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À la recherche du beau chevalier

Josette saisit sa cape, la jeta sur ses épaules et, tout en ramenant le capuchon sur ses boucles blondes, descendit l’escalier en courant et sortit. D’avoir parlé du Mouron Rouge avait excité son énergie et lui donnait envie d’agir, de tenter quelque chose. Elle vibrait encore au souvenir des récits que lui avait faits à voix basse sa compagne d’atelier tout en cousant pour les soldats des armées de la République. Josette devait faire encore deux heures de travail à l’atelier. À la tombée du jour, elle serait libre et, comme le temps était beau, Maurice Reversac irait sans doute la chercher à la sortie, et ferait une promenade avec elle avant de la ramener rue Quincampoix, à temps pour préparer le souper familial.

Quand elle quitta l’atelier, elle faillit passer près de Maurice sans le voir, tant elle était absorbée par les pensées qui s’agitaient dans son esprit. Maurice, qui l’attendait dans la rue, l’appela et fut rempli de bonheur à la vue de l’air joyeux que prit Josette en l’apercevant.

– Maurice, s’écria-t-elle, comme je suis contente que vous soyez venu ! Maurice étant jeune et éperdument amoureux, ne songea pas à lui demander pourquoi elle était si contente. Elle semblait heureuse de le voir, et cela lui suffisait. Il la prit par le bras et la mena par un dédale de petites rues vers les quais. Ils s’assirent au bord de la Seine, sous des arbres à demi dépouillés par l’automne et dont les feuilles jaunies et craquantes jonchaient le sol. Tandis que les dernières lueurs du couchant se fondaient dans le crépuscule, les moineaux nichés dans les branches menaient un joyeux tapage qui semblait un hymne d’allégresse tout à fait en accord avec l’état d’esprit de Maurice. Celui-ci ne s’apercevait pas que Josette était perdue dans ses pensées. Il voyait seulement que ses yeux brillaient plus qu’à l’ordinaire et que ses lèvres étaient légèrement entrouvertes. De ces lèvres fraîches, ah ! comme il eût aimé recevoir un baiser !

L’air était doux pour la saison. C’était une belle soirée d’automne où flottait comme un parfum de fruit mûr. Et les moineaux tapageurs continuaient à se chamailler là-haut dans les grands arbres avant de se mettre la tête sous l’aile pour dormir. Il y avait peu de passants, et ce coin désert paraissait singulièrement paisible, loin, très loin de la Révolution, séparé de ses horreurs par un monde de rêve et d’espoir.

D’ailleurs, les renversements sociaux, les révolutions et les cataclysmes comptent-ils beaucoup pour un amoureux quand il est absorbé dans la contemplation de sa bien-aimée ? Assis à côté de Josette, Maurice Reversac admirait son charmant profil, son petit nez gentiment retroussé, le velouté de sa joue si pareil à celui d’une pêche mûre. Josette demeurait immobile et muette, aussi Maurice s’enhardit-il jusqu’à s’emparer doucement de sa main. Elle ne fit pas de résistance, et Maurice crut défaillir de joie en sentant dans sa grande main cette main mignonne, douce, tiède et palpitante comme un de ces moineaux blottis au-dessus d’eux dans les arbres.

– Josette, dit tout bas Maurice au bout d’un instant, c’est vrai que vous êtes contente de me voir ?… Ne me l’avez-vous pas dit tout à l’heure ?

Elle ne tourna pas les yeux vers lui, mais peu importait à Maurice, car il continuait à voir dans les dernières lueurs du jour l’adorable profil et les longs cils qui ressemblaient à une frange d’or bruni. Le capuchon avait glissé de sa tête, et la brise se jouait dans les bouclettes blondes.

– Que vous êtes jolie, Josette ! reprit Maurice en soupirant. À côté de vous je ne suis qu’un lourdaud, un maladroit. Pourtant, je crois que je saurais vous rendre heureuse. Heureuse comme les oiseaux qui n’ont pas de soucis. J’aimerais que comme eux vous chantiez du matin jusqu’au soir et que vous ne sachiez plus ce que c’est que l’inquiétude ou la tristesse. Encouragé par le silence de Josette, il se rapprocha un peu d’elle.

– J’ai vu, murmura-t-il près de son oreille, un logis qui vous conviendrait. Il n’a que trois pièces, mais le soleil matinal y entre par de hautes fenêtres, et il y a devant la maison un grand acacia dans lequel les oiseaux chanteraient dès l’aube, au printemps, pour charmer votre réveil…

Jamais jusqu’alors Maurice n’avait trouvé assez d’audace pour parler à Josette de ses sentiments. C’était le temps où les hommes vraiment épris étaient timides, le temps où la jeune fille qu’ils aimaient était à leurs yeux un être quasi sacré dont il ne fallait pas troubler l’âme limpide par une parole imprudente ou prématurée. Et Maurice avait été élevé par une mère tendre dans ces principes rigides. La Révolution avait, il est vrai, bouleversé et ruiné bien des principes et endurci les fibres du cœur des hommes aussi bien que la sensibilité des femmes, mais la délicatesse des hommes bien élevés ne s’était pas laissée ébranler, et jamais encore Maurice n’avait osé ouvrir son cœur à la femme qu’il souhaitait avoir un jour pour épouse.

