CHAPITRE LXXXIV

 

Le père Cuvellier était occupé à faire réciter ses leçons à son petit-fils quand James lui apporta la lettre de Roger Laroque. La lecture des premières lignes fit sur lui une impression défavorable. Il faillit ne pas aller jusqu’au bout.

– Non ! marmottait-il entre ses dents, mille fois non ! J’ai assez payé de ma personne, j’ai bien mérité de me reposer.

Il retira ses lunettes dorées, en essuya les verres, et par pure politesse, acheva de prendre connaissance de la supplique. Le mot de la fin amena un sourire sur ses lèvres : Roger promettait un billet de mille francs, non pas à lui, l’ex-fonctionnaire jaloux d’une tranquillité durement achetée pendant quarante ans de loyaux services, mais au bambin qui faisait toute sa joie, toute la consolation de sa vieillesse.

La délicatesse du procédé le touchait profondément.

Il embrassa son petit-fils et dit à James :

– Monsieur Laroque peut compter sur moi.

Le domestique parti, Cuvellier rassembla ses souvenirs. Il lui importait avant tout de se rappeler si d’Andrimaud l’avait vu assez souvent autrefois pour le reconnaître. Bientôt il se rassura : l’escroc ne s’était jamais trouvé là quand la police avait fait une descente dans les tripots qu’il fréquentait. Tous les détails restés dans la mémoire de l’ancien brigadier sur cet individu provenaient de rapports fournis par des indicateurs sur les joueurs les plus en vue.

À force de se creuser la cervelle, il retrouva la note caractéristique de ce tripotier par excellence : d’Andrimaud était une sorte d’entraîneur, de courtier de maison de jeu ; il avait la spécialité d’attirer autour des tapis verts de nouveaux clients pour remplacer les malheureux décavés dont les Grecs et la cagnotte avaient épuisé toutes les ressources.

Malgré ses soixante-cinq ans, le père Cuvellier jouissait encore d’une excellente santé. N’était sa vue qui baissait, il se félicitait chaque jour de grignoter au budget de la caisse des retraites.

Il envoya son petit-fils passer la journée et au besoin la nuit chez un voisin ; puis il procéda avec un soin minutieux à sa toilette. D’une longue boîte qu’il n’ouvrait que les jours de grande fête, il tira une superbe redingote saupoudrée de poivre destinée à chasser les mites et la revêtit soigneusement. D’un carton à chapeaux, il enleva un gibus étonnant de conservation et se l’entra sur la tête jusqu’aux sourcils.

Paletot sous le bras, parapluie à la main, Cuvellier, se rendant à la gare de Saint-Rémi avait toutes les apparences d’un brave petit rentier de province qui prend le temps comme il vient et a renoncé à se faire de la bile. Il s’installa dans une salle d’attente. Par la fenêtre donnant sur la route, il guettait l’arrivée du coupé de Roger Laroque.

Bientôt, les grands favoris rouges de James lui apparurent dans le lointain. D’Andrimaud s’était mis en retard à Maison-Blanche. Le domestique qui avait reçu l’ordre d’arriver quand même, fouettait vigoureusement son cheval.

L’escroc descendit juste à temps pour prendre le train. Fidèle à ses principes sur le luxe, il ne voyageait qu’en première classe. Comme il venait de s’installer dans un compartiment où il n’y avait personne, un vieillard sauta sur le marchepied, et s’assit en face de lui.

– Pardon, Monsieur, fit Cuvellier.

Cela fut dit si bonnassement que d’Andrimaud n’aurait pu jamais soupçonner l’ancien limier de police dans la personne du petit vieux qui prêtait à rire par ses yeux clignotants sous ses lunettes dorées et son menton en galoche toujours en mouvement.

Le train se mit en marche. Peu d’instants après, Cuvellier tira d’un étui une pipe en écume de mer, qu’il bourra à même la blague, et se penchant vers son compagnon.

– La fumée de tabac vous incommode-t-elle, Monsieur ? lui demanda-t-il.

– Pas du tout.

D’Andrimaud s’accouda à la portière. Sa physionomie exprimait une grave préoccupation.

Cuvellier alluma sa pipe.

– Vous allez me trouver un peu importun, dit-il à l’escroc. J’ai un petit renseignement à vous demander, si toutefois vous connaissez ce pays.

D’Andrimaud étonné, légèrement inquiet, sortit de sa rêverie.

– Vous dites, Monsieur ?

– Connaissez-vous Chevreuse et ses environs ?

– Pourquoi ?

– Je viens de passer la matinée à la recherche d’une petite maison de campagne pour m’y installer. Tout est loué. Est-ce donc impossible de trouver une bicoque vacante ?

