« Tu auras peur »
Yoda, maître Jedi de la planète Dagoba
– Vous pouvez me dire pourquoi votre copain nous a donné rendez-vous à Durango ?
Desportes devait poser la question pour la vingtième fois depuis qu’ils avaient quitté Ouray. Ils roulaient à 90 miles à l’heure sur la nationale 550 qui reliait ce bled paumé du Colorado à la petite ville de Durango. Deux heures qu’ils traversaient un paysage sans aucune habitation. Les reliefs étaient moins escarpés que dans la région du Black Canyon et les dénivelés moins impressionnants que les rives encaissées du Colorado dont ils avaient survolé des tronçons entiers alors que le jet de la milliardaire descendait vers Grand Junction.
Mais les dégradés ocres des pitons arasés par les vents et par le temps, la terre brûlée par des siècles de cagnard offraient un contrepoint étonnant au vif-argent de blizzard et de glace qui recouvrait alors Pittsburgh et sa région.
Ils avaient atteint la Pennsylvanie le 4 décembre au matin. Le jet avait surgi des nuages et survolé un paysage industriel tapissé d’usines et d’entrepôts vastes comme des villes. Le comté était recouvert par la neige qui tombait en rafales. La piste principale, aussi blanche que le reste, était apparue devant le nez de l’appareil qui s’était posé sans encombre. Il s’était rangé contre le terminal de transit que l’on discernait à peine derrière le blizzard.
Desportes et Varèse étaient restés dans l’avion le temps que le pilote fasse le plein de son taxi.
– Durango… Même le père Noël ne sait pas où c’est.
Varèse alluma la radio pour faire taire Desportes. Il tomba sur un fond de country. Il planta une Gauloise au coin de ses lèvres en faisant mine de presser l’allume-cigare chromé de l’Oldsmobile Suprême modèle 1973 que le loueur de Grand Junction leur avait réservé. L’héritière lui arracha la cigarette des lèvres, en fit une boulette et la jeta par la fenêtre. Varèse, imperturbable, sortit une deuxième Gauloise, pressa l’allume-cigare et marmonna entre ses dents :
– Encore un coup comme ça et je vous descends pour de bon.
L’allume-cigare fit un clac sonore. L’héritière se mura dans un silence buté, baissa sa vitre et posa sa tête sur le rebord de la portière. La température était douce, un véritable printemps par rapport aux glacières de Paris et de Pittsburgh. L’été indien persistait sur cette partie du Nouveau Monde.
La veille au soir, dans la banlieue de Montrose où il avaient passé la nuit, Varèse avait consulté le module de messagerie intégré au portable de la milliardaire. La boîte de dialogue s’était affichée au centre de l’écran. Elle indiquait « Vous avez (1) message(s) ». Varèse s’était empressé de l’ouvrir :
« Bienvenue parmi les revenants. Aucun problème pour un dernier tour de piste. Serai à Durango, Colorado, le 6 décembre. Rendez-vous à midi chez Benny’s, sur la 160. C’est à vingt miles de Durango, en sortant de la ville.
« À bientôt Amigo.
« Ulysse. »
Ulysse, ce bon vieil Ulysse lui avait répondu. Ils avaient donc deux jours pour atteindre Durango, c’était amplement suffisant. Quant à savoir pourquoi Ulysse leur donnait rendez-vous là-bas… Une recherche rapide sur le Net avait convaincu Varèse du manque total d’intérêt que pouvait représenter cette bourgade, hormis pour les guérilleros de l’environnement qui l’avaient inscrite sur leur liste noire comme un haut lieu de la production d’uranium et de vanadium, un dérivé du phosphore.
« Pourquoi Seiza n’a-t-elle pas répondu ? » se demanda Varèse en évitant un nid-de-poule d’une main nonchalante.
La Japonaise était en pleine période fashion victim lorsqu’il l’avait rencontrée. Elle gravitait dans les milieux ultra branchés des otakus de Nagasaki et personne n’aurait pu croire qu’elle était un prodige de la cryptographie informatique. Elle ne lui avait jamais fait défaut. Hormis lorsqu’elle disparaissait pour visionner une énième fois la trilogie de la Guerre des Étoiles dont elle était une fanatique parmi les fanatiques. Pourquoi n’avait-elle pas répondu à son message ? Peut-être était-elle enfermée dans les salles obscures à voir et revoir le premier épisode qui tenait la tête d’affiche depuis près de six mois ?
– Vous allez me répondre oui ou non ? s’énerva Desportes.
Il consulta la pendule de l’Oldsmobile et constata qu’il leur restait vingt minutes pour rejoindre Durango. Le dernier panneau l’annonçait à une trentaine de miles. Ils seraient dans les temps. Il retint le pied qu’en bon Européen il avait tout d’abord eu le réflexe de faire peser sur l’accélérateur.
– Vous allez me poser cette question combien de fois ?
– Autant de fois qu’il faudra pour que vous me répondiez.
Varèse haussa un sourcil et soupira profondément. Desportes explosa de rire en se tapant sur les cuisses.
– Vous verriez votre tête ? !
Il braqua tout à coup le volant et fonça vers le bas-côté. Il le parcourut en chassant sur une dizaine de mètres avant de retrouver la chaussée qui continuait en ligne droite jusqu’à l’horizon. Le rire de l’héritière s’était étranglé au fond de sa gorge. Elle était devenue très pâle en voyant le paysage basculer puis retrouver son assise.
– Vous verriez la vôtre.
Il pensait s’être octroyé un moment de répit. Elle ne lui accorda pas ce plaisir.
– Vous ne trouvez pas que cette voiture pue assez comme ça ? râla Desportes en chassant la fumée de cigarette.
Il monta d’un cran le volume de la radio. Le chanteur de country se mit à beugler sa belle, son cheval et sa carabine depuis les haut-parleurs arrière.
– Et en plus vous aimez cette soupe ? Vous avez décidé de me rendre folle ou quoi ?
Il posa sur elle un regard las.
Le pilote avait pris connaissance de leur seconde destination une fois le plein effectué. Entre-temps, Desportes avait pris soin de contacter Versailles, de rassurer et de s’excuser d’une manière allusive auprès des autorités et télévisions françaises à qui elle venait de poser un lapin historique.
Elle avait ensuite discuté une bonne demi-heure avec le Secrétaire général du conseil d’administration de Millenium pour lui expliquer qu’elle se mettait au vert jusqu’à la fin de l’année. L’homme avait poussé de hauts cris, mais Desportes était restée ferme, donnant ses ordres pour que l’entreprise fonctionne en son absence. Non, elle ne serait pas joignable. Oui, elle réapparaîtrait, le premier janvier. Non, cela n’avait rien à voir avec la disparition d’Oscar Tripper.
Elle avait raccroché le cœur un peu serré au souvenir du cliché montrant le vieux confident, entravé et maltraité.
Varèse avait donné la destination de Durango au pilote qui avait consulté ses cartes et proposé Grand Junction comme aéroport le plus proche. Grand Junction se trouvait à environ trois cents miles de Durango. Mais leur destination était sise au cœur d’une des régions les moins desservies par les transports aériens. Varèse et Desportes s’étaient sanglés. Le jet avait roulé jusqu’aux immenses lances à eau chaude plantées en bord de piste. Le temps de dégeler ses ailes et il s’était envolé une seconde fois en douze heures à peine.
Ils avaient survolé le Colorado en début d’après-midi pour se poser à Grand Junction à deux heures. Pierre les avait regardés disparaître sur le tarmac du petit aéroport en se disant que Desportes avait de bien jolies jambes et que cet homme n’était pas le moins malchanceux de la Terre, à la suivre ainsi comme un amoureux en fuite. L’héritière lui avait donné son congé jusqu’à la fin du mois. Le pilote avait donc poussé aussitôt les gaz pour foncer vers Los Angeles où l’attendaient une femme et trois enfants qu’il ne serait pas fâché de retrouver.
Desportes et Varèse avaient loué une voiture, une Oldsmobile avait insisté l’ancien agent, et ils étaient partis par la nationale 50 vers Montrose. L’héritière avait un peu tiqué en découvrant que le seul établissement susceptible de les accueillir jusqu’au petit matin, un motel à la peinture décatie et aux serrures aléatoires.
– Vous êtes vraiment sûr qu’il n’y a pas un Hyatt, ou un Intercontinental dans le coin ? avait-elle demandé au chicanos qui tenait le motel.
Ce dernier lui avait lancé un regard morne en guise de réponse. Il leur avait montré leurs chambres, qui n’étaient pas infestées de cafards comme elle l’avait craint. Ils avaient soupé dans le restaurant miteux accolé au motel. Le road movie semblait déjà lasser l’héritière et l’anonymat lui peser plus qu’autre chose. Varèse avait réussi à lui arracher trois mots et demi dans la soirée, tout au plus. Elle n’avait presque pas touché à son assiette.
Elle pensait à son vieil ami. L’ancien agent ne se serait pas senti très à l’aise, lui non plus, si Ulysse ou Seiza s’étaient retrouvés dans la même situation qu’Oscar. Ils avaient rejoint leurs chambres et s’étaient retrouvés au petit matin. L’héritière avait les yeux rougis par la veille mais l’air plus déterminé que jamais. Elle était aussi plus loquace. Au grand dam de Varèse qui attendait avec impatience le moment de mettre Ulysse entre eux deux pour jouer le rôle de tampon.
Ils franchirent une colline et découvrirent l’agglomération de Durango dans le lointain. On discernait une tache grise entourée de cheminées. Des écharpes de fumées glissaient vers l’Est. Le Parc National de Mesa Verde fermait l’horizon, à l’Ouest.
– Durango, murmura-t-elle. Si on m’avait dit que j’y mettrais un jour les pieds… J’espère que votre petit copain a une bonne raison de nous y avoir donné rendez-vous.
– Ne vous inquiétez pas. Ulysse est charmant et il vous plaira au premier coup d’œil, assura Varèse sur un ton guilleret. Ma main à couper.
Durango était typique de ces petites agglomérations américaines sur lesquelles les dépressions successives se sont acharnées, mais qui survivent, inexplicablement. Aucun centre d’affaires rutilant, pavé de verre et de marbre, ne se dressait au centre de la ville. Quelques échoppes étaient regroupées autour d’un carrefour. Les rues étaient quasiment désertes. Une odeur âcre envahit l’habitacle de la voiture lorsqu’ils passèrent au niveau des premiers complexes industriels. Varèse chassa la puanteur en allumant une Gauloise. Son geste n’attira cette fois pas les foudres de Desportes.
Ils traversèrent Durango au pas en ayant l’impression de traverser une ville fantôme dont les habitants, en sursis, avaient le choix entre l’ennui et le désespoir. Une poussière uniforme recouvrait les trottoirs et les baraques. Tout ici avait l’air vieux, miné de l’intérieur. Ils retrouvèrent avec soulagement le désert et la rocaille. Ils avaient rattrapé la 160 et les panneaux indiquaient qu’ils se dirigeaient maintenant vers le Parc National de Mesa Verde.
Varèse et Desportes roulaient depuis environ dix minutes sans échanger un mot lorsqu’ils dépassèrent un homme qui marchait au bord de la route, une valise en cuir à main gauche. Varèse ralentit et se gara sur le bas-côté. Desportes observa le marcheur approcher dans le rétroviseur. Il devait avoir une soixantaine d’années. Ses traits étaient creusés. Il portait un costume de facture grossière dont on voyait la trame aux coudes et aux genoux.
– Qu’est-ce que vous faites ? s’inquiéta l’héritière.
Varèse sortit de l’Oldsmobile et marcha en direction du vieux. Desportes observa son petit manège sans bouger de son siège : Varèse ouvrit la portière arrière devant l’inconnu et l’invita à s’asseoir. Le vieux se laissa tomber sur la banquette. Varèse referma la portière puis se rassit devant le volant. Il poussa le levier de la boîte automatique et quitta le bas-côté en chassant un peu. L’Oldsmobile reprit son allure tranquille le long de la 160, aussi droite que si les Romains eux-mêmes l’avaient tracée du temps de leur grandeur impériale.
Desportes jetait des coups d’œil nerveux vers leur passager qui sautait d’une manière comique sur la banquette arrière à chaque bosse que l’Oldsmobile épousait. Le vieil homme souriait à l’héritière dès qu’il parvenait à surprendre son regard.
– Vous trouvez que c’est le moment de jouer les bons samaritains ? ! chuchota-t-elle.
Il détourna légèrement le véhicule pour lui faire prendre une méchante ornière. L’héritière fit un bond qui la souleva de son siège.
– Vous pensez que cet homme est celui qui a enlevé Oscar ? chuchota-t-il aussi. Peut-être est-ce un tueur à gages payé pour vous éliminer ?
Desportes se retourna franchement et croisa le regard du vieil homme qui lui sourit à nouveau. Elle lui rendit son sourire avec un air gêné. Ils n’avaient bien sûr rien à craindre de lui. Il fallait qu’elle se calme et retrouve un semblant de sérénité. À Taliesin, se promit-elle en songeant à la demeure cachée au cœur de la forêt de séquoias. À Taliesin.
– Bon, si on croise les amis de Baden Powell on les laisse crapahuter, d’accord ?
– D’accord, concéda Varèse.
Les lignes blanches défilaient avec une régularité hypnotique le long du flanc gauche de l’Oldsmobile. Desportes commença à se ronger les ongles en s’agitant sur son siège. Elle frottait ses cuisses l’une contre l’autre.
– C’est loin de Durango, l’endroit où on doit le retrouver ?
– Vous voulez que je m’arrête ?
Desportes fit appel à toutes les ressources dont elle était capable pour attendre et se tourna à nouveau vers l’arrière. Le vieux s’était assoupi. Sa tête dodelinait en suivant les mouvements de la voiture.
– Il dort ?
– Faut croire.
L’héritière tourna tout à coup le bouton de volume de la radio à fond. Le chanteur country revint à la charge et hurla son désespoir le temps que Varèse le fasse taire. Desportes fixait le petit vieux qui n’avait pas bougé.
– Il dort et il est sourd, compléta-t-elle.
Elle se concentra sur la route et fit des nœuds avec ses doigts en sifflotant.
– Où est-ce que votre copain vous a donné rendez-vous ?
Cette manie qu’elle avait de désigner Ulysse comme son « copain » !
– Chez Benny’s, un Diner sûrement. On ne doit plus être très loin. Il a fixé le 6 décembre à midi.
– Le 6… Quoi ? Le 6 ? ! Nous sommes le 5 !
Elle donna un violent coup de pied contre la boîte à gants. Varèse haussa un sourcil :
– En effet, nous sommes le 5 décembre, répondit-il avec le plus grand calme. Et cette boîte à gants ne vous a rien fait.
L’indifférence de l’ancien agent eut le don de l’énerver un peu plus.
– Ne comptez pas sur moi pour attendre une journée de plus dans ce… dans ce trou pourri !
Il jugea bon de lui expliquer avant qu’elle ne s’attaque au pare-brise.
– 6 veut dire 5. Nous avons toujours antidaté nos rendez-vous, avec Ulysse. Mieux vaut arriver un jour plus tôt si certains indélicats que vous n’avez pas invités veulent s’inviter à la fête.
– Ah… je vois. C’est une ruse de guerre, un truc des Taupes ? se moqua-t-elle, retrouvant son calme aussi rapidement qu’elle était devenue colère.
Trois longues lignes blanches et deux nids de poules passèrent avant qu’elle ne reprenne, pensive :
– Les Taupes… C’est mignon. Vous travailliez pour les services secrets ?
– La Sûreté, lâcha Varèse qui aimait la précision.
– Et vous étiez chargés de missions dangereuses, comme James Bond ? (L’ancien agent ne répondit pas.) C’était quoi votre créneau ? le harcela-t-elle.
– Vous voulez écrire un livre sur le sujet ?
Le regard de Varèse glissa de l’asphalte gris à une ligne de nuages qui suivait le tracé de la 160. Il décida de la suivre envers et contre tout. Et tant pis pour l’héritière si ces nuages quittaient la route à un moment ou à un autre pour s’enfoncer dans le désert.
– Notre créneau c’était le piratage industriel. On nous appelait pour piéger les mandarins avec lesquels l’état devait négocier. Parfois pour intervenir (sa voix s’assombrit)… d’une manière plus directe.
– Plus directe ?
Le visage de Varèse se ferma. L’héritière décida d’aborder le sujet sous un autre angle :
– Les Taupes. (Elle commença à compter sur ses doigts.) Donc, il y avait Ulysse…
– Daria Seiza, que vous rencontrerez sans doute. Vlad Vsevolod, que vous ne rencontrerez pas.
– Vous êtes fâchés ?
– Vlad est mort lors de notre dernière mission.
– Pardon.
Desportes se racla la gorge plusieurs fois et se trémoussa sur son siège. Varèse ne lui en voulait pas. Peut-être lui raconterait-il, un jour, la mission Maison blanche. Mais le côté petite fille gâtée de l’héritière, que ce soit à cause du stress ou de la fatigue, commençait à lui taper sur le système.
Ulysse constituerait un dérivatif efficace à la nervosité de Desportes. Il aurait assez de tact et de doigté pour assumer ce rôle avec l’élégance dont il avait toujours fait preuve. Ulysse était un homme de l’ancien monde, un flibustier des temps modernes, un homme de manières. Il serait plus patient envers elle que tout ce dont Varèse était capable pour l’instant.
Un ronflement sonore indiqua que leur passager se sentait dans l’Oldsmobile comme chez lui.
– Ulysse, reprit Desportes qui n’arrivait pas à se taire, c’est quoi sa spécialité ?
– Le cheval de Troie.
« Pourquoi pas Crème anglaise, Tennis de table ou Peinture sur soie » se dit l’héritière.
– Ouais. Et tous les week-ends, il retrouve les Argonautes pour taquiner le goujon. Arrêtez de me chambrer.
– Ah non jeune fille, les Argonautes sont les amis de Jason, pas d’Ulysse. Et quand je vous dis cheval de Troie je ne vous chambre pas.
Il l’avait appelée « jeune fille » constata Desportes avec un petit frisson. Oscar avait l’habitude de l’appeler ainsi.
– Ulysse était notre spécialiste des virus informatiques, expliqua-t-il. Il est connu dans le milieu pour avoir lancé le premier cheval de Troie sur le Réseau. Il s’agit d’un programme autonome qui s’infiltre dans les machines et casse les sécurités de l’intérieur. La Sûreté lui commandait des agressions électroniques pour couvrir les missions sur lesquelles nous travaillions. Il n’y avait pas meilleur que lui pour pénétrer des systèmes, brouiller des communications ou effacer des documents gênants.
– C’est une sorte de pirate ? proposa Desportes, essayant d’associer une image romanesque à ces hackers dont la presse branchée leur rebattait les oreilles depuis des années.
Varèse la rassura sur ce point :
– Un pirate avec des manières. Pas un bouffeur de pop-corn vivant encore chez sa mère. Ulysse n’est plus tout jeune et je l’ai toujours connu avec un côté… artisan. Voilà un type qui aime son métier. Il a conçu des vers qui font encore parler de lui.
– Des vers ? reprit Desportes avec une mine dégoûtée.
Elle imaginait une colonie de ténias se vautrant dans une mare de microprocesseurs.
– Vous n’en avez jamais entendu parler chez Millenium ?
– La tête ne s’occupe pas du ventre, répondit-elle avec esprit. Et ma petite enquête sur les soi-disant dérapages des puces Millenium ne m’a pas menée assez loin pour faire de moi une spécialiste du piratage industriel.
– Les vers sont des programmes qui se reproduisent et croissent à l’intérieur des machines. Ils s’attaquent surtout aux réseaux et peuvent créer de véritables pandémies. C’est un ver conçu par Ulysse qui a permis, en partie, de faire échouer le coup d’état de septembre 93, en Russie.
– Charmant, constata Desportes, en se demandant si elle avait vraiment envie de rencontrer le spécialiste de l’infection électronique.
Le Benny’s Driver apparut à une centaine de mètres. Il s’agissait d’un bâtiment en contreplaqué planté entre la route et le désert. Il était surmonté d’un bagel géant qui mettait une touche incongrue dans le paysage d’épineux et de broussailles. Deux trucks étaient garés sur le parking. Varèse rangea la lourde Oldsmobile et coupa le moteur. Il descendit. Desportes l’imita.
– Alors, où est-il, votre copain Ulysse ? clama-t-elle haut et fort.
Elle avait complètement oublié le vieillard qui ronflait sur la banquette arrière. Quelqu’un lui tapota l’épaule. Varèse l’observait de l’autre côté de la voiture, l’air moqueur. Elle se retourna et se retrouva nez à nez avec l’auto-stoppeur qui avait retiré son chapeau sans âge et s’inclinait pour lui faire le baisemain.
– Je suis ici Mademoiselle Desportes. Et c’est un honneur de faire votre connaissance.
Un homme se payait déjà sa tête. Maintenant ils étaient deux. L’héritière fit volte-face et marcha d’un pas rageur vers le Benny’s dans lequel elle s’engouffra, direction les toilettes, alors que Varèse et Ulysse tombaient dans les bras l’un de l’autre en riant comme des gamins.
*
– Vous vous êtes bien foutus de moi, tous les deux, constata simplement Desportes.
La gentillesse apparente du vieil homme n’offrait aucune prise à l’agressivité. Varèse ne s’était pas trompé : sa présence produisait un effet lénifiant sur les nerfs de l’héritière. Elle ne connaissait Ulysse ni d’Ève ni d’Adam mais elle se sentait désormais plus en sécurité avec eux deux qu’avec Varèse uniquement. Comme si le pirate pouvait représenter un rempart entre les désirs de vengeance de l’ancien agent et sa propre personne.
Varèse, quant à lui, était inquiet. Son dernier souvenir d’Ulysse remontait à six ans. Et ces six années ne justifiaient pas que les orbites et les joues du pirate se soient creusées à ce point. Ulysse était l’image même de l’épuisement. Ses yeux restaient pourtant pétillants de malice. Et le vieil homme avait gardé ses gestes alertes. Mais Varèse ne pouvait s’empêcher de ratiociner en contemplant l’enveloppe de son ami, aussi ravagée que la ville de Durango.
– Qu’est-ce que tu as fait pendant toutes ces années ? lui demanda-t-il en mettant autant de légèreté dans sa voix que possible.
La serveuse leur apporta les hamburgers qu’ils avaient commandés et les trois canettes de Bud qui les accompagnaient.
– Ma foi, un peu de tout, répondit le pirate. Du licite et de l’illicite. Les fédéraux m’ont attrapé en 95.
– Merde, juste après notre démission. Pour quelle raison ?
– Oh… (Il leva les yeux au ciel.) Tu me connais. Mon côté Robin des Bois. J’ai détourné les adresses bancaires de quelques assurés sociaux bien protégés et je les ai redistribués sur les comptes d’autant d’éclopés qui avaient du mal à payer le prix que la vie leur réclamait.
– J’ai toujours adoré Robin des Bois, révéla Desportes acquise d’office à la cause du justicier masqué.
– Pour ma part, je préfère Barberouge, répondit-il d’une voix sombre.
– Tu t’es laissé prendre, affirma Varèse.
– Ces crétins n’auraient pas été capables de me trouver si j’avais eu un pas de porte en face du Pentagone avec marqué « Ulysse, pirate indépendant ». Non, je voulais me mettre du bon côté, juste pour voir. Et puis, je ne risquais pas grand chose : les peines pour des gens comme moi sont relativement symboliques. L’état avait besoin de mes compétences.
– Alors ?
– Un an ferme plus l’interdiction absolue de toucher à quelque machine que ce soit pendant quatre ans. J’ai relu Homère. Sur papier.
– Et les fédéraux ? renchérit Desportes, fascinée par le discours du pirate. Vous disiez qu’ils avaient utilisé vos compétences ?
– Ils m’ont mis sur quelques projets. Je leur ai dicté des lignes de code totalement inutiles jusqu’à ce qu’ils s’en rendent compte… au bout d’un an. Ils n’avaient plus qu’à me rendre à ma liberté chérie et à jeter mon dossier dans la grande corbeille des gabegies administratives. Rien de très glorieux, comme vous pouvez le constater.
– Et après ?
– Après ? J’ai joué les consultants pour Hollywood.
– Non ! s’exclama Varèse.
– Ils cherchaient des scénaristes pour des thrillers technomachinchoses. J’ai profité de l’effet de mode.
Varèse changea de sujet :
– Comment as-tu pu lire mon message si les ordinateurs te sont interdits ?
– Quatre ans, Max, rappela le pirate. Mon retour chez les vivants s’est fait à tes côtés, avant-hier, lorsque j’ai dépoussiéré notre vieille boîte aux lettres et que j’y ai trouvé ton petit mot.
Ils firent tinter leurs canettes l’une contre l’autre.
– Si on ne vous avait pas pris en voiture, vous seriez arrivé en retard ? essaya Desportes pour ne pas être mise à l’écart trop rapidement.
– Vous m’auriez pris en voiture, de toutes façons.
