XIII
 
ELLE PARLE
 

L’heure était venue… Clotilde se mourait… Depuis deux ou trois jours, c’est à peine si elle se réveillait de longues et terrifiantes syncopes pendant lesquelles Hubert, en larmes, se précipitait vers son lit, saisissait dans ses bras ce joli corps tant aimé et l’embrassait follement, en criant :

– Elle est morte ! Elle est morte !

Le docteur Marignan, qui ne quittait presque plus Fénestrel, la ranimait, et le comte, à chaque fois qu’il lui voyait ouvrir les yeux, en concevait une suprême espérance.

La mort retardée, est-ce que ce n’était pas la mort lointaine peut-être ?

On eût dit, en effet, certains jours, que sa jeunesse se révoltait contre cet anéantissement et qu’elle ne voulait pas mourir.

Alors, pendant des heures, pendant des journées presque entières, on la voyait errer, comme un fantôme, dans les longs couloirs du château, tantôt appuyée au bras de son mari, tantôt désirant marcher seule, dans le dernier effort de sa vigueur disparue, tantôt appelant auprès d’elle son fils, le petit Urbain, venu en vacances au château.

Ce fut un de ces jours de réveil et aussi d’espoir, que Clotilde fit une tentative sur l’esprit de son mari.

Elle n’avait pas oublié les paroles de Renneville à l’agonie, lorsqu’il s’accrochait aux mains de son bourreau. Et le comte – le bourreau – n’avait pas dû les oublier non plus.

Quelle ne serait pas sa terreur, s’il découvrait que d’autres que lui les connaissaient… qu’il avait été vu… qu’il existait des témoins de son crime !

« Misérable… malheur sur toi !… mon fantôme ne te quittera plus… jamais, jamais… Ce sera ma vengeance… Il viendra te marquer au front le jour de ta vie… écoute bien… le jour de ta vie où tu seras le plus heureux… Souviens-toi… au front… au front… »

Ces quelques lignes, Clotilde, un jour, les écrivit sur une feuille de papier qu’elle glissa dans sa poche.

Elle avait voulu déguiser son écriture. Mais ç’avait été inutile. Cette écriture était si tremblée, si hésitante, que jamais le comte ne reconnaîtrait en elle la main qui en avait tracé les lettres.

Elle voulut d’abord envoyer la lettre sous enveloppe à Mathis en le priant de la jeter à quelque poste d’un village voisin, mais elle réfléchit que cette lettre par elle écrite à son mari ne manquerait pas d’éveiller les soupçons du jeune homme ; il en prendrait connaissance peut-être et la détruirait lorsqu’il aurait deviné la pensée de Clotilde.

Elle l’adressa, sous double enveloppe, à Jean Berthelin.

Le jour suivant, à l’heure du courrier, la comtesse était debout, domptant sa faiblesse, voulant être auprès de son mari…

On apporta les lettres.

Hubert voulut entrer dans son cabinet pour les lire.

Clotilde lui dit :

– Non, restez ; je me sens un peu mieux et nous avons si peu de temps à vivre ensemble !

Il rejeta les lettres et s’approcha d’elle.

Elle était étendue, dans sa chambre, sur une chaise longue.

Elle lui sourit et le repoussa doucement :

– Non, lisez, lisez…

– Plus tard…

– Je le veux !… Peut-être y a-t-il des nouvelles intéressantes, des choses graves !

– Je ne pense plus à rien… Plus rien n’existe pour moi en dehors de vous… Il n’y a plus de préoccupations pour moi que celle de votre santé, chère Clotilde.

– Lisez, dit-elle en insistant.

Il obéit.

Il y avait une douzaine de lettres. Il en déchira hâtivement les enveloppes, les parcourut d’un coup d’œil et au fur et à mesure les rejetait sur son guéridon, il faisait face à Clotilde, en pleine lumière.

Enfin, il y arriva…

Clotilde tremble, ferme les yeux pendant une seconde, puis les rouvre… la tête un peu penchée, le regard ardent, de la fièvre aux joues.

Il a déplié le papier et lit…

Pas la moindre surprise… pas la plus légère émotion…

Cependant, il reste un moment comme absorbé devant l’étrangeté de ce qu’il vient de lire ; puis il a tout à coup le geste machinal de l’homme qui vient de décacheter par erreur une lettre qui ne lui est pas adressée, et il cherche l’enveloppe pour s’assurer que c’est bien son nom et que le facteur ne s’est pas trompé.

« Monsieur le comte du Thiellay, au château de Fénestrel… » Non, c’était bien pour lui…

Il rejette l’enveloppe et relit la lettre.

Puis il murmure :

– Qu’est-ce que cela veut dire ?

Elle interroge, surprise d’un pareil calme, d’une si grande puissance de dissimulation, car rien ne le trahit… ses yeux ne se sont même pas voilés.

– Quoi donc ?… Une mauvaise nouvelle ?

Il hausse les épaules :

– C’est assurément l’œuvre d’un fou… dit-il…

Et il lui tendit la lettre.

– Lisez !

Mais elle veut que l’épreuve soit complète. Elle refuse.

– Mes yeux y voient à peine… Lisez vous-même…

– Voici ce qu’on m’écrit… d’une écriture évidemment contrefaite ; écoutez :

« Misérable… malheur sur toi… mon fantôme ne te quittera plus… jamais… jamais… Ce sera ma vengeance… Il viendra te marquer au front le jour de ta vie… écoute bien… »

Mais il n’achève pas… La terrible scène reparaît aux yeux de Clotilde… Elle a un faible soupir, étend les bras, laisse retomber sa tête et s’évanouit.

– Clotilde ! Clotilde !

Il la soigne, la couvre de baisers, pleure, se désespère !

– Ah ! c’est la fin, c’est la fin, cette fois… ma pauvre enfant… ma pauvre chérie…

Elle reste longtemps ainsi… Puis, elle rouvre les yeux… des yeux étranges où il semble qu’il n’y ait plus de vie, mais seulement déjà comme le reflet de la mort…

– La lettre !… dit-elle d’une voix altérée.

