Au rez-de-chaussée, l’hôtelier et sa femme attendaient pour se coucher le retour de Josette, car la petite chambre qu’elle partageait avec leur fille était commandée par leur propre chambre. Étonnés, puis inquiets à mesure que l’heure tournait, ils prirent peur quand ses pas pesants se firent entendre et que trois coups rudes furent frappés à leur porte. Ayant ouvert aussitôt, ils se trouvèrent en présence du député arrivé le soir même à l’hôtellerie et de plusieurs soldats. Le citoyen député, qui avait l’air furieux, leur intima l’ordre de donner toutes les clefs de la maison et de ne pas gêner les soldats dans l’accomplissement de leur devoir, faute de quoi ils encourraient les peines les plus graves. Là-dessus, il ordonna aux soldats de fouiller méticuleusement les deux chambres, sans prendre garde aux protestations que le malheureux hôtelier balbutiait contre l’outrage fait à sa maison.
Lui et les siens furent vite réduits au silence, et le sabbat commença. Au bruit des meubles qu’on déplaçait et des chaises renversées se mêlaient des jurons et des imprécations pendant que les soldats commandés par leur sergent et stimulés par Chabot opéraient la perquisition avec une rare brutalité.
Un quart d’heure après, il ne restait plus un seul meuble à sa place. Les hommes avaient retiré et jeté par terre tous les tiroirs, vidé entièrement les deux armoires, arraché les grands rideaux de leurs tringles et fait tomber de la suie en explorant l’intérieur de la cheminée. Le sergent, à l’aide de son couteau, avait fendu la toile des matelas et des oreillers dont s’échappaient plumes et flocons de laine. Chabot allait d’une pièce à l’autre, les poings sur les hanches, accablant les soldats de ses admonestations.
– Je vous l’ai dit, mugissait-il comme un taureau furieux, il faut retrouver ce paquet !
Le sergent ne savait plus que faire. À voir l’aspect des deux chambres à la faible lumière de la lampe suspendue au plafond, on eût dit qu’un baril de poudre y avait fait explosion. Terrorisés, l’hôtelier, sa femme et sa fille s’étaient blottis dans un coin.
– Jamais, sanglota l’hôtelière, on n’a traité ainsi une maison respectable !
– Vous n’aviez qu’à ne pas loger une vaurienne de cette espèce, riposta Chabot.
– Le citoyen Chauvelin avait ordonné…
– Je me moque du citoyen Chauvelin. C’est moi qui commande à présent, sachez-le.
Il traversa la chambre à grands pas et se planta devant les trois infortunés. Ceux-ci se redressèrent sans cesser de se tenir par la main pour affronter le terrible représentant du peuple. Avec ses traits convulsés par la colère, ses yeux injectés de sang, ses lèvres frémissantes lançant des jurons, Chabot, assurément, n’avait plus l’air d’un être humain.
– Dites-moi, la friponne qui a couché là… ?
– Oui, citoyen député.
– Elle avait un paquet cacheté, à peu près de la taille de ma main ?
– Oui, citoyen député.
– Eh bien ! qu’est-ce qu’elle en a fait ?
– Il lui a été volé, citoyen député, la première nuit qu’elle a passé ici.
– Du moins, c’est ce qu’elle a dit, ajouta l’hôtelière d’une voix tremblante.
– L’un de vous a-t-il vu ce paquet ? Tous trois firent non de la tête.
– Ce n’est pas dans cette chambre qu’elle a couché cette nuit-là, expliqua la femme de l’hôtelier. Elle partageait une chambre au second étage avec deux voyageuses qui sont reparties le lendemain par la diligence. Le citoyen Chauvelin, après cela, a donné l’ordre que la citoyenne Gravier couche dans la chambre de notre fille, disant qu’il nous la confiait et que nous étions responsables de sa sécurité.
Chabot se tourna vers le sergent.
– Demain matin, commanda-t-il, trouve-moi au bureau du contrôle de l’hôtel de ville tous les renseignements se rapportant aux deux voyageuses en question et leur destination ultérieure.
Puis s’adressant de nouveau à l’hôtelier :
– Alors, dit-il, vous prétendez n’avoir rien vu de ce paquet cacheté qui aurait été volé ? Rassemblez vos souvenirs, ordonna-t-il.
– Je n’ai jamais vu ce paquet, déclara l’homme.
