22
Le marin

Le petit homme à la figure pâle et triste que Josette considérait maintenant comme un ami s’était montré de nouveau des plus serviables à Douvres. Il attendait Josette sur le quai, l’avait fait monter sur le bateau qui appareillait pour mettre à la voile dans la soirée et lui avait annoncé qu’il la retrouverait à Rouen. Lui-même se rendait à Calais ; mais il ne ferait qu’y passer et gagnerait par poste Rouen où il prendrait la diligence pour retourner à Paris.

Bien des fois, pendant les quarante-huit heures qui suivirent, Josette regretta sa compagnie, non pas tant parce qu’elle s’ennuyait que parce que tout le long du trajet depuis Douvres elle avait été agacée par les manières d’un individu qui lui était fort antipathique. Elle l’avait d’abord vu sur le bateau qui transportait quelques passagers en sus d’elle-même. C’était un grand et gros homme, vêtu en marin, qui arpentait le pont d’un air avantageux en lorgnant les deux ou trois femmes qui se trouvaient là, Josette tout spécialement. Chaque fois qu’il rencontrait le regard de l’une d’elles, il se mettait à loucher d’une manière hideuse. Ce manège avait causé à Josette un vague malaise. Lors du débarquement à Dieppe il ne l’avait pas quittée des yeux, et quand elle était montée dans la diligence, il était venu comme par hasard s’asseoir en face d’elle. Ce voyageur engageait la conversation avec tous ceux qui voulaient bien l’écouter et débitait des histoires de navigation et de pays lointains où il était question d’aventures extraordinaires dont il était toujours le héros. Josette le trouvait de plus en plus déplaisant. À aucun moment, à dire vrai, il ne chercha à l’importuner ; mais elle sentait son attention fixée sur elle, et cela lui était fort désagréable.

 

Josette fut donc à la fois heureuse et soulagée quand, à Rouen, elle aperçut de nouveau son ami, le petit homme en noir. Dans la diligence, elle avait eu la bonne fortune de se trouver placée à côté de deux femmes, la mère et la fille, qui devaient aussi passer la nuit suivante à Rouen, et qui étaient disposées à partager une chambre avec elle à l’Auberge du Cheval Blanc. Les trois femmes s’y rendirent donc, une fois les formalités remplies à l’hôtel de ville, et c’est là que Josette revit son compagnon de voyage. Il se tenait dans le vestibule, à côté d’un homme à l’aspect rude auquel il semblait donner des instructions. Ses yeux ayant rencontré ceux de Josette, il la salua d’un signe de tête et d’un sourire encourageant.

Josette et les deux femmes entrèrent dans la salle à manger où plusieurs petites tables étaient déjà occupées. Au milieu de la salle il y avait une longue table autour de laquelle avaient pris place quelques voyageurs qui attendaient leur souper. Les trois femmes eurent la chance de trouver une petite table libre dans un coin tranquille, et elles purent s’y installer commodément pour prendre leur repas.

Étant placée en face de la porte, Josette pouvait voir les gens qui entraient et sortaient. C’étaient pour la plupart des gens très ordinaires qui faisaient beaucoup de bruit. Deux diligences étaient arrivées coup sur coup, l’une de Dieppe – celle d’où Josette était descendue – et l’autre de Paris. De nombreux voyageurs fatigués et affamés envahissaient la salle en demandant à souper, et parmi eux Josette reconnut sans plaisir le gros marin. Elle se félicita de ce qu’il n’y eût pas de place libre à sa table, car elle avait vu l’homme jeter un coup d’œil dans sa direction, et s’il était venu s’asseoir près d’elle pour souper, cela lui aurait coupé l’appétit.

Cependant, après avoir fait des yeux le tour de la salle, le gros homme ne parut plus s’occuper d’elle. Il gagna la table d’hôte en se dandinant et s’assit.

Il attaqua son souper avec appétit, et une fois de plus essaya de régaler ses voisins de ses balourdises.

