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Le Bouffay

I

La guillotine avait été dressée au milieu de la place du Bouffay. Sinistre et majestueuse, toute maculée d’horribles taches sombres que la rouille avait recouvertes, elle paraissait actuellement hors d’usage, avec sa peinture écaillée et son air à l’abandon.

La place était maintenant déserte, formant un curieux contraste avec l’aspect qu’elle avait à l’époque où le spectacle de la mort de tant de gens se donnait journellement à la foule. La plus grande animation régnait alors avec un incessant va-et-vient de voitures, de charrettes, de soldats, de curieux qui encombraient la place. À présent, seules quelques petites baraques à demi écroulées s’appuyaient contre l’édifice sévère qui avait autrefois servi de forteresse aux ducs de Bretagne et qui était devenu une immense prison. Des marchands essayaient de vendre aux rares passants leurs misérables produits étalés devant eux.

De-ci, de-là, un fainéant traînait le long des gros murs de l’ancien château fort et quelques garnements jouaient dans les ruisseaux.

Martin-Roget et Chauvelin débouchèrent sur la place, venant des quais. Ils marchaient d’un pas rapide car le temps s’était encore sensiblement refroidi. Il était alors près de cinq heures de l’après-midi ; la nuit s’annonçait sombre et l’air était empreint d’une humidité glacée. Un vent très fort balayait les rues étroites et, descendant vers la rivière, faisait frissonner les passants. Chacun serrait plus étroitement son manteau autour de ses épaules.

Martin-Roget parlait avec une grande animation et son grand corps semblait dominer la forme plus frêle de son compagnon. Chauvelin écoutait beaucoup et parlait peu. Dans l’obscurité et avec son col relevé jusqu’aux oreilles, il était impossible de lire sur son visage ce qu’il pensait.

Les deux hommes offraient vraiment un curieux contraste, aussi bien au physique qu’au moral. Ils étaient pourtant tous deux le produit direct de cette révolution sociale qui avait bouleversé la France de fond en comble. Martin-Roget, grand, fort avec des épaules massives et un cou de taureau, était typiquement le paysan qui s’était éduqué tout seul. Chauvelin, par contre, était l’aristocrate devenu démagogue, mince et fragile, de manières et de langage affables, avec de belles mains et un visage pâle, presque d’ascète. Chauvelin, c’était la pensée, et Martin-Roget, l’action. L’un était animé du désir de se venger de ceux qui l’avaient oppressé lui et les siens. Chez l’autre, il n’y avait aucune haine personnelle à assouvir, aucun tort individuel à redresser, ses ennemis étaient ceux de son parti, les tyrans qui avaient opprimé le peuple entier. Martin-Roget personnifiait le sans-culotte aux manières brutales et au langage vulgaire. Chauvelin, lui, était mis avec la dernière recherche et c’était d’une main soignée et parfumée qu’il avait signé des décrets envoyant des centaines d’êtres humains à une mort violente.

L’un suivait le chemin de Danton, l’autre celui de Robespierre.

II

Les deux hommes montèrent ensemble l’escalier extérieur qui passait devant la loge du concierge et traversait le bureau du greffier, menant vers l’intérieur de la forteresse.

Arrivés devant la porte monumentale, ils durent s’arrêter et attendre que l’employé vérifiât leur permis.

– Veux-tu m’accompagner dans mon bureau, citoyen ? demanda Chauvelin à son compagnon, je dois faire quelques adjonctions à mon rapport pour Paris. Je n’en ai pas pour longtemps.

– Tu es donc toujours en contact avec le Comité de salut public ? demanda Martin-Roget en lui jetant un regard soupçonneux.

– Mais oui, toujours, répondit l’autre.

Martin-Roget ne pouvait toujours pas discerner le visage de Chauvelin, dissimulé derrière le col de son manteau. Brusquement, il se souvint de certaines phrases que Carrier avait laissé échapper. La France entière était envahie d’espions, tous devaient être sur les gardes, chaque parole, chaque geste était surveillé.

Que faisait Chauvelin à Nantes ? Quel genre de rapports envoyait-il par courrier spécial à Paris ? Cet homme qui avait échoué si lamentablement et qui avait cessé de jouer un rôle de premier plan, demeurait néanmoins en contact permanent avec cet abominable Comité de salut public. Martin-Roget frissonna. Pour la première fois depuis qu’il vivait absorbé dans ses projets de vengeance, il regrettait la sécurité et la liberté dont il avait joui en Angleterre et il se demandait si la partie affreuse qu’il avait engagée valait finalement la peine d’être gagnée.

