Quarante noms ! On avait trouvé une liste de quarante noms dans la poche de l’habit de Robespierre ! Chacun de ces noms était celui d’un opposant avoué à ses plans de dictature : Tallien, Barère, Vadier, Cambon et les autres. Des gens influents, membres importants de la Convention, meneurs du peuple, mais des opposants. Il était facile d’en tirer les conséquences, la panique fut générale. Cette nuit, la nuit du 8 Thermidor, ces hommes parlèrent de s’enfuir, de se soumettre, d’en appeler, Dieu me pardonne, à l’amitié, à la camaraderie, à l’humanité… Il n’y avait ni amitié, ni camaraderie, ni humanité dans le cœur de Robespierre. On mit en avant toutes les solutions, sauf celle de défier le tyran, car il eût été folie même d’en parler.
On ne pouvait défier le tyran qui d’un mot ébranlait la Convention, les Comités, la foule, les soumettait à sa volonté, les faisait marcher au pas comme un dompteur mène ses bêtes avec un claquement de fouet. Aussi, les hommes menacés parlaient et tremblaient, ne pouvaient plus dormir. Tallien, qui aurait dû être à leur tête, était introuvable. On savait que sa fiancée, la belle Theresia Cabarrus, avait été brusquement arrêtée. Depuis il avait disparu et les autres restaient sans chef, mais cela n’avait guère d’importance. Tallien avait toujours été un être pusillanime et ne pensait qu’à temporiser. On n’avait plus le temps d’hésiter. Robespierre allait devenir dictateur. Il serait dictateur malgré l’opposition des quarante personnages dont le nom était marqué sur la liste. Ses amis le criaient sur les toits et sotto voce ajoutaient que ceux qui s’opposaient à la dictature étaient des traîtres à leur patrie. On devrait les punir de mort.
Et le jour se leva, un jour magnifique de juillet, chaud, souriant, sur cette confusion, ce tourbillon de passions, de peurs, de désespoirs. Des hommes qui avaient gaspillé des vies comme on jette des grains de sable ; des gens qui avaient joué avec la mort comme on joue aux cartes, se désespéraient maintenant parce que leurs vies étaient en jeu et ils découvraient qu’on peut tenir à la vie.
Robespierre monte à la tribune. Son discours long, froid, contient une tirade contre les ennemis de la République, puis il s’échauffe, sa voix devient dure, ses accusations se précisent contre les corrompus, les traîtres, les modérés… surtout contre les modérés. Être modéré, c’est trahir la Révolution. Chaque victime enlevée à la guillotine est un traître qu’on laisse libre d’agir contre le peuple. Et ceux qui dérobent des proies à la guillotine sont des traîtres. Contre eux, quel sera le remède ? La mort.
Des centaines de faces sont blanches de peur et une sueur froide perle à leur front. Il n’y avait que quarante noms sur la liste, mais il pourrait s’en ajouter d’autres. La voix de Robespierre tonne, ses amis la soutiennent de leurs applaudissements et enfin un de ses séides propose d’imprimer ce grand discours et de le distribuer dans toutes les communes de France.
Des acclamations s’élèvent, puis, brusquement, un chut, le silence. L’Assemblée se tait. Il n’y a plus d’échos aux paroles de l’Incorruptible parce que le citoyen Tallien a demandé qu’on remît l’impression du discours. Il ajoute :
– Qu’est devenue la liberté d’opinion dans cette Assemblée ?
Son visage est gris et ses yeux rougis brillent d’un feu inhabituel. Le lâche est devenu brave, le mouton rugit comme un lion. Il y a un flottement dans l’Assemblée, une hésitation, mais on met la motion aux voix et la motion est repoussée. Peu de chose en apparence : imprimera-t-on, n’imprimera-t-on pas ? Peu de chose, mais le destin de la France y est suspendu. On dirait qu’un souffle de rébellion passe sur l’Assemblée. Robespierre remet ses notes dans sa poche, il dédaigne de discuter, il sort entouré de ses amis. Sa retraite, orgueilleuse, silencieuse, menaçante, est conforme au caractère qu’il a assumé. Il sait qu’il peut encore broyer les rebelles sous son talon, appeler le peuple à venger l’insulte que vient de lui faire cette bande de loups.
