Suivirent alors plusieurs jours d’un voyage étrange, d’un long cheminement qui donnait à Louise l’impression d’un rêve interminable.
Tout d’abord, il y eut cette halte sur le bord de la route, deux lieues environ après avoir quitté Paris. La bâche fut ouverte à l’arrière de la voiture, et Louise sentit qu’on la délivrait de l’horrible poids des ballots qui avaient été empilés autour d’elle. Tout heureuse de ce soulagement et d’une bouffée d’air pur qui lui arrivait sur le visage, elle se redressa et ouvrit les yeux ; mais ce fut pour les refermer aussitôt à la vue d’une vieille femme au visage grisâtre et balafré qui la considérait avec un hideux sourire. Une figure de rêve, en vérité, ou plutôt de cauchemar ! Pourtant cette chiffonnière n’était-elle pas la bonne fée qui avait réussi à berner le sergent par ses comédies et à franchir une de ces barrières si jalousement gardées, aussi facilement que si les occupants de sa misérable charrette avaient été munis de passeports en règle ? Mais elle avait beau faire, Louise ne pouvait voir dans la vilaine et disgracieuse créature rien qui ressemblât de près ou de loin à une bonne fée. En vérité, les Anglais de cette ligue du Mouron Rouge employaient de bien étranges collaborateurs pour accomplir leurs merveilleux sauvetages ! La tête fatiguée, Louise n’essaya pas davantage de pénétrer ce mystère, et elle se laissa aider, ainsi que Jean-Pierre, à descendre de voiture.
Quelle joie pour elle de s’étirer et de respirer l’air frais du matin ! La voiture s’était arrêtée sur une route déserte entourée de champs et bordée par un talus herbeux. Louise s’y assit avec son fils, à côté des provisions que la chiffonnière venait de poser sur l’herbe, évidemment à leur intention : du pain, du fromage et une petite bouteille de lait. Louise voulait avant tout exprimer sa gratitude à la bizarre créature qui venait de lui rendre un tel service ; mais quand elle se retourna, elle ne la vit plus et le baudet n’était plus attelé à la charrette. À peu de distance il y avait un petit hameau. En portant ses regards de ce côté, Louise aperçut la conductrice, menant l’âne par la bride, qui se dirigeait vers une maisonnette délabrée. Il ne pouvait être question de la rattraper, car elle marchait à grandes enjambées. L’instant d’après, elle avait disparu, et Louise de Croissy ne devait plus la revoir.
Quelques minutes plus tard, elle voyait s’avancer vers elle un grand gaillard vêtu d’une blouse bleue comme en portent les valets de ferme, conduisant un mulet qu’il tenait par la bride. C’était un beau gars bien planté, mais d’aspect fruste et avec un visage fermé. La première chose qu’il fit fut de saisir les ballots malodorants un par un et de les jeter par-dessus le talus dans le champ voisin ; puis, sans dire un mot, il étendit sur la banquette une brassée de paille fraîche qu’il avait apportée et fit signe à Louise de remonter dans la voiture. Il prit Jean-Pierre dans ses bras, et quand il vit Louise installée, lui posa son fils sur les genoux. Après quoi, il fit reculer le mulet dans les brancards, et dès qu’il eut fini d’atteler, la vieille charrette grinçante se remit en marche.
Qu’était devenue la vieille femme ? Qui était ce nouveau conducteur ? Où les conduisait-il ? Voilà ce que Louise, mue par une légitime curiosité, brûlait de savoir. Mais elle était timide de nature, et le mutisme de l’homme ne favorisait pas la conversation. Aux quelques mots qu’elle lui avait adressés sur la température et l’état des chemins, il n’avait répondu que par monosyllabes. C’était évidemment un subalterne ; peut-être obéissait-il à une consigne dont Louise n’arrivait pas à s’expliquer la raison. Elle y renonça bientôt, préférant s’en remettre à la Providence et faire confiance à la ligue comme son chef le lui avait demandé.
Le mulet, qui était une forte bête, allait d’un autre train que l’âne qui leur avait fait faire la première étape. Bientôt il se mit à trotter, à la grande joie de Jean-Pierre. Le soleil avait percé les nuages, l’air s’était adouci, et Jean-Pierre, quittant les genoux de sa mère, s’était assis à côté du conducteur. Il regardait la campagne avec le vif intérêt d’un petit citadin qui n’était jamais sorti de la grande ville. Le cœur de Louise se dilatait en le voyant rire et s’exclamer à la vue d’un troupeau d’oies ou d’un attelage de bœufs, et manifester une animation dont il n’avait pas fait montre depuis longtemps. Louise considérait aussi la campagne avec délices en comparant la vue reposante de ce paysage tranquille, tout doré par l’automne, avec celle de la rue populeuse aux maisons grises où elle avait vécu des jours si douloureux.