– De toutes façons… nous aurions pu arriver de l’autre côté ? insista-t-elle.
Elle cherchait la faille.
– Nous l’aurions pris de toutes façons, intervint Varèse, parce que son message spécifiait le Benny’s à vingt miles de Durango en sortant de la ville. Je savais de quelle direction nous devions arriver pour prendre Ulysse au passage.
– Ah !
Ils restèrent silencieux. L’héritière avait laissé tomber son interrogatoire.
– Pourquoi Durango ? demanda enfin Varèse en sauçant le jaune d’œuf qui faisait une flaque poisseuse au milieu de son assiette.
– Seiza est dans le coin. J’ai pensé qu’il était plus simple de se donner rendez-vous ici et de la retrouver ensemble plutôt que d’essayer de la faire venir à nous. Tu la connais : elle n’a jamais été très disciplinée.
– Dans le coin ? répéta Desportes.
Varèse se demanda si l’obstination de l’héritière était un effet secondaire de sa clandestinité.
– La ville troglodyte de Mesa Verde, expliqua Ulysse. Nous pouvons y être en deux trois heures. Nous l’y retrouverons, ce soir. Elle organise une petite party.
Varèse ne demanda pas au pirate de quoi il retournait exactement : il lui faisait confiance. Quant à savoir ce que sa Japonaise préférée (qui devait avoir trente ans maintenant) pouvait bien organiser dans l’ancien site Anasazi, il s’attendait au pire comme au meilleur : les otakus n’avaient jamais été réputés pour leur sens de la mesure.
– Elle n’est pas au courant de notre arrivée ? s’informa-t-il.
– Je ne pense pas.
– Il s’agira donc d’une « surprise » party, conclut Desportes qui faisait des efforts surhumains pour se mettre au diapason des deux hommes.
Le vieux pirate s’essuya la bouche avec une serviette de papier qu’il plia avec précaution et il farfouilla à l’intérieur de sa veste. Il en ressortit deux jeux de cartes plastifiées qu’il tendit l’un à Varèse l’autre à Desportes.
– Voici ce que tu m’as demandé. Il n’y a pas de photos mais je vous ai fait du provisoire. Ils remplacent vos anciens papiers, déclarés volés. Ils sont valables deux mois. J’espère que ça suffira.
– Je suis sûr que ça suffira, confirma l’ancien agent en pensant à l’échéance du 31 décembre dont un peu plus de trois semaines les séparaient à peine.
– Carte d’identité et permis de conduire pour chacun. Je les ai commandés à celui qui me fournit depuis mon départ de la Sûreté.
– Belle ouvrage, apprécia Varèse en faisant tourner les cartes dans la lumière.
– J’ai été condamné par les fédéraux avec des faux de la même main, raconta Ulysse. Le Ministère de la justice me connaît sous l’identité de Ricardo Manolete, né à la Paz en 1929. Amusant, non ?
– Je te revaudrai ça.
– Au centuple, j’espère.
L’héritière contemplait son permis de conduire avec un air rusé. Elle lut son nouveau nom à voix haute, un nom qui sonnait la clandestinité et l’aventure. Varèse ne lui avait pas menti en l’assurant que le pirate ne ferait pas de faute de goût :
– Jessica Mydek. Pas mal.
– Quoi ? ! s’exclama l’ancien agent.
Il avait empoché ses papiers sans prendre la peine de lire son nom d’emprunt.
– Tu n’aurais pas osé ? (il sortit son permis de conduire et lut :) Anthony Parkin !
– Parkin, c’est pas mal non plus ? essaya Desportes. Mydek et Parkin. Parkin et Mydek. Mydin et Parkek.
Le pirate avait les yeux d’un gamin qui vient de jouer un bon tour. Deux reflets en forme de têtes de mort glissèrent tout à coup sur ses prunelles. Ils n’échappèrent pas à Varèse alors qu’Ulysse leur expliquait en commençant par la milliardaire :
– Ma chère Jessica, vous êtes atteinte d’un carcinome cérébral, une tumeur maligne qui ne vous laisse qu’un court répit dont vous devriez profiter au mieux. Quant à toi, Anthony (il se tourna vers Varèse et posa la main sur son avant-bras), tu es leucémique au dernier stade. Le mal n’a plus grand-chose à ronger. Il te reste trois semaines, à tout casser.
Ulysse ne s’était pas départi de son sourire pour annoncer ces bonnes nouvelles. Les petites têtes de mort dansaient maintenant au fond de ses yeux.
– C’est de l’humour ? demanda l’héritière à l’ancien agent en couvant le pirate d’un air soupçonneux.
– Mydek et Parkin sont deux virus inventés par Ulysse, expliqua Varèse, deux chaînes de lettres sympathiques dont le but était d’embouteiller le Réseau à long terme. Vous receviez un message décrivant le sort réservé à cette pauvre Mydek, ou à ce malheureux Parkin. Et pendant ce temps là, le même message repartait sur le Réseau en utilisant les adresses contenues dans votre carnet personnel.
– Comme ces courriers que l’on reçoit par la poste, renchérit le pirate. Vous savez ? « Renvoyez cette lettre à cinquante exemplaires, et vous gagnerez deux mille dollars. » Sauf que la machine se chargeait de la correspondance sans vous demander votre avis.
– Quel intérêt ?
– Emmerder le monde, répondit crûment le pirate. C’est aussi une de mes prérogatives.
– Ça sature le Réseau. Ulysse a paralysé toutes les messageries de la Bell American Company pendant deux semaines, indiqua Varèse. Pour le plaisir.
Desportes trouvait cette façon de s’amuser assez particulière. Elle se rappela qu’elle avait affaire à des originaux.
– Bon, accepta-t-elle. Mydek et Parkin, je trouve tout de même que ça sonne bien.
Son nom lui plaisait décidément beaucoup.
– Tant mieux, murmura Varèse pour clore le débat.
– Bien ! (Elle tapa dans ses mains.) Lorsque nous aurons trouvé cette Seiza, nous serons au complet ?
Ulysse et Varèse hochèrent la tête. Le vieux pirate observait Varèse du coin de l’œil. Il estimait qu’il était temps qu’on l’affranchisse sur ce qu’on attendait de lui. Et que venait faire Desportes dans cette histoire ? Elle devait balancer un scoop, aux dernières nouvelles. Qu’est-ce que sa présence aux côtés de Varèse signifiait ?
– Avant que nous ne vous expliquions ce pour quoi vous avez été contacté, reprit Desportes, il faut que j’y retourne. Excusez-moi.
Elle sortit du Benny’s au pas de course et se dirigea dans un premier temps vers les toilettes au seuil desquelles elle s’arrêta pour observer les deux hommes, de loin, au travers de la baie vitrée. Ils étaient en train de discuter et n’avaient que faire de ce qui se passait à l’extérieur.
Desportes courut jusqu’à la cabine téléphonique plantée au milieu du parking et respira en voyant que c’était un modèle récent qui acceptait les cartes de crédit. Elle n’avait pas une pièce de monnaie sur elle. Elle prit l’écouteur, inséra sa carte et composa le numéro de son correspondant en jetant autour d’elle des coups d’œil rapides. Le signal traversa les États-Unis et s’arrêta sur un point de la côte Ouest. Son interlocuteur décrocha sans même laisser le temps au téléphone de sonner.
*
Notre amie lectrice ami lecteur sera peut-être un peu désappointé en apprenant que la salle impossible dans laquelle nous l’avons déjà fait rentrer par deux fois sans lui montrer le moyen d’en sortir changeait de destination par rapport à ses utilisations précédentes.
Nous l’avions d’abord arpentée dans le cadre d’une discussion confidentielle entre l’un des conspirateurs et l’homme de mains. La salle avait ensuite servi de décor à ces grandes réunions durant lesquelles tous les fauteuils sont utilisés et où les échanges vont bon train. L’espace clos et replié sur lui-même était maintenant animé par de vifs éclats de voix. Les trois pièces gris anthracite étaient tous là sauf un : le fauteuil du conspirateur japonais était vide. Et cette lacune constituait une entorse à la charte d’utilisation tacite de cet endroit telle qu’elle avait été définie lors de sa création.
– La perte des bombardiers aurait dû les faire réagir ! criait l’allemand en tapant du poing sur la table.
– Allez donc faire un tour dans les couloirs du Pentagone, de l’ONU, de certains palais de Bagdad ou de Belgrade ! contesta l’américain. Vous verrez s’ils ne réagissent pas.
Le conspirateur français menait les débats et il attendait, debout, que les invectives s’éteignent. Il prit la parole une fois le silence quasiment absolu :
– Six avions furtifs abattus par l’ennemi en moins de dix minutes et vous vous plaignez, homologue ? (Il parlait à l’Allemand.) Nous aurions pu vitrifier le Capitole, le résultat aurait été le même. Tous, je dis bien tous les services secrets sont sur les dents et en état d’alerte maximum. Agents du monde entier unissez-vous ! lança-t-il à la cantonade. Vous allez passer un très mauvais mois de décembre.
Le Teuton n’en démordait pas :
– Le but de la phase deux était bien d’effrayer les Puissants afin d’obtenir l’autorisation d’utiliser nos clés, d’ouvrir la Caisse et de la transférer sur une unique machine ? !
Je le suivais tout à fait dans cette démonstration technique. En tant que majordome, j’ai été conçu pour obéir aux ordres venant des Puissants avant de passer par les conspirateurs comme ils aiment à se désigner. Je n’avais toutefois eu connaissance d’aucun ordre de la part des premiers me permettant de penser que les seconds avaient le droit le plus infime de toucher à la Caisse dans les prochaines vingt-quatre heures.
– Et la phase deux est en cours, comme prévu, rassura le français.
– Les Puissants ont demandé un rapport sur les risques encourus par la Caisse en cas de bug, indiqua l’italien.
– Un rapport ? (L’Allemand tapa à nouveau sur la table fort heureusement indestructible.) Un rapport qui sera rendu le 24, consulté en commission extraordinaire le 27 et appliqué le 3 janvier, une fois qu’il sera trop tard !
– Nous savons que les choses vont changer sous peu, avança l’espagnol, une pointe de mystère dans la voix.
Je dois avouer que le sens de cette phrase m’échappa à ce moment. Il est vrai que je ne m’étais pas encore éveillé à la conscience.
– L’Allemand a raison, embraya le Français. Il ne faut pas compter sur la rapidité de réponse de l’administration pour obtenir le feu vert que nous attendons.
Il marqua une pause, un effet théâtral. À moins qu’il n’ait voulu reprendre sa respiration, ce dont je doutais fort vu l’inexistence d’atmosphère qui caractérisait la salle de réunion.
– Nos efforts ont précédemment porté sur l’amorce et l’entretien d’une paranoïa mondiale concernant Y2K, rappela-t-il. Et nous pouvons, sur ce point, nous estimer satisfaits. Il a par contre toujours été entendu entre nous que jamais les Puissants n’agiraient pour protéger la Caisse tant que celle-ci ne serait pas directement visée par le bug. Nous avons discuté des moyens à entreprendre pour que cela advienne. L’idée du sacrifice d’une des huit parts et de son représentant s’est imposée à nous comme la seule susceptible de faire réagir nos maîtres. La victime s’est désignée d’elle-même, par sa trahison. (Quelques faces de mercure se tournèrent vers la place vide.) Et sa mort a été votée, ici même, à l’unanimité.
– Êtes-vous certain que nous conserverons nos prérogatives si nous venons à perdre un de nos membres ? demanda le conspirateur anglais, toujours pointilleux sur les problèmes de procédures.
Le Français se tourna vers lui :
– Le cas de figure a été prévu par l’article deux du protocole de Yalta concernant le vote et la représentation : « les décisions du Conseil de Sécurité pourront être avalisées par un vote de sept membres seulement. »
– Ils n’étaient que trois et ils avaient pensé à tout, remarqua l’américain, admiratif.
– Si le remords vous taraude, Messieurs, si l’idée de l’exécution d’un des nôtres hante vos nuits, ajouta le Français, songez que la Fortune sera bientôt de notre côté.
Les discussions reprirent de plus belle autour de la table alors que le conspirateur français se rasseyait. Il s’était tu mais je pouvais entendre la tempête qui soufflait sous son crâne. Son esprit sombre était agité par des orages impétueux. Son écorce était brûlante et bouillonnante comme celle d’une coulée de lave.
Les impulsions électriques sont difficiles à lire directement sur le sujet et doivent correspondre à ce que vous, lectrice lecteur, nommez sentiments. Je sentais donc (si vous me permettez l’expression) dans l’esprit de cet homme torturé, double et démoniaque une ambition absolue et une soif de pouvoir hors norme. Je l’abandonnai à son tumulte intérieur, totalement incompatible avec le silence monacal que j’étais apparemment le seul, ici, à apprécier.
*
Ulysse avait patiemment écouté Desportes et Varèse lui raconter leur histoire. Apprendre que Varèse avait eu pour première idée d’exécuter la milliardaire afin d’assouvir sa vengeance ne l’avait pas étonné outre mesure : c’était bien dans le style de l’ancien agent de se lancer dans ce genre d’entreprise froidement préméditée. Découvrir l’existence de la Caisse, sa genèse et le travail de sape entrepris par ceux qui en détenaient les clés pour la vider en toute impunité l’avait amusé, sans plus.
« La réalité dépasse toujours la fiction » se plaisait à répéter le vieil Ulysse dès qu’il en avait l’occasion.
L’après-midi touchait à sa fin et il en savait maintenant autant qu’eux. Ils s’étaient mis en route pour retrouver Daria Seiza et compléter l’équipe.
Il leur avait fallu deux bonnes heures pour atteindre Mancos que traversait la 160. Ils s’étaient engagés sur le chemin de terre qui grimpait vers le parc de Mesa Verde. La saison touristique était terminée depuis la mi-octobre et les échoppes aux volets clos, les panneaux publicitaires grinçant dans les bourrasques, les fagots de poussières traversant la rue principale avaient donné à Desportes et Varèse l’impression de traverser un village du temps de la conquête de l’Ouest.
Ulysse jetait sur cette désolation un regard empreint de sérénité : il s’était toujours senti à l’aise dans les terrains vagues, les friches et les bordures, qui représentaient à ses yeux autant de zones d’échanges à ciel ouvert entre la mort et la vie. Maintenant qu’il quittait l’une pour rejoindre l’autre…
– Nous aurons besoin d’une planque pour agir à couvert, lança-t-il depuis la banquette arrière.
Desportes lui répondit via le rétroviseur :
– Je me charge de la planque.
Le vieux pirate replongea dans la contemplation du paysage. Ils roulaient maintenant sur une route défoncée qui serpentait entre deux rangs d’épineux serrés qui griffaient les enjoliveurs. L’Oldsmobile soulevait derrière elle un nuage de poussières impressionnant.
Ils arrivèrent à l’entrée du site à la nuit tombée. Un parking accueillait une vingtaine de voitures. Quelques bicoques de souvenirs étaient fermées jusqu’à l’été. Personne de visible. La route s’arrêtait là. Varèse roula jusqu’à une palissade derrière laquelle un chemin grimpait jusqu’à un promontoire.
– Je crains qu’il ne faille continuer à pied, avança Ulysse.
Desportes grommela. Varèse sortit de la voiture et prit son sac à dos. Ulysse ouvrit sa valise sur le coffre de l’Oldsmobile. Il en retira deux lampes torches qu’il tendit à Varèse et à l’héritière. Un vent frais soulevait les cheveux de Desportes qui essayait de se réchauffer en se frottant les bras.
– On peut s’estimer heureux, dit Ulysse. L’endroit est normalement soumis aux tempêtes de neige à cette période de l’année.
Un grondement lointain roula jusqu’à eux depuis les profondeurs de la vallée.
– … et aux orages, compléta Varèse. Quelle idée d’organiser une party à Mesa Verde ! (Il essaya sa lampe qui transperça la nuit d’un rayon transversal.) On est encore loin ?
– Une heure, lâcha Ulysse.
– Une heure ? ! hurla Desportes (Le vent soufflait de plus en plus fort.) Ne comptez pas sur moi pour crapahuter là-dedans. (Elle tourna sa torche vers le chemin aussi accueillant qu’une impasse du Lower East Side). Je vous attends dans la bagnole.
– Vous n’êtes pas forcée de venir, concéda Varèse.
L’héritière contemplait l’Oldsmobile en essayant d’estimer la valeur d’abri qu’elle pouvait représenter. La voiture ressemblait en cet instant à un long cercueil de chrome et de métal noir posé au milieu du parking.
– En nous pressant un peu, nous arriverons avant l’orage, annonça Ulysse en poussant la palissade. (Il s’arrêta et leva un index vers le ciel.) Je crois avoir lu quelque part que la probabilité d’un éclair s’abattant sur une voiture en stationnement était de l’ordre de 1 pour 325.
– Je me souviens de ce papier ! renchérit Varèse. Il disait aussi qu’une femme seule, la nuit, au fin fond du Colorado, avait 1 chance sur 46 de tomber sur un maniaque sexuel.
Il disparut derrière Ulysse dont le rayon de la torche balayait le chemin devant lui après avoir lancé à Desportes sur un ton guilleret :
– À tout à l’heure !
– Bande de crétins, cracha-t-elle avant de courir pour les rattraper, abandonnant le parking aux orages et aux psychopathes à qui elle souhaita de passer du bon temps, mais sans elle.
*
Même le chemin de mules qui menait à Taliesin avant que son père n’aménage l’héliport était meilleur que le sentier conduisant à Mesa Verde. Les épineux essayaient de cingler le visage de l’héritière et des éclairs blancs illustrés par des grondements de plus en plus soutenus indiquaient que l’orage serait bientôt sur eux.
– Bonjour ma cousi-ine, bonjour mon cousin le chien, chantonna Desportes en trébuchant contre une racine torve qui traversait le chemin.
– Qu’est-ce que vous dites ? demanda Varèse, en deuxième position dans la petite colonne.
– Je dis… Je dis qu’on peut marcher à tout moment sur un serpent à sonnettes.
– Les serpents à sonnettes n’aiment ni les orages ni les sites touristiques, inventa Varèse. Et nous faisons assez de bruit pour effrayer un troupeau de buffles.
Un coup de tonnerre très proche marqua la fin de sa phrase.
– Buffle toi-même, grogna-t-elle en se protégeant d’une branche hérissée de piquants qui fonçait vers son visage.
Desportes allait demander s’ils étaient encore loin lorsque la terre se déroba tout à coup sous ses pieds. Elle glissa le long d’une sorte de toboggan long d’une dizaine de mètres et se réceptionna sur un tapis de feuilles mortes et d’épines de pins. Elle avait lâché sa lampe mais l’endroit était éclairé. « J’ai dû tomber dans une grotte ou un truc dans le genre » se dit Desportes en se relevant et en regardant autour d’elle.
Des racines sortaient des parois. Une lumière phosphorescente (dans les verts et les violets) les éclairait de place en place. Il y avait des iguanes, des serpents et des lézards gros comme l’avant-bras, accrochés aux racines, posés par terre, pendant du plafond. En plastique. Sinon elle se serait mise à hurler sur l’instant sans pouvoir s’arrêter. Le décor était de l’ordre du grand guignol : il aurait pu être fait avec des boîtes d’œufs et du polystyrène.
Françoise Desportes se demanda si elle n’était pas tombée au milieu du tournage d’un film de série B.
Des haut-parleurs diffusaient en boucle un morceau de musique classique qui faisait penser à du Grieg. Desportes avança, franchit un coude et s’arrêta, stupéfaite. Une silhouette noire comme la nuit avançait vers elle en soufflant. Le personnage portait une grande cape qui descendait jusqu’au sol. Ses poings de cuir noir étaient refermés sur un objet en forme de bâton de relais, lumineux.
Deux mains puissantes se posèrent sur ses épaules et la tirèrent violemment en arrière. Varèse se planta devant l’épouvantail de cuir et de toile qui s’était arrêté et hésitait sur la marche à suivre. Cinq mètres les séparaient l’un de l’autre. L’ancien agent ploya les genoux, plia les bras, et se mit en position de combat façon boxe française.
– Alors Dark, on fait moins le malin maintenant ? lança-t-il le plus sérieusement du monde.
Il ne lui laissa pas le temps de répondre et chargea le polichinelle en hurlant, tel Han Solo en son temps dans les couloirs de l’Étoile Noire. Dark Vador lâcha son sabre laser et prit ses jambes à son coup. Desportes les suivit à une distance prudente. Varèse rattrapa Vador en moins de dix secondes. Ce dernier courait vers un rideau de perles qui fermait le couloir. Varèse effectua un bond prodigieux, ceintura le serviteur du côté obscur et ils traversèrent le rideau en roulant dans la poussière. Il y eut un bruit de lutte de l’autre côté. Desportes approcha à tâtons, écarta les perles avec précaution et découvrit une nouvelle scène qui n’était pas moins étrange que la précédente.
Varèse et le Seigneur des ténèbres se trouvaient au centre d’une salle ronde et rustique. Deux trous faisaient office de fenêtre et de porte. Elles étaient ouvertes sur une faille au fond de laquelle roulait le tonnerre. Une trentaine de personnes étaient réunies dans la pièce. Certaines s’étaient levées pour ne pas être piétinées par les lutteurs, les autres étaient restées assises en tailleur sur le sol et observaient le combat sans réagir. Varèse se releva. Vador était empêtré dans son déguisement. Il retira son casque. Desportes découvrit la face congestionnée d’un homme d’âge mûr visiblement outré.
– Ce type est malade ! éructa-t-il en désignant Varèse.
Le pseudo Vador avait du mal à respirer et l’ancien agent craignit un court instant que son intervention un peu musclée n’ait provoqué chez lui quelque chose comme une crise d’asthme carabinée. L’homme extirpa une bombe de Ventoline de son costume. Il l’inhalait goulûment lorsqu’une jeune fille habillée d’une robe de lin blanc apparut dans le cadre de la porte.
Tous les visages se tournèrent vers elle. Elle s’approcha de Vador et l’aida à se relever. Puis elle se dirigea vers Varèse et le fixa sans mot dire, quelques instants. L’ancien agent enlaça tendrement ses épaules et posa un baiser sur son front.
La jeune femme avait un visage d’une délicatesse asiatique encadré de part et d’autre par d’épais macarons de cheveux noirs. Son teint était de nacre. Desportes s’interposa entre Varèse et Seiza, car ce ne pouvait être qu’elle, en découvrant les incisives :
– Je suis Jessica Mydek.
Elle tendit une main aux doigts crochus dont Seiza se saisit avec politesse en répondant d’une voix charmante :
– Je suis Daria Seiza.
– Princesse Seiza pour les intimes, ajouta Varèse en l’enlaçant à nouveau. Tu es passée du côté obscur de la Force ma grande ?
« Ma grande ! » se gaussa Desportes. Cette gamine était haute comme trois pommes à genoux.
L’héritière contempla l’assistance. Elle était surtout masculine. Tous avaient entre trente et quarante ans, l’air cultivés. La moitié portait des lunettes, détail stupide qui retint toutefois son attention. Ils donnaient l’image d’universitaires réunis pour un stage de poterie cordée ou de redécouverte du moi spirituel.
– Allons discuter à l’extérieur, dit Seiza. Nous dérangeons la méditation.
Varèse suivit la princesse. Il prit Desportes par la main qui se laissa faire comme une petite fille. Elle découvrit qu’une vague de chaleur parcourait sa colonne vertébrale de bas en haut et de haut en bas lorsqu’il la tenait ainsi. Elle n’avait aucune envie que ça s’arrête.
Ils se retrouvèrent au bord d’une terrasse qui descendait par paliers sur une cinquantaine de mètres. Elle supportait une succession d’édifices en ruines, certains rectangulaires à un ou deux étages, d’autres ronds. D’immenses citernes étaient creusées dans ses fondations (à moins que ce fût d’anciens enclos). Des escaliers, des échelles, des rampes dessinaient un labyrinthe fantastique, un terrain de jeu pouvant ravir tout adulte ayant gardé un peu de l’enfant en lui. Varèse était de ceux-là : il se sentit emporté par un merveilleux sentiment d’allégresse.
La voûte de grès qui avait fait la renommée de l’endroit recouvrait les ruines, dix mètres plus haut. La masse de pierre en surplomb défiait les lois physiques depuis tant de siècles que celles-ci semblaient avoir abandonnées. Desportes serra un peu plus sa main dans celle de Varèse.
Un éclair balafra le ciel derrière la colline. Le coup de tonnerre gronda sous la voûte avec une force fabuleuse. La pluie se mit à tomber, drue, au-delà de l’auvent naturel, dessinant un million de lances obliques entre le monde et eux.
– Bienvenue à Teotwawki ! clama Seiza par-dessus le vacarme des éléments. Cité de la peur, du passage et du renouveau !
– J’ai déjà entendu parler de ça, murmura Desportes.
– The End Of The World As We Know It, expliqua Seiza, la fin du monde tel que nous le connaissons. C’est le sigle que nous utilisons pour nous rassembler.
– Je suppose que Teotwawki est le point le plus éloigné du centre de l’univers… avança Varèse.
