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L’échec de Saint-John Devinne

Jusque-là tout allait pour le mieux et le jeune traître ne se sentait nullement gêné par le souvenir de ses camarades et de son chef. Bien entendu, il n’avait pas l’intention d’aller voir son ennemi Pradel ; il voulait le tenir entièrement à l’écart de ses démarches et il se réjouissait de penser que le médecin resterait à Choisy tandis que sa bien-aimée prendrait le chemin de l’Angleterre.

Devinne songeait à quelques détails secondaires qui faciliteraient l’exécution de son plan. Il ferait arrêter la chaise de poste devant la petite grille de la Rodière, du côté opposé à l’entrée principale. Cette grille donnait sur la route moins fréquentée d’Alfort. Blanche porterait son message à Cécile, aiderait la jeune fille et sa mère à faire un léger bagage et les accompagnerait jusqu’à la chaise de poste. Elle aurait la consigne de donner à la traversée du parc le caractère d’une simple promenade. Il pouvait se fier à Blanche qui avait les mêmes intérêts que lui et qui, autant que lui, désirait retenir Simon Pradel en France. Puis Devinne conduirait Mme et Mlle de la Rodière à Saint-Gif où Galveston et Holte attendaient leur chef et ses protégés. Leur quartier général était une maison abandonnée qui avait été autrefois une hôtellerie bien fréquentée, mais qui tombait en ruine depuis que l’aubergiste et sa famille avaient quitté le pays, effrayés par les débuts de la Révolution. Ces ruines avaient l’avantage de comprendre des bâtiments annexes, écuries et granges, qui pouvaient servir d’abri aux hommes et aux chevaux. Trois ou quatre chevaux étaient toujours logés là dans le cas où on en aurait besoin et deux membres de la ligue se relayaient pour en prendre soin et être prêts à tout préparer pour des fugitifs. Tout cela était plutôt dangereux, mais, pour ces jeunes fous, le danger était le sel de la vie.

La chance voulait que Devinne fût chargé de joindre Galveston et Holte qui étaient en ce moment à Saint-Gif, et de leur transmettre les instructions de leur chef. Ces instructions parlaient bien d’une voiture, mais ne précisaient pas le nombre des occupants et celui de leurs guides, elles ne disaient pas non plus si le Mouron Rouge serait là en personne. Galvestone devait rester à Saint-Gif avec des chevaux sellés, prêts à partir, et Holte était chargé d’aller préparer les relais au Perray.

La chance continuait à sourire à Devinne. Il trouva sans difficulté une voiture, raconta au cocher qu’il était un marchand américain, ami du général La Fayette, qu’il voulait aller s’embarquer à Saint-Nazaire et n’avait pas de temps à perdre. Le premier relais serait à Dreux. Son aspect, ses vêtements bien coupés, l’argent qu’il ne ménageait pas donnaient de la vraisemblance à son histoire. Il demanda au cocher de s’adjoindre un postillon, car sa sœur voyageait avec lui et il craignait qu’elle n’eût peur sur la route solitaire du Perray. Comme les papiers de Devinne étaient en règle (comme ceux de tous les membres de la ligue), tout fut vite réglé et, quarante minutes après son départ de chez les Levet, il sonnait de nouveau à leur porte.

Blanche l’attendait. Dès qu’elle ouvrit il lui tendit les deux mains en murmurant :

– Tout va bien ! J’ai vu le Dr Pradel. Il a tourné en ridicule l’idée qu’il pourrait être en danger, et m’a assuré qu’il n’avait pas l’intention d’émigrer, du moins en ce moment. Je n’ai pas nommé Mlle de la Rodière, et lui m’a annoncé qu’il comptait venir vous voir demain.

La jeune fille était muette d’émotion. Tout ce qu’elle put faire fut de rendre la pression de main de Devinne. Celui-ci demanda à saluer M. Levet, mais Blanche dit que son père ne tenait pas à voir qui que ce fût, qu’il approuvait la démarche qu’elle allait faire à la Rodière de la part du professeur d’Arblay, et qu’il avait déjà deviné que celui-ci était en réalité le Mouron Rouge.

