XVI
L’ACCIDENT DU CHÂTEAU-ROBIN
Ce que le comte du Thiellay n’avait pas dit à Marignan, c’est que la Pocharde lui devait la vie.
Quelques jours auparavant s’était passé, dans les environs de Fénestrel, un événement tragique.
La saison des chasses était revenue.
Le comte avait commencé ses invitations, par séries, et tous les jours il y avait du monde au château.
Il n’avait pas oublié la promesse jadis faite à la comtesse d’aller vivre à Paris ; il lui avait fait allusion à ce changement d’existence ; mais à sa grande surprise, Clotilde avait refusé.
– Non, avait-elle dit… je sais qu’en allant vivre à Paris, ne fût-ce que la moitié de l’année, vous vous résigneriez à un énorme sacrifice ; je ne veux pas ; je resterai auprès de vous, à Fénestrel, et plus nous y vivrons isolés, plus je serai heureuse…
Était-elle franche en parlant ainsi ? Ne cachait-elle aucune arrière-pensée ?
Il doutait.
Clotilde le comprenait bien, et elle en souffrait.
Autant jadis elle était légère et frivole, s’occupant peu de faire plaisir à son mari, autant, à présent, elle l’entourait d’amour. Car elle l’aimait, oui, il n’en pouvait douter ; cela se lisait dans ces yeux pleins de douceur, de remords, de tendresse, dans ces yeux qui disaient clairement : « C’est ton pardon qui m’a fait vivre ; mais ton pardon sans amour n’est pas possible, et je n’en veux pas. »
Parfois, dans le tête-à-tête du soir, lorsque ceux qui étaient là, indifférents ou amis, les avaient laissés seuls, elle le regardait longuement, sans qu’il y prît garde.
Il ouvrait un livre et lisait, ou rêvait en faisant semblant de lire. Ni l’un ni l’autre ne parlaient.
Un soir, étant derrière lui ainsi, elle lui prit le front entre les mains, le pencha et l’embrassa d’un baiser très léger.
Il tressaillit et ferma les yeux. Alors elle lui mit la main sur les yeux pour les empêcher de se rouvrir.
Et il sentit sur ses lèvres la longue et brûlante caresse des lèvres de sa femme. Il se dégagea, se leva, troublé, incertain.
Puis il se remit, redevint froid, se rassit et reprit son livre.
– Écoute, dit-elle, je ne veux pas de ton pardon à ce prix !…
Depuis ce soir-là, elle n’avait plus fait aucune tentative.
Deux jours après on recevait de nouveaux invités.
Il dit leurs noms à Clotilde, sur un ton d’indifférence.
Parmi eux se trouvait Mathis…
En prononçant ce nom, il ne regarda même point la comtesse ; à quoi bon ? Ne savait-il pas tout ce qu’il voulait, depuis longtemps, et avait-il besoin de la soumettre à une nouvelle épreuve ?
En entendant ce nom, elle fut prise d’un tremblement nerveux. Ses dents claquaient. Une épouvante atroce l’envahissait. Elle ne voulait pas se retrouver en face de cet homme… Mais comment faire ?… Impossible de le dire à son mari !…
Elle résolut de lui écrire.
Dans le courant de l’après-midi, elle rejoignit sur la bordure du parc l’enfant qui était son intermédiaire habituelle.
Elle lui remit sa lettre en y ajoutant des instructions verbales.
Mais à peine l’enfant s’était-elle engagée sur le chemin que surgissait encore le comte, la main tendue.
– Donne !
– Monsieur !…
– Donne !
L’enfant obéit, remit la lettre.
– Si la comtesse t’interroge ce soir ou demain…
– Que faudra-t-il répondre ? dit la fillette.
– La vérité cette fois !
Il lut la lettre. Elle ne contenait qu’une seule ligne :
« Ne venez pas à l’invitation de mon mari. Je le veux ! »
Il la déchira et tranquillement reprit le chemin de Fénestrel.
Cette fois, il était bien sûr que Mathis viendrait.
Deux jours se passèrent. Les invités venus de loin, étaient arrivés la veille. Quant à Mathis, il ne parut que le matin même.
