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L’aube grise

I

Dix minutes plus tard, l’immeuble et la cour étaient de nouveau plongés dans le silence et le noir. Chauvelin, de ses propres mains, avait fixé les scellés sur les portes qui ouvraient sur l’appartement de Theresia Cabarrus. Dans le salon, le corps de l’infortuné Moncrif découvert et abandonné attendrait que le commissaire de la Section voulût bien le faire enterrer à la sauvette. Chauvelin renvoya les soldats et partit.

La tempête se calmait peu à peu. Lorsque les spectateurs quittèrent le théâtre, il ne pleuvait presque plus. De très loin venaient encore quelques faibles roulements de tonnerre. Tallien se hâtait à pied vers la rue Villedo.

L’heure qu’il venait de passer avait été pour lui une épouvantable torture. Sa raison lui disait que nul homme ne serait assez fou pour oser porter une accusation contre Theresia, qui était bien connue de tous les membres de la Convention et des clubs, et qui avait toujours été assez prudente pour ne pas se compromettre, mais son imagination évoquait des images qui le rendaient malade de peur : Theresia aux mains des soldats, traînée en prison, et lui incapable de la retrouver jusqu’à ce qu’elle apparaisse à la barre de ce tribunal d’où on ne sortait que condamné. Et avec cette peur venait un insupportable, un torturant remords. Il était un de ceux qui avaient monté cette machine d’accusations, de tribunaux, de condamnations en masse et maintenant, le système avait été mis en mouvement contre la femme qu’il aimait. Lui, Tallien, l’amoureux transi, le futur époux de Theresia, avait coopéré à la formation de cet abominable Comité révolutionnaire qui pouvait frapper aussi durement l’innocent que le coupable.

À ce moment, l’homme qui depuis si longtemps avait oublié de prier entendit l’horloge d’une église voisine et tourna ses yeux brouillés de larmes vers l’édifice sacré qu’il avait fait profaner et trouva au fond de son cœur une prière à moitié oubliée qu’il adressa à la source de toute miséricorde.

II

Tallien prit la rue Villedo et, bientôt, il montait l’escalier de service qui conduisait à l’appartement de sa bien-aimée. Deux femmes bavardaient sur le palier du deuxième étage. L’une d’elles reconnut le représentant du peuple.

– C’est le citoyen Tallien, dit-elle.

L’autre femme, aussitôt, fournit les renseignements qu’elle connaissait :

– Ils ont arrêté la citoyenne Cabarrus et les soldats ne savaient pas pourquoi on l’arrêtait.

Tallien n’en écouta pas plus. Il continua en chancelant son chemin vers le troisième étage. Ses doigts cherchèrent en tâtonnant les panneaux peints de la porte qu’il connaissait si bien. Il trouva les scellés et leur message muet. Donc, tout cela était vrai. Ces assassins avaient emmené Theresia et demain la traîneraient devant cette dérision de tribunal, puis à la mort ! De sombres pensées roulèrent dans sa tête, les regrets et les remords. Qu’étaient devenus l’idéal passé, les bonnes intentions, les projets honnêtes ? La glorieuse révolution qui devait régénérer l’humanité, donner la liberté aux opprimés, l’égalité aux résignés, la fraternité à toute la vaste famille humaine, avait conduit à une oppression bien plus cruelle que celle du régime détruit, au fratricide, à la terreur, au découragement.

Pendant des heures, Tallien resta dans le noir, assis sur une marche dans un coin de l’escalier, le visage enfoui dans les mains. L’aube grise, glacée, qui se montra enfin à la lucarne au-dessus de lui, le trouva toujours assis au même endroit, engourdi par le froid. Ce qui arriva ensuite lui parut plus tard un songe. Il eut l’impression que quelque chose d’extraordinaire le réveillait. Il s’assit, écouta, appuya contre le mur son dos fatigué. Alors il entendit des pas fermes et rapides et vit bientôt deux hommes qui montaient l’escalier. Tous deux étaient très grands, l’un était même d’une taille peu commune ; dans la lumière incertaine, ils étaient presque irréels. Ces hommes étaient vêtus avec une merveilleuse élégance : leurs beaux cheveux étaient noués sur la nuque par un ruban de satin, des dentelles moussaient à leur col et à leurs poignets, leurs manteaux portaient plusieurs collets, leurs bottes étaient d’une coupe parfaite et leurs mains étaient fines et blanches. Ils s’arrêtèrent devant la porte de Theresia et parurent examiner les scellés. Puis l’un, le plus grand, sortit un couteau de sa poche et coupa les ficelles qui reliaient les cachets. Tous deux entrèrent tranquillement. Tallien, sidéré, les regardait. Il était trop engourdi pour leur parler, mais il se leva et les suivit. Chez lui, le respect des lois et des règlements édictés par ses collègues et lui-même avait été trop fort pour qu’il se hasardât à toucher aux scellés et il avait été fasciné par la désinvolture de cet homme si élégant dont les mains fermes avaient sans hésitation commis cet attentat aux lois. Tallien n’eut pas l’idée d’appeler au secours ; tout était si irréel qu’il avait peur de voir se dissiper les deux fantômes s’il disait un mot. Il s’avança précautionneusement dans la petite antichambre. Les étrangers avaient pénétré dans le salon. L’un d’eux s’agenouillait sur le plancher. Tallien qui ignorait tout le drame qui s’était passé là voulut savoir ce que faisaient les deux hommes ; il se glissa plus près et avança le cou. La fenêtre au bout de la pièce était restée ouverte. Un pinceau de clarté grise venait de là, éclairait la scène : les meubles renversés, les tentures déchirées et, sur le sol, le corps d’un homme auprès de qui l’étranger s’était agenouillé.

