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Les réjouissances de la canaille
Les « banquets fraternels » ont un vif succès. C’est une invention de Robespierre et la douceur inhabituelle de ce début de printemps aide à leur réussite.
Tout Paris est dans les rues pendant ces douces nuits d’avril. Les familles sortent pour se reposer après le spectacle quotidien de la charrette emmenant à la guillotine les ennemis du peuple, ceux qui conspirent contre sa liberté. La mère porte dans un panier tout ce qu’elle a pu mettre de côté sur les pauvres provisions qu’on alloue quotidiennement pour la nourriture de la famille. À côté d’elle, le père marche, traînant par la main le petit dernier, qui n’est plus ni potelé ni rose comme ses pareils du temps passé, parce que les vivres sont rares et le lait introuvable ; malgré ses pieds et ses genoux nus, l’enfant ressemble à un homme avec son bonnet rouge et, sur sa petite poitrine maigre, le dernier caprice du jour : une minuscule guillotine en breloque, toute complète avec son couteau en miniature, sa poulie et ses bois artistement peints d’un beau cramoisi.
La rue Saint-Honoré n’est que l’exemple typique de ce qui se passe dans toute la ville. Bien qu’elle soit étroite et donc particulièrement peu faite pour les réunions de plein air, on y donne de nombreux « banquets fraternels » parce qu’elle est consacrée : là est la demeure de Robespierre.
Ici comme ailleurs, de grands braseros sont allumés de loin en loin afin que les mères de famille puissent cuisiner les quelques harengs qu’elles ont apportés, et tout le long de la rue des tables sont dressées, privées de nappes et même de cette propreté qui est la vertu voisine de la piété, elle aussi négligée. Néanmoins, les tables ont un air de gaieté avec leurs torches de résine, leurs chandelles de suif ou leurs vieilles lanternes d’étable posées çà et là, les flammes palpitant dans la brise, faisant de cette scène qui aurait pu être sordide un tableau pittoresque où même les pots d’étain, les assiettes de fer-blanc, les couteaux à manche de corne et les cuillers de fer perdent leur vulgarité.
La lumière pauvre ne fait guère qu’accentuer l’obscurité alentour, ces ombres profondes que projettent les balcons et les linteaux des portes cochères soigneusement fermées et barrées pour la nuit, mais elle étincelle capricieusement sur les bonnets rouges aux cocardes tricolores, sur les visages tirés et barbouillés, les bras maigres ou les mains sèches et brunes.
Une foule bigarrée en vérité ! Les travailleurs de Paris, tous serviteurs embrigadés de l’État, ses esclaves, dirions-nous, bien qu’ils se nomment eux-mêmes des hommes libres, se consacrent tous à de durs travaux manuels parce qu’ils meurent de faim, mais surtout à cause du décret des Comités qui décide comment et quand la nation requiert les bras ou les mains – attention ! les cerveaux sont laissés pour compte – de ses citoyens. De cerveaux, la nation n’a que faire, sauf en ce qui concerne les membres de la Convention et des Comités. La République n’a pas besoin de savants, a-t-il été dit grossièrement à Lavoisier, le célèbre chimiste, lorsqu’il demandait quelques jours de sursis pour terminer d’importantes expériences.
Cependant les charbonniers sont des citoyens très utiles à l’État, ainsi que les forgerons, les armuriers et ceux qui cousent, tricotent, peuvent faire quelque chose pour habiller et nourrir l’armée nationale, les défenseurs du sol sacré de la patrie. Pour eux, pour ces travailleurs honnêtes, industrieux, sobres, on a inventé les « banquets fraternels », Mais ce n’est pas seulement pour eux. Il y a là des « tricoteuses », sorcières asexuées qui, par ordre, restent assises au pied de l’échafaud entourées de leurs enfants et qui tricotent tout en huant, toujours par ordre, les vieillards, les jeunes femmes, les enfants aussi, qui marchent à la guillotine. Il y a les « insulteuses publiques ». On les paie pour hurler et blasphémer tandis que les charrettes des condamnés roulent en grinçant. Il y a les « tape-dur » qui, armés de cannes plombées, forment la garde du corps de Robespierre. Puis les membres de la Société révolutionnaire qu’on recrute dans le rebut des miséreux et des parias de la grande ville ; et, c’est le plus horrible, les « Enfants rouges » qui ont appris à crier « à mort » et « à la lanterne », petits rejetons précoces de la nouvelle république. Pour eux aussi on a établi les « banquets fraternels ». Car eux aussi ont besoin d’être amusés et divertis, de peur qu’ils ne se réunissent et qu’en parlant ils ne s’aperçoivent qu’ils sont plus malheureux, plus pauvres, plus maltraités que du temps de l’oppression monarchique.
