Dès le matin, une foule nombreuse accourue des villages voisins s’était groupée devant le porche pour voir la jolie mariée et surtout pour approcher le héros du jour, le fameux Roger Laroque, victime de l’erreur judiciaire dont tous les journaux avaient parlé.
Chacun remarqua que le père de la mariée semblait triste et préoccupé au lieu de se réjouir du bonheur de sa fille.
– Le pauvre homme, disaient tout bas les curieux, souffre de n’être pas encore réhabilité. Ça lui fait de la peine de savoir que son nom est encore entaché par un jugement inique.
La cérémonie se passa sans incidents.
Après la messe, un punch rassembla à Maison-Blanche les rares parents et amis des deux lignées. Il va sans dire que Jean Guerrier, Marie-Louise et l’austère Margival s’y trouvaient. Ce dernier, sans que personne en sût les motifs, avait vieilli de dix ans. La blessure de ses illusions perdues lui saignait encore au cœur. Telle était sa bonté qu’il regrettait de s’être montré impitoyable pour le séducteur de Blanche Warner. Dans le passé si lointain des amours de M. de Terrenoire avec celle qui devait abriter plus tard sa honte derrière le nom de Margival, le père de Marie-Louise devinait des circonstances atténuantes. Il se reprochait de n’avoir pas demandé à l’homme que, sans le prévoir, il avait condamné à mort, des explications complètes. Peut-être, après avoir entendu le coupable, aurait-il montré, vis-à-vis de lui, plus de magnanimité.
Le soir même, Roger revenu à Paris avec ses enfants, les accompagna à la gare de Lyon. Suzanne et Raymond embrassèrent une dernière fois leur père et partirent pour l’Italie où ils devaient passer l’hiver. Au moment de cette séparation, Roger refoula les larmes qui lui montaient aux yeux.
– Je suis bien heureux, dit-il, bien heureux…
Suzanne le crut et, se suspendant à son cou, lui dit tout bas :
– Sois tranquille, petit père, nous reviendrons bientôt et nous ne nous quitterons plus… jamais.
Un instant après, il se retrouvait seul sur le pavé de Paris. Il entra dans un café et relut pour la troisième fois une lettre qu’il avait reçue le matin même de Tristot et dont il s’était bien gardé de faire part à ses enfants.
Persuadé que Luversan resterait dans le pays pour tâcher de rattraper les deux millions qu’il avait laissé tomber dans le puits des souterrains, le parquet de Cherbourg conservait le secret le plus absolu sur les recherches. La lettre adressée par Tristot à Roger était ainsi conçue :
« Cher monsieur Laroque,
« Nous jouons décidément de malheur. Je vous avais dit dans ma dernière lettre qu’une surveillance de jour et de nuit était organisée dans les ruines du château des Mouettes.
« La nuit dernière, nous étions embusqués, Pivolot et moi, au fond du puits, lorsque soudain, nous entendîmes à nos pieds un bruit étrange. Penchés tous deux sur la nappe d’eau qu’un brouillard épais, passant par la brèche, masquait à nos yeux, nous ne tardâmes pas à nous rendre compte qu’il se faisait un travail souterrain au-dessous du ru.
« Nous avions eu le tort de ne pas faire draguer le fond du puits dont nous nous étions contentés de sonder la vase. Il y avait là un passage par où Luversan s’était éclipsé le matin de notre arrivée au château des Mouettes et par où il revenait de nuit avec l’espoir de rentrer dans ses fonds. Bientôt, en effet, le bruit d’une pierre qu’on déplace brusquement se fit entendre, l’eau s’engouffra par un trou sur le pan de la muraille, le niveau baissa, et du trou surgit une tête d’homme.
« Au milieu de l’obscurité opaque, nous retenions notre respiration, et, armés chacun d’un revolver, nous attendions avec anxiété que l’homme fût entièrement sorti par l’issue secrète.
« Il était à peine debout que nous lui criâmes : « Halte ! vous êtes mort ». Nous l’avions saisi vigoureusement à la gorge et les canons de nos armes s’appuyaient sur ses tempes. L’homme ne bougea pas.
« Deux gendarmes accourus des ruines où, cachés dans les ronces, ils veillaient au grain, accoururent nous prêter main-forte. L’homme se laissa arrêter sans résistance.
