Après l’émouvant interrogatoire du docteur Vignol par M. de Lignerolles, juge d’instruction, le magistrat croyait bien que le jeune homme s’était enrichi grâce aux quatre-vingt mille francs d’honoraires payés en un chèque, par Mme de Terrenoire, pour soins donnés à Luversan. Aussi, fut-il très étonné en apprenant que le seul blessé vu par les témoins dans le cabinet du docteur, rue de Moscou, était un individu dont le signalement différait de celui de Mathias Zuberi.
Il n’y avait pas à en douter : un autre malade, victime d’un accident de voiture, Charles Boizard, avait été transporté dans le nouvel appartement du docteur, un mois après la fuite du bandit de Ville-d’Avray. Le témoignage du pharmacien qui donna les premiers soins à M. Boizard, la date du procès-verbal de l’accident, tout prouvait qu’à cet égard le docteur ne mentait pas.
Il importait à l’enquête de retrouver ce Boizard qui pouvait donner des renseignements sur les faits observés par lui pendant son séjour chez le docteur. Ce dernier se garda bien de révéler l’adresse de son généreux client. Il voulait se le ménager dans l’espoir qu’il lui viendrait en aide.
Ce fut pour éclaircir ce mystère que, sur le conseil des policiers, approuvés en cela par Roger Laroque, le juge décida la mise en liberté provisoire de l’inculpé. Tristot et Pivolot se chargeaient de filer le docteur. C’était la seule façon de retrouver, soit Luversan et sa complice, soit Boizard. Dans sa détresse, le docteur recourrait certainement à la bourse de ces disparus… si vraiment il savait leurs adresses.
M. de Lignerolles attendit avec impatience la première dépêche des policiers. Ceux-ci n’osèrent se servir du télégraphe par crainte d’une indiscrétion. Le juge reçut tardivement la lettre suivante :
« Monsieur le juge d’instruction,
« Charles Boizard existe réellement et c’est chez lui, au château des Mouettes, sur le territoire d’Auderville (Manche), que le docteur s’est rendu. Le docteur n’a pas encore quitté ce château, mais il ne saurait reprendre la route de Cherbourg sans que nous le sachions. Nous nous attendons d’un moment à l’autre à lui refaire la conduite jusqu’à Paris.
« Vos tout dévoués,
« TRISTOT et PIVOLOT. »
Nous connaissons le but de la démarche suprême faite par le docteur Vignol au château des Mouettes. Il n’avait plus que cette ressource, et malgré les observations de sa mère que hantaient de sombres pressentiments, il n’hésita pas à se mettre en route pour Auderville, sans se douter que les limiers au service de Roger Laroque le suivaient pas à pas.
Le malheureux ne fut pas reçu par Charles Boizard, mais par Luversan. Comment Mathias Zuberi était-il parvenu à prendre l’identité du dernier descendant de la famille Boizard ?
Le Levantin, déjà guéri de son affreuse blessure, n’attendait plus, pour gagner l’étranger, que le rétablissement complet de ses forces, quand Charles Boizard fut transporté dans la chambre voisine de la sienne.
Tout est sujet d’inquiétude pour un criminel qui se cache.
Informé par Andréa des circonstances de l’accident, Luversan résolut de savoir quel était son voisin. Il songeait déjà à extorquer des papiers pour voyager avec plus de sûreté. Suivant en tous points les conseils de son amant, Andréa s’offrit au docteur pour servir de garde-malade au blessé. Pierre Vignol n’osait introduire aucun étranger dans son appartement. Il accepta d’autant cette proposition qu’il espérait être débarrassé incessamment de ses hôtes dangereux et toucher la somme promise.
Pour s’assurer des alibis, il se montrait un peu partout dans Paris et laissait la plupart du temps son appartement sous la garde de Mme de Terrenoire. Celle-ci s’était donnée auprès de Boizard comme étant la sœur du médecin.
Le blessé se montra plein de reconnaissance pour les soins dont elle l’entourait. Il subit, comme tant d’autres avant lui, la fascination des charmes de cette dangereuse créature.
Un jour, Luversan qui, de sa chambre, pouvait, en appuyant l’oreille contre la muraille, entendre tout ce qui se disait dans la pièce voisine, surprit la conversation suivante :
– Alors, disait Boizard, vous êtes la sœur aînée du docteur ?
– Oui, répondit Andréa.
– Vous allez me trouver bien curieux, mais vos vêtements de deuil m’intriguent. Vous êtes veuve, sans doute ?
– Oui, répondit-elle encore.
– Moi aussi, je suis veuf, dit le blessé. Je n’ai point d’enfants, de sorte que ma mort n’aurait affligé que quelques rares amis. Quant à mes héritiers, un tel événement, loin de les attrister, leur aurait valu une joyeuse surprise. Je vous sais tant de gré de votre dévouement à mon égard et vous m’inspirez une telle confiance que vous seule connaîtrez l’événement merveilleux qui m’amène en France, pays de mes ancêtres, et où je n’étais jamais venu.
Très intrigué, Luversan ne perdit pas un mot du récit de Charles Boizard.
