Une heure ou deux plus tard, cinq hommes étaient réunis au second étage d’un immeuble de la rue du Bac : quatre d’entre eux étaient assis sur des chaises plus ou moins branlantes et le cinquième, debout devant la fenêtre, regardait à travers la pénombre le tableau qu’offrait la triste petite rue. Cet homme, d’une taille au-dessus de la moyenne, portait encore l’habit noir bien coupé qu’il avait pour dîner avec le baron de Batz chez Février, et qui lui donnait l’apparence d’un professeur.
De vrai, ce qu’on voyait par la fenêtre n’était guère réjouissant, mais cette atmosphère mélancolique ne semblait pas affecter ces hommes. Au contraire, leurs visages étaient ardents, animés, et la silhouette de l’homme en noir, avec ses larges épaules et ses hanches étroites, n’était pas celle d’un homme déprimé. Au bout d’un moment, d’ailleurs, il se détourna de son poste d’observation et alla s’asseoir dans un coin sur le bord d’un lit à roulettes tout à fait cassé.
– Bien, commença-t-il en s’adressant à tous. Vous avez entendu ce que ce fou a dit ?
– Presque tout, répondit quelqu’un.
– Il a le dessein insensé de jeter cinq cents écervelés à l’assaut de la voiture qui va emmener le roi à l’échafaud. Cinq cents cerveaux brûlés, menés par un candidat à Bedlam{1}, vont essayer d’atteindre cette voiture que huit mille hommes armés vont escorter. Ce serait ridicule si ce n’était tragique.
– On se demande, dit un des assistants, qui peuvent être ces cinq cents malheureux.
– De jeunes royalistes, tous bien connus des Comités. En fait, j’ai appris que la plupart d’entre eux, si ce n’est tous, recevront la visite de la police au petit jour et n’auront pas la possibilité de quitter leur domicile jusqu’à ce que l’exécution du roi ait eu lieu.
– Ciel ! dit l’aîné des quatre jeunes gens, comment avez-vous su cela ?
– Très simplement, mon cher, très facilement. La foule s’est écoulée aussitôt qu’on a eu proclamé le verdict. Il était trois heures du matin. Tout le monde était très excité et personne ne s’occupait de son voisin. Le président et les autres juges se sont retirés dans la salle qui leur est réservée. Vous voyez celle que je veux dire. Elle n’a pas de porte, seulement une arcade, et il y a toujours foule dans les corridors ; je me suis approché de l’entrée le plus possible et j’ai entendu Vergniaud donner l’ordre de mettre sous la surveillance de la police jusqu’à midi toute personne connue pour ses opinions royalistes ou même seulement modérées.
– Percy, vous êtes merveilleux ! s’écria le jeune homme avec ferveur.
– Tony, vous êtes un idiot ! répondit l’autre en riant.
– Donc, nous devons penser que le plan de notre ami le baron a fait long feu ?
– N’avez-vous pas pensé, Blakeney, que nous…
– Dieu me défend, interrompit Sir Percy avec emphase, de risquer vos précieuses vies dans une entreprise que mon bon sens me montre irréalisable. À quoi pourrait aboutir ce projet à la don Quichotte ? Pourrait-on enfoncer un cordon de troupes profond de dix rangs ? Et même, si nous supposons que les cinq cents hommes de Batz arrivent à atteindre la voiture, que pourront-ils espérer après ? Vont-ils se battre avec toute la garnison qui compte cent trente mille hommes ? Croit-on que tout le peuple de Paris va se soulever comme un homme et prendre parti pour le roi ? Folie que tout cela ! Et le premier résultat du corps à corps dans les rues serait le meurtre du roi par une main inconnue. N’ai-je pas raison ?
Tous en convinrent. Leur chef n’avait pas l’habitude de faire de longs discours. Qu’il en ait fait un à ce propos prouvait combien il était troublé par l’événement. Voulait-il se justifier devant ses fidèles de rester inactif ? Je ne le pense pas. Il était habitué à leur obéissance aveugle : c’était là ce qui faisait la force infrangible de la ligue du Mouron Rouge, et trois des hommes présents : Lord Anthony Dewhurst, Sir Andrew Ffoulkes et Lord Hastings, étaient ses plus chers amis.
