VII
 
LA JUSTICE DANS L’INCONNU
 

Langeraume était resté dans la plâtrière, auprès du docteur mort.

Berthelin avait répandu la nouvelle dans le pays et avait averti les autorités. Il n’était pas encore de retour. Les heures avaient passé. Des dépêches avaient été envoyées et l’on attendait les magistrats par le premier train de la matinée.

Des gens étaient montés jusqu’aux coteaux de Maison-Bruyère, Langeraume, en ancien soldat, fidèle à la consigne que lui avait donnée Berthelin, défendait à ces curieux de descendre au fond de la plâtrière et répondait laconiquement aux questions que d’en haut on lui adressait.

Il fit une exception, en faveur de M. du Thiellay.

Le comte descendit jusqu’auprès de lui, s’approcha de Renneville étendu.

Langeraume s’écarta respectueusement, après avoir ôté sa casquette.

Le comte considéra longtemps le cadavre, très grave, très ému, puis il fit le signe de croix après avoir récité mentalement une prière.

Il se baissa, s’agenouilla et examina le corps.

Au cou, des traces de strangulation : le crime était évident.

Il vint à Langeraume et, d’une voix basse, très émue, assourdie par son trouble :

– Comment l’avez-vous découvert ?… Dites-moi ce que vous savez…

– Je ne sais rien. En arrivant à mes fours, je l’ai vu étendu là, déjà raide. Pour sûr, le crime avait été commis depuis des heures… hier au soir probablement…

– M. Berthelin aura prévenu un médecin, sans doute ?

– Oui !… probable… le docteur Marignan, peut-être…

Les deux hommes se turent ; le comte réfléchissait, la première émotion passée. Ce que voyant, Langeraume, en prévision que la justice, pendant les jours suivants, aurait à l’entendre, et sans doute le dérangerait de son travail, se mit en devoir d’éteindre ses deux fours. Il cria en haut de la plâtrière, aux gens qui regardaient :

– Ne vous mettez pas contre le vent et ne vous penchez pas au-dessus des fours, ça pourrait vous incommoder… à cause de l’oxyde de carbone…

Ils refluèrent de l’autre côté, mais sans s’éloigner.

Une grande animation régnait parmi tout ce monde. On parlait avec une extrême vivacité, à voix basse pourtant, par respect pour le mort. Mais le comte distinguait quand même certains mots et surtout le nom de la Pocharde qui revenait plus souvent que les autres.

Parfois, des poings se tendaient vers la maison toute proche, appuyée contre la plâtrière et dont on n’apercevait que les cheminées et le toit.

Mathis arriva, se mêla à la foule.

Le comte du Thiellay ne fit pas attention à lui, absorbé, debout, au fond.

Mathis vint jusqu’à l’extrême bord du trou et l’observa, attentif.

Ces deux hommes étaient aussi pâles l’un que l’autre.

« Quel courage il lui faut ! » pensait Mathis.

Et devant la figure contractée, convulsée, de Renneville, il frissonna, comme s’il s’était senti complice de ce meurtre…

Ce qu’il voyait en cet instant, au fond de ce trou, c’était le spectacle qu’il avait eu pendant la nuit sous les yeux : Renneville étendu aux pieds du comte du Thiellay !

Et lui, Mathis, était vraiment complice, vraiment coupable puisqu’il n’avait pas secouru le vieillard et que, devant le crime, il était resté impassible, inerte, lâche !

Des clameurs se soulevèrent plus fortes, autour de lui.

Et Mathis vit à sa gauche, à sa droite, des bras tendus vers Maison-Bruyère.

– C’est elle ! c’est elle ! c’est la Pocharde !

Alors, il eut, pour la seconde fois, un long frisson d’horreur… Il était venu là pour observer le comte… pour que rien ne lui échappât de ces premiers détails, toujours si graves, de l’enquête qui commence… Mais il avait un moment de faiblesse… Il eut peur… Il s’éloigna… alla chercher un refuge derrière la foule… et là, il se remit un peu…

À cet instant-là, du reste, les magistrats arrivèrent…

Ils avaient laissé, en bas, sur la route d’Azay, la voiture qui les avait amenés de la gare, et ils montaient à pied le coteau : le juge d’instruction Barillier et le procureur de la République Coudercy, du parquet de Tours ; ils avaient amené avec eux un médecin de Tours, le docteur Marignan.

