4
Le piège

I

Ce n’était pas chose facile que d’obtenir une audience du proconsul à une heure aussi tardive et surtout pour quelqu’un comme Chauvelin depuis sa disgrâce. Cependant il n’hésita pas à se présenter à la présidence du dictateur de Nantes.

– Je dois immédiatement parler au citoyen-proconsul, dit-il, c’est très urgent.

Fleury, à qui il s’était adressé, lui répondit sur un ton à peine poli :

– Le proconsul dîne en ce moment. Reviens demain, citoyen.

– Il s’agit d’une affaire qui concerne la sûreté de l’État, insista Chauvelin.

– La santé du proconsul est également une affaire d’État, grommela Fleury ; il est à table et on ne doit pas le déranger.

– Citoyen-capitaine Fleury, dit Chauvelin d’une voix menaçante, tu risques d’être complice d’un désastre. Le danger et le déshonneur menacent le proconsul et tous ses partisans. Je dois à l’instant même voir le citoyen Carrier.

Heureusement pour Chauvelin, il y avait deux clefs magiques, capables d’ouvrir les portes du sanctuaire : la peur et la cupidité. Chauvelin essaya les deux et réussit. Il menaça et corrompit le grossier Fleury qui accepta finalement de le laisser entrer.

Il fut de nouveau introduit dans la même antichambre où il s’était trouvé au début de l’après-midi. La porte menant au boudoir de Carrier était ouverte et le jeune Lalouët montait la garde.

Le proconsul, écumant de rage d’avoir été dérangé, donna libre cours à sa colère contre l’importun.

– Si les nouvelles que tu apportes ne sont pas dignes de mon attention, hurla-t-il, je t’enverrai moisir en prison ou je te ferai boire l’eau de la Loire.

Chauvelin, impassible laissa passer l’orage ; puis, lorsque l’autre se fut un peu apaisé, il dit calmement :

– Citoyen-proconsul, je suis venu te dire que l’espion anglais qui se nomme le Mouron Rouge est actuellement à Nantes. Il y a une récompense de vingt mille francs pour sa capture et je voudrais ton aide pour l’arrêter.

Carrier cessa brusquement de jurer ; il pâlit et se renversa dans son fauteuil.

– Ce n’est pas vrai… ce n’est pas possible, balbutia-t-il d’une voix rauque.

– C’est certain, je l’ai vu de mes propres yeux il y a à peine une heure…

– Quelles sont tes preuves ?

– Je te les montrerai, mais seulement après avoir franchi le seuil de ton sanctuaire. Laisse-moi entrer, citoyen-proconsul, et ferme les portes derrière moi et non à mon nez. Ce que je suis venu te dire ne peut s’écouter qu’entre quatre murs.

– Je te ferai parler, interrompit Carrier dont la voix s’étranglait de rage. Je t’obligerai… maudit traître ! cria-t-il avec plus de force. Misérable, tu veux donc par ton silence protéger ces scélérats ? Je t’enverrai pourrir dans la Loire avec d’autres traîtres bien moins redoutables que toi.

– Si seulement tu savais, répliqua Chauvelin avec douceur, combien la vie m’importe peu ! Je ne vis que pour être quitte un jour avec mon ennemi. Cet homme se trouve à Nantes, et je suis un oiseau de proie à qui on aurait coupé les ailes. Si tu ne veux pas m’aider, cet ennemi restera libre et alors il m’est égal de mourir.

Carrier hésitait. Pourtant, la peur l’avait saisi à la gorge, et le ton sincère de Chauvelin paraissait garantir la véracité de ses assertions. Si vraiment ces hommes étaient à Nantes, alors sa vie à lui, Carrier, était en danger. Il avait appris à craindre l’action de ces mystérieux Anglais et surtout de leur chef, qu’on tenait pour des espions à la solde du gouvernement britannique et qui, non seulement s’efforçaient de soustraire des traîtres à leur punition méritée, mais de plus étaient des tueurs à gages, payés par M. Pitt pour assassiner tous les bons patriotes. Au nom du Mouron Rouge prononcé par Chauvelin, le sang avait fui les joues du proconsul. Il appela Lalouët auprès de lui, s’accrochant à ce garçon comme au seul être au monde en qui il eût confiance.

