De Meulan, où il passa la nuit, Chabot envoya un courrier à Rouen avec une lettre pour avertir Chauvelin de sa prochaine arrivée.
Rempli d’impatience, écrivait-il, j’arrive en personne prendre possession de ce qui nous intéresse. Nous verrons ensemble de quelle façon mes amis et moi pourrons te témoigner notre reconnaissance.
Un sourire ironique tordit les lèvres minces de Chauvelin quand il lut cette courte missive. Ces imbéciles de poltrons faisaient son jeu, en vérité.
L’arrivée du courrier l’avait interrompu dans un travail minutieux qui lui avait demandé beaucoup de temps et de dextérité. Il était assis devant la table de la chambre qu’il continuait à occuper à l’hôtellerie du Cheval Blanc. Bien qu’il fît grand jour il y avait une bougie allumée sur la table. Chauvelin, de ses doigts habiles, avait passé un certain temps à envelopper un paquet de petite taille, et venait de le cacheter avec de la cire rouge et un cachet neuf.
Quand on lui annonça le courrier, il souffla la bougie et jeta le paquet dans le tiroir de la table.
Dès qu’il se retrouva seul, il tira le paquet du tiroir, en prit un autre dans la poche supérieure de son habit et les posa à côté l’un de l’autre. Ils étaient en tout point rigoureusement semblables ; seul, un œil particulièrement exercé pouvait déceler une différence entre les deux. À considérer la forme, les dimensions, l’aspect chiffonné et défraîchi de l’enveloppe extérieure, la disposition des cinq cachets de ces deux paquets, on aurait pu les prendre l’un pour l’autre. Chauvelin leur fit passer un dernier et rigoureux examen. À ses yeux seuls pouvait apparaître une légère, très légère, différence entre les cachets dans la netteté et la finesse de l’empreinte.
Finalement il remit dans la poche supérieure de son habit le paquet pris sous l’oreiller de Josette Gravier et glissa l’autre dans une poche de côté. Après quoi il composa ses traits, leur donna une expression amicale et partit à la recherche de Josette.
C’était le cinquième jour que Josette passait à Rouen, attendant et espérant contre toute espérance. Elle était toujours à l’hôtellerie du Cheval Blanc et continuait à partager la chambre d’Annette. Les premiers jours elle n’avait aperçu son ami que dans la salle à manger, où il se bornait à lui adresser de loin un signe de tête amical.
Mais la veille elle l’avait rencontré dans le petit jardin de l’hôtellerie, et cette fois il l’avait abordée avec un air bienveillant. Tout de suite il avait prononcé des paroles d’espoir au sujet du paquet volé qui, sûrement, allait être retrouvé. Il montra à Josette une telle sympathie que celle-ci ne put s’empêcher de lui confier que ce paquet représentait pour elle quelque chose d’infiniment précieux, puisqu’en le portant au député Chabot elle comptait obtenir la vie et la liberté d’un ami très cher, Maurice Reversac.
Le petit homme pâle l’avait écoutée avec intérêt et s’était montré si rassurant que Josette, la nuit suivante, avait dormi paisiblement, ce qui ne lui était pas encore arrivé depuis qu’elle était à l’Auberge du Cheval Blanc.
– Ne vous tourmentez pas, ma petite fille, lui avait-il dit pour finir, votre précieux paquet vous sera rendu très prochainement.
Pour profiter d’un rayon de soleil et respirer un peu d’air pur, Josette était allée se promener, comme elle le faisait souvent, dans la belle avenue qui faisait naguère partie du domaine des ursulines, expulsées de leur couvent par la Révolution. La vue sur le fleuve, avec ses deux îles et les bateaux qui glissaient majestueusement, portés par le courant vers la mer, était très belle. L’endroit n’avait rien de solitaire, car c’était la promenade favorite des gens de la ville. Puis, le couvent ayant été transformé en école, durant la récréation ou après les classes, des troupes d’enfants sortaient de la vieille construction médiévale pour courir et s’ébattre le long de l’avenue. Josette, d’ailleurs, ne venait pas là en quête de solitude, elle aimait à regarder les enfants et les promeneurs, et de toute façon c’était plus agréable pour elle que de rester dans l’atmosphère confinée de la salle à manger de l’hôtellerie, exposée aux regards plus ou moins bienveillants ou curieux des allants et venants.
