Ce fut après dix minutes d’une conversation décousue que Louis Maurin fit ce qu’il appela plus tard la plus grande sottise de sa vie. Par la suite, il lui arriva souvent de se maudire pour avoir cédé à la jalousie et à la vantardise en parlant de Simon Pradel. Ce fut exactement une de ces fausses manœuvres qu’un joueur d’échecs peut commettre en cherchant à protéger sa reine et qui le conduisent à se faire battre. Le notaire ne devina pas que les quelques mots qu’il jetait dans la conversation avec insouciance allaient ruiner ses espérances et aideraient à déclencher cette série d’événements extraordinaires qui laisseraient tant de rancœur, alimenteraient les commérages de tous les bavards de Choisy, et feraient le principal sujet des conversations au coin du feu, pour de nombreuses semaines à venir.
Blanche, ayant bu son vin, dit quelques mots aimables à Maurin, taquina son frère et la servante, puis se tut. Maurin, qui se sentait en paix avec le monde entier et pensait qu’il devait être très content de lui-même, demanda au bout d’un moment :
– Vous rêvez, Blanche ?
Il semblait qu’elle fût endormie, car elle ne donna aucun signe d’attention et Maurin insista :
– À quoi pensez-vous ?
Elle sursauta, soupira, sourit faiblement et répondit :
– Aux amis.
– Pourquoi aux amis ?
– Je me demandais combien de nos amis auraient à souffrir comme nous avons souffert la nuit passée… je veux dire sans l’avoir mérité… l’arrestation, la prison, l’angoisse. Ce sont des temps bien durs, Louis.
– Et il en viendra de plus durs encore, dit-il avec emphase. Heureux ceux que leurs puissants amis pourront sauver du désastre !
L’allusion était transparente, mais personne ne la releva. Il revint à Blanche de dire :
– Vous avez été très bon, Louis.
Il y eut un silence, puis Augustin fit remarquer :
– Nous étions innocents.
– Cela aide un peu, admit Maurin volontiers, mais vous n’avez aucune idée de l’entêtement des Comités dès qu’il y a une accusation de trahison. Et il faut toujours vous souvenir qu’il existe des misérables qui, pour une maigre récompense, sont prêts à livrer ceux qui n’ont pas été assez prudents pour garder secrètes leurs opinions politiques.
– Je suppose que c’est un individu de cette espèce qui nous a dénoncés, dit Blanche.
– Sans aucun doute. Et j’ai eu toutes les peines du monde, en fait j’ai dû offrir ma caution, à persuader le procureur que cette accusation ne reposait sur rien.
Il réfléchit un instant, puis ajouta d’un ton de sotte vanité :
– J’aurai encore plus de peine à défendre Simon Pradel.
Blanche sursauta :
– Simon ? Que se passe-t-il ?
– Vous ne le savez pas ?
– Savoir quoi ?
Déjà Maurin comprenait qu’il avait fait une fausse manœuvre en nommant Pradel. Aussitôt, Blanche était devenue l’image même de l’angoisse. Ses joues étaient enflammées, ses yeux brûlaient, sa voix tremblait tandis qu’elle insistait pour obtenir une explication.
Pourquoi, oh ! pourquoi avait-il mis le médecin sur le tapis ? Il avait voulu faire montre de son zèle et de sa puissance et il avait réussi à réveiller la passion de la jeune fille. « Les femmes sont bizarres, pensa-t-il avec amertume. Qu’un homme soit malade ou en danger et voilà qu’il devient pour elles un objet intéressant ou même, comme dans ce cas, l’amitié qu’on lui porte s’enflamme et se change en amour. »
Le vieux Levet, qui avait à peine ouvert la bouche tout ce temps et semblait profondément absorbé par ses réflexions personnelles, comprit ce qui se passait et intervint :
– Ne t’afflige pas, ma fille. Simon n’est pas un imbécile, et personne dans Choisy n’oserait s’attaquer à lui.
Pendant ce temps, Maurin avait changé d’idée. Les reproches qu’il se faisait s’étaient transformés en compliments ; certes, il avait fait une fausse manœuvre, mais sa bonne étoile allait lui permettre de la réparer.
– J’ai peur que vous ne vous trompiez monsieur Levet, dit-il d’un ton onctueux. J’ai appris que le conseil surveillait le Dr Pradel. Ses allées et venues mystérieuses d’hier, ses visites fréquentes au château de la Rodière, qui parfois durent jusqu’au milieu de la nuit, ont fait naître le soupçon, et comme vous le savez, du soupçon à la dénonciation, il n’y a qu’un pas, un pas qui parfois mène à la guillotine. Cependant, comme je viens de vous le dire, je ferai tout ce que je peux pour le docteur puisqu’il est de vos amis.
– Et qu’il est innocent, assura Blanche. Il n’y avait rien de mystérieux dans les allées et venues de Simon hier. Il ne va au château qu’au titre de sa profession, et ses visites ne durent pas jusqu’à une heure tardive de la nuit.
Maurin haussa les épaules :
– Je ne peux que vous répéter ce qu’on m’a dit et je vous assure…
Il sentit qu’il avait fait une autre fausse manœuvre en éveillant la jalousie de Blanche. Il commençait à penser que la chance n’était pas tout à fait de son côté lorsqu’un bruit de sabots sur le plancher coupa net cette malencontreuse conversation. Maurin vit alors le vieux mendiant qui attendait au milieu de la pièce qu’on veuille bien lui parler. Maurin lui demanda durement :
– Que voulez-vous ?
L’homme leva sa main raidie par le froid à ses cheveux blancs.
– Le cabriolet, citoyen, murmura-t-il.
De son doigt tremblant, il désignait la porte. Un véhicule délabré, traîné par une pauvre rosse, attendait dehors. Levet paya les consommations et tout le monde sortit. Quand on se fut entassé dans le cabriolet, Charles Levet mit une pièce d’argent dans la main du mendiant.
Maurin resta sur la route devant la taverne jusqu’à ce que la voiture eût disparu au tournant. Il n’était pas homme à reconnaître ses torts, même en lui-même, mais il devait avouer qu’il avait manqué de jugement et qu’il lui fallait réparer sa gaffe à la première occasion. « Blanche est très jeune, se dit-il, elle ne se rend pas compte de ses vrais sentiments et Pradel est l’homme qu’elle voit le plus souvent. » Cependant, la reconnaissance avait à jouer un rôle important dans les relations de la jeune fille avec l’ami qui avait tiré sa famille d’un mauvais pas. Maurin se félicita d’avoir convaincu Blanche, sinon les autres Levet, de ce que son influence, et elle seule, les avait fait libérer après quelques heures de détention. Elle était déjà bien disposée pour lui, il fallait continuer maintenant à gouverner les sentiments de la jeune fille et les tourner à son plus grand avantage à lui. Là-dessus, Maurin se décida à regagner sa maison.