Après la cérémonie religieuse des obsèques de Julia, le corps avait été transporté au cimetière Montparnasse dans le caveau où repose Lucien de Noirville.
Raymond et Pierre rentrèrent à Méridon. Ils n’éprouvaient pas cette douleur infinie qu’on ressent après avoir conduit au lieu du repos l’être qui vous a le plus aimé et pour lequel tout homme de cœur nourrit une affection sans bornes. Ils étaient en proie à ce sombre chagrin qui suit la perte de la plus chère des illusions.
Arrivés à la ferme, chacun d’eux se retira dans sa chambre.
Raymond songeait à la promesse qu’il avait faite à Roger Laroque. Il hésitait à la tenir, cette promesse. Une question l’obsédait ; son père eût-il approuvé le mariage projeté ? L’amour pour Suzanne et le respect filial se combattaient en lui.
Raymond s’était étendu sur un canapé pour prendre un peu de repos. Bientôt, vaincu par la fatigue, il s’endormit. À ce moment douloureux de sa vie, Raymond rêva de son père.
Étrange rêve ! Le jeune homme revenait d’assister à l’inhumation de sa mère ; mais au lieu de rentrer à Méridon, comme il venait de le faire dans la réalité, il se dirigeait vers la demeure où il habitait autrefois avec ses parents. Un vieillard, que ses infirmités retenaient sur une chaise longue, l’attendait. Ce vieillard, c’était son père, son père encore vivant. Et tous deux confondirent leurs larmes. Puis le vieillard parla ainsi :
– Je lui pardonne, comme il lui a pardonné. Elle a racheté sa faute par son repentir. Et maintenant, je pardonne à l’autre. Ne sois pas plus dur que ton père pour Roger Laroque. Sauve Suzanne et sois heureux.
Réveillé sur ce dernier mot, Raymond le considéra comme un ordre. Les songes heureux sont faciles à interpréter. On n’a pas besoin d’un Joseph pour en trouver la clé. Raymond partit à Maison-Blanche, où, confiant dans sa parole, Roger Laroque l’attendait.
Un mieux sensible s’était déclaré dans l’état de Suzanne.
Raymond s’installe à son chevet, et Roger laisse les deux enfants à leurs confidences.
– Je vous ai fait bien de la peine, Suzanne, dit Raymond. Me le pardonnez-vous ?
Elle souriait un instant auparavant et voici déjà que son front se rembrunit.
– Pourquoi me rappeler une scène douloureuse ! dit-elle. Je m’efforçais de n’y plus penser, je n’y pensais plus du tout, j’étais heureuse de vous savoir près de moi, et c’est vous qui me faites souvenir que notre bonheur est impossible.
– Suzanne, je vous aime encore plus qu’au premier jour et si vous voulez m’accorder votre main, vous ferez de moi le plus heureux des hommes.
Elle se redressa, étonnée, inquiète, et, les yeux brillants de fièvre :
– Ne me le demandez pas. Ce secret ne m’appartient plus. Qu’il vous suffise de savoir que votre père est toujours consentant à notre mariage.
– Raymond, puisque vous m’aimez, vous ne devez pas avoir de secrets pour votre fiancée. Dites-moi pourquoi vous avez été si cruel ?
Il cherchait un motif et ne le trouvait pas.
Elle insista et se fâcha presque.
Soudain, il lui vint une inspiration ; puisque son frère était décidé à partir à l’étranger, Raymond n’hésita pas à le mettre en cause ; Pierre ne le saurait jamais. Et quand bien même il viendrait à l’apprendre, il avait l’âme trop grande pour ne point pardonner cette innocente supercherie.
– Suzanne, dit Raymond, vous rappelez-vous votre première promenade à l’abbaye des Vaux-de-Cernay, alors que, poussée par la soif, vous étiez descendue vous agenouiller au bord de la source de Saint-Thibaud ?
– Oui, je me souviens.
– Qui avez-vous rencontré ce jour-là ?
– Votre frère.
– Quelques jours après, un mur de l’abbaye s’écroula près de vous. Une pierre vous atteignit au front. Qui est accouru à votre secours ?
– Un jeune homme qui me souriait et dont la voix me parut douce comme celle d’un ange.
– Ce jeune homme, qui vous implore aujourd’hui, vous aimait déjà, avait le pressentiment que cette rencontre déciderait de sa destinée. Eh bien, ce même pressentiment, un autre l’avait eu avant moi, et cet autre, c’était mon frère. Oui, Pierre vous aime, et c’est parce qu’il vous aime, qu’il veut s’expatrier. Avant huit jours, il aura quitté la France. Il partira, chargé d’une mission périlleuse en Afrique.
– Il ne faut pas le laisser partir.
– Sa décision est irrévocable. Il va chercher là-bas la gloire et l’oubli.
– Pauvre garçon !…
– Lorsque j’ai connu son secret, j’ai craint, en hâtant notre mariage, d’exalter le désespoir de mon pauvre frère. Il m’a deviné à son tour, et c’est lui qui s’est sacrifié.
La jeune fille dont le cœur est épris, ne demande qu’à croire. Suzanne, radieuse, tendit la main à son fiancé.
– Puisque tel est le motif de votre conduite, Raymond, je vous pardonne et… je consens, si toutefois mon père est d’accord avec vous.
Roger Laroque rentra à ce moment.
– Père, lui dit-elle, Raymond m’a fait connaître les raisons de sa conduite à notre égard.
Roger pâlit affreusement. Il interrogea des yeux Raymond qui le rassura d’un signe d’intelligence.
– Et après ? demanda le père.
– J’approuve ces raisons, qui, dit-elle, prouvent son bon cœur, et si tu le permets, je lui accorde ma main.
– Si je le permets ! s’écria Roger. Mais vous savez bien, mes enfants, que votre bonheur à tous deux est maintenant la seule chose qui me rattache à la vie. J’étais bien fou de ne songer qu’à ma réhabilitation. Si je vous avais compris plut tôt, il y a beau jour que ce mariage serait fait.
À partir du lendemain, Raymond vint chaque jour voir Suzanne dont le rétablissement fut rapide. En apprenant la mort de Mme de Noirville, elle pleura, comme si le deuil qui frappait Raymond l’atteignait également. Ce dernier revint un soir avec un grand chagrin au cœur : son frère était parti pour l’Afrique en lui laissant ce mot :
« Cher Raymond,
« Je m’en vais loin, bien loin d’elle. Soyez heureux ; vous le méritez. Oubliez-moi.
« Ton frère qui t’embrasse et qui te dit adieu.
« PIERRE DE NOIRVILLE. »
Voyant Raymond si triste, Suzanne crut à un nouveau malheur.