Au milieu du repas, Josette eut la joie de voir entrer dans la salle le petit homme au teint pâle. Lui aussi fit du regard le tour de la pièce, et lorsqu’il aperçut Josette, il lui adressa un petit signe amical. Sa vue la réconforta quelque peu. Un peu plus tard, elle observa que tout le personnel du Cheval Blanc traitait cet homme d’aspect si modeste avec des égards particuliers. À peine était-il arrivé que l’hôtelier, sa femme et sa fille s’élancèrent dans la salle, et en un tournemain mirent son couvert sur une table qu’ils placèrent près de la grande cheminée. Bien que le souper fût à peu près terminé à la table d’hôte, on lui apporta de la soupe fumante suivie d’un plat qui semblait avoir été préparé spécialement pour lui. Quelques-uns des voyageurs en firent la remarque et chuchotèrent entre eux ; mais, sans qu’ils en eussent conscience, la déférence témoignée par l’hôtelier et sa famille au nouveau venu se communiqua au reste de l’assistance, et la tapageuse hilarité d’un instant auparavant fit place à des conversations d’un ton plus retenu. Seul, le gros marin essaya encore d’imposer à la compagnie ses contes à dormir debout ; mais comme personne ne paraissait plus disposé à l’écouter, il s’arrêta bientôt et garda un silence maussade en louchant dans la direction du soupeur solitaire.

Soudain il se leva. Josette, qui ne pouvait s’empêcher de l’observer, le vit prendre la poivrière sur la table et la retourner entre ses doigts pendant un instant, puis, sans la lâcher, se diriger de son allure déhanchée vers la table où l’ami de Josette absorbait tranquillement son souper. Ce dernier ne leva pas les yeux et continua à manger tandis que l’impudent individu, penché au-dessus de lui, le considérait avec insolence. Cette indifférence de la part de quelqu’un de notable aurait eu naguère de quoi surprendre ; mais à présent que des brutes semblables à ce déplaisant marin gouvernaient en fait le pays, il était prudent de ne pas se formaliser de leur familiarité, voire de leur impertinence.

Puis, d’un geste mesuré, le marin, se penchant lentement, posa la poivrière devant l’homme en noir. Josette vit alors son ami regarder la poivrière, puis lever les yeux vers le visage penché au-dessus du sien. Elle le vit tressaillir tandis que ses mains se crispaient sur son couteau et sa fourchette et que son teint pâle devenait couleur de cendre.

Personne n’avait remarqué cet incident, sauf Josette qui observait attentivement les deux hommes. Elle n’apercevait du marin que son large dos. Elle le vit hausser les épaules et entendit quelque chose comme un rire moqueur.

Deux secondes plus tard, le marin était sorti de la salle et Josette aurait pu croire qu’elle avait imaginé toute la scène sans l’expression tragique du visage de l’homme en noir. Celui-ci laissa tomber couteau et fourchette et se précipita à son tour hors de la salle.

Ce qui se passa ensuite, elle ne le sut point, car son ami ne revint pas achever son souper, et bientôt les deux femmes dont elle allait partager la chambre se levèrent en déclarant qu’il était temps d’aller se coucher.

 

La chambre qu’elles avaient retenue était tout en haut de la maison, sous les toits. Elle contenait deux lits : un grand lit dans le fond de la pièce, que la mère et la fille prirent pour elles, et un étroit lit de fer, placé sous la lucarne, entre le grand lit et la porte. Josette, comme c’était son habitude, prit la précaution de placer le paquet de lettres sous son oreiller, puis, ayant dit sa prière, elle ferma les yeux pour essayer de dormir. Ses compagnes, qui avaient près de leur lit l’unique chandelle, la soufflèrent, et bientôt leur respiration régulière montra qu’elles étaient parties pour le pays des rêves. Pour commencer, une obscurité complète semblait régner dans la chambre. Au-dehors le temps était mauvais, et aucune clarté n’arrivait par la lucarne ; mais bientôt un petit filet de lumière apparut sous la porte. Cette lumière était celle de la lampe qui était tenue allumée toute la nuit dans l’escalier pour la commodité des voyageurs attardés.

La vue de ce faible rayon fit plaisir à Josette ; ses yeux s’habituant peu à peu à ce qui n’était qu’une demi-obscurité, elle se sentit rassurée, et quelques minutes plus tard elle s’endormait à son tour.

