Un homme se tenait tapi dans un renfoncement de la petite salle, une chope à la main, buvant à petites gorgées de l’ale chaude.
Il était impossible d’imaginer un être ayant moins l’apparence d’un marin et on pouvait se demander pourquoi on l’appelait « le capitaine ». Il était petit, maigre, avec un visage délicat et des mains fines. Il semblait mal à l’aise dans ses vêtements grossiers et ses frêles épaules paraissaient pouvoir à peine supporter le poids de la rude vareuse d’une coupe très ordinaire. Ses jambes grêles remplissaient mal les grosses bottes qui lui montaient jusqu’à mi-cuisse. Ses cheveux plats, parsemés de nombreux fils d’argent et qu’il portait noués sur la nuque avec un ruban de satin noir à l’ancienne mode, s’harmonisaient bien mal avec le reste de sa toilette. Un chapeau à grands bords, comme celui d’un marin, mais avec une calotte plus haute, semblable à ceux portés par les paysans bretons, reposait sur le banc à ses côtés.
Quand l’étranger entra, il le salua brièvement et en français.
La salle, mal aérée, était remplie de relents de tabac, de bière et de nourriture. Il y faisait chaud et le voyageur, transi jusqu’aux os, laissa échapper une exclamation de bien-être en se tournant vers l’âtre où brûlait un feu joyeux. Il ôta son chapeau et son grand manteau et présenta l’un après l’autre ses pieds à la flamme, tout en essayant de réchauffer ses mains engourdies.
« Le capitaine » prêtait peu d’attention à ses gestes. Il demeurait assis, silencieux et quasi immobile, son seul mouvement consistant à absorber de temps à autre une gorgée de bière. Mais chaque fois que ses yeux clairs et perçants rencontraient le nouveau venu, son regard s’arrêtait rapidement sur sa tenue élégante, sa redingote bien coupée, son gilet rayé et ses fines bottes, et une lueur de mépris, rapide comme l’éclair, y étincelait, vite éteinte par les paupières qui retombaient pour dissimuler cette expression furtive.
– Lorsque la femme m’aura apporté de quoi boire et manger, nous pourrons parler, dit l’étranger après un moment. Ces malheureuses bêtes doivent se reposer et j’ai une bonne heure devant moi.
Il parlait également en français et sur un ton autoritaire, presque arrogant, ce qui alluma dans les yeux du « capitaine » une nouvelle flamme de mépris, attisée par la haine et la cruauté. Mais il ne répondit rien et continua à boire en silence. Pendant toute une demi-heure, les deux hommes ne prêtèrent plus la moindre attention l’un à l’autre, comme si aucun d’eux n’avait fait ce long parcours jusqu’à cet endroit dans le seul but de s’entretenir.
Entre-temps, la femme avait déposé sur la table un plat de mouton en ragoût, du pain, du fromage et un pot d’ale poivrée. L’étranger se mit à manger avec grand appétit. Après s’être rassasié, il se leva et, tirant un banc dans le renfoncement de la salle où se tenait le « capitaine », il s’assit dans l’ombre, d’où seul, son profil émergeait.
– Maintenant, citoyen Chauvelin, dit-il en s’adressant à son voisin sur un ton cordial où perçait cependant une certaine condescendance, je suis prêt à t’écouter.
Chauvelin avait visiblement tressailli en s’entendant interpeller avec ce mélange d’arrogance et de familiarité. Il n’y avait pas si longtemps encore, un seul de ses mots, un seul de ses regards suffisait à faire trembler les gens. Ses silences avaient fait palpiter des cœurs d’effroi. Il était alors le tout-puissant président du Comité de salut public, le bras droit du citoyen Robespierre, le fin limier n’ayant pas son pareil pour dépister un malheureux « suspect » jusqu’à son repaire le plus caché. Ses yeux clairs savaient violer tous les secrets de l’âme et son flair infaillible devinait la trahison avant même qu’elle fût conçue. Il y a un an à peine, d’un seul mot il avait envoyé à la guillotine des quantités d’hommes et de femmes. Sur un seul signe de lui, la machine impitoyable du Comité de salut public s’était mise en mouvement, sévissant à la moindre suspicion, aussi bien contre les innocents que les coupables, ou assouvissant sa propre haine contre tous ceux qu’il considérait comme les ennemis de cette Révolution sanglante qu’il avait contribué à déchaîner. Et maintenant ni sa présence, ni son silence n’avaient le pouvoir de troubler l’assurance d’un simple parvenu.
Mais, à la dure école du succès et de l’échec par laquelle il avait passé depuis dix ans, il y avait une leçon qu’Armand, ci-devant marquis de Chauvelin, avait apprise : celle du contrôle de soi-même. Il avait frémi du ton familier de l’étranger, mais ni un mot, ni un geste n’avaient trahi ses sentiments.
– Ce que j’ai à t’apprendre peut se dire en moins de temps que tu n’as mis à manger et à boire, citoyen Adet.
En entendant prononcer ce nom, l’autre saisit brusquement le bras de Chauvelin comme pour l’avertir, tandis qu’il jetait un regard rapide et inquiet autour de lui.
– Tais-toi donc ! murmura-t-il précipitamment, tu sais bien que ce nom ne doit jamais être prononcé ici en Angleterre. Je suis Martin-Roget maintenant, ajouta-t-il, en dominant sa peur aussi vite qu’elle était venue.
Et en reprenant de nouveau son ton de supériorité :
– Tâche de ne pas l’oublier.
Chauvelin dégagea lentement son bras de l’étreinte. Son visage pâle était vide de toute expression. Seules ses lèvres minces s’étaient crispées.
– J’essayerai de m’en souvenir, citoyen, répliqua-t-il avec un étrange sifflement dans la voix ; j’essayerai de me souvenir qu’ici, en Angleterre, tu es un aristo à l’égal de tous ces maudits Anglais, que le diable pourrait bien précipiter dans les profondeurs de la mer !
