Au moment où par la faute de Mazurier, trop prompt à l’action, Luversan s’enfuyait par la galerie souterraine, Tristot et Pivolot étaient descendus de leur observatoire, en compagnie du berger Yver, pour faire le siège de la salle à manger.
La porte en vieux chêne d’une solidité à toute épreuve avait résisté aux efforts de Mazurier ; mais les agents plus pratiques n’hésitèrent pas, au risque d’être fusillés à bout portant, à enfoncer les fenêtres et à sauter dans la place.
– Ils ont déguerpi par la cheminée ! s’écria Pivolot, pendant que Tristot ouvrait les portes du grand bahut et s’écriait :
– Tonnerre ! J’espérais bien les trouver là-dedans ! Où ont-ils bien pu disparaître ?
Puis tous deux allèrent retrouver Mazurier qui se tenait à l’affût dans la cour.
– Nous perdons un temps précieux ! s’écria le vieux Normand. Si vous aviez suivi ce matin mon conseil, tout cela ne serait pas arrivé. Nos gendarmes ne sont pas si bêtes que vous le croyez.
Cette observation, ou plutôt cette critique exaspéra Pivolot.
– Eh bien, moi, déclara-t-il, je reste convaincu que les gendarmes ne nous serviraient pas à grand-chose, et je ne suis pas disposé à leur laisser l’honneur de la prise. Luversan est ici, pas ailleurs qu’ici ; l’autre également. Fussent-ils acrobates de profession, ils n’auraient pas eu le temps matériel de s’éclipser. D’où je conclus que la maison est à double fond. Vous devez bien savoir, père Mazurier, s’il y a des souterrains dans le château des Mouettes ?
– Pour sûr qu’il y en a, répondit le Normand, mais personne ne les a jamais vus.
– Alors, observa Tristot, comment savez-vous qu’il y en a ?
– On l’a toujours dit ici, de père en fils. Il n’y a pas de fumée sans feu Dans tous les cas, ajouta-t-il, s’il y a des souterrains ils doivent conduire quelque part, et si les brigands savent où ils conduisent, faudrait voir un peu à prévenir la gendarmerie qui fera tambouriner la chose. Tout le pays sera sur pied en un clin d’œil et je défie nos coquins d’aller jusqu’à Cherbourg sans être pris. Pas de danger qu’ils filent du côté de l’Océan ; ils ne trouveraient pas un pêcheur pour leur prêter sa barque. Sans compter que le vent qui souffle depuis huit jours ne leur permettrait pas de tenter la traversée de la Manche.
Les observations du paysan étaient concluantes.
– Allez prévenir les gendarmes, lui dit enfin Tristot que Pivolot approuva du geste. Nous autres, nous allons tâcher de trouver l’entrée des souterrains.
Le Normand déposa son fusil dans la cour, et courut à la gendarmerie.
– Voulez-vous mon avis, monsieur Tristot, dit Pivolot : les souterrains ont deux issues, une ici, dans cette salle à manger ; l’autre, dans la tourelle. Et je prouve : si le docteur est venu se faire prendre à la toile d’araignée tendue par le bandit, nous le retrouverons mort ou vif dans cette fameuse tourelle. Mais je n’ose quitter la place et vous m’obligerez d’y terminer ensemble nos recherches. Partageons-nous la besogne. Examinons les murs et le sol de cette pièce.
Pivolot prit un morceau de charbon dans l’âtre et s’en servit pour tracer une ligne qui séparait la salle à manger en deux parties presque égales. Il se réserva la section où se trouvait le grand bahut.
Chacun d’eux se mit aussitôt à la besogne, frappant le sol pour en découvrir, à la sonorité, les endroits pouvant cacher une cavité. De même, ils examinèrent les murs, du haut en bas.
Il ne leur vint pas de suite l’idée de déplacer l’énorme bahut dont la planche du bas, solidement maintenue en dessous par des crochets que Luversan avait eu soin de remettre au moment de la descente, fut vainement ébranlée par eux. Ils achevaient ces premières investigations quand les gendarmes arrivèrent, suivis d’une cinquantaine de paysans armés des outils de jardinage les plus variés.
Sur le conseil de Tristot, le brigadier donna l’ordre à quatre vigoureux paysans de démolir le plancher de la salle à manger.
De leur côté, ils résolurent d’explorer immédiatement la tourelle où Luversan avait reçu le docteur Vignol. Ils ne voulurent accepter le concours de personne pour ces recherches.
Tristot avait montré au brigadier les instructions écrites du juge d’instruction de Paris. Aux yeux des gendarmes, il passait pour être le chef de la Sûreté en personne.
Tous deux, seuls dans la tourelle, ils commencèrent silencieusement leur examen. Soudain, Pivolot poussa un cri de triomphe.
– Je vois du nouveau, dit-il à son confrère.
En même temps, il désignait du doigt une traînée de taches rougeâtres sur la natte qui recouvrait le sol. Tristot se pencha à son tour.
– C’est, ma foi, vrai, fit-il, il y a du sang ici.
Ils reconnurent que la natte en était imbibée.
– À nous deux ! commanda Tristot ; retournons la natte.
Ils rangèrent de côté les meubles qui encombraient le milieu de la pièce et mirent la natte sens dessus dessous. Ils furent saisis d’horreur à la vue de l’énorme tache de sang. Il n’y avait plus à en douter : Luversan avait tué un homme dans la tourelle. Il ne restait plus qu’à trouver le cadavre.
