« Nous contrôlons la situation »
Déclaration du Ministre ukrainien à l’Énergie atomique le soir du 26 avril 1986
2 décembre, 16:00 (heure de Bombay)
La mousson s’abattait sur Bombay lorsque le jet de la Millenium Corporation s’élança vers le ciel. Il traversa comme une flèche les colonnes de nuages striées d’éclairs. Dix minutes plus tard, il volait dans un monde de glace et de silence quelque part entre l’océan Indien et les étendues désertiques du Pakistan.
Quatre hommes occupaient le bimoteur : Oscar Tripper (vice-président de Millenium), Nandi Pandagar (vice-président des Baba Industries), le pilote et un steward chargés de rendre le vol aussi agréable que possible. Ce dernier était nouveau, Oscar ne l’avait jamais vu auparavant. Celui avec lequel il avait l’habitude de voyager était resté dans la mégalopole indienne. Une mauvaise infection, d’après ce qu’on lui avait dit.
L’éminence grise de Françoise Desportes, celui qui n’était pas tout à fait étranger à la réussite spectaculaire du groupe Millenium, regardait la nuit tomber de l’autre côté du hublot. Les gouttes de pluie piégées au décollage étaient maintenant gelées et dessinaient un réseau de passerelles brillantes entre les étoiles. Oscar pensa à l’héritière qui devait voler à l’instant même pour Versailles.
Il avait hâte de la rejoindre. La présidente du groupe l’inquiétait depuis qu’elle avait annoncé aux médias l’imminence de révélations fracassantes dont elle comptait offrir l’exclusivité aux plateaux de télévision français. Quelles révélations ? À quel sujet ? Oscar n’en savait rien. C’était bien la première fois que Françoise provoquait un tel raz-de-marée médiatique sans l’avoir consulté auparavant.
Il mit ses inquiétudes de côté et sourit à l’Indien ventripotent assis en face de lui. Pandagar était son invité pour la semaine à venir. Oscar avait prévu le grand show pour ce nouvel associé : place d’honneur à la soirée versaillaise. Paris, ses bateaux-mouches et le Moulin Rouge. La Californie et le siège de Millenium. Les Indiens étaient friands de démonstrations d’amitiés. Et ce n’était pas le moment de décevoir celui-là.
Oscar appela le steward et lui demanda une Cristal de Roederer. Le steward revint avec un seau à champagne. Il s’installa sur une desserte, à côté d’eux, et leur tourna le dos pour ouvrir la bouteille.
Oscar se rappela rapidement la puissance que représentait Nandi Pandagar en termes de main-d’œuvre. Une dizaine de milliers de fourmis humaines travaillaient pour lui dans les immeubles climatisés de Bombay et de Bénarès, réécrivant les millions de lignes de codes susceptibles d’être affectées par le bug de l’an 2000. Baba Industries avait bâti son empire sur la construction des autobus les plus tapeculs de la planète, mais elle avait su très vite se diversifier. L’Occident frappait maintenant à la porte du parent pauvre pour préparer les systèmes d’exploitation et les applications spécifiques au passage du millénaire.
Millenium s’était, elle, basée sur l’horloge à temps réel inventée par François Desportes, le père de la présidente, pour bâtir son empire. L’horloge ne craignait plus le bug de l’an 2000 : l’inventeur avait lancé le programme de conversion des lignes de codes bien avant l’accident qui lui avait coûté la vie. Le programme était bouclé depuis plus de trois ans et les dizaines de milliers d’horloges équipant les dizaines de milliers de machines frappées du sigle de Millenium étaient maintenant certifiées conforme troisième millénaire et suivants.
Oscar n’avait pas frappé aux portes de Baba Industries pour demander de l’aide mais pour proposer une collaboration. Objet du contrat : le traitement du futur et non moins dévastateur effet Crouch-Echlin dont on ne parlait pas encore. Nandi Pandagar en avait entendu parler, évidemment. Sans jamais avoir été témoin d’une manifestation directe de ce dysfonctionnement temporel. Oscar lui avait fait une démonstration le matin même et avait emporté son adhésion.
Il suffisait de prendre une machine traitée An 2000 et de l’accélérer. Les premières erreurs apparaissaient généralement vers le mois de janvier de l’an 2001. Dans leur cas, l’horloge avait commencé à s’affoler pour la Saint Sylvestre. L’ordinateur avait tout à coup sauté en 1933, puis en 5089, pour s’arrêter en 1456. Il continuait à fonctionner, mais deux générations avant que Colomb ne s’embarque pour l’Amérique.
Seuls les ingénieurs de Millenium s’étaient pour l’instant penchés sur cet étrange comportement. Et ils étaient les seuls à en avoir trouvé la clé. Oscar était venu en Inde pour proposer cette clé au géant de la réécriture des lignes de codes contre une substantielle participation aux bénéfices. Baba serait en effet la seule industrie capable de répondre au vent de panique qui agiterait les sphères industrielles lorsque la seconde menace apparaîtrait derrière la première, qu’elle soit un pétard mouillé ou non. Mais Baba ne serait pas la seule à en profiter.
– You are a bit expensive, my friend, jugea Pandagar. But I think it’s a good deal.
– Je pense aussi, acquiesça Oscar qui se tourna vers le steward, toujours penché sur son seau à champagne. Vous avez besoin d’un coup de main ? lui demanda-t-il un peu excédé du temps qu’il mettait à ouvrir cette bouteille.
L’homme se retourna et fixa le vice-président de Millenium avec un sourire peiné. Il tenait une arme munie d’un silencieux. Une serviette était négligemment jetée par-dessus. Oscar reconnut un Glock 17 Perfection. Pandagar n’avait rien vu. Le steward se tourna d’un quart de tour vers l’homme d’affaires indien qui découvrit le canon du Glock pointé sur sa bedaine. La stupéfaction puis la peur chassèrent toutes les couleurs de son visage.
– Vous ne pouvez pas imaginer à quel point les bus déglingués m’insupportent, lui dit le steward avec une voix qui ne trahissait aucune émotion.
Pandagar poussa un hurlement qui s’étrangla au fond de sa gorge lorsque deux impacts rouge sang s’ouvrirent au niveau de son cœur et entre ses deux yeux. Sa carcasse glissa sur le côté. L’homme se retourna vers Oscar qui n’avait pas bougé. Le vieux conseiller aurait aimé demander pourquoi, qui êtes-vous, que voulez-vous ? Mais il était incapable de parler. Le tueur le contempla et lui dit avec une mine de Pierrot triste :
– Quant à vous, d’après ce qu’on m’a dit, on vous garde pour la fin.
Oscar vit l’homme empoigner son arme par le canon et le Glock se précipiter vers sa figure. Il y eut un choc terrible, le sentiment que quelque chose (ses mâchoires ou son nez) venait de se briser. Puis les ténèbres enveloppèrent son esprit alors que le monde basculait autour de lui, que le ciel se transformait en un puits sans fond dans lequel le jet de la Millenium tombait, tombait, tombait…
– Amie auditrice, ami auditeur bonjour ! Tout le monde en parle, tout le monde l’attend. J’ai nommé le bug de l’an 2000 ! Même les représentants du G8 l’ont mis au centre de leurs discussions, au sommet extraordinaire de Cologne. Au chapitre chronique d’une catastrophe annoncée, accrochez-vous ! Ça décoiffe. Mister Bogue va être à l’origine d’une récession économique mondiale d’au moins trente pour cent. Des défaillances aux conséquences imprévisibles affecteront la moitié du parc nucléaire (de construction soviétique, en premier lieu). Une avalanche de problèmes et de défaillances (de votre magnétoscope au système de pilotage du dernier Boeing) rendront votre existence aussi cauchemardesque que les prophéties les plus sombres des Nostradamus de Times Square ! Que nos auditeurs se rassurent : l’Amérique est la mieux préparée à cette nouvelle épreuve que le ciel nous impose, et New York située en pole position dans le top ten des grandes cités qui survivront au nouvel an. Mais ne négligez pas pour autant les conseils prodigués par ceux qui vous veulent du bien, dont votre serviteur : établissez vos archives bancaires (si ce n’est déjà fait), munissez-vous de liquidités, et achetez de bonnes couvertures (j’ajouterais, quelques bouteilles de Champagne), pour la nuit de la Saint-Sylvestre qui sera sans doute très très longue et très très froide.
Maximilien Varèse fit taire le chroniqueur en tournant d’un cran le bouton de volume du poste de radio. Le loft, immense et vide, retomba dans un silence sépulcral.
« Fin de l’agence Eden » songea-t-il. « Fin de l’aventure immobilière. »
Il dénicha un paquet de Gauloises froissé au fond de sa poche de veste et en extirpa un tube blanc et fragile qu’il fit rouler entre ses doigts. Varèse déambula dans l’espace gigantesque, emportant sur ses semelles de chaussures poudre de gravats et moutons de poussières. Il s’arrêta devant une baie qui ouvrait sur Lower Manhattan. La brume de pollution obscurcissait le ciel que des hélicoptères sillonnaient en tous sens. Un panneau publicitaire accroché sur la façade d’un immeuble montrait Ewan Mac Gregor brandissant son sabre laser.
La publicité lui fit penser à Seiza et à la Sûreté française quittée presque six ans auparavant. Il avait alors trente-trois ans : un jeune agent avec une belle carrière derrière lui. Son équipe des Taupes avait réalisé quelques coups fumants en matière d’espionnage industriel et de piratage en gants de velours. Des cas d’écoles enseignés dans les académies.
Le souvenir de Daria Seiza le fit sourire. La casseuse de codes prodige, dénichée dans le microcosme interlope des otakus de Nagasaki, représentait le premier pilier technologique de la petite équipe. Elle avait enfoncé, entre autres, les verrous informatiques du Pentagone pour en extirper les informations stratégiques que lui avaient demandés les gouvernants de l’Hexagone, en une demi-heure, juste histoire de leur montrer de quoi elle était capable.
La figure d’Ulysse apparut à côté de celle de Daria. Le vieux pirate était habillé de son éternel costume trois pièces sans forme ni âge. Ulysse était le maître incontesté des virus informatiques, un Michel-Ange dans son domaine. Certains lui attribuaient la paternité du cheval de Troie, ce virus qui se nichait dans une machine et en ouvrait les portes de l’intérieur, prenant les sécurités par derrière. Ulysse n’avait jamais réellement confirmé la rumeur. Le choix de ce pseudonyme s’en était chargé à sa place.
Vlad Vsevolod s’intercala entre Ulysse et Seiza pour compléter l’armature dont Varèse représentait la tête. Le chien de guerre ukrainien était mort lors de leur dernière mission, lors de l’attaque de la Maison Blanche.
Qu’étaient devenus Daria et Ulysse ? se demanda Varèse. Il n’en savait rien et il n’avait jamais cherché à le savoir. Ils s’étaient séparés juste après avoir donné leurs démissions à Michel Caran, le patron de la Sûreté.
L’esprit du vieux briscard était réputé impénétrable. Il avait pourtant perdu son sang-froid lorsque Seiza, Ulysse et Varèse lui avaient claqué la porte au nez. Leurs démissions étaient sécurisées, bien entendu : chacun avait raconté ses missions accomplies pour l’état français et déposé sa prose dans des cabinets indépendants, à l’étranger, avec clause de divulgation en cas de disparition quelle qu’elle fût. La frontière entre mort naturelle et soi-disant accidentelle était dans ce milieu trop mince pour prendre le risque de distinguer l’une de l’autre dans le contrat de dépôt.
Caran avait été obligé d’accepter leur départ. Et Caran détestait être obligé.
Varèse alla chercher du feu dans la cuisine. Il alluma sa Gauloise et aspira la première bouffée de tabac brun, les yeux mi-clos. La fumée lui incendia les poumons.
Une seule cigarette suffisait à l’engourdir depuis qu’il ne dormait plus que par courtes périodes. Il se laissa emporter par la sensation et vit apparaître celle qu’il avait perdu derrière ses paupières, Catherine, sa petite brunette joyeuse aux mirettes pétillantes. Elle lui disait pour la énième fois :
– Cette merde te tuera, Max. Tu ferais mieux de m’embrasser au lieu de fumer comme un pompier.
Il se faisait prier. Il l’asticotait en tirant sur sa clope. Il attendait qu’elle lui arrache la cigarette des lèvres, l’envoie d’une pichenette dans l’évier et se cale contre sa poitrine en ronronnant…
Varèse sursauta en revenant à la réalité. La pièce était vide, morte. Il donna un violent coup de pied dans une cloison qui résonna sous le choc. « Morte… Morte… » Les mots ne servaient à rien, il le savait depuis longtemps. Mais l’action.
Il sentit la lettre pliée dans la poche intérieure de sa veste. Oui, l’action, peut-être, apporterait un peu de répit à sa douleur. Il récupéra son sac à dos de l’autre côté du loft, le jeta sur son épaule, traversa le plateau en diagonale jusqu’à la cage d’ascenseur, appela la cabine qui commença à grimper lentement depuis les profondeurs de l’immeuble.
Une semaine. Lorsqu’ils s’étaient quittés, ils s’étaient promis de se retrouver une semaine plus tard, à Marseille, Toulouse ou Avignon, selon la maison qu’elle leur aurait trouvée. Trois ans avaient passés depuis.
La cabine s’arrêta devant lui. Il tira le rideau métallique sur le côté et sauta sur le parquet de lino décalé par rapport à l’étage. Il ferma la grille et enfonça le bouton du rez-de-chaussée. La cabine descendit en grinçant.
Varèse regarda l’agence Eden disparaître avec le sentiment de repartir en mission, comme au temps des Taupes, des planques et des infiltrations. Mais il n’obéissait pas cette fois à des ordres ni ne servait une cause obscure : il travaillait pour lui. Sa conscience le réclamait. Quelqu’un devait payer le prix de la douleur. Et ce quelqu’un, il l’avait enfin trouvé.
Les locaux de l’agence Eden occupaient le dernier étage d’un immeuble de Mercer Street installé en plein cœur du Village, l’un des quartiers branchés de Manhattan. Le Walt Whitman, un Deli du début du siècle qui avait échappé aux guides touristiques en était un des hauts lieux. Varèse y déjeunait régulièrement depuis la création de l’agence.
Grand Dad vivait sur les cent mètres qui séparaient le Whitman de l’agence Eden. Grand Dad était un de ces clochards philosophes chassés des beaux quartiers par le maire en exercice. Ses semblables avaient été refoulés vers les boroughs. Lui, avait réussi à s’incruster comme de la vieille crasse dans l’un des derniers coins de Manhattan épargné par les vendeurs de baskets à compensateurs d’effets et de sandwichs synthétiques.
Varèse l’appréciait et l’invitait souvent au Whitman, dont les serveuses acceptaient à petites doses sa tenue extravagante et son odeur délicate. Il n’avait jamais réussi à donner un âge à Grand Dad. Le vieillard avait l’air de voyager hors du temps, sur un autre plan de la réalité. C’était peut-être ce qui les rapprochait.
Varèse tourna dans Broome Street et la remonta vers l’East River.
Le ciel était d’un bleu profond, le temps froid et sec. « Idéal pour traîner dans Central Park », projeta-t-il par pur réflexe : cela faisait des années qu’il n’y avait pas traîné. Depuis l’accident, il attachait un but à chacun de ses pas. Pour éviter de penser, de laisser son esprit s’évader vers un temps qui n’était plus. Cela faisait trois ans qu’il jouait à l’homme pressé. Trois ans passés à faire prospérer l’agence Eden grâce à un travail acharné, maladif.
Le visage lisse du jeune agent s’était creusé, une barbe naissante ombrait maintenant ses joues. Ces années d’épreuves lui avaient au moins données une gueule cassée à la Michel Caran.
Comment était-il passé de Paris à New York, du renseignement à l’immobilier ? L’idée de l’agence Eden traînait dans son esprit bien avant qu’il n’arrive aux États-Unis : il l’avait déjà en travaillant pour la Sûreté. Elle avait mûri dans la fréquentation de la jet set internationale, lors de ses voyages sous les latitudes exotiques pendants lesquels il avait noué des rapports étroits avec ses homologues Vietnamiens, Malais, Chiliens, Néo-Zélandais… Cette idée tenait en une question toute simple : qui n’a pas rêvé de vivre sur une île déserte, d’être à la manière d’un Dieu, le maître de son propre paradis ?
Les édens ne manquaient pas sur Terre, Varèse avait eu tout le loisir de s’en rendre compte. Et plus d’un gouvernement à qui ils appartenaient (de la junte militaire à la dictature en passant par les monarchies, califats et maharanis), ne sachant qu’en faire, avaient été séduits par ses offres d’achats. Il s’était ainsi constitué un fonds immobilier qu’aucune autre agence au monde n’était en mesure de proposer.
Le catalogue n’affichait pas ses prix. La clientèle concernée par ce genre de transactions était plutôt restreinte. Mais elle existait bel et bien. Elle avait fait gagner à Varèse, en à peine trois ans, plus d’argent qu’il n’aurait jamais pu rêver gagner en une seule existence. Il était rentier à moins de quarante ans et pouvait s’arrêter de travailler, surtout après le coup magnifique de Ko Phi Phi Gon, un archipel de huit îles enchâssées dans une barrière de corail, en plein cœur de la mer d’Andaman.
Cette perle, préservée et sauvage, appartenait à la Thaïlande qui l’avait vendue à Varèse à un tarif honorable. Lui, venait de la vendre à un groupe de huit acheteurs anonymes traitant par intermédiaires pour une somme vertigineuse. La transaction avait eu lieu à la fin de l’été. Elle avait un peu précipité sa décision.
De toutes façons, son catalogue était presque épuisé : il ne lui restait qu’un caillou dans les Caraïbes et un plateau brumeux planté entre l’Irlande et l’Écosse. Il les avait donc vendus à l’enchère, puis il avait rompu le bail de ses locaux de Mercer Street, offert une prime de départ substantielle à la petite équipe qui l’avait accompagné dans l’aventure immobilière, fragmenté ses comptes bancaires entre les îles Caïman, la Suisse et une succursale de la Bank of New Jersey basée à Princeton, établissement dans lequel il avait déposé les diamants achetés à la Beers avec la moitié de ses fonds.
Varèse vivait dans ses bureaux depuis l’accident. Il avait perdu de vue les quelques connaissances liées à New York. Personne ne l’attendait, nulle part. C’était donc un homme totalement libre qui venait de mettre la clé sous la porte de son agence. Tous les chemins du possible s’ouvraient devant chacun de ses pas.
Il passa Broadway, bruyante et enfumée, et s’engagea dans Crosby Street.
Homme libre… Le poncif le fit sourire. Certes, son petit sac à dos ne contenait en tout et pour tout qu’un jeu de cartes de crédits, son passeport, une brosse à dents et un billet d’avion. Il pouvait, juste avec ça, faire le tour du monde une dizaine de fois. Il aurait pu si son billet n’avait été un aller simple pour Paris.
Il s’arrêta en prenant la mesure de l’acte qu’il s’apprêtait à accomplir. Il craignit une fraction de seconde que le trottoir s’ouvre sous ses pieds, l’engouffre et se referme sur lui. Il était conscient qu’aucune cour de justice ne pourrait excuser ce qu’il allait commettre.
La vengeance est-elle triviale dans nos sociétés évoluées ? La loi du Talion appartient-elle au passé ? Le prix réclamé pour sa mort ne la ramènera pas ? Varèse n’avait rien à foutre de ces fausses questions et plus rien à perdre qu’il n’ait perdu déjà. Sinon la raison qui s’obstinait à ne pas vouloir lui faire défaut. Jamais ses idées n’avaient été aussi claires qu’en cet instant précis, alors que chacun de ses pas le rapprochait de son but. Rien ni personne ne pouvait plus l’arrêter.
