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Le message d’espoir

I

Après que Martin-Roget et Chauvelin eurent quitté la mansarde, Yvonne resta un long moment dans un état de prostration complète, à peine consciente. Elle avait l’impression que, heure par heure, minute par minute, son espoir et son courage qui l’avaient soutenue jusqu’à présent, s’évanouissaient petit à petit. Il y avait trois jours qu’on l’avait séparée de son père et qu’on la tenait prisonnière sous la surveillance constante de Louise Adet qui la haïssait jusqu’à la passion et qui ne manquait aucune occasion de le lui montrer.

Recroquevillée sur un misérable tas de paille humide, la malheureuse jeune femme avait essayé en vain de trouver un peu de sommeil. Depuis l’instant où elle avait été si cruellement soustraite à la protection de son cher époux, elle s’était désespérément accrochée à la pensée que ce dernier, saurait trouver le moyen de l’arracher au cruel destin que lui réservait son implacable ennemi. Cet espoir l’avait soutenue le long de son triste voyage. Cette foi en l’avenir ne l’avait pas quittée, même quand on l’avait séparée de son père pour l’amener dans ce taudis où elle endurait le chantage de Martin-Roget, l’humiliation, la faim et mille vexations de la part de Louise Adet.

Mais brusquement, elle ne savait pourquoi, cet espoir s’était envolé, la laissant dans une solitude et un désespoir inexprimables. Ce petit homme, enveloppé d’un sombre manteau, qui était resté silencieux dans un coin, l’observant tel un serpent fascinant sa proie, lui avait paru comme le messager de la mort.

Elle savait qu’elle ne pouvait attendre ni pitié, ni justice de cet homme, ni de la sombre brute qui régnait actuellement sur Nantes.

Amenée dans cette ville par Martin-Roget, elle s’y trouvait pour expier un crime dans lequel elle n’avait aucune part. Son âme pleine de noblesse était bouleversée par ce souvenir : tout au fond de son cœur, elle condamnait son père, mais elle savait que lui-même avait été victime des préjugés de son époque. Elle n’en trouvait pas moins atroce l’abominable vengeance qu’avait préméditée son ravisseur qui était aussi celui de son père. Attendre le salut de cet homme mystérieux, de cet ami de Lord Tony, paraissait maintenant absolument insensé.

Son cœur, débordant de peine, souffrait à la pensée de son père qui, en plus de l’angoisse de tout ignorer du sort de sa fille, endurait par surcroît la torture du remords.

Elle craignait même qu’acculé au désespoir, il n’attentât à ses jours. Elle ne savait rien de lui, elle ignorait où il se trouvait et si les privations et les brutalités de Martin-Roget n’avaient pas atteint profondément son moral.

II

La soirée s’avançait lentement. Dans le lointain, une horloge sonnait les heures une à une. Depuis ces trois jours, Yvonne n’avait qu’une vague notion du temps. Martin-Roget venait de lui parler d’un délai de quelques heures et du désir du proconsul d’être rapidement débarrassé de son père et d’elle, ce qui signifiait sûrement que demain apporterait la fin de tout. La fin de sa vie qui, il y a peu de jours encore, lui semblait si remplie de joie, d’amour et de bonheur.

La fin de sa vie ! Était-ce possible ? Elle qui venait à peine de commencer de vivre et d’aimer ! Fallait-il donc que tout finisse si atrocement ?

La nuit était glaciale. Yvonne frissonna dans ses minces vêtements et, comme malgré elle, son instinct de conservation la fit reculer dans un coin de la pièce pour fuir le vent qui entrait en rafales par la fenêtre.

Huit heures sonnèrent, puis neuf, puis dix. Elle percevait le tintement des cloches comme dans un rêve. Épuisée, mourante de faim et de froid, elle sentit ses forces l’abandonner et elle sombra dans un sommeil profond.

Elle en fut brusquement tirée par quelque chose qu’elle ne put définir tout d’abord, mais en un clin d’œil elle fut complètement réveillée et en alerte. Elle perçut nettement un bruit de pas. Habituellement, la maison était très silencieuse et sauf les quelques fois où Martin-Roget était venu la voir, faisant grincer de son pas lourd les planches mal ajustées de l’escalier délabré, seul le pas traînant de Louise Adet se faisait entendre lorsqu’elle montait à sa chambre ou qu’elle entrait chez Yvonne pour jeter sur la table un morceau de pain rassis. Or, ce n’était ni le pas de Martin-Roget, ni celui de sa sœur qui venait de tirer Yvonne de son lourd sommeil. Pourtant, c’était quelqu’un qui montait tout doucement l’escalier. Yvonne, tapie contre le mur, en proie à une peur sans nom, regardait fixement la porte et comptait chacun de ces pas légers et mystérieux. Lorsqu’une marche craquait ils s’arrêtaient un instant puis reprenaient leur course. Soudain, elle réalisa que les pas s’étaient arrêtés juste devant sa porte, elle crut que son cœur allait cesser de battre et elle fut prise d’un violent tremblement.

