– Ah ! la banquière ! s’était écrié Célestin Damour en reconnaissant Mme de Terrenoire.
Et, de son côté, Andréa avait poussé cette exclamation :
– Vous !
– Oui, moi, je ne m’attendais guère à avoir l’honneur de vous rencontrer aussi loin de la rue de Chanaleilles.
– Plus bas ! Que voulez-vous de moi ?
– Eh ! mais, rien du tout. Alors, vous croyez, Madame, que je suis venu tout exprès au château des Mouettes pour me rappeler à votre bon souvenir ? Tenez ! Voulez-vous savoir mon opinion ? Eh bien, je donnerais de bon cœur la moitié du reste de ma vie pour ne vous avoir jamais connue. Ah ! il m’a bien profité, votre argent. Parlons-en ! Sans votre argent je n’aurais jamais eu l’idée de quitter le plancher des vaches, comme ils disent ici, et l’Océan ne m’aurait pas rejeté en capilotade sur la grève.
– Plus bas ! répéta Andréa terrifiée.
Et elle ajouta sur un ton qu’elle s’efforçait de rendre bienveillant :
– Alors, vous avez fait naufrage, mon ami ?
– Je vous crois ! le corps a suivi l’âme. Il y a des gens qui sont voués à la tempête, aux cataclysmes. Moi, je marche de dégringolade en dégringolade.
– Et vous en êtes déjà réduit à vous chercher une place ?
– Oui, une place dans ce département, et pas ailleurs.
– Plus bas ! supplia Andréa. Ne vous désolez pas, Célestin. Je suis ici chez un parent qui a besoin d’un domestique.
– Parfait.
– Il y a une condition, toutefois.
– Nous la remplirons. Quand on entre en condition, c’est pour la remplir.
– Savez-vous conduire un cheval attelé ?
– Attelé ou non attelé, ça me connaît. Si j’avais su me conduire aussi bien moi-même, je ne serais pas ici.
– Où donc avez-vous appris ce métier ?
– Au hasard de la rue. Il m’est arrivé plus de vingt fois de m’improviser cocher de fiacre en remplacement du titulaire qui, le gourmand ! avait abandonné sa rosse pour aller dîner à la gargote.
– Savez-vous panser un cheval ?
– Ça, c’est encore plus facile. Je me chargerais plutôt de peigner un cheval qu’un nègre.
– Eh bien, je vous prends comme cocher. À une condition…
– Encore !
– Que vous ne vous enivriez pas. L’ivresse fait souvent dire tout haut ce qu’on n’ose penser tout bas.
– À qui recommandez-vous cela ! Ah ! vous m’avez mis dans de beaux draps !
– Patience ! je referai votre fortune et plus tôt que vous ne sauriez le croire. Allez vous entendre avec le régisseur, monsieur Mazurier, qui vous a amené ici.
Célestin s’inclina et sortit.
Ce fut à ce moment que Pivolot, jouant de la lorgnette, le reconnut comme étant le faux Isidore Dondaine.
De la pièce contiguë à la salle à manger, Luversan avait tout entendu.
– Voilà qui est bien étrange, dit-il à Andréa. Faut-il croire à un simple hasard ? Ce jeune homme ne viendrait-il pas ici pour nous livrer ?
– Comment aurait-il appris que tu te caches ici sous le nom de Boizard ? Ah ! ce nom ! Il m’épouvante ! Tu ne veux pas me l’avouer, mais ce ne peut être qu’au prix d’un nouveau crime que tu as pris à ce malheureux tous ses papiers, tous ses titres de propriété.
Luversan blêmit.
– Et quand cela serait ! dit-il sourdement : une fois qu’on a mis la main dans le sang, un crime de plus ou de moins ne compte plus.
– Alors, c’est donc vrai… tu l’as tué ! Oh ! je sens la folie envahir mon cerveau.
Luversan lui jeta un regard féroce.
– Trêve de questions, dit-il, ce Boizard, auquel tu t’intéresses tant, est reparti en Amérique.
– Je voudrais te croire, mais je ne le puis, monsieur Boizard était décidé à rentrer dans son pays, à s’y établir définitivement. Il nous le disait sans cesse, rue de Moscou, chez le docteur Vignol. Pourquoi aurait-il changé d’idée ? Qu’en as-tu fait en arrivant à Cherbourg ?
Luversan fut pris d’un accès de fureur. Il saisit sa complice par les poignets et les lui serrant à la faire crier :
– Quand on a pris pour amant un assassin, dit-il les dents serrées, on ne joue pas avec lui à la vertu, aux remords. Prends garde, si tu tiens à la vie !
