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Au Bout du Monde

Pour assurer un abri aux hommes et aux bêtes, sans compter la diligence et les harnais, il y avait fort à faire, et l’opération ne s’effectua pas sans quelque désordre, pas mal d’apostrophes et bon nombre de jurons. Ce misérable petit village n’offrait guère de ressources pour des voyageurs en dehors de l’auberge, et celle-ci était insuffisante pour loger tant de monde. Il y avait près d’une vingtaine d’hommes à qui il fallait donner le vivre et le couvert, et onze chevaux à nourrir et à mettre à l’écurie. Au Bout du Monde ne pouvait, à beaucoup près, satisfaire à une telle demande.

L’aubergiste se répandait en excuses et en regrets. Jamais, au grand jamais, sa modeste maison n’avait été honorée par une compagnie si nombreuse et si distinguée. Le Roger était loin de la grand-route de Paris à Rouen. Il était rare qu’un coche passât par le village, et de mémoire d’homme, on n’y avait jamais vu de vraies diligences à quatre chevaux avec un postillon. Parfois des voyageurs à cheval se rendant à Elbeuf choisissaient de préférence cette route, plus courte que celle de Gaillon, mais…

Chabot, fumant d’impatience, interrompit alors la dissertation topographique de l’aubergiste pour lui ordonner sèchement de préparer à souper pour lui-même et pour l’officier avec ce qu’il y avait de meilleur dans la maison, et d’y ajouter un grand pot de cidre épicé, après quoi il servirait ce qu’il pourrait aux soldats de l’escorte.

Ensuite l’officier et l’aubergiste s’évertuèrent à caser bêtes et gens. Il y avait à une petite distance de l’auberge une grange couverte de chaume où l’on put abriter tant bien que mal tous les chevaux. Les soldats allèrent réquisitionner dans les maisons voisines tout ce qu’ils purent trouver de paille et de fourrage pour la litière et la subsistance des pauvres bêtes épuisées. Deux hommes furent laissés avec eux pour les garder pendant la nuit. Sous le toit d’un petit hangar voisin, ouvert à tous les vents, on gara la voiture et les selles. Jusque-là, tout allait bien. Quant aux soldats, ils se répandirent dans l’auberge, se servant eux-mêmes sur les provisions qu’ils trouvaient, allant chercher dans la cour des fagots pour faire un grand feu dans la salle commune où, après un modeste souper de lard, de haricots et de pain dur, ils s’étendirent par terre, enroulés dans leurs manteaux.

Le prisonnier était avec eux. Des ordres très sévères avaient été donnés au sujet de la surveillance à exercer sur lui. Les soldats qui en étaient chargés devaient se relayer deux par deux et ne pas le quitter des yeux pendant toute la nuit. À la moindre alarme, tous les hommes devaient être alertés, tous étant rendus responsables de la garde du prisonnier. Ayant donné ces ordres, le député Chabot, en compagnie du capitaine, suivit l’aubergiste dans l’escalier branlant qui menait au premier étage où on leur servit à souper dans une chambre mansardée. Il y avait là un lit que l’on venait de garnir de draps pour le citoyen député, et dans un coin, un matelas par terre et un oreiller pour le citoyen capitaine. C’était ce que l’aubergiste pouvait offrir de mieux aux personnages distingués qui honoraient sa pauvre maison, et si la pièce était simple, elle était bien chauffée par un feu de bois qui ronflait et crépitait dans la cheminée. De plus, le citoyen député serait tranquille, loin du bruit de la salle commune.

Chabot était de fort méchante humeur. Ayant mangé et bu son content, il s’étendit sur le lit et essaya de dormir. Mais il ne put trouver le sommeil. Toute la nuit il s’agita. De temps en temps il descendait de son lit pour remettre une bûche au feu, car il gelait au-dehors. Durant les rares moments où il sombrait dans un sommeil agité, il était obsédé par un défilé fantastique de tous ceux qui l’avaient mis dans cette situation intolérable, et aspirait au temps proche où il les aurait à sa merci. C’était d’abord la fille Gravier qui avait osé le braver ; c’était son amoureux, Reversac, le prisonnier qu’on gardait au rez-de-chaussée et qui, heureusement, n’échapperait pas à son sort ; c’était encore cet imbécile de conducteur qui l’avait fait échouer, lui, François Chabot, représentant du peuple, dans cet abominable trou perdu, et aussi le capitaine dont les ronflements persistants l’empêchaient de dormir.

Les heures de cette nuit-là lui parurent interminables. Au moindre bruit il se dressait sur son lit et tendait l’oreille. Le prisonnier – cette carte d’atout qui devait lui assurer la restitution des lettres – était en sûreté, gardé à vue par deux hommes ; mais la pensée que cette surveillance ne devait pas se relâcher un instant jusqu’à la fin du voyage le rendait nerveux.

La nuit, cependant, se passa sans incident.

 

Enfin, résonna dans le lointain la cloche d’une église qui égrena lentement six coups. Il faisait encore complètement nuit. Seul, le feu rougeoyant donnait un peu de clarté dans la chambre. Pour la diligence, comme pour les cavaliers de l’escorte, les préparatifs de départ prendraient quelque temps. Du moment que lui, Chabot, ne pouvait fermer l’œil, il ne voyait pas pourquoi les autres continueraient à dormir. Il sauta à bas du lit pour aller secouer le capitaine.

