24
Une étrange proposition

Au bout d’un certain temps, Cécile crut s’éveiller d’un mauvais rêve qui avait mis tout son être à la torture. Ses yeux, ses oreilles, son nez avaient eu mal. Odeurs, paroles, facéties, tout avait été répugnant. Maintenant, c’était le silence, presque la paix. La populace s’éloignait, emportant le bruit. Dans un coin, François se remettait debout et se dirigeait en chancelant vers la porte cachée sous la tapisserie. Bientôt Simon et Cécile restèrent seuls.

Ils se taisaient, gênés. Elle aurait voulu dire quelque chose, mais les mots ne lui venaient pas. Elle connaissait si peu cet homme qui, en fait, lui avait sauvé la raison, car à un moment donné, au milieu de cette ronde sauvage, elle avait cru devenir folle. L’apparition du Dr Pradel lui avait tout à coup apporté un réconfort dont elle n’aurait pu dire la cause. Elle savait que cet homme l’aimait ou l’avait aimée, tout au moins jusqu’à ce que François lui eût infligé un indigne traitement. Évidemment, il ne devait plus l’aimer après cela. Il ne le pouvait plus. Il devait la haïr, elle et sa famille. Mais s’il en était ainsi, pourquoi avait-il couru depuis Choisy pour arrêter cette foule hystérique et protéger Cécile ? Et pourquoi, après l’avoir sauvée, restait-il lointain et parfaitement cérémonieux ? Bien sûr, il appartenait à la faction qui avait déposé le roi et proclamé la République ; c’était là le grief principal de François contre lui. Cécile détestait tous les régicides, mais elle ne pouvait croire que Simon était de ces gens-là. Elle savait tout le bien qu’il faisait dans Choisy, longtemps avant que les événements prissent cette tournure. Non, un homme de cette trempe ne pouvait être un meurtrier, un régicide. Il était seulement bien déconcertant de le voir là, muet, immobile et décidé à laisser la jeune fille prendre l’initiative d’un entretien.

Enfin elle se décida et, le plus fermement qu’elle put, commença :

– Je voudrais savoir comment vous remercier, monsieur le docteur, vous m’avez empêchée de devenir folle. C’est ce qui me serait arrivé s’il n’y avait pas eu votre intervention.

– N’exagérons rien, citoyenne, répondit-il avec l’ombre d’un sourire.

Cécile aimait son sourire, mais elle n’aimait pas qu’il l’appelât « citoyenne ». Elle reprit plus froidement :

– Vous avez beaucoup d’influence sur ces gens. Ils vous aiment.

– Ils ne sont pas vraiment méchants.

Il fit une pause et ajouta :

– Ils ne le sont pas encore.

– C’était drôle de les voir suivre ce violoniste. L’avez-vous bien regardé, celui-là ?

– Oui.

– Il ne semblait pas être un homme, on aurait plutôt dit un géant de conte de fées. Avez-vous entendu ce que ce petit homme en noir lui a dit ?

– J’ai entendu, mais je n’ai pas compris. Il parlait en anglais, je crois.

– Oui. Et il a appelé le violoniste « mon vaillant Mouron Rouge ».

– Qu’est-ce que c’est ?

– Vous n’avez jamais entendu parler du Mouron Rouge ?

– Comme d’un personnage de légende seulement.

– Il existe en chair et en os. C’est lui qui…

Elle s’arrêta brusquement, car elle avait été sur le point de parler de l’abbé Edgeworth. Comme on ne savait rien encore de son arrivée en Belgique, il fallait garder le secret de sa fuite. Au grand étonnement de Cécile, Pradel compléta la phrase :

– C’est lui qui a machiné la fuite de notre ami commun, l’abbé Edgeworth, voulez-vous dire ?

– Vous le saviez ?

– Je l’ai deviné.

– Je peux vous dire que c’est l’espion anglais qu’on appelle le Mouron Rouge qui a organisé entièrement le sauvetage du pauvre abbé.

– Pourquoi l’appelez-vous espion ? Ce nom ne convient pas à l’homme qui agit si noblement.

– Vous avez raison, monsieur le docteur. Je n’ai dit « espion » que parce que le Mouron Rouge, d’après ce qu’on m’a dit, ne se fait jamais voir que sous un déguisement. C’est pourquoi je pense que le violoniste…

– Vous croyez ?

Elle secoua la tête :

– Non, non, ce n’était pas lui. Il n’a pas cherché à me protéger. Je pense qu’il n’a pas dû penser que nous étions vraiment en danger. Pensez-vous que nous étions vraiment menacés ?

Elle levait sur Pradel des yeux affolés.

Il ne répondit pas. Que pouvait-il dire ? En fait, tout le monde savait à Choisy que l’arrestation de la famille la Rodière n’était plus qu’une question d’heures. C’est pourquoi il avait couru au château ; il avait moins peur de la foule que du décret d’arrestation.

– Je ne parle pas de moi, reprit Cécile, mais de maman et… de François. Je sais que vous le détestez et il mérite votre haine, mais c’est mon frère… vous ne pensez pas qu’on oserait faire du mal à maman ?

Elle ne put continuer, car les larmes l’étouffaient. Elle se détourna, honteuse de sa faiblesse, se dirigea vers la fenêtre et resta dans l’embrasure. Machinalement, elle regardait la foule s’écouler par l’avenue. L’ombre descendait vite, car il était près de cinq heures. Il y avait donc une heure et demie qu’elle avait commencé à subir ce supplice. Il lui semblait qu’elle avait enduré les cris et les plaisanteries de ces misérables pendant une éternité. Maintenant, ils partaient, et le silence allait revenir, le silence mais non la paix, car la peur resterait enfermée dans ces murs, cette peur sans nom qui tient ses victimes éveillées la nuit et les étreint à certains mots dits par inadvertance : arrestation, dénonciation, prison, guillotine.

