CHAPITRE LXXI

 

La mère du docteur Pierre Vignol témoignait à Mme de Terrenoire une grande affection. Veuve d’un petit cultivateur de Oinville, près Meulan, elle avait été sa nourrice et la garda jusqu’à l’âge de six ans.

Andréa, dont la mère était morte en lui donnant le jour, fut mise dans un couvent aristocratique de Seine-et-Oise. Aux grandes vacances, son père, Hector de Francion agioteur à la Bourse, ne manquait pas de lui faire admirer pendant deux ou trois jours les merveilles de Paris, puis la ramenait à sa nourrice chez qui elle passa ainsi le meilleur temps de sa vie. Quand Andréa eut quatorze ans, elle déclara à son père qu’elle ne retournerait pas au couvent.

– Veux-tu t’en aller à Oinville avec ta nourrice ?

– Non ! fit-elle. Je veux rester à Paris.

– Et pour quoi faire ?

– Pour que tu me mènes au spectacle, en soirée, partout où l’on s’amuse.

Viveur par excellence, Hector de Francion trouva la réponse délicieuse et fit venir Mme Vignol.

Son emploi consistait à conduire Andréa au cours de musique, au cours de danse, au cours de récitation, chez le couturier, la modiste, le pâtissier, à la promenade, partout où l’on s’amuse. Il n’y avait rien de trop beau pour elle. Singulier père que ce Francion ! Il oublia sa fille en nourrice six années durant, au couvent, huit autres années ; puis il se prit d’un beau zèle et se dévoua jusqu’à la produire lui-même dans les soirées du grand monde où elle éclipsait par sa beauté étrange et captivante toutes les jeunes filles.

Il se trouvait alors à l’apogée de sa veine d’agioteur. Ses différences stupéfiaient le monde de la Bourse qui de rien ne s’étonne. On l’appelait le favori de la fortune. Un coup d’audace lui rapporta deux millions. Il s’écria :

– J’ai quatre cent mille livres de rente et je donnerai un million de dot à ma fille.

Mais le joueur heureux qui n’a pas le courage de tourner le dos à la fortune en l’invitant à chercher un autre favori, devient bientôt le jouet de la capricieuse. Hector de Francion ne cherchait dans le jeu que ses poignantes émotions. Il devait succomber, comme tant d’autres. Un matin, il se réveilla ruiné. Le malheureux n’eut pas le courage d’envisager froidement la situation et se fit sauter la cervelle.

La maman Vignol le trouva étendu mort dans son cabinet de travail. Aux cris de la nourrice, Andréa accourut. Devant le cadavre ensanglanté, la jeune fille n’eut pas un mot de regret pour le père qui l’avait tant gâtée.

– Je suis perdue ! s’écria-t-elle. Il ne m’épousera pas.

– Malheureuse ! lui dit la nourrice. J’étais sûr qu’il t’avait séduite.

Les obsèques du suicidé eurent lieu le surlendemain. Parmi les amis qui accompagnèrent au lieu de repos cette nouvelle victime de la fortune, se trouvait un jeune homme, bien connu lui-même à la Bourse pour sa veine persistante. Il s’appelait Grégoire de Mussidan et était l’intime du défunt.

On le disait fiancé à Andréa, et l’on s’étonnait du retard apporté au mariage. En réalité, Mussidan, ancien compagnon de débauches de Francion, n’aurait jamais osé lui demander la main de sa fille. Aimait-il assez Andréa pour l’épouser ? Ne la jugeait-il pas telle qu’elle était : légère, capricieuse, sensuelle, toute au plaisir, incapable d’un sentiment profond ?

Mais elle ? Mussidan lui avait plu par son élégance correcte, par l’expression passionnée de ses yeux sombres.

Plus son père, ambitieux pour elle d’un mariage princier, s’efforçait de déconsidérer à ses yeux cet ami de plaisir, plus elle se laissait aller à un sentiment dont la nature instinctive l’empêchait de calculer les conséquences.

En homme expérimenté, Mussidan comprit l’impression qu’il produisait sur la jeune fille. Il eut l’infamie d’en profiter. Voulut-il ainsi forcer la main à de Francion dans l’espoir de joindre à sa fortune personnelle, sagement réalisée, le million de dot promis à Andréa ?

La disparition du séducteur après la mort tragique du grand joueur le ferait croire.

Un conseil de famille fut rassemblé. La succession réalisée produisit, toutes dettes payées, deux cent mille francs à l’orpheline. Andréa de Francion pouvait encore espérer un bon parti : mais elle n’avait pas le temps de choisir. Elle était enceinte.

Elle n’attendit pas la fin de son deuil pour épouser M. de Terrenoire, ami de Mussidan dont il devint plus tard l’obligé, lorsque ce dernier, revenu d’un long voyage, retrouva sa fille, Diane, et regretta amèrement, la voyant si belle, si intelligente, si parfaite, de l’avoir laissé prendre par un autre.

Mme Vignol retourna dans son village où, grâce aux subsides secrets de Mme de Terrenoire, elle put élever son Pierre dont l’intelligence éveillée dès le plus jeune âge faisait l’étonnement de tous.

Jamais Andréa ne l’engagea à venir la voir à Paris. Dans son excessive prudence, elle évitait toute rencontre entre M. de Terrenoire et la femme qui connaissait sa faute.

Néanmoins, lorsque Pierre, ayant remporté son diplôme de médecin, eut besoin d’un protecteur, Andréa sut intéresser son mari au fils de la nourrice. Le jeune docteur ambitionnait les honneurs et les profits de la célébrité à Paris où sa mère vint le rejoindre.

Andréa revit de temps à autre sa nourrice dont les témoignages d’affection lui rappelaient les doux souvenirs de son enfance.

La veille du départ de M. de Terrenoire pour Bayonne, Andréa s’était rendue chez la maman Vignol.

– Nourrice, lui avait-elle dit en pleurant, embrasse-moi une dernière fois. Je suis perdue, irrémédiablement perdue. Si tu ne me revois pas d’ici à huit jours, c’est que je serai morte. Alors, tu me rendras un dernier service : tu porteras cette lettre à son adresse.

La nourrice lut le libellé de l’enveloppe ainsi conçu :

M. MARGIVAL

Administrateur de la banque

Terrenoire et Cie,

Boulevard Malesherbes (Paris)

Cette enveloppe contenait les lettres de Blanche Warner à son amant, Terrenoire ; de Blanche Warner, mère de Marie-Louise. La bonne nourrice, tout entière aux terreurs que son Andréa lui causait en lui parlant de sa mort prochaine, prit la lettre, la cacha, et dit simplement :

– J’espère bien ne pas avoir à faire ta commission, ma charmante. Tu seras donc toujours, une petite folle.

Andréa ne lui laissa pas le temps de la questionner, l’embrassa, et sortit sans que la bonne femme pût s’opposer à son départ. Elle était sûre de sa vengeance. Contre l’ennemi Terrenoire, Margival devenait son otage.