Quand Simon Pradel reprit ses sens, il se trouva assis, le dos appuyé au tronc d’un saule au bord d’une petite rivière qui allait son chemin avec turbulence pendant trois ou quatre cents mètres le long de la route. Son manteau était enroulé autour de lui et son chapeau était posé en arrière de sa tête. Celle-ci lui faisait très mal, et il lui fallut quelque temps pour se souvenir de ce qui s’était passé. Il porta la main à son front et sentit qu’il était entouré d’un mouchoir.
Alors la mémoire lui revint et une fureur insensée s’empara de lui. Rien n’aurait pu l’empêcher de se venger du lâche qui l’avait traité de façon si humiliante, mais, pour le moment, attirer François de la Rodière dans un endroit où il ne pourrait appeler personne à l’aide, posait un problème insoluble : on avait dû donner l’ordre de lui claquer la porte au nez s’il se présentait au château. Et il ricana tout haut avec amertume en songeant que le vaurien dont il pourrait avoir raison avec ses seules mains, était maintenant hors de portée et que la chance seule pouvait donner l’occasion d’en tirer une juste vengeance.
Son propre rire rappela au médecin le curieux incident qui lui avait, en fait, sauvé la vie. À quelles extrémités aurait pu se porter ce furieux si ce rire surnaturel n’avait pas éveillé les échos de l’aurore et paralysé le bras meurtrier ? Ce rire resterait aussi mystérieux que la manière dont il avait été transporté, appuyé contre le saule. Son visage était propre comme si on avait nettoyé le sang qui devait le couvrir, sa blessure était bandée et ses vêtements soigneusement brossés. Il se rappelait avoir senti des bras puissants le soulever du sol et le transporter pendant un certain temps. Puis il se souvint de Cécile, de sa main tendue, de son regard plein de douceur, de ce délicieux tête-à-tête dans l’avenue. Après, lui vint le souvenir de l’abbé Edgeworth. Il se rappela son angoisse à l’idée d’être privé plus longtemps des secours de la religion, et sa propre décision d’aller chercher Augustin Levet.
La vengeance attendrait ; d’ailleurs Dieu a dit : « La vengeance m’appartient. »
Avec un dernier geste d’irritation et de souffrance, Pradel s’éloigna de ce maudit château. Il allait prendre le raccourci de Choisy lorsqu’il aperçut un homme petit, pauvrement vêtu, qui semblait se dissimuler au tournant de la route. Il n’y fit pas attention, même après s’être rendu compte que dès que lui-même avait pris le sentier, l’homme était revenu sur ses pas et s’avançait sur la grand-route.
Marcher sur ce terrain glissant et accidenté était difficile et chaque pas, chaque mouvement était un effort pénible pour ses membres endoloris, mais sa force de caractère et ses préoccupations ne laissaient pas à Simon Pradel le loisir de s’apitoyer sur lui-même. Moins d’une heure plus tard, il sonnait à la porte des Levet. On ne répondit pas. Il sonna de nouveau. Il lui sembla étrange qu’il n’y eût pas au moins une personne pour veiller la morte. Charles Levet avait l’habitude de partir de bonne heure, et Augustin était peut-être à l’église, mais Blanche, mais la servante, ne pouvaient pas avoir abandonné la pauvre Henriette Levet.
Vaguement inquiet, Simon se dirigea vers l’église dans l’espoir d’y trouver Augustin. Comme il repassait la grille, il rencontra la voisine, la veuve Dupont qui, à sa vue, leva les bras au ciel en s’écriant :
– Quel malheur, citoyen docteur !
– Quel malheur ?
– Vous ne savez pas ? Ces pauvres Levet ! Et la citoyenne gît là, morte, toute seule. Ma fille et moi serions venues la veiller, mais nous l’avons su trop tard. La maison était déjà fermée.
Elle parlait avec tant de volubilité que Simon eut toutes les peines du monde à poser de nouveau une question :
– Pour l’amour de Dieu, que s’est-il passé ?
– On les a arrêtés cette nuit. Et on va tous les guillotiner. Le pauvre Charles, son saint homme de fils, la jolie petite Blanche et la servante. Je ne pense pas que Marie soit une servante capable, vous voyez ce que je veux dire…
– Oui, oui, mais comment avez-vous su cela ? Étiez-vous présente ?
– Non, citoyen, mais j’ai vu le notaire Maurin après leur départ. Oui, on les a emmenés dans une voiture… J’ai demandé au notaire si on allait vraiment les guillotiner… Sait-on ce qui peut arriver ? On a guillotiné le pauvre roi… Louis Capet, je veux dire, n’est-ce pas ?
Pradel en savait assez. Il remercia rapidement la veuve et il se dirigea tout de même vers l’église, non pour y trouver Augustin, mais pour prier le curé, ou son vicaire d’aller voir un malade au château. Après, il se rendit à l’étude du notaire où on lui dit que le citoyen Maurin reviendrait pour déjeuner. Il était dix heures et il restait deux heures à tuer. Il allait donc revenir chez lui boire une tasse de café et se reposer un peu avant de reprendre son travail. Comme il s’éloignait de la demeure de Maurin, il vit le petit homme qu’il avait aperçu en chemin s’arrêter devant la porte et sonner. Le serviteur ouvrit la porte et il n’éloigna pas le petit homme qui entra tout de suite.