Le silence de Josette l’avait enhardi, et aussi le fait qu’elle lui avait abandonné sa main. Il osa passer son bras autour des épaules de Josette et il commençait à l’attirer vers lui avec le sentiment qu’il était sur le point de franchir le seuil du paradis, quand elle tourna la tête vers lui et le regarda droit dans les yeux. Elle avait l’air étonné et fronçait légèrement les sourcils.

– Maurice, demanda-t-elle, est-ce que par hasard vous me feriez la cour ? Puis comme lui-même, devenu muet, avait l’air interdit et peiné, elle eut un petit rire, dégagea doucement sa main et lui tapota amicalement la joue.

– Mon pauvre Maurice, fit-elle, je regrette de ne pas avoir écouté plus tôt, mais je pensais à autre chose.

Quand un homme se croit aux portes du paradis et les voit déjà s’entrouvrir devant lui, quand il a savouré ce bonheur un instant, puis qu’en une seconde il est précipité du ciel sur la terre, quoi d’étonnant à ce qu’il soit comme assommé et incapable de proférer une parole ? Maurice demeura donc déconcerté et sans voix à côté de la charmante fille qui, avec un rire frais et le cœur léger, venait de lui assener un tel coup.

Le pire, c’est qu’elle ne semblait pas avoir conscience de sa cruauté, car elle parlait maintenant des « autres choses » qui occupaient son esprit, sans accorder une pensée aux paroles de Maurice et au sentiment qui les avait inspirées.

– Mon bon Maurice, poursuivit-elle, écoutez-moi au lieu de dire des bêtises.

Des bêtises ! Parler ainsi !

– Maurice, il faut que vous m’aidiez à trouver le Mouron Rouge.

Les beaux yeux qu’elle fixait sur lui étaient brillants d’enthousiasme – d’un enthousiasme qui n’avait rien à voir avec lui, Maurice. Il ne comprenait pas de quoi il s’agissait. Tout ce qu’il savait, c’est qu’elle avait traité ses prières, ses instances, de « bêtises », et, qu’avec un sourire singulier sur les lèvres, elle lui tournait et retournait une pointe acérée dans le cœur.

Et, mon Dieu, que cela faisait mal !

Mais en même temps elle sollicitait son aide, aussi s’efforça-t-il de comprendre ce qu’elle voulait de lui.

– Voyez-vous, mon bon Maurice, reprit-elle, Jean-Pierre est très malade. Il n’est pas exactement en danger, mais le médecin dit qu’il lui faut respirer l’air pur de la campagne, faute de quoi il ira s’affaiblissant, et rien ne pourra le sauver. Mais comme il est impossible de quitter Paris…

– Quand un médecin prescrit un changement d’air pour un malade, il peut obtenir pour lui le sauf-conduit nécessaire, observa Maurice du ton dont il aurait donné une consultation juridique.

– Ne soyez pas stupide, Maurice, riposta Josette avec impatience. Nous savons tous que le Dr Leroux peut obtenir un sauf-conduit pour Jean-Pierre ; mais il ne peut en obtenir ni pour Mme de Croissy, ni pour moi, et peut-on envoyer Jean-Pierre tout seul à la campagne, sans l’une de nous pour le soigner ?

– Que peut-on faire ?

– Tâchez de prêter attention à ce que je dis, Maurice, lui lança-t-elle. Vous n’avez pas l’air de m’écouter.

– Mais si, protesta-t-il. Je vous jure que si.

– Vraiment ?

– Vraiment, Josette, je vous écoute avec mes deux oreilles et toute mon intelligence.

– Alors, c’est bien. Vous avez entendu parler du Mouron Rouge, n’est-ce pas ?

– Comme tout le monde, vaguement.

– Comment cela, vaguement ?

– Mon Dieu, personne n’est sûr qu’il existe réellement, et…

– Et moi, coupa la bouillante Josette, je sais qu’il existe. Écoutez, Maurice : j’ai pour voisine à l’atelier une fille très gentille, Agnès Minet, qui a été longtemps en service chez une certaine Mme d’Aumont dont le fils avait dû se cacher par crainte d’être arrêté. Sa mère savait où il était, mais n’osait pas lui écrire, craignant qu’on n’interceptât ses lettres. Or il y avait à ce moment-là sur le pont Neuf un drôle d’homme vêtu comme un épouvantail, et Agnès, qui ne sait pas écrire, lui demandait parfois de lui faire une lettre pour son fiancé qui est soldat. Il était si obligeant qu’un jour Agnès lui a parlé de Mme d’Aumont, sans la nommer, et de ses inquiétudes au sujet de son fils. Je ne saurais vous dire en détail comment cela s’est passé, mais Mme d’Aumont est allée elle-même trouver l’écrivain public, et, dès le lendemain, le milord anglais, le grand, le merveilleux Mouron Rouge, allait chercher le fils de Mme d’Aumont là où il se cachait, et le faisait passer avec sa mère hors de France. Tout cela, Agnès me l’a affirmé et on n’en peut douter.

