Nantes était aux mains du tigre.
Le conventionnel Carrier, muni de pouvoirs exceptionnels, avait été envoyé dans cette ville pour anéantir les derniers vestiges d’une insurrection. La Vendée était momentanément maîtrisée et l’armée royaliste venait d’être refoulée au-delà de la Loire. « Mais il reste des traîtres, avait décrété à Paris la Convention nationale, il y a des traîtres partout. Tous n’ont pas été massacrés à Cholet et à Savenay. Ils ont été dispersés, mais pas tous exterminés, et il ne faut pas laisser les loups en liberté, car ils se rassemblent de nouveau, puis reviennent commettre d’autres méfaits ».
Pour cela, le mot d’ordre était l’extermination. Chaque traître ou simple suspect, chaque fils, fille, père ou mère d’un traître devait être supprimé afin d’éviter qu’ils ne fissent du mal. Alors on avait envoyé Carrier à Nantes, le lâche Carrier qui avait fui ignoblement à Cholet, pour achever cette œuvre « d’assainissement ».
Les coupables, traîtres à la République, méritaient la mort. Mais auparavant, ils étaient jugés par une cour de justice pour que la nation entière puisse s’instruire à cet exemple.
La guillotine avait été montée sur la place du Bouffay et quatre bourreaux avaient été appointés pour accomplir le travail, car ni deux, ni trois n’auraient suffi. Il en fallait bien quatre pour exécuter tous les jugements sur-le-champ.
Dès son arrivée dans la ville, Carrier se mit au travail. Il commença par organiser son état-major. Il lui fallait une maison civile et militaire, le tout sur un pied fastueux et à la hauteur des circonstances, car ce parvenu, jadis destiné à l’église et à une vie obscure, était aujourd’hui le maître absolu d’une des plus importantes villes de France. Il avait droit de vie ou de mort sur tous ses habitants. Il avait donc réuni une véritable cour, avec des citoyens chambellans, un maître des cérémonies, une garde d’honneur et une garde personnelle. En plus de tout cela, il avait une armée d’espions recrutée parmi les partisans du Comité de salut public, dénommée la « compagnie Marat » en souvenir du grand patriote si lâchement assassiné.
Les membres de cette compagnie portaient des bonnets rouges, pas de bas et des culottes courtes pour montrer leurs jambes nues. Un certain Fleury en avait été nommé le capitaine et avait de ce fait accès auprès du proconsul à toute heure pour le tenir au courant des perquisitions et arrestations effectuées de nuit et de jour. Les pouvoirs de la compagnie étaient sans limites. Ces hommes qui devaient fournir des têtes à la guillotine avaient le droit de pénétrer partout, d’espionner, de fureter dans toutes les maisons, les auberges et les magasins, d’arrêter et d’interroger les gens dans la rue, de fouiller où bon leur semblait. La liberté, la vie des citoyens se trouvaient ainsi livrées au caprice d’hommes, sûrs de voir ratifier toutes leurs violences comme des actes de civisme. Carrier avait imposé à chacun des membres de cette redoutable cohorte un serment ainsi conçu : « Je jure de dénoncer et de poursuivre les ennemis du peuple ; je jure mort aux royalistes et aux modérés ; je jure de ne jamais composer avec la parenté, ni avec aucune affection. »
La guillotine avait du mal à venir à bout de tous les condamnés et la cour de justice, qui siégeait à l’hôtel de ville, était débordée. Carrier s’impatientait. Pourquoi perdre le temps des patriotes avec tout cet appareil de justice ? On devrait pouvoir venir à bout de ces traîtres beaucoup plus rapidement. Il faudrait un trait de génie pour trouver le moyen, et Carrier eut une inspiration.
Il inventa les « noyades » ! Le moyen était si simple ! Une vieille gabare à fond plat, quelques heures de travail de charpentier pour pratiquer des sabords au-dessous de la ligne de flottaison et qui pourraient s’ouvrir facilement le moment voulu. Puis la descente du fleuve. Un décret de déportation lui fournirait les victimes, qui seraient ainsi exécutées sans difficulté. L’exécrable Carrier, fier de sa trouvaille et de son esprit, appelait cela plaisamment une « déportation verticale ».
Le premier essai fut pleinement satisfaisant. Sur quatre-vingt-dix prêtres réfractaires, pas un seul ne réchappa. Quelle économie d’efforts et de temps pour la guillotine et pour les amis de Carrier siégeant à la cour de justice ! Quatre-vingt-dix têtes d’un seul coup ! Ce système procurait vraiment une merveilleuse économie de main-d’œuvre.
Après ce premier succès, les noyades furent à l’ordre du jour. Les prisons ne suffisaient plus pour contenir tous les captifs et on fut obligé de se servir des énormes entrepôts et magasins le long des quais. À la place des caisses de marchandises, on entassa des malheureux, jetés là pêle-mêle, pour assouvir la soif sanguinaire du sinistre proconsul. Des milliers d’hommes, de femmes, d’enfants, des rebelles, d’innocents commerçants, des voleurs, des nobles, des prostituées et des criminels furent parqués ensemble comme du bétail, sans paille pour dormir, sans eau ni feu, recevant tout juste de quoi manger pour ne pas mourir de faim. Quand les entrepôts étaient pleins à craquer, on jetait les prisonniers dans la Loire par centaines.
Bientôt, les deux rives du fleuve présentèrent le hideux spectacle de cadavres Pourrissants, rejetés par les eaux, exhalant des miasmes mortels. La peste et la dysenterie se répandirent dans la ville de Nantes et aux alentours, complétant ainsi l’œuvre destructrice de l’insensé criminel.
