Après le suicide de Mussidan, Diane s’était, avec la permission de son père, retirée dans un couvent.
La pauvre enfant, si rieuse autrefois, si vivante n’avait guère de vocation pour le cloître, et si elle avait pris cette résolution désespérée, c’est qu’elle ne pouvait se faire à l’idée de se retrouver entre un père dont les témoignages d’affection lui semblaient des caresses volées, et une mère qui rougissait devant elle. Au cloître, elle vivait séparée de Robert de Vaunoise. Il le fallait. Comment pourrait-elle jamais divulguer au loyal jeune homme le secret de l’odieux mariage ! Et elle ne doutait pas qu’il ne vînt le lui demander, ce secret !
Ce fut dans un couvent de Tarbes qu’elle se retira… Son père avait choisi cette ville de préférence à toute autre, pour deux raisons : le climat du Midi conviendrait à Diane qui, depuis plusieurs mois, avait perdu ses belles couleurs et tournait à l’anémie. D’autre part, elle ne serait pas loin de son vieil oncle, M. Ludovic de Terrenoire, ancien colonel, retiré à Pau avec sa femme, depuis la perte de son fils unique, enlevé à l’affection des siens, à l’âge de vingt ans, par une maladie de cœur.
De la sorte, Diane ne serait pas trop isolée. La colonelle, qui l’adorait, irait la voir fréquemment, et, d’accord en cela avec le père, s’efforcerait de la ramener au monde.
C’était à Pau, pendant les vacances, que Diane avait connu Robert de Vaunoise. Ce jeune homme appartenait à une famille honorable, mais peu fortunée. Son père, magistrat à Paris, s’était lié avec le colonel à Salies-de-Béarn, où ces deux vieillards venaient chaque année soigner leurs rhumatismes.
Bien que très en froid avec son frère, à qui il reprochait de s’être jeté dans les finances au lieu de suivre la carrière des armes, Ludovic de Terrenoire, averti de l’amour de Robert de Vaunoise pour Diane, n’avait pas hésité à recommander ce jeune homme à son frère. « Le fils de mon ami, lui écrivit-il, est déjà un architecte distingué. Il aura à Pau, d’ici quelques années, une très belle situation ; mais si ses ressources lui permettaient d’exploiter son art à Paris, il s’y conquerrait rapidement une place distinguée. Ma femme et moi, nous laisserons à Diane notre petite fortune. Je pense, d’ailleurs, que tu peux doter Diane avantageusement. De son côté, Robert possède, du chef de sa mère, cinq à six mille livres de rente. Les deux époux ne seront donc pas trop malheureux. Il n’y a pas besoin d’être millionnaire quand on s’aime. »
Le banquier ne voulut pas tout d’abord faire part de la nouvelle à sa femme.
Il attendait d’avoir recueilli sur l’amoureux des renseignements complémentaires.
Le colonel lui facilita l’occasion de rencontrer Robert de Vaunoise dans une maison tierce, à Paris, où l’architecte s’était rendu avec le secret espoir d’y revoir Diane.
Robert plut à première vue au père de l’adorée. Le banquier l’invita à venir aux réunions musicales intimes qu’il donnait dans son hôtel de la rue de Chanaleilles. Tout était convenu entre les deux pères, lors de la grande soirée japonaise dont nous avons décrit les splendeurs, et où M. de Terrenoire se décida enfin à faire part à sa femme du double projet de mariage concernant Diane et Marie-Louise.
Cette nuit-là, Andréa était trop préoccupée de sa vengeance contre Guerrier pour s’émouvoir d’une décision qui allait la priver de Diane. Mussidan seul se sentit mordu au cœur par la jalousie en entendant son associé décider du sort de « sa fille ».
On n’a pas oublié les terribles circonstances qui obligèrent la jeune fille à manquer à la foi promise et à épouser Mussidan.
