7
La bagarre dans la taverne

I

Installée dans un coin de la grande salle, Yvonne essayait de faire abstraction de tout ce qui l’environnait, ce qui n’était guère facile.

Des regards chargés de haine et de ressentiment étaient fixés sur elle, tandis que des insultes à son endroit fusaient de toutes parts. On insultait sa finesse et sa distinction, car malgré les ravages causés par les souffrances et les privations et l’état déplorable de ses vêtements, la jeune femme conservait quelque chose de charmant dans toute son attitude.

Dès qu’elle se fut assise, Yvonne remarqua que le couple qui se tenait derrière le comptoir était engagé dans une conversation animée dont elle était visiblement l’objet, car plus d’une fois l’un ou l’autre l’avait désignée d’un geste de la tête.

L’homme, qui se nommait Pierre Lemoine, le propriétaire du Rat Mort, avait un long corps maigre, tellement voûté qu’il semblait former un arc, et son visage bas et ignoble était empreint d’une expression de ruse et de méchanceté.

Il sortit de derrière son comptoir et s’approcha si près d’Yvonne qu’elle faillit reculer d’horreur, tant tout en lui paraissait répugnant.

– Que désire boire la noble dame ? demanda-t-il d’une voix mielleuse et en exhalant une forte odeur d’alcool.

II

Le sort d’Yvonne était en jeu. Le petit groupe paraissait toujours aussi hostile, mais tout dépendait maintenant des calculs auxquels, selon toute évidence, se livraient les Lemoine. L’horrible couple était partagé entre leur haine contre les aristos, haine accumulée depuis de nombreuses générations, et leur cupidité de paysans âpres au gain.

– Oui, quarante ou cinquante francs, insista Paul Friche. Ne voyez-vous pas que la fille est une aristo échappée de la prison du Bouffay ?

– Je le sais bien que c’est une aristo, répondit la Lemoine, et c’est pour cela que je veux la jeter dehors.

– La jeter dehors, continua Friche, et ne rien recevoir pour votre peine. Tandis que si vous attendez que ses amis viennent, nous aurons peut-être tous une pièce de vingt francs pour nous taire.

Cette perspective alluma une flamme dans les yeux de tous les assistants.

– Vingt francs !

– Vingt francs chacun !

Tous répétaient ces mots avec avidité, comme saisis de fièvre.

– Tu n’es qu’un imbécile, intervint le père Lemoine. Le géant le regarda d’un air moqueur :

– Peut-être, mais laisse-moi te dire que tu en es un encore plus grand. Il se leva et s’avança vers le groupe au centre de la pièce.

– Il se trouve, dit-il, que je sais que toi, aussi bien que vous tous, vous allez donner droit dans un piège monté tout spécialement par le Comité de salut public, dont l’envoyé, un nommé Chauvelin, vient d’arriver à Nantes.

Il s’arrêta une minute, puis reprit, en assenant un coup de poing sur une table :

– Vous finirez tous en prison ce soir, cria-t-il, et ensuite ce sera Cayenne ou la guillotine. La maison est cernée par les « Marats ». Ils ont l’ordre de faire une descente ici, dès que tous les clients du père Lemoine s’y trouveront réunis ; et j’ajoute qu’il y a actuellement parmi nous deux membres de cette maudite compagnie.

Friche avait parlé avec l’assurance incontestable de quelqu’un qui sait ce qu’il dit.

Un brusque changement se fit soudain chez tous les assistants. Tous redoutaient les « Marats », et devant ce nouveau danger, ils oublièrent leurs passions.

– Comment, deux « Marats » ici ? s’écrièrent-ils.

La terreur les gagnait à l’idée que les limiers du proconsul étaient parmi eux pour les espionner, peut-être pour les arrêter. Leurs visages se crispèrent et leur premier mouvement fut de courir vers la porte.

Un des hommes, plus courageux que les autres, les arrêta d’un geste.

– Deux « Marats » ici ? hurla-t-il. Où sont-ils ?

Paul Friche se trouvait à ce moment près d’un homme de petite taille, vêtu d’une chemise et d’un pantalon en loques, coiffé d’un chapeau comme le portaient les paysans bretons.

