M. Barillier passa le reste de la journée à prendre des renseignements, continuant son enquête, recevant des dépositions de paysans. La vieille Catherine fut interrogée minutieusement. Comme elle était au service de Charlotte, elle avait dû observer beaucoup de choses. Mais le juge eut beau la questionner, elle ne fit que de vagues réponses et, en somme, sa déposition fut plutôt favorable.
– Voyez-vous, monsieur le juge, je ne peux rien dire, non là, vrai de Dieu, je ne sais rien… J’ai pourtant bien regardé, bien écouté aux portes, et jamais je n’ai surpris Madame, soit avec un homme, soit se livrant à la boisson.
– Cependant, elle ne s’enivrait pas avec des fleurs.
– Non, sûrement.
– Alors, comment expliquez-vous ?
– J’ai toujours cru que Madame avait une cachette… Maintenant, il faut dire que de ma cuisine la plupart du temps, je ne voyais pas ce qui se passait… J’arrivais le matin… je faisais un peu de ménage… j’allumais le fourneau et je préparais le déjeuner, puis je m’en allais… Madame faisait elle-même son dîner, car elle vivait de peu de chose… Dans la journée, s’il faisait mauvais temps, elle montait dans la chambre de ses fillettes et restait auprès d’elles… S’il faisait beau, elle passait le temps sur la terrasse… Et c’était comme cela tous les jours… La chambre de ses filles, c’était moi qui la faisais… Mais la sienne, elle ne voulait pas que j’entre dedans… Les enfants n’y venaient jamais… J’y suis entrée la première fois quand le petit Henri a été malade et qu’elle vagabondait, insensée, prise de boisson… Et un jour, j’ai failli y suffoquer… Ça manquait d’air… Je n’ai eu que le temps d’ouvrir… Et je crois bien que cette fois-là, si je n’étais pas entrée, le petit aurait rendu le dernier souffle… Il est vrai que ça n’a pas tardé beaucoup par la suite…
Le magistrat prenait des notes.
Et il inscrivit, comme une phrase ordinaire échappée à la courte intelligence de la vieille bonne, ces simples mots qui renfermaient tout le mystère de cette enquête, la solution du problème qu’il allait chercher et auprès de laquelle tous, juges, jurés, médecins, experts, avocats, allaient passer sans y prendre garde, sans même l’apercevoir : « Un jour, j’ai failli suffoquer… Ça manquait d’air… Je n’ai eu que le temps d’ouvrir !… »
M. Barillier ordonna l’autopsie de l’enfant mort.
Le rapport médico-légal allait donc avoir, en cette affaire, une importance capitale, car s’il concluait à la mort naturelle, Charlotte, du même coup, pouvait être déclarée innocente de ce crime.
Il ne resterait plus contre elle que le meurtre de Renneville.
Mais entre ces deux crimes, nous l’avons expliqué déjà, il y avait une corrélation étroite, un lien qui faisait qu’il était difficile d’innocenter Charlotte de l’un des deux sans la déclarer également innocente de l’autre.
Si le rapport médico-légal déclarait, contrairement à la lettre posthume de Renneville, qu’il n’y avait pas eu empoisonnement, dès lors, pourquoi Charlotte eût-elle assassiné Renneville, dont elle n’avait pas à redouter la déposition ?
Le mobile du crime disparaissant, il faudrait chercher ailleurs le meurtrier.
Lorsque fut portée à Fénestrel, cette fois comme certaine, la nouvelle de l’arrestation de la Pocharde, le comte du Thiellay, sombre, les yeux voilés, demanda :
– Est-on bien sûr qu’elle soit coupable ? A-t-on découvert quelque preuve ?… A-t-on retrouvé le portefeuille, avec l’argent de Renneville ?
On ne put répondre à aucune de ces questions. Alors, dans un abattement singulier, il murmura :
– Comment savoir ? qui me dira la vérité ?
La même nouvelle fut donnée à Mathis et à la comtesse. Tous deux s’y attendaient : Mathis avait fait prévoir cette arrestation. Lorsqu’on leur annonça : « La Pocharde est sous les verrous ! » ils respirèrent, soulagés, sans songer au martyre de cette femme. Et Clotilde dit, en serrant dans ses doigts, nerveusement, la main de son amant :
– Nous sommes sauvés !
