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La fin du second jour

I

Peu après sept heures, la tempête qui avait menacé tout le jour éclata de toute sa violence. Des coups de vent rageurs malmenèrent les toits vétustés de ce coin misérable de la grande ville et transformèrent la boue des rues en cascades. Enfin la pluie tomba à torrents ; les coups de tonnerre se succédaient avec une effrayante rapidité, et le ciel de plomb était parcouru par les brillantes zébrures des éclairs.

Chauvelin, qui avait fait sa visite quotidienne au capitaine qui veillait sur la prisonnière de la rue de la Planchette, ne pouvait rentrer chez lui. Il était impossible de traverser la rue. Enveloppé dans son manteau, il décida d’attendre dans le magasin désaffecté du rez-de-chaussée jusqu’à ce qu’il fût possible à un piéton de sortir à l’air libre. En ce moment, il était à la torture. Ses nerfs étaient tendus à se briser par cette attention sans relâche, l’obsession d’une seule idée, d’un seul but, et aussi par les incidents multiples qui, amplifiés par son imagination, devenaient autant de menaces de lui dérober sa proie.

Il ne se fiait à personne, ni à la mère Théot, ni aux soldats, ni à Theresia ; à Theresia moins qu’aux autres. Son esprit ne cessait d’inventer des plans compliqués où une équipe d’espions en surveillait une autre, où une meute de limiers en poursuivait une autre en une sorte de cercle vicieux de méfiance et de dénonciation qui devenait diabolique. Il n’avait même plus confiance en lui, ni en son intuition, ni dans ses yeux, ni dans ses oreilles. Ses amis intimes – il en avait très peu – disaient de lui que, s’il avait été libre, il eût fait marquer tout loqueteux comme il avait fait marquer Rateau, de peur que ces malheureux ne pussent prêter leur identité au Mouron Rouge.

Tandis qu’il attendait une accalmie, il marchait de long en large dans le magasin, cherchant à calmer ses nerfs par cet exercice fébrile. On ne pouvait pas laisser les portes ouvertes, car la pluie fouettait rudement cette façade et l’endroit eût été absolument sombre s’il n’y avait eu une lanterne crasseuse sur un tonneau, au centre de la pièce. Le verrou du guichet devait être cassé, car la petite porte, secouée par le vent, ne cessait de battre. Chauvelin tenta de l’assujettir parce que ce bruit répété exacerbait sa nervosité et, comme il se penchait au-dehors pour saisir le battant de la porte, il vit un homme presque plié en deux par le vent qui traversait la rue en direction de la porte Saint-Antoine. Il était près de huit heures et la lumière douteuse, malgré l’écran de la pluie serrée, permettait encore à la stature, à l’inclination des vastes épaules, à la démarche du passant, d’évoquer un souvenir désagréablement familier. La tête de l’homme et ses épaules étaient enveloppées dans un morceau déchiré de toile à sac qu’il serrait sur sa poitrine. Ses bras étaient nus comme ses jambes et il chaussait une paire de sabots garnis de paille. Il s’arrêta au milieu de la rue et une affreuse quinte de toux sembla le paralyser momentanément. Le premier mouvement de Chauvelin fut de remonter et d’appeler le capitaine Boyer. Il était déjà à la moitié de la première volée de l’escalier lorsque, jetant un coup d’œil au-dessous de lui, il vit entrer l’homme qui, toujours toussant, avait retiré sa toile à sac et, s’accroupissant devant le tonneau, cherchait à réchauffer ses mains contre les verres de la lanterne.

De son poste Chauvelin pouvait voir le profil de l’homme, sa barbe de trois jours, ses cheveux collés à son front livide, ses membres immenses recouverts de crasse, qui saillaient entre les déchirures du vêtement qui faisait office de chemise. Les manches pendaient, découvrant sur le bras une marque rougie en forme de lettre. La lettre « M » imprimée dans la chair avec un fer rouge.

La vue de cette marque arrêta Chauvelin, le fit redescendre :

– Citoyen Rateau !

