Il y eut un grand soupir de satisfaction. On put l’entendre d’un coin à l’autre du palais. Malgré le bruit de l’orchestre qui venait d’attaquer avec vigueur les premières mesures d’une scottish, le brouhaha des danseuses et le frou-frou des toilettes, il traversa le hall octogonal et parvint jusqu’aux divers salons. Le bavardage des dames cessa brusquement et les hommes oublièrent un instant leurs cartes. Incontestablement ce « Ah ! » cent fois répété, exprimait une satisfaction générale.
Sir Percy et Lady Blakeney venaient d’arriver ! Il était près de minuit et le bal avait langui jusque-là. Car, qu’était un bal sans la présence de Sir Percy, la coqueluche de la société de Bath ? On avait également attendu l’arrivée de Son Altesse Royale et on avait craint qu’Elle ne vînt pas en dépit de sa promesse. La fête avait gardé un air de deuil, malgré la foule élégante et brillamment vêtue qui se pressait dans les grands salons.
Mais à présent, Sir Percy Blakeney était là ! juste avant que retentissent les douze coups de minuit, et à peine quelques instants avant l’arrivée de Son Altesse Royale. Quand Lady Blakeney fit son entrée dans les salons au bras de Son Altesse, tout le monde put remarquer qu’elle était plus belle et plus radieuse que jamais. Sir Percy donnait le bras à la jeune duchesse de Flintshire et Lord Anthony Dewhurst les suivait.
– À quoi pensiez-vous, homme incorrigible, dit la jeune duchesse à son cavalier sur un ton mi-plaisant, mi-sévère, en arrivant si tard au bal ? Deux minutes de plus et vous arriviez après Son Altesse. J’aimerais savoir comment vous vous seriez tiré d’un pareil faux pas !
– En jurant que la pensée de Votre Grâce a complètement tourné ma pauvre tête, répondit-il galamment, et qu’en revoyant en imagination tous ses charmes, j’en ai oublié l’heure, le lieu, mes obligations mondaines, en un mot, tout !
– Et même de dire la vérité, répondit-elle en riant. Ne pouvez-vous donc être sérieux une fois dans votre vie, Sir Percy ?
– Impossible, chère madame, aussi longtemps que votre charmante main reposera sur mon bras.
Il n’était pas fréquent que Son Altesse honorât Bath de sa présence. Aussi cette occasion fut un prétexte à des fêtes particulièrement brillantes. Malgré la déclaration de guerre, les modes de cette année 1793 avaient transpiré de Paris jusqu’en Angleterre, les couturières de Londres s’étaient mises à la page et bien que la plupart des douairières guindées gardassent obstinément leurs anciennes jupes à paniers, les corsages très ajustés et les coiffures monumentales, les jeunes femmes à la mode se faisaient partout remarquer dans de nouvelles toilettes flottantes, tombant gracieusement comme des tuniques grecques, avec leurs draperies en gorge de pigeon et leur taille haute.
Sa Grâce la duchesse de Flintshire était ravissante avec ses cheveux blonds et bouclés sans la moindre trace de poudre, et la taille de Lady Betty Draitune avait l’air d’être placée sous ses bras. Naturellement Lady Blakeney portait une robe à la toute dernière mode faite de soie rayée, de dentelle et d’une mousseline quasiment impalpable, et il serait difficile d’énumérer toutes les charmantes débutantes et jeunes femmes qui voltigeaient à travers les salons ce soir-là.
Mêlés à cette foule bigarrée aussi haute en couleurs qu’un essaim de papillons, on pouvait apercevoir, vêtus sobrement de noir ou de gris ; les émigrés de France, ces hommes et ces femmes jeunes ou vieux, appartenant aux meilleures familles de la noblesse et échappés de justesse au couperet de la guillotine, ne sauvant guère plus que leur vie. Sobres également de paroles et graves dans leur comportement, ils portaient sur leurs visages les traces des horreurs auxquelles ils avaient assisté. Le refuge que l’hospitalière Angleterre leur avait offert n’avait pas réussi encore à effacer de leurs cœurs cette sensation de tristesse et de terreur.
Beaucoup d’entre eux s’étaient fixés à Bath à cause du climat tempéré de cette région, plus clément que les brouillards de Londres.
