3
Les oiseleurs

I

Pour atteindre le carrefour de la Poissonnerie, les deux hommes furent obligés de contourner l’ancienne forteresse du Bouffay, de longer le quai pendant un moment, puis de tourner dans une allée étroite en face du pont. Ils marchaient en silence, absorbés dans leurs réflexions.

La maison occupée par la citoyenne Adet se trouvait légèrement en retrait des autres. Toutes les demeures de la rue étaient d’ailleurs aussi misérables les unes que les autres, à demi écroulées, et certaines d’entre elles ne valaient guère mieux que les baraques érigées près du Bouffay. La plupart de ces maisons avaient des toits qui dépassaient largement leur façade, des sortes d’auvents avançant jusqu’au milieu de la rue, empêchant le moindre rayon de soleil d’y pénétrer.

En cet an II de la République, le carrefour de la Poissonnerie présentait un aspect sinistre et malodorant. Deux tiers de l’année, une boue épaisse recouvrait la rue non pavée et, par temps sec, les passants soulevaient des nuages de poussière.

De nuit, une ou deux lanternes, accrochées par des chaînes allant d’une maison à l’autre, répandaient une faible clarté à certains endroits, tandis que le reste du carrefour était plongé dans l’obscurité. Seuls quelques rayons de lumière filtraient par-ci, par-là à travers un volet mal clos ou une porte mal jointe.

Durant la journée, quelques enfants pâles et mal nourris, couverts de loques, s’amusaient au milieu de la poussière et de la saleté. Presque personne n’y passait pendant le jour, mais de nuit, une étrange animation y régnait ; des hommes et des femmes, pieds nus et mal vêtus, longeaient les murs d’un pas furtif, heureux de l’obscurité, glissant en silence dans cette ruelle sinistre. D’ailleurs le silence paraissait régner en permanence sur ce lieu. Seul, le bruissement de quelques chouettes ou chauves-souris battant des ailes, et de temps à autre l’écho d’une toux maladive ou d’un échange de saluts entre deux compagnons de débauche résonnaient à travers la nuit et constituaient les uniques signes de vie.

II

Martin-Roget connaissait bien son chemin à travers cette rue sombre. Il s’arrêta devant la maison de sa sœur, qui paraissait encore plus crasseuse que les autres. Tout n’était que silence et obscurité, à l’exception d’un rayon de lumière qui filtrait à travers la fente d’un volet au premier étage. De chaque côté, les maisons étaient plus grandes et sur l’une d’elles était accrochée une enseigne de fer qui grinçait dans le vent. D’une fenêtre, qui se trouvait juste au-dessus de l’enseigne et dont les volets n’étaient pas complètement fermés, parvenait le bruit d’une querelle.

Devant la maison de Louise Adet, de vagues silhouettes se détachaient à peine du mur. Lorsque Martin-Roget et Chauvelin s’approchèrent, une voix rauque sortant de la nuit noire les interpella :

– Halte ! Qui va là ?

– Des amis, répondit Martin-Roget vivement. Est-ce que la citoyenne Adet est là ?

– Oui, elle est là, répliqua la voix, et excuse-moi, l’ami, je ne t’avais pas reconnu dans cette maudite obscurité.

– Il n’y a pas de mal, dit Martin-Roget, et c’est moi qui te remercie pour ta vigilance.

– Oh ! répondit l’autre en riant, il n’y a pas de danger que ton oiseau quitte sa cage. Ne crains rien, citoyen Adet, la canaille de Kernogan est bien surveillée !

L’homme disparut de nouveau dans la nuit et Martin-Roget frappa à la porte.

– Le Rat Mort est juste là à côté, dit-il, en montrant d’un signe de la tête le bâtiment de gauche. Un voisinage très déplaisant pour ma sœur, elle s’en plaint souvent, mais, nom d’un chien ! cela nous sera bien utile cette nuit, n’est-ce pas ?

Chauvelin avait suivi en silence son compagnon, mais ses yeux vifs avaient noté la présence des jeunes paysans dont avait parlé Martin-Roget. Rien n’est aussi vigilant que la haine, ni si incorruptible.

