Tandis que toute l’Europe était ébranlée par la répercussion du soulèvement gigantesque qui avait secoué la France jusque dans ses fondements, les dernières années avaient vu peu de changement dans ce petit coin d’Angleterre.
Le Repos du Pêcheur n’avait pas bougé depuis deux cents ans. Les poutres de chêne noircies par le temps, le foyer monumental, les tables et les bancs à haut dossier semblaient des témoins muets du bon ordre et de la tradition, comme les pots d’étain brillants, la bière mousseuse, le cuivre brillant comme l’or témoignaient d’une incomparable prospérité et d’une vie unie, bien réglée.
Du fond de sa cuisine, maîtresse Sally Waite, tel était maintenant son nom de femme mariée, gouvernait toujours d’une main ferme dont plus d’une fois son mari lui-même avait senti le poids, si on devait en croire les méchantes langues. Elle régnait sur le personnel employé par son père, surveillait les cuisines et menait les laveuses de vaisselle à coups de langue acérée ou, à l’occasion, de soufflets. Le Repos du Pêcheur n’aurait pas pu marcher sans elle. Les casseroles de cuivre n’eussent pas été si brillantes, et la bière brassée à la maison n’eût pas paru de moitié aussi savoureuse à la fidèle clientèle de maître Jellyband si maîtresse Sally Waite, de ses fortes mains brunes, ne la leur avait apportée avec, sur le dessus, juste ce qu’il fallait d’écume crémeuse et pas un brin de plus.
C’étaient là les raisons de tous ces ; « Ho, Sally ! » « Par ici, Sally ! » « Combien de temps nous ferez-vous attendre cette bière ? » ou : « Sally, s’il vous plaît, un bout de fromage avec du pain fait à la maison et dépêchez-vous ! » qui résonnaient d’un bout à l’autre de la longue salle de café du Repos du Pêcheur en ce radieux jour de mai 1794.
Sally Waite, son bonnet de mousseline posé dans l’angle le plus flatteur, son fichu bien drapé autour de son buste arrogant, sa jupe bien écourtée au-dessus de ses fines chevilles, allait et venait de la salle à la cuisine, légère comme une fée bienveillante mais bien en chair, répondant à une plaisanterie ici, rabrouant un importun ailleurs, brûlante, haletante, animée.
L’aubergiste, maître Jellyband, que ces deux dernières années avaient rendu plus gros et plus chauve, se tenait fermement planté auprès de son foyer où, malgré la chaleur de ce bel après-midi, un feu de bûches brûlait joyeusement. Il exposait ses vues sur la situation politique de l’Europe en général avec cette assurance qui naît de l’ignorance profonde et des préjugés tenaces d’un véritable insulaire. Croyez-moi, maître Jellyband n’avait pas deux façons de voir au sujet de « ces étrangers assassins de par là-bas » qui avaient fait disparaître leur roi, leur reine, toute la noblesse, tous les gens de qualité, et que l’Angleterre s’était enfin décidée à mettre au pas.
– Et ce n’est pas une minute trop tôt, remarquez-le bien, m’sieur ’Empseed, continuait-il sentencieusement. Et si j’y avais pu quelque chose, nous les aurions punis depuis longtemps, nous aurions réduit leur beau Paris en miettes et mis en sûreté la pauvre reine avant que ces sales meurtriers lui aient enlevé sa jolie tête de ses épaules.
M. Hempseed, dans son coin privilégié près du feu, n’était pas tout à fait de cet avis :
– Je ne suis pas partisan d’intervenir chez les autres peuples, dit-il en élevant sa tremblante voix de fausset pour essayer de dominer le torrent d’éloquence de maître Jellyband. Comme le disent les Écritures…
– Ôtez vos sales doigts de ma taille, cria maîtresse Sally Waite tandis que retentissait le bruit d’une main féminine appliquée violemment sur une joue masculine, interruption qui glaça la citation des Écritures sur les lèvres de M. Hempseed.
