IV
 
PERDUE DANS L’ABÎME
 

L’église avait sonné huit heures au moment où Georges Lamarche entrait dans le chemin creux dont les lacets remontaient le coteau de Maison-Bruyère, celui que suivait toujours le chaufournier Langeraume. Le chemin était si profondément encaissé entre ces deux haies de broussailles que pendant quelques minutes il lui parut qu’il marchait sous terre. Il n’apercevait pas encore la maison, mais il avait la sensation qu’il devait en être tout près…

Tout à coup, devant la terrasse, il entendit une rumeur… comme un grondement de tempête… puis des éclats de voix jaillirent.

Nettement, Georges distingua :

– À mort la Pocharde ! À mort ! À mort l’empoisonneuse !

Et sous la lune qui montait, le voyageur aperçut des groupes d’hommes et de femmes, paysans du village ou des fermes voisines. Ils étaient massés devant la terrasse, regardant, curieux et féroces, dans leur haine irraisonnée, les fenêtres du rez-de-chaussée de la maison, qui laissaient filtrer, par les rideaux, une lumière jaune et triste.

Il s’approcha, se mêla aux groupes. Tous alors se turent, s’écartèrent avec une crainte superstitieuse… Ils le reconnaissaient.

Et celui-là, qui revenait ainsi brusquement, tombant au milieu de ce drame, c’était le mari, c’était le justicier !… Il avait le droit de se faire rendre des comptes, celui-là, et de punir !

Il les questionne, saisit par la blouse deux ou trois paysans qui essayent de se dégager.

– Après qui en avez-vous ? Qui traitez-vous de Pocharde ? Et quelle est la femme que vous appelez empoisonneuse ?

Ils ne répondent pas, terrifiés par la catastrophe qui, tout à l’heure peut-être, en s’abattant sur cet homme, peut le tuer ou le rendre fou.

– Voyons ! Est-ce que pas un de vous n’aura le courage de répondre ?…

Le chemin se vide, les clameurs ne se font plus entendre. C’est la solitude autour de lui… Alors, un cri lui échappe :

– Ah ! les lâches ! les lâches ! on dirait qu’ils ont peur de moi…

Et il écoute au loin une voix qui lui répond :

– Ce n’est pas lâcheté, c’est pitié !

Toutes les paroles entendues depuis son arrivée à Druye flottaient dans sa tête en un tourbillon vertigineux ; les réticences du meunier Lehaumel et les allusions ambiguës du métayer, sur la route d’Azay ; et la fièvre de la fuite de Jean Berthelin, avec ces mots jetés en hâte : « Pourquoi êtes-vous revenu ? Fuyez !… Imaginez que tout ici est mort et que rien ne vous y rappelle plus !… » Et la terreur qu’il soulève sur son chemin : « Ah ! mon Dieu ! c’est lui !… C’est le mari ! » Chacune de ces paroles était entrée dans son cerveau comme autant de gouttes de plomb fondu et il se heurte partout aux ténèbres, à l’inconnu, à l’angoisse !…

Puis, soudain, un éclair dans son esprit, une espérance folle… L’espérance de quoi ? Il ne sait pas. Car il ne s’imagine rien, il ne croit à rien ; il est évident qu’on le prend pour un autre, et que, tout à l’heure, les paysans qui criaient : « À mort ! » les poings levés vers Maison-Bruyère, s’adressaient non pas à Charlotte, mais à quelque habitant du chalet qui n’est plus Charlotte.

– Eh ! oui ! je n’ai pas pensé à cela !

Celle qui habite là, ce n’est plus Charlotte, ce n’est plus sa femme. Charlotte aura quitté la maison depuis quelque temps. Elle n’a pu le prévenir. Sa lettre, en Australie, ne fût pas arrivée assez tôt.

Et ces clameurs populaires de haine et de réprobation s’adressaient à celle qui, à Maison-Bruyère, lui avait succédé.

Ses nerfs se détendent et il se met à rire :

– Eh ! voilà la vérité !… Le premier venu m’aurait renseigné !

Alors, au lieu de frapper à cette maison, il court à une ferme voisine, dont il entend les chiens aboyer en hurlant à la lune. Il appelle, signale sa présence. La fermière sort de la vacherie avec des seaux fumants de lait.

– Madame, s’il vous plaît, qui donc habite Maison-Bruyère ?

Elle le regarde. Mais celle-là, récemment installée dans le pays, ne le connaît pas. Elle répond, en s’en allant, emportant après ses jupes relevées l’odeur forte des étables :

– Pardié, c’est la Pocharde !…

Il a le courage de demander :

– Et la Pocharde… de son vrai nom, qui est-ce ?

– Charlotte Lamarche… Vous n’êtes donc pas du pays ?

Elle rentre dans la ferme. Les chiens, qui flairent un inconnu, aboient avec fureur.

Cette fois, il ne peut plus douter… Et lourdement, la tête basse, vieilli, il revient vers Maison-Bruyère.

Par le chemin creux, on n’accédait pas à la terrasse.

Il fit le tour et s’arrêta devant la grille. Il le connaissait, le chalet de Maison-Bruyère, puisque ce coin de Touraine était son pays natal.

Rien n’était changé de la gentille maison. Les murailles étaient, comme jadis, fleuries de glycines et de clématites, et des chèvrefeuilles et des lierres grimpaient le long de la balustrade.

Il avait vu seulement, derrière la roche contre laquelle s’appuyait le chalet, des fouilles qui étaient récentes : la plâtrière de Langeraume.

Les fours et la plâtrière, Georges ne les connaissait pas.

La grille était poussée, non fermée. Il l’ouvrit, mais n’osa entrer.