Le principe du chevalier d’industrie est de s’accrocher au nouveau venu qui a le malheur d’entrer en conversation avec lui. Son premier soin est de s’assurer par d’habiles questions détournées si le causeur a l’étoffe d’un gogo, si par la suite, il ne sera point possible de voir la couleur de son argent.

D’Andrimaud répondit au petit vieux :

– Je ne pourrais vous indiquer aucune maison à louer pour l’instant dans la vallée de l’Yvette, mais j’ai des amis auprès desquels il me serait facile de me renseigner. Quand reviendrez-vous par ici ?

– Je n’en sais trop rien. Je suis arrivé hier du Poitou où j’ai fait un petit héritage. Oh ! pas grand-chose : une soixantaine de mille francs qui, joints à mes petites rentes personnelles, me permettront de vivre sur un assez bon pied, d’autant plus que je suis veuf et sans enfants. Je vais commencer par visiter ce grand Paris que j’ai vu hier pour la première fois.

– Vraiment ! pour la première fois ?

– Mes affaires me retenaient en province. Et puis, je suis casanier de ma nature. Si mon frère qui, lui, n’a jamais quitté Paris, ne m’avait supplié d’y venir, je serais mort sans avoir vu la capitale. Mon frère habite boulevard d’Enfer. Je lui ai écrit que je consentais à m’installer auprès de lui, et voici pourquoi j’ai choisi de préférence la ligne de Sceaux.

– Que ne cherchez-vous un logement à Bourg-la-Reine ? Vous n’auriez que trois stations à franchir.

– Parce que je veux me mettre à l’abri des odeurs de Paris.

– C’est vrai : j’oubliais qu’en province on a le préjugé des odeurs de Paris. Ah ! Monsieur, quelle erreur ! Moi qui vous parle, je ne respire librement qu’à Paris.

Cuvellier se moucha bruyamment avec un énorme foulard de couleur.

– Je vois, dit-il, que vous êtes un vrai Parisien !

– Oui, Monsieur, un Parisien de Paris. Je m’en flatte.

Le petit vieux se pencha vers son compagnon et lui tapant familièrement l’épaule :

– Vous devez connaître les endroits où l’on s’amuse ?…

Attaqué de front, d’Andrimaud fit un mouvement de recul. Il examina avec attention ce singulier questionneur, et ne doutant plus qu’il avait affaire à un novice en cheveux blancs :

– Oui, répondit-il, je connais les endroits où l’on s’amuse… quand on a de l’argent.

– Rayons les femmes. Toutefois la vue n’en coûte rien, et je me suis laissé dire qu’il existait à Paris de nombreuses brasseries où les ouvrières de l’alimentation ne sont pas désagréables à regarder.

– Tiens ! Tiens !…

– J’aimerais aussi tâter de la cuisine de vos restaurants à la mode. Où me conseillez-vous de dîner, ce soir ?

– Cela dépend du quartier.

– Le quartier m’importe peu. J’ai tout mon temps. À propos, quelle est la pièce en vogue ? J’aime assez la musique, mais je préfère le rire.

– On a repris La Cagnotte au Palais-Royal. C’est à mourir de rire.

– Et où soupe-t-on en sortant du théâtre ?

– Ah ! vous voulez souper !… Et après ?

– Après… je n’ose vous le dire !… À mon âge…

– Je croyais avoir rayé les femmes de votre programme.

– Les femmes ? Pas toutes ! Il y en a une, une seule, qu’on peut fréquenter à mon âge sans compromettre sa colonne vertébrale.

– Laquelle ?

– Eh ! Pallas ! La dame de pique.

– Pas possible ! Vous êtes joueur ?

– Comme le roi de trèfle ! Dans mon pays, nous faisions tous les soirs au cercle, un domino acharné.

– Connaissez-vous la roulette ?

– La roulette de Monaco ?

– Seriez-vous allé à Monte-Carlo ?

– Deux fois, pas davantage.

– Et vous avez gagné ?

– Oui, Monsieur, j’ai gagné.

– Veinard ! Combien ?

– J’ai risqué cent francs et j’ai fait trente-cinq francs de bénéfice.

– Bravo !

On reconnaîtra que le père Cuvellier jouait admirablement la simplicité. C’est un piège auquel les d’Andrimaud se laisseront toujours prendre.

Il suffisait d’ailleurs de parler de la dame de pique à l’ex-directeur du Sauveteur des Capitalistes pour lui faire oublier toutes ses préoccupations.

– Donc, mon cher Monsieur, dit-il au petit vieux tout frétillant, vous désirez faire ce soir un bon dîner, voir de jolies femmes, assister à un curieux spectacle, souper et enfin jouir des faveurs de Pallas. Je puis vous procurer tout cela dans un seul et même local.

– Je suis votre homme.

– Très bien ! En ce cas, laissez-moi vous guider et vous ne regretterez pas votre temps.

