Le monde des honnêtes gens qui, fort heureusement, compose encore les neuf dixièmes de l’humanité civilisée, croit volontiers que la passion du jeu conduit au vol et le vol à l’assassinat. Si vraiment le jeu avait des conséquences aussi funestes, les chambres correctionnelles et les cours d’assises ne suffiraient pas à la besogne. Il faudrait centupler les prisons et doter chaque arrondissement d’une guillotine fixe avec bourreau à demeure.
On a joué, on joue et on jouera de l’argent tant que l’espèce humaine connaîtra le pouvoir de ce métal précieux. Or, entre le joueur qui pousse la délicatesse jusqu’à se faire sauter la cervelle faute de pouvoir payer une dette « d’honneur » et le sacrifiant toujours prêt à faire un mauvais coup en vue de se dédommager de sa déveine, il y a place pour une série de braves gens d’un commerce agréable et nullement dangereux.
Néanmoins, le vieux dicton si défavorable aux disciples de Pallas, reste vrai à l’égard de certaines exceptions monstrueuses : témoins Pranzini et Prado, joueurs invétérés.
C’est ainsi que d’Andrimaud, simple escroc jusqu’alors, prudent côtoyeur du code pénal, parasite insatiable de M. Gogo, n’hésita pas à écouter d’une oreille complaisante les sinistres propositions de Luversan.
Revenu à Paris par un nouveau coup d’audace, le bandit avait d’abord conçu le projet de faire expier au financier sa trahison à son égard. Il connaissait à fond les habitudes de d’Andrimaud et savait où le retrouver à coup sûr. Après réflexion, il résolut, avant de se venger, d’utiliser le misérable si faire se pouvait.
Luversan, qui s’était rendu méconnaissable par un habile déguisement, alla d’abord rue de Rivoli à l’ancien Sauveteur des Capitalistes. Il apprit par le concierge la débâcle de d’Andrimaud et il se dit aussitôt qu’il retrouverait chez Sapho l’incorrigible joueur.
Il alla se poster le soir aux abords du tripot de la vicomtesse, aperçut son homme et découvrit, sinon par ses habits toujours flambants neufs, du moins sur sa physionomie consternée, les ravages d’une insondable décavation. Il n’hésita pas à l’aborder.
– Comment allez-vous, cher ? lui dit-il.
D’Andrimaud, paralysé par la peur, ne pouvait articuler une parole. Luversan le mit à l’aise en le prenant sous le bras et en lui disant :
– Voulez-vous vingt-cinq louis pour tenter la veine ce soir ? Si vous gagnez, nous partagerons le bénéfice. Si vous perdez, nous serons quittes. Ça va ?
Pour son malheur, d’Andrimaud n’avait pas un sou vaillant en poche et il n’aurait su pour l’instant où s’en procurer.
– Ça va, répondit-il.
Il était pris dans l’engrenage.
– Allez, je vous attendrai au café Jeannel, rue de la Chaussée-d’Antin.
– C’est entendu.
– Ne lésinez pas, ajouta Luversan en lui remettant un billet de cinq cents francs. Vous pouvez régler cette affaire en une demi-heure.
L’escroc se précipita chez Sapho. Luversan, qui se défiait de lui, resta en faction sous une porte cochère à cent mètres de là. Il voulait s’assurer si d’Andrimaud ne ressortirait pas pour le trahir de nouveau. Au bout de vingt minutes, il le vit reparaître l’oreille basse. « Bien ! se dit-il. Il a perdu ; je le tiens. »
Le décavé passa devant lui sans le voir, tellement il était préoccupé. Luversan le suivit et constata avec satisfaction qu’il prenait le chemin du café Jeannel. Toutefois, comme d’Andrimaud pouvait traverser la Chaussée-d’Antin et se rendre au commissariat de police de la rue de Provence, il se tint encore à distance. L’escroc alla tout droit au café convenu. Il y avait encore à craindre qu’il n’eût fait porter une dépêche à qui de droit avant de quitter la roulette.
Luversan laissa moisir une bonne demi-heure son homme devant un mazagran. N’ayant rien vu de suspect dans les allées et venues des consommateurs, il se décida à le rejoindre.
Le bandit s’était transformé en un Anglais du meilleur ton. De grands favoris rouges encadraient sa figure teintée de rose, et l’éclat de ses yeux noirs s’éteignait derrière des lunettes bleutées.
Il paya le mazagran et entraîna d’Andrimaud au-dehors.
– Si nous allions faire un tour aux Champs-Élysées ? lui dit-il.