Confiante dans la fidélité et dans la régularité de la petite commissionnaire, la comtesse ne s’était pas inquiétée du sort de la lettre.
Lorsqu’elle vit tout à coup Mathis parmi les autres, elle pâlit et ses yeux, éperdus, se dirigèrent vers le comte.
Celui-ci causait avec des amis, devant le château ; il ne prêtait aucune attention à Mathis et à Clotilde.
Mathis vint la saluer.
Et rapidement ils échangèrent quelques mots à voix basse.
– Pourquoi êtes-vous venu ?
– Je ne pouvais refuser… Je lui aurais inspiré de la défiance… j’aurais éveillé ses soupçons…
– Il le fallait… Voilà pourquoi je vous ai écrit…
Il fut surpris et effrayé.
– Vous m’avez écrit ?
– Oui.
– Quand ?
– Il y a deux jours…
– À qui avez-vous confié la lettre ?
– À la petite fille du vigneron, comme d’habitude.
– Je n’ai rien reçu.
– Vous mentez ! Ah ! dites-moi que vous mentez !
– Je vous jure que je n’ai rien reçu !
– Alors, mon mari a intercepté la lettre. Nous sommes perdus…
– L’enfant l’aura égarée, peut-être, et n’a osé rien vous dire…
– Ah ! je vais le savoir, tout de suite… tout de suite !
Elle se retira, fit le tour du château et, quand on ne la vit plus, se mit à courir comme une folle, à travers le bois… De l’autre côté, devant la maison du vigneron, la petite fille jouait.
Elle se mit à pleurer quand elle aperçut la comtesse, devinant ses reproches.
– Ma lettre… Qu’as-tu fait de ma lettre ?
Elle raconta tout en pleurant… ce qui était arrivé la première fois, il y avait longtemps déjà… puis ce qui était arrivé deux jours auparavant…
La comtesse écouta, silencieuse, l’embrassa pour la consoler et reprit le chemin de Fénestrel, la tête troublée, prévoyant un drame, se répétant à elle-même, presque à chaque pas :
– Cela devait arriver, cela devait arriver…
Les chasseurs se disposaient à partir quand elle rentra. Son visage était si défait, si décomposé, que le comte s’informa de sa santé. Elle le rassura, mais sa voix était tremblante.
Mathis, effaré, ne la quittait pas des yeux.
Le comte, en partant le premier, gaiement, très en train, lui laissa l’occasion de se rapprocher de Clotilde.
– Eh bien ?
– Ma lettre est tombée entre les mains de mon mari… Mais ce n’est pas tout, la dernière que vous avez reçue, il l’a lue aussi, l’a remise sous enveloppe et a permis qu’elle vous parvînt… Comprenez-vous ?
Il ne comprenait que trop, car une pâleur mortelle se répandait sur ses traits. Le comte avait préparé sa vengeance, le châtiment !…
Quelle serait cette vengeance ?… Bien terrible, sans doute, et digne du crime que le comte avait à châtier…
Mathis était lâche. Il fut obligé, pendant quelques minutes, de s’asseoir sur un banc ; il se sentait défaillir… il avait peur, honteusement.
Clotilde le considérait avec une pitié pleine de mépris.
Ce fut la voix du comte, déjà lointaine, qui le rappela à la réalité.
– Eh bien ! Mathis, eh bien ! criait Thiellay joyeusement.
Il se leva, se raffermit et partit.
Le temps, qui s’annonçait radieux dans la matinée, se brouilla vers onze heures et un orage se forma qui rabattit les chasseurs vers le château.
La comtesse les vit rentrer : Thiellay causait amicalement avec Mathis.
Elle se sentait devenir folle. Que préparait-il donc ? Pourquoi cette dissimulation obstinée ? Et Mathis ? Il ne trouverait donc pas un prétexte pour partir ?
Elle descendit à la cloche du déjeuner.
Quand elle entra au salon, Thiellay causait toujours avec le jeune homme.
