À Méridon, comme à Maison-Blanche, les événements dramatiques se précipitaient. De même que Roger Laroque redoutait une issue fatale de la maladie de langueur dont Suzanne était atteinte ; de même les fils de Noirville s’attendaient d’un instant à l’autre à voir succomber leur mère.
L’âme de Julia, bourrelée de remords, achevait de briser sa frêle enveloppe. L’agonie commença le jour où Raymond s’érigea devant sa mère en juge d’instruction et lui prouva sa complicité dans le crime de Ville-d’Avray.
Ce jour-là, on s’en souvient, Pierre se trouvait au salon au moment des aveux de la coupable. Comme il revenait des champs, et qu’il n’avait pas vu Raymond, il se disposait à entrer dans la chambre, en reconnaissant la voix de l’avocat, lorsque le son même de cette voix et les paroles brèves qui s’échangeaient l’avaient tenu sur le seuil. Et, de la première à la dernière parole, il avait tout entendu.
Il ne savait rien auparavant, il ne se doutait de rien. Et voilà que, coup sur coup, en quelques minutes, il apprenait des secrets terribles ! Et, d’abord, l’amour de Suzanne pour son frère…
La démarche de Mme de Noirville était restée secrète, Pierre n’avait jamais su que sa mère avait demandé pour Raymond la jeune fille en mariage.
Puis le crime de Julia… et la condamnation de Farney, dont les journaux avaient le véritable nom !…
Au premier moment, il eut envie de se montrer, de frapper à cette porte derrière laquelle se disaient des choses abominables ; une force mystérieuse retint son bras. Il aurait voulu crier aussi, dire : « Taisez-vous ! Je suis là ! Je puis entendre ! J’aime mieux tout ignorer ! » Mais les mots qu’il prononçait dans le fond de son âme ne sortirent point de sa gorge. Ses pieds étaient comme cloués. Il resta.
Mais c’était trop d’émotion ; tout autre, moins robuste, en fût mort, peut-être ; lui sentit qu’il fléchissait, que ses genoux se dérobaient, que ses yeux ne voyaient plus ; il sentit qu’il s’en allait dans un vide énorme, où il étendait les bras pour se retenir, en vain, et il s’abattit sans connaissance sur le plancher. Personne ne le vit ; personne ne le secourut. Pendant une heure, il fut sans mouvement, sans vie. Enfin, il rouvrit les yeux, se souleva et réussit à sortir. La nuit était venue.
Un peu de vent s’était levé et courbait les cimes des marronniers, des peupliers et des acacias. Il se promena aux alentours de la ferme, laissant son front nu aux caresses de l’air frais, afin de ressaisir son sang-froid.
Sa souffrance était si grande qu’il n’essayait même pas de l’analyser. Son âme était morte. Peut-être même ne souffrait-il pas alors, vraiment, tant la prostration était complète. De tout ce qu’il avait entendu, deux choses surnageaient… Suzanne aimait Raymond… Sa mère était complice d’un meurtre…
Lui aussi aimait cette douce et jolie enfant, lui aussi l’aimait d’un ardent amour depuis un an, depuis qu’il l’avait vue dans les ruines de l’abbaye, son cœur était rempli de son image. Il n’est pas rare de rencontrer dans ces fortes organisations physiques des timidités excessives. Pierre était un timide.
Il s’était nourri de son cœur, pour ainsi dire, devinant bien que Suzanne ne serait pas à lui. Quand il la voyait près de lui dans les champs, il la suivait d’un long regard attendri, et, sur son front intelligent et sérieux, passait alors une profonde tristesse. Jamais elle ne soupçonna cet amour. Souvent elle lui parlait. Il répondait en tremblant, se troublant, rougissant, parfois même, à des questions très simples, ne trouvant rien à dire. Et Suzanne ne comprenait pas. Le pouvait-elle, puisqu’elle-même avait le cœur rempli de la pensée de Raymond ?
