La mission de Célestin Damour avait-elle réussi ? Reprenons les faits où nous les avons laissés. Ursule ronflait. Penché à la fenêtre, Célestin Damour était fort perplexe. Comment ferait-il parvenir au criminel qui reposait au-dessous de lui le billet de la banquière ? Agirait-il d’après un plan tracé d’avance ? S’abandonnerait-il au hasard des circonstances ?
« Baste ! On verra, se dit Célestin. C’est égal, je suis un riche idiot : j’aurais dû acheter une corde et tout ce qu’il faut pour écrire. »
Il cherche à tâtons sur tous les meubles dans l’espoir peu vraisemblable de rencontrer sous ses mains un crayon. Force lui est bien d’ouvrir les tiroirs.
Patatra ! Il heurte du coude un verre placé imprudemment au bord de la table et le fait tomber. Au bruit de la casse, Ursule se réveille.
– C’est toi, Isidore ?… Qu’est-ce que tu cherches ? demanda-t-elle sans concevoir, dans sa bonne âme crédule, le moindre soupçon.
– Un crayon et du papier, répondit-il effrontément.
– Pour quoi faire ?
– Pour écrire le nom et l’adresse du patron chez qui je dois aller ce matin à Vitry.
Ursule, qui ne connaît que son travail, est tout attendrie des préoccupations d’Isidore.
– C’est bien, mon garçon, dit-elle. Mais ne parle pas si fort, on pourrait t’entendre au-dessous, et dame ! Ça ne marcherait pas comme sur des roulettes. Tu trouveras du papier à lettres et un crayon dans le tiroir du bas de la commode à droite. Bonsoir, Isidore. Dors bien.
– Bonsoir, ma tante. J’tenons l’crayon. En deux temps, c’est fait, et j’vous laissons la paix.
Cinq minutes après, le sommeil des justes a refermé les yeux d’Ursule.
À défaut de mieux, Célestin tord ses draps de lit, les noue au bout l’un de l’autre, en attache solidement l’une des extrémités à la barre d’appui de la fenêtre, et laissant retomber au-dehors cette échelle de toile, constate que, grâce au peu d’élévation de la villa Larouette, il ne risquera pas de se casser le cou dans le jardin au sortir de chez Luversan – s’il parvient à en sortir et à remonter chez Ursule.
Préalablement, il a retiré ses « croquenots » achetés au bazar d’Amsterdam, et les a accrochés, ainsi que le paquet renfermant ses effets de ville, au bout de l’échelle pour les reprendre au besoin. Afin de ne pas s’embrouiller dans les « chevaux de file », il a épinglé à sa blouse la lettre de la banquière et serré crayon et papier blanc dans sa poche droite. Quant à son boursicot, qu’il avait eu d’abord l’intention de cacher au pied d’un arbre, il se l’était passé autour du corps, dans une ceinture hygiénique.
Célestin Damour, part par la fenêtre d’Ursule, la bonne tante aux ronflements non moins sonores que rassurants. Il descend doucement… doucement… à la force des poignets. À hauteur de la fenêtre du criminel, il s’arrête. Il a bien pris ses précautions, ayant eu soin d’opérer sa descente du côté où les rideaux tirés masquent le jour au blessé. Il pose un pied sur le rebord de la corniche, reprend haleine, écoute. Il ne craint rien du dehors, mais dans un instant il va falloir entrer. Voilà le « chiendent ».
Luversan dort-il ? Faudra bien le réveiller, le monsieur à la banquière. Et les agents, où sont-ils ? Dans une pièce à côté, a dit la mère Dondaine. Mais on ne peut s’attarder en vaines réflexions entre ciel et terre. Célestin s’accroupit doucement sur le rebord de la fenêtre, empoigne la barre d’appui et exécute un « rétablissement » des poignets.
Il n’est pas encore dans la place, mais appuyé sur les mains, il peut faire l’inspection des locaux. Ô sublime concours de l’imprévu ! La chambre est délicatement éclairée par une veilleuse et Célestin, sondant tous les coins, a maintenant la certitude que le blessé est seul, tout à fait seul, et qu’il tourne le dos à la fenêtre.
Dans la chambre voisine, par la porte restée ouverte, il aperçoit une jambe démesurément allongée devant un pied de fauteuil. Célestin en conclut que le policier préposé à la surveillance du blessé pendant la nuit a cédé au sommeil.
Damour se laisse glisser tout doucement dans la place, pose les mains sur le parquet, rampe jusque sous le lit du blessé et s’y blottit.
Il était temps. La jambe de l’agent endormi vient de se replier comme mue par un ressort. Un éternuement suit. C’est M. Pivolot qui se réveille. M. Pivolot a cédé un instant à la nature : il a dormi. Donc, M. Pivolot s’est éveillé en éternuant.
– Maudite fenêtre, murmure-t-il.
Il bâille, se détire, regarde Tristot qui dort à poings fermés, envie le sort de ceux que rien n’enrhume, se lève et vient faire son inspection. Ah ! s’il avait eu l’idée de regarder sous le lit ! Mais il faudrait être un brin sorcier pour avoir cette idée.
– À boire, demande le blessé.
