Le lendemain de ces événements, un cabriolet, plus délabré peut-être que le plus délabré de Choisy, passa les grilles du château de la Rodière et vint s’arrêter devant l’entrée principale du château. Un homme de haute taille, vêtu de noir, en descendit et sonna la cloche. À Paul qui lui ouvrit, il dit qu’il se nommait d’Arblay, professeur à l’université de Louvain, et qu’il désirait voir M. l’abbé. Le visiteur avait bonne mine, mais il fallait être si prudent en ces temps difficiles que Paul préféra lui fermer la porte au nez pour aller demander conseil à sa moitié. Les deux vieux serviteurs décidèrent d’en référer à M. le marquis. À leur grand étonnement, le marquis montra une vive satisfaction à l’annonce de cette visite et ordonna d’introduire immédiatement M. le professeur dans sa propre chambre où il accueillit le visiteur avec une extrême cordialité :
– Vous êtes plus que bienvenu, monsieur, dit-il. Je vous attends depuis hier à midi, depuis que j’ai reçu un de ces mystérieux messages signés d’une petite fleur rouge. Je suppose que vous savez tout à ce propos ?
– Tout ? Pas tout à fait, monsieur le marquis. Mais on m’a demandé de venir chercher ici l’abbé Edgeworth, et de le conduire jusqu’à Vitry où des amis belges le prendront en charge et l’accompagneront jusqu’à la frontière.
François de la Rodière semblait presque intimidé par la gravité de ce savant, sa mise d’une merveilleuse élégance, et l’admirable façon dont il parlait le français. Une des belles mains du visiteur reposait négligemment sur le bec d’ivoire de sa canne. Vraiment, il n’y avait rien de belge en lui, et il avait tout d’un très grand seigneur.
– Vous êtes belge, n’est-ce pas ? monsieur le professeur ?
– Il vaudrait mieux dire européen, répliqua froidement le professeur.
Et il ajouta aussitôt :
– J’espère que M. l’abbé est en meilleur état de santé, car le voyage sera fatigant.
– Oh ! il va bien mieux. Entre nous, sa maladie tombait bien mal, et rendait notre position à tous assez dangereuse. Je vous suis reconnaissant de l’emmener.
– D’autant plus que la population de Choisy ne veut guère de bien à votre famille.
– La canaille de Choisy ne me fait pas peur. Elle crie, aboie, casse une fenêtre ou deux, elle ne m’effraye pas. Que ces marauds viennent, ils trouveront ce qu’ils méritent.
– Il vaut mieux y être préparés, pourtant.
– Je suis prêt. J’ai de la poudre et des armes. Le premier qui met le pied sur le perron est un homme mort… et chacun de ceux qui le suivront.
– Se retirer devant un ennemi trop puissant est toujours plus prudent et parfois plus courageux que résister aveuglément.
– Vous voulez dire s’enfuir devant cette canaille ? Je ne le ferai pas. Je les enverrai d’abord tous en enfer.
– Je songeais à Mme la marquise et à Mlle Cécile.
– Bien, interrompit le marquis avec insolence, laissez cela et occupez-vous de M. l’abbé.
Il sortit là-dessus, laissant le professeur immobile, l’air bien préoccupé malgré son sourire ironique.
– M. l’abbé attend monsieur le professeur, vint lui dire Paul.
L’entrevue fut courte. L’abbé, avec la résignation qu’il avait toujours montrée pendant ces deux jours, était prêt à le suivre comme il avait suivi les deux gardes qui étaient venus le prendre chez Charles Levet. Il fit ses adieux à la famille de la Rodière, les remercia de l’avoir généreusement abrité, remercia Paul et Marie qui l’avaient soigné et monta dans le cabriolet. Le professeur s’assit à ses côtés et resta auprès de lui pendant deux kilomètres environ. Alors, il commanda au cocher de s’arrêter et prit congé du prêtre.
– Les amis qui vous accueilleront à Vitry, dit-il, et vous conduiront à la frontière, sont bons et généreux. Ils ont un sauf-conduit pour vous. Ne pensez plus qu’à vous-même jusqu’à la frontière. Que Dieu vous garde !
Puis il adressa quelques mots au conducteur. Il y avait un autre homme à côté de celui-ci. Il descendit et vint prendre place sous la capote de la voiture. Il avait l’air d’un mauvais garçon, mais l’abbé commençait à s’habituer à l’étrange apparence de ses sauveteurs et il jeta un dernier coup d’œil sur le mystérieux professeur qui était debout, tête nue, au bord de la route, enveloppé dans son manteau noir, sa main fine posée sur la poignée de sa canne. L’abbé Edgeworth était sûr qu’il n’oublierait jamais ce visage et cette silhouette, même s’il ne devait plus jamais rencontrer cet ami inconnu qui lui avait sauvé la vie, et tandis que le cocher enlevait ses chevaux, il murmura une prière à l’intention de son bienfaiteur.