Donc, dans la douceur des soirs de mi-avril, des réunions de famille se tiennent en plein air, autour de maigres soupers qui sont « fraternels » parce que l’État en a ainsi décidé. Réunions familiales qui rapprochent l’honnête homme du voleur, le citoyen sérieux et le vagabond sans toit, et qui aident chacun à oublier la misère, la faim, l’esclavage, la lutte au jour le jour pour survivre en attendant le bel avenir promis.
On entend même rire, plaisanter et jouer. On entend des facéties, presque toujours grossières. Il y a de la folie dans l’air, le printemps monte à la tête des jeunes gens. On s’embrasse même dans l’ombre, on se fait la cour et, çà et là, passe un peu de vrai bonheur.
Chaque famille a apporté ses maigres provisions.
– Peux-tu me passer un peu de pain, citoyen ?
– Puis-je avoir un morceau de fromage ?
Ce sont les « banquets fraternels ». Il ne faut pas l’oublier. C’est une idée de Robespierre. Il l’a conçue et réalisée, il a requis les voix de la Convention et a fait voter les crédits pour avoir des tables, des bancs et des chandelles. Il habite tout près, dans la rue même, humble, tranquille, comme un vrai fils du peuple, partageant la demeure et la table du citoyen Duplay, l’ébéniste, et de sa famille.
C’est un grand homme ! On en parle avec passion ; c’est un fétiche, une idole, un demi-dieu. Aucun bienfaiteur de l’humanité, aucun saint, aucun héros n’a été aussi vénéré que ce monstre assoiffé de sang. On diminue même l’ombre de Danton pour mieux exalter son heureux rival.
– Danton était gorgé de richesses : poches pleines, estomac repu ! Mais Robespierre !
– Presque un pur esprit ! Si mince ! si pâle ! Un ascète !
– Que son patriotisme consume…
– Son éloquence !
– Son altruisme !
– L’as-tu entendu parler, citoyen ?
Une jeune fille, qui n’a pas vingt ans, les coudes sur la table, son menton rond appuyé sur ses mains, pose cette question le cœur battant. Ses grands yeux gris, profonds et brillants, sont fixés sur son vis-à-vis, un homme grand et mal bâti qui s’étale sur la table, cherchant vainement à caser confortablement son grand corps. Ses cheveux sont raides et oints de graisse, sa figure couverte de charbon, une barbe de huit jours dure et poussiéreuse accentue sa mâchoire carrée sans dissimuler cependant la courbe cruelle de ses lèvres. Pour le moment il est, aux yeux ravis de la jeune enthousiaste, un prophète, un voyant, un homme merveilleux : il a entendu parler Robespierre.
– Était-il au club, citoyen Rateau ? demande une autre femme, une jeune mère qui porte contre elle un pauvre petit affamé.
L’homme éclate d’un gros rire et découvre, dans la lumière vacillante de la torche la plus voisine, une rangée de dents hideuses, inégales, ébréchées et teintées de jus de tabac.
– Au club ? dit-il avec un juron. (Et il crache dans une direction qui doit montrer son mépris pour cette institution.) Je n’appartiens à aucun club. Je n’ai pas un sou en poche. Jacobins et cordeliers aiment qu’on vienne chez eux avec un habit décent sur le dos.
Son rire s’achève dans une toux qui semble mettre en pièces sa large poitrine. Pour un instant, il ne peut parler ; même les jurons n’arrivent pas à se former sur ses lèvres qui tremblent comme un pot de gelée. Ses voisins, l’enthousiaste jeune fille, la jeune femme avenante, ne s’en soucient pas et attendent avec indifférence qu’il reprenne son souffle. Ce n’est pas un temps propice aux apitoiements et ce n’est que lorsqu’il a de nouveau étendu ses grandes jambes et relevé la tête que la jeune fille enchaîne tranquillement :
– Mais l’as-tu entendu parler ?
