8
La route de Portishead

I

C’est seulement lorsqu’ils eurent dépassé Bath qu’Yvonne de Kernogan, Lady Anthony Dewhurst, réalisa qu’elle était tombée dans un piège.

Pendant la première demi-heure du voyage, son père, qui semblait souffrir beaucoup, était demeuré les yeux clos, paraissant dormir.

Yvonne, en proie à de vives inquiétudes, assise près de lui, tenait sa main glacée entre les siennes. Une ou deux fois, elle lui avait timidement demandé de ses nouvelles et il lui avait répondu qu’il ne se sentait pas mal, mais qu’il était très fatigué et préférait ne point parler. À un moment donné, elle essaya de faire remarquer au duc que le cocher paraissait ne pas connaître la route de Bath, car il avait pris un chemin qu’elle ne connaissait pas. Le duc sortit alors de sa léthargie et, se penchant en avant, il regarda par la portière.

– L’homme ne se trompe pas, dit-il calmement, c’est le même chemin par lequel il m’a amené hier. Il fait un léger détour, mais la route est plus agréable.

Cette réponse la satisfit, car, étrangère au pays, elle connaissait mal les environs de Bath.

Quelques instants après, la voiture s’arrêta et Yvonne aperçut un homme enveloppé dans un grand manteau et dont le visage se dissimulait sous un feutre. Il monta lestement à côté du cocher.

– Qui est cet homme ? demanda-t-elle en sursautant.

– Sans doute un ami du cocher qu’il ramène à Bath. La voiture s’était remise en marche.

Yvonne, sans savoir pourquoi, avait senti aux dernières paroles de son père une étrange angoisse lui envahir le cœur. Un frisson, qui n’était dû ni à la crainte, ni à l’appréhension encore, la parcourut. Elle regarda anxieusement par la portière, puis ses yeux s’arrêtèrent sur le visage de son père avec un air interrogateur et soupçonneux. Mais ce dernier, détournant la tête, évita son regard et ferma les paupières dans l’attitude d’un homme souffrant.

II

– Nous retournons à Bath, mon père, n’est-ce pas ?

Yvonne avait posé cette question rapidement d’une voix étranglée, car subitement une peur intense l’avait envahie. Un temps assez long s’était écoulé depuis leur départ et on n’apercevait toujours pas les faubourgs de la ville.

M. de Kernogan ne répondit rien, mais ouvrant ses yeux il regarda sa fille d’une manière étrange.

En un éclair elle comprit tout ; elle comprit que son père avait monté toute cette histoire monstrueuse pour l’arracher à son mari qu’elle adorait.

La peur et la révolte lui donnèrent des forces insoupçonnées et elle eut l’idée de se sauver. Avant que M. de Kernogan ait pu faire un mouvement pour l’arrêter, elle ouvrit la portière et se jeta dehors. Elle tomba le visage en avant dans la boue, mais se releva immédiatement et se mit à courir comme une folle dans la direction opposée à celle empruntée par la voiture. Elle courait sans même réfléchir, poussée par une sorte de réaction instinctive.

Mais quelques instants après elle perçut un bruit de pas rapides derrière elle. Cela ne pouvait être son père, certes incapable de courir ainsi ; le cocher non plus, il n’aurait pas pu abandonner ses chevaux ; qui alors ?… Les pas s’approchaient de plus en plus, on allait la rejoindre, et elle fit un effort désespéré pour aller plus vite que son poursuivant. Mais l’instant d’après elle se sentit saisie par deux bras robustes.

– Laissez-moi ! Laissez-moi ! cria-t-elle hors d’haleine.

Mais elle ne put faire un seul mouvement et, en levant son visage, elle vit celui de Martin-Roget qui, sans prononcer une parole, la souleva comme un ballot et la porta jusqu’à la voiture.

Elle se souvint alors de cet homme qu’ils avaient recueilli sur la route et qui était monté près du cocher… C’était donc lui !

Il la déposa toujours sans mot dire dans la voiture, près de son père, ferma la porte et reprit sa place sur le siège, et la voiture se remit en route.

M. de Kernogan, complètement sorti de son apathie simulée, jeta un coup d’œil sur sa fille couchée immobile à ses côtés, et son regard devint terrible.

– Toute tentative de résistance, mon enfant, dit-il d’un air glacial, sera aussi vaine que cet essai infructueux et manquerait de toute dignité. Je regrette la violence que M. Martin-Roget a été obligé d’employer contre vous, mais je serai obligé d’y recourir à nouveau si vous recommencez ces mauvaises plaisanteries. Quand vous serez plus calme, nous parlerons.