– Allons, Sally, allons, Sally, crut devoir dire M. Jellyband d’un ton sévère, car il n’aimait pas voir traiter aussi cavalièrement ses pratiques.
– Allons, père, répliqua Sally en secouant ses boucles brunes, occupez-vous de votre politique et m’sieur Hempseed de ses Écritures, et laissez-moi traiter comme il faut les voyous impudents. Attendez, vous ! ajouta-t-elle à l’adresse de son offenseur déconfit. Si mon mari vous attrape à faire ces plaisanteries, vous verrez ce que vous récolterez… C’est tout !
– Sally ! gronda M. Jellyband, plus sévèrement cette fois. Milord Hastings arrivera et votre dîner ne sera pas encore prêt.
Ce rappel frappa tellement maîtresse Sally qu’elle en oublia immédiatement la mauvaise conduite du galopin et n’entendit pas le murmure sarcastique qui accueillit la mention du nom de son époux. Avec un petit cri d’agitation, elle s’enfuit de la pièce…
M. Hempseed, négligeant avec majesté l’interruption de ses discours, reprit sa citation :
– Comme le disent les Écritures, monsieur Jellyband : « N’ayez aucune accointance avec le travail stérile des ténèbres. » Je ne me mêlerai donc pas d’une intervention. Souvenez-vous de ce que disent les Écritures : « Celui qui commet le péché est possédé du démon », et le démon pèche depuis le commencement, conclut-il avec un manque d’à-propos qui frisait le sublime.
Cependant M. Jellyband ne pouvait être confondu dans ses raisonnements par aucune sorte de citation, pertinente ou non.
– Tout cela est bien beau, m’sieur ’Empseed, dit-il, et assez bon pour ceux qui comme vous veulent se mettre du côté de ces misérables assassins.
– Comme moi, monsieur Jellyband, protesta M. Hempseed avec autant de vigueur que sa voix aiguë put le lui permettre. Non, je ne suis pas du côté de ces enfants de ténèbres…
– Vous êtes pour eux ou contre eux, reprit M. Jellyband nullement intimidé. Il y en a beaucoup, même maintenant, qui disent : « Laissez-les faire », mais je dis que ceux qui parlent ainsi ne sont pas de vrais Anglais ; car ce sont les Anglais qui doivent apprendre aux étrangers ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire. Et comme nous avons des bateaux, des hommes et de l’argent, nous pouvons les combattre lorsqu’ils ne pensent pas comme nous. Et laissez-moi vous dire, m’sieur ’Empseed, que je suis prêt à soutenir mon opinion contre n’importe quel homme qui ne la partage pas.
Sur ce, M. Hempseed se tut. À la vérité, un texte tiré des Écritures erra sur ses minces lèvres tremblantes ; mais comme personne ne faisait attention au bonhomme à ce moment, son à-propos demeurera pour toujours douteux. Les honneurs de la guerre restèrent à M. Jellyband. La hauteur de son patriotisme et une connaissance si remarquable des affaires politiques ne pouvaient manquer de faire impression sur les clients les plus ignorants, ou les moins ardents qui s’abritaient au Repos du Pêcheur.
Vraiment, qui était plus qualifié pour émettre une opinion sur les événements en cours que l’hôte du rendez-vous le plus fréquenté, vu que les dames et les hommes de qualité qui débarquaient en Angleterre et avaient passé l’eau pour échapper à leurs compatriotes transformés en misérables assassins, s’arrêtaient presque toujours au Repos du Pêcheur avant de se rendre à Londres ou à Bath ? Et, bien que M. Jellyband ne sût pas un mot de français, pas de jargon étranger pour lui, merci bien ! il avait été en rapport avec tous ces seigneurs et ces gentilshommes depuis deux ans et avait appris tout ce qui se passait là-bas et tout ce que projetait M. Pitt pour mettre fin à ces abominations.