– … si tant est que l’univers ait un centre, compléta la princesse. Tu as vu juste.
L’héritière contemplait l’échange sans comprendre quoi que ce soit. Seiza et Varèse parlaient par codes ? Sans doute un reliquat des Taupes.
– Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? reprit Varèse sur un ton plus sérieux (il montra la baraque ronde dans laquelle ils avaient déboulé) Qu’est-ce que tu fabriques ?
– Je prépare le prochain millénaire, Max, comme toi.
– Organisatrice de séminaires new age ?
– Grande prêtresse de la troisième Rebel Session, corrigea-t-elle. Nous sommes réunis, ici, ce soir, pour retrouver l’ancien savoir des chevaliers Jedi, une science que les Anasazi possédaient avant que les garçons vachers ne les déciment. La Force est de plus en plus… palpable (Elle ouvrit les mains et leva la tête vers le ciel de pierre. Un nouvel éclair rendit sa robe de lin transparente une fraction de seconde.) La Force que tout chevalier Jedi ne peut comprendre s’il n’a, auparavant, affronté ses propres peurs.
Seiza se tourna vers Desportes qui se demandait ce qu’elle faisait dans cet asile de fous sans clôtures ni gardiens.
– Et ça rapporte ? demanda Varèse.
La Japonaise répondit sur un ton badin :
– Ces cinglés ont de l’argent et sont prêts à gober n’importe quoi.
Seiza descendit un escalier en leur faisant signe de la suivre. L’héritière suivit, bon gré mal gré. La situation était redevenue claire : ils étaient tombés au milieu d’un rendez-vous de millénaristes adeptes de Star Wars et Seiza les guidait comme des moutons. Mais un point la dérangeait encore. Elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Varèse s’en chargea à sa place.
– Tu n’as pas l’air très étonnée de nous voir ?
Non seulement elle n’avait pas l’air étonnée, mais Seiza semblait même les attendre.
– Je devrais ? demanda la princesse en se retournant vers eux.
Varèse l’arrêta. Il avait fini de jouer et cela plut infiniment à l’héritière.
– Sais-tu pourquoi nous sommes ici ?
– Vous avez vu de la lumière (un éclair déchira le ciel à nouveau) et vous êtes rentrés ?
Desportes glissa à Varèse de manière à ce que Seiza entende :
– Mieux vaut laisser tomber et repartir tout de suite. Je ne vois pas comment elle pourrait nous aider.
Daria Seiza planta son visage à quelques centimètres de celui de Desportes :
– C’est Mademoiselle Mydek qui a besoin d’aide pour sa tumeur ou Françoise Desportes qui voudrait la peau de ceux qui font tout pour qu’elle se taise ?
Seiza planta l’héritière sur cet entrechat et emporta Varèse dans son sillage. Desportes resta interdite. L’ancien agent revint sur ses pas et la prit à nouveau par la main en lui disant :
– Ulysse est plein de manières et Seiza pleine de surprises.
*
Ils dévalèrent le premier escalier vers un bâtiment carré duquel émanait une vive lumière. Seiza les précéda à l’intérieur. Ils retrouvèrent le vieux pirate assis devant un ordinateur portable. La princesse se pencha au-dessus de son épaule et consulta l’écran :
– Déjà trente-deux réponses ? Sur combien de sites ?
– Une bonne centaine. On dirait que tout le monde attendait ton coup de fil ma belle.
Des colonnes de chiffres dévalaient les unes derrière les autres, des fenêtres s’ouvraient et se refermaient, un téléchargement de fichiers incessant qui s’organisaient sur l’unité centrale du portable en de multiples ramifications.
– Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Varèse.
Ulysse ouvrit un fichier, au hasard. Le traitement de texte déploya un parchemin électronique sur lequel les pixels gravaient une série de propositions qu’il parcourut rapidement : « Plantation de balises antipollution aux pôles Nord et Sud. Création d’un site d’observation indépendant pour traiter l’effet de serre et le trou de la couche d’ozone. Organisation d’une flottille de destroyers spécialisée dans la destruction des baleiniers russes. Achat et sauvegarde de la forêt tropicale encore existante. Etc. Etc. » Le texte était signé du Groupe de Libération de la Toile, basé dans le Gondwana.
Ulysse en ouvrit un second et d’autres propositions utopistes, irréalisables, défilèrent à l’écran : « Armement des civils opprimés. Réseau de surveillance satellitaire pour la paix. Île prison pour les dictateurs. » Il y avait dans cette machine de quoi refaire le monde une bonne dizaine de fois. Et, s’il y avait trop de propositions pour la Terre, il y en aurait assez pour Mars et tous ses satellites.
– C’est vraiment une idée fantastique, poupée, reprit Ulysse.
Il avait l’air au comble du bonheur et Varèse se demanda si c’était le fait de retrouver les machines qui lui avaient été interdites ou celui de réceptionner ces inepties.
– C’est toi qui as mis Daria au courant ? lui demanda l’ancien agent avec un soupçon de reproche dans la voix.
Il fit non de la tête.
– Alors, comment es-tu au courant ? insista Varèse en s’adressant à Seiza.
Desportes observait la scène depuis le mur de la kiva contre lequel elle s’appuyait.
– Tout se sait, répondit-elle simplement.
– Que sais-tu ?
Seiza soupira devant l’obstination dont l’ancien chef d’équipe faisait preuve. Elle compta sur ses doigts :
– Yalta, la Caisse, les 8 membres, le bug bidon, l’enquête de Mademoiselle (elle désigna Desportes), la mort de ta femme (elle appuya son regard pour faire comprendre à Varèse qu’elle était prête à partager sa douleur, s’il le désirait), la disparition d’Oscar Tripper…
– Comment pouvez-vous savoir quoi que ce soit au sujet d’Oscar ? ! explosa Desportes.
Non seulement cette gamine flirtait avec Varèse, mais en plus elle en savait autant qu’elle sur ce qui avait été diffusé sous le sceau de la confidentialité. Soit Ulysse ou Varèse avaient parlé, soit elle savait où se trouvait Oscar. Seiza se pencha sur la machine qui continuait à travailler et ouvrit une connexion parallèle. L’héritière vit que l’adresse qu’elle rentrait à la main contenait le mot otage. Une page d’accueil en forme de diaporama apparut. Seiza descendit jusqu’à une vignette et l’agrandit. L’image d’Oscar qui avait été envoyée à l’héritière occupa tout l’écran, en moins bonne définition.
– Comment ? demanda Desportes d’une voix blanche.
Elle ne parvenait pas à quitter le portrait des yeux.
– Mafias, piratage, détournement de faisceaux satellites… répondit Seiza. Je ne sais pas qui gère ce site. Il change régulièrement d’adresse. Mais le petit malin qui est derrière ces pages l’a su. Donc je le sais. Je suis désolée.
Seiza était-elle désolée pour Oscar ou pour le fait que tout se savait ? se demanda Desportes.
– Pas mal, murmura Varèse en contemplant l’écran.
L’ancien agent appréciait-il les possibilités de la Toile ou la qualité du cliché pris par les preneurs d’otages ? Desportes se força à respirer calmement pour garder toute sa tête.
– Nous vivons dans un monde de spéculations, de propositions, d’informations, reprit Seiza. Si vous saviez le nombre d’heures que je perds à papoter sur la Toile… À croire que seuls des concierges insomniaques l’utilisent.
Desportes mit le problème Oscar de côté. Elle devrait de toutes façons passer par la case conspirateurs avant de pouvoir l’atteindre.
– Comment pouvez-vous être au courant pour la Caisse ? aboya-t-elle.
– La Caisse ? (Seiza ouvrit de grands yeux étonnés.) Ça fait plus de dix ans que cette histoire traîne sur le Réseau. Depuis Tchernobyl.
– Tchernobyl ? Aucune puce Millenium n’a jamais équipé la centrale, affirma l’héritière.
– Bien sûr que non. Mais vos petits amis ont d’abord essayés avec les Russes, pour voir. Et ils se sont vite rendu compte que leur technologie n’était pas assez fiable pour éviter qu’une simple alerte ne se transforme à chaque fois en cataclysme. La planète aurait explosé bien avant l’an 2000 s’ils avaient continué sur cette voie.
Varèse et Desportes restèrent silencieux quelques instants. Seiza se tourna vers l’ancien agent :
– Je suis heureuse que tu nous aies rassemblés, Max. Je ne suis pas contre un dernier tour de piste, moi non plus. (Elle se mordit la lèvre inférieure.) La question étant maintenant de savoir ce que vous comptez faire quand nous aurons trouvé les conspirateurs.
– Je pense que Mademoiselle Desportes sera pressée de libérer Oscar, avança Varèse. Pour ma part, l’idée de contrecarrer leurs plans ne me déplaît pas.
– Contrecarrer leurs plans… les empêcher de vider la Caisse ?
Varèse fit oui de la tête. Il se demandait où Seiza voulait en venir. Elle se tourna vers l’un et l’autre en résumant :
– Tu veux ta vengeance ? Ulysse, tu es désintéressé, comme d’habitude, je suppose ? Ton côté philanthrope… Et vous (elle s’adressa à Desportes), vous faites ça pour retrouver Oscar ?
– Et toi, qu’est-ce que tu veux ? lui demanda Varèse pour mettre fin à l’interrogatoire.
– Moi ? Je veux sauver le monde, répondit-elle simplement. Pour ça il faut des idées (elle montra l’écran sur lequel continuaient à défiler les fichiers) et de l’argent. Beaucoup, mais alors beaucoup d’argent.
Varèse et Desportes comprirent où la jeune prodige voulait en venir. Ulysse savait déjà.
– Nous n’allons pas les empêcher de nuire… commença Varèse.
– … mais les laisser vider la Caisse… continua Desportes.
– … pour les cambrioler une fois qu’ils auront fait le boulot, acheva Varèse. (Il imagina la situation telle qu’elle était en train de se dessiner.) Je préfère la seconde version à la première. Et ça ne nous empêchera pas de retrouver Oscar.
L’idée lui plaisait. Elle apportait une petite touche d’élégance à la froide vengeance qui l’animait. Les sommes étaient de toutes façons trop colossales, trop abstraites, pour que l’appât du gain fasse ici son œuvre. État d’esprit que partageait silencieusement Ulysse. Desportes avait manié des chiffres toute sa vie. Et la nouvelle perspective pavée de lingots d’or qui s’ouvrait devant elle la faisait un peu chanceler. Quant à Seiza, au-dessus du monde et de ses réalités, elle savourait par avance le bon coup que la communauté d’utopistes allait jouer aux maîtres du monde une fois cette histoire terminée.
– Ils rassembleront la Caisse sur un seul serveur, reprit Seiza qui s’y voyait déjà. Si nous parvenons à l’atteindre, je vous promets que le majordome me mangera dans la main comme un caniche à son pépère.
– Quel majordome ? demanda Desportes qui n’avait apparemment pas consulté le cd-rom comme elle le devait.
– L’entité électronique qui gère ce genre de machine, l’informa Ulysse. Une sorte d’Intelligence Artificielle, comme dans les livres de science-fiction, mais en plus bête.
– Et je vous promets que lui aussi il trouvera ça cool de sauver les baleines et l’Amazonie.
Varèse imagina la Caisse, pur produit du capitalisme triomphant, se vidant sur les milliers de comptes en banques des associations humanitaro-écologico-libertaires qui envoyaient en ce moment leur participation. Seuls des prodiges comme Seiza pouvaient avoir des idées aussi cinglées et se donner les moyens de les réaliser. Ulysse s’était levé et s’esclaffait en donnant de grandes claques dans le dos de l’ancien chef d’équipe.
« Les Taupes en grande forme » se disait l’héritière que tout le monde avait oubliée.
Elle, ne trouvait pas ça « cool » de voir Seiza dans les bras de Varèse. Ni de savoir que de stupides et ineptes mammifères marins allaient peut-être profiter d’une fortune qui devait être sienne et sans partage.
*
Françoise Desportes suivait les festivités des fanatiques de Star Wars depuis une distance prudente. Les adeptes avaient passé une bonne partie de la soirée à essayer de soulever des objets par la seule force de la pensée. Puis des groupes de discussions s’étaient formés, imaginant la société du futur, la mort du monde moderne, le nouveau règne de la communication et de l’amour.
Ces adolescents attardés et détachés de la réalité n’inspiraient pas plus confiance à Desportes que les hommes sans visages qui retenaient Oscar. D’autant plus depuis que Seiza leur avait annoncé publiquement l’espèce de croisade dans laquelle Desportes, Ulysse, Varèse et elle-même allaient s’engager pour donner aux êtres de bonne volonté de tous les pays les moyens dont ils avaient toujours cruellement manqué.
La Jeanne d’Arc en armure de lin avait été applaudie, ovationnée, portée en triomphe. Vu la vitesse à laquelle les informations circulaient sur le Réseau, leur entreprise devait être connue par l’ensemble de la sphère branchée qui passait nuit et jour à construire et à détruire des châteaux de cartes numériques. Il était temps de rejoindre Taliesin, maintenant qu’ils étaient au complet, pour voir enfin ce que les Taupes avaient dans le ventre.
Desportes avait donc attendu que la soirée se passe. Une outre pleine d’un liquide infect concocté par Seiza (du trompe-la-mort lui avait-on dit) passait de main en main et laissait sur les visages des masques empreints de béatitude. L’héritière s’était mise à l’écart, se contentant d’une bouteille d’eau qu’une âme compatissante lui avait tendue avant d’aller tutoyer les sphères.
L’homme qui avait piteusement tenté de lui faire aborder les rivages de la peur s’était, à un moment donné de la soirée, approché d’elle. Il avait laissé son costume de cuir sombre dans la mesa abandonnée. Il portait une chemise blanche et un pantalon noir tenu au-dessus de la taille par une paire de bretelles. « Rustique » s’était-elle dit en pensant à la petite maison dans la prairie. Il dansait plus qu’il ne marchait. Et le sourire béat qu’il affichait attestait qu’il avait aussi bien oublié ses problèmes d’asthme que le monde normal partagé par le commun des mortels.
– Nos amis nous écoutent et nous regardent ! lui avait-il hurlé en montrant les quelques étoiles visibles entre les nuages de l’Apocalypse.
– On lui dira, avait marmonné Desportes entre ses dents.
L’homme l’avait abandonnée à sa mauvaise humeur pour aborder un convive plus loquace, lui livrer sa phrase clé et lui montrer le ciel. L’héritière avait suivi son petit manège des yeux, pas très longtemps. Vador s’était écroulé au bout de cinq minutes. Quelques silhouettes s’étaient penchées sur le corps inerte, les bras écartés, le nombril vers la voûte de la mesa.
Le trompe-la-mort avait pris possession de l’ensemble des participants lorsque, la tempête faisant rage, certains s’étaient mis en tête d’aller communier avec les dieux sur le plateau herbeux qui surplombait la mesa. Une colonne s’était aussitôt formée et avait grimpé le raidillon sous les éclairs qui se succédaient. Desportes était la seule à conserver toute sa lucidité. Même Varèse avait été emporté par le tourbillon. Le noble Ulysse dansait une danse chamane avec sa sœur la pluie. L’héritière, transie, se sentait comme une extra-terrestre au milieu d’un parterre de fous heureux. Et, en bonne extra-terrestre échouée sur Terre, elle comptait les minutes en attendant que son vaisseau spatial la ramène enfin chez elle.
Toutefois, elle devait bien reconnaître que les divinités protectrices fêtées en cet instant avaient accordé plus qu’une oreille distraite aux divagations qui leur étaient adressées : personne n’avait basculé dans le vide.
Son vaisseau apparut alors que les forces des fêtards commençaient à s’épuiser. Son rugissement était couvert par les rafales, mais l’apparition eut un effet immédiat sur les millénaristes. Ils s’arrêtèrent, stupéfaits, devant le triangle de lumière qui approchait du plateau alors qu’un faisceau puissant balayait la scène. Varèse, moins parti que les autres, comprit tout de suite de quoi il retournait et se dépêcha de rassembler Seiza et Ulysse, puis de rejoindre Desportes qui marchait déjà vers l’engin fabuleux.
Cette apparition, que l’organisatrice de la troisième Rebel Session n’aurait pu espérer, prouvait enfin que tous les efforts accomplis pour dénoncer les conspirations, pour faire parler les poussières emprisonnées dans des images de mauvaise définition, pour trouver dans le chant des étoiles un hymne à la paix et à l’amour, que tous ces efforts n’avaient pas été accomplis en vain. Déjà, les premières webcams portatives étaient brandies et diffusaient cette image sur le Réseau devant des internautes aux yeux rougis par la veille et par l’espoir.
Et cette image montrait un vieillard en costume gris, une petite princesse en robe de lin, un homme et une femme disparaître dans un triangle de lumière. Le vaisseau coucha l’herbe un bref instant autour de lui avant de s’éloigner comme il s’était approché et de disparaître à son tour, avalé par les nuages, pour retourner dans l’univers des dieux de la Terre et de ceux des autres mondes.
Daria Seiza avait vu des endroits étranges depuis qu’elle avait connu la Révélation.
Le temple otaku de Nagasaki était pas mal dans son genre, avec ses sculptures polychromes bardées de néons. De même, l’immense usine désaffectée qui leur servait d’arène lorsque les clans s’affrontaient dans des courses suicidaires. L’arbre de Totoro avait gardé une place chère à son cœur : elle aimait se perdre dans les racines de la souche fantastique, se laisser tomber telle Alice jusqu’au ventre de l’énorme peluche et s’endormir sur elle lorsque l’angoisse jouait avec ses nerfs comme avec un harmonium.
Il y avait aussi la ferme des manchots patagons. Elle appartenait au diététicien d’Arnold Schwarzenegger. Elle avait croisé la star à plusieurs reprises. Sa musculature incroyable et son sourire carnassier étaient un monde à part entière qu’elle avait parcouru lors de nuits agitées, lorsque son corps réclamait un peu plus que du fantasme ou de la simple extrapolation imaginative.
Daria contempla son corps nu par au-dessus, puis en face dans le grand miroir qui recouvrait la cheminée de sa chambre.
Elle avait gardé des proportions d’adolescente : un mètre cinquante pour à peine quarante kilos. Ses seins ressemblaient à deux demi-pommes sans pigments. Sa toison, aussi noire que ses cheveux, dessinait un triangle équilatéral entre ses jambes fines et sans défauts. Seul l’entour des yeux et quelques plis aux commissures des lèvres indiquaient que Daria allait sur ses trente ans.
Quiconque l’aurait surprise dans cette tenue aurait été troublé par le mélange de maturité et d’adolescence que dégageait son corps, par le charme de cette association subtile dont le monde asiatique avait le secret, conservé aussi jalousement par la Création que les cendres des anciens empereurs au fond de leurs urnes de jade.
Daria aurait aimé que la porte s’ouvre sur Varèse, qu’il la surprenne ainsi. Elle aurait alors ouvert les bras, il l’aurait embrassé, la porte se serait refermée, et ils seraient enroulés dans les draps de satin.
Seiza rouvrit les yeux, calma sa respiration et déambula le long de sa chambre pour chasser la délicieuse obsession. Ils ne s’étaient pas vus depuis longtemps : il fallait bien que son imaginaire réagisse violemment à ce brusque retour en arrière. Seiza aimait, avait toujours aimé Varèse, comme un grand frère, comme un protecteur. Comme un amant. S’il avait voulu l’accepter, elle se serait donnée à lui depuis longtemps.
Elle prit son élan et se cala, en poirier, la tête sur le plancher laqué. Elle contempla le monde à l’envers alors que les images dévalaient dans son esprit comme les grains de sable d’un sablier que l’on vient de retourner.
Elle essaya d’imaginer Desportes nue mais n’y parvint pas. Elle essaya ensuite la même à la tête du conseil d’administration de Millenium. Elle n’y parvint pas plus. Elle la vit alors contre l’épaule de Varèse, abandonnée et heureuse. La scène devint aussi réelle que s’ils se trouvaient devant elle.
Daria se remit sur les pieds et constata que Desportes et Varèse enlacés étaient toujours là, sur son lit (phosphène, obsession ou fantôme d’angle mort). La femme au physique de petite fille accepta la fatalité en haussant les épaules une nouvelle fois.
Chacune de ses images rémanentes s’était vue réalisée depuis la Révélation. Il n’y avait, dans ce cas, pas à tortiller : Varèse n’était pas pour elle, elle le savait depuis le début. Mais il n’était pas interdit d’attendre et si doux de rêver. Cette Desportes… Un point la troublait à son sujet : elle ne parvenait pas à voir l’héritière au-delà de son apparence immédiate, ou seule.
Qu’elle place les images d’Ulysse, de Varèse ou la sienne à côté du spectre de la milliardaire, et celui-ci se matérialisait, il prenait toute sa consistance. Qu’elle les enlève un par un et l’héritière s’évaporait. Desportes était secrète, à tous les niveaux. Et la princesse avait appris à se méfier du secret, surtout lorsque celui-ci était cultivé avec un savoir-faire digne d’un maître Zen.
– Peut-être suis-je trop soupçonneuse ? demanda-t-elle aux arbres géants qui montaient une garde silencieuse, à l’extérieur.
La chambre de Seiza donnait sur l’arrière de Taliesin, sur la colline que la maison recouvrait en partie et dans laquelle, en partie, elle s’enfonçait. Une aire dégagée ménageait un certain recul qui permettait de contempler… d’appréhender le gigantisme de l’armée de séquoias qui protégeait le domaine. L’une des Jeeps qui les avait amenés était garée à la lisière de la forêt. Elle aurait pu aisément passer au milieu de l’arbre qui se trouvait juste derrière elle si un tunnel avait été creusé dans son tronc.
Était-elle vraiment soupçonneuse ? La jalousie qu’elle refusait d’admettre était-elle en train d’œuvrer, sournoise et pernicieuse, tel Godzilla le Fourbe grignotant les bases de l’archipel et provoquant de gigantesques tsunamis ?
Les buts de l’héritière étaient clairs et son parcours tout tracé : les conspirateurs retenaient Oscar Tripper en otage. Desportes s’était associée à Varèse pour le sauver. L’équipe avait été réunie. L’héritière les accueillait maintenant dans son antre secret qui jouerait le rôle de base arrière pour leurs futures opérations.
Seiza avait bien senti une réticence de la part de Desportes, à Mesa Verde, lorsqu’elle avait exposé l’idée de cambrioler les cambrioleurs. Mais l’héritière était peut-être de celles qui ne réagissent qu’après coup : plus ils se rapprochaient de Taliesin plus elle semblait enthousiaste au projet de battre les conspirateurs sur leur propre terrain.
C’en était devenu presque pénible de voir son impatience à se mettre au travail sans tarder, maintenant que le spécialiste des virus, la casseuse de codes et le vengeur masqué étaient réunis. Seiza ne connaissait pas l’impatience. Elle avait appris du bouddhisme le détachement que la solution des réincarnations procure à ses adeptes. Même si elle rejetait l’espèce d’attentisme que cette fatalité impose, elle concevait la réalité comme un gros animal peureux et poilu qui s’enfuit lorsqu’on lui court après et qui vient manger dans votre main lorsqu’on sait l’attendre.
Le bon, le sage, le gros Totoro en était pour elle une parfaite métaphore.
Seiza ouvrit la penderie et se mit à fouiller à l’intérieur. Desportes lui avait alloué sa chambre de jeune fille en lui recommandant de se servir. La garde-robe d’adolescente datait des années soixante-dix. Une véritable mine d’or pour les exigences vestimentaires d’une fashion victim comme la petite otaku. Daria avait quitté Mesa Verde avec sa seule robe de lin et elle comptait bien affronter le monde dans une tenue un peu moins légère. Quant à son sac de voyage, elle l’avait confié à Ulysse avant qu’ils ne s’envolent.
Daria Seiza ne pouvait se permettre de dévoiler à ses adeptes qu’elle se promenait toujours avec ses papiers d’identité, ses cartes de crédits et cinq mille dollars en Travellers. Ç’aurait été contredire l’image de princesse détachée des contingences qu’elle s’appliquait à renvoyer. Depuis qu’elle organisait ces Rebel Session, la moindre de ses paroles avait valeur de prophétie. Et Seiza trouvait son nouveau déguisement de prophétesse particulièrement avantageux tant pour l’ego que pour le reste. Mais elle ne pouvait duper Ulysse et Varèse qui l’avaient connue sous d’autres atours à l’époque où elle travaillait pour la Sûreté française.
Elle porta son choix sur une robe Courrèges en acrylique argenté qui s’arrêtait au-dessus des genoux et sur une paire de bottes en vinyle transparent qui s’arrêtaient juste en dessous. Elle se contempla dans la glace, défit ses nattes rassemblées en macarons et laissa couler ses cheveux noirs sur ses épaules. « Un peu de rouge sur les paupières et ce sera parfait » jugea-t-elle en disparaissant dans la salle de bains.
