Debout près de la fenêtre, Louise de Croissy regardait s’éloigner son mari qui se rendait rue de la Monnaie. Quand elle eut perdu de vue la haute silhouette de Sébastien, elle se tourna vers Josette.
Obscurément et malgré elle, Josette éprouvait une étrange appréhension. Elle avait mal dormi la nuit précédente à force de réfléchir à cette affaire des lettres, et, ce matin, quand elle avait vu Louise si épanouie et Sébastien qui partait si gaiement elle avait eu comme un sentiment de vague et inexplicable frayeur.
Ce matin, quoi qu’elle fît, elle ne pouvait se libérer de ce sentiment d’une menace pesant sur la maison. Elle aussi regardait par la fenêtre tandis que Maître de Croissy s’éloignait dans la direction de la rue de la Monnaie pour prendre les copies des lettres et mettre son projet à exécution ; et quand il eut tourné le coin de la rue, elle sentit s’accroître cette impression de malaise. On approchait de la mi-octobre ; l’été, très chaud cette année-là, s’était prolongé au-delà des limites habituelles. Dans les bois, les chênes, les frênes, les châtaigniers gardaient encore leurs feuilles dorées, et bouvreuils et merles donnaient encore gaiement leurs sérénades. Mais aujourd’hui, le temps se gâtait, de lourds nuages roulaient dans le ciel, annonçant la tempête.
– Eh bien ! que se passe-t-il, ma petite Josette ? demanda Louise avec inquiétude, car son amie, qui continuait à regarder dans la rue, frissonnait comme si elle avait froid, et son visage avait une expression crispée, presque hagarde. Es-tu déçue de voir que ton cher Mouron Rouge n’aura pas de rôle héroïque à jouer sur notre scène ?
Louise avait dit cela en souriant, sur le ton de la plaisanterie. Mais Josette frémit comme si elle recevait une piqûre, et les larmes lui montèrent aux yeux.
– Josette ! s’exclama Louise, pleine de tendresse et de contrition. Elle-même se sentait heureuse, le cœur léger, fière de ce que Sébastien était capable de faire pour eux tous. Bien que le ciel fût gris et triste, qu’il n’y eût dans la maison que de maigres provisions, en dépit même de l’état de Jean-Pierre pâle et morne dans son petit lit, Louise se sentait disposée, en ce jour merveilleux, à s’activer dans son pauvre intérieur en chantonnant joyeusement. Comme Sébastien, elle n’avait jamais souhaité émigrer, mais par moments elle était prise du désir ardent de revoir les champs, les bois, les montagnes du Dauphiné où son enfance s’était écoulée. Elle possédait là-bas le manoir hérité de ses ancêtres ; il était entouré d’un vaste jardin où Jean-Pierre pourrait s’ébattre tout à son aise, et l’air pur et fortifiant des montagnes aurait tôt fait de mettre une touche rosée sur les joues décolorées du pauvre agneau.
Elle ne comprenait pas pourquoi Josette ne partageait pas sa joie. Peut-être subissait-elle l’influence de la tempête qui se déchaînait. À peine Sébastien était-il parti que le vent avait soufflé en rafales, et bientôt la pluie se mit à tomber, d’abord en larges gouttes, puis en cataractes, comme si les vannes célestes s’ouvraient brusquement. En quelques minutes, la chaussée aux pavés inégaux fut parcourue par des ruisseaux de boue, et les infortunés passants, surpris par la tempête, relevèrent leurs grands collets jusqu’aux oreilles tout en courant vers la porte cochère la plus proche. Le vent hurlait, secouant les cheminées et faisant battre les persiennes mal attachées. Rien d’étonnant à ce que le moral de Josette fût influencé par ce temps lugubre.
Louise s’écarta de la fenêtre en soupirant :
– Grâce à Dieu, j’ai fait mettre son vieux manteau à Sébastien !
Puis elle s’assit et appela Josette.
– Vois-tu, ma chérie, dit-elle en passant affectueusement son bras autour des épaules de la jeune fille, je ne voulais pas dire de mal de ton héros. Je plaisantais, c’est tout. J’aime ton enthousiasme et ta foi, ma bonne amie. J’ai plus de confiance dans l’atout que représentent ces lettres entre les mains de Sébastien que dans l’aide possible d’un héros de légende.
Pour faire plaisir à Louise, Josette s’efforça de reprendre un air enjoué. En vérité elle se reprochait d’éprouver ce malaise que rien ne justifiait et qui attristait Louise. Elle prétendit souffrir d’un mal de tête dû à une nuit blanche.
– Je suis restée longtemps éveillée, dit-elle en tâchant de prendre un ton léger, en pensant aux jours heureux qui nous attendent dans le Dauphiné. C’est si joli, là-bas, en automne, quand les feuilles sont jaunes comme de l’or !
Josette devait passer le reste de la matinée à l’atelier, aussi, dès qu’elle vit la tempête s’apaiser, se hâta-t-elle de mettre son manteau, son capuchon, et après un dernier baiser à Jean-Pierre elle s’élança au-dehors. Elle avait espéré terminer le travail à midi, heure à laquelle Maurice avait l’habitude de passer pour la prendre, et ils seraient revenus tranquillement ensemble en longeant la Seine pour respirer un peu d’air pur. Mais le sort voulut qu’elle fût retenue ainsi que d’autres ouvrières pour terminer un lot de chemises qu’il fallait expédier le jour même. Quand elle sortit enfin de l’atelier, il était plus d’une heure et Maurice ne l’attendait pas à la porte.
Elle se hâta de rentrer et elle apprit de Louise en arrivant que Sébastien et Maurice étaient déjà repartis. Ils avaient pris un repas rapide et s’étaient hâtés de retourner à l’étude où les attendait un travail important. Louise paraissait remplie d’espoir.
Sébastien, dit-elle à Josette, avait vu Fabre d’Églantine ainsi que Chabot et Bazire, et il avait commencé à négocier l’échange des lettres compromettantes contre un sauf-conduit pour lui et sa famille, laquelle comprenait, bien entendu, Josette et Maurice – leur permettant de se fixer dans leur propriété du Dauphiné.
Après avoir donné ces nouvelles favorables de l’affaire, Sébastien et Maurice étaient retournés rue de la Monnaie. Louise avait compris qu’après les trois entrevues du matin, Chabot était venu trouver Sébastien à l’étude pour lui remettre un document important, le priant de vérifier si la rédaction en était correcte au point de vue légal.
– Ce travail prendra plusieurs heures à Sébastien, expliqua Louise, et quand il sera terminé Maurice reportera le document en question chez Chabot, rue d’Anjou. Aussi je ne pense pas les revoir l’un et l’autre avant l’heure du souper. Sébastien m’a dit que lors de sa visite à l’étude, Chabot avait une attitude étrange, promenant son regard tout autour de la pièce. Je suis sûre qu’il se demandait où Sébastien pouvait garder les lettres. Et je suis très heureuse, ma bonne Josette, que Sébastien ait suivi ton conseil et que les lettres soient en sûreté ici. Si elles étaient rendues publiques, Sébastien affirme que Chabot et sa bande, sans excepter le grand Danton, seraient immédiatement traînés devant le tribunal, à la barre des accusés, et qu’il ne donnerait pas cher de leurs têtes.
Elle confia ensuite à Josette les plans qu’elle faisait pour quitter Paris le plus tôt possible. Rêves et espoirs ! Louise en était remplie à présent, alors que Josette avait l’impression de vivre dans un mauvais rêve.