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À la Section de la Montagne

Louise de Croissy était étendue, inerte, sur l’étroit canapé de sa chambre. Depuis que Josette lui avait annoncé la terrible nouvelle, vingt-quatre heures plus tôt, elle était demeurée dans un état de prostration complète, incapable de pleurer, de manger, de dormir. Les caresses de Jean-Pierre elles-mêmes ne réussissaient pas à la tirer de son abattement. Elle était restée dans la même position, muette, immobile, tandis que Josette s’occupait de Jean-Pierre et le soignait de son mieux. Josette avait pour Louise une ardente affection, mais en ce moment tragique elle ne pouvait s’empêcher de ressentir quelque impatience devant le manque total d’énergie de son amie. Est-ce que Jean-Pierre n’avait pas besoin de sa mère ? Jean-Pierre auquel il fallait penser d’autant plus que le chef de famille n’était plus là. Jean-Pierre, le petit être faible et sans défense à qui l’amour et les soins maternels pouvaient seuls rendre la santé.

Josette se rendait compte des risques que couraient la mère et l’enfant. Il importait de leur faire quitter Paris au plus tôt. Sébastien avait été assassiné par des hommes politiques parce qu’il ne voulait pas leur rendre des lettres compromettantes sans compensation. On l’avait tué, parce que seuls les morts ne parlent pas.

Mais on n’avait pas trouvé les lettres, et il y avait actuellement trois hommes qui savaient que leurs têtes seraient en péril si ces lettres étaient rendues publiques, et ces hommes étaient capables de tout. Josette ne se faisait pas d’illusions. Tôt ou tard, dans quelques heures peut-être, ces hommes frapperaient Louise. Josette aurait voulu que son amie brûlât ces lettres qui avaient été la cause du drame, mais à la première allusion, Louise avait croisé ses mains sur sa poitrine comme pour montrer qu’elle voulait à tout prix les conserver.

Quand Josette revint de l’atelier, ce soir-là, elle trouva Louise au lit. C’était la première fois qu’elle avait quitté le canapé depuis l’annonce de la mort tragique de son mari. Ses vêtements étaient posés sur un siège, son corsage par-dessus, bien en vue comme pour attirer l’attention. Le paquet de lettres n’était plus dans la doublure, Josette s’en rendit compte tout de suite. Elle remarqua également que Louise feignait de dormir, mais l’observait entre ses paupières à demi fermées.

Avec toute l’apparence de l’indifférence, Josette s’occupa de remettre de l’ordre dans la pièce. Elle arrangea l’oreiller de Louise, baisa doucement le front de son amie, dit bonsoir à Jean-Pierre qui venait de se réveiller et lui tendait les bras, après quoi elle gagna son lit. Mais elle ne dormit guère tant elle était lasse et tourmentée. Elle prévoyait des complications. Louise avait sûrement quelque idée fixe au sujet des lettres – résultat du choc subi, sans doute – et elle s’y cramponnait avec l’obstination des faibles. Elle les avait cachées et entendait garder le secret de la cachette sans le confier à personne, même à Josette. Assurément elle avait subi un grave ébranlement nerveux et n’était plus elle-même. Josette, avec un serrement de cœur, avait observé sur son visage aux yeux clos une expression étrange, l’expression de ceux dont l’esprit s’égare.

 

