprends plus… Pourquoi ce mystère ?… Parle, je l’exige… Est-ce à moi que tu as des reproches à faire… à moi ta mère qui t’ai tant aimé ?

Elle avait prononcé ces dernières paroles en tremblant. Je ne sais quel vague pressentiment s’était levé du fond de son cœur… Les souvenirs du passé n’étaient point morts en elle. Elle se savait horriblement coupable… Et si, quelque jour, le passé revivait ? S’il se dressait devant elle ? Quel horrible rêve !

– Quels reproches aurais-je à vous adresser ? dit-il en détournant la tête.

– Que penser ? Que croire ?

– Vous désirez tout savoir, ma mère ? dit-il.

– Si je le désire ! Tu vois, il y a quelque chose !…

Il eut une suprême hésitation qui dura une seconde à peine, puis fermant les yeux :

– Il y a un très grave secret dans la vie de monsieur Farney.

– Un secret ?… Et tu le connais ?…

– Je le connais… Et d’abord, ma mère, je puis vous le dire, car le père de Suzanne n’a plus à s’en cacher maintenant, ce nom de Farney n’est pas le sien… Ce nom de Farney en cache un autre que vous n’ignorez pas et qui a été déshonoré…

– Déshonoré, dis-tu ? Mon Dieu, que m’apprends-tu là ?

Elle était debout. Elle tomba sur une chaise assommée.

– Son nom… son véritable nom ? fit-elle d’une voix éteinte.

– Roger Laroque… l’ami de mon père.

Elle l’avait deviné, avant qu’il l’eût dit. Pourtant un vague espoir restait dans le fond de son cœur. Cet espoir s’écroulait. Une sueur froide envahit son front. Ses yeux s’obscurcirent. Un frisson très chaud monta, ensuite, de ses talons à sa nuque, et elle laissa pencher sur sa poitrine sa tête sans force.

– Le châtiment ! murmura-t-elle, le châtiment !

Pourtant Julia ne s’évanouit pas. Ce ne fut qu’un éblouissement.

– En effet, dit-elle – sa voix ressemblait à un souffle – en effet, je me souviens… Ce Roger Laroque… Ce malheureux !… Il avait assassiné pour voler !…

Et si bas, que son fils entendit confusément.

– Et c’est en le défendant que ton père est mort…

Raymond se retourna lentement et regarda sa mère dans les yeux.

– Vous comprenez que le mariage est impossible ?

– Oui, oui, mon fils, je le comprends… la fille d’un forçat… Tu ne peux y songer.

– N’est-ce pas ? fit-il d’un ton singulier.

Elle respirait. Il ne savait rien… rien de plus que ce secret… alors c’était peu… Elle fut soudain tranquillisée… De très longs soupirs s’échappaient de son sein… et elle sentait une sorte de bien-être qui l’envahissait, dont elle était pleine… Elle s’était vue si près d’une effroyable catastrophe…

– Mon pauvre fils, dit-elle, mon pauvre enfant !…

Mais Raymond reprenait :

– Roger Laroque a été condamné… mais le croyez-vous donc coupable ?

– Certes, dit-elle… ton père, lui-même, a payé de sa vie les efforts qu’il a faits pour convaincre les juges de son innocence. Du reste, tu l’ignores ? Roger Laroque a avoué, à la fin de l’audience…

Raymond reprenait sans quitter Julia de son regard ardent, auquel elle essayait vainement d’échapper :

– Je répète ma question, ma mère, croyez-vous que cet homme soit coupable ?…

– Ce que tu me demandes est étrange… J’ai répondu…

– Eh bien, moi, je vous le dis, il est innocent !…

– Qu’en sais-tu ? Il te l’a dit ?… Tous les forçats, cela est connu, disent la même chose.

Il se leva brusquement et fit, à grands pas, deux ou trois fois le tour de la chambre. Tout à coup, il porta ses deux poings à son front, avec un geste d’insensé… Le dernier mot de Julia lui amena sur les lèvres une parole cruelle…

– Ah ! ma mère, ma mère, prenez garde, vous blasphémez !

– Mon fils, tu souffres !… Je te plains de toute mon âme.

– Je n’ai que faire de votre pitié, dit-il durement.

– Raymond !… Je te pardonne…

– Je n’ai que faire de votre pardon !

– Grand Dieu !

– Roger Laroque est innocent… Ce n’est donc pas l’ignominie du forçat qui m’empêche d’épouser sa fille…

– Comment peux-tu prouver ainsi son innocence ?

– Une femme a joué dans toute cette affaire un rôle funeste… Entendez-vous, ma mère ?

