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Le Mouron Rouge

Comme un somnambule, Lord Tony se dirigea d’instinct vers la demeure de son ami, Sir Percy Blakeney. Par chance, ce dernier était chez lui. Le laquais qui le reçut eut un geste de profond étonnement devant l’aspect de ce gentilhomme, d’habitude si parfaitement élégant qui, avec ses vêtements trempés et en désordre et son air égaré, ressemblait à un homme en état d’ébriété. Mais sachant Lord Anthony un ami intime de son maître, il n’hésita pas et, ayant pris son chapeau et son manteau, il l’introduisit dans la bibliothèque.

Sir Percy, assis devant son bureau, était en train d’écrire lorsque Lord Tony entra. Il leva la tête et l’apercevant il vint rapidement à lui.

– Asseyez-vous, Tony, lui dit-il, je vais vous apporter un verre de brandy. En prononçant ces mots, il obligea doucement son ami à s’asseoir devant le feu dans lequel il jeta une bûche. Puis il prit dans une armoire une carafe de brandy dont il versa un verre qu’il fit absorber à Lord Tony. L’autre se laissait faire comme un enfant. Blakeney s’assit en face de lui et attendit patiemment que la liqueur et la chaleur aient fait leur effet. Tony demeura un certain temps sans bouger, le visage enfoui entre ses mains, incapable de prononcer une parole.

– Après tout ce que vous m’aviez dit, après votre lettre de mardi, prononça-t-il enfin, je me méfiais terriblement de Martin-Roget et je ne me suis jamais éloigné d’Yvonne, même un instant. Mais comment pouvais-je me méfier de son père… ? Comment aurais-je pu supposer ?…

– Pouvez-vous me raconter exactement ce qui est arrivé ? dit Sir Percy. Lord Tony se redressa et, fixant d’un regard vide le feu, il fit à son ami un récit détaillé des événements survenus au cours des quatre derniers jours. Il mentionna d’abord la lettre de M. de Kernogan arrivée le mercredi, empreinte d’indulgence et de tendresse paternelle, son arrivée le lendemain à Combwich Hall, son apparent état de mauvaise santé et enfin son départ le vendredi en compagnie d’Yvonne.

Tony parlait avec ce calme dont il ne s’était jamais départi depuis qu’il avait appris l’atroce nouvelle.

– J’aurais dû m’en douter, conclut-il d’une voix éteinte, j’aurais dû deviner d’autant plus que vous m’aviez tellement mis en garde.

– Je vous avais en effet averti que Martin-Roget n’était pas l’homme qu’il prétend être, dit affectueusement Blakeney ; je vous avais abondamment mis en garde contre ses agissements, mais j’avoue ne m’être pas méfié du duc de Kernogan. Nous sommes anglais vous et moi, mon cher Tony, et nous ne pourrons jamais comprendre les subtilités tortueuses d’un esprit latin. Mais assez comme cela avec le passé, nous n’avons pas un instant à perdre, il faut que nous retrouvions votre femme et que nous la sauvions de ces brutes avant qu’ils aient eu le temps de mettre leurs desseins diaboliques à exécution.

– … en pleine mer… en route vers la Hollande… puis à Coblentz, murmura Lord Tony.

Et il ajouta :

– C’est vrai, je ne vous ai pas encore montré la lettre du duc. Et il sortit de sa poche le fatal message qu’il tendit à son ami. Sir Percy s’en saisit, le lut et le lui rendit en disant calmement :

– Le duc de Kernogan et Lady Dewhurst ne sont pas en route vers la Hollande.

– Que voulez-vous dire ? s’écria le jeune homme étonné.

