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Menaces de troubles

Au bout de trois jours, la rage que l’incident de la Rodière avait suscitée à Choisy fut à son comble. Le soir, en revenant de leur travail, les hommes et les femmes se déversaient dans les cafés et les auberges pour s’informer plus complètement des détails de cet attentat inouï. Qu’un citoyen aussi respectable que le Dr Pradel eût subi pareil traitement de la part d’un maudit aristocrate, demandait une prompte vengeance, car les droits mêmes de n’importe quel citoyen français se trouvaient ainsi bafoués. Des agitateurs de métier vinrent de Paris et se répandirent dans tous les lieux de réunion. Ils haranguaient les excités qui venaient les entourer en nombre toujours croissant.

Le centre de cette effervescence était le Café Tison, sur la Grand-Place. Une foule de gens s’y assemblait le soir parce qu’on savait que le héros du jour, le Dr Pradel, venait y dîner. Chacun voulait le voir, lui serrer la main et lui assurer que tout Choisy désirait le venger.

Malheureusement, Simon Pradel n’était pas du tout satisfait de ces manifestations. Il souffrait vivement de son impuissance, mais il ne voulait pas que d’autres que lui prétendissent venger l’offense qu’il avait dû subir et, surtout, il redoutait que cette bande de têtes folles n’allât dévaster le château et peut-être frapper Cécile de la Rodière en cherchant à atteindre son frère. Jusqu’ici, cependant, il avait réussi à retenir les plus excités et, assez bizarrement, il avait eu pour allié un homme qu’il ne pouvait pas souffrir, Louis Maurin, qui semblait aussi désireux que lui d’empêcher l’équipée stupide que préconisaient les révolutionnaires venus de Paris.

Depuis qu’il avait été mis à la porte par Blanche, Louis Maurin n’avait pas essayé de se présenter de nouveau chez les Levet. Il s’était mis à fréquenter le Café Tison plus assidûment qu’il ne l’avait jamais fait et il employait là toute son influence à modérer la fureur qu’entretenaient les harangues enflammées des envoyés du gouvernement, bien qu’il fût au mieux avec ces gens.

– Vous ne pouvez pas mener toute cette ville par le bout du nez, citoyen Conty, disait-il à un de ces orateurs qui revenait s’asseoir au milieu d’un tonnerre d’applaudissements. Le gouvernement a besoin que vous incitiez les citoyens au patriotisme, et non que vous les poussiez au culte d’un seul homme qui, avant que vous puissiez revenir à plus de sagesse, sera devenu une sorte de héros qu’on enverra à la Convention où il sera le rival de Danton et de Robespierre. Et qu’y gagneriez-vous ? Tandis que si vous savez attendre votre heure…

– Et que gagnerai-je à attendre mon heure ?

– Laissez aller ces aristocrates du château jusqu’à pouvoir les dénoncer pour trahison et vous toucherez ainsi une grosse récompense. On donne jusqu’à vingt et trente livres pour une arrestation… et si vous faisiez condamner un citoyen aussi en vue que le Dr Pradel, vous pourriez compter sur cinquante livres.

L’autre homme cracha et eut un rire canaille :

– Vous le détestez autant que ça ?

– Je ne le déteste pas en tant qu’individu, répliqua Maurin avec hauteur, mais je hais tous les traîtres à la République et Simon Pradel en est un.

– Comment le savez-vous ?

– Il est toujours au château. Il met de côté tout orgueil professionnel et accepte de donner des purges aux chevaux et aux chiens des ci-devant. Savez-vous pourquoi il a été battu l’autre matin ? Parce qu’il avait passé la nuit avec la donzelle Cécile et lui disait un tendre au revoir à l’aube lorsqu’il fut surpris par le frère qui brisa sa cravache sur les épaules de l’amoureux docteur.

Il était difficile de s’entendre parce que, dans un coin du café déjà bondé de bavards, une petite troupe de musiciens faisait miauler des violons, souffler des trombones et résonner des tambours avec une visible satisfaction. Ils hochaient la tête et suaient à grosses gouttes, tout en complétant par des effets vocaux leurs efforts malheureux pour jouer une mélodie reconnaissable. Ils avaient entonné la vieille chanson :

Il était une bergère,

Et ron ron ron, petit patapon…

– Maudits joueurs de crincrin, cria Conty exaspéré, je voudrais qu’on les mît dehors ! On ne peut rien entendre avec ce bruit !

Celui qui conduisait l’orchestre se démenait plus que les autres. On se demandait où il avait bien pu dénicher son violon, les sons en sortaient sous forme de craquements, de sifflements, de grincements et de ululements qui provoquaient tantôt le rire, tantôt la colère, et, dans ce dernier cas, des projectiles venus de toutes parts volaient autour de sa tête. Ces musiciens étaient vraiment réussis : ils n’étaient ni lavés ni rasés, leurs culottes effrangées montraient leurs jambes nues ; ils portaient des sabots ou des chaussures éculées ; sur leurs chevelures hirsutes étaient enfoncés des bonnets rouges ornés de la cocarde tricolore. Ils s’étaient présentés comme un orchestre ambulant et ils étaient convenus avec le propriétaire du café de toucher un souper chaud en paiement de leur exhibition.

– Ce voyou ferait mieux de travailler honnêtement, grommela Conty après avoir essayé plusieurs fois de faire taire les musiciens. C’est une offense aux patriotes de voir un grand diable comme celui-ci jouer du violon et faire de l’œil aux filles, alors qu’il devrait se battre contre les Anglais.

– Se battre contre les Anglais ? Que voulez-vous dire, citoyen ? demanda le notaire.

