Cela semblait vraiment étrange de se retrouver en France, d’entendre de nouveau sa propre langue et de comprendre tout ce qui était dit autour de soi.
La jeune fille qui faisait la queue à la porte de l’hôtel de ville de Rouen, avec le même petit baluchon et le même panier d’osier, pour montrer son sauf-conduit, était très différente de la pauvre voyageuse qui s’était sentie si perdue en arrivant à Douvres. Les deux jours que Josette avait passés à Maidstone avaient été vraiment deux jours de bonheur. Être assises toutes deux, la main dans la main, auprès d’un joli feu, ramenait à la mémoire des deux amies les plus heureux souvenirs de leur enfance. Et à leurs pieds, il y avait Jean-Pierre – un Jean-Pierre joyeux, aux joues roses, et chez lequel on ne voyait plus trace de l’inquiétante indolence dont on ne pouvait le tirer lorsqu’il était malade à Paris.
Josette avait l’impression d’avoir été transportée dans un pays de rêve. Les gens y paraissaient heureux et libres – oui, libres ! Ici, pas de regards furtifs, pas d’expression de bête traquée sur les visages. Les enfants avaient tous des souliers et des bas, et rares étaient ceux qui avaient l’air chétifs ou mal nourris. La paix et le contentement semblaient régner partout dans ce pays fortuné. Josette, cependant, n’aimait pas tout en Angleterre. Les nuages gris, l’atmosphère brumeuse et humide lui faisaient regretter le beau ciel bleu et l’air de son Dauphiné natal, cet air pur et vivifiant qui montait à la tête comme le ferait un vin pétillant. L’air de Maidstone, néanmoins, n’était pas mauvais ainsi qu’en témoignaient les yeux brillants et l’entrain de Jean-Pierre. Louise elle-même, en peu de temps, avait retrouvé le ressort et l’élasticité de la jeunesse. Elle travaillait avec ardeur aux ouvrages de couture et de broderie qui lui étaient confiés – travail peu rémunérateur, c’est vrai, mais qui, grâce à un labeur acharné, arrivait à les faire vivre, elle et Jean-Pierre.
Oui, en vérité, dans la petite maison de Maidstone qui devait être si jolie, à la belle saison, avec son porche minuscule encadré par des rosiers, Josette avait vécu des heures bénies, embellies encore par la pensée qu’elle travaillait à la délivrance de Maurice.
Dès le premier soir, Louise lui avait remis le paquet scellé contenant les lettres, le précieux paquet qui allait servir à racheter la liberté de Maurice. Josette le tournait et le retournait dans ses mains et le considérait comme si elle voulait percer de son regard le papier qui l’enveloppait.
– Qu’est-ce que tu regardes si attentivement, ma chérie ? demanda Louise.
– Je ne reconnais pas les cachets, répondit Josette.
– Ce doit être un cachet dont Sébastien se servait à l’étude. Je n’avais pas pensé jusqu’ici à en examiner l’empreinte.
– Vous n’avez jamais ouvert le paquet ?
– Jamais ; et je ne m’en suis jamais séparée depuis le moment où j’ai quitté la maison. Je le mettais dans la grande poche à l’intérieur de ma jupe, et la nuit, je le glissais sous mon oreiller… ou ce qui me servait d’oreiller.
– C’est ce que je ferai moi-même, naturellement, dit Josette.
– Une fois seulement, reprit Louise après quelques secondes de réflexion, j’ai eu une belle frayeur au sujet de ce paquet. C’était le dernier jour du trajet en charrette, alors que nous traversions cette triste région de l’Artois et que je me sentais si lasse. J’étais sûre qu’avant de repartir j’avais glissé les lettres dans ma poche comme d’habitude. Cependant, quand nous fîmes halte en arrivant en vue de Calais, comme je venais de descendre de la charrette, je tâtai ma poche, et imagine mon émotion quand je sentis que le paquet n’y était plus ! Une terreur folle me saisit, j’eus soudain envie de m’enfuir. J’avais l’impression qu’on m’avait attirée dans cet endroit solitaire à cause des lettres et qu’on allait nous assassiner, Jean-Pierre et moi. Mais je n’avais pas fait trois pas quand la voix la plus aimable qu’on puisse imaginer, accompagnée d’un petit rire singulier, m’arrêta ; je me retournai, et, ma chère Josette, représente-toi ma surprise et ma joie en voyant notre conducteur qui me tendait tranquillement le paquet de lettres.
– Le conducteur ?
– Oui. Qui pouvait être cet homme ? devine-le si tu peux. Moi-même, je voudrais bien le savoir.
Elles causèrent ainsi au coin du feu le lendemain toute la journée et tard dans la nuit. Elles avaient tant de choses à se raconter sur ce qui leur était arrivé pendant qu’elles étaient séparées ! Oui, ces deux jours à Maidstone avaient été deux jours de bonheur et avaient passé comme un rêve.
Et maintenant Josette se trouvait de nouveau en France, à l’avant-dernière étape de son voyage de retour. Dans trois ou quatre jours au plus, Maurice serait libre, et ensemble ils se rendraient dans ce beau pays d’Angleterre ; car ce ne serait pas prudent de demeurer en France plus longtemps. Là-bas, ils attendraient le temps qui ne pouvait pas manquer de venir où la France retrouverait l’ordre et la paix. Intelligent et laborieux comme il l’était, Maurice réussirait à se procurer une situation. Alors, en se souvenant de leurs promenades à travers Paris, ils erreraient ensemble dans les bois, ces jolis bois anglais dont Josette n’avait eu qu’une rapide vision en se rendant à Maidstone. Dans peu de temps reviendrait le printemps, et les oiseaux d’Angleterre, comme ceux de France, bâtiraient leurs nids tandis que les sous-bois se tapisseraient de primevères et d’anémones. Et si le cœur de Maurice n’avait pas changé, si les mêmes mots d’amour lui revenaient aux lèvres, alors cette fois Josette ne rirait pas de lui. Elle écouterait en silence, avec recueillement, un aveu qui la comblerait de joie, et elle répondrait « oui » à la demande que Maurice lui ferait de devenir sa femme. Puis un jour, de grand matin, ils se rendraient ensemble dans une petite église, et là, sous l’œil de Dieu, se jureraient amour et fidélité pour toujours.
Des rêves, toujours des rêves, mais qui, sûrement, deviendraient bientôt une radieuse réalité. Après avoir dit adieu à Louise et à Jean-Pierre, Josette, dans le coach qui la ramenait à Douvres, pleura d’abord tout son saoul sur cette nouvelle séparation, puis elle n’eut plus de pensées que pour Maurice. De temps en temps sa main se portait à son corsage pour tâter le petit paquet qui s’y dissimulait – ce précieux paquet qu’elle était venue chercher de l’autre côté de la mer pour sauver celui que, tout bas, elle appelait déjà son fiancé.