– Hein ? Quelle heure est-il ? demanda ce dernier en se frottant les yeux lourds de sommeil.

– L’heure ? je m’en moque, répondit Chabot peu gracieusement. Il est assez tard, en tout cas, citoyen capitaine, pour t’arrêter de ronfler et pour considérer la situation.

Profondément vexé, mais n’osant protester, le capitaine se leva et enfila ses bottes. On se couchait tout habillé dans des voyages de ce genre, et il n’y avait aucun moyen de se laver dans l’auberge du Bout du Monde, sauf peut-être à la pompe, dans la cour, mais l’eau y devait être gelée par ce froid. La toilette du capitaine en cette occasion consista simplement à enfiler son manteau, boucler son ceinturon, et passer sa main dans ses cheveux pour les remettre en ordre. Tout cela pouvait se faire dans l’obscurité. Il jeta un coup d’œil à travers les carreaux de la fenêtre.

– Il semble que le vent soit calmé, dit-il, mais la neige tombe abondamment.

– En tout cas, observa Chabot, nous partirons, quel que soit le temps.

Lui aussi avait mis ses bottes, mais il était encore en manches de chemise, et ses cheveux en désordre se dressaient en touffes sur sa tête comme la toison d’un caniche mal peigné. Il se mit à marcher de long en large dans la petite chambre obscure, jurant et sacrant quand il se heurtait contre un meuble. Comme le capitaine sortait de la pièce, il lui cria :

– Dis à l’aubergiste d’apporter des chandelles et un pot de cidre chaud bien épicé.

Il alla deux ou trois fois à la porte pour écouter les bruits confus qui montaient du rez-de-chaussée où vingt hommes, tirés brusquement de leur sommeil, se préparaient en toute hâte pour obéir aux ordres de l’officier. La fenêtre de la chambre donnait sur l’arrière de la maison où régnait un calme relatif, mais au bout d’un moment Chabot entendit de ce côté des voix, un cliquetis d’éperons et des pas indiquant que les hommes de l’escorte allaient s’occuper de leurs montures. La grange dans laquelle on avait abrité les chevaux était à une certaine distance de là, et Chabot se félicitait d’avoir réveillé de bonne heure ce paresseux d’officier. Il avait froid, malgré le feu flambant dans la cheminée, et il avait faim ; aussi est-ce avec des reproches sur sa lenteur qu’il accueillit l’aubergiste quand celui-ci arriva enfin avec deux bougies allumées et un grand pot de cidre fumant. Les restes du souper étaient demeurés sur la table. Chabot, d’un geste impatient, poussa de côté les plats et les assiettes et se servit un bol plein du chaud breuvage pendant que l’aubergiste s’excusait, disant qu’il avait eu fort à faire avec tant de personnes à loger dans sa modeste auberge. Sa fille pourrait venir servir le citoyen député, s’il le désirait.

Mais ce que Chabot désirait avant tout, c’était de partir au plus tôt.

– Il faut que nous arrivions à Rouen avant la nuit, dit-il aigrement, et les jours sont courts. Je n’ai pas besoin qu’on me serve. Toi, va dire de ma part aux hommes de se dépêcher, et donne un coup de main pour atteler afin que nous partions d’ici une heure.

Il but son cidre et se sentit mieux, mais il ne pouvait rester en place. Après avoir fait quelques allées et venues dans la chambre, il alla jusqu’à la fenêtre pour essayer de voir ce qui se passait au-dehors. Mais les petits carreaux, poussiéreux à l’intérieur, étaient parsemés de neige à l’extérieur, et il faisait encore nuit. Le citoyen député était nerveux, inquiet, et maudissait Chauvelin pour l’avoir incité à entreprendre seul ce voyage. Puis il y avait ce prisonnier dont il avait la responsabilité, et tous ces récits sur les espions anglais lui revenaient à l’esprit.

– Bah ! murmura-t-il pour se tranquilliser, une vingtaine de gaillards comme ceux que j’ai là sauraient en disposer.

Alors, pourquoi cette angoisse, cette impression de danger ? Soudain il se sentit tout brûlant ; le sang lui était monté à la tête, des gouttes de sueur perlaient sur son front. Il vint à la fenêtre et l’entrouvrit, et l’air glacé le fit frissonner. Avait-il la fièvre ? se demandait-il. Il essaya de refermer la fenêtre, mais l’espagnolette rouillée fonctionnait mal sous ses doigts que le froid de la nuit raidissait.

– Au diable ce mystère ! marmonnait-il entre ses dents tout en luttant contre l’espagnolette récalcitrante.

– Voulez-vous me permettre d’essayer à votre place, citoyen ? prononça derrière lui une voix agréable.

 

Chabot pivota sur lui-même, étouffant un cri d’effroi. Un homme grand et bien découplé, vêtu de noir, s’avançait pour refermer la fenêtre. De ses doigts fermes et adroits il fixa l’espagnolette dans la bonne position.

– Là ! cela va mieux à présent, n’est-ce pas, cher monsieur… ? Votre nom m’échappe, excusez-moi, dit-il avec un petit rire.

Puis il ajouta :

– Maintenant, nous pouvons causer.

Il frotta l’une contre l’autre ses mains longues et fines, puis à l’aide d’un mouchoir bordé de dentelle, envoya promener la poussière tombée sur sa veste.

– Quel affreux endroit que ce Bout du Monde, ne trouvez-vous pas ? remarqua-t-il.

