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Réunion des deux amies

Louise de Croissy était installée devant sa fenêtre, dans la petite maison de Milsom street qu’elle habitait à Maidstone, quand en levant les yeux de son métier à broder elle aperçut dans la rue Josette Gravier qui s’avançait en compagnie d’un petit homme mince vêtu de noir. Louise sauta sur ses pieds, et quelques secondes plus tard elle sortait en courant de la maison, les bras tendus et le cri de « Josette, ma chérie ! » sur les lèvres.

L’instant d’après, Josette était dans ses bras.

– Josette, ma petite Josette, je ne rêve pas ?

Mais Josette, accablée par la fatigue et l’émotion, était incapable de faire autre chose que d’embrasser Louise et de se serrer contre elle. Pourtant, avant d’entrer dans la maison, elle se retourna pour chercher des yeux l’homme qui avait joué auprès d’elle un rôle si secourable ; mais il avait fait demi-tour et s’éloignait d’un pas rapide.

Louise était dévorée de curiosité, et les questions se pressaient sur ses lèvres.

– Comment es-tu venue, Josette ? Toute seule ? Et qui est ce drôle de petit homme en noir ? Qu’est-ce qui t’a décidée à venir ?

Une fois dans la maison, Josette se laissa tomber dans le fauteuil que Louise avait tiré pour elle près du feu – un magnifique feu de charbon dont les flammes avaient l’air de danser de joie et qui rendait peu à peu de la vie et de la chaleur aux membres engourdis de la voyageuse. Louise, agenouillée près d’elle et tenant ses petites mains froides dans les siennes, poursuivait en parlant avec volubilité :

– Ne parle pas en ce moment, chérie ; reste tranquille et ne fais pas attention à mes sottes questions. Mais imagine ma surprise en te voyant. Je croyais rêver… J’ai si souvent pensé à toi, et dire que te voilà ici ! Je me représente la joie de Jean-Pierre quand il se réveillera. Il se repose en ce moment. Le cher petit va tellement mieux maintenant que…

Ici elle se frappa le front en s’exclamant :

– Mais quelle folle je suis de rester à bavarder comme une pie, alors que tu es si lasse et que tu as sûrement besoin de te réconforter ! Repose-toi un instant en fermant les yeux pendant que je te préparerai une bonne tasse de thé bouillant. Tout le monde ici boit du thé l’après-midi. Je n’en avais pas l’habitude, mais je m’y suis faite, et maintenant j’y ai pris goût… Non, non, je ne bavarderai pas davantage. Reste tranquille pendant que je te prépare un bon goûter.

Elle partit en courant. Elle ne pouvait contenir sa joie et désirait éperdument apprendre comment Josette avait réussi à venir toute seule jusqu’en Angleterre. « Grâce, sans doute, à cet extraordinaire Mouron Rouge », pensait-elle, et son imagination travaillait tandis qu’elle préparait le thé pour son amie. Elle était fière de la façon dont elle savait le faire suivant les règles, fière aussi de ses tartines grillées à point. Josette saurait apprécier ses talents. Chère, chère Josette ! La vie, maintenant qu’elles étaient réunies, allait être toute changée : finie, la solitude ; finies, les inquiétudes au sujet de Jean-Pierre ! L’ange de la maison faisait de nouveau partie du foyer.

Quant à Josette, enfoncée dans une grande bergère, elle était demeurée immobile, les yeux clos, continuant à vivre son rêve. N’était-il pas merveilleux que la Providence l’eût amenée saine et sauve jusqu’ici ? Les péripéties du voyage défilaient dans son esprit comme les images de toutes formes et de toutes couleurs d’un kaléidoscope. Était-ce bien à elle, Joséphine Gravier, qu’étaient arrivées tant de choses, et se pouvait-il vraiment qu’elle fût en Angleterre et non dans la rue Quincampoix ou à l’atelier ? Le souvenir de l’atelier ramena celui de Maurice. Un sentiment de terreur lui étreignit le cœur à la pensée de ce qui le menaçait ; puis un sentiment de joie en se rappelant ce qu’elle allait pouvoir faire pour lui.

Oui, après ces pénibles journées de voyage, c’était vraiment bon d’être assise dans un confortable fauteuil, devant un beau feu, de boire du thé brûlant accompagné de rôties beurrées, et surtout d’avoir Louise à côté d’elle qui la couvait du regard. Oui, le thé était délicieux ! Il y avait des années qu’elle n’en avait bu. C’était maintenant un luxe inconnu, en France, dans ces temps de misère.

Mais elle savait que Louise attendait avec impatience le récit de ses aventures, et elle ne devait pas la laisser plus longtemps en suspens.