Elle trouva immédiatement ce qu’elle cherchait dans les vieilles affaires de maquillage de l’héritière. À croire que Desportes et Seiza auraient pu devenir copines si elles avaient fait partie du même monde et si elles n’avaient pas aimé le même homme. Seiza surligna ses yeux aux prunelles d’un vert étincelant de deux traits rouge cardinal.
Un début d’euphorie la gagna, accéléra son cœur et tapissa sa peau soyeuse d’une fine pellicule de transpiration. Elle s’abandonna à l’accélération, à l’exaltation qui durerait encore vingt-quatre heures environ. L’outre de trompe-la-mort qu’elle avait fait circuler la veille au soir contenait un stimulant universel dont le secret de fabrication remontait au temps des souverains samouraïs.
Seiza connaissait son métabolisme et sa réaction à cette mixture : elle savait qu’elle tiendrait jusqu’au lendemain midi avant de s’écrouler pour une nuit de quarante-huit heures. Cette période serait ponctuée de purs moments d’exaltation comme celui-ci et de périodes de contemplation et d’oubli pour lesquelles l’endroit irréel dans lequel ils se trouvaient conviendrait tout à fait.
La vague d’euphorie retomba lentement. Seiza se fixa dans la glace et se promit d’être charitable envers l’héritière : la sortie que Desportes leur avait offerts devant les fanas de Star Wars la ferait rentrer dans le top ten des mythes modernes, entre la dissection de Roswell et la non mort du King.
L’effet provoqué par l’apparition de l’hélicoptère (Desportes l’avait appelé depuis le parking du Benny’s) et sa brusque disparition dans la tempête assureraient un avenir radieux à la princesse Seiza comme diplomate des plans intercalaires.
Elle retourna dans sa chambre pour enchaîner quelques katas empruntés à Emma Peel, histoire de tester l’élasticité de ses bottes.
Ils avaient pas mal été secoués jusqu’à l’Arizona à la frontière duquel la tempête se calmait. L’hélicoptère avait survolé le Grand Canyon que rosissait l’aube. Puis il était remonté vers le Nord pour faire le plein à l’héliport de Las Vegas qui cuvait une nouvelle nuit de débauches, de faillites et de rêves avortés. Ils avaient ensuite suivi une oblique parallèle à la côte Pacifique, survolé Fresno et poussé jusqu’au parc de Giant Forest. Les séquoias étaient rangés les uns à côtés des autres, dressés vers le ciel comme des piques dans un râtelier gigantesque.
Desportes était assise à côté du pilote et scrutait le sol. Elle avait l’air épuisée. Ulysse, Varèse et Seiza étaient quant à eux parfaitement alertes. Ils avaient poussé la même exclamation de surprise lorsque l’appareil avait survolé la demeure dont peu de personnes devaient connaître l’existence. Taliesin était apparu au détour d’une crête aussi brusquement que si les séquoias qui la cachaient une seconde auparavant s’étaient tout à coup écartés pour la dévoiler telle une parure de pierre blanche dans l’écrin bleu vert de la forêt millénaire.
La maison était perchée au-dessus du vide sur trois niveaux. On ne voyait de la demeure que ses terrasses. Le reste s’enfonçait sous la forêt. Une cascade se jetait de la terrasse la plus basse dans le vide de la faille plongée dans une ombre perpétuelle.
– Bienvenue à Taliesin.
Chacun partageait son émotion.
– Wright ? avait demandé Ulysse par-dessus le bruit des rotors.
L’héritière avait vigoureusement hoché la tête, puis fait signe au pilote de contourner la colline. La maison avait disparu derrière eux et la forêt de nouveau envahi le paysage. Cinq minutes plus tard ils se posaient au centre d’une clairière naturelle aménagée en héliport. Quelques personnes attendaient, debout, à côté de deux Jeeps.
À peine l’héritière avait-elle mis pied à terre qu’elle donnait ses ordres aux serviteurs de Taliesin. Ils avaient pris place à bord des tout-terrains et traversé la portion de forêt survolée quelques minutes plus tôt.
Desportes avait affecté une chambre à chacun. Rendez-vous avait été donné dans le salon pour le dîner. Il devait maintenant être au moins sept heures. Seiza effectua une dernière volte-face, se salua dans la glace et quitta sa chambre pour partir à la recherche du salon.
Ce qui l’avait frappée une première fois la frappa à nouveau : elle était incapable de dire si la maison avait été creusée dans la roche de la colline ou si l’architecte avait voulu, par un habile appareillage et une non-finition volontaire, faire croire qu’elle était en partie troglodyte. Les parois étaient rugueuses, courbes et inégales.
Seiza suivit un couloir et trouva le salon dans lequel attendait Varèse. Il était habillé de frais et se tenait debout face à la verrière, les mains dans les poches. Il contemplait le panorama déroulé devant ses yeux.
La pièce était vaste et basse de plafond. Elle se prolongeait à l’extérieur par une terrasse qui donnait sur l’autre versant de la faille. Les correspondances de couleurs entre la maison et le paysage avaient été établies avec soin : le rouge indien de la roche californienne était appuyé par le vert métal du plancher. Lui-même faisait écho au feuillage gris vert des séquoias dont l’écorce était ici rappelée par les parois terre de Sienne. L’impression d’ensemble procurait un grand sentiment d’apaisement.
Seiza s’approcha de Varèse sur la pointe des bottines. Elle se colla contre son dos et lui cacha les yeux. Varèse se retourna et sourit lorsqu’il découvrit la princesse en Courrèges qui reculait en rougissant.
– Tu es en beauté, Daria. Le messianisme te réussit.
Elle répondit par un sourire coquet et se laissa tomber dans un fauteuil de cuir rouge en accord avec son mascara.
– Tu as dormi ? lui demanda-t-elle.
– Avec ton truc…
– Le trompe-la-mort.
– Je ne veux pas savoir ce qu’il y a dedans. Mais pour l’instant, tout va bien. Je n’ai pas besoin de dormir. Merci.
– Rien d’illégal, se défendit Seiza.
Varèse s’accroupit devant un petit meuble qui faisait office de bar et fouilla à l’intérieur.
– Mouais… en attendant, voyons ce que Mademoiselle Desportes a de légal à nous proposer.
Il trouva son bonheur et extirpa une bonbonne pleine d’un liquide épais et vert pistache.
– Liqueur de sapin, lut-il sur l’étiquette. Ça nous aidera à attendre les autres.
Il remplit deux verres et tendit le sien à Seiza qui compara sa couleur avec celle du plancher. Elle goûta le breuvage avec une mine de chatte soupçonneuse.
– Étrange.
Varèse s’était assis dans un fauteuil jumeau et la regardait en silence. La Japonaise avala une gorgée du bout des lèvres.
– Qu’est-ce que tu penses de Desportes ? lança-t-elle du tac au tac.
Un petit sourire retroussa les lèvres de l’ancien agent.
– Enfant gâtée. Supporte bien les épreuves que la vie nous impose.
– Tu as confiance en elle ?
Le regard de Varèse se fit perçant puis s’éloigna, comme s’il cherchait à faire le point.
– J’ai voulu la tuer, dans un premier temps.
– Tu regrettes de ne pas l’avoir fait ?
Difficile d’être plus direct que Seiza quand elle s’y mettait.
– La question ne se pose plus. Pour l’instant.
Varèse décida que c’était à son tour d’aller droit au but.
– Est-ce qu’Ulysse est malade ?
Seiza n’hésita qu’une seconde.
– Cancer généralisé. Les toubibs lui ont donné six mois il y a un an.
– Merde, laissa tomber Varèse en cherchant aussitôt son paquet de Gauloises.
Il le trouva, s’alluma une cibiche et la fuma pensivement en contemplant la ligne de séquoias perchés au-dessus du vide.
– C’est lui qui te l’a dit ? demanda-t-il à Seiza sans se retourner.
– Tu le connais, il n’en parlera pas. Non, je l’ai appris par le Réseau. Un moteur de recherche a sorti un de ses noms d’emprunts du fichier de la sécurité sociale américaine. On m’a tout de suite mise au courant.
« Quelle ironie » songea Varèse. « Le plus grand spécialiste des virus informatiques rongé par les métastases. »
Le vieux pirate choisit ce moment pour apparaître dans son éternel costume mal taillé. Son visage amaigri avait retrouvé quelques couleurs.
– Comment vas-tu ? ne put s’empêcher de demander l’ancien agent.
– Mieux que jamais, répliqua le pirate pimpant. (Il remarqua la Gauloise que tenait Varèse.) Tu fumes encore ces saloperies ? Tu comptes y passer avant moi ?
Varèse ne sut quoi répondre. Ulysse rebondit vers Seiza :
– Je ne sais pas ce qu’il y avait dans ton truc, Daria, mais je me sens dans une forme olympique.
– Rien d’illégal, le rassura Varèse. Nous en sommes à la liqueur de sapin. Tu suis ?
– Peste ! Ce soir, nous nous attaquons aux maîtres du monde, n’est-ce pas ? Et nous serons quatre ? J’en connais d’autres qui carburaient au Beaugency avant de brandir leur rapière !
– Les tortues ninja ? essaya Seiza.
Ulysse fronça les sourcils devant cette preuve flagrante du phénomène d’acculturation qui affectait les trentenaires du nouveau millénaire.
L’héritière apparut, le pas mal assuré et se frottant les yeux. Elle s’affala dans le canapé à côté d’Ulysse et posa un œil vide sur la bouteille puis sur la petite équipe qui avait l’air aussi fraîche qu’elle se sentait vasouillarde. Elle avait le plus grand mal à mettre des mots sur les gens et les objets qui l’entouraient. Elle reconnut la bouteille et ce qu’elle contenait.
– Vous n’arrêtez donc jamais ? parvint-elle à articuler après deux tentatives de recoiffage et deux abandons.
Desportes portait une chemise lâche qui lui descendait jusqu’aux genoux. Elle les frotta l’un contre l’autre en bâillant à s’en décrocher les mâchoires. Varèse lui tendit un verre.
– Du moment que ça réveille… convint-elle, fataliste.
Ils étaient quatre. Le soleil se couchait derrière la crête. Le ciel jouait une harmonie mauve, rouge, et bleue. Les Taupes levèrent leurs verres et trinquèrent, Ulysse déclamant avec une voix de basse :
– Tout pour nous…
– … rien pour eux ! complétèrent Varèse et Seiza.
Desportes se contenta de maugréer avant d’avaler son verre cul sec.
*
– C’est donc ici que vous avez grandi ?
– À partir de l’âge de dix ans, une fois ma mère disparue dans la nature. Taliesin était le secret de mon père.
Le vieux pirate féru d’architecture remplit à nouveau les verres en commençant par les dames.
– Wright n’en a bien construit que quatre ? demanda-t-il. Il a fini avec Taliesin Ouest, d’après mes souvenirs.
– Cinq. Il a construit celui-là pendant la seconde guerre. Vous connaissez l’histoire… l’histoire des Taliesin ? (Seiza et Varèse ne la connaissaient pas.) L’architecte a toujours mis ses œuvres d’art sur le même plan que les femmes qui ont marqué sa vie. À chaque Taliesin correspond une histoire d’amour, une femme aimée puis abandonnée.
– Original, jugea Seiza.
– L’une d’elles a d’ailleurs péri dans l’incendie du premier Taliesin, compléta Ulysse.
– Il a dessiné cet endroit, à la fin de sa vie, alors qu’il vivait seul, reprit Desportes. Il pensait trouver l’amour une fois la dernière pierre posée.
– Et il l’a trouvé ? demanda Seiza, terriblement romantique.
– Peut-être. Peut-être pas, laissa tomber l’héritière en fixant Varèse.
Ce dernier décida qu’il valait mieux changer de sujet.
– Est ce que les ravisseurs se sont manifestés ?
Il se doutait bien qu’à peine arrivée ici l’héritière consulterait sa boîte confidentielle.
– Un second cliché a été envoyé, répondit-elle d’une voix neutre. Oscar exhibe la une du Times datée du 5 décembre.
– Merde ! s’exclama Seiza. Et vous nous dites ça le plus calmement du monde ?
– Vous voudriez peut-être que je le perde, mon calme, que je me présente chez CNN pour annoncer que le vice-président de Millenium est retenu en otage ?
Elle lança un regard appuyé à Varèse qui avait eu l’initiative de l’anonymat dont elle lui était maintenant reconnaissante.
– Personne ne risque de révéler votre présence à Taliesin ? s’assura-t-il.
– Les serviteurs sont sûrs. Le pilote d’hélico peut-être moins, mais j’ai augmenté ses gages. Ça devrait lui faire tenir sa langue le temps qu’il faudra pour régler cette affaire.
Seiza s’agitait sur son fauteuil sans quitter l’héritière des yeux. Varèse et Ulysse surveillaient son manège : ils savaient que cette agitation annonçait un de ces éclats imprévisibles dont la jeune prodige était friande. Ils n’eurent pas à attendre très longtemps.
– Régler cette affaire ? s’exclama Seiza. Comme vous y allez ! Vous traitiez les licenciements en masse avec autant de désinvolture ?
Varèse et Ulysse se mirent immédiatement en retrait pour voir comment Desportes se dépêtrait de l’attaque inexplicable.
– Citez-moi une action humainement contestable entreprise par Millenium depuis sa création, répondit l’héritière avec le ton que Varèse lui avait déjà entendu prendre dans la galerie des glaces, face à la journaliste agressive.
Le cheval de bataille de Desportes était le mieux-vivre dans l’entreprise, celui de Seiza la critique des trusts aux soi-disant soucis humanitaires. Mais la Japonaise devait bien avouer que son éclat était purement gratuit, et qu’elle s’était emportée juste pour le plaisir de griffer du vide. Millenium avait toujours été entourée d’une aura légendaire dans le milieu pourtant impitoyable des ragoteurs de la Toile.
La réussite industrielle du groupe était indéniable, les méthodes économiques n’avaient jamais rien eu de contestable, et tous ceux qui avaient travaillé pour Desportes et Fille (dans le secteur de l’électronique) n’avaient pu que louer l’ouverture d’esprit de l’une et les capacités d’innovation de l’autre. Même si Millenium avait été forcée de licencier lors de sa période sombre juste avant son inexplicable résurrection survenue en 1996 aucune de ses actions ne pouvait, en effet, être jugée humainement contestable.
– Vous avez raison, je retire ce que j’ai dit, laissa tomber Seiza subitement redevenue calme, alors que la sagesse orientale lui murmurait à l’oreille : griffer le vide autour de son ennemi c’est griffer un peu l’ennemi lui-même.
Desportes aurait volontiers brisé la nuque de cette petite garce, mais elle accepta la victoire par abandon. L’ancien chef d’équipe des Taupes se leva, tapa dans ses mains et lança :
– Il serait peut-être temps de nous mettre au travail. Vous vous souvenez de la méthode ? Spéculation. Anticipation. L’objectif est de trouver le lien qui relie les conspirateurs au bug de l’an 2000. Rappel des faits.
– Tout est sur le cd-rom que je possède, essaya Desportes. Plus les informations de Seiza.
– Tchernobyl, vol 800, centrale de Kokura, énuméra Varèse.
– Kokura ? C’était eux ? s’étonna la jeune Nippone à qui l’information avait échappé.
– L’accident remonte à juillet dernier, reprit l’héritière. Il faut craindre que d’autres cibles aient été choisies entre-temps.
– J’ai entendu parler de petits ennuis connus par l’aéronavale américaine, avança Seiza. Il faudrait peut-être chercher de ce côté-là.
– Nous devons définir leur moyen d’action, avança Ulysse pour qui le temps était plus précieux que pour les autres. Ils sabotent les systèmes embarqués, c’est un fait. (Il se tourna vers Desportes.) Et les puces Millenium jouent le rôle de bouc émissaire… Jusqu’où votre enquête vous a-t-elle menée lorsque vous avez appris que la technologie de votre père était mise en cause ?
– Pas très loin, répondit-elle. Je pensais mettre les ingénieurs de Millenium sur le coup en rentrant de Paris. (Elle se leva et déambula devant la verrière.) Ce que je sais à propos de ces puces tient en peu de mots. François Desportes a été un des premiers à s’inquiéter du problème de l’Y2K. Le programme de conversion des puces a été lancé avant son accident, en 95. Je l’ai continué, bien sûr, lorsque j’ai pris la tête de Millenium.
– En quoi consistait ce programme ? demanda Seiza.
– Il s’agissait de lister les équipements concernés, de repérer les puces et de demander aux programmeurs qui avaient travaillé dessus d’adapter les anciennes lignes de code pour passer l’an 2000. Vous savez, le problème est que les dates ont été codées sur deux caractères au lieu de quatre pour gagner de la mémoire. Les systèmes passant en zéro-zéro se croient revenus en 1900…
– … et plantent. On connaît ça par cœur, intervint Ulysse pensif.
Varèse était un peu perdu. Il revint sur le début de la réponse de Desportes.
– Des lignes de code ? demanda-t-il. Ce ne serait donc pas un problème matériel ?
– Un matériel est toujours accompagné d’un logiciel, expliqua Seiza. Si nous partons du principe qu’un virus a été utilisé pour saboter les équipements (elle consulta Ulysse du regard qui confirma d’un hochement de tête), ce virus n’a pas détruit les puces à coups de hache mais a réécrit les lignes de codes qui le pilotaient pour provoquer la panne. (Elle se tourna vers Desportes.) Ces lignes ont pourtant été revues au cas par cas ?
– Seulement cinq ingénieurs en étaient responsables, confirma l’héritière. Trois d’entre eux travaillaient encore chez Millenium lorsque le programme de conversion a été lancé. Un autre s’était installé dans le Sud de la France. C’est étrange… maintenant que j’y pense, le cinquième a disparu une fois les corrections effectuées.
– Disparu ? interrogea Ulysse.
– Un type bizarre… Un ancien universitaire, un peu activiste, qui a tout plaqué du jour au lendemain. Il s’est volatilisé. Nous avons engagé plusieurs détectives pour retrouver sa trace. Ils ont tous échoués.
– Passons, évacua Varèse. Les cinq ingénieurs ont donc réécrit leurs lignes et corrigé le problème ?
– Exactement. Ils ont abattu un travail formidable et il n’a pas fallu plus d’un an pour mener à bien le programme de conversion. L’ensemble des systèmes embarqués et équipés par la puce Millenium passait l’an 2000 au premier janvier 1996, 747 de la TWA compris.
– Nous savions déjà que ces accidents n’avaient rien… d’accidentel, grogna Seiza. On tourne en rond.
– Nous ne tournons pas en rond, contesta Ulysse. Nous devons suivre la même réflexion qu’eux. Mettons-nous à leur place.
– Okay. (Desportes posa son verre et écarta les bras.) Je suis un conspirateur. Les lignes de code qui pilotent la puce sont perdues dans des millions d’autres lignes pilotant des milliers d’autres éléments. Je balance un virus là-dedans en lui donnant pour mission de trouver l’horloge et de lui faire sauter l’an 2000. Bon courage.
– Parce qu’en plus, les différentes lignes de codes ne se distinguent pas les unes des autres ? demanda Varèse.
Seiza poussa un cri aigu. Tout le monde se tourna vers elle.
– Bien sûr ! s’exclama-t-elle. Les lignes qui pilotent la puce sont perdues dans des millions de lignes de codes pilotant des milliers d’autres éléments !
Seiza reprenait mot pour mot la démonstration de Desportes qui se permit donc d’ajouter :
– C’est bien pour ça que nous avons travaillé avec les ingénieurs qui étaient responsables de ces lignes de codes en particulier.
– Pourquoi ? demanda Varèse qui insistait pour comprendre.
Seiza se leva d’un bond et expliqua, en partie avec les mains.
– Ces fragments de lignes de codes, il faut bien les retrouver quand il s’agit de les retravailler. Et tu sais ce qu’ont l’habitude de faire les ingénieurs qui apportent leurs petites pierres au gigantesque édifice que représente un logiciel ? (Varèse haussa les épaules.) Ils les signent, leurs petites pierres, pour les retrouver plus tard, si on leur demande.
Ulysse prit le relais et se mit à expliquer, lui aussi, par gestes :
– Imaginons maintenant un virus niché dans le logiciel général et déclenché à distance, ce qui a dû être le cas pour le Boeing et la centrale de Kokura. (Il emprisonna l’air entre ses mains fermées.) Le virus est activé. (Il ouvrit les mains.) Il a pour mission de trouver les lignes de codes pilotant les puces Millenium (deux araignées s’agitèrent au bout de ses poignets), de réécrire ces lignes en particulier pour faire sauter la puce derrière le mur de l’an 2000.
Varèse imaginait en effet assez bien une scolopendre galopant dans un labyrinthe de cuivre et de métal rare.
– Mais pour trouver ces lignes de codes au milieu de toutes les autres, il a besoin de la signature de ceux qui les ont écrites.
– Une signature qu’il ne trouvera pas à moins de la connaître, reprit Seiza. Car nos amis ingénieurs ont l’habitude de signer avec le nom de leur chien ou de leur première petite copine.
– Vous confirmez ? demanda Varèse à l’héritière.
– Oui.
– Il faut donc que les conspirateurs aient directement contacté les ingénieurs et les aient impliqués dans le projet, de gré ou de force ? continua-t-il.
Ulysse hocha vigoureusement la tête :
– Sinon, ils travaillaient en aveugle, acquiesça le pirate. Et on a pu constater la précision quasiment chirurgicale avec laquelle ils ont opéré. Je crois qu’avec ces cinq hommes nous tenons cinq maillons de la chaîne qui relie Y2K aux conspirateurs. Ils ont forcément été contactés par ceux que nous recherchons.
– Il faut que je consulte le fichier du personnel pour retrouver leurs coordonnées, se hâta d’avancer Desportes.
Elle disparut et revint près d’une demi-heure plus tard. Elle était devenue très pâle et respirait avec difficulté. Elle regarda les trois équipiers un à un.
– Alors ? demanda Varèse.
– J’ai… J’ai appelé le chef du personnel. Le premier ingénieur… (Elle passa une main tremblante dans ses cheveux.) Il s’est tué dans un accident de voiture. Le second s’est suicidé. Le troisième a été victime d’un épisode de… de la guerre des gangs, à Los Angeles. Le quatrième a fait un arrêt cardiaque.
Daria Seiza courba le buste vers elle, les mains toujours sur les hanches.
– Vous êtes en train de nous dire que les seules personnes pouvant permettre au virus des conspirateurs de causer ces ravages sont mortes juste après que votre programme de conversion ait été bouclé ? (Desportes hocha la tête en fixant le plancher.) Et c’est maintenant que vous vous en rendez compte ? !
– Vas-y mollo, princesse, la calma Varèse.
Ulysse affichait une mine soucieuse. Desportes voyait à nouveau la mort assise à côté d’elle. Seiza avait l’air furieuse.
– On dirait que les conspirateurs ne font pas dans la dentelle, marmonna Uysse.
– Ça on le savait déjà, râla Seiza.
Elle marcha à pas comptés jusqu’au trumeau de la cheminée sur lequel étaient posées de vieilles photos encadrées. Françoise Desportes à dix ans, sur ses skis. À quinze ans en jeannette. François Desportes enlaçant sa fille, tous deux riant face à l’objectif.
– Les conspirateurs doivent chercher le cinquième ingénieur s’ils ne l’ont déjà trouvé, continua Varèse. Nous n’avons plus qu’à le trouver avant eux.
– Je vous ai dit qu’il avait disparu, rappela Desportes.
Voir les Taupes spéculer à la vitesse de la lumière lui faisait appréhender le moment où ils passeraient à l’action. Et pour l’instant, l’héritière ne se sentait pas la force de courir un triathlon avec une fusée accrochée dans le dos.
– Personne ne disparaît jamais vraiment, philosopha Varèse. Hein Ulysse ? Hein Daria ?
Ulysse confirma. Seiza regarda ailleurs.
– Hein Daria ! ! ! appuya Varèse.
– C’est ça, maugréa-t-elle.
Bien sûr, ils allaient retrouver en moins de trois semaines cet homme qui avait disparu dans la nature depuis près de cinq ans… Desportes se resservit un verre de liqueur de sapin.
*
– Eh !
Le secrétaire d’État à la Sécurité intérieure du Japon eut du mal à soulever ses paupières sous l’effet du narcotique qui l’avait assommé. Elles étaient en plomb, et la nuit qui l’entourait en fer. Il se laissa sombrer à nouveau. L’homme qui essayait de le réveiller poussa un soupir exaspéré et le gifla violemment. Le secrétaire suffoqua sous le choc mais ouvrit cette fois les yeux en grand. Il eut le réflexe de porter une main à sa joue enflammée et découvrit que ses bras étaient attachés le long de son corps.
Il regarda ses genoux, autour de lui, l’homme qui le regardait en souriant, essayant de comprendre ce qui était en train de lui arriver. Le type qui venait de le gifler était européen. Il portait une tenue intégrale, sombre, qui le recouvrait des pieds à la tête comme ces mécanos sur les stands de courses de voitures. Les hallucinations provoquées par la drogue rendaient son visage flou. Mais le secrétaire parvint à discerner des traits parfaitement anodins, passe-partout. Hormis les yeux, peut-être. Où avait-il déjà rencontré cette expression ? Il laissa retomber ses paupières, trop lourdes.