Arrivés à Paris, d’Andrimaud fit monter son élève en fiacre et prit place à côté de lui. Il le conduisit au Quartier latin dans une de ces brasseries des environs de la Sorbonne où les nombreux étudiants qui ont du temps à perdre viennent jeter leur gourme, afin de se préparer, par la mort de toute illusion, à la dignité de père de famille.

Le père Cuvellier y fut immédiatement l’objet de toutes les sympathies de ces dames que l’ancien brigadier de police appelait des « ouvrières de l’alimentation ».

Dans cet établissement, qui comprend un long rez-de-chaussée, dont les fenêtres donnent sur une rue étroite et sombre, le gaz brûle depuis onze heures du matin jusqu’à deux heures de la nuit. Des fresques, sorties de la palette d’un jeune rapin que les lauriers de Willette empêchaient de dormir, y alternent avec des glaces entourées de feuillages artificiels. Les plafonds surmontés de sept étages habités par de modestes travailleurs sont supportés par des colonnes de fer poli comme un miroir. Le plancher est fait d’une mosaïque étincelante. Cela s’appelle : La Brasserie des Tropiques. Le fait est qu’il y règne en toute saison une chaleur tropicale.

Deux négresses assez bien prises de forme font le service avec des créoles nonchalantes et lascives. L’une de ces Vénus au chocolat attira les deux nouveaux venus à une table abritée des reflets de la lumière. Elle poussa la conscience de son devoir professionnel jusqu’à s’asseoir sur les genoux du père Cuvellier à qui elle glissa cette motion dans le tuyau de l’oreille :

– Tu payes une chartreuse ?

L’ancien brigadier de police avait bonne envie de se défaire de cette chenille qui s’était emparée de ses lunettes dorées et prétendait qu’il ressemblait à son oncle, ancien greffier de la justice de paix. Mais il tenait trop à rester dans son rôle de rentier en goguette pour montrer ses dents aiguës d’ancien limier. Il prenait, vis-à-vis de l’impudente, des petits airs coquins qui faisaient rire aux larmes, l’ex-directeur du Sauveteur des Capitalistes. Bref, il paya toutes les chartreuses qu’on voulut.

Vers six heures du soir, d’Andrimaud, cicérone accompli des plaisirs parisiens, avertit le néophyte qu’il était temps de partir.

– Ne nous attardons pas aux délices de Capoue, dit-il, avant d’avoir remporté notre bataille de Cannes. Pallas nous attend chez Lucullus.

Enchanté au fond de lâcher la créole, pour laquelle il se sentait venir petit à petit un faible dont il rougissait, le père Cuvellier lui reprit ses lunettes dorées qu’elle voulait garder comme souvenir et leva la séance.

Dehors, ils retrouvèrent leur cocher à qui d’Andrimaud avait envoyé six bocks au compte de son compagnon. Le petit vieux s’installa sur la banquette du fond. L’escroc s’assit auprès de lui.

– Rue Caumartin, dit-il au cocher.

Le cheval fila bon train. Cuvellier se laissait faire. Il ne demandait même pas où on le conduisait. Très énervé par la séance de La Brasserie des Tropiques, il ferma les yeux et fit semblant de sommeiller.

En lui-même il se disait :

« Le coquin finira bien par rentrer quelque part pour passer la nuit. Le jeu le tient sous ses griffes ; il ne se couchera pas avant d’avoir perdu son dernier écu. Où me mène-t-il ? Rue Caumartin ? Il y a toujours eu des tripots par là. Pourvu qu’il ne m’amène pas chez la vieille Sapho. C’est qu’elle me connaît la gaillarde ! Bah ! Il y aura peut-être moyen de s’entendre avec elle. »

Le fiacre s’arrêta rue Caumartin devant un immeuble d’apparence respectable.

« Sapristi ! fit en lui-même l’ancien brigadier, nous allons chez Sapho ! Comment faire ? »

Il paya le cocher, oublia à dessein son parapluie dans la voiture, et rejoignit aussitôt l’escroc qui déjà gravissait les premières marches de l’escalier.

– Deux étages à monter, fit d’Andrimaud. Deux petits étages.

Arrivé sur le premier palier, Cuvellier s’écria :

– Diable ! J’ai oublié mon parapluie dans le fiacre. Excusez-moi, je remonte à l’instant.

L’autre partit d’un éclat de rire. « Ces provinciaux, pensait-il, ça n’hésite pas à gaspiller un louis dans une brasserie de femmes et ça court comme un lièvre pour rattraper un vieux rifflard oublié dans un sapin. »

Il attendit trois minutes, en maugréant et ne voyant pas revenir le petit vieux, redescendit dans la rue. Plus de fiacre ! Plus de provincial.

– Ah çà ! s’écria-t-il, m’aurait-il joué le tour ?

