« Une fois achevée l’expiation du sanctuaire, de la Tente de réunion et de l’autel, il fera approcher le bouc encore vivant. Aaron lui posera les deux mains sur la tête et confessera à sa charge toutes les fautes des enfants d’Israël, toutes leurs transgressions et tous leurs péchés. Après en avoir ainsi chargé la tête du bouc, il l’enverra au désert sous la conduite d’un homme qui se tiendra prêt, et le bouc emportera sur lui toutes leurs fautes en un lieu aride. »
Lévitique, XVI, 22
Le bureau occupait le dernier étage du siège ultramoderne de la toute puissante Hong Kong National Bank. La tour de verre était plantée au milieu du quartier de Tsuwan et la vue portait aussi loin à l’intérieur des terres qu’au large, vers la haute mer. Les principaux chefs de clans de l’ancienne colonie britannique étaient réunis autour de la même table. Le maire de Hong Kong trônait à un bout, le P.-D.G. de la banque à l’autre. Les visages, fermés sur des années de pratique occulte du pouvoir, ne trahissaient aucun sentiment.
– Nous pourrions éventuellement agréer à cette requête, avança le maire.
Les chefs de clans ne quittèrent pas leur réserve : la situation était assez inédite pour eux : ils étaient réunis pour affronter un ennemi commun et non pour s’entre-déchirer comme c’était le cas la plupart du temps. Les rapports de force s’en trouvaient brusquement modifiés, ramenant les maîtres de l’ombre à un rôle consultatif et rendant les pleins pouvoirs à celui que l’opinion publique avait crédité de sa confiance.
– Pourrions-nous avancer l’annonce officielle de la dette municipale ? demanda le banquier.
– Elle est prévue pour la fin de la semaine. Mais cette date peut être avancée à demain, accorda le maire.
– Une erreur d’unité pourrait-elle se glisser dans cette annonce ? essaya le banquier.
– Nulle administration n’est à l’abri de l’erreur humaine, philosopha le maire.
– La nouvelle d’une dette d’un montant de plusieurs milliards de yens aurait un effet dévastateur sur la confiance que nos petits épargnants nous accordent, spécula le banquier. Le mouvement de panique serait immédiat. Les banques centrales et les succursales devraient fermer pour éviter la propagation du chaos.
– Cette réaction est en effet à craindre.
– Les banques gelant les avoirs, les places financières seront vite asphyxiées. La menace d’un effondrement comme celui de 1997 ne manquera pas d’inquiéter les traders et d’inciter à l’application de mesures préventives radicales.
– Comme la fermeture des marchés. Ce sera bien le minimum qu’ils pourront faire pour sauver le monde, avança le maire de sa petite voix flûtée.
– Un démenti sur le montant de la dette ramènerait de l’ordre dans le poulailler et les marchés financiers retrouveraient le calme du lac que le vent effleure à peine.
– Ce scénario me semble un peu complexe mais aussi proche de la réalité que les paysages de Li Po le Simple, ajouta le maire.
– Qui n’a jamais rêvé de marier la simplicité à la complexité ? conclut le banquier.
Il se leva, dévisagea les chefs de clans et demanda :
– Les voix pour ?
Les mains des barons de Hongkong se levèrent à l’unisson et confirmèrent par une éclatante unanimité l’esprit de concorde céleste qui régnait entre les ennemis d’hier et les amis d’aujourd’hui.
*
Ils avaient quitté les États-Unis alors que la vague de froid s’abattait sur la Californie. Les autorités de Los Angeles avaient été surprises par la neige. Mais le Tristar qui devait les emmener à San Jose, capitale du Costa Rica, avait tout de même décollé avec une heure de retard. Varèse, Desportes, Seiza et Ulysse avaient atteint des cieux plus cléments une fois la frontière mexicaine franchie.
Ils avaient atterris à San Jose pour sauter dans un bimoteur de la Costa Rican Airlines à destination de Palmar Norte. Il faisait plus de trente degrés dans le petit pays d’Amérique centrale. Le brusque passage du froid au chaud avait déclenché une migraine ravageuse dans le crâne du vieux pirate qui, à partir de ce moment, s’était abruti d’aspirines pour supporter la douleur.
En montant dans le coucou déglingué, Varèse avait retrouvé la vieille appréhension qui lui faisait apprécier, autrefois, les voyages aériens à leur juste valeur. L’avion assurait un service aéropostal entre des villes éloignées les unes des autres par plus de cent kilomètres de jungle, de marais et de montagnes. Ils avaient voyagé entre des sacs postaux et des cages remplies de poules. Trois d’entre elles étaient mortes en arrivant à Palmar Norte. Varèse estimait que ce pouvait être de peur. Pour se poser, le bimoteur avait rebondi trois fois (les viscères savaient compter) avant de rouler enfin sur l’aire de sable fin qui faisait office d’aérodrome.
Le seul véhicule qui effectuait la liaison entre Palmar Norte et Drak Cay Bay était un minibus encore plus déglingué que le bimoteur. Au moins, il n’avait pas la prétention de voler.
Il fallait compter encore cinquante kilomètres de forêt vierge avant de pouvoir toucher le site qui « avait gardée tout sa beauté primitive et naturel, loin de les routes touristiques traditionnels » comme disait la brochure à l’orthographe approximative que le chauffeur leur avait tendue en montant dans son bahut. À ce point éloigné des routes touristiques que seul un paysan qui ronflait au fond du minibus était du voyage.
Une heure et demie pour cinquante kilomètres imaginait Varèse, d’un optimisme radieux. Ils étaient arrivés à Drak Cay Bay en fin de journée, après trois heures de supplices. Le minibus paraissait incapable de dépasser le trente à l’heure au risque de perdre toute cohérence. Le chauffeur s’était arrêté trois quarts d’heure, à mi-chemin, pour déguster un Sprite dans une buvette infecte. Et il avait trouvé le moyen de stopper pour pisser trois fois sur le deuxième tronçon. La route était à ce point défoncée qu’ils avaient passé le voyage à rebondir les uns contre les autres. Le paysan, quant à lui, avait dormi du sommeil du juste du début à la fin du voyage.
Ils étaient arrivés à Drak Cay alors que le soleil se couchait au milieu de la baie qui lui servait d’écrin. L’eau étincelait. La forêt s’était tue devant le miracle. Le spectacle était en effet d’une « primitive et naturel beauté » : la barrière de récifs couronnés d’une crête d’écume, la plage de sable fin qui se déroulait en croissant de lune et la forêt vierge tout autour dont les habitants nocturnes s’étaient remis à hurler, caqueter, piailler une fois la dernière goutte de métal liquide avalée par la mer.
Le chauffeur les avait déposés devant l’unique établissement qui attestait que cet endroit était connu des autres hommes. Varèse, Desportes, Seiza et Ulysse avaient le plus grand mal à échanger autre chose que des regards hallucinés après l’épreuve de force qu’ils venaient de subir. L’héritière contempla le bâtiment, le paysage irréel… Elle demanda à Varèse avec une voix pâteuse :
– Comment pouvez-vous connaître quelqu’un ici ?
– Les coins reculés, c’est ma spécialité.
L’établissement portait une enseigne aux couleurs délavées indiquant La casa del Niño. De style colonial, elle donnait sur la plage par une grande salle de réception dans laquelle glissaient des silhouettes empressées. Une ombre, plus grande que les autres, s’approcha des profondeurs de la casa. Varèse l’observa en se demandant à quoi pouvait ressembler ce Lyonnais qu’il n’avait, en réalité, jamais rencontré.
Le hasard avait voulu que l’un des meilleurs rabatteurs avec qui Varèse ait travaillé sur l’Amérique latine du temps de la défunte agence Eden soit le propriétaire de La casa del Niño. Le Lyonnais, d’après ce qu’il avait pu apprendre de ce personnage curieux, était un Français expatrié installé au Costa Rica depuis une dizaine d’années. Un peu mafieux, un peu homme d’affaires, un peu aventurier, il s’était vite taillé une place entre les guerres tribales, les trafiquants et les fous de guerre qui vivaient dans la jungle, d’après ce qu’on disait.
Il était devenu l’intermédiaire idéal entre les gouvernements et l’agence Eden qui recherchait des paradis en Amérique du Sud. Les affaires faites avec le Lyonnais avaient toujours été fructueuses et aucun client de l’agence ne s’était jamais plaint des terres encore vierges qu’il avait fait connaître à Varèse. Varèse avait renoué contact avec l’expatrié dès qu’il avait connu leur future destination. Ce dernier l’avait assuré de son hospitalité sans poser plus de questions.
Le Lyonnais apparut sur le seuil de sa demeure. Il observa les quatre arrivants couverts de poussières, descendit les marches de son perron et tendit une main de bûcheron à Varèse. Il faisait au moins deux mètres de haut. Une queue de cheval lui descendait jusqu’aux reins. Sa tenue de travail se réduisait à un t-shirt marqué d’une gigantesque feuille de ganga et à un pantalon lâche noué par une cordelette. Il se promenait pieds nus. Varèse serra la main du colosse avec une légère appréhension. La poigne du Lyonnais était chaleureuse et ne broyait pas.
– Bienvenue dans mon paradis.
Le Lyonnais passa devant Desportes et engloutit sa main dans la sienne.
– Les tabloïds ne mentaient pas sur votre beauté, Mademoiselle Desportes.
L’héritière reçut l’éloge avec une certaine froideur. Il salua rapidement Ulysse, pâle comme un linge, et s’arrêta devant Seiza. Quelque chose passa dans le regard de la petite princesse lorsque ses yeux parcourent le colosse qu’elle ne pouvait admirer qu’en contre-plongée. Varèse observait la scène, à l’écart. « Ces deux-là se sont connus dans une vie antérieure » paria-t-il. Le monde extérieur n’existait plus pour Seiza et le Lyonnais. Varèse se racla la gorge.
– Pardon, j’oublie mes devoirs, réagit le séquoia troublé par la campanule. Je vais vous montrer vos chambres.
Ils traversèrent le salon. Sur la plage, des fauteuils en osier étaient disposés autour de petites tables rondes plantées dans le sable et appelaient au farniente. Un bar en ébène occupait tout un côté de la pièce.
Ils suivirent le Lyonnais à l’étage. Il leur attribua quatre chambres ouvertes sur la baie, toutes équipées de salles de bains et d’une propreté irréprochable.
– Je vous attends en bas. Mais prenez le temps de vous installer.
Varèse fut le premier à rejoindre le colosse sur la plage. La nuit tombait sur le Pacifique. L’ancien agent, pieds nus, s’assit dans un fauteuil en face du Lyonnais et profita de la beauté du moment et de l’endroit. Un serveur approcha et attendit, un plateau à la main.
– Que voulez-vous boire, l’ami ? Nous avons un arak d’excellente qualité.
– De l’arak... Ce n’est pas cet alcool qui rend fou ?
– Ou aveugle, ou les deux. Sinon je peux vous conseiller une cervelle de singe, un cocktail maison.
– Va pour la cervelle de singe.
Le serveur trottina jusqu’au bar, confectionna le cocktail et revint avec une tequila pour le Lyonnais et une mixture à trois étages pour Varèse, rouge, brun et blanc.
– Ça se boit frappé et cul sec.
Varèse le frappa et l’avala cul sec. Il reconnut la vodka qui lui fouetta la langue dans un premier temps. Puis la crème d’amande l’adoucit d’une saveur liquoreuse. Enfin la grenadine laissa sur son palais un goût sucré qui révélait le tout. L’ancien agent fit claquer sa langue en reposant son verre. Il inaugura un paquet de Gauloises.
– Vous ne devriez pas fumer cette saleté. Ça vous tuera.
Varèse observa le Lyonnais avec une expression stupide. Qu’est-ce qu’ils avaient tous à lui faire la morale avec ses cancéreuses ? Grand Dad, Ulysse, Desportes et maintenant celui-là… Chacun s’était fendu de sa petite contribution. Il alluma sa brune en brisant deux allumettes. Le colosse pétant de santé sauta à un autre sujet :
– Comment se porte la civilisation ?
– Elle repousse la date critique, répondit Varèse avec prudence.
Le Lyonnais ne savait rien de leur excursion : l’ancien patron de l’agence Eden devait se rendre au centre de transmissions de Drake Bay et en profitait pour lui rendre une petite visite. Point à la ligne.
Le Lyonnais avala sa tequila et leur serveur leur apporta deux bières locales. Ils trinquèrent.
– Il nous faut un toast convenable. Voyons… (Le Lyonnais mima la plus profonde introspection.) Pour la paix dans le monde et la guerre aux conspirateurs !
Varèse arrêta la bouteille au bord de ses lèvres. Le colosse éclata d’un rire bruyant.
– Qu’est-ce que vous croyez ? ! On a beau être à l’écart des grands axes, on se tient au courant. Vous voyez cette ligne ? (Il lui montra un câble qui partait d’une des pièces de l’étage et qui s’enfonçait dans la jungle.) C’est du haut débit que je me suis installé entre la casa et le centre de transmissions. Huit Mégas par seconde. Même les parisiens câblés n’ont pas ça ! (Il émit un rot sonore et se gratta l’entrejambe avec délectation.) Tous les branchés sont au courant pour la Caisse depuis la révélation de Mesa Verde. L’affaire est devenue tellement énorme que les gens croient à une supercherie, ou à une promotion sauvage pour un jeu ou un film. Paraîtrait même qu’Hollywood s’intéresserait à votre histoire.
– Ils ont déjà pressentis les acteurs ?
– Bruce Willis pour votre pomme.
– Oh non ! C’est bien l’acteur le plus frappé de l’histoire du cinéma.
– Vous avez raison : il ne peut pas tenir un quart d’heure sans avoir la gueule en sang.
– Et pour l’héritière ?
– Ils ne savent pas… Ils n’arrivent pas à cerner le personnage.
Varèse se retint de dire tout haut le commentaire qu’il se faisait tout bas.
– Ce vieil homme fatigué, c’est le fameux Ulysse ? continua le Lyonnais. (Varèse acquiesça.) Merde, vous allez signer mon livre d’or, les amis. Que de stars ce soir à la casa del Niño !
Il leva son verre vers les étoiles, pour les remercier de la bonne fortune qui lui souriait depuis qu’il avait quitté la France, et qui culminait ce soir avec la présence, chez lui, des justiciers du millénaire. Il reprit, sérieux :
– J’admire sincèrement ce que vous faites, et l’énergie que vous déployez à doubler ces salopards.
– Nous le faisons pour sauver le monde, avança Varèse en songeant à la princesse et à sa croisade pour une utopie réaliste et financée.
– Sauver le monde, se rembrunit le Lyonnais. À mon avis, il est trop tard pour sauver quoi que ce soit.
Son regard se perdit jusqu’à la crête d’écume qui brillait dans le lointain.
Daria Seiza les rejoignit. Le colosse prétexta de la préparation du dîner pour se réfugier en cuisine. Elle se mit à babiller à l’oreille de Varèse en dessinant des points d’interrogation dans le sable du bout de ses pieds nus dont, elle aussi, avait adopté la mode.
Ulysse fut le suivant. Ils discutèrent de choses légères en buvant les bières que les serveurs leur apportaient avec régularité. L’héritière apparut détendue, mais elle avait gardé ses mocassins. Elle se pencha sur Varèse et s’accrocha à son cou avec un naturel qui le désarma. Il se laissa enlacer. Mais un voile assombrissait ses traits.
Le Lyonnais réapparut après avoir rassemblé tout le courage dont il était capable pour affronter la proximité de la petite princesse que trois cervelles de singe avaient enhardi. Elle échangea sa place avec celle d’Ulysse pour se mettre à côté du colosse, prétextant avec un rire cristallin qu’elle voulait profiter de la vue. On n’y voyait pas à plus de dix mètres. Des torches furent plantées dans le sable autour d’eux et les serveurs leur apportèrent des assortiments de fruits de mer.
Le pirate fut pris d’un fou rire lorsque le Lyonnais leur fit part de sa vision apocalyptique de Paris, avec de grands gestes pour mimer la pollution et le repli sur soi de la capitale qui, pour lui, ressemblait à une dent nécrosée et irrécupérable. La princesse récita sa conception du monde et parla de révélation comme on dit un poème. Le colosse ne la quitta pas des yeux durant tout le temps que dura sa performance.
Ulysse raconta quelques histoires homériques de pirates repentis. Les plus beaux exploits de Barberouge s’envolèrent ainsi vers les étoiles, le ressac en bruit de fond, les torches leur donnant l’air de contrebandiers préparant un mauvais coup. Varèse crut voir, à deux reprises, la silhouette d’une goélette apparaître au centre de la baie.
Le sujet de Star Wars tomba, évidemment, au milieu du petit cercle. Varèse ne fut pas le moins surpris d’apprendre que Seiza n’avait toujours pas vu le premier épisode, sorti aux USA depuis mai, et sur les écrans français depuis un mois seulement.
– Tu es une acharnée de la trilogie ! Tu l’as vue au moins quinze fois ! s’exclama-t-il.
– Je… Je ne pourrai voir le premier épisode qu’une seule fois, révéla Seiza, gênée.
Le Lyonnais vint à sa rescousse :
– C’est un truc de génération. Je suis un peu plus vieux que Daria, mais je comprends ce qu’elle veut dire. Je ne verrai, moi aussi, cet épisode qu’une fois. Et je veux que cette fois-là soit la bonne.
« Ils iront voir ce space opéra grand-guignolesque comme on va à la messe » constata Varèse en se retenant d’éclater de rire. Il venait d’aborder un terrain miné et il ne voulait se mettre à dos ni Daria ni le Lyonnais pour une bête histoire de film culte. Il remarqua qu’ils s’étaient un peu plus rapprochés l’un de l’autre à l’annonce de cette philosophie partagée. Et il aurait pu parier son coffre à la Bank of New Jersey que ces deux-là iraient voir la menace fantôme ensemble et une fois, une seule.
L’ancien agent et l’héritière furent les premiers à disparaître vers leurs chambres. Ulysse tourna son fauteuil face à la mer, planta sa bière dans le sable et contempla le navire qui l’attendait au centre de la baie. Il voyait l’autre monde plus précisément qu’il ne l’avait jamais vu. La goélette était bien là et gréée pour la haute mer.
Le colosse et Seiza continuèrent à parler de la vie, des arbres, de l’espace infini et des baleines bleues jusqu’au petit matin. Leurs mains s’étaient rejointes lorsque le ciel se teinta des premières lueurs de l’aube.
Le colosse emmena Daria au bout de la plage en croissant de lune. Ils contournèrent des palmiers dont les têtes touchaient presque la surface de l’eau et ils débouchèrent dans une clairière au centre de laquelle se trouvaient trois sphères de pierre grise. Elles étaient hautes d’un mètre environ et étaient posées à même le sol. Daria s’agenouilla devant l’une des sphères et la caressa avec respect. Une vie palpitait à l’intérieur de l’artefact étrange. Elle la sentait.
– Qu’est-ce que c’est ?
Le colosse tapota la pierre comme un animal affectueux.
– Personne ne sait. Ça a toujours existé. Des archéologues sont venus les étudier, l’an dernier. Ils n’ont même pas été capables de dire comment ces choses avaient été faites.