– Que devons-nous faire, Jacques ? chuchota-t-il. Devons-nous le faire entrer ?

Le jeune homme se libéra brutalement de l’étreinte de son maître.

– Si tu veux les vingt mille francs, citoyen, dit-il en riant, écoute calmement ce que le citoyen Chauvelin a à te dire.

La peur, la rapacité et l’orgueil se livraient une âpre lutte dans l’âme de Carrier. L’idée des vingt mille francs l’avait mis en appétit, l’argent était rare ; d’un autre côté le spectre de la mort le hantait jour et nuit. Par ailleurs, il tenait au mystère dont il s’entourait et il se vantait que personne, hors les quelques élus, n’avait encore franchi le seuil de son sanctuaire. De plus, il craignait Chauvelin autant pour les mauvais desseins dont il le croyait capable que pour la faiblesse momentanée dont le maudit ci-devant ne manquerait pas de faire état.

Il réfléchit pendant cinq bonnes minutes, durant lesquelles un silence de mort régna dans les deux pièces, interrompu seulement par le tic-tac d’une admirable pendule Boulle et par la respiration haletante du misérable.

Chauvelin fixait de ses yeux pâles la pièce obscure, dans laquelle se devinait à peine la silhouette du proconsul, vautré dans son fauteuil. Laquelle de ses passions allait l’emporter sur les autres ? Durant cette attente, Chauvelin sentit que ses nerfs étaient mis à une dure épreuve. Il savait que sa seule chance d’être enfin quitte avec son adversaire dépendait d’une décision de cet homme abject, dont il espérait avoir flatté la cupidité et avivé la peur de mourir, mais chez qui l’orgueil et le caprice avaient leur mot à dire.

Ce fut finalement la rapacité qui l’emporta. Une exclamation impatiente de Lalouët fit sortir Carrier de sa sombre rêverie et hâta peut-être une décision qui allait avoir de lourdes conséquences pour les deux hommes.

– Fais entrer le citoyen Chauvelin, Lalouët, dit-il enfin ; je l’écouterai.

II

Chauvelin ne fut nullement impressionné de franchir le seuil de ce lieu entouré de tant de mystère. Il pénétra dans le fameux sanctuaire sans même jeter un regard sur les innombrables chefs-d’œuvres qui s’y entassaient.

Aussi impénétrable qu’à son habitude, il s’inclina devant Carrier et prit la chaise qu’on lui indiquait. Lalouët avait placé un candélabre sur une console derrière Carrier afin que le visage du proconsul demeurât dans l’obscurité, tandis que celui de Chauvelin était violemment éclairé.

– Alors ! dit brutalement Carrier, quelle est cette histoire d’espions anglais à Nantes ? Comment ont-ils pu entrer ? Qui est coupable de cette négligence ? Nom d’un chien ! de nos jours les négligents sont des traîtres.

Il parlait fort, dissimulant sa peur sous sa volubilité. Puis, se ramassant sur lui-même comme un chat prêt à bondir, il ajouta :

– Et comment se fait-il, citoyen, que tu sois le seul dans la ville à être au courant de leur présence ?

– Je les ai aperçus cet après-midi après t’avoir quitté, répliqua Chauvelin avec calme ; je savais bien qu’ils viendraient lorsqu’ils découvriraient que Martin-Roget avait amené les Kernogan ici. La fille Kernogan est la femme de l’un d’eux.

– Maudit soit cet imbécile de Martin-Roget qui nous accable de cette canaille ! Avions-nous besoin de ces criminels dans notre ville ? hurla Carrier.

– Pourquoi te plaindre, citoyen-proconsul ? répondit Chauvelin. Tu ne laisseras sûrement pas échapper ces Anglais. Et si tu réussis là où tout le monde a échoué, tu gagneras vingt mille francs de récompense et la reconnaissance de tout le Comité de salut public.

Le jeune Lalouët intervint :

– Continue, citoyen Chauvelin. S’il y a vraiment vingt mille francs à gagner à ce jeu, ajouta-t-il avec une ironie cinglante, je peux t’assurer que le Proconsul s’intéressera à ton affaire. N’est-ce pas, Carrier ?

Entre-temps, Chauvelin avait tiré les papiers de sa poche et défait le ruban qui les reliait, puis il les étala sur le bureau de Carrier.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda ce dernier.

