Bien que huit heures ne fussent passées que de quelques minutes, Devinne trouva la salle d’attente pleine. Il y avait là des gens de toutes sortes : des campagnards et des citadins, des mendiants grelottant de froid dans leurs haillons, des bourgeois aux manteaux élimés, des femmes qui portaient un enfant dans les bras tandis qu’un autre, plus âgé, se suspendait à leurs jupes.
Quand Devinne entra, on lui demanda son nom. Il répondit qu’il s’appelait Collin et qu’il était canadien.
– Votre profession ? demanda encore le secrétaire.
– Fermier.
– Que faites-vous à Choisy ?
– Je le dirai au citoyen procureur.
Le secrétaire leva les yeux sur lui et dit d’un ton sans réplique :
– C’est à moi qu’il faut dire ce que vous voulez au citoyen procureur.
– C’est un secret, répliqua Devinne, le procureur vous le dira lui-même. Donnez-moi une plume et du papier et je vais écrire un mot pour lui exposer ce dont il s’agit.
L’autre hésita. Il scruta la physionomie du faux fermier et enfin lui offrit sa propre plume et une feuille de papier. Devinne réfléchit afin de choisir les mots qui retiendraient l’attention du procureur et enfin écrivit :
Le citoyen Chauvelin et une escouade de gendarmes sont détenus ; le soussigné peut vous dire où. Les habitants du château de la Rodière se sont enfuis et le soussigné peut vous dire comment ils y sont parvenus.
Il posa la plume, relut le message, jeta un peu de sable sur l’encre et demanda de la cire.
On la lui donna et Devinne, ôtant sa bague de son doigt, scella le papier qu’il tendit à l’employé. En même temps, il glissait dans la main de celui-ci une pièce d’or. Ce geste arrangea tout ; aimable, obséquieux, le pauvre diable s’empressa.
– Une minute, citoyen, je vais voir le commissaire et vous faire recevoir tout de suite.
Et, quelques minutes plus tard, Saint-John Devinne était assis dans le bureau du procureur syndic, en face de cet important personnage. Il dut décliner de nouveau son nom, sa nationalité, sa profession, et on en prit note.
– Mathieu Collin. Né au Canada de parents français. J’ai passé la plus grande partie de ma vie au Canada, c’est pourquoi j’ai cet accent étranger.
Le procureur lut le mot que Devinne avait rédigé et le relut, dévisagea le citoyen Collin et dit :
– Vous êtes venu m’avertir qu’il était arrivé quelque chose au citoyen Chauvelin, membre de la Convention ?
– Oui.
– Qu’est-ce ?
– Comme j’ai eu l’honneur de vous l’écrire, le citoyen Chauvelin et une escouade de gendarmes sont détenus depuis hier après-midi.
– Où ?
– Au château de la Rodière. Le citoyen Chauvelin et le sergent sont dans le cellier, les hommes dans les écuries.
– Qui a osé arrêter le citoyen Chauvelin ? s’écria le procureur qui parut horrifié.
– Il n’a pas été arrêté. On l’a jeté dans le cellier et enfermé.
– Qui a fait cela ?
– Le Mouron Rouge.
– Le démon ! cria le procureur qui sursauta si fort que tout ce qu’il avait sur le bureau s’entrechoqua.
– Oh ! ce n’est pas tout à fait le démon. Dans ce pays de liberté et de lumières, nous ne pouvons penser que le démon existe, mais le Mouron Rouge existe. C’est un espion à la solde du gouvernement anglais, dont la tâche consiste à aider les ennemis de la République à s’échapper. Il est tout naturel qu’il soit venu au secours des la Rodière, lui et ses amis, parmi lesquels je vous signale cet abominable traître, le Dr Pradel ; il a endormi les soldats avec du vin drogué et les a ensuite enfermés dans les écuries. Après, il a enlevé le citoyen Chauvelin.
Le procureur montrait un ébahissement grotesque ; il soufflait, reniflait comme un veau marin, essuyait son front moite avec un immense mouchoir.
– Tout cela est-il vrai ? balbutia-t-il.
– Aussi vrai que je suis ici.
– Et… et le docteur ? Vous venez de le nommer. Sûrement…
– C’est un traître. Il fait partie de la bande du Mouron Rouge.
– Comment savez-vous tout cela ? Quelle preuve en avez-vous ?
– Je vais vous le dire.
Devinne s’arrêta, car le secrétaire ouvrait la porte et annonçait que le citoyen Maurin venait d’arriver et demandait à parler au citoyen procureur. Celui-ci soupira avec soulagement. Maurin était un homme de ressource et son avis pouvait être très utile dans un cas aussi scabreux. Le procureur donna l’ordre de faire entrer le notaire tout de suite et, dès que Maurin eut pénétré dans le bureau, on le mit au fait de cette terrible situation. Le fermier canadien dut recommencer toute son histoire et, lorsqu’il nomma enfin Pradel, Maurin sursauta lui aussi :
– Pradel ? Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il appartient à cette bande d’espions ?
– Le simple fait, répliqua Devinne, que lui aussi a pris la fuite. J’ai appris tout cela en écoutant parler une bande de vagabonds qui étaient réunis au Chien sans queue sur la route de Corbeil. C’étaient les musiciens qui avaient raclé du violon et joué de la trompette pendant tout l’après-midi à la Rodière. J’étais parmi ceux qui étaient allés voir ce qui se passait là-haut et, au retour, je m’étais arrêté pour boire un verre de vin. Les musiciens parlaient à voix basse, mais je saisis un mot ou deux. Je fus très étonné de m’apercevoir que ces mendiants parlaient en anglais, langue que je connais puisque je suis canadien. Je me suis rapproché, et à partir de ce moment j’ai compris tout ce qu’ils disaient. C’est ainsi que j’ai entendu qu’ils allaient emmener Pradel et les la Rodière en Angleterre.