Une ombre se dessina contre les fenêtres illuminées à l’intérieur. Il la suivit, cette ombre, d’un regard troublé… C’était la taille svelte et onduleuse de Charlotte. C’était sa démarche glissante… C’était le beau lis pur, le beau lis sans tache et tout parfumé d’amour qu’il avait laissé… Oui, c’était elle…

Les fenêtres s’ouvraient… toutes grandes…

Georges se déroba derrière le pilier auquel était scellée la grille… Il était cloué au sol, sans force pour faire un pas… Même, il ne voyait plus… Son cœur, toutefois, battait si fort qu’il en percevait les coups sourds… Il eut un peu d’étouffement et souffrit…

La silhouette de Charlotte avait disparu…

Pendant un instant, il ne vit plus rien… Mais, prêtant l’oreille, il entendait. C’était une sorte de prière mêlée de sanglots.

Tous les mots de la prière n’arrivaient pas jusqu’à lui… Et il n’en démêlait pas très bien le sens… Pourtant, ce qu’il comprit, c’était une invocation maternelle, désespérée, au chevet du berceau d’un enfant mort :

« Mon Dieu… recevez mon enfant dans votre miséricorde infinie… et rejetez un peu de pitié sur la mère… sur la mère si malheureuse, ah ! mon Dieu, si vous ne voulez pas qu’elle ne croie plus en vous !… »

Dans la maison de Charlotte, dans sa maison à lui, il y avait un enfant mort.

Lequel des deux ?… Était-ce Claire ? Était-ce Louise ?… Question funèbre, qu’il s’était posée tout à l’heure lorsque sonnait le glas, mais sans savoir… Et à présent… Il était sûr… une des deux était morte…

La porte s’ouvre lentement et reste ouverte… Et Georges Lamarche, frémissant jusqu’au fond des entrailles, retient à peine une exclamation de joie folle.

Deux fillettes viennent, par cette belle soirée calme, de sortir sur la terrasse et se sont dirigées vers la balustrade… Il les a reconnues… C’est Claire, c’est Louise. C’est bien elles, toutes les deux vivantes… bien vivants, bien lumineux et bien ouverts, les chers yeux bleus, les chers yeux bruns !

Alors, qui donc était-ce ? Quel était-il, l’autre enfant, le mort ?

Derrière les fillettes, personne n’est sorti. Elles restent un moment seules.

Dans la maison aux mystérieuses douleurs, toute prière a cessé…

Georges a franchi la grille ; il vient à pas lents vers les deux petites ; elles ne l’aperçoivent que lorsqu’il est tout près… et qu’il leur tend les bras… défaillant…

Elles ne le reconnaissent pas… Mais il est si doux, son visage est si triste… qu’elles n’ont aucune frayeur…

Puis, bientôt, presque à la même seconde, un éclair dans ces jeunes mémoires. Les mains s’accrochent aux mains tremblantes du voyageur et les têtes aux chevelures brune et blonde se cachent dans sa poitrine pleine de sanglots.

– Père !… Père !… Oh ! maman, c’est petit père !

Avant qu’elle n’ait apparu, la mère, avant que lentement le beau lis fatigué se soit incliné vers la porte entrouverte, Lamarche, bouleversé, avant même de les embrasser, a demandé aux fillettes :

– Qui donc est mort… là… auprès de vous ?

Et les enfants disent ensemble, attristées tout à coup :

– C’est le petit frère Henri !…

Henri ? Leur petit frère ? Elles sont folles, ces enfants !

Un sourd gémissement lui fait relever la tête.

Une ombre a traversé la lumière que projettent les fenêtres sur la terrasse. Charlotte surgit devant la porte, qu’elle referme brusquement.

Charlotte ? Est-ce bien elle, blême, maigre, hâve… ce fantôme ?

Elle étend les bras en croix pour l’empêcher d’entrer. Il fait un pas vers elle, en jetant un cri dans lequel se résument ses épouvantes depuis tant d’heures mortelles, ses angoisses, mais une suprême espérance aussi, car il espère toujours, puisqu’il ne comprend pas. Et ce cri :

– Charlotte ! ma chère, ma bien-aimée Charlotte !

Mais elle, d’une voix changée, d’une voix qu’il n’a jamais entendue :

– N’entre pas… Par pitié… Je ne suis plus rien pour toi… Je suis une réprouvée de tous… Va-t’en, va-t’en !… J’aurai beau me défendre, crier mon innocence, tu ne me croiras pas… N’entre pas… Va-t’en… par pitié, n’entre pas, n’entre pas !…

Il eut un geste de folie, la repoussa rudement et entra… C’était une chambre simple, mais meublée avec goût, tendue tout en bleu, avec des fleurs, bleu sur bleu.

Telle il l’avait quittée, cette chambre dans une autre maison, des années auparavant, telle il la revoyait à Maison-Bruyère ; on eût dit que Charlotte avait eu à cœur, s’était donné comme tâche de retrouver leur place à chacun de ces objets familiers à son mari, qu’elle avait rangés avec son mari, dans l’espoir que son mari, plus tard, les retrouverait ainsi, montrant là, en ces petites choses qui prouvaient la régularité de sa vie, une image jolie de ce qui s’était passé dans son cœur, où le souvenir de Georges était resté toujours.

C’était, du reste, de toute la maison, la pièce la plus coquette : les autres, au rez-de-chaussée, étaient en assez mauvais état, fort délabrées même, et des fissures y crevaient les lambourdes du parquet.

Au premier étage, sur l’autre façade de la maison, la chambrette des deux sœurs, bleu sur bleu aussi, rappelait seule la prévoyance maternelle. Le reste était à l’abandon et inhabité.

Mais là où Georges venait d’entrer, quelque chose attira tout de suite son regard, quelque chose qui avait l’apparence de la vie et qui pourtant représentait la mort :

Un berceau ! Mais un berceau auprès duquel on avait approché un guéridon. Et sur ce guéridon brûlaient deux cierges, de chaque côté d’un Christ en cuivre au pied duquel un verre était rempli d’eau bénite où trempait une branche de buis.

En ce berceau un enfant reposait, les yeux clos, les lèvres closes, dans une tranquillité souveraine, à jamais endormi.