Il inspecta les rues adjacentes sans découvrir son homme. À bout de patience, il courut tout droit chez Sapho.

Le père Cuvellier venait d’exécuter une habile manœuvre. Léger comme au bon temps de sa jeunesse, quand il voltigeait en Algérie au troisième chasseurs d’Afrique, il avait fait du chemin en cinq minutes. Il connaissait rue de Provence un petit café où les clients, servis par de simples ouvriers de l’alimentation, peuvent expédier leur courrier en toute tranquillité. C’est là qu’il écrivit la lettre suivante :

« Ma chère Sapho,

« Vous n’avez pas oublié votre bon ami, le papa Cuvellier, à qui vous fournissiez régulièrement chaque jour, rue de Jérusalem, un petit rapport sur les événements de la nuit. La ponctualité, la discrétion, le tact dont vous faisiez preuve, vous ont valu toutes les bienveillances de la police et je vois avec plaisir que votre industrie continue comme par le passé.

« Je viens vous demander un grand service. Tout à l’heure, un sieur d’Andrimaud, que j’ai mission de surveiller, me présentera à vous. Il me prend pour un provincial désireux d’expérimenter par lui-même les voluptés de la capitale. Ayez soin de ne pas me reconnaître, et si par hasard il se trouve parmi vos clientes, deux ou trois vieilles gardes qui ont eu l’occasion de voir ma figure dans une descente de police, licenciez-les immédiatement.

« Je compte sur vous et saurai vous recommander en haut lieu quand il en sera besoin.

« Votre tout dévoué,

« Cuvellier, qui attend la réponse au café. »

Le signataire mit le pli sous enveloppe à cette adresse : « Mme la vicomtesse de Langerville, rue Caumartin, numéro 10. »

Un commissionnaire requis de suite se chargea de porter ce billet. Au bout de cinq minutes, il rapportait une enveloppe sentant le musc à plein nez et contenant la carte de la vicomtesse avec ces trois lignes écrites au crayon : « Mais comment donc, mon cher Cuvellier ! Entièrement à vos ordres ! »

Lancée jadis par un vicomte de Langerville, mort sans postérité, Sapho, de son vrai nom Victoire Landinet, fille d’une concierge du quartier Bréda, avait gaspillé le patrimoine de ce gentilhomme, mais conservé précieusement son titre. Un sculpteur dont le vicomte fut le Mécène, baptisa Victoire du glorieux nom de Sapho. Après avoir eu chevaux, voitures, hôtel à la ville et à la campagne, elle s’était réveillée un vilain matin complètement ruinée par son cinquième amant de cœur. Du camp des dupes, elle passa dans celui des dupeurs. Depuis de longues années déjà, Sapho donnait à jouer dans son appartement de la rue Caumartin, au second étage, et tenait à l’étage au-dessus quatre chambres meublées à l’usage des clients et clientes qui, attardés devant le tapis vert de la roulette, ne se sentaient plus la force de rentrer à domicile.

De fait, son salon constituait une souricière pour la police qui y tolérait des séances intermittentes de roulette, sous la réserve que la vicomtesse lui fournirait des renseignements sur le ramassis d’escrocs, de filous et de rastaquouères dont elle exploitait les vices.

Si d’Andrimaud, recherché par le parquet de la Seine, n’avait pas encore été dénoncé par elle, c’est qu’elle le ménageait comme étant son plus fin racoleur. Quand le financier était à la côte, il ne se passait pas de semaine qu’il n’amenât chez Sapho un nouveau ponte à la bourse bien garnie.

Néanmoins, la vicomtesse était trop fine mouche pour ne point lâcher son courtier au premier appel de l’autorité. En recevant la lettre de Cuvellier qu’elle croyait mort et enterré depuis dix ans, elle s’était dit que l’affaire devait être grave pour que le retraité rentrât dans la lice où il avait accompli jadis de si brillants exploits.

Elle surveillait en personne à la cuisine les apprêts de l’excellent dîner qui précédait quotidiennement la partie de roulette quand le commissionnaire lui apporta le mystérieux pli. En femme expérimentée, elle prit sa décision sur-le-champ, écrivit son adhésion au coin de sa carte de visite, et l’affaire bâclée, inspecta le salon où les premiers arrivés des deux sexes se prélassaient dans des fauteuils de formes élégantes et commodes.

D’Andrimaud envoyait au plafond la fumée d’un londrès et semblait perdu dans ses méditations. Non loin de lui, une vieille garde fumait la cigarette.

Sapho tapa familièrement l’escroc à l’épaule.

– Comment ça va, caro mio ?

– Bien ! fit-il en sursautant comme s’il sortait d’un rêve.

– Vous dînez avec nous ?

– Oui, cara nostra.

– Et après ?

– Après, je tâcherai de faire sauter votre banque.

