C’est midi. En quelques minutes l’Élu du Peuple, l’idole déchue, est poussé dans une des pièces du Comité de sûreté générale. Avec lui on enferme Saint-Just, Couthon, Lebas, et Augustin Robespierre, ces deux derniers sont venus spontanément partager son sort. Le décret d’accusation voté, le reste est l’affaire du Procureur public et de la guillotine.
À cinq heures du soir, la Convention s’ajourne. Les députés ont besoin de manger et de prendre un instant de repos. Ils rentrent en hâte chez eux et Tallien passe à la Conciergerie pour voir Theresia, faveur qu’on lui refuse. Il n’est pas encore au pouvoir, Robespierre est toujours vivant. Et voici que le tocsin sonne, un roulement prolongé de tambours retentit dans le soir. La ville est sens dessus dessous. Des gens courent dans toutes les directions criant, brandissant des sabres et des pistolets. Henriot chevauche dans les rues, il a arrêté son remplaçant et a fait fermer les barrières, il va essayer de délivrer Robespierre. On lit des proclamations au coin des rues. On raconte qu’on va massacrer tous les prisonniers. Tout à coup, à l’heure habituelle, le tombereau bien connu avec son lot de victimes cahote sur les pavés de la rue Saint-Antoine. La foule, qui sent que quelque chose d’extraordinaire se passe, bien que le décret d’accusation contre Robespierre ne soit pas encore connu, demande à cor et à cri la grâce des victimes. On entoure les tombereaux avec des cris ! « Libérez-les ! » Cependant Henriot descend la rue à cheval et montre ses pistolets. Les tombereaux, qui s’étaient arrêtés, repartent.
Dans sa mansarde de la rue de la Planchette, Marguerite Blakeney ne perçoit qu’un faible écho de ces clameurs. Le long de cet après-midi orageux, il lui a semblé que ses geôliers étaient agités de façon inhabituelle. Il y a eu beaucoup d’allées et venues sur le palier devant sa porte, beaucoup plus qu’il n’y en avait eu les trois jours précédents. Les hommes parlaient, murmuraient plutôt, mais quelquefois, une phrase, une voix qui s’élevait au-dessus des autres atteignaient son oreille. Elle essaya de coller son oreille au trou de la serrure, mais ce qu’elle entendit était confus, n’avait pas de sens pour elle. Le capitaine disait qu’ils étaient en train de manquer les réjouissances et les soldats semblaient l’approuver. Ils devaient tous boire abondamment, car leurs voix étaient épaisses et rauques, souvent interrompues par des refrains à boire. De temps en temps, Marguerite entendait le claquement d’une paire de sabots et une toux suffocante comme celle d’un homme qui souffre de l’asthme.
Tout cela restait vague, car elle était à bout de nerfs. Elle avait perdu la notion du temps, du lieu, elle ne savait plus rien ; elle ne pouvait même plus penser. Inconsciemment, elle était toute tendue vers l’heure où les pas furtifs de Chauvelin résonneraient une fois de plus sur le pavement devant sa porte et où elle entendrait le bref commandement qui annonçait sa venue, le bruit des armes, la sèche demande et la prompte réponse et qu’elle sentirait la présence de celui qui cherchait à prendre son bien-aimé au piège.
Ce soir-là, Chauvelin éleva la voix pour qu’elle pût saisir ses paroles :
– Demain sera le quatrième jour, capitaine ; peut-être ne viendrai-je pas.
– Alors, répondit le capitaine, si l’Anglais n’est pas là à sept heures…
Chauvelin eut un rire bref et termina :
– Vos ordres sont les mêmes, mais je pense que l’Anglais viendra.
Marguerite ne pouvait pas se tromper sur ce que cela voulait dire : la mort pour elle ou pour son mari, pour tous les deux, en fait. Tout le jour suivant, elle était restée assise devant la fenêtre ouverte, les mains jointes dans une silencieuse et constante prière, les yeux fixés sur l’horizon lointain, avec le désir de revoir une dernière fois l’homme qu’elle aimait, et d’avoir confiance, d’espérer.