Malgré son trouble, elle eut encore assez de lucidité pour voir qu’on venait de glisser sous la porte un petit bout de papier. Il restait là, tout blanc, se détachant très visiblement sur le parquet sombre. Que contenait ce mystérieux message, déposé là par une main inconnue ?

Yvonne entendit de nouveau le bruit de pas, descendant tout doucement l’escalier. Elle n’avait pas bougé et était restée accroupie contre le mur, comme si elle avait craint que ce papier inoffensif ne cachât quelque terrible danger.

Cependant, rassemblant tout son courage, elle se traîna jusqu’à la porte et le ramassa d’une main tremblante.

Ses yeux exprimaient toujours une vive terreur, tandis qu’elle jetait un regard égaré autour de la pièce. Elle s’avança péniblement et en titubant jusqu’à la table où elle s’assit. Ses doigts engourdis par le froid eurent de la peine à défroisser le papier et, l’approchant de la chandelle, elle essaya d’en lire le contenu.

Ses yeux fatigués avaient du mal à déchiffrer la fine écriture, et elle dut faire un grand effort pour concentrer son attention.

Le papier contenait un message, et ce message était adressé à Lady Anthony Dewhurst, ce nom qu’elle était si fière de porter. Elle le répéta plusieurs fois avec amour, puis, revenant au texte, elle remarqua juste au-dessous de son nom, dessinée à l’encre rouge, une fleur à cinq pétales…

Intriguée, la jeune femme se demandait ce que cela pouvait bien signifier, lorsqu’elle se souvint tout à coup de quelque chose :

– Ah ! si cela pouvait être…, murmura-t-elle.

L’espoir avait de nouveau envahi son cœur, sa peur avait complètement disparu, ses pensées se précisèrent… cette lettre mystérieuse, la petite fleur rouge, tout cela prenait subitement un sens très clair. Elle se pencha vers la faible lumière et se mit à parcourir le message. Voici ce qu’il contenait :

Ne perdez pas espoir. Vos amis sont dans la ville et veillent sur vous. Essayez chaque soir, une heure avant minuit, d’ouvrir la porte de votre prison, et un soir elle cédera. Sortez alors et descendez l’escalier sans faire de bruit. En bas vous rencontrerez une main amie. Prenez-la en toute confiance, elle vous mènera vers la liberté et le salut. Courage et silence !

Lorsqu’elle eut achevé sa lecture, ses yeux se remplirent de larmes. Elle savait maintenant de qui venait ce message. Son cher époux lui avait si souvent Parlé du courageux Mouron Rouge, et cet homme chevaleresque qui avait tant de fois risqué sa vie pour voler au secours des opprimés et des victimes de la Révolution. C’étaient eux, son mari et son vaillant maître, qui lui avaient fait parvenir ce billet qui lui redonnait la vie. Yvonne éprouvait maintenant un léger et doux remords, celui d’avoir douté et de s’être laissée aller au désespoir.

Elle aurait dû savoir que tout finirait par s’arranger, elle n’avait pas le droit de se croire perdue, et dans son for intérieur elle pria son cher mari de lui pardonner.

Comment avait-elle pu douter de lui ? Était-il possible en effet qu’on l’eut abandonnée ? Elle aurait dû se maintenir en bonne forme physique et morale, car elle allait avoir probablement grand besoin de ses forces pour seconder le travail de ses sauveteurs.

Elle prit sur la table le morceau de pain et le mangea courageusement, puis elle but un peu d’eau et se mit à marcher dans la pièce pour se réchauffer. Quelques instants auparavant l’horloge avait sonné dix heures, et Yvonne songea qu’elle devait profiter de cette heure qui restait avant le moment fatidique pour se reposer. Elle arrangea donc tant bien que mal sa paillasse et s’allongea, décidée à dormir un peu, car elle sentait que c’était cela que son cher lord aurait souhaité qu’elle fît. La jeune femme s’assoupit.

Le sommeil et les rêves allaient remplir cette longue heure qui la séparait du moment où se produirait le miracle, où elle reverrait enfin son époux bien-aimé.

La chandelle, sur la table, se consumait doucement et, à un moment donné, s’éteignit, plongeant la pièce dans l’obscurité totale. Au loin, l’horloge sonnait chaque quart d’heure avec une triste monotonie.

III

Le dernier coup de onze heures résonna à travers le silence de cette froide nuit d’hiver.

Yvonne se réveilla en sursaut, sortant d’un mauvais sommeil. Elle essaya de se mettre debout, mais, bien qu’en proie à une terrible agitation, elle était encore très faible et ses membres engourdis par le froid pouvaient à peine la soutenir.

Soudain, elle crut percevoir un léger bruit près de la porte, puis elle entendit distinctement qu’on tirait le verrou et qu’on tournait la clef dans la serrure, et de nouveau ce pas furtif qui descendait l’escalier.

