9
L’idole sinistre que le monde adore
Theresia était une femme et, par conséquent, une actrice accomplie. Tandis que Tallien se retirait en un coin sombre de la pièce en essayant de cacher son agitation, elle se leva, très calme, pour recevoir ses visiteurs.
Pepita venait de faire entrer un groupe étrange composé de deux hommes valides qui soutenaient un infirme. L’un des deux premiers était Saint-Just, le deuxième Chauvelin, qui avait été un des membres les plus influents du Comité de salut public et qui maintenant n’était pas grand-chose de plus qu’un sicaire de Robespierre. Un homme sans importance que Tallien ni aucun de ses collègues ne jugeaient utile de ménager. L’infirme était Couthon qui, malgré ses crimes, attirait la pitié, ainsi installé comme un colis sur le fauteuil où ses amis l’avaient déposé. Son fauteuil roulant était resté chez le concierge. Saint-Just et Chauvelin l’avaient porté dans l’escalier jusqu’au troisième étage.
Robespierre arriva presque aussitôt après les trois hommes.
Si la foudre était tombée cette nuit-là sur cette maison de la rue Villedo et l’avait détruite avec tous ceux qui s’y trouvaient, un torrent de sang n’eût pas coulé, bien des horreurs eussent été évitées, beaucoup de misère eût été épargnée. Rien n’arriva ; les quatre hommes qui passèrent quelques heures cette nuit dans le triste appartement de la belle Cabarrus purent discuter de leurs mauvais desseins sans que la Providence daignât les contrecarrer. En fait, il n’y eut pas de discussion, bien qu’il fût presque toujours silencieux et absorbé dans ses pensées en apparence, enfermé dans un mutisme qui tournait parfois à la somnolence, une sorte de pose qu’il semblait avoir adoptée. Il était droit sur sa chaise, vêtu avec une élégance nette d’un habit bleu, d’une culotte blanche et de linge immaculé ; les cheveux bien tirés dans un nœud de soie noire, les ongles polis, les souliers sans une tache de boue, il formait un contraste marqué avec les autres représentants de l’idéal révolutionnaire.
Saint-Just, jeune, beau, enthousiaste, brillant causeur, ne se souciait que de trouver des occasions de lâcher la bride à son éloquence. Il avait acquis dans les camps où il se rendait fréquemment des airs dictatoriaux qui plaisaient à ses amis, mais irritaient Tallien et sa clique, surtout lorsque ses phrases sentencieuses reproduisaient les formules qu’on avait déjà entendues à la Convention de la bouche de Robespierre. Quant à Couthon, sarcastique et méprisant, il se plaisait à tarabuster Tallien et affectait des façons truculentes qui amenaient sur les lèvres de celui-ci des flatteries abjectes. Saint-Just et Couthon cherchaient en ce moment à pousser leur chef à proclamer un triumvirat dont Robespierre serait le chef, eux les agents exécuteurs, et le cul-de-jatte impuissant s’amusait à chercher jusqu’où l’obséquiosité de Tallien et de ses collègues leur permettrait de souscrire à ce projet. Quant à Chauvelin, il disait peu de choses, écoutait les autres avec déférence et les quelques mots mielleux qu’il laissait tomber témoignaient de la servitude humiliante où il était plongé.
La belle Theresia, qui présidait la réunion comme une déesse eût écouté un bavardage humain, restait presque tout le temps immobile sur le seul joli meuble qu’on pût admirer dans son appartement. Elle prenait garde de se trouver dans le plus flatteur des éclairages roses et surtout était attentive à tout ce que l’on disait. Lorsque son futur mari se répandait en flatteries, étalait sa couardise devant l’idole du peuple et son abjection rampante, elle souriait faiblement avec mépris, mais sans le reprendre ni l’encourager. Cependant, lorsque Robespierre semblait satisfait des courbettes de Tallien, elle soupirait avec soulagement.
Saint-Just fut le premier à donner un tour sérieux à la conversation. Compliments, flatteries, platitudes, phrases grandiloquentes sur la nation, la révolution, la liberté, la pureté, etc., avaient épuisé l’éloquence de ses interlocuteurs. Maintenant on faisait allusion aux « banquets fraternels » et on louait le cerveau génial qui en avait conçu le projet. C’est alors que Saint-Just, par un euphémisme, évoqua la scène dont la rue Saint-Honoré avait été le théâtre.
Theresia sortit alors de son indifférence souveraine, s’intéressa plus vivement à ce qu’on disait.
