– Suzanne ! Suzanne ! Suzanne !
Elle ferma les yeux et parut brusquement endormie ou évanouie. Elle n’était ni l’un ni l’autre, car sa main, doucement, pressait la main de Raymond.
– Suzanne, murmura-t-il, me pardonnerez-vous de vous faire autant souffrir ?
Comprit-elle ? Évidemment, elle savait qu’il était là, mais ce qu’il disait arrivait-il jusqu’à son intelligence ?
Il demeura longtemps auprès d’elle ; de temps à autre, elle paraissait sortir de sa torpeur et disait alors :
– Raymond ! vous êtes là, Raymond ?
Puis elle s’endormit.
– Ne partez pas, dit Roger. Dès qu’elle va se réveiller, elle vous demandera. Que lui dire, si vous êtes loin ?
– Je reviendrai, dit-il, ce soir…
– Vous me le promettez ?
– Je vous le jure…
– Je puis le dire à Suzanne ?
– Je vous en prie.
Et il s’en alla par la campagne, désolé et plein d’angoisse.
Le soir vint, il reprit la direction de Maison-Blanche. En chemin, il rencontra deux hommes d’allure bizarre, à la physionomie éveillée, rusée, maigres tous deux, l’œil vif et pénétrant. Comme ils étaient dans l’avenue qui conduisait au château, Raymond devina facilement qu’ils sortaient de Maison-Blanche.
Il reconnut en eux les étranges visiteurs qui l’avaient tant inquiété à Méridon. Une grave inquiétude l’envahit. Son pressentiment ne le trompait pas. Les deux promeneurs qui, venant de Maison-Blanche, s’en retournaient vers la gare, étaient bien Tristot et Pivolot.
Complètement évincés de l’enquête par le chef de la Sûreté, ils n’en avaient pas moins à cœur de prendre une revanche éclatante. On leur interdisait de rechercher la piste de Mme de Terrenoire sur laquelle la police comptait pour retrouver Luversan. Le chef de la Sûreté s’était contenté de leur dire :
– Laissez-nous faire et ne nous mettez plus des bâtons dans les roues. Si, avec tous nos moyens d’action, nous échouons, croyez-vous réussir, maintenant que vous voilà pour ainsi dire sans ressources ?
Tristot et Pivolot n’étaient pas hommes à se morfondre dans l’inaction. Après de vaines recherches pour ressaisir la piste d’Andréa, ils se retournèrent du côté de l’affaire Larouette. Certains que Luversan ne se laisserait pas reprendre vivant, ils espéraient arriver quand même à la réhabilitation de Roger Laroque par la découverte du premier ou plutôt de la première complice de ce bandit.
En relisant attentivement le procès de Versailles, tous deux s’étaient convaincus que Roger la connaissait, cette complice, mais qu’il se taisait comme autrefois. Et ils en étaient venus à se dire : « La femme qui a rendu, au moment psychologique, les cent mille francs que Laroque lui avait prêtés, doit être madame de Noirville. Voilà ce qui explique la mort tragique de Lucien de Noirville. L’avocat savait tout et il a défendu quand même l’accusé. C’était sublime ; mais le pauvre homme n’a pu aller jusqu’au bout d’une tâche au-dessus des forces humaines. »
Ils raisonnaient fort bien, Tristot et Pivolot. Toutefois, ils doutaient encore de leurs inductions. Accepter de défendre un ami qui vous a pris votre femme, qui vous a déshonoré, c’était, à leur avis, pousser un peu loin le dévouement à l’amitié. Et cependant, plus ils réfléchissaient, plus cette invraisemblable défense s’imposait à leur conviction. Décidés à tâter de nouveau ce terrain brûlant, ils avaient dépisté Chambille qui les faisait surveiller par ses agents et ils s’étaient rendus à Méridon.
On se souvient de leur première entrevue avec Julia. La présence de Raymond pendant cette courte visite avait paralysé leurs moyens. Le jeune homme, très étonné de cette démarche, s’était montré impatient, irrité. Il ne laissa pas le temps de répondre à sa mère et tout, dans ses paroles, comme dans son attitude, interdit aux policiers d’insister.
Enfin à cette question adressée directement par Pivolot à Mme de Noirville : « Pourriez-vous me dire, Madame, à Tristot et à moi, ce qu’est devenu un certain Luversan qui, à l’époque, fréquentait, je crois, votre maison ? », Julia avait pâli, tremblé, mais, rassemblant tout son sang-froid avait répondu : « Ce nom m’est tout à fait inconnu. »
Et Raymond s’était levé pour congédier les deux compères.
À leur seconde visite, Tristot et Pivolot eurent l’heureuse fortune de trouver Mme de Noirville seule. Très ferrés sur la disposition des locaux, ils avaient traversé la cour de la ferme sans demander aux domestiques de les annoncer et étaient entrés tout droit au salon. Julia reposait sur sa chaise longue. Elle reconnut aussitôt les agents. Le cœur lui battit à rompre. Une vive rougeur colora ses pommettes, puis elle devint pâle comme une morte, et ce fut d’une voix éteinte qu’elle dit :
– Que voulez-vous encore, Messieurs ?
– Pardonnez-nous, Madame, dit Tristot, notre insistance. Nous vous avons dit, il y a quelque temps, pour expliquer le but de notre première démarche, que, selon nous, l’assassin du boulevard Haussmann n’était autre que celui de Ville-d’Avray. Nos soupçons se portaient alors sur monsieur Jean Guerrier dont l’innocence a été reconnue depuis lors. Nous vous avons également parlé d’un certain Luversan que monsieur votre mari a peut-être fréquenté.