Ce qui la tira brusquement de son sommeil elle ne s’en rendit pas compte, mais le fait est qu’elle se réveilla soudain et, pendant un moment, demeura immobile, les yeux grands ouverts, le cœur battant, la main glissée sous son oreiller pour y tâter le précieux paquet. À l’autre bout de la pièce les deux femmes dormaient ; l’une d’elles, même, ronflait bruyamment. Tout à coup Josette s’aperçut que l’étroite bande lumineuse sous la porte s’était visiblement élargie en prenant une forme triangulaire et qu’elle continuait à s’élargir doucement. De plus Josette vit qu’il y avait maintenant le long de la porte une bande lumineuse verticale qui s’élargissait aussi petit à petit tandis que lentement, très lentement, la porte s’ouvrait.

Josette se dressa sur son lit en poussant un cri qui tira ses compagnes de leur sommeil. De leur lit elles ne pouvaient voir la porte, et elles crièrent :

– Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui arrive ?

– La porte ! balbutia Josette d’une voix étranglée. La lumière… la lumière…

Ses compagnes avaient sur une chaise près de leur lit un briquet qu’elles cherchèrent à tâtons, tandis que Josette tenait fixé sur la porte un regard rempli de terreur. Celle-ci était maintenant à demi ouverte, mais qui l’avait poussée ? Impossible de le savoir, car on ne voyait personne. Mais Josette crut entendre un pas furtif traverser l’étroit palier et descendre les marches tremblantes de l’escalier.

De son lit la mère demanda avec humeur :

– Qu’est-ce qui t’a effrayée ainsi, petite citoyenne ?

Sa fille essayait toujours d’allumer le briquet qui refusait de fonctionner. Josette murmura d’une voix haletante :

– La porte… Quelqu’un l’a ouverte… J’ai entendu…

– As-tu vu quelqu’un ?

– Je ne sais pas… mais la porte est ouverte… et j’ai entendu…

– C’est le loquet qui sera mal retombé, dit la mère avec impatience. Avant de me coucher j’avais remarqué qu’il ne fonctionnait pas bien, et le courant d’air aura ouvert la porte.

Elle s’installa de nouveau sur son oreiller. La fille renonça à allumer une lumière et dit avec autant de mauvaise grâce que sa mère :

– Va fermer cette porte, citoyenne ; mets une chaise devant pour la maintenir si tu as peur, et laisse-nous dormir.

Pendant un certain temps Josette demeura immobile, assise sur son lit et les yeux fixés sur la porte. Elle était convaincue que quelqu’un, animé de mauvaises intentions, avait voulu l’ouvrir, puis, effrayé sans doute par son cri et la voix de ses compagnes de chambre, s’était éclipsé furtivement. À présent il n’y avait certainement personne derrière la porte. Pendant un moment elle resta entrouverte juste comme elle était auparavant, puis un courant d’air la fit osciller doucement et grincer sur ses gonds rouillés. Les deux femmes, s’étant retournées dans leur lit, ronflaient de nouveau. Que pouvait faire Josette sinon se gourmander d’être si craintive ? Néanmoins, il lui était impossible de se rendormir dans l’état de nervosité où elle se trouvait avec cette porte qui continuait à se balancer et à grincer sans arrêt. Aussi Josette finit-elle par sortir de son lit et traverser la chambre sur la pointe des pieds pour aller la fermer. Elle le fit aussi doucement que possible afin de ne pas réveiller de nouveau ses compagnes. La main sur le loquet, elle commença par risquer un coup d’œil sur le palier. La lampe placée plus bas projetait une lumière jaunâtre dans la cage de l’escalier. La maison paraissait très tranquille, à part les bruits de ronflements qui venaient des chambres où des voyageurs fatigués se livraient au sommeil. Au-dehors un chien aboya. Josette prêta l’oreille un moment pour écouter si elle percevrait de nouveau le pas furtif qu’elle avait entendu auparavant. Elle ferma la porte très doucement et cherchait à tâtons une chaise pour la placer devant quand elle entendit soudain un choc violent derrière elle, et une rafale de vent s’engouffra dans la chambre. La porte se rouvrit, cette fois toute grande, la chaise échappa des mains de Josette et tomba avec fracas, et Josette elle-même demeura sur place en chemise et en jupon, frissonnant de froid et de terreur. Les femmes se réveillèrent et demandèrent avec irritation si leur compagne ne pourrait pas se coucher et laisser les autres dormir en paix.

