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La belle Espagnole

I

Rue Villedo, dans le quartier du Palais-Royal, il y a une maison de pierre à cinq étages avec des contrevents gris à chaque fenêtre et des balcons en fer forgé ; une maison en tous points semblable à des centaines et à des milliers d’autres dans les autres quartiers de Paris. Pendant la journée, la petite porte pratiquée dans l’immense porte cochère est généralement ouverte ; elle permet de jeter les yeux dans un court passage sombre et, au-delà, sur la loge du concierge. Après celle-ci, on trouve une cour que, de chacun des quatre côtés, cinq étages aux contrevents gris regardent comme autant de rangées d’yeux décolorés. Les traditionnels balcons de fer forgé courent sur trois côtés du carré à chacun des cinq étages et, sur leurs balustrades, des carpettes en plus ou moins mauvais état pendent, agitées par le vent. De contrevent à contrevent, des cordes à linge supportent les rangées fantastiques du linge familial qui bouge paresseusement dans l’air confiné qui seul peut emplir la cour carrée.

À gauche du couloir d’entrée et en face de la loge du concierge, une haute porte vitrée et, au-delà d’elle, le vestibule et la première cage d’escalier qui mène aux principaux appartements, ceux qui donnent sur la rue, plus luxueux et plus aérés que ceux qui sont sur cour. À ceux-ci, deux autres cages d’escalier donnent accès. Ils sont situés dans les coins les plus éloignés de la cour ; tous deux sont très noirs et sentent le renfermé ainsi que d’autres mauvaises odeurs. Les appartements qu’ils desservent, surtout ceux des étages les plus bas, n’ont d’air et de lumière que le peu que le puits d’aération de la cour veut bien leur dispenser.

La nuit tombée, la porte cochère et le guichet sont fermés tous les deux et, si un visiteur ou un locataire attardé veut entrer dans la maison, il doit sonner une cloche et le concierge tire le cordon. Le visiteur ou le locataire doit refermer la petite porte et la loi l’oblige à dire son nom ainsi que le numéro de l’appartement où il se rend au moment où il passe devant la loge. Le concierge, lui, doit regarder qui passe afin de l’identifier dans le cas où il y aurait plus tard une enquête de police.

Cette nuit d’avril, près de minuit, on sonna à la porte. Le citoyen Leblanc, concierge de l’immeuble, arraché à son premier sommeil, tira le cordon. Un jeune homme, sans chapeau, à l’habit déchiré, aux souliers boueux, se glissa par la petite porte et passa en hâte devant la loge en donnant un seul nom, mais d’une voix claire :

– Citoyenne Cabarrus.

Le concierge se retourna dans son lit et grogna à demi assoupi. Son devoir était de courir après le visiteur qui n’avait pas donné son nom, mais le concierge était très fatigué et le nom que le visiteur attardé avait prononcé méritait qu’on réfléchît à l’opportunité d’une exécution stricte du règlement.

La citoyenne Cabarrus était jeune et belle et, même en ces jours troublés, la jeunesse et la beauté gardaient certains privilèges que ne pouvait méconnaître le plus patriote des concierges. D’ailleurs, cette dame avait des visites à toute heure, dont la plupart ne devaient pas être suspectées. Le citoyen Tallien, représentant très populaire à la Convention, était, de notoriété publique, son adorateur passionné. Tout le monde racontait que depuis qu’il avait rencontré à Bordeaux la belle Cabarrus il n’avait plus d’autre souci que d’attirer son regard.

Cependant il n’était pas le seul à fréquenter le triste appartement de la rue Villedo. Le citoyen Leblanc avait vu plus d’un célèbre représentant du peuple passer devant sa loge depuis que Theresia habitait l’immeuble. Et s’il était en confiance et si on insistait, il pouvait dire que l’homme le plus considérable de France venait assez souvent ici.

Donc il valait mieux ne pas s’immiscer dans des secrets qui pouvaient devenir encombrants, et le citoyen Leblanc se contenta de se retourner plusieurs fois dans son sommeil, rêvant d’être un jour à la place de ceux qui avaient le privilège de faire la cour à la belle Espagnole.

II

C’est ainsi que le visiteur tardif put traverser la cour et monter le sombre escalier du fond sans encombre. Cependant même ce fait rassurant ne put lui redonner confiance. Il hâta le pas, regardant par-dessus son épaule de temps en temps, les yeux et les oreilles grands ouverts, le cœur battant.

