À Cécile de la Rodière, cette journée et cette nuit de janvier parurent plus tard n’avoir été qu’un rêve. Pendant ces vingt-quatre heures, elle vécut avec plus d’intensité qu’elle n’avait jamais vécu auparavant. Tout ce que le monde pouvait lui apporter d’émotions lui fut donné pendant ce court espace de temps.
D’abord, cet horrible charivari, l’invasion de sa maison par cette foule qui criait, chantait, dansait, et qui l’avait obligée à partager cette bacchanale dont le souvenir suffisait à lui faire monter le sang aux joues. Puis, l’apparition de ce violoniste mystérieux qui, brusquement, avait semblé grandir, devenir un géant doué d’une force surnaturelle. Chaque fois qu’elle fermait les yeux, elle le revoyait, étendant ses bras immenses, enlevant ce petit homme vêtu de noir comme un fétu de paille et l’emportant le long du grand escalier suivi par la foule hurlante. Jamais Cécile ne pourrait oublier ce moment : le monde avait semblé vaciller autour d’elle et elle s’attendait à tout instant à voir le château s’écrouler et l’ensevelir avec tous ces misérables sous ses débris.
La suite était tout aussi incroyable, mais le tableau en était plus sombre. Elle se rappelait avoir vu son frère, qui semblait devenu l’ombre de lui-même, quitter la pièce sans qu’elle le suivît. Elle était restée dans la vaste salle d’entrée, qui était devenue aussi silencieuse qu’elle était bruyante quelques minutes auparavant. L’ombre envahissait la pièce et elle était seule avec Simon Pradel. Celui-ci parlait longuement, d’un ton assuré, et elle l’écoutait sans douter un moment de sa bonne foi. Il lui montrait qu’elle n’avait plus qu’un moyen de sauver de la guillotine sa mère, son frère et leurs deux fidèles serviteurs : l’épouser. Ce serait un mariage pour rire, elle porterait le nom du docteur, mais ce ne serait rien de plus et cela ne durerait que le temps nécessaire à ce que la France et son peuple reviennent à la raison. Tous les la Rodière devaient accepter l’hospitalité du Dr Pradel dont le nom les protégerait dans le danger. Simon était parti et elle avait réfléchi à cette proposition. Depuis, tant d’événements s’étaient succédé qu’elle ne pouvait plus se rappeler avec certitude les sentiments qu’elle avait éprouvés. Une seule chose était sûre, c’est que lorsque Simon l’avait quittée, elle s’était sentie malheureuse. Elle était agitée, mais elle n’était plus malheureuse. Elle était revenue auprès de sa mère et de son frère. Sa mère continuait sa dentelle et semblait ne prendre aucun intérêt au récit de ce qui s’était passé pendant les deux dernières heures ; quant à François, il restait taciturne, méditant sans doute quelque revanche.
Tout était tranquille ; Paul et Marie avaient fini par reprendre leurs esprits, et avaient préparé le souper, l’avaient servi. Tous trois l’avaient mangé en silence, car aucun d’entre eux ne pouvait partager avec les autres les pensées qu’il ruminait. À neuf heures et demie, ils allaient se coucher et Paul allait descendre pour éteindre les lumières et mettre les verrous à la porte d’entrée, quand un bruit de pas lourds le long du grand escalier vint renouveler leurs terreurs. François étouffa un juron, la marquise leva les sourcils, Marie se recroquevilla dans un coin et Cécile tendit l’oreille pour écouter les pas qui s’arrêtèrent un moment au seuil du grand salon. Puis, la marche reprit dans la direction de la porte dissimulée du boudoir. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Certes, Pradel avait averti Cécile qu’un danger les menaçait, mais il avait dit aussi que ce danger n’était pas imminent, il devait venir demain chercher la réponse de la jeune fille et, si elle était affirmative, les formalités du mariage seraient tout de suite accomplies ; les êtres chers à Cécile seraient à l’abri de toutes les menaces que ce bruit de pas évoquait de nouveau. Paul, avec son instinct de vieux chien de garde, se glissa dans le vestibule prêt à tenir tête à toute une horde. Avant de refermer la porte, il avait dit tout bas au marquis :
– Pendant que je parlemente avec eux, monsieur le marquis, conduisez les dames au sous-sol par l’escalier dérobé. Je dirai que Marie et moi sommes seuls au château et que vous êtes partis en voiture depuis une heure par la route de Corbeil.
François comprit la valeur de ce conseil. Il y avait plus d’une cachette dans le vaste sous-sol du château. Il y avait même un passage souterrain qui conduisait aux communs, à la buanderie, à la laiterie, etc.
– Venez, maman, dit-il en ôtant sans cérémonie le crochet et le fil des mains de sa mère.
On entendit alors un commandement :
– Ouvrez, au nom de la République !
– Comment ces bandits ont-ils su où nous étions ? murmura François de la Rodière. Comment ont-ils trouvé la porte sous la tapisserie ?
