V
 
LES RUINES DU PRIEURÉ
 

C’est dans l’unique chapelle du couvent que se sont réfugiés, pour leur rendez-vous nocturne, Mathis et la comtesse du Thiellay.

C’est là qu’ils se voient, la nuit toujours, lorsque Clotilde peut s’échapper ou lorsque son mari s’absente. C’est là qu’elle oublie qu’elle est épouse et mère…

À part la ferme voisine, où tout dort depuis longtemps à cette heure-là, aux environs la campagne est déserte.

Devant la chapelle passe l’ancienne route royale par où les jeunes filles nobles qui prenaient le voile et s’exilaient du monde arrivaient à l’abbaye. Ce n’est plus maintenant, cette route, qu’une sorte de fossé très encaissé entre deux berges hautes, empli de rocailles, de bosses et de trous.

La forêt de Vilandry touche aux dépendances du prieuré.

Clotilde était la première. Elle n’avait fait aucune rencontre.

Elle poussa une porte vermoulue et entra sous une voûte que les ténèbres rendaient énorme et dont le vide paraissait insondable. Elle se tint immobile auprès de la porte ouverte et guetta l’arrivée de Mathis. Il se faisait attendre. Elle crut à quelque obstacle. Elle n’eut pas le temps de s’inquiéter davantage, car il apparut tout à coup auprès d’elle, entra brusquement, referma la porte.

– Tais-toi, tais-toi !… dit-il.

Et autant pour l’embrasser que pour l’empêcher de parler, il colla sa bouche sur les lèvres de la jeune femme. Elle comprit qu’il y avait un danger peut-être. Contre sa poitrine, le cœur de Mathis battait violemment. Deux ou trois minutes s’étaient passées. Leurs lèvres s’étaient séparées.

– Qu’est-ce donc ? dit-elle.

– En venant, j’ai cru être suivi… À plusieurs reprises, grâce à la clarté de la lune, j’ai pu voir un homme… qui d’abord a pris le même chemin que moi… l’ancienne route qui conduit jusqu’ici… Pour le dépister, autant que pour m’assurer si c’était bien moi qu’il suivait, je me suis jeté à travers champs… par les petits sentiers qui rejoignent la route de Druye… Je l’ai aperçu, de nouveau, en me cachant dans un taillis… puis je l’ai perdu de vue…

– Comment était-il habillé ?

– Comme les paysans.

– Quelque ouvrier des fermes, sans doute.

– Je le souhaite.

– Il n’y a pas de quoi vous émouvoir si fort…

– Si je tremble, c’est pour vous, car…

– Car ?

– À son allure, je me suis imaginé, par deux fois… que…

Ses mains serrèrent violemment les mains de la comtesse.

– Voyons, mon ami ! dit Clotilde surprise, un peu ironique… cela nous est arrivé dix fois d’avoir de ces rencontres… Et pourtant je suis bien certaine que personne ne connaît le secret de nos amours…

– C’est que, à l’allure de l’homme, j’ai cru reconnaître…

– Mon mari ?… dit-elle, en étouffant un cri de terreur.

– Oui…

De la tête aux pieds un frisson enveloppa l’élégante jeune femme.

– Ce n’est pas possible… Je l’ai vu partir, accompagnant le docteur Renneville… Il n’aurait pas eu le temps de revenir au château, de se déshabiller, de revêtir ce costume de paysan, de retrouver mes traces… voyons, réfléchissez !

– Je me le suis dit comme vous… Et pourtant !…

Il entrouvrit la porte, sortit sur une sorte de terre-plein qui jadis avait été le cimetière. Il écouta… Un silence profond qu’interrompaient seulement des hululements de chouettes.

Au bout d’un instant :

– Je me suis trompé ! dit-il.

Et il rentra.

Clotilde, aussi, était rassurée.

Ils se tendirent les bras et s’étreignirent passionnément.

– Je t’aime !

– Je t’aime !

Mathis n’a pas refermé la porte de la chapelle, et la lune, indiscrète, pénètre sous la voûte, y jette quelque pâle lumière. Il s’écarte, en souriant, de sa maîtresse :

– Laisse-moi t’admirer, laisse-moi te regarder… et te dire que je te trouve belle…

– Regarde-moi, admire-moi… Je te le permets.

