Personne, à part quelques rares intimes, ne connaissait le petit nid où Sir Percy Blakeney et sa femme cachaient leur bonheur lorsque l’infatigable Mouron Rouge n’avait que quelques heures à passer en Angleterre et qu’il ne pouvait penser à prendre le chemin de leur belle résidence de Richmond. La maison – ce n’était qu’un cottage en bois vêtu de lierre – était située à un mille et demi hors de Douvres, à l’écart de la grand-route, perchée sur une élévation de terrain au bout d’un étroit sentier. Elle était entourée d’un petit jardin qui en mai était rempli de jacinthes et de jonquilles, et de roses en juin. Deux fidèles serviteurs, le mari et la femme, veillaient sur la maison, la gardant chaude et confortable au cas où Lady Blakeney, fatiguée de la vie mondaine ou dans l’attente de son mari, viendrait y passer un jour ou deux pour rêver à ce bonheur fugitif dont son âme continuait à être affamée, même lorsque son courage lui faisait accepter l’inévitable.
Quelques jours auparavant, le courrier hebdomadaire de France lui avait apporté une ligne de Sir Percy qui lui promettait de la tenir dans ses bras le 1er mai. Et Marguerite était venue dans le cottage vêtu de lierre, sachant que, malgré des obstacles qui pouvaient sembler insurmontables aux autres, Percy tiendrait parole.
Elle s’était glissée dehors à l’aube pour l’attendre sur la jetée et, aussitôt que le soleil de mai, qui s’était levé dans toute sa gloire comme pour apporter à leur bref bonheur son éclat et sa chaleur, eut dissipé la brume du matin, ses yeux avaient surveillé la belle yole grise qui s’était détachée du Day Dream, laissant le bateau attendre la marée pour entrer dans le port.
Depuis, chaque minute de ce jour avait été un ravissement. La première apparition de son mari avec son grand manteau à collet, qui semblait ajouter plusieurs pouces à sa haute taille, son cri de triomphe lorsqu’il l’avait aperçue, ses bras tendus alors que l’embarcation était encore loin, dans un geste d’attente infinie, avaient fait monter des larmes aux yeux de Marguerite. Puis le bateau rangé contre le débarcadère, Percy sautant à terre, sa voix, son regard, la force de son étreinte, l’ardeur de ses baisers. Un ravissement auquel la pensée de son caractère fugitif prêtait un peu d’amertume.
Cependant, Marguerite ne voulait pas penser à une nouvelle séparation, non, pas aujourd’hui tandis que les oiseaux chantaient un hymne assourdissant à la joie, tandis que l’odeur de l’herbe naissante et de la terre humide en travail parvenait à ses narines, pendant que la sève montait dans les arbres et que les bourgeons rouges et poisseux des châtaigniers éclataient pour faire naître une feuille. Non, il ne fallait pas penser à la séparation tandis qu’elle parcourait l’étroit sentier entre les haies d’aubépines en fleur avec le bras de Percy autour d’elle, sa voix bien-aimée dans les oreilles, son rire joyeux éclatant dans la douce atmosphère du matin.
Après, ils avaient déjeuné dans la pièce au plafond bas ; du lait bouillant, du pain fait à la maison, du beurre battu chez eux ; puis avait commencé le long, le délicieux dialogue où l’amour, le désir et le récit des actes héroïques avaient chacun leur tour. Blakeney n’avait aucun secret pour sa femme ; ce qu’il ne disait pas, elle le devinait sans peine, mais c’était des autres membres de la ligue qu’elle apprenait tous les traits d’héroïsme et de générosité qui jalonnaient les périlleuses aventures que son mari traversait avec une gaieté si légère.
– Si vous pouviez me voir comme un malheureux asthmatique, chérie, disait-il avec son rire communicatif, et m’entendre tousser ! Dieu me bénisse ! je suis extrêmement fier de cette toux. Le pauvre Rateau ne fait pas mieux, lui qui est vraiment asthmatique !
Il donna un exemple de sa performance, mais elle ne lui permit pas de continuer. Ce bruit était trop inquiétant ; il évoquait des idées qu’elle voulait oublier ce jour-là.
– Rateau est une vraie trouvaille, continua-t-il plus sérieusement, il est complètement stupide et aussi obéissant qu’un chien. Quand un de ces démons est sur ma trace, le vrai Rateau paraît et votre serviteur disparaît là où nul ne peut le trouver.
