Le rapide de Paris-Bordeaux venait d’entrer en gare à Saint-Pierre-des-Corps, vers midi et demi. Et du wagon-restaurant descendit un homme de trente-cinq ans environ, d’allure énergique et décidée, élégant, aux yeux bleus, portant la barbe courte. Il n’avait pas de bagages, pas même une valise. Il n’avait voulu s’embarrasser de rien et, de Marseille, il avait envoyé ses malles en petite vitesse.
C’était Georges Lamarche.
Il franchit le quai d’un pas alerte et fiévreux et sauta dans le train qui, cinq minutes après le déposait à Tours. Là, un nouvel arrêt de quelques minutes.
Il prit place dans un wagon du chemin de fer de l’État de Tours aux Sables-d’Olonne, par Chinon. Et vingt fois pendant les quelques minutes qu’il attendit – jusqu’à une heure – il consulta sa montre. « J’avais cru qu’elle viendrait jusqu’à Tours… Elle n’aura pas pu, sans doute à cause des enfants. »
Et il passa la tête à la portière, considérant le va-et-vient des voyageurs.
– Vous savez… C’est moi… Je reviens… après tant d’années !… Quel bonheur !…
Cela se lisait sur son visage franc et ouvert, bruni par les durs soleils des immensités australiennes. Et ce brun accentué du visage faisait encore plus doux et plus bleus ses yeux.
Le train siffla, enfin s’ébranla, laissa derrière lui Tours, la Loire, le Cher et se dirigea, au travers des vignes, vers la vallée de l’Indre, où, dans un coin perdu sous les clématites et les glycines, attendait Charlotte toute pelotonnée dans son bonheur !…
Joué, Balan, vingt-cinq minutes, et le train s’arrête à Druye. C’est un petit village pas très loin de la forêt, mais que six ou sept kilomètres séparent de Pont-de-Ruan.
À la station, point de voiture. Cela l’étonne. Il croyait que pour lui épargner ce trajet, pour qu’il fût plus vite dans ses bras et sous ses baisers, elle lui aurait envoyé la carriole d’un fermier ou l’une des voitures du Grand-Monarque, à Azay.
Puis, il haussa les épaules et se mit à rire. Il avait trouvé l’explication, une explication toute naturelle. Charlotte savait bien qu’il arriverait par le premier courrier, mais quel jour, ce courrier ? Il est souvent en retard… Il est parfois en avance… Et lui, dans sa hâte, un peu aussi pour faire une surprise à sa jeune femme, il n’avait pas télégraphié de Marseille.
– Tant mieux ! tant mieux ! murmura-t-il. Comme elle va être heureuse !
Il coupa dans la forêt de Vilandry une branche de bouleau dont il se fit une canne et il prit la route de Saché. Il connaissait bien sa route. C’était son pays natal.
Bien qu’il n’eût point fait fortune là-bas et qu’il revînt comme il était parti, il avait pourtant de la gaieté plein le cœur. Ses yeux brillaient. Un tas de refrains du pays de son enfance lui remontaient à la mémoire dans une bouffée de ce trop-plein de bonheur qui l’étouffait. Il les fredonnait en allongeant le pas, faisant voler des cailloux au bout de son bâton.
Des paysans travaillaient dans leurs champs. Des charretiers longeaient la route. Un meunier passa, allant porter de la farine dans une ferme.
– Bonjour, Chevron…
L’autre se retourna vivement, répondit un bonjour étonné et ne reconnut pas Lamarche.
« Je suis donc bien changé ? » se dit l’Australien en riant.
Il se promit d’arrêter le premier qu’il rencontrerait. Ce fut un fermier-métayer de Vonne, qui se rendait avec sa femme et ses enfants à la foire d’Azay. Derrière la famille, dans la charrette, beuglait un veau qu’il allait vendre.
Lamarche se rangea pour laisser filer le cheval, mais il cria :
– Bonjour, Lehaumel.
