8
Les chevaliers anglais

I

Ce fut dans cette atmosphère infernale, au milieu des bruits et du tumulte qui lui parvenaient à travers le mur, qu’Yvonne eut soudain conscience que son père était mort.

Il était là, couché sur l’étroit palier où les Lemoine les avaient déposés tous deux, au pied d’un petit escalier de bois. Un faible rayon de lumière provenant de la petite ouverture d’une porte au bas de cet escalier éclairait le corps étendu et immobile du dernier duc de Kernogan, tué au cours d’une bagarre dans un lieu mal famé.

Affaibli par les souffrances morales et physiques endurées ces derniers jours, le vieux gentilhomme avait succombé au terrible coup que lui avait assené cette brute alcoolique. Son cri : « Yvonne, à moi ! Au secours ! » avait été les dernières paroles désespérées de cette âme dévorée de remords.

Lorsque Yvonne, grâce à la faible lumière, aperçut cette forme inanimée, elle fit un grand effort pour se traîner jusqu’à elle. Avant même d’avoir touché ce visage et d’avoir posé son oreille près de cette bouche entrouverte et sa main sur le cœur pour guetter la moindre trace de vie, Yvonne comprit en un éclair toute l’étendue de son malheur. Elle n’eut pas peur de ces grands yeux ouverts qui ne voyaient plus mais qui avaient révélé tout leur terrible secret. Elle resta accroupie au côté de son père mort, tenant étroitement entre ses doigts sa main glacée.

Un indicible sentiment de tristesse et d’horreur envahit son âme. La pensée que son père était couché là, dans le lieu infâme, jeté comme un paquet par ces gueux pour être ensuite traîné ailleurs, puis enterré comme un chien dans une terre non chrétienne, lui paraissait tellement abominable que cette idée prévalut tout d’abord sur le chagrin. Yvonne Dewhurst avait tellement souffert durant ces quelques jours qu’elle avait cru avoir atteint les limites de l’infortune. Mais cette nouvelle épreuve était vraiment le comble de ce qui pouvait arriver à un être humain. Jamais elle n’avait ressenti un tel désespoir et une pareille solitude.

Blottie contre son père, Yvonne se savait maintenant seule et sans défense contre les insultes ou les outrages de cette foule déchaînée, de qui à peine quelques minces lattes de bois la séparaient. Elle embrassa la main inerte et le front pâle du duc, essayant d’effacer doucement les traces d’horreur et de souffrance qui s’étaient gravées sur ses traits. Pas un instant elle ne songea à tout le mal qu’il lui avait fait et qu’elle avait pardonné depuis longtemps.

Il était impossible de distinguer clairement à travers la cloison ce qui se passait maintenant dans la grande salle. Yvonne essaya, autant que ses esprits égarés le lui permirent, de résumer les événements de ces dernières minutes qui lui semblaient avoir duré des jours, ou même des années.

Elle serra instinctivement la main glacée qu’elle tenait toujours. Au moins, lui, avait cessé de souffrir, il reposait en paix, son sort était maintenant aux mains de Dieu. N’ayant plus le souci de son père, peu lui importait ce qui pouvait lui arriver, rien de pire que la mort en tout cas.

Après cette immense vague d’espoir qui l’avait soutenue, le désespoir avait repris le dessus et elle se trouvait dans un état de complète apathie.

Elle enleva son écharpe et en recouvrit respectueusement le visage de son père, puis elle croisa les mains sur la poitrine et se mit à prier.

II

Au bout d’un instant, Yvonne eut conscience qu’elle avait froid et se mit debout pour se désengourdir les jambes. Un courant d’air persistant lui indiqua l’existence d’une fenêtre ouverte. La jeune femme, incommodée par les odeurs nauséabondes environnantes, s’efforça d’accéder à cette ouverture.

La fenêtre, qui se trouvait percée dans le mur entre la cloison et l’escalier, était petite, basse et garnie de barres de fer à l’extérieur. Yvonne s’accouda et, petit à petit, sous l’influence de l’air frais, ses facultés lui revinrent l’une après l’autre.

Juste en dessous, deux hommes parlaient. Au début, Yvonne ne put distinguer leurs voix de tous les autres bruits, mais bientôt, ayant retrouvé toute sa conscience, elle prêta l’oreille et l’une d’elles lui sembla étrangement familière.

– J’ai dit à Paul Friche de venir nous parler, disait-elle.

– Alors, il devrait déjà être ici, répondit la deuxième voix. Après un court silence, la première voix reprit :

– Halte-là ! Est-ce toi, Paul Friche ?

– À tes ordres, citoyen, répondit un troisième personnage qui venait d’arriver.