Le son de cette voix éteinte fait tressaillir Célestin. « Diable ! se dit-il. Voilà mon bonhomme qui n’aura jamais la force de lire le billet de la banquière et surtout de m’écrire la réponse. »
Pivolot, suivant l’ordonnance du médecin, a versé du liquide dans une cuillère et l’a fait absorber à son prisonnier. C’est un excellent infirmier que Pivolot.
– Avez-vous besoin d’autre chose, mon ami ? demande-t-il à Luversan.
– J’ai soif, répète ce dernier.
– Tout à l’heure, vingt minutes après votre potion. Mais, dites-moi, mon ami, ne trouvez-vous pas que l’air est plus frais cette nuit que d’habitude ! Si vous alliez vous enrhumer ?
Qui ne dit mot consent. Pivolot ferme la fenêtre et va se rallonger dans la pièce voisine sur son fauteuil.
Luversan n’a pas protesté. Encore moins Célestin Damour, qui se demande avec terreur comment il sortira de sa cachette. Étendu sous le lit il regarde anxieusement la jambe du policier, la suit dans ses moindres contractions et la voyant enfin inerte, conclut qu’il est temps d’en finir. Il passe dans la ruelle sans faire le moindre bruit, se dresse le long du mur, et légèrement appuie l’index sur l’épaule du blessé auquel il dit à l’oreille :
– N’ayez pas peur, c’est un ami.
Luversan retourne la tête. Le prisonnier est un de ces hommes que rien n’étonne et qui sont toujours en possession de leur sang-froid. Ses yeux perçants ont découvert l’étrange personnage qui se présente ainsi, sans aucune recommandation.
Il se retourne lentement, fait face à son ami.
Toujours penché à l’oreille du blessé, Célestin le rassure en lui disant :
– Je viens de la part de Mme de Terrenoire.
Et il lui explique l’objet de sa visite. Il lui montre que la lettre est bien cachetée, mouille de sa salive les bords de l’enveloppe, en retire ainsi le pli sans faire craquer le papier, tend le billet au prisonnier qui essaye vainement de le lire.
– Attendez, lui dit Célestin. Je vais vous donner de la lumière.
Avec son ongle, il frotte discrètement le phosphore d’une allumette, l’enflamme, soulève le drap du blessé et sous cet abri improvisé, lui facilite la lecture du billet, dont il prend lui-même connaissance, histoire d’être édifié sur le but exact d’une entreprise aussi dangereuse. Ce n’est pas long à lire. La banquière s’exprimait ainsi :
« Je vous envoie un garçon intelligent, sur qui vous pouvez compter. Agissez vite : Tristot et Pivolot ont entre leurs mains les billets de banque payés à Luvigny et tout le reste de la somme qu’ils ont trouvée chez moi. Ils ne produiront ces preuves que si vous n’avouez pas. »
– Merci, murmure le blessé.
L’allumette s’était éteinte.
– Ce n’est pas tout, lui dit aussi bas que possible Célestin, il me faut une réponse.
Célestin lui passe quand même du papier, le crayon d’Ursule et une enveloppe.
– Du courage ! dit-il ! Il me faut au moins un reçu. Sans quoi madame ne croira pas que je vous ai vu. Quand on a été à l’école, on écrit très bien sans y voir clair.
Luversan obéit. Il trace quelques lignes, signe et prie son ami de mettre lui-même le pli sous enveloppe.
– J’ai une seconde lettre à écrire. Vous la porterez à son adresse et me ferez parvenir ce qu’on vous aura donné pour moi.
Célestin se gratte l’oreille.
– Alors, faudra revenir ?
– Mais oui, demain, à la même heure.
– Par le même chemin ?
– Comme vous voudrez.
– Et cela me rapportera ?
– Cinq mille francs, sans compter ce que vous gagnerez par la suite à mon service.
Au service d’un assassin ! Il n’y tient pas du tout, Célestin Damour. Il tend à Luversan une nouvelle feuille de papier et le précieux crayon d’Ursule. Cette fois, le blessé y met le temps. Il ne lui faut pas moins de cinq minutes pour écrire sa seconde lettre et tracer l’adresse sur l’enveloppe. Célestin cachette la missive, met le tout dans sa poche.
– Et maintenant, dit-il, faites moi ouvrir la fenêtre.
– J’y pensais.
Le messager se reglisse sous le lit. Luversan reprend sa première position et tousse péniblement. La jambe de Pivolot se replie soudain. L’agent éternue sans réveiller M. Tristot. Il se lève, regarde la pendule et constate avec dépit qu’il est en retard de cinq minutes pour donner à boire au blessé. Lentement, méthodiquement, il va remplir une tasse de tisane chauffée à la flamme d’une lampe à essence et la présente au malade qui boit avec avidité.
– Merci, fait Luversan.
Et il ajoute, non sans malice :
– J’étouffe.
– Ah ! vous étouffez ?…
– De l’air !
– Alors, vous désirez que j’ouvre la fenêtre ?…
– Toute grande.
– Toute grande, mais… il fait un froid de loup.
– J’étouffe.
– Je vais ouvrir la fenêtre, un seul battant suffit, comme tout à l’heure, croyez-moi.
Célestin respire. Si l’agent l’ouvrait toute grande, la fenêtre, il découvrirait fatalement l’échelle de toile !
