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En révolte ouverte

Au-dehors, dans la nuit glaciale, deux volontés se heurtaient : Devinne, fou de jalousie, avait perdu tout sens de la mesure et de l’honneur. En lui, il n’y avait pas seulement la haine d’un amoureux contre son rival, il y avait aussi la jalousie du subordonné envers le chef qu’il veut abandonner et dont il craint l’influence.

Saint-John Devinne était fils unique. Son père, le vieux duc de Rudford, un magnifique sportsman admiré de tout le monde, avait été excessivement fier de ce fils né alors qu’il se sentait vieillir. La mère de l’enfant l’avait gâté de son mieux, lui accordant tout ce qu’il voulait. Quand il fut envoyé au collège, elle le combla d’argent et de gourmandises, si bien que Saint-John était entouré d’une cour et qu’il revint plus arrogant qu’auparavant.

Plus tard, l’influence de son père le transformant, il chassa à courre, pratiqua la boxe et l’escrime ; à Londres et à Bath, il était la coqueluche des dames parce qu’il savait les amuser par ses propos et qu’il dansait fort bien le menuet. Quand, en 1790, Sir Percy Blakeney, accompagné de sa ravissante femme, fit une entrée sensationnelle dans la haute société après un long séjour en France, Saint-John Devinne vit en lui l’idéal des dandys. Son but fut de rivaliser en tout avec ce parfait gentleman et quand il fut enfin admis dans le cercle des petits-maîtres dont Sir Percy était l’âme, il crut que nul bonheur au monde ne pouvait égaler le sien.

Puis, la ligue du Mouron Rouge fut formée et, en août 1791, Saint-John Devinne prêta serment d’obéissance et de secret à son chef. Il sembla établi, à la lumière d’une correspondance qui fut connue plus tard, que Blakeney prit le vieux duc pour premier confident de son projet. Il existe une lettre écrite par le duc à son ami Percy où on peut lire :

Hélas ! mes deux ennemis : l’âge et le rhumatisme m’empêchent de devenir membre de la ligue que vous songez à former. J’aurais volontiers prêté serment à l’ami que j’aime et respecte plus que quiconque. Si vous me portez réellement de l’amitié, acceptez de prendre mon fils Saint-John avec vous, auprès de qui il tiendra la place que j’aurais dû avoir. Il sera fier de vous obéir.

À peine deux ans plus tard, les défauts de Saint-John avaient pris le dessus. Arrogance, entêtement, indiscipline, ces trois démons, qu’une vie pleine d’aventures avait réduits un moment au silence, s’étaient réveillés et possédaient maintenant ce cœur puéril.

– Parlez tant que vous voulez, Percy, vous n’arriverez jamais à me faire prêter main-forte à ce plan ridicule.

– De quel plan ridicule parlez-vous, Johnny ?

– Risquer nos vies pour empêcher ce parvenu de recevoir ce qu’il mérite.

– Vous parlez de Simon Pradel ?

– Oui. Vous ne le connaissez pas aussi bien que moi. Vous n’étiez pas là lorsqu’il a osé prendre des privautés avec Cécile de la Rodière et que François l’a étrillé.

– Il se trouve justement que j’étais là, que j’ai tout vu, tout entendu. Vous m’avez accusé de mentir tout à l’heure quand j’ai dit que Cécile aimait déjà Simon Pradel, mais je répète que cette jeune fille a une nature trop délicate et trop pure pour ne pas avoir été touchée du dévouement silencieux de cet homme. Il a un plan pour la sauver, elle et les siens, un plan qui, à mon avis, met en danger sa propre vie.

– Un plan ? – Devinne ricana – lui aussi a un plan, n’est-ce pas ?

– Il a un plan, répondit sérieusement Blakeney, un plan dont le point principal est son mariage avec Cécile.

– C’est diabolique !

– Non, mon cher, il n’y a pas de diable ici, il n’y a que ce petit dieu des païens qui vous a touché vous aussi de ses flèches.

– Cécile ne peut pas se marier sans le consentement des siens et ils ne lui permettront jamais cette abominable mésalliance.

– Le mot n’a plus beaucoup de sens. Les ducs vont avoir à gagner leur vie comme ils pourront et notre ligue a pris Simon Pradel sous sa protection.

– Vous voulez dire que vous l’avez pris sous votre protection.

– Comme vous voulez.

– Et… en Angleterre.

– En Angleterre aussi. Ne veillons-nous pas sur nos protégés une fois que nous les avons transportés chez nous ?

– Laissez-moi vous dire, Blakeney, maintenant que nous sommes seuls et que ces matamores là-dedans ne peuvent intervenir, que je suis ulcéré de la façon dont vous m’avez traité ces derniers temps. Vous parlez toujours d’obéissance, mais je ne suis pas un enfant et vous n’êtes pas un maître d’école. Je ferai tout mon possible pour sauver Cécile et sa mère, son frère aussi, bien que j’en fasse peu de cas, mais ne comptez pas sur moi pour sauver Pradel, et c’est mon dernier mot.

Blakeney écouta patiemment, puis reprit la parole avec calme :

– Écoutez, Johnny, vous me dites que vous voulez enfreindre mes ordres, ce qui veut dire que vous reniez votre parole. C’est une chose grave, je n’en dirai pas plus. Pouvez-vous me dire pourquoi vous le faites, quelle est votre excuse, votre explication ? Il en faudrait une bien forte pour que je puisse l’admettre !

Devinne eut un geste impatient :

– Une excuse ? Je pourrais refuser de vous en donner, car je ne vous reconnais pas le droit de me parler ainsi. Mais je vais essayer de me souvenir de notre amitié : j’ai deux raisons très fortes pour refuser de risquer ma vie pour sauver Pradel : cet homme a essayé de détourner de moi l’amour de Cécile. Il n’y est pas arrivé, mais il recommencera une fois qu’il sera sain et sauf en Angleterre. Ma deuxième raison est qu’il est nécessaire de se borner à sauver Cécile et sa mère, François si vous y tenez, mais qu’il faut laisser de côté les deux vieux domestiques, sans parler de ce médecin du diable ; j’ai mieux à faire de ma vie que de la perdre pour une telle sottise.

– Merci pour l’explication. Votre dernière remarque peut se défendre. Chacun est libre de donner le prix qu’il veut à sa vie. Il n’est pas possible aux membres de la ligue de préparer votre retour en Angleterre pendant au moins un ou deux jours. Je pense que vous préférerez voyager seul qu’avec les personnages que nous nous disposons à sauver. Si je puis, j’entrerai en rapport avec Everingham et Aincourt qui ne savent rien de votre défection…

– Percy ! protesta Devinne avec colère.

– Qui ne savent rien de votre défection. S’ils la connaissaient, ils pourraient peut-être vous casser le cou.

– Ne vous occupez pas de moi, répliqua Devinne hargneusement, je m’en charge.

– Bien. C’est ce que vous avez de mieux à faire. Bonne nuit.

Sans un mot ou un regard en arrière, Saint-John Devinne se mit à descendre la colline et Blakeney, avec un soupir mélancolique, alla rejoindre ses camarades. Ils ne lui posèrent pas de questions, car ils devinaient à peu près ce qui s’était passé et qu’il fallait maintenant affronter le danger avec un traître parmi eux.