Lui, déjà, n’y pense plus, ne sait plus ce qu’elle veut dire. Mais elle la montre, du doigt, sur le tapis.

– Vous n’avez pas terminé…

– À quoi bon ?

– Si… il le faut… je… je le veux…

Il saisit la lettre, tout en regardant Clotilde, essayant de comprendre. Et il va en poursuivre la lecture, pour obéir à cet étrange caprice, lorsqu’elle l’arrête d’un geste et dit :

– Non, pas vous, moi…

– Vous voulez lire…

– C’est inutile.

– Alors…

– … Voici la fin : « Mon fantôme viendra te marquer au front le jour de ta vie… écoute bien… le jour de ta vie où tu seras le plus heureux… souviens-toi… au front… au front !… »

Il eut une exclamation étouffée :

– Clotilde ! c’est vous qui avez écrit cette lettre ?…

– C’est moi !

Un très long silence.

Le comte observe Clotilde avec une sorte d’effroi. Est-ce qu’elle deviendrait folle ? Car cette lettre, ainsi qu’il la lisait tout à l’heure, est l’œuvre d’une main que la raison ne guide plus.

– Expliquez-moi, Clotilde ; je ne comprends pas…

Elle est prête à l’aveu. L’heure est venue. Elle dit :

– Ces paroles, est-ce bien la première fois que vous les entendez ?

– Oui…

– Comme vous savez mentir !

– Je ne mens pas. Où et comment les aurais-je entendues ?

– Où ?… Dans le chemin creux qui passe devant le prieuré de Relay, la nuit où fut assassiné le docteur Renneville !… Comprenez-vous maintenant ?… Et faut-il que je vous en dise davantage ?

Le comte venait brusquement de pâlir et il dit, d’une voix tremblante :

– Achevez !… Vous n’en avez pas assez dit…

– Où ? Vous le savez maintenant… Comment vous les avez entendues ? C’est lorsque le vieillard se cramponnait à vos vêtements en demandant grâce… C’est lorsque, voyant que vous n’aviez pas pitié et qu’il allait mourir, il vous a jeté, au milieu des râles de son agonie, ces paroles qui doivent troubler votre sommeil depuis lors et empoisonner votre vie !…

Aucune révolte chez le comte… Un abattement énorme, un désespoir profond, sans borne. Et voilà tout.

On dirait qu’il a compris, enfin, et que cela ne l’étonne pas. On dirait qu’il savait !… ou qu’il s’en doutait !…

Clotilde murmure, les yeux fermés, comme en rêve :

– Et de ce que j’ai vu, cette nuit-là, de ce que j’ai entendu… j’en meurs !

– Ce que vous avez entendu, je le sais… Dites-moi maintenant ce que vous avez vu…

– Oui, je ne veux pas mourir avec mon secret… Cela me brûle, cela m’oppresse… m’étouffe… Je n’ai plus peur de vous, puisque je vais mourir… puisque je vais vous échapper éternellement… J’ai vu, cette nuit terrible, là-bas, près du prieuré, un homme se cacher sur le chemin que suivait le vieillard… J’ai vu cet homme assaillir le docteur, le courber lentement sous l’étreinte de ses doigts noués autour de son cou… J’ai vu l’agonie du moribond… j’ai vu le meurtrier hideusement penché sur son cadavre…

– Et le meurtrier ?…

– Ai-je besoin de le nommer ?

– Oui, oui, il le faut… Vous en avez trop dit… vous l’avez reconnu, n’est-ce pas ?

– J’ai vu que cet homme avait la taille, l’allure, le visage, les cheveux, de celui dont je porte le nom…

– Et vous avez cru…

– J’ai vu, enfin, que c’était vous !

– Moi !… Vous avez cru…

– Et voilà pourquoi je meurs… et pourquoi je suis contente de mourir !

– Moi ! moi ! dit-il, un instant éperdu… Elle a cru !… Mon Dieu !

Et il se cache le visage dans les mains. Il éclate en sanglots. Enfin, il laisse retomber ses mains.

Elle peut voir, de nouveau, son visage baigné de larmes et ses yeux infiniment tristes, mais aussi infiniment doux…

– Ma pauvre enfant ! Ma pauvre enfant !… Ce secret terrible, pourquoi l’as-tu gardé ? Pourquoi ne m’en as-tu rien dit ?… Je comprends, aujourd’hui, ces terreurs que tu ressentais parfois à mon approche, ces répugnances instinctives que tu manifestais… Souvent, je lisais dans ton regard je ne sais quelle horreur ! Ah ! comme tu m’as rendu malheureux ! Pourquoi n’as-tu rien dit ? Rien ! Et moi, pourquoi n’ai-je pas deviné et ne t’ai-je pas obligée à parler ?

Il se mit à genoux, lui prit de force les mains.

– J’ai donc vraiment l’air d’un assassin ? dit-il… J’ai donc bien l’air d’un homme qui se cache la nuit pour étrangler un vieillard sans défense ?… Puisque tu l’as cru, il faut bien !… Pourtant, regarde-moi donc !…

Et il lui souriait avec un tendre reproche.

– Oui, dit-elle, parfois j’ai hésité à croire, car je vous ai bien observé, sans que vous vous en doutiez… J’attendais l’heure, la minute, où vous vous trahiriez…

– Et cette minute ?

– Elle n’est jamais venue…

– Et pas un doute ?

– Pas un doute !

– Tu ne t’es pas dit que tu avais pu être le jouet d’une effroyable vision ?

– Je ne rêvais pas, hélas !

Et les mains sur son front, en un accès de désespoir et de terreur :

– J’ai vu, j’ai vu, j’ai vu !

– Et tu n’as pas pensé non plus que tu pouvais avoir été abusée par quelque ressemblance ?

Elle fit un geste d’incrédulité.

