La veille de son évasion, Luversan, tout entier à l’espoir de rattraper sa liberté, se sentit renaître. Grâce à sa robuste constitution, il avait échappé à la mort. Maintenant, il voulait guérir, et ce vouloir, poussé à son paroxysme, valait mieux pour le rétablissement du blessé que les drogues dont sa table de nuit était encombrée.
En deux phrases bien claires, Andréa l’avait mis au courant de la situation. Les preuves de son second crime se trouvaient en possession de Tristot et de Pivolot ; il fallait les leur arracher à tout prix, reprendre du même coup la fortune volée dans la caisse de M. de Terrenoire, et fuir avec Andréa.
Luversan demanda un verre de champagne, et les médecins, fidèles aux doctrines de la Faculté qui prône les vertus du vin mousseux pour les sujets en passe de tourner du mauvais côté, accédèrent à son désir.
Un grand pot de lait superfin fut mis à la disposition du malade qui le vida dans son après-midi, sans préjudice d’un second verre de champagne.
Tant et si bien que Luversan se sentait presque gaillard sur le soir, respirant moins péniblement et sentant que la cicatrisation de sa blessure serait l’affaire de quelques jours à peine.
De là à décamper de la villa avec la facilité du mystérieux messager qu’Andréa lui avait envoyé, et ce la nuit suivante, il y avait à franchir un monde de difficultés insurmontables. Mais les impossibilités, Luversan ne s’en inquiétait pas encore.
Enfin, la villa Larouette s’enveloppa des ombres d’une nuit opaque. Tristot et Pivolot, écrasés de fatigue, luttèrent vainement contre le sommeil.
À cet instant propice pour Luversan, Célestin opéra sa descente de chez Ursule Dondaine.
– Adieu ! lui dit tout bas le blessé après l’avoir payé.
Luversan tenait sa valise.
Pour l’ouvrir, il avait pris ses précautions en s’emparant d’une paire de ciseaux oubliés sur la table de nuit par la mère Dondaine. Luversan creva le cuir et plongea sa main dans l’ouverture béante. Il faillit pousser un cri de rage en constatant que le revolver, le poignard et les lettres manquaient. « Canaille d’Andrimaud ! pensa-t-il. Tu me le paieras ! »
Il ne restait au fond de la valise que les fioles enveloppées dans une ignoble loque dont Célestin s’était servi pour faire le poids. Luversan palpa chacune d’elles. Il rit silencieusement en serrant dans sa main gauche un petit flacon bouché à l’émeri. « Je les tiens ! » murmura-t-il.
Il prêta l’oreille. Tristot et Pivolot ronflaient encore. Doucement, il sortit de son lit, s’avança dans la chambre des dormeurs qu’éclairait vaguement la lueur de la veilleuse, prit un carafon de cognac qui se trouvait sur la table, le déboucha, en but une large gorgée et le remplaça par le liquide contenu dans son petit flacon. Cela fait, il alla se recoucher. C’est alors qu’il se mit à proférer des plaintes qui réveillèrent les deux agents qui accoururent à son chevet.
– Je souffre ! dit Luversan en simulant des douleurs internes. Quand il se fut calmé, il cligna des yeux en signe d’assoupissement, réclama la fermeture de la fenêtre et parut s’endormir tout à fait.
– Voulez-vous mon opinion ? demanda Tristot à Pivolot.
– Allez-y.
– Eh bien, l’inculpé est ivre.
– Je t’en ficherai, moi, du champagne ! déclara Tristot, qui, sans songer que son acte répondait mal à ses paroles, alla se verser du cognac dans la chambre voisine.
Pivolot le rejoignit.
– On ne trinque donc pas ce matin ? demanda-t-il à Tristot, qui se hâta de le servir. À votre santé !
– À la vôtre.
Chacun vida son verre d’un seul trait.
– L’abominable drogue ! déclara Tristot.
– Abominable, en effet, approuva l’autre.
Ce fut le dernier effort d’esprit de M. Pivolot. Il s’endormit tout aussitôt pour ne se réveiller que le lendemain : de même l’honorable M. Tristot.
Luversan, maître du terrain, n’avait plus rien à craindre que de lui-même. Il se leva, réussit par un effort suprême de la volonté à s’habiller, puis il passa dans la pièce voisine où les agents dormaient d’un sommeil de plomb.
Ils étaient à la discrétion de l’assassin. Luversan les contempla avec un sourire ironique. Pour l’instant, il triomphait. « Agissons, se dit-il, et vite ! » Il retourna les poches de Tristot qui, renversé sur son fauteuil, ressemblait à s’y méprendre à une poupée de cire comme on en voit au musée Grévin. En dehors de sa tabatière en argent, d’une paire de lunettes dorées, d’un foulard à carreaux rouges et bleus et d’un revolver, l’agent n’était porteur d’aucun papier pouvant intéresser le fugitif. Luversan prit le revolver.
