À son retour d’Angleterre, Theresia Cabarrus alla consulter la vieille sorcière de la rue de la Planchette. Elle était mue autant par le remords que par l’ambition : la belle Espagnole n’avait rien d’une criminelle endurcie ; ce n’était qu’une enfant gâtée qui, contrariée et mystifiée, cherchait une revanche. Le Mouron Rouge ayant paru absolument insensible à ses charmes, elle se laissa manœuvrer par Chauvelin qui l’associa à ses plans pour la destruction du réseau des aventuriers anglais dont la première étape était l’enlèvement de Lady Blakeney et son incarcération.
Acte cruel, abominable ! Theresia qui avait foncé tête baissée dans ce crime honteux aurait bien voulu, quelques jours plus tard, défaire ce qu’elle avait fait. Mais elle allait apprendre que lorsqu’on avait servi une fois d’instrument au Comité de salut public et à son peu scrupuleux agent Chauvelin, il n’était plus possible de se dérober aux ordres jusqu’à ce que le but fût atteint. Il n’y avait plus de liberté que dans la mort et les regrets de Theresia ne suffisaient pas à la mener jusqu’au sacrifice de sa vie. Theresia, après avoir accompli la sale besogne de Chauvelin pour lui complaire, cherchait maintenant à voir ce qu’elle pourrait en tirer d’avantages personnels. Il y avait d’abord la joie mesquine de s’être vengée : quand le Mouron Rouge serait pris, il regretterait sûrement de s’être mêlé des affaires d’amour de Theresia. Theresia ne se souciait pas énormément de Bertrand Moncrif et eût été bien reconnaissante au milord anglais de l’avoir débarrassée de cet amoureux encombrant s’il n’y avait eu la lettre qui l’avait blessée et mise en disposition de ne rien regretter de ce qu’elle ferait par la suite contre Sir Percy. Bien entendu, elle ne savait pas que la lettre était un faux, médité et rédigé par Chauvelin afin de pousser la vindicative Espagnole à le seconder. Mais ce qui avait joué un plus grand rôle encore dans la détermination de Theresia, c’était le souci de son avenir. Elle s’était mise à rêver de la gratitude de Robespierre, de sa renommée quand elle aurait triomphé de ces aventuriers qu’on s’efforçait en vain de dépister depuis deux ans ; elle voyait Robespierre devenir son esclave obéissant et quelque chose de plus. Quant à Bertrand, il ne lui était plus utile. Pour le remercier d’avoir si bien mené l’enlèvement de Lady Blakeney, on l’avait autorisé à suivre sa bien-aimée, comme un laquais attaché à sa suite. Négligé, déjà méprisé, il revint à Paris avec elle pour reprendre la vie d’humiliation qui avait brisé son âme avant que son chevaleresque sauveur l’eût arraché aux griffes de la belle Espagnole. Dès la première heure de son retour en France, Bertrand avait compris qu’il n’avait été qu’une cire molle aux doigts de Theresia, qui l’avait modelé selon son caprice et maintenant le rejetait comme un objet inutile et gênant. Il avait compris que l’ambition de cette femme l’éloignait d’une liaison avec un amoureux obscur et sans le sou, alors que déjà elle avait à ses pieds l’homme de l’avenir : le citoyen Tallien.
Enfin Theresia avait atteint un de ses buts : d’ores et déjà, le Mouron Rouge pouvait être considéré comme vaincu et il ne pourrait avoir de doute, au moment de succomber, sur la main d’où lui était venu ce coup.
Quant à ses plans pour son avenir personnel, ils étaient plus sujets à caution. Elle n’avait pas assez fait impression sur Robespierre pour qu’il lui vouât un amour déférent et mît son pouvoir et sa popularité à ses pieds ; quand à l’homme qui lui offrait son nom, Tallien, il mettrait toujours obstacle à l’ambition de Theresia comme à son propre avenir, par sa pusillanimité et son manque d’initiative. Tandis qu’elle le poussait à l’action décisive, à prendre le pouvoir suprême avant que Robespierre et les siens eussent irrévocablement affermi le leur, Tallien était pour la temporisation, et craignait qu’en essayant de confisquer la dictature, lui et sa bien-aimée ne perdissent leurs têtes.
