Lorsque Marguerite Blakeney revint tout à fait à elle, le soleil était bas à l’occident. Elle était dans une voiture, qui n’était plus la sienne, que l’on enlevait sur la route à une vitesse terrifiante. Elle était seule, la bouche bâillonnée, les poignets et les chevilles ligotés ; elle ne pouvait ni parler ni bouger, un colis impuissant qu’on transportait… où ? et pour le compte de qui ? Bertrand n’était plus là. Par la glace de séparation elle pouvait apercevoir les vagues silhouettes de deux hommes assis sur le siège du cocher, tandis qu’un troisième montait le cheval de flèche. Quatre chevaux tiraient la légère voiture qui volait dans la direction du sud-est tandis que les ombres du soir descendaient rapidement.
Marguerite avait trop vu de cruautés et de barbarie en ce monde, elle savait trop quelle haine peut exister entre deux pays ennemis, quelles rancœurs suscitait son mari pour ne pas deviner d’où le coup était parti. Quelque chose dans la silhouette qui lui tournait le dos, quelque chose aussi dans la coupe du vêtement élimé, l’arrangement du nœud noir sur la nuque, lui était assez familier pour qu’elle n’eût plus de doute. Ce n’était pas du simple brigandage, un enlèvement en vue d’une rançon, c’était là l’œuvre des ennemis de son mari qui, à travers elle, essayaient une fois de plus de l’atteindre. Bertrand Moncrif avait été l’appeau. Comment l’avait-on incité à se retourner contre celui qui l’avait sauvé ? Marguerite n’était pas en état de faire des suppositions à ce sujet. Il était parti emportant avec lui, peut-être pour toujours, le secret de son ressentiment. Ligotée, impuissante comme elle était, Marguerite n’avait qu’une pensée : de quelle façon les démons qui la tenaient prisonnière comptaient-ils se servir d’elle contre la vie et l’honneur du Mouron Rouge ? Elle avait déjà été en leur pouvoir il n’y avait pas si longtemps, à Boulogne, et Percy en était sorti sain et sauf, victorieux d’eux tous.
Marguerite, dans son impuissance s’efforçait de méditer sur cette époque où ses ennemis avaient préparé une coupe d’humiliation et d’horreur qui, par elle, devait parvenir jusqu’au Mouron Rouge et où l’innocence de la jeune femme et l’audace de son mari avaient brisé la coupe avant qu’elle approchât de leurs lèvres. Vraiment, sa situation à Boulogne était aussi terrible, aussi désespérée que celle-ci. Elle était prisonnière alors comme aujourd’hui ; elle était aux mains de gens dont la vie et la pensée étaient depuis deux ans dirigées tout entière par le désir de défaire et d’annihiler le Mouron Rouge. Et la pauvre femme trouvait une satisfaction mélancolique à se remémorer tant d’occasions où l’étonnant aventurier avait complètement dupé ses adversaires, comme dans cette affaire de Boulogne où on avait voulu faire payer sa vie de celles de milliers d’innocents.
L’embarcation se rangea quelque part sur la côte près de Birchington. Lorsque, à la fin de la nuit, la voiture s’arrêta et que l’air de la mer et l’écume salée frappèrent les joues brûlantes et les lèvres desséchées de la jeune femme, celle-ci essaya de toutes ses forces de deviner le lieu exact où elle se trouvait, mais ce fut impossible.
On l’enleva de la voiture et aussitôt on jeta un châle sur son visage de manière qu’elle ne pût rien voir. Seul, l’instinct la guidait dans ses perceptions. Dans la voiture, elle avait eu vaguement conscience de la direction qu’on lui avait fait prendre. Toute cette région lui était familière. Elle avait si souvent roulé sur ces routes avec Percy soit en allant à Douvres ou, plus souvent encore, à un point plus secret de la côte où il s’embarquait pour des destinations inconnues, que, même aveuglée par les larmes, et à demi étourdie, elle pouvait reconstituer l’itinéraire qu’on lui faisait parcourir avec une telle rapidité.
Birchington, un des repaires favoris des contrebandiers, avec ses innombrables grottes et cachettes creusées par la mer dans les falaises de craie tout exprès pour le profit des bons à rien, semblait être le but des bandits qui la tenaient prisonnière. En fait, à un moment, elle fut tout à fait sûre d’avoir vu la tour carrée de la vieille église de Minster passer devant ses yeux par la fenêtre de la voiture et immédiatement après, les chevaux gravirent la colline qui sépare Minster et Acoll.
Quoi qu’il en fût, la voiture s’arrêta dans un endroit désolé. Le temps, radieux le matin, avait tourné, le soir, au vent et à la pluie. Cette pluie fine eut bientôt trempé les vêtements de Marguerite et le châle qui recouvrait sa tête, ajoutant à sa misère et à son malaise. Bien qu’elle ne vît rien, elle aurait pu signaler chaque étape du calvaire au sommet duquel on la hissait comme un colis.
Puis, elle fut couchée au fond d’un petit bateau, malade de corps et d’esprit, les yeux fermés, les membres ankylosés par les liens qui, avec l’humidité, pénétraient dans sa chair, affaiblie par le froid et le jeûne, trempée jusqu’aux os tandis que ses yeux, sa tête, ses mains brûlaient et que ses oreilles s’emplissaient du bruit monotone des avirons crissant dans les tolets et le plouf des paquets d’eau contre les flancs de la barque.
