Tandis que Louise accomplissait ce voyage fertile en émotions, Josette Gravier rassemblait les fils qui formaient la trame de son existence. Ils n’avaient point été coupés, mais s’étaient simplement échappés un moment de ses mains. Maintenant il fallait bien que la vie reprît son cours habituel.
Elle allait se trouver bien seule dans le logement de la rue Quincampoix. Les petites pièces, la minuscule cuisine lui semblaient trop grandes maintenant que tous ceux qu’elle aimait étaient partis. Si étrange que cela puisse paraître, elle n’éprouvait pas d’inquiétude au sujet de Louise. Sa foi et sa confiance dans le Mouron Rouge étaient si absolues qu’elle put passer les jours qui suivirent le départ de son amie dans une tranquillité d’esprit relative, en attendant le retour de Maurice. Celui-ci avait obtenu un sauf-conduit de dix jours pour aller visiter les propriétés des Croissy dans le Dauphiné. Le sauf-conduit avait été obtenu avant que le départ de Louise de Croissy et de son fils eût été connu des autorités. Autrement, se trouvant classés tous deux comme émigrés, les biens de Sébastien de Croissy dont ils étaient les seuls héritiers auraient été confisqués et vendus au profit de la nation.
De ces dix jours, Maurice en passa huit en diligence et employa le reste avec le régisseur des propriétés des Croissy. Il obtint de lui la promesse qu’il enverrait chaque trimestre une certaine somme d’argent, dont ils fixèrent le montant, à Mlle Gravier pour Mme de Croissy. Maurice espérait que lorsque Josette aurait payé le loyer du logement, ils pourraient trouver le moyen de faire passer le reste à Louise, dès que l’on saurait où et comment la toucher.
Josette avait une petite fortune personnelle, et elle gagnait de plus un salaire – maigre il est vrai et payé en assignats – pour le travail qu’elle faisait journellement à l’atelier. Avec ce que pourrait gagner Maurice à l’étude, le nécessaire, malgré la cherté croissante de la vie, semblait assuré pour tous deux.
Une fois Maurice de retour du Dauphiné, la vie de Josette perdit de sa tristesse et de sa monotonie. Il avait repris tout de suite l’habitude d’aller l’attendre le soir à sa sortie de l’atelier. Tous deux revenaient en se donnant le bras jusqu’au logis de la rue Quincampoix. Ils soupaient ensemble avec les provisions que leurs moyens leur permettaient d’acheter, accompagnées du pain noir peu appétissant que Josette allait chercher de bon matin à la boulangerie où Louise avait rejoint l’homme aux béquilles, le soir de son départ.
Le dimanche avait été officiellement aboli par décret de la Convention ; mais le décadi du calendrier révolutionnaire apportait tous les dix jours à Josette une journée de congé. Alors, si le temps était beau, elle et Maurice partaient se promener le long des quais ou dans les jardins des Tuileries pour profiter des rayons du pâle soleil d’automne et respirer un peu d’air pur après neuf jours de travail sédentaire. Un jour où Maurice avait mené à bien une fructueuse affaire juridique, il décida de fêter l’événement en conduisant Josette à la Comédie française, où tous deux écoutèrent avec ravissement les vers sonores du Cid déclamés par le grand Talma.
Maurice n’avait plus jamais parlé d’amour à Josette. Il sentait que ce n’était pas le moment. Pour l’instant l’imagination romanesque de Josette était encore tout occupée par l’extraordinaire personnalité d’un homme qu’elle n’avait jamais vu. Quant à Maurice elle le considérait comme un ami, comme un frère, et avait pour lui beaucoup d’attachement. Elle avait confiance en lui. Ne lui avait-elle pas dit en ce jour mémorable, aussitôt après le départ de Louise : « N’êtes-vous pas là pour prendre soin de moi ? » Mais en ce moment elle avait l’esprit trop rempli de l’image qu’elle se faisait de son héros pour pouvoir transformer, en l’idéalisant, son affection pour Maurice. Aussi, bien que ces journées d’automne fussent douces et embaumées et qu’on entendît encore les ramiers roucouler dans les bois et les merles siffler dans les marronniers, Maurice trouvait sage de ne pas parler d’amour à Josette. Et pourtant comme il souffrait du désir de la prendre dans ses bras, d’enfouir son visage dans les boucles blondes et de presser ses lèvres brûlantes sur les lèvres fraîches de sa jeune amie !
