28
Le vagabond

Une neige épaisse recouvrait le sol. Les montées étaient dures et les descentes glissantes. Dans des circonstances ordinaires, la diligence faisant le service public entre Meulan et Rouen n’aurait pas continué à rouler par un temps aussi mauvais. Déjà au départ de Meulan, de bonne heure dans la matinée, les nuages étaient très menaçants. « La neige va encore tomber, c’est sûr et certain ! » se disaient les gens qui étaient là, y compris le cocher qui avait grommelé entre ses dents que c’était de la folie de continuer le voyage avec ces gros nuages gris chargés de neige.

Mais en dépit des conseils de prudence et des avertissements, le départ s’était effectué au petit jour. Tel était l’ordre du citoyen Chabot, représentant du Loir-et-Cher à la Convention, qui avait réquisitionné cette voiture, et sa parole faisait loi. Devant l’Auberge du Mouton Blanc, des curieux s’étaient rassemblés en dépit de l’heure matinale pour assister au départ de cette singulière diligence. Ces gens, que les soldats maintenaient à distance, remarquaient entre eux que ce n’était pas une diligence ordinaire. Bien qu’elle fût de petit modèle, comportant seulement le coupé et la rotonde, elle était attelée de quatre chevaux avec postillon, et la banquette derrière le conducteur était vide, ce qui était curieux, disaient les badauds, car il y avait toujours plus d’amateurs qu’il n’en fallait pour ces quelques places où l’on payait moins cher qu’à l’intérieur. Le coupé était occupé par le citoyen député en personne, et il y était tout seul. Dans la rotonde il y avait un jeune homme assis entre deux soldats, et trois autres soldats leur faisaient face. La chose la plus remarquable, c’était que le toit de la voiture supportait non pas des bagages, mais trois hommes allongés l’un contre l’autre sous la bâche, enveloppés de gros manteaux, car le froid, là-haut, était vif.

Non ! ce n’était décidément pas une diligence ordinaire. Elle était en outre accompagnée d’une forte escorte : six cavaliers sous le commandement d’un officier – un capitaine, s’il vous plaît ! Ainsi on pouvait penser que si le voyageur du coupé était un personnage de marque, le prisonnier devait être, lui aussi, quelqu’un d’important, car à peine fut-il installé avec les soldats dans la rotonde qu’on en baissa les stores et qu’on empêcha les badauds de s’approcher du véhicule. Bien entendu, ces manières d’agir insolites excitèrent encore davantage la curiosité des spectateurs, et ceux d’entre eux qui tentèrent d’avancer furent vivement rappelés à l’ordre. Plus tard, dans la journée, la diligence ayant fait halte à Vernon devant la Boule d’Or, deux gamins trouvèrent le moyen de se faufiler sous la voiture, et ils allaient monter sur le marchepied quand l’officier de l’escorte les vit, les saisit par l’oreille et ordonna à ses hommes de leur administrer une correction soignée ; ce qui fut fait sur-le-champ avec entrain par deux soldats à l’aide de la boucle de leur ceinturon. Les hurlements qui s’ensuivirent et le claquement soudain d’un coup de pistolet tiré on ne savait d’où jetèrent la panique dans l’attelage : les chevaux de tête se cabrèrent, le palefrenier, incapable de les maintenir, roula dans la neige, et un accident fut évité de justesse grâce à la présence d’esprit d’un passant, un pauvre vieux vagabond tremblant de froid, qui ne semblait pas bien vigoureux, mais qui eut néanmoins le courage d’attraper par la bride le cheval le plus proche et d’arrêter ainsi l’attelage affolé.

Le conducteur et le postillon se trouvaient à ce moment-là dans l’auberge, occupés à boire un bol de cidre chaud. Alertés par le bruit, ils se précipitèrent au-dehors, juste à temps pour assister à la prouesse du vieux bonhomme. Le conducteur fit entendre un murmure approbateur, et le capitaine lui-même eut un mot d’éloge pour le sang-froid du passant.

– J’ai été garçon d’écurie autrefois, expliqua l’homme comme en s’excusant. Garçon d’écurie dans un château d’aristos. Alors, les chevaux, ça me connaît !