Quand ils furent en haut, près de la plâtrière, les deux magistrats eurent un geste d’impatience et de contrariété à la vue de tout ce monde.

Les curieux comprirent et s’éloignèrent d’une centaine de pas.

Le comte du Thiellay était trop connu d’eux pour qu’ils songeassent à prendre envers lui les mêmes précautions.

Le docteur Marignan examina le corps, pendant que les magistrats, déjà renseignés par quelques mots de Jean Berthelin, interrogeaient Langeraume.

Le plâtrier ne put que renouveler la déposition qu’il avait faite au comte du Thiellay. Il ne savait rien. Son rôle se bornait à avoir découvert le cadavre.

M. Marignan se livrait pendant ce temps-là à son examen sommaire.

Le désordre des vêtements, souillés de boue, attestait que le vieillard n’avait pas voulu mourir sans se défendre énergiquement.

Quant au genre de mort, il éclatait de toute évidence : le cou strié de traces sanguinolentes, le visage tuméfié et les yeux hors de l’orbite prouvaient la strangulation.

– Cela saute aux yeux, murmura Marignan, et ce n’est pas encore cette affaire-là qui attirera sur moi l’attention publique et me mettra en lumière.

Car tel était son rêve, au médecin du Parquet. Jeune, pauvre, établi seulement depuis quelques années à Tours, il s’y formait difficilement la clientèle riche et aristocratique à laquelle il aspirait.

Le docteur, presque aussitôt après son arrivée, s’était marié à une jeune fille très belle, Jeanne Duverget, ambitieuse aussi, mais frivole et tête sans cervelle.

Une catastrophe était tombée sur ce mariage, car la dot de Jeanne, c’est-à-dire trois cent mille francs, avait été engloutie avec la fortune paternelle tout entière dans un krach financier au lendemain même de la cérémonie à l’église. Le père Duverget, qui était banquier, se tira un coup de revolver au cœur. Mme Duverget mourut de chagrin. Les épaves, ramassées çà et là, de toute cette fortune purent à peine désintéresser les créanciers.

Marignan, qui avait fait à Paris des études ordinaires, avait passé des examens dont il était sorti sans éclat. Son intelligence était moyenne, son travail à peu près nul. Mais il était de son temps et il savait que là ou le talent ne réussit pas, l’intrigue d’une existence savamment menée devient presque toujours triomphante.

Homme du monde, élégant, causeur, froid et méthodique sous les apparences de l’abandon, il était au fond âpre à la curée et prêt à tout pour parvenir.

Un beau crime ! Une cause retentissante ! Ah ! comme il la souhaitait de tous ses vœux !

La malchance le poursuivait pourtant, et toutes les causes pour lesquelles le Parquet l’avait requis s’étaient présentées si simples et si claires que son nom avait été à peine prononcé au cours des débats.

Tel était l’état d’esprit qui lui avait arraché l’exclamation de tout à l’heure. Il était évident que ce n’était pas le meurtre du docteur Renneville qui devait donner lieu à des discussions passionnées.

Il se releva donc avec un mouvement de mauvaise humeur.

– Eh bien ! monsieur Marignan ? demanda le juge.

En deux mots, le médecin mit les magistrats au courant de ses observations. Il ajouta toutefois un détail qui attira l’attention de M. Barillier :

– La poche intérieure du pardessus a été déchirée et presque toute la doublure a disparu… Avez-vous fait cette remarque, monsieur Barillier ?

Le juge l’avait faite, au premier coup d’œil.

Mais comme le docteur Marignan s’était exprimé à haute voix, M. du Thiellay entendit, fut frappé de ce détail et s’approcha.

– Voulez-vous me permettre de vous éclairer sur un point particulier qui, sans doute, vous paraîtra de quelque importance ?

– Certes… parlez, parlez, monsieur…

– J’ai vu le docteur Renneville hier au soir… il est venu à Fénestrel autant pour régler une affaire que nous avions conclue ensemble que pour assister à la fête que je donnais au château… Il a quitté cette fête de très bonne heure…

– Pouvez-vous préciser ?

– À neuf heures.

– Ensuite ?

– Je l’ai accompagné jusqu’à quelques pas d’ici, devant Maison-Bruyère…

Le juge interrogea Marignan :

– À quelle heure de la nuit remonte le meurtre ?