– Notre famille, continua ce dernier, est originaire de la basse Normandie. Mon trisaïeul, qui avait adopté la foi calviniste, fut obligé de quitter la France, lors de la révocation de l’édit de Nantes. C’était un riche industriel du littoral. Avant de s’enfuir pour échapper aux persécutions réservées à ses coreligionnaires, il incendia son château, mais soudain, il repartit à la Guyane où nous possédons une importante plantation ; il venait d’apprendre que sa grand-mère était dangereusement malade. C’est dans ce pays que j’ai été élevé, et si je parle couramment le français, c’est parce que mon père a toujours eu le soin d’avoir des domestiques de cette nationalité. Or, il y a environ trois mois, en compulsant une bible qui a appartenu à mon trisaïeul, lequel est mort subitement peu de jours après son émigration en Hollande, je découvris un papier caché sous la couverture du livre.
Ce récit devenait de plus en plus intéressant et Mathias Zuberi retenait sa respiration pour mieux entendre.
– Ce papier, continua Boizard, n’est autre que le testament de mon trisaïeul. Il indique la présence d’un trésor dans les souterrains du château, trésor qu’il n’avait pas voulu emporter et qu’il espérait pouvoir reprendre lorsque cesseraient les persécutions contre les prétendus hérétiques. Au bas du testament, il avait tracé lui-même un plan des souterrains en indiquant, au moyen d’une croix, l’emplacement du caveau où sont cachées ces richesses qui se composent de bijoux, de pierres précieuses et d’une forte somme en pièces d’or.
Charles Boizard ajouta, d’un ton qui ne laissait aucun doute sur ses sentiments à l’égard d’Andréa :
– Vous voyez que, si jamais je me remarie, ma femme ne risquera pas de finir ses jours dans la pauvreté. En plus du trésor laissé par mon trisaïeul et que mon grand-père a eu, sans s’en douter, l’excellente idée de racheter, ma plantation de la Guyane hollandaise ne me vaut pas moins de cent mille francs par an de bénéfices.
Si Andréa avait pu voir à ce moment les lueurs sinistres qui passaient dans les yeux de Luversan, elle aurait certainement deviné l’exécrable forfait déjà prémédité par le Levantin. Il ne s’agissait plus seulement, pour Mathias Zuberi, de s’emparer des papiers d’identité de Charles Boizard, mais de lui voler le trésor du château des Mouettes. En revenant visiter ses malades, le docteur Vignol soupçonna, à certaines questions de l’Américain, les tendres projets qu’il nourrissait à l’égard d’Andréa. Pierre résolut de mettre fin à cette situation.
– Vous êtes complètement guéri, dit-il à Luversan, et je ne comprends pas pourquoi vous vous attardez plus longtemps ici.
Le bandit lui demanda deux jours de répit. Pierre dut en passer par cette exigence. N’était-il pas à la merci de cet homme !
Le lendemain, profitant de ce qu’Andréa était sortie, Luversan pénétra soudain dans la chambre de Boizard. Ce dernier, à peu près guéri, se tenait étendu sur une chaise longue. Il poussa un cri d’étonnement, presque de frayeur.
– Ne vous alarmez pas, dit Luversan, je suis votre voisin de chambre. Moi aussi j’ai reçu les bons soins du docteur Vignol à qui je dois la vie. Blessé dans un duel pour une affaire d’honneur qu’il importe de ne divulguer à qui que ce soit, j’ai été transporté ici, il y aura bientôt trois mois.
Le bandit mentait à dessein sur la date.
– La personne qui vous a servi, comme moi, de garde-malade, déclara-t-il, n’est pas la sœur du docteur, mais la mienne.
L’Américain parut consterné de cette révélation.
– Pourquoi m’a-t-elle trompé ? demanda-t-il.
– Elle ne pouvait pas vous dire la vérité. Il était de son devoir de vous cacher son nom et le mien. Nous appartenons tous deux à une famille d’un rang élevé. Nos parents nous croient en voyage. Ils ignorent et ils ignoreront toujours le duel qui a failli causer ma mort.
Charles Boizard examina avec défiance son mystérieux visiteur.
– Si votre aventure, fit-il, doit rester secrète, pourquoi m’en parler ?
Luversan, qui savait jouer toutes les comédies, le prit sur un ton de grande bienveillance.
– Je vais être franc, monsieur Boizard, dit-il. Vous aimez ma sœur et je sais par ses confidences la sympathie qu’elle vous porte.
L’homme qui aime d’amour se laisse facilement abuser. Charles Boizard tendit la main à Luversan comme à un ami et le remercia du fond du cœur.
– Nous quittons Paris, ma sœur et moi dès demain, annonça-t-il. Le docteur me recommande de passer un mois au bord de la mer. J’ai l’intention de me rendre à Cherbourg. Me permettez-vous d’aller visiter à votre château d’Auderville ?
– Vous savez tout, dit Boizard, et je vois que madame votre sœur n’a point de secret pour vous. Je ne vous permets pas de venir à mon château, je vous l’ordonne.
– Il me reste à vous demander, dit Luversan sur un grand ton de mystère, de ne pas dire un mot de notre entretien au docteur Vignol. Ce jeune médecin ne sait pas qui je suis, et il importe qu’il perde ma trace. Nous nous comprenons, n’est-ce pas, Monsieur ?