Avant d’entrer au couvent, elle eut à supporter un terrible interrogatoire de la part du colonel à qui son étrange mariage et l’accident non moins étrange où Mussidan avait trouvé la mort avaient donné à réfléchir. Elle ne lui répondit que par des larmes. Le vieillard renonça à obtenir d’elle, au moins pour l’instant, la justification de sa conduite.
– Diane est une folle ou une victime, dit-il à sa femme, quand la colonelle revint de Tarbes où elle avait conduit la désespérée.
Quant à renouer des relations avec les Vaunoise, il n’y fallait plus songer. En effet, M. Ludovic de Terrenoire avait reçu du magistrat la lettre suivante :
« Monsieur le colonel,
« J’ai trop de respect pour la loyauté de votre caractère, trop de confiance en la pureté de vos intentions, pour croire que vous avez approuvé le mariage significatif de votre nièce avec le capitaliste dont votre frère ne pouvait se passer à la suite de l’assassinat suivi de vol commis dans ses bureaux.
« Quelle que soit l’admiration qu’on puisse éprouver à l’égard d’une jeune fille qui se sacrifie à la fortune de son père, on ne saurait s’empêcher de reconnaître qu’une telle action a des conséquences irrémédiables. Jamais je n’admettrai qu’une raison purement matérielle, la raison d’argent, ait pu changer ainsi le cœur d’une fiancée.
« Pardonnez-moi, monsieur le colonel, de vous exprimer, en toute sincérité, mon opinion sur cette triste affaire. Et si je vous dis : adieu, croyez bien que c’est moi qui suis le plus privé d’interrompre un commerce d’amitié qui m’était si cher.
« Il le faut… pour votre nièce… pour mon fils.
« Votre ami quand même,
« DE VAUNOISE. »
Le père de Robert croyait que Diane s’était sacrifiée à la question d’argent ! Et il ne se gênait pas pour l’écrire à son vieil ami. Et son vieil ami partageait jusqu’à nouvel ordre cette manière de voir.
Seule la bonne tante n’était pas d’un avis aussi catégorique. En femme intelligente, expérimentée, réfléchie, elle sentait qu’il y avait autre chose que ce vilain argent dans ce mystère. Mais elle n’en parlait jamais à son mari, de peur de réveiller le chat qui dort. Quand il pensait à cet abominable mariage, le colonel pestait et jurait. Il allait même jusqu’à traiter son frère de « financier », expression qui, dans sa bouche, équivalait à la qualification d’homme intéressé, rapace, capable de tout vendre pour remplir sa caisse.
La colonelle se rendait à Tarbes deux fois par semaine. C’était pour l’apprentie recluse une grande joie que d’embrasser sa tante qui, sans avoir l’air d’y toucher, lui donnait des nouvelles de tout le monde, Robert compris.
Au trouble que le seul prononcé de ce nom : Robert, suscitait dans le cœur de Diane, la colonelle vit bien que la foi désirée, attendue, n’était point encore descendue du ciel. Sous l’influence du calme, d’un admirable climat où on a le privilège de respirer tout à la fois l’air pur de la montagne, les brises de la mer et le souffle embaumé de la vallée, Diane se sentait renaître. Elle redevenait la jeune fille enviée dont le visage gracieux et avenant était resté gravé dans la mémoire de Robert. Elle s’étonnait elle-même de se surprendre souriant à des riens, murmurant les doux chants de son enfance, ne pensant à Dieu que quand elle lui adressait les trop longues et trop fréquentes prières voulues par le règlement de la communauté.
Un mois ne s’était pas passé que la bonne tante disait à Diane :
– Tu n’as pas la vocation, mon enfant. Inutile de t’entêter à rester ici. Reviens chez nous, où tu seras bien. Ton père ne s’y opposera pas et j’arriverai certainement à obtenir de lui qu’il te confie à notre garde. Ta mère est trop occupée de ses plaisirs, vois-tu, pour élever une belle jeune… fille comme toi. Et puis, vois-tu, mon enfant, il ne faut jamais désespérer de l’avenir. En attendant, avoue que tu n’as pas la vocation.
