Depuis le jour où Charlotte Corday avait pénétré de force dans le logement du citoyen Marat et lui avait plongé un couteau dans le cœur, les membres les plus en vue du gouvernement prenaient des précautions toutes spéciales pour protéger leur précieuse existence. C’est ainsi que le conventionnel François Chabot avait décidé que toute personne se présentant chez lui n’obtiendrait de le voir qu’après avoir été minutieusement fouillée pour être assuré qu’elle ne dissimulait sur elle aucune arme. Le moine défroqué, proclamant hautement son patriotisme, se déclarait prêt à mourir en martyr comme Marat ; mais, en attendant, il ne tenait pas à courir de risques inutiles. Il avait épousé une jeune et riche personne, et tout en professant un rigide sans-culottisme, avait une table raffinée et s’entourait de tous les conforts que l’argent peut procurer.
Josette faisait l’effet d’une bien humble solliciteuse quand, ayant gravi le vaste escalier de la belle maison de la rue d’Anjou, elle se trouva face à face avec un portier athlétique qui gardait l’appartement de François Chabot.
– Que désires-tu ? lui demanda-t-il.
– M’entretenir avec le citoyen député Chabot.
– Le citoyen Chabot t’a-t-il donné rendez-vous ?
– Non, mais quand il saura ce qui m’amène, il ne refusera pas de me recevoir.
– C’est possible, mais tu ne peux franchir cette porte, citoyenne, sans faire connaître d’abord l’objet de ta visite.
– Il est secret et ne peut être exposé qu’au citoyen Chabot lui-même.
Le robuste portier abaissa son regard sur la frêle jeune fille qu’il avait devant lui. En tant qu’homme, il le fit avec un certain plaisir, car Josette, avec sa jupe froncée, son corsage bien ajusté et son bonnet de mousseline tuyautée coquettement posé sur ses boucles dorées, était extrêmement plaisante à regarder. Ses yeux bleus exigeaient plus qu’ils ne demandaient la faveur d’être introduite auprès du citoyen Chabot.
Le portier se redressa, tira son gilet, passa sa main sur sa joue mal rasée, toussa pour s’éclaircir la voix, puis apparemment incapable de résister plus longtemps à l’ordre donné par ces yeux brillants au regard impérieux, dit finalement :
– Je vais voir ce que je puis faire pour toi, citoyenne.
– Voilà qui est bien parlé, dit Josette d’un air digne.
Puis elle ajouta :
– Où dois-je attendre ? (Ce qui en langage ordinaire signifiait : « Tu ne voudrais tout de même pas me faire attendre dans l’escalier où n’importe quel passant pourrait me manquer de respect ? »)
Du moins, c’est ainsi que le portier interpréta la simple question de Josette. Il ouvrit la porte donnant sur un vestibule au parquet recouvert d’un épais tapis et dit :
– Attends ici, citoyenne, pendant que j’irai voir si le citoyen député consent à te recevoir.
Josette s’assit et attendit en regardant les meubles de prix qui l’entouraient. Deux ou trois minutes plus tard le portier revint. Dès qu’il fut devant Josette, il secoua la tête en disant :
– Ce que tu demandes est impossible, citoyenne, à moins que tu ne m’indiques le motif de ta visite ; et, ajouta-t-il, tu connais sans doute le règlement : personne n’est admis à s’entretenir avec les représentants du peuple sans avoir été préalablement fouillé.
– Donne-moi une plume et du papier, répliqua Josette, afin que je puisse expliquer par écrit le motif de ma visite.
L’homme ayant apporté ce qu’elle demandait, elle prit une feuille de papier sur laquelle elle traça ces mots : Les morts ne parlent pas, mais les écrits restent.
Elle plia la feuille et demanda de la cire. Mettre un cachet était plus sûr. L’homme était probablement illettré, mais on ne sait jamais. Quelques instants plus tard elle était introduite dans une petite pièce sans mobilier ni tapis, où une femme – la domestique du citoyen Chabot sans doute – lui passa les mains sur tout le corps, fouilla dans ses souliers, sous son fichu de mousseline et jusque dans son bonnet. Certaine qu’elle n’avait pas affaire à une seconde Charlotte Corday complotant un assassinat, elle rappela le portier et lui rendit une Josette indignée, mais silencieuse. L’audience pouvait être accordée maintenant en toute sécurité.
François Chabot avait à cette époque une quarantaine d’années. C’était un petit homme mince et nerveux qui avait un long nez, des sourcils arqués et une quantité de cheveux bouclés qui retombaient jusque sur ses épaules. Il était vêtu à la dernière mode avec un habit à taille très courte et à basques très longues. Son cou était engoncé dans un haut col raide et son menton quelque peu fuyant reposait sur un volumineux jabot de dentelle.