Blakeney se rapprocha de lui. Un changement aussi extraordinaire que subtil s’était brusquement opéré dans toute son attitude. À peine quelques instants avant, il était l’homme du monde, le dandy élégant et superficiel aux manières exquises, puis au fur et à mesure que Lord Anthony Dewhurst lui faisait le récit de son malheur, l’ami compréhensif et dévoué s’était substitué à ce premier personnage. Subitement, comme galvanisé par un feu intérieur malgré son calme apparent, sa parole était devenue courte et incisive, l’audacieux et courageux chevalier épris d’aventure et animé d’un profond désir d’action avait totalement pris la place de l’aristocrate raffiné. Sir Percy Blakeney était devenu le Mouron Rouge.

– Ce que je veux dire, poursuivit-il en essayant d’insuffler un peu de son inébranlable assurance à son ami, qui le fixait d’un œil anxieux, c’est que lundi dernier, la veille de votre mariage, alors que je vous pressais d’obtenir le consentement d’Yvonne de Kernogan et de vous marier le soir même, j’avais suivi Martin-Roget jusqu’à un endroit dénommé l’Auberge Basse, à Goblin Combe, un lieu connu de tous les contrebandiers du comté.

– Vous, Percy ? s’exclama Tony éberlué.

– Oui, moi, répondit-il en riant, car je soupçonnais quelque chose depuis un certain temps. La chance avait voulu que Martin-Roget se soit rendu en voiture de louage à Chelwood d’où il voulait atteindre l’Auberge Basse. Mais vu le mauvais temps, les routes embourbées et la nuit, personne ne voulut l’y conduire ! Il cherchait un cheval et un guide. J’étais là sous les traits d’un sinistre vagabond et je me proposai. N’ayant pas le choix, il dut accepter, et ainsi je le conduisis jusqu’à cette auberge. Là, il rencontra notre honorable ami Chauvelin avec qui il avait rendez-vous…

– Comment, Chauvelin ? s’écria Tony soudain sorti de son apathie à ce seul nom qui évoquait tant d’aventures extraordinaires de leur passé, tant de dangers auxquels ils avaient échappé. Chauvelin ! Mais que fait-il en Angleterre, grands dieux ?

– Il fomente des intrigues, répliqua Blakeney. Comme vous le savez, notre ami Chauvelin, malgré sa disgrâce, est toujours prêt pour un mauvais coup. À travers le volet mal fermé, j’ai pu surprendre leur conversation et leurs projets diaboliques et c’est pourquoi, cher Tony, j’ai tellement insisté sur ce mariage qui me paraissait la seule sauvegarde de notre chère Yvonne contre les entreprises de ces gredins.

– Que n’avez-vous été plus explicite ! soupira Lord Tony.

– Plût au Ciel ! Si seulement j’avais pu penser…, répondit Blakeney. Mais nous étions tellement pressés. Nous ne disposions que d’une seule heure pour arranger ce mariage et toutes les formalités. Et puis, auriez-vous suspecté le duc d’une si abominable duplicité, même si vous aviez su, comme je le savais, que ce Martin-Roget n’était autre qu’un certain Pierre Adet et qu’il voulait à tout prix tirer une terrible vengeance du duc et de sa fille ?

– Comment ? Martin-Roget, le banquier, le royaliste exilé qui…

– Il se peut qu’il soit banquier maintenant, interrompit Blakeney, mais royaliste, sûrement pas. Il est le fils d’un paysan injustement condamné par le duc et exécuté il y a quatre ans.

– Ciel !

– Il a débarqué en Angleterre largement pourvu d’argent. Jusqu’ici je n’ai pu encore découvrir si cet argent est le sien ou s’il lui a été remis par le gouvernement révolutionnaire à des fins d’espionnage et de corruption. Mais en tout cas, dès son arrivée ici, il s’est insinué dans les bonnes grâces de M. de Kernogan pour essayer de les attirer, lui et sa fille, en France. Vous pouvez vous imaginer pourquoi et à quelles fins.