Elle se dégagea d’un mouvement brusque.
– Tu me menaces ! fit-elle. Tu penses déjà à te débarrasser de moi ! Tu oublies que je t’ai sauvé de l’échafaud et que, pour te suivre, j’ai tout sacrifié ! Et bien, tue-moi, si tu l’oses !
Elle sortait de sa prudence et ce fut d’une voix vibrante qu’elle répéta :
– Tue-moi ! mais tue-moi donc, Mathias Zuberi !
La conscience du danger qu’il courait rendit à Luversan tout son sang-froid. Il s’avança souriant vers Andréa et ses regards magnétiques se rivèrent aux siens. L’empire qu’il exerçait sur cette créature sans force comme sans volonté était tel qu’Andréa lui demanda pardon.
– Je t’en supplie, lui dit-elle, fuyons ce château funèbre où la nuit j’entends les gémissements des morts se confondre avec ceux de l’Océan déchaîné.
– Nous partirons cette nuit, dit-il, quand j’aurai mis en lieu sûr le trésor des Boizard.
– Tu l’as trouvé ?
– Cette nuit, dans le souterrain qui conduit aux mines. J’ai découvert de plus un passage communiquant avec la tourelle. L’enfer est pour nous. La vente de ce misérable domaine m’importe peu maintenant. Rentre dans ta chambre. Je vais chercher le jeune homme et me concerter avec lui.
Un instant après il ramenait Célestin dans la salle à manger.
– Jouons franc jeu, lui dit-il. Vous êtes Célestin Damour et je suis Luversan.
– C’est exact, à part que Célestin Damour vaut un peu mieux que Luversan. Qu’en pensez-vous, Mathias Zuberi ?
– Je vois, répliqua le bandit, que vous lisez les journaux avec soin. Rectifions : je suis Mathias Zuberi et vous êtes Célestin Damour. Tous deux, nous avons un culte, celui de l’or.
– Je vous comprends, interrompit Célestin. Vous êtes, mon cher Mathias, pour les moyens radicaux. Vous ne fouillez pas dans la poche d’autrui, vous faites mieux, vous supprimez autrui, et vous vous mettez en son lieu et place. C’est ainsi, sans doute, que vous avez agi vis-à-vis d’un certain Boizard dont on m’a dit beaucoup de bien dans le pays.
Le Levantin n’aimait pas les discours. C’était un homme d’action.
– Assez de phrases ! dit-il. Vous m’avez déjà servi et l’on vous a bien payé. Maintenant, je vous offre mieux que quelques misérables billets de mille francs. Je vous promets la fortune, si vous voulez me servir encore.
– La fortune ! soupira Célestin. Je sais où elle est, oh ! pas loin d’ici ! mais ce n’est pas pour moi.
Luversan crut qu’il faisait allusion au trésor des Boizard, et il demanda avec terreur :
– On sait que les Boizard ont caché de l’or dans ces ruines ?
À l’idée d’un nouveau crime dont, en favorisant la fuite de Luversan, il était le complice indirect, Célestin avait la sueur froide.
Le Levantin répéta sa question.
– Non, répondit Damour. On sait que monsieur Boizard est riche, mais personne n’a évalué sa fortune devant moi.
– Vous connaissez bien le pays ?
– Moi, pas du tout ! J’ai été recueilli, il y a deux mois, par une famille de pêcheurs, à la Diélette. Je les ai quittés ce matin pour venir demander un emploi à monsieur Boizard… à ce pauvre monsieur Boizard.
Luversan demeura un instant silencieux, perdu dans ses réflexions.
– Célestin, dit-il enfin, nous partons cette nuit pour l’Angleterre.
– Cette nuit ? Par quel moyen ?
– Pouvez-vous me procurer une barque solide ? Vos pêcheurs doivent en avoir une.
– Ils possédaient un bateau de pêche. La mer le leur a pris.
– Ils ont bien une barque pour manœuvrer le long de la côte.
– Oui, mais une coquille de noix avec laquelle vous ne traverseriez pas la Manche.
– Bah ! Le vent s’est apaisé. La mer nous obéira. Je me charge de tout. Savez-vous ramer ?
– Comme un canotier de la Marne.
– Parfait ! Cette nuit, la marée sera dans son plein vers onze heures. Il faut que tu m’aides à enlever la barque dans laquelle nous filerons tous les trois en bonne compagnie.
– Quelle compagnie ?
– Deux tout petits barils dans lesquels nous aurons mis toute notre fortune : trois millions ! Comme de juste, tu en auras le tiers.
