Deux heures plus tard, une demi-douzaine de personnes se trouvaient dans l’antichambre de la demeure mystérieuse de Catherine Théot. La pièce étroite, longue, nue, aux murs humides et sans couleur, était vide de tous meubles si l’on excepte les bancs de bois brut où les gens se tenaient assis. Les bancs étaient appuyés aux murs, l’unique fenêtre était fermée comme par crainte de la lumière et, du plafond, pendait un lustre de fer forgé dont les deux chandelles allumées laissaient leur fumée monter en spirales irrégulières jusqu’au plafond bas et noirci.
Les personnes assises ou vautrées sur les bancs ne parlaient pas entre elles. Elles semblaient attendre. Une ou deux paraissaient assoupies ; d’autres, de temps en temps, secouaient leur apathie et regardaient avec des yeux vaguement interrogateurs du côté d’une portière épaisse qui pendait devant une porte au bout de la pièce et essayaient d’écouter. Cela se produisait chaque fois qu’un cri, un gémissement, un sanglot leur parvenaient à travers la portière. Quand tout se calmait, les gens reprenaient leur attitude patiente, léthargique, et le silence régnait une fois de plus parmi eux. Par moments, quelqu’un soupirait et, une fois, un de ceux qui dormaient ronfla.
Loin de là, l’horloge d’une église sonna six coups.
Au bout de quelques minutes, la portière fut soulevée et une jeune fille entra. Elle portait un méchant châle serré autour de ses épaules minces et sous sa jupe de laine grossière on voyait ses petits pieds chaussés de souliers très usés et de bas mal reprisés ; ses cheveux, qui étaient beaux et lisses, étaient cachés en partie par un bonnet de mousseline. D’un pas pressé elle traversa la pièce sans regarder à droite ni à gauche, comme si elle se mouvait dans un rêve. Ses grands yeux gris étaient pleins de larmes.
Ni son rapide passage ni son départ ne créèrent la moindre émotion parmi ceux qui attendaient. Un des hommes seulement, un géant dégingandé dont les longues jambes semblaient s’étendre sur la moitié du plancher de bois nu, la regarda nonchalamment.
Après le départ de la jeune fille, le silence retomba sur la petite assemblée. Pas un son ne franchissait la portière ; mais à travers l’autre porte on entendait s’évanouir peu à peu le bruit léger des pas de la jeune fille à mesure qu’elle descendait lentement l’escalier de pierre.
Quelques minutes de plus passèrent, puis la porte que cachait la portière s’ouvrit et une voix sépulcrale dit :
– Entrez !
Il y eut un léger mouvement parmi les clients de la mère Théot ; une femme se leva et dit d’un ton morne :
– C’est mon tour, je crois ?
Et, glissant comme un fantôme, elle disparut derrière la portière.
– Allez-vous au banquet fraternel de ce soir, citoyen Langlois ? dit le géant.
Son ton était rude et rauque, et sa voix sortait avec effort de sa large poitrine creuse.
– Non, répondit Langlois. Je dois parler avec la mère Théot. Ma femme me l’a fait promettre. Elle est trop malade pour venir elle-même et la pauvre malheureuse croit aux incantations de la Théot.
– Venez respirer l’air frais, alors, reprit l’autre. On étouffe ici.
C’était vrai, on respirait mal dans la pièce sombre et pleine de fumée. L’homme porta sa main osseuse à sa poitrine comme pour réprimer un spasme douloureux. Une horrible toux rauque secoua son grand corps et fit perler la sueur à son front. Langlois, un petit homme ratatiné qui semblait lui-même avoir un pied dans la tombe, attendit patiemment que la quinte eût cessé et dit ensuite avec cette indifférence particulière à ces temps troublés :
– Autant ne pas user mes souliers sur les pavés de ce coin abandonné de Dieu ; je reste, je n’ai pas envie de perdre mon tour.
