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Le conciliabule

Plus tard dans la journée, un entretien confidentiel avait lieu dans la salle du club des cordeliers entre trois députés de la Convention nationale, François Chabot, Claude Bazire, Fabre d’Églantine, et un membre du Comité de salut public, Armand Chauvelin. Ce dernier avait eu durant un temps une haute influence dans les conseils du gouvernement révolutionnaire. Avant la déclaration de guerre, il avait été envoyé pour des missions secrètes en Angleterre ; mais des insuccès répétés dans un certain domaine de son activité avaient grandement nui à son prestige. Nombreux même étaient ceux qui se demandaient comment Armand Chauvelin n’avait pas subi une disgrâce complète. (« La République, avait répété Danton à plusieurs reprises, n’a que faire des incapables. ») Il faut donc supposer que le personnage possédait des qualités qui le rendaient utile aux membres du gouvernement révolutionnaire. Peut-être aussi était-il en possession de secrets qui obligeaient les détenteurs du pouvoir à le ménager. Que ce fût pour ces raisons ou pour d’autres, il faisait toujours partie des conseils du gouvernement. Aujourd’hui, habillé de noir, sa figure pâle sillonnée de rides creusées par les soucis, il était assis au bout de la table, écoutant les explications de Chabot.

– Cette fille, disait ce dernier, habite au n° 10 de la rue Quincampoix. Elle va partir incessamment pour l’Angleterre, et il est de toute importance de la faire suivre dès le moment où elle quittera sa maison et tout au long de son voyage. Tu as été toi-même en Angleterre à plusieurs reprises, citoyen Chauvelin, ajouta-t-il avec une intonation sarcastique, et, si je ne me trompe, tu comprends et parles fort bien l’anglais ?

– C’est exact, citoyen.

C’était Chabot qui avait réuni cette conférence et avait suggéré à ses collègues d’y convier Chauvelin comme l’homme le plus capable de leur rendre service dans la situation dangereuse dans laquelle ils se trouvaient tous trois.

– Il a une réputation à rétablir, avait-il dit à ses amis quand il avait été question de faire suivre Josette pendant son voyage. Il parle l’anglais, connaît bien le pays, ses usages, et saura mieux qu’un autre agir comme il convient en la circonstance.

– Il a complètement échoué, objecta Bazire, dans cette affaire des espions anglais.

– Tu veux dire la bande de cet individu qu’on appelle le Mouron Rouge ?

– Oui.

– Chauvelin a juré qu’il le ferait jeter en prison.

– Mais il n’y a pas réussi jusqu’ici.

– C’est vrai, mais Robespierre m’a dit qu’il n’y a pas d’homme plus astucieux et plus tenace pour dépister et traquer les traîtres. Un véritable limier.

Et c’est ainsi que Chauvelin avait été appelé à conférer avec les trois hommes effrayés par la situation où les avait mis leur amour de l’argent.

– Cette fille, Josette Gravier, reprit Chabot, se rend en Angleterre afin d’aller reprendre un certain paquet de lettres – sept en tout – que détient actuellement une émigrée du nom de Croissy ; veuve du juriste Croissy qui… hem… s’est suicidé il y a un mois environ, tu t’en souviens peut-être.

– Je m’en souviens parfaitement, fit Chauvelin d’un ton tranquille.

Chabot toussa pour s’éclaircir la voix, s’agita nerveusement comme à son habitude et prit garde de ne pas rencontrer le regard railleur de Chauvelin.

– Ces lettres, reprit-il au bout d’un moment, ont été écrites par moi et mes deux collègues en confidence à Croissy qui était notre homme de loi. À cette époque, aucun d’entre nous ne se figurait qu’il serait prêt un jour à trahir notre confiance. C’est néanmoins ce qui est arrivé. Il nous a menacés de divulguer nos confidences. Après quoi, saisi de remords ou de frayeur, il a mis fin à sa triste existence.

Chabot s’arrêta, visiblement fier de sa péroraison. Chauvelin, silencieux, les jambes croisées, ses mains osseuses jointes devant lui, attendait tranquillement la suite. Mais ses yeux au pâle reflet d’acier n’étaient plus baissés. Leur regard ironique et amer était fixé sur l’orateur, et il n’y avait pas à se méprendre sur ce que ce regard exprimait. « Pourquoi vous donnez-vous tant de peine pour me débiter ces mensonges ? » semblait-il demander. Il n’était pas étonnant qu’aucun des trois compères n’osât le regarder en face.

– Nous avons donc décidé, reprit Chabot, de te demander si tu consentirais à te charger de cette tâche difficile et délicate entre toutes : suivre cette fille pendant son voyage, et profiter des circonstances… pour la décharger du résultat de sa mission. En d’autres termes, mes amis et moi tenons essentiellement à rentrer en possession de ces lettres, mais nous voudrions que ce soit toi, citoyen Chauvelin, et non la fille Gravier, qui nous les remettes à tous trois. Tu me comprends ?

– Parfaitement.

– Cette fille, reprit Chabot, n’est qu’une vaurienne qui a recours à un vil chantage pour arracher son galant des mains de la justice. Elle m’a mis le couteau sur la gorge – sur la gorge également de mes deux collègues ici présents – et son arme est aussi perfide que celle dont s’est servie Charlotte Corday pour percer le noble cœur de Marat.

Il aurait continué sur ce ton si son beau-frère Bazire ne lui avait posé la main sur l’épaule pour le convier à refréner son éloquence. Armand Chauvelin, les bras croisés sur la poitrine, les yeux pâles levés sur le plafond, était l’image même de l’ironie et du dédain.

