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Chabot part sans son escorte
Moins d’une demi-heure après, une voiture couverte, attelée d’une paire de solides chevaux normands, s’arrêtait à la porte d’entrée de l’Auberge du Bout du Monde. Le bruit s’était répandu rapidement parmi les soldats et dans tout le village, que le citoyen député, emmenant le prisonnier avec lui, allait quitter Le Roger en compagnie d’un ami.
L’important personnage sortit de l’auberge enveloppé dans son grand manteau. Il ne regardait ni à droite ni à gauche et ne répondit pas aux respectueuses salutations de l’aubergiste et de sa famille rangés à la porte pour lui souhaiter bon voyage. Le prisonnier le suivait, sans chapeau, sans manteau, et frissonnant de froid. L’ami du député attirait surtout l’attention. C’était un bel homme, très grand et fort bien vêtu. Les curieux se chuchotaient que c’était un voyageur de commerce qui avait gagné beaucoup d’argent en vendant en Angleterre du cognac passé en contrebande.
Pendant que François Chabot et le prisonnier se casaient comme ils pouvaient sous la bâche de la voiture, l’étranger grimpa sur le siège et prit les rênes en mains. Il fit claquer sa langue et caressa de son fouet la croupe des chevaux ; le léger véhicule partit en cahotant sur la route couverte de neige et fut bientôt hors de vue.
L’aube grise pointait dans le ciel qui s’était nettoyé et promettait une belle journée. Les soldats de l’escorte et ceux qui avaient voyagé en voiture pour assurer la garde du prisonnier s’étaient réunis autour du feu dans la grande salle et s’entretenaient des aventures étonnantes des dernières vingt-quatre heures. Ils s’accordaient pour dire que tout avait commencé à mal tourner à Vernon, avec ce coup de pistolet mystérieux tiré près de l’hôtellerie, et l’apparition étrange de l’ancien valet d’écurie qui avait l’air d’un si pauvre hère. Ce qui était arrivé ensuite sur la route, personne ne pouvait l’expliquer avec certitude, car le conducteur, qui se savait gravement en faute, n’avait avoué à personne qu’il avait laissé monter le vagabond derrière lui et qu’il lui avait abandonné les rênes qu’il n’avait plus la force de tenir lui-même. En fait, tandis que les autres parlaient, il se renfermait dans un complet mutisme. Il buvait copieusement, et comme il était connu pour avoir le vin querelleur, on le laissait tranquille dans son coin. Les dégâts commis pendant la nuit à la diligence avaient augmenté sa mauvaise humeur. Il mettait tout cela sur le compte de la malveillance d’un esprit infernal qui avait pris la forme de ce maudit vagabond.
On disait que les villageois avaient promis de faire leur affaire aux chenapans s’ils les retrouvaient. Mais les heures passaient, et on ne découvrait rien qui pût faire espérer un si heureux résultat. La neige, tout autour de l’abri où la voiture et les selles étaient garées, avait été si lourdement piétinée qu’il était impossible de déterminer dans quelle direction les gredins avaient pris la fuite.