– Mon Dieu, quelle horreur ! s’écria Lord Tony atterré, vous voulez dire que…

– Parfaitement, reprit Sir Percy. Par l’intermédiaire de Chauvelin, il a frété un navire de contrebande qui se nomme le Hollandia et engagé son capitaine, un certain Kuyper. Il devait mouiller à Portishead le dernier jour de novembre, prêt à prendre la mer avec des papiers bien en règle, comme transportant une cargaison de sucre en provenance des Indes néerlandaises. Martin-Roget, ou Pierre Adet, peu importe son vrai nom, et notre ami Chauvelin devaient se trouver à bord, ainsi que le duc de Kernogan et sa fille. Le Hollandia doit se rendre en vérité jusqu’au Croisic, l’actuel port de Nantes dont le proconsul révolutionnaire, l’infâme Carrier, est un grand ami de Chauvelin.

Sir Percy Blakeney se tut. Lord Tony l’avait écouté en silence, mais maintenant il se leva lentement et se tourna vers son ami. Le chagrin et l’horreur de tout ce qui lui arrivait semblaient avoir effacé de son visage toute trace de jeunesse ; il paraissait tout à coup de vingt ans plus âgé. Toute son attitude, d’ailleurs, était empreinte d’une grande maturité et l’apathie d’il y a quelques instants avait fait place à une farouche détermination.

– Et que puis-je faire maintenant ? demanda-t-il simplement, sachant qu’il pouvait faire confiance à son ami et le charger de l’aider à retrouver ce qu’il possédait de plus précieux au monde. Sans vous, Blakeney, je suis naturellement perdu et impuissant et je n’ai pas ma tête pour réfléchir. D’ailleurs ces diables sont trop forts pour moi. Mais vous, vous m’aiderez, n’est-ce pas ?

Il s’était arrêté brusquement avec un air de profond désespoir.

– Mais je suis fou, Percy, continua-t-il en haussant les épaules pitoyablement, fou de douleur, sinon je ne vous demanderais pas de m’aider et de risquer votre vie pour moi.

– Si vous continuez à dire des bêtises, je serai obligé de vous tirer les oreilles, rétorqua Blakeney en riant ; ne voyez-vous pas que je meurs d’envie de me mesurer une fois de plus avec Chauvelin ?

En disant ces mots, ses yeux brillaient d’une ardeur renouvelée à la pensée de reprendre la lutte et la vie d’aventures, puis il ajouta, en regardant affectueusement son ami qui paraissait tellement accablé :

– Rentrez chez vous, Tony, et préparez vos affaires pendant que je fais chercher Hastings et Ffoulkes et seller quatre chevaux. Soyez de retour dans une heure et nous coucherons à Portishead ce soir ! Day Dream, mon yacht, est là-bas, prêt à appareiller à toute heure du jour ou de la nuit. Hélas ! le Hollandia a vingt-quatre heures d’avance sur nous et nous n’arriverons pas à le rattraper, mais nous serons à Nantes avant que ces démons puissent faire grand mal et, une fois à Nantes… ! Ah ! souvenez-vous, Tony, de toutes nos évasions glorieuses, rappelez-vous cette folle équipée à travers le nord de la France avec des enfants et des femmes à demi évanouis, couchés au travers de nos selles. Souvenez-vous du jour où nous avons fait sortir en secret les Tournais du port de Calais et celui où nous avons sauvé les Déroulède du tourbillon révolutionnaire. Ayez confiance, Tony ! Pensez à ce que vous ressentirez quand, ayant retrouvé votre femme, nous volerons le long des quais vers la liberté ! Si ce n’était pour votre angoisse présente qui dévore le cœur, je compterais l’heure présente pour une des plus heureuses de notre vie.

Sir Percy avait mis dans ses paroles une telle chaleur, toute son attitude révélait une telle vitalité que son enthousiasme se communiqua à Lord Tony, sur le visage de qui l’espoir semblait renaître. Il avait d’ailleurs une foi inébranlable en son ami.

– Que Dieu vous bénisse ! Percy, dit-il en restreignant.

– Il m’a toujours aidé jusqu’ici, répliqua Blakeney redevenu grave, et aujourd’hui, priez-Le, Tony, de toute votre ferveur.

Lord Tony s’inclina et sortit.