Il avait toujours vécu avec l’idée de la supériorité de son frère. Tout petit, il avait vu Raymond préféré par Julia. Cela l’avait replié sur lui-même. Il soupirait seulement, quelquefois ; Suzanne ayant à choisir entre les deux frères avait préféré Raymond. Cela était naturel, cela devait arriver. Jaloux, il ne pouvait l’être. Mais malheureux, il le fut !
Arrêté le soir, par la nuit, au milieu des champs, il se disait que la vie n’avait point de but, qu’elle était brisée dans sa fleur, qu’elle se traînerait désormais misérable et lourde, sans consolation, auprès de lui, d’une affection partagée, de ces affections qui rendent les souvenirs moins pénibles et jettent un voile sur le passé. Et il secouait la tête…
Au milieu de ses tortures morales, la jalousie était si loin de son cœur, qu’il s’attendrissait sur Raymond, le sachant malheureux comme lui… Puis, oubliant Raymond, s’oubliant soi-même, il pensait à son père – déshonoré et trompé !… À sa mère, si coupable… À sa mère auteur de tout le mal !… et encore à Suzanne, qui s’étiolait là-bas, à Maison-Blanche, ignorant que le crime de la mère empêchait le fils de l’épouser…
Et c’était une situation sans issue possible, une situation qui ne pouvait qu’aboutir à la mort de Suzanne, au désespoir, peut-être à la mort de Raymond. « Est-ce juste ? », se disait-il.
Quand il rentra à la ferme, il courut tout de suite à sa chambre pour s’y enfermer, sans frapper chez sa mère, sans souhaiter une bonne nuit à celle-ci, comme il le faisait tous les soirs.
Mais en entrant chez lui, il s’arrêta soudain. Sa mère était là, qui semblait l’attendre. Elle se leva péniblement et vint à sa rencontre. Jamais elle ne venait ainsi chez lui. Que désirait-elle ? Pourquoi était-elle là ?
– Comme tu as tardé, Pierre ! dit-elle. Où étais-tu donc ? Je commençais à être inquiète…
Il regarda la pendule, il était à peine neuf heures. Il montra l’heure d’un geste silencieux.
– Neuf heures, c’est vrai… Voilà qui est curieux… Je croyais qu’il était bien plus tard.
Elle parlait d’une voix brève, saccadée, prononçant à peine les mots. Elle avait l’air d’une folle.
– Sais-tu où est Raymond ?
– Je ne l’ai pas vu.
– Oh ! c’est étrange…
– Pourquoi ? J’ignorais même qu’il fût à Méridon. Serait-il déjà reparti ? Était-il si pressé ?
Elle ne répondit rien. Elle s’assit. La chambre était faiblement éclairée par une bougie sur la cheminée. La fenêtre était mal fermée et s’ouvrit, poussée par une rafale, Pierre la referma. La flamme, un instant, dansa et faillit s’éteindre.
– Il ne reviendra plus, murmura-t-elle. Je ne le reverrai jamais, c’est fini… Allons, autant mourir !
Elle baissa la tête, silencieuse un moment, puis :
– Mon Pierre, dit-elle – effrayée de l’abandon de son fils chéri et ressentant tout à coup comme un âpre besoin de douces et tendres paroles – tu parais triste ?
– Non, ma mère, je suis comme tous les jours. Vous le savez, je ne suis jamais bien gai…
– Oui, mon pauvre Pierre, je te devine… cet amour, n’est-ce pas, te tient au cœur ?…
– Toujours, mère.
– Et tu n’as pas perdu l’espérance ?
– Oh ! mère, je n’espère plus depuis longtemps.
– Mon pauvre Pierre, me pardonneras-tu ?
– Qu’ai-je donc à vous pardonner ? dit-il avec effort.
– Je n’ai peut-être pas été, de tout temps, pour toi, ce que j’aurais dû être…
– Mais si, ma mère, je vous ai toujours trouvée pleine d’affection pour moi.
– C’est que toi-même tu étais trop bon. Tu ne veux pas le dire, mais va, je m’en rends compte, à présent. Non, je n’ai pas été pour toi très bonne… Je ne t’ai pas aimé autant qu’il eût été de mon devoir.
