Le même jour, M. de Lignerolles, que les explications de Terrenoire semblaient avoir convaincu de l’innocence de Guerrier, mettait ce dernier en liberté. Toutefois, dès le soir même, le juge le fit avertir que cette libération n’était que provisoire. De nouveaux doutes avaient sans doute surgi dans son esprit.
L’inculpé avait hâte d’embrasser Marie-Louise, de serrer la main à Margival. Il les aborda franchement, repentant, les suppliant d’oublier les accusations qu’il avait portées contre eux.
Ils étaient trop heureux de le revoir pour ne pas oublier les mauvais jours ; Margival seul l’interrogea à part.
Le vieux voulait savoir de quelle façon s’était formée, dans l’esprit de Jean Guerrier, la conviction que M. de Terrenoire n’était pas coupable de ce qu’il lui avait reproché.
Guerrier n’eut pas de peine à faire entrer dans l’âme de Margival la plus parfaite certitude qu’il avait de l’innocence de M. de Terrenoire.
Il lui rappela, pour y arriver, les nombreuses preuves d’affection qu’il lui avait données, à lui, Margival, alors même que Marie-Louise n’était qu’une fillette, une enfant, et que M. de Terrenoire ne pouvait même songer à faire d’elle, même plus tard, sa maîtresse.
Et c’était bien avant, aussi, que Guerrier eût fait la connaissance de Marie-Louise, qu’il avait éprouvé déjà les effets de la générosité du banquier.
Guerrier parlait avec chaleur et fit partager à Margival sa conviction.
– Monsieur de Terrenoire a été peut-être imprudent, dit-il, dans la manifestation des sentiments de sympathie que nous lui avons inspirés, mais il a dû souffrir beaucoup en voyant comment et de quelle odieuse façon nous traduisions cette sympathie.
– Allons le voir ensemble, dit Margival, et la réconciliation sera complète.
Marie-Louise les accompagna.
Ce fut elle seule – sa fille – que vit le pauvre homme en cette occasion, elle seule dont il s’occupa, avant tout.
– Vous seule, ma chère enfant, dit-il, vous saviez que ni vous ni moi n’étions coupables et que nous n’avions jamais eu la moindre mauvaise pensée. Nous avons eu beaucoup de peine à nous faire croire, continua-t-il avec un sourire triste, du moins rien n’a pu altérer l’affection que nous avions l’un pour l’autre, car je ne faisais pas de différence, dans mon cœur, entre ma fille et vous…
Il l’embrassa sur le front en pleurant. Ils étaient très émus.
– J’espère, dit Terrenoire, que Margival et vous, Guerrier, vous allez reprendre chez moi vos anciennes fonctions. Ce sera la meilleure des réponses à toutes les calomnies, et votre justification entière.
– C’est juste, dit Guerrier. Je suis à votre disposition.
– Et vous, Margival ?
– Je n’ai plus de raisons pour vous refuser, mon ami.
Le lendemain donc, Guerrier et Margival reprenaient possession de leur poste à la banque du boulevard Haussmann.
Et Guerrier y était à peine installé qu’un commissionnaire lui apportait un billet ainsi conçu : « Je t’attends en bas dans une voiture. » Il reconnut l’écriture de Roger Laroque. Il descendit rapidement l’escalier et se précipita dans la voiture.
Roger le reçut les bras ouverts.
Après la première accolade, son jeune ami regarda de tous côtés dans la rue avec frayeur. Ayant aperçu Tristot et Pivolot, il se rejeta en arrière, disant :
– Nous sommes perdus. On nous file.
– Je le sais bien, et c’est pourquoi nous sommes sauvés.
– Comment ?
– Tu viens de voir nos amis Tristot et Pivolot, n’est-ce pas ?
– Oui. Êtes-vous sûr qu’ils sont nos amis ? Je ne me fierai jamais à un homme de police.
– Ceux-là sont des anges ! Ils n’ont pas la beauté séraphique, loin de là, mais ils sont bons comme du bon pain, et comme ils ne doutent ni de mon innocence, ni de la tienne, tu peux te fier à eux. Au surplus, ils vont nous rejoindre dans un instant.
Et Roger ordonna au cocher de les conduire au pas sur le boulevard. Tristot et Pivolot suivaient.
– J’ai appris par ces deux policiers qui venaient me voir à Mazas, dit Guerrier, tout ce que vous avez souffert pendant votre maladie. Et mademoiselle Suzanne, comment va-t-elle ?
– Bien, et c’est un miracle : la pauvre enfant n’a pour ainsi dire pris aucun repos durant un mois.
De cette phrase, Guerrier n’avait retenu que le début.
– Auriez-vous réussi dans vos recherches ? demanda-t-il avec anxiété.
– Oui.
– Vous connaissez l’assassin de Larouette ?
– Je le connais.
