VIII
 
ILS NE PARLERONT PAS…
 

À Fénestrel, le comte s’enferma chez lui et y resta longtemps. Il ne descendit même pas pour déjeuner.

Dans l’après-midi seulement, il reparut, le regard voilé, le visage fatigué, toute sa vigueur abattue.

Il se promena dans les allées du parc. À chaque instant, il s’arrêtait, la tête penchée, réfléchissant. Puis, il reprenait sa marche lente.

Il ne rentra que vers quatre heures. Il demanda Clotilde.

On lui répondit que la comtesse était au salon. Quelques-unes de ses amies, les plus voisines, étaient venues. Ce meurtre causait une grosse émotion dans tout le pays. Mathis était venu dans l’après-midi également. Les amies étaient parties. Mathis seul restait avec Clotilde.

Ils attendaient ce moment avec anxiété.

Et vivement, Clotilde s’avança vers le jeune homme.

– Vous êtes allé à Maison-Bruyère… Vous l’avez vu, lui ? Car il y est allé aussi…

– Il a eu ce courage. Je l’ai vu… Je l’ai même entendu qui donnait à la justice certains renseignements, de nature, sans doute, à l’égarer, à éloigner de lui les soupçons…

– Et il ne paraissait pas ému ?

– Très ému, au contraire. Je ne le perdais pas de vue… Je l’ai surpris à plusieurs reprises essuyant la sueur qui coulait de son front et, une fois, j’ai cru qu’il allait s’évanouir… Ce fut au moment où Patairnel, l’un des gardes de Berthelin, fit sa déposition…

– Que racontait le garde ?

– Je ne sais pas. Il parlait à voix basse. Je n’ai pas entendu… C’était bien grave sans doute, car M. du Thiellay le dévorait d’un regard ardent. Lorsque Patairnel eut fini de parler, M. du Thiellay poussa un profond soupir, comme soulagé d’une angoisse. La déposition de Patairnel représentait probablement pour lui un danger et il venait de voir ce danger s’écarter de lui brusquement.

– Avez-vous réfléchi, vous, à ce meurtre ?

– Oui.

– Vous vous êtes demandé quel pouvait en être le mobile ?…

– Oui… Et je n’ai rien trouvé… Vous savez que le docteur Renneville a été volé ?… ou, du moins, une somme de deux cent mille francs, que votre mari lui aurait versée dans l’après-midi et que le docteur emportait, a disparu…

La comtesse appuya la main sur ses yeux.

– Je me perds au milieu de toutes ces horreurs… Et je me demande si c’est lui, vraiment lui, que nous avons vu !…

Mathis haussa les épaules.

– Ah ! s’il pouvait y avoir quelque doute !

– Hélas !… Quel cauchemar !… C’était lui, c’était bien lui !…

Elle entendit des pas lents dans une allée et s’approcha d’une fenêtre. C’était Hubert du Thiellay qui remontait vers le château. Avant d’y entrer, il s’arrêta et regarda longuement vers la vallée, vers le coteau, le dos un peu voûté, sous la fatigue de tout ce drame qui pesait sur lui.

– Tenez, dit Clotilde, n’est-ce pas l’évocation de cette nuit qui apparaît de nouveau devant nous ?

Non, ils n’avaient pas été le jouet d’un rêve et c’était bien la réalité qu’ils avaient vue : ce cou musculeux, ces larges épaules, cette façon de porter la tête, un peu penchée, en marchant…

Tout à coup, Hubert se baissa jusqu’à la bordure d’un massif pour examiner une fleur et Clotilde tressaillit :

– Avez-vous vu ce geste des deux mains en avant ?… Est-ce que ce n’est pas l’autre, celui de cette nuit, quand il se penchait sur le vieillard, les doigts liés autour de cette gorge haletante ?… Et puis ces vêtements… ces vêtements de velours commun… les mêmes, voyez-vous ? les mêmes !

– Oui, les mêmes…

Le comte avait cueilli une des premières roses précoces. Il l’avait passée à sa boutonnière. Ce n’était encore qu’un bouton dont le rouge apparaissait à peine entre les pointes vertes des feuilles.

La comtesse frissonna :

– Son sang-froid me fait peur, dit-elle.

Hubert montait les marches du perron.

– Il va venir, sans doute… Observons-le… Il est impossible que devant nous, qui savons, il ne se trahisse pas… Restez, mon ami… Ne vous éloignez pas… Seule devant lui, j’aurais trop peur…

Le comte entrait.