Chacun de ces hommes avait une vieille querelle à régler avec les ci-devant Kernogan qui avaient été leurs maîtres et qu’ils tenaient maintenant à leur merci. Louise Adet avait réuni une garde du corps infiniment plus efficace que toutes celles que le proconsul eût pu espérer trouver.

Un moment plus tard, la porte s’ouvrit avec précaution et Martin-Roget demanda :

– Est-ce toi, Louise ?

L’obscurité était presque encore plus totale dans la maison que dehors et il ne pouvait pas distinguer qui se trouvait près de la porte.

– Oui, c’est moi, répondit une voix lasse et irritée. Rentre vite. Le vent est glacé et je n’arrive pas à me réchauffer. Qui t’accompagne, Pierre ?

– Un ami, dit Martin-Roget ; nous voulons voir l’aristo.

La femme referma la porte derrière eux sans ajouter un mot. Il faisait complètement noir, mais elle semblait savoir se diriger comme un chat, car son pas ne paraissait pas hésiter. L’instant d’après, elle ouvrit une porte intérieure et qui donnait sur une pièce formant cuisine, éclairée par une petite lampe.

– Vous pouvez monter directement, dit-elle aux deux hommes d’une voix morne.

L’étroit escalier partait en colimaçon de derrière une cloison qui le séparait de la cuisine. Martin-Roget monta le premier, suivi de près par Chauvelin. Sur le minuscule palier se trouvaient deux portes, une de chaque côté. Sans autre cérémonie, Martin-Roget poussa violemment celle de droite avec son pied.

Le courant d’air fit vaciller une chandelle de suif, fichée dans le goulot d’une bouteille posée sur une table. On pouvait distinguer une chambre exiguë dont la table, une chaise et une paillasse dans un coin, formaient tout l’ameublement. Une petite fenêtre à angle droit avec la porte n’avait plus de vitre et le vent glacé s’engouffrait par larges bouffées. Sur la table, en plus de la chandelle, se trouvait un pot cassé, avec de l’eau et un quignon de pain noir, taché de moisi.

Sur la chaise à côté de la table, et faisant face à la porte, se trouvait Yvonne, Lady Dewhurst. Sur le mur, juste au-dessus de sa tête, une main malhabile avait tracé en grosses lettres les mots : Liberté ! Égalité ! Fraternité ! et au-dessous : Ou la mort.

III

Les deux hommes entrèrent et Chauvelin se retira aussitôt dans un coin de la pièce, où il se tint immobile, enveloppé dans son manteau qui dissimulait son visage. Yvonne fixa sur lui ses sombres yeux interrogateurs.

Martin-Roget, en proie à une vive agitation, se mit à arpenter la pièce étroite tel un lion en cage. Par moment, il frappait son poing contre sa paume et des exclamations impatientes lui échappaient. Yvonne suivait ce manège d’un œil distrait, tandis que Chauvelin l’ignorait totalement.

Il surveillait Yvonne de près. Le ravissant visage de la jeune femme portait les traces des souffrances de ces derniers jours. Le froid glacial de cette prison, le manque de nourriture, de chaleur et de sommeil, l’horreur de sa situation présente s’ajoutant au désespoir d’avoir été arrachée à son cher époux, avaient marqué son frais et jeune visage. L’air grave, qui avait toujours formé un si aimable contraste avec ses traits juvéniles, était devenu celui d’une profonde douleur ; ses grands yeux sombres, cernés et comme enfoncés dans leurs orbites, brillant fébrilement, exprimaient une résignation pathétique et une constante horreur. Ses beaux cheveux châtains étaient devenus ternes, ses joues s’étaient creusées et avaient perdu toute trace de couleur.

Martin-Roget s’arrêta, contemplant longuement à la lueur instable de la chandelle tous les ravages que sa brutalité avait infligés au délicat visage de sa prisonnière.

Après un moment, Yvonne cessa de le regarder. Elle semblait devenue inconsciente de la présence des deux hommes et de leurs yeux fixés sur elle.

Chacun d’eux, pourtant, songeait en ce moment à tout le mal qu’il avait l’intention de faire à cet être sans défense, traqué par eux et livré à leur bon plaisir, qui déciderait de sa vie ou de sa mort.

