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Spectres accusateurs

Il était près de midi lorsque le bruit de l’arrestation du Dr Pradel atteignit enfin Saint-John Devinne. Il avait passé la matinée à préparer activement son départ pour Paris d’où il comptait regagner l’Angleterre. Comme tout membre de la ligue, Devinne avait des papiers en règle que son chef lui avait fournis, mais il n’avait jamais voyagé seul en France et, depuis que la France et l’Angleterre étaient prêtes à entrer en guerre, les difficultés que pouvaient rencontrer les voyageurs étrangers avaient encore augmenté. Pour cette raison, il se félicita de s’être fait des amis à la mairie et de pouvoir s’adresser à eux pour obtenir les permis et sauf-conduits qui faciliteraient son départ. Le secrétaire le reçut très aimablement, prit sa demande et revint lui dire de la part de son chef qu’il serait fait droit à la demande du citoyen Collin dans le délai nécessaire pour que les papiers soient matériellement prêts. Cependant il fallait un certain temps pour ces formalités. Devinne n’avait pas de demeure à Choisy et il n’avait pas du tout envie de revenir à la chaumière abandonnée où l’attendaient tant de souvenirs ; il fut donc forcé de tuer le temps dans un des petits cafés de la ville et c’est là qu’il apprit l’arrestation de Pradel. Il en ressentit une joie sans mélange. Les plans de Percy avaient donc échoué. Pradel n’avait pas pris le chemin de l’Angleterre avec Cécile, et le tout-puissant Mouron Rouge était joué malgré son arrogance et sa confiance en lui-même. Devinne faillit sauter sur la table en poussant des cris de joie. De ce qui pouvait arriver à Pradel, il ne s’en souciait pas plus que d’une guigne maintenant qu’il était séparé de Cécile pour toujours. Après cela, le temps passa plus vite pour Devinne. Il se rendit deux ou trois fois à la mairie, mais il ne rapporta de ces démarches que de vagues assurances. Tout arrive en son temps.

Au début de la soirée, il apprit la grande nouvelle qui se répandait dans Choisy avec la vitesse de l’incendie : l’espion anglais, le mystérieux Mouron Rouge, avait été capturé par le capitaine Cabel et amené à la mairie, blessé, ligoté, et devait être bientôt incarcéré dans le vieux château. Il faut dire que cette nouvelle ne fit pas à Devinne le même plaisir que l’arrestation du docteur. Quelque chose s’émut dans sa conscience, qu’il ne voulut pas définir. Il n’avait pas envie de crier de joie, ni de sauter sur la table. Ce qu’il y avait au fond de son cœur, ce n’était ni la joie ni le triomphe, c’était peut-être la première manifestation de son remords et de sa honte. Assis dans ce caboulot sordide, il se demandait, au milieu du charivari qui l’entourait, s’il avait eu la moindre raison d’agir comme il l’avait fait. Il revit l’ami qu’il avait trahi, ce parfait gentilhomme gai et bon et l’imagina aux mains de ces misérables révolutionnaires qui ne connaissaient pas la miséricorde. Cette idée était si insistante, si pénible, qu’il sentit qu’il ne pourrait plus bientôt la supporter et il chercha à évoquer le visage de Cécile. Il avait commis le crime le plus affreux par amour pour la jeune fille dont l’image le fuyait, et s’il lui arrivait de rencontrer le regard de cette insaisissable vision, c’était pour le trouver plein d’horreur et de mépris. Il voulut alors chasser les fantômes, se libérer, fût-ce par l’abrutissement, de leur lancinante obsession. Il commanda de l’eau-de-vie et but jusqu’à ce que sa vue se fût brouillée et que ses veines fussent brûlantes. Alors il se sentit gai : arrière, fantômes et apparitions aux glaives vengeurs ! La joie pouvait venir maintenant, puisque l’orgueilleux maître d’école, le dictateur tyrannique, était à terre. Il fallait rire, chanter, danser et jouir de la vie comme cette canaille affamée le ferait jusqu’au jour où la guillotine accueillerait tout le monde dans une vaste embrassade. Saint-John Devinne n’était ni tout à fait ivre ni tout à fait normal lorsque, deux heures plus tard, il s’aperçut d’une certaine agitation parmi les clients du café. Des mots, qui d’abord lui semblèrent dépourvus de sens, s’échangeaient. Des hommes quittaient leur table pour se joindre à d’autres, et des groupes, de plus en plus compacts, venaient des murmures : « Impossible !… Qui te l’a dit ?… » et des malédictions et des marmonnements. L’agitation redoubla lorsque le balayeur des rues entra en courant, son balai à la main, et criant : « C’est vrai ! L’homme qu’ils ont amené n’est pas l’espion anglais ! » et chacun répéta la phrase si bien que la pièce au plafond bas semblait résonner toute de ces quelques mots. Devinne ouvrit toutes grandes ses oreilles et demanda un verre d’eau froide qu’il but d’un coup. Justement, quelqu’un demandait :

