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Les côtes de France

I

Yvonne Dewhurst passa toute la journée sur le pont de ce bateau qui l’éloignait à chaque minute davantage de son foyer et de son bonheur. Elle parla peu, mangea et but ce qu’on plaçait devant elle. Insensible au froid, à l’humidité et à l’inconfort, elle était assise sur une pile de cordages à l’avant du bateau.

Il plut une partie de la journée, mais Yvonne ne bougea pas de sa place ; la servante avait amoncelé sur elle des couvertures pour l’abriter autant que possible.

Au jour succéda le crépuscule, puis la nuit. Yvonne, toujours immobile, regardait droit devant elle, perdue dans ses pensées tristes.

Ceci ne pouvait pas être la fin… C’était impossible ! Tout son bonheur, l’amour et la présence de son jeune mari qu’elle adorait, tout cela ne pouvait pas lui être ravi ainsi, sans le moindre avertissement du destin. Cet affreux voyage pour une destination inconnue ne pouvait pas être l’épilogue de sa merveilleuse histoire qui avait transformé sa vie comme par enchantement. Non ! ceci ne pouvait pas être la fin.

Fixant l’immensité du ciel, elle songeait à tout cela, se remémorant les douces paroles, les regards, le sourire de son cher mari. Et contre le fond sombre de la mer, elle eut comme la vision de ce mystérieux ami, de cet homme qui savait tout, qui avait prévu tout ce qui allait arriver. Si seulement elle et son mari avaient pu réaliser toute la portée du danger qui les menaçait ! Mais sûrement, sûrement cet ami les aiderait et, lui, saurait quoi faire. Lord Tony en avait toujours parlé comme d’un personnage omniscient et doué de pouvoirs extraordinaires.

Une ou deux fois durant la journée, M. de Kernogan était venu s’asseoir auprès d’elle, essayant de lui parler ou de la réconforter un peu. Depuis qu’il se trouvait en pleine mer, loin de tout, de sa maison et des siens, le duc s’était mis à réfléchir et maintenant il ressentait d’affreux remords pour tout le mal qu’il faisait à son unique enfant, dont la mère, si aimante et si bonne, reposait dans le cimetière de Kernogan. Le froid, l’inconfort de cette longue traversée et une sensation d’un profond isolement avaient diminué la fierté et l’obstination du duc, et son sens des responsabilités vis-à-vis de son Roi avait faibli devant celui d’un père en face de sa fille en détresse.

II

Il était près de six heures du soir ; le temps qui s’était montré capricieux durant toute la journée avait finalement tourné au beau et la nuit promettait d’être claire et extrêmement froide. Un pâle croissant de lune venait à peine de paraître derrière un léger rideau de nuages.

Tandis que Martin-Roget arpentait infatigablement le pont d’un pas vigoureux, M. de Kernogan se tenait près de sa fille. À ses diverses questions sur sa santé et son bien-être, il n’avait reçu que des réponses laconiques, et maintenant il gardait le silence.

Si Yvonne Dewhurst avait observé son père, elle aurait pu remarquer que ce dernier regardait fixement au loin dans la direction qui suivait le navire et paraissait fort intrigué. Il resta longtemps ainsi, immobile et sans mot dire, perdu dans sa contemplation.

Soudain, une exclamation s’échappa de ses lèvres et, se penchant vers sa fille, il lui saisit le poignet.

– Yvonne, cria-t-il, dites-moi si je rêve ou si je deviens fou !

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle avec indifférence.

– Là-bas, au loin, regardez, et dites-moi ce que vous voyez.

Il paraissait si agité et la pression de sa main était si insistante qu’elle se leva péniblement pour regarder à son tour dans la direction que lui indiquait son père.

– Dites-moi ce que vous voyez, répéta son père anxieusement, et Yvonne sentit sa main trembler sur son bras.

– Les lumières d’un phare, je crois, dit-elle enfin.

– Et puis ?

– Une autre lumière, beaucoup plus petite et placée considérablement plus haut. Elle doit être perchée en haut d’une falaise peut-être.

– Rien d’autre ?

– Ah ! oui. Des points lumineux de-ci, de-là. On dirait un village le long de la côte.

– Le long de la côte, répéta le duc d’une voix altérée, et nous y allons ?

– Oui, j’ai l’impression, répondît Yvonne.

Il lui importait peu sur quelle côte on l’amenait puisque tout, sauf l’Angleterre, était désormais l’exil pour elle. À ce moment précis, Martin-Roget passa devant le duc.

– Monsieur Martin-Roget, un instant, je vous prie, appela ce dernier d’une voix tremblante qui surprit sa fille.

– Que désirez-vous, monsieur le duc ? répondit l’autre en s’arrêtant.

