I
 
LE LYS DANS LA VALLÉE
 

De la jolie maison simple, aux murs extérieurement tendus de lierre, de vigne vierge, de glycine et de clématite, on distinguait le long ruban de l’Indre qui coulait entre deux rideaux de peupliers, de Loches vers Azay. Et jusqu’aux coteaux boisés où Maison-Bruyère, au bout de Pont-de-Ruan, disparaissait dans la verdure, montait le bruissement frais des cascades alimentant les moulins de ce coin de Touraine.

Le soir tombait, un soir calme après une chaude journée d’été, et Charlotte Lamarche venait de s’asseoir sur la terrasse, entre ses enfants, Louise et Claire, deux jumelles âgées de six ans, l’une blonde, l’autre brune, aux grands yeux limpides : deux yeux très bleus, deux yeux très bruns.

– Vous pouvez jouer auprès de moi, mes chéries, dit la mère.

Charlotte avait vingt-quatre ans ; son regard très franc, très droit, disait tout de suite la probité de sa vie, la noblesse de son caractère, en même temps que son front indiquait une intelligence large, une volonté ferme. Très jolie et robuste, bien qu’elle fût presque trop grande et trop flexible, pareille à ces roseaux qui résistent aux bourrasques, vêtue d’une robe blanche à peine serrée à la taille, flottant jusqu’à la pointe des pieds, elle ressemblait à une de ces figures hiératiques, de douceur et de tendresse, que l’on voit dans les livres de légendes et qui font penser à quelque beau lys… Il y avait aussi du rêve, dans son regard.

Pourtant son rêve était triste : mariée à Georges Lamarche, ingénieur civil, au bout de deux ans de bonheur elle avait vu son mari, après la mise en chômage d’une usine dont il était directeur, courir de poste en poste. Vainement.

Sans fortune, et adorant Charlotte, aimé d’elle, il s’était expatrié. Il était allé en Australie, appelé par une société minière. Charlotte aurait bien voulu le suivre, mais elle redoutait un aussi long voyage pour les enfants. Du reste, au milieu des déchirements du départ, Georges lui avait dit :

– Patience. Trois ans, quatre ans au plus. Et je reviendrai. Garde-moi mon bonheur…

Courageuse, elle essayait, pour ne point l’affaiblir, de lui cacher ses larmes, mais elle l’aimait trop.

– Oui, oui, mon cœur et toutes mes pensées à toi, toujours… Je te le jure…

Jusqu’à ce qu’il eût disparu, au fond de la vallée, au tournant de la route qui conduisait à la gare de Monts, elle le suivit, les yeux troublés, aveuglés, et quand elle ne le vit plus, elle eut une torture aiguë, l’affreuse vision que c’était fini, que jamais il ne reviendrait. Elle tendit les bras, éperdue, vers l’horizon où, sur les bords de l’Indre, se balançaient joliment les peupliers.

– Mon Georges ! mon Georges ! Et elle s’était évanouie.

Deux ans avaient passé. Georges écrivait des lettres ardentes. Elle y répondait avec toute sa passion. Ces lettres, le sourire des yeux bruns, des yeux bleus, de ses filles, voilà sa vie.

Un an, deux ans encore, et Georges reviendrait.

Oh ! comme elle y pensait ! Et c’était cette pensée constante, cette attente énervée qui avait imprimé à ses traits délicats le cachet d’une profonde mélancolie, le regret intime de ces années perdues, bien perdues pour le bonheur…

Le regard vers le ciel, où déjà des étoiles apparaissaient encore pâlies, elle revivait le souvenir de ce départ. Son cœur se gonflait. Mais tout à coup elle s’aperçut que les enfants restaient immobiles, la considérant de leurs grands yeux inquiets.

– Pourquoi ne jouez-vous pas ?

– Maman, tu es triste… Est-ce que papa ne reviendra pas bientôt ?

– Oui, bientôt, chères petites, bientôt.

– Et il nous rapportera des jouets, n’est-ce pas ? des poupées qui racontent des histoires ? et de jolies choses pour faire des costumes ! et un singe, dis ? Est-ce qu’il nous rapportera un singe ?

Elle les attira contre elle, les caressa lentement et les embrassa dans les cheveux.

– Tout ce qui vous fera plaisir. Votre maman représente la tendresse infinie, mais sévère. Votre père, lui, c’est la gâterie, c’est la faiblesse, toujours si prête à pardonner.

– Embrasse-nous pour lui, bien fort.

– Oui, oui, dit-elle, bien fort, bien fort… De tout mon amour, chères petites.

Et sur les yeux bleus, sur les yeux bruns, elle mit des baisers.

La nuit descendait ; aucune brise ne se levait, aucun brouillard sur l’Indre. Des bruits de pas alourdis dégringolèrent un sentier caillouteux en contrebas de Maison-Bruyère, qui descendait en lacet au travers des roches, jusqu’à la route d’Azay.

Deux têtes hirsutes de braves gens, aux yeux gais, se soulevèrent à hauteur d’appui, près de la balustrade du balcon de pierre qui fermait la terrasse.

– Bonsoir, madame Georges.

– Bonsoir, mes amis.

C’étaient Langeraume et Corplet, les deux ouvriers d’une plâtrière voisine tout récemment mise à jour, et dont les fourneaux de cuisson étaient allumés depuis très peu de temps. Le matin, ils criaient leur bonjour aux fenêtres qui s’ouvraient ; le soir, aux fenêtres qui se fermaient.

Le bruit de leurs pas s’affaiblit dans la descente du coteau, vers la vallée. Et bientôt on n’entendit plus rien, lorsque tout à coup les enfants poussèrent un cri de stupeur.

– Maman ! maman !

Elle se leva d’un bond, prête à les défendre. Sur la terrasse, derrière elle, un homme venait de surgir. Et quand elle le reconnut, elle eut un mouvement de répulsion, sa figure se fit hautaine et presque dure.