Il sentait avec acuité la moindre brise, le moindre transport d’odeurs, le moindre mouvement traversant la périphérie de son champ de vision. C’était une sensation bien agréable que de retrouver la position du mercenaire comme disait le vieux Caran lorsqu’il envoyait les Taupes en mission. Varèse regretta presque de ne pas avoir Ulysse, Vsevolod et Seiza à ses côtés. « Au moins, pensa-t-il, le Vieux m’accompagne ».
Il tapota à nouveau la poche intérieure de sa veste et fit mine d’en sortir la lettre que le baroudeur lui avait adressée en réponse à la demande dont l’ancien agent et ami lui avait fait part.
– Alors gamin, on paye une pinte à Grand Dad avant de disparaître ? !
Le clochard était affalé sur un perron et mâchonnait un mégot de cigare cubain. Varèse avait choisi Grand Dad comme confident pendant les quelques mauvaises cuites qu’il s’était permises depuis l’accident. Il lui avait même présenté Catherine, à peu près au même endroit, un jour comme aujourd’hui.
Varèse n’avait pas pris beaucoup de risques en lui dévoilant ses projets les plus secrets : ce vieil homme abandonné de tous n’avait plus toute sa tête et alternait des phases de pur délire et des périodes de clairvoyance quasi prophétique. L’ancien agent traversa Crosby Street en sautant au-dessus des flaques qui transformaient la chaussée en bourbier et il ouvrit la porte du Walt Whitman devant le clochard qui n’attendit pas que Varèse lui réponde pour comprendre son invitation.
*
Grand Dad engouffrait sa troisième part de tarte. Varèse le contemplait en sirotant son troisième café à coups de petites rasades brûlantes. Le clochard n’avait presque pas touché à sa pinte. Il avait l’air particulièrement lucide. Varèse trouva cela de bon augure, sans savoir pourquoi.
– Tu nous quittes aujourd’hui, c’est ça ? Tu vas venger ta brune ? lui lança le clochard avec un air malicieux.
Varèse se renfonça dans la banquette de moleskine. Il avait donc parlé de ses projets au vieillard ? Un réflexe de tueur l’effleura (faire disparaître le témoin) chassé par le caractère inéluctable de sa mission. Il répondit par un hochement de tête aux deux questions de Grand Dad.
– T’as raison gamin. Ceux qui doivent payer doivent payer. (Il désigna Varèse avec sa cuillère) J’ai bien suriné le patron de la compagnie d’omnibus après que ma poule soit passée sous un d’ses chevaux. C’était pendant la guerre, et j’étais plus jeune que toi. Mais c’est kiffe-kiffe bourricot.
Grand Dad avala le reste de sa part en une bouchée et tendit son assiette vide à la serveuse qui le resservit pour la quatrième fois en souriant à Varèse. Quitter cet endroit, cette ville, ces gens… Finalement, il s’y était attaché.
– Je ne reviendrai pas, Grand Dad.
Le clochard partit d’un franc éclat de rire qui permit à Varèse d’apprécier l’étendue du désastre dont sa bouche était le théâtre. Son hilarité se communiqua à la serveuse et à quelques clients qui se retournèrent vers eux. Varèse coinça une cigarette entre ses lèvres et l’alluma machinalement. Grand Dad essuya les larmes qui coulaient le long de ses joues.
– Avec ça, tu ne reviendras pas, gamin (il désignait la Gauloise allumée). Pour sûr. (Varèse ne réagissait pas et observait le philosophe au travers d’un écran de fumée bleue.) Mais sans ça, je suis prêt à parier ma première liquette que ton histoire se finira là où tu l’as commencée.
Varèse ne pouvait pas lui dire que ce qu’il préparait depuis de longs mois, la tactique qu’il avait patiemment planifiée, son acte qu’il avait répété en pensée chaque nuit d’insomnie que ses souvenirs lui faisaient subir, que l’accomplissement de son but enfin ferait de lui un hors-la-loi à l’échelle internationale. Certes Caran l’avait renseigné. Mais jamais il ne le couvrirait. Et, somme toutes, c’était la stratégie du suicide que l’ancien agent avait décidé d’adopter.
– T’as entendu parler du millénaire qui approche, gamin ? demanda le vieillard qui considérait que le silence de son interlocuteur valait à nouveau pour un oui. Et t’es au courant que le monde va, comme qui dirait, connaître un grand nettoyage de printemps ?
– L’Apocalypse ? se moqua Varèse en se rappelant le reportage qu’il avait entendu avant de quitter Mercer Street.
– Foutaises ! hurla Grand Dad. Y aura pas plus d’Apocalypse que j’ai de beurre au cul ! (Une cliente gloussa dans son dos. Grand Dad se tourna vers elle et lui lança :) Parfaitement Madame ! Ce serait un peu facile d’arrêter tout d’un coup, et hop, dernier jugement, chacun dans sa case et on n’en parle plus ! Trouvez pas ? !
– Si, si, répondit-elle en essayant d’échapper à la conversation.
Grand Dad se tourna à nouveau vers Varèse. Un sourire radieux illuminait ses traits.
– Non, c’est pas à un jugement auquel on va avoir droit, mais à une rémission. La rémission des péchés. Le retour aux origines. Les pendules à zéro !
Grand Dad s’était levé et braillait, les bras écartés. Une serveuse jeta son torchon par terre avec colère, marcha sur lui, l’attrapa par le col et le traîna vers la porte. Le vieillard, hilare, continuait en fixant Varèse :
– Tu reviendras ici, gamin, tu reviendras propre comme un sou neuf ! Et nous boirons à la santé de tous ceux qu’on aura laissés derrière nous !
La serveuse le poussa dehors et resta plantée devant la porte. Varèse contemplait la part de tarte à laquelle Grand Dad n’avait pas touché. Il tira l’assiette jusqu’à lui, s’empara de la cuillère graisseuse et entreprit de faire disparaître la pâtisserie jusqu’à la dernière miette. Peu lui importait que le vieillard soit fou ou prophète : son message lui plaisait, et il décida de le faire sien envers et contre tout. D’accord : il boirait à la santé de celle qu’il avait laissée derrière lui.
Il avala la dernière bouchée et jeta un coup d’œil à la pendule accrochée au-dessus du portrait du poète américain. Il avait deux heures pour rejoindre JFK et sauter dans le vol pour Paris. Il se leva, paya en laissant un bon pourboire et adressa un signe de tête à la serveuse en guise d’au revoir. Elle lui rendit son salut, bon gré mal gré dans un premier temps, avec enthousiasme lorsqu’elle vit le billet de vingt dollars qu’il avait laissé sur la table.
– À bientôt Monsieur Varèse ! lança-t-elle en se retournant.
La porte s’était déjà refermée sur l’homme qui s’éloigna sans regarder derrière lui.
*
Les moteurs du 747 s’emballèrent pour se calmer aussitôt. L’énorme carcasse du Boeing trembla en s’engageant dans le virage qui menait à la piste d’envol. Un 727 de la Koweit Airlines le précédait. Un bimoteur d’une compagnie intérieure américaine le suivait comme un animal parasite.
– Nous vous remercions de votre attention.
La voix était féminine, rassurante, douce comme de la soie. Les figurants s’étaient prêtés au jeu de la catastrophe aérienne avec le sourire, du début à la fin. La démonstration des procédures de sécurité laissait penser que, si l’avion devait s’écraser, ce serait dans un nid d’ouate aussi rose que les fesses d’un bébé. Varèse jeta un coup d’œil à l’extérieur.
Le terminal de JFK oscillait au bout de l’aile longue comme une piste de bowling. L’après-midi touchait à sa fin et le temps, couvert, faisait peser sur toutes choses une lumière grise et froide. Un avion décolla, suivi quelques secondes plus tard par son rugissement assourdi. La double traînée de gaz d’échappements dessina une rampe de lancement vers le ciel, le temps d’être chassée par le vent latéral qui soulevait les tuyères plantées en bord de piste.
– Nous allons maintenant vous diffuser un message du Bureau National de la Sécurité des Transports.
Varèse reporta son attention sur l’écran à projection trichrome.
Un Boeing vu du dessus et glissant sur le côté, transperçant les nuages. Fondu enchaîné sur le sigle du NTSB, remplacé par un homme au visage grave assis derrière un bureau, simple faire-valoir de la toute-puissante bureaucratie américaine. Le nom de l’officiel s’inscrivit en sous-titre. Varèse ne le retint pas mais s’intéressa au regard de l’homme. Combien d’années de mensonges y étaient inscrites en filigrane ? Le fonctionnaire garda le silence, captant l’attention des passagers blasés ou inquiets, et commença son discours lorsque toutes les têtes furent tournées vers lui, comme s’il se trouvait là, avec eux, en cet instant.
– Vous avez sans doute entendu parler du bug de l’an 2000 ? (L’homme sourit et son sourire était étincelant. Une vraie rigolade, ce bug.) Vous avez dû entendre les prévisions les plus alarmistes à ce sujet ? (Le sourire, à nouveau, plus condescendant, comme s’il fallait excuser les oiseaux de mauvais augure qui véhiculent toutes ces théories apocalyptiques à quatre sous.) À quoi aurons-nous droit ? À un cataclysme nucléaire total ?
Les mines se figèrent dans l’habitacle. « Le vieux démon atomique a encore de belles années devant lui » remarqua Varèse.
– À un nouveau Black Monday ?
Le ton était redevenu facétieux et les visages se détendirent, un peu.
– À une panne généralisée de nos cafetières et de nos magnétoscopes ?
Quelques passagers rirent nerveusement.
– Restons sérieux. (L’homme présenta ses paumes pour, à la manière d’un prestidigitateur, montrer qu’il ne cachait rien.) Ce bug est, certes, un réel problème technique. Mais il a été prévu, circonscrit et éradiqué grâce à la vigilance et à l’esprit d’anticipation de nos chercheurs. (Images des dits chercheurs en tenue anti-poussières penchés sur des circuits imprimés.) Tous les équipements embarqués sur les avions visés par le NTSB ont été soumis aux plus rudes simulations. Et le Bureau est désormais en mesure d’annoncer que le bug de l’an 2000 (nouveau sourire moqueur)… ne représente aucun danger pour les passagers des vols longs ou moyen courriers américains. Aussi (l’homme écarta les bras comme s’il allait congratuler l’ensemble des passagers)… je n’ai plus qu’à vous souhaiter bon voyage. Et gardez confiance : l’Amérique vous protège ! Dieu protège l’Amérique !
Nouveau fondu-enchaîné sur le sigle du NTSB avant que l’image ne s’éteigne.
Le 747 était maintenant dans l’axe de la piste d’envol. Le 727 qui le précédait venait de s’élancer et devait ressembler à un trait gris accroché entre le ciel et la terre.
– Salopards d’officiels, maugréa l’homme assis à la droite de Varèse. Ils veulent vraiment nous faire avaler n’importe quoi.
Le passager devait faire ses cent kilos. Il se trémoussait dans son fauteuil, dégageant une fesse puis l’autre des accoudoirs hérissés de commandes. Ils étaient pourtant en classe Affaires. Mais les ingénieurs de la TWA ne devaient pas dépasser une moyenne de soixante-dix kilos et d’un mètre soixante-quinze. Il soufflait et suait. Il épongea son front constellé de sueur. Varèse se demanda si l’homme avait peur ou s’il avait simplement un problème de réglage thermique.
– J’ai une petite affaire à Cincinnati. Pièces détachées pour la Navale, expliqua-t-il. Ces salopards de consultants ont bouffé cinq pour cent de mon budget, rien que pour m’assurer le passage de l’an 2000. Tout mon putain de parc immobilier à changer. Il avait deux ans. Le constructeur et le fabricant du système d’exploitation se renvoient la balle pour ne pas payer la facture. Salopards d’informaticiens.
L’homme reprit son souffle. Le 747 attendait toujours en bout de piste, sans doute qu’un avion atterrisse.
– Et ces salopards d’officiels qui font la pub des lignes américaines ! Remarquez (l’homme regarda autour de lui : la moitié de la classe Affaires était vide)… les gens sont pas fous, pas comme nous, hein ? !
L’obèse essayait obstinément de gagner Varèse à sa cause qui commençait à comprendre pourquoi il s’était assis à côté de lui : ce type avait la conversation maladive, il était du genre à parler pour évacuer son stress.
– Z’avez vus la KLM ? Clouée au sol pour la première quinzaine de janvier. La British aussi. Et ces cinglés de Chinois qui feront voler leurs ministres le premier janvier, juste histoire de montrer que tout va bien. Veulent vraiment nous faire avaler n’importe quoi.
Le Boeing ne bougeait toujours pas. Varèse détestait l’attente et l’enfermement. Il essuya ses mains l’une contre l’autre.
– Vous allez à Paris pour affaires ? continua l’homme. Vous connaissez ? Vous pourriez peut-être me conseiller, pour les sorties nocturnes ?
Varèse se retourna tout à coup vers le chef d’entreprise et lui dit :
– Je vous prie de m’excuser, mais l’avion me rend nerveux.
Il regarda derrière lui. Les hôtesses de l’air étaient harnachées à leur siège et attendaient que le Boeing décolle. Il se leva rapidement et s’assit de l’autre côté de l’habitacle dans un carré vide de passagers. Les hôtesses n’eurent pas le temps de réagir. L’homme obèse grogna mais profita de l’aubaine pour s’approprier le hublot.
– Salopard de bug, crut entendre Varèse.
À moins que l’insulte ne lui ait été destinée.
Le commandant de bord annonça « Décollage dans dix secondes ». Varèse accrocha sa ceinture, se cala au fond de son siège et regarda par le hublot, maintenant sur sa droite. Ses mains s’agrippèrent malgré lui aux accoudoirs. Il sentit son cœur se préparer à la grande scène du II.
Les moteurs du 747 s’emballèrent et se stabilisèrent à plein régime. Le mastodonte se mit à rouler sur la piste, de plus en plus vite. Le paysage défilait : bande verte entre deux bandes grises. L’avion était lancé : soit il décollait, soit…
La loi de Bernoulli ferait bien sûr en sorte qu’il décolle, une fois de plus. Mais Varèse ne pouvait s’empêcher d’imaginer la fin de la piste d’envol vers laquelle fonçaient, à plus de deux cent cinquante kilomètres heures, des tonnes de métal et de plastique, des centaines de litres de kérosènes et eux, les passagers. « Une centaine de personnes assises dans le ventre d’une super-bombe », pensa Varèse alors que le nez du 747 se soulevait et que le miracle s’accomplissait.
Ses tripes connaissaient la suite par cœur : ce mélange de terreur pure et d’émerveillement, ce mariage de maîtrise technologique et d’inconscience dont l’homme était le champion et l’aérodynamique une illustration parfaite. Le sol ressembla très vite à un monde miniature avant de disparaître sous la première couche de nuages. Le 747 transperçait les énormes masses duveteuses comme un obus traversant des murailles d’eau en suspension.
Les ailes qui soutenaient toute la puissance les arrachant à l’attraction terrestre semblaient si fragiles… Varèse observait les vis qui les rattachaient à l’avion en s’attendant à les voir sortir de leurs encoches, lentement, en tournant sur elles-mêmes. L’aile partirait ensuite en morceaux comme une fleur de métal décapitée par une bourrasque. L’avion piquerait vers le sol…
Un trou d’air lui souleva le cœur. Les passagers poussèrent une exclamation de surprise. Un bébé se mit à pleurer derrière le rideau, en classe économique. Les hôtesses de l’air ne bougeaient pas, attendant que ça passe. Varèse scrutait leur visage comme s’il s’agissait d’un baromètre, allant de Sérénité à Terreur. L’aiguille se stabilisait pour l’instant dans Calme plat. Le Boeing sortit des nuages et la peur fut enfin balayée par l’émerveillement.
Le monde s’étendait à perte de vue. La lumière grise de la surface avait été remplacée par un flamboiement doré. Le soleil se couchait à l’horizon et dessinait une féerie de lumière. Le 747 continuait à grimper avec une constance rassurante. Le régime des moteurs ne faiblissait pas. La mer de nuages s’éloigna en dessous d’eux comme la terre s’était éloignée une première fois. Un avion minuscule la transperça, beaucoup plus bas. Il grimpait lui aussi contre le ciel et donnait une idée de l’échelle du milieu gigantesque dans lequel, désormais, ils évoluaient.
Varèse s’arracha à la contemplation du hublot et revint en mémoire à cette soirée du 17 juillet 1996. Il n’eut même pas besoin de fermer les yeux pour sentir leur dernière étreinte devant la porte d’embarquement. Catherine lui demandait d’écraser sa cigarette, il profitait des derniers instants pour se serrer contre elle et s’imprégner de son odeur.
Les hôtesses se dessanglèrent et se levèrent pour préparer la première collation à effet placebo.
« 747, TWA, 800 » pensa Varèse.
Ce qu’elle avait vu avant de mourir ressemblait à ce qu’il voyait maintenant : du plastique blanc, le dos d’un fauteuil bleu pâle. Il était 20 heures 30, environ. Plus tôt aujourd’hui. Mais le même effet de crépuscule devait colorer le ciel. Varèse contempla le tapis de mousseline blanche dont plusieurs kilomètres de vide les séparaient déjà. Le monde sombrait dans la nuit, l’étendue était sans limites. Il pria pour que cette image ait été la dernière qu’elle ait emportée avec elle.
Cela faisait maintenant près de dix minutes qu’ils gravissaient un Everest invisible. Ils devaient se trouver au niveau des treize mille pieds fatidiques, au sud de Long Island, juste au-dessus de cette portion de mer glacée sur laquelle débris humains et matériels s’étaient éparpillés. La violence de l’explosion, le froid qui gèle les poumons, la chute libre. Tout avait sans doute été trop vite pour que quiconque à bord du vol 800 comprenne, pour que les dernières secondes conscientes de son existence ne se transforment en cauchemar.
Les hôtesses se tenaient debout, dans la kitchenette, et ne bougeaient plus, les mains croisées sur leur tablier. La musique d’ambiance fut coupée. Seul le sifflement du système de pressurisation et le vrombissement assourdi des moteurs étaient maintenant audibles. Varèse observa les autres passagers plongés dans leurs occupations. Aucun ne prêtait attention à ce qui était en train de se passer. Il devait être le seul à savoir ce que cette minute de silence partagé par l’équipage signifiait. « Nous y sommes » se dit-il.
Il ferma les yeux et imagina la scène qu’il avait jouée et rejouée un nombre incalculable de fois.
Le 747 du vol 800 de la TWA avait quitté le tarmac de l’aéroport JFK depuis onze minutes lorsque les vapeurs de kérosène qui s’étaient accumulées dans la soute se condensèrent et s’enflammèrent sous l’action d’une pompe défectueuse. Les réservoirs explosèrent. L’appareil se transforma en une boule de feu qui continua à grimper sur une centaine de mètres avant de retomber vers l’Atlantique.
Varèse rouvrit les yeux. La minute de mémoire était passée et les hôtesses s’affairaient à nouveau. L’hypothèse terroriste était indéfendable. Aucun groupuscule armé n’avait revendiqué la responsabilité de cette catastrophe aérienne. L’erreur militaire lui apparut par contre…
Le 747 du vol 800 de la TWA avait quitté le tarmac de l’aéroport JFK depuis onze minutes lorsque le cuirassier John Doe qui patrouillait au large de Long Island en simulation de combat adressa (par erreur) un de ses missiles sol-air à haute vélocité sur une cible civile et non sur le leurre militaire qui avait adopté (par mégarde) le même plan de vol. Douloureuse méprise étouffée par l’armée, la CIA, le FBI et le NTSB.
