En rentrant, Josette trouva Louise dans le même état. Pour la tirer de son apathie, elle lui parla de choses et d’autres, de sa sortie, du temps qu’il faisait, de sa rencontre avec le Dr Leroux, sans rien dire, bien entendu, du sujet de leur conversation. Elle ne parla pas non plus de l’apothicaire infirme, cet individu bizarre qui ne lui avait proposé de l’accompagner que pour disparaître ensuite sans explication. Le souvenir de cet incident lui causait quelque malaise. La conduite de l’homme lui paraissait si étrange qu’elle se demandait si elle n’avait pas eu affaire à quelqu’un animé de mauvaises intentions.
Maurice Reversac revint peu après, lui aussi. L’inventaire de l’étude était terminé. Josette lui parla de l’inconnu rencontré à la section qui avait insisté pour venir visiter Louise et qui avait disparu comme si la terre l’avait englouti. Maurice, prudent par nature, eût souhaité que Josette se fût montrée moins confiante avec un inconnu. Peut-être les meurtriers avaient-ils pris des dispositions pour faire espionner la famille du malheureux avocat. Cependant, quelles que fussent les craintes qui l’assaillaient, il les garda pour lui, et il fit même de son mieux pour rassurer Josette. Mais il la pria de se montrer dorénavant plus prudente dans des circonstances de ce genre. Il demeura un instant à causer avec elle, puis retourna à son travail. La formalité de l’inventaire étant remplie, il allait maintenant remettre de l’ordre dans le bureau saccagé et faire un examen approfondi des affaires du défunt.
– On m’a promis un laissez-passer de quelques jours qui me permettrait de faire un rapide voyage dans le Dauphiné. Je verrais le régisseur, et peut-être pourrais-je obtenir de lui qu’il envoie de temps en temps à Mme de Croissy quelque chose du revenu de la propriété. Et si de mon côté je puis continuer à faire marcher l’étude…
– Vous croyez vraiment qu’on vous le remettra ?
Maurice fit un geste vague.
– On ne peut pas savoir. Cela dépend s’il y a pénurie d’hommes de loi, maintenant que tant d’entre eux se sont mis dans la politique. Il y a toujours des différends à régler, des procès en cours.
Et il conclut en affectant une confiance qu’il était loin d’éprouver :
– Ne perdez pas courage, ma chère Josette. Je consacrerai mon temps et mes forces à procurer à Mme de Croissy et au petit Jean-Pierre tout le bien-être possible. Je sais que c’est la meilleure façon de vous rendre heureuse.
Mais Josette trouvait bien difficile de garder son courage. Elle était intimement persuadée que Louise, plus que jamais, était en péril, et cela par sa faute à elle, Josette, parce qu’elle avait stupidement accordé sa confiance à l’infirme rencontré à la section, et que cet homme, en fin de compte, devait être un espion à la solde de leurs ennemis.
La vérité ne lui fut dévoilée que plus tard, à son retour de l’atelier.
Dès que Josette mit le pied dans l’appartement, elle vit que pendant son absence quelque chose d’extraordinaire s’était passé. Elle avait laissé Louise étendue sur le canapé, inerte, silencieuse et sombre, les yeux secs, tandis qu’à côté d’elle Jean-Pierre pleurnichait doucement dans son petit lit. Elle retrouvait une créature métamorphosée, aux yeux brillants, au teint animé. À peine Josette eut-elle ouvert la porte que Louise se précipita vers elle, pleurant et riant tout à la fois, et la serra dans ses bras en criant :
– Josette chérie, tu avais raison et j’avais tort.
Puis, rentrant dans la pièce, elle saisit Jean-Pierre dans ses bras et le pressa contre sa poitrine.
– Mon bébé, murmura-t-elle, mon tout-petit ! Dire qu’il pourra retrouver la santé et que nous sortirons enfin de cet enfer !
Elle reposa Jean-Pierre sur son lit, se jeta sur le canapé et, plongeant son visage dans ses mains, fondit en larmes. Ses épaules étaient soulevées par des sanglots convulsifs, mais Josette ne fit pas un mouvement vers elle. Il était bon pour Louise de pleurer un moment. Venant après cette période de muet désespoir, la réaction avait été violente, et ce flot de larmes ne pouvait que la soulager. Comment Josette aurait-elle douté un seul instant qu’un miracle se fût produit ?
