L’excellent dîner servi par maîtresse Sally et ses jeunes servantes mit tout le monde en excellente humeur. Mme de Serval elle-même, pâle, mince, gentille, à la voix timide et aux yeux encore effrayés, essayait de sourire, tant son cœur se sentait réchauffé par la gaieté naturelle et la franche cordialité qui régnaient dans ce coin béni de Dieu. Les guerres et les bruits de guerre ne l’atteignaient que comme un écho de ce qui se passait dans le vaste monde ; et bien que plus d’un brave fils de Douvres eût péri dans l’une ou l’autre des malheureuses expéditions du duc d’York en Hollande ou dans un engagement naval sur les côtes de l’ouest de la France, dans l’ensemble, la guerre avec ses intermittences n’avait pas endeuillé profondément tout le pays.
Joséphine et Jacques de Serval, dont la soif de martyre avait été durement mise à l’épreuve au cours du banquet fraternel de la rue Saint-Honoré, avaient d’abord adopté, avec l’égoïsme de la jeunesse, une attitude obstinément chagrine, mais les singeries de maître Harry Waite, le mari de la jolie Sally, qui était jaloux d’elle comme un jeune dindon, amenèrent un sourire sur les lèvres. Les essais comiques de Lord Hastings pour parler le français, les fautes ridicules qu’il commettait, firent le reste et bientôt leurs voix aiguës de Latins se mêlèrent avec une merveilleuse gaieté au son plus grave des voix anglo-saxonnes.
Même Régine de Serval avait souri lorsque Lord Hastings lui avait demandé avec solennité si sa mère désirait que « le fou descende », entendant dire par là qu’on couvrît un peu le grand foyer vu que l’atmosphère de la salle de café devenait étouffante.
Le seul qui semblait incapable d’être tiré de sa tristesse était Bertrand Moncrif. Il était assis près de Régine, silencieux, morne, avec quelque chose comme du ressentiment au fond du regard. De temps en temps, quand il était plus particulièrement triste ou lorsqu’il refusait de manger, la petite main de Régine se glissait vers la sienne sous la table et la prenait d’un geste tendre, maternel.
Le joyeux repas était terminé et maître Jellyband faisait le tour de la table avec une bouteille d’eau-de-vie de contrebande que les jeunes gentilshommes dégustaient avec un indiscutable plaisir, lorsqu’on entendit un grand bruit au-dehors et maître Harry Waite sortit en courant pour se rendre compte de ce qui se passait.
Ce n’était pas grand-chose en apparence. Waite revint au bout d’un moment et dit que deux marins de la barque Angela étaient à la porte avec un jeune garçon français qui semblait plus mort que vif et que la barque avait ramassé juste à la limite des eaux françaises dans un canot, mourant de peur et de faim. Comme ce garçon ne parlait que français, les marins l’avaient amené au Repos du Pêcheur, pensant que quelque personnage de qualité pourrait l’interroger.
Aussitôt, Sir Andrew Ffoulkes, Lord Tony et Lord Hastings furent sur le qui-vive. Un garçon en détresse, venant de France et trouvé dans un canot, tous ces détails suggéraient une tragédie où la ligue du Mouron Rouge se devait de jouer un rôle.
– Faites entrer ce garçon dans le salon, Jellyband, commanda Sir Andrew. Il y a du feu là-bas, n’est-ce pas ?
– Oui, oui, Sir Andrew ! Nous y faisons du feu jusqu’au 15 mai.
– Bien. Amenez-le et donnez-lui d’abord un peu de votre eau-de-vie de contrebande, mon vieux, puis du vin et de quoi manger. Après, nous chercherons à en savoir plus sur lui.
Il sortit lui-même pour surveiller l’exécution de ses ordres. Jellyband, comme d’habitude, avait chargé sa fille de s’occuper de tout et maîtresse Sally était dans le hall, compétente et charitable, soutenant, portant presque un adolescent qui paraissait pouvoir à peine se tenir debout.
Elle le conduisit doucement dans le petit salon privé où un joyeux feu de bois brillait et le fit asseoir dans un fauteuil à côté du foyer ; après quoi, maître Jellyband lui-même versa un demi-verre d’eau-de-vie dans le gosier du pauvre garçon. Celui-ci reprit des forces et regarda autour de lui avec d’immenses yeux effrayés.
– Sainte Mère de Dieu ! murmura-t-il faiblement. Où suis-je ?
– Ne vous souciez pas de cela maintenant, mon garçon, répondit Sir Andrew dont le français était nettement supérieur à celui de ses camarades. Vous êtes chez des amis. C’est assez. Mangez et buvez, plus tard nous parlerons.
Il regardait attentivement le garçon. D’avoir vu en France la misère et la douleur en compagnie de l’homme le moins égoïste, et le plus compatissant qu’il y ait jamais eu, avait aiguisé sa compréhension. Le premier regard lui avait suffi pour comprendre qu’il n’avait pas devant lui un vagabond quelconque. Le garçon avait une voix douce à l’accent distingué ; sa peau était délicate et son visage exquis ; ses mains couvertes de crasse et ses pieds, logés dans des souliers grossiers et trop grands, étaient petits comme ceux d’une femme. Tout de suite, Sir Andrew pensa que si le bonnet de toile cirée si extraordinairement enfoncé sur la tête du garçon était retiré, il délivrerait une abondance de longs cheveux.
Cependant ces détails qui rendaient le jeune étranger plus mystérieux ne pouvaient pas être éclaircis en ce moment. Sir Andrew Ffoulkes, avec le tact parfait qui naît du cœur, laissa le garçon seul dès qu’il fut en état de s’asseoir et de manger et alla rejoindre ses amis.