La mère coupable fut reprise d’un tremblement violent. Elle bégaya, se laissant maintenant conduire sans se défendre :

– J’entends, oui, mon fils.

– Une femme que Laroque n’a voulu ni trahir, ni livrer, alors qu’en la livrant il aurait pu se sauver…

– Lucien m’en a dit quelques mots autrefois. C’est un roman. Je n’y ai pas cru.

– C’est la vérité, pourtant. Cette femme était sa maîtresse. Il lui avait prêté de l’argent. Elle est allée le lui rendre, la veille même du jour de son arrestation… le lendemain de l’assassinat de Larouette…

– Comme tu es bien renseigné ! dit-elle d’une voix sourde.

– Et ce que je devine – ce que Laroque ne sait pas peut-être, le pauvre homme ! – c’est que l’argent provenant du meurtre, du vol, a dû servir à ce remboursement… Je devine une vengeance…

– Raconte-moi donc tout ! dit-elle presque morte.

– Laroque avait quitté sa maîtresse… Elle s’en vengeait…

– De telle sorte que, l’assassin, ce serait cette femme…

– Non, mais un complice…

– Et ce complice, tu le connais aussi, sans doute ?

– Laroque l’a découvert, après tant d’années de recherches !

– Et il l’a livré à la justice ?

En parlant de la même voix rauque et inintelligible, elle s’épongeait fréquemment le front avec son mouchoir. Les bandeaux de ses cheveux gris s’étaient dérangés, et la sueur mortelle d’angoisse les avait plaqués sur le front.

– Il allait le faire… lorsque le misérable a retardé son châtiment en se poignardant. On espère le sauver.

– Et… a-t-il avoué ?… a-t-il nommé cette odieuse femme dont tu parles ?…

– Non… par bonheur pour elle !…

– Ah ! dit-elle en s’affaissant – tant ses nerfs étaient tendus depuis quelques minutes… Et l’assassin, tu connais également son nom ?

– C’était un triporteur de la Bourse, un Levantin, appelé Mathias Zuberi…

Le regard de Julia n’exprima que de la surprise… et involontairement elle considéra son fils.

– Oh ! dit celui-ci, il avait encore un autre nom…

– Lequel ?

– Luversan !

– Luversan ?… Ce nom ne me frappe point… n’éveille aucun de mes souvenirs… Il n’a pas dû être prononcé aux débats ?

– Je ne le crois pas, en effet… pourtant cet homme a influé sur les débats car c’est lui qui a dû en amener le dénouement tragique… Il se vengeait de Laroque, lui aussi, comme la femme, sa complice… Mon père n’est pas mort de sa plaidoirie pour sauver Laroque. Il est mort de la lecture d’une lettre qu’on lui a apportée après la reprise de l’audience…

– Une lettre ?… Oui, en effet, on m’a conté… mais personne ne m’en a parlé comme toi et n’y a surtout attaché autant d’importance… Que contenait-elle donc ?

– Une révélation qui a tué mon père !

– Et cette révélation ? Qu’était-ce donc ?

Raymond eut un sourire terrible.

– Oh ! presque rien, dit-il, presque rien, vraiment !… Luversan écrivait à mon père quelle avait été l’intervention de cette femme dans le meurtre de Larouette…

– Il disait son nom !

– Il lui écrivait que Laroque ne lui avait pas menti, lorsqu’il prétendait se sacrifier à l’honneur d’une femme… Il lui écrivait, enfin, qu’à lui Noirville moins qu’à tout autre, Laroque devait dire la vérité… Parce que la… femme… dont il s’agissait, la femme qui se vengeait, la femme qui avait remboursé les cent mille francs… la femme qui avait eu Roger Laroque pour amant…

– C’était… Dis-le…

– Eh ! pardieu, ne comprenez-vous pas ?…

– Non, pardonne-moi ; je ne comprends pas… Je suis déjà vieille vois-tu, je n’ai plus ma pauvre tête à moi… Je la connais donc ? C’était donc une amie de Lucien ?

– C’était – cette femme –, c’était Julia de Noirville, vous ma mère… Vous ! Entendez-vous ?…

– Si j’entends ? si j’entends ?… Mais oui, c’est moi, affirmait la lettre. Quelle singulière histoire !… roman, te dis-je, roman… Si ce n’était pas si triste, si terrible, puisqu’il y a eu mort d’homme, je rirais, tiens, oui, vraiment je rirais !

– Ainsi, vous niez ?

