Chacun connaît l’histoire du courtisan Damoclès élevé temporairement à la dignité de monarque, et qui savoure par avance le luxe et les honneurs dont il va pouvoir jouir, quand il s’aperçoit qu’une épée est suspendue au-dessus de sa tête par un simple crin de cheval.
En cette fin d’automne 1793, trois représentants du peuple de France menaient leur existence avec la désagréable sensation qu’éprouva jadis Damoclès.
Le club des cordeliers avait alors perdu une grande partie de son prestige au bénéfice du club des jacobins, et en conséquence, n’était plus guère fréquenté par les membres influents du gouvernement. Ce club était devenu un lieu commode de rendez-vous, la paix et le silence de ses salles désertes étant appréciés par ceux qui voulaient traiter d’affaires confidentielles. Là, bien des fois, pendant ces journées d’attente, les trois hommes, tremblant d’inquiétude, avaient tenu conseil, essayant de se communiquer mutuellement l’assurance et l’espoir que chacun en particulier était loin d’éprouver. L’attente se prolongeant, ils se posaient sans cesse la même question : qu’avait pu devenir cette jeune drôlesse qui avait eu le front de venir les menacer, ruinant ainsi la tranquillité à laquelle, estimaient-ils, leur donnaient droit des services qu’ils avaient rendus à la nation.
Un beau jour, enfin, arriva une lettre de Chauvelin. Il l’avait adressée à François Chabot comme à celui des trois compères le plus compromis dans l’affaire des lettres. Chabot, quand il la reçut, se trouvait dans son bureau. D’un doigt tremblant il rompit les cachets du message si impatiemment attendu, car il avait reconnu la fine écriture de son correspondant. Pour commencer, il lui fut impossible de lire ; le sang lui battait aux tempes, le papier tremblait dans ses doigts et les lettres dansaient devant ses yeux. Quand il fut capable de déchiffrer sa missive, la première phrase qu’il lut lui fit pousser une exclamation de joie : J’ai ici la fille Gravier… Certes, voilà qui était une bonne nouvelle. Chabot ferma les yeux pour savourer la joie intense qu’elle lui causait. Avec la fille Gravier en son pouvoir, Chauvelin n’avait eu aucune difficulté à s’emparer des lettres. Pourtant, à y bien réfléchir, Chabot trouva étrange que son correspondant eût choisi cette manière énigmatique de commencer sa lettre : La fille Gravier ! Oui, tenir la fille était bien, mais les lettres ? Qu’étaient devenues les lettres ? Chabot ressentit soudain un malaise et une vague frayeur. Il cligna des yeux une ou deux fois parce que sa vue était brouillée. Des gouttes de transpiration se formaient sur son front et descendaient le long de son visage. Enfin il reprit la lettre, et voici ce que le citoyen Chauvelin lui écrivait de Rouen :
J’ai ici la fille Gravier sous mes yeux, ce qui te montre que j’ai rempli ma mission avec un plein succès. Je suis à Rouen, à l’Auberge du Cheval Blanc, sous le même toit que la petite citoyenne qui voulait te faire chanter. Jusqu’ici je n’ai rien fait au sujet des lettres. Je les aurai quand il me plaira. Pour l’instant, d’autres affaires très graves requièrent toute mon attention. Il ne s’agit pas d’une affaire personnelle, mais d’une intrigue qui menace la sûreté de la République. Je ne compte pas revenir immédiatement à Paris, car j’ai à portée de la main un gibier que je ne veux laisser échapper à aucun prix. Tâche de lire entre les lignes. Je compte sur toi pour exposer cet état de choses à ceux que concerne également l’affaire que tu m’as confiée. Je te le répète, je puis avoir les lettres quand il me plaira. Ne trouverais-tu pas opportun que je les détruise avant qu’elles vous aient créé de nouveaux ennuis ? Si tu donnes ton adhésion à ce sage projet, écris-moi sur-le-champ en envoyant ton courrier à Rouen, Auberge du Cheval Blanc. J’insiste pour que tu le fasses sans délai. Il y a ici au travail des forces occultes dont tu n’as pas idée, et si, comme je le pense, tu as à cœur le salut de la République autant que moi, je suis sûr que tu seras prêt à entrer dans mes vues.
François Chabot lut et relut cette missive dont certains passages lui semblaient ambigus. Par exemple, qu’est-ce que Chauvelin voulait dire par la phrase finale ? À Chabot, elle faisait l’effet d’une vague menace. Il y avait d’autres points encore.
Ce soir-là, quatre hommes s’assirent dans un coin de la salle du club des cordeliers. Il y avait François Chabot, député du Loir-et-Cher, Fabre d’Églantine, député de Paris, et Claude Bazire, député de la Côte-d’Or, trois coquins qui ne faisaient guère honneur à leur mère patrie. Danton lui-même, sur leurs insistances, était venu les rejoindre.
– Si j’étais à votre place, je n’aurais pas grande confiance dans ce vieux renard, une fois qu’il serait hors de ma vue, déclara Danton après avoir lu la missive de Chauvelin.
– Mais il peut s’emparer des lettres quand il voudra. Cela ne fait pas de doute, fit remarquer Chabot.
– Il les a probablement déjà dans la poche intérieure de son habit, riposta le grand homme, et il est tout prêt à les vendre ou à en user pour ses propres fins.
– Alors, que vaut-il mieux faire ?
– Envoyer un courrier à Rouen, suggéra Fabre d’Églantine, pour le prier de regagner Paris immédiatement.
– Et s’il refuse ? dit Danton avec un haussement d’épaules.
– Il n’oserait pas.
– Et vous, oseriez-vous le menacer, s’il détient réellement les lettres et peut s’en servir contre vous ?
Ils se turent tous les trois, parce qu’ils savaient fort bien, mais venaient tout juste de s’en apercevoir, que c’était Chauvelin qui, après Sébastien de Croissy et Josette Gravier, tenait l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de leur tête.
Au bout d’un moment Chabot chuchota en regardant Danton pour solliciter son avis :
– Qu’est-ce que nous pouvons faire, alors ?
– À mon sens, dit Danton avec un air détaché comme si l’affaire ne le concernait aucunement, à mon sens, l’un de vous devrait partir immédiatement pour rejoindre Chauvelin à Rouen et se faire remettre directement le paquet de lettres par cette fille. Après cela, détruisez ces maudites lettres, et le plus tôt sera le mieux.
L’avis semblait judicieux. Il fut convenu qu’on s’y conformerait, et François Chabot déclara qu’il était tout prêt à partir pour Rouen dès le lendemain matin.