– Je vous ai répondu, interrompit Julia, que ce nom m’était tout à fait inconnu.
Elle se raidissait contre le danger. Elle sentait le gouffre que les agents s’apprêtaient à découvrir devant elle.
– En effet, Madame, dit Tristot, et nous n’avons pas insisté. Dans tous les cas, l’événement a prouvé que nos soupçons sur Luversan étaient fondés. Si, après avoir arrêté l’assassin à Ville-d’Avray même où monsieur Laroque, travesti en Américain, l’attira si ingénieusement, nous avions su le garder jusqu’à sa guérison, s’il n’avait pris la fuite, se jouant ainsi tout à la fois de la police et de la faculté de médecine, nous serions à la veille d’assister à la solennelle réhabilitation de Roger Laroque. C’est une besogne à recommencer et nous voilà obligés de refaire notre enquête d’un bout à l’autre.
– C’était bien inutile à mon égard, Messieurs, puisque je n’ai jamais connu, fort heureusement, ce Luversan.
– Oui, mais vous avez peut-être connu un sieur Mathias Zuberi ?
– Pas davantage.
– Cependant parmi les pièces du dossier figure une lettre que vous auriez adressée à Mathias Zuberi.
Le moyen de Tristot était, disons-le, très canaille, mais ingénieux.
– Qui est ce Mathias Zuberi ? demanda Julia.
– Il n’est autre que Luversan.
Elle voulut dire qu’elle ne connaissait pas plus Zuberi que Luversan, mais l’angoisse lui étreignit le cœur, la parole expira sur ses lèvres et elle tomba en syncope.
Pivolot salua, prit par la main Tristot et l’entraîna au-dehors.
– Nous en savons assez, dit-il, elle a fait le coup.
– Oui, mais comment le prouver ?
– Il nous faut du temps.
Sur la route, ils en causaient encore quand ils se croisèrent avec Raymond. Tristot reconnut le jeune avocat.
– Pauvre petit ! murmura-t-il, s’il se doutait de ce que nous tramons contre sa mère.
– Que comptez-vous faire ? demanda Pivolot.
– Avertir le procureur de la République. Une perquisition me paraît indiquée. Les femmes ont la manie de garder les lettres qui peuvent les compromettre. On trouverait peut-être ici un joli pot aux roses.
– Dans tous les cas, observa Pivolot, il ne faut pas compter sur monsieur Laroque pour nous seconder. Il respecte trop la mémoire de son ami et défenseur…
– Sublime défenseur !
– Sublime, mais idiot. Le père Laroque, dis-je, respecte trop la mémoire de Lucien de Noirville pour faire appeler sa veuve au banc des accusés, à la cour d’assises.
Ils se gardèrent bien de passer à Maison-Blanche et rentrèrent à Paris, fort perplexes au sujet des graves soupçons qui pesaient sur la femme Noirville. Tous deux reconnurent, après réflexion, qu’ils s’exposeraient à un échec auprès du procureur de la République, s’ils n’apportaient pas de preuves décisives contre cette femme.
Ils passèrent une partie de la nuit à se tracer un nouveau plan de campagne.
Quant à Raymond que la rencontre des deux agents avait frappé d’épouvante, il était rentré en toute hâte à la ferme. Il trouva Pierre occupé à faire revenir sa mère de son évanouissement.
Elle avait rouvert les yeux et, en apercevant son fils, elle s’était écriée, à demi folle :
– Où sont ces hommes ?
Puis elle s’était évanouie de nouveau. Pierre ignorait la mystérieuse visite des agents. Il croyait sa mère atteinte d’aliénation mentale.
Raymond envoya chercher le médecin. Une fois seul avec la malade, il lui mouilla les tempes avec de l’eau fraîche, lui fit respirer des sels. Elle se ranima enfin. La présence de son fils préféré la calma. Il ne lui posa aucune question, la laissa reprendre ses sens. Bientôt, elle regarda autour d’elle avec terreur, puis saisissant la main de Raymond :
– Ils sont revenus, dit-elle.
– Je le sais.
– Ah ! tu les as vus, tu leur as parlé.
– Non, je les ai rencontrés.
Elle n’avait plus que lui à qui se confier. Raymond connaissait son crime. Lui seul pouvait lui donner un conseil, la guider dans cette terrible épreuve. Elle lui raconta tout.
Raymond réfléchit longtemps. Ce qu’il souffrait de calculer ainsi le danger que courait sa mère, sa mère coupable d’un crime, est impossible à exprimer. Il rougissait de honte et en même temps il tendait tous les ressorts de son intelligence pour détourner de sa maison le déshonneur prêt à y entrer derrière la justice.
– Rassurez-vous, dit-il enfin. C’est un piège qu’on vous a tendu.
Elle respira longuement.
– Quoi qu’il en soit, reprit-il, il serait prudent de quitter cette maison.
– À quoi bon, Raymond ? Il n’y a plus de place pour moi sur cette terre, et d’ailleurs, mes forces ne me permettent plus d’aller bien loin. C’est la vie qu’il faut quitter.
Elle songeait au suicide et il ne la défendait pas contre ce sombre projet.
Il se taisait.
Après un instant de silence qui leur parut un siècle, elle se leva pour essayer ses forces, fit quelques pas et retomba sur un fauteuil.
Il l’aida à remonter dans sa chambre. Elle se coucha en proie à une fièvre violente.
– Tu vois bien, lui dit-elle, que je ne saurais aller bien loin. Pourvu que la mort arrive avant eux !