On l’enleva du bateau et on la porta – deux hommes, lui sembla-t-il – le long d’une échelle de cabine, puis on redescendit quelques marches et elle fut enfin déposée sur une planche dure. Après quoi, on lui enleva le châle trempé : elle était dans le noir. Seul un mince filet de lumière se frayait un chemin à travers une fente quelque part près du plancher. Une odeur de goudron et de nourriture de conserve lui donna la nausée. Cependant, elle était parvenue à une telle prostration physique et mentale que toutes les douleurs physiques perdaient leur acuité et devenaient supportables parce qu’elle n’avait pas la force de les ressentir.
Puis un mouvement familier, le bruit reconnaissable du bateau qui lève l’ancre, vint porter encore un coup à ses faibles espoirs. Chaque mouvement du bateau l’emportait maintenant toujours plus loin de l’Angleterre, de sa maison, et rendait sa situation plus misérable, plus désespérée.
Je ne veux pas dire qu’à aucun moment de cette terrible épreuve Marguerite Blakeney perdit son courage ou ses esprits, mais elle était si désarmée que son instinct la forçait à demeurer immobile, paisible, et à ne pas engager le combat contre une situation qui la dépassait. Au milieu de la Manche, entourée de misérables, elle ne pouvait faire autre chose que sauvegarder sa dignité par son silence et sa résignation apparente.
On la transporta à terre à l’aube en un endroit assez proche de Boulogne. On ne prit plus alors de précautions pour l’empêcher de crier « au secours » ; on enleva les liens de ses poignets et de ses chevilles dès qu’elle fut dans la barque qui l’amenait à terre. Ankylosée comme elle l’était, elle dédaigna le bras qu’on lui offrit pour l’aider à sortir de l’embarcation. Tous les visages qui l’entouraient lui étaient inconnus. Il y avait là quatre ou cinq hommes silencieux et bourrus qui la guidèrent à travers les rochers et les falaises, puis le long des sables jusqu’au hameau de Wimereux qu’elle connaissait bien. À cette heure, la côte était encore déserte ; une fois seulement, leur petit groupe rencontra quelques jeunes femmes avenantes flânant nu-pieds avec leurs filets à crevettes sur les épaules. Elles regardèrent avec de grands yeux, mais sans témoigner de compassion, la malheureuse femme aux vêtements déchirés et trempés, aux cheveux blonds défaits, qui s’efforçait bravement de ne pas tomber tandis que ses grossiers compagnons, aux tricots et aux culottes en lambeaux, aux genoux nus, la pressaient d’avancer.
Une seconde, Marguerite, à la vue de ces femmes, eut l’impulsion irréfléchie de courir à elles, de demander leur aide au nom de leurs maris, de leurs enfants, de se jeter à leurs pieds et leur demander assistance, car leurs cœurs de femmes ne pouvaient pas être sans pitié. Ce ne fut qu’un éclair, le délire d’un esprit exalté, la paille flottante qui dupe l’homme en train de se noyer. Les femmes s’éloignèrent en riant et en bavardant. L’une d’elles entonna le Ça ira ! Marguerite, heureusement pour sa dignité, n’avait pas été vraiment tentée par ce recours insensé.
Plus tard, dans un bouge ignoble aux alentours de Wimereux, on lui donna enfin quelque nourriture qui, bien que pauvre et grossière au-delà de toute description, fut bien accueillie car elle lui redonna les forces dont son âme et son courage avaient tant besoin. Le reste du voyage fut sans histoire. Pendant la première heure de ce nouveau transport, elle comprit qu’on l’amenait à Paris. Quelques mots échappés à ses gardiens la renseignèrent. Ceux-ci étaient d’ailleurs très taciturnes, s’ils n’étaient ni brutaux ni méchants.
La voiture qui l’emportait pendant la première étape était spacieuse et assez confortable, bien que ses coussins fussent déchirés et ses cuirs moisis. Surtout Marguerite avait là ce luxe suprême d’être seule. Seule dans la voiture, seule pendant les haltes dans les auberges au bord de la route où on lui octroyait le repos et la nourriture, seule durant deux nuits interminables où, tandis qu’on mettait de nouveaux chevaux entre les brancards et que les hommes à tour de rôle allaient boire et manger dans quelque maison dissimulée par l’obscurité, Marguerite chercha en vain à dormir un peu ou à oublier son sort quelques instants. Elle fut seule tout le jour suivant tandis que des averses d’été jetaient leurs grosses gouttes sur les glaces de la voiture et que les étapes familières de la route de Paris voltigeaient comme des esprits maléfiques devant ses yeux douloureux.
On entra à Paris au matin du troisième jour. Soixante-douze heures s’étaient traînées avec des semelles de plomb depuis le moment qu’elle avait, dans sa propre voiture, quitté sa maison de Richmond, entourée de ses domestiques et accompagnée par le traître Moncrif. Depuis, elle avait porté un lourd fardeau de chagrin, d’angoisse, de souffrances physiques et morales. Et tout ce chagrin, cette angoisse, ces souffrances n’étaient rien à côté de la pensée torturante de son bien-aimé qui ignorait encore sa terrible situation, et des plans que ces démons qui l’avaient si ignoblement capturée étaient en train d’élaborer pour mener à bien la vengeance qu’ils voulaient tirer de lui.