– Ah ! répondit Martin-Roget en riant complaisamment, cela ne m’étonne pas que tu les haïsses, citoyen Chauvelin. Toi aussi, tu étais un aristo ici en Angleterre et il n’y a pas si longtemps, je pense, l’envoyé spécial auprès de Sa Majesté le Roi, n’est-ce pas ? Jusqu’à ce que tu aies eu cette histoire avec un de ces satanés Anglais, ce qui t’a fait devenir… ce que tu es maintenant.
En disant ces mots, il redressa son grand corps et toisa le petit homme qui se tenait près de lui, un sourire ironique et méprisant sur les lèvres. Il crut déceler une menace dans l’attitude de Chauvelin, mais tellement imbu de lui-même et de son importance, il avait envie de se mesurer avec cet homme qui, après avoir été puissant et redouté de tous, était maintenant pour lui le symbole de la faillite et de la disgrâce. Mais peut-être demeurait-il quand même dangereux et il était imprudent de le défier. Martin-Roget voulut en avoir le cœur net.
– Sans vouloir t’offenser, citoyen Chauvelin, reprit-il d’un ton protecteur qui fit de nouveau sursauter le « capitaine ». Je ne voulais pas blesser ta susceptibilité. Je désirais seulement te prévenir que ce que je fais ici ne regarde personne et que je ne suis prêt à supporter ni la moindre critique, ni la plus petite intervention dans mes affaires !
Chauvelin, qui souvent dans le passé n’avait pas hésité à envoyer d’un simple signe de tête un homme à la guillotine, ne répliqua rien à cette arrogante réprimande. Son corps frêle eut l’air de se ramasser davantage. Il passa sur son visage sa main maigre et semblable à une griffe, comme pour effacer toute expression qui eût pu paraître en contradiction avec l’humilité de son personnage actuel.
– Je n’avais pas pensé non plus à t’offenser, citoyen Martin-Roget, dit-il d’une voix doucereuse ; ne combattons-nous pas pour la même cause : la gloire de la République et la destruction de ses ennemis ?
Martin-Roget soupira d’aise ; la bataille était gagnée. Il se sentait, après cet acte de soumission venant d’un homme jadis tout-puissant, plus fort qu’il n’avait jamais été. Il redevint jovial et protecteur.
– Bien entendu, bien entendu, répondit-il aimablement en se penchant de nouveau vers le feu. Nous sommes deux fidèles serviteurs de la République, et je peux t’aider à effacer ta disgrâce, citoyen, en te confiant un rôle actif dans le travail que j’ai entrepris. Et maintenant, quelles sont les nouvelles ? ajouta-t-il avec le ton condescendant du maître s’adressant à son domestique pris en faute, puis pardonné.
– J’ai conclu tous les arrangements concernant le bateau, dit Chauvelin tranquillement.
– Ah ! voici de bonnes nouvelles ! Quel bateau est-ce ?
– C’est un bâtiment hollandais. Le capitaine et l’équipage sont tous hollandais.
– C’est dommage, s’exclama Martin-Roget. Un capitaine et un équipage danois auraient été plus sûrs.
– Je n’ai pas pu trouver de bateau danois prêt à courir ces risques, répliqua sèchement Chauvelin.
– Bon. Et alors, ce bateau hollandais…
– Il s’appelle le Hollandia et fait le commerce du sucre. Mais je suppose que son capitaine fait beaucoup plus de contrebande que de commerce régulier. En tout cas il est prêt à assumer tous les risques pour la somme que tu as fixée et à tenir sa langue en cas de besoin sur toute l’affaire.
– Pour deux mille francs ?
– Oui.
– Et d’amener le Hollandia jusqu’au Croisic ?
– Sur ton ordre.
– Y a-t-il un logement convenable à bord, pour une dame et sa servante ?
– Je ne sais pas ce que tu appelles convenable, dit Chauvelin d’un ton sarcastique que l’autre n’entendit pas ou feignit de ne pas entendre, et je ne sais ce que tu appelles une « dame ». Le logement à bord sera suffisant pour deux hommes et deux femmes.
– Quel est le nom du capitaine ? demanda Martin-Roget.
– Un nom étranger, répliqua Chauvelin. Cela s’écrit K.u.y.p.e.r. Le diable seul sait comment cela se prononce.
– Très bien. Est-ce que le capitaine a compris exactement ce que je désire ?
– D’après ce qu’il m’a dit, le Hollandia jettera l’ancre à Portishead le dernier jour de ce mois. Toi et tes invités pourrez monter à bord n’importe quel jour, à ta convenance, après cette date. Le bateau sera à ta disposition et prêt à partir une heure après votre arrivée, tous les papiers sont en ordre. À bord, il y aura une cargaison de sucre venant des Indes néerlandaises, à destination d’Amsterdam, destinataire mijnheer van Smeer. Tout est parfaitement en règle. Des aristos français à bord, des émigrés en route pour l’armée des princes.
– Il n’y aura aucune difficulté ici en Angleterre.
– Et aucune au Croisic, ajouta Martin-Roget. Cet homme ne court aucun risque.
– Le capitaine n’est pas tout à fait de cet avis, répliqua Chauvelin. Les Français n’accueillent pas actuellement à bras ouverts les navires et les équipages hollandais, si je ne me trompe ?
– Sûrement pas. Mais au Croisic, avec le citoyen Adet à bord…
– Je pensais que ce nom ne devait pas être prononcé ici, répliqua Chauvelin d’un ton sec.
– Tu as raison, citoyen, chuchota rapidement l’autre, cela m’a échappé. Il s’était levé d’un bond ; son visage était devenu très pâle. Toute son attitude s’était transformée et l’aisance et l’arrogance avaient fait place à l’inquiétude et à la terreur. Il marcha vers la fenêtre en essayant d’étouffer le bruit de ses pas sur le parquet inégal.
– Redoutes-tu quelque espion, citoyen Roget ? interrogea Chauvelin en haussant les épaules.
– Non. Il n’y a personne à l’exception d’un pauvre type de Chelwood qui m’a amené jusqu’ici. Les habitants de cette maison sont sûrs. Ils ont assez de secrets à garder pour eux-mêmes.
