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Épilogue

– Et maintenant, occupons-nous de ces fameuses lettres.

Sir Percy Blakeney, connu de tous sous le nom du Mouron Rouge, prit familièrement par le bras François Chabot qui regardait, désorienté, ce paysage inconnu et le fit remonter en voiture.

Le cauchemar n’avait pas encore pris fin pour l’ex-capucin, car il fallait à présent retourner vers Rouen.

Après avoir roulé plusieurs heures, la voiture fit halte près de la vieille maison, où, la veille, on avait pris Josette Gravier. Cette fois, Sir Percy invita Chabot à y entrer avec lui. Que se passa-t-il après ? Le citoyen député ne put jamais se le rappeler exactement. Tout ce qu’il pouvait dire, c’est qu’il s’était trouvé soudain avec les lettres dans les mains, et qu’il les palpait, les retournait, les comptait, les examinait. Elles étaient toutes là : trois signées de son nom, deux écrites par son beau-frère Bazire, et deux par Fabre d’Églantine. Sept lettres, sept feuilles de papier… Mais à quel prix avait-il dû les payer ! À cette pensée, une vague de désespoir envahit le lâche renégat ; il étendit ses bras sur la table, posa sa tête dessus et fondit en larmes abjectes. Peut-être alors son âme misérable sentit-elle le poids de ses crimes et eut-elle pour la première fois conscience de l’inévitable châtiment.

Quand son accès de désespoir eut pris fin et qu’il releva la tête, le mystérieux étranger avait disparu.

Le crépuscule tombait – le crépuscule d’un lugubre jour d’hiver. Se tournant vers la fenêtre, Chabot vit les nuages de plomb chargés de neige qui envahissaient le ciel. Lentement, lentement tombaient les premiers flocons. Un silence complet régnait aux alentours. La maison, apparemment, était vide. Il tituba plutôt qu’il ne marcha jusqu’à la porte d’entrée. Il suivit l’allée et s’arrêta à la barrière basse, parcourant des yeux le petit chemin, sans prendre garde aux gros flocons qui tombaient sur ses épaules et dans sa chevelure en désordre. Il n’y avait pas trace de la voiture qui l’avait amené, à part les ornières creusées par les roues dans la neige et on ne voyait âme qui vive. Chabot resta longtemps à interroger l’horizon. Enfin deux hommes approchèrent – des valets de ferme, à en juger par leur aspect. Il leur demanda :

– Où sommes-nous ?

Les hommes s’arrêtèrent et considérèrent avec curiosité cet étranger couvert de neige qui avait dans le regard une lueur égarée.

– Que veux-tu dire, citoyen ? demanda l’un d’eux.

– Je demande où nous sommes, reprit Chabot d’une voix blanche. On m’a laissé ici, et il n’y a personne dans la maison. Quelle est la ville la plus proche ?

Les hommes parurent surpris :

– Personne dans la maison ?

– Pas une âme.

– Le citoyen Marron et sa femme étaient encore ici il y a deux jours, et ils avaient une jeune fille chez eux, dit l’un des hommes.

– Ils ont dû aller à Elbeuf, chez la vieille grand-mère, suggéra l’autre. Ils en avaient parlé.

– Elbeuf ? répéta Chabot. Est-ce loin d’ici ?

– Une lieue et demie, pas davantage. Veux-tu que nous te mettions sur la route ?

Une lieue et demie… La nuit venait, la neige tombait, il faisait froid, si froid ! et Chabot était si harassé !

– Non, merci, citoyens, murmura-t-il d’une voix faible. Je m’y rendrai demain matin.

Il fit demi-tour et rentra dans la maison déserte. Il vit alors qu’un petit feu brûlait dans la cheminée et qu’il y avait dans un coin de la pièce un lit étroit avec deux couvertures. Sur la table étaient posées une bouteille de vin et quelques provisions, laissées là par son ennemi. Chabot s’enroula dans les couvertures et sombra dans un sommeil fiévreux.

Le lendemain, il fit la route à pied jusqu’à Elbeuf, où il prit le coche pour gagner Rouen afin d’y retrouver son collègue Armand Chauvelin. L’entretien entre les deux hommes fut aussi bref qu’orageux. Ils se quittèrent ennemis mortels.

La semaine suivante, Chabot était de retour rue d’Anjou, et trois mois plus tard il montait à son tour sur l’échafaud. Armand Chauvelin l’avait dénoncé pour avoir aidé dans leur fuite deux traîtres, Maurice Reversac et Josette Gravier, le 20 Brumaire de l’an II de la République, et pour avoir laissé échapper le redoutable espion connu sous le nom de Mouron Rouge.