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L’enfant malade

Une année s’était écoulée depuis lors, et Sébastien de Croissy avait vu s’effondrer l’un après l’autre ses espoirs les plus chers. Il n’y avait pas eu d’éclaircie dans les nuages qui planaient au-dessus du beau pays de France. Au contraire, les nuées s’étaient amoncelées plus sombres, plus menaçantes que jamais. On était arrivé à l’automne de l’année 1793. Quelques mois auparavant, le roi, condamné à mort par la Convention, avait payé de sa vie les erreurs, les faiblesses, les incompréhensions du passé. Marie-Antoinette, séparée de ses enfants et de tous ceux qui lui étaient dévoués, chargée de viles et mensongères accusations, attendait à la Conciergerie son jugement et une mort certaine.

Les prisons étaient pleines, depuis que la loi des Suspects avait favorisé les dénonciations et multiplié les arrestations. Des milliers de prisonniers et de prisonnières de tout âge et de tout rang attendaient avec plus ou moins d’anxiété et plus ou moins d’illusions d’être appelés devant le Tribunal révolutionnaire. Cependant, les maîtres de l’heure, Danton et Robespierre, commençaient à se dresser l’un contre l’autre, prêts à se combattre, tandis que le pays, déchiré par la guerre civile, devait faire face à l’invasion étrangère. La famine et les épidémies faisaient de nombreuses victimes. La terre n’avait plus assez de bras pour la cultiver, et les villes manquaient de tout ce que la campagne ne pouvait plus produire. Les armées alliées victorieuses avaient débordé les frontières et foulaient le sol sacré de la France. La Lorraine, la Champagne, les Flandres étaient dévastées par le passage des troupes, les Prussiens traversaient le Rhin, les Espagnols franchissaient les défilés des Pyrénées pendant que la torche de la guerre civile se rallumait en Vendée.

Le cri de Danton : « Aux armes ! la patrie est en danger ! » avait résonné d’un bout à l’autre du pays, éveillant des échos dans les villages endormis, à travers les plaines et les coteaux, et trois cent mille soldats de la Liberté marchaient vers la frontière, mal nourris, mal vêtus, mal chaussés, afin de repousser l’ennemi hors de France.

Ceux qui restaient à l’arrière, les femmes, les vieux, les faibles, avaient eux aussi leur rôle à remplir pour la défense de la patrie. Dans les ateliers nationaux les femmes cousaient des chemises et des uniformes pour l’armée, tricotaient des chaussettes, salaient de la viande, et s’occupaient de leurs enfants et de leur ménage quand elles le pouvaient… La patrie avant tout !

C’est alors que le petit Jean-Pierre tomba malade, et ce fut le point de départ de la tragédie. Ce fils que Louise et Sébastien avaient tant souhaité, qu’ils avaient accueilli avec tant de joie, ils avaient bien craint de ne pas le conserver tant il était frêle. Cependant, à force de soins il s’était développé et fortifié jusqu’à cet affreux automne de 1793 où la nourriture, pour les Parisiens, était devenue rare et médiocre, et le lait à peu près introuvable.

Appelé auprès du petit malade, le bon vieux Dr Leroux affirma que l’enfant n’avait rien de grave, mais qu’il lui fallait d’urgence un changement d’air. Paris était un mauvais endroit pour un petit être si délicat. Il lui fallait l’air pur de la campagne et une bonne nourriture.

Un changement d’air ? Bonté du ciel ; comment faire ?

Louise demanda au médecin :

– Pouvez-vous m’obtenir un laissez-passer, citoyen Leroux ? Nous avons encore une maison sur le bord de l’Isère, pas bien loin de Grenoble. Je pourrais y emmener mon fils.

– Oui ; je crois qu’étant donné les circonstances, je puis vous faire délivrer un laissez-passer pour l’enfant.

– Et un autre pour moi, docteur.