Il y eut des protestations à la Convention. Une boucherie pareille n’était pas de nature à redonner du crédit au gouvernement révolutionnaire, insinuaient certains, mais, pour le moment encore, Carrier restait le maître absolu de ses décisions.
Nantes ressemblait à un désert, un désert où l’atmosphère était remplie de cris et de gémissements, de pas feutrés courant à travers l’obscurité et les rues abandonnées. Tout n’était que tristesse, désolation et lamentations. Nantes était devenue une ville de somnambules et de spectres. Seul, Carrier, le monstrueux Carrier, demeurait alerte et presque joyeux.
Il avait installé son repaire dans l’hôtel de la Villestreux, situé à la pointe de l’île de Feydeau, et dont les portes-fenêtres s’ouvraient sur la Loire. De là, une admirable vue s’étendait sur les quais devenus déserts et sur le port autrefois si prospère.
L’escalier qui montait vers les appartements du proconsul était sans cesse assiégé, tout le long de la journée, par des solliciteurs et des porteurs de requêtes. Des membres de la compagnie Marat y passaient également des heures avant de repartir vers de nouvelles expéditions. Mais personne n’avait accès auprès du dictateur. Il se tenait à l’écart, caché aux yeux de tous, enveloppé de mystère.
Il s’était entouré d’un luxe et d’un faste dignes des plus grands seigneurs. L’hôtel de la Villestreux était rempli des caves au grenier des dépouilles des églises saccagées et des châteaux pillés. Là, s’entassaient des meubles sans prix et des chefs-d’œuvre artistiques, des objets d’or et d’argent garnissaient sa table.
Lui-même était plus inaccessible que ne l’était le Roi-Soleil au temps de sa plus grande splendeur et que les papes au temps de la Renaissance. Jean-Baptiste Carrier, l’obscur député du Cantal à la Convention nationale, vivait dans son hôtel comme dans une forteresse. Seuls quelques intimes, et leur nombre était des plus restreints, avaient le droit de l’approcher : son valet, deux ou trois femmes, le capitaine Fleury et un étrange garçon du nom de Jacques Lalouët, dont on savait peu de chose ; on le disait cousin de Robespierre et fils d’une sage-femme de Nantes. Vicieux, cynique, assez beau et d’un aspect très juvénile, il était le seul être humain qui eût de l’influence sur le sinistre proconsul. Était-il un simple parasite de Carrier ou un espion de la Convention, personne ne pouvait rien en dire, sinon que c’était un être malfaisant et abominable.
Excepté ces quelques personnes admises dans le sanctuaire, toutes les autres étaient tenues à distance, même des gens comme Lamberty, Fouquet et d’autres coquins de son état-major. Des individus tels que Martin-Roget et Chauvelin n’avaient jamais dépassé l’antichambre car, lorsque Carrier donnait audience, il se tenait dans une pièce, la porte ouverte sur une antichambre, et sa voix était pour les visiteurs le seul signe de sa présence.
La peur d’être assassiné, cet inévitable destin de tout tyran, hantait ce fauve jusqu’au cœur même de sa forteresse. De jour et de nuit, une voiture attelée de quatre chevaux se tenait place de la Petite-Hollande, sur laquelle donnaient les fenêtres de l’hôtel de la Villestreux, prête à partir. Le cocher et le postillon étaient relayés chaque deux heures, des bagages étaient dans le coffre et des provisions de bouche renouvelées constamment étaient emmagasinées à l’intérieur. Tout était prêt pour que le tyran puisse à la moindre alerte, réelle ou imaginaire, fuir ces lieux où il avait commis tant de crimes.
Carrier arpentait fiévreusement le petit salon qu’il s’était meublé somptueusement. C’était un homme d’une rare laideur, au visage osseux, aux pommettes saillantes, avec une bouche tombante à la lippe proéminente et des cheveux plats et épais. La nature paraissait s’être plu à lui modeler un visage à l’image de son âme, cette âme monstrueuse sur laquelle le diable avait sûrement apposé son sceau. Malgré sa laideur, il était vêtu avec la plus extrême recherche et couvert de bijoux, dont la provenance était aussi inavouable que celle de toutes les œuvres d’art qui meublaient ses appartements. Les larges rideaux de damas rouge avaient été fermés, de sorte que la pièce était plongée dans une quasi-obscurité car, par un dernier caprice du proconsul, personne ne devait l’apercevoir en pleine lumière.
Le capitaine Fleury venait d’entrer dans la pièce pour faire son rapport : cinquante-huit prêtres réfractaires venant de l’Anjou et sur lesquels on avait trouvé de nombreux objets précieux d’or et d’argent, avaient été arrêtés.
– Que faut-il en faire ? demanda Fleury. Est-ce que les calotins ont le droit de garder tout cela et d’en disposer à leur gré ?
Carrier fut enchanté. Quel butin !
– Confisque tout, cria-t-il, et qu’on m’expédie cette canaille empestée en vitesse ! Je ne veux plus en entendre parler.
Fleury se retira et, ce même soir, cinquante-huit prêtres furent « expédiés », suivant les ordres du proconsul.
– Quel torrent révolutionnaire que la Loire ! murmura Carrier lorsque le capitaine fut sorti.
Après le départ de Fleury, Carrier se tourna vers un jeune garçon qui se tenait près de la fenêtre, occupé à regarder au-dehors la très belle vue sur la Loire et les quais.
– Lalouët, dit-il avec hauteur, fais entrer le citoyen Martin-Roget dans l’antichambre, j’écouterai ce qu’il a à me dire, et que le citoyen Chauvelin se présente en même temps.
Le jeune Lalouët traversa lentement la pièce en étouffant un bâillement.
