Le lendemain même, tout allait mieux. Charles Levet, sa fille, son fils et la servante avaient passé une fort mauvaise nuit dans les cachots de la prison municipale et au matin avaient été conduits devant le procureur syndic, qui les avait soumis à un interrogatoire. Là, les choses n’avaient pas très bien marché. Charles Levet était entêté, Blanche en larmes, Augustin absent, et la servante Marie ne faisait que se contredire. Le procureur s’impatientait. Il voulait faire son devoir, mais les Levet étaient des gens du même milieu que lui et du même pays ; ils n’étaient pas des aristocrates et, par conséquent, n’étaient pas de ceux qui dussent conspirer contre la République et favoriser l’évasion d’un suspect. En fait, il était très ennuyé que son ami Maurin se fût mêlé de dénoncer les Levet. Inculper ceux-ci de trahison ferait mauvais effet dans Choisy où le vieux botaniste était très respecté et où sa jolie fille était courtisée par la moitié des jeunes gens.
Après l’interrogatoire, le digne procureur eut une entrevue avec son ami le notaire. Celui-ci, aussi glissant qu’une anguille, s’était tiré de sa périlleuse situation et, en peu de temps, était parvenu à persuader son ami que lui, personnellement, n’avait rien à voir avec l’accusation calomnieuse portée contre les Levet. Il dit qu’il avait été assez sot pour écouter les propos que tenait, contre ces braves gens, un homme qu’il avait rencontré par hasard ce jour-là, un professeur, à ce qu’il croyait.
– Pourquoi, lui demanda l’autre avec une certaine agressivité, vous êtes-vous laissé mener par le bout du nez par un homme que vous connaissiez à peine ?
– J’ai dit, répliqua le notaire, que je l’avais rencontré ce jour-là par hasard, mais j’avais souvent entendu le vieux Levet parler de lui. Il semblait être un ami de la famille et…
– Un ami ? interrompit le procureur, mais vous me dites que c’est lui qui les a dénoncés ? Comment arrangez-vous cela ?
– Entre nous, dit Maurin sur un ton de confidence, je suis arrivé à cette conclusion que ce soi-disant professeur n’était qu’un agent provocateur, autrement dit, un espion du gouvernement. D’après ce qu’on m’a dit, il y en a un grand nombre : la Convention se sert d’eux pour découvrir les conspirations et les associations de traîtres. Ils touchent une petite prime pour chaque complot qu’ils découvrent et aussi pour chaque tête qu’ils livrent à la guillotine.
– Et vous pensez que ce professeur…
– Devait être un de ceux-là. Je l’ai rencontré devant la maison des Levet. Il m’a pris par le bras et m’a mené au Café Tison. Là, il a commencé une longue histoire : il avait vu le vieux Levet faire entrer furtivement quelqu’un chez lui. Moi, bien sûr, j’ai pensé qu’il fallait vous mettre au courant tout de suite. Vous auriez pu me blâmer de ne pas l’avoir fait, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Une chose est certaine : quand l’escouade est venue pour arrêter les Levet, il n’y avait dans la maison que la famille et la servante.
– Ils pouvaient avoir escamoté quelqu’un en le faisant partir à temps.
– Et où serait-il ?
Et il ajouta :
– Vous accordez au vieux Levet plus de ruse qu’il n’en a.
Il resta silencieux un instant et reprit :
– Je ne sais ce que vous en pensez, mais je suis convaincu que Charles Levet n’a pas eu d’autre visiteur que le Dr Pradel.
– Ah oui, le Dr Pradel… Je n’avais pas pensé à lui.
– Ni moi… jusqu’à ce que…
Maurin se leva et tendit la main à son ami qui la serra énergiquement.
– Bien ! M’autorisez-vous à leur annoncer la bonne nouvelle ?
– Quelle bonne nouvelle ?
– Que vous avez examiné la question et que vous avez décidé de rejeter l’accusation de trahison portée contre eux.
– Oui, dit le procureur avec une certaine hésitation, allez-y si vous le désirez. Je laisse tomber cette affaire pour le moment, mais je continuerai à réfléchir, et je vais envoyer chercher le Dr Pradel ; je veux lui parler.
