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L’unique cheveu de la chance

Pendant ce temps, les sauveteurs s’étaient réunis dans la cuisine. Ils buvaient du vin chaud en parlant de leur dernière aventure. Leurs nez et leurs mains étaient bleus de froid et tous s’étaient mis en devoir de se raser. L’un d’eux était allé porter du vin chaud à leurs protégés et, bientôt, entrèrent Glynde et Hastings.

– Où avez-vous laissé la voiture ?

– Vous connaissez Moulins ?

– Très bien.

– C’est juste au-delà, après l’église. Nous sommes revenus à cheval et Hastings a manqué de tomber, parce que son cheval a glissé sur le verglas.

– Rien d’autre ? Bon. Et ici, quelles nouvelles ?

Sir Percy s’était tourné vers Lord Galveston.

– Quand Holte et moi sommes arrivés, il y a environ une heure, nous avons eu la surprise de voir de la fumée sortir de la cheminée. En bref, nous avons trouvé un vagabond qui s’était installé dans la place. Il nous a paru plus dangereux de le mettre à la porte que de le garder ici.

– Où est-il, maintenant ?

– Dans la pièce à côté, avec du feu, une chaise et une bouteille de vin.

– Allons le voir.

Blakeney et Galveston allèrent jeter un coup d’œil à l’intrus. C’était un déchet d’humanité, d’un type fréquent à cette époque. Quelques braises se mouraient dans le foyer et, à côté de l’homme, gisaient des bouteilles vides.

– Le misérable ver de terre ! murmura Lord Galveston avec quelques jurons. Il a découvert notre réserve et volé trois bouteilles de notre meilleur vin !

Le misérable ver de terre ne se souciait pas des malédictions de Sa Seigneurie. Il était étendu, la tête appuyée au siège de la chaise et dormait. Galveston aurait voulu le secouer et le jeter dehors, mais Blakeney le prit par le bras et le ramena à la cuisine.

– Vous porteriez la main sur cet homme à vos risques et périls. Savez-vous ce qu’il est réellement ?

– Non, par exemple.

– L’unique cheveu sur le crâne dénudé de la chance, Holte, et vous m’avez permis de le saisir.

– Je ne comprends pas.

– Non, mais vous comprendrez. Y a-t-il une clef ?

– Oui, à l’intérieur.

– Prenez-la, mon cher garçon ; fermez la porte et donnez-moi la clef.

Puis Blakeney se tourna vers Holte (le vicomte Holte de Frogham, plus connu sous le nom de Froggie) :

– Tout va bien à part cela ?

– Je le pense.

– Des chevaux ?

– Nous en avons six avec les deux qu’on a dételés. Ceux qui sont ici sont tout frais.

– Les voitures ?

– Deux carrioles couvertes.

– Bon. Tony, vous prenez le commandement. Vous et Hastings sur une des carrioles, Glynde et Galveston sur l’autre. Je désire que Froggie reste ici avec les quatre chevaux dont nous pourrons avoir besoin plus tard. Vous autres, vous filerez par Dreux sur ce petit village, Trouville. Évitez la grand-route, les chemins de traverse sont sûrs. Tony a tous les papiers nécessaires. Je les ai achetés à un pauvre diable qui travaille à la mairie de Choisy. Quand vous serez à Trouville, allez droit au cabaret Le Paradis. C’est un sale trou, mais le patron m’est dévoué jusqu’à la mort. Il passe pour un révolutionnaire enragé, en réalité il vit à mes crochets et il est devenu très riche. Il est sale et pue l’oignon, mais il veillera sur vous jusqu’à mon arrivée, qui ne tardera pas. Bien sûr, il y aura toujours des risques, mais vous êtes prêts à les affronter. Dieu vous bénisse tous !

Il y eut un silence. Quatre des amis de Sir Percy Blakeney avaient un nom sur les lèvres : Devinne. Jimmy Holte et Tom Galveston, qui ignoraient tout de cette histoire, demandèrent où Lord Saint-John se trouvait.

– À Choisy, répondit le Mouron Rouge.

On discuta encore quelques détails matériels. Il fallait abandonner les uniformes et mettre des vêtements semblables à ceux des paysans.

– J’en ai déjà parlé à Mme et à Mlle de la Rodière, dit Blakeney, et vous les trouverez toutes prêtes à jouer leur rôle. Froggie, qui est un parfait dandy, sera chargé d’inspecter leur toilette pour s’assurer qu’elles n’ont rien oublié d’important. La marquise fera une campagnarde acceptable une fois qu’elle aura un grain de beauté sous l’œil gauche et des ongles soigneusement noircis.

– Et vous, qu’allez-vous faire, Percy ?

– Ffoulkes et moi avons encore à régler une affaire ici. Il ne le sait pas encore, et c’est pourquoi il prend un air idiot, n’est-ce pas, Ffoulkes ? Mais il le saura bientôt. En fait, nous revenons à Choisy pour emmener Pradel. Le pauvre garçon doit être dans une position difficile à l’heure qu’il est, mais ce cheveu unique de la chance va faire des miracles. J’ai toutes sortes de plans dans ma tête ; Ffoulkes et moi allons avoir une journée merveilleuse, n’est-ce pas, Ffoulkes ?

– J’en suis sûr puisque vous le dites, répondit Sir Andrew Ffoulkes.

Ils se séparèrent dans un état de joyeuse excitation. Les la Rodière avaient déjà revêtu leurs déguisements : la marquise avait tout l’air d’une vieille maraîchère, Cécile était une Cendrillon convenable, et François lui-même avait pris la peine de se rendre aussi sale et hirsute que le pire vagabond. À la suggestion de Lord Holte, on ajouta quelques petits détails significatifs et la transformation des trois aristocrates en patriotes déguenillés fut parfaite, ce qui ne veut pas dire que l’habit fasse nécessairement le moine, mais seulement qu’il y aide en grande partie.

On se sépara à neuf heures. Sir Percy porta de nouveau la marquise là où le chemin était difficultueux et toute la compagnie se trouva bientôt répartie dans les deux carrioles. Les conducteurs firent claquer leurs fouets et les voitures s’ébranlèrent. La dernière vision que Cécile emporta, grâce au dernier coup d’œil jeté hors de la bâche qui couvrait la voiture, fut celle de la haute silhouette du faux sergent, droit au bord de la route, sa main fine levée pour un au revoir. On eût dit un de ces héros de l’Antiquité dont elle admirait les statues, un magnifique exemplaire humain et la figure même du chef.