Sauvée, elle l’était peut-être, pour quelque temps… Mais quelle vie d’horreurs, d’épouvantes et de cauchemars commençait pour elle !
Dans les premiers temps qui suivirent ces deux journées pendant lesquelles se passèrent les incidents de ce drame, il ne lui fut pas trop difficile d’éviter la présence de son mari.
Elle prétexta des malaises successifs, resta enfermée dans sa chambre, ne laissant entrer personne et se faisant servir chez elle.
Mais elle ne pouvait ainsi, indéfiniment, prétexter ces malaises.
À la fin, il se fût alarmé ; il eût exigé qu’elle consultât un médecin. Il fallut bien que Clotilde reprît la vie d’autrefois.
Elle l’atténua, cette vie, en sortant beaucoup, en faisant des visites, en recevant beaucoup, de façon à être seule avec son mari le moins possible. Mais elle avait beau faire, il arrivait toujours – inéluctablement – le moment où, dans le joli et élégant château tout à coup vide de ses invités, redevenu calme et silencieux, elle se retrouvait devant Hubert du Thiellay.
Il était très triste. Ses yeux imploraient Clotilde, lui demandaient un mot d’amour ou d’amitié.
À plusieurs reprises, il lui dit, comme vaincu et à bout d’efforts :
– Venez Clotilde, il faut que je vous parle !…
Il l’avait entraînée, malgré elle, frissonnante d’horreur, très loin de tous les regards, dans les allées sombres.
– Il va tout me dire ! Il va me révéler son crime…
Il avait marché longtemps silencieux, un cruel combat se livrait dans son cœur. Puis, il avait dit, enfin, avec un douloureux sourire où il se dérobait :
– Oui, il faut que je vous parle… Il y a si longtemps que je ne vous ai pas dit combien je vous aime !…
Il lui pressait tendrement les mains. Alors, elle, devenue dure, se dégageant :
– Vous m’aimez, c’est convenu… Aviez-vous besoin de m’entraîner si loin pour me l’apprendre et ne pouviez-vous me laisser au château ?
– Vous êtes cruelle, Clotilde, que vous ai-je fait ?
– Rien… Seulement la soirée est fraîche… je me sens frissonner… Si vous ne voulez pas que je prenne froid, rentrons.
Ils passaient devant le chalet norvégien, d’où Clotilde était partie pour se rendre au prieuré de Relay, le soir du crime.
– Entrons là… Vous ne sentirez pas la fraîcheur du soir…
– Non… Retournons au château…
– Du reste, je ne sais pas où vous trouvez qu’il fait froid. La soirée est orageuse, accablante et il n’y a pas un souffle d’air…
C’était vrai. La campagne paraissait fatiguée, dans un accablement de chaleur. Vers les coteaux, des éclairs dans des nuages de cuivre.
– Il va faire de l’orage, dit la comtesse.
– Eh bien ! laissons passer l’orage. Dans le chalet, nous y serons à l’abri…
Elle aurait voulu résister encore… La nuit, l’orage, ce tête-à-tête loin de tous, tout cela la terrifiait… Elle eut l’idée que le comte ne l’avait attirée là, dans cette ombre, sous ces grands arbres, que pour commettre un crime…
– Il va me tuer… Il va m’étrangler comme l’autre.
De larges gouttes tombèrent, très espacées tout d’abord, puis la pluie crépita dans les feuilles. Les éclairs devinrent plus rapprochés. La foudre éclata, stridente.
Il fallut bien qu’elle se réfugiât dans le pavillon.
Comme le vent, subitement élevé, envoyait par rafales la pluie à l’intérieur, le comte ferma la porte.
Clotilde fut glacée… Les ténèbres étaient si épaisses qu’elle ne voyait même pas son mari… Sa gorge se contracta… Elle essaya de crier, rien ne sortit… C’était fini… Elle l’avait bien deviné tout à l’heure… il allait la tuer…
Sans doute il avait deviné quelque chose… Et jusqu’à présent, il avait su dissimuler avec un courage infernal, avec la cruauté d’une bête fauve jouant avec sa proie !…
Elle est tombée sur un divan, au fond du chalet…
Où est-il ? Elle ne le voit pas… Ses yeux sont brouillés… Et puis ces ténèbres !