– Vous avez encore quatre heures à attendre dans cette atmosphère dégoûtante.
– Quel aristo faites-vous, citoyen Rateau ! répliqua sèchement l’autre. Toujours parler d’atmosphère !
– Vous en parleriez aussi, grogna le géant, si vous n’aviez qu’un poumon pour la respirer.
– Ne m’attendez pas, conclut Langlois, et s’il vous est indifférent de perdre votre tour…
– Je ne le perds pas, répondit Rateau. Je suis le troisième à partir de maintenant. Si je ne reviens pas à temps, vous prendrez mon tour et je passerai après vous. Mais je ne peux…
Les mots suivants se perdirent dans une terrible quinte de toux tandis qu’il se levait. Langlois lui lança quelques injures pour avoir fait tant de bruit, et les femmes, tirées de leur somnolence, soupirèrent d’énervement ou de résignation. Cependant, tous ceux qui restaient assis sur les bancs surveillèrent avec une sorte de morne curiosité la sortie du géant asthmatique.
Ses pas lourds et le claquement de ses sabots retentirent le long de l’escalier.
Les femmes s’installèrent une fois de plus contre les parois humides, les pieds étendus devant elles, les bras croisés sur la poitrine, et dans cette position si incommode se préparèrent encore à dormir. Langlois enfonça ses mains dans les poches de sa culotte, cracha d’un air satisfait sur le plancher et se remit à attendre.
Pendant ce temps, la jeune fille qui était sortie, les yeux pleins de larmes, de la pièce la plus retirée des appartements de la mère Théot, après avoir lentement descendu l’interminable escalier de pierre, retrouvait enfin le grand air.
La rue de la Planchette n’a d’une rue que le nom, car elle ne compte que peu de maisons et elles sont éloignées les unes des autres. D’un côté, sur la plus grande partie de sa longueur, elle longe les douves sèches qui limitent là le terrain militaire qui entourait la Bastille et l’Arsenal. La maison habitée par la mère Théot était une des petites bâtisses sises derrière la Bastille, dont on apercevait les ruines en se mettant aux fenêtres les plus hautes. Juste en face de ces maisons, la porte Saint-Antoine par où les piétons devaient passer pour rejoindre les quartiers les plus populeux de la grande ville. Un bras de rivière sale et délaissé baigne des chantiers et des terrains incultes. À une extrémité, la rue aboutit à la rivière, et à l’autre elle va se perdre dans le quartier non moins désolé de Popincourt.
Cependant, à la jeune fille qui échappait à l’atmosphère lourde et fétide de l’appartement de la mère Théot, l’air qu’elle respirait au sortir de la porte à guichet parut la plus suave des brises. Elle resta un moment immobile, buvant comme un baume l’air printanier ; presque étourdie par la sensation de pureté, de liberté qu’elle ressentait devant la vaste étendue de terrain de l’Arsenal. Cela dura une ou deux minutes, puis elle se dirigea délibérément vers la porte Saint-Antoine.
Elle était très fatiguée, car elle avait fait à pied tout le chemin entre la rue de la Planchette et le petit appartement où elle logeait avec sa mère, sa sœur et son jeune frère dans le quartier Saint-Germain, et la station sur les bancs de bois pendant des heures en attendant son tour, l’éternité qu’il lui semblait avoir passée à écouter les prophéties et les incantations de la voyante, avaient achevé de la mettre à bout de nerfs. Cependant elle oubliait sa fatigue. Régine de Serval allait à la rencontre de l’homme qu’elle aimait, au rendez-vous qui leur était devenu habituel : le porche de l’église du Petit Saint-Antoine, un endroit retiré où nul œil ne pouvait les voir et nulle oreille les entendre. Un endroit qui, pour la pauvre petite Régine, était le seuil du paradis, car elle y avait là Bertrand pour elle seule, sans être troublée par le babillage de Jacques ou de Joséphine ou les plaintes de sa mère, claquemurés dans leur misérable logement du vieux quartier Saint-Germain.
