CHAPITRE XLVII

 

Tant qu’il n’avait pas connu la résolution définitive de Diane, Terrenoire n’avait parlé à personne de l’union projetée entre Mussidan et sa fille.

Dès que Diane eut accepté Mussidan, il n’y avait plus de raison pour lui de cacher ce projet. Il l’annonça à sa femme, à brûle-pourpoint.

– Je ne vous ai point confié, dit-il, un revirement qui s’est opéré dans l’esprit de ma fille.

– Un revirement ? fit Andréa, étonnée. À quel propos ?

– À propos de son fiancé, monsieur de Vaunoise.

– Diane ne l’aime plus ?

– Elle garde pour lui une certaine affection ; mais, tout compte fait, elle s’est aperçue que de cette affection à l’amour, il y avait loin…

– Quelle histoire est-ce là ?

– C’est la vérité.

– Et Diane a repris sa parole ?

– Depuis deux jours.

– Et elle me cachait cela, l’hypocrite, je la gronderai… Que s’est-il donc passé entre eux ?

– Ah ! je l’ignore. Diane vous le dira…

– Il faut qu’elle aime autre part…

– De cela, je n’ai pas le moindre doute…

– Vous savez ? Et qui aime-t-elle ?… En cachette ?…

– D’abord, celui qu’elle aime et qu’elle aimera – mais qui l’aime, lui, profondément – n’est plus de la première jeunesse…

– Oh ! oh ! qu’entendez-vous par là ?

– Quarante ans passés.

– Vingt ans de plus que ma fille, c’est beaucoup. N’importe, ces unions-là sont souvent les meilleures. J’espère qu’il est distingué, riche, du meilleur monde ?

– Il est tout cela. Du meilleur monde, très distingué et très riche. Vous le connaissez beaucoup.

– En un mot, c’est ?…

– Devinez !…

Andréa, surprise, cita quelques noms :

– Vous en êtes loin ! disait chaque fois le banquier.

– Qui donc, s’il vous plaît ?

Il y eut un léger silence. Après quoi :

– Mussidan ! fit le banquier.

Mme de Terrenoire, blême, épouvantée, se leva…

– Vous avez dit Mussidan ? Vous voulez rire ?

Sa voix était rauque. Sa gorge se desséchait. Elle essayait vainement d’avaler sa salive.

– Qu’y a-t-il donc là de si étonnant ? Qu’y a-t-il dans cette nouvelle qui puisse vous causer autant d’émotion ?

Tous ses soupçons revenaient.

Andréa, terrifiée, ne voyait, n’entendait rien. Elle répétait machinalement :

– Mussidan à Diane ! Mussidan à Diane !…

– Encore une fois, répétait Terrenoire gravement, d’où vient votre étonnement ? Vous me feriez croire, si vous gardiez plus longtemps le silence, que vous connaissez sur Mussidan des détails qui le rendent indignes de notre fille ?

Enfin, surmontant son émotion, essayant de parler :

– Cette nouvelle est si surprenante… elle est si soudaine, surtout, que vous m’en voyez toute décontenancée… Vous venez m’apprendre tout à coup… que le mariage est rompu… que M. de Vaunoise n’est plus aimé… et que c’est Mussidan… lui… qui est le fiancé… Et vous voulez que j’écoute cette surprenante nouvelle d’un air calme, sans donner le moindre signe d’émotion ?… À quoi, vous-même, songez-vous donc ?

– C’est vrai, dit Terrenoire, vous avez raison, Andréa… J’oubliais que je ne vous avais pas prévenue de ce brusque changement.

– Je le regrette, mon ami, car peut-être aurais-je élevé quelques objections à ce mariage.

– Lesquelles ?

– Monsieur de Mussidan n’est plus un jeune homme.

– Il a quarante ans… Il est loin d’être un vieillard et peut encore passer pour un homme jeune. Il pourrait accuser trente-cinq ans.

– Êtes-vous bien sûr qu’il aime… notre fille ? Elle allait se trahir… elle allait dire : sa fille !

