5
Une heure de gloire

I

Pendant tout ce temps, le peuple avait crié :

– Le voilà !… Robespierre !

Le « banquet fraternel » fut interrompu. Hommes et femmes se poussèrent, se bousculèrent, crièrent tandis qu’une petite silhouette en habit de drap sombre et culotte blanche se tenait un instant dans l’encadrement d’une porte cochère entrebâillée. Deux amis l’accompagnaient : le beau, le flegmatique Saint-Just, bras droit et inspirateur du monstre, parent d’Armand Saint-Just, le renégat dont la sœur avait épousé un riche seigneur anglais ; l’autre était Couthon, frêle, à demi paralysé, qu’on roulait dans un fauteuil, un demi-mourant dont le dévouement au tyran était fait en partie d’ambition mais aussi, et pour la plus grande part, de réel enthousiasme.

Aux hurlements de joie qui saluaient son apparition, Robespierre s’avança tandis qu’un rapide éclair de triomphe illuminait ses yeux étroits et pâles.

– Tu hésites encore ? murmura Saint-Just à son oreille. Pourquoi… puisque tu tiens tout ce peuple dans le creux de ta main ?

– Patience, ami ! répliqua Couthon. L’heure de Robespierre va sonner. Se hâter maintenant pourrait provoquer un désastre.

Pendant ce temps, Robespierre aurait pu être en sérieux danger du fait de l’exubérante bienvenue de ses admirateurs. Leur attroupement irréfléchi autour de sa personne aurait pu permettre à quelque adversaire, tête brûlée, avide de martyre, d’avoir l’occasion de le frapper d’un coup de poignard, mais la présence dans la foule des « tape-dur », magnifique garde du corps composée de géants recrutés dans les districts miniers de l’Est de la France, qui entouraient le grand homme avec leurs cannes plombées, tenait la foule enthousiaste en respect.

Robespierre fit quelques pas le long de la rue sans s’éloigner des maisons du côté gauche ; ses deux amis, Saint-Just et Couthon, le suivaient immédiatement et, entre les trois hommes et la populace, les « tape-dur » marchant deux par deux formaient une solide protection.

Alors, tout à coup, le grand homme s’arrêta face à la foule et d’un geste imposant demanda le silence et l’attention. Ses gardes lui firent place, il se tint au milieu d’eux, la lumière d’une torche tombant en plein sur sa figure et mettant en relief les traits sinistres de son mince visage, la bouche cruelle et les yeux à l’éclat froid. Il regardait droit à travers la table que couvraient les débris du « banquet fraternel » dans un désordre peu appétissant.

De l’autre côté de la table, Mme de Serval et ses trois enfants étaient assis, presque ramassés sur eux-mêmes et rapprochés le plus possible. Joséphine s’accrochait à sa mère, Jacques à Régine. Toute ardeur avait disparu de leur physionomie, et l’enthousiasme qui les avait poussés à jeter à la tête de la foule menaçante la vérité sur le tyran ne les soulevait plus. Il semblait que, depuis le coup terrible porté par le géant à leur chef de file, la peur de la mort fût entrée dans leur âme. Les deux jeunes visages, comme celui de Mme de Serval, étaient hagards, tandis que les yeux de Régine que l’horreur dilatait évitaient de rencontrer le regard patient de Robespierre qu’emplissait une sinistre ironie.

Pour un moment, la foule fut silencieuse. À ces êtres, que reprenaient brusquement le désir ardent de vivre et l’horreur de la mort, ces quelques minutes de silence durent sembler une éternité. Un sourire orgueilleux éclaira le visage de Robespierre, et ce sourire fit passer les joues pâles de ceux qu’il concernait à une teinte de cendre.

– Où est l’éloquent orateur ? demanda le grand homme. J’ai entendu mon nom tandis que j’étais à ma fenêtre et que je regardais avec joie les réjouissances fraternelles du peuple. J’ai vu celui qui parlait et je suis descendu pour mieux l’entendre, mais où est-il ?

Ses yeux pâles errèrent sur la foule ; et tel était son pouvoir, et si grande la terreur qu’il inspirait que tous, hommes, femmes, enfants, détournèrent les yeux, n’osèrent pas rencontrer ce regard de peur d’y lire une accusation ou une menace.

Personne ne dit mot. Le jeune rhéteur avait disparu et tout le monde craignait d’être impliqué dans sa fuite. Évidemment, il avait dû s’esquiver à la faveur du désordre, et du bruit. Ses compagnons, eux, étaient encore là, crispés comme des bêtes aux abois devant la fureur du peuple. Des murmures se firent entendre :

– À mort ! À la guillotine, les traîtres !

