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Réunion

I

Pensive, Theresia rentra dans le petit hall du Repos du Pêcheur. Au moment où elle l’avait quittée, l’auberge était encore en grand remue-ménage du fait de la présence des jeunes gentilshommes et de la compagnie qu’ils avaient amenée de France, car il fallait tout préparer pour la nuit.

Theresia, sous son déguisement de vagabond, n’avait éveillé qu’un intérêt passager, les réfugiés de toutes conditions n’étaient que trop nombreux à cette époque, et elle avait pu se glisser dehors sans qu’on s’en aperçût. Sans doute on avait dû se poser quelques questions à propos du garçon mystérieux qu’on avait installé dans le petit salon, mais, probablement, on ne s’était plus préoccupé de son sort après avoir découvert qu’il était parti sans un remerciement.

Les voyageurs venus de France, brisés de fatigue, s’étaient retirés dans leurs chambres depuis longtemps. Les jeunes sauveurs étaient partis, les uns pour loger chez des amis dans le voisinage, d’autres, comme Sir Andrew Ffoulkes et Lord Anthony Dewhurst, étaient montés à cheval au début de la soirée afin d’atteindre Ashford peut-être ou Maidstone avant la nuit, diminuant ainsi la distance qui les séparait encore des être aimés.

Des rires et des bruits venaient de la salle du café. Par la porte vitrée, Theresia put voir les habitués de l’auberge, paysans et pêcheurs, assis devant leur verre de bière ; certains d’entre eux jouaient aux cartes ou aux dés. L’aubergiste était, comme toujours, engagé dans une discussion animée avec quelques clients privilégiés qui lui tenaient compagnie au coin du feu. Theresia passa furtivement devant la porte vitrée. Juste en face d’elle s’ouvrait à angle droit un second couloir ; trois marches y conduisaient. Elle les monta sur la pointe des pieds et regarda autour d’elle pour essayer de deviner la disposition des pièces. Sur sa gauche, une séparation vitrée isolait du couloir le petit salon qui lui avait servi de refuge à son arrivée. À droite, le couloir menait sans doute possible à la cuisine, car un grand bruit de vaisselle et des éclats aigus de voix féminines venaient de là. Un moment, Theresia hésita. Sa première intention avait été de chercher maîtresse Waite et de lui demander si elle pouvait avoir un lit pour la nuit ; mais un léger bruit qui venait du salon la fit revenir sur ses pas. Elle regarda par la porte vitrée. La pièce était faiblement éclairée par une lampe à huile, un peu de feu brillait encore dans le foyer, et sur un tabouret bas, au coin du feu, les mains posées sur les genoux, Bertrand Moncrif regardait fixement les tisons. Theresia eut de la peine à étouffer un cri de surprise. Un instant, elle crut que son imagination et la lumière incertaine lui avaient joué un tour, mais ce fut bref. Aussitôt, elle ouvrit la porte sans faire de bruit et se glissa dans la pièce. Bertrand n’avait pas bougé. Apparemment il n’avait rien entendu ou s’il avait jeté un vague regard interrogateur à ce garçon grossièrement vêtu qui troublait sa solitude, il n’en avait pas fait cas. Il avait l’air absorbé par de sombres pensées ; cependant Theresia, pour se mettre à l’abri des regards curieux, fermait les rideaux qui pendaient de chaque côté de la porte vitrée, puis elle appela doucement :

– Bertrand !

Il sembla sortir d’un rêve, leva les yeux et la vit. Il passa plusieurs fois une main tremblante sur son front et soudain comprit qu’elle était là, devant lui, en chair et en os. Avec un cri rauque, il se précipita, s’agenouilla devant elle, les bras autour d’elle et le visage enfoui dans les plis de son manteau. Il oubliait tout dans sa joie. Il pleurait comme un enfant et murmurait son nom lorsqu’il ne couvrait pas de baisers ses genoux, ses mains, ses pieds dans leurs gros souliers. Elle restait debout, immobile, le regardant et abandonnant ses mains aux caresses. Sur ses belles lèvres rouges errait un sourire indéfinissable, mais dans ses yeux brillait une indiscutable lueur de triomphe. Au bout d’un moment, il se releva et elle se laissa conduire à un fauteuil au coin du feu. Elle s’assit et il s’agenouilla à ses pieds, un bras autour de sa taille et la tête appuyée sur la poitrine de Theresia. Jamais il n’avait été aussi heureux. Elle n’était plus cette impérieuse Theresia, impatiente, dédaigneuse, parfois cruelle qu’il avait connue les derniers temps, mais la Theresia qu’il avait vue arriver à Paris précédée d’une réputation de bonté, de beauté, d’esprit et qui avait si gracieusement accepté l’hommage de son admiration qu’il en avait été subjugué pour la vie.