« En même temps, ayant allumé nos lanternes, nous nous aperçûmes que le trou, par où l’eau s’échappait, avait été rebouché de l’intérieur et que le ru reprenait son niveau. Ce n’était pas Luversan que nous tenions, mais un complice : le dompteur Malmenade dont je vous ai également parlé. Interrogé, cet individu refusa de répondre.
« Sans perdre un instant, nous explorâmes le fond du puits et ayant trouvé l’anneau de la pierre mobile, nous tirâmes dessus de toutes nos forces et nous réussîmes à l’arracher.
« Pendant que les gendarmes maintenaient le prisonnier, nous nous engageâmes dans le souterrain. Telle fut notre précipitation que nous ne songeâmes même pas à refermer l’issue par laquelle l’eau s’écoulait assez rapidement.
« Chacun de nous s’était muni d’une lanterne. Nous courions à toutes jambes. Au loin retentissaient les pas précipités du fugitif. Si nous avions pu l’apercevoir, nous n’aurions pas hésité à tirer sur lui : mais il avait de l’avance, et ce maudit souterrain n’en finissait pas.
« Bientôt, nous n’entendîmes plus que le bruit de notre course précipitée. Nous arrivâmes tout haletants au bord d’un puits où nous faillîmes tomber.
« Au-dessus de notre tête, on criait : « Au voleur ! à l’assassin ! » Nous appelâmes de toute la force de nos poumons. Une voix d’homme nous interpella : « Qui êtes-vous ? – La police. – Vous arrivez trop tard. Votre homme vient de se sauver par le grenier. – Aidez-nous à remonter. Descendez le seau. »
« L’homme ne nous obéit qu’après nous avoir fait perdre dix minutes durant lesquelles l’assassin se mettait provisoirement en lieu sûr.
« Nous fûmes remontés un à un, non sans peine. Nous nous trouvions chez un brave cantonnier dont l’honnêteté et la bonne foi ne sauraient être soupçonnées. Il ignorait l’existence du souterrain dans son modeste domaine.
« Quant à poursuivre Luversan par un brouillard d’une telle opacité, il n’y fallait point songer.
« Nous courûmes à Beaumont et dans les villages environnants. Bientôt le tocsin fut sonné par toute la campagne. Les paysans armés parcoururent les champs avec la même ardeur qu’au premier jour. Ce fut peine perdue.
« Or, d’après le témoignage d’un ivrogne que nous avons trouvé endormi l’après-midi sur un remblai de la voie ferrée, entre Martinvast et Couville, un homme répondant au signalement de Luversan aurait sauté le matin sur le marchepied d’un train en marche. Si le fait est exact, Luversan se sera glissé dans un compartiment rempli de marchandises et aura pu arriver jusqu’à Caen. En ce cas, tout nous porte à croire qu’il aura repris le train de Paris à une station intermédiaire.
« J’ai envoyé une dépêche au service de sûreté. Nous resterons encore deux jours dans le pays par acquit de conscience. Après quoi, nous reviendrons à Paris.
« Il nous reste à vous annoncer la découverte du cadavre de Célestin Damour. Le malheureux a été la proie des pieuvres qui l’ont rejeté après l’avoir réduit à l’état de squelette. Nous l’avons fait inhumer au cimetière de la Diélette.
« À bientôt.
« Votre tout dévoué,
« TRISTOT. »
Maintenant que Suzanne était mariée, que rien ne pouvait plus la séparer de Raymond, Roger Laroque se reprenait à espérer en sa réhabilitation. Il se sentait rempli d’une ardeur nouvelle pour recommencer cette chasse à l’homme où Tristot et Pivolot eux-mêmes avaient trouvé leur maître.
Il s’en voulait d’avoir redouté les révélations que le misérable aurait pu faire sur la complicité de Julia. Comment supposer que l’assassin ferait des aveux ! Non, arrêté, mis à la torture des questions incessantes et des témoignages indiscutables, condamné même, jamais Luversan ne dénoncerait sa complice d’autrefois ! Telles étaient les réflexions que se faisait Roger Laroque.
Il passa la nuit chez Guerrier qui, ainsi que Margival, avait quitté la banque Terrenoire et devait en monter une autre grâce aux fonds de son bienfaiteur.