Enfin, tout à coup, elle entend le froissement des pas sur le parquet. Le voilà… il vient… il savoure son crime. Est-ce le poignard ?… ou bien va-t-il l’étrangler ?…
Des pas encore, plus près. Il la cherche !
– Clotilde, où êtes-vous ?… Est-ce que l’orage vous fait peur ?
Elle soupire, haletante, et il l’entend. Alors, il se dirige vers elle… Il va l’étreindre, l’étouffer d’une main, empêcher ses cris… Mais une voix très timide, très douce, très tendre, dit en tremblant :
– Je t’aime, Clotilde, et je suis triste à mourir… Aide-moi, je t’en prie… Je suis malheureux et j’ai besoin de tes caresses… Depuis quelque temps tu me fuis, tu me regardes avec des yeux de terreur… Est-ce que je t’ai fait de la peine ? Ce serait sans le vouloir, sans le savoir…
Elle se remet un peu de ses alarmes. Ce n’est point un assassinat qu’il rêvait… en l’emmenant là… Il pensait à l’amour… Mais c’était pour la jeune femme, un autre genre d’épouvante. Elle, à cet homme, jamais !
– Laissez-moi, dit-elle… cet orage me fait mal…
– Que de prétextes, Clotilde, chère Clotilde, pour vous éloigner de moi !…
Il se met à genoux. Il implore :
– Pourquoi êtes-vous si changée ?… Parfois vous avez des gestes et des regards qui semblent s’adresser à un être malfaisant… Cependant je vous aime. Doutez-vous de moi ?… Dans la vie… calme… un peu monotone, peut-être, qui est la nôtre, il se passe peu d’incidents où je trouverais le moyen de vous prouver mon amour, en vous montrant jusqu’où va mon dévouement… Je ne vais pas jusqu’à souhaiter qu’il y ait un bouleversement dans notre vie afin de vous donner une preuve nouvelle que je vous aime… Et pourtant, je mets votre amour si au-dessus de tout, que j’ai souvent de ces désirs de malheurs…
Les mains de la jeune femme restent froides. Elles se retirent, d’instinct, avec un mouvement de répulsion, toutes les fois qu’elles rencontrent les mains du comte.
Tout à coup, elle sent les bras du comte qui l’enserrent de nouveau et, auprès de sa joue, la caresse de sa moustache, auprès de ses lèvres, la brûlure de ces lèvres qui profèrent tant de mensonges.
Elle se rejette en arrière, avec un cri :
– Non, non, jamais plus, jamais plus !
Il se lève, brusquement…
Elle l’entend qui fait quelques pas, puis s’arrête…
Longtemps, longtemps, il reste ainsi… immobile… sans un geste… Puis, elle le voit qui porte la main à ses yeux…
Pourquoi ? Elle ne le sait pas… car si elle a surpris le geste, ce qu’elle n’a pas vu, ce sont les grosses larmes, qui de ces yeux navrés coulent lentement sur le visage !
La fureur de l’orage se calme. Il va rouvrir la porte. Un peu de lumière pénètre dans le chalet.
– Venez ! dit-il…
Elle obéit, passivement. Lorsqu’elle passe près de lui, Hubert s’arrête.
– Clotilde, vous ne m’aimez plus !…
Elle veut protester, ne trouve rien, se contente de hausser les épaules.
– Clotilde, si vous ne m’aimez plus, c’est que vous en aimez un autre…
Un imperceptible frisson des paupières, c’est tout ce qui trahit l’émotion de la jeune femme. Quant à sa pâleur, elle ne pouvait être plus grande.
– Vous ne répondez rien.
– Contre une pareille insulte, je n’ai que du mépris…
Un moment, les yeux du comte ont brillé de colère ; ses lèvres, blanches, disent assez quelle serait sa violence, en face d’un outrage à son honneur…
– C’est que, voyez-vous, cela, je ne le pardonnerais pas… non, non… jamais… Et si vous aviez un amant…
– Vous… vous le tueriez, n’est-ce pas ?
