Louise fut tirée de son sommeil par une voix agréable – celle d’un homme cultivé – mais parlant le français avec un fort accent anglais. Elle ouvrit les yeux et resta d’abord comme hébétée, se demandant où elle se trouvait. L’un des jeunes gens qu’elle avait vus le soir précédent se tenait dans l’embrasure de la porte.
– J’espère que je ne vous ai pas fait peur, madame, dit-il, mais il faut que nous nous mettions bientôt en route.
Il faisait grand jour, avec un ciel gris aux nuages lourds qui annonçaient la pluie et du vent qui gémissait lugubrement dans la cheminée. Du dehors arrivait le grondement régulier des lames se brisant contre les rochers. C’était un bruit que Louise n’avait jamais entendu, et elle ne put s’empêcher de ressentir de l’angoisse à la pensée de s’embarquer par un temps pareil avec Jean-Pierre si faible et délicat, malgré la perspective d’être bientôt en sûreté dans l’hospitalière Angleterre. Mais quel que fût son émoi, elle avait pris la ferme résolution de se conduire avec courage devant les hommes héroïques qui risquaient leur vie pour elle. Dès que le jeune homme se fut retiré, elle se prépara, ainsi que son fils, pour le voyage – la grande aventure, comme elle l’appelait en elle-même avec un frisson d’appréhension.
Il y avait un peu de lait et de pain pour elle et Jean-Pierre sur la table de l’autre pièce. Louise, à qui l’émotion coupait l’appétit, mangea par raison et dit ensuite résolument :
– Maintenant, nous sommes prêts, monsieur.
Le jeune homme la conduisit à la porte d’entrée de la maison. Là, elle s’attendait à revoir l’homme singulier qui l’avait conduite pendant tout le trajet dans la vieille charrette disloquée sans jamais manifester de fatigue au cours de ces quatre longues journées, et sans jamais perdre son sang-froid et sa présence d’esprit dans les circonstances difficiles.
Ne voyant ni lui, ni la charrette, elle se tourna vers son nouvel ami :
– Qu’est-il arrivé à notre élégant carrosse et au petit cheval ?
– Ils ne nous seraient pas d’un grand secours pour descendre la falaise, madame, répondit-il. J’espère que la fatigue ne vous empêche pas de marcher ?
– Non, bien sûr, mais…
– Et l’un de nous portera le petit garçon.
– Ce n’est pas ce que je voulais dire, répondit-elle vivement.
– Quoi donc, alors ?
– Le… le conducteur qui nous a amenés ici sains et saufs…, dit-elle en rougissant. Il s’est montré si bon… si dévoué… j’aimerais bien le revoir… quand ce ne serait que pour le remercier.
Le jeune homme demeura silencieux un instant, puis comme Louise insistait en disant : « J’ai certainement le temps de lui dire un mot avant de partir », il dit d’un ton sans réplique :
– J’ai peur que non, madame.
Louise aurait insisté davantage, mais le ton bref de son interlocuteur l’arrêta. Elle avait l’impression que pour une raison ou pour une autre, il ne tenait pas à parler de l’homme auquel elle devait tant de reconnaissance et que mieux valait ne pas demander d’explication. Elle vivait depuis quelques jours environnée de tant de mystères qu’un de plus ou de moins ne comptait guère.
Comme elle tournait son regard vers la mer, elle aperçut un homme sur le sentier partant du bas de la falaise. Il avançait tête baissée pour résister au vent violent qui rendait la marche difficile. Il atteignit bientôt la maisonnette et salua Louise de Croissy d’un aimable « Bonjour, madame », prononcé avec un accent anglais très marqué.
Louise trouva qu’il ressemblait à son compagnon. Tous deux étaient de jeunes étrangers, grands et blonds, avec des allures de gentilshommes, et ils gardaient un aspect soigné en dépit de la pauvreté de leur mise et de l’inclémence du temps. Les deux jeunes gens échangèrent quelques mots que Louise ne comprit pas ; après quoi l’un dit « En route ! » et l’autre ajouta dans un français hésitant :
– J’espère que vous vous sentez reposée, madame, car vous avez encore devant vous une journée fatigante.
Louise l’assura qu’elle était prête à supporter n’importe quelle fatigue. Il saisit alors Jean-Pierre dans ses bras et partit en avant. Son ami prit Louise par le coude et se mit à descendre le sentier en guidant soigneusement les pas mal assurés de sa compagne.
