À l’aube, Simon Pradel quitta le château. Il avait passé toute la nuit au chevet de l’abbé Edgeworth, luttant sans cesse pour conserver le battement de la vie à ce cœur surmené. Le prêtre n’était qu’à demi conscient et avalait machinalement les potions que le médecin versait entre ses lèvres. Vers six heures du matin, il reprit connaissance et ses premiers mots furent pour demander un prêtre.
– Vous n’êtes plus en danger, maintenant, lui dit doucement le docteur Pradel.
L’abbé insista.
– Il faut que je voie un prêtre : il y a trois jours que je ne me suis pas confessé.
– Vous n’avez rien à vous reprocher, j’en suis sûr, monsieur l’abbé, et je crains que ce ne soit pour vous un effort pénible.
– Le regret d’être privé de l’assistance d’un de mes frères me fait plus de mal qu’un effort, si pénible soit-il.
Il fallait donc contenter le malade. Pradel pensa immédiatement à Augustin Levet et décida d’aller le chercher. Il reprit sa trousse et son manteau, laissa des instructions à la femme de service qui devait s’occuper de son malade, et quitta sans regret ce château inhospitalier. La matinée était claire et froide, le soleil se levait à peine au-dessus des bois de Charenton et une lumière pâle se glissait dans la vallée. Dans le parc, deux journaliers travaillaient déjà et, devant l’écurie, loin sur la gauche, Pradel aperçut trois hommes dont l’un, un groom, tenait par la bride un cheval qu’un autre homme, Lord Devinne probablement, s’apprêtait à enfourcher ; le troisième tournait le dos à l’avenue et Pradel ne le reconnut pas.
Il se mit à marcher rapidement vers la grille et, soudain, aperçut une silhouette féminine qui marchait dans la même direction que lui, à quelque distance en avant. Il s’arrêta, planté comme une souche et n’en croyant pas ses yeux : ce n’était pas souvent qu’une telle chance lui était arrivée. La joie de rencontrer Cécile de la Rodière seule, de lui parler en tête à tête, ne lui avait été accordée que deux fois dans l’année qui venait de s’écouler.
Pradel n’était pas un sot. Il savait bien que son amour était absolument sans espoir ; c’est-à-dire qu’il l’avait cru jusqu’aux derniers événements, jusqu’à ce gigantesque bouleversement qui avait mis la société sens dessus dessous. Il n’aurait pas été un homme s’il n’avait pas alors commencé à espérer ou, plutôt, s’il n’avait pas cessé de désespérer tout à fait. Il était certain que l’arrogante famille de Cécile continuerait à s’opposer à un mariage, mais nul ne pouvait savoir si, dans les mois qui allaient suivre, ces dédaigneux aristocrates ne seraient pas peu à peu obligés d’abandonner leur forteresse d’orgueil.
Bien sûr, Simon ne pensa pas à tout cela au moment où il aperçut la jeune fille, il se félicita seulement de sa bonne fortune et hâta le pas pour la rattraper. Elle était emmitouflée de la tête aux chevilles dans un ample manteau, mais son capuchon avait glissé et le soleil d’hiver, qui faisait briller la rivière, caressait ses boucles folles et les faisait briller comme de l’or.
L’avenue était jalonnée sur toute sa longueur par des bancs de pierre dont le dernier était tout près de la grille principale. Cécile s’arrêta là, regarda autour d’elle comme si elle attendait quelqu’un et s’assit. Au bruit des pas du jeune homme, elle se retourna et, quand elle le vit, elle se leva précipitamment, comme surprise. Il s’approcha, se découvrit et s’inclinant très bas :
– Vous vous êtes levée de bonne heure, mademoiselle ?
– Le lever du soleil était si beau ! Une promenade m’a tentée !
– Ce n’est pas étonnant, l’air du matin semble nous faire revivre.
Cécile se rassit. Sans attendre sa permission, Simon s’assit à côté d’elle.