L’homme sursauta comme si un fouet l’avait cinglé. Il voulut se relever, mais s’effondra sur le plancher dans une nouvelle quinte de toux. Chauvelin, debout près du tonneau, regardait avec un vilain sourire cette misérable épave qu’il avait si adroitement mise hors d’état de nuire à ses plans. La lumière de la lanterne tombait en plein sur cette peau couverte de charbon où se détachait en cramoisi la trace de la brûlure.

Rateau eut l’air terrifié par l’apparition de l’homme qui lui avait fait infliger ce châtiment honteux. Et le visage de Chauvelin, éclairé par en dessous, n’avait rien de rassurant.

– On dirait que je vous fais peur, mon ami…, dit sèchement Chauvelin.

– Je ne savais pas qu’il y avait quelqu’un ici, balbutia péniblement Rateau. Je suis venu m’abriter…

– Moi aussi je suis venu m’abriter, répondit Chauvelin, et je ne vous ai pas vu entrer.

– La mère Théot me permet de dormir ici, reprit doucement Rateau. Il y a deux jours que je n’ai pu travailler, depuis… (Il regarda son bras.) Les gens pensent que je suis un bandit échappé, et comme je n’ai jamais vécu qu’au jour le jour…

Il s’arrêta et le conventionnel répondit :

– Des gens mieux nés que vous vivent au jour le jour ces temps-ci ; la pauvreté, continua-t-il sarcastique, est l’honneur de l’homme pendant cette glorieuse révolution. C’est la richesse qui est une honte.

Rateau leva son bras marqué jusqu’à sa chevelure raide et hochant la tête :

– Ouais ! peut-être, mais j’aurais aimé goûter à cette honte. Chauvelin tourna les talons. Le tonnerre s’éloignait et la pluie perdait de sa violence ; il se dirigea vers la porte.

– Les enfants me courent après maintenant, disait plaintivement Rateau, ils me demandent ce que j’ai fait pour être marqué comme un galérien.

Chauvelin rit.

– Dis-leur qu’on t’a puni pour avoir aidé le Mouron Rouge !

– L’Anglais me paie bien et je suis très pauvre. Je servirais l’État si vous me payiez bien.

– Et comment ?

– En vous disant quelque chose que vous aimeriez savoir.

– Qu’est-ce ?

L’instinct du limier était en éveil. Les mots du charbonnier, l’expression rusée de son visage, son attitude excitaient le goût des intrigues cachées, des mensonges, des dénonciations qui animait cet espion consommé. Il revint sur ses pas, s’assit sur un tas de gravats, et comme Rateau, qui semblait effrayé par ses propres paroles, cherchait à filer, Chauvelin le rappela d’une voix impérieuse :

– Que pouvez-vous me dire que j’aimerais savoir, citoyen Rateau ?

Le charbonnier s’était tapi dans le noir, essayant de s’empêcher de tousser.

– Vous en avez déjà trop dit, continua rudement Chauvelin, pour vous taire maintenant. Vous n’avez rien à craindre… tout à gagner. Que vouliez-vous me dire ?

Rateau se pencha, frappa le sol du poing :

– Serai-je payé ?

– Si vous dites la vérité, oui.

– Combien ?

– Cela dépend de l’importance du renseignement. Si vous vous taisez maintenant, j’appelle le capitaine qui vous enverra en prison.

Le charbonnier parut se recroqueviller un peu plus ; on l’entendait claquer des dents.

– Le citoyen Tallien me fera guillotiner.

– Tallien ?

– Il s’intéresse beaucoup à la citoyenne Cabarrus.

– Qu’a fait la citoyenne Cabarrus ?

Rateau hocha la tête.

– Qu’a-t-elle fait ? répéta durement Chauvelin.

– Elle vous trompe.

Et comme un long, un énorme ver, il rampa près de Chauvelin.

– Comment ?

– Elle est de mèche avec l’Anglais.

– Comment le savez-vous ?

– Je l’ai vue. Il y a deux jours. Vous vous souvenez. Après que…

– Oui, oui…

– Je suis venu ici. Ma tête était toute drôle. Mon bras me faisait mal. J’ai entendu des voix dans l’escalier et je les ai vus ensemble.