– Et comment vont les choses à l’intérieur ? Tout se passe bien ?

– Très bien, mais vos Anglais n’y sont pas.

– Comment le sais-tu ?

– Parce que je connais presque tous ceux qui se trouvent actuellement au Rat Mort et je n’ai pas vu d’étrangers parmi eux.

La voix qui avait paru familière à Yvonne reprit avec un gros rire :

– Ah ! la bonne blague ! Pour ma part, je n’ai jamais cru à cette histoire d’Anglais. Le citoyen Chauvelin a des visions !

– Nous avons le temps, citoyen, répliqua l’autre doucement, il faut savoir être patient.

– La patience ! toujours la patience ! Je te répète que je me moque de tes espions anglais. Seuls, les Kernogan m’intéressent. Qu’en as-tu fait, citoyen ?

– Grâce à moi, répondit le dernier venu, cet imbécile de Lemoine les a enfermés près du petit escalier.

– Ils ne peuvent pas s’enfuir de là ?

– Non. Il n’y a aucune autre issue que d’un côté vers la grande salle et de l’autre vers les chambres du haut. Vos Anglais devraient traverser les murs pour atteindre les aristos.

– Alors, au nom du diable, s’écria la voix la plus douce, garde-les là jusqu’à ce que nous mettions la main sur ces maudits espions.

– Quelle bêtise, lança l’autre qui paraissait fort en colère, au contraire, sors-les, citoyen Friche… amène-les au milieu de la grande salle. Le capitaine Fleury dirige la perquisition, il note les noms de tout ce bétail qu’il arrête sur les lieux et je veux voir figurer sur la liste le ci-devant duc de Kernogan et son adorable fille.

– Citoyen, laisse-moi t’assurer une fois de plus…, insista d’une voix persuasive celui que l’on avait nommé Chauvelin.

– Assez, interrompit brutalement son interlocuteur. Au diable tes Anglais ! je veux les Kernogan.

Yvonne, en proie aux plus vives inquiétudes, avait suivi cette abominable conversation. Elle venait de découvrir que l’une des voix, celle qui lui avait semblé familière, était celle de Martin-Roget. Elle put facilement situer les deux autres voix ; celle au timbre doucereux, entendue à plusieurs reprises durant ces derniers jours d’horreur, c’était celle du compagnon de Martin-Roget, l’autre appartenait à cet homme vulgaire qui paraissait être l’instigateur de la bagarre et le mauvais génie de la taverne.

Elle comprit alors, par cette conversation, que son père avait eu raison, et elle réalisa clairement le plan diabolique ourdi par Martin-Roget, alias Pierre Adet. Il l’avait attirée dans ce lieu infâme grâce à une habile machination, mais comment avait-il pu se procurer ce message et connaître le symbole de la petite fleur rouge ?… Qui était ce guide mystérieux ? Quelle était la part de la mystification dans tout cela ? Quel était le rôle joué par son mari et son ami ?

Ce qui la torturait plus que tout était l’idée que c’était elle, qui aurait volontiers donné sa vie pour son bien-aimé, qui allait servir d’appât pour le faire tomber dans le piège, ainsi que ses amis. Sans aucun doute, ces hommes connaissaient la présence à Nantes du noble Mouron Rouge et de ses amis et ils paraissaient attendre leur venue dans cet endroit abominable.

Yvonne songeait que d’un autre côté, si tout cela était exact, si son mari et ses compagnons l’avaient vraiment suivie jusqu’ici, alors une partie tout au moins du message venait d’eux et ils devaient être aux aguets non loin de là, attendant le moment propice pour voler à son secours, bravant tous les dangers et ignorant sans doute l’affreux piège que leur tendaient ces sombres brutes.

Yvonne fut alors saisie d’un désir effréné de sortir de cette étroite prison qui lui semblait encore plus atroce que l’horrible mansarde de chez Louise Adet.

Elle se meurtrit cruellement les mains et les bras contre les barreaux de la fenêtre dans de vains efforts pour les arracher. Elle voulut pousser un cri perçant afin d’avertir les autres de ne pas s’approcher et de fuir aussi loin qu’ils le pourraient, mais elle réalisa soudain que cela les ferait accourir encore plus vite à son secours et elle s’arrêta, déchirée entre le désir d’avoir près d’elle son cher époux et celui de le savoir à cent lieues de là.

III

Dans la grande salle, un demi-silence avait fait place au tumulte. Yvonne put entendre à travers la cloison des ordres brefs et des questions posées sur un ton péremptoire, suivies de réponses timides et entrecoupées de temps à autre par des gémissements ou une protestation vite réprimée.