– Ce sont des papiers, répondit Chauvelin, que l’un de tes « Marats », un domine du nom de Paul Friche, a trouvés par terre en suivant ces Anglais. Je les avais aperçus de loin et j’ai lancé les « Marats » à leur poursuite. Friche a pu les suivre pendant un instant, puis il a perdu leur trace dans l’obscurité.

– Qui sont ces imbéciles qui ont laissé échapper des assassins ? grogna Carrier, je les ferai disparaître dans la Loire.

– Tu feras ce que tu voudras, citoyen Carrier, mais pour l’instant je te conseillerais d’examiner ces papiers.

Chauvelin les tria de nouveau, puis les tendit au proconsul. À ce moment, l’insolent Lalouët, qui était assis dans le bureau, les jambes pendantes, les arracha des mains de Carrier et se mit à les examiner avec curiosité.

– Peux-tu comprendre ce charabia ? demanda-t-il. Sais-tu parler l’anglais ?

– Pas très bien, répliqua Carrier, mais assez pour reconnaître cette abominable chanson sans rime ni raison qui a fait le tour de tous les Comités de salut public.

– Je la connais par cœur, continua le jeune Lalouët ; j’étais à Paris lorsque Robespierre en reçut une copie. Par Dieu ! ajouta-t-il en riant grossièrement, ce qu’il a juré !

– Si seulement je savais pourquoi ce satané Anglais distribue partout ses pamphlets, cria Carrier. Quant à ses vers ridicules… je ne vois pas…

– À première vue, interrompit Chauvelin, ils paraissent bêtes et enfantins, mais au fond ils essayent d’être drôles et veulent nous ridiculiser. Les Anglais sont des gens curieux et, si tu les connaissais aussi bien que moi, tu ne serais pas autrement surpris de voir un homme s’amuser d’une méchante plaisanterie avant de risquer sa tête.

– Ces fadaises en sont un exemple, conclut Lalouët, et d’une voix de fausset, il se mit à réciter :

Est-il ici ? serait-il là ?

Chauvelin tremble dès qu’il bouge…

Satan lui-même le créa,

L’insaisissable Mouron Rouge.

Il reposa le papier en disant :

– C’est blessant et sans intérêt.

– Maudit Anglais, murmura Carrier, attendez seulement que je mette la main sur lui…

Et il esquissa un geste expressif qui amusa Lalouët.

– Quels sont les autres documents, citoyen ? reprit-il.

– Voici une lettre.

– Lis-la-moi, ordonna le proconsul, ou plutôt, traduis-la-moi, je n’entends rien à leur jargon.

Chauvelin prit un papier recouvert d’une fine écriture et se mit à lire à haute voix en traduisant au fur et à mesure :

Nous voilà enfin arrivés, mon cher Tony ! Ne vous avais-je pas dit que nous pourrions aller partout, malgré les mesures prises contre nous ?

– Ah ! les diables impudents ! interrompit Carrier.

Chauvelin continua :

Pensiez-vous vraiment qu’ils pourraient nous empêcher d’arriver à Nantes alors que Lady Dewhurst s’y trouvait prisonnière ?

– Qui est-ce ? interrogea le proconsul.

– C’est la Kernogan, expliqua Chauvelin, elle a épousé en cachette et contre le consentement de son père, un Anglais nommé Dewhurst, qui est également un membre de cette maudite ligue du Mouron Rouge.

Puis il reprit sa lecture :

Comment deviner des espions anglais sous les guenilles de quelques pauvres types qu’on emploie à ramasser la tourbe et qui retournent chez eux au crépuscule, couverts de poussière ? Si vous avez le plaisir de rencontrer avant moi notre cher ami, M. Chambertin, faites-lui toutes mes amitiés et dites-lui que je me fais une joie de me moquer de lui comme à Calais, à Boulogne, à Paris… et maintenant à Nantes !

– Que diable signifie tout cela ? s’exclama Carrier, impatienté.

– Tu ne comprends pas, citoyen ? demanda Chauvelin. Pourtant, j’ai traduit très clairement.