Martin-Roget croisa les bras sur sa poitrine, faisant un visible effort pour garder le contrôle de ses mouvements et de son humeur. L’attitude calme, presque indifférente de la jeune femme l’exaspérait.

– Écoute, ma fille, dit-il enfin avec brusquerie, j’ai eu un entretien avec le proconsul Carrier cet après-midi. Il me reproche ma faiblesse envers toi et trouve que c’est bien trop long de garder en vie durant trois jours des traîtres qui mangent le pain des honnêtes gens. Hier, je t’ai fait une proposition. As-tu réfléchi ?

Yvonne ne répondit pas. Elle était perdue dans ses rêves, très loin de cette chambre sordide et de la présence de ces deux ignobles individus.

Les lèvres serrées, la tête détournée, le regard perdu dans la nuit à travers la fenêtre béante, elle se demandait dans quelle direction pouvait bien se trouver sa chère Angleterre. Elle pensait à son mari tant aimé, et à Combwich Hall, où elle avait passé ces jours inoubliables. Les images les plus délicieuses étaient évoquées l’une après l’autre.

La voix dure de Martin-Roget la ramena brutalement à l’horrible réalité de la minute présente.

– Ton obstination ne te servira à rien, continua-t-il plus calmement, sans pouvoir toutefois effacer de sa voix toute trace d’irritation. Le proconsul m’a donné un nouveau délai pour manifester mon indulgence envers toi et ton père, si cela me plaît. Tu sais quelle est ma proposition : devenir ma femme ; dans ce cas, ton père sera libre de retourner en Angleterre ou d’aller au diable comme il préférera, ou alors la mort, en compagnie de tous les malfaiteurs et criminels qui moisissent actuellement dans les prisons de Nantes. Je te donne un nouveau sursis, pendant lequel tu peux choisir entre une vie honorable et une mort déshonorante. Le proconsul attend la réponse pour ce soir.

Yvonne tourna lentement la tête vers son ennemi :

– Le tyran qui assassine les innocents peut avoir ma réponse maintenant, dit-elle. Je choisis la mort certaine, plutôt qu’une vie de honte.

– Tu parais oublier, rétorqua-t-il, que la loi m’autorise à prendre de force ce que tu t’obstines à me refuser.

– Ne vous ai-je pas dit, monsieur, répondit-elle, que je choisis la mort ? La vie avec vous serait pour moi le déshonneur.

– Je puis trouver un prêtre qui nous mariera sans ton consentement et la religion t’interdit d’attenter à tes jours, dit-il en ricanant.

Elle ne répliqua rien, mais son silence était éloquent. Il le comprit et, retenant un blasphème, il ajouta après un instant :

– Tu préfères donc entraîner ton père dans la mort ? Il te demande de bien réfléchir et d’écouter la raison. Il a donné son consentement à notre mariage.

– Laissez-moi voir mon père, monsieur, répliqua-t-elle avec fermeté, pour entendre de sa bouche ce qu’il a à me dire à ce sujet. Ah ! ajouta-t-elle rapidement, en voyant l’expression de Martin-Roget, vous n’osez pas me le laisser voir. Depuis trois jours, vous nous avez tenus séparés l’un de l’autre et vous nous racontez des mensonges. Mon père est le duc de Kernogan, marquis de Trentemoult, monsieur, ajouta-t-elle avec hauteur, et il préférera mille fois mourir à côté de sa fille plutôt que de la voir mariée à un criminel.

– Et toi, ma fille, reprit Martin-Roget sèchement, préféreras-tu voir ton père marqué comme un malfaiteur et jeté à la Loire ?

– Mon père, répondit-elle, mourra comme il a vécu, en gentilhomme. Nous sommes prêts, lui et moi, à affronter la mort ; elle ne nous effraie pas. Nous subirons le sort de notre roi, de notre reine et de tous ceux qui nous étaient chers et que votre proconsul et ses complices, vos semblables, ont lâchement assassinés. La honte ne peut pas nous atteindre, notre honneur et notre fierté sont hors de portée de vos mains impies et maculées du sang de vos victimes.