Nonobstant, il suivait Chauvelin sans discuter. Cet homme le fascinait et il se sentait subjugué par la force subtile qui émanait de ce corps chétif.

Le greffier rendit les permis aux deux hommes. On les laissa passer à travers les grilles.

Dans le vaste hall, une demi-douzaine d’hommes étaient de garde, en principe, car actuellement la discipline n’était pas des plus rigoureuses et les hommes traînaient par-ci, par-là. Deux d’entre eux jouaient aux dominos, tandis que trois autres se disputaient en gesticulant et en s’invectivant. Quant à celui qui paraissait être leur chef, il partageait son temps entre les joueurs et les querelleurs. Le hall était insuffisamment éclairé par un chandelier qui pendait du plafond et quelques lampes à huile, placées dans des niches en face de la porte d’entrée. Personne ne leur prêta attention lorsqu’ils traversèrent la grande salle. Chauvelin s’arrêta devant une porte, située à gauche de l’entrée principale, l’ouvrit, puis s’effaça pour laisser passer son compagnon.

– Tu es sûr, citoyen, que je ne te dérange pas ?

– Absolument sûr, répliqua l’autre. D’ailleurs j’ai quelque chose à te dire… et ici je sais que personne ne nous espionnera. Il pénétra à son tour dans la pièce, puis ferma la porte. La chambre était à peine meublée d’une table carrée placée au centre, de deux ou trois chaises ordinaires et d’un bureau à demi brisé. Un poêle en fonte dégageait une maigre chaleur, tandis qu’une fumée déplaisante s’échappait du tuyau mal joint. Une lampe à huile, cerclée d’un abat-jour vert, projetait une lumière crue sur la table.

Chauvelin s’assit sur une chaise près du bureau et indiqua un siège à Martin-Roget qui paraissait en proie à une extrême nervosité, augmentée encore par l’attitude calme et sardonique de son compagnon.

– Que voulais-tu me dire, citoyen ? demanda-t-il enfin.

– Un mot seulement, citoyen, répondit Chauvelin avec aménité. Je t’ai fidèlement accompagné lors de ton voyage d’Angleterre, j’ai mis mes faibles moyens à ta disposition et, il y a une heure à peine, je suis intervenu pour apaiser la colère du proconsul contre toi. Tout ceci » je suppose, me donne le droit de te demander quelles sont tes intentions.

– Je ne suis pas si sûr quant au droit, répliqua Martin-Roget avec humeur. Mais je veux bien te les dire. Comme tu le faisais remarquer il y a un instant, citoyen, le vent frais peut être de bon conseil. J’ai réfléchi à tout cela, tandis que nous longions les quais et j’ai décidé d’accepter la proposition de Carrier. Notre éminent proconsul disait tout à l’heure que le devoir commandait à chaque bon patriote d’épouser une aristo s’il est libre et que le hasard place une jolie fille sur son chemin. Eh bien ! ajouta-t-il avec un rire cynique, je suivrai ce conseil et j’épouserai Yvonne de Kernogan… si je le peux.

– Tu les as déjà menacés, elle et son père ?

– Oui, tous les deux. Non seulement de la mort, mais du déshonneur.

– Et elle refuse toujours ?

– À ce qu’il paraît, dit Martin-Roget avec irritation.

– Souvent il est difficile, reprit Chauvelin pensivement, de forcer la main à ces aristos. Ils sont obstinés.

– Oh ! mais n’oublie pas, interrompit Martin-Roget, que je suis actuellement dans une position qui me permet d’exercer une pression supplémentaire sur la fille. Cette brute de Carrier a d’excellentes idées, il est cruel mais habile et son plan du Rat Mort est formidable.

– Tu veux dire que tu l’essayeras ?

– Oui, dit l’autre, je vais tout de suite aller à la maison de ma sœur, de nouveau parler à la Kernogan. Si elle persiste dans son refus, si elle dédaigne toujours la situation honorable que je lui offre, alors tant pis pour elle, et je suivrai l’idée de Carrier. Nous aurons notre entretien final au Rat Mort, et là, si je lui fais entrevoir la perspective de Cayenne et la marque d’infamie des bagnards, elle se montrera peut-être moins intraitable qu’elle ne l’a été jusqu’à présent.

– Oui, peut-être, répliqua Chauvelin. Personnellement, je suis de l’avis de Carrier, ajouta-t-il, la mort sûre et rapide. La Loire ou la guillotine, c’est encore le meilleur moyen qui a été trouvé jusqu’ici contre les traîtres et les aristos. Mais nous ne discuterons plus là-dessus ; je connais tes idées et je les respecte dans une certaine mesure. Seulement, si tu le permets, j’aimerais assister à ton entretien avec la soi-disant Lady Dewhurst. Je ne vous dérangerai pas et je ne parlerai pas… Mais il y a une chose dont je voudrais m’assurer…

– De quoi ?