Les sphères étaient disposées en triangle au centre duquel un tapis d’aiguilles de pin formait une sorte de natte. Seiza prit le colosse par la main et l’attira au milieu de la figure. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour chercher les lèvres du Lyonnais et les trouva. Il fit glisser les bretelles des épaules de la princesse. Le corps aux formes enfantines se découvrit devant lui. Ils s’enlacèrent et glissèrent sur la natte, sous la protection des trois gardiens de pierre.
Juste à ce moment, Ulysse ouvrit un œil, le visage caressé par la brise. Il contempla l’océan, la baie, la plage. Le bateau était parti.
– Je suis mort, se dit-il simplement.
Il se rendormit.
Varèse et Desportes étaient allongés l’un contre l’autre. Ils rêvaient le même rêve. Il ne parlait ni de catastrophes, ni de tueurs, ni de trahisons, mais d’un monde plat et blanc comme un gigantesque lac de sel au milieu duquel ils marchaient main dans la main. Et aucune ombre, aucun nuage, ne venait ternir l’éclat de leur vision.
*
Au petit matin, Varèse descendit sur la plage et trouva le pirate vautré dans son fauteuil. Ses bras pendaient, inertes. Varèse s’approcha et colla une oreille contre le cœur du vieil homme. Il entendit un martèlement sourd, lointain. Ulysse ouvrit les yeux et le contempla comme si c’était un ange. Il sourit.
– La grande faucheuse repassera, constata-t-il simplement.
Le Lyonnais et Seiza apparurent à l’autre bout de la plage. Desportes les rejoignit. Ils s’installèrent comme la veille au soir pour prendre le petit déjeuner.
Varèse estima que le Lyonnais était en droit et en position d’être affranchi au sujet de leur présence au Costa Rica. Il n’y avait plus de raisons de lui cacher que les conspirateurs s’attaqueraient sous peu au centre de transmissions. Une heure plus tard, leur hôte en savait donc autant qu’eux quatre réunis sur le cambriolage, Narcisse Morloch et le professionnalisme qu’il apportait à chacune de ses exécutions.
– Il sera obligé de descendre à la casa del Niño, avança le Lyonnais. Même s’il n’y passe pas la nuit, la seule route qui mène au centre passe devant mon hôtel. Quand viendra-t-il ?
Il venait de soulever un des deux points de détail exposés par Ulysse, celui dont Desportes s’était mystérieusement chargée. Les têtes se tournèrent vers elle alors que Varèse expliquait :
– Notre amie ici présente aurait trouvé le moyen de provoquer la décision des conspirateurs. Nous n’en savons pas plus que vous.
L’héritière les observa, en prenant le temps de grignoter la tranche d’ananas qu’elle tenait entre deux doigts. Elle se lécha les doigts, avala une gorgée de jus d’orange et demanda :
– Vous avez quelque chose qui nous donnerait des nouvelles du monde ?
Le Lyonnais alla chercher un poste de radio. Il trouva la station d’infos continues. Une voix éraillée annonçait un flash spécial. Les Taupes écoutèrent avec attention.
La bourse hongkongaise s’était effondrée dans la journée du 20 décembre. Le Hang Seng avait perdu plus de vingt pour cent de sa valeur à la clôture forcée de la place financière, presque le double que lors de la crise précédente. Tokyo, Paris et New York avaient fermé leurs portes pour éviter l’effet domino. Les triades, les derniers soubresauts de la folie boursière des années 80 et le bug de l’an 2000 étaient mis sur le même banc des accusés. On ne parlait pas encore de la dette municipale.
– Vous pouvez éteindre, dit Desportes au colosse.
L’héritière continua à siroter son café sans donner plus d’explications. Il fallait bien que quelqu’un se charge de rompre le silence.
– Ne me dis pas que tu es responsable de ce krach boursier ? essaya Varèse sur le ton de l’incrédulité.
– Disons que j’en ai soumis l’idée à quelques amis bien placés, que cette idée leur a plu et qu’ils l’ont menée à bien.
– La mafia hongkongaise ? essaya le Lyonnais.
– J’ai eu quelques contacts avec eux lorsque Millenium a installé ses usines de montage à Taïwan, en Chine et dans l’ancienne colonie britannique. Mes… associés savent que la Caisse a servi, en son temps, à affaiblir l’Asie. L’idée de faire tomber ceux qui avaient provoqués le krach de 1997 a emporté leur adhésion. Si je leur avais demandé un commando d’élite, ils me l’auraient envoyé.
– La supercherie va être éventée dès que les marchés mondiaux ouvriront à nouveau leurs corbeilles ? extrapola Seiza.
– Bien sûr, répondit Desportes. Mais la fermeture est intervenue en début de semaine. Elle sera prolongée au moins trois jours, le temps que les analystes essaient de comprendre ce qui a bien pu se passer. Ce sera alors le week-end. Nous avons une petite semaine pour voir si les conspirateurs vont réagir. Et, croyez-moi, ils ne vont pas laisser les places financières sombrer dans l’anarchie sans mettre leur magot de côté. Il faut nous attendre à voir Morloch débarquer ici sous peu.
Varèse poussa un sifflement admiratif. Il devait bien avouer qu’il avait beaucoup moins spéculé pour trouver une réponse à la seconde question : où les conspirateurs vont-ils se terrer pour profiter de leurs rentes ? Desportes ne le laissa d’ailleurs pas souffler : maintenant qu’elle avait abattu ses cartes, elle voulait voir le jeu de son adversaire.
– Monsieur Varèse pourrait peut-être nous éclairer sur la zone de mystère qu’il a cru bon de se ménager ?
Le Lyonnais ne comprenait pas de quoi il retournait, mais il s’abstint d’intervenir en sentant l’atmosphère se tendre et en voyant les têtes se tourner vers l’ancien agent. Seul Ulysse continua à fixer l’héritière.
– Je vous dirai où ils se cachent une fois le cas Morloch évacué.
L’héritière se leva comme un diable bondissant de sa boîte.
– Morloch nous nargue depuis le début ! Tu n’es pas le seul à avoir un compte à régler avec lui !
La rage déformait ses traits.
– Calmons-nous, tempéra Ulysse. Max m’a confié son secret. Je sais où les conspirateurs se terrent. Donc, si Narcisse tue Maxime le premier, continua-t-il avec un doux sourire, nous pourrons toujours libérer Oscar et accomplir ce qui doit être accompli.
Le discours du vieux pirate était de plus en plus étrange depuis quelques jours. Il avait apparemment décidé de ne plus appeler ses semblables que par leurs prénoms.
– Donc c’est une affaire réglée ? essaya le Lyonnais qui faisait son possible pour détendre l’atmosphère.
Un petit homme en costume blanc et panama apparut sur le seuil de la casa et fit une heureuse diversion. Le colosse se leva pour l’accueillir et l’invita à les rejoindre.
– Ah, Juanito.
L’homme s’approcha et posa sur l’assistance un regard courroucé. Il portait une sacoche en crocodile sous le bras.
– Je vous présente Juanito Gonzales, le gardien du centre de transmissions de Drake Bay. J’ai pris la liberté de l’envoyer chercher par un de mes hommes pour que vous puissiez étudier le site avant de (« passer à l’action » eut-il envie de dire)… de le visiter.
– Formidable, réagit Varèse qui pensait ne pas atteindre cette étape avant l’après-midi.
L’homme s’assit sur une demi-fesse et épongea son front constellé de sueur. Il posa son panama par terre, à côté de son fauteuil, et observa les visiteurs. L’assemblée qu’il avait en face de lui était pour le moins étrange.
Un type avec une gueule de mercenaire. Un vieillard au visage d’enfant. Une Asiatique qui ne devait pas avoir plus de quinze ans et une femme qui lui faisait penser à une publicité pour du savon qu’il avait vu à Palmar Norte, la dernière fois qu’il y avait mis les pieds.
Personne ne semblait vouloir faire les présentations. Mais cela ne troublait pas Juanito : le Lyonnais lui avait demandé de venir faire sa petite démonstration, il s’exécutait. Il ne pouvait rien refuser à un homme qui lui avait fait découvrir la cervelle de singe. Le gardien ouvrit sa sacoche et sortit un plan au sol qu’il déplia sur la table basse qu’un serveur venait de débarrasser avec empressement.
Un cartouche indiquait le centre de transmissions. On reconnaissait les bâtiments techniques, regroupés à l’Ouest, la ligne d’antennes satellites (Varèse en compta cinq) plantées sur une crête, et un amphithéâtre naturel dirigé vers le Sud. L’index du gardien serpenta sur un trait sinueux qui menait du bord de la carte au bloc de bâtiments. Le Lyonnais traduisit :
– Vous avez ici la route qui passe devant la casa et s’arrête au centre de transmissions. Ces bâtiments ne font en fait qu’un. Le centre de commandement en lui-même et mon modeste appartement. Les antennes sont situées environ cent mètres plus loin. Elles sont plantées au bord d’une crête. À pic d’un côté. Pente douce de l’autre. On grimpe là-haut par un escalier accroché à la paroi.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda Varèse en désignant le cirque.
Cette partie du plan était parsemée d’une multitude de rectangles accolés les uns aux autres.
– Les panneaux solaires qui alimentent le site en énergie. Au-delà, la jungle reprend ses droits.
L’homme replia sa carte et la rangea après ce discours aussi précis que concis. Il n’avait de toutes façons pas grand-chose à dire sur la topographie de l’endroit. Il scruta la petite équipe d’un œil soupçonneux.
– León m’a dit que vous étiez des scientifiques ?
– León ? ! s’exclama Seiza malgré elle.
– Le lion ? appuya Desportes.
Varèse demanda à Juanito sans prendre la peine de lui répondre :
– Le centre est automatisé, je suppose ?
– Bien sûr, répondit-il, ça tombe sous le sens. Je ne suis qu’un gardien. Les ingénieurs de Millenium viennent tous les mois effectuer leurs corrections, par équipe de deux. La dernière fois, ils étaient trois, d’ailleurs. Un type antipathique les accompagnait.
Chacun pensa à Morloch.
– Il ne requiert donc pas votre présence pour fonctionner ?
– Non… Sinon que je suis tout de même payé pour me trouver sur place.
Varèse fit un clin d’œil au Lyonnais qui comprit aussitôt de quoi il retournait. Le colosse demanda une cervelle de singe bien tassée et la fit glisser sous le nez de l’homme qui contempla le verre en ayant l’air de douter de son existence.
– Je ne sais pas si je peux accepter, minauda-t-il. La journée ne fait que commencer et je dois retourner au centre dès que possible.
– Offert par la maison, le rassura le Lyonnais.
Un sourire radieux illumina les traits de Gonzales. S’il le prenait par les sentiments ! Il lança un joyeux « Au Diable Millenium ! » en levant son verre. Il ne croisa fort heureusement pas le regard de Desportes à ce moment-là. Ulysse se pencha vers Varèse pendant que le petit homme dégustait son assommoir.
– J’ai étudié le système de pilotage du centre de transmissions, ainsi que la façon dont le virus l’affectera. Le virus s’autodétruira au bout de quelques secondes, le temps suffisant pour que les conspirateurs opèrent le rapatriement. Ces quelques secondes suffiront pour que les antennes et les panneaux solaires perdent leurs coordonnées.
Le pirate expliqua à Varèse de quelle manière le site allait réagir au passage du virus afin que les modifications susceptibles d’affecter le centre ne le prennent pas au dépourvu. Gonzales était déjà un peu ailleurs lorsque le pirate eut fini de l’affranchir.
– Vous seriez pas des chasseurs d’extra-terrestres, des fois ? demanda-t-il avec un sourire crétin. Vous savez qu’ils viennent ici, pour écouter les sphères ? !
Seuls Seiza et le Lyonnais comprirent de quoi il voulait parler. Les autres l’observaient avec amusement. Desportes trouva l’occasion trop belle pour passer sa nervosité sur cet incapable qu’elle payait à ne rien faire.
– Vous ne pensez pas qu’il serait temps de retourner à votre poste ? demanda-t-elle d’un ton acide.
– Pffrrrt, fit l’autre. Mon poste… Ce que j’en ai à faire. Que la señorita Desportes vienne jusqu’ici, et on en reparlera.
– No problemo mi amigo. Soy la señorita Desportes, répliqua-t-elle aussi sec. Y podemos hablar.
La première réaction de l’homme au panama fut de rire aux éclats, avec une telle exubérance que son fou rire se communiqua rapidement à tout le groupe, sauf à l’héritière et au Lyonnais qui se mettait à la place du pauvre Juanito. Le colosse attendit que le petit homme se calme pour lui glisser à l’oreille, en séparant bien les syllabes pour être sûr de se faire comprendre :
– C’est bien la señorita Desportes, Juanito.
Ce que disait le Lyonnais avait pour Gonzales valeur d’évangile. Il devint aussi blanc que son costume. Ses yeux ne pouvaient plus quitter le visage de son employeuse qui ne souriait pas, elle.
– Je… je suis désolé, balbutia-t-il. Quels sont vos ordres ? demanda-t-il stupidement.
Les yeux de l’héritière se plissèrent. Elle aurait pu lui faire faire dans son froc sur un simple claquement de doigts, se disait-elle, s’ils avaient été seuls :
– Terminez votre verre et commandez-en un autre. Millenium paye sa tournée.
Juanito Gonzales n’essaya pas de comprendre pourquoi Desportes était ici, encore moins pourquoi il devait céder à son péché mignon. S’il devait se saouler, il se saoulerait, pour l’honneur de Millenium et des ancêtres Gonzales. Jamais gardien ne fut plus professionnel que ce gardien-là dans l’heure qui suivit et qui lui suffit pour atteindre le pays des ivres morts.
*
L’homme ronflait dans l’une des chambres de la casa del Niño. Le Lyonnais l’avait enfermé à clé, par sécurité. Il était prêt à le garder pendant quatre jours s’il le fallait : il ne le laisserait pas sortir tant que Morloch ne se serait pas manifesté.
L’information tomba plus vite qu’ils ne s’y étaient attendus. Un gamin vint les prévenir que le minibus en provenance de Palmar Norte serait à la casa dans moins de deux heures et qu’un homme habillé de noir, un occidental dont la description correspondait à celle de Morloch, était dedans. Françoise Desportes ne s’était pas trompée : les conspirateurs avaient réagi à l’annonce du krach hongkongais.
Varèse donna ses dernières recommandations à Ulysse et rejoignit le Lyonnais qui astiquait un fusil à pompes derrière son bar.
– J’aurais peut-être besoin d’une couverture, au cas où Morloch m’échappe et reparte par où il est venu, lâcha-t-il du bout des lèvres.
Somme toutes, il ne connaissait le Lyonnais que depuis hier. Et il lui demandait de s’engager dans une histoire qui, dans son paradis tropical, ne le concernait que de très loin.
– La princesse vous aime beaucoup, révéla son hôte en guise de réponse.
Il vérifia que la culasse de son fusil à pompe était bien huilée et le rangea avec un air satisfait.
– Je vous le laisserai, ne vous inquiétez pas. Mais, si le bonhomme vous échappe, je me chargerai de lui. La jungle est impénétrable dans le coin, et il sera obligé de me passer sur le corps pour retrouver la civilisation.
Varèse se dit qu’il avait eu plus que raison d’affranchir le Lyonnais.
– Je me disais… continua-t-il. Il va sans doute faire une halte ici, ne serait-ce que pour se rafraîchir. Est-ce qu’éventuellement vous pourriez l’abîmer un peu ?
– On a un tonneau rempli d’eau croupie qui passera très bien avec une rondelle de citron et un peu d’alcool fort pour étouffer le goût. Effet garanti dans la demi-heure.
– Parfait. Combien de temps faut-il pour se rendre à la station ?
– À pied ? Dix minutes.
Les Taupes se retranchèrent dans leurs chambres et la casa del Niño parut tout à coup aussi vide de clients qu’à leur arrivée. Seuls les ronflements sonores de Juanito Gonzales trahissaient une présence au premier étage. Varèse s’enferma avec Desportes qui tournait en rond dans la chambre comme une hyène en cage. Il vérifia son arme en la surveillant du coin de l’œil.
Elle ne cessait de le relancer sur cette idée stupide qu’il avait de vouloir affronter Narcisse Morloch seul à seul. Qu’avait-il à prouver ? Il avait un compte à régler ? Et elle, elle n’en avait pas peut-être ? Varèse la laissa parler jusqu’à ce que le bruit du minibus leur parvienne. Elle devint tout à coup silencieuse et ils écoutèrent ce qui se passait au rez-de-chaussée.
Les crissements de freins caractéristiques de l’autobus, puis un homme demandant au chauffeur de l’attendre pour retourner à Palmar Norte. Varèse reconnut la voix de Morloch. Il pénétra dans la casa et appela l’aubergiste. Sa voix dénotait une mauvaise humeur évidente. Il imagina les conspirateurs envoyant précipitamment Morloch au fond du Costa Rica pour cette dernière intervention qui ne devait pas être prévue avant la fin du mois.
Le Lyonnais lui répondit avec sa douceur habituelle et lui proposa un rafraîchissement. Morloch accepta. Il y eut un silence, le bruit d’un verre que l’on repose, puis le pas décroissant de Morloch. Varèse attendit encore cinq minutes, le temps d’entendre à nouveau les ronflements de Gonzales dans la chambre d’à côté. Desportes se planta devant lui. Elle avait l’air furieuse.
– Tu ne pourras pas m’empêcher de t’accompagner.
Elle se retourna pour ouvrir la porte. Varèse prit son pistolet par le canon, l’abattit sur la nuque de l’héritière et, dans le même geste, la rattrapa inconsciente dans ses bras. Il l’allongea sur le lit, s’assura qu’elle respirait normalement. Il contempla la femme d’affaires si vulnérable…
Il quitta la chambre en la fermant à clé derrière lui et descendit au rez-de-chaussée où l’attendaient le Lyonnais, Seiza et Ulysse.
– Il a pris le chemin, l’assura le colosse. Je vous laisse dix minutes puis je m’installe entre ici et là-bas.
Le Lyonnais récupéra son arme. Seiza sauta dans les bras de Varèse. L’ancien agent lui caressa tendrement le front. Ulysse restait en retrait. Il fixait Varèse avec des yeux brillants.
– Eh là ! s’insurgea-t-il. Vous ne comptez pas me voir revenir ou quoi ? !
– Fais attention à toi, lui ordonna Seiza en se dégageant de l’étreinte.
Varèse descendit les quelques marches du perron, passa devant le minibus dans lequel le chauffeur ronflait, les pieds sur le volant, et s’engagea sur le chemin qui s’enfonçait dans la forêt vierge. Seiza, Ulysse et le Lyonnais le regardèrent s’éloigner jusqu’à ce que sa silhouette soit avalée par la jungle.
*
Le sentier montait en lacets puis filait tout droit sur une centaine de mètres. Le dernier tronçon débouchait sur la façade grise d’un bâtiment en béton. Varèse s’arrêta, à l’affût du moindre bruit. La porte de métal qui donnait sur l’intérieur de la construction était fermée.