Josette s’interrompit pour reprendre haleine. Elle avait parlé avec animation, mais à voix très basse. Elle ne voulait pas risquer d’être entendue par une oreille malveillante. Il y avait alors tant d’espions prêts à recevoir les quelques livres qu’on allouait à qui dénonçait un suspect.

Maurice n’ignorait pas ce danger. Il ne fit aucun commentaire, mais se leva et dit :

– Voulez-vous que nous retournions ?

Et il prit le bras de Josette. La nuit était tombée. De loin en loin, des quinquets répandaient une lumière parcimonieuse. Les deux jeunes gens avançaient en silence, pareils à deux amoureux qui n’échangent que de tendres paroles. Les rares passants qui cheminaient sans bruit ne leur prêtaient aucune attention.

– Le cas d’Antoine d’Aumont n’est pas unique, reprit-elle. On m’en a cité d’autres, mais de celui-là, je suis certaine.

Elle s’interrompit de nouveau, puis reprit d’une voix persuasive :

– Il faut absolument que vous m’aidiez, Maurice.

– Je suis tout prêt à le faire, murmura-t-il. Mais de quelle façon ?

– Il faut que vous retrouviez l’écrivain public qui se tenait au bout du pont Neuf.

– Il n’y a pas d’écrivain public au bout du pont Neuf. J’y suis encore passé ce matin.

– Je le sais. Il a changé de place, voilà tout.

– À quoi le reconnaîtrais-je ? Il y a dans Paris beaucoup d’écrivains publics.

– Je vous accompagnerai, Maurice, et je saurai le reconnaître, j’en suis sûre. Il y a dans mon cœur quelque chose qui le fera battre plus vite si je rencontre le Mouron Rouge. De plus…

Sans y prendre garde, elle avait haussé la voix, mais Maurice lui ayant vivement serré le bras, elle s’était arrêtée net.

Dans l’obscurité croissante un pas se faisait entendre tout proche. Les deux jeunes gens ne purent pas distinguer le passant qui les croisait à ce moment ; ils ne virent que la forme imprécise d’un homme courbé sous un fardeau qui chargeait ses épaules.

– Soyons prudents, Josette, dit tout bas Maurice Reversac.

– Je me suis laissée entraîner par mon sujet, mais je ferai plus attention. Maurice, vous m’aiderez, n’est-ce pas ?

– Je vous le promets, dit-il.

Bien qu’il manquât d’optimisme, sa réponse fut prononcée avec ferveur, car il trouvait très douce la perspective de parcourir Paris en compagnie de Josette à la recherche d’un personnage peut-être imaginaire, en tout cas malaisé à trouver ; Maurice espérait même, sans se l’avouer, que ledit personnage, s’il existait, se cachait assez bien pour qu’on mît un certain temps à le découvrir.

– Quand nous l’aurons trouvé, continua rapidement Josette à mi-voix, vous lui parlerez de Mme de Croissy, de Jean-Pierre, vous lui direz que Louise n’a pu obtenir de sauf-conduit pour conduire le pauvre petit malade dans le Dauphiné et rester là-bas avec lui jusqu’à sa guérison.

– Et vous supposez que… ?

– Je ne suppose pas, Maurice, dit-elle d’un ton péremptoire, je crois, je suis sûre que le Mouron Rouge nous viendra en aide.

On eût dit une jeune dévote proclamant les miracles accomplis par son saint patron. L’heure s’avançait et, rue Quincampoix, Louise et Jean-Pierre devaient avoir besoin de Josette. Josette et Maurice n’échangèrent plus que peu de paroles. Après cette profession de foi, Josette se sentait assurée du concours de son ami dévoué. Même à présent elle ne se rendait pas compte du coup cruel qu’elle avait porté à ses espoirs les plus chers. Avec l’image du prestigieux Mouron Rouge occupant tant de place dans son esprit, Josette pouvait-elle prêter attention aux paroles d’amour prononcées par un humble clerc dont l’honnête mais banale personnalité, dépourvue de tout mystère, n’avait rien qui pût attirer une jeune fille aussi éprise de romanesque ?

 

Ils avançaient ainsi en silence, elle perdue dans ses pensées, lui plongé dans une mélancolie dont rien, lui semblait-il, ne le tirerait plus. Dans les rues étroites qu’ils suivaient on entendait, assourdis, les bruits multiples de la grande ville, et, plus près, le glissement de pas furtifs, l’aboiement d’un chien, le choc d’une porte qu’on referme, le roulement d’une charrette sur la chaussée pavée. La brise du soir semblait un grand soupir, le soupir de centaines de détenus qu’avaient jetés en prison les hommes qui proclamaient bien haut l’avènement du règne de la liberté.

Dans le petit appartement de la rue Quincampoix Josette et Maurice trouvèrent Louise secouée par les sanglots, tandis que Sébastien de Croissy, grave et silencieux, était assis au chevet de son enfant malade.