« Citoyenne ! » Un mot encore qui faisait frémir son pauvre cœur. Pourtant la foule était loin, on ne voyait plus que quelques boiteux et des femmes trop fatiguées qui se traînaient le long de l’avenue dans l’obscurité grandissante.

– Citoyenne !

La voix qui l’appelait était tendre. Peut-être un peu rauque, autoritaire certainement, mais tendre. Simon Pradel était tout près d’elle. C’était lui qui avait parlé.

– Oui, monsieur le docteur ?

– Vous m’avez posé une question et j’aurais dû vous répondre tout de suite, car je sais que vous êtes courageuse, mais j’ai voulu vous laisser le temps de vous calmer. Vous êtes jeune et vous venez de traverser une épreuve. Cependant je crois que pour vous et les vôtres il vaut mieux dire tout de suite la vérité.

– La vérité ?

– Les autorités de Choisy ont décidé de vous arrêter tous. Dès que je l’ai appris je me suis précipité ici pour voir si je ne pouvais vous être utile. Je n’ai pas pu arriver plus tôt parce que j’avais à soigner un cas très grave à l’hôpital. C’est une chance que j’aie été retenu, car je serais venu plus tôt pour empêcher cette invasion de votre demeure et je n’aurais rien su de la décision du conseil : on doit vous arrêter dans les vingt-quatre heures.

Cécile écoutait comme si elle ne comprenait pas les paroles de Pradel. Elle regardait Simon sans mot dire, droit dans les yeux. Il faisait noir dans la pièce et il n’y avait un peu de lumière que sur le visage du docteur : elle savait qu’il ne pouvait mentir. Elle resta encore muette un moment après qu’il eut fini de parler, et peu à peu elle comprit tout à fait la portée de ses paroles. Cela voulait dire la mort. On avait tué le roi, maintenant, c’était leur tour.

– Docteur Pradel, murmura-t-elle, pouvez-vous faire quelque chose ?

– Oui, citoyenne. J’ai commencé par le pire, mais je crois que je peux vous sauver de ce mauvais pas et je remercie Dieu à genoux de pouvoir vous rendre ce service. Puis-je continuer ?

– Je vous en prie.

– J’ai peur de vous choquer, de vous blesser, mais je ne vois pas d’autre moyen de détourner ce coup ; si j’en voyais un, je le prendrais, croyez-moi. Vous savez peut-être que j’ai quelque influence dans ce pays ; je n’en ai pas assez pour obtenir un sauf-conduit pour vous et votre famille maintenant que vous êtes décrétés d’arrestation, mais je puis vous réclamer pour faire de vous ma femme.

Cécile ne put s’empêcher de crier :

– Votre femme ?

– Je vous en prie, ne vous méprenez pas.

Le visage de Pradel, au cri de Cécile, était devenu plus sévère, plus triste qu’auparavant.

– Un récent décret a décidé qu’il suffit de se présenter devant le maire de la commune et de réciter quelques phrases pour être marié pendant un temps plus ou moins long. Si vous vous décidez à vous soumettre à cette formalité, je vous jure que jamais je ne vous donnerai lieu de le regretter. Quand vous serez officiellement ma femme, je pourrai vous protéger jusqu’au moment où il me sera possible de vous faire passer en Suisse ou en Belgique. Jusque-là, vous vivrez tous chez moi. J’ai beaucoup de travail, je suis rarement à la maison. Vous me verrez à peine et vous ne me parlerez que lorsque vous en aurez envie. Maintenant, je vais vous laisser réfléchir et consulter votre famille. Je viendrai demain à dix heures pour prendre votre réponse. Nous pourrons aller tout de suite à la mairie ou, si votre réponse est négative, je vous ferai mes adieux.

Il n’était plus là. Cécile l’entendit traverser la pièce pour descendre au rez-de-chaussée. Elle n’entendit ensuite que le son d’un mauvais violon et une voix qui fredonnait sans paroles la vieille chanson Au clair de la lune. Eh bien ! une porte s’ouvrait vers la vie et si cela n’avait dépendu que d’elle, la proposition eût été acceptée tout de suite. Cette offre n’avait rien d’outrageant : elle n’était que hardie et extraordinaire ; peu de jeunes filles avaient dû recevoir de semblables demandes en mariage. L’homme qui l’avait faite était hardi et la situation extraordinaire. Maintenant, elle était bien fâchée que Pradel se fût éclipsé si promptement. Elle aurait voulu le questionner davantage. Elle aurait préféré prendre sa décision tout de suite au lieu de passer une longue nuit sans sommeil à réfléchir. Et il y avait encore la plus grande difficulté : fallait-il consulter sa mère ou la mettre devant le fait accompli ? Il y avait aussi François. Lui allait dire : « Il vaut mieux mourir », et il penserait que cette union ferait une tache indélébile sur son blason.

Puis elle pensa qu’il valait mieux rejoindre sa mère. Elle ne devait pas la laisser seule si longtemps, bien que maman eût François, Marie et Paul, probablement. Tandis qu’elle, Cécile, était seule. Elle n’avait personne pour la conseiller, pour l’aider à voir clair en elle-même et… pourquoi Pradel avait-il fait cette proposition ? Il l’aimait, elle était trop femme pour ne pas le deviner et alors… pourquoi ne pas… ? Elle soupira, souhaita d’être plus âgée, plus avertie des façons d’être d’un homme… d’un amoureux. Et elle ne savait toujours pas quoi dire à sa mère et à son frère.