Pour François Chabot le voyage entre Le Roger et la côte fut un véritable cauchemar. Il était en fait le prisonnier de cette canaille d’Anglais autant qu’un aristo avait jamais pu l’être entre les mains des terroristes. Et tandis que toutes sortes de pensées, de plans irréalisables et de vains désirs martelaient son cerveau enfiévré, la voiture cheminait entre les champs couverts de neige, et devant lui, sur le siège, il voyait l’homme qui était la cause de son humiliation et de son désespoir. Ah ! s’il avait pu plonger un couteau dans ce large dos qui s’offrait à lui ! Mais à quoi cela aurait-il servi ? Il y aurait toujours ces maudites lettres aux mains des collaborateurs invisibles et insaisissables de son ennemi.
Ils arrivèrent à Louviers au milieu du jour. À l’entrée de la ville ils furent arrêtés par une sentinelle. L’Anglais sauta de son siège. Sur un simple signe de lui, Chabot montra ses papiers d’identité :
François Chabot, représentant du peuple
à la Convention nationale pour le département
de Loir-et-Cher…
Le jeune homme assis près de lui était son fils, déclara-t-il, et l’autre, un ami dont il répondait. La sentinelle se mit au garde-à-vous en disant :
– Passez, au nom de la République.
Ils contournèrent Rouen, puis s’engagèrent dans un chemin vicinal. Le conducteur arrêta la voiture près d’une maisonnette isolée au milieu d’un jardin potager qu’entourait un mur écroulé en plusieurs points. Une barrière basse y donnait accès. L’Anglais descendit de son siège, passa les guides dans un anneau fixé au mur, puis jeta un coup d’œil sous la bâche de la voiture. Il envoya sur les genoux de Chabot un paquet et une bouteille en disant brièvement :
– Buvez et mangez, mon cher. M. Reversac et moi avons à faire à l’intérieur de cette maison.
L’ex-prisonnier descendit de voiture, et les deux hommes pénétrèrent dans la maison. Chabot, grelottant dans le véhicule mal clos, mangea et but parce que le déjeuner pris à l’auberge avant le départ n’était plus qu’un lointain souvenir. Mais son cerveau avait cessé de travailler. Il ne se faisait plus l’effet d’un être vivant, mais celui d’un simple automate que faisait mouvoir et parler tantôt la pression d’une longue main ferme, tantôt le regard rapide de deux yeux bleus à l’expression insolente ou amusée. Un certain temps s’écoula avant qu’il entendît grincer de nouveau sur ses gonds la porte délabrée de la maison. Les deux hommes s’avançaient dans le sentier menant vers la voiture, mais ils n’étaient plus seuls : une jeune fille les accompagnait, et Chabot poussa un cri rauque quand il reconnut cette friponne de Josette Gravier qui s’était jouée de lui, et qui maintenant était témoin de sa déconfiture.
Ceci fut peut-être le moment le plus amer de tous, car il se rendait compte que lui, qui avait projeté la perte de ces deux innocents, était maintenant devenu l’instrument de leur délivrance et de leur bonheur. Il abaissa son regard pour ne pas voir dans leurs yeux la lueur de triomphe qui devait y briller.
Comme il connaissait mal la nature humaine ! Josette et Maurice ne songeaient pas à leur ennemi, ni aux terribles tourments qu’il leur avait infligés. Ils pensaient uniquement l’un à l’autre, au bonheur de se tenir par la main, et par-dessus tout à leur amour. Aux heures de la souffrance et du péril, ils avaient mesuré la force de cet amour et la joie qui serait la leur s’il plaisait à Dieu de les unir.
Et ce bonheur qu’ils allaient maintenant atteindre, ils le devaient à cet homme courageux, au héros des rêves de Josette. Assurée à présent que c’était au Mouron Rouge qu’elle devait son salut, son cœur avait bondi de joie quand il était entré tout à l’heure dans la maison où elle l’attendait patiemment sous la protection d’un vieux paysan et de sa femme, et, s’il l’avait laissée faire, elle se serait volontiers agenouillée devant lui et aurait baisé ses mains pour exprimer son infinie reconnaissance.
Pour les deux fiancés, ce voyage fut aussi un rêve, mais un rêve de paradis terrestre. La main dans la main, ils s’assirent l’un près de l’autre, en faisant à peine attention à l’homme immobile et muet qui s’était tassé dans un coin de la voiture. Pour eux également, il n’existait plus que comme un pantin dont le Mouron Rouge tirait les ficelles. Il ne bougeait que lorsque la voiture était arrêtée à l’entrée d’un pont ou d’une localité. Alors, en réponse à la sommation du gendarme, il avançait sa vilaine tête et, d’une voix blanche, déclinait ses nom, prénom et qualité. Josette et Maurice riaient sous cape quand ils s’entendaient présenter comme le fils et la fille de ce disgracieux personnage et que le bel étranger était donné comme son ami.
Le gendarme ou le garde national prononçait les mots fatidiques : « Passez, au nom de la République. » Et la voiture conduite par le mystérieux étranger, reprenait sa marche cahotante.
Lorsqu’ils approchèrent de la côte et sentirent le vent marin leur souffler au visage, les premiers effluves salés que respira Josette lui remirent en mémoire toutes les péripéties du voyage qu’elle avait entrepris, toute seule, pour sauver Maurice. La voiture s’était arrêtée dans un endroit désert, loin de tout village. Ayant mis pied à terre, Josette et Maurice se dirigèrent vers la mer, guidés par leur sauveur qui les conduisit jusqu’à une petite anse propice aux embarquements clandestins où ils devaient trouver deux des lieutenants du Mouron Rouge.
À la vue des vagues glauques qui venaient mourir sur le sable, Josette se rappela le moment où elle s’était sentie si seule et désemparée sur le port de Dieppe. Le mince petit homme vêtu de noir qui était venu lui offrir ses services et l’avait aidée à trouver le voilier norvégien se dressa vivant dans son souvenir. Elle revit ses yeux gris au regard faussement bienveillant ; elle entendit sa voix insinuante et trompeuse et frémit à l’évocation de cet homme à qui elle avait donné sa confiance, tandis qu’il faisait tout pour la perdre. Instinctivement, elle se serra contre Maurice, et le sentiment qu’il serait désormais près d’elle pour la protéger suffit à faire fuir le hideux fantôme. Tendrement appuyés l’un sur l’autre, ils descendirent la pente qui menait à la petite plage. Une barque devait les y prendre après le coucher du soleil, et cette nuit même ils monteraient à bord du Day Dream, le bateau qui tant de fois avait emmené jusqu’au rivage hospitalier de l’Angleterre, de malheureux Français échappés des prisons de la République. Et de l’autre côté de la Manche les attendaient Louise et Jean-Pierre.
« Heureux le peuple qui n’a pas d’histoire. » De Maurice et de Josette, il ne reste maintenant rien à dire, à part la réalisation de leur bonheur.