Dès qu’elle se fut un peu calmée, Louise sécha ses yeux, tira de sa poche un papier chiffonné et le tendit à Josette. C’était une lettre d’une écriture haute et ferme, adressée à la citoyenne Croissy, 10, rue Quincampoix, au second étage, et Josette lut ce qui suit :
Sachez que des amis sincères s’occupent de vous mettre en sûreté, vous et votre fils. Il faut que vous quittiez la France immédiatement, parce que de graves dangers vous menacent tous deux si vous y demeurez plus longtemps. Ce soir même, à 6 heures, partez avec votre fils, munie d’un panier à provisions. Sortez de chez vous sans vous presser, et à ceux qui vous demanderaient où vous vous rendez, répondez que vous allez chercher votre ration de pain. Suivez la rue tranquillement, et, arrivée à la boulangerie, prenez place parmi les gens qui font la queue. Dans cette queue vous verrez un homme pauvrement vêtu, appuyé sur des béquilles. Quand il sortira de la boulangerie, suivez-le. N’ayez aucune crainte, la ligue du Mouron Rouge vous conduira saine et sauve hors de France jusqu’en Angleterre. Mais il est une condition indispensable à remplir pour votre salut et celui de votre enfant : c’est que vous ayez en la ligue et ses membres une entière confiance qui se manifeste par une obéissance totale aux instructions qui vous seront données.
La lettre ne portait pas de signature, mais un coin du papier s’ornait d’un petit dessin : une fleurette en forme d’étoile dessinée à l’encre rouge.
– Le Mouron Rouge ! s’exclama Josette. Avais-je tort d’espérer qu’il viendrait à notre secours ?
Si elle avait été seule, elle aurait sans doute porté le papier à ses lèvres. Elle se contenta de le garder à la main, espérant que dans son agitation présente Louise n’y penserait plus et qu’elle, Josette, pourrait le conserver comme une relique.
– Et naturellement, nous t’emmènerons avec nous, Josette.
Louise dut répéter cette phrase avant que Josette, qui avait l’air songeur, parût l’entendre.
– Josette chérie, naturellement, tu viens avec nous.
– Oh ! non, Louise, murmura la jeune fille. Je ne puis pas.
– Qu’est-ce à dire ? Comment ne pourrais-tu pas venir avec nous ? Josette avança la main et montra le précieux billet.
– On ne parle pas de moi dans ce billet.
– La ligue du Mouron Rouge ignore sans doute ton existence.
– Mais lui me connaît.
– Comment le sais-tu ?
Éludant cette question directe, Josette cita les derniers mots de la lettre :
– Une entière confiance… une obéissance totale aux instructions qui vous seront données.
– Cela ne veut pas dire…
– Cela veut dire, fit Josette avec fermeté, que vous devez suivre strictement, à la lettre, les instructions qui vous sont données. C’est le moins que vous puissiez faire, et vous devez le faire pour le salut de Jean-Pierre. Je ne cours pas de risques ici ; et même si j’en courais, je ne m’en irais pas. Maurice est là, il veillera sur moi.
– Tu dis des sottises, ma chérie. Tu sais bien que je ne pourrais pas partir sans toi.
– Vous sacrifierez Jean-Pierre pour moi ?
Alors, comme Louise ne répondait pas (qu’aurait-elle pu dire ?), Josette continua du même ton résolu :
– Je vous assure, ma chère Louise, que je ne suis pas en danger. Maurice ne peut pas s’en aller puisqu’il doit s’occuper des affaires de Sébastien. Il ne s’en irait pas, même s’il le pouvait, et ce serait lâche de le laisser tout seul ici.
– Mais, Josette…
– N’ajoutez rien, Louise. Je ne cours aucun danger et je ne m’en irai pas. Et qui plus est, ajouta-t-elle à voix basse, je sais que le Mouron Rouge veillera sur moi. N’ayez crainte, il est au courant de tout ce qui nous concerne.
Et elle ne voulut pas en dire davantage.
Louise connaissait bien Josette. C’était un de ces êtres doux et charmants qui pourtant ne se laissent influencer par personne quand ils ont pris une détermination, surtout si cette détermination implique pour eux un sacrifice. De plus, le temps passait. Il était près de six heures. Louise s’affairait autour de Jean-Pierre à qui elle enfilait ses vêtements les meilleurs et les plus chauds. De son côté Josette s’occupait à faire chauffer dans la petite cuisine le peu de lait qu’elle avait.
À six heures, Louise était prête. Josette l’enveloppa d’un grand châle et lui passa le panier à provisions. Malgré son énergie, elle se sentait bouleversée.
Dieu seul savait quand elles se retrouveraient toutes deux ! Mais cette cruelle séparation devait être acceptée puisque la vie de Jean-Pierre en dépendait.
