La voiture qui emportait le juge d’instruction et le procureur de la République les arrêta au pied du coteau ; les deux magistrats grimpèrent le chemin creux qui longeait Maison-Bruyère.
La grille était restée ouverte ; ils entrèrent sans qu’aucun bruit révélât leur présence, traversèrent la terrasse et s’arrêtèrent sur le seuil de la porte.
Dans le fond de la chambre, auprès du berceau, Charlotte à genoux était en prières.
Le juge fut obligé d’aller jusqu’à elle et de lui appuyer la main sur l’épaule. Elle se releva lentement, comme fatiguée, et d’une voix infiniment douce :
– Qui êtes-vous, messieurs, et que me voulez-vous ?
En dépit de tout ce qu’elle avait souffert, en dépit de toutes ses crises, il restait encore en elle, malgré tout, un peu de sa beauté radieuse, de sa jeunesse triomphante. Un rayon de soleil, quelques minutes de bonheur si chèrement payé, eussent ravivé le pur lis, l’eussent épanoui, redressé.
Et ses pauvres yeux, larges, profonds, mais si abattus par les larmes et par des tortures sans nom, troublèrent un moment les magistrats.
Et c’était cette femme qu’ils venaient interroger… C’était cette femme sur laquelle pesaient deux accusations effroyables : celle d’avoir assassiné un vieillard, celle d’avoir empoisonné son enfant…
Les magistrats se regardèrent, graves, silencieux. Ils eurent l’idée – vague, instinctive – de quelque chose comme d’un sacrilège.
La jeune femme ressemblait si peu au portrait qu’ils s’en étaient fait, que M. Barillier demanda :
– Vous êtes madame Georges Lamarche ?
– Oui.
La Pocharde ! C’était bien elle !… Alors, ces yeux si doux, si tristes, si pleins de langueur, mensonge !… Cette candeur du visage, cette chasteté épandue sur les traits, cette modestie de toute l’attitude, mensonge !… C’était celle-là qu’on relevait, depuis un an ou deux, par les fossés des grandes routes, ivre morte… N’allaient-ils pas s’apitoyer ?…
– Je suis le juge d’instruction au parquet de Tours, et voici M. le procureur de la République…
Elle les considéra longuement l’un après l’autre, comme si elle avait voulu pénétrer les âmes sur ces deux visages où, tout à l’heure, elle l’avait bien vu, était passée une impression fugitive de pitié…
Était-ce là deux amis, ou deux ennemis ?
Elle dit lentement faisant tressaillir les deux hommes :
– Je vous attendais ! Venez-vous ici pour m’accabler, comme ont fait les autres ? Êtes-vous mes ennemis ?… ou venez-vous chez moi pour me protéger ?
– Madame, nous ne sommes ni vos amis, ni vos ennemis… nous n’avons en vue que le triomphe de la vérité, du droit, de la justice…
– Alors, défendez-moi, car je suis la plus malheureuse des femmes !… Défendez-moi, car je suis victime !… Défendez-moi, car la vérité de mes actions a été méconnue, car j’ai été insultée sans que personne en eût le droit, et je meurs sous l’injustice de tous, sans exception, de tous, de tous, de tous !…
– Notre devoir est de vous protéger, comme notre devoir est de vous châtier. Vous pouvez compter que, jusqu’au bout, nous accomplirons notre devoir.
Elle resta silencieuse, calculant sans doute ses chances de salut. Puis elle joignit les mains, releva ses beaux yeux vers un Christ pendu au chevet du berceau funèbre. Et elle dit, à mi-voix :
– Me croiront-ils ? Oh ! mon Dieu, faites qu’ils me croient !
Puis, elle s’assit, les mains sur les genoux, le buste un peu penché, dans l’attente.
– Je vous demande pardon, dit-elle, cela me fatigue de rester debout… Je suis si lasse !… Pourtant, aujourd’hui, j’ai la tête plus libre… Je souffre moins… Je n’ai plus ni ces malaises, ni ces angoisses… Interrogez-moi… Sur ce pauvre être innocent qui repose dans son berceau et que l’on va venir chercher tout à l’heure, je vous jure que je n’essayerai pas de mentir… C’est la vérité seule qui peut me sauver !