Comme il prononçait ces derniers mots, un bruit de pas résonna dans l’escalier.
– Voici le docteur, dit Luversan, je rentre chez moi. Comme vous devez le penser, Monsieur, ma sœur ignore cette démarche.
– Soyez tranquille, dit Boizard, je ne lui en parlerai pas.
Luversan retourna dans sa chambre où le docteur le trouva occupé à lire un journal. Ce fut ce jour-là que l’Américain remit à Vignol cinq mille francs pour ses honoraires.
– Je ne saurais trop vous remercier, lui dit-il, pour les bons soins que vous m’avez donnés et je ne me considère pas comme étant quitte à votre égard en vous remettant cette somme. J’avais les moyens de me faire soigner par un prince de la science ; il m’en aurait coûté tout au moins cinq mille francs, et je n’aurais pas été mieux traité. Il est donc bien juste que vous bénéficiez de la circonstance. J’estime que vous avez devant vous un grand avenir, cher docteur, mais je connais les difficultés qu’on peut rencontrer à votre âge dans l’exercice d’une profession libérale. Si jamais vous aviez besoin de moi, n’hésitez pas à m’écrire. Faites mieux, venez me trouver à mon château d’Auderville, près du cap de La Hague. C’est là que je me rendrai dans deux jours. J’y achèverai ma convalescence.
De sa chambre, Luversan avait tout entendu. « Pourvu, pensa-t-il, qu’il ne prenne pas au docteur l’idée d’accompagner son client jusqu’à destination. »
Andréa entra à ce moment. Il lui ordonna de ne faire que de courtes apparitions auprès de l’Américain et surtout d’éviter ses questions.
S’était-elle prise d’une réelle sympathie pour l’honnête homme dont elle devinait les sentiments à son égard ? Toujours est-il qu’elle s’inquiétait des mystérieux projets de Luversan. Connaissant la cupidité du Levantin, elle ne lui avait point répété les confidences de Boizard sur l’existence probable d’un trésor au château des Mouettes. Elle ne se doutait point que le bandit se tenait aux écoutes de tout ce qui se disait dans la pièce voisine.
Prise d’inquiétude, elle se permit quelques observations.
– À quoi bon nous occuper de monsieur Boizard, dit-elle à son amant, il ne saurait nous être d’aucune utilité, à nous qui sommes obligés de fuir le plus loin possible.
– Ne t’inquiète de rien et laisse-moi faire. L’Américain m’as-tu dit, est propriétaire d’une riche plantation à la Guyane hollandaise ? il pourrait nous donner des lettres de recommandation qui nous seraient utiles dans ce pays. Il ne me déplairait pas de revoir l’Amérique du Sud.
– Comme tu voudras, fit-elle, mais je t’en supplie, partons le plus tôt possible.
– Notre voyage offre plus de difficultés que tu ne le crois. Ton signalement, ainsi que le mien, a été envoyé par le parquet de la Seine, à toutes les gares des chemins de fer, à tous les ports d’embarquement. Même étant bien grimés, nous risquons d’être reconnus au départ par les nombreux policiers, qui, certainement, ont étudié nos photographies ; car j’ai été photographié à mon insu, je n’en doute pas, à Ville-d’Avray, et d’autre part on a dû saisir plusieurs de tes portraits à l’hôtel de la rue de Chanaleilles. L’arrivée de ce Boizard ici est pour nous un coup de fortune. Il faut savoir profiter de l’occasion.
Il dressa une liste des vêtements et objets nécessaires à leur voyage et l’invita à en faire l’acquisition immédiate. Andréa sortit, le visage caché sous son épais voile noir.
Quand le docteur fut parti, Luversan alla cogner à la porte de l’Américain.
– Entrez, lui dit ce dernier qui essayait ses forces en allant et venant dans sa chambre, appuyé sur une canne.
Il pria son mystérieux visiteur de s’asseoir.
– Je vois avec plaisir, dit Mathias Zuberi, que vous vous exercez en vue du départ. Je crois toutefois que nous serons arrivés à Cherbourg avant vous. Pour vous donner une preuve de la confiance que vous m’inspirez, veuillez prendre connaissance de cette lettre.
Il lui tendit un pli qu’il avait écrit de sa main le matin même et qui était ainsi conçu :
« Mon cher frère,
« Je ne comprends rien à votre silence. Vous devriez venir me rejoindre à Constantinople où j’ai pris possession de mon poste de consul. Avant de quitter Paris, je me suis rendu à votre hôtel ; vous n’y étiez plus depuis quinze jours. Les explications que vous me donniez dans votre dernière lettre sont tout à fait insuffisantes. Notre sœur devait rester auprès de moi, et vous m’aviez promis de me l’amener. Je sais que depuis son veuvage, elle est plongée dans un noir chagrin. Un changement de climat lui serait très favorable, et je compte que vous ne retarderez pas plus longtemps la réalisation de nos projets.
« Votre frère qui vous embrasse tendrement tous les deux et qui ne saurait comprendre par quelle fantaisie vous avez pris logement à Paris, rue de Moscou, chez le docteur Vignol.
