CHAPITRE XLIX

 

Le commissaire de police qui, dans l’hôtel borgne de la rue Saint-Jacques, avait procédé à la descente de garnis, n’avait pas gardé pour lui la découverte qu’il y avait faite. Le matin même, dès qu’il fut à son bureau, et, avant toute autre occupation, il rédigea un rapport très étendu où fut relaté l’incident avec les détails les plus infimes et les plus minutieux. Il y disait dans quelles circonstances la descente s’était faite, et comment avait été surprise Mme de Terrenoire. Il donnait aussi le signalement de son amant, « lequel avait déclaré se nommer Pierre Laugevin ».

On comprend l’émoi que causa ce rapport dans les bureaux du chef de la police de sûreté, où il fut transmis confidentiellement, après avoir été décacheté par le chef du cabinet du préfet.

Le chef de la Sûreté alla conférer immédiatement avec M. de Lignerolles, qui ne fut pas moins surpris. Mais toutes ces surprises et tous ces émois ne donnaient pas la clé de l’intrigue, et, comme le disait familièrement le chef, tout cela menaçait de devenir la bouteille à l’encre.

L’agent Chambille, que l’on mit au courant, ne put donner non plus d’éclaircissements. Chambille avait haussé les épaules :

– Est-ce que madame de Terrenoire ne peut avoir d’amant, dit-il, sans être accusée pour cela de complicité dans le meurtre du gardien de la caisse de son mari ?

Ce qu’il disait avait un semblant de raison. Mais le chef n’était pas convaincu. Son instinct le poussait, malgré lui, à se mêler de cette intrigue d’amour, comme leur instinct de policiers avait poussé Tristot et Pivolot à se mêler des amours de la jolie Mme Brignolet.

Ce fut à eux, justement, que pensa le chef, en cette conjoncture.

Il ne les avait pas vus depuis longtemps.

Les deux compères poursuivaient patiemment leur enquête. Ils attendaient des renseignements complets, une conviction, une certitude, avant de livrer à la police le secret de leurs investigations et de leurs découvertes.

Le chef les fit appeler. Il leur recommanda de ne pas perdre une minute, et d’accourir à la Préfecture, toute affaire cessante.

– Il paraît que c’est sérieux, dit Tristot à Pivolot.

– Sans doute qu’il y a du nouveau.

– Pourvu que Chambille n’ait pas eu la main heureuse et ne soit pas arrivé bon premier…

– Allons donc, est-ce que c’est possible ? D’abord, vous saurez, monsieur Tristot, que le mieux informé en cette affaire, c’est encore le père Laroque, qui est tout à fait rétabli et qui nous va donner du fil à retordre, car il entend bien chasser tout seul son gibier.

Ils sortirent, arrêtèrent un fiacre et se firent conduire à la préfecture de police où ils se firent annoncer au chef de la Sûreté. On les introduisit aussitôt.

Le chef les attendait avec une certaine impatience et ne put retenir, malgré tout son flegme, une exclamation de plaisir quand il les aperçut. Il s’enferma aussitôt avec eux et défendit sa porte.

Tristot avait cligné de l’œil à Pivolot. Pivolot avait répondu à Tristot par le même geste. Ils étaient radieux et ne déguisaient pas leur contentement. Le chef avait besoin d’eux ! Donc il reconnaissait, par ce fait même, leur supériorité, leur astuce, leur vigilance ; donc, il était plus que probable que l’on voyait à la Préfecture que l’on avait fait fausse route, et que Chambille s’était trompé… Chambille, leur adversaire, leur bête noire !

– Vous occupez-vous toujours de l’affaire Brignolet ? demanda le chef, abordant franchement la question.

– De plus en plus.

– Où en êtes-vous ?

– Heu ! heu ! c’est un écheveau bien embrouillé…

– Ce qui veut dire ?…

– Que nous ne savons pas grand-chose, jusqu’à présent.

– Quelle piste suivez-vous ?

Tristot et Pivolot hésitèrent à répondre. Ils avaient toutes sortes de raisons pour ne point parler de Luversan, tant qu’ils ne seraient pas sûrs de sa culpabilité. Pivolot répondit donc évasivement :

– Nous sommes persuadés de l’innocence de Jean Guerrier. Nous partons de là pour donner un sens à tous les renseignements, à tous les indices que nous recueillons.