– Pourquoi t’occuper de ces fripouilles ? demanda-t-il avec brusquerie, il est presque l’heure du dîner, et tu sais bien que le cuisinier déteste qu’on fasse attendre le potage.
– Cela ne me prendra pas longtemps, dit Carrier. Ouvre la porte, mon petit, et laisse entrer les deux hommes.
Lalouët fit ce qu’on lui demandait. Laissant la porte grande ouverte, il traversa l’antichambre et, ouvrant une deuxième porte, il appela d’une voix forte :
– Citoyen Martin-Roget, citoyen Chauvelin ! exactement comme on le faisait à la cour de Versailles.
À l’appel de leur nom, les deux hommes s’avancèrent. Deux chaises furent Placées devant la porte ouverte menant au sanctuaire où se tenait Carrier, enveloppé de pénombre.
Le jeune homme indiqua les sièges à Martin-Roget et Chauvelin, puis entra dans la pièce. Les deux hommes s’inclinèrent dans la direction du petit salon, où l’on pouvait vaguement discerner la silhouette du proconsul. À l’inverse de la pièce où se tenait Carrier et qui était dans la pénombre, l’antichambre était violemment éclairée par la lumière du jour qui entrait par une grande fenêtre.
Toute cette mise en scène était grotesque, et Martin-Roget dut faire un effort pour ne pas laisser échapper un juron ou une réflexion ironique. Quant à Chauvelin, il restait impénétrable, suivant son habitude.
Il y eut un silence prolongé. Les deux hommes attendaient que Carrier commençât de parler. Assis à son bureau, ce dernier se plaisait à les faire attendre en feignant de consulter des papiers, puis avec cette vulgarité et ce sans-gêne qui le caractérisaient, il se mit à se curer les dents avec un cure-dents en or. Lalouët avait repris sa place près de la fenêtre et donnait des signes de la plus vive impatience.
Enfin Carrier parla.
– Et maintenant, citoyen Martin-Roget, dit-il avec ce ton supérieur qu’il avait pris l’habitude d’employer, j’écoute ce que tu as à me dire au sujet de ce gibier que tu as amené dans notre ville l’autre jour. Où sont actuellement ces aristos ? Pourquoi ne les a-t-on pas remis au capitaine Fleury ?
– La fille, répliqua Martin-Roget qui avait toutes les peines à dominer son irritation, la fille loge au carrefour de la Poissonnerie dans une maison tenue par ma sœur. Une douzaine de paysans de notre village, qui sont de mes amis, y habitent également. Ils assurent sa garde en souvenir du passé et de nos malheurs, et je peux t’assurer que la ci-devant Kernogan est en de bonnes mains. Je suis tranquille à son sujet.
– Et le ci-devant duc, où est-il ? interrogea Carrier.
– Dans la maison à côté, une taverne à l’enseigne du Rat Mort, un endroit peu recommandable et dont le tenancier, un certain Lemoine, un bon patriote, veille sur cet aristo.
– Peux-tu me dire, citoyen, répliqua Carrier avec cette amabilité sous laquelle il cachait toujours ses menaces, comment se fait-il que tu gardes ainsi durant plusieurs jours deux traîtres aux frais du pays et au détriment du peuple ?
– Ils vivent à mes frais, lança vivement Martin-Roget.
– Au détriment du peuple, répéta l’inflexible proconsul ; le pain est rare dans notre ville. Ce que les traîtres mangent est volé à de bons patriotes. Si tu peux te payer le luxe de nourrir deux bouches inutiles, je peux t’indiquer à la place de bons républicains. Voilà presque huit jours que ces aristos sont à Nantes et…
– Seulement depuis trois jours, interrompit Martin-Roget ; tu dois montrer de la patience, citoyen Carrier, n’oublie pas que je t’apporte du gibier de marque…
– Ton gibier ne m’intéresse, rétorqua l’autre en riant, que si je puis en disposer moi-même. Tu as parlé de déshonneur pour ces canailles et de ton propre désir de vengeance, mais…
– Arrête, citoyen, s’exclama Martin-Roget, entendons-nous bien d’abord. Avant de m’embarquer dans cette affaire, tu m’as donné ta parole que personne n’interviendrait pour me priver de mon butin.
– Tu pouvais faire ce que bon te semblait avec cette racaille de Kernogan, répliqua Carrier, et personne à ma connaissance ne s’en est mêlé jusqu’à présent, ajouta-t-il, en donnant à ces derniers mots un sens qui n’échappa à personne. J’avais dit que je ne m’en mêlerais pas et je ne l’ai pas fait jusqu’à maintenant. Mais le nez de tout bon patriote doit être offensé par l’odeur de pourriture qui se dégage d’eux. J’avoue que tu as eu de la chance d’avoir carte blanche avec eux… pour un temps, et Jean-Baptiste Carrier n’a encore jamais repris une parole donnée.
Martin-Roget ne répondit rien. Il préférait garder le silence, et, détournant son visage de la porte ouverte, il fit semblant de contempler le paysage à travers la fenêtre. Il ne voulait pas que l’on puisse surprendre l’expression de l’intense mépris qu’il ressentait pour cet homme qui paraissait oublier que cette « carte blanche » lui avait rapporté cinq mille francs et que c’était cet argument qui avait décidé le proconsul à lui accorder la faveur dont il avait profité.
Au bout d’un instant Carrier reprit :
– N’oublie pas que ma promesse était conditionnelle. Je veux que ces gens disparaissent de Nantes, je veux le pain qu’ils mangent et la place qu’ils occupent. Je ne peux pas permettre de laisser traîner les choses et une semaine est plus qu’il ne faut…
– Trois jours, corrigea de nouveau Martin-Roget.
