19
Le départ

I

Le jour suivant, le soleil se leva plus brillant que de coutume. Marguerite le salua d’un soupir de bonheur. Un tour de cadran de plus rendait plus proche le moment où elle reverrait son bien-aimé. Le courrier suivant devait porter un message qui fixait le jour exact où elle pourrait reposer dans ses bras pour quelques heures, qui étaient pour elle un avant-goût du paradis.

Tôt après le déjeuner, elle demanda sa voiture dans l’intention de se rendre à Londres pour voir Lady Ffoulkes et remettre à Sir Andrew le message que Percy avait inclus pour lui dans sa dernière lettre. En attendant la voiture, elle flâna dans le jardin qu’égayaient les roses et les pieds-d’alouette, les armoises et les héliotropes et qu’animaient le chœur assourdissant des merles et des grives, le pépiement des moineaux et les derniers appels du coucou. Le jardin débordait de souvenirs ; partout, elle y rencontrait l’image de l’homme qu’elle aimait. Les chants d’oiseaux semblaient redire son nom, le souffle de la brise dans les arbres semblait porter l’écho de sa voix, le parfum du thym et du réséda avait le goût de ses baisers. Soudain, elle entendit un bruit de pas précipités sur le gravier de l’allée. Elle se retourna et vit un jeune homme qu’elle ne reconnut pas tout de suite et qui courait à en perdre le souffle. Il n’avait pas de chapeau, son linge était froissé et le collet de son manteau était de travers. En l’apercevant, il jeta un cri de soulagement :

– Lady Blakeney ! Merci, mon Dieu !

Elle le reconnut : c’était Bertrand Moncrif.

Il tomba à genoux, saisit sa robe. Il semblait hors de lui et Marguerite cherchait en vain à obtenir de son visiteur une phrase cohérente. Il ne pouvait que répéter :

– Voulez-vous m’aider ? Voulez-vous nous aider tous ?

– Mais oui, je le veux, si je le peux, monsieur Moncrif. Essayez de vous reprendre et dites-moi ce qui va mal.

Elle parvint à le faire relever et à se faire suivre jusqu’à un banc du jardin où elle s’assit. Il resta debout devant elle. Ses yeux semblaient égarés et il passait sa main tremblante dans ses cheveux défaits. Cependant, il faisait des efforts visibles pour se calmer et, après un instant pendant lequel Marguerite attendit avec la plus grande patience, il commença de manière intelligible :

– Vos domestiques m’ont dit, madame, que vous étiez dans le jardin. Je n’ai pu attendre qu’ils vous appelassent et j’ai couru à votre rencontre. Voulez-vous me pardonner ? Je ne devrais pas vous déranger.

– Bien sûr, je vous pardonnerai, répondit Marguerite avec un sourire, si vous me dites seulement ce qui s’est passé.

Il se tut un instant, puis cria brusquement :

– Régine est partie !

Marguerite, étonnée, répéta sans comprendre :

– Partie ? Et où ?

– Pour Douvres. Avec Jacques.

– Jacques ? répéta-t-elle.

– Son frère. Vous le connaissez ?

Marguerite fit oui de la tête.

– Une tête brûlée, dit Moncrif. Lui et Joséphine s’étaient mis dans la tête qu’ils étaient destinés à délivrer la France de l’anarchie et des massacres.

– Comme vous-même, monsieur Moncrif !

– Oh ! je suis devenu sérieux, raisonnable, maintenant que j’ai compris combien cet espoir était vain. Nous devons tous la vie au noble Mouron Rouge. Nous ne devions plus nous lancer à l’aventure. Je travaillais, Régine aussi… Vous le savez ?

– Oui, je sais tout cela. Au fait, je vous en prie ?

– Jacques, ces derniers temps, était fiévreux, exalté. Nous ne savions ce que cela signifiait. Régine et moi nous en parlions souvent, et Mme de Serval était folle d’inquiétude. Elle adore son fils unique. Et Jacques ne disait rien, il ne parlait à aucun de nous. Tous les jours il se rendait à son travail. Hier soir, il n’est pas revenu. Mme de Serval a reçu un mot où il l’informait qu’un ami de Londres l’avait décidé à aller au théâtre et à passer la nuit chez lui. Mme de Serval ne soupçonna rien. Elle était contente que Jacques eût quelque amusement pour se distraire de ses pensées secrètes. Régine, cependant, n’était pas rassurée. Après que sa mère se fut couchée, elle se rendit dans la chambre de Jacques, trouva des papiers, des lettres, je ne sais quoi, bref, la preuve que le garçon était en route pour Douvres et avait tout arrangé pour prendre un bateau à destination de la France !

– Mon Dieu ! Quelle folie !

– Ce n’est pas le pire. C’était une folie, mais il y a eu une plus grande folie encore.

Avec des mouvements fébriles il produisit une lettre froissée.

– Elle m’a envoyé ceci ce matin, dit-il, et c’est pourquoi je suis venu vous trouver.

– Elle… Voulez-vous dire Régine ? demanda Marguerite en prenant la lettre.