– Eh ! On ne va pas se quitter maintenant ? On n’a même pas été présentés.
L’homme le gifla à nouveau. Le secrétaire sentit le sang couler le long de ses lèvres. Il regarda derrière l’inconnu, au-dessus de lui. Il se trouvait dans un conduit haut de deux mètres au fond duquel coulait une eau poisseuse et nauséabonde. Des veilleuses l’éclairaient de place en place. Un corridor s’ouvrait sur la droite et se perdait dans une ombre profonde. Le secrétaire crut voir y clignoter une multitude de paires d’yeux jaunes et minuscules. Une échelle grimpait vers la surface. Une indication au pochoir indiquait le nom de sa rue et le numéro de sa résidence.
Les souvenirs revinrent petit à petit. Ils venaient de dîner. Il regardait la télévision avec sa femme et son fils. Quelqu’un avait sonné. Sa maison était surveillée en permanence par deux agents de la police de Tokyo. Ils ne laissaient passer que les personnes montrant patte blanche. Il avait été ouvrir et était tombé sur cet homme qui lui avait aspergé le visage avec une bombe de… sûrement du Somnax. Il sentit sa langue se gonfler au souvenir de la sensation atroce. Après, le noir.
Le secrétaire s’agita sur sa chaise. Il était fermement ligoté. Les vapeurs du somnifère commencèrent à se dissiper et il put enfin fixer son esprit sur des pensées cohérentes.
– Que voulez-vous ? parvint-il à articuler. De l’argent ?
L’homme ne réagit pas. Le secrétaire considéra à nouveau l’antichambre de l’enfer dans laquelle il avait été emmené. Il devait se trouver dans l’égout principal qui passait juste en dessous de chez lui. La panique commença à l’envahir.
– Sachez que je n’ai rien contre les bouffeurs de sushis, mais ceux qui m’ont demandé de vous réserver ce traitement de faveur ont tenu absolument à ce que vous sachiez pourquoi tout ceci (il montra les parois ruisselantes d’un geste las)… devait arriver.
Le secrétaire se rappela de l’homme sur le visage duquel il avait déjà vu cette expression de froide désinvolture, ce détachement apparent pour les choses de ce monde : le gourou obèse de la secte Aoun avait la même bonhomie placide lorsqu’il exposait le plan mis au point par ses soins pour mettre fin au genre humain. Cet homme travaillait-il pour les fanatiques ? Non. Chefs de sectes ou yakusas lui auraient envoyés un tueur japonais, pas un Européen.
– Je trouve le souci de transparence de mes commanditaires admirable, continua l’homme, quand on sait que c’est un cas de traîtrise qui doit être réglé.
Le secrétaire comprit. Il aurait pu hurler, appeler à l’aide, se débattre. Il resta silencieux et ne bougea pas : les conspirateurs l’avaient condamné, il était perdu.
– C’est donc vous.
L’homme de mains utilisé par les 8 avait l’air tellement commun.
– C’est donc moi, confirma-t-il. Celui qui abat la sale besogne.
Inutile d’offrir de l’argent à cet homme, ni d’essayer de le gagner à une cause plus noble qu’un casse sanglant à l’échelle planétaire. Le tueur avait sciemment installé le virus dans le système de refroidissement de la centrale de Kokura. Il aurait sa part du magot, ce qui représentait bien plus que tout ce que le secrétaire pouvait lui offrir, avec en sus la jouissance qu’il ressentait à exécuter chacun de ses forfaits.
– Programme de la soirée. Je vous abandonne à votre triste sort, puis je remonte à la surface (il indiqua l’échelle avec l’index), j’injecte mon virus dans votre machine (il brandit une disquette noire) et je la laisse travailler pendant que je m’amuse avec votre femme et votre bambin qui doivent dormir profondément devant la télévision.
La terreur se réveilla dans le cœur du secrétaire à l’idée de ce que ce monstre pouvait faire subir à ses proches.
– Ces programmes familiaux de première partie de soirée sont tellement assommants.
– Je vous en prie… Laissez-les…
L’autre se pencha.
– J’ai comme point d’honneur de toujours m’offrir un petit extra après une bonne journée de travail.
Le secrétaire se mit à pleurer et à maudire intérieurement les dieux qu’il avait toujours honorés.
– Il est temps d’en finir à ce que je vois, grogna le tueur. Vous ne voulez vraiment pas que je vous éclaire sur votre avenir proche ?
Le secrétaire pleurait et n’écoutait plus. Le bourreau coinça une pilule dans la bouche de sa victime et la lui fit avaler de force.
– Pour la douleur.
Le secrétaire sentit un picotement l’envahir des pieds à la tête. Le tueur exhiba un cran d’arrêt, sortit la lame d’un coup de pouce, attrapa la langue du secrétaire et la trancha net pour la jeter dans le ruisseau fangeux.
– Pour les cris.
Le secrétaire essayait de hurler mais il n’y arrivait pas. Il sentait sa bouche, vide, se remplir d’un liquide épais. La douleur était diffuse, lointaine Il ne parvenait pas à comprendre ce qui était en train de lui arriver. Le tueur se pencha vers lui et murmura à son oreille :
– Ma prestation s’arrête ici. Je vous abandonne aux petits amis à poils et à pattes qui réclament leur part du festin.
Le secrétaire remarqua des formes grises glisser le long du tunnel. Les paires d’yeux s’étaient multipliées dans le boyau sur sa droite et ressemblaient à une ville, de nuit, vue depuis le haut d’une montagne.
– Je crains que vous n’ayez atteint votre date critique un peu plus tôt que les autres, lâcha l’homme de mains en embrassant le secrétaire sur ses deux joues ruisselantes de larmes et de sang.
Il grimpa à l’échelle et disparut à la vue du secrétaire. Le petit homme emprisonné sur sa chaise implora la folie, mais il ne l’obtint pas. Il était parfaitement conscient lorsque le rat le plus téméraire donna le signal de la curée et sauta vers sa gorge pour se repaître du morceau de choix que l’homme en noir leur avait, dans sa très grande bonté, abandonné.
*
Daria Seiza travaillait depuis plus de deux heures sur l’ordinateur de Françoise Desportes, dans l’ancien bureau de son père. La pièce était aussi vaste que le salon. Elle était décorée avec le même soin que le reste du bâtiment. Un magnifique bureau de palissandre trônait devant une verrière ouverte sur le paysage immuable. La nuit était tombée depuis longtemps déjà.
La Japonaise traquait le cinquième ingénieur sur la Toile comme un détective traquant un assassin dans une ville gigantesque. Le Réseau n’était pour elle rien d’autre qu’une enveloppe supplémentaire recouvrant le monde, au même titre que l’atmosphère ou les champs électromagnétiques. Elle s’y sentait aussi à l’aise que dans la forêt de séquoias dont les flux de force pure aiguisaient ses sens depuis qu’ils s’étaient installés à Taliesin Cinq.
« Le plus jeune de ces arbres (qui faisaient au minimum deux mètres de diamètre et cinquante de haut) a connu l’an zéro de l’humanité » pensa-t-elle en ressentant un léger vertige.
Seiza avait consulté les rapports succincts des détectives que Millenium avaient embauchés pour retrouver Peter Nash. Desportes n’avait pas menti : il s’était en effet volatilisé une fois les lignes de codes qui dépendaient de lui corrigées.
Peter Nash avait une cinquantaine d’années. On ne lui connaissait ni famille ni attache de cœur ou d’esprit. Il avait soldé ses comptes bancaires, rendu les livres empruntés à la bibliothèque municipale de Los Angeles et réglé ce qu’il devait à la concierge de son immeuble, la dernière personne à l’avoir vu. L’homme pouvait maintenant se trouver en Californie, en Patagonie ou six pieds sous terre.
Seiza gardait pourtant bon espoir de le retrouver rapidement vivant. Trois paramètres rentraient en ligne de compte pour lui donner raison.
Un, cet homme était un internaute. Il avait donc laissé des traces sur le Réseau. Deux, le Réseau lui-même et l’association fantastique d’indiscrets qu’il mettait en relation reléguait l’agence Pinkerton dans la préhistoire de l’investigation humaine. Si un renseignement concernant une personne recherchée ayant un tant soit peu tâté de la Toile se trouvait quelque part, c’était bien sur la Toile elle-même. Trois, le nom de Daria Seiza était rentré dans la légende depuis sa sortie spectaculaire de la Rebel Session de Mesa Verde. Et elle était en train d’en apprécier les premiers effets visibles.
Non seulement la princesse avait décrété que le troisième millénaire serait celui des utopies ou ne serait pas, mais encore des êtres venus d’ailleurs étaient venus les chercher, elle et ses trois amis. Même le plus sceptique des internautes n’aurait pu s’empêcher de rêver à la vision de ce destin fabuleux.
Certaines rumeurs avançaient que le vieil homme qui accompagnait Seiza était le fameux Ulysse, l’inventeur du cheval de Troie, et que l’autre était Anthony Parkin dont le nom avait fait l’objet de la chaîne de soutien la plus efficace de l’histoire de la communication. Quant à Desportes, chaque adepte l’avait reconnue et soigneusement ignorée. Les ultras de l’informatique avaient tendance à se méfier de ceux à qui cette technologie merveilleuse avait apporté gloire, richesse et puissance.
Daria Seiza n’avait jamais vu la communauté répondre aussi activement à une seule question. Le message qu’elle avait envoyé, regroupant les rares éléments en sa possession concernant l’ingénieur, sautait de serveur en serveur depuis qu’elle s’était mise au travail. Les réponses étaient tombées presque aussitôt. L’afflux avait forcé l’informaticienne à concocter un petit programme de sélection en texte intégral et à définir une liste de mots pertinents pour séparer le bon grain de l’ivraie.
Puis elle avait reformulé son message de recherche en demandant que les réponses utilisent le terme « Inconnu » si le nom de Peter Nash ne disait rien aux personnes contactées. Les mails venaient du Japon, d’Inde, de l’Oural, d’Afrique du Sud à un rythme effarant. Le programme de Daria les dépouillait et les rangeait dans les dossiers « Connu » ou « Inconnu » selon leur contenu. Le dossier « Inconnu » l’emportait pour l’instant très largement.
Pendant que les messages s’accumulaient, Daria avait percé les défenses des principales bases de données gouvernementales des États-Unis. Elle s’était promenée dans les fichiers de la Sécurité sociale, du chômage, de l’état civil et des donneurs de sang sans trouver aucune mention de l’ingénieur. Elle s’était immergée dans le labyrinthe de la banque fédérale qui conservait la trace des moindres mouvements d’argent effectués par chèque ou carte de crédit dans les six derniers mois. Chaque citoyen majeur, solvable ou non, s’y trouvait cité au moins une fois. Peter Nash, lui, restait invisible.
Elle avait interrogé les douanes : l’ingénieur n’avait franchi aucune frontière depuis plus de cinq ans. Elle avait délicatement fracturé les fichiers clients des agences de disparitions sur mesure : Peter Nash n’avait jamais fait appel au service de l’une d’elles pour disparaître au fin fond du Saskatchewan ou du Venezuela.
L’invisibilité de cet homme devint patente alors que les réponses continuaient à affluer et que le dossier « Inconnu » gonflait démesurément. Daria ouvrit les messages rangés dans l’autre dossier et tomba sur quelques propos d’illuminés. C’était inévitable dans sa position de grande prêtresse du troisième millénaire. Il n’y était pas question de Peter Nash mais de la princesse et de sa future progéniture, de ses compagnons stellaires, des trous noirs et des fontaines blanches qui devaient, à coup sûr, composer son quotidien.
Seiza allait se confectionner un sandwich à la dinde lorsqu’Ulysse apparut. Il tenait un plateau sur lequel trônaient deux assiettes et une bouteille de vin à moitié entamée. Le pirate s’était installé dans le salon pour étudier les renseignements que les autorités possédaient au sujet des pannes multiples qui avaient affecté les cibles des conspirateurs. Seiza lui avait pour cela imprimé un paquet de rapports confidentiels enfermés dans les bases du NTSB, de l’armée de l’air et de la Commission à l’énergie atomique japonaise.
– T’en es où, princesse ?
– Peter Nash est invisible, avoua-t-elle en faisant de la place sur le bureau. Ce qui aurait tendance à me rassurer.
– Ah bon ?
Ulysse posa le plateau, remplit les deux verres et s’installa confortablement en face de sa partenaire pour profiter de la pause qu’il s’octroyait au milieu de la nuit. Il était aussi éveillé que Seiza et se demandait quand l’effet trompe-la-mort commencerait à s’estomper.
– L’invisible devient visible lorsqu’il est cerné de toutes parts, énonça-t-elle en levant son verre au mystère, aux prêtresses, et à Bacchus.
– À la manière d’un moule qui suppose le plâtre ?
– Exactement. Et mon petit plâtre est en train de se dessiner.
Elle montra l’écran sur lequel défilaient les messages arrivant à un rythme moins soutenu que précédemment. Ulysse poussa un sifflement admiratif en comptant le nombre de réceptions.
– Tu sais qui a assassiné JFK ?
– Tout le monde le sait, répondit-elle en haussant les sourcils d’une manière comique.
Ils restèrent un moment sans parler. Ulysse essayait de percer l’obscurité derrière la verrière.
– Et toi, tu en es où ?
– Je vais être obligé de construire une simulation de système. Je prendrai le cas de la TWA pour essayer de comprendre comment le virus fonctionne. À la façon d’un cheval de Troie, j’en suis sûr. Pour être réveillé à distance, il n’y a pas d’autre solution.
– Tu trouveras la parade ?
– Chaque virus possède son antidote. On ne t’a pas appris ça à l’école ?
– Je n’y suis jamais allée ! clama-t-elle avec un air guilleret. J’aurais de toutes façons été en avance de trois classes sur tout le monde.
– Bien sûr… les surdoués, grogna le pirate d’un air sombre, lui qui avait traîné pendant des années ses fonds de culottes sur des bancs de salles de cours ennuyeuses. Princesse Seiza… murmura-t-il. Ça ne te fait pas peur tout ce ramdam autour de ta personne ?
Il montrait l’écran et sa montagne de messages.
– La peur est la petite mort qui tue l’esprit, cita-t-elle.
– La peur tue l’esprit, répéta Ulysse. Je connais, merci. (il posa son verre) Tu n’as pas l’impression d’être à côté de la plaque, de temps en temps ?
– Tu sais… (Elle réfléchit quelques secondes.) Toute ma philosophie repose sur une sorte de révélation que j’ai eue en visionnant la trilogie, la dernière fois que je l’ai fait.
– Quelle trilogie ?
Seiza poussa un râle d’asthmatique.
– Ah d’accord.
– J’ai eu tout à coup conscience que les histoires, les sentiments, les rêves, tout cela existait vraiment et constituait autant de mondes nouveaux à explorer. C’est difficile à exprimer, mais cette idée est basée sur le concept de force et d’amour. Accepter l’amour c’est se transcender, partager une force commune aux hommes qui, le plus souvent leur échappe par égoïsme ou par aveuglement.
– Ça me rappelle la période flower power. Tu ne devais pas être vieille à l’époque.
– Et le new age est passé à côté de Nagasaki en prenant soin de l’éviter, crois-moi. Non… cette force est diffuse, mais elle me fait vivre. Sentir les choses dans leur globalité, comme cet endroit, la forêt… (Le vieux pirate ne put s’empêcher de sourire.) Tu me prends pour une idiote, constata-t-elle.
– Je m’excuse. Tu as un vieux ringard en face de toi. Je respecte tes convictions petite princesse. Elles sont basées sur l’amour, et il n’y a rien de plus beau au monde. J’ai senti aussi la puissance de cet endroit. Tu sais que le plus gros être vivant de la planète vit à une centaine de mètres d’ici ?
– Arrête de me chambrer.
– Je suis tout à fait sérieux. Un chemin part de Taliesin et grimpe en haut de la colline où est planté le général Sherman.
– Le général Sherman, répéta Daria. Ça sonne guerre de Sécession.
– Le plus grand arbre de la planète : quatre-vingt mètres de haut, trente mètres de large à sa base, mille cinq cents mètres cubes de bois, de sève, et de vie. Il faudra que tu ailles voir ça.
Les yeux de Seiza s’étaient agrandis.
– Je comprends maintenant d’où vient toute cette vie ! s’exclama-t-elle avec une joie naïve.
Son esprit la ramena sur-le-champ au vieux pirate et à la maladie qui le rongeait.
– Tu as peur de mourir ? lui demanda-t-elle simplement.
– Ouf ! fit Ulysse comme s’il avait reçu un uppercut à l’estomac. Tu me prends par surprise.
Il avala son verre de vin et répondit en choisissant ses mots avec soin, après une plage de silence que Daria respecta :
– Lorsque j’ai appris ma condamnation, j’ai été révolté dans un premier temps, puis j’ai eu peur. Oui. J’en suis au troisième stade : la peur est derrière moi. C’est étrange, hein ? Je me sens serein. (Son regard se perdit dans une dimension connue de lui seul.) Je repense souvent à une histoire que j’avais lue dans un pulp de science-fiction quand j’étais gamin.
– Vas-y, lui ordonna Daria qui adorait les histoires.
Elle ramena ses jambes contre elle et les serra bien fort avec ses bras en posant son menton entre ses genoux.
– En fait, c’est la fin du monde. Un type marche, seul, dans un immense désert, avec son chien. Il marche toujours dans la même direction, il ne sait pas pourquoi. Un jour, son chien qui a faim devient méchant et l’attaque. Le type le tue et continue sa route. Il marche encore et encore des jours et des nuits durant, au bord de l’épuisement. Il sait qu’il est le dernier être vivant sur cette planète, que tout est perdu, que l’espèce s’éteindra avec lui. Il devrait s’arrêter et attendre la mort. Et il continue à marcher coûte que coûte sans savoir pourquoi. Un matin, le désert s’arrête au bord d’une dune, qu’il grimpe en épuisant ses dernières forces. Et il découvre la mer, immense et infinie. Et il comprend. Il se laisse rouler jusqu’à la grève, se traîne vers les vagues qui se saisissent de lui avec une infinie douceur et il meurt le sourire aux lèvres en imaginant son corps se décomposant sur ce monde sans vie, et chacune de ses cellules partant à l’aventure dans l’immense chaudron, pour tout recommencer, pour repartir à zéro.
– Joli et triste, jugea Daria, un peu déçue du style télégraphique pratiqué par le pirate.
– La mort n’a rien de très drôle. Mais cette idée me plaît. Finalement, ma conception de la mort n’est pas très éloignée de ta conception de la vie ?
– Mouais… Si tu pouvais vivre une autre vie, et si tu avais le choix, qu’est-ce que tu choisirais ?
Ulysse répondit sans hésiter :
– Les dix dernières années de Barberouge, le pirate dont le nom faisait trembler les équipages français et anglais qui auraient payé très cher pour exhiber sa tête au bout d’une pique, que ce soit en place de Grève ou sur le pont de Londres. La légende dit qu’il a trouvé l’Atlantide et qu’il y coule des jours paisibles.
– À Barberouge ! À toi ! lança-t-elle en levant son verre. En souhaitant que tu sois connu sur dix océans et quinze continents !
Ulysse accepta la marque de gentillesse. Seiza fronça tout à coup les sourcils.
– Et Max, qu’est-ce qu’il fait ?
Ulysse choisit ses mots avec encore plus de soins que pour parler de son propre sort.
– Il est avec Desportes. Ils discutent.
– Oh. Il ne faut pas les déranger, alors.
Un voile passa sur le visage de Seiza. Ses pupilles se figèrent et se mirent à briller. Ulysse attrapa du bout de l’index la perle d’eau salée qui se formait au coin de son œil avant qu’elle ne dévale la joue de nacre. Il caressa tendrement le front de Daria.
– Il ne faut pas être triste, princesse. Max t’aime. Tu le sais.
Elle renifla bruyamment et eut envie de tout envoyer balader : son amour à la noix, sa sensiblerie, ses rêves, les conspirateurs et l’utopie. Pourquoi n’avait-elle pas été livrée à ses parents avec le kit complet, l’armure, les boucliers et les goldofulgures ? Pourquoi fallait-il perdre toute cette énergie en souffrances aussi vaines que le reste ?
– Il faut que je termine mon travail, dit-elle un peu sèchement en se retournant vers son écran.
Ulysse se leva sans un mot et repartit avec son plateau aussi discrètement qu’il était apparu, abandonnant la princesse à la petite mort qui avait pris possession de son cœur.
*
– Vous avez toujours travaillé de cette manière ? Je veux dire, à cette rapidité ?
– Je crois que le trompe-la-mort nous a un peu aidés.
– Racontez-moi vos anciennes missions.
– Vous seriez déçue. Le romantisme que les gens attachent aux agents secrets est très éloigné de la réalité. C’est, dans notre cas, beaucoup de temps passé à attendre, à ramper dans des canalisations, ou à séduire de belles plantes décérébrées qui partagent la couche du méchant.
– Imbécile.
– Je suis sérieux. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de choses que l’on peut apprendre entre deux draps et trois oreillers.
– Comme ?
– Je ne sais pas, moi… Voyons, une recette de cuisine ? J’ai une de ces faims.
– Moi aussi. Je mangerais bien, un bon steak saignant avec des beignets de pommes sautées.
– Arrosées d’un peu de liqueur de sapin ? Je pencherais plutôt pour un croissant chaud, une demi-baguette beurrée et un bol de café noir. Parce que là, je voudrais pas dire, c’est l’heure du petit déjeuner.
Varèse montrait les filaments rose pâle qui se déployaient derrière la verrière. La forêt sortait peu à peu de l’ombre. Il écarta les draps pour mettre son projet à exécution. L’héritière le rattrapa par la taille et le fit retomber sur elle en lui ordonnant :
– Toi, coco, tu restes là. On n’a pas fini tous les deux.
– Ah bon ? Et il nous reste quoi ?
Il essaya de se rappeler le combat délicieux qui venait de se dérouler dans la chambre de Desportes, au troisième étage de Taliesin.
– On n’a pas fait le tour de la question ?
Varèse n’avait pas épluché le kamasutra ni essayé de l’appliquer à la lettre mais il était on ne pouvait plus sérieux. Le contorsionnisme avait fait l’objet de leurs attentions tout au long de la nuit. Et là, il séchait.
– J’ai encore un petit truc à te montrer, lui annonça l’héritière avec un sourire en coin.
– Que pourrais-tu m’apprendre que je ne sais déjà ?
– La plus belle des positions. Celle du mercenaire.
*
La petite princesse nota un nom et une adresse sur un bout de papier et éteignit la machine qui avait fonctionné pendant plus de douze heures. Il devait être midi passé. Elle avait avalé tous les sandwichs à la dinde que son estomac pouvait contenir. Les effets du trompe-la-mort commençaient à s’estomper.
Elle récupéra les bottes qu’elle avait envoyées valdinguer à l’autre bout de la pièce et elle descendit au salon pour voir où Ulysse en était de ses investigations. Les couloirs de Taliesin étaient déserts, la maison silencieuse. Elle trouva le vieux pirate allongé sur le canapé devant la verrière. Son souffle était à peine perceptible, mais il dormait. Seiza s’en assura.
Elle déposa un baiser de fée sur le front vénérable et grimpa jusqu’au troisième étage, là où se trouvait la chambre de l’héritière. Elle écouta derrière la porte mais n’entendit aucun bruit. Elle la poussa doucement, découvrit deux corps empêtrés dans un fouillis de draps et d’oreillers. Elle s’approcha de la couche avec précaution. La jambe gauche de Desportes était tendue au-dessus du vide. Sa chevelure se déployait en couronne sur l’oreiller. Varèse ne dormait pas et regardait l’héritière, appuyé sur un coude. Il était aussi immobile que pouvait l’être Ulysse deux étages plus bas.
Desportes faisait si peu de bruit en dormant que Daria se demanda si l’ancien agent n’avait pas mis son projet initial à exécution. L’héritière maugréa dans son rêve et se retourna à moitié pour contredire l’espoir de sa rivale. Varèse lui sourit avec un air de reproche.
– Tu pouvais venir avec Ulysse, tant qu’à faire, chuchota-t-il. On aurait fait une photo de famille.
Seiza s’assit au bord du lit sans tenir compte de la remarque et regarda Desportes dormir.
– Elle est jolie.
– Tu as trouvé Peter Nash ?
Seiza fit non avec un grand sourire.
– Peter Nash a réellement disparu, répondit-elle l’air triomphant.
Un début de colère se peignit sur les traits de Varèse.
– Et tu trouves ça drôle ? !
– Mollo hidalgo. Un type comme Nash est presque plus facile à trouver d’après son absence plutôt que par sa présence éventuelle dans différents endroits entre lesquels il nous aurait baladés. Tu te rends compte que personne sur le Réseau n’a entendu parler de lui depuis plus de quatre ans ?
– Et ?
