De nouveau, le petit appartement fut sombre et silencieux. Dans le boudoir, la petite lampe à la lumière rose fut baissée et sa faible lueur n’arrivait pas à dissiper les ténèbres. Il y avait plus d’un quart d’heure que les visiteurs étaient partis et leur hôtesse ne s’était pas encore couchée. Elle n’avait presque pas bougé depuis qu’elle était revenue s’étendre et sa gaieté forcée était encore imprimée comme un masque sur son visage. Seulement, elle avait poussé un soupir de fatigue en se jetant sur la causeuse et là, tous ses nerfs tendus, elle avait écouté le bruit des pas qui s’éloignaient et elle avait continué à écouter longtemps après que les escaliers et les paliers furent redevenus muets. Son pied dans sa sandale battait impatiemment le tapis élimé et ses yeux suivaient avec anxiété le mouvement de la pendule sur la cheminée. La pendule sonna la demie de deux heures. Alors Theresia se leva et se rendit dans le vestibule. Là, une chandelle de suif dans son chandelier d’étain éclairait vaguement en répandant une fumée malodorante, qui montait au plafond noirci.
Theresia regarda au fond de l’étroit couloir qui menait à la petite cuisine. Entre la cuisine et le coin du vestibule où elle se tenait, il y avait deux portes : celle de sa chambre et celle de la chambre de Pepita. Theresia était frappée du silence étrange qui régnait dans tout l’appartement et le couloir était obscur sauf à son extrémité où un mince rai de lumière passait sous la porte de la cuisine. Ce silence l’oppressait, la terrifiait. D’une voix anxieuse elle appela :
– Pepita !
Il n’y eut pas de réponse. Pepita avait dû se coucher et devait dormir profondément ; mais qu’était devenu Bertrand ? Pleine de vagues pressentiments, Theresia prit la chandelle et s’engagea dans le couloir sur la pointe des pieds. Devant la porte de Pepita elle s’arrêta pour écouter. Ses grands yeux affolés reflétaient la lumière orange et vacillante de la chandelle dans leurs pupilles dilatées.
– Pepita !
Le son même de sa voix lui fit peur. Il était bizarre qu’elle eût si peur dans son propre appartement avec sa fidèle servante couchée de l’autre côté de la porte.
– Pepita !
Sa voix tremblait. Theresia tenta d’ouvrir la porte ; elle était fermée à clef. Pourquoi Pepita s’était-elle enfermée contrairement à son habitude ? Avait-elle aussi été la proie d’une inexplicable panique ? Theresia frappa à la porte, appela plus fort et plus anxieusement : « Pepita ! » et comme elle ne recevait pas de réponse, elle s’effondra à demi morte de peur contre le mur, laissant tomber la chandelle qui s’éteignit.
Theresia resta dans le noir à demi paralysée, prête à s’évanouir ; cela ne dut pas durer plus d’une minute, mais elle ne se rendait plus compte du temps ; puis lorsqu’elle reprit conscience une peur abjecte l’inonda de sueur froide, car un gémissement venait de lui parvenir à travers la porte.
– Pepita ! appela-t-elle encore.
Et sa propre voix lui semblait méconnaissable. Une fois de plus, elle entendit un gémissement. Alors, comprenant que sa servante se trouvait en détresse, Theresia reprit son sang-froid. Elle se reprit et tâtonna pour chercher la chandelle qui lui avait échappé et, tandis qu’elle était ainsi occupée, elle arriva à dire d’une voix ferme et claire :
– Courage, Pepita ! Je vais chercher la lumière et je reviens…
Elle ajouta :
– Peux-tu ouvrir la porte ?
Mais elle n’eut qu’un gémissement pour réponse. À quatre pattes Theresia cherchait le chandelier et il se produisit alors un fait étrange, ses mains en parcourant le plancher rencontrèrent un petit objet : une clef. Elle se leva d’un bond et promena ses doigts sur le battant jusqu’à trouver le trou de la serrure. Elle parvint en tâtonnant à enfoncer la clef qui ouvrit. Elle poussa la porte, mais s’arrêta, surprise, sur le seuil.
Pepita était installée dans un fauteuil, les mains liées derrière le dos, un châle de laine entortillé autour de son visage. Dans un coin éloigné, une petite lampe à huile, très basse, jetait un peu de clarté sur la scène. Theresia s’élança vers la pauvre enchaînée et défit en quelques secondes les nœuds qui la retenaient.
– Pepita, au nom du Ciel ! qu’est-il arrivé ?
La servante ne paraissait pas trop mal en point malgré son aventure. Elle gémissait, mais paraissait plus étourdie que malade. Theresia dut la secouer plus d’une fois par les épaules pour obtenir qu’elle pût reprendre ses esprits.
– Où est Bertrand ? répéta Theresia jusqu’à obtenir cette réponse de sa servante :
– En vérité, madame, je n’en sais rien.
– Que veux-tu dire ?
– Ce que je dis, mon pigeon. Tu me demandes ce qui est arrivé et je réponds que je ne le sais pas. Tu veux savoir où est M. Bertrand, eh bien ! vas-y voir toi-même. La dernière fois que je l’ai vu, il était dans la cuisine, incapable de bouger, le pauvre chou !