La causerie de l’aubergiste avec ses clients préférés venait à peine de prendre un tour plus terre à terre, lorsqu’un grand tapage sur les pavés, au-dehors, des tintements, des roulements, des cris, des rires, tout un remue-ménage annoncèrent l’arrivée d’hôtes assez privilégiés pour faire autant de bruit qu’il leur plaisait.
M. Jellyband courut à la porte, appela Sally à tue-tête avec un : « Voici Milord Hastings ! » qui devait éperonner la hâte de la jeune femme. La politique était oubliée, les raisonnements mis de côté dans l’agitation de la bienvenue à souhaiter à des hôtes de cette qualité.
Trois jeunes élégants en vêtements de voyage, de belle apparence, et de mine affable, introduisaient un groupe d’étrangers, trois femmes et deux hommes, dans le vestibule accueillant du Repos du Pêcheur. Cette petite troupe venait de l’arrière-port où la gracieuse mâture d’un schooner, récemment arrivé, se balançait doucement sur le ciel délicatement teinté. Trois ou quatre matelots du schooner portaient les bagages qu’ils déposèrent dans le hall, puis portèrent leur main à leur front en réponse à un sourire aimable et à une inclination de tête des jeunes seigneurs.
– Par ici, milord, répétait M. Jellyband. Tout est prêt. Par ici… Sally ! appela-t-il de nouveau.
Et Sally, agitée et rougissante, les joues chaudes, vint en courant de la cuisine, essuyant ses mains potelées à son tablier en prévision de la poignée de mains de leurs seigneuries.
– Puisque M. Waite n’est pas ici, dit gaiement Lord Hastings en passant un bras audacieux autour de la jolie taille de maîtresse Sally, j’aurai même un baiser, ma belle !
– Et moi aussi, par Dieu, pour l’amour du vieil amour, assura Lord Tony, et il planta un baiser chaleureux sur la joue ronde de maîtresse Sally.
– À votre service, messieurs, à votre service ! reprit M. Jellyband en riant.
Puis il ajouta avec plus de sérieux :
– Maintenant, Sally, conduis les dames dans la chambre bleue pendant que leurs seigneuries prendront un premier repos dans la salle de café. Par ici, messieurs, vos seigneuries, par ici !
Les étrangers, pendant ces discours, étaient restés un peu étourdis, ouvrant de grands yeux devant cette exubérance si différente de ce qu’ils avaient imaginé de la sombre Angleterre ensevelie dans le brouillard ; si différente aussi de l’affreuse tristesse qui avait remplacé chez leurs compatriotes l’ancienne gaieté si légère. Le vestibule et le petit hall du Repos du Pêcheur leur semblaient déborder de vie. Tout le monde parlait, personne ne semblait écouter ; tout le monde était gai, tout le monde semblait connaître tout le monde et être heureux de se retrouver. Des éclats de rire sonores se répondaient d’un bout à l’autre de la pièce sous les solives épaisses que l’âge avait noircies. Tout semblait accueillant, heureux. Le respect que les hôteliers et les marins avaient témoigné aux jeunes gentilshommes et à eux était si naturel, si cordial, sans la moindre trace de servilité que ces cinq personnes qui avaient laissé derrière elles tant de haine, d’inimitié, de cruauté dans leur propre pays, sentirent un inexplicable serrement de cœur ; quelques larmes brûlantes montèrent à leurs yeux, larmes de joie, mais aussi de regret.
Lord Hastings, le plus jeune et le plus gai de la compagnie, guida les deux Français vers la salle du café où, avec beaucoup de mots en mauvais français et de paroles aimables pour les encourager, tout le monde fit de son mieux pour mettre les étrangers à leur aise.
Lord Anthony Dewhurst et Sir Andrew Ffoulkes, un petit peu plus sérieux, mais tout de même aussi heureux du succès de leur aventure périlleuse que de la perspective de revoir leurs femmes, restèrent un peu plus longtemps dans le hall pour s’entretenir avec les marins qui avaient apporté les bagages.