– Je le crois, car j’ai surpris une scène d’amour entre eux…

Une scène d’amour entre Mussidan et Diane… c’est-à-dire entre le père et la fille… c’est-à-dire l’inceste !… Allons ! c’était folie !… Terrenoire était dupe !…

Mais, pour l’avoir trompé, il fallait que Mussidan et Diane, qui paraissaient être complices, eussent de bien graves raisons !… Lesquelles ? C’était cela qu’il lui importait de savoir.

– Vous n’avez pas d’autres motifs ? fit Terrenoire.

– Comment se faisait-il que monsieur Mussidan se soit déclaré ainsi brusquement, lui qui jamais, bien qu’il vînt ici presque tous les jours, n’avait fait la moindre allusion à ce sentiment, lui qui paraissait aimer Diane, en effet, mais, semblait-il, d’une toute autre affection que celle d’un mari ?…

M. de Terrenoire lui dit qu’il avait interrogé Mussidan et lui redit les réponses de celui-ci ; quelles avaient été ses hésitations, ses craintes, comment surtout il avait tremblé d’être soupçonné de calcul…

Et, entendant son mari ainsi parler, Mme de Terrenoire murmurait :

– C’est étrange ! Quel mystère cache une pareille conduite ? Si dépravée qu’elle fût, elle se révoltait, dans sa maternité.

– C’est impossible…, dit-elle tout haut… c’est impossible… ce mariage ne peut se faire !…

– Pourquoi ? répétait Terrenoire.

– Que dirait le monde ? que penserait-il ?

– Que nous importe ce qu’il dirait, ce qu’il penserait ! Est-ce que Mussidan n’est pas notre ami ? N’est-ce pas à lui que nous devons tout, la fortune, même l’honneur ? Car il nous a sauvé l’honneur en ces derniers temps… Le monde trouvera cette union toute naturelle et il aura raison…

Andréa essayait de secouer ce cauchemar…

« C’est une épreuve assurément… De quoi se doute-t-il ? Aurait-il découvert quelque chose et soupçonnerait-il que Diane n’est pas sa fille ? »

Et tout à coup, changeant de ton :

– Après tout, dit-elle, s’il est vrai que monsieur de Mussidan ne déplaît pas à Diane, c’est un excellent parti pour elle !… Je n’y ferai point d’opposition pour ma part… Je sais ce que nous devons à monsieur de Mussidan… Êtes-vous certain de ne pas aller contre la volonté secrète de Diane en la donnant à votre ami ?

– Diane m’a juré qu’elle ne se sacrifiait pas !

– Alors, c’est dit, mariez-les !

Là, comme avec Mussidan et Diane, si Terrenoire avait tout d’abord conçu quelque soupçon, finalement l’attitude de sa femme le lui avait enlevé.

Elle avait écrit à Mussidan :

« Mon mari vient de me parler. Vous devinez ce qu’il m’a appris… L’horrible chose !… J’ai besoin de vous voir. »

Mussidan arriva presque aussitôt. Terrenoire était à la banque. Ils ne craignaient donc pas d’être surpris. En l’abordant, Mussidan dit, tout de suite :

– Je voulais venir. Je n’attendais que l’occasion de vous voir en secret et de causer avec vous librement.

Mussidan – brièvement – lui raconta ce qui s’était passé. Au fur et à mesure qu’il avançait dans son récit, Mme de Terrenoire pâlissait.

– Je suis perdue ! murmura-t-elle. Que peuvent faire deux ou trois jours de répit ?… Ma perte est certaine. Cela ne peut que la retarder…

– Ne comprenez-vous pas, Andréa, que l’odieuse comédie que nous jouons depuis quelques jours, nous la jouons pour vous sauver ?

– Qu’importe ! Il faudra tout dire…

– Non ! dit Mussidan d’une voix ferme. Je ne le veux pas. Terrenoire est heureux. Il aime sa fille. Il vous aime. Pourquoi lui dire qu’il a eu tort de mettre sa confiance en vous, de se reposer sur vous du soin de garder son honneur ?…

– Enfin ! dit Andréa, comptez-vous donc mettre votre projet à exécution ?

– Il le faut. Je l’ai dit. Trouvez-vous dans votre imagination, vous, le moyen de sortir de ce danger ?

– Est-ce que j’ai le courage même de chercher ?