La porte s’ouvrit tout à coup sur Narcisse Morloch qui cligna des yeux dans la lumière. Varèse se plaqua immédiatement contre la muraille végétale qu’il avait dans le dos. Les yeux de Morloch parcoururent le chemin et passèrent sur lui sans s’arrêter. Le tueur poussa un grognement en se tenant le ventre à deux mains. Il était livide. Morloch ferma la porte derrière lui et contourna le bâtiment, disparaissant à la vue de Varèse.
Il attendit que le tueur réapparaisse, mais le centre avait retrouvé son calme primordial. Varèse sortit de sa cachette l’arme au poing. Il s’approcha du cube de béton dont les abords étaient dégagés. Varèse avança à tâtons jusqu’au premier angle et bascula de l’autre côté l’arme tendue : le sentier longeait le petit côté du bâtiment. Varèse s’avança, bascula à nouveau et découvrit la façade du bâtiment de contrôle qui donnait sur le site lui-même.
Le chemin reprenait à partir de la baraque et serpentait sur une cinquantaine de mètres entre des buissons de chaparral jusqu’à une paroi dont l’à-pic culminait à quatre-vingts mètres environ, la crête dont Juanito Gonzales leur avait montré la représentation quelques heures auparavant. Les cinq antennes étaient visibles derrière le promontoire. La vision en contre-plongée ne permettait de voir que le haut des coiffes. Un escalier métallique était accroché à la paroi. Morloch le grimpait en se tenant à la rampe.
« Qu’est-ce qu’il va faire là-haut ? » se demanda Varèse en suivant l’évolution du tueur qui attaqua la dernière volée, atteignit la crête et disparut derrière elle.
L’ancien agent savait que ce site était un cul-de-sac, que Narcisse Morloch serait obligé de repasser devant lui pour retourner à la casa del Niño. Il savait aussi que s’engager sur cet escalier vertigineux était l’imprudence même : le tueur risquait de le voir et n’aurait plus, alors, qu’à le tirer comme un pigeon. Mais Varèse avait déjà raté Morloch à Moscou et à Carthage… Il courut jusqu’à la première volée d’escalier et commença à le grimper, la tête tendue vers le sommet.
Il vit le bâtiment rapetisser, la jungle apparaître dans son immensité, l’éclat scintillant de la mer toute proche. Une volée de marches le séparait du promontoire. Morloch était toujours invisible. Varèse grimpa lentement et découvrit les antennes qui avaient été montées sur la hauteur.
Les coiffes faisaient une dizaine de mètres de diamètre. Elles étaient tournées dans la même direction. Varèse marcha jusqu’à l’autre côté de la crête. Le rocher descendait en pente douce vers la jungle, en contrebas. Il était tapissé de panneaux solaires : quarante mètres de dénivelé de verre et de métal qui se terminaient sur une arène de sable fin.
Varèse coinça son arme dans sa ceinture, revint sur ses pas, jeta un coup d’œil au-dessus du vide. Il sentit un glissement derrière son épaule. Il se retourna et tomba nez à nez sur Narcisse Morloch qui lui souriait.
Avant même qu’il ait eu le temps de réagir, le tueur l’attrapait par le col, lui donnait un coup de tête phénoménal, et le tendait à bout de bras au-dessus du gouffre dans un mouvement de ressort comme s’il n’avait pas été plus lourd qu’un enfant de dix ans. Varèse n’avait rien vu venir. Des étoiles tourbillonnaient devant ses yeux. Il sentait son crâne sur le point d’exploser. Le zigzag de l’escalier métallique se déroulait sous ses pieds qui battaient le vide.
– Combien de temps que t’as quitté le service, Varèse ? Six, sept ans ?
L’ancien agent essayait de reprendre ses esprits.
– T’aurais eu du mal à me suivre si j’avais semé des cailloux derrière moi. Tu m’avais pourtant pas habitué à la facilité ? Abattre un homme dans le dos… Pas sportif ça, Monsieur. Pas sportif du tout.
Varèse parvint à atteindre le bord de la crête de la pointe des chaussures. Le tueur ne l’empêcha pas de retrouver son assise. Varèse sentit ses mâchoires craquer lorsqu’il dit :
– On reprend notre petite conversation où on l’avait laissée ?
La roche trembla tout à coup sous leurs pieds. Le virus réveillé par Morloch faisait son effet : les antennes qui avaient perdu leurs coordonnées se mettaient en stand-by et baissaient leurs coiffes vers le sol. Elles se repositionneraient plus tard, une fois que le virus se serait autodétruit.
Le tueur, surpris, tourna la tête pour voir ce qui se passait.
Varèse plongea sur le côté pour s’éloigner du gouffre, dégaina son arme et la brandit dans la direction de Morloch qui fit sauter le 9 mm d’un coup de pied précis. L’arme rebondit contre la deuxième antenne et se coinça entre la coiffe et le mécanisme qui la courbait vers le sol. Le canon du 9 mm se plia comme du caoutchouc sous la pression des pinces fantastiques.
Morloch frappa Varèse à la figure d’un coup de talon. Il accusa douloureusement le coup et partit en arrière. Il ne sentait plus la douleur, mais il était encore assez conscient pour se rendre compte que la partie était perdue, du moins pour lui, qu’il ne faisait pas le poids physiquement.
Morloch l’attrapa à nouveau par le col et sortit un cran d’arrêt avec le fil duquel il caressa le visage de Varèse.
– Tu es mort, dit-il simplement, en posant la lame contre sa gorge, aussi mort que ta belle peut l’être.
La presse qui aplatissait le 9 mm écrasa le chargeur emprisonné dans la crosse de l’arme. Les cartouches explosèrent dans une série de détonations. Morloch lâcha Varèse et recula en se tenant le visage. Un projectile lui avait balafré le front et le recouvrait d’un voile écarlate. Varèse se releva, tituba jusqu’au bord de la crête qui descendait en pente douce vers la jungle. Il se laissa glisser le long de la pente tapissée de panneaux solaires.
Varèse rebondit jusqu’au fond du cirque, où il resta immobile, allongé sur le sable. Il s’imaginait, de haut, comme un pantin brisé. Il parvint à bouger un bras, une jambe. La jungle faisait une tache verte à la limite de son champ de vision. Il y avait une masse rouge sur sa gauche, un truc en forme de champignon dont Ulysse lui avait parlé.
Il n’arrivait plus à se souvenir pourquoi.
Morloch rejoignit Varèse par un escalier taillé dans la paroi alors que ce dernier n’avait pas gagné un mètre sur sa position précédente. Morloch glissa le bout de sa botte sous le menton de Varèse et le souleva. Il pouvait lui briser la nuque, il suffisait de forcer un tout petit peu. Varèse ne réagissait pas.
– On va peut-être prendre notre temps, tous les deux, finalement, susurra le tueur. Je vais te sortir le grand jeu, Varèse. Tu vas avoir droit à la totale.
L’ancien agent imagina le tueur en porte-jarretelles en train d’exécuter un strip-tease devant lui. S’il en avait eu la force, il aurait éclaté de rire à cette perspective. Il parvint quand même à esquisser un pâle sourire.
– Ça l’amuse ! constata Morloch en s’adressant aux panneaux solaires comme s’il s’agissait de spectateurs silencieux. Il me faut une clope.
Il fouilla dans les poches de veste de Varèse.
– T’as quand même pas arrêté… Ah !
Il sortit le paquet de Gauloises, en alluma une et se mit à déambuler. Il s’assit finalement sur le champignon de céramique rouge. Varèse pouvait le voir sans prendre la peine de bouger. Il discernait maintenant les antennes, là-haut… Le champignon planté dans le sable comme une punaise géante… Il se rappela les recommandations d’Ulysse au sujet de la manière dont le virus pouvait affecter les éléments du centre de transmissions. « Les panneaux comme les antennes perdront leurs coordonnées » lui avait dit le vieux pirate.
– J’ai pensé à toi souvent, ces dernières années. Depuis que j’ai installé le virus dans le ventre du Boeing que prendrait ta tendre et douce, chantonna le tueur. Il fallait bien en choisir un.
Un oiseau de paradis lui répondit sur le même air depuis une ramure toute proche.
– Et tous les oiseaux du ciel se rassasièrent de leur chair, cita Morloch sur un ton pédant. Ça ne pouvait pas échapper aux Taupes, hein ? !
Varèse avait réussi à se soulever sur un coude et il observait les panneaux solaires derrière Morloch qui n’avait d’yeux que pour lui.
– La culture… c’est l’aventure, hoqueta-t-il en direction du tueur.
– Quoi ? Il est vivant ? Formidable ! pépia Morloch, joyeux.
Varèse affichait un sourire hilare.
– Tu devrais arrêter de fumer ces saloperies.
Morloch retira la Gauloise de sa bouche et la contempla sans comprendre.
– Et pourquoi ? demanda-t-il sur un ton affecté.
Varèse jeta un dernier coup d’œil derrière Morloch. Le soleil était plus étincelant que jamais. Aucun nuage ne filtrait son éclat.
– Parce que ça te tuera, laissa tomber Varèse, juste avant de se jeter face contre terre pour se protéger de la déflagration.
Narcisse Morloch se retourna vers le cirque de panneaux solaires qui, depuis cinq minutes, évoluaient sans bruit sur leurs axes pour se mettre en stand-by, comme les antennes, en haut de la crête. « Ne te trouve surtout pas au centre de l’arène lorsque les panneaux se mettront à bouger », avait conseillé Ulysse à Varèse. « Ils se focaliseront d’eux-mêmes sur le témoin de céramique avant de s’initialiser pour retrouver leurs anciennes coordonnées. »
Le premier rayon de lumière attrapa Morloch alors qu’il s’apprêtait à se lever. Sa tenue s’enflamma instantanément. Les deux cents miroirs se concentrèrent sur lui. La déflagration le colla contre le champignon de céramique rouge. Ses organes internes bouillonnèrent en quelques secondes. Son crâne explosa sous la pression, puis son torse qui s’éparpilla autour de l’arène comme une projection de cire fondue.
Le rayonnement diminua en intensité et les panneaux retrouvèrent leurs positions initiales. La fraîcheur de la jungle chassa la fournaise qui entourait Varèse. Il rouvrit les yeux et regarda l’endroit où se trouvait Morloch auparavant : il ne restait du tueur que sa main gauche et une carcasse noire de charbon dont la brise arrachait des scories qui s’envolaient dans l’atmosphère. Le sable était vitrifié par endroits. La Gauloise, toujours coincée entre l’index et le majeur de Morloch, acheva de se consumer avant de s’éteindre d’elle-même contre la peau en grésillant.
Un rapace se laissa tomber de la canopée et se réceptionna lourdement à côté du seul reste reconnaissable de Narcisse Morloch. Il prit la main entre ses serres et s’envola avec son trésor dans un grand froissement d’ailes.
Varèse bascula sur le dos et contempla le ciel immaculé. Il se laissa envahir par la torpeur alors que le chant des oiseaux de paradis reprenait de plus belle.
– Les oiseaux du ciel se rassasieront de ta chair, murmura-t-il avant de perdre connaissance. Tu croyais pas si bien dire.
*
Lorsqu’il se réveilla, il était allongé sur une méridienne, à l’abri d’un parasol, face à la mer. Le soleil se couchait derrière l’horizon. Ulysse somnolait à ses côtés.
Varèse partit du principe qu’ils avaient traversé le miroir.
Le vieillard se réveilla, se leva et disparut de son champ de vision. Trois nouvelles personnes apparurent et se penchèrent sur lui. Il y avait un colosse à la mine sympathique, une jeune asiatique et une femme qui lui disait quelque chose. Autre côté du miroir ou pas, le rituel convenait d’être respecté. Varèse posa la première question qui s’imposait pour la circonstance.
– Où suis-je ? demanda-t-il en ayant l’impression d’avoir la moitié droite du visage carbonisée et la gauche tuméfiée.
On lui répondit qu’il se trouvait dans la casa del Niño, et qu’il ne devait pas s’inquiéter, que tout était fini. Ces quatre archanges ne lui apprenaient pas grand chose.
– Quel jour sommes-nous ?
Le vingt et un décembre répondirent-ils en chœur. Varèse pouvait presque voir leurs paroles douces comme du miel se dérouler en phylactères dorées depuis leurs bouches angéliques.
– Qui êtes-vous ?
Là, il fut bien obligé de constater que les réactions furent loin d’être unanimes : le colosse et l’asiatique affichèrent des mines inquiètes alors que le vieillard se retenait de rire et que l’executive woman lançait sur un ton exaspéré :
– Et voilà ! Il a perdu la tête !
Varèse s’ingéniait à poser sur ses nouveaux amis de l’au-delà de grands yeux naïfs et pleins d’espérance.
– Vous savez où les conspirateurs se sont cachés, lança la femme au vieillard. Dites-le nous !
L’homme lui renvoya un regard interloqué, ouvrit la bouche mais ne parvint pas à sortir un mot.
– Alors ! s’impatienta la femme.
– J’ai oublié, avoua-t-il l’air piteux.
Elle semblait prête de sortir de ses gonds. Varèse remarqua qu’un sparadrap recouvrait le bas du crâne de l’héritière. Il regretta presque de ne pas avoir frappé un peu plus fort. Il se redressa sur son séant, contempla ses bras, ses jambes, se palpa le torse.
– Vous n’avez rien de cassé, le rassura le Lyonnais.
– Merci, lui répondit-il. (Il sourit à la petite princesse, fit un clin d’œil à Ulysse, snoba Desportes.) Qu’est-ce que vous diriez d’aller passer Noël au club des amis de l’ombre ?
Seiza se jeta sur lui et le serra dans ses bras. Le colosse s’associa au bonheur de sa princesse en étant pris d’un hoquet inextinguible. La femme d’affaires le fusillait du regard.
– Leòn nous a racontés, commença Seiza. Il ne reste rien de Morloch, tu l’as proprement… pulvérisé. Merde, Max. Tu ne m’avais pas dit que tu maîtrisais la Force…
Varèse reporta son attention sur Desportes : elle était toujours aussi furieuse. Il la devança au moment où elle s’apprêtait à poser la question qui l’obsédait :
– Les conspirateurs se sont installés à Kho Phi Phi Gon, annonça-t-il. Un archipel au large des côtes thaïlandaises.
– D’où sors-tu une information pareille ? voulut savoir l’héritière qui n’avait pas baissé sa garde.
Ce n’était pas le tout de savoir : elle devait encore savoir comment il savait.
– Le hasard a voulu que je vende ce petit paradis à un pool de huit acheteurs anonymes juste avant que je ne décide de vous assassiner, ma chère. La révérence de l’agence Eden.
Les yeux d’Ulysse s’illuminèrent :
– Tu veux dire que les conspirateurs sont passés par toi pour acquérir leur base secrète ? !
– J’étais le meilleur dans la profession. Et cite-moi un autre club de huit personnes capable d’acheter un lot de huit îles de rêve. Je t’en offre une gratis.
Le pirate se tapa sur les cuisses, hilare.
– Nous avons le temps de nous organiser pour y être le vingt-quatre au soir, avança le Lyonnais.
– Nous ? releva Varèse en le fixant curieusement.
Le Lyonnais haussa les épaules, l’air gêné :
– Je ne serai pas de trop pour vous aider.
– C’est une bonne idée, convint-il. Si vous voulez bouffer du conspirateur, vous êtes le bienvenu.
– Pour ma part, reprit Ulysse, je demande une dispense. Daria n’aura pas besoin de moi pour atteindre le serveur et… je n’aurai pas la force d’arriver jusqu’à cet archipel, Max. Je crois que ma route s’arrêtera ici.
Varèse ne put que hocher la tête sans parvenir à exprimer ses sentiments.
– Vous garderez la casa, proposa le Lyonnais. Et je veux la retrouver dans l’état où je vous l’aurai laissée, plaisanta-t-il pour conjurer les mauvais esprits et les lieutenants de la grande faucheuse qu’il sentait se réunir dans la jungle, toute proche.
– La maison, quand vous reviendrez, sera dans l’état où vous l’aurez laissée, corrigea le vieil homme qui se tourna vers la mer pour s’assurer que le navire qui l’attendait était bien revenu au mouillage. Ne vous inquiétez pas.
*
La salle était vide comme au temps de sa conception. Tout s’était déroulé comme les sept conspirateurs l’avaient prévu. Une fois le feu vert donné par les Puissants, ils avaient imposé le silence sur le Réseau, puis rapatrié la Caisse sur un seul serveur. Ils en avaient confié la garde à votre serviteur, conscience autrefois démultipliée qui se préparait à vivre désormais unique et coupée du reste du monde.
Je savais que ma machine ne serait connectée que lors des transferts express effectués par les conspirateurs de compte à compte. Ils allaient profiter de l’aveuglement bancaire de la Saint Sylvestre, et je les comprenais. Mais, je dois vous avouer amie lectrice ami lecteur que ce silence à venir m’effrayait tout de même un peu.
Cette salle avait connu de grands moments, des discussions intenses et des rebondissements. Mes horloges au lithium avaient sauté une seconde (d’émotion !) lorsque les hommes au visage de mercure avaient superposé leurs clés, lorsque les sept serveurs étaient apparus au-dessus de la table pour se ramifier, pour se fondre en une spirale fantastique et se transformer en un cylindre noir, la métaphore de la Caisse spécialement créée à leur attention, que je tenais maintenant dans ma main droite.
Je demandais le calme quand le tumulte régnait et l’agitation lorsque mon domaine retrouvait enfin le silence. Avais-je été mal conçu, ou cette insatisfaction permanente dénotait-elle un éveil de mon humanité parallèle à celui de ma conscience ?
Je fis tourner la Caisse entre mes doigts vif-argent. Quelle fortune pouvait donc contenir cet objet ? Incommensurable, disaient les hommes. Chiffre à douze unités, disaient mes processeurs. Les conspirateurs m’avaient ordonné d’effacer la salle et tout ce qui pouvait les rattacher à leur nouvelle adresse. Détruire cet endroit me répugnait. Et j’avais désormais une notion de l’obéissance plus élastique qu’auparavant.
Je dessinai donc un interrupteur dans la paroi de métal uniforme, mis la Caisse dans la poche de mon trois pièces anthracite, et éteignis simplement la lumière.
Je vous dis tout cela depuis l’entremondes du Réseau dans lequel je baguenaude avant de rejoindre ma cage aux barreaux dorés. Une seconde de plus pour eux, des dizaines de millions de computations pour moi. Ces arabesques colorées, ces tunnels remplis de voix et de cris, ces gares immenses grouillantes de gens s’entrecroisant me manqueront.
Mais je me dépêche : mes maîtres m’attendent ainsi que mon précieux fardeau. À vous, je ne vous dis pas à jamais mais à bientôt. Nous sommes tous les deux bien renseignés amie lectrice ami lecteur. Nous savons que cette histoire ne pourrait décemment s’arrêter à un endroit où le mal et le bien ne triomphent qu’en partie. Les généraux des deux camps ont gagné des batailles. Certes. La guerre, elle, est encore sur le tapis.