– Avez-vous su quelque chose de Sir Percy ? demanda Lord Tony.
– Non, milord, répondit le marin ; rien depuis qu’il a débarqué ce matin. Milady l’attendait sur la jetée. Sir Percy a gravi rapidement les marches et nous a crié de revenir vite. « Dites à leurs seigneuries, a-t-il dit, que je les verrai au Repos du Pêcheur. » Puis Sir Percy et milady sont partis et nous ne les avons plus vus.
– Il y a de cela plusieurs heures, dit Sir Andrew avec un demi-sourire.
Lui aussi pensait à son prochain retour près de sa jolie Suzanne.
– Il était juste six heures quand Sir Percy a quitté le bateau, reprit le marin. Et nous avons ramé vite pour revenir après l’avoir déposé, mais le Day Dream a dû attendre la marée. Nous sommes restés longtemps sans entrer dans le port.
Sir Andrew fit un signe de tête.
– Savez-vous, dit-il, si le commandant a d’autres ordres ?
– Je ne sais pas, monsieur. Mais il nous faut toujours être prêts. Personne ne sait lorsque Sir Percy peut décider de mettre à la voile.
Les jeunes gens ne dirent plus rien et les marins saluèrent et partirent. Lord Tony et Sir Andrew échangèrent des sourires entendus. Ils s’imaginaient aisément leur cher bien-aimé, infatigable, comme un garçon délivré de l’école, joyeux d’avoir encore passé indemne à travers un danger mortel, serrant sa femme adorée dans ses bras et partant à l’aventure avec elle. Dieu seul savait où, pour vivre la brève vie de joie et d’amour que son énergie indomptable et son courage inflexible concédaient au côté sentimental de sa nature.
Il n’avait pas eu la patience d’attendre que la marée permît au Day Dream d’entrer dans le port et s’était fait mener en barque à l’aube naissante là où la belle Marguerite, fidèle à tous les rendez-vous qu’il lui assignait par de mystérieux truchements, était prête à le recevoir, à oublier dans ses bras les jours d’anxiété et de tourment cruel qu’elle avait dû passer maintes et maintes fois.
Ni Lord Tony, ni Sir Andrew, les deux plus fidèles et zélés lieutenants du Mouron Rouge, ne jalousaient leur chef pour ces quelques heures de joie pendant lesquelles ils restaient chargés des gens qu’ils venaient de sauver de la mort. Ils savaient que, dans un jour ou deux, peut-être dans quelques heures, Blakeney s’arracherait lui-même à l’étreinte de sa délicieuse femme, au confort et au luxe d’un foyer idéal, aux compliments de ses amis, aux plaisirs de la fortune et de la vie mondaine pour ramper dans la crasse et les immondices de quelque coin reculé de Paris où il pourrait prendre contact avec les innocents qui souffraient… les pauvres victimes terrifiées de la révolution. Dans quelques heures, peut-être, il recommencerait à risquer sa vie à chaque minute pour sauver une pauvre créature pourchassée, homme, femme ou enfant, de la mort qui la menaçait aux mains de ces monstres inhumains qui ne connaissaient ni miséricorde ni compassion.
Comme chacun des dix-neuf membres de la ligue, ils avaient leur tour pour suivre leur chef là où le danger était le plus grand. C’était un privilège ardemment recherché, mérité par tous, et accordé à ceux en qui Sir Percy avait le plus confiance. Invariablement il était suivi d’une période de repos dans l’heureuse Angleterre. Sir Andrew Ffoulkes, Lord Anthony Dewhurst et Lord Hastings avaient fait partie de l’expédition qui avait amené sains et saufs Mme de Serval, ses trois enfants et Bertrand Moncrif en Angleterre. Dans quelques heures, ils pourraient oublier tous les périls, toutes les aventures, libres d’oublier toute chose, sauf leur vénération pour leur chef et leur dévouement à sa cause.