Il se tenait les jambes écartées, les mains dans les poches de son grand manteau, la tête jetée en arrière d’un geste de défi, et de toute sa personne se dégageait un air de supériorité.

– Que signifient ces lumières là-bas, au-devant de moi ? demanda le duc.

– C’est le phare du Croisic, monsieur le duc, répondit Martin-Roget ; en haut, vous voyez la lumière de la maison du gardien, et en bas celle du port.

– Monsieur, que veut dire tout cela ? s’exclama le duc.

Dans la pâle clarté de la lune, Yvonne put à peine distinguer les deux hommes qui s’affrontaient. Martin-Roget, grand, massif, les bras croisés sur sa poitrine, et son père qui avait subitement l’air d’avoir diminué de taille, de s’être tassé sur lui-même, une main tremblante levée vers son front tandis que l’autre s’accrochait pitoyablement au bras de sa fille.

– Que signifie tout cela ? murmura-t-il de nouveau.

– Tout simplement, répondit Martin-Roget en éclatant de rire, que nous sommes en vue des côtes de France et que ce petit vent déplaisant, mais bien commode, nous amènera à Nantes vers dix heures du soir !

– À Nantes ? s’écria le duc qui paraissait ne pas comprendre ; mais nous devions aller en Hollande…

En disant ces mots il s’appuya lourdement sur sa fille, et Yvonne, douée de cet instinct maternel qui est toujours vivant dans le cœur d’une noble femme, même pour un ennemi, étreignit son père en le soutenant tendrement. Elle-même ne comprenait pas encore exactement ce qui se passait.

– Non, à Nantes, monsieur le duc ! rétorqua Martin-Roget triomphalement. À Nantes, d’où vous avez fui comme un lâche quand vous avez réalisé qu’un peuple outragé prenait enfin sa revanche sur des gens de votre sorte.

– Je ne comprends pas, balbutia le duc et, mus par un même sentiment, le père et la fille se tenaient serrés l’un contre l’autre, comme pour se protéger mutuellement contre ce fou dangereux. Ils étaient persuadés maintenant que cet homme avait subitement perdu l’esprit, car il parlait et se comportait comme un insensé.

– Je suis sûr, continua Martin-Roget, qu’il faudrait beaucoup plus que ces quatre heures, pendant lesquelles nous allons doucement glisser le long de la côte jusqu’au Croisic, pour vous faire comprendre que votre arrogance et votre orgueil seront enfin châtiés et que vous êtes maintenant aux mains de ces gens qui vous semblaient tout juste assez bons pour lécher vos bottes. Vous pensez probablement que je suis fou, ajouta-t-il calmement, je le suis peut-être, mais pas assez pour ne pas goûter pleinement toute la saveur de la vengeance.

– Vengeance de quoi ?… Qu’avons-nous fait ?… Que vous a fait ma fille ? dit le duc d’un air égaré. Vous disiez l’aimer… Vous vouliez en faire votre femme… j’avais consenti…

Il fut interrompu par le rire grossier de Martin-Roget.

– Et comme un imbécile arrogant, vous êtes tombé dans le piège, dit-il, et vous avez été assez aveugle pour ne pas voir dans Martin-Roget, le prétendant de votre fille, Pierre Adet, le fils de cet homme innocent que vous avez fait assassiner.

– Pierre Adet ?… Je ne comprends pas.

– Il y a bien peu de choses que vous ayez l’air de comprendre, monsieur le duc, railla l’autre, mais cherchez bien dans vos souvenirs et vous vous souviendrez certainement de ce soir, il y a quatre ans, quand quelques jeunes paysans fougueux avaient projeté de venir au château de Kernogan pour vous intimider… Le plan échoua et Pierre Adet, le meneur de cette malheureuse bande de jeunes gens, réussit à fuir le pays, tandis que vous, comme un tyran aveugle et possédé, vous frappâtes sauvagement et sans discernement pour vous venger de la peur que vous aviez éprouvée. Pensez un peu, ces rustres ! ces vauriens ! ce troupeau de bétail humain qui avait osé pousser un cri de révolte contre vous. À mort ! Tous à mort ! Et où est Pierre Adet, l’instigateur de tout cela ? Pour lui, il faut un châtiment exemplaire afin d’empêcher que cela ne se renouvelle jamais. Eh bien ! monsieur le duc, vous souvenez-vous de ce qui est alors arrivé ? Je vais vous le dire. Pierre Adet, grièvement blessé pendant l’émeute, avait pu se traîner jusqu’au presbytère où M. le curé de Vertou avait pris soin de lui, puis, par petites étapes, il est arrivé jusqu’à Paris, et durant tout ce temps il ignorait ce qui se passait à Nantes. Puis, un jour, il apprit que son père, le meunier Jean Adet, qui n’avait pris aucune part à cette émeute et qui était innocent, avait été pendu sur les ordres de M. le duc de Kernogan.