Ce qui le consolait, c’est qu’il travaillait en partie pour elle. Tous les petits plaisirs qu’il lui procurait, toutes les modestes friandises qu’il lui rapportait et qu’elle savourait avec une gourmandise de jeune chat, étaient le fruit de son travail. Par une chance inespérée il avait succédé à Maître de Croissy dans son étude. Il avait du reste les diplômes requis, et, comme clerc du citoyen Croissy, il était déjà connu des clients de ce dernier. Une partie de l’argent qu’il gagnait était mis de côté pour Mme de Croissy, parce qu’il estimait qu’elle y avait droit. Le reste servait à le faire subsister ainsi que Josette, et comme nous l’avons déjà dit, il trouvait le moyen d’économiser sur sa part de quoi lui offrir de temps à autre une petite réjouissance.
Plus de trois semaines se passèrent avant que Josette reçût la moindre nouvelle de Louise. Mais un soir, comme elle rentrait chez elle, elle trouva par terre dans le vestibule une lettre qui avait été glissée sous la porte. Elle était de Louise.
Ma Josette chérie, disait-elle, nous sommes en Angleterre, Jean-Pierre et moi, et l’homme à qui nous devons ce miracle n’est autre que le mystérieux héros dont tu rêvais. J’ai reçu hier un billet m’assurant que cette lettre te parviendrait, et ce billet était signé par un dessin qui est l’emblème du courage et du sacrifice : une petite fleur écarlate, une fleur de mouron rouge. Je suis certaine maintenant que je dois mon salut et celui de Jean-Pierre au chef de cette admirable ligue. Ici, en Angleterre, cela ne fait de doute pour personne. Il est le héros national et les gens parlent de lui avec vénération. Quelques-uns seulement ont le privilège de le connaître en chair et en os. On croit généralement que c’est un gentilhomme de la haute société qui se consacre tout entier à secourir les faibles et les innocents. Il a pour le seconder une troupe de jeunes gens – dix-neuf, dit-on – qui obéissent à tous ses ordres, quels qu’ils soient, et risquent constamment leur vie pour cette noble cause. Quelles raisons les poussent à agir ainsi ? Certains parlent de sublime abnégation ; d’autres, de ce goût du sport et de l’aventure inné chez tout Anglais. En tout cas, quels que soient leurs motifs secrets, les résultats sont étonnants.
Ma Josette chérie, je sais que tu seras heureuse d’apprendre que, grâce à l’air pur et à une meilleure nourriture, Jean-Pierre reprend des forces de jour en jour. Nous vivons dans la paix et la tranquillité, mon pauvre agneau et moi, bien que la peine d’être séparée de toi remplisse mon cœur. Je demande à Dieu à chaque instant que tu puisses me rejoindre un jour prochain. Transmets mon souvenir à Maurice. C’est un brave garçon, un cœur loyal. Je ne te dirai pas l’espoir que je nourris au sujet de son avenir et du tien. Je pense que tu l’as deviné depuis longtemps. Je crains qu’il ne se refuse à quitter Paris présentement ; mais si toi, Josette, tu venais me rejoindre ici – ce doit être possible avec l’aide de la ligue – nous pourrions attendre ensemble que cette affreuse révolution ait pris fin, ce qui grâce à Dieu arrivera bientôt, dit-on. Et alors ce serait le retour en France, et Maurice et toi pourriez enfin unir vos existences.
Quant à nos aventures, depuis le moment où j’ai quitté la maison avec Jean-Pierre sur les bras jusqu’à l’heure où nous avons débarqué en Angleterre, je ne puis rien t’en dire. Mes lèvres sont scellées par une promesse de silence ; et l’obéissance absolue aux désirs de mes héroïques sauveurs est la seule preuve de reconnaissance que je puisse leur offrir.