– En voici un, mes amis ! s’écria-t-il, et de sa grosse main il arracha le chapeau de son voisin et le jeta à terre. Et voilà l’autre, ajouta-t-il, en désignant un homme aux cheveux blonds et à l’air de chien battu qui se tenait près de la porte, essayant de s’esquiver.

– Et il est sur le point de s’éclipser pour aller rapporter à son capitaine ce qu’il a vu et entendu au Rat Mort. Un instant, citoyen !

Et d’un bond il fut au côté de l’homme et le saisit par les épaules en le faisant tourner sur lui-même, l’obligeant ainsi à faire face à la foule hostile.

– Deux « Marats » ! Deux espions ! Nous nous occuperons d’eux !

– « Marats » vous-mêmes, cria le petit homme que Friche avait désigné en premier. Vous savez tous parfaitement que je ne suis pas un « Marat » ; mère Lemoine, supplia-t-il en se tournant vers la mégère, tu me connais bien, toi, dis-leur que ce n’est pas vrai.

Mais depuis qu’ils se sentaient menacés de la police, les Lemoine ne connaissaient plus personne. Leur propre sécurité passait avant toute autre considération. Réfugiés derrière leur comptoir, ils discutaient entre eux sur la meilleure manière de se tirer de ce mauvais pas, dans le cas où les allégations de Friche s’avéreraient exactes.

– Je ne connais pas ce Friche, conclut la femme, mais il ne s’est pas trompé l’autre jour et il nous a évité des ennuis, c’est certain.

Mais l’homme de petite taille les interrompit en revenant à la charge.

– Suis-je un « Marat », mère Lemoine ? répéta-t-il en tapant du poing sur le comptoir ; vous me connaissez, il y a plus de dix ans que je viens dans votre sale boîte et…

– Et moi, suis-je un « Marat » ? cria tout à coup l’homme aux cheveux filasse. Ceux d’entre vous qui me connaissent, toi, Jean-Paul, et toi, Ledouble, dites-leur qui je suis.

– Mais oui, mais oui, on te connaît bien, Jacques Leroux, s’exclama l’un des hommes en riant ; qui ose prétendre que tu fais partie de cette compagnie du diable ?

Soudain, quelqu’un intervint d’une voix éraillée :

– Mais alors, si Jacques Leroux n’est pas un « Marat », et si l’autre, le petit, est connu de la mère Lemoine, où sont les vrais « Marats » qui, d’après ce Friche, que d’ailleurs personne ici ne connaît, nous espionnent ?

– Oui, oui, où sont-ils ? crièrent d’autres voix ; montre-les-nous, Paul Friche. Et toi-même, qui es-tu ?

L’agitation grandissait.

– Dis-nous d’où tu viens ! hurla une femme. Qui nous dit que tu n’es pas un « Marat » toi-même ?

Cette supposition rencontra l’approbation unanime.

– Ah ! c’est toi le « Marat » ! Il y a un « Marat » ici ! Un « Marat » ! Tous se mirent à hurler et les deux hommes qui avaient été si injustement accusés d’être des espions criaient plus fort que les autres : « Marat » ! « Marat » !

III

Les mots de police et de « Marat » avaient semé une profonde panique parmi tous ces oiseaux de nuit qui se croyaient à l’abri dans leur repaire, et la peur est toujours mauvaise conseillère. En l’espace de quelques instants, il régna la confusion la plus complète. Chacun croyant que son voisin voulait l’attaquer, frappait le premier. Partout retentissaient des cris, des injures : « Espion ! Traître ! Marat ! » Les enfants et les femmes mêlaient leurs voix aiguës à ce concert de hurlements et d’imprécations.

Bien avant que la bagarre éclatât, Paul Friche avait senti le vent tourner contre lui, et agile comme un singe, il s’était frayé un chemin jusqu’au comptoir sur lequel il s’était hissé. Dominant la foule et se servant maintenant de bouteilles et de verres comme projectiles contre ses assaillants, il avait l’avantage de sa position.

– À la Loire ! Traître ! Menteur ! criaient les autres en le menaçant du poing et en essayant de s’approcher du comptoir.

– Assommons-le avant qu’il puisse nous dénoncer et appeler au secours, lançaient ceux qui se trouvaient à l’arrière.