– Tant que Robespierre vit, disait Theresia avec passion, aucune tête n’est en sûreté. Ceux qui peuvent devenir ses rivaux deviennent ses victimes… Saint-Just et Couthon veulent faire de lui un dictateur ; ils réussiront tôt ou tard et ce sera la mort pour tout homme qui, un jour, a osé leur tenir tête.
– Donc il vaut mieux ne pas tenir tête, répliquait Tallien. Ce temps viendra…
– Jamais. Tandis que vous faites des plans, que vous discutez, que vous réfléchissez, Robespierre agit ou signe votre condamnation à mort.
– Robespierre est l’idole du peuple ; il mène la Convention avec sa parole. Son éloquence suffirait à mener des armées d’opposants à la guillotine.
– Robespierre ! reprenait Theresia avec un souverain mépris. Quand vous avez prononcé ce nom, vous avez tout dit. Tout pour vous est incarné par cet homme. Écoutez-moi ! Robespierre n’est qu’un nom, un fétiche, un mannequin hissé sur un piédestal. Par qui ? Par vous, par la Convention, par les clubs, par les Comités. Le piédestal n’est que cette entité illusoire que vous appelez le peuple et il s’effritera sous ses pieds dès que le peuple verra que les pieds du colosse sont d’argile. Une chiquenaude d’un doigt ferme sur le mannequin et il tombe en poussière ; et à votre tour vous pouvez gravir le même piédestal qu’il avait si facilement atteint.
Quelquefois Tallien était ébranlé par cette véhémence, mais il finissait toujours par secouer la tête et lui conseiller d’être prudente : il n’était pas temps. Theresia, plus d’une fois, avait failli rompre.
– Je ne peux aimer un lâche, disait-elle, et elle faisait dans son subconscient des plans qui reposaient sur le transfert de ses faveurs à un autre homme, plus digne d’elle.
– Robespierre ne me décevrait pas comme ce couard, rêvait-elle, tandis que Tallien, aveugle et soumis, lui disait au revoir à la porte même de la sorcière vers qui Theresia allait se tourner dans ces circonstances difficiles pour ses rêves ambitieux.
La mère Théot avait perdu quelque peu de sa renommée depuis que soixante-six de ses fidèles, accusés d’avoir comploté la perte de la République, avaient été guillotinés. Les ennemis de Robespierre, trop lâches pour l’attaquer à la Convention et aux clubs, avaient profité du mystère qui entourait les séances de la rue de la Planchette pour miner sa popularité dans les uns et sa puissance dans l’autre.
On introduisit des espions dans le repaire de la voyante. On sut les noms de ceux qui le fréquentaient le plus assidûment et bientôt on procéda à des arrestations en masse qui furent suivies des inévitables condamnations. Robespierre ne fut pas nommé ouvertement, mais les noms de ceux qui l’avaient proclamé Messager du Très-Haut, Étoile du Matin ou Régénérateur de l’humanité, furent lancés du haut de la tribune, à la Convention, comme autant de flèches empoisonnées à l’adresse du tyran.
Cependant Robespierre avait été trop prudent pour qu’on pût l’impliquer dans cette affaire. Ses ennemis essayèrent de le compromettre en cherchant à lui faire prendre la défense de ses adorateurs, ce qui aurait été l’aveu de ses relations avec leur bande, mais il resta silencieux et sacrifia sans pitié ses partisans à sa propre sûreté. Il n’éleva pas la voix, il ne fit pas un geste pour les sauver de la mort et tandis qu’il restait fermement installé au pouvoir, ceux qui avaient fait de lui presque l’égal de Dieu mouraient sur l’échafaud.