Il lui montra la lettre de l’explorateur, et elle demeura convaincue que son fiancé lui avait avoué le vrai motif de leur dernière rupture. Elle manifesta de la compassion pour l’infortuné qui, le désespoir au cœur, partait chercher l’oubli à des milliers de lieues de sa patrie.
......................
Les bans du mariage de Raymond de Noirville avec Suzanne Laroque étaient publiés. Une semaine tout au plus les séparait du grand jour, lorsque Roger, qui ne prenait même plus la peine de se rendre chez le chef de la Sûreté pour avoir des nouvelles des recherches de la police, reçut une convocation d’urgence du juge d’instruction. Il se garda bien d’en informer les amoureux et se rendit tout de suite au Palais de justice.
M. de Lignerolles le reçut avec aménité.
– Il y a du nouveau, lui dit-il, et j’ai tenu à vous en faire part. Ne croyez pas que j’abandonne l’instruction. Tant que je serai à ce poste, le dossier Luversan ne sera jamais classé.
Très intrigué, Roger demanda tout d’abord à connaître les faits, mais le juge le pria de vouloir bien patienter.
Au fond de la pièce, se trouvait un panneau bibliothèque chargé de livres de jurisprudence. M. de Lignerolles y plaça à l’angle obscur un fauteuil où Roger prit place derrière un paravent de façon à pouvoir assister à toute la scène sans être vu des prévenus et témoins. Il lui recommanda de ne faire aucune démonstration.
M. de Lignerolles s’installa à son bureau et sonna.
– Faites entrer monsieur Martellier.
Bientôt parut ce jeune employé de la banque Terrenoire avec qui Jean Guerrier s’était lié. Pour ne pas témoigner contre lui au sujet de la faveur suspecte que l’époux de Marie-Louise avait trouvée auprès de M. de Terrenoire, Martellier donna sa démission avant les poursuites.
– Vos nom, prénoms, âge, profession et demeure ? lui demanda M. de Lignerolles.
– Paul Martellier, vingt-huit ans, employé de caisse, rue Poccard, 52, à Levallois-Perret.
– Vous reconnaissez avoir adressé à monsieur le procureur de la République la présente lettre dénonçant certains faits de nature à éclairer la justice sur le crime du boulevard Haussmann ?
– Oui Monsieur, c’est moi.
– Quel mobile vous a poussé à faire ces révélations ?
– L’amitié, Monsieur, l’amitié que je porte à Jean Guerrier sur qui j’ai eu le tort de concevoir des soupçons injurieux. J’entends me réhabiliter à ses yeux, mais je n’irai lui demander sa poignée de main que lorsque je lui aurai prouvé mon dévouement.
– C’est bien. Racontez-moi avec la plus grande exactitude ce dont vous avez été témoin. Asseyez-vous.
Il s’assit carrément, et d’un ton à la fois ferme et familier, fit la déposition suivante :
– Il y a eu hier deux mois, jour pour jour, je travaillais au bureau de la caisse. Mon chef recevait le public à son guichet. Soudain, le froufrou d’une robe de soie me fait relever la tête. J’aperçois une dame vêtue de deuil et fort élégante. Je ne pouvais distinguer ses traits cachés par un voile noir très épais, mais l’harmonie de ses proportions, l’aisance de ses manières, tout dans sa démarche, me rappelait une jolie femme que j’avais vue de temps à autre traverser les bureaux de mon ancienne maison de banque. Elle parla et le son de sa voix ne me laissa plus aucun doute : c’était madame de Terrenoire. Elle déposa contre un carnet de chèques, quatre-vingt mille francs à la caisse. Le chef, examinant sa signature, avait répété son nom à haute voix. Quant à moi, tout en faisant semblant de continuer mes additions, je me tins aux écoutes. Madame de Terrenoire était accompagnée d’un jeune homme de mine sombre et inquiète. Elle le désigna au caissier, disant :
– Dans deux mois, à pareille date, Monsieur viendra toucher la somme et vous présentera le chèque. Rappelez-vous-en, et ne faites aucune difficulté pour payer. – Parfaitement, répondit le caissier. Du reste, Madame, votre signature suffit. Ayez l’obligeance de nous la donner à part afin que nous puissions contrôler le chèque quand il nous sera présenté.
« Madame de Terrenoire se retira, suivie de son mystérieux compagnon. La déclaration de Martellier commençait à intéresser Roger Laroque. « Je trouvai fort étrange, continua Martellier, que madame de Terrenoire déposât, au profit d’un tiers, une aussi grosse somme dans une autre banque que celle de son mari. Mon Dieu ! Sans l’assassinat de ce pauvre Brignolet qui était bien la meilleure bête que j’eusse jamais connue, je n’aurais pas attaché autant d’importance à la chose. Mais j’y pense toujours, à ce diable de crime, et, faut-il vous le dire, mon opinion est que Luversan, qui vous a brûlé si gentiment la politesse, n’est pas étranger au coup que…
– Contentez-vous, interrompit le juge, de déposer sur les faits connus de vous.
– Et de conserver pour moi mes appréciations. Compris. J’abrège : je me gardai d’exprimer mon étonnement au caissier pour qui le secret professionnel est chose sacrée et je me livrai pendant plusieurs jours à de profondes méditations sur le cas de mon ancienne patronne. Bref, je me tins ce raisonnement subtil : si madame de Terrenoire a un amant, qui sait si cet heureux coquin n’a point participé directement ou indirectement au crime du boulevard Haussmann ; dans tous les cas, il serait bon que la justice fût prévenue de cet incident ; il appartient aux magistrats instructeurs d’en apprécier le plus ou moins d’importance. C’est pourquoi je me suis cru autorisé à dénoncer les faits à monsieur le procureur de la République, et comme j’ai horreur des lettres anonymes, j’ai signé ma déclaration du nom honorable de Martellier.
– Et hier, quand le compagnon de madame de Terrenoire s’est présenté tout seul, les deux mois écoulés, pour toucher les quatre-vingt mille francs sur présentation du chèque, qu’avez-vous observé ?
– Que deux agents de la Sûreté surveillaient depuis le matin le hall, espérant y reconnaître le bonhomme dont j’avais donné un signalement précis à monsieur le procureur de la République. Le caissier leur demanda ce qu’ils faisaient là et ils durent exhiber leurs cartes. Je m’amusai de les voir croquer le signalement du particulier de madame de Terrenoire. Enfin, ce particulier se présenta au guichet, passa son chèque au caissier qui, après avoir comparé les signatures, dit « c’est bien » et paya les quatre-vingt mille francs. L’inconnu empocha avec une jubilation qui se peignit dans toute sa personne. Quand je le vis sortir, quand je vis les agents disparaître à sa suite, je me dis : « Toi, mon bonhomme, tu es filé. » Je ne me trompais pas, puisque me voilà ici pour témoigner.
