Heureusement, la tempête n’avait éclaté qu’après que la plupart des spectateurs étaient à l’abri dans le théâtre. La représentation commençait à sept heures et, un quart d’heure à l’avance, les Parisiens qui venaient pour applaudir la citoyenne Vestris et le citoyen Talma dans la tragédie de Chénier, Henri VIII, occupaient leurs places.
Le théâtre de la rue de Richelieu était bondé. Talma et Mlle Vestris avaient toujours été les favoris du public. La tragédie de Chénier était tout à fait dépourvue de mérites, mais l’assistance n’était pas disposée à la critiquer et un silence religieux régnait lorsque la citoyenne Vestris, dans le rôle d’Anne de Boleyn, récitait les vers de mirliton :
Trop longtemps j’ai gardé le silence
Le poids qui m’accablait tombe avec violence.
On n’entendait guère la tempête qui faisait rage au-dehors ; seul, le crépitement de la pluie sur la coupole du théâtre faisait un accompagnement peu agréable à la déclamation des acteurs.
C’était une soirée brillante, d’abord parce que la citoyenne Vestris était magnifique et aussi parce que les loges, le parterre, le foyer pendant les entractes étaient pleins de personnalités connues. On eût dit que les représentants du peuple, les Comités, les orateurs des clubs eussent voulu se montrer au public l’air gai, détaché, de gens que préoccupe seulement le spectacle de la scène et de la salle au moment même où nul ne sentait sa tête solidement attachée à ses épaules et ne pouvait être sûr de ne pas trouver en rentrant chez lui le piquet de la garde nationale qui devait le conduire en prison. On disait que, la veille, à un dîner chez Barère, on avait ramassé un papier tombé de la poche de Robespierre. Il ne contenait que quarante noms. Le public ne savait pas quels étaient ces noms et pourquoi le tyran les portait dans sa poche, mais, à cette représentation, les plus obscurs citoyens purent noter que Tallien et ses amis étaient très obséquieux et que les partisans de Robespierre étaient plus arrogants que jamais.
Dans une des loges d’avant-scène, Theresia Cabarrus attirait les regards. Sa beauté, de l’avis de tous, était ce soir-là absolument éclatante. Habillée avec une simplicité ostentatoire, elle ne cessait de retenir l’attention des spectateurs par son rire joyeux, son incessant bavardage et les gestes gracieux de ses mains et de ses bras nus qui jouaient avec un minuscule éventail. C’est que Theresia, ce soir, avait le cœur léger. Pendant les deux premiers actes, assise aux côtés de Tallien, elle fut le point de mire de toute la salle et elle se sentit pleine de satisfaction et d’orgueil quand Robespierre, à l’entracte, vint la saluer.
Il ne resta qu’un moment et demeura caché au fond de la loge, mais on l’avait vu entrer et tout le monde avait entendu les exclamations de Theresia :
– Citoyen Robespierre, quelle bonne surprise ! Ce n’est pas souvent qu’on a la joie de vous voir au théâtre !
En fait, à l’exception d’Eléonore Duplay dont il acceptait plutôt qu’il ne partageait les sentiments, l’Incorruptible n’avait jamais fait attention à une femme. Le triomphe de Theresia n’en était que plus grand. Et la vision des grandeurs qui se préparaient pour elle, qu’elle avait toujours convoitées et auxquelles elle s’était toujours crue destinée, dansait devant ses yeux. Se rappelant les prophéties de la mère Théot, les prévisions de Chauvelin, elle laissait glisser loin d’elle le rêve du beau seigneur anglais et lui disait adieu sans regrets.
Au fond de son cœur, elle continuait à souhaiter son succès et, à le souhaiter passionnément, mais un odieux démon continuait à murmurer à son oreille les paroles de Chauvelin : « Livrez le Mouron Rouge et il vous suffira de demander la couronne des Bourbons pour l’obtenir. » Et tout en frémissant d’horreur à l’idée de faire tomber la belle tête du héros anglais sous la guillotine, elle se tournait avec un sourire irrésistible vers l’homme qui avait le pouvoir de lui offrir une couronne. La popularité de cet homme était immense ; lorsque les spectateurs l’avaient aperçu dans la loge de Theresia, une acclamation vibrante était montée du parterre au poulailler et Theresia, se penchant vers Robespierre, avait murmuré :
– Vous pouvez tout ce que vous voulez sur la foule, citoyen. Vous la fascinez rien que par votre présence, il n’est aucun sommet que vous ne puissiez gravir.
– Plus la hauteur est grande, plus la chute est profonde, répondit-il, maussade.
– C’est le sommet que vous devez regarder et non l’abîme au-dessous de vous.
