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Un rêve

Chauvelin n’avait pas encore tout à fait repris ses sens lorsqu’il vit Theresia Cabarrus traverser doucement l’antichambre. Il pensa que c’était un fantôme, une fée qui avait passé par le trou de la serrure. Elle lui jeta un regard plein de mépris qui était cependant très humain et même très féminin, et elle disparut.

Sur le palier elle s’arrêta. Tendant l’oreille, elle perçut le bruit d’un pas ferme qui descendait lentement l’escalier. Elle descendit en courant quelques marches et appela :

– Milord !

Les pas s’arrêtèrent et une voix aimable répondit tranquillement :

– À votre service, chère madame.

Theresia, courageusement, continua de descendre. Elle n’avait pas du tout peur. Elle savait qu’aucune femme n’aurait jamais rien à craindre de ce beau seigneur au rire étrange et aux airs gentiment ironiques qu’elle avait appris à connaître en Angleterre. Au milieu de l’escalier, elle se trouva face à face avec lui et tandis qu’elle haletait, agitée, il lui dit très courtoisement :

– Vous m’avez fait l’honneur de m’appeler ?

– Oui. J’ai entendu tout ce qui s’est passé entre vous et Chauvelin.

– Évidemment, chère madame. Si une femme résistait jamais à la tentation de coller une oreille rose comme un coquillage au trou de la serrure, le monde y perdrait beaucoup d’amusement.

– Cette lettre, monsieur…

– Quelle lettre ?

– Cette lettre insultante. Vous ne l’aviez pas écrite ?

– Vous l’aviez vraiment cru ?

– J’aurais dû deviner… lorsque je vous ai vu en Angleterre.

– Et que vous avez compris que je n’étais pas un voyou.

– Oh ! pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ?

– Je l’avais oubliée. Et si je me souviens bien, vous avez passé beaucoup de temps, lorsque j’ai eu l’honneur de vous accompagner, à me donner des renseignements précis et intéressants sur vos difficultés, et j’ai passé beaucoup de temps à vous écouter.

– Oh ! je hais cet homme, cria-t-elle ; je le hais !

– Vraiment il n’a pas une personnalité attirante. Cependant, je ne pense pas que vous m’ayez appelé pour discuter la personnalité de votre ami Chauvelin.

– Non, non, je vous ai appelé…

Elle s’interrompit comme pour rassembler ses pensées. Ses yeux ardents cherchaient à deviner dans l’ombre les traits de l’aventurier. Elle ne voyait qu’une silhouette confuse, la lumière ne frappait que ses cheveux lisses, un nœud élégant sur sa nuque, la dentelle merveilleuse qu’il portait au cou et aux poignets. Sa tête était légèrement courbée, il portait son chapeau au creux du bras et toute son attitude convenait mieux à un salon qu’à ce bouge humide où la mort le guettait. Il était aussi froid et calme que le soir de mai où il marchait à côté d’elle dans ce sentier du comté de Kent qu’embaumait l’aubépine.

– Monsieur, vous m’avez dit que vous étiez ce que les Anglais appellent un amateur de sport. Est-ce vrai ?

– Je l’espère du moins.

– Cela doit-il signifier qu’un tel homme ne fera du mal à une femme en aucun cas ?

– Je l’entends ainsi.

– Cependant, si cette femme a péché contre lui ?

– Je ne comprends pas, madame, et le temps passe. C’est de vous qu’il s’agit ?

– Oui, je vous ai fait du mal.

– Beaucoup de mal, dit-il gravement.

– Pourriez-vous croire que je n’ai été rien d’autre qu’un instrument, misérable, innocent ?

– La femme qui est en haut est innocente aussi, madame.

Je sais. Je ne devrais même pas plaider, car vous devez me haïr tant…

– Oh ! un homme peut-il haïr une jolie femme ?

– Il lui pardonne s’il sait ce qu’est le sport.

– Oui ? Vous m’étonnez. Vous êtes tous pleins d’imprévu pour un Britannique à l’esprit simple. Et à quoi vous servirait mon pardon ?

– Il est tout pour moi. J’ai été trompée par cet abominable menteur. J’ai honte, je suis malheureuse. Je donnerais le monde pour me réconcilier avec vous !

Il rit de son rire ironique et gentil.

– Vous ne possédez pas le monde, chère madame. Tout ce que vous possédez, c’est la jeunesse, la beauté, l’ambition, la vie. Vous perdriez tout cela pour vous réconcilier avec moi.

– Cependant…

– Lady Blakeney est prisonnière… vous êtes sa geôlière… Sa vie précieuse est votre gage…

– Milord…

– De tout cœur je vous souhaite du bien ; croyez-moi, les dieux païens qui vous ont modelée ne vous destinaient pas à la tragédie. Et si vous allez à l’encontre des souhaits de votre ami Chauvelin, je crains que votre joli cou n’en souffre. Il faut éviter cela à tout prix. Maintenant, puis-je m’en aller ? Ici, ma position est dangereuse et pendant ces quatre jours je ne puis, pour distraire une jolie femme, mettre ma tête dans le lacet.

Il allait s’en aller ; elle posa une main sur son bras.

– Milord…

– Madame ?

– N’y a-t-il rien que je puisse faire pour vous ?

Il la regarda et elle entrevit son regard railleur et le pli de moquerie qui, relevait sa lèvre.

– Demandez à Lady Blakeney de vous pardonner, dit-il sérieusement. C’est un ange ; elle peut le faire !

– Et si elle pardonne ?

– Elle saura comment s’y prendre pour me faire savoir ses pensées.