Pivolot n’a rouvert qu’un battant. Il n’a pas vu l’échelle. Du reste, la nuit continue à se faire complice du mauvais coup qui se prépare. Elle en a fait bien d’autres, la nuit !
– Merci, dit Luversan, en prenant une forte bouffée d’air.
– Bonsoir, mon ami, maintenant vous n’avez plus besoin de rien. À cinq heures sonnant, je viendrai vous donner votre potion. Sapristi, qu’il fait froid !
Pivolot empoigne une couverture de voyage accrochée à une patère, se l’enroule autour du corps, et passant dans l’autre pièce, s’étend tout de son long sur son fauteuil.
Cinq minutes après, Célestin déguerpissait par la fenêtre avec la légèreté d’un fantôme, remontait à la force des bras chez Ursule, béatement endormie, reprenait son échelle et, la décrochant, s’en faisait un excellent drap. Il ne tarda pas à s’endormir du sommeil des coquins qui espèrent réussir dans leur œuvre ténébreuse.
Il ronflait encore lorsque sa « tante » le secoua aussi vigoureusement que son grand âge le lui permettait.
– Isidore ! Isidore ! il est temps de te lever si tu veux arriver à l’heure chez ton nouveau patron.
Célestin se frotta les yeux, aperçut la tasse de chocolat fumant que lui présentait Ursule sur une soucoupe garnie de deux énormes tartines bien beurrées, remercia et déjeuna de l’appétit d’un homme qui s’est livré aux agréments de la gymnastique en plein air.
La tante attendit qu’il eût tout absorbé pour lui poser une question.
– Ah çà, Isidore, dit-elle enfin, pourquoi n’es-tu jamais venu me voir ?
Question embarrassante. Célestin s’en tira par une repartie qui ne fut pas très goûtée d’Ursule.
– Dame ! ma tante, j’pouvions pas nous douter qu’vous nous laisseriez en héritage votre galette.
– Quelle galette ?
– Vos économies, quoi !
Le gamin de Paris s’était trahi.
Elle fit une moue significative.
– Je savais que ton père est intéressé, dit-elle, mais je ne le croyais pas à ce point, ni toi non plus. J’espère que tu viendras plus souvent et mon frère aussi.
– Oui, ma tante. Que même j’pourrions ben revenir ce soir, si je n’me plaisons pas à Vitry.
– Ce soir ? Non, pas ce soir.
– Oh ! pour si peu. C’est que, voyez-vous, ma tante, si je m’accordons pas à Vitry, je l’verrons ben avant l’bout d’la première journée de travail. Alors, je r’filons cheux nous, mais auparavant, j’voulons vous embrasser et vous donner des nouvelles.
– Ça va. Ce soir, j’irai voir à la petite porte si tu y es.
– Merci, bonne tante.
Ursule s’assura si ces messieurs n’avaient pas besoin d’elle et Célestin fit un bout de toilette. Bientôt, elle fut de retour.
– File, mon gars, tu n’as que le temps. On attend les juges d’un moment à l’autre pour un interrogatoire. Monsieur Laroque y sera, ainsi que son ancien caissier, monsieur Guerrier…
Oh ! le bain chauffait à la villa Larouette. Célestin embrassa derechef la tante sur sa loupe et fila par l’allée couverte, son petit paquet sous le bras.
Il était à peine sorti et longeait paisiblement l’allée qu’il se croisait avec un vieillard au visage tout sillonné d’affreuses cicatrices. Le vieillard regarda sévèrement le récidiviste qui perdit de son assurance.
Avant de tourner l’allée, Célestin jeta un coup d’œil en arrière. Cela avait été plus fort que lui. Le vieillard s’était arrêté devant la porte de la villa Larouette, il observait le passant suspect.
Célestin fila tout de bon. Il n’osait courir, mais pressait le pas, avait hâte d’échapper à ce regard inquisiteur. Arrivé à Sèvres, il se dit après mûre réflexion :
« Ce vieux-là doit être le père Laroque. »
Et il rougit de servir les intérêts d’une bande de misérables qui, pour se sauver, laisseraient encore dans le pétrin deux innocents. Sale besogne !
À cette heure matinale, peu de voyageurs se trouvaient dans le train de Paris. Célestin s’installa dans un wagon vide et commença l’inspection des lettres fermées sur lesquelles il comptait pour se constituer une malhonnête aisance.
L’une des enveloppes portait « Mme de Terrenoire » ; l’autre : « M. d’Andrimaud, rue de Rivoli, 104 ». Bien que tracée d’une main tremblante, dans la nuit, l’écriture de Luversan se lisait facilement.
À Paris, Célestin courut au plus pressé. Il se rendit de suite chez d’Andrimaud. Un petit groom en superbe livrée répondit d’un ton hautain à l’arrivant :
– Repassez à une heure précise, avant l’ouverture de la Bourse.
Célestin calcula qu’il aurait le temps de se trouver à trois heures, rue de Chanaleilles. Il n’insista pas et s’en fut déjeuner.
À une heure précise, il était reçu par d’Andrimaud qui adorait les blouses bleues sous lesquelles on trouve parfois de gros sacs d’écus dont maint prétendu bourgeois se contenterait pour ses vieux jours. Mais en constatant la jeunesse du paysan, il fit une grimace de déception.
– Que voulez-vous ? lui demanda-t-il sèchement.