Il se releva, étendit la main comme pour un serment, et grave et triste :

– Je le jure, l’homme que tu as vu, ce n’est pas moi !… La vérité qui vient de t’échapper, je la soupçonnais, hélas ! depuis le jour du meurtre… Je soupçonnais que l’homme qui avait assassiné le docteur Renneville ne pouvait être un autre que celui auquel je pensais… Cela était déjà bien effroyable ainsi, et voilà pourquoi tu m’as vu si préoccupé, singulièrement, si sombre même… Et voilà pourquoi, à maintes reprises, ah ! tu dois t’en souvenir, je te disais : « Aime-moi… Plus que jamais, j’ai besoin de tes tendresses… » T’en souviens-tu ?

– Je m’en souviens.

Alors, il eut un grand soupir et laissa échapper son secret :

– Celui que tu as vu porte le même nom que moi. Il s’appelle et il a le droit de s’appeler du Thiellay… car il est mon frère… né de la même mère, né du même père, le même jour, à la même heure que moi…

– Il y a dix ans que Léon du Thiellay est mort !…

– Mon frère jumeau, Léon du Thiellay, n’est pas mort !…

– Quelques jours avant notre mariage, vous m’êtes apparu triste et pâli. Vous m’avez montré une lettre qui annonçait que votre frère avait trouvé la mort en courant les aventures dans l’Amérique du Sud…

– Cette lettre mentait : j’étais obligé de mentir…

– La vérité ?

– Cette vérité, il me fallait bien la cacher à vous comme aux autres, car elle était un déshonneur… elle couvrirait de honte mon nom, le vôtre, si elle était connue, encore aujourd’hui…

– La vérité ? redit-elle… Vous ne pouvez plus me la cacher.

– Vous savez déjà que mon frère, pendant sa jeunesse et jusqu’à trente ans, a dissipé la belle fortune qui lui était revenue après la mort de nos parents… Dix ans lui suffirent pour qu’il fût réduit à la misère la plus complète, aux expédients… Je l’aimais malgré ses fautes et je lui pardonnais… Les expédients le conduisirent au crime pour se procurer de l’argent… Des faux, des escroqueries se multiplièrent, dont je le sauvais toujours… Il alla jusqu’au vol ! et je le sauvai encore ! Seulement j’étais à bout de courage et j’obtins de lui la promesse qu’il changerait de nom et que jamais plus il ne reparaîtrait en France… Il le promit… Je le crus… Je facilitai son départ… Je lui donnai une fortune… Et c’est en arrivant au Brésil qu’il s’arrangea pour que me fût envoyée la nouvelle de sa mort… Je pris soin de la répandre… L’honneur était sauf…

Il se tut, les yeux humides…

Il parlait sans regarder Clotilde, ne l’osant pas, tout en lui racontant ces infamies ignorées dont, pourtant, il n’était pas coupable.

Mais en Clotilde, soudain, en l’écoutant, une espérance inouïe naissait. L’espérance que son mari n’était pas coupable !

Elle laissa échapper une exclamation d’angoisse, mais aussi de joie folle…

– Ah ! parle, achève… je t’en supplie…

– Oui, je te dirai tout, car je ne veux pas qu’un pareil et aussi terrible soupçon reste en toi une minute de plus…

– Parle ! parle ! dit-elle, haletante…

Alors, d’une voix basse, précipitée, voulant se débarrasser au plus vite de ces redoutables révélations, il termina son récit :

– J’ai cru, pendant quelque temps, que mon frère vivait là-bas d’une vie d’honnête homme… Cela dura ainsi deux ou trois ans… Puis, par un compagnon de chaîne qui venait de se réfugier en France, j’appris, réveil horrible, que Léon était au bagne, condamné aux travaux forcés à perpétuité, à Rio de Janeiro, pour assassinat suivi de vol…

Lentement, sans réfléchir, sans même savoir ce qu’elle faisait, Clotilde lui prit les mains et les porta à ses lèvres. Il n’y prit pas garde. Il était trop absorbé. Avec un effort, il reprit :

– Enfin, le bagne, c’est un genre de mort… à la condition qu’on ne s’en évade pas… et je pouvais me dire encore que mon frère, pour échapper aux tortures de la vie qui l’attendait, se suiciderait, mais tant de fautes et tant de crimes l’avaient rendu lâche… Il vécut… et n’eut plus qu’une envie : recouvrer sa liberté ; une pensée : recommencer son existence criminelle… Et il y réussit… Il s’évada… Je l’ignorai… Je ne pouvais avoir aucune nouvelle de lui… mais ce fut lui qui me raconta ces événements lorsqu’il fut de retour en France.

– En France ! dit Clotilde, effrayée… En France… auprès de nous !

– Plus près encore que vous ne le pensez, car à peine arrivé en France, il songea qu’il n’avait d’autre ressource que celle de s’adresser à moi, et il m’écrivit… Oui, il osa, il m’écrivit en me donnant rendez-vous dans les environs… Et, ce rendez-vous, il me le demandait le jour même où vous alliez être en fête à Fénestrel, le matin du jour où ce pauvre Renneville…

Il n’acheva pas…

– Vous êtes allé à ce rendez-vous ?

– Il le fallait. Dans sa lettre, Léon me suppliait de lui donner trois cent mille francs. Il promettait de disparaître et se disait sûr, avec cette somme, de faire une grande fortune. Je refusai. Je n’avais pas cette somme disponible. En outre, toutes celles que je lui avais données déjà pour le sauver de ses aventures montaient à près d’un million. Enfin, cette même somme de trois cent mille francs, je m’étais engagé à la payer ce même jour au docteur Renneville à qui je la devais. J’allai au rendez-vous. Je lui portai cent mille francs… Dans sa lettre, mon frère me priait de lui apporter également quelques vêtements… J’en fis un paquet et je lui apportai… Nous sommes de la même taille, exactement… Il les revêtit devant moi…

– Ah ! je comprends, je comprends… murmura Clotilde.

Et ses lèvres brûlantes ne se détachaient plus des mains de son mari !