Je puis te dire du moins quelque chose de notre arrivée à Douvres. Je souffrais beaucoup du mal de mer, mais l’impression de nausée me quitta aussitôt que j’eus mis le pied sur la terre ferme. En quittant le bateau, on nous conduisit dans un endroit fort plaisant, une sorte de taverne très différente de nos cafés et de nos hôtelleries. Plus tard, quand j’ai été reposée, j’ai remarqué l’enseigne peinte sur un écusson au-dessus de la porte : The Fisherman’s Rest, ce qui veut dire Le Repos du Pêcheur. Dieu veuille, ma chère Josette, que toi aussi tu y reçoives un jour la même charmante hospitalité. Là, pour la première fois depuis mon départ de Paris, je me suis retrouvée parmi des personnes de mon sexe. La servante qui me montra la chambre où je pus enfin me laver et me coucher était faite pour réjouir les yeux, si fraîche, si joyeuse, si différente de nos pauvres filles de France mal nourries, mal vêtues, et vivant dans la terreur constante de ce que le proche avenir peut leur apporter. Les petites servantes d’ici font leur besogne en chantant. Imagine un peu, ma Josette, en chantant !
Nous passâmes la plus grande partie de la journée au Repos du Pêcheur. L’après-midi, une chaise de poste nous amena à Maidstone où nous sommes présentement les hôtes d’une famille anglaise tout à fait charmante. Je ne puis te donner ici, ma chérie, une idée de l’hospitalité de ces familles qui nous recueillent, nous pauvres émigrés, nous nourrissent, nous habillent et s’occupent de nous jusqu’au moment où nous pouvons nous tirer d’affaire seuls. Je souhaiterais que le bon Maurice pût m’envoyer un peu d’argent de temps à autre ; mais cela, je le crains, est impossible. Je vais tâcher de me procurer du travail à l’aiguille. Tu te rappelles que déjà, au couvent, j’étais considérée comme très habile en couture et en broderie.
Comment cette lettre te parviendra-t-elle ? je n’en sais rien ; mais je sais qu’elle te sera remise, car le billet dont je t’ai parlé m’avertissait que toute lettre envoyée au club des Émigrés, Fitzroy Square, à Londres, serait portée à n’importe quelle adresse en France. Et ceci n’est qu’une des choses surprenantes qui se sont passées depuis que j’ai quitté Paris. Il me semble qu’il y a très longtemps de cela, et notre petit logement de la rue Quincampoix me fait l’effet d’être très, très loin. Je n’ai pas perdu la mémoire, Josette, et bien que je me sente la tête fatiguée par tout ce que j’ai eu à supporter, j’ai si peu oublié ce qui s’est passé, que je me reproche souvent et très amèrement de n’avoir pas voulu t’écouter quand tu me parlais du Mouron Rouge. Si j’avais cru plus tôt ce que tu m’en disais et si j’avais montré une confiance semblable à la tienne, peut-être mon cher Sébastien serait-il encore en vie à mes côtés. Non, le Mouron Rouge n’est pas un personnage légendaire ; lui et ses lieutenants ont sauvé la vie à un grand nombre d’innocents. Son nom est ici sur toutes les lèvres, mais il agit dans l’ombre, sous ce singulier pseudonyme, et ceux d’entre nous qui lui doivent la vie n’ont jamais, autant que je sache, été mis en sa présence. Enfin, c’est un mystère que je n’éclaircirai sans doute jamais. Tout ce que je puis faire, c’est de garder précieusement dans mon cœur le souvenir de ce que cet homme a fait pour moi.
C’est tout, ma Josette. J’espère, je prie le Tout-Puissant qu’un jour prochain tu aies la chance de venir me rejoindre. Lorsque arrivera cet heureux jour, tu trouveras Louise les bras tendus pour t’accueillir tendrement.
Ton amie dévouée,
LOUISE
P. S. – J’ai toujours les lettres.
Les yeux de Josette étaient tout brouillés par les larmes, et elle eut de la peine à lire cette missive tant désirée. Elle demeura longtemps assise devant sa table, la lettre de Louise étalée devant elle sous la lampe. Il y avait une phrase qu’elle relut bien des fois avec émotion : Tout ce que je puis faire, avait écrit Louise, c’est de garder précieusement dans mon cœur le souvenir de ce que cet homme a fait pour moi.