Un silence éloquent fut toute la réponse de Diane. Elle n’avait pas la vocation.
Le soir même, au grand désappointement de la supérieure, Diane quittait le couvent.
Quant à M. Ludovic de Terrenoire, il était si ravi du retour de sa nièce, qu’il la reçut à bras ouverts et lui épargna toutes nouvelles questions désobligeantes.
Comment Robert de Vaunoise apprit-il tout aussitôt la libération de la recluse ? Nous n’oserions pas dire que la colonelle y fût pour quelque chose, mais nous avons des raisons de croire qu’elle commit directement ou indirectement cette indiscrétion.
Le surlendemain, comme la tante et la nièce s’étaient rendues en promenade au ravissant village de Bizanos, le hasard voulut (était-ce bien le hasard ?) que Robert vînt à passer sur leur chemin, et à se trouver face à face avec Diane, dont la colonelle, occupée à faire un bouquet le long des haies, s’était écartée.
Le jeune homme évita tout détour.
– On me défend de penser à vous, Diane. Approuvez-vous cette défense ?
– Oui, répondit-elle, d’une voix qu’elle essayait en vain d’affermir.
– Pourquoi ?
– Parce que je vous ai trahi.
– Il le fallait et je vous pardonne. Vous aviez à sauver votre père de la ruine, de la banqueroute peut-être.
Lui aussi, il croyait à la raison d’argent !
– Allez, ajouta-t-il, j’ai tout compris. Votre sacrifice consommé, vous n’avez pas eu le courage, une fois seule avec cet homme qui se croyait assez riche pour vous acheter, de lui sourire, de répondre à son abominable amour. Et cet homme a découvert soudainement qu’il avait commis une lâcheté inutile, qu’il ne vous posséderait jamais, et, dans une lueur de clairvoyance tardive, il s’est tué. C’est ce qu’il aurait dû faire le jour où il osait proposer à votre père cet infâme marché. Vous ne répondez pas, vous n’avez rien à répondre… J’ai bien dit la vérité.
Diane baissait la tête, le visage caché sous le long voile noir des veuves.
– Je vous en prie, fit-elle, épargnez-moi… Vous ne savez pas… vous ne saurez jamais… Il y a des choses si affreuses qu’on ne peut les dire à personne, pas même à celui à qui on voudrait pouvoir tout dire. Non, ce n’est pas l’argent… Vous connaissez mal mon père… Quant à moi, jamais je ne bénéficierai de la fortune de mon mari. Adieu, Robert.
Et elle courut rejoindre sa tante, que Robert salua respectueusement au passage.
Ce n’était pas l’argent ? Alors, qu’était-ce donc ? Comment Robert aurait-il pu deviner ce drame intime ? Après avoir essayé de toutes les inductions, il reconnut que tant que Diane ne parlerait pas, il ne saurait rien. Et avec la confiance des amoureux, il en vint à se consoler, se disant : « Elle m’aime, que m’importe le reste ? Quand elle sera ma femme, elle s’expliquera, et, j’en suis bien sûr, elle n’aura pas à rougir de son explication. »
Robert comptait sur le temps, ce grand guérisseur d’infortunes. Il ne formait pas de plan, mais il agissait avec la logique de sa franchise. C’est ainsi qu’il n’avait pas hésité à renouveler ses aveux à Diane, devinant bien quelles devaient être les appréhensions de la sacrifiée. L’innocente enfant ne les avait-elle pas renouvelés elle-même, ses aveux, en trahissant sa pensée secrète ?
Adieu, avait-elle dit, sur un ton qui signifiait : Au revoir.
Le soir de sa rencontre avec Diane, Robert rentra transformé chez son père. Ce désespéré de la veille semblait radieux.
M. de Vaunoise s’imagina qu’il prenait son parti. Il se réjouit d’avoir, lui aussi, sacrifié une vieille amitié par amour paternel. Mais, quelques jours après, le magistrat dut en rabattre : Diane, rappelée soudainement par son père, était repartie pour Paris, et depuis ce moment Robert ne parlait plus, ne souriait plus, se laissait aller à la plus noire des mélancolies.