– Non, vous ne comprenez pas tout encore… car je commis une faute… Je lui dis qu’à l’avenir, il ne recevrait plus rien de moi… mais afin de lui expliquer pourquoi, au lieu de trois cent mille francs, je ne lui en apportais que cent mille – est-ce que j’avais besoin de donner tant d’explications à cet infâme ? – j’eus l’imprudence de lui dire que je devais verser cette somme le jour même entre les mains du docteur Renneville… En cette minute-là, je ne remarquai rien chez lui, mais le lendemain, après le meurtre, lorsque naquit le premier soupçon, je me souvins qu’en m’écoutant il eut un éclair de joie cruelle dans le regard… la première pensée de son crime venait de surgir en son esprit, et puisque je refusais de lui donner les deux cent mille francs qui lui fallait encore, il allait les prendre !… Maintenant, que s’est-il passé ?… Je ne puis que le deviner… Ce ne sont que des conjectures… Le misérable a sans doute rôdé pendant tout l’après-midi autour de Fénestrel… Il a guetté le docteur… Il le connaissait… N’est-ce pas Renneville qui l’a soigné dans les maladies de son enfance ?… Il le vit entrer au château… Il attendit qu’il en sortît et le suivit… J’avais eu la pensée d’accompagner le docteur jusque chez lui… Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? Il vivrait encore… Léon dut le rejoindre… l’assaillir, le tuer et le voler… Je soupçonnais que c’était lui, l’auteur infâme de ce forfait… Vous en avez été témoin et vous m’en avez donné la certitude… Maintenant, je ne doute plus… C’est lui.

Clotilde releva jusqu’à ses yeux les mains de son mari. Elle pleurait, avec de sourds sanglots.

– Oh ! mon ami, mon ami, pardon, pardon…

– Je te pardonne… je t’aime…

Tout à coup, elle se laissa glisser jusqu’aux genoux du comte.

En cet instant rapide qui suivait cet aveu, toute sa vie de jeune femme, si adorée, si caressée, lui passait devant les yeux. Elle avait vécu à côté de cet homme sans le connaître, sans l’apprécier, sans l’aimer ! Et elle l’avait trompé !…

Maintenant elle sentait si bien la grandeur de sa faute, ce voile déchiré, qu’elle était envahie par un sentiment étrange, qui la rendait palpitante, une émotion qu’elle n’avait jamais ressentie, délicieuse et douloureuse. Elle aimait.

Oui, elle venait de découvrir l’amour, car Mathis n’avait été pour elle qu’une sorte de vengeance de la vie monotone où la tenait son mari… elle avait cherché une diversion… et elle était tombée… Elle aimait…

En enveloppant les genoux de son mari de ses pauvres bras amaigris et si faibles, elle aurait voulu crier de toute son âme cette tendresse nouvelle. Et cela, elle le traduisit humblement, doucement, par ces mots qui tombèrent, dans un soupir, de ses lèvres pâlies :

– Je t’aime !

Il l’étreignit dans ses bras. Il la serra contre son cœur… Et dans ses sanglots, il disait :

– Bien vrai ? bien vrai ? Je t’ai reconquise ?

– Je t’aime…

– Ah ! comme, malgré tout, nous allons être heureux encore !

Mais c’était une trop grande émotion pour Clotilde. Elle ferma les yeux. Et tout en s’évanouissant, elle murmura encore :

– Je t’aime… mais… mais je vais mourir…

Quand elle revint à elle, il la regardait avec désespoir.

Elle lui dit tout de suite :

– Oui, je vais mourir, il le faut… je ne puis plus vivre…

– Tu vivras… Puisque ton secret te tuait… puisque tu me l’as confié… Tu renaîtras pour ton bonheur et le mien…

Elle secoua lentement la tête.

– Non, non, je veux mourir !

Ce n’était plus son secret, le secret de ce meurtre, qui la faisait mourir… C’était le secret de sa faute.

Et elle laissa tomber sur le comte un regard d’un désespoir tel, d’une tristesse si poignante, d’une angoisse si visible, qu’il en fut tout interdit.

Elle voulait mourir ! Pourquoi, puisqu’elle savait à présent que son mari n’était pas le coupable ?

Alors il repasse en son esprit tout ce qu’elle lui a dit tout à l’heure…

Elle a vu le crime !… en cette nuit !… loin du château…

Que faisait-elle donc, à pareille heure, près de la chapelle en ruines ?

Soudain, un soupçon terrible… Et ce soupçon, c’est le regard de Clotilde fixé sur lui qui le lui donne… ce regard d’angoisse et de tristesse intense.

Il pâlit… il est pris de tremblements… Et alors qu’il voudrait l’interroger, il ne l’ose plus !

Elle est bien faible, Clotilde, et toute défaillante.

Cependant il veut la questionner. Il est torturé par le terrible besoin de savoir.

Elle devine bien ce qu’il va demander. Sur ces traits si francs où le mensonge n’a jamais mis de feinte, elle lit comme en un livre ouvert. Elle a vu, de loin, venir la tempête.

Mais elle est résignée. L’heure est venue. Elle se laisse aller sur le fond de sa chaise longue, pose sa jolie tête pâle sur un coussin, ferme les yeux et attend.

– Clotilde, vous m’aimez ?

Elle eut la force de joindre les mains, en un geste d’extase silencieuse. Et ce fut tout.

– Puisque vous m’aimez, vous allez me dire la vérité, n’est-ce pas ?

– Que voulez-vous savoir encore ?

– Ce que vous faisiez à la chapelle de Relay, cette nuit-là ?…

Cette question, elle l’avait entendue bien des fois dans ses cauchemars. Et elle n’y avait jamais trouvé de réponse.

Comment pouvait-elle expliquer sa présence dans les ruines, une pareille nuit, à pareille heure ?

Quel prétexte inventer qui eût même l’apparence de la vérité ? Elle n’en avait jamais trouvé aucun. Et elle s’était dit :

– Si quelque jour il m’interroge, je n’essayerai pas de mentir…

Mais l’aveu qui tomberait de ses lèvres allait briser la vie de cet homme, éternellement. Et cet homme, elle l’aimait !… Elle ne craignait plus rien pour elle-même !… Mais pour lui !