Au pied de la falaise, le petit groupe se trouva devant une crique étroite, et Louise aperçut au fond une barque dissimulée dans une excavation du rocher. Guidée par ses compagnons, Louise s’introduisit dans la petite grotte et monta dans la barque. Les jeunes gens l’installèrent de leur mieux et déposèrent doucement Jean-Pierre à côté d’elle. Puis la longue attente commença. Les deux hommes parlaient peu, et Louise, écrasée par la fatigue, pouvait seulement remercier ses compagnons par un signe de tête et un sourire lorsqu’ils lui demandaient si elle n’avait pas froid ou lui offraient ainsi qu’à Jean-Pierre de quoi se réconforter. Ils demeurèrent ainsi jusqu’au crépuscule. De temps à autre Louise distinguait au loin des bateaux voguant sur les flots agités. Pour commencer, Jean-Pierre était effrayé et se blottissait contre sa mère, et lorsque les vagues se brisaient contre les rochers avec un bruit de tonnerre, il cachait sa petite tête sous son châle. Mais au bout d’un moment, les paroles rassurantes des jeunes Anglais jointes à une curiosité enfantine le poussèrent à regarder passer les bateaux ; il écouta les chansons de marins fredonnées par ses deux compagnons, et, de plus en plus intéressé, finit par oublier ses craintes. Sa mère fit de même.
Louise était naturellement très ignorante des choses de la mer qu’elle n’avait jamais approchée de son existence. Elle ne connaissait que vaguement la signification du terme marée, et lorsque les jeunes gens parlaient d’attendre la marée pour partir, elle ne savait pas ce qu’ils voulaient dire. Elle se demandait s’ils allaient traverser la Manche dans cette simple barque, aussi petite que celles des pêcheurs à la ligne de l’Isère, mais elle ne posa pas de questions. Il lui semblait qu’elle avait perdu pour toujours l’usage de la parole.
Le soir vint. Un long crépuscule se fondit lentement dans les ténèbres d’une nuit sans lune. Les yeux fixés sur la mer, Louise avait l’impression que son regard se heurtait à un mur d’obscurité. Le vent soufflait toujours, et maintenant qu’elle ne pouvait plus voir la mer et entendait seulement son mugissement ininterrompu, Louise sentit de nouveau la hideuse peur étreindre son cœur de ses mains glacées. Ces vagues terrifiantes semblaient s’approcher de plus en plus de leur abri tandis que les brisants s’écrasaient sur la plage rocheuse avec un bruit assourdissant. Sa terreur, cela va de soi, se communiqua à Jean-Pierre, et bien que les deux hommes fissent tout ce qui était en leur pouvoir pour le calmer et que l’un d’eux restât à genoux à côté de lui pour lui murmurer à l’oreille des mots d’encouragement, le pauvre petit refusait d’être consolé et continuait à frissonner de peur.
Au bout d’un moment les deux jeunes gens se turent et restèrent immobiles, l’oreille tendue. Ils attendaient évidemment le signal dont ils avaient parlé le soir précédent.
Quel était ce signal ? Louise l’ignorait, et, à part le clapotis de l’eau qui avait gagné l’excavation et des cris d’oiseaux de mer, elle ne perçut aucun bruit insolite. Mais les hommes, eux, entendirent certainement quelque chose, car soudain, sans proférer une parole, ils saisirent les avirons et, pesant sur la paroi rocheuse, poussèrent la barque en pleine eau hors de la caverne. Ceci fut vraiment pour Louise le moment le plus terrifiant de son extraordinaire aventure. La barque parut plonger dans un gouffre noir, où elle avança en roulant sur les flots écumeux. Au bout d’un moment qui lui parut éternel, Louise se sentit soudain saisie par une paire de bras vigoureux qui la hissèrent dans l’obscurité sans qu’elle comprît ce qu’on faisait d’elle. Mais un peu plus tard, quand elle reprit ses esprits, l’idée lui vint qu’elle avait dû mourir de frayeur et qu’elle se réveillait au paradis. Elle était couchée dans des draps blancs, et sa tête endolorie reposait sur un oreiller de plume. Une voix bienveillante l’engageait à prendre quelques gorgées de vin chaud épicé, ce qu’elle fit sans se faire prier. Le breuvage était délicieux.
Tout près d’elle il y avait Jean-Pierre, assis sur les genoux d’un matelot à la chevelure d’étoupe et au teint vermeil, qui présentait un gobelet aux lèvres tremblantes du petit garçon.
Tout cela et le reste confirma Louise dans l’impression qu’elle n’était plus dans le monde dur et cruel auquel elle était tristement habituée, mais dans un avant-poste du paradis, sinon dans le paradis lui-même.
Le mouvement du navire, hélas, rendit bientôt Louise assez malade ; et cela, c’était une sensation fort désagréable et tout à fait terrestre qui la fit douter d’être dans la compagnie des anges. Elle était si fatiguée de corps et d’âme qu’elle s’endormit peu après, en dépit de tous les bruits qui se faisaient entendre autour d’elle : craquements de bois, grincements de chaînes, sifflements du vent dans les voiles et bruit de l’eau fouettant les flancs du navire.
Quand elle s’éveilla, après plusieurs heures de sommeil, la pâle lueur rose de l’aurore pénétrait par le hublot. C’était vraiment une aurore vermeille annonçant le calme et la paix dont la pauvre femme si cruellement éprouvée allait maintenant pouvoir jouir. Dans un moment elle et Jean-Pierre débarqueraient en Angleterre. Tous deux étaient désormais hors de l’atteinte des misérables qui avaient assassiné Sébastien de Croissy.
Dieu les avait visiblement protégés.