Devinne ne remonta pas en voiture. Il paya les deux hommes, le cocher le salua du fouet, fit claquer sa langue, les chevaux partirent et le véhicule s’éloigna en faisant grincer les pavés, laissant le jeune homme immobile devant la porte des Levet. Quelques minutes plus tard, le beffroi de la mairie sonna minuit. Devinne sursauta, brusquement tiré de ses méditations. Il se mit à marcher sans but dans la ville déserte. Le long de la route, il n’y avait que des volets clos ; deux chats qui se poursuivaient traversèrent le chemin, mais il ne rencontra pas une âme. Devinne frissonnait. Il était habitué aux intempéries, se croyait résistant comme l’acier et portait un manteau épais, mais le froid de cette nuit était dans la moelle de ses os et au plus profond de son cœur. Sans l’avoir voulu, il se trouva sur la Grand-Place, devant le Café Tison que Blakeney avait pris pour théâtre d’une de ses espiègleries les plus insensées. Blakeney, son chef, son ami, qu’il avait voulu trahir. Devinne se demanda encore pourquoi son plan n’avait pas réussi. Il n’y avait qu’une réponse : Blakeney avait voulu punir la révolte de son subordonné et une voiture menée à tombeau ouvert devait en ce moment dépasser le vent lui-même sur la route de Saint-Gif.
Une rage insensée secoua Devinne que ces réflexions ramenaient à son ennemi Pradel. Pradel était dans la même voiture que Cécile, sous l’égide du Mouron Rouge, qui n’avait jamais échoué dans aucune de ses entreprises. Pradel et Cécile. Ces deux noms martelaient le cerveau surexcité du jeune homme. Pradel et Cécile allaient arriver en Angleterre sous la protection de Sir Percy Blakeney, l’ami du prince de Galles, l’arbitre des élégances, et on les marierait. Oui, on les marierait, car, en Angleterre, on faisait souvent beaucoup de cas des médecins, des hommes de loi, et si Son Altesse Royale y portait intérêt, le mariage se ferait sans aucun doute.
Devinne ne savait pas où se trouvait la maison du docteur à Choisy, sinon il s’y serait rendu, aurait demandé à voir son rival. Si celui-ci était à la maison, il pourrait le tuer, ce qui était la meilleure façon de mettre fin à toutes les complications. Le tuer et s’en aller ; personne n’en saurait rien. Et si Pradel n’était pas chez lui, c’est qu’il était avec Cécile sur le chemin de l’Angleterre, et que Devinne ne devait plus hésiter à faire ce qu’il avait déjà projeté. Non, il n’hésiterait pas et, plus tard, il n’aurait pas de remords.
Enfin Devinne tourna le dos à la mairie, retraversa la Grand-Place et, presque malgré lui, dirigea ses pas vers la chaumière abandonnée qui servait de lieu de ralliement à la ligue. Il la vit bientôt devant lui, couverte par la lune d’un brouillard pâle, avec ses murs croulants et sa cheminée écornée. Devinne entra et tâtonna pour trouver le briquet là où on le rangeait habituellement. Ses doigts le rencontrèrent bientôt et il alluma la chandelle de suif. Devinne regarda autour de lui, puis il éleva la chandelle au-dessus de sa tête, fit le tour de la pièce. Il semblait chercher quelque chose. Mais quoi ? Il n’en savait rien. Peut-être cherchait-il les restes d’un honneur en morceaux ?