Yvonne gisait sur les coussins en proie à une violente crise de larmes. Ses nerfs l’avaient subitement lâchée devant cette catastrophe, dont son propre père avait été le fatal instrument. Mais en face de l’attitude impitoyable du duc, elle fit un grand effort pour retrouver un peu de contrôle sur elle-même et sa fierté et sa réserve naturelles vinrent à son secours. Elle sentit qu’elle était prise au piège avec une bien petite chance d’en sortir, si toutefois il y en avait une, et seule une attitude calme et pleine de sang-froid pourrait l’aider.

Elle se redressa, sécha résolument ses yeux et rajusta sa toilette.

– Nous pouvons parler, monsieur, dit-elle avec fermeté, je suis prête à écouter vos explications sur cette monstrueuse action.

– Je ne vous dois aucune explication, ma fille, rétorqua le duc calmement, et lorsque vous aurez recouvré tous vos esprits et votre sens des convenances, vous comprendrez qu’une fille de la maison de Kernogan ne s’enfuit pas nuitamment avec un étranger, et un hérétique par surcroît, comme vous l’avez fait. Vous étant oubliée à ce point, vous devez subir les conséquences, que je déplore d’ailleurs, de vos péchés et de votre manque d’honneur.

– Sans aucun doute, mon père, répondit-elle, vivement touchée par ses insultes, quand vous aurez recouvré tout votre respect de vous-même, vous vous souviendrez que jusqu’alors aucun Kernogan n’avait encore joué le rôle d’un menteur et d’un hypocrite. Le duc eut un geste de colère.

– Silence ! ordonna-t-il.

– Oui, répéta Yvonne exaltée, vous avez joué ce rôle odieux depuis l’instant où vous m’avez écrit cette lettre pleine d’affection et de pardon jusqu’au moment où, tel Judas, vous avez trahi votre propre fille par un baiser. Que la honte soit sur vous ! cria-t-elle.

– Assez ! dit-il en lui saisissant si brutalement le poignet qu’un cri de douleur lui échappa involontairement. Vous êtes une folle, vous perdez l’esprit et, si vous ne changez pas d’attitude, je me verrai forcé d’agir plus sévèrement. Ne m’obligez pas d’avoir de nouveau recours à M. Martin-Roget pour mettre un terme à ces divagations insensées.

Le seul nom de cet homme, qu’elle haïssait et craignait maintenant plus que tout au monde, suffit pour lui redonner le sang-froid qui l’avait de nouveau quittée.

– Vous avez raison, reprit-elle avec plus de calme, cela suffit en effet. Le cerveau qui a pu imaginer, puis mettre à exécution une pareille infamie n’est pas prêt à s’apitoyer devant les larmes d’une femme innocente. Mais voudriez-vous au moins me dire où vous comptez m’amener ?

– Nous allons quelque part sur la côte, répondit son père, un endroit dont le nom m’échappe pour l’instant. Là, nous embarquerons pour la Hollande, puis nous rejoindrons Leurs Altesses à Coblentz. Et c’est à Coblentz que votre mariage avec M. Martin-Roget aura lieu et…

– Arrêtez, monsieur, interrompit-elle d’une voix aussi calme que celle de son père, avant que vous ajoutiez une seule parole. Écoutez bien ce que j’ai à vous dire. Devant Dieu, sinon devant la loi française, je suis la femme de Lord Anthony Dewhurst. Par tout ce qui m’est de plus sacré et de plus cher, je jure que je ne deviendrai jamais celle de M. Martin-Roget. Je préférerais mourir. Je préférerais mourir, ajouta-t-elle avec passion.

Le duc haussa les épaules.

– Bah, mon enfant, depuis que le monde existe, beaucoup de femmes ont déjà fait de pareils serments, cela ne les a pas empêchées de les rompre lorsque les circonstances les y ont obligées ou que leur propre bon sens est venu leur ouvrir les yeux.

– Comme vous me connaissez mal, mon père, fut la seule réponse d’Yvonne.

III

Yvonne Dewhurst était beaucoup trop fière pour continuer cette vaine discussion. Non seulement elle était la plus faible physiquement, mais elle se savait sans défense aux mains de deux hommes, dont l’un, son père, qui aurait dû être son protecteur, s’était ligué contre elle avec son pire ennemi.