Ils s’étaient assis également. C’était un interrogatoire sommaire qu’ils allaient faire subir à cette femme. Ils décideraient ensuite de l’arrestation. M. Barillier s’était placé dans un angle de la chambre, où il était dans l’ombre, tandis que Charlotte recevait la lumière en plein visage. Il parcourait les notes, déjà nombreuses, prises dans la matinée. Il les passait, au fur et à mesure, au procureur de la République.
Il relut les dépositions reçues, les constatations dans la plâtrière, puis la lettre laissée sur son berceau par le docteur Renneville.
Charlotte était sous le coup de deux accusations.
Il résolut de s’occuper du meurtre de Renneville avant toute chose. Il appuya un coude sur un guéridon.
– Vous avez eu raison de le dire : la vérité peut seule vous sauver… Répondez donc en toute franchise !
– Je sais de quoi l’on m’accuse…
– Que répondez-vous à cette accusation ?
– Je m’élève contre elle de toute la force de mon indignation et de ma douleur. Il est des calomnies si infâmes et si invraisemblables que l’on se trouve désarmé contre elles. Pourquoi aurais-je voulu me débarrasser de ce petit ? Sa naissance m’avait déshonorée… Sa mort ne pouvait me rendre l’honneur… Alors, on ne tue pas sans motif… Pourquoi ? Pourquoi ?…
– Vous redoutiez le juste ressentiment de votre mari…
– Non… Je croyais que mon mari m’aimerait assez pour avoir confiance en moi et pour être sûr de mon innocence.
– Votre innocence ! fit le juge avec ironie.
– Oui, fit-elle, en relevant la tête avec un suprême orgueil.
Mais l’interrogatoire déviait, prenait une tournure que n’avait pas prévue M. Barillier. Il le remit d’un mot dans le chemin.
– Avant de vous poser certaines questions au sujet de cet enfant, il est un autre renseignement que je voudrais obtenir de vous… Pouvez-vous me donner l’emploi de votre temps depuis hier au soir ?…
– Hier, à huit heures, ou vers cette heure-là, je ne sais plus au juste, mon mari est revenu… Il m’a fallu tout lui dire, tout ce qu’on me reproche, tout ce qui a l’air d’être vrai et pourtant qui ne l’est pas. Puis le docteur Renneville est passé. Mon mari l’a fait entrer… Le docteur a dit que mon pauvre enfant n’était pas mort de mort naturelle… Puis, le docteur est parti… Puis, mon mari est parti aussi, en emmenant mes deux filles… Oui, il les a emmenées… Il me les a volées… Puis, je me suis évanouie… Puis, quand je suis revenue à moi, j’ai songé à ces restrictions abominables que j’avais surprises dans les paroles de M. Renneville… à cette accusation qu’il n’osait pas formuler devant moi… Alors, je suis sortie à mon tour, pour courir après lui, pour le rejoindre, pour lui dire qu’il ne fallait pas propager pareille accusation… que ce serait plus qu’une faute, presque un crime… Et j’ai couru, par la campagne, dans la nuit, tantôt chercher le docteur, tantôt demandant mes filles, implorant mon mari…
Elle s’arrêta au souvenir de la terrible nuit…
– Continuez ! dit M. Barillier.
– Je n’ai plus rien à vous raconter… Je me suis trouvée si fatiguée, si épuisée, à un moment, que je suis tombée, et je suis restée longtemps sans connaissance… C’est Jean Berthelin qui m’a rencontrée, toujours évanouie, et qui m’a conduite à Maison-Bruyère… C’est tout…
Elle se tut.
Le juge se leva, fit quelques pas dans la chambre, avisa dans un coin des vêtements qu’il remua du bout de sa canne. Une robe noire, un jupon, des bottines…
Robe, jupon, bottines, étaient maculées de terre glaise, de cette terre que l’on ne rencontrait que dans les alentours de ruines de Relay.
– Vous n’étiez pas loin du prieuré ? dit-il.
– Peut-être… je ne sais pas… Oui, je crois me souvenir…
– Et cet évanouissement ? À quelle heure de la soirée d’hier s’est-il produit ?