Louis Maurin sortit plein de joie de cette entrevue. Il avait gagné la partie et, avec quelques paroles adroites, il allait maintenant convaincre les Levet qu’il leur avait fait rendre la liberté. Heureusement, le professeur s’était tenu à l’écart. Maurin espérait profondément qu’il s’était fracturé la cheville pour de bon et qu’il resterait alité quelque temps ; d’ici là, ses vues sur la jolie Blanche, avec le consentement de l’irascible père, seraient en bonne voie de réalisation. Il avait un autre sujet de satisfaction : c’était d’avoir mis des bâtons dans les roues à Simon Pradel, le seul homme qui, à Choisy, fût pour lui un rival sérieux. Il était trop retors pour ne pas avoir subodoré cette rivalité, et Blanche lui avait souvent donné, sans le vouloir, les preuves des sentiments qu’elle ressentait à l’égard du jeune docteur.
Donc, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes et Louis Maurin se hâtait vers la prison où les Levet attendaient leur sort. Qu’il fût parvenu à leur faire croire qu’il était l’artisan de leur libération était douteux, au moins en ce qui concernait Charles Levet qui opposa un silence glacial aux manifestations de sympathie de Louis Maurin, tandis qu’Augustin murmurait quelque chose sur les bonnes actions qui portent en elles-mêmes leur récompense. Leur froideur eut pour contrepartie les remerciements chaleureux de Blanche qui, les larmes aux yeux, remercia cent fois le jeune notaire de tout ce qu’il avait fait pour eux.
– Nous nous efforcions d’être braves, dit-elle, mais franchement, moi au moins, j’étais terrifiée ; quant à la pauvre Marie, elle a passé la nuit à prier les saints de lui venir en aide.
Quand ils franchirent les portes de la prison, Blanche dit à son père :
– Prenons une voiture pour rentrer. J’ai tant hâte d’être revenue pour voir si rien n’est arrivé à la maison pendant que maman y était seule.
C’était une matinée froide mais ensoleillée ; cependant, il restait encore un peu de neige sur le sol. Dans ce quartier excentrique de la ville, il n’y avait que peu de passants et on ne rencontrait pas de cabriolets ; seul, un pauvre malheureux, vêtu d’une blouse trop mince et de culottes déchirées, frissonnait sur la route. Il était vieux, voûté ; son visage était ridé et sale, il claquait des dents en murmurant une demande d’aumône. Maurin l’appela :
– Tâchez de nous trouver un cabriolet, citoyen et ramenez-le ici. Vous en aurez un à la place Verte. Nous vous attendons à la taverne, de l’autre côté du chemin, et il y aura cinq sous pour vous.
L’homme salua en portant la main à son front et prit la direction de la place Verte, laissant la trace de ses sabots sur le léger tapis de neige.
– Quelle misère, mon Dieu ! soupira Blanche en regardant le pauvre diable s’éloigner. C’est ce qu’ils appellent l’Égalité et la Fraternité. Ne peut-on rien faire pour un malheureux comme celui-ci ? Il est presque bossu, tant il est courbé.
– Il n’a qu’à chercher un hospice, répliqua sèchement Maurin, mais cette sorte de gens préfère les rues. Celui-ci a dû être soldat dans les armées de…
Il allait dire « Louis Capet », mais Charles Levet pouvait l’entendre, et il pensa que ce n’était pas le moment de l’irriter.
– Allons boire un bol de vin chaud, dit-il.
Tous étaient gelés, car ils n’avaient eu qu’un maigre déjeuner de prisonniers de très bonne heure. De l’autre côté de la route, la petite auberge semblait accueillante. Le vieux Levet aurait bien refusé, mais Blanche avait l’air très fatiguée et la servante était près de se trouver mal ; Augustin lui-même regardait malgré lui de l’autre côté de la route. Louis Maurin ouvrit la marche, Levet le suivit à regret, les autres avec plaisir, et bientôt ils furent tous assis dans une petite pièce qui sentait un peu le renfermé, l’huile de lampe et la nourriture rance, mais le vin épicé était brûlant, et, dès lors, il importait peu que l’aubergiste qui le leur servait eût les coudes percés.