M. de Lignerolles relut tout haut la déposition de Martellier et l’invita à la signer.
– Vous pouvez vous retirer, lui dit-il ensuite. Martellier salua, mais, avant de gagner la porte :
– Puis-je savoir, demanda-t-il, si mon initiative vous a été utile ? Je serais désolé d’avoir causé de la peine à de braves gens dont les affaires particulières ne me regardent pas.
– Je ne puis que vous féliciter d’avoir obéi à votre conscience. À bientôt, monsieur Martellier.
L’ancien camarade de Jean Guerrier salua de nouveau et sortit fort peu rassuré sur les suites de sa lettre dénonciatrice. Il regrettait maintenant d’avoir fait du zèle. « Pourvu, se dit-il en sortant du cabinet du juge, que cet imbécile n’aille pas casser du sucre auprès du mari. Aïe ! quelle tuile ! » Il se rassura en apercevant dans le couloir le particulier de la Terrenoire. Son bonhomme, gardé à vue par les deux inspecteurs aux triomphantes moustaches, venait d’être amené du dépôt sur le banc des témoins.
Le prévenu paraissait atterré. Martellier se félicita enfin d’avoir écrit au procureur de la République et se réjouit à la pensée que Jean Guerrier lui pardonnerait bientôt ses injustes soupçons d’autrefois.
Cependant, M. de Lignerolles avait délivré Laroque de sa cachette.
– Tout cela est fort intéressant, lui dit ce dernier : mais tenez-vous madame de Terrenoire ?
– Hélas ! non, et je vous avouerai maintenant que j’ai peu d’espoir de la découvrir avant longtemps. Elle a de l’avance sur nos limiers.
– À propos de limiers, demanda Laroque, que deviennent messieurs Tristot et Pivolot ? je ne les vois plus, je n’en entends plus parler.
– Ils courent après leur fortune perdue.
– Pauvres gens…
– Et pour vous parler franc, ces messieurs ne vont plus vous voir parce qu’ils n’ont plus confiance en vous.
– Me croiraient-ils de nouveau coupable ?
– Oh ! non ! Mais ils disent que vous en savez long, plus long que vous ne voulez bien le dire, au sujet de… la complice de Luversan dans le crime de Ville-d’Avray, et que si vous aviez voulu vous décider à parler, ils seraient arrivés depuis longtemps à retrouver leur évadé.
Roger Laroque ne répondit même pas. La mort de Julia ne pouvait rien changer à sa résolution. Jamais il ne dénoncerait la mère de Raymond.
Revenant à la question du moment :
– La déposition de monsieur Martellier, dit-il n’est sans doute qu’un prologue ; je suis prêt à entendre la suite.
– J’allais vous le demander. Ayez la bonté de reprendre votre place derrière le paravent.
Peu d’instants après, un grand jeune homme pâle, mais dont le regard et l’expression de la bouche exprimaient l’orgueil et la sécheresse du cœur, était introduit dans le cabinet du juge.
– Vos nom, prénoms, âge et profession ? lui demanda M. de Lignerolles.
– Pierre Vignol, âgé de vingt-cinq ans, docteur en médecine, rue de Moscou.
– Bien. Asseyez-vous. Vous vous êtes rendu, il y a deux mois passés, au Crédit des Deux-Mondes, en compagnie d’une dame voilée ?
– Oui, Monsieur.
– Quelle est cette dame ?
– Vous le savez. Pourquoi me le demandez-vous ?
– Vous reconnaissez alors que cette dame est madame de Terrenoire. Quels sont les motifs qui ont pu déterminer madame de Terrenoire à disposer en votre faveur d’une somme de quatre-vingt mille francs qu’elle a placée, vous présent, au Crédit des Deux-Mondes, sous la condition que vous toucheriez ces fonds, deux mois après, jour pour jour ?
– Je ne puis le dire. Je n’ai pas à le dire.
– Vous persistez dans votre refus ?
– Absolument.
M. de Lignerolles appuya sur un timbre. L’huissier entra.
– Introduisez les époux Martin.
Ces témoins n’étaient autres que les concierges de l’immeuble loué et meublé en hâte, rue de Moscou, par le docteur Vignol.
Interrogé, le mari commença la déclaration suivante :
– Monsieur le juge, tout ce que je puis vous dire, c’est que le docteur est un homme très comme il faut et comme il en faudrait davantage. J’étouffais depuis vingt ans, ma femme pourra vous l’affirmer, et maintenant grâce aux pilules du docteur, je respire tout aussi bien que vous, monsieur le juge.
M. de Lignerolles l’avait laissé dire dans l’espoir qu’il finirait par où il aurait dû commencer.
– Assez ! s’écria-t-il. Il ne s’agit pas de votre guérison. Il s’agit d’éclairer la justice sur certains points qui l’intéressent. Contentez-vous de répondre à mes questions. Le docteur Vignol n’a-t-il pas logé une ou plusieurs personnes chez lui ?
– C’est au docteur qu’il faut demander ça puisqu’il est là. Moi, je ne me mêle jamais des affaires de mes locataires.
– Sortez ! ordonna le juge. Vous attendrez ma décision dans le couloir.
Martin terrifié, se retira, l’oreille basse. Sa femme prit place à son tour sur la sellette.
Le juge eut recourt à une vieille ruse de guerre qui réussit toujours avec les faibles : l’intimidation.
– Si vous ne répondez pas franchement, lui dit-il, je me verrai obligé de décerner contre vous et votre mari un mandat d’arrêt.
Elle se mit à trembler de tous ses membres.
L’interrogatoire commença.
– Depuis combien de temps le docteur Vignol demeure-t-il dans votre maison ?
– Depuis deux mois environ.
– N’a-t-on pas transporté un malade dans son appartement.
– Oui, monsieur le juge, un blessé.
M. de Lignerolles ne put réprimer un tressaillement. Ce blessé ne pouvait être que Luversan. On allait donc enfin retrouver la trace du fugitif.
Roger Laroque était très ému. Au lieu de se réjouir, comme il l’eût fait en pareil cas quelques jours auparavant, il redoutait maintenant l’arrestation immédiate du bandit. Tout son espoir consistait à voir ses deux enfants mariés, à les emmener en Amérique, à assurer leur bonheur. Cela fait, il reviendrait seul à Paris et poursuivrait son enquête.
– Un blessé, répéta le juge. Ce blessé a dû être transporté le jour même de l’emménagement.
– Oh ! non, monsieur le juge, l’accident n’est arrivé qu’un mois après, si cela n’est plus.
– L’accident ! Quel accident ?
Non ! jamais majestueux visage de juge ne témoigna une telle stupéfaction.
– Un mois après, répéta-t-il. Vous êtes bien sûre, femme Martin ?
– Tout à fait sûre. C’était la Sainte-Thérèse, et comme ma sœur aînée s’appelle Thérèse, vous comprenez, monsieur le juge, que la coïncidence s’est gravée dans ma mémoire.
