Tristot et Pivolot s’étaient bien gardés de faire connaître en détail à Laroque les preuves qu’ils avaient de la culpabilité de Luversan dans le meurtre de Brignolet et de la complicité de Mme de Terrenoire, comme receleuse et peut-être comme inspiratrice du crime. Ayant à cœur d’obtenir en faveur de Guerrier une ordonnance de non-lieu définitive, ils avaient redouté que Laroque ne se montrât par trop indulgent pour la femme du banquier qui l’avait obligé autrefois, dans une circonstance critique.
Le complice de Luversan eût mérité le châtiment suprême. Les deux policiers lui réservaient une fin terrible.
La veille du drame qui s’était déroulé à Ville-d’Avray, Tristot et Pivolot s’étaient présentés l’après-midi chez Mme de Terrenoire. Ils étaient certains de la trouver seule.
L’étrange femme ne vivait plus depuis qu’elle connaissait les terreurs de son complice. Chaque coup de sonnette la faisait tressaillir.
Quelques jours auparavant, Andréa songeait encore à la fuite… avec son amant. Mais maintenant, elle avait peur… peur de cet homme sinistre. Sa nature cauteleuse et lâche la rendait incapable de chercher un refuge dans la mort. Elle attendait son sort tout en nourrissant un secret espoir d’impunité.
La fuite imminente de Luversan, qu’elle se refuserait à suivre, la délivrerait d’un joug… dont elle voyait toute l’horreur. Mais l’assassin de Brignolet la dénoncerait-il s’il était arrêté ? Voilà ce qu’elle se demandait avec angoisse.
Et ces deux hommes sinistres qui l’avaient forcée à leur vendre la créance Kleper-Turner, savaient-ils réellement quelque chose ? Elle n’en pouvait plus douter. À force de tourner et retourner dans sa tête ce problème, Andréa en était venue à comprendre le but des acheteurs : pour avoir en main des billets de banque provenant de la caisse Terrenoire, ces hommes n’avaient pas reculé devant un sacrifice énorme.
Et elle était tombée dans ce piège enfantin, et maintenant la police avait une pièce à conviction contre la complice du fugitif. Elle se disait aussi que la fuite de Luversan n’empêcherait pas le procès de ce criminel, qui serait jugé par contumace. Alors, le juge d’instruction la convoquerait, l’arrêterait peut-être, pour lui demander compte du recel des billets de banque volés par l’assassin.
Que répondrait-elle aux questions du magistrat ? Elle se forgeait vingt systèmes de défense dont l’absurdité ne tardait pas à lui apparaître. Fuir toute seule ? Elle n’y songeait plus. Sa fille, Diane, rentrée auprès d’elle, se montrait douce et prévenante. La pauvre enfant attribuait la tristesse de sa mère à la mort de Mussidan, et elle avait pardonné, elle était redevenue comme autrefois une fille aimante, Diane aussi avait besoin de consolations.
Et pour cette enfant, déjà si éprouvée, Andréa n’avait pas le courage d’en finir avec une existence vouée désormais à l’infamie. Et chaque matin, comme le condamné à mort qui attend à son réveil la visite du bourreau, elle sortait d’affreux cauchemars pour rentrer dans une réalité plus terrible encore que les hallucinations du remords. Aussi, lorsqu’on lui annonça que Tristot et Pivolot insistaient pour lui parler tout de suite, tout son sang lui reflua au cœur. La sueur froide inonda son front.
– C’est bien, dit-elle à sa femme de chambre. J’y vais. Priez ces messieurs de m’attendre au salon.
Auparavant, elle prit dans le tiroir secret une liasse de valeurs dans l’intention de les brûler.
Soudain, la porte s’ouvrit. Bravant la consigne, Tristot et Pivolot pénétraient dans le boudoir d’Andréa. Mme de Terrenoire s’évanouit.