– Dieu veuille, murmura-t-elle involontairement, qu’ils ne puissent jamais vous trouver.
– Ils ne me trouveront pas, chérie, ils ne me trouveront pas ! assura-t-il avec sa conviction habituelle. Ils sont si perplexes au sujet de Rateau le charbonnier, du mystérieux Mouron Rouge, et de l’hypothétique milord anglais que même si ces trois personnages leur apparaissaient à la fois, ils les laisseraient échapper. Je vous jure que l’on pouvait si bien confondre le Mouron Rouge qui était dans l’antichambre de la mère Théot cet après-midi fatidique et, plus tard, au banquet fraternel de la rue Saint-Honoré, avec le vrai Rateau qui était chez la mère Théot pendant ce même souper si agité, qu’aucun de ces misérables assassins ne pouvait en croire ses yeux ni ses oreilles et nous avons pu ainsi filer aussi facilement que des lapins hors d’un filet déchiré.
C’était ainsi qu’il racontait l’aventure dangereuse au cours de laquelle il avait, déguisé en charbonnier, affronté la tourbe hurlante et entraîné Mme de Serval et ses enfants dans la maison abandonnée qui était un des refuges de la ligue, avec une hardiesse, un cran vraiment surhumains. Et il n’en disait pas plus sur ce trait inouï d’audace qui l’avait fait se montrer sur le balcon pour jeter des mannequins dans le brasier afin de donner le temps à ses amis d’emmener les malheureux hors de la maison. Puis vint l’histoire de Bertrand Moncrif, enlevé à demi inconscient de l’appartement de la belle Cabarrus alors que Robespierre en personne était assis à une dizaine de mètres, séparé seulement de lui par l’épaisseur d’un mur.
– Cette femme doit vous haïr, murmura Marguerite avec un frisson qu’elle cherchait à dissimuler. Il y a des choses qu’une femme comme Theresia Cabarrus ne doit jamais pardonner. Qu’elle aime ou non Moncrif, sa vanité souffrira profondément et elle ne vous pardonnera jamais de l’avoir enlevé de ses griffes.
Il rit.
– Seigneur ! ma chérie, si nous devions nous soucier de toutes les personnes qui nous détestent, nous passerions toute notre vie à réfléchir au lieu d’agir. Et les seules choses auxquelles je veux réfléchir, ajouta-t-il avec un regard passionné, qu’elle sentit autour d’elle comme un manteau brûlant, sont votre beauté, vos yeux, le parfum de vos cheveux et le goût délicieux de vos baisers.
Quelques heures plus tard, le même jour bienheureux, alors que les ombres des frênes et des châtaigniers s’allongeaient sur le sentier et que le soir enveloppait mystérieusement leur nid, Sir Percy et Marguerite étaient assis dans l’embrasure profonde d’une fenêtre du petit salon. Percy avait ouvert complètement les persiennes et, la main dans la main, les époux contemplaient le dernier rayon de lumière qui s’attardait à l’ouest, en écoutant les pépiements qui venaient des nids nouvellement construits dans les arbres où l’on se souhaitait tendrement la bonne nuit. C’était un de ces soirs exquis de printemps, rares dans les pays nordiques, où le vent ne souffle pas, où chaque son retentit clair et net dans le silence alentour. L’air doux, un peu humide, avait un goût de vie nouvelle et de sève montante, une odeur de narcisses sauvages et de violettes des bois. Un soir où même le bonheur est déplacé, où la nature, dans sa perfection si cruellement fugace, réclame l’hommage d’une douce mélodie.
Une grive dit quelque chose à son compagnon, quelque chose de tendre et d’insistant qui les berça jusqu’à les endormir. Puis, tout devint silencieux, et Marguerite, la gorge serrée, laissa tomber sa tête sur la poitrine de son mari. Brusquement, on entendit une voix d’homme rauque, mais distincte, rompre la paix du lieu. On ne put d’abord comprendre ce qu’il disait. Ce ne fut qu’au bout d’un moment que Marguerite fut assez consciente de ce bruit pour lever la tête et écouter. Quant à Sir Percy, il était tout à la contemplation de la femme adorée, et seul un tremblement de terre aurait pu le ramener à la réalité si Marguerite ne s’était redressée sur les genoux et n’avait murmuré :
– Écoute !