– Comment pourrais-je vous répondre ? J’étais folle…
– Vous vous trouviez au prieuré à l’heure même où, sur l’ancienne route royale, M. Renneville était assassiné. Et le pays tout entier vous accuse…
Chose étrange, elle ne se révolta point… Cela ne paraissait pas la surprendre outre mesure… Ou, peut-être, n’avait-elle pas très bien compris…
– Vous l’avez cru ? dit-elle.
– Nous croirons ou nous ne croirons pas… C’est à vous de vous disculper…
Elle garda longtemps le silence. Elle n’était pas plus émue que tout à l’heure. Elle en avait tant reçu de ces opprobres… La coupe, depuis longtemps, avait débordé. Mais elle eut tout à coup, comme se parlant à elle-même, une réflexion bizarre :
– Tant mieux… oui, tant mieux… que l’on m’accuse donc de tous les crimes et de toutes les hontes… Quand on aura découvert que je suis innocente de l’un d’eux, on se dira peut-être que je suis innocente aussi de tous les autres…
Les magistrats avaient entendu, mais restaient sceptiques. Elle demanda, avec une grande douceur :
– Et sans doute ceux qui m’accusent disent aussi pourquoi j’ai tué ?
– Ils disent que M. Renneville, seul, pouvait vous accuser d’avoir empoisonné votre enfant… Ils disent qu’en l’assassinant vous avez voulu surtout l’empêcher de parler… et de vous dénoncer…
– C’est logique ! dit-elle sans qu’il y eût d’ironie dans sa réponse.
– Qu’avez-vous à répondre ?
– Rien.
– Vous refusez de vous défendre…
– Oui… moi, je ne pourrais pas… Je ne pourrais que protester de mon innocence, implorer votre justice, et c’est votre justice que j’implore… Si vous vous joignez à mes ennemis, je suis perdue… Si vous avez pitié de moi et s’il reste dans votre cœur quelque hésitation à croire aux horreurs qui se répandent sur moi, peut-être me sauverez-vous… Je n’ai pas tué M. Renneville… Hélas ! je suis si faible qu’un enfant aurait raison de moi… Comment l’aurais-je tué ?… Voilà tout ce que je veux vous dire…
M. Barillier sortit, fit signe aux deux gendarmes qui étaient restés à leur poste, de chaque côté de Maison-Bruyère. Ils s’approchèrent aussitôt.
– Faites une perquisition dans toutes les chambres…
Et lui-même les accompagna.
La perquisition ne fut pas longue. Peu de choses dans l’humble logis. Rien de secret. Rien de mystérieux.
Dans un tiroir d’un secrétaire-bureau, meuble de la chambre de Charlotte, on découvrit un paquet de lettres. Le juge s’en empara, les parcourut.
C’était tout le roman d’amour de la jeune fille, puis de la jeune femme, avec son fiancé, puis avec son mari. Et dans les lettres de Georges, on suivait la pensée de Charlotte… Aux réponses que faisait l’amoureux, on devinait les questions de l’amoureuse. Tous deux s’étaient aimés avec passion.
Il y avait aussi les lettres lointaines, celles qui venaient d’Australie… Elles étaient, ces dernières, les lointaines, aussi passionnées que les autres, mais d’une passion plus grave, plus réfléchie, dans laquelle se mêlait le souvenir des enfants nés de cet amour, le respect de la mère !
Le juge murmura :
– C’est à n’y rien comprendre !
Il rejeta les lettres et ferma le tiroir, puis regarda la Pocharde…
Celle-ci l’avait bien vu, le magistrat, violer le mystère de son cœur, de son intimité… et elle avait senti une flamme lui monter aux joues, au front… Sa pudeur s’en alarmait… Elle en était toute confuse… Et des larmes brillaient dans ses yeux dont les paupières étaient baissées.
M. Barillier vit cela et le comprit. Mais un magistrat doit faire abstraction de son cœur et ne raisonner qu’avec la tête.
– L’intérêt qu’il y avait pour vous à ce que M. Renneville disparût, m’amène à vous interroger sur un second chef d’accusation. L’opinion publique, dont il faut tenir compte quand elle se manifeste avec une telle violence et une telle unanimité, vous rend responsable de la mort de votre enfant. Elle vous accuse de l’avoir empoisonné.
– Je le sais… Ne vous ai-je pas dit que je m’attendais à votre visite ?
– Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
– Rien non plus, si ce n’est qu’il est abominable d’accuser ainsi sans preuves et d’accuser qui ? Une mère !