« LOUIS DE BEAULIEU. »
Charles Boizard pâlit en relisant pour la seconde fois cette lettre qui le désespérait.
– Alors, dit-il, vous êtes monsieur de Beaulieu, frère du consul de France à Constantinople ?
– Oui, et je suis moi-même attaché d’ambassade à la légation française du Brésil. Mais je renonce à toute dignité et j’ai pris la décision formelle de vivre de mes rentes dans notre beau pays de France. Le docteur Vignol connaît mon nom, mais dans son ignorance des choses de notre monde, il ne se doute nullement à qui il a eu affaire.
Après quelques secondes d’hésitation, l’Américain interrogea le prétendu diplomate sur le point qui l’intéressait le plus.
– Madame votre sœur aurait-elle l’intention de quitter la France ?
– Je ne le crois pas. Dans tous les cas, elle m’accompagnera à Cherbourg et y restera le temps nécessaire à mon complet rétablissement.
– Et vous partez… quand ?
– Demain soir.
– Eh bien, je pars avec vous.
– C’est impossible.
– Pourquoi ?
– Parce que le docteur Vignol aura à cœur de vous accompagner et que je ne veux pas qu’il connaisse le lieu de notre retraite.
– Vous n’êtes pourtant pas un conspirateur !…
– Certes non, mais j’ai des ennemis acharnés à ma perte, et le duel où j’ai failli succomber n’est pour ainsi dire que le prélude du drame dans lequel je suis engagé.
– Vous prendrez sans doute le train de huit heures du soir, demanda-t-il et vous n’arriverez pas à Cherbourg avant six heures du matin ? Qui nous empêcherait de partir en train spécial ? Si vous le permettez, je prendrai ces frais à mon compte. Quant au docteur Vignol, ne vous en inquiétez pas. Je vous donne rendez-vous demain à sept heures du soir à la gare Saint-Lazare. J’y viendrai seul en voiture et je vous attendrai devant la gare de départ.
– C’est convenu.
Ils causèrent de choses et d’autres jusqu’au retour d’Andréa qui demeura stupéfaite en les voyant ensemble.
– Chère sœur, dit Luversan à sa maîtresse sans lui donner le temps d’articuler une parole. Monsieur Boizard tient absolument à partir à Cherbourg en même temps que nous. Tu y consens, n’est-ce pas ?
– Oui, dit-elle en s’efforçant vainement de cacher son épouvante.
Luversan rentra dans sa chambre pour examiner les acquisitions. Aussitôt l’Américain saisit les mains d’Andréa et, les lui pressant avec tendresse :
– Vous êtes bonne, dit-il, et… je vous aime !
Le soir même, Luversan annonça au docteur Vignol qu’il partirait le lendemain.
Avant de quitter définitivement leur retraite de la rue de Moscou, Andréa remit au docteur le précieux chèque.
– Quoi qu’il arrive, lui assura-t-elle, soyez certain qu’on ne saura jamais le rôle que vous avez joué ici. Adieu, et merci. Vous avez maintenant de quoi vivre, vous et votre mère. Adieu, vous n’entendrez plus jamais parler de nous.
Il était six heures du soir, Mathias Zuberi avait encore une heure devant lui pour se trouver à la gare Saint-Lazare, ainsi qu’il en était convenu avec l’Américain.
Dès qu’Andréa fut montée dans la voiture, il ordonna au cocher de les conduire à la gare du Nord. Arrivés à cette gare, ils prirent un autre fiacre et cette fois se firent conduire à la gare Saint-Lazare.
À sept heures cinq minutes, Luversan vit un fiacre s’arrêter auprès du sien. Un voyageur en descendit péniblement. C’était Charles Boizard. Déjà l’Américain leur tendait les mains.
– Me voici tout de même, leur dit-il. J’ai attendu le retour du docteur, et ma foi, comme il n’arrivait pas et que je me sentais de bonnes jambes, je suis parti en lui laissant un petit mot d’excuse. J’avais justement reçu une dépêche du directeur de ma plantation, et je l’ai laissée en évidence sur la table pour prouver au docteur que mes affaires m’obligeaient de le quitter aujourd’hui même. Nous prenons un train spécial, n’est-ce pas ?
Luversan le fit monter dans sa voiture et pour ne pas rester dans un endroit aussi bien surveillé par la police :
– Place de la Madeleine, dit-il au cocher.
– Nous perdons un temps précieux, fit observer l’Américain.
Luversan lui répliqua qu’il serait bien inutile de faire une aussi grosse dépense. L’Américain se rendit à contrecœur à cette raison.
À huit heures moins dix, Andréa alla prendre au guichet de la gare leurs trois billets. Luversan retarda le plus possible la traversée des salles d’attente, et il ne se sentit soulagé qu’une fois installé avec ses compagnons dans un wagon de première classe où il n’y avait pas d’autres voyageurs. Le train s’éloigna enfin.
Arrivés en gare de Cherbourg, Luversan dit tout bas à l’Américain :
– Permettez-moi d’installer ma sœur à l’hôtel, et si vous le trouvez bon, je vous accompagnerai jusqu’à Auderville. Pour vous éviter toute fatigue, je louerai moi-même un bon cheval et une voiture. Attendez-moi ici, je reviens dans un quart d’heure tout au plus.
