Josette était restée si tard dans la nuit à lire et relire la lettre de Louise, et cette lecture l’avait tellement émue que le sommeil ensuite avait fui ses yeux. Louise et les aventures qu’elle avait courues, mais ne devait pas raconter, le Mouron Rouge et sa ligue, et enfin la pensée de Maurice Reversac suffisaient à l’empêcher de dormir. Pauvre Maurice ! si elle partait, il devrait rester tout seul ici à porter son fardeau. Certainement qu’en souvenir du défunt et dans l’intérêt de Louise et de Jean-Pierre, Maurice voudrait continuer l’exercice de sa profession, s’en remettant à Dieu pour le garder sain et sauf au milieu des dangers de l’heure.
Pour la première fois depuis son retour du Dauphiné, Maurice, ce jour-là, ne se trouvait pas à sa place habituelle, à la porte de l’atelier, lorsque Josette en sortit à la fin de la matinée. Un peu désappointée, Josette se dit qu’il avait dû être retenu au bureau par ses affaires. Mais quand arriva le soir, et que de nouveau Maurice ne se trouva pas à son poste, Josette se sentit vraiment inquiète. Avant de remonter chez elle, elle poussa jusqu’au logement de Maurice pour voir s’il ne serait pas malade. Elle savait que seule une raison de ce genre pouvait l’empêcher de venir la chercher pour faire leur promenade quotidienne. Mais quand, ayant gravi les escaliers, elle frappa à la porte de la chambrette sous les toits, elle ne reçut aucune réponse. La porte était fermée à clef. Maurice n’était pas encore rentré.
Après cela, rien n’aurait pu l’empêcher d’aller sur-le-champ jusqu’à la rue de la Monnaie. Elle n’y était pas retournée depuis le jour tragique où elle avait vu Maître de Croissy étendu mort dans son bureau saccagé, et quand elle aperçut la haute porte cochère de la maison où le drame avait eu lieu, elle fut envahie par le pressentiment d’un malheur. Si puissante était cette impression qu’elle chancela et dut s’appuyer au mur le plus proche. Cependant, au bout d’un instant elle parvint à reprendre son sang-froid et, se gourmandant pour sa sottise, elle s’avança avec un calme relatif jusqu’à la porte d’entrée qui n’avait pas encore été fermée pour la nuit.
Josette, d’un pas redevenu ferme, traversa le grand vestibule, suivit un couloir et s’arrêta à la deuxième porte qui était celle du bureau de feu Maître de Croissy. Elle tourna le bouton de la porte qui refusa de s’ouvrir. Aucune lumière ne filtrait. Reprise de sa première angoisse, Josette appela :
– Maurice, êtes-vous là ?
Et le silence seul lui répondant, elle frappa de nouveau, plus fort. Cette fois, une porte s’ouvrit, celle du logement voisin dont le locataire voulait savoir ce que signifiait tout ce bruit. Josette tourna vers lui son visage troublé. L’homme n’avait pas l’air méchant.
– Pardon, citoyen, lui dit Josette, saurais-tu par hasard à quelle heure le citoyen Reversac a quitté son bureau ?
– Le citoyen Reversac est bien venu ce matin, dit l’homme en hésitant, mais… depuis… Tu ne sais donc pas ?
– Quoi donc ?
– Qu’il a été arrêté à la fin de la matinée.
– Arrêté !
– Hé là ! petite citoyenne, fit l’homme en lui saisissant le bras pour la soutenir, car Josette semblait sur le point de s’évanouir. Remets-toi. Ces choses-là arrivent tous les jours, et ça ne sert à rien de se tourner les sangs. Si le citoyen Reversac n’a rien fait de mal, peut-être sera-t-il relâché demain, ajouta-t-il avec optimisme pour rassurer la jolie créature aux yeux bleus qui frissonnait à côté de lui. Ainsi, le fils de ma sœur…
Mais Josette ne sut jamais ce qui était arrivé au fils de sa sœur, perdue qu’elle était devant la vision de Maurice sortant de l’hôtel encadré par deux gendarmes. Elle entendit seulement son interlocuteur conclure :
– Et ce n’est pas un mauvais garçon ; c’est même un bon patriote ; mais par les temps qui courent, on ne sait jamais…
Il laissa sa phrase inachevée. C’était vraiment triste de voir comme la petite demoiselle prenait la chose à cœur. Elle était si jolie, avec sa bouche qui paraissait faite seulement pour sourire et ses yeux bleus pour exprimer la joie ! Oui, tout cela était bien triste… et dire que cela arrivait tous les jours !