– Non point peut-être de vous dénoncer directement… Mais de dénoncer le crime…
– Et celui-là ? Celui qui accuse… qui est-ce ?
– Le docteur Renneville…
– Il n’est donc pas mort ?
– Il est mort. Mais écoutez ce qu’il a écrit dans la journée même de sa mort.
Et M. Barillier lui donna connaissance de la lettre si grave. Charlotte l’écouta sans émotion apparente.
– Qu’avez-vous à répondre ? interrogea le juge.
– Un mot : je connaissais le sens de cette lettre, sinon les termes…
– Comment cela ?… Veuillez vous expliquer.
– M. Renneville a formulé les mêmes soupçons, hier soir, ici, devant mon mari et devant moi… Et il ne m’avait pas caché qu’il se proposait de vous avertir… J’ai protesté hier comme je proteste aujourd’hui… Personne n’a pu approcher de mon enfant… personne autre que moi ne l’a soigné…
– Est-ce tout ce que vous pouvez nous dire ?
– C’est tout… Moi, je ne puis pas… je ne puis rien… Tout m’accable… Je me sens devenir folle… Tout le monde m’a abandonnée, mes amis, mon mari, mes enfants… Que voulez-vous que je vous dise ?…
Elle se mit à pleurer doucement, laissant ses larmes couler comme un ruisseau intarissable tout le long de son visage, sans les cacher, sans même les essuyer…
À ce moment un gendarme entra. Il vint à M. Barillier et lui dit quelques mots à l’oreille.
– Faites-le entrer, dit le juge.
Presque aussitôt un homme arrivait, le dos courbé, le pas lent et lourd… Georges Lamarche, vieilli de vingt ans, depuis la veille, méconnaissable… En une nuit, les cheveux du malheureux avaient blanchi…
Il donnait les mains à ses deux filles, à Claire et à Louise…
Quand la Pocharde les vit, il y eut sur son visage une expression de joie céleste et elle leur tendit les bras.
– Oh ! mes enfants ! mes enfants !
Et elle les serra avec délire contre son cœur…
Les enfants criaient en pleurant, en riant aussi, inconscientes :
– Mère ! Mère ! Nous ne te quitterons plus !
Elle se tourna vers Georges et dit simplement :
– Merci, mon ami… merci d’avoir eu cette bonne pensée… merci de m’avoir donné cette grande joie.
Elle s’arrêta, éperdue de surprise, devant ce vieillard qui surgissait devant elle, les traits flétris, les cheveux blancs, le dos voûté…
– Georges ! Georges !… dit-elle, dans un élan de désespoir… Oh ! mon pauvre Georges ! comme tu as souffert !…
– Oui, dit-il, en hochant la tête… Je ne sais pas comment je ne suis pas mort cette nuit… ou comment je ne suis pas devenu fou…
Charlotte se laissa tomber à genoux devant lui.
– Et c’est à cause de moi !… oui !… Comme il m’aimait pourtant !…
Elle joignit les mains en une supplication muette.
Il détourna les yeux. Toute sa fureur de la veille n’existait plus. Il n’y avait plus en lui qu’une immense douleur.
– Oui, c’est à cause de moi, et je suis innocente…
Le magistrat intervint :
– Devant la douleur de ce pauvre homme, devant le berceau de votre enfant mort, manifestez quelque repentir et ne persistez pas dans votre refus de parler.
– Je suis innocente.
– Tout vous accuse… Votre conduite passée, dont cet enfant est la preuve – cet enfant que votre mari ne peut regarder qu’avec horreur, qu’avec haine –, tout vous accuse, car vos vices, vos habitudes, sont connus et vous ont valu une triste popularité…
Elle dit, les poings serrés, se relevant, et dans un accès de rage :
– Je suis innocente… Défendez-moi de tout, de tout, de tout…
Le juge haussa les épaules.
Il était évident, pour lui, que cette femme jouait un rôle. Il se contenta de dire :
– Charlotte Lamarche, je vous mets en état d’arrestation.
Elle regarda les trois hommes, devant elle.
Ces deux-là, les juges, se déclaraient comme ses ennemis ; elle ne pouvait plus compter sur eux ; ils allaient se laisser entraîner, emporter par les clameurs populaires, et ce ne serait plus une prévenue, peut-être une victime, qu’ils auraient en Charlotte, mais une accusée, une coupable.