– Monsieur Mathis ! Vous !… Encore vous !…

Elle prit ses enfants par les mains, les reconduisit jusqu’au perron, les fit rentrer.

– Je viens tout de suite… allez m’attendre dans votre chambre.

Puis, brusquement, elle rejoignit l’homme, resté debout et la bravant.

– Votre présence ici est une insulte pour moi… Que voulez-vous ?

C’était un grand garçon de l’âge de Charlotte, à peu près, carré des épaules et des reins, mis avec élégance. Il avait une cravache à la main, des houseaux aux jambes ; une jaquette courte faisait saillir son torse vigoureux. De l’autre côté de Maison-Bruyère, dans le sentier pierreux, un cheval piaffa, s’ébroua, hennit.

Propriétaire de vastes landes incultes et stériles du Ruchard, voisines du camp, Mathis était pauvre. Coureur de filles, joueur, passionné pour tous les sports, il traînait une vie inutile de parasite, de château en château, de chasse en chasse, mettant au service des châtelains, parfois peu expérimentés, ses connaissances cynégétiques. Hâbleur et bon garçon, les paysans l’aimaient assez, ne se donnant pas la peine de pénétrer sa fausseté.

– Je revenais du château de Fénestrel, dit-il d’une voix basse que l’émotion troublait malgré lui. Devant votre maison, je n’ai pas pu m’empêcher de m’arrêter… en vous entendant causer sur la terrasse avec vos filles… J’ai voulu vous redire, une fois de plus, que je vous aime… J’ai voulu vous prier, une fois de plus, d’avoir pitié de mon amour…

Un geste de colère et de mépris, un sursaut de dégoût échappait à Charlotte. Il pâlit et se tut, le front barré de menaces. Elle disait :

– Lorsque pour la première fois vous m’avez déclaré votre amour, sans respect pour moi, je ne vous ai laissé aucune espérance. Je vous ai dit qu’entre mon mari et mes enfants se passait toute ma vie et qu’il n’y avait point de place pour le crime dont vous veniez m’offrir la complicité. Je comptais que vous oublieriez le chemin de cette maison. Aujourd’hui, vous voici de nouveau, avec je ne sais quelle insolence dans les yeux et quelles menaces sur les lèvres… Savez-vous bien que ce que vous faites est d’un lâche ?… Je suis seule… vous calculez avec la solitude où je vis, avec le silence qui nous entoure !…

– Je le sais. Je n’ai qu’une excuse : je vous aime comme un fou.

– Et moi j’ai honte d’être aimée de vous…

– Charlotte ! dit-il sourdement, vous devriez avoir peur de moi… je vous le jure !

Et il fit un pas vers elle, les mains tendues. Elle recula, la gorge sèche, les dents serrées. Il marcha. Il l’atteignit au moment où elle allait s’échapper, lui étreignit les bras, rendit vains tous ses efforts.

– Charlotte, pourquoi ne voulez-vous pas m’aimer ? Vous pourrez tout faire de moi, je vous obéirai en tout… Ayez pitié de moi… ne me méprisez pas… ne me repoussez pas… Vous me rendriez criminel !

Elle recouvra sa présence d’esprit, essaya de se dégager.

– Ah ! le lâche ! le lâche !…

– Charlotte, je vous en supplie, un mot de tendresse, un mot d’amour…

Elle tordait ses bras dans les mains du misérable, haletante, épouvantée. Et personne pour la défendre ! Sa domestique, Catherine, regagnait tous les soirs le village où elle avait son mari. Et Charlotte n’osait appeler ses enfants, redoutant pour les petites quelque crise de nerfs, à la vue de l’homme qui torturait leur mère.

La nuit était venue tout à fait, mais derrière les coteaux la lune se levait. Des chiens aboyèrent, se répondant par la campagne, de ferme en ferme. Une charrette lourde faisait gémir ses essieux, en roulant sur la route.

– Je t’aime ! dit-il très bas.

Soudain, dans le chemin creux, très loin encore, on entend une voix forte et pure, une voix d’homme qui chante :

Quand j’ai ma pipe bien-aimée,

Mon seul trésor, mes seules amours,

Lorsque s’exhale sa fumée,

Je vois renaître mes beaux jours.

Lorsqu’un nuage me contourne,

Ah ! je suis plus heureux qu’un roi !

Combats, victoires, tout cela tourne !

Tout cela tourne autour de moi.

Aux premiers vers, Charlotte avait penché la tête. Ses yeux brillèrent. Elle eut un cri de joie et un rire éclatant et nerveux.

– C’est Jean ! c’est Jean ! Je suis sauvée… À moi ! au secours ! Jean ! au secours !

Mathis avait desserré son étreinte. Elle se dégagea, s’enfuit à l’autre bout de la terrasse.

– Ah ! nous allons bien voir si vous n’êtes pas un lâche ! dit-elle.

Au loin, la voix se taisait. On avait entendu l’appel de la jeune femme. Une course rapide. Dans l’ombre, un homme apparut. Il ne se donna pas la peine de faire le tour de la maison et, avec une agilité merveilleuse, il sauta sur la terrasse par-dessus la balustrade.

– Jean ! Sauve-moi ! sauve-moi de ce misérable !…

Elle se retourne, son bras se tend pour accuser ; mais Mathis a disparu, et derrière la maison, en haut du coteau, les pieds de son cheval au galop font rouler les pierres.

– Le lâche ! le lâche ! je savais bien qu’il n’oserait l’attendre et le braver !…

Puis, tombant sur son fauteuil, des sanglots la secouèrent, dans une crise de détente. Mais presque aussitôt elle se releva, les mains tendues, ouvertes, en camarade :

– Merci, Jean !

