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L’homme aux béquilles

Dans sa prière, Josette avait supplié la Sainte Vierge de l’aider à trouver le Mouron Rouge. Mais les deux derniers jours avaient été si chargés d’événements qu’il lui avait été impossible de se mettre en quête de l’homme en qui elle avait placé tous ses espoirs. Maurice lui avait promis de faire de son mieux pour l’aider, ce qui était méritoire de sa part, étant donné son scepticisme quant au résultat d’une telle recherche. Mais, pour satisfaire Josette et la réconforter, il projetait de commencer cette recherche en essayant de retrouver la piste de l’écrivain public qui avait exercé un moment son métier sur le pont Neuf, et qu’on croyait en rapports étroits avec le Mouron Rouge lui-même.

Maurice connaissait bien toutes les rues, ruelles et impasses du cœur de Paris. Il savait où se trouvaient ces modestes restaurants et petites tavernes fréquentés par des gens du peuple avec qui la conversation s’engage facilement. En parlant de choses et d’autres, on pouvait avec un peu d’habileté glaner des renseignements utiles sans éveiller la suspicion. Josette approuva le plan de Maurice et l’engagea à le suivre dès qu’il en aurait le loisir. Dans l’après-midi, elle-même devait se rendre à la section de leur quartier afin de demander pour Louise de Croissy une visite de médecin, que l’état physique et mental de la jeune femme rendait absolument nécessaire.

 

La salle d’attente de la section des Enfants de la Patrie était une vaste pièce carrée. Les murs, jadis blanchis à la chaux, étaient maintenant gris et ternes comme le plafond ; tout autour il y avait une bande plus foncée à la hauteur où d’innombrables dos s’étaient appuyés. Sur les bancs de bois rangés le long des murs étaient assises des femmes au visage las et à l’air résigné, certaines avec un châle sur la tête, d’autres mal vêtues de jupes et de caracos trop minces, et toutes embarrassées de marmots et de paniers. L’une d’elles se serra contre sa voisine pour faire place à Josette. Il y avait là aussi quelques hommes, habillés pour la plupart de vêtements rapiécés, qui formaient de petits groupes et causaient à voix basse en crachant sur le sol. Beaucoup étaient âgés et quelques-uns infirmes. Les enfants se traînaient par terre, se jetant dans les jambes de tout le monde. Josette souhaita que l’attente ne fût pas trop longue dans cette atmosphère renfermée chargée d’une odeur de vêtements mouillés. Elle était très lasse et éprouvait une insurmontable envie de dormir.

Elle ne savait plus bien où elle en était quand le son d’une voix connue l’arracha à sa demi-torpeur. Un peu étourdie et clignant des yeux, elle regarda autour d’elle. Le vieux Dr Leroux venait d’entrer. Il tenait sous son bras une liasse de papiers et avait un air affairé.

– Quelle vie de chien ! marmottait-il pour l’édification de ceux qui pouvaient l’entendre. Tous ces papiers à faire signer, et plus d’une demi-heure d’attente à subir par-dessus le marché !

À sa vue, Josette sauta sur ses pieds et s’élança vers le médecin, se frayant un passage au milieu des groupes. Elle fut assez vive pour le saisir par la manche à l’instant même où deux personnes allaient l’aborder.

– Citoyen Leroux, dit-elle rapidement, à quel moment pourriez-vous venir voir la citoyenne Croissy dont l’état de santé m’inquiète ? Je la crois sérieusement malade.

– À quel moment ?… à quel moment ? bougonna-t-il en dégageant son bras d’un mouvement brusque. (Cette rudesse chez lui n’était pas habituelle, car c’était un brave homme, mais il semblait harassé ce jour-là.) Vous m’en demandez trop, citoyenne. Je n’ai pas le temps, du moins aujourd’hui. Je pars pour Passy aussitôt que ces maudits papiers seront signés.

