Pour Marguerite, cette merveilleuse journée de mai, comme d’autres journées aussi heureuses, aussi merveilleuses, se termina trop vite. Ressasser le bonheur enfui ne servait qu’à s’attrister, à faire naître l’angoisse et l’irritation que contenait par bonheur son désir d’accepter l’inévitable. Les amis intimes de Marguerite Blakeney s’étonnaient souvent de son énergie au moment de ces adieux si souvent renouvelés. Lorsque, au petit jour, elle mettait ses bras aimants autour du cou de Percy, et qu’elle craignait de plonger son regard dans celui de son bien-aimé pour la dernière fois, Marguerite pensait qu’aucune douleur au monde ne pouvait surpasser la sienne. Puis venait la terrible demi-heure où elle se tenait sur l’embarcadère ; les lèvres, les yeux, la gorge brûlant encore de baisers, elle surveillait une petite tache : le bateau qui s’éloignait vite emportant le Mouron Rouge vers son œuvre de pitié, de charité, et elle restait solitaire et désespérée. Puis, pendant les jours et les heures où il était loin d’elle, il lui fallait sourire, rire même, faire semblant de tout ignorer de son mari, tout, sauf qu’il était la coqueluche des salons, un charmant étourdi dont les absences répétées avaient pour causes l’affût du daim en Écosse, la pêche dans la Tweed, la chasse dans les comtés du centre de l’Angleterre, tout ce qui pouvait jeter de la poudre aux yeux du monde auquel son mari et elle appartenaient.
– Sir Percy n’est pas avec vous ce soir, chère Lady Blakeney ?
– Avec moi ? Mon Dieu, non ! Je ne l’ai pas vu de trois semaines.
– L’animal !
Les gens bavardaient, posaient des questions, lançaient quelques insinuations. La bonne société, quelques mois auparavant, avait été très émue parce que la belle Lady Blakeney, la femme la plus à la mode de la ville, avait eu un caprice passionné pour, vous ne le croiriez pas, ma chère ! pour son propre mari. Elle ne le quittait ni dans les dîners, ni en bateau, ni dans sa loge à L’Opéra, ni à la promenade. C’était tout à fait indécent ! Sir Percy était la coqueluche de la société ; ses mots, son rire léger, ses façons nonchalantes, impertinentes et délicieuses, son élégance, faisaient de lui la plus belle parure des salons où il consentait à se montrer. Son Altesse Royale n’était jamais de si bonne humeur que lorsque Sir Percy l’accompagnait. Aussi que sa propre femme prétendît le confisquer était déplacé, anormal, extravagant ! Certaines personnes mirent cette fantaisie sur le compte de l’excentricité française ; d’autres y virent une ruse de Lady Blakeney pour abuser son peu clairvoyant époux et cacher ainsi quelque amour dont personne n’avait encore eu vent.
Heureusement pour les sentiments de la société mondaine, cette phase d’amour conjugal ne dura pas longtemps. Son zénith avait été atteint l’année précédente ; depuis il ne cessait de décliner. On savait que ces derniers temps, Sir Percy n’était presque jamais chez lui et que ses apparitions à Blakeney Manor, sa belle habitation de Richmond, étaient rares et brèves. Il avait dû se fatiguer d’être dans l’ombre de sa charmante femme, ou être irrité par son esprit caustique, qu’elle ne se privait pas d’aiguiser à ses dépens ; et le ménage de ces deux personnalités à la mode avait, suivant ceux qui étaient dans le secret, pris de nouveau une tournure normale.
Lorsque Lady Blakeney était à Richmond, à Londres ou à Bath, Sir Percy chassait, pêchait ou faisait du yacht, ce qui était juste ce qu’il devait faire. Et quand il faisait sa réapparition dans le monde, Lady Blakeney ne faisait attention à lui que pour le prendre comme tête de turc.
Peu de gens savaient combien il coûtait à Marguerite de jouer ce rôle. L’identité d’un des plus grands héros qui aient jamais existé était connue de son pire ennemi, mais restait ignorée de ses amis. Marguerite continuait à sourire, à plaisanter, à flirter tandis que son cœur se brisait et que son cerveau était presque paralysé par l’angoisse. Ses amis intimes l’entouraient, évidemment ; cette magnifique petite troupe de héros qui formait la ligue du Mouron Rouge : Sir Andrew Ffoulkes et sa jolie femme, Lord Anthony Dewhurst et son épouse dont les grands yeux étaient encore emplis de la vision tragique qui avait assombri le premier mois de sa vie conjugale, et Lord Hastings, Sir Evan Cruche, le jeune Squire de Holt, tous les autres… !