Comment Josette regagna-t-elle son logis ce soir-là, elle ne le sut jamais. Il lui semblait avoir passé des heures à se répéter : « Non, ce n’est pas vrai… ce n’est pas possible !… Ce doit être une erreur… » Puis en conclusion : « Dans quelques jours au plus on le relâchera… Que peut-on lui reprocher ? Il n’a rien fait. »
Mais au fond de son cœur elle savait bien qu’en des temps pareils les innocents pâtissaient autant et plus que les coupables. Elle pensait à Louise, à la tragédie qui avait précédé de peu ce nouveau malheur, et au rôle de la consolatrice qu’elle avait joué alors auprès d’une amie. Cette fois, elle était toute seule pour faire face à la présente épreuve. Elle n’avait personne à qui elle pût se confier, personne qui pût lui donner un mot d’avis ou de réconfort. Et quand elle se retrouva dans le logement où tout lui rappelait ceux qu’elle aimait et mettait en relief sa solitude présente, elle comprit à quel point cette arrestation bouleversait son existence en la privant de tout soutien. Elle sentit que, sans Maurice, elle n’avait plus de raison de vivre. Elle n’osait pas penser à la tristesse des journées à venir, où elle n’aurait plus la voix amicale de Maurice pour la réconforter, son bras protecteur pour la guider.
Elle se représentait l’indignation et la surprise de celui-ci quand on l’avait arrêté, ses protestations d’innocence, puis son courage final devant l’inévitable. Elle le voyait en esprit dans une de ces prisons sales et encombrées, pensant à elle, s’inquiétant de son sort, et se raidissant par fierté pour ne pas montrer son angoisse à ses compagnons de captivité.
Maurice ! Josette n’avait jamais su jusqu’alors combien il lui était cher. Était-ce là de l’amour ? Non, Josette ne croyait pas que la souffrance aiguë qui lui étreignait le cœur eût rien à faire avec l’amour chanté par les poètes. Elle pensait que ce qu’elle éprouvait pour Maurice était un sentiment plus fort et plus profond. Ce dont elle était sûre, c’est qu’elle souffrait cruellement, et que la pensée de Maurice remplissait son esprit et son cœur comme elle ne l’avait jamais fait auparavant. Elle pensait aux semaines qu’elle venait de vivre en sa compagnie ; elle se remémorait les intonations de sa voix, les diverses expressions de son visage, le regard droit de ses yeux gris, l’aimable sourire de ses lèvres. Elle pensait surtout à une douce soirée d’automne où elle s’était moquée de lui quand il avait tenté de lui dire son amour. Comme il semblait triste, ce soir-là, parce qu’elle avait l’air de douter qu’il parlât sérieusement !
« Maurice ! Maurice ! lui cria-t-elle dans son cœur, si vous m’êtes enlevé par ces misérables je ne connaîtrai plus une heure de joie. »
Dans son logis solitaire, Josette se permit le soulagement des larmes. Elle pleura jusqu’à ce que ses yeux fussent enflammés et sa tête endolorie. Elle pleura parce que le sentiment de solitude qui lui étreignait le cœur était si intense que seul un flot de larmes pouvait le calmer.
