CHAPITRE LXIII

 

À Ville-d’Avray, Pivolot et Tristot entièrement remis de leurs émotions avisèrent au plus pressé. Comme l’avait pensé Luversan, la disparition de leurs clés leur criait assez quel était le but du fugitif. Il commencerait par pénétrer chez eux et par s’emparer des billets de banque et valeurs repris à Luvigny et à Mme de Terrenoire. Oh ! cette femme, c’était elle assurément qui avait organisé à prix d’or, l’évasion de son amant. Et ils avaient eu la sottise de la ménager quand ils la tenaient sous leurs griffes !

Les deux vieux amis partirent pour Paris, après les aveux d’Ursule. Préalablement, et pour la satisfaction de leur conscience, ils avaient prévenu par dépêche le procureur de la République et le chef de la Sûreté.

– Eh bien, monsieur Pivolot, dit Tristot dans la voiture qui les ramenait de la gare Saint-Lazare à la rue de Douai, m’est avis que nous avons eu notre Waterloo ce matin.

– Peut-être, monsieur Tristot. Il faudrait que Luversan ait découvert votre cachette. Or, je me demande si, dans l’état où il était à son départ, il n’a pas échoué en chemin. Vous ne me ferez pas croire qu’un homme qui a le poumon perforé puisse monter et descendre les escaliers, enlever des fardeaux, et décrocher des lames de parquet.

– Certes, monsieur Pivolot, mais ce qu’on ne peut faire par soi-même, on en charge un complice. Or, du moment que madame de Terrenoire est dans l’affaire, ce n’est pas l’argent qui leur manque, et avec de l’argent, on soulève très facilement des lames de parquet.

Ils étaient arrivés rue de Douai, devant la porte du n° 22. Pas le plus petit rassemblement. Le concierge accueillit ses locataires avec un sourire béat.

– Il n’est venu personne ?

– Personne. Ah si !… La mère Chalumet.

– Elle est encore là-haut ?

– Ma foi, je ne l’ai pas vue redescendre.

– En êtes-vous sûr, demanda Pivolot, que personne ne peut entrer ni sortir de la maison sans que vous le voyiez ?

– Certainement.

Tristot et Pivolot gravirent rapidement les étages et frappèrent à la porte.

Pas de réponse.

– Nous aurions dû commencer par le commencement, observa Tristot. Il fallait amener le serrurier.

– Je vais le chercher.

Luversan avait pris la précaution de refermer les serrures à double tour. Il ne fallut pas moins d’un grand quart d’heure pour venir à bout de celle de sûreté.

La mise à sac de la première pièce ne leur laissa aucun doute sur le passage de Luversan ou de son complice dans l’appartement. L’assassin avait-il trouvé la cachette ? Ils s’élancèrent dans la chambre à coucher. La mère Chalumet pendait, évanouie, bâillonnée, au pied du lit, les poignets solidement attachés à une colonnette. Sans cette syncope, elle aurait péri, étouffée. Ses maîtres s’empressèrent de la délivrer. Ils avaient hâte de connaître par elle le signalement de l’agresseur.

Le Waterloo était complet. À la place de la cachette, un trou béant, vide. Les locataires perdaient en même temps que la fortune de M. de Terrenoire, toutes les valeurs, environ trois cent mille francs. Ils étaient ruinés et déshonorés.

La mère Chalumet se ranima enfin. En apercevant ses maîtres, le souvenir de l’horrible scène lui revient tout à coup, et elle s’écrie :

– Ce n’est pas moi ! Ce n’est pas moi !

– Remettez-vous, lui dit Tristot. Vous répondrez tout à l’heure.

Ils lui font prendre un cordial. Peu à peu, les couleurs reparaissent à ses joues fripées comme un vieux parchemin.

Interrogée, elle raconte le drame d’un bout à l’autre, sans omettre un détail. C’est bien Luversan qui est venu, Luversan lui-même.

– Je ne pouvais pas lui indiquer la cachette, balbutie la vieille domestique, puisque je ne la connaissais pas.

– Alors, pourquoi en parlez-vous ? fait observer Tristot. C’est même heureux pour vous que vous l’ayez connue, la cachette. Sans quoi, l’assassin vous aurait égorgée.

Elle avoua qu’elle avait commis l’indiscrétion, mais jura sur les cendres de son fils, Ernest-Victor Chalumet, mort au champ d’honneur, qu’elle était innocente.

– À partir du moment où le brigand, dit-elle, m’a saisie par les cheveux en brandissant son couteau au-dessus de ma tête, je ne me souviens plus de rien.

Prenant soin de ne rien déranger au désordre de l’appartement, ils se rendirent en toute hâte rue de Chanaleilles.

Espéraient-ils retrouver Mme de Terrenoire dans son hôtel ? C’eût été fou de leur part ; mais au moins leur fallait-il tâcher de savoir si Luversan était venu chez sa maîtresse. Car ils n’en doutaient plus : l’homme qui avait arraché, à la femme de ménage, le secret de la cachette, cet homme-là n’était autre que Luversan.