– Je ferai plus que cela, reprit Theresia, agitée. Je lui dirai que je prierai nuit et jour pour votre délivrance et la sienne. Je lui dirai que je vous ai vu et que vous allez bien.

– Ah ! si vous faites cela…, s’écria-t-il involontairement.

– Vous pardonneriez aussi ?

– Je ferai plus. Je vous ferai reine de France en tout, sauf le titre.

– Que voulez-vous dire ?

– Que je tiendrai la promesse que je vous ai faite dans le sentier près de Douvres. Vous souvenez-vous ?

Elle ne répondit pas, ferma les yeux. Son imagination, aiguisée par le mystère qui entourait cet homme, lui fit revivre ce soir inoubliable : la clarté de la lune, les parfums de la nuit, l’appel amoureux de la grive. Elle le revit lui baisant le bout des doigts et entendit de nouveau sa voix moqueuse :

– Je l’entends différemment, chère madame. Un jour, l’exquise Theresia Cabarrus, la fiancée de Tallien, aura besoin du Mouron Rouge.

Et elle avait répondu :

– Je préférerais mourir que de demander votre aide !

Puis la réponse :

– Ici, à Douvres, peut-être… Mais en France ?

Il avait eu raison, bien raison. Elle qui s’était crue puissante n’était qu’un instrument aux mains de ces hommes qui la briseraient sans scrupules si elle leur échappait. Elle n’avait pas droit au remords. La réconciliation… un luxe que ne pouvait s’offrir un agent de Chauvelin. Le péché, la tache hideuse d’avoir traîné à la mort cet homme magnifique et cette femme innocente pèseraient pour toujours sur elle. En ce moment même elle lui faisait risquer sa vie en le retenant ici, mais elle ne pouvait s’empêcher de lui arracher un mot de pardon. Tantôt elle aurait voulu qu’il parte, tantôt elle aurait donné beaucoup pour le garder près d’elle. Elle l’avait retenu quand il voulait partir et maintenant qu’avec son mépris du danger il paraissait disposé à s’attarder, elle cherchait le mot qui le ferait partir.

Il semblait deviner sa pensée tandis que, les yeux clos, elle évoquait le passé. Le moment où seule sous le porche de la vieille auberge elle l’avait vu s’éloigner, étonnée de sentir son cœur meurtri d’un mal doux et triste qui faisait maintenant monter les larmes à ses paupières : le regret de ce qui ne pourrait jamais être. Ah ! si elle avait eu la chance de rencontrer un homme comme celui-ci, de lui inspirer pour elle ces sentiments qu’elle méprisait chez les autres, combien la vie eût été différente ! Et elle envia la pauvre prisonnière qui possédait le plus précieux trésor que la vie pût offrir à une femme : l’amour d’un héros. Des larmes brûlantes coulèrent de ses yeux fermés.

– Pourquoi êtes-vous triste, chère madame ?

Elle ne put d’abord parler, puis murmura :

– Quatre jours…

– Quatre jours. Dans quatre jours l’un aura péri : ou moi ou cette bande d’assassins.

– Que va-t-il advenir de moi ?

– Ce que vous aurez voulu.

– Vous êtes hardi, monsieur, vous êtes brave, mais que pouvez-vous alors que vous avez contre vous tout ce qu’il y a de puissant en France ?

– Que puis-je ? Les châtier, chère madame. Les châtier, puis quitter ce beau pays qui n’aura plus besoin de moi. Puis-je vous raccompagner jusqu’à l’étage ? Votre ami Chauvelin doit vous attendre.

Le nom de son chef ramena Theresia à la réalité. Le rêve s’achevait qu’elle avait bâti sur un désir. Cet homme ne lui était rien, moins que rien : c’était un espion, d’après les amis de Theresia. Même s’il n’avait pas écrit cette lettre insolente, c’était un ennemi qui levait la main sur ceux à qui elle avait lié son sort. Elle aurait pu ameuter la maisonnée avec ses cris, le faire abattre et pourtant elle sentait son cœur battre de la crainte qu’on entendît sa voix des étages au-dessus et que ses adversaires ne refermassent le piège sur lui. Elle avait plus peur que lui qui posait déjà son pied sur la première marche, prêt à remonter. Theresia entendit un bruit de pas au-dessus d’eux, des pas d’hommes, ceux qui guettaient l’arrivée du Mouron Rouge et que tenaient à la fois l’appât du gain et la crainte de la mort. Elle repoussa le bras offert :

– Vous êtes fou ! Risquer sa vie ainsi est une folie criminelle.

– Le meilleur de notre existence n’est que folie. Je n’aurais pas voulu manquer ce moment pour un empire !

Il prit la main de Theresia, la posa sur son bras et ils montèrent ensemble. Elle ne cessait de penser aux soldats, à Chauvelin, qui pouvaient paraître d’un moment à l’autre sur le palier. Theresia n’osait pas regarder derrière elle, effrayée par l’idée de voir soudain apparaître la Mort. Sur le palier, il baisa sa main :

– Comme elle est froide ! dit-il.

Et il lui sourit. Elle leva les yeux :

– Je vous en prie à genoux, milord, ne jouez plus ainsi avec votre vie.

– Jouer ? Rien n’est plus loin de mes intentions.

– Mais chaque minute de plus augmente le danger !

– Le danger ? Il n’y a plus de danger pour moi, puisque vous êtes mon amie.

Il partit. Theresia écouta décroître le bruit de ses pas, puis tout se tut et elle, se demanda si tout ce qui s’était passé dans l’ombre de l’escalier n’avait pas été un rêve.