– Clotilde ! Vous est-il donc si difficile de répondre ?

Alors, faiblement, sans ouvrir les yeux :

– Je vous ai dit que je souhaitais la mort de toute mon âme ; que la mort, en me délivrant, me rendrait heureuse… Je vous ai dit que je voulais mourir ! parce que je ne mérite ni votre pitié, ni votre pardon… Parce que j’ai méconnu votre amour et que je vous ai trahi !

Ce fut debout qu’il reçut la blessure mortelle. Et il chancela, le cœur atteint…

Quand il eut compris – car il lui fallut un effort pour comprendre l’affreuse révélation – il se pencha, les poings crispés, vers cette agonisante que protégeait la mort prochaine et il murmura :

– Ah ! misérable !… misérable créature !

– Oui… je suis une misérable… Tue-moi… cela me sera très doux… tue-moi…

Il s’éloigne d’elle pour échapper à la tentation meurtrière. Il se recule jusqu’au fond de cette chambre, rencontre la muraille qui le soutient… Et il se tait, écoutant son cœur dont chaque battement est une torture. Elle tend vers lui ses bras, d’instinct, sans ouvrir les yeux :

– Tue-moi !

– Ainsi, tu m’as trompé…

Elle baisse la tête… Et lui, le pauvre homme, refusant presque de croire, répandant un peu plus, à chaque mot, le poison mortel dans ses artères :

– Ainsi… tu avais… un amant ? Et vos rendez-vous… se donnaient… à la chapelle ?…

– Oui, dit le visage de l’agonisante sur lequel passe la crispation d’une torture aiguë.

– Et ces amours impies, sacrilège, duraient depuis longtemps ?…

– Depuis près d’un an…

– Un an !

Il cherche… Est-ce qu’il lui a donné quelque prétexte, il y a un an ? Mais non… Jamais, jamais… sa tendresse ne s’est pas démentie !…

– Qu’avais-tu à me reprocher ?

– Rien… Je ne t’aimais pas !

Il reste accablé. Toute sa violence s’écroule devant cet aveu !… Elle ne l’aimait pas… Tous ses efforts avaient échoué devant la roche de ce cœur de jolie femme… Toutes ses preuves d’infinie tendresse, à lui… vaine fumée !

Clotilde ajoute très bas, de nouveau les mains jointes :

– Je t’aime !

– Trop tard…

– Oui, puisque je vais mourir !

– Que tu vives ou que tu meures, j’ai horreur de toi… Mais achève ton aveu, malgré ton repentir… Le nom de ton complice…

– Tu ne le sauras pas.

– Je le veux ! Le nom de ton amant ?

– À quoi bon ?

– Je le veux, te dis-je… Je ne puis me venger sur toi… mais lui, je le tuerai…

– Jamais tu ne le sauras… Je ne veux pas exposer ta vie contre la sienne…

– Son nom ! son nom !…

– Jamais !…

On eût dit que c’était son dernier souffle qu’elle exhalait dans ce dernier cri. Elle devint plus pâle encore, ses traits se contractèrent étrangement. Elle resta immobile, ayant vraiment l’air d’une morte.

Alors, il eut peur…

Elle mourait par sa faute… la pauvre femme !… Elle se châtiait elle-même !

Un peu de pitié, devant tant de faiblesse, surgit dans son cœur… Devant le redoutable mystère de l’éternité qui peut-être allait s’ouvrir pour elle, il se sentait ému… sa colère s’émoussait… Il pensait aussi que cette mère, si coupable fût-elle, devait être conservée à son fils, le petit Urbain, qu’on ne voyait guère au château…

Il la prit dans ses bras et la porta sur son lit. Il appuya sa main contre son cœur qui battait encore faiblement. Puis, il sonna un domestique.

Quand celui-ci se présenta :

– Allez tout de suite télégraphier au docteur Marignan.

Puis il revint vers le lit. Elle rouvrit les yeux :

– Ah ! comme je souffre, dit-elle… la mort tarde bien !

Et elle pleura.

Il fut vaincu. Il s’agenouilla au chevet de la malade et se cacha la tête dans les mains.

Elle fit un effort pour se tourner vers lui.

– Ne me pardonneras-tu pas, avant que je meure ?…

Il resta longtemps sans réponse, la tête appuyée sur le bord du lit. Un combat se livra dans cette âme, entre la bonté et la haine… Laquelle des deux l’emporterait ?

Il essaya une suprême tentative :

– Le nom de ton amant, et je te pardonne !

– Ne mets pas de conditions à ton pardon ! Sois grand jusqu’à la fin. Si je te disais ce nom, je mourrais avec la terreur de la vengeance que je laisserais ainsi après moi : Ne fais pas cela ! Sois bon !

La main tiède et amaigrie avait rejoint la main du comte. Et celle-ci ne se retirait pas.

– Pardonne, puisque je t’aime ! C’est parce que je t’aime et que je ne suis plus digne de toi que je meurs… Pardonne à l’agonisante.

Il se releva.

Ce fut un moment solennel, une seconde d’anxiété terrible…

Le comte était grave… sans plus de colère maintenant…

– Si tu dois mourir, je te pardonne, dit-il.

– Du fond du cœur ?

– Oui, dit-il, troublé, après un instant d’hésitation.

– Si tu me pardonnes, viens mettre sur mon front le baiser que l’on donne aux morts…

Il hésita encore. C’était une lutte cruelle, un supplice atroce.

– Viens, dit-elle…

Elle lui présentait son front – ce front derrière lequel avait germé la pensée impie : la pensée de la trahison et de l’adultère.

Il ferma les yeux, comme pour ne plus voir les choses passées… Et il l’embrassa religieusement, sur le front.

Elle eut un léger frémissement. Son visage exprima une extase nouvelle, quelque chose comme le sentiment intime d’un bonheur irréel, surhumain, qu’elle n’avait pas cru possible. Ses traits redevinrent jolis, comme autrefois. On eût dit que toute trace de maladie s’était effacée soudainement.

