Deux heures plus tard, la rue Saint-Honoré avait retrouvé son calme de cimetière. Le calme revient toujours. Le sang peut flamber d’enthousiasme ou de rage, mais il ne peut maintenir indéfiniment sa fièvre. Aussi le silence et la paix redescendirent sur le théâtre de la scène tumultueuse. Le « banquet fraternel » avait pris fin ; les mères de famille en sueur, traînant les enfants accrochés à leurs jupons, reprirent le chemin de leurs maisons tandis que leurs époux allaient terminer leur soirée dans un des nombreux clubs ou cabarets où les événements merveilleux de la rue Saint-Honoré pourraient être revécus ou contés à ceux qui, moins heureux, n’y avaient pas assisté.
À l’aube, les « nettoyeurs publics » viendraient pour balayer les débris de ces réjouissances et ramasser les tables et les bancs qui appartenaient à des sections différentes, afin de les mettre de côté pour une autre occasion.
Les « nettoyeurs » n’étaient pas encore venus. Eux aussi passaient quelques heures dans les cabarets voisins pour commenter le scandale qui avait attiré l’attention sur ce coin de la rue Saint-Honoré.
Donc, les rues étaient tout à fait désertes, à part le passage rapide, de temps en temps, d’une silhouette furtive qui rasait les murs, les mains dans les poches et le bonnet rouge enfoncé sur les yeux afin d’échapper à la vigilance du veilleur de nuit et, lorsque même ces oiseaux de nuit eurent disparu, il y eut dans la rue Saint-Honoré le mouvement sans bruit d’une forme sombre qui se déplaçait avec prudence sur les pavés. Plus silencieuse, plus furtive qu’une bête poursuivie qui se glisse dans son repaire, la forme mystérieuse émergea de dessous une des tables placées presque en face de la maison où vivait Robespierre et à côté de celle où le colosse surnaturel avait opéré son tour de magie.
Bertrand Moncrif n’était plus un fougueux Démosthène, mais un être humain terrifié que le coup écrasant du géant avait étourdi tout en le sauvant des conséquences de sa folie. Les sens confus, les membres meurtris et ankylosés, il était resté sous la table où il était tombé sans reprendre suffisamment connaissance pour se rendre compte de ce qui se passait au-delà du champ vraiment limité de sa vision et s’émerveiller de la façon dont ses amis avaient disparu.
Dans son état comateux, un seul instinct se manifestait encore : l’instinct aveugle de conservation. Il sentait plus qu’il n’entendait le tumulte autour de lui et restait replié sur lui-même, aussi coi qu’une souris. Ce ne fut qu’après une éternité de silence qu’il se décida à quitter sa cachette. Avec d’infinies précautions, osant à peine respirer, il rampa sur les mains et les genoux et inspecta la rue du regard. Il n’y avait personne. Heureusement, la nuit était noire, sans lune, les dieux étaient du côté de ceux qui voulaient passer inaperçus.
Bertrand se mit sur ses pieds en étouffant un cri de douleur. Sa tête lui faisait affreusement mal, ses genoux tremblaient ; mais il arriva à se traîner jusqu’à la maison la plus proche où il s’appuya quelques instants contre le mur. La brise d’avril caressait son front brûlant ; l’air frais lui fit du bien.
Peu à peu sa vue redevenait normale. Il se souvint du lieu où il se trouvait et de ce qui était arrivé. Un frisson glacé parcourut son dos, car il se souvint de Régine, de Mme de Serval, des deux enfants, mais il était encore trop étourdi pour faire autre chose que se demander vaguement ce qui leur était advenu.
Il regarda peureusement autour de lui. Des tables éparpillées, deux brasiers mourants attirèrent d’abord ses regards. Puis, étendu à travers une table, quelqu’un peut-être endormi, peut-être mort, dont la tête s’abandonnait entre les bras.
Bertrand, qui n’était plus qu’un paquet de nerfs, eut peine à réprimer un cri de terreur. Il lui semblait qu’il y avait un intérêt vital pour lui à deviner si l’homme était vivant ou mort. Cependant, il n’osa pas s’approcher et il attendit, s’enfonçant de plus en plus dans l’ombre, surveillant la forme immobile dont sa vie dépendait.
La forme ne bougeait toujours pas et, peu à peu, Bertrand put se dominer assez pour passer à l’action. Il enfouit son visage dans le col de son habit, ses mains dans les poches et, à pas muets, il se mit en marche. D’abord il regarda quelquefois en arrière pour apercevoir la silhouette immobile, mais comme elle ne bougeait toujours pas, Bertrand, sans plus regarder derrière lui, se mit à courir les coudes au corps, dans la direction des Tuileries.
Une minute plus tard, le dormeur, ou le mort, revint à la vie, se leva et se mit à courir dans la même direction.
Dans les cabarets, pendant ce temps, le principal sujet de conversation était fourni par les mystérieux événements de la rue Saint-Honoré. Ceux qui y avaient assisté avaient des récits fabuleux à faire sur le héros de l’aventure.
– L’homme avait huit pieds, neuf peut-être, ses bras étendus faisaient la largeur de la rue ; des flammes sortaient de sa bouche lorsqu’il toussait. Il avait des cornes sur la tête, un pied et une queue fourchus.
Telles étaient quelques-unes des caractéristiques que la légende commençait à donner au faux citoyen Rateau. Ceux qui n’avaient pas été témoins de l’affaire écoutaient, les yeux élargis et la bouche ouverte. Cependant tous tombaient d’accord sur le fait que le géant mystérieux ne pouvait être que le célèbre Anglais, ce fantôme, cet abominable farceur, ce démon incarné que les Comités connaissaient sous le nom de Mouron Rouge.