Tous deux se mirent à bêcher le sol avec une vigueur dont on ne les aurait jamais crus capables. Au bout d’un quart d’heure, ils avaient mis la trappe à découvert. Tristot, muni d’une lanterne, se pencha dans le trou béant, mais il ne put rien distinguer.
– Ce doit être profond, dit-il. Le cadavre du docteur a été précipité par cette ouverture, mais l’assassin n’a pas suivi le même chemin ; ce qui prouve qu’il y a là-dessous une communication avec le souterrain.
– Seriez-vous capable, dit Pivolot, de descendre dans cette oubliette au moyen d’une corde ?
– Et vous, monsieur Pivolot, le pourriez-vous ? Nous n’avons plus vingt ans tous les deux. Il y a longtemps que nous sommes brouillés avec la gymnastique.
Ils se penchèrent de nouveau au-dessus de l’ouverture, mais une odeur pestilentielle les fit reculer. Tous deux la connaissaient, cette odeur cadavérique qu’ils avaient flairée maintes fois durant leur longue carrière de policiers du crime.
– Soyons raisonnables, dit Pivolot. Nous avons trouvé le cadavre, n’est-ce pas ? Il ne nous appartient pas de le remonter à la lumière du jour.
Comme ils allaient faire part de cette importante découverte au brigadier, celui-ci ne leur laissa pas le temps de parler.
– Venez voir, leur dit-il, nous tenons l’entrée de la caverne.
Les policiers le suivirent dans la salle à manger. Les démolisseurs avaient fouillé le sol de fond en comble, jusque sous le grand bahut qui se trouvait rejeté à moitié démoli, au milieu de la pièce. Seulement dans l’ardeur du travail, ils avaient brisé la plate-forme dont les débris devenaient un obstacle pour les envahisseurs du sous-sol.
– Parfait ! approuva Tristot, vous êtes en bon chemin. Nous aussi ! Je vous prie de croire que nous n’avons pas perdu notre temps.
– Est-ce que par hasard vous tiendriez l’assassin ? demanda le brigadier.
– Pas encore, malheureusement.
– Et vous chantez déjà victoire ! se permit de répliquer le représentant de la police locale.
En somme, le brigadier avait raison. Ces messieurs de Paris durent le reconnaître. C’était très beau d’avoir trouvé la victime, mais, pendant ce temps-là, l’assassin prenait le large.
– Vous feriez bien, dit Tristot au brigadier de commencer des battues dans la campagne. Ces souterrains peuvent conduire fort loin, attendu que la propriété s’étend sur près d’une demi-lieue à l’est, et qu’elle comprend un bois où nos deux fuyards peuvent trouver un abri momentané. Mais venez voir, à votre tour.
Les policiers conduisirent le brigadier à la tourelle et le mirent au courant de leurs découvertes. Les odeurs méphitiques avaient envahi le rez-de-chaussée. Le brigadier alla chercher une longue corde à laquelle il attacha une pierre pour sonder la profondeur du sous-sol, puis il courut donner à ses hommes les ordres nécessaires pour faire commencer tout de suite les battues.
Gendarmes et paysans se partagèrent le terrain, et bientôt les environs furent explorés en tous sens. Des chasseurs lancèrent leurs chiens dans le petit bois de la propriété, mais il était déjà trop tard : pendant qu’on s’acharnait à rechercher les fugitifs autour du château des Mouettes, Célestin, sorti du bois depuis une demi-heure, avait la chance inouïe, en remontant au nord, de gagner les falaises où personne n’aurait l’idée d’aller le chercher.
À la ferme, les démolisseurs redoublaient d’activité. Il leur fallut plus d’une heure de travail pour déblayer la cavité conduisant au souterrain par la salle à manger. Là encore comme à la tourelle, la profondeur était de quinze mètres. Tristot et Pivolot descendirent les premiers.
Tristot s’aperçut tout de suite que la courbe les menait dans la direction de la tourelle et, apercevant enfin la porte de fer que Luversan avait eu soin de refermer à clé :
– Le docteur Vignol est là, dit-il, mais ne nous arrêtons pas et tâchons de trouver tout de suite l’autre issue du souterrain.
Ils découvrirent, près du pilier du haut bâtiment des ruines, l’entrée de la deuxième galerie dont le passage était obstrué par les barils qui contenaient le trésor des Boizard.
– Oh ! oh ! fit Tristot ; on était occupé à déménager quand nous sommes arrivés.
Et, sans prendre l’avis des deux autres, il brisa d’un coup de pioche le fond d’un des barils d’où sortit, à la stupéfaction des explorateurs, un flot de pièces d’or.
– Tout s’explique ! s’écria Pivolot. Luversan savait qu’il y avait un trésor ici, et c’est pourquoi il y est venu au lieu et place du propriétaire de ces jaunets.
Il prit une pièce et l’examina à la lueur de sa lanterne.
– Fichtre ! c’est un Louis XIV, et ces pièces-là, c’est comme le vin, ça se bonifie en cave.
Il passa par-dessus les barils et poussa de l’avant. Les autres en firent autant. Mais Pivolot s’arrêta tout à coup. Il venait d’apercevoir l’orifice du puits. Pour en mesurer la profondeur, il y jeta une pierre.