– Enfin trois jours ou huit jours, reprit l’autre brutalement, en tout cas c’est beaucoup trop. Il faut en débarrasser cette ville, sinon tous les espions de la Convention me tomberont dessus. Il y a des espions partout, citoyen, j’en suis moi-même entouré, moi, Jean-Baptiste Carrier, le patriote le plus sincère et le plus éprouvé que la République ait connu ! Mes ennemis à Paris envoient des hommes qui surveillent chaque geste que je fais. Ils sont prêts à bondir sur moi au moindre faux pas, prêts à me dénoncer et à me traîner à la barre. Ils aiguisent déjà le couperet de la guillotine qui devra couper la tête au meilleur serviteur de la Révolution… !
– Assez, l’ami Jean-Baptiste, interrompit Jean Lalouët en ricanant, il est l’heure de dîner et nous n’avons que faire de tes protestations patriotiques !
Carrier, qui s’était laissé emporter par sa propre éloquence, n’eut aucune réaction violente en entendant ces mots ironiques. Il dit seulement sur un ton mi-figue, mi-raisin :
– Petite vipère, va !
Puis, se tournant vers Martin-Roget, il ajouta :
– On dira de moi que j’abrite des aristos, si ces Kernogan restent à Nantes plus longtemps. Il faut m’en débarrasser, citoyen, disons… dans les prochaines vingt-quatre heures. C’est mon dernier mot.
Et après une petite pause il demanda :
– En fin de compte, que veux-tu en faire ?
– Je veux leur mort ! cria Martin-Roget en frappant furieusement de son poing le bras de sa chaise, mais pas une mort de martyr, comprends-tu. Je ne veux pas que les visages pathétiques d’Yvonne Kernogan et de son père restent un symbole de résignation exemplaire dans les esprits et le cœur de chaque aristo en France. Je veux qu’ils ne suscitent ni pitié, ni admiration. La mort leur importe peu, ils sont fiers de mourir et s’en glorifient. La guillotine est leur dernier triomphe sur nous. Ce que je veux pour eux c’est la honte, la dégradation, un procès retentissant qui les couvrira de déshonneur… Je veux que leur nom soit traîné dans la boue et qu’on les considère comme des objets de mépris et de dérision. Je veux des articles dans le Moniteur qui déclarent que le ci-devant duc et sa fille sont des êtres abjects et bas. Je veux que cela fasse du bruit, un bruit qui retentisse dans tout le pays et qui arrive jusqu’en Angleterre et en Allemagne. Je veux le déshonneur de leur nom, car je sais que c’est ce qui les touchera le plus.
– Bah ! s’exclama Carrier, pourquoi n’épouses-tu pas la fille ? Voilà ce que serait un véritable déshonneur pour elle, je présume !
Et en disant ces mots, il éclata d’un rire grossier.
– Je le ferais demain, répondit Martin-Roget qui voulut une fois de plus ignorer l’insulte, si elle y consentait. C’est d’ailleurs pour cela que je la garde depuis trois jours dans la maison de ma sœur.
– Tu n’as que faire du consentement d’un traître, interrompit le proconsul. Mon consentement suffit… et je suis prêt à te le donner si tu le désires. Les lois de la République permettent et souhaitent même que tout bon patriote s’allie à un aristo si cela lui plaît. Et la fille Kernogan, en face de l’échafaud, préférera peut-être ton étreinte, n’est-ce pas, citoyen ?
Martin-Roget fronça les sourcils et son visage prit une expression sinistre.
– Je me le demande, murmura-t-il.
– Alors ne te pose pas cette question, citoyen, continua Carrier avec cynisme, et applique le « mariage républicain » à cette fille. Un malfaiteur attaché avec un aristo… et puis hop ! dans la Loire. La honte, le déshonneur ? Fariboles que tout cela. Une mort sûre et rapide, jusqu’à maintenant rien de mieux n’a été inventé pour les traîtres.
Martin-Roget haussa les épaules.
– Tu ne sais pas ce que c’est que de haïr, dit-il pensivement.
– Tout cela est du bavardage, dit Carrier impatienté, et le citoyen Chauvelin est un exemple vivant de ce que valent toutes ces grandes théories de vengeance. Lui aussi a un ennemi qu’il déteste plus que tout au monde. Il voulait le déshonneur et la perte de ce maudit Anglais, que moi j’aurais tout bonnement poussé dans la Loire il y a fort longtemps. Et qu’a-t-il obtenu ? L’Anglais est tranquillement en Angleterre, faisant des pieds de nez au citoyen Chauvelin qui a bien du mal à garder sa tête éloignée de la guillotine !
Martin-Roget resta silencieux, l’expression d’une sombre obstination sur le visage.
– Tu as peut-être raison, citoyen Carrier, dit-il enfin.
– J’ai toujours raison, répliqua brutalement le proconsul.
– Naturellement… Mais j’ai ta parole.
– Et je la maintiendrai encore vingt-quatre heures. Maudite soit une pareille mule ! ajouta-t-il en jurant, mais au nom du diable, que veux-tu en faire ? Tu as débité un tas de bêtises, mais tu ne m’as rien dit de tes projets. En as-tu… qui soient dignes de mon attention ?
Martin-Roget se leva brusquement et se mit à arpenter la pièce. Ses nerfs étaient à bout. Il était difficile à un homme de son tempérament de rester calme et déférent en face de ce fonctionnaire malappris. Le parvenu Martin-Roget détestait cet air de supériorité chez cette brute sans la moindre éducation, devenue toute-puissante grâce à sa cruauté et à ses passions bestiales. Aussi eut-il du mal à réprimer une violente réplique qui lui eût sans doute coûté la tête.
