Un quart d’heure plus tard, Fleury, introduit auprès de Carrier, dut essuyer, malgré ses protestations d’innocence, la terrible colère du proconsul.
Quant à Martin-Roget, il s’était momentanément éclipsé, préférant éviter pour l’instant tout contact personnel avec Carrier que la peur, depuis l’évasion des espions anglais, rendait encore plus redoutable. Mais il lui envoya cependant les dix mille francs promis pour son aide dans cette affaire qui se terminait d’une manière si désastreuse pour lui.
Au moment où Carrier, au comble de la fureur, accablait Fleury de mille questions auxquelles le malheureux était incapable de répondre, deux hommes se séparaient à la grille du petit cimetière de Sainte-Anne. Le plus jeune des deux venait de glisser une bourse bien garnie dans la main de l’autre qui la reçut en s’inclinant respectueusement.
– Milord, dit-il, je vous fais la promesse solennelle que M. le duc de Kernogan reposera en paix en terre chrétienne. M. le curé de Vertou vient ici chaque fois qu’il le peut sans courir trop de risques, lire l’office des morts pour les défunts qui n’ont pu recevoir les derniers sacrements ; il y a par ici un lopin de terre bénite que ces abominables terroristes n’ont pas encore découvert.
– Vous enterrerez M. le duc immédiatement, ordonna le jeune homme, et vous mettrez M. le curé au courant des événements.
– Oui, milord. Je ferai tout cela sur-le-champ. Bien que M. le duc n’ait jamais été un bon maître pour moi, je ne puis oublier que je l’ai servi pendant plus de trente ans. C’est moi qui conduisais son équipage cette mémorable nuit où la canaille, menée par Pierre Adet, voulait faire un mauvais parti à mademoiselle, et c’est moi également qui ai conduit M. le duc et sa fille lorsqu’ils ont quitté Kernogan pour toujours. C’est moi maintenant qui creuserai la tombe anonyme de mon ancien maître. Je sers cette abominable révolution en creusant des tombes pour ses victimes. Ah ! si seulement je savais ce qu’il est advenu de mademoiselle.
– Mademoiselle Yvonne est ma femme, mon brave, répliqua le jeune homme avec douceur. Elle a, j’espère, d’innombrables années de bonheur devant elle si Dieu le veut et si je réussis à lui faire oublier toutes ses souffrances Passées.
– Ainsi soit-il ! milord, répondit l’homme avec ferveur, et dites bien à Madame qu’elle peut être tranquille. Jean-Marie, son vieux et fidèle cocher, veillera à ce que M. le duc soit enterré comme un gentilhomme et un chrétien.
– J’espère que vous ne courrez pas trop de risques, mon bon Jean-Marie, dit Lord Tony ému.
– Pas de plus grands risques, milord, répondit le vieillard, que ceux que vous avez pris vous-même en transportant le corps de M. le duc sur vos épaules à travers toute la ville.
– Bah ! ce n’était pas si difficile, dit Lord Tony, la meute était occupée à poursuivre un gibier plus précieux. Dieu fasse qu’il ne leur soit rien arrivé !
Tandis qu’il disait ces mots, on entendit au loin le bruit d’une voiture roulant à toute allure.
– Ah ! les voilà, Dieu soit loué ! s’exclama Lord Tony dont la voix frémissante trahissait toutes les angoisses qu’il venait d’éprouver.
En effet, depuis le moment où il avait vu disparaître son ami et sa chère épouse pendant que lui-même, chargé de la dépouille du duc, se frayait un chemin hors de la taverne, il ne savait plus rien.
Il avait reçu de son ami l’ordre de s’occuper du malheureux gentilhomme, et pour les membres de la Ligue du Mouron Rouge, les mots « désobéissance » et « échec » n’existaient pas. À travers les rues de Nantes plongées dans l’obscurité, Lord Anthony Dewhurst, le jeune et riche dandy, n’obéissant qu’à sa loyauté et son sens du devoir, ploya sous un fardeau qui n’était autre que le cadavre d’un homme qui le haïssait et qui lui avait causé un tort immense. Ses meilleurs complices avaient été la nuit et l’importance de la personnalité de son ami qui avait heureusement détourné de lui tous les limiers. Il avait donc pu accomplir sa tâche malgré l’anxiété mortelle qu’il éprouvait au sujet de sa femme.