– Ce traître, s’écria-t-elle avec la plus vive indignation, qui était-il ? À quoi ressemblait-il ?
Couthon fit une description minutieuse de Bertrand, minutieuse et exacte. Il s’était trouvé en face du blasphémateur pendant cinq bonnes minutes et, malgré la lumière fausse et vacillante, avait scruté ses traits tordus par la fureur et la haine, et il était sûr de pouvoir le reconnaître.
Theresia écoutait ardemment, enregistrait l’inflexion des voix qui discutaient ces étranges événements ; le plus attentif des observateurs n’aurait pu déceler le moindre trouble dans ses grands yeux veloutés, même lorsqu’ils rencontraient le regard froidement investigateur de Robespierre. Personne, Tallien lui-même, n’aurait pu deviner ce que lui coûtait son détachement apparent, alors que tous ses sens étaient tendus vers la petite cuisine au bout du passage où Bertrand qui occupait une telle place dans la conversation était toujours caché.
Cependant, la certitude que les espions de Robespierre et ceux des Comités avaient vraisemblablement perdu la piste de Moncrif lui redonna beaucoup d’assurance, et sa gaieté au bout d’un moment devint moins affectée.
Elle se tourna hardiment vers Tallien :
– Vous étiez là aussi, citoyen ; avez-vous reconnu quelques-uns de ces traîtres ?
Tallien balbutia une réponse évasive et l’implora du regard de cesser de tourmenter en jouant comme un enfant étourdi à portée des yeux et des oreilles d’un tigre mangeur d’hommes. Les relations de Theresia avec le jeune, le beau Bertrand, devaient certainement être connues des espions de Robespierre et lui, Tallien, n’était pas sûr du tout que la belle Espagnole, malgré ses dénégations, n’abritât pas Moncrif sous son toit à cette heure même. Il cherchait donc à éviter son regard provocant et elle, heureuse de le tourmenter, se jeta dans la conversation avec plus de feu pour s’amuser de voir le sérieux Tallien, qu’elle méprisait au fond de son cœur, en proie aux tortures de l’appréhension.
– Ah ! s’écria-t-elle, comme si le récit de Saint-Just l’eût captivée, que n’aurais-je pas donné pour tout voir ! Vraiment des incidents aussi bouleversants ne sont pas fréquents dans ce morne Paris ! Les charrettes qui mènent à la mort les aristos souriants ont cessé de nous distraire. Tandis que le drame de la rue Saint-Honoré ! À la bonne heure ! Voilà qui était palpitant !
– Surtout, ajouta Couthon, la volatilisation du groupe des traîtres grâce à la bande du mystérieux géant dont certains jurent qu’il n’est qu’un charbonnier appelé Rateau, bien connu des vagabonds de la ville comme un malheureux asthmatique, tandis que d’autres assurent qu’il serait…
– Ne le nomme pas, ami Couthon, intervint Saint-Just avec un ricanement. Je t’en prie, ménage les sentiments du citoyen Chauvelin.
Et ses yeux hardis, provocants, lancèrent un regard ironique à la victime de la plaisanterie.
Chauvelin ne répondit pas ; il serra plus fort ses lèvres l’une contre l’autre pour dissimuler son ressentiment. Instinctivement, son regard chercha celui de Robespierre qui restait apparemment distrait et impassible, la tête penchée et les bras croisés sur son étroite poitrine.
– Ah ! oui, dit Tallien sur un ton conciliant. Le citoyen Chauvelin a cherché à s’opposer en quelques occasions aux trames du mystérieux Anglais, et on nous a dit qu’en dépit de ses brillantes facultés, il n’a pas été heureux.
– Je vous en prie, n’ennuyez pas notre ami Chauvelin, interrompit gaiement Theresia ; le Mouron Rouge, c’est bien son nom, n’est-ce pas ? est mille fois plus glissant, astucieux, et audacieux qu’aucun homme puisse le concevoir. Seul, un esprit de femme pourra un jour le mettre à merci, j’en fais le pari.
– Votre esprit, citoyenne ?
Robespierre parlait. C’était la première fois depuis que la discussion avait abordé ce sujet. Tous les regards se tournèrent respectueusement vers lui. Le sien, froid et plein de sarcasme, était fixé sur Theresia. Elle lui rendit ce regard avec froideur, haussa ses magnifiques épaules et répondit légèrement :
– Oh ! il faut une femme aussi douée qu’un limier, le pendant féminin du citoyen Chauvelin. Je suis loin d’avoir ce talent.
