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Le Canadien

Le procureur Lacaune avait passé la nuit sans dormir. La farce tragique du pseudo-Mouron Rouge obsédait son esprit et la pensée de la fureur du citoyen Chauvelin faisait courir un frisson glacé le long de son échine. Enfin, il avait le pressentiment de calamités encore pires.

Elles vinrent de bonne heure, le matin suivant, et elles étaient plus affreuses encore qu’il ne l’avait imaginé. À peine s’était-il installé à son bureau que son secrétaire lui apporta la nouvelle que les deux gendarmes dépêchés à Manderieu pour ramener le Dr Pradel avaient été découverts, ligotés et bâillonnés, dans un champ à quelques mètres du bord de la route, à mi-chemin entre les deux communes. Quant au messager du citoyen Delorme, il gisait dans le même état à deux cents mètres plus loin et de l’autre côté de la route. Les trois hommes, une fois libérés de leurs liens, contèrent la même triste histoire. Ils avaient été attaqués dans l’obscurité, alors que la route était déserte. Les brigands avaient surgi d’un bosquet et les avaient mis hors d’état de se défendre. Le messager de Delorme, qui précédait les autres d’un quart d’heure et chevauchait seul, avait été le plus vite réduit à l’impuissance. Les deux gendarmes auraient bien voulu combattre, mais leurs adversaires leur avaient mis le pistolet sur la tempe avant même qu’ils aient pu mettre la main sur leurs sabres. C’était un véritable géant qui les avait arrachés de leurs selles ; il les avait frappés à la tête aussitôt, de sorte qu’ils avaient perdu connaissance et ne savaient rien de plus au moment où on les découvrit dans les champs, troussés comme des volailles et raides de froid. Leurs chevaux avaient disparu. Introduits chez le procureur, ils ne purent que répéter leur premier récit. Ils pensaient que le vol était le mobile de cette attaque, mais ils n’avaient sur eux aucun objet de valeur. L’un d’eux seulement avait l’ordre écrit du citoyen Lacaune fourré dans son ceinturon ; ce papier avait disparu probablement pendant l’échauffourée, car il ne pouvait être utile en rien à des voleurs de grand chemin.

Au premier abord, l’affaire, pour grave qu’elle fût, n’avait rien de bouleversant. Trois bons chevaux étaient perdus, deux malandrins couraient en liberté, c’était tout, mais le citoyen Delorme à Manderieu devait être dans les transes en ne voyant pas revenir son messager avec les ordres de Choisy, et le citoyen Lacaune décida de réitérer l’ordre concernant le Dr Pradel. Il achevait à peine de le rédiger lorsque survint un nouveau messager de Manderieu qui apportait un récit des événements de la soirée précédente. Après avoir rendu compte du soulèvement que seuls la présence d’esprit et le courage du citoyen Delorme avaient pu contenir, le rapport continuait ainsi :

Vous imaginez, citoyen, avec quel soulagement j’ai vu arriver vos envoyés et l’ordre de leur remettre mon prisonnier. Je suis heureux d’en être débarrassé, car ici les esprits ne seraient jamais revenus au calme tant que le Dr Pradel aurait été détenu à la maison commune. Je suppose que vous l’enfermerez au vieux château et vous souhaite de ne pas trouver les citoyens de Choisy aussi montés que ceux de Manderieu.

Le citoyen Lacaune dut relire ce paragraphe plusieurs fois avant de bien le comprendre. Quand il y parvint, il faillit avoir une attaque d’apoplexie. Qu’est-ce que cela voulait dire et où avait passé Pradel ? L’escorte partie de Choisy n’était jamais arrivée à Manderieu. À qui avait-on remis le docteur ? Ah ! si jamais il remettait la main sur cet oiseau de malheur, la guillotine ne serait pas frustrée de sa proie. Il envoya un courrier à Manderieu pour demander des précisions. Celui-ci revint avec un deuxième rapport qui établissait en toutes lettres que le Dr Pradel avait été régulièrement livré à deux gendarmes porteurs d’un ordre écrit du citoyen Lacaune. Pour soutenir ses dires, le citoyen Delorme avait joint cette pièce. De plus, il demandait respectueusement à son chef les raisons qui lui avaient fait retenir son envoyé à Choisy ; il avait besoin de tout son monde, car les dispositions des habitants de Manderieu n’étaient guère rassurantes. Le citoyen Lacaune crut devenir fou : cette histoire où il y avait trop de gendarmes et d’ordres authentiques lui faisait tourner la tête. Heureusement pour lui, son ami Louis Maurin survint à ce moment. C’était un homme de bon sens et à qui il pouvait parler à cœur ouvert, mais le notaire n’était pas d’humeur à l’aider, il paraissait se désintéresser complètement du sort de Simon Pradel.

