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Rumeurs contradictoires

Rien de tel qu’un village ou une petite ville de province pour la prompte propagation des nouvelles. Quelques heures après que la chose se fut passée, tout Choisy savait qu’un de ses citoyens les plus respectés, le Dr Pradel, avait été victime d’une attaque injustifiable de la part du ci-devant marquis de la Rodière. Certains même racontaient qu’il y avait eu meurtre, mais ce bruit ne tarda pas à être démenti, car on vit le Dr Pradel traverser la Grand-Place : certes, il était très pâle, mais il était bien vivant.

Ce soir-là, ce fut le principal sujet des conversations au coin des rues et dans les cafés. Même la mort du roi passa au second plan et l’histoire, enrichie de variantes plus ou moins conciliables entre elles, vola de bouche en bouche. Louis Maurin fut un des premiers à l’entendre et il en fut très fâché. Son « aide-ménage », Henri, rapporta plus tard que le notaire avait reçu deux visites d’un individu de mauvaise mine qui venait assez souvent à l’étude, mais dont lui, Henri, ignorait le nom. Ce fut pendant la deuxième visite de cet homme que le notaire eut un accès de fureur. Henri avait été effrayé, car, bien qu’il fût peu curieux de nature, il avait été forcé d’entendre une partie de ce qui s’était dit dans le bureau :

– Espèce d’idiot…, disait le notaire.

L’autre répondait :

– Vous m’aviez dit de répandre des rumeurs qui lui portent tort…

– Elles ne lui portent pas tort, imbécile, vous l’avez transformé en héros…

Tout cela était mystérieux. Il était bien dommage que le brave serviteur n’en eût pas entendu plus long.

Sans aucun doute, Louis Maurin était furieux. Tous les plans qu’il avait échafaudés pour obtenir la main de Blanche Levet s’effondraient. Un des points de ce plan avait été de répandre sur le Dr Pradel des bruits calomnieux. Blanche ne pourrait pas ne pas en entendre parler et son père interdirait sa maison au docteur, mais faire de Simon Pradel la victime de l’arrogance et de la brutalité d’un aristocrate, donner à l’incident une signification politique, ne pouvait qu’exciter la pitié de la jeune fille. Pradel devenait le martyr de ses convictions. Les commérages disaient déjà que les ci-devant du château avaient perdu le contrôle de leurs nerfs à la nouvelle de l’exécution du roi, qu’ils avaient vengée sur la première victime qui leur était tombée sous la main : le médecin, dont ils connaissaient les opinions libérales. Les cerveaux brûlés de Choisy parlaient déjà de monter en corps à la Rodière pour tirer vengeance de cet attentat. Si ce projet était mis à exécution, Pradel deviendrait le personnage le plus important de Choisy. Peut-être serait-il ensuite élu représentant à la Convention et deviendrait-il le second de Danton ou de Robespierre ! Malgré la température glaciale, Maurin était en nage à l’idée de la gloire future du jeune médecin, gloire qui éblouirait Blanche et inciterait peut-être le vieux botaniste à prendre ce brillant politicien pour gendre.

Maurin sentit qu’il ne pourrait pas supporter cette pensée dans la seule compagnie de son aide-ménage : elle le rendait fou. Il était sept heures ; la famille Levet était probablement à table ; Maurin pensa qu’il pouvait se présenter chez eux sous prétexte de demander de leurs nouvelles après la dure épreuve de ces dernières vingt-quatre heures, et d’offrir son aide pour les démarches qu’allaient nécessiter les funérailles de Mme Levet.

En effet, il trouva les Levet à table et nota aussitôt qu’il y avait eu quelque discussion entre les membres de la famille. Blanche avait pleuré : elle avait les yeux gonflés, les joues rouges, et avait repoussé son assiette pleine sans y toucher. Augustin, calme comme d’habitude, les yeux fixés sur son bréviaire appuyé devant lui contre un verre, mangeait et le visage de Charles Levet était indéchiffrable. Cependant, Maurin soupçonna ce qui se passait dans l’esprit du vieux royaliste. Pradel était un ami et le traitement qui lui avait été infligé devait révolter le botaniste ; mais, d’un autre côté, la fidélité de celui-ci à son roi se doublait de fidélité au seigneur. Il pensait probablement que ce seigneur avait une raison d’agir ainsi, qu’il devait y avoir une explication à sa conduite. Augustin devait prier pour que Dieu pardonnât au marquis de la Rodière de s’être abandonné à un des péchés capitaux ; seule Blanche devait être indignée. Maurin ne voulut voir dans cette indignation que l’intérêt naturel qu’on peut porter à un ami et se refusa à croire que la jeune fille fût amoureuse du médecin.

