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Le traître

Il est difficile d’analyser les sentiments d’un homme qui n’est pas vraiment une canaille et qui se rend coupable d’une mauvaise action. Saint-John Devinne se croyait bien plus amoureux de Cécile de la Rodière qu’il ne l’était réellement. L’amour, chez un garçon du caractère de Devinne, ne signifie pas grand-chose, c’est une affaire de vanité, et la vanité joue un très grand rôle dans toutes les calamités qui peuvent accabler le genre humain.

Un plan se formait dans la cervelle du jeune Anglais tandis qu’il courait sur la route de la Rodière à Choisy, butant dans l’obscurité, tombant à l’occasion, jusqu’à ce qu’un pâle clair de lune fût venu jeter sa lumière froide sur le paysage déjà glacé. Une horloge sonna une demie. « Il doit être huit heures et demie, pensa Devinne, et les Levet ont dû finir de souper. » Il apercevait déjà leur maison. Peut-être aurait-il la chance de trouver seule la jeune fille qu’il avait entendue crier sa jalousie : « Vous ne vous en souciez que parce que vous aimez Cécile ! » Devinne s’arrêta devant la grille pour faire tomber la neige qui couvrait ses vêtements, redressa son chapeau et rajusta sa cravate. Puis il agita la cloche. Ce fut le vieux Levet qui ouvrit. Devinne annonça :

– J’ai un message du professeur d’Arblay. Puis-je entrer ?

– Certainement, dit Charles Levet.

Et, lorsque le visiteur fut entré, il ajouta :

– Que puis-je faire pour le professeur ?

– Le message est pour la jeune fille en réalité, mais je peux vous le communiquer si vous le préférez.

– Je vais appeler ma fille, fut la réponse de Levet.

Blanche sortit de la cuisine, une serviette à la main. À la vue de l’étranger, elle jeta la serviette et essuya ses mains à son tablier.

– Qu’y a-t-il, père ?

– Un message du professeur d’Arblay pour toi. Si vous désirez me voir, monsieur, appelez-moi.

Charles Levet se retira, Blanche et Devinne restèrent seuls et la jeune fille regarda cet inconnu d’un air anxieux.

– C’est très important, mademoiselle, et c’est urgent. C’est une question de vie ou de mort pour la marquise de la Rodière et pour Cécile.

Il nota le changement de physionomie de la jeune fille au nom de Cécile. Ses traits avaient durci et un peu d’hostilité passa dans son regard. Elle dit enfin :

– Voulez-vous entrer, monsieur ?

Et elle le fit passer dans la salle à manger, ferma la porte derrière eux. Elle lui offrit une chaise, s’assit en face de lui et, à la lumière de la lampe qui brûlait entre eux sur la table, le jeune homme put étudier ce visage aux yeux froids et aux lèvres serrées.

– Je vais droit au fait, dit-il, car mon temps est mesuré. J’ai à vous poser d’abord une question : auriez-vous le courage de monter à la Rodière cette nuit ? Je vous accompagnerai, mais seulement jusqu’à la grille, vous irez seule au château transmettre le message du professeur à Mlle Cécile.

Blanche hésita, puis elle dit :

– Cela dépend…

– De quoi ?

– De ce que je saurai du message.

– Vous allez le connaître. Mais d’abord, répondez-moi ? Avez-vous entendu parler du Mouron Rouge ?

– Vaguement.

– Que vous a-t-on dit ?

– Que c’était un espion anglais.

– Seriez-vous étonnée d’apprendre que le professeur d’Arblay est le Mouron Rouge ?

Cette fois encore, Blanche réfléchit avant de répondre. Enfin elle dit très lentement, comme si elle fouillait sa mémoire pour retrouver des faits qu’elle avait oubliés :

– Non. Cela ne me surprend pas. Je trouvais quelque chose d’étrange à cet homme. Mon père l’aime, ils avaient de longues conversations ensemble, et maman, ma pauvre maman, le prenait pour un messager du Ciel. Cependant, je n’ai appris son nom que tout dernièrement, le jour de la mort du roi, le jour où l’abbé Edgeworth…

– L’abbé Edgeworth ? Vous avez su comment on l’a sauvé ?

– Oui. C’est le professeur d’Arblay qui l’a conduit chez nous.

– C’était le Mouron Rouge.

– Vous le connaissez ?

– Je suis anglais, mademoiselle, et tous les Anglais le connaissent. De plus, nous avons travaillé ensemble. Il m’a demandé de vous transmettre son message pour Cécile de la Rodière.

– Verbalement ?

– Non, par écrit. Je vais l’écrire si vous le permettez. Il valait mieux que je n’aie rien sur moi, il y a trop d’espions et de gens sans aveu par les chemins.

– Et quand irons-nous à la Rodière ?

– Je vais d’abord prendre une chaise de poste à Choisy et elle nous mènera au château.

Blanche regarda profondément le jeune homme, puis lui apporta du papier, de l’encre, une plume…

– Vous pouvez écrire, monsieur.

– Vous me promettez de le porter ?