Et pourtant le jeune architecte aurait dû avoir mille raisons de se montrer joyeux. Ne justifiait-il pas tous les éloges que le colonel avait faits de lui à son frère ? Robert, recherché par les notabilités de la colonie étrangère, était déjà chargé d’importants travaux artistiques. Tout autre se fût enivré d’une telle réussite. Robert travaillait beaucoup, mais plutôt pour chasser le chagrin que pour donner un aliment à ses belles facultés d’artiste.
Pensait-il donc toujours à Diane ? M. de Vaunoise ne put en douter en recevant de Robert, parti à son tour pour Paris, la lettre suivante :
« Mon cher père,
« Vous allez être bien surpris et bien peiné, en apprenant que je quitte un pays où j’avais rencontré dans ma carrière tant de sympathies. Je sais que je perds très probablement l’occasion de faire ma fortune, mais je n’ai pu résister au désir que j’ai de me conquérir une situation dans la vraie ville des lumières. C’est à Paris seulement qu’un artiste peut se perfectionner et devenir quelqu’un.
Votre fils qui vous demande pardon, et vous embrasse tendrement.
« ROBERT. »
Le magistrat ne fut pas dupe. C’était à Paris seulement que son fils pouvait revoir Diane. Quant aux lumières sur lesquelles cet artiste ambitieux de devenir quelqu’un prétendait avoir recours, M. de Vaunoise savait bien qu’elles émanaient de deux yeux charmants cachés sous un voile de veuve. Qu’en adviendrait-il ? Le vieillard s’en rapporta à la Providence.
Robert prit le parti de s’en référer au colonel, dont il avait pu apprécier le bon sens et la fermeté de décision. Bien que, pour ne pas froisser son père, il eût cessé, à Pau, de rendre visite au retraité depuis la fameuse lettre de rupture, il ne doutait pas que l’oncle de Diane ne lui conservât toute son estime et toute son amitié.
Le surlendemain, le colonel recevait la lettre suivante :
« Mon cher colonel,
« Certain que vous ne m’avez pas gardé rancune de mon apparente froideur et que vous ne vous faites aucune illusion sur le but de mon départ pour Paris, je viens, comme j’aimais à le faire autrefois, vous demander conseil.
« Il ne s’agit plus de connaître les motifs secrets qui ont fait agir ma fiancée. Je les saurai un jour, ces motifs, si… et quand je les saurai, je regretterai certainement d’avoir douté un instant d’une affection dont Diane m’a donné une nouvelle preuve, il y a quelques jours à peine.
« Que faire ? À qui parler ? Je suis parti de Pau en formant mille résolutions, fort belles en théorie, mais bien difficiles à accomplir. On peut m’accuser d’être un ambitieux vulgaire, de courir après une fortune. Toutes les apparences, il est vrai, seront contre moi ; le monde est si méchant ! Mais que m’importe l’opinion de ce qu’on est convenu d’appeler le monde ! En dehors des affections sincères, je fais peu de cas des indifférents, toujours prêts à négliger leurs affaires pour s’occuper de celles des autres. Ce qui me préoccupe, c’est d’obtenir l’assentiment des parents de Diane, c’est de déterminer Diane elle-même à quitter au plus vite ses vêtements de deuil qu’elle n’a pas mérités. La mort de ce Mussidan cache un mystère de famille dont ma fiancée a été la victime. Nous nous imaginions qu’il y avait là-dessous une fort vilaine question d’argent. Eh bien, non ! il y a autre chose. Quoi ? Je ne veux pas le savoir ! J’ai la foi en Diane et cela me suffit.
« Et voilà pourquoi, mon cher colonel, je viens vous demander conseil, vous promettant de suivre de point en point vos sages avis. Vous aimez Diane, vous aviez préparé notre union, vous êtes étranger aux motifs secrets de la rupture, vous seul pouvez nous sauver.
