CHAPITRE LXXIII

 

Le chef de la Sûreté était fort embarrassé du docteur Vignol. Il n’osait l’interroger sans en avoir reçu l’ordre du juge d’instruction qui, au reçu de la lettre dénonciatrice de Martellier, avait fait surveiller par des agents sûrs les abords du Crédit des Deux-Mondes, ordonné l’arrestation du docteur dès qu’il viendra toucher le chèque de quatre-vingt mille francs, et conduit lui-même toute l’enquête de cet incident si imprévu.

Au bout d’une demi-heure, le chef de la Sûreté, obligé de partir en expédition, se débarrassa du prisonnier en l’envoyant au dépôt pour y être mesuré et photographié.

Les deux inspecteurs conduisirent le docteur au bureau du service d’identification des inculpés nouvellement arrêtés. Le docteur se soumit sans résistance, mais un grand découragement s’empara de lui. Il se voyait pris dans l’étau de la justice. Il sombrait dans ce gouffre sans fond.

Fatigué d’attendre la décision de son juge, le docteur écrivit fébrilement au crayon le billet suivant à M. de Lignerolles :

« Vous avez reçu ma déposition. Je ne nie pas les faits qui me sont reprochés et j’en subirai les conséquences.

« Je vous en supplie, ne me détenez pas inutilement. Laissez-moi rassurer ma mère qui ne sait rien, ne saura jamais rien.

« S’il vous faut une caution, je sais où la trouver. Je vous l’apporterai sous trois jours et je vous donne ma parole d’honneur de me présenter à toutes vos convocations. »

Il mit le billet sous enveloppe et obtint d’un agent qu’il le porterait de suite à M. de Lignerolles.

En lisant ce pli, le magistrat fut frappé de la confiance avec laquelle le docteur promettait caution. Avec une logique un peu trop facile, il se dit que Mme de Terrenoire pouvait seule fournir la somme. Il ne douta plus de la prochaine revanche de Tristot et Pivolot qui, en filant le docteur avec leur habileté accoutumée, ne pouvaient manquer de retrouver la femme du banquier et peut-être Luversan.

Un instant après, il faisait ramener l’inculpé dans son cabinet.

– Je fixe la caution à vingt mille francs, dit-il. N’essayez pas de fuir. Je vous retrouverai toujours. Restez correct vis-à-vis de la justice si vous voulez mériter son indulgence.

Le visage du prévenu s’illumina de joie. Libre ! Il allait être libre !

– Je tiendrai ma parole, dit-il d’un ton ferme. Ma caution de vingt mille francs sera prête, sous trois jours, au plus tard.

– Très bien. On va vous reconduire au dépôt pour la levée de l’écrou, et vous serez libéré de suite… à titre provisoire, bien entendu.

Les deux agents firent repasser le docteur par ces mêmes couloirs où il n’osait lever les yeux de peur d’apercevoir une figure de connaissance.

Rentré au dépôt, il en sortit à quatre heures et demie, seul, libre ! Quai de l’Horloge, il s’arrêta pour voir s’il était suivi. Personne ne l’observait. D’un pas rapide, il gagna le Pont-Neuf où il prit au passage l’omnibus Halles-aux-vins-Pigalle et rentra rue des Abbesses, chez sa mère, qu’il trouva tout en larmes.

– Qu’as-tu, mère ? lui demanda-t-il.

– Un gros chagrin, mon Pierre.

– Qu’est-il arrivé ? dis-le-moi, vite, je pars en voyage dans une heure. Je vais en Normandie.

– Quoi faire ?

– Je t’ai parlé d’un malade, monsieur Boizard, qui avait été victime d’un accident de voiture, rue de Moscou, le mois dernier et que j’ai soigné à domicile.

– Oui. Eh bien ?

– J’ai guéri monsieur Boizard. Sans moi, un charlatan lui coupait la jambe.

– C’est vrai. Mais où veux-tu en venir ?