Reçus à bras ouverts par la haute société anglaise, ces émigrés s’étaient petit à petit laissés entraîner à participer à la vie mondaine de cette joyeuse petite ville. La comtesse de Tournay et sa fille, ainsi que Lady Ffoulkes, la charmante épouse de Sir Andrew, étaient venues ce soir au bal. Il y avait également monsieur Déroulède et sa ravissante femme Juliette, dont les grands yeux exprimaient toute l’angoisse de quelqu’un qui a vu la mort de près, le duc de Kernogan et son exquise fille dont le visage contrastait étrangement avec son air grave, et bien d’autres encore. Mais chacun avait pu remarquer que, contrairement à son habitude, M. Martin-Roget n’était pas aux côtés de Mlle de Kernogan et que le duc avait l’air d’observer sa fille encore plus sévèrement qu’à l’ordinaire. Cependant il avait paru se dérider en apprenant que Lord Anthony Dewhurst n’était pas là. Cette observation avait fait sourire et chuchoter les initiés, car M. le duc ne cachait pas sa préférence pour son compatriote sur Lord Tony, comme prétendant à la main de sa fille, ce qui paraissait incompréhensible à tout le monde.
Cependant les ennuis de M. de Kernogan commencèrent avec l’arrivée de Son Altesse et de sa suite. Lord Tony venait de paraître alors que M. Martin-Roget n’était pas encore arrivé. Le jeune homme avait fait son entrée dans le sillage de Lady Blakeney, mais peu d’instants après, il se mit à parcourir les salons, selon toute évidence à la recherche de quelqu’un. Aussitôt, il se forma une conspiration tacite parmi la jeunesse présente pour soustraire Lord Tony et Yvonne de Kernogan aux yeux inquisiteurs du duc. Son Altesse, après avoir jeté un regard entendu sur la salle de bal, adressa quelques paroles aimables à des intimes, puis se dirigea vers la salle de jeux, en priant, comme par hasard, le duc de Kernogan d’être son partenaire dans une partie de whist.
M. de Kernogan, en bon courtisan de l’ancien régime, aurait considéré comme un crime de récuser une invitation royale. Aussi suivit-il docilement Son Altesse dans la salle des jeux, non sans avoir constaté avec satisfaction que sa fille était assise en compagnie de Lady Blakeney et que la présence, importune à ses yeux, de Lord Tony ne se manifestait pas près d’elles. Mais sa satisfaction fut de courte durée. La partie était à peine engagée qu’il vit entrer Lady Blakeney qui vint s’asseoir aux côtés du prince. L’heure qui s’ensuivit fut une torture pour le père, dévoré d’inquiétude à la pensée que vraisemblablement sa fille devait être assise en compagnie de Lord Tony dans quelque endroit écarté de la salle.
– Ah ! si seulement Martin-Roger était là, soupira-t-il.
Très certainement le Français n’aurait pas manqué d’intervenir en voyant Lord Tony emmener, en présence de cette brillante assemblée, Mlle de Kernogan dans un lieu écarté.
Certes, Lord Tony n’était pas un beau parleur. Il avait cette réserve timide si caractéristique de tout aristocrate anglais et qui le rendait muet, particulièrement dans les occasions où il aurait dû être éloquent. Ce n’est que par un geste et une légère pression de sa main sur son bras, qu’il avait invité Yvonne de Kernogan à s’asseoir à ses côtés sur un divan. Elle demeura quelques instants grave et silencieuse ; seul son regard timide, filtrant à travers ses longs cils, se posait de temps à autre sur le beau visage expressif de son jeune adorateur.
Il brûlait de lui poser une question, mais sa langue paralysée par l’émotion lui refusait tout service. Elle savait trop quelle était la question qu’il désirait lui poser pour l’aider, mais un pétillement dans ses yeux et un léger sourire autour des lèvres animaient son visage habituellement triste.
– Mademoiselle, réussit-il enfin à balbutier, mademoiselle Yvonne, avez-vous vu Lady Blakeney ?
– Oui, je l’ai vue, répondit-elle d’un ton réservé.
– Et… elle vous a parlé ?
– Lady Blakeney m’a parlé de beaucoup de choses.
– Vous a-t-elle dit… que… au nom du Ciel, mademoiselle Yvonne, aidez-moi, s’écria-t-il désespéré, il est cruel de votre part de me taquiner. Ne voyez-vous pas que je meurs d’inquiétude ?
Yvonne de Kernogan le regarda et ses yeux sombres et brillants exprimaient une grande tendresse.