– Tout ce que vous voudrez ! fit d’Andrimaud profondément découragé.
Ils montèrent en fiacre et se firent conduire à l’Arc de triomphe. En chemin, Luversan attaqua la grosse question.
– Vous êtes, mon cher d’Andrimaud, un homme intelligent, très intelligent, mais vous n’arriverez jamais à rien. Et savez-vous pourquoi ? Parce qu’il vous faudrait, à vous, financier de génie, la forte somme.
Il connaissait le défaut de la cuirasse du chevalier d’industrie et c’est par cette brèche qu’il devait l’entraîner à sa perte.
– La forte somme, ajouta-t-il, nous pouvons nous la procurer.
– Par un crime ? Jamais !
– Je le sais. Aussi, je vous demande simplement le concours de votre intelligence.
– Parlez !
– Pas aujourd’hui. Que diriez-vous si d’ici à quinze jours, je vous mettais un million dans la main ?
Un million ! Ce mot magique électrisa d’Andrinaud.
– Que faut-il faire ? demanda-t-il.
– Aller chez Roger Laroque et savoir s’il est en ce moment à Maison-Blanche.
– C’est tout ?
– Oui, pour l’instant. Je ne vous défends pas d’emprunter de l’argent au bonhomme. Il est bon pour un ou deux mille francs ; mais quand même vous m’amèneriez à lui, pieds et poings liés, ne croyez pas qu’il ferait votre fortune. Tandis que moi, j’aurai prochainement un million à vous offrir.
– Les belles promesses, ça me connaît, maître Luversan, répliqua d’Andrimaud. C’est des faits qu’il me faut. Où prendrez-vous ce million ?
– Chez Roger Laroque.
– À Maison-Blanche ?
– Non. En Amérique.
D’Andrimaud demeura stupéfait.
– Oui, en Amérique, répéta le bandit. Il ne s’agit plus que d’emprunter pour quelques heures les titres de propriété de Roger Laroque. Avec ces pièces, je me charge de fabriquer les faux nécessaires à la réalisation du clan que j’ai conçu. Il nous sera peut-être nécessaire de partir à New York. À propos, Laroque a dû vous écrire il y a quelques mois. Avez-vous conservé ses lettres ?
– Oui, j’en ai deux.
– Très bien. Cela me suffira pour contrefaire son écriture. Allez demain chez Roger. Que nous sachions d’abord s’il y a moyen de pénétrer de nuit à Maison-Blanche. Connaissez-vous le « bocal » ?
– J’y suis allé plusieurs fois.
Luversan se fit donner les détails les plus précis sur les dispositions du salon. En apprenant l’existence du secrétaire d’où Roger avait tiré les deux mille francs, il s’écria :
– C’est dans ce bureau que nous trouverons notre affaire.
– Nous ! répliqua l’autre. Ne comptez pas sur moi.
– Bah ! Vous me donnerez bien un petit coup de main. Avant d’être à la paye, il faut avoir été à la peine.
D’Andrimaud ne doutait pas que le bandit ne fût capable de réussir dans son entreprise. Amorcé par le million en expectative, il consentit à tout.
Le lendemain matin, Luversan l’accompagna à la gare de Sceaux où il attendit son retour en prenant les mêmes précautions que la veille.
On sait que l’escroc ne trouva pas Laroque chez lui, mais qu’il apprit par James le mariage de Suzanne à Chevreuse. De cette ville, il retourna à Saint-Rémi après avoir vu les mariés ; puis il reprit le premier train.
À Paris, il attendit près d’une heure Luversan au rendez-vous convenu. Celui-ci, qui le guettait de loin, se rassura enfin et le rejoignit.
D’Andrimaud lui rendit compte de sa démarche infructueuse.
La nouvelle du mariage de Suzanne avec un M. de Noirville intrigua vivement Luversan. Sans rien laisser paraître de son émotion, il se disait que Roger ne s’acharnerait plus à sa perte dès qu’il aurait été menacé d’une révélation sur la complicité de Julia dans le crime de Ville-d’Avray.
– Vous êtes entré à l’église ? demanda-t-il à d’Andrimaud.
– Oui.
– Avez-vous vu la mère du marié ?
– Ma foi, je n’ai même pas songé à m’en enquérir. J’ai demandé quelques renseignements au premier venu et je suis reparti.
Il était à supposer que Roger Laroque ne resterait pas seul à Maison-Blanche après le départ de sa fille. Aussi Luversan chargea-t-il l’escroc d’y retourner dès le lendemain et de se faire préciser par Laroque lui-même la filiation de l’époux de Suzanne.