– M. Renneville a été étranglé hier, entre neuf et onze heures, pas plus tard, je l’affirme, dit Marignan d’un ton d’indifférence.

– Quelques instants peut-être après que vous l’avez quitté, monsieur…

– Oui, dit le comte. Il a refusé de se laisser accompagner jusqu’au bout… Et cependant j’aurais dû, oui, j’aurais dû… C’était mon devoir… et ce sera le regret de toute ma vie, car M. Renneville emportait dans son portefeuille deux cent mille francs en billets de banque que je lui avais remis de la main à la main dans le courant de la soirée.

M. Barillier et le procureur échangèrent un coup d’œil surpris. Marignan, même, parut intéressé. Deux cent mille francs !… Il était évident que cette somme avait été volée…

– Un autre détail, ajouta M. du Thiellay… Renneville était homme de précaution et je l’ai vu mettre son portefeuille dans la poche intérieure du pardessus et, pour l’empêcher de glisser, attacher et fermer la poche avec une épingle – une épingle de nourrice… Le meurtrier aura tâté le portefeuille et sans se donner la peine de faire sauter l’épingle, il aura arraché la doublure…

– Cela me semble, en effet, très probable… Quelqu’un savait-il donc que vous aviez remis à Renneville une aussi forte somme ?…

Le comte ne répondit pas tout de suite. Il paraissait, chose bizarre, violemment ému.

En haut, les paysans s’étaient rapprochés peu à peu et parmi eux Mathis.

Celui-ci avait entendu le détail donné par Hubert du Thiellay. Et sur le visage du comte il suivait ardemment cette émotion. Le juge, devant ce silence, répéta sa question sous une autre forme.

– Lorsque vous avez versé à Renneville ces deux cents billets de mille francs, y avait-il un tiers entre vous ?… Le notaire, par exemple ? ou un homme d’affaires ? votre régisseur ? quelqu’un de vos gens ?

– Nous étions seuls dans mon cabinet, Renneville et moi !

– Vous en avez parlé sans doute à des amis ?… Ces amis l’auront répété… Des mots seront tombés aux oreilles d’un misérable… le crime était facile à commettre… la nuit, un pays désert… un vieillard sans défiance…

– Je n’en ai parlé à personne.

– Vous en êtes bien sûr, monsieur du Thiellay ? insista le juge.

– À personne !

Le comte alla se rasseoir sur la roche et resta comme anéanti. Il passa lentement la main sur son front où naissait un peu de sueur. Il ferma les yeux, sans doute pour réfléchir.

Et Mathis, en haut, penché, attentif, murmura :

– Il a peur…

Il ne se trompait pas ; Hubert avait peur…

Langeraume finissait d’éteindre ses deux fours.

Il y eut, en haut, sur le rebord de la plâtrière, un grand remue-ménage tout à coup. Malgré les recommandations du chaufournier, des paysans, surtout des gamins, qui ne se rendaient pas compte du danger, s’étaient rapprochés autant qu’ils avaient pu et essayaient, la tête penchée au-dessus des fours, de saisir au vol quelque chose du drame qui se nouait en bas.

L’un d’eux, soudain, leva les bras en gesticulant, poussa des cris inarticulés, en portant la main à son cou. Il voulut se tenir debout, mais chancela et tomba, presque asphyxié, avec des vomissements violents.

C’était un garçon d’une quinzaine d’années nommé Lornau, robuste et bien portant, domestique à la ferme voisine.

Tout le monde se précipita à son secours, sans savoir ce qu’il avait.

Le garçon râlait :

– À moi ! À moi ! J’étouffe… Je meurs… Je ne vois plus…

Il resta évanoui.

Le docteur Marignan grimpa en toute hâte et lui prodigua des soins.

Au bout d’un quart d’heure, Lornau revenait à la vie, mais il était si faible qu’il fallut deux camarades pour le reconduire à la ferme. Chacun d’eux le prit par un bras, comme font les gardiens de la paix avec les ivrognes qu’ils emmènent au poste. Lornau avait bien l’air ivre, en effet.

Ses camarades le plaisantaient :

– T’as pinté, pour sûr, Lornau, t’as pinté.

– Je n’ai rien bu qu’un verre de cidre, ce matin.

Ils se mirent à rire.