Il était évident qu’il essayait de se rassurer lui-même, mais il restait sur le qui-vive. D’un geste fébrile il poussa les volets et regarda au-dehors dans la nuit.
– Holà ! cria-t-il.
Mais il ne reçut aucune réponse.
– Il a commencé à pleuvoir, reprit-il plus calmement ; je suppose que le bonhomme a trouvé un refuge auprès des chevaux à l’écurie.
– Très probablement, répondit laconiquement Chauvelin.
– Si tu n’as plus rien à me dire, continua Martin-Roget, je crois que je ferais mieux de songer à mon retour. Pluie ou pas pluie, je voudrais être à Bath avant minuit.
– Un bal ou un souper chez une de tes duchesses ? interrogea l’autre en ricanant. Je les connais.
Martin-Roget n’accorda aucune attention à ce sarcasme.
– Comment vont les choses à Nantes ? demanda-t-il.
– Merveilleusement ! Carrier est comme un fauve en liberté. Les prisons débordent. L’excédent des condamnés et des suspects remplit les caves et les entrepôts partout le long des quais. Les prêtres et autres vermines sont gardés sur des bateaux hors d’usage, en amont du fleuve. La guillotine ne chôme pas une seule minute et l’ami Carrier craint seulement qu’elle ne résiste pas à un pareil travail. Aussi a-t-il inventé une nouvelle manière extraordinaire pour se défaire d’un seul coup d’une foule d’indésirables. Tu en as sûrement entendu parler, citoyen ?
– Oui, j’en ai entendu parler, répliqua l’autre brièvement.
– Ça a commencé avec un tas de prêtres réfractaires. Après avoir réquisitionné une vieille gabare, Carrier a demandé à un constructeur de bateaux de pratiquer une demi-douzaine de sabords dans la cale. Le type a hésité, ne sachant pas à quoi cela pouvait servir. Mais Foucaud et Lamberty, des agents du proconsul, tu les connais, lui expliquèrent qu’on craignait un coup de main royaliste et que la gabare, remorquée, allait descendre la Loire jusqu’à un des confluents navigables. Il s’agissait de couler le bateau au milieu de la rivière, pour empêcher le passage des rebelles. Satisfait de cette explication, on mit cinq charpentiers au travail. Tout était prêt vers le milieu du mois dernier. Je connais la femme Pichot qui tient une petite taverne en face de la Sècherie. Elle a vu la gabare remonter le fleuve jusqu’au bateau, où étaient enfermés les vingt-cinq prêtres du diocèse de Nantes depuis plus de deux mois, au milieu des rats et autres créatures aussi nocives qu’eux-mêmes. Un merveilleux clair de lune avait transformé la Loire en un ruban d’argent. Foucaud et Lamberty gênaient les opérations et Carrier leur avait donné des instructions précises, ils attachèrent deux par deux les calotins pour les transférer sur la gabare. Il paraît même que les prêtres étaient fort contents de s’en aller, ils en avaient assez des rats, je suppose. La seule chose qui leur déplaisait était d’être fouillés, car certains avaient réussi à cacher, lors de leur arrestation, des objets en argent, tels que des crucifix, des ornements d’église, etc. Ils n’étaient pas contents de s’en séparer. Mais Foucaud et Lamberty leur enlevèrent tout, sauf les vêtements indispensables, et d’ailleurs là où ils allaient, le minimum pouvait suffire ! Foucaud, cette brute avare et égoïste, s’en est mis plein les poches, paraît-il. Je parie qu’il prendra lui-même un de ces jours le chemin de la Loire.
Chauvelin s’était levé. D’un pas rapide, il se dirigea jusqu’à la table, sur laquelle était posée la chope que la femme avait apportée pour Martin-Roget. Il but d’un trait ce qui restait de bière. Il avait parlé sans s’interrompre d’un ton froid et sans que l’atrocité de son récit ait amené sur son visage la moindre expression d’horreur. Toute urbanité apprise au contact de la Cour avait disparu de son visage, ainsi que toute trace du gentilhomme qu’il avait été, laissant la place au révolutionnaire qu’il était devenu, soit par intérêt, soit par conviction. Le ci-devant marquis de Chauvelin, l’ambassadeur de la République à la cour de St. James était devenu le citoyen Chauvelin, intégré à la canaille qu’il avait choisi de servir. Il était un de ces révolutionnaires assoiffés de sang qui avaient souillé la noble cause de la Liberté et de la Fraternité en l’immolant. Il fit claquer ses lèvres qu’il essuya du revers de sa manche, puis mit les mains dans les poches de son pantalon, un air de sauvage satisfaction sur son pâle visage.
Martin-Roget n’avait fait aucun commentaire à ce récit. Assis près du feu, il avait écouté le « capitaine » avec attention et, maintenant même, il ne montrait pas le moindre signe d’impatience. Immobile, les mains jointes, toute son attitude indiquait un intérêt concentré et presque douloureux.
Au bout d’un moment, Chauvelin reprit son récit.
– J’étais à la taverne de la mère Pichot, cette nuit-là, continua-t-il ; j’ai vu la gabare, tel un cercueil flottant, descendre tout doucement le fleuve, escorté par un petit bateau. Lors de son passage à la Samaritaine, les canons de la batterie fluviale lui ont fait sommation de s’arrêter, car Carrier avait interdit toute navigation en amont et en aval de la Loire jusqu’à nouvel ordre. Foucaud, Lamberty, Fouquet et O’Sullivan, l’armurier, se trouvaient dans la petite embarcation et ils ramèrent jusqu’au ponton. Vailly, le canonnier en chef, leur fit une nouvelle sommation. Mais ils devaient sans doute avoir une autorisation écrite du proconsul, car on leur permit le passage. Malgré les nuages qui couvraient la lune à ce moment-là, Vailly, resté aux aguets, a pu voir la gabare descendre encore plus loin et finalement disparaître de sa vue. Continuant sa route par Chantenay et Trentemoult, la gabare atteignit, juste après Cheviré, le point où la Loire s’étend sur une largeur de près de six cents mètres.