Mais il n’était pas dans la nature de Josette de rester à se morfondre au lieu d’agir. Elle se ressaisit, sécha ses yeux, baigna son visage et s’assit pour examiner la situation. Que pouvait-elle faire pour Maurice ? À force de réfléchir, un plan s’élabora peu à peu dans son esprit : les lettres emportées par Louise étaient un gage précieux entre les mains de qui les possédait puisque ceux qui les avaient écrites n’avaient pas hésité devant un crime pour en empêcher la divulgation. Le fait qu’elles étaient maintenant en Angleterre, hors de leur portée, constituait un atout dans le plan de Josette. Elles pouvaient, mieux que la première fois, servir de monnaie d’échange. Et maintenant, qui les avait écrites ? Les sourcils froncés, toute sa volonté tendue dans un effort de mémoire, Josette essaya de se souvenir de tout ce qu’avait dit Sébastien de Croissy à Louise, le soir du jour qui avait précédé sa mort, tandis que Josette cousait, assise sous la lampe. Malheureusement, au cours de la soirée, l’esprit absorbé par son travail, elle avait eu des instants d’inattention, et maintenant, à cette heure critique, elle avait beau fouiller sa mémoire, la tête plongée dans ses mains, elle ne pouvait se rappeler aucun des noms mentionnés par Sébastien.
Découragée par ces vains efforts, elle venait de se coucher, quand lui vint comme un trait de lumière une idée qui lui parut si heureuse qu’elle s’endormit aussitôt, soulagée.
Le matin suivant, dès son réveil, elle sauta hors du lit, se prépara et sortit. D’un pas rapide elle se dirigea vers le pont Saint-Michel au coin duquel des marchands en plein air vendaient de vieux livres et de vieux journaux. Elle acheta un paquet de Moniteur, et le serrant sous sa cape, regagna son logis aussitôt.
Le Moniteur publiait jour par jour le compte rendu des séances de la Convention dont il rapportait tous les débats. La veille, en recherchant dans ses souvenirs, Josette n’avait pu se rappeler les noms des conventionnels et des hommes politiques impliqués dans l’affaire des lettres. Mais avec les numéros du Moniteur où étaient cités à chaque page des noms de députés, la tâche de reconstituer la conversation de ce soir-là serait rendue plus facile. Par exemple, elle se rappelait que Louise s’était exclamée à un moment donné : « Mais n’est-il pas l’ami intime de Danton ? » et que Sébastien avait répondu : « Tous les trois sont des amis de Danton. »
Josette concentra donc son attention sur la lecture du journal jusqu’à ce qu’elle tombât sur le compte rendu d’une séance de la Convention où l’on avait discuté une proposition émise par Danton. Qui étaient ses amis ? qui étaient ses partisans ? Il en avait un grand nombre, car il était encore au point culminant de sa popularité. Ceux-là appuyaient la proposition avec chaleur et discutaient avec les opposants. Josette, tout en parcourant des yeux le récit de la séance, répétait tout bas leurs noms :
– Desmoulins… Desmoulins ? Non ! ce n’était pas cela. Hérault, Hérault de Séchelles ?… non ! Delacroix ? non, encore non ! Chabot ?… Chabot ?…
Et lentement la mémoire lui revint. Chabot ! c’était certainement un des noms. Chabot, l’ami de Danton. « Oui ! avait dit de lui Sébastien, c’est un capucin défroqué ! » et Louise avait poussé une exclamation d’horreur. Josette, faisant effort, fouilla de nouveau sa mémoire. Encore une série de noms qui ne lui rappelaient rien, puis brusquement un nom se détacha devant ses yeux : Fabre d’Églantine, l’ami intime de Danton ! Chabot et Fabre, cela faisait deux noms. Et en voilà un troisième, Bazire !
C’étaient bien les noms qu’elle cherchait, et c’était avec ces trois hommes qu’elle devait négocier la liberté de Maurice Reversac.
Josette, trop préoccupée, n’avait pas jusque-là pris garde au temps qu’il faisait au-dehors. Mais maintenant, comme elle ouvrait la fenêtre, elle vit que les nuages gris du matin s’étaient dissipés. La bande de ciel qu’elle pouvait apercevoir au-dessus des toits de la rue Quincampoix était bleue, de ce bleu dont Paris seul, entre toutes les grandes villes d’Europe, peut se glorifier : un bleu clair, translucide, qui vous met l’âme en fête. L’air était doux, il n’y avait aucun signe avant-coureur de l’hiver, pas de pluie, pas de froidure. Le soleil brillait, et Josette, le cœur rempli de joie et d’espérance, se voyait déjà ouvrant à Maurice les portes de sa prison.