Josette et Maurice avaient passé la plus grande partie de leur journée à la section du quartier de la Monnaie, dite Section de la Montagne. Cette séance, pour Josette, avait été d’un bout à l’autre une véritable épreuve. D’abord la longue attente dans cette salle malodorante, au milieu d’une foule patiente d’hommes et de femmes qui devaient attendre debout leur tour de passer devant le commissaire. Et pendant cette attente, Josette était obsédée par le souvenir du drame de la veille et par l’incertitude angoissante du lendemain. Il y aurait eu là de quoi briser son courage si elle n’avait eu Maurice à côté d’elle, et c’était étonnant combien cette présence lui apportait de réconfort. Pleine de spontanéité, Josette était si sûre d’elle-même, si habituée à veiller sur ceux qu’elle aimait, à les entourer de soins et de prévenances, que l’attitude réservée de Maurice, ses manières timides, son muet attachement de chien fidèle, provoquaient chez elle un soupçon de dédain qui se mêlait à la franche amitié qu’elle avait pour lui. Elle ne pouvait qu’admirer l’attachement et le désintéressement dont il avait toujours fait preuve à l’égard de Maître de Croissy, et elle devait reconnaître qu’il était instruit et compétent dans tout ce qui touchait aux questions de droit, sans quoi Sébastien n’eût pas fait tant de cas de son jugement, mais Josette avait toujours eu l’impression que physiquement et moralement c’était un faible, et qu’il était le lierre qui s’attache plutôt que le chêne qui supporte. Depuis le drame, comme il lui paraissait changé ! Josette sentait toujours qu’il lui fallait être énergique, Louise et Jean-Pierre ayant besoin d’elle plus que jamais ; seulement, à présent, il y avait Maurice, un Maurice nouveau qui était devenu une force, un soutien.

Quand vint enfin leur tour de passer dans le bureau du commissaire, Josette, avec Maurice à ses côtés, ne ressentit aucune crainte. Ils déclinèrent leurs noms, prénoms et qualités d’une voix nette, montrèrent leurs papiers, et Maurice fit un récit exact du tragique événement de la veille : le citoyen Croissy, l’avocat de la rue de la Monnaie, avait été lâchement assassiné dans son étude. C’était son devoir de bon citoyen de faire connaître ce crime à la section du quartier.

Le commissaire écoutait, les sourcils froncés, tapotant la table avec son coupe-papier. Son visage exprimait la plus grande incrédulité.

– Pourquoi parles-tu de meurtre, citoyen ?

Maurice décrivit la pièce bouleversée, les papiers dispersés, le coffre-fort ouvert et mentionna la barre de fer trouvée près du cadavre, ce qui donnait à cette mort tragique toute l’apparence d’un meurtre ayant le vol pour motif.

– Manquait-il de l’argent ?

– Je ne puis vous l’assurer ; il y avait de l’argent par terre.

– Alors, fit l’autre en haussant les épaules, tu vois bien qu’il n’y a pas eu vol.

– Vol de documents plutôt que vol d’argent, commença Maurice tandis que l’impulsive Josette s’écriait : Le meurtre avait un motif politique. Les assassins voulaient s’emparer de certains documents.

Au mot « motif politique », le commissaire avait dressé l’oreille.

– Tu dis des sottises, jeta-t-il vivement. Un motif politique ! Quel idiot aurait recours au meurtre aujourd’hui, alors que…

Il s’interrompit brusquement car il était sur le point de lâcher une parole imprudente. Ce qu’il avait failli dire, ce qu’il pensait certainement, c’était qu’à l’heure présente pas un homme n’aurait la sottise de commettre un meurtre avec tous les risques que comporte un tel crime, alors qu’il était si facile de se débarrasser d’un ennemi en le dénonçant au Tribunal révolutionnaire : l’arrestation, le jugement suivaient aussitôt, et le dénonciateur gagnait encore quelques livres par-dessus le marché. Alors, pourquoi prendre la peine de commettre un crime ? Mais ce n’était pas chose à dire tout haut, et le commissaire savait que des fonctionnaires de la Commune de Paris avaient été renvoyés pour avoir osé critiquer tel ou tel décret du paternel gouvernement de la République.

– Voici ce que je vais faire, citoyenne, dit-il en s’adressant plus particulièrement à Josette, car il n’était pas insensible au charme de ses yeux bleus. Je ne crois pas un mot de cette histoire, notez-le, mais je me rendrai à l’immeuble en question pour voir les lieux du prétendu crime, et j’écouterai les dépositions des témoins. Après quoi je conclurai.

– Mais il n’y a pas eu de témoins, dit encore Josette.

Là-dessus, le commissaire jura, tempêta, en énumérant les pénalités prévues pour les accusateurs de mauvaise foi. Pas de témoins ? Allons donc ! Il y avait sûrement des témoins… quand ce ne seraient que les habitants de la maison… les voisins de palier… On saurait les découvrir et les faire parler… De toute façon, le commissaire verrait ce qu’il en était, et si finalement cette histoire d’assassinat politique n’était qu’un mensonge, eh bien ! les accusateurs de mauvaise foi n’auraient qu’à bien se tenir et à mettre leur tête à l’abri… C’est tout.