Une voix de femme alternait avec la voix d’homme ; elle était haute comme pour un défi pitoyable et impuissant :
– Vous ne pouvez me nuire maintenant, je suis en Angleterre !
Marguerite se pencha hors de la fenêtre, essaya de percer l’obscurité qui s’amoncelait dans la venelle. Les voix venaient de là : d’abord celle de l’homme, puis celle de la femme, et de nouveau celle de l’homme ; tous deux parlaient français, la femme était visiblement terrifiée et se défendait tandis que l’homme était rude et commandait. Elle était maintenant plus incisive et distincte qu’auparavant et Marguerite eut de la peine à réprimer le cri qui montait à ses lèvres. Elle avait reconnu cette voix.
– Chauvelin ! murmura-t-elle.
– Oui, en Angleterre, citoyenne, continuait cette voix menaçante, mais le bras de la justice est long et rappelez-vous que vous n’êtes pas la première à avoir tenté sans succès, croyez-moi, à éviter votre châtiment en allant rejoindre les ennemis de la France. Où que vous vous cachiez, je saurai vous trouver. Ne vous ai-je pas trouvée ici ? et il y a quelques heures à peine que vous êtes à Douvres !
– Vous n’avez pas le droit ! protestait la femme avec le courage du désespoir.
L’homme rit :
– Êtes-vous assez sotte, citoyenne, pour le croire réellement ?
Cette réponse sarcastique fut suivie par un silence brusquement rompu par un cri de femme et, à l’instant, Sir Percy fut debout et sortit. Marguerite le suivit jusqu’au portail d’où le sol en pente, coupé de marches ici et là, menait à la grille, puis au sentier. Ce fut tout à côté de la grille que Sir Percy trouva une forme humaine recroquevillée, tandis qu’il apercevait à une cinquantaine de mètres plus loin un homme qui s’éloignait si vite que sa retraite ressemblait à une course. Le réflexe de Sir Percy était de se précipiter à sa poursuite, mais l’être tassé contre le mur étendit les bras, s’accrocha à lui si désespérément avec des pleurs étouffés, des « Par pitié, ne me quittez pas », qu’il lui parut inhumain de s’éloigner. Il se pencha, releva ce tas humain et le porta dans la maison. Il déposa son fardeau sur le siège de la fenêtre où un moment plus tôt il regardait avec ravissement les cils de Marguerite, et avec son habituelle bonne humeur, il dit :
– Je vous laisse le reste, chérie ; mon français est trop mauvais pour me servir dans ce cas.
Marguerite comprit la précaution. Sir Percy, dont la maîtrise de la langue française était extraordinaire, ne se servait de ce langage que pendant le temps que duraient ses périlleuses entreprises.
La loque humaine semblait pitoyable, étendue ainsi sur le siège, soulevée par des coussins. C’était un adolescent, habillé de vêtements rudes de pêcheur, un bonnet enfoncé sur la tête, mais dont on ne pouvait pas ne pas voir les mains fines de femme et l’exquis visage.
Sans un mot, Marguerite saisit le bonnet et l’enleva doucement. Une abondance de cheveux presque bleus se répandit sur les épaules.
– C’est ce que je pensais, dit tranquillement Sir Percy, tandis que l’étrangère sautait sur ses pieds, fondait en larmes et gémissait :
– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! Sainte Vierge, protégez-moi !
Il n’y avait qu’à attendre, et bientôt cet accès de chagrin et de peur se calma. L’étrangère, avec un faible sourire, prit le mouchoir que lui tendait Lady Blakeney et se mit à essuyer ses larmes. Puis elle regarda les bons Samaritains qui l’avaient secourue :
– Je vous ai trompés, je sais, dit-elle, tandis que ses lèvres tremblaient comme celles d’un enfant malheureux. Mais si vous saviez…
Elle était franchement assise maintenant et tournait nerveusement le mouchoir humide entre ses doigts.
– D’aimables gentilshommes anglais ont été bons pour moi là-bas dans le village, continua-t-elle plus clairement. Ils m’ont nourrie et abritée et on m’a laissée seule pour me reposer, mais j’étouffais dans cette petite pièce. J’entendais tout le monde rire et parler et le soir était si doux. Je suis sortie. Je ne voulais que respirer un peu, mais il faisait si beau, tout était si paisible… ici, en Angleterre, c’est si différent…
Elle frissonna et sembla être près de pleurer. Marguerite intervint doucement :
– Alors vous avez prolongé votre promenade et vous avez trouvé ce sentier ?