– Ma mère !…
– Et c’est de cela que je te demande pardon… mon fils… c’est cela que je voudrais que, toi, tu me pardonnes… aujourd’hui surtout, mon fils…
– Aujourd’hui, ma mère, pourquoi ?
– Parce que je me sens très fatiguée, très malade et qu’il me semble que je n’en ai pas pour longtemps à vivre… Alors, je ne voudrais pas mourir, si, comme je le crains, cela doit arriver bientôt avec la crainte de laisser dans ton cœur le regret de n’avoir pas été aimé par ta mère.
– Pourquoi ces craintes et ces tristes pressentiments ? Vous sentez-vous vraiment malade ? En ce cas, il faut mander le médecin. Une saison aux eaux, quelques semaines à la mer, si vous êtes fatiguée, vous guériront.
– Non, j’aime mieux ne pas quitter Méridon… Je ne veux pas me priver de votre chère présence… Raymond… peut-être… me suivrait à la mer, mais toi, tes travaux te retiennent ici… et je veux te voir… et je ne veux plus m’éloigner de toi…
– Il faut chasser ces idées funèbres, ma mère. Vous n’êtes pas malade. Jamais, au contraire, vous ne vous êtes mieux portée !
– Jamais…, murmura-t-elle en hochant la tête.
Et, tout à coup, revenant à sa première idée :
– Tu me pardonnes, n’est-ce pas, mon enfant ?
– Encore une fois, ma mère…
– Oh ! il faut que tu me le dises, il le faut, si tu m’aimes un peu.
– Je n’ai rien à vous pardonner, moi.
– Ah ! tu refuses ? tu me gardes rancune ? Tu es jaloux… tu t’es aperçu que Raymond avait eu dans mon cœur une place plus grande que la tienne ?… Tu m’en veux ?… Mais, aujourd’hui, je vous aime tous les deux avec une égale force et c’est pour que le passé soit oublié que je réclame ton pardon…
– Je ne suis pas et je n’ai jamais été jaloux. J’ai toujours été heureux de votre tendresse…
– Et, puisque je te dis, moi, puisque je m’en accuse, puisque je me reconnais coupable ! Comme tu hésites, mon fils, à rendre ta mère un peu plus heureuse !… S’il m’arrivait cette nuit, demain, bientôt – je me sens si vieille –, une catastrophe ?… Si j’étais emportée ?… Ne te repentirais-tu pas d’avoir refusé ce mot, cette seule et bonne parole que je te demande, que j’implore de mon fils ?
Il détourna la tête et prononça froidement :
– Je vous pardonne donc, ma mère, puisque vous le voulez !
Elle le regarda longtemps, infiniment désolée et désespérée. Ses mains se tendirent vers lui dans un mouvement instinctif. Elle avait la sensation de la solitude complète. Elle comprenait, sans deviner pourtant, que celui-là savait tout comme l’autre, que le cœur de Pierre lui échappait comme lui échappait le cœur de Raymond. Elle poussa un soupir profond, déchirant.
– Ils le veulent tous les deux, murmura-t-elle. Tous les deux, ils me condamnent, les malheureux !
Et, résolue à mourir pour échapper aux tortures de la vie, car elle ne prévoyait plus que tortures à présent, elle fit quelques pas, pour s’éloigner. Sur le seuil, elle s’arrêta, les mains cramponnées à un fauteuil. Elle se retourna vers son fils.
– Tu m’as appelée ?… fit-elle. Tu as quelque chose à me dire…
Il fit signe que non de la tête.
– Excuse-moi, lui dit-elle, je croyais avoir entendu que tu me parlais… je m’en vais… je m’en vais, mon enfant, puisque tu ne me retiens pas…
Elle le regardait toujours, guettant la moindre faiblesse. S’il avait fléchi, elle se serait jetée dans ses bras ; elle avait soif d’une bonne parole de cet enfant ; elle avait soif des baisers, des caresses de ce fils, le seul qui lui restât, le seul à qui elle pût s’adresser dans la désespérance de son âme. Mais ce qu’elle attendit ne vint pas. Pierre avait baissé les yeux. Ses paupières voilaient son regard. Il ne fit pas un signe.