Le regard de Robespierre restait fixé sur les quatre visages désespérés :

– Citoyens, dit-il froidement, ne m’avez-vous pas entendu demander où avait passé votre éloquent compagnon ?

Régine seule savait qu’il gisait comme une bûche sous la table, près de ses pieds. Elle l’avait vu tomber ; à la question menaçante, elle serra les lèvres, tandis que son frère et sa sœur se pressaient contre elle.

– Ne discute pas avec cette racaille, murmura Saint-Just. C’est un moment important pour toi ; laisse le peuple, de lui-même, condamner ceux qui ont osé te diffamer.

Et le prudent Couthon ajouta sentencieusement :

– Une pareille occasion ne se présentera plus.

C’était vrai, le peuple était tout prêt à faire justice de ses mains.

– À la lanterne, les aristos !

Des gens se penchèrent à travers la table, menacèrent du poing le groupe terrifié qui, à mesure que les poings se rapprochaient, se retirait dans l’ombre pas à pas, traînant avec lui une table comme une barricade dérisoire.

– Sainte Mère de Dieu, protégez-nous ! murmurait Mme de Serval.

Derrière eux, il n’y avait rien d’autre qu’une rangée de maisons, aucune possibilité de s’échapper même si leurs genoux tremblants ne leur eussent pas refusé service ; cependant, ils sentaient près d’eux la présence du géant à la terrible toux et à la bouche édentée. Parfois, il semblait si près que leurs yeux se fermaient, il leur semblait sentir sur leur gorge ses mains sales et l’étreinte qui leur donnerait la mort.

Cela ne prit que quelques minutes. Robespierre, comme un spectre vengeur, restait théâtralement impassible, debout sous la lumière d’une haute torche dont la flamme jouait avec son étroit visage, allongeant son nez, élargissant sa bouche, le transformant en une sorte de vampire. Ses amis étaient dans l’ombre comme l’étaient maintenant Mme de Serval et ses enfants. Ceux-ci étaient coincés contre une porte cochère, défendus seulement par une table de la populace qui allait les immoler sous les yeux de l’idole outragée.

– Laissez les traîtres ! ordonna Robespierre. Justice sera faite.

– À la lanterne ! crièrent les sans-culottes.

Robespierre appela un de ses « tape-dur » :

– Mène les aristos au commissariat le plus proche. Je ne veux pas que notre « banquet fraternel » soit souillé par le sang versé.

– Au commissariat ? beugla littéralement une voix rauque. Qui veut se mettre entre nous et notre vengeance ? Robespierre a été insulté par des scélérats. Faisons-les périr devant tout le monde !

Après quoi, personne ne comprit plus rien à ce qui se passait. L’obscurité, les lumières vacillantes, le rougeoiement des brasiers qui augmentait autour d’eux l’obscurité plus dense, rendaient tout confus. La seule chose certaine, c’est qu’on vit le citoyen Rateau se dresser derrière les malheureux, ses grands bras étendus, la bouche béante, vociférant et réclamant pour le peuple le droit d’appliquer la loi de ses propres mains. La lumière d’une torche amplifiait sa silhouette appuyée à une porte cochère. La populace, au milieu d’acclamations, tomba d’accord avec lui que seule la justice sommaire était satisfaisante. Alors, un coup de vent souffla la torche et l’obscurité enveloppa en même temps le colosse et sa proie.

– Rateau ? cria quelqu’un.

– Hé, citoyen Rateau ! Où es-tu ? criait-on de toutes parts.

Aucune réponse ne vint du coin où Rateau avait été aperçu pour la dernière fois et on crut entendre un courant d’air fermer brusquement une lourde porte. Le citoyen Rateau avait disparu et les quatre traîtres avec lui.

La populace, pendant quelques secondes, pensa qu’on lui avait dérobé ses victimes. Il y eut alors dans la masse humaine agglomérée rue Saint-Honoré un mouvement qui ressemblait à celui de l’eau dans une gorge étroite.

– Rateau !

Le peuple répéta ce nom d’un bout de la rue à l’autre.

II

Rateau avait disparu. On eût dit que le diable si souvent évoqué pendant le « banquet fraternel » était venu et l’avait emporté.

Le tumulte fit place à un silence de cimetière à minuit. Les « tape-dur » qui, au commandement de leur chef, s’étaient efforcés de se faire un chemin pour atteindre les traîtres, cessèrent de répéter leur rauque « Place, au nom de la Convention ! » tandis que Saint-Just, qui était resté près de son ami, vit littéralement un cri s’étouffer sur les lèvres de Robespierre. Cependant celui-ci non plus n’avait pas compris ce qui s’était passé. Au fond de son cœur, il avait approuvé la suggestion de son ami et désirait voir la fureur de la foule suivre son cours. Quand Rateau se dressa, hurlant ses malédictions, le tyran sourit, satisfait, et même après sa disparition il resta un moment sans inquiétude.

