– N’avais-je pas raison, mon enfant, de mener à bien cette petite supercherie ?
Si notre mère Ève, au moment où elle était chassée du paradis terrestre, avait entendu soudain la voix du serpent lui murmurer : « N’avais-je pas raison de t’engager à goûter à cette pomme ? » elle n’eût pas été plus stupéfaite que ne le fut Josette quand cette voix douce et insinuante frappa son oreille.
Il lui sembla s’éveiller brusquement d’un rêve, d’une sorte de léthargie où l’avait plongée le désespoir. Se retournant, elle rencontra l’habituel regard bienveillant du citoyen Armand. Celui-ci était toujours dans la même position, assis sur le banc, les jambes croisées, la tête appuyée au mur. À la faible lueur des chandelles, il paraissait très las, plus pâle encore qu’à l’ordinaire. Interdite, Josette le regardait sans mot dire. Elle se sentait plus désorientée que jamais, bien que ces derniers jours eussent déjà été remplis d’événements inexplicables et déroutants. Comme elle ne répondait pas, le citoyen Armand poursuivit :
– Sans la substitution que j’ai jugé sage de faire, vos précieuses lettres seraient en ce moment entre les mains de ce fourbe, et rien au monde ne pourrait vous sauver, vous et votre ami Reversac.
Il conclut :
– La situation serait la même que maintenant, mais nous n’aurions plus les lettres.
Il introduisit sa longue main maigre dans la poche intérieure de son manteau et en tira un paquet enveloppé et cacheté exactement comme celui qui contenait les fausses lettres. Josette étouffa une exclamation et, d’un geste instinctif, pressa ses deux mains contre son cœur qui battait à grands coups. Elle allait s’approcher, mais le citoyen Armand mit vivement un doigt sur ses lèvres.
– Chut ! fit-il en remettant le paquet dans sa poche.
On entendait des voix ; les soldats chuchotaient entre eux, l’un d’eux toussait, un autre marchait de long en large en traînant les pieds, et tous ces bruits rappelaient que bonne garde était faite par ordre du citoyen député.
Josette dit très bas :
– Et vous avez fait cela pour moi… ? pendant que moi-même…
– Pendant que vous-même, intérieurement, m’appeliez traître et Judas, conclut-il avec un pâle sourire. N’en parlons plus.
– Vous me pardonnez ?… Moi, je ne puis me pardonner.
– Laissons cela, reprit-il en manifestant un peu d’impatience. Je voulais seulement vous faire comprendre que si je ne suis pas intervenu entre vous et Chabot, c’est que dans la présente humeur du citoyen député une intervention de ma part eût été non seulement vaine, mais nuisible à votre cause et à celle de Reversac. Tout ce que j’ai pu faire a été de suggérer cette perquisition et d’envoyer Chabot la diriger, de façon à pouvoir vous dire ces quelques mots en particulier.
– Vous avez raison, comme toujours, prononça Josette avec ferveur. Je ne puis comprendre comment j’ai pu douter de vous.
Il se leva, vint jusqu’à Josette, lui adressa son sourire le plus bienveillant et le plus aimable et lui tapota l’épaule.
– Pauvre petite fille, murmura-t-il doucement.
Elle s’empara de sa main, et, avant qu’il l’eût retirée, réussit à y déposer un baiser.
– Vous avez été si merveilleusement bon pour moi, soupira-t-elle ; jamais plus je ne douterai de vous.
– Même si je devais mettre votre confiance à plus rude épreuve ? demanda-t-il.
– Essayez, dit-elle simplement.
– Supposez que j’ordonne votre arrestation… qu’en penseriez-vous ? Ce ne serait que pour quelques jours, ajouta-t-il pour la rassurer.
– Je continuerais à avoir confiance en vous, déclara-t-elle avec fermeté.
– Seulement le temps de faire amener ici le jeune Reversac.
– Maurice ?
– Oui. Pour assurer votre liberté définitive, il faut que je vous aie tous les deux à Rouen. Vous comprenez ?
– Je crois que oui.