– Je vais répéter votre question, monsieur le docteur, reprit Cécile en souriant : Vous vous êtes levé de bonne heure ?
– Ce n’est pas exact, mademoiselle, car je ne me suis pas couché.
– Vous avez veillé toute la nuit ?
– Mon malade aussi.
– Pauvre homme ! Comment va-t-il ?
– Mieux maintenant, mais la nuit a été très mauvaise.
– Vous ne l’avez pas quitté ?
– Évidemment.
– Vous avez été bon. Et… s’est-il confessé à vous ?
– Non, mais j’ai deviné.
– Il a eu le délire ?
– Non, il était très faible, mais il n’a jamais perdu la raison.
– Alors, comment avez-vous deviné ?
– Il est prêtre. J’ai vu sa tonsure. C’est un fugitif puisqu’il cache son nom. Ce n’était pas difficile.
– Vous ne…, commença-t-elle impulsivement.
– Mademoiselle ! protesta-t-il d’un ton de reproche.
– Je sais, reprit-elle vivement. J’aurais dû ne rien dire. Vous êtes incapable d’une action basse. Tout le monde sait que vous êtes noble et généreux et il vous faut oublier ce que j’allais dire et me pardonner.
Elle soupira et ajouta avec un peu d’amertume :
– Nous sommes tous détraqués, ces jours-ci. Rien n’est semblable à ce qui était il y a seulement quelques années. Notre pauvre pays est bouleversé, et nous aussi… Mais je ne dois pas vous empêcher d’aller vous reposer. Vous avez tant de travail, il ne faut pas vous surmener.
– Me reposer ? Me surmener, comme s’il y avait quelque chose, en ce monde…
Il s’efforça d’arrêter le torrent de mots qui allait lui monter du cœur aux lèvres et dont les conséquences pouvaient être beaucoup plus graves qu’il n’était possible de l’imaginer. Cécile de la Rodière était assez femme pour le deviner, et assez femme aussi pour ne pas vouloir qu’il s’arrêtât si brusquement. Aussi, elle se leva et marcha vers la grille. Il la suivit en songeant au bonheur qu’il aurait eu de prolonger ce tête-à-tête, qui devait être peu de chose pour elle, mais qui était l’événement le plus heureux qui eût jamais illuminé sa vie à lui.
Cécile ne dit rien jusqu’à ce qu’ils fussent à la grille et, tandis qu’il l’ouvrait, elle lui tendit la main :
– Suis-je pardonnée ?
Son regard était irrésistible, et le pauvre amoureux ne put que fléchir le genou et baiser la petite main. Une lumière argentée tombait sur eux à travers les branches des sycomores et des châtaigniers et, dans les buissons, on entendait les pas légers des petites bêtes carnassières. Puis les sabots d’un cheval résonnèrent tout près sur le sol gelé et une voix d’homme dit :
– Bon voyage, mon ami, et revenez nous voir bientôt !
Aussitôt, on entendit un affreux juron, puis :
– Que fait ici ce maraud ?
Cécile retira sa main et tourna des yeux effrayés du côté d’où la voix était venue, mais avant que la jeune fille ait pu intervenir, un coup de cravache violent s’abattit sur la tête du jeune médecin qui n’avait pas pu se relever. Il s’effondra sur le sol, mais entendit le cri d’horreur et de détresse de Cécile et les hurlements de son frère :
– Comment osez-vous ! Comment osez-vous !
La cravache se releva et, cette fois, cingla les épaules de Pradel. À moitié évanoui, celui-ci fit cependant le geste de se protéger la tête avec son bras. Il vit le petit pied de Cécile sous sa jupe et le bord de son manteau, et entendit son appel au secours et la voix de Lord Devinne :
– François ! Pour l’amour de Dieu ! Vous allez le tuer !
