Le mystérieux personnage, suivi d’Yvonne, sortit de la maison et tous deux se trouvèrent dans la rue déserte et à peine éclairée. À la faible lumière d’une lanterne accrochée non loin de là, la jeune femme distingua de nouveau la large silhouette de son compagnon, bien qu’il s’efforçât de toujours rester dans l’ombre. Elle pensa que cet homme était peut-être le chevaleresque et tout-puissant Mouron Rouge en personne, surgi de la nuit pour la sauver.
Elle l’imaginait également grand, avec de larges épaules et, l’esprit rempli de mille suppositions romanesques, Yvonne ne regrettait plus d’avoir traversé de si grandes souffrances puisqu’il lui était permis de vivre des instants aussi palpitants.
Après avoir fait quelques pas le long de la maison, l’homme tourna vers la droite. Yvonne ne pouvait pour ainsi dire rien distinguer dans l’obscurité, mais elle connaissait assez la ville pour savoir approximativement où ils se trouvaient. La tour d’horloge du Bouffay lui servant de repère, elle découvrit que la maison dans laquelle on l’avait maintenue prisonnière durant ces trois jours était adossée à l’ancienne forteresse et qu’elle se trouvait actuellement au carrefour de la Poissonnerie.
Le vent glacial soufflait à travers ses vêtements élimés et ses souliers étaient trempés, mais Yvonne ne sentait plus ni le froid ni la fatigue. La folle excitation qui commandait à toutes ses sensations lui avait insufflé de nouvelles forces, et lorsque le guide lui demanda si elle se sentait courageuse, elle put répondre avec sérénité :
– Oui, monsieur.
L’homme s’arrêta devant une maison non loin de celle de Louise Adet. La jeune femme entendit grincer quelque chose au-dessus d’elle et, levant la tête, elle vit que c’était une enseigne peinte, accrochée à un bras de fer forgé et que le vent agitait. Elle ne put lire ce qui était inscrit sur le panneau, mais elle remarqua juste au-dessus une petite fenêtre qui laissait filtrer un peu de lumière.
Il faisait trop noir pour qu’on pût juger du genre de la maison, tout paraissait silencieux à l’extérieur et juste quelques rais de lumière passaient à travers les interstices des volets et de la porte.
Les nerfs d’Yvonne étaient tellement tendus et ses sens si aiguisés, qu’elle sentit tout autour d’elle une curieuse agitation et qu’elle devina plutôt qu’elle ne vit des formes vagues qui glissaient à travers la nuit.
– Vos amis vous rencontreront ici, chuchota le guide en montrant la maison. La porte n’est pas verrouillée, poussez-la et entrez hardiment. Vous aurez besoin de tout votre courage, car vous vous trouverez en face de gens pauvres dont les manières sont plus rudes que celles auxquelles vous êtes habituée ! Mais bien que grossiers, ces gens ne sont pas méchants et ils ne s’occuperont pas de vous. N’ayez aucune crainte. Vos amis auraient certes préféré vous retrouver dans un autre endroit, mais ils n’avaient pas le choix.
– Je comprends parfaitement, monsieur, répondit Yvonne avec calme, et je n’aurai pas peur.
– Je vous félicite, continua l’homme. Je vous donne ma parole qu’à l’intérieur de la maison vous serez en sécurité jusqu’au moment où vos amis pourront venir vous chercher. Il vous faudra peut-être attendre une heure ou deux, mais ayez de la patience. Mettez-vous dans un coin de la pièce et ne vous occupez pas de ce qui se passera autour de vous.
– Mes amis, monsieur ! dit-elle gravement avec un léger tremblement de voix, n’êtes-vous pas vous aussi un ami, d’un dévouement tel qu’il semblerait difficile d’en rencontrer jamais un pareil ? Je ne peux trouver les mots pour vous remercier. Mais…
– Ne me remerciez pas, répondit l’homme avec rudesse, et ne perdons pas de temps. La rue n’est pas un endroit trop sûr pour vous. Dans la maison vous serez à l’abri.