– Non, milord, dit-elle avec gravité, loin de moi toute idée de vous taquiner. Mais tout ce que Lady Blakeney m’a conseillé d’entreprendre est une chose très sérieuse et je n’ai pas encore eu le temps d’y réfléchir.
– Le temps manque pour la réflexion, mademoiselle, dit-il avec impétuosité. Si vous consentez… Mais vous consentirez, n’est-ce pas ?
Elle ne répondit pas immédiatement, mais rapprocha doucement sa petite main de celle de Lord Tony. Il la saisit, agité d’un frémissement de bonheur et la porta lentement à ses lèvres.
– Je vous donne ma parole, Yvonne, dit-il avec ferveur, que vous n’aurez jamais lieu de regretter de m’avoir donné votre confiance.
– Je le sais, milord, répondit-elle à voix basse.
Ils étaient ainsi que deux colombes isolées dans leur nid, indifférents à cette brillante assemblée qui n’avait aucune place dans leur bonheur. La musique de l’orchestre elle-même semblait leur parvenir d’un autre monde. Seuls existaient leur amour, leur joie d’être ensemble.
– Dites-moi, reprit-elle après un moment, comment tout cela est arrivé. Tout est si subit, si merveilleusement soudain, je m’y attendais naturellement… mais pour un peu plus tard… en tout cas pas pour ce soir. Racontez-moi exactement comme tout cela s’est passé.
Elle parlait très bien l’anglais avec tout juste un léger accent charmant, que Lord Tony considérait comme le plus adorable qu’il eût jamais entendu.
– Voyez-vous, mon cher cœur, répondit-il d’une voix empreinte de la plus vive émotion, il y a un homme qui n’est pas seulement l’ami que j’aime le mieux au monde, mais également celui en qui j’ai une absolue confiance, bien plus qu’en moi-même. Il y a deux heures il m’a envoyé chercher pour me dire qu’un grave danger vous menaçait, menaçait notre amour, et il m’a prié d’insister pour que vous consentiez à un mariage secret, tout de suite… ce soir même.
– Et vous pensez que votre ami… savait ?
– Je suis sûr, reprit-il avec gravité, qu’il doit savoir, sinon il ne m’aurait pas parlé comme il l’a fait. Il sait que ma vie entière est entre vos charmantes mains et il sait que notre bonheur est menacé par cet homme, Martin-Roget. Je n’ai su deviner comment il a pu obtenir ces informations. Il n’avait pas eu le temps ou l’intention de me le dire. J’ai couru pour prendre toutes les dispositions nécessaires concernant notre mariage ce soir et j’ai prié Dieu avec ferveur que vous, mon cher amour, vous vouliez bien y consentir.
– Comment puis-je refuser ce que Lady Blakeney me conseille de faire ? Elle est mon amie la plus chère ; elle et votre ami devraient faire connaissance. Ne me direz-vous pas enfin qui c’est ?
– Je vous le présenterai aussitôt que nous serons mariés, dit-il avec un curieux embarras.
Puis, brusquement, il s’exclama avec un enthousiasme juvénile :
– Je ne peux toujours pas le croire ! Croire que tout cela est vrai ! la chose la plus extraordinaire…
– Quoi, milord ? demanda-t-elle.
– Mais que vous puissiez m’aimer. Car naturellement vous devez tenir à moi, sinon vous ne seriez pas assise ici avec moi… Vous n’auriez pas accepté, n’est-ce pas ?
– Vous savez bien que je vous aime, milord, dit-elle de son ton habituellement grave. Comment cela serait-il possible autrement ?
– Parce que je suis si bête, dit Lord Tony avec une naïveté désarmante. Voyez, même maintenant, mon cœur déborde de tout ce que j’ai à vous dire et je ne peux pas trouver de mots pour l’exprimer. Je dis tant de bêtises, n’est-ce pas, et vous devez me mépriser.
De nouveau le malicieux petit sourire égaya pour un instant le visage d’Yvonne. Elle ne répliqua rien, mais ses doigts délicats surent exprimer mille choses en pressant la main de Lord Tony.
– Vous n’avez pas peur ? demanda-t-il soudainement.
– Peur de quoi ?
– De la décision que vous avez prise ?
– L’aurais-je prise, répliqua doucement Yvonne, si j’avais eu la moindre appréhension ?