– Ce n’est pas une question de langage, répliqua Carrier agacé, c’est le sens des mots qui m’échappe. Pour moi, tout cela n’est que du bavardage et je n’y comprends rien. Cet homme veut agir en secret, n’est-ce pas ? Il a la réputation d’être malin, astucieux et pourtant il écrit à son ami des choses sans queue ni tête, des allusions au passé, des histoires sur un certain M. Chambertin que je ne connais pas. Tout cela me semble dépourvu de sens et je ne vois absolument pas en quoi cela nous concerne.

– Je serais également dérouté, répondit Chauvelin, un pâle sourire sur les lèvres, si je ne connaissais l’homme. Dépourvu de sens, dis-tu ? En effet, il fait des choses insensées par moments, et à d’autres il est d’un courage et d’une astuce incroyables. De plus, il est très vantard. Il voulait nous faire savoir, à toi, à moi, à nous tous, comment ils ont réussi à pénétrer dans Nantes pourtant si bien gardée ; maintenant que j’y réfléchis, cela a dû leur être facile sous le déguisement des ramasseurs de tourbe. Ces hommes, qui travaillent en dehors des murs mais qui habitent la ville, reviennent des tourbières chaque jour à la nuit tombante. Ces maudits Anglais se déguisent avec énormément d’habileté ; d’ailleurs la plupart sont des comédiens-nés. Ils disposent de beaucoup d’argent et d’audace et ils ont facilement pu emprunter ou acheter quelques hardes à ces pauvres qui habitent les dunes, puis se mêler à la foule des travailleurs. J’avoue que ce coup est habile. Le Mouron Rouge est ingénieux, voilà tout, et jusqu’à maintenant la chance lui a souri. Nous verrons la suite.

Carrier avait écouté en silence. Le calme de Chauvelin s’était communiqué à lui et sa colère était tombée. Accoudé sur son bureau, il regardait fixement l’homme assis en face de lui et dont le visage paraissait de marbre. Même Lalouët avait perdu de son insolence. La présence de la mystérieuse et insaisissable personne de cet Anglais si audacieux planait sur eux et les impressionnait. Ils se trouvaient devant un problème exceptionnel, dont la solution demandait d’autres moyens que ceux employés habituellement. Tous deux sentaient également que Chauvelin, malgré tous ses échecs passés, était le seul homme capable de se mesurer avec un pareil adversaire.

– Supposes-tu, citoyen Chauvelin, demanda Carrier au bout d’un moment, que ces papiers aient été semés volontairement par cet Anglais pour qu’ils arrivent entre tes mains ?

– Cela se pourrait, il faut s’attendre à tout avec un homme pareil.

– Continue, citoyen. Qu’y a-t-il d’autre dans ces sacrés papiers ?

– Il y a une carte de Nantes et une carte de la côte et du Croisic. Il y a également des coupures de journaux anglais et français qui paraissent dénués de tout intérêt pour nous. Puis, deux factures, l’une d’un tailleur, l’autre d’un soyeux de Lyon qui a fourni pour cent livres de soie à cravates. Enfin, il y a encore une lettre parmi tout ce fatras, qui me paraît avoir une certaine importance…

En disant ces mots, il brandit un papier sous les yeux du proconsul.

– Lis cette lettre, ordonna Carrier.

– Elle est écrite en anglais et adressée à Lady Anthony Dewhurst, reprit Chauvelin, tu sais bien, la femme Kernogan, et voici ce qu’elle contient :

Ne perdez pas espoir. Vos amis sont dans la ville et veillent sur vous. Essayez chaque soir, une heure avant minuit, d’ouvrir la porte de votre prison et un soir elle cédera. Sortez alors et descendez l’escalier sans faire de bruit. En bas vous rencontrerez une main amie. Prenez-la en toute confiance, elle vous mènera vers la liberté et le salut. Courage et silence !

Lalouët avait regardé par-dessus l’épaule de Chauvelin, tandis que ce dernier traduisait la lettre. Tout à coup, il montra du doigt le bas de la page :

– Et voici le fameux signe dont nous avons tant entendu parler dernièrement, s’écria-t-il. Une fleur rouge à cinq pétales, le mouron rouge, je suppose.

– Oui, le Mouron Rouge, murmura Chauvelin. Un défi de sa part, ou un accident, qui sait ? En tout cas, ces lettres sont entre nos mains et nous donneront les armes pour le combattre et le vaincre.

