CHAPITRE LXVIII

 

À Maison-Blanche, Laroque attendait anxieusement l’arrivée de Raymond. Après trois heures qui lui parurent un siècle, il entendit enfin dans le lointain le bruit du galop de plusieurs chevaux lancés à fond de train.

– Ce sont eux ! s’écria-t-il.

Il descendit sur la route et poussa une exclamation de triomphe en apercevant les trois cavaliers accourir dans un tourbillon de poussière.

Raymond mit pied à terre et suivit immédiatement Roger au salon.

M. de Terrenoire avait pris discrètement congé de son hôte et était reparti à Paris.

– Monsieur de Noirville, dit Laroque, vous savez pourquoi je vous ai envoyé chercher ?

– Le docteur Lagache m’a tout dit. Il croit néanmoins que vous exagérez la situation. D’après lui, mademoiselle Suzanne ne serait pas en danger immédiat.

– Il ne vous aurait pas dit cela s’il avait vu ma fille il y a une heure à peine. Suzanne a failli s’éteindre entre mes bras. Je ne voulais pas que vous la retrouviez morte.

– Vous avez bien fait de m’appeler, monsieur Laroque ; mais il faut que je reparte à l’instant même. Ma mère se meurt.

Laroque savait par le docteur Lagache que Julia était dans un état alarmant ; mais il ne croyait pas à un dénouement aussi proche.

– N’en dites rien à Suzanne, recommanda-t-il au jeune homme. La moindre émotion peut la tuer. Suivez-moi.

Il le conduisit auprès de sa fille qui essaya, mais en vain, de se soulever sur son lit. Elle lui tendit sa main amaigrie et blanche comme de la cire.

– Qu’il y a longtemps que je ne vous ai vu ! lui dit-elle.

– Deux jours à peine, Suzanne. Je suis arrivé hier soir de Paris où une affaire des plus urgentes me force à repartir ce matin. C’est ce qui vous explique ma visite matinale.

Elle eut un bon sourire de reconnaissance. Ah ! le docteur Lagache ne se trompait pas en disant à Raymond que l’amour seul pouvait arracher des griffes de la mort la frêle créature.

Les deux jeunes gens restèrent cinq minutes silencieux, la main dans la main. Soudain Raymond, qui s’oubliait dans cette extase, pensa à celle dont la première parole, à son retour à la vie, serait pour lui, le fils bien-aimé, puis pour celui dont elle attendait le pardon suprême.

– Pardonnez-moi de me séparer de vous, dit-il en se levant. Un devoir auquel je ne saurais faillir m’appelle hors d’ici.

– Il faut obéir au devoir, murmura-t-elle. Vous reviendrez ?…

– Demain, promit-il.

Il la baisa au front et elle laissa échapper la sinistre appréhension de son esprit :

– Nous ne nous reverrons peut-être plus…

– Si, Suzanne. Vous allez mieux, vous êtes sauvée. Voulez-vous permettre à votre père de m’accompagner jusqu’à la gare ?

– Mais certainement. Père ne m’a pas quittée depuis deux jours. Cela lui fera du bien de sortir.

Laroque, très intrigué, sortit le premier après avoir embrassé sa fille. Raymond le suivit au salon dont il referma la porte.

– Vous avez à me parler ? dit le vieillard. Moi aussi !

– Allons, nous converserons en chemin. Je suis venu à votre appel, monsieur Laroque. Il faut que vous répondiez au mien. Je vous ai dit que ma mère se mourait. Votre messager est venu me chercher à Méridon au moment où je me préparais à accourir ici. Ma mère veut vous voir avant de mourir. Je vous en supplie, accordez-lui cette dernière consolation, puissions-nous arriver à temps !

– Je ne puis abandonner ma fille.

– Suzanne est sauvée.

– Pas encore. Elle ne sera sauvée que lorsque vous m’aurez, vous aussi, pardonné.

Raymond se taisait. Il pensait à son père, ce martyr dont Roger Laroque avait broyé le cœur.

– Vous gardez le silence, monsieur de Noirville, dit le vieillard. Vous me demandez de la pitié pour votre mère et vous n’en avez pas pour moi, pour Suzanne. Tenez ! Je vais vous dire la vraie raison qui vous a fait reprendre votre parole à mon enfant. Je ne m’en doutais que trop, mais la preuve me manquait.

– Quelle preuve ? demanda Raymond avec inquiétude.

– Votre mère… votre mère… monsieur de Noirville.

Et il lui tendit les lettres de Julia à Mathias Zuberi.

Raymond eut le courage de les parcourir, ces lettres. Quelques-unes étaient insignifiantes et se rapportaient à des affaires que seul Luversan pouvait comprendre ; mais d’autres étaient plus intéressantes : elles étaient de ce complice dont avait parlé Luversan au moment de mourir ; de fréquentes allusions à Roger Laroque y étaient faites ; la plupart avaient précédé le meurtre de Larouette, n’en parlaient pas, et ne mentionnaient seulement contre le mécanicien que des projets de vengeance, – deux qui avaient été écrites après l’assassinat témoignaient de l’horreur que cet assassinat avait inspirée, mais acceptaient le fait accompli. Une enfin, écrite après la condamnation de Laroque, et datée, celle-là, ne contenait que ces mots : « Je suis vengée… Je suis heureuse… Merci, après tout ! ! ! »

Aucune n’était signée. Toutes portaient comme signature, un J.

– Vous savez tout ! s’écria Raymond en laissant tomber de ses mains la sinistre correspondance.

Et de nouveau, entre eux deux, ce fut un silence profond.

– Je suis las de ma honte, entendez-vous, monsieur de Noirville ? fatigué de mon infamie… J’ai soif d’un peu d’honneur et de considération… Puisque le hasard m’a fait connaître le complice de Luversan, je puis être réhabilité.

– Grâce pour ma mère, Monsieur, je vous en supplie… Pitié pour elle ! elle s’est tant repentie !…

– Je ne le crois pas. Si elle s’était repentie, il y avait une façon bien simple de réparer le mal…

– On lui avait dit que vous étiez mort…

– Et cela l’avait rassurée, n’est-ce pas ?

– Elle se meurt, Monsieur… ayez pitié !

– Pitié ?… N’a-t-elle pas tué ma femme ?… Pitié d’elle ? Pourquoi ? A-t-elle eu pitié de moi ?

Et il marchait dans la chambre à grandes enjambées. Une fièvre intense animait son visage, ses gestes étaient brusques et saccadés. Il parlait à Raymond sans le regarder. Il n’osait pas !…

– Je vous en prie au nom de votre fille, au nom de Suzanne !…

Il eut un mouvement de colère et de douleur.

– Ma fille ! dit-il.

Tout à coup il s’approcha de Raymond, lui appuya la main sur l’épaule et le considéra longuement avec une fixité étrange.

– Si je le veux, si je parle, si je me sers de ces lettres, je suis réhabilité. C’est bien votre conviction ?…