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Cécile découvre le stratagème
Cécile resta longtemps éveillée. Sa mère sommeillait dans le coin opposé ; entre elles deux, François s’était endormi, renversé sur les coussins ; Paul et Marie avaient d’abord prié, puis avaient à leur tour succombé au sommeil. Cécile elle-même avait fini par s’endormir, mais une secousse la tira de sa torpeur lorsque la voiture roula sur des pavés.
« Ce doit être Saint-Gif », pensa-t-elle en voyant des maisons et des boutiques.
Il y eut une fois un commandement impérieux : « Halte ! » que suivit un colloque entre le sergent et ce qui devait être une patrouille de police. Cécile entendit « citoyens », « papiers », « je fais mon devoir, citoyen sergent » et enfin : « Bon passez ! »
Le voyage reprit. On ne progressait que lentement parce que le sol glissait sous les pieds des chevaux et que par moments des nuages lourds de neige, poussés par le vent du nord-est, cachaient la lune et rendaient la nuit très noire.
La voiture se traîna pendant des heures et des heures – pendant une éternité, semblait-il aux infortunés voyageurs – jusqu’à ce que le premier rayon d’une aube grise et froide se glissât à travers les glaces de la voiture. À ce moment, l’allure s’accéléra. Le sol était aussi glissant qu’auparavant, mais c’était sans doute une main expérimentée qui tenait les rênes, car rien ne vint interrompre le voyage. Il n’était pas tout à fait jour lorsque, de nouveau, la voiture roula dans une rue pavée. On apercevait de la lumière aux interstices des volets et, parfois, un passant : homme en blouse ou femme à la tête enfouie dans un fichu.
« Ce doit être le Perray », pensa Cécile.
Tout le monde dormait encore autour d’elle ; la marquise serait ankylosée à son réveil, François semblait plus mort que vif, Paul et Marie marmonnaient dans leur sommeil des mots sans suite qui pouvaient passer aussi bien pour des prières que pour des protestations contre le mauvais sort qui frappait leurs maîtres. Cécile n’avait aucune idée du lieu où on les menait ni de l’issue que devait avoir cette randonnée nocturne. On dépassa vite le Perray et, au bout d’un moment, la voiture s’arrêta en pleine campagne. Il y eut un remue-ménage sur le toit, puis la portière s’ouvrit et une voix aimable et distinguée dit :
– Je crains qu’il n’y ait là un très mauvais bout de chemin. Pourrez-vous le faire à pied, mademoiselle ?
Cela encore semblait fantastique ; Cécile s’entendit répondre :
– Oui, je peux le faire, mais maman…
La voix reprit :
– Je porterai Madame votre mère si elle le permet. Voulez-vous descendre, s’il vous plaît ?
Cécile obéit. François trop étonné pour dire quelque chose, Paul et Marie invoquant le Bon Dieu, la suivirent. Quant à la marquise, elle se laissa enlever de la voiture sans une protestation. Cécile entendit la même voix dire en anglais : « Les manteaux et les couvertures, Tony, et vous, Hastings et Glynde, conduisez la voiture à deux kilomètres d’ici sur l’autre route. Dételez les chevaux et conduisez-les au quartier général. »
La jeune fille comprenait à demi ce qu’elle entendait ; elle vit un homme l’entourer d’un fichu par-dessus son manteau tandis qu’un autre enveloppait sa mère d’une couverture, puis on se mit en marche. Le sergent portant la marquise allait en tête, puis venaient François, Paul et Marie, et enfin Cécile entre deux soldats dont l’un la tenait par le coude pour guider ses pas sur ce mauvais chemin. L’autre finit par en faire autant pour la pauvre Marie. Et c’est alors que la jeune fille comprit ce qui se passait. Ces soldats n’avaient rien de commun avec les gendarmes de la République, leur uniforme n’était qu’un déguisement. C’étaient là des amis qui les aidaient à fuir la mort, les mêmes probablement qui avaient sauvé l’abbé Edgeworth. Le sergent n’était autre que le violoniste. Il portait la marquise comme il avait porté le petit homme vêtu de noir : avec une parfaite aisance. Cécile était hypnotisée par ses larges épaules car, si ses déductions étaient correctes, le faux violoniste, le faux sergent et le Mouron Rouge de la légende ne faisaient qu’un.
Ces réflexions absorbaient suffisamment la jeune fille pour l’empêcher de souffrir du mauvais état de la route, du froid et de la faim. Elle était comme une somnambule. Enfin, une masse émergea du brouillard glacé : c’était une maison entourée d’arbres. Il parut à Cécile que son aspect lui était familier, mais elle ne s’attarda pas à cette impression. La maison était en ruine et semblait déserte, on avait dû l’abandonner brusquement, ce devait être la même histoire pitoyable d’arrestation avec toutes ses conséquences. Une allée de peupliers conduisait à un perron de trois marches. La maison n’était pas déserte : deux hommes se tenaient sur le perron. En apercevant les voyageurs, ils descendirent en criant en anglais :
– Tout va bien ?
Les survenants répondirent :
– Magnifiquement !
Alors le sergent porta la marquise à l’intérieur de la maison, il traversa le vestibule et entra dans ce qui avait dû être un salon. La pièce était dans un triste état : carreaux cassés, portes arrachées de leurs gonds, murs dépouillés de leurs boiseries. Il n’y avait en fait de meubles que quelques chaises, un divan de crin et une table de cuisine. La seule chose agréable à voir, et c’était la chose la plus agréable que des voyageurs glacés pussent voir, était un feu de bûches qui rendait la pièce délicieusement tiède. Le sergent déposa la marquise sur le sofa et lui demanda comment elle se sentait. Un sourire reconnaissant lui répondit ; alors il se tourna vers Cécile :
– Maintenant, mademoiselle, nous allons vous offrir du vin chaud et vous vous reposerez un peu, mais il nous faudra repartir dans l’heure même et je dois vous demander à tous de bien vouloir revêtir des vêtements que vous trouverez dans un meuble de la pièce voisine. Il faut que vous ayez l’air d’une troupe de paysans qui se rendent à un marché. L’un de nous avec votre permission mettra la touche finale à votre déguisement.
Il partit aussitôt, laissant après lui un air de gaieté et de tranquillité. Les femmes allèrent tout de suite chercher les robes qu’elles devaient mettre ; la marquise dit sérieusement :
– Je pense que Dieu nous a envoyé un de ses anges pour nous protéger.
Marie murmura un fervent :
– Ainsi soit-il !
Cécile ne dit rien, elle était toute à l’émerveillement d’avoir été sauvée avec les siens par ce chef-d’œuvre de la création divine : le Mouron Rouge.