Le conducteur taciturne choisissait évidemment les chemins qui évitaient les localités importantes. Vers le milieu du jour, il fit halte dans un endroit désert au milieu des bois, où une maisonnette entourée d’un enclos s’élevait un peu en retrait du chemin. Louise tressaillit en entendant son compagnon lancer un appel bizarre qui ressemblait à un cri d’oiseau. La porte de la maison s’ouvrit presque aussitôt et un paysan parut sur le seuil. Le conducteur lui fit un signe qu’il comprit, car il rentra dans la maison, et peu après il ressortait de l’enclos accompagné d’un petit cheval qu’il amena jusqu’à la voiture. En quelques instants le mulet fut dételé et le cheval prit sa place dans les brancards, tandis que les deux hommes échangeaient quelques mots à voix basse. Puis le paysan partit, emmenant le mulet. Le conducteur de la charrette profita de l’arrêt pour tirer des provisions d’un coffre placé sous la banquette, et il engagea Louise de Croissy à prendre un peu de nourriture ainsi que son fils. Il fallut réveiller Jean-Pierre que le mouvement de la voiture avait endormi, et Louise se réjouit de voir que l’air pur qu’il avait respiré lui avait donné un peu d’appétit.
Il y eut encore un relais du même genre à la fin de l’après-midi. Avec le crépuscule l’air se refroidit, et Louise se demandait avec inquiétude s’ils allaient rouler ainsi toute la nuit, quand, assez tard dans la soirée, la charrette s’arrêta de nouveau. À la clarté confuse d’une lune brouillée par la brume, Louise distingua une habitation qui avait l’air d’une petite ferme isolée au milieu des champs.
Le conducteur sauta de la voiture et alla frapper à la porte. Un contrevent s’ouvrit et quelqu’un se pencha à la fenêtre.
– Vite, madame Colas, dit l’homme, j’ai des voyageurs à loger pour la nuit.
– Tout à votre service, mil…
– Ça va, coupa le conducteur. Ayez plutôt l’obligeance de nous éclairer.
Presque aussitôt la porte s’ouvrit, et le conducteur revint vers la voiture, accompagné d’une petite femme replète qui portait une lanterne. Elle l’éleva pour regarder à l’intérieur de la charrette et parut tout émue en découvrant Louise, pâle et les traits tirés, qui serrait son fils contre elle pour le garantir du froid. Ce dernier, tiré brusquement de son sommeil, se mit à pleurer.
– Vite, ma chère dame, dit la femme à la lanterne, passez-moi ce joli mignon et venez tous deux vous réchauffer au coin du feu, car vous en avez bien besoin.
– Maintenant je vous les confie, murmura le conducteur en arrivant à la porte de la maison.
Mme Colas ayant répondu : « Comptez sur moi », il retourna vers la charrette, et Louise ne le revit plus jusqu’au lendemain matin.
La cuisine, où flambait un clair feu de bois dans la grande cheminée, sembla un paradis à la voyageuse en route depuis tant d’heures, et le simple souper qu’on lui servit lui parut un festin. Mais ce qu’elle apprécia encore davantage, ce fut le lit où elle se glissa avec son petit Jean-Pierre. Elle supposa que ce lit placé dans la cuisine, et dont on changea les draps devant elle, était celui des fermiers eux-mêmes.
– Comment pourrais-je m’acquitter envers vous ? commença-t-elle lorsqu’ils lui souhaitèrent une bonne nuit.
Mais là encore on ne lui laissa pas exprimer sa gratitude.
– Vous ne nous devez rien, madame, déclara la fermière.
– C’est pour nous l’occasion d’acquitter une dette de reconnaissance, ajouta son mari.
Et, sans s’expliquer davantage, ils se retirèrent pour lui permettre de se reposer, car le départ, le lendemain matin, devait se faire de très bonne heure.
À part quelques variantes pour l’heure des arrêts au cours desquels le silencieux conducteur échangeait son cheval ou son mulet contre une bête fraîche, le programme de cette première journée se répéta à peu de chose près pendant les trois jours que dura le long et pénible voyage.