L’autre, Georges, était si faible qu’il avait, lui aussi, plutôt besoin d’être défendu, et, pauvre être désemparé, il n’était plus capable ni d’énergie ni d’efforts.
– Alors, personne ! Non, personne ! disait-elle avec égarement.
Ses filles l’entourèrent de leurs petits bras.
Pour la seconde fois, le gendarme pénétra dans la maison.
– M. Jean Berthelin demande à parler à Monsieur le Juge…
– Qui cela, M. Berthelin ?
Le gendarme expliqua. Le juge fit un signe. Berthelin entra d’un air résolu, ayant une colère dans les yeux et le front barré d’une ride. Il se posa devant les magistrats et se croisant les bras :
– Je viens de comprendre ce qui se passe, ce qui n’est pas difficile, puisque l’on crie partout que Charlotte a tué le docteur… Les imbéciles ! les imbéciles ! Alors je suppose bien que vous ne l’avez pas cru, vous autres, la justice ?
Il y avait, dans le ton dont parlait Berthelin, un si profond dédain, cachant mal peut-être une non moins profonde angoisse, que les deux magistrats en reçurent comme un coup de fouet.
– Nous n’avons pas de comptes à vous rendre ; de quel droit nous interrogez-vous ?
Berthelin, sans répondre, se tourna vers Charlotte :
– Ils l’ont cru, n’est-ce pas ?
– Ils l’ont cru, dit-elle. Oh ! toi, Jean, toi, défends-moi ! défends ! Ils m’abandonnent tous…
Jean désigna du doigt Georges Lamarche, silencieux, et qui vraiment semblait presque indifférent à tout ce qui se passait.
– Même lui ?
– Lui, surtout… mais il ne faut pas lui en vouloir… Regarde-le !
Berthelin, la veille, sur le coteau, avait rencontré Lamarche, pendant que le glas sonnait à l’église de Pont-de-Ruan. C’était un jeune homme vigoureux. Et il le revoyait, à quelques heures d’intervalle, vieillard.
Il eut pitié… Il ne se souvint plus que Georges avait été le maître de Charlotte… de cette jolie et gracieuse femme qu’il aimait depuis son enfance.
Il ne vit plus que cette misère navrante, cette guenille de vie. Et il dit, très bas :
– Le pauvre homme !…
Puis, revenant vers le juge qui le considérait, le sourcil froncé, le regard dur, s’attendant à une attaque et prêt à la riposte, il dit humblement :
– Je vous prie de m’excuser, monsieur… Mais voyez-vous, tout ce qui se passe ici est si cruel qu’il est bien permis à un brave garçon de perdre son sang-froid et d’oublier un moment le respect qu’il doit, sinon aux hommes, du moins à l’idée de justice qu’ils représentent… En venant ici, j’avais un renseignement à vous donner… Vous savez que cette malheureuse femme est malade, sujette à des crises de suffocation auxquelles le médecin n’a jamais rien compris et qui la laissent sans vie… Ce matin, à l’aube, elle était ainsi couchée au pied d’un arbre, vers le prieuré de Relay… C’est moi qui l’ai soignée et qui l’ai reconduite chez elle…
– Je prends note du renseignement, dit froidement le juge.
Et faisant un geste comme pour le congédier :
– Est-ce tout ce que vous avez à me dire ?…
– Peut-être bientôt aurai-je autre chose…
– Pourquoi tarder ?…
– Le fruit n’est pas mûr.
Charlotte eut un éclair dans les yeux. Elle renaissait à la vie.
– Jean, est-il possible ?… Me laisses-tu un espoir ?
– Non, non, Charlotte… je ne sais rien encore, rien ; mais je voulais tout de même vous dire quelque chose… Dans les premiers temps où ont couru les mauvais bruits sur votre compte, je vous ai défendue ; moi, je disais que vous étiez malade, et que vous ne pouviez pas être vicieuse ; quand est venu cet enfant, j’ai été comme fou… j’ai été bien près de ne plus croire, moi aussi… Puis, vous m’avez dit : « Je suis innocente ; il faut avoir foi en moi, malgré tout, malgré tout ! » Et j’ai eu foi… Et je ferai tout pour vous sauver, Charlotte, je ferai l’impossible !…
– Merci, Jean, merci, mon ami… Hélas ! que ferez-vous ?
