6
L’attentat

Au milieu de l’après-midi, Josette dut retourner à l’atelier pour y faire encore deux heures de travail. Quand elle quitta Louise, celle-ci s’occupait, tout en chantonnant, à préparer les vêtements pour le voyage. Elle n’attendait pas Sébastien et Maurice avant le soir, et Jean-Pierre dormait.

Il faisait sombre quand Josette revint rue Quincampoix. En s’engageant sous la grand-porte de la maison, elle faillit se heurter à Maurice qui semblait l’attendre.

– Oh ! que vous m’avez fait peur, Maurice ! s’écria-t-elle. Que faites-vous donc là ?

Au lieu de lui répondre, Maurice la prit par le poignet et l’entraîna au pied de l’escalier, là où personne ne pouvait les voir, et, sans lâcher la main de Josette, il s’appuya au mur comme s’il était pris de faiblesse.

– Maurice, que se passe-t-il ?

L’escalier était obscur, car il n’était éclairé que par une lampe à huile placée sur le palier d’un des étages supérieurs. Josette ne distinguait pas les traits de Maurice, mais elle sentait frémir son bras et entendait sa respiration haletante. Le funeste pressentiment qui l’avait hantée tout le jour la saisit de plus belle, lui serrant le cœur comme un étau.

– Maurice ? répéta-t-elle d’un ton interrogateur.

Enfin, il parla. Il murmura un nom :

– Maître de Croissy…

Josette réprima un cri.

– Arrêté ?

Il secoua la tête.

– Non ?… Alors… quoi… Maurice, parlez, je vous en supplie, par pitié !

– Assassiné !

– Assas…

Josette appliqua sa main sur ses lèvres pour assourdir son cri. Louise n’était qu’à deux étages au-dessus d’eux ; elle aurait pu entendre.

– Dites-moi tout, demanda-t-elle d’une voix haletante.

Elle ne comprenait pas. Ce que venait de dire Maurice était impossible, inconcevable ! Assassiné, Sébastien ? Maurice avait perdu l’esprit. C’est ce qu’elle lui dit :

– Maurice, vous êtes fou !

– J’ai bien cru que je le devenais…

– Vous l’avez rêvé, insista-t-elle.

– Assassiné, je vous le répète.

– Où ?

– À l’étude.

– Allons-y, alors.

Elle voulait y courir sans plus attendre, mais Maurice la retint.

– Attendez, Josette, laissez-moi d’abord tout vous dire.

– Non, Maurice, partons vite. Je ne peux pas y croire.

Maurice avait retrouvé son sang-froid et il était parvenu à raffermir sa voix. D’un geste ferme il prit la main de Josette, la glissa sous son bras et emmena la jeune fille au-dehors. Inutile d’essayer de la retenir si elle était résolue à se rendre là-bas. La tempête s’était transformée en pluie fine, et il faisait très froid. Les rares passants qui se hâtaient dans la rue avaient leurs cols remontés jusqu’aux oreilles. Çà et là, des lumières falotes luisaient à quelques fenêtres. Par raison d’économie on n’allumait plus de quinquets dans la plupart des rues.

Chemin faisant, Maurice gardait sous son bras le bras de Josette, et celle-ci, instinctivement, se serrait contre lui. Glacée par l’émotion autant que par le froid, ses dents s’entrechoquaient ; mais le contact du bras de Maurice lui donnait une sensation de protection et de réconfort, ce qui l’aida à reconquérir un peu sa fermeté habituelle. Elle voulait aussi entendre, sans en rien perdre, ce que Maurice lui disait, et comme il parlait à voix très basse, elle devait pour l’écouter concentrer toute son attention. Ils marchaient aussi vite que le leur permettaient l’inégalité des pavés et l’obscurité des rues, et tout ce temps, en courtes phrases saccadées, Maurice s’efforçait de raconter à la jeune fille ce qui s’était passé.

– Ce matin, Maître de Croissy a eu un entretien avec le citoyen Chabot. Au cours de cet entretien, Chabot envoya chercher Bazire, puis tous trois se rendirent ensemble chez Danton.

– Vous n’étiez pas avec eux ?

– Non, j’attendais à l’étude. Bientôt Maître de Croissy revint, seul. Il était plein d’espoir. L’entrevue s’était bien passée, mieux qu’il ne s’y attendait. Chabot et Bazire, cela se voyait, étaient morts de peur. Il les avait laissés avec Danton.

– Et ensuite ?

– Environ une demi-heure plus tard, Chabot se présentait à l’étude. Il était seul et apportait un document. Mme de Croissy vous l’a dit, sans doute ?

– Oui, oui.

– Il resta là pas mal de temps, expliquant ce document qui était très long et dont il demandait trois copies, avec des additions. Il voulait qu’on les lui reportât le soir même.

Maurice avait peine à reprendre haleine, sa voix était sourde comme s’il avait la gorge desséchée. Ce n’était pas facile de faire un récit ordonné en marchant sous la pluie dans des rues étroites et mal éclairées.