– Vous en êtes bien capable !…

Ils devisèrent ainsi quelques minutes.

La vieille garde les regardait avec les yeux indifférents d’une vache qui regarde passer un train de chemin de fer. Sapho ne savait comment faire pour se débarrasser d’elle. Elle se décida enfin à la prendre à part.

– Dis-moi, ma bonne Pulchérie, avez-vous jamais assisté à une descente de police ?

– Ne m’en parlez pas, Sapho. Rien que d’y penser, j’en ai la chair de poule. Il y avait dans le temps au service des jeux un satané brigadier qui m’en a fait voir de toutes les couleurs. Une nuit, chez la grande Ursule, ce diable d’homme m’a saisi trois cent cinquante francs en pièces de cent sous à la roulette, ça m’a fait une belle nuit, comme vous voyez.

– Comment l’appeliez-vous ?

– Attendez, Ca, Cuva… Non, Cuvellier. C’est bien ça, Cuvellier. Ah ! le brigand !

– Eh bien, ma chère Pulchérie, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de rentrer chez vous ce soir.

– Vous n’avez donc plus la permission de faire jouer ?

– Non, et j’ai bonne envie de m’abstenir cette nuit. J’ai vu rôder des agents dans la rue.

Pulchérie jeta précipitamment sa cigarette, et sans en demander davantage, fila au vestiaire. Un instant après, elle dégringolait l’escalier avec le petit panier garni de pièces de cent sous dont elle se munissait chaque jour pour faire son jeu.

Sapho eut soin de recommander au garçon d’antichambre de ne laisser entrer personne sans qu’elle fût prévenue.

On allait se mettre à table quand Cuvellier sonna.

– Monsieur d’Andrimaud ? demanda-t-il au garçon.

Ce dernier commença par avertir la patronne. Sapho eu le bon esprit de ne pas quitter la table.

– D’Andrimaud, dit-elle au racoleur, il y a à l’antichambre un petit vieux qui se réclame de vous.

– Je sais ce que c’est, répondit l’escroc d’un air important. Il alla au-devant de son néophyte.

– Que vous est-il donc arrivé ? Votre parapluie aurait-il des bottes de sept lieues.

– Figurez-vous, mon cher ami, dit Cuvellier, que j’ai couru après un fiacre, croyant que c’était le nôtre. Pas du tout ! Je m’étais trompé de véhicule. J’allais revenir sur mes pas, quand une petite femme, gentille comme un amour, m’aborde et me dit : « Vous n’iriez pas si vite si vous couriez à un rendez-vous. » J’ai trouvé le mot spirituel et ça m’a entraîné à faire un cadeau à l’amour de petite femme. J’en ai profité pour visiter les magasins du Printemps et me voilà.

– Bravo ! Entrez, on vous attend. Le dîner est servi. Il y a une place libre à côté de la mienne.

– Serai-je auprès d’une jolie femme ?

– Oui, scélérat !

Cuvellier fut présenté à Sapho. On eût juré qu’elle le voyait pour la première fois. Il s’assit entre d’Andrimaud et une sémillante Bretonne, maîtresse du croupier de la roulette.

Durant le repas, il n’eut d’attentions que pour sa voisine, à la grande joie de d’Andrimaud qui pouffait de rire en faisant des signes d’intelligence à Sapho.

« Pallas nous attend chez Lucullus », avait dit l’escroc au petit vieux. La séance commença effectivement par un petit bac de famille, préliminaire de la grande partie. Mais dès que les vrais joueurs, ceux qui n’ont jamais le temps de dîner, eurent fait leur entrée, chacun réclama la roulette et Pallas fut remisée instantanément.

Le croupier apporta au centre de la grande table le terrible cylindre avec son disque et sa bille fatale. Les plus agiles s’assirent autour du tapis vert, sans aucun souci de galanterie, même à l’égard des jeunes gardes. Les autres se rangèrent debout derrière ces privilégiés.

Dans sa précipitation à s’emparer d’un siège, d’Andrimaud avait oublié son compagnon qui en profita pour attirer Sapho dans un coin du salon.

– Où niche-t-il, votre paroissien ?

– D’Andrimaud ?

– Oui, parbleu ! Où couche-t-il ?

Sapho hésita un instant. Elle avait peur de se compromettre.

Cuvellier devina son embarras.

– Je parie qu’il a élu domicile dans une de vos chambres meublées.

– Oh ! provisoirement.

– Croyez-vous qu’il couchera là-haut ce soir ?

– Certainement ; il va se faire décaver, et il ira cuver sa déveine entre deux draps. C’est son habitude.

– Parfait. Je sors. S’il demande après moi, vous lui direz que je suis parti furieux de ce qu’il m’a oublié.

– C’est entendu.

– Vous serez discrète ?

– Comme une momie. Est-ce tout ce que vous avez à me demander ?

