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Voyage en diligence

La petite diligence qui avait quitté Les Andelys au point du jour fit son entrée avec fracas dans la cour de l’Auberge du Cheval Blanc peu après sept heures du soir. Elle avait subi le mauvais temps tout le long de la route. Une pluie torrentielle, poussée par des bourrasques de vent du nord-ouest, fouettait les chevaux, leur rendant la marche difficile sur la route boueuse et glissante. Heureusement pour eux, la charge de la voiture était légère : deux voyageurs dans le coupé, seulement quatre à l’intérieur, et très peu de bagages sur l’impériale.

Les quatre voyageurs de l’intérieur avaient gardé le silence pendant la majeure partie du voyage ; le ciel gris et la tristesse du paysage ne portaient pas à la conversation. L’aspect désolé d’une campagne où une partie des terres étaient laissées incultes se retrouvait partout, même dans le coin de la fertile Normandie que traversait la diligence. La violence du vent inclinait les arbres privés de leur feuillage, et leurs branches nues trempées de pluie se dressaient comme des bras de vieillards décharnés.

Des deux voyageuses de l’intérieur, l’une, personne d’âge mûr, devait être l’épouse de quelque commerçant prospère. Ses doigts étaient ornés de bagues et son châle était attaché par une broche en or. Elle tenait ses mains croisées sur le couvercle d’un panier d’osier d’où elle tirait de temps en temps des provisions variées et appétissantes qu’elle dégustait pour passer le temps. À un moment l’autre voyageuse, vaincue par le sommeil, s’étant appuyée contre son épaule, elle la repoussa vivement et jeta un regard indigné sur la personne assez présomptueuse pour prendre avec elle de telles libertés.

Cette dernière n’était autre que Josette Gravier, en route pour l’Angleterre, toute seule, sans protection, ignorante du pays où elle se rendait, de cette partie de la France qu’elle traversait, et de la mer qu’elle n’avait jamais vue et qui lui inspirait une vague terreur. Mais son courage restait à la hauteur de la détermination qu’elle avait prise d’aller chercher les lettres emportées par Louise de Croissy. C’était Josette qui, à demi assoupie, avait appuyé sa tête sur l’épaule de son altière voisine ; mais c’était une Josette entièrement transformée. La charmante créature aux boucles blondes et à la mise toujours seyante et soignée avait fait place à une femme d’aspect modeste, aux cheveux aplatis et cachés sous un bonnet de tissu noir attaché sous le menton par un ruban fané. Une cape également noire couvrait une robe sombre et visiblement usagée. Ce qu’elle n’avait pu changer, c’était la beauté de ses yeux bleus, mais elle en voilait l’éclat en conservant ses paupières baissées, comme une voyageuse assoupie par le mouvement de la voiture.

Grâce à ces précautions, elle avait réussi à prendre l’aspect d’une personne des plus insignifiantes, et c’était apparemment l’effet qu’elle avait produit sur les deux voyageurs assis en face d’elle, car après un rapide coup d’œil jeté à leur compagne de voyage, ils s’étaient enfoncés chacun dans son coin, et avaient tué le temps en dormant, eux aussi. Ils ne transportaient pas de provisions avec eux, mais sautaient de la diligence chaque fois qu’elle s’arrêtait à proximité d’une auberge, pour se réconforter, suivant l’heure, par un repas ou une simple rasade.

À Rouen, tout le monde descendit de voiture dans la cour de l’hôtellerie, car la diligence n’allait pas plus loin. Mais une autre partait de bonne heure, le lendemain matin, qui devait arriver à Dieppe dans l’après-midi.

Josette, comme les autres voyageurs, devait aller faire viser ses papiers au poste de police le plus proche de l’hôtellerie. L’examen de son sauf-conduit parut exciter l’étonnement du greffier. Il regarda avec curiosité cette femme à l’aspect modeste qui présentait un sauf-conduit signé par trois membres connus de la Convention nationale. Laissez passer la citoyenne Gravier Joséphine, âgée de 24 ans, demeurant à Paris, n° 10, rue Quincampoix. Section des Enfants de la Patrie. Etc. Etc.

Le papier était en règle. Le greffier contresigna le sauf-conduit avec un paraphe compliqué, y apposa le sceau municipal sans se presser et le rendit à Josette. Celle-ci avait passé devant lui la dernière, et quand elle se retourna, elle vit que les autres voyageurs étaient déjà repartis, pressés, sans doute, de trouver le repas et la chaleur du feu qu’un long voyage à cette saison rend également désirables. Il ne restait plus qu’un petit homme mince qui s’avança vers elle en disant :

– Je me suis permis de vous attendre, citoyenne, pensant que vous n’aimeriez peut-être pas vous diriger seule dans ces rues sombres pour regagner l’hôtellerie. C’est bien au Cheval Blanc que vous passez la nuit ?

– J’y ai en effet retenu une chambre en descendant de voiture, répondit Josette.

– Dans ce cas, je vais vous y conduire.

– Vous êtes bien bon, mais je ne voudrais pas…, commença Josette.

– C’est un service facile à rendre, répliqua tranquillement son interlocuteur, car j’y retourne également.

Josette reconnaissait maintenant dans cet homme obligeant un de ses compagnons de voyage qui était monté dans la diligence aux Andelys et s’était installé dans le coin opposé au sien où il avait somnolé tout le temps sans paraître s’intéresser à rien ni à personne. C’était un homme mûr, habillé de noir, aux yeux gris et au teint pâle, dont les lèvres minces avaient une expression triste et un peu amère. Ses cheveux plats étaient grisonnants. Bref, ce n’était pas du tout le genre d’individu dont les avances peuvent inquiéter une jeune fille voyageant seule.

Josette le remercia de son obligeance, et tout en échangeant quelques propos sur le peu d’agrément qu’offre un voyage par un si mauvais temps, tous deux arrivèrent à l’hôtellerie où Josette remercia encore son compagnon et lui souhaita le bonsoir sans prolonger la conversation.

Elle ne le revit pas le lendemain matin quand elle monta dans la diligence qui devait la conduire à Dieppe. Elle avait cette fois avec elle des compagnons de voyage très différents de ceux de la veille. Autant les uns avaient été silencieux et taciturnes, autant les autres étaient bavards et bruyants. Il y avait en plus d’elle-même trois hommes et deux femmes, et ils étaient assez serrés les uns contre les autres. Josette, petite et mince, se trouvait repoussée dans son coin par sa voisine qui était une forte commère. Tous ces gens ne cessèrent de parler à voix haute de leurs affaires, mettant seulement une sourdine à leur conversation quand ils se permettaient une allusion à la politique et à la dureté des temps. Le bruit de la diligence, ajouté à celui des voix, engourdit peu à peu Josette. Elle s’enfonça comme elle put dans un coin, s’endormit et rêva.

Elle rêva de son mystérieux héros et de Maurice si modeste et si dévoué, qui souffrait quelque part dans une affreuse prison, soupirant après Josette, se demandant ce qu’elle était devenue, se consumant d’inquiétude à son sujet. Quant au Mouron Rouge, elle le voyait moins clairement que d’habitude. Peu à peu l’image qu’elle s’en était faite s’obscurcissait, s’effaçait et finalement se fondait dans celle de Maurice. Pauvre Maurice ! il avait l’air si triste et si malade que le cœur de Josette souffrait pour lui dans son sommeil et que ses lèvres murmuraient son nom avec un sentiment d’ardente tendresse.