– Je préfère regarder dans les plus beaux yeux de Paris, répliqua-t-il dans un essai maladroit de galanterie, et rester aveugle aux sommets et aux abîmes.
Elle frappa le sol de son pied délicieusement chaussé et soupira. On eût dit que partout elle ne devait rencontrer que pusillanimité, indécision. Tallien avait peur de Robespierre, Robespierre de Tallien, Chauvelin de ses propres nerfs. Quelle différence avec cet Anglais plein de sang-froid et de bonne humeur !
– Je ferai de vous une reine de France, sauf le nom.
Il disait cela aussi légèrement qu’il aurait lancé une invitation à dîner. Aussi, lorsque Robespierre eut pris congé et qu’elle resta seule un moment avec ses pensées, elle revint au rêve qu’elle aimait : une haute silhouette, des yeux souriants, une main fine qui paraissait si forte au milieu des flots de dentelle précieuse. Ah ! le rêve était fini, il ne reviendrait plus ! Le Mouron Rouge avait cherché lui-même le sort qui allait être le sien au moment où l’amour et la chance lui souriaient dans les yeux et sur les lèvres de Theresia. Le seul homme qu’elle eût aimé poussait la belle Espagnole dans les bras de Robespierre.
Tout à coup, elle fut tirée de ses méditations. La porte de sa loge céda sous une main violente et Theresia, se retournant, vit Bertrand Moncrif, défait, les vêtements en désordre, et elle n’eut que le temps d’arrêter d’un geste le cri qui allait sortir de ses lèvres :
– Chut, chut ! protesta-t-on dans le public.
Tallien se leva :
– Qu’y a-t-il ?
– Une perquisition, une perquisition chez elle ! répliqua Moncrif.
– C’est impossible !
– Chut ! disait-on. Silence !
– Je viens de là-bas, murmura Moncrif. J’ai vu… j’ai entendu…
– Sortons, dit Theresia. On ne peut pas parler ici.
Elle prit les devants, suivie par Tallien et Moncrif. Heureusement le couloir était désert. Il n’y avait que deux ouvreuses qui bavardaient dans un coin. Theresia, les lèvres décolorées plus de colère que de peur, entraîna Moncrif jusqu’au foyer. Là il n’y avait personne.
– Alors ?
Bertrand, tout mouillé, tremblait d’agitation et de fatigue tant il avait couru. Tallien restait coi, terrifié, regardant leur jeune compagnon avec des yeux élargis par la peur.
– J’étais rue Villedo, bégaya enfin Moncrif, lorsque la tempête a commencé. J’ai cherché un abri sous le porche d’une maison située en face de l’appartement de Theresia. J’y suis resté longtemps. Puis la tempête s’apaisa. Des soldats arrivèrent… des gardes nationaux… Je les ai reconnus malgré l’obscurité. Ils ont passé devant moi… ils parlaient de vous… Puis ils sont entrés dans la maison ; j’ai vu Chauvelin sur le pas de la porte, il les querellait, disait qu’ils étaient en retard. Il y avait là un capitaine, six soldats et ce charbonnier asthmatique…
– Rateau ?
– Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria Tallien.
Et il ajouta un affreux juron.
– Ils sont entrés, continua Moncrif, la voix blanche. Je les ai suivis pour être tout à fait sûr avant de vous prévenir. Heureusement, je savais où vous étiez. Je le sais toujours…
– Vous êtes sûr qu’ils étaient bien chez moi ? coupa vite Theresia.
– Oui. Deux minutes plus tard il y avait une lumière dans l’appartement.
Elle se tourna brusquement vers Tallien.
– Mon manteau ! Je l’ai laissé dans la loge !
Il voulut protester.
– J’y vais, reprit-elle fermement. Cela doit être quelque méprise odieuse que je ferai payer cher à Chauvelin. Mon manteau !
Bertrand alla chercher le manteau et l’en enveloppa. Il savait que nul ne pourrait empêcher Theresia d’en faire à sa tête. Elle n’avait pas l’air effrayée le moins du monde, mais sa colère faisait peur, elle faisait mal augurer pour ceux qui l’avaient provoquée.
Theresia, transportée par son récent succès et par les compliments maladroits, mais précieux, de Robespierre, se sentait prête à braver le monde entier et Chauvelin lui-même avec ses menaces. Elle réussit à rassurer Tallien, lui ordonna de rester au théâtre et de se montrer comme s’il n’avait aucune préoccupation : « Si la nouvelle de cette offense venait jusqu’au public, vous devez être là pour mettre les choses au point… Vous devez annoncer des représailles contre ceux qui s’en sont rendus coupable. »
Puis elle serra contre elle son manteau et, prenant le bras de Bertrand, elle se hâta de quitter le théâtre.