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Le père

I

Il était près de dix heures du matin. M. de Kernogan était en train de prendre son petit déjeuner, lorsqu’un courrier, porteur d’une lettre, se présenta à sa résidence située à Laura Place.

Il pensa que ce devait être Martin-Roget qui lui envoyait ce mot ; peut-être un malaise l’avait-il empêché d’assister la veille au bal, et il l’ouvrit sans appréhension. Elle portait comme en-tête Combwich Hall, adresse qui lui était inconnue, et débutait par ces mots :

– Mon cher père…

Il dut relire la lettre par trois fois afin de comprendre ce dont il s’agissait. Il était resté assis, presque immobile pendant la lecture et sa main tenant la feuille n’avait pas trahi le moindre tremblement. Quand il eut terminé, il sonna son valet et lui dit très calmement :

– Frédéric, donne un verre d’ale au courrier et dis-lui qu’il n’y a pas de réponse. Et… attends, ajouta-t-il, va tout de suite chez M. Martin-Roget et prie-le de venir aussi vite que possible, j’ai à lui parler.

Le valet quitta la pièce et le duc relut lentement la lettre pour la quatrième fois. Plus aucun doute n’était possible. Sa fille Yvonne s’était enfuie avec Lord Anthony Dewhurst et l’avait épousé clandestinement aux premières heures du jour dans l’église protestante de Saint-James. Ils avaient été unis ensuite par un prêtre à l’église de Saint-Jean-Baptiste. Elle apprenait ces faits à son père en quelques phrases, dictées par son profond attachement et son respect filial, mais sans la moindre trace de regret. Yvonne, sa fille Yvonne, la seule représentante de sa famille, s’était enfuie comme une fille de cuisine. Son Yvonne, son seul atout pour l’avenir, qu’il avait voulu sacrifier avec un parfait égoïsme sur l’autel de ses convictions et de sa loyauté envers son roi. Elle savait parfaitement qu’en échange de sa personne, des millions allaient être versés à la cause royaliste et elle avait disposé d’elle-même en désobéissant à la volonté de son père et à son devoir envers son pays.

Yvonne de Kernogan avait trahi toutes les traditions et manqué à tous ses devoirs. Plus tard, lorsqu’on écrirait l’histoire des grandes familles qui s’étaient ralliées autour de leur souverain à l’heure du péril, le nom des Kernogan ne s’y trouverait pas. Oh ! la honte de tout cela !

Le duc était beaucoup trop fier pour laisser percer la moindre émotion devant son valet, mais dès qu’il se trouva seul, son visage maigre, empreint de cette gravité qu’il avait transmise à sa fille, fut ravagé d’une colère sombre. Il déchira la lettre en mille morceaux qu’il jeta dans le feu. Sur le bureau, tout près de lui, était posée une miniature peinte par Hall, encadrée d’un cercle de brillants, représentant Yvonne. Les yeux du duc s’y portèrent par hasard et, au paroxysme de la fureur, il la saisit et la lança par terre, puis l’écrasa de son talon, détruisant ainsi une œuvre d’art d’un très grand prix.

Sa fille l’avait trahi et avait de plus contrarié tous ses projets. Et par surcroît elle s’était déshonorée elle-même, car mineure, ce mariage clandestin contracté sans le consentement paternel n’était reconnu ni en France, ni ailleurs, sauf peut-être en Angleterre, ce qui importait peu à M. de Kernogan et, d’ailleurs, il n’en était pas tout à fait certain.

Dans cet instant solennel, il fit le serment qu’aussi longtemps qu’il vivrait il ne pardonnerait à ce maudit Anglais qui avait osé lui ravir sa fille et qu’il ne légaliserait jamais ce mariage par son consentement, rendant ainsi illégaux aux yeux de son pays tous les enfants issus de cette union.

Ce premier accès de rage fut suivi par une grande apathie. Il s’assit devant le feu et se cacha la tête entre les mains. Il fallait tenter de reprendre sa fille ; si seulement Martin-Roget était là, lui saurait comment agir. Mais allait-il tenir parole et accepter Yvonne comme femme, maintenant que son nom et son honneur avaient été irrévocablement entachés ? La question allait être résolue incessamment. M. de Kernogan regarda anxieusement la pendule. Une demi-heure s’était écoulée depuis que Frédéric était parti chercher Martin-Roget et ce dernier n’était pas encore là.

M. de Kernogan ne pouvait prendre aucune décision avant d’avoir vu Martin-Roget et lui avoir parlé. Dans un éclair de folie il avait pensé courir à Combwich Hall et provoquer cet impudent Anglais en duel, le tuer ou être tué par lui ; dans les deux cas Yvonne serait séparée de lui pour toujours. Mais la pensée du banquier l’avait ramené à des réflexions plus raisonnables. Lui saurait quoi faire ; après tout, l’outrage atteignait le prétendant autant que le père.

Mais au nom du Ciel, pourquoi ne venait-il pas ?

II

Midi venait de sonner lorsque Martin-Roget se présenta enfin à Laura Place.

En l’attendant, M. de Kernogan avait passé par toutes les phases d’une violente émotion. Il ne pouvait croire que tout cela était vraiment arrivé, l’affreuse réalité lui échappait sans cesse. Comment Yvonne, sa fille si bien élevée et si obéissante, qui avait montré un tel courage lorsque les massacres monstrueux de ses amis et de sa famille les avaient obligés de s’exiler, comment cette même Yvonne avait-elle pu fuir ainsi qu’une fille de peu, pour épouser en secret un hérétique ? Cela dépassait les bornes du possible et M. de Kernogan ne pouvait le croire.