Lui et Conty avaient entre eux une soupière. Chacun d’eux, armé d’une louche, remplit son assiette jusqu’au bord. La soupe était brûlante et ils soufflèrent sur leur cuiller avant de la porter à la bouche.

Les musiciens poussèrent quelques beuglements, tandis que la foule reprenait en chœur :

Le chat qui la regarde

D’un petit air fripon…

Là-dessus, le chef d’orchestre, joignant le geste à la parole, jeta aux jeunes filles des regards en coulisse qui devaient bien valoir ceux du chat.

– Que voulez-vous dire, citoyen Conty, reprit Maurin, en parlant de nous battre contre les Anglais ?

– Ce que j’ai dit. Nous allons être en guerre avec ces barbares avant un mois.

– Comment le savez-vous ?

– Nous sommes des agents du gouvernement, répliqua Conty avec hauteur, et nous apprenons ces nouvelles bien avant les gens du commun. En fait, j’ai rencontré ce matin plusieurs représentants. Il va y avoir un débat là-dessus cette nuit. Le citoyen Chauvelin est revenu de Londres depuis le 21. Il va parcourir tout le pays en mission de propagande. Je lui ai parlé. Il m’a dit qu’il serait à Choisy cette nuit. C’est pourquoi, ajouta-t-il en attaquant l’omelette à l’oignon, je voudrais que tous ces imbéciles comprennent ce qu’ils ont à faire.

– Chauvelin ? dit Maurin, j’ai entendu parler de lui.

– Et vous allez le voir. Un homme intelligent, dur comme l’acier. On l’avait envoyé à Londres, mais il n’y est pas resté longtemps, il déteste les Anglais !

Les musiciens avaient achevé le dernier vers du dernier couplet lorsque Conty sauta sur ses pieds en disant : « Le voilà ! » et s’ouvrit un chemin jusqu’à la porte. Armand Chauvelin, ancien envoyé du gouvernement révolutionnaire à la Cour de Saint-James, était revenu d’Angleterre plus morose qu’auparavant ; il était peut-être un peu discrédité par ses nombreux échecs dans l’affaire du Mouron Rouge, cet espion anglais qu’il n’avait pu mettre hors de combat, mais néanmoins il était encore de toutes sortes de conseils et de Comités. C’était un membre important de la Convention et, à ce titre, il était partout respecté et craint.

Conty le salua obséquieusement et le conduisit à la table où Louis Maurin achevait de manger. Le notaire et l’agitateur insistèrent pour que Chauvelin acceptât d’être leur invité, mais celui-ci refusa. Il ne pouvait s’attarder à Choisy, il ne s’assiérait même pas. En dépit de sa petite taille, de sa mine chétive, il attirait l’attention par son air calme et sévère, et bien des regards curieux se tournèrent vers lui, tandis que, ses fines mains blanches croisées derrière le dos, il écoutait les réponses que Maurin et Conty faisaient aux quelques questions qu’il leur posait sur l’état d’esprit des habitants de Choisy et l’attaque dont le Dr Pradel avait été victime.

L’histoire l’intéressa ; il encouragea Conty à entretenir la haine du peuple contre les aristocrates. L’idée d’envahir le château lui semblait bonne et il demanda seulement qu’on attendît son retour, qui aurait lieu dans quarante-huit heures. Il ne voulut pas écouter les objections de Maurin.

– Ces la Rodière m’intéressent, dit-il. Il y a une vieille dame, n’est-ce pas ?

– Oui. La marquise, la mère du jeune voyou qui a cravaché le Dr Pradel.

– Et il y a une fille ? Une jeune fille ?

– Oui, et aussi deux « aides-ménage ». Assez inoffensifs, d’ailleurs.

– Il vaudrait mieux…, commença Maurin.

– Je ne vous demande pas votre avis, coupa Chauvelin. Faites ce que je vous dis, citoyen Conty. Préparez tout, je vous ferai savoir mon retour immédiatement. Si je ne me trompe, ajouta-t-il pour lui-même, il pourrait y avoir une surprise. Une vieille femme, une jeune fille, deux vieux serviteurs…, c’est tout ce qu’il faut pour attirer nos chevaleresques espions anglais !

Il fit un signe de tête et s’éloigna. La foule était encore plus dense qu’au début de la soirée. Il y avait des gens assis jusque sur les buffets. Les musiciens répétaient les dernières mesures de leur morceau accompagnés par les battements de mains de la foule. Chauvelin eut vraiment de la peine à se frayer un chemin. Il était étourdi par le bruit, par l’odeur écœurante de la nourriture et de ce peuple mal lavé ; soudain, alors qu’il était poussé et bousculé et que les visages semblaient danser devant lui dans un brouillard, il sentit qu’une paire d’yeux, une seule, était fixée sur lui. Il était sûr qu’il s’agissait d’une hallucination et, cependant, un frisson parcourut son échine. Il essaya de trouver ce regard, mais en vain ; personne ne semblait le regarder. Tout le monde hurlait :

Il était une bergère

et réclamait un « bis ».

Chauvelin allait enfin ouvrir la porte lorsqu’un son lui parvint à travers le tumulte, le son d’un rire léger, d’un éclat de rire irréel. Chauvelin ne jura pas et ne frissonna pas. Au contraire, il se sentit tout à fait calme et s’il avait pu parler à ce moment il aurait dit : « J’avais donc raison. Vous êtes ici, mon chevaleresque ami. À nous deux, une fois de plus, et je vous souhaite bien du plaisir, ou comme vous voudrez l’appeler, à la Rodière. »