– Je ne veux rien, répondit le messager. C’est au contraire vous qui attendez quelque chose de votre serviteur.
Ce langage énigmatique déplut fort au directeur du Sauveteur des Capitalistes.
– Expliquez-vous ! fit-il d’un ton péremptoire. Je n’attends rien de vous, déclara-t-il. Je ne vous connais même pas.
– Vous apprendrez à me connaître. Voici une lettre qu’on m’a chargé de vous porter et je vous déclare qu’il était plus difficile de prendre livraison du billet qu’un abonnement à votre Sauveteur.
Célestin lui remit la lettre. Le financier examina l’enveloppe avec défiance, la retourna, la flaira, et finalement la décacheta. D’Andrimaud lut ce qui suit :
« Allez rue Poliveau numéro 13, et présentez-vous de la part de M. Morand qui a loué pour deux mois la chambre numéro 26 de l’hôtel garni. Vous trouverez une petite valise tout en haut d’un placard d’autant moins exposé aux visites des indiscrets qu’il n’est pas fermé à clé. Remettez cette valise au porteur de ce mot. En échange, ce jeune homme vous donnera une enveloppe fermée dont il ne connaît pas le contenu. Vous y trouverez une somme de dix mille francs. Vous en remettrez secrètement cinq mille sous pli à mon profit et garderez les cinq mille autres pour vous. Nous nous reverrons bientôt. Le porteur de ce mot me rapportera ce pli avec la valise. »
Un étonnement prodigieux se peignit sur la physionomie de d’Andrimaud.
– Vous venez de Ville-d’Avray ? demanda-t-il au messager.
– Parfaitement.
– Vous avez vu… monsieur Luversan ?
– J’ai vu Luversan.
– Sans témoins ?
– Sans témoins.
– Ce n’est pas possible.
– Je l’avoue, mais l’impossible, ça me connaît.
D’Andrimaud relut le billet de son ancien associé. Il n’y avait pas à discuter : c’était bien l’écriture de Luversan.
– Vous connaissez depuis longtemps monsieur Luversan ? demanda-t-il au messager.
– Depuis cette nuit.
– Et comment êtes-vous parvenu jusqu’à lui sans témoins ?
– Par la fenêtre.
– Ah bah !
– Ah bah ! si vous voulez ; mais je n’ai pas de temps à perdre. J’ai d’autres commissions à faire pour monsieur Luversan, si vous n’avez rien à me dire de plus, permettez-moi de me carapater.
D’Andrimaud lui montra cérémonieusement un des fauteuils de cuir qui garnissaient son bureau.
– Asseyez-vous, je vais réfléchir.
– Je vous accorde cinq minutes, pas davantage.
Le directeur du Sauveteur des Capitalistes lui tourna le dos et alla tambouriner à la fenêtre. C’était sans doute sa façon de réfléchir.
Les cinq minutes étaient écoulées.
– Eh bien ? fit Célestin.
Le financier se retourna comme un automate discipliné.
– Revenez à quatre heures, dit-il.
– Parfait… C’est tout ce que vous payez ?
D’Andrimaud tira péniblement une pièce de cent sous de son gousset et la lui tendit.
– Je n’accepte pas l’aumône, dit Célestin qui lui tourna le dos et disparut en s’écriant : « À tout à l’heure. »
Il se fit conduire en fiacre, rue de Chanaleilles, en face de l’hôtel Terrenoire. À sa fenêtre, se tenait Andréa qui lui envoya le signal convenu.
Les domestiques, stylés d’avance par la patronne, s’inclinèrent devant lui. Il revit le grand salon éblouissant, la splendide banquière dont les yeux brillaient comme des escarboucles.
Il ne prit pas le temps de saluer.
– Voilà ! dit-il en tendant la lettre.
Andréa déplia fiévreusement le billet où Luversan s’était contenté de donner cet ordre :
« Remettez sous enveloppe fermée, dix mille francs au porteur de ce mot, à cette adresse : « M. d’Andrimaud, rue de Rivoli, 104 ». Je vous verrai bientôt. Que le messager ne sache pas ce qu’il porte. »
Dix mille francs ! On sait comment Andréa les trouva dans le portefeuille de son mari en même temps que les lettres de Blanche Warner. Quant aux six mille francs promis à Célestin en cas de réussite, elle les avait en réserve et elle les lui donna de grand cœur. Le récidiviste les accepta comme argent bien gagné ! Il prit la lettre fermée à l’adresse de M. d’Andrimaud sans se douter qu’elle contenait une petite fortune et se chargea bien volontiers de la porter à destination.
Célestin, suffisamment lesté, croyait pouvoir se retirer, mais la banquière réclama des détails complets sur sa visite à Luversan.
Au récit des moyens étonnants auxquels il avait eu recours, elle s’extasia.
– Le blessé, dit-elle, vous attend cette nuit ? N’allez pas lui faire faux bond. Il vous a promis cinq mille francs pour votre course, moi j’augmenterai la somme, et je vous attends demain à la même heure.
Elle appelait ce tour de force : une course ! Pas gênée, la banquière.
– À demain, répondit-il en s’éclipsant.