Le lendemain, il eut la douleur de voir encore son nom traîné dans tous les journaux avec des détails complets sur les assassinats de Charles Boizard et du docteur Pierre Vignol. Un reporter « actif » avait eu l’ingénieuse idée d’aller rue des Abbesses, demander des renseignements à la veuve Vignol sur son fils. La pauvre femme, qui ignorait encore son malheur, tomba à la renverse. Quand elle revint à elle, elle était folle, folle comme l’avait été Andréa. On dut l’interner à Sainte-Anne. D’après l’« actif » reporter, elle n’y devait point passer la nuit.
Roger retourna à Maison-Blanche dans l’espoir d’une nouvelle lettre de Tristot. Personne ne lui avait écrit. En revanche, il trouva sur son bureau une carte de visite que le fidèle James y avait déposée. Quelle ne fut pas sa surprise en lisant sur cette carte le nom d’Andrimaud, cet escroc qui l’avait si bien servi pour attirer Luversan dans le piège de Ville-d’Avray. Naturellement, l’adresse manquait.
– Quand monsieur d’Andrimaud est-il venu ? demanda Roger à James.
– Hier matin, comme vous veniez de partir à Chevreuse avec les mariés.
– Savait-il la nouvelle ?
– Non, Monsieur.
– Et vous ne lui avez rien dit ?
– Ma foi si, Monsieur. Il prétendait avoir quelque chose de très pressé et de très important à vous dire, et alors…
– Alors, vous lui avez fait connaître que ma fille se mariait ?
– Oui, Monsieur, et il a dû courir à Chevreuse pour vous parler.
– Je ne l’ai point vu. C’est étrange ! À l’avenir, soyez plus discret. Je ne vous croyais pas si bavard, James.
– J’ai cru faire pour le mieux, Monsieur.
James allait renouveler ses excuses quand, ayant jeté un coup d’œil dans le jardin, il s’écria :
– Le voici, Monsieur.
C’était bien d’Andrimaud qui, habillé à la dernière mode, ganté de frais, suivait l’allée conduisant de la grille au perron du château.
Que venait encore faire à Maison-Blanche l’ancien directeur du Sauveteur des Capitalistes ? Roger contint en lui-même le dégoût que ce personnage lui inspirait. Il reçut le visiteur avec une certaine affabilité, espérant encore l’utiliser pour ses recherches.
– Eh bien, monsieur d’Andrimaud, lui dit-il, nous avons donc fait de mauvaises affaires ?
– Comment le savez-vous, monsieur Farney ?
À ce nom de Farney, Roger eut un soubresaut.
– Appelez-moi Laroque, je vous prie ; je suis redevenu français.
– Comment avez-vous appris ma déconfiture, monsieur Laroque ?
– Par les journaux d’abord.
– Les journaux me font vraiment trop d’honneur. Comme si mes affaires particulières pouvaient intéresser le grand public !
– En dehors du grand public, continua imperturbablement Roger, j’ai eu l’occasion de voir par moi-même, rue de Rivoli, devant la porte de l’ex-Sauveur des Capitalistes, un petit public de… Comment dirais-je ? de gogos qui n’étaient pas du tout satisfaits de la façon dont vous aviez sauvé les capitaux.
– Ah ! vous étiez là. Mes clients sont des imbéciles. S’il ne leur avait pas pris la fantaisie de me réclamer leur argent tout d’un coup, sans me donner mes huit jours, je l’aurais décuplé. J’étais en pleine veine quand ils m’ont ruiné en se mettant eux-mêmes sur la paille.
Le cynisme de son interlocuteur commençait à impatienter Roger.
– Enfin, que voulez-vous de moi ? lui demanda-t-il d’un ton sec.
D’Andrimaud répondit sans vergogne :
– Vous emprunter une petite somme que je destine à une opération des plus fructueuses. Si vous consentez et que je réussisse, je remonterai à la Bourse sur mon grand cheval de bataille, je rembourserai mes créanciers et mes créanciers seront les premiers à me rapporter de l’argent.
– N’êtes-vous point poursuivi par le parquet ?
– Hélas, oui !
– N’avez-vous pas été condamné plusieurs fois ?
– Une toute petite fois : deux ans de prison.
– Et vous voulez que je vous prête de l’argent, à vous, joueur effréné, récidiviste incorrigible. Ce n’est pas possible, monsieur d’Andrimaud !