Au même moment, on entendit un coup violent, des jurons et le cri de protestation de Paul. La porte craqua. La marquise essaya de se lever, mais elle était lourde, mit le pied dans sa pelote de fil et retomba sur son fauteuil en entraînant Cécile. Paul se glissa de nouveau à l’intérieur du boudoir :
– Vite, madame la marquise ! L’escalier !
C’était trop tard. François perdit un instant à fouiller un tiroir pour prendre un pistolet, et il avait à peine poussé sa mère et sa sœur devant l’autre porte lorsque Paul fut violemment projeté à travers la pièce. Quatre hommes entrèrent d’un seul élan. Ils étaient en uniforme et avaient des pistolets. François leva le sien, mais celui qui paraissait commander la petite troupe ordonna :
– Jetez ça tout de suite ou je fais tirer.
François, pour toute réponse, arma son pistolet, mais une poussée le fit tomber de sa main et il resta devant les soldats comme un animal aux abois. La marquise ne dit pas un mot, elle ne voulait pas que cette canaille pût croire qu’elle avait peur. Paul et Marie se mirent à prier. Cécile gardait la tête haute ; lorsque le sergent donna l’ordre aux soldats de les arrêter, elle dit avec dignité :
– Je vous prie de ne pas nous toucher. Nous vous suivrons sans résistance.
Et lorsqu’elle vit les hommes faire un pas en arrière sur un signe de leur chef, elle ajouta :
– J’espère que vous nous autoriserez à emporter quelques objets.
– Je regrette, citoyenne, dit alors le sergent, mon temps est compté et mes ordres sont stricts. Une voiture vous attend pour vous conduire à Choisy sans délai. Demain, on fera droit à votre demande.
Cécile n’ajouta pas un mot. Elle prit un fichu, en entoura les épaules de sa mère. Sa mince silhouette dans sa robe de soie était émouvante. Le boudoir était chaud avec son feu de bois et il semblait qu’elle dût aller affronter le froid avec la seule protection de son fichu de dentelle.
– Il y a des fichus et des manteaux en quantité au rez-de-chaussée, citoyenne.
Cette phrase était insolite dans la bouche d’un soldat républicain. Cécile voulut remercier l’homme, mais il s’était reculé et elle ne put voir son visage qui se dissimulait dans l’ombre. François de la Rodière, les dents et les poings serrés, n’avait pas soufflé mot et Cécile en remerciait Dieu. Tout à coup, le marquis fit un mouvement comme pour se préparer à frapper le sergent, mais quatre pistolets le tinrent en respect.
– Inutile, mon fils, dit sèchement la marquise, vous auriez dû partir et me laisser.
Chaque soldat prit un prisonnier par le bras. Le sergent ouvrait la marche avec la marquise, et la vieille Marie la fermait toute seule. On traversa ainsi le salon vide et on descendit le grand escalier. L’entrée n’était éclairée que par une lampe à huile placée sur une console. Cécile était juste derrière sa mère, dans la demi-obscurité, elle ne voyait du sergent que les larges épaules, un bras et une main qui tenait un pistolet.
Dans le hall, sur la table italienne que les deux expéditions de la foule républicaine de Choisy avaient respectée à cause de ses dimensions et de son poids, il y avait un monceau de couvertures et de manteaux. La marquise et François durent se convaincre que ces vêtements avaient été mis là à leur intention. Marie emmitoufla sa maîtresse, Paul aida le marquis à passer un manteau. Cécile vit le sergent choisir une mante à capuchon. Il passa derrière elle et la lui posa sur les épaules. Elle leva les yeux sur lui et rencontra son regard, un bon regard sous de lourdes paupières et, au fond, il y avait un éclair de gaieté, ce qui la réconforta.
Quelques minutes plus tard, les cinq prisonniers montaient dans la voiture qui attendait au bas du perron. Un homme, en uniforme comme les autres, se tenait à la tête des chevaux. Cécile regarda par la portière et vit le sergent parler avec un des hommes, puis il grimpa sur le siège et prit les rênes. Il faisait très sombre et on n’avait pas allumé les lanternes de la voiture. Un des soldats conduisit les chevaux tout le long de l’avenue et jusqu’au-delà de la grande grille. Les autres soldats avaient dû grimper sur le toit, car beaucoup de bruit venait de là. Sûrement Cécile avait rêvé : tout cela n’avait pu se passer en quelques heures. Et le rêve ne s’arrêta pas à ce moment, il y eut encore bien des surprises cette nuit et le jour suivant. Lorsque la voiture eut dépassé les grilles, elle ne prit pas la direction de Choisy, mais tourna à droite. Au bout d’un moment elle s’arrêta et on alluma les lanternes ; alors les chevaux prirent le trot. Chaque fois que Cécile regardait par la portière, elle voyait la route glisser à toute vitesse avec son tapis de neige, la lune s’était montrée et le chemin semblait de cristal.