En effet, si le duc de Kernogan avait eu le don de double vue, son angoisse eût été mille fois plus grande. Au moment même où le régisseur faisait de son mieux pour rassurer son maître au sujet de la sécurité de Mlle de Kernogan, sa voiture se dirigeait bon train venant du château d’Herbignac, précisément vers cette croisée des chemins, rendez-vous de quelques centaines de paysans exaltés et qui projetaient de faire tout le mal que leurs esprits obtus pouvaient imaginer.
La tempête soufflait toujours avec autant de violence et maintenant une forte pluie s’était mise à tomber. L’enthousiasme des pauvres diables avait considérablement diminué. Soixante étaient venus de Goulaine, quarante des Sorinières et trois douzaines de Doulon. Ils s’étaient ralliés en grande hâte lorsqu’ils avaient aperçu le signal convenu, armés de piques et de pelles. Leurs villages étant plus près de là que celui de Vertou, ils étaient arrivés très excités et pleins d’entrain au rendez-vous avant les autres, au moment même où ceux-ci écoutaient encore les vaines exhortations de Jean Adet. Mais l’attente sous la pluie torrentielle avait rafraîchi leur ardeur en même temps que leurs vêtements s’étaient imbibés d’eau, et le retard de leurs compagnons commençait à les inquiéter.
Malgré cela, cette troupe restait très dangereuse, et la prudence aurait dû dicter à Mlle de Kernogan de donner l’ordre à son vieux cocher de faire demi-tour et de retourner à Herbignac, plutôt que de continuer. En effet, un de ses piqueurs, envoyé en éclaireur, était revenu disant qu’une foule armée était rassemblée au dit lieu et qu’il serait très imprudent d’avancer.
Déjà, depuis un moment, on pouvait percevoir une clameur dominant le bruit de la voiture et des chevaux. Le cocher avait arrêté l’équipage en attendant le retour du piqueur envoyé en avant. Au récit de ce dernier, qui ajouta qu’il avait entendu des imprécations et des menaces contre Sa Seigneurie et que l’incendie aperçu de loin avait été sans doute le signal de la révolte, la prudence commandait le retour.
À ce moment, mademoiselle sortit la tête de la portière pour demander ce qui se passait. En apprenant les nouvelles et voyant que ses gens conseillaient la retraite, elle se moqua de leur couardise.
– Jean-Marie, appela-t-elle en s’adressant dédaigneusement au vieux serviteur au service de son père depuis cinquante ans, ne me dites pas que vous craignez vraiment cette populace !
– N… non, mademoiselle, ne vous en déplaise, rétorqua le vieillard, piqué dans son amour-propre par cette raillerie, mais j’ai la responsabilité de votre sécurité et nos paysans ont un bien mauvais esprit depuis quelque temps.
– Continuez ! C’est un ordre, et vous devez obéir, répondit Mlle de Kernogan d’un ton péremptoire, qu’un petit rire joyeux adoucissait. Si mon père apprenait qu’il y a des émeutes sur la route, il mourrait d’inquiétude de ne pas me voir revenir. Fouettez les chevaux, mon brave. Personne n’osera attaquer la voiture.
– Mais, mademoiselle…, voulut protester le cocher.
– Ah ça ! l’interrompit-elle impatiemment. Va-t-on me désobéir ? Si vous ne respectez pas mes ordres, Jean-Marie, vous n’avez plus qu’à vous joindre à cette bande !
Le vieux serviteur ne put qu’obéir à cette sévère réprimande. Il essaya de pénétrer du regard le rideau aveuglant de pluie qui cinglait son visage et agaçait les chevaux. Mais l’éblouissement des lanternes de la voiture l’empêchait de voir loin dans l’obscurité. Il eut quand même la sensation qu’une masse humaine avançait vers l’équipage et que les cris et bruits venant de cette foule excitée s’étaient considérablement rapprochés depuis un moment. Sans doute les rebelles avaient-ils aperçu les lumières et ils avançaient maintenant vers la voiture. Jean-Marie ne pouvait que trop deviner quelles étaient leurs intentions.