À ce moment, l’Hôtel de Ville est au centre de l’intérêt. Robespierre et ses amis s’y tiennent sains et saufs. Les prisons avaient toutes refusé de refermer leurs portes sur l’Élu du Peuple, les geôliers s’étaient voilé la face devant cette proposition sacrilège. La Commune s’est soulevée, a confirmé son commandement à Henriot. Mais Robespierre, par scrupule de légalité, refuse de se placer à sa tête. On enlève les prisonniers qui, réfugiés à l’Hôtel de Ville, rédigent des proclamations, envoient des messages. Les troupes d’Henriot cavalcadent dans les rues aux cris de « Robespierre ! Vive Robespierre ! Mort aux traîtres ! » Les soldats menacent les passants de leurs pistolets, les frappent à coup de plat de sabre. Des rumeurs circulent :
– Robespierre est dictateur ! Il a ordonné l’arrestation des membres de la Convention, le massacre des prisonniers. C’est cela, il faut en finir !
Et les cris accompagnent le bruit des sabots sur les pavés. Les modérés tremblent devant le cyclone qui approche, les opportunistes se taisent, prêts à se rallier au vainqueur quel qu’il soit, les lâches crient « Robespierre ! » avec la horde que conduit Henriot et « Tallien ! » du côté des Tuileries. Car la Convention est assemblée de nouveau et Henriot a fait pointer contre elle ses canons.
Le président harangue les députés :
– Citoyens représentants, le moment est venu de mourir à vos postes !
Et c’est ainsi qu’en attendant la canonnade on a voté la mise hors la loi des rebelles.
Tallien, suivi de quelques amis intimes, va trouver les canonniers d’Henriot :
– Citoyens, dit-il, et sa voix est pleine d’audace, après vous être couverts de gloire au champ d’honneur, allez-vous souiller votre pays ?
Il montre du doigt Henriot ivre, la face pourpre, grognant et crachant, car il se maintient avec peine en selle :
– Regardez-le, citoyens. Cet homme est ivre ! S’il était dans son bon sens, croyez-vous qu’il oserait ordonner le feu contre les représentants du peuple ?
Les canonniers sont effrayés par le décret qui les met hors la loi. Henriot craint qu’ils ne se révoltent et se retire avec eux vers l’Hôtel de Ville. Certains le suivent, d’autres non, et Tallien revient à la Convention couvert de gloire. On nomme Barras commandant de la force armée à la disposition de la Convention et on ordonne la levée de troupes loyales qui mettront au pas le traître Henriot et ses brigands.
C’est ainsi que, à cinq heures du soir, tandis qu’Henriot regroupe ses hommes et les restes de son artillerie devant l’Hôtel de Ville, le citoyen Barras avec deux aides de camp commence sa mission de recruteur. Il fait le tour des portes de la ville, et à la porte Saint-Antoine rencontre Chauvelin qui se dirige vers la rue de la Planchette. Barras a bien des nouvelles à lui annoncer.
– Pourquoi n’étiez-vous pas à l’Assemblée, citoyen ? dit-il à son collègue. C’est la plus belle heure que j’aie vécue ! Tallien a été magnifique et Robespierre ignoble ! Et si nous réussissons à écraser ce monstre sanguinaire une fois pour toutes, ce sera une nouvelle ère de liberté !
Il fait une pause et reprend avec un soupir :
– Nous avons besoin de soldats ! Tous ceux que nous pouvons assembler. Henriot a encore des troupes et des canons, Robespierre peut encore ameuter la canaille ! Nous avons besoin d’hommes !
Chauvelin n’est pas d’humeur à écouter. Il se moque du sort de Robespierre en cette heure où le rideau va tomber sur le dernier acte de sa propre tragédie. Quoi qu’il arrive, il a sa vengeance ! De toute façon, l’Anglais sera guillotiné. Ce n’est pas l’ennemi d’un parti, mais l’ennemi de la France… Aussi, qu’importe que ces bêtes sauvages de la Convention soient en train d’égorger un autre homme ! Et Chauvelin écoute sans émotion les tirades enflammées de Barras, et quand ce dernier, surpris de l’indifférence de son collègue, répète en fronçant le sourcil :
– Je dois prendre toutes les troupes que je peux recruter. Vous aviez quelques bons soldats sous vos ordres, citoyen. Où sont-ils ?