Yvonne, qui avait réussi enfin à se mettre debout, dut fermer les yeux un instant, tant sa tête tournait et ses oreilles bourdonnaient ; elle crut qu’elle allait tomber et perdre connaissance.

Mais cet état de faiblesse ne dura heureusement que quelques secondes, puis, cherchant son chemin à travers l’obscurité, elle avança jusqu’à la porte et d’une main tremblante souleva le loquet de fer… qui céda. De nouveau, elle eut une défaillance et elle dut faire appel à toutes ses forces. Elle pensa alors qu’elle devait agir suivant ce que Lord Tony attendait d’elle, et cette idée lui rendit sa vigueur et son courage.

Elle ouvrit tout doucement la porte et, en proie à une vive émotion mais sans crainte, elle sortit de la pièce sur la pointe des pieds, refermant la porte derrière elle. Il régnait une obscurité totale, ce qui la déconcerta beaucoup, car, à l’exception de la petite chambre qui lui servait de prison, Yvonne ne connaissait pas la maison qu’elle n’avait fait qu’entrevoir le jour où on l’avait amenée de force. Elle n’avait de ce fait qu’une idée très vague de l’endroit où se trouvait l’escalier.

Tout n’était que silence et ténèbres. Elle avança de quelques pas avec précaution et chercha à tâtons dans l’ombre, jusqu’à ce qu’elle découvrît enfin la première marche.

Soudain, elle recula brusquement, consciente d’un danger. Elle éprouva une peur si violente qu’elle crut qu’elle allait se trouver mal. Elle venait de percevoir le bruit d’une respiration et de sentir une présence, amie ou ennemie peut-être, tout proche d’elle et qui la guettait dans l’obscurité. Quelqu’un était là, au bas de l’escalier.

Le petit papier, qu’elle portait noué dans son mouchoir et qu’elle sentit alors sous sa main, lui rappela que son mari veillait sur elle et que le message avait parlé d’une main amicale qu’elle devait prendre sans méfiance.

Rassurée, Yvonne s’avança tout doucement ; elle entendit alors une voix murmurer : « Chut, chut ! » Elle descendit marche par marche d’un pas léger, mais chaque fois qu’une planche craquait elle s’arrêtait terrifiée, craignant l’approche d’un danger.

La voix continuait à murmurer : « Chut, chut ! » et Yvonne eut l’impression qu’on approchait d’elle. Après quelques secondes d’une attente anxieuse et après avoir franchi les dernières marches, elle se sentit saisie au poignet par une main vigoureuse.

– Tout va bien ! Ayez confiance et suivez-moi ! lui chuchota-t-on en anglais.

Elle ne put reconnaître la voix qui, pourtant, ne lui sembla pas totalement inconnue, mais Yvonne ne chercha pas plus loin, elle était heureuse d’entendre ces quelques mots, prononcés dans une langue qui pour elle était celle de l’amour. Son courage et sa confiance étaient, absolus. Elle obéit et suivit docilement son guide mystérieux qui l’avait prise par la main.

À un tournant de l’escalier, une faible lumière venant d’en bas lui permit de distinguer vaguement la silhouette massive de son guide. En proie à une vive agitation, Yvonne serra convulsivement la main de son compagnon lorsqu’ils traversèrent la pièce située derrière la cuisine de Louise Adet. La lumière venait d’une petite lampe à huile placée sur une table. Elle leur permit de se diriger jusqu’à la porte d’entrée.

La jeune femme vit qu’on tirait le verrou, puis elle perçut le bruit d’une porte qui tourne sur ses gonds et, brusquement, un courant d’air frais la frappa au visage. L’obscurité dehors était quasi totale et Yvonne ne put rien distinguer, mais elle eut l’impression que la liberté et le bonheur lui tendaient les bras dans la nuit et son esprit enfiévré crut même percevoir, à travers le vent, des mots d’encouragement prononcés par son cher époux et son tout-puissant ami.

Elle respira longuement, remplissant ses poumons de l’air vif. L’espoir, le bonheur anticipé et l’excitation avaient tendu ses nerfs.

– C’est juste une petite promenade, madame, chuchota le guide en anglais, J’espère que vous n’aurez pas froid.

– Non, non, je n’ai pas froid, murmura-t-elle avec ferveur, je ne sens rien d’autre que le bonheur d’être libre.

– Et vous n’avez pas peur ? questionna-t-il.

– Oh ! non, s’empressa-t-elle de protester, et que Dieu vous bénisse, Monsieur, pour ce que vous faites.

En écoutant parler cet homme, Yvonne avait de nouveau ressenti cette impression curieuse de quelque chose de vaguement familier. Elle était cependant tout à fait sûre, maintenant, d’avoir déjà entendu cette voix. Mais, son cœur tout à la joie, elle chassa rapidement toute trace de méfiance et elle pensa qu’elle devait faire confiance au hasard et à ses amis.