– Tu as vraiment de la chance, citoyen Chauvelin, interrompit Carrier avec ironie, de m’avoir à tes côtés pour t’aider, et cette fois on ne se moquera pas de moi comme on l’a fait avec Caneille et toi en septembre dernier. On ne me trompera pas comme tu l’as été à Calais, ou Héron à Paris. Ce scélérat ne m’échappera pas !

– Sa capture ne devrait pas être difficile, ajouta Lalouët ; la chance s’est détournée de cet homme, puisque sa présence ici a pu être découverte grâce à la perte de ses papiers et que le tout-puissant proconsul est aujourd’hui son adversaire.

Chauvelin feignit de ne pas entendre ces dernières paroles. Il était persuadé que cette brute grossière et ce jeune fat méconnaissaient les qualités et l’astuce diabolique de cet homme exceptionnel. D’ailleurs lui-même, un des hommes les plus intelligents de la Révolution, s’était souvent trouvé débordé par toutes les inventions extraordinaires de l’Anglais. Il était absolument certain que la perte des documents en pleine rue faisait partie d’un plan en vue de libérer Lady Dewhurst, mais de ce plan, il ne connaissait, hélas ! que cette fraction.

Il prit la lettre qu’il venait de lire à Carrier et la tourna et retourna entre ses doigts, comme si cette simple feuille, en dehors de son texte, allait lui révéler des secrets invisibles. Le moment de la revanche était venu, de cela Chauvelin était sûr ! Il avait reçu de l’insaisissable Mouron Rouge plus d’humiliations qu’il n’eût jamais cru pouvoir endurer. Mais enfin l’heure de la victoire avait sonné, s’il savait garder le contrôle de ses nerfs, rester à l’affût et avant tout s’il pouvait compter sur le concours du vaniteux Carrier. Mais voilà, c’était là où le bât blessait ! Depuis que Chauvelin n’avait plus de pouvoir, on le méprisait, on se moquait de lui. Il savait qu’il pouvait protester, supplier, pleurer, personne ne lèverait le petit doigt pour lui. Il grinça des dents à la pensée de cette brute abjecte qui, à l’heure actuelle, possédait la toute-puissance pour laquelle Chauvelin aurait donné la moitié de sa vie. Mais, par contre, il possédait quelque chose que personne n’avait pu lui prendre, la faculté de suggérer aux autres des actions profitables à lui-même. Il avait l’art de manier les gens comme des marionnettes.

Carrier, lui, avait le pouvoir ; il avait une armée de mercenaires à sa disposition, il était avide de toucher la récompense, la peur et la cupidité allaient faire le reste. Chauvelin n’avait rien à faire d’autre que de se servir de cet homme comme d’un instrument docile. À partir de maintenant, chaque minute, chaque seconde devenait précieuse, tout était possible.

Chauvelin éprouvait un sombre plaisir à passer en revue la situation, à envisager le danger que représentait pour lui un nouvel échec, qui se produirait infailliblement s’il ne se montrait pas capable de rivaliser d’audace et d’intelligence avec son terrible adversaire et de le vaincre. Il examinait attentivement le visage renfrogné et menaçant de Carrier, dont la physionomie exprimait la bassesse et la vanité.

Certes, il était cruel de dépendre d’une aussi vile créature, d’être à la merci de ses caprices, alors que tous ses espoirs, son avenir, le salut de la Révolution étaient en jeu. Mais loin de le rebuter, cette difficulté supplémentaire était un attrait de plus pour cet homme qui aimait avant tout l’intrigue et l’aventure.

Il respira profondément comme un prisonnier qui retrouve enfin l’air libre après une longue captivité, et redressa ses frêles épaules tandis qu’un éclair de triomphe brillait dans ses yeux. Il avait compris, en examinant Carrier et Lalouët, qu’il pouvait dominer les deux hommes. Il aurait la diplomatie et le doigté nécessaires pour ne pas blesser l’orgueil du proconsul.

Tandis que ce dernier s’abandonnait à sa cupidité dans l’espoir de toucher la récompense promise et que Martin-Roget rêvait d’exercer sa grossière vengeance sur cet homme et cette femme qui lui avaient fait du tort autrefois, Chauvelin, lui, se sentait appelé à une tâche supérieure, celle d’anéantir un ennemi de la Révolution qui dépensait sa vie et sa fortune à combattre son idéal et à lui soustraire des victimes. La destruction d’un pareil adversaire était digne de l’ambition d’un patriote.