Et cela tenait du prodige que Luversan fût encore de ce monde après un tel effort. Qui sait ? Ils le trouveraient peut-être râlant à l’hôtel Terrenoire dernière étape de sa fuite.

Les domestiques du banquier édifièrent de suite les agents. « Monsieur était parti en voyage depuis plusieurs jours ; quant à Madame, elle venait de sortir avec un vieillard à longue barbe blanche et à lunettes bleues. On ne savait pas à quelle heure elle rentrerait. »

Les agents se dispensèrent d’entrer et d’attendre. Le vieillard, ils l’auraient parié, c’était Luversan.

Tous deux se firent conduire à la Sûreté. Devant la porte du chef, ils trouvèrent l’inspecteur Chambille qui triomphait.

– Eh bien, Messieurs, leur dit-il sans pitié, vous n’avez pas voulu de mon concours pour garder le prisonnier et vous voilà roulés. Dites-moi, quand vous avez bu le cognac, cette nuit, vous ne lui avez donc pas trouvé un goût particulier ? Vrai, si j’ai jamais besoin d’un dégustateur, ce n’est pas vous que j’irai chercher.

Le chef fut plus clément que son subalterne. Lorsque les deux volontaires de la Sûreté lui eurent fait leur confession entière, à savoir qu’ils possédaient encore la veille les preuves de la culpabilité de Luversan dans le crime du boulevard Haussmann, que ces preuves, l’assassin venait de les reprendre chez eux avec la fortune de M. de Terrenoire et leur sienne propre, le fonctionnaire ne put que les plaindre.

– Courez vite, leur dit-il, former opposition à la vente de vos titres. Avez-vous les numéros de ceux volés dans la caisse de monsieur de Terrenoire ?

– Nous n’avons rien, dit Tristot. Nos listes se trouvaient dans le portefeuille.

Le chef de la Sûreté prit le signalement de la fugitive ; mais il trouva très étrange que M. de Terrenoire eût disparu le premier.

Jean Guerrier pouvait seul expliquer le motif du voyage de son patron. Le chef de la Sûreté l’envoya chercher en toute hâte par Chambille. Le caissier, très intrigué, répondit franchement aux questions du magistrat.

– Quant au but du voyage et à la direction prise par monsieur de Terrenoire, dit-il, je n’en sais pas le premier mot.

Sa voix tremblait légèrement. Au fond, il supposait que le mari d’Andréa ferait tout au monde pour empêcher l’arrestation de sa femme. Il les croyait partis tous deux à l’étranger.

– Monsieur Guerrier, lui dit sèchement le chef de la Sûreté, rappelez-vous que votre mise en liberté n’est que provisoire. Si vous ne nous dites pas tout ce que vous savez, mon devoir sera d’engager le juge d’instruction à vous faire arrêter de nouveau.

– J’ai dit tout ce que je savais, répliqua Jean.

– Pardon ! vous ne nous avez jamais fait connaître qu’une femme se trouvait mêlée au crime.

– Une femme ? quelle femme ?

– Inutile de dissimuler plus longtemps, surtout devant messieurs Tristot et Pivolot, à qui vous aviez confié ce secret et qui, pour vous complaire, pour complaire à monsieur Laroque, ont poursuivi leur enquête personnelle en dehors de la justice et se sont bien gardés de nous révéler la complicité de madame de Terrenoire que vous vouliez épargner à cause de son mari. C’est une lourde faute dont vous êtes les premiers punis. Savez-vous la grosse nouvelle de ce matin, monsieur Guerrier, la nouvelle que tout Paris saura dans deux heures par les journaux ?

– Au nom du ciel, parlez !

– Luversan est en fuite !

En fuite, un homme si grièvement blessé ? Ce n’était pas possible ! Jean crut qu’on lui tendait un piège pour le forcer à parler. Mais les deux agents lui confirmèrent la nouvelle, si étonnante qu’elle fût. Jean Guerrier éclata en sanglots.

– Mon pauvre patron ! Mon pauvre et cher monsieur Laroque !

– Dites aussi : « Mon pauvre Guerrier ! » s’écria le chef de la Sûreté. En l’absence des preuves que ces deux messieurs se sont laissé voler par l’assassin, votre affaire devient plus obscure que jamais, et quand bien même nous vous laisserions en liberté définitive, vous n’empêcheriez jamais les mauvaises langues d’aller bon train. Il se trouvera des gens pour répéter en tous lieux que votre affaire n’est pas claire.

Il parlait d’or, le chef de la Sûreté, et Jean Guerrier, transporté d’indignation contre l’abominable femme qui venait de s’enfuir avec son complice, répéta tout ce qu’il avait dit dans sa cellule de Mazas aux deux policiers. Mais quand il vit sa déposition prise tout entière en notes par le magistrat, il songea au désespoir qu’en éprouveraient Margival, Diane, Marie-Louise elle-même et enfin son malheureux patron.