Quant au prince de Galles, il est plausible qu’il avait deviné l’identité du Mouron Rouge, s’il n’en avait pas été informé officiellement. Il est certain que son tact et sa discrétion permirent plus d’une fois à Marguerite de se tirer de situations embarrassantes.
Auprès de ces amis, dans leur conversation, leur rire heureux, leur magnifique courage et leur non moins magnifique gaieté, réplique de celle de leur chef adoré, Marguerite trouvait les consolations qui lui étaient nécessaires. Avec Lady Andrew Ffoulkes, avec Lady Anthony Dewhurst, tout lui était commun. En compagnie des membres de la ligue qui étaient présents en Angleterre, elle pouvait parler et refaire en pensée les diverses étapes de l’aventure où son bien-aimé et ses amis étaient engagés. Enfin, elle pouvait vivre les souvenirs heureux d’un bonheur parfait où l’amour, l’altruisme, la compréhension, la bonté sans bornes étaient mêlés.
De Mme de Fontenay, puisque Marguerite continuait à la connaître sous ce nom, elle n’apprit que peu de choses. Que la belle Theresia eût gagné Londres ou non et qu’elle eût réussi ou non à retrouver son mari fugitif, Marguerite n’en sut rien et ne s’en soucia pas. L’inexplicable antipathie qu’elle avait ressentie la première fois qu’elle avait vu la belle Espagnole l’incita à la tenir à l’écart. Sir Percy, fidèle à sa parole, n’avait pas livré à sa femme le nom actuel de Theresia, mais à sa façon légère, insouciante, il avait laissé tomber quelques mots de mise en garde qui avaient aiguisé les soupçons de Marguerite et renforcé sa détermination d’éviter Mme de Fontenay autant que possible. Et du moment que cette femme n’avait pas besoin de secours matériel, elle ne voyait aucune raison de reprendre des relations qui, en fait, ne semblaient pas être souhaitées non plus par Theresia.
Un jour, cependant, un jour où Marguerite se promenait seule dans le parc de Richmond, elle se trouva face à face avec l’Espagnole. C’était un bel après-midi de juillet, la fin d’un jour qui avait été relativement heureux pour Marguerite : le courrier de France lui avait apporté des nouvelles de Sir Percy, une lettre où son mari lui disait que tout allait bien et qu’il entrevoyait la possibilité de venir passer à Douvres un de ces jours inoubliables pour tous deux.
Marguerite, qui venait juste de recevoir la lettre de son bien-aimé, s’était sentie absolument incapable d’aller remplir ses devoirs mondains à Londres. Rien d’important ne réclamait sa présence. Son Altesse Royale était à Brighton ; l’opéra et le dîner de Lady Portarles se passeraient d’elle. La soirée promettait d’être plus belle encore que de coutume avec son brillant coucher de soleil et cette brise parfumée des fins de jour à la mi-été.
Après dîner, Marguerite avait eu envie de flâner un peu seule. Elle jeta un châle sur sa tête et sortit sur la terrasse. Un panorama de pelouses veloutées, d’allées ombreuses, de bordures de roses en pleine floraison, se déploya devant elle dans une perspective confuse ; et, plus loin, le mur d’enceinte, vêtu de lierre, surplombé par d’immenses tilleuls, percé par les belles grilles de fer forgé qui ouvraient directement sur le parc. Les ombres du soir commençaient à l’envahir et le jardin prenait cette mélancolie subtile que la beauté parfaite traîne toujours avec soi. Dans un orme, au loin, un merle sifflait son chant du soir. La nuit était pleine d’odeurs douces, roses, héliotrope, tilleul et réséda, tandis que juste au-dessous de la terrasse, une plate-bande de tabac blond balançait l’encens de ses fleurs fantomatiques. C’était un soir bien fait pour attirer une âme esseulée hors des murs, loin des indifférents, jusqu’au cœur de la nature qui seule est toujours assez puissante pour calmer et consoler.
D’un pied léger, Marguerite parcourut le jardin et atteignit bientôt les grilles monumentales à travers lesquelles la solitude paisible et feuillue du parc semblait lui faire signe. La grille n’était pas fermée à clef ; elle la franchit et prit une allée ombragée bordée de végétation inextricable et de hautes fougères qui la conduisit à l’étang ; là, brusquement elle aperçut Mme de Fontenay.