Quand le jour se lève, le 9 Thermidor, la salle de l’Assemblée est pleine jusqu’au toit. Tallien et ses amis, en un groupe serré, y ont pris place de bonne heure. Tallien est pâle, résolu, brûlant de haine. La veille au soir, au coin d’une rue sombre, une main inconnue lui a glissé un billet. C’était un message que Theresia a écrit en prison avec son sang et ces quelques mots de colère et d’agonie ont aiguillonné son courage :
Le commissaire vient juste de me quitter, écrivait Theresia. Il venait m’annoncer que je comparaîtrai demain devant le tribunal. Cela signifie la guillotine. Et moi qui pensais que vous étiez un homme…
La vie de Tallien, celle de ses amis, celle de la femme qu’il adore dépendent toutes maintenant de son audace.
Saint-Just monte à la tribune, et Robespierre, véritable incarnation de la haine et de la vengeance, est près de lui. Ils ont passé l’après-midi et la soirée de la veille au club des jacobins où des applaudissements assourdissants ont salué ses moindres paroles. Maintenant, c’est le dernier assaut :
À la guillotine tous ceux qui ont osé dire un mot contre l’Élu du peuple ! Saint-Just va crier vengeance à la tribune de la Convention pendant que, dans les rues de Paris, Henriot, un ivrogne et un bambocheur qui commande la garde municipale, va soutenir, s’il le faut par le fer et par le feu, l’action des amis de Robespierre. Celui-ci va resurgir de ce foyer de calomnie et de révolte comme un nouveau Phénix, plus grand, plus inattaquable qu’autrefois.
Et dix minutes passent, moins… À peine Saint-Just est-il à la tribune que Tallien est debout. Sa voix, qui est naturellement douce et polie, monte en un rauque crescendo qui couvre celle de l’orateur.
– Citoyens ! crie-t-il, je demande la vérité ! Qu’on déchire le rideau derrière lequel se cachent les conspirateurs et les traîtres véritables.
– Oui, oui ! La vérité ! répondent une centaine de voix.
La résistance est devenue révolte ouverte. On dirait qu’une étincelle est tombée dans un magasin aux poudres. Robespierre voit le danger ; il faut écraser immédiatement l’étincelle et il se précipite vers la tribune. Mais Tallien l’a devancé et, tourné vers les sept cents représentants, il crie ces mots qui vont atteindre le peuple au-delà des murs de la Convention :
– Citoyens ! J’ai demandé qu’on déchirât le rideau qui dissimule les traîtres. Eh bien ! le rideau est déjà tiré. Si vous n’osez pas frapper le tyran maintenant, c’est moi qui oserai le faire ! (Il tire de son habit un poignard et l’agite au-dessus de sa tête.) Je le plongerai dans son cœur si vous n’avez pas le courage de le frapper !
Ces mots, l’éclat de l’acier, attisent la révolte. On lui répond :
– À bas le tyran !
Des armes s’agitent, des mains gesticulent. À peine si quelques voix crient :
– Prenez garde au poignard de Brutus !
Tous les autres hurlent : « Tyrannie ! » et « Vive la liberté ! »
Robespierre demande en vain la parole. Le président la lui refuse et agite la sonnette pour couvrir ses anathèmes.
– Président d’assassins, je te demande la parole, crie Robespierre.
Mais la cloche sonne toujours et Robespierre verdit, il porte la main à sa gorge.
– Tu glisses dans le sang de Danton ! crie une voix.
Puis un représentant demande que Robespierre soit décrété d’accusation.
– Je demande la mort, crie Robespierre en escaladant les gradins.
– Tu l’as méritée mille fois, répond quelqu’un.
La Convention vote l’arrestation de Robespierre, de Couthon, de Saint-Just et d’Henriot.
Le maître de la France n’est plus qu’un accusé.