Maurin se vantait toujours de son tact, et il pensait qu’il faisait preuve de tact en se présentant comme un invité agréable dans une maison où ses opinions politiques le rendaient aussi importun à Charles Levet que la peste noire. Il pénétra dans la pièce, la main tendue et d’un air où se mêlaient en proportions égales la joie de revoir des amis et le sérieux que commande leur deuil. On le pria de s’asseoir et on lui offrit un verre de vin. Il parla de l’enterrement et insista pour se charger de toutes les formalités exigées par la loi ; il s’informa de la santé de chacun ; prétendit être chargé de présenter des excuses officielles pour l’arrestation et la détention de la famille et ne s’aperçut pas que toute sa volubilité se heurtait à un silence complet. Blanche paraissait toujours prête à fondre en larmes. Maurin allait parler de l’aventure de Simon Pradel lorsqu’on entendit la cloche de l’entrée.

– Ce doit être le docteur, dit Marie.

Et elle alla ouvrir.

– Je le verrai ailleurs, dit Charles Levet.

Et il se leva en disant à Augustin :

– Viens avec moi.

Maurin, qui surveillait avidement Blanche, crut voir que c’était sur un signe d’elle que Levet avait demandé à Augustin de l’accompagner. Puis il entendit les hommes parler dans le couloir et enfin, tous trois entrèrent dans le salon. Maurin ne pouvait plus se tromper sur l’expression du visage de Blanche : elle était tout ardeur, et dans ses yeux brillait cette lumière qui ne paraît dans les yeux des femmes que lorsque s’approche leur bien-aimé. Maurin se maudit d’avoir manqué de jugement. Il aurait dû deviner où était l’obstacle et jouer différemment. Il n’aurait pas fallu mêler le jeune médecin à des racontars d’ordre politique ; il y avait d’autres moyens de transformer un amour naissant en jalousie et même en haine. La jalousie aurait sûrement jeté Blanche dans les bras de l’homme qui aurait su jouer cette carte. Maurin pensait avoir cette carte maîtresse dans la main et il décida de la risquer tout de suite.

– Notre ami s’est vite remis de son accident de ce matin. Il…

– Ne parlez pas de cela, Louis, interrompit Blanche, je ne le supporterai pas.

– Ma chère, je voulais seulement dire que, comme tout amoureux fervent qui se respecte, il est prêt à endurer les pires traitements pour le seul bonheur de rencontrer le regard de sa bien-aimée. Ce n’est pas moi qui le blâmerais. Moi aussi, j’accepterais n’importe quoi pour l’amour de vous, Blanche… même les coups.

– Vous ne dites que des bêtises, répondit durement la jeune fille. Il ne s’agissait nullement d’amour dans l’histoire abominable de ce matin. Simon n’avait provoqué en rien l’attaque dont il a été victime.

– Il ne l’avait provoquée en rien ? Voyons, Blanche…

– Parfaitement. Simon avait veillé un malade toute la nuit. Il revenait chez lui à l’aube quand ce démon de marquis lui est tombé dessus par-derrière et l’a mis hors de combat sans qu’il ait pu se défendre.

Maurin eut un petit rire de supériorité :

– L’histoire est très bonne. Puis-je vous demander de qui vous la tenez ?

– Tout le monde la connaît à Choisy, et dans tous les détails…

– Non, ma chère, on ne connaît pas tous les détails. Il y avait un homme sur les lieux qui a tout vu depuis le commencement.

– Quelque menteur…

– Non. Ce n’est pas un menteur. Un homme intègre, un fonctionnaire, d’ailleurs.

– Que vous a-t-il dit ?

Maurin sourit. Blanche maintenant s’informait, elle ne se refusait pas à écouter plus avant comme une femme plus mûre l’aurait fait.

– Ma chère Blanche, François de la Rodière a découvert Simon Pradel faisant une promenade amoureuse avec sa sœur… après une nuit passée au château, certes, mais non au chevet d’un malade. Simon était à genoux devant la jeune fille et lui baisait la main. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le marquis ait perdu son sang-froid.

– C’est faux ! cria la jeune fille.

– Je vous en donne ma parole, répliqua le notaire.

Blanche se leva brusquement, ouvrit la porte, et la montrant d’un geste théâtral :

– Dehors, citoyen Maurin, dit-elle, et ne vous présentez plus ici. Vous êtes un menteur et un traître. Je vous hais plus que n’importe qui.

Maurin resta un moment sans bouger, à se demander ce qu’il fallait faire ; la réaction de la jeune fille l’avait pris de court. Une fois de plus, une fausse manœuvre avait ruiné ses plans. Pour le moment, il est vrai, il n’y avait plus qu’à obéir. Il se leva lentement, prit son manteau et son chapeau, et en passant devant Blanche il s’inclina profondément. Elle claqua la porte derrière lui.