Chauvelin, de son côté, paraissait parfaitement indifférent. Il possédait vraiment un extraordinaire contrôle sur lui-même. Il n’avait pris aucune part à la discussion et était resté assis, quasi immobile, fixant d’un regard neutre la pièce obscure, dans l’attitude d’un homme qui n’avait rien d’autre à faire dans la vie que d’écouter. Seuls, ses doigts de temps à autre tambourinaient sur le bras de son fauteuil.
Carrier, suivant son habitude, avait recommencé à se curer les dents, ses longues jambes maigres étendues devant lui.
De dessous ses paupières flasques filtrait un regard aigu, dont il fixait Martin-Roget chaque fois que celui-ci passait devant l’encadrement de la porte. Un moment donné, le banquier s’étant arrêté dans sa promenade et ayant fait mine de vouloir pénétrer dans la pièce, Lalouët, d’un bond, fut sur lui et lui barra le chemin.
– Tiens-toi à distance, citoyen, cria-t-il, personne n’entre ici.
Instinctivement, Martin-Roget avait reculé, fasciné malgré lui par l’atmosphère de mystère qui entourait le sanctuaire et par le personnage du proconsul qui, à son approche, s’était ramassé comme un tigre prêt à s’élancer. Mais rencontrant le regard moqueur et cynique de Lalouët, cette impression de crainte se dissipa rapidement et ce comble d’insolence le mit hors de lui.
– Sommes-nous revenus au temps des Capet, s’exclama-t-il brutalement, des tyrans de Versailles, que les patriotes sont traités comme des chiens que l’on tient à distance ? Par dieu, citoyen Carrier, laisse-moi te dire…
– Pardieu, citoyen Martin-Roget, interrompit Carrier avec rage, laisse-moi te dire qu’un mot de plus et je te fais jeter dans la prochaine gabare qui descendra la Loire tous sabords ouverts. Hors de ma présence, porc ! Sors avant que j’appelle Fleury.
Sous l’insulte et la menace, Martin-Roget devint blanc comme un linge, une sueur froide perla sur son front, tandis qu’il passait la main sur son visage comme un homme ayant subi un choc terrible. Il chancela et s’effondra dans son fauteuil, tremblant de peur.
Chauvelin, qui avait assisté impassible à cette scène, laissa échapper un ricanement.
– Mon ami Martin-Roget s’est oublié un instant, citoyen Carrier, dit-il avec calme. Mais il est déjà prêt à te demander pardon.
Jacques Lalouët regarda le présomptueux personnage qui avait osé tenir tête au tout-puissant représentant du peuple et une lueur d’indicible mépris passa dans ses beaux yeux en le voyant maintenant, livide et terrorisé. Il resta appuyé contre la porte, prêt à défendre son maître en cas de besoin.
Carrier partit d’un hideux éclat de rire.
– Remets-toi, Martin-Roget, dit-il avec dureté, je ne suis pas méchant si on sait se conduire avec moi. Mais si on me marche sur les pieds, je mords. Maintenant, résumons notre conversation, car j’avoue que je commence à en avoir assez de tes Kernogan.
Pendant qu’il parlait, Martin-Roget s’était ressaisi, mais il avait toujours la gorge sèche, ses mains étaient moites et il gardait cette pénible impression de quelqu’un qui avait failli tomber dans un précipice.
En quelques mots, Carrier venait de lui faire sentir qu’il avait le pouvoir de briser n’importe qui et il avait fait entrevoir la hideuse face de la mort.
Le coup avait été rude et avait anéanti toute assurance chez Martin-Roget.
– Je ne voulais pas t’offenser, dit-il d’une voix mal assurée, mes pensées étaient absorbées par les Kernogan, et je pense que c’est une bonne prise pour nous deux, citoyen Carrier. J’ai eu bien du mal à gagner leur confiance en Angleterre et à les entraîner jusqu’à Nantes, la chose n’était pas facile.
– Personne ne nie que tu aies fait du bon travail, répliqua Carrier avec un reste de colère. Si la prise n’avait pas été d’importance, je ne t’aurais pas accordé mon aide.
– Je t’ai déjà montré ma reconnaissance pour ton aide, citoyen, dit Martin-Roget, et je suis prêt à le faire encore et plus substantiellement… si tu le désires…
Il avait parlé lentement et avec respect, mais l’allusion était claire. Carrier le regarda bien en face. Un éclair d’immense cupidité, la cupidité féroce d’un paysan enrichi, brilla dans ses yeux, et il eut grand-peine à dissimuler, sous son masque habituel de condescendance, son expression avide à la perspective d’un gain.
– Quoi ? Que veux-tu dire ? demanda-t-il avec nonchalance.
– Si cinq autres milles francs peuvent t’être d’une utilité quelconque…
– Tu m’as l’air fort riche, citoyen, interrompit Carrier.
– J’ai travaillé et économisé durant quatre ans, s’empressa de répondre Martin-Roget. Et ce que j’ai amassé, je suis prêt à le sacrifier pour assouvir ma vengeance.
– Bien, conclut le proconsul, et il n’est certes pas utile pour un bon républicain d’avoir trop d’argent. D’ailleurs, ajouta-t-il avec un geste grandiloquent, n’avons-nous pas aussi bien lutté pour l’égalité des fortunes que pour celle des privilèges ?
Le rire sardonique de Lalouët interrompit de nouveau les déclarations patriotiques du conventionnel. Carrier se mit à jurer selon son habitude, puis s’étant calmé il reprit :
– J’accepterai donc encore six mille francs de toi, citoyen, au nom de la République française qui a besoin d’argent, pour entretenir les armées qui la défendent contre les ennemis…
Une fois de plus Lalouët l’arrêta.
