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Le château de la Rodière

Le château était déjà imposant lorsque Luc de la Rodière, à son retour de la guerre contre les Hollandais, l’avait reçu de Louis XIV en récompense de sa bravoure sur les champs de bataille, et c’était encore un château imposant en 1793, bien qu’il gardât les traces des déprédations commises en 1789. À cette époque, la lie du peuple de Choisy, soulevée par la nouvelle de la prise de la Bastille et dirigée par des agitateurs de profession, avait marché sur le château et, après avoir brisé des meubles, des vitres, des miroirs, déchira les rideaux de haut en bas, arracha les tapis, dévasta les resserres et les caves avant de repartir au chant populaire à l’époque de

Les aristocrates à la lanterne !

Quand le jeune marquis, Mme sa mère et Mlle sa sœur revinrent à la Rodière trois jours plus tard, ils trouvèrent le château dans l’état où les émeutiers l’avaient laissé : l’immense vestibule, la salle à manger, l’escalier monumental, les communs n’étaient que décombres. Les laquais et les servantes, terrifiés, s’étaient enfuis et la salle de bal, où avait été exposé le défunt marquis après sa mort, était jonchée de fleurs fanées, de linge, de dentelles déchirées et de bouts de chandelle de cire. Seuls, Paul Leroux et sa femme Marie étaient restés. C’étaient de vieilles gens, de très vieilles gens ; ils avaient servi feu M. le marquis et ses parents avant lui, d’abord comme fille de cuisine et marmiton, puis comme femme de chambre et valet et, enfin, comme maître d’hôtel et femme de charge. Ils n’avaient jamais eu d’autre demeure que la Rodière ; s’ils l’avaient quittée, ils n’auraient su où aller : ils n’avaient pas d’enfants, pas de famille, proche ou éloignée. Donc, ils étaient restés après que la foule eut vidé les lieux et que tous les domestiques, jeunes et vieux, ceux du service de la maison comme ceux du service de l’étable et du jardin, eurent fait leurs paquets et se furent retirés dans leurs propres maisons, où qu’elles fussent.

Paul et Marie firent de leur mieux pour nourrir les chevaux et les chiens et pour tenir en ordre quelques pièces pour leurs maîtres. Et c’est ainsi que la veuve, son fils et sa fille retrouvèrent ce couple fidèle dans leur maison dévastée.

Plusieurs chevaux et chiens de prix furent vendus ou tués, et le marquis ne garda que deux chiens de chasse et deux chevaux de selle. Enfin, comme l’hiver était rigoureux, que le combustible et la nourriture devenaient chers et rares, on recruta à Choisy trois personnes pour compléter le personnel trop restreint du château.

C’était dans cette maison que l’on conduisit l’abbé Edgeworth le soir du terrible jour où il avait vu l’oint du Seigneur périr sur l’échafaud.

Depuis l’heure matinale où on l’avait cherché pour administrer les derniers sacrements à celui qui avait été le roi de France, il avait vécu dans un état de tension nerveuse qui n’avait cessé de croître tandis que le jour avançait. Vers sept heures du soir, deux hommes qui ressemblaient plus à des assassins qu’à des soldats, l’avaient mené au château de la Rodière. Au moment où il quittait la maison de Charles Levet, son hôte lui avait assuré que tout ce qu’on faisait était conforme aux plans de l’ami généreux qui l’avait déjà arraché à la foule hurlante et se préparait à le faire sortir de France.

Le prêtre accueillit ces explications avec la plus parfaite confiance. Il dit à Levet qu’il n’était pas du tout effrayé : il avait fait une si terrible expérience ce jour-là que rien ne pouvait plus jamais l’effrayer.

Il ne se passa rien en chemin, mais il était très fatigué lorsqu’il eut parcouru le sentier rocailleux qu’était le raccourci pour atteindre le château. Les grilles monumentales n’étaient pas fermées. L’abbé et son escorte les passèrent sans difficulté et prirent l’imposante avenue. La porte d’entrée leur fut ouverte par Paul qui portait une livrée usée, mais très propre. Bien qu’épuisé, l’abbé voulut remercier les deux énigmatiques voyous qui l’avaient accompagné, mais lorsqu’il se retourna, ils étaient déjà partis. On entendit encore quelque temps le bruit de leurs sabots, mais leurs personnes étaient déjà rendues invisibles par l’obscurité.

L’abbé Edgeworth se laissa tomber sur le fauteuil que Paul lui offrit et il attendit patiemment que son arrivée fût annoncée au marquis. Quelques minutes plus tard, un jeune homme descendit en courant les escaliers, les bras ouverts ; il clamait des mots de bienvenue avant d’avoir seulement aperçu le respectable prêtre.