– Tant que l’un de vous est ici et l’autre à Paris, des complications sont à craindre, et vos ennemis peuvent encore tenter de vous duper. Mais avec vous deux ici et les lettres dans ma poche, je suis à même de négocier avec Chabot pour assurer votre mise en liberté et vous faire délivrer les sauf-conduits. Après quoi, vous prenez la diligence pour Dieppe ou Le Tréport et vous êtes en Angleterre trois jours après.
– Oui, oui ! je comprends, répéta Josette, tandis que des larmes de joie et de gratitude lui montaient aux yeux. Cela m’est égal d’aller en prison, cher citoyen Armand, ajouta-t-elle. Vraiment je ferai sans inquiétude tout ce que vous m’ordonnerez. J’ai en vous une confiance entière, absolue.
– Je tâcherai de vous rendre la chose aussi supportable que possible, et si tout va bien, j’espère recevoir ici notre ami Reversac avant la fin de la décade.
Émue, heureuse, sans la moindre crainte ni le plus léger soupçon, Josette vit Chauvelin se diriger vers la porte et appeler les soldats restés de garde dans le corridor. Elle l’entendit demander :
– Qui commande ici ?
Un des hommes s’avança rapidement en répondant :
– Moi, citoyen.
Suivit cet ordre donné d’un ton cassant :
– Caporal, emmène cette femme, Joséphine Gravier, à l’hôtel de ville, et remets-la au capitaine Favret en lui demandant de ma part de la tenir sous bonne garde jusqu’à nouvel ordre.
Chauvelin revint à la table, prit la plume d’oie qui s’y trouvait, tira un papier de sa poche, griffonna quelques mots, signa et jeta une pincée de sable sur l’écriture encore humide. Les chandelles de suif avaient tant coulé qu’elles émergeaient à peine des bougeoirs, et leurs mèches fumaient de telle sorte que Chauvelin avait peine à distinguer ce qu’il venait d’écrire. Il parvint cependant à se relire et fut apparemment satisfait de sa rédaction puisqu’il tendit le papier au caporal en disant :
– Ceci confirme que l’ordre d’arrestation est donné par un membre de la troisième Section du Comité de salut public, Armand Chauvelin, qui soupçonne Joséphine Gravier de vouloir trahir la République.
Le caporal, homme d’âge moyen, vêtu d’un uniforme défraîchi, prit le papier et se mit au garde-à-vous pendant que Chauvelin, d’un geste péremptoire, faisait signe à Josette de sortir avec les soldats. Loyale et confiante jusqu’au bout, la jeune fille s’interdit de jeter un regard sur l’ami dont elle ne voulait plus douter ; elle eut même la présence d’esprit de simuler la terreur éprouvée par une malheureuse aristocrate convaincue de trahison, et elle joua ce rôle à la perfection.
– En avant, citoyenne ! commanda le caporal d’une voix rude.
Trois hommes attendaient dans le corridor. D’un pas chancelant et se couvrant le visage de ses mains, Josette se laissa conduire hors de la pièce. Le caporal fermait la marche ; la porte se referma derrière lui en claquant et Chauvelin demeura un instant debout, l’oreille tendue. Il entendit un ordre bref, des pas lourds dans le passage menant à la porte de l’hôtellerie, un bruit de verrous qu’on tire et de chaînes qu’on détache. Il se frotta lentement les mains et un curieux sourire joua sur ses lèvres minces.
– Je crois que vous aurez fort à faire, mon hardi Mouron Rouge, pour enlever cette fille. Quand bien même vous y parviendriez, son amoureux est toujours à Paris, et qu’est-ce que vous allez faire pour lui ?
Et il ajouta avec satisfaction :
– Je crois que cette fois…
Il s’interrompit et prêta de nouveau une oreille attentive aux bruits qui lui parvenaient d’une autre partie de la maison : meubles heurtés, piétinements, coups sourds, accompagnés de cris, d’exclamations furieuses, le tout formant un vrai tintamarre.
Tandis qu’il écoutait, son sourire énigmatique se changea en un ricanement dédaigneux.