– Oh ! assez, cria-t-il.
Le despote vaniteux, que le moindre manque d’égard rendait furieux, se mit simplement à rire devant l’impudence du jeune homme.
– Le diable t’emporte, petite vipère ! grommela-t-il avec ce ton de rude affection qu’il réservait exclusivement à son ami, tu présumes trop de mon indulgence. Ah ! ces jeunes citoyens… Mais, nom d’un chien ! nous perdons du temps, ajouta-t-il brutalement. Que disais-je donc ?
– Que tu recevras six mille francs, répondit brièvement Martin-Roget, pour que tu me continues ton assistance dans l’affaire Kernogan.
– Ah ! oui, j’y suis, reprit Carrier, et pour te montrer comme je suis gentil, je vais t’aider encore, mais tu m’as mal compris, citoyen, c’est dix mille francs qu’il me faut pour les caisses de la République, car ses serviteurs devront être mis à contribution pour exécuter tes projets de vengeance personnelle.
– Dix mille francs est une forte somme, soupira Martin-Roget. Dis-moi un peu ce que je recevrai en échange.
Il avait retrouvé un peu de son assurance. Celui qui achète, que ce soit des biens ou des consciences, est toujours momentanément plus fort que celui qui vend. Carrier, malgré son pouvoir, le sentit sans doute, car son ton s’adoucit et ses manières se firent moins brusques.
Il reprit après une courte pause :
– Comme je te l’ai déjà dit, citoyen, je suis entouré d’espions.
– Des espions, citoyen ? murmura Martin-Roget, étonné devant cette soudaine révélation, je ne m’en serais pas douté… je pensais… quelqu’un dans ta position…
– C’est précisément pour cela, interrompit Carrier avec brusquerie, ma position est enviée par ceux qui sont moins capables et moins bons patriotes que moi. Nantes est remplie d’espions et d’autres travaillent contre moi à Paris. Ils essayent de miner la confiance que la Convention a mise en moi.
– C’est monstrueux, s’exclama Lalouët sur un ton solennel.
– Silence ! cria Carrier en jurant. Puis il reprit :
– On pourrait croire que la Convention est satisfaite d’avoir un homme capable et fort dans ce nid de trahison et de révolte et que personne n’interviendra dans la manière dont j’userai de mes pouvoirs ici. C’est moi qui commande à Nantes, n’est-ce pas ? Et pourtant, certains imbéciles, qui veulent faire les importants à Paris, trouvent que nous faisons du trop bon travail. Depuis la mort de Marat ils sont tous devenus des mauviettes. Il paraît qu’ils désapprouvent nos bateaux à fond plat et nos mariages républicains ! Ils ne se rendent pas compte que je dois débarrasser une ville entière de toute la canaille qui s’y trouve, aussi bien des traîtres que des criminels. Ils ne comprennent rien, ni à mes aspirations, ni à mon idéal, ajouta-t-il avec un geste pompeux. Je voudrais faire de Nantes une ville modèle.
– En quoi tout cela concerne-t-il notre affaire, citoyen ? s’écria Martin-Roget, désireux de revenir au seul sujet qui l’intéressait.
– Tu le verras dans un instant, répliqua le proconsul sèchement. Apprends donc, citoyen, que mon but est depuis quelque temps de clore le bec à mes ennemis de la Convention, en leur envoyant une justification éclatante de toutes les accusations portées contre moi. Je leur expliquerai la raison de toute mon action à Nantes, aussi bien les noyades que les autres exécutions et emprisonnements que j’ai été obligé d’opérer pour débarrasser la ville de tout ce qui est nocif.
– Et crois-tu, citoyen Carrier, interrogea Martin-Roget sans la moindre ironie, que là-bas, à Paris, on comprendra tes explications ?
– Oui, sûrement ! Surtout quand ils réaliseront que tout ce que j’ai fait ici a été commandé par les exigences de la sûreté publique.
– Ils seront lents à le comprendre, dit l’autre. La Convention nationale d’aujourd’hui, comme tu l’as si justement remarqué toi-même, n’est plus la Constituante de 92. Elle est devenue conciliante et sentimentale, et beaucoup d’entre ses membres désapprouveront tes agissements.
– Je ne sais que trop ce qui se dit à Paris, s’exclama le proconsul, mais j’ai une bonne réponse à toutes leurs bêtises. La dignité de la République et la justice impartiale ? Laisse-moi rire ! Ce qu’il nous faut, c’est la force et le courage de Sparte… et je le leur montrerai… Écoute quel est mon plan, citoyen, et voyons comment il peut s’accorder avec le tien. Mon idée est de rassembler les plus notoires malfaiteurs de la ville, il y en a tant et plus, emprisonnés dans les entrepôts et bien d’autres encore qui se promènent librement de par les rues de la ville, et de les envoyer se faire juger devant le Comité de salut public. En même temps, j’enverrai une lettre leur disant :
Voilà le genre d’individus devant lesquels je me trouve à Nantes, et ce n’en est qu’une infime partie. Jugez vous-mêmes ! Que puis-je faire d’autre que ce que j’ai fait pour purger la ville que vous m’avez confiée ? Ils seront bien embarrassés là-bas avec cette canaille, ajouta-t-il en éclatant de rire, et après un simulacre de jugement, ils les enverront probablement à la guillotine ou les déporteront à Cayenne, et ils verront ainsi que les mesures que j’ai prises sont parfaitement justifiées et on me laissera désormais tranquille.
– Mais si, comme tu le crois, répliqua Martin-Roget, la Convention va juger ces gens, il te faudra fournir quelques témoins.