À l’hôtel, il inscrivit ces noms sur le registre : « M. et Mme Boizard », et il indiqua comme dernier domicile : « Paris, venant de la Guyane hollandaise » puis il conduisit Andréa à sa chambre.
En descendant, il dit à l’hôtelier :
– Je vais voir à mon château d’Auderville s’il y a encore quelques pièces habitables. Je reviendrai prendre ce soir ma femme ou bien je resterai ici jusqu’à ce que les réparations nécessaires aient été faites.
L’hôtelier ouvrait des yeux étonnés et curieux.
– Monsieur, se permit-il de dire, est monsieur Boizard ? Oh ! j’ai entendu souvent parler du château des Mouettes. Monsieur revient de loin ?
Luversan lui coupa la parole pour lui demander où il pourrait trouver un bon cheval et un cabriolet.
– Ici même, monsieur Boizard, répondit l’hôtelier. Je vous préviens que les chemins ne sont pas toujours bons, mais j’ai la prétention que vous serez conduit par un des meilleurs cochers de la Manche.
– Faites atteler et dispensez-moi du cocher. Je conduirai moi-même. Vous pouvez être assuré qu’il n’arrivera pas d’accident à votre cheval. Combien vaut votre bête ?
– Quinze cents francs au bas mot.
– En voici deux mille, pour vous garantir, mais j’espère bien revenir sans avoir subi la plus petite avarie.
Dans ces conditions, il ne restait plus à l’hôtelier qu’à faire atteler.
Luversan monta dans le cabriolet, et rien qu’à la façon avec laquelle il sortit de la cour, l’hôtelier dut reconnaître que le propriétaire du château des Mouettes savait conduire un cheval.
Devant la porte, Luversan arrêta.
– Avez-vous une gourde ? demanda-t-il.
– Mais oui, monsieur Boizard, tout à votre service. Que faut-il mettre dans la gourde ? Nous avons du Calvados comme on n’en boit que dans la Manche.
– Soit. Mais faites vite.
Deux minutes après, Luversan nanti de la gourde, fouettait son cheval et lui faisait prendre le grand trot. Bientôt, il mit l’animal au pas, et, tournant dans une petite rue déserte, arrêta de nouveau. Il déboucha la gourde, en versa sur le pavé le quart du contenu, posa le récipient entre ses jambes et tira de sa poche un flacon bouché à l’émeri.
Un passant qui l’aurait vu, les mains gantées, déboucher le flacon avec mille précautions, prenant soin de le tenir bien droit et le plus loin possible de son visage, se serait dit : « Voilà un homme qui prépare quelque abominable mélange. »
Quand Luversan eut terminé la première partie de sa délicate opération, il reprit de la main gauche la gourde débouchée, et, les bras étendus, la tête à demi tournée de côté, il versa lentement le contenu du flacon dans le Calvados si vanté par l’hôtelier. Il jeta ensuite le flacon, ou plutôt le laissa tomber du bout des doigts dans le ruisseau. Puis il reboucha la gourde avec le gobelet à vis et la remit dans la poche de son paletot. Personne ne l’avait vu.
Trois minutes après, il retrouvait l’Américain à la gare et l’aidait à monter auprès de lui dans son cabriolet.
– Vous avez été bien long, monsieur de Beaulieu ! lui dit ce dernier.
– Ne m’en parlez pas. J’ai bien trouvé cheval et voiture, mais quand j’ai vu qu’on nous livrait à la merci d’un cocher incapable de conduire, j’ai renvoyé l’homme au bout de deux cents mètres, et j’ai gardé la bête. Ne vous alarmez point, j’ai conduit des chevaux peu domptés dans toutes les parties du monde. De plus, je sais m’orienter. Mon hôtelier m’a remis une carte de l’arrondissement. Elle me suffira pour arriver par le plus court chemin à votre château des Mouettes.
Boizard se montra ravi de visiter ainsi les coins pittoresques du voisinage de son domaine.
– Le beau pays ! répétait à chaque instant l’Américain, et qu’il fera bon d’y vivre tranquille, estimé pour les bienfaits qu’une grande fortune permet de répandre autour de soi, heureux de son intérieur, sans souci des vulgaires ambitions humaines.
En prononçant ces derniers mots, il pressa significativement le bras de son compagnon.
Luversan arrêta à un point où sur sa droite le bois s’épaississait dans un dédale inextricable de ronces.
– Si nous descendions un instant ? dit-il.
– Volontiers.
Le Levantin l’aida à mettre pied à terre.
Ils attachèrent le cheval à un jeune bouleau, allumèrent chacun une cigarette, et s’enfoncèrent par un petit sentier dans le taillis. Au bout d’une cinquantaine de pas, Boizard, déjà fatigué, demanda à s’asseoir sur la mousse qui tapissait les racines d’un vieux chêne depuis longtemps dégarni de feuillage et dont le tronc, complètement creux, éclatait de tous côtés sous un lierre presque aussi âgé que lui.
– Si nous buvions un coup de calvados ? demanda Luversan à Boizard.
– Volontiers, dit celui-ci en riant. J’ai entendu vanter ce liquide corrosif par des marins normands, mais je n’en ai jamais bu.
