M. de Terrenoire, entraîné hors de chez lui par Tristot et Pivolot, après leurs révélations sur la complicité d’Andréa dans l’affaire Brignolet, ne songea qu’à Diane qui avait passé la journée chez le colonel et qu’il devait reprendre vers les cinq heures pour la ramener à sa mère. Il voulait arracher la pauvre enfant à l’épouvantable tempête qui s’abattait sur sa maison.
À la colère succéda bientôt en lui un profond abattement. Enfin, un flot de larmes jaillit de ses yeux et il se sentit soulagé. Et le malheureux père de Diane, pensant à son déshonneur, se demandait comment une femme qu’il avait prise sans fortune et élevée à son rang, pour laquelle il avait eu toutes les prévenances, était tombée à ce point de dégradation. Maîtresse d’un Luversan ? Complice d’un Luversan ! Dans son désespoir, il enviait le sort de Mussidan.
Mais soudain, voici qu’à la pensée de son ancien associé, tous ses soupçons lui reviennent. Si Andréa a pu tomber dans les bras d’un Luversan, que faut-il croire de ses réponses au sujet de l’amour de Mussidan pour Diane ? N’a-t-elle pas encore joué à ce moment une infâme comédie ? Ah ! s’il en est ainsi, Mussidan a bien fait de se tuer. Il a évité le châtiment dû à son abominable trahison. L’infâme méritait tous les supplices. Mais alors Diane est fille de l’adultère. Diane le sait. Elle le savait déjà, elle avait dû l’apprendre soudainement, et surprise avec Mussidan qui lui reprochait sa froideur, qui la suppliait de lui pardonner, de lui garder son affection, l’infortunée s’était sacrifiée à ce hideux mariage pour sauver sa mère.
Maintenant, M. de Terrenoire s’expliquait l’attitude énigmatique du sombre personnage que son frère haïssait d’instinct ; les soins dont il entourait Diane, les mille attentions qu’il avait pour elle.
Il ne doutait plus. Son déshonneur avait commencé avec son mariage. Andréa ne consentit à l’épouser que pour masquer sa faute. Mais alors, pourquoi Mussidan l’abandonna-t-il pour revenir si longtemps après et se prendre d’amour paternel vis-à-vis d’une enfant dont il aurait pu faire sa fille légitime ? Sur ce dernier point, M. de Terrenoire renonçait à comprendre.
Dans tous les cas, il trouverait bien les moyens de se procurer la preuve de la trahison de Mussidan. Par qui ? Par sa fille !
Ce désespéré n’hésiterait pas à interroger l’innocente enfant, à lui torturer le cœur. Et il le ferait tout à l’heure, dès qu’il serait seul avec Diane.
Dans sa hâte d’éclaircir le mystère de son déshonneur, il réussit à se composer une physionomie à peu près calme et se fit conduire, rue de Choiseul, chez son frère. Le colonel, étendu dans sa chaise longue, souffrait d’une nouvelle crise de ses rhumatismes.
– Tu as bien fait de venir, dit-il au banquier. J’endure un véritable martyre. Mon médecin m’avait bien dit que le climat de Paris ne me réussirait pas.
Et le vieux soldat prenant les mains de Diane qui, depuis deux heures, se tenait auprès de lui, ajouta :
– C’est pour toi, ma belle enfant, que je suis venu affronter les frimas de ce maudit tas de pierres qu’on appelle Paris. C’est pour que tu ne fasses pas la bêtise de te cloîtrer par désespoir d’amour que j’ai voulu veiller de près sur ton sort. Eh bien, j’y renonce. Les choses iront comme elles pourront. Je m’en retourne au bon soleil de Pau.
La colonelle approuva son mari, mais elle qui, d’ordinaire, prenait rarement la parole dans les grandes occasions ne craignit pas d’aller de l’avant, certaine d’avoir l’approbation de son seigneur et maître.
– Mon cher beau-frère, dit-elle au banquier, vous savez comme nous aimons Diane. C’est moi qui ai réussi à lui faire renoncer à un dessein funeste, à l’arracher de ce couvent de Bayonne où sa jeunesse et sa beauté se seraient perdues dans des prières inutiles. Celui ou celle qui n’a rien à se reprocher n’a pas besoin de demander pardon à Dieu. Diane est la pureté même. Laissez-nous l’emmener à Pau. Confiez-nous-la encore quelques mois et nous vous la ramènerons complètement guérie de ses idées de conversion.
Si le banquier ne se sentait plus pour Diane l’amour d’un père, il était trop bon, trop logique, pour la rendre responsable de sa naissance. Aussi, accepta-t-il avec empressement une proposition qui lui permettait de commencer le châtiment d’Andréa en séparant l’enfant de la mère.
