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Notre-Dame de Pitié

I

Ce fut comme une déesse offensée devant son profanateur que Theresia Cabarrus fit son apparition dans l’antichambre de son logement. Les pièces étaient pleines de soldats ; il y avait des sentinelles à la porte ; les meubles étaient sens dessus dessous ; les étoffes qui recouvraient l’ameublement déchirées ; les bahuts grands ouverts ; même le lit et la literie gisaient en tas sur le sol. Les pièces étaient obscures, il n’y avait qu’une seule lampe allumée dans l’antichambre qui éclairait aussi le salon tandis qu’une applique mettait une lueur vacillante dans le couloir. Dans la chambre, Pepita, gardée par un soldat, se lamentait tout haut et se répandait en malédictions.

Chauvelin, au milieu du salon, était absorbé par l’examen d’un certain nombre de papiers. Dans un coin de l’antichambre se dissimulait de son mieux le charbonnier Rateau.

Theresia mesura d’un coup d’œil l’étendue de ce désastre ; puis avec un mouvement orgueilleux de la tête, elle écarta les soldats et aborda Chauvelin avant qu’il se fût aperçu de son arrivée.

– Quelque chose vous a troublé la cervelle, citoyen Chauvelin ? Qu’est-ce ?

Il leva la tête, vit son regard furieux et lui fit aussitôt un salut profond plein d’ironie.

– Combien votre jeune ami a eu raison de vous avertir de notre visite, citoyenne !

Et il regarda avec une aimable approbation du côté où Bertrand restait debout entre deux soldats qui l’avaient empêché d’avancer et le tenaient par les poignets.

– Je viens, répondit Theresia, en messagère de ceux qui sauront vous punir de cette offense, citoyen Chauvelin.

Il s’inclina une fois de plus avec un sourire suave.

– Je serais aussi heureux de les accueillir que je suis heureux de vous voir, citoyenne Cabarrus. Quand ils viendront, dois-je les envoyer à la Conciergerie pour y visiter leur belle égérie, puisque c’est là que nous allons la conduire immédiatement ?

Theresia éclata de rire, mais sa voix sonnait faux :

– À la Conciergerie ? Moi ?

– Même vous, citoyenne, répondit Chauvelin.

– Pour quel motif ?

– Intelligences avec l’ennemi.

– Vous êtes fou ! S’il vous plaît, ordonnez à vos limiers de remettre mon appartement en ordre et souvenez-vous que je vous rends responsable de tout dommage qui a pu être commis.

– Dois-je aussi, répondit Chauvelin imperturbable, remettre en place ces lettres et ces objets intéressants ?

– Des lettres ? Quelles lettres ?

– Celles-ci, dit-il.

Et il lui mit sous les yeux les papiers qu’il tenait à la main.

– Qu’est-ce que c’est ? Je les vois pour la première fois !

– Cependant, nous les avons trouvées dans ce bureau.

Et Chauvelin montra un petit meuble dont les tiroirs avaient été visiblement forcés. Et tandis que Theresia restait abasourdie, il continua doucement :

– Ce sont des lettres écrites à diverses époques à Mme de Fontenay, née Cabarrus. Notre-Dame de Pitié, comme on l’appelait avec reconnaissance à Bordeaux.

– Des lettres écrites par qui ?

– Par cet intéressant héros de roman qu’on appelle le Mouron Rouge.

– C’est faux, riposta-t-elle. Je n’ai jamais reçu une lettre de lui.

– Je connais trop bien son écriture, citoyenne… et les lettres vous sont adressées.

– C’est faux, répéta-t-elle avec une énergie inchangée. Il s’agît de quelque tour diabolique que vous avez manigancé pour me perdre. Prenez garde, Chauvelin, si c’est une épreuve de force entre vous et moi, dans quelques heures nous saurons qui doit en sortir vainqueur.

– Si cétait une épreuve de force entre vous et moi, citoyenne, je serais vaincu, mais c’est la France qui va se venger d’une trahison. C’est vous qui avez trahi, Theresia Fontenay. L’épreuve de force est entre vous et la Nation.

– Vous êtes fou ! Si des lettres écrites par le Mouron Rouge ont été trouvées chez moi, c’est que vous les y avez apportées !

– Vous pourrez essayer de le prouver demain, citoyenne, dit-il froidement, à la barre du Tribunal révolutionnaire. Là, sans doute, vous pourrez expliquer comment Rateau connaissait l’existence de ces lettres et me les a fait découvrir. J’ai pour témoins un officier de la garde nationale, le commissaire de la section et six soldats, et tous peuvent ajouter que dans ce placard de votre antichambre nous avons trouvé cette intéressante collection dont vous pourrez sans doute nous expliquer l’utilité.