La mère Théot, pour une raison inexplicable, échappa à cette hécatombe, mais ses réunions étaient déchues de leur splendeur. Robespierre n’osait plus s’y rendre, même sous un déguisement ; la maison de la rue de la Planchette devint une maison suspecte aux agents du Comité de salut public et la voyante fut réduite aux expédients pour continuer à gagner une vie mal assurée et conserver les bonnes grâces des agents du Comité à qui elle rendait d’inavouables services.
Pour ceux qui avaient préféré braver l’opinion et mépriser les dangers que faisaient courir les sorcelleries de la mère Théot, les cérémonies n’avaient que peu ou point perdu leur solennité originelle. Il y avait encore la pièce bien close, l’atmosphère lourdement parfumée, les chants, les flammes colorées, les néophytes fantomatiques. Drapée dans ses voiles gris, la sorcière continuait à composer ses sortilèges et à invoquer les puissances de lumière comme celles des ténèbres pour l’aider à prédire l’avenir. Les néophytes chantaient et se tortillaient ; seul, le négrillon riait de ces grimaces où il avait appris à ne voir que comédie.
Theresia, assise sous le dais, la vue et l’entendement brouillés par les senteurs entêtantes de l’Orient, buvait les paroles mielleuses et les prophéties alléchantes de la sorcière.
– Ton nom deviendra grand dans ce pays ! Les trônes les plus élevés s’inclineront devant toi. Ta parole fera tomber des têtes et chanceler des couronnes ! annonçait la mère Théot d’une voix caverneuse en scrutant sa boule de cristal.
– Est-ce parce que je serai la femme du citoyen Tallien ?
– Les esprits ne le disent pas. Un nom ne signifie rien pour eux… Je vois ta tête entourée d’un nimbe lumineux et, à tes pieds, gît quelque chose qui fut écarlate et qui maintenant est cramoisi et broyé.
– Qu’est-ce que cela veut dire ?
– À toi de le savoir. Abandonne-toi à l’étreinte des esprits, apprends d’eux les vérités essentielles, et le futur deviendra clair pour toi.
Sur ces affirmations sibyllines, elle rassembla ses voiles autour d’elle et avec d’étranges murmures « Evohe ! Evohe ! Sammael ! Zamiel ! Evohe ! » elle se glissa hors de la pièce, probablement pour laisser sa cliente abasourdie méditer dans la solitude les énigmes de sa prophétie.
Dès qu’elle eut passé la porte, l’attitude de la mère Théot changea. Ici, la lumière du jour semblait la dépouiller de ses étranges attributs. Elle redevenait une femme vieille et laide, au nez crochu, attifée avec des chiffons gris de vieillesse et de saleté, et dont les mains griffues semblaient les serres d’un oiseau de proie.
À son entrée, un homme qui se tenait à la fenêtre opposée à la porte et qui regardait dans l’horrible rue au-dessous, se tourna vivement vers elle :
– Es-tu content ? demanda-t-elle aussitôt.
– De ce que j’ai pu saisir, oui ! bien que j’eusse préféré que tes prédictions fussent plus claires.
La mégère haussa les épaules et désigna du menton la direction de son antre :
– L’Espagnole en a compris assez. Elle ne me consulte jamais et n’invoque pas les esprits, mais eux lui parlent de ce qui est écarlate. Elle sait ce que cela veut dire. Tu ne dois pas avoir peur, citoyen Chauvelin, qu’elle oublie, dans ses plans ambitieux, que ses premiers devoirs sont envers toi.
– Non, dit Chauvelin avec calme, elle ne l’oubliera pas. Elle n’est pas étourdie. Elle sait bien que les citoyens qui ont servi l’État ne peuvent plus être libres, qu’ils doivent aller jusqu’au bout de leur tâche.
– Il ne faut pas douter de la Cabarrus. Elle ne te manquera pas. Sa vanité est sans bornes. Elle croit que cet Anglais l’a insultée en écrivant cette lettre impertinente et elle ne l’abandonnera pas jusqu’à être vengée.