Maintenant, son travail terminé, il avait le bonheur d’entendre au loin le bruit de la voiture amenant sa bien-aimée. Quelques instants plus tard, le carrosse s’arrêta devant lui et une voix joyeuse appela :
– Tony, êtes-vous là ?
– Ah ! Percy, s’écria le jeune homme qui comprit à ces mots que tout allait bien.
Son valeureux chef, l’excellent ami qui avait mobilisé toutes les ressources de son cerveau exceptionnel pour voler à son secours, proclamait cette victoire d’une voix allègre.
Le moment d’après, Yvonne était dans les bras de son mari qui venait de sauter dans la voiture, tandis que Sir Percy grimpait sur le siège, prenant les rênes des mains du cocher stupéfait.
– Mais, citoyen proconsul, protesta faiblement l’homme qui crut rêver.
– Descends de ton siège, benêt, ordonna le pseudo-Carrier. Toi et le postillon, vous resterez ici jusqu’à demain matin et vous proclamerez à qui veut l’entendre que les espions anglais vous ont assaillis et ont failli vous tuer aux abords du cimetière de Sainte-Anne.
Et en disant ces mots, Sir Percy lança une bourse aux deux hommes qui, croyant voir un fantôme, avaient tous deux rapidement sauté à terre.
– Il y a cent francs pour chacun de vous, leur cria-t-il, et n’oubliez pas de boire à la santé des traîtres anglais et à la défaite de votre proconsul !
Il n’y avait plus de temps à perdre. Les chevaux encore très frais piaffaient d’impatience.
– Où devons-nous retrouver Hastings et Ffoulkes ? demanda Sir Percy en se penchant vers l’intérieur de la voiture.
– Au coin de la rue de Gigan, répondit Lord Tony, à deux cents mètres des barrières de la ville ; ils guetteront notre venue.
– Ffoulkes sera le postillon, répliqua Sir Percy en riant, et Hastings montera sur le siège à côté de moi. Vous verrez tout le long de la route les soldats se mettre au garde-à-vous pour saluer à son passage Carrier, le tout-puissant proconsul de Nantes. En vérité, jamais de ma vie je ne me suis autant amusé.
En disant ces mots, il fit claquer son fouet et les chevaux partirent au grand galop.
– Et maintenant, en avant pour Le Croisic et le Day Dream ! soupira l’audacieux chevalier.
Et il ajouta avec une infinie tendresse :
– Et aussi pour retrouver Marguerite !
À l’intérieur de la voiture, épuisée, mais merveilleusement heureuse, Yvonne faisait de son mieux pour répondre aux mille questions que lui posait Lord Tony et lui raconter en détail leur fuite à travers les rues de Nantes.
– Ah ! mon chéri, comment vous exprimer ce que j’ai ressenti quand j’ai réalisé, grâce à quelques mots prononcés par lui, que c’était le noble Mouron Rouge qui m’emportait ainsi. À un certain moment, alors que nos poursuivants se rapprochaient de plus en plus, nous nous sommes cachés dans une maison vide tombant en ruine. Et là, dans une petite chambre, Sir Percy m’a montré une quantité de vêtements en me disant : « C’est ma réserve, et puisque nous avons eu la chance de l’atteindre, nous allons pouvoir nous jouer de nos limiers ! » En disant ces mots, il me tendit des habits d’homme et, tandis que je m’en revêtais, lui-même avait disparu… et quand il revint, je ne le reconnus pas tout de suite. J’avais devant moi un homme contrefait, et qui parlait avec une voix terrible. J’eus vraiment peur un instant, mais il se mit à rire et je sus alors que c’était lui. Il m’expliqua ensuite le rôle que je devais jouer et j’ai fait de mon mieux pour suivre toutes ses instructions. Mais quelle angoisse, mon Dieu, lorsque nous dûmes affronter la foule ! Je crus que mon cœur allait cesser de battre et que nous allions être découverts. Imaginez, mon chéri…
Yvonne Dewhurst ne put achever sa phrase, car Lord Tony lui coupa la parole avec un baiser.