Pendant ce temps, le cabaret voisin était en train de faire des affaires magnifiques. Un grand nombre des manifestants, que le divertissement de l’après-midi n’avait pas rassasiés, s’étaient arrêtés là pour boire et bavarder. Ils s’installèrent donc autour des tables et les propos allaient bon train. Il y avait parmi eux Jacques, le fils du boucher, qui était encore furieux de s’être laissé enlever sa danseuse par le Dr Pradel.
– Il est plus beau que toi, Jacques, lui dit-on.
Jacques, vaniteux comme beaucoup de ratés, déclara très haut qu’il obligerait la jeune Cécile à être à ses genoux avant trois jours.
– Comment t’y prendras-tu, pauvre singe ? lui demanda-t-on.
– Je l’épouserai, répliqua-t-il en gonflant sa poitrine comme un jeune dindon.
On rit et quelqu’un demanda encore :
– Tu vas faire la cour à la petite marquise ?
– Oui.
– Et l’épouser ?
– Oui.
– Et si elle dit non ?
– Si elle dit non, je lui dirai que je vais la dénoncer, ce qui signifie la guillotine pour eux tous. Qu’en dites-vous ?
– Bonne idée, cria une voix joyeuse, et une main assez rude donna un bon coup sur les épaules de Jacques. Nous jouerons une marche pour le mariage.
C’était le violoniste qui venait juste d’entrer avec sa troupe. Il semblait qu’ils avaient accompagné pendant un bout de chemin le gros de la foule qui revenait à Choisy et qu’ils étaient revenus au Chien sans queue qui était plus près que les cabarets de la ville. Ils paraissaient très fatigués, très assoiffés, ce qui n’était pas étonnant après avoir tant soufflé dans leurs trompettes. De plus, ils avaient l’air d’être sans le sou, car ils ne commandèrent pas de boissons, mais commencèrent à jouer quelques airs méconnaissables jusqu’à être plus fatigués et plus assoiffés encore. À ce moment, le violoniste se décida à faire le tour des buveurs, son bonnet rouge à la main, mais chacun découvrit subitement qu’il était tard et qu’il était temps de revenir chez soi.
Un par un, ou par groupe de trois ou quatre, les clients désertèrent le Chien sans queue. On n’avait jeté que six sous dans le bonnet du violoniste. L’aubergiste Polycarpe échangeait sur le seuil quelques paroles avec les derniers clients, et sa femme, la majestueuse Victoire, débarrassait la table des verres vides. Le violoniste jeta son bras autour de cette taille imposante. Elle lui donna une petite tape avec une grâce d’éléphant.
– Vous ne pourriez pas courir en m’emportant sur votre épaule comme vous l’avez fait de ce pauvre petit homme cet après-midi.
– Ce n’était qu’un sale espion, mais si vous me défiez, ma Junon, je vais essayer avec vous tout de suite.
– Montez-moi dans ma chambre alors, je suis fourbue et Polycarpe veut achever le nettoyage.
– Que me donnerez-vous ?
– À boire à volonté, si vous ne me laissez pas tomber.
Et elle lui pinça la joue.
À son grand étonnement, le violoniste la souleva, oh ! non comme une plume certainement, mais il la porta dans ses bras en haut de l’escalier étroit et, de là, dans sa chambre où elle lui demanda de la déposer sur le lit qui fit entendre un craquement lorsqu’il obéit. Elle rit en le voyant soupirer de soulagement.
– Donne-leur à boire à volonté, dit-elle à son mari.
Les cinq musiciens prirent place autour des tables et bientôt le citoyen Polycarpe, qui s’était assis avec eux, ronfla la tête dans ses mains. Le violoniste se pencha sur lui et, d’un index délicat mais sale, lui souleva une paupière.
– Saoul comme un Polonais, dit-il ; la drogue est bonne. Et il remit dans sa poche un petit flacon.
– Quant à Gargamelle, là-haut, elle dort du sommeil du juste. Aussi, nous nous mettrons au travail dès l’arrivée de Devinne.
– Il est là, dit quelqu’un, je suis sûr d’avoir reconnu son pas.
Il se leva et de la porte appela doucement :
– Devinne ! Tout va bien !
Devinne entra. Il était habillé correctement, ses mains et son visage étaient propres ; à côté de ses amis crasseux et vêtus de haillons, il paraissait déplacé. Une paire d’yeux nonchalants le contemplèrent de haut en bas. Devinne s’en aperçut, rougit faiblement et ses yeux ne rencontrèrent plus ceux de son chef. Il prit une chaise le plus loin possible de Polycarpe.
– Puis-je savoir ce qui s’est passé ? demanda-t-il.
– Bien sûr, mon cher garçon, répondit Blakeney en poussant un pot de vin devant Saint-John Devinne. Buvez.
– Non, merci.
