III

Soudain, en jouant vigoureusement des coudes et des mains, Jean Adet, le meunier, apparut, se frayant un chemin jusqu’à son fils.

– Malheureux, cria-t-il, que te proposes-tu de faire ? Où allez-vous tous ?

– À Kernogan ! hurlèrent-ils en réponse.

– En avant, Pierre ! Nous te suivons ! crièrent quelques-uns avec impatience.

Mais Jean Adet qui, malgré son âge, était encore très vigoureux, avait saisi Pierre par le bras et l’entraînait vers un coin éloigné de la grange.

– Pierre, dit-il sur un ton d’autorité, je t’interdis au nom de l’obéissance et du respect que tu me dois, ainsi qu’à ta mère, de faire un pas de plus dans cette folle aventure. J’étais sur la route, rentrant à la maison, quand l’incendie et les cris insensés de ces malheureux garçons m’ont prévenu qu’une catastrophe se préparait ! Pierre, mon fils, je t’ordonne de déposer cette arme.

Pierre, qui pourtant adorait son père et s’était toujours montré un fils respectueux, se dégagea brutalement de l’étreinte du vieillard.

– Père, s’écria-t-il, ce n’est pas l’heure d’intervenir. Nous sommes tous des hommes et savons ce que nous faisons. Ce que nous voulons accomplir cette nuit a été mûrement réfléchi depuis des semaines et des mois. Je t’en conjure, père, laisse-moi, je ne suis plus un enfant et j’ai du travail à faire.

– Plus un enfant ? s’exclama le vieil homme, en se tournant d’un air suppliant vers les garçons qui, maussades et silencieux, avaient assisté à cette petite scène. Plus un enfant ? Mais vous êtes tous encore des enfants, mes gars. Vous ne savez pas ce que vous faites, vous ne connaissez pas les conséquences terribles que votre folle escapade aura pour nous tous, pour le village, oui ! et toute la contrée. Croyez-vous vraiment que le château de Kernogan va se livrer à quelques malheureux bougres sans armes, comme vous ? Mais même à quatre cents, vous n’arriverez pas jusqu’à la cour du château. M. le duc a eu vent depuis quelque temps de vos réunions bruyantes à l’auberge et il a auprès de lui, depuis des semaines, une garde armée, stationnée dans la cour du château ; une compagnie d’artillerie et deux canons montés sur l’enceinte. Mes pauvres garçons, vous allez droit au désastre ! Je vous en supplie, rentrez chez vous ! Oubliez l’aventure de cette nuit ! Seuls de grands malheurs pour vous et les vôtres peuvent résulter de tout cela.

Ils avaient écouté en silence les paroles vibrantes de Jean Adet. Son autorité paternelle commandait le respect, même aux plus violents. Mais tous sentaient qu’ils avaient été trop loin pour reculer maintenant ; la saveur anticipée de la vengeance avait été trop douce pour y renoncer si facilement. La forte personnalité de Pierre, son éloquence chaleureuse, sa force persuasive avaient plus de poids sur leurs esprits que les sages conseils du vieux meunier. Pas un mot ne fut proféré, mais d’un geste instinctif, chaque homme serra son arme encore plus fortement et tous se tournèrent vers leur chef pour attendre ses ordres.

Pierre avait également écouté sans mot dire le discours de son père, s’efforçant de cacher l’anxiété qui dévorait son cœur, de peur que ses camarades ne se laissent influencer et que leur ardeur n’en soit refroidie. Mais quand Jean Adet eut cessé de parler et que Pierre vit chaque homme étreindre son arme, un cri de triomphe s’échappa de ses lèvres.

– Tout cela est inutile, père ! cria-t-il, nous sommes décidés. Une armée d’anges descendus du ciel ne pourrait arrêter notre marche vers la victoire et la vengeance !

– Pierre !… supplia le vieillard.

– C’est trop tard, répondit Pierre fermement ; en avant, mes gaillards !

– Oui ! En avant ! En avant ! s’exclamèrent quelques-uns, nous avons déjà perdu trop de temps comme ça.

– Mais, malheureux garçons, insista le père, qu’allez-vous faire ? Vous n’êtes qu’une poignée, où allez-vous ainsi ?

– Tout droit à la croisée des chemins, père, répondit Pierre. L’incendie des meules, pour lequel je te demande humblement pardon, est le signal convenu qui amènera tous les hommes à notre rendez-vous, ceux de Goulaine et des Sorinières, ceux de Doulon et de Tourne-Bride. Ne crains rien ! Nous serons plus de quatre cents et une compagnie de mercenaires ne saurait nous faire peur. N’est-ce pas, les gars ?

– Non ! Non ! hurlèrent les hommes. Et ils ajoutèrent à voix basse :

– Il y a eu trop de parlotes déjà et nous avons perdu un temps précieux. Le père voulut insister encore, mais personne n’écoutait plus le vieux meunier. Un mouvement général vers la descente de la colline s’était amorcé, et Pierre, tournant le dos à son père, prit la tête de la colonne. Au sommet, le feu brûlait déjà plus doucement ; de temps en temps, une petite flamme sortait encore de la braise mourante et s’agitait dans la nuit. Une sombre lueur rouge éclairait les bâtiments de la ferme et le moulin, ainsi que la masse d’hommes qui se mouvait lentement le long du sentier, tandis que d’épais nuages de fumée s’agitaient dans la tempête. Pierre marchait la tête haute. Il ne pensait plus à son père et il ne se retourna même pas pour voir si les autres les suivaient. Il en était sûr ; comme les meules de paille, ces hommes étaient devenus la proie d’un feu dévorant. Les flammes de leur propre passion les mordaient au cœur et ne les abandonneraient plus jusqu’à leur assouvissement dans la victoire ou dans la défaite.