– Votre blessé était un grand brun, n’est-ce pas ?
– Non, Monsieur, un petit rouge.
Pour le coup, cela devenait une véritable mystification. Que Luversan se fût teint en rouge, rien de plus naturel de la part de ce malfaiteur. Ne commença-t-il pas par se transformer en vieillard ce matin-là ; l’enquête en avait donné la preuve. Mais ces métamorphoses ne pouvaient aller jusqu’à modifier la taille de l’individu, en faire d’un grand brun un petit rouge.
Malgré la gravité de l’affaire, Laroque se permit de sourire derrière son paravent. M. de Lignerolles était littéralement déconfit.
– Enfin, me direz-vous, femme Martin, s’écria-t-il, comment l’accident est arrivé !
– Monsieur le juge ne me l’avait pas encore demandé.
– Je vous le demande ! hurla M. de Lignerolles en frappant du poing sur son bureau.
– Voilà, monsieur le juge. Il était trois heures de l’après-midi. Je venais de reconduire le facteur jusqu’au bout du couloir. J’allais retourner dans ma loge, lorsque j’entendis crier au secours. Les passants couraient comme des fous dans la rue. C’était le cheval d’une voiture de remise qui s’était emballé, jetant son cocher par terre au premier choc et continuant sa course à toute vitesse. Le petit homme rouge accourt droit sur l’animal, se jette à ses naseaux, mais il avait mal calculé son élan. Il glisse de côté, tombe sous les roues de la voiture. On le lève, une jambe brisée, écrasée, en lambeaux, et on le transporte chez le pharmacien. Tout justement, le docteur Vignol arrive au même instant. Je lui conte l’affaire. Il va visiter le blessé chez le pharmacien qui ne parlait rien moins que de lui couper la jambe.
Le juge invita alors le docteur à narrer lui-même cette étrange histoire d’accident.
– J’y consens, Monsieur, fit Pierre Vignol sur un ton de dignité exagérée, mais je ne vois pas en quoi ce récit peut servir à votre instruction. J’aurais voulu savoir tout d’abord le motif de mon arrestation.
– Ce motif, monsieur Vignol, vous devez l’avoir deviné.
– En aucune façon.
– Vraiment !… Nous en parlerons tout à l’heure. En attendant, veuillez me faire connaître les circonstances dans lesquelles vous avez été appelé à donner vos soins au blessé ?
Pierre Vignol s’exécuta. Il parla du bout des lèvres, d’un ton ironique.
– Comme ma concierge a l’honneur de vous le dire, la victime de l’accident de voiture qui vous intéresse à un si haut point avait été transportée dans une pharmacie. J’y cours et je trouve, installé auprès du malade, un individu qui, interpellé par moi, me répond : « Je suis médecin et je suis arrivé avant vous. » Je pouvais me retirer, mais comme le malade perdait des flots de sang, je m’offris à assister mon confrère pour les ligatures. Ce dernier repoussa ma demande et, sans souci d’effrayer la victime, s’écria : « C’est bien inutile. L’amputation est nécessaire. Vous allez m’aider à maintenir le patient. » J’examinai les plaies et je fus d’avis qu’on pouvait essayer de sauver le membre compromis. Mon confrère me traita d’ignorant. Déjà, il tirait sa trousse et prenait des airs de bourreau, quand le principal intéressé en cette affaire délicate, je veux dire la victime, se permit de revenir de son évanouissement et de protester, par des cris énergiques contre tout attentat envers son individu. Il avait entendu mes derniers mots. « Je vous en supplie, disait-il, sauvez-moi de ce boucher. » Je déclarai avec toute mon énergie que je prenais la responsabilité du sauvetage et je fis sur-le-champ les ligatures.
M. de Lignerolles avait beau étudier tous les jeux de physionomie du déclarant, il n’y trouvait que l’expression de la vérité.
Cette histoire vulgaire d’accident aurait certainement impatienté Laroque dans sa cachette sans le talent de mise en scène du jeune docteur.
– Bref, continua Vignol, je persuadai le malade de se faire soigner à mon domicile où il pouvait être transporté en moins de cinq minutes. Un mois après, c’est-à-dire avant-hier, il sortait de chez moi complètement guéri. Je lui ai sauvé la vie ; car son tempérament affaibli par de longs voyages et des fatigues surhumaines ne lui aurait point permis de supporter l’amputation. Et pourtant, Monsieur, ajouta le docteur Vignol sur un ton de conviction incontestable, s’il y a quelqu’un qui aime à tailler dans le vif, c’est moi.
– Et comment se nomme ce monsieur ? demanda le juge.
– Charles Boizard.
– Où demeure-t-il ?
– Je n’en sais rien, monsieur Boizard, qui est fort à son aise, est parti en me donnant cinq mille francs pour mes honoraires. Je n’ai pas eu l’indiscrétion de lui demander son adresse.
– Vraiment !… Et pendant son séjour dans votre appartement, personne n’est venu le voir, ce monsieur Boizard ?
– Personne.
– Vous conviendrez que c’est surprenant. Un blessé en danger de mort fait prévenir ses parents, ses amis. Le vôtre n’a donc ni père, ni mère, ni frère, ni personne qui s’intéresse à lui.
– Apparemment. Mais où voulez-vous en venir ? Quel intérêt pouvez-vous attacher à ma déclaration ? Vous tenez à en savoir davantage ? C’est bien simple. Je vois ici un appareil téléphonique. Tout justement le pharmacien de la rue de Moscou est également un abonné de la Compagnie des téléphones. Il ne quitte jamais son officine. Vous pouvez l’interroger tout de suite.
En somme, l’idée du docteur Vignol était pratique. M. de Lignerolles l’adopta avec docilité.
– Le juge demanda le pharmacien de la rue de Moscou, n° 42 et le dialogue suivant s’échangea entre la pharmacie et le cabinet du juge.
– Que voulez-vous ?
– Vous êtes bien monsieur Vincent, pharmacien, rue de Moscou ?
– Oui, Monsieur. À qui ai-je l’honneur de parler ?
– À monsieur de Lignerolles, juge d’instruction, répondit le juge. Veuillez me dire d’après vos registres, la date exacte du jour où vous avez reçu dans votre officine la victime d’un accident de voiture survenu rue de Moscou même.
Après un court silence, nécessaire à la recherche demandée, le pharmacien donna des explications qui confirmèrent de point en point la déclaration du docteur Vignol.
Il n’y avait plus à en douter : l’accident s’était produit un mois après la fuite de Luversan, et la victime n’était pas comme ce scélérat en fuite, un grand brun, mais un petit rouge.
– Merci ! dit le juge au pharmacien.
Il replaça les récepteurs.