– Peter Nash a disparu et il n’a pas quitté les États-Unis. S’il n’est pas mort, un seul endroit, dans ce beau pays, peut lui offrir un tel anonymat, un tel silence… électronique.
Seiza marqua une pause.
– Accouche, ordonna Varèse.
Elle soupira devant ce manque d’attirance patent pour quelque forme de suspense que ce soit.
– Je crois qu’on va aller faire un petit tour chez les Amishs. Tu sais, ces gens merveilleux qui vivent sans téléphone ni électricité, comme au siècle dernier ? Ils sont nombreux, les types comme Nash qui ont adopté leur style de vie, lorsque la grande trouille leur a mis le feu aux fesses et les a poussés à quitter le monde civilisé.
– Chez les Amishs ? Mais… il y a je ne sais combien de communautés.
– J’ai contacté les principaux vendeurs de matériel. Il fallait bien que Peter Nash s’équipe, pour s’installer dans sa nouvelle vie. Notre bonhomme loge dans le comté de Carthage, en Pennsylvanie. Cette communauté regroupe une cinquantaine de familles. Ça ne devrait pas être très dur de le trouver une fois qu’on sera sur place.
Varèse se dérida.
– T’es la meilleure, princesse.
Seiza se leva. Deux touches de rose carmin marquaient ses joues de porcelaine. Et elles ne devaient rien au maquillage. Varèse l’arrêta alors qu’elle repartait vers la porte :
– Une dernière chose : évite de m’appeler Hidalgo.
Seiza haussa les épaules et sortit de la chambre. Les effets du trompe-la-mort s’étaient dissipés et elle sentait la fatigue lui emprisonner la nuque. Il était temps de réaliser ce qu’elle avait en tête depuis qu’Ulysse lui avait révélé Son existence. Elle trottina jusqu’à sa chambre, attrapa deux couvertures, rejoignit les cuisines et demanda aux serviteurs de lui indiquer ce fameux petit chemin qui partait de la maison et qui grimpait en haut de la colline.
L’architecte, s’il s’était promené quelques heures plus tard dans les couloirs de sa maison fantastique, serait tombé sur un vieil homme rêvant avec délice du temps sommes toutes béni où il usait ses fonds de culottes sur les bancs de l’école.
Puis il aurait découvert deux amants naviguant en solitaire sur la mer du pays des songes. Peut-être serait-il redescendu au salon pour se servir un verre de liqueur de sapin. Il aurait alors pris le chemin qui menait à son vieux compagnon sans âge, le général Sherman que des oiseaux maintenant éteints avaient survolé du temps de sa jeunesse.
Et serait apparue, nichée entre deux gigantesques racines, une petite princesse en robe Courrèges dormant paisiblement, ses bottes de cristal rangées devant elle, deux couvertures pliées sur ses genoux pour ne pas attraper froid. Ce bon vieux général Sherman savait si bien chasser la tristesse qui accompagne parfois les mauvais rêves.
Maximilien Varèse était heureux de retrouver le doux balancement de l’Oldsmobile Cutlass Suprême 1973. Il n’avait bien sûr pas fait l’effort de retourner la chercher sur le parking de Mesa Verde pour se rendre en Pennsylvanie. Mais il s’était arrangé pour disposer du même modèle auprès du loueur qui attendait Monsieur Parkin et Madame Mydek à l’aéroport de Philadelphie, ce 10 décembre 1999.
Le dernier redoux avant les rigueurs de l’hiver américain avait chassé le blizzard qui sévissait une semaine plus tôt dans la région. Les routes étaient gadouilleuses mais dégagées et le ciel d’un gris clair et lumineux.
Varèse conduisait en pensant à New York, Paris, Versailles, Taliesin, Mesa Verde. Des visages se succédaient, des questions sans réponses encombraient son esprit. L’héritière revenait sans cesse au centre de cette parade hypnotique, comme une figure dont il ne parvenait à percer le mystère qu’en partie.
Ils traquaient les conspirateurs depuis une dizaine de jours. Mais, même si la réalité semblait avoir signé un pacte de non-agression avec eux, Varèse ne se faisait aucune illusion : il ne retenait du calme que son aspect trompeur. Que ce soit à Carthage ou plus loin, dans cette course contre la montre, il savait qu’ils fonçaient têtes baissées vers une tempête à côté de laquelle celle de Mesa Verde ressemblerait à une ondée passagère.
Ulysse et Daria Seiza étaient restés à Taliesin. Ils travaillaient sur la modélisation dont le pirate avait besoin pour comprendre comment fonctionnait le virus et pour en concevoir la parade. Trouver Peter Nash et lui poser quelques questions ne nécessitait pas que l’équipe se déplace au complet.
– Quelle lumière ! s’extasia Desportes en contemplant le ciel qui ressemblait à un gigantesque papier calque.
– Nous serons à Carthage dans une petite heure, répondit Varèse sur un ton rogue.
Desportes considéra l’homme qui fixait la route avec obstination.
– Tu fais la gueule ?
– Non… Je ressasse de vieux souvenirs.
L’heure était à la gravité ? Soit. L’héritière décida de se mettre au diapason de celui qui partageait sa vie depuis quelques jours et ce corbillard roulant depuis quelques heures. Une question la turlupinait. Le moment lui sembla opportun pour la soumettre au principal intéressé :
– Pourquoi les Taupes se sont-elles séparées ?
Elle n’avait pas besoin d’ajouter « autrefois » pour que Varèse comprenne.
– Un léger différend avec la hiérarchie.
– Raconte.
– Le dernier dossier que nous ayons eu à traiter concernait la Maison blanche, commença-t-il.
– La Maison blanche ? Ne me dis pas que vous êtes rentrés par effraction dans le bureau ovale ? !
– La Maison blanche Russe.
– Ah.
– Tu te souviens du putsch de 93 ?
– Vaguement… Il s’agissait d’une épreuve de force entre Eltsine et certains députés ?
– Eltsine avait prononcé la dissolution du Parlement à la fin du mois de septembre. Les opposants, soutenus par une fraction de l’armée, en avaient profités pour s’emparer du bâtiment et s’y retrancher. Ils sont restés à l’intérieur de la Maison blanche jusqu’au quatre octobre. C’est le jour où l’ordre a été donné de les déloger avec l’artillerie lourde.
Desportes revit l’immeuble, austère allégorie du communisme triomphant, alors que les blindés faisaient voler les blocs de béton de la façade étage après étage.
– Je me souviens des images où on voyait le bâtiment pilonné.
– J’étais dedans.
– Quoi ?
– Les mutins s’étaient retranchés en emportant avec eux une petite valise qui pouvait peser lourd dans les négociations. Un attaché-case, en fait. Il se trouvait sous la responsabilité de l’un des hauts gradés qui avait décidé de se joindre à la sécession. (Un nid-de-poule les fit sauter sur leurs sièges.) Elle contenait le dispositif de déclenchement de frappe nucléaire russe qui aurait dû rester sagement dans les caves du Kremlin.
– Quoi ? répéta Desportes.
– Eltsine était un peu… embêté, continua l’ancien agent, imperturbable. La situation lui échappait. Et il ne pouvait avoir confiance en ses propres services secrets. Il a donc lancé un appel à l’aide international. La France a été la plus rapide à répondre. Nous avons été dépêchés, moi, Ulysse, Seiza, Vsevolod et… Narcisse Morloch pour essayer de limiter les dégâts.
– Vsevolod ?
– Vlad était notre homme d’action, notre mercenaire. (Varèse adressa à l’héritière un regard plein de sous-entendus.) Il t’aurait plu.
– Comment ça s’est passé ?
– Le secret le plus absolu était demandé pour cette mission. Même les mutins retranchés à l’intérieur du bâtiment ne devaient croiser aucun d’entre nous. La neutralisation du système de mise à feu devait être effectuée sans qu’aucun contact ne soit établi. Caran avait affecté Morloch à notre équipe pour nettoyer la place si la situation contraire se produisait.
Les collines se succédaient des deux côtés de la route à un rythme paisible, aux antipodes de la tension que Desportes pouvait sentir dans la voix de Varèse.
– Les Russes nous ont fourni des plans pour accéder aux sous-sols de la Maison blanche que des corridors secrets reliaient à d’autres bâtiments de la capitale. Nous avons installé un système de brouillage pour empêcher toute utilisation du mécanisme de mise à feu. Seiza et Ulysse ont ensuite travaillé à couvert pour se connecter au dispositif et pour le saboter d’une manière irrémédiable. C’est à cette occasion qu’Ulysse a utilisé un de ses vers.
– À distance ?
Desportes s’attendait à des combats, des courses poursuites, un final explosif.
– Depuis les caves de la Maison blanche. La neutralisation n’a pas duré plus d’une heure. Nous étions en train de remballer notre matériel et nous nous apprêtions à repartir lorsque Vsevolod remarqua très justement que Morloch avait disparu.
– C’était qui ce Morloch ?
– Un type insignifiant qui naviguait entre différents services depuis des années. Il avait toujours été affecté à des missions de routine. Pour ma part, je ne le sentais pas. Bref, Vsevolod est parti à sa recherche. Nous avons attendu une demi-heure avant que je ne me décide à partir moi-même à leur recherche.
– Ce n’était pas un peu risqué ? Tu pouvais tomber sur des mutins ?
– Le risque venait plus de l’extérieur que de l’intérieur : il avait été convenu que les chars commenceraient à pilonner le parlement une heure après que nous ayons neutralisé la valise de mise à feu. Je donnai l’ordre à Ulysse et à Seiza de déguerpir.
Varèse redevint songeur.
– Je savais que les mutins étaient retranchés au dernier étage, celui de la présidence, et que seules quelques vigies étaient disposées aux différents niveaux de la Maison blanche. Les putschistes pensaient qu’Eltsine n’avait qu’une petite partie de l’armée à ses côtés. Ils ne craignaient ni un assaut terrestre ni une opération de commando telle que celle qui était en train de se dérouler. Je suis tombé sur le premier mutin au rez-de-chaussée. Il gardait une porte condamnée par une barricade de fortune.
Desportes fixait obstinément Varèse.
– Sa langue lui avait été arrachée. Il était encore vivant.
– Mon Dieu.
– Les traces de sang conduisaient un peu plus loin, vers une autre porte. Elle était gardée par un jeune type dont les mains et les pieds avaient été tranchés.
L’héritière sentit son ventre se contracter. Elle se demanda si son haut-le-cœur était dû à la scène que Varèse était en train de lui raconter ou au détachement apparent avec lequel il la racontait.
– Les méthodes d’exécution étaient flagrantes, typiques des bourreaux à la solde de Tito ou de Milosevic. Le tueur avait été formé par les communistes. La Sûreté nous avait exposé quelques-uns de ces cas pathologiques lors de conflits comme l’Afghanistan ou la Tchétchénie.
– Morloch ?
– J’ai immédiatement pensé à lui, et au rôle qu’on lui avait fait jouer : taupe parmi les Taupes. Je suis tombé sur Vsevolod au deuxième étage. Morloch l’avait éventré.
– Attends. Quel intérêt avait ce type à semer la mort sur son passage ? Il aurait été abattu, à un moment ou à un autre ?
– Certes.
Ils parlaient d’un monstre qui possédait sa propre logique. Desportes décida d’aborder le problème sous un angle plus pragmatique :
– Pourquoi les Russes l’utilisaient-ils ?
– Je ne l’ai su qu’après : Eltsine voulait faire un exemple. Il a utilisé la Sûreté française pour se mettre à couvert et il a caché son petit soldat dans nos rangs pour le faire rentrer dans la place. Le but du jeu était de foutre la trouille aux militaires. « Vous voulez faire un putsch ? Regardez ce qui est arrivé à ceux qui s’y sont essayés en octobre dernier ! » Les Russes adorent le mélo : plus ça saigne plus ça frappe les esprits.
– Donc, si votre mission avait échoué, Morloch aurait tout de même accompli ce… ce carnage ?
– Mais sa responsabilité serait retombée sur nos épaules. Caran nous aurait lâchés. Nous aurions été impliqués dans une crise politique internationale. Et on sait ce qu’il advient du pion lorsque les fous se découvrent.
– Nom de Dieu, Max, tu as travaillé pour ce salopard pendant combien de temps avant de lui claquer la porte au nez ?
L’ancien agent répondit avec un sourire triste :
– Il faut croire que je suis long à la détente.
Il soupira et contempla le paysage de bosses et de creux qui les entourait. Cette portion de la Pennsylvanie ressemblait à un ancien champ de bataille, retourné par les bombes des années auparavant.
Varèse avait obéi aux ordres de Caran pour gagner les quelques batailles de cette guerre silencieuse dans laquelle ils s’étaient retrouvés impliqués, lui, Daria, Ulysse et Vsevolod. Il n’avait jamais été question de remettre la hiérarchie en cause jusqu’à l’affaire de la Maison blanche.
Caran était une figure, un boucanier de l’espionnage à la française dont le nom ponctuait les rapports confidentiels depuis la présidence de Pompidou. Il était craint, respecté, écouté. Parce que lui aussi avait, un jour, été sur le terrain. Parce qu’une aura de mystère entourait sa personnalité. Parce qu’il savait donner à ses agents cette petite longueur d’avance sur l’ennemi qui faisait la différence.
Caran dirigeait une trentaine d’équipes comme celle des Taupes, qu’il envoyait dans les pays où l’État souverain avait quelque intérêt à faire respecter ou à implanter. Mais tous les chefs d’équipes n’avaient pas la relation que Varèse avait avec Caran. Un lien d’affection les unissait l’un à l’autre, de père à fils, sans qu’aucun des deux n’en ait jamais parlé ouvertement, respect de la hiérarchie oblige.
Varèse s’était souvent demandé pourquoi le vieux briscard lui avait fait confiance. Caran l’avait laissé monter son équipe sans intervenir, sans imposer d’éléments débauchés de grandes écoles ou dénichés dans les banlieues chaudes. Des dents avaient grincé lorsque les candidatures d’une adolescente japonaise, d’un pirate informatique imperméable aux interrogatoires psychotechniques et d’un ancien mercenaire ukrainien avaient été contresignées par le chef de la Sûreté.
Il avait suffi que le patron frappe du poing sur la table pour que les grincements deviennent aussi audibles que le glissement d’une plume sur une toile cirée.
Pourquoi Caran avait-il personnellement pris le temps d’apprendre le métier à Varèse, en sus des exercices prodigués par les entraîneurs du gouvernement ? Pourquoi avoir pris la peine de lui faire partager son expérience, de le retenir plus que de coutume dans son bureau du quai des Tournelles, et de pratiquer lui-même le débriefing de sa dernière mission ?
Varèse mettait ce traitement de faveur sur le compte de la chance. Lui et Caran s’étaient bien entendus sans avoir à se le dire. Caran n’avait pas de famille. Il approchait de la retraite. Varèse, sans attaches mais en début de carrière, était arrivé au bon endroit au bon moment pour hériter du vieux briscard.
– J’ai intercepté Narcisse Morloch au troisième étage de la Maison blanche. Il était penché sur un milicien. Le type gémissait. J’ai tiré sans réfléchir. Morloch s’est relevé d’un coup. Il m’a regardé avec une expression… outrée. J’étais sûr de l’avoir touché. La partie du couloir qui nous séparait l’un de l’autre a alors explosé.
– Les chars ?
– Ils pilonnaient la façade, comme prévu. Il n’y avait plus qu’un trou béant à l’endroit où se trouvait Morloch. J’ai dévalé les escaliers pour rejoindre les sous-sols. Je m’en suis tiré de justesse. Nous sommes rentrés à Paris et nous avons plaqué la Sûreté. Fin des Taupes.
« Mais pas fin de l’histoire » songea Desportes.
– Et si Narcisse Morloch n’était pas mort ?
– Ça m’étonnerait. Mais, dans ce cas-là, je me ferais une joie de l’achever. Nous arrivons.
Un panneau montrant la représentation symbolique d’une calèche tirée par un cheval leur indiqua qu’ils pénétraient dans la ville de Carthage. Des lotissements de maisons proprettes entourées par des parterres de gazon fraîchement tondu apparurent comme par magie. Ils venaient de rentrer dans une bourgade paisible et hors du temps, à l’exact opposé du paysage de blocs de béton éclaboussés de sang et parsemés de cadavres que Varèse venait de faire traverser à Desportes.
Il gara l’Oldsmobile devant la boutique du vendeur de matériel dont Seiza leur avait parlé. Le nom de Nathan Ferguson se déroulait sur l’enseigne. Ils grimpèrent les trois marches du perron et poussèrent la porte vitrée en faisant tinter une guirlande de clochettes métalliques.
Ils se promenèrent entre les rayonnages. L’épicerie proposait des articles tels que poêles à charbon, réchauds à propane, couvertures de survie et stères de bois de chauffage. On pouvait emporter l’équipement de survie spécial an 2000 qui permettait de tenir au moins deux mois dans un monde revenu un siècle en arrière. Il comprenait son comptant de papier hygiénique, de savon, et de conserves pour quatre-vingt-dix-neuf dollars. L’heureux acquéreur pouvait repartir avec un chauffe-eau solaire familial pour cinquante-neuf dollars de plus. Des phrases de l’Apocalypse illustraient les réclames destinées aux survivalistes qui adhéraient à cette nouvelle existence.
Les affaires marchaient bien d’après l’air satisfait de l’homme replet qui tenait la caisse. Varèse se dirigea vers lui alors que Desportes s’arrêtait en contemplation devant des maquettes de granges traditionnelles.
– Vous êtes Nathan Ferguson ?
– Oui ? répondit l’épicier avec une voix inquiète.
– Je cherche Peter Nash. On vous a téléphoné à ce sujet.
– Ah, je vois.
L’attitude de l’épicier passa tout à coup de l’affabilité à l’agressivité la plus apparente.
– Je suis désolé, mais je ne peux pas vous aider.
– Pardon ? !
Varèse avait beau apprécier le confort offert par l’Oldsmobile, ils n’étaient pas venus depuis Taliesin pour s’entendre dire que le vendeur de matériel de ce bled amish ne pouvait rien faire pour eux, alors qu’il avait déclaré à Seiza connaître l’ingénieur. Varèse s’apprêtait à revenir à la charge.
– Vous avez entendu ce que Monsieur vous a dit, intervint un client qui venait de se glisser derrière lui. Il ne peut pas vous aider.
Varèse se retourna et découvrit trois hommes en chemises blanches, bretelles et chapeaux noirs, le fixant avec cet air sévère propre aux allemands expatriés dans le Nouveau monde.
– Je viens de Los Angeles pour voir Peter Nash, insista Varèse. Vous le connaissez, n’est ce pas ?
Personne ne voulait lui répondre. Varèse remarqua que d’autres locaux remplissaient la boutique et qu’ils se trouvaient désormais en très nette minorité.
– Vous êtes tous les mêmes, lança un Amish. Notre communauté est envahie par vos semblables depuis que vous voyez la Bête dans vos satanées machines. Nous n’avons que faire de vos superstitions.
– Des loups ! cracha un autre. Des loups des villes. Du vent !
– Si Peter Nash vous a causé quelque préjudice… essaya Varèse.
Cinq hommes s’avancèrent vers lui. Il prit Desportes par la main et ils sortirent précipitamment de l’épicerie. Varèse se sentait de taille à nettoyer la planète de tous les salopards qu’elle pouvait abriter, en les prenant un par un. Affronter un village entier n’était par contre pas dans ses cordes. Surtout lorsque le mépris de ses habitants semblait légitimé par quelque méfait dont l’immigrant Peter Nash se serait rendu coupable.
– On remonte dans la voiture sans faire d’esclandre, marmonna-t-il à l’attention de Desportes.
– Mais…
– Ou je vous laisse là, c’est vous qui voyez.
Desportes s’assit dans l’Oldsmobile, verrouilla sa porte et boucla sa ceinture avant Varèse qui démarra et reprit la rue principale pour se diriger vers la sortie de Carthage.
– Aucun d’eux ne parlera. Et ça m’étonnerait que le cadastre soit plus loquace que ces gars-là.
L’épicerie de Nathan Ferguson et la petite foule rétrécirent dans les rétroviseurs pour être avalées par la poussière. Quelques piétons marchaient tranquillement sur les trottoirs sans prêter plus d’attention à la voiture noire qui remontait la rue au pas.
– On pourrait peut-être demander à quelqu’un d’autre ? proposa Desportes.
– Autant mettre le feu aux quatre coins de la ville et attendre avec Ferguson que Carthage ait brûlé.
– Vous n’avez donc rien à proposer ? !
Desportes trouvait que son idée n’était pas si stupide. Elle reporta son attention sur les passants et remarqua un homme qui discutait avec un petit bout de femme en costume traditionnel. Il tenait un garçonnet par la main et marchait vers eux. Elle le reconnut tout de suite.
– Dites-moi que je rêve.
Varèse pila en le reconnaissant lui aussi : l’asthmatique de Mesa Verde ! Ils l’avaient abandonné, imbibé de trompe-la-mort, dans une maison du peuple Anasazi et le retrouvaient maintenant frais, pimpant, dans une région qui s’était coupée du reste de l’humanité deux siècles auparavant ?
– Dark Vador.
L’Amish s’était arrêté et observait l’Oldsmobile, intrigué. Les couleurs disparurent de son visage lorsqu’il découvrit l’héritière qui lui souriait, dans cette voiture, à Carthage, chez lui.
Desportes descendit de la voiture et se dirigea vers l’homme figé par la terreur. La femme regardait approcher l’étrangère avec un air soupçonneux. Son mari lui parla avec précipitation. Desportes crut comprendre qu’il lui ordonnait de se rendre en ville et de l’attendre à l’épicerie. Elle protesta mais il les poussa, elle et son fils, dans la bonne direction.
La femme s’éloigna en se retournant tous les cinq mètres. Desportes s’arrêta devant l’Amish. Elle se promit de griller un peu d’encens, de retour à Taliesin, sur l’autel de la coïncidence. Varèse était resté derrière le volant. Il venait de s’allumer une Gauloise en se disant que le spectacle valait bien ça.
– Jolies bretelles, murmura-t-elle en en attrapant une du bout du doigt et en la faisant claquer sur la poitrine de l’Amish. Mesa Verde… C’est pas la porte à côté ?
– Personne ne sait. Je vous en supplie.
Desportes s’en voulut presque d’être la cause de tant d’émois.
– Je vous offre mon silence, lui glissa-t-elle à l’oreille, contre…
– Ce que vous voudrez !
– … contre l’adresse de Peter Nash.
– Peter Nash ? ! s’étrangla-t-il. Par les larmes de Joshua, ne me demandez pas ça.
Desportes se retourna et fit le geste de rappeler la femme et l’enfant qui se trouvaient maintenant à une bonne distance.
– Arrêtez ! Je vous accompagne.
Il fit basculer le siège du passager et se glissa à l’arrière du modèle Suprême en se ratatinant du mieux qu’il pouvait au fond de la banquette. Desportes rabattit le siège et referma la portière derrière elle. Varèse était sur le point de démarrer, mais il ne put s’empêcher de se retourner vers l’homme et de lui susurrer avec délice :
– Bienvenue dans notre vaisseau, Seigneur Vador.
Le bolide noir partit en vrombissant vers les faubourgs de Carthage.
*
La vieille Oldsmobile brinquebalait sur une route de campagne. Carthage n’était plus qu’un souvenir, et se succédaient dans le lointain les copies conformes de la grange qui ravissait Desportes dans l’épicerie de Ferguson.
– C’est encore loin ? demanda Varèse pour la énième fois.
– Au bout de ce chemin, répondit Vador, qui n’avait pas voulu révéler son patronyme palatin.
– Et ce chemin traverse combien d’États ?
Le seigneur des ténèbres ne répondit pas. Il était de nouveau victime d’une crise d’angoisse. Il se tassa en respirant bruyamment.
– Allongez-vous, l’invita l’héritière. Mettez-vous à votre aise.
Elle lui devait bien ça, elle qui venait peut-être de briser son couple, sa vie et l’honneur de sa lignée jusqu’à la treizième génération. Voir Vador étendu sur la banquette arrière comme pour une analyse itinérante donna envie à Desportes de pousser un peu plus son interrogatoire :
– Maintenant que nous sommes entre nous, dites-nous comment vous faites pour concilier votre vie ici et vos petites escapades à Mesa Verde ?
Vador reprenait son souffle petit à petit.
– Je fais des sauts fréquents à Philadelphie pour vendre des objets à un magasin de décoration.
– Quoi comme objets ?
– Des maquettes de granges traditionnelles.
– Comme celles chez Ferguson ?
– On vous passera commande par Internet, coupa Varèse. Revenons à Philadelphie.
L’Amish maugréa mais expliqua :
– Je me suis trouvé un cybercafé discret à partir duquel je me tiens au courant des déplacements de la princesse Seiza. Vous savez que nos amis de l’espace l’ont emmenée dans leur grand vaisseau de lumière ? ajouta-t-il avec des yeux ouverts sur deux puits pleins d’innocence.
Desportes se rappela que Vador était tombé sous l’effet du trompe-la-mort avant tout le monde. Il n’avait donc pas vu la scène. On la lui avait racontée.