– Vous voyez bien. Moi seul puis penser…

– Mais ce mariage est infâme !…

– Oh ! la cérémonie seule aura lieu… Ce qu’il y a d’infâme en elle, disparaît à mes yeux sous l’intention qui l’a amenée… Puis, personne autre que moi ne sera sacrifié, en tout cela…, acheva-t-il d’une voix sourde.

– Que voulez-vous dire ?…

Il parut n’avoir point entendu, car il ne répondit pas.

– Et Diane ?… que dit-elle ?… Avez-vous compris sa pensée ?

– Diane consent. Elle sait tout. Et elle consent…

« Elle sait qu’elle est victime de son affection pour Terrenoire… et j’ai su lui inspirer assez de confiance, malgré mon indignité, pour qu’elle attende patiemment l’heure de la délivrance.

– Vous voulez mourir ?

– Vous le saurez plus tard, mais soyez certaine que si je me suicidais dès aujourd’hui, les soupçons reviendraient à Terrenoire plus nombreux et plus pressants qu’auparavant. Tandis qu’après… Laissez-moi faire !… Il s’agit de vous, il s’agit de lui !… Ma vie est peu de chose… Je la mène inutilement depuis des années. Je donne ma vie de gaieté de cœur, pour la vie d’un honnête homme… et j’espère que Diane, à laquelle le plus étrange des hasards va donner mon nom, ne le portera pas longtemps !…

Et Mussidan s’enfuit, pour éviter d’autres questions – pour échapper à d’autres attaques…

M. de Vaunoise, le fiancé de Diane, n’avait pas accepté sans se récrier, sans se plaindre, sans éclater en reproches, la nouvelle résolution prise par M. de Terrenoire. Il s’était réclamé de la probité du banquier et lui avait demandé des explications.

– Mon cher enfant, dit Terrenoire, les femmes sont versatiles. Ce n’est pas à moi qu’il faut vous adresser, mais à ma fille. C’est elle seule qui a changé, ce n’est pas moi. Je vais l’appeler, vous lui parlerez. Vous verrez, par vous-même, que vous ne pouvez m’accuser, et, s’il est quelqu’un de coupable, c’est vous, mon cher enfant, qui n’avez pas su conserver un cœur qui ne demandait pas mieux que de se donner à vous.

Il fit appeler Diane, et quand il l’entendit, il s’en alla, pour la laisser seule avec M. de Vaunoise. C’était la première fois que les deux jeunes gens se voyaient, en tête à tête, depuis leur rupture. Diane avait évité soigneusement une entrevue de ce genre, qui eût été pénible en l’état de son cœur – et quand elle vit M. de Vaunoise, elle recula, avec le geste instinctif de s’enfuir.

– C’est d’après le conseil de votre père que je suis ici, Mademoiselle, dit Vaunoise avec tristesse. Cependant, si ma présence vous est désagréable, je ne resterai pas plus longtemps… Veuillez me pardonner…

– Demeurez ! dit-elle avec fermeté. Il est bon, il est nécessaire que nous ayons un entretien.

– Mademoiselle, dit Vaunoise, je viens, il n’y a qu’un instant, de prier votre père de m’apprendre ce qui m’avait fait démériter à ses yeux comme aux vôtres.

– Et que vous a-t-il dit ?

– Il m’a répondu que, seule, vous étiez juge de vous-même, et maîtresse de vos actions… C’était donc à vous que je devais m’adresser.

– Ne m’accusez pas, Monsieur.

– Eh ! à qui donc m’en prendrais-je, si ce n’est à vous ?… J’avais votre parole, votre aveu, vos serments d’amour… et, tout à coup, brusquement, j’apprends qu’au mépris de la foi jurée vous êtes à un autre… Pardonnez-moi mon agitation, Mademoiselle, mais je vous aime trop, hélas ! pour considérer avec calme votre inexplicable conduite. Et je vous supplie, s’il y a un autre malentendu entre nous, de m’en instruire bien vite… afin que je le fasse cesser.

Elle secoua la tête.