Chabot interdit, terrifié, s’était laissé tomber sur le lit, le regard fixé sur l’inconnu dont il ne pouvait distinguer les traits. Il voyait seulement une haute silhouette qui se détachait toute noire sur la lueur rougeâtre du feu brasillant, et la lumière fumeuse des mauvaises chandelles révélait seulement l’ovale plus pâle du visage, un peu de blanc au cou et aux poignets, et faisait luire les bottes bien cirées.

– Qui êtes-vous ? balbutia-t-il au bout d’un instant, car l’inconnu n’avait pas bougé, et Chabot devinait que, dans l’ombre, deux yeux au regard froid et moqueur le fixaient. Qui êtes-vous ? répéta-t-il à mi-voix.

– Vous pensez que je suis le diable ? repartit l’autre d’un ton léger. Mais ne voulez-vous point vous asseoir ?

Il désigna une chaise placée près de la table.

– Je ne dispose pas de beaucoup de temps, reprit-il, et vous serez plus à l’aise sur cette chaise que sur ce mauvais lit.

Comme Chabot ne faisait pas mine de bouger et restait assis, la main appuyée sur le lit, éclairé par le feu, l’inconnu remarqua :

– Oh ! regardez votre main, cher monsieur Je-ne-sais-pas-qui ; on dirait que vous l’avez trempée dans du sang.

Machinalement Chabot regarda la main que l’inconnu lui montrait : dans la lumière rougeâtre émise par le feu, elle avait certainement l’air… Il la ramena brusquement contre lui et la frotta sur son habit. Puis, poussé pour ainsi dire par une force invisible, il se leva et se dirigea vers la table, mais arrivé à mi-chemin s’élança vers la porte. Rapide comme l’éclair, l’inconnu l’avait devancé ; il lui attrapa le bras pour l’empêcher de saisir le loquet, et avec une poigne de fer le ramena près de la table et le força à s’asseoir. Lui-même s’assit de l’autre côté de la table en répétant avec calme :

Maintenant, nous pouvons causer.

 

Jusqu’à cet instant Chabot avait bien cru qu’il était en présence d’une incarnation du démon. Son éducation poursuivie dans les limites étroites d’un petit séminaire l’avait préparé à envisager des possibilités de ce genre, et durant les brèves années où il avait été frère capucin, l’idée que des diables évoluaient dans un gouffre rempli de flammes lui était familière. Le froid, la peur, les ennuis de tout genre auxquels il était en proie contribuaient à le désorienter. Comme hypnotisé, il regarda l’inconnu remplir une timbale de cidre épicé et la lui tendre.

– Buvez cela, mon brave, dit le mystérieux personnage, et reprenez votre aplomb. Nous n’avons pas de temps à perdre.

Chabot prit la timbale, mais la reposa sur la table sans y avoir bu.

– Bon, dit l’inconnu allégrement, à votre aise ; mais tâchez de m’écouter. Je ne suis pas une incarnation du diable comme vous paraissez le supposer, mais un simple gentilhomme anglais. Il se trouve que j’ai actuellement en ma possession certaines lettres que, dans un moment d’insouciance, vous avez eu l’impudence d’écrire à un certain Sébastien de Croissy.

Au mot « lettres », Chabot poussa un cri étranglé ; ses doigts se portèrent à sa cravate, car il avait soudain la sensation qu’il allait étouffer.

– Vous ! murmura-t-il. Vous… ?

– Oui ! moi-même, votre serviteur, je suis au courant de tout ce qui concerne ces lettres. C’est bien cela que vous vouliez dire ?

Ses yeux fixaient Chabot. Désireux de se soustraire à la puissance magnétique de ce regard, ce dernier fit un suprême effort pour se ressaisir. Petit à petit il se rendait compte qu’il avait affaire, non à une manifestation de l’esprit infernal, mais à un ennemi qui cherchait à l’attaquer, à le tromper au sujet de ces lettres, comme cette jeune drôlesse avait tenté de le faire. Un autre de ses amoureux, sans doute ! Oui, c’était bien cela : un amoureux ramassé dernièrement en Angleterre, peut-être un de ces espions dont son collègue, Armand Chauvelin, parlait à tout bout de champ, mais certainement un autre amoureux ; et si lui, Chabot, était assez sot pour conclure un marché avec lui, il serait berné une fois de plus. Cette pensée eut pour effet de lui calmer les nerfs, et il se sentit de nouveau en possession de son sang-froid. L’impression qu’il allait étouffer avait disparu ; il prit la timbale et la porta à ses lèvres. Sa main ne tremblait pas, et c’est sans hâte qu’il but jusqu’à la dernière goutte le breuvage épicé. Il n’était pas pressé. Le capitaine allait revenir à l’instant, et tous deux riraient bien de la déconfiture de cet imbécile quand celui-ci se trouverait dûment ligoté en compagnie de l’autre prisonnier, Maurice Reversac, le premier amoureux de la fille Gravier.

Tout cela était très simple et très divertissant. Non, il n’était pas pressé. En fait, cette attente avant le départ aurait semblé bien longue et bien ennuyeuse sans cette diversion. Les chandelles coulaient ; Chabot prit les mouchettes et en usa soigneusement et adroitement, tout en faisant semblant de ne pas prêter attention à l’inconnu assis en face de lui dans une attitude nonchalante, les coudes posés sur la table et les mains croisées.

– Cette mèche gagnerait à être rognée un peu plus, observa-t-il.