– Je ne sais pas, je n’ai jamais pensé à cela… Mais, bien sûr, l’un des deux, lui ou moi, devrait mourir…
– Tranquillisez-vous et réservez votre colère pour des causes plus justes…
Il redevint tendre et humble :
– Vous n’aimez personne ?… Vous me le jurez ?…
– Personne !…
Et voulant couper court à ces questions qui devenaient dangereuses, où un détail, une imprudence pouvait la compromettre et la perdre :
– Venez vite… pendant qu’il ne pleut plus…
Mais au château, en haut du perron, pendant qu’elle le quitte :
– Clotilde, prenez garde… il y a entre vous et moi un secret que je connaîtrai… Quel secret ? Je l’ignore… Mais, prenez garde !
À partir de ce jour, le comte, froissé dans sa tendresse, changea d’attitude à l’égard de sa femme. Il ne la rechercha plus, comme auparavant, sans aller, cependant, jusqu’à fuir les occasions de se trouver avec elle. Aux repas, c’est à regret qu’ils échangeaient quelques paroles.
Ensuite, Clotilde redevenait libre et son mari ne s’inquiétait plus d’elle.
Mais la jeune femme n’était pas dupe de cette subite indifférence qui lui semblait plus redoutable que les manifestations de ses soupçons.
Parfois, elle tressaillait, se retournait…
De loin, son mari la regardait, et ce regard, dont elle avait subi le magnétisme, était la menace de quelque catastrophe prochaine.
Pourtant, il ne dissimulait pas si bien qu’elle ne surprît en lui, souvent, quelque intime et profonde tristesse.
Et Clotilde, alors, en ces occasions, se reprenait à douter, malgré l’évidence, se demandant si vraiment cet homme dont elle connaissait l’ardent amour, et dont elle voyait naître la jalousie, si cet homme qu’elle savait doux à tout le monde, était le meurtrier de Renneville.
Elle se mettait à rêver à l’impossible, à rêver qu’elle ne l’avait pas vu !
Et, s’abandonnant à ce rêve de sa folie, elle se disait alors qu’elle l’aimerait cet homme, oui, qu’elle l’aimerait de toute son âme, de tout le repentir de la faute qu’elle avait commise.
Hubert innocent !… Si cette chimère se réalisait, elle n’aurait pas assez de sa vie pour pleurer sur son adultère, pas assez de sa tendresse pour réparer le passé ; ah ! comme elle y mettrait tout son cœur ! Et s’il fallait mourir pour qu’il fût heureux, eh bien ! avec joie, elle mourrait… effaçant ainsi tous les mauvais souvenirs…
Hubert innocent !… Peu à peu, l’obsession agissait. Un mal intérieur la rongeait. Ses yeux se creusaient. Parfois, ses joues revêtaient une teinte de plomb. Depuis longtemps, elle avait perdu l’appétit et le sommeil.
Une fois, en pleine nuit, sans s’y attendre, elle trouva son mari au salon. Il s’était installé là après le dîner, avec un livre. Il était deux heures du matin et il s’y trouvait encore.
Il se leva, effaré, en la voyant. Elle avait l’air d’un fantôme et grelottait. Il se précipita vers elle, croyant à un malheur.
– Qu’est-il arrivé ?… Êtes-vous plus malade ?
La vue de son mari, l’effroi de se trahir, lui rendirent sa présence d’esprit. Mais ses dents claquaient et c’est à peine si elle put s’expliquer :
– J’avais cru entendre du bruit…
– Du bruit ? Je n’ai pas bougé…
– Puis, je me suis aperçue qu’il y avait encore de la lumière au salon, et alors…
– Alors, vous avez voulu vous en assurer par vous-même, tandis qu’il vous était facile de sonner votre femme de chambre et de ne pas vous déranger.
– Excusez-moi d’avoir troublé votre lecture.
Elle ressortit. Sa démarche était incertaine. Elle se heurtait partout, à tous les meubles.
Le comte la suivait du regard. Il ne lui offrit pas son aide pour la reconduire. Longtemps, il rêva, triste.
De jour en jour, elle dépérissait, car pareilles scènes se renouvelaient fréquemment. Elle eut, une nuit, une sorte d’accès de somnambulisme et se retrouva dans le jardin, sans s’être couchée, le matin, au lever du soleil.