– Ah ! si vous en aviez éprouvé… Mais sachez bien une chose…, ajouta-t-il avec émotion, maintenant que je réalise à peine encore ce que cela veut dire de vous savoir à moi… et ce que cela représenterait, que Dieu m’assiste… si je devais vous perdre, mais… même maintenant j’aimerais mieux renoncer à tout, à la vie s’il le faut, que de penser que vous puissiez éprouver le moindre doute ou la plus légère inquiétude de tout cela.
Elle souriait de nouveau, en regardant tendrement son visage tendu.
– Le seul malheur qui puisse désormais me frapper serait d’être séparée de vous, dit-elle solennellement.
– Que Dieu vous bénisse pour ce que vous venez de dire, ma chérie ! Que Dieu vous bénisse ! Mais détournez de moi vos yeux tant aimés ou je deviendrai fou de joie. Vous savez que cela peut arriver et je sens que dans une minute je vais me lever et crier à tue-tête à toute l’assemblée que la plus belle fille du monde consent à devenir ma femme dans quelques heures !
– Elle ne le deviendrait certainement pas si vous le faisiez, milord, car mon père vous entendrait et il mettrait fin à notre merveilleuse aventure.
– Ce sera une merveilleuse aventure, n’est-ce pas ? soupira-t-il.
– Si belle, mon cher lord, reprit-elle, si parfaite en vérité que j’ai toujours peur que quelque chose ne vienne l’interrompre.
– Rien ne peut arriver, dit Lord Tony, et il ajouta pour la rassurer : M. Martin-Roget n’est pas là et Son Altesse retient toujours votre père auprès d’Elle, afin qu’il ne puisse pas nous surprendre.
– Votre ami doit être très habile pour pouvoir manœuvrer tant de gens en notre faveur.
– Minuit a sonné depuis déjà longtemps, ma bien-aimée, interrompit-il avec un certain manque d’à-propos.
– Oui, je le sais. J’ai surveillé l’heure et tous mes plans sont faits. Je rentre souvent d’un bal ou d’une soirée avec Lady Ffoulkes. Mon père est d’habitude d’accord et ce soir il le sera doublement à la pensée que je serai ainsi soustraite à votre compagnie. Lady Blakeney a mis Lady Ffoulkes au courant et celle-ci sera prête à me ramener dans un petit moment. Je changerai de robe et je me reposerai un instant en attendant l’heure merveilleuse. Elle m’accompagnera à l’église et puis… et puis… Oh ! mon cher milord, ajouta-t-elle avec un profond soupir tandis que son visage s’illuminait de bonheur, ainsi que vous l’avez dit, notre belle aventure est la chose la plus extraordinaire au monde.
– Le pasteur nous attend pour six heures et demie, ma chérie. Il ne pouvait pas nous recevoir avant. Aussitôt après, nous irons à l’église où M. le curé nous unira selon les rites de votre religion. Après ces deux cérémonies nous serons vraiment bien mariés ! Et rien ne pourra jamais plus nous séparer, n’est-ce pas, mon cher cœur ? interrogea-t-il, tandis qu’une vive anxiété paraissait sur son jeune visage.
– Rien ! répondit-elle.
Puis elle ajouta avec attendrissement :
– Pauvre père !
– Il sera à peine un peu malheureux, ma chérie. Je ne puis croire qu’il désire vraiment que vous épousiez ce Martin-Roget, c’est simplement de l’obstination de sa part. Il ne peut rien me reprocher, sauf peut-être que je ne suis pas un homme habile et que je n’accomplirai jamais rien d’important dans l’existence en dehors de mon grand amour pour vous, Yvonne. Vous aimer de tout mon cœur sera la principale occupation de ma vie, ajouta-t-il avec un enthousiasme enfantin, et je le ferai mieux que personne au monde. Ainsi votre père, je l’espère, me pardonnera de vous avoir volée à lui quand il verra combien vous êtes heureuse et que vous avez tout ce que vous pouvez désirer… et… et…
Son éloquence lui fit de nouveau défaut, il sentait que ses paroles n’étaient pas à la hauteur de tout ce qu’il voulait exprimer. Il rougit fortement, et d’un geste embarrassé il passa sa belle main dans sa chevelure châtain.
– Je suis fort peu de chose, soupira-t-il, et vous êtes aussi loin au-dessus de moi qu’une étoile. Vous êtes si merveilleuse, si intelligente, si accomplie à côté de moi… Mais j’ai de hautes relations, des amis influents et de l’argent… et Sir Percy Blakeney, qui est le meilleur et le plus parfait gentilhomme d’Angleterre, m’appelle son ami.