Il s’arrêta de nouveau pour observer avec une joie cruelle son auditeur, qui l’écoutait immobile.
– Et alors ?
La question avait été proférée d’une voix rauque, à demi étouffée et il était impossible de discerner si c’était l’horreur, l’excitation ou simplement la curiosité qui motivaient cette sorte d’aboiement.
Chauvelin partit d’un éclat de rire.
– Alors…, continua-t-il avec nonchalance, moi j’étais trop loin en amont du fleuve pour voir quoi que ce soit et Vailly n’a rien pu voir non plus, mais il a tout entendu ! D’ailleurs d’autres gens, qui se trouvaient sur les berges à cet endroit-là, ont également pu entendre.
– Et qu’ont-ils entendu ? interrompit Martin-Roget.
– D’abord les coups de marteau, quand on ouvrit les sabords pour laisser entrer l’eau, répondit Chauvelin, puis les hurlements de vingt-cinq prêtres en train de se noyer.
– Et il n’y eut aucun rescapé ?
– Pas un seul.
De nouveau Chauvelin riait. Il avait une manière de rire très particulière, ironique et presque sèche, comme si les malheurs des autres le remplissaient de joie. Il n’avait pas été sans remarquer le tressaillement qui avait agité son interlocuteur à son récit, et bien que Martin-Roget craignît de laisser paraître sa répulsion, sachant que seul celui qui sait rester impassible en toutes circonstances peut vaincre tous les obstacles et gravir les échelons du succès, son attitude exprimait maintenant l’indicible horreur qu’il éprouvait devant ce crime épouvantable, si complaisamment relaté.
Un profond silence remplissait maintenant la salle basse, interrompu seulement de temps à autre par le crépitement du bois humide qui flambait dans l’âtre et par le bruit d’un volet mal attaché que le vent rabattait contre la fenêtre, comme poussé par la main invisible d’un fantôme.
Martin-Roget, de plus en plus penché vers le feu qui n’arrivait plus à le réchauffer, se savait observé par son compagnon qui le dominait en ce moment de nouveau. Malgré l’échec, l’humiliation et la disgrâce, ni le cœur, ni la volonté de cet homme n’avaient jamais fléchi. Il était resté aussi fanatique et dépourvu de toute pitié qu’auparavant et tenait pour une trahison envers la Patrie et la République le moindre mouvement de pitié ou d’humanité envers une victime de cette Révolution sanglante qu’il aimait comme son enfant.
Martin-Roget essaya donc de surmonter cette indescriptible horreur qui avait glacé son cœur au récit de ce crime sans nom, perpétré contre des hommes sans défense. Il ne voulait se trahir ni par un geste, ni par une parole. La punition de ces faiseurs de révolution, leur enfer sur la terre, était précisément d’être condamnés à se haïr et à se craindre les uns les autres. Chacun savait que l’autre était toujours aux aguets et prêt à fondre sur lui pour le détruire, comme eux l’avaient fait envers la justice et le bon droit, envers l’innocent comme envers le coupable. Il savait que, tel un fauve, chacun se jetterait sur sa proie quelle qu’elle fût, pour la dévorer, n’épargnant ni le frère, ni l’ami.
Comme beaucoup d’autres, plus forts que lui, Pierre Adet – ou Martin-Roget comme il se nommait maintenant – avait été aspiré dans ce tourbillon de violences et de crimes, auquel il ne pouvait ni ne voulait plus échapper. Il avait trop d’injustices passées à venger, trop d’iniquités à réparer, pour vouloir se retirer au moment où le soulèvement d’un peuple entier avait enfin placé entre ses mains un pouvoir nouveau. Ce sentiment de dégoût qu’il avait ressenti et qui l’avait fait se détourner avec horreur de Chauvelin, n’était que la dernière lueur d’une flamme qui allait s’éteindre, la réminiscence de certaines aspirations de sa jeunesse, de pureté et de douceur, complètement étouffées maintenant par la passion de haine et de vengeance.
Il ne donnerait pas à Chauvelin la satisfaction de le voir tressaillir à nouveau ; il eut honte de sa faiblesse. Il avait délibérément choisi son destin parmi ces hommes et était décidé à ne pas succomber à leurs dénonciations ou à leur jalousie. Il fit donc un grand effort pour se ressaisir, invoquant toutes les images d’un passé d’oppression et de tyrannie qui avaient tué en lui tout sens de pitié. Puis, avec une parfaite indifférence qui ne donnait plus la moindre prise à l’ironie de Chauvelin, il demanda au bout d’un moment :
– Est-ce que le citoyen Carrier a été satisfait de cette entreprise patriotique ?
– Parfaitement ! répondit l’autre. Il n’a d’ordres à recevoir de personne. Il est proconsul, le dictateur virtuel de Nantes et il s’est juré de purger la ville de tout élément nocif jusqu’au dernier. La cargaison de prêtres fut suivie par un lot de voleurs et de coupe-gorge. C’est par là que le patriotisme de Carrier brille dans toute sa splendeur. Ce ne sont pas seulement les prêtres et les aristos qui sont traqués comme tu le vois, mais les autres malfaiteurs sont traités de même.
– Oui, je vois qu’il est tout à fait impartial, remarqua Martin-Roget avec nonchalance.
– Oh ! absolument, rétorqua Chauvelin en s’asseyant de nouveau.
Puis posant ses deux coudes sur la table il regarda Martin-Roget bien en face, en ajoutant lentement :
– Tu n’auras pas à te plaindre du manque de patriotisme de Carrier quand tu lui remettras ton gibier !
Une nouvelle fois Chauvelin eut la satisfaction de voir que sa flèche avait atteint son but. Bien que le visage de Martin-Roget fût dans l’obscurité, il avait pu observer la violente émotion qu’exprimait tout le comportement de ce dernier. Cependant, une fois encore, Martin-Roget réussit à se dominer au point de répondre avec un certain détachement :
– Que veux-tu dire exactement par là, citoyen Chauvelin ?
