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Les lettres

La soirée se passa dans le silence et la tristesse. Josette, qui peu d’heures auparavant croyait avoir insufflé un peu d’espoir et de confiance dans le cœur de Louise, constatait que son amie était retombée dans un état d’abattement tel que rien ne pouvait l’en faire sortir. Josette attribuait cet état d’esprit à l’influence de Sébastien. Une fois où l’on avait parlé devant lui du Mouron Rouge, il avait fait montre d’un grand scepticisme. Il ne croyait pas à l’existence de cet habile et mystérieux Anglais. Il l’assimilait en quelque sorte dans son esprit avec le baron de Batz et son envoyé autrichien qui l’avaient si amèrement déçu. De Batz, lui aussi, devait sauver le roi, la famille royale et des membres de la haute noblesse en péril, mais les mois avaient passé sans que rien fût sorti des plans et des projets qui avaient été esquissés à la taverne des Trois Singes. Le roi avait été guillotiné, la reine subissait un procès dont la conclusion ne faisait pas de doute, le dauphin et Madame Royale étaient toujours prisonniers au Temple, et les prisons s’emplissaient chaque jour davantage. On n’avait jamais vu un thaler des sommes considérables promises un an auparavant ; le baron de Batz n’était jamais là quand on avait besoin de lui. En vain Sébastien s’était-il évertué à servir de truchement entre les quelques membres de l’Assemblée qui étaient prêts à se laisser acheter et les envoyés autrichiens qui se disaient prêts à payer leurs services. Des hommes comme Chabot, Bazire, Fabre d’Églantine s’étaient montrés d’abord favorables aux négociations bien que leur exigence se fît plus grande à mesure que le temps passait et rendait le sort du roi plus désespéré. Danton lui-même avait laissé entendre que dans des temps aussi durs il fallait bien vivre ; alors, pourquoi ne pas prendre l’or autrichien puisque l’or français était si rare ? Mais d’une façon ou d’une autre, quand les choses paraissaient près de s’arranger et que des mains avides se tendaient déjà pour recevoir la récompense promise, l’argent n’était pas là, et de Batz, sachant les périls qu’il courait en France, avait fini par franchir de nouveau la frontière.

Et Sébastien associait instinctivement ces conspirateurs décevants avec cet Anglais mystérieux.

– Josette est convaincue de son existence, avait dit Louise à son mari comme ils se tenaient tous deux, accablés de tristesse, auprès du lit de Jean-Pierre. Elle croit qu’il pourrait nous aider à emmener hors de Paris notre pauvre petit.

Sébastien secoua la tête.

– Ne vous flattez pas de vains espoirs, ma pauvre amie, dit-il d’un ton découragé. Josette est un ange, mais c’est aussi une enfant. Elle prend ses rêves pour des réalités. Moi aussi j’ai fait des rêves du même genre, et je sais à quoi ils mènent.

– Je comprends, fit Louise en soupirant.

Nature douce et affectueuse, elle se laissait influencer facilement. Et pourtant il lui arrivait parfois de manifester une étrange obstination, cette obstination qui est la résistance des faibles, celle de l’oreiller qui cède à une pression momentanée et reprend sa forme aussitôt. Un mot de son mari, et tout l’optimisme que l’ardeur de Josette avait pu lui communiquer s’était mué en découragement.

– Si nous ne pouvons sauver Jean-Pierre, dit-elle, j’en mourrai.

 

Vingt-quatre heures s’étaient écoulées. Sébastien de Croissy travaillait encore, seul, dans son bureau de la rue de la Monnaie. Il avait rendu sa liberté à Maurice Reversac, parce qu’il était bon et se souvenait du temps, pas bien éloigné, où lui-même faisait sa cour à Louise de Vendeleur. Il savait que pour son secrétaire, le meilleur moment de la journée était celui où il allait chercher Josette à la sortie de l’atelier.

Croissy avait aussi libéré Maurice de bonne heure parce qu’il voulait être seul pour réfléchir. Un grave problème se posait devant lui : son enfant était malade, très malade. Peut-être mourrait-il si lui, Sébastien, ne parvenait pas à l’envoyer à la campagne avec sa mère. La tyrannie des gouvernants rendait la chose quasi impossible. Ni hommes ni femmes n’étaient autorisés à changer de résidence sans une permission spéciale qui n’était accordée que rarement, pour ne pas dire jamais, à moins qu’une puissante influence ne pût s’exercer en leur faveur. Sébastien de Croissy avait entre les mains le moyen d’obtenir l’appui d’une telle influence. Le temps était-il venu d’en user ? Voilà ce qu’il se demandait. Sébastien s’assit devant son bureau et en tira une liasse de lettres qu’il étala devant lui. Par ces lettres, habilement utilisées, il pourrait obliger certains conventionnels à lui accorder tout ce qu’il jugerait bon de leur demander. « Obtenez de ces bandits autant de lettres que possible », lui avait dit l’envoyé autrichien au cours de leur premier entretien, et Sébastien s’était conformé cet avis. Sous un prétexte ou sous un autre, il avait réussi à persuader trois membres influents de l’Assemblée à lui remettre leurs demandes par écrit. Ces lettres, bien entendu, il les avait gardées précieusement, non pour en user à son profit, mais dans l’espoir qu’un jour elles pourraient servir à confondre quelques-uns des régicides. Mais ce jour ne semblait pas près de luire.