– Non.

– Allez-y, mon petit père. C’est égal, faut-il que vous soyez dur à cuire ! Vrai, vous avez rajeuni…

– J’habite la campagne, ma chère. Le bon air, la tranquillité, un peu de jardinage et l’oubli des soucis, voilà le lait des vieillards. Mais revenons au fait : il faudrait me garder ma chambre pour cette nuit à côté de celle de votre paroissien.

– C’est fait !

– Montrez-moi les chambres… Ah ! me sera-t-il possible de voir de ma chambre ce qui se passera chez le voisin ?

– Parbleu ! Vous n’aurez qu’à décrocher la glace qui est au-dessus de la cheminée. Derrière, vous trouverez un panneau de bois percé de petits trous par lequel vous verrez tout ce que fera d’Andrimaud. Seulement, c’est bien inutile ; d’Andrimaud se couchera après souper, vers deux heures du matin, et il dormira.

– Tout seul ?

– Dame ! Puisqu’il aura tout perdu ?

– En êtes-vous bien sûre ?

– La roulette se chargera de lui vider ses poches.

– Ah ! Sapho ! Et vous n’êtes pas millionnaire ?

– Ne m’en parlez pas : je me suis encore fait voler cinquante mille francs le mois dernier par un garçon coiffeur !

– Toujours la même !

– Bah ! je les rattraperai.

– Les cinquante mille francs, mais le garçon coiffeur ?

– Il est revenu avant-hier de Monaco où il s’est fait décaver.

– Et vous l’avez repris ?

– Non ; il a vieilli de vingt ans.

Elle monta avec lui au troisième étage et lui désigna les deux chambres.

Après quoi ils se séparèrent aussi bons amis que par le passé.

Cuvellier avait eu la précaution de prendre la clé de la chambre qu’il s’était réservée.

« Enfin ! se dit le retraité en s’installant dans le fiacre à destination de la gare Saint-Lazare, je vais donc pouvoir rentrer chez moi ce soir, monsieur Laroque m’aurait offert mille francs à moi, Cuvellier, je n’aurais pas bougé d’une semelle, mais du moment que c’était pour mon petit-fils… »

Le fait est qu’il n’avait pas trop mal travaillé, le père Cuvellier. On lui demandait l’adresse d’un récidiviste qui avait tout intérêt à cacher son domicile à cause d’un petit compte à régler avec dame Justice, créancière fort exigeante vis-à-vis de ses débiteurs non apparentés aux gros bonnets du char de l’État ; il la possédait, cette adresse, et de plus, par une inspiration qu’un policier ordinaire, travaillant à la journée aurait trouvée exagérée, il s’était assuré pour une nuit, sans bourse délier, la possession de la chambre voisine de celle de d’Andrimaud avec une vue sur les faits et gestes de ce gouffre d’argent.

Cuvellier arriva à Maison-Blanche vers dix heures. Roger l’attendait.

L’ancien brigadier lui rendit ses comptes et reçut des félicitations qui lui rappelèrent les beaux jours d’autrefois quand, au retour d’une expédition heureuse, son officier de paix lui disait à l’instar du grand Napoléon parlant à ses vieilles barbiches : « Cuvellier, je suis content de vous. »

Roger empocha fiévreusement la clé qui allait lui ouvrir le tiroir aux secrets de son convive du matin. Déjà, il avait ordonné à James d’atteler pour le conduire au dernier train, lorsque Cuvellier le pria de lui fournir tout ce qu’il fallait pour écrire.

– Il faut prévoir les embargos, dit le petit vieux. Sapho ne vous connaît pas ; elle pourrait vous barrer le passage.

Et il écrivit ce petit mot qui serait au besoin un talisman pour son possesseur :

« Ma chère Sapho,

« J’ai remis la clé au porteur de ce billet. Facilitez-lui la tâche. C’est un personnage plus influent que je ne saurais vous le dire. Si jamais vous aviez besoin d’un appui sérieux, vous le trouveriez en lui. En ce cas, il vous suffirait de m’écrire à mon ermitage.

« Conservez précieusement ma carte ci-jointe.

« Votre dévoué,

« C……… R »

– Avec ça, dit le retraité, vous ne risquez pas de revenir bredouille. Seulement, j’ai bien peur, comme me l’a fait observer Sapho, que vous ne perdiez votre nuit à écouter les ronflements d’un décavé en proie aux cauchemars de la déveine.

– Merci quand même ! répliqua Roger. Bonsoir, monsieur Cuvellier. N’oubliez pas d’embrasser votre petit-fils pour moi. Puisse le premier billet de mille francs que vous lui avez gagné ce soir être l’origine de sa fortune !