– Monsieur Tristot, dit Pivolot, veuillez faire diligence et aller prévenir monsieur de Terrenoire et monsieur Guerrier d’apporter avec lui tous les renseignements relatifs au vol du million.
M. Tristot comprit sans doute la pensée de son compère, car il ne fit aucune réflexion. Il partit aussitôt. Son collègue et ami entra dans le cabinet de toilette et y mouilla une serviette dont il frotta les tempes, le visage, les mains de Mme de Terrenoire.
Andréa ne tarda pas à revenir à elle. Et, en se voyant près de cet homme, en voyant les valeurs étalées devant elle, elle eut un cri d’épouvante, se leva, fit quelques pas en chancelant, et alla s’abattre dans un coin, à genoux, défaillante, sans forces. Pivolot ne dit pas un seul mot. Une demi-heure se passa ainsi, en cet étrange silence.
Tristot n’avait pas trouvé M. de Terrenoire à la banque, d’où on l’avait renvoyé à la Bourse. Ce fut là qu’il rencontra enfin le banquier.
Il l’aborda au moment où il le vit seul.
– Monsieur, dit-il, deux mots. J’ai à vous parler d’une affaire de la plus haute importance.
Terrenoire dévisagea Tristot et, ne se rappelant pas l’avoir vu :
– Il me semble que je n’ai pas l’honneur de vous connaître.
– En effet. Et mieux eût valu pour vous ne jamais faire connaissance avec moi.
– De quoi s’agit-il ?…
– Du meurtre de Brignolet et du vol de la banque…
– Avez-vous découvert le coupable ? Serait-ce ce Luversan dont les journaux parlent ?
– L’un des deux coupables, oui, Monsieur ! c’est pour que vous vous trouviez en sa présence que je viens vous chercher.
– Je vous suis ! dit le banquier, sans soupçon. Montez dans ma voiture. Si vous le permettez, j’irai d’abord, à cinq minutes d’ici, reprendre ma fille chez son oncle où elle a déjeuné.
– Nous n’en avons pas le temps, dit Tristot en montant dans le coupé. C’est à votre domicile que nous irons d’abord.
Le banquier s’assit auprès de lui, intrigué, inquiet. Quelques minutes après, ils étaient rue de Chanaleilles.
À peine entré dans le salon, Tristot appuya la main sur le bras de Terrenoire, et d’une voix grave :
– Vous avez besoin de tout votre courage, Monsieur, vous aurez tout à l’heure à supporter une douleur terrible !…
Terrenoire ne comprit pas, mais il eut cependant un frémissement d’épouvante.
– Monsieur, dit enfin Tristot, pardonnez-moi de vous avoir conduit jusqu’ici et veuillez excuser ce qu’il y a de mystérieux dans ma conduite. Mon devoir, hélas ! est de vous révéler un terrible secret… Patienter davantage serait impossible ; vous pourriez vous trouver aux prises avec un déshonneur public, être livré à un scandale abominable.
– Mon Dieu, que se passe-t-il donc ?… Et d’abord, qui êtes-vous ?
– Je suis agent de police. Depuis le vol de votre caisse et le meurtre de Brignolet, je suis à la piste du voleur et du meurtrier…
– Serait-ce vous, par hasard, qui avez fait arrêter Guerrier ?
– C’est moi, au contraire, qui avec un collègue, ai beaucoup contribué à le faire mettre en liberté. Le meurtrier et le voleur que nous recherchions, ce n’était point votre caissier, que nous avons jugé innocent, dès le premier jour, mais ce Luversan dont les journaux parlent au sujet du crime de Ville-d’Avray ; mais il n’était pas seul.
– Le complice ?
– Une femme, et c’est ici surtout que commence la partie la plus douloureuse de la confidence que j’ai à vous faire. Luversan avait une maîtresse, et c’est avec cette femme qu’il a conçu, mûri et exécuté son crime.
– Vous en êtes sûr… dites-vous ?