– J’en trouverai, répondit cyniquement Carrier, ne t’ai-je pas dit que je rassemblerai tous les malfaiteurs les plus redoutables de la ville ? Il y en a beaucoup, je t’assure. La compagnie Marat les a un peu négligés ces derniers temps, ayant à s’occuper des rebelles. Mais on peut facilement mettre la main sur des centaines d’entre eux, et la municipalité et les commerçants, enchantés d’en être débarrassés, ne seront que trop contents de venir témoigner contre eux. Tous ont souffert de ces bandits et des prostituées qui infestent les rues la nuit. Je suis submergé de plaintes à ce sujet…
Il s’arrêta brusquement, ayant surpris le regard étincelant de Martin-Roget. Il se renversa dans son fauteuil et partit d’un grand éclat de rire.
– Mille tonnerres, s’écria-t-il, j’ai l’impression que tu as saisi ! Trouves-tu toujours dix mille francs trop cher pour payer la réalisation de tes rêves ? Nous enverrons la Kernogan et son père à Paris avec le troupeau, qu’en penses-tu ?… Je te garantis qu’ils seront tellement couverts de boue et d’ordures que personne n’aura plus envie de porter ce nom.
Martin-Roget eut beaucoup de peine à contenir son excitation. Tandis que Carrier déroulait devant ses yeux son plan infâme, il avait eu la vision exacte de l’assouvissement de tous ses plans de vengeance. Quelle humiliation plus grande, quel opprobre plus terrible pouvaient échoir au fier Kernogan et à sa fille que d’être confondus parmi des assassins, des aigrefins et des femmes de mauvaise vie, d’être mêlés à toute cette lie sortie des bas-fonds d’un grand port ! Nulle vengeance ne pouvait être plus propre à racheter la mort ignominieuse du vieux meunier Jean Adet.
Le hideux visage de Carrier ne lui semblait plus aussi repoussant. Le proconsul incarnait maintenant pour lui le symbole de la justice, brandissant le glaive du châtiment qui allait enfin frapper les coupables.
– Tu as raison, citoyen Carrier, dit-il d’une voix lente, c’est exactement à quoi je pensais en t’écoutant.
– J’ai toujours raison, répliqua Carrier d’un ton arrogant, et nul ne sait mieux que moi comment châtier les traîtres.
– Comment les choses se passeront-elles ? questionna Martin-Roget. La fille est actuellement chez ma sœur et le père est à l’Auberge du Rat Mort.
– Excellent endroit, interrompit Carrier, je n’en connais pas de meilleur. C’est le lieu le plus mal famé de tout Nantes, le rendez-vous de tous les vagabonds et coupe-jarrets.
– Oui, je le sais, et à mes dépens, répliqua l’autre. La maison de ma sœur est juste à côté et, la nuit, la rue n’est pas sûre pour une honnête femme. Pourtant un homme de la compagnie Marat est perpétuellement en faction tout près de là, place de Bouffay. Mais on ne fait rien pour nettoyer ce coin.
– Bah ! répliqua Carrier avec indifférence, en haussant les épaules, ils ont des choses plus importantes à faire. Les traîtres rebelles pullulent ici, et le capitaine Fleury ne peut pas perdre son temps avec ces vils malfaiteurs. J’avais déjà songé à faire raser ce lieu. Le citoyen Lamberty, qui habite juste en face, ne cesse pas de se plaindre des rixes qui éclatent toutes les nuits. Il est certain qu’aussi longtemps qu’une seule pierre du Rat Mort restera debout, tous ces oiseaux de nuit se rassembleront là pour perpétrer leurs méfaits. Tout cela ne vaut rien pour la République.
– Oui, je sais tout cela, répondit Martin-Roget ; j’y ai trouvé asile il y a quatre ans lorsque…
– Lorsque le ci-devant duc de Kernogan était occupé à pendre ton père pour un crime qu’il n’avait pas commis, interrompit Carrier ; eh bien ! citoyen, continua-t-il, puisque tu connais si bien le Rat Mort, que penserais-tu de voir l’orgueilleuse Yvonne de Kernogan et son père arrêtés là, en même temps que ce ramassis de bandits.
Martin-Roget pâlit de convoitise.
– Tu veux dire…, balbutia-t-il.
– Je veux dire, continua Carrier, que mes hommes recevront l’ordre de faire cette nuit même une descente dans tous les bouges de la ville, de perquisitionner et d’arrêter tout homme ou femme qui s’y trouveraient, pour être envoyés à Paris où ils seront jugés, guillotinés ou déportés à Cayenne, où ils mourront du détestable climat. Crois-tu, conclut-il, que devant cette brillante perspective, la fille Kernogan refusera encore de devenir la femme d’un bon patriote comme toi ?
– Je me le demande, murmura de nouveau Martin-Roget. Je… Carrier l’interrompit brutalement :
– Ce que je sais, c’est que dix mille francs est une bien petite somme pour tout cela, c’est cent mille francs que tu devrais me donner pour me montrer ta reconnaissance.
Martin-Roget se leva et, redressant sa haute taille, il eut peine à dissimuler la répulsion que lui inspirait cet abominable personnage, devant lequel il était pourtant obligé de s’incliner.
– Tu auras les dix mille francs, citoyen, c’est tout ce que je possède, dit-il lentement, c’est le dernier lambeau des vingt-cinq mille francs que j’ai si péniblement amassés pendant quatre ans. Tu en as déjà eu cinq mille et tu en auras encore dix mille ! Je ne te les reproche pas. Si vingt ans de ma vie Pouvaient t’être utiles, je n’hésiterais pas à te les donner en échange de ton aide, pour atteindre un but qui m’est plus précieux que tout au monde.