Le temps étant vraiment doux pour la saison, elle s’était assise un moment sur un banc, sous les marronniers dénudés, quand elle aperçut son ami qui venait vers elle d’un pas alerte, et dès qu’elle distingua l’expression de son visage, elle comprit qu’il était porteur d’une bonne nouvelle. Avant même de l’avoir rejointe, il plongea la main dans la poche de côté de son habit, et elle devina ce qu’il y cherchait. Elle ne put réprimer un cri de joie et courut à sa rencontre. Il avait en effet tiré un paquet de sa poche, et voilà qu’il le lui remettait bel et bien entre les mains ! N’était-ce pas merveilleux, incroyable ? Josette pressa le paquet sur sa joue, puis le mit contre son cœur battant. Elle était tellement transportée de joie que, comme une enfant, elle ouvrit les bras, et elle aurait serré sur son cœur cet excellent, cet incomparable ami si celui-ci n’avait levé la main en signe d’avertissement, car elle aurait attiré sur eux l’attention des promeneurs. Elle s’excusa aussitôt de son impétuosité.
– Je suis si contente ! expliqua-t-elle, mi-riant, mi-pleurant, si soulagée. J’oubliais…
– Je vous avais bien dit que je vous retrouverais vos lettres, dit-il en prenant les mains tremblantes de Josette dans les siennes.
– Je prierai Dieu tous les jours pour qu’il vous donne la récompense que vous méritez, murmura Josette. Mais dites-moi, comment avez-vous fait, citoyen, pour retrouver ces lettres ?
– Cela, c’est mon secret, que je ne suis pas libre de révéler. Il vous suffit que les lettres vous soient rendues. Maintenant, j’ai une autre bonne nouvelle à vous annoncer.
– Une autre bonne nouvelle ! s’exclama-t-elle toute joyeuse.
Puis, se ressaisissant :
– Je ne veux pas l’apprendre, dit-elle, avant que vous m’ayez dit votre nom.
Il eut un petit rire et un haussement d’épaules.
– Et si vous m’appeliez Armand, dit-il, citoyen Armand ?
– Est-ce là votre nom ?
– Eh ! oui.
Josette répéta le nom une ou deux fois tout bas.
– Cela me sera plus facile pour vous nommer dans mes prières, fit-elle avec une gravité naïve, sans remarquer le pli ironique des lèvres de son interlocuteur. Et maintenant, apprenez-moi votre bonne nouvelle.
– Simplement ceci : vous n’avez plus besoin d’aller jusqu’à Paris.
– Que voulez-vous dire ?
– Je veux dire qu’un courrier vient d’arriver de Meulan avec la nouvelle que François Chabot – l’homme dont vous me parliez hier – sera ce soir à Rouen.
– Ce soir même ?
– Oui, alors, vous comprenez…
– Oui… je comprends, murmura-t-elle, émue par l’annonce de cet événement imprévu.
– Cela supprime pour vous un voyage qui n’est pas sans risque. J’ai réussi à vous retrouver ce paquet, mais je ne puis vous accompagner tout le long du chemin jusqu’à Paris, et l’on pourrait vous le dérober de nouveau.
– Oui, je comprends, répéta Josette.
Elle était tout interdite. Cette nouvelle inattendue la déconcertait. Instinctivement sa main chercha le paquet et le tira de l’intérieur de son corsage. Le papier qui l’entourait était sali et froissé, ce qui n’avait rien de surprenant après avoir été manié par d’autres mains, mais les cachets étaient intacts.
– Si j’étais à votre place, ma petite, dit le citoyen Armand, je ne briserais pas les cachets. Il est préférable pour vous, et aussi pour votre ami, – Reversac, c’est bien son nom ? – que le citoyen député puisse être sûr que vous n’avez pas lu ces lettres qui ont probablement un caractère confidentiel. Cela le disposera mieux à votre égard. Vous comprenez ce que je veux dire ?
– Je pense que oui, mais, même si je ne comprenais pas, ajouta naïvement Josette, je ferais ce que vous me conseillez de faire.