Le prie-Dieu était au chevet. Et c’était de là que Charlotte, à genoux, avait exhalé sa plainte, le cri échappé à son angoisse et à sa misère, et que Lamarche avait entendu.

Georges se penche sur ce berceau, regarde ce petit corps, le regarde longtemps, puis ses yeux agrandis de terreur se tournent vers sa femme.

Il dit, et sa voix est rauque, brisée par une folle terreur :

– Cet enfant ?

Charlotte est restée appuyée près de la porte, contre le seuil. Claire et Louise, dans un coin, avaient peur, en regardant le père.

Il était donc enfin venu, le jour terrible ?… À force de compter les heures, les minutes, la seconde suprême venait de sonner.

Elle avait cru que ce ne serait pas pour ce soir-là… Et ça avait été un soulagement, un peu de vie… Mais non, il était là… Le moment était venu des aveux, des explications… La tempête grondait depuis trop longtemps… la foudre tombait…

Et, inerte, sans pensées, sans forces pour se révolter contre l’effroyable épouvante qui l’étreignait, elle restait là, les bras ballants, le dos contre le mur, courbée, l’œil éteint, la figure ravagée, les lèvres entrouvertes, alourdies… le front jauni… par quelles fatigues ? par quels soucis ? ou par quelles débauches ?

Et c’est ainsi qu’il le retrouvait, le beau lis d’autrefois.

– Cet enfant ?

Il le demande une deuxième fois. Il faut bien qu’elle s’explique. Elle baisse plus bas la tête et murmure :

– Oui, oui, j’ai entendu.

– Eh bien ?… que fait-il là ?… À qui est-il donc ?…

Elle tombe à genoux :

– Écoute, je suis innocente, je te le jure…

– À qui est cet enfant ?…

– Tu ne me croirais pas… j’aurais beau dire… je t’ai prévenu… et je te jure, pourtant… Mon Dieu, comment lui dire ?

– Cet enfant, répète-t-il, égaré… Voyons, répondras-tu ?…

– Georges !

– Il est à toi, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Ah ! malheureuse…

– Non, je te le jure, ne m’accable pas… Je t’aime…

– Tais-toi !

– Je t’aime… Je n’ai jamais cessé de t’aimer… de penser à toi… Jamais un autre n’a eu même une pensée de moi… Il faut me croire, je t’assure, et alors, tu es un homme, toi, tu pourras peut-être comprendre la vérité parmi tout ce mystère…

– Ah ! misérable ! disait-il, ne l’écoutant même pas… les deux mains sur le front, comme pour comprimer la folie qui battait à ses tempes…

Et tout à coup, il s’élance vers Charlotte…

Ses yeux expriment une telle fureur que la pauvre femme entrevoit la mort ; elle ne veut pas se défendre ; elle se relève seulement, parce qu’elle est innocente, pour recevoir la mort debout…

Et elle murmure :

– Oui, frappe, tue-moi… je serai heureuse… Je te pardonne à l’avance… pour plus tard, si quelque jour la vérité t’est connue… Tue-moi, tue…

Elle avance le cou, pareille à une victime.

Il s’approche encore.

Vraiment, en cette seconde-là, il a des yeux de meurtre… Ses lèvres frémissent et ses doigts, tendus vers ce cou frêle, aux lignes délicates, se crispent convulsivement.

Mais, entre lui et sa femme, se dresse soudain un obstacle… Les deux fillettes se sont jetées devant leur mère, effarées. Pour empêcher Lamarche d’avancer, elles tendent leurs petits bras. Et elles éclatent en sanglots nerveux, en criant :

– Papa ! papa ! ne fais pas de mal à maman !

Il recule, lui, le mari, mais le père, jusqu’au fond de la chambre.

Il faudrait, pour atteindre la mère, écarter les enfants, peut-être employer la force contre leur faiblesse, commettre une pareille profanation ! Il n’ose… toute sa fureur est tombée… Mais reste l’accablement, reste la folie…

Chose singulière, en cette heure si tragique, après ce qui vient de se passer, après l’aveu fait, Charlotte semble retrouver un peu d’énergie : dans son extrême désespoir, un peu de sang-froid ; dans l’abîme où elle roule, une branche, hélas ! bien légère et si fragile !

Elle prévoit un interrogatoire pénible. Elle est prête à y répondre autant qu’elle pourra.

– Ainsi, cet enfant ?

– À moi…

– Tu as manqué à la foi jurée, à notre amour, à nos souvenirs…

– Sur la vie des chères enfants qui m’ont défendue contre toi tout à l’heure, je jure, Georges, oh ! mon Georges, que je ne t’ai jamais trompé !…

Il haussa les épaules, eut un rire à la fois navré et ironique…

Mais aucune brutalité ne lui vint aux lèvres.

Il avait tant aimé cette femme ! Et les enfants étaient là, qui entendaient…

– Écoute, dit-elle par phrases hachées qui passaient avec peine entre ses dents convulsivement serrées, il faut que tu saches… je te dirai tout ce que je peux… hélas !… tout ce que je peux… oui… Qu’est-ce que je vais lui dire ?… D’abord, je suis malade… depuis longtemps… avec des intervalles de bonne santé… des malaises étranges qui se poursuivent pendant des semaines… puis qui cessent brusquement… Très malade, je te le dis… Est-ce que cela ne se voit pas ? Est-ce que tu ne me trouves pas bien changée ?… J’ai consulté le docteur Renneville… Il n’a rien compris à ce que je ressentais… Et pourtant, il arrivait parfois qu’on me rencontrait, sans vie, au bord des routes… même loin d’ici… ayant laissé la maison ouverte… ayant abandonné mes enfants… Et c’étaient des syncopes qui duraient des heures… et qui ne me laissaient pas de souvenirs !… Vainement je tentais de me rappeler comment j’étais venue là… Quand je me réveillais… je ne le savais pas… C’était comme une ivresse… Et l’ivresse dissipée, j’éprouvais un abattement énorme… des angoisses… des étouffements… Jamais je n’avais observé en moi rien de pareil… Tu ne m’as jamais connue bien robuste… mais, non plus, je n’ai jamais été malade… Pourquoi n’étais-tu pas là ?… Pourquoi faut-il que tout cela soit arrivé pendant que tu étais loin ?… Plusieurs fois je me suis crue en danger de mort… Je ne t’en ai rien dit, parce que je ne voulais pas te donner d’inquiétude… Tu traversais, là-bas, assez de fatigues, assez de misères… Je n’ai pas voulu t’obliger à joindre aux préoccupations de ton existence aventureuse… le souci de ma santé chancelante… Une seule joie… mais une joie très grande… me restait… me consolait, dans les moments où ma pauvre vie reprenait son cours ordinaire… c’était de voir mes enfants bien portantes… Si je m’en vais, me disais-je, du moins elles lui resteront… Il leur parlera de moi… elles lui perpétueront mon souvenir… Et cela dura ainsi… cela dura… jusqu’à ce que…