« Veuillez agréer, mon cher colonel, l’expression de mon amitié respectueuse et dévouée.
« ROBERT DE VAUNOISE. »
M. Ludovic de Terrenoire n’était pas homme à répondre par lettre à des questions aussi graves. Il se contenta d’adresser à Robert la dépêche suivante, fort éloquente dans son laconisme :
« Viendrai réinstaller à Paris la semaine prochaine et vous préviendrai de mon arrivée. Bon courage. »
Le jour béni arriva ; le colonel, à peine installé rue de Choiseul où il s’était fait meubler un confortable pied-à-terre, invita son protégé à déjeuner. Robert fut reçu par les deux vieillards avec la même affabilité qu’autrefois. Que d’heureux moments il avait passés ainsi à Pau, alors que Diane illuminait de sa présence l’intérieur un peu monotone de ces braves gens qu’un deuil irréparable avait achevé de vieillir !
Durant le repas, on se garda bien de mettre la conversation sur ce terrain brûlant. Mais après le café, la colonelle s’empressa de les laisser seuls, et tout aussitôt M. Ludovic de Terrenoire dispensa son convive de commencer l’attaque, en lui disant à brûle-pourpoint :
– Eh bien ! Qu’est-ce que vous savez, vous ?
Robert ne s’attendait pas à une invitation aussi subite dans le domaine du secret.
– Mais…, balbutia-t-il, je ne sais rien.
– Bah ! Vous savez toujours ce que Diane vous a dit.
Robert comprit un peu tard qu’il avait commis une indiscrétion. On devrait toujours tremper sa plume sept fois dans l’encrier avant d’écrire une lettre compromettante. Il fallait s’exécuter : Robert répéta mot à mot la conversation qu’il avait eue avec Diane, à Bizanos.
L’oncle l’écouta attentivement. Quand Robert eut cessé de parler, le vieillard alluma sa pipe et, comme s’il oubliait la présence du principal intéressé, il se renferma dans une méditation durant laquelle l’architecte eut le temps de fumer trois cigarettes.
– C’est étrange…, conclut enfin le colonel. Ma foi, j’y perds le peu de latin que j’ai conservé de mes études scolaires. Cependant, il me semble que la première chose à élucider, c’est ce diable de secret.
Robert n’était pas de cet avis.
– Eh bien ! non, mon cher colonel, et je vais vous le prouver. Mussidan s’est fait justice.
– Et il a fort bien fait, déclara le retraité. Au surplus, ce citoyen, que j’ai eu l’occasion de voir deux ou trois fois dans ma vie à leur satanée boutique d’argent, ne m’inspirait qu’une confiance relative. C’est lui qui, grâce à ses capitaux, a poussé mon frère dans la funeste voie de la Finance, alors que nous ne comptions pas encore un spéculateur parmi les Terrenoire, depuis le neuvième siècle jusqu’à ce jour. Il y a un autre mystère, dont vous faites abstraction, et qui me préoccupe, moi : cet assassinat suivi de vol… une vilaine affaire, mon cher ami, où le nom de Terrenoire reviendra trop souvent sur le tapis, lors du procès. En apprenant la sinistre nouvelle, je me suis écrié : « Mon frère est ruiné ! » Je me trompais, j’avais compté sans l’associé, monsieur de Mussidan.
Robert eut un frisson. Le colonel voulait-il dire par là que l’auteur du crime et du vol fût celui dont Diane portait encore le nom ? Mais peu lui importait. Il était venu pour parler de Diane et non de l’assassin de Brignolet.
– Mon cher colonel, dit-il, je crois que nous n’avons rien à gagner à vouloir approfondir une question qui, au fond, est maintenant indépendante de celle qui nous occupe.
Le colonel eut un léger mouvement d’impatience.