Et Chabot, s’efforçant d’imiter sa désinvolture, répondit : « Vous croyez ? » en mouchant davantage la mèche rebelle.

Vraiment, il trouvait très divertissante cette conversation imprévue. Qu’il avait donc été sot de prendre peur ! Le diable ?… Non, simplement un imbécile d’Anglais qui venait fourrer sa tête dans la gueule du lion avant de la placer sous le couperet de la guillotine. Et puis, si c’était un espion, on pouvait le fusiller sur-le-champ sans autre forme de procès, et le capitaine verrait à cela si celui-ci ne voulait pas parler. Ce même capitaine serait bientôt là, et de plus il y avait dans la grande salle du rez-de-chaussée une bonne douzaine d’hommes ; aussi toute crainte était-elle superflue.

L’inconnu n’avait pas bougé. Chabot se pencha au-dessus de la table.

– Savez-vous, monsieur l’Anglais, dit-il en simulant l’indifférence, que vous m’avez beaucoup intéressé ?

– J’en suis enchanté, répondit l’autre.

– Au sujet de ces lettres, je veux dire.

– Vraiment ?

– Eh bien, je serais très curieux de savoir comment elles sont venues entre vos mains.

– Je me ferai un plaisir de satisfaire votre curiosité, répondit l’inconnu. Je les ai prises dans la poche de Mme de Croissy pendant que celle-ci dormait.

– Allons donc ! répliqua Chabot d’un ton qu’il voulait rendre insouciant, bien que le nom de Croissy eût frappé désagréablement son oreille. Que diable la veuve Croissy peut-elle avoir à faire avec ces lettres qu’on veut m’attribuer ?

– Vous oubliez, mon cher monsieur, répondit l’Anglais d’un ton suave, qu’elles avaient été écrites par vous au mari de cette dame, et que pour rentrer en possession de ces lettres vous avez assassiné le malheureux avocat d’une façon lâche et cruelle. Poussée par des raisons faciles à comprendre, madame de Croissy est partie pour l’Angleterre, emportant les lettres avec elle.

– Peuh ! On m’a déjà raconté cette histoire-là.

– Vraiment ? prononça l’inconnu avec un sourire engageant. N’est-ce pas étrange ?

– Pas aussi étrange que le conte que vous me faites et d’après lequel vous auriez pris ces lettres, quelles qu’elles fussent, dans la poche de la veuve Croissy sans qu’elle s’en aperçût.

– Remarque très judicieuse, mon cher citoyen, très judicieuse en vérité. Vous auriez fait un excellent juge d’instruction.

Il fit entendre un petit rire.

– À vrai dire, reprit-il, la dame aurait pu s’en apercevoir, vous avez raison sur ce point. Mais voyez-vous, j’ai pris la précaution de lui remettre un paquet cacheté semblable en tout point à celui que j’avais dérobé ; et la dame n’y a vu que du feu.

Comme Chabot ne répliquait rien, et que, de toute évidence, il cherchait quelle manœuvre il devait faire maintenant dans cette singulière joute, l’Anglais continua :

– Vous pouvez observer, monsieur, que mon procédé est identique à celui qu’a employé notre ami commun Chambertin quand il déroba à la petite Josette Gravier ce qu’il croyait être le véritable paquet de lettres et qu’il le remplaça par un autre tout pareil fabriqué par lui. Au fond, j’aime beaucoup M. Chambertin ; pour un homme intelligent il fait parfois des choses si stupides.

– Chambertin ? répéta Chabot, fronçant le sourcil d’un air interrogateur.

– Oh ! pardon… Je voulais dire Chauvelin.

– Alors, vous prétendez que c’était lui ?

– Bien sûr. Qui voulez-vous que ce soit ?

– Et qu’il avait ces damnées lettres ?

– Non, non, mon cher monsieur, répliqua l’Anglais avec un léger rire. J’ai moi-même ces lettres, ces lettres bénies – et non point damnées – je les ai ici, comme j’ai eu l’honneur de vous l’expliquer à l’instant.

Et de sa longue main élégante il frappa légèrement sur le côté gauche de son habit. Chabot, les sourcils froncés, l’observa un instant. Le calme de cet individu, son impudence l’irritaient ; et après avoir cru d’abord qu’il jouait avec lui à la façon d’un chat avec une souris, il avait maintenant l’impression que les rôles étaient renversés. Mais ceci avait duré trop longtemps. Il était temps de mettre un terme à cette comédie, et le moment était opportun, car juste à ce moment Chabot eut la satisfaction d’entendre la voix du capitaine qui, au rez-de-chaussée, commandait du vin chaud à l’aubergiste. Il revenait sans doute de la grange qui avait servi d’écurie où ses hommes devaient être occupés à seller les chevaux. Chabot rit sous cape à la pensée de l’effroi de l’inconnu lorsqu’il entendrait dans l’escalier le pas bruyant du capitaine, et, savourant déjà son prochain triomphe, il fixa sur son antagoniste un regard qu’il voulait rendre à la fois pénétrant et ironique.

– Supposons, commença-t-il lentement, qu’avant d’aller plus loin vous me montriez ces prétendues lettres ?

– Avec le plus grand plaisir, répondit l’Anglais d’un ton affable.

Et au grand étonnement de Chabot il tira de sa poche de côté un petit paquet exactement semblable à celui que la pauvre petite Josette Gravier gardait si précieusement dans son corsage. À cette vue, le conventionnel ricana.