Il compta dix secondes avant d’entendre le clapotement de l’eau déplacée par la pierre.
– Le diable lui-même, dit-il, se refuserait à passer par là. En route, mes enfants.
Au fond de cette deuxième galerie, ils trouvèrent, accrochée à la voûte, l’échelle de fer que Célestin n’avait même pas pris la peine d’enlever. Là, le gendarme déclara tout net qu’il entendait passer le premier et il gravit les quinze échelons.
Ces messieurs de Paris le rejoignirent presque aussitôt. Tous trois levèrent leur lanterne le plus haut possible, et s’écartant les uns des autres, poussèrent un triple soupir de déception, en faisant le tour de l’énorme tronc de chêne à demi déraciné qui occupait le centre de la grotte.
« Allons ! pensa Pivolot qui regrettait toujours amèrement sa fortune envolée, ce n’est pas nous qui aurons l’honneur de la capture ! » Il frappa de sa pioche le vieux chêne qui sonna le creux.
– Une famille vivrait à l’aise là-dedans, observa le brigadier. Le colosse m’a tout l’air d’avoir été vidé par la main du temps.
Le brigadier, qui faisait des vers à ses moments de loisir, aimait à parler par métaphores.
– Bien dit, et sagement pensé, approuva Tristot. Si l’intérieur de ce tronc peut constituer un logement dont se contenteraient les vagabonds, il doit y avoir une porte. Examinons de plus près ces gigantesques racines. Ah ! voici un endroit par où on doit pouvoir passer.
Il allait s’engager entre deux griffes des racines lorsque le brigadier le repoussa doucement, disant :
– C’est à moi à vous précéder dans le sentier de l’honneur. Je vous dirai tout à l’heure s’il y a beaucoup de toiles d’araignées là-dedans.
Cette fois, il fut obligé de remettre son revolver en place et se faufila comme un serpent dans l’intérieur du tronc. Les deux autres, qui le suivaient de très près, l’entendirent s’écrier :
– Il y a une échelle et j’aperçois une vague lueur au-dessus de ma tête, mes enfants ; attendez-moi au salon. Je serais désolé, si je manquais mon coup, de vous tomber sur la tête. Je pèse deux cent dix livres, sans mes bottes.
Malgré cet avertissement qui partait d’un bon cœur de gendarme, Tristot, suivi de Pivolot, arriva derrière le brigadier en haut de l’échelle, point qui se trouvait situé à dix mètres au-dessus du niveau du sol boisé.
– Une surprise ! leur cria le brigadier, les fugitifs sont descendus dans le bois au moyen d’une corde qu’ils ont oublié de couper. Si je parviens à en faire autant, malgré mon poids, vous ne risquez rien, vous autres. Ça y est ! ajouta-t-il en mettant pied à terre.
– Ça y est ! répétèrent l’un après l’autre les policiers.
À ce moment, des paysans embusqués dans le bois accoururent au bruit. La vue de l’uniforme du brigadier les remplit de stupéfaction. Ils se demandaient comment ces trois hommes avaient pu arriver dans le fourré sans être aperçus.
Tristot les mit au courant de leur odyssée du souterrain et de leur ascension par le chêne.
Plusieurs de ces braves gens s’embusquèrent autour de l’arbre pour saisir au passage les fugitifs s’ils venaient à prendre le même chemin que la police. Le brigadier et les Parisiens revinrent en toute hâte à Auderville d’où ils télégraphièrent au procureur de la République à Cherbourg pour lui donner des renseignements complets sur leurs recherches ainsi que le signalement de Luversan et de son complice. De la sorte, ils étaient certains que toute la police de l’arrondissement serait sur pied ; les fugitifs ne pourraient monter dans aucune voiture publique et encore moins en chemin de fer sans être immédiatement arrêtés.
Cependant, les policiers voyaient avec désespoir s’écouler les heures sans qu’on pût trouver la piste des fugitifs. Vainement, ils avaient exploré à nouveau les souterrains dans l’espoir de trouver une troisième issue.
– Nous avons peut-être eu tort, dit Tristot, de ne pas descendre dans le puits.
– C’est aussi mon avis, déclara le brigadier ; mais la chose n’est pas commode. Cependant, elle n’est pas impossible.
Ils trouvèrent à grand-peine les cordages nécessaires à l’entreprise.
On établit une poulie solide à l’orifice du puits et on accrocha à l’extrémité de la corde une grande manne dans laquelle Pivolot réclama l’honneur de s’installer.
– J’y consens, s’écria son confrère, mais sous la réserve que vous me permettrez de partager cet honneur. Le péril n’est d’ailleurs pas excessif : ce n’est point l’air qui manque là-dedans. Voyez plutôt : la flamme de notre lanterne est tirée en tous sens, ce qui nous prouve qu’il existe, soit au fond du puits, soit dans les parois, une ouverture communiquant avec l’extérieur.
– Ce qui vous prouve aussi, ajouta le brigadier, que vous n’aurez nul besoin d’arriver au fond, attendu que les fugitifs ne possédaient pas l’outillage nécessaire à cette descente. Vous devez trouver l’issue en question à quelques mètres de l’orifice tout au plus. Là encore, il y aura peut-être des pruneaux à recevoir ; c’est mon affaire et non la vôtre.
