Deux jours après l’évasion de Luversan, Raymond recevait de Laroque ce billet laconique dont chaque mot lui perça le cœur.
« Elle vous demande. Ne la reverrez-vous pas, une fois, une minute, avant qu’elle meure ? »
Raymond se mit la main sur les yeux et sanglota.
– Ma mère a déshonoré Laroque, a fait mourir sa femme. Moi, je tue sa fille !… Je suis donc d’une famille maudite, faite pour le malheur de cet homme.
Cependant, il partit, malgré la certitude qu’il avait des tortures au-devant desquelles il courait. Pouvait-il ne pas revoir cette enfant innocente de tout ?… Pouvait-il, s’il est vrai qu’elle se mourait, ne pas essayer de lui rendre le courage.
– Elle se meurt, disait-il… Est-ce possible ?… se peut-il vraiment ?… Elle que j’ai vue, il y a quelques jours, si gaie, si bien portante et, après avoir tant souffert, si pleine de confiance dans l’avenir !… Elle se meurt par ma faute !… et je l’aime… Mon Dieu, dans la part que vous faites de nos joies et de nos peines, que vous êtes injuste !
Il arriva vers deux heures à Maison-Blanche. De loin, il avait aperçu, ruisselants sous le soleil, les toits d’ardoise de Méridon, mais il avait détourné les yeux… c’était fini !… Jamais il n’y retrouverait le calme de son enfance !…
Laroque l’attendait, guettait son arrivée, Raymond n’eut pas de peine à remarquer combien il était pâle et abattu ; ses yeux étrangement cernés ; il était presque méconnaissable ; on eût dit qu’une fatigue énorme s’était abattue sur lui, tant il était courbé.
– Je n’espérais pas que vous viendriez, dit-il… Elle est très mal… Votre présence ne peut que lui faire du bien… Monsieur de Noirville, je vous ai interrogé l’autre jour pour savoir ce qui vous faisait refuser ma fille. Vous ne m’avez pas dit. Depuis, je l’ai appris.
Raymond fit un brusque mouvement de stupeur.
– Oui, je l’ai appris. Par pitié pour moi, vous me l’aviez caché sans doute. Vous saviez déjà, alors que je l’ignorais encore, moi, que la révision de mon procès n’aurait pas lieu, que ma réhabilitation ne serait pas possible, que j’achèverais ma vie avec la honte de cette condamnation !…
Raymond le regardait sans comprendre. Laroque, d’une voix sourde, fit le récit de son entrevue avec M. de Lignerolles. Puis il raconta tout ce qu’il savait sur la fuite de Luversan.
Raymond écoutait, n’osait pas l’interrompre, et peu à peu, au fur et à mesure que Laroque parlait, son cœur s’emplissait d’une atroce angoisse, de l’horreur de la situation où il se trouvait !…
Il écoutait Laroque disant :
– La honte pour moi toujours ! Car ma grâce, c’est encore de la honte, puisque c’est la confirmation de ma condamnation !… Un seul espoir me reste, bien vague… qui ne sera jamais réalisé, peut-être… Ce complice dont Luversan a parlé ; ce complice mystérieux si je le découvrais, si je le traînais avec le souvenir sanglant de son crime, devant les tribunaux, si je le faisais condamner, lui coupable, comme je l’ai été, moi innocent, ce serait l’honneur, ce serait la possibilité de faire réviser mon procès ! La loi est précise ! Ah ! ce complice, où le trouver ?
Parlant ainsi, Laroque se mentait à lui-même. Il la connaissait, la complice, mais jamais il ne la livrerait.
« Ce complice, se disait Raymond, je suis seul à le connaître… C’est ma mère !… Vais-je donc le dire à cet homme ! Que faire ?… Où est mon devoir ?… Dois-je d’un mot envoyer ma mère au bagne ?… Elle !… Ce serait horrible, répugnant, abominable… C’est un acte auquel je ne puis songer !… Et, d’autre part, laisser ce pauvre homme achever sa vie dans l’ignominie de sa condamnation, ne pas les tirer d’un mot, lui et sa fille, de leur déshonneur immérité, ce serait une infamie !… Que faire ?… »
Et il se débattait dans cette lutte intérieure, sentant que sa vie ne résisterait pas longtemps à un pareil combat !
Laroque avait achevé son récit et s’était remis à la fenêtre. Il semblait très attentif à ce qui se passait au-dehors, mais il ne voyait rien. Il était tout à sa tristesse, à son désespoir. Ils restèrent silencieux : mais tout à coup Laroque se retourne encore, et, d’une voix très calme, – un calme affecté, sans doute :
– Rassurez-vous, Monsieur, dit-il, je ne vous parlerai plus de ce mariage. Il n’est pas réalisable, je le comprends. Ce que je vous demande seulement, aujourd’hui, c’est d’adoucir les dernières heures de ma fille…
« Comme il me parle avec tendresse, pensa-t-il, et pourtant comme il doit me haïr !… »
Un quart d’heure après, Laroque monta dans la chambre de sa fille. Elle venait de se réveiller. Il redescendit.
– Suivez-moi, dit-il à Raymond. Peut-être vous reconnaîtra-t-elle… Moi, depuis deux jours, elle ne sait plus qui je suis… Elle oublie que je suis son père et m’appelle de votre nom.
Il marcha devant le jeune homme. Laroque ouvrit doucement la porte de la chambre de sa fille, avançant timidement, bien qu’elle fût éveillée. Il fit signe à Raymond d’attendre sur le seuil. Ils avaient fait bien peu de bruit, et pourtant elle les avait entendus. Suzanne s’était dressée sur son lit, le regard dirigé vers la porte. Elle ne fit pas attention à son père quand il entra, quand il lui dit :
– Ma fille, ma chère Suzanne, tu as dormi, comment te trouves-tu ?… Mieux, n’est-ce pas ?
Elle répondit par un geste lent de son bras vers la porte. Un sourire ineffable erra sur ses lèvres.
– Raymond ! murmura-t-elle.
Elle ne pouvait voir Raymond, et cependant elle l’avait deviné tout près d’elle, – là, derrière cette porte.
Il entra, sous le coup d’une émotion intraduisible. Il entra, la vit ainsi, pâlie, amaigrie, les traits tirés, les yeux brillants, presque sanglants, tant le visage était blanc Elle retomba sur l’oreiller, la main pendante hors du lit. Il prit cette main, appuya ses lèvres, la couvrit de baisers, ne répétant qu’un nom dans ses sanglots :