– La citoyenne Croissy est en danger, insista la jeune fille. Avant-hier, son mari a été ass… a été trouvé mort dans son étude. L’émotion l’a plongée dans un état de prostration telle que…

– Je sais, je sais, interrompit le médecin désireux d’en terminer au plus vite avec cette charmante mais importune suppliante. J’ai appris ce triste événement.

– Citoyen Leroux, je vous en prie, pensez à la pauvre veuve. J’ai peur qu’elle ne perde la raison. Elle aurait besoin…

– À l’époque où nous sommes, jeune fille, beaucoup d’entre nous auraient besoin de quelque chose, dit le vieux médecin d’un ton plus doux, car les yeux de Josette étaient fixés sur lui, et ces yeux bleus étaient irrésistibles. Moi, par exemple, j’ai besoin d’aller au plus vite à Passy pour soigner ma fille, qui est gravement malade d’une fluxion de poitrine. Elle aussi est dans un état inquiétant, et je ne quitterai son chevet que lorsqu’elle sera hors de danger.

Il hocha la tête. Cet homme au fond était bon, mais depuis deux jours il vivait dans l’angoisse.

– Tâchez de trouver un autre médecin, jeune fille, conclut-il, ou bien patientez un jour ou deux.

– Comment pourrais-je patienter un jour ou deux, répliqua-t-elle, quand la citoyenne Croissy est en train de perdre l’esprit ? Songez à l’épreuve qu’elle vient de subir !

Le vieux médecin hocha de nouveau la tête. Il voyait journellement tant de misères, de souffrances et de détresses qu’il ne pouvait s’apitoyer sur toutes. Un seul être au monde a eu compassion de toutes les misères des hommes, et les hommes, en retour, l’ont cloué sur une croix.

– Nous avons tous des épreuves à subir, mon enfant, dit le vieux médecin, et je ne crois pas que votre amie risque de perdre la raison. Sous l’empire de la crainte on est enclin à s’exagérer le danger. J’irai la voir dès que je pourrai.

– Dans combien de temps, croyez-vous ?

– Dans deux ou trois jours. Je ne puis rien préciser.

– Jusque-là, que ferai-je pour la soigner ?

– Donnez-lui un breuvage calmant.

– À quoi bon ? Elle est calme… elle n’est que trop calme !…

– Trouvez un autre médecin.

– Comment le pourrais-je ? Il faut des jours et des jours pour obtenir l’autorisation de changer de médecin. Vous le savez mieux que personne, citoyen Leroux.

La jeune fille parlait avec amertume et découragement, et le vieux médecin avec une impatience croissante. Il craignait de perdre son tour s’il ne prenait place dans la queue, et il avait grande hâte de faire signer ses papiers pour retourner au plus vite à Passy où sa fille était si malade. Il essaya de dégager son bras, mais la main de Josette resserra son étreinte.

– Ne pouvez-vous m’obtenir le papier nécessaire pour avoir un autre médecin ? lui demanda-t-elle d’un ton suppliant.

Oh ! ces papiers, ces éternels papiers sans lesquels les citoyens d’une libre république ne pouvaient rien faire, sauf mourir ! Un papier pour circuler, un papier pour la ration de pain, un papier pour la viande ou le lait, un papier pour demander un médecin, une sage-femme, un fossoyeur, toujours des papiers… rien sans papiers…

 

La foule de la salle d’attente, d’abord indifférente, avait fini par remarquer cette jeune fille qui parlait au vieux médecin avec tant de véhémence. On savait que le médecin ne pouvait procurer le permis tant souhaité. De longues démarches étaient nécessaires pour obtenir n’importe quel permis, même si le commissaire était de bonne humeur. Dans un sens, ces gens étaient peinés pour cette jeune fille qui était plaisante à voir, mais ils la jugeaient sotte de tant insister.

