Charlotte avait couru toute la soirée, au hasard, sans savoir où, criant.
– Mes enfants ! On m’a volé mes enfants !
Elle avait parcouru la campagne, traversé les champs où elle enfonçait jusque au-dessus de la cheville, dans la terre meuble, récemment labourée ; elle s’était jetée dans les taillis, toutes les fois qu’un sentier l’y conduisait ; elle s’était perdue dans le bois de Vilandry, puis, sans même y prendre garde, elle avait retrouvé son chemin et avait passé dans les ruines de Relay. Mais cette course insensée, furieuse, avait eu raison de ses dernières forces.
– Il est parti… il les a emmenées, et je ne les reverrai plus, ni lui, ni elles !
Alors elle s’était couchée le long d’un arbre, tout près de la route royale ; peu à peu elle avait perdu le sentiment de la vie ; son exaltation avait fait place à une torpeur étrange ; elle ferma les yeux… elle s’étendit.
– Je vais mourir, pensa-t-elle. Je suis heureuse…
Et rien n’exista plus. Elle était plongée dans une de ces syncopes fréquentes pendant lesquelles la vie, pour elle, était véritablement suspendue.
Le drame qui se passa tout près, dans le ravin de la route, elle ne le vit pas… Les cris de Renneville à l’agonie ne troublèrent point son sommeil de mort.
Les heures s’écoulèrent, lentement sonnées au loin, à la vieille église…
Elle n’a pas été vue non plus par le meurtrier et par sa victime ; elle n’a pas été vue par Mathis et par Clotilde, témoins de l’autre drame ; l’arbre au pied duquel elle vient de s’étendre fait de l’ombre au-dessus de son corps et la protège ainsi, la protégera jusqu’à l’aube.
À l’aube grise, à l’heure où la comtesse, dans sa chambre, se débat contre l’amour de son mari, des pas font rouler des pierres dans le ravin ; un homme, d’un pas agile, escalade la berge et, en haut, s’arrête un moment comme pour réfléchir.
Au bout d’un instant, il continue sa marche à travers la campagne. Sa marche le conduit droit à l’arbre sous lequel repose Charlotte. Il voit un corps de femme étendu, vivement se baisse… Et un cri lui échappe, cri de douleur, de désespoir, et aussi de colère :
– Charlotte ! Elle ! Ah ! mon Dieu, est-ce qu’elle serait morte ?
Il se penche, s’agenouille, met la main sur le cœur dont il perçoit les pulsations et se relève.
– Non… une syncope… ivre, comme toujours !… La malheureuse !
Et il la contemple, longuement, dans une attitude de douleur immense, car cette femme, il l’a aimée de toutes ses forces depuis son enfance ; elle a parcouru tous ses rêves ; elle a été l’objet de toutes ses ambitions… Il aurait voulu, pour elle, travailler, devenir riche et célèbre, la mériter par des prodiges… lui, Jean Berthelin…
Et voilà ce qu’elle était devenue ! Voilà comment il la revoyait !…
Comment se trouvait-il là ? Quel hasard l’y conduisait ? Non point le hasard, mais l’habitude, passée dans sa vie comme un besoin impérieux de vagabondages nocturnes… Presque toutes les nuits, c’est ainsi… Il adore la nuit…
Jadis il braconnait, par amour de ce vagabondage…
Maintenant qu’il est riche, il n’a pas perdu ce goût d’aventures… Il ne braconne plus chez les autres, mais chez lui !
La vie se décompose ainsi :
Le jour, il travaille, fait les courses indispensables à l’exploitation de sa propriété, de ses bois, car pour ce soin, il ne se repose sur personne.
Le soir, de bonne heure, il est au lit.
La nuit, il se réveille et le voilà parti dans ses propres bois, son fusil démonté, portant autour de la ceinture des fils de fer qui vont lui servir de collets à lièvres ou à lapins.
Et il s’y donne avec passion ; entre lui et ses deux gardes, Patairnel et Musard, c’est une guerre de ruses, de pièges tendus et évités, d’embûches de toutes sortes, une guerre sans merci, qui menace de rendre fous les deux forestiers.
