8
Une heure effroyable

I

Un homme jeune, grand, maigre, à la peau blême et aux yeux fuyants, poussa la vieille servante sans cérémonie, jeta son chapeau et sa canne sur la chaise la plus proche et se dépêcha d’entrer dans le salon où la belle Espagnole l’attendait avec une sereine indifférence.

Pour sa mise en scène, elle avait choisi un petit canapé de brocart rose où elle se tenait à demi assise, à demi couchée, un livre ouvert à la main, le coude appuyé au bois du siège et sa joue reposant sur sa main. Derrière elle, la lumière d’une lampe à huile tamisée par un abat-jour rose soulignait d’un trait brillant le contour de sa petite tête, une de ses épaules exquises, et la masse de ses cheveux noir corbeau, tout en donnant plus de relief aux tons froids de sa robe diaphane, à ses bras nus et ronds, à son buste, à ses petits pieds chaussés de sandales, à ses jambes barrées de jarretières. Un tableau à rendre un homme fou. Tallien aurait dû être à ses pieds immédiatement ; il s’arrêta parce qu’il roulait dans sa tête certaines pensées désordonnées.

– Ah, citoyen Tallien ! s’écria la belle Theresia avec une parfaite maîtrise de ses nerfs. Vous arrivez le premier et vous êtes le bienvenu : j’étais prête à m’évanouir d’ennui. Eh bien ! ajouta-t-elle avec un sourire provocant, tandis qu’elle tendait son joli bras, n’allez-vous pas me baiser la main ?

– J’ai entendu une voix, fut la réponse à cette engageante invitation, une voix d’homme. Qui était-ce ?

Elle leva ses sourcils délicatement tracés. Ses yeux s’arrondirent comme ceux d’un enfant naïf.

– Une voix d’homme ? Vous êtes fou, mon ami, ou vous prêtez à Pepita une basse virile qu’elle est loin de posséder.

– À qui appartenait cette voix ? répéta Tallien faisant effort pour parler avec calme, bien qu’il tremblât visiblement de colère.

Sur quoi Theresia, cessant d’être aimable, le regarda de haut en bas comme s’il n’eût été qu’un laquais.

– Ah çà ! reprit-elle froidement, me faites-vous subir un interrogatoire ? De quel droit prenez-vous ce ton chez moi ? Je ne suis pas encore votre femme ; et vous n’êtes pas le dictateur de la France.

– N’essayez pas de me tromper, Theresia, jeta-t-il rudement. Bertrand Moncrif est ici.

Une seconde, Theresia resta sans voix. Son esprit prompt passa en revue vivement toutes les hypothèses et elle était trop intelligente pour nier toute la vérité. Elle ne savait pas si Tallien s’appuyait sur le rapport positif d’espions ou s’il ne s’agissait que des conjectures de sa jalousie. De plus, un autre homme allait venir, un autre dont les espions savaient tout et qu’elle ne pourrait soumettre d’un sourire ou d’un froncement de sourcils comme elle pouvait y parvenir avec Tallien qui était fou d’amour. Aussi, après une brève pause, elle se décida à temporiser, à se replier à l’abri d’une demi-vérité, et elle répliqua avec une œillade rapide entre ses longs cils :

– Je ne vous trompe pas, citoyen. Bertrand est venu il y a un moment pour me demander refuge.

Tallien soupira, satisfait, et elle continua négligemment :

– Cependant, je ne pouvais le garder ici. Il semblait blessé, affolé… Il est parti il y a plus d’une demi-heure.

Un moment il sembla que l’homme, devant ce mensonge flagrant, allait éclater dans une riposte cinglante ; seulement, les yeux lumineux de Theresia le subjuguaient et à la vue de la moue méprisante que dessinaient les douces lèvres il sentit son courage s’enfuir.

– Cet homme est un abominable traître, dit-il. Il y a seulement deux heures…

– Je le sais, il a mis Robespierre plus bas que terre. C’était dangereux. Bertrand a toujours été un imbécile, et il a perdu la tête.

– Il la perdra plus positivement demain, acheva Tallien méchamment.

– Vous voulez dire que vous le dénonceriez ?

– Que je le dénoncerai. Je l’aurais fait cette nuit avant de venir. Seulement…

– Seulement ?

