XIV
 
JUSTICE DES HOMMES
 

Le grand jour est venu où Charlotte Lamarche va comparaître devant la cour d’assises. Pendant tout le temps qu’a duré l’enquête, elle n’a cessé de protester de son innocence, repoussant avec horreur l’idée de ce crime dont on l’accusait et ne répondant qu’un mot lorsqu’on lui reprochait sa scandaleuse conduite et ses habitudes d’ivrognerie :

– J’étais malade !

Quand M. Barillier lui avait appris qu’on abandonnait contre elle toute présomption du meurtre de Renneville, elle n’en avait manifesté aucune joie. Elle s’était contentée de dire :

– Je n’ai commis ni l’un ni l’autre des forfaits dont on m’accuse. Aujourd’hui, vous reconnaissez que je ne suis pas coupable de celui-ci ; plus tard, vous le verrez, et ce sera votre remords et votre châtiment, vous apprendrez que je ne suis pas coupable du second.

Elle attendit, résignée, les assises.

L’opinion publique n’avait pas varié en ce qui concernait Charlotte.

Celle-ci restait ce qu’elle avait été dans la dernière année de son séjour à Maison-Bruyère : la Pocharde. De telle sorte que la pauvre femme allait comparaître devant le jury avec ces deux redoutables ennemis qui ne lui pardonneraient pas : d’une part, l’exaspération de tout un pays contre elle, qui se manifestait tous les jours par des attaques violentes de la presse ; d’autre part, le rapport médico-légal présenté par le docteur Marignan.

Ce rapport avait fait quelque bruit : les journaux s’en étaient occupés, l’avaient reproduit ; il avait eu même les honneurs de la presse parisienne.

Marignan tâtait de la célébrité. Il était heureux. Il allait pouvoir faire donner une éducation soignée à son fils unique : Gauthier. La belle Mme Marignan n’était pas moins heureuse.

Par scrupule, toutefois, elle ne voulut pas assister aux débats de l’affaire. Elle resta chez elle où vinrent la rejoindre et lui tenir compagnie des amis et des amies.

Cependant, comme dans ce salon chacun désirait être mis au courant, heure par heure, de tous les incidents qui pouvaient se produire aux débats, elle avait donné mission à des amis de venir, pendant la séance, lui raconter ce qui se passait.

De temps en temps la porte s’ouvrait. En quelques mots, le visiteur disait où en était l’affaire.

Les plus empressés avaient pris des notes, et l’un d’eux, sténographe de son métier, donna presque complètement l’acte d’accusation. Cet acte ne faisait aucune allusion à la situation de la maison de Charlotte et à la présence, auprès de cette maison, d’une plâtrière et de ses fourneaux.

On y relevait cette phrase : « Il ne semble pas possible d’admettre la possibilité d’un accident. »

Toutes les dames qui entouraient Mme Marignan s’écrièrent :

– Un accident ! Quelle idée ! Le docteur l’aurait bien vu !

Chose étrange, qui paraîtra invraisemblable et qui, cependant, est de la plus triste réalité, lorsque Langeraume, le chaufournier, vint faire sa déposition, interrogé par le président sur les observations que sa présence presque quotidienne à Maison-Bruyère lui permettait de faire sur Charlotte, sur sa conduite, ses débordements, personne, pas même le défenseur, n’attira l’attention du jury, pas même le docteur Marignan, sur des phrases comme celles-ci :

– Le vendredi, je suis monté à Maison-Bruyère pour allumer mes fours… Le dimanche matin, j’étais à mes fours à huit heures… Tel jour j’allumais, tel jour j’éteignais…

Pas un seul des juges et pas un seul des jurés ne pensa à lui faire préciser sa déposition sur ce point particulier.

Dans une suspension de la séance, Marignan accourut chez lui car il ne demeurait pas loin du Palais, dans la rue Nationale.

Sur la prière qu’il en reçut, il refit la déposition que la cour venait d’entendre. Il avait parlé très nettement, refaisant son rapport de vive voix.

Et il avait eu, auprès de l’auditoire qui, là-bas, dans les murs de la salle des séances, devant le crucifix du fond, l’écoutait religieusement, il avait eu un gros succès d’émotion lorsqu’en terminant il avait dit, d’une voix plus basse et comme s’il avait assisté lui-même à ces tortures :

– L’enfant empoisonné a dû éprouver, avant de mourir, des souffrances épouvantables…

Mme Marignan demanda :

– À quelle peine crois-tu, cher ami, que cette misérable va être condamnée ?

– Oh ! dans les conditions où l’affaire se présente, je pense que les jurés n’auront aucune hésitation, et il y va de la perpétuité.

– On devrait la condamner à mort…

– Oui… elle l’a bien mérité.

Le docteur avait fini. Il prit congé, se hâtant de retourner à l’audience. Quand il fut parti, quelqu’un dit :

– Cette Charlotte Lamarche marque trop mal ; il est bien sûr qu’on lui donnera le maximum…

Pendant une heure, dans le joli salon élégant de Mme Marignan, où l’on apporta des lampes, car la nuit était venue, on ne connut plus aucune nouvelle de la cour.

On commençait à s’impatienter, lorsque tout à coup la porte s’ouvrit.

Il y eut un cri général de soulagement :

– Ah ! enfin !

Et Mme Marignan, anxieuse, s’élançant vers son mari, demandait :

– Eh bien ? à perpétuité, n’est-ce pas ?

Le docteur s’assit, ou plutôt se laissa tomber dans un fauteuil. Il était troublé, même un peu pâle.

Tous ceux qui étaient là l’entourèrent. Et l’un d’eux traduisit l’anxiété générale par ce mot terrible :

– Par exemple, est-ce qu’ils l’auraient acquittée, les imbéciles ?

Mais Marignan secoua la tête :

– Non.

– Alors, à perpétuité, hein ?

– Non…

Ses yeux devinrent hagards… On eût dit qu’il avait la terreur de lui-même, de la besogne de bourreau qu’il venait de faire… Tout son triomphe s’écroulait… toute sa gloire s’effondrait… une peur énorme l’emplissait… la peur d’un fantôme.

Et il dit enfin, dans une sorte de hoquet :

– Non, pas à perpétuité… À MORT !