– Ni moi, je le jure, dirent ensemble les deux femmes.
Chabot tint encore les malheureuses gens quelques minutes en suspens, content de voir leurs figures apeurées pendant qu’il les fixait de ses yeux furibonds.
Les deux pièces étaient sens dessus dessous, tous les coins et recoins avaient été fouillés ; on ne pouvait rien faire de plus, à part démolir les murs. Mais la fureur de Chabot n’en était pas calmée. Il aurait aimé mettre le feu à la maison et la voir brûler tout entière avec cet introuvable paquet de lettres.
– Sergent ! appela-t-il.
Et nul ne sut l’ordre qu’il allait donner, car à cet instant une voix sèche et posée prononça soudain :
– Ce n’est pas en jetant feu et flammes que tu retrouveras ce que tu cherches.
Chabot se retourna en pestant et vit Armand Chauvelin debout sur le pas de la porte, avec son visage indéchiffrable, dans une attitude parfaitement composée.
– La fille ? jeta Chabot d’une voix étouffée par la colère.
– Elle est plus en sûreté que quand tu l’as quittée il y a une heure, car je l’ai fait incarcérer sur un ordre signé de moi. Elle est en lieu sûr, mais peut-être pas pour longtemps si tu ne trouves rien de mieux à faire que tempêter, jurer et retourner toute la maison.
– Que diable veux-tu dire ? Pourquoi ne resterait-elle pas longtemps en lieu sûr ?
– Parce que, répondit Chauvelin d’un ton significatif, il y a dans les parages des influences occultes prêtes à s’exercer pour arracher cette fille de tes mains.
– Je me moque de la fille, gronda Chabot. Ce sont ces satanées lettres…
– Justement, interrompit Chauvelin avec calme, ce sont les lettres qui importent.
Chabot garda le silence un instant. Avec des sentiments de colère et de crainte, il regardait les yeux pâles qui le considéraient avec un mépris non dissimulé. Quelque chose dans ce regard l’hypnotisait et brisait sa volonté. Il baissa bientôt les yeux, toussa pour s’éclaircir la voix et passa sa main moite dans ses cheveux en désordre. Pour achever de reprendre son équilibre, il se mit à marcher de long en large, les mains plongées dans les poches de sa culotte. Les soldats s’étaient alignés dans le corridor, et le sergent, près de la porte, faisait de son mieux pour ne pas sourire de l’air déconfit du citoyen député.
– Tu as raison, finit par dire Chabot à Chauvelin avec un peu plus de calme, il faut traiter la question des lettres avant de décider ce que nous ferons de cette fille.
Il se tourna vers le sergent :
– Où sont les hommes qui ont emmené la suspecte ?
– Je ne crois pas qu’ils soient revenus, citoyen député.
– Tu ne crois pas ! gronda Chabot. Vas-y voir. L’homme s’éloignait quand Chabot le rappela :
– Tu viendras me faire ton rapport dans la salle à manger. J’y serai.
Il fit un signe à Chauvelin.
– Allons-nous-en, dit-il brièvement ; la vue de cette chambre me met hors de moi.
Il n’accorda pas un regard au malheureux hôtelier et à sa famille, victimes de sa rage. Ils se tenaient tous trois au milieu de la chambre dévastée avec un air désespéré, se demandant avec angoisse si c’était bien fini. La maison semblait étonnamment silencieuse après le vacarme de tout à l’heure : seul, le pas cadencé de deux soldats faisant une ronde dans les corridors éveillait des échos insolites dans l’obscurité.
Précédant son collègue, Chabot prit le chemin de la salle à manger. Là, il se jeta dans un fauteuil et, s’allongeant à demi sur la table la plus proche, il commanda une bouteille de vin au valet qui achevait sa journée en rangeant la salle. Puis il appela son collègue d’une voix sonore.
Mais Chauvelin ne se rendit pas à cet appel, car il s’était dirigé vers la petite pièce où l’orageux entretien avait eu lieu une heure auparavant. Une fois entré, il referma la porte, poussa le verrou, puis alla examiner l’unique fenêtre et s’assura qu’une barre fixait les contrevents. Il n’avait pas à craindre d’être interrompu dans le travail qu’il s’apprêtait à faire. Les chandelles fumaient et crépitaient ; Chauvelin se saisit des mouchettes et raccourcit les mèches. Puis il s’assit devant la table et tira de la poche intérieure de son habit le véritable paquet de lettres.