Vingt-six à vingt-sept ans, de taille moyenne, mince, nerveux, les yeux énergiques, les cheveux roux, la moustache rousse retombant à la gauloise. Il portait des molletières et une blouse de chasse serrée à la ceinture. Ami d’enfance de Charlotte, fils de cultivateurs pauvres et élevé dans un séminaire de Tours, Jean Berthelin avait passé dans le pays autrefois pour un vagabond. De fait, en ce temps-là, il n’avait pas de métier et plus d’un garde l’avait accusé de braconnage.

Il braconnait par passion des bois. Il vendait aux aubergistes d’Azay le gibier pris, et c’était le curé de Pont-de-Ruan qui en recevait le bénéfice pour ses pauvres. Cette vie avait duré sept ou huit ans, jusqu’au jour où le hasard d’un héritage imprévu le mit à la tête d’une fortune : quatre ou cinq cents hectares de bois, en bordure de la forêt de Chinon. On verra qu’il ne changea pas pour cela ses habitudes nocturnes.

– Vous couriez un danger, Charlotte, et vous m’avez appelé à votre aide !…

Elle était encore si émue qu’elle ne réfléchit pas que d’un mot elle pouvait faire éclater une querelle entre les deux hommes.

– Mathis ! dit-elle.

– Je ne vous demande pas ce qui s’est passé ! Je le devine. Le misérable !… Ce sont les pas de son cheval que j’entends sur la route ?

– Oui.

– Bon, je vais le rejoindre. Nous aurons ensemble une explication. Je vous promets qu’il n’y reviendra plus.

Charlotte comprit l’imprudence commise. Elle eut peur.

– Non, non, dit-elle, je vous le défends.

– Je veux le châtier.

– De quel droit ? S’il vous le demande, que lui répondrez-vous ?

– C’est vrai, murmura-t-il avec amertume, mais avec une douceur soumise.

Il détourna les yeux un moment et sembla contempler la vallée. Mais le paysage, il ne le voyait pas. Il regardait au fond de son cœur et ses yeux clairs et francs, s’étaient mouillés. C’est qu’il l’aimait, lui aussi, Charlotte. Il l’avait aimée tout petit, puis enfant, puis jeune homme. Et le jour de son mariage avec Georges Lamarche, Jean avait voulu se tuer. Elle savait tout cela sans que, pourtant, il lui en eût jamais rien dit. Entre elle et lui, jamais un mot. À quoi bon ? Elle n’était plus, elle ne serait plus à lui. Il était honnête et elle était loyale. Mais comme il avait souffert, dans ses nuits de courses à travers bois, et comme il avait jeté son désespoir en sanglots au milieu des grands silences des forêts !

– C’est bien, dit-il, je vous obéirai. Est-ce que je peux vous refuser quelque chose ?

Ses doigts passèrent lentement sur ses yeux. Alors, Charlotte, émue, s’approcha de lui sans qu’il y prît garde et ce fut elle qui essuya ses larmes.

– Jean, dit-elle, viens que je te gronde…

Il se laissa entraîner, la tête basse, comme un enfant.

– Ce n’est donc pas assez pour toi, l’amitié bien franche, l’affection bien vraie, bien forte que je t’offre ?

– J’en suis heureux… Je ne vous demande rien de plus.

– Crois-tu donc que je ne sais pas que tu m’aimes ? Depuis longtemps ? Depuis toujours ? Et crois-tu que si je n’avais pas eu foi dans ta loyauté, je t’aurais appelé, tout à l’heure, pour me défendre contre ce misérable qui m’outrageait ?

– Vous n’avez rien à me reprocher.

– Rien. Et voilà pourquoi tu peux compter sur moi comme je sais que je puis être sûre de toi. Va, je t’ai compris et je te plains. Mon affection est profonde, plus grande que tu ne le penses. Ce n’est pas ce que tu aurais désiré. Hélas !… mon pauvre Jean, ne te détourne pas… Pardonne-moi de te parler ainsi… Cet homme m’a fait peur… Jean, après mon mari, après mes enfants, c’est toi que j’aime le plus au monde.

– Je suis heureux, Charlotte, très heureux, dit-il tristement.

Elle soupira, devinant les tourments de ce brave cœur.

– Écoute, je me sens bien seule, sans famille, sans protection. Georges est si loin que souvent je suis effrayée de mon isolement. Dans l’attente de mon mari, quand je suis venue vivre dans cette petite maison, je n’ai pas voulu me créer de relations. On m’appelle la Recluse. Je m’en fais gloire. Pourtant, j’ai peur, parfois, pour mes enfants, pour moi. Et j’ai songé que tu me protégerais, toi, et que tu les protégerais, elles, si jamais quelque malheur nous atteignait.

– Charlotte, que prévoyez-vous donc ?

– Rien, je te le jure. Je suis nerveuse, voilà tout. Et mes pensées tournent à la tristesse. Réponds-moi… Contre tous, nous défendrais-tu, fort de l’amour que tu as pour moi et fier de l’affection fraternelle que je t’offre ?

Il répondit simplement :

– Quand vous vous êtes mariée, j’ai voulu mourir. Aujourd’hui je donnerais volontiers ma vie pour vous. Il ne faut pas croire pour cela que je ferais un bien grand sacrifice… Dites un mot seulement…

Elle répondit, avec une lente pression de ses mains :

– Non… jamais pour moi… mais pour mes enfants, qui sait ?

Et après un silence :

– Maintenant, pars… laisse-moi… Je suis plus calme, et j’entends mes enfants qui m’appellent… Il me semble, ce soir, et désormais, que je suis un peu plus près de toi…

Il secoua la tête et murmura :

– Vous êtes plus près de moi, c’est vrai, mais moi je suis toujours aussi loin de vous…

Elle n’entendit pas ce reproche timide, et redevenue gaie :

– Écoute. Tout à l’heure tu chantais, lorsque tu descendais vers Maison-Bruyère… Je veux que tu reprennes ta chanson en partant…

– Je ne pourrais pas. J’ai le cœur trop gros… Cependant, j’essaierai !…

– Au revoir, mon bon Jean.