– Si la fille a un espoir quelconque ou non, dit Chauvelin. Si elle a reçu un message ou si elle attend quelque chose… en un mot, si elle croit qu’une aide extérieure viendra à son secours.

– Bah ! s’exclama Martin-Roget, tu crois toujours à ce fameux Mouron Rouge !

– Oui, en effet, répliqua l’autre sèchement.

– À ton aise. Mais à une condition, citoyen Chauvelin. Je ne te permettrai pas d’intervenir dans mes projets sous prétexte de retrouver tes fantômes.

– Je n’interviendrai en rien dans tes plans, citoyen, dit Chauvelin avec une extrême douceur ; seulement je te préviens qu’à moins que tu ne sois aussi perfide que le serpent et aussi rusé que le renard, tous tes projets seront contrariés par cet Anglais insupportable que tu préfères ignorer.

– Que veux-tu dire ?

– Que je le connais, à mes dépens, hélas ! et que toi tu ne le connais pas. À moins de me tromper complètement, je pense que tu feras sa connaissance avant d’en avoir victorieusement terminé avec les Kernogan. Crois-moi, citoyen, ajouta-t-il avec emphase, tu aurais beaucoup mieux fait d’accepter l’offre de Carrier de jeter ces canailles dans la Loire.

– Tu n’es quand même pas si naïf pour croire ton Anglais capable de subtiliser la fille sous les yeux de ma sœur ? Tu sais ce que ma sœur a souffert par leur faute ; crois-tu qu’on pourrait trouver un geôlier plus vigilant ? Il y a en plus des amis à moi, les garçons de notre village, qui détestent ces aristos autant que moi et qui ne seront que trop contents de prêter main-forte à Louise, en cas de besoin. Et puis, admettons que ton extraordinaire Mouron Rouge réussisse à berner ma sœur et à tromper la surveillance de mes amis, qui aimeraient mieux mourir que de voir s’échapper les Kernogan, admettons tout cela, il resterait encore à franchir les portes de la ville qui sont fort bien gardées, comme tu le sais. Non, non, cela est impossible, citoyen Chauvelin, ajouta-t-il avec un rire débonnaire, ton Anglais aurait besoin d’une compagnie d’anges pour l’aider à sortir la fille de Nantes !

Chauvelin ne répondit rien.

La mémoire le ramenait en arrière, à ce jour de septembre à Boulogne. Lui aussi avait gardé un prisonnier comme précieux otage. Il se souvenait de ce curieux personnage qui lui était apparu dans l’encadrement de la fenêtre dans le hall de ce vieux château. À ses oreilles résonnait encore ce rire très particulier, cette façon lente et traînante de parler de son terrible adversaire. Il se souvenait de ses plans déjoués, des amers reproches qu’il s’était faits.

– Je vois que tu ne me crois pas, citoyen, dit-il calmement, et je sais que parmi les jeunes révolutionnaires on a pris l’habitude de se moquer de Chauvelin, le symbole de l’échec. J’ajouterai simplement ceci : lorsque nous nous sommes rencontrés dans ce lieu désertique du Somersetshire, à l’Auberge Basse, souviens-toi que je t’ai averti que non seulement ton identité était connue de l’homme qui se nomme le Mouron Rouge, mais qu’il connaissait également tes projets concernant les Kernogan. Tu as ri… te souviens-tu, citoyen, tu as haussé les épaules et tu t’es moqué de ce que tu appelais mes idées absurdes… exactement comme tu le fais aujourd’hui. Laisse-moi te rappeler ce qui est arrivé vingt-quatre heures après l’avertissement que tu as préféré ignorer… Yvonne de Kernogan épousait Lord Anthony Dewhurst…

– Je sais tout cela, interrompit Martin-Roget impatienté, mais ce n’était qu’une pure coïncidence… ce mariage était sûrement arrangé depuis longtemps et ton Mouron Rouge n’a rien à voir dans cette affaire.

– Tu as peut-être raison, répliqua Chauvelin. Mais qui sait… ? Et au bout d’une courte pause, il reprit :

– Juste au moment où nous traversions la place du Bouffay, j’ai vu au loin une forme passer rapidement, l’élégante silhouette d’un dandy qui est sans aucun doute un étranger, et le vent m’a apporté le son d’un rire que je n’avais pas entendu depuis longtemps, sauf dans les cauchemars. Je te jure sur mon âme, citoyen, ajouta-t-il gravement, que le Mouron Rouge est dans cette ville en train de tirer ses plans pour arracher la fille Kernogan de nos griffes. Je te parie ma vie qu’il ne la laissera pas à ta merci. Elle est la femme d’un de ses amis les plus chers et il ne l’abandonnera pas aussi longtemps qu’il portera encore sa tête sur ses épaules.