– Il n’y a pas de malentendu !…

– Alors, vous avez cessé de m’aimer ?…

Elle l’aimait, cet homme !… Pouvait-elle lui dire le contraire ? Tout son être s’y refusait !… Elle avait assez souffert depuis quelques jours… Elle ne voulait pas s’infliger cette nouvelle souffrance !…

– Vous m’aimez, monsieur de Vaunoise ?

– Si je vous aime, Diane ! dit-il avec élan.

Elle alla vers lui, prit ses mains qu’elle mit dans les siennes et garda en les serrant doucement, faisant passer un frisson dans les veines du jeune homme.

– Si je vous priais de ne plus m’interroger !… Si je vous avouais, en vous suppliant de l’oublier, que je vous aime toujours… toujours, entendez-vous ?… Plus que jamais !… Si je vous disais qu’un grand malheur plane sur cette maison qui vous a reçu et où l’on vous considérait comme si vous en faisiez partie ?… Si j’ajoutais que ce malheur effroyable ! – mon mariage avec monsieur de Mussidan – mon mariage seul – peut l’écarter ?…

– Diane ! Que me dites-vous là ?

– La vérité, mon ami.

– Vous avez commencé votre confidence. Achevez-la !…

– Je ne le peux. C’est pour nous tous ici, un secret de vie ou de mort !… Et jugez combien je vous aime en vous révélant que ce secret existe !…

– Mon Dieu ! Que se passe-t-il donc ?

Elle défaillit. Il la soutint dans ses bras. Elle se remit…

– Il faut, mon ami, que, sur votre honneur, vous me promettiez de ne répéter à âme qui vive un mot de ce que vous venez d’entendre.

– Mais, Diane, je peux savoir pourquoi vous vous sacrifiez…

– Vous ne le saurez jamais !…

– Si quelque malheur vous menace, ne puis-je l’écarter ?

– Vous ne le pouvez.

– Mussidan est très riche. Le bruit a couru que la banque Terrenoire était embarrassée. On a dit ensuite que ce bruit était faux : peut-être était-il vrai ? Alors, ce mariage avec Mussidan n’aurait-il pas pour objet…

– Vous vous trompez, mon ami… Mon père me sacrifierait en ce cas ?… Le penser, c’est lui faire injure… Puis, si c’était là le secret dont je parle, je ne vous le cacherais pas.

Interdit, M. de Vaunoise réfléchissait.

– Quoi donc ? murmurait-il, quoi donc ?

– N’essayez pas de savoir, ami, n’essayez pas… Dites-vous seulement que je vous aime… et que… malgré tout… malgré ce qui peut m’arriver… peut-être je ne suis pas entièrement perdue pour vous.

– Vous avez mon serment, Diane !… J’ai confiance en vous !

Et, après une hésitation, il reprit :

– Voulez-vous me permettre encore une question ?

– Parlez, mon ami.

– Monsieur de Mussidan est un homme d’honneur… Que n’allez-vous le trouver ? Que n’allez-vous lui répéter ce que vous venez de me dire ?…Il est incapable de vouloir vous prendre malgré votre volonté… Sans que vous ayez besoin, plus qu’à moi, de lui confier votre secret, il vous comprendra peut-être et vous rendra votre liberté… Alors…

– N’achevez pas, ami… et n’insistez pas, de grâce…

– Tout cela est étrange ! dit M. de Vaunoise.

– Vous doutez ?

– Non. Je le répète : vous avez mon serment, Diane. Quoi qu’il arrive, jamais il ne sortira de ma bouche la moindre allusion à ce que vous m’avez dit… Jamais !

– Merci, mon ami, merci, fit-elle, troublée.

Et des larmes coulèrent de ses yeux.

Il réunit dans les siennes les deux mains de la jeune fille et les meurtrit d’ardents baisers.

– Adieu, donc, Diane, dit-il, singulièrement ému lui-même. Adieu, puisque je vous perds !…

– Ayez confiance en Dieu, mon ami, et croyez en mon amour. Vous serez fort !

Elle lui jeta, de la main, un dernier adieu et s’en alla.

M. de Vaunoise resta quelques minutes accablé. Puis, tout à coup, il se ressouvint de ce que lui avait dit M. de Terrenoire et il se rendit auprès de lui.

En le voyant, en remarquant son visage défait, le banquier n’eut pas de peine à comprendre ce qui s’était passé.

