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Au château

Il ne fallut pas longtemps à Conty pour persuader quelque deux cents personnes que leur devoir était de courir sur-le-champ au château de la Rodière pour montrer aux arrogants ci-devant que, lorsque la souveraineté du peuple était en jeu, celui-ci savait comment retourner les rôles et remettre à leur place ceux qui avaient osé le narguer. Ainsi, la plupart des gens de Choisy qui étaient restés sur la Grand-Place formèrent un cortège compact qui se mit en marche vers la colline, précédé par le groupe des musiciens qui avaient surgi on ne savait d’où quelques jours auparavant et qui avaient, depuis, contribué à entretenir la gaieté des réunions par leur interprétation des chansons populaires. Ils ouvraient donc la marche avec leurs trompettes, leurs tambours et leurs violons. Ils étaient cinq, et leur chef, un grand gaillard, qui eût mieux fait de combattre pour sa patrie que de faire grincer la chanterelle, était déjà très populaire parmi ses auditeurs. Sa façon de jouer la Marseillaise n’était guère correcte, mais ce vagabond était si amusant que tout le monde était de bonne humeur bien avant d’avoir atteint le château.

Et on resta de très bonne humeur. Après tout, cette expédition, cette attaque dirigée contre les aristocrates, n’était que le divertissement d’un jour de vacances, un prétexte à sortir de soi-même, à oublier la misère, la crasse et la crainte que la vie ne devînt encore plus dure qu’autrefois. Surtout, de telles manifestations entretenaient chez les malheureux l’illusion qu’on avait fait quelque chose d’extraordinaire pour eux, ils ne savaient pas exactement quoi, d’ailleurs.

Une foule, une foule en colère, que ce soit en Angleterre, en Russie ou en Allemagne, n’est généralement qu’une masse de gens mornes, entêtés et vindicatifs ; mais en France, même aux jours les plus cruels, il y avait presque toujours un élément désintéressé dans cette foule d’hommes et de femmes qui allaient frapper aux portes des châteaux et insistaient pour voir leurs propriétaires, même lorsque, comme à Versailles, il s’agissait du roi et de la reine, et cette foule, à nulle autre pareille, inventait alors des façons d’humilier et de maltraiter les gens qui n’étaient pas exactement des violences.

C’était quelque chose de ce genre qui animait les femmes et les ratés qui se dirigeaient vers la Rodière à la suite d’un groupe sale et dépenaillé de musiciens. Ils clopinaient le long de la route, criant et chantant des bribes de Marseillaise sans prendre garde au froid qui était piquant, ni à la fatigue de gravir la pente qui menait au château par un chemin glissant plein de glace et de neige. Ils ne savaient pas encore ce qu’ils allaient faire une fois qu’ils seraient face à face avec les ci-devant marquis et marquise pour qui ils avaient travaillé autrefois et dont ils avaient reçu autant de bienfaits que de coups.

À l’arrière-garde marchaient deux hommes : l’un était le citoyen Conty, et l’autre, petit et mince, vêtu de noir des pieds à la tête, dissimulait sous un ample manteau l’écharpe tricolore qui entourait sa taille. Il ne dit pas un mot à son compagnon pendant tout le trajet, mais de temps à autre il jetait un regard rapide sur le paysage environnant et sur le ciel couvert de nuages, comme pour arracher au ciel ou à la terre un secret qu’eux seuls pouvaient lui dérober.

Au sommet de la colline, là où l’étroit sentier rejoignait la grand-route, les deux hommes s’arrêtèrent. Chauvelin dit brusquement à son compagnon :

– Vous pouvez vous en retourner maintenant.

Conty était trop heureux d’obéir ; il reprit le sentier et fut bientôt loin. Chauvelin se dirigea vers le château. La foule, maintenant, était loin en avant de lui, même les traînards avaient rejoint et il y eut une immense exclamation de joie lorsqu’on vit enfin les grilles de la Rodière.

Chauvelin s’arrêta de nouveau. Il était seul et la paix merveilleuse de ce lieu n’était troublée que par le bruit joyeux des cris qui se perdaient au loin. Chauvelin siffla doucement, longuement, et, peu après, un homme, qui portait l’uniforme de la gendarmerie nationale sous un grand manteau, sortit des buissons. Chauvelin lui fit signe d’avancer.

– Eh bien ! sergent, avez-vous remarqué un homme qui pourrait être ce maudit Anglais ?