Elle avait parlé lentement et avec dignité, sans aucune recherche d’une attitude héroïque, et Martin-Roget lui-même, malgré sa vulgarité, comprit que les paroles de la jeune femme correspondaient à la réalité de sa nature profonde et que rien, ni menaces ni prières, ne la feraient changer.

– Je vois, dit-il, que je suis en train de perdre mon temps en essayant de faire appel à ta raison et à ton bon sens. Tu me tiens pour une brute, peut-être en suis-je une et c’est vous qui m’avez rendu ainsi. Il y a quatre ans, quand c’est vous qui aviez pouvoir sur nous, vous en abusiez pour nous maltraiter. Aujourd’hui, c’est notre tour ; c’est nous, le peuple, qui sommes vos maîtres et qui rendons, pour une infime partie seulement, tout le mal que vous nous avez fait, ce qui est la plus élémentaire justice. En te faisant ma femme, je te sauvais de la mort, mais non de l’humiliation, car cela, tu dois l’endurer et j’y contribuerai de toutes mes forces. Si je veux t’épouser, c’est que j’ai gardé un agréable souvenir de ce baiser que je t’ai volé cette fameuse nuit, ce baiser pour lequel tu m’aurais volontiers fait pendre, si tes gens avaient pu mettre la main sur moi.

Il s’arrêta, essayant de lire dans ses yeux. Mais le regard d’Yvonne Dewhurst était perdu dans une nouvelle rêverie où tout ce qui l’entourait n’avait aucune part. Pas un muscle de son visage n’avait tressailli à l’allusion de l’horrible scène de la voiture.

Il se mit à rire.

– C’est un souvenir déplaisant, n’est-ce pas, ma fière demoiselle ? Le premier baiser d’amour qui s’est posé sur tes charmantes lèvres ne t’a pas été donné par ce noble gentilhomme que tu as jugé digne de ta main et de ton cœur, mais par Pierre Adet, le fils du meunier, une créature qui compte bien moins à tes yeux que ton chien ou ton cheval. Ni toi ni moi, ne sommes prêts à l’oublier…

Yvonne demeura silencieuse. Il s’établit entre elle et Pierre Adet un profond silence qui fut interrompu par la voix de Chauvelin qui dit avec douceur :

– Ne te mets pas en colère, citoyen, à cause de cette fille. Ton temps est trop précieux pour le perdre en de vaines récriminations.

– J’ai terminé, répondit l’autre avec humeur ; elle aura le sort qu’elle mérite. Je suis tout à fait d’accord avec le citoyen Carrier ; il a raison. À la Loire, cette vermine !

– Non, protesta Chauvelin sur un ton affable, n’es-tu pas un peu trop sévère avec la charmante Yvonne ? Souviens-toi que souvent femme varie. Ce qu’elles nous refusent avec indignation aujourd’hui, demain elles nous accordent avec le sourire. Notre belle Yvonne, je parie, n’échappe pas à la règle !

Tandis qu’il parlait, il lançait à Martin-Roget des regards entendus comme pour l’avertir de quelque chose. Les paroles de conciliation qu’il venait de prononcer d’un ton doucereux pouvaient en effet paraître étranges et semblaient dissimuler quelque intention secrète. Martin-Roget était sur le point de perdre patience, il se sentait d’humeur à tout brusquer et à ajouter de nouvelles menaces, afin d’obtenir par la violence ce qu’il ne pouvait obtenir par la persuasion. Mais peut-être souhaitait-il à l’heure actuelle plus ardemment encore d’épouser Yvonne de Kernogan que de la précipiter dans la mort, et il se laissa une fois de plus dominer par Chauvelin dont la volonté était plus forte que la sienne.

– La fille a déjà eu trois jours entiers pour réfléchir, dit-il plus calme, et tu sais toi-même, citoyen, que le proconsul n’attendra pas au-delà de cette journée.