Alors Devinne conduisit Blanche à la voiture et ordonna au cocher de s’arrêter sur la route d’Alfort à deux cents mètres de la petite grille du château de la Rodière. Les grilles et les portes du parc n’étaient plus verrouillées depuis que le gouvernement avait décrété que tout lieu de plaisance était propriété nationale et que le peuple avait autant de droits que les aristocrates à en jouir. Devinne sauta à terre, aida Blanche à descendre, et ils allèrent ensemble jusqu’à la grille, puis Blanche entra dans le parc. Le jeune homme resta appuyé à un petit mur que couvrait l’ombre des grands arbres en bordure de la route ; il s’efforçait d’entendre le pas léger de Blanche effleurant le sol glacé. Une demi-heure plus tard, son oreille capta de nouveau le son du pas léger sur le chemin. C’était le pas d’une seule personne. Il l’entendit de loin, précipité d’abord, puis changé en course ; il pensa d’abord que Blanche avait oublié quelque chose ou qu’elle avait un message pour lui de la part des habitants du château. Blanche apparut, les nuages à ce moment s’écartèrent et la lumière de la lune éclaira crûment la silhouette sombre de la jeune fille qui se détachait sur la pelouse couverte de neige. Blanche courait. Elle était seule, et Devinne sentit son cœur se glacer ; il tint la grille ouverte et Blanche tomba presque dans ses bras.

– Ils sont partis, souffla-t-elle.

– Partis ? Qui est parti ?

– Tous. Il n’y a personne au château. Les portes sont restées ouvertes, je suis allée au premier étage, j’ai couru partout. Il n’y a plus personne. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Hélas ! cela ne pouvait dire qu’une chose. C’est que la traîtrise de Saint-John Devinne avait été déjouée par celui qu’il trahissait. Qu’était-il arrivé ? Le plan était d’arrêter les la Rodière à l’aube et il n’était pas encore minuit. Le Mouron Rouge avait-il soupçonné la trahison de son ancien ami ? Ou bien une arrestation réelle avait-elle été opérée par les soldats de la République ? Chauvelin s’était peut-être échappé et avait réussi à délivrer ses hommes.

Comme Devinne se taisait, Blanche se mit à pleurer.

– Qu’allons-nous faire ? demanda-t-elle en essayant de ravaler ses larmes.

Devinne secoua sa torpeur. Ce qu’il lui restait d’instinct chevaleresque le pressait de s’occuper d’abord de Blanche, de mettre la jeune fille en sûreté.

– Nous allons revenir chez vous. Venez.

Il la prit par le bras et la fit monter dans la voiture, puis il donna ses instructions au cocher.

Les deux jeunes gens restèrent silencieux tout le long du chemin. Les épaules délicates de Blanche tremblaient comme dans un accès de fièvre. Elle aurait voulu poser quelques questions, mais elle n’en avait pas le courage. Ce ne fut que lorsqu’elle fut descendue de voiture et que Devinne fut sur le point de la quitter devant la porte qu’elle murmura :

– Le Dr Pradel ?

Devinne ne dut pas l’entendre, car il ne répondit pas. Puis la porte s’ouvrit, Charles Levet parut. Il avait attendu sa fille et, lorsqu’il la vit, la prit par la main, l’attira à l’intérieur de la maison. Elle se tourna encore vers Devinne : celui-ci s’éloignait déjà. Blanche l’entendit parler au cocher, mais il était trop sombre pour le voir encore. Aussitôt, on entendit le claquement du fouet, le cliquetis des harnais, le hennissement des chevaux, puis le roulement de la voiture. Blanche était seule avec son cœur plein d’anxiété. Ce n’était pas avant plusieurs heures qu’elle pourrait apprendre quelque chose sur Simon. Et il lui fallait dire à son père ce qui était arrivé au château. Elle ne savait d’ailleurs qu’une chose : la famille de la Rodière n’était plus là. Était-elle arrêtée, attendait-elle maintenant le procès de la mort ? Ou ce mystérieux départ était-il l’œuvre du Mouron Rouge ? Et que devenait Simon dans tout cela ? Partageait-il la captivité de Cécile ou fuyait-il avec elle vers l’Angleterre ?