Car Musard et Patairnel ne se doutent pas de cette fantaisie étrange de leur jeune maître !… L’insaisissable braconnier, qui toutes les nuits pose ou relève ses collets dans les bois dont ils ont la garde, prend un chevreuil ou le tue à l’affût, descend du branché quelques faisans, ou le matin à l’aube, appelle les mâles des perdrix rouges au coin d’une taille pour les accueillir d’un coup de fusil… cet audacieux vagabond qui les met sur les dents… les défie… se moque d’eux… toujours invisible… et qui a l’air d’un fantôme qui se promènerait toutes les nuits à leur barbe, ils ne le connaissent pas !
Jadis, ils ont eu, avec Jean Berthelin, maille à partir, avant l’héritage…
Berthelin s’était laissé prendre…
C’était le seul qui fût capable de leur tailler tant et de si rude besogne.
Mais, à présent que Jean était riche, à présent qu’il avait hérité d’une forêt giboyeuse, et qu’eux-mêmes, sans que Berthelin leur gardât rancune d’autrefois, étaient devenus ses gardes, ils s’étaient dit :
– Nous serons tranquilles. M. Berthelin était le plus fin braconnier du pays. Le voilà propriétaire… Nous allons avoir des loisirs…
Et à peine installés, ça avait été, sur la propriété, en bordure de la forêt de Chinon, un déluge de déprédations, une destruction de tout le gibier…
Parfois les deux vieux se regardaient, les yeux fous de colère impuissante. Il leur arriva de se concerter :
– Enfin, Musard, tu ne te doutes de rien ?
– Non, Patairnel… et si tu savais comme j’ai une démangeaison de lui envoyer un coup de fusil, à ce brigand, le jour où je le pincerai !
– Nous ne le pincerons jamais !
– Il ne descend pas du ciel, pourtant, ce sacripant-là.
– Peut-être ! peut-être… Moi, je commence à le croire… c’est un revenant…
– Je ne te le disais pas… vieux… fit l’autre tout bas, mais je le pensais aussi…
Et tous deux, de leur dure main calleuse, aux veines saillantes, firent le signe de la croix pour se préserver contre les maléfices de l’ennemi surnaturel…
– Dire que nous avons passé des jours et des nuits, en nous relayant, à surveiller une tente de collets, sans rien voir, et que, aussitôt que nous avions les talons tournés pendant une heure, il arrivait, lui, derrière nous !
– Oui, dit Patairnel, dont la voix tremblait à force de colère… Te souviens-tu, il y a trois semaines, au nœud d’un collet à chevreuil, il avait mis un morceau d’écorce, et dans ce morceau d’écorce il y avait un papier… Et c’est moi qui ai lu le papier… Dessus, on avait écrit : « Bonsoir à mon vieux Patairnel… »
– Et : « Bonsoir à mon vieux Musard… »
– Ce n’est pas tout, la deuxième fois, il y a quelques jours à un collet de lapins, nous avons trouvé un autre papier.
– Avec une phrase en vers :
Tout d’même, ils n’sont pas malins,
Les gard’s à Jean Berthelin…
– Il faut croire que nous avons laissé tomber le papier hors de notre carnier, et qu’on l’aura ramassé, puisque ça se connaît partout à présent, dans le pays, qu’on y a mis de la musique, et que partout, à Sache, à Azay, à Druye, il n’y a pas un garnement qui ne nous conte ça aux oreilles !
Blêmes, les deux vieux serrèrent les poings et, jetant leur fusil sur l’épaule, ils s’éloignèrent sans mot dire, ruminant des pensées de vengeance.
C’était de cette façon singulière que Berthelin occupait sa vie.
Cependant, une année environ auparavant, les gardes avaient eu quelques mois de répit ; tout à coup, et même sans qu’il leur fût possible d’expliquer cette disparition, le mystérieux braconnier parut avoir quitté le pays : plus de collets, plus de coups de fusil, la nuit, contre les lièvres et les chevreuils qui revenaient du gagnage… Le calme absolu !