Malade, étourdi, il se dépêchait le long de l’escalier étroit, cherchant de ses mains tremblantes l’appui du mur, et il grimpa ainsi jusqu’au troisième étage. Là il s’étala de toute sa longueur sur le palier, et à demi redressé, se traîna sur les genoux jusqu’à une des portes, celle qui avait le numéro 22 peint sur le panneau. Il faillit une fois encore s’évanouir. La peur et le soulagement se disputaient dans son cerveau affolé. Il n’avait pas assez de force pour étendre le bras et sonner, et il frappa doucement contre la porte d’une main moite.

La porte s’ouvrit et le malheureux tomba en avant dans le vestibule aux pieds d’une apparition de haute taille qui élevait une petite lampe de table au-dessus de sa tête. L’apparition poussa un petit cri qui était humain et féminin, posa vivement la lampe sur une console voisine, et reculant dans le vestibule, traîna avec elle le jeune homme presque inanimé, car il tenait à pleines mains la jupe blanche avec la force du désespoir.

– Je suis perdu, Theresia, gémit-il. Cachez-moi, pour l’amour de Dieu, seulement pour une nuit !

Theresia Cabarrus, maintenant, fronçait le sourcil, semblait plus étonnée qu’émue et ne faisait aucun geste pour relever l’homme qui gisait à ses pieds. Elle appela très haut :

– Pepita !

Et, en attendant la réponse à son appel, resta immobile tandis que sur sa figure la grimace de surprise se changeait en grimace de peur. Le jeune homme, toujours à demi inconscient, répétait ses supplications.

– Silence, imbécile, dit-elle seulement. La porte est toujours ouverte. N’importe qui dans l’escalier peut vous entendre… Pepita ! répéta-t-elle plus impatiemment.

Alors parut une vieille femme qui leva les mains à la vue du corps étendu sur le parquet. Elle aurait sans doute éclaté en lamentations si sa jeune maîtresse ne lui avait pas ordonné de fermer la porte tout de suite.

– Maintenant, aide le citoyen Moncrif à gagner le sofa dans ma chambre, ajouta-t-elle. Donne-lui un reconstituant et veille à ce qu’il tienne sa langue.

D’un mouvement rapide elle se libéra de l’étreinte convulsive du jeune homme et, traversant avec rapidité le petit vestibule, elle s’en alla par une porte qui était restée entrebâillée, abandonnant l’infortuné Moncrif aux soins de Pepita.

III

Theresia Cabarrus, qui avait obtenu son divorce d’avec son mari, le marquis de Fontenay, en vertu d’un décret de l’ex-Assemblée législative qui permettait, non, encourageait, la dissolution du mariage lorsque le conjoint, émigré, refusait de retourner en France ; Theresia Cabarrus, en 1794, avait vingt-quatre ans et elle était peut-être au zénith de sa beauté et du pouvoir qu’elle exerçait sur les hommes. En quoi consistait ce pouvoir, l’histoire a cherché en vain à le deviner, car ce n’était pas seulement sa beauté qui attirait. Dans son petit visage ovale, au menton pointu, aux lèvres sensuelles, nous chercherions en pure perte ce qui dans sa beauté surpassait la beauté des femmes de son temps et dans ses yeux sombres, veloutés, plus tendres que spirituels, dans ses sourcils finement arqués, nous ne retrouverions pas cet esprit qui avait subjugué Tallien et fit même sortir l’ascète Robespierre de sa retraite.

Qui pourrait analyser cette qualité subtile que beaucoup ressentent, que peu possèdent et qu’on appelle du nom imprécis de « charme » ? Theresia devait la posséder au plus haut degré et surtout devait posséder cette indifférence aux sentiments de ses victimes, qui lui permettait de rester froide et lucide dans la poursuite de ses désirs, tandis qu’elle jetait les autres dans les affres de la passion et de la jalousie au point qu’ils en oubliassent toute prudence et en vinssent à brûler du désir de se sacrifier pour elle.