Le capitaine lui tendit quelques sous.

– Voilà pour ta peine, mon brave, dit-il.

Et indiquant l’auberge d’un mouvement de tête, il ajouta :

– Entre là-dedans pour prendre quelque chose de chaud. Tu as l’air gelé.

– Merci bien, citoyen capitaine, répondit l’homme en refermant ses doigts bleuis par le froid sur les pièces de monnaie.

Mais il demeurait sur place, en contemplation, semblait-il, devant l’attelage. C’étaient des chevaux frais que l’on venait d’atteler ; de belles bêtes robustes et pleines d’entrain. Le pauvre homme avait sûrement dit vrai quand il avait déclaré : « Les chevaux, ça me connaît. » Cela se voyait à la façon dont il les regardait, les flattait, rajustant une boucle, caressant leurs crinières, leurs oreilles ou leurs museaux veloutés, inspectant sabots et fanons.

– Le maréchal-ferrant d’ici connaît son affaire, dit-il en frappant de petits coups sur les fers du cheval le plus proche.

– Ça va, mon brave homme, dit le capitaine qui commençait à s’impatienter. Il faut que nous partions, à présent. Laisse-nous et va boire un coup.

Le vagabond hésita, jeta un regard piteux sur ses vêtements déguenillés.

– Je ne peux pas entrer là, dit-il en secouant la tête d’un air malheureux ; pas comme je suis nippé. Le patron n’aime pas ça, continua-t-il, à cause des clients…

Le capitaine haussa les épaules. Peu lui importait ce pauvre gueux. Ce qui lui importait, c’était de partir au plus tôt, comme l’avait commandé le citoyen député, afin d’arriver à Gaillon avant la nuit. Le citoyen député n’était pas un homme à qui il fît bon désobéir, et comme il avait pas mal souffert du froid et de l’inconfort de la diligence, il était de fort méchante humeur. Le capitaine, sans perdre plus de temps, tourna les talons pour aller donner des ordres à ses hommes. Le jeune postillon, moins pressé de partir ou plus charitable, dit au pauvre diable :

– Je vas t’apporter une bolée, grand-père.

Et il courut à l’auberge, laissant le conducteur et l’ancien garçon d’écurie échanger leurs souvenirs sur les belles écuries de jadis. Il reparut une minute plus tard, avec une chopine de cidre fumant à la main.

– Voici pour toi, citoyen.

Le vagabond prit la chopine, mais ne se hâta pas de boire ; secoué par une quinte de toux, le malheureux titubait sur ses longues jambes comme s’il avait déjà trop bu. Pendant ce temps, le conducteur, avisant le palefrenier, lui administrait une correction pour lui apprendre à mieux tenir un attelage une autre fois.

– Et on appelle ça un palefrenier ? lui lança-t-il avec mépris. Tiens, regarde un peu ce pauvre homme ; lui, au moins, sait tenir un cheval !

Le pauvre homme, en cet instant, n’en menait pas large. La toux le secouait à tel point que le cidre se répandait par terre.

– Passe-moi ta chopine pour que je te la tienne, mon vieux, dit obligeamment le postillon.

– Bois-la toi-même, mon garçon, parvint à dire l’homme entre deux accès de toux. Je ne peux pas, moi ; ça me rend malade.

Sans se faire prier, le postillon porta la chopine à ses lèvres. Il l’aurait même vidée jusqu’au fond si le conducteur n’avait crié : « Hé là ! à mon tour ! » et ne la lui avait pas prise des mains pour avaler ce qui restait.

Chabot passa la tête par la portière.

– Eh bien ! qu’est-ce qu’on attend pour partir ? cria-t-il.

Le capitaine hurla :

– Tout le monde en selle !

Et le conducteur allait grimper sur son siège quand le vagabond lui toucha l’épaule.

– Tu ne voudrais pas me laisser monter, citoyen ? suggéra-t-il timidement.

– Ah ça ! non, répondit l’autre un peu brusquement. Je n’oserais pas le faire sans ordres.

Et il désigna de la tête le capitaine.