– Oui, dit l’homme sèchement, je l’ai entendu.
– Quand ?
– Avant-hier soir. Il sortait de la maison du citoyen Duplay, là-bas. Il m’a vu appuyé au mur. J’étais fatigué, à moitié endormi. Il m’a parlé et m’a demandé où je vivais.
– Où tu vivais ? répète la jeune fille désappointée.
– C’est tout ? dit la jeune femme en haussant les épaules.
Les gens autour d’eux se mirent à rire. Les hommes se moquaient de la déconvenue des femmes qui avaient espéré entendre quelque chose de grand, de palpitant, sur leur idole.
La jeune enthousiaste joignit les mains.
– Il a vu que tu étais pauvre, citoyen Rateau, dit-elle avec conviction, et que tu étais fatigué. Il voulait t’aider, te réconforter.
– Et lui as-tu dit où tu vivais ? reprit la jeune femme de son ton calme.
– Je vis loin d’ici, de l’autre côté de l’eau, et non dans un quartier aristocratique comme celui-ci.
– Lui as-tu dit cela ? dit de nouveau la jeune fille.
La moindre miette de renseignement, même presque sans rapport avec son idole, était de la manne pour son corps, du baume pour son cœur.
– Je le lui ai dit, répondit Rateau.
– Alors, reprit-elle, le soulagement et le réconfort te seront bientôt apportés, citoyen. Il n’oublie rien. Ses yeux sont sur toi. Il sait ta détresse, il sait que tu es pauvre et malade. Laisse-le faire, citoyen Rateau. Il sait comment et quand porter secours.
Une voix dure et vibrante intervint :
– Il saura plutôt comment et quand écraser du talon un citoyen sans défense si ses fournées de guillotine ne suffisaient pas à apaiser son appétit sanguinaire.
Un murmure salua cette tirade. Seuls, ceux qui étaient assis à côté de lui pouvaient savoir qui avait parlé, car l’éclairage était médiocre et brûlait mal au grand air. Les autres entendirent seulement vibrer cette flèche tirée contre leur idole avec une sorte de morne ressentiment. Les femmes étaient les plus indignées. Une ou deux jeunes fidèles crièrent avec colère :
– Honte ! Trahison !
– À la guillotine ! Tous les ennemis du peuple méritent la guillotine !
Les ennemis du peuple étaient ceux qui élevaient la voix contre leur élu, leur fétiche. Le citoyen Rateau était une fois de plus paralysé par une quinte de toux. Mais de plus loin dans la rue quelques cris venaient approuver l’orateur :
– Bien parlé, jeune homme ! Moi aussi je n’ai jamais eu confiance en ce tigre !
Une voix perçante de femme ajouta :
– Ses mains dégouttent de sang. C’est un boucher !
– Et un tyran ! ajouta celui qui avait parlé le premier. Il rêve d’une dictature où il gouvernerait entouré de ses mignons. Pourquoi changer ? Sommes-nous plus à notre aise qu’au temps de la royauté ? Alors au moins les rues de Paris ne drainaient pas des ruisseaux de sang. Alors…
Mais il n’alla pas plus loin ; une croûte dure de pain noir très sec, lancée d’une main sûre, l’atteignit au visage, tandis qu’une voix rauque criait :
– Assez, citoyen ! Si ta langue ne s’arrête pas, ce sera ton cou qui dégouttera de sang bientôt. Je te le garantis !
– Bien, dit, citoyen Rateau ! dit quelqu’un, la bouche pleine, mais avec une magnifique conviction. Chaque mot dit par ces bandits dégoutte de trahison !
– Où sont les hommes du Comité de salut public ? On a jeté des gens en prison pour moins que cela !
– Dénoncez-le !
– Menez-le à la plus proche section !