– Pardon, fit-il. Je ne suis pas venu seulement à Paris pour vous. Comptez sur mon dévouement, mais n’espérez point que je me désintéresse d’un mystère où pourrait sombrer l’honneur de notre famille et par conséquent de la vôtre. Tout ce que je puis vous dire, c’est que j’ai vu mon frère hier, qu’il m’a demandé de vos nouvelles avec beaucoup d’intérêt, et qu’à mon avis il serait très heureux de vous voir faire les premiers pas.
– J’irai, dit Robert, avec une inquiétude visible.
Robert se sépara du colonel avec l’intention formelle de voir, le jour même, le père de Diane. Il se rendit directement à la maison de banque. M. de Terrenoire, à qui il fit passer sa carte, travaillait avec Margival et Jean Guerrier.
Le banquier expédia rapidement sa besogne, congédia ses employés, et donna l’ordre d’introduire le visiteur.
– Excusez-moi, dit ce dernier en entrant, d’être venu vous déranger jusque dans vos bureaux. Mais l’entretien, que nous devons avoir ensemble, exige le plus grand secret.
M. de Terrenoire s’inclina en désignant un siège à l’architecte.
– Monsieur, dit-il, mon intention n’est nullement de récriminer sur le passé. J’ai pu croire un instant que votre fille, éblouie par la fortune de l’homme dont elle porte le nom, désireuse de vous complaire, avait oublié et trahi ses serments. Il y a certainement, dans la décision si subite et si imprévue que vous avez prise contre moi, un mystère, une fatalité…
M. de Terrenoire, qui avait pâli, l’arrêta sur ce dernier mot.
– Pardonnez-moi, monsieur de Vaunoise, je n’ai pris, quant à moi, aucune décision contre vous. Ma fille a agi en pleine liberté.
Le père de Diane parlait-il sincèrement ? Son ton l’indiquait, mais Robert ne pouvait pourtant pas accepter cette protestation.
– Je dois vous croire, dit-il au banquier, mais alors, le mystère devient encore plus impénétrable. Je vous jure que Diane n’a jamais aimé monsieur de Mussidan, et que, par conséquent, elle n’a pu l’épouser qu’en se sacrifiant. Tenez ! j’arriverais bien à vous le prouver, si vous consentiez à me relater de point en point toutes les circonstances qui ont précédé le mariage.
M. de Terrenoire devint blême.
– Mais, s’écria-t-il, c’est un interrogatoire, que vous me faites subir.
– Je n’ai point cette prétention.
– Je vous répète que je me suis gardé d’influer sur l’esprit de ma fille, que j’ai même pris votre défense. Il m’a fallu céder à Diane qui s’est trouvée très honorée de la demande en mariage de mon associé.
Cette appréciation froissait toutes les susceptibilités du jeune homme.
– Et vous croyez aussi, s’écria-t-il, que votre associé a été victime d’un accident ?
– Je le crois. C’est d’ailleurs l’avis du médecin qui a été chargé de l’examen légal.
– Eh bien ! moi, je crois que votre associé s’est fait justice. Il a reconnu trop tard qu’il avait commis une lâcheté.
M. de Terrenoire se leva, et d’un ton sec :
– Enfin, Monsieur, pourriez-vous me dire le but de votre visite ?
Robert sentit qu’il était allé trop loin.
– Excusez-moi, monsieur de Terrenoire, vous aimez votre fille, toute votre ambition est de la voir heureuse. Diane est redevenue libre. Elle m’avait aimé, elle m’aimait encore, elle m’aime !
M. de Terrenoire se rassit. Une telle affirmation l’étonnait un peu.
– Que ma fille vous ait aimé, je n’en doute pas, Monsieur, mais ce sentiment n’a pas duré aussi longtemps que vous l’auriez désiré, puisqu’elle a accepté la main de monsieur de Mussidan. Sur quoi vous basez-vous ?
Robert de Vaunoise n’hésita pas à raconter au père, comme il l’avait fait à l’oncle, sa conversation avec Diane. Restait le point délicat : la question d’argent.