Elle rejette en arrière son capuchon, dégrafe son manteau et d’un léger mouvement des épaules s’en débarrasse. L’étoffe brune, ample, glisse le long de son corps, s’enroule à ses pieds et elle apparaît, suprêmement élégante, rêve de l’autre siècle dans ce décor de ruines de siècles plus âgés encore.

– Oui, tu es belle, dit-il en frissonnant, tu es belle, et je t’aime ! Je t’aime comme un fou !

Elle pencha sur l’épaule de son amant sa figure tout illuminée par un sourire languissant. Leurs lèvres se rapprochèrent…

Mais comme s’ils avaient reçu un choc soudain, ils relevèrent la tête.

Des pierres dégringolaient dans la ravine de la route royale.

Quelqu’un passe là.

En général, ils ne s’en fussent point préoccupés, mais cette nuit-là, après l’alerte racontée par Mathis, leur esprit était en éveil.

Tous deux viennent à la porte et regardent.

Ils ne se sont pas trompés. Des pas se rapprochent de la chapelle.

Et bientôt, sous la clarté lunaire, un homme apparaît. Il marche, à demi courbé, en regardant souvent en arrière… Évidemment, il se cache… Est-il poursuivi ?… Il vient du côté de la chapelle… La petite main de la comtesse se crispe sur l’épaule de Mathis… Et Mathis lui-même ne retient pas un geste de frayeur.

– C’est lui, dit-il, tu vois bien que c’est lui…

Défaillante, elle murmure :

– Nous sommes perdus !

– Ne crains rien… Ne suis-je pas là pour te protéger contre sa colère ?

L’homme qui s’approchait ainsi lentement de leur retraite, ils venaient de le reconnaître avec terreur. C’était Hubert du Thiellay !

– Je suis perdue ! je suis perdue ! dit-elle, déjà presque folle d’effroi.

– Un peu de courage. Un peu de présence d’esprit…

L’homme s’arrête, regarde en arrière, semble prêter l’oreille. Il y a là un buisson. Il se cache, s’accroupit, devient invisible…

Évidemment, le but de sa course ce n’était point la chapelle, et il ne se doutait pas que les deux amants s’y cachaient.

Mais alors, que venait-il faire là ? À qui en voulait-il ? Pourquoi ces allures mystérieuses ?

Ils tremblent. Leur gorge est sèche. Les deux bras de Clotilde, jetés pour se soutenir autour du cou de son amant, l’étreignent à lui faire mal, et elle lui répète, près de l’oreille :

– J’ai peur ! j’ai peur !

C’est bien Hubert du Thiellay, celui qu’elle regarde. Non pas Hubert, tel qu’ils l’avaient vu tout à l’heure, dans les massifs de Fénestrel, en costume Louis XV, mais le comte tel qu’on l’apercevait souvent, au milieu de ses fermiers, en costume de velours, guêtré, coiffé d’un petit chapeau mou de couleur marron invariablement. C’était sa large carrure, sa façon solide de marcher.

Enfin, n’avaient-ils pas tout à l’heure distingué son visage, au moment où la lune l’avait éclairé en plein, à cet endroit de l’ancienne route royale dont les eaux avaient ravagé la berge ?…

C’était bien le comte : c’était bien Hubert du Thiellay. Clotilde murmure :

– C’est bien nous qu’il attend, va, et qu’il guette… Il ne nous croit pas arrivés, sans doute… car, si ce n’était pas nous, qui serait-ce ?

Des pas, de nouveau, sur les rocailles de la route ravinée.

Cette fois, ce n’est pas le comte : il n’a pas bougé, derrière les broussailles.

Mathis et Clotilde retiennent leur respiration…

L’homme se fait plus petit, plus invisible encore, s’aplatit contre le sol.

Et le nouveau venu apparaît bientôt en haut du chemin… enveloppé dans son pardessus, marchant lentement, sa canne derrière le dos…

– Renneville !… le docteur Renneville !…

Ce cri étouffé part des ténèbres de la chapelle.

Et c’est bien le docteur, en effet, qui vient de quitter le comte, son ami, dans le petit chemin creux, et qui s’en retourne chez lui, absorbé par le drame auquel il vient d’assister à Maison-Bruyère.

