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La charrette de la mère Ruffin
Elle fut tirée de sa torpeur par le cri de « Halte ! » lancé par une voix sonore.
La charrette s’arrêta, et Louise, le cœur saisi d’angoisse, devina qu’ils avaient atteint l’une des portes de la ville où des détachements de la garde nationale examinaient et interrogeaient toute personne qui désirait sortir de Paris.
Recroquevillée sous ses ballots, la pauvre femme distinguait maintenant le pas rythmé des soldats et un murmure de voix confuses. À travers une fente de la bâche, elle put voir qu’une lueur grise annonçait le jour.
Présentement une voix rude et autoritaire se fit entendre, alternant avec une voix criarde et gémissante que Louise supposa être celle de la conductrice de la charrette.
La voix rude demandait ce qu’il y avait dans la voiture. Louise pressa plus fort son fils contre sa poitrine en pensant que leur sort à tous deux était sur le point de se jouer dans les minutes qui allaient suivre. Elle osait à peine respirer et tout son corps était baigné d’une sueur froide. Elle entendit des pas lourds accompagnés d’un bruit de savates, qui contournaient la charrette. Un pan de la bâche fut relevé et une bouffée d’air froid pénétra dans la voiture.
La voix brusque était évidemment celle d’un gradé.
– Personne là-dedans ? demanda-t-il.
– Personne pour le moment, citoyen sergent, répondit la femme de sa voix de fausset. Mon fils est à côté qui tient la bride du baudet. Il ne peut pas parler, vous savez, citoyen… Il n’a jamais pu depuis sa naissance – le filet, qu’ils appellent ça. Il ne peut pas bavarder, le pauvre… Mais un bon garçon tout de même… Tenez, voilà son sauf-conduit et le mien.
Il y eut un bruit de papier froissé, quelques mots marmottés, puis la voix de la femme s’éleva de nouveau.
– Je vas chercher ma fille et mon garçon à Champerret, à c’t’heure, disait-elle. Leurs permis et sauf-conduits sont en règle, mais je ne les ai pas ici.
– Et où allez-vous tous comme ça ? demanda le sergent.
– Pas plus loin que Clichy, citoyen sergent, comme c’est marqué sur le permis : Autorisation est donnée à la citoyenne Ruffin et à son fils Pierre d’aller à Clichy pour raison d’affaires. Tout est bien en règle, n’est-ce pas, citoyen sergent ?
– Oui, tout est en règle. Et maintenant montre-nous ce que tu as dans ta charrette.
– Oui, tout est en règle, bien entendu, répétait la femme, continuant à caqueter comme une vieille poule. Ah ! on ne prend jamais la mère Ruffin en défaut ; permis de circuler, sauf-conduits, tout est toujours en règle, citoyen sergent. On peut demander à n’importe quel sergent de garde aux portes de Paris ; ils vous diront tous la même chose : les papiers de la mère Ruffin sont toujours en règle, toujours en règle.
Et pendant ce temps, la chiffonnière remuait et poussait de côté et d’autre les ballots malodorants amoncelés autour de la malheureuse Louise.
– On peut dire que ce n’est pas un métier bien agréable que le mien, citoyen sergent, continua-t-elle ; mais il faut bien vivre. Le citoyen Arnould – tu le connais peut-être, citoyen sergent – le directeur de la fabrique de Clichy, il m’achète tous ces chiffons…
– Une camelote pas bien appétissante, remarqua le sergent. Mais un peu vivement, la mère, je n’ai pas de temps à perdre. Écarte-moi cette toile, que je voie ce qu’il y a dessous, et tu pourras ensuite porter ta marchandise au diable si ça te fait plaisir.
Louise, toute tremblante, se sentait sur le point de s’évanouir. Elle gardait juste assez de présence d’esprit pour tenir Jean-Pierre serré contre elle. L’enfant, heureusement, continuait à dormir. Est-ce que cette discussion entre le militaire et la vieille chiffonnière allait durer longtemps ? Le sergent maintenant s’impatientait.
– Dépêche-toi un peu, la mère.
– Je fais de mon mieux, citoyen sergent, marmottait la femme, mais ces ballots sont lourds, et tous mes papiers étant en règle, j’aurais cru que…
– Nom de nom ! éclata le sergent, vas-tu te décider à faire ce que je te demande ou préfères-tu que je te fasse mener au poste ?
– Au poste ? moi, la mère Ruffin bien connue de tous comme une bonne patriote ? Tu recevrais un blâme de tes chefs, citoyen sergent. Voilà ce que tu gagnerais à faire mener la mère Ruffin au poste. Allons, allons ! ne te fâche pas. Je n’avais pas l’intention de t’offenser… Si seulement un de tes hommes me donnait un coup de main… oh !…
– Eh ! eh ! qu’est-ce que c’est que ça ? fit la voix d’homme.
Un cliquetis de verre venait de se faire entendre. Louise se rappela les bouteilles qu’on avait entassées près d’elle. Ce cliquetis révélateur fut suivi d’un moment de silence pendant lequel Louise perçut les bruits du dehors : les voix des soldats, les claquements de sabots des chevaux, le cri de « Halte ! » ordonnant à une voiture de s’arrêter, le murmure confus de gens qui allaient, venaient, et même – est-ce possible ? – riaient, tandis que, serrant Jean-Pierre sur sa poitrine, elle se demandait dans combien de secondes elle allait être découverte. La femme avait cessé son bavardage. Le bruit des bouteilles s’entrechoquant semblait l’avoir pétrifiée.