Le citoyen Armand lui donna une petite tape sur l’épaule.
– Voilà qui est bien, dit-il simplement.
Il allait la quitter, mais Josette posa timidement la main sur son bras.
– Citoyen Armand…
– Oui. Qu’est-ce qu’il y a donc ?
– Vous verrai-je avant l’arrivée du citoyen Chabot ?
– J’irai certainement vous prévenir de son arrivée… À propos, ajouta-t-il comme si une idée lui venait soudain, ne serait-il pas plus sage que vous me laissiez ce paquet jusqu’au soir ?… Non ? continua-t-il avec un sourire en voyant Josette croiser les bras sur sa poitrine, comme si une force irrésistible la poussait à ne pas se séparer de nouveau de ce qui avait pour elle tant de valeur. Non ? Eh bien ! comme il vous plaira, mon enfant. Mais prenez-en grand soin. Espions et voleurs continuent à rôder par ici, sachez-le.
– Des espions ?
– Mais oui. Vous avez certainement deviné que les lettres n’avaient pas été prises par des voleurs ordinaires ?
– Non. Je pensais…
– Quoi donc ?
– Que ce paquet étant cacheté, un voleur avait pu croire qu’il contenait de l’argent.
– Assez d’argent pour justifier un tel coup d’audace ? remarqua narquoisement le citoyen Armand, et quand vous-même ressemblez si peu à une riche voyageuse ?
– Je n’avais pas pensé à cela. Mais alors, citoyen Armand, vous devez savoir qui a volé le paquet puisque…
– Puisque je vous l’ai rapporté ? Naturellement, je le sais.
– Qui était-ce ? demanda Josette en le regardant avec des grands yeux interrogateurs.
– Eh bien ! reprit-il en baissant la voix au point qu’elle devint un simple murmure, avez-vous vu, par hasard, le premier soir de votre arrivée ici, un grand gaillard habillé en marin qui se faisait remarquer par sa faconde dans la salle à manger du Cheval Blanc ?
– Oui, je l’ai observé. Un horrible individu. Mais, pour sûr…
– Cet homme, qui, je le reconnais, était très habilement déguisé et grimé, est à la tête d’une organisation d’espionnage dont le but véritable est la destruction de la France.
– Vous ne voulez pas dire… ? balbutia Josette. Le citoyen Armand inclina la tête.
– Je vois, dit-il, que vous avez entendu parler de ces gens-là. Ils se sont donné à eux-mêmes le nom de ligue du Mouron Rouge, et, sous le couvert de l’aide chevaleresque qu’ils apportent à de prétendus opprimés, ils ne sont en réalité qu’un vil ramassis d’espions prêts à accepter l’argent d’où qu’il vienne, de leur pays ou du nôtre.
– Je ne puis pas le croire, protesta Josette avec véhémence.
– N’avez-vous pas remarqué que dès que je suis entré dans la pièce, ce soir-là, le gros marin a battu vivement en retraite ?
– J’ai remarqué en effet, admit-elle, qu’il a quitté la pièce peu après que vous aviez commencé à souper.
– J’ai mis aussitôt la police à ses trousses, mais il a une faculté merveilleuse de savoir disparaître quand il craint pour sa peau, ce fameux héros dont les prétendues prouesses ont ébloui tant de gens.
– Je ne puis le croire, répéta Josette à voix basse.
– Mon enfant, laissez-moi vous mettre en garde contre des gens et des agissements dont vous ne soupçonnez pas les mobiles et dont vous seriez la première victime. Cet homme avait évidemment intérêt à vous prendre vos lettres, et c’est pourquoi il vous a suivie jusqu’à Rouen. Je m’en suis rendu compte, et j’ai fait de mon mieux pour vous protéger.
– Oh ! je le sais, soupira Josette. Vous vous êtes montré si bon pour moi, citoyen Armand !
