Le café était plein de monde. Des curieux et d’autres quidams étaient revenus de Paris avec le récit du grand événement et des moindres détails qui s’y rapportaient. Philippe d’Orléans, qu’on appelait maintenant Philippe-Égalité, propre cousin de Louis XVI, était venu dans un élégant cabriolet voir tomber la tête de son auguste parent.
– C’est un bon patriote, dit-on.
Le prêtre, qui avait assisté Louis Capet à ses derniers moments avait disparu mystérieusement au moment même où la Convention décrétait son arrestation. C’était, semblait-il, un dangereux conspirateur que des traîtres à la solde de l’Autriche avaient envoyé au Temple à la place du prêtre que la Convention avait désigné. Ces nouvelles firent scandale. On pensa cependant que le prêtre ne pouvait être loin ; la police l’arrêterait bientôt et il lui faudrait rendre une deuxième visite à la machine du Dr Guillotin, deuxième visite que ne suivrait jamais une troisième. Telle était l’orientation générale de la conversation ce soir-là. Louis Maurin et Blakeney obtinrent une table dans un coin tranquille de la salle ; ils commandèrent deux cafés-cognac et le notaire demanda aussi une plume, de l’encre et du papier. Quand on les lui apporta, il dit d’un ton poli à son compagnon : « Excusez-moi, je vous prie ! » et se mit à écrire.
Quand il eut terminé ce qui semblait être une lettre assez longue, il la plia, mit l’adresse, appela le serveur et la lui remit avec quelque monnaie en disant :
– Il y a un commissionnaire au-dehors. Donnez-lui cette lettre et dites-lui de la porter tout de suite à la mairie.
– Oui, citoyen.
Après quoi, les deux hommes se mirent à déguster silencieusement leurs consommations tout en examinant la foule qui se pressait autour d’eux, et en écoutant les bavardages. Brusquement, Maurin posa cette question :
– Qui était avec le vieux Levet, tout à l’heure ? Le savez-vous ? Cet homme avait l’air d’un ecclésiastique, bien que je n’aie pas vu de soutane.
Il jeta cela brusquement, à haute voix, comme si le calme du professeur l’irritait et qu’il eût le désir de le faire sortir de ses gonds. Si rusé qu’il fût, il ne pouvait pas savoir que l’homme assis en face de lui ne se laissait jamais démonter ni intimider. Maurin ne voyait en lui qu’une sorte de robin comme lui, Français probablement, à en juger par son langage précis et distingué.
– Je n’ai vu personne, répondit Blakeney. Peut-être était-ce un prêtre qu’on avait appelé pour Mme Levet. Vous avez entendu Mlle Levet dire que sa mère était mourante.
– J’ai compris qu’elle était morte, répliqua sèchement Maurin. D’ailleurs, Levet n’avait nullement besoin d’aller chercher un prêtre. Son propre fils est prêtre.
– Vraiment ? Alors, c’était peut-être le médecin.
– Le médecin ? Non, Blanche et moi sommes allés chercher le Dr Pradel et il n’était pas chez lui.
Maurin se tut un instant, puis il déclara d’un ton décidé :
– Je suis convaincu qu’il ne s’agissait pas de Pradel. Bien sûr, le brouillard était épais et j’ai pu me tromper, mais je ne le crois pas. Dans tous les cas…
Il trempa un peu les lèvres dans sa tasse d’un air pensif, tout en observant son vis-à-vis avec attention. Il reprit :
– Il faut que j’aille à la mairie maintenant. Voulez-vous m’accompagner, monsieur le professeur ?
– À la mairie ? Je regrette…
– Je ne vous retiendrai pas longtemps et votre présence me sera très utile.
– Comment cela ?
– Comme témoin.
– Voulez-vous m’expliquer ? Je ne vous comprends pas.
Maurin commanda une nouvelle fine, la but d’un seul trait et continua :
– Cela vous ennuierait-il, monsieur le professeur, si je vous contais quelque chose de ma vie sentimentale ? Vous êtes, je le sais, un ami intime des Levet et mon histoire les concerne. Cela vous ennuie-t-il ?
– Pas le moins du monde, répondit courtoisement Blakeney.
Le jeune notaire se pencha par-dessus la table et, baissant la voix, commença :
– J’aime Blanche Levet. Je voudrais la prendre pour femme. Malheureusement, son père ne peut pas me voir. Bien que je sois un républicain modéré, il me classe dans la catégorie de ceux qu’il appelle « assassins » et « régicides ».
Il s’arrêta et insista de nouveau :
– Vraiment, je ne vous ennuie pas, c’est sûr ?
– Tout à fait sûr.
– Vous êtes très aimable. J’espérais gagner votre sympathie, peut-être votre collaboration, parce que Blanche m’a souvent dit que son père a beaucoup de considération pour vous.
– Comme moi j’en ai pour lui.
– Exactement. Monsieur le professeur, reprit Maurin sur un ton de plus en plus confidentiel, lorsque j’ai vu le vieux Levet faire entrer un homme chez lui à la brune, un plan m’est venu à l’idée qui doit, je l’espère, du moins, amener mon union avec la femme de mes rêves. Je ne peux vous dire ce qui m’a fait deviner quelque chose de mystérieux dans la conduite de Levet, mais j’ai senti cela ; aussitôt, le plan que je vais vous exposer a germé dans mon esprit et, en même temps, j’ai pensé que je pourrais solliciter votre aide. Puis-je continuer ?