Le docteur avait entendu les questions et comprenait le but de ce colloque : M. de Lignerolles cherchait son Luversan. Le juge avait bien retrouvé la trace de Mme de Terrenoire, par les quatre-vingt mille francs déposés au Crédit des Deux-Mondes, mais c’était tout. Il lui restait à découvrir la retraite de cette femme et de son complice.
– Ainsi donc, dit M. de Lignerolles au prévenu, vous ne voulez pas me dire les motifs de la libéralité princière de madame de Terrenoire à votre égard ?
– Il me serait bien facile d’alléguer, monsieur le juge d’instruction, répondit Pierre Vignol, que cette somme de quatre-vingt mille francs n’est qu’un dépôt confié à mes soins. Un malade peut avoir confiance en son médecin non seulement au point de vue du savoir, mais encore à celui de la probité. Eh bien, je n’allègue quoi que ce soit, je n’ai rien à dire, je garde mon secret, comme c’est mon droit, et je compte bien sortir d’ici en citoyen libre d’un pays libre.
– C’est ce que nous verrons tout à l’heure, répliqua le juge. Je vais vous dire pourquoi vous ne voulez pas me répondre. Le matin du jour où, quittant le modeste logement que vous occupiez avec votre mère, rue des Abbesses vous vous êtes improvisé un cabinet et un appartement convenablement meublés, rue de Moscou ; ce matin-là, un malfaiteur redoutable, inculpé de deux assassinats, s’était échappé d’une villa de la banlieue, où la justice le tenait consigné jusqu’à guérison d’une blessure qu’il s’était faite en tentant de se tuer pour s’éviter le châtiment suprême.
Le docteur affecta de rire au nez de la justice.
– Vous voulez parler du fameux Luversan, dit-il. Ah ! c’est trop fort.
– Je vous ferai remarquer, observa froidement le magistrat, que c’est vous qui le nommez.
– Pardon, après vous, Monsieur. En me rappelant l’évasion déjà célèbre de la matinée où il m’a plu d’improviser, comme vous dites, un cabinet rue de Moscou, vous ne pouviez faire allusion qu’à Luversan. Ce jour-là, les journaux n’ont relaté qu’une seule évasion. Par conséquent, vous avez nommé avant moi le criminel dont il s’agit, ce qu’il fallait démontrer.
M. de Lignerolles prit son air le plus imposant.
– Nous verrons bien, docteur Vignol, répliqua-t-il, si cette démonstration suffira à vous disculper à la cour d’assises. En attendant, je vous retiens comme inculpé de complicité dans le crime du boulevard Haussmann.
Le docteur blêmit.
– Mais je le connaissais à peine, ce crime, s’écria-t-il. Lors de mon installation, rue de Moscou, on ne parlait que de Luversan. Les camelots hurlaient ce nom dans les rues de Paris, et assassinaient à leur tour les passants. Sachez, monsieur le juge d’instruction, que je ne lis jamais les journaux pour les faits divers. Eh bien, ce jour-là, j’ai acheté le premier journal venu pour connaître les détails de cette évasion miraculeuse.
Pendant que le greffier, de sa plume rapide, enregistrait la réponse, le juge réfléchissait.
– Docteur, dit-il enfin, je suis porté à croire que vous êtes étranger au crime pour lequel je vous arrête, mais je vous considère comme coupable d’un délit des plus graves.
– Lequel ?
– Quelqu’un a dû vous mettre en rapport avec le fugitif. Vous vous êtes chargé de recueillir ce dernier et de le soigner en échange d’une fortune. Vous avez accepté cet abominable marché.
Le docteur interrompit le juge par une audacieuse apostrophe :
– Et quand bien même cela serait ! Admettons qu’on soit venu me trouver et qu’on m’ait dit : il y a un blessé qui vous appelle, qui ne veut être soigné que par vous. Dans ce cas, aurais-je eu le droit, moi médecin, de refuser mes soins à un sujet en danger de mort ? Quelle que soit l’indignité de ce sujet, j’aurais été obligé, par les lois qui régissent la profession de médecin, d’essayer de le sauver. Quant à le dénoncer, jamais ! Le secret professionnel nous interdit ces délations.
– Le secret professionnel, dit M. de Lignerolles, ne se vend pas quatre-vingt mille francs.
– Mais qui vous prouve que la somme touchée par moi au Crédit des Deux-Mondes et que vous avez saisie sans aucun droit, m’appartienne ? S’il en était ainsi, je ne serais point le seul inculpé dans cette affaire. Vous ne me ferez pas croire que madame de Terrenoire, la bienfaitrice de ma mère, a trempé dans l’assassinat d’un garçon de recettes. Jusqu’à présent, d’ailleurs, les journaux n’y ont fait aucune allusion.
Trop parler nuit. Le docteur s’enferrait.
– Vous me disiez tout à l’heure, observa le juge avec finesse, que vous ne lisiez jamais les journaux au point de vue des faits divers. Il faut croire, docteur, que le crime du boulevard Haussmann vous intéresse tout particulièrement pour que vous les ayez suivis jour par jour au point de pouvoir affirmer que la presse n’a pas encore fait mention de madame de Terrenoire.
Pierre Vignol se troubla ; mais se remettant aussitôt :
– Tirez de mes réponses toutes les inductions qu’il vous plaira, dit-il. Quant à moi, je me retranche absolument derrière le secret professionnel.
Sous le regard acéré de cet homme qui se croyait bien fort et qui tout à l’heure tomberait en faiblesse, le magistrat demeura impassible.
– Le malheureux Laroque, conclut le docteur, avait comme moi touché un argent mystérieux ; mais, fort heureusement, mon cas n’est pas identique au sien et vous ne sauriez maintenir à mon égard votre inculpation d’assassinat. Les billets que j’ai touchés au Crédit des Deux-Mondes ne proviennent pas de la caisse d’une victime de Luversan !
– C’est ce qui vous trompe, docteur. Une partie des billets de mille francs saisis sur vous se trouvaient dans la caisse de Jean Guerrier, à la banque Terrenoire, la nuit où Brignolet a été assassiné.
Atteint au défaut de la cuirasse par ce coup droit, l’inculpé baissa la tête.
– Mais répondez, répondez donc ! s’écria M. de Lignerolles. Votre silence est un aveu.
– Vous êtes sûr, balbutia l’inculpé, que la banque Terrenoire a été en possession d’une partie des billets que j’ai touchés hier ?
– Tout à fait sûr.
– La preuve ?