Chauvelin réplique sèchement :
– En mission. Une mission plus importante que de prendre parti entre Tallien et Robespierre.
– Comment ! proteste Barras.
Mais Chauvelin ne l’écoute plus. Il a entendu sonner six heures ; dans une heure son ennemi sera dans ses mains. Il ne doute pas une minute que l’aventurier vienne jusqu’à la maison isolée de la rue de la Planchette. Il sait que jamais l’Anglais ne mettra en danger la vie de sa femme pour sauver la sienne. Il tourne les talons, laissant Barras pester et menacer. À l’angle de la porte Saint-Antoine, il bute contre un homme assis par terre, le dos contre le mur, qui mâchonne une paille les genoux remontés sous le menton et ses deux longs bras encerclant ses tibias. Chauvelin jure avec impatience et l’homme jure aussi, mais ses imprécations s’achèvent dans une quinte de toux. Chauvelin regarde et voit sur le bras la lettre « M » imprimée au fer sur la chair qui est encore rouge et boursouflée.
– Rateau ! Que fais-tu là ?
Rateau se redresse :
– J’ai fini mon travail chez la mère Théot et je me repose, dit-il d’une voix douce et humble.
Chauvelin le pousse du pied :
– Alors, va te reposer ailleurs : les portes de la ville ne sont pas des refuges pour les vagabonds.
Sa colère momentanément calmée par cette mutile brutalité, Chauvelin franchit la porte. Barras a vaguement surveillé cette petite scène et quand le charbonnier passe près du groupe, un des aides de camp dit tout haut :
– Un client pas commode, le citoyen Chauvelin ! N’est-ce pas, l’ami ?
– Je vous crois, répond Rateau.
Et avec l’obstination d’un arriéré qui souffre d’une injustice, il étend son bras marqué juste sous le nez de Barras :
– Voyez ce qu’il m’a fait.
Barras se renfrogne :
– Un galérien ? Comment se fait-il qu’il soit élargi ?
– Je ne suis pas un galérien, riposte Rateau. Je suis un homme innocent, un libre citoyen, mais je me suis trouvé sur le chemin du citoyen Chauvelin et il est plein de machinations…
– Vous avez raison là-dessus, réplique Barras.
Mais le sujet ne l’intéresse pas suffisamment ; il a bien autre chose à penser, et il fait déjà signe à ses compagnons de partir lorsque le charbonnier, qui est secoué par une quinte de toux, avance une main sale et saisit le député par une manche.
– Qu’y a-t-il encore ? demande Barras rudement.
– Si vous voulez m’écouter, citoyen, souffle Rateau.
– Eh bien ?
– Vous demandiez au citoyen Chauvelin de vous indiquer où vous pourriez trouver des soldats pour servir la République ?
– Oui.
– Bien. Je vais vous le dire.
Et la figure de Rateau prend une expression de ruse et de malice.
– Allons, que veux-tu dire ?
– Je loge dans un dépôt vide, là-bas. (Rateau montre du doigt la direction que Chauvelin vient de prendre.) L’appartement est habité par la mère Théot, la sorcière. Vous la connaissez ?
– Oui, je pensais qu’on l’avait envoyée à la guillotine avec…
– On l’a fait sortir de prison et elle fait de l’espionnage pour le citoyen Chauvelin.
Barras s’impatientait. Tout cela ne le regardait pas et ce charbonnier dégoûtant lui inspirait une vive répulsion.
– Au fait, citoyen !
– Le citoyen Chauvelin a plus d’une douzaine de soldats sous ses ordres dans cette maison. Ce sont des soldats de la garde nationale…
– Comment le sais-tu ?
– C’est moi qui cire leurs bottes.
– Où est la maison ?
