Et maintenant Allons, enfants de la patri-i-i-e !
Le cortège poussa les grandes grilles de la Rodière qu’on ne verrouillait plus et envahit la majestueuse avenue que bordait une double rangée d’ormeaux gigantesques qui parurent agiter et incliner leurs cimes à la vue de cette foule bigarrée. En tête marchaient les musiciens qui semblaient prendre un plaisir toujours nouveau à faire retentir les échos de leurs roulements de tambour et des accents impérieux de leurs trompettes. Seul, le violoniste était resté en arrière ; il était encore de l’autre côté de la grille en train de remplacer une corde brisée de son instrument. Mais on ne remarquait guère son absence, les tambours et les trompettes mettant leur point d’honneur à prouver que leurs instruments suffisaient à faire tout le vacarme qu’on pût souhaiter.
On envahit bientôt le perron et on fut devant la porte d’entrée. Quelqu’un tira la chaîne et la cloche sonna très fort une fois, deux fois, trois fois. Les cris et les chants étaient tels que le pauvre vieux Paul qui, malgré sa frayeur, essayait de se montrer brave, ne devait pas entendre la cloche. Quand ce nouveau son lui parvint, il alla demander les ordres du marquis. Pendant ce temps, ceux qui tiraient sur la chaîne de la cloche avaient fini par l’arracher et on se mit à donner des coups de poing et des coups de pied dans la porte. C’est ainsi qu’on n’entendit pas Paul descendre les escaliers et tirer les verrous et lorsque la porte s’ouvrit, ceux qui avaient encore le poing ou le pied levé tombèrent les uns sur les autres dans l’entrée. Cela fit rire. Bravo ! L’après-midi commença bien. Riant, chantant, se bousculant, les visiteurs se mirent à gravir l’escalier. Le pauvre Paul eût été bien incapable d’arrêter cette avalanche. Cependant, quelques curieux se répandaient au rez-de-chaussée, erraient dans les pièces de réception à droite et à gauche de l’entrée, dans la grande et la petite salle à manger, la bibliothèque, la galerie, mais ils ne trouvèrent rien à détruire.
Au premier étage, la joyeuse compagnie avait pénétré dans le grand salon où le corps du défunt marquis avait été exposé pendant trois jours, il y avait quelques années de cela. Autrefois, les émeutiers s’étaient arrêtés là, saisis malgré eux par quelque chose de surnaturel dans l’atmosphère du lieu, la vue des fleurs desséchées, des dentelles déchirées, l’odeur des cierges qui s’égouttent et de l’encens brûlé. Les visiteurs d’aujourd’hui étaient plus pressés ; ils s’arrêtèrent aussi, mais peu de temps. Ils ouvrirent de grands yeux devant les objets rangés contre les murs : consoles dorées, miroirs, girandoles, et s’approchèrent pour examiner l’estrade où, aux anciens jours heureux, des musiciens jouaient des airs à danser pour le marquis et ses invités. L’épinette était encore là, avec le pupitre du chef d’orchestre et plusieurs chevalets en bois doré qui servaient à poser les partitions.
Au milieu des éclats de rire, on invita les musiciens à s’installer sur l’estrade ; ceux-ci voulaient bien obéir, mais où était leur chef, le violoniste au visage crasseux dont la voix eût réveillé les morts ? Quelques personnes qui s’étaient approchées de la fenêtre le virent remonter l’avenue. On ouvrit la fenêtre.
– Allons, dépêchez-vous !
À ce cri, le violoniste se hâta. Il était boiteux, traînait la jambe gauche, mais son infirmité ne semblait pas l’affliger. Il avait à peine atteint le perron qu’il raclait déjà son violon. Une foule enthousiaste se porta vers lui au pied de l’escalier, le hissa sur les épaules et l’amena ainsi jusqu’à l’estrade. Sales, déguenillés, dépeignés, les musiciens faisaient piteuse figure. Ils commencèrent aussitôt Sur le pont d’Avignon, le seul air à danser qu’ils connussent, assez mal d’ailleurs :
Sur le pont d’Avignon
On y danse tout en rond…
À ce moment, les rires fusèrent si haut que les ménagères rapaces qui étaient restées au rez-de-chaussée furent tentées d’abandonner leur pillage. Ce qui avait causé cet éclat, c’était l’apparition soudaine du marquis. Il semblait sortir d’un trou dans le mur, mais en réalité il avait passé par une porte cachée sous une tapisserie qui conduisait d’abord à un vestibule et ensuite à un boudoir où la marquise s’était retirée avec ses enfants et la pauvre Marie recroquevillée dans un coin comme un lapin effrayé pour attendre que la foule, fatiguée, se retirât comme quelques années auparavant en emportant quelques petits meubles, après avoir cassé des vitres et vidé la cave et l’office.