Le comte, très matineux, la rencontra debout, dans un massif, les pieds mouillés de rosée, les yeux hagards…
Il s’approcha et vit qu’elle dormait. Mais elle dormait de ce sommeil qui est une vie surnaturelle. Et elle murmurait, clairement, bien que sa voix fût changée, étrange, bégayante, des phrases qu’il entendit :
– Il me tuera ! Il me tuera !… Je sens ses mains autour de mon cou qui m’enserrent… qui m’étranglent…
Il la réveilla, mais ne lui dit rien de ce qu’il avait entendu : il n’avait pu mettre un sens à ces paroles…
Il voulut, le jour suivant, l’obliger à recevoir la visite du médecin. Elle s’y refusa avec obstination.
– Je passerai outre à votre refus, dit le comte, et je vous amènerai le docteur Marignan.
– Je ne le recevrai pas.
– Pourquoi ? S’il vous déplaît, je m’adresserai à tout autre.
– Je ne suis pas malade… Ne vous préoccupez point de ma santé.
– Je vous assure, ma chère Clotilde, que vous êtes bien changée depuis quelque temps… et je ne vous cacherai pas que j’en suis tout inquiet.
– C’est trop de bonté, dit-elle avec ironie.
Et rien ne fut changé dans cette existence. Mais le comte ne cessa point d’observer Clotilde, non plus seulement avec la jalousie d’un homme auquel sont venus des soupçons, mais avec la tendresse d’un mari aimant qui redoute l’avenir.
L’ennui est une maladie grave qui conduit à la mort, au suicide.
Vivre à Paris, est-ce que cela ne la sauverait pas ?
Il hésita longtemps. C’était un lourd sacrifice pour lui, un si grand bouleversement ! Mais il l’aimait.
Il saisit la première occasion :
– Clotilde, je vous ai dit, il n’y a pas longtemps, que je souhaitais dans notre vie quelque grave événement qui m’obligeât à vous donner des preuves de ma tendresse… Ce jour est venu… Vous savez combien il m’est pénible de songer même à quitter Fénestrel… Eh bien ! Clotilde, aujourd’hui, pour vous, pour revoir votre visage heureux, nous quitterons Fénestrel… et, si vous le voulez, nous n’y remettrons jamais les pieds… Mais je vous en prie, Clotilde, souriez et soyez heureuse…
Il avait parlé d’une voix douce.
– Nous irons à Paris ? dit-elle soudain, dans un cri qui trahissait tous ses rêves depuis longtemps et toutes ses ambitions.
– Oui…
– Tout de suite ?
– Oh ! je ne suppose pas que vous désiriez quitter Fénestrel en plein été pour aller vous installer à Paris, où vous ne trouveriez personne de votre monde.
– Ah ! déjà vous hésitez…
– Non, je vous le jure, et dès le mois d’octobre, si tel est votre désir… En attendant, nous ferons comme tous les ans… nous voyagerons… Est-il un pays du monde qu’il vous soit agréable de visiter pendant ces mois de beau temps ?…
Elle frémit.
Voyager, c’était encore être plus seule avec lui !… C’était le tête-à-tête constant de la voiture, des chemins de fer, des promenades, des excursions, de l’hôtel…
À Fénestrel, elle lui échappait encore…
À Paris, elle lui échapperait certainement… Elle saurait y vivre d’une vie si agitée, si emplie, que le comte n’existerait plus pour elle… Certes, la sinistre pensée de la terrible nuit subsisterait… Mais elle s’étourdirait… dans une ivresse perpétuelle de fêtes…
Cependant, elle était touchée…
Il l’aimait, certes, il l’aimait passionnément… Elle n’en avait jamais douté et elle venait de triompher enfin de la dernière résistance qu’il lui opposait…
Et, en lui parlant, malgré toute sa tristesse, il lui souriait.
– Je ferai ce que vous voudrez… N’êtes-vous pas la souveraine…
Et soudain, dans une détente nerveuse de son âme comprimée, il se jette dans un fauteuil, couvre ses yeux de ses deux mains. Et il éclate en sanglots convulsifs, comme un enfant.