Il montra du pied un tas de chiffons sur le plancher : une chemise déchirée, des culottes effrangées, un bonnet crasseux, une perruque faite de cheveux décolorés et raides dont la réplique ornait au naturel la tête du citoyen Rateau. Theresia regarda un moment ces loques avec une sorte d’étonnement horrifié. Ses joues et ses lèvres étaient couleur de cendre. Elle porta la main à son front d’un air égaré. Tout tournait autour d’elle : la pièce, les chiffons, les visages des soldats. C’était une sarabande sauvage avec au centre, comme le chaudron des sorcières, la silhouette de Chauvelin, lutin aux étranges contorsions qui brandissait une liasse de lettres écrites sur papier écarlate.

Elle voulut rire, le défier, mais sa gorge était prise dans un étau ; elle eut un étourdissement et parvint à ne pas tomber de tout son long en se raccrochant à une table. Après, tout resta pour elle dans le vague. Chauvelin donna un ordre bref et deux soldats encadrèrent la prisonnière. Alors, on entendit un cri perçant et Theresia vit Bertrand s’élancer entre elle et les soldats, se battant en désespéré, la couvrant de son corps, se démenant comme un fauve à qui on veut arracher son petit. La chambre s’emplit de tumulte et au milieu des hurlements on cria : « Tirez ! » Un coup de pistolet retentit et Bertrand, tué à bout portant, s’effondra sur le sol.

Tout fut noir autour de Theresia, comme si elle s’était penchée sur un abîme sans fond plein de ténèbres, et qu’elle tombait, tombait…

Le bruit d’un rire sec lui rendit ses esprits, l’obligea à rappeler sa fierté. Elle se redressa de toute sa hauteur et, une fois de plus, toisa Chauvelin d’un air de déesse outragée :

– Et quel est le témoignage qui justifie cette monstrueuse accusation ?

– Le témoignage d’un libre citoyen, répondit Chauvelin.

– Amenez-le-moi !

Chauvelin, avec un sourire conciliant, comme s’il avait voulu ménager un enfant gâté, appela :

– Citoyen Rateau !

Dans l’antichambre, quelqu’un souffla, cracha, s’agita ; puis on entendit le bruit des sabots amorti par les tapis et, enfin, la personne dégingandée et malpropre du charbonnier parut sur le seuil.

Theresia le contempla en silence, puis elle éclata de rire et, son ravissant bras nu tendu en avant, elle désigna la piteuse apparition :

– La parole de cet homme contre la mienne ! Le vagabond Rateau contre Theresia Cabarrus, l’amie de Robespierre ! Quel sujet pour des couplets !

Puis, son rire se brisa. Elle revint encore sur Chauvelin avec colère :

– Cette vermine ! Ce voyou marqué comme un forçat ! Vraiment, Chauvelin, votre hargne était grande pour avoir recouru à un tel témoin !

Alors son regard tomba soudain sur le corps de Bertrand et les horribles taches rouges qui maculaient son habit. Elle frissonna, ses yeux se fermèrent et elle se sentit à deux doigts de la syncope. Cependant elle se maîtrisa, elle regarda Chauvelin avec un mépris indicible, ramassa son manteau qui avait glissé de ses épaules, s’en enveloppa d’un geste de reine et sans mot dire se dirigea vers la porte.

Chauvelin resta au milieu de la pièce, le visage impassible, ses mains crochues froissant la liasse de lettres. Deux soldats restaient avec lui à côté du corps de Bertrand. Pepita, hurlant et gesticulant, dut être traînée à la suite de sa maîtresse.

Sur le seuil du salon, Rateau, l’air effrayé, s’écarta pour laisser passer les soldats et leur impérieuse prisonnière. Theresia ne daigna pas le regarder et lui, chancelant dans ses sabots mal ajustés, suivit les gardes dans l’escalier.

II

Il pleuvait toujours très fort. Le capitaine qui avait Theresia en charge lui dit qu’il avait là une voiture. Elle attendait dans la rue. Theresia lui ordonna de la faire avancer, car elle n’avait pas envie de se donner en spectacle à la canaille. Le capitaine avait dû recevoir l’ordre de ménager sa prisonnière autant que possible, car il envoya un de ses hommes chercher la voiture et dire au concierge d’ouvrir la porte cochère.