– Oui, j’ai prolongé ma promenade. Je n’ai pas vu que le chemin devenait solitaire. Brusquement, j’ai compris qu’on me suivait et j’ai couru ; je ne savais qui était derrière moi, mais je sentais que c’était horrible !
Ses yeux dilatés par la peur étaient noirs comme s’ils n’avaient plus que la pupille. Ils étaient fixés sur Marguerite et ne se levaient jamais sur Sir Percy qui se tenait à une certaine distance des deux femmes et les regardait en silence et sans émotion apparente.
La femme frissonnait, son visage était pris de peur et ses lèvres semblaient exsangues. Marguerite caressa les mains tremblantes.
– Il est heureux que vous vous soyez dirigée sur cette maison.
– J’avais vu une lumière, continua la jeune femme plus calmement. Et je pense que, sans en avoir conscience, j’ai couru pour trouver un abri. Puis mon pied a heurté une pierre, je suis tombée ; j’ai voulu me relever et je n’en ai pas eu le temps, une main était sur mon épaule et une voix, une voix dont j’ai peur, m’a appelée par mon nom.
– La voix de Chauvelin ? dit simplement Marguerite.
La femme la regarda rapidement :
– Vous le connaissez ?
– Je connais sa voix.
– Mais vous le connaissez ? insista l’étrangère.
– Oui, je le connais. Je suis une de vos compatriotes. Avant de me marier, je m’appelais Marguerite de Saint-Just.
– Saint-Just ?
– Mon frère et moi sommes les cousins du jeune député, de l’ami de Robespierre.
– Dieu vous aide ! murmura la femme.
– C’est ce qu’il a fait en nous emmenant en Angleterre. Mon frère est marié maintenant, et moi, je suis Lady Blakeney. Vous aussi serez heureuse et en sûreté maintenant que vous êtes ici.
– Heureuse ? dit la femme dans un sanglot. Et en sûreté ? Si seulement je pouvais le croire !
– Qu’avez-vous à craindre ? Chauvelin peut avoir encore quelque ombre de pouvoir en France, mais ici, il est impuissant.
– Il me hait, il me hait…
– Pourquoi ?
L’étrangère ne répondit pas tout de suite. Ses yeux profonds et brûlants semblaient tenter de lire la secrète pensée de Marguerite en retrait de son front serein. Puis elle reprit avec une sorte d’inconséquence :
– Tout a commencé si bêtement ! Pourtant, je n’ai rien fait contre mon pays, contre ma patrie !
Elle saisit les mains de Marguerite et s’écria avec un enthousiasme puéril :
– Avez-vous entendu parler du Mouron Rouge ?
– Oui, j’en ai entendu parler.
– Vous savez que c’est le plus beau, le plus brave, le plus étonnant des hommes ?
– Je le sais, approuva Marguerite en souriant.
– Bien sûr, on le hait en France. C’est l’ennemi de la République ; il est contre les massacres, contre la persécution. Il sauve les innocents, il les aide, c’est pourquoi on le hait, naturellement.
– Naturellement.
– Je l’ai toujours admiré, continua la jeune femme, les yeux brillants. Toujours ! Toujours depuis que j’ai su comment il avait sauvé le comte de Tournai et Juliette Marny et Esther Vincent et tant d’autres. Je savais tout, parce que je connaissais très bien Chauvelin et quelques membres du Comité de salut public et j’essayais toujours de leur tirer les vers du nez au sujet du Mouron Rouge. Quoi d’étonnant à ce que je l’aie admiré de toute mon âme ! J’aurais donné ma vie pour l’aider.
Elle s’arrêta et ses yeux sombres étaient fixés droit devant elle comme si elle apercevait réellement le héros de ses rêves. Ses joues prenaient de l’éclat et sa merveilleuse chevelure tombait comme un manteau de nuit autour d’elle, encadrant l’ovale parfait de son visage, rehaussant la blancheur crémeuse de sa gorge et la teinte rosée qui s’était répandue sous sa peau. C’était vraiment une créature exquisement jolie, et Marguerite, qui était elle-même une des plus ravissantes femmes de ce temps, sentait la plus vive admiration pour cette étrangère dont l’enthousiasme, vu son objet, était si sympathique.
– Vous comprenez peut-être maintenant pourquoi Chauvelin me hait, conclut la jeune femme tandis que ses yeux se voilaient et que ses joues reprenaient leur pâleur.