Les Parisiens tinrent bon et le représentant de la police locale dut s’incliner devant leur volonté. Il consentit et alla chercher la corde. Peu d’instants après, il revenait avec trois solides gars dont le concours était nécessaire pour le succès de l’entreprise. La descente se fit très lentement, de façon à permettre aux explorateurs d’examiner à loisir les parois du puits.
– Eh bien ? demandait à tout instant le brigadier, vous ne voyez rien ?
– Rien, répondaient d’une voix triste ces messieurs de Paris.
Quand le fond de la manne atteignit, au bout de cinq minutes, la nappe d’eau :
– Arrêtez ! crièrent enfin les policiers.
– Que voyez-vous ? réitéra le brigadier.
– Tout à l’heure ! lui fut-il répondu.
Tristot et Pivolot, le dos tourné, élevèrent chacun leur lanterne, et inspectèrent le gouffre.
– Tiens ! firent-ils tous deux à la fois.
Tristot parla le premier, bien qu’il fût très curieux de connaître la cause de l’interjection lancée par son confrère.
– Il y a, dit-il, une ouverture toute naturelle au fond de ce puits. Ce n’est pas une source que nous venons de toucher, mais un véritable cours d’eau, un ru. La cavité doit être toutefois très profonde au-dessous de nous. Ah ! ah ! L’eau est joliment bourbeuse ; d’où je conclus qu’elle a été fortement secouée, oh ! mais très fortement, avant notre visite.
Il s’interrompit pour crier au brigadier et à ses hommes :
– Hé ! là-haut, tenez bon, nous avons de l’eau jusqu’à mi-jambe : ça suffit.
Et Tristot, s’adressant enfin à son compagnon, lui demanda :
– Et vous ? qu’avez-vous vu de remarquable ?
– Une chose bien extraordinaire : il y a, de mon côté, au-dessus de la nappe d’eau, une cavité au fond de laquelle je vois très distinctement devinez quoi, monsieur Tristot ?…
– J’ai les pieds à la glace, et vous me faites bouillir !
– Penchez-vous un peu en dehors de la manne pour me faire contrepoids ; je vais allonger le bras et tâcher de saisir ce que je vois. Cela me paraît si étrange que je me demande si je n’ai pas la berlue.
Tristot obéit tout en maugréant. Pivolot, au risque de prendre un bain forcé, se courba de telle sorte qu’il faillit perdre l’équilibre.
– Impossible d’y arriver ! s’écria-t-il en reprenant la position verticale.
Dans ce mouvement, un peu trop vite exécuté, Tristot éprouva une telle secousse qu’il fit le plongeon.
– Tonnerre de Dieu ! C’était la première fois que Tristot jurait avec cette énergie.
Pivolot sentit la sueur froide lui couler le long du dos. Il n’eut plus qu’une pensée ; sauver son meilleur ami, son seul ami.
Là-haut, le brigadier hurlait :
– Mais qu’est-ce que vous faites donc ?
Pivolot commanda :
– Descendez-nous de cinquante centimètres !… Là… Assez !…
L’eau lui venait jusqu’au menton. Dans cette position, il pouvait suivre du regard le cours du ru qu’éclairait la lumière du jour à peu de distance du puits. Il eut la satisfaction d’apercevoir son bon ami Tristot assis sur une grosse pierre, au beau milieu des ruines du château des Mouettes.
– Qu’y a-t-il de nouveau ? lui cria-t-il.
Tristot, crotté comme un barbet, s’approcha tout grelottant de la brèche et, se mettant à plat ventre dans la vase, demeura stupéfait en voyant la tête de son ami émerger dans l’eau.
– Vous êtes fou ! lui dit-il. Si les autres lâchaient la corde, ce panier comme dirait le brigadier, deviendrait votre cercueil. Un mot, cependant ! Avez-vous au moins réussi à attraper l’objet de votre convoitise ?
– Pas encore.
Pivolot enjoignit au brigadier de le remonter de cinquante centimètres. La manœuvre s’exécuta tout de suite, mais avec une sage lenteur.
Ce que Pivolot avait vu, c’était un portefeuille. Il supposa que l’objet avait été posé là à dessein pour y être retrouvé en temps utile. Pivolot s’en empara, non sans peine.
Le cœur lui battait très fort, à ce bon M. Pivolot. Car, enfin, si ce portefeuille était celui de Luversan, on pouvait espérer y retrouver quelques documents précieux à plus d’un titre, notamment certaines valeurs avantageusement cotées à la Bourse et qui constituaient l’unique avoir des deux amis.
À cette pensée qu’il allait peut-être rentrer en possession de son bien, Pivolot remerciait déjà la Providence. Mais une autre idée le troubla profondément : si pressé qu’il fût d’ouvrir le portefeuille et d’en examiner le contenu, il lui déplaisait fort de mettre le brigadier de gendarmerie au courant d’une découverte aussi importante.
Et, dans sa hâte d’être édifié au sujet de son magot, il se dit que le chemin suivi par Tristot pour sortir du puits était encore le plus pratique. Aussitôt dit, aussitôt fait. Pivolot qui a serré le précieux portefeuille dans sa poche, pique une tête dans le ru, ayant soin de crier au brigadier :
– Vous pouvez remonter la manne, nous n’en avons plus besoin.
Un instant après, les deux amis, assis philosophiquement côte à côte sur un des antiques débris du château des Mouettes, commençaient l’inventaire des documents renfermés dans le portefeuille.