Le moment était venu de rompre ses cachets. Il n’existait plus de raison pour ne pas l’ouvrir. Le premier acte du drame que Chauvelin avait imaginé pour reconquérir son influence politique et détruire un ennemi invincible s’était jusque-là déroulé à merveille. Josette Gravier et son amoureux étaient en prison tous les deux, l’un à Paris, l’autre à Rouen. Cette situation était bien faite pour éveiller l’intérêt du Mouron Rouge et l’induire à exercer sa légendaire ingéniosité pour sauver les deux jeunes gens. Cette fois, Chauvelin était mieux préparé et possédait des armes plus sûres que dans les occasions précédentes. Ce qu’il devait faire avant tout, c’était de surveiller étroitement la prisonnière : l’espion anglais, si insaisissable fût-il, devrait de toute nécessité essayer d’entrer en rapport avec elle et, à moins qu’il n’eût le pouvoir de se rendre invisible, sa capture serait un jeu d’enfant. On peut dire qu’en cet instant l’idée d’un échec possible ne vint pas troubler Chauvelin. Il voyait déjà son ennemi se prendre au piège. Quel triomphe pour lui, Chauvelin, pour son génie inventif, sa persévérance, son patriotisme ! Alors il reprendrait place parmi les hommes au pouvoir ; il dominerait ces lâches, ces corrompus qui ramperaient devant lui après cette affaire qui prouvait leur vénalité, et il leur ferait expier les humiliations qu’il avait subies en dernier lieu.
Tandis qu’il envisageait ces réjouissantes perspectives, Armand Chauvelin palpait de ses doigts minces le paquet de lettres qui était la clef de voûte de l’édifice. Il le maniait doucement, avec une sorte de tendresse, comme il l’avait fait déjà bien des fois. Il était tel que le lui avait remis Picard. Mais il se sentait le droit, maintenant, de satisfaire sa curiosité en scrutant les secrets de ces hommes.
Ses doigts tremblaient légèrement lorsqu’ils brisèrent un à un les cachets, refaisant les mêmes gestes que Chabot une heure auparavant. Le papier extérieur s’ouvrit et s’écarta, comme tout à l’heure entre les mains de Chabot, et son contenu se révéla aux yeux effarés de Chauvelin. Car il n’y avait pas de lettres. De même que le papier extérieur et les cachets étaient semblables à ceux du premier paquet, le contenu était pareil également à ce qui avait jeté Chabot dans une fureur bleue : des feuilles de papier blanc pliées comme des lettres, c’était tout !
Chauvelin les contempla fixement, longuement. Il tremblait des pieds à la tête. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Quel était le point de départ de cette monstrueuse mystification ? L’idée en avait-elle pris naissance dans le cerveau tourmenté de Sébastien de Croissy ? dans celui de sa veuve désespérée ? Ou encore se pouvait-il que cette fille naïve en apparence… Mais non ! cette dernière supposition ne tenait pas debout. Chauvelin passa une main tremblante sur son front brûlant. Il lui semblait avoir reçu un coup sur la tête. Lentement il fit glisser les morceaux de papier d’une main dans l’autre. Pas un mot n’était écrit sur ces feuillets blancs. Tous de simples chiffons de papier… Tous ?… Tous sauf un !… Vivement Chauvelin saisit la feuille… Elle était tachée, froissée plus que les autres. Il passa la main dessus pour l’aplatir. Les chandelles fumaient et coulaient de nouveau… Il y voyait à peine… ses yeux aussi étaient obscurcis – non par des larmes, bien sûr, mais par une sorte de nuage qui embrumait de rouge tout ce qui l’entourait. Il dut cligner des yeux à plusieurs reprises pour déchiffrer les mots écrits sur cette feuille. Il finit par y réussir et lut ces quelques mots :
Est-il ici ? serait-il là ?
Chauvelin tremble dès qu’il bouge…
Satan lui-même le créa,
L’insaisissable Mouron Rouge.