Bouleversée, son cœur attendri malgré tout, elle ne comprend pas… Elle se penche sur lui… semble vouloir boire ses larmes, absorber ses sanglots… « Oui, oui, il est malheureux… il a des remords… mais il m’aime… »
Et le crime disparaît pour un moment – la durée d’un éclair –, devant l’immensité de cet amour…
Elle lui détache les mains… Il se laisse faire…
Le visage du comte est inondé de larmes… Il ferme les yeux, la tête appuyée, renversée contre le dossier du fauteuil.
« Peut-être va-t-il tout m’avouer… » pense Clotilde.
Son fin visage près de ces yeux qui pleurent, elle dit, le tutoyant :
– Pourquoi pleures-tu ? Ne peux-tu me le dire ?…
– Je pleure parce que j’ai besoin de ta tendresse et que tu ne m’aimes plus…
– Non, tu pleures parce que tu as un secret que tu ne me dis pas… Et tu ne te demandes pas si ce n’est pas cela qui me rend malade… Parle… Dis-moi ton secret… Parle… il est sur tes lèvres… confie-le-moi.
Il rouvre les yeux, considère longuement la tentatrice dont l’haleine fraîche fait du bien à sa fièvre… Mais ses larmes se tarissent… il redevient grave…
– C’est vrai, dit-il, j’ai un secret… mais je ne puis te le dire…
– Pourquoi ? Ne suis-je pas ta femme ? ta confidente naturelle ?
– Je ne puis te le dire parce que tu ne m’aimes pas !…
Elle se releva lentement. Il avait repris tout son calme. C’était fini. Il ne parlerait pas.
Alors, elle redevint cruelle.
– C’est la pensée de quitter Fénestrel qui vous rendait si triste ?…
Il lui adressa un long regard navré, plein de reproches, mais de pitié aussi…
Et ce jour-là, il ne fut rien dit de plus entre eux.
Tacitement, le départ pour Paris resta fixé pour le mois d’octobre. On était alors au mois de juin.
La première fois qu’elle revit Mathis, elle lui dit :
– L’autre jour, il a failli tout me révéler… Ah ! s’il le faisait !… ce serait encore la vie heureuse… Le divorce existe, heureusement… Nous trouverions des causes avouables de séparation… Je deviendrais libre… et je serais toute à toi…
Il fut gêné. Clotilde, libre, divorcée, c’était Clotilde pauvre… Il répond, cependant, par quelques mots de tendresse… Mais elle a été frappée de son hésitation. Elle est dans une surexcitation nerveuse où tout se déforme, prend des proportions inattendues…
– Ne sommes-nous pas liés par notre crime ?…
– Oui… surtout par notre amour… dit-il…
– Notre amour ! notre amour !
Et soudain elle a un rire éclatant… secouée… Et tout un flot d’amertumes, qu’elle épanche…
– Notre amour ! Ah ! bien oui !… Est-ce que je t’aime ?… Est-ce que je t’ai aimé… Ma foi, non !… Et toi ?… est-ce que tu crois que je n’ai pas deviné que ma conquête flattait surtout ton orgueil ?… De l’amour, toi ?… Je n’ai jamais rien vu dans ton cœur, si ce n’est l’égoïsme… de la jalousie… la rage de te venger des autres, parce que tu n’es rien…
Elle mordait son mouchoir, le déchirait, en proie à une crise de folie !… Et ce qu’elle disait, ce qui lui échappait, c’était la vérité… navrante… féroce. Elle ne l’avait jamais aimé !…
Maintenant elle lui en voulait parce qu’il était son maître.
Elle se surprenait parfois à le haïr plus fortement peut-être que son mari.
Et elle le rendait responsable de tout ce qu’elle souffrait… sans réfléchir, car si elle n’avait pas été là-bas, au prieuré, elle n’eût point surpris le crime… Et elle vivrait heureuse dans l’ignorance de ce qui s’était passé…
Il dit :
– Clotilde, calmez-vous, revenez à vous, je vous en supplie !…
Mais la pauvre femme, dans la crise qui l’emportait :
– Pourquoi t’ai-je aimé ? Pourquoi ? Pourquoi ?… Est-ce que je sais ?… Tu n’es pas plus beau que mon mari… Tu es aussi vulgaire !… Quel triomphe cela dut être pour toi que de devenir l’amant de la comtesse du Thiellay !… C’était une aubaine à laquelle tu n’étais guère habitué, n’est-ce pas ? Car, depuis, j’ai entendu parler de tes aventures d’autrefois, qui ne dépassaient guère les femmes de chambre des châteaux où tu fréquentes et les filles de ferme que tu rencontrais au coin des bois.