– Vous ne voulez rien me dire de plus précis ?…

– Nous ne le pouvons… Ce serait nous enlever notre liberté… Si nous nous trompons, nous tenons à ce que vous ignoriez les moyens que nous avons employés et que vous n’approuveriez peut-être pas… Si nous réussissons, c’est vous qui en aurez gloire et profit, et alors peu vous importe par quels procédés plus ou moins réguliers nous serons arrivés au but !

– J’ai confiance en vous. Gardez donc pour vous ce que vous avez découvert. Je suis certain que vous me direz tout lorsqu’il en sera temps.

– Soyez-en convaincu, Monsieur.

– Moi, de mon côté, puisque je suis appelé à bénéficier moralement de vos services, je ne veux rien vous cacher et je vous communiquerai un renseignement de la plus haute importance, que vous utiliserez, je n’en doute pas…

« Ah ! ah ! nous y voici », sembla dire à Tristot le regard expressif de Pivolot.

– Dans une descente de garnis, opérée rue Saint-Jacques, au-dessus du concert, le commissaire de police du quartier a pincé madame de Terrenoire avec son amant, un personnage équivoque…

– C’était bien madame de Terrenoire ?

– C’était elle.

Cette fois, Tristot et Pivolot ne songeaient plus à se faire des signes. Ils se regardaient, les yeux écarquillés, avec les marques de la plus complète stupéfaction.

– Diable ! diable ! fit Tristot après un silence, qu’est-ce que cela veut dire ?

Et, tout à coup, frappé d’une idée subite :

– Le commissaire de police n’a pas commis, je suppose, l’imprudence de laisser partir l’amant sans exiger son nom !

– Parbleu ! fit le chef, n’était-ce pas l’enfance de l’art ?…

– C’eût été, en effet, pousser la discrétion trop loin ; les commissaires de police de Paris sont tous gens instruits, bien élevés et prudents. Mais il faut arrêter la discrétion là ou la police commence, fit Tristot.

– Et le nom de l’amant ? demanda Pivolot, qui n’abandonnait pas son idée.

– Pierre Laugevin !…

Tristot et Pivolot firent un geste de désappointement. Ils s’étaient, sans doute, attendus à un autre nom que celui-là.

– Au moins, le commissaire de police ne s’en est pas rapporté à cette simple indication… Il a pris le signalement ?

– Il l’a pris.

– Pouvons-nous le connaître ?

– Le voici.

Le chef tendit une note à Tristot, qui la lut et la remit ensuite à Pivolot, qui en prit également connaissance.

Puis les deux compères gardèrent un moment de silence. Mais à tous deux leurs yeux brillaient et à tous deux il y avait le même pli sur leur front.

Le chef de la Sûreté les observait : « Évidemment, ils savent quelque chose ! » pensa-t-il.

Ce qu’ils venaient de découvrir, ce qui avait pour eux une importance énorme, c’est que le signalement de Pierre Laugevin se rapportait, trait pour trait, au signalement de Luversan !

On conçoit leur émotion et leur curiosité.

– Qu’a fait ensuite le commissaire de police ? interrogea Tristot.

– Rien de plus. Il s’est assuré que la femme ne mentait pas et était bien madame de Terrenoire ; elle habite un hôtel rue de Chanaleilles et son mari est bien le banquier dont le garçon de caisse a été assassiné… Quant à Pierre Laugevin, il a laissé partir sa maîtresse et il est resté dans sa chambre. C’est rue Saint-Jacques qu’il demeure…

– Depuis longtemps ?

– Non. J’ai fait prendre ce matin le relevé du garni. Il porte que Laugevin n’habitait là que depuis quelques jours. Il est certain qu’il a un autre domicile. Pourquoi cache-t-il ses amours dans un hôtel de dernière catégorie ? Voilà ce qui est bizarre et ce qu’il importe d’approfondir.

Tristot eut un petit tressaillement qui fut répercuté par les nerfs de Pivolot.

– Monsieur le chef de la Sûreté aurait-il quelques doutes ?

Le chef eut un sourire ironique.

– En police, vous êtes trop fins pour l’ignorer, il faut approfondir, surtout les choses les plus indifférentes.

Tristot et Pivolot échangèrent leurs pensées dans un coup d’œil ; on sait qu’ils se comprenaient ainsi.