– Oh ! tu le sais bien, répondit l’autre. Je ne suis pas un imbécile, hein, quoi ? Ou alors la Révolution n’aurait que faire de moi. Si après tous mes échecs elle utilise toujours mes services, c’est parce qu’elle sait qu’on peut compter sur moi. Je sais voir et écouter, citoyen Adet, ou Martin-Roget, comme tu préfères, et je sais également me servir de ma tête. Je sais que un et un font deux. Tout le monde à Nantes se souvient que le vieux meunier Jean Adet fut pendu voici quatre ans, parce que son fils Pierre avait pris part à une rébellion ouverte contre la tyrannie du ci-devant duc de Kernogan et qu’il n’était pas là pour subir sa peine. Je connaissais Jean Adet… et j’étais sur la place du Bouffay, à Nantes, quand il fut pendu…
Mais déjà Martin-Roget s’était levé d’un bond :
– Tais-toi, cria-t-il avec violence, tais-toi donc !
Il arpentait la pièce comme une panthère en cage, grinçant des dents, tandis que ses grandes mains frémissaient comme pour saisir à la gorge un ennemi invisible.
– Tu crois peut-être que j’ai besoin qu’on me rappelle tout cela ? ajouta-t-il d’une voix rauque.
– Non, je ne le pense pas, citoyen, répondit calmement Chauvelin ; je voulais simplement te mettre en garde.
– Me mettre en garde contre quoi ?
Inquiet, nerveux, Martin-Roget s’assit de nouveau. Ses mains tremblaient toujours, tandis qu’il les approchait du feu. Son visage était couleur de plomb, plus son agitation était grande, plus Chauvelin devenait impassible.
– M’avertir de quoi ? reprit-il d’un ton agressif, tout en essayant de retrouver son ancien air de condescendance. Que t’importent mes affaires, qu’en sais-tu ?
– Oh ! rien, rien, citoyen Martin-Roget, répondit Chauvelin sur un ton plaisant, je m’amusais simplement à compter qu’un et un font deux comme je te le disais tout à l’heure. Affréter un bateau de contrebande avec des aristos à bord, ayant pour destination apparente la Hollande, et pour vrai but Le Croisic… Le Croisic est actuellement le port de Nantes, et nous n’amenons pas des aristos à Nantes pour leur être agréables, hein ?
– Et pourquoi donc, citoyen Chauvelin, si tes conjectures sont exactes ? rétorqua Martin-Roget.
– Hem, rien ! répondit l’autre avec indifférence. Seulement fais attention, citoyen… c’est tout.
– Faire attention à quoi ?
– À l’homme qui m’a apporté la ruine et la disgrâce.
– J’ai déjà entendu parler de cette légende, s’écria Martin-Roget avec un haussement d’épaules méprisant ; tu veux dire l’homme que l’on appelle le Mouron Rouge ?
– Oui, précisément…
– Et qu’ai-je à voir avec lui ?
– Je ne sais pas. Mais n’oublie pas que, par deux fois déjà, j’étais sur ses traces, ici, en Angleterre, sur le point de me saisir de lui, certain de ma victoire, et qu’à chaque fois il m’a échappé en me couvrant de honte et de ridicule. Je suis un homme marqué maintenant et bientôt la guillotine me réclamera. Tes affaires ne me concernent pas, citoyen, mais je me réserve le Mouron Rouge pour ma part. Je ne permettrai pas que des maladresses, commises par toi, le fassent triompher de nous une fois de plus.
Martin-Roget jura avec violence :
– Par le diable et toute sa clique, dispense-toi de mêler tes affaires aux miennes, cria-t-il passionnément. Assez ! Je n’ai rien à voir avec ton satané Mouron Rouge. Mes affaires sont avec…
– Le duc de Kernogan et sa fille ! interrompit Chauvelin. Je ne le sais que trop. Tu veux te venger de l’assassinat de ton père, ça, je le sais également. Tout cela est ton affaire. Mais méfie-toi. Tout d’abord, le secret de ton identité est absolument essentiel à la réussite de ton projet, n’est-ce pas ?
– Naturellement. Mais…
– Mais néanmoins ton identité est connue de l’ennemi le plus acharné et le plus malin de la République.
– Impossible ! affirma Martin-Roget rageusement.
– Et le duc de Kernogan… ?
– Bah ! Il n’a jamais eu l’ombre d’un soupçon. Crois-tu qu’un seigneur, tout-puissant comme il l’était, a jamais regardé assez un pauvre paysan pour le reconnaître quatre ans plus tard ? Je suis venu dans ce pays comme un émigré, en fraude sur un bateau de contrebande comme de la marchandise illégale. J’ai des papiers qui prouvent que je me nomme Martin-Roget, banquier à Brest. Le vénérable archevêque de Brest, dénoncé au Comité de salut public comme traître à la République, a reçu sa liberté et un sauf-conduit pour l’Espagne à condition que moi, Martin-Roget, j’obtienne des lettres d’introduction auprès de différents émigrés de la noblesse en Hollande et en Angleterre. J’ai été présenté à Son Altesse Royale et à l’élite de la société anglaise de Bath. Je suis un ami du duc de Kernogan et maintenant le prétendant agréé à la main de sa fille.
– Sa fille ! interrompit Chauvelin avec sarcasme, tandis que ses yeux étincelaient.
Martin-Roget ne répondit pas immédiatement. Mais un flot de sang envahit son front, laissant ses joues livides.
– Et la fille non plus ne t’a pas reconnu ? reprit Chauvelin.
– Yvonne de Kernogan n’a jamais vu le visage de Pierre Adet, le fils du meunier, répondit-il sèchement. Elle est maintenant fiancée à Martin-Roget, le banquier millionnaire de Brest. Ce soir, je vais persuader le duc d’autoriser que le mariage ait lieu dans une semaine. J’invoquerai des affaires pressantes en Hollande et mon désir de m’y rendre accompagné de ma femme. Le duc acceptera sans même consulter sa fille. Le lendemain de mon mariage, je serai à bord du Hollandia en compagnie de ma femme et de mon beau-père, nous dirigeant vers Nantes où Carrier s’occupera d’eux.