Le ramdam déclenché par cette hypothèse avait permis à quelques tabloïds d’entretenir le mythe de la conspiration étatique, et aux familles des victimes de cultiver une véritable paranoïa à l’encontre de ceux qui les tenaient au courant de l’évolution de l’enquête, les frères jumeaux du fonctionnaire qui s’était adressé à eux avant le décollage.
Trop farfelu, songea Varèse. Une hôtesse s’approcha en poussant un chariot devant elle. Elle s’arrêta à son niveau et lui demanda s’il désirait quelque chose.
– Un Scotch, s’il vous plaît.
Elle sortit un verre, une mini-bouteille de Laphroaig et une poignée de glaçons qu’elle posa sur la tablette que Varèse venait de déplier. Les gestes de l’hôtesse étaient adroits, précis et empreints d’une élégance réellement naturelle. Il fit tinter les glaçons dans son verre, vida le contenu de la mini-bouteille et s’octroya une lampée de nectar.
Non. Les militaires, aussi incapables fussent-ils (et ils l’avaient déjà prouvé par le passé), n’étaient pour cette fois pas responsables de la destruction du vol 800 de la TWA. Varèse ne le pensait pas : il le savait. Et il le savait parce que le contenu succinct du véritable rapport d’expertise dressé par les véritables experts qui avaient travaillé sur cette affaire lui avait été transmis par Michel Caran en personne.
Varèse avait mis un an avant de demander ce service à son ancien patron, le temps de s’assurer que l’enquête s’enlisait bien entre les services pour les morts et les déclarations d’impuissance. Il sortit la lettre que le patron de la Sûreté avait pris le risque de lui envoyer et qui expliquait dans les grandes lignes pourquoi les autorités ne parleraient effectivement pas.
Varèse la déplia et se mit à la lire lentement, son verre dans une main. Il se demanda ce que les hommes qui pilotaient ce Boeing auraient donné pour en connaître le contenu. La lettre était manuscrite de la main rude de Caran :
« Cher Max, nous ne nous sommes pas vus depuis que tu as quitté la Sûreté, mais je tiens à te faire part de mes sincères condoléances. Désolé d’apprendre que ta femme était à bord du vol 800. C’est une tragédie.
« Je comprends ton désir de savoir. Tu trouveras dans cette lettre quelques réponses à tes questions. Ces informations sont confidentielles et connues d’un nombre de personnes restreint. Ce que tu en feras ne regarde que toi. Mais je ne saurai trop te recommander le doigté dont tu as toujours su faire preuve. Ou je ne réponds de rien. »
– Compte sur moi, acquiesça l’ancien agent de la Sûreté.
« Le système de pilotage du Boeing de la TWA est devenu fou, juste avant le drame. L’analyse des boîtes noires a montré qu’il avait provoqué un court-circuit généralisé. Les dérivateurs n’ont pas fonctionné. Le pilote automatique a ordonné la purge des réservoirs, qui se sont vidés sur les moteurs chauffés à blanc.
« Tu connais la suite.
« Les ingénieurs ont cherché, dans les débris, l’origine du mal, ce qui avait pu faire planter le système à ce point. Ils l’ont trouvée : une puce au lithium intégrée dans le pilote automatique fabriquée par le géant en la matière, la société Millenium. La puce est passée à l’an 2000 d’un coup et a provoqué la panne. C’est le bug qui a tué ta femme et les 229 autres passagers.
« Tu peux te douter de la raison pour laquelle cette information est demeurée secrète. Imagine le vent de panique qui soufflerait sur le monde si cette information était rendue officielle. Je me demande parfois si je préférerais ne pas savoir dans quel mur nous fonçons.
« Fais attention à toi et appelle-moi si tu passes à Paris.
« Cordialement
« Michel Caran. »
Varèse replia la lettre et contempla le fond de son verre. Forcément, ce pourquoi il se trouvait à bord du vol New York Paris était éminemment contestable. Mais l’ancien agent était un homme simple : son cœur avait besoin d’une vengeance ? Il se vengerait. Pas sur un bug, ni sur une puce, ni sur les locaux de Millenium. Quoique.
Une hôtesse passa avec les journaux du jour. Varèse attrapa le New York Times et ouvrit les pages people. Un encart était consacré à un article intitulé « La réussite du millénaire ». Une photo montrait une jeune femme, brune, très belle, découpant un gâteau en forme d’horloge. La légende disait : « La jeune héritière, Françoise Desportes, s’apprête à passer l’an 2000 avec succès ».
Elle avait l’air tellement heureuse, innocente ? Desportes était jeune, mais c’était une femme d’affaires, une conquérante qui en avait écrasé plus d’un. « Françoise Desportes est attendue à Versailles le 2 décembre prochain pour offrir à l’État français patati patata. » Varèse referma le journal et le coinça entre les procédures de sécurité et les sacs vomitoires. Il appela une hôtesse et lui montra son verre vide.
Varèse se demanda ce que Françoise Desportes pouvait bien être en train de faire. À quoi pensait-elle ? En tous cas, l’héritière des industries Millenium ne devait pas se douter que son assassin volait en ce moment vers elle à plus de mille kilomètres à l’heure, confortablement installé dans un fauteuil plus haut que le plus haut toit du monde.
*
– Des rumeurs font entendre que vous seriez sur le point de vous débarrasser de Millenium ? Auriez-vous quelque chose à nous dire à ce sujet ?
Françoise Desportes dévisagea le journaliste qui s’aventurait sur ce terrain glissant et prit son temps avant de répondre. Elle portait un tailleur gris perle de chez Balmain et se tenait debout sur le petit podium installé dans la galerie des glaces pour la conférence de presse improvisée. Les grands panneaux de verre étamé répétaient son profil de trois quarts à l’infini. Elle se sentait, sous les emblèmes de la Paix et de la Guerre, face à cette meute de journalistes, dans son élément. Elle était la reine de la soirée. Et Thétis aurait sans doute paru bien pâle à ses côtés.
– Me débarrasser de Millenium ? Vous plaisantez ?
Elle aurait pu ajouter « J’espère ». Elle ne s’en donna pas la peine. La chaleur de son sourire associée à la cruauté de son regard firent rougir le journaliste qui en avait pourtant vu d’autres. Cette femme était, à moins de trente-cinq ans, l’une des premières fortunes du globe. Ce podium de bois n’était qu’un pâle avatar de la tour du haut de laquelle elle les toisait. En même temps, Desportes semblait accessible, presque fragile. Cette constatation enhardit son interlocuteur.
– Vous vous exprimerez demain soir sur la première chaîne. Vous avez déjà annoncé que des révélations seraient faites à cette occasion. Concernent-elles Millenium ?
Desportes adopta l’expression Je-suis-une-jeune-fille-abandonnée-à-elle-même-dans-la-vastitude-du-monde-cruel.
– Elles concernent bien plus que Millenium, répondit-elle la voix tremblante. Quant aux éventuelles rumeurs de cessions qui ont pu parvenir jusqu’à vous, je les déments avec la plus vive énergie. Le groupe que m’a légué mon père ne s’est jamais aussi bien porté que maintenant. Et, si ça peut vous rassurer, j’ai encore de belles années devant moi.
La moitié de l’assistance ne la quittait plus des yeux, lui était acquise. Elle les tenait. Pas difficile lorsque le cadre était celui d’un roi et la soirée qui les attendait digne de princes.
– Vous dites que votre groupe se porte bien, reprit une femme d’âge mûr (Desportes se tourna instantanément d’un quart de tour et riva son regard sur elle : deuxième rang, troisième chaise à partir de la gauche.) Ce n’était pourtant pas le cas en juin 1996, lorsque le cours de l’action Millenium était au plus bas ?
– Au plus bas et au plus haut, répliqua-t-elle. L’action Millenium a regagné en six mois ce qu’elle avait perdu au cours des cinq années précédentes et a doublé de valeur l’année suivante.
– Bien sûr, acquiesça la journaliste en mâchonnant son stylo. Bien sûr… Quelque généreux donateur aura cru bon de sauver votre entreprise du naufrage ?
Un courant glacé parcourut l’assistance. Desportes ne répondait pas, attendant de voir jusqu’où l’imprudente comptait se risquer. La journaliste sentit l’impasse et changea brusquement de sujet :
– Vous avez su diversifier vos activités. Mais votre père a bâti Millenium sur les composants électroniques, notamment sur cette puce qui équipe une bonne partie du parc informatique mondial. (La journaliste prit une profonde inspiration et continua, pensive :) Le passage de l’an 2000 ne vous inquiète donc pas ?
Varèse, debout derrière la Presse, tendit l’oreille. Desportes opta pour la mine Je-suis-excédée-mais professionnelle-et-il-faut-parler-lentement-aux-enfants-pour-qu’ils-comprennent-ce-qu’on-leur-dit.
– Je suis plus inquiète en pensant à la réussite de cette soirée qu’au passage de l’an 2000. Le champagne sera-t-il assez frais, les petits fours délicieux, les musiciens joueront-ils à merveille ? (Nouveaux rires. La journaliste, elle, resta de marbre.) Ce problème m’a évidemment inquiétée, il y a de nombreuses années, avant que Millenium ne lance son programme de recherche et de simulations sur le passage des dates. Le détail des tests menés et des solutions adoptées est consultable sur le site Internet de Millenium, dont vous trouverez l’adresse dans le dossier de presse que les hôtesses vous ont remis à votre arrivée.
Quelques reporters, dociles comme des moutons, consultèrent leur littérature en hochant la tête. La journaliste revint à la charge :
– Les meilleurs experts s’accordent à penser que le problème de l’an 2000 ne peut être réglé à sa source, vu la complexité et… l’hétérogénéité des systèmes concernés. Et que seul le passage lui-même et les défaillances qu’il aura inévitablement engendrées permettront de savoir s’il y a vraiment lieu de s’inquiéter.
– Alors, attendons un mois, proposa Desportes. Je vous promets un mea culpa en direct avec séance d’auto-flagellation si une seule de nos puces venait à défaillir pour le passage du millénaire.
Des murmures agitèrent l’assistance. Certains journalistes affichèrent un sourire béat en imaginant la scène de Desportes se flagellant. La reporter abandonna la partie, vaincue par celle qui maniait les images avec une perversité redoutable. Un nouvel intervenant prit la parole. Il était de toute évidence gagné à la cause de Millenium :
– Le don que vous vous apprêtez à faire à l’État français peut-il être interprété comme un pied de nez aux rumeurs catastrophistes qui agitent le milieu des hautes technologies ?
– Vous voulez parler de la pendule de Louis XV ? Il ne s’agit ni d’un pied de nez ni d’un subterfuge pour me soustraire aux convulsions qui agitent le monde. (Desportes se tourna vers la femme qui l’avait interpellée auparavant.) J’ai conscience du danger que peut représenter le bug de l’an 2000 pour nos sociétés industrialisées. Et je vous le répète : j’en ai conscience, pour nos concurrents, même s’ils se font rares ces derniers temps (rires). Ne comptez pas sur Millenium pour pousser l’humanité au bord du chaos. Quant à ce don… (Elle se tourna à nouveau vers le journaliste.) Je ne fais qu’accomplir la volonté de mon père qui avait acquis la pendule de Louis XV pour l’offrir au château de Versailles, juste avant que… (Ses yeux se troublèrent.) Que ce stupide accident ne l’emporte.
Varèse se retint d’applaudir la prestation de la manipulatrice en chef. Desportes soupira et fixa son regard sur un lointain qu’elle seule pouvait contempler.
– Laissons le passé et l’avenir de côté, pour un soir. Et amusons-nous.
La galerie des glaces s’illumina du levant au ponant alors qu’un quatuor à cordes se lançait dans un délicat menuet. Les journalistes s’égayèrent et Desportes descendit de son podium. Varèse abandonna sa position d’observateur. Il fendit le flot des reporters et se faufila dans le sillage de la milliardaire qui gagnait les appartements de Louis XV où l’attendaient le conservateur du musée et la belle société invitée pour la circonstance.
Varèse était arrivé le matin même à Charles de Gaulle. Il avait été surpris de découvrir Paris sous une épaisse couche de neige. Des vents sibériens avaient balayé la France alors qu’il survolait l’Atlantique. Il avait rejoint l’appartement qu’il louait sous un faux nom depuis deux mois déjà, dans le passage Véro-Dodat, entre le Louvre et la place des Victoires. Il n’avait presque pas dormi durant la traversée des méridiens mais il ne songeait même pas à se reposer : l’adrénaline qui saturait ses veines le tiendrait éveillé une journée entière de plus, ce qui suffirait amplement.
Il s’était rendu à Versailles en début d’après-midi au volant de la voiture de location retenue à son nom dans une agence du boulevard des Italiens. Il avait fait le tour du parc, lentement, avait scruté de loin la cour royale et la place d’armes du château qui se préparait pour la réception de la soirée. Il n’avait pu s’assurer que le paquet enterré au cœur d’un bosquet derrière le Grand Trianon lors de sa précédente visite, deux mois auparavant, était encore là.
Il était revenu à Paris, avait revêtu un smoking (de location, lui aussi), empoché le sésame qui lui ouvrirait les portes de la fiesta privée (un faux fabriqué par un imprimeur de la galerie Véro-Dodat identique au carton officiel, avec ses arabesques marouflées, ses délicats elzévirs et son aspect unique et inaliénable), et il était reparti en début de soirée pour le château après s’être rapidement restauré. Il avait laissé sa voiture près de la grille qui menait à Trianon par les jardins, était redescendu à pied jusqu’à la cour de marbre et s’était présenté au guichet qui filtrait les invités (tenue de soirée de rigueur) qui se pressaient en se poussant dans les frimas de cette soirée de décembre.
Les deux étages de la cour étaient illuminés et donnaient aux façades un éclat resplendissant. La chambre du roi brillait de mille feux, à croire qu’un concours d’allumeurs de chandelles s’y tenait. L’effet était somptueux et sans doute pas très éloigné de celui désiré par la pseudo incarnation du soleil qui avait fait construire ce gigantesque et architectural symbole du pouvoir absolu.
Varèse s’était promené entre les invités dont les visages lui étaient familiers : capitaines d’industries, hommes politiques, stars du show-biz… Le gotha qui se pressait dans le château aurait fait pâlir d’envie la Begum, Onassis, et la regrettée Lady Diana Spencer, toutes pourtant passées reines en organisations de raouts planétaires. Desportes était invisible. On l’avait annoncée dans une heure, puis deux. Le Premier Ministre était arrivé et l’attendait avec ses conseillers. Les médias également. Varèse avait pris la température du lieu en attendant qu’Elle apparaisse.
Un nuage de sauterelles s’abattant sur Paris aurait été plus discret que son arrivée : trois hélicoptères s’étaient posés autour du parterre occidental en soulevant des volutes de poudreuse. Les jardins émettaient une pâle luminescence, blanche et blafarde. Au moins vingt personnes avaient sauté des engins qui étaient repartis aussitôt vers le ciel.
Un bataillon de gardes du corps entourait la milliardaire.
Varèse ne l’avait jamais vue que par images interposées. Il put se rendre compte qu’elle était belle, incontestablement. Elle marchait vers le perron, ramenant les plis de son manteau autour de son corps. Sa démarche était aussi élégante que le terrain gelé sur lequel elle avançait pouvait le lui permettre. Les autorités avaient dû êtres prises de court pour ne pas avoir déroulé de tapis rouge. Le concierge du château s’était précipité à sa rencontre pour lui ouvrir les portes du rez-de-chaussée et l’accompagner à l’intérieur.
Une fraction de seconde, Varèse avait douté de son geste, de ce qu’il s’apprêtait à entreprendre. Non pas à cause de la garde rapprochée : une simple démonstration de force, du décorum. Mais cette femme, à son niveau de pouvoir, était-elle vraiment responsable des défaillances que sa puce avait pu connaître ?
Le souvenir du visage de Catherine, rongé par le feu et par l’eau de mer, s’était superposé dans son esprit à celui de l’héritière, frais et resplendissant, qui se tournait vers les caméras. À partir de cet instant, Desportes pouvait être tenue pour morte. Ce serait juste une question de temps.
Varèse avait suivi la conférence de presse avec un intérêt lointain. Sauf lorsque le sujet du bug était tombé sur le tapis. Il avait secrètement remercié la femme d’affaires pour son hypocrisie et son sens de la manipulation : traiter la réalité avec autant de désinvolture lui facilitait la tâche. Les tueurs dont les proies se sont offertes aux ténèbres n’ont que la moitié du travail à accomplir.
Il traversa la chambre de Louis XV en suivant la meute de gardes du corps et il s’engouffra dans le Salon de la pendule au bout duquel attendaient le conservateur du château, le Premier Ministre, celui de la Culture, le maire de Versailles et une poignée d’officiels. Il parvint à se faufiler à temps dans le salon avant que les cerbères qui en gardaient les portes n’en interdisent l’accès. Il suivit, à l’écart, la petite cérémonie qui marquait le deuxième temps fort de la soirée.
La milliardaire et les officiels s’étaient rassemblés autour d’une pendule extraordinaire qui faisait au moins deux mètres de haut. Une sphère de cristal à l’intérieur de laquelle était emprisonné un précieux mécanisme reconstituant le mouvement des planètes surmontait la boîte de bronze. Les rouages apparents, mêmes vus de loin, étaient d’une complexité incroyable. L’objet méritait bien ce cabinet dont les boiseries décorées de cadrans et d’astres se levant, se couchant ou se poursuivant, formaient un cadre somptuaire.
L’échange entre la donatrice et les autorités se fit sans micro. Varèse n’attrapa que quelques mots des brefs discours prononcés par le Ministre et le conservateur. Il n’eut pas besoin de les entendre pour en imaginer la teneur. Desportes répondit au compliment. Il ne l’entendit pas. Par contre, l’échange qui eut lieu entre un plaisantin du premier rang et la milliardaire ne lui échappa pas :
– Et cette horloge passera-t-elle l’an 2000 ? demanda la voix.
– Elle a été conçue par l’ingénieur Passemant en janvier 1754, répondit Desportes qui avait révisé ses fiches. Et, comme vous pouvez le voir (elle indiqua les quatre cylindres qui servaient à indiquer l’année en cours)… cet homme de génie a réglé le problème deux siècles et demi avant que celui-ci ne nous préoccupe. Cette pendule fonctionnera encore le 31 décembre 9999. Au-delà, je donne ma langue au chat.
Des rires, à nouveau, des rires d’hommes rêvant d’être le chat. La grâce, le charme, l’intelligence… Desportes avait tout pour elle. Varèse se demanda comment réagiraient ceux qui l’entouraient en cet instant s’ils avaient su qu’il s’apprêtait à éliminer cet échantillon de perfection avec un sang-froid exemplaire.
Desportes repartit vers la Grande Galerie en passant par l’Antichambre des chiens et la Cour des cerfs, emportant l’assistance derrière elle comme le joueur de flûte du conte. Varèse la laissa s’éloigner. Madame dormait au Grand Trianon, ce soir. Elle serait alors sans ses courtisans, ses hallebardiers et ses cent-suisses. L’assassin n’avait plus qu’à attendre que la soirée se déroule sans heurts et sans surprises. Il avait tout son temps devant lui.
*
Combien de mains avait-elle serrées ? Combien de regards envieux, admiratifs, jaloux qui ne la quittaient pas, avait-elle croisés ? Toute richissime, brillante, belle qu’elle était (ou que ces sangsues voulaient lui faire accroire, rectifia-elle in petto), elle en avait marre : Desportes détestait les mondanités. Mais elle devait bien ce sacrifice à son père.
Il avait inscrit le don de l’œuvre d’art sur son testament (voilà bien une de ses lubies !). Sa fille unique ne pouvait lui faire défaut. Et puis, il y avait son intervention télévisée du lendemain… Françoise appréhendait l’épreuve du direct. Elle était comme tous les grands timides qui donnent la trompeuse image d’être sûrs d’eux-mêmes. Mais, en son for intérieur, elle tremblait. De fatigue, (ces voyages l’épuisaient) de nervosité, mais surtout de peur.