Toute l’arrogance de Carrier était tombée en face de ce danger qui glaçait son cœur de lâche. Se détournant pour la première fois de son favori Lalouët, il semblait maintenant vouloir s’appuyer sur Chauvelin. Il savait que plus d’un chef de la Révolution avait tremblé devant cette petite fleur rouge, et le proconsul avait toutes les raisons de craindre un juste châtiment. Il connaissait ses propres faiblesses et vivait dans la terreur constante d’être assassiné. Marat n’était-il pas mort poignardé ? On prêtait à ces espions anglais des intentions criminelles et des forces surhumaines. Il sentait également que, malgré ses échecs, Chauvelin lui était intellectuellement supérieur et, bien qu’ayant gardé son air autoritaire, il observait attentivement son interlocuteur, prêt à suivre ses directives.

III

À la fin, Carrier se décida à parler.

– Et maintenant, citoyen Chauvelin, dit-il, nous connaissons les faits. Nous savons que ces criminels sont effectivement à Nantes. La question est de savoir comment nous allons les arrêter.

Chauvelin ne répondit pas immédiatement. Il rassembla d’abord tous les précieux papiers et les remit dans sa poche, puis il dit d’une voix calme :

– Nous mettrons la main sur eux grâce à la femme Kernogan.

– Comment ?

– C’est très simple. Où elle se trouvera, les Anglais se trouveront ! Ils sont à Nantes uniquement dans le but d’arracher cette femme et son père de tes griffes…

– Alors la prise sera excellente au Rat Mort, s’écria Carrier en riant. N’est-ce pas, Jacques, petit polisson ? Toi et moi, nous irons voir ça ! Tu te plaignais que la vie à Nantes devenait monotone. Que des noyades et des mariages républicains ! Tu commençais à être blasé de tout cela. Mais que dirais-tu de la capture de ces maudits Anglais ? Cela te fera circuler le sang peut-être, petit paresseux, va !… Continue, citoyen Chauvelin, ajouta-t-il en se frottant les mains, continue, je t’en prie, tu m’intéresses énormément.

– Tu comptes les arrêter à l’intérieur du Rat Mort ? questionna Chauvelin.

– Mais oui, Martin-Roget veut amener la Kernogan là-bas, n’est-ce pas ?

– C’est cela.

– Et tu affirmes que là où se trouvera cette femme, les autres viendront ?

– C’est évident, répondit Chauvelin.

– Ce qui veut dire, reprit Carrier d’un air gourmand, dix mille francs de cet imbécile de Martin-Roget pour voir les Kernogan arrêtés au Rat Mort, et vingt mille pour la capture des espions anglais !

– Tu oublies, citoyen, dit Chauvelin sèchement, que la femme Kernogan n’est pas encore dans la taverne. Tu as refusé de la faire escorter jusque-là.

– Je ne peux pas le faire, mon petit Chauvelin, dit Carrier d’un ton patelin, mais un peu dégrisé par ce reproche. Tu vois bien que je ne peux pas faire amener de force par mes « Marats » une aristo dans une maison mal famée, puis de l’y faire arrêter. Non, ça ne peut pas marcher, je t’assure, citoyen, vous devez comprendre ma situation, Martin-Roget et toi. Tu ne sais pas comme on m’espionne ; non, vraiment, je ne peux pas me mêler de cette première partie de l’opération. Il faut que cette femme y aille toute seule, sinon tout le reste de notre plan tombe à l’eau. Cet imbécile de Martin-Roget doit trouver un moyen ; après tout, c’est son affaire. Ou toi, tu pourrais peut-être t’en occuper, ajouta-t-il d’un ton enjôleur ; tu es tellement habile, mon petit Chauvelin.

– Oui, j’ai justement un moyen, dit l’autre, un moyen par lequel la Kernogan quittera la maison de la citoyenne Adet et se rendra à la taverne du Rat Mort de son plein gré. Ta réputation sera ainsi sauvegardée, citoyen Carrier. Mais supposons, ajouta-t-il, que durant son trajet d’une maison à l’autre, ces Anglais réussissent à l’enlever…

– Voyons, est-ce possible ? demanda Carrier en haussant les épaules d’un air incrédule.