– Es-tu tout à fait sûr que ton projet n’est connu de personne et qu’actuellement personne ne soupçonne que Pierre Adet et Martin-Roget ne sont qu’un seul et même individu ?
– Tout à fait certain, répondit Martin-Roget avec assurance.
– C’est parfait alors, répliqua lentement Chauvelin, mais laisse-moi te dire ceci : aussi vrai que j’existe, je suis convaincu malgré tout ce que tu me dis qu’il y a actuellement à Bath un certain gentilhomme qui connaîtra, s’il ne la connaît déjà, ta véritable identité, un gentilhomme bien connu de toi, de moi, comme de toute la France et qui n’est autre que le Mouron Rouge.
Martin-Roget haussa les épaules, en éclatant de rire.
– C’est tout à fait impossible ! s’écria-t-il. Pierre Adet n’existe plus… Il n’a d’ailleurs jamais beaucoup existé. En tout cas il a cessé d’être un certain soir d’orage de septembre 1789. À moins que ton ennemi préféré ne soit sorcier, il ne peut le savoir.
– Il n’y a rien que ne puisse découvrir mon ennemi préféré, comme tu l’appelles. Méfie-toi de lui, citoyen, méfie-toi !
– Comment le puis-je ? interrogea l’autre en se moquant, puisque je ne le connais pas.
– Si tu le connaissais, cela ne t’aiderait guère, répliqua Chauvelin. Mais méfie-toi de chaque inconnu que tu rencontres, n’aie confiance en personne et surtout ne suis personne. Il est là où tu l’attends le moins et sous un déguisement que nul ne peut prévoir.
– Alors, dis-moi qui il est, puisque tu le connais, afin que je puisse m’en garder efficacement.
– Non, je ne te le dirai pas, reprit Chauvelin en réfléchissant. Dans ton cas, il serait très dangereux de le connaître.
– Dangereux pourquoi ? pour qui ?
– Mais pour toi, vraisemblablement. Pour moi et la République sans aucun doute. Non, je ne te dirai pas qui est le Mouron Rouge. Écoute-moi, citoyen, suis mon avis, ajouta-t-il d’un ton emphatique, retourne à Paris ou à Nantes et tâche de servir ton pays, plutôt que de passer la tête dans un nœud coulant en te mêlant d’affaires ici en Angleterre pour assouvir ta vengeance.
– Ma vengeance ! s’exclama Martin-Roget dans un cri sauvage.
Il semblait vouloir ajouter quelque chose de plus, mais les mots s’étouffèrent dans sa gorge. Le sang quitta de nouveau son front et son visage entier redevint d’une pâleur cadavérique. Il saisit une bûche qu’il lança violemment dans le foyer, avec un geste de défi.
Une pendule quelque part sonna neuf heures.
Martin-Roget attendit que le dernier écho de la sonnerie se fût éteint, puis il reprit d’une voix calme :
– Renoncer à mes projets de vengeance ! Peux-tu même t’imaginer, citoyen Chauvelin, ce que cela représenterait pour un homme comme moi, de renoncer à ce pour quoi j’ai vécu, ce vers quoi tous mes efforts ont tendu ces quatre dernières années ? Pense au pauvre type que j’étais le jour où, par un concours de circonstances, notre expédition projetée contre le château de Kernogan a tourné en désastre pour nous et en triomphe pour le duc. J’ai été renversé et presque broyé par les roues du carrosse de Mlle de Kernogan. J’ai réussi néanmoins à ramper dans la boue, la pluie et le froid malgré mes blessures, saignant et à demi mort et à me traîner jusqu’au presbytère de Vertou, où le curé, au péril de sa vie, m’a recueilli, caché et soigné pendant deux jours, me permettant ainsi de reprendre quelques forces pour continuer plus loin. Ni le curé, ni moi ne savions alors la diabolique vengeance que le duc projetait contre mon pauvre père, dans le cas où l’on ne me retrouverait pas. La nouvelle ne m’en est parvenue que lorsque tout était fini et que j’avais atteint Paris, grâce aux quelques sous que m’avait donnés le brave curé et à ceux que j’avais pu péniblement récolter en travaillant tout le long de la route. Dans ce temps je n’étais encore qu’un pauvre diable ignare, un ancien serf du seigneur de Kernogan, son esclave, à peine un peu plus que son bétail. Quand j’ai appris que mon père avait été lâchement assassiné, pendu pour un crime que j’étais supposé avoir commis et pour lequel je n’avais même pas été jugé, un grand changement s’opéra en moi. Pendant quatre ans j’ai végété dans une mansarde, travaillant comme un galérien, avec mes bras durant le jour, avec mes livres pendant la nuit. J’ai absorbé des livres de philosophie et de science et je suis devenu maintenant un homme cultivé. Je peux discuter, me mesurer avec n’importe lequel de ces maudits aristocrates qui défient de leurs caprices et de leurs manières affectées, les démocraties de deux continents. Je parle l’anglais presque comme un Anglais et également le danois et l’allemand. Je peux citer les poètes anglais et critiquer Voltaire. Ne suis-je pas un aristo ? Pour cela, j’ai travaillé jour et nuit, citoyen Chauvelin. Ah ! ces nuits, comme j’ai peiné pour devenir ce que je suis ! Et tout cela pour atteindre un seul but, sans quoi mon existence n’aurait pas été supportable. Ce but m’a guidé, m’a soutenu et m’a aidé à travailler. Être quitte un jour avec le duc de Kernogan et sa fille ! Devenir leur maître, les tenir à ma merci, les anéantir ou leur pardonner à mon gré, être l’arbitre de leur destin ! J’ai trimé pendant quatre années, maintenant mon but est en vue et tu me parles de renoncer à mes projets de vengeance ! Crois-moi, citoyen Chauvelin, conclut-il, il me serait plus facile et moins douloureux de tenir ma main au-dessus de cette flamme jusqu’à ce qu’elle soit réduite en cendres, plutôt que de renoncer à l’espoir de cette vengeance qui m’a dévoré jusqu’à l’âme.