Mais il avait des ordres et l’idée d’y manquer ne l’effleurait même pas. Il fit donc ce qu’on lui commandait et d’un coup de fouet il mit au galop ses chevaux, d’admirables bêtes très nerveuses, qui obéissaient au moindre signe. Mlle de Kernogan se laissa retomber sur les coussins, satisfaite d’avoir été obéie et nullement inquiète.
Quelques minutes après, à peine, elle ressentit une brusque secousse ; la voiture venait de faire un bond terrible. Les chevaux s’étaient cabrés, puis avaient bronché ; des clameurs assourdissantes s’élevaient de toutes parts, des hommes hurlaient et juraient. Au choc de leurs armes contre la voiture se mêlaient le sifflement du fouet, le piétinement des chevaux et le bruit sourd des corps tombant dans la boue. Les lanternes de la voiture avaient été arrachées et brisées, mais malgré l’obscurité, Yvonne de Kernogan avait l’impression de voir des visages grimaçants et défigurés par la haine se presser contre les portières. En dépit de cet indescriptible désordre, la voiture continuait d’avancer. Jean-Marie était comme rivé à son poste, ainsi que le postillon et les quatre piqueurs. Jouant du fouet et avec des paroles encourageantes, ils pressaient les chevaux d’avancer dans la foule, renversant et piétinant les hommes, sans égard pour les vies humaines, sourds à tous les blasphèmes et à toutes les malédictions lancés contre eux et les occupants de la voiture, dont la populace ignorait encore l’identité.
Mais l’instant d’après, la voiture s’arrêta net et un cri sauvage couvrit les gémissements des blessés :
– Kernogan ! Kernogan !
– Ah ! suppôts du diable, cria le cocher. Vous regretterez tout cela et pleurerez des larmes de sang le reste de votre vie, c’est moi qui vous le dis. Mademoiselle est dans la voiture. Quand M. le duc apprendra ce qui s’est passé, il y aura du travail pour le bourreau…
– Mademoiselle est dans la voiture ! interrompit une voix rauque, sur un ton brutal, allons voir ça…
– Oui ! Oui ! allons tous la voir, hurla la foule, en ajoutant une bordée d’injures.
À l’intérieur de la voiture, Yvonne de Kernogan osait à peine respirer. Elle était assise toute droite, serrant sa pèlerine autour de ses épaules. Ses yeux agrandis, non par la peur, mais par la surexcitation, fixaient l’obscurité au-delà de la vitre. Elle ne voyait rien, mais sentait la présence de cette foule hostile qui avait réussi à maîtriser le cocher et était décidée à lui faire du mal.
Mais elle appartenait à une race qui n’avait jamais compté la lâcheté parmi ses nombreux défauts. Durant ces courts instants où elle savait que sa vie ne tenait qu’à un fil, elle n’avait ni crié, ni perdu connaissance. Soudain la portière fut violemment ouverte et elle put distinguer vaguement des formes humaines qui s’agitaient. Elle demeura sans bouger, mais quand elle se sentit brusquement saisie au poignet elle dit calmement, avec un léger frémissement dans la voix :
– Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Un rire brutal fut la réponse.
– Qui nous sommes, ma charmante dame ? s’écria celui qui lui avait saisi le poignet et se trouvait maintenant à moitié hissé dans la voiture, nous sommes ceux qui trimons toute notre vie, sans jamais manger à notre faim, tandis que des gens comme vous voyagent dans de belles voitures et mangent plus qu’ils n’en peuvent. Ce que nous voulons ? Mais simplement le spectacle d’une si charmante dame comme vous, renversée dans la boue comme le sont nos mères et nos femmes, quand il leur arrive de se trouver sur le passage de votre voiture. N’est-ce pas cela, mes amis ?
– Oui-da ! répondirent-ils avec convoitise. Dans la boue, la demoiselle ! Sors-la, Adet ! Laisse-nous voir de quoi elle aura l’air, la figure dans la boue ! Vite, sortons-la !
Mais l’homme qui avait été ainsi apostrophé n’obéit pas immédiatement. Tenant toujours le poignet de la jeune fille, il l’attira contre lui et soudain lui jeta un de ses bras rude et barbouillé de poussière autour de la taille ; soulevant de l’autre son capuchon, il lui maintint son fin visage à hauteur du sien.