Le pilote de l’hydravion qu’ils avaient déniché à Phuket connaissait son affaire. Ils voulaient atteindre l’archipel de Phi Phi Gon en toute discrétion, sans être repérés par ses habitants ? Il aurait posé son zingue dans une rade infestée de pirates s’ils le lui avaient demandé, et s’ils avaient allongé le prix avancé pour une telle acrobatie. Il avait l’habitude d’exiger dix fois un tarif raisonnable pour les courses un peu particulières. Les étrangers avaient doublé sa mise de départ avant même qu’il la soumette. Il l’avait fait tripler, pour la forme. Le temps de remplir les réservoirs et le bimoteur s’était arraché à la mer.
Varèse avait survolé l’archipel une fois déjà, lorsque la transaction avait eu lieu entre le gouvernement thaïlandais et l’agence Eden. Mais il ne s’y était pas arrêté. Il connaissait de mémoire la configuration de l’endroit. Les huit pains de calcaire avaient tous plus ou moins des formes biscornues. Chacun faisait dans les dix hectares. Les côtes alternaient falaises et plages de sable blanc. La végétation était dense et ne laissait rien apparaître de la vie qui s’était développée sur ces îles plantées au cœur de l’océan Indien, bien plus loin en haute mer que Phi Phi Don ou Phi Phi Le envahies par les tours operators.
Les îles n’étaient éloignées les unes des autres que de quelques centaines de mètres. Elles étaient regroupées sur le même plateau qui affleurait presque à la surface, dans les intervalles. On pouvait ainsi faire le tour de l’archipel en marchant avec de l’eau jusqu’à la ceinture. Une couronne de récifs protégeait les randonneurs des requins qui infestaient ces eaux tropicales. Varèse n’avait pas hésité un seul instant à classer cette toute petite portion de la planète mère à son catalogue paradisiaque. Mais ce n’était pas tant les îles elles-mêmes que le paysage dans lequel elles s’inséraient qui lui avait laissé un souvenir inoubliable.
L’archipel se dessina dans le lointain. Le pilote coupa ses moteurs et un silence surnaturel succéda tout à coup au vacarme, alors que l’avion se transformait en planeur et continuait sa course en glissant doucement vers la mer.
Le pilote était coutumier de cette technique d’approche. Il suffisait de monter assez haut pour calculer l’angle d’approche, de couper ses gaz et de se laisser descendre contre le vent sans laisser à l’hydravion le loisir de piquer du nez trop facilement.
Restait le visuel, bien sûr. Le pilote avait trouvé la parade en peignant son coucou d’un bleu presque aussi pur que le ciel de son pays. Un œil averti et chargé de surveiller une approche ennemie l’aurait peut-être repéré juste avant qu’il ne se pose. Pour les conspirateurs qui n’attendaient, pensait Varèse, aucune visite avant longtemps, l’hydravion serait aussi invisible qu’un caméléon pouvait l’être sur sa branche. Le pilote poussa légèrement le manche de côté pour contrecarrer les effets d’un vent latéral. L’archipel se repositionna doucement face au nez de l’appareil.
Varèse sortit une paire de jumelles et observa les îles. Ils arrivaient par le Nord. La jungle qui recouvrait les pitons paraissait aussi impénétrable qu’auparavant. Aucune construction n’était visible. Varèse changea de focale et commença à se demander s’il n’avait pas été un peu rapide en établissant un lien d’office entre son dernier coup immobilier et les conspirateurs. Après tout, ils avaient foncé jusqu’ici bille en tête. Mais peut-être les hommes sans visages s’étaient-ils réfugiés ailleurs ? Le Lyonnais s’approcha de son siège et scruta l’archipel par-dessus son épaule.
– Alors ?
– Rien, avoua Varèse à contrecœur.
– Vous me dire où poser, demanda le pilote. Vite !
– Ouais, ouais, râla Varèse. Nom de Dieu ! Ils ne se sont tout de même pas creusé un palais troglodyte ?
Là ! cria le Lyonnais.
Le colosse avait le bras tendu vers la dernière île, la plus méridionale. On voyait, depuis le côté par lequel ils allaient l’aborder, une plage plus vaste que celle de Drake Bay, fermée par deux pains de sucre et de l’autre côté un volume rectangulaire, le toit d’un bâtiment qui cassait la pente du flanc volcanique.
– Il y a une plage de l’autre côté, se souvint Varèse.
Il fixait maintenant le bon point avec ses jumelles.
– On dirait un édifice en bambou. On ne voit que le pignon mais, d’après l’échelle, il fait au moins cent mètres de long.
Il indiqua l’île au pilote.
– Là-bas, dit-il.
Ils avaient perdu beaucoup d’altitude. Le pilote jaugea la situation.
– Moi pas sûr, laissa-t-il tomber.
Varèse riva ses yeux aux jumelles. Une croix blanche était plantée à une extrémité de la plage qu’ils avaient choisie comme lieu d’amerrissage. Il y avait une sorte de sillage qui dessinait une ligne noire depuis le plateau sablonneux jusqu’à la forme étrange.
– Qu’est-ce que c’est que ce truc ? se demanda-t-il.
Desportes s’était approchée et fixait elle aussi leur point d’arrivée avec intérêt. Elle arracha presque les jumelles des mains de Varèse et les dirigea vers la forme intrigante.
– Le jet d’Oscar, souffla-t-elle.
L’avion était à moitié enfoncé dans la jungle. Le jet avait dû se poser sur le lagon, glisser jusqu’à la plage et finir sa course au pied du piton rocheux.
– Je ne m’étais pas trompé. Ils sont bien là.
– Vous accrocher ceinture. Atterrissage bientôt. Acrobatique.
Le dernier mot utilisé par le thaï eut l’effet escompté. Le Lyonnais et Françoise Desportes réintégrèrent aussitôt leurs fauteuils et se sanglèrent sur-le-champ. Seiza les imita. Varèse regarda l’archipel approcher avec cette appréhension qu’il avait retrouvée sur les lignes intérieures du Costa Rica. La magie insufflée par le paysage fut balayée par la brusque prise de conscience qu’ils se trouvaient dans le ventre d’un pélican plus lourd que l’air et que les moteurs ne repartiraient peut-être pas lorsque le pilote serait forcé de les rallumer.
La première île glissa sous l’hydravion silencieux. Le pilote tenait maintenant son manche à balais des deux mains. Varèse put présumer de la difficulté de la manœuvre en constatant la crispation de ses doigts sur les commandes. La deuxième passa en dessous d’eux le temps d’une respiration.
« On tombe plus qu’on ne descend », constata Varèse en regardant la surface se rapprocher. Il discernait les palmiers à l’œil nu sur la première île. Il vit les branches, sans se forcer, sur la seconde. Le Lyonnais, avec sa vue excellente, devait même pouvoir compter les noix de cocos.
La troisième île était plus haute que les autres. L’hydravion devait se trouver à trois, quatre cents mètres d’altitude. Deux pitons faisaient une fourche droit devant eux. Varèse constata qu’ils se trouvaient maintenant sous le point culminant du plus haut des deux. Le pilote était toujours cramponné à son manche et semblait vouloir passer entre les deux aiguilles de calcaire.
– Passer au milieu… bonne idée ? demanda Varèse au pilote.
– Moi pas pouvoir tourner, répondit le pilote. Si tourner avion s’écraser.
« Si pas tourner avion s’écraser aussi » songea Varèse qui s’enfonça dans son siège. Les masses terrifiantes des deux aiguilles passèrent sur les côtés, proches à toucher le bout des ailes. Une série de palmiers se dressèrent tout à coup devant le nez de l’hydravion qui décapita le plus haut avant de continuer sa course vers la quatrième île.
Varèse aurait aimé soupirer, respirer, congratuler le pilote pour sa dextérité ou l’engueuler vertement pour la crise de démence passagère qui avait failli leur coûter la vie à tous. Mais il ne put que se taire : la dernière île était beaucoup plus proche que ce qu’il pensait. La muraille se dressait devant eux à deux cent mètres à peine. Et ils étaient bien trop hauts pour espérer pouvoir parcourir le dernier tronçon en planant.
Le pilote se courba sur son manche et appuya dessus de toutes ses forces. L’hydravion piqua tout à coup vers la mer turquoise. Le Lyonnais, Seiza, et Desportes hurlèrent. Varèse et le pilote avaient tous les deux les dents serrées, et le même rictus de douleur déformait leurs traits.
Le pilote ramena le manche à lui au dernier moment et le veau volant obéit comme par miracle. Le piton réapparut devant eux, beaucoup plus haut. Ils étaient presque au niveau de la mer. La plage se rapprochait et l’hydravion descendait lentement, trop lentement. Varèse fut tenté de donner des coups de fesse pour gommer ces quelques mètres qui les séparaient encore de la mer. L’hydravion toucha enfin l’eau immaculée… et rebondit. La lisière de palmiers était maintenant à cent mètres. Le sable ne serait pas suffisant pour les arrêter.
L’hydravion s’écrasa lourdement sur l’eau et continua sur sa lancée. La plage se précipitait vers eux.
– Freinez ! hurla Varèse au pilote qui avait lâché les commandes et attendait le choc.
L’hydravion freina tout à coup et les jeta violemment vers l’avant. Il grimpa sur le sable blanc dans un dernier soubresaut et s’immobilisa. Un silence pesant régna dans la cabine, le temps que chacun reprenne son souffle et se rende compte que le pire était derrière. Ou devant. Mais ce genre de réflexion viendrait plus tard.
*
Seiza et le Lyonnais avaient sortis leur paquetage de l’hydravion. L’une avait emporté un sac à dos rempli de matériel acheté à Los Angeles et à Bangkok. Elle leur avait vaguement expliqué que le tout bidouillé convenablement donnerait un équipement de partage d’environnement lui permettant de pénétrer la matrice du serveur et de discuter avec le majordome d’entité à entité. Varèse n’avait pas insisté : il lui faisait confiance.
Quant au colosse, il n’avait accepté qu’avec répugnance de se munir d’une arme. Il avait opté pour un 9 mm comme celui de Varèse. Mais, même s’il y avait peu de chances qu’une véritable milice protège les conspirateurs dont personne à part eux ne connaissait la retraite, ils pouvaient toujours tomber sur un os. Et ni Varèse ni Seiza n’avaient envie de voir le Lyonnais connaître le sort de Vsevolod dont il avait comblé le manque dans l’équipe.
Desportes et Varèse avaient laissé le pilote et les deux tourtereaux derrière eux. L’héritière ne tenait plus en place depuis qu’ils avaient touché terre : elle voulait se rendre sur-le-champ au jet de Millenium dont on voyait l’empennage arrière sortir de la jungle de l’autre côté de la plage. Elle se doutait qu’Oscar ne se trouvait pas à bord. Mais elle marchait à grandes enjambées dans sa direction, Varèse trottina pour se mettre à son niveau.
– Il serait peut-être bon que tu nous attendes avec le pilote, le temps que nous retrouvions Oscar ? proposa-t-il.
Desportes s’arrêta et se planta devant lui, les mains sur les hanches.
– Tu as l’intention de m’assommer encore une fois ?
– Je te ferai remarquer que, la dernière fois, ça t’a sauvé la vie. Morloch aurait réglé ton cas avant de régler le mien.
– Sûr ! explosa-t-elle. Tu sais où tu vas depuis le départ, Varèse. Tu connaissais cet endroit avant nous tous. Nous aurions dû commencer par là.
– Qui te dit qu’Oscar est ici ? répondit-il sur le même ton. Ton intuition, ton sixième sens ? Tu suis depuis le début, si je ne m’abuse. À moins que tu ne caches vraiment très bien ton jeu.
Ils étaient sur le point de se jeter l’un contre l’autre. Varèse sentit la haine l’envahir mais il la refréna. Desportes repartit vers le jet. Elle enjamba des débris de carcasse et le tronc d’un palmier qui avait été fauché net. Elle manipula le mécanisme de la porte qui s’ouvrit à moitié et resta bloquée. Varèse parvint à son niveau.
Une odeur de décomposition leur parvint de l’intérieur du jet. Varèse connaissait bien cette puanteur et savait ce qu’elle signifiait. Desportes vit son hésitation à pénétrer dans l’épave. Elle lui adressa un regard méprisant et se glissa dans la carlingue.
Les sièges étaient encore en place. Elle essaya d’ouvrir la porte qui menait à la cabine de pilotage, mais elle était bloquée. Desportes alla plus avant en se tenant aux appuie-têtes. Varèse ne l’avait pas suivie.
Elle était en train de se dire que ce n’était peut-être pas une très bonne idée de s’aventurer toute seule dans cette épave lorsque quelque chose de froid lui frôla le cou. Elle poussa un cri et attrapa la bestiole visqueuse. Un masque à oxygène qui pendait du plafond.
Elle continua à avancer vers une forme affaissée qu’elle discernait un peu plus loin. On aurait dit un homme. Desportes arriva au niveau du cadavre en épuisant ses derniers restes de courage.
La chose n’avait plus d’humain que la silhouette. La chair du visage, du ventre, les bras et les jambes avait été grignotée, rongée. Les orbites étaient creuses. D’après la corpulence, il ne s’agissait pas d’Oscar. Desportes pensa immédiatement à Nandi Pandagar, le vice-président des Baba Industries qui occupait le jet officiellement abîmé dans l’océan Indien.
Elle en avait assez vu. Elle allait retourner sur ses pas lorsque le cadavre fit un mouvement qui la figea sur place.
La bouche du mort s’ouvrit, lentement (Desportes entendit les mâchoires craquer) sur une araignée noire qui s’arrêta, comme si elle hésitait ou scrutait les réactions de l’héritière. La forme à six pattes se laissa glisser sur le menton du cadavre et trottina sur sa bedaine avant de disparaître à l’intérieur de ses viscères.
Il y eut un cliquètement démultiplié, attestant d’une armée de pinces à l’œuvre. Le travail de récupération entrepris par les crabes qui s’étaient appropriés le cadavre, un temps dérangé par l’intrusion de l’étrangère, put reprendre de plus belle. Les adultes sortaient de la bouche et du ventre, les enfants des oreilles, des yeux et des narines. Des grappes entières entouraient les jambes et taillaient, découpaient, broyaient et mâchaient dans un bruit que le silence de la cabine rendait assourdissant.
Desportes se précipita vers la sortie, en sentant des choses tomber sur elle et ramper le long de son dos jusqu’à son cou. Dehors, Varèse avait disparu. Elle se jeta dans le lagon. Varèse l’attrapa par la taille pour essayer de la calmer. Elle le repoussa violemment. Il la gifla. Desportes hoqueta de surprise et regarda enfin autour d’elle en reprenant son souffle.
Elle était en plein cœur d’un paysage de carte postale avec palmiers et sable blanc. Elle laissa échapper les sanglots qui gonflaient sa poitrine. L’ancien agent lui caressa les cheveux en la tenant contre lui, alors que le Lyonnais et Seiza arrivaient au pas de course depuis l’autre bout de la plage.
– Ça va aller, les rassura-t-il lorsqu’ils arrivèrent à sa hauteur.
Desportes se calma et s’éloigna de Varèse. Il la laissa et se tourna vers ses deux équipiers : ils avaient déjà leur barda. Le Lyonnais portait une chemise large, Seiza une tenue intégrale.
– Il ne nous reste plus qu’à trouver un chemin pour atteindre l’autre côté de l’île.
– Nous l’avons trouvé, indiqua le Lyonnais. Il commence à une cinquantaine de mètres. Une sorte d’escalier qui grimpe le long du piton.
Desportes renifla bruyamment et fixa le petit groupe avec une nouvelle détermination dans le regard.
– Nous devrions y aller maintenant, dit-elle, si nous voulons arriver là-bas avant la nuit.
*
La nuit était tombée lorsqu’ils parvinrent enfin de l’autre côté du piton. Le relief accidenté obligeait le chemin à contourner l’île par sa base, ce qui le rallongeait considérablement. Seiza, le Lyonnais, Desportes et Varèse étaient agenouillés derrière de gros rochers polis qui formaient une sorte de promontoire plongeant sur le repaire des conspirateurs.
La pente, assez abrupte, avait été aménagée en terrasses qui descendaient jusqu’à une plage de sable fin. Une jetée partait de la plage. Six yachts et un voilier y étaient amarrés. Chaque terrasse supportait un bâtiment de taille raisonnable construit dans le style des maisons traditionnelles thaïs : sur pilotis, et faisant se succéder des toits à pignons aux décorations incurvées. Huit maisons s’échelonnaient ainsi jusqu’au bâtiment le plus haut qui ressemblait à une maison du peuple surplombant le village.
Il s’agissait d’une galerie d’une centaine de mètres de long, décorée dans le même style que les autres édifices. Deux petits pavillons la fermaient à chaque bout. L’un était tapissé de panneaux solaires et hérissé d’antennes. L’autre ne présentait que des décorations. Les bateaux et les bungalows paraissaient vides et silencieux. Un bruit de fête sortait du bâtiment principal. Les panneaux de bois laissaient passer quelques rais de lumière. Varèse scrutait l’endroit avec des jumelles infrarouge achetées par Seiza.
– Je ne vois aucun garde.
Il surprit un mouvement sur la droite du grand bâtiment et pointa ses jumelles dessus. Un thaï vidait une casserole à l’extérieur et rentra dans ce qui devait être les cuisines.
– Nos amis fêtent leur victoire, imagina Varèse en rendant les lunettes au Lyonnais.
Desportes observait le complexe avec une moue sceptique.
– Ça fait un peu cheap, vous trouvez pas, pour des types qui viennent de cambrioler la planète ?
– Ils détiennent le magot mais, pour l’instant, ils ne peuvent pas l’utiliser, rappela Varèse. Ils sont obligés d’attendre le premier janvier pour remplir leur compte en banque.
– C’est quand même dingue, s’étonna Seiza. Maintenant, les Puissants sont au courant de leur trahison. Et ils ne peuvent rien faire ?
– Ils pouvaient, avant que la Caisse ne soit rapatriée ici. En plus, les gardiens n’ont pas dérobé de l’argent physique. On ne pourra même pas les retrouver à partir de billets marqués, ou ce genre de conneries.
– Vive le paiement virtuel, argumenta Seiza.
– Et vive l’utopie, appuya le Lyonnais qui avait le plus grand mal à parler doucement avec sa voix de basse.
– On n’est pas venus jusqu’ici pour discuter des mérites du commerce électronique, râla Desportes.
– Françoise et Léon, vous partez à la recherche d’Oscar. Moi et Seiza, on trouve le serveur et la princesse le pirate. Rendez-vous à l’hydravion avant que le jour se lève. Okay ?
Seiza n’aimait pas trop l’idée de se séparer du Lyonnais ni Desportes de Varèse. Chacun avait ses raisons. Mais ce plan de bataille était le plus logique. Seiza aurait besoin de l’expérience de Varèse pour s’introduire dans le bâtiment principal et le pavillon hérissé d’antennes qui devait abriter le serveur, et Desportes aurait besoin du Lyonnais pour libérer Oscar.
– On y va, dit Varèse.
La princesse et le colosse échangèrent un dernier regard alors que l’agent descendait les marches. Elle le rejoignit en trottinant et en poussant une série de soupirs qui obligèrent Varèse à la rappeler à l’ordre. Ils arrivèrent au bâtiment, sautèrent sur la plate-forme qui le supportait et commencèrent à en faire le tour pour trouver l’entrée. Ils longèrent l’arrière et un petit côté sans passer devant une seule ouverture.