L’escroc se leva majestueusement et fit quelques pas vers la porte. Mais il se ravisa aussitôt et se retournant, le chapeau à la main.
– Prêtez-moi dix mille francs, monsieur Laroque, dit-il, vous ne vous en repentirez pas. Je puis encore vous servir…
Il avait appuyé sur ces derniers mots avec un air de sincérité qui intrigua beaucoup Roger.
Le financier avait-il deviné la pensée secrète de la victime de Luversan ? Savait-il quelque chose sur ce dernier ?
Laroque le pria de s’asseoir, ce que d’Andrimaud s’empressa de faire.
– En quoi pouvez-vous encore me servir ?
– Dame ! C’est plutôt à vous qu’à moi de le dire. Il vous a été permis d’éprouver ma discrétion, mon dévouement à votre personne.
Roger dut reconnaître que le chevalier d’industrie l’avait aidé en « conscience » à attirer Luversan dans le piège de Ville-d’Avray.
– Si je vous confiais, lui dit-il, la mission de retrouver Luversan, auriez-vous chance de réussir ?
– Peut-être…
– Croyez-vous qu’il soit revenu à Paris ?
– C’est probable.
– Vous en savez peut-être plus long que vous ne le voulez dire ?
D’Andrimaud ne rougissait plus depuis longtemps. Il conserva un visage impassible, impénétrable.
– Je ne sais rien, répondit-il. Ah si ! je sais que j’ai besoin d’argent et qu’il me serait bien difficile, sans subsides, de faire des recherches en plein Paris, alors que les limiers de la Préfecture de police sont à mes trousses.
Roger alla à son secrétaire, un superbe meuble en bois de chêne défendu par une simple serrure de sûreté. Avant d’abaisser la porte, il jeta un coup d’œil sur le solliciteur. Les yeux de l’escroc brillèrent de tous les feux de la convoitise.
Roger tira du meuble un billet de mille francs qu’il tendit à Andrimaud. Ce dernier le prit en faisant une grimace de déception.
– Merci, dit-il, mais avec une si petite somme, je ne puis rien faire.
– C’est un simple acompte, mon cher monsieur. Mettons que je vous redoive neuf mille francs. Je vous les donnerai quand vous les aurez gagnés. Apportez-moi une piste et vous ne regretterez pas votre peine.
D’Andrimaud leva ses grands bras au plafond.
– Une piste ! fit-il, c’est facile à dire, Paris est grand et je ne suis pas son prophète.
– Essayez.
– Je veux bien ; mais au fait, combien me donneriez-vous, si je le retrouvais, votre Luversan ?
Les soupçons de Roger se confirmaient de plus en plus : d’Andrimaud savait quelque chose.
– Cinquante mille francs, dit-il.
– Ce n’est pas assez… Vous êtes riche, monsieur Farney… pardon ! monsieur Laroque, vous êtes riche.
– Je m’en tiens à mon chiffre.
D’Andrimaud parut réfléchir, comme s’il s’agissait d’un marché honorable. Mais au lieu de répondre directement, il changea de conversation.
– N’en parlons plus, dit-il. Avant de vous quitter, je tiens à vous complimenter au sujet de votre gendre. C’est un beau garçon qui porte sur le visage tous les signes de l’énergie et de la loyauté.
Les escrocs ont toujours à la bouche les grands mots des qualités qui leur manquent.
– Je vous remercie pour mon gendre, fit Roger avec un sourire contraint.
– C’est un Noirville, n’est-ce pas ?
À quoi tendait cette étrange question ?
– Mon gendre, est, en effet, monsieur de Noirville, dit Roger.
– Le fils de l’avocat qui vous a défendu au procès de Versailles et qui est mort subitement en pleine audience ?
Roger pâlit. Par qui le misérable savait-il ce détail ?
– Oui, répondit-il encore, c’est le fils de mon ancien compagnon d’armes, Lucien de Noirville.
– Dont la femme est encore vivante ?…
Roger ne répondit pas.
– Je suis convaincu, monsieur Laroque, que votre fille sera la plus heureuse des épouses. À l’honneur de vous revoir. Si, par hasard, j’apprenais quelque chose d’intéressant, je m’empresserais d’accourir. J’avais pensé toutefois que votre réhabilitation valait plus de cinquante mille francs.