– Très possible, citoyen, et tu n’en douterais pas si tu connaissais le Mouron Rouge comme je le connais. Je sais ce dont il est capable. Il n’y a rien qu’il n’ose entreprendre et il y a peu d’entreprises dans lesquelles il échoue. Il est fort comme un bœuf et agile comme un chat. Il voit dans l’obscurité et n’a pas son pareil pour disparaître dans une foule. Il apparaît ici, puis là, on ne sait jamais d’où il va surgir, il semble être partout à la fois et il est de plus passé maître dans l’art du déguisement. Ah ! je t’assure, citoyen, que nous aurons besoin de toutes les ressources de notre ingéniosité pour déjouer les machinations d’un pareil adversaire.

Carrier réfléchit durant un instant.

– Hum ! s’exclama-t-il enfin avec un petit rire sardonique. Tu as peut-être raison, citoyen Chauvelin. Tu n’es pas à ta première affaire avec cette fripouille rusée… Mais rassure-toi, nous ne laisserons rien au hasard. Mes « Marats » seront friands de cette capture. Nous promettrons mille francs au capitaine Fleury et d’autres récompenses à distribuer parmi les hommes si nous attrapons ces Anglais ce soir. N’aie aucune crainte, rien ne sera laissé au hasard, répéta-t-il avec force.

– Dans ce cas, répliqua Chauvelin d’un ton autoritaire, tu dois m’accorder deux choses, citoyen Carrier.

– De quoi s’agit-il ?

– Tu dois donner l’ordre au capitaine Fleury de se mettre à ma disposition avec la moitié de ses « Marats ».

– Ensuite ?

– Tu dois leur permettre d’intervenir si jamais il y avait une tentative d’enlèvement.

Carrier hésita un instant, mais pour la forme seulement. Il était dans sa nature de ne rien accorder sans rechigner.

– Bon, dit-il enfin, j’ordonnerai à Fleury d’être aux aguets aux alentours du Rat Mort et d’intervenir en cas de rixe. Est-ce que cela te convient ainsi ?

– C’est parfait. D’ailleurs j’y serai également, quelque part, tout près… et je préviendrai Fleury si j’ai l’impression que les Anglais vont tenter un coup près de la taverne. Personnellement, je ne le crois pas, car le duc de Kernogan qui est prisonnier, comme tu le sais, dans l’endroit même, devrait également être libéré. Le citoyen Martin-Roget a une douzaine d’amis postés autour de la maison de sa sœur ; ce sont des garçons de son village qui haïssent autant les Kernogan que lui-même. Néanmoins, je suis plus tranquille, sachant qu’en cas de besoin je peux compter sur la collaboration de Fleury.

– J’ai donc l’impression que nous sommes d’accord sur tout, conclut Carrier.

– Oui, sûr tout, reprit Chauvelin, sauf sur le moment précis auquel le capitaine Fleury doit se présenter avec ses hommes à la porte de l’auberge Pour opérer ces arrestations.

– En effet, répliqua le proconsul, il faudra que ce soit au moment où il est bien sûr que tout notre monde se trouve à l’intérieur de la taverne, n’est-ce pas… ? Sinon, tous nos beaux projets sont anéantis.

– Comme tu le dis, répondit Chauvelin. Nous devons d’abord être absolument sûrs de cela. Admettons que nous ayons réussi à amener sans incident la Kernogan au Rat Mort et que nous la tenions enfermée là-bas avec son père ; ce qu’il nous faut après, c’est quelqu’un pour monter la garde, quelqu’un qui puisse nous aider à attirer nos oiseaux dans le piège au moment nécessaire. Il n’y a qu’un homme à qui je pense pour jouer ce rôle. C’est un « Marat », un nommé Paul Friche, une sorte de géant mal embouché et hargneux. C’est lui qui était en faction près du Bouffay cet après-midi… je lui ai parlé, voilà l’homme qu’il nous faut.

– Que veux-tu qu’il fasse ?