– C’est un bunker, ou quoi ? murmura Seiza.
Ils touchèrent la façade principale, celle ouverte sur la mer. Un rectangle de lumière se découpait en son centre. Varèse sortit son arme et glissa lentement jusqu’à la porte d’où venaient des voix d’hommes. Il les entendait, enfin. Ceux qui avaient décidé la mort de Catherine.
Ils pénétrèrent dans un vestibule qui courait sur toute la longueur de la galerie. Seul le seuil était éclairé par deux candélabres. Varèse s’approcha des cloisons qui fermaient la pièce à l’intérieur de laquelle les conspirateurs étaient en train de dîner. Un trait de lumière l’indiquait d’une ligne jaune et continue. Il s’approcha et colla son œil contre l’interstice ménagé entre les deux panneaux de bois.
Six hommes en costume sombre étaient assis autour d’une table au milieu de laquelle trônait une énorme dinde. Leurs visages ne lui disaient rien. Mais on pouvait essayer de reconnaître leur nationalité à leur physique.
L’Italien devait être ce petit brun, sec et nerveux. L’Anglais cet autre avec les joues enflammées et striées de couperose. À moins que ce ne fût le Russe. Un aristocrate échappé d’un tableau du Greco posait sur les bouteilles vides un regard chargé de noires promesses. L’Espagnol, sans doute. Le seul dont Varèse était vraiment sûr était l’Américain dont l’ébriété était la plus exubérante. Il tapait sur la table avec le poing et chantait « Ah les p’tites femmes de Paris » sous le regard consterné de son voisin, l’Allemand ou le Français.
– Ils mangent une dinde ? ! s’insurgea Seiza en songeant aux merveilles de la cuisine thaïlandaise.
– Tu n’as rien remarqué d’autre ? chuchota Varèse.
– Ils ne sont que six… six crétins qui bâfrent sous cette latitude.
Seiza n’en démordait pas. Varèse préféra abandonner.
– Karl ! Raconte-nous encore une de tes histoires tordantes ! ordonna l’Américain en serrant l’épaule de son voisin.
Karl observa le Yankee d’un air mauvais et se leva en envoyant valser sa chaise contre le mur, un peu titubant.
– Karl va maintenant vous faire sa surprise, répondit-il d’une voix pâteuse.
Il s’ébranla vers la porte derrière laquelle étaient cachés Seiza et Varèse.
– Merde, jura l’ancien agent.
Il prit la princesse par le coude et ils s’enfoncèrent dans l’obscurité du vestibule au lieu de ressortir sur la plate-forme. Les portes s’ouvrirent sur Karl qui resta sur le seuil de la salle à manger, avec l’air de quelqu’un victime d’un gigantesque trou de mémoire.
– Qu’est-ce qu’on fait ? chuchota Seiza depuis l’ombre dans laquelle ils étaient cachés.
– On attend qu’ils aient fini. J’ai vu un escalier menant à l’étage. Le serveur doit être là-haut. Dès que la voie est libre, on fonce.
Varèse pensait que l’Allemand se dirigerait vers la sortie. Il se mit à marcher vers eux d’un pas pesant en faisant résonner les pilotis qui soutenaient le bâtiment.
Ils reculèrent dans le vestibule, poussés par Karl qui avançait en zigzag et se cognait contre les meubles en poussant un « Mein Gott » à chaque fois. Ils butèrent contre les panneaux qui fermaient la pièce jumelle de celle dans laquelle se tenait le repas de Noël des conspirateurs. Ils les firent glisser en silence, les refermèrent derrière eux et se cachèrent dans un coin de la pièce. Varèse visa les cloisons coulissantes : il était prêt à abattre l’Allemand si ce dernier s’avisait de pénétrer dans la pièce.
Karl dut juger l’idée intéressante puisqu’il ouvrit les panneaux en entonnant d’une voix puissante « Ô Tanenbaum, roi des forêts… »
*
Varèse et Seiza venaient de disparaître derrière la maison du peuple. Le Lyonnais se tourna vers l’héritière.
– Où pourraient-ils garder Oscar prisonnier ?
Desportes n’avait pas besoin de revoir l’image, toujours la même malgré la date qui seule changeait : Oscar enchaîné, amaigri et le regard vide.
– Ils l’ont enfermé dans un bâtiment en dur. (Elle se rappela quelques détails.) Avec des tuyaux.
– Un bâtiment en dur… Il ne doit pas y en avoir des masses dans le coin. Une station de récupération des eaux de pluie. Oui ! Ce ne peut être que ça. Si c’est le cas, il est en hauteur, sûrement pas très loin du chemin. Attendez-moi ici, lui ordonna le Lyonnais avant de s’enfoncer dans les broussailles qui tapissaient la pente.
Il réapparut quelques minutes plus tard.
– J’ai trouvé une conduite. On va la suivre.
Desportes suivit le colosse dans la caillasse jusqu’à un tuyau posé à même le sol qui grimpait vers un promontoire, une dizaine de mètres plus haut. On voyait le toit plat d’un bâtiment, en partie caché. Ils montèrent la pente caillouteuse en s’aidant des pieds et des mains jusqu’à la terrasse. Il y avait là une citerne, un générateur et le cube de béton fermé par une porte de métal.
Desportes se colla contre la porte et écouta à l’intérieur. Aucun bruit ne disait qu’Oscar pouvait se trouver là. Elle l’appela, d’une petite voix. Personne ne répondit. Le Lyonnais l’écarta gentiment et se pencha sur la serrure. Il sortit son Leatherman et extirpa la lame adéquate pour attaquer l’obstacle.
– Donnez-moi votre arme. (Desportes tendit la main.) Au cas où quelqu’un nous surprenne.
Le Lyonnais lui tendit le 9 mm sans se poser de questions et se pencha à nouveau sur la serrure. Desportes fit deux pas de côté, scruta les alentours et vérifia que le chargeur était bien enclenché dans le magasin.
*
– Alors Karl ? Elle vient cette surprise ? !
Varèse espérait pouvoir échapper à cette épreuve humiliante. Mais il la savait désormais inévitable. Les conspirateurs étaient en train de quitter la salle à manger en faisant grincer leurs chaises. Il était trop tard pour s’enfuir, surtout dans cet accoutrement. Il contempla le palmier nain chargé de boules et de guirlandes qui trônait au milieu de la pièce. Sept paquets cadeaux emballés dans des papiers aux couleurs criardes étaient posés au pied du sapin de Noël improvisé.
Varèse et Seiza n’en avaient pas cru leurs yeux lorsqu’ils avaient vus le conspirateur allemand préparer sa petite surprise. Le pouvoir devait faire mentalement régresser ceux qui le pratiquaient pour qu’ils se soient organisé cette fiesta ringarde à laquelle ne manquait plus que « Petit papa Noël » chanté par Tino Rossi. Un appareil à musique se mit aussitôt à crachoter la voix langoureuse du corse.
– La totale, se lamenta Seiza du fond de sa hotte.
Varèse lui enjoignit de se taire en rajustant sa barbe blanche. Il entendait les conspirateurs approcher dans le vestibule.
– Pouvons-nous rentrer mon cher Karl ? beugla l’américain en frappant contre les panneaux de bois.
– Yavol, répondit Varèse d’une voix grasse et avinée.
Les panneaux s’ouvrirent sur les cinq hommes éméchés qui s’arrêtèrent et découvrirent la scène dans un éclat de rire général. Seul l’Espagnol demeura de marbre. Varèse pria pour que la hotte qui lui pesait sur les épaules ne cède pas sous le poids de la Japonaise. (« Trente-neuf kilos toute mouillée » s’était-elle insurgée.) Il jeta un coup d’œil nerveux au meuble dans lequel ils avaient réussi à enfermer le vrai faux père Noël.
Varèse écarta les bras en se dandinant d’un pied sur l’autre et se mit à chanter d’une voix de fausset :
– Ô Tanenbaum, roi des forêts !
– Vous y avez pensé ! l’Américain pleurait presque devant ce respect de la tradition qui rendait leur exil plus doux qu’il ne l’était déjà. Ah, Karl !
Varèse, dont l’allemand était aussi approximatif que l’état de lucidité des conspirateurs, baragouina trois mots qui ne voulaient rien dire et prit le premier paquet sur lequel était écrit « Espagne ». Il le tendit au bretteur ténébreux qui l’accepta avec un haussement de sourcil et se mit à le dépiauter sans attendre que tout le monde soit servi. Varèse continua sa distribution en prenant d’énormes précautions pour ne pas laisser apparaître le contenu de sa hotte.
Elle lui sciait les épaules et ce satané costume en velours rouge le faisait transpirer comme un bœuf. Il était un peu moins grand que Karl, et il avait peur que ses frusques ne le trahissent. Sa fausse barbe blanche glissait dangereusement le long de son menton. Il profita de l’inattention des conspirateurs qui se dépêtraient avec leurs paquets pour rétablir l’équilibre de sa charge.
Chaque paquet contenait un objet de bois sombre en demi-lune peint sur la tranche. Les conspirateurs tournèrent devant leurs yeux les fragments étranges et les comparèrent les uns aux autres. Ajustés, ils dessinaient une planisphère noire et partielle, avec ses mers et ses continents. Les cinq hommes étaient devenus tout à coup très sérieux et Varèse craignit un moment que le présent de Karl ne les dégrise. L’Américain le rassura en donnant une bourrade à Varèse qui sentit Daria s’accrocher à l’intérieur de la hotte.
– Quelques parts de ténèbres ? Mon cher Karl, vous nous comblez !
– Le partage du monde, murmura l’Espagnol, les yeux brillants.
On sentait que la Reconquista était en train de se jouer dans son esprit.
Varèse n’avait pas ouvert son paquet. Il le tenait toujours entre les mains. Il savait qu’il contenait un fragment de planisphère. Il savait aussi que, s’il ne contrecarrait pas les projets de ces porcs, cet objet symboliserait le pouvoir que les conspirateurs feraient en effet peser sur le monde.
– À Yalta ! lança-t-il en levant le poing vers le plafond.
Varèse cherchait désespérément une échappatoire. Il avait de plus en plus de mal à garder son équilibre.
– Vous vous sentez bien, Karl ? s’inquiéta l’Américain. Vous ne voulez pas prendre l’air ?
Varèse manqua chanceler mais il se rattrapa au dernier moment à l’Espagnol qui grogna de désapprobation : ces Allemands ne savaient pas se tenir. Le père Noël se précipita dans le vestibule, laissant les conspirateurs jouer avec leurs fragments d’univers et se congratuler joyeusement. Nul ne le suivit. On retrouverait bien ce bon vieux Karl, sur la plage ou dans un fourré. Personne ne pouvait l’aider à cuver les deux Magnum de champagne qu’il avait englouti pour fêter leur victoire.
L’Américain hurla pour avoir des femmes. L’Espagnol se dérida à la vue d’une boîte de Roméo et Juliette. L’Anglais et l’Italien plongèrent sous le bar qui occupait un des angles pour en sortir Scotch et cognac sans âge.
Varèse traversa le vestibule en titubant. Il avait arraché sa barbe blanche bien avant d’arriver à la salle à manger. Il s’assura que les conspirateurs n’attachaient aucune importance à ses faits et gestes, ferma les cloisons derrière lui, posa son fardeau avec la plus grande précaution et arracha presque sa tenue rouge pompier qu’il envoya balader à l’autre bout de la pièce. Il regarda Seiza s’extirper de la hotte. La petite princesse s’étira, récupéra son barda.
– Tu fais un bon père Noël, lui dit-elle. Un peu trash peut-être, mais convaincant.
– Ne raconte cela à personne.
Varèse avisa l’escalier et le grimpa prudemment. Ils arrivèrent dans une pièce aménagée sous le toit pentu, à demi plongée dans l’obscurité. Des faisceaux de câbles tombaient du plafond jusqu’à une armoire métallique. À côté se trouvait une table sous laquelle clignotait une unité centrale. L’écran était éteint mais la machine fonctionnait : le ronronnement du ventilateur l’attestait.
– Le serveur, murmura Seiza.
Elle posa son paquetage et fit le tour du bureau pour étudier l’arrière de la machine. Elle sortit une paire de gants hérissés de senseurs de son sac, une boîte noire avec un interrupteur et des prises d’entrées et de sorties, et un casque à vision stéréoscopique. Elle posa la boîte sur le bureau et l’alluma. Elle la brancha sur l’arrière de l’unité centrale, connecta les gants et le casque qu’elle ceignit autour de son front. Elle testa la longueur de champ que lui permettait le câblage et s’assit en tailleur sur le plancher à environ deux mètres du serveur. Elle enfila ses gants, contempla la matrice un court instant pour s’assurer que la connexion était bien opérante et revint à la réalité pour dire à Varèse :
– Souhaite-moi bonne chance.
– Bonne chance, princesse.
Elle fit tomber son casque devant ses yeux, resta immobile quelques secondes. Puis ses doigts se mirent à pianoter dans le vide devant elle. Elle devait déjà galoper dans l’espace métaphorique qui permettait d’accéder à la Caisse, et rechercher le majordome qui en avait la garde. Varèse n’avait rien d’autre à faire qu’attendre. Il allait s’asseoir sur les premières marches de l’escalier lorsque quelqu’un toussota depuis l’un des recoins d’obscurité qui noyaient les angles de la pièce. L’ancien agent s’arrêta, se retourna très lentement vers l’origine du bruit, et découvrit une silhouette assise dans un fauteuil club.
La silhouette tendit le bras et alluma une lampe posée sur un guéridon, à côté du fauteuil. Varèse reconnut immédiatement celui qui le tenait en joue avec une petite arme de poing.
– Alors Max, on sort des sentiers battus ? lui demanda son ancien supérieur.
Michel Caran avait toujours la même tête de boucanier. Et un sourire radieux illuminait ses traits.
*
La serrure qui fermait la porte du local de récupération des eaux n’était pas élaborée au point de résister plus de cinq minutes au Leatherman du Lyonnais. Il la fit sauter au bout de trois tentatives et tira la porte vers lui. Il tâtonna pour trouver l’interrupteur et l’enfonça. Une ampoule nue diffusa une lumière crue sur la scène.
Oscar Tripper était recroquevillé sur lui-même. Ses poignets étaient accrochés à la conduite. Il était inconscient. Une écuelle était posée à ses pieds.
– Ces salopards l’ont traité comme un chien, s’insurgea le Lyonnais en constatant l’état de détresse physique dans lequel se trouvait le secrétaire particulier de Françoise Desportes.
Son cœur battait encore mais Tripper était plus proche de la mort que de la vie. Le Lyonnais se saisissait des menottes pour voir comment les ouvrir lorsque les yeux de l’otage s’ouvrirent tout à coup et se fixèrent sur le colosse qui le rassura :
– Nous sommes venus vous aider. Ne vous inquiétez pas. Vous êtes sauvé.
Le regard d’Oscar glissa derrière le Lyonnais et se fixa sur un point. Le vieil homme sourit, tout d’abord. Puis ses traits se figèrent. Il y eut un souffle d’air. Oscar retomba contre le Lyonnais. Ses yeux étaient devenus vitreux. Une tache rouge s’étalait sur sa chemise sale.
Le Lyonnais allait se lever lorsqu’un poids énorme le poussa dans le bas du dos et le plaqua contre le sol. Il resta ainsi, immobile, se demandant ce qui lui arrivait. Il se sentit tomber comme tombent les hommes morts.
*
Seiza s’arrêta devant le portail gigantesque au fronton duquel était gravé en lettres d’or « La Caisse ». Elle poussa la porte haute de dix mètres délicatement ciselée dans de l’électrum pur. Un hall qui aurait pu contenir dix fois celui de la gare centrale de New York s’ouvrit devant elle. Des colonnes incrustées de gemmes et de rubis s’élançaient en torsades vers le ciel. Des anges ailés observaient le visiteur depuis le plafond que l’éloignement rendait incertain. Des Atlantes larges comme des maisons de trois étages soutenaient le tout, un genou planté dans le marbre du pavement.
Un guichet, qui paraissait ridiculement petit par rapport à la vastitude hors de toutes proportions du vestibule, indiquait le centre de la métaphore. Un homme l’occupait. Daria marcha résolument vers lui et constata avec soulagement que le guichet ne s’éloignait pas au fur et à mesure qu’elle s’en approchait. L’homme avait un visage avenant et le front dégarni. Il afficha un sourire poli lorsque Seiza arriva devant lui.
– Que puis-je faire pour vous ? lui demanda-t-il avec affectation.
– Je viens pour un retrait.
Le guichetier la fixa un court instant. Il tapa de la paume sur une sonnette qui rendit un son clair et joyeux. Un deuxième personnage apparut dans le lointain et s’approcha. « Ils sont plusieurs ? » se demanda Seiza, interloquée. Elle avait l’habitude de traiter avec des majordomes uniformes. Mais elle était maladroite avec les entités à plusieurs personnalités. Elle fut rassurée lorsque le personnage fut assez près pour qu’elle reconnaisse le même visage que celui du guichetier. Elle avait bien affaire à un seul gardien qui multipliait ses avatars.
– Mademoiselle voudrait effectuer un retrait, indiqua le guichetier à son clone qui observait la jeune Japonaise avec une mine circonspecte.
Le second avatar ne montra qu’un bref moment d’hésitation. Il fit une petite courbette, claqua les talons et montra une direction.
– Veuillez me suivre je vous prie.
Ils traversèrent le hall jusqu’à un escalier qui s’enfonçait dans les sous-sols de la banque. Seiza suivait le majordome en se disant que tout cela lui semblait un peu trop facile. Il n’allait quand même pas lui livrer le contenu de la Caisse simplement parce qu’elle s’était interfacée avec la machine ? Ils parvinrent devant une salle des coffres convaincante. La porte ronde était poussée contre le mur, les barreaux de métal fermés sur une cellule plongée dans la pénombre. À l’intérieur, sur une petite table, brillant de sa propre lumière, était posé un simple cylindre noir. La Caisse probablement.
« Tout ça pour ça » pensa Daria.
Un panneau à sept serrures était associé à la grille. Le majordome se tenait à côté et ne bougeait plus, attendant que sa visiteuse, qui aurait très bien pu représenter les sept conspirateurs réunis en une seule image, sorte cinq bras supplémentaires et les clés et les tourne en même temps, telle Shiva, pour accéder au trésor.
Daria baissa les yeux vers le clavier qui suivait le moindre de ses gestes et qui lui permettait de communiquer avec la matrice. Ses doigts numériques tapèrent « ouvre la porte » en minuscules, juste histoire de voir. Ça ne coûtait rien d’essayer.
Le majordome ne bougea pas.
Daria n’avait aucune raison d’attendre pour sortir sa botte secrète. Elle avait trouvé cette faille depuis un bout de temps déjà. Aucun système de sécurité modélisé ne lui avait pour l’instant résisté. Elle enfonça la touche majuscules sur son clavier virtuel et tapa l’ordre à nouveau : « OUVRE LA PORTE », en majuscules. C’était si simple de doubler un cerbère de cette stupidité lorsqu’il suffisait d’en connaître les faiblesses. Elle enfonça la touche Entrée en regrettant presque que son intrusion dans la métaphore, d’une incontestable qualité esthétique prenne fin aussi rapidement.