Tallien faillit s’évanouir. Ses genoux s’entrechoquèrent, ses cheveux se dressèrent, son cœur se sentit pris dans un étau glacé. Ses dents claquaient. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de s’empêcher de tomber et il resta accroupi dans l’obscurité avec la volonté de rester inaperçu.

Il vit le plus grand des deux hommes passer les mains sur le corps couché et l’entendit poser une question en anglais.

Pendant un moment, les deux étrangers causèrent à voix basse. L’un des deux hommes, le plus grand, semblait donner des ordres à l’autre, puis il mit le cadavre dans ses bras et le souleva.

– Laissez-moi vous aider, Blakeney, murmura l’autre étranger.

– Non, non. Le pauvre diable est léger comme une plume ! Il vaut mieux qu’il soit mort. Son amour le tuait.

– Pauvre petite Régine ! dit l’autre.

– C’est mieux pour elle aussi. Nous pourrons lui dire qu’il est mort noblement et que nous lui avons donné une sépulture chrétienne.

Tallien se demandait s’il rêvait. Ces Anglais étaient des gens étranges ! Dieu seul savait ce qu’ils risquaient en venant chercher là le corps d’un ami. Certainement, ils ne se rendaient pas compte du danger. Tallien retenait son souffle. Il vit la haute stature de l’aventurier franchir le seuil, portant le corps sans vie dans ses bras comme s’il se fût agi d’un enfant. La pâle lumière du petit jour dessinait sa belle tête sur le fond neutre de la pièce ; son ami le suivait de près.

Dans l’antichambre obscure, le cortège s’arrêta.

– Citoyen Tallien !

Tallien croyait qu’on ne l’avait pas du tout vu et que les étrangers n’étaient que des personnages de rêve. Maintenant, il voyait des yeux impérieux fixés sur lui à travers l’ombre.

Tallien, toujours paralysé, ne put que s’avancer en cherchant à empêcher ses jambes de trembler.

– Ils ont emmené la citoyenne Cabarrus à la Conciergerie, dit l’étranger. Demain, elle comparaîtra devant le Tribunal révolutionnaire… Vous savez la fin.

On eût dit qu’une subtile magie émanait de cette voix, de cette présence, de ce regard cherchant celui du malheureux Tallien qui sentait un flot de honte le submerger. Il était si extraordinaire de voir ces deux hommes, si beaux, si élégants, si désinvoltes dans tous leurs mouvements, braver la mort seulement pour enterrer chrétiennement un ami tandis que lui, Tallien, devant les malheurs de sa bien-aimée, n’avait pu que s’asseoir devant la porte comme un chien muet qui attend son maître. Il sentit le rouge lui monter au front. Avec des gestes fébriles, il rajusta son habit, mit de l’ordre dans ses cheveux. L’étranger, cependant, reprenait :

– Vous connaissez la fin : la citoyenne Cabarrus sera condamnée…

Tallien cette fois rencontra franchement le regard de l’étranger. Ce regard lui communiquait sa force et son courage. Il se redressa et d’un air de défi :

– Non, tant que je vivrai ! dit-il fermement.

– On la condamnera demain et on la guillotinera après-demain…, continua l’étranger.

– Non !

– Inévitablement. À moins que…

– À moins que ? dit Tallien suspendu aux lèvres de cet homme.

– Ce sera Theresia ou Robespierre avec sa meute d’assassins. Il faut choisir, citoyen Tallien !

– Mon Dieu ! s’exclama Tallien.

Il n’ajouta rien. L’étranger portant son fardeau était déjà parti, suivi par son compagnon.

Tallien était seul dans l’appartement désert où tout, meubles brisés, rideaux déchirés, criait vengeance pour sa bien-aimée. Il ne dit rien. Il marcha sur la pointe des pieds jusqu’au petit sofa où elle avait coutume de s’asseoir et il s’agenouilla. Il resta là quelques minutes, les yeux fermés, les mains jointes, puis il se pencha et pressa de ses lèvres la place où le joli petit pied de Theresia avait reposé. Enfin, il se leva et sortit de l’appartement dont il ferma soigneusement les portes et il prit le chemin de son propre logis.