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Départ nocturne

Louise, à vrai dire, était beaucoup trop agitée pour sentir le déchirement de la séparation avec autant d’intensité que Josette. Depuis que Jean-Pierre était tombé malade, elle s’était mise à détester Paris et son pauvre logement de la rue Quincampoix. Le coup affreux que lui avait porté la mort de son mari avait encore accru l’aversion qu’elle avait conçue pour sa triste demeure et tout ce qui l’entourait.

Voilà pourquoi, en cette mémorable soirée d’octobre, elle descendait son escalier, le cœur léger. Jean-Pierre était blotti dans ses bras, et elle portait un panier vide avec le papier où était inscrite la ration de pain à laquelle ils avaient droit.

Comme elle sortait de la maison, elle faillit sursauter en s’entendant apostropher par une voix rude.

– Où vas-tu comme ça, citoyenne ?

C’était Patard, l’épicier dont la boutique occupait le rez-de-chaussée de la maison, qui lui posait cette question tout en raccrochant les volets devant sa vitrine dégarnie. L’homme était connu pour son sans-culottisme, et on le soupçonnait avec vraisemblance d’être chargé de surveiller les autres locataires de l’immeuble. Aussi, sans paraître se formaliser de cette question indiscrète, Louise lui répondit-elle avec douceur :

– Je vais à la boulangerie, citoyen.

– À cette heure-ci !

– Oh ! elle est encore ouverte. Je viens de m’apercevoir que je n’avais plus de pain pour le souper.

– Et tu ne crains pas de faire sortir si tard ton marmot ?

– Le médecin recommande de lui faire prendre l’air le plus possible, et il a plu toute la journée.

Cet arrêt faisait bouillir Louise d’impatience, mais elle ne voulait pas paraître pressée devant ce zélé patriote qui, flairant en elle une aristocrate, la considérait d’un air malveillant.

Enfin il cessa de s’occuper d’elle et retourna à ses volets. Louise se remit en marche. La pluie avait cessé, en effet, mais il faisait froid et le sol était glissant. Chargée du poids de Jean-Pierre, Louise avançait aussi rapidement qu’elle le pouvait, avec ses souliers trop minces qui clapotaient dans la boue. Heureusement, la boulangerie se trouvait à peu de distance, et bientôt elle put prendre sa place dans la queue qui s’était formée devant la boutique. Il y avait peu de monde à cette heure-là, une douzaine de personnes tout au plus, principalement des femmes qui revenaient de leur travail. D’un coup d’œil Louise en fit la revue, et son cœur battit quand elle aperçut l’homme aux béquilles vêtu de noir décrit par la lettre. Il était un peu en avant d’elle, et, au moment d’entrer dans la boutique, il s’arrêta un instant sous la lanterne suspendue au-dessus de la porte. Elle ne pouvait voir son visage, mais elle nota qu’il était coiffé d’un chapeau noir aussi râpé que ses vêtements. Il disparut à l’intérieur de la boulangerie, et Louise ne le revit que lorsque vint son tour d’être servie. Il quittait à ce moment la boutique, et, dès qu’elle eut elle-même reçu et payé sa maigre ration, elle se hâta de ressortir.

 

Il y avait pas mal de gens qui allaient et venaient dans la rue. Quelques clients attendaient encore leur tour devant le seuil de la boulangerie, d’autres repartaient dans des directions différentes. Mais Louise ne vit trace nulle part de l’homme aux béquilles. Elle demeura un moment immobile dans la rue mal éclairée par des quinquets fumeux, ne sachant quelle direction elle devait prendre. Elle sentait cruellement la fatigue d’être restée si longtemps debout avec le poids de son fils sur les bras, et le cœur commençait à lui manquer. Elle se demandait si la lettre qui avait fait naître de si beaux espoirs n’était pas une mauvaise plaisanterie, ou pire encore. « Ah ! Josette, Josette, pensait-elle, ton enthousiasme et ta confiance vont peut-être nous coûter cher. » Indécise sur ce qu’elle devait faire, elle ne voulait pas, d’autre part, rester plus longtemps sur place afin de ne pas attirer l’attention des passants, spécialement celle de deux gardes nationaux qui causaient ensemble de l’autre côté de la rue. Presque défaillante de fatigue et d’émotion, elle venait de reprendre lentement le chemin de son logis quand elle entendit soudain, à peu de distance, un petit bruit sec de béquilles sur les pavés. Avec un soupir de soulagement, elle se dirigea vers l’endroit d’où venait ce bruit. Le petit claquement continuait à se faire entendre devant elle ; tout ce qu’elle avait à faire était donc de le suivre d’aussi près que possible.

Il y avait peu de monde dans les rues à cette heure-là. Louise croisa tout de même une patrouille de la garde nationale, mais les soldats ne firent pas attention à elle. De quoi avait-elle l’air, du reste, sinon d’une pauvre femme avec son enfant endormi dans les bras et sa ration de pain dans son panier ? Ils ne se soucièrent pas davantage de cet individu aux vêtements râpés qui cheminait en clopinant, appuyé sur ses béquilles. Louise avançait ainsi péniblement depuis une dizaine de minutes, tournant d’une rue dans une autre, sans plus savoir où elle se trouvait, lorsque le claquement des béquilles s’arrêta. L’infirme avait fait halte devant une grande porte ouverte, et quand Louise le rejoignit, il lui fit signe d’entrer. Au moment où elle franchissait la porte, son guide lui chuchota rapidement :

– Montez deux étages et frappez à la porte de droite.

Louise obéit sans hésitation en dépit de l’étrangeté de la situation. Elle ignorait absolument où elle se trouvait, et pourtant, elle n’éprouvait aucune crainte. Peut-être était-elle trop lasse pour ressentir autre chose qu’un désir irrésistible de se reposer.