– Pourquoi ne l’auriez-vous pas ? reprit Robespierre. Vous êtes, belle citoyenne, toute désignée pour affronter le Mouron Rouge puisque votre ami Bertrand Moncrif semble être un protégé de cette mystérieuse ligue.
À cette attaque, articulée avec une emphase marquée par le dictateur, à la manière de quelqu’un qui est sûr de ce qu’il avance, Tallien ouvrit la bouche et ses joues creuses prirent une teinte livide. Theresia, cependant, posait sa main rassurante, fraîche, sur la sienne.
– Bertrand Moncrif, dit-elle avec calme, n’est plus mon adorateur. Cela date d’avant mes fiançailles avec le citoyen Tallien.
– C’est ce qui devrait être, répliqua Robespierre. Il est certainement le chef de cette bande de traîtres que ce trublion anglais a réussi à soustraire cette nuit à la vengeance du peuple justement indigné.
– Comment le savez-vous, citoyen Robespierre ? demanda Theresia.
Elle restait calme, gardait la voix claire et les yeux innocents. Seul, Tallien put deviner la pâleur cireuse qui naissait sur ses joues et la note légèrement aiguë qui altérait sa voix habituellement douce.
– Pourquoi supposez-vous, citoyen, que Bertrand Moncrif fût pour quelque chose dans le scandale de cette nuit ? Je pensais qu’il avait émigré en Angleterre, ou ailleurs, après… après que je lui eus signifié son congé.
– Le pensiez-vous, citoyenne ? répondit Robespierre avec un sourire de coin. Alors, laissez-moi vous dire que vous vous trompez. Le traître Moncrif est le chef de la bande qui a essayé de soulever le peuple contre moi cette nuit. Vous me demandez comment je le sais ? Eh bien ! je l’ai vu, tout simplement !
– Vous avez vu Bertrand, citoyen ? s’exclama Theresia avec un étonnement bien joué. Il est donc à Paris ?
– Apparemment.
– C’est étrange qu’il ne soit pas venu me voir….
– Étrange, en vérité.
– Comment est-il ? On m’avait dit qu’il devenait gros ?
La discussion était maintenant circonscrite entre ces deux interlocuteurs ; un duel entre le dictateur sans pitié, sûr de son pouvoir, et la belle, consciente du sien. L’atmosphère était chargée d’électricité. Tout le monde le sentait. Chacun retenait son souffle, sentait l’accélération de son pouls et le battement de son cœur. Les duellistes paraissaient tout à fait calmes. Des deux, c’était Robespierre qui était le plus ému. Sa voix détachée, le tambourinement de ses doigts sur les bras du fauteuil indiquaient que la plaisanterie de Theresia l’avait énervé. C’était le va-et-vient de la queue d’un fauve, l’irritation d’un caractère qui n’est pas habitué à la provocation. Theresia était assez intelligente, assez femme pour sentir que, puisque le dictateur était nerveux, c’était qu’il n’était pas sûr de son fait. Il n’aurait pas trahi cette secrète irritation si, d’un mot, il avait pu confondre son adversaire et la menacer ouvertement au lieu de se limiter à des insinuations.
« Il a vu Bertrand rue Saint-Honoré, raisonna-t-elle rapidement. Mais il ne sait pas où il est maintenant. Je me demande ce qu’il veut ! » fut sa deuxième pensée.
Le seul qui se tourmentait tout le temps et se tourmentait cruellement était Tallien. Il aurait donné tout ce qu’il possédait pour être sûr que Bertrand Moncrif n’était pas dans la maison. Certainement Theresia n’aurait pas été assez imprudente pour risquer de provoquer chez le dictateur un de ces accès de fureur qu’on lui connaissait bien pendant lequel il aurait été capable de tout : d’insulter son hôtesse, de faire fouiller l’appartement par ses espions afin de découvrir le traître qui pouvait y être caché. Tallien, tremblant pour sa bien-aimée, se sentait défaillir. Comme elle était merveilleuse ! et calme ! Alors que les hommes avaient le souffle coupé, elle continuait à tarabuster le tigre bien qu’il eût commencé à montrer les griffes.
– Je vous en prie, citoyen Robespierre, dit-elle avec une moue, dites-moi si Moncrif est devenu gros.
– Je ne puis vous dire, citoyenne, répliqua le dictateur d’une voix brève, il me suffisait d’avoir reconnu mon ennemi, ensuite, j’ai surtout examiné son sauveteur !
