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La famille Levet

En 1793, la famille Levet comptait quatre membres. Le père ; Charles, n’avait pas plus de cinquante ans, mais on l’avait depuis longtemps surnommé « le vieux Levet » pour le distinguer de son fils aîné « le jeune Levet ». Donc, le vieux Levet était, de son métier, botaniste ; son travail consistait à parcourir les prés, les montagnes et les bords des rivières pour recueillir les plantes médicinales que demandaient les apothicaires. Ce genre de vie, solitaire la plupart du temps, l’avait rendu silencieux et réfléchi. Il vivait dans la nature et en connaissait toutes les humeurs, aucune d’elles ne l’eût effrayé : gelées, neiges, tempêtes étaient ses amies ; au lieu de les craindre, il vivait en communion avec elles. En plus de la nature, il avait deux amours : sa femme et son fils aîné. Le jeune Levet, qui était lieutenant de la Garde nationale, avait été tué en défendant les Tuileries le 10 août 1792. Après cela, le vieux Levet n’avait plus jamais été le même. Avant, il était laconique ; maintenant, il était taciturne et morose. Sa femme n’avait pu surmonter cette épreuve, elle avait eu un coup de sang qui l’avait laissée paralysée et elle restait depuis plus morte que vive, incapable de parler, incapable de bouger avec, dans ses grands yeux sombres, le reflet de l’angoisse que les événements de la capitale entretenaient dans son âme affaiblie. Elle et son mari, comme leur fils aîné, étaient de fervents royalistes, et la pauvre Henriette Levet avait manqué mourir lorsqu’elle avait entendu parler du procès de Louis XVI.

Le second fils des Levet, leur fils unique maintenant, était prêtre de Saint-Sulpice. Comme son père, Augustin était peu loquace, sauf lorsqu’il remplissait les devoirs de son état. Il passait le temps dont il pouvait disposer auprès de sa mère, lui lisant des livres de piété et les Vies des Saints avec une voix morne, inexpressive, qui ne semblait pas apporter beaucoup de réconfort à la pauvre malade.

Blanche, la jeune fille, faisait de son mieux, au contraire, pour apporter dans la maison sinon la gaieté, ce qui était impossible, du moins l’animation et le divertissement. Elle n’avait pas encore vingt ans, était jolie, et les jeunes gens tournaient autour d’elle comme des guêpes autour d’un pot de miel. Les constantes admonestations de son frère, qui aurait voulu la voir prendre la vie au sérieux, glissaient sur sa nature de vif-argent. Afin de ne pas heurter les convictions de sa famille et des amis qui fréquentaient la maison de son père, elle affichait des opinions royalistes et savait fort bien exprimer son amour pour le roi et son horreur devant le sort qui le menaçait, mais tout cela était superficiel ; les opinions politiques de Blanche ne l’empêchaient pas d’accepter les hommages d’un jeune homme bien connu pour sa ferveur républicaine, Louis Maurin, un jeune notaire qui aimait beaucoup Blanche et craignait tout autant le père de sa bien-aimée. Le vieux Levet n’avait pas formellement défendu l’entrée de sa maison à Louis Maurin, mais il n’encourageait pas ses visites ; cependant, lorsqu’il osait se présenter, Louis était très discret et le sourire de Blanche lui permettait de supporter les coups d’œil furieux du père de famille chaque fois que la politique venait sur le tapis.

En réalité, Blanche ne considérait Maurin que comme un amoureux, ainsi considérait-elle tout être qui portait des culottes et lui offrait l’hommage de son admiration. Tous les jeunes hommes de Choisy étaient dans ce cas, tous, sauf le médecin Simon Pradel, un Provençal cultivé et de belle mine dont la popularité dans le pays était immense, car avec la fortune que lui avait léguée un oncle qu’il n’avait jamais vu, il avait fondé un hôpital pour les enfants malades. Il venait souvent chez les Levet pour soigner Mme Levet dont les grands yeux lui souhaitaient une bienvenue muette, et il était le seul homme avec qui le vieux Levet acceptât de causer, ce qui veut dire qu’il écoutait avec sympathie ce que le jeune docteur lui disait.

Blanche, elle, faisait plus qu’écouter, et ses sourires, ses regards, indiquaient à Pradel que ses visites étaient bien accueillies, quoiqu’elle ne fît rien de plus que s’amuser avec celui-là aussi. Assez étrangement, le jeune homme semblait insensible aux avances de l’enfant gâtée et il ne lui montrait pas plus d’empressement qu’à Marie Bachelier, la bonne à tout faire.

À Choisy, on disait même que Pradel était un misanthrope, et surtout un misogyne, mais certains racontaient qu’ils avaient vu le Dr Pradel errer le soir aux alentours du château de la Rodière dans l’espoir, ajoutait-on, d’apercevoir Mlle Cécile de la Rodière. Ces bavardages étaient revenus aux oreilles de la jolie Blanche Levet, et le dépit avait changé son cœur. Ce qui n’avait été d’abord qu’une franche sympathie s’était changé en une passion.