– Figure-toi, dit-il à la comtesse, que Mathis faisait des façons pour nous rester jusqu’au soir !… Ne voulait-il pas s’en aller, avant déjeuner, sous je ne sais quel prétexte d’un rendez-vous d’affaires à Azay ?
Et il se mit à rire en frappant sur l’épaule de Mathis.
– Heureusement, j’ai fini par le décider… Je lui ai fait comprendre combien cela paraîtrait étrange… de sa part… lui, un ami… un habitué de nos parties de plaisir… Oh ! je l’ai facilement convaincu…
La comtesse se sentait faiblir. Au lieu de cette indifférence apparente, de cette ironie qu’elle devinait malgré tout, sous les dehors affectés de ce grand calme et de ce détachement d’esprit, elle eût préféré cent fois un éclat de colère… un scandale…
On passa dans la salle à manger.
Le déjeuner fut très gai. Le comte n’avait jamais eu tant d’entrain.
Mathis resta sombre et mangea à peine. Il se devinait entouré d’abîmes, et ne pouvait rien faire pour leur échapper.
L’orage dura longtemps. Vers trois heures, la pluie cessa. Mais il était trop tard pour repartir en chasse.
Le comte sortit un instant, consulta le ciel. Les nuages se dissipaient, bousculés par un vent frais qui venait de se lever. Le ciel peu à peu redevenait bleu.
En rentrant au salon, le comte aborda Mathis :
– Mathis, j’ai dans mes écuries deux chevaux que vous ne connaissez pas… Vous êtes le meilleur cavalier que je sache… Voulez-vous que je vous les montre ?… Ils sont superbes, mais vicieux et à peu près intraitables… Nous avons deux heures de beau temps avant la nuit… Essayons-les… Voulez-vous ?
– Très volontiers.
Le cœur de la comtesse se serra. D’instinct, elle devina que le moment était venu, mais sans comprendre encore le projet de son mari. Les deux hommes sortirent, se dirigèrent vers les écuries.
Une demi-heure après, ils quittaient le château, à cheval, côte à côte. Clotilde, qui était remontée dans sa chambre, put, un instant, apercevoir le visage de son mari : Thiellay souriait toujours…
Ils passèrent le pont, prirent la grand-route, puis, par un sentier escarpé, très caillouteux, grimpèrent sur le plateau.
Les bêtes s’étaient vigoureusement défendues dans les premières minutes et il avait fallu toute la force et l’adresse des deux cavaliers pour les dompter.
Toutes frémissantes, les yeux étincelants, les naseaux fumants, le corps traversé de courants électriques, elles venaient enfin de s’avouer vaincues.
Mathis reprenait confiance.
Ils galopèrent sur le plateau longeant la route de Vilandry, s’abandonnant au plaisir de cette course en plein air.
– Bonnes bêtes et pleines de sang, dit Mathis. Dans quinze jours, vous en ferez ce que vous voudrez.
– Oui, dit Thiellay, j’y compte… Cependant, comme j’en veux faire surtout des chevaux de chasse, je vais les essayer sur quelques obstacles…
– Essayons ! dit Mathis, gaiement.
Et ils allaient comme le vent, franchissant haies et fossés.
« Heureusement, se disait Mathis, il ne pense pas le moins du monde à sa femme, et nous nous sommes effrayés à tort. »
Il respira largement, allégé d’un lourd fardeau.
Et chaque fois que le comte avait franchi quelque obstacle sérieux, il criait, en riant :
– Bravo ! Bravo !
Et lui-même en faisait autant.
– Tout cela n’est pas bien difficile… Je voudrais autre chose.
Et tout à coup, joyeusement, comme si cette idée venait seulement de lui venir :
– Si nous sautions du Château-Robin ?
Mathis se mit à rire, comme d’une excellente plaisanterie…
Le Château-Robin est une roche dominant de cinquante à quatre-vingts mètres la route de l’Indre et surplombant presque la rivière. La roche est entourée, en haut, lorsqu’elle déborde du plateau, par un large fossé qui prouve qu’on se trouve là en face d’une ancienne fortification ; sous la roche sont creusés de longs couloirs aboutissant à des excavations profondes, labyrinthe s’enroulant dans l’obscurité des siècles.