Il s’arrêta, secoué d’un rire étrange mêlé de sanglots. Ni le duc, ni sa fille, n’avaient proféré une parole en écoutant le récit de Martin-Roget. L’un et l’autre sentaient l’horreur de leur position. La pensée que c’était sa folle obstination qui avait précipité sa fille sur le chemin d’une mort atroce, avivait cruellement les remords du duc, et Yvonne comprit que tout ce qu’elle avait ressenti jusqu’à présent de désespoir et de chagrin n’était rien en comparaison de ce que devait éprouver son père devant le gouffre qui s’ouvrait à leurs pieds uniquement par sa faute.

– Est-ce que vous commencez à mieux comprendre les choses, monsieur le duc ? reprit Martin-Roget après un certain temps.

Le duc, qui s’était laissé tomber sur un tas de cordages, resta silencieux. Yvonne était debout, le dos contre la balustrade, ses doux cheveux châtains dansaient dans le vent et ses yeux cherchaient à déchiffrer à travers l’obscurité le visage de Martin-Roget, convulsé par la haine et la cruauté.

– Et pendant ces quatre années, monsieur, dit-elle doucement, vous avez mûri ces projets de vengeance contre nous. Croyez-moi, ajouta-t-elle avec gravité, Dieu sait que mon cœur est rempli de tristesse, mais pour rien au monde je ne voudrais changer ma misère contre la vôtre, malgré le fait que, grâce à vous, la mort nous frappera bientôt.

– Et moi, citoyenne, répliqua l’autre avec brutalité, en employant pour la première fois le langage révolutionnaire, je ne changerais pas ma place pour un empire. Oui, ajouta-t-il en avançant de quelques pas vers elle, durant quatre années interminables j’ai mûri mon projet d’être un jour quitte avec vous et votre père. Vous avez fui le pays comme des lâches, prêts à offrir votre concours à l’étranger contre votre patrie, pour rétablir sur le trône de France un tyran haï de tout le peuple. Vous avez fui, mais j’ai rapidement découvert où vous vous trouviez. Je me suis alors mis à l’œuvre pour vous rejoindre. J’ai appris l’anglais, puis, sous un nom d’emprunt, je suis arrivé en Angleterre, muni de toutes les lettres d’introduction qui me donnèrent accès dans la société que vous fréquentiez. Votre père m’honora de sa confiance, presque de son amitié. Il voulait dépouiller le riche banquier de Brest au profit des armées qui viendraient dévaster la France, mais le riche banquier ne voulait donner ses millions que s’il obtenait en contre-partie la main de Mlle de Kernogan.

– Il est inutile, monsieur, dit Yvonne profitant d’une pause que fit Martin-Roget pour reprendre son souffle, de vous donner tant de peine pour nous faire l’historique de toutes vos machinations pour arriver à vos fins. Il suffit de savoir que mon père a commis la folie de vous faire confiance et Qu’actuellement nous sommes à votre merci, mais…

– Il n’y a pas de mais, coupa-t-il d’un ton bourru, vous êtes en mon pouvoir et vous subirez la loi du talion qui exige œil pour œil et vie pour vie. C’est la loi que le peuple applique à ce troupeau d’aristos qui furent des tyrans arrogants et qui sont devenus des esclaves rampants. Vous faisiez bien la fière, mademoiselle de Kernogan, cette nuit, il y a quatre ans, lorsque assise dans votre voiture vous écoutiez dédaigneusement et malgré vous quelques vérités lancées par de pauvres paysans. Mais il y a une chose que vous ne pourrez jamais effacer de votre mémoire, ce sont ces quelques instants pendant lesquels je vous ai tenue entre mes bras et où je vous ai embrassée, vous une belle demoiselle, comme j’aurais embrassé une quelconque fille de cuisine appétissante, moi, Pierre Adet, le fils du meunier !

En parlant, il s’était encore rapproché d’elle, et Yvonne, appuyée contre le bastingage, ne pouvait reculer.