Elle sourit de son empressement, elle l’aimait pour sa timidité, sa difficulté à s’exprimer et son cœur, qui débordait des sentiments les plus nobles et les plus exquis, bien difficilement traduisibles par de simples mots.
– Avez-vous jamais rencontré un homme plus extraordinaire que Sir Percy ? s’exclama-t-il avec ferveur.
Devant l’enthousiasme de Lord Tony pour son ami, Yvonne de Kernogan dut sourire une fois de plus. Le souvenir qu’elle gardait de Sir Percy Blakeney évoquait un homme du monde fort élégant, dont la principale occupation consistait à s’occuper de ses vêtements et d’en parler, à faire montre de bel esprit afin d’amuser son royal ami et les dames de son entourage ; un homme ayant une grande fortune, de vastes propriétés, prêt à tout dépenser dans la poursuite de ses plaisirs. Elle l’aimait bien, mais elle ne pouvait comprendre l’adoration de la charmante et intelligente Marguerite Blakeney pour son mari superficiel, ni la profonde admiration que lui portaient ouvertement des hommes aussi fins que Sir Andrew Ffoulkes, Lord Hastings et bien d’autres encore. Elle eût été heureuse de voir son cher fiancé choisir un ami plus grave, plus réfléchi et plus intellectuel. Mais elle l’appréciait beaucoup pour sa fidélité et sa loyauté envers ses amis, pour toutes ses qualités qui, en vérité, en faisaient un être très attachant. De plus elle mettait beaucoup d’espoirs dans cet autre ami, dont la personnalité l’intriguait énormément.
– Je suis encore plus attirée par votre ami mystérieux, dit-elle, que par Sir Percy. Mais j’avoue qu’il est la bonté même et Lady Blakeney est un ange. Je suis heureuse de penser que c’est dans leur maison que nous passerons les plus beaux jours de ma vie, notre lune de miel.
– Blakeney m’a prêté Combwich Hall pour aussi longtemps que nous voudrons y rester. Nous irons là-bas aussitôt après la cérémonie, ma chérie, puis nous enverrons un messager à votre père pour lui demander son pardon et sa bénédiction.
– Pauvre père, soupira Yvonne de nouveau.
Mais à coup sûr, sa pitié pour son père, dont elle avait choisi de tromper la confiance, ne pesait pas lourd dans la balance de son bonheur. Sa petite main, tel un oiseau confiant, chercha un refuge dans la main rassurante et solide de Lord Tony.
À la table de Son Altesse, dans la salle de jeux, Sir Percy tenait la banque et la chance semblait le fuir. Les dames, qui bavardaient autour des différentes tables, dérangeaient les joueurs, mais rien ne paraissait être pris au sérieux ce soir-là, pas même les caprices du hasard.
Son Altesse gagnait sans arrêt, ce qui la mettait dans une humeur excellente. La duchesse de Flintshire avait posé sur l’épaule de Sir Percy Blakeney sa petite main parfumée et couverte de bijoux et, d’une voix flûtée comme celle d’un canari, elle jacassait sans tarir. Sir Percy affirmait avec galanterie que sa beauté avait rendu jalouse dame Fortune et que c’est pour cela qu’elle l’avait abandonnée ce soir.
– Vous ne nous avez toujours pas raconté, Sir Percy, dit-elle en plaisantant, pourquoi vous êtes arrivé si tard au bal.
– Hélas ! madame, soupira-t-il, ce fut la faute de ma cravate.
– De votre cravate ?
– En effet ! Car j’ai dû passer ma journée entière pour mettre au point une nouvelle façon de la nouer, et Lady Blakeney vous affirmera que j’y ai apporté tous mes efforts. N’étais-je pas occupé toute la journée, ma chère ? ajouta-t-il en se tournant vers Marguerite qui se tenait juste derrière la chaise de Son Altesse et dont les yeux pleins de gaieté se fixaient sur son mari avec l’expression d’un amour intense.
– Vous avez en tout cas passé des heures devant votre miroir, dit-elle, avec deux valets pour vous aider et en présence de Lord Tony qui vous observait avec intérêt.
– Vous voyez, dit-il d’un ton triomphant, le témoignage de mon épouse me justifie pleinement. Maintenant écoutons ce que Tony a à dire sur la chose.