Le policier salua, très ému, et rentra dans sa maisonnette. Il n’eut garde d’aller réveiller son « fiston » qui dormait chez le voisin. Il s’endormit ce soir-là du sommeil d’un policier qui a rempli sa tâche ; mais comme les rêves ne se commandent pas, ses esprits excités par les bons vins de Sapho reprirent le chemin de la Brasserie des Tropiques où la voluptueuse créole de tantôt lui tint compagnie toute la nuit.

En descendant de voiture à la gare de Saint-Rémi, Roger fit cette recommandation au fidèle James :

– Maison-Blanche va rester cette nuit à votre garde. Ayez soin de conserver un fusil chargé près de votre lit. J’ai lu dans les journaux que les dévaliseurs de villas opéraient dans cette région.

James prononça un yes énergique et repartit à la maison au grand trot de son cheval.

À minuit et demi, Roger gravissait rapidement l’escalier de Sapho. Il arriva au troisième étage sans rencontrer personne, et comme il s’était fait préciser les dispositions des chambres meublées, il n’eut pas de peine à trouver la sienne.

Bien vite il s’enferma dans ce local où régnait une odeur de parfums laissée par les jeunes gardes au service des rares heureux de la roulette. Son premier soin fut de décrocher la glace au-dessus de la cheminée et de s’assurer si, par les trous ménagés dans la boiserie, il pourrait pénétrer du regard chez d’Andrimaud. L’épreuve fut des plus douteuses, vu l’obscurité qui régnait dans les deux pièces.

Roger n’avait plus d’autre parti à prendre que de patienter jusqu’au moment où l’escroc se déciderait à regagner son gîte. Il s’assit dans un fauteuil et médita sur sa difficultueuse entreprise.

Bientôt les rumeurs de la roulette arrivèrent jusqu’à lui. Le jeu devait être terriblement acharné. Parfois, des discussions s’élevaient entre pontes et les voix aiguës des vieilles gardes dominaient le tumulte.

– Silence, Messieurs et dames, hurlait le croupier. Faites vos jeux… les jeux sont faits ?… Rien ne va plus.

Et pendant que la bille opérait sa rotation, le calme le plus parfait régnait chez Sapho. Mais à peine l’arrêt du sort était-il annoncé par l’organe clair et impitoyable du chef de la partie, que Roger percevait nettement le cliquetis de l’or balayé par les râteaux, et les confuses imprécations des condamnés sans appel.

« Les malheureux ! » pensait Laroque. Autrefois, lui aussi, négociant intègre, mais cruellement éprouvé, menacé de la faillite, par suite du remboursement immédiat qu’il avait dû faire à l’impitoyable Larouette, ne s’était-il pas laissé aller à affronter le péril du jeu ? Le sort qui se plaît d’habitude à frapper rigoureusement les mieux intentionnés, l’avait épargné, favorisé même, Roger s’en était tiré sain et sauf, mais il n’oublierait jamais les terribles émotions de cette nuit fatale, et jusqu’à son dernier jour, il déplorerait cette faiblesse.

Soudain, au milieu d’un nouveau tumulte qui se produit chez Sapho, Roger reconnaît la voix de d’Andrimaud.

– C’est un vol manifeste ! criait l’escroc. La roulette est maquillée. La bille s’arrête à la volonté du croupier dans la rouge ou dans la noire, suivant que l’une ou l’autre couleur est plus ou moins chargée par les pontes. Il y a un mécanisme secret. Je le connais. C’est le coup de la pointe d’aiguille qui sort imperceptiblement au milieu du trou et chasse la bille prête à s’y arrêter. On a pu faire cela au Mexique, mais à Paris, jamais ! J’ai perdu deux mille francs, Sapho va me les rendre, sinon je cours chercher la police.

Roger s’étend sur le parquet pour mieux entendre. Une voix perçante comme un coup de sifflet de locomotive rive le clou de d’Andrimaud.

– Allez donc chercher la police, lui répond la vieille Sapho, allez-y, monsieur l’ex-directeur du Sauveteur des Capitalistes !

Et comme l’escroc, terrifié par cette apostrophe, reste coi, l’aventurière ajoute :

– Vous feriez mieux d’aller vous coucher. Si vous n’aviez pas bu autant d’absinthe aujourd’hui, vous n’oseriez pas calomnier de la sorte une maison aussi honorable que la mienne. C’est abominable !

Un silence relatif se fait. Puis le croupier reprend imperturbablement sa litanie :

– Faites vos jeux, Messieurs et dames… Les jeux sont faits ?… Rien ne va plus.

Peu d’instants après, Roger entend s’ouvrir la porte du tripot. Quelqu’un va sortir. D’Andrimaud peut-être ?

Qui sait si Sapho mentant à sa promesse, ne lui a pas refusé l’hospitalité en raison de la scène qu’il vient de faire dans son « honorable » maison ?