– Vous avez été peut-être imprudente, suggéra Marguerite.
– Je l’ai été, je suppose. Et Chauvelin est vindicatif. Sur quelques mots prononcés par étourderie, il a établi une accusation. Un ami m’a avertie ; mon nom était déjà dans les dossiers de Fouquier-Tinville. Vous savez ce que cela signifie : la perquisition, l’arrestation, le jugement et puis la guillotine. Et je n’avais rien fait. Je me suis enfuie. Un ami influent s’est arrangé pour cela. Un domestique m’accompagnait. Nous avons atteint Boulogne je ne sais trop comment ; j’étais faible, malade, malheureuse, à peine vivante. J’avais dit à François, mon domestique, de m’emmener où bon lui semblait, mais nous n’avions ni papiers ni passeports. Chauvelin était sur notre trace. Nous nous sommes cachés dans des granges, dans des porcheries, n’importe où, et nous sommes enfin arrivés à Boulogne. J’avais de l’argent, heureusement ; nous avons convaincu un marin de nous céder son bateau. Un bateau à rames… vous voyez cela. Et nous n’étions que deux ; rester pouvait nous coûter la vie, mais partir pouvait avoir le même résultat. Le temps était beau, par chance, et François me dit que nous rencontrerions certainement un bateau anglais qui nous recueillerait. J’étais plus morte que vive. Je me souviens avoir vu les côtes de France s’éloigner, s’éloigner… J’étais rompue. J’ai dû m’endormir. Brusquement, quelque chose m’a réveillée. Un cri. J’avais entendu un cri et un plouf ! J’étais toute trempée. Un aviron était encore accroché à la barque, l’autre avait disparu. François n’était plus là ; j’étais seule.
Elle parlait par phrases hachées comme si chaque mot la blessait. La plupart du temps elle regardait ses mains qui tournaient et retournaient le petit mouchoir trempé jusqu’à en faire une boule. De temps en temps elle regardait ses hôtes, Sir Percy plus souvent que Marguerite. Ses yeux pleins de larmes s’attachaient à lui avec un regard tantôt implorant, tantôt plein de défi. Lui paraissait ému et il la regardait attentivement en silence, avec une expression d’intérêt par moment détaché comme s’il ne comprenait pas tout ce qu’elle disait.
– Combien vous avez dû souffrir ! dit doucement Marguerite. Mais qu’arriva-t-il après ?
– Oh ! je ne sais pas, je ne sais pas, reprit la pauvre femme. J’étais trop engourdie, trop paralysée par la peur pour souffrir beaucoup. Le bateau a dû dériver, je suppose, la nuit était belle et calme et la lune brillait, mais je ne me souviens plus de rien après ce cri. Je suppose que le pauvre François s’est trouvé mal ou s’est endormi et qu’il est tombé à l’eau. Je ne l’ai plus revu. Je ne me souviens de rien jusqu’à me retrouver à bord d’un bateau, entourée d’un groupe de marins. Ils ont été très bons pour moi ; ils m’ont emmenée à terre et m’ont conduite dans un endroit chauffé où des gentilshommes anglais se sont occupés de moi. Et… et je vous ai déjà dit la suite.
Elle se renversa sur les coussins comme si cet effort prolongé l’avait épuisée. Ses mains semblaient froides, bleuies. Marguerite se leva et ferma la fenêtre derrière elle.
– Comme vous êtes bonne et attentionnée, s’écria l’étrangère.
Et après un moment elle ajouta avec un soupir las :
– Je n’abuserai pas plus longtemps de votre bonté. Il est tard, je dois m’en aller.
Elle se leva avec regret.
– L’auberge où j’étais, demanda-t-elle, est-elle loin ?
– Vous ne pouvez y aller seule, dit Marguerite. Vous ne savez même pas le chemin !
– Non, mais peut-être votre domestique pourrait-il m’accompagner, seulement jusqu’à la ville ? Après, je demanderai le chemin.
– Vous parlez anglais, madame ?
– Oui. Mon père était diplomate et il a habité l’Angleterre pendant quatre ans. J’ai appris un peu d’anglais et je ne l’ai pas oublié.
– Un des domestiques va vous accompagner. L’auberge dont vous parlez doit être Le Repos du Pêcheur, puisqu’il s’y trouvait des gentilshommes.
