À peine le président avait-il terminé que les avocats du roi déposèrent une protestation. Ils demandaient un sursis et l’appel au peuple. Celui-ci avait déjà été rejeté ; il restait le sursis, mais les députés étaient recrus de fatigue et remirent leur décision au lendemain.
Les extrémistes disaient « non », Philippe-Égalité disait « non », peu de députés avaient le courage de dire « oui » et, finalement, on rejeta aussi le sursis.
Le Conseil exécutif vint lire le décret de mort au condamné dans sa prison. Louis XVI l’écouta tranquillement, puis il demanda un délai pour se préparer à la mort et un confesseur dont il donna le nom. Le ministre de la Justice, Garat, accepta de transmettre cette dernière demande, et lorsqu’il revint il dit « qu’il était libre à Louis d’appeler tel ministre du culte qu’il jugeait à propos ».
Pendant ce temps, la nouvelle se répandait dans Paris et le frappait de stupeur. Seuls les extrémistes se réjouissaient, agitaient leurs cocardes tricolores et criaient : « Vive la liberté ! » Le député qui s’était élevé le premier contre un sursis, Le Peletier, alla souper au Palais-Royal chez un restaurateur à la mode : Février. Il allait payer sa note lorsqu’il fut attaqué par un homme qui lui plongea un poignard dans la poitrine en criant : « Régicide ! voilà pour toi ! » Dans la confusion qui suivit, le meurtrier s’échappa. Lorsqu’on apprit la chose, la plupart des députés qui avaient voté la mort s’enfermèrent chez eux.
Cependant, les cafés et les restaurants ne désemplissaient pas. On parlait du procès et on parlait de la guerre peut-être imminente avec l’Angleterre. L’ambassadeur de France à Londres, Chauvelin, n’était pas encore revenu, mais on s’attendait à le voir rappelé d’un instant à l’autre ; les Anglais qui résidaient en France se préparaient à quitter le pays.
Cependant, il en restait encore un certain nombre, journalistes, hommes d’affaires ou simples curieux, et ils venaient dîner chez Février où se rencontraient aussi Saint-Just, Robespierre, Desmoulins, Vergniaud et d’autres hommes en vue. Ce soir-là, une douzaine d’étrangers se trouvaient réunis autour d’une table ronde. Le dîner était maigre, car les provisions commençaient à manquer et les menus s’en ressentaient. Cependant, la bonne humeur assaisonnait la pauvre chère, et les convives, des Anglais surtout, se résignaient sans trop de grimaces à mal manger.
– Que diriez-vous d’un rôti de bœuf à la moutarde ? disait un homme qui s’efforçait de venir à bout d’un morceau de salé aux haricots.
– Qu’il passerait bien, répondit son voisin, bien que, pour le moment, j’ai plutôt envie d’un ragoût de mouton à la mode Lancashire : c’est le triomphe de ma femme.
– Chez moi, interrompit un de leurs compatriotes à l’accent caractéristique, c’est aujourd’hui le jour du hachis, avec un grand verre de whisky écossais par-dessus, je vous jure…
Deux hommes dînaient ensemble à une petite table voisine ; l’un d’eux s’écria :
– Ces Anglais ! Ils ne parlent que de nourriture !
Sans commenter cette remarque, l’autre dit :
– Vous savez l’anglais, monsieur ?
– Oui ; vous ne le savez pas ?
– Je n’ai jamais pris de leçons, fut la réponse énigmatique.
Ces deux hommes étaient très différents : l’un était plutôt petit et large d’épaules, il avait le visage rubicond, les lèvres sensuelles et des yeux à fleur de tête. Ses mains s’agitaient constamment, roulaient des boulettes de mie de pain ou tambourinaient sur la table. L’autre était très grand ; il parlait sur un ton légèrement pédant, un ton de professeur, ses mains fines ne faisaient pas de gestes. Les deux convives étaient vêtus simplement d’habits noirs et de culottes de drap.
À ce moment, il y eut un grand remue-ménage ; on demandait les chapeaux, les manteaux, on se disait bonsoir… Robespierre, Vergniaud, Saint-Just, quittèrent la salle et, lorsqu’ils eurent disparu, le plus petit des deux dîneurs se renversa sur le dossier de sa chaise avec un soupir et murmura :
– L’air est meilleur à respirer maintenant que cette sale engeance a vidé les lieux.
– Pourtant, dit doucement le professeur, je vous ai rencontré pour la première fois au club des jacobins, monsieur le baron de Batz.
– J’y étais allé par curiosité. Et si je vous ai accosté ce soir-là, c’est bien parce que je vous ai trouvé différent de ces énergumènes.
– Différent ?
– Oui, vous êtes un homme cultivé et votre linge est élégant.
– Vous me flattez.
– Non, vous m’avez parlé de poésie, de la rhétorique anglaise et de l’art italien ; j’ai donc pensé en vous quittant qu’il me fallait vous rencontrer de nouveau. Aussi, je me suis félicité de vous voir apparaître ici cette nuit et je suis heureux que vous ayez accepté de vous asseoir à ma table.
La salle s’était presque entièrement vidée. À part nos deux interlocuteurs, il ne restait plus que trois joueurs de dominos et un quatrième quidam, le nez dans son journal.
Le baron de Batz se pencha vers le professeur :
– Je vais vous montrer toute mon estime maintenant, murmura-t-il.
– Vraiment ?
– Je vous demande votre aide.
– Pour quoi ?
– Pour sauver le roi.
– C’est une entreprise difficile, monsieur.
– Difficile, mais non impossible. J’ai cinq cents amis qui seront postés demain entre le Temple et la place de la Révolution. À mon signal, ils se précipiteront sur la voiture, emmèneront le roi dans une maison du quartier dont tous les habitants sont à ma solde. Vous ne dites rien ? À quoi pensez-vous ?
– Au général Santerre et aux huit mille soldats de l’escorte. Sont-ils eux aussi à votre solde ?
– Huit mille, répliqua Jean de Batz. Bah !
– Vous doutez du chiffre ?
– Non. Je sais tout cela. Je sais aussi qu’il y aura des canons et des canonniers, la mèche allumée à la main, mais il faut tenir compte de l’effet de surprise. Une panique soudaine peut se produire parmi ces hommes. Je peux vous dire que j’ai déjà vu des choses de ce genre-là.
– Il y a tout de même des tâches qui sont au-dessus des forces humaines.
– Alors, vous ne voulez pas m’aider ?
– Vous ne m’avez pas encore dit ce que je peux faire, et que puis-je faire ? Vous allez exposer inutilement la vie de vos adhérents et celle du pauvre prêtre qui sera dans la voiture du roi, l’abbé Edgeworth de Firmont, que j’ai connu autrefois à la Sorbonne. Vous ne sauverez pas le roi de la guillotine.
– La guillotine, hurla le baron de Batz, comment osez-vous parler dans la même phrase de notre souverain et de la guillotine ? Non, Louis XVI ne montera pas les marches de l’échafaud, nous l’arracherons aux griffes des assassins !
– Puis-je avoir mon manteau ? répondit le professeur.
Et avec un salut poli, il se retira.