On sait comment d’Andrimaud s’acquitta de cette seconde démarche. À plusieurs reprises, durant la conversation qu’il eut avec Roger, il faillit s’écrier : « Je tiens l’assassin de Larouette ! Donnez-moi cent mille francs et je vous le livrerai aujourd’hui même. » Mais il fut retenu par l’appât du million et aussi par l’idée qu’il serait de force à se tailler la part du lion dans le butin de son complice. Il ne s’aperçut pas qu’il s’était trahi par ses questions sur le mari de Suzanne.
Il était à mille lieues de penser que Roger Laroque avait sous la main un policier de la force du père Cuvellier pour le suivre toute une après-midi dans Paris et se faire inviter à dîner par lui chez Sapho.
D’Andrimaud ne devait retrouver son complice que le soir, rue Caumartin, devant les fenêtres du tripot. Il fut enchanté de se lier en wagon avec un inconnu qui l’aiderait à tuer le temps et dont il espérait par la suite tirer quelques plumes.
La fièvre du jeu s’empara de lui dès qu’il eut mis les pieds dans le salon de la vicomtesse. S’il eût gagné, il aurait continué à jouer toute la nuit oubliant Luversan, Laroque, la police, le monde entier. Mais quand il se vit sans un sou, quand il lui fallut tendre la main à un garçon de vestiaire pour lui emprunter une obole, le misérable n’hésita plus à prendre une part active dans la nouvelle combinaison de Luversan. C’est ainsi qu’en justifiant le proverbe cité plus haut, de joueur il était devenu escroc pour arriver sans transition au vol avec effraction et peut-être à l’assassinat.
Luversan l’attendait depuis deux grandes heures sous une porte cochère lorsque la déveine le chassa hors du tripot.
– Eh bien, lui reprocha le bandit, vous êtes encore gentil, vous, de me laisser me morfondre ici. Je parie que Laroque vous a baillé un ou deux billets de mille et que vous venez de les jeter en pâture à l’insatiable Sapho.
D’Andrimaud répondit par un geste désespéré.
Le bandit souriait mystérieusement.
– Êtes-vous décidé à agir ? demanda-t-il à l’escroc.
Ce dernier répondit par un « oui » énergique.
– Laroque est-il chez lui ?
– Je le crains.
– Les dispositions de Maison-Blanche sont-elles bien conformes aux renseignements que vous m’avez donnés ?
– Absolument.
– En ce cas, il n’y a plus à hésiter. Nous partons cette nuit pour Maison-Blanche.
– Par quel moyen ?
– Je sais où trouver deux bons chevaux.
– Mais si Laroque est chez lui ?
– Peu nous importe. Nous escaladerons la grille et nous pénétrerons dans le salon en cassant un carreau de la fenêtre. Cette besogne me connaît. Je suis outillé en conséquence.
– Comment ouvrirez-vous le secrétaire ?
– Avec une fausse clé. À défaut de clé, on jouera du crochet. Savez-vous jouer du crochet ?
– Oh ! pas du tout.
– Je me charge d’entrer là-dedans avec la discrétion d’une ombre de trépassé qui revient visiter la nuit les pénates où elle a trimé autrefois. Mon crochet ne laissera pas de trace. Nous prendrons ce qu’il nous faut et nous aurons soin de le rapporter la nuit suivante.
– Nous prendrons ?… Vous voulez donc que je pénètre aussi dans la place ?
– Non, vous ferez le guet.
– Et si Laroque qui couche au-dessus se réveille ? Si les domestiques nous entendent ?
– Vous m’avertirez par un coup de sifflet.
– Et ?…
– Et nous verrons ce que nous aurons à faire. J’ai, sans compter le mien, un revolver à votre service.
Tout en causant très bas, ils s’étaient rapprochés d’un bec de gaz.
Ce fut à ce moment que Roger Laroque, posté dans une chambre du troisième étage, reconnut Luversan et que, prenant une résolution énergique, il descendit pour l’arrêter.
Les deux complices venaient d’apercevoir une troupe d’individus suspects qui défilaient sur le trottoir opposé.
Avec l’instinct du malfaiteur de profession, ils avaient reconnu la police. Ils se gardèrent bien d’accélérer le pas. Mais quand le dernier des agents eut passé sous la porte de Sapho, ils filèrent assez rapidement par le boulevard Haussmann, traversèrent la place de l’Opéra et se perdirent dans la cohue qui jour et nuit sillonne le boulevard des Italiens.