Roger entrouvre sa porte et prête l’oreille. C’est d’Andrimaud. L’escroc parlemente avec le garçon d’antichambre.

– Tu vas me flanquer cent sous immédiatement, lui dit-il, d’un ton impératif.

– Mais, monsieur d’Andrimaud, répond le domestique, vous me devez déjà quatre-vingts francs de pièces de cent sous et je n’ai pas le moyen de prêter à fonds perdus. Avant de risquer vos deux mille francs, vous auriez dû commencer par me rembourser mes quatre-vingts francs. J’ai femme et enfants, moi, et…

– Imbécile ! réplique le quémandeur. Tu sais bien que si j’avais gagné au lieu de perdre, je t’aurais flanqué un beau billet de cent francs.

– C’est possible, mais…

– Allons ! Pas de geignardises. Une « roue de derrière » ? D’abord, je te rembourserai peut-être tout à l’heure. Je prends un fiacre et je vais chercher de l’argent.

Le domestique finit par se laisser toucher et lui donna cinq francs. Au lieu de remonter chez lui, d’Andrimaud dégringola deux étages avec la fureur d’un joueur qui a perdu et qui est décidé à trouver de l’argent n’importe où pour recommencer la lutte.

Roger n’avait pas le temps matériel de le rejoindre sans s’exposer à être reconnu de lui. Il rentra dans sa chambre et ouvrit la fenêtre qui donnait sur la rue.

Arrêté au milieu de la chaussée, d’Andrimaud regardait de tous côtés. Soudain un homme, qui se tenait caché sous une porte cochère, surgit et s’avança droit sur le décavé. D’Andrimaud fait un geste de surprise. Il recule d’abord, puis il finit par tendre la main au survenant.

Protégé par les persiennes entrouvertes, Roger reste témoin de leur colloque dont il tâche de saisir le sens d’après les gestes des deux individus. Ces derniers se rapprochent d’un bec de gaz.

Roger se penche, au risque de trahir sa présence. C’est qu’il croit avoir reconnu, dans la personne du compagnon de l’escroc, qui ?… Ah ! il voudrait en être sûr, mais ses yeux, fatigués par l’âge et aussi par les larmes versées en secret durant tant d’années, n’ont plus cette sûreté dont il s’enorgueillissait autrefois.

Les deux hommes viennent de s’arrêter et les rayons de la lumière tombent en plein sur leur visage. Plus de doute ! C’est Luversan ! Luversan avec d’Andrimaud !

Ah ! Roger ne s’était pas trompé le matin en écoutant les étranges questions du chevalier d’industrie sur le mariage de Suzanne. D’Andrimaud avait revu Luversan, et l’assassin de Larouette était sans doute en train de se renseigner sur la filiation de Raymond de Noirville.

Les misérables ! Ils complotaient ensemble quelque ténébreuse machination pour bâillonner Roger Laroque et lui tirer une grosse somme d’argent en échange de leur silence sur la complicité de Julia de Noirville, mère de Raymond, dans le crime de Ville-d’Avray.

Que faire ? Descendre, crier à l’assassin, ameuter la foule, tenir Luversan en respect sous le canon d’un revolver ? Roger en aurait-il le courage ?

Plus que jamais, sachant ses enfants heureux, il redoutait les aveux du bandit. Et cependant, pouvait-il le laisser en liberté ? N’avait-il pas le devoir de livrer au bourreau le scélérat qui venait encore de se souiller d’un double assassinat au château des Mouettes ?

C’eût été lâche de sa part d’hésiter plus longtemps, dans un intérêt personnel, à accomplir une œuvre de sûreté publique. Il descendit précipitamment l’escalier. Comme il atteignait le vestibule, la porte de la rue s’ouvrit subitement et une horde d’individus vêtus de noir s’élança dans la maison.

Roger failli être renversé par ce flot humain. Il essaya de crier au secours. Ses agresseurs ne lui en laissèrent pas le temps. Ils lui mirent la main sur la bouche et le poussèrent dans la loge du concierge. Là, on voulut bien lui permettre de respirer.

Ces hommes que, dans son émotion, il avait pris pour des bandits, n’étaient autres que des agents de police venus sous la conduite d’un officier de paix, pour faire une descente dans la souricière de Sapho.

– Pas un mot, lui dit ce fonctionnaire qui lui expliqua brièvement le but de son invasion. Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Habitez-vous cette maison ?

– Je suis Roger Laroque, répondit le malheureux père de Suzanne, et vous venez de me faire manquer l’arrestation de Luversan.

Il s’expliqua à son tour. L’officier de paix, convaincu, s’élança dans la rue. Il était trop tard. D’Andrimaud et Luversan, témoins de l’arrivée de la police, s’étaient éclipsés. Encore une fois, l’assassin de Larouette se perdait dans le grand Paris.