Theresia attendit au coin du couloir jusqu’à ce que son oreille fine lui dît que Bertrand ne guettait plus et avait fermé la porte. Alors elle revint sur ses pas, sur la pointe des pieds, de peur qu’il l’entendît.
Elle trouva le chemin de la porte d’entrée qui n’était encore fermée qu’au loquet. Elle l’ouvrit et tenta de percer les ténèbres. Le petit porche était désert, mais au-dehors, sur le quai, quelques passants animaient encore la soirée par leurs propos et leurs chansons. Theresia était sur le point de sortir lorsqu’une voix connue l’appela doucement par son nom :
– Citoyenne Cabarrus !
Un homme vêtu de sombre, chaussé de hautes bottes et coiffé d’un chapeau en pain de sucre, sortit d’un coin noir derrière le porche.
– Pas ici, murmura vivement Theresia. Allez sur le quai et attendez-moi, Chauvelin. Je vous rejoins tout de suite. J’ai tant de choses à vous dire !
Il lui obéit silencieusement. Elle resta sous le porche, surveillant la chétive silhouette au manteau sombre qui traversait la route pour joindre le quai, puis se mettait à marcher rapidement. La lune étincelait. Le port, et la mer au loin, brillaient comme des nappes argentées cloutées de diamants. L’horloge du château sonna dix heures. Les groupes de passants se faisaient rares : un couple d’amoureux qui rentrait en flânant, se murmurant des riens tendres et levant des yeux ravis vers la lune ; une demi-douzaine de marins regagnant leur bateau, hurlant et chantant le long des quais et qui barraient la route en se dandinant et se tenant par le bras ; un colporteur attardé, fatigué d’une tournée sans profits, reprenant tout abattu le chemin de sa maison…
Un de ces malheureux, un estropié à la jambe de bois, presque plié en deux par la lourde charge arrimée sur son dos, s’arrêta à côté du porche et tendit sa main sale à Theresia avec un gémissement lamentable :
– Par charité, mon bon monsieur ! Achetez quelque chose au pauvre vieux pour qu’il puisse acheter un bout de pain !
Il était tout à fait pitoyable avec ses longs cheveux gris éparpillés par la brise : à la lumière de la lune, son visage décoloré, couvert de sueur, semblait de métal peint.
– Achetez-moi un petit quelque chose, mon bon monsieur, continua-t-il d’une voix rauque. Ma femme est malade chez moi avec mes pauv’ petits enfants.
Theresia, légèrement effrayée et peu encline à la charité en ce moment, se détourna rapidement, rentra dans la maison tandis que les vigoureuses malédictions de l’infirme la poursuivaient :
– Que Satan et ses troupes…
Elle ferma la porte et se hâta dans le couloir. Ce malheureux vieillard à la face cadavérique l’avait fait frissonner comme si elle pressentait un malheur.
Avec d’infinies précautions, Theresia jeta un coup d’œil dans la pièce où elle avait laissé Bertrand. Elle le vit étendu sur le sofa, endormi.
Sur la table, au centre de la pièce, il y avait un vieil encrier de corne, une plume et quelques feuilles de papier. Discrète comme une souris, Theresia se glissa dans le salon, s’assit et écrivit rapidement quelques lignes. Bertrand n’avait pas bougé. Theresia plia sa missive et, toujours sur la pointe des pieds, alla glisser le papier entre les doigts mollement joints du jeune homme. Puis elle sortit, parcourut en hâte le couloir et revint de nouveau sous le porche, essoufflée, mais soulagée.
Bertrand n’avait pas bougé et personne ne l’avait vue. Theresia attendit de retrouver son souffle, puis sans hésiter, à grands pas, elle traversa la route jusqu’au quai et prit la même direction que Chauvelin.
Alors, la silhouette du vieil infirme sortit de l’ombre. Il regarda Theresia qui s’éloignait rapidement, déposa son ballot, étira son dos, étendit ses bras avec un soupir satisfait. Après ces étonnants préliminaires, il eut un rire muet, détacha sa jambe de bois, la jeta avec son ballot en travers de ses larges épaules et tournant le dos au port et à la mer, prit la rue Haute et s’en fut très vite.
Lorsque Bertrand s’éveilla, l’aube se montrait à la fenêtre sans rideaux. Il se sentait ankylosé et il avait froid. Il lui fallut un moment pour se rappeler où il était et reprendre ses esprits. Il avait rêvé… dans cette pièce… Theresia était là… elle avait posé sa tête contre lui et s’était laissé calmer et consoler. Puis elle avait dit qu’elle allait revenir et lui, comme un imbécile, s’était endormi. Il sauta du divan, complètement réveillé cette fois ; un morceau de papier plié tomba. Il ne l’avait pas vu au moment de son réveil et il lui semblait qu’il appartenait à son rêve. Tel qu’il le voyait à ses pieds sur le plancher et ce fut d’une main tremblante qu’il le ramassa.