Le Château-Robin est à pic sur la route d’Azay. Sauter ces quatre-vingts mètres, à cheval, c’est une effroyable folie.
Le comte répéta, d’un accent plus ferme, mais sans cesser de sourire :
– Si nous sautions ? qu’en dites-vous ?
– Je dis que nous pourrions, auparavant, réciter notre dernière prière…
Et, n’ayant aucune défiance, il alluma une cigarette.
Ils étaient, en cette minute, à deux cents mètres de la roche. Thiellay arrêta son cheval, et gravement :
– Vous avez raison, Mathis, l’heure est peut-être venue, pour nous deux, de prier pour la dernière fois…
Il descendit et, ôtant son chapeau, il s’agenouilla.
– Priez, Mathis, suivez mon exemple…
Le jeune homme sentit son front se mouiller de sueur. Thiellay ne le quittait plus des yeux. Il avait le regard ferme et résolu. Mathis n’obéissant pas, Thiellay ajouta, très bas :
– Priez, Mathis, car si Dieu est juste, vous allez mourir…
– Vous êtes fou ! bégaya Mathis… Quelle idée vous traverse le cerveau ?…
– Vous ne comprenez pas ?
– Je comprends que vous ne m’avez pas habitué, avec votre caractère si sérieux, à des plaisanteries de ce genre.
– Priez, Mathis, car vous allez mourir, répéta le comte, élevant un peu la voix… Vous avez été l’amant de Clotilde, ajouta-t-il d’une voix altérée. Vous ne devinez donc pas que je sais tout ?… Priez !
– Et moi, je vous dis que vous êtes fou… Si vous avez quelque chose à me reprocher, ne suis-je pas à votre disposition ? Nous nous battrons où et quand vous le désirerez, à l’arme que vous choisirez. Quant à vous suivre dans votre idée de fou, de fou sinistre, jamais, ah ! par Dieu, jamais !…
– Vous avez peur ?
– Certes, oui, j’ai peur.
– Alors, vous êtes un lâche ?…
La main de Mathis, armée d’une cravache, se leva sur la tête de Thiellay toujours à genoux ; mais la cravache n’atteignit pas le comte ; elle fut arrêtée à la volée, enlevée de ses mains et brisée.
Thiellay était tout pâle, mais conservait un calme terrible. Il y eut un instant de silence. Thiellay fit le signe de la croix et se releva.
– Moi, j’ai prié ; je puis mourir.
Tout à coup, et avant que Mathis eût pu s’y opposer, le comte ouvre son couteau, coupe d’un trait la bride du mors du cheval de Mathis et enfonce la lame de son couteau dans la croupe. Le cheval bondit de douleur, se ramasse, saute, et soudain, part comme une flèche, sans que le cavalier puisse le retenir…
Thiellay s’est remis en selle.
Son cheval, plus vite, a rejoint l’autre en quelques foulées.
Et les voilà, tous deux, l’un malgré lui, l’autre parce qu’il le veut bien, emportés vers l’abîme, emportés vers la mort.
Et dans cette course affolée, le comte, toujours calme :
– Misérable… tu m’as volé mon honneur… tu m’as volé ma joie… Ah ! comme je te hais et comme je suis heureux en ce moment… car je vois ton épouvante…
– Assassin… vous êtes un assassin !
– Allons donc ! Puisque je m’en remets au hasard du soin de choisir entre toi et moi… Je te suis, regarde… je ne te quitterai plus… Je veux jouir jusqu’au bout de ta lâcheté… Vraiment, Mathis, je te croyais plus brave…
Les deux chevaux galopaient, emportés, et l’on distinguait nettement déjà les roches blanches, calcaires, du Château-Robin.
Chaque foulée des chevaux les en rapprochait impitoyablement. Mathis ne pouvait se rendre maître de sa monture ; il avait beau tirer, il n’agissait plus sur le mors ; quant à Thiellay, bien que son cheval fût emporté, il aurait pu l’arrêter peut-être, mais il ne le voulait pas.