Josette qui avait été introduite en sa présence après un tel cérémonial, le considérait avec étonnement parce qu’on lui avait dit du député Chabot qu’il affectait de siéger aux séances de l’Assemblée avec une chemise effrangée, des vêtements râpés et coiffé d’un bonnet rouge. Malgré ce souvenir, Josette n’avait pas envie de sourire. L’homme qu’elle avait devant elle n’était-il pas le misérable qui tenait entre ses vilaines mains le sort de Maurice ? Les mêmes mains, grandes, osseuses, aux doigts en spatule, jouaient avec la feuille de papier que Josette lui avait fait remettre par le portier. Peut-être étaient-ce ces mains qui avaient porté à Sébastien de Croissy le coup fatal. Josette leur jeta un regard d’horreur et détourna la tête.
Le portier, après lui avoir désigné un siège, s’était retiré en fermant la porte. Josette était seule avec le citoyen député. Celui-ci était assis devant un vaste bureau couvert de papiers. Relevant la tête, il posa sur elle un regard inquisiteur. Il était visiblement nerveux. Il toussa pour s’éclaircir la voix et changea de position une ou deux fois. Dans la pièce on n’entendait que le bruit du papier qu’il froissait entre ses doigts.
– Ton nom ? demanda-t-il brièvement après l’avoir considérée un instant.
– Joséphine Gravier, répondit-elle.
– Tes occupations ?
– Ouvrière en couture à l’atelier national. Je tenais aussi la maison de Maître Croissy.
– Ah !
– Jusqu’au jour de sa mort.
Ici, il y eut une pause. Chabot avait pâli. Il faisait effort pour paraître à l’aise, et surtout pour contrôler sa voix qui, pour prononcer cette simple monosyllabe « Ah ! » avait rendu un son étranglé.
La belle pendule de Boulle qui trônait sur la cheminée – choisie sans doute parmi les dépouilles d’un château confisqué – sonna l’heure avec une lente majesté. Chabot changea encore de position, croisa et décroisa les jambes, repoussa sa chaise en arrière, tout en continuant à froisser le message de Josette entre ses doigts.
– Maître Croissy, finit-il par dire, s’est suicidé, si mes souvenirs sont exacts.
– On l’a dit, citoyen député.
– Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
– Rien de plus que ce que je dis.
Ils étaient comme deux escrimeurs mesurant leurs fleurets dans une passe d’armes préliminaire. Le regard de Chabot avait quelque chose d’inquiet – l’inquiétude du lâche qui ne sait pas encore ce qu’il doit craindre.
Soudain il dit, en élevant en l’air le papier chiffonné :
– Qu’entends-tu par ce que tu as écrit sur ce papier ?
– Te donner un avertissement.
– À quel sujet ?
– Au sujet de certaines lettres.
– Des lettres ? demanda Chabot d’un ton rude ; quelles lettres ?
– Des lettres détenues par Maître Croissy. Je l’ai entendu dire que tu serais heureux d’en reprendre possession à cause de ce qu’elles contenaient.
Chabot essaya de prendre un air de parfaite indifférence.
– Croissy, dit-il avec autant de calme qu’il put, a impudemment menti s’il a prétendu que certaines de mes lettres contenaient la moindre chose dont je puisse rougir. Personnellement cela m’est égal que n’importe qui les lise.
Il fit une pause d’un instant et ajouta :
– Si c’est tout cela que tu voulais me dire, ma fille, nous pouvons en rester là.
– Comme tu voudras, citoyen député, dit Josette qui fit mine de se lever.
– Arrête un instant, ordonna Chabot. Simplement par curiosité, j’aimerais savoir où sont ces fameuses lettres. Tu peux peut-être me le dire.
– Certainement, répondit-elle. À l’heure qu’il est, elles sont en Angleterre, citoyen député.
– Quoi ! qu’est-ce que tu me chantes là ? En Angleterre ?
– Parfaitement. Quand la veuve de Maître Croissy est partie pour l’Angleterre avec son fils, elle a emporté les lettres avec elle.
– C’est vrai, elle a déserté son pays, je l’ai appris, riposta Chabot. Ce sale espion anglais…
Il fit effort pour se maîtriser. Le calme de cette fille lui donnait sur les nerfs.
– Pourquoi la veuve Croissy s’est-elle enfuie ?
– Son enfant était malade. Il lui fallait l’emmener hors de Paris si elle voulait le sauver.
– Oui, je sais, Croissy m’avait déjà raconté cette histoire. Je n’en ai pas cru un mot ; c’était du chantage et rien de plus. Pourquoi cette femme a-t-elle quitté Paris avec tant de hâte ?
– Peut-être avait-elle peur, citoyen.
– Peur de quoi ? Seuls les traîtres ont sujet d’avoir peur.
– Peur d’être… obligée de se suicider, comme son mari.
Ce trait alla droit au but. Chabot blêmit. Pendant quelques instants il affecta d’être occupé à ranger des papiers sur son bureau, tandis que sur la cheminée la pendule de Boulle marquait de son lent tic-tac ces secondes fatidiques.
Puis Chabot dit soudain en essayant de prendre un air détaché :
– Bah ! ma fille, tu te crois certainement très maligne ; nul doute que tu n’aies dans cette jolie tête un beau petit projet de chantage. Si tu connaissais la teneur de ces lettres dont tu parles avec tant d’assurance tu n’ignorerais pas que je suis l’homme que cette affaire concerne le moins. Il y en a d’autres dont les noms te sont inconnus qui…
– Je te demande pardon, citoyen député, fit Josette l’interrompant, leurs noms ne me sont pas inconnus.