Tony ! Où est Tony ? ajouta-t-il, tandis que de ses yeux gris il parcourait paresseusement la foule brillante. Mais où diable es-tu ?
Il ne reçut pas de réponse, et quand le regard amusé de Sir Percy rencontra celui du duc de Kernogan qui, tout vêtu de noir, contrastait curieusement avec cette assemblée multicolore, il y remarqua le profond mépris que le noble émigré ressentait à l’égard du parfait dandy britannique qu’il incarnait.
– Mille excuses, monsieur le duc, continua Blakeney, en regardant Kernogan sans se départir de son inaltérable bonne humeur. Je n’avais par remarqué que mademoiselle Yvonne n’était pas près de vous, sans cela je n’aurais pas demandé après mon ami Tony avec tant d’insistance.
– Lord Antoine a la permission de danser avec ma fille, Sir Percy, répliqua le duc avec gravité et dans un anglais excellent, mais assez emprunté.
– C’est donc un homme heureux, répliqua Blakeney, mais je crains que la colère de monsieur Martin-Roget ne s’en prenne à mon pauvre ami avec d’autant plus de violence.
– M. Martin-Roget n’est pas ici ce soir, interrompit la jeune duchesse de Flintshire, et il me semble, ajouta-t-elle plus bas, que Lord Tony en paraissait enchanté. Les deux jeunes gens ont passé un long moment ensemble à l’ombre du balcon dans la salle de bal et, si je ne me trompe, Lord Tony avait l’air d’en profiter au maximum.
Elle parlait très rapidement et avec un léger accent écossais, ce qui sans doute empêchait le duc de comprendre chaque mot. Mais apparemment il avait compris le sens de ce qui venait de se dire, car il répliqua avec aigreur :
– Mlle de Kernogan est une jeune personne trop bien élevée, j’espère, pour permettre les assiduités d’un monsieur contre le gré de son père.
– Allons, allons, monsieur de Kernogan, s’interposa Son Altesse avec bonhomie, Lord Anthony Dewhurst est le fils de mon vieil ami, le marquis d’Atiltone, une de nos familles les plus illustres de l’histoire d’Angleterre. Il a de plus hérité de sa mère, une demoiselle de Crewkerne, une des plus grosses fortunes du pays. C’est en outre un garçon remarquable, un gentilhomme accompli. Son empressement auprès d’une jeune fille, aussi noble soit-elle, me paraît des plus flatteurs, je dirai même très désirable pour ceux à qui son bonheur tient à cœur.
En réponse à cet aimable discours le duc s’inclina froidement, le visage empreint de son austérité habituelle.
– Je remercie Votre Altesse Royale, dit-il, de l’intérêt qu’Elle daigne porter aux affaires de ma fille et je Lui en suis profondément reconnaissant.
Pendant une minute il y eut dans l’assistance un silence gêné. Malgré le respect et la déférence témoignés par le duc à Son Altesse, il n’avait échappé à personne l’allusion contenue dans ses paroles ; un ou deux fats de l’entourage royal murmurèrent même le mot : « Impertinence ». Seule, Son Altesse n’eut pas l’air de remarquer dans la réponse du duc le moindre manque de respect ou de courtoisie. Elle semblait en tout cas décidée à conserver sa bonne humeur, car Elle ne prêta aucune attention aux remarques qui avaient choqué son entourage. Plus tard cependant on apprit, par les personnes qui se trouvaient placées en face du prince à la table de jeux, que Son Altesse avait froncé les sourcils avec déplaisir et avait paru réprimer quelque réplique arrogante. Quoi qu’il en soit, Elle ne montra pas la moindre mauvaise humeur et se mit à compter gaiement les gains que Sir Percy, qui tenait la banque, poussait vers Elle à ce moment.
– Ne partez pas encore, monsieur le duc, dit le prince en voyant que Kernogan faisait un mouvement pour quitter ces lieux où l’atmosphère était devenue sinon glaciale, du moins hostile. Ne voyez-vous pas que vous me portez chance ? D’habitude Blakeney a une veine de tous les diables, mais ce soir j’ai réussi à prendre ma revanche. Restez, je vous prie.
– Monseigneur, répliqua le vieux courtisan avec déférence, en quoi ma modeste personne peut-elle influencer les dieux qui sûrement président toujours à la destinée de Votre Altesse ?