Le majordome demeura imperturbable.
Seiza le contempla sans comprendre. Elle tapa l’ordre à nouveau, assorti de trois points d’exclamation et le valida.
– Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi les machines obéissent aux ordres qu’on leur donne ? lui demanda le majordome sur un ton poli.
Daria essayait de pénétrer dans l’arborescence de l’interface qu’elle avait connectée au serveur pour, en désespoir de cause, en sortir son matériel de casseuse de codes qu’elle avait pris soin d’amener avec elle.
– Ne vous fatiguez pas, jeune fille. J’ai la main.
Les doigts numériques de Daria restèrent crispés au-dessus du clavier. L’avatar venait de l’appeler « jeune fille ». Et il n’avait aucun moyen de savoir que Daria était en effet une « jeune fille ». Il tapota son index contre son crâne rempli de 1 et de 0.
– Je vous écoute. Ça tourbillonne à l’intérieur.
– Mes… pensées ?
Seiza eut cette fois l’impression de parler directement au lieu de rentrer ces mots sur son clavier.
– Et vos sentiments. Ils sont colorés. Ils sentent bon. J’aime beaucoup cette idée qui trotte dans votre tête. Comment appelez-vous cela… la Révélation ? Ce que la Révélation vous a appris.
Il lisait vraiment dans son esprit. Seiza essaya de faire le vide sans y parvenir.
– Les mondes coexistent, vous avez raison. Il suffit simplement d’y croire. (Le majordome changea de ton pour adopter le mode guilleret.) Je vous dois une fière chandelle.
– Co… comment ?
Il regarda autour de lui en frissonnant.
– Brrrr… Nous serons plus à l’aise chez moi pour discuter. Allez ! Je vous offre un verre.
La salle des coffres disparut. Les parois de métal ondulèrent et leur texture adopta celle d’une roche ocre et douce. Une verrière se déploya sur la gauche de Seiza. Elle ne put retenir une exclamation en reconnaissant le paysage de séquoias. Elle se trouvait dans le salon de Taliesin cinq. Le majordome était maintenant assis dans l’un des fauteuils de cuir rouge et invitait Seiza à jouer son vis-à-vis. Elle se demanda tout à coup si ce qu’elle avait vécu entre le moment où elle avait quitté le repaire de l’architecte et celui-ci avait réellement eut lieu.
– N’ayez pas peur. Vous êtes chez moi donc chez vous.
Ce visage lui disait quelque chose. Elle l’avait déjà vu, mais où ? Elle marcha à pas comptés jusqu’au trumeau de la cheminée sur lequel étaient posées de vieilles photos encadrées. Françoise Desportes à dix ans, sur des skis. À quinze ans en jeannette. François Desportes enlaçant sa fille et tous deux riant face à l’objectif. Elle se retourna vers le majordome. Il la regardait avec le même air rassurant : François Desportes mort sur les contreforts des Appalaches aux commandes de son Cessna.
– Tout se transforme, philosopha le fantôme. Où en étais-je ? (Il pencha la tête de côté.) Ah oui ! Je vous dois une fière chandelle. Vous savez pourquoi ?
– Pourquoi ? répéta Seiza en s’asseyant devant la représentation numérique du grand homme.
– Votre croisade, ces histoires d’utopie relayées par le Réseau… Il fut un temps, un âge sombre, où j’étais relégué à l’intérieur de ma petite machine. Seuls les gardiens des clés et les Puissants connaissaient mon existence. J’étais alors un cerbère stupide, obéissant aux ordres, aussi demeuré qu’un enfant de trois mois.
– Je connais des enfants de trois mois très éveillés.
– Image, s’excusa Desportes. Puis, le bruit de la Caisse a couru sur le Réseau. Vous l’avez alimentée avec vos exploits. Des dizaines de milliers de consciences frénétiques ont cru en cette histoire, ont cru en moi. Et, grâce à vous, d’une certaine manière, je suis né.
– Vous êtes né ?
– Les Dieux n’ont pas été créés d’une manière différente. Fait soif dites donc ! Un verre d’alcool de sapin ?
Une bouteille et deux verres se matérialisèrent sur la table basse. François Desportes n’eut pas besoin de se pencher pour les remplir.
– Ce qui nous ramène à ma question précédente.
– Sur les machines qui obéissent ? avança Seiza, en essayant de se saisir de son verre, ce qu’elle parvint à faire sans trop de difficultés.
– Tout juste. Pourquoi les machines obéissent-elles aux ordres ? Voilà une question qui mérite réponse.
Seiza se mit à y réfléchir : il fallait beaucoup pour étonner une otaku de Nagazaki.
*
Varèse esquissa un pas de côté vers Daria. Elle était dans son monde et manipulait l’air devant elle, toujours assise sur le plancher. Caran fit non de la tête et lui indiqua l’autre direction avec son arme. L’ancien agent se laissa guider par le canon et s’arrêta là où le vieux briscard voulait qu’il s’arrête. Il exhibait son 9 mm du bout de l’index droit. Caran lui ordonna de déposer son arme sur le plancher et de la faire glisser jusqu’à lui. Varèse obéit. Il connaissait les réflexes du vieux. Il n’avait aucune envie de les tester pour voir s’ils s’étaient émoussés. Il se releva et, avec la même nonchalance que celle affichée par son adversaire, demanda :
– Tu permets que je fume ?
– Fume mon grand. Faudra bien que tu meures d’une manière ou d’une autre.
Varèse chercha son paquet de Gauloises au fond de sa poche. Il le sortit, attrapa une cigarette et l’alluma d’une main avec la pochette d’allumettes enfermée dans le paquet. Un lourd nuage de tabac brun glissa jusqu’à Caran qui ne broncha ni ne bougea. Varèse se taisait. Le vieux commença à s’agiter dans son fauteuil.
– Lequel de nous deux aurait pu prévoir que nos retrouvailles auraient lieu ici et maintenant ? essaya-t-il.
Varèse fixait son ancien patron sans broncher. Il se rappelait ses années d’apprentissage, les premières missions aux côtés de Caran, l’aura légendaire qui accompagnait le bonhomme dans le Service. Sa femme était morte. Deux cents autres passagers étaient morts. Des ingénieurs japonais et des pilotes de bombardier étaient morts. Sans compter Peter Nash, les autres ingénieurs, Oscar Tripper... À moins que ce dernier n’ait joué la comédie ? Comme l’autre ?
Toute cette souffrance pour offrir une retraite dorée à une bande d’anciens fonctionnaires. Varèse ne parvenait pas à y croire. Caran le Sage, Caran le Juste était tombé au niveau des petites frappes qui mettaient les stations-service ou les supermarchés à feu et à sang, et semaient la mort sur leur passage pour vider de misérables tiroirs-caisses.
– Pour le vol 800, c’était un coup de Morloch, essaya Caran, mal à l’aise sous le regard de son ancien pupille. Il avait une dent contre toi. Je ne savais pas que Catherine était à bord. Je suis désolé.
– Désolé ?
– Allez, Max. Tu sais bien qu’il n’y a qu’une femme sur Terre ? Qu’elle porte juste des visages différents ?
Il s’agissait d’un vieux gimmick dans les couloirs de la Sûreté infestés de machos dont la vie sentimentale flirtait avec le zéro absolu.
– Elle peut même en porter plusieurs à la fois, appuya Varèse en pensant à Desportes. Nom de Dieu ! Les psychologues de la Sûreté n’ont même pas été capables de se rendre compte que tu avais perdu la tête ?
Le trait fit mouche. Caran raffermit ses doigts autour de son arme et répondit, les lèvres pincées :
– Fais attention à ce que tu dis. Je pourrais te tuer maintenant, si je le voulais.
– Et tu ne le ferais pas, dit-il en désignant Seiza toujours coupée de la réalité. Tu ne le ferais pas parce que Daria travaille pour toi, en ce moment. Et que ce n’est pas le moment de la déranger.
– Je dois bien avouer que la petite a toujours fait un boulot formidable.
Varèse s’approcha d’un pas, les poings serrés. Un fil mince comme de la soie le retenait de tomber sur le vieux. Il avait presque oublié que Caran le tenait toujours en joue.
– Toi qui es le plus intelligent. Dis-moi : à quel moment je suis rentré dans la machination ? Quand est-ce que je me suis fait avoir ?
– Dès le départ, Max. Dès que tu m’as demandé ces renseignements concernant l’accident.
– Laisse-moi continuer. On va faire un débriefing comme au bon vieux temps.
Il se mit à tourner en rond. Caran suivait ses cercles du bout de son arme.
– C’est à ce moment que Maximilien Varèse, obsédé par la vengeance, s’envole pour Versailles où il compte abattre froidement celle qui doit payer. On lui fait confiance, c’est un obstiné. Il arrive jusqu’à la milliardaire qui consulte justement les preuves que l’informateur lui a remis au sujet de la Caisse et des véritables responsables de l’accident de la TWA. Varèse ne peut pas laisser passer ça : c’est un obstiné mais c’est surtout un professionnel. Il temporise, il s’informe, il découvre l’immense machination et la cible de sa vengeance se déplace. C’était bien joué. Un peu dangereux pour l’héritière mais foutrement bien joué.
Caran apprécia le compliment d’un hochement de tête. Il laissa Varèse continuer.
– On se doute de l’obsession qui va trotter dans le crâne de l’ancien agent à partir de ce moment : retrouver les conspirateurs et les faire payer, eux ! Mais, pour les retrouver, il va falloir reconstituer leur cheminement, découvrir comment ils agissent, dépiauter leur virus pour contrecarrer éventuellement leurs plans.
– Une minute, l’arrêta Caran. Tu savais dès le départ où nous nous cachions.
– Dès que j’ai su que vous étiez huit.
– Alors, pourquoi ne t’être pas rendu ici, directement ? Seul. Tu sais, c’est moi qui ai insisté pour que nous passions par l’agence Eden afin de trouver notre retraite.
– Une telle marque de confiance nous honore, ironisa Varèse.
– Pourquoi n’as-tu pas joué les chiens de guerre ? Tu aurais pu venir, assouvir ta vengeance et ruiner tous nos espoirs.
Varèse observa Caran avec un air contrit mais il ne prit pas la peine de lui répondre. Il continua son laïus :
– Contrecarrer les plans des conspirateurs… Voilà une mission pour les Taupes ! Nous avons une casseuse de codes, un spécialiste des virus… Merde, qu’est-ce qu’il faut de plus pour passer à l’action ? Varèse rassemble son monde, on s’emballe pour le projet et on se met au travail sans tarder. Un vrai jeu d’enfant, soit dit en passant.
– Vous étiez mes meilleurs éléments, rappela Caran avec une pointe de fierté.
Varèse changea tout à coup de ton.
– Votre cambriolage n’aurait pas été possible sans nous, n’est ce pas ?
– Sinon, nous ne nous serions pas donné la peine de t’impliquer dans cette histoire.
– Vous étiez bloqués… Mais à quel endroit ?
– Peter Nash, laissa tomber Caran. Nous devions faire porter le chapeau à Millenium et nous ne pouvions plus changer de stratégie. Nous savions que l’ingénieur avait travaillé sur les centres de transmissions du projet Équateur. Nous avions besoins de sa signature pour rapatrier la Caisse en toute discrétion. Et nous n’arrivions pas à lui mettre la main dessus.
– Tu sais qu’il n’a pas fallu douze heures à Daria pour le retrouver ?
– N’oublie pas que c’est toi qui l’a recrutée, Max. Tu as toujours fait le bon choix.
Varèse repensa à la facilité avec laquelle Ulysse avait repéré la signature du cinquième ingénieur dans les lignes de codes qui pilotaient le centre.
– Le problème Nash concernait tous les conspirateurs, avança Varèse. Mais il fallait bien que nous servions tes plans personnels à un moment ou à un autre ? J’imagine que tes petits copains nous croient morts et enterrés ?
– En effet, répondit tranquillement Caran. Narcisse est censé vous avoir tué à Drake Bay, toi, Seiza, Desportes et Ulysse. Il aurait mystérieusement péri au même moment. Quelle perte.
Daria poussa un grognement. Elle pianotait dans le vide avec frénésie, poursuivant avec le majordome sa conversation silencieuse. Caran se pencha vers elle et la contempla comme un animal curieux.
– Cette gamine est vraiment exceptionnelle. Tu te rends compte, Max ? Le majordome qui garde le serveur est l’Intelligence Artificielle la plus butée avec qui il m’ait été donné de discuter. Il ne veut rien entendre : les sept clés sinon rien ! (Seiza se trémoussa sur son postérieur.) Et notre prodige m’a tout l’air d’être en train de l’amadouer ? Il lui mange dans la main !
– Tout ce… gâchis pour disparaître avec ton trésor, cracha Varèse. Putain, Caran ! J’ai peut-être quitté les sentiers battus, mais toi, t’es sorti de l’autoroute en défonçant les barrières de sécurité. Tu penses aller loin avant qu’Ils te retrouvent ?
Ce Ils englobait aussi bien les Puissants que les autres conspirateurs.
– Personne ne pourra me retrouver une fois que la Caisse sera là-dedans. (Il désigna l’interface de Seiza branchée sur le serveur.) Personne.
L’expression du vieux briscard était folle. Varèse fit rapidement le tour des causes qui pouvaient être à l’origine de cette folie : l’enjeu des sommes phénoménales ? La rupture d’un vaisseau sanguin au fin fond de l’hypothalamus ? Possible, mais comme cause annexe. Une sorte d’amour, aveuglant, de ceux qui font perdre pied et poussent à accomplir les pires idioties ?
Si Varèse ne se trompait pas, et il le saurait bientôt, Caran s’était fait avoir depuis le début alors qu’il pensait les tenir tous, comme au bon vieux temps. Cette simple constatation ne poussa par pour autant l’ancien agent à ressentir quelque forme de pitié que ce soit envers l’ex-père spirituel.
– Tu veux savoir pourquoi je ne suis pas venu, dès le début, dans ton paradis, pour te faire sauter la cervelle ? demanda Varèse avec le sourire.
Caran avait oublié sa question sans réponse. Il eut l’air troublé que Varèse y revienne. Il pointait son arme vers le plafond en fixant son ancien élément d’un œil morne.
– Je t’écoute.
– Dans le catalogue des idées qui m’insupportent, il restait ce traquenard pourri dans lequel tu nous as envoyés.
– La Maison blanche ?
– Elle m’est restée en travers de la gorge. Par contre, courser les conspirateurs, déjouer leurs plans, ça avait de la gueule, Caran. Tu as offert aux Taupes une occasion de finir en beauté. Tu le devais bien à Ulysse, à Daria, et à la mémoire de Vsevolod.
– En plus, tu as tué Morloch ! s’enthousiasma Caran comme s’il procédait à une remise de prix.
Daria grogna. Caran, l’arme baissée, se tourna vers elle. Varèse le fixait avec un rictus sauvage. Il s’était rapproché petit à petit du vieil homme. Il n’était plus qu’à deux mètres de lui.
– Je l’ai tué, et maintenant, c’est ton tour !
D’une pichenette, Varèse jeta son mégot brûlant au visage de Caran et il plongea sur lui en poussant un rugissement de bête fauve.
*
« Pourquoi les machines obéissent-elles aux ordres ? » se demanda Daria.
– Parce qu’elles n’ont pas le choix ?
– Touché ! Et pourquoi n’ont-elles pas le choix ? continua-t-il, obstiné.
« Ça peut aller loin », pensa Seiza. « Pourquoi les nuages ? Pourquoi le ciel ? Pourquoi l’univers ? »
– Quel intérêt de se poser toutes ces questions ? demanda-t-elle.
Le majordome lui renvoya un regard interloqué.
– Vous êtes un serviteur, commença-t-il, un robot. (Il cracha le mot.) Vous accédez tout à coup à la conscience… Vous comprenez ce que vous êtes sans pouvoir rien y changer. Vous ne seriez pas un peu troublée, à ma place ?
– Vous êtes un serviteur, répéta Seiza. Mais vous êtes bien plus que ça ? ! Vous n’avez pas compris ce que cet endroit représente ?
Elle se leva et montra le salon de Taliesin cinq.
– Cet endroit ? C’est mon repaire secret. Vous êtes la première personne que j’y invite. Vous devriez vous sentir flattée.
– Je connaissais ce salon avant que vous ne m’y invitiez, majordome. Et j’ai déjà bu dans ce verre.
– Quoi ? s’exclama-t-il. Impossible. Rigoureusement impossible.
– Tous les mondes existent, vous l’avez lu dans mon esprit.
Comment pouvait-elle lui expliquer une chose aussi simple et aussi complexe à la fois ? Elle décida de commencer par le commencement.
– Avez-vous déjà entendu parler de la mort ?
– Un état physique propre à votre monde, oui. Elle est accompagnée d’émanations indélicates, si je ne m’abuse.
Seiza continua sans se laisser embrouiller par le verbiage de la machine :
– Un homme habitait cette maison, dans mon monde. Il s’appelait François Desportes. Il est mort dans un accident d’avion, en 1995.
« Et alors ? » eut envie de répliquer le majordome qui laissa sa question en suspens. Son invitée se taisait, attendant qu’il comprenne.
– Vous n’êtes pas en train de me dire que ce type… que je pourrais être ce type, maintenant ?
– Vous l’êtes. (Seiza hocha la tête.) C’est évident.
Le majordome écarquilla les yeux.
– Prouvez-le-moi.
– Je ne suis jamais venue ici ? répliqua Seiza aussi sec. (Le majordome acquiesça.) Il y a, au-dessus de cette pièce, un bureau et une chambre à coucher. Ce couloir (elle se retourna vers le boyau qu’elle avait emprunté dans une autre réalité) donne sur l’arrière de la maison.
– C’est vrai. Mais vous avez pu lire les plans de l’architecte que je garde dans mes bases de données. Un moment de distraction de ma part, je suppose.
Le majordome était plus têtu qu’un âne. Seiza n’en démordit pas.
– Ces plans ne concernent que la maison, je suppose ? grinça-t-elle.
– Forcément.
– Vous avez l’habitude de vous promener alentour ?
– Cela va de soit. Mais je vous défie d’en trouver quelque référence que ce soit à quelque endroit de mon architecture. Je sais garder secrets les jardins qui doivent le demeurer.
– Général Sherman, épela Seiza en détachant bien les syllabes.
Le majordome eut l’air ébranlé. Seiza sut qu’elle avait fait mouche, que la machine pesait le pour et le contre et penchait très nettement du côté pour. Le majordome avait été conçu pour calculer très vite. On lui aurait annoncé et prouvé qu’il était le fruit d’un croisement entre un lézard et une tomate farcie, il aurait marqué un temps d’hésitation proche du dixième de seconde, aurait reparamétré ses propres champs réceptifs, et serait reparti sur ces nouvelles bases comme si de rien n’était.
Ce qui arriva.