– Un autre pour vous, oui ; mais temporaire seulement.

– Temporaire ! que voulez-vous dire ?

– Un laissez-passer d’une durée de dix ou douze jours qui vous permettra de conduire l’enfant, de l’installer et de revenir aussitôt à Paris.

– Mais, docteur, je ne veux pas revenir à Paris.

– Je crains que vous n’y soyez obligée, citoyenne. Personne ne peut actuellement rester absent de son domicile plus de quinze jours. Vous n’êtes pas sans connaître ce règlement.

– Je ne veux pas, je ne puis pas me séparer de Jean-Pierre ! protesta la jeune femme.

– Pourquoi pas ? Je vous le répète, l’enfant n’est pas gravement malade, et il n’a besoin que de soleil et de grand air.

Louise sentait l’impatience la gagner. Comme les hommes, les meilleurs même, sont lents à comprendre certaines choses !

– Mais il n’y a personne à qui je puisse le confier, déclara-t-elle.

– Oh ! il y a bien là-bas quelque bonne paysanne qui… Cette fois, Louise s’emporta.

– Et vous vous figurez, s’écria-t-elle, que je confierais mon fils à des mains étrangères ?

– N’avez-vous point de parente en Dauphiné ? Une mère, une sœur ?

– Ma mère est morte. Je n’ai pas de sœur. Et je tiens à soigner mon enfant moi-même.

Le médecin hocha la tête. Il avait du cœur, mais il voyait journellement des situations analogues aussi pénibles, et lui-même ne pouvait rien pour y remédier.

– Je crains que vous ne soyez obligée…, commença-t-il.

– Docteur Leroux, interrompit Louise d’un ton ferme, il faut que vous me fassiez un papier certifiant que Jean-Pierre est trop malade pour être séparé de sa mère.

– Cela ne servirait à rien, citoyenne.

– Faites-en l’essai, je vous en prie !

– J’ai déjà tenté la chose pour d’autres, à plusieurs reprises, et toujours sans succès. Vous avez sûrement entendu parler de ces nouveaux arrêtés de la Commune. Personne n’ose aller contre.

– Alors, dois-je voir mourir mon fils, faute d’une feuille de papier ?

Le vieux médecin haussa les épaules. Il était surmené, et d’autres malades l’attendaient. Il prit congé sans répondre. À quoi bon s’attarder puisqu’il ne pouvait rien pour cette jeune femme ? Louise s’aperçut à peine de son départ. Elle était demeurée sur place, immobile, l’image du désespoir. Les joues pâles de son fils étaient moins décolorées que les siennes.

 

Josette était restée auprès du petit lit pendant la visite du médecin. Jean-Pierre lui avait saisi un doigt avec sa menotte, et elle n’avait pas voulu se dégager, aussi n’avait-elle rien perdu de la scène. Ses yeux bleus que faisait briller l’émotion restaient fixés sur Louise.

Louise et Josette avaient toujours vécu ensemble depuis le jour où Mme de Vendeleur, sentant ses jours comptés, avait confié sa fille, âgée seulement de quelques mois, à Virginie Gravier, la mère de Josette. Les deux enfants avaient grandi ensemble comme des sœurs, partageant leurs joies et leurs chagrins d’enfants. La vieille ferme dauphinoise résonnait de leurs rires et de leurs pas légers. Elles s’amusaient à monter sur les chèvres, et elles avaient à elles leurs poules, leurs lapins, leurs canards à qui elles distribuaient soir et matin du fourrage et du grain.

Devenues plus grandes, elles allèrent ensemble en pension au couvent de la Visitation de Grenoble pour connaître tout ce qu’il était d’usage d’enseigner aux jeunes demoiselles du temps, c’est-à-dire : coudre, broder, bien tourner une lettre, savoir par cœur quelques beaux vers et posséder quelques notions d’histoire et de géographie. Il n’y avait pas eu de différence entre l’éducation de Louise de Vendeleur, la fille du général aide de camp de Sa Majesté, et celle de Joséphine Gravier, la fille de son fermier. Ainsi l’avait voulu le père de Louise, en reconnaissance des soins dévoués donnés par Virginie Gravier à la fillette privée de mère.