Elle s’arrêta dans une crise d’angoisse… joignit les mains pour l’implorer, en un geste qui clairement suppliait :

– Ordonne-moi de me taire… Dis-moi d’en rester là de ce supplice !…

Mais, lui, sombre, et avec la même ironie, douloureuse et incrédule :

– Parle !… Achève de mentir !

– Jusqu’au jour où je dus reconnaître que j’avais été victime d’un crime odieux… Alors, j’ai voulu mourir… Mes enfants m’ont retenue… et j’ai senti, depuis ce temps-là, une réprobation s’attacher à moi… et je ne suis plus sortie… j’ai gardé ma honte imméritée… J’ai souffert de toutes les injures… Je ne pouvais rien, rien, rien.

Elle lut un si profond mépris dans les yeux de Lamarche qu’elle perdit son énergie factice.

– Ainsi, ton amant ?

– Je n’ai pas eu d’amant…

– Soit… Celui qui aurait commis l’attentat dont tu parles…

– Je ne sais rien…

– Son nom ?

– Je ne le connais pas.

– Tu mens.

– J’ai dit la vérité.

– Tu es une créature méprisable… Comment es-tu tombée si bas ?

– Je suis innocente et jamais, pas un seul jour, pas une seule minute je ne me suis montrée indigne de ton amour et de l’amour de mes enfants.

Et malgré son accablement, ses yeux exprimèrent une singulière fierté.

– Je ne te crois pas, tu sais !… Je ne suis pas assez sot pour te croire.

– Hélas ! voilà ce que je te demandais, c’était une confiance aveugle… Tout est contre moi… Que ceux qui me sont indifférents me considèrent comme une criminelle, peu m’importe… Mais j’avais compté que, toi, tu aurais eu foi en ta femme, en celle qui t’a si bien aimé… que tu me défendrais contre tout le monde… malgré tout, malgré toi-même… sans comprendre et tout simplement parce que tu avais la foi… Hélas ! mon Dieu ! toi aussi, mon Georges, tu m’abandonnes !… Ah ! je le savais bien, je le prévoyais… tu es un homme… ton orgueil se révolte de l’infidélité dont tu m’accuses… car, dans ton désespoir, qui sait s’il n’y a pas autant d’orgueil froissé que de douleur d’amour !… C’était un rêve que j’avais fait, celui d’être protégée par toi. Ce rêve-là n’était pas possible… Pour me protéger contre tous, pour me faire de ta tendresse et de ta confiance un rempart contre tant d’ignominies, il aurait fallu que tu fusses plus qu’un homme, quelque chose de si grand, de si noble, de si au-dessus de la vie, que tu aurais mérité d’être adoré à genoux, comme un dieu… Tout cela n’est pas… Tu n’es qu’un homme… jaloux… et qui se voit outragé… Je te pardonne… Mais je ne demande pas, pour moi, ton pardon, je n’en veux pas, car je n’ai rien à me reprocher… Ma vie n’a pas cessé d’être pure… Oh ! mon Georges, est-ce que mon amour, celui d’autrefois, dont tu étais si fier, n’a pas laissé de souvenirs dans ton cœur ?… Oh ! mon Georges, aie pitié de moi, si tu ne veux pas, plus tard, que le remords de m’avoir repoussée ne te rende malheureux !

Sa voix était si plaintive, si douce, que Lamarche en fut troublé… Son cœur se serra… il eut une contraction à la gorge… ses yeux se mouillèrent… mais un peu de vent, passant par les fenêtres restées ouvertes, fit vaciller la flamme des deux cierges et danser sur les murailles des ombres fantastiques.

Georges tourna son regard humide vers le berceau.

Elle l’avait vu, ce trouble, la pauvre Charlotte ; elle l’avait comprise, cette émotion de l’homme qui venait d’être faible au souvenir des bonheurs de la vie de jadis.

Un éclair d’espérance… une joie divine… hélas ! si courte !

Elle tend les mains vers lui, implore, murmure :

– Je t’aime ! Je t’aime !

Mais, dans le berceau, il a vu l’enfant mort : la preuve !

Alors les larmes disparaissent, le visage redevient dur, cruel, méprisant.

– Non, ce serait vraiment par trop naïf !

Les bras de Charlotte retombent, accablés, et l’espérance évanouie creuse davantage ses yeux, où passe une ombre. Et le supplice recommence de l’interrogatoire mortel :

– Et sais-tu bien comment on t’appelle et quel nom l’on te donne, dans le pays ?… quelle abjecte injure et quelle boue l’on te jette à la face ?

– Oui !

– La Pocharde ?

– La Pocharde ! Dans les premiers temps, je ne savais pas ce que cela voulait dire… et j’ai été, aussi bien longtemps avant de deviner que cette injure s’adressait à moi… Quand j’ai compris, ce fut un jour, chez le docteur : « Buvez un peu moins ! » Ah ! le pauvre homme !… Je ne buvais que de l’eau, et cependant je me sentais parfois la tête si lourde, les jambes si chancelantes, les yeux si troublés, que cela me faisait penser à ces malheureux entrevus sur les routes, au retour des fêtes et qui, toujours, ont soulevé mon cœur de dégoût… Ivrogne ! moi ! Ah ! mon Georges, vraiment, est-ce que tu l’as cru, comme les autres ?…

Et, sous la honte d’une pareille accusation, elle se mit à pleurer, doucement.