La mort où il jetait l’amant de Clotilde eût été un assassinat s’il n’avait pas lui-même partagé le danger qu’il lui faisait courir.
Mathis avait dit tout à l’heure que Thiellay était fou.
Oui, fou, mais de bravoure, fou d’amour aussi, car il voulait montrer à sa femme, s’il survivait, quel était en réalité le mari qu’elle avait méconnu, méprisé, trompé…
Et là-bas, dans une échancrure du plateau sur lequel ils galopaient, en tempête, en une course irrésistible, là-bas éclatait, dans le soleil déclinant, la façade fouillée, ciselée, délicatement ouvragée par les artistes de la Renaissance, du château de Fénestrel. Et à Fénestrel, la terrasse était pleine de monde.
De là-bas, ils suivaient, les hôtes du joli château, l’effroyable drame dont le dénouement était proche.
Une forme blanche, immobile, pareille à une statue, s’encadrait dans une des fenêtres du premier étage…
Celle-là, Thiellay le devinait, c’était Clotilde…
Elle restait là, les bras tendus en avant pour arrêter de loin l’horrible lutte dont elle était la cause, et elle se mourait de son impuissance.
On avait voulu la retirer de cette fenêtre, l’emporter de force. Elle avait résisté.
Pourtant derrière elle, des amis de Thiellay veillaient, prêts à porter secours à Clotilde, prêts à empêcher quelque tentative désespérée.
Là-haut, courant vers l’abîme, Thiellay disait à Mathis :
– Sois brave… D’ici, on nous aperçoit et l’on nous reconnaît à Fénestrel.
Et jouissant de cette épouvante atroce, de cet écroulement d’un homme, Thiellay disait :
– Nous approchons… un peu de patience… Vois ce chêne… il n’est plus qu’à cent mètres du rebord extrême du Château-Robin…
Ils atteignirent le chêne… Ils le dépassèrent.
– À moi ! Au secours ! au secours ! criait le lâche.
– Tais-toi, tu vois bien qu’il n’y a personne… Et puis, on n’oserait…
Continuant, imperturbable dans son calme surhumain :
– Regarde ce soc de charrue brisé… il est abandonné là depuis l’hiver dernier… J’ai compté un jour la distance… il n’y a plus que cinquante mètres…
On entendait le râle sifflant de la respiration de Mathis.
– Ah ! voici la première roche qui sort de terre… dix mètres seulement, Mathis, dix mètres… je les ai comptés…
– Pardon, Thiellay, pardon !
Le comte le vit tout à coup, qui, lâchant le morceau de bride sur lequel il n’avait cessé de tirer pour se rendre maître du cheval, lâchant les étriers, allait se laisser choir…
Thiellay galope côte à côte avec lui.
Par un prodige d’adresse et de vigueur musculaire, il se penche, le saisit, le maintient sur sa selle. Et, méprisant :
– Ne tombe pas, Mathis, tu pourrais te blesser…
Les chevaux arrivent d’un dernier bond sur le bord de l’abîme. Là, ils découvrent le vide énorme en bas duquel serpente la route blanche bordée de saules et de peupliers, en bas duquel coule, calme et limpide, la jolie rivière…
Leurs jambes frémissent…
Mais ils sont trop lancés… Ils ne peuvent se retenir ; la roche, friable, se détache, du reste, sous leurs pieds de devant. Et les voilà jetés, au hasard, dans l’éternité…
Là-bas, de son balcon de pierre, la comtesse a voulu s’élancer aussi, mais des mains amies l’ont retenue, ont fermé la fenêtre, l’ont entraînée loin du spectacle horrible.
Et elle est tombée inanimée entre leurs bras.
En bas du Château-Robin, les deux chevaux se sont abîmés sur la route, les jambes cassées, la tête et le poitrail broyés.