Theresia était vêtue d’une robe collante en soie noire très mince, qui mettait en valeur la blancheur laiteuse de sa peau et le carmin vif de ses lèvres. Un châle transparent entourait ses épaules, ce qui, avec la forme de sa robe à taille haute, convenait parfaitement à sa grâce flexible. Elle ne portait aucun bijou, aucun colifichet, rien qu’une magnifique rose rouge à son corsage. Marguerite ne s’attendait pas du tout à la voir à cet endroit et à ce moment, et son intuition l’avertit que l’apparition de cette beauté qui flânait seule et désœuvrée au bord de l’eau était de mauvais augure. Son premier mouvement fut de s’enfuir avant que Mme de Fontenay l’eût aperçue, mais elle se morigéna bientôt pour ce mouvement puéril de terreur et elle s’arrêta, attendant que l’autre femme s’approchât d’elle.
Une minute plus tard, Theresia, levant les yeux, à son tour vit Marguerite. Elle ne parut pas surprise et s’avança assez rapidement avec un cri joyeux, les deux mains tendues :
– Milady, s’écria-t-elle. Enfin, je vous vois ! Je me suis souvent étonnée de ne jamais vous rencontrer !
Marguerite prit les mains tendues et répondit avec le plus de cordialité qu’elle put. Elle fit de son mieux pour montrer à son interlocutrice intérêt et sympathie.
Mme de Fontenay n’avait pas grand-chose à raconter. Elle avait trouvé asile dans un couvent français à Twickenham dont la supérieure avait été une amie de sa mère aux anciens jours heureux. Elle sortait très peu et ne fréquentait pas la société, mais elle aimait flâner dans ce magnifique parc. Les religieuses lui avaient dit que la belle demeure de Lady Blakeney était toute proche ; elle aurait aimé lui faire signe, elle n’avait jamais osé et s’en était remise au hasard d’une rencontre, ce qui, jusqu’à ce jour, ne s’était jamais produit.
Elle lui demanda gentiment des nouvelles de Sir Percy et parut avoir appris qu’il était à Brighton auprès de son royal ami. Mme de Fontenay n’avait pas trouvé trace de son propre époux. Il devait vivre sous un faux nom, pensait-elle, et probablement sans le sou, c’était à craindre ; elle aurait donné un empire pour le rencontrer.
Puis elle demanda à Lady Blakeney si elle savait quelque chose des Serval.
– Je prenais beaucoup d’intérêt à eux parce que j’en avais entendu parler à Paris et parce que nous avons débarqué en Angleterre le même jour, si ce n’est dans les mêmes circonstances. Seulement, je n’ai pu voyager avec eux le lendemain comme vous l’aviez si aimablement suggéré, parce que j’étais très malade. Un ami a pris soin de moi à Douvres ; mais je me souviens d’eux et j’ai souvent souhaité les rencontrer.
Oui, Marguerite voyait les Serval de temps en temps. Ils avaient loué un petit cottage non loin d’ici, juste en dehors de la ville. L’une des filles, Régine, avait trouvé un emploi chez une couturière à la mode de Richmond. La plus jeune, Joséphine, était professeur dans une institution de jeunes filles, et le garçon, Jacques, travaillait dans une étude de notaire. Tout cela était bien dur pour eux, mais ils avaient un magnifique courage, et bien que les enfants ne gagnassent pas beaucoup d’argent, cela suffisait à leurs besoins.
Mme de Fontenay écouta ces nouvelles avec grand intérêt. Elle exprima le souhait que le mariage de Régine avec l’homme de ses rêves apportât un rayon de soleil dans cette maison.
– Je le souhaite aussi, dit Lady Blakeney.
– Avez-vous vu ce jeune homme, le fiancé de Régine ?
– Oui, quelquefois. Seulement, il semble pris toute la journée. Il a une tendance au découragement, à la mélancolie. C’est malheureux, car Régine est une fille charmante qui mérite d’être heureuse.
Là-dessus, Mme de Fontenay soupira de nouveau et répéta qu’elle serait contente de rencontrer les Serval :
– Nous avons tant de peines à mettre en commun ! Tant de malheurs… Nous devrions être amis.
Elle frissonna un peu :
– Le temps est bien froid pour juillet. Oh ! combien on regrette le chaud soleil de France !
Elle serra plus étroitement son châle léger autour d’elle. Elle était fragile, expliqua-t-elle : une fille du Midi, et elle craignait que ce climat anglais ne la tue. En tout cas, il était imprudent de sa part de rester immobile à causer alors qu’il faisait si froid. Et elle prit congé avec une gracieuse inclinaison de tête et un « au revoir » cordial. Elle prit un petit sentier sous les arbres, coupa à travers les fougères et Marguerite, pensive, contempla la silhouette gracieuse jusqu’à ce que les feuilles l’eussent dérobée à sa vue.