– Au revoir, Charlotte.

Il s’éloigna. Elle resta un moment sur la terrasse. Il passa sous la balustrade, dans le chemin creux ; elle le vit qui disparaissait dans un taillis de chênes. Puis, tout à coup, elle l’entendit dans le silence de la nuit :

Moi, le vin seul me met en veine

Lorsque j’en bois avec ardeur.

P’tit à p’tit, j’deviens capitaine,

J’suis général, puis empereur.

Près de moi le plaisir séjourne,

Dans le paradis je me crois,

Lorsque tout tourne…

Mais les derniers vers furent achevés dans une sorte de sanglot : la voix s’était assourdie, douloureuse. Et Charlotte, attendrie, pleine de pitié, murmura :

– Le pauvre garçon !

Elle rentra.

Partout un silence profond dans la campagne endormie. Tout avait l’air d’être mort.

Seule, creusée dans la roche blanche contre laquelle était adossé le chalet rustique, seule vivait la plâtrière de Langeraume, avec ses fourneaux aux flammes sourdes, aux émanations empoisonnées.

Ils apparaissaient, sous la lune, pareils à deux fantômes gonflés de menaces, mystérieux et sournois, tout prêts à baver, sur Charlotte et Maison-Bruyère, leur venin mortel…

Le lendemain, elle se sentit malade en se levant : une pesanteur de tête et des nausées ; comme le soleil brillait, elle sortit dans le bois pour respirer et son malaise cessa.

Il ne se reproduisit pas dans la journée. Mais la nuit suivante, à plusieurs reprises, elle crut qu’elle allait perdre connaissance. Elle se releva, ouvrit ses fenêtres et sentit que cela lui faisait du bien. Elle couchait seule, dans une grande chambre éclairée par quatre fenêtres dont deux prenaient jour sur la vallée. Les enfants dormaient au premier étage, dans une chambre dont les murs ne s’appuyaient pas contre la roche poreuse de la plâtrière. Elles furent, le matin, aussi gaies que d’habitude. Toute la semaine le malaise se renouvela pour Charlotte, suivi d’étourdissements bizarres. Elle était parfois obligée de s’arrêter dans ses promenades et de s’appuyer contre un arbre, longuement, jusqu’à ce que l’étourdissement fût passé. Et ses jambes étaient chancelantes. Elle n’avait jamais été malade ; elle eut peur, à cause de ses enfants. Elle essaya de se soigner, s’entoura de prudence. Rien n’y fit. Cependant, elle résista, croyant à quelque indisposition passagère, sans gravité.

Un mois se passa ainsi, puis un autre, avec des alternatives de bonne et de mauvaise santé.

Langeraume, l’ouvrier, parfois s’en inquiétait.

– Eh bien, comment va la santé, madame Georges ?

Il éteignit la plâtrière pendant une semaine. Sans que Charlotte en fît la remarque, cela coïncida, pour elle, avec une semaine de répit. Puis il la ralluma un matin.

– Bonjour, madame Georges… Alors, ça va mieux, à ce qu’il paraît ?

Et elle fut reprise de nausées, d’ivresses, de vomissements. Elle ne jouissait plus de sa libre volonté, vaguait au hasard à travers routes et moissons, en proférant des paroles incohérentes, faisant de grands gestes fous, riant ou pleurant. Puis, harassée, parfois elle tombait, prise d’un sommeil si lourd que cela ressemblait à une syncope. Plusieurs fois, les voituriers la dérangèrent du milieu de la route, presque sous les pieds des chevaux, la transportèrent dans un fossé.

Elle ne s’en aperçut même pas. Les hommes riaient, faisaient des plaisanteries grossières, ne la connaissant pas. Et plus d’un, en la voyant ainsi sans défense, jeta sur elle un regard de convoitise.

Dans le pays, tout le monde parlait de Charlotte. Tout d’abord, on avait été surpris de ses allures étranges. Peu à peu, on glissa des allusions. Il n’y avait pas à s’y tromper, Charlotte s’ennuyait de son veuvage… Elle se consolait avec la bouteille ! Cela éclatait aux yeux. Elle n’avait plus assez de la largeur de la route, certains jours, quand elle traversait Pont-de-Ruan pour se rendre à l’église. On l’interpellait. Elle ne répondait pas. Et les gamins, curieusement, commençaient à la suivre, à courir derrière elle, sans qu’elle fît rien pour les en empêcher, imitant ses gestes de désordre, sa démarche chancelante.

– Elle est soûle comme une grive des vignes ! dit un ouvrier.

Le mot fit le tour du pays. Cependant quelques-uns résistaient. Était-ce possible ? Cette jolie femme distinguée, cette charmante créature, toute de douceur et de séduction, était tombée tout à coup dans ce vice abject et odieux : l’ivrognerie ? Non…

Mais des scandales se produisirent, se répétèrent. On fut bien obligé de croire ce qui apparaissait être l’évidence même.

Un dimanche, à l’église, elle se mit à gesticuler, à parler haut, dans le grand et religieux silence de l’élévation. Puis, comme frappée de folie subite, elle traversa la nef en se retenant aux chaises et aux bancs ; on la retrouva au coin du chemin d’Azay, au pied de la colline, endormie ; des gens charitables la transportèrent chez elle.

Un mot circula, lancé par Mathis :

– Quelle pocharde !

Et ce fut fini. Maintenant la calomnie allait grossir, enfoncer dans le sol ses racines tortueuses, élancer vers le ciel ses rameaux puissants, s’emparer de Charlotte, l’étreindre, l’étouffer, la meurtrir, faire d’elle la risée d’un pays.

– Bonjour, madame Georges ; aujourd’hui, nous éteignons pour une quinzaine, dit Langeraume, un soir, en montant à la plâtrière.