Elle resta les yeux clos pendant longtemps.

Sa main gardait les doigts de son mari étroitement serrés, et sur son front elle sentait encore, toujours, elle devait sentir éternellement l’effleurement léger du baiser de pardon.

Elle savourait la joie céleste de mourir sans laisser de haine derrière elle.

Et tout à coup, sa main, autour de la main du comte, se desserra lentement. La respiration s’accentua, devint plus régulière… Elle ne mourait pas, au contraire ! La vie revenait à ce corps débile, soulagée d’un fardeau qui la broyait…

Et un sommeil doux succédait à cette crise.

*

* *

Il se retira jusqu’au fond de la chambre et là, sans la quitter des yeux, se mit à rêver.

À quoi, à qui pensait-il, si ce n’est à l’autre, à celui, à l’inconnu, à l’infâme qui avait été le maître de ce corps dont il croyait être seul à connaître le secret, à recevoir les caresses ?

Qui était-il, celui-là ? Et qui révélerait ce nom, le livrerait à sa vengeance ? Ah ! il le saurait, dût-il pour cela remuer le monde !

Et un à un, il parcourt en pensée le cercle des amis qui fréquentent Fénestrel, sans qu’aucun d’eux arrête plus particulièrement ses soupçons.

La figure de Mathis apparut, également, et resta quelques minutes devant ses yeux ; mais celui-là non plus, il ne le soupçonnait pas.

Comment eût-il pu croire que sa femme, que cette orgueilleuse Clotilde avait distingué, dans la foule des hommes intelligents et délicats qui l’entouraient d’une cour de souveraine, celui-là peut-être qui était le plus grossier et le plus commun ?

La comtesse se remua dans son lit. Il se rapprocha… la contempla de nouveau.

Ce mystère de mort et de haine qu’il cherchait, il se cachait là, derrière ce front de jeune femme, dans ce cœur !… Mais rien ne parlerait ! Il se heurtait à trop de faiblesse, à trop d’inertie, pour être sûr de vaincre !…

Elle balbutia quelques mots dans un rêve.

Il se pencha pour l’écouter, retenant sa respiration.

Le nom exécré, le nom de l’amant, ne pourrait-il l’apprendre ainsi ?…

Il se penche plus près encore… elle va parler…

– Hubert !… mon cher et bien-aimé Hubert !

C’est son fantôme, à lui, qui la rend heureuse… C’est lui qu’elle étreint… L’autre, l’amant, n’existe plus pour elle !

Ah ! s’il pouvait s’effacer aussi facilement de la pensée du comte !

Le docteur Marignan arriva au moment où Clotilde s’éveillait.

Il fut frappé du changement survenu chez la malade. Elle était plus reposée. Les traits étaient plus calmes. Les yeux étaient plus vifs. Certes, elle était bien faible encore, mais une espérance de salut renaissait, alors que depuis quelques jours le médecin avait perdu tout espoir.

Lorsqu’il fut parti, il dit au comte du Thiellay :

– Il s’est produit une crise dont le dénouement pouvait amener la mort. La crise a été heureuse… Je réponds de la comtesse…

Elle avait entendu.

Lorsqu’ils furent seuls de nouveau, elle se tourna, toute languissante, vers son mari :

– Viens, dit-elle.

Il obéit.

– Si je ne meurs pas, c’est ton pardon qui m’aura sauvée…

Et toute tremblante :

– Regrettes-tu ton pardon ?

– Je t’ai pardonné sur le seuil de la mort, je ne te reprendrai pas mon pardon sur le seuil de la vie.

– Tu es bon !

Elle lui embrassa les mains et ajouta :

– Et puis, vois-tu, si tu m’avais repris ton pardon, je serais morte quand même, car n’oublie pas ce que je t’ai dit : « Je voulais mourir ! »

Elle se rendormit et reposa une partie de la journée. À son réveil, il était là, toujours.

– Écoute, dit-elle, je n’ai accompli qu’une partie de ma tâche… La plus douloureuse, tu la connais… Cependant, il faut que tu saches tout…

– Que voulez-vous me dire encore ?

À présent qu’il entrevoyait pour elle une chance de guérison, son pardon n’en était pas moins vrai et moins complet, mais désormais entre elle et lui surgirait le fantôme de l’autre – et tant que l’autre existerait, tant que le comte ne l’aurait pas tué, l’autre empêcherait entre eux toute tendresse et toute intimité de vie… Et voilà pourquoi il ne la tutoyait plus et pourquoi sa voix était devenue presque froide, presque sévère…

– Je vous ai accusé du meurtre de Renneville…

– Accusé ! dit-il avec un soubresaut… Le juge d’instruction le sait ?…

– Non, rassurez-vous… Dans la crainte que j’avais de mourir brusquement, sans avoir le temps de déclarer l’innocence de Charlotte Lamarche, dans l’épouvante que j’avais de vous en qui je redoutais un attentat contre ma vie, si jamais vous alliez découvrir que je connaissais le crime dont je vous croyais coupable… j’ai écrit !…

– Vous avez toujours cette lettre ?

– Je ne l’ai plus.

– Entre quelles mains l’avez-vous déposée ?

– Je l’ai confiée à M. Jean Berthelin.

– Pourquoi lui plutôt qu’un autre ?

– Parce que M. Berthelin a ordonné.

– Ordonné ! De quel droit ?

– Du droit de l’homme qui avait surpris ma présence au prieuré de Relay le soir du crime… qui avait deviné que j’avais vu se commettre ce crime… et qui, aimant depuis l’enfance Charlotte Lamarche et persuadé de son innocence, avait juré de la sauver.

– Alors, M. Berthelin vous a surprise ?

Elle ne répondit rien. Le visage du comte fut envahi par une rougeur brûlante ; la honte de Clotilde devenait publique !

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-il…

Puis, reprenant un peu de son sang-froid :

– Que devait-il faire de cette lettre ?