– Je te dis que je suis malade… Conduis-moi à Tours, ou à Paris… Consulte des médecins… Ils découvriront peut-être la maladie dont je souffre… Cela est bien facile d’accuser et de déshonorer une femme… jusqu’au jour où ceux qui l’ont ainsi déshonorée se repentent, trop tard, puisqu’elle est morte… J’avais bien pensé que tu m’accuserais, toi aussi… toi, faible sous la pression des autres… et je m’étais promis de ne pas te répondre… Je ne me disculperai pas davantage… cela me fait rougir… non pour moi… mais pour toi…

Pour la seconde fois elle reprenait son énergie, sa fierté de femme…

Il ne répondit rien sur-le-champ. Il s’était assis, les coudes sur les genoux, le dos voûté, le front barré de rides. Il ne croyait pas… Le mal était trop profond… la blessure trop dangereuse… Des paroles ne pouvaient point la guérir…

Claire et Louise se sont tenues auprès de leur mère.

Pendant toute cette discussion, elles ne l’ont point abandonnée, dans l’instinct qui les pousse à ne pas quitter l’aile maternelle. Et comme elles ont ouvert de grands yeux, les petites, devant ces colères qui les épouvantaient chez celui que la mère leur avait appris à aimer de toute leur âme, à cause de sa douceur : le père…

Bien des fois, ne leur avait-elle pas dit : « Votre maman représente la tendresse infinie, mais sévère… Votre père, lui, c’est la gâterie, c’est la faiblesse toujours si prête à pardonner… »

Et dans leurs prières, chaque matin, chaque soir : « Mon Dieu, conservez la santé à notre papa si bon… »

Si bon ! Si doux ! Si faible !

Et elles le revoyaient terrible, farouche… Et elles n’avaient pas reçu de lui encore un mot d’amour…

Enfin, il les appelle, d’une voix hésitante, comme honteuse :

– Claire !… Louise !… Venez !

– Père ! Père !

Elles s’élancent vers lui, se placent entre ses genoux. Déjà l’espoir d’une caresse a effacé toute terreur, a rendu le sourire à leurs lèvres, l’éclat à leurs yeux.

Mais il ne les caresse pas. Après la mère, ce sont elles qu’il va interroger…

– Dites-moi, mes enfants, vous avez dû vous ennuyer beaucoup pendant que je n’étais pas là ?… Est-ce que vous avez pensé à votre père ?…

– Oh ! oui, tous les jours, tous les jours…

– Oui, c’est vrai, nous nous sommes ennuyées après toi…

– Et ma mère nous disait tous les jours : « Prenez patience… Il reviendra bientôt… »

– Et mère disait aussi que, lorsque tu reviendrais, tu nous rapporterais toutes sortes de belles choses…

– Un singe ! Un singe ! Mère avait promis que tu nous rapporterais un singe !

Elles le couvrent de baisers rieurs… La mort existe si peu pour les enfants, au seuil de la vie… Elles lui font un double collier charmant de leurs petits bras…

Mais l’homme, c’est bien à cela qu’il songe ! Il songe à l’outrage, remâche sa jalousie et dévore son cœur.

– Cependant, vous n’étiez pas seules…

– Oh ! non, mère ne nous a jamais quittées…

– Il n’y avait pas que votre mère…

– Oui, la vieille Catherine, notre bonne, qui est toujours de mauvaise humeur…

– Et d’autres aussi, sans doute… des hommes ?…

Charlotte a compris. Elle jette une exclamation étouffée :

– Sacrilège ! Sacrilège !

Pendant que les enfants, innocentes de ces combats mortels, répondent :

– Oui, Langeraume et son ouvrier, les chaufourniers de la plâtrière, qui nous dénichaient des oiseaux et nous cueillaient des fleurs…

– Et il y en avait d’autres aussi, sans doute…

Il tremble, le malheureux, en disant cela.

– D’autres ?

Elles se regardent, étonnées, se consultent, ne savent plus, et disent :

– Non, père, il ne venait jamais personne…

– Personne pour vous dire quelques paroles de tendresse ? Personne pour tâcher d’acquérir votre amitié en vous faisant de gentils cadeaux ?

– Non, père, jamais, dit Louise.

– Non, jamais, jamais, dit Claire…

Et elles se précipitent dans les bras de Charlotte, de Charlotte dont le cœur est soulevé par des sanglots… Mais Charlotte les renvoie, doucement, tendrement, vers l’homme qui interroge et qui en a le droit.

– Parlez mes enfants… Répondez-lui sans crainte… Racontez-lui quelle a été votre vie depuis son départ… Dites-lui si vous aimez votre mère et si elle vous a entourées de soins et de tendresse… Dites-lui tout, mes enfants, et que je vous doive du moins la suprême félicité de l’avoir convaincu… qu’il tire sa foi de vos innocentes lèvres, puisqu’il n’a pas cru en celle qui lui avait donné sa vie… Allez, mes enfants, auprès de votre père… et répondez à tout ce qu’il vous demandera… C’est son droit de vous interroger…

Mais Georges Lamarche n’a plus sans doute à les questionner. Ou bien, peut-être qu’il n’ose plus, par pitié et par honte. Il relève lentement les yeux vers sa femme.

– Ainsi, tu ne veux pas me dire le nom de l’homme ?

Ses mains se crispèrent dans un désespoir morne ; ce fut tout.

Un silence.

Le vent venait de la vallée de l’Indre et parfois, passant sur les jardins et les îlots de Fénestrel, il apportait jusqu’à Maison-Bruyère les harmonies assourdies, lointaines comme en un rêve, des menuets et des gavottes jouées et dansées là-bas, au milieu des fleurs.