– Les machines ne vous sont pas interdites ? s’informa Varèse.
– Si, avoua l’Amish avec honte.
– Pourquoi… pourquoi cette double vie ? insista Desportes.
– Tout petit, j’ai eu la révélation que la vie existait dans l’espace inconnu. Toutes ces étoiles qui brillaient, la nuit, au-dessus de la ferme. Et ces énormes vaisseaux de métal qui se posaient près de la grange de mon oncle… c’était un spectacle magnifique.
– Des vaisseaux de métal ?
Vous êtes monté à bord de l’un d’eux ?
– Plusieurs fois. J’ai même eu une relation avec une Atlante.
– Vous avez eu… des enfants ?
L’Amish rougit.
– Et le cadet s’appelle Luke, je suppose ? se moqua Varèse. Il a fallu qu’on tombe sur l’idiot de service, chuchota-t-il à l’attention de Desportes.
– Regarde la route Mulder.
Varèse remit précipitamment l’Oldsmobile dans l’axe du chemin qu’elle était en train de quitter. Vador avait l’air vexé : il ressassait une réponse pertinente à la taquinerie dont il venait de faire l’objet.
– L’Ordnung ne parle à aucun moment des races extra-terrestres, dit-il enfin.
– L’Ordnung…?
– Notre règle de vie, que je respecte et que j’honore.
– Et vos escapades stellaires, ce sont vos p’tites plages de liberté ?
– On peut voir les choses comme ça, lança l’Amish à Varèse.
Le chemin montait en lacets vers une colline couronnée par une forêt d’érables rabougris.
– Le bosquet du pêcheur, indiqua Vador. La maison de Nash se trouve à l’intérieur.
– Le bosquet du pêcheur… Et il habite dans la clairière des lépreux ? Pourquoi le nom de Peter Nash déclenche-t-il une telle hostilité dans votre communauté ?
– Nous avons toujours réussi à nous protéger du monde extérieur. Les touristes ne connaissaient pas Carthage avant que les témoins de Cassandra et les amis du père Joseph (il cracha entre ses pieds pour montrer le peu de cas qu’il faisait de ces deux catégories de personnes)… ne découvrent Carthage et ne la proclament Terre promise de l’après Saint Sylvestre. Cette supercherie a été entretenue par Nathan Ferguson, le traître !
Varèse et Desportes s’interrogèrent mutuellement du regard mais se gardèrent d’intervenir : Vador allait lever le voile sur le mystère Nash et ce n’était pas le moment de le déconcentrer.
– Les premiers survivalistes en mal d’ermitage sont arrivés à Carthage en 1996. Ils ont gangrené le comté en achetant des concessions qui séparaient les familles et détruisaient l’harmonie que les Anciens avaient mis trois siècles à mettre en place. Certains arrivants étaient pourtant respectueux de nos traditions. Ceux-là sont devenus nos amis. C’est par leur intermédiaire que j’ai appris l’existence de la princesse Seiza. D’autres, par contre, ont été jusqu’à séduire nos femmes ! Ceux-là agissaient comme le cancer dans votre monde.
« Un : de grands vaisseaux de métal font la navette entre Andromède et la Terre. Deux : le cancer est ici inconnu ». Varèse se demanda pourquoi il n’avait jamais inscrit un territoire amish dans son catalogue de paradis terrestres. Il aurait pu acheter une ferme à Ulysse qui avait connu le sevrage technologique et ne s’en était pas trop mal tiré.
– Ces intrus représentaient une menace pour notre communauté, continua Vador. Les Borgs ont eu le même problème avec leur renégat, une fois qu’il eut découvert l’individualisme et son cortège de douleurs.
– Les Borgs ? !
– Star Trek Next Generation. J’ai vu quelques épisodes… à Philadelphie.
– De mieux en mieux, siffla Varèse. Mais ça ne nous dit pas pourquoi Peter Nash est haï à ce point.
– Ça tombe sous le sens : parce qu’il est le premier à s’être installé ici. Il a initié la vague. Arrêtez-vous.
Varèse obéit et stoppa l’Oldsmobile à la lisière de la forêt dans laquelle le chemin s’enfonçait.
– Je ne vous accompagne pas dans l’antre du démon. Madame, permettez. (Vador sortit de la voiture sans que rien ni personne ne puisse l’en empêcher.) Vous trouverez la maison de Nash à une centaine de mètres. Je vous souhaite de réussir dans votre quête.
Il se préparait à repartir à pieds vers Carthage.
– Attendez ! cria Varèse. (Un truc le chiffonnait dans le discours du seigneur des ténèbres.) Les survivalistes… Pourquoi parlez-vous d’eux au passé ? Ils sont tous partis ?
– Tous sauf Nash, que nous n’avons jamais réussi à déloger.
– Et, comment les avez-vous faits partir ? s’informa Desportes.
– Nous les avons mis dans les grands vaisseaux de métal, expliqua Vador en montrant le ciel.
Un début de panique oppressa la poitrine de l’héritière devant la détermination de ce fou furieux. Elle ferma sa portière avant d’être aspirée par quelque rayon lumineux. Elle n’avait pas envie d’être retrouvée vidée de son sang au milieu d’un champ de colza. « Démarre » implora-t-elle à l’attention de Varèse qui était plié de rire. Anakin partit d’un bon pas sur le chemin qui redescendait vers Carthage.
– Que la Force soit avec vous ! cria-t-il alors que l’Oldsmobile s’engageait entre les érables du domaine de Monsieur Nash.
*
La bicoque délabrée occupait une clairière. Elle faisait un étage. Les volets pendaient aux fenêtres aveugles. La peinture s’écaillait de place en place. Elle avait dû être verte, à une époque. Les tuiles du toit avaient glissé par endroits et s’étaient rassemblées dans les gouttières ou gisaient en tas, brisées, dans le gazon. Le terrain dégagé n’était pas moins à l’abandon. Des herbes folles bataillaient pour recouvrir ici un soc de charrue rongé par la rouille, là un tonneau éventré rempli d’eau croupie.
L’Oldsmobile Suprême s’arrêta à une dizaine de mètres de l’entrée. Varèse tourna la clé de contact et la laissa fichée dans le démarreur. Il scruta la façade, y cherchant le moindre signe de vie. Desportes frissonna :
– Cet endroit me file la chair de poule.
– Votre Nash… Vous êtes sûre qu’il avait toute sa tête lorsqu’il a quitté Millenium ?
– Il ne faut pas avoir toute sa tête pour quitter Millenium, répondit l’héritière, spirituelle. Sérieusement, Nash faisait un très bon boulot. Mais, un beau jour, il a disjoncté. Nous n’avons même pas eu le temps de lui constituer un dossier psy. Il a déposé sa démission et une semaine plus tard il avait disparu. Rien ni personne n’ont pu le faire changer d’avis.
– Vous savez à quoi ça me fait penser ? À la baraque de Unabomber, le cinglé qui envoyait ses colis piégés aux quatre coins des USA.
Varèse sortit son 9 mm de la boîte à gants. Il vérifia qu’il était chargé et le coinça dans sa ceinture, à portée de main.
– Vous allez m’attendre dans la voiture. Je veux m’assurer que notre bonhomme traite mieux ses semblables que son petit chez soi avant que nous ayons une conversation sérieuse.
– D’accord.
Desportes laissa Varèse sortir de l’Oldsmobile et se glissa à sa place, face au volant, pour se donner l’illusion de maîtriser la situation. L’ancien agent avança jusqu’à la porte qu’une marquise défoncée recouvrait en partie. « Ohé ! » appela-t-il. Il tira la porte grillagée vers lui et poussa la seconde pour rentrer dans la maison, l’arme au poing.
Varèse attendit que ses yeux s’accoutument et captent la rare lumière que les fenêtres recouvertes d’une couche épaisse de crasse et de suie laissaient passer. Une pièce encombrée d’objets. Le désordre qui y régnait était indescriptible.
Sur une grande table traînaient papiers, livres, boîtes de conserves vides, bouteilles et outils. Varèse reconnut un chalumeau, une caisse remplie de fioles et de récipients. De grosses bonbonnes ventrues étaient alignées dans un coin. Il se pencha et découvrit des étiquettes frappées de têtes de morts. Chlorure de potassium. Nitrate. Ammoniac. Cinq cartouches de gaz de dix kilos étaient reliées entre elles par un réseau de tuyaux.
Varèse eut l’impression de se retrouver dans le ventre d’une gigantesque bombe artisanale.
Peter Nash comptait-il faire sauter le bosquet du pêcheur ? Un manuscrit traînait sur la table. Varèse reconnut le rapport du Docteur Edward Yardeni, l’économiste de la Deutsche Bank Securities, titré avec optimisme « Récession en l’an 2000 ? » Les pages avaient été tirées d’Internet. Des coups de crayons rouges annotaient marges et couverture. Des paragraphes entiers avaient été sauvagement raturés.
L’ancien agent reposa le rapport en ayant la conviction que Peter Nash avait non seulement perdu la tête, mais qu’en plus il pouvait être rangé dans la catégorie des fous dangereux. Il se dirigea vers une porte qui donnait sur un escalier.
Il posa le pied sur la première marche avec précaution, s’attendant à la traverser dans un nuage de poussière. Elle était solide et ne grinça presque pas sous son poids. Il monta lentement à l’étage, le dos collé contre la paroi. L’escalier butait sur une porte. Il la poussa doucement et découvrit une chambre à peine plus éclairée que le rez-de-chaussée. Il y avait juste un lit et une petite table de nuit. Un homme était assis dans le lit et observait Varèse, sans bouger.
L’ancien agent le mit en joue et pénétra dans la chambre. L’homme resta parfaitement immobile.
– Peter Nash ?
L’homme poussa un gémissement plaintif. Ses yeux suivaient les gestes de Varèse. Mais ses bras restaient collés contre son torse et son torse contre le bois de lit. L’activiste n’était tout de même pas cinglé à ce point pour se ligoter lui-même ? se demanda l’ancien agent. Il posa sa question à nouveau :
– Êtes-vous Peter Nash ?
La question était de pure forme : Varèse avait vu une vieille photo de l’ingénieur tirée du fichier du personnel de Millenium et il l’avait reconnu en rentrant dans la pièce. Nash était certes marqué par les années et la vie recluse qu’il s’était imposé. Mais c’était bien lui, incontestablement. L’ingénieur gémit. Varèse ne comprenait pas pourquoi il ne parvenait ni à bouger ni à parler. Il se pencha sur lui.
Un filin métallique était enroulé plusieurs fois autour de son torse et lui entravait les épaules. Celui qui avait fait ça avait serré au point de tailler dans les chairs ouvertes, à vif. Nash devait subir ce martyre depuis quelque temps : des foyers d’infections dessinaient des plaques mauves et inégales, comme si des tests de Rorschach avaient été gravés sur sa poitrine.
Les yeux de Varèse remontèrent vers le visage de Nash et s’arrêtèrent sur ses lèvres. Des boursouflures régulières indiquaient que quelqu’un les lui avait cousues.
Une forme en mouvement, une silhouette qui se détachait de l’ombre de la porte avec lenteur, se refléta sur les yeux de Nash. La silhouette mit Varèse en joue.
Il plongea vers le plancher alors qu’une détonation fantastique ébranlait la baraque. Il fit feu en aveugle. Il eut à peine le temps de se relever que l’autre dévalait l’escalier après avoir fermé la porte derrière lui. Varèse se jeta contre elle, en vain. Il reporta son attention sur l’ingénieur emprisonné dans ses liens. Le coup de feu lui avait arraché la moitié du visage. Sa bouche s’était ouverte sous le choc. L’ancien agent constata que sa langue avait été tranchée.
– Morloch ! hurla-t-il, en se jetant à nouveau contre la porte.
Il allait tirer sur la poignée pour faire sauter la serrure lorsqu’une odeur de gaz envahit la pièce. Elle venait du rez-de-chaussée.
Une étincelle et c’était le feu d’artifice.
Varèse arracha la feuille de papier bistre qui recouvrait la fenêtre. Le cadre avait été cloué et la crémone cassée. Il n’avait pas le temps d’essayer de soulever la vitre. Il s’empara de la couverture qui recouvrait les jambes de Peter Nash, s’enroula dedans en ne laissant passer que ses yeux et se plaça de l’autre côté de la pièce. Il chargea la fenêtre.
Le verre explosa ainsi qu’une partie de la cloison qui dégringola avec Varèse sur la marquise. Il la traversa dans un nuage de débris. Il s’extirpa de l’amoncellement en titubant et se dégagea de la couverture dans laquelle il était empêtré. Desportes n’avait pas bougé et tenait le volant à deux mains. Elle contemplait la scène les yeux écarquillés. Varèse courut jusqu’à la voiture, plongea à la place du passager, cria :
– Démarre, vite ! Ça va sauter !
Elle tourna machinalement la clé de contact et bloqua le levier de vitesse automatique sur la marche arrière. Elle appuya à fond sur l’accélérateur en regardant obstinément devant elle. Varèse vit un Range Rover sortir de derrière la maison et s’engager sur le petit chemin qu’ils avaient emprunté. Narcisse Morloch le conduisait. L’héritière ne freina pas pour passer en marche avant. Ils fonçaient à reculons vers la barrière d’érables qui entourait la clairière.
La maisonnette de Peter Nash se transforma tout à coup en une gigantesque boule de feu. Le coffre de la Suprême 1973 percuta la première rangée d’érables qui explosèrent sous l’impact. Varèse plongea sur Desportes alors que le souffle de la déflagration soulevait la voiture du sol et pulvérisait les pare-brise avant et arrière. Ils sentirent l’onde brûlante les frôler et roussir les appuie-tête.
L’Oldsmobile Suprême brinquebalait en marche arrière au milieu d’une forêt dont chaque arbre aurait dû les arrêter. Mais les érables à peine touchés étaient fauchés nets. Les morceaux d’écorce et de bois mort étaient propulsés de part et d’autre de la voiture. Varèse pensa aux bonbonnes mortelles entreposées au rez-de-chaussée de la petite baraque. Le sol du bosquet devait être saturé de produits toxiques pour que les érables n’offrent pas plus de résistance que du carton mouillé.
Ils débouchèrent enfin du bosquet du pêcheur. La prairie vallonnée du Comté de Carthage apparut derrière l’Oldsmobile Suprême. Varèse profita du répit offert par le terrain dégagé pour tourner la clé de contact et tirer le frein à main à lui. La voiture s’arrêta en s’enfonçant dans la terre grasse. C’était pur miracle qu’elle ait encore ses quatre roues après ce qu’elle venait de subir.
– Nom de Dieu ! (Il donna un violent coup de pied dans la boîte à gants dont le contenu s’éparpilla sur ses genoux.) Où est-ce que vous avez appris à conduire ?
L’héritière était toujours cramponnée au volant.
– Je n’ai pas appris à conduire.
–Ulysse vous a bien fourni un permis de conduire ?
– Je n’ai jamais appris à conduire, répéta-t-elle en ayant l’impression de parler à un demeuré. Ce n’est pas parce qu’Ulysse m’a fait un permis de conduire au nom de Jessica Mydek que Jessica Mydek sait conduire.
Varèse resta bouche bée.
– Je l’ai vu sortir de la baraque, continua-t-elle d’une voix blanche.
Son regard était fixé sur la tranchée qu’ils avaient creusée dans la forêt d’érable. Le feu faisait rage au centre de la clairière d’après la colonne de fumée noire qui s’en échappait.
– Ce n’était pas Peter Nash.
– Non, confirma Varèse. Rendez-moi le volant.
– C’est l’enfoiré qui a enlevé Oscar. J’en suis sûre.
Desportes multipliait ses affirmations comme si elle enfilait des perles sur un fil d’acier. Elle tourna la clé de contact et enclencha la marche avant. Le moteur se mit à ronronner. Varèse se cramponna malgré lui à sa portière.
Elle baissa le frein à main et enfonça l’accélérateur. L’Oldsmobile partit en chassant et grimpa la déclivité en soulevant des mottes de terre. Desportes freina une fois en haut, face à la plaine.
– Vous feriez mieux de me passer le volant.
L’héritière observait la plaine parsemée de pleins et de creux dans lesquels un Range Rover pouvait facilement se cacher. Le chemin qui menait à Carthage était visible sur une dizaine de kilomètres et aucune voiture ne le parcourait.
– Il est là.
– Écoutez…
Desportes appuya à fond sur l’accélérateur. La voiture s’élança comme un animal furieux et dévala la colline. Le Range Rover sortit tout à coup d’un creux à environ cent mètres sur leur droite. Le tout-terrain fonçait vers le chemin. Desportes tenait bien la voiture et gagnait du terrain. Elle n’avait aucun sens du danger qu’elle leur faisait courir à tous deux. Mais ils se rapprochaient de Morloch, mètre après mètre. Ils suivaient deux crêtes étroites et séparées qui se rejoignaient plus loin sur le même plateau.
– Foncez ! hurla Varèse, oubliant toute précaution.
Il se leva de son siège et passa la moitié du corps par la fenêtre, l’arme au poing. Le terrain devenait assez plat pour qu’il puisse ajuster son tir. Une trentaine de mètres séparaient les deux véhicules. Varèse fit feu une première fois. Le pare-brise arrière du Range Rover explosa. Il recommença en soulevant une gerbe d’étincelles à l’intérieur de la voiture. Il visa un pneu mais le rata.
Les deux crêtes se rejoignirent. L’Oldsmobile se trouvait maintenant au niveau du Range et Desportes roulait toujours aussi vite.
Varèse fixait le conducteur qui s’était retourné vers lui et qui lui renvoyait un sourire moqueur. Il l’avait laissé pour mort dans le cénotaphe de la Maison blanche. Et ils se retrouvaient côte à côte, à soixante miles à l’heure, sur un terrain déglingué, à se toucher presque.
– Alors Varèse ! Content de me revoir ? cria Morloch par-dessus le vacarme.
Desportes hurla. Le plateau s’arrêtait net à une vingtaine de mètres. Au-delà, on distinguait le toit d’une grange, au niveau du sol.
Varèse se laissa retomber dans l’Oldsmobile alors que le Range Rover braquait violemment vers la droite. Desportes fixait le bord du plateau sans bouger le volant. Les roues de l’Oldsmobile Suprême quittèrent le sol. Le modèle Suprême 1973, suivi par un sillage de poussières, de brins d’herbes et de mottes de terre.
La grange amish occupa tout à coup leur champ de vision et se précipita sur eux. La voiture traversa la paroi de planches dans un fracas assourdissant et plongea dans la grange. Il y eut un bruit sourd, puis le silence et l’immobilité. Le moteur avait calé. Du foin entourait la voiture de toutes parts.
Varèse essaya d’ouvrir sa portière mais elle était bloquée. Il passa par sa fenêtre. Desportes le suivit à quatre pattes, hébétée. Ils débouchèrent à l’air libre. L’Oldsmobile Suprême était plantée en oblique dans le tas de foin providentiel.
– Nous sommes vivants, constata l’héritière.
Le propriétaire de la grange apparut une fourche entre les mains. Ils se retournèrent en même temps vers lui et poussèrent la même exclamation de surprise. Le fermier les reconnut et les couleurs disparurent de son visage pour la deuxième fois de la journée. Il tomba à genoux et leva les bras vers le ciel. L’ancien agent supposa que l’Amish implorait les vieux dieux allemands dans sa langue ancestrale et qu’il leur demandait pourquoi ils le poursuivaient ainsi de leur courroux.
Varèse s’approcha, posa doucement la main sur son épaule, et lui dit :
– Nous avons un dernier service à vous demander, Seigneur Vador. Après, nous vous laisserons en paix.
*
– Vous êtes tombés sur lui une deuxième fois ?
Daria Seiza ne revenait pas de la malchance qui poursuivait son admirateur.
– Sur sa grange, corrigea Varèse. Le pauvre, vous l’auriez vu. Il aurait fait n’importe quoi pour se débarrasser de nous. Il nous a ramenés en calèche jusqu’à Bellaco, entre Carthage et Philadelphie, et nous a collés dans le bus qui passait par là. Nous ne demandions pas mieux et les adieux furent assez brefs.
– C’est le moins qu’on puisse dire, acquiesça Desportes.
Elle se souvint de Vador attendant au bord de la route que le Greyhound s’ébranle et disparaisse pour bien s’assurer que ses tortionnaires quittaient le comté.
Le ciel de Taliesin était plombé. Un avis de tempête avait été lancé sur la région de Fresno dans la matinée. Desportes se retourna vers Ulysse, Seiza et Varèse.
L’obscurité qui gagnait le salon les faisait ressembler à des spectres. Le pirate et la princesse avaient l’air fatigués. Ils avaient travaillé dur. Évidemment, le vieil Ulysse n’était pas seulement épuisé par les quelques nuits blanches passées sur la simulation.
Ses forces l’abandonnaient. Il les voyait s’échapper de ses mains et de son cœur lors des périodes d’hallucinations qui s’étaient multipliées ces derniers jours. L’autre monde le réclamait. Il en entrevoyait parfois quelques fragments, entre deux rêves. Ce qu’il voyait ne le rassurait ni ne l’inquiétait vraiment : une mer balayée par des vents sans fin qu’il savait devoir traverser avant de trouver la paix.
– Et Narcisse Morloch est toujours vivant, lâcha Ulysse en joignant ses mains qui s’étaient remises à trembler.
– Narcisse Morloch est toujours vivant, répéta Varèse.
– Peter Nash est, par contre, bien mort et nous n’avons pas vraiment avancé, laissa tomber Desportes, orageuse.
– Il est temps de faire le point.
Varèse se leva et récapitula :
– Nous connaissons la méthode utilisée par les conspirateurs pour faire planter les systèmes embarqués : ils nichent un virus à l’intérieur du logiciel principal. Ce virus est activé, une fois la signature des lignes de code pilotant la puce Millenium connue. Le virus trouve la signature et…
Varèse écarta les mains pour laisser la parole à Ulysse qui avait reconstitué le cheminement de la bestiole pendant ses longues heures de veille.
– Il trouve la signature et la remplace par une autre.
– C’est tout ? s’exclama Desportes.
Ulysse se tourna vers elle.
– Ça suffit amplement pour rendre inopérantes les lignes qui pilotent la puce. Ça ne laisse aucune trace. Ça interdit tout raccommodage ultérieur puisque l’ancienne signature a été effacée et remplacée par une nouvelle. Simple et sans bavures. (Il s’en frotta les mains.) J’ai mis trois jours et trois nuits à percer leur méthode, après avoir échafaudé des algorithmes de réécriture, monté et démonté les bombes logiques susceptibles d’avoir fait planter les systèmes. La solution m’est apparue en rêve, amusant non ? Chuchotée par saint Pierre lui-même.
L’héritière se demanda si le vieux ne perdait pas un peu les pédales. Seiza était peut-être la seule à avoir encore toute sa tête, ce qui ne la rassura pas vraiment.
– Nous avons épluché, Daria et moi, les lignes de code des logiciels de navigation du Boeing de la TWA et de la centrale de Kokura.
– Et vous avez retrouvé les traces de la transformation ?
– En travaillant sur deux versions du logiciel, celle avant l’accident, celle après, reprit Seiza. On a pioché dans les dossiers du NTSB et dans ceux de la sécurité atomique japonaise. Nous nous sommes aussi servis dans les archives de Millenium, précisa-t-elle en se tournant vers l’héritière, pour retrouver les versions d’origine.
– Vous avez bien fait, répondit Desportes, troublée.
– J’ai ensuite concocté un petit programme de comparaison pour passer les deux versions de chaque logiciel au crible fin. J’ai écarté toutes les modifications de type date et fonctionnement et je me suis concentrée sur les intitulés comme les signatures, ce genre de choses… Nous avons retrouvé les lignes de codes qui pilotaient les puces. Leurs signatures avaient bien été transformées comme Ulysse l’avait imaginé.
– Sans oublier que nous ne nous sommes pas limités au vol 800 et à Kokura, reprit le pirate. Il y a aussi cette histoire de bombardiers furtifs tombés aux mains des Serbes et des Irakiens. Nous avons épluché leurs boîtes noires et nous sommes arrivés à la même conclusion.
– Vous les avez trouvés où, ces boîtes noires ? demanda Varèse en les cherchant des yeux au milieu de la table basse.
– Sur le Net, répondit Seiza. Blackbox point com. La page perso d’un ami à moi.
Le Réseau, gigantesque souk dans lequel tout, de la photo pédophile à l’intégrale de Chaucer, se donnait ou se vendait. Desportes se taisait et fixait le plancher. Elle pensait à Seiza fouillant sans vergogne dans les papiers secrets de son entreprise. L’ancien agent recentra le débat :
– Si je comprends bien, même si nous avions pu interroger Peter Nash et même s’il nous avait livré la signature de ses lignes de code, cela n’aurait empêché en rien les conspirateurs d’agir sur les systèmes qui le concernaient ?
– Connaître la signature de Nash aurait permis de la remplacer par une autre, ce qui coupait l’herbe sous le pied des conspirateurs, intervint Ulysse.
