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Attente

I

La maison où Marguerite fut conduite en fin de compte et où elle occupa, l’escalier gravi, un appartement petit et bien meublé, semblait être sise quelque part dans un quartier excentrique de Paris. L’appartement se composait de trois pièces : une chambre, un salon et un petit cabinet de toilette, simplement mais élégamment meublés. Le lit était propre et confortable, il y avait un tapis sur le plancher, quelques tableaux aux murs, des fauteuils, et des livres dans une armoire. Une vieille femme à l’air inflexible, mais empressée et pleine de sollicitude, fit tout son possible pour donner à la pauvre femme recrue de fatigue ce dont elle avait besoin. Elle lui porta du lait chaud et du pain de ménage. Elle expliqua qu’il n’était pas possible de se procurer du beurre et que personne dans la maison n’avait vu de sucre depuis des semaines.

Marguerite, brisée et affamée, mangea volontiers le déjeuner, mais ce qu’elle désirait le plus c’était se reposer. Aussi, sur l’invitation bourrue de la vieille, elle se déshabilla puis étendit ses membres rompus entre les draps avec un soupir de satisfaction. L’angoisse, pour un moment, céda au bien-être et, le nom de son amour sur les lèvres, Marguerite s’endormit comme un enfant.

Quand elle s’éveilla, il était tard dans l’après-midi. Sur une chaise, près de son chevet, on avait déposé du linge propre, des bas de rechange, des souliers cirés et une robe d’une parfaite élégance, ce qui achevait de donner à cette demeure silencieuse et solitaire l’apparence d’un palais d’ogre ou de fée. Marguerite se leva et s’habilla. Le linge était beau ; manifestement il appartenait à une femme raffinée et tout ce qui se trouvait dans le cabinet de toilette : peigne, miroir, savon, eau de senteur, donnait à penser que la main d’une femme délicate et distinguée avait présidé à leur arrangement. Un peu plus tard, la servante au visage revêche apporta du potage et un plat de légumes cuits.

Chaque phase de l’aventure devenait de plus en plus déconcertante à mesure que le temps passait, Marguerite, maintenant que son bien-être augmentait avec la tiédeur des vêtements secs et l’ingestion d’une nourriture saine, reprenait assez de liberté d’esprit pour penser et réfléchir. Elle avait ouvert la fenêtre et, se penchant au-dehors, elle avait constaté qu’elle ouvrait sur les derrières de la maison, que la vue s’étendait sur des terrains incultes, des ateliers, des entrepôts et des chantiers de bois ; elle remarqua aussi, en regardant au nord-ouest, que l’appartement devait se trouver au dernier étage d’une maison isolée qui, si elle en jugeait par certains repères qui lui étaient vaguement familiers, était située au-dehors de la barrière Saint-Antoine, à peu de distance de la Bastille et de l’Arsenal.

Elle réfléchit de nouveau. Où était-elle ? Pourquoi la traitait-on avec une amabilité et un respect qui n’étaient pas habituels aux ennemis du Mouron Rouge ? Elle n’était pas dans une prison. On ne l’affamait ni la menaçait, on ne l’humiliait pas. Le jour avait passé sans qu’on l’eût mise en présence des démons qui voulaient se servir d’elle comme d’un appeau.

Cependant Marguerite était prisonnière bien qu’elle ne fût pas en prison. Elle s’en était assurée cinq minutes après avoir été laissée seule. Elle pouvait errer à son gré de pièce en pièce, mais elle ne pouvait sortir de l’appartement. Les portes de communication étaient grandes ouvertes, mais celle qui devait donner sur le palier était solidement verrouillée et quand la vieille femme était revenue avec le plateau du dîner, Marguerite avait aperçu un groupe d’hommes qui portaient l’uniforme en lambeaux bien connu de la garde nationale : ils se tenaient en surveillance dans une longue et large antichambre.

Elle était prisonnière. Elle pouvait ouvrir les fenêtres et respirer l’air doucement humide qui venait de la vaste étendue de terrain en friche, mais ces fenêtres étaient à trente pieds du sol, il n’y avait sur le mur extérieur de la maison aucune prise assez proche où un être humain pût poser le pied.

On la laissa vingt-quatre heures à ses méditations, sans autre compagnie, sans autre ressource que celle de ses pensées qui n’avaient rien de gai. La bizarrerie de sa situation irrita promptement ses nerfs. Elle avait été calme toute la matinée, mais la solitude, le mystère, le silence qui avaient rempli toute cette journée entamèrent son courage. Elle en vint bientôt à considérer la personne qui la servait comme une geôlière et quand elle était seule, elle s’efforçait d’entendre ce que les hommes de garde disaient entre eux de l’autre côté de la porte.