– Tu as sûrement rêvé, citoyen Chauvelin, répondit Martin-Roget en riant. Ton mystérieux Anglais ici, à Nantes ? Penses-tu ! La navigation sur la Loire est interdite depuis quinze jours, pas un véhicule n’a le droit de pénétrer dans la ville et personne ne passe sans un permis spécial signé par Fleury. Même nous, nous avons été retenus pendant deux heures quand nous avons ramené les Kernogan du Croisic, pour vérification de nos papiers.

– Oui, je sais, répliqua Chauvelin, et pourtant… :

Il s’arrêta brusquement, un doigt levé pour commander le silence. Son visage devint couleur de cendre et Martin-Roget lui-même sentit un frisson le parcourir de la tête aux pieds.

Un rire, ce rire si particulier dont il venait d’entretenir Martin-Roget, avait soudainement retenti, venant de la place.

Les deux hommes restèrent silencieux pendant un instant comme si ce rire léger leur avait jeté un sort. Mais déjà le plus jeune des deux secouait le charme et bondissait vers la porte et le hall, suivi de Chauvelin.

III

Cinq heures sonnèrent à l’horloge de la tour. Les « Marats » levèrent la tête dans une paresseuse indifférence en voyant arriver brusquement les deux hommes, en proie à une vive agitation.

– Avez-vous vu passer quelqu’un par ici ? lança Chauvelin d’un ton sec.

– Personne, répondit le sergent ; comment aurait-on pu passer sans permis ?

Il haussa les épaules et les hommes reprirent leurs occupations. Martin-Roget voulut encore leur poser des questions, mais déjà Chauvelin avait traversé le hall et se dirigeait vers l’extérieur ; après un instant d’hésitation, son compagnon le suivit.

La place était à peine éclairée. Une lampe à huile suspendue près de la guillotine formait un petit cercle de lumière. Les flammes des quinquets, allumés sous les auvents des baraques, dansaient faiblement dans la nuit et des lanternes projetaient une pâle clarté, de-ci, de-là près du vieux château, au coin de la rue de la Monnaie et à l’angle de l’étroite ruelle des Jacobins.

Chauvelin scruta l’obscurité de ses yeux perçants. Il se pencha par-dessus la balustrade et fouilla du regard les angles de la place et des baraques en dessous de lui.

Il y avait fort peu de gens dans la rue à ce moment-là. Parfois une lanterne éclairait de vagues silhouettes de passants qui disparaissaient à l’angle d’une rue, tandis que de rares clients s’attardaient auprès des marchands. Des gamins jouaient silencieusement sur les marches de la guillotine. Deux ou trois hommes de la compagnie Marat se tenaient juste sous la balustrade. On distinguait nettement leurs bonnets rouges dans la lumière vacillante des lanternes ainsi que leurs jambes nues et leurs sabots vernis. Mais nulle part le moindre signe de cette élégante silhouette si pittoresque que Chauvelin avait cru voir tout à l’heure.

Martin-Roget se pencha à son tour au-dessus de la balustrade et appela les hommes.

– Hep ! vous, là-bas, les citoyens de la compagnie Marat ! L’un d’entre eux leva la tête.

– Qu’y a-t-il, citoyen ? répondit l’homme avec insolence.

– C’est toi, Paul Friche ? demanda Martin-Roget.

– À ton service, citoyen, répliqua-t-il non sans ironie.

– Alors, monte jusqu’ici, j’ai à te parler.

– Je ne peux pas quitter mon poste, ni mes camarades non plus. Descends, citoyen, ajouta-t-il, si tu veux nous parler.

Martin-Roget jura, fort en colère.

– L’insolence de cette canaille dépasse tout, murmura-t-il.

– Tais-toi, je vais y aller, interrompit Chauvelin rapidement. Connais-tu Friche ? Peut-on lui faire confiance ?

– Oui, je le connais. Quant à lui faire confiance…, ajouta-t-il avec un haussement d’épaules. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’il est caporal dans la compagnie et bien noté pour son patriotisme.

Chaque minute comptait et Chauvelin n’était pas homme à perdre son temps en de vaines paroles. Il descendit les marches en courant et trouva en bas l’un des « bonnets rouges » qui daigna lui répondre.

– As-tu vu un étranger qui vient de traverser la place à l’instant ? chuchota Chauvelin.