– Si Diane, dit-il, consentait à m’accorder de nouveau sa main, je serais le plus heureux des hommes, mais à deux conditions : 1° qu’elle ne bénéficiera pas de la fortune laissée par votre associé ; 2° que vous ne lui donnerez pas de dot. Sur le premier point, je suis rassuré, Diane m’a déclaré elle-même qu’elle entendait ne jamais bénéficier des millions de M. de Mussidan.
Une grande stupéfaction se peignit sur les traits du banquier.
– Diane, s’écria-t-il, vous a fait cette déclaration ?
Était-ce de l’étonnement joué ? Le banquier n’éprouvait-il pas plutôt une amère déception ? Robert ne savait que penser.
– Diane me l’a déclaré, répéta-t-il.
– Puisque vous avez vu ma fille, dit-il, vous avez toute liberté de vous adresser directement à elle. Diane est libre de ses actions. Et de même que j’ai accepté une première fois une alliance qui me paraissait des plus honorables, je l’accepterai de nouveau si vous tombez d’accord avec ma fille. Je vous demanderai toutefois, deux ou trois jours de répit.
Robert ne releva pas ce dernier mot, qu’il attribua au désappointement du banquier. Il se retira, fort ennuyé du compte rendu qu’il aurait à faire au colonel.
Le soir même, le banquier, profitant de l’absence d’Andréa, interrogea sa fille.
– Tu as revu Robert ?
Elle baissa les yeux sans répondre.
– Tu l’as revu, répéta-t-il. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?
Elle ne répondit toujours point.
– Robert, continua-t-il, m’a tout raconté. Il t’aime toujours. Il m’a redemandé ta main… d’accord avec toi, paraît-il.
La jeune veuve se décida à parler.
– Il n’y a aucun accord entre nous, dit-elle, j’ai eu tort de lui laisser voir le fond de ma pensée. Je ne saurais plus être sa femme. J’entrerai définitivement en religion le mois prochain. Je vois bien qu’il le faut.
– À ton âge ! Es-tu sûre d’avoir la foi ? Et d’abord, tu as déclaré à Robert que tu l’aimais ; c’est un sentiment qui concorde mal avec une aussi grave résolution. Réfléchis avant d’agir.
Tout en lui donnant ces sages conseils, M. de Terrenoire examinait attentivement sa fille. Il fit une étrange découverte : le regard de l’enfant, autrefois si doux, si franchement heureux, était devenu sombre et désespéré. M. de Terrenoire le connaissait, ce regard. C’était le regard de Mussidan.
– Pourrais-tu m’expliquer, demanda-t-il à Diane, pour quel motif tu as déclaré à Robert que tu ne voulais en aucune façon profiter de la fortune laissée par ton mari ?
Avec une grande présence d’esprit, elle répondit :
– Je n’ai pas besoin de fortune pour entrer dans un couvent.
– Mauvaise raison. Tu ne dis pas la vérité. D’abord, tu n’entreras pas dans un couvent, attendu que ce n’est pas ta place. Il faudrait renoncer à tous les biens de la terre, et si tu es prête à renoncer à la fortune, je sais que tu n’as pas encore sacrifié ton amour. Tu n’as jamais cessé d’aimer Robert. Pourquoi donc as-tu épousé Mussidan ?
Elle ne pouvait se sauver, sauver sa mère, qu’en recourant à la raison d’argent, la seule en laquelle tout le monde avait foi.
– Monsieur de Mussidan m’aimait, dit-elle. Je savais qu’il vous avait sauvé de la ruine après la catastrophe. J’ai considéré qu’il était de mon devoir de ne pas repousser sa demande.
Elle avait su prendre un tel accent de sincérité que son père la crut encore.
Il la pressa contre son cœur.
– Pauvre enfant, disait-il, tu t’es sacrifiée pour moi. Avant d’entrer de nouveau au couvent, je t’ordonne de réfléchir deux ou trois mois encore. Monsieur de Vaunoise me paraît décidé à te redemander ta main. C’est un garçon délicat ; il ne voudrait pas qu’on l’accusât de rechercher la fortune dans le mariage. Là est peut-être le plus grand obstacle à votre union. Quant à moi, à qui vous paraissez peu songer, je ne voudrais pas non plus passer aux yeux du monde pour m’être garanti l’association de mon pauvre ami par un mariage dont j’aurais été l’inspirateur. Tu me feras le plaisir de soumettre en temps utile mes observations à monsieur de Vaunoise. Vous ne voudriez pas, j’espère, vous faire une réputation de désintéressement à mes dépens.