Quelqu’un sortit du bureau et un remous se produisit dans la queue. Josette se trouva brusquement séparée du médecin qui fut probablement enchanté d’être débarrassé d’elle. Avec un soupir de découragement elle demeura sur place, ne sachant plus que faire. À quoi bon demander la visite d’un autre médecin puisqu’elle n’avait aucune chance de l’obtenir rapidement ? La désolation était peinte sur son visage, et quelques personnes jetèrent sur elle un regard de commisération. Puis la file avança de nouveau et on ne fit plus attention à elle. Seul, un homme paraissait s’intéresser à Josette et c’était un grand diable très laid, avec un œil poché, qui était adossé au mur, une paire de béquilles posées à côté de lui. Il était vêtu de noir – un noir verdâtre – avec des manchettes et un col blancs – d’un blanc grisâtre – et ses cheveux longs et blonds étaient noués au bas de la nuque par un ruban noir. Il n’avait pas de chapeau et ses souliers étaient éculés. À en juger par les apparences, ce pouvait être un employé ou un clerc d’avoué besogneux.

Josette ne le remarqua pas d’abord, mais elle eut bientôt l’impression que des yeux étaient fixés sur elle. Levant la tête, elle rencontra le regard de cet homme. Elle fronça les sourcils et détourna la tête, car l’individu était fort laid, et elle n’aimait pas l’insistance avec laquelle il la regardait. À son grand déplaisir elle le vit prendre ses béquilles et s’avancer vers elle en sautillant.

– Pardon, citoyenne, dit-il d’une voix qui était certainement plus plaisante que son aspect physique, mais je n’ai pu m’empêcher d’entendre ce que tu viens de dire au citoyen Leroux sur ton amie malade qui a besoin d’un médecin.

Il s’arrêta tandis que Josette l’examinait. Vu ainsi de près, il était vraiment laid avec son teint de cire, son menton et ses joues couverts d’une barbe de trois jours, et le cercle lie-de-vin qui auréolait un de ses yeux – résultat d’un coup de poing, sans doute, mais il n’avait pas l’air insolent ; il s’adressait à elle en termes polis et sa voix était bienveillante. La pauvre fille était en proie à un tel découragement, que le moindre signe de bonté devait lui aller au cœur.

– Alors, citoyen, dit-elle, tu as dû entendre aussi que le Dr Leroux ne pouvait aller soigner mon amie.

– Oui, répondit l’homme, et c’est pourquoi je prends la liberté de m’adresser à toi, citoyenne. Je ne suis pas médecin, je suis seulement un modeste apothicaire. J’ai cependant des connaissances en médecine. Veux-tu que j’aille voir ton amie ?

Il avait baissé la voix de plus en plus, et les derniers mots furent prononcés tout bas. Josette se sentait étrangement remuée. Il y avait dans la façon dont cet homme s’exprimait quelque chose qui l’intriguait. Pourquoi lui faisait-il cette offre ? Elle le regarda bien en face de ses grands yeux surpris et interrogateurs. Si seulement il avait été moins laid, si sa peau avait été moins parcheminée, son menton libéré de cette barbe naissante…

– Je pourrais y aller maintenant, poursuivit-il.

Comme Josette ne disait mot, il ajouta avec un léger mouvement d’épaule :

– En tout cas, ma visite ne peut pas lui faire de mal, et je connais un cordial qui opère des merveilles sur les nerfs trop tendus.

Josette n’aurait su dire par la suite ce qui la poussa à répondre aussitôt :

– C’est entendu, citoyen, puisque tu es si obligeant, veux-tu venir avec moi voir ma malade ?

Elle se dirigea vers la sortie, et il la suivit sur ses béquilles en se frayant un chemin à travers les groupes. En dépit de son infirmité, il fut assez prompt pour ouvrir la porte à Josette. La pluie avait cessé, l’air était plus doux, mais de lourds nuages couvraient Paris, et dans les rues mal pavées coulait de la boue jaunâtre.