Six mille francs, c’est énorme pour un prisonnier qui sort de geôle avec deux pièces de cent sous. « Avec les cinq mille francs promis par Luversan, se dit-il, je serai au large, et vogue la galère ! »
À quatre heures, il était de retour chez d’Andrimaud qui revenait de la rue Poliveau où il avait eu toutes les chances. Le patron de l’hôtel se trouvait absent.
– Ma clé ? avait demandé le financier au garçon de service.
Et comme cet employé le dévisageait :
– Vous ne me reconnaissez pas ? lui dit-il. Je suis monsieur Morand. J’arrive de voyage.
Sans ajouter un mot, il détacha du clou la précieuse clé et monta.
Le garçon, qui avait à peine aperçu Luversan, laissa passer d’Andrimaud qui trouva la petite valise dans sa cachette, s’en empara, et partit aussitôt, après avoir raccroché la clé dans le bureau de l’hôtel.
Il n’eut rien de plus pressé que d’ouvrir la valise dont il examina le contenu en fiacre. Il y trouva des papiers d’identité à différents noms, un paquet de lettres écrites en allemand, diverses petites fioles non étiquetées et contenant des liquides suspects, un poignard, un revolver chargé et enfin deux petites liasses soigneusement enveloppées, ficelées, cachetées et portant l’une, comme suscription : Lettres de Julia ; l’autre : Lettres d’Andréa.
« Tiens ! se dit d’Andrimaud, le gaillard aurait aimé assez une Julia et une Andréa pour conserver leur correspondance. Voilà qui me surprend. Il doit y avoir là-dessous quelque mystère. »
Cette correspondance le tentait. Il y devinait les éléments de quelque chantage productif. Il brûlait du désir de connaître la prose de Mmes Julia et Andréa. Mais l’arrivée de Célestin qui s’était fait annoncer par le groom lui rappela qu’il n’avait pas de temps à perdre. Il remit tous les objets dans la valise qu’il referma à clé et donna l’ordre d’introduire le blousard.
– Voilà ! lui dit le récidiviste en lui remettant la lettre de madame de Terrenoire.
Le dos tourné au messager, d’Andrimaud décacheta la missive qui ne contenait aucun mot d’écrit, mais d’où s’échappèrent dix billets de mille francs que le financier fourra dans sa poche de côté.
– Qui vous a remis cette lettre ? demanda-t-il à Célestin.
– Ça, c’est mon affaire. Faites votre exercice : moi, je fais le mien.
D’Andrimaud fut tenté de garder les dix mille francs et de mettre le messager à la porte ; mais tant que Luversan n’aurait pas rendu son âme au diable, le financier devait redouter ses révélations. Il se résigna donc à glisser sous enveloppe cinq beaux billets de mille francs et à se contenter des cinq autres billets.
– Vous porterez cette réponse à monsieur Luversan, dit-il à Célestin, et vous lui ferez passer cette valise.
Il lui remit la lettre cachetée à la cire et lui tendit la valise. Célestin prit les deux objets.
– Et la clé ? demanda-t-il, vous ne me donnez pas la clé ?
– Je ne l’ai pas.
– Au fait, ça m’est bien égal ! Alors, c’est bien tout ce que j’ai à porter là-bas ?
– C’est tout.
– Et si le prisonnier n’était plus à Ville-d’Avray, si on l’avait transporté à la Santé comme il en est question.
– Vous iriez à la Santé.
– Votre serviteur ! On ne va pas à la Santé comme on va à Ville-d’Avray. Pour y entrer, il faut s’y faire mettre et on n’en sort pas de sitôt. Si je rate mon coup, je vous rapporterai la lettre et la valise.
À ce moment, la porte du bureau s’ouvrit doucement, et le joli groom, casquette galonnée en main, annonça :
– Monsieur, il y a un monsieur Roger Laroque qui veut vous parler tout de suite.
D’Andrimaud tressaillit.
– C’est très bien. Priez monsieur Laroque d’attendre une seconde.
Dès qu’ils furent seuls, Célestin demanda :
– Est-ce qu’en me retirant, je passerai devant monsieur Laroque ?
– Sans doute.
– Évitez-moi cette corvée.
– Pourquoi ?
– Parce que le père Laroque m’a aperçu ce matin comme je venais de sortir de la villa Larouette et qu’il pourrait me reconnaître.
– Après ?
– Après, ça ferait du gâchis, pour moi, pour vous, pour Luversan et pour d’autres.
– C’est juste, entrez dans mon lavabo et attendez que je vous délivre.
Le récidiviste avait acquis dans la solitude de la prison, une finesse extraordinaire du sens de l’ouïe. Il colla son oreille à la porte et put entendre, sans en perdre un seul mot, toute la conversation des deux hommes.
– Monsieur, dit Roger, je viens encore vous offrir de gagner de l’argent à mon service.
– Bien volontiers, monsieur Laroque.
– Connaissez-vous la dernière adresse de Luversan ?
– Non, répondit-il.
– Est-ce bien sûr ? Vous n’avez rien à craindre de moi. Je vous donne ma parole qu’en aucun cas, nul ne saura jamais que j’ai eu recours à vous. Répondez-moi donc bien franchement. Oui ou non, la dernière demeure de Luversan vous est-elle connue ?
– Non, mais je pourrais peut-être arriver à la découvrir.