– Il n’en saurait rien, chuchota le pauvre homme. Je me cacherai sous la banquette derrière toi. J’habite Gaillon, et cela me fait trois heures à pied par ce temps affreux !

Il avait l’air si las que le conducteur hésita, apitoyé. Néanmoins il aurait refusé de prendre un voyageur de supplément si lui-même ne s’était pas senti assez mal d’aplomb. La dernière demi-chopine de cidre, s’ajoutant aux précédentes, lui avait fait monter le sang à la tête. Il se sentait tout étourdi ; il eut même quelque peine à se hisser jusqu’à son siège et ne se rendit pas bien compte que le vagabond grimpait derrière lui. Heureusement que le capitaine se mettait en selle avec ses hommes derrière la diligence et ne s’aperçut de rien. Quant à Chabot, il s’était étendu sur la banquette du coupé et dormait déjà profondément.

Une fois installé sur le siège et les guides en main, le conducteur se sentit mieux ; mais il n’était pas mécontent d’avoir derrière lui l’ancien valet d’écurie, car l’homme savait bien manier les chevaux, beaucoup mieux que le jeune postillon, et si ce vertige de tout à l’heure le reprenait…

Le vertige le reprit à peu près à une demi-lieue après Vernon. Le conducteur sentit que la tête lui tournait en même temps que l’envahissait une insurmontable envie de dormir.

Juste auparavant il avait remarqué l’attitude bizarre du postillon qui se balançait sur son cheval, penchant tantôt à droite, tantôt à gauche, à faire croire qu’il allait perdre l’équilibre.

– Qu’est-ce que cela signifie ? se marmotta le conducteur quand il sentit qu’il ne pouvait plus résister à ce malaise étrange.

Quel soulagement pour lui lorsque deux mains vigoureuses saisirent les rênes ! À qui appartenaient ces mains, il était trop endormi pour se le demander ; mais que c’était donc agréable et reposant de fermer les yeux et de s’abandonner au sommeil ! Le jour baissait rapidement, et avec le crépuscule la neige se remit à tomber – non point de ces gros flocons qui flottent dans l’air avant de tomber doucement, mais une sorte de grésil fin et piquant poussé par une bise âpre qui vous fouettait le visage et tracassait les chevaux déjà surexcités par de légers coups de fouet bien placés. Quant au postillon, c’est tout juste s’il conservait son assiette. L’instinct de la conservation, seul, le maintenait sur le dos de son cheval.

Les soldats, eux aussi, passaient un dur quart d’heure. Il leur fallait chevaucher tête baissée contre le vent glacial en éperonnant leurs chevaux, car la diligence qui jusque-là avait avancé assez lentement s’était mise soudain à rouler à toute allure, et l’attelage montait les côtes d’une façon vraiment magnifique.

Chabot passa de nouveau la tête par la portière en hurlant « Holà ! » Il avait dormi depuis le départ de Vernon, mais une soudaine embardée de la diligence l’avait réveillé, et il avait pris peur.

– Pourquoi diable ce train d’enfer ? cria-t-il.

Mais le bruit du vent et de la voiture étouffait ses appels et ses « Holà » réitérés.

Les chevaux, cependant, ne ralentissaient pas leur allure. Quelqu’un tenait les guides qui savait quand et comment les pousser et les stimuler, et ces bêtes intelligentes obéissaient avec entrain à leur expert conducteur. C’est à peine si les cavaliers pouvaient suivre la diligence.

Cela dura jusqu’au moment où le capitaine, ayant aperçu la tête du citoyen député penchée par la portière ainsi qu’un de ses bras qu’il agitait furieusement, cria : « Halte-là ! », sur quoi la voiture s’immobilisa aussitôt. Instinctivement le conducteur et le postillon se ressaisirent, car la voix du citoyen député, rauque de frayeur et de colère, dominait maintenant les hurlements du vent.

– Dis à cet idiot, hurla-t-il, de ne pas conduire comme un fou ! Il va nous mettre dans le fossé.

– Il fait presque nuit, parvint à répondre le conducteur, et cette neige infernale affole les chevaux. Nous arriverons bientôt à Gaillon.