Les autres n’osaient se formaliser de cette attitude, car ils avaient besoin du concours de cet homme pour mener à bien l’exécution de leurs desseins. Cette fille leur avait en vérité mis le couteau sur la gorge. Ils l’en puniraient. Personne mieux que Chauvelin ne pourrait les y aider, en dépit du fait qu’il avait échoué dans un autre domaine, celui de sa lutte contre le Mouron Rouge, la bête noire du gouvernement révolutionnaire. Pas un de ses collègues ne savait à quel point le souvenir de cet échec lui était cuisant. Aussi était-il heureux d’être chargé de cette mission qui allait le ramener de nouveau en Angleterre. Jusque-là le sort avait été contre lui dans ses démêlés avec le Mouron Rouge. Mais le dernier mot n’avait pas été dit. Après tout, la chance pouvait tourner en sa faveur. Il était le seul homme en France qui eût réussi à identifier le mystérieux conspirateur avec ce personnage de salon, l’exquis et superficiel Sir Percy Blakeney, et cela, c’était un atout dans son jeu pour le jour où il pourrait de nouveau se mesurer avec l’homme qu’il considérait comme son ennemi mortel.

Il regarda Chabot et lui dit :

– C’est entendu, j’accepte.

– Je suppose, reprit Chabot, que tu préféreras voyager sous un faux nom, et nous t’établirons un sauf-conduit en conséquence. Fabre d’Églantine possède un sauf-conduit pour le territoire britannique. C’est celui d’un espion anglais qui cherchait à passer des Pays-Bas en France. Il a été pris et fusillé par les nôtres qui ont recueilli ses papiers. L’un d’eux est un sauf-conduit signé du ministre anglais des Affaires étrangères. Ces idiots d’Anglais n’attachent pas beaucoup d’importance aux passeports et aux sauf-conduits, ils accueillent facilement les émigrés de France, et c’est en se mêlant à ces traîtres que nos espions réussissent sans peine à pénétrer en Angleterre. Cependant ce document peut à l’occasion t’être utile, et ton aspect physique ne diffère pas notablement de la description du vrai titulaire.

Chabot tendit le papier à Chauvelin par-dessus la table. Chauvelin le prit et s’absorba dans un examen minutieux du document. Celui-ci portait le timbre du Foreign Office et la signature de Lord Grenville. Il était établi au nom de Malcolm Russel Stone qu’il décrivait comme un homme petit, mince, au teint pâle et aux cheveux bruns – description qui, en fait, peut convenir à vingt hommes sur cent. Ce sauf-conduit avait l’avantage de ne pas être un faux. Comme l’avait dit Chabot, les autorités anglaises n’exerçaient pas un contrôle rigide sur les papiers d’identité, cependant ce sauf-conduit pourrait rendre service à l’occasion.

Chauvelin plia soigneusement le papier et le mit dans son portefeuille.

– Et maintenant, dit Chabot, quel moyen vois-tu de faire traverser la Manche à cette fille et de la traverser toi-même ? Comme je le lui ai dit, ce n’est pas une chose simple quand la France et l’Angleterre sont en guerre, mais c’est faisable néanmoins, n’est-il pas vrai ?

– Évidemment, les émigrés y arrivent bien, et aussi les agents secrets que nous envoyons là-bas pour les surveiller sur le territoire de Sa Gracieuse Majesté britannique. Je sais à ce propos qu’un bateau norvégien doit venir débarquer à Dieppe un chargement de bois de construction et, par la même occasion, prendre un de nos agents qu’il déposera à Douvres, d’où celui-ci gagnera Londres afin de se renseigner sur les agissements d’un petit groupe de royalistes exaltés en mal de complot.

La figure de Chabot s’éclaira.

– Voilà notre affaire ! s’écria-t-il. Tu ne voudrais pas prendre la place de cet agent ? Sa mission peut attendre une autre occasion. La tienne est plus urgente. Nous donnerons un mot à cette fille pour le capitaine du bateau, et s’il survenait des difficultés, tu serais là pour les aplanir, n’est-il pas vrai ?

– Quand doit-elle partir ?

– Dès qu’elle aura le sauf-conduit que je lui ai promis pour demain soir.

– Et qui sera fait au nom de… ?

– Joséphine Gravier.

– Joséphine Gravier, répéta lentement Chauvelin. Et le sauf-conduit sera signé par… ?

– Par moi-même, mon ami Fabre et mon beau-frère Claude Bazire. Chauvelin se leva.

– C’est tout ce que j’ai besoin de savoir pour l’instant, dit-il. Ah ! ceci encore, ajouta-t-il après une seconde de réflexion : je crois nécessaire d’emmener avec moi un homme en qui j’aie toute confiance et qui puisse me prêter son aide à l’occasion. Vous me comprenez ? Un homme vigoureux, discret et, par-dessus tout, obéissant.

– Je n’y vois aucune objection, dit Chabot. Ni vous non plus ? demanda-t-il en se tournant vers ses collègues.

– Moi non plus, dirent-ils ensemble.

– As-tu quelqu’un en vue ? ajouta l’un d’eux.

– Oui, un nommé Auguste Picard, répondit Chauvelin. Un gaillard vigoureux, prêt à tout. Il fait partie pour l’instant de la gendarmerie de la huitième section ; mais il peut nous être prêté le temps nécessaire. Picard ferait tout à fait mon affaire. Il ne s’embarrasse pas de vains scrupules, ajouta-t-il avec un sourire sardonique.

– Entendu pour Auguste Picard.

– À condition qu’il ne bavarde pas, fit remarquer l’un des trois amis.

– Cela va sans dire, répondit Chauvelin. Il conclut d’un ton rassurant :

– Vous pouvez dormir tranquilles, citoyens, dans peu de temps vous rentrerez en possession de vos lettres.

Et sur cette assurance réconfortante, les quatre hommes se séparèrent.