– À la bonne heure ! Ce n’est pas tout. Il faudra quand même pénétrer dans ce domicile et y prendre, avant la justice, tous les papiers qui peuvent intéresser le procès, notamment des lettres sur lesquelles je compte pour établir mon innocence. Ce sont des lettres de femme. Je vous les paierai vingt mille francs.
– Monsieur Laroque, dit-il au vieillard, revenez dans une heure, j’aurai peut-être les lettres que vous désirez.
– Bien, et je vous remettrai les vingt mille francs.
D’Andrimaud regagna précipitamment son bureau et ouvrit la porte du lavabo.
À peine entré, il poussa un formidable juron. Le blousard s’était échappé en cassant un carreau donnant sur l’escalier de service.
On devine l’idée non moins ingénieuse que pratique qui avait inspiré la fugue de Célestin Damour. Les papiers de Luversan, si papiers il y avait, devaient se trouver dans la valise confiée à ses soins. Le récidiviste se proposa immédiatement de vérifier le fait sans le concours d’Andrimaud à qui il soufflerait les vingt mille francs promis par le père Laroque. Vingt mille francs ! De quoi vivre largement en attendant la réussite.
Célestin, que d’Andrimaud rechercha vainement, n’eut pas besoin de recourir à un serrurier pour ouvrir la valise. Tranquillement installé dans un fiacre, il vint à bout de la serrure avec un simple crochet, selon un procédé qui lui avait été enseigné en prison par un jeune cambrioleur.
En sentant sous sa main le froid du revolver et du poignard, Célestin se prit à trembler. Que voulait-il faire de ces armes, le criminel de la banquière ? Encore quelque mauvais coup. Confisqués, le revolver et le poignard. Célestin ne voulait pas se rendre complice d’un nouveau crime de l’assassin de Larouette et de Brignolet.
Quant aux fioles non étiquetées, il ne vit aucun inconvénient à les porter à domicile. Si le blessé y trouvait de quoi s’empoisonner et échapper ainsi au châtiment suprême, l’enquête serait close, ce dont personne ne se plaindrait.
Restaient les papiers. Oh ! oh ! lettres de Julia, lettres d’Andréa. Il y en avait pour vingt mille francs au bas mot. Confisquées, les lettres ! Et pour leur laisser toute leur valeur vis-à-vis du père Laroque, Célestin se promit de respecter les enveloppes, les cachets, la ficelle. Tout ce que ces dames avaient pu écrire à Luversan lui importait fort peu. Seuls, les vingt mille francs l’intéressaient. En six semaines, le père Laroque s’exécuterait. Il referma la valise aussi facilement qu’il l’avait ouverte.
À neuf heures du soir, débarrassé des armes compromettantes qu’il avait cachées dans le bois au pied d’un arbre, avec les papiers du blessé, il attendait Ursule devant la petite porte de la villa Larouette. La tante d’Isidore se montra ponctuelle au rendez-vous.
– Tu ne t’es donc pas accordé avec ton patron, Isidore ? lui demanda-t-elle.
– Ne m’en parlez pas, ma tante. Il avait la prétention d’me prendre à condition sans être nourri, ni blanchi. J’m’en r’tournons demain matin à La Ferté.
Ursule l’installa comme la veille dans sa chambre.
– As-tu soupé, mon fieux ?
– Oui, ma tante.
– Ben vrai ?
– Ben vrai. Je n’demandons qu’à dormir.
Il avait hâte d’en finir avec le brigand. Mais Ursule avait préparé pour son Isidore du thé qu’elle lui servit avec une assiettée de gâteaux secs. Il fallut bien collationner jusqu’à dix heures du soir.
– Nous avons eu du nouveau, ce matin, lui dit-elle tout bas. Les médecins étaient d’accord pour autoriser le juge à interroger notre scélérat. Paraît qu’ils lui ont sauvé la vie tout de même et qu’on va pouvoir le transporter demain à la Santé. Donc, ce matin à dix heures, les juges sont venus. Ce pauvre monsieur Laroque était là depuis le point du jour. Tu penses s’il se fait vieux, s’il a hâte que ça finisse, lui qui était obligé de se cacher sous un faux nom. Quand on pense à tout ce qu’il a souffert, ça fait frémir, ça été d’abord le jugement en cour d’assises, la condamnation aux travaux forcés à perpétuité, le bagne avec tous les vrais assassins, empoisonneurs, incendiaires, pour uniques compagnons, puis l’évasion. Il s’est sauvé dans une barque par une nuit d’orage. Bien sûr que Dieu le protégeait ; de gros navires se sont brisés sur la côte ; sa barque a flotté au large, et quand le soleil est revenu, l’évadé a trouvé un refuge à bord d’un navire qui l’a porté en Amérique.
Célestin ouvrait de grands yeux à ce simple récit fait par la bonne femme, d’après ce qu’elle avait lu dans les journaux, d’après le peu que ces messieurs Tristot et Pivolot avaient bien voulu lui dire. Vrai, ces péripéties, ces malheurs arrivés à un honnête homme, ça lui gonflait son cœur desséché par l’égoïsme des prisons, par l’habitude de ne considérer son prochain que comme une proie difficile à prendre, à cause des gendarmes.