François de la Rodière pensait qu’il fallait affronter la populace, la cravache au poing. Sa sœur, pendant un certain temps, était parvenue à l’empêcher de faire cette folie, mais le rire canaille qui remplissait le grand salon avait fini par lui faire perdre toute prudence. Il repoussa la main de Cécile qui cherchait à le retenir et sortit. Quant à la marquise, elle ne dit rien, elle ne prêtait même pas l’oreille aux bruits et continuait son travail de crochet avec une inébranlable sérénité. Cécile, au contraire, craignait fort que l’entrée de son frère, dont elle connaissait la violence, ne fît changer l’humeur de la foule jusque-là inoffensive. Elle suivit donc François et le vit prendre une cravache avant d’ouvrir la porte du grand salon. À ce moment, le tumulte s’apaisa brusquement, ce fut le silence complet pendant quelques secondes. Puis, François referma la porte derrière lui et le bruit reprit, plus fort qu’auparavant, une terrible explosion de cris et de ricanements entrecoupée d’applaudissements. Cécile écoutait, terrifiée, se demandant si elle pourrait faire quelque chose en faveur de son frère si les événements tournaient mal. Pendant un moment, la bonne humeur avait semblé revenir, on chantait et on accompagnait la musique en frappant des pieds et des mains. Cécile n’entendait pas la voix de son frère, car la musique ne s’arrêtait pas et, à la fin, son angoisse fut la plus forte : elle ouvrit à son tour la porte de communication et il se passa la même chose qu’à l’entrée du marquis. Il y eut un silence, puis une terrible clameur.
Ce que Cécile vit alors la bouleversa : son frère échevelé, la cravate arrachée, était au milieu des plus affreux garnements, des plus horribles mégères qu’elle eût jamais rencontrés. Et ces êtres de cauchemar tournaient une ronde endiablée au son du rigaudon. Cécile vit devant elle la cravache brisée. On l’avait enlevée des mains du marquis dès son entrée, on l’avait rompue et jetée sur le seuil.
Cécile crut que ses genoux se dérobaient sous elle ; déjà deux hommes la saisirent chacun par une main et l’entraînaient vers le milieu de la pièce au centre d’une autre ronde de femelles hurlantes que sa terreur faisait rire aux éclats. Cécile ne put que cacher son visage dans ses mains pour qu’on ne la vît pas rougir aux mots obscènes que les danseurs lui lançaient sans arrêter leur sarabande. Tout à coup elle entendit :
– Fais-la danser, Jacques ! Je te parie qu’elle n’a jamais dansé de rigaudon avec un si aimable cavalier !
Cécile sentit alors une main prendre la sienne et une haleine empestée d’oignon passa sur son visage. Avec un frisson, elle vit entre ses doigts joints le visage grimaçant et la silhouette biscornue de Jacques, le fils du boucher qu’elle avait souvent protégé lorsqu’il était attaqué par des garçons plus grands et plus forts que lui. Au contraire de François, Cécile de la Rodière avait beaucoup de bon sens. Elle savait qu’elle et sa famille étaient à la merci de ces deux cents excités qui n’étaient pas encore méchants, mais qui pouvaient le devenir. Il lui semblait être dans une cage de fauves qu’il ne fallait pas irriter et, sans révolte apparente, elle regardait autour d’elle dans l’espoir de rencontrer un regard bienveillant et priait Dieu de la délivrer de ce cauchemar. Le miracle vint. Dans l’encadrement de la porte venait d’apparaître le seul homme qui pût la sauver : Simon Pradel. Il semblait plein d’angoisse et haletait comme s’il avait couru pendant longtemps. Ses yeux sombres firent rapidement le tour de la pièce et rencontrèrent les siens. Dieu merci, il était là ! Sur son front, on voyait encore la trace rouge du coup que François lui avait donné, mais ses yeux étaient pleins de bonté et il s’élança vers elle, repoussant la foule pour la rejoindre plus vite.
On le reconnut : le Dr Pradel ! Le héros du jour. Un cri de joie l’accueillit : on allait vraiment s’amuser. Pradel était maintenant au milieu des danseurs, écartait doucement, mais fermement, le fils du boucher et entourait la jeune fille de son bras.
– Allons, cria-t-il tourné vers les musiciens. Mettez-y du cœur ! Je vais danser avec Mlle de la Rodière !
Les musiciens reprirent donc plus fort :
Sur le pont d’Avignon,
On y danse, on y danse…
– Essayez de sourire, murmura Simon à l’oreille de Cécile. Soyez courageuse ! Ne montrez pas que vous avez peur !
Cécile répondit :
– Je n’ai pas peur !