– Tu connais bien la route, au moins ? demanda le capitaine.

– Si je connais la route ? marmotta l’autre. Il y a quinze ans que je roule dessus.

– Alors, en avant ! commanda le capitaine. Les chevaux secouèrent leurs crinières dans l’air glacé, et la diligence s’ébranla lourdement. Le cocher fit claquer sa langue et s’efforça vainement de faire siffler son fouet. La tête lui tournait moins qu’avant, mais il avait encore plus envie de dormir.

– Rends-moi les rênes, citoyen, murmura une voix persuasive à son oreille.

Le cocher pensa que c’était la voix du diable. Par ce temps affreux et dans cette neige aveuglante, qui donc, sinon un esprit infernal, aurait eu envie de conduire cette maudite diligence ? Mais cela lui importait peu… Diable ou pas diable, il avait trop sommeil pour résister, et les rênes reprises par une main ferme se tendirent au-dessus de lui. Tournant la tête, il regarda en arrière, et il vit seulement deux jambes écartées et une paire de mains robustes qui tenaient solidement les rênes. Il se souvint alors du vagabond qui avait grimpé derrière lui et s’était placé sous la banquette en échappant à l’attention de l’officier.

– Ce vieux bonhomme, marmotta-t-il avec une nuance d’envie, il sait rudement bien conduire !

Encore trois lieues parcourues au galop. Mais le crépuscule sombrait dans les bras de la nuit. Le nouveau conducteur devait avoir des yeux de lynx, car le postillon n’était plus d’aucune utilité. On était sûrement près d’arriver à destination, car entre Vernon et Gaillon il n’y avait guère plus de trois lieues. Mais pourquoi la rivière était-elle à gauche de la route au lieu d’être à droite ? Et pourquoi était-elle si étroite, ressemblant plus à l’Eure qu’à la Seine ? Son mince ruban luisant serpentait entre les saules.

– Où diantre sommes-nous ? murmurait le conducteur tandis que ses yeux appesantis par le sommeil faisaient le tour du paysage.

À quelque distance en avant, plusieurs maisons et une église à la tour carrée émergèrent de la neige, avec des fenêtres éclairées dont les lumières clignotaient entre des bouquets d’arbres. Ceci n’était certainement pas Gaillon. Le conducteur se frotta les yeux. Cette fois, il était parfaitement réveillé. D’un geste vif il attrapa les guides, les tira fortement, et les chevaux s’arrêtèrent, un nuage de vapeur s’élevant de leurs croupes frémissantes. Le capitaine cria :

– Est-ce Gaillon ?

Puis, poussant son cheval à la hauteur du conducteur, il répéta : « Est-ce Gaillon ? » en faisant un geste dans la direction du village.

– Non, ce n’est pas Gaillon, répondit le conducteur. Du moins…

– Alors, où diable sommes-nous ?

Le conducteur se gratta la tête en jurant qu’il voulait bien être pendu s’il le savait.

– J’aurais pris le mauvais tournant, dit-il piteusement.

– Tu disais pourtant que tu roulais depuis quinze ans sur cette route.

– Oui, mais jamais par un temps de chien pareil, grogna le conducteur.

Il continua à marmotter que ce n’était pas l’usage de faire rouler les diligences par n’importe quel temps… qu’elles ne circulaient en hiver que s’il ne faisait pas trop mauvais… que les routes couvertes de neige n’étaient pas sûres pour les chevaux… que ç’avait été de la folie, le matin, de partir de Mantes pour arriver le soir à Gaillon. Et ainsi de suite, pendant que le capitaine, tout en s’efforçant de percer du regard l’obscurité, se demandait s’il devait ou non aller secouer l’irascible représentant du peuple pour le tirer de son sommeil.

– Où as-tu quitté la bonne route ? demanda-t-il d’un ton rude. Peut-on retourner en arrière ?

– Le seul carrefour que je connaisse, bougonna le conducteur, est très près de Vernon. Nous avons bien fait trois lieues depuis.

Cette fois, le capitaine se répandit en imprécations.