– Cet insaisissable Mouron Rouge, ajouta-t-elle en riant. Méconnaissable pour tous, sauf pour vous sous son déguisement d’asthmatique. Que j’aurais voulu être là !
– Si vous aviez été là, répliqua Robespierre, vous comprendriez tout de suite que refuser votre aide pour démasquer un abominable espion est l’équivalent d’une trahison.
La gaieté de la jeune femme l’abandonna comme un vêtement ; elle devint brusquement sérieuse, perplexe, ses sourcils se rapprochèrent, ses yeux étincelèrent, interrogèrent ceux de Robespierre furtivement, peureusement.
– Refuser mon aide ? demanda-t-elle lentement. Mon aide pour démasquer un espion ? Je ne comprends pas.
Elle regarda chaque homme l’un après l’autre. Chauvelin fut le seul à éviter son regard. Non, il ne fut pas le seul : Tallien semblait absorbé dans la contemplation de ses ongles.
– Citoyen Tallien, dit-elle durement, qu’est-ce que cela signifie ?
– Cela signifie juste ce que j’ai dit, reprit Robespierre froidement. Cet abominable espion nous a ridiculisés tous. Vous-même avez dit que seul l’esprit d’une femme serait capable de réduire cet aventurier aux abois. Pourquoi ne serait-ce pas le vôtre ?
Theresia ne répondit pas tout de suite. Elle méditait. Là était le moyen de se rendre propice le monstre, de faire de son rugissement un ronronnement, d’obtenir la sauvegarde de sa personne et de son futur époux… Mais quelle perspective !
– Je crains, citoyen Robespierre, que vous ne surestimiez les ressources de mon esprit.
– Nullement ! fut la sèche réponse.
Et Saint-Just, faisant écho à une pensée que son ami n’avait pas exprimée, ajouta avec une galanterie ostentatoire :
– La citoyenne Cabarrus a su, du fond de sa prison de Bordeaux, prendre au piège notre ami Tallien et en faire l’esclave de sa beauté.
– Alors, pourquoi ne pas séduire le Mouron Rouge ? fut la conclusion de Couthon.
– Le Mouron Rouge ! Séduire le Mouron Rouge ! Vous ne savez même pas qui il est ! Vous venez d’affirmer que c’était un charbonnier nommé Rateau. Je ne peux pas faire la cour à un charbonnier… voyons !
– Le citoyen Chauvelin sait qui est le Mouron Rouge, expliqua Couthon. Il vous mettra sur la bonne piste. Tout ce que nous voulons, c’est que vous l’ayez à vos pieds. C’est facile pour la citoyenne Cabarrus.
– Si vous savez qui il est, pourquoi avez-vous besoin de moi ?
– Parce que, répondit Saint-Just, lorsqu’il est en France, il rejette son identité comme un homme enlève son habit. Ici, là, partout, il est plus insaisissable qu’un esprit, car un fantôme est toujours semblable à lui-même et le Mouron Rouge n’est jamais le même deux fois. Il a des logements dans tous les quartiers de Paris et les quitte à la minute ; il a des complices partout : concierges, cabaretiers, soldats, vagabonds ; il a été écrivain public, sergent de la garde nationale, voleur, mauvais garçon. Il n’est lui-même qu’en Angleterre et là, le citoyen Chauvelin pourra l’identifier. C’est là que vous devez le voir, citoyenne, et que vous pourrez jeter vos filets sur lui ; de là, vous le traînerez après vous jusqu’en France, comme vous avez enchaîné le citoyen Tallien à toutes vos volontés à Bordeaux. Lorsqu’un homme a succombé une fois au charme de la belle Theresia Cabarrus, elle n’a besoin que de faire un signe de tête et il suivra, comme Tallien a suivi, comme Moncrif a suivi, et tant d’autres. Amenez le Mouron Rouge à vos pieds, ici à Paris, et nous nous chargerons du reste.
Tandis que son fidèle compagnon parlait avec véhémence, Robespierre était retombé dans son habituelle affectation d’indifférence. Quand Saint-Just s’arrêta, Theresia attendit, les yeux fixés sur le grand homme qui avait imaginé cette traîtrise. Il semblait endormi.