Il saluait et s’apprêtait à franchir la porte quand Roger le rappela à son tour.
– Restez, monsieur d’Andrimaud. Nous déjeunerons ensemble et vous partirez ensuite.
Cette invitation subite parut flatter l’escroc qui conçut l’espérance d’attendrir son homme au dessert.
– J’accepte, fit-il.
Roger sonna James et l’invita à servir le plus tôt possible.
– En attendant, dit-il à d’Andrimaud, vous prendrez bien quelque chose, un apéritif ?
– Volontiers.
James s’empressa d’apporter les rafraîchissements demandés.
– Permettez-moi, dit Roger à l’escroc en lui tendant un excellent cigare, de terminer mon courrier. Les journaux du matin sont sur la table.
– Très bien, je vais les parcourir.
Laroque s’assit devant son secrétaire.
Il écrivit la lettre suivante :
« Mon cher monsieur Cuvellier,
« Je viens vous demander un immense service. Pour une fois, une seule fois, sortez de votre retraite, et aidez-moi dans une recherche de laquelle mon honneur dépend. C’est grâce à vous que j’ai pu retrouver Luversan. Vous m’avez conseillé d’aller voir un monsieur d’Andrimaud qui avait fait deux ans de Poissy pour tripotages concernant les valeurs à dots.
« Comme vous le pensiez, ce d’Andrimaud était lié intimement avec Luversan, et par le premier j’ai pu arriver jusqu’au second. Par malheur, le bandit a réussi à s’échapper.
« Or, j’ai reçu tout à l’heure la visite de d’Andrimaud qui, recherché par la police sous inculpation d’escroquerie, se trouve sans ressources et est venu me demander de le secourir. J’ai un intérêt capital à ce que cet homme ne soit pas arrêté et à connaître l’endroit où il est présentement réfugié.
J’ai eu soin de le retenir à déjeuner. D’ici à une heure, une heure et demie au plus, cet homme quittera Maison-Blanche. Je le ferai conduire en voiture à la gare de Saint-Rémi. Il s’agirait de le suivre toute la journée jusqu’à ce que vous sachiez où il loge. Je n’ai besoin que de cette indication. Ne marchandez pas sur les frais qui vous seront remboursés amplement.
« Que vous réussissiez ou non, je m’engage à verser à la caisse d’épargne un billet de mille francs au profit de votre petit-fils.
« Attendez d’Andrimaud à la gare Saint-Rémi. Comme il sera accompagné par James, vous êtes certain de ne pas vous tromper de personne.
« Merci d’avance et à votre service de tout cœur quand vous aurez besoin de moi.
« ROGER LAROQUE. »
Cette lettre terminée et mise sous enveloppe, Roger sortit un instant et chargea James de la porter de suite à son adresse. La réponse devait être faite par oui ou non. Tout en servant à table, le fidèle James la transmettrait à son maître par un signe de tête.
Roger rentra au salon au moment où d’Andrimaud s’écriait en brandissant un journal :
– Mais, c’est épouvantable !
L’escroc n’entendit même pas revenir son amphitryon à qui il tournait le dos. Roger s’arrêta net.
– C’est affreux, fit encore d’Andrimaud. Si j’avais su tout ça plus tôt…
Soudain, il aperçut Laroque dans une glace et devint livide.
– Eh bien, lui dit Roger, êtes-vous disposé à déjeuner ? Le couvert est servi. Passons dans la salle à manger. Je vous montre le chemin.
Il traversa le salon sans qu’un muscle de son visage trahît l’étonnement profond que venait de lui causer l’exclamation de son hôte.
L’escroc, qui venait de lire tous les détails du double crime commis par Luversan au château des Mouettes, suivit Laroque sans en souffler un mot.
« Toi ! pensa ce dernier, tu en sais long ! Pourvu que le père Cuvellier consente à te filer. »
D’Andrimaud avait repris son masque impassible. Assis en face de Laroque, il n’avait pas encore soufflé mot lorsque James apporta le premier service. Le domestique triomphait.
– Oui ! fit-il à son maître par un simple signe de tête.
Le père Cuvellier consentait !
