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Dupé !

À peu près à la même heure de la soirée, le citoyen Lacaune, procureur syndic de la commune de Choisy, passait par une épreuve beaucoup plus pénible que celle de son subordonné de Manderieu. Il avait eu deux heures de joie sans mélange lorsque le capitaine Cabel s’était présenté à l’hôtel de ville porteur de nouvelles fantastiques : il avait réussi à capturer cet abominable espion anglais, le Mouron Rouge, et l’avait amené à Choisy ficelé, en croupe de son sergent, blessé et presque mort après un combat terrible où Cabel et son escorte avaient fait des prodiges de valeur. Le brave procureur faillit en avoir une attaque d’apoplexie. Il donna l’ordre de porter l’espion ligoté dans son bureau. On le jeta dans un coin comme un ballot de chiffons et il contempla avec un étonnement extrême cette forme inanimée qui semblait celle d’un misérable ivrogne. Son premier sentiment fut de douter que ce déchet d’humanité fût l’extraordinaire aventurier dont le nom seul était redouté par la France tout entière. Ce ne fut qu’après avoir entendu le récit du capitaine, l’histoire de la voiture pleine de ci-devant, de l’attaque, et du combat, que ses doutes s’apaisèrent. Après tout, on sait bien que les espions sont l’écume de la terre et que les espions anglais sont plus ignobles encore que les autres. Il ordonna à deux gendarmes de surveiller le prisonnier, puis fit transmettre ces bonnes nouvelles au citoyen Chauvelin. Ce dernier remâchait sa colère et son humiliation chez le citoyen Maurin qui lui avait offert l’hospitalité après sa libération. Chauvelin n’avait pas seulement souffert dans son orgueil, il avait ressenti douloureusement dans son corps cette détention dans un lieu qui sentait l’alcool et le rat pourri. Il avait dû passer plusieurs heures au lit, veillé par le notaire qui ne perdait aucune occasion de se faire des amis influents. La nouvelle de la capture du Mouron Rouge fut un baume souverain pour les peines physiques et morales du citoyen Chauvelin.

Le procureur lui écrivait :

Je vous en prie, citoyen, venez dès que possible. Je garde ici le prisonnier sous bonne garde afin que vous ayez la satisfaction de le voir vous-même. Il n’est pas beau à voir et n’a pas l’air bien terrible. C’est un grand escogriffe qui a tout du vagabond qui a toujours ignoré l’usage de l’eau pour la toilette. Je ne pensais pas qu’un gouvernement quelconque pût employer une telle racaille, même comme espion.

Un grand escogriffe bien sale ? Cela allait avec les souvenirs que Chauvelin pouvait évoquer du prince des dandys, de Sir Percy Blakeney. Il se souvenait de ces occasions sans nombre où il avait été joué par ce maître consommé du déguisement. La vue d’un grand escogriffe bien sale pouvait éveiller des doutes dans l’esprit du procureur de Choisy, mais non dans le sien. Il répondit au citoyen Lacaune qu’il serait à la mairie avant une demi-heure, et pendant qu’il se levait et s’habillait, il s’efforça de chasser de ses idées ce triomphe incroyable qui aurait pu le rendre fou de joie.

Ensuite vint la catastrophe. Dès que Chauvelin eut pénétré dans la mairie, on l’introduisit avec le plus profond respect dans le bureau du procureur. C’était une vaste pièce éclairée par une lampe à huile qui pendait du plafond et par deux bougies posées sur la table. Dans le coin le plus reculé, Chauvelin vit le contour d’un corps humain étendu derrière deux hommes, baïonnette au canon. Un profond soupir de satisfaction, de joie, de triomphe, gonfla sa poitrine. Son émotion était à son comble ; ses mains étaient glacées tandis que ses tempes battaient de fièvre. Il essayait de paraître calme, digne, distant, tandis que le citoyen Lacaune, après l’avoir respectueusement accueilli, lui rendait brièvement compte des péripéties de cette capture. Alors il pensa qu’il pouvait s’approcher du prisonnier et jouir de son humiliation et de sa faiblesse. Il prit une des bougies, et, d’un pas ferme, traversa la pièce. Le prisonnier était couché sur le côté, la tête tournée contre le mur. Une corde s’enroulait tout le long de son corps. Chauvelin, levant haut sa bougie, prit la tête de l’homme dans sa main fine et la tourna vers la lumière. Il poussa un cri, un cri de tigre mangeur d’hommes qui se voit enlever sa proie et le lourd chandelier tomba sur le sol avec bruit. Chauvelin se retourna, furieux, vers le procureur qui se frottait les mains, un sourire béat figé sur sa face :

– Espèce d’idiot ! Imbécile !…

Les mots lui manquèrent. La figure de Lacaune reflétait l’ébahissement le plus profond, et enfin Chauvelin finit par lui cracher presque à la figure cette phrase :

– Ce ruffian n’est pas le Mouron Rouge !

Un silence de mort suivit. Le procureur se sentit trembler comme dans un accès de fièvre ; il se laissa choir sur sa chaise pour ne pas s’évanouir. La bougie, penchée, coula sur le tapis. Chauvelin l’écrasa rageusement du pied.

– Ce n’est pas le Mouron Rouge ? murmura enfin Lacaune.

– Le premier idiot venu ne s’y serait pas trompé ! répliqua Chauvelin avec fureur.

– Mais… le capitaine…

– Je ne sais quel mensonge il a pu vous faire, mais c’était un mensonge délibéré et vous paierez tous pour cette faute.

Là-dessus, il fonça hors de la pièce en repoussant le secrétaire qui s’empressait. Le procureur n’était pas encore revenu de ses émotions lorsque se présenta le messager de son collègue de Manderieu. Au nom de Pradel, le citoyen Lacaune reprit un peu ses idées. Oui, il fallait faire quelque chose dans cette affaire ; si la trahison de Pradel pouvait être prouvée, on porterait sa découverte au crédit du procureur de Choisy et cela suffirait peut-être à contrebalancer les accusations que le citoyen Chauvelin pourrait formuler contre tous ceux qui avaient été mêlés à la capture du faux Mouron Rouge. Le risque d’irriter la populace n’était rien à côté des terribles menaces de Chauvelin.

Lacaune se rappela l’entretien qu’il avait eu ce jour même avec Louis Maurin et le fermier canadien. Celui-ci avait dénoncé Pradel comme un adhérent de la ligue du Mouron Rouge et Maurin avait confirmé cette accusation. Avec un peu de chance tout irait bien. Plusieurs procureurs de province avaient reçu un avancement rapide à la suite de l’arrestation de personnages importants dans leur ressort. Le premier soin de Lacaune fut de renvoyer le messager de Delorme à Manderieu avec l’ordre écrit de transférer le Dr Pradel à Choisy, puis il fit chercher le citoyen Maurin et le fermier canadien qui avait demandé un permis spécial de circuler et devait attendre au Café Tison d’être convoqué à ce sujet.