– Avez-vous idée pourquoi je suis ici, Louise ? demanda-t-elle tout à coup.

– Pour la même raison que moi, je pense : pour échapper à ces misérables assassins.

Josette secoua la tête :

– Est-ce que j’aurais pu m’en aller en laissant Maurice à Paris, tout seul ?

– Que veux-tu dire ? Où est Maurice ?

– En prison.

– En prison !

– Il a été arrêté trois jours avant mon départ.

– Mais pour quelle raison ? Josette haussa les épaules.

– Sait-on jamais ? murmura-t-elle. Je suppose que ce sont ses rapports étroits avec Sébastien qui ont attiré sur lui l’attention de ces misérables. Peut-être se demandaient-ils à quel point il était au courant de l’affaire des lettres.

– Des lettres ?

– Oui, les lettres que Sébastien nous avait montrées. Vous les avez toujours, Louise ?

– Naturellement.

Josette poussa un soupir de soulagement. Elle tourna vers son amie ses grands yeux lumineux.

– Voilà pourquoi je suis venue en Angleterre, Louise, pour chercher les lettres.

– Josette ! s’exclama Louise, que veux-tu dire ?

– Simplement ceci : Maurice a été arrêté ; vous savez ce que cela signifie : un séjour plus ou moins long en prison, une parodie de jugement, puis…

Elle n’acheva pas.

– Mais…

– Dieu, que j’ai prié, m’a envoyé une inspiration, et il m’a donné le courage nécessaire pour la suivre.

Et Josette conta à Louise en détail ce qu’elle avait fait pour retrouver les noms des conventionnels compromis, sa visite à Chabot, et le marché qu’elle avait conclu avec lui de lui rendre les lettres contre la mise en liberté de Maurice.

– Tu as fait tout cela, ma timide Josette ?

– Je l’ai fait pour Maurice.

– Mais c’est justement le marché que mon pauvre Sébastien avait proposé aux mêmes hommes, et, en conséquence…

– Ils l’ont assassiné, oui, c’est vrai.

– Alors, comment as-tu osé… ?

– Ce n’était pas sans risque, je le sais ; mais je savais aussi que la possession de ces lettres était pour eux une question de vie ou de mort, et qu’ils ne pouvaient les avoir que par moi. J’ai dit que les lettres étaient en Angleterre, par conséquent hors de leur portée, et que vous aviez l’intention de les faire publier dans des journaux qui, d’une manière ou d’une autre, seraient communiqués à Robespierre. Alors, ils m’ont donné un sauf-conduit pour aller en Angleterre et en revenir, et m’ont indiqué aussi le moyen de traverser la Manche sur un bateau norvégien qui se trouvait à Dieppe. Me voilà donc ici, Louise, et si vous voulez bien me donner les lettres, je me mettrai en route pour retourner en France après-demain.

Louise ne répondit pas tout de suite. Elle considérait sa jeune amie avec stupeur. Ainsi, cette fille frêle et timide, toute seule et soutenue uniquement par son courage, avait entrepris une tâche si dangereuse pour sauver l’homme qu’elle aimait. Car Louise en venait à la conclusion que le cœur de Josette, sans qu’elle le sût peut-être, avait enfin été touché par le dévouement et la tendresse de Maurice Reversac. Seule une femme éprise pouvait avoir affronté dangers et difficultés avec cette calme détermination et se montrer prête à y faire face de nouveau, sans même s’accorder un répit.

Josette, elle aussi, demeurait silencieuse, le regard perdu dans le feu, comme si elle voyait dans les flammes l’image de Maurice – Maurice souffrant en prison et soupirant après elle.

– Josette, dit Louise au bout d’un moment, tu ne peux pas repartir si vite après un aussi long voyage.

– Pourquoi pas ?

– Il te faut quelques jours de repos. Tu as l’air épuisée !

Josette secoua la tête.

– Oh ! dit-elle, la fatigue ne compte pas à notre âge. Et puis, mon voyage a été bien moins pénible que le vôtre.

– Je ne comprends pas comment tu as pu me trouver si vite, ne sachant pas un mot d’anglais. Es-tu allée à Londres, au club des Émigrés, où il y a toujours des Français pour vous guider ?

– Non, cela n’a pas été nécessaire.

– Comment t’y es-tu prise alors ?

– Un ami obligeant m’a aidée.

– Un ami ! qui donc ?

– Je ne sais pas. C’est quelqu’un avec qui j’ai voyagé, d’abord dans la diligence, puis sur le bateau.

– Un inconnu, alors ?

– Mon Dieu, oui. Mais vous ne pouvez vous figurer combien il s’est montré bon et serviable. Quand j’ai débarqué à Douvres, je me sentais affreusement seule et désorientée, arrivant dans un pays dont je ne connaissais pas la langue. Sans son aide, je me demande ce que je serais devenue.