– Voudriez-vous rompre les cachets, monsieur l’Anglais, demanda-t-il d’un ton de sarcasme ; ou voulez-vous que je le fasse ?

Mais déjà les mains de l’inconnu étaient occupées à briser les cachets. Chabot, dont la vilaine figure gardait une expression railleuse, approcha les chandeliers. Bientôt, les cachets étant rompus, le papier extérieur s’ouvrit et laissa voir, non des bouts de papier blanc, mais des lettres d’écritures différentes. Chabot les dévorait des yeux. La flamme vacillante des bougies éclairait la lettre du dessus où se lisait nettement une signature : la sienne.

– Sacrebleu ! cria-t-il en essayant d’attraper le paquet.

Mais les mains de l’inconnu étaient extraordinairement lestes. En un rien de temps les lettres furent rassemblées, enveloppées, entourées d’un bout de ficelle surgi on ne sait d’où, tandis que Chabot, pétrifié, ne pouvait détacher son regard de ce visage noble et calme aux lèvres fermes et aux yeux moqueurs. Mais quand il le vit sur le point de remettre le paquet à l’intérieur de son vêtement, Chabot cria d’une voix enrouée par la colère :

– Donnez-moi ces lettres !

– Chaque chose en son temps, mon cher monsieur. Pour commencer, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire, il faut que nous ayons une petite conversation.

Chabot se leva lentement de son siège. La voix du capitaine qui montait du rez-de-chaussée, le pas sonore des soldats, lui rendirent son sang-froid. Était-il stupide de craindre quelque chose de la part de cet insolent, de cet écervelé !

– Je vous offre une dernière chance, prononça-t-il avec calme, mais sans pouvoir dissimuler le tremblement de sa voix. Ou bien vous me remettez ces lettres, maintenant – sur-le-champ – auquel cas je vous laisse partir d’ici libre, et vous pouvez aller au diable si le cœur vous en dit, ou bien…

Au même instant un bruit de voix animées s’éleva jusqu’à eux. Des soldats devaient s’être groupés quelque part sous la fenêtre, et ils parlaient, semblait-il, d’un événement imprévu. Chabot et l’Anglais purent saisir quelques bribes de ce qu’ils disaient :

– Heureusement que les chevaux n’étaient pas…

– C’est dommage que le vent…

– Les selles sont…

– La diligence aussi…

– Il faudrait d’abord voir ce que le citoyen capitaine…

Et ainsi de suite jusqu’au moment où les hommes contournèrent la maison pour gagner la porte d’entrée. L’Anglais souriait en prêtant attentivement l’oreille. Chabot, lui, pensait surtout au fait que la garde allait maintenant se trouver assemblée à l’intérieur de l’auberge. Cela faisait vingt hommes bien entraînés contre lesquels aurait à se mesurer cet insolent espion. Ses yeux verts luisaient dans la pénombre comme ceux d’un chat qui guette sa proie.

– Ou bien, conclut-il entre ses dents serrées, j’appelle le capitaine de la garde et vous fais fusiller comme espion avant une heure d’ici.

En guise de réponse, l’Anglais se leva sans hâte de la table où il s’était assis et se dressa de toute sa hauteur. Aux yeux enfiévrés de Chabot, il parut immense, terrifiant, avec sa force physique, sa mine altière, son air impératif, et instinctivement le moine défroqué se faisait tout petit devant lui. Il fit le tour de la table pendant que l’Anglais se dirigeait tranquillement vers la fenêtre, puis en deux bonds fut à la porte. La main sur le loquet, il jeta un coup d’œil à l’Anglais qui ouvrait la fenêtre. Le vent s’engouffra dans la pièce avec violence, et Chabot ne parvint pas à tirer la porte à lui malgré tous ses efforts. Ses mains tremblaient, ses genoux s’entrechoquaient, et il se rendit compte plus tard seulement que la porte était fermée à double tour. Il entendit l’Anglais lancer dans la nuit un curieux appel, rappelant le cri des mouettes qui évoluent en cercle au-dessus de la Seine à Paris, par les hivers rigoureux. Un cri semblable monta du dehors, sur quoi l’inconnu lança le paquet de lettres par la fenêtre. Trois mots à consonance étrangère furent saisis par Chabot, qui, dans la suite, déclara qu’il avait entendu quelque chose comme : Aule raïte Foulks, mais, bien entendu, pour lui cela ne voulait rien dire.

L’Anglais revint vers la table et s’assit. Une fois encore il répéta la petite phrase qui exaspérait le conventionnel :

– Maintenant, causons.

Chabot agita le loquet de la porte en tous sens. Il venait d’entendre le pas des hommes rentrant en troupe dans l’auberge.

– Inutile, mon ami, observa sèchement l’étranger. J’ai fermé la porte à double tour en entrant. Et voici la clef, ajouta-t-il en posant une vieille clef rouillée sur la table.

– Venez vous asseoir, reprit-il au bout de quelques secondes, car Chabot n’avait pas bougé et semblait ne pouvoir se détacher de la porte, ou faut-il que j’aille vous chercher ?

– Forban ! Canaille ! Abominable… !