Il avait parlé longuement et d’une voix contenue sans jamais élever le ton ni faire de gestes, d’une manière uniforme, comme quelqu’un qui récite une leçon ; il était demeuré assis devant l’âtre, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, les yeux fixés sur la flamme.
De son côté, Chauvelin l’avait écouté sans mot dire. Le mépris, le ressentiment, l’envie mal dissimulée de l’homme déchu envers le parvenu qui avait réussi avaient disparu de son expression. L’histoire de Martin-Roget, simplement racontée avec tout ce qu’elle contenait de sentiments intenses, avait fait vibrer en son cœur atrophié la corde de la sympathie. Il comprenait – oh ! combien – cette haine passionnée, ce désir effréné d’exiger œil pour œil, dent pour dent. Sa propre vie n’était-elle pas aussi remplie d’une semblable soif de vengeance envers cet homme tant détesté, ce Mouron Rouge qui l’avait si souvent et si cruellement dupé ?
Quelques instants avaient passé depuis que la voix dure et monotone de Martin-Roget s’était tue. Le silence s’était établi entre les deux hommes qui n’avaient plus rien à ajouter. L’un avait vidé son cœur débordant, l’autre l’avait écouté. À vrai dire, ils étaient faits pour se comprendre et ce silence était plutôt une preuve de leur entente mutuelle. Autour d’eux tout n’était que calme. Personne ne bougeait dans la maison. Au-dehors régnait une nuit de brouillard. Le volet avait cessé de battre contre la fenêtre. Seul le crépitement du bois rompait ce silence oppressant.
Martin-Roget fut le premier à s’éveiller de cet état de tension dans lequel l’avaient plongé ses souvenirs. Il laissa ses mains retomber lourdement sur ses genoux et se retourna vers son compagnon, puis se leva et avec un rire bref il dit :
– Maintenant, citoyen, il me faut te dire au revoir et reprendre le chemin du retour vers Bath. Les chevaux ont eu le repos nécessaire et je ne peux pas passer la nuit ici.
Il se dirigea vers la porte, l’ouvrit et appela :
– Holà ! Y a-t-il quelqu’un ?
La femme qui l’avait accueilli à son arrivée descendit lentement l’escalier.
– Dites à mon homme de se tenir prêt avec les chevaux. J’arrive ! ordonna Martin-Roget.
Il revint dans la salle et revêtit non sans mal son grand manteau. Chauvelin avait repris sa place dans le renfoncement. Il se tenait les bras croisés, un sourire mi-hautain, mi-satisfait sur les lèvres. Lorsque Martin-Roget fut prêt à partir, il lui lança d’une voix calme :
– Le Hollandia, n’oublie pas ! le dernier jour du mois à Portishead, capitaine K.u.y.p.e.r. !
– Fort bien, répondit l’autre, je ne suis pas près de l’oublier ! Et ramassant son chapeau et sa cravache il sortit.
Dehors, sous le porche, il retrouva la femme penchée sur l’homme étendu et qui paraissait dormir.
– Il dort profondément, m’sieu, dit-elle.
– Comment, il dort ? s’écria rudement Martin-Roget ; nous aurons vite fait de le réveiller.
Et, en disant ces mots, il allongea un violent coup de botte à son guide qui poussa un gémissement, s’étira et se mit à se frotter les yeux. La lumière vacillante de la lanterne lui révéla le visage furieux de son maître.
– Debout ! cria brutalement Martin-Roget en le secouant par les épaules. Amène les chevaux et ne me fais pas attendre. Sinon, il pourrait t’en cuire.
– Bien, m’sieu, bien, murmura placidement le bonhomme en se dégageant de cette étreinte peu cordiale et en s’éloignant d’un pas mesuré.
– Vous n’avez donc personne ici pour aider ce vaurien à seller ces sacrés chevaux ? demanda Martin-Roget avec impatience. Il sait à peine distinguer la queue d’un cheval de sa tête.
– Non, m’sieu, je n’ai personne ce soir, répondit la femme. Mon mari et mon fils sont partis pour Watchet aider au déchargement des cargos et ils ne seront pas de retour avant minuit. Mais, ajouta-t-elle, je sais seller un cheval si vous le désirez.
À ce moment, ils furent interrompus par des exclamations, où la surprise se mêlait à la consternation, venant des écuries.
– Holà ! À moi !… Mille dieux !
– Que diable se passe-t-il ? cria Martin-Roget.
– Les chevaux !
– Quoi, les chevaux ?
Ne recevant pas de réponse, Martin-Roget se fit indiquer par la femme le chemin des écuries, vers lesquelles il se précipita en jurant. Il se heurta contre son guide qui poussa de nouvelles exclamations, plus affolées encore que les premières.
– Ils sont partis ! cria-t-il avec agitation.
– Qui est parti ? interrogea le Français.
– Les chevaux !
– Les chevaux ? Que diable veux-tu dire ?
– Oui, ils sont partis, m’sieu ; il n’y avait pas de porte à l’écurie.
– Crétin ! hurla Martin-Roget qui venait enfin de comprendre. Les chevaux ne sortent pas comme cela de l’écurie. Si tu les avais convenablement attachés…
– Je ne les avais pas attachés, protesta l’homme, je ne savais pas comment m’y prendre et personne n’était là pour m’aider. J’pensais qu’ils resteraient tranquilles.
– Eh bien ! puisqu’ils sont partis, tu n’as plus qu’à aller les chercher, cria Martin-Roget sur le point de perdre tout contrôle de lui-même et prêt à cravacher l’homme.
– Les ramener, m’sieu ? pleurnicha l’autre. Comment voulez-vous que je les retrouve dans cette obscurité ? Et même si je les trouve, comment les attraper ? Le sauriez-vous, m’sieu ? ajouta-t-il avec impertinence.