– J’essayerai de t’envoyer un message, ma chérie, dit Louise. Mon cœur se brise à la pensée de te quitter, et je ne connaîtrai pas une heure de joie tant que nous ne serons pas réunies de nouveau. Sébastien, tu le sais, était convaincu que cette abominable révolution ne pouvait plus durer longtemps. Qui sait ? Jean-Pierre et moi serons peut-être de retour avant le printemps.
Elle était sans doute trop agitée pour ressentir le chagrin de la séparation aussi vivement que Josette. L’émotion qu’elle éprouvait la faisait rire et pleurer tour à tour, et la main avec laquelle elle étreignait celle de Josette était brûlante et sèche comme si elle avait la fièvre. Juste au dernier moment, elle fut prise d’un tremblement violent ; ses dents s’entrechoquaient, ses genoux se dérobaient sous elle et elle dut s’asseoir sur une chaise.
– Josette, balbutia-t-elle, tu ne crois pas qu’il se pourrait…
– Quoi donc, ma chérie ?
– Que cette lettre soit une mystification… et que nous… que Jean-Pierre et moi allons tomber dans un piège ?
Mais Josette, qui tenait toujours la lettre pliée dans sa main, était absolument certaine que ce n’était pas une mystification. Elle se rappelait le minable apothicaire et le son agréable de sa voix, et aussi le regard tout particulier qu’il avait posé sur elle en lui offrant ses services. Au moment même, elle n’y avait pas prêté attention, mais depuis, en y réfléchissant, elle se souvenait comment elle s’était sentie étrangement subjuguée par ce regard. Non, la lettre n’était pas un piège. Josette aurait mis sa main au feu que cette lettre avait été dictée, et peut-être même écrite par le héros de ses rêves.
– Ce n’est pas un piège, Louise, dit-elle d’un ton ferme. Elle vous est adressée par l’homme le plus extraordinaire qui ait jamais vécu. Je suis même convaincue, pour mon compte, que l’homme aux béquilles vêtu d’un habit noir râpé que vous rencontrerez à la boulangerie est le Mouron Rouge lui-même.
C’est Josette qui prit Jean-Pierre et le plaça dans les bras de Louise. Un dernier baiser à tous deux, et ils étaient partis. Josette demeura au milieu de la chambre, immobile, retenant son souffle, afin d’entendre le bruit décroissant des pas de Louise dans l’escalier. Ce fut seulement quand elle eut entendu la porte d’entrée s’ouvrir et se refermer qu’elle donna libre cours à ses larmes.
C’est ainsi que Josette avait pleuré quand Louise, le jour de son mariage avec Sébastien de Croissy, avait quitté la petite ferme du Dauphiné où elle avait grandi pour aller prendre sa place dans la haute société parisienne. La cérémonie avait eu lieu dans la petite église villageoise, et tout avait été fait très simplement parce qu’il y avait à peine un an que le général de Vendeleur était mort, et Louise n’avait pas voulu que le mariage fût célébré dans l’une ou l’autre des nobles familles de sa parenté. Jusqu’à la venue de Sébastien de Croissy, Josette et ses parents avaient été pour elle sa véritable famille, et il lui semblait doux de passer directement de la maison où s’était écoulée son heureuse enfance dans les bras de celui à qui elle avait donné son cœur.
Le mariage avait été néanmoins beau et joyeux, avec tout le village en liesse et les rues décorées d’oriflammes et de guirlandes de fleurs. Josette s’était promis qu’il n’y aurait pas de larmes, pas d’airs affligés pour assombrir le bonheur de son amie. Cependant, quand tout fut fini, les adieux faits, et que la voiture emportant Louise et Sébastien s’éloigna sur la route de Paris, Josette céda soudain au chagrin qu’elle s’était efforcée si longtemps de contenir. Alors comme aujourd’hui, elle s’était jetée sur un canapé et avait pleuré toutes les larmes de ses yeux à la pensée qu’elle restait seule. Mais qu’était la solitude d’alors en comparaison de celle d’aujourd’hui ? À cette époque, Josette avait encore son père et sa mère, et il y avait pour l’occuper et la distraire les multiples besognes de la ferme, le soin des animaux, la laiterie, les foins, la moisson. Maintenant il n’y avait devant elle qu’isolement et tristesse. Personne à soigner, à distraire, à dorloter. Plus de Jean-Pierre à qui raconter des histoires. Rien que l’atelier national, ses compagnes de travail avec leur bavardage insipide, leurs plaintes sempiternelles sur la cherté de la vie. Rien autre à faire que se lever le matin, absorber une nourriture médiocre, coudre des chemises, et se coucher après une soirée solitaire.