– Et vous ne l’avez pas arrêté ?
– Pas encore.
– Pourquoi ?
– Parce que je l’arrêterai demain.
– Et la raison de ce retard ?
– Toi.
– Moi ?
– Oui, toi. Ces policiers, dont tu te défies à tort, ont, très probablement, trouvé la bonne piste. Je connais l’assassin de Larouette ; eux connaissent l’assassin de Brignolet. Conclusion : tu leur dois plus que la vie.
Guerrier s’inclina.
Mais pourquoi Tristot et Pivolot les suivaient-ils ?
Il le demanda à Laroque, qui lui répondit :
– Ces messieurs attendent la fin de nos confidences. Après quoi, sur un signe de ton vieux et ancien patron, ils viendront nous rejoindre. Ils ont à te demander un renseignement de la plus haute importance pour leur enquête.
– Appelez-les tout de suite, cher monsieur Laroque.
– Farney, ne t’en déplaise ; je reprendrai mon nom de Laroque quand je pourrai le porter avec honneur. Quant à toi, l’avenir te réserve une surprise à laquelle tu ne t’attends guère.
– L’avenir ?… Pourquoi me faire attendre cette révélation ? Parlez, je vous en supplie !
– Tu le veux ?
– Oui.
– Tu seras discret.
– Comment pouvez-vous en douter ?
– Eh bien, l’assassin de Brignolet ne serait autre que l’assassin de Larouette.
Et sans laisser à Guerrier le temps de manifester par des paroles la stupéfaction qui se manifestait sur son visage, il fit signe aux policiers de les rejoindre.
Tristot et Pivolot intimèrent au cocher l’ordre d’arrêter. Ils ouvrirent chacun une portière du véhicule, et, en deux temps furent assis en face des deux amis qui leur rendirent leur salut.
– Merci, Messieurs, dit Guerrier. Je sais tout !
– Si vous savez tout, dit Pivolot, approuvé par Tristot, vous répondrez à chacune de nos questions. Il y va de votre salut. Mais auparavant, rendons-nous à la banque Terrenoire. Là, vous trouverez sans doute des pièces à conviction qui nous sont nécessaires.
Guerrier se conforma à ce désir.
En entrant dans les bureaux de la banque, Tristot dit à Laroque :
– Vous connaissez l’adresse de Luversan ; nous aussi.
Roger pâlit.
– Vous n’allez pas le faire arrêter avant moi ? s’écria-t-il.
– Non, vous avez notre promesse. Il sera toutefois nécessaire de nous concerter demain. En attendant, c’est votre ami Guerrier qui va vous fournir les preuves de la culpabilité.
– Croyez, Messieurs, que je ne ferai rien contre Luversan sans avoir votre approbation, et que vous serez, l’un mon bras droit, l’autre mon bras gauche. Et maintenant, faites ici ce que vous avez à faire.
Pivolot, promenant son regard de tous les côtés, demanda à Guerrier :
– Nous sommes bien seuls ?
Guerrier alla fermer les doubles portes qui communiquaient avec les bureaux voisins.
– Nous sommes chez nous, dit-il.
– C’est que nous avons à parler de choses délicates. Et, d’abord, allons au plus pressé. Dans le million volé se trouvaient, n’est-ce pas, des valeurs et des billets de banque ?
– Et même de l’or.
– Plus de valeurs que de billets ?
– Au contraire, il y avait plus de sept à huit cent mille francs en billets de la Banque de France.
– Avez-vous conservé et voudriez-vous me communiquer les numéros des valeurs et de ces billets ?
– Pour les valeurs, ce sera facile…
– Ce sont surtout les billets qui m’intéressent.
– Je puis vous donner les numéros d’une certaine partie d’entre eux ; je les retrouverai par les lettres des banques correspondantes de la nôtre, desquelles nous avions reçu la veille et l’avant-veille des sommes assez fortes. Ces sommes, je les avais enfermées dans le coffre-fort et elles ont été volées avec d’autres. Ce renseignement vous suffit-il ?
– Je suis bien obligé de m’en contenter.
Jean Guerrier, pendant un quart d’heure, s’occupa de rechercher les numéros et les retrouva ainsi qu’il l’avait dit.
À l’empressement avec lequel Pivolot les glissa dans son portefeuille, il était aisé de deviner qu’ils étaient pour lui d’une importance extrême. Au moment où Pivolot, Tristot suivi de Laroque, allaient prendre congé de lui, et où Guerrier les remerciait de l’aide qu’ils lui avaient apportée, Pivolot vint à ce dernier et lui dit à voix basse :
– Vous rappelez-vous, Monsieur, la conversation que nous avons eue ensemble alors que vous étiez au dépôt ?