Elle sortit alors, à peine pouvant se tenir debout. Elle rentra chez elle, et, sans allumer sa lumière, elle se dirigea à tâtons vers le lit et s’y jeta tout habillée. Elle resta immobile, les mains croisées sur la poitrine. Quiconque eût pénétré dans sa chambre, la sachant là, eût été convaincu qu’elle reposait.
Elle ne dormait pas, cependant, le sommeil la fuyait ; elle avait les yeux grands ouverts… Elle ne pleurait pas. Elle rêvait au passé, au présent… à sa terrible douleur, si méritée, à l’expiation suprême qui était venue. Après tant d’années !… Elle essayait de n’y pas croire !… Elle s’était tant repentie, avait tant prié… Elle s’était imaginé que l’heure du châtiment ne sonnerait pas… qu’elle vieillirait, se repentant toujours et toujours triste au souvenir funèbre du drame d’autrefois, mais qu’elle finirait ses jours auprès de ses fils, après les avoir vus heureux dans une nouvelle famille : c’était tout ce qu’elle demandait ; c’eût été le suprême bonheur : c’était cela qu’elle n’obtiendrait pas.
C’était fini. Ses fils l’abandonnaient. Le premier lui gardait rancune du peu d’affection qu’il avait reçu. Ayant passé sa jeunesse replié sur lui-même, et gardant l’expansion de ses tendresses, il était devenu froid et dur.
– C’est ma faute ! disait-elle, s’étreignant la poitrine… mauvaise mère, mère coupable !…
L’autre, le plus aimé, avait horreur d’elle à cause de son crime.
– Dieu juste, votre vengeance différée n’en est que plus cruelle !
Le crépuscule du matin la trouva dans son lit, rêvant toujours. Elle entendit les bruits de la ferme, les domestiques qui se levaient, les étables que l’on ouvrait, les troupeaux qui sortaient pour aller aux pâturages, les chevaux que l’on attelait aux voitures, aux herses, aux charrues, les cris des chiens joyeux, les criailleries des poules, des pintades, des canards et des oies, et le coup de clairon des coqs.
Elle entendit la voix de Pierre donnant ses ordres. Elle écouta, se soulevant, penchant la tête hors du lit. Elle se disait : « Sans doute, il se repent… il aura pensé à moi tout la nuit… il aura mal dormi… sa voix tremble… »
Mais non, la voix était grave et sonore, comme d’habitude.
« Il va venir, se dit la pauvre femme, écouter à ma porte si je suis réveillée, comme il fait tous les matins… »
Mais les minutes s’écoulèrent ; ce ne fut plus que de très loin qu’arrivèrent les bêlements des moutons, les mugissements des vaches, les aboiements des chiens qui les dirigeaient, les cris des bouviers et des bergers ; les roues cessèrent de grincer dans les ornières ; le soleil était levé ; il ne restait plus à la ferme que les femmes de basse-cour.
Elle se leva et alla regarder à la fenêtre. Un homme, rêveur, était debout, près de l’avenue. Il avait les yeux fixés vaguement sur la campagne, vers Maison-Blanche, et il n’entendait pas une des filles de ferme qui le prévenait que la clavelée s’était déclarée dans les troupeaux d’une métairie voisine, et que déjà vingt moutons étaient morts. Ce que voyant, la fille s’éloigna.
L’homme, c’était Pierre, Julia le voyait.
« À quoi pense-t-il ? se demandait-elle. À Suzanne, peut-être. »
Tout à coup, Pierre rentra à la ferme.
« Il va me voir, il va tourner les yeux de mon côté… Il ne peut faire autrement… Et il me sourira… Du moins, il me fera quelque signe d’amitié… »
Machinalement, en effet, les yeux du jeune homme se dirigèrent du côté de la fenêtre ; Pierre tressaillit en voyant là cette pâle figure de spectre, et baissa les yeux aussitôt. Mais il passa. Il n’y eut ni un signe d’amitié, ni un sourire. Alors elle revint à son lit, folle de douleur, s’y roula dans des convulsions, la tête cachée dans les oreillers.
