IV

Le duc de Kernogan venait à peine de terminer son dîner lorsque le régisseur en chef, Jacques Labrunière, entra et lui apprit qu’une foule en délire, composée de paysans de Goulaine et de Vertou, ainsi que des villages environnants, s’était rassemblée à la croisée des chemins, où il s’était tenu des discours révolutionnaires et qu’elle était actuellement en marche vers le château, hurlant, chantant et brandissant des armes hétéroclites, principalement des faux et des haches.

– La garde est à sa place, je pense ? fut la seule réponse du duc en apprenant cette nouvelle, qui n’était pas imprévue pour lui.

– Tout est parfaitement en ordre pour la sauvegarde de monseigneur, de mademoiselle, ainsi que du château, répliqua d’un ton calme le régisseur.

En entendant prononcer le mot « mademoiselle », le duc, qui était confortablement installé dans un des grands fauteuils au milieu du hall imposant de Kernogan, pâlit et se leva brusquement, une expression d’angoisse dans les yeux.

– Ma fille ! s’écria-t-il d’un ton précipité. Oh ! mon Dieu ! Labrunière, j’avais complètement oublié…

– Quoi, monsieur le duc ? s’écria le régisseur affolé.

– Mlle de Kernogan doit être sur le chemin du retour ; elle a passé la journée chez Mme la marquise d’Herbignac et devait être rentrée vers huit heures… Si jamais ces diables rencontrent sa voiture sur la route…

– Monsieur le duc a tort de s’inquiéter, interrompit Labrunière avec précipitation ; je vais ordonner qu’une demi-douzaine d’hommes partent immédiatement à cheval pour se porter à la rencontre de mademoiselle et l’escorter jusqu’au château.

– Oui, oui, mon brave, que le nécessaire soit fait à l’instant même ! murmura le duc d’une voix défaillante. (L’idée que sa fille pouvait courir de graves dangers l’avait anéanti.) Je ne vivrai pas jusqu’à son retour. Faites vite ! vite !

Labrunière sortit en courant pour prendre les mesures nécessaires, laissant le duc le visage enfoui entre ses mains tremblantes, dans un état de prostration complète.

Il connaissait parfaitement la haine de ces paysans envers lui et sa famille.

C’est pour cette raison que le duc avait mis sur pied, à ses frais, une compagnie d’artillerie stationnée dans l’enceinte du château. Avec l’arrogant mépris des aristocrates pour les paysans qu’il n’avait pas encore appris à craindre, il s’était refusé à prendre d’autres mesures, telles qu’interdire les réunions au village par exemple, ne voulant pas donner à la populace la satisfaction de leur montrer la moindre inquiétude.

Mais de savoir justement sa fille Yvonne sur les routes ce soir, exposée à cette même foule apparemment prête à agir, lui faisait envisager maintenant les choses d’une tout autre manière. Des insultes, des outrages, pire peut-être, pouvaient atteindre l’unique enfant de cet aristocrate. Sachant qu’elle ne pouvait attendre ni pitié, ni le moindre esprit chevaleresque de la part de ces gens, le duc, au milieu de son château inviolable, ressentait pour sa fille les craintes les plus violentes qu’un homme puisse éprouver.

Quelques instants après, Labrunière revint et s’efforça de rassurer son maître.

– Monseigneur, j’ai donné l’ordre de seller les six meilleurs chevaux ; les hommes prendront le raccourci à travers champs vers la Gramoire, pour intercepter la voiture de mademoiselle avant quelle atteigne la croisée des chemins. Je suis sûr qu’il n’y a pas lieu de s’alarmer, ajouta-t-il avec empressement…

– Que Dieu vous entende, Labrunière ! murmura le duc. Savez-vous de combien d’hommes se compose la foule ?

– Pas exactement, monseigneur. Camille, mon assistant, qui m’a apporté les nouvelles, rentrait à cheval à travers les herbages il y a une heure environ. Il aperçut un grand incendie du côté du moulin d’Adet, le ciel était entièrement embrasé par une lueur sinistre ; il a poussé sa monture vers le sommet de la colline, derrière la ferme du meunier. Il a entendu des cris, mais personne ne paraissait vouloir éteindre le feu. Il est alors descendu de cheval et s’est faufilé entre les bâtiments pour éviter d’être aperçu. Protégé par l’obscurité, il a vu le vieux meunier et son fils en train de distribuer des faux, des bâtons et des haches à une foule de garçons qu’ils excitaient au combat. Il a surpris également Pierre Adet qui disait que l’incendie était un signal convenu, que lui et ses camarades devaient rencontrer les hommes des villages voisins à la croisée des chemins et que quatre cents d’entre eux marcheraient sur Kernogan pour piller le château.

– Bah ! s’écria le duc, d’un ton plein de mépris et d’exécration, une poignée d’imbéciles qui donneront beaucoup de travail demain au bourreau. Quant à cet Adet et à son fils, ils me paieront tout cela, je peux le leur garantir… Si seulement ma fille était rentrée ! ajouta-t-il avec un soupir déchirant.