Luversan dévissa le gobelet qui bouchait la gourde.
– À la bonne heure ! fit Boizard. Vous êtes homme de précaution, monsieur de Beaulieu.
– En effet, répliqua d’un ton sinistre l’assassin de Larouette et de Brignolet.
Il remplit le gobelet à moitié. L’Américain ne remarqua point que les mains de son compagnon tremblaient. Il ne vit pas que le visage de ce misérable était devenu livide.
À Luversan qui lui tendait le gobelet :
– Après vous, dit-il.
– Je n’en ferai rien.
– À votre santé.
Charles Boizard porta rapidement le gobelet à ses lèvres et le vida d’un trait. L’assassin poussa un cri d’épouvante en voyant que sa victime ne tombait pas foudroyée.
– Dieu que c’est mauvais ! fit Boizard, on ne m’y repincera plus, au calvados !… Mais qu’avez-vous donc à me dévisager ainsi ?… Ah !… le gredin !… Il m’a empoisonné ! ! !
La victime avait deviné le crime sur la figure de l’assassin.
Charles Boizard se redressa, marcha droit sur Luversan qui reculait, reculait toujours, attendant que le poison eût fait son œuvre. Au bout de quinze pas, Charles Boizard chancela, battit l’air de ses bras, et devant ce radieux paysage où il espérait mener une existence patriarcale, il rendit le dernier soupir en tombant la face contre terre.
Luversan, la sueur froide au front, saisit le cadavre par les pieds et le traîna dans le fourré. Il fouilla minutieusement les vêtements de sa victime, lui prit son portefeuille, son porte-monnaie, sa montre. Il ne lui laissa aucun objet capable d’aider à la reconstitution de l’identité du mort. Cela fait, il poussa le corps dans un fossé et le recouvrit de feuilles mortes. Quant à la gourde, il la brisa d’un coup de talon et en enterra les débris.
Avant de se remettre en route, il prit connaissance de toutes les pièces renfermées dans le portefeuille. Le papier trouvé par Charles Boizard sous la couverture d’une bible ayant appartenu à son trisaïeul était jauni par le temps et d’une écriture difficile à déchiffrer. Il ne fallut pas moins d’une demi-heure au Levantin pour arriver à le lire d’un bout à l’autre.
Quand il en eut bien compris le sens, il ne fut pas peu surpris de découvrir que l’endroit où il se trouvait faisait partie du bois indiqué sur le plan comme étant l’issue extérieure des souterrains du château. Il examina le vieux chêne et demeura persuadé que la cavité du tronc donnait accès à la grotte décrite par le premier propriétaire de la bible.
Il restait à savoir si, lors de la reconstruction de la ferme, le grand-père de Charles Boizard n’avait pas retrouvé le souterrain et les caveaux.
« Avec un tel plan, tracé de main de maître, se dit l’assassin en serrant le précieux document dans un compartiment du portefeuille, j’arriverai bien jusqu’aux vases qui contiennent cette immense fortune. Seulement, il faudra jouer de la pioche, et avec cet outil-là, un homme seul ne fait pas grand ouvrage en une nuit. »
Une pièce précieuse pour lui, c’était une lettre adressée d’Auderville à Charles Boizard, en Guyane, par le notaire Martineau. Elle était ainsi conçue :
« Monsieur Boizard,
« Je m’empresse de vous accuser réception des dix mille francs que vous m’avez envoyés ce matin, tant pour payer les douze cents francs d’appointements alloués aux époux Mazurier, gardiens de la ferme et du château que pour faire face aux dépenses de l’entretien du domaine ainsi qu’aux diverses contributions qui lui afférent.
« Comme je vous le disais dans ma lettre de l’année dernière, les ruines tiennent encore bon, malgré les vents d’Ouest qui les ont battues avec violence au printemps et à l’automne.
« Suivant le désir que vous m’avez exprimé, j’ai profité de ce qu’un architecte de mes amis, très apprécié au Havre, est venu passer ses vacances chez moi, pour lui demander à quel prix il se chargerait de reconstruire le château. Je lui ai soumis le magnifique dessin qui vous vient de votre bisaïeul et qui représente le domaine tel qu’il était avant l’incendie. D’après cet architecte, il ne vous en coûterait pas moins d’un million pour opérer cette reconstruction.
« Le curage d’une partie du terrain sera indispensable. En effet, à l’endroit où se trouvait ordinairement une nappe d’eau alimentant le puits du château, existe aujourd’hui un ru souterrain qui a pris de l’importance dans ces dernières années. Il sera possible de détourner le cours de ce ru et d’utiliser par conséquent une grande partie des anciennes fondations ; sans quoi la dépense ne se monterait pas à moins de douze cent mille francs.
« Je me suis permis d’annoncer à plusieurs personnes que vous projetiez de prendre votre retraite à Auderville. Toutes m’ont répondu que ce serait un bonheur pour le pays où le nom des Boizard est resté populaire depuis près de trois siècles. Les nombreuses familles de pêcheurs, si éprouvées, il y a cinq ans par un ouragan qui a brisé plusieurs barques à l’entrée du port de Pénitot n’ont pas oublié le secours que vous leur avez envoyé. Puis-je annoncer à ces braves gens que leur bienfaiteur ne tardera pas à venir s’installer au pays ?