Mathis a été projeté contre un arbre et il reste étendu, sans bouger, les yeux grands ouverts, hébété, ne se rendant pas compte de ce qui vient de se passer…
Près de lui, le cheval du comte…
Mais le comte ?…
Projeté dans les cimes des arbres qui remontent au niveau de la roche, Thiellay a senti sa chute s’amortir et, tombant de branche en branche, par un tour de force, de souplesse et de vigueur, il vient seulement de s’affaisser sur le sol, étourdi, mais sans blessure, pendant que son cheval, entraîné par son poids, gisait le ventre béant.
Il murmure :
– C’est justice !
Et il se tourne vers le jeune homme.
Celui-ci fait un mouvement pour se relever… et il pousse un cri affreux… Il a les jambes et les reins brisés…
Thiellay frémit…
Il n’avait pas compté que l’un des deux survivrait, et ce spectacle est épouvantable… La mort brusque, tranchant d’un seul coup, voilà ce qu’il aurait voulu !
Pourtant, l’autre va mourir.
– Thiellay, dit-il d’une voix très faible… Thiellay, approchez…
Le comte obéit.
– Je vais mourir… Avant de mourir, je voudrais vous dire deux choses… Écoutez… Puisque vous savez tout, je ne puis rien nier… J’ai été coupable envers vous… mais ce que vous ne savez pas, c’est que je n’ai jamais été aimé par… par elle…
Il se tordit dans une convulsion ; du sang, à flots, s’échappa de ses lèvres.
– Ce que je veux… que… vous sachiez aussi… car… il le faut… pour réparer un… grand crime… que j’ai commis… c’est que l’enfant… l’enfant de Charlotte Lamarche… est de moi… Oui… par surprise… un jour, dans la forêt de Vilandry… elle était comme morte… innocente de cela, innocente… Je n’ai jamais… rien dit… à cause de… à cause de… Clotilde… Vous… vous… parlerez… J’ai été coupable… je meurs… je souffre bien… pardon !…
Un peu d’écume à la bouche… et ce fut tout : il était mort. Lorsque, à Fénestrel, la comtesse reprit connaissance, elle vit devant elle son mari qui la regardait avec une sorte de tendresse grave. Elle se souleva, s’approcha de lui, avec une curiosité étrange.
– Alors, dit-elle, alors, j’ai donc rêvé ?…
Il dit doucement en lui prenant les mains :
– Oui, tu as fait un rêve affreux… Mathis n’a jamais existé… Tu n’as jamais été coupable envers moi… Ce que tu as vu, tu l’as vu en cauchemar… Oublie !… oublie !…
Elle murmura en tremblant :
– Il est mort ?
– Oui.
– Et tu as voulu mourir, toi aussi ?
– Tu m’avais cru si vulgaire. J’ai voulu te montrer que je ne l’étais pas… Et puis, j’avais confiance dans la justice de Dieu ! Il n’a pas voulu priver d’un père notre petit Urbain, qui va revenir vivre auprès de nous, afin qu’il soit ton… ton consolateur !
Le soir même, le comte partait pour Paris où il allait apprendre au garde des Sceaux le secret concernant Charlotte que lui avait révélé Mathis : cette naissance mystérieuse du petit Henri avait été une des bases du réquisitoire contre la pauvre femme. Cela ne venait-il pas merveilleusement confirmer tout ce que l’opinion publique répandait contre elle, sur ses désordres, ses vices et ses débauches ? L’aveu de Mathis, recueilli au moment suprême, détruisait du moins une partie de cette légende.
À l’heure où l’ordre d’exécuter Charlotte allait partir, sa grâce fut signée par le chef de l’État.
Le comte avait une autre mission à remplir : il voulait porter également au mari de Charlotte la révélation qui devait peut-être, pour ce pauvre homme, ouvrir les portes de l’espérance.
Lamarche, pendant l’enquête, avait habité Thileuré avec ses deux filles.
Lorsque le comte arriva, la maison était vide.
Le mari de Charlotte, après la condamnation de sa femme, avait été atteint d’un transport au cerveau : il était fou, interné dans une maison de santé.
Et les deux fillettes, aux yeux bleus, aux yeux bruns ?
Comme elles n’avaient plus de parents, l’administration de l’Assistance publique s’était chargée de leur sort.
Elle les avait envoyées dans un orphelinat…