– Quand partez-vous ? leur demanda-t-il.
– Le plus tôt possible, répondit le colonel, ravi de l’initiative que sa femme avait prise.
– Demain soir, si tu veux…
– Si je veux ! mais cela dépend de toi, non pas, du temps dont tu auras besoin pour décider ma belle-sœur à nous céder Diane pour quelques mois.
– Oh ! ce ne sera pas long ! fit le banquier d’un ton étrange.
Le colonel, qui avait à peine regardé son frère, remarqua l’intonation. Oubliant un instant ses souffrances, il leva les yeux sur lui.
– Mais qu’as-tu donc ? Que t’est-il arrivé aujourd’hui ? Tu as le visage bouleversé.
M. de Terrenoire reprit aussitôt son sang-froid.
– Un peu de fatigue, dit-il naturellement. Le travail commande. J’ai passé la nuit sur les chiffres.
– Un joli travail ! ne put s’empêcher d’observer le vieux soldat. Pour un homme dont les ancêtres ont servi leur pays non avec la plume, mais avec l’épée. Enfin !…
Il pria Diane de s’apprêter tout de suite.
– Mon cher oncle, dit-elle en embrassant le colonel, et vous, ma chère tante, je ne saurais trop vous témoigner de reconnaissance pour tout ce que vous avez fait et tout ce que vous voulez faire pour moi, mais il y a quelqu’un qui, en ce moment, a besoin de votre nièce. C’est ma pauvre mère, dont la santé est très ébranlée et qu’un rien attriste. Elle ne me laissera point partir et d’ailleurs, en la quittant, en retournant à Pau, je faillirais au devoir filial.
– Ta mère ? dit le banquier qui, s’oubliant encore, laissa percer la menace sous une apparente condescendance aux désirs de son frère, ta mère consentira !… Je t’en réponds.
Diane n’en doutait plus ; il était arrivé quelque chose. Le cœur lui battait violemment ; mais elle prit congé de ses bons parents sans rien laisser percer de son trouble. Elle monta avec son père dans le coupé et attendit que la scène, prévue par elle, éclatât.
M. de Terrenoire ne prononça pas une parole. Il se fit conduire à sa maison de banque, dont les bureaux étaient fermés. Il prit la clé chez le concierge et pénétra dans son petit salon de réception. Diane s’assit, résolue à supporter vaillamment l’attaque. Le banquier resta debout.
– Diane, dit-il d’un ton sec, je sais tout.
Elle pâlit légèrement, puis levant sur son père des yeux où se reflétait l’innocence du cœur, l’abnégation d’une résignée :
– Que savez-vous ? Qu’ai-je fait de mal ? En quoi vous ai-je déplu mon père ?
– Il ne s’agit pas de vous, dit-il avec pitié. Il s’agit de votre mère ! Je sais tout, vous entendez ? Tout !
– Ma mère ! Oh ! ma mère est incapable de vous avoir fait de la peine !
– Incapable de me faire de la peine ! s’écria-t-il en riant d’un rire strident, d’un rire de fou. Ah ! Ah ! Ah !
Diane surmonta sa frayeur et, prenant un air digne, se dirigea vers la porte.
– Ne blasphémez pas, dit-elle. Quoi que vous pensiez de ma mère, vous n’avez pas le droit de le dire à sa fille !
Il lui barra brutalement le chemin.
– Ta mère n’a pas été seulement une épouse adultère, c’est la plus infâme des créatures ! Tu souhaitais le couvent, Diane. Tu avais raison. Au couvent, les filles des mères qui ont trahi la foi jurée et transformé le foyer conjugal en un lupanar ! Au couvent, les filles des mères qui se sont souillées de tous les vices et de tous les crimes ! Au couvent !
Elle crut qu’il devenait fou, et, sans souci du danger, se jeta au cou de son père et lui dit à travers ses sanglots :
– Ne parle plus ainsi. Des méchants te l’auront calomniée, ma pauvre mère, et tu les as crus ! C’est horrible !…
Autrefois, un baiser de Diane suffisait à faire rentrer le calme dans l’esprit de son père. Maintenant, ce baiser le brûle comme un fer rouge.
Le malheureux se dégage de l’étreinte de sa fille, la repousse. Diane va tomber sur un fauteuil. Sa tête porte avec violence contre le bois du meuble. Diane s’évanouit.
Son père, la voyant toute blanche et inanimée, revient à la raison. « La pauvre enfant, se dit-il, ne sait rien ! Je suis un lâche ! »
L’évanouissement de Diane ne dura que quelques minutes qui parurent un siècle au mari d’Andréa.
