Est-il un sort plus doux, plus digne d’envie, que celui du cheval dont toute l’occupation consiste à paître en liberté l’herbage de la prairie, de galoper à travers les herbes jaunissantes, de chercher l’ombre des grands chênes de la haie et de frotter son poil inculte à l’étrille naturelle fournie par le tronc rugueux des vieux pommiers ?
C’est un plaisir pour les touristes qui viennent passer la belle saison sur la côte normande que d’assister aux ébats des jeunes chevaux dans les prés verdoyants. Le regard du connaisseur s’arrête de préférence sur tel animal dont l’harmonie des proportions fait présager un bel avenir de coureur.
Là, le fier troupeau n’a même pas à obéir aux caprices du berger. Chacun circule à sa fantaisie, trotte ou galope pour le plaisir de trotter ou de galoper, hennit à pleins poumons, traverse son domaine d’une seule haleine en tous sens, ne connaît encore de l’existence que le bonheur d’être au monde sans dépendre de personne.
Là, le troupeau se sentira en sûreté jusqu’au jour maudit, où son propriétaire viendra l’en arracher pour l’envoyer à l’écurie. En attendant, il est heureux comme l’enfant à qui rien ne manque et qui n’a pas encore entendu résonner à son oreille la voix grave du magister.
Ce n’était certainement point pour contempler un troupeau de quadrupèdes en liberté que Malmenade, natif de l’Ariège et dompteur de profession, avait franchi, le matin du jour où les gens d’Auderville sondaient vainement le brouillard pour y trouver Luversan, la clôture d’un pré où paissaient et gîtaient vingt-quatre beaux chevaux.
Bientôt, malgré l’épaisseur de la brume, il distingua vaguement les silhouettes des chevaux qui, serrés les uns contre les autres, les oreilles dressées, la crinière au vent, sentaient l’approche de l’ennemi.
Malmenade s’arrêta et tirant de sa poche une forte corde qu’il avait arrangée en lasso, s’élança sur le troupeau. Toute la compagnie se dispersa subitement, lançant des ruades dans l’inconnu.
Le dompteur obliqua de façon à se porter à la rencontre des fugitifs. Cette manœuvre n’était pas sans prêter à un grave danger. En effet, Malmenade faillit être atteint par le tourbillon des animaux. Il ne perdit point son sang-froid, et lança le lasso à la tête d’un retardataire. Le cheval pris à la gorge par le nœud coulant ne se rendit pas à discrétion. Il fallut au dompteur toute son énergie et sa force herculéenne pour ne point lâcher prise. Enfin, la bête à demi étranglée s’abattit.
Malmenade s’arma d’une courte masse de fer accrochée à sa ceinture. Déjà sa main se levait pour frapper au front le noble animal, lorsqu’une voix cria derrière lui :
– Ne faites pas cela ! Je vous achète ce cheval, bien qu’il ne soit pas à vous.
Malmenade se retourna et se vit en présence d’un homme de haute taille, très brun, vêtu d’une blouse bleue souillée de boue, coiffé d’une casquette.
– Je vous achète ce cheval à la condition que vous me disiez ce que vous voulez faire de ce quadrupède.
– Et vous, à quoi vous servira-t-il ?
– À voyager.
Tous deux maintenaient le cheval étendu sur le sol. Ils se parlaient nez à nez.
– Parbleu ! fit le dompteur, vous m’avez tout l’air d’un particulier qui voudrait être à cent lieues d’ici, mais qui n’ose entrer dans une gare par crainte des gendarmes.
– Vous l’avez deviné, mon ami. Ne seriez-vous point dans le même cas ?
– Pas précisément. J’aime à voyager, mais par petites journées, sans jamais me presser. Arrivons au fait. Vous êtes prenant et je suis donneur. Combien m’offrez-vous ?
– Cinq cents francs.
– C’est sérieux ?
L’homme brun tira d’un petit carnet un large billet de banque qu’il déplia d’une seule main tout en pesant de l’autre main sur la tête du cheval.
– J’ajouterai, dit-il, un billet de cent si vous me dites le but de votre chasse de ce matin.
– C’est bien simple : je voulais tuer cet animal pour le faire manger par mes bêtes. Je m’appelle Malmenade ; je suis le premier dompteur de l’univers, mais le plus pauvre de ma corporation. J’ai toujours manqué de capitaux pour acheter la matière première. Après une série de représentations peu fructueuses à Cherbourg, je suis venu me reposer, il y a trois semaines, à Beaumont. J’avais attrapé une entorse en sautant par-dessus Brutus, mon lion favori. Vous comprenez, les frais de médecin, l’inactivité, l’appétit de mon clown et de mon Paillasse, la voracité de mes acteurs, tout a contribué à me mettre sur la paille. Voilà, payez-moi et allez au diable si ça peut vous faire plaisir.