– En Amérique, continua Ursule, monsieur Laroque travaille, travaille tant, qu’il devient riche. Il est obligé de laisser son nom, le nom de ses pères, tous des honnêtes gens, pour emprunter celui d’un Américain dont il a sauvé la fille dans un incendie. Si tu voyais son visage. Un homme qui était si beau, étant jeune ; il est maintenant tout couvert d’affreuses brûlures qu’il s’est faites en traversant les flammes pour arracher à la mort un enfant.
Elle devenait éloquente, la bonne Ursule.
– Tes yeux se remplissent de larmes, dit-elle en observant le faux Isidore. Ça prouve que tu as du cœur. Aussi, je suis bien heureuse d’avoir fait des économies dont tu profiteras.
Ces témoignages d’affection achèvent la honte de Célestin qui pleure tout de bon.
– Continuez, ma tante, continuez. Qu’est-il arrivé ce matin ?
– Oh ! rien de bon pour monsieur Laroque. Les juges ont eu beau retourner sur le gril l’assassin, ce misérable n’a rien voulu avouer. Il nie tout et dit qu’il ne parlera que devant le jury. Je suis entrée pour mon service dans la chambre où on l’interrogeait au moment où monsieur Laroque s’écriait : « Vous êtes perdu, à quoi vous sert de nier ? Ne m’avez-vous pas assez fait souffrir ? Ne voulez-vous donc pas aider à ma réhabilitation ? Si quelque chose peut attirer sur vous la pitié du jury, ou, à défaut de cette pitié, celle du chef de l’État qui commuera votre peine, ce sera d’avoir rempli votre devoir envers celui que vous avez laissé appeler Roger-la-Honte. » Eh bien, ces paroles qui auraient ému le plus grand criminel des temps passés et futurs, Luversan les a écoutées sans un frémissement. « Vous me fatiguez inutilement, a-t-il dit. Laissez-moi mourir tranquille. » Les médecins se sont opposés à la continuation de l’interrogatoire, mais ils disent que le blessé est beaucoup mieux et qu’il joue la comédie de l’agonie… Ce pauvre, ce bon monsieur Laroque, que j’ai connu si heureux du temps de feu sa digne épouse qui est morte de chagrin, oui morte de chagrin, aussi vrai, Isidore, que tu es bien digne de porter le nom honorable de Dondaine, ce pauvre monsieur Laroque se brûlerait la cervelle s’il n’était pas réhabilité !
– Ah ! y s’brûlerait la cervelle ? C’est-y ben sûr, ma tante, qu’y s’la brûlerait, la cervelle ?
– Il a assez d’énergie pour ça.
Célestin, tout rêveur, tout décontenancé but une gorgée de rhum. Cela lui rendit des forces. Il se coucha en disant : « Après tout, j’ai confisqué le poignard, le revolver. Luversan ne peut pas faire du mal avec ce qui reste dans sa valise. Quant aux lettres, puisqu’elles sont si utiles au père Laroque, il les aura bientôt. Pour aujourd’hui n’oublions pas que j’ai encore cinq mille francs à gagner. Mais où notre homme les prendra-t-il ces cinq mille francs ? Bah ! dans le portefeuille de la banquière à qui il m’enverra porter un petit papier. »
À une heure, il recommençait sa descente par la fenêtre et parvenait à se blottir aussi heureusement que la nuit précédente sous le lit du blessé.
Luversan prit la lettre et la valise qu’il glissa entre ses deux matelas du côté de la ruelle. Puis, se penchant à l’oreille du messager :
– Reprenez la lettre, lui dit-il, elle contient les cinq mille francs promis.
Ainsi, Célestin, avait eu la sottise d’apporter lui-même la galette, comme il disait élégamment. Quand, avec mille précautions, il eut réussi à ouvrir l’enveloppe sans produire le moindre froissement de papier, et à palper les cinq billets de banque :
« Imbécile ! pensa-t-il. Je pouvais m’éviter la corvée et être payé quand même. »
– Vous n’avez plus besoin de moi ? dit-il à Luversan.
– Non. Adieu.
C’était au tour de M. Tristot de veiller dans la chambre voisine. À bout de forces, les deux policiers s’étaient endormis tout de bon et ronflaient comme des tuyaux d’orgue.
Célestin, cette fois, ne remonta pas chez sa tante. Il se laissa glisser jusqu’en bas et regagna dans les bois, sa cachette où il prit seulement les lettres. Le revolver et le poignard ne pouvaient qu’aggraver sa situation. Il les enterra de son mieux.
Il repartit à Paris à pied sans encombre et attendit avec impatience les journaux du soir pour avoir des nouvelles de Ville-d’Avray.
Dès trois heures de l’après-midi, une volée de camelots hurlaient à s’égosiller ce titre bien fait pour engager le passant à mettre la main à la poche : « L’ÉVASION DE LUVERSAN ».
Célestin frissonna de la tête aux pieds. Il croyait avoir joué un bon tour au protégé de la banquière en soulageant de sa valise toutes les armes offensives et défensives, et voici maintenant qu’il devenait le complice du criminel pour avoir favorisé sa fuite.
Un limier de la Sûreté qui aurait vu Célestin lire en pleine rue le récit de cette évasion inouïe, l’eût certainement suivi pour s’assurer de son identité et savoir ce qui l’émotionnait tant dans l’affaire de Ville-d’Avray. Ce récit était ainsi conçu :
« Nous n’avons pas fini avec le trop fameux Luversan.