Chauvelin saisit Rateau par le poignet :

– Qui avez-vous vu ?

Et comme Rateau montrait l’escalier du doigt, Chauvelin contemplait à l’aise la marque imprimée dans la chair du vagabond.

– L’Anglais et la citoyenne Cabarrus.

– Vous en êtes sûr ?

– Je les ai entendus parler…

– Que disaient-ils ?

– Je ne sais pas. Mais j’ai vu l’Anglais baiser la main de la citoyenne avant de la quitter.

– Et après ?

– La citoyenne est entrée chez la mère Théot. L’Anglais est descendu. Je me suis caché derrière un tas de gravats. Il ne m’a pas vu.

Chauvelin jura de désappointement :

– C’est tout ?

– Me paiera-t-on ?

– Pas un sou ! Et si Tallien entend cette belle histoire…

– Je peux le jurer.

– Bah ! La citoyenne Cabarrus jurera que vous mentez. Qu’est-ce que la parole d’un manant à côté de la sienne ?

– Il y a plus que cela.

– Quoi ?

– Vous jurez de me protéger si le citoyen Tallien…

– Oui, oui, je vous protégerai. Et la guillotine n’a pas le temps de s’occuper de vers de terre comme vous !

– Bien. Si vous allez rue Villedo chez la citoyenne, je vous montrerai qu’elle garde les vêtements dont l’Anglais se sert pour se déguiser et les lettres qu’il écrit à la citoyenne…

Il s’arrêta, terrifié par l’expression de Chauvelin. Celui-ci avait laissé le charbonnier libérer son poignet. Il restait assis, immobile, silencieux, ses mains fines et crochues jointes et serrées autour de ses genoux. Dans la lumière hésitante, son étroit visage paraissait tordu et ses yeux semblaient briller de façon surnaturelle. Rateau n’osait plus bouger. Ce n’était plus qu’un paquet de hardes affalé dans l’ombre et sa respiration sifflait, interrompue par une toux douloureuse. On n’entendait plus que le tonnerre et la pluie. Enfin Chauvelin dit entre ses dents :

– Si je pensais qu’elle…

Il se leva et ordonna :

– Levez-vous, citoyen Rateau !

Le géant se mit sur les genoux. Ses sabots avaient glissé. Il les ramassa et entreprit de les remettre.

– Levez-vous, rugissait Chauvelin.

Il sortit ses tablettes et son poinçon de sa poche, écrivit quelques mots, tendit les tablettes à Rateau.

– Portez ceci au commissariat de la section de la Place du Carrousel. Six hommes et un capitaine seront envoyés avec vous chez la citoyenne Cabarrus. Vous me trouverez là.

La main de Rateau prit en tremblant ces tablettes. Il avait peur de ce qu’il avait fait. Chauvelin ne faisait plus attention à lui. Maintenant qu’il avait donné ses ordres, il n’y avait plus qu’à obéir. Il ne pensa pas une seconde que le charbonnier mentait. Cet homme n’avait pas de raison d’en vouloir à Theresia et celle-ci était trop bien protégée pour qu’on se livrât contre elle à de fausses dénonciations. Chauvelin attendit que Rateau eût franchi la porte à guichet, puis il monta l’escalier quatre à quatre.

 

II

Il appela le capitaine Boyer.

– Citoyen, dit-il à voix haute, vous savez que demain s’achève le troisième jour ?

– Bien sûr. Y a-t-il quelque chose de changé ?

– Non.

– Bien. Si le quatrième jour cet Anglais maudit n’est pas capturé, mes ordres restent les mêmes ?

– Vos ordres, reprit Chauvelin le plus haut qu’il put pour que Marguerite Blakeney pût l’entendre, vos ordres sont de fusiller la prisonnière.

– Nous le ferons conclut le capitaine.

Et il ricana, car à travers la porte on avait entendu un cri étouffé. Après quoi, Chauvelin redescendit et sortit dans la nuit d’orage.