Si elle parvenait à tenir Jean-Pierre au chaud, bien emmitouflé sur ses genoux, Louise arrivait toujours transie, le soir, au lieu où ils devaient passer la nuit. Le trajet se trouvait allongé, du fait que le conducteur évitait par des détours les villes et les gros villages qui jalonnaient la route. Ces précautions néanmoins n’empêchaient pas des rencontres qui, chaque fois, remplissaient de terreur la craintive Louise. De temps en temps ils étaient croisés ou dépassés par des militaires à pied ou à cheval, et deux ou trois fois le cri de « Halte ! » retentit, suivi d’un arrêt brusque de la voiture. Pendant que Louise de Croissy se faisait toute petite, un bref colloque s’engageait entre le chef du détachement et le conducteur de la charrette ; bref colloque, car le conducteur semblait avoir toujours prête une réponse satisfaisante aux questions qui lui étaient posées, et on le laissait bientôt repartir. Apparemment la charrette et ses occupants paraissaient trop misérables et trop insignifiants pour provoquer les soupçons et retenir longtemps l’attention des soldats ou des gendarmes.
L’alerte la plus chaude eut lieu le troisième jour, tard dans l’après-midi. De la grand-route qu’ils suivaient depuis un moment, le conducteur venait de faire tourner la charrette dans un chemin étroit bordé d’une haie derrière laquelle s’étendait un champ labouré. Le chemin montait ferme, et le petit cheval, qui traînait depuis trois heures le vieux véhicule sur de mauvaises routes, ralentissait de plus en plus son allure. Le temps, jusque-là doux et ensoleillé, avait brusquement changé. Le ciel s’était couvert, un vent aigre soufflait du nord-est. Louise, toute transie malgré la paille dont le conducteur l’avait entourée en guise de couverture, sentait qu’elle ne pouvait garantir Jean-Pierre suffisamment du froid. Des rafales glacées qui faisaient claquer la vieille bâche pénétraient par toutes ses fentes dans l’intérieur de la voiture. Le conducteur, ayant arrêté son cheval et soulevé la bâche pour lui demander comment elle supportait ce changement de température, elle le pria timidement de lui dire s’ils n’arriveraient pas bientôt à un endroit où elle et son fils pourraient se réchauffer. L’homme répondit qu’il allait faire de son mieux pour trouver un abri dans le voisinage où il n’avait évidemment pas prévu d’arrêt. Il franchit la haie pour traverser le champ et disparut bientôt. Louise demeura dans la voiture avec Jean-Pierre qu’elle tenait contre elle sous son châle. Il lui fallait vraiment toute sa foi dans cet extraordinaire Mouron Rouge pour garder un cœur confiant alors que son corps était transi de froid.
Elle n’avait aucune idée de l’heure. Impossible de se guider sur le coucher du soleil quand, depuis midi, le ciel était couvert d’un épais manteau de nuages couleur d’ardoise. Une faible lumière grise éclairait encore le morne paysage, tandis que lentement l’horizon se voilait de brume. Le conducteur était parti depuis un moment déjà, lorsque l’oreille fine de Louise perçut le bruit d’une troupe de cavaliers s’avançant sur la route. C’était un bruit qui la terrifiait toujours. La patrouille – car c’en était une certainement – arrivait à vive allure. Si seulement, pensait Louise, les cavaliers pouvaient dépasser le chemin sans apercevoir la charrette arrêtée à peu de distance, ou s’ils pouvaient n’y pas prêter attention ! Elle se reprochait amèrement son manque d’endurance. Si elle n’avait pas prié le conducteur de leur chercher un abri il aurait eu le temps de conduire la voiture un peu plus loin, à un endroit où elle n’aurait pas été en vue de la route. En tout cas, elle ne se serait pas trouvée seule, elle, Louise, pour faire face à une situation si périlleuse.
Elle ne pouvait se dissimuler que n’importe quoi – le pire peut-être – pouvait arriver, car le conducteur n’était pas là pour répondre par des explications plausibles aux questions qui allaient être posées ; il n’était pas là avec ses répliques toutes prêtes et son art de détourner les soupçons. Louise était seule, et quand elle entendit la petite troupe de cavaliers tourner dans le sentier, il lui sembla que son cœur cessait de battre. Quelques secondes plus tard, le militaire qui était en tête du détachement cria « Halte ! » en arrêtant lui-même son cheval juste derrière la voiture.