Elle n’avait pas menti à la journaliste, tout à l’heure. Elle n’était pas inquiète : elle était terrorisée. Ce qu’elle avait découvert au sujet de l’accident de la TWA, ce que sa découverte impliquait si ses présomptions, déjà étayées par quelques mois d’investigations, se confirmaient, lui donnait le tournis et le donnerait sûrement au monde qui tournait déjà assez vite comme ça, à son goût. Elle en savait maintenant assez pour parler, pour faire éclater la vérité, pour l’annoncer en direct sur un plateau de télévision. Il lui manquait juste la preuve, la petite preuve physique que celui qui l’avait contacté devait lui remettre dans dix minutes à peine.
Cette preuve Desportes l’avait cherchée en vain pendant des mois. Elle avait changé de tactique en faisant circuler par ses réseaux d’informations un message qui exposait ses premières pistes, d’une manière sibylline pour les ignorants, limpide pour les avertis. Son message était assorti d’un appel à témoins et des coordonnées de sa retraite secrète de Taliesin cinq.
Millenium couvrait l’ensemble de la planète. L’empire traversait les sphères entremêlées de la politique, de la finance et de l’information. Il dessinait une toile au maillage aussi serré qu’une couverture géostratégique. Une semaine après avoir lancé son appel, Monsieur Mystère répondait à Desportes et lui proposait de la rencontrer. Elle avait fixé Versailles, 2 décembre, Minuit, Opéra du château. L’informateur avait accepté puis s’était réfugié dans le silence. Jusqu’à maintenant.
Un homme était en train de parler à la milliardaire, un militaire d’après le tableau de mérites qu’il portait épinglé à la poitrine. Elle voyait ses lèvres bouger, elle répondait en hochant la tête mécaniquement. Mais elle ne l’écoutait pas. Elle observait les invités et essayait de repérer l’informateur. Lequel était-ce ? Ne prenait-elle pas un risque en lui fixant rendez-vous dans cette partie reculée du château ? Il aurait peut-être mieux valu qu’elle le voie ici, au milieu de la foule. Ceux qui s’apprêtaient à plonger le monde dans le chaos iraient-ils jusqu’à vouloir la faire taire, définitivement ?
Les ombres sans noms qu’elle allait bientôt éclabousser de lumières auraient logé une balle entre les yeux de Dieu le Père lui-même s’il avait su le quart de ce que Desportes savait.
L’héritière pensa à Oscar et l’inquiétude la submergea à nouveau. Le vieil homme jouait le rôle de confident, de père de substitution, et d’aide de camp depuis la mort de François Desportes. Il s’était chargé de l’éducation de sa fille lors de son arrivée aux États-Unis, quand elle avait dix ans. Il siégeait maintenant dans l’un des conseils d’administration le plus puissant du monde, à côté de celle à qui il avait fait réciter autrefois ses tables de multiplications.
Desportes planta le militaire au milieu d’une phrase et glissa jusqu’au responsable de la sécurité.
– Toujours aucune nouvelle d’Oscar ? lui demanda-t-elle.
– Aucune, répondit l’homme en noir, l’air peiné.
Le jet avait quitté Bombay douze heures auparavant. Il aurait dû atteindre Paris en fin d’après-midi. Sa trace avait été perdue entre l’Inde et le désert arabique. Desportes avait sonné le branle-bas de combat. Il lui avait suffi de quelques coups de fils bien placés pour qu’un satellite de télédétection soit détourné de sa mission première et scrute les territoires que le jet avait pu survoler, à la recherche d’une éventuelle épave. Un état d’alerte officieux avait été déclenché dans l’ensemble des aéroports couverts par son rayon d’action. Mais la plupart appartenaient au monde moyen-oriental, ce qui ne facilitait pas les recherches. Desportes était contrainte d’attendre, et elle s’attendait déjà au pire.
– Je dois m’absenter quelques minutes, dit-elle à l’armoire à glace.
– Seule ? répondit-il, inquiet.
– Seule.
Elle s’esquiva aussi discrètement que possible, mais regards et murmures la suivirent jusqu’au bout de la galerie des glaces. Elle poussa un soupir de soulagement une fois les portes fermées derrière elle et descendit l’escalier des Maréchaux d’un pas plus léger. Cette partie de la demeure royale était plongée dans l’obscurité. L’ombre donnait aux lambris, aux bronzes et aux faux marbres un aspect sans doute semblable à celui que Louis le Petit avait connu.
La milliardaire s’engagea dans le vestibule qui parcourait l’aile Nord du château et permettait d’accéder à l’opéra où l’attendait son mystérieux informateur. Des figures de monarques statufiés, en pied, formaient une garde silencieuse. Tant de puissants d’un temps, condamnés à la poussière… Desportes eut l’impression de se retrouver dans une crypte. Elle serra les bras autour de sa poitrine et pressa un peu le pas.
Les figures s’échelonnaient par ordre chronologique. On remontait le vestibule comme on remontait le Temps. Françoise se revit fillette dans les bras de son père, adolescente à ses côtés, adulte en face de lui. Puis seule. Cela faisait quatre ans que le Cessna s’était écrasé sur les contreforts des Appalaches. Elle avait, depuis, repris les rênes de Millenium et avait emmené l’empire jusqu’ici, au seuil du millénaire.
François Desportes était un inventeur de génie méprisé par ses pairs avant qu’il ne s’exile aux États-Unis. Il y cherchait les financements qui manquaient à ses recherches. Le Nouveau Monde lui avait offert la chance que le vieux continent avait refusé de lui donner, et lui avait permis de devenir le maître en son domaine : le transfert de l’information électrique.
Le transistor qu’il avait en vain essayé de vendre aux français durement frappés par la première crise pétrolière avait tout de suite été acheté par une société de composants installée à Santa Monica. La micro-informatique était sur le point d’exploser. Les promoteurs construisaient les premiers immeubles de verre et de métal qui constitueraient, plus tard, la Silicon Valley. Les futurs empires s’échafaudaient, élaboraient des machines qui demanderaient à chaque génération plus de performances et plus de mémoire.
Desportes avait contemplé cette pépinière bouillonnante dans le creuset de laquelle le monde de demain était en train de se dessiner. Il avait « écouté le vent », comme il le disait souvent à sa fille dans leur retraite de Taliesin, et le vent lui avait indiqué la route à suivre.
L’élaboration de transistors plus performants était inéluctable. Mais les Japonais s’étaient approprié le marché. Desportes leur avait donc vendu son brevet et mis cet axe de recherche en veilleuse. Les systèmes d’exploitation, le monde étrange des logiciels, avaient déjà leurs gourous, de jeunes loups aux dents longues qui discutaient marketing au fond de garages bourrés de matériel trafiqué. L’ingénieur était trop vieux pour ces gamineries, et il avait passé l’âge de jouer au maître de l’univers. Un domaine, par contre, restait à défricher, celui des Real Time Clocks, les horloges à temps réel, qui équipaient chaque processeur lancé sur le marché.
Quelques entreprises californiennes produisaient un travail plus ou moins sérieux en la matière, considérant ce composant comme secondaire par rapport aux cartes mères ou aux mémoires qui évoluaient au même rythme que la course au progrès qui se jouait alors. Le père de Desportes s’était toujours attaché aux aspects méprisés de la science, aux modules mal aimés. Il avait donc monté un petit centre de production, trouvé assez de clients pour lancer sa première génération d’horloges et livré ses RTC moins d’un an après les avoir dessinées sur le papier. Le succès avait été immédiat.
Les ordinateurs avaient besoins de composants de plus en plus précis pour compter le temps. Et les horloges de ses concurrents se révélaient de moins en moins fiables à mesure que la rapidité des flux d’informations à gérer était multipliée par deux, cinq ou dix. François Desportes avait fait de la maîtrise de l’infinitésimal une marque de fabrique, un savoir-faire en forme d’errance qui, enfin, lui apporta la fortune.
Son centre de fabrication était passé de dix à cent salariés en six mois, de cent à mille en deux ans. L’homme avait troqué la blouse de l’inventeur contre le costume trois pièces du chef d’entreprise. Millenium était née. Le reste relevait de la success story, une réussite professionnelle exemplaire qui faisait un étrange contrepoint avec le fiasco de sa vie sentimentale.
Françoise avait vu le jour en France, un an avant que son père ne parte pour les États-Unis. Jusqu’à ce que Millenium existe, il revenait chaque été, prétextant de difficultés matérielles et promettant que les choses s’arrangeraient une fois son « grand projet » réalisé. Il n’avait pas lancé la fabrication de son horloge et il connaissait alors de réels soucis financiers.
La mère de Desportes n’avait pas supporté ces allers et retours incessants, ces promesses non tenues. Elle avait demandé le divorce pour les six ans de sa fille et l’avait obtenu un an plus tard. Françoise, plus seule que jamais, avait été placée dans une pension parisienne. Jusqu’au jour béni où son père était venu la chercher et l’avait emmenée, comme il le lui avait toujours promis, dans le Nouveau Monde.
Françoise s’arrêta devant l’escalier qui menait au foyer de l’opéra. Elle se souvenait de ce jour d’été comme si c’était hier.
Elle n’avait pas de nouvelles de sa mère depuis son quatrième anniversaire. Elle passait les vacances chez ses grands-parents. Elle venait de recevoir une nouvelle carte postale, comme tous les mois, montrant des palmiers, des voitures de rêve et un ciel magnifique. Son père y parlait d’un pays merveilleux dans lequel il ne faisait jamais froid, où les petites filles allaient à l’école le matin et à la plage l’après-midi, un pays où ils pourraient vivre tous les deux.
Il était apparu sur le seuil de la maison. Elle avait sauté dans ses bras. Il lui avait demandé :
– Est-ce que cette jeune fille voudrait voir où papa travaille ?
Le rêve était devenu réalité et il avait duré plus de vingt ans. Françoise Desportes était devenue une femme d’affaires intraitable mais terriblement, désespérément romantique. Elle devait tenir ça de son père. Elle allait sur ses trente-cinq ans et sa vie sentimentale n’avait été, jusqu’à présent, qu’un gigantesque fiasco. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir rêvé du prince charmant.
Elle grimpa les marches de pierres façonnées dans l’entre murs, se retrouva au niveau du foyer, poussa une porte capitonnée et pénétra dans l’opéra construit pour Louis XV.
L’espace était relativement exigu, mais il donnait au spectateur une impression de grandeur à cause du soin particulier apporté au décor. Chaque panneau, chaque fût de colonne, chaque cloison était prétexte à un morceau de bravoure décoratif. Les tribunes suivaient des courbes douces comme celles des consoles de l’époque. La voûte enfermait l’univers clos sous un horizon constellé de gouttes d’or. Le rideau était un chef-d’œuvre de trompe-l’œil. Les artisans qui avaient conçu cet endroit avaient dû travailler avec le virtuose dans une main et l’époustouflant dans l’autre.
Françoise se rappela que l’opéra était réputé pour son acoustique. Tout ici était en bois et peint pour donner l’illusion du marbre. Elle mit deux doigts dans sa bouche et se prépara à pousser un sifflement strident, comme Oscar le lui avait appris, lorsqu’un toussotement gêné, juste derrière elle, la fit sursauter.
Un homme se tenait dans l’ombre de la porte. Il devait l’observer depuis qu’elle était rentrée dans l’opéra. Il avança dans la flaque de lumière pâle qui venait du foyer. Un Asiatique qui pouvait avoir entre trente et quarante ans. La femme d’affaires l’avait vu se mêler aux invités.
Ces yeux mi-clos, cette bouche droite et pincée ne lui permettaient pas de savoir ce que cet homme avait derrière la tête. Elle n’était de toutes façons pas ici pour le sonder. L’informateur avait accepté ce rendez-vous afin de lui remettre la preuve qu’elle attendait. Cette rencontre s’apparentait à une livraison, ni plus ni moins. La femme d’affaires reprit le dessus et demanda, sur un ton peut-être plus rude que la situation ne l’exigeait :
– Avez-vous apporté ce que vous m’avez promis ?
L’homme ne s’attendait manifestement pas à un tel accueil.
– Vous êtes à la hauteur de votre réputation, Mademoiselle Desportes, répondit-il. Directe et pressée.
La milliardaire poussa un soupir excédé et jeta un coup d’œil à sa montre.
– Je ne vous demande pas les raisons de votre geste, lui lança-t-elle. Vous ne me répondriez pas, de toutes façons. Par contre, je suis sûre que vous avez quelque chose à gagner dans cette affaire. Alors, ne jouez pas les martyrs, je vous prie. C’est moi qui serai en première ligne, demain, pas vous.
L’homme regarda autour de lui et écouta le silence de l’opéra avec l’air de peser le pour et le contre. Il plongea enfin la main dans la poche de son smoking et en retira un boîtier de plastique. Desportes s’en empara avec avidité et l’ouvrit : une galette de carbone gravée au micron près et ne portant aucune inscription lui renvoya un éclat bleuté.
– Un cd-rom ?
– Tout y est, assura l’homme. (Il écouta une nouvelle fois le silence.) Je dois m’en aller.
Il glissa dans l’ombre tel un chat. Desportes le regarda disparaître en se rappelant ces vieux films d’épouvantes en noir et blanc aux effets expressionnistes surannés, et elle se demanda si un plaisantin ne venait pas de se payer sa tête. Peut-être l’opéra allait-il s’illuminer d’un coup et laisser apparaître les tribunes bourrées à craquer de spectateurs lui lançant des lazzis ou l’ovationnant ?
Elle mit un frein à son imagination et quitta l’opéra pour rejoindre la fête offerte par Millenium en fourrant le cd-rom au fond de sa poche. Cet endroit lui donnait maintenant la chair de poule, comme le vestibule des célébrités mortes qu’elle traversa encore plus vite qu’à l’aller. Elle ne regarda pas une seule fois derrière elle jusqu’à la galerie des glaces. Elle ne vit donc pas la silhouette, agile et ténébreuse, traverser la scène de l’opéra et caler son pas sur le sien, tel un prédateur calant sa course sur la course de sa proie.
*
Desportes réapparut dans la galerie des glaces. Elle réintégra un cercle d’invités. « Pas pour très longtemps », pensa-t-il. Minuit passé. La moitié des convives étaient partis. La milliardaire montrait des signes de fatigue et semblait sur le point de prendre congé des officiels.
Les suppositions de Varèse se confirmèrent quelques minutes plus tard. Desportes salua ministres et conservateur et sortit de la galerie, entourée cette fois par sa phalange de gardes du corps. L’ancien agent prit le chemin de la sortie en se mêlant aux derniers groupes. Il descendit l’escalier Gabriel et bascula sur sa gauche au lieu de suivre le vestibule. Il s’enfonça dans l’obscurité du couloir jusqu’aux grandes portes-fenêtres ouvertes sur les jardins.
Il attendit au moins une demi-heure. À l’extérieur, les figures de bronze qui ornaient les pièces d’eaux étaient piégées par la glace. Varèse se rappela rapidement la configuration du parc royal, le chemin le plus court et le plus discret pour atteindre l’aile présidentielle du Grand Trianon où Desportes logeait pour la nuit. Il savait que les gardes du corps occupaient l’Orangerie réaménagée, à l’écart, et que la milliardaire se trouverait seule dans l’appartement de réception qui lui était réservé.
Il jugea le moment venu et ouvrit la porte à côté de laquelle il était blotti. Il se glissa à l’extérieur et courut jusqu’à l’angle de la demeure royale qui ouvrait sur un triangle de neige. Varèse traversa l’espace à découvert en cinq foulées. Il plongea derrière la haie qui fermait le bosquet d’Apollon et observa les fenêtres du château qu’il venait de laisser derrière lui. Les dernières lumières s’éteignaient à l’étage de la Grande Galerie. Personne ne semblait l’avoir repéré.
Il reprit sa course, laissa les bains d’Apollon sur sa gauche, et se faufila de bosquets en fabriques jusqu’au Grand Canal. La pièce d’eau glacée ressemblait à une immense croix en argent dont les bras se déployaient vers le Nord et vers le Sud. Trianon était au Nord. Varèse remonta l’allée qui y menait directement. Au bout de dix minutes, il découvrit le bâtiment plongé dans l’obscurité. L’appartement de réception se trouvait de l’autre côté de la colonnade corinthienne qui séparait l’édifice en deux ensembles distincts.
Varèse repéra le bosquet au cœur duquel son paquet était caché. Il retrouva l’emplacement, retira de la terre gelée un sac de plastique noir. Il sortit un 9 millimètres muni d’un silencieux qu’il coinça dans sa ceinture, deux chargeurs qu’il mit au fond de ses poches ainsi qu’une boîte grosse comme un étui à lunettes. Il plia le sac avec précaution et le recouvrit de terre. Il courut jusqu’au Trianon et s’accroupit contre la façade.
Le silence était total. Aucune ronde, ni homme ni chien pour protéger le sommeil de l’héritière. Desportes était une habituée du magazine Forbes, mais aucune menace de mort ne pesait sur elle. Elle n’avait jamais fait l’objet de quelque agression que ce soit. Même les entarteurs l’avaient épargnée. « Tant mieux si sa cohorte de garde du corps n’est là que pour la parade » se dit Varèse. Il attendit encore cinq minutes pour s’assurer qu’aucun vigile ne pouvait le surprendre, puis il se lança.
Il traversa le péristyle, s’adossa contre la porte et regarda autour de lui, l’arme levée. Aucun mouvement, pas un bruit. Il sortait son étui pour en retirer son passe-partout lorsque le vantail contre lequel il était appuyé s’ouvrit vers l’intérieur. Il perdit l’équilibre et tomba en arrière en poussant un grognement. Il se jeta aussitôt sur le côté, l’arme tendue vers l’intérieur du bâtiment.
La porte ouverte laissait entrer un courant d’air froid dans les appartements. Varèse la repoussa en sentant sa vigilance monter d’un cran. Il attendit que ses yeux s’accoutument aux ténèbres avant d’avancer à pas comptés jusqu’à la seconde pièce, toute aussi obscure que la première. Un mince rai de lumière soulignait une porte. Il s’arrêta et écouta.
Une voix masculine provenait de l’autre côté de la porte.
– Nous arrivons à la fin de notre visite. Gardez toujours conscience de la charge qui vous incombe. Cher gardien, nous vous saluons bien !
Une petite musique puis plus rien pendant quelques secondes. Varèse serra les doigts autour de la crosse de son 9 mm et tendit une main vers la poignée. Un simple panneau de bois sculpté le séparait de son but. Il n’avait aucune raison d’attendre. Il tira la porte vers lui et la laissa entrebâillée pour avoir une vision synthétique de la situation.
La pièce était meublée d’un bureau et d’un divan, vivement éclairée, les rideaux tirés. Françoise Desportes se tenait derrière le bureau et lui tournait le dos. Elle était assise devant un ordinateur portable dont Varèse voyait l’écran, de loin. Elle se remit à pianoter sur le clavier alors qu’il avançait à pas comptés vers elle.
Une autre voix d’homme résonna dans le bureau, différente de la première. Elle venait du portable et avait des intonations asiatiques.
– Voici le message d’accueil délivré à chaque gardien lorsqu’une clé lui est confiée. Il faut que vous compreniez maintenant pourquoi et comment ces hommes sont devenus des…
Desportes arrêta la séquence son d’un clic de souris. La voix reprit, sur un autre ton :
– Les moyens utilisés par les conspirateurs pour inquiéter les services de sécurité du monde entier font appels au terrorisme dans ses plus odieuses manifestations.
« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » se demanda Varèse en écoutant le laïus avant de se rappeler à l’ordre. Il n’était pas venu jusqu’ici pour écouter un délire enregistré. Il se trouvait maintenant à deux mètres de l’héritière, l’arme pointée sur l’arrière de son crâne.
– Le premier coup d’éclat des conspirateurs est la catastrophe du vol 800 de la TWA dont la responsabilité peut leur être imputée.
– Quoi ? ! s’exclama-t-il malgré lui.
L’héritière fit volte-face. Varèse l’assomma du tranchant de la main. Elle tomba comme une masse à ses pieds et ne bougea plus. Il écouta sa respiration pour bien s’assurer qu’elle était juste inconsciente.
Il se releva et se pencha sur l’écran du portable, lentement, comme si ce dernier était vivant. Il montrait un schéma du Boeing et un bref laïus sur la responsabilité de la puce Millenium dans la catastrophe aérienne. Un lien intitulé « Autres forfaits dont les conspirateurs se sont rendus coupables » clignotait au bas de l’écran. Varèse s’empara de la souris et cliqua sur le Boeing.
– Le premier coup d’éclat des conspirateurs est la catastrophe du vol 800 de la TWA dont la responsabilité peut leur être imputée, répéta le commentateur, imperturbable.
Varèse regarda l’héritière, l’écran, l’héritière. Il rangea son 9 mm dans sa ceinture, éteignit l’ordinateur, le débrancha et le rangea dans sa housse posée sous le bureau. Il jeta le tout autour de son épaule. Il se pencha sur Desportes et posa un doigt sur sa jugulaire. Son cœur battait normalement. Il ouvrit les portes-fenêtres en grand. Le froid envahit le bureau.
Environ deux cents mètres le séparaient de sa voiture abandonnée au bout du chemin qui menait au Grand Trianon. Il prit Desportes dans ses bras, sortit des appartements réservés aux hôtes de marque et remonta l’allée, la tête de Desportes calée contre son épaule.
Quelques détails devaient être tirés au clair. Et Varèse se disait que la jeune femme qu’il portait comme une mariée ayant un peu trop bu le soir de ses noces ne serait pas de trop pour l’aider à faire le point sur cette étrange affaire.
*
La salle était vaste et son plan simplifié à l’extrême : un cercle aussi parfait que ceux tracés à main levée par les artistes des temps anciens pour témoigner de leur virtuosité. Elle était recouverte par un dôme sans décoration, sans décrochement architectural, parfaitement lisse, qui prolongeait et enfermait ce volume avec une économie de moyens proche de l’infini.
L’architecte qui avait conçu cet endroit avait dû passer sa vie à flirter avec le néant.
Au centre de la salle se trouvait une table ronde autour de laquelle étaient disposés huit fauteuils recouverts d’un sobre tissu grenat, séparés les uns des autres avec une précision mathématique. La table et les huit fauteuils constituaient l’unique mobilier de cet endroit étrange à l’intérieur duquel le nouveau venu se sentait inévitablement mal à l’aise.
Les raisons de cette angoisse étaient toutefois assez évidentes pour que celles-ci se trouvent rapidement circonscrites par celui qui savait et s’arrêter et observer.
La première cause était la constitution uniformément métallique de l’endroit. Une seule feuille d’un métal gris, indéfinissable et immense, avait dû être moulée sur une empreinte haute comme un immeuble de deux étages pour donner naissance à l’espace clos. « Impossible » se récriait le sens commun devant cette simple constatation. Et pourtant cela était.
La deuxième cause était l’absence d’ouvertures. Aucune porte ni fenêtre n’avait été ménagée dans le métal qu’une lumière uniforme éclairait. Celui qui entrait dans cette salle, après avoir constaté la bizarrerie de l’endroit et sa relative impossibilité, ne pouvait donc que se demander par où il avait bien pu y entrer. Ce qui, on peut l’imaginer, ne faisait qu’ajouter à son désarroi.
Cependant, rares étaient les élus auxquels l’usage de cet endroit était réservé. Le trouble ressenti par ces neuf personnages que nous nommerons conspirateurs (pour huit d’entre eux) et homme de mains (pour le neuvième) avait donc fait place à une relative indifférence lorsqu’ils avaient découvert cette salle pour la première fois. La force de l’habitude, sans doute.
Un seul conspirateur était présent. Vêtu d’un trois pièces gris anthracite. Il marchait, pensif, autour de la table dans le sens contraire des aiguilles d’une montre vue de l’extérieur. Il s’arrêtait parfois, regardait autour de lui, et reprenait sa marche, tel un moine méditant les Saintes Écritures dans le cloître de son couvent.
La position de sa tête indiquait la réflexion (penchée en avant, lourde). Mais on aurait été bien incapable de lire ce sentiment sur son visage qui avait l’aspect d’une sphère de mercure dans laquelle se reflétaient les parois de métal comme dans ces miroirs de sorcières qu’utilisaient les orfèvres pour décorer autrefois leur cabinet.
L’homme effectua une nouvelle circumnavigation autour de la table et s’arrêta. Il venait de sentir ce fourmillement électrique qui agitait l’atmosphère de la salle lorsqu’un nouvel arrivant se connectait. Il se tourna en tous sens pour voir l’homme apparaître, mais il le rata une fois de plus. Celui avec qui il avait rendez-vous se matérialisa juste derrière lui et lui tapota amicalement l’épaule. L’autre sursauta, se retourna, poussa un juron, recula d’un mètre et s’appuya contre le bord de la table.
– Ah ! Je ne vous verrai donc jamais venir ?
Le nouveau se permit un ricanement discret et se planta en face de l’homme à visage de mercure pour former son exact vis-à-vis. L’effet était d’autant plus saisissant qu’il portait le même trois pièces gris anthracite et faisait exactement la même taille que lui, la différence résidant dans le fait que son visage ressemblait à quelque chose qui pourrait être décrit comme suit : des yeux cernés aux prunelles noires, une raie droite plaquée sur un front pâle, une moustache taillée au format d’un timbre-poste de trois pfennigs surmontant une bouche fine et cruelle. Ce visage comique entourait le cylindre qui lui tenait lieu de tête à la façon d’une image scotchée sur un abat-jour.
– Alors, conspirateur, se moqua l’arrivant, toujours adepte de l’anonymat ? (L’autre ne bougeait pas. Il ne parlait pas non plus.) Et toujours aussi loquace, à ce que je vois ?
Il se mit à déambuler autour de la table, dans le sens contraire des aiguilles d’une montre vue de l’intérieur, cette fois. Adolf Hitler (je l’avais reconnu) appréciait l’endroit avec des sifflements admiratifs. Sa promenade esthétique le ramena devant l’unique interlocuteur qui se trouvait à sa portée.
– Mais nous ne sommes pas ici pour parler architecture, n’est ce pas, Mein herr ?
– Nous ne vous avons pas embauché pour votre sens du burlesque. Adopter le masque du Führer est d’un mauvais goût flagrant.
– Oh, pardon ! La présence du bourreau trouble la noblesse de ce lieu ? Il faut bien que vous plongiez de temps à autre dans la boue pour apprécier la réconfortante pureté de ces lieux immaculés. Quant à ce masque, il faut bien que je m’amuse aussi. Vous n’êtes pas les seuls à jouer, Ô Grands Commandeurs des Croyants !
L’homme au visage de mercure changea de ton après une brève période de silence. Sa voix était maintenant aussi froide que déterminée :
– Comment s’est déroulée l’entrée en scène de Varèse ?
– Comme nous l’avions prévu. Vous l’auriez vu disparaître avec sa belle évanouie sur fond de forêt enneigée… Du pur Shakespeare !
– La rencontre n’a pas été… fatale pour l’héritière ?
Le tremblement qui agitait sa voix ressemblait à de l’inquiétude. Adolf haussa les épaules.
– Elle avait l’air vivante. Je ne suis pas responsable de ce que Varèse pourra lui faire subir.
– Il ne tentera rien d’inconsidéré. Nous le connaissons assez pour prévoir ses moindres faits et gestes.
La voix de l’homme était devenue nerveuse. Le Führer aurait pu compatir : il enfonça un peu plus le clou dans le bois de la croix.
– Pas facile de faire reposer le succès d’une opération de cette envergure sur les épaules d’un mouton inconscient comme Varèse, n’est ce pas ? Il pourrait si facilement endosser l’habit du loup.
Le conspirateur ricana, à son tour.
– Mais c’est un loup que vous devrez affronter. Vous pensiez vous engager pour une partie de plaisir ? Vous n’en êtes qu’au début mon cher, à l’introduction.
Le Führer grogna.
– Arrrh ! Il sera bien temps de traiter le cas de ce trublion le moment venu. N’oubliez pas que je me le réserve. Vous m’avez donné votre parole, si tant est qu’elle vaille encore quelque chose.
Visage de mercure éluda la réponse et revint au sujet qui les concernait de prime abord :
– Avez-vous identifié l’informateur ?
– Ça, c’est la cerise sur le gâteau, conspirateur. Je dirais même, il s’agit d’une connaissance que nous avons en commun.
– Vraiment ?
La joie était maintenant perceptible dans le ton des deux hommes. C’était plaisant de les voir d’accords au moins sur un point. Le premier posa une fesse sur la table et susurra :
– Dites-moi tout mon ami. Je vous écoute.
Deux choix s’affichaient sur l’écran de la page d’accueil : Accueil du gardien et Informations complémentaires. Varèse cliqua sur Accueil du Gardien. La même musiquette que celle entendue dans le Grand Trianon sortit des haut-parleurs du portable. L’écran fixe se transforma en un diaporama animé qui ressemblait fort à une visite guidée. Varèse laissa donc le cd-rom jouer le rôle de guide pour lequel il avait été conçu. Il s’alluma une Gauloise, tendit la main vers la tasse de café tiède qui achevait de se refroidir à côté de la machine, et attendit de voir ce que cette dernière avait à lui révéler.
– Ami Gardien bonjour ! tonna une voix puissante. Cette visite virtuelle est destinée à vous familiariser avec votre charge, la Caisse et les responsabilités qui y sont liées.
Les trois options clignotaient sur le bord droit de l’écran. Varèse cliqua sur Votre charge. Une clé modélisée en trois-D apparut et se mit à tourner sur elle-même.
– Vous êtes désormais le gardien d’une des huit clés permettant d’accéder à la Caisse. Cette charge est rémunérée selon l’indice 366 du code international de la fonction publique hors fiscalité. Son renouvellement annuel est soumis à l’approbation du bureau des Puissants, qui se réunit deux fois l’an. Elle est inaliénable. Toute révélation publique et/ou privée au sujet de son existence sera soumise à des sanctions civiles et/ou pénales, à la radiation civique et à l’exil. Tout gardien mort en exercice abandonnera sa clé à l’usage des Puissants, en attendant que le siège vacant soit à nouveau affecté.
– Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? marmonna Varèse entre ses dents.
– Les gardiens se réunissent après sollicitation d’au moins un tiers des représentants. Les appels transitent via la boîte aux lettres qui vous a été attribuée. Les réunions ont lieu dans la salle conçue à cette intention par le majordome, gardien de la Caisse. Les échanges sont privés, en vertu de l’article 56.b sur la réglementation des surveillances électroniques. Les décisions sont, par contre, publiques, en vertu du treizième amendement des accords de Yalta.
L’icône Responsabilités se mit à clignoter. Celle montrant la Caisse, en forme de coffre-fort, ne bougeait pas. Varèse cliqua sur cette dernière sans attendre de voir si le commentateur était arrivé au bout de son laïus ou non. L’image de la clé fut chassée par celle du coffre-fort qui grandit et tourna sur lui-même. Huit petites mollettes entouraient le volant. Une animation rapide fit tourner les huit serrures, l’une après l’autre. Puis le volant se décala d’un cran et la porte s’ouvrit sur un groupe de trois pantins qui sautèrent du coffre-fort et trottinèrent aux quatre coins de l’écran.
On aurait dit que les personnages avaient été découpés dans de vieilles photos en noir et blanc, collés sur du carton et animés au niveau des bras et des jambes. Ils sautaient, couraient, se cognaient en poussant des gazouillis ridicules. Celui qui avait conçu cette séquence d’animation devait être un fan des Monty Python et des interludes concoctés par le plus cinglé d’entre eux.
Les trois petits bonshommes plongèrent dans le coffre-fort, en sortirent trois chaises et s’installèrent face à Varèse. L’ancien agent avait déjà reconnu les personnages, et il avait une petite idée du cliché dont ils avaient été tirés. Il sut qu’il avait vu juste lorsqu’ils s’arrêtèrent enfin de gesticuler et que l’image décomposée retrouva son unité d’origine.
Churchill, Roosevelt et Staline discutaient d’un air léger du monde et de son partage entre un Scotch, une vodka et un Roméo et Juliette.
– Yalta, Palais de Livadia, 11 février 1945, reprit la voix, plus officielle cette fois.
La photo des puissants s’inséra dans une Une de l’époque.
– L’aspect visible de la conférence de Crimée est connu de tous : la ligne Oder-Neisse, les îles Sakhaline…
La séquence son s’arrêta. Une icône apparut proposant Pour en savoir plus sur les accords de Yalta. Varèse l’ignora et attendit cinq secondes que le commentateur reprenne ses explications.
– La création de la Caisse est par contre demeurée secrète depuis plus de cinquante ans.
De vieilles images d’archives récupérées et numérisées montrèrent des soldats en guenilles, tels des fantômes, errant dans Stalingrad ; Berlin et ses immeubles vides comme des dents cariées ; des brasiers léchant le ciel derrière la silhouette du dôme de Saint-Paul, à Londres ; un village dont ne subsistait plus que l’église, éventrée.
– La Grande-Bretagne était asphyxiée, la Russie exsangue, les États-Unis épuisés par l’effort de guerre. Les trois puissances décidèrent donc de créer la Caisse, réservée à leur usage, prévue pour soutenir financièrement les pays membres en cas de graves difficultés.
Les trois puissants explosèrent et leurs fragments furent propulsés hors de l’écran. Le coffre réapparut, s’ouvrit et se remplit de liasses de billets de toutes les couleurs, de plus en plus rapidement.
– La Caisse fut d’abord alimentée par les dettes de guerre allemandes. Puis, les années passant (un compteur les fit défiler à une vitesse effarante), les marchés financiers retrouvèrent leur ancienne puissance. Le Groupe des Pays Industrialisés se constitua. La Caisse survécut à la guerre froide et aux crises pétrolières (Kroutchev tapant sur son bureau à coups de chaussure ; des barils de pétrole s’alignant sur des quais, à l’infini ; les files de chômeurs et le retour de la soupe populaire) Les pays membres furent six, puis sept, puis huit, jusqu’à aujourd’hui.
La date en cours s’afficha dans la fenêtre des années.
– Les Puissants s’appuient désormais sur le dynamisme des marchés financiers pour alimenter la Caisse.
Une, deux, quatre fenêtres formèrent une mosaïque qui partagea l’écran en damier. Des chiffres défilaient sur des bandeaux horizontaux. Des traders hurlaient. Des commentateurs financiers s’affolaient. On aurait pu se croire devant Bloomberg TV au meilleur moment du Krach asiatique de 97.
– La taxe Morgenstern a pris effet en avril 1973. Elle représente 0,00002 pour cent des transactions effectuées sur les mouvements d’achats et de ventes qui animent les marchés financiers. Elle est prélevée à la source et mise sur le compte des déflations et inflations successives. Nul économiste ignorant de l’existence de la Caisse n’a pour l’instant pu en déceler, encore moins en prouver l’existence. La taxe Morgenstern, sûre, est encore utilisée pour remplir la Caisse au rythme de dix milliards de dollars par an depuis cinq ans. La tendance est à la hausse avec la fin de la crise asiatique et la bonne santé des industries américaines.
Ce chapitre avait l’air terminé : l’image était revenue sur la page d’accueil. Les boutons concernant la charge et la Caisse, déjà consultés, étaient grisés. Restaient les Responsabilités liées à la charge. Varèse laissa la machine ronronner quelques secondes, puis il quitta le programme. Il ouvrit le capot du lecteur cd-rom et sortit la galette de carbone qu’il fit tourner dans la lumière.
Où l’héritière avait-elle pu trouver ce… truc ? Il n’arrivait pas à le définir autrement. Soit il s’agissait d’un support de jeu extrêmement bien réalisé, une sorte d’élément de décor permettant d’entretenir la théorie de la conspiration et toutes ces conneries, soit tout ce qui était dit là-dedans était vrai. Et ces seize grammes de sillons gravés étaient alors cent fois plus explosifs que tout ce que l’homme avait pu inventer en matière d’explosifs.
Varèse se retourna pour contempler l’héritière, toujours endormie. Elle était allongée sur un divan, derrière lui. Elle ne s’était pas réveillée depuis la veille au soir. Ni lorsqu’il avait remonté l’allée menant à l’entrée du château jusqu’à sa voiture, ni lorsqu’il avait grimpé les cinq étages jusqu’à l’appartement loué dans la galerie Véro-Dodat. Il avait beau la regarder et se poser la question, il ne l’imaginait pas fan des X-files et s’investissant dans un gigantesque jeu de rôles pour milliardaires dont le début se situerait à Versailles et la fin Dieu seul savait où.
Varèse remit le Cd dans le lecteur. Il agita la souris pour retrouver la page d’accueil et cliqua sur Responsabilités liées à la charge. Un organigramme en trois dimensions se déploya devant ses yeux. Au centre se trouvait un ovale entouré de huit petits personnages symboliques. En dessous était figurée la Caisse sous la forme d’un coffre-fort. Au dessus, huit personnages plus gros contenus dans le même ovale, et non disposés à sa périphérie. Une flèche partait du haut vers le bas, du premier groupe vers le second, puis du second vers la Caisse.
Un second schéma dessinait une dérivation sur le côté gauche de l’organigramme. Une autre flèche partait du premier groupe, atteignait la représentation d’une machine, puis partait de la machine vers le second groupe. La voix se remit à expliquer alors que l’organigramme s’animait au fur et à mesure des éclaircissements :
– Partons de la Caisse si vous le voulez bien.
– Parce que je le veux bien, maugréa Varèse.
L’ensemble de l’organigramme sauf le coffre-fort devint flou.
– La Caisse est fragmentée entre huit serveurs (l’icône du coffre-fort se sépara en huit morceaux), chaque gardien étant responsable d’un serveur chacun (les gardiens redevinrent nets l’un après l’autre alors que des liens les reliaient aux morceaux correspondants). La Caisse ne peut être ouverte, consultée ou utilisée que lorsque les huit gardiens sont réunis sous la responsabilité du majordome.
L’ovale autour duquel les petits bonshommes étaient assis devint aussi net que ces derniers. Le coffre-fort retrouva son unité. La représentation d’une machine qui constituait la dérivation se mit à clignoter. Varèse comprit qu’il s’agissait du fameux majordome.
– L’utilisation de la Caisse est donc soumise à une sorte d’unanimité absolue.
Une animation, tout aussi ridicule que les précédentes, agita les gardiens. Ils levèrent les bras dans une parodie de vote à main levée. La flèche qui allait du majordome aux gardiens changea de direction. Une flèche se dessina entre la machine et la Caisse qui s’ouvrit avec un bruit infernal. Son contenu se transvasa sous la forme d’une pluie de dollars qui tomba sur les gardiens.
– Vous devez être conscients du pouvoir que vous avez entre les mains, ami gardien, reprit la machine. Voilà pourquoi les Puissants ont décidé, à la création de la Caisse, que toute ouverture, consultation ou utilisation de celle-ci serait soumise à leur contrôle d’une manière ferme et définitive.
Les Puissants qui étaient encore flous devinrent d’une netteté criante. Les gardiens se calmèrent instantanément. Le coffre-fort se referma et le majordome cessa de trembler.