Il avait déjà la main sur le loquet, prêt à pousser la porte, lorsque Yvonne l’arrêta.
– Et mon père, monsieur, supplia-t-elle, allez-vous l’aider également ?
– M. le duc de Kernogan est autant en sûreté que vous, madame, répliqua-t-il. Il vous rejoindra tout à l’heure. Ne vous tourmentez pas, vos amis s’occupent de lui comme de vous.
– Je le verrai donc… bientôt ? murmura-t-elle d’une voix tremblante.
– Très bientôt, reprit-il, mais entre-temps, je vous conjure, restez tranquillement dans un coin et attendez la suite des événements, quoi que vous puissiez voir ou entendre. Votre sécurité, celle de votre père, de vos amis même, dépendront principalement de votre calme et de votre obéissance.
– Je m’en souviendrai, monsieur, répliqua Yvonne, et à mon tour je vous prie de ne pas vous faire de soucis à mon sujet.
Tandis qu’elle disait ces derniers mots, l’homme avait ouvert la porte de l’étrange maison.
Bien qu’Yvonne se fût juré d’être courageuse et de suivre docilement les instructions de son libérateur, elle ne put s’empêcher de reculer en voyant l’endroit où elle allait entrer et où on lui demandait d’attendre patiemment pendant une heure ou deux.
La pièce dans laquelle l’homme la poussait doucement était très grande et basse, insuffisamment éclairée par une lampe à huile suspendue au plafond et qui laissait échapper une fumée noire et nauséabonde. L’atmosphère confinée sentait le vieux tabac et l’huile rance. Les murs, autrefois blancs, étaient recouverts de crasse et devenus d’un gris sale avec de-ci, de-là d’horribles taches d’un rouge sombre et des marques de doigts. Le plafond était lézardé, ainsi que les murs, et le plâtre avait disparu par endroits, découvrant les lattes de bois. Face à la porte d’entrée se trouvaient deux petites portes. Yvonne eut un frémissement d’horreur. L’endroit était indiciblement sinistre, sordide et bruyant. Dès qu’elle en eut franchi le seuil, elle entendit un juron grossier lancé par un des occupants, suivi d’un rire vite réprimé.
Il y avait là une vingtaine de personnes, parmi lesquelles nombre de femmes. Un groupe d’hommes en guenilles, jambes nues et chaussés de sabots, se tenaient au centre de la pièce en train de discuter. À la vue d’Yvonne et de son guide, ils se retournèrent et lancèrent un rapide coup d’œil chargé de haine sur les nouveaux arrivants. Le blasphème avait été lancé par l’un de ces hommes, tandis que d’autres crachaient par terre en direction de la porte où Yvonne s’était arrêtée, comme rivée au sol.
Les femmes semblaient aussi peu accueillantes que les hommes. Vêtues de haillons, avec des visages sans âge et sur lesquels on eût cherché en vain la moindre trace de douceur, avec des cheveux ternes qui leur retombaient en mèches sur le front, elles portaient toutes les stigmates de la plus profonde misère morale et physique.
Dans un angle de la salle se dressait un comptoir en bois assez haut sur lequel se trouvaient bon nombre de bouteilles, une collection de timbales en étain, du pain et du fromage. Un homme d’un certain âge et une grosse bonne femme aux traits vulgaires, visiblement les tenanciers, se tenaient là, servant des boissons à l’aspect douteux. Au-dessus de leur tête, sur le mur crasseux, était tracé en grosses lettres noires le slogan républicain : Liberté ! Égalité ! Fraternité !
Yvonne ferma les yeux un instant, puis se tournant vers son guide avec un regard pathétique, elle lui dit :
– Il faut vraiment que ce soit ici ?
– Oui, malheureusement, répondit l’autre en soupirant. Mais vous m’aviez dit que vous auriez du courage.
Elle fit un violent effort pour se ressaisir et répondit simplement :
– Je serai courageuse.
