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Remords

Sous la bâche de la charrette, Saint-John Devinne se rendait compte peu à peu que sa vie approchait d’une fin peu glorieuse. La honte et le remords le tenaillaient, non seulement parce qu’en poursuivant un but méprisable il avait joué son honneur et perdu, mais aussi parce qu’il voyait maintenant de quelles bassesses il s’était rendu coupable. Il se souvint alors des jours heureux où, sous la direction du plus brave des hommes braves, il apprenait à sacrifier le confort, le bonheur et même l’amour au salut des innocents menacés. Suivre cet homme était en soi une gloire suffisante ; maintenant, la pensée que ce temps ne reviendrait plus le torturait. Tout était perdu par sa trahison ; devant lui, il n’y avait plus qu’obscurité et, tout au bout, une mort honteuse. Ce n’était pas la mort elle-même qui l’effrayait, mais l’idée que la honte et le remords l’accompagneraient jusque-là. Le procureur l’avait trompé ; pris au piège comme une bête fauve et, maintenant, enchaîné à un vagabond malodorant, Saint-John Devinne, comte Welhaven, fils et héritier du duc de Rudford, gisait impuissant comme un animal qu’on mène à l’abattoir. Oh ! la honte, la honte de tout cela ! Ses membres lui faisaient mal, ses chevilles et ses poignets saignaient sous les fers, l’odeur de son compagnon lui tournait le cœur. Le froid était intense. Devinne tremblait sous l’épais manteau qu’on avait jeté sur lui, il ne se souvenait pas à quel moment. Le jour se mourait ; au début, Devinne s’était demandé où on le conduisait, mais bientôt, il ne s’en soucia plus. Puisque la fin du voyage devait être la guillotine, qu’importaient les haltes sur le chemin ? Il y eut deux ou trois arrêts, probablement pour laisser souffler les chevaux et leur donner à boire. On passa devant plusieurs villages et enfin la charrette roula sur une rue pavée. Lorsqu’on l’eut quittée, le conducteur s’arrêta brusquement. Pendant un bon moment, on entendit parler et crier. Probablement on changeait les chevaux. Puis Devinne entendit ce rapide colloque à voix basse :

– Vous connaissez le chemin, citoyen ?

– Parfaitement, je vous remercie.

– Là vous trouverez à bien vous loger. Dites à l’aubergiste que c’est moi qui vous envoie. Je m’appelle Henri Gros. Il fera de son mieux pour vous contenter.

– Combien vous dois-je ?

– Vingt louis d’or, citoyen. C’est pour les deux chevaux et la charrette. Et si vous revenez par ici avec les chevaux en bon état, je vous les rachèterai.

Suivirent des remerciements obséquieux dont Devinne conclut que le marché avait été accepté. Il se demanda vaguement pourquoi il avait eu lieu. On avait dû changer à la fois le cocher et les chevaux, mais rien de tout cela n’avait d’importance pour lui. Il faisait sombre, et par une déchirure de la bâche, Devinne aperçut la neige qui tombait. Il y eut des « au revoir » et des « bon voyage » pleins de cordialité et on repartit. La route devint bientôt très mauvaise et les cahots de la voiture ajoutèrent aux malaises de Devinne. Il se sentait horriblement fatigué, et abruti, mais il avait trop mal pour dormir. Tout autour de lui semblait calme maintenant, le seul bruit qui atteignît son oreille était le clap, clap des sabots sur la route enneigée et la respiration de son compagnon de chaîne. Fatigué à mourir, Devinne tomba dans une sorte de léthargie.

La présence de quelqu’un qui se penchait sur lui l’éveilla. Il entendit le grattement d’une lime sur le fer de sa cheville. La charrette était arrêtée et tout était noir ; seule une petite lanterne projetait un cercle de lumière à ses pieds. La douleur qu’il ressentait était presque intolérable et le resta un grand moment après que les fers furent tombés. Dès que les chevilles du prisonnier furent libres, le charitable inconnu se mit en devoir d’ôter les fers des poignets. Devinne se demandait s’il avait le délire ou s’il rêvait. Un grand bien-être l’envahit lorsque ses dernières chaînes tombèrent. Il sentit un bras passer derrière ses épaules et on mit dans sa bouche le goulot d’une bouteille. Il but un long trait d’un cordial très fort qui le fit tousser et cracher, puis il retomba dans l’inconscience. Quand il se réveilla, il se sentit un autre homme. Il était libre d’entraves et n’avait plus si froid. Il s’assit et regarda autour de lui. Le véhicule était toujours immobile et il ne distinguait presque rien. Rien, sauf le corps du vagabond qu’on enlevait de la voiture. Puis il entendit des pas qui s’éloignaient. Pendant longtemps, il resta seul, le menton sur les genoux. Il essaya de penser à quelque chose et ne put y parvenir, son esprit était inerte comme dans un rêve.