M. de Lignerolles tira du volumineux dossier de l’affaire, deux listes et les présenta au docteur Vignol.
– L’une de ces listes, dit-il, est celle que monsieur Margival a fournie dès le lendemain du crime à monsieur Lacroix, commissaire aux délégations judiciaires. L’autre a été dressée par un employé du Crédit des Deux-Mondes, monsieur Martellier, au moment même où madame de Terrenoire venait de déposer en votre présence ses quatre-vingt mille francs. Elle est timbrée et datée. Or, voyez : les numéros de soixante des billets déposés par la titulaire du chèque de quatre-vingt mille francs, se trouvent sur la liste Margival. L’évidence est complète. Les deux tiers de la somme saisie sur vous proviennent du second crime de Luversan. Je vous arrête comme complice de ce crime.
Trop tard, le docteur Vignol regretta ses dénégations et l’insolence de son attitude…
– Eh bien… oui…, avoua enfin le docteur Vignol, j’ai caché, j’ai soigné Luversan, je l’ai guéri et madame de Terrenoire m’a payé princièrement mes honoraires. Ce que je vous dis là, je suis prêt à le répéter à la cour d’assises. Mais vous me rendrez d’abord ma liberté, n’est-ce pas ? Vous aurez pitié de ma vieille mère qui en mourrait, si elle savait !… Avant de vous montrer trop sévère à mon égard, il faut que vous appreniez par où j’ai passé, dans quelle misère, dans quelle abjection, cette femme Terrenoire m’a trouvé quand elle m’a, à moi, le déshérité, proposé la fortune en échange d’une concession à l’honneur. Écoutez-moi jusqu’au bout, et je vous le répète, si vous me trouvez indigne de toute indulgence, songez à ma vieille mère.
Le docteur ne cacha rien de la triste vérité. Il raconta comment il avait accepté tout d’abord de soigner un inconnu qu’il installa sur-le-champ, rue de Moscou, puis comment, quelques heures après, un journal crié sur la voie publique lui apprit l’évasion de Luversan et l’éclaira en même temps sur l’identité de son malade. Il prétendit que Mme de Terrenoire à qui il refusait sa complicité l’avait tenté par l’offre d’une fortune.
– J’ai eu la faiblesse, dit-il, de succomber à une tentation que la misère explique sans la justifier. Je le paie bien cher, en ce moment ; mais croyez, monsieur le juge d’instruction, que, quelle que soit, au point de vue de la morale pure, ma responsabilité dans la fuite du coupable, il n’y a pas un jury en France qui me condamnerait pour avoir voulu me retrancher derrière le secret professionnel.
– C’est ce qui vous trompe. Que Luversan, guéri par vous, commette un nouveau crime, voulez-vous me dire qui lui aura redonné la force de faire le mal ? Vous pouvez encore réparer votre faute en disant où se cachent Luversan et sa complice.
Le docteur s’écria :
– Est-ce que je le sais ! Luversan et madame de Terrenoire sont partis de chez moi et vous pensez bien que je ne les ai point suivis.
– Quand ont-ils quitté votre appartement ?
– Il y a huit jours.
– Et vous n’avez aucune idée de la direction qu’ils ont prise ?
– Aucune.
– Alors, je suis obligé de vous envoyer à Mazas.
– Et moi, répliqua le docteur, si vous êtes obligé de m’envoyer à Mazas, je me verrai dans l’obligation d’en finir avec l’existence.
– On vous fera garder à vue.
Pierre Vignol sourit avec mépris.
– J’ai assez étudié, dit-il, les secrets de la vie et de la mort, pour déjouer les policiers qui me surveilleront. Je ne sais rien de plus que ce que je vous ai dit, je vous le jure sur l’honneur !
– C’est votre dernier mot ?
– Je voudrais pouvoir vous dire non. J’ai tout dit.
M. de Lignerolles appuya trois fois sur un timbre. À ce signal, les deux agents de la Sûreté furent introduits dans le cabinet du juge par le garçon de bureau.
– Conduisez le prévenu à la Sûreté, commanda le juge aux agents, et surtout qu’on ne le perde pas de vue un instant.
M. de Lignerolles fit signe aux agents d’agir sans plus de retard. Toute résistance eût été inutile. Le docteur se laissa passer au poignet le lien vulgairement appelé cabriolet, et tête basse, il traversa entre les deux inspecteurs les couloirs du Palais de justice qui aboutissaient alors au bureau du chef de la Sûreté.
On le fit entrer dans la pièce attenante à ce bureau et les deux inspecteurs s’y enfermèrent avec lui.
Le docteur se reprit à espérer. Du moment que M. de Lignerolles ne l’envoyait pas à Mazas, l’arrestation ne devait pas être encore définitive.
Cependant, le juge d’instruction demandait à Roger Laroque ce qu’il pensait de l’interrogatoire et des aveux du médecin.
– Mon avis, répondit Roger, est que ce jeune homme vous a dit, à peu de choses près, toute la vérité. Le malheureux ne vaut pas cher, bien certainement ; mais il a pour excuse cette épidémie morale qui, de nos jours, fait tant de victimes : la soif de l’or. Luversan n’a pas eu grand-peine à triompher de ses scrupules.
– Et vous croyez que cet homme ne connaît point la retraite des fugitifs.
– J’en suis convaincu.
– Peut-être aurions-nous pu, dit le juge d’instruction, en savoir davantage sur madame de Terrenoire par madame Vignol, sa nourrice. J’ai hésité, soit à faire une perquisition au domicile de la mère du docteur, soit à la convoquer à mon bureau. Il m’a semblé préférable d’établir une surveillance rue des Abbesses, aux alentours de la maison où elle habite. La Terrenoire, qui aime beaucoup sa nourrice, se fera peut-être prendre en lui venant demander asile.
– J’en doute.
– J’ai chargé aussi Tristot et Pivolot de suivre madame Vignol si elle sortait. Vous me direz qu’il y a peu de chances pour que madame de Terrenoire ait donné l’adresse de sa retraite à sa nourrice ; mais en matière de police tout est à supposer, même l’impossible.
– Et monsieur de Terrenoire ? demanda Laroque. Qu’en faites-vous ?
– On le surveille aussi. Le pauvre homme n’est d’ailleurs occupé que de sa fille. Madame veuve de Mussidan, vous devez le savoir, se remarie cette semaine à Pau.
– C’est la première nouvelle. Et qui épouse-t-elle ?
– Monsieur de Vaunoise, son premier fiancé.
– Très bien. Ces deux jeunes gens auront bien mérité leur bonheur. Mais comment ce mariage peut-il se faire en l’absence de madame de Terrenoire ?
– La fugitive, répondit M. de Lignerolles, a conservé encore quelques bons sentiments. Accompagnée de deux témoins, dont l’un était la veuve Vignol, elle s’est rendue chez un notaire de Paris où elle a fait dresser un acte par lequel elle déclare approuver pleinement et entièrement le mariage de sa fille avec monsieur de Vaunoise.
– C’est étrange !
La conversation fut interrompue par l’entrée discrète de l’huissier qui annonça MM. Tristot et Pivolot.