François de la Rodière était le fils unique du défunt marquis. Il avait hérité de ses charges et titres quatre ans auparavant ; il était bien bâti et eût été beau s’il n’y avait eu quelque chose d’arrogant et peut-être de cruel dans l’expression de sa bouche aux lèvres minces, et si son menton eût été moins fuyant.

– Nous vous attendions, monsieur l’abbé, dit le jeune homme. Ma mère et ma sœur sont là-haut. J’espère que vous n’êtes pas trop fatigué ?

L’abbé était très fatigué, mais il s’efforça de sourire et demanda :

– Vous m’attendiez ? Comment saviez-vous…

– C’est une longue histoire, dit pensivement François de la Rodière, nous sommes tous perplexes à ce sujet, mais n’en parlons pas maintenant, il faut d’abord que vous dîniez et que vous vous reposiez.

La marquise ne se montra pas moins cordiale que son fils. L’abbé Edgeworth, par son caractère sacré, et parce qu’il avait eu le privilège d’assister le roi-martyr à ses dernières heures, avait droit à des égards spéciaux. On lui présenta donc Cécile de la Rodière et un jeune gentilhomme anglais, Lord Devinne, un ami de la famille qui était venu de Paris à franc étrier pour porter les nouvelles des terribles événements de cette journée.

Ce fut lorsque toute la famille et leurs hôtes eurent pris place autour de la table du souper que Cécile raconta au prêtre l’incident mystérieux qui les avait intrigués à l’aube de ce jour.

– C’était extraordinaire, et je ne puis vous dire à quel point j’étais agitée, car c’est à moi que la première annonce de votre venue a été adressée.

– À vous, mademoiselle ?

– Oui, et vous allez voir qu’il y avait de quoi agiter même une personne plus calme que moi. Ce matin, de bonne heure, je faisais ma promenade habituelle dans le parc, lorsque je vis un homme d’aspect minable qui venait à ma rencontre. Il était assez loin et je ne distinguais pas bien ses traits, mais je voyais que ce n’était pas là un habitant du château. Nous avons maintenant l’habitude, ajouta-t-elle avec un petit soupir, de voir notre propriété envahie par toutes sortes de gens. Cependant, cet homme n’avait pas l’air d’être venu pour mal faire, il semblait seulement se promener à pas très lents, les mains dans les poches, sans regarder à droite ni à gauche. Il ne fit rien d’autre jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la hauteur d’un des bancs de pierre qui jalonnent l’avenue. Alors, je lui ai vu prendre un papier dans sa poche et le poser sur le banc ; il me fit nettement signe comme pour attirer mon attention sur le papier, puis il tourna les talons et repartit par où il était venu. Les buissons l’eurent bientôt dissimulé à mes yeux.

Cécile s’arrêta, puis reprit avec plus d’animation :

– Vous pouvez imaginer avec quelle hâte je me suis précipitée sur ce papier. Le voici.

Elle retira de son corsage un bout de papier froissé et se mit à lire :

– L’abbé Edgeworth, vicaire de Saint-André, qui a suivi le roi de France jusqu’au pied de l’échafaud, vous demandera l’hospitalité pour cette nuit. N’était-ce pas extraordinaire ? J’ai montré ce message à maman et à François. Ni l’un ni l’autre n’ont pu deviner qui nous l’avait envoyé, mais depuis, Milord Devinne a jeté un jour plus surprenant encore sur cet incident.

Elle tendit le papier à l’abbé qui mit ses lunettes pour examiner le message à son tour :

– C’est vraiment curieux, dit-il, et il n’y a pas de signature.

– Il n’y a que le dessin rudimentaire d’une petite fleur écarlate, fit remarquer la jeune fille.

Et elle reprit le papier, le rangea soigneusement dans les plis de son fichu.

L’abbé se tourna vers le jeune Anglais :

– Et vous, milord, demanda-t-il, pourriez-vous réellement nous expliquer l’origine de ce message ?

– Ce n’est pas cela tout à fait, mais je peux vous dire que la petite fleur écarlate est l’emblème du chef d’une association de gentilshommes anglais qui se sont juré de sauver les innocents menacés du sort qui a été celui du roi de France aujourd’hui.

– Voici un noble idéal, milord ! Sauver les innocents ! Ce sont des Anglais, dites-vous ? Êtes-vous un membre de cette association ?

– J’ai cet honneur.

– Qui est votre chef ?

– C’est notre secret… et le sien.

