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Peur et ambition

Chauvelin était suffisamment remis des émotions de cette dernière demi-heure pour parler à Theresia avec sang-froid et naturel. Celle-ci ne put deviner s’il savait qu’elle avait entretenu Sir Percy Blakeney dans l’escalier. Il ne fit pas d’allusion à son entrevue avec le Mouron Rouge et ne lui demanda pas directement si elle avait entendu ce qui s’était dit entre eux.

Son attitude était certainement plus impérieuse qu’auparavant. Dans ses premiers mots il y avait une menace voilée. On ne pouvait deviner si c’était le pressentiment du triomphe qui lui donnait cette arrogance ou la peur de l’avenir qui le poussait à menacer et à tempêter.

– Vigilance, dit-il à Theresia après une courte entrée en matière. Une vigilance incessante de jour et de nuit, voilà ce que vous demande votre pays. Toutes nos vies dépendent de votre vigilance.

– De la vôtre, citoyen, répondit froidement Theresia ; vous semblez oublier que je ne suis pas obligée…

– Vous ? Vous n’êtes pas obligée ? interrompit-il brutalement. Vous n’êtes pas obligée de nous aider à réduire notre pire ennemi ? Vous n’êtes pas obligée, alors que nous touchons au but ?

– Vous n’avez obtenu mon aide que par un subterfuge, par un faux, un ignoble mensonge.

– Prétendriez-vous que tous les moyens ne soient pas bons pour lutter contre les ennemis de la nation ? Un faux ? Pourquoi ne ferait-on pas de faux ? Enlèvement ? Meurtre ? Je commettrais n’importe quel crime pour servir mon pays et traquer ses ennemis jusqu’à la mort. Le seul crime impardonnable, citoyenne, c’est l’indifférence. Vous, vous ne seriez pas obligée ? Attendez ! Si, par votre indifférence, nous manquions une fois de plus la capture de notre ennemi, vous en répondriez au banc du tribunal, à la face de la France qui vous appelait à son aide et à qui vous avez opposé votre apathie, un haussement de vos belles épaules : « Bah, je ne suis pas obligée ! »

Il s’arrêta, à bout d’éloquence et, sentant peut-être qu’il était allé trop loin ou bien qu’il en avait dit assez pour obtenir l’obéissance qu’il réclamait, il reprit plus doucement :

– Si nous capturons le Mouron Rouge, je dirai moi-même à Robespierre que c’est vous et vous seule qui avez obtenu ce succès, qu’il vous doit son triomphe sur l’homme qu’il craint le plus. Sans vous, je n’aurais pas pu monter le piège auquel il ne peut échapper.

– Il peut en échapper ! Il le peut ! répliqua-t-elle. Le Mouron Rouge est trop intelligent, trop rusé, trop audacieux pour tomber dans vos filets.

– Prenez garde. Votre admiration pour ce héros vous emporte loin de la prudence.

– Bah ! S’il vous échappe, c’est vous qui serez blâmé.

– Et c’est vous qui le paierez, riposta-t-il doucement.

Et sur cette flèche du Parthe il la quitta, sûr qu’elle réfléchirait à ces menaces ainsi qu’à la récompense magnifique qu’il lui avait promise.

Terreur, ambition ! La mort ou la reconnaissance de Robespierre ! Chauvelin avait bien jaugé le cœur superficiel, indécis, de cette femme volage. Theresia, restée seule, réfléchissait aux termes de cette alternative. La gratitude de Robespierre signifiait que l’admiration qu’il avait pour elle se changerait en passion. Le sentiment qu’on lui prêtait pour la fille de l’ébéniste qui le logeait ne pouvait être qu’une passade. Le dictateur devait choisir une compagne digne de sa puissance et de son ambition ; ses amis y veilleraient. Quelle perspective triomphale s’ouvrait devant elle, à quelle vertigineuse hauteur pouvait se porter son ambition ! Et quelle différence si le plan de Chauvelin s’effondrait !