Dans les poches de Pivolot, il trouva cent vingt-huit francs quatre-vingt-cinq centimes dont il s’empara. Cela le tirait d’un grand embarras. Sans un sou, l’homme le plus résolu est réduit à l’impuissance.
Mais ce n’était ni de l’argent, ni des armes qu’il cherchait. Il lui fallait, à tout prix, connaître la demeure de ces deux hommes, l’appartement où ils tenaient en réserve les pièces à conviction du crime du boulevard Haussmann, à savoir : les billets de banque repris à Luvigny et les valeurs dont Andréa s’était laissé déposséder.
Luversan tressaillit d’aise en découvrant un portefeuille dans la poche de Pivolot. Avec quelle joie féroce il déplia ce portefeuille, certain qu’il était d’y trouver au moins des renseignements précis sur le dormeur. Il ne se trompait pas. D’un des compartiments, il tira des cartes de visite ainsi conçues :
Cherchez
et vous trouverez
TRISTOT ET PIVOLOT
Volontaires de la Sûreté
RUE DE DOUAI, 22
« Ah ! ils demeurent ensemble, murmura Luversan. Cela va m’épargner des pertes de temps. “Cherchez et vous trouverez !” Il y a du bon dans cette vieille devise. J’ai cherché, Messieurs, et j’ai trouvé. »
Les autres compartiments du portefeuille ne contenaient que des papiers sans importance.
« Ces gens-là, se dit le Levantin, ne doivent pas demeurer à l’hôtel garni. Conséquemment, ils ont leur clé sur eux. »
Il refouilla Tristot avec la méthode d’investigation recommandée par Edgar Poe, commençant par les poches du pantalon pour finir aux goussets du gilet.
« Je cherche, dit-il au dormeur, et… je trouve ! » conclut-il en retirant deux clés d’une poche secrète placée sous le revers droit de la redingote.
Et Tristot ne se réveilla pas.
– Bonne nuit, Messieurs ! dit Luversan en prenant sa valise et en descendant l’escalier. Bien que volontaires de la Sûreté, c’est bien involontairement que vous manquez le coche. Bonne nuit !
Luversan marchait d’un pas alerte, il avait hâte de regagner Paris. Une circonstance favorable lui fit gagner du temps et ménager ses forces. Grande-Rue de Sèvres, un fiacre vint à passer, s’arrêtant devant une porte. Deux voyageurs descendirent du véhicule et réglèrent le cocher, qui retourna vers Paris.
Luversan allait devant, très doucement, attendant que les voyageurs fussent rentrés chez eux. Le cocher flaira un client et ralentit l’allure de son cheval.
– Vous êtes libre ? lui demanda le Levantin.
– Cela dépend.
– Où remisez-vous ?
– À Grenelle.
– Parfait. Conduisez-moi jusqu’à votre dépôt. Vous aurez un bon pourboire.
Enchanté de l’aubaine, le cocher rentra bon train dans sa bonne ville de Paris. À Grenelle, Luversan prit un autre fiacre et se fit conduire rue de Douai. Il était cinq heures du matin.
En face du n° 22 où habitaient Tristot et Pivolot se trouvait un débit de vin dont le patron était occupé à ouvrir ses volets. Luversan entra dans cet établissement et demanda un verre de chartreuse. Le débitant l’examina tout en le servant. Le voyant si pâle qu’on eût dit un mort relevé de sa couche funèbre, il le prit pour un joueur qui s’était fait décaver par des fripons dans quelque tripot clandestin.
– Vous connaissez messieurs Tristot et Pivolot ? lui demanda Luversan.
– Comme on connaît ses bonnes pratiques. Ce n’est pas que ces messieurs consomment beaucoup sur le zinc, mais ils savent que j’ai du beaujolais comme on n’en trouve nulle part et ils en usent suivant leur droit. Des clients qui paient toujours comptant, sans rechigner. Et des malins !
– Oui, on les dit très forts.
– Je vous crois. Ce sont eux qui ont arrêté Luversan.
– Luversan ?
– Oui, Luversan, l’assassin de Ville-d’Avray, quoi ! Si vous avez besoin de leurs services, si on vous a joué quelque mauvais tour, si votre femme vous trompe et que vous ne sachiez pas avec qui, si vous aviez commis l’imprudence d’étaler des billets de mille devant des philosophes qui se sont empressés de vous les rafler, vous ne sauriez mieux faire que de vous adresser à Tristot et à Pivolot, les deux font la paire.
– Ils demeurent près d’ici, je crois ?…
– En face, vous voyez d’ici les fenêtres.
Luversan savait ce qu’il voulait, il paya sa consommation et sortit.