– Les discussions entre gardiens sont privées. Mais la Caisse ne peut être physiquement manipulée sans l’accord des Puissants. Cette sécurité est garantie par l’intégrité du majordome qui répond en premier lieu aux ordres de ses créateurs (la flèche qui allait des Puissants à la machine se mit à clignoter) puis aux ordres des gardiens (pareil au niveau inférieur) si l’autorisation d’utiliser la Caisse a été donnée par les premiers.
Une icône Exemples d’utilisation de la Caisse apparut sur le côté. Varèse cliqua dessus.
– Prenons un exemple simple d’utilisation de la Caisse, proposa la machine, didactique. La crise boursière asiatique de 1997. Les Puissants avaient décidé d’affaiblir Hong Kong avant que la colonie ne soit rétrocédée à l’empire chinois. Ils affectèrent donc une partie de la Caisse à un rachat, en masse et sauvage, de titres boursiers qui créèrent un effet de panique immédiat sur les marchés extrême-orientaux.
La voix enregistrée décrivait cette politique de déstabilisation financière à l’échelle mondiale avec une voix innocente.
– Dans ce cas, les gardiens n’ont été sollicités que pour utiliser leurs clés. Le majordome chargé de la manipulation par les Puissants réunit les sésames, effectua les transactions et referma la Caisse.
La procédure prit quelques secondes sur l’organigramme animé.
– Votre charge n’est pas seulement passive, rassura le commentateur. Vous pouvez avoir un rôle consultatif. Comme dans la première guerre du Golfe… Certains des gardiens étaient, de par leurs fonctions officielles, particulièrement impliqués dans le déroulement du conflit. Les pays pouvant servir d’avant-postes aux raids aériens alliés désiraient louer leurs terrains d’aviation, et non les prêter au titre de l’effort de guerre. Les gardiens sollicités informèrent donc les Puissants qui validèrent la proposition d’utiliser une partie de la Caisse à cet usage. Le majordome se plia donc, dans ce cas, aux gardiens, dans le cadre du retrait défini par les Puissants.
L’organigramme disparut petit à petit pour revenir à la page d’accueil. Varèse avait fait le tour du chapitre Accueil du gardien. Restait la partie Informations complémentaires. L’écran devint noir. Une voix différente de la première, au timbre asiatique, se présenta :
– Vous avez sollicité des renseignements sur les attaques dont Millenium fait l’objet. Ce cd-rom vous a été remis afin de vous donner quelques éléments de réponses.
L’écran restait obstinément vide de toute image.
– Vous comprendrez, je l’espère, que je conserve l’anonymat. Remettre ce document revient pour moi à me mettre au ban des gardiens et des Puissants réunis. Si vous n’avez pas consulté le chapitre Accueil du gardien avant de m’écouter, je vous engage vivement à le faire dès maintenant : les éléments que je vais vous apporter n’en deviendront que plus clairs à vos yeux.
La voix attendit quelques secondes dans le noir, alors que l’icône Accueil des gardiens se mettait à briller faiblement, pour inviter l’utilisateur à profiter de la visite guidée. L’Asiatique reprit :
– Vous devrez garder trois éléments à l’esprit pour comprendre ce qui va suivre : l’ensemble formé par la Caisse, les gardiens, les Puissants et le majordome, d’une part, les industries Millenium d’autre part… et le bug de l’an 2000.
Un panneau triangulaire occupé par une sorte de blatte schématique apparut au centre de l’écran. Varèse reconnut le symbole du bug de l’an 2000 diffusé un peu partout dans le monde depuis que son auteur en avait libéralisé l’usage.
– Tout le monde l’attend sans vraiment savoir à quoi s’attendre. Les meilleurs experts sont incapables de prévoir avec précision l’impact que le passage du millénaire aura sur l’économie mondiale. Vous savez mieux que moi l’état d’incertitude dans lequel se trouvent les pays industrialisés. Vous pouvez donc imaginer le désarroi des Puissants. Information ? Intoxication ? Tout homme prudent partira du principe que rien ni personne ne sera véritablement à l’abri tant que le premier janvier ne sera pas passé. On sait qu’un cyclone risque de dévaster le village à cette date. Peut-être aura-t-il lieu ? Peut-être restera-t-il dans le domaine de la légende ? Nul ne pourra répondre à cette question tant que le samedi noir ne sera pas derrière nous.
Varèse ne pouvait qu’être en accord avec cette vision des choses.
– Les gardiens l’ont bien compris. Voilà pourquoi ils se sont fédérés pour vider la Caisse à leur profit en faisant porter la responsabilité à Millenium avant de s’évanouir dans la nature.
Un petit tableau de bord permettait d’arrêter la séquence enregistrée, de revenir en arrière ou de l’accélérer. Varèse écouta à nouveau la dernière phrase pour être bien sûr qu’il n’était pas victime d’une hallucination auditive.
– … se sont fédérés pour vider la Caisse à leur profit en faisant porter la responsabilité à Millenium avant de s’évanouir dans la nature, répéta le narrateur alors que l’organigramme montrant la hiérarchie qui présidait aux manipulations de la Caisse réapparaissait. La Caisse est pour l’instant fragmentée entre huit serveurs, soumise à la surveillance des Puissants et à celle de leur Cerbère, le majordome. Elle est donc, en l’état, inviolable.
Le coffre-fort s’ouvrit à nouveau mais une série de numéros s’en échappèrent dans toutes les directions, et non des liasses de billets figurées comme la première fois.
– La fortune conservée par la Caisse est virtuelle. Elle fonctionne comme une base de données bancaire. Mais là où vous n’avez besoin que de votre identifiant et de votre code d’accès pour manipuler de l’argent, les conspirateurs doivent réunir huit clés, huit codes d’accès, et l’aval des Puissants.
La milliardaire s’agita dans son sommeil. Varèse voulait comprendre avant qu’elle se réveille.
– Il existe néanmoins une entorse à ce règlement, une procédure exceptionnelle qui permet le rapatriement des huit serveurs sur un seul et qui donne la main aux gardiens lorsque la Caisse est menacée.
Le narrateur laissa durer le silence. Varèse essayait de rattacher le bug à Millenium et Millenium à la Caisse.
– Imaginons maintenant le scénario suivant : nous gardons Puissants, Caisse et majordome tels qu’ils sont. Nous transformons les gardiens en conspirateurs.
Huit Smileys hargneux remplacèrent les têtes des petites métaphores, leur donnant tout de suite des airs beaucoup moins sympathiques qu’auparavant.
– Les conspirateurs ont décidé de vider la Caisse. Ils doivent pour cela inquiéter les Puissants au point que ces derniers leur permettent de rapatrier les huit serveurs sur une seule machine, sûre et séparée du Réseau juste après la transaction.
Les huit morceaux du coffre-fort se rejoignirent en un seul, un peu plus haut, au niveau des conspirateurs. L’image du cafard informatique apparut, grisée, en toile de fond.
– Bien sûr, les Puissants ne sont pas stupides. Ils ont leurs experts. Ils ont fait leurs propres simulations. Pour eux, la Caisse, sous sa forme actuelle, résistera à l’assaut de Mister Bogue. « Qu’à cela ne tienne ! » se disent les conspirateurs. « Donnons un peu plus de présence à cet épouvantail, histoire qu’il inquiète vraiment nos vénérés patrons. » Ils se mettent alors d’accord et décident de provoquer les premiers effets dévastateurs du bug de l’an 2000 pour forcer les Puissants à réagir.
Varèse pensa immédiatement au vol de la TWA, à la lettre de Caran. Les trois éléments s’imbriquèrent enfin les uns les autres dans son esprit. Le narrateur reprit avec une voix posée :
– Leur tactique a été arrêtée, dans les faits, en 1995. Le premier coup d’éclat des conspirateurs est le vol 800 de la TWA, dont la responsabilité peut leur être imputée.
Varèse était tombé sur l’héritière à ce moment de sa consultation. Le même écran montrant un schéma du Boeing associé à un bref laïus sur la responsabilité de la puce Millenium dans la catastrophe aérienne se superposa à l’organigramme. Il cliqua cette fois sur le lien Autres forfaits qu’il n’avait pas encore explorés. Le schéma du Boeing fut remplacé par celui d’une centrale nucléaire. La voix expliqua avec une émotion perceptible malgré le filtre de la numérisation :
– En Octobre 1997, la centrale de Kokura, sur l’île de Kyushu au Japon, s’est emballée comme s’était emballé Tchernobyl dix ans plus tôt. Une fuite radioactive a contaminé l’ensemble du bâtiment et décimé le personnel. L’accident était de niveau cinq sur la pyramide des risques nucléaires.
Varèse n’avait jamais entendu parler de cet accident. Mais rien ne disait qu’il n’avait pas eu lieu, effectivement. L’écran revint de lui-même à l’organigramme.
– Les conspirateurs ont pour l’instant réussi à faire prendre le problème du bug très au sérieux par les Puissants, pas assez toutefois pour autoriser le rapatriement de la Caisse sur un seul serveur. Mais ils y parviendront, sans nul doute. Ils agissent avec un mélange de patience et de ténacité admirable. La fin, pour eux, justifie les moyens. Et nul ne peut imaginer les moyens qu’ils emploieront pour permettre ce rapatriement et s’envoler dans la nature avec leur trésor. Les conspirateurs sont prêts à tout, à la mesure des sommes phénoménales en jeu dans cette affaire.
Le narrateur prit à nouveau une profonde et terrible inspiration.
– Peut-être ont-ils commis l’erreur de vouloir vous faire porter le chapeau, Mademoiselle Desportes ? Millenium est certes un coupable idéal. Mais vous êtes une femme d’honneur, que rien, ni personne ne feront jamais taire. Rendez ces données publiques. Les gouvernements nieront mais les gardiens en exercice seront écartés et disparaîtront mystérieusement. Les traîtres seront châtiés, acheva la voix. Les traîtres seront châtiés.
Le programme s’arrêta de lui-même et le cd-rom s’éjecta de son tiroir. Varèse le sortit avec précaution. Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Il pouvait prendre ces révélations pour argent comptant, considérer Desportes comme une justicière solitaire. Mais tout cela ressemblait trop à une farce grand-guignolesque pour qu’il y adhère complètement. Quelqu’un voulait se payer sa tête ou celle de Desportes, mais il manquait quelque chose pour que cette histoire de Caisse, de cambriolages et de conspirateurs ne sonne plus creux à ses oreilles.
Varèse se leva, s’étira, fit craquer ses articulations et poussa un bâillement sonore. Il avait dormi trois, quatre heures ces deux derniers jours. Il se rendit dans la cuisine, posa une vieille cafetière sur la gazinière, craqua une allumette et régla le feu au minimum.
La cafetière se mit à siffler alors qu’une odeur de petit déjeuner se diffusait dans la cuisine. Varèse se servit une tasse et jeta un coup d’œil par la fenêtre. Elle donnait sur un vaste puits de lumière qui s’arrêtait quatre étages plus bas sur la verrière recouvrant la galerie Véro-Dodat. Des plaques de neige glacée la recouvraient en partie. Il devait être au moins deux heures de l’après-midi. Il avala une gorgée de jus brûlant, sortit son paquet de Gauloises et se pencha pour en allumer une au feu ronflant de la gazinière.
Il avala une bouffée de tabac brun et rit du tour pris par les événements. Cette histoire aberrante de Caisse, de conspirateurs et de Puissants était tombée sur le tapis au moment où il fallait pour arrêter son geste. L’ancien agent se souvint que l’héritière avait des révélations à faire le jour même sur les plateaux de télévision. Concernaient-elles le bug, Millenium et l’utilisation qui en était faite à un niveau occulte du pouvoir ?
Une musiquette électronique lui parvint du salon. Il écrasa sa cigarette dans l’évier et y retourna. Une boîte de dialogue occupait le centre de l’écran du portable qu’il avait laissé branché. Elle disait : Vous avez (1) message (s). Varèse l’ouvrit. Il était assez curieux de voir à quoi pouvait ressembler un mail envoyé à l’une des femmes les plus riches de la planète.
Dans la fenêtre était écrit :
« Qu’il est excitant de rentrer dans l’arène avec ou sans la reine… Quelqu’un vous a remis quelque chose : oubliez-le, oubliez-la. Ne vous laissez pas griser par la surenchère médiatique. Il faut savoir laisser dans l’ombre ce qui doit le rester, lorsqu’une vie en dépend, surtout lorsqu’il s’agit de celle d’un innocent. »
Un fichier image était attaché au message. Une photographie de très haute définition emplit tout à coup l’écran.
Un homme était menotté à une conduite couleur rouille devant un mur parsemé de traces d’humidité. Ses traits étaient tirés et marqués. Il portait une chemise ouverte sur une blessure qui n’était pas encore cicatrisée et qui lui barrait le torse. Ses lunettes, cassées, avaient été laissées sur son nez. Un journal était déplié devant lui. Varèse zooma sur la une. Il découvrit l’image de Françoise Desportes inaugurant la pendule de Passemant dans les appartements de Louis XV. La date était celle du trois décembre, celle du jour d’aujourd’hui.
Cet homme, Varèse ne l’avait vu qu’en photographie. Mais il le reconnut immédiatement. Peu de personnes possédaient le profil d’aigle et le regard perçant d’Oscar Tripper, le vice-président de Millenium qui était attendu à Versailles la veille au soir mais qui n’avait pas donné signe de vie.
– Oscar, murmura une voix derrière son dos.
Desportes s’était levée. Elle contemplait l’écran sans voir Varèse. Elle regardait le vieux conseiller dans les yeux duquel dansaient d’étranges reflets rouge sang.
– Qui êtes-vous ? demanda Desportes en se massant la nuque.
Elle essayait de se souvenir… Elle consultait le disque remis par l’informateur lorsqu’elle avait senti l’intrus juste derrière elle. Il y avait eu un choc assez violent, puis le noir. Jusqu’à maintenant. Cet appartement miteux ne ressemblait en rien à l’aile présidentielle du Grand Trianon. Une violente migraine lui transperça le crâne. Elle se massa la tempe en poussant un grognement. L’ancien agent admira le calme de sa prisonnière.
La porte était fermée à double tour, l’appartement occupait le dernier étage de la galerie Véro-Dodat. À moins qu’elle ne vole... Il alla dans la cuisine pour revenir avec un verre et deux aspirines. Desportes était penchée sur le portable. Elle accepta le verre et refusa les comprimés sans regarder Varèse. Elle reposa la question :
– Qui êtes-vous ?
– Mon nom est Varèse.
Elle le contempla sans réagir. Elle regarda autour d’elle. Cette pièce donnait apparemment sur une cuisine et un couloir. On voyait une porte, au bout, fermée.
– N’essayez pas de tenter quoi que ce soit, lui conseilla l’ancien agent. Ce serait peine perdue.
Elle haussa les épaules.
– Que voulez-vous ?
Varèse pensait répondre « Vous tuer » mais ses lèvres prononcèrent « Vous aider » avec le plus grand naturel. Il ne comprit qu’après coup le brusque changement qui s’était opéré dans son esprit.
– M’aider ?
Desportes éclata de rire et croisa les jambes d’une manière nonchalante. Elle était superbe. Elle montra l’appartement en disant :
– Vous enlevez toujours les gens que vous voulez aider, après les avoir assommés ?
Varèse décida de couper court à son petit air moqueur et de lui exposer son cheminement le plus simplement possible. Il avait lui aussi besoin de voir un peu plus clair dans cette histoire. Il récapitula :
– Ma femme a pris place à bord du vol 800 et n’est, comme vous le savez, jamais arrivée à Paris. Quelqu’un devait payer pour sa mort, et j’ai cherché qui, un certain temps. Mon choix s’est porté sur vous dès que j’ai appris le rôle joué par la puce défectueuse dans cet accident.
« Payer » retint Desportes.
– Vous vouliez de l’argent ?
– Je voulais votre mort.
Desportes se tut et contempla Varèse. Cet homme avait pénétré dans le Grand Trianon la veille au soir pour l’exécuter, et il ne l’avait pas fait. Son regard glissa sur le portable, lui donnant un début d’explication.
– Continuez, demanda-t-elle.
– Je suis arrivé juste au moment où vous consultiez ce… document étrange. (Il montra la machine.) Vous avez une sacrée bonne étoile, Mademoiselle Desportes. J’ai tendance à croire aux coïncidences, mais j’aime les reprendre à froid, à tête reposée.
– Vous m’avez amenée ici pour prendre votre temps, avança Desportes en se demandant pour la première fois si elle avait une chance d’échapper à ce fou furieux.
En même temps, il lui exposait la situation avec le plus grand calme. Et il avait eu accès à des renseignements au sujet du vol 800 dont les meilleurs enquêteurs privés qui avaient travaillé sur cette affaire n’avaient pu soupçonner l’existence.
– Que faisiez-vous avant de perdre votre femme ? demanda-t-elle en ayant conscience de s’aventurer sur un terrain dangereux.
– Je travaillais pour la Sûreté française, dans le Renseignement. (Il reprit le fil de son récit un instant interrompu :) J’ai consulté le cd-rom. Je vous avouerais que je n’y ai cru qu’à moitié. Jusqu’à ce que ce message arrive.
Desportes jeta un coup d’œil à Oscar enchaîné, sur l’écran du portable.
– Son jet a disparu dans la journée d’hier au-dessus de l’océan Indien. Je… je ne pensais pas qu’ils iraient jusque-là.
– Tout est donc vrai, murmura Varèse pour lui-même en songeant à la Caisse et aux conspirateurs.
Ces types avaient enlevé le vice-président de Millenium pour astreindre l’héritière au silence. Ils avaient décidé la destruction du vol 800 pour inquiéter les Puissants. Catherine était morte pour qu’ils vident la Caisse en toute impunité.
– Qu’allez-vous faire, maintenant, Monsieur le justicier masqué ? ! s’énerva Desportes. Vous vouliez me flinguer pour soulager votre peine ? (Elle se leva et écarta les bras.) Allez-y ! Qu’est-ce que vous attendez ? !
Varèse répondit d’un air sombre :
– Je crois que ma cible s’est un peu déplacée de votre personne à la leur.
– Heureux de vous l’entendre dire… (Elle réfléchit et essaya, naïvement :) Vous n’avez donc plus aucune raison de me retenir ?
Il fit non de la tête. Elle replia le capot de son portable et le débrancha. L’homme, dans son dos, ne bougeait pas. Elle rangea la machine dans sa housse.
– Qu’allez-vous faire ? l’arrêta Varèse alors qu’elle s’apprêtait à jeter la housse sur son épaule.
Elle se figea. Elle avait envie de répondre : « Je vous enverrai mes condoléances avec une couronne de chrysanthèmes… lorsqu’un océan nous séparera l’un de l’autre. »
– J’oublierai toute cette histoire. Françoise Desportes a fait une petite escapade à Paris, point à la ligne.
– Je ne vous demande pas ce que vous allez faire à mon sujet, corrigea-t-il, mais au sujet d’Oscar Tripper.
– Je… je ne sais pas.
– Vous ne parlerez pas. Vous allez annuler votre intervention télévisée.
Desportes fut forcée de reconnaître qu’elle s’apprêtait à tout laisser tomber, bien sûr. Elle ne sacrifierait pas la vie d’Oscar pour empêcher huit hommes de piller la banque du millénaire. Qu’ils le fassent, leur satané casse, mais qu’ils lui rendent Oscar. En vie.
– Vous ne vous attendez pas à ce qu’il s’en sorte ? insista Varèse. Vous n’êtes pas naïve à ce point ?
– Que voulez-vous dire ?
– Vous savez très bien ce que je veux dire. Ces types (il montra la machine comme s’ils se cachaient à l’intérieur) vont le garder vivant le temps de braquer la Caisse, jusqu’au 31 décembre. Après, adios Oscar.