Mathis était blême.
– Adieu, dit-il, vous m’insultez gratuitement, car je ne puis répondre…
– Adieu, va-t’en… je ne veux plus te revoir ! Je te hais… Je te méprise… Mais va-t’en donc !…
– Je ne reviendrai jamais…
– C’est cela… Jamais… J’y compte bien…
– Mais c’est vous qui me rappellerez…
– Non, non, jamais, jamais…
Elle ne le regarda même pas partir. Elle remonta chez elle, en proie à une fièvre intense… Elle divaguait.
Heureusement, elle s’était enfermée, en une dernière minute de raison, de prudence.
Son mari, inquiet, vint, frappa, écouta, mais ne put rien entendre.
Le soir, quand la nuit tomba, elle se sentit plus calme. Elle eut même la force de descendre pour le dîner.
À présent qu’elle avait renvoyé Mathis, qu’elle lui avait ouvert brutalement son cœur, elle était un peu soulagée, comme si la faute commise avait été moins lourde.
Rentrée dans sa chambre, elle ne pensa point à se coucher.
La fenêtre entrouverte, sans lumière, elle regardait vaguement vers les coteaux de l’Indre, sans rien voir, heureuse de cet apaisement de son esprit.
Vers minuit, elle sentit qu’elle s’assoupissait.
– Je vais dormir ! Dormir peut-être sans cauchemar ! C’eût été la première fois, depuis longtemps.
Mais au moment où elle va fermer sa fenêtre, elle aperçoit une ombre qui se perd sous les arbres, en descendant du côté de la rivière. La nuit est claire, le ciel pur, la lune brille. Clotilde a eu le temps de reconnaître son mari.
– Où va-t-il donc, à cette heure-là ?
Et sans réfléchir, en toute hâte, elle s’enveloppe d’un manteau… Celui-là même, par hasard, qu’elle portait aux ruines de Relay…
Elle descend, traverse la grande avenue, s’engage dans les arbres… et ne s’arrête, prudente, que lorsqu’elle aperçoit son mari, à quelques pas, devant elle…
Il semble très absorbé et ne l’a point entendue…
De temps en temps il s’arrête, réfléchit, puis reprend sa marche… Il descend vers l’Indre… elle le suit… Il traverse le pont, puis la route, et prend un petit chemin creux… Le petit chemin qui passe devant Maison-Bruyère, celui que suivait toujours Langeraume en venant à ses fours à plâtre…
Elle ne le quitte pas, de loin, marchant très vite, seulement, lorsque le chemin faisait un coude brusque, et alors regagnant le terrain perdu…
Devant Maison-Bruyère, le comte s’est contenté de tourner la tête vers la coquette habitation témoin de tant de larmes…
Devant la plâtrière de Langeraume, il reste absorbé plus longtemps.
C’est là – Clotilde le sait – qu’on a découvert le cadavre de Renneville…
Puis, Hubert reprend sa marche lourde à travers champs…
« Où va-t-il ? » se demande-t-elle avec angoisse.
Et bientôt, elle n’a plus de doute.
Il a rencontré le fossé de l’ancienne route royale et il le suit, s’arrêtant presque à chaque buisson, presque à chaque pierre…
Il vient ainsi jusqu’en face de la chapelle du prieuré. Là, il s’assied sur le revers du fossé, met la tête entre ses mains et rêve…
C’est là, juste à cette place, que, de la chapelle, l’amant et la maîtresse ont vu, ont entendu… De là s’est élevé le râle d’agonie du vieillard…
Clotilde fait un détour, passe dans une terre labourée, pousse la porte de la chapelle, se trouve à l’abri et regarde…
Elle le voit, comme elle le voyait le soir fatal…
Que vient-il faire auprès de son crime ? Est-ce qu’il obéit à l’instinct étrange qui pousse le criminel, au lendemain, vers le sang qu’il a répandu ?