– Elle n’est pas encore terminée, répliqua Chauvelin, il reste encore six heures pour atteindre minuit. Six heures… c’est-à-dire trois cent soixante minutes, donc trois cent soixante occasions pour une femme de changer d’idées, ajouta-t-il sur un ton badin. Je te conseille donc, citoyen, de la laisser pour l’instant à ses réflexions. Je pense qu’elle acceptera le conseil d’un homme de l’âge de son père, qui rend un hommage sincère à sa beauté, et j’espère qu’elle réfléchira à tout cela avec un esprit raisonnable. M. le duc lui en sera très reconnaissant, car s’il n’est pas très à son aise en ce moment, il le sera encore beaucoup moins demain ; les prisons de la ville sont pleines à craquer et je crains que le typhus n’y sévisse. M. de Kernogan a sûrement une très grande répulsion à être jeté dans la Loire ou à être traîné jusqu’à Paris devant la barre de la Convention, non pas en qualité de gentilhomme, mais comme un traître mélangé à une bande d’assassins. Allons, allons, citoyen, ajouta-t-il avec bonhomie, ne tourmentons plus cette charmante dame. Elle a compris la situation et réalisera vite que le mariage avec un honorable patriote n’est pas, après tout, un destin si terrible. Et maintenant permets-moi de me retirer et je te conseille d’ailleurs de faire de même. Elle sera mieux seule pour réfléchir.

Pendant qu’il parlait, il n’avait pas cessé d’observer attentivement la jeune femme. Celle-ci était demeurée impassible et Chauvelin ne put distinguer si cette attitude était dictée par l’espoir ou le désespoir. Il conclut que probablement Yvonne Dewhurst se sentait perdue, car le contraire eût amené un frémissement de tout son être et eût allumé dans ses yeux fatigués une flamme qu’il n’y vit point.

Le Mouron Rouge était à Nantes, Chauvelin en avait la preuve. Mais il avait compris qu’Yvonne l’ignorait.

Sa main tâta nerveusement dans son habit les fameux papiers qui contenaient sûrement une partie des secrets de cet énigmatique Anglais. Chauvelin n’avait pas encore eu l’occasion de les examiner, car l’entretien avec Yvonne Dewhurst lui avait paru plus urgent.

Quelque part dans la ville une horloge sonna six heures ; l’après-midi s’achevait lentement. L’esprit le plus aigu d’Europe était en éveil pour arracher un homme et une femme à un terrible piège dans lequel ils étaient tombés. Chauvelin n’avait plus que quelques heures pour rivaliser d’astuce et d’ingéniosité avec ce redoutable adversaire et, à cette idée, il se sentait frémissant comme un cheval de bataille, humant l’odeur du sang et de la poudre. Il brûlait d’impatience de se mettre au travail, d’ourdir son plan de campagne et de tendre ses filets dans les mailles desquels il espérait bien prendre immanquablement le noble étranger.

Il jeta un dernier coup d’œil perçant sur Yvonne qui n’avait absolument pas bougé, le regard vide, comme absorbée par une vision intérieure, celle de son bonheur à jamais disparu.

– Partons, citoyen, dit-il d’un ton bref. Nous n’avons plus rien à faire ici.

Martin-Roget aurait préféré rester encore pour se repaître de la vue de sa victime qui incarnait pour lui tous les maux qui s’étaient abattus sur sa famille. Néanmoins, subjugué par la forte personnalité de Chauvelin, il céda, mais avant de sortir, en regardant une dernière fois Yvonne, un éclair de triomphe brilla dans ses yeux en voyant l’orgueilleuse jeune femme, jetée dans cette pièce sordide, à la fenêtre sans vitres, n’ayant pour toute nourriture que l’eau croupie d’un pot ébréché et un morceau de pain moisi. Il lui sembla alors que la vengeance était le sentiment le plus doux que puisse éprouver un cœur humain et Pierre Adet, le pauvre fils du vieux meunier injustement pendu par ordre du duc de Kernogan, n’aurait pas changé sa place contre celle de l’élu des dieux.

IV

De nouveau revenus dans la cuisine de Louise Adet Martin-Roget saisit le bras de son compagnon.

– Assieds-toi un instant, citoyen, dit-il avec insistance, et dis-moi ce que tu en penses.

Chauvelin prit un siège et s’assit ; tous ses mouvements étaient empreints d’une lenteur calculée.

– Je pense, dit-il sèchement, qu’en ce qui concerne ton mariage avec cette fille, tu as perdu.