– Quelqu’un là-dedans ? lança-t-il d’une voix sonore.
Ah ! si seulement une inspiration du Ciel pouvait dicter à Louise ce qu’il fallait répondre !
– Allons, qui va là ? reprit la même voix d’un ton péremptoire.
Plus morte que vive, Louise de Croissy était incapable de proférer un son.
– C’est bien, cria le gradé, fouillez-moi cette voiture ; et voyons, ajouta-t-il facétieusement, où le conducteur de cet élégant carrosse a bien pu se cacher.
Louise entendit un cliquetis métallique, des hennissements, des piaffements tandis que les hommes mettaient pied à terre. À travers les fentes de la bâche, elle voyait la lumière de deux lanternes pareilles à deux yeux jaunes. Puis la bâche fut soulevée à l’arrière, une lanterne éclaira l’intérieur de la charrette et révéla Louise pelotonnée dans le fond de la voiture et serrant son fils convulsivement contre elle.
– Hé ! la petite mère, lança le brigadier d’un ton non dénué de bienveillance, sors donc un peu de là qu’on te voie mieux !
Louise descendit de la charrette sans lâcher Jean-Pierre. La nuit était venue. Elle se demandait si quelque chose dans son apparence pouvait trahir qu’elle n’était pas une vraie paysanne, mais une de ces malheureuses créatures obligées de fuir leur patrie. Échevelée, salie par le voyage, elle paraissait morte de fatigue. Le brigadier, se penchant sur sa selle, la dévisagea.
– Qui est-ce qui conduit ton carrosse, la petite mère ? demanda-t-il.
– Mon… mon mari, balbutia Louise tout bas.
– Où est-il ?
– Parti au village… pour essayer de trouver… un lit pour la nuit…
– Hem ! fit l’homme.
Et après une pause de deux ou trois secondes il reprit :
– Et si tu me montrais tes papiers ?
– Mes papiers ? murmura Louise.
– Oui, ton sauf-conduit.
– Je n’ai pas de papiers.
– Pas de papiers ! s’exclama le gradé, d’un ton rogue cette fois.
– Mon mari…, balbutia Louise de nouveau.
– Ah ! tu veux dire que c’est ton mari qui les a ?
Incapable de dire un mot de plus, Louise inclina simplement la tête.
– Et il est allé au village ? Autre signe d’assentiment.
– Où se trouve le village ? Louise secoua la tête.
– Tu veux dire que tu n’en sais rien ?
Le brigadier réfléchit un instant. Il y avait vraiment quelque chose d’insolite dans la présence de cette femme, toute seule dans une voiture, en pleine campagne, avec un petit enfant dans les bras.
– Bon, dit-il au bout d’un instant pendant lequel il examina de plus près le visage de Louise, tu vas nous accompagner. Et quand ton mari reviendra et ne verra plus son équipage, il saura où il faut aller te chercher. Rentre dans la voiture, la petite mère, et un de mes hommes va te servir de cocher.
Louise était si terrifiée que ses jambes se dérobaient sous elle. Deux soldats la prirent sous les bras et l’aidèrent à remonter dans la charrette avec Jean-Pierre qui, à la vue de ces visages inconnus éclairés par les lanternes, s’était mis à pousser des cris perçants. Ils n’avaient pourtant pas l’air bien méchant, ces soldats ; peut-être même quelques-uns d’entre eux étaient-ils pères de famille, et la vue de cette malheureuse femme et de son enfant transis, dans cet endroit désert, avait de quoi les émouvoir.
Louise se demandait ce qui allait maintenant se passer. Se blottissant de nouveau dans un coin de la charrette, elle sentit la voiture plonger d’un côté pendant qu’un des hommes se hissait à la place du conducteur. Le soldat prit les guides, fit claquer la langue, et le cheval se mettait en marche lorsque des « Ohé » sonores traversant la brume arrivèrent du champ qui bordait le chemin. Louise, entendant ces clameurs, fut à la fois effrayée et soulagée, car c’était son rustique compagnon qui accourait à toutes jambes. En arrivant au chemin il s’arrêta, haletant.