Theresia resta dans le petit vestibule au pied de l’escalier. Deux soldats encadraient Pepita et un troisième se tenait à côté de Theresia. Le capitaine, grommelant d’impatience, allait et venait. Rateau était dans l’escalier deux marches au-dessus de l’endroit où Theresia se tenait. Une lampe fumeuse au bout d’une applique de fer jetait sur la scène sa faible clarté jaunâtre. Quelques minutes passèrent, puis un fracas retentissant éveilla les échos de la vieille demeure et une voiture, traînée par deux vieilles rosses à moitié mortes de faim, pénétra dans la cour et vint se ranger devant la porte ouverte. Le capitaine, avec un soupir de soulagement, appela Theresia : « Maintenant, citoyenne ! » tandis que le soldat qui était allé chercher la voiture sautait du siège où il était assis à côté du cocher et rejoignait ses camarades. Pepita fut poussée dans la voiture et Theresia se préparait à la suivre lorsque le courant d’air fît voler son manteau de velours jusque sur les haillons crasseux du charbonnier qui était encore derrière elle. Une inexplicable impulsion l’obligea à lever les yeux et elle rencontra le regard qu’il attachait sur elle. Un cri monta aux lèvres de Theresia et elle essaya de l’étouffer en portant sa main à sa bouche. Les yeux pleins d’horreur, elle murmura :

– Vous !

Il mit son doigt sale sur ses lèvres. Cependant elle s’était maîtrisée. Tout d’un coup, elle avait l’explication du mystère : le beau seigneur anglais l’avait dénoncée pour venger sa femme.

– Capitaine, hurla-t-elle. Prenez garde ! L’espion anglais est sur nos talons !

Vraisemblablement, la complaisance du capitaine n’allait pas jusqu’à prêter l’oreille aux divagations de sa belle prisonnière. Il avait hâte d’en finir avec cette tâche déplaisante.

– Allons, citoyenne. En voiture ! fut la seule réponse.

– Imbécile, cria-t-elle en se débattant contre les soldats qui voulaient se saisir d’elle.

– C’est le Mouron Rouge ! Si vous le laissez s’enfuir…

– Le Mouron Rouge ? demanda le capitaine en riant. Où ?

– Le charbonnier… Rateau ! C’est lui, je vous le jure !

Les cris de Theresia devenaient de plus en plus frénétiques à mesure qu’elle se sentait emportée sans cérémonie.

– Imbécile ! Imbécile ! vous le laissez s’enfuir !

– Le charbonnier Rateau ? Nous avons déjà entendu cette belle histoire. Allons, citoyen Rateau, cria-t-il le plus fort qu’il put. Allez dire vous-même au citoyen Chauvelin que vous êtes le Mouron Rouge. Quant à vous, citoyenne, assez crié comme cela. Mes ordres sont de vous conduire à la Conciergerie et non de courir après les espions anglais, allemands, hollandais, que sais-je ? Allons, soldats !…

Theresia, envoyant sa dignité au diable, poussa un cri qui attira tous les locataires aux fenêtres. Cependant, ses clameurs devenaient inarticulées parce que les soldats, sur l’ordre du capitaine, lui avaient jeté son manteau sur la tête. Et les habitants de la maison de la rue Villedo purent seulement assurer que la citoyenne Cabarrus, locataire du troisième étage, avait été emmenée en prison hurlant et se débattant comme aucun aristocrate qui se respecte n’aurait dû le faire.

Theresia, hissée dans la voiture, y retrouva la non moins bruyante Pepita. À travers les plis du manteau ses cris continuaient :

– Imbécile ! Traître ! Maudit imbécile !

Une des locataires du deuxième étage, une jeune femme qui s’intéressait à tous les porteurs d’uniforme, se pencha sur son balcon et cria gaiement :

– Hé, capitaine ! Qu’a-t-elle à crier ainsi ?

Un des soldats lui répondit :

– Elle raconte que le citoyen Rateau est un seigneur anglais déguisé et elle veut le poursuivre !

Des rires éclatèrent un peu partout, tandis que la voiture s’ébranlait difficilement et sortait de la cour.

Un moment plus tard, Chauvelin, suivi de deux soldats, descendait rapidement les escaliers. Le bruit avait fini par l’alerter. D’abord, il avait seulement pensé que l’orgueilleuse Espagnole avait perdu toute dignité, puis quelques mots lui étaient parvenus plus clairement :

– Le Mouron Rouge ! L’espion anglais !

Ces mots agirent comme un charme, un appel de l’abîme. Le reste du monde cessa de l’intéresser ; une seule chose comptait : son ennemi.

Chauvelin atteignit le rez-de-chaussée au moment où la voiture franchissait la porte cochère. La cour était pleine de bavardages et de rires qui fusaient d’un balcon à l’autre. Il pleuvait toujours et l’eau ruisselait des balcons. Chauvelin envoya un soldat pour demander la cause de tout ce bruit. L’homme lui rapporta que l’aristocrate avait hurlé et divagué comme une folle et, pour s’échapper, avait tenté de lancer le capitaine sur une fausse piste, jurant que ce pauvre vieux Rateau était un espion anglais.

Chauvelin soupira de soulagement ; il n’avait pas besoin de se casser la tête à propos de ces folies. Il avait de bonnes raisons pour savoir que Rateau, avec son bras marqué, n’était pas le Mouron Rouge !