La Pocharde s’approcha alors de son mari qui, la tête baissée, semblait sourd à tout cela, semblait aveugle. Elle lui prit doucement la main.
– Georges, un mot…
– Que voulez-vous ?
– Avez-vous entendu ce que vient de dire Jean Berthelin ?…
– Oui.
– Et vous, Georges, vous ?… N’avez-vous pas quelque bonne parole à me jeter en pitié, avant mon départ, comme on jette une aumône ?…
Georges dit, sourdement :
– Cet homme ne vous aime pas… que lui importe !…
Charlotte poussa un profond soupir et son regard voilé se porta sur chacun des deux hommes, sur Jean, sur son mari. Tous deux l’avaient aimée ardemment. Et celui des deux qu’elle avait choisi jadis l’abandonnait aujourd’hui. Et c’était l’autre, celui qu’elle avait dédaigné, qui venait à elle.
Elle se demandait maintenant :
« Lequel des deux m’a le mieux aimée, le plus profondément ?… Lequel des deux était, aussi, le plus digne d’être aimé ? »
Toute son enfance, toute sa première jeunesse, remontèrent à son esprit, avec les attentions charmantes dont Jean l’entourait. Elle se rappela la douleur navrante de Jean lorsque, inconsciente de cet amour profond, unique, qui devait emplir toute la vie du jeune homme, elle lui annonça son mariage !… Un autre était passé… Et c’était celui-là, soudain, que la jeune fille avait élu… Le nouveau venu était passé là comme un vent d’ouragan qui emporte tout… et il avait emmené Charlotte… Et Jean faillit en mourir…
Oui, ces souvenirs-là lui revenaient en foule, évoqués par le mot de son mari : « Cet homme ne vous aime pas… peu lui importe !… »
Elle oublie, un instant, que d’autres sont là qui l’écoutent.
– Il m’a aimée, mon pauvre Georges, il m’a aimée avant que je te connusse… Il m’a aimée et il m’aime encore, mon pauvre Georges, de toute la force de son âme !…
Et les magistrats, qui assistent à cette scène, échangent quelques mots.
– Ou c’est une éhontée créature, ou c’est la plus admirable des femmes !…
Il l’a entendu, cet aveu, Georges Lamarche… Il l’a entendu, au milieu du désordre de son cerveau, au milieu de l’écroulement de sa vie… Il ne lui revient qu’une pensée, une seule…
Et son regard la traduit, cette pensée, en se fixant, éperdu, horrifié, sur le berceau de l’enfant adultérin, autour duquel s’agite ce drame.
Il s’élance vers Jean qui ne s’attend pas à cette attaque. Il le saisit à la gorge en hurlant :
– Ah ! C’est toi, misérable, c’est toi, c’est toi !
Jean se remet, détache doucement, avec une vigueur tranquille et irrésistible, les mains qui l’enserrent…
Il échange avec Charlotte un regard de douloureuse pitié…
– Non, ce n’est pas moi… dit-il… et par mon amour que Charlotte vient de vous révéler si noblement, par cet amour qui n’a jamais cessé d’être respectueux, je vous jure que si j’avais connu l’autre, celui dont vous parlez et dont voici le fils… celui-là serait mort… En votre absence, je l’aurais châtié…
Il reconduisit Georges Lamarche jusqu’à un fauteuil. Le pauvre homme est pris de frissons. Il ouvre de grands yeux égarés et appuie les mains sur son front, avec le geste de vouloir retenir sa raison qui s’en va…
Et Jean Berthelin lui dit, très bas :
– Je n’ai jamais eu contre vous ni haine ni rancune… J’enviais jadis votre grand bonheur… c’était tout… Aujourd’hui, je vous plains, oh ! oui, je vous plains infiniment.
Georges n’a pas entendu sans doute, ou n’a pas compris, car il ne répond rien… C’est à peine s’il entend, lorsque M. Barillier dit à Charlotte :
– Je vais vous remettre entre les mains de la gendarmerie…
Berthelin a un geste de suprême douleur :
– C’est affreux, dit-il, c’est affreux !