– Voilà qui est bien, répliqua l’homme. Je vous assure que ces pauvres gens ne sont pas méchants. C’est la misère, semblable d’ailleurs à celle que vous venez d’endurer, qui les a rendus ainsi. Nous n’avons, hélas ! pas le choix de vous amener ailleurs. Votre sécurité importait avant tout, je suis sûr que vous le comprenez.
– Oui, naturellement, répondit-elle, j’ai honte d’avoir eu peur.
Et, en disant ces mots, elle entra résolument dans la pièce, tandis que le guide, resté sur le seuil, l’observait attentivement.
Yvonne aperçut de l’autre côté de la salle, dans un coin près d’une des portes, un banc vide sur lequel elle pensa pouvoir s’installer et attendre tranquillement. Pour y parvenir, elle dut traverser toute la salle sous les insultes proférées à voix basse et les regards hostiles. Une femme lui cracha même dessus.
Mais toute sa peur avait disparu et Yvonne put facilement maîtriser sa répulsion. Elle puisait sa force dans l’idée que, seules, son obéissance et sa fermeté pouvaient aider ses vaillants sauveteurs et la certitude de retrouver sous peu son cher époux lui fit supporter calmement l’horreur du moment.
Voulant rassurer son guide quant à son état d’esprit, elle se retourna, mais l’homme avait déjà disparu en refermant la porte derrière lui et Yvonne ne put se défendre d’une soudaine sensation d’affreuse solitude qui étreignit douloureusement son cœur. Elle aurait tant voulu revoir une fois encore ce mystérieux ami qui l’avait sauvée des griffes de Louise Adet et grâce à qui elle allait retrouver son père. Elle fut plus que jamais persuadée que cet homme devait être le Mouron, Rouge et qu’il désirait rester inconnu, même à ceux à qui il sauvait la vie. Elle avait vu sa haute silhouette et avait senti le contact de sa main ; le reconnaîtrait-elle lorsqu’elle le retrouverait plus tard, en Angleterre, en de nouveaux jours heureux ? Elle pensa qu’en tout cas, elle le reconnaîtrait grâce à sa voix et à sa façon de parler, si différentes de celles des autres Anglais qu’elle avait connus.
L’homme mystérieux, après avoir refermé la porte du Rat Mort derrière lui, revint sur ses pas.
À l’angle du haut mur qui formait un des côtés de la taverne, une forme se détacha de l’obscurité et l’appela à voix basse :
– Est-ce toi, citoyen Martin-Roget ?
– Oui, c’est moi.
– Tout a marché comme prévu ?
– Tout.
– La jeune femme est à l’intérieur de la taverne ?
– Oui, naturellement. L’autre ricana doucement.
– Les moyens les plus simples sont souvent les meilleurs, dit-il.
– Elle n’a rien soupçonné, reprit Martin-Roget, car c’était lui ! Tout a été terriblement facile, tu es vraiment un magicien, citoyen Chauvelin. Je n’aurais jamais imaginé une ruse pareille.
– Tu sais bien, répliqua sèchement Chauvelin, que je suis passé maître dans l’art de la dissimulation, de la ruse et de l’audace. Notre grand allié a été l’espoir, l’espoir de tout prisonnier de retrouver la liberté. Ton Yvonne a une foi illimitée dans la toute-puissance de ses amis anglais et c’est pour cela qu’elle est tombée si facilement dans notre piège.
– Et comme un oiseau pris dans une cage, elle se débattra désormais en vain, dit Martin-Roget. Ah ! si seulement je pouvais accélérer la marche du temps, ajouta-t-il en soupirant, ces prochaines minutes me paraîtront comme des heures. Je voudrais aussi qu’il fasse moins froid, ce vent du nord me glace les os.
– Il te porte sur les nerfs, citoyen, je suppose, répliqua Chauvelin avec ironie ; pour ma part je me sens aussi frais et dispos qu’au mois de juin.
Soudain, Chauvelin sursauta.
– Écoute ! N’entends-tu rien ? Qui est là ? s’écria-t-il.
– Une forme se détacha de l’obscurité et un bruit de pas résonna dans la nuit silencieuse.
