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Le citoyen Chauvelin

On ne doit pas croire que des forces gouvernementales telles que la gendarmerie, régulière ou volontaire, aient approuvé ou encouragé les mouvements insurrectionnels qui caractérisèrent les deux premières années de la Révolution. Ces forces, en fait, firent de leur mieux pour arrêter ces expéditions contre les châteaux qui se soldèrent toujours par un certain nombre de têtes cassées, de violences inutiles et de blâmes de la part du gouvernement qui surveillait les biens des ci-devant et désapprouvait leur mise à sac par une populace stupide.

Aussi, dès que Simon Pradel sut qu’on se préparait à commettre quelque méfait au château de la Rodière, il alla droit à la mairie pour attirer l’attention du procureur syndic sur la menace qui était dans l’air.

– Le citoyen Conty, expliqua-t-il, a si bien excité ses auditeurs qu’il n’y aura pas un homme ni une femme à Choisy pour hésiter à marcher sur le château et, si on ne commet pas de meurtre, on va au moins détruire des biens importants qui appartiennent à la nation.

Il était trop intelligent pour ignorer que c’était là son meilleur argument. Le procureur se rembrunit. Il lui fallait penser à sa situation, pour ne pas dire à sa tête, et il prit la seule décision qui pût radicalement empêcher cette folie. Il fit lire par le crieur public une proclamation qui, par ordre du gouvernement, supprimait le jour de repos pour ce dimanche et ordonnait que tout le monde se rendît à son travail. Ce qui mettait hors de jeu les quatre cinquièmes de la population mâle et un tiers des femmes de Choisy.

Contraints de travailler jusqu’à sept heures du soir, ces gens devraient modifier considérablement les projets qu’ils avaient nourris pour cet après-midi, si même il ne leur fallait pas les abandonner tout à fait.

Au restaurant Tison, qui devait être le point de départ de cette marche sur le château, l’abattement avait succédé à la fièvre. Même les musiciens durent renoncer à faire renaître l’animation dans l’assemblée. Le citoyen Conty reçut lui aussi des ordres : « Laissez le peuple se calmer, lui dit le procureur, le gouvernement ne tient pas à ce qu’on fasse une émeute à Choisy. » Conty ne s’en soucia pas. Il était payé pour exécuter les ordres du gouvernement et savait comment s’en tirer lorsqu’il leur arrivait d’être contradictoires. Il était près de deux heures, et la cloche qui appelait les ouvriers au travail allait sonner dans une demi-heure. Une fois que les ouvriers auraient obéi, il serait trop tard pour réaliser le plan qu’avait approuvé Chauvelin, et Conty n’avait pas l’intention d’endosser la responsabilité de ce qui arriverait ou n’arriverait pas dans ce cas. Il aurait aimé recevoir un ordre de quelque membre d’un Comité influent qui pût annuler ceux du procureur. Ce fut avec un soulagement intense qu’il vit apparaître à deux heures vingt la silhouette toute de noir vêtue de Chauvelin qui se frayait un chemin au milieu de la foule.

– Alors que faites-vous ? demanda Chauvelin en refusant la chaise que Conty lui offrait.

– Avez-vous entendu la proclamation, citoyen ?

– Oui. Et je vous demande ce que vous faites ?

– Rien, citoyen. Je vous attendais.

– Vous n’avez pas exécuté mes ordres ?

– Je n’en avais pas.

– Il y a deux jours que je vous ai dit de tout préparer pour une expédition armée contre le château qui aurait lieu dès mon retour à Choisy. Hier, je vous ai fait savoir que je reviendrais aujourd’hui. Et je ne vois pas que mes ordres aient été suivis.

– La proclamation n’a été connue qu’il y a deux heures. Tous les ouvriers doivent reprendre le travail dans quelques minutes. Il n’y avait rien à faire.

– Rien à faire ? Ici même, je vois une centaine d’hommes qui ne travaillent nulle part, j’en suis sûr, et c’est plus qu’il ne m’en faut pour réaliser mon dessein.

Conty haussa les épaules :

– Les estropiés, les mutilés, les rabougris et les femmes. J’espérais à tout moment que vous viendriez et que vous publieriez un contrordre qui rétablirait le jour de repos. Comme vous n’arriviez pas, je ne savais que faire.

– Ainsi, vous laissiez tout à vau-l’eau.

– Que pouvais-je faire ? Je n’avais pas d’ordres.

– Vous voulez dire que vous manquez d’initiative ? Si vous en aviez, vous auriez vu tout de suite que, tandis que la moitié de la population de Choisy allait travailler, l’autre moitié demeurerait ici prête à tous les méfaits.

– Des lourdauds, des vers de terre et des maritornes !

– Oui, des vers de terre et des maritornes. Laissez-moi vous dire qu’il ne vous appartient pas de mépriser cet excellent matériel humain et que votre devoir est de l’utiliser ainsi que je vous l’avais indiqué au nom du gouvernement qui sait punir la lâcheté et récompenser l’énergie.

Là-dessus, Chauvelin tourna brusquement le dos à Conty et se dirigea vers la porte. À ce moment retentit la cloche et il y eut un tohu-bohu général, des chaises s’entrechoquèrent, grincèrent sur le carrelage ; on s’interpellait d’un bout à l’autre de la salle et le piétinement de la foule servait de bruit de fond. Cependant, à travers tout ce tapage, au moment même où Chauvelin allait franchir la porte, il parvint à ses oreilles le son d’un rire léger qui se prolongeait de la manière la plus irritante.

Dès que le tumulte se fut apaisé, Conty sauta sur une table et commença son discours par une apostrophe aux musiciens :

– À quoi pensez-vous, canailles, de racler sur vos violons des ballades sentimentales bonnes seulement pour des demi-portions ? Nos meilleurs hommes travaillent pour leur pays et vous voudriez nous faire chanter des histoires de chats et de bergères ! N’avez-vous donc jamais entendu cet air que tout patriote doit savoir, cet air qui fait couler du feu dans nos veines : Allons, enfants de la patrie !

D’abord, on ne prit pas garde aux vociférations de Conty : la plupart des hommes étaient partis et il ne restait plus aux femmes qu’à regagner tristement le taudis familial jusqu’à leur retour. Cependant, lorsque les musiciens eurent attaqué immédiatement le chant patriotique pour relever le défi du citoyen Conty, chacun reprit sa place pour écouter les mots passionnés qui se pressaient sur les lèvres de l’orateur. Celui-ci ne voulait pas laisser retomber l’enthousiasme de ces pauvres diables affamés. Après une allusion vague aux châteaux en général, il en vint à la Rodière, reparla du respectable Dr Pradel, l’ami des pauvres, qui avait été outragé et battu pour avoir eu le courage de dire son opinion à un ci-devant.

– Et vous, citoyens, beugla-t-il, le gouvernement ne vous a pas conviés à fabriquer des baïonnettes et des sabres, allez-vous permettre aux ennemis jurés du peuple de vous fouler encore aux pieds de leurs chevaux ? Vous n’avez ni sabres ni baïonnettes, mais vous avez vos haches et vos poings… Allez-vous rester assis tranquillement au lieu d’aller montrer à ces traîtres, là-haut sur la colline, qu’il n’y a qu’une souveraineté qui compte, celle du peuple ?

Les mots magiques produisirent leur effet habituel. Un tonnerre d’applaudissements les salua et aussitôt on entonna : Allons, enfants de la patrie !, les musiciens soufflèrent dans leurs trompettes, battirent du tambour et bientôt la salle entière retentissait du vacarme puissant qui accompagne le triomphe des agitateurs.