– La remettre au juge si je mourais sans avoir parlé !

– Et M. Berthelin ignore son contenu ?

– Il ne sait qu’une chose, c’est que cette lettre renferme le nom de celui que j’avais vu, assassinant le vieillard… Ce nom, il ne l’apprendra que lorsqu’il aura déchiré l’enveloppe et lu la lettre…

– Vous me le jurez ?

– Je vous le jure !

– Et dans le cas où vous auriez parlé, où vous auriez fait cette révélation avant de mourir, quelle devait être la conduite de M. Berthelin ?

– Charlotte sauvée, il eût détruit cette lettre et n’eût pas eu besoin de s’en servir…

– Je le verrai et c’est moi qui en jugerai… Je vous laisse, Clotilde… J’ai peur que vous ne vous fatiguiez… Pendant mon absence, je vous enverrai votre femme de chambre qui vous est dévouée et qui ne vous quittera pas. Aussitôt que je serai revenu, je reprendrai ma place au chevet de votre lit jusqu’à ce que vous soyez hors de danger…

– Vous êtes bon… Je vous aime… Je voudrais pouvoir vous sacrifier ma vie pour racheter le passé…

Le regard du comte se troubla.

– Vous pourriez racheter ce passé… en me livrant votre complice.

– Ce serait une lâcheté qui m’attirerait votre mépris.

Alors, il dit, arrêté un instant sur le seuil :

– Mon pardon ne sera complet, je n’oublierai vraiment que lorsque votre amant sera châtié… lorsqu’il sera mort !

Il referma doucement la porte, descendit, fit seller un cheval et partit un quart d’heure après.

Au bout d’une demi-heure, il se faisait annoncer à Berthelin.

La première pensée de celui-ci fut : « La comtesse est morte… et, avant de mourir, elle a parlé !… »

Entre les deux hommes, lorsqu’ils s’abordèrent, si bons, si loyaux qu’ils fussent tous les deux, il y eut une grande gêne… Ni l’un ni l’autre n’osait rompre le silence embarrassant.

Ce fut Berthelin qui, le premier, en eut le courage :

– Monsieur, puisque je vous vois ici, chez moi, à cette heure, est-ce donc que Mme du Thiellay… serait… morte ?…

– Non… J’espère que la comtesse survivra… Une crise heureuse s’est produite… Elle a cru, du moins, qu’elle allait mourir et moi-même je la voyais perdue… Sentant qu’elle s’affaiblissait, elle m’a fait sa confession complète… Et je viens vous redemander… vous supplier de me rendre la lettre que vous avez reçue d’elle et qui est inutile maintenant…

Berthelin, grave et triste, secoua la tête.

– Cela ne se peut… Cette lettre renferme le secret du meurtre de Renneville. Tant que je ne serai pas certain que la justice connaît ce secret, je garderai la lettre. La confession qui vous a été faite ne suffit pas… Il faut que cette confession soit transmise à la justice…

– Elle le sera…

– Je n’en doute pas… Cette lettre entre mes mains en est un garant…

– Cette lettre ne renferme pas le vrai nom du meurtrier…

Berthelin eut un soubresaut.

– C’est impossible ! Vous devez savoir que le meurtre a eu deux témoins… Mme du Thiellay et…

Berthelin s’arrêta devant la pâleur étrange du comte. Celui-ci acheva, la voix étranglée par l’émotion :

– Mme du Thiellay et son amant…

Et la misère de cet aveu de sa honte, fait devant cet étranger, lui amena un sanglot nerveux à la gorge.

– Ces deux témoins ont vu le meurtre et cru reconnaître le meurtrier… Ils se sont trompés… et l’homme que cette lettre accuse est innocent…

– Allons donc ! fit Berthelin, quelle est cette histoire ?…

– Je devine, monsieur… vous ne me croyez pas…

Berthelin eut un geste incrédule.

– Avez-vous cette lettre ? demanda le comte.

– Elle est sous clef… comme un dépôt précieux.

– Voulez-vous aller la chercher ?

– Je ne dois m’en servir qu’à certaines conditions.

– N’ai-je pas le droit de vous relever de ces conditions ?

– Je le reconnais.

Berthelin sorti, étonné ; cinq minutes après, il était de retour. Il tenait à la main, la lettre de Clotilde.

– Lisez cette lettre, monsieur, fit le comte.

Berthelin hésita.

– Monsieur, dit-il, je ne tiens pas du tout à vous obéir et à profiter de votre permission, car je suis fort peu curieux… Le seul intérêt que j’ai en tout ceci, et j’avoue que cet intérêt est puissant et me fera sacrifier tous les autres, c’est que je veux sauver Charlotte Lamarche de l’accusation dont elle est innocente. Le reste, à vrai dire, m’importe peu…

– Lisez, dit le comte, laconique.

Berthelin tourna la lettre entre ses doigts, puis, prenant son parti :

– Après tout, cela vous regarde…

Et il brisa l’enveloppe. Il lut :

« J’accuse mon mari, le comte Hubert du Thiellay, du meurtre du docteur Renneville. J’ai été, avec un autre, témoin de ce meurtre, sans pouvoir porter secours à sa victime… »

Quelques lignes suivaient, racontant dans quelles circonstances le meurtre s’était commis, avec tous les menus détails sinistres de cette mise en scène d’un guet-apens. Et Clotilde avait signé.

La surprise de Berthelin fut grande. Il ne pouvait la dissimuler.

– Votre étonnement même, votre première pensée d’incrédulité est un hommage rendu à ma probité, monsieur, dit le comte avec tristesse.

– Ma foi, monsieur, je vous avouerai que je ne comprends rien du tout à ce mystère… Comment se fait-il que votre femme…

Le comte ne le laissa pas achever.