– Je sais, observa Louise. J’ai éprouvé la même impression. Mais moi, je me sentais entourée d’amis. Je te l’ai dit dans ma lettre.

– Oui, oui. Parlez-moi d’eux maintenant.

– C’est difficile de décrire les gens. De plus, j’étais complètement harassée. Ce que je puis dire, c’est que les deux jeunes gens qui nous ont accueillis dans la maisonnette sur la falaise et nous ont fait traverser la mer dans un beau navire étaient des Anglais, et de fort beaux garçons. Tous les deux étaient blonds.

– Vous n’avez pas eu affaire à un homme petit, brun, avec un teint pâle et des yeux gris ?

– Non, ma petite, à personne de ce genre.

– C’est ainsi qu’était mon compagnon de voyage. Il m’a offert ses services d’abord à Rouen, puis à Dieppe, et enfin à Douvres quand je ne savais que devenir. Il m’a menée dans une bonne hôtellerie où j’ai passé la nuit, puis le lendemain matin, à l’office des Émigrés où l’on m’a donné votre adresse. Mon compagnon, s’étant renseigné, a appris qu’une diligence allait partir pour Maidstone ; nous l’avons prise, et quand nous sommes arrivés, il m’a accompagnée à travers la ville pour m’aider à trouver votre maison, ce que j’aurais eu grand-peine à faire seule, ne sachant pas un mot d’anglais. Puis, tandis que je courais me jeter dans vos bras, il a fait demi-tour et s’est éloigné. Mais j’aurai l’occasion de le revoir et de le remercier de tout ce qu’il a fait pour moi.

– Crois-tu vraiment que tu le reverras ?

– Je le crois. Il m’a dit qu’il devait passer seulement deux jours à Douvres et repartir le soir du deuxième jour, c’est-à-dire après-demain, sur un bateau de commerce de je ne sais quelle nationalité en partance pour l’Amérique, mais qui doit faire escale à Dieppe pour y déposer de la marchandise. Le bateau doit appareiller dans l’après-midi, et mon obligeant ami m’a dit qu’il serait sur le quai à partir de deux heures et regarderait si j’étais là.

– Josette, ma chérie, s’exclama Louise, il faut être sur ses gardes avec les gens qu’on ne connaît pas.

– Mais naturellement, Louise, je suis sur mes gardes ; je suis prudente, très prudente, même. Dans les hôtelleries où j’ai passé la nuit, j’ai fait en sorte de partager une chambre avec d’autres femmes ou jeunes filles, bien qu’ayant assez d’argent pour m’offrir une chambre particulière. Pour rien au monde je n’aurais voulu dormir seule dans un endroit inconnu. Mais pour en revenir à mon compagnon de voyage, si vous voyiez ce petit homme à l’air effacé, vous vous rendriez compte que je n’ai rien à craindre de sa part.

– Qui peut-il bien être ?

– Quelquefois, je pense…, murmura Josette.

– Quoi donc, ma chérie ?

– Oh ! vous allez rire de moi.

– Sûrement non. Et je devine d’ailleurs ce que tu allais dire.

– Que devinez-vous ?

– Que tu penses qu’il a quelque rapport avec la ligue du Mouron Rouge.

– Et vous-même, ne le croyez-vous pas ?

– Je n’en sais rien, ma chérie. Les membres de la ligue qui se sont occupés de moi pendant mon voyage étaient tous anglais.

– Peut-être y a-t-il aussi dans la ligue des membres français. Mon compagnon de voyage pourrait en être un. Comment expliquer autrement son extraordinaire obligeance à mon égard ?

– Je ne cherche pas à l’expliquer, ma chérie. Tout ce qui m’est arrivé à moi-même était tellement surprenant, que je suis prête à accepter tout ce qu’on pourrait me dire sur le pouvoir fabuleux de ce mystérieux Mouron Rouge. Mais, maintenant, Josette, assez bavardé. Tu es fatiguée et il faut te reposer. Après cela, nous souperons et tu te coucheras de bonne heure ; car si tu dois me quitter si vite…

– Il le faut, Louise, il le faut, et vous en comprenez la raison, n’est-ce pas ?

– Je suppose que oui ; mais cela me brisera le cœur de me séparer de toi une seconde fois.

– Je dois penser à Maurice, dit Josette doucement.

– Tu l’aimes, Josette ?

– Je ne sais pas, répondit la jeune fille avec un soupir. Tout d’abord je ne le croyais pas. Mais depuis que Maurice est en danger, je me suis aperçue…

– De quoi donc, Josette ?

– Qu’il m’était devenu infiniment cher.