L’homme brun lâcha ses billets et le dompteur allait s’éloigner dans le brouillard, lorsque Luversan (car c’était lui) l’arrêta d’un mot :
– Vous manquez de capitaux ; moi, j’en ai.
– Tant mieux pour vous !
– J’en ai… à votre disposition.
– Comment ! vous voudriez vous associer avec un dompteur. Il faut la vocation, moun cer.
– Diou vivan ! répliqua le Levantin qui connaissait tous les patois y compris celui des Pyrénées, vous serez moun sauveur.
Le dompteur se croisa les bras et fixa ses yeux d’acier sur ceux de son interlocuteur.
– Té, fit-il, sais-tu bien, moun cer, que tu as le regard plus méchant que celui de Brutus. Si tu ne me connais pas, moi, je te connais. Tu as fait assez de bruit depuis hier. Dis-moi, pitchou, tu viens du château des Mouettes où tu as fait de vilaines choses, de très vilaines choses ?
– Oui ! je viens du château des Mouettes.
– Et tu as le gâteau dans ta poche !
– Non, mais j’ai de quoi ne pas mourir de faim tout de suite. Le gâteau il est là-haut ; si tu veux, nous irons le chercher tous les deusses dans quelques jours. Nous partagerons.
– Combien ?
– Deux millions !
Malmenade fut dompté aussitôt par ce chiffre fantastique.
– Il s’agit de te cacher, n’est-ce pas, moun cer ? Eh bien, je te cacherai, et si bien, que je défie toute leur police de te trouver dans ma roulante.
Luversan lui tendit une main que l’autre serra vigoureusement.
– À la vie, à la mort ! s’écria le Levantin. Lâchons cet animal dont le transport à ta ménagerie serait très périlleux pour nous. Je te redonnerai de l’argent pour aller chez le boucher. Es-tu capable de me ramener à travers champs jusqu’à ton campement ? Les chemins sont mauvais pour moi. Je l’ai échappé belle trois fois ce matin. Sans le brouillard, j’étais frit.
Ils défirent le lasso et rendirent la liberté au cheval que tout le troupeau appelait au loin en hennissant. Puis ils se mirent en route. Malmenade n’avait pas besoin de séjourner longtemps dans un pays pour en connaître les détours. La raison en était bien simple : le dompteur ne négligeait aucune occasion de s’emparer du bien d’autrui, surtout quand ce bien était mangeable par ses fauves.
Nombre de bergers accourus de leur parc pour assister à ses représentations ne se doutaient guère que la bonne humeur et la docilité de Brutus, le lion favori du Pyrénéen, provenaient d’un bon déjeuner fait à leurs dépens. C’était rare en effet qu’il ne manquât point à l’appel quelques moutons, quelques chevaux, indomptés ou non, et diverses volailles dans un canton où avait passé Aristide Médéric Malmenade, présentement âgé de cinquante-deux ans, veuf, père, ou du moins se disant tel, de la ravissante Agnès, préposée à la garde du boa constrictor et au développement de toute la longueur de cet engourdi devant un public enthousiaste.
Chez cet homme extraordinaire qu’aucun philosophe ne serait parvenu à rendre aussi souple que ses acteurs à quatre pattes, tous les sens rivalisaient d’activité. Il voyait aussi bien la nuit que le jour, il entendait venir d’une lieue la diligence, il savait déguster les bons vins de tous crus et de toutes nationalités, il flairait l’ennemi à cinq cents pas, et sa main nerveuse passait alternativement de la bourrade à la caresse sur le poil soyeux de Tibère, un tigre dont il se méfiait.
Luversan, marchant à pas comptés, sans faire craquer le sol sous ses pieds, suivait son guide, comme un Européen égaré au pays des lacs se confierait à l’astuce d’un Huron qui voudrait bien le conduire à destination.
Malmenade s’arrêta à plusieurs reprises. Il tendait l’oreille et montrait à son compagnon la direction qu’il serait dangereux de prendre. Le dompteur entendait des bruits qui n’arrivaient pas au tympan du Levantin.
– Ils sont là, disait-il tout bas en voulant parler des paysans embusqués aux alentours dans l’espoir de s’emparer de l’assassin de Charles Boizard et du docteur Vignol.