Et Lamarche tressaillit.

Car le vent n’apportait pas seulement jusque-là cette musique pleine de mélancolie, assez pareille, en son genre, à ces riches étoffes aux couleurs défraîchies qui n’ont jamais été si douces à l’œil que depuis leur vieillesse, mais aussi des rumeurs de voix, comme si des gens étaient encore amassés non loin.

Les groupes, dispersés par l’arrivée de Lamarche, tout à l’heure, s’étaient sans doute reformés plus loin… La curiosité les amenait… Ils voulaient voir…

Et parfois, de tout cela, s’élevait une rumeur :

– À mort, la Pocharde ! À mort, l’empoisonneuse !

Et ces clameurs, le vent les emportait avec les bruits de la nuit, avec les harmonies de la musique des temps passés… Le vent les apportait par les fenêtres ouvertes de Maison-Bruyère, jusqu’à Georges Lamarche… et jusqu’à Charlotte…

– À mort, l’empoisonneuse !

Il tressaille. C’est bien de Charlotte que l’on parle… de sa femme !… Ces cris de mort sont des cris d’accusation, des cris de vengeance…

Il n’ose plus penser… son âme s’emplit de folle terreur… un frisson violent le saisit, le secoue misérablement… Fait claquer ses dents…

Il se retourne vers sa femme… il désigne le berceau… Puis il prononce quelques mots… très bas… Il ne sait même pas ce qu’il a dit.

Mais Charlotte, pourtant, a entendu :

– De quoi le pauvre enfant est mort ?

– Oui. Tu as dû faire venir un médecin…

– Le docteur Renneville. Nous n’avons que lui dans le pays.

– Et qu’a-t-il dit ? Quels conseils a-t-il donnés ?

– Il a visité l’enfant tous les jours… et cependant il n’a pu le sauver…

– A-t-il nommé sa maladie ?

– Non…

– Et tu ne t’es pas informée ?

– Le docteur lui-même paraissait incertain…

– Et quels symptômes as-tu remarqués ?… Enfin, parle, renseigne-moi… Pourquoi as-tu l’air de fuir ces explications ?

– L’enfant a presque toujours été malade depuis sa naissance, avec des alternatives cependant de santé meilleure… Il avait, parfois, des suffocations… des asphyxies… desquelles j’ai eu bien de la peine à le rappeler… Et c’est tout. Il est bien difficile, même pour un médecin expérimenté, de savoir quelle est la maladie réelle d’un enfant aussi jeune que l’était ce pauvre petit…

Elle se tut.

De loin montèrent encore les rumeurs sinistres apportées par le vent.

Georges Lamarche essuya son front chargé de sueur… et, d’un pas qui chancelait, il sortit sur la terrasse.

Le soupçon, un instant né en lui de ces clameurs, était si infâme !

Il laissa le vent frais lui caresser et lui rafraîchir le visage et se promena pendant quelques minutes de long en large sur la terrasse. Il allait rentrer quand, au-dessous de lui, il entendit un bruit de pas dans le chemin creux et deux voix, calmes, qui causaient. La lune brille toujours dans le ciel pur. Lamarche se penche au-dessus de la balustrade. Ce sont deux hommes qui viennent de son côté. Et, bien que, depuis longtemps, il ne les ait pas vus, il les reconnaît cependant, tout de suite, sans hésiter : Le docteur Renneville et le comte Hubert du Thiellay.

Au même moment, en bas, un son clair et pur… vers l’Indre.

C’est l’église de Pont-de-Ruan qui sonne les deux quarts après neuf heures, pendant qu’un menuet s’achève dans les îlots de Fénestrel.

Renneville et le comte s’arrêtent. Ils échangent encore quelques mots à deux pas de Lamarche.

– Vous voici à Maison-Bruyère, mon cher docteur, disait le comte… Permettez-moi de vous quitter… Vous avez dépassé la zone dangereuse des grottes d’en bas… Dans quelques minutes, vous serez chez vous…

– Un coin de bois à traverser devant les ruines du prieuré de Relay, et je mets mes deux cent mille francs en sécurité.

Renneville avait dit cela en riant, sans que le moindre sentiment de frayeur fût accusé par ses paroles.

Les deux hommes se serrèrent les mains.

Le docteur continua paisiblement sa route en remontant vers Maison-Bruyère, pendant que le comte redescendait le coteau vers Fénestrel.

Le docteur devait passer forcément devant la grille.

Lamarche fit le tour et alla l’y attendre.

Au moment où Renneville passait, Lamarche se dressa devant lui. Et, d’une voix que l’émotion altérait profondément :

– Docteur, je suis Georges Lamarche…

– Le mari !… ne put s’empêcher de dire le docteur avec un geste de pitié.

– Oui, le mari de la Pocharde… Venez, je vous prie…

– Que voulez-vous de moi ?

– Vous amener auprès de… auprès de l’enfant mort…

– L’enfant n’a plus besoin de moi…

– Venez, docteur, venez, disait Lamarche avec une insistance fiévreuse.

Renneville n’hésita pas. Il poussa la grille et entra.

Dans la maison, Charlotte n’avait pas bougé de place. Debout, le dos appuyé contre le mur, la tête sur la poitrine, elle caressait distraitement des cheveux bruns, des cheveux blonds qui se pressaient contre ses mains. Mais, certes, sa pensée était loin… plongée dans un vide énorme, dans des ténèbres où elle avait la sensation d’être roulée à l’infini…

Elle ne prêta aucune attention à Renneville lorsqu’il entra.

Ce fut seulement lorsque son mari prit la parole, lorsque le docteur répondit, qu’elle sortit de sa torpeur.

– Monsieur, disait Lamarche, je suis revenu ici sans rien savoir de ce qui s’y est passé. Vous jugez de mon désespoir… Mais je ne demande et je n’attends la pitié de personne… Ce soir, j’ai entendu proférer contre cette maison des cris qui m’ont donné de l’horreur… Monsieur Renneville, vous avez soigné cet enfant… né d’un crime… De quoi est-il mort ?