– Je me la rappelle… dans son ensemble…
– Je vais vous citer un détail. Vous nous avez dit, répondant à l’une de nos questions : « Je ne me connais qu’une ennemie, madame de Terrenoire… »
– Je me souviens, en effet.
– Eh bien, Monsieur, madame de Terrenoire n’a pas oublié l’affront que vous lui avez fait en refusant de répondre à son amour.
Jean Guerrier pâlit et balbutia :
– Ainsi, vous croyez… que madame de Terrenoire est complice… du crime… que c’est elle… ou par son conseil… ou c’est sur ses instigations… que ce crime aurait été commis ?
Pivolot hocha la tête. Il ne répondit pas, et, quand il sortit, il laissa Jean Guerrier tout tremblant, épouvanté de cette révélation.
Tristot et Pivolot se séparèrent de Laroque, qui leur dit :
– À demain matin, Messieurs.
Ils étaient, quelques minutes après, rue de Londres, chez Luvigny.
Luvigny n’était pas libre et les fit attendre. Pivolot et Tristot s’y résignèrent mais ne perdirent pas leur temps. Pivolot tira de sa poche les soixante-dix-huit mille francs payés par Andréa. Il en passa la moitié à Tristot.
Ils les étalèrent sur un guéridon et la liste des numéros remise par Guerrier ayant été placée devant eux, ils contrôlèrent les billets de banque en s’assurant s’ils répondaient à ces numéros.
Il y avait déjà un quart d’heure qu’ils se livraient à cet exercice quand un valet de chambre entra. Il s’arrêta stupéfait, bouche béante, en voyant les deux étranges visiteurs se livrer à cette besogne. Pivolot et Tristot l’avaient entendu et se retournèrent.
– Monsieur de Luvigny est libre ?
– Libre… oui…, fit le domestique les yeux écarquillés.
– Nous vous suivons.
Ils ramassèrent les billets de banque prestement, et en les rangeant :
– Qu’est-ce que vous avez découvert ? dit Pivolot.
– J’ai déjà retrouvé vingt billets correspondants à ceux qui ont été volés dans la caisse. Et vous, Monsieur ?
– Et moi, dix-huit. Nous ne nous étions pas trompés. Madame de Terrenoire est bien complice. Nous allons voir maintenant de quoi nous pouvons accuser Luversan.
Luvigny les attendait. Ils entrèrent.
– Que désirez-vous ? dit-il.
– Avez-vous conservé, Monsieur, les quatre-vingt-dix mille francs que vous avez gagnés à Luversan, un soir, au Cercle ?
– Les voici.
Luvigny alla ouvrir son secrétaire et, d’un tiroir secret, tira un portefeuille gonflé, qu’il jeta sur la table.
– Que faut-il que j’en fasse à présent ? M’en donnez-vous la libre disposition ?
– Encore quelques jours de patience, Monsieur. Vous aurez rendu à la justice un signalé service, et nous devons vous remercier tout d’abord de votre complaisance.
Luvigny s’inclina d’un air assez indifférent.
– Permettez-nous de vous importuner un quart d’heure en nous livrant à un travail de contrôle auquel vous pouvez assister.
Luvigny s’assit et alluma une cigarette.
Tristot et Pivolot recommencèrent leur besogne, pointant d’un coup de crayon, sur leur liste les numéros qui correspondaient aux billets remis par M. de Luvigny. Leur travail réussissait, sans doute, car ils avaient la figure épanouie. Un large sourire ouvrait leurs lèvres : et, de temps en temps, à chaque coup de crayon, ils s’envoyaient un coup d’œil expressif.
Quand ils eurent fini, ils se levèrent. Pivolot remit le portefeuille et les billets à Luvigny.
– Je vous prie de nouveau, Monsieur, de vouloir bien ne pas disposer de cette somme avant que nous vous l’ayons permis – pardonnez-moi d’user de cette expression. J’espère que vous nous ferez cette promesse avec autant de complaisance que la première.
– Vous avez ma parole, dit Luvigny. Ainsi, cette somme qui est ici a été volée ?
Il avait un geste de dégoût en prononçant ces mots, et ses doigts s’essuyaient les uns contre les autres, comme s’il avait craint de garder une souillure, après avoir touché les billets de banque.
– Volée, oui, Monsieur, dit Pivolot. Et le vol a été commis dans des circonstances tout à fait dramatiques…
– Par ce… Luversan ? C’est son nom, je crois ?
– Nous ne pouvons vous en dire davantage…
Et après une hésitation, Pivolot ajouta :
– Nous sommes persuadés, cependant, que si vous rencontrez quelque jour cet homme en face de vous, dans un cercle, vous refuserez de faire sa partie…
Luvigny resta un peu interdit. Il avait jusque-là marqué beaucoup de froideur aux deux compères ; il les considéra avec plus d’attention et de bienveillance… Leurs allures n’étaient en rien celles des agents de police ; ils étaient polis et réservés, s’exprimaient en termes choisis, enfin, avaient presque l’air de gens du monde. Il leur tendit la main spontanément.