– N’essayez pas de raisonner, mon cher, répondit le prince d’un ton enjoué ; tout ce que je sais, c’est que si vous partez maintenant, vous emportez ma chance avec vous et je vous rendrai responsable de mes pertes.
Le duc, résigné, soupira en s’inclinant de nouveau :
– En ce cas, monseigneur…
Reprenant ses cartes, Son Altesse se tourna vers Blakeney :
– Et avec tout cela, continua-t-elle, vous ne nous avez toujours pas donné l’explication de votre retard ce soir.
– Il s’agit d’un oubli, monseigneur, répondit Blakeney, et d’un oubli dû à Votre sévérité et à celle de la duchesse. La grande affaire pour moi était d’harmoniser ma manière de nouer ma cravate avec la nouvelle coupe des gilets. Or, une heure avant de paraître à ce bal, je me suis vu obligé de réviser toutes mes conceptions à ce sujet. J’en étais complètement désemparé et je viens à peine de me remettre, car la moindre critique de Votre part sur les résultats m’aurait précipité dans un profond désespoir !
Le prince éclata de rire.
– Blakeney, vous êtes incorrigible, s’écria-t-il. Puis se tournant de nouveau vers Kernogan.
– Monsieur le duc, ajouta-t-il avec désinvolture, je vous supplie de ne pas juger la jeunesse dorée de notre pays d’après l’exemple de mon ami Blakeney. Nous pouvons être sérieux lorsque les circonstances l’exigent.
– Votre Altesse aime à plaisanter, répliqua cérémonieusement Kernogan. Quelle meilleure occasion que la conjoncture actuelle pourrait se présenter pour être sérieux, alors que l’Angleterre, bien qu’ayant moins souffert que la France, se trouve engagée dans un conflit sur mer avec une des plus puissantes démocraties d’Europe, laquelle est aux mains d’une poignée de bêtes féroces. Comment l’Angleterre sortirait-elle victorieuse de ce conflit, monseigneur, si ses fils ne réalisent pas qu’il n’est plus question d’un simple jeu et que la victoire ne peut s’obtenir que par le sacrifice et le renoncement à la légèreté et au plaisir ?
Il avait prononcé ces dernières phrases en français comme pour exprimer avec plus de précision le fond de sa pensée.
Le prince, ennuyé du tour que prenait la conversation, n’insista pas. Il était évident qu’il était décidé à faire un effort pour se dominer. Il invita d’un clignement de l’œil Blakeney et la duchesse à l’aider à créer une diversion, paraissant de plus en plus décidé à ne pas laisser s’éloigner le duc de Kernogan de sa royale personne.
Suivant son habitude, Sir Percy s’élança sur la brèche au secours de son prince.
– Comme M. le duc s’exprime bien, s’écria-t-il, rompant le silence et accompagnant ces paroles de son petit rire communicatif.
Puis se tournant vers Sir Andrew :
– Je vous parie dix livres contre une prise de tabac, Ffoulkes, que vous n’en feriez pas autant dans votre langue maternelle.
– Je ne relèverai pas votre pari, Blakeney, répliqua vivement Sir Andrew, je ne suis pas un brillant orateur.
– Vous devriez écouter notre distingué hôte, M. Martin-Roget, discourir sur ce sujet, continua Sir Percy sur un ton faussement grave. Grands dieux, qu’il parle bien ! À côté de lui je me sens un misérable ver de terre. Surtout quand il discourt sur notre légèreté nationale et notre goût maladif pour les sports, n’est-ce pas, monsieur le duc, ajouta-t-il dans un mauvais français. M. Martin-Roget ne parle-t-il pas admirablement ?
– M. Martin-Roget, répondit le duc, est un homme d’une rare éloquence et d’un patriotisme exemplaire. Il impose le respect partout où il passe.
– Vous le connaissez depuis longtemps ? interrogea Son Altesse avec curiosité.
– Non, pas depuis très longtemps, monseigneur, répliqua le duc. Il est arrivé ici il y a quelques mois comme émigré, venant de Brest sur un bateau de contrebande. Il avait été dénoncé comme ayant aidé de son argent la cause royaliste en Bretagne. Il a réussi à sauver non seulement sa vie mais aussi la plus grosse partie de sa fortune.
– Ah ! M. Martin-Roget est si riche ! s’exclama le prince.