– Si vous tombiez à l’eau, dit-il en riant, je ne m’en plaindrais pas. Cela éviterait simplement du travail à notre proconsul à Nantes et à la guillotine. Mais ne craignez rien, je n’essaierai pas de vous embrasser une nouvelle fois. Vous ne comptez pas pour moi et votre père encore moins. Tout ce que je désire est que vous mouriez misérable et désespérée, mais peu m’importe par quel moyen. Toutefois, laissez-moi vous dire, ajouta-t-il avec passion, que je n’ai pas l’intention de faire des martyrs sublimes de vous deux. Vous avez sûrement entendu de jolis contes en Angleterre sur des aristos qui étaient montés à l’échafaud comme des saints en extase et comment à Paris des hommes et des femmes, debout sur la charrette qui les conduisait à la mort, avaient crié : « Vive le Roi » tout le long du chemin. Vous ne connaîtrez pas une fin semblable. Mon père fut pendu sur ordre de votre père, comme un malfaiteur, comme un vulgaire voleur ! Lui, un homme qui n’avait fait de tort à personne sa vie durant et qui fut un exemple de probité, de travail et de courage. Le ci-devant duc de Kernogan est responsable de cette mort affreuse, et c’est pour cela que ni lui, ni vous ne devez mourir comme des martyrs, mais comme des malfaiteurs, déshonorés et reniés, même par les vôtres. Prenez bonne note de cela, monsieur le duc ! Ce nom de Kernogan, dont vous êtes si fier, sera traîné dans la boue jusqu’à ce qu’il devienne le symbole de tout ce qui est bas et méprisable.

Bien que d’un naturel emporté, jamais Martin-Roget n’avait parlé avec autant de passion. Pour la première fois de sa vie il éprouvait la sensation enivrante de tenir dans sa main le destin de ceux qui l’avaient autrefois opprimé et méprisé, et dans ses paroles véhémentes avait jailli tout ce qui était resté enseveli au plus profond de son cœur, depuis le moment où il avait pris conscience des injustes conditions sociales qui existaient dans son pays et qui l’avaient révolté.

Il était comme intoxiqué par le triomphe de sa vengeance, et ce torrent de paroles ressemblait aux propos insensés d’un homme pris de boisson. Le duc de Kernogan, la tête cachée entre ses mains, anéanti par le remords et l’amertume, ne songeait pas à l’interrompre. Les mots féroces de Martin-Roget le frappaient comme autant de coups de marteau. Il savait que seule sa folie était la cause de leur désastre. Yvonne était à l’abri de tout malheur, heureuse et protégée par son noble mari anglais, et lui, son père, qui aurait dû être le principal protecteur, l’avait arrachée brutalement à son foyer pour la précipiter vers… Un tremblement nerveux agita cet infortuné à la pensée de l’avenir épouvantable qui les attendait.

Yvonne Dewhurst ne songeait pas plus que son père à répliquer à son ennemi. Elle ne voulait pas lui donner cette satisfaction de lui montrer que son bavardage insensé pouvait susciter une riposte quelle qu’elle soit. Elle n’avait pas peur de lui, elle le méprisait trop pour cela, mais de même que son père, elle ne se faisait aucune illusion sur leur sort. Elle n’avait pas quitté Martin-Roget des yeux tandis qu’il avait parlé. L’obscurité était quasi totale maintenant et elle pouvait à peine distinguer sa silhouette, et lui, sans doute, ne pouvait percevoir l’expression d’arrogante indifférence avec laquelle elle le toisait, mais il « sentait » son mépris et, sans la présence des marins, il l’eût sans doute frappée.

À bout de souffle, il s’arrêta de parler et, après avoir lancé un dernier regard chargé de haine sur ses deux victimes, il s’éloigna en éclatant d’un rire diabolique.

III

Après cette scène, le duc de Kernogan et sa fille ne le virent qu’une fois, d’assez loin, sur le pont, en compagnie d’un homme de petite taille et qu’ils n’avaient jamais vu auparavant.

Les deux infortunés surprirent malgré eux certaines phrases de la conversation des deux hommes. Il était question que leur bateau n’aborderait pas à Nantes, car sur l’ordre du proconsul Carrier, la navigation était interdite sur la Loire. Il avait besoin de ce fleuve pour perpétrer ses monstrueux forfaits. La pauvre Yvonne dut également écouter ces abominables histoires où il était question des noyades de si tragique renommée.

La nuit était devenue si froide que la jeune femme craignait que son père ne tombe sérieusement malade, aussi lui suggéra-t-elle de descendre dans leurs cabines malgré leur exiguïté. Après tout, leur atmosphère nauséabonde était encore préférable à la promiscuité de ces deux individus qui se complaisaient à ces récits d’horreurs.

Durant les deux dernières heures du voyage, le père et la fille demeurèrent assis dans la cabine, étroitement serrés l’un contre l’autre. Elle avait tout à lui pardonner et lui, tout à se faire pardonner. Mais Yvonne était si malheureuse et sa douleur était si aiguë qu’elle trouvait dans son cœur de la pitié pour son père, dont la souffrance devait être encore tellement plus grande que la sienne. La suprême consolation de pouvoir dispenser l’amour et le pardon à cet homme sur le bord de la folie lui réchauffait le cœur et fut comme un sursis accordé à son propre chagrin.