Le cœur de Josette battait si fort qu’elle ne pouvait ni remuer ni parler, et le courant d’air très violent lui coupait le souffle.

– Fermez donc la fenêtre, cria la plus jeune des femmes. Le vent l’a ouverte.

À la fin Josette, rassemblant ses esprits, put s’orienter, et, se tournant vers la fenêtre, vit qu’elle était en effet grande ouverte. Il lui fallut grimper sur son lit pour arriver à la refermer.

– Loger d’honnêtes femmes dans une bicoque aussi délabrée, marmotta la plus âgée de ses compagnes à moitié endormie, j’appelle ça de l’escroquerie.

Mais ni elle ni sa fille n’offrirent d’aide à Josette qui, souffletée par le vent, eut beaucoup de difficulté à refermer la croisée. Quand elle y fut parvenue, il lui fallut redescendre de son lit pour aller fermer la porte. Ainsi, plusieurs minutes s’écoulèrent avant que la paix régnât de nouveau dans la chambre. Josette regagna son lit. Sa première pensée fut pour le paquet de lettres ; elle enfonça sa main sous l’oreiller, mais le paquet n’y était plus.

Le cœur défaillant, et moins remplie d’effroi que de désespoir, elle s’élança telle qu’elle était, hors de la chambre, et descendit nu-pieds l’escalier en criant : « Au voleur ! au voleur ! » Elle atteignit le bas de l’escalier sans rencontrer personne, traversa le vestibule en courant et tenta d’ouvrir la porte d’entrée ; mais celle-ci était fermée et verrouillée.

Josette secoua le bouton de la porte et les verrous en continuant à crier : « Au voleur ! au voleur ! » d’une voix brisée par les sanglots. Peu à peu, toute l’hôtellerie se réveilla. Des voix indignées demandèrent ce que signifiait tout ce tapage. Le valet d’écurie qui était de gardé pour la nuit parut le premier en se frottant les yeux, puis le patron sortit de sa chambre au bout du corridor en pestant :

– Sacrédié ! quel est le gredin qui ose ainsi troubler la paix de cette respectable hôtellerie ?

C’est alors qu’il découvrit Josette qui essayait toujours d’ouvrir la porte en continuant à crier : « Au secours ! au secours ! » d’une voix étranglée par les larmes. Ses épaules étaient humides de la pluie qu’elle avait reçue en fermant la fenêtre, et ses cheveux mouillés lui retombaient sur la figure.

– Nom de nom, la fille ! tonna l’hôtelier en saisissant par le poignet cette femme qui jetait la perturbation dans sa maison. Qu’est-ce que tu fais là ? Et dis-moi, s’il te plaît, pourquoi tu n’es pas dans ton lit comme tous les gens respectables à pareille heure ?

C’était en somme heureux pour Josette d’être tenue aussi fermement par le poignet, sinon elle se serait sûrement effondrée sur le sol. La tête lui tournait. Elle voyait comme dans un brouillard des visages mécontents qui la regardaient d’un air réprobateur. Dans le vestibule s’était formé un groupe d’hommes à demi vêtus, irrités d’avoir été tirés de leur sommeil. Les femmes, pour la plupart, ne dépassaient pas le seuil de leur chambre et se contentaient d’avancer la tête pour regarder, les yeux lourds de sommeil, ce qui pouvait bien se passer.