Et brusquement, il faisait un saut de côté, si léger qu’on eût dit Tibère en personne retombant sur ses pattes, les griffes rentrées.
Comme il approchait de sa roulante, Malmenade s’arrêta pour donner le mot d’ordre à son sinistre commanditaire.
– Nous touchons le but, dit-il, mais il faut se méfier de mon associé, le chevalier de la Saute. Nous nous sommes associés pour cette tournée en Normandie. Ah ! sa troupe ne l’embarrasse jamais pour la nourriture, l’heureux gaillard. Avec un sou de foie plus ou moins avarié, il gave tout son personnel.
– C’est un dompteur de chats ?
– Non pas. Le chat est encore un animal trop gros pour ses talents de spécialiste. Il a apprivoisé tout un bataillon de ces perfides insectes, leur fait traîner de petits chariots auxquels ils les attelle par un simple cheveu et ne leur accorde une nourriture abondante et variée que lorsqu’ils ont obéi à tous les caprices de sa fantaisie tyrannique. Méfiez-vous du chevalier. Parce qu’il est le contraire de vous et de votre serviteur ; c’est-à-dire un honnête homme. Allons ! suivez-moi, et surtout, quoi qu’il arrive, quoi que vous entendiez, quoi que vous voyiez, n’ayez pas peur, je réponds de tout.
Au bout de cent mètres, Luversan entrevit dans le brouillard une extrémité de la roulante. Du reste, si la ménagerie restait encore invisible pour lui, elle se faisait entendre bruyamment. Brutus et ses deux compagnons non favoris poussaient de sourds rugissements. C’était leur manière de rappeler au patron l’heure du déjeuner. Tibère faisait écho en sournois.
Le Levantin fit un pas en arrière. Il connaissait un peu les fauves pour les avoir fréquentés en Afrique, mais une terreur lui était venue : ce dompteur peu scrupuleux n’était-il point capable de lui faire remplacer, pour le repas de ses bêtes, le cheval qui avait motivé son excursion matinale à travers le brouillard ?
À cette idée, le misérable sentit la sueur froide lui couler le long du dos.
Malmenade lisait aussi bien dans l’œil de l’homme que dans celui des autres carnassiers. Il comprit le scrupule de son commanditaire.
– Êtes-vous bête, cher ami, lui dit-il en imitant le ton mielleux du Levantin. Croyez-vous que j’aurais la sottise de faire manger la poule aux œufs d’or. Soyez tranquille : avant huit jours, j’espère bien que nous ferons une petite excursion dans les souterrains du château des Mouettes. Alors, c’est bien vrai, vous avez trouvé le trésor des Boizard ?
– Oui, mais celui-là, la justice a mis la main dessus… J’ai fait mieux. J’ai laissé là-bas un autre trésor que j’avais déjà en portefeuille.
– Je sais : le million de la banque Terrenoire. Oh ! je suis au courant J’ai lu ça, comme tout le monde, dans le pitchou journal.
– Vous y êtes.
– Et où l’avez-vous caché, le million de la banque Terrenoire ?
Luversan se contenta de hausser les épaules.
– Bien répondu ! fit Malmenade. Vous ne voudriez pas vous passer de moi pour reprendre votre butin, mais vous voudriez encore moins que je me passe de vous. Venez, je vais vous introduire dans mes appartements secrets. Vous y demeurerez en paix jusqu’à ce que je sois revenu de chez le boucher. À propos, ne m’avez-vous pas dit que vous régaleriez mes bêtes à vos frais ? Oui, n’est-ce pas ? Je vous présenterai la note ce soir.
– Quand vous voudrez !
Il tira de sa poche une clé, ouvrit une des portes vermoulues de la boiserie qui disparaissait sous des peintures rutilantes et y poussa doucement son homme. La porte se referma. Il était dans une des cages de la ménagerie.
– Imbécile ! fit le dompteur. Il n’y a personne. Asseyez-vous dans le fauteuil.
Un peu de lumière filtrait entre les interstices des planches de ce réduit qui sentait le fauve à plein nez. Luversan distingua effectivement un fauteuil Voltaire placé devant une petite table surchargée de papiers et qui devait servir de secrétaire au dompteur. C’était l’unique ameublement de ce singulier cabinet de travail.
Dans le compartiment voisin, Brutus se frottait l’échine contre les barreaux de fer de sa cage, derrière la séparation où se voyait une porte-guichet que Luversan n’aurait pas soulevée pour les trésors du monde entier. Le Levantin se laissa choir sur le fauteuil. Il commençait à désespérer.