Brusquement, dès le lendemain, il y eut une accalmie dans sa vie. Elle se leva, très faible, mais l’esprit lucide. Chose singulière ! c’est à peine si elle se rendait compte de ce qui se passait en ces heures d’ivresse. Elle se savait malade seulement, mais les détails, les incohérences de ses paroles, les syncopes, le scandale de sa conduite, tout cela, elle l’oubliait…

– Qu’ai-je donc ? Il me semble avoir deux vies… l’une, douloureuse, pleine de mystères qui m’échappent… l’autre où l’on dirait que je me ressaisis, que je me retrouve… Est-ce que je deviendrais folle ?

Elle s’approcha d’une glace, se regarda et fut secouée d’un long frémissement. Était-ce bien Charlotte, cette femme qu’elle apercevait, aux joues plombées, aux yeux creusés, aux lèvres pâles, affaissées ? Et cette taille jadis si élégante et si fière, comme elle s’inclinait maintenant, les épaules en avant pour rendre plus facile le jeu de la respiration ! Était-ce bien Charlotte, cette malheureuse sur laquelle en quelques mois, semblaient s’être abattus vingt ans de maladie cruelle ?

Et devant la glace, seule, pendant que ses deux fillettes jouaient sur la terrasse, elle se mit à pleurer sur ses traits flétris, sur sa beauté disparue.

En ces moments d’accalmie, lorsqu’elle sortait avec les enfants, elle entendait souvent sur son chemin des allusions inquiétantes qu’elle ne comprenait pas.

– Ça va mieux, aujourd’hui… Elle se tient debout, la Pocharde…

– Elle aura oublié de pinter, ce matin !

Elle se retournait, regardait ces lèvres pleines d’outrages, ces yeux aux rires grossiers, mais elle restait calme ; ce n’était pas d’elle que l’on parlait, sûrement. Le soupçon ne lui en vint même pas. Elle était si loin de croire l’atroce vérité ! Même le mot du docteur Renneville, qu’elle était allée consulter, ne lui avait pas ouvert l’esprit. Elle lui racontait tous les symptômes éprouvés : ces nausées, ces étourdissements, ces syncopes. Elle était effrayée. Elle lui demandait conseil.

Le docteur, vieillard expérimenté pourtant, avait répondu durement :

– Vous n’avez qu’une chose à faire… un remède à suivre : Buvez un peu moins !

Et la pauvre et naïve Charlotte n’avait pas compris !

– Il faut boire un peu moins ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

Elle buvait, comme toutes les femmes, un doigt de vin dans beaucoup d’eau. Elle crut qu’il fallait retrancher le vin. Elle se contenta de boire de l’eau. Ce régime coïncida avec le chômage de la plâtrière. Elle lui attribua le bien qu’elle ressentit.

Mais, dans la rue, partout où elle passait, la marée montait des outrages qui accueillaient sa présence… « La Pocharde ! » Ce nom sinistre résonnait à ses oreilles, la suivait, hantait ses rêves… « La Pocharde ! » Pourquoi ? pourquoi ? De qui parlaient-ils ? Et pourquoi toujours quand elle apparaissait ?

Dans la glace où elle contemplait, en pleurant, les restes d’elle-même, une ombre flotta ; quelqu’un était derrière elle ; elle se retourna : c’était Berthelin.

Alors, elle eut un cri de joie, de colère aussi et d’espoir.

– Jean ! Jean ! Ah ! toi, du moins, toi, tu me diras tout, n’est-ce pas ?

Il avait l’air profondément triste et abattu.

– Je ne sais rien… Je venais pour vous interroger, parce que je ne crois rien de tout ce qu’on dit, mais parce que tout ce qu’on dit est si abominable…

Il n’osa achever. Mais Charlotte, nerveuse, les yeux pleins de fièvre :

– Ce qu’on dit, du moins, tu me le répéteras ?

– Oui. Vous n’avez donc rien entendu de ces infamies ?… On dit… Charlotte, je n’oserais… Je vous demande pardon…

– Jean, tu es le seul ami que j’aie au monde… Jean, aie pitié !

Lui, la dévorait du regard, la détaillait, se disait : « Est-ce possible ? Est-ce que ces deux yeux, la modestie de cette attitude, la résignation de cette tristesse, est-ce que cela ne dément pas les calomnies ? » Est-ce que devant Charlotte on pouvait croire encore même ce que l’on avait vu !… Et il l’avait vue, lui, tituber dans les rues, bredouiller des phrases incompréhensibles !… Il l’avait vue s’abîmer le long des fossés… Il était resté plus d’une fois auprès d’elle pour la protéger… Il avait vu ce spectacle terrible… Et en la regardant, si tendre, si pleine de détresse, il doutait qu’il avait vu !… Il s’enfuit, soudain, en criant :

– Non, ce n’est pas vrai… Je n’ai pas vu… Je ne crois rien, je ne crois rien !

Désormais elle évita de sortir, restant sur la terrasse, absorbée, ne prêtant même plus d’attention aux jeux des enfants.

Elle vit rôder Mathis, avec des yeux de crime, autour de Maison-Bruyère, et n’y prit pas garde.

Sa domestique, Catherine, fut la seule qui l’approchât.

La vieille avait à subir, de partout, des questions curieuses et méchantes :

– Avec quoi se grise-t-elle, la Pocharde ?

– Je ne la vois jamais boire que de l’eau.

– Farceuse !

– Jamais… Seulement, c’est le matin qu’elle est grise… Faut supposer que c’est pendant la nuit qu’elle descend à la cave…

Les quinze jours de chômage s’écoulèrent.

– Bonjour, madame Georges, dit Langeraume par-dessus la balustrade de la terrasse… Aujourd’hui, nous rallumons…

Et le lendemain, par les routes, on vit errer un fantôme aux jambes molles, aux yeux troubles, aux lèvres bleuies, laissant échapper des paroles d’ivresse, des rires sans raison ; puis le fantôme entra dans la forêt de Vilandry, s’égara dans les broussailles et tout à coup vint s’abattre, inanimé, au travers d’un sentier plein d’ombre.