– Il me faut de l’argent pour monter un cabinet de consultations. Monsieur Boizard qui est riche, m’en prêtera.

– Le crois-tu ?

– J’en suis sûr. Monsieur Boizard n’est pas pour moi un étranger. Je lui ai sauvé la vie et je compte sur sa générosité, sa reconnaissance et surtout sa fortune.

– Ce monsieur ne devait-il pas t’écrire aussitôt arrivé au pays ?

– Oui. Il me l’avait formellement promis.

– L’a-t-il fait ?

– Il ne l’a pas fait.

– Quand monsieur Boizard a-t-il quitté Paris ?

– Il y a huit jours. Je l’ai accompagné justement à la gare.

– Calcule un peu. Il a eu largement le temps de t’écrire. Tu vois un ami où il n’y a qu’un client. Chacun sait que le malade promet monts et merveilles à son médecin. Tu vas t’aliéner ce monsieur en lui demandant de l’argent.

Ce raisonnement de femme expérimentée ébranla la confiance de Pierre.

– C’est pourtant vrai, dit-il, il me prouve son ingratitude en ne m’écrivant pas. Je n’aurais pas cru cela de lui.

– N’y va pas. Mon pressentiment me dit qu’il ne t’arrivera rien de bon là-bas.

Pierre réfléchit un instant.

– J’y vais, dit-il enfin. Je veux en avoir le cœur net. Le silence de cet homme m’inquiète et m’intrigue tout à la fois. J’aurais juré que monsieur Boizard m’écrirait le lendemain de son arrivée.

– Donne-moi son adresse précise. Que je puisse t’envoyer une dépêche s’il m’arrivait du nouveau.

– Mais il ne peut rien t’arriver ! Tu vas rester bien tranquille ici.

– Est-ce que je sais ! Je suis si inquiète d’Andréa. Toi-même, tu me fais beaucoup de peine depuis quelque temps. Une mère n’est pas facile à tromper. Tu me caches quelque chose. Tu n’es plus le même à mon égard. Tu m’as laissée bien seule pendant deux mois ! C’est l’ambition qui te tourmente. L’ambition n’est pas toujours bonne conseillère.

Le docteur Vignol n’aimait pas les reproches.

– Tu veux l’adresse de monsieur Boizard, dit-il. La voici. Il inscrivit au dos d’une des cartes les indications suivantes :

CHARLES BOIZARD

propriétaire

Château des Mouettes, près Auderville (Manche.)

Puis il passa dans sa chambre où il prit dans une cachette deux billets de mille francs sur les cinq mille provenant de la générosité de M. Boizard. Sa valise fut bientôt faite.

– Tu vois, dit-il à sa mère en lui montrant le peu de linge qu’il emportait, je n’ai pas l’intention de visiter le pays en touriste, ni de m’attarder chez mon amphitryon.

Elle le pria de s’asseoir un instant. Il obéit avec contrainte.

– Tu vas me faire une promesse, dit-elle. J’ai la mort dans l’âme. À mon âge on a tant besoin de tranquillité. Tu m’écriras, aussitôt arrivé, n’est-ce pas ?

– C’est inutile. Je verrai monsieur Boizard immédiatement. Il m’obligera ou il ne m’obligera pas. Dans l’un ou l’autre cas, je reviens à Paris par le train le plus proche.

– Eh bien ! jure-moi de m’envoyer une dépêche si tu devais t’attarder, ne fût-ce qu’une seule journée.

– Je te le jure.

Ils s’embrassèrent une dernière fois.

Le docteur Vignol se fit conduire en fiacre à la gare Saint-Lazare où, après avoir dîné dans un restaurant du voisinage, il prit le train de Cherbourg, à huit heures du soir.

Arrivé à 6 h 19 du matin, il lui restait encore cinq lieues à faire en voiture pour arriver au château des Mouettes, dans les dépendances de la commune d’Auderville.