Vers midi, elle descendit, croyant trouver son fils dans la salle à manger.
Pierre était resté dans les champs.
« Il va revenir, se dit-elle, il faut bien qu’il déjeune !… »
Elle l’attendit, vainement. Elle ne mangea pas non plus, et retourna se mettre au lit.
Le soir, seulement, elle le revit : ses yeux imploraient de lui un sourire, une parole de tendresse.
Il fut silencieux…
– Pourquoi, dit-elle, depuis hier, n’es-tu plus avec moi comme par le passé ? Que t’ai-je fait ? Est-ce parce que j’ai reconnu que j’avais eu tort de ne point t’aimer autant que Raymond que tu me tiens rigueur ? Oublie donc ce qui a été dit et redeviens ce que tu étais pour moi…
Il ne répondit rien.
– Qui t’en empêche ? fit-elle, douloureusement. Ai-je donc fait quelque chose de mal en demandant ton pardon ? Mon Pierre, si tu savais comme j’ai besoin que tu m’aimes un peu… un peu !…
Il restait sombre.
« Ainsi, se dit-elle, pas un mot d’affection ?… »
– Je ne puis, dit-il, d’une voix sourde.
– Tu ne le peux, avec ta mère !…
– C’est plus fort que moi !…
– Pierre, tu m’insultes…
– Hélas ! ma mère… n’exigez plus de moi, je vous en supplie, des choses qui sont au-dessus de mes forces… L’autre soir, il faut que vous le sachiez, j’ai entendu – oh ! je vous le jure, malgré moi – tout votre entretien avec Raymond… J’ai entendu, ma mère… toute l’horrible vérité… Comprenez-vous ?
– Ah ! fit-elle, simplement… Ah ! tu as entendu…
Elle dit cela avec une sorte d’indifférence… c’était trop, à la fin, pour elle… Elle ne savait plus bien ce qu’elle faisait… sa pauvre tête déménageait…
Elle se mit à rire, tout à coup, d’un rire sec, affreux.
Il eut peur et laissa échapper un grand cri.
– Ma mère ! ma mère !
– Ta mère ! oui, ta mère ! dit-elle en branlant la tête.
Et elle riait, elle riait toujours.
Alors, il se sentit pris d’une immense pitié, d’un profond désespoir. Son cœur serré le faisait étouffer.
Elle cessa de rire ; sa tête, lourdement, retomba sur sa poitrine, les mains ballantes de chaque côté du fauteuil.
– Grand Dieu !… dit-il avec une terrible crainte.
Il croyait qu’elle était morte, qu’elle avait passé ainsi, brusquement dans l’excès même de sa souffrance. Mais il l’entendit qui respirait. Elle s’était endormie d’un coup, d’un sommeil étrange.
Il voulut la réveiller. Elle ne remua point. Alors il la prit dans ses bras et la porta dans son lit.
Vers deux heures du matin, elle fit un mouvement, ouvrit les yeux, regarda son fils, ne le reconnut pas et se rendormit. C’était une sorte de sommeil cataleptique. Tous les ressorts de la vie semblaient brisés chez elle. Elle dormit ainsi trente heures de suite.
Le docteur Lagache était venu, l’avait longuement examinée.
– Rien de grave, avait-il dit… Une extrême faiblesse… Il faudra beaucoup de calme, des distractions… un régime reconstituant… Mais, pour le moment, rien à craindre.
Enfin elle sortit de cette léthargie. Pendant deux ou trois heures encore, ses yeux restèrent hagards ; elle ne reprit pas connaissance tout de suite. Ce fut seulement dans le courant de la troisième journée qu’elle reconnut Pierre et l’appela par son nom…
Puis elle chercha dans la chambre, comme si elle se fût attendue à trouver, là aussi, un autre, le fils chéri…
– Raymond ? dit-elle.
– Raymond ne sait pas que vous êtes souffrante.
– Tu ne lui as pas écrit ?
– Non.