Musard et Patairnel se dirent, avec orgueil :
– Il aura eu peur de nous !
Cette satisfaction d’amour-propre ne dura pas longtemps. La tranquillité de leurs bois coïncidait avec l’époque où, chez Charlotte, à Maison-Bruyère, furent remarqués les premiers symptômes d’ivresse qui attirèrent l’attention sur la malheureuse femme.
Lorsque Jean Berthelin connut les bruits qui couraient, il se révolta.
Est-ce que pareille chose était possible ! Est-ce que ce n’était pas une infamie ! Et si atroce, si gratuitement furieuse et grossière qu’il en haussait les épaules.
Mais la calomnie, de timide qu’elle était, s’éleva bientôt en une clameur formidable… Jean Berthelin, lui-même, rencontra plusieurs fois Charlotte courant la campagne en état d’ivresse.
Parfois, dans les syncopes, nous l’avons dit, il la protégea. Alors, pouvait-il en douter ?
Oui, il doutait toujours, en dépit de l’évidence, car son amour parlait en lui plus fort que ces clameurs publiques et les étouffait.
Ce fut, pour Patairnel et Musard, l’époque de leur calme.
Puis, quand malgré lui Jean Berthelin fut obligé de croire, lorsque arriva la grossesse de Charlotte, il eut un accès de désespoir.
Et parce qu’il avait besoin de s’étourdir, parce qu’il avait besoin de fatigues énormes qui, en abrutissant son corps, domptaient un moment sa tristesse et ouataient ses souvenirs, il reprit de plus belle ses courses nocturnes…
Et Patairnel et Musard achevaient de devenir fous !…
C’est dans une de ces courses que Jean Berthelin venait de rencontrer Charlotte, étendue sans vie, sous l’aube grise, au pied d’un arbre dans la campagne.
Il s’est agenouillé auprès de la jeune femme et lui a pris les mains. Il fait tout son possible pour la rappeler à la connaissance, et bientôt il a la joie de la voir revenir à la vie, se soulever, se mettre debout, le dos contre l’arbre ; mais elle a, comme toujours, hélas ! les yeux troubles de l’ivresse.
Elle voit Jean Berthelin, mais elle semble le considérer comme un étranger.
Elle le regarde curieusement. Et les premiers mots qui sortent de ses lèvres sont les derniers qui en étaient sortis au moment de sa syncope :
– Je vais mourir. Je suis heureuse !
– Non, ma pauvre Charlotte, dit Berthelin, vous ne mourrez pas.
Le son de cette voix la fit tressaillir. Elle le reconnaît enfin.
– Jean ! c’est toi !
– Que faites-vous donc là, Charlotte, à cette heure ?
– Mon mari est revenu…
– Je le sais. Je l’ai rencontré.
– Il n’a pas voulu croire que je suis innocente de tout… et il m’a volé mes enfants… Il s’est enfui avec elles… et je me suis mise à courir après lui !… Et puis, je suis tombée là, à bout de forces, et j’ai cru que c’était fini…
– Venez… appuyez-vous sur mon bras… je vais vous reconduire à Maison-Bruyère.
Elle frissonne. Là-bas, elle va retrouver son enfant mort. Elle lui saisit le bras, nerveusement, et d’une voix sourde :
– Et savez-vous ce qu’ils disent ? Savez-vous, les infâmes, ce qu’ils viennent crier jusque sous mes fenêtres ?… Ils osent dire – et le docteur aussi l’affirme – que mon enfant est mort empoisonné… et que… et que… ah ! Dieu, est-il possible que j’aie entendu cela et que je sois encore vivante… et que c’est moi, tu comprends bien, Jean ? que c’est moi qui l’ai empoisonné…
Oui, l’accusation, il la connaît, lui aussi… Il voudrait l’en défendre. Il ne le peut.
Il l’entraîne lentement vers Maison-Bruyère. Quand ils y arrivèrent, le jour était venu.
Dans la chambre de Charlotte, dont la porte et les fenêtres sont restées ouvertes, les deux cierges bénits ont fini de brûler sur le guéridon, près du berceau.