Peu de temps après sa sortie du couvent, Louise avait épousé Sébastien de Croissy. La pauvre Josette sentit son cœur se briser lorsqu’il lui fallut se séparer de sa compagne de toujours. Vinrent ensuite les jours sombres de 1789 qui lui apportèrent épreuves sur épreuves. Lors d’une échauffourée à Grenoble, son père fut mortellement blessé, et Virginie mourut de chagrin peu de mois après. Quand Louise apprit ces malheurs, elle pria sa compagne d’enfance de venir vivre auprès d’elle. Josette vint donc à Paris où elle se remit à entourer Louise de soins et d’affection comme elle l’avait fait dans le passé. Dans des jours de plus en plus troublés, de plus en plus tragiques, elle fut son aide et son réconfort. Grâce à son caractère énergique, elle était devenue le soutien moral de toute la famille. La patrie en danger réclamait d’elle plusieurs heures de travail par jour. Elle aussi devait coudre des chemises et des uniformes pour les soldats de la Liberté ; mais ses soirées étaient libres ainsi que le début de ses matinées, et elle les consacrait à Louise et à Jean-Pierre pour qui elle avait une vive tendresse.

Dans l’appartement de la rue Quincampoix, Josette avait une toute petite chambre, mais pour elle, cette pièce exiguë était un paradis. C’est là que dans ses heures de liberté elle faisait jouer Jean-Pierre, tout en lavant et en repassant ses petits vêtements, et c’est là qu’elle voyait briller les grands yeux noirs de l’enfant, si pareils à ceux de Louise, lorsqu’elle lui racontait des contes de fées, des légendes ou des récits de chevalerie. Jean-Pierre était encore bien petit, mais, doué d’une intelligence précoce, il était capable de s’intéresser aux prouesses des croisés, de Bayard et de Jeanne d’Arc. C’était peut-être, parce qu’il se sentait petit et faible et pressentait avec le sûr instinct des enfants qu’il n’aurait jamais la force voulue pour imiter ces exploits, qu’il aimait tellement entendre Josette les lui conter avec tous les détails que lui suggérait sa riche imagination.

Quand Jean-Pierre, qui avait toujours été fragile, tomba dans un état de faiblesse inquiétant, Josette perdit toute sa joie – joie intérieure, faut-il préciser, car extérieurement elle conservait la même gaieté, allait et venait en chantant, dorlotait le petit malade, réconfortait Louise et soutenait le courage de Sébastien qui l’appelait « l’ange du foyer ». Chaque fois qu’elle avait un moment libre, elle le passait à côté du petit lit de Jean-Pierre ; et quand personne n’écoutait, elle redisait à voix basse les contes que l’enfant aimait tant. Si l’ombre d’un sourire paraissait sur ses lèvres pâles, Josette était heureuse, bien qu’en même temps elle sentît les larmes lui monter aux yeux !

Dès que le vieux médecin fut parti, Josette dégagea sa main que tenait toujours l’enfant et entoura Louise de ses bras.

– Ne perdons pas courage, ma chérie, dit-elle. Il doit y avoir un moyen de sortir de cette impasse.

– Un moyen ? répéta Louise. Ah ! si je pouvais le trouver.

– Nous tâcherons de le trouver ensemble.

– Tu en vois un, toi, Josette ?