Maintenant chaque instant faisait pénétrer un peu plus de clarté dans la pièce : une clarté froide, grise, car la fenêtre était au sud-ouest, ouverte largement sur le port de marée et, au-delà, sur la haute mer. Le soleil, qui n’était pas tout à fait levé, ne réchauffait pas le paysage, et cette aube décolorée, le calme mystérieux que prend la nature juste au moment de s’éveiller sous la caresse du soleil, parurent à Bertrand d’une tristesse au-delà de toute expression.
Il alla à la fenêtre et l’ouvrit. Au-dessous de lui, une fille de cuisine lavait les marches usées du porche ; là-bas, dans le port intérieur, des bateaux de pêche se préparaient à mettre à la voile et, du port de marée, le yacht gracieux qui avait amené la veille Bertrand et ses amis glissait majestueusement comme un cygne aux ailes déployées.
Maîtrisant son appréhension, sa nervosité. Bertrand parvint à déplier la lettre mystérieuse. Il lut les quelques lignes qu’avait tracées une petite main de femme et avec un soupir de désir et de passion il pressa le papier sur ses lèvres. Theresia lui avait écrit. Elle l’avait trouvé endormi, elle lui avait mis son message dans la main. Il était étrange qu’il ne se fût pas réveillé quand elle s’était penchée sur lui et, peut-être, avait effleuré son front du bout des lèvres.
La lettre disait :
Une bonne âme a eu pitié de moi. Il n’y avait pas de place pour moi dans l’auberge et on m’a offert une chambre dans un cottage, tout près, je ne sais où. J’ai obtenu de l’aubergiste qu’on vous laissât dans cette petite pièce dont les murs vous parleront de moi. Bonne nuit, mon bien-aimé ! Demain, vous irez à Londres avec les Serval. Je suivrai plus tard. C’est mieux ainsi. À Londres, vous me trouverez chez Mme de Neufchâteau, une amie de mon père qui habite au n° 54, à Soho square, et qui m’avait offert l’hospitalité au temps où je pensais pouvoir visiter Londres pour mon plaisir. Elle me recevra maintenant que je suis une pauvre exilée. Venez me voir là-bas. En attendant, mon cœur vivra du souvenir de vos baisers.
C’était signé : Theresia.
Bertrand pressait de temps en temps ce billet sur ses lèvres ; jamais il n’avait été à pareille fête. Il cacha enfin le papier sur sa poitrine. Sa joie était sans mesure, il lui semblait marcher dans les airs. La mer, le paysage n’étaient plus tristes et gris. C’était là l’Angleterre, le pays de la liberté, le pays où il avait repris sa bien-aimée. Ah ! le mystérieux Mouron Rouge, en cherchant à tirer une ignoble vengeance des fautes que Theresia n’avait pas commises, leur avait, en fait, rendu un inappréciable service. Theresia à Paris, courtisée, adulée, était aussi loin de Bertrand qu’une étoile ; mais ici, seule et pauvre, réfugiée sans toit comme lui, elle devait se tourner naturellement vers son fidèle amoureux qui mourrait volontiers pour assurer son bonheur.
Avec cette lettre en sa possession, Bertrand ne pouvait rester en place : il lui fallait être dehors devant la mer, les montagnes, l’air pur du Bon Dieu qu’elle aussi respirait. Il prit vivement son chapeau et sortit. La fille de cuisine s’arrêta de frotter et le regarda en riant lorsqu’il passa près d’elle en courant, une chanson joyeuse aux lèvres. Il n’eut pas une pensée pour Régine, pour la tendre, l’aimante Régine qui tenait tant à lui et à son amour. Elle était le passé morne et terne qu’il avait partagé avec elle tant qu’il n’avait pas su combien la vie pouvait être brillante, le futur doré et l’horizon rose dans le lointain. Il atteignit le port au moment où le soleil se levait dans toute sa gloire. Sur le ciel transparent, la silhouette gracieuse du schooner se balançait doucement dans la brise du matin, avec ses voiles déployées brillantes comme l’or. Bertrand le contempla un moment. Il pensait au Mouron Rouge, à cette affreuse vengeance qu’il avait voulu tirer de la bien-aimée de Bertrand. Et la rage qui le secoua obscurcit un instant la beauté du jour. Avec le geste caractéristique des gens de son sang, il leva le poing et le montra au vaisseau déjà lointain.