C’était un camarade des temps d’autrefois, à l’école du village. Lehaumel tira sur son bidet qui s’arrêta, et le veau cessa de beugler. Il regarda longuement le voyageur avant de le reconnaître. Puis, tout à coup, il sauta de voiture, les mains tendues.
– Eh ! c’est Georges !… C’est… Georges Lamarche, dit-il en se tournant vers sa femme, Lamarche… tu sais bien ? le mari de la…
Mais il s’arrêta, rougit violemment sous le hâle de sa figure tannée. La femme regarda curieusement ce nouveau venu avec une expression de pitié. Les deux camarades causaient. Lamarche s’informait, pris d’une vague inquiétude :
– Tout va bien à la maison, n’est-ce pas ? Ma femme, mes enfants…
– Oui, oui, tout va bien, disait Lehaumel embarrassé… Alors, te revoilà dans le pays pour de bon… Et tu n’as pas prévenu la Po… tu n’as pas prévenu ta femme, hein ? Une surprise que tu as voulu faire…
– Juste… Crois-tu qu’elle va être heureuse, hein ?
– Oui, oui, oh ! oui, sûrement… Toutefois…
Et le paysan toussa, comme pris d’un accès subit de suffocation. Il ne se sentait pas le courage de dire la vérité à cet homme. À quoi bon ! D’abord, ça ne le regardait pas. Et puis, dans une heure, Lamarche en saurait bien assez.
– Toutefois ? interrogeait le voyageur.
– T’aurais peut-être mieux fait d’écrire… Souvent, la surprise, ça donne tant d’émotion !… Et puis, des amis seraient allés au-devant de toi, à la gare… on aurait parlé… on t’aurait peut-être appris… Enfin, c’est fini, n’en parlons plus… Tout de même, tu sais, je suis content de t’avoir revu…
Il ne laissa pas le temps à Lamarche de lui adresser d’autres questions. Il sauta dans sa voiture, le cheval partit, le veau beugla plus lamentablement que jamais. Et la femme disait à Lehaumel, très haut, sans prendre garde :
– C’est le mari de la Pocharde ?
Lamarche entendit. Mais il ne comprit pas. La Pocharde ? Qui cela ?
Il se remit en marche. Les derniers mots du métayer sonnaient à son oreille. « On t’aurait peut-être appris… » Quoi donc ? Un malheur ? Alors, un malheur arrivé depuis quelques mois à peine, puisqu’il n’y avait pas quatre mois qu’il avait reçu une lettre de Charlotte ! Et dans cette lettre, Charlotte disait que les enfants se portaient bien et qu’elle-même n’était point malade !… Que lui eût-on appris ?
– Je suis bien sot de me faire un tas d’imaginations !
Et il poursuivit sa route. Bientôt, au fur et à mesure que les souvenirs affluaient, au fur et à mesure que les détails des paysages parcourus devenaient plus nombreux et plus précis dans sa mémoire, il ne pensa plus qu’au bonheur de son retour. Et son cœur palpitait d’une angoisse délicieuse.
En haut du coteau, quand il put voir, il s’arrêta et s’assit sur une pierre. Il regarda vers la vallée hérissée d’arbres.
De tous les arbres, il ne regardait qu’un seul, un haut peuplier mince, plus haut que les autres, marquant de très loin, comme un phare, la place de Maison-Bruyère. Et de toutes les maisons, blanches dans la blancheur des pommiers en fleurs, il n’en voyait non plus qu’une seule, la sienne, celle de Charlotte, là-bas… Sous les lierres de la terrasse, dans les glycines et sous les clématites : nid de bonheur.
– Par ce beau temps, elle doit être sur la terrasse, avec les enfants, à l’ombre du marronnier.
Mais c’était trop loin pour qu’il pût distinguer.