Sir Andrew Ffoulkes fourbissait sa trompette. Il leva les yeux, regarda son chef qui lui fit un petit signe et, là-dessus, il raconta brièvement ce qui s’était passé au château.
– J’ai bien pensé qu’il y avait quelque chose comme cela dans l’air, sinon vous ne m’eussiez pas expédié à Paris sur un motif futile.
Il y eut un silence. Le poing de Lord Tony se serra si fort que les jointures devinrent blanches. Glynde but à longs traits comme pour empêcher les mots de sortir de sa gorge. Tous regardaient le chef qui n’avait pas cillé. Il rit même un peu :
– Buvez, Johnny, cela vous fera du bien.
Sir Andrew souffla doucement dans sa trompette, et Tony, Glynde, Hastings jouèrent sotto voce. Blakeney reprit :
– Le motif, mon garçon, n’était pas futile. L’un de nous devait avertir Galveston et Holte qu’il fallait venir nous attendre au quartier général de Saint-Gif-le-Perray dans les vingt-quatre heures. Vous auriez mieux fait d’aller les retrouver sous un déguisement quelconque pour notre commune sûreté, mais puisque tout s’est bien passé, je n’en dirai plus rien.
– Oui, tout s’est bien passé, marmotta Devinne, je ne suis pas un imbécile.
– J’en suis sûr, répondit Blakeney toujours calme bien que Ffoulkes et Lord Tony sentissent un soupçon de dureté dans sa voix. En tout cas, il vous a été épargné de voir vos amis de la Rodière menacés par la foule.
– Oui ! Dieu punisse cette tourbe qui l’a osé !
– Et puis, Johnny, vous n’avez rien d’un musicien. Si vous aviez entendu Ffoulkes avec sa trompette, Hastings au second violon… ils étaient merveilleux. Si je ne craignais pas d’éveiller ma Junon au premier étage, je vous aurais donné un aperçu de notre concert juste au moment où notre ami Chambertin a fait son apparition.
– Au fait, interrompit Lord Tony, qu’avez-vous fait de cet honorable personnage ?
– Je l’ai enfermé dans la cave avec le sergent. Jeûner un peu ne leur fera pas de mal. Je m’arrangerai pour les libérer quand ils ne pourront plus nous nuire.
– Je suppose que ce sera mon travail, murmura Devinne avec hargne.
– C’est une idée, Johnny. Une bonne idée ! Maintenant, réjouissez-vous, nous avons un beau travail à faire. Quand l’aube paraîtra sur les collines, nous sortirons pour nous livrer au sport que nous aimons par-dessus tout : chevaucher à tombeau ouvert à travers la campagne avec les innocents que les loups cherchent à dévorer. Ceux-ci hurleront à nos trousses. Pardieu, ce sera divin !
Sir Percy avait pris son attitude préférée : appuyé au mur, il avait en face de lui cinq paires d’yeux brillants, mais les siens voyaient au-delà des quatre murs sales ce que lui seul pouvait voir, les champs, la chevauchée ou, peut-être, son jardin fleuri de Richmond, les rives de la Tamise et les yeux bleus de Marguerite qui l’appelait, lui tendait les bras.
– Vous vous souvenez, reprit-il, qu’à un certain moment j’ai laissé passer la foule et que je me suis mis à remettre ostensiblement une corde à mon violon. Je me suis caché dans les buissons épais de l’entrée et, au bout de quelques minutes, j’ai reconnu la voix de notre cher Chauvelin. Il a renvoyé le brillant agitateur Conty, puis il a appelé un soldat qui avait l’air de l’avoir attendu. À celui-ci, il a donné des ordres pour l’arrestation des la Rodière et pour la mienne. J’ai appris que trente gendarmes se cachaient dans les écuries et qu’à un certain signal ils devaient envahir le château. Dès que les deux compères ont abandonné la place, je suis allé au Chien sans queue. Le brave Polycarpe, un vieil ami à nous, était seul dans son cabaret. Je lui ai fait ouvrir deux fiasques de vin dans lesquelles j’ai versé une bonne mesure de cette drogue que Barstow d’York m’a donnée. Regardez Polycarpe, vous pouvez voir qu’elle provoque un bon sommeil. Une fiasque dans chaque main, mon violon et quelques tasses en étain pendus à mon épaule, je me suis rendu aux écuries où j’ai été très bien accueilli. Je suis resté le temps nécessaire pour voir le vin circuler, puis je me suis esquivé sans oublier de fermer les portes derrière moi. Ensuite j’ai rejoint la joyeuse compagnie au château. Vous savez le reste. Maintenant, parlons de l’avenir. Un peu avant l’aurore, nous irons à la Rodière. J’ai la clef des écuries et je veux faire boire encore ces braves soldats. Cela les fera tenir tranquilles jusqu’au matin. Nous serons loin alors. Nous prendrons les uniformes de quelques-uns d’entre eux ; j’ai bien réfléchi : une arrestation simulée est ce qu’il y a de mieux à faire. La chance nous a favorisés, car il y a ici une voiture et une paire de chevaux pour emmener les prisonniers. Nous nous en servirons dans le même dessein : deux d’entre nous monteront sur le siège et les autres se gèleront sur le toit, car il fera froid. Nous filerons sur Saint-Gif-le-Perray. À Saint-Gif, Galveston et Holte nous attendront avec des chevaux frais pour continuer jusqu’à la mer.