À la ferme, il tomba comme une masse. Il s’endormit. On eût dit qu’il était mort. Alors, on ne s’occupa plus de lui.

Langeraume, en bas, n’avait pas vu ce qui venait de se passer au-dessus de sa tête.

À présent, les deux fours venaient de s’éteindre. Ils ne pouvaient plus être malfaisants pour personne.

Mais il entendit Marignan qui disait en descendant :

– Un ivrogne… Ce n’était pas la peine de me déranger…

Il s’approcha de M. Barillier poliment, en ôtant sa casquette :

– Vous n’avez plus besoin de moi ?

– Non, Langeraume.

– Alors, au revoir. Je m’en retourne à Saché, du côté de la soupe.

En passant devant le cadavre, il lui jeta un dernier coup d’œil en se signant. Et il allait poursuivre son chemin, quand il s’arrêta, frappé par une idée subite.

Il se pencha sur le corps et examina les vêtements avec attention.

– Qu’y a-t-il ? demanda M. Coudercy en venant vers le chaufournier.

– Il y a, monsieur le procureur, que c’est drôle, et puis v’là tout…

– Et qu’est-ce que vous trouvez de drôle ?

– Ça, tenez… regardez-moi ça !

Il montrait les vêtements maculés de boue. Le magistrat ne comprenait pas…

Langeraume appuya, avec un peu de commisération pour la simplicité de M. Coudercy :

– Vous ne voyez pas que cette boue-là ne vient pas d’ici… Par ici, à plus de cent mètres à la ronde, il n’y a que du plâtre ou de la terre crayeuse… tandis que voilà un pantalon et un pardessus qui sont jaunes de terre glaise… C’est clair comme le jour en plein midi… Pour lors, ça n’est pas dans la plâtrière que M. Renneville a été tué… mais probablement du côté de l’ancienne route royale, vers le prieuré.

Et comme s’il n’avait dit là qu’une chose très simple, il salua derechef.

– Bonjour, la compagnie. La soupe est sur la table. La bourgeoise va gronder…

Les deux magistrats et le médecin commentaient à voix basse le renseignement si grave, dû à la perspicacité du chaufournier.

Langeraume avait parlé haut, du reste, et tout le monde avait entendu.

Le vieux ne se trompait pas ; c’était bien là-bas, Mathis le savait mieux que personne, que le crime s’était commis.

Il sembla à Mathis que le trouble du comte augmentait.

– Ah ! ah ! l’enquête était loin de lui… maintenant elle se rapproche.

Au même instant, un autre incident inattendu se produisait.

Patairnel et Musard, les deux vieux gardes de Berthelin, venaient de se mêler là-haut à la foule des paysans. Ils se faisaient raconter les détails.

Après quoi, et lorsqu’ils connurent l’appréciation de Langeraume, ils s’approchèrent du bord et, respectueusement, ôtant leur cape, saluèrent les magistrats et le comte du Thiellay.

– Pardon, excuse… dit Patairnel.

– Qu’y a-t-il, garde ?

– Nous aurions peut-être quelque chose à dire…

– Descendez.

Ils obéirent et dégringolèrent au fond.

Après quoi, ayant salué derechef, Patairnel reprit la parole :

– Ce matin, de bonne heure, comme toujours, nous revenions de tournée sans plus de chance que d’habitude… Il faut vous dire, monsieur le juge, que nous sommes très malheureux…

– Ce n’est pas pour me raconter vos malheurs que vous avez demandé à me parler ? fit le juge avec ironie.

– Non, mais, à l’occasion, ça sort comme d’un verre trop plein…

– Quels renseignements nous apportez-vous ?

– Hier au soir, nous avions remarqué une bordée de collets en bordure de la Taille-aux-Chênes… Alors, je dis à Musard : « Demain, nous le pincerons peut-être… »

– Au fait, garde, venez au fait, dit M. Barillier qui s’impatientait.

Mais Patairnel, tranquillement, comme s’il n’avait pas entendu :

– On surveillait tout de même les tendues, parce que c’était notre devoir, mais sans conviction. Vous comprenez, il ne fallait pas que M. Berthelin s’en aperçût. Il nous aurait remerciés. Il ne badine pas avec les bracos, le maître. Même, il nous donne vingt francs de prime par procès-verbal, et quant au brigand qui nous échappe, au fantôme qui nous vole notre gibier, M. Berthelin nous a dit : « Je vous donne encore un an pour le prendre. Si, dans un an, jour pour jour… »

– Voyons, garde… oui ou non, voulez-vous parler ?