– Oui, répondit l’homme, il y en avait deux. Puis, crachant par terre, il ajouta plein de rancune :

– Des aristos, bien habillés, comme toi, citoyen…

– Dans quelle direction sont-ils allés ?

– Vers la ruelle des Jacobins.

– Quand ?

– Il y a deux minutes à peine.

– Pourquoi ne les as-tu pas suivis ?… Des aristos et…

– Je m’apprêtais à les suivre, rétorqua Paul Friche avec une rare insolence, et c’est toi qui m’as empêché de le faire.

– Cours tout de suite après eux, ordonna Chauvelin. Ils ne peuvent pas être loin, citoyen, et n’oublie pas qu’il y a une forte récompense pour leur arrestation.

L’homme acquiesça en grognant. Le mot « récompense » avait allumé son zèle. Il héla ses camarades et les trois « Marats » traversèrent la place en courant et disparurent à l’angle de la ruelle des Jacobins.

Chauvelin les suivit du regard jusqu’à ce qu’ils eussent disparu, puis il remonta l’escalier jusqu’au palier où l’avait attendu Martin-Roget. Ils purent encore entendre durant quelques instants le bruit des sabots sur le pavé et soudain, ce même rire gai, étrange et absurde, résonna de nouveau contre les murs du sombre bâtiment. Plus d’un passant se retourna, se demandant qui pouvait encore avoir envie de rire en ces jours-là à Nantes.

IV

Quelques minutes plus tard, les trois « Marats » reparurent au bout de la place, se dirigeant rapidement vers l’ancienne forteresse.

À leur vue, Chauvelin descendit hâtivement l’escalier et courut à leur rencontre.

– Alors ? demanda-t-il anxieusement.

– Nous n’avons pu les voir, répondit Paul Friche avec humeur, nous les avons pourtant entendus, ils parlaient et riaient en descendant rapidement vers les quais. Puis, brusquement, comme si la rivière les avait avalés, nous n’avons plus rien vu, ni entendu.

Chauvelin jura, et un curieux sifflement s’échappa de ses lèvres.

– Ne sois pas trop déçu, citoyen, ajouta l’homme avec un rire grossier. Mon collègue a trouvé ça par terre, au coin de la ruelle.

En disant ces mots il tendit une liasse de papiers attachés ensemble par un ruban rouge. Le paquet avait visiblement roulé dans la boue, car il était maculé de taches. Chauvelin, d’une main semblable à une griffe d’épervier, s’en saisit avidement.

– Tu dois me les rendre, citoyen, c’est mon butin. Je dois les remettre seulement au citoyen-capitaine Fleury.

– Je les lui remettrai moi-même, répondit Chauvelin. Pour le moment, tu ferais mieux de rester à ton poste, ajouta-t-il d’un ton cinglant, voyant que l’autre s’apprêtait à le suivre.

– Je n’ai d’ordres à recevoir que de mon chef, protesta Friche.

– Tu les prendras de moi, maintenant, coupa Chauvelin d’un ton autoritaire qui surprenait chez cet homme chétif. Retourne immédiatement à ton poste avant que je dépose une plainte pour négligence.

Il se tourna, puis remonta l’escalier sans prêter la moindre attention à l’homme qui grommela des imprécations.

– Quoi de neuf ? demanda Martin-Roget avec empressement.

– Oh ! rien, répliqua Chauvelin.

Il tenait les papiers serrés dans sa main, se demandant s’il allait en parler à son compagnon.

– Que t’a dit Friche ? interrogea Martin-Roget. Raconte vite.

– Très peu de chose. Lui et ses camarades ont aperçu de loin les étrangers qui marchaient très vite. Ils les ont suivis jusqu’aux quais où ils ont brusquement perdu leur trace comme si la terre ou la nuit les avaient absorbés.

– C’est tout ?

– Oui, c’est tout.

– Je me demande, ajouta Martin-Roget en riant, je me demande si toi et moi, citoyen Chauvelin, et même ces hommes, nous n’avons pas été les jouets de nos nerfs.

– Je me le demande en effet, répondit Chauvelin, en glissant tout doucement les papiers dans la poche de son manteau.

– Alors, je pense que rien ne nous retient ici. Et tu n’as rien d’autre à me dire sur ton mystérieux Mouron Rouge ?

– Non, rien.

– Tu veux toujours assister à mon entretien avec la fille Kernogan, voir ce qu’elle fera et entendre ce qu’elle dira, lorsque je lui ferai mes dernières propositions ?

– Si tu veux bien. :

– Suis-moi donc, dit Martin-Roget. La maison de ma sœur n’est pas loin d’ici.