VI

Si M. le duc avait eu la haute main sur la justice et la distribution des peines, sans aucun doute le bourreau de Nantes aurait eu fort à faire. De nombreuses arrestations avaient eu lieu le lendemain, la moitié de la population mâle de la contrée était compromise dans cette jacquerie manquée et la prison de la ville ne suffisait pas pour contenir tout ce monde.

Une cour de justice, présidée par le duc et composée d’une demi-douzaine d’hommes plus ou moins directement sous ses ordres, prononça contre les révoltés des jugements sommaires qui devaient être exécutés, aussitôt que les mesures nécessaires auraient été prises pour cette mise à mort collective. Nantes était devenue une ville remplie de lamentations : les paysannes, mères, filles et épouses des condamnés, venues de leurs villages, en appelant à la clémence de M. le duc, assiégeaient la cour de justice improvisée, s’accrochant aux grilles de la prison, portant leurs clameurs devant la résidence du duc et à l’archevêché. La foule des malheureuses, que les laquais étaient impuissants à contenir et à maîtriser, pénétra de force dans ces palais, sollicitant le droit d’en appeler directement à M. de Kernogan qui tenait entre ses mains la vie de leurs hommes.

La municipalité de Nantes se tenait à l’écart de cette conjoncture tragique et les conseillers et hauts fonctionnaires de la ville s’enfermèrent avec leur famille dans leurs maisons, pour n’être pas témoins des scènes poignantes qui se déroulaient sans cesse à la cour de justice et autour de la prison. Le maire lui-même était impuissant à remédier à cet état de choses, mais on apprit plus tard qu’il avait envoyé un courrier secret à Paris, auprès de M. de Mirabeau, qui était un de ses amis personnels, avec un rapport détaillé sur cette jacquerie et lui rendant compte des représailles horribles que le duc de Kernogan se proposait de faire. Il avait ajouté une requête pressante pour que, émanant des plus hautes autorités, viennent des ordres pour atténuer autant que possible les rigueurs de M. le duc.

Le pauvre roi Louis XVI, terrorisé maintenant par l’Assemblée nationale et ébloui par l’éloquence de M. de Mirabeau, n’était que trop disposé à faire des concessions à l’esprit démocratique du jour, et souhaitait que la noblesse fût également prête à faire de même. Il envoya donc une lettre personnelle au duc, lui ordonnant de montrer de la compréhension et de la pitié pour ces jeunes paysans égarés, dont la loyauté et la fidélité, insistait le roi, pourraient être sûrement regagnées par un geste de clémence.

À l’ordre du roi, il ne pouvait être désobéi et le même trait de plume qui devait envoyer une cinquantaine de paysans à la mort, leur accorda la liberté et le pardon magnanime du duc. Mais la seule exception à cette amnistie générale fut pour Pierre Adet. Les serviteurs du duc avaient témoigné l’avoir vu ouvrir la portière et se tenir un bon moment à moitié hissé dans la voiture, probablement pour terroriser mademoiselle. Celle-ci refusait soit de confirmer, soit de rejeter cette déclaration. On avait trouvé Yvonne de Kernogan, sans connaissance, dans le fond de la voiture en arrivant au château et depuis elle était très malade. Des médecins, appelés en hâte de Paris, avaient constaté un violent choc nerveux et on supposait qu’elle avait perdu tout souvenir des événements terribles de cette nuit.

Mais dans sa soif de vengeance, le duc de Kernogan était très satisfait de constater que c’était apparemment la présence de Pierre Adet dans l’intérieur de la calèche qui avait occasionné la mystérieuse maladie de sa fille, ainsi que cette déchirante expression de terreur qui, depuis, ne quittait plus son regard. De ce fait, M. le duc était resté implacable en ce qui concernait cet homme et eu égard aux sentiments d’un père outragé, aussi bien le maire de Nantes que les hauts fonctionnaires de la ville avaient approuvé à l’unanimité la condamnation d’Adet.

Cependant l’exécution de Pierre, le fils de Jean Adet, le meunier de Vertou, n’avait pu avoir lieu pour la simple raison qu’il avait disparu et que les plus minutieuses recherches à travers toute la campagne, dans un rayon considérable, n’avaient donné aucun résultat. L’un des piqueurs, qui accompagnait mademoiselle cette nuit fatale, avait déclaré que, lorsque le cocher, à l’approche de la colonne de renfort, avait finalement réussi à dégager la voiture, il avait cru voir Pierre Adet tomber à la renverse du marchepied et être écrasé par les roues arrière. Mais on n’avait pas retrouvé son corps parmi tous ceux qui gisaient morts sur la route et que les hommes et les femmes du village étaient venus reconnaître, pour les ensevelir et les pleurer.

Pierre Adet avait disparu. Mais la vengeance du duc avait besoin d’une proie. L’outrage qu’il croyait avoir été infligé à sa fille demandait un châtiment exemplaire, et s’il ne pouvait obtenir la mort du coupable, alors il aurait celle de son plus proche parent. C’est ainsi que son père, le meunier Jean Adet, fut jeté en prison. N’était-il pas lui-même compromis dans cette émeute ? On l’avait vu et entendu sur la colline, cette nuit, avec les rebelles. Camille, le régisseur en second, en avait témoigné. Il fut donc décidé qu’il serait d’abord gardé comme otage, jusqu’au retour de son fils. Mais apparemment, Pierre Adet avait fui le pays ; de plus, il ignorait à coup sûr tout de l’horrible situation dans laquelle sa folie avait précipité son père. Certains pensaient qu’il avait pris le chemin de Paris, où ses talents et son instruction lui vaudraient une place prépondérante, dans l’actuelle course vers l’égalité de tous les hommes. Quoi qu’il en soit, nul n’entendit plus parler de lui, et le duc de Kernogan, poursuivant son implacable vengeance, fit pendre le meunier, pour un crime supposé, dont son fils aurait été l’auteur.

Le malheureux vieillard mourut, protestant de son innocence jusqu’à son dernier souffle. Mais l’indignation et la révolte, devant une injustice aussi criante, furent noyées dans la marée montante de la Révolution, qui augmentait de puissance à chacun de ces actes de tyrannie et de terreur, où les innocents et les coupables étaient immolés dans un même bain de sang et de larmes.