– Où as-tu appris cela, André ?

Et le balayeur expliquait :

– Le secrétaire du procureur lui-même. Il disait au capitaine que, s’il tenait à sa tête, il ferait bien de se cacher quelque part et tout de suite. Il paraît que le membre du Comité de salut public qui était enfermé à la Rodière a juré que tout homme qui a été mêlé à cette affaire sera guillotiné dans les vingt-quatre heures.

Devinne ne put jamais se rappeler plus tard quels avaient été ses sentiments à cette minute. Jusqu’à un certain point, c’était du soulagement. Son crime était le même, mais au moins il n’était plus hanté par la vision de son ami livré aux brutes assoiffées de son sang. Il se leva, paya et, d’un pas un peu chancelant, gagna la sortie. Là il s’arrêta, s’appuya au mur. Ses tempes bourdonnaient et, dans son subconscient, il pensait à ses papiers qui lui étaient nécessaires pour partir et qu’il lui fallait aller chercher.

Dès que l’air glacé l’eut un peu ragaillardi, il se dirigea vers la mairie avec l’espoir de voir le procureur ou son secrétaire. À sa déconvenue, il trouva les portes fermées et gardées par des sentinelles. Un passant complaisant lui apprit que le citoyen procureur avait interdit de laisser pénétrer qui que ce fût, sous quelque prétexte que ce fût.

– Je pense, continua cet homme, que vous avez appris les nouvelles ? Lorsque le gouvernement sera au courant, ce sera une catastrophe épouvantable pour tous ceux qui avaient quelque responsabilité.

Devinne n’écouta pas plus avant. Il eut brusquement la sensation qu’un piège s’était refermé sur lui. Il n’était pas vraiment effrayé, mais il se souvenait que lorsqu’il avait sollicité son sauf-conduit, il avait déposé son passeport et maintenant, est-ce que son ami le procureur serait en situation de lui rendre cette pièce dont pouvaient dépendre sa liberté et sa vie ? De toute façon, il ne pouvait rien tenter ce soir. Il était presque neuf heures et les cafés lui faisaient maintenant horreur avec leur saleté, leur alcool frelaté et leur clientèle bavarde. Il ne restait plus que la chaumière abandonnée ; certes, elle n’avait rien d’attirant, mais elle lui offrirait tout de même un abri pour cette nuit, et Devinne porta ses pas dans cette direction avec l’espoir de dormir quelques heures sans l’affreux cauchemar qui le hantait depuis vingt-quatre heures. La pièce paraissait telle qu’il l’avait laissée le matin, avec la chandelle et le briquet à la place habituelle, mais dès qu’il eut allumé, il eut l’impression que quelqu’un était venu pendant la journée. Était-ce Blakeney, par hasard ? Non, ce n’était pas possible : il devait être à mi-chemin de Trouville avec les la Rodière. Il avait toujours été prévu que la masure pût être visitée par des vagabonds ou par la police. Il était sûr que quelqu’un était venu, car la pile de vêtements était dérangée et, dans le foyer vide, il y avait une bouteille de vin à demi pleine avec un verre au fond duquel étaient demeurées quelques gouttes. L’endroit n’offrait plus un asile sûr. Devinne souffla la chandelle et refit le chemin de Choisy une fois de plus. Il y avait une auberge très convenable dans la rue Verte ; Devinne y prit une chambre. Au fond, il était très heureux d’avoir été obligé d’aller coucher ailleurs que dans le repaire de la ligue, car il avait bien besoin de se laver, chose que l’installation plus que sommaire du lieu ne lui aurait pas permise.