Elle était d’ailleurs persuadée, par une sorte de mystérieuse intuition, que Martin-Roget était non seulement son ennemi, mais également celui de son père. Quand il l’avait saisie dans ses bras vigoureux pour la remporter à demi évanouie à la voiture, elle avait ressenti une indicible répulsion à son contact et le vague souvenir d’une sensation semblable lui était revenu à la mémoire. Elle se trouva reportée en arrière de quelques années, un certain soir d’orage, et elle revécut tout ce qu’elle avait éprouvé alors : elle entendit de nouveau le grondement hostile des paysans lors de cette nuit tragique ; elle les revit entourant la voiture dans le dessein de malmener ses occupants. Puis elle se ressouvint de la portière brusquement ouverte alors qu’elle était à demi morte de terreur, des bras puissants qui l’avaient saisie, des paroles atroces qu’elle avait entendues et des baisers brûlants dont l’homme inconnu avait couvert son visage : tous ces souvenirs que seul l’amour de celui qu’elle aimait maintenant avait réussi à effacer. Cependant, malgré cela, elle ne fit consciemment aucun rapprochement entre son agresseur d’alors et le riche banquier de Brest, cet émigré qui se disait un fervent royaliste, si ce n’est que les deux hommes lui inspiraient le même sentiment d’horreur.

Il lui était impossible de lutter contre ceux qui la tenaient prisonnière. Elle le savait et était beaucoup trop orgueilleuse pour tenter de vains efforts qui ne pouvaient que l’humilier davantage. Elle se sentit atrocement seule et malheureuse et la pensée de son mari, qui à l’heure présente était encore à cent lieues de soupçonner l’affreuse réalité, amena des larmes de désespoir dans ses yeux.

Que ferait-il lorsqu’il apprendrait que sa femme lui avait été ravie, qu’il avait été aussi odieusement dupé qu’elle-même ? Elle essaya de calmer son désespoir en songeant que les amis influents du malheureux jeune homme viendraient à son aide, dès qu’ils auraient appris la chose. Elle pensait surtout à cet ami mystérieux et important, dont Lord Tony parlait avec tant de discrétion et qui les avait mis en garde contre d’éventuels dangers qui, hélas ! ne s’étaient que trop confirmés. Il y avait… mais à quoi bon tout cela puisqu’au moment où Lord Tony apprendrait son enlèvement elle serait déjà en pleine mer, hors de sa portée !

À quoi bon s’accrocher à tous ces fols espoirs, pour les voir se briser les uns après les autres ! Le visage dur et impassible du duc lui laissait clairement entendre qu’elle ne pouvait espérer ni pitié, ni compréhension de sa part, et obligée de réprimer les sanglots qui lui montaient à la gorge, elle n’avait même pas le réconfort de ses larmes.

IV

Yvonne aurait été incapable de dire le temps que dura ce voyage. Quelques heures ? des années peut-être… !

Quand elle avait quitté Combwich Hall, elle était encore une jeune épouse heureuse et une fille dévouée et obéissante. Maintenant elle se sentait une vieille femme misérable, séparée de l’homme qu’elle aimait, sans l’espoir de le revoir jamais, le cœur rempli de haine et de mépris pour son père, cet homme qui avait pu ourdir une pareille machination contre elle.

Le premier accès de révolte passé, elle n’avait plus tenté la moindre résistance, ni adressé de nouveau la parole à son père.

Au premier relais, elle avait été obligée d’entrer dans une auberge et de s’attabler entre le duc et Martin-Roget. Se sentant faible, brûlante de soif et de fièvre, elle avait bu un peu de lait. Les émotions ressenties et les efforts qu’elle avait fait pour les contenir avaient complètement brisé ses nerfs et, telle une somnambule, elle descendit et remonta dans la voiture sans dire un mot.

À chaque nouveau relais, elle sentait augmenter la distance qui la séparait irrémédiablement du lieu où elle avait vécu un merveilleux roman d’amour et où Lord Tony l’attendait en vain.

À un arrêt, les aubergistes, de braves gens, avaient entouré la voiture et Yvonne crut remarquer un regard de sympathie et de bienveillance chez la femme. Elle eut alors la folle idée de courir à eux et de leur demander aide et protection, de leur crier qu’on l’arrachait à son mari et qu’on l’emmenait prisonnière vers un destin pire que la mort. Elle se précipita vers la femme et, mettant sa petite main entre les mains rudes de la villageoise, elle la supplia de lui donner asile jusqu’à ce qu’elle ait pu communiquer avec son mari.

La brave femme l’écouta avec un air de pitié et, tandis qu’elle lui caressait lentement la main, des larmes lui glissaient le long des joues.