Encore ces vers exaspérants, ces vers de mirliton dont la vue avait été si souvent pour lui le présage d’une défaite cuisante ! Pour la première fois de sa vie Chauvelin se sentit accablé par le découragement. Quelques minutes auparavant il était si plein de confiance, si sûr de vaincre ! Cette affreuse déception l’avait comme assommé. Affalé sur la table, les bras étendus avec le bout de papier serré dans sa main crispée, il se rappelait les échecs qui l’avaient fait descendre de la situation élevée qu’il occupait précédemment dans les conseils du gouvernement à un rang beaucoup plus humble. Calais… Boulogne… et maintenant ceci ! Il en avait eu le pressentiment quand son ennemi s’était dressé devant lui avec une telle impudence dans la grande salle de l’hôtellerie. Le grand et gros marin… le rire révélateur… cette poivrière posée devant lui pour lui rappeler sa défaite la plus humiliante, celle du Chat Gris, à Calais. Tous ces souvenirs s’agitaient dans son cerveau enfiévré, augmentant encore l’amertume de la déception présente. Il ne pensait même plus à Josette, absorbé qu’il était par cette évocation du passé. Les minutes s’écoulaient ; la vieille horloge majestueuse et indifférente continuait son tic-tac régulier.
Quelques minutes plus tard, la voix bruyante de Chabot tira Chauvelin de ses réflexions amères. Il se redressa, jeta un rapide coup d’œil autour de lui ; puis, comme la voix se rapprochait, il ramassa prestement les feuilles éparpillées et les enfonça dans sa poche. Il alla ensuite jusqu’à la porte et tira le verrou juste au moment où arrivait son collègue. Celui-ci avait le pas moins assuré qu’auparavant. La bouteille de vin rouge et la carafe de cidre pétillant qu’il venait d’absorber y étaient pour quelque chose. Il avait la langue pâteuse et les yeux troubles. Il entra en titubant et tomba presque dans les bras de Chauvelin.
– Je t’attendais depuis une demi-heure, fit Chauvelin d’un air réprobateur. Que diable faisais-tu ?
– J’avais la fièvre, murmura Chabot d’une voix épaisse. La soif me tourmentait ; il fallait que je boive quelque chose.
– Assieds-toi là, commanda Chauvelin, car l’autre tenait à peine sur ses jambes. Il nous faut plus de lumière.
– Oui… plus de lumière… Je déteste cette obscurité.
Chabot s’écroula sur une chaise, allongea ses bras sur la table, posa la tête dessus, et fit bientôt entendre un ronflement sonore. Chauvelin le contemplait avec amertume et mépris. Quel triste partenaire pour l’entreprise nouvelle dont il dressait déjà le plan dans son esprit ! Cependant, il ne pouvait se passer de lui… cet ivrogne était le seul homme capable de l’aider dans les circonstances présentes. Chauvelin frappa dans ses mains et, peu après, parut une servante à qui il demanda d’apporter de nouvelles bougies et une carafe d’eau froide.
Chabot continuait à ronfler. Sans aucune cérémonie, Chauvelin lui versa l’eau sur la tête. La servante se retira en riant sous cape.
– Sacrebleu ! cria Chabot arraché brutalement à son sommeil.
L’eau froide lui avait rendu en partie ses esprits. Il cligna des yeux, aveuglé par l’eau qui lui gouttait des cheveux sur toute la figure.
– Il faut que nous fassions une revue de la situation, déclara Chauvelin d’un ton sec.
Il s’assit en face de Chabot, s’accouda à la table et joignit étroitement ses mains fines veinées de bleu.
– La situation ? répéta Chabot d’un air vague. Ah ! oui… sacredié !… cette fille… qu’en faisons-nous ?
– Ne t’inquiète pas d’elle pour l’instant. Inquiète-toi plutôt de certaines lettres qui te compromettent gravement, qui compromettent également plusieurs membres de ton parti, et que tu ne tiendrais pas à voir publier au grand jour.
Chauvelin parlait avec lenteur et netteté pour permettre aux mots de s’imprimer dans le cerveau embrumé de son collègue. Il y réussit, car à la mention des lettres les derniers nuages de l’ivresse se dissipèrent, et Chabot fut de nouveau en proie à la rage et à la peur. Il lança d’un ton âpre :
– Tu avais juré que tu retrouverais ces lettres.
– C’est toujours ce que je compte faire, répondit Chauvelin avec calme, mais il faut que tu fasses de ton mieux pour m’aider.
– Tu t’es laissé toi-même duper par une gourgandine !… Alors…
– Si tu le prends sur ce ton, fit Chauvelin d’une voix coupante en fixant sur lui un regard sévère, j’abandonne immédiatement la partie et je laisse l’homme qui détient les lettres en ce moment en faire le pire usage, s’il en a envie.
