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La réunion

Bien que Choisy ne fût qu’à une dizaine de kilomètres de Paris, c’était encore à cette époque une bourgade provinciale avec sa mairie, sa Grand-Place, son ancien château transformé en prison et son célèbre pont sur la Seine. Autour de la place, il y avait quelques rues aux maisons solides, bâties pour des commerçants retirés des affaires ou des gens de profession libérale ; plus loin, les maisons avaient moins bonne apparence et elles étaient plus isolées ; souvent, comme celle des Levet, elles étaient en retrait de la route et précédées d’un minuscule jardin. À la périphérie, ce n’était plus que des champs et des bouquets d’arbres avec, de loin en loin, une chaumière plus ou moins abandonnée.

C’était dans l’une d’entre elles, à mi-chemin de Choisy et du château de la Rodière, que la troupe des musiciens ambulants avait cherché asile contre le froid. Ils avaient fait du feu dans le foyer grand ouvert ; la fumée s’échappait de la cheminée et eux s’étaient assis tout autour, le menton sur les genoux. Quatre membres de la compagnie étaient à l’intérieur et le cinquième était assis devant la porte sur un tabouret boiteux appuyé au mur. C’était le guetteur. Dans un coin de la pièce, ils avaient empilé une collection variée d’instruments de musique : violons, guitares, trompettes, tambours… Perché sur cet amas hétéroclite, le baronnet Percy Blakeney, le dandy à la mode, l’arbitre des élégances, l’ami du prince de Galles, la coqueluche des femmes du monde, présidait la réunion. Il était aussi sale que les autres, aussi mal vêtu et était très occupé à tirer de son violon des sons lugubres qui arrachaient à ses amis des grognements de mauvaise humeur, parfois accompagnés du jet d’un projectile quelconque.

– Je pense que nous sommes là pour une cause intéressante, dit Lord Anthony Dewhurst.

Et il mordit dans une pomme dure qu’il avait retirée de sa poche.

– Tony, dit Lord Hastings, d’où tirez-vous cette pomme ?

– Ma bien-aimée me l’a donnée. Elle l’avait volée chez son voisin…

Lord Tony n’alla pas plus loin. Il fut attaqué de tous les côtés. Trois paires de mains tentaient de lui arracher sa pomme. Lui la tenait le plus haut possible, mais une main ferme s’en saisit et Blakeney annonça :

– Je joue à pile ou face cette précieuse chose… ou du moins ce qu’il en reste.

Sir Andrew Ffoulkes gagna et, en fin de compte, la pomme, qui avait beaucoup souffert du combat, fut lancée à la tête du chef respecté qui avait recommencé à torturer son violon. L’homme de guet passa la tête dans l’ouverture de la porte et annonça :

– Il vient !

Presque aussitôt Lord Devinne entra. Il portait comme d’habitude un habit sombre, des culottes de cheval et des bottes. Il avait l’air morne et, sans regarder ses amis, il se laissa tomber à terre devant le feu en soupirant :

– Dieu ! que je suis fatigué !

Au bout de quelques instants, comme personne ne lui adressait la parole, il ajouta :

– Je suis fâché, Percy, d’être en retard. Il a fallu que je m’occupe de mon cheval et…

– Écoutez, dit Blakeney.

Et il tira de son violon une version élégiaque de la Marseillaise.

Devinne sauta sur ses pieds et arracha le violon des mains de Percy.

– Percy ! hurla-t-il.

– Vous n’aimez pas cela, mon garçon ? Je ne vous en blâme pas, mais…

– Percy, reprit le jeune homme, il faut que vous soyez sérieux, que vous m’aidiez… tout ceci est affreux… je deviendrai fou ! si cela doit continuer… et si vous ne m’aidez pas.

Il était hors de lui, allait et venait la main sur le front, et les mots montaient en désordre à ses lèvres. Blakeney l’examina un moment sans parler. Malgré la crasse, on pouvait voir une expression d’infinie pitié se peindre sur son visage.

– Allons, mon ami, dit-il, vous savez bien que nous allons vous aider si vous en avez besoin. Ne sommes-nous pas ici pour nous aider les uns les autres comme pour aider les malheureux qui sont poursuivis pour des fautes qu’ils n’ont pas commises ?

Et comme Devinne continuait à aller et venir comme un fauve en cage, il continua :

– C’est à cause des la Rodière, n’est-ce pas ?

– Oui. Et ce sera terrible, à moins que…

– À moins que ?

– À moins que nous ne nous dépêchions de faire quelque chose. Ces ruffians de Choisy préparent un mauvais coup. Vous le savez depuis deux jours et vous n’avez rien fait. Je voulais aller à la Rodière pour les avertir. J’aurais pu y aller hier et revenir ce matin. Cela n’aurait en rien gêné vos plans et c’était tout pour moi. Mais qu’avez-vous fait ? Vous m’avez envoyé avec Stowmarries accompagner l’abbé Edgeworth jusqu’à Vitry, ce que n’importe qui aurait pu faire à ma place.

