Contrairement aux prévisions de Joseph Perruchet, Célestin Damour était encore de ce monde au moment où Tristot et Pivolot, assistés de deux bas Normands, se disposaient à arrêter Luversan et ses complices.
Un matin, une de ces jeunes et infatigables pêcheuses de la Manche – Marie Cahue – ayant jeté, du haut d’une roche élevée, un coup d’œil investigateur sur la plage, aperçut un point rouge sur un fond blanc. De la main gauche posée gracieusement au-dessus des yeux, elle s’abrita de la réverbération de la lumière et put distinguer avec plus de netteté la chose étrange qui avait frappé ses regards.
– C’est un noyé ! s’écria-t-elle.
Aussitôt, une dizaine de ses camarades, occupées à remplir leur hotte de bêtes monstrueuses, se redressèrent pour voir le noyé.
– Là ! fit-elle. Courons. Il n’est peut-être pas mort.
Et toutes abandonnèrent la besogne, toutes se précipitèrent au secours de Célestin dont la ceinture rouge éclatait aux feux du soleil sur la blancheur de la chemise neuve qu’il s’était payée le matin même de son embarquement, avec l’argent de la « banquière ».
On décida que Marie, la plus agile, irait à Pénitot chercher le médecin pendant que les autres veilleraient le cadavre à tour de rôle.
Trois quarts d’heure après, Marie revenait sur la plage avec le docteur Durieu, un vieux médecin à demi rentier qui, depuis vingt-cinq ans, exerçait tant bien que mal de Jobourg à Diélette et de Diélette à Jobourg.
Le praticien constata que l’inconnu respirait encore.
– Il faudrait un brancard, dit-il.
Marie s’écria :
– Le père Cahue en a un !
Et Marie prit sa course vers Diélette. Elle arriva tout essoufflée à la cabane du père Cahue et s’écria :
– Papa ! papa ! Un noyé ! Il respire encore et le docteur Durieu demande le brancard. Je vais voir si mon cousin Georges est chez lui, afin qu’il vous aide.
– C’est bon ! On y va tout de suite ! Tu trouveras Georges à la taverne. Marie expliqua l’affaire à son cousin qui courut chercher son oncle et tous deux, suivis de Marie, se hâtèrent d’apporter au docteur Durieu leur brancard. Les trois hommes soulevèrent avec mille précautions le blessé et l’étendirent sur la couchette portative.
– Voulez-vous qu’on le transporte chez vous, père Cahue ? demanda le médecin au pêcheur. Votre maison est la plus proche d’ici et il importe d’éviter des secousses au blessé. Ce doit être un émigrant dont le vaisseau aura fait naufrage cette nuit.
– Nous ne sommes pas riches, répondit Cahue, mais nous n’avons jamais refusé l’hospitalité à un malheureux digne d’intérêt.
Marie reprit sa hotte à demi pleine d’équilles et rentra avec eux à Diélette. Célestin, qui avait une fracture du bras droit et une épaule démise, fut soigné chez les Cahue. Quand il fut rétabli, le jeune Parisien déclara au père Cahue qu’il serait bien content de trouver à travailler dans la région.
– Je voudrais trouver de l’ouvrage dans un château, dit-il. Je sais soigner un cheval et même conduire une voiture. Seulement, voilà, je n’ai point de références, comme disait l’autre. Je n’ai jamais été domestique et on ne voudra peut-être de moi nulle part.
– Avec la recommandation du père Cahue, s’écria le trop confiant marin, on ne vous demandera pas midi à quatorze heures. Patience ! Nous vous trouverons cela.
Quelques jours après, Cahue disait à Célestin :
– Je viens d’en apprendre une fameuse. Les Boizard sont revenus.
– Qui ça, les Boizard ?
– C’est vrai. J’oubliais que vous ne connaissiez pas l’histoire du château des Mouettes.
– Il y a donc un château des Mouettes ?
– Pas bien loin d’ici.
Le pêcheur lui résuma l’histoire des Boizard depuis le seizième siècle jusqu’à la Révolution française.
– Si vous voulez des détails précis, dit-il, adressez-vous au père Yver, un berger d’Auderville qui sait tout ça par cœur. À votre place, voici ce que je ferais : j’irais trouver monsieur Boizard et je lui conterais mon histoire. Si c’est un brave homme, comme l’étaient ses ancêtres, il vous prendra à son service. Comme cela, nous resterons voisins. J’en ai parlé au maire de Pénitot qui, sur ma recommandation, veut bien vous donner la sienne. Il m’a écrit ce billet avec lequel vous pourrez vous présenter au château des Mouettes.