– Je ne promets rien, cela dépend de la teneur du message.

– Bien. J’espère que vous l’approuverez.

Il sourit en prenant la plume et se mit à écrire sous les yeux de Blanche qui, un coude sur la table et le menton sur la main, le regarda écrire une douzaine de lignes. Au bas de la page, Devinne dessina une fleur.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Le mouron rouge, une petite fleur à cinq pétales. Nous signons toujours ainsi.

– Puis-je lire ?

– Certainement.

Elle jeta un coup d’œil sur le papier et fronça les sourcils :

– C’est en anglais.

– Oui. Je fais beaucoup de fautes d’orthographe en français. Mlle de la Rodière sait l’anglais.

– Moi non.

– Je traduis ?

– S’il vous plaît.

Devinne reprit le papier et lut :

– Mademoiselle, voulez-vous, ainsi que votre famille, accepter l’aide de la ligue du Mouron Rouge ? Votre arrestation est décidée. Une voiture qui nous appartient vous attend hors de la grille. Elle vous conduira, vous et Madame votre mère, jusqu’à une cachette sûre, puis elle reviendra chercher votre frère, les deux domestiques et le Dr Pradel.

La jeune fille sursauta :

– Simon Pradel ?

– Vous le connaissez ?

– Oui… pourquoi voulez-vous l’emmener ?

– Il doit épouser Cécile dès leur arrivée en Angleterre.

– C’est faux !

Blanche avait crié, mais elle se reprit presque aussitôt :

– Je veux dire que le Dr Pradel a trop de liens avec ce pays. Je ne peux imaginer qu’il veuille abandonner Choisy et s’exiler… même si sa vie est menacée.

– Je peux vous rassurer à ce sujet. J’ai entendu dire, aujourd’hui même, que la dénonciation portée contre lui avait été rejetée. Il est tenu en haute estime par tout le monde ici et je ne pense pas qu’il veuille quitter sa noble tâche à moins qu’on ne l’y contraigne.

– Comment ?

– Eh bien ! nous savons tous que lorsqu’une femme est amoureuse et que celui qu’elle aime résiste à sa volonté, elle met tout en œuvre pour l’obliger à céder.

– Vous ne pensez pas…, commença la jeune fille.

Et elle s’arrêta net, car elle ne voulait pas se laisser deviner par un étranger. Elle rougit, des larmes lui montèrent aux yeux.

– Qu’allez-vous penser de moi… ?

– Je pense seulement que vous êtes une amie sincère du Dr Pradel et que vous souffrez de voir un homme comme lui renoncer à sa carrière. Après tout, ces mauvais jours s’en iront et quand Mlle de la Rodière reviendra d’exil, elle pourra toujours épouser le docteur si tous deux sont dans les mêmes dispositions.

Il y eut un silence pendant lequel Devinne chercha sur le petit visage blême les reflets du combat qui se livrait au fond du cœur de Blanche entre sa bonne nature et sa jalousie. Il espérait qu’elle allait l’aider sans comprendre qu’il s’agissait de sacrifier celui qu’elle aimait en le privant de la protection du seul homme qui pût le sauver.

– Voici ce que je peux dire, dit Devinne, et j’espère que vous me donnerez votre accord. Je vais aller trouver le Dr Pradel et j’essaierai de le persuader de renoncer à ce départ au moins pour quelques jours. Je vais lui dire que Cécile de la Rodière est protégée par le Mouron Rouge et j’espère pouvoir vous annoncer à mon retour que votre ami n’entreprendra rien sans vous avoir vue.

Blanche écoutait, les yeux brillants. Ses jolis traits reprenaient leur quiétude, Devinne croyait voir s’évanouir la crainte et renaître l’espoir au fond de cette âme bouleversée.

– Vous ferez cela pour moi ? murmura-t-elle en joignant ses petites mains, tandis que ses larmes jaillissaient.

– Mais oui, mademoiselle. Je crois que c’est ce que le Mouron Rouge m’ordonnerait.

Blanche était si heureuse qu’elle rit doucement.

– À mon tour d’écrire, dit-elle. Et elle traça ces quelques lignes :

Cher Simon, le porteur de ce mot est un chevaleresque Anglais qui était parmi les sauveurs de l’abbé Edgeworth. Ne vous étonnez donc pas si je vous demande de vous fier à lui.

Elle signa, jeta du sable sur l’encre et tendit le papier à Devinne qui se leva :

– Je vais voler sur les ailes de l’amitié. À mon retour, je présenterai mes respects à M. Levet. Racontez-lui tout et annoncez-lui ma visite d’adieu. Au revoir, mademoiselle.

Elle l’accompagna jusqu’à la porte :

– Dieu vous garde, dit-elle avec ferveur, et vous envoie un ange pour veiller sur vous !

Elle fit quelques pas dehors et demanda :

– Quel est votre nom ? Vous ne me l’avez pas dit.

– Mon nom est Collin, répondit-il sans trop d’hésitation. Je ne suis qu’un humble satellite du brillant Mouron Rouge.