– Eh bien ! dit-il, est-ce ma faute ? Vous ai-je menti ?

– Non, Monsieur, vous aviez raison, hélas !

– Que vous a dit Diane ?

– Elle a été froide, elle a été indifférente… Enfin, on aurait dit que la cruelle prenait plaisir à me désespérer…

– Pauvre garçon ! murmura Terrenoire.

– Je l’aime toujours, Monsieur, dit de Vaunoise… et je l’aimerai, ne l’oubliez pas, quand même…

– Vous êtes jeune, vous oublierez !

– Jamais !

Quand il fut parti, Terrenoire respira plus librement.

– Puisqu’il en est ainsi, songeons à ce mariage !… Morbleu !… je ferai bien les choses ! Je veux qu’on en parle, à Paris !

Et, en effet, on en parla à Paris.

En vain Diane essayait-elle de convaincre son père que plus modeste serait la cérémonie, plus grand serait son bonheur, M. de Terrenoire ne voulut rien entendre.

En vain, Mme de Terrenoire elle-même essaya-t-elle d’élever quelques observations. Aux premiers mots qu’elle prononça, son mari parut surpris.

– Eh quoi ! dit-il, vous qui aimez le monde, les fêtes, tout ce qui brille… vous qui êtes reine partout où vous passez, vous me demandez de marier ma fille comme si je devais cacher à tout le monde ce mariage !… Non, non, je suis trop heureux… Et puis, je désire que chacun voie combien ma fille est jolie…

Mme de Terrenoire, affaissée, n’osait répondre, dans la crainte de se trahir. Mais son supplice était effroyable. Entre elle et Diane, pas un mot n’était prononcé.

Un jour seulement, Mme de Terrenoire, qui avait cru surprendre des larmes dans les yeux de sa fille – larmes qui échappaient à Diane malgré son courage et sa volonté – fut un moment vaincue et se précipita à ses genoux :

– Diane, Diane, me pardonnes-tu ?

– Je n’ai rien à vous pardonner, ma mère. Je ne suis pas votre juge. Relevez-vous, je vous en prie !…

Mme de Terrenoire l’écoutait, blême. Elle n’avait pas la force de se relever. Une étreinte nerveuse lui broyait le cœur. Elle étouffait. Elle avait peur de mourir !

– Diane, tu ne m’aimes plus ?… Je ne possède plus ton cœur !…

– Je vous plains, ma mère !… Mais je vous supplie de ne pas me demander ce qui se passe en moi… Je n’y vois point clair moi-même et je ne saurais vous répondre.

Et pour mettre fin à cette pénible scène, elle était sortie.

Pour la mère et la fille, le ménage était un enfer. Chacun devait sourire devant Terrenoire. Et Mussidan, Mussidan surtout, devait paraître gai… Et il l’était peut-être, plus que les autres, parce que seul il entrevoyait, seul il connaissait la fin !… Chaque heure du jour apportait avec elle un supplice nouveau.

Quand le mariage fut connu, les amis, les connaissances de la famille Terrenoire, ceux même qui n’avaient eu avec elle que des rapports très rares, mais qui avaient quelque intérêt à ce qu’on ne perdît pas leur souvenir, affluèrent rue de Chanaleilles.

Combien cruelles étaient les félicitations que recevait Mme de Terrenoire ! Ce qui lui rendait un peu de force, ce qui augmentait son énergie quand elle se sentait défaillir, c’était la confiance et la gaieté de Terrenoire. Il continuait de ne se douter de rien.

Pour le contrat, les amis avaient été invités. C’était pour Diane, le premier chapitre du sacrifice.

Mussidan et Diane se mariaient sous le régime de la communauté de biens, et Mussidan avait voulu que fût inséré au contrat un article par lequel, en cas de mort d’un des époux, sans enfants – sans enfants !… – la fortune du mort appartiendrait au survivant. Elle signa ; son écriture était illisible.

À la mairie, quelques jours après, quand elle fut obligée de mettre sa signature au bas de l’acte qui la faisait désormais la femme de son père, quand elle eut accompli, sublime sacrifice filial, d’un trait de plume cette iniquité infâme, elle fut prise d’un tremblement si violent que son père le remarqua.