Il lui tendit une enveloppe contenant la carte du maire de Pénitot. Au dos de cette carte il y avait écrit : « Je recommande à M. Boizard, le porteur de ce mot, dont l’honorabilité m’est garantie par une personne en qui j’ai confiance. »
Poussé par la fatalité, le malheureux prit le chemin d’Auderville. À huit heures du matin, il franchissait la porte du pavillon occupé par les Mazurier à l’entrée de la ferme du château des Mouettes.
– Qui demandez-vous ? lui demanda le bonhomme.
– Je voudrais parler à monsieur Boizard.
Et il tendit le mot de recommandation que le père Cahue avait obtenu de la complaisance du maire en faveur de son protégé. Mazurier prit la lettre et dit :
– Comment vous appelez-vous ?
– Célestin Damour.
– Attendez un instant.
Le bonhomme remonta aussitôt dans son grenier où Tristot, Pivolot et le berger Yver demeuraient en embuscade. Il leur expliqua la démarche du jeune homme inconnu. Tristot dit :
– Nous pouvons tirer parti de l’incident.
– Je comprends votre idée, approuva Pivolot. Si Luversan embauche le jeune homme, il le chargera sans doute de commissions secrètes qui nous permettront de compléter notre enquête.
– Mais quelle enquête ! s’écria Yver. Comment ! Vous les tenez, et vous ne les arrêtez pas de suite ! La gendarmerie devrait être déjà sur pied.
– Patience ! fit Pivolot. Nous vous demandons d’attendre la tombée du jour pour agir. D’ici là, nous aurons peut-être des nouvelles du docteur Vignol. Comme je vous l’ai recommandé, apportez-nous, monsieur Mazurier, la correspondance du faux Boizard s’il en vient. Et maintenant annoncez à votre maître la visite de Célestin Damour.
Mazurier s’exécuta en bougonnant. Il avait emprunté à Pivolot son revolver pour pénétrer dans le repaire. De la main gauche, il tenait cette arme cachée sous sa blouse, tout en présentant à Luversan la lettre du visiteur. Le Levantin, assis auprès d’Andréa qui tournait le dos à la lumière, était occupé à lire les journaux de Paris.
– Faites entrer.
Mazurier sortit, referma la porte et prêta l’oreille une seconde sur le palier. Le vieux renard, qui avait l’ouïe très fine pour son âge, entendit le bandit faire la recommandation à la grande femme en noir :
– Si ce garçon sait conduire un cheval, tu le retiendras et lui donneras de bons gages. J’ai besoin de quelqu’un qui observe le pays.
Tout en faisant signe de loin à Célestin de venir, Mazurier ne pouvait s’empêcher d’admirer la patience et le flair des policiers de Paris. « Évidemment, se disait-il, si on doit savoir quelque chose de plus, ce sera par le nouveau domestique. »
Et Mazurier, tout en refermant la porte derrière lui, entendit avec stupéfaction ces deux exclamations :
– Ah ! la banquière ! dit Célestin.
– Vous ! s’écria la femme en noir.
Un instant après, Tristot et Pivolot étaient prévenus. Ce dernier triompha bruyamment.
– Hein ! dit-il, avons-nous eu assez bon nez d’attendre ! Savez-vous, monsieur Tristot, qui je viens de reconnaître dans la personne du postulant ?
– Ma foi, non !
– Je viens de reconnaître quelqu’un que je n’ai jamais vu et qui nous a joué à tous deux ce qu’on peut appeler un sale tour durant notre dernière veillée à Ville-d’Avray.
– Le faux neveu d’Ursule ! s’écria Tristot.
– Oui, le faux Isidore Dondaine.
– Pas possible !
– Le signalement nous en a été donné, s’il vous en souvient, par le père Laroque qui avait remarqué le gars, la veille au matin dans l’allée longeant l’arrière de la villa Larouette. Grâce à ma bonne lorgnette, j’ai bien vu tout à l’heure le jeune homme. C’est lui, c’est bien lui ! Mais voyez, monsieur Tristot, cet amour de Damour sort de la ferme.
Il tendit sa lorgnette à Tristot qui, après avoir examiné Célestin, dit à son tour :
– Le pèlerin répond, ma foi, au signalement donné par le père Laroque. Surveillez-le, monsieur Mazurier, mais n’essayez point de le faire jaser. Le gars nous en remontrerait à tous. Il doit être venu pour faire « chanter » Luversan, et il ne s’attendait pas à retrouver madame de Terrenoire sur la côte de la Manche.
Mazurier redescendit dans la cour où sa femme l’avait devancé pour répondre au nouveau domestique. Il la renvoya en lui ordonnant de ne pas quitter sa chambre de la journée, puis sur la demande de Célestin, qui lui déclina sa qualité de cocher au service de monsieur Boizard, il montra à son nouveau collègue l’écurie de la ferme.