Tout était silencieux, à part ces pas sourds qui s’éloignaient. Puis il y eut un silence complet et, à la fin, les pas revinrent. Le cœur de Devinne battait follement. Il voulut appeler, mais le mot qu’il voulait dire s’étrangla dans sa gorge. C’était le nom de l’ami qu’il avait trahi et qui venait de risquer sa vie pour le sauver. Il put seulement deviner dans l’ombre la haute silhouette familière qui escaladait le siège du cocher. Après, il ne vit plus que les larges épaules qui lui cachaient toute autre chose. Jamais il ne s’était senti si seul, même pas cette nuit dans la masure abandonnée où il avait ruminé sa trahison. Il avait alors la compagnie de ses mauvaises pensées, les souvenirs des jours passés et l’espérance d’un triomphe détestable. Maintenant, il n’avait plus rien, rien que cette ombre indistincte devant lui qui semblait s’effacer dans l’obscurité comme ses espoirs, son honneur et sa joie d’être vivant et libre.

Il y avait un peu de lumière dans le ciel lorsque la charrette tourna brusquement à gauche et continua son chemin avec difficulté sur un sol jonché de cailloux. Devinne rampa à quatre pattes jusqu’à l’arrière de la voiture et, s’accroupissant, il mit la tête hors de la bâche. Même dans l’obscurité, il lui sembla reconnaître les lieux. À sa droite, il pouvait voir les lumières de ce qui devait être une petite ville, mais la charrette, suivant toujours le chemin raboteux, fit un détour jusqu’à laisser derrière elle les lumières. Ce devait être le Perray et on le menait à la maison qui servait de quartier général à la ligue du Mouron Rouge.

La charrette se rangea et on entendit un lointain « Hello ! » suivi de la question anxieuse : « Tout va bien ? » C’était la voix de Jimmy Holte, Froggie. Il venait de la maison en courant et balançant une lanterne.

La réponse vint, donnée par une voix que Devinne pensait ne plus devoir entendre :

– Tout va bien.

Un moment plus tard, il vit Blakeney à ses côtés.

– Pouvez-vous descendre, ou dois-je vous aider ?

Devinne était toujours accroupi, mais il ne pouvait pas bouger, pas tout de suite. Son regard cherchait le visage de Sir Percy.

– Percy… murmura-t-il, et un sanglot l’étouffa.

– Du courage, mon garçon, répondit Blakeney, maîtrisez-vous, Froggie ne sait rien.

Froggie s’approchait maintenant. Il commença à parler. Devinne ne comprenait pas ce qu’il disait, mais il fit un effort pour sortir de la voiture. Holte cria joyeusement « Hello, Johnnie ! » et Blakeney dit :

– Devinne est un peu ankylosé, il a été assez maltraité à Choisy.

Là-dessus, Holte prit Devinne par le bras pour le mener à la maison.

– Restez-vous cette nuit ? demanda-t-il à son chef.

– Oui, nous ne pouvons faire beaucoup de chemin avec ce temps. La neige cessera vers minuit et la lune se lèvera. Si elle ne se lève pas, nous partirons à l’aube. Continuez, Froggie, ajouta-t-il, il me faut panser les chevaux ; je suppose que vous avez quelque chose à nous donner à manger.

– Du pain rassis et du porc froid, répondit Holte par-dessus son épaule, et même du vin aigre, je suis allé au marché ce matin.

Blakeney mena les chevaux derrière la maison tandis que Holte guidait Devinne jusqu’au perron. Il était de ces hommes qui ne peuvent se passer de parler et il commença aussitôt : « Vous savez, bien entendu, et – Blakeney vous l’a dit, je suppose ?… » Et ceci et cela. Devinne, qui n’était au courant de rien, ne comprenait qu’à moitié. Enfin, il se trouva assis devant un feu de bois tandis que Holte continuait à bavarder.

