Pierre poussa la porte de l’auberge et sortit. Un violent coup de vent le frappa au visage. La nuit était noire comme de l’encre. Au loin, les lumières de la ville dansaient dans la tempête.
Sans hésiter, Pierre avança dans la nuit. Sa petite troupe le suivait en silence. Dégrisés par l’air frais, les vapeurs du cidre et la chaleur de la salle basse n’obscurcissaient plus leur vue et n’enflammaient plus leurs esprits.
Ils savaient où Pierre se dirigeait. Durant tout l’été, dans la salle malodorante de l’auberge, derrière les portes et fenêtres bien closes, tout avait été minutieusement préparé et ils n’avaient plus qu’à suivre celui qu’ils avaient alors unanimement élu comme chef. Ils le suivaient, les mains enfouies dans les poches de leurs misérables vêtements, têtes baissées pour lutter contre la fureur du vent.
Pierre allait tout droit vers le moulin, où il vivait avec son père et où justement, à cette heure, Louise pleurait de toutes les larmes de son cœur l’injuste condamnation de son fiancé, Antoine Melun.
Derrière le moulin se trouvait la maison d’habitation et, un peu plus loin, se dressaient de petits bâtiments de ferme. Jean Adet, le meunier, possédait un lopin de terre, et si les impôts n’avaient pas toujours englouti tout l’argent provenant de la vente du seigle et du foin, la famille Adet aurait pu vivre à l’aise.
Une pente abrupte montait vers une petite hauteur, d’où l’on pouvait embrasser d’un vaste coup d’œil les villages des environs.
Pierre contourna le moulin et, sans se soucier si les autres le suivaient toujours, il marcha vers la droite en longeant un sentier bordé de peupliers qui menait vers le sommet de la colline, autour de laquelle se groupaient les bâtiments délabrés de la ferme.
La tempête cinglait violemment les troncs hauts et rigides des arbres, qu’elle courbait profondément, et chaque petite branche dénudée gémissait et soupirait comme si elle souffrait. Glacés jusqu’à la moelle dans leurs misérables vêtements, les hommes suivaient dans une sombre détermination, les dents serrées, le cœur dévoré de haine et de fureur.
Ils atteignirent ainsi le haut de la petite montée. Une vaste grange et un groupe de meules de paille se dressaient dans l’obscurité, toutes noires contre le ciel sombre de cette nuit d’orage. Pierre se tourna vers la grange ; ceux qui se trouvaient en avant du groupe le virent s’enfoncer dans cette masse qui prenait dans la nuit un aspect inquiétant.
Soudain, des étincelles jaillirent dans toutes les directions et, l’instant d’après, les hommes distinguèrent la silhouette de Pierre, debout au milieu de la grange, une torche allumée à la main. Ils savaient ce qu’il allait faire maintenant, car tout avait été si longuement préparé que même ces esprits dépourvus de toute imagination prévoyaient ce qui allait se passer. Et pourtant, au moment où l’heure suprême allait sonner, et où Pierre, brandissant la torche, allait donner le signal qui mettrait le feu à la révolte qui grondait dans le pays, leurs cœurs semblaient devoir s’arrêter. Ils retenaient leur souffle et leurs mains calleuses se portaient à leur gorge, comme pour en arracher cette affreuse sensation oppressante qui ressemblait tant à la peur.
Mais Pierre, lui, n’avait aucune hésitation et, quand il sortit de la grange, tous purent voir que ses mains ne tremblaient pas et que son pas était assuré. Des rafales de vent agitaient parfois sa torche qui lançait des étincelles, lui brûlant les mains, et, tandis que les autres, saisis de crainte, s’écartaient, Pierre avançait vers la meule de paille la plus proche.
Une nouvelle fois il brandit sa torche en l’air et un éclair de triomphe brilla dans ses yeux. Il tourna son regard vers l’obscurité, qui se dressait impénétrable hors du cercle de lumière, semblant vouloir arracher à la nuit noire tous ses secrets, tout l’enthousiasme et l’agitation, les passions et la haine qu’il aurait voulu enflammer, comme il allait embraser la meule de paille. Soudain il abaissa la flamme vers la première meule :
– Êtes-vous prêts, mes amis ? cria-t-il.
– Oui ! Oui ! répondirent-ils sans entrain, à voix basse.
La torche toucha la paille sèche, qui se mit aussitôt à crépiter ; le vent avivait l’incendie et des gerbes de flammes grimpaient le long de la meule. Un nouveau coup de vent amena gaiement le feu jusqu’au sommet. Mais Pierre n’attendit pas que le premier brasier fût complètement consumé ; déjà il atteignait la seconde meule et y mettait également le feu ; puis ce fut le tour de la troisième, et ainsi de suite. En l’espace de quelques instants, toute la colline parut embrasée.
Des cris, des jurons, des rires forcés fusèrent de toutes parts, mêlés à des serments de vengeance. La mémoire, telle une sorcière, parcourait invisible l’obscurité et venait toucher chaque cerveau enfiévré de son bâton malfaisant. Chaque homme, se souvenant d’un outrage, d’une injustice, brandissait un poing menaçant dans la direction du château de Kernogan, dont les lumières luisaient faiblement au-delà de la Loire. Partout retentissaient des cris : « Mort aux tyrans ! Les aristos à la lanterne ! Plus de famine ! Plus d’injustice ! Égalité ! Liberté ! À mort les aristos ! »
– En avant ! hurla Pierre.
Et lançant sa torche à terre, il courut de nouveau vers la grange, suivi de tous les autres. À l’intérieur se trouvaient les pauvres armes que les malheureux paysans, démunis de tout, avaient réunies ; des faux, des bâtons, des haches et des scies, enfin tout ce qui pouvait servir à détruire le château de Kernogan et à terroriser le duc et sa famille. Au-dehors, la tempête alternativement attisait le feu ou menaçait de l’éteindre. Par moments la lumière était telle que l’on pouvait distinguer le moindre brin d’herbe, la forme d’une pierre ou l’eau d’une flaque, étincelante comme une opale ; tandis qu’à d’autres moments, une obscurité aussi noire que l’encre envahissait tout, estompant les contours des maisons et recouvrant d’un épais manteau hommes et choses.
Pierre, sans prendre garde ni à la lumière ni à l’obscurité, insensible au froid ou à la chaleur, procédait avec calme et méthode à la distribution de ce primitif attirail de guerre à ces hommes qui étaient maintenant plus que prêts pour faire le mal. En remettant à chacun son arme il savait trouver le mot juste, reçu par une oreille avide, des mots qui savaient attiser le désir de vengeance là où il sommeillait, ou le ranimer chez ceux qui l’avaient étouffé !
– Souvenez-vous ! Souvenez-vous, mes amis ! criait-il avec exaltation ; rappelez-vous chaque coup, chaque injustice, chaque malheur ! Souvenez-vous de votre misère et de sa richesse, de vos croûtes de pain sec et de ses repas succulents, de vos hardes et de ses vêtements de soie et de velours ; rappelez-vous vos enfants affamés, vos mères souffrantes, vos femmes écrasées de soucis et vos filles accablées par le travail. N’oubliez rien de tout cela ce soir, mes amis, et exigez à la grille du château de Kernogan, de son arrogant propriétaire œil pour œil et dent pour dent !
D’assourdissants cris de triomphe saluèrent cette péroraison, les hommes brandirent haches, bâtons, faux et faucilles, et leurs mains tendues vers Pierre s’unirent dans un nouveau serment de fraternité vengeresse.