– Oserais-tu croire cela de moi, ta mère ?… Mais c’est une atroce calomnie. Et tu as cru cela, toi, tout de suite, sans te dire que c’était tout simplement odieux et absurde ?… Ainsi on peut te dire de ta mère ce qu’on voudra, et tu ajouteras foi aux racontars ?…

– Hélas ! hélas ! murmura Raymond.

– Et tu ne dis rien ! tu restes là sans bouger, au lieu de me demander pardon ?… Au lieu de pleurer toutes tes larmes ?… Oui, tu es un ingrat et un mauvais fils, Raymond… Car tu ne peux rien me reprocher, non… J’ai toujours eu pour toi une tendresse infinie… Je me soumettais à tous tes caprices d’enfant… Je t’ai toute ma vie adoré !… et voilà comme tu me récompenses, moi, qui n’ai été coupable qu’en t’aimant trop, en te donnant même, en plus de l’affection que je te devais, une partie de celle que je devais à mon autre fils.

On entendit près de la porte de la chambre, celle qui communiquait avec le petit salon de famille, un soupir profond, comme un sanglot… Raymond et Julia l’entendirent, mais Raymond crut que c’était sa mère qui soupirait… Julia crut que c’était son fils… Et ni l’un ni l’autre ne tourna la tête.

Raymond, comme elle se taisait, répéta :

– Ainsi, vous niez, ma mère ?

« Mon Dieu, que faire ? que lui dire ?… Je me sens folle… je voudrais mourir… mais mourir avec la conviction qu’il me croit innocente… autrement ce serait horrible… Que dire ? »

Raymond fouilla dans son portefeuille, en tira une lettre dont le papier avait jauni, – celle qu’il avait trouvée dans la robe d’avocat de son père.

Il la tendit ouverte à Julia.

– Lisez, dit-il.

– Ah ! c’est la lettre… dont tu parles ?…

Et elle lut, difficilement, parce que des choses troubles brouillaient ses yeux, qu’elle frottait du doigt, de temps à autre, elle lut cette lettre dénonciatrice qui avait tué son mari.

Elle termina les dernières lignes, puis recommença cette lecture, plutôt parce qu’elle craignait, en relevant les yeux, de rencontrer le regard de son fils, que parce qu’elle n’avait pas saisi le sens de cette accusation.

– Vous avez lu ? demanda froidement le jeune homme.

– Oh ! mon pauvre enfant, moi, ta mère !

Et tremblante, éperdue :

– Il faut que je te le dise… Rien de tout cela n’est vrai… Il y a une vengeance d’homme, non de femme… Cet homme m’avait fait la cour…

– Qui, Laroque ?

– Non, l’autre… celui qui est l’assassin, dis-tu.

– Luversan ?

« Vous prétendiez tout à l’heure ne pas le connaître ?

– Je mentais. Il m’avait avoué qu’il m’aimait… Il était violent, brutal… capable de tout… Je le repoussai. Je ne voulus rien entendre à ses protestations passionnées… alors, il jura qu’il se vengerait de moi… de mon mari… Et tu vois qu’il a tenu parole, puisque ton pauvre père en est mort – mort en me croyant coupable…

– Mensonge ! Mensonge !

– Raymond, je te jure que je te dis la vérité…

– Croyez-vous que mon père se fût arrêté à une simple et basse dénonciation ? S’il avait cru à une calomnie infâme, il eût déchiré cette lettre et eût continué de plaider…

– À quelles folles imaginations, obéis-tu, mon fils ? Reviens à toi, c’est affreux tout ce que tu dis là !…

– Déjà, mon père avait eu des doutes… ses notes me sont restées… De graves entretiens avaient eu lieu entre lui et Laroque dans la prison… Et après chacun de ces rendez-vous, mon père écrivait sur les feuilles de son carnet, que j’ai retrouvées au dossier : « Quelle est cette femme, et pourquoi, à moi son avocat, son frère d’armes et son ami, Roger ne veut-il pas la nommer ? »

– C’est faux, te dis-je, c’est faux, et tu blasphèmes en accusant ta mère… ta mère, y penses-tu ? mon fils.

Raymond fut un moment silencieux.

– Ce n’est pas tout ! murmura-t-il. Vous rappelez-vous qu’un jour, il y a quelques semaines, je vous apportai une photographie ?… Le portrait d’un homme jeune encore que vous me dites avoir été victime de je ne sais plus quel accident, le lendemain de son mariage ?

– Non, dit-elle, je ne me rappelle pas.

Il précisa :

– Derrière la photographie, écrites de votre main, il y avait trois dates…

Elle se couvrit le visage de ses mains.