Sans perdre une seconde, le brigadier tira ferme sur la corde en recommandant à ses aides d’en faire autant. Mais la manne, débarrassée des policiers, remonta avec une vitesse qu’il eût été difficile de prévoir, et les quatre hommes tombèrent à la renverse. Aucun d’eux n’avait lâché la corde.
– Plus doucement ! fit le brigadier en se relevant. Décidément, ça ne pèse pas lourd, deux Parisiens.
Mais il n’eut pas de peine à reconnaître que la légèreté du panier présentait quelque chose d’anormal. Il fit arrêter la manœuvre et se pencha au-dessus du gouffre.
– On ne voit plus leurs lanternes ! fit-il avec effroi. Qu’est-ce que cela signifie ?…
Il ne pouvait croire à un accident, puisque l’un des explorateurs venait de lui crier de remonter la manne. Dans sa hâte de savoir la vérité il recommença à tirer ferme sur la corde, mouvement qui fut imité par les trois Normands.
À la vue du panier vide, ces braves gens se regardèrent les uns les autres, dans l’espoir que l’un d’eux y comprendrait quelque chose. Les gars partirent d’un franc éclat de rire, mais le brigadier conservait son air sérieux des « grands jours. Avec la méfiance naturelle qui caractérise le gendarme, il murmura entre ses dents :
– Est-ce que par hasard, ils seraient de la bande ?…
Dans cette pensée, il se reprochait amèrement de n’avoir pas mis le grappin sur Tristot et Pivolot qui se seraient expliqués ensuite avec le juge d’instruction.
– Avez-vous du nerf ? demanda-t-il à ses aides. Seriez-vous capables de me descendre tout doucement à vous trois au fond de ce trou à malices ?
Les gars protestèrent de leur dévouement et de leurs biceps.
Sans plus de façons, le brigadier prit place dans la manne en ayant soin de s’accrocher des deux mains à la corde pour ne point crever le fond du panier.
– Surtout, recommanda-t-il à ses hommes, pas un mot, pas un cri ! Je saurai bien vous avertir si j’ai besoin de vous. Je vous sifflerai quand il faudra m’arrêter.
La descente s’opéra dans toutes les conditions de sécurité désirables. Arrivé au fond, le brigadier reconnut à son tour, l’existence du ru. Force lui fut bien de donner un coup de sifflet quand il se sentit de l’eau jusqu’en haut des bottes. Mais il le fit avec tant de modération, tant de prudence, que l’avertissement se perdit en hauteur sans être répercuté dans les ruines du château des Mouettes.
Le brave représentant de la police locale se disposait à quitter son panier pour voir ce qui se passait aux environs quand il entendit une voix déjà bien connue de lui, s’écrier :
– Nous sommes sauvés !
C’était ce bon M. Pivolot qui venait de retrouver sa fortune, ainsi que celle de ce brave M. Tristot, dans le portefeuille de Luversan.
L’exclamation fut suivie d’un bruit de papiers froissés avec nervosité. Tristot contrôlait de visu l’assertion de son confrère et ami.
– C’est vrai, c’est pourtant vrai, approuvait-il ; nous sommes sauvés.
N’y avait-il pas de quoi mettre la puce à l’oreille à un brigadier de gendarmerie ? Le nôtre s’assura si son revolver d’ordonnance était en état de fonctionner. « Voilà, se dit-il en armant son formidable joujou, qui vous empêcherait, mes gaillards, d’aller plus loin. »
Il aurait commis l’imprudence de se montrer aux Parisiens, si Pivolot n’avait commencé un petit discours où éclatait enfin la jubilation de rentrer dans ses fonds.
– Vous avez été toujours un peu sceptique, monsieur Tristot, dit-il. Quand je vous parlais de la Providence, vous hochiez la tête, en signe de doute. Entre nous soit dit, vous vous laissez aller un peu trop au courant de la libre pensée. Vous avez la conviction que celui qui voit tout, qui entend tout, et qui peut tout, n’a jamais perdu une minute de son Éternité pour s’occuper de la créature humaine. Eh bien, moi, humble atome soumis aux décrets de la Providence, je crois en elle. C’est grâce à son initiative, à sa protection toute-puissante, que nous avons eu l’idée de descendre dans ce puits au fond duquel elle avait pris la peine de déposer le portefeuille. Je vous avouerai franchement qu’à mon âge, il m’eût été pénible de reprendre un collier de misère pour gagner le reste de ma vie. Enfin, nous voici rentrés en possession de nos quinze mille livres de rente ! Ce n’est pas malheureux.
Le brigadier ne comprenait plus, mais plus du tout : ça lui paraissait de plus en plus louche. Avant d’agir, il écouta la réponse de Tristot.
Elle ne se fit pas attendre.
– Je ne vous ai jamais empêché, dit Tristot à Pivolot, de croire et même de pratiquer, mais enfin, mon bon ami, si votre Providence a pris la peine de nous rapporter au château des Mouettes les économies de nos père et mère, ce qui est charmant de sa part, expliquez-moi pourquoi elle s’était donné le mal de nous priver de cette source légitime de revenus ? Car enfin, pour s’enrichir aux dépens d’autrui, Luversan aurait bien pu choisir des victimes plus opulentes que nous. S’il nous a dépouillés de notre fortune, c’est parce qu’il était écrit dans le livre de la destinée qu’il nous volerait. Il nous rembourse aujourd’hui, en vertu de cette même loi de fatalité ! Je ne vois dans cette affaire rien qui puisse être mis à l’actif de votre Providence.