– Mon ami, dit-il, votre oiseau de malheur est en route pour l’Angleterre et c’est une bonne chose. Laissez faire, vous dis-je. Quand il sera dans ce pays de brouillards et de sauvages, il ne sera plus nuisible. Si vous vous précipitez à sa poursuite, vous n’en récolterez que des ennuis… comme cela vous est arrivé hier. Laissez courir.

– Mais pourquoi dites-vous qu’il est en route pour l’Angleterre ? Deux gendarmes sont allés le prendre à Manderieu.

– Ce n’étaient pas des gendarmes, c’étaient des espions anglais, ceux du Mouron Rouge que cet idiot de Cabel a laissé fuir et qui vous a joué comme il a joué notre police et nos espions pendant plus de deux ans. Si j’étais vous, je me résignerais à ce qui est arrivé et laisserais les autres tenter de pêcher dans cette eau trouble.

Au nom du Mouron Rouge, le citoyen Lacaune se sentit profondément mal à l’aise. Depuis qu’un gouvernement de libre pensée et de lumière était établi, il était impossible de croire aux miracles. On devait, en toutes circonstances, montrer l’esprit d’un homme délivré de toutes les sottises de la superstition, mais, nom de nom, il y avait quelque chose d’inquiétant dans les aventures de l’espion anglais : un jour en un lieu, le lendemain à l’autre bout du pays, c’était un vrai farfadet. Il glissait entre les doigts au moment même qu’on le croyait pris et les pires ennuis attendaient ceux qui se trouvaient sur son chemin. Lacaune soupira :

– Peut-être avez-vous raison, mais je manquerais à mon devoir si je laissais aller les choses. J’ai servi fidèlement la République jusqu’ici et je n’aurai pas de repos jusqu’à ce que cette extraordinaire épreuve ait pris fin. Je suis déjà mal vu à cause de cette malheureuse affaire, et seul un redoublement de zèle peut me sauver de la catastrophe.

– Faites pour le mieux, alors, dit le notaire en se levant, mais croyez-moi…

Il fut interrompu ici par le secrétaire qui tendit au procureur une lettre qui venait du représentant en mission spéciale à Sceaux. En même temps, il demanda si le citoyen procureur voulait recevoir le citoyen Collin qui était venu réclamer ses papiers.

– Collin ? Collin ? s’écria Lacaune tandis qu’il manipulait la lettre.

– Faites entrer, dit-il au secrétaire.

Puis il se tourna vers Maurin :

– C’est ce maudit Canadien qui m’a persuadé d’envoyer Cabel à la poursuite de l’espion anglais. Je pense que c’était un coup monté et que ce Collin en a été la cheville ouvrière. Je vais le mettre sous les verrous tout de suite. Je l’enverrai tenir compagnie à ce vagabond qui a incarné le Mouron Rouge.

Après avoir débité ce morceau d’éloquence avec toute l’amertume qu’il ressentait contre tout personne et toute chose, il se décida à lire la lettre de Sceaux. Elle était signée : Armand Chauvelin, membre de la Convention, et disait :

Citoyen procureur,

Nous désirons que vous nous fassiez livrer, pour une enquête spéciale, l’homme qui vous a été amené hier sous le nom de Mouron Rouge. Si vous avez un autre suspect en vue, envoyez-le aussi. Le porteur de ce message sait ce qu’il doit faire. Votre responsabilité cesse au moment même de la remise du prisonnier entre ses mains.