Mais, dans l’évanouissement qui la rendait inerte et insensible, au moment où elle s’écroulait en ce tombeau, elle eut pourtant une dernière sensation d’existence, une vision de cauchemar : elle crut voir, au-dessus d’elle, se pencher une figure d’homme aux yeux cruels, au sourire de bourreau ; sur cette figure elle mit un nom : « Mathis ! » et en même temps qu’elle se sentait mourir, résonnait à son oreille le sinistre mot qui semblait être comme le cri de réprobation unanime de tout un pays contre elle :

– La Pocharde !

Quand elle se réveilla, c’était la nuit. Elle se leva péniblement ; elle retrouva son chemin, regagna Maison-Bruyère la tête vide, une lourdeur au front, le cœur malade. Cependant, un rayon de lumière luisait en son intelligence. Lorsqu’elle était tombée anéantie dans les broussailles, elle se rappelait avoir vu Mathis !… Était-ce vrai ?… N’était-ce pas plutôt quelque image trompeuse de sa pauvre tête affolée ?…

Chez elle, à Maison-Bruyère, rien de changé. Catherine soignait les enfants pendant les accès de la mère, par pitié pour ces abandonnées.

Elle monta auprès d’elles. Louise et Claire dormaient. Catherine s’en alla, en grommelant, avec un mauvais regard à Charlotte inattentive :

– Si ce n’est pas honteux de se mettre dans un pareil état !

Elle redescendit bientôt, mais sur le point de se mettre au lit, elle ressentit des étourdissements et comme la nuit était douce, elle s’enveloppa d’une couverture et alla dormir sur la terrasse, dans le fauteuil.

Le matin, elle n’éprouva de cette nuit ainsi passée que de la fatigue, sans malaise. Cependant, en son sommeil pénible, que de cauchemars ! Elle se voyait suivie par une foule énorme qui l’entourait, hurlait son injure suprême :

– La Pocharde !

Et elle se retrouvait enfin toute seule, jetée en quelque coin. Alors, Mathis s’approchait d’elle, déclarait son amour, lui disait : « Prenez garde, vous me rendrez criminel ! », se penchait sur elle… Elle avait beau vouloir se défendre, se tordre en un effort pour se dérober à ce rêve, elle sentait sur sa bouche se poser en frémissant les lèvres du misérable…

Les semaines, les mois qui suivirent cette nuit-là s’écoulèrent avec des alternatives de malaise et de calme, correspondant, sans qu’elle l’observât, aux époques de travail ou de chômage de Langeraume.

Puis, un jour, en passant, Langeraume lui annonça la nouvelle :

– Au revoir, madame Georges. Voici l’hiver qui vient. Nous éteignons jusqu’au retour du printemps…

Alors, peu à peu, elle se redressa, les yeux furent moins creux, le front se rasséréna, les lèvres reprirent leur fraîche couleur de pourpre, une grande sensation de vie, de bien-être… Est-ce que, enfin, cette torture ne reparaîtrait plus ?… Elle retrouva pour un temps l’activité de son intelligence… Depuis près d’un an qu’elle était malade, elle avait bien négligé ses enfants. Et quand elle écrivait à son mari, elle avait à peine la force d’achever ses lettres. À Georges, elle avait tout caché. Elle ne voulait pas qu’il fût inquiet… Quand il reviendrait, il ne saurait rien, rien de cette crise funèbre…

Mais, un jour, une effroyable découverte. Elle était enceinte… Déjà, depuis des mois, de vagues soupçons lui étaient venus, qu’elle avait repoussés comme autant de folies de son esprit, affaibli par les angoisses de cette année de souffrances…

Le soupçon revint, opiniâtre, affolant, terrible… Jusqu’au jour où elle courut chez le docteur Renneville et, dans un afflux de paroles insensées, lui dit ses épouvantes, l’atroce doute d’un crime commis sur elle à son insu…

Le médecin ne crut pas au crime. Mais les symptômes étaient probants, et quand Charlotte sortit de chez lui, elle emportait une certitude…

Maintenant, d’un pas raide, le front haut, les yeux distendus, dans une attitude singulière qui lui prêtait une démarche surnaturelle de rêve, elle regagnait sa petite maison.

Personne ne croirait à son innocence… Personne !… Surtout lui, là-bas, dans son désert australien !… Surtout le mari, l’honnête homme, trompé dans sa confiance, méconnu dans sa passion !…

Et elle avait résolu de mourir !

Elle coucha les enfants, les mit dans les deux petits lits, côte à côte. Et jusqu’à ce qu’elles fussent endormies, elle veilla auprès d’elles ! Son désespoir était si profond qu’elle n’eut ni larmes, ni sanglots.

Elles dormaient, toutes roses, et souriantes, le visage tourné vers la mère, vers ce beau lys sans tache mais qui penchait la tête, comme rongé par un ver à la racine.

Elle les embrassa, d’un baiser léger, sur les yeux.

– Adieu, mes chéries, adieu !…

Une douleur aiguë au cœur. Elle attend. Aura-t-elle le courage ? Oui… Près de la porte, elle s’arrête, bouleversée. C’est Louise qui tend les bras, en rêve, et qui, doucement, lui dit :

– Non, non, maman ; non, maman !…

Puis l’enfant se rendort… Charlotte revient… Elle a ce courage… Elle les embrasse encore… Elle s’esquive… ferme la porte… Et la voici sur la terrasse, dans la nuit, répétant :

– Mourir ! mourir ! Il le faut… Mon Dieu, vous l’avez voulu…

Elle descend vers le chemin creux ; elle court ; mais, vers le taillis de chênes, à mi-côte, elle s’arrête encore. Dans le silence de la nuit très noire, elle a entendu au-dessus d’elle :

– Maman ! maman !