– Oui, monseigneur, continua le duc, il est seul propriétaire d’une importante banque de Brest qui a une succursale en Amérique et des correspondants dans tous les pays d’Europe. Son Éminence l’archevêque de Brest, dans une lettre, me l’a chaudement recommandé comme un gentilhomme intègre et bon patriote. Si je n’avais pas été tout à fait sûr des antécédents de M. Martin-Roget et de ses relations actuelles, je n’aurais jamais eu l’audace de le présenter à Votre Grâce.
– Et vous ne l’auriez certainement pas agréé comme prétendant de mademoiselle votre fille, interrompit le prince. La fortune de ce monsieur compensera sans doute la modestie de sa naissance.
– Il y a certes beaucoup de gentilshommes dévoués à la cause royaliste, répliqua le duc, mais les causes les meilleures et les plus justes ont parfois besoin d’argent. Les Vendéens, l’armée des Princes à Coblentz, tous ont grandement besoin de fonds.
– Et si je comprends bien, continua Son Altesse, M. Martin-Roget, devenu le gendre du duc de Kernogan, est plus disposé à donner ces fonds que M. Martin-Roget tout court, sans alliance aristocratique. Même dans cette hypothèse, monsieur le duc, ajouta-t-il sur un ton devenu plus grave, êtes-vous aussi sûr que vous le pensez des antécédents de ce monsieur ? Son Éminence a pu agir avec une parfaite bonne foi, mais…
– Son Éminence, interrompit le duc, est un homme à qui la cause royaliste tient autant à cœur qu’à moi-même. Il savait que sur sa recommandation je ferais une confiance absolue à M. Martin-Roget ; il n’aurait certainement pas agi à la légère.
– Êtes-vous absolument certain, continua le prince, que votre digne prélat n’a pas agi sous une pression quelconque ?
– Tout à fait certain, monseigneur, répliqua le duc d’un ton affirmatif. À quelle pression aurait pu céder un homme d’une pareille intégrité ?
Il y eut un silence qui dura quelques minutes et qui fut interrompu par l’horloge qui sonna la première heure après minuit. Son Altesse Royale se tourna vers Lady Blakeney et lui fit un imperceptible signe de la tête. Sir Andrew Ffoulkes s’esquiva sans mot dire.
– Je comprends tout maintenant, dit Son Altesse, s’adressant au duc. Vous m’avez clairement exposé la situation et je vous prie de me pardonner ce qui a pu vous sembler une indiscrétion de ma part. Je vous avoue que jusqu’à ce soir les choses me paraissaient assez obscures. J’avais l’intention d’intercéder en faveur de mon jeune ami Lord Anthony Dewhurst, qui est fortement épris de Mlle de Kernogan.
– Bien que les désirs de Votre Altesse soient pour moi presque des ordres, je me permets de Lui faire remarquer qu’en la circonstance mes dispositions en ce qui concerne ma fille m’ont été dictées par mon devoir et ma loyauté envers mon roi, que Dieu protège ! et de ce fait il est hors de mon pouvoir d’y changer quoi que ce soit.
– Que Dieu punisse cet obstiné ! murmura le prince en anglais en se détournant pour n’être pas entendu.
Puis avec une bonne grâce forcée il ajouta :
– Ne me tiendrez-vous pas compagnie dans cette nouvelle partie, monsieur le duc ? Vous m’avez porté chance et nous devons dépouiller Blakeney ce soir.
La partie de cartes reprit et il ne fut plus question de Mlle de Kernogan ce soir-là. Le duc pensait que l’avenir de sa fille n’avait que trop fait l’objet de discussions entre ces gens qu’au fond de lui-même il jugeait bien indiscrets. Il fut très étonné de constater combien les manières et les habitudes de la bonne société anglaise différaient de celles de France. En quoi ses projets concernant l’avenir de sa fille pouvaient-ils intéresser tous ces hommes et ces femmes, y compris Son Altesse ? Martin-Roget n’était pas de naissance noble, certes, mais il était prodigieusement riche et il avait promis de verser plusieurs millions dans les coffres de l’armée des princes en échange de la main de Mlle de Kernogan. Les millions qu’il se proposait de donner seraient sans doute suivis d’autres, et une adhésion sincère à la cause monarchiste valait bien, en ces jours, tout le sang bleu du jeune lord anglais. C’est du moins ce que pensait le duc ce soir-là pendant tout le temps que Son Altesse le garda au jeu près de lui.