À la vue de Josette, plusieurs murmurèrent :

– Une vaurienne, sans aucun doute, prise sur le fait de… L’irascible hôtelier secoua Josette par le bras :

– Qu’est-ce que tu faisais là, petite…

Il allait prononcer un mot cru, mais juste à cet instant Josette leva son regard vers le sien. Or les yeux de Josette étaient baignés de larmes, et ils avaient une telle expression d’innocence enfantine qu’elle rappela au digne hôtelier la charmante image de la Vierge devant laquelle il priait étant enfant dans l’église de son village – église maintenant close par la volonté d’un gouvernement impie. Les yeux de Josette lui rappelaient ceux de cette Vierge. Comment aurait-il pu prononcer un mot grossier en l’appliquant à une créature d’aspect aussi angélique ?

– Il faudrait pourtant que tu dises, reprit-il d’un ton plus doux, pourquoi tu n’es pas dans ton lit en train de dormir.

Il s’arrêta pendant que Josette faisait un grand effort pour rassembler ses esprits. Confuse de sa tenue négligée, elle essayait de se reculer dans l’ombre.

– Peut-être est-ce une somnambule, avança quelqu’un, et elle a eu un cauchemar.

Mais à cette suggestion, Josette fit « non » de la tête.

– Est-ce que quelque chose t’a fait peur, petite citoyenne ? demanda l’hôtelier avec bienveillance.

Josette recouvra enfin la voix.

– Oui, dit-elle en se raidissant, car la dernière chose qu’elle voulait faire était de pleurer devant tous ces gens. Je me suis réveillée en sursaut. J’ai regardé la porte. Elle s’ouvrait lentement, poussée du dehors. J’ai jeté un cri. Alors j’ai entendu un bruit de pas descendant tout doucement l’escalier.

– Impossible ! dit l’hôtelier.

– Je n’ai rien entendu, commenta quelqu’un.

– Ni moi, ajouta un autre.

– Moi, remarqua un troisième, j’ai entendu une sorte de fracas, il n’y a pas bien longtemps.

– Il y a eu un fracas en effet, poursuivit Josette lentement. Pendant que je fermais la porte un vent violent a ouvert la fenêtre derrière moi. J’ai été la fermer. Alors la porte s’est rouverte et je suis allée la fermer aussi. Quand je suis retournée dans mon lit, je me suis aperçue que… oh ! mon Dieu !…

– Quoi donc ? que t’est-il arrivé ? demandèrent les assistants en chœur.

– Un paquet de lettres qui, pour moi, était une chose sans prix…

– Il n’était pas volé ?

– Si, volé.

– Où l’avais-tu mis ?

– Sous mon oreiller.

– Et tu dis que lorsque tu es rentrée dans ton lit, ce paquet…

– … N’était plus là.

– Impossible ! réitéra l’hôtelier d’un air obstiné. Un des hommes remarqua :

– Le voleur, quel qu’il soit, doit toujours être dans la maison, puisque la porte d’entrée est verrouillée à l’intérieur.

– Et la porte de derrière ? suggéra un autre.

Plusieurs des assistants, sous la conduite du veilleur de nuit, allèrent examiner la porte de derrière et la trouvèrent fermée et verrouillée comme la porte principale.

– J’en étais sûr, dit le veilleur. J’avais poussé les verrous moi-même aux deux portes et vérifié la fermeture de toutes les fenêtres.

Il avait l’impression que l’histoire de Josette pouvait faire douter de son zèle.

– Le voleur doit être encore dans la maison, murmura Josette.

– Impossible ! répéta une troisième fois l’hôtelier du Cheval Blanc.

Les regards lancés à Josette devenaient rien moins que tendres, et si l’hôtelier et quelques hommes dans l’assistance subissaient l’influence des grands yeux bleus si remplis d’innocence, les femmes, sur le pas de leurs portes respectives, avaient leur mot à dire. L’une d’elles attacha le grelot en marmottant :

– Tout cela n’est qu’un tissu de mensonges.