Et aux magistrats :
– Messieurs, je vous le jure, c’est un grand acte d’iniquité que vous commettez là…
Charlotte s’approcha de Georges :
– Adieu, Georges ; je ne te reverrai peut-être jamais, mon ami…
Il revint à lui, parut retrouver un peu d’intelligence :
– Charlotte, je t’en supplie, dis quelque chose pour ta défense…
– Je ne puis rien dire… Je ne sais rien… Des choses se sont passées autour de moi, mystérieuses, étranges, que je n’ai jamais pu m’expliquer… Celui qui le comprendra, ce problème à résoudre, me sauvera…
Il baissa la tête et sanglota en se cachant le front dans les mains. Charlotte regarda le malheureux, longtemps, puis regarda Jean Berthelin. Elle dit de nouveau :
– Celui-là me sauvera !…
Et vraiment, sur ses lèvres, cela signifiait : « Celui de vous deux qui m’arrachera à cette honte, c’est celui-là que j’aimerai… car aujourd’hui mon cœur est libre, je n’ai plus d’amour. »
Jean a deviné, car il murmure :
– Moi, Charlotte, je vous sauverai, je le jure.
Elle le remercie d’un regard reconnaissant et lui tend la main. Il la lui embrasse avec passion et la laisse retomber, humide de ses larmes.
Puis elle effleure d’un baiser les cheveux blancs de son mari.
Les enfants, malgré leur jeune âge, ont pressenti que leur mère allait partir et qu’encore une fois on allait la leur arracher. Elles pleurent de grosses larmes. Le cœur de la mère se fond à ce spectacle.
Tout son sublime courage s’évanouit devant le désespoir des frêles petites. Elle se laisse tomber dans un fauteuil.
– Oh ! mes enfants ! mes chères petites !
Elle leur tend les bras. Elles s’y précipitent, serrées contre elle, les mains entourant son cou, lui couvrant le visage de leurs baisers coupés de sanglots.
Pendant longtemps, elles restent ainsi toutes trois, en ce groupe désolé. Et Charlotte parle aux petites, doucement, à voix basse :
– On veut faire de moi une criminelle… une méchante femme que l’on vous apprendra plus tard à mépriser et à détester… Mais dans vos petits cœurs, je veux que vous conserviez le souvenir sacré de votre mère, un souvenir pieux qui amènera des larmes à vos yeux, mais qui ne fera pas rougir votre front… Vous m’écoutez, vous m’entendez, mes chères petites ?
– Oui, maman… parle-nous, chère maman… dit Claire.
– Et en nous parlant, embrasse-nous… Il y a si longtemps que tu ne nous as pas embrassées, chère maman !
– Mes petits anges, n’oubliez jamais votre mère… Que son souvenir ne s’efface jamais de votre cœur, à mesure que vous grandirez et que vos jeunes années s’éloigneront… Sur vos deux têtes chéries, j’avais reposé tous mes rêves et toutes mes ambitions… Soyez tendres aussi envers votre père… Il vous aime beaucoup, il vous aime mieux que moi… car, moi, je ne songeais qu’à votre bien-être présent et lui avait devant les yeux l’avenir… Vous m’entendez et vous me comprenez, chères petites ?
– Oui, mère, oh ! oui, mère chérie… dirent-elles ensemble, en pleurant.
– Tous les soirs, quand il vous prendra sur ses genoux, racontez-lui – ainsi que vous le faisiez pour moi –, racontez-lui votre vie d’enfant, vos grandes joies et vos grosses tristesses… Demandez-lui de vous aider, de veiller sur vous, de vous guider et de vous aimer toujours… Qu’il vous aime pour lui… et qu’il vous aime pour moi !
Elle essuya ses yeux. Les sanglots la suffoquaient.
– Mère, ne pleure pas… Ne pleure pas, maman…
– Mère, puisque je t’aime, ne pleure pas…
Elle les embrassa avec une sorte de fureur. Elle se leva ensuite, redevenue tout à coup calme. Et d’une voix très grave, qui frappa de surprise ceux qui étaient là :
– Mes enfants, je suis innocente… Je ne sais pas ce que l’avenir vous réserve et mon nom, en exécration aux hommes, va peut-être peser bien lourdement sur votre vie… Mes enfants, récitez avec moi la prière que je vais vous apprendre… N’oubliez jamais de la réciter, tous les soirs, avant de vous endormir… Alors, si je dois mourir…
Elle les prend par la main. Elle les conduit auprès d’un crucifix, à côté du berceau de l’enfant mort.