– La première date était celle du 28 juillet 1872… c’était aussi la date de l’assassinat de Larouette, à Ville-d’Avray… la seconde, le 30 juillet : c’était le jour de l’arrestation de Roger Laroque, dans ses ateliers de la rue Saint-Maur. La troisième, le 14 août… C’était aussi la date de la comparution de Laroque en cour d’assises et de sa condamnation aux travaux forcés… Vous m’avez dit, vous, ma mère, que ces dates se rapportaient à la catastrophe qui enleva je ne sais plus lequel de nos amis ou parents… C’était un mensonge… la photographie était celle de Laroque.

– Qu’en sais-tu ? bégaya-t-elle, éperdue, sentant tout crouler autour d’elle.

– Je m’en suis assuré…

– Laroque est défiguré… Il est méconnaissable…

– J’ai eu entre les mains une autre de ses photographies. C’est lui. M’expliquerez-vous pourquoi vous avez écrit ces trois dates, comme on inscrirait une honte sur le front d’un homme ?… Pour assouvir complètement votre vengeance ?… Et vous aviez frappé ce portrait d’un coup de poignard au cœur !…

Elle s’abandonnait. Elle se sentit perdue. Elle n’eut plus la force de résister, ni de mentir encore. Elle tomba à genoux, puis s’écroula sur le plancher, ses cheveux gris dénoués l’entourant de leurs ondes épaisses. Et elle se roulait, au milieu de sanglots sourds, sans larmes.

– Mon fils, mon fils, ne me maudis pas… pardonne-moi… tu es au seuil de la vie… tu ne t’es pas trompé… toute la vérité, tu la connais… c’est vrai… j’ai fait cela, ce que tu as dit… pardon, ne me maudis pas… de toi, ce serait horrible, bien plus que de tout autre… je t’aime tant… je t’ai tant aimé…

Raymond restait sombre.

– Mon fils, je sais bien que je suis coupable, que ce que j’ai fait est horrible, je ne veux pas m’excuser… Je le voudrais que tu ne le comprendrais pas… Tu es froid, tu n’as pas de passions… Tu es maître de toi et tu ne peux t’expliquer certains entraînements ; mais les femmes, vois-tu, ce n’est pas la même chose, elles sont faibles, elles ont besoin d’être protégées… elles sont nerveuses et maladives… Mais je ne sais pourquoi je te dis tout cela… tu ne m’écoutes pas… Oh ! mon fils, si je suis coupable, j’avoue tout… tout ce que tu veux… que désires-tu que je fasse ?… J’avoue et je suis à tes genoux et je t’embrasse les mains… ne me maudis pas !… Roger a été doublement innocent… et je me suis vengée cruellement, je le dis, je dois le dire… Oh ! mon fils, regarde comme mon front est rouge… comme j’ai honte… n’as-tu pas pitié ?

– Elle avoue…, murmurait Raymond. Elle avoue… Plus de doute !… Moi qui espérais encore, au fond du cœur…

Elle le comprit.

– Oui, tu doutais, n’est-ce pas ? Tu ne pouvais t’imaginer !… Ah ! ce secret me pesait bien sur le cœur, va !… Et c’est parce qu’il m’était si pénible que j’ai passé tant d’années à pleurer… Que veux-tu que je fasse ?… Comment veux-tu que je répare ma faute ? Comment veux-tu que j’expie mon crime ?

Il ne répondit pas.

N’avait-elle pas expié, depuis douze ans, dans les larmes et le remords ?

Sa faute envers Lucien était irréparable, puisque Lucien était mort. Et Roger ? Comment réparer le crime, comment effacer de sa vie ces douze années de honte ?

– Oh ! mon fils, mon Raymond… bientôt tu ne m’auras plus auprès de toi… Car je sens bien que je n’en ai pas pour longtemps à vivre…

– Et moi, moi, je voudrais être mort ! dit-il.

– Et ton mariage, Raymond…

– Vous comprenez qu’il est impossible…

– Impossible ! Et par ma faute !… Et tu l’aimes, cette enfant ?

– Si je l’aime ! ! ! dit-il avec une sorte d’extase.

Et il eut tout de suite, à cette évocation, des larmes aux yeux.

– Tu l’aimes ! et je fais ton malheur ! et rien, rien ne pourrait te la donner désormais, cette jeune fille ?

– Rien. Puis-je épouser la fille de Roger-la-Honte, quand ma mère a été la maîtresse de son père, – quand ma mère a déshonoré ce pauvre homme par une abominable vengeance ?…