– Préviens-le, mon fils, afin qu’il vienne… Je sens que je m’en vais et je ne voudrais point partir sans le revoir.
Il obéit, traça quelques mots à la hâte, sortit et envoya un domestique à cheval jusqu’à Limours.
Le télégramme portait cette seule phrase :
« Notre mère est au plus mal et te demande. »
Il voulut, la voyant calme, la laisser seule, mais elle le retint d’un geste :
– Reste, dit-elle, je ne suis pas rassasiée de te voir !…
Quand Raymond vint, Julia avait de nouveau perdu connaissance. Raymond ne pouvait savoir que maintenant Pierre n’ignorait rien de son secret.
– Comment cela est-il arrivé ? demanda-t-il.
– Il y a deux jours, fit Pierre, évasivement. Elle s’est tout à coup trouvée très mal. Des idées de mort lui passaient par la tête. Elle semblait profondément découragée, profondément triste aussi…
« Il y a deux jours ! » pensait Raymond.
– Oui, le soir où tu es venu… Le soir où tu as eu avec elle… la conversation que tu sais…
Raymond tressaillit et regarda son frère.
– Elle t’a dit ?… interrogea-t-il, tout tremblant…
– Elle ne m’a rien dit, j’ai tout entendu.
– Tout ?
– Oui.
Des larmes jaillirent des yeux de Raymond, pressées, brûlantes et il ne faisait aucun effort pour les retenir.
Pierre, lui, avait les yeux secs. Il était triste, mais il ne savait pas pleurer.
Tout à coup, il tendit les bras à son frère, oubliant tout pour ne plus se souvenir que de la tristesse commune.
Raymond tomba dans ses bras.
– Mon pauvre Pierre, dit-il.
– Mon pauvre Raymond !…
Et Pierre embrassait Raymond sur le front, comme il eût fait d’un enfant.
– J’aurais voulu que tu ne connusses rien de cette effroyable honte.
– Tu avais tort.
– Pourquoi ? Ne devais-je pas t’épargner une honte inutile ?
– Non. C’était mon droit, comme le tien, de tout connaître.
– Et elle ! fit Raymond.
Il n’osait prononcer le nom de sa mère.
– Tout à l’heure, elle dormait… maintenant je ne sais plus…
– Elle m’a demandé ?
– Avec insistance…
– Allons auprès d’elle.
Ils montèrent dans la chambre de Julia. Elle était encore plongée dans cet état comateux dont elle ne sortait guère depuis trois jours. Elle n’entendit pas ses deux fils. Ils s’agenouillèrent près du lit. Enfin, elle se réveilla. Ils se levèrent, s’approchèrent. Chacun d’eux lui prit une main.
Comme si elle ne sentait ni ne remarquait rien, ses yeux restèrent fixés devant elle. Raymond et Pierre baisaient ses mains amaigries et jaunes. Elle ne tournait pas la tête vers eux. Et cela dura assez longtemps. Puis, la vie sembla renaître en elle ; ses doigts raidis remuèrent. Elle regarda ses fils.
– Raymond ! murmura-t-elle, mon Raymond bien-aimé…
La première pensée avait été pour lui, la première parole aussi. Sans doute, elle le comprit, malgré sa détresse, sans doute elle s’en repentit, car elle ajouta aussitôt :
– Pierre !… mon Pierre chéri !… Que vous êtes bons !…
Elle était si faible que ce peu de paroles parut la suffoquer. Elle respira péniblement.
– Je cours chercher le médecin, dit Pierre.
– Non, ne te dérange pas, le médecin est inutile. C’est fini.
Quand elle eut repris un peu de souffle :
– Je ne veux pas m’en aller… ainsi… avec votre haine… avec votre rancune… Il faut que vous me pardonniez, mes enfants, le voulez-vous ? Malgré tout ce que je vous ai fait !… Je sais bien que c’est pénible, mais vous aurez pitié, n’est-ce pas, d’une femme qui va mourir… Et soyez sûrs mes enfants, que j’ai expié chèrement ce que j’ai fait… Aurez-vous le courage de me laisser partir sans un mot de pardon ?…
– Oh ! mère, mère !