Très loin, dans la nuit calme, tinte une heure, à la vieille église des bords de l’Indre.
Le temps passe, et le comte ne semble pas s’en apercevoir.
Il se relève, et après un regard circulaire, comme s’il avait voulu pour la dernière fois examiner tout ce qui se trouvait autour de lui, imprégner sa mémoire de chacune des choses, il reprend lourdement le chemin qu’il avait suivi.
Elle sort de la chapelle et, de loin, se met à le suivre, toujours. Mais, dans le sentier creux de Maison-Bruyère, Clotilde heurte son pied contre une racine émergeante.
Elle tombe sans se blesser, se relève vivement… et attend…
Hubert, malgré sa rêverie, a perçu le bruit de cette chute. Au lieu de continuer sa route, il revient sur ses pas.
Et avant qu’elle eût le temps de prendre la fuite, il est en face de sa femme…
Tout d’abord, il ne la reconnaît pas… Il est à cent lieues de penser que Clotilde peut parcourir la campagne à cette heure de nuit.
Mais il la voit qui chancelle sous l’effroi, la soutient…
Et un cri lui échappe :
– Clotilde ! À pareille heure !
– Vous y êtes bien, vous ! dit-elle crânement.
Et le comte, sourdement :
– Que venez-vous faire ici ?… D’où sortez-vous ?…
– Je vous ai vu, à minuit, sortir de Fénestrel, secrètement ; j’ai voulu savoir où vous alliez… Vous me cachez un secret… j’ai voulu connaître ce secret…
– Pourquoi ?…
– Parce que je suis curieuse… Parce que j’ai le droit de savoir… et que je veux savoir…
Il murmura, brisé.
– Et que veux-tu donc apprendre, pour t’aventurer ainsi ?…
– Ton secret, je te l’ai dit.
– Que crois-tu, voyons ?… Tu soupçonnes quelque chose… Parle…
Elle lui appuya les deux mains sur les épaules, dans un geste brusque. Et ardente, enfiévrée, prête à tout dire :
– Je crois que tu connais l’assassin du docteur Renneville.
Il eut un soubresaut de tout le corps et une sorte de gémissement sortit de ses lèvres. Elle s’attendait à quelque brutalité. Elle s’attendait à pis que cela…
Chose étrange, il ne se fâcha point.
Il dit, calme, la voix à peine tremblante, après un silence où il s’était remis :
– Si je connaissais l’assassin, est-ce que mon devoir ne serait pas d’aller le livrer à la justice ?
– Oui.
– Eh bien ?
– Eh bien ! tu ne fais pas ton devoir…
Il baissa la tête, comme atteint en plein cœur ; il répondit, très bas :
– Tu te trompes, je ne sais rien… Comment saurais-je ?… Réfléchis…
– Jure-le !…
– Je te le jure…
– Alors, que venais-tu faire là, devant ces ruines, à l’endroit exact où le docteur a trouvé la mort ?… Pourquoi, cette nuit, as-tu fait cette promenade étrange ? Et pourquoi, comme but de ta promenade, as-tu choisi le prieuré de Relay ?
– C’est le hasard qui m’a conduit ici… Je ne dormais pas… J’étais nerveux… Je suis sorti… En arrivant à Relay, je me suis senti fatigué et je me suis reposé… longtemps… à demi assoupi…
– C’est tout simple, dit-elle, avec un rire ironique…
Cependant, elle n’osa plus le questionner. Elle se disait qu’un mot de plus ferait comprendre à son mari qu’elle connaissait la vérité… Et c’eût été la mort !… Elle n’osa.
Ils restèrent silencieux…
Toute la journée du lendemain, chaque fois que le comte se trouva avec elle, il la regarda d’un air singulier, tout à la fois suppliant et triste… Dans ses yeux chargés de tendresse et d’inquiétude, on eût dit qu’il y avait une demande de pardon…
Mais cette nuit, ce mystère, cette étrange course vers le crime, avaient renouvelé en elle ses épouvantes.
Elle retomba plus affaiblie, plus malade que jamais.
Et, au milieu de cet isolement, dans l’horreur de cette vie en tête à tête, elle écrivit à Mathis : « Reviens… Pardon… Je me sens mourir… J’ai peur !… »