Durant le repas, d’Andrimaud fit part à Roger de diverses combinaisons financières de son invention. Grâce aux loisirs de la prison, il avait eu le temps de voir le fort et le faible de bien des choses. Il ne lui manquait que le nerf de la guerre. Il ne comprenait que les affaires en grand et c’est pourquoi jusqu’alors, il n’avait pas réussi… Ah ! s’il pouvait être compris d’un capitaliste sérieux ! En deux ans, il se chargeait de drainer des millions et encore des millions à la Bourse.
Roger supporta le verbiage du chevalier d’industrie. Il attendait la conclusion. Entre la poire et le fromage, d’Andrimaud, allumé par les fumées d’un Chambertin indiscutable, reprit son aplomb.
– Alors, dit-il, c’est cinquante mille francs que me vaudrait la prise de Luversan ?
– Oui.
– Je me mets en campagne dès aujourd’hui. Par malheur, il me manque le principal.
– Pardon, je viens de vous remettre mille francs.
– Ils sont déjà employés.
Roger ne put s’empêcher de rire.
– Je ne vois pas, dit-il, à quoi vous auriez pu les dépenser ici.
– Je m’explique : toute ma garde-robe, mon linge et jusqu’aux dossiers les plus importants des combinaisons financières, dont j’ai eu l’honneur de vous entretenir sont détenus à Londres par un hôtelier exigeant. Quelle mauvaise idée j’aie eue d’aller revoir les Anglais ! Le brouillard m’a toujours porté la guigne noire.
– Vous avez joué, avouez-le.
– Eh oui ! répondit impudemment l’escroc. J’ai joué et je jouerai toute ma vie, tant que la veine ne m’aura pas mis dans les mains les quatre ou cinq cent mille francs qui me seraient nécessaires pour fonder quelque chose de durable. Pas de maison sans fondations ! Des parvenus enrichis dans le commerce ont l’effronterie de soutenir qu’ils sont arrivés en sabots à Paris et qu’ils ont amassé sou à sou le premier billet de mille nécessaire à la base de leur fortune. Blagueurs ! Ils ne vous avoueront jamais leurs tours de passe-passe, leurs platitudes, leurs vilenies. Tous, vous m’entendez, tous, ils ont pris soin de remplir de billets de banque leurs galoches avant de se jeter dans la mêlée industrielle. L’un a épousé une fille de mauvaise vie pour lui rafler ses économies. Un autre a vendu sa femme à son patron afin de s’élever à la dignité d’associé. La plupart ont ruiné leur commanditaire en s’enrichissant de ses dépouilles. C’est la lutte pour la vie ! Moi, je n’aurais ni cette bassesse ni cette patience. D’abord, je suis horriblement dépensier. Le luxe c’est mon élément. J’aime à être servi au doigt et à l’œil et je suis un raffiné en toutes choses. Pour moi, cinquante francs par jour, c’est la misère. Aussi bien, cher monsieur Laroque, si vous voulez que je m’occupe sérieusement de retrouver votre bandit, un billet de mille supplémentaire ne ferait pas mal dans mon paysage.
– Qu’à cela ne tienne ! je vais vous le remettre à l’instant.
Après le café et les liqueurs, Roger passa dans le salon et rouvrit son secrétaire.
– Voici cinquante louis, dit-il à l’escroc en lui comptant la somme en pièces d’or.
D’un coup d’œil d’expert, d’Andrimaud avait évalué approximativement les liasses de valeurs que contenait le secrétaire. « Le million y est ! se dit-il. Sans compter les titres des propriétés que ce nabab possède en Amérique. »
Ils sortirent dans la cour et trouvèrent le coupé attelé. D’Andrimaud y prit place.
– À bientôt, dit-il à Roger au moment où la voiture franchissait la grille.
Rentré chez lui, Laroque se plongea dans une profonde méditation. Il restait convaincu que d’Andrimaud connaissait la retraite de Luversan ; mais un détail l’inquiétait : pourquoi l’escroc lui avait-il fait préciser l’état civil de Raymond de Noirville ? Derrière les questions du misérable, il avait senti une menace de chantage. Et qui le dirigeait, ce chantage ? Luversan, Luversan lui-même ! Luversan seul possédait le secret de la morte. Il devait avoir appris par d’Andrimaud le mariage de Suzanne. Ce ne pouvait être que lui qui avait chargé l’escroc d’avoir des renseignements précis sur Raymond de Noirville.
Telles étaient les déductions de Roger Laroque.