Louise Adet écoutait en silence et ses yeux exprimaient une haine intense. Ainsi que son frère, elle s’était durant ces trois jours nourrie du même espoir de voir enfin le destin leur apporter leur vengeance si ardemment attendue. Elle s’agitait dans sa cuisine, observant son frère avec inquiétude. Les hommes sont parfois capables de perdre la tête lorsqu’il s’agit d’une jolie fille et il faut souvent la ténacité et la rancune d’une femme pour mener à bien une vengeance implacable.

À la réponse de Chauvelin, Martin-Roget répliqua plus calme :

– Je pensais bien qu’elle s’obstinerait, dit-il. Si je l’oblige à ce mariage, ce que j’ai la possibilité de faire, elle serait capable de se suicider et j’aurai l’air d’un imbécile. Je préfère m’abstenir d’user de mon droit. D’ailleurs, ajouta-t-il avec cynisme, je compte beaucoup sur l’argument du Rat Mort ce soir, et si cela échoue également… eh bien ! comme je n’ai jamais été amoureux de la charmante Yvonne qui a d’ailleurs cessé d’être désirable… je l’incorporerai au troupeau de Carrier, en route pour Paris. Louise, tu m’accompagneras, n’est-ce pas, petite sœur ? Et nous nous paierons le plaisir de voir M. le duc de Kernogan et son adorable fille sur le banc des accusés, mêlés aux criminels et aux prostituées. Nous les verrons marqués du sceau de l’infamie et expédiés à Cayenne. Voir cela, conclut-il en poussant un soupir de satisfaction, mettra mon âme en paix.

Il se tut, une expression de profonde méchanceté sur le visage.

Louise Adet s’approcha de son frère d’un pas traînant. Elle rejeta de la main une mèche de cheveux sombres et plats qui retombait sur son visage pâle. Elle paraissait beaucoup plus vieille que son âge. Son visage, aux pommettes saillantes, aux lèvres exsangues, avait la couleur d’un vieux parchemin. Elle avait froncé les sourcils en entendant les paroles de son frère.

– Le Rat Mort ? demanda-t-elle d’une voix fatiguée, Cayenne ? Qu’est-ce que tout cela veut dire ?

– C’est une merveilleuse idée de Carrier, Louise, répondit son frère. Nous amènerons la fille Kernogan jusqu’à cette horrible taverne et, ce soir, les « Marats » feront une descente dans ce lieu mal famé pour arrêter tous les gens qui s’y trouveront. Puis on les enverra à Paris où ils seront jugés comme des criminels et envoyés soit à la guillotine, soit à Cayenne. Et les Kernogan seront parmi cette lie ! Qu’en penses-tu, ma fille ?

Louise ne répondit rien. Elle regardait son frère et ses yeux ternis semblaient boire avidement chacune de ses paroles, tandis qu’elle passait machinalement la main sur son front comme pour chasser, dans un effort pathétique, toutes les pensées étrangères à sa vengeance.

La voix douce de Chauvelin interrompit sa rêverie.

– En attendant, dit-il froidement, n’oublie pas mon avertissement, citoyen. Des gens extrêmement puissants et habiles travaillent actuellement pour t’arracher ta proie. Comment comptes-tu t’y prendre pour amener la fille jusqu’au Rat Mort ? Carrier t’a prévenu qu’il y a des espions partout, et moi je t’ai mis sur tes gardes contre ces Anglais bien plus dangereux encore. Ils seront aux aguets pour se saisir de la jeune femme et l’enlever sous ton nez.

Martin-Roget laissa échapper un violent juron.

– Cette brute de Carrier me laisse dans l’embarras, cria-t-il ; je ne crois ni à tes cauchemars, ni à tes Anglais, néanmoins il eût été préférable que je puisse amener cette femme sous escorte jusqu’à la taverne.

– Il te l’a refusé, répliqua Chauvelin, et d’ailleurs, cela ne servirait pas à grand-chose. Toi et moi, citoyen Martin-Roget, nous devons agir en dehors de Carrier. Tes amis, là-bas, ajouta-t-il en désignant la rue d’un signe de la tête, doivent redoubler d’attention. Les paysans de Vertou ne sont absolument pas à la hauteur de se mesurer avec ces Anglais, mais ils ont des poings solides et, en cas d’attaque pendant le trajet, cela pourrait nous être utile.

