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Des nouvelles

Le 21 janvier avait été un jour de terreur et de désespoir pour les habitants de la maison Levet. Le vieux Levet était sorti le matin de très bonne heure. Avec la neige sur le sol et un épais brouillard sur les champs et la rivière, il ne lui était pas possible de cueillir ses herbes comme de coutume ; ce qu’il voulait, c’était d’abord être seul et ensuite aller en ville pour savoir les nouvelles. Il savait qu’il lui faudrait apprendre les nouvelles à sa femme, il savait que s’il ne disait rien, elle devinerait, et quand elle serait au courant, elle mourrait.

C’est ainsi que le vieillard, car en ce moment il était vraiment vieux, parcourait les rues de Choisy en s’efforçant de se préparer au coup terrible qui allait le frapper. Il avait d’abord erré sans but, mais à dix heures du matin il s’arrêta. Quelque chose lui disait que le crime affreux était consommé. Il y eut un roulement lointain qu’on aurait pu prendre pour un coup de tonnerre, mais Levet était sûr, au fond de son cœur, que c’était le roulement de tambour qui annonçait au monde que la tête du roi de France venait de tomber sous le couteau de la guillotine. Il ressentit à la fois une douleur aiguë presque physique et une haine violente contre les gens qui l’entouraient. Il descendit rapidement la rue qui menait à la rivière et s’arrêta à l’entrée du pont. Il y avait là une pierre d’angle où il s’assit, et il attendit. Il s’était levé ce matin-là de très bonne heure et, lorsqu’il avait ouvert la porte d’entrée de sa maison, il avait vu sur le seuil un bout de papier lesté d’une pierre. Il l’avait pris et lu, car il savait très bien qui lui envoyait ce message. Il en avait déjà reçu plusieurs auparavant ; ils lui donnaient des instructions pour coopérer à un sauvetage. Il avait toujours été prêt à donner son aide et à obéir à ces instructions qui lui venaient d’un homme dont il savait vaguement qu’il professait dans une université, mais qu’il respectait plus que tous ceux qu’il avait rencontrés jusqu’ici.

Le message d’aujourd’hui donnait des instructions très simples. Il disait : Attendez à la tête de pont, de midi au crépuscule. Il n’était que dix heures, mais peu importait au vieil homme. Y avait-il encore des heures pour lui alors que cet horrible forfait avait souillé la France ? Il était engourdi de froid et recru de fatigue, mais il n’en était pas conscient. Il était assis là, il attendait en surveillant de ses yeux mornes les allées et venues qui animaient le pont. L’horloge d’une église lointaine avait sonné quatre heures lorsque deux silhouettes se détachèrent de la foule et vinrent tout droit au coin où se tenait le vieux Levet. Deux hommes, l’un grand, l’autre petit, et tous les deux enveloppés d’épais manteaux. Levet s’éveilla de sa torpeur. Le plus grand des deux hommes l’aida à se mettre debout et lui dit :

– Voici l’abbé Edgeworth, Charles. Il a assisté Sa Majesté jusqu’au bout.

– Allons tout de suite à la maison, répondit simplement Levet. Il fait froid ici, et M. l’abbé sera le bienvenu.

Sans un mot de plus, les trois hommes traversèrent la ville. C’était bien de Levet de ne pas faire de commentaire, de ne pas poser une question. Il marchait vite devant les deux autres sans regarder à droite et à gauche. Le prêtre paraissait à bout de forces, son ami le tenait par le bras pour l’aider à marcher. À cent mètres de la maison, Levet s’arrêta ; il attendit que les autres le rejoignissent et leur dit :

– Ma femme est très malade. Elle ne sait rien encore. Peut-être devine-t-elle ? Il faut que je la prépare. Voulez-vous attendre ici ?

Il était tout à fait nuit et le brouillard était très dense. La silhouette cassée de Levet fut vite hors de vue.