Après quoi, les autres y allèrent de tout leur cœur. Les femmes sont ainsi : qu’une mégère lance un premier coup de langue, et rien ne peut plus arrêter le flot des mauvaises paroles. La pauvre Josette sentait l’hostilité croître autour d’elle, et cela ajoutait encore à son angoisse au sujet de la disparition des lettres. En fait, et comme il arrive souvent, tous ces gens se conduisaient comme des moutons. Dès que le doute eut été jeté sur la véracité du récit de Josette, il n’y eut presque plus personne pour la croire. La supposition qu’elle était somnambule fut rejetée définitivement. Cette fille n’était qu’une petite drôlesse, errant la nuit à travers l’hôtellerie, en quête d’aventures. En vain Josette pleurait-elle, en vain invoquait-elle le témoignage de ses compagnes de chambre. Les deux femmes refusèrent de quitter leur lit où, la tête sous les couvertures, elles déploraient d’avoir jamais mis le pied dans cette abominable hôtellerie. Vaincue par la douleur et la honte, Josette s’était réfugiée dans le coin le plus sombre du vestibule et s’efforçait de surmonter la terreur que lui causait la vue de tous ces visages irrités. Dans son cœur elle priait comme jamais elle n’avait prié, suppliant son ange gardien de l’aider à sortir de cette horrible situation.

– À mon sens, c’est une affaire pour la police.

Cette suggestion faite par une femme fut reprise aussitôt par d’autres. C’était en vérité la solution la plus commode. Après quoi, tout le monde pourrait retourner se coucher et terminer en paix ce qui restait de la nuit.

– C’est bien mon avis, dit un des hommes. On n’a qu’à conduire cette fille au poste de police le plus proche.

 

Alors une chose curieuse se passa.

Pendant que tout le monde donnait son avis, à voix haute ou basse, l’hôtelier, indécis, se grattait la tête. C’était à lui que revenait de prendre une décision, et il ne savait ce qu’il devait faire.

Soudain, dominant le tohu-bohu, une voix nette prononça d’un ton d’autorité :

– Certainement non. Il ne sera pas dit qu’une respectable citoyenne de la République a été tramée devant la police au milieu de la nuit.

C’était la voix de quelqu’un habitué à commander et à être obéi, une voix très calme, mais impérieuse.

Un homme petit et mince, avec une figure pâle et des yeux pénétrants, se fraya un passage à travers les gens qui remplissaient le vestibule. Contrairement aux autres, il avait pris le temps d’enfiler son habit sur sa chemise, de mettre ses bas et ses souliers et de brosser correctement ses cheveux. Sous son habit, autour de la taille, il avait une ceinture tricolore. L’hôtelier poussa un soupir de soulagement ; il était vraiment heureux d’être déchargé de l’obligation de prendre une décision dans un cas pareil. Évidemment, l’histoire de la jeune fille n’avait pas beaucoup de suite… mais elle avait de si jolis yeux bleus… c’est bon, c’est bon ! de cette façon il n’aurait pas la pénible tâche de la mener à la police en portant contre elle une accusation infamante. Les autres spectateurs étaient profondément impressionnés par l’air impératif du nouveau venu et par son écharpe tricolore, insigne porté par les représentants de l’autorité. Quant à Josette, elle joignit les mains et leva sur lui un regard chargé de reconnaissance, mais elle était encore incapable de parler.

– Où est votre épouse, hôtelier ? poursuivit l’homme à l’écharpe tricolore du même ton bref.

– Voilà, à votre service, citoyen, répondit elle-même la digne hôtelière.

Elle avait glissé ses pieds nus dans des pantoufles, passé une jupe et mis un châle sur ses épaules. À la différence des autres femmes, elle sentait que l’affaire la concernait, et elle s’était habillée pour être prête en cas de besoin.

– Tu vas donner un lit à la citoyenne Gravier dans la chambre de ta fille, où elle passera, j’espère, le reste de la nuit en paix.

Ainsi parla l’homme au teint pâle, et c’était merveilleux de voir avec quelle rapidité ses ordres furent obéis. La ceinture tricolore opérait vraiment des prodiges !

– Et maintenant, ajouta-t-il sèchement, rappelez-vous que la citoyenne est sous la protection spéciale du Comité central de salut public.

Josette fixait sur lui de grands yeux stupéfaits. Le petit homme surprit ce regard et vint jusqu’à elle. Il prit sa petite main glacée et la caressa doucement.

– Essaye de prendre maintenant un peu de repos, ma petite, dit-il avec bonté. Tu retrouveras tes lettres, je te le promets, même, ajouta-t-il avec un sourire, s’il faut pour cela mettre en branle tout l’appareil de la justice.