– Si vous me permettez, madame, interrompit Sir Percy qui parlait pour la première fois depuis que l’étrangère avait commencé son récit.
Celle-ci le regarda avec un regard à demi rusé, à demi ardent.
– Vous, milord ! Oh, non, j’en serais confuse !
Elle s’arrêta et ses joues devinrent pourpres tandis que son regard se posait sur son extraordinaire costume.
– J’avais oublié, murmura-t-elle. François m’avait fait mettre mes affreux vêtements quand nous avons quitté Paris.
– Je vais vous prêter un manteau pour cette nuit, dit Marguerite. Mais vous n’avez pas besoin de vous soucier de vos vêtements. Sur cette côte nous sommes habitués à voir débarquer les malheureux fugitifs dans toutes sortes de déguisements. Demain nous trouverons quelque chose pour votre voyage à Londres.
– À Londres ? dit vivement l’étrangère. Oui, je souhaiterais me rendre à Londres.
– Ce sera facile. Mme de Serval avec son fils, ses deux filles et un ami, prendra le coche demain. Vous pourrez vous joindre à eux, j’en suis sûre. Ainsi, vous ne serez pas seule. Avez-vous de l’argent, madame ? ajouta Marguerite avec sollicitude.
– Oui, j’en ai beaucoup pour ce dont j’ai besoin en ce moment. J’ai un portefeuille sous mes vêtements. J’ai pu en réunir un peu et je ne l’ai pas perdu. Je ne suis à la charge de personne et dès que j’aurai trouvé mon mari…
– Votre mari ?
– Le marquis de Fontenay. Peut-être le connaissez-vous ? L’avez-vous rencontré à Londres ?
Marguerite secoua la tête :
– Non, pas à ma connaissance.
– Il m’a abandonnée il y a deux ans… cruellement. Il a émigré en Angleterre et je suis restée seule. Il a sauvé sa vie, mais moi je ne pouvais pas le suivre à ce moment, et…
Elle eut l’air d’être près de pleurer. Mais elle se domina et reprit plus tranquillement :
– Mon idée était de le retrouver un jour. Maintenant que j’ai dû quitter la France, peut-être des amis voudront-ils bien m’aider à le retrouver. Je n’ai jamais cessé de l’aimer et je pense que, peut-être, il ne m’a pas tout à fait oubliée.
– Ce serait impossible, répondit aimablement Marguerite. J’ai des amis à Londres qui sont en relation avec la plupart des émigrés. Nous verrons ce qu’on peut faire. Je pense qu’il ne doit pas être difficile de trouver M. de Fontenay.
– Vous êtes un ange ! s’écria l’étrangère.
Et, avec un geste charmant, elle prit la main de Marguerite et la porta à ses lèvres. Elle sécha une fois de plus ses yeux, ramassa son bonnet où elle enfouit rapidement ses cheveux, puis elle se tourna vers Sir Percy :
– Je suis prête, milord. J’ai trop longtemps troublé votre intimité. Je ne suis pas assez courageuse pour refuser votre escorte ; pardonnez-moi, madame, je vais marcher très vite pour que votre mari soit bientôt de retour.
Elle s’enveloppa du manteau que la domestique venait d’apporter et aussitôt Sir Percy partit avec l’étrangère tandis que Marguerite restait sous le porche, écoutant le bruit de leurs pas qui s’éloignaient.
Son visage gardait une expression de surprise et ses yeux étaient troublés. Le bref séjour de cette ravissante femme dans sa maison avait fait naître un vague sentiment de crainte qu’elle cherchait vainement à combattre. Elle ne pouvait pas soupçonner cette femme, mais elle qui était toujours si émue par les infortunes que Sir Percy tentait de soulager se sentait glacée dans ce cas, sans vraie sympathie. L’histoire de Mme de Fontenay ne différait que par quelques détails des milliers d’autres récits qu’elle avait pu entendre, chaque fois elle s’était sentie portée à aider et à consoler, mais aujourd’hui il lui semblait avoir foulé un reptile blessé ou malade, faible et sans défense et pourtant indigne de pitié.
Cependant, Marguerite n’est pas femme à permettre à son imagination de dessécher son cœur. L’héroïque Mouron Rouge ne se demandait jamais si les gens pour qui il exposait sa vie en étaient dignes ou non, et Marguerite, avec un soupir, se reprocha sa lâcheté, sécha ses larmes et rentra dans la maison.