Des cris s’élevaient le long des tables, perçants, éclatants, ou mornes, indifférents. Certains étaient réellement indignés, d’autres criaient pour le seul plaisir de faire du bruit et parce que depuis cinq ans crier « Honte » et « Trahison » était devenu une habitude. La rue était longue et quelquefois les cris venaient de loin, mais en ce temps-là quand le cri de « Trahison » traversait l’air, il était plus prudent de le répéter, de peur que ces cris ne se tournassent contre une personne déterminée, et le second acte était l’apparition d’un agent de la Sûreté, la prison et la guillotine.
Tandis qu’on criait, ceux qui avaient osé élever la voix contre le démagogue se rapprochaient les uns des autres comme pour prendre courage dans leur présence réciproque. Ce n’était qu’un petit groupe de deux hommes et de trois femmes, ardent, excité comme s’il était en proie à une hallucination.
Bertrand Moncrif, face à ce qu’il croyait devoir se transformer en martyre, était transfiguré. Il ressemblait à un jeune prophète, tandis qu’il haranguait la multitude et lui prédisait sa condamnation finale. L’obscurité cachait en partie son visage, mais sa main étendue, son index vengeur qui pointait droit devant lui, paraissaient dans la lumière des torches comme sculptés dans une lave en feu. De temps à autre, le caprice d’une flamme dessinait son profil aigu, son nez droit, son menton effilé et ses cheveux bruns que mouillait une sueur d’enthousiasme.
À côté de lui, Régine, immobile et blanche comme un spectre, ne paraissait vivre que par les yeux qu’elle tenait fixés sur son bien-aimé. Dans le géant à la toux, elle avait reconnu l’homme qu’elle avait assisté ce même jour. Cependant, sa présence ici et là-bas lui semblait un présage sinistre. Il semblait que toute la journée il eût épié ses pas ; d’abord chez la voyante, d’où il l’avait sûrement suivie dans la rue. Alors elle avait pitié de lui, et maintenant sa face hideuse, ses mains décharnées, sa voix croassante et sa toux sépulcrale l’emplissaient d’une terreur sans nom. Il apparaissait à son imagination affolée comme l’ombre de la mort étendue sur Bertrand et sur ceux qu’elle aimait. D’un bras, elle cherchait à serrer contre elle son frère pour calmer son excitation et réduire au silence sa langue inconsidérée. Mais lui, comme un jeune animal sauvage, luttait pour se libérer, hurlait son approbation au discours de Bertrand, remplissait son rôle d’agitateur sans se soucier des avertissements de Régine et des larmes de sa mère. Joséphine criait tout aussi fort, claquant ses petites mains l’une contre l’autre, et posant des regards pleins de défi sur la foule qu’elle aurait voulu gagner par son ardeur et son éloquence.
– Honte à nous tous, criait-elle. Honte aux hommes et aux femmes de France qui sont devenus les esclaves abjects de ce tyran avide de sang !
Sa mère, toute pâle, avait visiblement renoncé à faire entendre raison à ce tumultueux petit groupe. Elle était trop faible, avait trop souffert pour craindre encore quelque chose. Son pauvre visage n’exprimait plus que le désespoir et la résignation. Elle priait seulement pour partager le martyre de ceux qu’elle aimait puisqu’elle ne pouvait partager leur enthousiasme.
Le « banquet fraternel » s’achevait en vrai combat où la seule chance de salut pour les jeunes boutefeux résidait dans une fuite rapide. Et, même dans ce cas, leurs chances étaient minimes. Les espions de la Convention, ceux des Comités, ceux de Robespierre grouillaient partout. Ces cinq personnes étaient marquées. On ne devait plus être hardi, courageux, patriote. Danton lui-même avait été guillotiné pour moins.
– Trahison ! Trahison !
L’air léger semblait faire écho à ces mots sinistres, mais Bertrand paraissait inconscient du danger, mieux, il le provoquait :
– Honte sur nous tous ! cria-t-il très haut, et sa voix sonore retentit au-dessus du tumulte et des conciliabules rauques. Honte au peuple qui s’incline devant cette tyrannie monstrueuse. Citoyens, pensez-y ! La liberté n’est-elle plus qu’une plaisanterie ? Vos corps sont-ils à vous ? Ils ne sont plus que de la chair à canon aux ordres de la Convention. Vos familles ? On vous en sépare. Votre femme ? On vous l’enlève. Vos enfants ? Le service de l’État les prend. Et qui donne ces ordres ? Dites-le-moi. Qui ?