– Tout va bien, citoyen, répondit une voix, tandis que la forme s’avançait.
– Est-ce toi, citoyen Fleury ? demanda Chauvelin.
– Moi-même, citoyen, répliqua le capitaine en s’approchant. Puis, posant la main sur le bras de Chauvelin, il ajouta :
– Nous ferions mieux de ne pas nous tenir si près de la taverne, car les oiseaux de nuit rôdent déjà autour de ce lieu et nous ne voulons pas leur faire peur.
En disant ces mots, il entraîna les deux hommes dans une petite allée qui se trouvait entre la maison de Louise Adet et le Rat Mort.
– C’est une impasse, chuchota-t-il, fermée au fond par le mur du Bouffay, à droite par celui du Rat Mort et à gauche par celui de la maison Adet. Nous pouvons donc nous parler en toute tranquillité, personne ne nous entendra.
Chauvelin, en levant la tête, remarqua du côté de la taverne une petite fenêtre grillagée, située au rez-de-chaussée, et une autre au premier étage, éclairée à l’intérieur.
– Et ces fenêtres ? demanda-t-il en les indiquant du doigt.
– Celle qui est éclairée, répondit Fleury, donne sur une chambre au premier et la petite au-dessous donne sur le palier en bas de l’escalier. J’ai dit à Friche d’essayer d’y amener la femme et son père, pour les tenir à l’écart au moment où la bagarre battra son plein. C’est d’ailleurs une de tes suggestions, citoyen Chauvelin.
– Parfaitement. Je crains que, profitant du désordre, on ne subtilise nos aristos. Pendant que tes hommes s’attaqueront à la grande salle, je veux qu’on les mette en sûreté.
– L’escalier est tout à fait sûr, reprit Fleury, il n’y a d’issue que vers la grande salle du cabaret, et de l’autre côté il mène vers l’étage au-dessus et le grenier. La maison n’a qu’une sortie sur le carrefour, puisqu’elle est adossée au Bouffay.
– Et où sont tes « Marats », citoyen-capitaine ? interrogea Chauvelin.
– Ils sont postés tout le long de la rue, bien dissimulés et prêts à agir. Les mille francs ont fait merveille pour réveiller leur zèle patriotique et aussitôt que Friche aura déclenché la bagarre entre les occupants de la taverne, nous prendrons la salle d’assaut et je peux te garantir, citoyen Chauvelin, que seul un fantôme pourrait s’évader.
Et… soudain, il saisit brusquement le bras de l’autre :
– Si je ne me trompe, s’écria-t-il, l’ami Friche est déjà au travail !
Des cris stridents, poussés à l’intérieur de la taverne, venaient en effet de rompre le silence de la nuit. On entendit l’éclat d’une dispute, des hurlements d’hommes et de femmes, accompagnés du fracas de meubles renversés et de verres brisés.
Fleury allait se diriger hâtivement vers le carrefour de la Poissonnerie lorsque Chauvelin l’arrêta.
– Encore quelques minutes, citoyen, chuchota-t-il.
– Oui, oui, répondit Fleury, tu as raison. Attendons encore un peu afin de donner le temps à ces maudits Anglais d’arriver sur les lieux. Mes « Marats » attendent le signal, et dans un instant je leur donnerai l’ordre d’avancer.
– Parfait, et bonne chance, citoyen, murmura Chauvelin.
Fleury disparut rapidement dans la nuit suivi de près par les deux hommes. Ils longèrent sans faire de bruit le mur du Rat Mort qui les dissimulait complètement. Chauvelin, tel un chien de chasse flairait le gibier, frémissait à l’idée que l’homme qu’il haïssait tant devait se trouver caché quelque part tout près dans cette obscurité impénétrable, rivalisant avec lui de ruse et d’astuce. Il frotta ses mains l’une contre l’autre en pensant au piège infaillible qu’il lui avait tendu avec tant de patience.
– Tu n’es pas un fantôme, mon cher Mouron Rouge, murmura-t-il, et cette fois, je pense…