Mais pour l’instant, grâce à ses projectiles et à quelques bons coups de sabot distribués par-ci par-là, Friche tenait tête à cette foule déchaînée.

– Ah ! vous voulez me casser la figure, hurla-t-il en assenant un furieux coup de son poing, armé d’un pot d’étain, sur un homme qui s’était avancé un peu trop près de lui, eh bien ! toi, va te faire réparer le crâne, maintenant.

Les Lemoine, terrés derrière le comptoir, hurlaient plus fort que les autres, en essayant de protester contre ces « imbéciles » qui allaient pour sûr attirer la police.

– Allons, allons, les enfants, suppliaient-ils. Arrêtez-vous. Il n’y a pas d’espions ici. Paul Friche a seulement voulu faire une plaisanterie. Tout le monde se connaît chez nous. Ça va mal finir.

Mais rien, maintenant, ne pouvait plus apaiser l’excitation générale qui augmentait de minute en minute. Il semblait que l’explosion de haine contre Friche eût été le point de départ d’une sorte de règlement de comptes collectif. On ravivait d’anciennes querelles et de vieilles rancunes. Il s’ensuivit une effroyable bagarre où furent échangés des coups de poing et même des coups de couteau.

IV

Soudain, sur le signal d’un homme, ce fut la ruée vers la porte. Voyant que ses camarades perdaient un temps précieux en de vaines disputes, il avait pensé les amener ainsi à s’enfuir avant l’arrivée de la police. Personne ne croyait que la maison fût cernée, il n’y avait d’ailleurs aucune raison à cela. Les « Marats » étaient bien trop occupés à pourchasser les traîtres et les aristos pour s’occuper des habitués du Rat Mort. Mais il était certain qu’une bagarre pouvait attirer une patrouille et alors, gare à la police correctionnelle et à la déportation ! Une retraite immédiate paraissait donc la plus élémentaire sagesse.

Tandis que la confusion atteignait son comble, Yvonne était restée tapie dans son coin, en proie à une profonde frayeur à la vue de tout ce qui se passait devant elle. Soudain, elle s’aperçut que la porte située près du banc où elle était assise venait d’être subrepticement ouverte. Elle se retourna vivement, se sentant maintenant menacée de toutes parts. La porte s’ouvrit davantage, comme poussée par une main invisible.

Brusquement, elle dut faire un violent effort pour réprimer un cri. Un homme était devant elle.

– Mon père ! murmura Yvonne avec ferveur.

Le duc de Kernogan jeta un regard affolé sur la salle et aperçut heureusement sa fille. Elle le regarda fixement, devenue blême d’émotion. Il n’était plus que le fantôme de cet orgueilleux aristocrate qui, il y a huit jours encore, comptait parmi les émigrés les plus en vue d’Angleterre. Terriblement amaigri, pâle et à demi mort de faim, les yeux rougis, toute sa personne exprimait avec éloquence les nuits sans sommeil et les tortures de son âme, rongée par le remords.

Profitant de ce que personne ne s’occupait de lui du fait de la confusion générale, M. de Kernogan se glissa à côté de sa fille qui l’enlaça tendrement.

– Oh ! mon père, mon cher père, qu’allons-nous faire ? chuchota Yvonne, sentant ses dernières forces l’abandonner.

– Chut, mon enfant, murmura le duc. Nous devons profiter de cette bagarre pour nous échapper de ce monstrueux endroit. J’ai tout suivi de l’infect grabat où mes geôliers m’ont gardé durant ces trois jours. Mais tout à l’heure, voyant que la porte était restée entrouverte, je suis descendu tout doucement. Personne ne s’occupe de nous, nous pouvons sortir sans être vus, venez.

À cette suggestion, Yvonne, qui était restée tout d’abord paralysée par la peur et par l’émotion, retrouva tous ses esprits en un clin d’œil.

– Non, non, père chéri, s’écria-t-elle vivement. Nous devons rester ici. Il faut que je vous explique. J’ai reçu un message de mon mari… il m’a envoyé un ami qui m’a déjà sortie de la monstrueuse prison dans laquelle Pierre Adet me tenait enfermée. Cet ami m’a assurée que mon cher époux veille sur moi et c’est lui qui m’a amenée ici en me disant de ne pas avoir peur et d’attendre patiemment. Je dois attendre, je dois attendre.