Puis Pivolot prit la parole :

– Franchise pour franchise et confidence pour confidence, Monsieur, dit-il. Nous allons vous faire part de nos doutes. Nous vous prions, toutefois, auparavant, de ne point nous faire d’observations sur notre manière de mener une enquête… et, lorsque vous saurez tout, de ne confier à personne autre qu’à nous, surtout à Chambille, le soin de mener à bien ce que nous avons entrepris…

Le chef connaissait, sans doute de longue date, la profonde antipathie des deux compères pour le gros Chambille, car il se mit à rire et répondit aussitôt :

– C’est une affaire entendue, pour ce qui concerne Chambille. Quant à contrecarrer vos plans, vous avez, j’espère, assez de confiance en moi pour ne pas me faire l’injure d’exiger autre chose que ma promesse…

Le chef mêlait habilement la bonhomie à la flatterie. Du reste, un peu rude, il passait pour être très franc.

Pivolot – c’était lui, généralement, qui prenait la parole dans les circonstances graves – tira de sa poche un carnet, sur lequel il mettait, au jour le jour, ses impressions et ses notes, le consulta pendant quelques minutes et releva la tête.

– Le signalement de Pierre Laugevin répond exactement à celui d’un homme que nous recherchons, que nous avons filé, qui nous semble suspect.…, ou du moins dont la conduite ne nous paraît pas très claire dans cette affaire de vol et d’assassinat…

– Il s’appelle ?

– Luversan.

Le chef de la Sûreté parut consulter sa mémoire, mais ce nom, sans doute, ne lui disait rien, car il fit signe à Pivolot de poursuivre.

– Nous savions déjà que ce Luversan avait des relations avec les Terrenoire ; mais nous ne pouvions soupçonner qu’il fût l’amant de la femme du banquier.

– Mais vous aviez quelque raison de filer et de surveiller ce Luversan ?… Qu’est-ce donc qui vous avait fait naître des doutes sur la possibilité de sa participation au meurtre de Brignolet ?

– En prenant des renseignements sur Béjaud, que tout semblait accuser au premier abord, nous avons été amenés à en prendre sur la victime elle-même, sur Brignolet. Ils n’étaient pas aussi satisfaisants que ceux que nous avons recueillis sur son camarade.

Le chef eut un geste qui indiqua toute l’attention qu’il apportait aux paroles de Pivolot.

– Non pas que Brignolet eût une mauvaise conduite ; mais sa femme, qui est fort coquette, le forçait à certaines dépenses qui l’obligeaient à faire des dettes. Que ne peut pas sur un homme faible une jolie femme, bête, entêtée et sans scrupules !

– Et madame Brignolet était tout cela ?

– Peut-être quelque chose de plus encore. Du moins, c’est ainsi que nous l’avons jugée dans l’entrevue que nous avons eue avec elle.

– Qu’est-il résulté de cette entrevue ?

– Rien, en fait. Cependant nous en sommes sortis avec la conviction que nous étions dans la bonne voie, que nous suivions la bonne piste, et que c’était la justice, c’est-à-dire vous, ou plutôt Chambille, qui faisait fausse route…

– Instruisez-moi. Je ne demande pas mieux que de partager votre conviction.

– Madame Brignolet avait certes, en elle, tout ce qu’il fallait pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui, c’est-à-dire une fort jolie cocotte. C’est ainsi que nous avons appris qu’elle était la maîtresse de ce Luversan, lequel je dois le dire, s’apprêtait, à cet instant, à se débarrasser d’elle. Madame Brignolet était jalouse, et nous l’avons, quelque temps après, trouvée furieuse d’être ainsi abandonnée. C’était là d’excellentes dispositions pour nous avouer tout ce qu’elle avait sur le cœur. Elle ne se fit pas longtemps prier. Voyez, chef, comme tout se lie : madame Brignolet nous apprit qu’elle était, depuis deux ou trois semaines, la maîtresse de Luversan ; que ce Luversan avait commencé par lui jeter dans la tête des idées de coquetterie ; qu’il s’était lié avec son mari ; elle nous dit qu’elle avait fait de son ménage un enfer pour ce pauvre diable, auquel elle réclamait sans cesse de l’argent… de l’argent… et encore de l’argent, malgré ses protestations et son impuissance ; elle nous dit aussi qu’enfin, un beau jour, Brignolet lui avait annoncé, poussé à bout par d’incessantes demandes, qu’il allait entrer, avec Luversan, dans une affaire qui lui rapporterait beaucoup d’or. Il ne voulut pas s’expliquer davantage, mais répondit seulement, à une question que lui faisait sa femme : « Demain, tu seras riche ! »

Pivolot fit silence, comme les acteurs qui prennent un temps, avant de lancer un mot à effet :

– Or, acheva-t-il, c’est le lendemain de ce jour, justement, que Brignolet a été assassiné près de la caisse…

– En effet, voilà qui est singulier ! murmura le chef.