Desportes se retourna vers Varèse, responsable de tous ses maux.
– Ça n’a servi à rien ! râla-t-elle.
Il était, lui aussi, un peu déçu par la tournure que prenaient les événements. Des flocons de neige commencèrent à tomber sur la forêt de séquoias.
– Nous courons toujours derrière les conspirateurs, avança Ulysse. Mais nous sommes en train de les rattraper.
L’attention se focalisa à nouveau sur lui.
– Morloch a été envoyé à Carthage pour faire parler Peter Nash. Ce qui veut dire qu’ils vont très prochainement s’attaquer à un site dont l’ingénieur s’est occupé.
– Logique, concéda Varèse.
– De plus, ces types aiment le panache. Ils travaillent en beauté, si je peux me permettre, et attachent à chacun de leur geste une sorte de mise en scène qui va peut-être nous aider à précipiter leur perte.
Ulysse affichait cet air malin que Varèse lui connaissait lorsque le vieux pirate avait une découverte à leur faire partager.
– Tu tiens quelque chose.
– Ils auraient pu utiliser n’importe quelle chaîne de caractères pour remplacer les anciennes signatures, mettre Casserole ou trois esperluettes à la place des codes secrets que les ingénieurs ont emportés dans leurs tombes. Mais non, nos amis font dans le détail et se sont amusés à semer des termes qui n’ont rien d’innocent, des termes qui mis bout à bout, dans le bon ordre, et avec la ou les signatures à venir, formeront une phrase cohérente.
– Si nous reconstituons cette phrase avant qu’ils ne passent à nouveau à l’action, s’enflamma Seiza, nous les devançons.
– Quels sont les mots que vous avez déjà trouvés ? s’impatienta Varèse.
Ulysse et Seiza, arrivés à ce point de leur démonstration, se levèrent et commencèrent à danser une chorégraphie qu’ils avaient préparée avant que Varèse et Desportes ne reviennent de Pennsylvanie. Le vieux pirate commença par sautiller sur place en agitant les bras alors que Daria se mettait un peu à l’écart pour le laisser dessiner sa figure.
– Arrêtez un peu ces gamineries ! railla Varèse. Vous pensez qu’on a le temps de faire un Pictionary ?
Ulysse n’en démordait pas et continuait à sautiller en battant des bras comme s’il battait des ailes.
– Ailes ! s’exclama Desportes.
Non, fit Seiza.
– Cocotte-minute, morosité, porte-jarretelles, énuméra Varèse en guise de cadavre exquis.
Ulysse battit des ailes un peu plus fort.
– Oiseau ! cria Desportes.
– Oiseaux au pluriel, accepta Ulysse. À toi princesse.
Seiza s’accroupit et montra le plafond avec de grands gestes évanescents, une expression sublimée sur le visage.
– Vous allez nous les faire tous les trois à ce rythme-là ? s’inquiéta Varèse. Bon : chaise, rotin, animal de compagnie.
– Oh, nous n’avancerons jamais si vous n’y mettez pas un peu du vôtre ! râla Desportes. (Elle se concentra sur Seiza qui montrait le plafond avec un air ébahi.) Plafond ! (Seiza fit le geste au-delà.) Bureau ! (Encore au-delà.) Chambre ! Ciel !
Seiza laissa tomber sa pantomime en disant :
– C’est pas trop tôt.
– Oiseaux et ciel. Bien, à toi Ulysse, invita Varèse résigné.
Le pirate se remit au centre de la scène improvisée. Il fit le geste de se masser l’avant-bras, d’en arracher un morceau et de le porter à sa bouche.
– Cannibale ? essaya Varèse. Merde, on atteint des sommets ! Aide-nous un peu.
Le pirate eut un rictus de dégoût en refaisant le geste de porter la chair à sa bouche.
– Avarié ? Périmé ? Date limite de consommation ?
Ulysse mâchait dans le vide.
– Chair !
– Trois à zéro pour Mademoiselle Desportes, concéda Ulysse. Beau score.
– Les oiseaux sont la chair du ciel ? essaya Varèse.
– Attendez.
Desportes était pâle comme dans le Grand Trianon.
– Je reviens.
Et elle revint cinq minutes plus tard avec son portable. Elle le posa au milieu de la table, l’alluma et ouvrit le module de messagerie pendant que les Taupes se rassemblaient derrière elle. Elle ouvrit le premier message que les ravisseurs d’Oscar lui avaient adressée et en surligna l’objet.
– « Et tous les oiseaux du ciel se rassasièrent de leur chair » lut Varèse à voix haute.
– Bizarre, jugea Seiza, sceptique.
– Biblique, corrigea Ulysse. Du saint Jean.
– L’Apocalypse ? demanda Varèse.
– Logique, non ? s’amusa le pirate. Et d’un banal… Bref. Si nous partons du principe qu’ils feront fi des articles et des prépositions, il nous reste « rassasièrent », un mot…
– … pour un site, dit Varèse. Encore un sabotage et ils parviendront à leurs fins.
L’urgence de la situation assombrit tous les visages sauf celui du pirate qui, en matière d’urgence, n’avait de compte à rendre à personne. Il lança d’une voix claire :
– Les conspirateurs n’ont plus qu’à bien se tenir.
Le pop d’un bouchon de champagne leur parvint des cuisines alors qu’un serviteur approchait avec un plateau et quatre flûtes. Le liquide pétillant fut servi et un toast porté. Les mousquetaires restaient fidèles à un certain savoir-vivre que la course contre la montre n’avait pas réussi à affecter.
Varèse revint au problème Peter Nash après avoir goûté sa part de nectar :
– L’intérêt que le cinquième ingénieur pouvait avoir à nos yeux était le lien qui le rattachait aux conspirateurs.
– Un lien un peu forcé, critiqua Seiza. (Varèse était rentré dans le détail des tortures qui avaient été infligées à Peter Nash.) De toutes façons, notre but premier étant de sauver le monde, nous n’avons pas intérêt à empêcher les conspirateurs de vider la Caisse.
La candeur de la princesse japonaise fit sourire Desportes.
– C’est bien joli de ne pas les empêcher, grinça-t-elle. Mais comment comptez-vous les doubler une fois qu’ils l’auront vidée, la Caisse ?
– Ne grillons pas les étapes, tempéra Varèse, il s’agit d’abord de voir ce que nous pouvons faire avec ce que nous avons entre les mains. Essayons de définir le site qui fera l’objet de leurs attentions. (Il s’adressa à la présidente de Millenium :) Je suppose que vous avez une petite idée des systèmes sur lesquels Peter Nash a travaillé ?
– Bien sûr. Nous l’avions affecté au projet Équateur.
– Le projet Équateur ? s’intéressa Seiza. Ce n’est pas ce réseau d’antennes qui fait le tour du globe ?
– C’est ça. Les antennes sont disséminées entre différents centres de transmissions et travaillent en relais avec les satellites de communications. Il y a une centaine de sites, si mes souvenirs sont bons.
– Pourquoi les conspirateurs s’attaqueraient-ils à un centre de transmissions, après un long courrier, une centrale nucléaire et des bombardiers furtifs ? se demanda Varèse.
– Mettons-nous à leur place, rappela le vieil et sage Ulysse.
Chacun plongea dans ses pensées.
– Peut-être qu’on a affaire à un groupe de pacifistes qui n’aiment ni Boeing, ni le nucléaire, ni les téléphones portables ? essaya Seiza au bout de quelques secondes de spéculation.
– Arrête de dire n’importe quoi. (Varèse chercha l’inspiration dans le paysage dont les contours étaient maintenant lissés par la neige.) Nous savons que l’ouverture de la Caisse est soumise à l’unanimité de ceux qui en possèdent la clé, mais surtout à une instance suprême qui en vérifie le bon usage et n’octroie son feu vert qu’en de très rares occasions.
– Nos amis forcent donc un peu la main de l’instance suprême en multipliant les effets catastrophiques soi-disant liés au bug, rappela Desportes. Le Boeing, la centrale, les bombardiers. L’instance prend peur et donne son accord pour le rassemblement des différents serveurs sur un seul, un rapatriement soumis à une surveillance accrue vues les sommes phénoménales qui sont en jeu.
– Un rapatriement qui se fait par le Réseau, continua Seiza, le Réseau que les conspirateurs utilisent pour se réunir. La surveillance de l’instance se fait donc aussi par le Réseau.
– Le projet Équateur… murmura Varèse. À quoi servent les centres de transmissions ?
– À désengorger Internet, répondit Desportes. Il est utilisé comme dérivatif aux câbles et aux relais traditionnels.
– Si un seul centre tombe en rideau, c’est la chaîne toute entière qui est rompue, avança Ulysse. (Il claqua des doigts.) Leur petite tactique devient claire : ils vont réunir leurs clés, vider la Caisse, et aveugler un des centres de transmissions appartenant à la chaîne Équateur pour effacer toute trace de l’effraction.
– … et rapatrier le contenu de la Caisse sur la machine qu’ils se seront mis de côté, acheva Seiza, à la barbe et au nez des censeurs.
– Le problème étant : quel centre va être attaqué et quand ? S’il y en a une centaine…
Desportes confirma par un hochement de tête. Ulysse annonça avec son calme habituel :
– La signature du cinquième ingénieur a été perdue mais nous pouvons précéder les conspirateurs pour voir si leur virus fonctionne bien.
– Développe, demanda Varèse.
– Si on part du principe qu’ils ont préparé leur coup depuis un bon bout de temps, leur virus est déjà niché dans le logiciel de pilotage d’un des centres Équateur. Provoquons-le à distance, site par site. Le centre affecté apparaîtra aussitôt.
– Tu peux amorcer le virus à distance ?
– Je l’ai modélisé. Je sais comment il fonctionne. Je peux l’amorcer.
– Mais si vous le déclenchez, essaya Desportes, ils abandonneront leur projet. Je veux dire, ils ne pourront plus aveugler la Toile pour vider la Caisse ? Et tout ça n’aurait servi à rien ?
– J’amorce le virus. Le centre affecté plante le temps qu’on le repère. J’envoie un contrordre modélisé par avance et le virus se rendort comme s’il n’avait jamais été réveillé, en annulant les modifications écrites dans le logiciel. C’est risqué mais ça peut marcher.
– Combien de temps pour repérer le centre ?
– Une centaine disions-nous ? Le dernier sera peut-être le premier.
– Je te filerai un coup de main, l’assura Seiza.
L’ancien agent avait retrouvé le sourire : ils avançaient à grands pas, comme avançaient les Taupes du temps de leur splendeur. Une idée lui traversa tout à coup l’esprit :
– Comment les conspirateurs déclenchent-ils leur virus ? demanda-t-il au pirate. Ils peuvent le faire à distance, comme tu t’apprêtes à le faire ?
– Franchement, ça m’étonnerait. Ils seraient obligés de se payer les services de la reine des infiltrations électroniques. Et je n’en connais qu’une capable de ce tour de force. (Les regards se tournèrent vers Seiza qui rosit sous le compliment.) À mon avis, ils utilisent quelqu’un pour l’amorcer, à la main. Il suffit d’une disquette servant d’ordre. Hormis pour les systèmes embarqués comme le Boeing et les bombardiers furtifs. Là, ils ont dû passer par les satellites.
– On peut donc supposer que quelqu’un sera envoyé dans le centre de transmissions sélectionné pour le faire planter ?
– C’est certain, confirma Ulysse.
– Un homme de mains… Les conspirateurs, s’ils veulent rester discrets, n’ont pas dû s’en payer des tonnes, des hommes de mains.
Chacun de penser à Morloch. Varèse fit tinter sa coupe d’une pichenette.
– Trouvez-moi le centre relais. Je m’occuperai de Morloch.
– Il nous reste quand même deux petits détails à régler, calma Ulysse. On risque de trouver le centre, d’accord. Mais rien ne nous dira quand les conspirateurs passeront à l’action. La décision de rapatrier la Caisse ne sera pas annoncée dans les journaux…
– … ni sur les réseaux, assura Seiza.
– Et tu ne vas pas te cacher derrière une antenne pendant deux semaines en attendant que Morloch débarque ?
Varèse garda le silence. Ulysse continua :
– Le second détail qui n’en est pas vraiment un, et je rejoins Mademoiselle Desportes sur ce point : que ferons-nous une fois que la Caisse aura été pillée ? Ils la rapatrieront sur une machine, certes. Mais cette machine, s’ils ont un peu de bon sens, ne sera visible sur le Réseau que le temps d’effectuer quelques transactions ou de transférer des comptes bancaires. Elle pourra aussi bien se trouver à Chicago ou en Nouvelle-Zélande ? (Varèse souriait alors qu’Ulysse continuait sur sa lancée :) Nous devrons l’atteindre physiquement si nous voulons la vider de son contenu. Quand et où Morloch agira, c’est de la petite bière à côté de l’information principale, celle qui nous manque si nous voulons les doubler : où les conspirateurs vont-ils se cacher pour échapper à la justice des huit pays les plus puissants du monde ?
Le sourire de Varèse s’était élargi, au grand dam du pirate qui ne comprenait pas cette soudaine bonne humeur. L’ancien patron de l’agence Eden attendait depuis un moment que cette question soit enfin posée.
– Parle Max, demanda Seiza.
– Je sais où ils se cacheront, lâcha-t-il sur un ton badin.
– Quoi ? ! réagirent instantanément Desportes, Seiza et Ulysse.
– Je le sais depuis le début, précisa Varèse, renforçant l’énigme. Mais je préfère le garder pour moi tant que le moment de leur rendre une petite visite ne sera pas venu.
L’héritière marcha sur lui, les poings serrés.
– Tu sais depuis le début où Oscar est retenu ?
– Si ma supposition est bonne, je sais où il est retenu, en effet.
Elle aurait pu le gifler à toutes volées. Elle se retint à grand peine.
– C’est absurde.
Elle se tourna vers Ulysse et Seiza qui ne réagissaient pas.
– Nous avons traqué Peter Nash pour atteindre les conspirateurs. Nous nous apprêtons à recommencer avec le projet Équateur… (Elle se planta devant Varèse.) Et tu sais où ils vont se cacher ? Cette enquête, tout ça, ne sert à rien ?
– Pourtant, je trouve que nous avançons assez vite. Hein Ulysse ? Hein Daria ?
Seiza hocha la tête avec une moue dubitative, Ulysse le sourire aux lèvres : il commençait à comprendre le comportement de l’ancien agent. Desportes abandonna en voyant que rien n’était entrepris par eux pour le faire parler.
Mais elle refusait d’être en reste par rapport à lui. Un détail restait à régler, le premier qu’avait soulevé Ulysse : quand les conspirateurs allaient-ils passer à l’action ? La femme d’affaires rompue aux négociations, à la résolution de problèmes complexes et aux montages financiers internationaux trouva la solution en moins de deux minutes.
Elle avança, en essayant d’étouffer au mieux la colère contenue qui faisait trembler sa voix :
– Quant à savoir le moment que les conspirateurs choisiront pour passer à l’action, j’en fais mon affaire. (Desportes continua en direction d’Ulysse et de Seiza :) Identifiez le centre de transmissions et je m’arrangerai pour que Morloch s’y rende quand nous le jugerons utile.
L’héritière ne voulait manifestement pas en dire plus que l’ancien agent n’en avait révélé. Ulysse et Seiza s’éclipsèrent donc sans insister pour s’atteler à la tâche. Desportes et Varèse restèrent dans le salon, tels deux champions du bien et du mal sur le point de s’affronter, chacun se demandant lequel avait bien pu choisir l’ombre et l’autre la lumière.
*
Notre ami lecteur se souviendra peut-être que la joyeuse confrérie qui animait régulièrement la salle impossible était passée de huit membres à sept. Le huitième fauteuil était toujours vacant. Je répugnai à faire volatiliser ses polygones malgré les injonctions dont les trois pièces gris anthracites aux visages de mercure m’avaient pourtant fait part. Mon refus ne contredisait en rien les trois lois d’Asimov, et je pouvais bien me permettre cette petite coquetterie. Diable c’était la première fois que je discutais un ordre ! Il fallait bien que mon éveil à la conscience se manifestât d’une manière ou d’une autre.
Les conspirateurs n’avaient pas l’air d’accord. Ce qui me ravit, d’une manière inexplicable.
– La cruauté était inutile, avança l’allemand. Le sort qui a été réservé à Takashi et à sa famille n’était pas digne d’une bête. (Il s’adressait au Français d’après la direction de son fauteuil.) Nous vous avions laissé la responsabilité de trouver le sicaire et de lui fixer ses objectifs. Pas d’embaucher un tueur psychopathe qui aime voir ses victimes agoniser.
– Vous avez peut-être un stagiaire du Bundestag à nous proposer ? répliqua le trois pièces pris à partie, colère. Pour qui vous prenez-vous à me faire ainsi la morale ? Une mort plus propre pour le traître dont nous avons décidé le sacrifice aurait peut-être soulagé votre conscience ? Vous n’aviez qu’à vous en charger, si les méthodes de mon bourreau vous déplaisent.
– Peter Nash n’a, semble-t-il, pas souffert, pondéra l’italien. L’explosion de son repaire l’a tué sur le coup.
– Vous voyez ? reprit le Français, redevenu calme. Notre psychopathe sait aussi abréger les souffrances ? Passons à des choses plus sérieuses. Vous vous doutez de la raison pour laquelle nous sommes à nouveau réunis ? (Les conspirateurs maugréèrent sans que l’un d’eux prît ouvertement la parole.) Le serveur japonais ayant sauté l’an 2000 avec allégresse, nos amis nippons se sont trouvés dépouillés du fragment de la Caisse dont ils étaient responsables. Et, comme nous l’avions prévu, ce sacrifice n’a pas été vain. J’ai l’immense joie de vous annoncer que les Puissants nous ont enfin donné l’autorisation d’ouvrir la Caisse et de la rapatrier sur une seule machine. Ils nous laissent même le choix du moment.
Les trois pièces se congratulèrent.
– Nous allons donc passer en phase trois ? essaya l’Américain.
– Nous n’avons plus qu’à arrêter une date et à nous attaquer à la chaîne Équateur comme prévu, confirma le Français. Messieurs, plus rien, maintenant, ne peut nous arrêter.
Je participais à la joie des hommes synthétiques en proposant comme accompagnement sonore un bruit de foule en liesse volé sur Zizou point fr, un site en bleu blanc rouge qui me rappelait de bons souvenirs. Ils étaient nombreux ceux qui ne s’étaient toujours pas remis de la victoire française.
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Catherine revenait du jardin avec deux paniers remplis de pommes. Elle poussa la porte de la cuisine du vieux mas provençal et appela à la cantonade :
– Des volontaires pour la corvée d’épluchage !
Chloé répondit à l’appel de sa mère en dévalant l’escalier de la maison quatre à quatre au risque de se rompre le cou. Le petit dernier, secret et mystérieux, resta sous les combles, plongé dans la fabrication de sa machine à voyager dans le temps.
Varèse faisait la planche au centre de la rivière qui traversait leur propriété, en plein cœur du Lubéron. Elle formait en cet endroit une lône entourée par des bouquets d’oliviers et des pierres larges et plates qui appelaient au farniente. Le soleil glissa sur la poitrine de l’ancien agent, de l’ancien patron de l’agence Eden, de l’ancien traqueur de conspirateurs.
Il battit des bras, se laissa glisser jusqu’au bord du trou d’eau, grimpa sur la roche et enfila le bermuda qu’il avait laissé là. Il remonta le long du chemin herbeux qui zigzaguait jusqu’à la maison. Il proposerait bien à sa femme et aux enfants d’aller faire un tour à Marseille et de déguster une bouillabaisse, à la fraîche, dans l’une des calanques où ils avaient leurs habitudes.
Varèse se demandait ce qui pouvait bien manquer à son bonheur lorsque le premier coup de feu retentit, en provenance de la maison.
Il se figea et observa le pan de mur blanc qui formait une barre derrière les arbres tordus. Une silhouette noire glissait contre le blanc de chaux, un pistolet mitrailleur tendu devant elle. Varèse se retrouva tout à coup à côté de l’homme, proche à le toucher. La silhouette lui adressa un clin d’œil complice.
Morloch.
Il voulut se précipiter mais ses jambes étaient trop lourdes. Catherine sortit de la maison et tomba sur Morloch qui déchargea une partie de son arme sur elle. Elle fut violemment projetée en arrière et rebondit contre le mur en y laissant une trace de sang avant de retomber, sans vie.
Morloch hésita avant de rentrer dans la maison et lança, l’air moqueur :
– Je suis impatient de voir si tes enfants te ressemblent.
Il pénétra dans la maison.
Varèse se savait dans un cauchemar. De l’autre côté de cette illusion se trouvait le monde réel. Mais il savait aussi qu’il devait s’en échapper au plus vite pour sauver ce qui pouvait l’être, de ses enfants rêvés ou de lui-même. Quelque chose le retenait, aux épaules. Il tâta derrière son dos et sentit deux mains collées contre sa peau comme des ventouses. Il commença à écarter les doigts un à un, en aveugle.
« Presse-toi » lui ordonnait son esprit qui lui envoyait des images de Chloé et du petit dernier se cachant dans la maison, du tueur avançant pas à pas et les appelant comme on appelle des animaux que l’on traque. Varèse ne pouvait pas se tourner mais les doigts ne touchaient plus sa peau. Seules les paumes conservaient encore leur emprise.
Morloch s’approcha du buffet derrière lequel se cachait Zoé. Il voyait un pan de sa robe dépasser du montant de bois.
– Petit, petit, roucoula-t-il en se demandant s’il la ferait courir un peu, histoire de voir si les enfants s’en tiraient mieux que leur père.
Varèse parvint à décrocher une main en tirant sur l’omoplate. La dernière résistait encore. Les doigts reprenaient vie et cherchaient à nouveau des prises dans la peau de son dos qu’il sentait à vif.
Morloch découvrit une brunette qui devait avoir entre six et sept ans, les bras croisés sur un nounours à l’œil droit arraché. Ce détail l’amusa. La fillette était morte de peur mais elle rassemblait tout son courage devant cet homme qui venait de tuer sa maman. « Papa va me sauver » se disait-elle. « Papa va me sauver. » Morloch leva le pistolet mitrailleur au niveau de son visage et la mit posément en joue. Son doigt se courba sur la détente.
Varèse cessa de résister et se jeta en arrière. La main hésita. Il inversa son mouvement de bascule et plongea en avant. Il sentit son dos se déchirer comme du papier japonais et ses côtes, à nu, flirter avec le vent. Il ouvrit enfin les yeux.
Desportes dormait, sur le côté. Elle venait de se retourner mais elle devait auparavant tenir Varèse dans son sommeil. Des traces rouges achevaient de s’estomper sur les deux épaules de l’ancien agent.
Il se leva et tituba jusqu’à la verrière. L’aube pointait derrière le paysage rose et blanc recouvert par la neige. Il s’habilla en hâte et descendit à la cuisine pour se préparer un café brûlant.
Il resta dans le salon, enfoncé dans un fauteuil de cuir rouge, un goût désagréable dans la bouche qu’il ne parvenait pas à chasser. La précision, l’intensité de son rêve l’effrayaient. Ulysse vint le rejoindre.
Le pirate avait travaillé jusqu’au milieu de la nuit. Seiza l’avait aidé. Le centre de transmission choisi par les conspirateurs arrivait en cinquième position sur la liste des sites du projet Équateur et se trouvait près de Drake Bay, sur la côte Pacifique du Costa Rica. La princesse, matinale elle aussi, s’installa sans un bruit entre eux deux alors que le ciel prenait une teinte bleutée. Elle avait l’air soucieuse.
Elle devait parler à Varèse et à Ulysse, dehors.
Ils sortirent de Taliesin pour grimper le chemin qui menait au général Sherman sous son manteau de neige fraîche. Seiza souleva pour eux une partie du voile qui recouvrait le mystère entourant l’héritière alors que leurs bottes crissaient dans la poudreuse fine comme de la soie.
En enquêtant sur Nash, elle avait découvert des pièces sensibles dans les archives de Millenium qui remettaient en cause leurs moindres faits et gestes. Elle tenait à mettre ses amis au courant avant que la décision de rejoindre le Costa Rica ne soit prise. Varèse et Ulysse l’avaient écoutée sans l’interrompre, sans être véritablement surpris.
– On garde le cap, laissa tomber Varèse. Ce qui a été commencé avec Desportes se terminera avec Desportes.
Tout le reste était affaire de camps amis et ennemis et de personnes à ranger dans ces deux camps. Un jeu d’enfant maintenant que les forces en présence étaient aussi visibles que deux blocs stratégiques sur une carte de géographie politique. « Un jeu dangereux » songeait Varèse en admirant le courage d’Ulysse et de Seiza qui se savaient maintenant en plein cœur des lignes ennemies.
Pure inconscience ou plaisir de jouer ? Ils pouvaient se retirer de la partie avant que les choses se gâtent. Mais il restait encore un acte à jouer. Et celui-là, ils n’avaient aucune intention de le rater.