– Pas exactement, Louise ; mais il me semble que des choses comme celles-là doivent pouvoir s’arranger d’une façon ou d’une autre. Tous ces règlements, tous ces décrets changent constamment suivant le bon plaisir de ces messieurs de la Commune. Peut-être permettra-t-on demain ce qu’on interdit aujourd’hui. Et puis, tant de choses étranges se passent à présent ! Si vous entendiez comme moi les conversations à l’atelier – des conversations à voix basse, bien entendu. Il y est question de fuites, d’évasions ; tantôt ce sont des aristocrates qui disparaissent subitement alors qu’on allait les arrêter, tantôt c’est un prêtre non jureur, caché sous un déguisement, qui dit la messe dans des caves et parcourt les rues de Paris pour voir et réconforter ses paroissiens sans que jamais les gendarmes puissent mettre la main sur lui. Hier encore, ma voisine de travail me chuchotait qu’un étranger, un Anglais, croit-on, a déjà fait sortir de Paris plusieurs personnes qui se savaient à la veille d’être mises en prison, et l’une d’elles a pu informer, par je ne sais quel moyen, une de ses anciennes domestiques, amie de ma voisine, qu’elle se trouvait maintenant en sûreté en Angleterre. Cet Anglais est un homme étonnant, si habile, si courageux, si mystérieux ! Personne ne le connaît, on ignore son vrai nom, on sait seulement qu’il se fait appeler le Mouron Rouge. Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est qu’il réussit tout ce qu’il entreprend. C’est incroyable ! Ah ! Louise, si seulement nous savions où le trouver.

La voix de Josette vibrait, ses yeux brillaient. Mais Louise, accablée par ses soucis, jeta une douche d’eau froide sur l’enthousiasme de son amie.

– C’est incroyable, dis-tu ? eh bien, moi, je n’y crois pas, déclara-t-elle. Ce n’est pas le moment de plaisanter en me racontant des choses qui n’existent que dans ton imagination.

Josette hocha la tête.

– Pourquoi dire cela, Louise ? L’aide que d’autres ont trouvée, peut-être la trouverons-nous aussi. Cet Anglais a fait des merveilles pour d’autres ; s’il vous connaissait, il en ferait aussi pour vous. Je tâcherai d’en apprendre davantage sur lui par ma voisine d’atelier.

Louise regardait le visage animé de son amie, et elle se sentit étrangement émue. Bouleversée par la visite du médecin, elle était comme un naufragé qui essaie de se raccrocher à n’importe quoi. Les yeux de Josette rayonnaient d’espoir, et Louise avait tant besoin d’espoir ! Elle enviait à son amie sa foi et son enthousiasme, mais les jugeait dénués de fondement.

– Je souhaiterais, dit-elle, être comme toi, Josette, et croire aux contes de fées.

– Il ne s’agit pas de contes de fées, Louise. Les prouesses de ce Mouron Rouge sont bien réelles.

– Soit ! Mais il nous ignore. Il ne peut rien pour Jean-Pierre.

– Il pourrait vous emmener tous deux hors de Paris.

– Mais, ma pauvre petite, je te le répète, il ne nous connaît pas, nous ne le connaissons pas, nous ignorons où il est, et chercher ce mystérieux personnage – si tant est qu’il existe – à travers les rues de Paris, ce serait chercher une aiguille dans une botte de foin.

– Je ne veux quand même pas renoncer à tout espoir, répondit Josette. Il se produit parfois d’heureux hasards, Louise, il ne faut pas se décourager si vite.

Louise ne répondit pas. Elle restait immobile sur son siège, perdue dans ses pensées, priant Dieu, peut-être, de la soutenir dans cette épreuve. Josette traversa la pièce d’un pas léger pour aller se pencher sur le petit lit de Jean-Pierre. Tandis qu’elle le rebordait et l’embrassait, l’enfant murmura son nom et ajouta :

– Raconte-moi une histoire, veux-tu ? Une belle histoire.

– Plus tard, mon joli, je te dirai comment un beau chevalier a sauvé des petits enfants et leur maman. Un jour, Dieu t’enverra aussi un beau chevalier, Jean-Pierre.

Et Josette sortit rapidement de la pièce.