– Non, elle ne me manquera pas. Et toi non plus, citoyenne.
– Moi ? Ce n’est pas la même chose. Tu m’as promis dix mille livres le jour où on aura capturé le Mouron Rouge !
– Et la guillotine si tu laisses s’enfuir la femme qui est en haut.
– Je sais. Si elle s’enfuit, ce ne sera pas de ma faute.
– Dans le service de l’État, riposta Chauvelin, toute négligence est un crime.
Catherine Théot serra les lèvres, puis répondit tranquillement :
– Elle ne s’échappera pas. N’aie pas peur.
– C’est bien. Maintenant, dis-moi ce qu’il advient du charbonnier Rateau ?
– Il va et vient. Tu m’as dit de l’encourager !
– Oui.
– Alors je lui ai donné des potions pour sa toux. Il a un pied dans la tombe.
– Puisse-t-il avoir tous les deux ! s’écria cruellement Chauvelin. Sa vie est une menace perpétuelle pour mes plans. Il eût été si commode de l’envoyer à la guillotine.
– Vous le pouviez. Le Comité avait fait un rapport contre lui. La mesure était comble : aider cet exécrable Mouron Rouge ! C’était bien suffisant…
– On n’a pas pu prouver qu’il l’aidait, et Fouquier-Tinville ne l’aurait pas mis en accusation. Il aurait pensé que cela pouvait irriter le peuple, la canaille, dont Rateau fait partie. Nous ne pouvons irriter la canaille en ce moment.
– Et c’est pourquoi Rateau est sorti libre de prison, tandis que mes fidèles étaient traînés à la guillotine et que je restais sans moyens de gagner honnêtement ma vie ! conclut la mère Théot avec un douloureux soupir.
– Honnêtement ! dit Chauvelin sarcastique. Puis voyant que la vieille allait se fâcher, il ajouta :
– Raconte-moi quelque chose de plus sur Rateau. Vient-il souvent ?
– Oui. Très souvent. Il doit être dans l’antichambre en ce moment. Il est venu ici tout droit au sortir de la prison et depuis il est toujours chez moi. Il pense que je vais le guérir de son asthme, et comme il me paie bien…
– Il te paie bien, ce meurt-de-faim ?
– Rateau n’est pas un meurt-de-faim, assura la vieille. Il m’a donné plus d’une pièce d’or anglaise.
– Récemment ?
– Hier encore.
Chauvelin jura :
– Donc, il voit toujours ce damné Anglais !
– Quelqu’un sait-il qui est l’Anglais et qui est Rateau ? dit Catherine avec un rire sec.
Il se passa alors quelque chose d’étrange, si étrange que la réplique de Chauvelin se changea en affreux jurons et que la mère Théot, blanche jusqu’aux lèvres, les genoux tremblants, des gouttelettes de sueur ruisselant sous ses mèches pauvres, dut se raccrocher à la table pour ne pas tomber.
Cependant il n’y avait rien eu de terrible. Simplement, un homme avait ri, gaiement et longuement ; et ce rire venait de tout près, de la chambre voisine sans doute ou du palier au-delà de l’antichambre. Ce rire, légèrement assourdi par le mur de séparation, était à la fois bas et distinct. Il n’y avait pas de quoi effrayer l’enfant le plus nerveux.
Un homme avait ri. Un client, certainement, client qui cherchait à tromper l’attente par une conversation badine avec un ami. Ce devait être cela. Chauvelin, se maudissant pour sa couardise, passa la main sur son front et sourit de travers.
– Un de tes clients se paie du bon temps, dit-il avec une indifférence bien jouée.
– Il n’y a personne dans l’antichambre, murmura Catherine Théot. Il n’y a que Rateau…
Cependant Chauvelin ne l’écoutait plus ; avec une exclamation incompréhensible, il avait tourné les talons et avait quitté la pièce presque en courant.