La maison des Levet était environ à quatre mètres en retrait de la route, derrière un mur bas, surmonté d’un garde-fou de fer. Une grille donnait accès au petit jardin de devant que divisait une allée pavée de briques qui conduisait à la porte d’entrée. Charles Levet entra dans la maison et ferma la porte sans bruit. Il enleva son manteau et alla au salon qui précédait la chambre de sa femme. Les doubles portes étaient ouvertes et il pouvait voir l’infirme étendue sur son lit, ses bras minces reposant sur le couvre-pieds. Ses yeux reflétaient une angoisse intense. Augustin Levet, à genoux à côté du lit, murmurait des prières. Aussitôt que Mme Levet eut aperçu son mari, elle comprit que tout était consommé, qu’on avait commis le crime inexpiable. Levet se rendit compte qu’elle avait deviné et s’approcha en hâte de son chevet. Une teinte livide se répandit sur le visage de la mourante et ses yeux se voilèrent.
– Le docteur ! dit Levet à son fils.
– Trop tard, répondit Augustin sans se relever ; son âme est retournée à Dieu.
Il chercha une page dans son livre et récita le De Profundis.
Levet se pencha, mit un baiser sur le front de sa femme, puis lui ferma doucement les yeux. Enfin, avec quelque impatience, il interrompit les oraisons de son fils :
– Où est votre sœur ?
– Elle est sortie pour chercher Pradel. Je voyais que ma mère se mourait et je l’ai envoyée chez le docteur.
– Elle n’aurait pas dû y aller seule, la nuit, par ce brouillard.
– Elle n’était pas seule. Louis Maurin l’accompagnait.
À ce nom, le vieillard éclata :
– Vous ne voulez pas dire que, ce jour terrible entre tous, ce renégat était dans ma maison ?
Augustin eut un geste d’indifférence. Son père continuait avec la même véhémence :
– Vous n’auriez pas dû permettre cette inconvenance, alors que votre mère se mourait.
– Assister la mourante m’importait plus que les divergences politiques. J’avais besoin d’envoyer quelqu’un chez Pradel et je lui ai demandé ce service. Blanche a insisté pour y aller elle-même. Mais qu’importe tout cela, père ? Devant ce qui s’est passé aujourd’hui, est-ce que quelque chose compte encore dans ce monde de péché ?
Levet resta debout, silencieux, immobile, au chevet de la morte. Puis, brusquement, il se détourna, traversa le salon et sortit dans la rue. Blakeney et le prêtre l’attendaient. Ce dernier s’appuyait lourdement sur l’épaule de l’Anglais.
Levet dit simplement :
– Ma femme est morte !
Et il ajouta :
– Venez, monsieur l’abbé, vous êtes le bienvenu, et vous aussi, monsieur le professeur.
L’abbé, chancelant entre ses deux bons samaritains, parvint à la grille. Là, le petit groupe fit une halte et Blakeney dit :
– Je pense que M. l’abbé est sauf maintenant ; lorsqu’il sera un peu reposé et qu’il aura pris quelque nourriture, il pourra venir avec moi au château. Le marquis veillera sur lui le reste de la nuit et, ajouta-t-il en s’adressant au prêtre, nous espérons que dans les vingt-quatre heures suivantes, monsieur l’abbé, vous serez à l’abri de tout danger.
– Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance, monsieur, dit l’abbé. Vous et vos amis avez eu un geste héroïque en m’arrachant à cette foule cruelle. Je ne sais pas qui vous êtes, bien que vous m’ayez sauvé la vie au risque de la vôtre, pourquoi ? Je ne peux le deviner.
– N’essayez pas, monsieur l’abbé, interrompit Blakeney, et réservez votre reconnaissance à mon ami Levet, sans qui mes compagnons et moi aurions été désemparés.
Il serra la main de Levet, ouvrit la grille pour laisser entrer les deux hommes et attendit un moment, jusqu’à ce qu’ils fussent à la porte d’entrée ; il allait repartir lorsqu’il se trouva nez à nez avec deux personnes qui émergeaient à peine du brouillard. L’une était Blanche. Blakeney enleva son chapeau et elle s’écria :
– N’est-ce pas monsieur le professeur ? Que faites-vous à Choisy, monsieur, il fait déjà nuit !
Elle se tourna vers son compagnon et continua avec la même légèreté :
– Louis, connaissez-vous monsieur le professeur ?
– D’Arblay, compléta Blakeney, parce que Blanche, qui ignorait le nom de cet ami de son père, s’était arrêtée.
– Non, continua-t-il en se tournant vers le jeune notaire, je n’ai jamais eu l’honneur de rencontrer monsieur, je veux dire le citoyen…
– Maurin, dit Blanche. Louis Maurin. Et maintenant que les présentations sont faites, voulez-vous entrer tous les deux et…
– Pas maintenant, mademoiselle, dit Blakeney, votre mère est trop malade et…
– Ma mère est morte, reprit tranquillement la jeune fille. Je suis allée chercher le docteur parce qu’Augustin le désirait, mais je savais qu’il n’y avait rien à faire.
Elle parlait sans émotion. Évidemment, l’affection qui l’unissait à sa mère malade n’était pas très vive. Cependant, elle murmura un rapide « bonne nuit » et les quitta, Blakeney lui tint la grille ouverte, et elle courut rapidement vers la maison.
Les deux hommes attendirent jusqu’à ce qu’ils entendissent la porte se refermer sur la jeune fille. Puis Maurin dit :
– Revenez-vous à Choisy, citoyen ?
Et quand Blakeney eut répondu par un « oui » sec, le notaire continua :
– Puis-je faire avec vous un bout de chemin ? Moi aussi, je vais en ville.
Tout le long de la rue, Maurin fit les frais de la conversation. Il parla de la grande nouvelle du jour, mais il le fit avec gravité. Il ne devait pas appartenir au parti des extrémistes ou, tout au moins, désirait passer seulement pour un républicain modéré. Blakeney lui répondit par monosyllabes. Il dit qu’il n’entendait rien à la politique, la science prenait tout son temps. Lorsqu’ils arrivèrent en face du Café Tison sur la Grand-Place, il allait prendre congé de son compagnon lorsque celui-ci insista pour qu’il acceptât de boire une fine avec lui. Blakeney hésita quelques secondes, puis il prit soudain une décision et il entra dans le café avec le jeune notaire.
Louis Maurin commençait à l’intéresser.