– À l’aide, citoyens, cria-t-il aux soldats. À l’aide ! Pour l’amour de la patrie, à l’aide ! Brigadier… une fortune est à gagner… si seulement nous pouvons l’attraper…
Le brigadier, abasourdi par l’apparition soudaine de ce fou, se mit à crier : « Qu’est-ce que tu me chantes là ? » tout en cherchant à calmer son cheval. Celui-ci, excité par tout ce tapage, avait fait un écart et voulait se cabrer. Les autres militaires – ils étaient quatre – avaient les mêmes difficultés avec leurs montures, et pendant un bon moment il régna une confusion qu’augmentait encore l’obscurité croissante.
– Qu’est-ce que tu me chantes là ? répéta le brigadier dès que le calme fut rétabli. Allons, avance un peu, braillard. C’est toi le propriétaire de ce bel équipage ?
– C’est moi, répondit l’autre.
– C’est ta femme et ton enfant qui sont à l’intérieur ?
– Oui, mais… brigadier…
– Tais-toi, monte dans ta guimbarde et fais tourner ton cheval. Tu nous accompagnes.
– Où ?
– À Abbeville. Si tes papiers ne sont pas en règle…
– Mais brigadier, dit l’homme d’une voix vibrante d’émotion, tu veux donc perdre une chance inespérée… Je t’ai dit qu’il y avait une fortune à gagner pour toi, moi et ces braves soldats.
– Cet homme est toqué ! déclara le brigadier. Ne perdons pas notre temps davantage. En route !
– Mais je te dis que je l’ai vu, citoyen brigadier.
– Vu qui ?… le diable ?
– Pire ! l’espion anglais…
Ce fut le tour du brigadier d’avoir le souffle coupé.
– L’espion anglais, s’exclama-t-il.
– Celui qu’on appelle le Mouron Rouge, affirma l’homme avec feu.
– Où cela ? cria le brigadier.
Et ses hommes surexcités reprirent en écho :
– Où cela ?
L’homme tendit le bras dans la direction du champ labouré.
– J’étais parti par là chercher un abri pour la nuit… Je suis passé près d’une grange… J’ai entendu des voix… Je me suis approché… j’ai regardé par une fente du mur… Et qu’est-ce que j’ai vu !… des gens attablés… une douzaine, peut-être… Tous des aristos qui parlaient une sorte de charabia… de l’anglais pour sûr… Et tout ça buvait, buvait ! Quelques-uns étaient saouls et dormaient sur la paille… Ils vont certainement passer la nuit là…
Il parlait par phrases courtes et saccadées. Il s’arrêta, hors d’haleine, et pressa ses mains contre sa poitrine comme si chaque mot lui coûtait un effort. Le brigadier et ses hommes, dont l’attitude avait subitement changé, paraissaient aussi émus que lui.
– Et où sont-ils ? dis vite ! Il ne faudrait pas qu’ils s’échappent, dit le brigadier.
– Oh ! ils sont toujours là, j’en suis sûr, dit l’homme. Je les ai vus il n’y a pas plus de dix minutes. Je me suis sauvé, car, je dois vous le dire, ils ont l’air de démons. Et l’un d’eux est grand… grand… comme un géant… Et ses yeux…
– Laisse ses yeux tranquilles, coupa le brigadier, je sais qui sont ces gens-là. Il y a une récompense de dix mille livres promise à qui capturera leur chef… sans compter l’avancement, ajouta-t-il en aparté.
Il tourna son cheval dans la direction indiquée par le conducteur de la charrette et commanda à ses hommes :
– Allons-y !
Le conducteur lui cria :
– Et moi, que dois-je faire, citoyen brigadier ?
– Tu peux nous suivre. Où est exactement cette grange ?
– Tout droit, répondit l’homme. Tu vois cette lumière là-bas… laisse-la sur ta droite, et au bout du champ tu trouveras un sentier. Suis-le, jusqu’au bout. Il y a une brèche dans la haie…
Mais le brigadier ne l’écoutait plus. Des visions de récompense et de fortune passaient devant ses yeux éblouis. Il n’avait pas envie de perdre son temps, moins encore de partager la récompense avec ce bonhomme. Il était déjà en route, et ses hommes le suivaient, remplis de la même ardeur.
Ce fut avec une joie indicible que Louise de Croissy entendit le piétinement sourd des chevaux dans la terre labourée. La bâche avait été close, Louise ne pouvait plus rien voir, mais elle entendait avec soulagement ce bruit qui allait en s’affaiblissant, et elle ne sentait plus du tout le froid.
– Mon petit, mon tout-petit, chantonnait-elle doucement en embrassant Jean-Pierre. Je crois vraiment que Dieu nous protège.