– Il serait plus simple, intervint durement Louise, de l’assommer. Les gars pourraient ensuite la porter jusqu’à la taverne.

– Non, interrompit Chauvelin d’un ton tranchant, cela ne simplifierait rien et risquerait de nous mettre Carrier à dos. N’oubliez pas que le capitaine Fleury et la moitié de la compagnie Marat seront postés autour du Rat Mort. Ils pourraient intervenir, arrêter vos amis et leur arracher la fille et tous nos plans seraient alors à l’eau… On ne sait jamais quel double jeu Carrier est capable de jouer. Non, non ! il ne faut pas traîner cette fille de force jusque là-bas, il faut qu’elle tombe de son plein gré dans le piège.

– Mais, nom d’un chien ! comment l’obtenir ? cria Martin-Roget en frappant violemment la table de son poing. Cette femme ne nous suivra pas de son plein gré, ni moi ni Louise.

– Elle suivra donc un inconnu, enfin quelqu’un qu’elle croira être un inconnu et qui aura su gagner sa confiance…

– Impossible, soupira Martin-Roget d’un air incrédule.

– Rien n’est impossible, citoyen, répliqua Chauvelin avec douceur, et j’ai peut-être une idée si tu me fais confiance…

– C’est risqué, interrompit Martin-Roget. Tu es tellement obsédé par tes Anglais que tu pourrais laisser échapper ces aristos.

– Parfait, citoyen, reprit Chauvelin. Alors, charge-toi de faire escorter Yvonne au Rat Mort avant minuit. J’ai encore beaucoup d’autres choses à faire et je serais enchanté d’être dégagé de ce souci.

– Je t’ai déjà dit que je ne sais pas comment m’y prendre, s’écria rageusement Martin-Roget.

– Alors, pourquoi ne pas me laisser agir ?

– Que comptes-tu faire ?

– Pour l’instant, je vais de nouveau aller me promener sur les quais et communier une fois de plus avec le vent.

Martin-Roget ne put retenir une exclamation violente. Chauvelin reprit, imperturbable :

– Tu l’as reconnu toi-même, citoyen, le vent est un excellent conseiller qui clarifie les idées. Tu veux que la fille Kernogan soit arrêtée à l’intérieur de la taverne et tu ne sais pas comment y arriver, sauf en employant la violence, ce qui, pour des raisons déjà énumérées, est à rejeter ; pour ces mêmes raisons, Carrier a refusé de la faire amener de force. D’un autre côté, tu admets qu’elle ne te suivra pas de son plein gré… alors, citoyen, nous devons sortir de cette impasse, car nous n’allons pas laisser ce détail faire échec à nos plans. Je vais donc aller consulter le vent.

– Je ne te permettrai pas de faire quoi que ce soit sans en être averti, grommela Martin-Roget.

– Me croirais-tu donc capable d’agir de la sorte ? reprit Chauvelin. D’ailleurs j’aurai besoin de ta collaboration, ainsi que de celle de ta sœur.

Martin-Roget, se sentant à bout d’arguments, soupira.

– Dans ces conditions, soit ! dit-il non sans réticence, mais n’oublie pas que les Kernogan m’appartiennent ! Je les ai amenés à Nantes pour mes affaires et non pas pour les tiennes. Je ne permettrai pas que ma vengeance soit mise en jeu au profit de tes folles idées.

– Qui a parlé de favoriser mes projets, citoyen Martin-Roget ? reprit Chauvelin avec une politesse exquise. Que suis-je de plus qu’un modeste rouage au service de la République ? Un rouage qui, de plus, s’est avéré être inutile. Je n’ai qu’un désir, celui de t’aider au mieux de mes possibilités. Tes ennemis sont les ennemis de la République, donc les miens, et mon but est de t’aider à les anéantir.