– D’autre part, continua Pivolot avec un sourire, dans lequel il triompha, Mme Brignolet nous avait parlé d’une maîtresse du grand monde qu’elle soupçonnait à son amant… Elle avait surpris une fois une lettre qu’elle allait lire, quand elle lui fut arrachée par Luversan ; mais Mme Brignolet avait eu le temps de lire la signature qui portait le nom d’« Andréa ».

Le chef fit un sursaut.

– C’est le prénom de madame de Terrenoire, dit-il.

– Bravo ! Voilà qui nous prouve – avec le signalement pris par le commissaire de police – que ce Pierre Laugevin et ce Luversan ne font qu’un seul et même personnage. Je m’en doutais…

– Tout cela est, en effet, très intéressant, dit le chef, et ces détails semblent se rapporter, chez cet homme, à un plan de conduite ; mais ce plan, nous ne le connaissons pas. En tout cela, rien ne m’indique la participation au crime…

– C’est vrai. Il nous manque encore un peu de lumière pour éclairer ces détails… mais, patience ! la lumière viendra.

– Est-ce tout ce que vous avez découvert ?

– Non. Pendant deux ou trois jours, nous n’avons pas cessé de filer Luversan. Il nous a promené d’hôtel en hôtel, changeant de demeure comme à plaisir… voulant dépister sans doute des gens intéressés à le découvrir… Même il a feint de partir pour la province et il a expédié ses malles à Blois.

– Elles doivent y être encore ?

– Elles y sont toujours, et elles y resteront longtemps, car Luversan ne doit pas avoir l’intention de quitter Paris. Nous avons étudié sa vie. Elle est très décousue, mais régulière, pourtant, dans son désordre. Il joue beaucoup.

– Ah ! ah ! Et il joue gros jeu ? fit le chef.

– Très gros jeu. Nous allons citer un exemple. Il a joué contre un jeune homme très riche, nommé de Luvigny, qui demeure rue de Londres, garçon fort bien apparenté ; il a perdu, une nuit, une somme assez ronde.

– Combien ?

– Quatre-vingt-dix mille francs !

– Et il n’a pas pu payer ?

– Pardonnez-moi. Les quatre-vingt-dix mille francs ont été payés dans les vingt-quatre heures obligatoires.

– Voilà qui est étrange. Et vous dites que ce Luversan vit en garni ?

– Hélas ! nous n’en savons plus rien !

– Comment ?

– Luversan, qui vivait effectivement en garni il y a six semaines environ, nous a échappé.

– Ah ! ah !

– Déjà, reprit Pivolot, Luversan prenait, il y a six semaines, de grandes précautions pour se cacher. C’est justement ce qui nous avait frappés, monsieur Tristot et moi, ce qui avait éveillé notre attention en nous engageant à le surveiller de près…

– Luversan a dû gagner de l’argent dans un autre cercle pendant l’intervalle de vingt-quatre heures dont vous parliez tout à l’heure ?

– Il n’est allé nulle part.

– Vous en êtes sûrs ?

– Nous ne l’avons pas quitté !

– Alors, il est riche…

– Quand j’affirme qu’il n’est allé nulle part, j’entends qu’il n’a pas remis les pieds dans un cercle, mais il a fait des visites… Il est retourné rue Antoine-Dubois, au Quartier latin, et là s’est habillé… Il avait une voiture de place qui l’a conduit rue de Chanaleilles…

– Chez monsieur de Terrenoire ?

– Justement.

– Et c’est en sortant de chez monsieur de Terrenoire…

– Vous avez deviné… C’est en sortant de chez le banquier que Luversan s’est rendu chez monsieur de Luvigny et l’a payé intégralement.

– Comment connaissez-vous ce détail ?

– Parbleu ! fit M. Pivolot en riant, je suis allé trouver bonnement monsieur de Luvigny, je l’ai questionné ; il a répondu, avec assez de complaisance, aux questions que je lui adressais… Il avait encore, dans un portefeuille, les quatre-vingt-dix mille francs de Luversan… il me les a montrés…

– Avez-vous pris des renseignements à ce sujet ?