Quand Devinne se tut, il y eut un moment de silence. Puis le procureur s’épongea de nouveau le front et gémit :
– Qu’allons-nous faire ? Nom de nom ! qu’allons-nous faire ?
Maurin réfléchissait et, en même temps, cherchait à cacher à cet imbécile de procureur que le tour pris par les événements ne lui causait que du plaisir. Pradel, son rival, était désarmé. Il ne l’empêcherait plus de gagner l’amour de Blanche Levet. Qu’il devienne un émigré ou qu’il ait à répondre de son alliance avec les espions anglais devant la justice de son pays, il ne serait plus en situation d’éblouir la naïve jeune fille. Et lorsque le procureur répéta :
– Nom de nom ! que vais-je faire ?
Le notaire répondit sèchement :
– On ne peut plus rien faire. Le Mouron Rouge, ses ci-devant et ses traîtres sont loin maintenant…
– Ils ne peuvent pas être si loin, interrompit Devinne. Ils ont dû s’arrêter au Perray pour avoir des chevaux, et la voiture, même menée à un train d’enfer, est lourdement chargée.
Le regard du procureur s’éclaira :
– Êtes-vous sûr qu’ils s’arrêteront au Perray ?
– Absolument sûr. La bande a longuement parlé de ce relais. En tout cas, il vaudrait mieux lancer à leur poursuite une escouade à cheval. Ils pourront avoir des chevaux frais au Perray et rattraper la voiture.
– Ont-ils parlé de la route qu’ils comptaient prendre après le Perray ?
– Oui. Ils comptaient passer par Dreux, Pont-Audemer et Trouville. Le Mouron Rouge a établi des relais le long de cette route et c’est le chemin le plus court pour atteindre la côte.
Le procureur donna un grand coup de poing sur la table.
– Parbleu, citoyen, vous avez raison. Il faut courir après ces damnés espions ! Qu’en dites-vous, citoyen Maurin ?
Le citoyen Maurin n’avait pas d’avis. Au fond, il s’en moquait. Que Pradel soit pris avec les Anglais ou qu’on le retrouve à Choisy où on l’arrêterait, revenait au même. Il dit avec indifférence :
– Faites pour le mieux, citoyen commissaire.
– Qu’on m’envoie le capitaine Cabel, ordonna le procureur qui se sentait bien mieux.
Il épongea son front une fois de plus et se mit à tambouriner du bout des doigts sur le bureau et, ce faisant, une expression de béatitude se répandait progressivement sur sa figure. Il venait de se souvenir qu’une forte récompense de cinq cents louis était promise par le gouvernement pour la capture du Mouron Rouge.
Le capitaine entra presque aussitôt et reçut ses ordres :
– Une bande d’espions anglais, qui escortent une voiture où a pris place la famille de la Rodière, sont en route vers Trouville. Ils passeront par le Perray, Dreux, Pont-Audemer. Prenez une escouade à cheval de seize cavaliers d’élite et courez à leurs trousses. Le chef de la bande est le fameux Mouron Rouge. Il y a une récompense de cinq cents louis pour la capture de ce misérable. Ne perdez pas de temps ; votre avenir dépend de votre succès.
Muet d’émotion, le capitaine Cabel salua et sortit. On ne pouvait pas se tromper à l’expression de son visage. Il allait faire l’impossible pour ramener le Mouron Rouge enchaîné. Le procureur se frotta les mains. Il n’avait jamais mieux employé une matinée. Cinq cents louis, même après avoir prélevé la part du capitaine et de ses hommes, étaient une magnifique aubaine en ces jours de misère. Il se leva et invita ses deux compagnons à boire un vin d’honneur au Café Tison.
Maurin accepta avec plaisir. Il lui convenait d’être en bons termes avec le procureur syndic qui était le personnage le plus important de Choisy. Devinne, lui, s’excusa poliment. Il était dégoûté d’être dans la compagnie de ces gens qu’il n’aurait pas voulu toucher avec des pincettes s’il avait été dans son pays. Il lui tardait d’être revenu en Angleterre où de tels voyous étaient jetés en prison pour leur malhonnêteté. Il prit congé avec le salut le plus poli qu’il pût trouver. Le procureur agita sa sonnette, le secrétaire revint et reconduisit le citoyen Collin jusqu’à la porte de la mairie. Maurin regarda pensivement la porte qui venait de se refermer sur le Canadien :
– Drôle d’individu, fit-il remarquer ; pensez-vous qu’il dise la vérité ?
– J’en serai bientôt sûr, dit-il, car je vais envoyer des gendarmes pour libérer le citoyen Chauvelin et ses hommes. Si les gendarmes ne trouvent personne à la Rodière, nous saurons que le Canadien a menti et, dans ce cas…
Il acheva sa phrase par un geste expressif.
– De toute façon, je vais le faire surveiller mais je pense que nous allons trouver le citoyen Chauvelin enfermé dans le cellier.
Là-dessus, le procureur prit le bras de Maurin et les deux amis allèrent s’attabler au Café Tison.