Il adressa un sourire à sa femme. Et comme il n’avait pas vu Mathis à la plâtrière, il vint lui serrer la main.

Il avait l’air profondément triste, mais aucune gêne en lui, aucun embarras : ses yeux avaient la même franchise qu’autrefois, la même douceur, la même bonté. Était-ce possible, vraiment, était-ce possible ?

– Vous savez la triste nouvelle, Clotilde ? s’informa-t-il.

– Oui, le docteur est mort.

– On l’a assassiné non loin de Maison-Bruyère, quelques minutes seulement après que je l’eus quitté… On l’a assassiné pour le voler…

Elle trouva le courage de répliquer, rendue nerveuse par ce cynisme :

– Cela est bien invraisemblable.

– Pourquoi ?

– Parce que le docteur n’a pu être assassiné que par un misérable qui le connaissait, savait assurément que le vieillard se trouvait à notre fête et l’attendait sur son chemin, à son retour, la nuit…

– Eh bien ?

– Eh bien ! je dis qu’il est invraisemblable qu’on l’ait tué pour le voler, car la distraction du docteur Renneville était proverbiale dans le pays, et il n’est pas un paysan qui ne sache que le docteur sortait la plupart du temps en oubliant de prendre sa bourse…

– Le docteur avait sur lui deux cent mille francs…

– Comment le savez-vous ?

– C’est moi qui les lui avais donnés.

– En paiement de la propriété de Grand-Champ ?

– Oui.

– Je croyais que cette propriété vous coûtait trois cent mille francs ?

– En effet… Je n’ai donné qu’un acompte de deux cent mille… Je devais régler le reste demain ou après-demain… J’ai eu, à la dernière heure, quelques paiements à faire, sur lesquels je ne comptais pas…

– Et cette somme ?

– Disparue… Volée, sans aucun doute.

Mathis et Clotilde réfléchissaient. Un silence. Ce paiement imprévu d’une aussi forte somme – cent mille francs –, cela leur semblait bien singulier… bien invraisemblable…

Clotilde va pousser plus loin ses questions, mais un regard de Mathis lui fait comprendre qu’elle commettrait une imprudence.

Le comte reste absorbé ; on dirait qu’il a oublié leur présence. Il tressaille, comme se réveillant, lorsque la comtesse demande :

– Et le coupable ?

– L’opinion publique accuse une malheureuse… Charlotte Lamarche…

– Et vous ? Que pensez-vous de cette accusation de l’opinion publique ?

Il ne répondit rien. Il vient à elle, près, très près… lui prend les mains… Son visage est si proche du visage de Clotilde qu’elle reçoit son haleine… Sur les traits du comte, tout à coup, une sorte d’angoisse…

Et c’est en tremblant qu’il demande :

– Est-ce bien cela que vous vouliez dire ?

Car il a cru deviner une intention cachée dans l’exclamation de la comtesse. Et convulsivement, sans qu’il s’en aperçoive, sans y apporter de brutalité, ses doigts serrent les mains mignonnes avec tant de force qu’elle jette un cri.

– Pardon, dit-il humblement, je vous en supplie, pardon !

Elle considère ses doigts striés de marques rouges, à la place où se sont appuyées les bagues ; puis, ayant recouvré son sang-froid dans ce choc :

– Je ne voulais pas dire autre chose… Vous-même, que pensiez-vous donc ?… Est-ce que, par hasard… vous vous êtes imaginé que j’avais voulu vous accuser de ce meurtre ?

Et elle eut un rire faux, strident…

Il lui semble qu’un voile s’étend sur la figure du comte.

Elle a frappé juste, elle le sait. Elle l’observe…

Les paroles prononcées par le docteur à l’agonie lui reviennent à la mémoire…

« Misérable !… Malheur sur toi !… Mon fantôme ne te quittera plus… jamais… jamais… Ce sera ma vengeance… Il viendra te marquer au front… le jour de ta vie… écoute bien… le jour de ta vie où tu seras le plus heureux… Souviens-toi… au front… au front… »

Malgré son énergie, malgré son crime, bien que sa conscience soit muette, chacune de ces paroles a dû se graver au fond de ce cœur, dans la mémoire du misérable, pour toujours ; il n’est pas si avili, si gangrené, qu’il ne soit plus accessible aux remords ! Et ces paroles qui évoquent le cadavre à ses pieds, doivent lui renouveler, toutes les nuits, la hantise affolante de son crime !

Elle bégaye :

– Malheur sur toi !… mon fantôme ne te quittera plus…

Mais elle n’a pas la force d’en dire davantage.

