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Épilogue

Souvent, le rideau une fois tombé sur le dernier acte de la pièce, comédie ou tragédie, on désirerait jeter un coup d’œil sur la scène où l’on a éteint les feux de la rampe. Un moment auparavant elle était pleine de lumière, d’animation, de cette atmosphère tendue qui imprègne la scène finale et, maintenant, il n’y a plus que les machinistes qui glissent comme des fantômes dans un éclairage diffus, le régisseur qui parle aux charpentiers et aux électriciens, les petits rôles qui bavardent dans les coulisses tandis que les premiers rôles courent à leurs loges.

Il me semble, donc, que quelqu’un peut désirer revoir les acteurs qui ont joué un rôle dans l’étrange histoire qui vient de vous être contée et dont les protagonistes sont un jeune traître et un aventurier insouciant. Il est aussi possible de savoir ce qu’il advint des rôles secondaires, de voir le Dr Pradel et sa jolie jeune femme, Cécile, dans leur petite maison de Kensington. Ils sont heureux au possible et aussi pauvres que le rat d’église proverbial, aussi pauvres que tous les malheureux Français qui ont dû chercher refuge en Angleterre. Quelquefois, l’un d’eux, particulièrement perspicace, tressaille en rencontrant une paire d’yeux bleus dont le regard nonchalant s’abrite derrière de lourdes paupières. C’est ce qui arrive à Cécile Pradel qui, lorsqu’elle rencontre ce regard, entend un certain rire léger, se rappelle soudain un jour de torture à la Rodière, une danse, la musique d’un rigaudon, un violoniste au visage maculé, à la voix claironnante, à l’étrange regard impérieux. Sont-ce la même voix et les mêmes yeux ? Non, ce n’est pas possible, et elle lève un regard qui s’excuse vers la haute silhouette de Sir Percy Blakeney, l’ami du prince de Galles, le dandy le plus parfait qui ait embelli une salle de bal et le petit-maître le plus étourdi qui ait amusé une compagnie.

Elle peut voir les plus grandes dames du pays se presser autour de lui en agitant leurs éventails et le supplier de répéter le refrain stupide qu’il jure avoir composé en nouant sa cravate :

Il court, il court le Mouron ;

Les Français le chercheront

Au ciel ou chez les damnés,

Et s’y casseront le nez.

Le plus souvent, la conversation au bal roule sur le Mouron Rouge et ses exploits, mais lorsque les dames tirent Sir Percy Blakeney de son demi-sommeil pour lui demander son avis sur le héros national, il essaie d’abord d’être poli et, dissimulant un bâillement, répond :

– Excusez-moi, sur mon honneur je préfère ne pas penser à ce diable d’homme.

Puis il se tourne vers ses amis et les appelle :

– Venez, Froggie, Ffoulkes, vous aussi, Tony ! Jouons tandis que les dames assises en rond adorent cette ombre maudite !

Non, ce dandy fatigué n’a pu jamais prendre l’apparence du violoniste en guenilles qui chargeait un homme sur son épaule juste à temps pour l’empêcher de causer une catastrophe, ou celle du sergent qui portait la marquise de la Rodière de la voiture à la maison isolée au bord de la route. Cependant, lorsque Sir Percy Blakeney quitte le bal, il y a une ombre dans les grands yeux violets de sa femme qui échange un regard avec le prince de Galles, et Cécile qui doit la vie au Mouron Rouge ne sait plus que penser.

Le lecteur curieux apprendra aussi que Blanche Levet, mariée à un charmant garçon, va être bientôt mère de famille ; que le Dr Pradel échangera un jour sa vie paisible en Angleterre pour la vie de travail qui l’attendra de nouveau à Choisy et à Manderieu.

Enfin il verra Saint-John Devinne, à son retour de la guerre, s’agenouiller devant le lit de mort de son père. Percy Blakeney est là. Les derniers mots du duc ont été :

– Percy, vous veillerez sur mon fils, n’est-ce pas ? Il a mauvaise tête, mais le cœur est bon et, Dieu merci, son honneur est sans tache.