– Qu’as-tu, chère enfant ? dit-il. Serais-tu indisposée ?

Mussidan, plus pâle qu’elle peut-être, s’était penché vers elle et doucement avait murmuré à son oreille à voix basse :

– Courage ! prudence ! tout le monde a les yeux sur vous !

Elle allait se trouver faible. Elle se redressa. Et d’un pas raide, elle sortit, fermant les yeux, se laissant conduire, n’entendant et ne voyant plus rien !… Une seule chose luisait pour elle, comme une flamme rouge, dans ces abominables ténèbres : elle était la femme de son père.

Afin d’abréger le supplice de la pauvre enfant, Mussidan avait manifesté le désir que la cérémonie nuptiale eût lieu à l’église le même jour que le mariage à la mairie. Après quelques objections fondées plutôt sur les usages d’un certain monde que sur des raisons sérieuses, M. de Terrenoire y avait consenti. Il avait pris l’avis d’Andréa. Mais Andréa était-elle capable d’avoir une autre opinion que celle de Mussidan ? N’avait-elle pas compris, du premier coup, la pensée qui faisait agir celui-ci ?…

À l’église, Diane, assise à son prie-Dieu, put s’abîmer dans son rêve.

Toute sa vie de jeune fille, vie d’insouciance, de calme et de bonheur, repassa devant ses yeux troublés, depuis ses années de pension jusqu’au jour où, ayant rencontré M. de Vaunoise, elle s’était mise à l’aimer…

Quelle était pâle, la vierge, sous son voile blanc de mariée !… Elle essayait vainement de prier. Son livre d’heures restait entre ses doigts, toujours ouvert à la même page ; elle n’y jetait même pas les yeux ; elle sentait, sur ses épaules, peser les lourds regards de toute cette foule brillante et joyeuse convoquée par son père. Ah ! comme cette joie lui faisait mal !… Comme elle souffrait !…

Jusqu’au prêtre, cruelle ironie, qui vint lui parler de ses devoirs d’épouse, de ses devoirs de mère ! Jusqu’au prêtre qui, chastement, lui fit l’image du bonheur vrai de sa vie de femme : le bonheur d’être mère, et lui retraça les devoirs, les obligations de la maternité !…

Elle écoutait, la tête baissée. Et Mussidan écoutait aussi ; ses dents claquaient, il était secoué de tremblements… Son âme seule réagissait contre la faiblesse de son corps.

La cérémonie enfin se termina. Il était temps. Diane et Mussidan, lui-même, étaient à bout de forces. Ils allaient se trahir.

Les époux et les parents entrèrent à la sacristie.

Alors commença le défilé de tous ceux qui avaient assisté à la messe de mariage et venaient serrer la main, soit à Terrenoire, à Andréa ou à Diane, soit à Mussidan.

Pendant plus d’une demi-heure, Mussidan et Diane, debout côte à côte dans la sacristie, subirent ce nouveau supplice : c’était le dernier, heureusement. Ce fut alors seulement que, comme on se trouvait tout près d’eux, on remarqua leur pâleur, leur air de fatigue, toute cette étrange attitude. Ceux qui étaient les amis de Mussidan mirent cette émotion sur le compte de son bonheur.

Les ennemis ou les indifférents échangèrent des réflexions, espérant découvrir quelque mystère ou quelque intrigue. Les jeunes filles disaient, les unes :

– Comme Diane est belle, sous ses blanches parures de mariée !

Les autres :

– Comme elle est pâle ! On dirait qu’elle est malade et qu’elle souffre. Ne voyez-vous pas son air penché ? Comme elle courbe la tête ! Ne dirait-on pas qu’elle porte sa couronne de fleurs d’oranger comme un fardeau trop lourd ?…

C’était vrai. Elle avait à peine le courage de répondre à ses amies les plus intimes, à celles qu’elle chérissait le plus ; elle avait à peine l’énergie de leur ébaucher un sourire.

Enfin, quelqu’un – c’était une femme – dit :

– Elle a l’air d’être mariée contre sa volonté.