– Non, citoyen, j’ai vu toute la foule défiler, mais je n’ai remarqué aucun individu dont la taille fût au-dessus de la normale ou qui eût l’air d’un Anglais.

– Je pensais bien que vous n’étiez pas assez fin pour le démasquer, répondit sèchement Chauvelin, mais cela importe peu. Je le découvrirai assez tôt, et alors je vous donnerai le signal dont nous sommes convenus. Vous ne l’avez pas oublié ?

– Non. Un long sifflement deux fois et, après, un court.

– Combien d’hommes avez-vous ?

– Trente, et trois caporaux.

– Où sont-ils ?

– Vingt avec deux caporaux sont dans les écuries. Dix avec un caporal dans la remise.

– Y a-t-il des domestiques dans les communs ? Des jardiniers ou des grooms ?

– Deux jardiniers et un palefrenier.

– Ils sont d’accord ?

– Oui, citoyen. Je leur ai promis cinquante livres à chacun s’ils ferment les yeux et les oreilles, et l’arrestation et la mort s’ils n’obéissaient pas. Ils sont terrifiés et prêts à avaler leur langue.

– Mes ordres sont que vos hommes restent là où ils sont jusqu’à mon signal.

Chauvelin prit dans sa poche un petit sifflet et souffla doucement deux fois, puis une fois comme il l’avait dit quelques minutes auparavant.

– Dès qu’ils entendront le sifflet, mais non avant, ils sortiront de leur cachette et se précipiteront vers la maison. Il doit y avoir dix hommes et un caporal à chacune des trois entrées du château. Vous savez où elles se trouvent ?

– Oui, citoyen.

– Personne ne pourra quitter le château jusqu’à ce que je l’aie permis.

– J’ai compris, citoyen.

– Je suppose que vos hommes savent que nous recherchons cet espion anglais qui s’est baptisé lui-même le Mouron Rouge ?

– Ils le savent.

– Et que le gouvernement accorde une récompense de cinquante livres à tout soldat qui aidera à sa capture ?

– Mes hommes feront leur devoir, citoyen.

– Très bien. Et maintenant, parlons des ci-devant. Il y a ici le marquis, sa mère et sa sœur, enfin deux aides-ménage qui n’ont pas honte de servir ces traîtres. Ces cinq personnes seront arrêtées, mais resteront dans le château jusqu’à ce que je vous donne d’autres ordres. Nous les emmènerons sous escorte à Choisy quelque temps plus tard, après avoir renvoyé cette tourbe. Cela se passera tard dans la soirée ou à l’aube, je ne l’ai pas encore décidé. Avez-vous une voiture prête ?

– Oui, citoyen. Il y a une auberge près d’ici. Nous avons laissé la voiture dans la cour avec deux hommes pour la garder. L’endroit est tranquille et commode.

– C’est tout. Allez transmettre mes ordres aux caporaux. Dès que ce sera fait, glissez-vous inaperçu dans la maison. Personne ne prendra garde à vous. On aura assez à s’occuper des aristocrates. Tenez-vous aussi près que vous le pourrez de la pièce où la foule sera le plus compacte et attendez-moi.

Chauvelin, membre de la Convention, n’était pas un homme dont on pût discuter les ordres. Le sergent salua et, tournant les talons, se dirigea vers les écuries. Chauvelin resta seul, roulant des pensées tumultueuses dans son cerveau. Deux fois déjà, le Mouron Rouge lui avait glissé entre les doigts depuis cette nuit mémorable où pendant le bal de Lord Grenville à Londres, lui, Chauvelin, avait compris que cet extraordinaire espion n’était personne d’autre que Sir Percy Blakeney, l’arbitre des élégances, le petit-maître à l’air si vain dont les folies défrayaient continuellement la chronique, l’oisif le plus exquis qu’aient révéré les sybarites anglais.

– Vous étiez avec ces gens mal lavés chez Tison, mon bel ami, murmura-t-il, car j’ai reconnu votre rire et j’ai senti votre regard moqueur sur moi. Moquez-vous, mon héroïque chevalier, vous ne vous moquerez pas longtemps. Le piège est tendu et, cette fois, vous ne lui échapperez pas et ce sera votre « cher Monsieur Chambertin » qui se moquera de vous lorsque vous serez ficelé et troussé comme un poulet qu’on va rôtir.