« Agréez, monsieur Boizard, l’expression de mes sentiments distingués.
« MARTINEAU. »
Grâce à cette lettre, Luversan était assuré de lever tous les doutes auprès de l’officier ministériel.
Il trouva d’ailleurs dans le portefeuille les pièces d’identité et les titres de propriété de sa victime, tant dans l’arrondissement de Cherbourg qu’en Amérique. Quant à l’écriture de Charles Boizard, le Levantin était sûr de pouvoir l’imiter en deux ou trois jours d’étude ; il avait commis bien d’autres faux à travers le monde.
Dix minutes après, il arrêtait son cheval dans la grande rue, devant les panonceaux de maître Martineau, notaire.
Avec une parfaite aisance, l’homme qui venait de laisser derrière lui caché dans un bois sous un lit de feuilles, un cadavre accusateur, se présenta à l’honorable officier ministériel et, après un court entretien, il demanda au notaire de bien vouloir l’accompagner jusqu’aux Mouettes, afin de s’y faire reconnaître par ses gens.
– J’ai hâte, dit le coquin, de jeter un coup d’œil sur la propriété. J’y déjeunerai sommairement et je repartirai chercher de suite madame Boizard à Cherbourg où elle m’attend avec impatience.
Maître Martineau se fit un plaisir de conduire son client au château. Il prit place dans le cabriolet, à gauche de Luversan.
Les époux Mazurier étaient en train de déjeuner quand le notaire, qui était descendu le premier de la voiture, leur dit d’ouvrir la porte charretière.
– Attention ! fit-il, c’est le patron.
Le vieux Normand ne comprenait pas ; encore moins sa femme.
– C’est le patron, répéta maître Martineau. C’est monsieur Charles Boizard, quoi !
– Pas possible ! s’écrièrent les gardiens des Mouettes.
Mazurier s’empressa d’ouvrir la porte charretière et retira son bonnet de laine pour saluer le patron qui faisait son entrée. Luversan ne le regarda même point. Il ne prit seulement pas la peine de demander de leurs nouvelles à ces vigilants gardiens du domaine des Boizard. S’adressant au notaire :
– Visitons, dit-il, visitons de suite.
Maître Martineau invita Mazurier à les guider dans la ferme. Luversan ne fit que traverser les pièces du rez-de-chaussée et de l’étage supérieur. Il n’adressa pas un compliment aux Normands pour la bonne tenue et la propreté de la maison. Le verger, le potager, le grand pré situé derrière la ferme, et enfin les abords des ruines, tout fut visité en moins de dix minutes.
Cette tournée terminée, le « patron » entra enfin dans le petit pavillon réservé aux Mazurier, salua à peine Léonie, demanda du pain, du fromage, et un verre de cidre. Il mangea debout, rapidement. Quand il eut fini, il remonta dans le cabriolet. Avant de repartir, il pria le notaire de lui louer de suite un bon cheval et une voiture fermée.
– Surtout, dit-il, fournissez-moi un animal capable de faire une longue course sans se fatiguer.
Arrivé à Cherbourg, Luversan trouva Andréa dans un état de prostration complète. Elle n’avait rien pris de la journée, ce qui excita, non la pitié de son amant, mais sa colère.
– Tu veux donc, s’écria-t-il, attirer sur nous l’attention de la police par tes airs désespérés, tes allures de fugitive ? Déjà l’hôtelier m’a demandé d’un air mystérieux si tu n’étais pas malade. On a trop parlé de nous ici depuis ce matin. Hâtons-nous de filer ! Si tu n’as pas le courage de sourire aux indifférents, cache-toi sous ton voile. Allons, en route !
Il prit la valise et descendit le premier. Elle le suivit machinalement.
L’aubergiste avait mis un autre cheval à la disposition du voyageur, mais cette fois, avec un cocher. Ils partirent en calèche et se firent conduire tout droit aux Mouettes où ils arrivèrent à la tombée du jour. Là, le faux Boizard congédia le cocher avec un bon pourboire.
Ils trouvèrent le souper servi dans la salle à manger.
– C’est bien, dit Luversan aux Mazurier. Apportez tous les plats et allez vous reposer. Nous n’avons besoin de personne.
Après le repas auquel Andréa, toujours silencieuse, ne toucha que du bout des dents, Luversan la conduisit à la chambre à coucher, l’engagea à prendre du repos, s’installa dans le fauteuil et s’assoupit.
À son réveil, vers minuit, il constata avec plaisir qu’Andréa dormait d’un profond sommeil, sortit après l’avoir enfermée à clé, descendit à la salle à manger en s’éclairant d’une lanterne, et, après s’être assuré par une visite minutieuse des locaux que personne n’épiait ses mouvements, il relut attentivement le mémoire du trisaïeul de Charles Boizard. Il importait avant tout au bandit de retrouver la trappe donnant accès au souterrain.
Luversan n’eut pas de peine à se rendre compte que, d’après le plan, cette trappe devait exister sous le grand bahut qui occupait tout le fond de la salle. Il ouvrit ce bahut, en retira les planches du bas, et trouva facilement le ressort qui mettait la machine en mouvement. Il descendit ainsi, sur la plateforme mobile, dans le souterrain.
