Bien avant midi, toute la population de Choisy fut en émoi. Depuis quelques heures circulaient d’étranges contes qui avaient maintenant reçu confirmation et alimentaient toutes les conversations privées et publiques.
On disait que le citoyen Chauvelin, membre influent de la Convention, avait été découvert au château de la Rodière, enfermé dans un cellier en compagnie d’un sergent de la gendarmerie nationale et que trente soldats avaient été détenus dans les écuries pendant le même temps. Quant au démon incarné qui avait réussi ce tour abominable, ce n’était autre que l’espion anglais que la légende désignait du nom de Mouron Rouge. Et, si on pouvait croire pareille folie, l’espion, cette fois, s’était montré sous les traits du mauvais violoniste qui avait joué le rigaudon l’après-midi même. Tout le monde se souvenait de ses cris : « Un espion ! Un espion ! On va nous massacrer ! » au moment où il avait cueilli le petit homme vêtu de noir et l’avait emporté sur son épaule pour aller l’enfermer dans le cellier. Et le petit homme n’était pas du tout un espion ; c’était un très important personnage : le citoyen Chauvelin. Les gendarmes se réveillaient péniblement du sommeil que leur avait procuré une drogue administrée dans du vin ainsi qu’en témoignaient les pots vides qui jonchaient le sol autour d’eux. Ces hommes ne comprenaient pas ce qui leur était arrivé. On leur avait dit que le citoyen Chauvelin, qui les commandait, leur envoyait du vin pour les réchauffer et, même depuis qu’ils étaient de retour à Choisy, il leur était difficile d’expliquer comment ils en étaient venus à négliger leurs devoirs. Ce n’était pas tout : on disait, et maintenant c’était une certitude, qu’il était arrivé une étrange aventure au Dr Simon Pradel. Il avait été appelé dans la soirée pour un accouchement difficile qu’il avait terminé seulement vers neuf heures du matin. Il s’était alors rendu tout droit à l’hôpital, sis à trois kilomètres de Choisy, dans le petit village de Manderieu. Il aurait dû y être à sept heures, aussi n’avait-il pas pris la peine de repasser chez lui. Or, l’entrée de l’établissement lui avait été refusée. Les portes étaient gardées par des sentinelles qui avaient croisé leurs baïonnettes et, à sa demande d’explication, un officier avait répondu froidement que l’hôpital était devenu propriété de la nation et que seuls devaient y opérer des praticiens nommés par le gouvernement.
Personne ne savait ce que le citoyen Pradel avait pensé de cet outrage, on savait seulement qu’il était revenu à Choisy et avait déposé une protestation devant le procureur syndic à la mairie. On savait aussi qu’on l’avait alors arrêté et transféré à Manderieu, où il restait à la disposition du procureur jusqu’à ce qu’on eût statué sur son sort. On ajoutait avec un clin d’œil significatif que le procureur de Choisy avait cherché à se décharger de cette responsabilité sur son subordonné de Manderieu. Le jeune docteur était très aimé à Choisy et on ne savait pas comment les éléments populaires de cette ville allaient accueillir l’arrestation de leur concitoyen.
Cependant tous ces événements extraordinaires pâlissaient à côté d’un autre plus inattendu encore ; le Mouron Rouge, qui avait défié pendant deux ans les efforts de la police française, avait été capturé alors qu’il essayait de gagner la côte de la Manche. Il était capturé, entravé, ficelé et sous clef dans le donjon de l’ancien château. Voici ce qui s’était passé : le capitaine Cabel, avec sa troupe, s’était lancé à la poursuite des espions anglais. À mi-chemin entre Saint-Gif et le Perray, ils avaient observé deux cavaliers qui galopaient dans le sens opposé. Le capitaine avait rangé ses soldats en travers de la route et allait crier « Halte ! » lorsque les deux cavaliers s’étaient brusquement arrêtés à trois mètres environ. Eux aussi portaient l’uniforme de la gendarmerie nationale et l’un d’eux avait un homme en croupe.
– Nous le tenons ! cria-t-il d’une voix de stentor.
– Qui ? demanda le capitaine.
– L’espion anglais ! Le Mouron Rouge !
Le capitaine se leva sur ses étriers et vit une sorte de vagabond dont la tête au front ensanglanté pendait sur la poitrine. Ses jambes étaient reliées par une forte entrave qui passait sous le ventre du cheval et ses bras étaient ligotés et noués à la taille du gendarme.
– Quoi ? cria le capitaine stupéfait. Est-ce là le Mouron Rouge ? Ce voyou déguenillé ?
– Ce voyou déguenillé, parfaitement ! Lui et sa bande se sont battus comme des diables, mais je l’ai descendu d’un coup de crosse sur la tête et, voyant cela, les autres ont filé en emportant leurs blessés.
– Y avait-il une voiture ?
– Oui, et bien pleine. Nous leur avons ordonné de s’arrêter, mais nous avons été attaqués par-derrière et, pendant le combat, la voiture a disparu. Cependant, nous avons le chef et nous allons à Choisy pour toucher la récompense. Laissez-nous passer, citoyen.
Il éperonnait déjà le cheval, mais le capitaine et ses hommes ne bronchèrent pas.
– Une minute, dit Cabel. D’où venez-vous ?
– De Dreux, dit l’autre en montrant son écusson et nous allons à Choisy.
– Par ordre de qui ?
– Du procureur de Dreux.
– Quels étaient ces ordres ?
– De guetter une bande d’espions anglais déguisés qu’on savait dans la région et, s’il leur arrivait de bouger, les découvrir et les conduire à Choisy.
– Savez-vous qui je suis ?
– Oui, le capitaine commandant la gendarmerie à Choisy.
– Bien. Voici mes ordres : remettez votre prisonnier à mon sergent et rendez-vous à Dreux pour faire votre rapport.
Un moment, l’autre parut ne pas vouloir obéir. Lui et son compagnon firent mine de tourner bride, mais un mouvement de la troupe de Cabel les fit réfléchir. L’espion anglais passa aux mains du sergent, tandis que le capitaine esquissait un sourire. Il se souvenait des promesses du procureur et pensait qu’il allait obtenir tout sans avoir rien risqué. Dans tout le pays, on allait dire qu’il avait capturé le Mouron Rouge. Il regroupa ses hommes et les chevaux prirent le trot. Les deux gendarmes de Dreux restèrent seuls sur la route, mais personne ne tourna la tête pour voir leur mine, ni ne tendit l’oreille pour écouter leurs propos. Si quelqu’un s’en était avisé, il eût entendu quelque chose d’étrange : un rire en cascade qui se répercutait dans l’air glacé tandis qu’une voix disait :
– Voilà qui est fait ! Je ne me suis jamais tant amusé ! Maintenant, à bride abattue, mon cher garçon ! Je connais un raccourci à travers champs qui nous fait gagner six kilomètres !
Le capitaine et ses hommes, pendant ce temps, trottaient avec allégresse en emportant leur pitoyable prisonnier.