Berthelin s’incline devant ce mort, jette quelques gouttes d’eau bénite et s’en va. Il a le cœur gros. Des larmes sont près de jaillir de ses yeux. Et ce matin-là, il ne se sent plus le courage de poursuivre son vagabondage.
À peine a-t-il quitté Charlotte qu’il rencontre le chaufournier Langeraume : celui-ci, la pelle sur le dos, montait le chemin creux de la plâtrière.
– Bonjour, monsieur Berthelin. Oh ! Oh ! on est matinal, aujourd’hui.
Berthelin est si absorbé qu’il ne répond pas. Et les deux hommes font route côte à côte, pendant quelques minutes, silencieusement.
Devant la plâtrière, au moment où Langeraume dégringole dans l’excavation, il dit en souriant à Berthelin :
– On n’est pas gai, ce matin, monsieur Jean ?
– Non, Langeraume, non, je ne suis pas gai !
Ils se séparent. Berthelin continue sa route et fait une dizaine de pas. Soudain, il s’arrêta.
Un grand cri, derrière lui, étouffé, venant du fond de la plâtrière… Il accourt, car c’est Langeraume qui l’appelle.
– À moi, monsieur Berthelin, à moi ! à l’aide !
Presque aussitôt, il a rejoint le chaufournier, qu’il trouve tremblant. Mais il ne lui demande même point la cause de cette émotion. Lui-même recule, tout pâle, avec un cri d’horreur.
Il y a là un cadavre… au fond du trou… Et ils le reconnaissent tous deux : le docteur Renneville !
Comment était-il tombé là ? La plâtrière descendait en pente douce jusqu’aux deux fours allumés. Un accident était donc impossible, même la nuit. Une chute ne pouvait être mortelle. Quant aux deux fours, les exhalaisons de leur oxyde de carbone se dégageaient par leurs cheminées carrées, collées contre la roche de l’autre côté de laquelle était bâtie Maison-Bruyère. Langeraume et son ouvrier y avaient toujours travaillé sans être incommodés, sans ressentir aucun symptôme d’asphyxie. Parfois, des vagabonds, des chemineaux sans gîte venaient coucher dans la plâtrière, à l’abri du vent et des intempéries. Le matin, ils n’éprouvaient aucun malaise et ils prenaient congé de Langeraume en disant :
– Tout de même, nous avons passé une bonne nuit !
Donc, dans cette mort accidentelle, les fours ne pouvaient être incriminés. Ils n’avaient pas mauvaise réputation dans le pays, et personne ne parlait d’eux.
Cependant, c’était à un accident que Langeraume et Berthelin pensaient. Il ne leur venait pas à l’idée qu’un crime avait peut-être été commis.
Berthelin, après la première émotion, se pencha sur le corps, essaya de le relever. Le cadavre était déjà raidi.
Point de traces apparentes de blessures. Ils cherchèrent en vain. Seulement, Langeraume, tout à coup, remarqua des éraflures d’ongles autour de la gorge.
– Ah ! dit-il, tenez, tenez… c’est là !…
– Étranglé… oui, on dirait qu’on l’a étranglé.
– Il faut aller prévenir le maire et les gendarmes.
– J’y vais… vous, Langeraume, restez ici… Empêchez qu’on change rien à tout ce qui est autour de vous… Éloignez les curieux autant que possible…
Jean Berthelin partit. Le soleil se levait. La vallée fut inondée de lumière.
Devant la jolie maison aux glycines et aux clématites, adossée contre la roche de la plâtrière, il entendit une prière…
C’était Charlotte, au chevet du berceau, qui oubliait sa propre peine pour ne songer qu’à l’âme du petit disparu…
Il vint jusqu’au seuil et dit :
– Charlotte !
Elle souleva la tête, le visage meurtri par tant de tortures.
– Langeraume vient de trouver le docteur Renneville assassiné dans la plâtrière.
Il ne dit rien de plus et prend sa course vers Artannes.