– Vous l’avez fait admirablement, dit Percy lorsque Devinne s’arrêta pour reprendre haleine et s’arrêta en face de son chef, le regard plein d’une expression qui n’était nullement déférente, le front moite sous ses cheveux collés par la sueur. Vous avez rempli votre mission admirablement comme vous avez toujours rempli toutes les missions que vous a données la ligue, et vous l’avez fait parce que vous êtes né gentilhomme, que vous êtes le fils d’un grand seigneur qui m’honore de son amitié, et parce que vous n’avez pas oublié que vous avez juré de m’obéir en tout.

– Cette sorte de serment ne lie plus un homme quand…

– Quand il est amoureux et que la femme qu’il aime est en danger ; c’est ce que vous vouliez dire, mon petit ?

Il se leva et posa amicalement sa main sur l’épaule de Devinne :

– Croyez-vous que je ne vous comprenne pas ? Je vous comprends, mais souvenez-vous que la parole d’un gentilhomme est une chose considérable. Très considérable et aussi très dure. Si dure que rien ne peut la briser et, si quelque manœuvre du démon y parvient, l’homme lui aussi est perdu. Maintenant, ajouta-t-il plus légèrement, êtes-vous allé, à votre retour de Vitry, annoncer à Charles Levet que l’abbé Edgeworth est en route pour la frontière belge ?

Devinne fit la tête :

– J’ai oublié, dit-il.

Blakeney rit doucement :

– Dieu, quelle pitié ! Vous avez oublié cette petite chose… mais nous n’avons pas le pouvoir de régler notre mémoire, n’est-ce pas ? Donc, mon cher petit, vous avez encore une longue promenade à faire et il vaut mieux que vous partiez tout de suite. Faites ma commission à Charles Levet, je lui avais promis de le tenir au courant ; il a été très bon pour nous et j’ai idée que lui et sa famille pourraient avoir besoin de nous un de ces jours.

Devinne ne bougea pas :

– Vous voulez que j’aille chez Levet maintenant ?

– Oui, puisque vous avez oublié d’y aller lorsque c’était sur votre chemin.

– Alors ne m’attendez pas. Je vais à la Rodière.

Il y eut un silence, et seul Andrew Ffoulkes qui connaissait le mieux la physionomie de son chef, put deviner un certain durcissement de toute sa personne imposante et un changement d’expression dans ses yeux nonchalants. Tout de suite, Blakeney se mit à rire : vraiment ce garçon était drôle avec son air d’écolier qui défie son professeur, mais qui redoute le coup de canne à venir.

– Mon garçon, vous êtes merveilleux, mais je ne vous retiendrai pas. Les Levet vont probablement vous inviter à dîner et, s’ils ne le font pas, il vous faudra des heures pour revenir ici et avoir quelque chose à manger. Donc, de toute façon, venez nous retrouver chez Tison à une heure.

C’était un ordre. Blakeney était entre la porte et le jeune homme ; il s’écarta pour le laisser passer. Devinne, sans regarder son chef, sortit. Au bout d’un instant, Glynde, le guetteur, passa de nouveau la tête à la porte :

– Il a disparu, annonça-t-il.

Lord Hastings se leva :

– C’est mon tour de veille, dit-il, Glynde est raide de froid.

– Inutile de veiller maintenant, dit Sir Percy. Nous sommes bien tranquilles ici et j’ai un certain nombre de choses à vous dire à tous. Vous êtes d’accord pour que nous nous préoccupions désormais de ces malheureux habitants de la Rodière ? Nous nous moquons du marquis, mais il y a la vieille dame, la jeune fille et ces deux vieux serviteurs qui courent autant de dangers que leurs maîtres. Nous ne pouvons mettre le marquis hors de nos projets, parce que ni sa mère, ni sa sœur ne consentiraient à l’abandonner. Voilà cinq personnes qu’il nous faudra transporter en Angleterre dès que la menace se précisera. Nous nous joindrons à la foule avec nos violons, nos trompettes et nos tambours, sans parler de nos voix mélodieuses, et sans doute pourrons-nous détourner la pensée de ces imbéciles par des amusements aussi bruyants et moins dangereux que ceux qu’ils ont en tête présentement. Je pense que nous savons tous nos rôles ?

– Oui, bien sûr !

– J’aime beaucoup ce jeu !

– Il me fait penser à la chasse à courre ! dit Lord Tony.

Et tous ensemble :

– Continuez, Percy, c’est passionnant !

– Il faut attendre le bon moment. Lorsque la foule aura montré aux aristocrates de la Rodière son désir de leur être désagréable, elle prendra le chemin du retour et, bien entendu, le premier relais sera pour boire, manger, écouter des discours que nous accompagnerons de notre musique la plus sentimentale. Dès qu’ils seront assez loin, nous remonterons à la Rodière où nous nous présenterons sous l’apparence de gardes nationaux venus pour arrêter le marquis, sa mère, sa sœur et leurs deux domestiques.