Il raconta la lamentable odyssée de Léon du Thiellay, son frère. Quand il eut fini, la tête basse et le front rouge de honte, Berthelin, ému, vraiment apitoyé, lui dit :

– Vous pouvez compter sur mon silence, monsieur… Mais il vous reste un devoir à accomplir… celui d’accuser votre frère…

– Je ferai mon devoir, mais cette accusation sera inutile, car Léon, j’en suis convaincu, a quitté la France depuis longtemps…

– Tant mieux pour vous et pour le nom que vous portez… respecté de tous… Charlotte n’en sera pas moins sauvée, et c’est ce que je veux…

– Monsieur, dit le comte avec quelque hésitation et une sorte d’humilité, vous connaissez le nom du second… témoin de ce meurtre, dont parle ma femme…

Berthelin inclina la tête…

Le comte lui saisit brusquement les deux mains et les serra de toutes ses forces.

– Par pitié, monsieur, ce nom…

Berthelin détourna la tête, garda le silence. Le comte soupira et dit :

– Pardon ! Je suis si malheureux !

Il porta les mains à ses yeux, dans un geste d’angoisse.

Presque aussitôt, il redevint calme, salua Berthelin et sortit.

Huit jours après, sans que l’opinion publique eût deviné ce qui s’était passé et quel genre de preuves avait influé sur l’enquête de M. Barillier, celui-ci rendait une ordonnance de non-lieu en faveur de Charlotte en ce qui concernait le meurtre de Renneville. Elle aurait à répondre seulement de l’empoisonnement de son fils.

M. Barillier avait entendu le comte du Thiellay et Berthelin, avait reçu la déposition de la comtesse. Dans cette délicate mission, ayant à sauvegarder l’honneur du mari et l’honneur de la femme, dépositaire d’un secret d’amour, sa tâche fut bien difficile, car il sentait peser sur lui, à chacune de ses démarches, la surveillance de M. du Thiellay.

Il entendit Mathis sans que le comte s’en doutât.

L’enquête poursuivie prouva bientôt que Léon du Thiellay avait quitté la France ; ses traces furent perdues en Hollande, d’où il avait dû s’embarquer pour une destination qui restait inconnue.

L’affaire fut classée, mais non abandonnée.

La comtesse se remettait lentement, mais la guérison était certaine. Le comte la soignait avec dévouement, mais il ne s’abandonnait plus comme par le passé. Il restait avec elle grave et froid. Entre elle et lui, il le lui avait bien dit, était la pensée de l’autre !

Il ne faisait plus sur elle aucune tentative pour connaître le nom de l’amant… Mais toutes ses pensées étaient tournées vers ce seul but…

Il comptait sur une imprudence, il comptait sur un hasard.

Lorsque Clotilde fut en état de sortir, ce fut lui qui l’accompagna.

Peu à peu, elle reprit ses forces.

Bientôt, elle fut capable de sortir seule, comme autrefois.

Alors, il parut la laisser, mais en vérité, elle ne fit pas un pas hors de Fénestrel sans qu’il la suivît.

Elle en eut le soupçon les premiers jours, rien que le soupçon. Le comte ne fut pas surpris. Peu à peu, elle s’enhardit.

Ce qu’elle redoutait par-dessus tout, c’était une scène avec Mathis.

Elle ne voulait plus le revoir. Mais Mathis ignorait ce qui s’était passé entre elle et le comte, l’aveu qu’elle avait fait. Mathis pouvait se perdre par un mot, par une démarche. Il fallait le prévenir, lui écrire…

Et un matin, se voyant seule, elle écrivit. Et la lettre, une demi-heure après, dans l’obscurité d’un sentier du parc, était confiée à une fillette, fille d’un vigneron du comte, qui depuis longtemps servait ainsi ses amours.

– Va, dit-elle, et sois prudente.

À peine Clotilde s’était-elle éloignée, que le comte surgissait devant la fillette effrayée et lui prenait doucement la main.

– La comtesse vient de te confier une lettre. Donne-la-moi…

L’enfant voulut nier, se mit à pleurer.

– Si tu refuses, je te chasse de chez moi, toi, ton père, ta mère, tes frères et tes sœurs…

Alors, l’enfant céda.

Mais, sur la lettre, il n’y avait pas de nom.

– À qui portais-tu ce papier ?

Nouvelles larmes chez la petite, qui essaya de s’enfuir. Le comte la retint.

– Parle, voyons, parle !…

Au milieu de ses sanglots, elle prononça un nom… Il fut obligé de le lui faire répéter deux fois… parce qu’il ne comprenait pas, parce qu’il ne voulait pas croire.

– Mathis… M. Mathis ! avait dit la fillette.

Mathis ! Était-ce vraiment possible ?

Et les yeux du comte exprimèrent sans doute une colère si terrible, une haine si visible, que la fillette, qui pleurait toujours, se tut soudain, épouvantée.

Il arracha l’enveloppe d’une main frémissante et lut :

« J’ai tout révélé à mon mari, sauf votre nom… Votre nom, je ne le lui dirai jamais… Il vous tuerait, ou vous me le tueriez… et je ne veux pas qu’il meure à cause de moi… Ne reparaissez plus à Fénestrel… Laissez-moi dans ma douleur et mes remords… Je suis la plus malheureuse des femmes, puisque je suis tombée pour vous que je n’aimais pas, et puisque j’aime mon mari qui me méprise !… »

Le comte reprit son sang-froid. Et, affectant de sourire :

– Petite sotte, dit-il, pourquoi ne voulais-tu pas me donner cette lettre ?…

Il la replia tranquillement, tira de son portefeuille une enveloppe dans laquelle il la glissa, puis cacheta avec soin et lui tendit le papier.

– Tiens, fais ta commission… Mais tu vas me jurer une chose…

– Oui, Monsieur, tout ce que vous voudrez, dit l’enfant qui tremblait.

– Tu ne diras pas à Mathis que j’ai lu cette lettre.

– Je ne le lui dirai pas, puisque vous le désirez.

– Tu me le promets ?

– Je vous le jure.

– Bien… Maintenant, va… tu es libre !

Lorsqu’en rentrant à Fénestrel, il vit la comtesse, il ne dit pas un mot de ce qui venait de se passer.