Pendant ce temps, le tumulte augmentait à Manderieu et le citoyen Delorme était à bout de nerfs, dans un état proche du désespoir. C’est au moment où la foule allait envahir les bureaux du procureur que « Sœur Anne », sous les espèces d’un gendarme qui avait été posté à l’entrée du village, apporta tout courant la nouvelle que le citoyen Lacaune avait envoyé une escorte avec l’ordre écrit d’emmener immédiatement le Dr Pradel. La femme de Barbe-Bleue, le procureur en l’occurrence, en éprouva un immense soulagement.
– Où est cette escorte ?
– Derrière la maison, citoyen.
– Combien d’hommes ? Sont-ils à cheval ?
– Deux hommes seulement, mais très vigoureux et bien montés. Ils mènent un troisième cheval par la bride.
– Très bien. Faites sortir tout de suite le prisonnier, remettez-le aux mains des gendarmes de Choisy et nous aurons maintenant la paix à Manderieu, s’il plaît à Dieu…
Le citoyen Delorme se tut brusquement : dans sa joie, il venait d’oublier que Dieu n’existait plus par décret du gouvernement. En serviteur loyal de la République, il espéra que le gendarme n’avait pas entendu son exclamation pieuse. Cinq minutes plus tard, heureux de s’être défait de son hôte, il décida d’affronter à l’extérieur la foule houleuse. À peine eut-on ouvert la porte que les sifflets, les huées éclatèrent. Les cailloux volèrent. Les gendarmes durent lui frayer un chemin à travers la foule jusqu’à un endroit d’où on pût l’entendre aux quatre coins de la place.
– Citoyens, beugla-t-il le plus fort qu’il put, vous vous trompez en croyant que le Dr Pradel est ici. On l’a déjà conduit à Choisy depuis longtemps.
Cette déclaration fut accueillie avec incrédulité ; les sifflets redoublèrent et un caillou, lancé d’une main experte, brisa une vitre. Les manifestants se précipitèrent à l’intérieur des locaux administratifs et descendirent jusqu’au cachot dont on trouva la porte grande ouverte. Après avoir erré dans les bureaux et les appartements privés du citoyen Delorme, où ils ne trouvèrent pas non plus l’homme qu’ils cherchaient, ils s’en retournèrent chez eux déçus, les uns dans le village même, les autres à Choisy. Tous hochèrent la tête tristement en passant devant l’hôpital gardé par deux sentinelles.
Quelque temps plus tard, alors que le village avait repris son calme et que, une à une, les fenêtres avaient fermé leurs volets pour la nuit, une sentinelle demanda à dire un mot au citoyen procureur. À l’horloge de la place du Marché venaient de sonner dix heures. Le procureur, en chemise de nuit, allait se mettre au lit ; cependant il ordonna à la sentinelle de monter.
– Eh bien ! Qu’y a-t-il ?
– Cela seulement, dit l’homme.
Et il tendit un morceau de papier sale.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Je ne sais pas. Une lettre, je pense. Je faisais ma ronde et j’étais aussi loin que le carrefour lorsqu’un homme de la gendarmerie nationale m’a donné ce papier en disant :
– Porte-le au procureur ; il te récompensera pour ta peine.
Delorme prit le papier et le tourna en tous sens entre ses doigts ; il trouvait quelque chose d’étrange à ce message délivré en pleine nuit.
– Il y a combien de temps qu’on te l’a donné ?
– Une demi-heure environ. J’ai terminé ma ronde, puis je suis venu ici. Ai-je bien fait, citoyen procureur ?
– Oui. Tu peux aller.
Quand l’homme fut parti, le citoyen Delorme déplia la mystérieuse missive. Elle contenait quatre lignes qui ressemblaient à des vers, mais c’était écrit en une langue étrangère qu’il ne comprenait pas, de sorte que, si c’était une plaisanterie, elle manquait son but. La seule chose qui l’intéressât fut un dessin sommaire en guise de signature : il représentait une petite fleur à cinq pétales et avait été tracé à la craie rouge.
Le brave procureur mit le billet de côté, espérant que le lendemain quelque citoyen instruit pourrait lui en donner le sens. Puis il se coucha, souffla la chandelle et s’endormit du sommeil du juste.