– Pas encore. Chaque chose vient en son temps. Ce que je sais, par exemple, c’est que Luversan n’est pas allé à la banque ; ce que je sais encore, c’est qu’au moment où Luversan est entré à l’hôtel de la rue de Chanaleilles, monsieur de Terrenoire était absent et n’y est pas venu pendant que notre homme s’y trouvait.

– Il avait peut-être de l’argent rue Antoine-Dubois.

– Je l’ignore. Toujours est-il que j’ai usé de prudence. Profitant des excellentes dispositions dans lesquelles je voyais monsieur de Luvigny, je l’ai prié de ne pas disposer de la somme que venait de lui apporter Luversan, et à laquelle il me parut qu’il avait déjà une destination…

– Dans quel but avez vous fait cette demande ?

Pivolot hésita avant de répondre.

– Ma foi, dit-il, j’ai agi d’instinct, sans trop savoir, mais je suis persuadé pourtant, que cela nous servira.

– De quoi se composait la somme ? De valeurs, de billets de banque, ou d’un chèque ?

– De billets.

– Et vous êtes sûr que ce monsieur de Luvigny les aura gardés ?

– J’en suis sûr ! J’ai sa parole… Il s’est même relativement gêné pour conserver cette grosse somme sans y toucher. Hier encore, il m’a renouvelé sa promesse en m’accordant un délai de huit jours.

– Est-ce tout ce que vous avez à m’apprendre ? demanda le chef de la Sûreté.

– Non, ce n’est pas tout.

– Je vais résumer déjà ce que vous m’avez dit, ou du moins en tirer les conclusions rationnelles… Vous soupçonnez Luversan d’avoir assassiné Brignolet et volé la caisse de monsieur de Terrenoire.

– Oui, nous le soupçonnons.

– Béjaud, selon vous, n’était pas son complice ?

– Il ne l’était pas. Et cependant, Luversan en avait un. Cela lui était nécessaire. Il ne pouvait entrer dans la banque sans clé… car la serrure n’a pas été forcée… Il lui fallait un complice aussi pour l’aider à plonger Béjaud et Jean Guerrier dans ce sommeil bizarre dont ni le vol ni le meurtre ne les ont tirés… Il lui fallait un complice, peut-être deux, pour le renseigner sur le contenu de la caisse… Il lui fallait un complice, enfin, pour l’aider dans chacun des moindres actes de ce drame.

– Et ce complice ?

– Je vais bien vous étonner en vous disant que tout nous porte à croire, monsieur Tristot et moi, que c’est Brignolet.

– La victime ?…

– Elle-même !

– Ce n’est pas vraisemblable.

– Peu importe, si cela est la vérité.

– Mais une pareille supposition doit reposer sur des raisonnements serrés…

– Ces raisonnements, nous les avons faits, Monsieur, croyez-le bien !… Pourquoi Luversan a-t-il recherché madame Brignolet ? Est-ce pour en faire sa maîtresse ? Pour cela, soit, mais aussi pour influer sur l’esprit de Brignolet. Cela est si vrai, que le crime commis, Luversan s’est débarrassé de sa maîtresse, trop commune et vulgaire pour lui, et, avec sa jalousie, trop encombrante. Cela vous paraît-il probable ?

– Continuez !

– Pourquoi Luversan a-t-il eu la bizarre idée de faire la connaissance du mari, alors qu’il était l’amant de la femme ? Cela lui était, avouez-le, bien inutile !… Ce n’était qu’un désagrément de plus dans cette intimité et il aurait pu s’en dispenser.

– Je le reconnais comme vous.

– Il avait intérêt à se lier avec Brignolet et sa femme, à cause de la position du mari à la banque Terrenoire. C’est par lui qu’il a obtenu les renseignements qu’il désirait. Et comme il n’était pas sûr d’attirer à lui Béjaud, comme, d’autre part, il le craignait, comme Béjaud pouvait être un empêchement pour son projet, il avait besoin de Brignolet pour écarter Béjaud.

– Comment cela ?

– Ce n’est pas naturellement que Béjaud s’est endormi. Lui et Brignolet fréquentaient le comptoir du marchand de vin Cornélius, dit Lupin, rue de La Rochefoucauld. C’est là qu’ils déjeunaient ou qu’ils dînaient quelquefois. Or, Cornélius, dit Lupin, m’a raconté que, le soir même du meurtre, Béjaud avait trouvé un goût étrangement amer au vin que Brignolet venait de verser dans son verre.

– En a-t-il fait la réflexion ?