Quand il est en face des broussailles, l’homme qui s’y cache se ramasse comme pour bondir et tout à coup s’élance comme une bête fauve. Les deux corps roulent dans le chemin, disparaissent dans une lutte mortelle, reparaissent, car, malgré ses soixante-dix ans, Renneville est robuste et se défend avec vigueur… Pourtant, il faiblit.

– À moi ! à moi ! Au secours !

Ils ont entendu le cri désespéré, là-bas, dans la chapelle obscure… Mathis et Clotilde tremblent, éperdus… Ils se regardent un instant avec des yeux de fous… Est-ce vrai, tout cela ? N’ont-ils pas la fièvre ? Et ce qui se passe là, n’est-ce pas quelque horrible cauchemar ?

Renneville faiblit de plus en plus… Encore un cri, déjà étranglé :

– À moi ! à moi !

Mathis est vigoureux. Il est jeune. Pourquoi ne va-t-il pas au secours de ce vieillard ? Il s’élance, en effet. Mais deux mains convulsives le retiennent, s’enchaînent à son bras.

– Non, non, ne me laisse pas seule.

– Écoute, il le tue… Écoute… Je ne veux pas… c’est horrible…

– Alors, tu veux qu’il sache ! Tu veux que je sois déshonorée… Réfléchis ! dit-elle haletante… Il me tuera, moi aussi…

– Laisse-moi… je t’en prie… Clotilde…

– Non… je ne veux pas de cette honte. Et puis, je te dis qu’il me tuerait… tu ne comprends donc pas ?… Et je ne veux pas, moi, je ne veux pas mourir…

Cela est si horrible, cette scène de sauvagerie qui se passe là-bas, au fond de ce fossé, qu’il emploie la force pour détacher les mains de la jeune femme. Mais elles sont rivées à lui… Il veut sortir. Pour sortir, il serait obligé de la traîner, pendue à lui… éperdue, folle… Et des mots sans suite :

– Reste… je t’en prie… sauve-moi plutôt… Si tu te montres, s’il me voit… alors, c’est toi, oui, toi qui m’auras tuée…

Là-bas, derrière les broussailles, un homme agonise…

Mais la vie est tenace, cependant, en ce corps affaibli… Une dernière, une suprême révolte le redresse contre le meurtrier qui cherche sa gorge… Mais le vieillard sent bien que c’est fini… qu’il va mourir…

À cause des broussailles et dans la nuit du ravin, de la chapelle les deux spectres de Clotilde et de Mathis ne voient plus…

Mais ils entendent…

Renneville s’est redressé, accroché aux mains du meurtrier. D’une voix sourde et qui, malgré cela, résonne étrangement, dans le silence solennel de la campagne indifférente, complice de ce crime, il dit :

– Misérable !… Malheur sur toi !… Mon fantôme ne te quittera plus… jamais… jamais… Ce sera ma vengeance… il viendra te marquer au front… le jour de ta vie… écoute bien… le jour de ta vie où tu seras le plus heureux… Souviens-toi… au front…

Et plus rien… C’est le silence complet… Le vieillard est retombé sous les doigts qui l’enserrent… Il est mort…

Dans la chapelle, la comtesse vient de s’affaisser dans les bras de Mathis…

Un dernier mot, une dernière épouvante :

– Il me tuera ! Il me tuera !…

Et elle s’affaisse, évanouie, pliée en deux, sur le manteau sombre qui tout à l’heure, avec de jolies ondulations, avait glissé autour de ses épaules.

Mathis s’en aperçoit-il ?

On ne le dirait pas… Ses yeux roulent avec folie… Ses dents claquent… Ses mains se tordent dans le désespoir et la honte de la lâcheté qu’il vient de commettre… et qu’il lui fallait commettre…

Cependant la jeune femme remue, agite les bras péniblement, continuant peut-être ce rêve affreux, en son évanouissement…

Il la soulève, la remet debout. Elle se tient à peine sur ses jambes.

– Ah ! dit-elle, est-ce que vraiment nous avons vu cela ?