Cette menace eut sur Chabot le même effet que la douche d’eau froide d’un instant auparavant. Il ravala sa colère et demanda presque humblement :
– Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
– Je vais te le dire. Primo, en ce qui concerne le paquet de lettres…
– Quel paquet de lettres ?… le vrai ? Où est-il ?… Chez qui ?… Je veux le savoir…
Chabot ponctuait chaque phrase d’un coup frappé du plat de la main sur la table, pendant que Chauvelin appliquait toute son activité d’esprit à l’élaboration de son nouveau plan.
– Je vais te dire, reprit-il posément, qui a dérobé le paquet de lettres à la fille Gravier. C’est cet espion anglais connu sous le nom de Mouron Rouge.
– Comment le sais-tu ?
– Peu importe comment. Je le sais ; cela suffit. Aussi vrai que nous sommes ici tous les deux, c’est le Mouron Rouge qui possède ces lettres…
– … Et il peut nous envoyer tous à la guillotine, commenta Chabot d’une voix étouffée.
– Et il le fera certainement, prononça Chauvelin d’une voix nette, à moins que…
– À moins que quoi ?… Parle ! ne me laisse pas ainsi en suspens !
– À moins que nous ne nous emparions de sa personne.
– Mais on dit qu’il est aussi insaisissable qu’un fantôme. Toi-même, d’ailleurs, en sais quelque chose…
– C’est exact. Il n’est cependant pas aussi invulnérable que tu te l’imagines. J’ai échoué dans mes tentatives pour m’emparer de lui, c’est vrai ; mais jusqu’à maintenant je n’avais pas l’aide d’un homme influent comme toi.
Chabot, flatté, se rengorgea.
– Je te donnerai toute l’aide possible, c’est entendu, dit-il.
– Alors, écoute. Si nous ne possédons pas les lettres, nous tenons ce que l’on peut appeler la carte maîtresse du jeu…
– La carte maîtresse ?
– Oui, la fille Gravier. Je t’ai dit que j’avais fait procéder à son arrestation.
– Tu me l’as dit, mais…
– Elle est en ce moment incarcérée à l’hôtel de ville, et l’objet d’une surveillance sévère.
Chabot sauta sur ses pieds, fixa un regard flamboyant sur le pâle visage de son collègue et donna un formidable coup de poing sur la table.
– Tu mens ! cria-t-il du haut de sa tête. Elle n’est pas à l’hôtel de ville. Chauvelin haussa les épaules :
– Où, alors ?
– Le diable le sait peut-être… Moi pas !
Ce fut le tour de Chauvelin de regarder son collègue dans les yeux. Cet homme était-il encore ivre ou avait-il perdu la tête ?
– Tu m’obligerais, citoyen Chabot, dit-il froidement, en ne parlant pas par énigmes.
– Par énigmes ? repartit l’autre d’un ton sarcastique. Je te dis clairement que cette drôlesse que tu as envoyée en prison n’y est jamais arrivée.
– Jamais arrivée ? répéta Chauvelin en fronçant les sourcils. Tu plaisantes, citoyen.
– Moi, plaisanter ! Je vais te dire ce qu’il en est : le sergent et les hommes que j’ai envoyés s’informer de l’arrivée de cette fille sont revenus il y a une demi-heure, disant qu’à l’hôtel de ville on n’avait vu ni la fille, ni les soldats.
– Mais où avaient-ils été ?
– Pour la fille, personne n’en sait rien. On a envoyé tout de suite une patrouille dans la ville, et les quatre soldats ont été découverts dans le jardin public, derrière Saint-Ouen, les jambes liées à l’aide de leurs ceinturons, leurs bonnets enfoncés dans la bouche en guise de bâillon, mais pas trace de la donzelle.
– Et alors ?
– On a interrogé les soldats. Ils sont tous aux arrêts à présent, les lâches ! Ils ont déclaré qu’au moment où ils traversaient le jardin en se rendant à l’hôtel de ville, ils avaient été attaqués subitement par-derrière. Ils n’avaient vu personne, entendu aucune voix. L’endroit était sombre et paraissait désert. Il semble qu’on n’éclaire plus cette ville de malheur depuis que l’huile et la chandelle sont devenues si chères, et après le coucher du soleil les gens évitent de traverser le jardin qui est le rendez-vous de tous les vauriens de Rouen. Les soldats jurent qu’ils se sont défendus de leur mieux, mais que leurs assaillants étaient supérieurs en nombre. Quoi qu’il en soit, ces bandits les ont renversés, garrottés, bâillonnés, puis se sont sauvés dans la nuit, emmenant la prisonnière.