Yvonne de Kernogan n’était certes pas une lâche, mais au contact atroce de cet homme, elle fut saisie d’une peur si intense qu’elle faillit perdre connaissance. Malheureusement, elle n’eut pas cette chance et devait garder de cette scène un souvenir qui hanterait toute sa vie. Elle ne pouvait distinguer le visage de l’homme, mais sentait son haleine brûlante sur ses joues et l’odeur âcre de ses vêtements trempés monter vers elle. Elle pouvait entendre ses chuchotements rauques, car pendant l’espace de quelques secondes il la tint serrée contre lui, dans une étreinte qui lui sembla plus terrifiante que celle de la mort.
– Juste pour vous punir, ma gente dame, murmura-t-il avec un tel accent qu’elle fut secouée d’un frisson d’horreur, pour vous punir de ce que vous êtes, fière, méprisante, de la race des tyrans, un tyran en herbe vous-même, pour chaque malheur que nos femmes ont dû supporter et pour tout le luxe dont vous avez joui, je vous embrasserai sur les lèvres, sur les joues, je couvrirai votre visage et votre col blanc de baisers qui seront comme autant de marques indélébiles. Ces baisers, qui vous viennent de quelqu’un qui vous déteste et vous exècre, vous brûleront pour le reste de votre vie comme un souvenir infâme. Celui qui vous tient à sa merci n’est qu’un pauvre paysan, que vous considérez comme la lie de la terre.
D’horreur Yvonne avait fermé les yeux et on l’entendait à peine respirer, mais à travers sa demi-pâmoison, elle put malgré tout percevoir ces mots cruels et subir la souillure atroce, car cet être, qu’elle haïssait et craignait comme le diable, possédé par l’esprit du mal, couvrait maintenant son visage et sa gorge de baisers ardents.
Son souvenir s’arrêta là ; heureusement pour elle, un profond évanouissement suivit cette épreuve abominable. Quand elle reprit connaissance, elle était revenue au château et reposait entre les bras de son père. Un murmure confus parvenait jusqu’à ses oreilles. Petit à petit elle put comprendre ce qui se disait. Jean-Marie, le postillon et les piqueurs étaient en train de faire au duc, qui les harcelait de questions, le récit de ce qui s’était passé. Ces hommes ignoraient naturellement tout du drame poignant qui s’était joué à l’intérieur de la voiture. Tout ce qu’ils savaient était qu’une foule brutale, composée d’une centaine d’hommes, avait entouré l’équipage, agitant des bâtons et des faux ; qu’ils avaient fait des efforts désespérés pour briser ce groupe menaçant et continuer la route à tout prix, mais que quelques-uns de ces diables, plus audacieux que les autres, avaient saisi les chevaux et maîtrisé les fidèles serviteurs. Croyant tout perdu, ceux-ci n’avaient eu comme principal souci que de protéger mademoiselle. Jean-Marie avait voulu descendre de son siège et tirer les pistolets de ses bottes pour repousser les assaillants, quand heureusement ils avaient perçu au loin au bruit de galop malgré l’effroyable tumulte de la canaille en délire. Jean-Marie avait pensé immédiatement que ce devait être une compagnie de soldats de Sa Seigneurie, venue à leur rencontre. Cela lui avait donné des forces nouvelles et l’inspiration de commander au postillon Carmail de tirer en l’air ou même dans la foule, peu importait. Ce coup de feu avait eu un effet magique sur les chevaux déjà affolés. Ils s’étaient cabrés et, d’un bond formidable, avaient fendu la foule, mais heureusement que le cocher les avait parfaitement en main. Les cavaliers qui s’approchaient à toute allure leur avaient lancé des cris d’encouragement qu’ils avaient pu distinguer au-dessus de l’indescriptible mêlée générale. Fouettant ses chevaux, le cocher n’avait rien vu d’autre que la tête de ses bêtes, mais les autres serviteurs déclarèrent que la panique avait été incroyable et que des hommes avaient été écrasés, tandis que d’autres disparaissaient dans la nuit.
Ce qui était arrivé après, aucun de ces hommes ne le savait. D’un train endiablé l’équipage avait volé jusqu’au château sans se retourner.