La foule entière se porta vers la mystérieuse porte cochère. Ceux du premier rang se jetèrent contre les panneaux, tandis que ceux des derniers rangs poussaient de leur mieux. Les portes cochères de l’ancien Paris étaient solides, une pièce d’ébénisterie qui a survécu à plusieurs siècles peut résister à la poussée d’une meute de misérables affamés.

La foule hurla de colère, et Robespierre, le visage gris, regarda ses amis comme pour deviner leurs pensées.

– Si c’était…, murmura Saint-Just.

Déjà, les épais panneaux de chêne cédaient à de persistants efforts, le bélier vivant les faisait craquer lorsque, tout à coup, les rugissements de ceux qui étaient en arrière se changèrent en cri de joie. Ceux qui poussaient s’arrêtèrent. Les cous, les mentons se redressèrent.

Robespierre et ses amis levèrent aussi les yeux. Quelques mètres plus bas dans la rue, à un balcon du troisième étage, la silhouette de Rateau venait d’apparaître. Derrière lui, la fenêtre était grande ouverte et la pièce au-delà était inondée de lumière, de sorte qu’on voyait avec la plus grande netteté sa lourde masse noire se découper sur le fond lumineux. Sa tête était nue, ses cheveux raides flottaient, sa poitrine était aussi nue que sa tête et sa chemise pendait en lambeaux sur ses bras. Sur son épaule gauche il portait une femme inanimée, tandis que de sa main droite il en traînait une autre. Juste au-dessous du balcon, un brasier brûlait, tout rouge.

Son apparition fit taire tout le monde. D’une voix de stentor il cria :

– Ainsi périssent tous les conspirateurs contre la liberté, tous les traîtres, par les mains du peuple et à la plus grande gloire de son Élu !

Il saisit la forme inanimée qui gisait à ses pieds. Une minute, il eut les deux femmes dans ses bras et les éleva bien au-dessus du balcon de fer ; les deux corps se balancèrent dans l’obscurité et, tandis que le peuple attendait, palpitant, il laissa tomber les deux corps, droit dans le brasier.

– Deux autres vont suivre, cria Rateau.

Les femmes criaient, les hommes juraient, les enfants pleuraient. Des cris de « Vive Rateau » se mêlaient aux « Vive Robespierre ». Un cercle se forma, les mains s’enlacèrent et une ronde sauvage entoura le brasier. Cette explosion de fol enthousiasme dura trois bonnes minutes, au bout desquelles ceux qui s’approchèrent du brasier pour assister à la fin des abominables traîtres poussèrent un hurlement :

– Malédiction !

Puis ils montrèrent sans mot dire d’un doigt tremblant les paquets informes que le feu n’avait pas encore attaqués. C’étaient bien des paquets, des chiffons ficelés ensemble pour imiter des corps humains. Il n’y avait que des chiffons sans femmes, sans aristocrates. Le peuple avait été mystifié par un traître d’autant plus exécrable qu’il aurait pu passer pour l’un d’entre eux.

– Rateau ! hurlèrent-ils.

Ils regardèrent le balcon, mais la fenêtre était fermée, il n’y avait plus de lumière. Tout semblait avoir été un rêve, un cauchemar. Rateau avait-il existé, ou était-il un esprit envoyé pour dépouiller et injurier les honnêtes patriotes qui s’étaient réunis au nom de la liberté et de la fraternité ? Beaucoup auraient aimé s’en tenir à cette explication, hommes et femmes dont l’esprit, dérangé par cinq ans de misères, était prêt à s’abandonner à n’importe quelle superstition, à toute croyance surnaturelle qui puissent se substituer à l’ancienne religion qu’il avait fallu bannir de leurs cœurs.

Rateau avait disparu ; la maison fut fouillée de fond en comble sans résultat. Il n’y avait que des murs nus, des chambres vides et des buffets inutilisables pour contenter la colère du peuple.

Pourtant, au-dessus du brasier où les deux ballots de chiffons se consumaient lentement, il restait des preuves muettes de l’existence de celui dont la force et la taille étaient déjà légendaires.

Dans une pièce du troisième étage, une lampe qu’on venait d’éteindre, un rouleau de corde, des vêtements d’homme et de femme, une paire de bottes, un chapeau défoncé témoignaient du rapide passage du mystérieux géant à la toux poussive, du tricheur qui avait floué le peuple et tourné le grand Robespierre en ridicule.