– Je parle, monsieur le juge, dit le vieux, imperturbable… Donc, M. Berthelin nous a dit : « Si dans un an, jour pour jour, vous ne me l’amenez pas, je vous renvoie comme ne faisant pas votre service… Mais si dans un an, jour pour jour, vous me l’amenez, je vous donne une prime de mille francs… » Mille francs ! monsieur le juge, plus d’une année de gages… Et l’année va échoir dans quelques jours…

M. Barillier, à bout de patience, lui tourna le dos. Là-haut, la foule, amusée, se mit à fredonner en sourdine :

Tout d’même ils n’sont pas malins,

Les gard’s à Jean Berthelin.

Le vieux, rageur, montra le poing. Musard tâcha de le calmer. Alors, Patairnel courut au juge qui s’éloignait :

– Tout cela, c’était pour vous dire que voilà ce que nous avons trouvé sur la route royale, en revenant de tournée… Et bredouille, notre tournée… Pas plus de braconnier que dans ma main… Par extraordinaire, il n’est pas revenu relever ses collets… Faut croire que quelque chose l’aura dérangé, car c’est la première fois que ça lui arrive…

En parlant, il avait tendu à M. Barillier un morceau d’étoffe.

Au premier coup d’œil, le juge reconnut la doublure satinée du pardessus de M. Renneville.

L’épingle de nourrice avec laquelle le docteur avait fermé la poche – détail révélé par le comte du Thiellay – y était encore attachée.

Le portefeuille avait été volé. Cela ne faisait pas de doute.

Lorsque le juge exprima cette opinion à haute voix, le comte parut s’affaisser encore plus sur lui-même, et sa figure, d’ordinaire haute en couleur, prit une teinte terreuse.

– Est-ce tout ce que vous savez ? interrogea le juge.

Patairnel ne répondit pas tout de suite. D’un coup d’œil rapide, il sembla prendre conseil de son collègue. Mais l’œil de Musard ne parla pas, ne donna aucun conseil. Alors Patairnel, sembla perplexe. Il gratta ses cheveux gris.

– Pardon, excuse, je voudrais vous demander quelque chose…

– Dites…

– À quelle heure croit-on que le crime s’est commis ?…

– Entre neuf heures et onze heures, affirma M. Marignan.

– Et nous avons trouvé l’étoffe sur la route royale, en face de la chapelle du prieuré de Relay ; c’est donc là que le meurtre s’est accompli… Donc…

Mais le vieux s’arrêta, comme interdit.

Musard venait de lui marcher vigoureusement sur le pied.

– Parlez, garde… Si vous avez à nous donner un renseignement, qu’attendez-vous ?

Patairnel releva lentement les yeux vers les groupes de paysans, en haut de la plâtrière… Son regard s’arrêta un moment sur Mathis… une seconde seulement… puis redescendit, rencontra les yeux du comte du Thiellay fixés sur lui avec une sorte d’angoisse… de terreur…

– Pour des renseignements, dit-il, je n’en ai pas, voilà tout.

Mais M. Barillier avait deviné que quelque drame se passait au fond de ce cœur simple, au fond de cette honnête et droite nature. Il insista.

– Non, monsieur le juge, nous ne savons rien, ni Musard ni moi, dit le vieux garde avec simplicité… Si nous avions sur le meurtre quelque chose de précis à vous raconter, je vous jure bien que nous n’hésiterions pas.

Ses petits yeux rusés, bridés, se tournèrent alors vers M. du Thiellay. Le comte, abattu si profondément tout à l’heure, semblait reprendre un peu d’assurance, un peu de courage.

– Seulement, ajouta Patairnel, ce que je voulais dire, c’est que, si quelqu’un avait été caché dans la chapelle du prieuré, à Relay, à l’instant du crime, sûrement celui-là aurait été aux premières loges pour ne rien perdre de ce qui se passait.

Il avait dit cela en aparté, murmuré à lui-même.

Le juge prit cela comme une boutade du vieux raisonneur.

Patairnel avait parlé bas.

Mathis, là-haut, n’avait rien pu entendre.