« On croyait que l’assassin de Larouette n’avait jamais, depuis sa tentative de suicide, quitté Ville-d’Avray, où il vient de jouer un tour aux deux agents chargés de le garder à vue.
« Ce matin, Mme Dondaine, vieille domestique au service de M. Roger Laroque, étant descendue à son heure habituelle de la chambre qu’elle occupait au-dessus de celle de l’assassin, constata que toutes les portes étaient ouvertes.
« Luversan ne reposait plus sur son lit de douleur. Avec une énergie qui tient du prodige, le blessé avait réussi à gagner la campagne et sans doute à rentrer à Paris, où les criminels recherchés se perdent comme une aiguille dans une botte de foin.
« Qu’étaient devenus les deux agents ?
« Ils dormaient ! Ils dormaient comme des sourds !
« Mme Dondaine eut beau les secouer, ils ne se réveillaient pas. Il ne fallut pas moins d’une heure d’efforts pour les réveiller.
« Interrogés par le commissaire de police de Sèvres, ils n’ont pu fournir aucun renseignement utile. Voici le résumé de leur déclaration :
« Vers deux heures du matin, le prisonnier s’est mis tout à coup à pousser des cris de douleur, prétendant éprouver de vives souffrances internes. Ils lui firent prendre un calmant et bientôt Luversan parut s’endormir, tout à fait soulagé. Auparavant, il avait demandé qu’on lui fermât sa fenêtre restée entrouverte par ordre des médecins. Les agents avaient accédé à son désir, et comme la fermeture de la fenêtre achevait de les rassurer sur le bouclage du prisonnier, ils crurent pouvoir sommeiller une petite heure. Avant de s’étendre sur leur fauteuil respectif, ils prirent la goutte.
« Peu d’instants après, ils s’endormaient.
« C’est tout ce qu’ils purent déclarer au magistrat.
« Le chef de la Sûreté n’a pas tardé à les rejoindre. Ce magistrat, convaincu de l’existence d’un complice de Luversan, a interrogé Mme Dondaine, qui s’est coupée dans ses réponses. Menacée d’une arrestation immédiate, la pauvre vieille, dont M. Roger Laroque répond comme de lui-même, a fini par raconter une histoire tellement extraordinaire qu’on s’est demandé un instant si elle n’était pas devenue folle.
« Elle déclare avoir reçu secrètement avant-hier la visite de son neveu, Isidore Dondaine, domicilié chez ses parents à La Ferté-Milon (Aisne). Ce jeune homme, ouvrier jardinier, se rendait à Vitry pour se faire embaucher dans une pépinière. La tante, à qui les agents avaient défendu de laisser pénétrer aucun étranger dans la villa, l’introduisit à leur insu dans sa chambre, lui donna à souper et, par bonté d’âme, lui improvisa un lit de camp pour le dispenser des frais d’hôtel. Il revint hier soir, à neuf heures et reçut la même hospitalité.
« Or, ce matin, Mme Dondaine a constaté que son neveu avait filé par la fenêtre en s’aidant d’un drap de lit transformé en échelle de toile. Or, rien n’empêchait cet étrange fugitif de faire station à la fenêtre ouverte de Luversan et de l’aider dans sa fuite.
« Le plus curieux de l’affaire, c’est qu’Isidore Dondaine n’a aucun rapport avec l’audacieux visiteur introduit dans la place par la domestique de M. Laroque. Elle n’avait jamais vu son neveu, et s’est laissé prendre au piège.
« En effet, une dépêche envoyée à La Ferté-Milon par le chef de la Sûreté à l’appariteur de cette commune a été suivie de la réponse suivante, parvenue quai de l’Horloge à deux heures :
« Isidore Dondaine n’est pas venu à Paris. Est victime d’un imposteur inconnu qui lui a volé ses papiers de famille.
« La chambre de Mme Dondaine a été visitée minutieusement. L’examen du drap qu’elle avait décroché de la fenêtre et remis en place a permis de retrouver les traces de son enroulement et de sa tension sous le poids du faux Isidore qui a dû partir avec Luversan, lui fournir une voiture et le ramener à Paris.
« La fuite de l’assassin de Larouette peut retarder, sinon empêcher à tout jamais la réhabilitation de M. Roger Laroque. »
Célestin ne douta pas que son signalement ne fût donné par le père Laroque qui l’avait aperçu la veille à Ville-d’Avray, près de la petite porte de la villa ; par la marchande de vin, amie et payse d’Ursule ; par les époux Dondaine et enfin par Isidore.
Il résolut de gagner Le Havre le jour même et de s’embarquer par le premier paquebot. Ses idées de commerce lui semblaient absurdes maintenant qu’il se sentait des billets de mille dans la poche.
Il commença par s’acheter une modeste tenue de voyage, afin de ne pas attirer l’œil, bourra sa valise de linge demi-fin, et s’en fut tout tranquillement en troisième classe du train omnibus au chef-lieu de la Seine-Inférieure.
Trois jours après, il faisait viser ses papiers d’identité par l’autorité locale, et, pour ne pas éveiller les soupçons, s’embauchait dans une équipe d’ouvriers recrutés par un industriel de Buenos Aires.