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Le 21 janvier

Ce matin-là, les rues de Paris étaient silencieuses. On entendit seulement quelques cris de « Grâce ! Grâce ! » lorsque, à la porte du Temple, le roi sortit accompagné de l’abbé Edgeworth et monta dans la voiture qui l’attendait. Tout le reste du chemin, la foule resta silencieuse. Personne n’osa pousser un cri de pitié parce qu’on avait trop peur d’être dénoncé par ses voisins. Toutes les fenêtres étaient fermées, pas un visage ne s’y montra pour regarder dans la rue. Entre la prison et la place de la Révolution, on avait disposé huit mille hommes, l’arme au bras. Personne n’aurait pu réussir à franchir cette barrière et, à chaque coin de rue, on voyait la gueule dressée des canons et les canonniers, immobiles, tenaient leurs mèches allumées. On n’entendait pas rouler d’autres voitures que celle où le roi Louis XVI écoutait l’abbé Edgeworth lire les prières des agonisants.

À l’angle du boulevard Bonne-Nouvelle et de la rue de la Lune, debout sur un mamelon, se tenait un homme trapu enveloppé dans un manteau sombre. C’était le baron de Batz. Il attendait là depuis trois heures et essayait de se réchauffer en frappant du pied le sol gelé. Deux heures auparavant, deux hommes jeunes étaient venus par la rue de la Lune rejoindre le guetteur solitaire. Après une conversation à voix basse, ils étaient tous restés silencieux à leur poste et, du monticule sur lequel ils étaient juchés, ils examinaient avec une anxiété croissante la foule qui les environnait. Il n’y avait pas trace des cinq cents complices qui devaient aider le baron à exécuter son plan insensé pour sauver le roi. Batz ignorait que ses amis avaient été éveillés à l’aube par des coups frappés à leur porte. Deux gendarmes entraient alors dans l’appartement et s’y installaient pour les surveiller et leur interdire de quitter leur maison jusqu’à midi. Batz et les deux amis qui l’avaient rejoint avaient passé la nuit à discuter dans une taverne du Boulevard et avaient échappé ainsi à cette visite domiciliaire. À mesure que le temps passait, ils maudissaient la traîtrise et la lâcheté des autres conspirateurs. De la direction du Temple vint bientôt le roulement sinistre des tambours et un bruit de roues.

Il y avait du brouillard, mais bientôt pourtant, Batz et ses amis aperçurent l’avant-garde de l’escorte. D’abord venait la gendarmerie montée qui barrait la rue dans toute sa largeur, puis, ce furent les grenadiers de la Garde nationale, enfin l’artillerie suivie par les tambours et par la voiture aux stores baissés. Autour de celle-ci et derrière elle, il y avait d’autres troupes, d’autres canons, d’autres tambours. Heureusement pour le baron de Batz et pour ses compagnons, leurs cinq cents complices avaient manqué le rendez-vous et n’étaient pas là pour tenter de se mesurer avec cette imposante escorte.

Batz cria :

– À nous ! À nous ! Sauvons le roi ! en agitant son chapeau, mais les trois hommes furent vite submergés par la foule qui se précipitait vers la place de la Révolution et ces cris n’eurent pas d’écho.

La voiture s’arrêta en face de la guillotine qui était dressée sur la place. Derrière le cordon de troupe, la multitude s’écrasait. Certes, ç’avait été un spectacle passionnant de voir un roi jouer sa tête dans un procès, mais lui voir perdre cette tête était infiniment plus extraordinaire.

La portière s’ouvrit. Le général Santerre commanda un roulement de tambour tandis que le roi montait les degrés de l’échafaud. L’abbé Edgeworth était aux côtés du roi et priait toujours.

Louis XVI adressa quelques mots au peuple, mais un nouveau roulement de tambour couvrit sa voix. Le couteau tomba. On cria :

– Vive la République !

On hissa des bonnets rouges sur les baïonnettes, et on se pressa autour de l’échafaud tandis qu’un aide du bourreau montrait la tête du roi. On teignit des mouchoirs dans le sang, et le bourreau, pour quelques pièces d’argent, vendit des mèches des cheveux du martyr. La foule hurlait, chantait, s’agitait avec frénésie et, au milieu de tout ce tumulte, l’abbé Edgeworth restait à genoux à l’endroit même où il avait été séparé du roi, sans se soucier des cris menaçants qui s’élevaient autour de lui.

– À la lanterne !

– À moi, le calotin !

– Non, à moi !

– À moi ! À moi !

Alors seulement, l’idée que certains excités demandaient son sang traversa l’esprit de l’abbé. Il pensa qu’on allait le traîner à la guillotine et le tuer comme on avait tué le roi. Il ne fut pas effrayé, il continua ses prières jusqu’à ce qu’un groupe d’hommes qui criaient plus fort que les autres le relevât et l’emportât en hurlant.

La foule, qui pensait surtout à se procurer des reliques, envahit la plateforme de la guillotine, oublia le prêtre. L’abbé, à demi inconscient, se sentit envelopper d’un manteau qui amortit les clameurs hideuses de la populace et, bientôt, il n’entendit plus rien. Il s’évanouit.

Au bout d’une demi-heure, la frénésie populaire s’apaisa, les troupes se retirèrent et peu à peu la foule se dispersa, chacun retourna à ses affaires, acheta, vendit, déjeuna comme si le 21 janvier 1793 était un jour comme un autre au lieu d’être un des plus étonnants de l’histoire de France.

À la Convention, les membres du gouvernement se frottaient les mains : « C’est fait ! » Un roi venait de mourir comme un vulgaire criminel pour avoir conspiré contre la liberté.

Ce ne fut pas avant le soir que la Convention, réunie en comité, décida que le prêtre qui avait reçu la dernière confession de Louis Capet devait être mis en lieu sûr. Qui pouvait savoir ce que Louis Capet avait confié à cet homme ? De toute façon, le Comité décida qu’il valait mieux le faire mourir et donna l’ordre à la police de procéder à son arrestation.

Seulement, d’une manière ou d’une autre, pendant l’effervescence qui avait suivi la mort du roi, l’abbé Edgeworth avait disparu.