– Oui. Elle a dû l’apporter elle-même. À l’aube. Je n’ai su que faire, qui consulter, une impulsion m’a jeté vers vous ; je n’ai pas d’autre ami…

Pendant ce temps, Marguerite déchiffrait la lettre sans entendre les balbutiements du jeune homme.

Mon cher Bertrand, disait la lettre, Jacques part pour la France. Rien ne pourra le ramener : il dit que c’est son devoir. Je pense qu’il est fou et je sais que maman en mourra. C’est pourquoi je pars pour le rejoindre. Peut-être à Douvres parviendrai-je à le fléchir par mes supplications. Si je n’y arrive pas et qu’il mette à exécution son projet insensé, je pourrai toujours le surveiller et l’empêcher de se livrer à quelque extravagance. Nous partons pour Douvres par la diligence qui se met en route dans une heure. Adieu, mon bien-aimé, je vous demande pardon de vous causer de tels soucis, mais je pense que Jacques a plus besoin de moi que vous.

Sous la signature, il y avait quelques lignes de plus, écrites après réflexion, semblait-il :

J’ai dit à maman que ma patronne m’envoyait à la campagne pour une affaire de robes et que Jacques ayant pu avoir quelques jours de vacances je l’emmenais avec moi parce que je pensais que l’air pur lui ferait du bien. Maman sera étonnée et blessée sans doute de ne pas avoir un mot de Jacques, mais il vaut mieux qu’elle n’apprenne pas tout de suite la vérité. Si nous ne revenons pas dans la semaine, donnez-lui ces nouvelles avec le plus de ménagements possible.

Bertrand s’était laissé tomber sur le banc et avait enfoui son visage dans ses mains. Il était tout à fait désemparé et Marguerite se repentit d’avoir douté de son amour pour Régine. Elle posa une main compatissante sur l’épaule du jeune homme.

– Qu’avez-vous pensé en venant me trouver ? Que puis-je faire ?

– Me donner un conseil, madame, je suis si seul ! Quand j’ai reçu la lettre, je n’ai pu avoir aucune réaction. Régine et Jacques étaient partis de bonne heure, bien longtemps avant que je lise le message. J’ai pensé que vous jugeriez mieux de ce que je dois faire, que vous sauriez comment les rejoindre. Régine m’aime ; si je peux me jeter à ses pieds, je la ramènerai. Tous deux sont condamnés ; dès qu’ils entreront dans Paris, ils seront reconnus, arrêtés. Mon Dieu ! ayez pitié de nous !

– Vous pensez pouvoir convaincre Régine ?

– J’en suis sûr, affirma-t-il. Vous le pourriez aussi, madame, Régine vous admire tant !

– Et Jacques ?

– Ce n’est qu’un enfant, et j’ai toujours eu sur lui une grande autorité. Toute la famille vous adore, madame. Tous savent ce qu’ils vous doivent. Jacques n’a pas pensé à sa mère, mais s’il vient à y penser…

Marguerite se leva :

– Bien, dit-elle. Nous allons y aller ensemble et voir ce que nous pouvons sur ces jeunes entêtés.

Bertrand resta béant de surprise et d’espoir. Sa figure s’éclaira et il contempla la belle jeune femme comme un fidèle regarde son dieu.

– Vous, madame ? Vous accepteriez de m’aider autant que cela ?

Marguerite sourit :

– Je vais vous aider autant que cela. Ma voiture est commandée ; nous allons partir tout de suite. Nous nous arrêterons aux relais de Maidstone et d’Ashford et nous atteindrons Douvres ce soir, avant l’arrivée de la diligence. Je connais toutes les personnes importantes à Douvres et nous trouverons les fugitifs.

– Vous êtes un ange, madame ! balbutia Bertrand qui, visiblement, débordait de reconnaissance.

– Êtes-vous prêt ? répliqua Marguerite qui voulait éviter d’autres marques d’émotion.

Bien sûr, Bertrand n’avait pas de chapeau, ses vêtements étaient fripés, mais ce n’étaient là que des bagatelles dans un tel moment. Quant aux domestiques de Marguerite, ils étaient habitués à la voir partir brusquement pour Douvres, Bath ou toutes destinations connues et inconnues avec, parfois, un préavis de quelques minutes seulement.

La voiture était déjà à la grille. Les femmes de chambre fermèrent les valises ; Marguerite changea sa robe élégante pour une robe de voyage ; et, une demi-heure après son arrivée à Richmond, Bertrand se trouvait assis dans une voiture côte à côte avec Lady Blakeney. Le cocher fit claquer son fouet, le postillon sauta en selle et les domestiques, debout, regardèrent le véhicule franchir les grilles, les chevaux prendre le trot et disparaître sur la route, suivis par un nuage de poussière.