La charrette se remit en route, Louise ignorait dans quelle direction. Le petit cheval avançait au pas, et sans doute l’homme le conduisait-il par la bride, car l’obscurité était profonde, – bienheureuse obscurité qui enveloppait les voyageurs d’un manteau protecteur.
Tout d’abord l’esprit de Louise ne pouvait se détacher du brigadier et de ses hommes. Que feraient-ils, quand ils s’apercevraient qu’on les avait trompés ? Ils fouilleraient tous les environs pour retrouver la charrette et ses occupants. Y réussiraient-ils par une nuit aussi noire ? Sa pensée n’osait pas aller plus loin. Tout ce qu’elle pouvait faire était de presser Jean-Pierre sur son cœur en répétant sans se lasser :
– Je crois vraiment que Dieu nous protège.
On pouvait le croire, en effet, car la nuit s’écoula sans la moindre alerte. À un moment la charrette s’arrêta, et le conducteur vint ouvrir la bâche pour aider Louise et Jean-Pierre à descendre. Ils s’abritèrent tous les trois dans l’angle d’un mur en ruine qui avait fait jadis partie d’une maison. L’homme entoura Louise et l’enfant de paille et de sacs, et Louise supposa qu’elle avait dormi, car elle n’eut plus conscience de rien jusqu’au moment où le jour naissant lui fit ouvrir les yeux.
À la fin de la journée ils arrivèrent en vue de Calais. Le conducteur arrêta son cheval et invita Louise à descendre. Louise ne connaissait pas cette partie de la France, et elle la trouva morne et désolée, La terre était d’une couleur terne bien différente de la chaude teinte rougeâtre de la terre du Dauphiné. Au lieu des verts pâturages et des bois touffus de son pays natal, elle voyait seulement une herbe broussailleuse qui croissait çà et là en touffes irrégulières. Le ciel était gris, et un vent assourdissant apportait une odeur d’eau salée et de poisson. Des arbres rabougris, tous inclinés dans la direction opposée à la mer, avaient l’air de gens épouvantés qui voudraient fuir mais sont retenus par leurs pieds enchaînés.
On apercevait Calais au loin sur la droite, mais il n’y avait dans les environs immédiats qu’une triste maisonnette solitaire qui se dressait au sommet de la falaise. Son toit était tout de travers comme un chapeau que le vent aurait déplacé. Le conducteur la désigna du doigt à Louise en disant :
– Voilà notre but, madame, mais je crains que nous ne puissions l’atteindre qu’à pied. Vous sentez-vous la force de marcher jusque-là ?
C’était la première fois que son compagnon s’adressait à elle de façon directe en tournant une si longue phrase. La voix était grave et bienveillante. Louise de Croissy était stupéfaite, troublée même, car ce paysan s’exprimait dans un français très pur. Il avait pourtant toute l’apparence d’un rustre avec ses vêtements rapiécés, sa chemise de couleur douteuse et sa barbe de plusieurs jours. Lorsqu’il avait remplacé l’horrible vieille femme sur le siège de la charrette, Louise avait d’abord été persuadée que c’était un des membres de la ligue qui les conduisait, elle et son fils, vers un lieu de refuge. Mais cette conviction avait été ébranlée au cours du voyage lorsqu’elle avait entendu cet homme répondre aux questions posées par les chefs de patrouille avec l’accent des paysans du Nord de la France.
Et maintenant cette voix nouvelle, agréable, nuancée… cette diction élégante ! Louise n’y comprenait rien. Si elle avait discerné la plus petite trace d’accent étranger, elle serait revenue à sa première idée : son conducteur était un membre de la ligue du Mouron Rouge. Mais qu’elle eût devant elle un Français de qualité déguisé en campagnard, qu’est-ce que cela voulait dire ?
Les craintes confuses qu’elle avait ressenties au moment de quitter son appartement de la rue Quincampoix l’assaillirent de nouveau. Instinctivement elle tâta sa jupe dans la poche intérieure de laquelle elle avait placé ces lettres qui avaient coûté la vie à son mari. Les lettres n’y étaient plus. Elle fouilla et refouilla sa poche, mais le paquet avait indubitablement disparu. Cette fois, elle fut prise de panique ; saisissant son fils dans ses bras, elle fit volte-face comme pour fuir – fuir où ? elle n’en savait rien – pour fuir avant de tomber dans le piège qu’on lui avait tendu.