Il s’arrêta devant un tas de vêtements. Il y avait là des manteaux, des chapeaux, des bonnets phrygiens, des uniformes en loques, toutes sortes d’accoutrements qui avaient souvent servi au cours de ces aventures grisantes qu’il ne connaîtrait jamais plus, une fois qu’il aurait accompli son projet. Et il devait regagner l’Angleterre tout seul, sans l’aide de ses camarades, sans les conseils de son chef. Bon ! il avait des papiers en règle et de l’argent, les deux choses qui lui seraient le plus utiles en route. À l’école du Mouron Rouge, il avait acquis l’expérience des voyages à travers un pays livré à l’insurrection et où les étrangers étaient suspects. Il parlait bien le français. Oh ! il s’en tirerait sans l’aide de personne ! Ses vêtements, cependant, lui parurent trop soignés, trop élégants pour le voyage qu’il allait entreprendre, et il se mit à fouiller dans le tas de hardes. Il trouva ce dont il avait besoin : les vêtements, les bottes, le chapeau qu’un fermier aisé porte pour aller de foire en foire. Il lui faudrait encore louer un cabriolet ou une charrette, éviter les villes et les routes trop fréquentées. Il pensait à tout, il était vraiment expérimenté, tout irait bien !
Il changea donc de vêtements sans oublier les petits détails qui parachèvent un déguisement : chiffonner une fine chemise, se maculer de boue et de terre pour dissimuler l’aspect soigné du visage et des mains, etc. Le temps que mit la chandelle à mourir, il était devenu un parfait paysan, mais il tombait de sommeil et avait très mal à la tête. Il restait encore à passer plusieurs heures avant de pouvoir reprendre le chemin de Choisy et de la mairie, aussi Saint-John Devinne s’étendit-il sur une pile de vêtements et chercha le sommeil. En vain, ses sens restaient si éveillés qu’il entendit le beffroi sonner toutes les heures de la nuit. On ne peut pas dormir lorsqu’on a en tête le plan d’une trahison. Enfin, il entendit sonner sept heures. Raide de froid, recru de fatigue, Lord Saint-John Devinne, comte Welhaven, fils et héritier du duc de Rudford, partit pour accomplir une trahison qui, peut-être, n’avait pas eu sa pareille depuis dix-huit siècles. Il s’était juré de ne plus hésiter si, lorsqu’il irait chez le Dr Pradel, on lui répondait que celui-ci avait quitté la ville. Il ne savait où habitait le docteur, mais maintenant il faisait jour et il trouverait bien.
Il commença par se diriger vers le Café Tison parce qu’il avait très froid et très faim. Ces établissements, d’installation récente dans les villes de province, ouvraient de bonne heure leurs portes ; les ouvriers en route pour leur travail y prenaient pour quelques sous une assiette de soupe chaude ou, s’ils étaient plus raffinés, une tasse de café. Devinne, sous son déguisement, n’attira pas l’attention de la douzaine de consommateurs qui lapaient bruyamment leur « croûte au pot ». Devinne demanda un café qu’il but lentement en mangeant du bout des dents une tranche de pain rassis. Il s’enquit de l’heure d’ouverture des bureaux à la mairie et on lui dit que c’était huit heures ; alors il demanda l’adresse de Simon Pradel.
– Rue du Chemin-Neuf, citoyen, au coin de la rue Verte. Vous le trouverez certainement chez lui.
Devinne paya et sortit. Il trouva la maison, sonna. Une femme d’âge mûr ouvrit.
– Le docteur ? demanda Devinne.
– Il n’est pas à la maison.
– Où puis-je le trouver ? C’est un cas urgent.
– Je n’en sais rien. Le docteur a été appelé cette nuit et n’est pas revenu.
La femme semblait impatiente et s’apprêtait à claquer la porte au nez du visiteur lorsque quelque chose dans les yeux de celui-ci parvint à l’émouvoir. Elle reprit plus doucement :
– C’est probablement une histoire d’accouchement. Souvent, le docteur est ainsi retenu toute la nuit. On est venu le chercher avec un cabriolet. Voulez-vous l’attendre ?
Pendant qu’elle parlait, quelques clients étaient venus se grouper à la porte du docteur. Devinne remercia la femme, mais refusa d’attendre. Il eût aimé poser une autre question, mais il se ravisa et tourna les talons. Pourquoi serait-il resté ? Pradel était parti, Percy avait fait ce qu’il pouvait faire de pire. Maintenant, c’était à lui, Devinne, de l’emporter sur le chef de cette ligue de traîtres.