Il allait reprendre sa route, quand tout à coup il tressaillit. En bas, dans l’église de Pont-de-Ruan, trois coups de cloche. Puis, bientôt, trois autres qui tintèrent aux mêmes intervalles, puis encore trois derniers coups. Et presque aussitôt la cloche s’ébranla, lentement, et sonna le glas des trépassés…
Dans cette vallée verte où tout était renouveau de la vie, où tout était fleurs et parfums, et soleil et printemps, où la sève généreuse éclatait de toutes parts, quelqu’un venait de mourir… Une des maisons blanches, parmi les pommiers blancs, était en deuil.
Il se rassit, l’âme envahie par une insurmontable tristesse. Les paroles de Lehaumel revenaient à son cœur : « On t’aurait appris… » Est-ce que c’était pour lui que sonnait sinistrement ce glas ?… Pour lui ?… ah ! Dieu ! alors… Charlotte, peut-être ? ou bien Claire, ou bien Louise ? Lesquels de ces yeux bruns, de ces yeux bleus, s’étaient fermés éternellement ?… La cloche cessa… Il compta les minutes… Elle devait sonner trois fois ainsi, pour une grande personne… c’était la coutume du pays… elle ne sonnait qu’une fois pour annoncer la mort d’un enfant…
Il attendit, la gorge sèche, la fièvre lui battant aux tempes… La cloche ne sonna qu’une fois… Un enfant n’était plus… Une âme d’enfant volait, maintenant, parmi les papillons, dans les champs reverdis… Et il lui semblait que cette âme venait de l’effleurer, en passant, d’un souffle léger, comme d’un adieu pour toujours… Il se releva, avec un cri de terreur… mais tout de suite, se mit à rire :
– Je suis fou !…
C’était le vent qui égrenait, sur son front, des fleurs de pommier…
Il secoua ces pressentiments de malheur et il allait reprendre son chemin, descendre sur la route qui longe la rivière, lorsqu’il vit un homme passer auprès de lui, à travers champs. Il l’avait connu aussi, jadis : c’était Jean Berthelin.
Des broussailles les dérobaient l’un à l’autre, et comme Lamarche restait immobile, Berthelin ne l’aperçut pas tout d’abord.
Le jeune homme s’était arrêté, et ainsi qu’avait fait Lamarche tout à l’heure, il se mit à regarder, dans une contemplation attristée, le coteau d’en face, avec Maison-Bruyère. Lui aussi écoutait le glas sonner à l’église de Pont-de-Ruan. Et il savait, lui, pour qui ce glas sonnait… quelle petite tête innocente avait choisie la mort, parmi tous les enfants du village…
Lamarche l’entendit murmurer :
– La malheureuse ! Ah ! la pauvre malheureuse !
À travers champs, toujours, il continua de descendre, mais s’arrêta soudain de l’autre côté des broussailles. Une voix sourde, saccadée, une voix de sanglots avait appelé :
– Berthelin ! Jean Berthelin !
Il se retourna et en reconnaissant l’homme qui tout à coup se dressait en face de lui, il ne put retenir une exclamation de terreur :
– Georges Lamarche ! Ah ! mon Dieu !
Ils se regardèrent silencieusement. Lamarche essayait de reprendre contenance et il souriait, d’un sourire timide, tendant les mains, pendant que son regard disait :
– Je suis un brave garçon… je mérite d’être heureux… Ne m’apprenez pas quelque chose qui me fasse de la peine…
Très bas, vite, comme voulant se soulager d’une douleur :
– Jean, dites-moi que Charlotte n’est pas malade… Dites-moi que ses enfants sont bien vivantes… Dites-moi que la cloche qui sonnait tout à l’heure ne sonnait pas pour quelqu’un des miens… Rassurez-moi, Jean… car j’ai peur, j’ai peur…
Berthelin répondait dans une exaltation étrange :
– Pourquoi êtes-vous revenu ? Que venez-vous chercher ici ?… Fuyez… Retournez en Australie, allez le plus loin que vous pourrez… Ne vous occupez pas de ceux que vous laisserez derrière vous… Allez partout où vous voudrez, mais ne faites pas un pas de plus vers votre maison… Fuyez, fuyez… Imaginez que tout ici est mort et que rien ne vous y rappelle plus…
– Berthelin ! un mot ! un mot !