– Oui, oui, ma chère petite ! disait-elle comme on parle à un enfant pour le consoler, je comprends, je comprends. Ne vous tourmentez pas, suivez gentiment votre pauvre père qui sait mieux que personne ce qu’il vous faut. Venez avec moi, mon enfant, ajouta-t-elle en lui prenant le bras et je vais vous installer confortablement dans la voiture.

Désemparée, Yvonne ne sut d’abord que penser de l’attitude de l’aubergiste dont elle discernait mal les sentiments, jusqu’au moment où elle découvrit la vérité. Le rouge de la honte lui monta au front… On la faisait passer pour folle ! Elle venait de le comprendre en surprenant quelques mots échangés entre deux servantes.

Le duc et Martin-Roget avaient tout prévu et pour empêcher toute tentative de fuite de sa part et éviter tout secours extérieur, ils laissaient entendre, partout où ils s’arrêtaient, que la pauvre jeune dame avait perdu la raison et qu’il ne fallait ajouter aucune foi à ce qu’elle pourrait dire.

Alors qu’elle voyait s’éteindre cette dernière lueur d’espoir, Yvonne Dewhurst rencontra le regard de triomphe de Martin-Roget et vit sur son visage un sourire diabolique. Quant au duc, en parfait comédien, il manifesta ostensiblement le plus grand empressement auprès d’elle devant des tiers.

– Encore un manque de dignité, ma fille, dit-il en français pour n’être compris de personne, sauf de Martin-Roget. Je pensais bien que vous alliez commettre un acte de ce genre, aussi M. Martin-Roget et moi avions-nous prévenu ces gens que nous voyagions avec ma fille malade, rendue folle par la mort de son jeune mari et se croyant persécutée, comme il arrive fréquemment aux personnes dans des circonstances analogues. Vous avez vu le résultat ; ils se sont tous apitoyés sur votre sort. Il eût été plus sage de vous abstenir de pareilles tentatives, et, en disant ces mots, il continua à l’aider à monter en voiture avec l’empressement précautionneux d’un tendre père, sous les regards attendris de ceux qui les entouraient.

Après cet incident, Yvonne renonça à toute lutte ; désormais, seul Dieu pouvait lui venir en aide.

V

Le reste du voyage s’effectua en silence. Lorsque la voiture traversa les rues pavées de Bristol, Yvonne regarda par la portière et fut émerveillée de voir tant de gens marcher librement par la ville tandis qu’elle était prisonnière, au comble du malheur. Si seulement ses regards, suppliants comme autant d’appels muets, avaient pu attirer des passants, peut-être quelqu’un aurait-il pu lui porter secours.

Ils atteignirent Portishead à la tombée du jour. Sans offrir la moindre résistance, Yvonne exécuta docilement ce qu’on lui disait de faire. Elle préférait obéir machinalement, plutôt que de sentir de nouveau ce contact haïssable de la main de Martin-Roget sur son bras ou d’entendre les ordres secs de son père.

Elle descendit de voiture et marcha le long du quai, puis monta à bord d’une petite barque. Yvonne était heureuse de cette pénombre qui dissimulait la plupart des choses du monde extérieur à ses pauvres yeux, brûlants de tant de larmes contenues ; elle n’aspirait plus qu’à l’oubli total de tout ce qui l’entourait.

Elle se rendit compte à un moment donné que le bateau, conduit par des rameurs inconnus, descendait le long du fleuve, que le valet Frédéric se trouvait maintenant parmi eux, sans qu’elle sût comment, ni quand il était venu, et elle reconnut certains de ses bagages. Il y avait également une femme qu’elle ne connaissait pas, qui avait l’air d’être là pour s’occuper d’elle, et comme venant de loin elle perçut les voix de son père et de Martin-Roget. Mais rien ne lui paraissait réel, tout semblait sortir d’un cauchemar.

À bout de forces, elle perdit connaissance.

Quand elle revint à elle, elle était couchée sur un petit lit dur, recouverte de son manteau et d’une grande écharpe. Yvonne crut d’abord qu’on l’avait enfermée dans une sorte de placard qui sentait l’huile et le goudron, puis elle réalisa qu’elle se trouvait dans une étroite cabine de bateau à peine éclairée. Elle entendit le bruit de pas lourds au-dessus d’elle et perçut les craquements du bois et les diverses rumeurs provoqués par les manœuvres, enfin une sensation de balancement lui confirma que le bateau devait être en marche.

La lampe de la cabine lui permit de distinguer la femme de chambre étendue sur un banc, enroulée dans un manteau.

Elle ressentit douloureusement la solitude et le désespoir dans lesquels elle se trouvait et put enfin s’abandonner au flot de ses larmes, ce qui soulagea son excès de misère.