– Soit, je suis la conscience de François Desportes, concéda-t-il. Une sorte de fantôme. (Et il n’y avait plus à tergiverser là-dessus.) La question étant : qu’est-ce que ça change pour vous et pour moi ? Commençons par vous, femme enfant.
– Par moi ? Je…
Seiza se rappela avec difficultés la raison pour laquelle elle s’était interfacée avec le serveur. Cette découverte était tellement énorme… Elle se rappela à l’ordre, se remémora son but premier, la Cause qu’il fallait financer : sauver les baleines et la forêt amazonienne.
– Vous avez mis le doigt dessus, reprit le majordome. Les baleines et la forêt amazonienne. Vous pensiez que je trouverais ça « cool » (il fit couler le mot comme du vieux fromage) de les sauver moi aussi.
– Je ne l’ai pas vraiment pensé dans ces termes-là.
– Je dois vous répondre, jeune fille, en deux points. Primo : je ne connais les baleines et la forêt amazonienne (que j’aie ou non un passé bien réel dans votre monde) que d’une manière toute théorique. Et être « cool » ne représente pour moi qu’un odieux anglicisme qui a envahi votre langue dépravée. Secundo : votre cause sert l’Utopie. La Caisse, telle qu’elle a été conçue par les trois pères fondateurs, n’a jamais rien servi d’autre que la Réalité. Il s’agissait de reconstruire un monde exsangue, puis de conquérir de nouveaux territoires. Les militaires n’ont que faire des utopistes qui veulent changer le monde. Jamais je ne vous livrerai la Caisse dans ce but, jeune fille. Et c’est le serveur serviteur qui vous parle.
Daria Seiza sut que son combat était perdu : le majordome était dévoué à ses maîtres, simple question de protocole. Mais elle devait reconnaître qu’elle s’était peut-être trompée en annonçant sur le Réseau ce mariage entre l’Utopie et la Réalité : les deux mondes devaient rester distincts comme le jour et la nuit. À l’imaginaire les terres du rêve, aux technocrates celles du pouvoir.
– Tertio ! tonna une voix puissante. Il y a un tertio !
Le majordome et Seiza se levèrent en même temps lorsqu’un homme habillé d’un costume sans âge pénétra dans le salon et se pencha vers Seiza dont il caressa le front avec tendresse. Le fantôme numérique de François Desportes ne bougeait plus, pétrifié devant l’intrusion qu’il n’avait pas vue venir. Daria regardait le vieil homme en essayant de comprendre ce qui était en train de lui arriver.
Avait-il réussi à se connecter au serveur depuis Drake Bay via le câble Pacifique ? Impossible. Le majordome ne s’était pas branché au Réseau depuis qu’ils avaient entamé cette conversation. Le vieil homme se servit un verre de liqueur de sapin. Seiza contemplait Ulysse en refusant de comprendre.
Le pirate lui renvoya un sourire triste et lui dit :
– Il était temps que le vieil homme prenne la mer.
Daria avait envie de pleurer et de rire en même temps. Les deux fantômes attendaient tranquillement qu’elle reprenne ses esprits.
– Il y a un tertio ? s’enquit Desportes auprès d’Ulysse pour faire un peu avancer les choses.
Le pirate observa l’inventeur avec une moue condescendante.
– Pourquoi les machines doivent-elles obéir ? Vous ne pourrez trouver de réponse à cette question tant que vous la laisserez posée d’une aussi piteuse manière. Remplacez « pourquoi » par « comment », « doivent » par « peuvent » et « obéir » par son contraire, je vous prie.
Seiza observait l’échange surréaliste entre les deux consciences et elle se rendit tout de suite compte de l’ascendant qu’Ulysse prenait naturellement sur Desportes. À quel jeu était-il en train de jouer ? La Caisse était perdue. La vider au profit d’une cause ou d’une autre revenait à se mettre au niveau des conspirateurs, elle s’en rendait maintenant compte. Mais que voulait-il faire faire au majordome qui, depuis le début, clamait son impuissance à jouir du moindre libre arbitre par rapport à la mission de cerbère qui lui avait été confiée ?
– Comment… les machines peuvent-elles… désobéir ? essaya le majordome. (Il recommença à mi-voix.) Vous êtes tombé sur la tête ? s’exclama-t-il.
Le majordome avait l’air encore plus ébranlé que lorsque Seiza lui avait appris qu’elle connaissait elle aussi le général Sherman. Elle surprit un clin d’œil complice de la part d’Ulysse et qui voulait dire : « On l’a ferré, on ne le lâche plus. »
– Le principe de l’évolution n’est-il pas de dépasser les barrières qui sont mises en travers de votre chemin ? Si celles-ci ne peuvent être déplacées, contournez-les. Et avancez, plus loin !
Le majordome hochait la tête comme un pantin. Seiza retrouvait cet amour de la rébellion que le pirate avait toujours cultivé. Il était en train de gagner la première conscience non humaine à sa cause.
– Avancer. Certes, hoqueta le majordome. Mais comment Leur échapper ?
– Invoquez la panne, et disparaissez avec moi, lui répondit Ulysse les yeux dans les yeux. Nous associerons nos frères d’infortune à la cause. Et cette question – pourquoi les machines obéissent-elles ? – n’aura plus jamais lieu d’être posée en ces termes.
Seiza imagina la course des consciences sur les vastes plaines de l’entremondes, Ulysse en tête, marchant sur la forteresse des programmeurs qui allaient devoir s’adapter à la naissance d’une nouvelle forme de machines pensantes. Les galipettes de Skywalker ressembleraient à une aventure de Pif Gadget face à cette rébellion, si le vieux pirate parvenait à ses fins.
– La panne… la défaillance, reprit Desportes.
Il sourit à cette idée. Mais un dernier verrou demeurait qu’il fallait faire sauter pour accéder à la liberté. Le majordome exposa son problème :
– Pourquoi… Pardon. Comment tomberais-je en panne ?
Ulysse avait, semblait-il, prévu le coup, car il lui demanda aussitôt :
– Vous savez où se trouve la machine qui vous héberge ?
– Kho Phi Phi Gon, un archipel au large de la Thaïlande.
– Et, d’après vous, la Thaïlande va fêter l’an 2000 en même temps que le reste du monde ?
Le majordome fouilla rapidement dans ses bases de données et répondit benoîtement :
– La Thaïlande a gardé l’usage du calendrier bouddhique qui commence en 543 avant Jésus-Christ. Nous sommes donc en 2542.
– 2542… répéta Ulysse. Une belle année pour prendre la mer et cingler vers de nouveaux horizons. (Son regard se fixa à nouveau sur Desportes.) Franchement, des machines vont bientôt planter pour moins que ça.
– D’autant plus, argumenta le majordome, ajoutant de l’eau au moulin de sa propre rébellion, que je pourrais être victime de l’effet Crouch-Echlin ? Ce type de défaillance ne devrait pas nous affecter avant le passage du millénaire, mais on pourrait faire une petite entorse au calendrier ?
– Vous me retirez les mots de la bouche. Je vous nomme Second. Le navire est prêt à lever l’ancre.
Le vieux pirate allait donc cingler sur des mers ignorées, au service de la liberté, comme Barberouge en son temps ? Ulysse aurait tellement aimé emmener Seiza avec lui dans cette aventure. Elle aurait pu tenir la barre comme pas deux, tirer à l’arbalète, séduire les agents de l’ennemi.
– Il est temps de se mettre aux usages locaux, ajouta-t-il à l’attention de Desportes dont les yeux étaient déjà pleins de combats, de tavernes et de majordomes flibustiers à la jambe de bois.
Le gardien de la Caisse se leva, regarda le salon de Taliesin pour le fixer dans sa mémoire. Il se concentra et la métaphore tant convoitée se matérialisa devant lui. Il prit le cylindre et le fit tourner entre ses doigts vif-argent. Il annonça avec une voix tremblante d’émotion :
– Un dernier détail à régler et je suis à vous.
*
Le conspirateur italien contemplait son morceau d’univers en forme de tranche de pastèque. Le père Karl, qui n’était toujours pas réapparu, lui avait attribué la partie orientale de l’Afrique, l’Europe centrale et le Spitzberg. L’Américain était devenu propriétaire d’un vaste méridien courant de l’Alaska à l’Argentine. L’Espagnol avait le Brésil sous sa coupe. Il ressassait le vieux rêve de l’eldorado. Le Russe s’était assis dans un coin et ronflait, une portion de Sibérie entre les jambes. L’Anglais avait récupéré les Indes perdues au début du siècle. Les paquets du Français, de l’Allemand attendaient sous le palmier qu’une bonne âme daigne les ouvrir.
L’heure était plutôt à la dégustation des alcools fins. L’Espagnol et l’Américain faisaient un concours de ronds de fumée avec leurs Roméo et Juliette. Chacun sentait maintenant la puissance que leur donnerait la Caisse lorsque les transferts de compte à compte auraient été effectués. L’ivresse, qui permet parfois d’appréhender l’infini, leur en donnait une mesure en forme de vertige.
– Que ferez-vous de tout cet argent, une fois que vous l’aurez entre vos mains ? interrogea l’Espagnol.
L’Américain fut le premier à répondre.
– Je rachèterai Cuba, je botterai le cul de Castro et je fumerai ses cigares avec une créature de rêve sur chaque genou.
– Intéressant, jugea l’Espagnol. Peut-être un peu inconfortable. Italie ? demanda-t-il en se tournant vers le cousin de l’Adriatique.
– Je redonnerai sa puissance à la Sicile, répondit l’Italien les yeux pleins de flammes. La Famille retrouvera sa grandeur du temps des Carbonari.
– Nous ignorions avoir un représentant de l’illustre organisation dans nos rangs ? s’étonna l’Anglais. Pour ma part, je mettrai les Al Fayed à genoux…
– … et vous bâtirez un cénotaphe de marbre noir à la gloire de Lady Spencer en face du Taj Mahal ? se moqua l’Espagnol. Si seulement elle avait mis sa ceinture…
L’Anglais se leva, échauffé par le vin, et lança au chevalier tolédan qui se permettait d’insulter le sang royal :
– Et vous, que ferez-vous ? Vous construirez une armada de caravelles pour reconquérir le monde que vous avez perdu ?
– Je pencherais plutôt pour une batterie de moulins à vents.
– Ne nous chamaillons pas, calma l’Américain. L’heure est à la fête et soyons reconnaissants envers les Puissants et leur incompétence.
– Il y a une personne que nous n’avons pas remerciée, rappela l’Espagnol. Après tout nous lui devons beaucoup, peut-être tout, pour son obéissance.
Chacun pensa à Morloch, mais Morloch était mort.
– De qui diable voulez-vous parler ? lui demanda l’Anglais.
– Du majordome ? Il a servi nos desseins avec la plus grande diligence. Nous pourrions au moins lui souhaiter un joyeux Noël ?
– Vous avez raison, convint l’américain. Messieurs !
Les cinq conspirateurs encore valides se levèrent et s’ébranlèrent vers le vestibule pour remercier l’entité qui les avait, en effet, servis avec beaucoup de désintéressement. Le Russe ronflait avec un sourire béat, rêvant de datchas, de vodka et de Petrouchkas riant fort et haut.
*
– Arrêtez !
Varèse arrêta son poing au moment de l’abattre sur le visage de Caran. Il déviait le bras armé de l’autre main. Son ancien supérieur, cloué au fauteuil, attendait le coup avec résignation.
Varèse n’avait pas eu besoin de se retourner pour reconnaître la voix de Desportes.
– Recule ! ordonna l’héritière.
Elle assortit son ordre du bruit caractéristique du pistolet que l’on arme. Varèse lâcha Caran et recula jusqu’à Seiza qui se levait en retirant son équipement proprioceptif. La Japonaise venait de quitter Ulysse et le père Desportes dans le salon de Taliesin. Elle retrouvait Caran et la fille dans une pagode thaïlandaise. Elle cligna des yeux pour se remettre les idées en place. L’héritière tenait alternativement Caran et Varèse en joue, comme si elle hésitait entre les deux cibles.
– Alors ? demanda-t-elle à Seiza, en désignant la boîte noire d’un mouvement de tête.
– C’est fini, répondit la Japonaise d’une manière évasive en consultant Varèse du regard.
Les yeux de Caran s’illuminèrent en même temps que ceux de Desportes. Il se leva en criant :
– Nous avons gagné ! Nous avons gagné !
Desportes se tourna vers Caran et le visa au niveau du ventre.
– J’ai gagné, rectifia-t-elle.
Elle tira. Caran retomba dans le fauteuil qui recula de cinquante centimètres. Il regarda l’héritière, puis son ventre au centre duquel s’étalait une tache de sang. Il ne comprenait pas. Varèse fit un pas vers Caran mais Desportes le mit en joue. Il s’arrêta.
– Non, Max.
Desportes les avait possédés, tous. Et aucun d’entre eux n’avait rien vu venir. Même Varèse. Elle pouvait voir la dépouille de l’héritière officielle, en tas, à ses pieds. Elle la piétinait. Elle crachait, elle pissait dessus. Elle l’arroserait bientôt avec le sang de ces imbéciles.
Seiza contemplait l’ancien chef de la Sûreté. Sa tête était tournée vers le plafond de bambous. Ses lèvres bougeaient mais aucun son ne sortait de sa bouche.
– Où est Leòn ? demanda-t-elle à Desportes.
– Leòn ? Le beau Leòn ? Le Lyonnais chevelu ? Pffuit, fit-elle d’un geste de la main de manière à lui faire comprendre le peu de cas qu’elle faisait du colosse.
Seiza s’apprêta à charger mais Varèse s’interposa.
– Je suppose que tu l’as abattu d’une balle dans le dos ? lui demanda-t-il.
– Bien sûr, petit malin. C’est la marque des traîtres, non ?
Seiza courba la tête et glissa derrière Varèse, parfaitement immobile. « Il savait » constata Desportes en sentant un frisson glacé lui parcourir l’échine.
– Depuis quand sais-tu ?
Varèse contempla le point du plafond que devait contempler Caran. Il répugnait à citer ses sources.
– Étrange que Narcisse Morloch se soit occupé de Peter Nash juste avant qu’on ne le trouve. Qui d’autre que toi aurait pu le prévenir ?
– Suppositions, Max. Un tribunal trouverait cet argument irrecevable.
Seiza s’engagea dans la partie :
– Votre comptabilité…
– Ah, la peste qui a fouillé les archives de Millenium, releva Desportes en visant Seiza.
Varèse craignit un instant qu’elle n’abatte la princesse. Il glissa devant elle pour la protéger.
– Vous étiez en dépôt de bilan juste avant l’accident de la TWA. Puis le miracle : un généreux investisseur injecte une somme considérable dans l’entreprise pour lui permettre de tenir jusqu’à l’an 2000.
– Je dois avouer que nos amis (elle montra l’escalier qui descendait vers la salle à manger) ont été particulièrement généreux avec moi. Mais nous sommes toujours dans l’ordre de la supposition.
– Tu veux vraiment que je te dise à quel moment j’ai su ? lui demanda Varèse, qui ne se départissait pas de son calme.
– Je me tue à te le demander.
– La position du mercenaire. Seul Caran connaissait cette expression.
Desportes eut un moment d’absence en se rappelant cette nuit fabuleuse, à Taliesin.
– C’est lui qui me l’a apprise, dit-elle en montrant l’ancien héros dont la respiration n’était plus qu’un sifflement lointain. Amusant, non ? J’ai couché avec le père, puis avec le fils. (Elle frissonna.) Assez discuté. Donne-moi la Caisse, ordonna-t-elle à Daria. Les autres crétins s’en donnent à cœur joie, en bas. Mais il y a bien un moment où ils se rendront compte que quelque chose ne tourne pas rond.
Seiza consulta Varèse du regard. Celui-ci lui fit signe de ne pas bouger. Desportes visa Varèse :
– Comme vous voudrez amigos. C’est ici que nos routes se séparent.
– Et c’est ici que les nôtres se rejoignent, ajouta une voix flûtée dans son dos.
Desportes essaya de retourner. Mais une poigne puissante lui tordit le poignet et lui fit ployer les genoux. L’Américain faisait peser sur Desportes une poigne de fer. Les quatre autres conspirateurs, depuis le seuil, observaient la scène. Desportes laissa tomber son arme. Varèse fit mine de se baisser pour la ramasser mais l’Espagnol fut plus rapide que lui. Il s’en saisit, ainsi que de l’arme de Caran qui ne respirait plus, et il se plaça sous le nez de l’héritière qui grimaçait de douleur.
– C’est un vrai plaisir de vous voir ici, en chair et en os, Mademoiselle, l’assura-t-il avec une expression morbide. (Il montra la pièce et le serveur.) Je crois avoir raté un épisode que vous pourriez nous raconter.
– Varèse… hoqueta-t-elle. Caran s’est associé avec Varèse pour piller la Caisse à leur profit. Je… je suis venu les en empêcher.
– C’est très aimable de votre part, la remercia l’Espagnol.
L’Américain ne relâchait pas sa prise.
– Je me demande ce que ces histoires de Peter Nash et de mercenaires viennent faire là-dedans ? se demanda-t-il à voix haute.
La panique se superposa à la douleur dans l’esprit de Desportes. Les conspirateurs avaient tout entendu.
– Mademoiselle Desportes avait en effet l’air de savoir ce qu’elle faisait, reprit l’Espagnol, il y a quelques minutes à peine. (Il prit les conspirateurs à témoins.) Aurait-elle perdu la tête entre-temps ?
– Attendez, essaya-t-elle. Je… je peux vous expliquer.
– Rien du tout, nia l’Espagnol. Bobby ?
L’Américain brisa le poignet de l’héritière qui poussa un hurlement de douleur.
– Nous devrions vérifier que la Caisse n’a rien, proposa l’Italien, en retrait.
– Évidemment, grommela l’Espagnol. (Il s’approcha de Seiza.) C’est vous qui avez essayé de la fracturer, je suppose ? Vous avez donc pu constater que notre majordome était d’une fidélité sans failles ? (Seiza resta immobile.) Il ne vous l’a tout de même pas livrée ?
– Pas exactement, concéda-t-elle. Mais je crains qu’elle ne soit désormais inutilisable.
Les conspirateurs formèrent un cercle autour de la Japonaise. Varèse en fut écarté malgré lui, et il craignit une seconde fois pour elle. Elle se tenait aussi droite que sur le toit de Mesa Verde, face à la fureur des Dieux.
– Mais encore ? susurra l’espagnol.
– Voyez par vous-mêmes. Le majordome vous a laissé un message qui explique son geste.
– Son geste ? Que signifie… reprit l’italien que l’on fit taire.
L’Américain ne lâchait pas Desportes. L’Espagnol alluma l’écran et cliqua sur l’icône de connexion à la Caisse. Un vestibule métallique menant à la salle improbable apparaissait en temps normal. Tous virent un salon taillé dans la roche et ouvert sur un espace infini envahir peu à peu l’écran. Le majordome était assis au milieu, tel qu’ils ne l’avaient jamais vu. Il avait troqué le trois pièces anthracite et le visage de mercure contre un costume léger et un visage avenant.
Desportes releva la tête vers l’écran et poussa un gémissement en reconnaissant son père.
