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Lord Devinne croit trouver une alliée

Le cœur gros de révolte, Saint-John Devinne ou, plus familièrement, Johnny, traversa la ville pour se rendre chez les Levet. Toutes sortes de projets insensés se substituaient les uns aux autres dans sa cervelle, projets dont l’unique but était de voir Cécile de la Rodière, de l’avertir des mauvaises intentions que nourrissait la populace de Choisy, et, ainsi, de rentrer dans les bonnes grâces de la jeune fille, de gagner son amour qu’il avait probablement perdu par sa folie.

Le sort a une étrange façon de mêler les cartes ; il y avait à Choisy deux ennemis mortels du Dr Simon Pradel ; l’un était Louis Maurin, notaire français, et l’autre, Lord Saint-John Devinne, fils d’un duc anglais. Pradel les connaissait à peine, mais eux le tenaient pour un rival heureux qu’il fallait écarter à tout prix.

Devinne se hâtait avec l’espoir de délivrer son message aux Levet assez tôt pour se précipiter à la Rodière avant que la foule eût marché sur le château. Il releva le collet de son manteau sur ses oreilles et enfonça son chapeau, car le vent soufflait droit à travers la Grand-Place et coupait le souffle. À l’angle de la rue Verte, il aperçut soudain l’homme qui occupait ses pensées. Simon Pradel, debout au coin de la rue, parlait à une jeune fille dont la tête était enveloppée d’un châle. Devinne crut reconnaître la fille de Levet qu’il avait rencontrée une fois au château. Elle parlait avec chaleur et sa voix tremblait ; elle avait posé une main sur le bras du jeune médecin et semblait le supplier ou chercher à le retenir. Comme il les dépassait, Devinne l’entendit :

– N’y allez pas, Simon, ces gens vous détestent. Ils penseront seulement que vous rampez devant eux… Vous le regretterez et eux vous mépriseront… ils…

Elle élevait la voix jusqu’à la rendre stridente et Pradel essayait de la calmer :

– Chut ! ma chère, ne parlez pas si fort, n’importe qui peut vous entendre.

Elle ne se calmait pas cependant :

– Peu m’importe qu’on m’entende ! Ces aristocrates méritent ce qui leur arrive. Pourquoi nous préoccuperions-nous d’eux ? Vous ne vous en souciez que parce que vous aimez Cécile…

Elle éclata en sanglots et Pradel l’entoura de son bras :

– Vous parlez comme une sotte petite fille…

Instinctivement, Devinne s’était arrêté à portée de leurs voix et il risquait d’être vu, ce qu’il ne désirait pas ; aussi, bien qu’à regret, il reprit son chemin. Il ne pouvait pas encore évaluer l’importance des propos qu’il avait surpris, mais il comprenait que cette jeune fille qui, visiblement, était folle de jalousie, pourrait devenir une alliée s’il n’obtenait pas lui-même une entrevue de Cécile de la Rodière. En tout cas, Blanche avait comme lui le désir de séparer Simon et Cécile. Cette pensée lui donna du cœur, et ce fut d’un pas alerte qu’il descendit la rue et atteignit la maison des Levet. Il agita la cloche. Charles Levet lui ouvrit, écouta le message du professeur, dit qu’il était heureux d’apprendre que l’abbé Edgeworth était sain et sauf, et pria le visiteur de partager le dîner familial. Celui-ci refusa courtoisement et ils se souhaitèrent un amical au revoir. En repassant la grille, Devinne fit une halte pour examiner de nouveau la situation. Devait-il continuer à protester contre une discipline fastidieuse, qui lui semblait incompatible avec sa dignité d’homme d’action et de pensée, ou devait-il faire de nécessité vertu et rejoindre Blakeney chez Tison pour écouter ses plans et voir s’il pouvait les accorder aux siens propres ?

Il penchait pour adopter la deuxième solution. Il ne voulait pas se quereller avec Blakeney, ni avec les autres, tous étaient des personnages considérés à Londres et ils pourraient le mettre en fâcheuse posture par la suite. Il n’y avait rien qu’il désirât autant que de quitter la ligue, mais il était assez sage pour comprendre que, s’il le faisait en ce moment, il trouverait à son retour en Angleterre toutes les portes fermées à son nez. Donc, pour le moment, il n’avait qu’à se rendre au rendez-vous de Percy et à prendre connaissance des plans préparés pour la journée. Si on ne devait rien faire pour protéger Cécile, il reprendrait sa liberté. Il y était résolu. Cela voulait dire qu’il lui fallait revenir à cette horrible masure et endosser les haillons crasseux qu’il détestait, mais il trouvait quelque adoucissement à cette corvée en songeant qu’il pouvait compter sur la jalousie d’une femme qu’il avait entendue crier d’une voix que l’émotion rendait suraiguë :

– Ce n’est que parce que vous aimez Cécile !