– Montre-moi ça, ordonna la voix du sergent.
On entendit de nouveau un bruit de verre, puis celui d’une bouteille qu’on débouche, et le sergent éclata de rire.
– Ah ! par exemple, elle est bien bonne ! C’est de la goutte que tu transportes dans ta charrette ! Voilà pourquoi tu tenais si peu à soulever cette toile.
– Citoyen sergent, tu ne te montreras pas trop dur pour une pauvre veuve.
– Pauvre veuve, en vérité ! Où as-tu volé cette eau-de-vie ?
– Je ne l’ai pas volée, citoyen sergent. Je jure que je ne l’ai pas volée.
– Combien as-tu de bouteilles cachées là ?
– Une douzaine seulement, citoyen sergent.
– Allons, ouste ! sors-moi tout ça…
– Oui, citoyen sergent, dit la chiffonnière d’un ton soumis et en reniflant bruyamment.
Elle repoussa quelques ballots, et Louise sentit qu’elle tirait les bouteilles qui avaient été placées près d’elle.
– Est-ce bien tout ?
– Une douzaine, citoyen sergent. Tu peux les compter toi-même.
– Fouille encore un peu, que je voie s’il n’y en a pas d’autres.
À ce moment, accidentellement ou non, un ballot dégringola du tas et s’ouvrit, laissant échapper une partie de son contenu.
– Dame ! c’est pas beau, dit la mère Ruffin avec volubilité. Je vais chercher ça dans les hôpitaux. Tu peux voir, citoyen sergent, c’est surtout des linges, des bandages qui ont servi à panser les plaies. On me les prend à la fabrique pour faire du papier, à ce qu’ils disent. Du papier avec du linge ! je vous demande un peu… Du papier brun ou du papier rouge, sans doute, car je voudrais te faire voir le contenu de certains de ces ballots, citoyen sergent. Dame ! c’est un commerce qui n’est pas sans risques, avec la mauvaise fièvre qui règne en ce moment dans tous ces hôpitaux ; et il paraît qu’il y a aussi pas mal de petite vérole.
– Ça va, ça va, la mère, coupa précipitamment le sergent en reculant de quelques pas. Tu me fais perdre mon temps avec ton bavardage. Holà, vous autres ! portez ces bouteilles au poste ; et toi, suis-nous. Tu sais aussi bien que moi que tu dois payer pour transporter de l’eau-de-vie, et tu auras en plus une amende pour avoir voulu passer tes bouteilles en fraude.
La vieille essaya de protester, mais le sergent, bien que disposé à l’indulgence pour un délit qui lui valait une si bonne prise, ne voulut rien entendre.
– Viens sans faire d’histoires, la mère, ordonna-t-il ; cela t’évitera des ennuis.
Reniflant, protestant, jacassant, la vieille femme le suivit sans plus se faire prier jusqu’au poste de garde. En tout cas, Louise de Croissy n’entendit plus rien durant un bon moment. Après l’angoisse de ce dernier quart d’heure, la réaction fut si forte qu’elle tomba dans une sorte de torpeur. Les bruits de la rue n’arrivaient plus à ses oreilles qu’à travers un brouillard. La seule chose dont elle fut consciente, c’était la présence de son fils endormi sur ses genoux. Combien de temps dura cet état d’engourdissement auquel contribuait un lever si matinal après une nuit sans sommeil, Louise n’aurait su le dire. Elle en fut tirée par la voix aiguë de la vieille chiffonnière.
– Maintenant, Pierre, filons ! dit-elle en arrivant près de la charrette.
Pendant tout cet intermède, Pierre avait dû demeurer à côté de l’âne. Louise supposait que c’était le jeune homme à la chevelure ébouriffée qui l’avait accueillie si courtoisement le soir précédent. Mais qui pouvait bien être cette vieille chiffonnière avec son caquetage et ses reniflements, elle n’arrivait pas à l’imaginer. Pour l’instant elle se sentait beaucoup trop lasse et engourdie pour admirer la façon dont cette vieille femme avait su berner le sergent du poste de garde. Comme cette dernière remontait sur la charrette, Louise l’entendit qui continuait à grommeler :
– Faire payer une amende à une malheureuse femme qui fait un honnête commerce, et garder son bien par-dessus le marché, j’appelle ça un scandale !
– Ohé, la mère, crièrent les soldats au milieu des rires, nous comptons sur toi pour nous apporter souvent de cette bonne eau-de-vie dans tes ballots de chiffons.
– Voleurs ! brigands ! riposta la femme de sa voix éraillée. Vous m’y reprendrez à passer par ici !
Un grincement accompagné de secousses et de soubresauts annonça à Louise que la charrette s’ébranlait. Et le vieux véhicule délabré reprit sa marche interrompue, laissant derrière lui les soldats, leurs rires et leurs plaisanteries.
Maintenant c’était sur une route de campagne creusée d’ornières que la charrette s’avançait cahin-caha, ses roues grinçantes enfoncées dans la boue. Mais Louise de Croissy ne s’en rendait pas compte, car, après tant de fatigue et d’émotions, elle s’était endormie aussi profondément que Jean-Pierre.