– Enfin, Pepita, tu dois savoir comment on t’a ficelée et bâillonnée… Qui a fait cela ? Qui est venu ici ? Dieu me pardonne, cette femme ne dira rien !
Et Theresia frappa du pied.
Pepita, cependant, reprenait son sang-froid. Elle se leva, prit la lampe et se dirigea vers la porte dans le dessein apparent d’aller voir ce qu’était devenu Bertrand. Elle ne semblait en rien partager la terreur de sa maîtresse. Elle s’arrêta sur le seuil et regarda Theresia qui la suivait machinalement.
– M. Bertrand était dans le fauteuil de la cuisine, j’arrangeais un coussin sous sa tête pour qu’il fût mieux installé, lorsqu’un châle a été jeté sur moi tout à coup, sans que je me fusse doutée de rien auparavant. Je n’ai rien vu, je n’ai pas entendu le moindre son. Et je n’ai pas eu le temps de crier. Après, on m’a soulevée du sol comme un sac de plumes et je me souviens seulement avoir respiré une odeur qui m’a fait tourner la tête. Puis je ne me suis plus rendu compte de rien jusqu’à ce que j’aie entendu la voix de tes hôtes qui s’en allaient. J’ai entendu ta voix et j’ai essayé de te faire entendre la mienne. C’est tout.
– Quand cela s’est-il passé ?
– Peu de temps après l’arrivée de tes invités. J’ai regardé la pendule. Il devait être minuit et demi.
Tandis qu’elle parlait, Theresia restait au milieu de la chambre, semblable, dans la demi-obscurité, à un elfe environné de vaporeuses draperies. Une grimace de mécontentement et de surprise tirait son visage, mais elle ne dit rien et lorsque Pepita, la lampe à la main, quitta la chambre, elle la suivit.
Quand la porte de la cuisine fut ouverte, on vit qu’elle était vide, ce qui ne les surprit pas. C’est à quoi on pouvait s’attendre. Les fenêtres de la cuisine s’ouvraient sur le balcon de fer forgé qui entourait tout l’immeuble et où donnaient toutes les autres fenêtres de l’appartement. Il était aussi compréhensible que les volets fussent seulement poussés vers l’extérieur. Puisque ce n’était pas Bertrand qui avait jeté le châle sur la tête de Pepita, c’est qu’un personnage particulièrement audacieux était venu du dehors et avait enlevé le jeune homme. Il n’était pas venu par le balcon ni par la fenêtre que Pepita avait fermée comme de coutume de bonne heure dans la soirée, mais c’était par là qu’il était parti en emportant Bertrand avec lui. Il avait dû entrer d’une autre manière qui restait mystérieuse… comme un esprit désincarné.
Tandis que Pepita grommelait, Theresia fit un tour d’inspection. Elle était toujours étonnée, mais elle n’avait plus peur. Puisque Pepita pouvait lui parler et que les lampes étaient allumées, tout son courage habituel lui était revenu. Elle ne croyait pas au surnaturel. Son esprit matérialiste rejetait les suppositions de Pepita qui pensait qu’un pouvoir magique avait travaillé à mettre Bertrand Moncrif en lieu sûr.
Dans son cerveau, cheminaient des théories, des conjectures, des questions qu’elle aurait bien voulu arrêter, ce qui ne lui prit que peu de temps ; dès qu’elle eut pénétré dans sa chambre, la solution du mystère lui fut révélée : un carreau de verre cassé à l’extérieur avait permis à une main de s’introduire et de tourner l’espagnolette de manière à permettre à la personne d’entrer sans difficulté. L’ouvrage avait été fait intelligemment et vite. Les éclats de verre n’avaient pas fait de bruit en tombant sur le tapis. Quant à la disparition de Bertrand, ses circonstances suggéraient plutôt l’intervention d’un habile voleur que celle d’une agence philanthropique de sauvetage pour jeunes gens en détresse.
Theresia fronça un peu plus les sourcils, et ses lèvres eurent un pli de colère, tandis que, dans sa main, la chandelle tremblait légèrement.
Pepita ne cessait d’émettre des exclamations variées, l’explication du mystère lui déliait la langue et, pendant qu’elle s’employait à faire disparaître les débris de verre de la chambre, elle lâcha les rênes à son indignation contre l’impudent maraudeur qui avait dû certainement être empêché d’accomplir le vol qu’il méditait par quelques circonstances qui seraient connues plus tard.
La vieille paysanne se refusait à reconnaître un lien entre le départ de Bertrand et cette tentative de vol.
– M. Bertrand était décidé à s’en aller, le pauvre, déclara-t-elle, depuis que tu lui avais fait comprendre que sa présence ici te mettrait en danger. Il y a donc saisi une occasion de se glisser hors de l’appartement tandis que tu faisais la conversation à cette bande d’assassins, que Dieu devrait bien punir un jour ou l’autre.
Theresia, fatiguée au-delà de ce qu’elle pouvait supporter par les événements et par le bavardage incessant de la vieille femme, se décida à envoyer Pepita au lit malgré ses protestations.