Et voici qu’un fait nouveau s’était produit : Jean-Pierre était en danger de mort si on ne l’emmenait promptement hors de cette ville malsaine où régnaient tant de mauvaises fièvres. Louise, à bon droit, ne voulait pas confier leur enfant à des mains étrangères. Et si Jean-Pierre venait à mourir, Louise le suivrait bientôt dans la tombe.

 

Assis à son bureau, Sébastien de Croissy réfléchit longuement, les lettres étalées devant lui. Il les prenait l’une après l’autre, les lisait, les relisait, puis les posait de nouveau. Pour un homme droit et intègre comme lui, le dilemme était cruel : d’une part, cette chose qui lui répugnait, le chantage ; de l’autre, la vie de sa femme et de son enfant. D’un côté l’honneur et la conscience, de l’autre son cœur tout entier.

La flamme vacillante des bougies projetait des ombres étranges sur les murs et éclairait de lueurs fantastiques le noble visage de l’homme de loi, son front haut, son profil de médaille, ses mains bien modelées, sa chevelure prématurément grisonnante.

La lettre qu’il tenait à ce moment dans sa main était signée du nom de François Chabot, l’ancien capucin, ami de Danton, dont le pur patriotisme avait été proclamé sur les toits par ses collègues du club des cordeliers et par lui-même. Et voici ce que François Chabot avait écrit un an auparavant à Maître Croissy, avocat.

Citoyen,

Comme je te l’ai dit lors de notre dernier entretien, je suis prêt à écouter favorablement les propositions de B. S’il dispose réellement des fonds voulus, dis-lui qu’il semble possible de tirer C. de l’impasse où il se trouve actuellement, et de lui faire rendre le siège auquel il tient tant. Mais tu peux dire aussi à B. que ses propositions sont insuffisantes. J’estime que vingt mille livres doivent être versées à chacun le jour où C. rentrera dans sa maison de campagne. Il est bien entendu que les honoraires qui te sont dus pour ton rôle d’intermédiaire en cette affaire sont à la charge de B.

Sébastien de Croissy prit sa plume et une feuille blanche, puis, après un moment de réflexion, recopia cette lettre énigmatique en substituant des noms propres aux initiales et des mots intelligibles aux termes obscurs. La lettre transcrite de cette façon commençait ainsi :

Citoyen,

Comme je te l’ai dit à notre dernier entretien, je suis disposé à écouter favorablement les propositions de Batz. S’il dispose réellement des fonds voulus, dis-lui qu’il est possible de tirer le roi de sa prison et de le remettre en possession de son trône.

Le reste de la lettre fut recopié de la même manière, le mot « roi » étant substitué à « C » (initiale de Capet), Batz à « B » et la « maison de campagne » devenant le château de Versailles.

Le texte de cette lettre était clair à présent pour n’importe qui. Sébastien prit les autres lettres et les transcrivit comme la première. Il fit alors deux paquets séparés de ces documents, l’un contenant les lettres originales et l’autre les copies. Il glissa le premier dans une poche intérieure de son habit et mit l’autre, bien lié, dans son secrétaire, éteignit la lumière et quitta son bureau pour rentrer chez lui.

Cette fois, sa décision était prise.

 

Ce même soir, Sébastien raconta tout à Louise. Maurice était présent, Josette également, et il y avait aussi le petit Jean-Pierre qui reposait comme un oiseau frileux dans les bras de sa mère.

Pour Maurice, l’histoire n’était pas nouvelle. Dès la première entrevue Aux Trois Singes, Maître de Croissy l’avait mis au courant de l’affaire. Plus d’une fois, Reversac avait joué le rôle de messager, allant de la pauvre étude de la rue de la Monnaie aux somptueuses demeures des représentants du peuple pour poster des lettres ou rapporter des réponses. Il avait ainsi parlé à Chabot, l’ancien capucin, qui vivait dans un luxe sans pareil rue d’Anjou, habillé comme un grand seigneur, mais qui se rendait aux séances de l’Assemblée mal vêtu, mal rasé, et les cheveux en désordre, pour faire montre de ce qu’il appelait son « sans-culottisme ». Maurice avait aussi vu Bazire, le beau-frère de Chabot – Bazire qui avait payé un individu pour qu’il fît semblant de l’assassiner afin qu’on pût crier : « Au secours ! les royalistes assassinent un patriote ! » À vrai dire, le faux assassin ne fut pas exact au rendez-vous, et Bazire avait dû arpenter longtemps une sombre impasse, attendant le coup de couteau qui devait lui valoir le titre de martyr du patriotisme. Maurice s’était entretenu avec Fabre d’Églantine, l’ami de Danton, tout prêt à tendre la main pour recevoir l’argent autrichien. Et le grand Danton lui-même avait paru au jeune secrétaire assez disposé à mordre à l’appât qui lui était tendu.