Elle se retourna pour voir si son guide la suivait, mais celui-ci avait disparu. Un escalier partait de l’entrée, mal éclairée par un simple lumignon. Louise monta deux étages et frappa à la porte indiquée. Au bout d’un instant, celle-ci fut ouverte par un jeune homme mal rasé, aux vêtements effrangés, qui clignait des yeux comme s’il venait d’être tiré de son sommeil.

– Vous êtes bien madame de Croissy, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

Louise nota qu’il parlait le français avec un accent étranger et qu’il s’était servi du mot madame qui n’était plus en usage en France. Ceci la rassura.

Le jeune homme la précéda le long d’un étroit couloir mal éclairé jusqu’à une pièce où les yeux fatigués de Louise furent accueillis par le spectacle agréable d’une table recouverte d’une nappe sur laquelle étaient posés une assiette, un couteau, une fourchette et deux gobelets. Dans un coin de la pièce il y avait aussi un canapé avec un oreiller et une couverture. Il ne faisait pas chaud dans la chambre, et une seule chandelle éclairait d’une lueur vacillante des murs blanchis à la chaux et un plafond noirci par les ans. Mais Louise n’avait cure de tout cela. Elle se laissa tomber sur une chaise à côté de la table, tandis que le jeune homme lui disait dans son français un peu hésitant :

– Veuillez attendre un petit moment, madame, et je vous apporterai de quoi vous réconforter tous les deux.

Il sortit de la pièce avant que Louise eût rassemblé suffisamment ses esprits pour le remercier. Vaincue par la fatigue et les émotions, elle resta affalée sur son siège, le regard perdu dans le vague. Jean-Pierre, qui avait dormi jusque-là, s’éveilla alors et, désorienté, se mit à geindre doucement. Louise s’efforça de le calmer avec quelques caresses, et elle y était parvenue lorsque le jeune homme hirsute reparut, portant un plateau qu’il déposa sur la table. Louise manqua défaillir lorsqu’une délicieuse odeur de soupe chaude et de lait fumant atteignit ses narines. Le jeune homme avait déjà versé un plein gobelet de lait pour Jean-Pierre. Pendant que l’enfant le buvait avec avidité, Louise essaya d’exprimer sa gratitude.

– Ce n’est pas à moi, madame, répliqua le jeune homme, que vous devez des remerciements. Je ne fais ici qu’exécuter des ordres. Vous aussi, je le crois, ajouta-t-il avec un sourire, devrez vous soumettre à la volonté de mon chef.

– Dites-moi quels sont ses ordres, monsieur, dit Louise avec chaleur, et je ferai de mon mieux pour les suivre.

– Ces ordres sont que vous commenciez par souper, et que vous vous reposiez ensuite jusqu’à ce que je vienne vous réveiller demain matin de bonne heure. Il vous faudra partir deux heures avant le lever du soleil.

– Jean-Pierre et moi serons prêts, monsieur. Y a-t-il autre chose que je doive faire ?

– Non. Tâchez seulement de bien dormir, car la journée de demain sera fatigante. Bonne nuit, madame.

Avant que Louise eût pu ajouter un mot, le jeune homme s’était glissé hors de la pièce.

 

Jean-Pierre dormit paisiblement toute la nuit, blotti contre sa mère ; mais Louise demeura longtemps éveillée, l’esprit agité par son extraordinaire aventure. Elle était debout avant l’heure fixée, et comme la demie de quatre heures sonnait à une église lointaine, un coup fut frappé à la porte. Le jeune homme qui l’avait accueillie la veille au soir venait la chercher. Après avoir absorbé le breuvage chaud qui leur avait été apporté, Louise prit Jean-Pierre et descendit l’escalier derrière son hôte.

Ayant franchi la porte d’entrée, elle se trouva dans une rue étroite où régnait l’obscurité, car les lanternes étaient déjà éteintes, et aucune annonce de l’aube ne paraissait encore dans le ciel. Devant la porte, Louise distingua la forme sombre d’une charrette recouverte d’une bâche, telle que les chiffonniers en employaient pour leur répugnant métier. À la charrette était attelé un petit âne que tenait par la bride une grande et forte femme – apparemment la conductrice de l’équipage.

Le jeune homme, d’un geste, fit comprendre à Louise qu’elle devait monter dans la charrette. L’espace d’une seconde, Louise hésita. De la voiture se dégageait une odeur capable de soulever le cœur de n’importe quelle personne délicate. Une voix encourageante murmura à son oreille :

– Excusez-nous, madame, mais il le faut. En tout cas, ce n’est pas pire que l’intérieur d’une de leurs prisons.

Ce disant, le jeune homme lui prit son fils, et Louise, rassemblant tout son courage, monta dans la charrette. L’enfant lui fut alors rendu, et elle se pelotonna avec lui au fond de la voiture. Elle aurait voulu assurer son protecteur qu’elle était prête à tout supporter et que son cœur était plein de reconnaissance pour ce que l’on faisait pour elle, mais avant qu’elle eût pu dire un mot, une grande toile à sac fut jetée sur elle, et tout autour on empila des ballots dont la seule odeur ôta à la pauvre femme l’envie de se demander ce qu’ils contenaient. Comme elle essayait de s’installer le moins mal possible, elle entendit qu’on complétait le chargement. Il lui sembla que c’étaient des bouteilles qu’on glissait sous les ballots.

Une minute plus tard, avec beaucoup de secousses et un grincement de roues et d’essieux mal graissés, la charrette se mit en marche. Et tandis qu’elle avançait cahin-caha sur les pavés, dans la nuit noire, Louise de Croissy, à demi suffoquée sous sa toile à sac, ferma les yeux et essaya de ne plus penser.