On remarqua, alors, combien ils étaient gênés l’un à l’égard de l’autre, évitant de se rencontrer seuls, et manœuvrant toujours pour qu’il y eût une personne en tiers avec eux…

Le même manège recommença chez Terrenoire, où il y avait un lunch pour quelques amis et des parents venus de province.

On vit aussi combien Mme de Terrenoire était pâle et changée : elle avait maigri ; sa peau avait pris une couleur jaune qui indiquait une fatigue générale de l’esprit et du corps. La vie semblait s’être concentrée dans ses yeux noirs, où flamboyaient d’insoutenables lueurs. En quelques jours – ces derniers jours de tortures aiguës et mortelles – ses cheveux avaient blanchi !

Terrenoire seul, aveuglé par cette hypocrisie généreuse de Mussidan et de Diane, ne voyait et ne soupçonnait rien.

Le soir arriva. Tous les préparatifs étaient faits pour le départ de Mussidan et de sa femme. Mussidan emmenait Diane en Italie. Il avait loué un wagon-salon ; de telle sorte qu’il était seul avec sa femme.

Diane avait mis une toilette de voyage de couleur sombre, si sombre qu’on eût dit qu’elle portait, dès ce jour-là, le deuil de son bonheur et de sa chasteté d’âme. Mussidan la comprenait et l’imitait. Ce lien nouveau qui unissait cet homme et cette jeune femme, ce père et cette fille, était si extraordinaire, qu’ils rêvaient tous les deux une fin tragique pour y échapper, le briser au plus tôt.

Heureusement, ils étaient libres, à présent ! Ils n’étaient plus obligés à cette horrible contrainte dont le joug leur pesait depuis un mois ! Le cœur de Mussidan était gonflé de sanglots, et rien ne les retenait plus. Les yeux de Diane débordaient de larmes, et personne ne l’empêchait plus de pleurer, elle pleura.

Cela lui faisait du bien, la soulageait de pouvoir s’épancher ainsi ; elle pleura longtemps, longtemps. Et Mussidan, la tête baissée, pleurait aussi.

Cette nuit, en ce wagon à demi éclairé, était lugubre. Tout à coup, Mussidan se leva, fit en chancelant quelques pas vers Diane. Celle-ci fut prise d’une inexprimable horreur. Mais Mussidan s’arrêta… retourna sur ses pas. Il essuya son front, tout ruisselant de sueur, et s’assit…

Et des heures se passèrent encore.

Maintenant, Diane avait cessé de pleurer. Elle priait, machinalement. De nouveau Mussidan s’était levé. Il avait compris que le murmure de Diane n’était qu’une invocation à Dieu.

– Priez pour moi, Diane…, dit-il.

Et, avec une supplication suprême à laquelle elle ne pouvait qu’obéir, il ajouta, du même ton grave :

– Priez pour moi, je vais mourir…

Elle tressaillit.

Elle était assise, elle se laissa glisser à genoux. Et elle pria tout haut. Mussidan l’écoutait, les mains jointes. Il ne paraissait plus aussi pâle maintenant. Un peu de sang colorait ses joues, ses yeux n’avaient plus le même éclat fiévreux. Il semblait, chose bizarre, sous l’empire de je ne sais quelle impression, avoir repris un peu de calme.

Quand elle eut fini de prier, Mussidan retourna au vasistas resté entrouvert… Il ouvrit la portière. Puis là, toujours penché, il attendit. Qu’attendait-il ?… Debout, pareille à une statue, tant son immobilité était grande, malgré les oscillations du train, Diane tenait les mains sur les yeux pour ne plus rien voir !…

Mussidan aperçut tout à coup un point rouge si petit qu’il ressemblait, à cette distance, à un de ces vers luisants qui rayonnent, par les soirs d’été, comme des diamants, dans les touffes d’herbe.

Seulement, de seconde en seconde, le point rouge grossissait, grossissait, semblant se rapprocher, et se rapprochant en effet. On entendait déjà le formidable bruit d’un train qui arrivait et allait croiser celui où se trouvait Mussidan… Encore quelques secondes et il allait être là !…

Mussidan vint à Diane.

– Ma fille, dit-il, je vais mourir… Me pardonnez-vous ?

Elle conserva une main sur ses yeux, étendit l’autre vers l’homme, et dit :

– Je vous pardonne !