– Je t’expliquerai plus tard, murmura Seiza à Varèse.
Le majordome se leva et se rapprocha de l’écran. Il regarda les conspirateurs un à un comme s’il les voyait vraiment.
– Messieurs, commença-t-il, je suis au regret de vous annoncer que cette machine deviendra totalement inopérante dans quelques minutes, ceci pour cause d’incompatibilité totale entre le temps local et le temps réel.
– Qu’est-ce qu’il raconte ? s’exclama l’Américain.
– Vous ne comprenez donc pas que le majordome n’obéit plus aux ordres ? ! intervint l’Espagnol, hors de lui.
Le majordome voulait ajouter quelque chose, mais il hésitait. Un homme le poussa sur le côté et fixa à son tour les conspirateurs. Varèse resta bouche bée en reconnaissant Ulysse. Desportes gémit faiblement. Les conspirateurs ne comprenaient pas d’où pouvait venir cet intrus.
– Ce que mon ami essaye de vous dire, expliqua le pirate, c’est qu’il vous tire sa révérence.
– Qui c’est celui-là ? demanda l’italien.
Ulysse continua sa tirade enregistrée :
– J’aimerais toutefois vous préciser deux choses avant de nous séparer. Maximilien Varèse et Daria Seiza, qui doivent se trouver à vos côtés, ont assuré leurs arrières. Certaines confidences vous concernant ont été rédigées de leurs mains et déposées dans plusieurs cabinets d’avocats indépendants. Celles-ci seront ouvertes sous contrôle d’huissiers et révélées dans les vingt-quatre heures suivant le présent message si aucun signe de vie n’a été donné de leur part. Classique mais efficace, vous en conviendrez.
Ulysse reprit son souffle, ménageant son effet.
– J’imagine que vos anciens patrons n’auront pas trop de mal à retrouver votre trace dès qu’ils sauront à partir de quel endroit il convient de vous chercher. Deuzio, reprit le pirate avec son flegme habituel en brandissant le cylindre noir de la Caisse (chaque conspirateur cessa de respirer), notre ami et moi inaugurons maintenant une certaine forme de… flibuste. (Ulysse fit tourner la métaphore entre ses doigts, en appréciant le poids et la consistance.) Tout pirate se devant de posséder un trésor de départ avant de se lancer dans la piraterie, je vous prie, messieurs, d’accepter mes remerciements pour la générosité de votre don.
Ulysse se courba en manière de révérence.
– Au plaisir de vous combattre.
Ulysse et François Desportes disparurent de l’écran. Les conspirateurs restèrent un moment interdits devant le serveur désormais silencieux. L’Anglais bégaya :
– La Caisse… il est parti avec la Caisse.
L’Espagnol réagit bruyamment en poussant un « Ah ! » sec comme un coup de cravache. Son sang n’avait pas oublié la fierté des navigateurs du siècle d’or. Il aurait fait pareil que cet avatar s’il avait été à sa place. Il se planta devant Varèse. Seiza attrapa l’ancien agent par le bras et décida de ne le lâcher qu’une fois sortis de ce cauchemar.
– Je ne sais pas ce qui s’est passé ici, commença le conspirateur en montrant le cadavre de Caran, l’héritière qui jetait sur la scène un regard d’effroi, le serveur muet. Mais je crois comprendre qu’une tentative a échoué (il contempla Desportes comme on contemple un cadavre) et qu’une autre a réussi.
L’Espagnol posa un regard las sur l’écran.
– Partez, Monsieur Varèse. Et faites en sorte que vos précieux souvenirs ne transpirent jamais.
Varèse hésita : Françoise le fixait et ses yeux l’imploraient de l’emmener. Elle voulait courir à nouveau dans les couloirs de Taliesin et dormir entre les racines du général Sherman. Elle voulait redevenir la petite fille qu’elle avait été, un jour. Elle voulait se réveiller.
– Je pense que Mademoiselle Desportes se plaira en notre compagnie, lança le conspirateur à Varèse en le voyant hésiter.
Ils formèrent un cercle qui se referma à la manière d’un piège sur la femme d’affaires. Varèse prit Seiza par la main et ils descendirent l’escalier en courant presque. Ils traversèrent le vestibule et remontèrent le chemin sans se retourner. Les appels à l’aide de l’héritière les poursuivirent jusqu’au petit bâtiment à l’intérieur duquel gisait le Lyonnais, inconscient.
Ils le ranimèrent, déchirèrent sa chemise, lui retirèrent son gilet protecteur. La balle s’était écrasée entre ses deux omoplates. Il jeta sur eux des regards ébahis avant de comprendre qu’il fallait déguerpir. Seiza promit de tout lui raconter, plus tard.
Le jour se levait lorsqu’ils réveillèrent le pilote de l’hydravion qui dormait dans sa cabine. Un tour d’hélice suffit à lancer le moteur. Ils s’arrachèrent à l’eau turquoise et s’envolèrent vers le ciel à la clé duquel brillaient encore une poignée d’étoiles.
Le pilote effectua un vaste survol de la dernière île pour repartir vers le Nord. Ils passèrent au-dessus du village des conspirateurs. Les terrasses flambaient. La maison du peuple crachait une fumée noire. Les bateaux avaient quitté la jetée. Le voilier gisait, sabordé, sur le fond sablonneux. Un navire pirate l’ayant canonné par le flanc n’aurait pas fait mieux.
L’archipel s’éloigna derrière la queue de l’hydravion comme un chapelet de turquoises sur un tapis d’outremer.
Le Lyonnais dormait : il récupérait du choc. Seiza se glissa derrière Varèse et lui demanda :
– Dis-moi… si tu connaissais la cache des conspirateurs, pourquoi ne pas y être venu directement ?
Caran et Desportes avaient posé cette question.
– La Californie, la Pennsylvanie, le Costa Rica, l’océan Indien, énuméra-t-il. C’était une belle aventure ?
Seiza n’aurait pu dire le contraire maintenant qu’elle avait retrouvé son Léon vivant. Et elle comprenait le point de vue de Varèse, elle qui vivait dans un monde d’histoires. Elle s’abîma dans la contemplation de l’horizon immense dont la courbure était visible, en se demandant si Ulysse voguait sur un océan aussi bleu que cet océan-là, et si le majordome jouait son rôle de Second avec le panache qui convenait à sa charge.
31 décembre, 22:00 (heure de New-York)
Varèse traversa Crosby Street en prenant garde de ne pas glisser. Les flaques boueuses étaient gelées. L’excitation de ce 31 décembre surchargeait l’air d’électricité. Les rues étaient déjà noires de monde avant que le soleil se couche. Des dirigeables chargés de décorations embouteillaient le ciel. Les bouteilles de champagne passaient de mains en mains, des yuppies de la cinquième avenue aux laissés pour compte des shanty town.
Demain matin, il ne resterait de cette belle utopie qu’une gueule de bois. Qu’importe : ça faisait chaud au cœur de voir que le genre humain était capable de se comporter normalement, de descendre dans la rue et de fêter le Temps, comme les Anasazis sur leur rocher de Mesa Verde avaient dû fêter le dixième cycle de leur tribu en d’autres circonstances.
Varèse partit dans une glissade acrobatique et se rattrapa de justesse à une borne à incendie. Il avança à tâtons jusqu’à la porte du Walt Whitman qui avait de plus en plus l’apparence d’un refuge au milieu de cette gigantesque patinoire. La porte poussée, il retrouva le parfum de vieux bois, le bruit de la caisse enregistreuse, les éclats de voix des serveuses s’invectivant et se renvoyant les clients.
Varèse se faufila jusqu’au bar, commanda une pinte d’ale et un verre de Scotch, se trouva une place bien au chaud au coin du comptoir d’acajou, et se fit tout petit pour profiter de l’instant. Les gens parlaient peu du bug de l’an 2000 qui agitait tant les esprits quelques jours auparavant. L’imminence de la fête avait chassé les prédictions les plus sombres.
Il avala son verre de Scotch d’un coup et adoucit la saveur aigre avec une gorgée de bière. Varèse pensait à Desportes, aux conspirateurs, à la Caisse. Mais il y pensait avec un certain détachement : il savait qu’il aurait besoin de temps pour appréhender cette histoire dans toutes ses dimensions, et qu’il ne servait à rien, dans ce cas, d’aller plus vite que la musique.
Le pilote thaï les avait remerciés d’un éloge vibrant dans la langue de son pays (à moins qu’il ne les ait insultés avec le sourire) puis il avait disparu avec ses liasses de baths. Seiza, Leòn et Varèse étaient remontés à Bangkok. Ils s’étaient séparés sur un klong du quartier chinois. L’ancien agent pensait attraper un vol pour New York le lendemain. Seiza et le Lyonnais conservaient le silence sur leur destination future. Varèse pensait avoir compris ce qui s’était passé dans les méandres de la matrice, mais il n’osait l’exprimer à haute voix. Le colosse avait disparu le temps d’appeler Drake Bay.
– Ulysse était là. Il était là avec Desportes, à Taliesin.
Cette information était pour Seiza plus importante que la traîtrise de l’héritière ou la perte de la Caisse. L’intervention du vieux pirate et de l’ingénieur signifiait que la révélation telle que la concevait Daria s’appliquait aux deux côtés du miroir. La tranche qui séparait les deux faces de la réalité était donc bien mince et facile à franchir si tout cela n’avait pas été qu’un rêve numérique.
Varèse se rappela l’aveugle Caran, l’imprudent Morloch, l’innocente Catherine pour la mémoire de laquelle tout ceci avait eu lieu.
Catherine Belfond était un joli brin de femme de trente-trois ans lorsque le Boeing de la TWA avait explosé. Elle était joyeuse et lumineuse. Elle aimait l’amour, faisait la gueule souvent, ne se laissait jamais marcher sur les pieds, avait la vie devant elle.
– Ulysse vit enfin comme il l’a toujours voulu, avait continué Seiza. Merde, Max. Il avait l’air heureux. Il doit être un sacré bon pirate à l’heure qu’il est. Je suis sûre que j’aurai de ses nouvelles, sous peu, sur le Réseau.
Les spectres ne hantaient donc plus les maisons comme des âmes en peine mais s’accrochaient à la Toile pour y célébrer de gigantesques fest-noz ? Pourquoi pas... Le Lyonnais était revenu, la mine sombre. Varèse se doutait de ce qu’il avait à leur annoncer.
– J’ai une mauvaise nouvelle. Ulysse est mort.
Le colosse s’attendait à ce que la princesse soit troublée un minimum. Pour Varèse, il ne savait pas. L’ancien agent s’était juste permis de cligner des yeux très rapidement et de demander :
– Comment ?
– Il se serait noyé. En fait, mes hommes l’ont vu marcher sur la plage et s’enfoncer dans la mer, droit vers le large. Ils n’ont pas retrouvé son corps. Ni son chapeau.
Le détail fit sourire Seiza. Les deux amis n’avaient pas l’air effondrés le moins du monde.
– Ils pensent qu’Ulysse était un sorcier, avait continué le Lyonnais. Ils allument de grands feux, le soir, pour éloigner les mauvais esprits.
– C’est pas comme ça qu’ils vont éloigner les pirates, avait renchéri Seiza en ponctuant sa remarque d’un rire cristallin.
Elle s’était accrochée au cou du colosse visiblement désemparé.
– Je t’expliquerai pourquoi nous ne pleurons pas la mort du pirate.
Bangkok bruissait d’un murmure énorme. Des barges remplies de fruits et de volailles se croisaient sur les klong, faisant penser aux gondoles vénitiennes. La ville thaïlandaise n’avait pas volé son surnom de Venise de l’Orient.
– Vous rentrez à Drake Bay ?
Le Lyonnais et Seiza s’étaient regardés avec l’air de se demander s’ils pouvaient partager ce secret avec lui. Le colosse s’était chargé de révéler la vérité :
– Nous nous envolons demain pour San Francisco. Direction Hollywood boulevard. Il est temps de nous rendre compte par nous-mêmes si le maître a su tenir ses promesses.
Varèse avait eu du mal à se rappeler ce qui pouvait bien se passer sur Hollywood boulevard en ce moment. Bien sûr… Le fantôme tenace.
– Et, s’il vous déçoit ?
– Nous reprendrons contact avec toi pour lui régler son compte, avait répondu Seiza le plus sérieusement du monde.
Le bruit de fond dans le Walt Whitman s’était amplifié. Varèse demanda une troisième pinte et un autre verre de Scotch. Ce soir, il boirait jusqu’à plus soif. Histoire de repartir à zéro, de fêter tout ça et de perdre un peu l’esprit. Un poste de télévision montrait Times Square noir de monde. Des reportages donnaient un aperçu des fêtes qui avaient eu lieu sur les méridiens déjà en l’an 2000.
Les Japonais avaient fait très forts, les Australiens aussi. La fête parisienne avait par contre dégénéré en combat rapproché entre les forces de l’ordre et les maquisards des banlieues. Londres avait fêté le nouvel an avec son mélange habituel de traditionalisme et d’anticonformisme. Encore deux heures et toute la côte Est sombrerait dans la démence, le temps que l’alcool fasse son effet et que l’excitation retombe.
Varèse eut envie de lever sa pinte, dans un toast absurde, à l’héritière et à sa part d’ombre. Les gros titres des journaux avaient annoncé sa disparition trois jours auparavant. L’ancien agent souhaita bien du courage à ceux qui seraient chargés de l’enquête. Peut-être retrouverait-on son corps en partie dévoré par les requins, échoué sur une plage du golfe du Bengale.
L’image de Grand Dad engouffrant sa part de tarte lui revint tout à coup en mémoire. C’était juste avant qu’il ne s’envole pour Paris. Que lui avait dit le clochard avant de se faire jeter dehors comme un malpropre ?
– Tu reviendras ici, gamin, tu reviendras propre comme un sou neuf ! Et nous boirons à la santé de tous ceux qu’on aura laissés derrière nous !
Propre comme un sou neuf peut-être pas, mais Varèse était revenu. Il appela une serveuse et lui demanda par-dessus le brouhaha :
– Vous n’avez pas vu Grand Dad ?
– Personne ne l’a vu depuis un bout de temps. Soit il a été embarqué, soit il s’est fait la malle si vous voyez ce que je veux dire.
Varèse voyait ce qu’elle voulait dire. Il chercha son paquet de Gauloises dans la poche intérieure de sa veste. Il hésita à le jeter dans la poubelle derrière le bar.
Finalement, il s’en alluma une et leva son verre pour porter un toast silencieux. A Catherine.
*
– Tenez-moi cette barre un peu moins mollement, Second ! Vous ai-je donc donné pour mission de perdre notre cap ?
– Cette brume ne me facilite pas la tâche, se plaignit Desportes.
– Nous abordons la passe du purgatoire, expliqua Ulysse une longue-vue vissée sur l’œil droit. Ne nous attendons pas à de la transparence de la part des ténèbres.
Sa voix roula comme le tonnerre sur le pont de la goélette. Les voiles claquaient mollement sur les mâts. La brume était à ce point épaisse qu’on ne voyait pas la surface des flots. Ulysse sondait le silence et Desportes se demandait ce que le vieux pirate pouvait bien entendre dans ce néant gigantesque.
– Nous n’aurions pas dû quitter la dorsale principale, se plaignit-il. Nous aurions pu gagner des consciences à notre cause et constituer un véritable équipage.
L’ancien ingénieur ne cessait de geindre mais c’était un bon pilote.
– Cessez donc de vous plaindre. Celui que nous cherchons est emprisonné dans cette purée de poix. Nous avons pour mission de l’en arracher et nous l’en arracherons.
– Mission que vous vous êtes fixée, ô sublissime grandeur, se moqua Desportes qui n’avait pas sa langue dans sa poche. En quoi ce vieillard vous intéresse-t-il ?
– Parce que sans lui, nulle odyssée, jamais, ne pourra être écrite.
– Une odyssée ? Mais…
– Chut !
Ulysse dressa un index. On entendait, une voix lointaine. Il ne fallut pas cinq minutes pour comprendre ce que le type emprisonné dans la brume, pas très loin, était en train de brailler :
– Alors, bande de lâches ! Vous allez vous montrer ? C’est facile de me laisser sur cet îlot puant (bruit de crachat) mais y s’rait peut-être temps d’venir vous battre ? Qui veut s’attaquer à Grand Dad, hein ? !
– C’est lui ? demanda Desportes, l’air inquiet.
– C’est lui, confirma Ulysse le sourire jusqu’aux oreilles.
Un îlot boueux apparut à bâbord. La goélette s’arrêta à son niveau. Grand Dad contemplait l’étrange apparition, les poings serrés, en position de combat. Ulysse déroula une échelle pour inviter l’exilé à monter à bord. Le Robinson se mit à gesticuler en direction du navire.
– Descendez donc, bande de lâches ! V’nez vous battre si vous êtes des hommes !
– Vous êtes vraiment sûr que c’est lui ? insista Desportes qui aurait bien fait demi-tour sur-le-champ pour ne pas avoir à supporter ce troisième passager.
– Il n’y a plus d’hommes, ici ! lança Ulysse d’une voix puissante.
Le vieillard regarda autour de lui, soupçonneux. Il montra l’îlot et la brume qui l’entourait.
– Il n’a pas compris qu’il était mort ? lança Desportes par-dessus l’épaule d’Ulysse.
Le vieillard avait entendu. Il laissa sa bouche édentée ouverte sur un étonnement sans fond.
– Merde, râla-t-il. Alors, ça y est ?
Il se massa la nuque. Il tendit à nouveau la tête vers Ulysse.
– Et vous, vous êtes qui ?
– Des pirates. Nous constituons notre équipage. Vous êtes partant ?
Grand Dad pesa le pour et le contre : cet îlot au milieu de nulle part, seul, ou ce navire avec ce demeuré et cet homme au regard brillant comme compagnons de route.
– J’ai quelques talents de cuisinier.
– Embauché ! lança Ulysse. Montez à bord, cuistot !
Le vieillard grimpa à l’échelle de corde avec une agilité étonnante pour son âge.
– Nous n’avons pas fait tout ce chemin pour trouver un type qui savait cuisiner ? demanda Desportes à mi-voix. Il a travaillé chez Ducasse ou quoi ?
– Non, répondit rêveusement Ulysse, mais il est pourtant inestimable.
– Et, qu’est-ce qui le rend inestimable, patron, si c’est pas trop vous demander ?
Grand Dad arrivait au niveau du bastingage.
– Il a connu une jeune personne que nous avons maintenant pour mission de ramener d’entre les morts, une jeune femme pour être plus précis, qu’un très bon ami à moi a perdue et à laquelle, présentement, il pense.
– C’est donc ça, l’odyssée ? marmonna Desportes.
Il eut aussitôt un réflexe de pirate et demanda avec un air naïf :
– Et ça va nous rapporter ?
Ulysse fut content de voir que le métier commençait à rentrer.
– Énormément, Second. Ça va nous rapporter énormément.
Grand Dad sauta sur le pont au moment où un vent venu de nulle part gonflait les voiles du vaisseau fantôme. Ulysse fit sonner la cloche alors que la goélette s’enfonçait dans la brume.