Dans la rue il constata avec joie que la porte du n° 22 venait de s’ouvrir pour donner passage à la marchande de lait. Rapidement, il se glissa, par la porte entrouverte, dans l’allée de la maison où habitaient MM. Tristot et Pivolot, volontaires de la Sûreté.
Sur le palier, Luversan s’arrêta, deux portes se trouvaient devant lui. Il hésita un instant. « Suis-je bête, pensa-t-il. C’est à droite qu’il faut entrer. Il y a une serrure de sûreté. » Ce jeu de mots le fit sourire. Il ouvrit de deux tours de main les serrures, pénétra dans la place et commença par explorer toutes les chambres pour s’assurer si la femme de chambre ne gardait pas l’appartement.
Personne.
D’autre part, Luversan appréhendait de se heurter à quelque coffre-fort inexpugnable. Mais Tristot et Pivolot étaient en retard avec le siècle. Pas le plus petit coffre-fort à leur domicile. En revanche, Luversan eut beau faire sauter les tiroirs de tous les meubles, il ne trouva pas ce qu’il cherchait.
Soudain, il entend la porte d’entrée s’ouvrir. Il n’a que le temps de se baisser derrière un fauteuil du cabinet et de s’armer du revolver de Pivolot.
– Au voleur ! crie une voix chevrotante.
Il s’élance en avant, saisit à la gorge la pauvre vieille mère Chalumet, femme de ménage des deux amis, et lui braquant son arme sur la tempe :
– Un mot de plus et vous êtes morte !
Mais son instinct d’honnête femme a raison de sa terreur. Elle se laissera égorger plutôt que de trahir ses bons maîtres.
– Où est la cachette ?
– Je ne sais pas.
Il brandit son arme, mais, au moment de commettre ce nouveau crime, le Levantin en reconnaît l’inutilité ! Une idée infernale surgit dans son esprit.
Luversan s’était familiarisé avec une science nouvelle : l’hypnotisme. C’était pour lui un jeu que d’endormir par la fascination les êtres plus faibles que lui et de les forcer à obéir à ses suggestions. Son regard se riva sur celui de la vieille domestique. Il ne proféra plus une menace, mais concentrant toute la puissance de sa volonté, il obtint bientôt la réalisation du phénomène.
– Vous sentez de l’engourdissement, de la torpeur, lui dit-il ; les bras et les jambes sont immobiles ; voici de la chaleur dans les paupières ; vous n’avez plus de volonté, vos yeux restent fermés, le sommeil vient.
Il leva les bras du sujet. Ils restèrent en l’air, semblables à des barres fixes. C’était le sommeil cataleptique ! La vieille était au pouvoir de l’endormeur.
– Levez-vous, lui commanda-t-il.
Elle se redressa et demeura roide comme une statue. Elle gardait les yeux fermés, la tête penchée vers l’homme à qui elle était obligée d’obéir.
– Montrez-moi la cachette de vos maîtres, commanda-t-il d’une voix sifflante.
Elle traversa lentement le cabinet, passa dans la chambre à coucher, et frappa du pied sur une lame de parquet. Luversan examina cette lame et vit qu’elle était fixée au plancher par deux vis soigneusement dissimulées. Avec son couteau, il retira les deux vis. Il mit tant d’action à cette besogne qu’il oublia la femme de ménage. La vieille s’était réveillée. Elle valait le chevalier d’Assas, la mère Chalumet.
– Au voleur ! cria-t-elle héroïquement, à l’assassin !
Les bandits qui réussissent ont trop souvent comme complice le stupide hasard. À ce moment, une troupe de musiciens italiens exécutait, à grand renfort de crin-crins accompagnés par deux harpes, une des chatoyantes mélodies écloses sous le beau ciel de Naples. Tous ceux des locataires qui auraient pu entendre l’appel de la vieille se grisaient aux fenêtres de la cour à l’audition de ce concert en plein courant d’air.
Luversan, qui venait de saisir sous la lame du parquet un épais portefeuille, le lâcha pour s’élancer de nouveau sur la malheureuse. Eut-il pitié d’elle ? Il se contenta de lui remettre le bâillon et de l’attacher au pied du lit. Puis il reprit le portefeuille, l’ouvrit et poussa un rugissement de joie.
– Cherchez et vous trouverez ! s’écria-t-il. J’ai trouvé !
Il sortit, descendit l’escalier et se croisant au premier étage avec le concierge :
– Pardon ! lui dit-il.
– Cette excuse arrêta la question sur les lèvres du vigilant gardien. Comment se défier d’un homme bien mis et qui connaît à ce point les convenances !
Arrivé au carrefour de Châteaudun, Luversan héla un fiacre. Il tomba épuisé sur la banquette.
– Rue de Chanaleilles ! dit-il au cocher.