– Attendez jusqu’au moment où vous plaiderez l’indifférence à la barre du tribunal !

Theresia frissonna. En dépit de l’atmosphère confinée, elle était glacée. Sa solitude, dans cette maison où se préparait une affreuse tragédie, la rendait malade de peur. Au-dessus d’elle, les soldats bougeaient et, dans une des pièces voisines, elle entendait les pas traînants de la mère Théot. Mais le bruit le plus insistant, celui qui martelait son cœur jusqu’à lui donner envie de crier, c’était l’écho d’un rire nonchalant, si léger, et d’une voix gentiment moqueuse :

– Le meilleur de notre existence n’est que folie, chère madame. Je ne voudrais pas avoir manqué ce moment pour un empire.

Elle porta la main à sa gorge pour s’empêcher de sangloter et elle appela tout son sang-froid, toute son ambition à son aide. Ce rêve n’était que sottise, il ne fallait pas s’y plonger tête première, comme dans un abîme. Que lui était cet Anglais pour que la pensée de sa mort lui fît éprouver cette agonie ? Il se moquait d’elle, il la méprisait probablement, il la détestait pour ce qu’elle avait fait à la femme qu’il aimait. Désireuse de mettre fin à ces réflexions pénibles, Theresia appela impérieusement la mère Théot et, dès qu’elle fut venue, lui demanda son manteau et son capuchon.

– Savez-vous quelque chose du citoyen Moncrif ? demanda-t-elle lorsqu’elle fut sur le point de partir.

– Je l’ai aperçu, répondit Catherine Théot ; il surveillait la maison comme il le fait toujours quand vous êtes ici.

– Ah ! répondit Theresia avec quelque impatience dans sa voix douce. Ne pourriez-vous pas, mère, lui donner une potion pour le guérir de cet amour pour moi ?

– On ne doit jamais mépriser l’amour d’un homme, citoyenne, dit la vieille. Même la passion de ce pauvre errant peut un jour être votre salut.

Puis Theresia descendit une fois de plus l’escalier où elle avait fait un si beau rêve aux côtés du Mouron Rouge. Elle soupirait en courant presque, soupirait et regardait craintivement autour d’elle. Il lui semblait encore sentir sa présence dans l’obscurité et dans la lumière sépulcrale qui tombait à l’endroit où il s’était tenu ; elle croyait revoir sa haute silhouette s’incliner pour lui baiser les doigts. Elle crut même entendre sa voix et son rire.

Au bas de l’escalier, Bertrand Moncrif l’attendait, silencieux, humble, avec le regard d’un chien fidèle dans son visage pâle et fatigué.

– Vous vous rendez malade, mon pauvre Bertrand, dit-elle avec assez de douceur lorsqu’elle vit qu’il s’écartait pour la laisser passer de crainte d’une rebuffade. Je ne cours pas de danger, je vous assure, et cette façon de me suivre pas à pas ne peut faire de bien à aucun de nous.

– Cela ne peut pas faire de mal, plaida-t-il ardemment. Quelque chose me dit, Theresia, qu’un danger vous menace. Un danger que vous ignorez et qui viendra de là où vous ne pouvez pas l’attendre.

– Bah ! et s’il me menace, vous ne pourriez pas m’en garder. Il fit un effort désespéré pour empêcher les protestations de monter à ses lèvres. Il désirait lui dire combien il aurait voulu lui faire un rempart de son corps, combien il serait heureux de mourir pour elle, mais il ne pouvait pas dire ce qui lui tenait le plus à cœur. Il ne pouvait que marcher à côté de Theresia jusqu’à son logement de la rue Villedo, heureux de ce modeste privilège, de ce qu’elle tolérait sa présence, et parce que, tandis qu’elle marchait, la brise faisait voler les bouts de sa longue écharpe jusqu’à toucher sa joue à lui. Malheureux Bertrand ! Il avait souillé son âme pour l’amour de cette femme et il n’avait même pas la satisfaction de lui voir la moindre reconnaissance.