Elle reste un moment sans comprendre ce qu’il a dit, puis, au souvenir de l’accusation que le médecin avait portée contre elle, dans l’accablement immense qui pèse sur sa vie, un mot de haine lui échappe :
– C’est le bon Dieu qui l’a puni !… Est-ce que l’heure de la justice, l’heure de la réhabilitation, enfin, va sonner pour moi ?…
Le long de sa route, Berthelin annonce partout la fatale nouvelle. En une heure, celle-ci fait le tour du pays, colportée de ferme en ferme, de château en château, de village en village.
– Le docteur Renneville a été assassiné !…
Le vieillard, depuis ses études au quartier Latin, n’avait plus jamais quitté le pays. Tout le monde le connaissait. Il était populaire.
À Fénestrel, Clotilde rêve, dans son lit.
Elle repasse le cauchemar de cette nuit lugubre. Elle se dit :
« Maintenant, il fait grand jour… Les ouvriers des fermes sont à leur travail… On va découvrir le cadavre du malheureux… Que va-t-il se passer ? »
Elle prête l’oreille à tous les bruits qui d’en bas montent affaiblis jusqu’à elle.
Le château du Sommeil a été long à s’éveiller, ce matin-là. Les fatigues de la fête nocturne pesaient sur lui et semblaient l’accabler encore. Peu à peu, cependant, la vie lui revint. On entendit les pas légers et prudents des gens attentifs à ne pas troubler le repos de leurs maîtres. Le sable de la cour cria.
Rien d’anormal ne se passait… On n’avait pas encore découvert le cadavre, sans doute… Ou bien… ou bien n’avait-elle pas rêvé tout cela ?
Et qui sait si, tout à l’heure, dans une de ses visites à des malades aux environs, l’on n’allait pas apercevoir tout à coup la joviale figure bourrue du vieux médecin, dissipant ce cauchemar… ?
À l’église de Pont-de-Ruan, les heures sonnent…
Vers dix heures, elle penche hors de son lit sa jolie tête pâlie de terreur et de la fatigue de cette nuit.
C’est qu’elle croit avoir entendu, en bas, dans les jardins, des exclamations. Puis une course, des pas précipités, vers le château, sur le gravier… Les pas entrent dans le vestibule, traversent le hall, montent au premier étage.
« Que se passe-t-il ? Est-ce qu’on l’a découvert, enfin ?… »
Au premier étage, un bruit de portes ouvertes et fermées.
Puis le silence, un silence lourd, partout.
Elle a compris que la nouvelle venait d’être apportée au château et qu’en ce moment même… on l’apprenait à son mari !…
À son mari, dont la nuit, aussi, avait dû être peuplée de fantômes ! À son mari, dont la main tremblait encore, sans doute, de l’effort qu’il lui avait fallu, pour achever le vieillard agonisant…
Alors, elle n’a plus le courage de rester au lit…
Est-ce que ce ne sont pas les gens de la justice, peut-être, qui sont là et qui viennent arrêter le comte ?
Elle se lève, ses admirables cheveux flottant sur ses épaules nues. Elle passe en frissonnant une robe du matin. Elle se dirige vers une fenêtre et soulève un coin des rideaux…
Dans la cour, des gens causent, consternés, avec animation. Ils font de grands gestes. Des paysans sont là, avec des domestiques. Ils regardent les fenêtres du château, voulant juger, sans doute, à l’apparition du comte Hubert, de l’émotion que la nouvelle avait dû produire sur lui.
Tous ces visages sont ceux de gens qu’elle connaît.
La police n’a pas été prévenue encore. On n’a pas eu le temps.
De nouveau, un bruit de pas, dans le couloir qui partage en deux les appartements de Fénestrel, au premier étage.
Il lui semble qu’on s’arrête devant sa porte.
Oui… on écoute… Le comte, peut-être, veut savoir si elle est réveillée…
Il frappe, mais doucement, avec précautions, pour attirer son attention, si elle ne dort plus, sans vouloir la tirer de son sommeil, si elle dort.
Elle se garde bien de répondre. Elle retient sa respiration.