Grâce au précieux plan, qu’il ne cessait de consulter, il prit ses mesures et marqua le long du mur de la voûte la place probable des deux caveaux dont l’un devait se trouver sous la tourelle et dont l’autre contenait le trésor. Il s’était muni d’une pioche qu’il avait trouvée dans la serre.
Sans perdre une minute, il attaqua le deuxième caveau. À cette profondeur, il était certain que personne ne pouvait entendre du dehors le choc de l’outil contre la pierre.
Quelques jours plus tard, Luversan était maître du trésor des Boizard et des issues des souterrains quand le vieux Mazurier lui présenta dans la salle à manger la carte du docteur Vignol. « Lui ! pensa le Levantin ; c’est l’enfer qui l’envoie ici. » Il alla retrouver le visiteur dans la tourelle à peine éclairée par une étroite fenêtre et où il s’était fait meubler à la hâte un cabinet de travail dont le sol, en terre battue, était masqué par une simple natte.
Avant de quitter la salle à manger, Luversan s’était muni d’un énorme couteau à découper qu’il tenait caché dans sa poche extérieure de côté.
Malgré l’obscurité, le docteur Vignol reconnut de suite l’assassin de Larouette et de Brignolet. Il ne put retenir un cri d’épouvante.
– Misérable ! Que faites-vous ici ?
Luversan caressa de la main droite le manche de son couteau. Pourtant, il s’assit à quelque distance du docteur et lui demanda sur le ton d’un bandit qui parle à un autre bandit :
– Et vous, Pierre Vignol, que venez-vous faire ici ?
Le docteur était comme hypnotisé par les regards fixes du bandit.
– Vous ne me répondez pas, dit ce dernier. Eh bien, moi je vais le faire pour vous. Vous devez en savoir tout aussi long que votre serviteur sur le château des Mouettes ; car si quelqu’un, avant moi, avait la confiance de monsieur Boizard, c’était son médecin. Parlons franchement, sans détour comme des gens qui se connaissent de vieille date et savent ce qu’ils valent l’un comme l’autre. Vous vous attendiez à trouver ici, au lieu de Luversan, un particulier, d’humeur plus accommodante. Possédant déjà la confiance de ce particulier vous n’auriez pas eu grand-peine à devenir son ami le plus intime. C’eût été l’affaire d’une quinzaine de jours. Bref, vous auriez fait ce qu’un autre a fait avant vous.
Pierre Vignol n’osait comprendre ; cependant, l’épouvantable réalité se dressait devant lui.
Il essaya de dissimuler son horreur.
– Vous avez fait cela ? lui dit-il.
– Oui ! voulez-vous cent mille francs pour vous taire ? Aussi bien, je suis bon prince ; je pourrais ne rien vous donner du tout, attendu que vous ne sauriez parler sans vous perdre vous-même, ça va pour cent mille francs ?
Le docteur ne put soutenir plus longtemps cette comédie sinistre. Comme Andréa de Terrenoire, il sentait la folie envahir son cerveau.
– Assassin ! s’écria-t-il, monstre ! Tu es mon mauvais génie ! Tu vas périr !
Il se jeta sur Luversan et comptant sur sa vigueur de paysan que la vie de Paris n’avait pu altérer, il le saisit à la gorge avec la résolution de l’étrangler.
Il aurait certainement réussi dans cette entreprise contre un homme épuisé tant par les suites de sa blessure que par les efforts inouïs qu’il avait faits les nuits précédentes pour se rendre maître du trésor ; mais le Levantin, jouant du couteau avec l’adresse qu’on lui connaît, le frappa par-derrière. Les mains de Pierre Vignol lâchèrent le cou du misérable qui déjà suffoquait. Il tomba sans proférer une plainte, la face contre terre.
– Cela t’apprendra, dit Mathias Zuberi, à vouloir faire de la vertu avec un confrère.
L’assassin creusa le sol, au milieu même de la salle, mit à découvert une trappe qu’il souleva, et précipita le corps dans le caveau. Après quoi, il retourna la natte ensanglantée, se lava les mains, et sans émotion apparente, alla donner l’ordre à Mazurier d’atteler la voiture et de la lui amener sur la route, devant la poterne. Ainsi il put faire croire à son départ pour Cherbourg en compagnie du visiteur.
La nuit précédente, le bandit, sortant des souterrains par la grotte et passant par le chêne creux, était allé chercher dans le fossé où il l’avait caché le cadavre de Charles Boizard. Au moyen d’une poulie improvisée, il était parvenu à hisser sa victime jusqu’à la cavité de l’arbre et à le descendre dans le souterrain.
Célestin ne se trompait pas en affirmant qu’il devait y avoir deux cadavres dans le caveau situé sous la tourelle. À côté de Charles Boizard reposait Pierre Vignol qui, malgré son horrible blessure, était revenu un instant à la vie, avait eu la force de rejeter la terre dont il était recouvert, et avait expiré sur sa fosse où l’assassin l’enfouit de nouveau en présence de Célestin Damour épouvanté.