– Je vous en prie. Cela m’intéresse vivement.
– Vous êtes bien aimable.
Une fois de plus Maurin s’arrêta, parce que le bruit assourdissant rendait difficile toute conversation confidentielle. Enfin, il se pencha un peu plus et recommença de parler :
– Que l’homme que Charles Levet introduisait tout à l’heure chez lui fût ou non un vrai prêtre, cela m’importe peu. Même s’il était l’abbé Edgeworth, je n’en aurais nul soucis. Je suis à peu près sûr que ce n’était pas le médecin, mais en tout cas, ce n’est qu’un pion dans le jeu que je me propose de jouer, un jeu dont tous les buts sont mon bonheur futur et le succès de ma carrière. Le vieux Levet est plus riche qu’on ne le penserait, ajouta-t-il brusquement, et Blanche, qui est très jolie – je l’aime réellement – aura une grosse dot, tandis que moi…
Il fit un geste significatif :
– Bon ! Je pense que nous nous comprenons ? Pour nous autres, l’argent est le marchepied du succès.
– Très juste, approuva Blakeney sans se troubler.
– Donc, voici ce que je vais faire. Je viens d’envoyer au procureur syndic, à la mairie, une lettre où je révèle que la famille Levet abrite un traître dans sa maison. Je suis en très bons termes avec les autorités et on acceptera absolument ma parole. Vous voyez maintenant où je veux en venir ?
– Pas tout à fait.
– C’est très simple. Imaginez ce qui se passera pendant les heures qui vont venir. Levet, sa fille, son fils et leur hôte seront arrêtés. Moi, j’userai de mon influence pour faire libérer toute la famille et Levet m’accordera sa fille en mariage pour reconnaître ce service. Vous voyez que tout sera pour le mieux.
– Pas tout à fait.
– Quel est le point noir ?
– L’hôte. Votre influence le fera-t-elle aussi libérer ?
– Oh ! répliqua le notaire avec insouciance, je ne vais pas me tourmenter pour lui. Si on ne prouve rien contre lui, s’il est réellement un prêtre constitutionnel qu’on a fait venir au chevet d’une mourante, il sera relâché sans intervention de ma part.
– Il peut ne pas l’être.
L’autre haussa les épaules :
– Il faut qu’il en coure le risque. Cher ami, beaucoup de têtes tomberont dans les jours, les semaines, les mois qui vont venir ; une tête de plus ou de moins, qu’importe ?
Blakeney ne répondit pas aussitôt, et le notaire reprit sur le ton le plus persuasif qu’il lui fût possible de prendre :
– Vous ne pouvez me refuser votre aide, n’est-ce pas ?
– Excusez-moi, mais vous ne m’avez pas encore dit en quoi je pouvais vous aider.
– Pour le moment, il vous suffira de venir avec moi à la mairie pour témoigner que le vieux Levet introduisait en cachette un homme chez lui.
– Je ne sais pas s’il l’a fait.
– Qu’importe ? C’est un service à me rendre.
Et comme le professeur ne faisait aucun commentaire à cette extraordinaire suggestion, il continua :
– Ce sera très simple, et rien n’arrivera qui puisse alarmer votre conscience si chatouilleuse. Je vous demande simplement de confirmer brièvement ma déclaration. Il n’y aura pas à jurer : vous n’aurez qu’à dire quelques mots. Le point essentiel, c’est de faire remarquer que Levet agissait furtivement. Puis-je compter sur vous, mon cher ami ? Je peux vous appeler mon ami, n’est-ce pas ?
– Si vous voulez.
– Et vous serez assez aimable pour plaider ma cause auprès de Charles Levet lorsque la question de mon mariage avec Blanche viendra sur le tapis. Eh bien ! qu’en dites-vous ?
Ses yeux ardents se fixèrent sur le visage de son interlocuteur.
Pour toute réponse, Blakeney se leva :
– Je dis que les portes de la mairie vont nous être fermées si nous ne nous hâtons pas.
Maurin eut un soupir satisfait :
– Donc, vous venez avec moi ?
Il sauta sur ses pieds et il appela le serveur. Il y eut alors une petite dispute pour savoir qui paierait, dispute dont le notaire se retira avec grâce, laissant son nouvel ami payer à la fois la note et le pourboire. Puis il reprit son manteau et son chapeau et sortit en discourant comme si, dans sa cervelle, on avait ouvert les vannes à un flot d’éloquence. Il parlait sans arrêt et ne vit pas que « son ami », tandis qu’il réglait le serveur, avait écrit quelques mots au dos de la note et avait gardé le bout de papier dans le creux de la main.
Un moment plus tard, ils étaient sur la place. Le brouillard avait épaissi. La mairie était assez loin ; ils se mirent rapidement en route à travers l’étendue vide de la place. Elle était presque déserte ; chassés par le froid et l’humidité, les gens cherchaient refuge dans les cafés et les auberges. Ils n’aperçurent guère qu’un groupe de trois ou quatre individus à l’air louche qui portaient la tenue négligée des irréguliers de la Garde républicaine. Ils se tenaient devant le Café Tison, sur le passage des clients, et le professeur dut les pousser pour frayer son chemin et celui de son compagnon.