– Rue de la Planchette, mais on peut y entrer par le dépôt.
– Allons, dit Barras à ses aides de camp.
Il remonte la rue vers la porte sans se soucier si Rateau suit ou non, mais le charbonnier est sur leurs talons. Il a enfoncé ses poings sales dans les poches de sa culotte déchirée, mais auparavant il les avait levés tour à tour dans la direction de la Planchette.
Pendant ce temps, Chauvelin était entré dans la maison et, sans parler à la vieille qui l’attendait dans le vestibule, il était monté au dernier étage ; là, il appela le capitaine Boyer.
– Il faut encore une demi-heure, dit celui-ci, et j’en ai assez d’attendre. Laissez-moi en finir avec cette damnée aristocrate. Mes camarades et moi voudrions voir ce qui se passe en ville et prendre part aux réjouissances, s’il y en a.
– Dans une demi-heure, répliqua sèchement Chauvelin. Vous perdrez très peu de plaisir et vous perdriez entièrement vos dix mille livres si vous tuiez la femme et ratiez la capture du Mouron Rouge.
– Il ne viendra plus maintenant. Il est trop tard. Il tient à sa propre peau !
– Il viendra, je le jure, dit Chauvelin comme s’il répondait à ses propres pensées.
Dans la chambre, Marguerite avait entendu chaque mot de ce colloque. C’était clair : elle devait mourir des mains des brigands, ici, dans une demi-heure… à moins que… Ses pensées devenaient confuses, elle ne pouvait plus les ordonner. Avait-elle peur ? Non, elle n’avait pas peur. Elle avait déjà regardé la mort en face. À Boulogne, par exemple. Il y a des choses pires que la mort. Par exemple, l’idée qu’elle ne verrait plus son mari, dans cette vie… Il ne restait plus qu’une demi-heure et il ne fallait pas qu’il vînt. Elle priait pour qu’il ne vînt pas, mais s’il venait, quelles chances avait-il, mon Dieu ?
Son esprit torturé évoque son courage, son sang-froid, son audace, sa chance… Elle pense que s’il ne vient pas… et que s’il vient… On entend au loin sonner la demi-heure. On étouffe ce soir, une autre tempête menace et le soleil est entouré d’un nimbe rouge. L’air sent mauvais comme au milieu d’une foule immense, en sueur. Et par-dessus le bruit que font les bandits qui gardent sa porte, roulent comme un tonnerre les rumeurs lointaines de la ville en tumulte.
Alors le capitaine Boyer crie :
– Laissez-moi en finir, citoyen Chauvelin !
La porte s’ouvre brutalement.
La fenêtre est ouverte derrière Marguerite qui fait face à la porte en s’accrochant des deux mains au rebord. Les joues exsangues, les yeux brillants, la tête droite, elle attend en priant pour avoir du courage, rien que pour avoir du courage.
Le capitaine, dans son uniforme déchiré et crotté, ne reste qu’un moment dans l’ouverture de la porte, Chauvelin le pousse du coude et à son tour se tient devant la prisonnière, devant cette femme qu’il a toujours poursuivie de sa haine. La mort est devant Marguerite, dans le désir de vengeance qui fait briller les yeux pâles de cet homme. La mort est devant elle sous l’uniforme de ces ignobles soldats qui ont saisi leurs mousquets avec leurs mains sales.
Du courage ! Pouvoir mourir comme il désirerait qu’elle le fasse… s’il pouvait savoir !
Chauvelin lui parle, elle ne l’entend pas. Elle entend un bourdonnement très fort comme si des hommes criaient elle ne sait quoi, car elle prie toujours. Chauvelin s’est tu. Cela doit être la fin et, Dieu merci ! elle a eu le courage de ne rien dire et de ne pas broncher. Elle ferme les yeux, car il y a un brouillard rouge devant elle et elle sent qu’elle va y tomber, tomber droit dans ce brouillard.