Le docteur s’était approché du berceau et considérait attentivement le corps du petit. Mais cet examen, il l’avait fait dans la soirée déjà. Son opinion était arrêtée. Son visage était devenu singulièrement grave.

– Mon opinion, monsieur, la justice va la connaître dans quelques heures et je n’ai aucune raison de vous la cacher… Cet enfant, disiez-vous, est né d’un crime… Eh bien ! c’est un crime également qui l’a fait mourir…

– Empoisonné ?

– Oui…

– Non. Je ne puis parler… Ce n’est pas mon devoir… Du reste, qui accuserais-je ?… Le médecin peut montrer le crime, mais non le criminel… C’est à la justice qu’il appartient ensuite de découvrir et de frapper le coupable…

– Du moins, vous avez des soupçons…

Le médecin ne répondit pas.

– Une certitude, peut-être… Alors, votre devoir est d’accuser…

– Je n’ai pas de certitude… Je n’accuserai pas… Rien, dans ma lettre au procureur de la République, ne pourra servir de base à une enquête… contre un homme ou une femme, plus particulièrement désigné…

– Êtes-vous sûr, du moins, qu’il y a eu crime ?

– Je le crois… Cette mort n’est pas explicable autrement… Du reste, un médecin légiste sera nommé, car il faut que l’autopsie soit faite… L’inhumation n’aura pas lieu avant la première enquête des magistrats…

Charlotte avait entendu.

– Le poison ? dit-elle… Vous dites, vous osez prétendre que ce pauvre enfant est mort empoisonné ?

– Oui.

Elle haussa les épaules et eut une sorte de rire strident.

– Folie ! folie ! dit-elle… Jadis, vous avez eu à vous prononcer sur la maladie dont je souffrais, et vous n’y avez rien vu… Depuis, vous avez soigné mon fils… avec dévouement, soit… mais vous n’avez rien compris non plus à ses souffrances et vous l’avez laissé mourir… Aujourd’hui, parce que les symptômes de sa maladie vous échappent, vous trouvez plus commode de prétendre qu’il est mort empoisonné… Vous êtes fou… Oui, pour oser accuser ainsi, il faut être fou… Et il faut surtout ne point réfléchir… ne pas se dire que cet enfant ne pouvait avoir d’ennemis… Qui pouvait avoir intérêt à le voir partir ?… Et qui approchait de lui, si ce n’est moi, toute malade que je fusse moi-même ?… Personne ne l’a soigné, le pauvre petit, autre que moi… et personne ne lui a donné ses médicaments… Personne, autre que moi, ne les lui a préparés non plus… et qui donc, je vous le demande, serait venu et aurait commis un pareil crime ? Il faut être fou pour le prétendre, moi je vous le dis…

Elle avait parlé avec violence… avec une colère froide et ironique…

Elle en voulait à ce médecin qui avait partagé sur son compte l’opinion des autres !… Elle lui en voulait pour elle-même et pour l’enfant qu’il avait laissé s’éteindre misérablement.

Le médecin laissa peser sur elle un long regard. Mais il ne lui répondit rien.

Et Georges Lamarche se disait, presque malgré lui, poussé à tous ces raisonnements, à toutes ces déductions par une sorte de fatalité :

– Puisque personne n’approchait de l’enfant, en dehors d’elle… et puisque l’enfant est mort victime d’un attentat, c’est donc elle qui l’aurait commis ?

Horreur ! Horreur !…

Et il mit les deux mains sur ses yeux, pour ne plus rien voir… Car c’était là ce qu’il avait voulu dire, le médecin. C’était cela qu’elles disaient, les clameurs de la foule incomprises jusqu’à présent… Comme le docteur, elles criaient bien le crime. Mais, plus que lui, elles indiquaient le criminel !…

Renneville murmurait, en le regardant :

– Pauvre homme !… Si l’on m’apprenait dans la nuit qu’il est devenu fou, cela ne me surprendrait guère…

Il eut compassion :

– Venez, monsieur Lamarche, dit-il en voulait saisir le bras de Georges. Ne restez pas plus longtemps… Votre présence est inutile… Cela nous est une torture sans nom… Vous n’avez plus rien à faire ici… Je vous offre l’hospitalité chez moi…

Et à part lui, le docteur disait : « Chez moi, je pourrai veiller sur lui et protéger sa raison contre une débâcle… Tandis que s’il reste seul, diable ! diable !… »

En effet, les yeux de Georges avaient un éclat extraordinaire, qui était gênant à soutenir, qui faisait mal… Des secousses nerveuses ébranlaient tous ses membres.

– Merci, dit-il, merci, docteur…

– Vraiment, permettez-moi d’insister, dit Renneville avec bonté.

– Non, merci… Je vous sais gré, infiniment… Je reste… Je n’ai pas fini. J’ai encore quelque chose à terminer ici…

Le docteur avait presque scrupule de s’en aller. Mais il était tard ; l’église de Pont-de-Ruan venait de sonner le troisième quart avant dix heures. Et comme il l’avait dit au comte du Thiellay, il était vieux, son oreiller le réclamait. Il salua :

– Adieu, monsieur !

Devant Charlotte, son regard redevint froid et méprisant, et c’est à peine s’il inclina la tête. On le vit passer lentement devant les fenêtres, dans les deux cônes de lumière vacillante projetés là par les cierges bénits.

En même temps, une clameur s’élevait au bas de la côte, longue, lugubre, comme pour saluer son départ :

– À mort, l’empoisonneuse !

Elle l’entendit, le cri funèbre de vengeance injuste, la pauvre femme, et la lumière se fit dans son esprit.

– Ah ! oui ! Ah ! oui ! dit-elle, tout à coup, éperdue, affolée.

Et c’est elle qui saisit le bras de son mari, qui l’entraîne vers la fenêtre, qui lui montre le vide, les ténèbres de la campagne.