Étranglé par la colère, Chabot s’interrompit, puis gronda :

– Rendez-moi ces lettres ou je…

– Venez vous asseoir, répéta l’autre froidement. Vous avez exactement dix minutes pour sauver votre peau. Mon ami est toujours là, juste au-dessous de cette fenêtre. Si dans dix minutes il n’a reçu de moi aucun signal, il partira pour Paris à toutes brides avec ces lettres, et vous pouvez compter que d’une façon ou d’une autre il saura s’y prendre pour que les membres du gouvernement en aient rapidement connaissance. Elles seront par la suite publiées dans tous les journaux de la capitale et de la province, et la nouvelle de votre trahison envers la République volera de bouche en bouche par toute la France.

– Impossible, marmotta Chabot d’une voix enrouée. Il ne peut pas le faire. On l’arrêterait aux portes de Paris.

– Cette garantie est-elle suffisante à vos yeux pour assurer votre tranquillité ? répliqua l’inconnu d’un ton suave. En ce cas, voici la clef… Appelez votre garde… Faites ce que le diable vous inspirera.

Il se mit à rire, d’un rire gai, communicatif, exprimant la joie de mener cette vie d’aventures, périlleuse et passionnante, un rire plein de confiance, de hardiesse, un rire fait pour échauffer l’ardeur des braves et frapper les lâches de terreur.

– Voilà une minute passée, reprit-il en tirant d’une poche de sa culotte une montre incrustée de diamants qu’il mit sous les yeux de Chabot.

Les oiseaux et les lapins, dit-on, sont tellement fascinés par le serpent qui va les engloutir qu’ils n’essayent pas de le fuir et même approchent petit à petit des mâchoires béantes. En vérité, rien ne rappelait le serpent dans ce grand Anglais au regard amusé et nonchalant, aux lèvres bien dessinées que relevait souvent un aimable sourire, mais Chabot, lui, était exactement comme le lapin fasciné. Il traversa la pièce lentement, très lentement, et vint s’asseoir en face de son tortionnaire.

– Près de deux minutes écoulées sur cinq, dit ce dernier, et je crois bien entendre en bas, dans le couloir, le pas de votre ami le capitaine.

 

C’est alors que Chabot eut une inspiration soudaine. En cet instant de réel péril et d’humiliation, il se rappela son collègue Chauvelin ; il le revit en pensée assis dans la petite pièce du Cheval Blanc à Rouen. Qu’avait-il dit en parlant du prisonnier Reversac et de sa bonne amie, la citoyenne Gravier ? Quelque chose au sujet de sauf-conduits qui leur seraient donnés en échange des lettres. Des sauf-conduits ? De sa voix calme et incisive, Chauvelin avait même ajouté : « Je puis y mettre le signe secret qui frappe de nullité les sauf-conduits. »

Oui, c’était la seule chose à faire pour sortir de cette impasse : proposer un sauf-conduit pour le prisonnier en échange des lettres. Et Chabot, assis à la table, se caressa le menton et dit :

– Je suppose que ce que vous voulez, c’est un sauf-conduit pour un traître de votre connaissance ?

Mais Chabot s’aperçut que son inspiration ne valait rien. L’espoir qu’il en avait conçu fut de courte durée, car l’Anglais répondit, toujours souriant :

– Non, mon cher. Je ne veux pas de sauf-conduit préparé par vous ou votre collègue avec un signe secret qui le rendrait nul.

Chabot retomba sur son siège, le front mouillé de sueur. Il se demanda si, après tout, sa première impression n’avait pas été la bonne ; cet homme qui lisait dans les pensées n’était-il pas le diable en personne ?

– Qu’est-ce que vous demandez, alors ? dit-il d’une voix haletante.

– Que vous ouvriez cette porte – voici la clef – et que vous appeliez votre ami le capitaine.

Il tendit la clef à Chabot qui, docilement, la lui prit des mains.

– Allez ouvrir la porte, monsieur le député, et appelez le capitaine.

Lentement, comme poussé par une main invisible, Chabot alla en trébuchant vers la porte. L’Anglais poursuivit en parlant par-dessus son épaule :

– Quand il se présentera, dites-lui d’ordonner à un de ses hommes de porter un message dans le village chez un nommé Pailleron. Le citoyen Pailleron a une gentille voiture couverte dont il se sert pour faire des transports entre Rouen et Elbeuf. Votre homme devra lui dire que le député François Chabot réquisitionne cette voiture pour son usage personnel et lui fera remettre en compensation avant le départ une somme convenable.

Chabot se retourna vers son bourreau :

– C’est de la folie ! cria-t-il. Je n’en ferai rien. Si j’appelle le capitaine ce sera pour vous faire fusiller.

– Encore une minute écoulée, observa l’autre avec aménité, et je suis sûr que le capitaine monte en ce moment l’escalier.

– Suppôt de Satan !

– Mon ami qui attend au-dehors se demande sans doute s’il doit partir ou non pour Paris…

La clef grinça dans la serrure, et la main tremblante de Chabot souleva le loquet.

– Allons, voilà qui est sage, approuva l’Anglais. Mais dans votre intérêt je vous conseille de maîtriser vos nerfs. Vous allez répéter au capitaine ce que je viens de vous dire au sujet de la voiture et l’informer que vous partirez dans une heure en compagnie de deux amis, l’un étant le jeune Reversac, retenu en captivité par suite d’un regrettable malentendu, et l’autre, votre humble serviteur.

Chabot était comme un chien battu avec sa queue entre ses pattes. Il s’éloigna de la porte, revint au milieu de la pièce, puis, toujours comme un chien battu, tenta de mordre la main qui le frappait.