Quand elle eut fermé les yeux, Marguerite put de nouveau entendre. Elle entendit des cris de plus en plus proches. Des cris et des bruits de pas et, de temps en temps, une toux d’asthmatique et le claquement d’une paire de sabots, puis une voix dure et impérieuse :
– Citoyens soldats, la nation a besoin de vous ! Des rebelles ont défié les lois. Aux armes ! Chaque homme qui ne suit pas est un déserteur et un traître !
Puis, c’est la voix de Chauvelin qui proteste :
– Au nom de la République, citoyen Barras !
Mais l’autre reprend de façon plus pressante encore :
– Ah ! çà, citoyen Chauvelin ! Allez-vous m’empêcher de faire mon devoir ? L’ordre de la Convention est de rassembler tous les soldats et de leur faire rejoindre leurs sections. Seriez-vous du côté des rebelles ?
Alors Marguerite ouvre les yeux. Par la porte grande ouverte elle voit la petite silhouette noire de Chauvelin, son visage pâle tordu par une rage à laquelle il n’ose donner libre cours et, à côté de lui, un homme assez corpulent qui porte l’écharpe tricolore autour de la taille. Sa figure ronde paraît cramoisie de colère et sa main droite serre une lourde canne en jonc, si fort qu’on voit qu’il a envie de frapper. Les deux hommes s’affrontent et autour d’eux les soldats apparaissent à contre-jour devant une fenêtre au loin, dans la lumière rouge de l’après-midi qui se montre au sein d’un nuage de poussière.
– Allons, soldats ! reprend Barras.
Et il tourne le dos à Chauvelin qui, blanc jusqu’aux lèvres, a encore des paroles de menace :
– Je vous avertis, citoyen Barras, dit-il avec fermeté, qu’en enlevant ces hommes vous vous liguez avec des ennemis de votre pays et que vous devrez répondre de ce crime.
Son accent est si convaincu, si ferme, si lourd de menace, que Barras hésite un instant.
– Eh bien ! dit-il, je vais vous concéder quelque chose, citoyen Chauvelin. Je laisse deux hommes à votre disposition jusqu’au coucher du soleil. Après…
Il y a un silence. Chauvelin garde ses lèvres minces serrées l’une contre l’autre. Et Barras ajoute avec un mouvement de ses larges épaules :
– Je ne fais pas mon devoir en vous accordant cela et je vous en laisse la responsabilité, Chauvelin. Allons, soldats !
Et sans un regard de plus à son collègue déconfît, il descend les escaliers avec le capitaine Boyer et ses hommes.
Pendant un moment, la maison est pleine de fracas : les bruits de pas dans l’escalier, les commandements, le cliquetis des sabres et des mousquets, les portes qui claquent. Puis, tout ce tumulte se perd au loin dans la rue, vers la porte Saint-Antoine. Et de nouveau, c’est le silence.
Chauvelin est sur le seuil, le dos tourné à la chambre et à Marguerite, ses mains nouées convulsivement derrière lui. La jeune femme aperçoit les deux soldats qui restent, silencieux, le mousquet en main. Entre eux et Chauvelin se dresse la haute silhouette d’un homme vêtu de haillons, couvert de suie et de charbon. Il porte des sabots, ses mains pendent de chaque côté de lui, et, sur son bras gauche, juste au-dessus du poignet, il y a une affreuse marque semblable au fer dont on flétrissait les galériens. En ce moment, il a une horrible quinte de toux. Chauvelin lui ordonne de s’écarter et on entend alors l’horloge de l’église Saint-Louis frapper sept coups.
– Allons, soldats ! dit Chauvelin.
Les soldats serrent plus fort leurs mousquets et Chauvelin lève la main. L’instant d’après, il est poussé violemment dans la chambre, perd l’équilibre et tombe en arrière sur la table tandis que la porte se ferme brusquement entre lui et les soldats. On entend une courte bousculade, puis c’est le silence.