– J’avais peur qu’il ne fût ici.

Theresia éclata de rire :

– Je vous dois des remerciements pour avoir songé à ménager mes sentiments. C’était gentil de vouloir me tenir en dehors d’un scandale. Mais puisque Bertrand n’est pas là…

– Je sais où il habite. Il ne pourra pas s’échapper.

Tallien parlait avec un calme qui cachait la fureur concentrée d’un homme férocement jaloux. Il restait dans l’encadrement de la porte, les yeux fixés sur la ravissante femme qu’il avait devant lui, mais son attention se partageait fiévreusement entre elle et ce qui pouvait se passer sur le palier derrière lui.

À ces paroles menaçantes, Theresia répondit :

– Je n’y échapperai pas non plus, alors !

Un éclair de colère traversa ses yeux sombres et frappa la figure ingrate de son adorateur.

– Ni vous, mon ami. Avez-vous décidé de me faire le sort de Mme Roland ? Et sans doute serez-vous secoué jusqu’à la moelle des os lorsque ma tête tombera dans le panier de son. La vôtre suivra-t-elle la mienne ? Ou préférerez-vous imiter le citoyen Roland et sa fin romanesque ?

Tallien frissonna :

– Theresia ! Au nom du Ciel !…

– Bah, mon ami ! Il n’y a plus de ciel. Vous et vos amis avez détruit l’au-delà. Aussi, lorsque vous et moi aurons gravi les marches de l’échafaud…

– Theresia !

– Quoi ? dit-elle froidement. Ne serait-ce pas votre dessein par hasard ? Moncrif, dites-vous, est un traître avoué. Il a insulté publiquement votre demi-dieu. On l’a vu venir chez moi. Bien ! Je vous dis qu’il n’est plus ici. On le dénonce. On l’envoie à la guillotine. Mieux encore ! Theresia Cabarrus chez qui il a cherché refuge doit l’y accompagner. Cette perspective vous réjouit parce que vous êtes en train d’éprouver une crise de jalousie, mais moi, elle ne m’attire pas.

L’homme resta muet ; ses yeux furtifs glissaient sur la charmante vision. Une folle jalousie luttait en lui contre la peur qu’il avait pour sa bien-aimée. L’argumentation était forte, il était contraint de le reconnaître. Bien que puissante à la Convention, son influence ne pouvait se comparer à celle de Robespierre et il connaissait assez son redoutable collègue pour savoir que l’offense de ce soir ne serait jamais pardonnée, non seulement au jeune cerveau brûlé, mais aussi à ses amis et même à ceux qui, simplement, avaient eu pitié de lui.

Theresia vit qu’elle avait gagné un point.

– Venez et baisez-moi la main, dit-elle gentiment.

Sans une hésitation, il obéit. Il fut à genoux, repentant, humilié ; elle lui tendit son petit pied à baiser et il devint rampant :

– Vous savez que je mourrais pour vous, murmura-t-il passionnément.

Cette nuit, c’était la seconde fois qu’on disait cette phrase dans cette pièce. Les deux hommes y avaient mis la même ardeur, et la belle qui les écoutait avait conservé le même sang-froid. Pour la seconde fois aussi, Theresia mit sa main fraîche sur le front de son adorateur et sa voix murmurait vaguement :

– Quel fou ! quel fou ! Pourquoi les hommes se torturent-ils avec cette jalousie insensée ?

Instinctivement elle tournait la tête vers le couloir qui menait au refuge de Bertrand ; une impuissance craintive, sans trace de remords, rendait ses yeux irrités et durs. Là-bas, dans la petite cuisine, au bout du passage si sombre, le vrai amour, le bonheur, court peut-être, mais sans mélange, l’attendait. À ses pieds, c’était la sûreté, le pouvoir, le gage d’un cadre convenable à sa beauté et à ses talents. Elle ne voulait pas perdre Bertrand, non, elle ne voulait pas le perdre. Elle soupira en songeant à sa beauté, son enthousiasme, son ardeur généreuse. Et elle abaissa les yeux sur les épaules étroites, les cheveux raides et sans couleur, les mains osseuses de l’ancien clerc de notaire à qui elle avait promis de s’unir, et elle frissonna en pensant que ces mains qui pressaient les siennes avaient signé l’ordre de tant de massacres. Un moment, très bref, elle se demanda si cette union avec un tel homme n’était pas un prix trop élevé pour la sûreté et la puissance. Son hésitation ne dura qu’une seconde, après, elle se méfia de nouveau des représentations de sa conscience et de son cœur. Après tout, elle ne perdrait pas son amoureux. Il se contentait de si peu : quelques mots tendres, un baiser, une ou deux promesses suffiraient à le maintenir dans son esclavage.