Tous ces hommes, Maurice avait eu l’occasion de les voir, de les entendre et de les juger. Il avait vu aussi le visage de Maître de Croissy s’assombrir, exprimer l’amertume et le désappointement, et il avait deviné que, un par un, les espoirs nés de l’entrevue à la taverne des Trois Singes étaient tombés en poussière. La captivité prolongée de la famille royale, la séparation du roi et de sa famille avaient été les premiers coups portés à ces espoirs. La condamnation et la mort de Louis XVI les avaient anéantis. Après cela, Maurice Reversac n’osa point demander si c’était l’inertie de Batz ou les exigences absurdes des représentants du peuple qui avaient amené la rupture des négociations. Depuis, il n’en avait plus été question. Maurice avait cessé d’y penser. Seul lui restait le souvenir d’un épisode qui aurait pu avoir des conséquences merveilleuses, mais n’avait en fait mené à rien.

Par contre, pour Louise et Josette, l’histoire était entièrement nouvelle. Chacune d’elles l’écouta avec des sentiments très différents. Louise écoutait fiévreusement son mari, les yeux brillants, les lèvres entrouvertes, la respiration haletante, et, de temps à autre, pressait son fils sur son cœur. Pour elle, c’était là le salut, la délivrance de tout souci et de toute inquiétude au sujet de Jean-Pierre. Le seul point qui semblait l’étonner c’était que son mari eût gardé si longtemps pour lui ce merveilleux secret.

– Nous aurions pu quitter plus tôt cet enfer, s’exclama-t-elle d’un ton de reproche lorsque Sébastien reconnut qu’il avait hésité à user d’une telle arme pour son propre bénéfice.

– Cela ressemble tellement à du chantage ! murmura-t-il.

– Du chantage ? protesta Louise avec chaleur. Si vous tuez un chien enragé, appelez-vous cela un meurtre ?

Sébastien poussa un soupir. Ces lettres, elles étaient d’abord destinées à être la clef enchantée qui aurait ouvert la prison du roi et de la reine, la baguette magique qui les aurait remis sur le trône.

– On ne peut plus rien pour le roi, observa Louise, et la vie de Jean-Pierre m’est plus précieuse que tout.

Elle se mit tout de suite à échafauder des plans pour l’avenir. Ils allaient emmener Jean-Pierre en Dauphiné, et si la situation générale ne s’améliorait pas, ils iraient rejoindre les émigrés fidèles qui menaient une existence précaire mais tranquille en Angleterre ou dans les Pays-Bas. Josette et Maurice les accompagneraient et tous ensemble ils attendraient des temps meilleurs qui ne pouvaient plus tarder beaucoup.

– Il n’y a rien que ces hommes puissent vous refuser, affirma-t-elle. Muni de cette arme, vous pouvez obtenir d’eux permis, laissez-passer, tout ce que vous voudrez. Oh ! Sébastien, ajouta-t-elle avec impétuosité, pourquoi n’y avez-vous pas pensé plus tôt ?

Seule, Josette restait muette. À peine avait-elle prononcé une syllabe pendant la soirée. En silence elle avait écouté Sébastien exposer la situation, en silence elle avait entendu les commentaires de Maurice, et elle n’avait rien dit pendant que Louise exprimait ses sentiments et formait des projets. Elle ne prit la parole qu’au moment où Sébastien, après avoir lu tout haut les lettres les plus importantes, les rassembla pour en faire un paquet. Il allait glisser ce paquet dans une de ses poches quand Josette dit soudain en tendant la main :

– Ne faites pas cela, Sébastien !

– Quoi donc, mon enfant ? demanda Sébastien.

– Ne gardez pas ces lettres sur vous, confiez-les à Louise, dit-elle d’un ton suppliant, jusqu’à ce que ces hommes perfides soient prêts à vous remettre en échange les papiers voulus. Montrez-leur d’abord les copies, car s’ils savaient que vous avez sur vous les originaux, ils n’hésiteraient peut-être pas à vous les prendre de force.

Sébastien ne put s’empêcher de sourire devant l’ardeur déployée par la jeune fille, mais il déposa le paquet de lettres dans la main qui se tendait vers lui.

– Vous avez raison, Josette ; vous avez raison. N’êtes-vous pas l’ange de la maison ? Qu’allez-vous en faire ?

– Les coudre dans la doublure du corsage de Louise, répondit-elle. Après cela, elle ne dit plus rien.