Il prononça ces mots d’un ton si plein de confiance que Josette se sentit réconfortée et presque rassurée. Son cœur simple, même, débordait d’une telle gratitude qu’instinctivement, comme une enfant, elle leva la main maigre qui caressait la sienne jusqu’à ses lèvres. Elle était sur le point d’y déposer un baiser quand soudain, quelque part dans la maison, un fracas de meubles renversés se fit entendre, immédiatement suivi d’un rire sonore et prolongé. Toutes les têtes se tournèrent vers l’escalier, le bruit paraissant venir des étages supérieurs de la maison.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Que diable se passe-t-il », et autres expressions de surprise du même genre jaillirent des lèvres de toutes les personnes présentes.

– Je parie que c’est le matelot ivre, dit quelqu’un.

– Cela ne peut pas être lui, affirma un garçon d’écurie. Je l’ai fait sortir moi-même par la porte de la cour, il y a deux heures, et j’ai poussé les verrous derrière lui.

Mais l’homme à l’écharpe tricolore avait arraché sa main de celle de Josette. L’espace d’une seconde, il parut prêt à se joindre à l’hôtelier pour rechercher le marin ; mais il se ravisa. Sans doute estima-t-il que faire la chasse à un gredin du haut en bas des escaliers d’une auberge était contraire à la dignité d’un membre du gouvernement. En outre, il savait très bien, dans son for intérieur, qu’on ne trouverait pas plus de marin que de gredin à l’intérieur de la maison. Le rire de tout à l’heure était venu du dehors – il devait y avoir une fenêtre ouverte quelque part – et le son de ce rire n’était que trop familier aux oreilles dudit membre du gouvernement : le rire était celui d’un personnage qui, jusque-là, s’était montré insaisissable, bien que son adversaire eût déployé toutes les ressources de son intelligence pour le réduire aux abois.

Dans les circonstances présentes qui faisaient présager de graves difficultés, il importait avant tout d’examiner la situation avec calme, puis de préparer minutieusement un plan de bataille, et de le tenir si secret que rien ne pût venir le contrecarrer. Dans la partie qui allait se jouer, la fille Gravier était une pièce maîtresse – juste ce qu’il fallait pour susciter l’intérêt et les prétendus sentiments chevaleresques de ces damnés espions anglais.

L’homme à l’écharpe tricolore, dont le visage blême reflétait la rage qui le bouleversait intérieurement, se retourna vers le petit groupe de curieux qui étaient restés à chuchoter dans le vestibule, et, avec un geste impératif, leur ordonna à tous de regagner leurs chambres ; et tous se dispersèrent aussitôt comme autant de moutons. L’hôtelière prit la main de Josette.

– Viens, dit-elle, ma jolie. Dans la chambre d’Annette il y a un bon canapé sur lequel tu pourras très bien dormir.

Et Josette s’étant laissée emmener docilement, l’homme à l’écharpe se tourna vers l’hôtelier demeuré seul avec lui dans le vestibule.

– Rappelle-toi bien, lui dit-il en martelant les mots, que toi et ta femme vous répondez sur votre tête – je dis bien, sur votre tête – de la sécurité de la citoyenne Gravier.

L’hôtelier frémit, et son visage haut en couleur devint blême. Il comprenait suffisamment la menace, bien que le tour imprévu des événements passât sa compréhension.