Malgré sa faiblesse, il allait faire un effort pour se relever lorsqu’un bruit étrange retentit tout près. Était-ce venu des buissons ou de la route, des cyprès raides comme des sentinelles de chaque côté de la grille ? Personne n’aurait pu le dire, mais il eut pour effet de paralyser tout le monde, le fou furieux qui frappait, comme sa victime. Ce bruit n’était pas effrayant, ce n’était qu’un rire, léger et traînant. Mais comme il était impossible de le localiser et que personne n’était en vue, il restait singulier, sinon inquiétant. Les jurons de François de la Rodière se glacèrent sur ses lèvres, ses joues blêmirent, son bras qui brandissait la cravache resta immobile au-dessus de sa tête comme s’il avait été pétrifié.
– Qu’est-ce que c’est ? murmura-t-il.
– Quelque campagnard sur la route, suggéra Lord Devinne.
Et il ajouta :
– De toute façon, il vous a épargné un meurtre.
Déjà, le marquis reprenait son sang-froid et en même temps sa rage :
– Commettre un meurtre ? J’aurais aimé tuer cet animal.
Il se tourna vers Cécile :
– Venez, dit-il.
Elle ne voulait pas venir. Elle voulait secourir le blessé qui gisait sur le sol, le visage ensanglanté, et qui était complètement évanoui. François de la Rodière frappa du pied la forme étendue.
– François ! cria la jeune fille hors d’elle. Je vous défends…
– Je vous jure de le tuer si vous ne me suivez pas tout de suite.
Cécile, indignée, terrifiée et craignant que son frère ne mît sa menace à exécution, se tourna vers Lord Devinne et dit froidement :
– Milord, mon frère est hors de lui, donc il faut que je vous demande d’agir en chrétien et en gentilhomme. Si vous avez besoin d’aide, appelez Antoine qui est à l’écurie. Il s’occupera du Dr Pradel jusqu’à ce que celui-ci puisse retourner chez lui.
Elle inclina un peu la tête sans cacher le mépris que lui inspirait l’attitude qu’il avait adoptée pendant toute cette affreuse scène, car, sauf lorsqu’il avait crié : « Pour l’amour de Dieu ! vous allez le tuer », il était resté près de son cheval, les rênes autour du bras, l’air détaché comme s’il ne voyait pas se perpétrer un odieux attentat contre un homme sans défense. Et comme François emmenait sa sœur de force, Lord Devinne fit un mouvement pour revenir à son cheval, mais un regard de Cécile l’arrêta et le décida à se montrer un peu plus humain.
– Je vais chercher Antoine pour m’aider, dit-il.
Et il se dirigea vers les écuries en tenant son cheval par la bride.
Antoine, justement, n’était pas à l’écurie. Devinne attacha son cheval dans la cour et après quelques secondes d’hésitation il se décida à revenir au château. Il s’était dit : « Si je ne vois pas Cécile maintenant, elle va ruminer tout cela et ajouter à ce qui s’est réellement passé. »
Paul lui ouvrit la porte ; Devinne demanda mademoiselle. Paul alla porter son message et revint lui dire que mademoiselle était souffrante et ne recevait personne. Devinne renouvela sa démarche qui fut encore repoussée. Il fit demander quand elle accepterait de le recevoir et on lui répondit qu’elle ne pouvait fixer la date, que cela dépendrait de l’état de sa santé.
Devinne, comprenant qu’il n’y avait plus rien à faire, reprit le chemin du retour, se sentant furieux contre le monde entier et en particulier contre Simon Pradel.
Dans la cour de l’écurie, il trouva Antoine qui travaillait, mais il enfourcha son cheval sans dire un mot de l’homme qui gisait sans connaissance devant la grille. Lorsqu’il passa par là, il vit avec surprise qu’il n’y avait plus trace de Simon Pradel.
– Ces canailles sont très solides, fut tout le commentaire de Lord Devinne.
Et il mit son cheval au trot.