Josette songeait à tout cela un peu plus tard au moment de l’heure du coucher, et s’agenouillant auprès du petit lit vide de Jean-Pierre, elle faillit encore fondre en larmes. Mais à cet instant Maurice rentra, et c’est étonnant combien le sentiment de sa présence mit de réconfort dans le cœur de Josette. Dès qu’elle entendit tourner sa clef dans la serrure, puis le bruit de ses pas dans le vestibule, l’existence, soudain, ne lui apparut plus aussi vide. Après tout, il y avait quelqu’un à Paris qui avait besoin d’elle, de son amitié, de ses soins s’il tombait malade. Ils allaient être obligés de faire des plans pour organiser la vie de Maurice selon les nouvelles conditions créées par les événements, et d’abord lui trouver un logement. Pour l’instant elle allait avoir la joie de lui raconter ce qui venait de se passer.
Avant même qu’il fût entré dans la pièce, Josette se releva d’un bond et s’essuya vivement les yeux. Maurice vit cependant tout de suite qu’elle avait pleuré.
– Josette, s’écria-t-il, qu’avez-vous ?
– Ne vous inquiétez pas, Maurice, répondit Josette en se tamponnant les yeux ; si je pleure, c’est que je suis… je suis… tellement heureuse ! Il est venu, Maurice, dit-elle avec émotion. Il est venu, et ils sont partis !…
Ceci pour Maurice était de l’hébreu.
– Qui est venu ? fit-il en levant les sourcils ; et qui est parti ?
Josette le fit asseoir sur le canapé, s’assit à côté de lui et lui raconta tout. Ses rêves fous étaient devenus une réalité : le Mouron Rouge avait entrepris de soustraire Louise et son fils aux dangers de leur situation présente. Il était venu les chercher pour les emmener en Angleterre où Louise serait en sûreté et Jean-Pierre pourrait recouvrer la santé.
– Et Mme de Croissy vous a laissée ici ! s’exclama Maurice lorsque Josette s’arrêta, à bout de souffle après lui avoir communiqué ces grandes, ces merveilleuses nouvelles. Elle est partie se mettre en sûreté et elle vous a laissée ici pour faire face…
Mais Josette, d’un geste vif, lui posa la main sur la bouche.
– Attendez, Maurice, dit-elle. Laissez-moi finir.
Elle tira de son fichu le précieux billet que Louise, heureusement, ne lui avait pas réclamé, et lui en lut le contenu.
– Maintenant, vous voyez ce qu’il en est, conclut-elle triomphalement en fixant sur le jeune homme un regard rayonnant.
– Je vois seulement, répondit-il presque rudement, qu’ils n’avaient pas le droit de vous laisser ici… toute seule.
– Mais non, pas toute seule, Maurice, repartit-elle. N’êtes-vous pas ici… pour prendre soin de moi ?
Ces simples mots, cela va de soi, transportèrent Maurice au septième ciel. Jamais encore Josette, si indépendante, si pleine de confiance en elle-même, ne lui avait parlé ainsi. Jamais il n’avait vu dans ses yeux ce muet appel, cette confiance qui la rendaient encore plus adorable. Cet instant lui parut tellement ineffable qu’il fut comme paralysé par la joie. Il avait l’impression que tout ceci était un rêve, et que s’il prononçait une parole, l’enchantement s’évanouirait sur-le-champ. Il essaya d’exprimer d’un regard tout ce qui se passait dans son âme. Son silence et l’expression de son visage apparemment satisfirent Josette. Elle reprit au bout d’un instant :
– Le Mouron Rouge réclame de la part de Louise confiance et obéissance, expliqua-t-elle avec animation. Serait-ce de l’obéissance si Louise m’avait traînée à sa suite ? Il n’est pas question de moi dans la lettre. Si le Mouron Rouge avait eu l’intention de m’emmener aussi, il l’aurait dit.
Après cette déclaration, il fallut bien que Maurice se montrât satisfait. Il aurait souhaité savoir une chose : qu’étaient devenues les lettres ? Mais Josette ne pouvait lui répondre. Depuis la mort de Sébastien, Louise ne lui en avait pas parlé, ni fait la plus petite allusion à ce qu’elle avait pu en faire.
– Sans doute les a-t-elle détruites, dit Maurice.
Ils passèrent la journée suivante à chercher un logement pour Maurice, et en découvrirent un petit, mais convenable, dans une rue voisine.
Chose étrange, Josette ne se sentait pas aussi seule qu’elle l’avait craint. Elle sentait douloureusement le vide creusé par le départ de Louise et de Jean-Pierre, mais, pour une raison secrète, l’avenir ne lui apparaissait plus sous des couleurs aussi sombres.