– Très bien, dit le juge. Vous ferez entrer ces messieurs quand je vous sonnerai.
L’huissier s’étant retiré, M. de Lignerolles pria pour la troisième fois Roger Laroque de reprendre son poste d’observation.
Une minute après, il appuya sur son timbre et les deux policiers ruinés par Luversan furent introduits.
Tristot acceptait en philosophe sa situation d’ex-rentier. M. Pivolot, lui, ne pouvait encore s’y faire. Le pauvre homme avait vieilli de dix ans en deux mois.
– Comment va ? leur demanda le juge qui les traitait toujours sur un pied d’égalité.
– Mal, fit Pivolot.
– Bien, répondit Tristot.
C’était la première fois que le magistrat les voyait en désaccord.
Il se garda bien de le constater.
– Quelles nouvelles m’apportez-vous ?
– Parlez, monsieur Pivolot, lui dit son vieil ami. Cela vous distraira de vos préoccupations.
– Tristot et moi, dit Pivolot, nous nous étions partagé ce matin la besogne. Pendant qu’il filait monsieur de Terrenoire, moi, je guettais la mère Vignol. Eh bien, voilà : la mère Vignol, qui ne sort pour ainsi dire jamais, s’est mise ce matin sur son trente et un et a descendu ses cinq étages. L’apercevant sur le pas de sa porte en train de parler du temps qu’il faisait avec sa concierge, je me dis : « Toi, ma vieille, tu t’en vas en visite chez des gens chic. » La pauvre femme n’y voit guère plus loin que le bout de son nez. Je n’ai pas eu de peine à la suivre, comme vous pensez. Elle gagne le boulevard Rochechouart, attrape la rue Pigalle, descend à la Trinité, prend la Chaussée-d’Antin, et tourne à droite, au boulevard Haussmann.
Cela devenait intéressant. M. de Lignerolles échangea un coup d’œil avec Tristot. Pivolot continua ainsi :
– Je me disais à part moi : la mère Vignol irait-elle par hasard à la banque Terrenoire, et pour quoi faire ? Diable ! Diable ! Je ne me trompais pas : la mère Vignol s’arrête devant la banque, tire de sa poche une grande enveloppe toute gonflée de papiers, la regarde sans se douter qu’un curieux – le curieux, c’était votre serviteur – lit en même temps qu’elle l’adresse du destinataire qui était M. Margival, administrateur de la banque Terrenoire, et au-dessus, à droite, souligné d’un trait énergique, ce simple mot : personnelle.
– Et après ? demanda M. de Lignerolles.
– Après, la mère Vignol est entrée dans les bureaux de la banque, sa lettre à la main. Je l’ai attendue sous une porte cochère, presque en face. J’étais si bien grimé qu’aucun employé de la maison Terrenoire et Cie n’aurait pu me reconnaître. La mère Vignol n’a pas traîné dans la baraque. Elle est ressortie presque immédiatement sans sa lettre et a repris cahin-caha son pas de tortue. La mère Vignol n’avait pas fait deux cents pas qu’un grand vieillard accourt derrière elle, me bouscule au passage, arrête la bonne femme et lui dit d’une voix étranglée par l’émotion : « C’est vous qui m’avez porté cette lettre ? » En même temps, il lui montrait l’enveloppe qui m’avait tant intrigué. « Vous êtes monsieur Margival ? demanda-t-elle. – Oui. – C’est une commission dont m’a chargée madame de Terrenoire. » Margival s’écrie : « Elle ! Ah ! la misérable ! » Et il retourne à la banque, laissant la vieille tout interdite sur le trottoir. Elle défaillait la pauvre femme, si bien que, pris de pitié, je l’ai soutenue quelques instants. Après quoi, elle est rentrée tout droit chez elle, rue des Abbesses.
M. Pivolot avait terminé son récit.
– Et vous ? demanda M. de Lignerolles à Tristot, qu’avez-vous fait ce matin ?
– J’ai suivi monsieur de Terrenoire qui, après une courte visite à sa maison de banque, deux heures avant l’arrivée de madame Vignol, s’est rendu en voiture chez divers bijoutiers où il a fait des acquisitions. C’était pour sa fille, sans doute. En sortant d’une boutique, il a rencontré un ami à qui je l’ai entendu dire : « Je pars ce soir pour Pau. Ma fille s’y remarie dans huit jours. » Il ne rentre plus jamais à son hôtel de la rue de Chanaleilles, sans doute à cause des tristes souvenirs que cette superbe habitation lui rappelle. Il vit à l’auberge, comme un voyageur. Je l’ai lâché au café Anglais où il a déjeuné tout seul. Ma conviction est qu’il part ce soir pour les Pyrénées. Si monsieur le juge d’instruction veut que j’aille jusqu’à Pau, il faudra qu’il me paie mon voyage.
– Je m’entendrai à cet égard avec le chef de la Sûreté, répondit le juge. Revenez dans une demi-heure au plus tard.
Les policiers partis, Roger, consulté par le juge, fut d’avis que ce serait inutile de convoquer Mme Vignol. Elle ne dirait rien qui pût compromettre Mme de Terrenoire. Oubliant et Suzanne et Raymond, repris par des idées de vengeance et de réhabilitation, il donna le conseil de mettre le docteur Pierre Vignol en liberté provisoire et de le faire suivre.
– Si sa mère, dit-il, sait où est madame de Terrenoire, elle la fera prévenir par son fils du résultat de sa mission.
– Excellente idée, déclara le magistrat. En attendant, je vais faire appeler tout de suite monsieur Margival. C’est un honnête homme dans toute l’acception du mot. Il me dira certainement pour quel motif madame de Terrenoire lui a écrit. Voulez-vous revenir ici dans une heure ? Je vous ferai assister à l’interrogatoire.
À son retour au Palais de justice, Margival, qu’un agent était allé chercher en voiture, se trouvait déjà dans le cabinet du juge.
Roger se fit annoncer à M. de Lignerolles qui le demanda aussitôt. Quand il entra, l’interrogatoire du vieillard allait commencer. Le magistrat présenta Roger à Margival. Ce dernier s’inclina sans dire un mot. Une grande souffrance morale se lisait sur les traits du père de Marie-Louise.
– Vous pouvez répondre à mes questions devant monsieur Laroque, lui dit M. de Lignerolles.
– Mais enfin, Messieurs, que me voulez-vous ? demanda le vieillard avec une impatience marquée.
Le juge ne savait trop comment révéler à cet honnête homme les procédés peu délicats employés par Pivolot pour surveiller les démarches de la veuve Vignol. Après une hésitation qui parut fort pénible à Margival et même à Roger Laroque, M. de Lignerolles se décida enfin à user du pouvoir discrétionnaire dont les juges d’instruction sont investis dans l’intérêt de la sûreté publique.