Mais avant qu’elle eût fait un pas, un son inattendu, celui d’un rire doux et agréable, la fit se retourner, et la même voix sympathique entendue un instant auparavant prononça tranquillement :
– Ceci vous appartient, je crois, madame.
Comme une enfant prise en faute, elle osait à peine lever les yeux. Ce qu’elle vit d’abord ce fut le paquet de lettres qui lui était tendu par une main sale, mais singulièrement belle de forme. De la main, son regard remonta le long de la manche rapiécée jusqu’au visage du conducteur qui avait été le silencieux compagnon de ces quatre jours d’aventure. Dans ce visage, deux yeux bleus un peu enfoncés la considéraient avec un amusement visible, tandis qu’un sourire se dessinait encore sur ses lèvres fermes.
Les yeux fixés sur ce visage dont l’expression nouvelle la désorientait, Louise prit le paquet de lettres, et ses lèvres murmurèrent un « Qui êtes-vous donc ? » auquel l’étrange personnage répondit d’un ton enjoué :
– Pour l’instant, votre serviteur, madame, est très désireux de vous voir à l’abri, saine et sauve, dans la maison que vous apercevez là-bas. Nous mettons-nous en route ?
Tout ce que Louise put faire fut d’incliner la tête et de se mettre en marche aussi vite qu’elle le pouvait afin de montrer à son compagnon qu’elle était prête à lui obéir en tout. Il avait déjà dételé le petit cheval et posé Jean-Pierre sur son dos. Quant à la charrette, elle fut laissée sur le bord de la route. Un bras passé autour de l’enfant pour le maintenir, il se mit en marche à son tour à côté du cheval ; et c’est ainsi que le petit groupe monta jusqu’au haut de la falaise. La marche était difficile pour Louise dans ce sable où ses pieds s’enfonçaient profondément. Elle avançait néanmoins avec vaillance, en ayant l’impression de se diriger en rêve vers un mystérieux paradis peuplé d’héroïques sorcières et de valets de ferme aux yeux bleus rieurs et aux joues mal rasées.
La maisonnette perchée sur la falaise n’était pas aussi délabrée qu’elle le paraissait de loin. L’homme arrêta le petit cheval et ouvrit la porte. Louise saisit Jean-Pierre qui, ravi de ce mode de locomotion tout nouveau pour lui, refusait de quitter sa monture, et suivit son guide dans la maison. Elle fut introduite dans une pièce meublée d’une table et de quelques chaises, où un feu brûlant dans un poêle de fonte répandait une chaleur bienfaisante. Lorsque Louise de Croissy, à demi morte de fatigue, entra en chancelant dans la pièce, deux hommes assis près du feu se levèrent et, la soutenant tous deux, la conduisirent dans une chambre voisine où il y avait une étroite couchette. Louise s’y laissa tomber, défaillante, et Jean-Pierre fut déposé à côté d’elle. Le pauvre petit, épuisé par ce long voyage, faisait peine à voir, et Louise, avec un gémissement, le serra contre elle. Un des hommes apporta aussitôt un peu de nourriture et du lait chaud, tandis que l’autre plaçait un oreiller sous la tête de Louise et l’enveloppait dans une couverture. En dépit de son accablement, Louise pensa que si elle en avait la force elle se mettrait à genoux pour baiser ces mains secourables, tant était grande sa reconnaissance.
Elle demeura ainsi quelque temps, dans un état de torpeur, étendue sur cette couche un peu dure, son fils à côté d’elle. Par la porte restée entrouverte pénétrait la chaleur du poêle qui la revivifiait peu à peu. Un murmure de voix parvenait aussi jusqu’à elle ; les trois hommes qu’elle regardait comme ses sauveurs conversaient à voix basse. Ils s’entretenaient en anglais, langue que Louise connaissait un peu. De temps en temps le rire doux et plaisant de son compagnon de voyage se faisait entendre, et chaque fois il éveillait en elle un sentiment de bien-être et de sécurité. Cet homme – l’homme au rire contenu – semblait commander à ses compagnons ; il leur donnait des instructions sur ce qu’ils avaient à faire. Il parlait d’un bateau, d’une crique, d’un sentier conduisant au bas de la falaise, et aussi d’un signal, toutes choses qui semblaient familières aux deux autres.
Puis les voix devinrent de plus en plus confuses. Le faible murmure, l’agréable ronronnement du feu agirent comme une berceuse, et Louise tomba bientôt dans un sommeil sans rêves.