Desportes se sentit tout à coup anéantie. Elle restait là, debout, inutile, ne cessant de se dire que tout ça était de sa faute. Varèse, dans un autre monde, parlait en contemplant le plafond.
– Nous formions une sacrée bonne équipe… les Taupes, se souvint-il avec un petit sourire. (Ses yeux se posèrent sur l’héritière.) Trouver les conspirateurs, atteindre Oscar, le libérer, foutre la pagaille dans leur manigance… c’est une mission parfaite pour les Taupes.
Desportes pouvait déjà être dehors. Mais elle était fascinée par ce type qui l’avait condamnée, épargnée, et qui lui proposait maintenant de sauver Oscar.
– N’y pensez même pas. Vous ne savez pas à qui vous vous attaquez. Et la vie d’un homme est en jeu.
– Une vie, seulement ? minauda Varèse. Ttt, plus que ça. Vous ne trouverez personne de plus compétent que les Taupes pour retrouver Oscar. Je vous l’assure. Vous ferez une affaire en vous associant à nous.
Elle regarda de nouveau la porte avec envie. Dix mètres de couloir l’en séparaient.
– De toutes façons, continua Varèse, que vous le vouliez ou non, je compte bien accorder aux huit conspirateurs toute l’attention qu’ils méritent. J’ai désormais un compte personnel à régler avec eux.
– Vous n’allez pas faire ça ? ! s’insurgea l’héritière d’une voix blanche. Ils l’exécuteront s’ils apprennent quoi que ce soit à votre sujet !
– Raison de plus pour nous associer, vous et moi, le temps qu’il faudra. Vous verrez, les Taupes travaillent avec doigté, professionnalisme et légèreté. Personne ne s’est jamais plaint d’aucune de nos interventions. Hormis ceux qui étaient dans le mauvais camp, évidemment. Mais on ne peut pas satisfaire tout le monde.
– Vous êtes fou.
Elle se préparait à partir.
– Peut-être. Mais vous n’avez pas le choix.
Varèse exhiba le petit disque de carbone et le fit tourner dans la lumière, le cd-rom sur lequel était gravé tout ce qui devait rester caché si Desportes voulait, un jour, revoir Oscar en vie.
– Allez ! Asseyez-vous, je nous fais un café, l’invita-t-il. Je crois que nous avons pas mal de choses à mettre au point tous les deux avant de nous pencher sur le salut du monde.
*
Les conspirateurs, au complet, animaient la salle improbable d’un murmure qui me ravit à l’extrême. Je faisais mon ordinaire de la touche grenat des huit fauteuils inoccupés. Les voir utilisés me fit aborder les rivages d’Euphorie par la rade du Délire joyeux. Et c’est le majordome qui vous parle !
Les huit conspirateurs portaient le même trois pièces gris anthracite et leurs têtes avaient le même aspect de sphère de mercure liquide aux délicates irisations. Rien ne permettait de les distinguer les uns des autres, hormis leur adresse de connexion que j’étais le seul à centraliser (excusez du peu, c’est tout de même l’une de mes prérogatives !), et les drapeaux figurés en face des fauteuils correspondants qui leur permettait, eux, de se reconnaître.
Étaient présents les conspirateurs représentant le Japon, l’Italie, le Canada, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, les États-Unis et la Russie. Chacun parlait avec son voisin lorsque celui qui avait été désigné comme arbitre, dans cette réalité comme dans l’autre, appela ses commensaux à un peu plus de discipline pour aborder les sujets dont ils avaient à débattre. Seul le Russe restait immobile. Je le soupçonnais de dormir. L’heure fut à la gravité une fois le silence obtenu par le conspirateur américain.
– Messieurs, commença-t-il d’une splendide voix de basse que je lui avais échantillonnée avec amour, cette réunion marque la reprise de nos activités pour l’affaire qui nous intéresse. Nous sommes aujourd’hui le trois décembre. Il nous reste, au mieux, trois semaines pour entériner la paranoïa du bug dans les esprits. Il est temps de faire le point. Angleterre ?
Le conspirateur anglais se leva alors que l’Américain se rasseyait dans un jeu de balancier d’une exactitude que Passemant, le grand horloger, n’aurait pas reniée.
– Notre propagande a fonctionné à merveille. Les rapports alarmistes diffusés par nos soins dans les différents ministères ont d’autant fait leur œuvre que l’Administration est restée fidèle à sa réputation de lenteur. Le tableau, tel qu’il est dressé aujourd’hui, est catastrophique : les pays industrialisés prévoient une récession de vingt à trente pour cent. Aucune prévision n’a pu être faite pour les pays en voie de développement, bloc soviétique compris. Les organisations bancaires internationales viennent d’annoncer publiquement que les transactions de tous ordres seraient gelées pendant le week-end de la Saint Sylvestre. Au minimum.
Le conspirateur italien partit d’un franc éclat de rire.
– Santa Madona ! Non seulement le premier janvier tombe un samedi, mais en plus la banque sera ouverte au tout venant ?
– Ne nous réjouissons pas trop vite, calma l’Américain. Les services de sécurité seront sur la brèche. Ils sont à la solde des Puissants. Et n’attendez pas de leur part quelque cadeau que ce soit s’ils découvrent nos agissements.
Un sentiment d’inquiétude tourna autour de la table comme une ola et s’éteignit de lui-même. L’Anglais continua :
– L’effet est d’autant plus réussi que les messages officiels, comme ceux du NTSB, contredisent les rumeurs que nos amis activistes propagent depuis des années dans les milieux… branchés.
Il jeta le mot au centre de la table comme s’il en craignait une morsure.
– Pour sûr, concéda le Français, rien de tel que la langue de bois pour inquiéter l’homme du peuple et le forcer à agir.
– Des soulèvements sont prévus dans à peu près toutes les capitales des pays à économie chancelante. Et nous sommes sûrs de pouvoir saborder les fêtes de fin d’année, au moins à Londres et à New York. Les émeutiers ont reçu nos subventions et n’attendent qu’un signe de notre part pour ajouter au chaos ambiant.
– Nous n’aurons peut-être pas besoin d’avoir recours à ce moyen, trop visible, dit l’Américain. Utilisons la paranoïa, mais ne la provoquons pas d’une manière directe. Même les assassins de Kennedy ont été débusqués, malgré tout l’art déployé à effacer leurs traces.
– Mais, ça n’a jamais été rendu public ? essaya le Canadien.
– Bien sûr que non. Et si nous sommes découverts, ce ne le sera pas non plus. Vous pensez que les Puissants prendraient le risque de révéler l’existence de la Caisse s’ils parvenaient à nous empêcher de nous en emparer ? Je vous signale qu’ils ont eux-mêmes approuvés l’enlèvement de Tripper.
– Mon Dieu ! Desportes parlait et l’opération s’écroulait ! se lamenta l’Allemand.
– Nous aurions mieux fait de l’exécuter, maugréa l’Espagnol. Nous serions assurés de son silence.
– C’est à l’étude, intervint l’Américain. C’est à l’étude.
– Au sujet de notre planning ? essaya le Français pour revenir à la raison de leur réunion.
– Oui, reprit l’Américain. Nous devons passer à la vitesse supérieure si nous voulons respecter le calendrier que nous nous sommes fixé. Vous connaissez le protocole adopté : à chaque représentant de proposer la participation de son pays à notre opération. Le Japon avait eu la gentillesse d’inaugurer la série avec l’accident nucléaire de Kokura…
– Une vraie merveille, commenta le Français, expert en la matière. Pas un mot n’a filtré sur l’accident. Il a pourtant bien eu lieu, n’est ce pas ? demanda-t-il en se penchant vers le conspirateur japonais, silencieux depuis le début des échanges.
– Il a eu lieu, confirma-t-il d’une petite voix. La centrale s’est bien emballée une fois l’intervention de notre… homme de mains. Nous avons évité la contamination, mais la plupart des ingénieurs ont péri à plus ou moins court terme.
– Serait-ce de la sensiblerie que j’entends dans votre voix, conspirateur ? s’informa l’Américain avec une pointe d’ironie.
Le Japonais s’agitait sur son fauteuil, mal à l’aise. Les sept visages de mercure s’étaient tournés vers lui.
– Nous avions convenu de limiter les pertes humaines au minimum… essaya-t-il d’une voix faible.
– … pour rester discrets, évidemment, rappela l’Américain. Ce sont les services de sécurité que nous devons inquiéter. Précisez votre pensée, mon ami.
Il avait bien dit « Ami » mais je ne trouvai aucune intonation amicale dans sa voix.
– Cette femme… devrons-nous à tout prix la faire disparaître ?
– Desportes ? Je vous signale qu’elle connaît notre existence. L’auriez-vous rencontrée personnellement pour changer d’avis d’une manière aussi radicale ?
– Je… non. Vous avez raison.
– Eh, quoi ! Notre ami n’a pas forcément tort, essaya l’Italien. Nous pourrions la congeler et nous la garder sous le coude en attendant que ça se tasse ?
Cette boutade déclencha une franche hilarité à laquelle le Japonais était bien le seul à ne pas participer, avec l’Américain qui compléta :
– Parce que vous croyez peut-être que les Puissants nous oublieront après ce que nous apprêtons à leur faire ? Nous deviendrons des exemples à ne pas suivre, Messieurs. Notre réputation franchira allègrement le troisième millénaire et nimbera nos faits et gestes d’une aura mythologique.
J’avais remarqué cette sorte d’emphase chez le conspirateur américain bien avant qu’il ne préside cette réunion. D’après ce que j’avais compris, son pays était en manque de mythe fondateur.
– Donc ! tonna l’Américain. Le Japon ayant, de bonne grâce, apporté sa pierre à notre édifice, c’est maintenant à mon tour de vous proposer un scénario catastrophe impliquant un peu plus Millenium dans le bug de l’an 2000.
Ses homologues se détendirent et se préparèrent à déguster ce que le représentant de la patrie des sensations fortes avait à leur proposer. Le Russe s’ébroua et leva une tête lourde vers l’Américain.
– Deux escadres de bombardiers furtifs F-117A de type Nighthawkh survolent en ce moment le Nord de l’Irak et la Serbie. Lockheed a fait appel à Millenium pour les composants électroniques équipant les boucliers furtifs qui ont fait la renommée de ce modèle.
– Surtout au début du Kosovo, ricana le Japonais.
L’Américain continua sa démonstration sans relever le trait perfide.
– Le virus a été embarqué à bord des appareils et pourra être déclenché par le biais des satellites militaires. Si la décision est prise, il suffira d’un geste pour rendre les bombardiers fantômes aussi visibles que le saint-père sur son putain de trône. Les pertes humaines seront limitées mais le retentissement dans le milieu des renseignements considérable. Les services de sécurité verront là une confirmation du caractère obsolète de la puce Millenium qui équipe tout ou partie des systèmes embarqués sillonnant aujourd’hui notre belle planète. J’ose à peine imaginer l’agitation qui régnera dans les couloirs du Pentagone lorsque l’info de la perte des appareils tombera dans les agences.
Le conspirateur américain se rassit, apparemment fier de son speech. L’Anglais se leva.
– La proposition me semble excellente mais nous devons la mettre aux voix. Messieurs ? Qui est pour ?
Huit mains se levèrent, celle du japonais peut-être plus rapidement que les autres.
– Parfait. Le sabotage des bombardiers furtifs est adopté à l’unanimité. La prochaine réunion aura lieu, dans cette salle, en temps utile. Des invitations seront déposées dans vos boîtes aux lettres. Merci.
Le mot clé prononcé par le Britannique signifiait que le rassemblement des conspirateurs était provisoirement terminé. C’est donc avec un peu de tristesse que je pulvérisai fauteuils, table et parois alors que les silhouettes de mercure disparaissaient les unes après les autres, retournant dans ce monde de bruits, de fureurs et de couleurs qui avait, bien malgré moi, présidé à ma naissance.
*
Desportes pensait à Oscar. Le monde des affaires, aussi implacable fut-il, était immaculé par rapport à ce territoire de boue et de sang que les ravisseurs de son vieil ami venaient de lui faire aborder. Cet homme, ce Varèse, avait l’air habitué au sang et à la boue : s’associer à lui pour retrouver Oscar n’était peut-être pas une si mauvaise idée.
Varèse apparut avec une tasse remplie d’un café brûlant qu’il posa à côté de Desportes. Il avait rangé le cd-rom dans la poche intérieure de sa veste. Il aurait fallu qu’elle le récupère, puis qu’elle le tue aussi froidement qu’il avait projeté de l’exécuter la veille au soir.
– Comment avez-vous été mise sur leur piste ?
Elle avala deux gorgées du café qu’elle trouva trop chaud et trop fort à son goût. Elle avait l’habitude de l’allonger avec de l’eau et du lait, à l’Américaine.
– L’accident de la TWA, commença-t-elle. Le NTSB m’a mise au courant pour la puce défectueuse. On m’a demandé la liste des systèmes embarqués équipés avec le même matériel, sécurité oblige.
– Rien de plus normal.
– Normal ? Je connaissais la puce et ses performances ! Des simulations avaient été effectuées bien avant que l’Y2K ne préoccupe les esprits. Mon père a été un des premiers à s’inquiéter du passage de l’an 2000.
Varèse fit lentement glisser un sucre dans son café en le tenant en équilibre sur le bord de sa tasse.
– Et ça vous a mis la puce à l’oreille, lança-t-il en donnant une pichenette au petit rectangle blanc.
Varèse trouvait encore la ressource de faire de l’esprit. Elle se rappela qu’il avait plus de raisons qu’elle d’être d’humeur joyeuse.
– Un an plus tard est survenu l’accident nucléaire de Kokura, continua-t-elle. Vous n’en avez jamais entendu parler ?
Varèse arrêta de touiller son café et fixa l’héritière en citant de mémoire :
– Une fuite radioactive a contaminé le bâtiment et a décimé le personnel. L’accident était de niveau cinq ou six sur la pyramide des risques nucléaires…
– Cinq. Vous êtes vraiment très bien renseigné.
Il accepta le compliment en omettant de lui révéler qu’il avait pêché cette information dans le cd-rom, quelques minutes plus tôt.
– Le système de pilotage de la centrale était truffé de puces Millenium ?
– Le système de refroidissement, corrigea Desportes. La puce mise en cause était du même type que celle embarquée à bord du Boeing de la TWA.
– Pourquoi n’avez-vous pas cru à la défaillance ? On connaît les limites de la technologie ?
Desportes prit son temps avant de répondre.
– Comme je vous l’ai dit, j’avais remis une liste des sites sensibles aux autorités, une liste volontairement succincte. Je sentais que quelque chose ne collait pas, et je ne voulais pas tout livrer d’un coup. J’ai donc fait lister dix pour cent des sites concernés, seulement.
– Et la centrale de Kokura en faisait partie. C’est ça ?
Elle hocha la tête en reprenant son café. Elle se mit à jouer avec sa cuillère en ne quittant pas Varèse des yeux.
– Une coïncidence de plus, releva ce dernier. Lazare Hazard serait-il un des huit conspirateurs ?
Desportes resta silencieuse. Il changea de sujet d’une manière abrupte :
– Qui vous a donné le cd-rom ?
Elle haussa les épaules.
– Un informateur philanthrope ? Un traître à leur cause ? Je ne le connaissais pas.
– Cette Caisse… que peut-elle représenter ?
– En volume d’argent ? Inimaginable. (Elle eut un regard rêveur.) Quand on sait que la place de Paris, qui n’est pourtant pas la plus active, brasse vingt à quarante milliards de francs en une seule journée…
– La taxe Morgenstern, marmonna Varèse.
– Dieu seul sait jusqu’où ils iront pour s’en emparer.
– Brillante idée de mettre leur forfait sur le dos du bug, apprécia l’ancien agent. S’ils échouent, ils pourront toujours invoquer Mister Bogue comme élément perturbateur. Je crois, ma chère, que vous avez mis le petit doigt dans un merdier à engrenage cosmique. Oscar aussi d’ailleurs.
– Oscar ne savait pas, rappela l’héritière, le visage fermé.
Varèse n’avait pas envie de la consoler. La gentillesse n’était pas son fort, aujourd’hui.
– Nous avons affaire à des gens qui frappent d’abord et posent les questions après.
Une idée naquit dans l’esprit de Desportes, un sourire souleva ses lèvres parfaites : ce type était plus que cinglé pour courir au devant des ennuis avec autant de vergogne.
– On peut dire que vous y êtes jusqu’au cou aussi, dit-elle en imaginant avec un certain bonheur une machine improbable broyant cet homme qui avait eu pour premier projet de l’assassiner.
Varèse ne répondit pas. Elle décida de changer de sujet aussi abruptement que son interlocuteur.
– Qui sont les Taupes ?
– De vieilles connaissances, des amis que je n’ai pas vus depuis très longtemps et qui seraient sûrement enthousiasmés par l’idée de s’associer à notre projet. Mais, avant de les rejoindre, nous allons devoir disparaître.
Leur collaboration était donc ferme et définitive. Desportes décida de laisser couler.
– Disparaître ?
– Ceux qui ont enlevé Oscar vont surveiller vos moindres faits et gestes jusqu’au 31 décembre. Dans ces cas-là, mieux vaut se volatiliser purement et simplement plutôt que de donner l’illusion qu’on garde un profil bas.
– Mais… s’ils ne savent pas ce que je fais, ils le tueront ?
– Ils ne feraient pas une bêtise pareille. « Dans le doute abstiens-toi » est un vieil adage respecté chez les gentils comme chez les méchants. Les conspirateurs ne sont pas tout-puissants, même s’ils donnent l’impression de mener la danse. Vous êtes une de leurs faiblesses, et non des moindres.
– Vous aussi, non ?
– Non. Moi, je serai bientôt leur pire cauchemar.
Desportes cligna des yeux en se demandant où elle avait bien pu entendre cette tirade auparavant.
– Pourrez-vous déléguer la gestion de Millenium jusqu’à la fin du mois ? lui demanda Varèse.
– Ma foi… Oscar ne sera pas là pour assurer l’intérim. Mais le Conseil d’Administration saura gérer mon absence le temps qu’il faudra. Je suppose.
L’idée de disparaître aux yeux des conspirateurs commençait à plaire à Desportes. Cet homme aussi commençait à lui plaire. « Phénomène de répulsion attraction », jugea-t-elle en se rappelant son Sigmund.
– Je suis une célébrité, avança-t-elle avec le plus grand naturel. Faire disparaître Françoise Desportes va être dur, quand on sait qu’elle est connue dans le monde entier.
Varèse trouvait toujours étrange d’entendre les gens parler d’eux-mêmes à la troisième personne.
– Une paire de lunettes noires et de nouvelles identités feront l’affaire, trancha-t-il. Ce problème sera réglé par un de mes amis que je vous présenterai bientôt.
– Il choisira mon nom ?
– Vous pouvez être tranquille. L’homme à qui je confierai cette tâche n’a, à ma connaissance, jamais fauté en matière de goût. (Varèse consulta la lumière qui tombait de la fenêtre.) Nous n’avons pas de temps à perdre. Donnez-moi ça, dit-il en désignant le portable.
– Pourquoi ?
– Pour vous débarrasser.
Il passa la housse en bandoulière autour de ses épaules. Il prit son sac à dos, le jeta par-dessus la housse et alla jusqu’à la porte qu’il ouvrit dans une série de bruits de serrures. Desportes le regardait sans comprendre.
– Qu’est-ce que vous faites ?
– Je vous emmène.
– Où ça ?
– À Roissy. C’est bien là que vous avez atterri ?
– Et c’est de là que je dois décoller, ce soir…
– Nous n’avons plus rien à faire en France. Et les personnes que je dois rameuter sont aux États-Unis. Du moins, je l’espère.