Lacaune tendit la lettre à Maurin. Sa main tremblait, sa figure rayonnait, il n’y avait dans la lettre ni blâme ni menace. Le ton était simple, officiel et montrait que Lacaune n’avait pas perdu l’estime de ses supérieurs puisqu’on lui laissait carte blanche pour choisir tel suspect dans son district. Quel soulagement après cette longue torture !

– Ah ! mon ami ! dit-il, je me sens un autre homme !

Il prit une plume et du papier et rédigea vite un mot.

– Qu’allez-vous faire ? demanda Maurin.

– Envoyer ce Canadien au représentant.

Il agita la sonnette et tendit le papier à son secrétaire qui accourait à son appel.

– Ceci, dit-il, est un ordre d’arrestation pour ce Collin. Veillez à ce qu’on l’exécute, puis envoyez-moi le courrier de Sceaux.

Le notaire se retira : l’affaire du Mouron Rouge et du Canadien ne l’intéressait pas. Tout ce qu’il désirait, c’était l’éloignement de Pradel. Resté seul, le procureur se mit à marcher de long en large. À un moment donné, il entendit du bruit et des cris de l’autre côté de la porte :

« Le Canadien ne veut pas se laisser faire », pensa-t-il.

Justement on introduisait le messager de Sceaux. C’était un personnage digne, de belle apparence, et vêtu de noir. Il portait le chapeau en forme de pain de sucre qui était à la mode et il l’ôta en entrant dans le bureau. Il souleva le revers de son habit pour montrer la plaque qui l’accréditait. Lacaune lui demanda :

– Qui vous a donné cette lettre ?

– Le citoyen Chauvelin.

– Vous connaissez sa teneur ?

– Oui, citoyen.

– Êtes-vous à cheval ou en voiture ?

– En voiture, citoyen procureur. J’ai réquisitionné une charrette bâchée et deux bons chevaux. Le citoyen Chauvelin a dit qu’il ne fallait pas laisser voir le prisonnier.

– Sage précaution. Écoutez maintenant : on va vous remettre ici un prisonnier, méfiez-vous de lui, il est dangereux. Il faudrait que vous alliez chercher l’autre au vieux château. Un homme vous accompagnera là-bas avec l’ordre de vous le livrer. Voulez-vous une escorte ?

– Non, à moins que vous ne le désiriez, mais ce n’est pas nécessaire, le cocher et moi sommes bien armés.

– Bien. Vous pouvez aller.

L’homme salua et partit. Le procureur écrivit l’ordre pour le geôlier du vieux château, le donna à son secrétaire et alla regarder dans la rue par la fenêtre. Il vit une charrette à la bâche relevée qui attendait au-delà des portes. Puis il vit deux soldats transporter le Canadien à travers la cour. Celui-ci était enchaîné des poignets aux chevilles et pouvait à peine marcher. Visiblement, il s’était défendu. Ses vêtements étaient déchirés, ses cheveux défaits et ses poignets couverts de sang. Les soldats le traînaient avec rudesse et le jetèrent dans la charrette comme un ballot de chiffons. Le représentant de Chauvelin surveillait l’opération d’un œil attentif. Il fit signe à un soldat de s’asseoir derrière la charrette et monta à côté du cocher. Ce dernier fit claquer son fouet et la voiture se mit à descendre la rue Haute.

Le citoyen Lacaune avait contemplé ce spectacle avec la plus vive satisfaction. Il revint enfin à son bureau et ne put travailler tant il était agité ; il pensa qu’un verre de vin lui ferait du bien, prit son chapeau et son manteau et partit en disant à son secrétaire qu’il serait de retour dans une heure.

Une fois dehors, il fut tenté d’aller jusqu’au vieux château pour voir embarquer le misérable qui l’avait berné aux côtés du Canadien, tous deux dûment enchaînés. Il arriva juste à temps pour assister à ce spectacle réjouissant, échangea quelques civilités avec celui qui devait les escorter, ordonna que les deux prisonniers fussent enchaînés l’un à l’autre par surcroît de précaution et, quand ce fut fait, il repartit d’un pas léger dans la direction du Café Tison.