Theresia avait refusé sèchement l’offre de Pepita de la mettre au lit avant d’aller se coucher elle-même. Elle ne voulait pas se coucher, elle voulait réfléchir. Maintenant que cette atmosphère de mystère et d’étrangeté avait disparu, que le silence et la demi-obscurité ne hantaient plus les lieux, elle n’avait plus peur. Pepita se retira et, pendant un moment, Theresia put entendre ses allées et venues, ses pas lents et feutrés, puis, tout fut tranquille. L’horloge de l’église Saint-Roch sonna trois heures. Il n’y avait pas plus d’une demi-heure que ses invités étaient partis et pour Theresia le temps avait duré de façon infinie. Elle sentait qu’un mystère déroutant se tramait autour d’elle ; cela l’irritait et, en même temps, faisait disparaître ses appréhensions. Quel était ce mystère ? Et peut-être n’y avait-il pas de mystère ; peut-être Pepita avait-elle raison avec son histoire de cambrioleur ?
La citoyenne Cabarrus, incapable de rester immobile, parcourait le couloir, entrait et sortait de la cuisine, de sa chambre, puis passait dans le vestibule et revenait. Tout à coup, alors qu’elle était dans cette dernière pièce, elle entendit quelqu’un bouger sur le palier. Son cœur battit un peu plus vite, mais elle n’eut pas peur. Elle ne croyait pas aux voleurs et elle savait que Pepita, dont le sommeil était léger, était à portée de voix. Elle alla droit à la porte d’entrée et l’ouvrit. Son cri fut un cri de surprise plus que de crainte. Le visiteur nocturne n’était autre que le citoyen Chauvelin et, d’une certaine façon elle sentait confusément que sa présence à ce moment était rationnellement liée au mystère qui la déconcertait.
– Puis-je entrer, citoyenne ? souffla Chauvelin. Il est tard, je le sais, mais c’est urgent.
Il restait sur le seuil, à quelques pas d’elle. La chandelle, qui était maintenant très basse dans son bougeoir, brûlait derrière elle. Sa lumière jetait un reflet fantastique sur le visage pâle du terroriste autrefois célèbre, sur ses yeux pâles et son nez crochu d’oiseau de proie.
– Il est tard, murmura-t-elle. Que voulez-vous ?
– Quelque chose vient d’arriver, répondit-il, quelque chose qui vous concerne, et, avant d’en parler à Robespierre…
À ce nom, Theresia recula dans le vestibule :
– Entrez ! dit-elle.
Il entra ; elle ferma soigneusement la porte et le conduisit dans le boudoir où elle releva la mèche de la lampe rose. Elle s’assit et lui fit signe d’en faire autant.
– Qu’y a-t-il ?
Avant de répondre, Chauvelin plongea son pouce et son index pointus comme des griffes dans la poche de son gilet. Il en sortit un petit papier bien plié.
– Quand nous avons quitté votre appartement, Saint-Just et moi portant Couthon et Robespierre nous suivant, j’ai aperçu ce bout de papier que le pied de Saint-Just avait poussé sur le côté sans qu’il s’en aperçût tandis qu’il passait le seuil. Une main inconnue avait dû le glisser sous la porte. Je ne méprise jamais un bout de papier. J’en ai trop eu dans les mains dont j’ai pu, après examen, vérifier l’importance. Aussi, tandis que les autres pensaient à leurs propres affaires, je me suis emparé de ce papier.
Il s’arrêta et, satisfait de l’attention réfléchie que lui accordait la jolie femme, continua sur le même ton à la fois sec et poli :
– Bien que je sois sûr, citoyenne, que ce billet doux était destiné à vos belles mains, je ne peux m’empêcher de penser que, puisque je l’ai trouvé, j’ai une sorte de droit sur lui…
– Je vous en prie, citoyen, coupa sèchement Theresia. Vous avez trouvé une lettre qui m’était adressée, vous l’avez lue et, puisque vous l’apportez, c’est que vous désirez me faire connaître son contenu. Donc, dépêchez-vous, mon ami, dépêchez-vous ! À trois heures du matin les plaisanteries doivent être courtes !
Chauvelin déplia le billet et lut :
Bertrand Moncrif est un jeune sot, mais il est trop bon pour servir de jouet à une caressante panthère noire, si belle soit-elle. Donc, je l’emmène en Angleterre où, dans les bras de son amoureuse qui a si longtemps souffert, il oubliera bientôt la courte folie qui a failli le mener à la guillotine et avait fait de lui l’esclave des caprices égoïstes de Theresia Cabarrus.
Theresia écouta cette épître sans montrer le moindre signe d’émotion ou de surprise. Puis, lorsque Chauvelin eut terminé sa lecture et lui eut présenté le billet avec son sourire étrange et glacé, elle le prit et le regarda en silence ; sans changer de contenance, mais avec les sourcils rapprochés et une expression d’yeux qui lui donnait une apparence curieusement semblable à celle d’un serpent.
– Vous savez certainement, citoyenne, qui peut être l’expéditeur de cette… mettons… imprudente épître ?
Elle baissa la tête.
– Celui, continua-t-il tranquillement, qu’on appelle le Mouron Rouge. Cet aventurier anglais que le citoyen Robespierre vous a priée de séduire et d’amener dans la nasse que nous aurons préparée pour lui.
Theresia ne disait mot. Elle ne regardait pas Chauvelin et tenait les yeux fixés sur le morceau de papier dont elle avait fait un mince ruban qu’elle enroulait autour de ses doigts.
– Il y a un moment, citoyenne, dans cette même pièce, vous nous avez refusé votre concours.
Pas de réponse. Theresia avait effacé les plis de la lettre, l’avait pliée soigneusement en quatre et allait la glisser dans son corsage. Chauvelin attendit patiemment. Il avait l’habitude d’attendre, la patience faisait une part de sa valeur, l’opportunisme faisait l’autre. Theresia assise sur sa causeuse se penchait en avant, les mains jointes entre ses genoux. Sa tête courbée dérobait son visage à la lumière de la petite lampe rose. Sur la tablette de la cheminée, la pendule continuait son tic-tac monotone. Au loin on entendit sonner le quart après trois heures. Chauvelin se leva.
– Je pense que nous nous comprenons, citoyenne, dit-il avec un soupir satisfait ; il est tard maintenant. À quelle heure aurai-je le plaisir de vous voir demain ?
– À trois heures de l’après-midi ? dit-elle d’une voix neutre, comme si elle parlait en rêve. Tallien est toujours à la Convention à cette heure-là et ma porte sera fermée à toute autre personne.
– Je serai ici à trois heures, fut le dernier mot de Chauvelin.
Theresia ne bougea pas. Il lui adressa un profond salut et sortit. Aussitôt on entendit la porte s’ouvrir puis se refermer. Il était parti. Alors Theresia alla se coucher.