Mais Jean Berthelin avait pris la fuite.
Et Lamarche, effaré, essayant de se souvenir de ce qu’il venait d’entendre, ne tenta même pas de le poursuivre.
– Qu’est-ce donc ? Quel malheur ? Il faut que ce soit bien affreux, il faut que ce soit bien terrible…
Il se rassied sur la pierre, car ses jambes sont cassées. Il essuie son front humide d’une sueur d’épouvante. Et pendant quelques minutes, il a eu un éblouissement. La vallée s’est obscurcie devant ses yeux, et à ses oreilles tintent des cloches sinistres.
Il reste là longtemps, même lorsqu’il a recouvré sa présence d’esprit. Le courage lui manque pour aller plus loin.
L’après-midi se passe ainsi, et déjà reviennent d’Azay les charrettes des métayers qui sont allés à la foire.
Il ne s’inquiète pas si on le voit, si on le reconnaît. Il ne s’inquiète pas des étonnements que peut causer à tous ces gens son attitude, ni même de certaines paroles qui le concernent et qui montent jusqu’à lui.
– Eh ! on dirait Georges Lamarche…
– Oui, Lehaumel m’a dit qu’il l’avait rencontré en venant…
– Pour ce qu’il va retrouver au pays, celui-là, il aurait bien mieux fait de rester dans son désert…
Et une femme apitoyée ajouta, par deux fois, songeant sans doute aux deux gentilles fillettes aux yeux bruns, aux yeux bleus :
– Le pauvre homme ! Le pauvre homme… Ce n’est pas sa faute…
Et la charrette disparut au tournant d’un coteau, avec un son de ferraille toutes les fois qu’elle était secouée par les ornières…
Il se leva, chancelant. « Qu’est-ce donc, mon Dieu, qu’est-ce donc, que le malheur qui m’attend ? »
Il descendit jusqu’à la route. Le soleil baissait, allongeait démesurément dans la vallée, sur les prairies fleuries de marguerites, les ombres des peupliers.
Et à la même heure, Charlotte, à Maison-Bruyère, à genoux devant un berceau, priait pour le petit Henri qui venait de mourir, avec des symptômes bizarres, pris soudain de suffocations et asphyxié.
Elle l’avait attendu ce jour-là, son mari. Chaque seconde que marquait le battant de la pendule enfonçait une torture dans son cœur.
Quand sonna le glas pour l’âme envolée du petit, elle se dit : « S’il revient, il ne doit pas être loin et il doit entendre… »
Puis des heures passèrent et le soleil déclina.
« Il ne reviendra pas aujourd’hui… Il devrait être arrivé… Tant mieux !… Tant mieux !… Pas aujourd’hui, mon Dieu, pas aujourd’hui ! » Et sa prière s’éleva plus ardente vers le ciel.
Lui s’avance, là-bas, d’un pas lent, résolu enfin, malgré tout, à savoir la vérité. Il n’apporte plus aucune attention à ce qui se passe autour de lui. On le regarde… Sa présence, connue de tous, élève partout des exclamations. Il est sourd… Il va, la tête basse, le dos alourdi, pâle, empli de fièvre…
Au pied du coteau, il prend le petit chemin creux que suit toujours Langeraume, entre deux haies énormes embroussaillées d’épines blanches. Il monte péniblement, déjà essoufflé, lui si robuste pourtant. Et les femmes qu’il croise en chemin s’arrêtent et disent, effarées :
– Ah ! mon Dieu ! c’est lui, c’est le mari…
En bas, au bord de l’Indre, l’église de Pont-de-Ruan sembla s’éveiller, pour un moment, des douze siècles amassés sous ses murailles décrépites, et son horloge sonna huit heures. Le soleil était couché et la nuit était venue.