Blakeney revint. Il demanda :

– À quelle heure Ffoulkes et Pradel sont-ils venus ?

– De bonne heure ce matin ; je ne peux vous dire l’heure exacte ; ma montre, le diable l’emporte ! s’était arrêtée.

– Ils n’avaient pas eu d’ennuis ?

– Aucun ennui. Je leur ai vite donné les chevaux frais que j’avais pour eux, vous savez, ceux de la voiture, et ils sont repartis. J’ai demandé à Ffoulkes comment vous étiez arrivé à faire évader le Français – c’est quelqu’un de très bien à ce qu’il m’a paru ; tout à fait calme – mais pardieu, d’après Ffoulkes, la façon dont vous avez monté cette affaire…

– Était très simple, interrompit Blakeney. Vous êtes un bon garçon, Froggie, mais vous êtes bavard. Si vous nous donniez à manger ? Devinne meurt de faim et moi aussi.

– Bien, bien ! répondit Holte avec bonne humeur.

Et il alla vers la porte, mais il s’arrêta tout à coup :

– Je vous raconterai tout, Johnnie, dit-il, exactement comme Ffoulkes me l’a raconté. Je vous dis que c’est ni plus ni moins…

Il fut interrompu par son chef qui lui jetait un chapeau à la tête en disant :

– Si vous ne nous servez pas tout de suite ce magnifique souper, je vous mets aux fers pour désobéissance.

Holte sortit et les deux autres restèrent face à face. Blakeney se dirigea vers la fenêtre et contempla la nuit et la neige qui tombait très épaisse. Devinne se leva et traversa la pièce. Il tendit la main, une main moite et tremblante. Il prit la main de Percy qui pendait à son côté et avec un sanglot déchirant y posa son front qui brûlait.

– Percy, murmura-t-il, pour l’amour de Dieu, dites quelque chose…

– Que puis-je dire, mon cher petit ?… répondit Blakeney en retirant doucement sa main. Que je n’ai pu supporter de laisser un gentilhomme anglais, le fils de mon vieil ami, aux mains de ces hyènes.

– Comme vous devez me mépriser !

– Je ne méprise personne, Johnnie. J’ai vu trop de peines, d’enthousiasmes déçus et de crimes, pour ne pas comprendre beaucoup de choses dont je n’aurais même pas rêvé auparavant.

– Il n’y a pas au monde un crime plus affreux que le mien.

– Ni de pire châtiment que celui que vous allez subir.

– Mon Dieu, pourquoi avez-vous risqué votre vie si précieuse pour sauver la mienne qui est celle d’un misérable ?

Blakeney éclata de rire :

– Pourquoi ? pourquoi ? Je n’en sais rien, Johnnie. Demandez à Ffoulkes, il vous donnera une raison sentimentale. Demandez à Tony, il vous dira que c’était par jeu, et je ne suis pas sûr que mon vieux Tony ne soit pas dans le vrai. Je vous remercie, Johnnie, d’avoir servi de prétexte à une des aventures les plus réjouissantes que j’aie jamais connues.

Devinne tomba sur une chaise et cacha son visage dans ses mains.

– Tous vont avoir horreur de moi !

– Il faudra vous faire une raison, mon petit, là-dessus et sur d’autres sujets aussi. En tout cas, votre père ne sait rien et ne saura jamais rien. Et puis… l’Angleterre est en guerre avec la France, donc vous savez ce qu’il vous reste à faire.

– Percy… je…

– Assez maintenant. Holte revient avec le banquet.

Les trois jeunes gens s’assirent et mangèrent leur pain et leur viande arrosés d’un vin chaud qui les ragaillardit. Blakeney était follement gai :

– J’aurai voulu vous faire voir le misérable voyou qui, contre sa volonté, a incarné le Mouron Rouge ! Je regretterai jusqu’à mon dernier jour de ne pas avoir été là lorsque ce cher monsieur Chambertin contempla sa superbe apparence et dut convenir que ce n’était pas celle de son ami Sir Percy Blakeney.

Holte bavarda beaucoup, posa des quantités de questions, et Devinne, malade d’esprit et de corps, alla vite se reposer dans une chambre où restait un lit à roulettes où il avait souvent couché aux anciens jours heureux. Il s’assit sur le bord et, la tête enfouie dans ses mains, pleura comme un enfant.