Dire que la nouvelle de l’arrestation du Dr Pradel avait causé de l’agitation à Choisy serait très au-dessous de la vérité ; en fait, toute la commune était en ébullition et, à partir du moment où les ouvriers des fabriques de munitions étaient sortis et qu’on avait allumé les quinquets au coin des rues, les réactions de la foule avaient gagné en frénésie. Il y avait là autant de crainte que d’indignation. En effet, si on pouvait enlever le pain de la bouche à un citoyen loyal, généreux et patriote, si on pouvait jeter cet homme en prison sans l’ombre d’une preuve contre lui et le traduire devant le tribunal sous une inculpation qui pouvait entraîner la peine de mort, il n’y avait plus aucune garantie pour les citoyens honorables. Guillotine à droite, guillotine à gauche, guillotine et menace de guillotine à tout moment…, la liberté était morte. Il ne restait que la liberté de mourir de faim, celle d’envoyer ses enfants à la guerre ; pour le reste il n’y avait plus qu’un esclavage pire que celui subi au temps des seigneurs les plus arrogants.
Bien entendu, personne ne disait cela ouvertement. C’était un murmure, car on ne savait jamais par qui on était épié et, apparemment, le Dr Pradel avait été victime d’une de ces canailles que le gouvernement envoyait pour espionner les citoyens. Et c’était avec toutes sortes de précautions que l’on murmurait contre l’arbitraire tout en jetant des regards pleins de mépris sur l’inscription qui ornait les portes de tous les édifices publics : Liberté, Égalité, Fraternité.
Bien entendu, le lieu principal de réunion était le Café Tison. Chacun parlait du docteur : qu’allait-on faire maintenant qu’il n’était plus là pour secourir les malades et veiller sur les enfants ? Tout ce qu’on aurait pu faire était de se rendre en corps à Manderieu pour savoir ce qui s’y passait. Il faisait déjà noir, mais peu importait : tout le monde connaissait le chemin. Donc, on quitta le café, et sur la Grand-Place chacun interpella ses amis et même les simples passants :
– Viens-tu, Jean ? Et toi, Pierre ?
– Où allez-vous ?
– À Manderieu. On a fermé l’hôpital et le docteur est emprisonné.
– Oui, mais que pouvons-nous faire ?
– Allons toujours, nous verrons bien.
Les trois kilomètres qui séparaient Choisy et Manderieu furent vite parcourus. Le petit village était aussi agité que la ville voisine. Sur la place du Marché, où se trouvaient l’hôpital et la maison commune, une petite foule de paysans était assemblée. C’était une foule presque silencieuse ; de temps en temps seulement on entendait une phrase ou une malédiction. Il n’y avait guère pour éclairer la scène que deux quinquets aux portes de l’hôpital et un troisième au-dessus du porche de la maison commune. Les gens de Choisy se joignirent aux habitants de Manderieu et la foule s’anima un peu, mais on avait surtout peur. Au fond, ces gens ne savaient pas trop pourquoi ils s’étaient mis en marche. Ils voulaient savoir : savoir ce que devenaient le docteur et son hôpital. Quelqu’un avait dit : « Peut-être tout ne va pas si mal qu’on le dit, le docteur est peut-être libre et l’hôpital ouvert. » Maintenant, on était sûr que les pessimistes avaient raison : l’hôpital était bien fermé et les gens de Manderieu disaient que le docteur était prisonnier.
– Demandons, pour être plus sûrs, dit quelqu’un à son voisin.
Ces mots volèrent de bouche en bouche jusqu’à ce que deux cents mécontents eussent répété :
– Il faut nous assurer de cela.
Le procureur commençait à être las. Manderieu, jusqu’ici, était un petit trou très calme où l’on ignorait les manifestations et le bruit. La détention préventive du docteur avait été imposée à ce fonctionnaire au zèle tiède à qui on avait promis que cette responsabilité lui serait ôtée à la fin de la journée, mais la nuit venait sans qu’on fût venu prendre cet hôte indésirable, et le citoyen Delorme, procureur à Manderieu, envoya un messager à Choisy pour demander qu’on vînt chercher le prisonnier le plus tôt possible. Il fallait attendre le retour de cet émissaire et, pendant ce temps, la foule massée devant le bureau du procureur répétait sans se lasser :
– Le Dr Pradel ! Nous voulons voir le Dr Pradel !
Au bout de quelques minutes ce cri fut accompagné de huées, de sifflets, et on tambourina sur la porte à coups de poing et de sabot.
Le citoyen Delorme était dans la triste situation de la femme de Barbe-Bleue. Il avait posté deux gendarmes à l’entrée du village avec l’ordre d’arrêter tout messager venu de Choisy et de le conduire par une voie détournée sur les derrières de la maison commune. S’il s’agissait d’une escorte, on lui remettrait le prisonnier pour le ramener à Choisy. Le procureur attendait donc son salut de cavaliers galopant sur la route, et, s’il avait pensé au conte de Perrault, aurait récité sans arrêt : « Sœur Anne, sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? »
Le sergent de la Garde nationale lui conseilla d’aller haranguer la foule, mais Delorme se déroba ; il y avait des cailloux en quantité sur la place et il n’avait pas envie de les recevoir dans la figure. Dans son angoisse, il comprenait qu’il lui faudrait prendre une décision. Il y avait des risques des deux côtés : la fureur de la foule ou le blâme de ses supérieurs. Une sensation désagréable le prenait à la gorge, et rien ne venait sur cette maudite route !