Aussi marchait-elle d’un pas rapide et résolu. Bertrand et elle étaient convenus de se rencontrer à cinq heures. Il était bientôt six heures et demie. Il faisait encore jour et un brillant soleil d’avril dorait Sainte-Marie, jetant de longues ombres fantastiques à travers la large rue Saint-Antoine.
Régine avait traversé la rue des Balais et n’était plus qu’à quelques pas du porche du Petit Saint-Antoine lorsqu’elle prit conscience de pas lourds, traînants, non loin d’elle. Presque tout de suite après, le bruit angoissant d’une toux rauque atteignit ses oreilles, suivi de gémissements à fendre le cœur, gémissements qui semblaient arrachés à une créature en proie à de vives souffrances. La jeune fille, nullement effrayée, se retourna instinctivement et fut saisie de pitié à la vue d’un homme appuyé au mur d’une maison, dans un état voisin de la syncope, les mains agrippées à sa poitrine que paraissait littéralement déchirer une violente quinte de toux. Oubliant ses propres ennuis, aussi bien que la joie qu’elle était si près d’atteindre, Régine revint sans hésiter sur ses pas, s’approcha du malade, et lui demanda d’une voix douce si elle pouvait lui être de quelque secours.
– Un peu d’eau, souffla-t-il, par pitié !
Une seconde, elle regarda autour d’elle, se demandant que faire et espérant, peut-être, apercevoir Bertrand dans le cas où il n’aurait pas renoncé à l’espoir de la rencontrer. Aussitôt elle marcha vivement vers la première porte cochère et chercha le chemin de la loge du concierge à qui elle demanda un peu d’eau pour un passant malade. Le concierge compatissant lui tendit immédiatement un pichet d’eau et elle revint sur ses pas pour accomplir son charitable dessein.
Elle resta un moment surprise de ne plus voir le pauvre vagabond là où elle l’avait laissé à demi évanoui contre le mur, mais elle le vit bientôt qui pénétrait sous le porche du Petit Saint-Antoine, le lieu sacré de ses rencontres avec Bertrand.
Il semblait s’être traîné là pour se mettre à l’abri, et il était effondré sur le banc dans l’angle le plus retiré du porche. De Bertrand il n’y avait pas trace.
Régine fut bientôt au chevet du malheureux. Elle leva le pichet jusqu’à ses lèvres tremblantes et il but avidement. Après quoi il se sentit mieux et murmura quelques remerciements. Il avait l’air si faible, en dépit de sa haute stature, qui paraissait immense dans un espace si étroit, qu’elle ne voulut pas le quitter. Elle s’assit près de lui et brusquement sentit sa fatigue. L’homme paraissait inoffensif et, au bout de quelque temps, lui raconta sa maladie. Cette toux affreuse avait été contractée pendant la campagne de Hollande contre les Anglais où lui et ses camarades devaient marcher sur la neige et la glace, souvent sans chaussures et n’ayant pour se protéger que des nattes de paille sur les épaules. Il avait été depuis peu licencié de l’armée en tant qu’invalide, et comme il n’avait pas d’argent pour payer le docteur il serait mort à l’heure actuelle si un camarade n’avait pas parlé de lui à la mère de Théot, une merveilleuse sorcière qui connaissait l’art de guérir par les simples et pouvait soigner toutes les maladies par la simple imposition des mains.
– Ah ! oui ! soupira involontairement la jeune fille, toutes les maladies du corps !
