Seul dans son cabinet de consultation, le front dans les mains, blême, le docteur Marignan songe…
Quinze jours se sont passés depuis sa vision tragique dans la chambre de Charlotte, à Maison-Bruyère.
Charlotte, de la prison de Tours, où elle attendait la mort, a été transférée à la prison centrale de Clermont. Et depuis quinze jours le docteur Marignan n’a encore rien dit. Il s’est enfermé dans un silence farouche, obstiné, criminel, et personne ne soupçonne le drame qui se passe en lui.
Il n’a pas révélé à la Justice l’aventure de Goniche, qui l’a mis sur la trace de la vérité. Il n’a pas révélé non plus que rien, maintenant, de cette vérité, ne lui est inconnu, puisque lui-même, dans cette soirée dont l’affreux souvenir restera toute sa vie enchâssé dans son cerveau, a failli être victime du poison distillé dans la chambre de Charlotte par les fours de Langeraume et y pénétrant par des fissures qui communiquaient avec les lézardes de la roche.
Il sait tout cela et il n’a rien dit.
En ce moment, tout agité de frissons de terreur et déjà envahi par ses remords, il se rappelle les graves paroles que Berthelin, avant la comparution de Charlotte devant la Cour d’assises, est venu lui faire entendre.
La scène entière se retrace à son esprit.
Toutes les paroles de Berthelin bourdonnent à son oreille : « Au fond du cœur, interrogez-vous… Demandez-vous si vos travaux, les recherches de votre vie suffisent pour que vous acceptiez la lourde responsabilité d’une pareille mission… Si vraiment vous n’avez pas confiance en vous, sacrifiez la considération qui vous environne… déchirez ce qui vient de vous… l’arrêt de mort de Charlotte Lamarche… Courbez la tête et humiliez-vous plutôt que de vous exposer à commettre une épouvantable erreur… »
Ah ! comme il s’en souvenait !
Et cependant, il n’avait rien dit…
S’il va trouver les juges et s’il leur crie : « Je me suis trompé !… » il ne fait que son devoir, acte d’honnête homme.
Mais, s’il fait cela, que de clameurs !
– Eh ! eh ! ce pauvre docteur Marignan ! Ce n’est vraiment pas de chance, pour une fois que cette aubaine lui arrive… Aussi, c’est bien fait, pourquoi se charge-t-il d’une affaire aussi délicate, puisqu’il ne se sentait pas capable d’y voir clair !… Ne pas même reconnaître, dans des organes, la présence des ravages produits par l’oxyde de carbone, ah ! ah ! c’est trop fort ! Mais c’est donc un âne, ce docteur Marignan ?… Qu’il retourne à l’école, ou qu’il mange du foin !
Et la presse, impitoyablement, se ferait l’écho de ces plaisanteries.
Son nom traînerait partout, bafoué, ridiculisé.
Alors, les clients désertent… la pauvreté vient… les expédients… la misère…
Et quand il rentre au logis, il est glacé par le froid sourire de la belle Mme Marignan, qui ne croit plus en lui…
Tout cela, parce qu’il a parlé…
– Eh bien, non, non ! Jamais ! Jamais ! Voilà pourquoi, torturé, blême, il tient son front. Jamais ! Jamais !
Mais elle, là-bas, la prisonnière qui souffre et qui est innocente ? N’aura-t-il pas pitié de cette infortunée ?
Condamnée à perpétuité, ne va-t-elle pas devenir folle, à la fin ?… Et c’est sa faute, à lui, uniquement sa faute.
C’est son crime…
Ce n’est pas tout ! Charlotte n’est pas seule !… Les enfants !… Les deux jolies fillettes, que vont-elles devenir maintenant qu’elles sont livrées, dans cet orphelinat, à toutes les promiscuités… et que le père, fou, ne peut veiller sur elles ?…
Il se demande cela et frissonne…
Il pense à son propre enfant, à son fils Gauthier, qu’il adore.
Est-ce que, pour sa faute d’aujourd’hui, il ne sera pas, plus tard, peut-être, châtié dans cet enfant ?
Cela fait chanceler, un moment, sa résolution de ne rien dire.
S’il parle… il se trouvera sans doute des gens pour faire remarquer qu’il est un honnête homme !
Honnête homme ? La belle affaire !
– Ce n’est pas cette réputation-là qui me donnera à manger si quelque jour je crève de faim !
Et il se lève enfin, le visage haineux, ayant dans les yeux le stigmate du criminel… cette hésitation, cette incertitude du regard qui ne le quitteront plus… comme s’il allait vivre désormais avec la pensée que ceux qui s’approcheront de lui devineront son crime…
– Non, non, je ne dirai rien…
Et, en effet, il fut lâche ! Il fut infâme ! Il se tut.
Était-ce là, vraiment, le dénouement du drame qui remontait au jour où les fours de la plâtrière s’étaient mis à cracher leurs vapeurs sournoises ?
Tant d’injustice ! On a peine à le croire…
Aussi souhaiterons-nous de retrouver bientôt l’innocente Pocharde et ses filles, Claire aux yeux bruns, Louise aux yeux bleus…