Elle insista pour qu’il ne lui cachât rien des détails de son évasion de Paris, puis de la France, sous la protection de la ligue du Mouron Rouge. À vrai dire, il ignorait qui était son sauveur. Il ne se rappelait que peu de chose de cette affreuse nuit où, après l’incident du souper de la rue Saint-Honoré, il avait cherché refuge auprès d’elle et avait compris trop tard qu’il compromettait sa précieuse vie en restant sous son toit. Il s’était résolu à partir dès qu’il pourrait se tenir debout et à se livrer au poste le plus proche de la Section, lorsqu’il fut soudain conscient d’une présence dans la pièce. Il n’eut le temps ni la force de se lever : un manteau fut jeté sur sa tête et il se sentit enlevé du fauteuil et emporté, par des bras puissants, il ne savait où.

Après, tout avait ressemblé à un rêve. Tantôt il était dans une voiture avec Régine, tantôt avec Jacques, ou bien il gisait sur la paille, dans une hutte, cherchant le sommeil et se tourmentant pour Theresia. Il y avait eu des haltes, des retards et des courses dans la nuit. Il lui semblait être un pantin qu’on secouait en tous sens. Régine était avec lui : elle faisait de son mieux pour le réconforter, pour faire passer plus vite les heures pénibles du voyage. Elle lui tenait la main, parlait de leur vie future en Angleterre où ils pourraient oublier les terreurs de ces dernières années, et vivraient dans la paix et le bonheur ! Mon Dieu ! comme s’il pouvait y avoir pour lui paix et bonheur loin de la femme qu’il adorait !

Theresia écouta presque tout sans mot dire. Quelquefois, elle touchait le front et les cheveux du jeune homme de sa main fraîche et douce. Elle lui posa quelques questions, presque toutes sur le sauveur de Bertrand : l’avait-il vu ? avait-il vu quelques-uns des gentilshommes anglais qui l’avaient fait évader ? Oui ! Bertrand avait vu les chevaleresques aventuriers qui l’avaient accompagné depuis Paris. Il avait aperçu le dernier d’entre eux pour la première fois dans cette auberge, quelques heures plus tôt. L’un d’eux lui avait donné de l’argent pour qu’il pût se rendre à Londres en bonne condition. Ils étaient très bons, absolument désintéressés. Mme de Serval, Régine étaient submergées de gratitude et si heureuses. Joséphine et Jacques avaient oublié leur devoir envers leur patrie dans leur joie de se retrouver sains et saufs et tous ensemble dans ce nouveau pays.

Theresia insista, tout en cachant son impatience sous une tendre sollicitude, pour savoir s’il avait vu le Mouron Rouge lui-même.

– Non, répondit Bertrand. Je ne l’ai jamais vu, bien qu’il m’ait certainement retiré de votre appartement. Les autres parlaient de lui comme du « chef ». Ils semblaient le vénérer. Il doit être beau et brave. Régine, sa mère et les deux adolescents avaient appris à l’adorer, ce qui n’avait rien de surprenant après ce qu’il avait fait pour eux.

– Qu’a-t-il fait ? demanda Theresia.

Et Bertrand lui répéta le récit qu’il tenait de Régine.

– Je voudrais le remercier à genoux, termina Bertrand avec ferveur, puisqu’il vous a menée jusque dans mes bras.

Elle le prit par les épaules, l’éloigna à longueur de bras tandis qu’elle le regardait, avec une légère moquerie dans les yeux :

– Il m’a amenée jusque dans vos bras, Bertrand ? Que voulez-vous dire ?