Il l’oblige à s’asseoir. Elle frissonne… Elle a froid… Machinal, sans penser, par une politesse d’habitude, il l’enveloppe de son manteau, ramène le capuchon sur la chevelure poudrée…

– Vous avez froid… Vous êtes glacée…

Il dit cela, sans savoir ce qu’il dit. Et il tressaille au son même de sa voix, qui lui paraît venir d’un autre…

Elle fait un mouvement pour regarder vers la porte toujours ouverte. Mais elle se recule avec terreur. Mathis comprend :

– Il doit être parti…

Alors, un silence lugubre. Ces deux cœurs résonnent de battements sourds.

– Et… et l’autre ?

– Je ne sais pas… on n’entend plus rien…

– Va voir !

Il tremble, il a peur d’aller jusqu’à ce cadavre…

Elle se lève :

– N’y va pas… Fuyons plutôt… viens, viens…

– Si, je veux, il le faut… S’il respire encore, je le sauverai !…

– Oui, va, va… Il gardera notre secret… de lui, nous n’avons rien à craindre.

Il sort… Il la laisse seule un moment… il s’avance vers les broussailles derrière lesquelles a eu lieu le crime… Il descend dans le fossé de l’ancienne route… Il cherche… Mais il n’y a point là de cadavre… Il n’y a rien… Il n’y a même pas de trace de lutte, sur ces rocailles qui semblent aiguisées et taillées en pointes par les passages des ondées fréquentes.

Et, quand il raconte cela, effaré, à Clotilde, elle dit :

– Nous n’avons rien vu, c’est évident, je te le disais… C’est une hallucination… Nous avons eu peur… la nuit… les ténèbres…

Elle se tait… Mathis a fait un large geste qui embrasse la campagne où, dans un rayon de cent mètres, tout est visible… Il n’y a pas eu d’hallucination…

– Il faut regagner le château, dit-il doucement… On pourrait s’apercevoir de votre absence… de la mienne aussi… s’inquiéter… nous chercher…

En une dernière supplication, elle demande :

– Moi, je te dis que tout cela, c’est un cauchemar…

– Hélas !… Rappelle-toi !… Tu n’as donc pas entendu ?

Et, très bas, il redit les étranges paroles, la menace suprême du moribond : « Mon fantôme viendra te marquer au front… le jour de ta vie où tu seras le plus heureux… Souviens-toi… au front… au front !… »

– Oui, oui, j’ai entendu… Tais-toi, tais-toi…

– Viens… rentrons à Fénestrel… Hâtons-nous…

– Jamais je n’en aurai la force… Il me tuera, comme il a tué l’autre !

– Du courage, Clotilde… Il ne soupçonne rien… Qu’avez-vous à redouter ?…

– Alors, ne me laisse pas toute seule retourner au château, dans cette solitude, en pleine nuit… Je t’assure… je ne le pourrais…

– Je ne vous quitterai qu’aux abords du château, là où il serait imprudent d’aller plus loin… sans vous compromettre…

– Oui, oui…

Haletante, fiévreuse, elle sort enfin de la chapelle. Il la porte presque, tant elle est faible… À chaque pas, elle risque de tomber…

Bientôt montent jusqu’à eux les sons affaiblis de l’orchestre des vieux instruments, dans les îlots de l’Indre. D’en haut, où ils se cachent, ils entrevoient un instant le tourbillon de la fête au milieu des verdures que font éclater les jeux de lumière électrique, car Fénestrel est éclairé ainsi…

– Va, maintenant, dit-elle, va… Devance-moi… laisse-moi seule…

Il lui obéit, car il faut qu’il la quitte : ils arrivent.

Ah ! comme elle voudrait, à cette heure, ne s’être point échappée de ce bal et n’avoir rien vu ! Devant l’horreur de ce spectacle, devant les épouvantes de l’avenir, tous les frissons voluptueux de son amour coupable pour Mathis lui paraissent bien peu de chose… lui répugnent… Ah ! comme elle voudrait effacer tout cela d’un geste… pour n’avoir plus à se souvenir… Et quelle douce vie cela ferait, s’il n’y avait pas eu cette nuit terrible… et s’il n’y avait pas, non plus, le remords !…

Maintenant, c’est fini… désormais, ce drame ne quittera plus ses yeux…

Et devant son mari, dans lequel elle vient de découvrir un assassin, elle va être éternellement obligée de se taire et de dissimuler !… Il pourra jouer, pour elle-même et les autres, la tragique comédie de vouloir passer pour un honnête homme… elle ne pourra rien dire… À jamais ses lèvres sont closes, et les lèvres de Mathis !…