– C’est à moi, n’est-ce pas, c’est à moi qu’ils en veulent ?

– Oui.

– C’est moi qu’ils accusent ?

– Oui !…

– Ah ! c’est horrible ! c’est horrible !

Elle recule jusque dans le fond de la chambre, rencontre le berceau, s’y retient, s’y appuie, de ses deux mains tremblantes…

– Moi ? moi ? moi ?… dit-elle. Ah ! les malheureux !… Et lui, lui devrait me défendre… Il croit comme les autres, il croit !…

Elle se penche sur la petite figure inerte d’une blancheur de cire, si grave et si imposante, et l’embrasse sur le front.

– Tu entends, pauvre petit, tu entends ?… C’est moi qu’ils accusent, moi qui, en dépit de tout, t’aimais parce que j’étais ta mère !…

Puis, devant cet homme si profondément atteint et que guette la folie, elle sent sa colère, son désespoir tomber… C’est une immense pitié, au contraire.

– Ah ! Georges, je te plains de tout mon cœur, car tu es plus malheureux que moi !

Et ce mot si vrai, si humain, ne touche pas le pauvre homme. Il ne l’entend pas. À présent, il n’a plus qu’une envie, qu’un désir… S’en aller, s’enfuir loin de la maison maudite… s’enfuir le plus loin qu’il pourra… autant que ses forces lui permettront de fuir, ainsi que Jean Berthelin le lui avait conseillé… Il regrette de n’avoir pas suivi le docteur. Mais il ne veut pas s’enfuir seul… Les deux enfants, Claire et Louise, il les emmènera avec lui… Il ne veut pas qu’elles vivent avec une telle mère, plus longtemps, sous la malédiction qui pèse sur elle… La réprobation qui enveloppe la mère, il ne veut pas qu’elles en soient atteintes… La mère n’existe plus… Il veut reprendre ses enfants… Il effacera le nom exécré de leur jeune mémoire… Elles oublieront…

Charlotte regarde son mari, terrifiée par son silence. À quoi rêve-t-il ? Que prépare-t-il ainsi, les yeux fixés sur le sol, le dos voûté par ces catastrophes, la respiration oppressée ?…

Il appelle, d’une voix incertaine :

– Louise ! Claire !

Elles obéissent, mais elles ont peur et consultent leur mère. La mère leur fait signe d’obéir…

– Claire et Louise, venez… vous allez me suivre…

– Et où veux-tu nous conduire, père ?

– Je ne sais… Je veux, avant tout, que vous ne restiez pas ici plus longtemps…

– Maman vient avec nous ?…

– Non…

– Pourquoi ?

– Parce que votre mère doit rester ici… pour y attendre ceux qui, demain, sans doute, viendront l’interroger…

– Nous ne quitterons pas maman, qui est si bonne… Si maman vient avec nous, nous irons avec toi…

La mère, blême, sans vie, s’approche et bégaie :

– Tu me les prends ? Tu me les enlèves ?

Ils se regardent, longuement, très près l’un de l’autre, les yeux dans les yeux, dans un silence lourd, un silence de mort…

– Bien vrai ?… Tu me les voles ?

– Oui.

Elle dit très doucement, dans une plainte infinie :

– Mon Dieu ! mon Dieu !

Et elle s’écroule, inanimée, aux pieds de Georges.

Lui, fou, enlève les fillettes dans ses bras, malgré leurs cris, et les emporte devant lui, dans les ténèbres, loin de là, sans savoir où, et ainsi que Charlotte l’avait dit, comme un voleur…

L’évanouissement de Charlotte ne dure que quelques minutes, et cependant, lorsqu’elle revient à elle et qu’elle se souvient, il lui semble que des heures ont passé, et des nuits et des jours, depuis que son mari n’est plus là.

Elle se relève péniblement. Plus rien autour d’elle… plus d’enfants… plus de sourires et plus de joies… plus rien que la mort… et une menace du lendemain, effroyable…

Elle a un moment de folie, de folie véritable… Elle vient à ce berceau, regarde l’enfant, l’embrasse sur le front.

– Dors, petit, dors ! dit-elle.

Elle le berce… Son cerveau se vide… Elle ne sait plus ni ce qu’elle fait… ni ce qu’elle dit… Une minute, tout devient chaos dans sa tête… Tout se mêle : le retour de Georges, les accusations infâmes, la fin de l’enfant, et les rumeurs d’en bas, de la foule qui vocifère contre elle… La Pocharde !… L’empoisonneuse !… Tout cela danse en elle en un tourbillon vertigineux… dans lequel passent deux visages connus, Jean Berthelin, Mathis…

Et, parce qu’elle berce l’enfant, une chanson vient à ses lèvres.

Elle ne sait plus ce qu’elle chante, ni pourquoi elle chante, à côté de cet enfant qui est dans l’éternel repos.

Et ce qui lui revient à la mémoire et qu’elle dit sans comprendre, c’est la chanson de Jean Berthelin :

Moi, le vin seul me met en veine

Lorsque j’en bois avec ardeur…

Elle s’arrête, regarde autour d’elle ; qui donc a chanté, a profané cette chambre par une chanson de cabaret ? Elle revient à elle tout à fait. Alors elle a un grand cri :

– Mes enfants ! Claire ! Louise !

Mais elles sont loin… Il les lui a volées… Où les emmène-t-il ? Et le souvenir du médecin repasse dans son esprit.

– Tout le mal vient de cet homme… Et c’est lui qui m’accuse !… Et il va répandre partout le bruit que je suis une empoisonneuse !… Ah ! maudit ! maudit !… Et voilà pourquoi l’on m’enlève mes enfants !… Mes enfants !…

Elle sort soudain de la maison… Et la voilà, vaguant dans les ténèbres, les bras tendus en avant… trébuchant… s’en allant au hasard et clamant par les champs et les bois…

– Mes enfants ! mes enfants !…

L’église de Pont-de-Ruan sonna dix heures…