Les pas s’éloignent, descendent ; de son rideau soulevé, elle voit le comte qui rejoint les groupes de paysans, dans le fond de la cour, et qui s’entretient avec eux, les interroge, cherche déjà, sûrement, à se préparer un alibi pour le cas où les soupçons se dirigeraient sur lui.
À deux reprises, il regarde vers les fenêtres de l’appartement de Clotilde. Elle peut apercevoir ainsi son visage.
Le comte est extrêmement pâle. Cette nouvelle l’a terrifié, cela se voit… Est-ce qu’il s’imaginait qu’on ne découvrirait jamais ce cadavre ?
Puis il s’éloigne avec ceux qui sont là. Où va-t-il ?
Elle voit qu’il descend vers l’Indre. Est-ce qu’il aurait le courage, l’atroce énergie de se rapprocher du cadavre et de le regarder en face ?
Bientôt, il disparaît.
Et Clotilde respire. La présence de son mari pesait lourdement sur elle. Elle est soulagée d’en être un moment débarrassée.
Elle sonne sa femme de chambre, pour sa toilette.
Celle-ci s’empresse d’accourir.
Et c’est à peine si elle est entrée que la nouvelle éclate :
– Ah ! Madame… ah ! si Madame la comtesse savait !
Clotilde feint l’indifférence, l’étonnement.
– Quoi donc, Sylvie ? Et pourquoi êtes-vous si troublée, ma fille ?
– Ah ! Madame, c’est horrible, c’est épouvantable… Dire qu’hier soir encore il m’a parlé ! Dire qu’il me faisait des compliments sur ce qu’il appelait « ma santé décourageante », et qu’aujourd’hui…
– Vous savez, Sylvie, que je ne comprends rien à ce que vous me dites.
– Ah ! Madame… le docteur… le docteur Renneville…
– Eh bien ? qu’a-t-il fait de si singulier, le docteur Renneville ?
– Assassiné, Madame, assassiné !
Et dans un flot de paroles – sans se préoccuper, heureusement pour Clotilde, de l’émotion de sa maîtresse –, elle expliqua comment on avait retrouvé le cadavre au fond de la plâtrière, où l’on prétendait que les assassins l’avaient fait rouler, après avoir étranglé le docteur…
Elle parla longtemps, tout en coiffant Clotilde.
Et la comtesse ne songea guère à l’interrompre. Elle était absorbée profondément.
À quoi pensait-elle ?
Elle pensait que Renneville avait été étranglé devant elle, aux ruines de Relay, et que l’assassin, son crime commis, n’avait pas voulu abandonner sa victime. Dans le chemin raviné de l’ancienne route royale, il l’avait traînée jusqu’à deux cents pas de là et l’avait jetée dans la plâtrière.
Sans doute qu’il avait voulu, tout d’abord, la faire disparaître à jamais en la brûlant dans l’un des fours de Langeraume ! Puis le courage lui avait manqué, ou la force, pour accomplir jusqu’au bout cette horrible besogne.
Voilà pourquoi, lorsque Clotilde et son amant avaient quitté la chapelle pour s’enfuir, pour échapper à la vision sanglante, voilà pourquoi Mathis, dans le ravin, n’avait plus retrouvé le cadavre…
La femme de chambre a achevé de la coiffer. Clotilde se lève, jette un coup d’œil dans une psyché. Son fin visage est d’une pâleur jaunâtre et ses yeux sont cernés d’un large cercle bleu… Le rouge des lèvres a pâli également.
La femme de chambre l’observe :
– Madame la comtesse est un peu souffrante ?
– Cette nouvelle m’a toute bouleversée.
– Oh ! Madame, espérons que l’on connaîtra vite le meurtrier…
Clotilde est secouée d’un long tremblement. Elle s’assied, les mains sur les yeux. Cependant, elle demande :
– Est-ce que l’on soupçonne… quelqu’un… déjà ?…
– Oui, Madame, depuis ce matin, on parle, on jase, on raconte des choses dans le pays…
– Et que dit-on ? Cela a-t-il, au moins, le sens commun, ce que l’on raconte ?…
– Madame jugera… On dit…
La femme de chambre baissa la voix, comme si elle redoutait qu’on l’entendît.