Du reste, l’attention des magistrats fut attirée en ce moment par des rumeurs de toute la foule en révolte :

– La voilà ! la voilà ! C’est elle ! À mort ! à mort !

Les cris de la foule, la montée dans le chemin creux des paysans curieux d’apprendre, avait fait échapper Charlotte à son désespoir, à son anéantissement…

Elle venait de sortir de Maison-Bruyère. Elle avait fait quelques pas hors de la grille. Et tout à coup elle était apparue, pâle, frêle, étonnée de tout ce monde réuni derrière sa maison. Elle n’y resta pas longtemps.

Bien qu’elle fût séparée de tous ces poings tendus par la largeur de la plâtrière, il lui sembla que chacun d’eux lui portait une blessure qu’elle recevait sur son cœur, sur son cerveau…

Elle étendit les mains, elle aussi, pour se protéger. Et lentement, lentement, elle recula, poursuivie par les fureurs aveugles.

Ce fut ainsi comme une apparition, quelque chose de surnaturel, et les deux magistrats, témoins de cette réprobation sous laquelle se mourait cette pauvre femme, se rapprochèrent et causèrent à voix basse, vivement, le visage tourné vers le côté de la plâtrière contre lequel étaient collés les fours de Langeraume, par-dessus lesquels on apercevait le haut des cheminées de Maison-Bruyère.

– C’est elle, c’est Charlotte Lamarche…

– La Pocharde, oui…

Et comme pour prouver aux magistrats qu’ils ne se trompaient pas, des gamins vicieux lancèrent des pierres sur le toit de la maison, en criant :

– À bas ! à bas la Pocharde !

Le docteur Renneville, en causant à Fénestrel avec le comte du Thiellay, avait déclaré que les symptômes étranges reconnus dans la maladie et la mort du petit Henri lui faisaient un devoir d’avertir la justice de ce qu’il avait remarqué. La maladie de l’enfant, de même que sa mort, ne lui avaient point paru naturelles ; des soupçons lui étaient venus que la fin de l’agonie avait été hâtée par un crime, alors que la maladie elle-même avait été provoquée par un autre crime. En un mot, le docteur Renneville, l’esprit prévenu par tous les mauvais bruits qui couraient sur le compte de Charlotte et faisaient d’elle une réprouvée, croyait à un empoisonnement de l’enfant par la mère. Et comme l’enfant, sans doute, ne mourait pas assez vite à son gré, Charlotte l’avait étouffé dans l’épouvante que lui causait le retour de son mari, s’imaginant peut-être, au milieu du désordre et de l’extravagance de son esprit, qu’elle cacherait mieux la faute commise quand la preuve de la faute ne serait plus là pour l’accuser.

La mort surprit le docteur avant qu’il eût envoyé sa lettre à Tours. Mais sa lettre était inutile… Depuis quelque temps déjà, le Parquet était très ému par les dénonciations anonymes qui lui arrivaient de tout le pays contre Charlotte Lamarche. Il y avait un concert si unanime, les accusations portées contre la malheureuse étaient si précises, appuyées de tels faits, de dates, emplies de si étranges exaspérations, que M. Barillier et M. Coudercy avaient fini par se résoudre à une enquête. La lettre du docteur Renneville eût enlevé leurs dernières hésitations. Mais, à la place de cette lettre – et l’on verra tout à l’heure que Renneville, bien qu’il fût mort, devait jouer son rôle dans les prodromes de ce procès – les deux magistrats se voyaient tout à coup les témoins de la révolte suscitée dans toutes les consciences par la conduite de Charlotte.

La veille même, des lettres leur étaient parvenues, criant, toutes : « La Pocharde a tué son enfant ! »

Alors, ils s’étaient résolus à agir. Et voilà qu’ils entendaient une seconde accusation, non moins grave :

– La Pocharde a assassiné le docteur Renneville !

Ils se communiquaient ces réflexions en se parlant à voix basse, lorsque tout à coup, il y eut une poussée, sur les bords de la plâtrière, parmi la foule. Deux ou trois paysans dégringolèrent jusqu’auprès des magistrats, se relevèrent, mais au lieu de s’excuser ou de remonter, ils ôtèrent leurs casquettes et demandèrent à être entendus en déposition.