– Comment s’appelle ce village ? demanda-t-il quand il eut épuisé une bonne partie de son vocabulaire. Le sais-tu ?

Le conducteur ne savait pas.

– Penses-tu qu’il y aurait là une auberge pour nous abriter cette nuit ?

– Sûrement, répondit l’autre.

– Alors, en avant !

Le conducteur grommela et jura à voix basse quand l’officier eut dit pour conclure :

– Le citoyen député aura deux mots à te dire, tu peux t’y attendre !

Deux mots ! deux mots ! Mais lui aussi aurait deux mots à dire au vieux vagabond qui connaissait si bien les chevaux et si mal la route de Gaillon. Où se trouvaient-ils actuellement, le diable seul le savait. Lui-même cheminait depuis quinze ans sur la route de Paris à Rouen par Mantes et Vernon, et il connaissait par cœur toutes les localités que traversait la diligence, mais il habitait Paris, et comment voulait-on qu’il sût quelque chose sur des chemins de traverse et des villages perdus comme celui-ci ? Peut-être était-ce Le Roger. Si oui, il avait entendu dire qu’il y avait là une méchante auberge où on pouvait trouver à souper et à coucher. Quand à loger tous ces chevaux… S’il l’osait, il dénoncerait bien le vieux vagabond qui les avait mis dans un tel pétrin, mais il redoutait pour lui-même le châtiment qu’il avait mérité en laissant cet homme monter en voiture sans autorisation.

Cependant, le moment viendrait – et il n’était pas loin – où les épaules du vieux sacripant seraient cinglées de quelques bons coups de fouet. Du moins, c’est ce que croyait le conducteur en empoignant ledit fouet qu’il mania avec plaisir en faisant claquer sa langue. Et l’attelage démarra de nouveau, dans l’obscurité cette fois, accompagné par les sifflements du vent. La neige tourbillonnait autour des cavaliers et des chevaux, les cinglant et les aveuglant. Enfin les yeux du conducteur furent réjouis par la vue d’une lanterne qui s’agitait en grinçant ; sa pauvre lumière permettait de lire cette enseigne : Au Bout du Monde. On loge à pied et à cheval. Au bout du monde ! un nom bien approprié ! Il y avait là quelques maisons basses, deux ou trois granges et l’auberge délabrée, c’était tout. La rivière enveloppait le hameau de ses méandres, et l’on devinait tout autour des champs couverts de neige.

Le conducteur tira sur les guides et considéra l’auberge avec méfiance. Pas d’apparence à ce qu’on trouvât un bon souper et de bons lits dans ce trou perdu. La seule chose qui le réjouissait, c’était la perspective d’administrer à cet infernal vagabond la correction qu’il méritait. Il y aurait assez d’allées et venues et de tohu-bohu pour noyer les cris de l’homme. De fait, le brouhaha commençait : les cavaliers sautaient de leurs montures, les chevaux s’ébrouaient, piaffaient, hennissaient, des chaînes tintaient, des portières claquaient, le citoyen député jurait, tempêtait, hélait l’aubergiste. À l’intérieur de l’auberge on entendit des pas pressés, des voix, et l’aubergiste s’élança au-dehors.

Le conducteur jeta par-dessus son épaule :

– Allons, descends !

Mais rien ne bougea sous la banquette. Il se retourna, allongea le bras pour tâter la banquette : personne ! le misérable n’était plus là. En deux temps trois mouvements le cocher dégringola de son siège, se lança à travers les soldats, bouscula le prisonnier et ses gardes, et vint même buter contre la sacro-sainte personne du député Chabot. Il courait comme un fou, de-ci de-là, regardant de tous côtés, derrière les arbres, dans les hangars. Mais nulle part il n’y avait trace du vieux coquin qui avait surgi de la neige à Vernon pour s’évanouir dans l’obscurité qui enveloppait le Bout du Monde.

En vérité, si ce geste entaché de superstition n’avait pas été interdit en France par le gouvernement révolutionnaire, le conducteur, quand il constata finalement que l’homme avait bel et bien disparu, se serait volontiers signé.

Sûr et certain, le diable était passé par là.