C’eût été folie, et de toute façon, c’était trop tard, pour mépriser l’influence que Tallien avait à la Convention alors que Bertrand était un fugitif, un suspect, un pauvre fanatique, que son ardeur insensée jetterait toujours d’un danger dans un autre.

Après s’être accordé un léger soupir de regret pour ce qui aurait pu être, elle répondit au regard adorant de Tallien par un air de soumission plein de coquetterie qui acheva la déroute de sa dupe :

– Maintenant, dites-moi ce que vous voulez que je fasse, mon ami ?

Elle s’allongea un peu plus sur le canapé et le fit asseoir près d’elle sur une chaise basse.

II

L’incident était clos. Theresia avait gagné et le pauvre Tallien dut refouler au fond de son cœur l’accès de jalousie qui le torturait encore. Sa divinité, maintenant, était toute souriante, et l’orgueil d’être préféré à tous ses rivaux réchauffait son cœur desséché.

Il nous faut croire avec les historiens que Theresia n’aima jamais Tallien. L’amour dont elle était capable appartenait à Bertrand, à qui elle ne donna jamais congé, même après s’être engagée à Tallien. On peut douter qu’elle ait eu pour le jeune royaliste plus qu’un amour égoïste, qu’un désir de conserver un ami à toute épreuve dont elle pouvait attendre un dévouement de tous les instants, mais il est qu’elle ne voulut jamais l’épouser.

Tallien lui-même, qui était puissant, n’était qu’un pis-aller. La belle Espagnole eût préféré Robespierre ou Louis-Antoine de Saint-Just. Seulement, ce dernier aimait une autre femme, et Robespierre était trop prudent, trop ambitieux pour se laisser circonvenir. C’est ainsi qu’elle s’était rabattue sur Tallien.

III

– Que voulez-vous que je fasse, mon ami ? avait-elle dit à son futur maître.

Et lui fut flatté, calmé par cette douceur soumise bien qu’il sût dans le fond que c’était une simple comédie.

– M’aideriez-vous, Theresia ?

– Comment ?

Son ton était froid.

– Vous savez que je suis suspect à Robespierre, continua-t-il en baissant la voix jusqu’à en faire un souffle pour prononcer ce nom qui inspirait la terreur. Depuis que je suis revenu de Bordeaux.

– Je sais. Votre modération a été attribuée à une influence.

– C’était votre influence…

– Qui a fait de la bête criminelle que vous étiez un justicier équitable. Le regrettez-vous ?

– Non, protesta-t-il. Puisqu’elle m’a valu votre amour.

– Pouvais-je aimer une bête de proie ? Peut-être ne regrettez-vous pas, mais vous avez peur.

– Robespierre ne pardonne jamais. Il m’avait envoyé à Bordeaux pour punir et non pour pardonner.

– Donc, vous avez peur ! Est-il arrivé quelque chose ?

– Non ! Ses allusions habituelles, ses menaces sous-entendues… vous les connaissez.

Et, tandis qu’elle approuvait de la tête, il ajouta sombrement :

– Les mêmes auxquelles il se livrait avant de frapper Danton.

– Danton était un cerveau brûlé. Il était trop orgueilleux pour faire appel au peuple.

– Je ne suis pas populaire et je ne peux donc pas compter sur le peuple. Si Robespierre s’en prend à moi à la Convention, je suis condamné.

– Sauf si vous le frappez le premier.

– Personne ne me suivrait. Aucun de nous n’a de troupes. Robespierre mène la Convention avec une seule parole.