– Mais les soldats n’ont-ils vraiment rien vu ? Était-ce des voleurs de grand chemin, ou bien…
– Le diable seul le sait ! Deux des soldats ont prétendu que leurs assaillants portaient l’uniforme de garde national, et un autre croit avoir reconnu un marin qu’il avait remarqué sur le quai depuis un jour ou deux – un grand fort gaillard qui abattrait un bœuf avec son poing.
– Tiens !
– En tout cas, ces chenapans ont couru dans la direction de la Seine.
– Tiens !
– Pourquoi dis-tu « Tiens ! » comme cela ? demanda brusquement Chabot. Tu sais quelque chose ?
– Non, mais ceci confirme ce que je disais à l’instant.
– Quoi donc ?
– Que ces canailles d’Anglais sont au travail par ici.
– Comment ?
– Tout me le prouve : la façon d’attaquer, l’enlèvement de la prisonnière, le gros matelot. Des voleurs de grand chemin n’attaquent pas des soldats qui n’ont pas le sou, ils n’enlèvent pas une fille qui n’a ni parents, ni amis pour payer une rançon.
– C’est vrai.
– Quand le sergent t’a-t-il fait son rapport ?
– Il y a peu de temps… un quart d’heure peut-être.
– Pourquoi ne me l’as-tu pas dit tout de suite ?
– Cela ne te concernait pas ; c’est moi qui donne les ordres ici.
– Et quels ordres as-tu donnés ? Tu n’étais guère en état de commander la moindre chose, il me semble.
– La colère m’a monté à la tête quand je me suis vu berner une seconde fois. Si tu n’avais pas pris sur toi d’ordonner l’arrestation de cette fille…
– Dis-moi plutôt, coupa Chauvelin, quels ordres tu as donnés au sergent.
– Je lui ai commandé d’amener les quatre soldats de l’escorte ici, pour que je les interroge moi-même.
– Bon. Et où sont-ils ?
– Attends, citoyen, pas si vite ! Il fallait pour le sergent le temps d’aller à l’hôtel de ville, puis de trouver…
– Je sais, interrompit Chauvelin avec impatience.
Il se dirigea vers la porte, l’ouvrit, frappa dans ses mains et attendit. Peu après arriva en traînant les pieds le valet de garde pour la nuit.
– Aussitôt que le sergent reviendra, dit Chauvelin à l’homme, amène-le ici.
Chabot ouvrit la bouche pour protester. Il était jaloux des prérogatives que lui donnait son titre de représentant du peuple et n’entendait abdiquer son autorité devant qui que ce fût. Cependant le sang-froid de son collègue, son assurance, sa parole nette et décidée firent impression sur lui, et il se sentit très petit sous le regard méprisant de l’autre. Il referma brusquement la bouche, suivit des yeux l’homme qui s’éloignait, puis s’assit près de la table et fixa son regard dans le vague. Il tripotait gauchement les objets posés sur la table, jetait de temps en temps un coup d’œil sur la porte et prêtait l’oreille aux rares bruits qui résonnaient à travers l’auberge.
Bien qu’on eût ordonné d’une façon péremptoire aux clients de l’hôtellerie de rester dans leurs chambres, on ne pouvait les empêcher de chuchoter entre eux puisque dormir était impossible. Le bruit produit par la perquisition les avait tirés de leur premier sommeil. Puis les allées et venues des soldats avaient tenu les gens sur le qui-vive en leur inspirant une vague terreur. Le malheureux hôtelier, sa femme et sa fille avaient cherché refuge dans une chambre vacante, mais pour eux, plus encore que pour leurs clients, il n’était plus question de dormir.