– Donc, nous restons jusqu’à l’aube ? dit un des jeunes gens.
– Non, nous partirons un peu avant. La nuit va être très noire, car de gros nuages viennent par-dessus les collines. Il nous faudra un peu de clarté, car nous devrons mener un train d’enfer jusqu’à ce que nous dépassions le Perray.
– Et nous allons vers quel point de la côte ?
– Trouville, ce tout petit village. Vous vous souvenez, Ffoulkes ? Je vous en reparlerai avant de vous quitter.
– Vous ne venez pas avec nous ?
– Je n’irai pas plus loin que Saint-Gif. Je dois penser à un autre suspect et j’aurai là une tâche difficile. Je sens que Pradel va s’entêter, il va parler de son hôpital, de ses pauvres malades. Comment vais-je faire pour lui faire comprendre que lorsque ces assassins l’auront supprimé, l’hôpital et les malades devront continuer sans lui ?
Tandis qu’il parlait et que ses amis buvaient ses paroles, la figure de Lord Devinne changeait. Un pli profond se creusait entre ses sourcils. Une ou deux fois il voulut parler, mais ce ne fut que lorsque Blakeney se tut qu’il frappa du poing sur la table :
– Pradel, hurla-t-il. Que voulez-vous dire ?
– Juste ce que je dis. Les autres m’ont compris, pourquoi ne m’avez-vous pas compris ?
– Les autres ? Je ne me soucie pas des autres. Ce que je veux savoir, c’est si cette brute insolente de Pradel…
Blakeney leva une main impérieuse.
– Ne l’appelez pas brute. C’est un gentleman, sa vie est en danger, bien qu’il l’ignore. Maurin est pour lui un ennemi féroce et a monté un complot. J’ai appris cette nuit qu’on doit l’arrêter dès qu’on aura réuni contre lui assez de faux témoignages.
– Et après ? répliqua Devinne.
– Nous n’avons pas le temps de discuter encore là-dessus, dit doucement Blakeney.
– Pourquoi ?
À cette provocation de gamin, les autres perdirent patience ; il y eut une huée générale qui aurait dû mettre Devinne sur ses gardes.
– Jeune idiot !
– Ver de terre, vous allez recevoir une paire de claques !
– Je vais vous tordre le cou !
Telles furent quelques-unes des exclamations qui jaillirent autour de la table. Cependant, Devinne s’entêtait malgré la gentillesse de Blakeney qui avait posé une main sur son épaule.
– Si je ne connaissais pas votre arrière-pensée, je vous rappellerais que vous avez promis de m’obéir. Nous ne pouvons rien faire si la désobéissance se glisse dans notre petite troupe.
Devinne secoua son épaule.
– Vous ne comprenez jamais rien !
– Quoi ? Que vous aimez Cécile de la Rodière et que vous êtes jaloux de Pradel ?
– Ne parlez pas d’amour, Blakeney, vous ne savez pas ce que c’est.
Il y eut un silence. Une ombre passa dans les yeux de l’aventurier qui dissimulaient tant d’émotion, de doute, de chagrin et de souvenirs d’extase qu’il ne ferait peut-être plus jamais revivre. Blakeney soupira et dit simplement :
– C’est possible, mais nous ne sommes pas ici pour discuter sur l’amour et ce que j’ai à dire va blesser profondément votre vanité. Cécile ne vous aimera jamais et elle aime presque Pradel.
Devinne se leva d’un bond :
– C’est un mensonge, cria-t-il.
Et il aurait continué si Glynde ne l’avait frappé sur la bouche.
Les autres se jetaient sur lui. Lord Tony lui cria une injure et Hastings lui dit :
– À genoux…
Blakeney ne parla que lorsque Tony et Hastings eurent presque forcé Devinne à s’agenouiller.
– Laissez-le. Quatre contre un, ce n’est pas correct.
Il releva Devinne et dit tranquillement :
– Vous n’êtes pas vous-même en ce moment, Johnny… Allez un peu à l’air, cela vous fera du bien.
Devinne essaya de se débattre, mais les doigts d’acier de son chef l’obligèrent à traverser la pièce. Les autres maintenant ne bougeaient plus, mais bouillaient de colère en voyant la sortie du récalcitrant Johnny. Ils regardaient la porte avec anxiété chaque fois que la voix rauque de Saint-John Devinne se faisait entendre.