Dès qu’elle se ranima :
– Pardon ! lui dit-il. Pardon ! Demain, tu partiras avec ton oncle et ta tante et tu n’auras plus à subir mes colères. Crois que je suis un pauvre fou et oublie tout ce que je t’ai dit.
Quelques instants après, ils rentraient à l’hôtel. M. de Terrenoire pénétra dans la chambre d’Andréa, dont il referma la porte à clé. La criminelle, allongée sur son lit, avait les yeux ouverts et pourtant semblait dormir. Près de sa main, sur un coussin brodé d’or, se trouvait un petit flacon bouché à l’émeri.
M. de Terrenoire crut d’abord qu’Andréa s’était empoisonnée. Il prit froidement le flacon, l’examina et lut sur l’étiquette ce mot : MORPHINE.
Il comprenait maintenant l’étrangeté du regard de l’hallucinée. La maîtresse et complice de Luversan avait cherché l’oubli momentané dans le poison qui enivre. Son bras nu, relevé au-dessus de sa tête, se détachait en une courbe gracieuse sur le satin clair ; de nombreuses traces de piqûres s’y voyaient nettement.
– Votre fille part demain, lui dit M. de Terrenoire. Vous ne la reverrez plus. Ayez le courage de ne rien laisser paraître devant elle de vos remords, si vous en avez, de votre ignominie et surtout de vos craintes. Il faut, autant qu’il sera en notre pouvoir, épargner à Diane la connaissance de vos crimes.
Mais elle ne le voyait, ni ne l’entendait. Elle flottait dans les rêves de la morphine. Elle souriait à son mari, comme si son mari n’était pas l’homme qui savait. Entre elle et cet homme, des rêves radieux passaient comme autant de tableaux enchanteurs.
M. de Terrenoire se laissa aller un instant à admirer celle qui avait été sa femme ; puis, honteux de cette faiblesse, il sortit de ce boudoir habité par les chimères, et revint auprès de sa fille.
– Ta mère est souffrante, dit-il à Diane. Elle désire rester seule. Elle va s’endormir. Tu lui feras tes adieux demain matin. Active tes préparatifs de départ, nous dînerons ensemble et tu me feras le plaisir de passer la nuit chez ton oncle, où j’irai te prendre de très bonne heure pour que nous en finissions.
Diane eut un frisson.
– Mais…, hasarda-t-elle, je voudrais embrasser maman ce soir.
– C’est inutile. Elle dort, te dis-je. Elle a besoin de repos.
Diane n’insista pas.
Dès huit heures du matin, le banquier venait la reprendre pour les adieux.
La jeune veuve, abandonnée de tous les siens, se sentit bien seule dans la vie, mais elle pensa à Robert et il lui sembla que l’amour de son ancien fiancé lui tiendrait lieu de toutes les affections perdues.
Réveillée du lourd sommeil de la morphine, arrachée de l’extase, rejetée dans la vie réelle où elle entrevoyait au bout le châtiment, les longs jours silencieux de la prison centrale, Andréa commençait l’expiation. M. de Terrenoire lui avait dicté sa conduite.
– Vous ne laisserez rien voir sur votre visage. Vous sourirez à l’enfant qui s’en va et que vous ne reverrez plus jamais !… jamais ! ! !
Et pas un muscle du visage de la mère ne tressaillit, et elle sourit comme tous les matins quand Diane venait l’embrasser à son réveil. Aux questions de l’enfant qui partait, et qu’elle ne reverrait plus jamais, jamais, elle répondit :
– Je suis très heureuse, Diane, que mon beau-frère et ma belle-sœur aient la bonne inspiration de te ramener à Pau, où le soleil des Pyrénées fera plus pour le retour de ta santé, pour l’oubli d’un passé lugubre, que les témoignages de mon amour maternel.
Elle serra Diane contre son cœur, réprima les sanglots prêts à éclater, renfonça ses larmes et sourit encore.
– Au revoir, mère. Écris-moi souvent.
– Au revoir, Diane… Adieu, murmura-t-elle.
Seule l’enfant pleurait.
Diane devina que son père exerçait une horrible vengeance. Elle se promit de tout tenter pour sauver sa mère.
Le colonel invoqua ses rhumatismes pour se dispenser de venir faire ses adieux à sa belle-sœur. Il avait décidé qu’on partirait dès le matin et qu’on s’arrêterait quelques heures à Tours, où un ancien compagnon d’armes viendrait lui serrer la main à la gare.
Le banquier les accompagna jusqu’au train, laissant Andréa à son désespoir.