– On dit que ce serait la Pocharde qui aurait fait le coup, hier soir…
Clotilde pousse un long soupir… Un peu de sang remonte à son visage…
Elle ne réfléchit pas que cette accusation, qu’elle sait fausse, si elle se précisait, deviendrait une monstruosité, puisqu’elle frapperait une femme innocente.
Elle pense seulement que, du moins, elle a quelques heures de répit, puisque l’opinion publique s’écarte du comte du Thiellay et semble vouloir le laisser en dehors de cette accusation…
Mais elle interroge, anxieusement :
– Et qui désigne comme l’assassin… cette… malheureuse femme ?
– Tout le monde.
– On l’a vue ? Il y a donc des preuves ?
– Je n’en sais rien encore… Nous étions en train d’en causer à l’office quand Madame la comtesse m’a sonnée… Mais M. le comte vient de partir pour Maison-Bruyère… M. le comte rapportera certainement des renseignements à Madame la comtesse…
La toilette de Clotilde était terminée. La comtesse renvoya Sylvie. Elle fut heureuse de se retrouver seule.
« Pourquoi accuse-t-on cette femme ? »
Et après le premier soulagement de tout à l’heure, qui venait surtout de ce qu’elle voyait le danger immédiat s’écarter de Fénestrel, une autre terreur entrait dans son âme… vague… pas encore bien définie, mais réelle.
« Est-ce que l’on accusera vraiment cette pauvre déséquilibrée ?… »
Que fera-t-elle, si on l’accuse ?… Si l’accusation se précise ?…
Bientôt l’envie lui vient de savoir, d’apprendre. Elle descend dans la cour. Elle se mêle à ceux qui sont là… D’une voix blanche, qui la surprend elle-même, elle interroge, pour se donner une contenance.
On lui fait de nouveau le récit qu’elle n’avait pas besoin d’entendre. Et les gens qui lui parlent ajoutent, en hochant la tête :
– C’est la Pocharde, pour sûr, qui a fait le coup !
Timidement, elle veut prendre la défense de la malheureuse.
– Mais on ne l’a pas vue… Pourquoi l’accuse-t-on ?
– Oh ! les juges sauront bien trouver… Ce n’est pas notre affaire…
Et le bruit va ainsi, grossissant, et ne s’arrêtera plus… Il fera émouvoir la justice jusque dans sa retraite et amassera la tempête sur la tête de la pauvre Charlotte.
Clotilde n’ose pas la défendre davantage. Cela pourrait surprendre tout le monde, donner à réfléchir, inspirer des soupçons, peut-être attirer de son côté l’attention et la curiosité des magistrats.
Elle la connaît, Charlotte. Elle sait combien cette nature est délicate et distinguée. Elle a été la dernière à ajouter foi aux calomnies infâmes… Il a fallu croire, pourtant… Les scandales se renouvelaient… L’enfant mystérieux naquit… Et maintenant, voilà qu’on l’accusait d’un meurtre !…
Seulement, le meurtre, Clotilde savait bien que la Pocharde ne l’avait pas commis. Alors, elle se demandait si par hasard les accusations qui pesaient depuis longtemps sur l’infortunée ne seraient pas aussi peu vraies que la dernière.
Elle s’éloigna de tous ces gens. Ils lui faisaient horreur, dans leur certitude de la culpabilité de Charlotte.
Tout à coup, elle aperçoit Mathis, à la grille, au moment où elle se disposait à rentrer à Fénestrel.
Elle redescend le perron et vient à lui d’un pas chancelant.
Ah ! quelle bonne idée il a eue, et comme il a bien fait de ne pas la laisser seule !… Il s’avance et lui tend la main. Ses traits portent la trace des terreurs de la nuit. Sa main est glacée, comme celle de sa maîtresse.
Et ils échangent à voix basse des mots brusques, fiévreux :
– Vous l’avez revu ?
– Oui.
– Eh bien ?