– Je saurai comment t’arranger, maudit imbécile, grommela Martin-Roget, si je dois passer la nuit dans ce trou !
Il se dirigea dans l’obscurité vers une petite lumière, indiquant une sorte de grange qui servait probablement d’écurie. Il trébucha contre le pavé inégal de la cour et toutes les ordures qui s’y trouvaient entassées. Il faisait si noir qu’on ne voyait pas à un mètre devant soi. La femme le suivait, essayant de le calmer en lui offrant de passer la nuit dans la salle de l’auberge, car, disait-elle, elle ne disposait, hélas ! d’aucun lit. Derrière eux, le guide fermait la marche en marmonnant.
– Vous êtes un négligent, l’homme, l’admonestait la femme ; je vous ai donné une lanterne et tout ce qu’il faut pour vous occuper des chevaux convenablement.
– Mais vous ne m’avez pas prêté la main pour les attacher à l’intérieur et vous ne leur avez pas donné à manger. Au diable les chevaux, je les déteste !
– Comment ! vous ne leur avez pas donné la nourriture que je vous ai apportée pour eux ? s’exclama la femme.
– Non pas. Pensez-vous que j’allais rentrer là pour recevoir des coups de pied ?
– J’comprends. Les pauvres bêtes, conclut la femme, elles ont eu faim et sont allées par là où se trouve le foin. Vous ne les retrouverez jamais dans ce brouillard, c’est moi qui vous le dis.
Il n’y avait en effet aucun doute là-dessus. Les chevaux avaient dû quitter l’écurie à la recherche de foin, guidés par leur instinct. Pas le moindre bruit en tout cas ne signalait leur présence dans les alentours.
– On les retrouvera bien demain matin, dit la femme avec son flegme exaspérant.
– Demain matin ! s’écria Martin-Roget, ivre de rage, et que diable vais-je faire entre-temps ?
La femme lui réitéra l’offre de l’installer pour la nuit dans la salle, près du feu.
– Vous ne gênerez personne, m’sieu, ajouta-t-elle, il y a des Français comme vous parmi les gens qui sont là et je leur dirai que vous n’êtes pas venu pour les espionner.
– Il n’y a pas plus de cinq milles d’ici à Chelwood, interrompit doucement le guide ; vous trouverez peut-être un meilleur logement là-bas.
– Une trotte de cinq milles, grommela Martin-Roget dont la colère paraissait être tombée devant cette situation sans issue, et de plus dans la nuit, le brouillard et la boue !
Et se tournant vers la femme il ajouta :
– Il y a une pièce d’or pour vous si vous me dégotez un bon lit pour la nuit.
La femme hésita quelques secondes.
– Hem ! Un souverain est bien tentant, m’sieu, dit-elle enfin ; je vous donnerai le lit de mon fils. Je sais qu’il aimera mieux l’argent que son lit, malgré sa fatigue. Puis se tournant vers la maison :
– Par ici, m’sieu, ajouta-t-elle ; attention à la barrière devant vous.
– Et moi, où est-ce que je vas dormir ? leur cria l’homme de Chelwood, tandis qu’ils s’éloignaient.
– Je m’en occuperai, m’sieu, dit la femme à Martin-Roget. Si vous me donnez un shilling, je vais l’installer et lui servirai une collation demain matin.
– Je ne donnerai pas un centime pour cet imbécile, s’écria sur un ton furieux Martin-Roget, il n’a qu’à se débrouiller tout seul.
Il avait atteint la porte et, sans ajouter un mot de plus, ni se soucier des protestations du malheureux guide qu’il abandonnait ainsi sans gîte, il l’ouvrit et entra dans la maison.
Avant d’entrer à son tour, la femme se retourna vers le bonhomme et lui cria :
– Vous pourrez dormir dans un coin à l’abri et demain matin il y aura toujours un plat de porridge pour vous.
– Pensez-vous que j’vas rester, grogna furieusement l’homme dans l’obscurité, pour ramener à Chelwood ce maudit mangeur de grenouilles ? Pas de danger ! Cinq milles ne me font pas peur et il peut garder le misérable shilling qu’il m’aurait donné pour ma peine. Il retrouvera bien tout seul ses chevaux et il retournera à Chelwood comme il voudra. Je m’en vas. Vous pouvez le lui dire de ma part. J’suis sûr que ça le fera mieux dormir.
La femme n’avait visiblement aucune envie de discuter avec lui. Elle pensa avoir fait de son mieux, aussi bien pour le maître que pour son guide et s’ils préféraient se disputer, c’était leur affaire et non la sienne.
Elle entra à son tour dans l’auberge et referma soigneusement la porte qu’elle verrouilla. Martin-Roget l’attendait dans le corridor et elle le conduisit à une petite chambre située à l’étage au-dessus.
– La chambre de mon fils, m’sieu, dit-elle en ouvrant une porte ; j’espère que vous y serez bien.
– Merci, ça ira, répondit Martin-Roget. Et il ajouta après une pause :
– Est-ce que le « capitaine » passe la nuit ici ?
– Oui, mais en bas dans la salle, m’sieu, répondit-elle. Je n’ai pas pu lui trouver un lit. Il repartira avec la carriole un peu avant l’aube. Dois-je lui dire que vous êtes ici ?
– Non, non ! répliqua vivement Martin-Roget, ne lui dites rien. Je ne désire pas le revoir et je pense qu’il sera déjà parti à mon réveil.
– Pour sûr, m’sieu. Bonne nuit.
– Bonne nuit, et veillez à ce que ce vaurien me ramène les chevaux pour demain matin. Il faudra que je me mette en route pour Chelwood le plus tôt possible.
– Oui, oui, m’sieu, acquiesça la femme.
Elle jugea préférable de ne pas indisposer de nouveau son client en lui apprenant que son guide avait décampé, pensant qu’il serait toujours temps de le lui dire le lendemain.
« Mon John pourra toujours l’accompagner », pensa-t-elle après avoir fermé la porte et en descendant lentement l’escalier de bois qui grinçait.