– Vous me prenez peut-être pour un imbécile…, commença-t-il en essayant de fanfaronner.

– Sans aucun doute, coupa l’autre d’un air aimable ; mais là n’est pas la question. Le point important, c’est que je compte sur vous pour arracher deux jeunes gens innocents aux griffes de leurs ennemis. Josette Gravier est en sûreté pour l’instant, et Maurice Reversac est à portée de la main. Je vous propose de les conduire jusqu’à un point de la côte où je me charge de les embarquer à bord d’un certain bateau prêt à faire voile vers mon pays qui, vous devez le reconnaître, est plus hospitalier que le vôtre. Pour cette expédition, votre aide, monsieur, sera inappréciable ; aussi allez-vous venir avec nous dans la voiture du citoyen Pailleron, et j’aurai moi-même l’honneur d’être votre cocher. Chaque fois que nous serons arrêtés à la porte d’une ville, à l’entrée d’un village ou d’un pont, vous n’aurez qu’à montrer aux gendarmes votre gracieux visage et à révéler votre qualité de représentant du peuple à la Convention en faisant valoir votre droit à circuler librement, vous, votre cocher et votre fils – Reversac, pour plus de commodité, passera pour votre fils. À Elbeuf, aussi bien qu’à Dieppe ou n’importe où, votre air aimable et votre voix calme, mais ferme, vous assureront l’obéissance immédiate des gendarmes. Aussi vous prierai-je, ajouta-t-il d’un ton suave, d’appeler le capitaine et de lui expliquer ce qu’il doit faire. Il faut que nous nous mettions bientôt en route.

Il se renversa sur son siège, bâilla légèrement, puis se leva et regarda du haut de sa grandeur l’ex-capucin effondré. Chabot s’efforçait en vain de rassembler ses idées, de refaire un plan, de trouver quelque chose à dire, quelque nouvelle menace, et surtout de retrouver du courage à la pensée que cet homme, cet abominable espion, était encore en son pouvoir : maintenant, à cet instant, il pouvait encore le faire fusiller sur place… ou bien à Rouen… Avec Chauvelin qui l’attendait là-bas, il pourrait… il pourrait…

Mais l’autre, comme s’il devinait ses pensées, y répondit en disant :

– Vous ne pouvez rien faire, mon cher. Je vous rappelle que, le cas échéant, mon ami partira pour Paris dans les vingt-quatre heures, avec vos lettres dans la poche pour en faire l’usage que vous savez.

– Et si je cédais à ces viles menaces, dit Chabot d’une voix sifflante, si je me prêtais à cette odieuse comédie, comment saurai-je si, en fin de compte, votre compère me rendra bien les lettres ?

– Vous ne pouvez le savoir en effet, mon cher, répondit simplement l’autre, car un homme comme vous est incapable de comprendre le sens du mot « parole d’honneur » dans la bouche d’un gentilhomme anglais. Mais ce que vous devez savoir, poursuivit-il en appuyant sur les mots, c’est que si mon plan pour sauver ces deux jeunes gens échoue, si je n’ordonne pas moi-même à mon ami de vous rendre vos lettres, celle-ci seront publiées dans toute la France, et votre nom deviendra la synonyme de ce qu’il y a de plus vil.

L’étranger avait parlé avec une véhémence d’autant plus impressionnante qu’elle différait de la façon légère dont il avait conduit l’entretien jusque-là. Chabot, avec ses airs de matamore, n’était ni plus ni moins qu’un poltron. Tout danger pouvant l’atteindre le réduisait à un état de rampante abjection. Que le péril fût grand, il le savait bien, et il se rendait compte enfin qu’aucune menace de sa part ne ferait dévier d’un pouce ce chenapan d’Anglais du but qu’il se proposait.

Il y eut dans la pièce un moment de silence absolu pendant lequel on entendit le capitaine qui montait lentement l’escalier. L’Anglais eut un petit rire plein de gaieté et s’assit de nouveau en face de sa victime aux abois. Il versa deux gobelets de cidre, et au moment où la porte s’ouvrit, il était en train de dire avec une amicale familiarité :

– À ta santé, mon cher François, et à l’heureux succès du voyage que nous allons faire ensemble !

Il tenait le misérable poltron sous le feu de son regard magnétique. Il fit le geste de lever le gobelet à ses lèvres, mais s’arrêta pour dire :

– À propos, as-tu vu par hasard le Moniteur d’avant-hier ? Il contenait une attaque violente, inspirée certainement par Couthon, contre Danton et certaines de ses initiatives.

Chabot serra les dents. À cet instant, il aurait volontiers vendu son âme au diable pour le pouvoir d’anéantir cet impudent coquin.

Le capitaine, voyant le citoyen député en conversation avec un ami, s’arrêta par discrétion sur le seuil de la porte où il demeura jusqu’au moment où Chabot tourna vers lui des yeux rougis par l’insomnie.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il d’une voix basse, tandis que l’inconnu, comme s’il venait tout juste de s’apercevoir de la présence de l’officier, se levait courtoisement.

– Je viens te rapporter, citoyen député, que durant la nuit des bandits ont pénétré dans le hangar qui abritait la voiture et les selles et qu’ils les ont sérieusement endommagées.

– Endommagées ? de quelle façon ? bredouilla Chabot pendant que l’étranger faisait entendre un murmure de sympathie.