– Mais… (Elle ne pensait même plus à s’échapper, maintenant que la voie était libre.) Je ne peux pas partir comme ça ? J’avais rendez-vous à l’Élysée en fin d’après-midi…
– Vous êtes milliardaire. (Elle hocha la tête d’un air stupide.) Donc vous êtes excentrique.
– Mes hommes doivent être aux cent coups, à Versailles.
– Vous rassurerez votre petit monde lorsque nous nous serons envolés. Nous devons prendre les conspirateurs de court dès maintenant si nous voulons garder une longueur d’avance sur eux.
Ils sortirent de l’appartement que Varèse ferma à double tour derrière lui. Desportes le suivit docilement jusqu’au rez-de-chaussée qui débouchait dans la galerie Véro-Dodat en ayant l’impression d’halluciner. Était-ce ce coup qu’elle avait pris sur la tête ? La découverte d’Oscar retenu en otage, par sa faute, l’avait-elle rendue folle ? La partie de son esprit qui lui disait de s’enfuir tant qu’il était encore temps s’était réveillée et hurlait à nouveau, l’autre lui disait de suivre cet homme qui avait l’air de savoir ce qu’il faisait.
Ils sortirent de la galerie et marchèrent vers le Louvre des Antiquaires. La vengeance de Varèse s’était déplacée de la première tête de Millenium à ceux qui l’utilisaient pour couvrir leurs manigances. Son discours était cohérent et finalement assez clair, lorsqu’on en connaissait les tenants et les aboutissants. Certes, cette histoire de Caisse, de fuite, et de Taupes avait un arrière-goût de James Bond, ou de Série Impossible. Tout ceci était pourtant bien ancré dans la réalité. Les menaces de mort qui pesaient sur Oscar étaient en tous cas bien réelles.
Ils pénétrèrent dans l’immeuble des antiquaires, prirent l’ascenseur qui permettait d’accéder au parking souterrain et descendirent au troisième sous-sol. D’énormes piliers séparaient les emplacements. Varèse lui ouvrit la portière d’une voiture de location. Elle s’assit à la place du passager. Il s’installa devant le volant, mit le contact et attrapa la rampe qui menait à la sortie. Il s’engagea dans la rue de Rivoli. Elle aurait pu sauter, s’échapper au premier feu rouge : sa portière n’était pas condamnée. Elle ne bougea pas. Desportes réfléchissait en contemplant la double perspective du Louvre et des immeubles haussmanniens.
Ma fortune ne m’aidera pas à sauver Oscar, se dit-elle. Varèse, oui.
La voiture se glissa dans la circulation qui embouteillait l’avenue de l’Opéra.
*
Françoise Desportes était redevenue petite fille. Elle courait dans les couloirs de Taliesin, baignés de lumière et de bonheur.
La pluie qui se mit à cingler le pare-brise de la voiture la fit sursauter. Elle observa Varèse par le biais de son reflet. Cet homme était un ancien agent des services secrets, et elle se préparait à attaquer les conspirateurs à ses côtés. « Votre décision est-elle mûrement réfléchie ? » aurait demandé Oscar le Sage, Oscar l’Inquiet.
La voiture aborda le monde gris et bétonné de l’autoroute du Nord. Les tours du périphérique s’éloignèrent dans le lointain. De son côté, Varèse pensait à l’étrange cheminement qui l’avait amené jusqu’ici, dans l’intimité de cette voiture, aux côtés de celle dont la mort aurait déjà dû faire les gros titres des journaux dans le monde entier.
Il aurait été cent fois plus pratique que Desportes joue l’agneau du sacrifice. Mais celui-ci n’aurait été que symbolique. Il n’aurait pas rassasié la soif de vengeance de l’ancien agent qui se serait, un jour ou l’autre, réveillée. Alors que maintenant, aussi invisible et anonyme qu’il fût, l’ennemi était bien réel et n’avait plus rien d’un substitut pratique mais illusoire. Des hommes (peut-être des femmes) s’étaient réunis et avaient décidé la destruction du vol de la TWA…
Varèse serra les poings autour du volant et laissa courir le frisson qui le parcourait. Il décida de conserver ce dégoût en lui, de le cultiver jusqu’au moment venu.
Varèse et Desportes se tournèrent l’un vers l’autre au moment où la voiture quittait l’autoroute pour rejoindre le terminal de Roissy. L’héritière lut l’obsession de l’ancien agent au fond de ses yeux, et elle sut que cet homme portait la mort en lui.
– Vous êtes arrivée par la nouvelle aérogare ?
Elle acquiesça. Il fit glisser la voiture jusqu’au terminal high-tech et s’arrêta sous l’auvent de béton. Desportes imaginait maintenant la grande faucheuse assise entre eux deux et se contemplant dans le rétroviseur. Elle sauta de la voiture à peine arrêtée et se réfugia à l’abri du terminal pendant que Varèse sortait les sacs du coffre.
Il retrouva Desportes dans le hall presque désert. Le verre et le métal dessinaient des courbes élégantes, donnant l’illusion que le plafond, le sol et les parois s’entremêlaient en une spirale infinie. L’héritière se dirigea vers le comptoir réservé à Millenium. Ses talons résonnaient dans le silence de la nef immense. Varèse la suivait à une distance prudente. L’hôtesse regarda approcher l’héritière avec un air un peu étonné. Son départ n’était pas prévu avant le soir même.
Son étonnement se transforma en inquiétude lorsqu’elle se rendit compte que Françoise Desportes était seule, ou presque, sans sa meute de gardes du corps, sans officiels. Elle trifouilla des boutons et murmura quelque chose dans un écouteur. Un homme apparut, poussa l’hôtesse d’un coup d’épaule et accueillit Desportes avec une expression faussement détendue.
– Madame, je…
– Nous embarquons maintenant, ordonna-t-elle.
Le chef de vol cherchait les molosses de la sécurité, en vain. Il ne voyait que Varèse dont le visage ne lui était pas familier.
– Les équipes techniques sont en train de vérifier l’appareil… essaya-t-il.
– Qu’ils fassent vite. Je veux décoller dès que l’avion sera prêt.
– Bien Mademoiselle.
Il les emmena derrière le comptoir et les précéda le long d’un corridor qui s’enfonçait dans les entrailles du terminal. Ils traversèrent un salon secret qui devait être réservé à la milliardaire lors de ses passages éventuels dans la capitale française. Varèse se demanda s’il avait jamais servi : les avions devaient attendre Desportes, et non l’inverse. L’homme poussa une porte et ils se retrouvèrent en plein vent, sur le tarmac de l’aéroport. Les avions faisaient la queue, un peu plus loin, pour décoller. Un 747 de la Thaï Airlines s’élança vers le ciel en poussant un rugissement de banshee affamée.
Le jet de Desportes attendait à une cinquantaine de mètres. Des techniciens inspectaient le dessous des ailes. Ils grimpèrent à la passerelle collée contre l’appareil. Le commandant de bord avait vu approcher le petit groupe et les attendait dans le couloir d’entrée.
– Pierre, je vous présente monsieur Varèse, lança Desportes en guise de présentations. Pierre est un pilote hors pair, ajouta-t-elle à l’attention de l’ancien agent. Quand pouvons-nous décoller ?
– Dans une heure… Vous ne comptiez pas partir ce soir ?
– Autrefois.
– Je… (Il hésitait, mais comment pourrait-elle lui en vouloir ?) J’ai reçu un message de Versailles. Ils sont très inquiets à votre sujet. Vous… vous avez tout de même disparu.
– Et je suis réapparue. Magie blanche, Pierre, magie blanche. (Elle se frotta le bout du nez en louchant d’une manière comique.) Je rassurerai tout le monde lorsque nous aurons décollé. Nous devons quitter la France le plus vite possible.
– Quelle est notre destination ?
Desportes eut envie de répondre Fresno avant de se retourner vers Varèse.
– Une ville pas trop loin de la côte Est, un peu à l’écart. Vous pourriez tracer sur Pittsburgh, dans un premier temps ? demanda l’ancien agent au pilote.
– Aucun problème.
– Nous repartirons peut-être rapidement, reprit Varèse.
– Le temps de remplir les réservoirs… Je vais faire accélérer les procédures de vérification. Désirez-vous que je fasse appeler le steward ? Il doit se trouver dans l’aérogare.
– Laissez tomber. J’ai besoin de tranquillité, glissa Desportes au pilote. Personne ne doit savoir où nous nous rendons. Je connais votre discrétion.
– Vous pouvez avoir confiance, répondit le pilote en jetant un regard en coin à Varèse qui contemplait avec un air détaché le luxe de la cabine.
La milliardaire le rejoignit. Il hésitait entre une dizaine de fauteuils dont chacun aurait pu contenir deux chefs d’entreprise obèses de Cincinnati.
– Classe, jugea-t-il en se retournant vers elle.
– Qu’est-ce que vous croyez ? Vous voyagez sur Millenium Airlines, la ligne sur laquelle le client est roi !
*
Françoise Desportes somnolait sous deux couches de couverture. Varèse se servait un Scotch derrière le bar qui garnissait le jet. Ils s’élanceraient vers le ciel dans à peine une demi-heure, leur avait confirmé le pilote. L’ancien agent appréhendait la poussée brutale des réacteurs, bien plus impressionnante dans ce type d’appareil que dans un long courrier. Il essayait de se saouler mais il n’y arrivait pas. Les toxines étaient à peine ingérées que le stress qui lui nouait les entrailles en contrecarrait les effets. La terreur aurait, une fois de plus, le dernier mot.
Il se laissa tomber dans un fauteuil et se pencha sur le portable de Desportes. La matrice active scintillait dans la pénombre ouatée de l’habitacle et la batterie émettait un chuintement rassurant. Varèse avait ouvert le module de messagerie et observait la fenêtre vierge, l’adresse qu’il venait d’indiquer et l’objet du message sur lequel il hésitait encore.
Les Taupes avaient cinq ans durant vécus ensemble vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant des périodes allant de trois jours à trois semaines. Ils avaient risqué leur peau, s’étaient mutuellement sauvés la vie, chacun était redevable de l’existence de l’autre, quelle que soit la distance qui les séparait maintenant. Mais l’événement qui les avait peut-être le plus rapprochés, la mission qui avait paradoxalement précipité leur démission mutuelle, était la mission Maison blanche.
Varèse ne parvenait pas oublier cette nuit de septembre 1993 qui surgissait parfois sous forme de cauchemar et le réveillait, en sueur et haletant. Il n’y avait aucune raison pour que Seiza et Ulysse aient de leurs côtés oublié le fiasco sanglant, la symphonie barbare qui s’était jouée en petit comité, les Taupes dans la salle, les innocents comme figurants et Narcisse Morloch dans le rôle du chef d’orchestre.
Morloch…
Mordaunt, Mordred, Moriarty… des tueurs de papier qui valaient bien cet équivalent sur le terrain de la réalité. Morloch que Caran avait imposé aux Taupes pour les couvrir lors de l’effraction.
Varèse aurait dû écouter son intuition au lieu de suivre les ordres du père spirituel. Vsevolod serait encore en vie, les autres aussi. Il s’octroya une lampée de Scotch et se fixa sur une image, celle qui clôturait le chapitre douloureux : lui, faisant feu sur le tueur dont l’explosion de l’immeuble l’avait ensuite séparé. Mort de la bête. Fin de l’épisode.
Il se décida et tapa « En souvenir du bon vieux temps » comme objet du message, vérifia l’adresse et rédigea une courte missive dans le style de celles qu’ils utilisaient pour se contacter et sonner le branle-bas de combat, lorsque l’équipe se réunissait sous la bannière de la Sûreté française.
« Je dois vous voir d’une manière urgente. Serai à Pittsburgh le 4 décembre au matin. J’aurai besoin de deux jeux de papiers, un pour moi, l’autre pour (Il hésita à taper Desportes : les conspirateurs devaient utiliser les moteurs de recherches automatisés qui filtraient les moindres messages transitant par le Réseau. Et le nom de la milliardaire, aussi commun soit-il, devait faire partie de la liste noire.)… une femme de trente-cinq ans environ. Rendez-vous à cette adresse pour rencontre ultérieure.
« Max »
L’ancien agent fit glisser le curseur sur le bouton d’envoi et cliqua. Ce simple mouvement de l’index rompait trois années de silence et remettait en fonction la boîte aux lettres qu’aucun des trois survivants n’avait songé à supprimer après la séparation des Taupes, peut-être dans l’idée secrète de se retrouver, un jour.
Varèse éteignit le portable, bascula son dossier et ferma les yeux. Il se laissa emporter par la douce somnolence qui l’envahit peu à peu.
*
– Nous sommes en position, grésilla la voix dans l’écouteur.
Le chef d’escouade fit signe aux deux hommes qui se trouvaient devant lui. Le premier portait un bélier à air comprimé sous le bras. Le second le couvrait avec son fusil d’assaut et visait un point au-dessus de son épaule droite sans dévier d’un pouce de sa ligne de mire. Les hommes portaient des visières pare-balles et des corsets de métal anti-impacts. Un chapelet de grenades OF garnissaient leurs ceintures ainsi que les armes de poing courantes pour cette intervention à risque mineur.
L’homme à abattre était certes un forcené mais on le savait seul dans son appartement. L’effet de surprise était un acteur à part entière dans ce genre d’opération.
L’escouade était constituée de six hommes. Deux avaient pris position sur les toits et tenaient l’intérieur de l’appartement en joue, par la fenêtre de la cuisine et par le vasistas des toilettes. Les quatre autres se trouvaient sur le palier du cinquième étage et attendaient l’ordre du chef d’escouade, qui prenait son temps.
– Bélier en place, ordonna-t-il dans son micro.
Les cinq hommes armèrent leurs fusils d’assauts, même si deux d’entre eux étaient à l’extérieur. L’homme au bélier s’accroupit devant la porte, se mit en position et attendit l’ordre qui devait suivre.
– Go !
La porte vola en éclats. L’homme au bélier recula aussitôt derrière la première ligne de feu. Les trois tireurs d’élite visèrent le couloir et l’arrosèrent de courtes rafales qui dessinèrent dans les murs des parenthèses d’impacts et soulevèrent des nuages de plâtre blanc. Le premier s’agenouilla et dégoupilla deux fumigènes qu’il fit rouler à l’intérieur de l’appartement duquel s’échappa rapidement un nuage jaune moutarde. Les hommes chaussèrent leurs filtres à air amovibles. Ils ressemblaient à des rescapés de quelque cataclysme nucléaire.
Rien ne bougeait à l’intérieur du deux pièces. Varèse aurait pourtant dû répliquer, ou sortir les yeux en feu pour se jeter dans les bras du commando. Le chef d’escouade se rappela l’architecture de l’immeuble et considéra qu’il tiendrait le coup si un assaut était donné.
– AFA !
Les trois hommes s’emparèrent chacun d’une grenade qu’ils portaient à la ceinture, une bleue, une rouge, une verte. Le premier lança une grenade assourdissante qui explosa à l’intérieur de l’appartement en faisant vibrer l’immeuble sur ses fondations. Le second lança une grenade fulgurante qui transforma le couloir en fournaise le temps d’un flash incandescent, le troisième une grenade aveuglante. Un soleil miniature naquit et mourut le temps d’un battement de cil et illumina jusqu’aux travées de la galerie Véro-Dodat.
– Assaut !
Les hommes se précipitèrent dans l’appartement dont ils avaient étudié la configuration. Salon, cuisine, salle de bains. Cinq secondes et les trois compères vidaient leurs chargeurs à l’intérieur des trois pièces.
À l’extérieur, dans le monde normal, les pigeons s’envolèrent du Palais Royal. De nombreux piétons s’arrêtèrent, de l’hôtel de ville à la Concorde, le nez tendu vers le ciel, sentant que quelque chose d’étrange était en train de se passer quelque part, pas très loin d’ici avant de repartir un peu plus inquiets qu’ils ne l’étaient auparavant.
Varèse, lui, se tenait dans la cour carrée du Louvre.
– Comme c’est étrange, murmura-t-il en contemplant le quadrilatère de façades sculptées.
Quelques secondes auparavant il était dans son appartement.
– Max !
Il se retourna et vit une petite silhouette, sur les toits, à un coin du carré. Deux, cinq, cent autres silhouettes se détachèrent contre le ciel. Chacune braquait une arme sur lui. L’ancien agent se dit qu’il était tombé au milieu de la scène d’exécution de Butch Cassidy et le Kid.
– Max ! beugla à nouveau le bonhomme au porte-voix.
L’ancien agent reconnut Michel Caran, le patron des Taupes du temps de la Sûreté française. Et il comprit tout à coup qu’il ne se trouvait pas sur un gigantesque plateau de cinéma. Les cent silhouettes armèrent leurs fusils les unes après les autres. Le cliquetis courut autour de Varèse comme un immense mécanisme circulaire.
– Tu n’y arriveras pas ! beugla Caran. Personne n’y arrivera !
Un pigeon s’envola, donnant le signal de la curée. Les cent hommes firent feu en même temps. Varèse vit les frelons de métal étinceler dans les rayons de lumière et foncer à sa rencontre vers son torse, ses jambes, sa tête.
– Ah !
Il se réveilla en sueur et regarda autour de lui. Ils volaient. Quelqu’un avait récupéré l’ordinateur, bouclé sa ceinture et posé une couverture sur lui. La nuit profonde était piquetée d’étoiles clignotantes. La mer de nuages défilait lentement, plus bas, beaucoup plus bas, dans un lointain lunaire. Aucun signe de vie n’était visible dans les quelques clairières ouvertes sur la Terre. Ils devaient survoler l’Atlantique depuis un bout de temps déjà, et avoir laissé derrière eux les côtes déchiquetées de la Grande-Bretagne et de l’Irlande.
Varèse se frotta les yeux. « Cauchemar stupide » jugea-t-il. Desportes, au bout de la cabine, allongée, dormait. Elle ronflait légèrement. Max tomba dans la contemplation de la voûte étoilée en se demandant lesquels des points brillants qui les surplombaient avaient été créés par les hommes et lesquels avaient été créés par les Dieux.
À peu près au même moment le satellite militaire américain Capitole III recevait une information codée en provenance de Paris et la renvoyait en deux faisceaux à trois branches, le premier vers l’Europe Centrale plongée dans la nuit noire, le second vers le satellite relais Raja I en géostationnaire au-dessus du désert irakien.
Les trois chasseurs bombardiers F-117A de type Nighthawk survolaient la frontière Albanie Kosovo dans des conditions de furtivité optimale lorsque leurs ordinateurs de bord reçurent l’ordre de chercher le virus embusqué dans l’électronique des jouets à cinquante millions de dollars pièce, et de l’activer. Ils obéirent sans en référer aux équipages comme leur programmation aurait dû les y forcer.
Les premiers voyants d’alertes illuminèrent les tableaux de bord alors que le virus avait déjà rendu les boucliers des trois appareils inopérants. Ils volaient à 400 nœuds/heure et leurs moteurs, qui leur octroyaient une poussée de cinq mille kilos, étaient bien insuffisants pour échapper à la salve de missiles sol-air qui se précipitèrent à leur rencontre dès que les triangles furent détectés par les radars ennemis.
Le même scénario se répéta au-dessus du Nord de l’Irak, lorsque les trois appareils soi-disant furtifs devinrent aussi visibles que le saint-père sur son putain de trône aurait dit un autre.
Les deux civilisations, l’Orient et l’Occident, n’avaient jamais eu grand chose en commun. Pourtant, le même cri de victoire fut poussé dans les bases avancées et les Q. G. souterrains de certains camps des deux empires, presque en même temps et à des milliers de kilomètres de distance, après que le ciel de la Terre se soit enflammé par deux fois et par deux fois se soit éteint.