Elle n’y croit pas. Ce n’est pas vrai… Claire et Louise dorment… Elle poursuit sa course éperdue… Mais, de nouveau, par-dessus les arbres, des cris déchirants :

– Maman ! maman, où es-tu ?

Elle ne se trompe pas. Ce sont bien les enfants. Quelle mère résisterait ? Quelle honte inexpliquée, quelle fatalité inexorable ferait hésiter une mère ?

Elle revient, cette fois, vers Maison-Bruyère. Et sur la terrasse, dans le froid humide de la nuit, elle aperçoit les deux fillettes en chemise, dans une crise nerveuse, clamant :

– Maman ! maman ! maman !

Elles se sont réveillées. Elles ont demandé leur mère. La mère n’a pas répondu ; elles se sont effrayées et elles sont sorties… frissonnantes de froid… presque convulsées.

– Mes enfants ! mes enfants !

Charlotte s’élance vers elles, les enlève en un geste de colère passionnée ; de petits bras l’étreignent ; de petites bouches la couvrent de baisers ; de frêles corps ne font plus qu’un corps avec le sien !

Elle les remporte dans les deux lits, les console, leur sourit… Car elle leur sourit, la divine mère !…

Et bientôt, Claire et Louise se rendorment. Elles se rendorment, pendant que la mère, résignée maintenant, prête à toutes les douleurs, murmure à leurs sourires pleins de confiance :

– Dormez, chéries, dormez ! Je ne vous quitterai plus !

Elle vécut, dans l’attente de la honte qu’elle prévoyait, et vers la fin de l’hiver, elle mit au monde un fils : Henri. Ce fut ainsi qu’elle l’appela.

Ce qu’on en dit, elle ne le sut pas ; elle ne sortait plus de Maison-Bruyère.

Seulement, un jour, Berthelin apparut :

– Charlotte !

Il ne put rien dire de plus. Cette figure de femme, blême, aux yeux flamboyants, pleins de désespoir et de haine, d’une haine sans objet, lui faisait peur… C’était la jolie Charlotte, pourtant, celle d’autrefois, tant aimée !

– Jean, ne me dis rien… Ne me demande rien… Va-t’en… mais souviens-toi toujours de ce que je te dis : Je suis innocente de tout, de tout, de tout…

Elle ne l’avait pas revu.

Le printemps revint, très doux, avec les feuilles et les fleurs aux glycines ; avec les nids des rouges-gorges contre les murailles empesées de lierres ; et les nids des chardonnerets dans les massifs du jardin.

Alors, par-dessus la balustrade de la terrasse, un matin, deux bonnes têtes de braves gens se soulevèrent du côté de Charlotte, qui allaitait son fils :

– Bonjour, madame Georges ; c’est nous, vos voisins. Voici l’hiver fini… Nous rallumons !…

Et, derrière eux, le facteur d’Artannes entrait, remettait à Charlotte une lettre au timbre étranger, une lettre dont elle reconnut l’écriture adorée, et qu’elle décacheta d’une main tremblante : « C’est la dernière fois que je t’écris… J’arriverai par le courrier qui suivra cette lettre… Quelle joie !… Je n’ose y croire… je n’ose y penser !… Un si grand bonheur m’effraye… Oh ! ma Charlotte tant aimée, je t’aime, je t’aime, je t’aime !… »

Cette lettre était la dernière ! Donc, Georges devait être en route pour revenir…

Et cette nouvelle, qui l’eût jadis remplie de joie, lui causait de l’horreur…

Quelques semaines de répit, avant l’arrivée, restaient encore. Elles furent toutes pleines d’épouvantes et d’angoisses inexprimables. Cette lettre, elle la portait partout avec elle… Combien de fois elle l’a relue, les yeux dilatés, de la sueur au front, oppressée et la respiration rauque !

Un jour, elle l’oublia sur une table. Catherine en prit lecture.

– Ah ! je comprends… Le mari qui va revenir… Ça va être du joli !

Farouche, Charlotte attendait, repliée sur elle-même, comme une bête blessée.

Le petit Henri tomba malade. Il eut des symptômes inquiétants. Elle le soigna avec une pitié profonde pour cet innocent. D’où venait-il celui-là ? Elle ne le savait. Il était la cause de tout le mal. C’était lui qui allait déchaîner la tempête sur Maison-Bruyère… Dans ses frêles mains, crispées sous les draps du berceau, se cachait la foudre. Malgré cela, elle l’aimait. Il y a des trésors de tendresse et de pardon dans ces cœurs de mères. Elle ne s’était jamais séparée de lui. L’enfant couchait dans son berceau auprès du grand lit. Elle le nourrissait comme elle avait nourri autrefois les deux jumelles.

Mais sans doute ces étranges malaises, observés sur elle depuis un an, avaient fini par altérer sa santé ; sans doute que la vie qui s’écoulait de son sein généreux n’était plus la saine et fortifiante vie d’autrefois ; et voilà, pensa-t-elle, pourquoi l’enfant venait de tomber malade.

Alors, elle cessa de le nourrir et le mit au biberon. Il en fut plus malade encore.

Elle n’attendit pas plus longtemps et fit appeler le docteur Renneville. Il arriva. Il eut à peine un regard pour la pauvre femme. Il gardait pour elle une part du mépris dont tout le pays l’accablait. Il lui dit seulement :

– C’est pour l’enfant, n’est-ce pas ?

– Oui… J’ai peur… Je le trouve très mal…

– Et vous ne voulez pas qu’il meure ? C’est d’une bonne mère…

Et il haussa les épaules.

Qu’on ne le juge pas mal. C’était un brave et digne homme, aimé de tous, un peu brutal, mais de cette brutalité qu’affectent parfois les médecins de village et qui n’est qu’une manière de plaisanter. Très riche, il faisait le bien. « C’est d’une bonne mère ! » Et il avait haussé les épaules. Il voulait dire que si le bébé était si malingre et si chétif, c’était la faute des habitudes vicieuses de la Pocharde.