Elle parlait rapidement d’une voix haletante, en phrases hachées.

M. de Kernogan l’écouta, mais ne parut pas saisir exactement le sens de ses paroles. Le chagrin et les privations avaient diminué ses facultés et les mots « d’aide », « d’espoir », « d’amis venant à leurs secours », n’éveillaient en lui aucun écho.

– Un message, murmura-t-il d’un ton vague, l’œil absent. Non, non, ma fille, vous ne devez faire confiance à personne… Pierre Adet est un mauvais homme, plein d’idées diaboliques… il vous tend sûrement un piège… il veut nous anéantir et il vous a amenée ici pour vous faire assassiner par ces ignobles brutes.

– Vous vous trompez, mon père, insista la jeune femme. Pierre Adet nous tenait à sa merci durant ces trois jours. Pourquoi aurait-il besoin de me faire venir ici ?

Mais le malheureux gentilhomme qui, sans le vouloir, avait déjà aidé puissamment ce misérable intrigant à réaliser ses projets monstrueux, prêtant complaisamment sa main pour assouvir sa vengeance, ne pouvait maintenant rien faire d’autre que se lamenter.

– Personne ne peut sonder les profondeurs du machiavélisme de ce criminel, murmura-t-il.

Entre-temps, le petit groupe qui avait décidé de quitter les lieux avait atteint la porte de sortie. L’un d’eux, qui paraissait diriger les autres, l’ouvrit, scruta prudemment l’obscurité et mit un doigt sur ses lèvres pour commander le silence, puis, d’un signe de tête, il les invita à le suivre.

– Partons, Yvonne, chuchota alors le duc en saisissant le bras de sa fille.

– Mais, mon père…

– Partons, partons, supplia-t-il, je vais mourir si nous restons ici une minute de plus.

Yvonne se sentait perdue.

– Tony va sûrement arriver bientôt, insista-t-elle, et s’il ne me trouve ici, nous exposerons nos vies aussi bien que la sienne.

– Je ne crois plus en personne, répliqua M. de Kernogan avec cette obstination des faibles, je n’ai aucune confiance en votre message. Comment voulez-vous que Lord Tony, ou qui que ce soit d’autre, vienne à notre secours, mon enfant ? Personne ne sait que nous sommes dans cet enfer à Nantes.

Mais Yvonne s’accrochait à ce message avec la force du désespoir. Et bien que terrorisée au-delà de toute expression, elle voulait croire à ce rayon d’espoir. Elle savait que cette petite fleur rouge était le symbole de tout ce qui était noble et courageux et qu’elle ne pouvait mentir. Il fallait donc rester à tout prix et malgré tout, malgré son père, malgré cette effroyable bagarre, malgré tout ce qui se passait dans ce lieu infâme. Elle saisit son père par le bras, essayant de le retenir, mais le vieillard semblait possédé par cette force surhumaine que donne souvent une folie naissante.

– Venez, Yvonne, nous devons partir, murmura-t-il avec obstination. Venez, personne ne s’en apercevra. Venez vite, profitons de l’occasion, nous devons partir, c’est le moment.

– Mais, mon père, supplia la jeune femme, où voulez-vous que nous allions ? Qu’adviendra-t-il de nous une fois dehors, dans les rues ?

– Nous pourrons retrouver le chemin vers la Loire, répliqua le duc avec brusquerie.

Et, disant ces mots, il rejeta la main de sa fille qui le retenait, et la saisissant à son tour par le bras, il essaya de l’entraîner vers la porte.

À ce moment, le groupe qui se proposait de quitter la taverne s’arrêta brusquement sur le seuil de la porte sur un signe de l’homme qui avait fait quelques pas au-dehors et qui revint rapidement en chuchotant quelque chose qui parut les inquiéter.

M. de Kernogan luttait toujours avec Yvonne qu’il essayait d’entraîner. À bout d’arguments, cette dernière s’écria :

– Eh bien ! mon père, si vous voulez partir, vous irez seul. Aucune force au monde ne me fera quitter ces lieux où je sais que mon mari va venir me chercher.