– Vous savez, leur dit-il, que je ne considère pas du tout cette somme comme m’appartenant, bien qu’elle ait été loyalement gagnée au jeu. Je vous l’abandonne.
– J’accepte, Monsieur. Cette résolution ne m’étonne pas de la part d’un galant homme. Je vais vous donner un reçu que nous signerons, mon ami et moi, et nous vous rendrons compte de la façon dont nous aurons disposé de cette somme. En attendant, elle restera en dépôt, à la préfecture de police.
Les trois hommes se saluèrent et Tristot et Pivolot prirent congé.
Munis d’indications aussi précieuses, les deux compères étaient sûrs de confondre le criminel que Roger devait leur livrer le lendemain.
Luversan pouvait, avec son complice, cacher le reste du million volé, les soixante-dix-huit mille francs payés par Mme de Terrenoire et les quatre-vingt-dix mille francs confiés aux policiers par Luvigny, le tout en billets de banque provenant antérieurement de la caisse de Jean Guerrier, suffiraient à fixer le jury. C’est décidément chose utile que de relever les numéros des billets qui vous passent par les mains.
Le lendemain matin, Luversan recevait de William Farney la lettre suivante :
« Cher Monsieur,
« C’est une fatalité, je vais toucher aujourd’hui même à Paris le million que je destinais à notre affaire, mais je dois, à mon regret, le garder pour une opération tout à fait sûre qu’on m’offre dans mon pays.
« J’aurais mauvaise grâce à ne pas vous donner de vive voix toutes les explications qu’on doit à un honnête homme et je vous convie, à ce dessein, à déjeuner après-demain matin à ma villa de Ville-d’Avray, où je couche ce soir. Ne croyez pas à un nouveau refus de ma part. Personne ne m’a influencé, je vous le jure, et pour vous le prouver, je veux bien m’engager dès demain à faire votre affaire dans six mois.
« Tout vôtre.
« WILLIAM FARNEY. »
– Ah ! il fera mon affaire dans six mois, s’écria Luversan. Moi, je lui ferai la sienne ce soir, et demain, ma chère Andréa, vous, dont je crains les indiscrétions, vous filerez sans plus tarder en ma compagnie.
Il resta seul jusqu’au soir. Il rêvait. Et sa physionomie était sinistre.
Vers dix heures du soir, il sortit, après avoir caché dans sa poche un couteau-poignard, qu’il détacha d’une panoplie.
Il suivit les petites rues pour se rendre à la gare Saint-Lazare. Il ne fit aucune fâcheuse rencontre.
Dans le train non plus, personne de connaissance.
À Ville-d’Avray, il rôda aux alentours de l’étang, attendant que la nuit fût plus avancée. Il tressaillait à toute minute, secoué par les frissons d’une fièvre intense.
Devant la pâle clarté de la lune, en cette nuit sereine, ayant au bout de la ruelle la vague et sombre silhouette de la maison où dormait William Farney, il dit presque haut :
– Comme il y a douze ans !
Il se retourna, comme si un autre avait parlé, épouvanté par le timbre étrange et profond de sa voix.
Il s’avança lentement, courbé le long des haies jusqu’au coin de la rue Montelais. De là, en avançant la tête, il apercevait les fenêtres de la maison de William Farney… Les fenêtres étaient ouvertes… Un peu de lumière les éclairait. Farney était donc là, mais il n’était pas couché !…
Voilà pourquoi il hésitait. Courbé, la tête rasant presque le sol, il arriva à la porte… Elle n’était fermée qu’au guichet.
– Comme il y a douze ans ! murmura-t-il encore.
Les planches ne craquèrent point quand il monta les marches de l’escalier. Et il fut à la porte de la chambre de Farney sans avoir fait plus de bruit que s’il avait été un fantôme…
William – comme l’avait deviné le bandit – était chez lui, en ce moment. Il tournait le dos à la porte d’entrée… Il était à son bureau, la tête penchée sur le bras… et, dans les tiroirs entrouverts, Luversan aperçut des liasses de billets de banque : le million convoité.
L’Américain, très occupé, n’entendit pas que la porte s’ouvrait… Il resta le dos courbé, présentant une large place au couteau de l’assassin… Il dormait, assoupi par la chaleur d’orage, par le calme de la nuit.
Luversan tira doucement de la poche intérieure de sa redingote son couteau-poignard tout ouvert.
Il avait cinq ou six pas à faire, pas plus. Et, par une bizarre illusion de perspective, cela lui semblait long, long à ne plus finir… Au deuxième pas, il s’arrêta, serrant plus fort dans une contraction à le briser, le manche du poignard… Il avait cru voir Farney remuer… Il fit encore deux pas…