Pour le moment, dans la chambre à peine meublée de son vilain petit appartement, elle ressemblait à une déesse en colère. Son corps magnifique était étendu de toute sa longueur dans les plis d’une robe à la dernière mode qui ne cachait qu’à moitié son buste au modelé parfait et laissait visible sa cuisse arrondie dans son maillot couleur de chair. Ses cheveux bleu-noir, coiffés suivant le dernier cri inspiré de la Grèce antique, étaient contenus dans un filet étincelant et son petit pied nu était chaussé de satin. Une expression à la fois coléreuse et froide, mêlée de peur, altérait les traits presque enfantins de cette ravissante femme.

Au bout d’un moment, Pepita revint.

– Eh bien ? demanda Theresia avec impatience.

– Il est très malade, répondit la vieille Espagnole sans déguiser sa pitié. Il a la fièvre, pauvre chou. Il faudrait le mettre au lit…

– Il ne peut pas rester ici, tu le sais. Sa tête et la mienne sont en danger à chaque moment qu’il passe sous ce toit.

– Tu ne peux pas renvoyer un homme malade dans la rue au milieu de la nuit.

– Et pourquoi ? reprit froidement Theresia. La nuit est belle et douce… Pourquoi ?

– Parce qu’il mourrait sur ton palier, grommela Pepita.

Theresia haussa les épaules.

– Il meurt s’il s’en va et nous mourrons s’il reste. Dis-lui de partir, Pepita, le citoyen Tallien va venir.

Un frisson secoua le corps maigre de la vieille femme.

– Il est tard. Le citoyen Tallien ne viendra pas ce soir.

– Il ne viendra pas seul, ajouta Theresia. L’autre, tu le connais… Ces deux-là doivent se rencontrer ici cette nuit.

– Ils ne peuvent pas venir à pareille heure !

– Après la séance de la Convention.

– Il est près de minuit. Ils ne viendront pas.

– Ils ont convenu de se rencontrer ici pour parler de certains sujets qui intéressent leur parti, continua la citoyenne Cabarrus avec fermeté. Ils n’y manqueront pas. Aussi dis au citoyen Moncrif de s’en aller. Il met ma vie en danger s’il reste.

– Alors, fais cette sale besogne toi-même, grogna la vieille. Je ne prendrai pas part à un meurtre commis de sang-froid !

– Donc, la vie du citoyen Moncrif t’est plus précieuse que la mienne…, commença Theresia, mais elle n’alla pas plus loin.

Bertrand Moncrif, très pâle, l’air souffrant et égaré, était entré doucement dans la pièce.

– Vous souhaitez que je m’en aille, Theresia, dit-il simplement. Vous ne pouvez pas penser que je voudrais faire quoi que ce soit qui puisse vous mettre en danger. Dieu ! ne savez-vous pas que je donnerais ma vie pour la vôtre ?

Theresia eut un mouvement de ses épaules de statue :

– Bien sûr, bien sûr, Bertrand, dit-elle en essayant de parler avec gentillesse. Mais je vous demande de ne pas faire de prouesses pour le moment et de ne pas prendre des airs tragiques. Vous comprenez qu’aussi bien pour vous que pour moi il serait mortel que l’on vous trouve ici.

– Je m’en vais, dit-il sérieusement. Je n’aurais pas dû venir. J’ai fait l’idiot, comme toujours ! ajouta-t-il amèrement. Après cet affreux tumulte, j’étais étourdi et ne savais plus ce que je faisais.

Le froncement de sourcils reparut sur le beau front lisse de la jeune femme.

– Un tumulte ? Quel tumulte ?

– Dans la rue Saint-Honoré. Je pensais que vous le saviez.

– Je ne sais rien, dit-elle d’un ton charmant. Et qu’est-il arrivé ?

– On était en train de célébrer comme un dieu cette brute de Robespierre…

– Pas de noms, ne dites pas de noms !

– On célébrait comme un dieu un tyran assoiffé de sang et je…

– Et vous vous êtes levé, interrompit-elle avec un rire cruel dans son ironie, et vous vous êtes livré à des vitupérations éloquentes, je sais, je sais ! Vous et vos Fatalistes ! Votre rage de martyre ! Insensé, stupide, égoïste ! Mon Dieu ! combien égoïste ! Puis, vous êtes venu ici pour m’entraîner avec vous dans un abîme de malheur, m’entraîner avec vous jusqu’à la guillotine…, à la…

Elle leva ses petites mains blanches jusqu’à son cou d’un geste pathétique, et elle le caressa comme pour le protéger d’un sort terrible.