– Alors, pourquoi diable n’as-tu pas été les trouver ? Est-ce parce que tu en sais moins que tu ne le prétends ?
– J’ai commencé par toi, citoyen Chabot, mais si ce que je te dis ne t’intéresse pas, j’irai certainement trouver les citoyens Bazire et Fabre d’Églantine. Mais dans ce cas…
En entendant prononcer ces deux noms, Chabot tressaillit visiblement. Une contraction nerveuse de ses lèvres montra à quel point il était touché. Il essaya encore de fanfaronner en répétant :
– Dans ce cas ?
– Ceux qui refusent de s’arranger avec moi en accepteront les conséquences.
– Et qui sont ?
– Je crois savoir que la citoyenne Croissy a l’intention de faire publier ces lettres en Angleterre, dans des journaux que des ennemis de la République s’empresseront de faire passer en France pour les communiquer à Robespierre.
– Petite vipère !
Chabot avait bondi sur ses pieds, et, s’appuyant à son bureau, il se pencha en avant avec un regard menaçant.
– Petite vipère, répéta-t-il tremblant de colère, tu oublies que je peux te faire payer cela très cher.
Josette haussa les épaules :
– Tu le peux certainement, citoyen député ; mais un assassinat ne te remettra pas en possession des lettres que moi seule puis te faire rendre. Tandis que si tu acceptes mes conditions, je m’engage à aller te les chercher.
– Et quelles sont ces conditions ?
– D’abord me donner toutes les facilités pour gagner l’Angleterre, et en premier lieu un sauf-conduit pour pouvoir voyager en France.
Chabot fit entendre un rire sarcastique :
– Gagner l’Angleterre ? Belle idée, en vérité ! Pour y rester, sans doute, et de là faire un pied de nez à François Chabot qui aura été assez idiot pour te laisser échapper !
– Ne ferais-tu pas mieux de m’écouter jusqu’au bout, citoyen député ?
– Je t’écoute, et je suis même fort intéressé par tes naïves combinaisons, ma belle enfant.
– Tu peux être sûr que je ne resterai pas en Angleterre, et le prix bien modeste que je demanderai à mon retour pour la restitution des lettres sera la mise en liberté de Maurice Reversac, l’ancien clerc de Maître Croissy, arrêté hier matin à son étude de la rue de la Monnaie.
Chabot ricana :
– Ton amant, je suppose ?
– Suppose ce qu’il te plaira, répondit Josette. Tel est le prix que je demande en échange des lettres.
Chabot, le coude sur la table, le menton reposant dans la main, était apparemment perdu dans ses pensées. Il considérait cette femme impudente qui avait formulé son ultimatum sans avoir conscience du danger qu’une telle audace lui faisait courir. Il pouvait lui imposer silence, évidemment, la faire jeter en prison comme son amoureux Reversac ; mais alors, comment rentrer en possession des lettres présentement hors de sa portée et que cette fille seule pouvait lui faire recouvrer ? À quel point disait-elle la vérité ? À quel point mentait-elle pour sauver son Reversac ? Telles étaient les questions que Chabot se posait à lui-même en considérant la jolie femme qu’il avait devant lui.
Et tandis qu’il tenait son regard fixé sur elle, elle disparut peu à peu de sa vision en même temps que les objets qui l’entouraient, le beau mobilier, les tapis épais et tous les détails du cadre de sa vie luxueuse ; et dans son esprit surgit une image, celle de la place Louis XV, avec la guillotine dressée, dominant une mer de visages. Il se voyait gravissant les degrés fatals, il voyait le bourreau, la lugubre lame qu’un rayon de soleil faisait luire, l’affreux panier dans lequel de nobles têtes étaient tombées sur son ordre et celui de ses amis. Il entendait le roulement de tambour, les cris d’exécration de la foule, le rire strident des horribles mégères qui, tricotant et jacassant, se retrouvaient aussi bien dans les prétoires où l’on jugeait les innocents que sur les marches de l’échafaud… Une exclamation faillit lui échapper ! Il passa ses doigts sous son col, se sentant prêt à suffoquer.
La vision s’évanouit. La jeune fille était toujours là, assise en face de lui, calme et silencieuse. En la regardant, Chabot se dit qu’il lui fallait ces lettres à tout prix, faute de quoi il ne connaîtrait plus une seconde de tranquillité.
Enfin, il parla :
– Je te donnerai un sauf-conduit pour voyager jusqu’à la côte. Mais tu ne t’imagines pas que l’on passe comme cela en Angleterre. Nous sommes en guerre – une fois de plus ! – avec cette maudite nation. Je vais me renseigner sur la façon dont on peut le faire, et je te le dirai demain soir quand tu reviendras chercher ton sauf-conduit.
– En attendant, citoyen Chabot, dit Josette lentement, je compte sur toi pour que Maurice Reversac soit là, sain et sauf, pour m’accueillir à mon retour.
Quelques instants plus tard, Josette, ayant quitté la demeure du conventionnel, reprenait d’un pas rapide le chemin de la rue Quincampoix.