– Monsieur, dit-il, j’ai cru devoir, pour les raisons que vous connaissez, faire établir une surveillance autour de la maison de banque de monsieur de Terrenoire, votre patron. Or, ce matin, l’un de mes agents a été témoin d’un fait vraiment extraordinaire qui s’est passé, boulevard Haussmann, à cent mètres tout au plus de votre établissement financier.
Le vieillard devint très pâle. Ses lèvres se contractèrent.
– Vous savez de quel fait je veux parler, continua le juge. Dispensez-moi de préciser. De deux choses l’une : ou il s’agit d’un événement de la vie privée sans aucun intérêt pour l’instruction concernant le crime dont nous recherchons l’auteur ; ou bien cet événement peu ordinaire, si j’en suis informé dans les moindres détails, me facilitera ma tâche.
M. de Lignerolles s’arrêta là. Il attendait que Margival voulût bien répondre au sous-entendu de son raisonnement. Le vieillard ne savait pas mentir. Faire l’ignorant, nier le fait révélé au juge par un agent bien informé, cela était au-dessous de lui. Il répondit franchement :
– Mon Dieu, Monsieur, vous faites sans doute allusion à la lettre qu’une dame âgée…
– Madame Vignol…
– C’est cela, madame Vignol m’a en effet remis une lettre, une lettre importante… non pour votre enquête, mais pour…
Le vieillard, en proie à une vive douleur, ne put retenir un sanglot étouffé.
– Je vous en prie, Messieurs, dit-il en s’affaissant sur un fauteuil, dispensez-moi de préciser. La lettre ou plutôt les lettres que madame Vignol m’a apportées et dont la pauvre femme ignore le contenu, me regardent seul, et rien au monde ne pourrait me forcer à vous révéler les faits dont j’emporterai prochainement le secret dans la tombe. Regardez-moi, Messieurs, ne devinez-vous pas, à l’expression de mon visage, que ces lettres m’ont frappé à mort ? De quel droit, me faites-vous surveiller ? Croyez-vous donc que je sois pour quelque chose dans l’épouvantable crime soumis à votre instruction, monsieur de Lignerolles ?
– Non, se hâta de dire le magistrat, je ne crois pas cela, je ne le croirai jamais.
– Alors, que voulez-vous de moi ?
– Vous allez le savoir. Ces lettres vous ont été envoyées par madame de Terrenoire qui a employé à cet effet, comme messagère inconsciente, la veuve Vignol. Vous n’ignorez pas que madame de Terrenoire a disparu ?
– Ah ! vous êtes bien informé, dit le vieillard. Oui, ces lettres, ces lettres maudites, je les dois à… la complaisance… Ah !… c’est affreux ! de madame de Terrenoire. Et après ? Je sais cela.
– Connaissez-vous aussi les raisons qui ont forcé cette malheureuse à quitter son mari, sa fille ?
– Non, monsieur. Vous pensez bien que monsieur de Terrenoire n’a pas à me les dire, ces raisons, en admettant qu’il les connaisse.
– Enfin, monsieur Margival, s’écria le juge, vous devez bien savoir où s’est réfugiée madame de Terrenoire, puisqu’elle vous a écrit.
– Elle ne m’a pas écrit, répliqua Margival, elle n’aurait jamais eu cette audace. Elle m’a simplement transmis des documents que la fatalité a fait tomber entre ses mains et dont la lecture m’a…
Suffoqué par sa douleur, le vieillard perdit connaissance.
– Je vous en prie, monsieur de Lignerolles, dit à son tour Roger, mettez fin à la torture de ce malheureux. Je pressens qu’il est victime d’une abominable machination. Il ne saurait être utile à votre enquête ; il ne sait rien de plus que ce qu’il vous a dit au point de vue du refuge de madame de Terrenoire.
Mais déjà le vieillard revenait à lui. M. de Lignerolles se hâta de lui rendre sa liberté.
– Surtout, lui recommanda-t-il, pas un mot de notre entretien à monsieur de Terrenoire.
– Lui ! Il part ce soir pour les Pyrénées.
– Vous le reverrez sans doute au mariage de sa fille.
– Certainement et j’aurai autre chose à faire que de lui parler du Palais de justice.
Il prononça ces derniers mots sur un ton où grondait la vengeance.
Tristot et Pivolot se firent annoncer aussitôt après son départ. Voulant les éviter, Roger avait repris sa place derrière le paravent.
M. de Lignerolles les mit au courant de tous les détails de l’incident Vignol.
– Je mettrai cet homme en liberté à cinq heures du soir. Trouvez-vous dans la cour du dépôt et suivez-moi cet homme jour et nuit. Revenez ici à quatre heures, je vous remettrai la photographie du docteur.
– La photographie ne nous suffira pas, observa Pivolot. Il nous manque le nerf de la guerre.
– On ne fait rien sans argent, surtout en matière de police, dit à son tour Tristot.
Vraiment le juge était bien étourdi de ne pas se souvenir que ces deux messieurs avaient été totalement ruinés par Luversan.
Roger Laroque s’amusait de l’embarras du juge d’instruction.
– Combien vous faudra-t-il pour filer le docteur Vignol ? demanda le magistrat à Tristot.
– Je ne sais pas, répondit celui-ci. Demandez à Pivolot.
M. de Lignerolles se tourna vers ce dernier.
– Combien ? répéta-t-il.
– Je ne sais pas, fit à son tour Pivolot. Demandez-le à Tristot.
Cela devenait embarrassant.
– Causons peu et causons bien, dit enfin Tristot. Ne croyez-vous pas que le docteur aura plus d’une bonne raison pour quitter Paris dès qu’il sera remis en liberté ?
– Cela se pourrait bien, répondit le juge.
Les deux policiers firent un grand geste qui signifiait : « Nous ne sommes pas au bout de notre peine ; il en faudra de l’argent ! »
Et le juge se grattait toujours l’oreille. Dans cette situation, force lui serait bien de se priver du concours de Tristot et Pivolot.
À ce moment, Roger Laroque, sortit de derrière son paravent. Pour se donner une contenance, il avait pris un livre dans la bibliothèque et le tenait ouvert.
– Merci, dit-il à M. de Lignerolles. J’ai trouvé les renseignements que je désirais.
Il tendit la main aux deux policiers, puis, tirant de sa poche un portefeuille rempli de billets de banque :
– Mes enfants, leur dit-il, je vous défends de vous adresser à d’autres qu’à moi pour les frais de vos enquêtes. Voici cinq mille francs. Avec cette somme, vous pouvez aller encore assez loin. Mais il faut compter sur l’imprévu. Voici encore cinq mille francs. Est-ce assez ?
– C’est trop, dirent Tristot et Pivolot, sans refuser toutefois les dix beaux billets de mille qu’ils se partagèrent séance tenante.