– Assurément. Cornélius a goûté le vin, tiré du même litre, Brignolet a versé un second verre, du même vin, mais Béjaud n’a plus rien senti… Un second verre de narcotique était inutile ; le premier suffisait.

– Cela expliquerait jusqu’à un certain point le sommeil léthargique du gardien de caisse ; mais avez-vous trouvé quelque explication au sommeil non moins extraordinaire de Guerrier ?

– Certes, et des plus romanesques, vous allez voir.

« Dans l’après-midi, Guerrier, qui a, paraît-il, la mauvaise habitude de trop fumer, avait fait renouveler sa provision de cigares, qu’il se procurait, par l’intermédiaire d’un garçon de restaurant. Pendant cette nuit, le caissier a essayé ces nouveaux cigares apportés par Brignolet. Et c’est après avoir tenté vainement d’en fumer cinq ou six, qu’il s’est endormi. Monsieur Chambille et monsieur Lacroix ont négligé, lors de leur première enquête, de ramasser ces bouts de cigare. Monsieur Tristot et moi, qui ne négligeons rien, nous nous en sommes emparé.

– Dans quel but ? À quoi pouvaient-ils vous servir ?…

– J’ai fumé un de ces cigares abandonnés par Jean Guerrier. Il me serait difficile de vous dire à quelle idée j’obéissais. Cependant, je n’eus pas à me repentir de m’être laissé aller à cette excentricité. Après quelques bouffées, je sentis tout à coup que je m’endormais ; j’essayai de combattre ce sommeil qu’aucune fatigue de la journée n’excusait. Peine perdue… C’était comme une main de fer abattue sur ma tête, qui me fermait les paupières. Je ne résistai plus ! Combien de temps je dormis, c’est mon ami qui pourrait vous le dire… C’est lui qui me réveilla, non sans effort, car il me crut mort ou peu s’en faut, pendant quelques minutes !… Quand j’eus repris entièrement connaissance, je compris vite que mon sommeil avait été causé par une sorte d’ivresse engendrée par la fumée du cigare. J’ai un ami, le docteur Corpitel, très fort chimiste. J’eus recours à lui, en cette circonstance. Il analysa les cigares que je lui apportai.

– Et il trouva du narcotique ? fit le chef intrigué.

– Oui, à haute dose… Ces cigares avaient été imprégnés d’une composition obtenue avec le chanvre indien et de l’extrait de daturah. C’est le daturah qui les rendait exécrables.

– Ainsi, Brignolet, complice de Luversan, aurait endormi Béjaud et Jean Guerrier ?

– Je le crois !

– C’est une habile intrigue que celle-là, et il fallait une perspicacité comme la vôtre, Messieurs, pour se débrouiller au milieu d’un pareil écheveau… Tout cela est habilement arrangé, commenté, expliqué… Je n’ai qu’une objection à faire…

– Nous sollicitons vos observations, et nous serons heureux, soyez-en convaincu, de les mettre à profit.

M. Pivolot avait dit cela d’un air très sérieux. Il voulait plaire au chef, bien que, au fond, il se souciât peu de son opinion, ayant la sienne toute faite et ne voulant pas en démordre.

– Vous avez agi, je le vois, dit le chef de la Sûreté, en partant de cette hypothèse que Luversan était le coupable et Guerrier était innocent…

– C’est cela.

– Il est encore facile de faire d’autres suppositions… Luversan peut être un aventurier jouant auprès de madame de Terrenoire le rôle des de Grieux auprès de Manon Lescaut et n’hésitant pas trop à se servir de la cassette particulière de sa maîtresse pour payer ses dettes de jeu…

– Je crois, Monsieur, dit Pivolot avec fermeté et en relevant sur le chef ses yeux intelligents, je crois que la vérité est de notre côté.

– La preuve… une preuve devant laquelle il faudra s’incliner, me l’apportez-vous ?

– Non.

– Croyez-vous l’obtenir bientôt ?

– Je l’ignore. Je suis trop prudent pour affirmer et promettre, sans être sûr de tenir. Je ferai mon possible, c’est tout de que je puis dire… et même plus que le possible…

– Revenez me voir quand vous aurez appris autre chose. Et que ce que je vous ai dit ne vous décourage pas.

– N’ayez pas cette crainte, Monsieur, répliqua Pivolot avec une légère pointe d’ironie.

Le chef de la Sûreté s’était levé.

Pivolot et Tristot comprirent que le moment était venu de se retirer.

Ils saluèrent et prirent congé du chef.