– Nous vous représenterons la plupart des valeurs qui ont été volées dans votre caisse : déjà, grâce aux numéros qui nous ont été remis par votre caissier, nous avons découvert un grand nombre de billets de banque, lesquels sortaient tous des mains de Luversan et de sa maîtresse.
– Et cette femme, je la connais ?
– Hélas !
– Pourquoi semblez-vous si ému ?
Tristot gardait le silence, n’osant aller jusqu’au bout de sa terrible révélation.
– Pourquoi vous taisez-vous ? Vous me parliez tout à l’heure d’un grand chagrin ? D’où peut-il venir ?… De quelle femme est-il donc ici question ? Est-ce de la femme de mon caissier, qu’on sait que j’aime comme ma fille ?
– Non, il ne s’agit point d’elle.
– Est-ce de… est-ce de ma fille ? Mais non, c’est une horrible supposition ! Cela n’a pas le sens commun.
– Ce n’est pas votre fille… et il faudra même que votre fille ignore, s’il est possible, le fatal secret.
– Mais quoi donc ? grand Dieu ! Quoi donc ?
Tout à coup, il devint pâle…
La pensée de sa femme avait surgi soudain à son esprit. Est-ce d’elle qu’on parlait ? Telle fut son émotion qu’il flageola.
Tristot se précipita vers lui, le soutint dans ses bras et le fit asseoir dans un fauteuil.
– Celle dont nous parlons, dit-il, est ici, dans cette chambre… Vous n’avez qu’à ouvrir cette porte et vous la verrez.
Terrenoire se leva et se dirigea vers la porte. Au moment d’ouvrir, il se retint. Il avait peur !… C’était un doute horrible qu’il venait de concevoir… Et pourtant, au moment d’acquérir une certitude, il aimait mieux douter encore… Blême, furieux, il essuyait machinalement, du bout du doigt, des gouttes de sueur froide qui lui coulaient sur le front.
Ce fut d’un pas rapide, pareil à celui qu’on prête aux fantômes, qu’il se dirigea vers la porte. Il la poussa d’un coup brusque. Et quand elle fut ainsi grande ouverte, quand il eut vu, tout au fond, une femme affaissée, demi-folle, dans un coin du cabinet, au lieu d’entrer, il recula, étendant les deux bras en avant comme pour se défendre, comme pour écarter un affreux spectacle.
– Ma femme !… ma femme !…
Elle ne l’avait pas vu, elle ne l’avait pas entendu.
Les agents se taisaient, en le regardant, pris de pitié pour la terrible souffrance de cet honnête homme.
Pivolot s’approcha et lui prit la main :
– Monsieur, dit-il, croyez bien que ce n’est pas pour le seul plaisir de produire un effet mélodramatique que nous vous avons montré votre femme en flagrant délit de complicité de crime avec Luversan, l’assassin de Brignolet, le voleur de votre caisse… Toutefois, nous sommes obligés de saisir à titre provisoire cette liasse de billets de banque et de valeurs qui constituent des pièces de conviction.
– Alors, Messieurs, s’écria le banquier, pourquoi m’avoir prévenu si vous étiez résolus à me perdre ? Pourquoi emporter cet argent qui, d’ailleurs, m’appartient ?
– Sur ce dernier point, dit Tristot, rassurez-vous. Le tout vous sera rendu en temps utile, à l’exception de soixante-dix-huit mille francs de billets de banque que madame de Terrenoire nous a remis, il y a quelques jours, pour solder une créance.
– Quelle créance ?
– Peu vous importe ! Madame de Terrenoire devait la somme. Nous avions racheté la créance. Notre but était d’avoir en main des billets de banque provenant du vol accompli par l’assassin de Brignolet.