Ces dépositions se résumèrent ainsi :

– Hier au soir, entre Maison-Bruyère et le prieuré de Relay, nous avons rencontré le docteur Renneville. Il sortait de Maison-Bruyère, nous a-t-il dit, et il avait assisté là à une scène navrante entre M. Lamarche et sa femme. Nous avons causé cinq minutes et le docteur a continué son chemin… Nous autres, nous prenions à travers champs pour raccourcir la route, quand nous avons vu la Pocharde qui courait droit devant elle, pareille à une folle, comme elle fait toujours quand elle est ivre – sauf votre respect, monsieur le juge. Elle ne nous a pas vus… Elle est passée à côté de nous et nous l’avons entendue très bien qui disait : « Le docteur va dire partout que j’ai empoisonné mon enfant… Je ne veux pas… Je ne veux pas !… » Elle a disparu ensuite, dans la nuit… et nous l’avons perdue de vue, à cause des arbres, mais nous avons remarqué cependant qu’elle prenait la direction du prieuré… Par conséquent, elle a dû rencontrer l’ancienne route royale… et au train où elle courait, elle n’a pas dû être longtemps sans rattraper le docteur…

Et les paysans ajoutèrent :

– Voilà ce que nous avons vu. Et nous avons cru que c’était notre devoir de venir vous le raconter.

Si vague qu’elle fût, cette déposition semblait cependant préciser un point resté obscur.

Pourquoi la Pocharde eût-elle tué Renneville ?

Les paysans paraissaient dire :

– Elle a empoisonné son enfant. Le docteur, seul, le savait. C’était par le docteur que pouvait venir le châtiment… Dans la folie de son cerveau détraqué, qui sait si elle n’a pas eu la pensée de tuer le docteur, afin de détruire du même coup l’accusation ?…

Rapidement, toujours à voix basse, les deux magistrats s’entretenaient.

– La déposition de ces gens prouve que le chaufournier Langeraume avait raison en prétendant que le meurtre a dû se commettre loin d’ici…

– Cette femme a-t-elle eu la force de traîner le cadavre jusqu’à la plâtrière ?

– Cela me semble impossible…

– Il est vrai qu’en un moment de terreur, de folie, d’exaspération, les êtres les plus faibles sont capables d’efforts énormes…

– Oui, nous en connaissons des exemples.

– Nous devons voir cette femme et l’interroger.

– Oui, dit M. Barillier d’une voix résolue, nous le devons ! Mais auparavant…

Il fit signe à deux gendarmes qui venaient d’arriver, dans l’intervalle, et s’étaient mis à sa disposition. Il leur montra Maison-Bruyère.

– Vous ne quitterez pas de vue cette maison et vous empêcherez Mme Lamarche de s’éloigner, sous n’importe quel prétexte, tant que nous ne serons pas de retour… Vous m’en répondez.

– Soyez tranquille, monsieur le juge. Nous ne bougerons pas d’ici.

– Priez un fermier voisin de m’envoyer sa voiture. Nous allons faire transporter le corps du docteur à son domicile…

Et bas, à M. Coudercy :

– Nous l’accompagnerons, si vous le voulez bien. Peut-être trouverons-nous chez le docteur quelque indice qui nous mettra sur la trace…

Un quart d’heure après, le triste cortège descendait le coteau.

Le comte du Thiellay ne le suivit pas. Il reprit le chemin de Fénestrel.

Et de loin, n’osant le rejoindre, Mathis le suivait.

La maison du docteur Renneville était située en dehors du village. On y fut bientôt. Le docteur était veuf, n’avait point d’enfants. Il habitait avec un cocher et une cuisinière. Ceux-ci, interrogés, ne purent que se répandre en lamentations et ne donnèrent à la justice aucun renseignement.

La cuisinière introduisit le juge d’instruction et le procureur de la République dans le cabinet de travail de Renneville.

Et là, au bout de quelques minutes de recherches, ils trouvèrent quelques feuilles éparses, couvertes d’une écriture serrée, froide, solide – l’écriture du docteur – et en tête de ces feuilles, sur la première, Renneville avait écrit en grosses lettres :

À monsieur le juge d’instruction

Parquet de Tours

En dessous, en écriture plus petite :

« Observations soumises au Parquet sur la maladie et la mort mystérieuse de Henri Lamarche, fils adultérin de Charlotte Lamarche, dite « la Pocharde »…

Les deux magistrats se regardèrent, un peu émus malgré tout. Ils continuèrent à lire :

« Après de longues hésitations, après mûres réflexions, je considère de mon devoir de livrer à l’appréciation suprême de la justice les faits suivants, desquels je ne puis donner une explication catégorique.