Le silence ne régnait pas dans la maison, et Chabot éprouvait un certain réconfort à écouter ces bruits étouffés. Comme beaucoup de gens qui font profession d’athéisme, il était très superstitieux, et tous ces propos sur ce mystérieux espion qui travaillait dans la nuit et disparaissait comme un fantôme lui avaient ébranlé les nerfs. Chauvelin, lui, arpentait la pièce, les mains croisées derrière le dos, la tête inclinée en avant. Son esprit était en plein travail, envisageant la situation sous toutes ses faces. Dans cette nouvelle partie engagée contre le Mouron Rouge, il avait perdu le premier coup, et plus encore, il avait perdu ce qu’il appelait si justement sa carte maîtresse. Josette Gravier était bien faite pour éveiller l’intérêt de Sir Percy Blakeney et pour exciter son esprit aventureux. Si elle était demeurée prisonnière à Rouen, le Mouron Rouge n’aurait pas quitté les lieux, et Chauvelin aurait eu de grandes chances de pouvoir le saisir au collet. Mais ces chances n’existaient plus du moment que la jeune fille avait disparu, car Chauvelin savait par expérience qu’on n’arrachait jamais des griffes du Mouron Rouge ceux que le prince des aventuriers avait pris sous sa garde.
En vérité, Chauvelin se serait senti vaincu s’il n’avait possédé encore un atout, lequel, judicieusement joué, pourrait… Ses réflexions furent interrompues à ce point par l’arrivée du sergent suivi des quatre soldats en faute. Cette fois il n’essaya pas d’intervenir. Chabot pouvait les questionner s’il y tenait. Lui, Chauvelin, savait d’avance tout ce qu’ils pourraient dire. Il écouta l’interrogatoire d’une oreille, attrapant de-ci de-là un mot ou une phrase : « Nous n’avons rien vu… Nous n’avons rien entendu… Ils sont tombés sur nous subitement… Oui, nous avions nos baïonnettes… Impossible de nous en servir, il faisait trop sombre… Ils portaient l’uniforme de la garde nationale, le même que le nôtre autant qu’on pouvait voir dans cette obscurité… Excepté l’un d’eux qui avait l’air d’un marin… un grand diable avec un poing solide… Je l’avais déjà vu sur le quai… Comment aurions-nous pu nous servir de nos baïonnettes ? Ils nous ont attaqués à coups de poing… Le grand marin m’a fait tomber… Moi de même… J’y ai vu trente-six chandelles… Moi aussi… Quand je suis revenu à moi, j’avais les jambes ficelées et mon bonnet enfoncé dans ma bouche… » et ainsi de suite.
Les portes de la ville étant closes pour la nuit, personne ne pouvait les franchir avant le lever du soleil, mais il y avait toujours le fleuve, et point de limites à l’audace et à l’ingéniosité du Mouron Rouge. Cependant, la carte d’atout demeurait entre les mains de Chauvelin, et il espérait bien que c’était l’as.
Quand Chabot eut renvoyé les soldats, les deux hommes reprirent une fois de plus leur conciliabule.
– Pour ce qui est de la fille Gravier, remarqua Chauvelin, il n’y a pas grand-chose à faire. Heureusement, nous tenons le nommé Reversac. C’est avec lui qu’il faut manœuvrer.
– Je vois ce que tu veux dire.
– C’est heureux, dit Chauvelin, ironique. Tu sais où il est, j’imagine ?
– À la prison de l’Abbaye. C’est moi-même qui l’y ai fait mettre. Une riche idée de ma part, ajouta-t-il avec satisfaction, d’avoir ordonné son arrestation.
– Eh bien ! de même que le Mouron Rouge a volé au secours de Josette Gravier, il va maintenant faire tout son possible pour tirer Reversac de tes mains.
– Par bonheur, dit Chabot, il est en lieu sûr !
– Oui, c’est lui l’atout que nous avons en main, et nous le jouerons à bon escient.
Il se remit à marcher de long en large pendant que Chabot, maintenant dégrisé mais incapable de suivre deux idées à la fois, regardait devant lui d’un air hébété.
– Paris ne convient pas, dit Chauvelin se parlant à lui-même plutôt qu’il ne s’adressait à son collègue. Ce damné Mouron Rouge y a trop d’espions et de créatures dans des recoins qui nous sont inconnus.
– Hein ? Qu’est-ce que tu dis ? demanda aigrement Chabot.
– Je disais qu’il ne fallait pas garder Reversac à Paris.
– Pour quelle raison ? Je t’ai dit que nous l’avions mis en lieu sûr.
– Tu te trompes, affirma Chauvelin avec force.