– Ton nom ?

– Où habites-tu ?

– Quelles sont tes occupations ?

– Ça suffit. Silence ! Au prochain !

– Ton nom ?

– Où habites-tu ? etc..

Les hommes et les femmes étaient tour à tour questionnés, alignés, pour être ensuite expédiés Dieu sait où. Parfois quelqu’un suppliait, criait, et une verte réprimande ou des coups le réduisaient aussitôt brutalement au silence.

Inlassablement, les questions reprenaient :

– Ton nom, citoyen ?

– Georges-Amédée Lemoine.

– Où habites-tu ?

– Dans cette maison.

– Tes occupations ?

– Propriétaire de cette taverne, citoyen, un bon patriote et un fidèle serviteur de la République…

– Ça suffit.

– Mais je proteste…

– Silence ! Au prochain !

Au-dehors, dans la petite allée, Martin-Roget et Chauvelin continuaient leur conciliabule à voix basse. Les oiseleurs guettaient toujours leur proie. Le troisième personnage avait apparemment disparu.

Derrière sa petite fenêtre grillagée Yvonne saisit de nouveau une partie de leur dialogue.

– Encore un peu de temps, citoyen, tu ne perds rien pour attendre. Tes Kernogan sont en sûreté. Paul Friche te l’a assuré, attends au moins que Fleury en ait fini avec la canaille de la grande salle ; après, ses « Marats » fouilleront le reste de la maison. Il ne sera jamais trop tard pour mettre la main sur tes aristos et entre-temps…

– Pourquoi attendre ? interrompit Martin-Roget, c’est une imbécillité, citoyen, de croire que tes Anglais existent ailleurs que dans ton imagination. L’autre l’interrompit brusquement.

– Écoute, chuchota-t-il d’un ton de commandement.

À l’ordre de Chauvelin, Yvonne avait également tendu l’oreille. Soudain, son cœur faillit cesser de battre et elle fut sur le point de pousser un cri. Là, tout près d’elle, elle venait de percevoir quelques mots en anglais, prononcés d’une voix légèrement traînante :

– Grands dieux, Tony, ne tombez-vous pas de sommeil ?

La jeune femme resta quelques secondes clouée sur place, fascinée par ces mots qui résonnaient en elle comme une extraordinaire musique. Puis, revenue de sa surprise, elle se précipita vers l’escalier, tandis qu’en bas elle entendait Martin-Roget appeler fébrilement Paul Friche. En passant devant le corps de son père, la jeune femme se recommanda à Dieu, lui demandant aide et protection pour elle et ses sauveteurs, puis elle monta les marches en courant.

En haut de l’escalier, elle vit une faible lumière filtrer d’une porte entrebâillée qu’elle poussa et, sans regarder autour d’elle, elle alla droit à la fenêtre, l’ouvrit en hâte, puis se pencha au-dehors.

La fenêtre donnait sur la petite allée à côté de la maison de Louise Adet ; elle vit des ombres courant par-ci par-là, qui s’agitaient en chuchotant… Mais d’où était donc venue cette voix étrange et traînante ?

Martin-Roget avait dû interroger à ce sujet Friche, accouru à son appel, car Yvonne entendit ce dernier répondre avec assurance :

– Je suis sûr que ça venait de l’intérieur de la maison ou alors peut-être du toit. Et avec ta permission, citoyen, j’aimerais m’en assurer.

L’un des hommes dut alors apercevoir la vague silhouette qui se penchait par la fenêtre, car il poussa un cri et Chauvelin ajouta avec précipitation :

– Tu as raison, citoyen, il se passe des choses bizarres dans la maison.

– Que faut-il faire ? interrogea Martin-Roget, au comble de l’agitation.

– Rien, il faut attendre. Les Anglais sont faits comme des rats, en tout cas !

– Attendre ! s’exclama Martin-Roget qui faillit s’étrangler de rage ; attendre, toujours attendre ! Ils vont nous filer entre les doigts.

– Ils ne fileront pas d’entre les miens, rétorqua Paul Friche, et ce ne sera pas la première fois que j’escaladerai une façade. En avant, Jean-Pierre ! appela-t-il en s’adressant à un jeune homme qui se trouvait près de lui, et la Loire pour nous deux si nous ne mettons pas la main sur ces maudits Anglais.

– Et cent francs pour chacun de vous, cria Chauvelin joyeusement, si vous réussissez.

Yvonne ne songea même pas à refermer la fenêtre. De gros rires et des exclamations encourageantes lui indiquèrent que Friche et son compagnon avaient aussitôt mis leur projet à exécution.