– Vous devriez dire, cria-t-elle, que vous êtes des couards, d’abjects esclaves de cet homme ! Deux cents d’entre vous désirent arrêter cette ère de massacres ; deux cents qui voudraient arrêter la guillotine, et aucun de vous n’a le courage suffisant pour crier : « Halte ! c’est assez ! »

– Le premier homme qui crierait : « Halte ! » serait un traître, et la guillotine ne s’arrêtera que lorsque Robespierre aura dit lui-même : « C’est assez ! »

– Lui seul sait ce qu’il veut ! Lui seul ne craint personne.

– Moi non plus, je n’aurais pas peur si ce n’était vous…, dit-il sur un ton de reproche.

– Je sais cela, dit-elle avec un petit soupir impatient. Maintenant, que dois-je faire ?

– Il y a deux choses que vous pouvez faire, Theresia ; chacune d’elles pourrait obliger Robespierre à nous admettre dans son cercle intime, à nous accorder plus de confiance qu’à Saint-Just et à Couthon.

– Il aurait confiance en vous peut-être, mais il ne se fiera jamais à une femme.

– Cela revient au même.

– Bien. Et quelles sont ces deux choses ?

– D’abord, il y a Bertrand Moncrif et ses Fatalistes.

Le visage de la jeune femme se durcit. Elle secoua la tête.

– J’avais averti Robespierre ce soir. Je savais qu’un groupe d’étourdis allait faire du scandale rue Saint-Honoré. Tout a échoué et Robespierre a autre chose à penser qu’à cet échec.

– Même maintenant cela n’est pas un échec définitif. Robespierre va être ici incessamment. Bertrand Moncrif est ici. Livrez ce traître et vous gagnerez la reconnaissance de Robespierre.

– Oh ! éclata-t-elle indignée.

Cependant, elle vit la colère jalouse reparaître dans les yeux étroits de Tallien et elle reprit son calme :

– Bertrand n’est pas ici, je vous l’ai dit. Donc, ce moyen de vous servir n’est pas à ma portée.

– Theresia, en me mentant…

– En me tentant, coupa-t-elle durement, vous ne faites rien de bon. Comprenons-nous mieux, continua-t-elle plus doucement. Vous désirez que je vous serve auprès du dictateur. Je peux vous dire que vous n’arriverez pas à vos fins en m’outrageant.

– Theresia, il faut que nous soyons les amis de Robespierre. Il est puissant, il gouverne la France, tandis que moi…

– Voici en quoi vos poules mouillées d’amis se trompent. Vous dites que Robespierre gouverne la France. C’est faux ! Ce n’est pas lui qui gouverne, c’est son nom ! C’est un fétiche devant quoi les têtes se courbent et les caractères se dissolvent. Il règne parce qu’il fait peur, parce qu’on croit ne pouvoir choisir qu’entre l’esclavage et la mort. Croyez-moi, c’est la guillotine qui gouverne. Nous sommes tous impuissants. Tous ceux à qui pèse cette ère sanglante doivent obéir à ses ordres, empiler crime sur crime, massacre sur massacre, porter le mauvais renom de tout cela, tandis que le dictateur se retranche dans l’ombre et la solitude, lui est le cerveau qui ordonne et les autres sont les bras qui frappent. Quelle humiliation ! Si vous étiez des hommes, et non des pantins…

– Chut ! Theresia, au nom du Ciel !

Tallien avait vainement cherché à calmer la jeune femme au cours de la tirade où elle déversait sa colère et son mépris, maintenant, il entendait du bruit qui venait du vestibule, un bruit qui le faisait frissonner, un pas, le grincement d’une porte qui s’ouvre, une voix…

– Chut ! supplia-t-il, de nos jours les murs ont des oreilles !

– Vous avez raison, répondit-elle en riant. De quoi ai-je souci ? De quoi devons-nous avoir souci tant que nos cous sont sur nos épaules ? Seulement, je ne vendrai pas Bertrand. Si je le faisais, je me mépriserais et je vous haïrais plus encore. Donc, dites-moi vite ce que je peux faire d’autre pour vous concilier l’ogre.

– Il vous le dira lui-même, répondit-il, tandis que le bruit dans le vestibule devenait plus perceptible. Les voici ! Au nom du Ciel, rappelez-vous que nos vies sont aux mains de cet homme !