Diane était enchantée de la tournure que prenait l’affaire, mais elle ne voyait pas comment jamais les choses pourraient s’arranger et la solution du couvent lui paraissait la meilleure… jusqu’à nouvel ordre.
Diane promit à son père de réfléchir encore deux mois. Excellente façon de gagner du temps.
En faisant part à Andréa de la résolution de sa fille, le banquier essaya vainement de pénétrer le fond de la pensée de cette femme astucieuse et dissimulée. Elle joua l’étonnement et poussa la comédie jusqu’à plaisanter les scrupules des deux anciens fiancés qui, déclarait-elle, n’étaient pas de leur siècle.
M. de Terrenoire eut à subir le lendemain un nouvel assaut au sujet de la question de Mussidan.
S’étant rendu chez son frère, qu’il chargea d’informer Robert de la détermination de Diane, le colonel s’écria :
– Voilà de braves enfants. Ils ne veulent pas de l’argent de ton prétendu ami, monsieur de Mussidan, de ce personnage sinistre qui attristait la maison et qui, je te l’avais dit bien des fois, devait te porter malheur. Ils ont bien raison et je les approuve des deux mains. Tu avais la fortune, ou tout au moins une situation aisée, tu as voulu l’opulence et tu t’es fourré jusqu’au cou dans les combinaisons d’argent. Tu as réussi et tu n’es pas heureux. Voici maintenant que la justice est obligée de mettre le nez dans tes affaires. C’est agréable pour les Terrenoire !
Le banquier se récria. Est-ce que c’était sa faute si un malfaiteur inconnu avait assassiné un de ses garçons de recette et vidé la caisse de la banque ?
Le colonel fut impitoyable.
– Eh bien ! puisque tu avais été volé, répliqua-t-il, il fallait subir valeureusement les conséquences de ce vol. Tu n’aurais jamais dû recourir à la bourse de ce Mussidan, qui ne s’est exécuté que pour te rançonner ensuite dans ce que tu as de plus cher. Diane ne serait pas aujourd’hui obligée de chercher un refuge au couvent pour échapper à une situation plus difficile à résoudre que tu ne le crois. Elle serait la femme de Robert.
Le banquier se fâcha tout rouge malgré la déférence qu’il devait à son frère aîné. Comme il l’avait fait à Robert de Vaunoise, il jura qu’il n’était pour rien dans ce mariage qu’on lui reprochait comme une mauvaise action.
– Alors, c’est ta femme ! s’écria le colonel. Du reste, rien ne m’étonne de la part de ma belle-sœur, dont les besoins de luxe guident toute la conduite. Ce n’est pas elle qui se désintéresserait des millions de Monsieur. Bref, je ne suis pas tranquille. Il s’est passé dans ta maison, quelque chose de fort suspect.
Cette sortie du colonel bouleversa de nouveau l’esprit de M. de Terrenoire, mais Diane, qui se tenait sur la défensive, sut encore dissiper les doutes de son père. Andréa ne se montra pas moins habile, et bientôt, le banquier, absorbé par ses travaux, heureux de la mise en liberté de Guerrier, partagea sa vie entre ses deux filles : Diane et Marie-Louise, passant alternativement ses soirées chez lui et chez Margival.
Cette quiétude ne devait pas durer. On a vu plus haut par quel coup de foudre M. de Terrenoire apprit à la fois le nom de l’assassin de Brignolet, qui n’était autre que l’amant de sa femme, et la complicité d’Andréa comme receleuse du vol.
Quel parti allait-il prendre ? Quel châtiment réservait-il à cette grande coupable ?