Le silence éternellement… Telle va être sa vie !…

Il faut qu’elle rentre à Fénestrel… Retarder davantage ne ferait que rendre sa situation difficile et augmenter les dangers autour d’elle… Et elle reste clouée là, sans forces, les yeux hagards… devant la fête illuminée où passent des ombres joyeuses…

Enfin, elle se glisse jusque dans les arbres… Là, heureusement, la nuit est complète ; la lune n’y pénètre pas, elle peut s’avancer sans crainte… Mais à chaque pas elle s’arrête, car elle étouffe… Que va-t-il arriver tout à l’heure, lorsqu’elle se retrouvera en face de son mari ?… Est-ce que, de son visage, de ses yeux, de son corps en révolte, ne s’échappera point l’horreur qu’elle ressent ? Et rien en elle ne trahira-t-il pas son épouvante ?

Dans le bois qu’elle traverse est le chalet norvégien. En passant, elle ouvre la porte, se débarrasse de son manteau et revient.

Elle s’approche, maintenant ; déjà, elle distingue les voix, elle reconnaît même des visages… tout ce monde est heureux…

Pourquoi faut-il que ce soit elle, elle seule, que le malheur a choisie !

Au détour d’un massif de marronniers qui formait encore de l’ombre au-dessus d’elle, Clotilde se retrouve enfin en pleine lumière.

Et elle s’arrête, interdite, parce qu’elle croit que tous ces yeux vont se fixer sur elle et qu’elle aura beau dissimuler, ils devineront !

Personne ne devine ! Comme il est facile de tromper tout ce monde ! Si on la regarde, c’est pour l’admirer…

Et, tout à coup, pendant qu’elle répond à des compliments des femmes ou à des galanteries des hommes, elle sent, d’instinct le magnétisme de deux yeux qui sont fixés sur elle obstinément, et elle se retourne…

Là-bas, c’est Mathis, blême, qui essaie de lui sourire…

Leurs regards se croisent, éloquents, navrés, désespérés… et c’est tout !… Ils se sont ainsi confié, en une seconde ce que leurs deux âmes contenaient de terreurs, d’angoisse et d’affolement…

Ils ne cherchent pas à se rejoindre… Au contraire, ils s’éloignent l’un de l’autre, parce que chacun d’eux a besoin de solitude pour se remettre, pour être prêt à tout événement.

Elle cherche vainement son mari… Elle parcourt le jardin, les avenues, les îlots… Elle descend, puis remonte les bords de l’Indre… Hubert du Thiellay ne se trouve nulle part… Au château, peut-être ?

Elle revient à Fénestrel… interroge les gens… avec prudence… On n’a pas vu le comte… Une heure environ auparavant, il a quitté la fête pour accompagner le docteur Renneville…

Depuis, il n’a point reparu…

– C’est cela, dit-elle, frémissante… oui, c’est bien cela ! Il est sorti avec le docteur… il l’a quitté aussitôt… il est allé mettre ses vêtements de tous les jours… il a couru derrière lui sur le chemin du prieuré… il l’a deviné… il l’a attendu… et il l’a tué… Et maintenant, il revient, il jettera ses vêtements du crime… et il reparaîtra, souriant, au milieu de nous… Mais pourquoi ce crime ? dans quel but ? pourquoi ? pourquoi ?…

Elle entre dans un petit salon désert et se jette dans un fauteuil. Elle est harassée de fatigue.

Cependant elle songe avec terreur que cette nuit finira… bientôt même… Elle voudrait qu’elle durât, cette nuit de fête, des années et des années, et que toujours Fénestrel fût empli de ce monde léger et frivole qui l’empêcherait de penser et de se souvenir… qui l’empêcherait surtout d’être seule avec son mari.

Car voilà ce qu’elle redoute, par-dessus toute chose : ce tête-à-tête !…

Elle reste là, tranquille, pendant une demi-heure…

Des domestiques, seulement, l’aperçoivent et s’éloignent discrètement sans interrompre sa rêverie…

Puis, elle sort et se mêle à la fête de nouveau.

Son mari doit être revenu ! Oui, elle entend sa voix derrière un massif d’arbres… mais elle ne l’aperçoit point.