Bertrand essaya de la calmer. Maintenant, c’était lui le plus calme des deux. On eût dit que le danger qu’elle courait lui rendait son bon sens. Il oubliait le péril qui planait sur lui, qui le guettait sur le seuil même de cette maison. Il était maintenant un homme marqué, le martyre n’était plus un rêve, il devenait une triste réalité, mais il n’y pensait plus. Il avait compromis Theresia par égoïsme et il ne pensait qu’à elle. Régine, l’amie sûre, la bien-aimée des anciens jours heureux, n’existait plus devant l’exquise enchanteresse dont l’approche seule lui semblait un paradis.

– Je m’en vais, Theresia, mon amour, essayez de me pardonner. Je suis un imbécile, un criminel imbécile ! Mais depuis que je pense que vous ne m’aimez pas réellement, que tous mes espoirs de bonheur futur n’étaient que des rêves insensés, j’ai perdu la tête. Je ne sais plus ce que je fais… et…

Il n’alla pas plus loin. Il eut honte de sa faiblesse, honte de lui avouer combien il avait souffert. Il mit un genou en terre et baisa l’ourlet de sa robe transparente. Il était si beau ainsi malgré sa mine crottée et pitoyable, il était si jeune, si ardent, que le cœur égoïste de Theresia fut touché, comme chaque fois que l’encens de cet amour si pur avait atteint ses narines délicates ; elle avança la main et, d’un geste gentil, presque maternel, releva les mèches brunes de son front.

– Bertrand chéri, murmura-t-elle, quelle sottise de croire que je ne vous aime pas !

Déjà, il avait repris son sang-froid. L’imminence du danger qui la menaçait lui donna le courage nécessaire pour se remettre debout. Elle, cependant, avait changé d’idée et elle le saisit par le bras.

– Non, non… murmura-t-elle. Ne partez pas jusqu’à ce que Pepita se soit assurée que la voie est libre dans l’escalier.

La petite main le retint comme un étau, et Pepita, obéissante, traversa le vestibule pour exécuter l’ordre de sa maîtresse. Cependant, Bertrand se débattait. C’était là un résumé de toutes leurs relations, cette lutte entre eux ! Lui essayait de rompre les liens qui le retenaient par moments et se relâchaient à d’autres et qui l’avaient détaché de tout ce qu’il avait de sacré et de cher : son amour pour Régine, son loyalisme, son honneur. Un résumé de leurs deux caractères : lui, faible et toujours brûlant de s’immoler pour elle, et elle, une capricieuse, mue tantôt par les sentiments et tantôt par l’ambition ou par l’instinct de conservation.

– Attendez, Bertrand, insista-t-elle. Le citoyen Tallien est peut-être dans l’escalier, lui ou… ou l’autre. S’ils vous voyaient ! mon Dieu !

– Ils penseraient que vous m’avez mis à la porte, riposta-t-il, et ce serait vrai ! Je vous en prie, laissez-moi partir. Il vaut mieux qu’ils me voient dans l’escalier qu’ici.

Ils entendirent Pepita qui revenait en toute hâte. Bertrand parvint à se libérer et tandis que Theresia poussait un cri désespéré, il passa la porte et rencontra Pepita dans le vestibule. Celle-ci le repoussa immédiatement.

– Le citoyen Tallien ! murmura-t-elle. Il est sur le palier. Venez !

Elle prit Bertrand par la main sans attendre un ordre de sa maîtresse, le traîna le long d’un couloir étroit qui menait à une minuscule cuisine. Elle le poussa à l’intérieur et ferma la porte à clef.

– S’ils peuvent le trouver là !

Theresia n’avait pas bougé. Ses yeux dilatés par la peur questionnaient la vieille femme quand celle-ci revint pour aller ouvrir au visiteur. Pepita fit le geste de tourner une clef dans une serrure, puis souffla :

– Du sang-froid, mon chou, ou tu nous perds tous !

Theresia se leva. Visiblement l’avis n’était pas de trop. Le visiteur, au-dehors, recommençait son impatient grattement contre la porte. Les yeux de la maîtresse et de la servante se rencontrèrent une seconde. Theresia reprenait ses esprits, tandis que Pepita lissait son tablier et réajustait son bonnet, puis elle se dirigea vers la porte tandis que Theresia disait très haut :

– Enfin un de mes invités ! Ouvre vite, Pepita !