Alors, Mussidan alla pousser la portière, qui s’ouvrit toute grande.

Quand la locomotive ne fut plus qu’à quelques mètres, il se laissa glisser et tomba de son long, le corps étendu sur le rail, les bras en croix. Tout le train passa sur lui, faisant de ce pauvre corps un amas de chairs sanglantes et d’entrailles immondes.

Dans les deux trains qui s’éloignaient, personne ne se douta de ce drame. Mais dans le wagon une femme venait de s’évanouir en murmurant :

– Pardonnez-lui et pardonnez-moi, mon Dieu, comme je lui ai pardonné.

À Lyon, quand le train s’arrêta, des employés de la gare remarquèrent la portière entrouverte.

On monta dans le wagon-salon et l’on vit Diane étendue sur le tapis, toujours sans connaissance. On devina un drame…

On la descendit et on la transporta à la gare, où un médecin, que l’on se hâta d’aller réveiller, put la rappeler à elle.

Le train était reparti.

Quand elle reprit connaissance, elle fut longtemps sans se rendre compte de l’endroit où elle se trouvait.

– Où suis-je donc, dit-elle, et que s’est-il passé ?

Le médecin le lui expliqua doucement, avec mille précautions.

– Vous êtes dans un des salons de la gare de Lyon, dit-il ; tout à l’heure, quand est arrivé en gare le train de Paris, on a remarqué une portière ouverte, on est monté, et l’on vous a trouvée gisant évanouie…

– Ah ! je me rappelle !

Et elle ajouta, plus bas, se parlant à elle-même : « L’horrible cauchemar !… »

– Un accident serait-il arrivé ? demanda le chef de gare.

– Un accident… oui… épouvantable…

– Parlez ! Instruisez-nous !…

– Mon mari s’est penché à la portière… Celle-ci n’était pas fermée, et sous son poids elle s’est ouverte… Il est tombé… et à ce moment passait un train… Après, je ne sais plus !

– Ah ! c’est horrible, murmura-t-on.

Diane était, après cet effort, retombée dans sa syncope.

Son portefeuille, resté sur la voie, entre les deux rails, à peu près intact, avait indiqué son nom. On le télégraphia sur-le-champ à Paris, où la nouvelle se répandit avec la rapidité de la foudre.

Terrenoire fut averti aussitôt.

Diane avait été conduite dans un hôtel de la place Bellecour, où elle était en proie à une fièvre ardente. Elle n’avait plus recouvré connaissance depuis les quelques mots qu’elle avait prononcés.

Ce fut là, dans cet hôtel, que la retrouva Terrenoire. Il s’installa à son chevet et la veilla nuit et jour.

Heureusement et grâce aussi à des soins empressés, la fièvre cérébrale que le docteur redoutait ne se déclara point. Diane était sauvée, mais elle était plongée dans un abattement profond.

Quand elle fut assez forte pour entreprendre le voyage, son père l’emmena à Paris… Il n’avait pas encore osé l’interroger sur la mort de Mussidan, craignant de renouveler sa peine… Ce fut Diane elle-même qui lui en parla la première.

N’était-elle pas obligée d’achever la tâche commencée par Mussidan et d’éloigner tout soupçon de la pensée de Terrenoire ? Elle y réussit.

Terrenoire crut sa fille. Il crut que la mort de Mussidan était due à une imprudence. Diane dut dissimuler jusqu’au bout. Mme de Terrenoire, seule, savait la vérité !… Mais entre elle et sa fille il n’y eut pas un mot sur ce sujet, pas une allusion !

On parla longtemps, dans le monde fréquenté par Mussidan, de cette fin tragique. Puis ce fut de cela comme de toute chose : on finit par n’y plus penser.

– Diane est jeune, dit-on, elle oubliera.

Elle ne devait jamais oublier, cependant… et l’amour de M. de Vaunoise ne devait jamais effacer de son front le pli creusé, en cette effroyable nuit.

Elle demanda à son père la permission de se retirer dans un couvent pour y passer le temps de son deuil.

Quelque douleur que pût lui causer une aussi longue privation de son enfant bien-aimée, Terrenoire approuva cette résolution.