II

Bertrand Moncrif, absorbé dans ses pensées, dit peu de chose tandis que la voiture roulait au trot allongé des chevaux. Marguerite, qui avait toujours assez de soucis en tête, ne chercha pas à entrer en conversation. Elle était très peinée pour ce garçon qui devait en vérité souffrir aussi de remords. La tiédeur, évidemment une tiédeur seulement apparente, de ses sentiments à l’égard de sa fiancée et des personnes de sa famille, avait pu influer sur la catastrophe présente. Sa froideur et son humeur morose avaient dû amener un transfert de sentiments. Régine, blessée par l’indifférence de son amoureux, n’avait été que plus encline à se sacrifier pour son jeune frère. Marguerite était bien fâchée de ce qui arrivait à ce jeune étourdi, au tempérament exalté de Latin dont les idées de sacrifice étaient insensées, mais surtout son cœur généreux allait à Régine de Serval, pauvre enfant prédestinée aux chagrins et aux déceptions et dont la nature affectueuse n’arrivait pas à provoquer un attachement digne d’elle. Régine adorait Bertrand, sa mère, son frère, sa sœur, et tous lui apportaient leurs peines, leurs difficultés, mais aucun d’eux ne faisait jamais rien pour l’amour de la silencieuse, de la pensive Régine. Marguerite laissait sa pensée s’appesantir sur ces gens pour qui son mari avait déjà tant fait, ce qui les lui rendait chers. Elle les aimait comme elle en aimait bien d’autres, parce que Percy avait bravé pour eux tous les dangers. Leurs vies étaient précieuses puisqu’il avait risqué la sienne pour les sauver et Marguerite savait que si ces deux étourdis parvenaient à revenir à Paris, ce serait encore l’héroïque Mouron Rouge qui leur éviterait de payer les conséquences de leur folie.

III

Le lunch et une courte halte eurent lieu à Franingham et Maidstone qu’ils atteignirent vers trois heures de l’après-midi. Là, les domestiques de Lady Blakeney la quittèrent et des chevaux de poste furent loués pour continuer sur Ashford. Deux heures plus tard, il y eut un nouveau relais à Ashford. À cette heure-là, la diligence n’avait plus que neuf ou dix milles d’avance, et il y avait maintenant toutes les chances pour qu’on fût à Douvres à la nuit tombante et que les fugitifs fussent rattrapés. Donc tout allait pour le mieux. Bertrand, après le relais d’Ashford, parut être réconforté. Il commença à parler longuement et sérieusement de lui, de ses plans, de ses projets, de son amour pour Régine qu’il lui était toujours difficile d’exprimer ; il parla aussi de Régine, de sa mère, de son frère, de sa sœur. Sa voix était très calme, très unie. Cette monotonie agit sur les nerfs de Marguerite comme un soporifique. Le roulement de la voiture, la touffeur de ce long après-midi de juillet, le bercement des ressorts l’assoupirent. Puis un étrange parfum envahit l’intérieur de la voiture, un parfum doux, entêtant qui semblait lui fermer les paupières, lui donnant une sensation de béatitude. Bertrand continuait à ronronner et sa voix parvenait aux sens alanguis de Marguerite comme à travers un voile épais. Elle ferma les yeux. Le parfum, plus fort, plus insistant, atteignait ses narines. Elle renversa la tête sur les coussins et entendit encore la voix monocorde de Bertrand, inarticulée maintenant, comme le bourdonnement d’un essaim d’abeilles…

Puis elle redevint tout à fait consciente, juste à temps pour sentir une main de fer contre sa bouche et voir le visage de Bertrand, blanc comme un mort, les yeux égarés plus par la peur que par la colère, tout près du sien. Elle ne put pas crier et ses membres pesants comme du plomb ne lui permirent pas de se débattre. Un instant plus tard, une écharpe épaisse entourait vite sa tête, lui couvrant la bouche et les yeux, ne lui laissant que l’espace suffisant pour respirer, et ses mains et ses bras furent liés avec des cordes.

Cette attaque brutale avait été si soudaine que Marguerite la prit d’abord pour un cauchemar. Elle n’était plus tout à fait consciente, elle suffoquait à demi sous les plis de l’écharpe et l’odeur qui persistait, par sa douceur écœurante, la tenait au bord de la syncope. Dans son étourdissement, elle ne cessait pas cependant de guetter son ennemi Bertrand Moncrif, ce traître qui avait mis à exécution cet affreux attentat… pour quelles raisons ? Marguerite était trop hébétée pour le deviner. Elle sentait qu’il était là, elle avait conscience de ses mains assurant les cordes autour des poignets de sa victime et resserrant l’écharpe sur sa bouche ; puis elle sentit qu’il se penchait par-dessus elle ; baissant la glace, il criait au cocher :

– Sa Seigneurie s’est trouvée mal ! Conduisez-nous aussi vite que vous pouvez à une maison blanche plus loin, sur la droite, celle qui a des volets verts et un grand if près de la grille !

Elle ne put entendre la réponse du cocher ni le claquement du fouet. Ce qui est sûr, bien que la voiture ait marché un bon train jusque-là, les chevaux, à l’ordre de Bertrand, semblèrent brûler la route sous leurs sabots. Quelques minutes s’écoulèrent… une éternité. Alors le terrible parfum fut de nouveau approché de ses narines jusqu’à l’écœurement ; la nausée, l’hébétement s’emparèrent de Marguerite et, après, elle ne put se souvenir de rien.