– Vous êtes ici, Theresia, saine et sauve grâce à la ligue du Mouron Rouge.

Elle eut un rire sans joie :

– Oui, grâce à sa ligue. Mais non ainsi que vous l’imaginez.

– Comment ?

– Le Mouron Rouge, après vous avoir emporté, a envoyé à la Section un dénonciateur anonyme qui m’a accusée d’avoir abrité le traître Moncrif et d’avoir conspiré avec lui l’assassinat de Robespierre alors que celui-ci se trouvait chez moi.

Bertrand eut un cri d’horreur :

– Impossible !

– Le commissaire de la Section, continua-t-elle, au risque de sa vie, m’a fait avertir. Aidée par lui et par mon fidèle domestique, j’ai pu m’échapper au prix de souffrances indicibles et j’ai quitté le pays dans une barque. Un bateau m’a recueillie et portée jusqu’ici où je suis arrivée plus morte que vive.

Elle se renversa sur le fauteuil, son corps flexible secoué de sanglots. Bertrand, muet d’horreur, tentait de calmer sa bien-aimée comme elle l’avait calmé un instant plus tôt alors que le souvenir de ses tristes expériences lui enlevait tout courage. Elle essaya bientôt de sourire à travers ses larmes :

– Vous voyez, Bertrand, que votre héroïque Mouron Rouge est aussi impitoyable dans ses haines que désintéressé dans ses amitiés.

– Mais pourquoi, cria le jeune homme. Pourquoi ?

– Pourquoi me hait-il ? reprit-elle avec un sourire pathétique. Qui le sait ? Sûrement il doit ignorer que depuis que j’ai conquis l’amitié de Tallien, j’ai consacré ma vie à intervenir en faveur des victimes de la Révolution. Je pense qu’il doit me prendre pour une amie de ces terroristes sans pitié qu’il déteste. Il a oublié ce que j’ai fait à Bordeaux et comment j’ai risqué ma vie là-bas et plus tard à Paris pour sauver celle d’une sorte de gens que lui-même a pris pour tâche de secourir. Ce doit être une méprise, ajouta-t-elle avec une douce résignation, seulement, elle a failli me coûter la vie.

Bertrand l’enveloppa de ses bras, la serra contre lui comme pour la protéger de son corps contre tout péril. À son tour, il pouvait la consoler et elle reposait sa tête sur son épaule, lui accordant par sa faiblesse la joie la plus exquise qu’il pût rêver. Les minutes passèrent et le temps fut oublié.

II

Theresia fut la première à se reprendre. Elle regarda la pendule. Elle marquait près de dix heures. Elle sauta sur ses pieds et avec une confusion adorable :

– Vous allez me perdre de réputation, Bertrand, dès notre arrivée dans ce pays étranger.

Elle dit qu’elle allait voir la fille du propriétaire pour demander un lit, car elle était très fatiguée. Et lui, qu’allait-il faire ?

– Passer la nuit dans cette pièce si l’aubergiste y consent, répondit-il. J’aurai ici de beaux rêves. Les murs refléteront votre image et vous me sourirez quand je fermerai les yeux.

Elle eut de la peine à s’échapper de ses bras et ce fut seulement après lui avoir promis formellement de revenir dans quelques minutes pour lui dire ce qu’elle aurait obtenu qu’elle put s’en aller. Il se sentit horriblement triste quand il la vit s’éloigner, si souple dans ses affreux vêtements d’homme tandis qu’elle se dirigeait tout droit vers la cuisine. Du café venaient toujours des bruits joyeux, mais le petit salon semblait loin de tout, plein de paix, un autel que sa déesse avait consacré par sa présence.

Bertrand soupira. Qu’il était fatigué ! Plus qu’il ne le pensait. Elle avait promis de revenir et de lui dire bonsoir dans quelques minutes… Les minutes se traînaient avec des semelles de plomb… Il était à moitié mort de fatigue. Il se jeta sur un sofa de crin où il espérait qu’on lui laisserait passer la nuit. Il regarda la pendule : il n’y avait que trois minutes qu’elle était partie… sûrement elle ne tarderait pas… quelques minutes encore… Il ferma les yeux, ses paupières étaient lourdes : sûrement il l’entendrait venir…