Il fit quelques pas en réfléchissant et reprit :

– Je ne veux pas prendre Devinne avec nous cet après-midi. Si la foule envahit le château, la famille la Rodière sera certainement maltraitée et Devinne serait capable d’un coup de folie qui ruinerait tout. Je vais donc l’envoyer à notre quartier général à Corbeil pour prier Galveston et Holte de tenir prêts les chevaux et d’attendre notre arrivée en compagnie d’un certain nombre de réfugiés parmi lesquels il y aura deux dames. Je suis sûr que Galveston et Holte feront tout ce qu’il est possible de faire.

– À quel moment procéderons-nous à l’arrestation, Percy ?

– Je n’en sais rien encore. Je pense que ce sera la nuit. Je préférerais l’aube pour plusieurs raisons, ne serait-ce que pour la lumière. La nuit sera très noire, ce qui n’est pas propice aux fuites rapides en voiture. Nous verrons cela plus tard. Il faut écouter ce qu’on dit autour de nous et ne décider qu’en connaissance de cause. Il faut aussi que je sache quelle aide exacte peut m’apporter l’aubergiste.

– Vous voulez dire celui de la route de Corbeil, près du château ?

– Oui, il est à deux ou trois cents mètres. Il porte l’enseigne poétique Le Chien sans queue. J’ai entrepris l’aubergiste et sa Junon de femme.

– Percy, vous êtes étonnant !

– Glynde, vous êtes un âne.

On rit et Percy reprit :

– Il y a aussi Pradel.

– Pradel ? Pourquoi ?

– Si nous le laissons, il nous faudra revenir le chercher plus tard. Il a des ennemis mortels ici, et c’est un homme trop bien pour que nous l’abandonnions à ces loups. Enfin, je verrai.

– Le jeune marquis est un imbécile de ne pas être parti plus tôt.

– Donc, dit Lord Hastings, nous montons avec la foule à la Rodière ?

– C’est cela.

– Vous n’oubliez pas, Percy…, commença Sir Andrew.

– Vous voulez parler de mon ami, M. Chambertin, pardon, Chauvelin ? Non, par Dieu, je ne l’oublie pas. J’ai hâte de le voir. Je me demande si, pendant son dernier séjour à Londres, il a enfin appris à nouer sa cravate…

– Percy, vous serez…, hasarda Lord Tony.

– Prudent, voilà ce que vous vouliez dire, Tony ? Non, je ne serai pas prudent, mais mon ami Chambertin ne m’aura pas encore cette fois-ci… Maintenant, ramassons nos affaires et allons voir si nos amis de Choisy sont prêts pour l’assaut.

Ils prirent leurs violons, leurs tambours, leurs trompettes ; une seconde, le côté comique de l’aventure laissa la place à une crainte que personne n’avait osé exprimer.

Blakeney cherchait l’air de la Marseillaise.

– Je ne peux jamais me rappeler les paroles ! Qu’est-ce qu’il y a après « Aux armes, citoyens ! » Ffoulkes, vous devez le savoir ?

Sir Andrew grommela :

– Non.

Et Lord Tony dit brusquement :

– Percy !

– Oui. Qu’est-ce que c’est ?

– Ce garçon, Devinne…

– Eh bien ?

– Vous n’avez pas confiance en lui, n’est-ce pas ?

– Le fils de Gery Rudford, le meilleur cavalier que j’aie rencontré ? Bien sûr, j’ai confiance en lui.

– J’aimerais que vous ne vous y fiiez pas, dit Hastings à son tour.

– Le père peut être un parfait gentilhomme, ajouta Glynde, mais le fils n’en est pas un.

– Ne dites pas ça, répondit Blakeney, ce garçon est très bien. Il est fou de jalousie, c’est tout. Je crois qu’il est fâché d’avoir mal agi l’autre matin et je reconnais qu’il s’est conduit comme un mufle. Ce n’est encore qu’un adolescent et la jalousie est mauvaise conseillère. Mais entre cela et ce que vous pensez… Non, je n’y crois pas !

Hastings murmura :

– Il vaut mieux être prudent…

Sir Philip Glynde faillit faire un trou dans son tambour en essayant d’exprimer son sentiment et Lord Tony eut un juron menaçant. Seul, Sir Andrew ne dit rien. Il savait que Blakeney était incapable de soupçonner un ami de trahison, il était trop loyal lui-même pour cela. Aucun d’eux n’avait plus confiance en Devinne ; il y avait eu quelque chose dans l’expression de sa physionomie qui les avait mis en alerte, et ils se jurèrent de le surveiller étroitement jusqu’à ce que la nouvelle aventure se soit terminée heureusement et que, de retour en Angleterre, ils puissent pousser Lady Blakeney à convaincre son mari de ne plus se fier désormais à Lord Saint-John Devinne.