– Ils ont coupé les sangles des selles, les guides, les courroies des éperons et ils ont brisé les rayons de deux roues de la diligence. Il faudra plus d’une journée de travail pour réparer les dégâts.

– J’espère, citoyen capitaine, dit l’étranger d’un ton affable, qu’on a mis la main au collet de ces chenapans.

– Hélas ! non. Le méfait a été commis pendant la nuit. La grange est à quelque distance de l’auberge, et personne n’a rien entendu. Les malfaiteurs ont disparu sans laisser de traces.

Chabot demeurait sans voix. Le cidre épicé et la consternation le rendaient muet.

– Mon cher François, commenta l’étranger avec cordialité, ceci est vraiment regrettable pour tous ces braves soldats qui vont être obligés de rester dans ce trou perdu. Je sais ce qu’il en est, continua-t-il en se tournant de nouveau vers le capitaine, car je me suis trouvé déjà dans le même embarras en voyageant pour mes affaires dans cette région.

– Ah ! ainsi tu connais Le Roger, citoyen ? demanda le capitaine.

– J’y suis déjà venu une fois : je suis voyageur de commerce, et je parcours souvent cette région. Je suis arrivé hier soir de Saint-Pierre, une heure après vous, et j’ai été heureux d’apprendre que mon vieil ami François Chabot était justement là pour la nuit. La chance fait que j’ai retenu la voiture couverte du citoyen Pailleron pour me conduire à Louviers, et ce sera pour moi un plaisir aussi bien qu’un honneur d’emmener le citoyen député s’il le désire.

– Cela n’ira peut-être pas bien vite, dit le capitaine.

– Mon ami Pailleron me donnera certainement ses meilleurs chevaux.

– C’est vraiment de la chance, observa le capitaine.

Cependant, il semblait hésiter. Comme Chabot ne disait mot, l’étranger lui toucha légèrement l’épaule.

– C’est de la chance, n’est-ce pas, François ? fit-il.

Chabot leva les yeux et regarda son bourreau.

– Allez au diable, murmura-t-il entre ses dents.

– Le capitaine attend tes ordres, mon ami.

– Donne-les, alors. L’étranger fit entendre un petit rire.

– J’ai peur que le cidre ici ne soit un peu fort, expliqua-t-il à l’officier. Veux-tu avoir l’obligeance, citoyen capitaine, d’envoyer dire au citoyen Pailleron que le représentant du peuple est prêt à partir ? Je crois que la neige a cessé de tomber pour le moment. Nous pourrions arriver à Louviers avant midi.

Il n’y avait rien là-dedans qui pût provoquer la méfiance du capitaine. Le citoyen député, bien que souffrant d’un excès de boisson épicée, inclina la tête comme pour confirmer l’ordre donné par son ami. Que ce grand diable fût son ami, cela ne faisait aucun doute pour le capitaine. Ils conversaient tous deux amicalement quand il était entré dans la chambre. C’était très naturel qu’un aussi haut personnage qu’un représentant du peuple ne souhaitât pas demeurer bloqué par la neige pendant deux jours dans ce village perdu, et qu’il profitât volontiers du moyen de transport qui lui était offert par un ami. Si le capitaine avait eu le moindre doute dans son esprit, ce doute se serait dissipé quand l’étranger s’adressa de nouveau au citoyen Chabot.

– Mon cher François, dit-il en lui posant la main sur l’épaule, tu as oublié de parler du jeune Reversac au capitaine.

– Le prisonnier ? demanda le capitaine.

– Lui-même.

– Il est sous bonne garde en ce moment dans la salle commune, et nous…

– C’est parfait, coupa l’étranger.

Et sans que le capitaine pût le voir, il serra fortement l’épaule de Chabot.

– Veux-tu, François, expliquer au citoyen capitaine…

Chabot tressaillit sous la pression de cette main vigoureuse qui semblait étouffer sa volonté. Il n’y avait plus en lui une once de résistance physique ou morale. Tout ce qu’il put faire fut de marmotter quelques mots et de fixer son souriant ennemi avec des yeux troubles.

– Allons, mon cher François, explique-lui ce que tu as décidé. Chabot abattit violemment sa main sur la table.

– Au diable les explications ! jeta-t-il d’un ton brutal. Le prisonnier Reversac vient avec moi. Un point, c’est tout.

Et comme le capitaine abasourdi par cette sortie inattendue restait immobile près de la porte, Chabot lui cria :

– Sors d’ici !

Ce fut l’étranger qui, avec courtoisie, ouvrit la porte au capitaine.

– Le cidre était vraiment trop fort, chuchota-t-il à l’oreille du capitaine, mais le citoyen député se remettra quand il aura respiré un peu d’air frais.

Puis il ajouta :

– Il ne veut pas perdre de vue le prisonnier, et je serai là pour veiller sur tous les deux.

– Bon ! Ce n’est pas à moi de critiquer cet arrangement, observa le capitaine, du moment qu’il satisfait le citoyen député.

– Oh ! il le satisfait pleinement, je te le certifie. C’est seulement ce cidre trop fort qui lui donne mal à la tête et le met de mauvaise humeur. N’est-ce pas, mon pauvre François ?

Tout en posant la question, il ferma vivement la porte sur les talons de l’officier, car, en vérité, les blasphèmes proférés par Chabot auraient offensé même les oreilles d’un soldat de la République.

Puis il alla jusqu’à la fenêtre qu’il ouvrit, et lança le cri de la mouette.