Elle se sentait plongée dans un océan de doute et de perplexité. Pauvre Josette, dont on cherchait à ruiner la foi dans un idéal si cher à son cœur ! Seule pour se diriger dans des circonstances aussi graves, comment lui était-il possible de savoir qui elle devait croire et en qui elle pouvait avoir confiance ? Cet ami inconnu lui avait témoigné tant d’intérêt ! Les lettres volées, c’est lui qui les avait retrouvées ; et sans lui, à l’heure présente, elle n’aurait plus rien entre les mains pour négocier la vie et la liberté de Maurice. Si tout autre avait parlé du Mouron Rouge comme l’avait fait cet homme, elle l’aurait qualifié de menteur et aurait rompu des lances en faveur de son héros. Mais que dire au citoyen Armand à qui elle devait tant de reconnaissance ?
Certes, il se trompait. Josette était certaine qu’il se trompait dans son appréciation du Mouron Rouge ; mais pas un moment elle ne douta de sa sincérité. Quoi qu’il eût dit – et ses paroles avaient été comme autant de traits cruels qui perçaient son cœur – il l’avait dit parce qu’il était convaincu que c’était la vérité, et cette vérité, il ne lui en avait fait part que par amitié pour elle.
En ce moment même, il paraissait deviner ses pensées et la raison de ses larmes.
– C’est toujours triste, dit-il avec douceur, de voir tomber ses illusions. Mais vous pouvez considérer ainsi la chose, mon enfant : vous avez perdu un ami qui n’avait d’existence que dans votre imagination. Par contre, vous en avez trouvé un véritable. Celui-là, j’ose le dire, a déjà prouvé son dévouement en vous retrouvant la clef magique, grâce à laquelle s’ouvrira la porte de la prison devant celui que vous aimez. Ai-je raison de supposer que Maurice Reversac est cet heureux élu ?
Josette inclina la tête et sourit à travers ses larmes.
– Je n’avais pas l’intention de vous dire tout cela, reprit-il comme il allait la quitter, mais j’ai senti la nécessité de vous mettre sur vos gardes. L’homme qui a volé ces lettres une première fois tentera de le faire de nouveau, et je ne réussirais sans doute pas à vous les rendre une seconde fois.
Josette ne répondit pas. Ses pensées l’entraînaient loin de Rouen, dans la gentille demeure anglaise où Louise lui racontait les prouesses du Mouron Rouge, son ingéniosité, son dévouement, l’auréole de mystère qui l’entourait dans son pays même. Est-ce que tous les récits qu’elle avait entendus pouvaient n’être que légendes et mensonges ?
Elle entendait autour d’elle comme un bourdonnement confus où se mêlaient les pas des allants et venants, les conversations des mariniers sur le quai, les rires et les cris des enfants sortant de l’école. Soudain, dominant tous ces bruits, retentirent les premières mesures de la Marseillaise mugies par une voix de stentor archi-fausse. Le citoyen Armand sursauta et se précipita vers le quai d’où venaient ces clameurs. Les mariniers riaient tous en se montrant une barque qui venait de quitter la rive, et dans laquelle un gros marin, coiffé d’un chapeau de toile cirée posé de travers sur la tête, maniait ses avirons avec vigueur. C’était lui qui chantait si fort et si faux et sa voix s’entendait encore alors qu’il était déjà au milieu du fleuve, se dirigeant vers les îles.
Josette sourit. Était-ce là l’homme qui avait volé les lettres sous son oreiller ? le dangereux espion à la capture duquel le citoyen Armand employait toutes les ressources de son intelligence et de son ingéniosité ? Cet affreux individu débraillé pouvait-il être, en définitive, le mystérieux et redoutable Mouron Rouge ?
Josette ne put s’empêcher de rire toute seule à cette pensée. Le citoyen Armand devait avoir l’esprit dérangé pour établir un rapport entre cet être bouffon et l’homme le plus vaillant qui eût vécu au cours des âges.
Elle le chercha des yeux, car elle voulait essayer de le convaincre de son erreur. Elle se sentait soulagée, heureuse. Elle pouvait continuer à vénérer dans son cœur la figure idéale de son héros et en même temps garder son affection pour l’homme qui lui avait témoigné tant de bonté. Oui, elle était heureuse, et ses lèvres, maintenant, étaient prêtes à prononcer des paroles de gratitude.
Mais ce fut en vain qu’elle regarda autour d’elle. Le citoyen Armand avait disparu.