Il cause avec des amis… Elle s’arrête un instant pour écouter. « De quoi causent-ils ?… Il se trahira peut-être par un mot… par le tremblement de sa voix… ou bien par la fièvre de ses paroles… »

Elle se trompe… Très calme, le comte du Thiellay discute, avec des amis, certains procédés nouveaux de pisciculture qu’il voudrait essayer dans ses étangs.

« Comme il sait feindre ! » se dit-elle.

Et un nouvel effroi en elle, car elle se dit que cet homme, qui a sur lui-même cette admirable puissance, a joué une comédie peut-être depuis son mariage ! Elle croyait le connaître et elle ne le connaissait pas !… Quels redoutables mystères cachaient les détours de cette âme ?… Jadis, elle s’était dit : « C’est un homme vulgaire, un pauvre homme ! » Et elle le méprisait… Il l’épouvantait, depuis quelques heures !

Elle passa ; son mari ne l’aperçut point.

Les heures s’écoulèrent.

Mathis réussit encore à s’approcher d’elle.

– Je vais partir, mais je ne m’éloignerai pas… Toute la nuit, je resterai aux environs de Fénestrel… Lorsque tous vos invités vous auront quittée, je reviendrai pour être plus près de vous… Je me cacherai dans quelque buisson, en vue de vos fenêtres… Un cri, un appel, et je serai auprès de vous… Je ne veux pas que vous restiez seule avec… avec lui…

– Merci… merci… Oui, j’aurais trop peur… Restez… En vous sachant auprès de moi, cela me donnera du courage…

Ils se serrèrent furtivement la main avec fièvre. Et Clotilde murmura très bas :

– L’avez-vous revu ?

– Oui… il y a quelques minutes.

– Eh bien ?

– Il est calme… plus gai même qu’au début de la soirée… je n’ai rien remarqué.

– Ah ! il se possède admirablement…

– Oui… ainsi, c’est entendu… un cri… un appel… le moindre signe.

– Et vous accourez… Adieu !

– Je t’aime !

Mais, cette fois, elle ne répond rien. Déjà, cet amour est loin… L’a-t-elle jamais aimé, seulement ? N’est-ce pas la frivolité, l’ennui, la lourdeur de sa vie monotone, avec un peu d’exaltation d’esprit, n’est-ce pas tout cela, mais non l’amour, qui l’a poussée dans les bras de Mathis ?

Il n’ose pas répéter la tendresse de son adieu.

Du reste, à cette heure, tout le monde s’en va ; les jardins et les salons se vident ; les voitures roulent, incessantes, devant la façade du joli château, emportant, de minute en minute, la cohue parée des gentilshommes et des nobles dames…

Et quand trois heures du matin sonnent, mélancoliques, à l’église de Pont-de-Ruan, Fénestrel, déjà, a repris son calme habituel…

Clotilde est montée chez elle. En un jour ordinaire, elle se fût enfermée et se fût passée de sa femme de chambre ; mais, ce soir-là, il fallait la délacer, la décoiffer, la dépoudrer et la recoiffer pour la nuit… Elle se livra, muette, aux soins de la femme de chambre…

Quand celle-ci en eut terminé, se fut retirée, Clotilde allait fermer la porte, soulagée enfin de n’avoir pas vu son mari, lorsque devant elle, souriant, se présenta le comte, une main tendue vers la porte pour l’empêcher de se fermer…

Il dit, d’une voix tendre, avec un reproche doux :

– Vous ne voulez pas me recevoir ?

– Je suis fatiguée… un peu de migraine… pardonnez-moi !…

Elle s’était reculée, au fur et à mesure qu’il avançait… La peur, invinciblement, la reprenait ; des frissons montaient par ses membres.

– Qu’est-ce donc ? fit-il. On dirait que je vous épouvante ?

– Quelle idée !

– Ma foi, très franchement, cela serait vrai que vous n’eussiez pas laissé échapper un autre geste en m’apercevant !…

Il venait vers elle, les mains tendues, avec une sorte de timidité.

Clotilde se trouvait près d’une fenêtre. Elle écarta les rideaux et jeta un coup d’œil vers le jardin… là-bas, du côté des grands arbres, où l’on pouvait se dissimuler aisément…

On l’avait remarquée, sans doute, car une ombre se détacha des arbres, déjà visible, malgré l’aube indécise… puis se recacha presque aussitôt. Mathis était là. Il tenait sa promesse.