Un million ! Avec quelle joie, quelle ivresse, le libéré de Mazas aurait accueilli, au sortir de prison, la proposition du bandit. Ce million venait trop tard.
Luversan demeura étonné de ne voir briller dans les yeux du gamin de Paris aucun éclair de convoitise. Cette froideur le mit en défiance.
– Voyons ! dit-il, réponds. Cela te plaît-il d’être millionnaire ?
« Millionnaire ? À quoi sert d’être millionnaire ? »
Ce n’était plus la fortune qu’il fallait à Célestin Damour, mais l’oubli du passé, l’absolution de ses fautes, l’irréalisable. À la question du Levantin, il répondit avec un enthousiasme savamment calculé :
– Mais comment donc, Monseigneur ! Millionnaire, je veux être, et millionnaire je serai.
– Fort bien. En ce cas, viens voir ton million !
Il prit le soin de fermer les portes à double tour. Puis il ouvrit un vaste bahut, qui, dans le côté obscur de la salle, remplissait tout le panneau du haut en bas. Avec l’aide de Célestin, il retira les trois premières planches, et entra dans l’intérieur du meuble dont la planche du dessous était mobile.
– Viens te placer près de moi, dit-il au jeune Damour.
Célestin hésita un instant. « Après tout, pensa-t-il, s’il me tue, ça sera plus tôt fini, mais il n’a pas intérêt à ma disparition. Allons-y. » Il entra à son tour dans le bahut, disant :
– Mais ça m’a tout l’air d’un ascenseur, ce truc-là.
– Tu l’as deviné, jeune homme.
Luversan pressa un bouton habilement dissimulé dans le fond du meuble, contre le mur, et le plancher descendit lentement, entraînant les deux hommes dans le souterrain. Quand la plate-forme toucha la terre, Luversan alluma une lanterne sourde dont il s’était muni et ordonna à son compagnon de le suivre. Ils marchèrent durant cinq minutes dans une galerie solidement voûtée. Arrivé à un détour, Luversan s’arrêta devant une brèche qui paraissait avoir été faite tout récemment dans le mur pour démasquer une porte en fer. Là, Célestin vit le bandit coller l’oreille contre cette porte, écouter et devenir d’une pâleur cadavérique.
– Vous n’entendez rien ?
– Rien ! fit Célestin épouvanté.
– Moi, j’entends !
Le bandit s’éloigna précipitamment. Il trébuchait comme un homme ivre. Tous deux s’avancèrent ainsi, sous la voûte de la tortueuse galerie dix minutes encore.
– C’est ici ! dit enfin Luversan.
Une nouvelle brèche, également récente, avait démasqué dans le mur une porte semblable à celle où le bandit avait écouté tout à l’heure des bruits qu’il était le seul à entendre. Il poussa la porte dont la serrure avait été démontée par lui la nuit précédente. Tous deux entrèrent dans un étroit caveau. Luversan prit une bêche placée dans un coin et creusa le sol. Il mit à découvert trois grands vases de fonte trop lourds pour être remués par deux hommes. Le Parisien fut pris d’un frisson convulsif. Convaincu que Luversan avait assassiné le dernier des Boizard pour lui voler son nom et ses trésors, il frémissait à l’idée de toucher ce butin sanglant.
– Tu as peur ? dit le Levantin. Imbécile !
Et puisant à pleines mains dans l’un des vases, il montra à Célestin deux poignées de pièces d’or.
– Il y en a comme cela, s’écria-t-il, pour trois millions, dont un pour toi, si tu veux m’aider à les sortir d’ici et à partir en barque en Angleterre.
– En barque ! Pourquoi ne prenez-vous pas tout simplement le train ?
– Parce que j’ai des raisons de me méfier de la police. J’ai reçu à la ferme une visite imprévue qui peut avoir pour moi les plus graves conséquences.
– Et par où sortirons-nous ?
– Par la tourelle devant laquelle tu as passé en venant à la ferme. Du reste, ceci est mon affaire et non la tienne.
Célestin oublia d’accueillir avec joie la déclaration du bandit.
« Cette fois, se disait-il, je suis pris dans le laminoir. L’assassinat du maître de céans me met hors la loi. »
Il suivit Luversan dans la tortueuse galerie. De grosses larmes brûlantes coulaient de ses yeux. Avant de mourir, il voulait livrer lui-même Luversan à la justice, assurer la réhabilitation de Roger Laroque. Il lui semblait qu’en déchargeant sa conscience de ce fardeau, il obtiendrait tout au moins de son juge suprême le bénéfice des circonstances atténuantes.