Lui, n’a pas bien entendu, n’a pas bien compris. Seulement, il voit en Clotilde une surexcitation extraordinaire et il s’inquiète :

– Qu’est-ce donc Clotilde ? Que dites-vous ? Qu’avez-vous ?…

Elle s’assied, anéantie, brisée par l’effort qu’elle a fait pour redevenir maîtresse d’elle-même, pour résister à l’entraînement de la révélation qui s’échappait de ses lèvres.

Elle le rassure. Elle se fait souriante.

Et quand elle voit qu’aucun soupçon ne lui vient, son âme se partage en deux sentiments contraires.

Elle regrette presque qu’il n’ait pas compris…

Seule avec Mathis quelques minutes après, ils gardent le silence, longtemps. Puis, Mathis, avec reproche :

– Vous avez failli nous perdre.

– Oui, j’ai eu un moment de folie… c’est vrai… J’allais tout dire… C’est fini… Je suis calme… Je réfléchis… Écoutez-moi… Ce meurtre va rester impuni, car l’opinion publique accuse une innocente… Charlotte Lamarche… Quelle foi la justice apportera-t-elle dans cette accusation de tout un pays ?… Nous le saurons bientôt… Mais il est probable, s’il faut en croire ce que disait hier le docteur Renneville… que cette malheureuse aura à se défendre contre l’accusation d’avoir empoisonné ou tué son enfant… Si elle était reconnue coupable de ce chef, qu’importe que nous laissions peser sur elle le poids d’un crime de plus ? Elle n’en sera ni plus ni moins déshonorée. Ah ! s’il s’agissait d’une honnête femme… éveillant quelque intérêt, non, je vous le jure, je ne laisserais pas la justice s’égarer, au risque de me perdre moi-même et de vous perdre avec moi… Mais il s’agit de la Pocharde !… Je me tairai… Et vous ?

– Moi ? moi ?…

Mathis avait fermé les yeux, en proie à une horrible vision…

C’était dans un sentier très ombragé d’un bois plein de broussailles. Le soleil n’y pénétrait pas. Et c’était là, toujours la nuit… Une femme, en proie à une surexcitation étrange, venait d’y apparaître… et, sans qu’elle y prît garde, elle était suivie par un homme… À bout de forces, elle s’affaissa dans le sentier… les paupières closes… une pesanteur sur le cerveau, les membres engourdis, envahie par une syncope qui la rendait inerte et comme morte. Et elle resta ainsi sans mouvement, la face tournée vers les cimes des arbres dont un léger souffle faisait frissonner les feuilles… Alors, enhardi, l’homme s’approcha…

Et il dit, à demi-voix, avec un sourire de convoitise cruelle :

– Elle est à moi !…

Voilà la vision qui renaissait aux yeux de Mathis… Et le crime accompli, l’homme s’enfuyait honteux et lâche…

Mais le crime, laissé derrière lui, accomplissait lentement son œuvre mortelle. Car c’était de cela qu’elle mourait, la Pocharde, sous les sarcasmes publics, c’était de cet enfant d’inconnu qui justement était là pour donner une justification aux calomnies naissantes… pour lui crier, s’il lui prenait la fantaisie de se défendre :

– Eh bien ! Et ce petit ? Tu n’y songes plus ? Il n’est pas venu tout seul…

Elle en mourait… Et Mathis pensait que, sans l’enfant, Charlotte n’aurait pas été accusée de ce meurtre… Et Mathis pensait que la première cause de tout ce mal remontait à cet homme, à cet inconnu entrevu dans la vision du sentier plein d’ombre… au père de cet enfant… Il pensait aussi que cet homme avait été le premier à caractériser d’un mot d’argot le vice reproché à Charlotte, sans preuve, et à faire prendre un corps à cette accusation en la rendant populaire : la Pocharde… Puisque Charlotte était innocente de l’adultère – nul au monde ne le savait mieux que lui –, n’était-elle pas innocente aussi de ce vice et n’était-elle pas tout simplement malade ?… Alors, c’était une effroyable série d’erreurs et d’injustices.

Il pensait à tout cela et oubliait de répondre.

Clotilde demanda, pour la seconde fois :

– Et vous, mon ami, parlerez-vous ?…

Il releva les yeux – des yeux incertains, inquiets du mystère honteux de son âme – sur cette femme élégante qui était à lui, qui l’avait aimé… Il vit, s’il parlait, s’effondrer cette vie et sa propre vie… Il avait l’âme vulgaire et le cœur lâche. Alors il dit, sourdement :

– Je me tairai !