Le proconsul se mit à rire en haussant les épaules. Il estimait que Martin-Roget était le dernier des imbéciles.
– Parfait, dit-il, nous sommes d’accord. J’avoue d’ailleurs que toute cette histoire m’amuse, mais je t’ai prévenu : avec les aristos, je trouve que mes gabares valent beaucoup mieux que tous tes projets. Enfin il ne sera pas dit que Jean-Baptiste a laissé un ami dans l’ennui.
– Je te remercie de ton aide, citoyen Carrier, répliqua Martin-Roget. Puis il ajouta lentement, comme s’il avait déjà la vision des événements à venir :
– C’est pour ce soir, dis-tu ?
– Oui, ce soir. Voici mes ordres : mes hommes, commandés par le capitaine Fleury, feront une descente au Rat Mort. Toute personne s’y trouvant sera arrêtée et expédiée sur Paris. Si tes Kernogan sont là… alors…
– La cloche du dîner a sonné depuis longtemps, interrompit Lalouët ; le potage sera froid et le cuisinier furieux.
Carrier s’étira paresseusement :
– Tu as raison, citoyen. Nous avons déjà perdu trop de temps avec ces aristos qui devraient tous être au fond de la Loire. L’audience est levée, conclut-il en faisant un geste emphatique qui voulait imiter celui d’un monarque congédiant ses courtisans.
Chauvelin se leva également et se dirigea vers la porte. Il n’avait plus proféré une seule parole depuis son intervention conciliante lors de la sortie de Martin-Roget. Il était impossible de savoir s’il avait pris un intérêt quelconque à la conversation, mais alors que Lalouët se préparait à fermer la porte derrière eux, il s’arrêta sur le seuil en ayant l’air de se souvenir de quelque chose.
– Un instant, citoyen, dit-il au jeune homme.
– Qu’y a-t-il encore ? demanda l’autre avec insolence, en regardant avec un mépris non déguisé le terroriste autrefois si puissant.
– C’est à propos de la fille Kernogan, continua Chauvelin ; il faudra l’amener à la taverne avant la nuit. Il se pourrait bien qu’on essaye de la sauver.
– Comment ? Qui ? demanda Lalouët d’un air incrédule. Chauvelin eut un geste vague.
– Oh ! je ne sais, répondit-il. Nous savons tous que les aristos ont des amis puissants, et il ne serait pas prudent de conduire la fille d’une maison à l’autre sans escorte. L’allée est mal éclairée et elle n’ira pas de son plein gré, de cela nous sommes sûrs. Qui sait même si elle ne se mettra pas à crier, à appeler au secours et… si quelqu’un venait alors l’enlever ? Je crois qu’il serait prudent que des hommes de la compagnie Marat l’escortent jusqu’à la taverne.
Lalouët haussa les épaules.
– Ça, c’est votre affaire, n’est-ce pas, Carrier ? dit-il en regardant le proconsul qui l’approuva d’un signe de la tête.
Martin-Roget, ayant reconnu la justesse de l’observation de Chauvelin, voulut intervenir, mais Carrier, en proie à un de ses accès de fureur, l’en empêcha.
– Assez, cria-t-il, le citoyen Lalouët a raison et j’ai déjà assez fait pour vous. Si tu veux que la Kernogan se trouve au Rat Mort il faut l’y amener toi-même. Elle est dans la maison à côté, non ? Alors ! je ne veux rien avoir à faire dans cette histoire et je ne permettrai pas qu’on y mêle les « Marats ». Bon Dieu ! ajouta-t-il, ne t’avais-je pas dit que je suis entouré d’espions ? Ce serait le comble qu’on m’accusât d’avoir traîné des aristos dans un lieu mal famé, puis de les y faire arrêter comme des malfaiteurs. Sortez, maintenant, en voilà assez ! Si tes fripouilles sont au Rat Mort ce soir, elles seront arrêtées avec les autres. Le reste est ton affaire. Lalouët, la porte !
Et, sans écouter les protestations des deux hommes, Lalouët leur ferma la porte au nez.
Une fois sur le palier, Martin-Roget se mit à jurer violemment.
– Pensez que nous sommes sous la coupe de ce putois ! s’exclama-t-il au comble de la fureur.
– Mais, hélas ! nous avons besoin de son aide pour arriver à nos fins, soupira Chauvelin.
– Ah ! si ce n’était pas pour cela, continua Martin-Roget.
Et il ajouta pensivement : « Je me demande d’ailleurs comment je vais faire ? Cette garce ne me suivra jamais de son plein gré, ni au Rat Mort ni ailleurs, et si elle n’est pas escortée par une garde… »
Il s’arrêta pour jurer de nouveau. Le silence de son compagnon l’irrita.
– Que me proposerais-tu, citoyen Chauvelin ? demanda-t-il.
– Pour le moment je te propose de m’accompagner, répondit l’autre, imperturbable, je veux aller me promener le long des quais, jusqu’au Bouffay. J’ai affaire là-bas, et le petit vent nord-ouest qui souffle nous éclaircira les idées.
Martin-Roget allait répliquer avec humeur, mais il réussit à se dominer et, en soupirant d’impatience, il dit :
– Très bien, allons au Bouffay. J’ai beaucoup à réfléchir et, comme tu dis, citoyen, ce petit vent frais m’aidera peut-être à débrouiller toutes les idées ; j’en aurais grand besoin.
Les deux hommes s’enveloppèrent dans leurs grands manteaux, car l’air était très froid. Ils descendirent le bel escalier de l’hôtel et sortirent dans la rue.