CHAPITRE XLVI

 

À Méridon, le docteur Lagache n’avait pas tardé à s’apercevoir que le dépérissement dont Mme de Noirville était atteinte, provenait surtout du moral. À chacune de ses visites, elle ne manquait jamais de lui demander des nouvelles de son client de Maison-Blanche. Le docteur, qui savait la répugnance de William Farney à recevoir la visite de la châtelaine de Méridon, répondait invariablement :

– Monsieur Farney va mieux, mais il a besoin des plus grands ménagements. Je recommande surtout à mademoiselle Suzanne, sa fille dévouée, de ne pas le faire parler, de lui éviter toute secousse, toute émotion, toute fatigue de tête.

Cependant, l’Américain entra en convalescence et le docteur ne put cacher plus longtemps la situation véritable. Pourquoi eût-il menti ? Il ignorait la nature des relations qui s’étaient établies entre ses clients. Leurs affaires n’étaient pas siennes. Si William Farney ne voulait pas recevoir Mme de Noirville, il n’avait qu’à la consigner à sa porte. Il annonça donc une guérison qui lui faisait honneur.

Le docteur croyait d’ailleurs avoir trouvé le mot de l’énigme : Raymond s’était trahi devant lui à force de lui demander des détails sur le malade et surtout sur la santé de Mlle Suzanne qui s’épuisait à soigner son père jour et nuit. « Le jeune avocat, pensa-t-il, aime la charmante enfant. Il paraît être digne d’elle, mais le riche Américain ne veut pas d’un gendre sans dollars. »

Sous l’influence d’un traitement énergique, les forces étaient revenues à Mme de Noirville. Cette amélioration ne la trompa point. Elle se sentait minée par le remords qui ne pardonne jamais. Elle appelait sa fin de tous ses vœux, mais avant de s’éteindre, elle voulait faire une nouvelle démarche auprès de William Farney pour assurer le bonheur de son Raymond. Quant à Pierre, elle ne s’en préoccupait plus : le pauvre garçon renonçait à la lutte ; sous peu de jours, il partirait, comme il l’avait annoncé à sa mère, avec des explorateurs chargés d’une mission scientifique en Océanie. On le prenait à titre d’auxiliaire. Ses dépenses seraient presque nulles.

Pierre n’en voulait plus à Raymond. Dans sa bonne et franche nature, il le plaignait même. Les deux frères évitaient toute conversation sur un sujet qui les touchait si profondément au cœur.

Cependant, un beau matin, lorsque Mme de Noirville eut dit à ses fils : « Je crois qu’il serait convenable d’aller prendre des nouvelles de monsieur Farney », Raymond et Pierre trouvèrent l’idée excellente. Tous trois se firent conduire en voiture à Maison-Blanche.

Le convalescent ne s’attendait guère à cette visite et ne put l’éviter. Étendu sur un fauteuil, au jardin, il demandait au soleil la réparation de ses forces. Le pauvre homme n’était plus que l’ombre de lui-même.

En revoyant la femme de Lucien, Roger devint encore plus pâle. Elle lui tendit la main et il eut le courage de la prendre. Il détourna les yeux de l’infâme créature dont la complicité avec Luversan ne faisait plus aucun doute, et dit à Suzanne :

– Conduis Madame et Messieurs au salon. Je vous rejoindrai tout à l’heure… si je puis.

Il s’excusa sur sa grande faiblesse. En réalité, il avait hâte d’éloigner de lui la veuve de Lucien de Noirville. Un instant après, il se faisait remonter par James dans sa chambre à coucher.

Suzanne était doublement heureuse ; son père était sauvé et elle voyait que Raymond ne l’oubliait pas.

La conversation roula sur William Farney. Suzanne retraça toutes les péripéties d’une crise qui, pendant un mois passé, avait failli, à plusieurs reprises, emporter le cher malade.

Mme de Noirville se garda, dans une première visite, de faire aucune allusion au refus de Suzanne. Le prétexte de la maladie lui suffisait pour renouer des relations de voisinage avec l’Américain ; plus tard, elle verrait. Une idée l’inquiétait néanmoins ; que ferait le malade quand il serait tout à fait rétabli ?

– Monsieur votre père, dit-elle à Suzanne, ne songerait-il pas à retourner dans son pays ?

Répondre franchement, c’eût été désespérer Raymond. Suzanne, en fille avisée, s’en garda bien.

– J’ignore, répondit-elle, quels sont les projets de père. Le médecin lui a d’ailleurs interdit d’en faire aucun. Pauvre père ! Il ne sera pas en état d’aller et venir avant de longs jours encore, et cependant !…

Elle n’acheva pas. Elle en avait déjà trop dit.

À ce moment, James entra et informa la jeune fille que son maître, sans être plus malade, se sentait trop faible pour venir au salon, et qu’il reposait dans sa chambre.

– Au revoir, Mademoiselle, dit Mme de Noirville. Nous vous laissons à votre père qui réclame vos soins. C’est vous qui l’avez sauvé. Votre présence, votre amour filial, votre dévouement de tous les instants, ont fait plus que la science, pourtant si éclairée, du docteur Lagache.

Raymond s’en était tenu aux propos banals, mais ses regards parlaient avec une éloquence dont Mlle Farney ne perdait pas un mot. Dans cette courte visite, ils s’étaient renouvelé leurs aveux.

Quant à Pierre, il restait en contemplation devant un petit tableau simplement encadré et qui lui rappelait un souvenir à la fois doux et cruel : c’était l’esquisse que Suzanne avait faite aux ruines de l’abbaye des Vaux-de-Cernay. Il ne pouvait en détacher ses yeux.

– Allons ! Pierre, lui dit sa mère, fais tes adieux, grand voyageur.

– Mademoiselle, dit-il, permettez à un homme qui va partir pour une exploration en pays étranger, loin, bien loin d’ici, de vous présenter ses souhaits de bonheur et de prospérité. Je ne sais si je vous reverrai jamais, mais je conserverai le souvenir de notre première rencontre que vient de me rappeler cette charmante esquisse.

Suzanne comprit-elle la pensée secrète du jeune homme ? Elle rougit et échangea avec Raymond un regard qui signifiait : « Pauvre garçon ! » Puis elle décrocha le tableau et le tendant à Pierre :

– Puisque cette esquisse vous plaît, dit-elle, permettez-moi de vous l’offrir.

Le frère de Raymond n’hésita pas. Il accepta le souvenir qu’il devait emporter avec lui dans son long voyage.

– Merci, Mademoiselle, dit-il d’une voix étranglée par l’émotion.

Et Mme de Noirville se retira avec ses fils en priant Suzanne de lui amener son père dès qu’il serait rétabli.

La jeune fille remonta aussitôt auprès de son père. Elle était rayonnante. Le convalescent évita toute parole qui aurait pu troubler la joie de l’enfant. Mais il se disait à part lui :

– Tant que cette femme, qui sort d’ici, vivra, la fille de Roger Laroque, même réhabilité, ne pourra jamais être la femme d’un Noirville.