Entre-temps, Frédéric était revenu une première fois en apportant l’extraordinaire nouvelle que M. Martin-Roget avait quitté ses appartements la veille à quatre heures et qu’on ne l’avait pas revu depuis. Sa propriétaire paraissait d’ailleurs très inquiète à son sujet. Le valet dut y retourner plusieurs fois. Enfin il revint en courant, annonçant qu’il précédait M. Martin-Roget de quelques instants, et il ajouta que ce dernier paraissait très fatigué et de fort mauvaise humeur.

Un court moment après, notre homme pénétra chez le duc.

III

– Ma fille est partie. Elle a quitté le bal clandestinement hier soir et elle a épousé Lord Anthony Dewhurst à l’aube ce matin. Elle se trouve actuellement… avec lui, à un endroit appelé Combwich Hall.

M. de Kernogan avait littéralement jeté ces mots à la tête de son interlocuteur, après que le valet se fut discrètement retiré.

– Comment ? Comment ? Je ne comprends pas, que voulez-vous dire ? balbutia l’autre, dérouté par la violence du duc et épuisé par son aventure de la nuit.

Il fixait le duc sans rien comprendre. Ce dernier avait repris ses allées et venues à travers la pièce, tel un fauve en cage, les mains serrées derrière le dos, le regard flamboyant de colère.

Martin-Roget se passa la main sur le front, comme un homme en proie à un mauvais rêve.

– Que voulez-vous dire ? répéta-t-il.

– Exactement ce que je viens de dire, rétorqua froidement le duc. Yvonne, ma fille, s’est enfuie avec ce sot, Lord Anthony. Ils ont organisé une sorte de cérémonie de mariage. Et elle m’écrit une lettre ce matin pour me dire qu’elle est heureuse et qu’elle passe sa lune de miel dans un endroit appelé Combwich Hall. Sa lune de miel ! répéta-t-il, comme pour fouetter de nouveau sa colère.

Martin-Roget venait enfin de réaliser pleinement les faits. Mais il n’était pas homme à se laisser envahir par la fureur et à perdre ainsi tous ses moyens dans les éclats d’une vaine colère. Non, telle n’était pas sa réaction au moment où le destin et le coup de tête d’une jeune fille venaient se placer au travers de ses projets. Son ami Chauvelin aurait sûrement envié son calme en face du désastre !

Tandis que le duc continuait ses débordements de rage, Martin-Roget s’assit tranquillement devant le feu, attendant une accalmie avant de parler.

– Si je comprends bien, monsieur le duc, dit-il enfin en dissimulant son ironie derrière un voile de déférence, vos intentions en ce qui concerne Mlle de Kernogan ne se sont pas modifiées et vous entendez toujours m’honorer de votre confiance en me la donnant pour femme ?

– Je n’ai pas l’habitude de changer d’avis, dit le duc avec rudesse.

Il désirait ce mariage, mais il n’avait aucune estime, ni affection pour l’homme. Tout l’orgueil des Kernogan, leur longue lignée d’ancêtres, se révoltaient à l’idée qu’une charmante descendante de cette race glorieuse allait épouser un bourgeois, un commerçant même ! et seul l’amour qu’il portait à son roi et à son pays consolait M. de Kernogan de l’amertume qu’il éprouvait de devoir traiter sur un pied d’égalité le banquier de Brest.

– Alors, il n’y a pas grand mal, rétorqua ce dernier. Ce mariage n’est pas légal. Il n’y a même pas besoin de l’annuler. Mlle de Kernogan est toujours Mlle de Kernogan, et moi son humble et fidèle adorateur.

Le duc interrompit sa marche à travers la pièce :

– Vous voudriez…, balbutia-t-il.

Puis, s’arrêtant brusquement, il détourna son visage. Il avait de la peine à cacher la répulsion que lui inspirait le sang-froid de l’autre. Le sang de bourgeois ne se reniait décidément pas ! Le commerçant qui recherchait une alliance avec une fille de la noblesse et qui, pour ce privilège, était prêt à payer plusieurs millions, n’allait pas se laisser détourner de ses projets par de simples considérations d’honneur ou d’amour-propre. M. de Kernogan en fut content et rassuré, mais il méprisa l’homme pour sa veulerie et son indulgence.

– Ce mariage est nul aux yeux de la loi française, répéta Martin-Roget avec calme.

– C’est juste, acquiesça le duc.

Il y eut un silence pendant un instant.

– Ce que nous devons faire, monsieur le duc, dit-il enfin, c’est d’obtenir à tout prix que Mlle votre fille revienne ici au plus vite.

– Et comment vous y prendrez-vous ? interrogea le duc sur un ton sarcastique.

– Il n’était pas dans mes intentions de paraître dans tout cela, répliqua Martin-Roget.

– Mais alors, comment puis-je… ?

Et en disant ces mots, le duc jeta un rapide coup d’œil sur son interlocuteur… Sans avoir besoin de prononcer d’autres paroles, les deux hommes s’étaient compris.

– Il ne s’est rien passé, répéta Martin-Roget avec emphase. Complètement rassuré, le duc rapprocha une chaise de la cheminée, s’assit et les coudes sur ses genoux il tendit ses belles mains aristocratiques vers le feu.

Une demi-heure plus tard, lorsque Frédéric vint pour demander si M. le duc désirait son déjeuner, il vit les deux hommes, assis l’un près de l’autre, engagés dans une conversation tout à fait amicale.