Et c’était vrai ; depuis qu’il était là, elle n’avait plus peur. Le cauchemar se changeait en rêve. La méchanceté avait disparu de tous les visages. On souriait. Une femme cria :
– Vous avez bien choisi, la belle ! Notre Simon vous fera un beau mari, et vous donnerez de beaux enfants à la patrie !
– Pour Dieu, souriez ! disait Simon. Faites oui, et souriez !
Cécile inclina la tête et sourit.
Tout le monde se mit à crier :
– Notre Simon et l’aristocrate ! Et une pleine poignée de beaux enfants ! Bravo !
On oubliait François de la Rodière.
Ce fut lui qui s’aperçut brusquement qu’un homme se faufilait discrètement dans la foule. Il était petit, mince, vêtu de noir, et une écharpe tricolore lui entourait la taille. Personne ne prenait garde à lui. Quant à François, bien que l’écharpe tricolore indiquât un membre influent de quelque Comité révolutionnaire, il vit dans cette apparition une sorte d’assurance que ce carnaval ignoble allait prendre fin, car celui-ci au moins était propre et correct dans sa mise. François essaya d’attirer son attention, mais l’homme ne s’arrêta que lorsqu’il fut tout près de l’endroit où Cécile dansait avec Simon Pradel. La jeune fille souriait toujours, jouait le rôle que Simon lui avait demandé de prendre et se demandait jusqu’à quand cela durerait. Elle vit l’homme en noir se frayer un chemin parmi les danseurs et le chef des musiciens le suivre, le violon à la main. Elle était si surprise de ce manège, les deux hommes étaient si curieusement dissemblables qu’elle finit par se troubler, perdre la mesure et serait tombée si elle ne s’était pas rattrapée au bras de son cavalier.
Ce fut alors que se passa l’événement le plus étrange de cette étrange journée. Le petit homme habillé de noir était tout près de Cécile et le violoniste sur ses talons. Brusquement, le musicien se mit à rire, d’un rire joyeux mais bizarre, comme le rire d’un fou. Cécile et Simon lui-même regardèrent l’homme avec stupeur, car il semblait avoir grandi. On eût dit qu’il était capable de secouer les colonnes de marbre du salon et de les jeter à la tête des voyous qui l’avaient envahi.
L’homme en noir lui aussi regarda le violoniste, et sa figure changea. La surprise, la terreur, le triomphe et la crainte s’y reflétèrent tout à tour. Ses lèvres esquissèrent un sourire et il parla en anglais, langage que Cécile comprenait :
– Ainsi, mon vaillant Mouron Rouge, nous voici enfin réunis !
Il sortit de sa poche un sifflet et allait le porter à sa bouche lorsque le violoniste le lui arracha des mains en riant :
– Un espion, cria-t-il de sa voix de stentor. Nous sommes trahis ! On va nous massacrer. Sauve qui peut !
Il saisit le petit homme d’une main, le jeta sur son épaule comme un sac de farine et se mit à courir avec ce fardeau gigotant. Et tout le temps, il ne cessait de crier : « Un espion ! On va nous massacrer ! » La foule reprit son cri et détala à la suite du violoniste qui traversa le vestibule, descendit l’escalier, parcourut les appartements des domestiques, la cuisine, l’office, la dépense, puis, par un escalier en colimaçon, atteignit le sous-sol. Chauvelin entendit qu’on ouvrait une porte – c’était celle du cellier – et qu’on le jetait sans douceur sur un tas de paille humide. Aussitôt après retentit le rire abominable du Mouron Rouge :
– À bientôt, mon cher monsieur Chambertin !
Puis la lourde porte claqua ; on poussa les verrous, la chaîne cliqueta et la clef rouillée tourna dans la serrure. Enfin, ce fut le silence. Chauvelin gisait sur la paille, moulu, humilié, bouillant de rage et impuissant. Les piétinements et les cris s’éloignaient. Tout le monde avait fui, qu’allait-il advenir de lui ? Allait-on le laisser mourir de faim comme un chien ou un chat enragé ? Non, inconsciemment, il rendait à son ennemi cet hommage qu’une telle vengeance ne pouvait être dans ses plans. Et il se mit à chercher d’autres solutions. Combien de temps resta-t-il livré à ses pensées ? Quelques minutes ou quelques heures ? Tout à coup, il entendit tourner la clef, tirer les verrous, détacher la chaîne ; instinctivement Chauvelin s’écarta de la porte. Un rai de lumière jaune pénétra dans sa prison et la porte s’ouvrit, une voix odieuse dit :
– De la compagnie pour vous, cher monsieur Chambertin !
Et un paquet qui se trouvait être un homme revêtu de l’uniforme de la gendarmerie nationale fut projeté dans la cave, où il roula sur la paille à côté de lui. Le brave sergent n’avait pas eu plus de chance que le puissant Chauvelin, membre de la Convention.