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L’obligeant inconnu

Quand, au cours des années qui suivirent, Josette se reportait par la pensée à son mémorable voyage en Angleterre, c’était toujours avec l’impression qu’aucune de ses péripéties ne s’était réellement passée. Elle se rappelait comme on se rappelle un rêve, son départ de Paris au petit matin, la diligence, le bruit continu des roues, la pluie fouettant les vitres, les rafales de vent, l’air confiné de la voiture, saturé d’une odeur de drap humide, de cuir et de charcuterie. Le murmure des voix, les haltes devant les auberges de villages, les nuits passées dans les hôtelleries de Meulan, des Andelys, de Rouen et de Dieppe. Les compagnons de voyage, tantôt bavards et tantôt taciturnes, étaient, eux aussi, comme des personnages vus dans un rêve ; c’était seulement quand elle fermait les yeux qu’elle pouvait se rappeler vaguement leurs traits : la femme du riche marchand, avec ses bagues, sa grosse broche en or et son panier d’osier plein de provisions, les voyageurs bruyants avec lesquels elle avait fait le trajet entre Rouen et Dieppe, sa voisine la grosse matrone qui la repoussait dans son coin et la serrait si fort qu’elle pouvait à peine respirer, le petit homme mince… Ah ! celui-là n’était pas une figure de rêve ! Josette se rappelait avec quelle impression de soulagement elle l’avait revu sur le quai du port de Dieppe, alors qu’avec les indications qui lui avaient été données à l’hôtellerie où elle avait passé la nuit, elle errait à la recherche du bateau norvégien sur lequel Chabot lui avait assuré qu’elle pourrait traverser la Manche. Perdue au milieu du bruit et de l’agitation du port, incapable de reconnaître le Viking parmi tous les bâtiments qui étaient à quai, prête à pleurer de fatigue et d’énervement, elle avait eu un moment de joie en reconnaissant son obligeant compagnon de l’avant-veille.

– Vous me paraissez toute désorientée, citoyenne, dit-il en l’abordant. Puis-je faire quelque chose pour vous ?

Josette, au début de son voyage, avait pris la ferme résolution de n’entrer en conversation avec personne, mais elle n’avait alors aucune idée des difficultés qu’elle pourrait rencontrer. Puisqu’elle ne pouvait se tirer d’affaire toute seule, force lui était d’accepter de l’aide, et cette aide lui était offerte, il fallait le reconnaître, d’une façon discrète et courtoise.

– Je cherche un bateau de commerce norvégien, le Viking, répondit-elle, et je ne sais comment le trouver.

– Qu’à cela ne tienne, citoyenne, je vais vous y mener ; il est là-bas au bout du quai. Je devine pour quelle destination vous vous embarquez ; c’est la même que la mienne, et nous allons continuer à être compagnons de route. Si je puis vous être utile en quoi que ce soit, je suis tout à votre disposition.

Josette le remercia avec effusion. Cet homme était vraiment serviable.

– Avant la guerre, lui dit-il, j’allais souvent en Angleterre pour affaires. Les événements, hélas ! ont interrompu tout commerce entre les deux pays, mais j’ai gardé des amis de l’autre côté de la Manche, et, comme vous-même, citoyenne, j’ai trouvé ce moyen de passer l’eau.

Grâce aux bons offices de son compagnon, toutes les difficultés de Josette se trouvèrent aplanies. Le bateau norvégien fut découvert au bout du quai, Josette put remettre la lettre de Chabot au capitaine, et comme celui-ci connaissait mal le français, le compagnon de Josette lui donna en anglais des explications qui le décidèrent sur-le-champ à prendre la jeune fille comme passagère.

Le vent était favorable, et la traversée se fit dans les meilleures conditions. Pour Josette, l’air frais de la mer fut le bienvenu après l’atmosphère étouffante de la diligence. C’est avec émotion qu’elle vit les blanches falaises d’Angleterre surgir dans la brume, lui annonçant que son voyage touchait à sa fin et que ses efforts pour assurer le salut de Maurice allaient être couronnés de succès.

Cependant, tandis que le Viking entrait dans le port de Douvres et qu’elle attendait le débarquement debout sur le pont, son modeste baluchon à la main, Josette avait l’air bien esseulée, et la pensée de se trouver bientôt dans un pays étranger dont elle ignorait la langue commençait à la remplir d’une nouvelle angoisse. Comment ferait-elle pour retrouver Louise ? Ce qui semblait simple à Paris devenait maintenant singulièrement compliqué.

– Et à présent, mademoiselle, puis-je encore faire quelque chose pour vous ? prononça une voix masculine auprès d’elle. Il faut d’abord, en débarquant, que nous allions montrer nos papiers au bureau du constable.

À cet instant Josette eut l’impression que le Ciel avait pitié d’elle et lui envoyait un de ses anges pour la secourir. La voix était celle du petit homme en noir qui n’avait pourtant rien d’angélique. Il tenait ses papiers à la main, et Josette, spontanément, lui tendit le sauf-conduit qu’elle avait tiré de l’intérieur de son corsage. Son compagnon y jeta un rapide coup d’œil.

– Voulez-vous me suivre, mademoiselle ? continua celui-ci. Mais reprenez ce papier qui ne peut vous servir ici puisqu’il émane du gouvernement français avec lequel les Anglais sont en guerre. Ils accueillent bien les émigrés sans papiers, c’est certain ; mais au cas où vous vous heurteriez à quelque difficulté, je pourrais sans doute vous être utile.

Josette lui répondit par un regard plein de confiance et de gratitude. Faut-il s’étonner si elle eut alors l’idée que cet homme secourable était peut-être un de ces héros anglais dont elle avait tant rêvé ? Elle pouvait réellement le supposer à l’instant où, inquiète et désemparée, elle voyait une main secourable se tendre soudain vers elle pour l’aider à sortir de ses difficultés. Naturellement, elle ne pensait pas que ce petit homme menu pût être le Mouron Rouge lui-même. Dans son imagination romanesque, elle se l’était toujours représenté grand, jeune et beau de visage. Mais ce pouvait être un de ses lieutenants, cet homme frêle qui parlait également bien le français et l’anglais.

Dans le bureau où il la conduisit, le passeport anglais qu’il présenta parut satisfaire le fonctionnaire de Sa Majesté britannique, non seulement quant à son identité, mais quant à celle de la personne qui l’accompagnait.

Qui donc, à part un membre de cette ligue généreuse, aurait assumé la tâche d’aplanir tous les obstacles qui jalonnaient la route de Josette après son débarquement sur le sol anglais, depuis la recherche d’une auberge convenable où elle pût passer la nuit jusqu’à celle de l’office des Émigrés où on la renseigna sur la résidence de Louise ? En fait, Louise vivait assez près de Douvres, à Maidstone, petite ville où, justement, une voiture publique se rendait chaque jour. C’est dans cette voiture que Josette monta au début de l’après-midi, accompagnée de son nouvel ami, le petit homme aux yeux gris et à la voix mesurée. Au cours de la conversation plus suivie qu’elle eut avec lui durant le trajet, quelques allusions et paroles mystérieuses de son compagnon de voyage lui donnèrent l’impression que s’il n’était pas un membre de la ligue du Mouron Rouge, il avait eu du moins des rapports personnels avec son chef.