Docilement, sans bruit, les derniers curieux avaient regagné leurs lits, d’où ils commentaient l’incident avec leurs compagnons de chambre respectifs, chacun faisant part aux autres de ses suppositions et de ses conjectures. Josette s’était couchée sur le canapé dans la chambre d’Annette, mais il lui était impossible de dormir parce que son cerveau ne cessait de travailler et que son cœur battait encore des trop nombreuses émotions qu’elle venait de subir. Il y avait des moments où, étendue dans l’obscurité de la nuit, il lui venait des doutes et des craintes. Ces doutes, ces craintes étaient causés par l’écharpe tricolore de son protecteur et par l’autorité dont il semblait investi. Qui pouvait-il être ? un haut fonctionnaire ? un magistrat ? Avant de le voir sous ce nouvel aspect, Josette s’était plu à supposer qu’il pouvait avoir des liens avec la ligue du Mouron Rouge. Mais il n’y avait pas moyen de croire qu’un personnage porteur de cet insigne officiel pût avoir quelque chose de commun avec les valeureux héros de ses rêves. Néanmoins, c’était le même homme qui était venu à son secours alors que tous ces gens disaient d’elle des choses si abominables et la menaçaient de la police. C’était lui qui lui avait solennellement promis que ses lettres lui seraient rendues. Comment Josette, si simple et si droite, aurait-elle pu se reconnaître dans tous ces mystères ?

Dans sa chambre, à l’étage au-dessus, le citoyen Chauvelin faisait les cent pas, le visage crispé, les mains nouées derrière le dos, tout en répétant d’une voix rageuse :

– Et maintenant, une fois de plus, à nous deux, mon élégant Mouron Rouge !…

 

Un moment après on frappa à la porte. En réponse à son impérieux « Entrez », un individu à l’aspect rude et grossier, vêtu d’un maillot et d’une culotte déboutonnée aux genoux, entra dans la chambre. Il tenait à la main un paquet scellé qu’il tendit à Chauvelin. Ni l’un ni l’autre des deux hommes ne parla tout d’abord. Celui qui venait d’entrer demeurait debout au milieu de la pièce, attendant qu’on lui adressât la parole, tandis que Chauvelin, assis à la table, tournait et retournait le paquet entre ses doigts minces.

Ce fut le nouveau venu qui rompit le silence. Il désigna du doigt le paquet.

– C’est bien ce que tu désirais, n’est-ce pas, citoyen ? dit-il.

– Oui, répondit sèchement l’autre.

– Ce n’était pas une besogne facile. Si j’avais su…

– Cependant, interrompit Chauvelin avec impatience, le vent et la pluie t’ont aidé, à ce qu’il me semble.

– Mais si j’avais été pris ?

– Tu ne l’as pas été. Alors, à quoi bon en parler !

– Et je me suis abîmé le genou en redescendant de cette maudite fenêtre, marmotta Picard en jetant un regard en dessous à son employeur.

– Ton genou se guérira, répliqua Chauvelin d’un ton cassant, et tu as gagné une jolie somme.

Il eut un petit rire satisfait au souvenir des événements de la nuit. Lui et Picard. La porte ouverte. La fenêtre ouverte. Le courant d’air. Josette en chemise et jupon luttant avec la porte pendant que Picard se glissait par la fenêtre, et que lui, Chauvelin, descendait à pas de loup les escaliers. Oui, tout avait marché admirablement. Mieux, même, qu’il ne l’avait espéré. Leur action concertée avait parfaitement réussi.

Picard attendait sa récompense. Chauvelin lui donna les deux cents livres promises – une grosse somme pour l’époque. L’homme grommela quelque chose d’indistinct et se retira.

Pendant près d’une demi-heure, Chauvelin demeura assis devant la table, à manier dans tous les sens le paquet volé. Il y avait sur la table une bougie allumée dont la faible lumière vacillait au moindre souffle d’air. Les yeux expressifs de Chauvelin étaient fixés sur les cachets. Il ne les brisa pas. Dans le plan machiavélique qu’il avait conçu, les cachets devaient demeurer intacts. Il les regarda de tout près et se demanda qui les avait apposés : Sébastien de Croissy, ou sa femme avant de remettre les lettres à Josette ? Les sceaux ne lui disaient rien ; en tout cas, il n’avait pas l’intention de les rompre. Il déposa le paquet sur la table dont il ouvrit le tiroir. Du tiroir il tira un petit morceau de cire molle, et, avec le plus grand soin, prit l’empreinte d’un des cachets. Une fois terminé, il examina son travail et en fut satisfait. Il mit alors l’impression en creux du cachet dans le tiroir de la table qu’il ferma à clef.

Quant au paquet volé, il le plaça dans la poche de son habit, et l’habit sous son matelas. Après quoi, il se mit au lit.