Il était soulevé par une véritable furie de sacrifice, il se tenait près de la table et, du geste, il faisait taire Jacques et Joséphine. Régine ne croyait plus vivre tant elle était étreinte par l’émotion, à l’idée de la mort qui menaçait son fiancé. Ce serait sûrement la fin de cette folie inutile. Elle voyait déjà tous ceux qu’elle aimait traînés devant un tribunal impitoyable ; elle entendait le grincement des charrettes sur les pavés, elle apercevait enfin le couteau de la guillotine prêt à retomber sur cette proie bien-aimée. Elle sentait le bras de Joséphine serré contre le sien pour chercher du courage et voyait le jeune visage provocant de Jacques, et sa mère brisée, fanée par la perte de tout ce qui était sa vie. Elle voyait Bertrand tournant un dernier regard adorant, non vers elle, mais vers la belle Espagnole qui avait séduit son imagination et qui, sans pitié, l’avait livré aux espions de Robespierre.
Si ce n’avait été un « banquet fraternel » où les gens étaient venus avec leur famille et leurs jeunes enfants pour manger, être gais et oublier leurs soucis ainsi que le linceul de crimes où la ville était ensevelie, il n’y a pas de doute que le jeune saint Georges et ses étourneaux eussent été arrachés de leur place, foulés aux pieds et, au mieux, traînés au plus proche commissariat, comme le citoyen Rateau les en avait menacés. Même ainsi, le calme de plus d’un père de famille s’irritait devant cette insistance. Quant au citoyen Rateau, il parut rassembler ses membres démesurés et jura :
– Par tous les chiens et chats qui empestent le monde de leurs criailleries, j’en ai assez d’entendre de tels discours !
Il enjamba son banc, disparut dans l’ombre, réapparut à l’autre bout de la table juste derrière le jeune rhéteur, sa vilaine face à la bouche édentée et ses larges épaules dominant la silhouette mince de Bertrand.
– Frappez-le ! Jetez-le à terre ! Faites taire cette langue abominable ! cria une excitée.
Bertrand n’était pas encore réduit au silence. Sa jeunesse, sa belle mine, malgré ses vêtements misérables, disposaient en sa faveur… si du moins un tigre mangeur d’hommes peut faire une différence entre un enfant et un vieillard ; tout se vaut pour son appétit, et le jeune fou provoquait le tigre avec une inlassable insistance.
– Qui donne ces ordres ? répéta-t-il. Qui fait de nous les victimes d’un abominable esclavage ? Sont-ce les représentants du peuple ? Non. Ceux des municipalités ? des clubs ? des sections ? Non, toujours non ! Vos corps, vos femmes, vos enfants, votre liberté sont les jouets d’un seul homme, tyran, traître, oppresseur du peuple, cet homme c’est…
Là, il fut interrompu. Un coup terrible sur la tête lui enleva la parole et la vue. Il y eut dans ses oreilles un puissant bourdonnement qui noya les cris de colère ou d’approbation qui saluèrent sa tirade, tandis qu’un tumulte assourdissant remplissait la rue de bruits étranges et terribles.
Bertrand n’avait pas prévu le coup. Tout avait été très rapide. Il s’attendait à être mis en pièces, traîné au commissariat, il attendait sa condamnation, l’échafaud, il n’attendait pas ce coup de poing qui eût assommé un bœuf.
Une seconde il vit un géant au-dessus de lui, le poing levé, la bouche édentée ouverte et la foule se levant et agitant les bonnets frénétiquement avec des acclamations qui n’en finissaient pas. Et il vit aussi les visages de ses amis, Mme de Serval, Régine, Joséphine et Jacques, qu’il avait entraînés dans cette folie et qui se détachaient de l’ombre avec leurs yeux élargis, leurs visages tirés, leurs bras levés pour parer les coups.
Puis tout sombra ; il sentit quelque chose de lourd fouler son dos. Lumières, visages, mains tendues dansèrent devant ses yeux, et il tomba comme une bûche sur le pavement graisseux, entraînant dans sa chute les assiettes, les pots et les bouteilles.