– Maudite soit votre obstination, répondit le duc rageusement. Vous mettez en jeu votre vie et la mienne, car moi je sais que notre salut est dans la fuite.

Soudain, d’un angle de la salle partit un cri :

– Attention, père Lemoine, les aristos vont s’esquiver ! Voilà tes cinquante francs qui s’en vont.

C’était Paul Friche. Sa position surélevée lui avait permis de suivre le manège du duc et de sa fille.

– Ce sont eux la cause de toute cette bagarre, ajouta-t-il en jurant, ils vont se débiner et la police va nous tomber dessus.

– Cré nom ! jura Lemoine en sortant de derrière son comptoir, ça ne se passera pas comme ça. Viens m’aider, ma femme, nous allons les amener par ici.

En moins d’une minute, Lemoine et sa femme se frayèrent un chemin à travers la foule jusqu’au duc et sa fille. Yvonne se sentit soudain empoignée et séparée de son père.

– Par ici, ma fille, et pas d’histoires, dit la mère Lemoine d’une voix avinée. Si tu cries, je vais t’abîmer ta jolie figure. Tu disais que des amis riches viendraient te chercher, alors, allons les attendre par ici, hors de cette foule.

Yvonne n’opposa aucune résistance, pensant que cette brutale intervention lui apportait le salut. Un instant de plus, elle allait probablement céder aux instances de son père et perdre ainsi toute chance de retrouver son mari et d’être sauvée.

– Tout est pour le mieux, mon père, eut-elle le temps de lui lancer, lorsqu’elle vit que Lemoine avait saisi le duc par les épaules.

De son côté, M. de Kernogan se débattait en protestant.

– Lâchez-moi, manant, je ne vous suivrai pas, criait-il d’une voix rauque. Yvonne, ma fille, au secours… laissez-moi, vous êtes un démon.

Mais Lemoine tenait bon. Beaucoup plus fort que le duc, il ne se souciait nullement de ses protestations, il détestait les bagarres dans son établissement et il espérait qu’il ne résulterait rien de grave de celle qui avait lieu en ce moment. D’un autre côté, Paul Friche avait peut-être dit vrai : on pouvait tirer profit de ces aristos. Cette pensée redoubla ses forces et, voyant que son prisonnier se débattait désespérément, il voulut le réduire au silence et il lui assena un violent coup de poing sur le crâne.

– Yvonne, à moi ! Au secours ! hurla le duc en perdant connaissance. Malgré le bruit infernal qui régnait dans la salle et alors qu’on l’entraînait à travers la foule, Yvonne entendit l’horrible cri de son père.

Soudain, la porte d’entrée s’ouvrit brusquement et une voix impérative ordonna :

– Que personne ne bouge !

Une confusion incroyable s’ensuivit. On entendit, mêlés au cliquetis des armes, le claquement des sabots des hommes essayant de s’enfuir et qui étaient appréhendés, puis rejetés vers la salle, les hurlements des femmes terrorisées, les pleurs des enfants, le bruit sourd des corps tombant à terre.

– Quel malheur ! murmura la mère Lemoine qui tenait toujours le bras d’Yvonne. Cette fois-ci, nous sommes perdus.

Subitement, près d’elle, une voix chuchota rapidement :

– Vite, mère Lemoine, met les aristos quelque part à l’abri. Tout cela n’est peut-être que de la frime et les « Marats » sont à la recherche des aristos. Mets-les à l’abri, tu les leur remettras après et on te donnera sûrement une récompense. Je tâcherai d’en parler au capitaine Fleury.

Yvonne sentit ses genoux se dérober sous elle, tout était perdu ; il n’y avait plus aucun espoir. Tout à coup, elle se sentit soulevée de terre, mais elle était trop faible pour prendre conscience de ce qui se passait. Sur le point de s’évanouir, elle essaya seulement d’entendre encore la voix de son père à travers le tumulte.

V

Quand elle revint à elle quelques instants plus tard, elle était couchée à terre dans un lieu inconnu et dans une obscurité quasi totale. Une forte odeur de vin lui donna la nausée. Elle ressentait un violent mal de tête et ses oreilles bourdonnaient douloureusement. Malgré cela, elle perçut à travers la cloison les bruits étouffés et les cris de la bagarre qui continuait.