Il s’approcha du berceau, mit sa main doucement – une grosse main blanche et prudente – sur le front de l’enfant en moiteur, et le considéra.

– Enfant d’alcoolique ! murmura-t-il.

Et se tournant vers Charlotte, qui essayait de deviner ce qu’il pensait :

– Déshabillez-le, il faut que je l’examine.

Elle obéit, enleva les langes et le tendit, tout nu, au docteur. Celui-ci alla fermer la porte de la terrasse, de même que les fenêtres, pour que l’enfant ne prît pas froid.

Il l’examina, ausculta, palpa. Il interrogea longuement Charlotte sur les différents accidents qu’elle avait remarqués. Il paraissait surpris. À plusieurs reprises il revint sur certains faits qu’il fit préciser. L’enfant avait eu des syncopes pendant lesquelles la mère avait vraiment cru qu’il était mort. Puis des vomissements, des étouffements, de l’asphyxie dont elle ne l’avait sauvé qu’en le transportant au grand air. Le docteur Renneville écoutait tout cela. On eût dit qu’un vague soupçon montait en lui, mais si terrible que son esprit ne voulait même pas s’y arrêter.

Il prescrivit une ordonnance très délicate, très sérieuse. Il semblait mal à l’aise. Il se leva de sa chaise après avoir écrit.

– Je reviendrai demain, dit-il.

Et il se hâta de sortir. Il étouffait. Il avait besoin d’air.

Et, en effet, l’air lui fit du bien. Mais ce malaise singulier, jamais éprouvé encore, car il était robuste dans sa verte vieillesse, il l’attribua au lamentable spectacle de cet enfant malade, héritier du crime maternel. Il l’attribua aussi à ce vague soupçon d’un autre crime, plus abominable et plus immédiat, qu’il avait repoussé pourtant avec horreur.

Langeraume montait le chemin creux, se dirigeant vers la plâtrière.

– Bonjour, monsieur le docteur… Je m’en vais éteindre…

– Bonjour, Langeraume… Éteignez, mon garçon…

Et le vieillard dénoua sa cravate d’un geste brusque pour que l’air, l’air pur du coteau, l’air pur des champs, des prés et des bois, emplît plus librement ses poumons.

Il revint le lendemain, comme il l’avait promis. L’enfant paraissait mieux. Il l’examina, ausculta encore, fenêtres et portes fermées. Il n’observa rien de nouveau. Lui-même n’eut pas son malaise de la veille.

Les fourneaux étaient éteints : Langeraume, inconscient, avait passé par là… faisant sa besogne habituelle, tantôt sa besogne de mort, tantôt sa besogne de vie.

Mais dans le pays, très monté contre Charlotte, la maladie de l’enfant était très commentée, donnant lieu à des nouvelles calomnies.

Le docteur Renneville n’avait rien dit du soupçon qui lui était venu. Il se réservait de surveiller de près le malade, d’étudier les symptômes révélés et d’avertir la justice s’il acquérait la certitude que des tentatives criminelles d’empoisonnement étaient faites par la mère. Car c’était là cette abomination, le mystère qu’il redoutait. Mais s’il se taisait, on parlait dans le pays. Et la voix publique le prononçait hautement ce sinistre mot de poison que le docteur n’osait encore s’avouer lui-même.

Ne savait-on pas, par Catherine, que Georges Lamarche allait revenir ? Dès lors, il découvrirait tout. Il aurait à peine mis le pied dans Maison-Bruyère que l’enfant crierait la trahison commise… livrerait l’adultère consommé. L’époux outragé et la femme coupable se trouveraient en présence.

Et n’était-il pas évident que si l’enfant disparaissait, Charlotte, en quittant le pays, courait la chance de n’être pas accusée ? Elle irait au-devant de Georges… elle l’entraînerait… elle l’empêcherait de venir à Pont-de-Ruan… de se trouver en contact avec d’anciens amis… avec ses ennemis surtout… Georges l’aimait, lui obéirait… ne demanderait peut-être point d’explications…

Mais pour qu’il fût joué de manière experte, ne fallait-il pas que la vivante preuve de la faute disparût ?…

Et voilà pourquoi le pays tout entier criait :

– Elle va le tuer… L’enfant est malade… Elle l’empoisonne !

Charlotte ne se doutait pas de cette nouvelle infamie. Elle ne sortait plus, ne descendait jamais plus au village. Elle ne vivait plus de la vie des autres. Sa pensée était fixée sur un seul point… ne voyait qu’une seule chose au monde… un grand bateau qui, parmi les flots de l’Océan, s’avançait joyeusement vers la France… Et sur ce bateau, un homme, dans la fièvre d’un bonheur longtemps souhaité, vers lequel il courait enfin, qu’il allait atteindre… et cet homme… son mari…

Elle comptait les jours. Elle comptait les heures… maintenant… marquant chaque minute du temps qui passait par autant de terreurs nouvelles… ainsi qu’elle l’eût marquée jadis de joies et d’espérances divines, avant que sa vie ne fût brisée… Elle comptait… voyait inexorablement se rapprocher la date de l’arrivée du bateau… Et ce ne serait plus qu’une question d’heures… Car il accourrait vite, sans arrêt, les bras tendus, chargés de caresses pour les jolies fillettes, les lèvres chargées de baisers pour la femme tant aimée… Et rien ne lui dirait : « Prends garde ! n’y va pas… Retourne aux déserts d’où tu viens… Ferme les yeux pour ne plus rien voir… Bouche tes oreilles pour ne rien entendre… Va bien vite et ne détourne même pas la tête… »

Elle les connaissait bien, les dates des courriers d’Australie… Depuis si longtemps elle les guettait !…

Et ce fut ainsi qu’un matin de mai elle put se dire :

– Aujourd’hui, le bateau est entré dans le port de Marseille…

Et avec un long frémissement :

– Demain, Georges sera ici !