– Excusez-moi ! Je ne voulais pas être indiscret. Tout cela est stupéfiant. Il est si étrange de voir des hommes risquer leur vie pour l’amour de leur prochain alors qu’ils sont des étrangers pour ceux qu’ils sauvent et qu’ils ne seront ni reconnus, ni remerciés. Quand je pense que je dois la vie à vos amis et à votre chef !… Et cette petite fleur ? N’est-ce pas le mouron rouge ?

– Oui.

– Il me semble que j’en ai entendu parler vaguement. Ici, les policiers appellent ainsi une organisation d’espionnage anglais.

– Nous ne sommes pas des espions, monsieur l’abbé. La ligue du Mouron Rouge n’a rien à voir avec la politique.

– J’en suis persuadé, mais j’ai su que le gouvernement, très irrité par les activités de votre association, offre une importante récompense pour l’arrestation de votre chef. Dieu le protégera, souhaitons-le !

Ce fut peu de temps après ces quelques paroles que le pauvre abbé eut une syncope. François de la Rodière appela Paul et les deux hommes transportèrent le malade dans la chambre qu’on avait préparée pour lui et on le mit au lit. Comme il paraissait très mal en point, la marquise ordonna à Paul d’aller chercher tout de suite le Dr Pradel.

– Le docteur est ici, madame la marquise.

– Que fait-il ?

– Je l’ai envoyé chercher, expliqua François ; Stella devait être purgée et César avait une épine dans la patte, mais il devrait être déjà parti. Pourquoi est-il encore ici ?

– Marie avait son rhumatisme et Berthe, la fille de cuisine, s’était fait mal au doigt.

– Dites-lui d’aller voir tout de suite M. l’abbé, commanda le marquis.

Quand Paul fut parti, François de la Rodière se tourna vers Lord Devinne.

– C’est bien malencontreux. J’espère que ce ne sera pas une longue maladie. Que l’abbé reste ici un jour ou deux n’offrait aucun inconvénient, mais vous ne nous aviez pas dit qu’il était malade.

– Nous ne le savions pas, répondit Lord Devinne.

– Votre merveilleux chef aurait dû vous le dire, répliqua l’autre avec mauvaise humeur. Ce n’est pas rassurant pour la maisonnée tout entière d’avoir ici un homme poursuivi par ce gouvernement d’assassins. Croyez-moi…

Il fut interrompu par l’entrée de Simon Pradel. La marquise salua celui-ci d’un gracieux signe de tête et Cécile lui adressa un regard amical, mais le marquis ne se donna pas la peine de le saluer.

– C’est là-haut qu’il vous faut aller, dit-il sèchement, un de nos amis qui soupait avec nous a eu un soudain malaise.

Simon s’aperçut de l’insolence du ton et, fronçant un peu le sourcil, prit son crayon et ses tablettes et demanda :

– Quel est le nom de cet ami, monsieur ?

– Cela ne vous regarde pas.

– Je regrette, mais cela me regarde. Je suis tenu par la loi de rendre compte à la section locale de tous les cas que j’ai à traiter dans cette zone.

La marquise soupira et détourna la tête : les mots « section » et « loi » l’indisposaient toujours, et François de la Rodière s’irrita de cette opposition, surtout de la part de Pradel dont il connaissait les opinions libérales, sinon révolutionnaires.

– Vous pouvez rendre compte de cela au diable ! dit-il exaspéré.

La maladie de l’abbé lui semblait déjà intempestive et l’effronterie de ce chevalier de la lancette faisait tourner sa contrariété en fureur.

– Ou vous allez soigner mon invité ou vous quittez les lieux immédiatement !

Simon Pradel n’était pas très patient. L’arrogance de cet aristocrate l’exaspérait autant que son attitude exaspérait le marquis. Il devint pâle et allait répliquer lorsqu’il rencontra le regard suppliant des beaux yeux de Cécile.

– Monsieur le docteur, dit-elle gentiment, notre ami est très malade. Je suis sûre qu’il vous dira lui-même son nom, car il n’a pas de raison de le cacher.

Simon, touché par ce regard et par ces mots, ravala sa colère et, avec une légère inclinaison de tête, quitta la pièce. Le marquis, furieux, se tourna vers sa sœur :

– Vous êtes une sotte. Ce garçon ne méritait qu’une correction. Votre amabilité encourage son insolence. Toute son espèce aurait dû être fouettée ; si on l’avait fait, nous ne serions pas où nous en sommes. N’ai-je pas raison, maman ? conclut-il en se tournant vers l’imposante marquise.

Mais la marquise, bouleversée par l’incident, avait quitté la pièce.