Le fait d’être assise et tranquille la remplissait d’une lassitude mortelle. Elle était heureuse de ne pas avoir à bouger, de parler peu et d’écouter d’une oreille seulement les jérémiades du vagabond. D’ailleurs, elle était sûre que Bertrand n’avait pas attendu. Il était toujours impatient dès qu’il pensait qu’elle ne lui avait pas tenu parole en quelque chose que ce fût, et c’était elle-même qui avait fixé à cinq heures leur rendez-vous. Maintenant, la demie de six heures sonnait au clocher de l’église. Le géant continuait à bavarder :
– Oui, répondait-il en réponse à la plainte de la jeune fille ; et les maladies de l’esprit aussi. J’avais un camarade qui avait été trompé par sa bien-aimée pendant qu’il guerroyait pour son pays. La mère Théot lui a donné une potion qu’il a fait boire à l’infidèle qui lui est revenue plus ardente qu’autrefois.
– Je ne crois pas aux potions, dit la jeune fille en secouant tristement la tête tandis que les larmes recommençaient à lui venir aux yeux.
– Moi non plus, approuva négligemment le géant. Si ma bien-aimée devenait infidèle, je sais ce que je ferais.
Il avait dit cela d’une façon si drôle et la seule idée d’une créature si laide affublée d’une bien-aimée était si comique, qu’un fantôme de sourire vint animer la bouche tendre de la jeune fille.
– Que feriez-vous, citoyen ? demanda-t-elle gentiment.
– Je l’emmènerais loin de la tentation ! répliqua-t-il gravement. Je lui dirais : « Cela doit finir ! » et « Allons-nous-en, ma mie ! »
– Ah ! dit Régine vivement, c’est facile à dire ! Un homme peut beaucoup. Mais que peut faire une femme ?
Elle se tut subitement, honteuse d’en avoir tant dit. Que lui était ce misérable pour qu’elle lui confie ses peines ? À cette époque où des espions sans nombre cherchaient à surprendre la confiance des étourdis, il était plus qu’inconsidéré de raconter ses affaires privées à un étranger, surtout à un vagabond aux coudes percés qui était juste le rebut d’humanité dont la vie pouvait être assurée par le trafic de renseignements vrais ou faux soutirés à une créature innocente. À peine les mots étaient-ils sortis de sa bouche que la jeune fille se repentait de sa folie et tournait des yeux effrayés vers l’abjecte créature assise près d’elle.
Il ne semblait pas avoir entendu. Une toux sifflante sortait de sa poitrine décharnée. Et ses yeux ne rencontrèrent pas le regard terrifié de Régine.
– Que dites-vous, citoyenne ? murmura-t-il. Rêviez-vous ? ou…
– Oui, oui, murmura-t-elle vaguement, tandis que son cœur battait encore sous le coup de sa frayeur. Je devais rêver… Mais vous, êtes-vous mieux !
– Mieux ? Peut-être, répliqua-t-il avec un rire enroué. Je suis même capable de me traîner jusque chez moi.
– Habitez-vous loin ?
– Non. À côté de la rue de l’Ânier.
Il ne chercha pas à la remercier de son aimable assistance, et elle vit combien il était laid et même répugnant, tandis qu’il gisait à travers le porche, ses longues jambes étendues devant lui et ses mains enfoncées dans les poches de sa culotte. Néanmoins il était si abandonné et si pitoyable que le cœur tendre de Régine s’émut encore de compassion, et quand il essaya de se remettre debout, elle lui dit impulsivement :
– La rue de l’Ânier est sur mon chemin. Si vous voulez attendre, je vais rapporter son pichet à l’aimable concierge qui me l’a prêté et j’irai avec vous. Vous ne pouvez vraiment rester seul dans la rue.
– Oh ! cela va mieux maintenant, murmura-t-il de la même manière désagréable. Il vaut mieux que vous me laissiez seul. Je ne suis pas un galant convenable pour une jolie fille comme vous.
Déjà, la jeune fille s’était éloignée avec le pichet et deux minutes plus tard elle revenait pour voir que son bizarre compagnon s’était déjà éloigné et qu’il était au moins à cinquante mètres. Elle haussa les épaules, mortifiée par son ingratitude et un peu honteuse d’avoir imposé sa pitié alors qu’elle était visiblement mal accueillie.