– Vous êtes ingrat ! s’écria Pivolot. Sitôt rentré à Paris, je ferai brûler dix cierges à Saint-Roch.
– Il est toujours utile de faire marcher le commerce, même celui du suif. Une question cependant : comment admettrez-vous que la Providence emploie, pour l’exécution de ses décrets, des mains aussi indignes que celles de Mathias Zuberi ?
Pivolot ne répondit pas, par mépris, sans doute, ou peut-être faute d’arguments écrasants.
La lumière s’était faite enfin dans l’esprit du brigadier. Ces cinq mots : « Quinze mille livres de rentes » lui donnaient une haute opinion des deux policiers venus de Paris jusque dans le Cotentin à la poursuite de Luversan. Il connaissait dans tous ses détails l’histoire de Roger Laroque, ainsi que celle de Jean Guerrier, et il était tout fier de participer à cette chasse à l’homme en compagnie de deux rentiers. Sans plus d’hésitation, il sortit du panier au risque de souiller de boue son uniforme, et tout en pataugeant dans la vase, il cria aux gars normands :
– Ne bougez plus, là-haut, je vais faire un petit tour.
Un instant après, il apparaissait aux yeux stupéfaits des deux policiers.
– Ce n’est pas gentil, leur dit-il en faisant résonner formidablement ses bottes sur une pierre de taille datant du grand siècle, voilà que vous opérez sans moi. Qu’y a-t-il donc de si surprenant dans ce portefeuille ?
– Oh ! pas grand-chose, répondit Tristot.
– Mais encore ?
– Une bagatelle de deux millions environ, tant en billets de banque qu’en titres divers.
Deux millions ! Le brigadier en chancela et un nuage doré lui passa devant les yeux.
– Deux millions, répéta Pivolot, sur lesquels il nous revient dûment et légalement la bagatelle de six cent mille francs qui nous avaient été volés par le faux Boizard.
– Et le reste ? demanda avec une curiosité émue le brigadier.
– Le reste appartient aux héritiers de monsieur de Terrenoire ; mais vous ne savez peut-être pas de qui nous voulons parler ?
Le brigadier répliqua avec orgueil :
– Je lis tous les jours le journal, surtout les faits divers. Je sais par cœur le signalement de tous les malfaiteurs en fuite. C’est vous dire que je connais l’affaire Brignolet depuis A jusqu’à Z. Monsieur de Terrenoire était le patron de Brignolet ; il s’est suicidé récemment dans son hôtel de la rue de Chanaleilles. Quant à sa femme, elle avait disparu le mois précédent, et depuis, on n’en a plus eu de nouvelles.
Tristot sourit malicieusement.
– Puisque vous lisez les journaux, observa-t-il, vous devez connaître le signalement de madame de Terrenoire, signalement que toute la presse a reproduit d’après une communication du service de sûreté.
– Parfaitement. C’est une femme de haute taille, très brune, aux traits réguliers, aux cheveux abondants, et qui, paraît-il, ne sort jamais que voilée.
– Très bien, mon brigadier. Et sur ce signalement, vous vous croyez de force à reconnaître cette femme, si elle vient à passer devant vous ?
– Pour sûr ! mais il faudrait un grand hasard pour qu’elle vienne à Auderville.
– Eh bien, s’écria Tristot, ce hasard s’est produit. Madame de Terrenoire n’est autre que la folle que nous venons d’expédier à l’asile de Cherbourg.
Le brigadier se pinça les lèvres de dépit.
Tristot ne voulut pas abuser de son triomphe.
– Voyez-vous, mon brigadier, dit-il, il n’y a rien qui ressemble à un signalement. Dans une société bien policée, ajouta-t-il, tout individu mâle ou femelle devrait être tenu de se faire photographier au moins tous les cinq ans et d’envoyer son portrait à la mairie centrale pour y être classé d’après le système Bertillon{2}. Cette obligation donnerait à réfléchir aux malhonnêtes gens. Mais nous bavardons comme des propriétaires, au lieu d’agir. Luversan et son complice se sont peut-être cachés dans ces ruines. Il faudrait y organiser une battue en règle.
Le brigadier fit observer qu’on n’avait besoin d’aucune aide pour faire cette battue et tous trois, revolver au poing, explorèrent les décombres. Il ne leur fallut pas moins d’une demi-heure, même en se partageant la besogne, pour reconnaître que ce séjour de dévastation ne recelait pas un être humain. Obligés de marcher sur les débris où le pied trouvait difficilement son aplomb, de franchir obstacle sur obstacle, ils revinrent harassés de fatigue au bord du ru. Là, les trois hommes s’assirent sur la pierre où ils avaient terminé l’inventaire du portefeuille. Tristot tira de ce précieux objet un parchemin qu’il relut attentivement. C’était le plan légué à sa postérité dans une bible par le trisaïeul de Charles Boizard. Ils examinèrent ce plan, se rendirent compte de la position exacte des souterrains et durent reconnaître qu’il n’existait pas d’autres issues que celles par où ils avaient passé. D’où il fallait conclure que Luversan et son complice étaient descendus dans le puits. En inspectant le terrain fangeux, le brigadier s’écria soudain :
– Quelqu’un a passé par ici.