Clotilde fut plus tranquille…

Le comte était tout près d’elle ; il lui avait saisi la main et lui embrassait le bout des doigts, pareil à un amoureux qui a quelque chose à se faire pardonner ou qui, incertain encore, en est à son premier rendez-vous.

Il sentit la main trembler dans la sienne.

– C’est vrai, dit-il, vous avez un peu de fièvre… Vous vous êtes trop fatiguée… Je vais vous laisser… Vous avez besoin de sommeil… Cependant… je vous ai peu vue ce soir… Cela ne m’a pas empêché de vous admirer, de loin ; si je ne vous l’ai pas dit… à présent que nous sommes seuls, laissez-moi vous dire combien vous étiez séduisante et belle, avec votre grâce et votre simplicité souveraines…

Et d’une voix basse, toute frémissante d’amour :

– Vous étiez la plus belle, Clotilde, chère Clotilde…

Le cœur de la jeune femme était glacé par l’horreur.

Elle ne pouvait pas, pour lui répondre, pour dire n’importe quoi, pour éloigner du moins ses soupçons, elle ne pouvait pas desserrer ses dents.

Il n’avait pas quitté la main de sa femme.

Ses lèvres, du bout des doigts remontèrent sur le poignet et, de là, s’enhardirent jusqu’au bras que la dentelle relevée de la manche laissait nu jusqu’à l’épaule.

Et lui aussi le dit, le mot qu’elle avait entendu tout à l’heure dans la bouche de son amant :

– Je t’aime !

En même temps, son baiser effleurait l’épaule frissonnante. Elle se rejeta loin de lui, avec un cri. Il était trop tard pour le retenir. Et tous deux, interdits, se regardèrent longuement… Puis, les yeux de Clotilde s’abaissent sur les mains de son mari… On dirait qu’elle veut y chercher les traces du meurtre… un peu de sang du pauvre Renneville qui, quelques heures auparavant, sous l’étreinte de ces doigts solides, musculeux, râlait dans le fossé de la route royale…

Mais les mains sont blanches…

Et les yeux de ce meurtrier sont doux… infiniment doux et tristes…

– Que vous ai-je fait ?

– Rien. Je suis nerveuse… et, je vous l’ai dit… fatiguée…

– Au point d’avoir jeté un cri d’horreur au moment où mes lèvres ont rencontré votre bras ?… Clotilde… Clotilde… que vous ai-je fait ?… Ne savez-vous pas combien je vous aime ?… Ne vous en donné-je pas des preuves tous les jours ?… Douteriez-vous de moi ? de ma tendresse ?… Vous ne m’aimez pas, hélas ! autant que je vous aime… Toutefois, je croyais avoir mérité, de vous, une confiance plus grande, une affection plus vraie… et si je n’ai pu conquérir votre cœur, je croyais être digne de votre amitié… Et ce soir, Clotilde, il y a dans vos yeux je ne sais quel trouble indéfinissable…

Il passa la main sur son front et ajouta :

– Je dirai presque… de la répulsion…

Des larmes lui vinrent aux yeux…

– Clotilde, je ne suis pas toujours très heureux et j’ai parfois des tristesses dont je prends bien garde que vous vous aperceviez… Aujourd’hui j’ai eu une de ces tristesses… Mon cœur a été bien gros toute la journée… Et ce soir j’aurais voulu trouver auprès de vous un peu de joie… Cela m’eût fait grand bien… m’eût rendu heureux… Au lieu de cela, vous me recevez avec un accueil qui me désole… Je vous aime, Clotilde… et je vous laisse…

Il se retira lentement. Sur le seuil de la porte, il s’arrêta.

Son regard, chargé de passion, implora la jeune femme, toujours timide, mais avec tant d’éloquence, une dernière fois… Il n’obtint rien…

Pâle, défaillante, les nerfs en révolte, elle ne releva pas les yeux.

Et quand il est parti : « Quelle force a-t-il donc pour dissimuler à ce point ? »

Elle ferme la porte à double tour… Elle respire, soulagée… L’aube a succédé à la nuit… Elle se jette sur son lit… et, libre enfin, elle éclate en sanglots.