1
La lande

I

Par une sombre fin d’après-midi de novembre, à l’heure où, venant de la Manche, le brouillard étend son triste manteau sur les marais, les vallées et les collines et où les derniers feux du coucher de soleil hivernal s’estompent vers l’ouest, deux hommes chevauchaient sur une route solitaire.

– Sûrement nous ne pouvons plus être très loin maintenant ? dit l’un.

– Encore un peu de patience, m’sieu ; vingt minutes, et nous sommes arrivés.

– Vingt minutes, mordieu ! s’exclama l’autre. Je suis en route depuis ce matin, et tu m’avais dit que ce n’était pas loin.

– Ce n’est pas loin, m’sieu, mais nous ne sommes pas des cavaliers ni vous ni moi, et nous avançons lentement.

– Comment monterais-je mieux une bête si lourde ? Et en plus, dans cette satanée boue où mon cheval enfonce jusqu’aux genoux. Moi-même je suis trempé jusqu’aux os dans votre sale brouillard.

L’autre ne répondit pas. Il était en effet peu enclin à la conversation et toute son attention paraissait concentrée sur le simple fait de se maintenir en selle et de garder sa monture dans la bonne direction. Il marchait quelques mètres en avant de son compagnon, se tenant maladroitement sur le cheval, les épaules voûtées, la tête projetée en avant, les genoux tournés vers l’extérieur. Ses mains s’accrochaient tantôt aux rênes, tantôt au pommeau de la selle dans un geste ridicule, propre à ceux qui ne savent pas monter. Son aspect, comme d’ailleurs son bizarre accoutrement (une vareuse d’ouvrier, un mauvais chapeau, un pantalon de velours très usagé et des bottes de pêcheur) dénotaient le vagabond qui traîne dans les cours d’auberges et relais de poste le long des routes, guettant l’occasion de gagner quelques sous par un travail qui n’exige aucun effort pénible et qui ne risque pas de l’entraîner trop loin de ses lieux d’élection. Son parler grasseyant, chaque fois qu’il ouvrait la bouche, révélait un individu originaire de l’ouest du pays.

Son compagnon, par contre, était de toute évidence un étranger. Il était grand, fortement charpenté, avec de larges épaules, de grandes mains et de grands pieds. Une tête carrée sur un cou épais et court, tout dénotait le physique d’un homme de la classe ouvrière, tandis que ses vêtements élégants (un grand manteau à cape admirablement coupé, des culottes de peau et une paire de bottes en beau cuir) dénotaient sinon un gentilhomme, du moins quelqu’un d’une classe aisée. Plus adroit à se maintenir en selle que l’autre, il ne semblait pas cependant tout à fait à son aise, bien qu’il fît de très gros efforts pour paraître un honnête cavalier, en train de faire sa promenade dans une des rues élégantes de la ville. Son anglais était courant, mais accusait parfois un fort accent français.

II

Les deux hommes avaient emprunté une route secondaire, une bifurcation de l’artère principale qui menait de Bath à Weston. Autrefois, il y a cinquante ans peut-être, cette route servait au trafic intense des malles de poste desservant toute la région et principalement Chelwood, Redhill, le marché de Stanton et la foire à Norton. Depuis, les courriers ayant progressivement diminué, cette route, si belle autrefois, était tombée en désuétude. On avait négligé de la réparer et les trous et les crevasses innombrables l’avaient transformée en un chemin presque impraticable, aussi bien à cheval qu’à pied. De plus, une boue épaisse la recouvrait durant de longs mois de l’année. Tout y était à l’abandon.

Les alentours étaient aussi arides et désertiques que la route, l’atmosphère paraissait imprégnée d’une tristesse encore accrue par l’heure crépusculaire. On ne pouvait rien distinguer à travers le brouillard, mais tout laissait supposer que même en plein jour, il n’y avait pas plus de manifestation de vie que maintenant. Pas la moindre habitation à des lieues à la ronde ; le bétail n’y venait certes pas, car il n’y avait pas de prairies et, en dehors de quelques misérables touffes d’une herbe pauvre et, par-ci, par-là, quelques bouquets d’arbres chétifs, tout n’était que désolation dans cette région.

Dans certaines parties de l’Europe, notamment en Espagne du Nord, on trouve de vastes étendues de ce genre, mais en Angleterre leur rareté augmente encore l’impression de solitude totale. Cette partie du Somersetshire en était justement un exemple frappant, en cette année de grâce 1793. Malgré la proximité de la joyeuse ville de Bath, située à vingt milles seulement de là, et celle de Bristol, éloignée de trente milles, cette région était restée sauvage et perdue dans son isolement sévère, tout imprégnée de sa primitive grandeur.

III

Les voyageurs étaient arrivés à un point où le chemin descendait en pente douce jusqu’au niveau de la rivière Chew, à quelques milles de là. À mi-hauteur de la descente, on pouvait apercevoir le seul signe de vie de toute la région, une faible lumière qui brillait au loin. Le silence était impressionnant ; même l’air paraissait immobile. Seul le faible murmure venant d’une petite rivière, qui cheminait dans son lit rocailleux vers quelque lointain fleuve, se faisait entendre.

– Encore cinq minutes et nous sommes, à l’Auberge Basse, dit le bonhomme, en réponse à une interrogation impatiente de son compagnon de route.

– Oui, si nous ne nous rompons pas le cou avant dans cette maudite obscurité, répliqua l’autre, dont le cheval venait de trébucher, manquant de précipiter dans la boue son maladroit cavalier.