Les Parisiens avaient beau écarquiller les yeux, ils ne voyaient aucune trace de pas. Le brigadier les railla poliment sur leur manque de coup d’œil.
– Nous autres, bons gendarmes, dit-il, nous sommes habitués à reconnaître les vestiges du pied humain sur le sol. Quelqu’un a passé par ici, mais il a eu soin en se retirant d’effacer les traces de son passage au fur et à mesure qu’il s’avançait. Il lui a suffi de remuer avec une branche d’arbre le terrain fangeux. Seulement, cette délicate opération n’a pas parfaitement été exécutée faute de temps, et tenez ! ne voyez-vous pas, de-ci, de-là, l’empreinte d’un talon de bottine ? S’il n’y avait pas tant de feuilles mortes sous nos pieds, nous pourrions suivre facilement la piste. Essayons toutefois.
Ils longèrent à pas comptés le cours du ru, mais ils durent s’arrêter à un endroit où l’eau s’engouffrait dans les profondeurs des ruines par un canal souterrain très étroit et inaccessible. Ils revinrent encore à la base du puits.
Pivolot fit une remarque importante.
– La ferme, dit-il, se trouvait autrefois à la même hauteur que le faîte du château. Elle en domine aujourd’hui les ruines. Pour que les fugitifs aient pu regagner le souterrain par une issue qu’ils auraient découverte, il faudrait que cette issue existât au long de la hauteur à pic qui surplombe cet amas de décombres. Or, vous le voyez, il n’est pas possible de monter par là sans être vu et il n’y a pas trace d’ouverture. D’autre part, j’ai constaté que la galerie, solidement maçonnée, n’a pas une seule fissure.
– Et moi, j’estime, dit le brigadier, qu’en cherchant bien, on doit trouver dans ces ruines mêmes un autre souterrain. Les vieilles gens du pays vous diront toutes que le château des Mouettes correspondait secrètement avec un autre château qui était situé à une demi-lieue, et dont il ne reste plus de vestige. Le souterrain aurait été bouché, il y a plus de cent ans. Qui sait si Luversan ne l’aura pas retrouvé. Dans tous les cas, il ne saurait en sortir sans se faire prendre.
Ils décidèrent de rentrer à la ferme en faisant le grand tour.
À leur arrivée, ils trouvèrent dans la cour une foule de paysans qui, au lieu de continuer leurs recherches dans les bois d’alentour, étaient venus voir s’il y avait du nouveau. Quant aux trois gars requis par le brigadier pour la descente dans le puits, ils s’étaient entêtés à rester sur place, attendant les ordres d’en bas. Grand fut leur étonnement lorsque leur chef vint par la galerie les relever de leur faction.
Le parquet de Cherbourg n’arriva que très tard dans la soirée. Le procureur de la République était venu en personne, accompagné d’un substitut et d’un juge d’instruction.
On fit sortir de la ferme les nombreux curieux et curieuses qui l’encombraient. On ferma toutes les portes, et, sur les indications des policiers, on procéda, dans le caveau situé sous la tourelle, à l’exhumation de la victime. Préalablement, on avait dû établir un courant d’air pour chasser les odeurs méphitiques.
Un médecin de Cherbourg constata que la victime avait été frappée d’un coup de couteau dans le dos, mais que cette blessure, horrible à voir, n’avait pas causé la mort immédiate. Les mains crispées de Pierre Vignol portaient les traces des efforts qu’il avait fait pour sortir de sa fosse. Ses ongles remplis de terre s’étaient déchirés dans cette lutte suprême.
L’identité de la victime fut établie de suite, grâce à des papiers trouvés dans ses poches.
Les magistrats instructeurs allaient se retirer quand Tristot se permit de prendre la parole.
– Pardon, fit-il, nous avons trouvé le corps d’une des victimes, mais il nous reste à découvrir le cadavre de M. Charles Boizard.
– Il n’est guère probable, dit le juge d’instruction, que le crime ait été accompli ici. D’après le témoignage de maître Martineau que nous avons vu tout à l’heure, Luversan est arrivé seul à Auderville.
– Il n’en coûterait pas beaucoup, continua Tristot, de recommencer des fouilles dans ce caveau.
Le juge accéda au désir du policier et les gars requis pour la circonstance recommencèrent à jouer de la bêche. Ce fut un triomphe pour les Parisiens quand les travailleurs eurent mis à découvert un second cadavre, celui d’un homme petit de taille, trapu, les cheveux et la barbe rouges. Tristot assura qu’on était en présence des restes de Charles Boizard, et, pour le prouver, il exhiba une lettre de M. de Lignerolles où le signalement du malheureux propriétaire du château des Mouettes se trouvait reproduit.
– Nous avons d’ailleurs, dit-il, la certitude de pouvoir le faire reconnaître par les témoins de Paris, notamment le pharmacien de la rue de Moscou chez qui on l’a transporté il y a environ sept semaines à la suite d’un accident de voiture dont il avait été victime.
Le juge d’instruction comprit que les deux compères en savaient très long sur les préliminaires du drame et il les invita à passer à son bureau le lendemain matin.
Les cadavres furent remontés dans la cour de la ferme. On les déposa sur des civières que des paysans de bonne volonté se chargèrent d’amener à Cherbourg où la double autopsie serait faite.