La nuit suivante, elle ne put presque pas dormir.

II

Vingt-quatre heures plus tard, elle reçut la visite du citoyen Chauvelin. Elle avait tout le temps attendu cette visite ou bien un message de lui. Quand il arriva, elle eut besoin de rassembler tout son courage pour ne pas lui laisser voir l’émotion que sa présence lui causait. Peur, dégoût, tels étaient ses sentiments. La peur par-dessus tout : parce qu’il semblait parfaitement poli et maître de lui, parce qu’il était habillé avec beaucoup de soin et affectait les manières et les grâces d’une société qui depuis longtemps l’avait rejeté. Ce n’était pas le terroriste grossier, percé aux coudes, qui se tenait devant elle, le démagogue qui distribuait ses coups à droite et à gauche sur une classe qui l’avait toujours méprisé et tenu à l’écart ; c’était le gentilhomme déchu aux prises avec la chance, qui s’efforce de se venger par ses sarcasmes des coups du sort et de l’orgueil qui l’avaient frappé d’ostracisme dès sa chute.

Il commença par s’informer avec sollicitude de son bien-être, exprima l’espoir que le voyage n’eût pas trop fatigué la jeune femme ; lui demanda humblement pardon de l’inconfort qu’un pouvoir supérieur l’avait contraint à lui infliger. Il débita ces platitudes avec une voix unie, onctueuse jusqu’à ce que Marguerite, à bout de nerfs, lui eût ordonné d’en venir au fait.

– Je suis au fait, chère madame, répliqua-t-il avec suavité. Le fait, c’est qu’il faut que vous ayez vos aises et n’ayez pas motif de vous plaindre pendant que vous demeurerez sous ce toit.

– Et combien de temps dois-je rester prisonnière ?

– Jusqu’à ce que Sir Percy ait honoré cette maison de sa présence.

À cela elle ne répondit pas tout de suite, elle resta tranquillement assise à le regarder comme si elle était indifférente. Lui, ses yeux pâles un peu moqueurs fixés sur elle, attendait qu’elle parlât. Alors elle dit seulement :

– Je comprends.

– J’étais sûr que vous comprendriez, chère madame, reprit-il. Voyez-vous, la phase héroïque est terminée. Je dois vous avouer qu’elle n’a servi de rien contre le suprême sang-froid d’un incomparable petit-maître. Aussi nous avons maintenant laissé tomber l’enthousiasme comme un vêtement. Nous aussi, nous allons être calmes, imperturbables, heureux d’attendre. La belle Lady Blakeney est notre hôte. Tôt ou tard, le plus chevaleresque des époux voudra rejoindre sa femme. Tôt ou tard, il apprendra qu’elle n’est plus en Angleterre, et il appliquera ses brillantes facultés à découvrir sa retraite et, tôt ou tard, il la découvrira, peut-être l’y aiderons-nous. Il viendra. N’ai-je pas raison ?

Évidemment, il avait raison. Tôt ou tard, Percy saurait où elle se trouvait et il viendrait. Il viendrait, quels que soient les pièges qu’on lui ait préparés, malgré les filets tendus pour le capturer, malgré le danger mortel qu’il allait courir.

Chauvelin n’ajouta pas grand-chose. Vraiment, l’ère de la grandiloquence était close. Fini cet inquiétant « ou… ou » qu’il avait coutume d’énoncer d’une voix tremblante de rage et du désir de la vengeance. Maintenant, il ne s’agissait pas d’alternative ni de desseins profondément dissimulés ; il n’y avait qu’à attendre l’arrivée du Mouron Rouge.

Et, en attendant, la prisonnière devrait manger, boire, dormir. Elle qui servait d’appeau ne saurait jamais à quel moment tomberait le coup qui lui apporterait mille morts s’il écrasait l’homme qui était toute sa vie.

Chauvelin s’en alla. Marguerite ne s’aperçut pas réellement de son départ. Un moment auparavant, il était assis sur ce fauteuil raide et il disait poliment :

– Il viendra. N’ai-je pas raison ?

Quand Marguerite avait fermé les yeux, il avait encore son regard moqueur fixé sur elle et tenait ses fines mains blanches complaisamment croisées devant lui. Maintenant, tandis que le jour déclinait et que dans la pièce l’ombre s’emparait des objets un par un, le fauteuil au dossier raide prenait une forme humaine, la forme d’un homme chétif aux épaules étroites et aux jambes fines aux bas soigneusement tirés. Les faibles bruits autour de Marguerite, craquements de meubles, mouvements des hommes de garde au-delà de la porte, soupir de la brise vespérale dans les feuilles de l’orme, se perdaient tous dans le son d’une voix humaine douce et fluette qui continuait à répéter :

– Il viendra. N’ai-je pas raison ?