Marguerite retient son souffle, ne sait plus si elle vit encore. Une seconde auparavant, elle était face à face avec la mort, et maintenant…
Chauvelin se remettait péniblement sur pied. Avec un cri de rage, il se lança de toutes ses forces contre la porte. Son élan l’entraîna plus loin qu’il ne le voulait, car au même moment la porte s’ouvrit et il tomba sur la masse imposante du charbonnier dont les longs bras l’entourèrent, le soulevèrent et le posèrent comme un fétu de paille sur la chaise la plus proche.
– Ici, mon cher monsieur Chambertin, dit le charbonnier sur un ton léger et gracieux. Laissez-moi vous mettre tout à fait à l’aise.
Marguerite regarda, fascinée, muette, les mains habiles enrouler une corde autour des bras et des jambes de son ennemi vaincu et, pour terminer, la propre écharpe tricolore de Chauvelin servit à le bâillonner.
Marguerite n’osait en croire ses yeux et ses oreilles. Devant elle, cet horrible vagabond couvert de poussière, les pieds nus dans ses sabots, vêtu de loques, avec sa figure sale, sa bouche édentée et ses bras musculeux dont l’un était marqué…
– Je dois vraiment m’excuser auprès de votre seigneurie. Je suis, en toute bonne foi, un personnage dégoûtant !
Cette voix ! Cette chère, cette joyeuse voix ! Un peu lasse, peut-être, mais si gaie et si puérilement timide ! Ce fut comme si les portes du paradis s’ouvraient devant Marguerite ! Elle ne dit rien, elle pouvait à peine bouger, elle ne put que tendre ses bras.
Il ne s’approcha pas, car il était vraiment crasseux, mais il enleva son bonnet rouge et lentement, les yeux fixés sur elle, il s’agenouilla.
– J’espère que vous n’avez pas douté, chérie, de ma venue ?
Elle hocha la tête. Les derniers jours n’étaient plus qu’un cauchemar et, en vérité, elle n’aurait jamais dû avoir peur.
– Me pardonnerez-vous ? dit-il.
– Pardonner ? Quoi ? murmura-t-elle.
– Ces derniers jours. Je n’ai pas pu avant. Vous étiez en sûreté pour quelque temps. Ce démon m’attendait.
Elle frissonna, ferma les yeux.
– Où est-il ?
Il rit de son rire léger et, d’une main noire de charbon, montra le corps garrotté de Chauvelin.
– Regardez-le. Ne dirait-on pas un tableau ?
Marguerite risqua un coup d’œil, mais la vue de son ennemi, même attaché bien serré par des cordes à une chaise, avec sa propre écharpe autour de la bouche, lui arracha un cri d’horreur.
– Que va-t-il lui arriver ?
– Je me demande, répliqua le Mouron Rouge qui se leva et continua avec une bizarre timidité : je me demande comment j’ose me tenir ainsi devant votre seigneurie.
Et à la même seconde, elle fut dans ses bras, riant, pleurant, et se couvrant de poussière de charbon.
– Mon bien-aimé, par quoi avez-vous dû passer !
Il rit comme un gamin qui s’est tiré d’une aventure risquée sans beaucoup de mal :
– Ce fut peu de chose en vérité. Si ce n’avait été le souci de vous, je ne me serais jamais tant amusé que pendant la dernière phase de cette aventure. Après que notre intelligent ami eut ordonné de marquer au fer le vrai Rateau, afin de pouvoir le reconnaître toujours quand il le verrait, j’ai dû soudoyer le vétérinaire qui avait fait cette chose-là pour qu’il pratiquât sur moi la même opération. Ce ne fut pas difficile. Pour mille livres, il aurait marqué sa propre mère sur le nez, et je me suis présenté à lui comme un savant qui voulait faire une expérience. Il ne m’a pas posé de questions. Et depuis, chaque fois que Chauvelin posait un regard satisfait sur mon bras, j’aurais crié de joie !
» Pour l’amour de Dieu ! madame, ajouta-t-il vite, car il sentait ses douces, ses chaudes lèvres sur sa chair marquée, ne me faites pas rougir pour cette bagatelle ! J’aimerai toujours cette cicatrice parce qu’elle me rappellera une époque passionnante et parce qu’il se trouve qu’elle reproduit l’initiale de votre nom chéri.