 

Josette marchait lentement à cause de l’infirme qui avançait derrière elle en sautillant à l’aide de ses béquilles, et elle se demandait ce que Maurice penserait de l’aventure où elle s’engageait et s’il l’approuverait. Elle craignait que non.

Maurice était prudent, plus prudent qu’elle. Ce matin même, il lui avait conseillé la plus grande circonspection dans tout ce qu’elle dirait ou ferait, et cela pour le bien de Louise et de Jean-Pierre.

– Ces misérables ont sûrement l’œil sur Mme de Croissy, lui avait-il dit. Ils n’ont pas trouvé les lettres, mais ils savent qu’elles existent, et ils vont certainement faire une nouvelle tentative pour s’en emparer.

Il avait dit aussi :

– Autant que possible, ne laissons pas seule Mme de Croissy. À moins que je ne sois retenu par ces tristes affaires, je ferai mon possible pour être près d’elle durant les heures que vous passez à l’atelier.

Tout en se remémorant ces avis, Josette ne cessait d’entendre le bruit net et régulier des béquilles sur les pavés à quelques pas derrière elle. Puis le cours de ses pensées changea, la ramenant au drame passé, aux inquiétudes du présent, à l’incertitude angoissante de l’avenir. Après la perte cruelle du chef de famille, qu’allaient devenir Louise et Jean-Pierre ? Les biens des Croissy en Dauphiné ne rapportaient pour ainsi dire rien. L’intendant fidèle qui les administrait depuis près d’un demi-siècle faisait ce qu’il pouvait, mais les fermiers payaient peu et mal leurs redevances, et ce que ce bon serviteur tirait de la vente des arbres ou des produits de la terre était absorbé par les réparations indispensables. De ce côté-là il n’y avait pas à compter sur une aide pour payer le loyer de la rue Quincampoix, encore moins la nourriture et les vêtements. Par les affaires traitées dans son étude, Maître de Croissy parvenait à faire vivre petitement sa famille. À présent, qu’allait être le sort de sa veuve et de son fils ?

Les pensées de Josette concernant le proche avenir étaient si sombres et si absorbantes qu’elle ne faisait plus attention à ce qui l’entourait et qu’elle faillit au coin d’une rue se faire renverser par une charrette. Les jurons du conducteur et les cris des passants la ramenèrent à la réalité et elle se rappela soudain l’homme aux béquilles. Elle se retourna, mais ne le vit plus. Supposant qu’il avait marché moins vite qu’elle, Josette attendit un moment au coin de la rue, s’attendant à le voir paraître d’une minute à l’autre, mais elle attendit en vain. Il n’y avait en vue personne qui eût la silhouette et la démarche de cet étrange individu, dont le visage était si laid et la voix si agréable.

Malgré elle, Josette se sentit déçue, désorientée. Que signifiait la brusque disparition de cet homme qui lui avait offert spontanément son aide ? Pourquoi l’avoir accompagnée si loin pour la quitter ensuite sans explication ? Avait-il vraiment l’intention d’aller voir Louise ? ou bien l’intérêt qu’il avait témoigné pour la malade était-il un faux-semblant lui donnant un prétexte pour s’attacher aux pas de Josette ? S’il en était ainsi, quel pouvait être son objectif ? Ces suppositions étaient fort troublantes. À cette triste époque, nombreux étaient ceux que hantait la crainte des espions, des délateurs, et Josette se rappelant le conseil de Maurice, « soyez circonspecte », regrettait vivement d’avoir accepté la proposition d’un inconnu. Elle en était là de ses réflexions lorsqu’elle se rappela brusquement qu’à mi-chemin l’infirme avait hâté le pas pour la rejoindre et lui avait demandé :

– Et où allons-nous donc, citoyenne ?

À quoi elle avait répondu :

– Au 10 de la rue Quincampoix. Mon amie, la citoyenne Croissy, habite là au deuxième étage.

À présent, elle regrettait amèrement d’avoir eu l’imprudence de lui donner un renseignement aussi précis.