« Dans le courant de l’été dernier, le 15 juillet, date mentionnée sur mon livre de visites, j’ai été appelé par Mme Charlotte Lamarche qui m’invitait à donner des soins à son dernier enfant, Henri, alors âgé de trois mois environ. Je me rendis à cette invitation. L’enfant, disait la mère, était faible et souffrant depuis sa naissance, mais depuis quelques jours semblait plus faible encore et plus souffrant. Je constatai sur le petit malade, après un examen très sérieux, les symptômes de l’hérédité alcoolique. Il était, au jour de ma première visite, dans un état de coma profond qu’interrompaient de temps à autre des secousses convulsives. La respiration, d’abord stertoreuse, s’embarrassait de plus en plus. J’arrivai à temps pour empêcher le mal de devenir mortel et je le sauvai. Si le malade était mort et si l’autopsie en avait été faite, je pense que l’on aurait trouvé du sang épanché dans la cavité de l’arachnoïde et infiltré dans les poumons, lésions que l’on rencontre constamment chez les individus morts en état d’ivresse…

« Le 23 août suivant, le 15 septembre aussi, je fus appelé auprès de l’enfant qui avait peine à vivre et chez lequel j’observai les mêmes symptômes susrelatés.

« Avec des soins constants et une hygiène rigoureuse, mon avis, toutefois, était que l’enfant pourrait vivre. Dans quelles conditions de santé et de force ? Je l’ignore. L’hérédité alcoolique, due à sa mère, notoirement connue pour ses habitudes invétérées d’ivrognerie, s’atténuerait-elle avec l’âge ? Ou bien l’enfant conserverait-il une faiblesse d’esprit, du rachitisme, un état de nervosisme, comme cela est si fréquent ? C’était le secret de l’avenir.

« Je donnai à Mme Lamarche des conseils sévères.

« Pendant les mois qui suivirent, c’est-à-dire pendant toute la mauvaise saison, je n’entendis plus parler de rien. Je m’informai. Le malade allait mieux.

« Dès le début du printemps de cette année, le mieux cessa et des crises se manifestèrent.

« Mme Lamarche me demanda de nouveau auprès de son fils.

« À plusieurs reprises, à partir de cette époque, le 5 avril, le 12, le 30 avril, puis le 3 et le 15 mai, jour de la mort, je remarquai des suffocations chez l’enfant… J’arrivais à peine à temps pour le sauver, et le 15 mai j’arrivai trop tard. Le petit corps avait déjà une raideur tétanique, comme on en observe après certains empoisonnements. Elle dura trois heures, disparut pour reparaître une heure et demie après, car je revis l’enfant plusieurs fois dans l’après-midi où il mourut. La peau et les membranes muqueuses de la bouche, du nez, de la langue étaient pâles, mais présentaient quelques petites plaques rosées.

« Je n’ai pas pu pousser plus loin mes observations. Pour que celles-ci fussent complètes et pour qu’il fût possible de porter sur cette mort une appréciation exacte, l’autopsie serait nécessaire.

« Je ne puis formuler d’accusation.

« Cette lettre n’accuse qui que ce soit.

« Elle est destinée seulement à attirer l’attention de la justice. Celle-ci agira selon qu’elle le jugera convenable.

« Je résumerai mon opinion en disant que si les symptômes remarqués au courant de la maladie de l’enfant m’ont semblé à plusieurs reprises aussi singuliers qu’inexplicables, la mort a un instant éveillé en moi le soupçon d’un attentat…

« L’autopsie peut seule indiquer s’il y a eu crime…

La lettre, si grave, si concluante malgré tout, était signée. Auprès d’elle, sur la table de travail du docteur, une enveloppe toute prête portait l’adresse de M. Barillier, au parquet de Tours. Puis des notes étaient jointes, relatant les observations médicales en termes techniques.

Il était évident que M. Renneville aurait mis le lendemain la lettre et ces notes à la poste, afin de saisir la justice et de dégager sa responsabilité.

M. Barillier s’en empara. Nulle hésitation n’était plus permise. Il fallait interroger Charlotte.