Il se pencha jusqu’au sol et baisa l’ourlet de sa robe. Après quoi, il lui conta rapidement tout ce qui était arrivé pendant ces derniers jours.
– Je ne pouvais sauver votre vie qu’en risquant celle de la belle Theresia. Aucune autre raison ne pouvait pousser Tallien à la révolte.
Il se tourna et contempla son ennemi dont la haine et le désir de vengeance étaient inscrits clairement sur le visage convulsé et dans les yeux affolés.
Sir Percy Blakeney soupira, un bizarre soupir de regret :
– Je ne regrette qu’une chose, cher monsieur Chambertin, dit-il enfin. C’est que vous et moi nous ne nous mesurerons plus jamais après cela. Votre révolution du diable est morte, votre désagréable office terminé. Je suis heureux de n’avoir jamais été sérieusement tenté de vous tuer. Si j’avais succombé, j’aurais dérobé à la guillotine une proie bien intéressante. Sans aucun doute, vous serez guillotiné, mon bon monsieur Chambertin. Robespierre le sera demain, puis ses amis, ses sicaires, ses imitateurs, vous parmi les autres… Quel malheur ! Vous m’avez souvent amusé. Surtout lorsque vous avez fait marquer Rateau avec l’idée que vous ne pourriez plus vous tromper après cela. Pensez à tout, souvenez-vous de notre conversation dans l’entrepôt en bas et de ma dénonciation touchant la citoyenne Cabarrus. Vous avez regardé mon bras et vous avez été tout à fait rassuré. Pourtant, j’avais menti. C’est moi qui ai mis les lettres et les haillons dans l’appartement de la belle Theresia, mais je pense qu’elle ne m’en tiendra pas rigueur, car j’ai tenu ma promesse. Demain, après la chute de Robespierre, Tallien sera l’homme le plus important de France et sa Theresia une sorte de reine. Pensez à tout cela, cher monsieur Chambertin ! Vous avez le temps ! Quelqu’un viendra sûrement vous délivrer et délivrer les deux soldats que j’ai laissés sur le palier, mais personne ne vous évitera la guillotine quand il sera temps, à moins que moi-même…
Il ne finit pas ; le reste de la phrase s’acheva en éclat de rire :
– C’est une idée drôle, n’est-ce pas ? J’y penserai, je vous en fais la promesse !
Le jour suivant, Paris exultait de joie. Jamais les rues n’avaient été si pleines de monde et si gaies. Les fenêtres et même les toits étaient garnis de spectateurs en foule. Les dix-sept heures d’agonie avaient pris fin. Le tyran était à terre brisé, mutilé, muet et insulté. Celui qui, hier encore, était l’Élu du Peuple, le Messager du Très-Haut, était assis, gisait plutôt dans la charrette, la mâchoire brisée, les yeux clos, l’âme déjà sur les bords du Styx ; et on le raillait, on l’invectivait, on le maudissait. Tout fut fini à quatre heures de l’après-midi, au milieu des acclamations de la populace ivre de joie, des acclamations qui devaient se répercuter dans toute la France.
Marguerite et son mari n’entendirent presque rien de tout ce tumulte. Ils restèrent cachés toute la journée dans l’appartement tranquille de la rue de l’Ailier que Sir Percy avait occupé pendant ces temps d’angoisse. Ils étaient servis par le malheureux asthmatique Rateau et par sa mère qui maintenant étaient riches pour le restant de leurs jours.
Lorsque les ombres du soir descendirent sur la cité en liesse, tandis que les cloches sonnaient et les canons tonnaient, une charrette de maraîcher, conduite par un paysan accompagné de sa femme, traversa la porte Saint-Antoine. Elle n’éveilla aucune attention, car on ne pensait plus maintenant à toujours soupçonner quelque chose ou quelqu’un. Les passeports des voyageurs étaient en ordre, mais s’ils n’y avaient pas été, qui s’en serait soucié, ce jour béni entre les jours où la tyrannie s’était effondrée et où les hommes osaient de nouveau être humains ?