Martin-Roget hésitait toujours ; il répugnait à n’être plus qu’un simple instrument entre les mains de cet homme qu’il aurait méprisé s’il avait osé. Il aurait voulu se moquer de ses avertissements réitérés au sujet de ces espions anglais et de leur éventuelle présence à Nantes, mais il ne pouvait se défaire complètement d’une certaine appréhension à leur sujet. L’idée de Carrier était si merveilleuse, si pleinement satisfaisante, que le paysan parvenu qu’il était se sentait prêt à renoncer à son arrogance et à s’humilier pour la réaliser.

Bien que brûlant d’envie d’écarter Chauvelin de toute cette affaire, il finit par céder en rechignant.

– Bon, dit-il enfin, fais comme tu voudras. Aussi longtemps que cela ne s’oppose pas à mes projets, je te laisse agir.

– Je ne pourrai que les favoriser, répliqua Chauvelin. Si tu veux suivre mes instructions, je te donne ma parole que la fille se rendra d’elle-même au Rat Mort et à l’heure qui te conviendra.

– Quand et où nous retrouverons-nous ? questionna Martin-Roget.

– Je serai de retour dans une heure, et je vous expliquerai à tous deux ce que vous avez à faire.

En disant ces mots, Chauvelin prit son chapeau, s’enveloppa dans son manteau, salua brièvement de la tête Martin-Roget et sa sœur, puis sortit et se dirigea rapidement vers les quais.

V

Délivré de la présence encombrante de Martin-Roget, Chauvelin se mit à réfléchir. Pour la première fois de sa vie peut-être il éprouvait cette sensation enivrante à la perspective d’une lutte qui risquait de devenir passionnante. Il palpa une nouvelle fois dans sa poche les mystérieux papiers qui allaient probablement lui procurer le moyen d’assouvir lui aussi sa vengeance. Il se sentait de nouveau le chef, celui qui menait le jeu, et puisque l’ennemi qui l’avait si souvent bafoué lui lançait un défi, il le relevait volontiers et le combat allait avoir lieu ce soir même.

Lui, qui pourtant avait vécu tous les épisodes de la Terreur, qui en avait traversé les horreurs avec un parfait sang-froid, sentait son cœur battre d’émotion au seul contact de ces papiers.

Arrivé sur le quai, il s’arrêta et sembla hésiter sur la direction qu’il devait prendre. Son très modeste appartement était à l’autre bout de la ville et chaque minute comptait. Le bureau qui était mis à sa disposition au Bouffay se trouvait à quelques pas, mais il y avait tous ces indiscrets qui pouvaient venir le déranger à tout instant. Cependant, tout compte fait, c’est là qu’il décida de se rendre.

Le concierge et le greffier le laissèrent passer sans difficulté, par indifférence ou manque de vigilance. Chauvelin ne put se défendre de penser avec amertume au temps où, puissant encore, toutes les portes s’ouvraient au simple énoncé de son nom.

Il traversa rapidement le hall, où personne ne fit attention à lui et, une fois dans son petit bureau, il tira soigneusement les rideaux et poussa la table et une chaise hors du champ de vision de tout regard indiscret qui aurait pu l’observer par le trou de la serrure.

Ce ne fut que quand il eut pris toutes ces précautions qu’il sortit enfin les précieux papiers de sa poche. Il défit le ruban rouge qui les reliait, les étala sur la table devant lui et se mit à les examiner un à un avec le plus grand soin. Au cours de cette lecture, qui dura quelque temps, il laissa échapper tantôt des exclamations de colère et d’impatience, tantôt des ricanements.

Quand il eut terminé, il rassembla les papiers, les noua à nouveau et les remit dans sa poche. Une expression de farouche détermination passa sur son visage.

« Ah ! si seulement j’étais encore aussi puissant qu’il y a quelques années, soupira-t-il avec aigreur, je saurais le traiter comme il le mérite. Ah ! mon courageux Sir Percy Blakeney, vous êtes donc à Nantes et vous avez tenu à me faire savoir comment et pourquoi vous êtes venu. Vous pensez probablement que je n’ai plus de pouvoir. Enfin…, ajouta-t-il, mais cette fois avec une nuance de satisfaction, enfin, à moins que Carrier ne soit encore plus bête que je ne le pense, je crois que je te tiens cette fois, insaisissable Mouron Rouge ! »