Chauvelin qui, en dépit de ses nombreux échecs, était encore un des membres les plus remarquables, et d’ailleurs un des moins scrupuleux, du Comité de salut public, n’y avait pas siégé depuis plusieurs jours. Il était trop profondément absorbé par ses propres plans pour s’occuper de ceux de ses collègues. Le coup qu’il préparait était si extraordinaire et, s’il réussissait, son triomphe serait si complet, qu’il pouvait bien se permettre de rester à l’écart. Ceux qui le méprisaient le plus en ce moment seraient ses zélateurs les plus rampants un peu plus tard. Il savait que l’atmosphère politique des comités et des clubs traversait une période d’agitation. On sentait qu’une catastrophe était dans l’air, que la mort plus sûrement qu’autrefois rôdait autour de chaque homme, guettait à chaque coin de rue.
Robespierre restait silencieux, impénétrable, évitait toute réunion. Il ne faisait que de brèves apparitions à la Convention où il siégeait, absorbé dans ses réflexions. Tout le monde savait qu’il allait tenter une gigantesque offensive contre ses ennemis. Ses menaces voilées lorsqu’il montait à la tribune visaient jusqu’aux membres les plus populaires de l’Assemblée. En fait, elles visaient toute personne qui pourrait se mettre en travers de son chemin lorsqu’il voudrait instaurer une dictature. Ses intimes : Couthon, Saint-Just, qu’on accusait ouvertement de préparer cette mainmise complète sur le pouvoir, ne prenaient presque pas la peine de se disculper, tandis que Tallien et ses amis, qui sentaient que leur condamnation était décidée, erraient là comme des spectres sans oser élever la voix de peur que le premier mot prononcé ne fasse tomber sur leurs têtes le glaive qui les menaçait.
Le Comité de salut public, qu’on avait rebaptisé Comité révolutionnaire, s’efforçait de redoubler de cruauté pour se faire bien voir par Robespierre et pour se poser devant le peuple comme le seul organe de gouvernement pur et incorruptible, aveuglément équitable et inexorable lorsque la sûreté de la République était en jeu. Aussi, une abominable émulation dans la cruauté commença entre le Comité et le parti de Robespierre dont aucun d’eux ne pouvait se relâcher de peur d’être accusé de modérantisme.
Chauvelin, la plupart du temps, s’était tenu en dehors de cette surenchère. Il pensait que le sort des deux partis était dans ses mains. Il ne pensait qu’au Mouron Rouge, à son imminente capture, sachant que lorsqu’il aurait en son pouvoir le plus redoutable adversaire des excès de la Révolution, il pourrait lier à son triomphe l’un ou l’autre des partis : Robespierre et ses bourreaux ou Tallien et les modérés. Il est si facile de dominer la foule que ce seul exploit suffirait à faire de lui l’homme le plus populaire de France. Lui, Chauvelin, dont le nom était devenu synonyme d’échec, pourrait d’un mot balayer ceux qui s’étaient moqués de lui, précipiter ses ennemis de leur piédestal et nommer ceux qui gouverneraient la France. Et cela devait se décider en quatre jours ! Deux jours avaient déjà passé.
La mi-juillet avait été particulièrement orageuse. On eût dit que la nature, unie aux passions humaines, à la vengeance, à la luxure, à la cruauté, rendait l’air plus lourd, brûlant pour faire pressentir la tempête à venir.
Pour Marguerite Blakeney, chaque jour était un cauchemar. Retranchée du monde extérieur, sans nouvelles de son mari depuis quarante-huit heures, elle endurait une véritable agonie qui eût brisé une âme plus faible, moins confiante.
Deux jours auparavant, la vieille femme qui la servait lui avait apporté un message d’une main inconnue. Je l’ai vu, disait le message, il se porte bien et il est plein d’espoir. Je prie Dieu pour votre délivrance et la sienne, mais on ne peut compter que sur un miracle.
Une main de femme avait tracé ces lignes, mais il n’y avait aucune indication sur leur provenance. Depuis, Marguerite n’avait plus rien reçu.
Elle n’avait pas vu non plus Chauvelin, ce dont elle remerciait Dieu à genoux. Cependant tous les jours à une heure régulière, elle devinait sa présence derrière la porte. Elle entendait sa voix dans le vestibule, des ordres, un bruit d’armes ou une conversation à voix basse. En ce moment, les pas furtifs de Chauvelin erraient devant sa porte et Marguerite restait sans mouvement comme une souris qui sent le chat, retenant son souffle, à demi morte d’appréhension.
Le jour se traînait lentement ; elle n’avait plus de livres ; on ne lui avait même pas donné une aiguille pour s’occuper. Elle n’avait personne à qui parler, sauf la mère Théot qui lui portait ses repas, presque toujours en silence et avec une mine telle qu’elle empêchait toute tentative de conversation. Marguerite n’avait pour compagnie que ses pensées, ses craintes qui augmentaient sans cesse, ses espoirs qui se dissipaient à mesure que les heures et les jours se succédaient avec monotonie. Il n’y avait autour d’elle que le bruit des allées et venues des soldats, et toutes les deux heures la relève de la garde dans le vestibule. Puis les murmures, les annonces des soldats jouant aux cartes ou aux dés, les chansons bachiques, les rires canailles, les mots obscènes, tout ce qui témoignait de la présence de ses geôliers et qui semblait immuable à l’abri de ces murs.
En fin d’après-midi, l’air devenait suffocant et Marguerite ouvrait la fenêtre, restait assise devant elle, les yeux fixés sur l’horizon lointain, ses mains moites et molles abandonnées sur son giron. Elle rêvait… et l’horloge de Saint-Antoine la réveillait en sonnant sept heures. Aussitôt elle entendait traîner le pas odieux de l’autre côté de la porte, des murmures, un éclat de rire cruel qui la ramenait au sentiment de son horrible position et du danger qui guettait son bien-aimé.