– Et vous êtes arrivés à votre but. Fort bien. Mais ne comprenez-vous pas, Messieurs, que l’arrestation de ma femme, receleuse, sa condamnation, c’est ma mort ? C’est le déshonneur d’une famille honorable. Or, Messieurs, j’ai une fille sur laquelle ce déshonneur retombera directement. Vous voyez bien que c’est ma propre condamnation, que vous m’avez tué en me révélant ma honte. Je ne comprends pas votre démarche.
Les deux policiers se hâtèrent de s’expliquer.
– En dehors des preuves que nous venons de vous indiquer, nous en possédons d’autres tout aussi concluantes. L’assassin sera arrêté avant quarante-huit heures. Il niera énergiquement jusqu’au bout et sera condamné quand même. Peut-être n’aurons-nous pas besoin de produire à la cour d’assises les billets de banque et les valeurs qui nous viennent de votre femme. En ce cas, nous vous les rendrons, et personne ne connaîtra jamais la receleuse. Dans tous les cas, il serait de toute prudence de vous mettre à l’abri, à l’étranger, jusqu’à la fin du procès. Des agents dépendant de la préfecture de police ne vous donneraient pas un tel conseil ; mais nous, Monsieur, nous ne dépendons de personne. Nous ne voulons qu’une chose, mais celle-là, nous la voulons absolument : faire éclater l’innocence de Jean Guerrier.
– Il a été remis en liberté…
– Provisoire. Bientôt, tout le monde l’accuserait de ce crime, si le véritable auteur du meurtre et du vol n’était pas découvert. Ce n’est pas tout : l’assassin de Brignolet a commis autrefois un autre crime pour lequel un innocent a été condamné. Cet innocent existe encore. Nous voulons le faire réhabiliter. Ainsi que vous le voyez, notre tâche consiste à prévenir une nouvelle erreur judiciaire et à en réparer une ancienne. Mais avant de nous séparer, ajouta Pivolot, nous devons vous donner un reçu des sommes que nous emportons. Ce reçu est préparé. Le voici. Veuillez le contrôler…
Le banquier lui coupa la parole.
– Eh ! Monsieur, dit-il, vous ne voyez donc pas que mon cœur éclate à la vue de cette malheureuse dont le silence est un aveu accablant. Vous me demandez de m’occuper de comptabilité en un pareil moment. Emportez tout ce que vous voudrez. J’ai autre chose à faire ici que de songer à mes intérêts matériels. J’ai à faire justice !
Andréa se jeta à ses pieds.
– Tuez-moi ! s’écria-t-elle. Tuez-moi tout de suite. Moi, je n’ai pas eu le courage d’en finir.
M. de Terrenoire leva le bras ; Tristot le retint.
– Et votre fille ? lui dit-il. Laissez cette femme à ses remords. Elle n’en a pas pour longtemps. Quant à vous, Monsieur, soyez convaincu que nous ferons tout ce qui est possible de faire pour vous épargner un déshonneur public.
Le banquier sentit que Tristot parlait en toute sincérité.
– Vous avez bien fait de me rappeler ma fille, lui dit-il. Je vous remercie. Quant à quitter Paris, je ne puis en ce moment. J’ai un devoir à remplir ici avant de songer à la fuite, ou… à la mort. Avant deux mois, ce devoir aura été rempli. En aurais-je le temps ?
– Oui, Monsieur. L’instruction des deux crimes commis par Luversan durera au moins six mois. Je vous le répète, tout me porte à croire qu’il n’avouera jamais et que, par conséquent, la justice n’aura pas à se prononcer sur le recel.
Le banquier, après avoir enfermé Andréa à clé, reconduisit les deux policiers et sortit avec eux. Tristot et Pivolot s’éloignèrent précipitamment après l’avoir salué. Ils avaient hâte de placer dans leur coffre-fort la fortune dont ils s’étaient érigés les dépositaires au nom de la sécurité publique. M. de Terrenoire remonta en voiture et se fit conduire, rue de Choiseul, chez son frère, où il devait reprendre Diane.