Tristot et Pivolot se remirent en campagne aussitôt avec le brigadier qui ne voulait plus les quitter, mais ils eurent beau s’embusquer la nuit dans les ruines, fouiller de fond en comble le petit bois où aboutissait le souterrain, ils ne purent découvrir la piste des fugitifs. Il en fut de même des gendarmes et des nombreux paysans qui parcouraient la campagne en tous sens.
À l’aube du jour, cent personnes, la plupart armées de fourches, se tenaient à l’affût aux abords de toutes les routes et chemins vicinaux. Malheureusement, il régnait un brouillard intense qui rendait toutes les recherches impossibles. On ne voyait rien à cinq pas devant soi. Vers midi, les bonnes gens se découragèrent, et chacun rentra chez soi pour manger la soupe.
Tristot et Pivolot avaient dû quitter la partie pour se rendre à Cherbourg. Ils y conféraient depuis environ deux heures avec le juge d’instruction lorsque l’huissier entra, disant qu’un pêcheur de Diélette avait une importante communication à faire.
Le juge donna l’ordre d’introduire ce témoin qui n’était autre que le père Cahue. Le bonhomme apportait la lettre laissée par Célestin Damour sur la plage de la Diélette. Il avait l’air très embarrassé et encore plus ému. L’affaire du château des Mouettes était déjà connue de tout le Cotentin.
Le pêcheur ne doutait pas que la lettre trouvée par Marie et ses compagnes en allant à la pêche, n’eût rapport à cet épouvantable drame. Sans demander la permission, Cahue s’assit dans l’espoir d’apprendre du nouveau. Le juge prit connaissance de la confession de Célestin, puis il passa la lettre aux Parisiens.
On se souvient que Célestin avait terminé ainsi sa lettre : « Quant au bandit, sachant bien qu’il me tuerait quand il n’aurait plus besoin de moi, je l’ai précipité dans un ancien puits situé au fond d’un deuxième souterrain dont vous trouverez l’entrée près des piliers du haut bâtiment des ruines. »
La chose paraissait réellement prodigieuse et peu croyable, vu la profondeur du puits. Cependant, on lit tous les jours dans les nouvelles diverses publiées par les journaux le récit de faits presque aussi extraordinaires. Tel qui s’est jeté dans son puits pour en finir avec les désagréments de la vie en est retiré sain et sauf après un plongeon inoffensif. Luversan pouvait avoir eu la chance de tomber dans le ru sans se briser contre les parois du puits et les pierres bordant la cuvette du fond. Les policiers avaient d’ailleurs constaté, ainsi que le brigadier, qu’il existait à cet endroit une sorte d’entonnoir très profond.
– C’est égal, remarqua Tristot, il n’y a de la chance que pour les coquins.
– Et pour les honnêtes gens aussi, répliqua Pivolot, puisque la chute de Luversan nous a permis de rentrer en possession de notre bien. Je suis bien convaincu qu’il est tombé la tête en bas, et que son portefeuille, glissant de sa poche, est venu se loger dans la crevasse où nous l’avons trouvé.
– Se loger providentiellement ! ajouta Tristot.
Cahue fut interrogé. Il raconta tout ce qu’il savait sur le naufragé, et termina ainsi :
– Je ne pouvais pas soupçonner que ce garçon-là avait de si mauvaises connaissances. Dans tous les cas, tant qu’il est resté chez moi, il n’a rien fait de mal ; même qu’il s’est montré très délicat. On lui aurait donné le bon Dieu sans confession.
– Croyez-vous sérieusement, demanda Tristot au pêcheur, que ce jeune homme se soit jeté à la mer ?
– Ça ne m’étonnerait pas, répondit Cahue. Le Parisien riait tout le temps et nous faisait bien rire aussi, mais on voyait qu’au fond, il était tout chose, tout triste. Il devait avoir des remords. Moi, j’aurais dû écouter le conseil de mon neveu qui me disait : « Méfie-toi de cet avorton, il serait bien embarrassé de dire d’où viennent ses billets de mille francs. »
Tristot demanda au juge la permission de prendre copie de la lettre afin d’en donner communication à Roger Laroque. Ce qui lui fut accordé.
Il achevait cette copie quand l’huissier annonça une visite à laquelle les policiers étaient loin de s’attendre. C’était M. de Lignerolles qui arrivait de Paris avec Roger Laroque. La veille au soir une dépêche lui avait été adressée de Cherbourg au sujet des graves événements de la matinée.
Roger serra la main des policiers et fut mis au courant de leur funèbre découverte.
L’après-midi, le parquet se transporta à l’asile où avait été transportée Andréa de Terrenoire. L’infâme maîtresse de Mussidan et de Luversan venait d’expirer à la suite d’un accès de folie furieuse.
Diane qui se trouvait à Paris avec son mari fut avertie par dépêche télégraphique.
En dehors des deux policiers, du brigadier et des deux magistrats chargés de l’instruction, nul ne connaissait le vrai nom de la morte. Le secret fut si bien gardé que le nom de Terrenoire ne fut pas livré à la curiosité publique.
Robert de Vaunoise fit transporter les restes de la criminelle à Paris où elle fut inhumée au cimetière du Nord dans le caveau de la famille, à côté de l’homme dont elle avait souillé le nom. Deux jeunes femmes suivirent le convoi : Diane et Marie-Louise.