– Comment peut-il être cet Anglais ? dit tout à coup le citoyen Hottot, pittoresque tenancier du cabaret de la Liberté, un lieu de rendez-vous bien connu, proche du Carrousel. Comment peut-il être fait cet Anglais qui vous a joué ce tour, puisque vous dites tous que c’était le citoyen Rateau qui… Le diable l’emporte ! Un homme ne peut être deux en un en même temps, ni deux hommes devenir un seul. Ni… Nom de nom !… conclut le brave citoyen fumant et soufflant dans sa stupéfaction comme un vieux phoque qui barbote dans l’eau.
– Je te dis que c’était l’Anglais, assura un de ses clients. Demande-le à n’importe qui ! Demande-le aux « tape-dur » ! À Robespierre lui-même ! Il l’a vu et il est devenu gris comme… comme mastic. Je te le dis !
– Et je te dis, interrompit le citoyen Sical, le boucher qui avait une tête et un cou de taureau, un poing capable d’assommer un bœuf, je te dis que c’était le citoyen Rateau. Je ne le connais pas peut-être ?
Il donna un grand coup de poing sur le tonneau retourné qui supportait les pots d’étain et les bouteilles d’eau-de-vie, puis il regarda autour de lui d’un air agressif. Il n’avait qu’un œil ; l’autre, balafré et couvert d’une taie, était hideux à voir, et l’œil unique s’éclaira lorsqu’il crut que personne n’oserait le contredire.
Un homme cependant releva le défi. Un petit homme fané, imprimeur de son état, à la peau couleur de bois et dont les quelques boucles indisciplinées se pressaient l’une contre l’autre au-dessus d’un front bien poli.
– Je te dis, citoyen Sical, dit-il avec fermeté, je te dis à toi et à ceux qui sont de ton avis, que le citoyen Rateau n’a rien à voir avec ces singeries. Je dis que vous mentez. Inconsciemment, je le veux bien, mais vous mentez, car…
Il s’arrêta et regarda autour de lui comme un acteur conscient de l’effet produit.
– Car ? répéta un chœur haletant.
– Car tout le temps que vous soupiez aux frais de l’État et que vous vous laissiez prendre aux jongleries d’un saltimbanque, le citoyen Rateau dormait, bien ivre et ronflant vigoureusement dans l’antichambre de la mère Théot, la voyante, tout à l’autre bout de Paris.
– Comment le savez-vous, citoyen Langlois ? demanda l’hôte sur un ton de reproche glacial, car le boucher était son meilleur client et n’aimait pas à être contredit.
Le petit Langlois, avec son front brillant et ses petits yeux ronds humides, continua sans se troubler :
– Pardi ! parce que j’étais aussi chez la mère Théot et que je l’y ai vu.
C’était là une déclaration capable d’ébranler même le grand Sical. On l’accueillit en silence. Chacun sentit que c’était le moment de boire un coup de plus ; la situation le réclamait.
Sical et ses partisans étaient trop ébranlés pour parler. Ils continuaient à siroter l’eau-de-vie du citoyen Hottot en méditant d’un air morne. L’idée que l’Anglais légendaire pouvait être le héros de l’histoire, bien que renforcée par le témoignage de Langlois concernant le citoyen Rateau, répugnait à leur gros bon sens. La superstition convenait aux femmes et aux demi-portions comme Langlois ; mais les hommes ne pouvaient admettre qu’une sorte de démon à forme humaine fût parvenu à jeter de la poudre aux yeux de nombreux patriotes parfaitement sérieux de telle manière qu’ils ne pussent pas croire ce qu’ils voyaient ; ce n’était rien de moins qu’une insulte. Ils avaient vu Rateau au « banquet fraternel », lui avaient parlé jusqu’au moment où… Alors, à qui avaient-ils parlé ?
– Dis-nous, Langlois…
Et Langlois qui était devenu le héros du moment raconta tout ce qu’il savait, douze fois et plus. Comment il s’était rendu vers quatre heures de l’après-midi chez la mère Théot et y était resté assis auprès de son ami Rateau qui souffla et ronfla alternativement pendant une couple d’heures. Comment à six heures ! ou un peu plus tard, Rateau sortit, quel aristo ! parce qu’il trouvait qu’on étouffait dans l’antichambre ; en haut, il avait dû aller boire.
– Vers sept heures et demie, continua le petit imprimeur, mon tour vint, et quand je quittai la vieille sorcière il était bien plus de huit heures et il faisait noir. Je vis Rateau étendu sur un banc, à moitié endormi. J’essayai de lui parler, mais il grogna seulement. J’allai manger un morceau à un des banquets en plein air et à dix heures je passai de nouveau devant la maison de la mère Théot. Quelques personnes en sortaient, elles récriminaient parce qu’on leur avait dit de s’en aller. Rateau était l’un de ceux qui voulaient faire un scandale, mais je le pris par le bras et nous avons ensemble suivi la rue, puis je l’ai quitté dans la rue de l’Ânier où il loge.
Il n’y avait pas un point contestable dans son récit et bien qu’on lui fît subir interrogatoires et contre-interrogatoires, il ne se coupa jamais. Puis on sut que d’autres personnes présentes étaient allées chez la mère Théot ce jour-là et elles corroborèrent le témoignage de l’imprimeur. L’une d’elles était la femme du propre frère de Sical ; et il y en avait d’autres. Alors que voulez-vous ?
Nom d’un chien ! Qui était celui qui avait volatilisé les aristos ?