Theresia était bien inféodée au gouvernement révolutionnaire, elle avait promis à Tallien de l’épouser et il était aussi sanguinaire que le dictateur lui-même ; mais elle était femme. Elle avait refusé de livrer Bertrand et, maintenant, cette idée de séduire un homme et de l’entraîner à la mort lui semblait horrible. Elle ne savait pas ce qu’elle ferait si elle était en danger de mort, personne ne peut dire avec certitude : je ne ferai jamais ceci ou cela ! Les circonstances, les brusques impulsions font le lâche et le héros. Les principes, la volonté, la vertu se soumettent à ces forces, tout homme s’y soumet. Jusque-là, Theresia n’avait jamais eu à éprouver la force de son caractère, elle n’avait eu pour loi que l’instinct de conservation. Devant cette exigence du despote qui gouvernait la France, elle hésitait, aurait voulu refuser si elle l’eût osé et, comme une femme qu’elle était, cherchait à temporiser.
Elle demanda :
– Est-ce que vous désirez que j’aille en Angleterre ?
Saint-Just acquiesça de la tête.
– Il me semble, continua-t-elle du même ton vague, que vous parlez de cette séduction avec beaucoup d’optimisme. Et… et si je ne plaisais pas à ce mystérieux Anglais ?
– C’est impossible, dit vivement Couthon.
– Impossible ? Les Anglais sont prudes, pleins de préjugés moraux, on le sait. Et si cet homme est marié ?
– La citoyenne Cabarrus mésestime son pouvoir, fit doucement Saint-Just.
– Theresia, je vous en prie, ajouta Tallien.
Il voyait que cette entrevue dont il espérait tant tournait mal. Il comprenait que Robespierre en voudrait amèrement à Theresia d’un refus.
– Eh ! quoi, citoyen Tallien, est-ce vous qui me poussez à une aventure galante ? Votre foi en ma fidélité est très flatteuse ; ne pensez-vous pas que je puisse tomber amoureuse du Mouron Rouge ? Il est jeune, dit-on, il est beau, hardi, et il me faut essayer de susciter son désir, le papillon doit danser autour de la flamme… Non, non, j’ai trop peur de me brûler !
– Ceci veut-il dire, citoyenne, dit alors Robespierre de sa voix glaciale, que vous refusez de m’aider ?
– Oui, je refuse, répliqua-t-elle ; ce projet me déplaît.
– Même s’il garantit la vie sauve à votre amoureux Bertrand Moncrif ?
Elle sentit ses lèvres sèches et y passa légèrement sa langue.
– Je n’ai pas d’autre amoureux que le citoyen Tallien, dit-elle en posant ses doigts glacés sur les mains jointes de son futur mari.
Puis elle se leva, donnant le signal du départ. Aussi bien que Tallien, elle comprenait que la réunion avait été un échec. Tallien semblait affreusement tourmenté. Robespierre, avant de prendre congé, lança un regard menaçant à son hôtesse :
– Vous savez, citoyenne, que la nation peut forcer les individus à faire leur devoir ?
– Bah ! dit-elle en haussant les épaules. Je ne suis pas française. Et même votre Procureur public trouverait difficile de formuler une accusation contre moi.
Et, riant d’un air de gaieté et d’insouciance, elle ajouta :
– Comme cela ferait bien ! La citoyenne Cabarrus est poursuivie pour avoir refusé de faire des ouvertures amoureuses à l’Anglais mystérieux connu sous le nom du Mouron Rouge, et pour n’avoir pas voulu lui administrer le philtre d’amour préparé par la mère Théot sur l’ordre du citoyen Robespierre ! Avouez (et son rire finissait par être vraiment joyeux) que nous ne nous relèverions pas de ce ridicule !
Theresia était trop intelligente pour ne pas savoir que le mot « ridicule » toucherait le défaut de l’armure chez son redoutable interlocuteur. Cependant, la plaisanterie était imprudente et Tallien, sur des charbons ardents, attendait que les autres s’en allassent pour se jeter aux pieds de Theresia et la supplier d’obéir. Cependant, Theresia ne voulut pas lui donner cette occasion ; elle déclara qu’elle était très fatiguée, lui souhaita « bonne nuit » d’un ton si définitif qu’il n’osa pas la contrarier. Bientôt, tous furent partis. La gracieuse hôtesse les avait raccompagnés à la porte car Pepita était couchée ; elle regarda s’éloigner leur petite procession : Chauvelin et Saint-Just portant Couthon, Robespierre absorbé et, le dernier, Tallien dont le regard chercha encore une fois sa bien-aimée avec une expression suppliante qui eût attendri une pierre.