– Après le départ de Chabot, nous revînmes tous deux à la maison pour prendre notre repas, continua Maurice. J’avais alors une impression étrange que je ne puis décrire… une sorte de pressentiment.

– Je sais, dit Josette. Moi aussi, j’ai senti la même chose tout le jour.

– Quelque chose m’avait fait peur dans le regard de cet homme, et je le dis à Maître de Croissy. Mais vous le connaissez… Il ne voulut rien entendre… Sa résolution était prise, et il se moqua de moi lorsque je risquai un mot d’avertissement, un conseil de prudence. Vous vous figurez la scène, Josette ?

– Oh ! oui, soupira Josette, je me la figure très bien.

– Tout l’après-midi, Maître de Croissy révisa les papiers confiés par Chabot et m’en dicta le texte. Quand le travail fut terminé, tard dans l’après-midi, Maître de Croissy me dit de le porter au domicile du citoyen Chabot. Je m’y rendis. Chabot me fit attendre très longtemps. Il faisait nuit quand je revins enfin à l’étude. La porte en était entrouverte, ce qui me parut étrange. Je la poussai… et…

– N’en dites pas plus, Maurice, je devine le reste.

– Quoi, Josette ?

– Ces bandits vous ont écarté de leur chemin. Ce qu’ils voulaient, c’étaient les lettres. Ils ont tué Sébastien pour s’en emparer.

– Dans les deux pièces, continua Maurice, tout était sens dessus dessous comme s’il y avait eu un tremblement de terre.

– Oui, ils ont tout brisé pour trouver les lettres, et ils avaient commencé par le tuer.

 

Ils étaient arrivés devant l’hôtel de la rue de la Monnaie, dont on distinguait vaguement la façade sculptée dans l’obscurité. À l’intérieur régnait une odeur de cave. Le drame qui venait d’avoir lieu ne semblait pas avoir troublé la maison. Aucune des deux ou trois personnes qu’ils croisèrent dans le vestibule n’adressa la parole aux deux jeunes gens. Josette tremblait de tous ses membres, mais elle savait que c’était l’heure ou jamais de montrer du courage et du sang-froid, et elle se maîtrisa au prix d’un grand effort. Elle entendait être pour Maurice une aide, non une gêne, en dépit du sentiment d’horreur qu’elle ressentait.

Maurice avait pris soin de refermer la porte à double tour. Il sortit la clef de sa poche, et, tout en l’insérant dans la serrure, il regarda Josette. Si elle avait montré un signe de défaillance, s’il l’avait vue chanceler, il l’aurait saisie dans ses bras pour la transporter loin, bien loin, de la scène affreuse qui les attendait derrière la porte.

Il ne pouvait voir son visage, mais il distinguait sa silhouette dans la pénombre et il se rendit compte qu’elle se tenait droite et que toute son attitude marquait la résolution et non la faiblesse. Il ouvrit la porte et Josette le suivit.

L’étroit vestibule était obscur, mais la porte était ouverte sur le bureau. La lampe à huile qui pendait du plafond montrait le corps inanimé de Sébastien étendu sur le plancher, les vêtements en désordre, les mains tordues dans un geste convulsif. Près du cadavre, une lourde barre de fer, et tout autour des chaises renversées, des papiers dispersés, un encrier brisé dont l’encre était répandue sur le parquet. Le coffre-fort était fracturé et il s’en était échappé des paquets d’assignats, des pièces d’or et d’argent. En vérité, on eût dit que cette pièce avait été bouleversée par un tremblement de terre.

Mais Josette ne vit rien de tout cela. Elle vit uniquement le corps de Sébastien raidi par la mort. Elle pria Dieu de lui donner la force d’avancer, de s’agenouiller et de réciter les prières pour les défunts prescrites par l’Église. Tous deux croisèrent les mains du mort sur sa poitrine et Josette les entoura d’un chapelet qu’elle avait dans sa poche. Puis ils récitèrent le De Profundis, elle, les paupières baissées, de peur de défaillir si elle continuait à regarder ce lugubre tableau. Elle pria pour l’âme de Sébastien et elle demanda aussi à Dieu de la guider dans le rôle qu’il lui faudrait remplir désormais auprès de son amie. Louise était délicate et frêle ; maintenant que Sébastien n’était plus là, elle n’aurait plus que Josette pour la soutenir et la réconforter.

Quand Maurice et Josette eurent fini de prier, ils cherchèrent parmi les débris qui jonchaient le sol les deux flambeaux de cuivre qui étaient habituellement posés sur le bureau. Maurice finit par les découvrir, un peu bosselés, mais entiers ; il trouva aussi les deux bougies quelque peu fendues par la chute, les remit en place, puis, enflammant un tortillon de papier à la lampe, il les alluma et Josette plaça les flambeaux sur le sol, de chaque côté du défunt.

Ceci fait, elle sortit de la pièce sur la pointe des pieds. Maurice éteignit la lampe, suivit Josette et referma la porte à clef derrière lui.

En silence et aussi vite que le leur permettait l’obscurité, ils regagnèrent la rue Quincampoix.