Le chef avait parlé clairement et longuement de tout ce qui pouvait se passer le lendemain si on essayait de sauver le roi, mais il n’avait certainement pas encore fait part de tout ce qu’il avait à dire : les membres de la ligue savaient que leur chef ne leur aurait pas donné cet imperceptible signal au moment de quitter le restaurant s’il n’avait voulu que leur faire constater leur impuissance.
Sir Percy parla de nouveau :
– Mettons de côté le roi : son sort nous emplit d’horreur, mais nous ne pouvons rien y changer. Songeons à ce prêtre infortuné qui perdra sûrement sa tête sur l’échafaud si notre ligue n’intervient pas.
– L’abbé Edgeworth ?
– Oui. Il est d’origine irlandaise et, de son nom Fairymount, les Français ont fait Firmont. Qu’il vienne de nos îles ne peut qu’augmenter l’intérêt que nous lui portons… Calmez-vous ! Ce n’est pas la question ! L’abbé est un brave homme qui passe sa vie à secourir les malheureux, c’est donc une sorte de frère pour nous ; allons-nous l’abandonner à ces bêtes féroces ?
Tous secouèrent la tête avec énergie en signe de dénégation, et Ffoulkes ajouta :
– Si vous le voulez, Percy, nous ne l’abandonnerons pas.
– Bien. Il nous faudra occuper notre poste à sept heures sur la place de la Révolution, à l’angle de la rue Égalité, l’ancienne rue Royale. C’est là que nous serons le plus près de la guillotine. Lorsque la tête du roi sera tombée, il y aura un grand mouvement de foule : on se précipitera pour chercher ces horribles reliques que le bourreau vendra au plus haut prix. D’y penser, on a un haut-le-cœur, mais c’est là notre chance : entre nous cinq, nous aurons vite fait de nous emparer du pauvre prêtre et de le mettre en sûreté.
– Où pensez-vous l’emmener ? demanda Lord Tony.
– À Choisy. Vous vous souvenez des Levet ?
– Bien sûr. J’aime le vieux Levet. C’est un homme qui sait prendre des risques.
– Moi aussi je l’aime, dit Sir Andrew, et je suis bien fâché de ce qui est arrivé à sa pauvre femme. La petite n’a pas d’importance, mais je me méfie de son amoureux.
– Lequel ? dit Blakeney avec un sourire. La jolie petite Blanche en a plusieurs.
– Ffoulkes veut parler du médecin, interrompit alors le plus jeune des quatre hommes, Lord Saint-John Devinne qui était resté silencieux et maussade jusqu’à maintenant, sans prendre part à la conversation de ses amis.
C’était un grand jeune homme, de belle figure, le type classique de l’Anglais bien né, et on aurait pu le dire vraiment beau sans quelque chose de têtu et de faible à la fois qui se faisait jour dans ses yeux gris et dans la courbe efféminée de ses lèvres.
– Pradel n’est pas un mauvais homme, répondit Sir Andrew Ffoulkes. Peut-être aime-t-il un peu trop pérorer sur la Liberté, l’Égalité et tout le reste…
– Je ne peux pas supporter cet animal, murmura Devinne d’un air hargneux ; il dit sans cesse, et démontre, et prêche, que les manants mal lavés sont des gens très bien en réalité si seulement ils arrivaient à s’en apercevoir, et que l’avenir leur appartient.
Il ajouta, plein de mépris :
– Liberté, Égalité ? Quelles bêtises !
– Bien, dit à son tour Sir Percy de sa voix calme, ne peut-on dire quelque chose en leur faveur ? Les pauvres diables ont eu de mauvais temps en France ; maintenant ils menacent et ils tuent. Pradel est un intellectuel, il parle, mais il ne tuera jamais.
Devinne murmura :
– J’en suis moins sûr que vous.
Tandis que Lord Tony éclatait de rire :
– Je vais vous dire ce qui ne va pas avec votre ami Pradel !
– Qu’est-ce que c’est ? demanda Sir Andrew.
– Il est amoureux.