– Vous pleurez ? dois-je croire que vous me pardonnerez ?
– Nous vous pardonnons, mère.
Elle dit faiblement :
– Merci, oh ! merci ! mes chers enfants…
Ils restaient à genoux, le front appuyé contre le lit, priant comme si elle était déjà morte. Pour son malheur, elle ne succomba pas après le double pardon de ses fils.
Le docteur Lagache qu’on était allé chercher malgré sa défense, déploya toute sa science, tout son dévouement pour la sauver de cette crise.
Julia, mue par une pensée secrète, se reprit à vouloir vivre. Il ne lui suffirait plus de l’indulgence de ses enfants. Elle ne voulait pas mourir sans avoir obtenu le pardon de Roger Laroque qu’elle avait tant fait souffrir. Au bout de deux jours, elle reprit un peu de force, et ce fut ainsi que Tristot et Pivolot purent la soumettre à une nouvelle et douloureuse épreuve.
À partir de ce moment, elle retomba dans son atonie, et la nuit même où Roger envoyait M. de Terrenoire chercher Raymond, Julia agonisait auprès de ses fils. Ce fut alors que, se sentant perdue, elle n’hésita pas à leur révéler l’unique espoir qui l’avait un instant rattachée à l’existence.
– Il faut qu’il vienne, dit-elle, il le faut… sans cela… je ne mourrai pas tranquille… Je ne veux pas mourir sans l’avoir revu… sans qu’il m’ait parlé…
– Ma mère, dit Raymond, l’un de nous va aller chercher monsieur Laroque.
Il était cinq heures du matin. Raymond venait de faire seller son cheval, lorsque deux cavaliers entrèrent dans la cour de la ferme. C’était M. de Terrenoire accompagné de James.
– Est-ce à monsieur Raymond de Noirville que j’ai l’honneur de parler ? demanda-t-il au jeune homme.
– Oui, Monsieur.
– Je viens de la part de monsieur Roger Laroque vous supplier de venir tout de suite. Sa fille est en danger.
Raymond sentit la terre se dérober sous lui ; mais rassemblant tout son courage :
– Je vous suis, Monsieur, répondit-il. Permettez-moi d’aller embrasser une dernière fois ma mère qui, elle aussi, se meurt.
Il remonta auprès de l’agonisante. Julia venait de tomber dans l’état comateux. Elle eut un léger tressaillement sous le baiser de son fils.
– Tu le ramèneras ? dit Pierre à son frère.
– Non.
– Pourquoi ?
– Parce que Suzanne…
– Suzanne ? oh, mon Dieu !
– Suzanne se meurt !
– Du courage ! dit Pierre à Raymond.
Le docteur Lagache qui reposait depuis à peine une heure dans la pièce voisine entra à ce moment.
Il examina la mourante, écouta les battements de son cœur…
– Eh bien ? lui demanda Raymond avec anxiété.
– Rassurez-vous… pour l’instant, dit le médecin. La vie n’est pas encore suspendue. Elle se manifestera de nouveau dans quelques heures, mais alors… ce sera la fin. Vous sortez ?
– Oui, ma mère m’a demandé à voir monsieur Laroque. Je vais le chercher.
– Il ne pourra pas venir.
– Je le sais. Sa fille…
– Comment le savez-vous ?
– Monsieur Laroque vient d’envoyer un de ses amis me chercher. Alors, docteur, vous croyez que Suzanne est perdue ?
– Oui, à moins d’un miracle.
– Que Dieu seul pourrait produire ?
– Je n’ai pas dit cela.
– Ce miracle serait-il au pouvoir de votre science ?
– Non ; mais il y a quelque chose de supérieur à la science.
– Quoi donc ? Faites-le-moi connaître et j’irai le chercher au bout du monde.
– Il n’est pas nécessaire d’aller si loin, Suzanne peut être sauvée…
– Par qui ?
– Par l’amour. Courez, jeune homme, courez à Maison-Blanche. Moi, je veille sur votre mère.