– Qu’il s’arrange pour passer pour un malfaiteur, un de ces individus sinistres qui hantent ce genre d’endroit, je veux qu’il passe inaperçu parmi les habitués du Rat Mort. Je lui dirai de susciter une bagarre aussitôt après l’arrivée de la femme Kernogan. Le vacarme attirera forcément les Anglais qui se précipiteront sur les lieux, soit dans l’espoir de profiter de la mêlée pour enlever les Kernogan, soit pour les protéger contre la foule. À ce moment-là, les « Marats » feront leur descente dans la taverne et arrêteront tous les occupants.

– Tout cela me paraît remarquablement simple, répliqua Carrier d’un air satisfait en jetant une œillade à Lalouët.

– Qu’en penses-tu, Jacques ? ajouta-t-il.

– Oui, en effet, cela paraît si simple, répondit ce dernier, si simple que j’aurais peur…

– Peur de quoi ? interrompit Chauvelin.

– Et si ton plan échoue ?

– Impossible.

– Et si les Anglais ne venaient pas ?

– Le proconsul n’a en tout cas rien à perdre. Il risque de gagner trente mille francs si tout marche bien, sinon il aura toujours les dix mille francs de Martin-Roget, puisque les Kernogan auront été arrêtés à la taverne.

– Alors, tu ferais bien de suivre les conseils du citoyen Chauvelin, conclut Jacques Lalouët avec son insolence coutumière. Dix mille francs, ce n’est pas si mal… Évidemment, trente mille seraient mieux encore. Notre caisse privée est vide depuis trop longtemps et j’aime manier de l’argent. Mais toi, citoyen Chauvelin, ajouta-t-il en se tournant vers lui, qu’as-tu à gagner dans cette affaire ?

– Il me suffit de gagner l’estime du citoyen Carrier… et la tienne, rétorqua Chauvelin d’une voix neutre où ne perçait aucune ironie, et je ne désire rien de plus que la réussite de mes projets.

Lalouët sauta lentement de la table où il était assis et lança un regard intrigué sur la frêle personne du terroriste déchu.

– Tu es un curieux personnage, citoyen Chauvelin, dit-il lentement. Quelle haine tu dois nourrir contre cet Anglais !…

IV

Dès qu’il eut la certitude que, quoi qu’il arrivât, il recevrait une forte somme, Carrier apporta généreusement toute son aide à l’exécution du projet convenu. Fleury reçut l’ordre de se mettre à la disposition de Chauvelin, avec ses hommes. Il commença par rechigner, furieux d’être placé sous les ordres d’un civil, mais il n’était pas facile de contrevenir à une instruction du proconsul.

Il se soumit donc tant bien que mal, radouci par la promesse d’une récompense de mille francs en cas de capture des Anglais.

– J’estime que tu devrais te défaire de ce lourdaud obstiné, dit avec cynisme Lalouët, lorsque Fleury eut quitté la pièce ; il discute trop pour mon goût.

Chauvelin sourit. Peu lui importait ce qui allait advenir une fois son but atteint.

– Je ne veux pas te retenir plus longtemps, citoyen Carrier, dit-il en se levant pour prendre congé. J’aurai de quoi m’occuper jusqu’au moment où je déposerai à tes pieds ces trublions britanniques, dûment ficelés et bâillonnés.

– Je les recevrai au Rat Mort, citoyen, dit aimablement Carrier, et tu peux compter sur ma recommandation élogieuse au Comité de salut public. Je leur signalerai ton grand zèle.

– Espérons, ajouta Lalouët, que le citoyen Chauvelin ne laissera pas ces canailles lui filer entre les doigts.

– Si cela devait se produire, s’écria Chauvelin avec amertume, vous pourrez faire rechercher mon corps demain dans la Loire.

– Oh ! nous ne nous donnerions pas ce mal ! répliqua Carrier. Au revoir, citoyen ; au Rat Mort ce soir et bonne chance !

Jacques Lalouët accompagna Chauvelin jusqu’à la porte. Une fois seul, celui-ci demeura quelques instants immobile et attendant que le bruit des pas du jeune homme ait totalement disparu. Il poussa alors un grand soupir de satisfaction en murmurant :

– Et maintenant, mon cher Mouron Rouge, une fois de plus, à nous deux ! Il descendit rapidement les marches, sortit et se dirigea du côté du Bouffay.