– Mettez-vous à genoux, chères petites…
Elles obéissent et, sans que leur mère le leur dise, elles joignent leurs mains mignonnes et lèvent vers le Christ leurs beaux yeux humides – les grands yeux bleus, les grands yeux bruns…
Alors il se passe, en cette chambre, une scène bizarre. Le gendarme de faction, très ému, s’est retiré sur la terrasse, peut-être un peu honteux de laisser voir deux larmes, qu’on eût pu prendre pour une protestation contre ce qui se passait. Les deux magistrats, instinctivement, s’étaient découverts, sans penser à rien, emportés malgré eux par ce désespoir si simple et si profond. Georges Lamarche, anéanti, le dos voûté, sur sa chaise, regardait le plancher avec la fixité, la ténacité d’un pauvre être privé de raison. Et Jean Berthelin s’était agenouillé comme les fillettes…
Seule la mère, la Pocharde, restait debout. Et on n’eût pas dit, vraiment, qu’elle était accusée… Accusée de deux crimes atroces…
– Priez, mes enfants, dit-elle, et répétez comme moi…
Et, joignant elle-même les mains vers le crucifix et vers l’enfant mort :
– Mon Dieu, protégez les enfants qui n’ont plus de mère…
Les fillettes, ensemble, d’une voix basse, presque un murmure :
– Mon Dieu, protégez les enfants qui n’ont plus de mère…
La mère reprit ainsi, leur faisant répéter chaque phrase qui s’enfonçait dans ces jeunes mémoires vierges pour n’en plus sortir :
– Que plus tard l’innocence de votre pauvre maman soit reconnue… Pardonnez à tous ceux qui lui ont fait du mal, comme elle leur a pardonné elle-même aujourd’hui et comme elle leur pardonnera le jour de sa mort… Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit… Ainsi soit-il…
Et les enfants, mains jointes et front baissé, répétèrent en se signant :
– Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit… Ainsi soit-il…
Il y eut un silence religieux…
Elle reprit :
– Adieu, mes enfants… Vous allez quitter cette maison… votre père ne voudra plus l’habiter… Moi qui ai vécu de votre vie, de vos jeux, donnez-moi la suprême joie de vous voir prendre avec vous tout ce qui vous fait plaisir, tout ce qui vous amusait… afin que, lorsque je serai loin de vous, j’emporte dans mes yeux l’image d’un sourire ou de l’apaisement que fera naître en vous la vue de vos joujoux…
Les enfants comprirent… Claire alla chercher ses poupées, ses cerceaux, un cheval mécanique, des livres aussi et des cahiers d’écriture…
Joies et douleurs, tout est fugitif chez l’enfant !
Ce qu’avait voulu la mère avant de partir – dans sa sublime abnégation –, c’était les voir moins tristes…
Maintenant qu’elle s’était laissée aller à sa douleur, elle voulait les tromper.
Berthelin se pencha vers le juge d’instruction, attentif :
– Est-ce qu’une pareille pensée pourrait naître chez une femme qui ne fût pas vraiment mère, et mère avec toute la grandeur de la maternité ?
La Pocharde, elle-même, guidait les recherches des petites.
Quand Claire eut fini, ce fut le tour de Louise. Ensuite, Charlotte les poussa dans les bras de Georges.
– Allez-vous-en avec elles… je ne veux pas qu’elles me voient partir.
Elle l’entraîna vers la porte.
Elle mit, éperdument, des baisers sur les yeux, sur le front, dans les cheveux des petites…
– Allez… adieu… je vous reverrai peut-être… promettez-moi de ne pas pleurer !
Elle se tint, chancelante, contre la porte, tant qu’elle les vit. Lorsqu’ils eurent disparu, elle murmura doucement :
– Ah ! Dieu ! Ah ! Dieu ! avec un geste de colère farouche, de révolte folle, du reste presque aussitôt calmé.
Et se tournant vers M. Barillier :
– Maintenant, je suis à vous, rien ne me retient plus… Faites de la Pocharde ce que vous voudrez !…