– Qu’allez-vous faire ? demanda-t-il au chef de la Sûreté.

– Mon devoir. Des dépêches seront envoyées tout à l’heure dans toutes les directions pour répandre le signalement des fugitifs. Je ferai mieux, si toutefois le juge d’instruction me le permet. Je communiquerai ce signalement à la presse. Les journaux ont leur bon et leur mauvais côté. Si parfois, dans leurs appréciations, ils dépassent la mesure du licite, ils nous ont souvent aidés grâce à leur immense publicité, à découvrir des criminels. Le public averti par des articles qui le passionnent se met de la partie. Tout personnage suspect est surveillé par quelqu’un qui a plus d’esprit que le meilleur des policiers. Ce quelqu’un n’est autre que monsieur Tout-le-Monde.

À ce moment, Chambille annonça que Roger Laroque arrivait de Ville-d’Avray et demandait à être reçu le plus tôt possible par le chef de la Sûreté.

– Priez-le d’entrer de suite, dit ce dernier.

L’affreuse nouvelle avait déjà produit ses ravages sur la physionomie du père de Suzanne. Il entra précipitamment. Il allait exhaler sa douleur, son indignation, lorsqu’il aperçut Jean Guerrier.

– Nous sommes perdus ! s’écria-t-il en tombant dans ses bras.

Les deux amis restèrent un instant silencieux. Puis ce fut Tristot qui prit le premier la parole. Il eut ce courage, le bon M. Tristot. Il se dévouait pour l’excellent M. Pivolot dont il connaissait la timidité.

– Ne nous accusez pas de négligence, monsieur Laroque, dit-il. Nous sommes victimes d’une combinaison infernale.

L’entrée de Chambille qui n’attendait jamais le coup de sonnette du maître en cas d’urgence empêcha Laroque de répondre.

– Une dépêche, dit l’inspecteur.

– Donnez. Vous n’entrerez plus que si je vous appelle.

Chambille brûlait du désir d’en savoir davantage, mais il s’empressa d’obtempérer à l’ordre du patron. Il sortit et s’installa devant la porte, en vrai chien de garde, prêt à barrer le passage au ministre de la Justice en personne. C’était la réponse de l’appariteur de La Ferté-Milon. Une partie du mystère s’expliquait. Le chef de la Sûreté en conclut que la Terrenoire, renseignée exactement sur la mère Dondaine avait soudoyé quelque jeune récidiviste pour pénétrer dans la place en trompant la vieille domestique.

– Ce qui est fort, très fort, dit le magistrat, c’est de s’être présenté préalablement chez les Dondaine de La Ferté et de leur avoir volé leurs papiers d’identité. La mère Dondaine ne pouvait pas faire autrement que de tomber dans le piège. Elle adore d’autant plus son neveu Isidore qu’elle ne l’a jamais vu. C’est toujours comme ça.

Roger n’avait pas encore adressé la parole aux volontaires de la Sûreté. La glace se rompit quand il sut que ces braves gens étaient ruinés par le vol dont ils venaient d’être victimes. Mis au courant de la fuite de Mme de Terrenoire, il trembla à la pensée du déshonneur qui allait s’abattre sur le mari et sur la fille. Le projet de communication d’une note à la presse lui parut prématuré.

– Cette femme, dit-il, n’ira pas loin avec son amant. Je suis convaincu qu’il l’assassinera en route pour s’en débarrasser.

– Votre idée est assez juste, déclara le chef. Mais alors le scandale n’en sera pas moins grand.

– Je vous en prie, attendez encore un jour et surtout que le reportage parisien ne sache pas un mot de l’affaire.

– Ceci n’est guère en mon pouvoir. Quant à différer la communication, je dois prendre l’avis préalable du juge d’instruction et je vais le trouver sur-le-champ. Attendez-moi.

M. de Lignerolles, vilipendé par les journaux au sujet de son rôle dans l’erreur judiciaire dont Roger Laroque avait été victime, détestait la presse. Il décida qu’on se contenterait des moyens à la portée de la justice. Des dépêches furent envoyées à toutes les gares importantes et dans tous les ports de mer. On y donnait le signalement de Luversan et celui d’une femme qui l’accompagnait dans sa fuite. Roger Laroque promit une récompense de cinquante mille francs aux agents qui arrêteraient Luversan.

– Quant à vous, Messieurs, dit-il à Tristot et Pivolot, si vous prenez votre revanche et que les valeurs emportées par l’assassin ne vous soient pas rendues, si, en un mot, vous retrouvez Luversan les mains vides, je vous rembourserai largement ce que vous avez perdu à mon service.

– Merci, dit Tristot : mais qui dédommagera monsieur de Terrenoire de la grosse somme qu’il perd par notre faute ?

– Moi, s’écria Roger Laroque.