Elle sortit et descendit de la pièce en courant, se sentant comme un animal traqué prêt à succomber. Au moment où elle atteignait le bas des marches, elle entendit un cri de triomphe et des exclamations, suivis de bris de verre et du fracas de meubles renversés ; elle comprit que les deux hommes avaient réussi. D’ailleurs, deux secondes après, elle entendit des pas lourds dévaler les marches quatre à quatre.

Folle de terreur, la malheureuse s’écroula sur le corps de son père et perdit connaissance.

IV

Dans la grande salle, Fleury continuait toujours ses interrogations.

– Ton nom ?

– Où habites-tu ?

– Tes occupations ?

L’endroit était plein à craquer et on suffoquait. Les « Marats » s’étaient rangés le long des murs et gardaient les portes et les fenêtres. Les suspects, tel un bétail humain, avaient été repoussés dans un coin.

Fleury faisait semblant de prendre des notes, comme pour préparer un dossier en règle devant servir à un procès dont ces malheureux ne bénéficieraient jamais, conformément à la sinistre mise en scène imaginée par l’infâme Carrier.

Lemoine et sa femme, malgré leurs protestations, furent réduits au silence. Des hommes et des femmes qui avaient tenté de se révolter contre leur arrestation avaient été brutalement malmenés. Il en restait encore une demi-douzaine à interroger et le capitaine était à bout de forces.

– Quel enfer ici ! soupira-t-il.

À ce moment éclata ce joyeux cri de triomphe venant de la rue, suivi par un bruit de verre brisé.

– Qu’est-ce qui se passe ? cria Fleury.

Il appela un sergent et lui indiqua la porte d’un signe de la tête.

– Vite ! Là derrière, va voir ce qui se passe ! dit-il.

Mais avant même que l’homme ait pu atteindre la porte, celle-ci fut violemment ouverte d’un coup de pied et, portant sur ses épaules le corps inanimé d’Yvonne, apparut Paul Friche. Son bonnet rouge lui avait glissé sur un œil, sa chemise pendait en lambeaux et son pantalon était déchiré aux genoux. Son compagnon le suivait, titubant sous le poids du corps du ci-devant duc de Kernogan qu’il avait chargé sur son dos en le retenant par les poignets.

Fleury se leva précipitamment ; l’apparition de ces deux hommes portant chacun un fardeau, le mit hors de lui.

– Que veut dire tout cela ? hurla-t-il.

– Les aristos ont essayé de s’enfuir, répliqua Friche brièvement.

En disant ces mots, il avança dans la salle, portant le corps de la jeune femme évanouie comme si, dans ses bras puissants, il n’eût pas pesé davantage qu’une plume. En arrivant à la hauteur du capitaine, ce dernier demanda d’un ton péremptoire :

– Comment es-tu entré dans la maison ? Et par ordre de qui ?

– Par la fenêtre, rétorqua l’autre, et sur l’ordre du citoyen Martin-Roget.

– Un caporal de la compagnie Marat n’a d’ordres à recevoir que de moi, lança-t-il au comble de la fureur ; tu devrais le savoir, citoyen Friche.

Un des hommes de la compagnie, qui suivait attentivement cette scène, intervint soudain.

– Cet homme ne fait pas partie de notre compagnie, citoyen commandant, cria-t-il, et quand au caporal Friche, il est à l’infirmerie depuis quelques heures avec le crâne fendu…

– Ce n’est pas Friche ? interrompit Fleury brutalement, alors, au nom du diable, qui est cet homme ?

– Le Mouron Rouge, pour vous servir, citoyen commandant ! répondit d’une voix forte le pseudo-Friche avec un rire joyeux.

Et, avant que Fleury ébahi ou ses gens aient pu faire le moindre mouvement, il bondit à travers la pièce et arracha en passant la lampe à huile suspendue au plafond, qui s’écrasa par terre, plongeant la salle dans une obscurité totale.

Une incroyable confusion s’ensuivit, remplie de hurlements et d’imprécations. Fleury criait des ordres à tue-tête ; on entendait le cliquetis des armes et le bruit des pas mêlés à celui de chute de corps, que les audacieux chevaliers renversaient dans leur ruée vers la sortie.

– Ils ont passé la porte, hurlèrent les « Marats » postés à l’entrée.

– Suivez-les, lança Fleury affolé. Maudits soient tous ces imbéciles !

Le capitaine et ses hommes sortirent à leur tour en se frayant brutalement un passage à travers la foule.

– Vite !… Suivez-les… Ils sont lourdement chargés, ordonna-t-il. Et se tournant vers un sergent, il ajouta :

– Veille à l’ordre ici, que plus personne ne sorte ! Tu m’en réponds sur ta tête.