– Calme, ainsi qu’à l’ordinaire. Hier soir, après la fête, il est rentré chez moi… Vraiment, on n’aurait jamais dit… jamais !…
– Il a dû prendre toutes ses précautions pour que les soupçons ne l’atteignent pas.
– Oui, oui. Quelle vie, mon Dieu ! Désormais, auprès de lui, toujours !
– Du courage. Je savais tout ce que vous deviez souffrir… Voilà pourquoi je suis venu… Vous serez plus forte pendant que je serai là… Dans les premières heures, vous auriez pu faiblir… Voilà pourquoi je suis accouru tout de suite…
– Oui, merci, vous avez bien fait… Vous êtes bon…
– Je vous aime ! M’aimez-vous ?…
– Ah ! taisez-vous, taisez-vous ; notre amour est maudit.
– Clotilde !
– Maudit, vous dis-je, maudit… Ne m’en parlez plus… Vous voyez bien que je suis folle… Et s’il apprenait jamais… il me tuerait, comme il a tué l’autre… Tenez, cette nuit, sans dormir, j’ai eu des cauchemars, et il me semblait que tout à coup je venais de lui avouer la vérité… Alors, il me mettait les doigts autour du cou et il serrait lentement, lentement… Et en faisant cela, c’était horrible, il souriait, très calme, oui, il souriait… La folie, vous dis-je, la folie !
– Il ne connaîtra rien, jamais !
– Eh ! qu’en savez-vous ?
Elle se tut, haletante.
Puis, après ce silence, ayant cru remarquer que les gens restés dans le jardin les regardaient tous les deux avec une persistance singulière :
– Rentrons !… On dirait qu’ils nous épient…
Quand ils furent seuls :
– Que vais-je faire, moi, toute seule auprès de lui !
– Il faut le voir le moins possible… faire votre vie pour vous seule…
– Vous en prenez à votre aise ! Paroles que tout cela !… Est-ce que je peux ?… Le temps qui passera ne fera qu’augmenter l’horreur que j’ai de lui… Car, si je ne l’aime pas, moi… lui… il m’aime…
– Clotilde !
– Il m’aime… avec passion… comme aux premiers jours… davantage… Il m’aime… je l’ai bien vu encore hier, dans ses yeux pleins de tendresse, pleins de désirs… il m’aime… et c’est épouvantable…
Il baissa la tête. Elle continua, dans une douleur véhémente :
– Ce n’est pas tout… vous n’avez pas entendu ? Dans le pays, déjà, partout, on accuse…
– Lui ?
– Non… Est-ce qu’on peut même avoir l’idée de le soupçonner ?
– Alors ?
– La malheureuse qui habite Maison-Bruyère… Charlotte Lamarche !
– La Poch…
Il n’acheva pas le mot infâme… la calomnie, qui, jadis, enserrée, rendue vivante pour ainsi dire dans ce seul mot d’argot, avait pris naissance dans la rancune de son cœur pour le beau lis de la vallée, et était sortie, la première, de ses lèvres…
Non, il n’osa ! Et un trouble profond se peignit sur son visage. Il bégaya :
– Cette accusation ne tient pas debout… Elle tombera vite… Pendant que la justice s’occupera d’elle, vous aurez le temps de recouvrer votre tranquillité…
Elle ne l’entendait plus, toute à ses pensées, évoquant l’image de son mari et essayant de le suivre là-bas, vers le coteau de Maison-Bruyère.
– Que fait-il ? Que dit-il ? Quels mensonges va-t-il inventer ?
Elle alla vers la fenêtre et regarda au loin…
La nature resplendissait sous le soleil. Le ciel n’avait pas un nuage.
– Ah ! tout, tout plutôt que cette incertitude atroce.
Et ses yeux revinrent supplier Mathis. Il comprit.
– Oui, dit-il, je vais aller à Maison-Bruyère… je m’informerai, je saurai ce qui se passe… j’interrogerai et j’écouterai…
– C’est cela… dit-elle, égarée… et revenez vite… Tâchez d’être de retour avant lui… n’est-ce pas ?…
– Je vous le promets.
Elle remonta s’enfermer chez elle, d’un pas chancelant. Mathis sortit.