Maurin marchait en tête pendant la traversée de la place. Au milieu de l’esplanade, il y avait un jet d’eau au centre d’un monument auquel quelques marches donnaient accès. Un grésil coupant s’ajoutait au brouillard pour rendre la marche difficile. Le sol, couvert d’une mince couche de neige à moitié fondue, était très glissant, surtout autour du jet d’eau qui était arrêté à cette heure tardive, mais qui avait fonctionné tout le jour, éparpillant son écume tout autour de lui, en sorte que les marches et le pavement étaient recouverts de glace.
Maurin avançait avec circonspection. À un moment, il faillit glisser et tomber. Il cria « Attention », mais son avertissement dut venir quelques secondes trop tard, car il reçut pour réponse un cri, suivi de quelques malédictions très différentes du vocabulaire habituel de M. le professeur. Le notaire se retourna et vit ce gentilhomme érudit ramper sur le sol.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il avec une impatience mal dissimulée.
C’était assez évident. Le professeur gémissait, couché sur les marches.
– Vous ne pouvez pas vous relever ?
– Je vais essayer.
Le professeur fit un effort pour se lever, mais il retomba avec une plainte.
– Cependant, insistait Maurin avec une hargne perceptible, il faut que je sois à la mairie avant six heures. Il est déjà moins dix ; il y a encore un bon bout de chemin à parcourir dans la rue Haute. Ne pouvez-vous faire un effort ?
– J’ai peur que non. Je pense que je me suis fracturé la cheville. Je ne pourrais pas marcher, même en m’appuyant sur vous.
– Que faire ?
– Allez-y seul, mon ami, et je vous rejoindrai aussi vite que je pourrai. Je peux obtenir d’un passant qu’il me cherche un cabriolet et vous pouvez retenir le procureur syndic jusqu’à mon arrivée.
– Bon, si cela vous est égal que je vous laisse…
– Oui. Allez ! Je suivrai le plus tôt possible.
– Justement voici quelqu’un. Je l’appelle ?
– Oui, s’il vous plaît.
Un homme en blouse et en culottes rapiécées, un de ces gardes républicains qui flânaient un moment plus tôt devant le café, émergea du brouillard et se dirigea vers la fontaine. Maurin le héla :
– Mon ami est blessé. Voulez-vous vous débrouiller pour l’amener le plus tôt possible à la mairie ? Il vous paiera bien.
L’homme s’approcha et marmonna quelque chose au sujet d’un cabriolet.
– Oui, acquiesça aussitôt Maurin. Essayez d’en trouver un. Courez !
Après avoir donné cet ordre, il se tourna vers le professeur :
– Vous ne me ferez pas défaut ?
– Non, non. Je vous promets de vous rejoindre.
Là-dessus, le notaire s’éloigna. Le brouillard l’engloutit. Combien eût-il été surpris, pour ne pas dire inquiet, s’il avait été doué de seconde vue : M. le professeur se relevait sans effort et apparemment en parfait état. L’homme en blouse disait anxieusement :
– Vous n’êtes pas vraiment blessé, Percy ?
– Bien sûr que non, idiot. Dites-moi : les autres sont partis ?
– Tony et Hastings sont allés chez les Levet comme vous l’ordonniez. Je suppose que vous avez griffonné ce mot pendant que vous étiez au café ?
– Du mieux que j’ai pu. Vous l’avez bien déchiffré ?
– Oui ! Tony et Hastings prennent l’abbé en charge ; ils l’amèneront tout de suite au château de la Rodière. Devinne est revenu au quartier général pour ôter les haillons de la Garde républicaine et reprendre ses propres vêtements ; ensuite, il ira au château en cabriolet pour préparer la famille du marquis à l’arrivée du prêtre. Hastings ou Tony expliqueront en un mot au vieux Levet que tout cela se fait sur vos ordres. C’est bien cela ?
– Oui, c’est cela. Maintenant, allez vous aussi au château et attendez-moi. Dites aux autres de venir vous rejoindre devant les grilles de la Rodière dès qu’ils auront installé l’abbé dans son nouveau refuge. Je viendrai à mon tour le plus tôt possible.
– Entendu !
– Vous connaissez le chemin ?
– Je le trouverai.
Ils se séparèrent, se perdirent dans le brouillard. Un cabriolet parut. Blakeney le héla et se fit mener à la mairie.