– Vous vous présenterez ici demain matin, fut le dernier mot qu’il leur adressa en les renvoyant.

Après cette longue et pénible journée, rien d’étonnant à ce que Josette passât la plus grande partie de la nuit sans parvenir à trouver le sommeil. Il était évident que la justice ne ferait rien pour retrouver les meurtriers de Sébastien. Sans doute avait-elle eu tort de parler de « motifs politiques » pour expliquer l’attentat, car c’était mettre les assassins sur leurs gardes et attirer leur colère sur elle et sur Louise.

– Sainte Vierge, murmura-t-elle dans sa prière, si seulement vous m’aidiez à découvrir le Mouron Rouge !

 

Le lendemain matin, Louise se leva et s’habilla sans dire un mot. Elle conservait son attitude figée et son indifférence à l’égard de tout ce qui l’entourait. Josette, le cœur serré, observa qu’elle gardait la même expression fermée et que ses yeux étaient secs. Louise n’avait pas versé une larme depuis le moment où elle avait appris que son mari avait été lâchement assassiné à cause des lettres… ces lettres qui devaient leur apporter le salut !

Avec des paroles d’affection et des manières tendres, Josette s’efforça de modifier l’état d’esprit de la malheureuse jeune femme. Elle la mena vers le petit lit de Jean-Pierre et dit à voix basse quelques-unes des prières qu’elles avaient apprises ensemble au couvent de la Visitation. Ses yeux bleus si expressifs étaient baignés de larmes.

– N’essaye pas de m’attendrir, Josette, dit Louise. (C’étaient les premiers mots qu’elle prononçait après trente-six heures de mutisme, et sa voix était rauque.) Si je versais maintenant des larmes, je ne pourrais plus les arrêter, et mes yeux, à force de pleurer, s’obscurciraient et se fermeraient pour toujours.

– Il ne faut pas penser à la mort, Louise, dit Josette sur un ton de doux reproche. C’est à Jean-Pierre qu’il faut penser.

– C’est justement parce que je pense à lui, répliqua Louise, que je ne veux pas pleurer.

Elle ne dit pas un mot des lettres, bien que Josette y fît allusion et tentât une question indirecte.

– Sébastien eût préféré voir vos larmes, Louise, prononça Josette avec tendresse.

– Peut-être les verra-t-il de Là-Haut quand je m’agenouillerai sur sa tombe. Mais pas maintenant… pas encore…

Mais Louise ne devait jamais s’agenouiller sur la tombe de son mari. Ce matin-là, quand Maurice et Josette se présentèrent au bureau de la Section de la Montagne pour obtenir le permis d’inhumer le citoyen Croissy, on les informa en quelques mots que l’inhumation était déjà faite, et questions et prières n’obtinrent aucune explication à part ceci : « Par ordre des autorités » (on ne spécifiait pas lesquelles) « on avait disposé du corps dudit citoyen Croissy. » Ce qui signifiait que l’infortuné Sébastien avait dû être enfoui dans la fosse commune, dans la tombe collective des pauvres, des étrangers, des inconnus, où pas une croix, pas une pierre ne marquerait le lieu où il reposait. La raison que donna brièvement le greffier fut qu’on agissait ainsi pour les suicidés.

Le meurtre odieux de Maître de Croissy était donc classé dans les cas de suicides. Il eût été vain d’insister, de discuter. Les deux jeunes gens, chaque fois qu’ils ouvraient la bouche, étaient sommés de se taire, et s’ils avaient élevé une protestation de la part de la veuve, ils auraient risqué de l’exposer à toutes sortes de dangers. Ils n’en dirent pas davantage et se retirèrent après que Maurice eut reçu l’ordre de se trouver l’après-midi rue de la Monnaie, à l’heure qu’avait désignée le citoyen procureur qui devait procéder à l’inventaire des biens meubles du « suicidé ».