– Oui, de Blanche Levet.
– Non. De Cécile de la Rodière.
La nouvelle fut accueillie avec incrédulité.
– Quelle blague ! dit Sir Andrew.
– Ce n’est pas vrai ? demanda Hastings.
Blakeney cependant la confirma :
– J’ai peur que ce ne soit vrai.
Tandis que Devinne interrompait avec fureur :
– Il n’oserait pas !
– Il n’y a rien d’audacieux à être amoureux, mon cher garçon, fit remarquer Sir Percy.
– Alors, pourquoi dites-vous que vous avez peur que ce ne soit vrai ?
– Parce que ce genre de chose amène inévitablement des complications.
– Vous voyez la tête de la marquise et de son fils François, s’ils s’aperçoivent un jour que le médecin du village est amoureux de Mlle de la Rodière ?
– Je vois cela très bien, dit Saint-John Devinne. Il arriverait la bonne vieille histoire dont j’ose dire qu’on peut l’approuver : celle d’une solide correction administrée à M. Pradel des mains du marquis et…
Il s’arrêta, et une vive rougeur envahit sa jolie figure. Comme il levait les yeux, il avait rencontré le regard de son chef fixé sur lui avec une expression qu’il était difficile de définir. Il y avait là de la gaieté, de la pitié, de la raillerie, et tout cela réduisit le jeune homme au silence.
On se tut pendant quelques instants. Il semblait que l’attitude de Lord Saint-John, et sa courte discussion avec le chef de la ligue, eussent jeté un froid. Blakeney consulta sa montre et dit tranquillement :
– Il est temps de revenir à nos affaires.
Aussitôt, tous redevinrent attentifs. Le mot « affaires » avait pour eux un sens si riche : enthousiasme, aventure, le piment de leur existence. Seul, Devinne, renfrogné, ne regarda pas une fois du côté de son chef.
– Écoutez-moi, camarades, reprit Blakeney d’un ton ferme : si vous n’apprenez rien de moi d’ici demain matin, nous nous retrouverons où je l’ai dit, à sept heures précises. Après, vous n’avez qu’à vous tenir aussi près de moi que possible, et si nous sommes séparés par la foule, nous nous retrouverons à Choisy. Donnez-vous l’apparence d’une bande de coquins. Ce ne sera pas difficile.
Après un arrêt, il conclut :
– Si, contrairement aux prévisions, l’abbé Edgeworth ne devait pas accompagner le roi, je vous enverrais un mot avant cinq heures du matin. Souvenez-vous que mes ordres pour cette nuit sont de ne pas vous faire arrêter, cela aurait des inconvénients pour nous tous.
Les jeunes gens sourirent. Il ajouta :
– C’est tout. Bonne nuit ! Dieu vous bénisse !
Et il partit.
Les autres prêtèrent l’oreille attentivement pour chercher à entendre ses pas dans l’escalier de pierre, mais ils n’entendirent rien. Ils allèrent à la fenêtre et, à travers le brouillard, ils virent la haute silhouette de leur chef traverser la rue et disparaître dans la nuit.
D’un seul cœur, trois Anglais chevaleresques murmurèrent avec ferveur :
– Dieu le protège !
Devinne ne dit rien et, au bout de quelques minutes, sortit. Lord Tony dit aux autres :
– Vous avez confiance en Devinne ?
Et il ajouta avec emphase :
– Moi, non !
Lord Hastings secoua la tête :
– Je me demande ce qu’il a.
– Je peux vous le dire, reprit Lord Tony. Il aime Mlle de la Rodière. Il l’avait rencontrée à Paris il y a cinq ans avant toutes ces histoires. La mère de la jeune fille et son frère n’ont pas voulu d’un mariage avec un étranger, pas plus qu’ils ne voudraient d’un mariage avec un médecin de campagne. Devinne ne peut pas voir en Pradel un rival sérieux, et cependant il le hait et passe sa bile sur lui. Son attitude à l’égard de Percy est impardonnable, c’est pourquoi je n’ai pas confiance en lui.
Là-dessus, Sir Andrew murmura tout bas :
– S’il y a un traître parmi nous, que Dieu nous aide !