Il s’arrêta de l’autre côté de la table et regarda fixement Chabot en lui posant cette question :
– As-tu jamais demandé à Fouquier-Tinville combien de prisonniers se sont échappés, rien qu’à Paris, par l’entremise du Mouron Rouge ?
– Non, mais…
– Plus de cent depuis le commencement de cette année – et l’an II n’est pas vieux !
– Je n’en crois rien.
– Les chiffres sont là. On ne peut les nier. Tu comprends pourquoi je tiens à éloigner Reversac de Paris. D’une façon ou d’une autre, que ce soit grâce à son infernale habileté ou à la corruption, le Mouron Rouge trouverait le moyen de l’arracher de tes mains.
Chabot réfléchit un instant, et Chauvelin, devinant le cours de ses réflexions, ajouta d’un ton significatif :
– Si nous perdons Reversac, nous n’avons plus rien à offrir en échange des lettres.
– Les lettres…, murmura Chabot d’un ton indécis.
– Oui, les lettres, répéta Chauvelin d’un ton net. Tu ne les as pas trouvées, que je sache !
En guise de réponse, Chabot lança un juron.
– Là où se cache la fille Gravier, là sont les lettres, continua Chauvelin. Mets-toi cela dans la tête. Et les lettres sont dans les mains des Anglais. Maintenant, mon cher, rappelle-toi ceci : tant que nous tenons l’amoureux, nous pouvons encore recouvrer les lettres en offrant un sauf-conduit en échange. Et par surcroît, ne l’oublions pas, nous avons chance de mettre la main sur le Mouron Rouge, dont la capture vaudra dix mille livres à celui qui l’effectuera.
Ayant épuisé sa provision de jurons, Chabot eut recours à un blasphème sonore.
– Dix mille livres ! s’écria-t-il.
– Sans compter la gloire.
– Au diable la gloire ! Mais ce qui me déplaît, c’est de donner la liberté à cette friponne et à son amoureux.
– Rien ne t’y oblige.
– Comment cela, rien ne m’y oblige ? Tu viens toi-même de parler de sauf-conduits… Alors ?
– C’est entendu, il faudra leur donner des sauf-conduits, mais je puis les marquer d’un signe convenu. Ce signe, connu de tous ceux qui examinent les sauf-conduits, annule toutes les pièces qui en sont marquées.
– Admirable ! s’exclama Chabot en frappant la table du plat de sa main. Admirable ! répéta-t-il en sautant sur ses pieds. Maintenant, je commence à comprendre.
Les deux hommes changèrent de rôle un instant. Maintenant c’était Chabot qui arpentait la pièce de long en large en marmottant, tandis que Chauvelin s’asseyait devant la table et tripotait à son tour la plume d’oie, les mouchettes et tout ce qui lui tombait sous la main. Au bout d’un moment Chabot s’arrêta en face de son collègue.
– Tu veux que Reversac soit emmené hors de Paris ? demanda-t-il.
– Oui.
– Et conduit ici.
– Oui.
– Ce qui ne va pas sans risque, si, comme tu le dis, ces canailles d’Anglais sont sur le pied de guerre.
– On fera le nécessaire pour réduire les risques.
– Par quel moyen ?
– Une nombreuse escorte ; ce qui nous donnera plus de facilité pour capturer le Mouron Rouge.
– Tu crois vraiment qu’il va se porter au secours de Reversac ?
– J’en suis certain.
– Eh bien ! c’est parfait, dit Chabot avec allégresse.
– Et si nous réussissons à nous emparer d’un ou de plusieurs de ces bandits, songe que nous serons dans une position admirable pour exiger la remise des lettres. Nous aurons au moins quelque chose à offrir en échange.
– Le Mouron Rouge lui-même, peut-être…
– Toute la damnée bande, avec la fille et son amoureux, répondit Chauvelin, les dents serrées.
– Je te fais cadeau de toute la bande, lança Chabot, du moment que j’aurai les lettres.
– Si tu suis mes instructions point par point, conclut Chauvelin, je te promets que tu les auras.
Ils demeurèrent encore ensemble une heure pour compléter l’élaboration du plan conçu par Chauvelin, examinant longuement tous les détails, ne laissant rien au hasard et jouissant par avance de la victoire qu’ils considéraient comme assurée.
Il était minuit quand ils allèrent enfin se coucher. Et à l’aube, Chabot était déjà sur la route de Paris en chaise de poste, muni des instructions de Chauvelin pour les agents secrets du Comité de salut public.