– J’ai autant envie que vous d’arriver, m’sieu, observa laconiquement le paysan.

– Je pensais que tu connaissais le chemin, grommela l’étranger.

– Eh bien ! je vous ai conduit sans accroc à travers la nuit, répliqua l’autre. J’me trompe peut-être mais vous aviez l’air rudement embêté à Chelwood, m’sieu ; qui d’autre vous aurait amené ici à cette heure de la nuit, j’aimerais le savoir, et de plus par ce sale temps, hein, dites ? Vous vouliez aller à l’Auberge Basse et ne saviez comment y arriver. Aucun des autres types, à Chelwood, ne voulait vous aider à trouver vot’ chemin. J’vous ai amené à c’te auberge. Alors… Hep-là ! Hep-là ! Holà, ma belle ! Ah ! la maudite bête, holà !

Et pendant les quelques instants qui suivirent il concentra toute son attention pour se maintenir en selle, ce qui paraissait une entreprise difficile. Ils étaient arrivés.

La petite lumière qu’ils avaient aperçue de loin se révéla être celle d’une lanterne accrochée au-dessus du porche en bois d’une petite maison que l’on distinguait à peine dans le brouillard. Construite à l’angle de la route, d’où une étroite allée partait vers les marais, le tout s’estompait dans l’obscurité.

C’était une maisonnette laide, carrée comme une boîte, en pierre grise, la façade s’alignant en bordure du chemin et l’arrière flanqué de quelques dépendances. Au-dessus du porche, une pancarte très ordinaire était suspendue, portant en lettres blanches sur fond noir l’inscription L’Auberge Basse. De chaque côté, ainsi qu’au premier étage, on apercevait deux fenêtres, dont les volets étaient clos.

L’ensemble était vraiment peu attrayant et, à part la faible lumière de la lanterne et quelques rayons filtrant à travers les interstices des volets, tout avait l’air mort.

IV

Après certaines difficultés pour se faire obéir de leurs chevaux, nos deux voyageurs purent enfin s’arrêter et descendre sans incident. L’étranger regardait autour de lui, scrutant l’obscurité. L’endroit en effet était sinistre, peu accueillant, et faisant penser à un repaire de voleurs et de coupe-jarrets. Le silence de la lande, noyée dans cet épais brouillard, avait quelque chose de tellement lugubre qu’il fut parcouru par un frisson d’épouvante.

– Tu es sûr que c’est ici ? demanda-t-il.

– Vous n’avez qu’à lire la pancarte, rétorqua l’autre avec rudesse.

– Tiens les chevaux pendant que je rentre.

– J’peux pas, m’sieu. Je n’en ai jamais tenu deux à la fois. Et si i’se mettent à ruer et à vouloir s’enfuir ?

L’étranger, dont l’humeur s’était apparemment beaucoup aigrie par suite des fatigues du voyage, eut un geste d’impatience.

– S’échapper ? Idiot, s’écria-t-il, je te romprai le cou si quoi que ce soit arrive à ces bêtes. Je ne pourrais pas rentrer à Bath sans mon cheval, et crois-tu que je veuille passer la nuit ici dans ce trou perdu ?

Et, sans attendre d’autres protestations du rustre, il se tourna vers la porte de l’auberge et frappa avec sa cravache trois coups d’abord, suivis de deux autres. Un instant après, on entendit un bruit formidable de verrous et de chaînes, la porte s’entrouvrit et une voix timide demanda :

– Est-ce vous, m’sieu ?

– Pardieu, qui d’autre pourrait-ce bien être ? grommela l’étranger. Ouvrez vite, la femme, je suis transi de froid.

Et d’un coup de pied il poussa la porte et entra. Une femme se tenait dans le corridor mal éclairé. Au passage de l’étranger, elle lui fit une révérence.

– Tout va bien, m’sieu, dit-elle. Le capitaine est dans la salle. Il est arrivé de Bristol au début de l’après-midi.

– Il n’y a personne d’autre ici, j’espère, demanda l’étranger sèchement.

– Non, personne, m’sieu. Ce n’est pas encore l’heure. La maison est à vous jusqu’à minuit. Après ça, il y aura pour sûr du mouvement, je pense. Deux cargaisons de liqueurs et de drap sont arrivées la nuit dernière à Watchet. Le capitaine a dit qu’il y en a pour une fortune. Les chevaux les amèneront aux premières heures du jour…

– Ça va bien, interrompit l’étranger. Donnez-moi quelque chose à manger et un pot d’ale chaude. Et attendez, ajouta-t-il, n’auriez-vous pas une sorte de grange où mon homme puisse laisser reposer les chevaux ? Je resterai une heure environ.

– Oui, oui, m’sieu, je m’occuperai de tout, répondit la femme.

– Fort bien ; veillez à tout cela et que l’homme et les chevaux aient à boire et à manger.

– Entendu, m’sieu. Par ici, je vous prie. Et je m’occuperai de vot’ homme tout de suite après. Tout droit par le corridor, m’sieu, la salle est à droite. M. le capitaine vous attend.

En disant ces mots elle referma la porte d’entrée avec précaution, puis suivit l’étranger jusqu’à la salle.

Au-dehors on pouvait entendre une voix inquiète qui poussait encore quelques « Holà, les bêtes », bien superflus en vérité, car les deux bidets épuisés n’étaient que trop heureux de trouver un peu de repos.