Le château de Fénestrel est certainement un des plus beaux monuments qui nous aient été laissés par la Renaissance et il reçoit, du printemps à l’automne, deux fois par semaine, jours réservés aux curieux par le comte du Thiellay, des théories ininterrompues de touristes qui viennent le visiter et l’admirer.
L’escalier monumental communique avec la cour par deux portes en plein cintre, ornées de bas-reliefs d’une finesse infinie, d’arabesques où le sculpteur a épuisé toute son imagination. C’est un admirable chef-d’œuvre où l’élégance domine, où tout semble avoir été prévu et préparé pour la volupté des yeux.
Au pied de la colline où il est bâti, l’Indre se divise en deux bras et les jardins et les arbres du parc, dépendances du château, s’étendent jusqu’au cours régulier de la rivière. Çà et là, des îlots sont couverts de verdure et de massifs de fleurs, retraites pleines d’ombre, de fraîcheur, de mystère.
Le château de Fénestrel appartient au comte Hubert du Thiellay, ainsi que le domaine immense qui en dépend. Et le comte du Thiellay le soigne avec un soin jaloux.
C’est un gentilhomme d’une quarantaine d’années, d’allure bon enfant et qui, peut-être, eût paru commun, presque vulgaire, si l’on s’était contenté d’un examen superficiel.
Assez grand – ce qu’on appelle au-dessus de la moyenne –, il paraissait plutôt petit à cause de la largeur de ses épaules massives. Haut en couleur, les cheveux drus, noirs, coupés court, si courts qu’on voyait la peau du crâne, comme s’il eût été chauve, Hubert avait les mains fortes et les pieds solides.
Mais quel grand air de bonté sur ce visage un peu épais ! Et quelle distinction, quelle intelligence vive, primesautière, dans ces yeux bien ouverts, d’un bleu pâle, aux cils abondants ! Les paysans disaient de lui :
– Avec ses trois cent mille francs de rente, il aurait le droit d’être fier… Eh bien ! pas du tout, il est sans façons.
En effet, Hubert du Thiellay était simple et bon. Il aurait pu également ne rien faire, vivre de cette vie de plaisirs et d’oisiveté choisie qu’adoptent certains fils de famille. Il avait horreur de rester inutile. Et c’était lui-même, à cheval tout le long du jour, qui prenait soin du domaine de Fénestrel, dirigeait et choisissait ses coupes de bois, visitait ses métayers, inspectait ses vignes, donnait des conseils pour l’assolement, le drainage ou la culture.
Presque toujours vêtu comme ses fermiers, sans recherche d’élégance, cet archi-millionnaire, ce gentleman-farmer aurait pu passer pour un avare ou pour un original. Original, on voit déjà qu’il ne l’était point, mais seulement laborieux.
Quant au reproche d’avarice, chacun savait, aussi bien dans le pays que parmi ses pairs, qu’il ne le méritait pas, car le comte entourait d’un faste inouï, d’un luxe princier, de prodigalités folles, celle qui, dans ce chef-d’œuvre de la Renaissance, rappelait par sa grâce altière, par sa noblesse d’attitude, par son orgueil et par sa beauté, les châtelaines d’autrefois : Clotilde du Thiellay, sa jeune femme.
Elle l’avait épousé sans amour, à cause de son nom et de sa fortune. Mais au bout de quelques années de mariage, entre eux, lentement, jour par jour, s’était creusé un large fossé ; il y avait trop de malentendus, trop de dissemblance de caractère, entre cette jolie et élégante Clotilde, éprise de fêtes, de monde, de triomphes, de coquetteries, et ce doux hercule aux goûts modestes, heureux de la simplicité de sa vie, dans le ravissant pays qui était le berceau de sa famille.
Elle lui avait donné un fils, Urbain, deux ans après son mariage. Dès que le jeune garçon avait eu l’âge d’aller en pension, on l’avait exilé à Tours.
À Fénestrel, Clotilde s’ennuyait ; avant son mariage, Hubert l’avait prévenue pourtant, avait eu bien soin de lui dire :
– Jamais je n’irai habiter autre part… Je vous ferai la vie large et fastueuse… Réfléchissez avant de lier votre existence à la mienne.
Elle n’avait pas réfléchi. Elle avait eu confiance dans son énergie, dans son astuce féminine, sans prévoir qu’énergie et astuce viendraient se heurter à une volonté inébranlable ; et cependant il aimait Clotilde, il en était passionnément amoureux, comme aux premiers temps, et de l’éloignement qu’il sentait parfois chez sa femme, de cette sorte d’indifférence qui tous les jours s’accentuait, il n’était pas sans souffrir cruellement. Elle lui reprochait sa vulgarité et même le méprisait un peu pour les occupations auxquelles il « s’humiliait », disait-elle, sans comprendre la grandeur simple et forte de ce caractère ni la noblesse de ces travaux. Il refusa de venir s’installer à Paris, même en hiver. Elle se crut sacrifiée et lui en garda rancune.
C’était une vie de princesse, pourtant, qu’il lui avait arrangée, et qu’eussent enviée tant de femmes ! Mais trop bien réglée pour elle, avec des incidents trop prévus. Elle eût voulu le tohu-bohu des fêtes parisiennes et celles que le comte Hubert organisait en son honneur ne lui plaisaient pas.
Le château du sommeil ! C’était elle, la jolie châtelaine, qui avait ainsi surnommé Fénestrel, en un jour de dépit et d’ennui. Peut-être ! Mais d’un sommeil si calme, si reposant, et peuplé de si beaux rêves, qu’il eût fait bon y vivre sans jamais souhaiter le réveil.
Ce jour-là, pendant que, son bâton à la main, Georges Lamarche arpentait les kilomètres qui le séparaient de Maison-Bruyère, Fénestrel était tout en rumeur pour les préparatifs d’une fête de nuit.
Hubert avait eu l’idée de reconstituer, en ce chef-d’œuvre de la Renaissance, un bal du XVIIIe siècle. Depuis longtemps il y pensait, et les invitations avaient été lancées. Gentilshommes ou nobles dames, en costumes Louis XV ou Louis XVI, allaient errer tout à l’heure dans les mystérieuses allées du parc, dans les massifs parfumés des îlots de l’Indre, pendant qu’au loin un orchestre, venu de Paris, uniquement composé d’instruments anciens, jouerait sur le clavecin, la vielle, la jolie musique des temps passés.
Pendant cette journée, le comte affairé d’habitude et joyeux pour Clotilde de la distraction de quelques heures qu’il lui ménageait ainsi, avait toutefois paru très sombre et préoccupé singulièrement.
Le matin, un facteur avait demandé à parler à M. du Thiellay, auquel il voulait remettre une lettre recommandée.
Le comte avait lu cette lettre. Et pendant cette lecture, le facteur avait pu remarquer sur le visage de M. du Thiellay une pâleur extrême, puis je ne sais quelle colère et quel soudain mépris dans les yeux. De sourdes exclamations lui échappèrent. Mais, devant l’homme, il se contint. Quand le facteur fut parti, le comte relut la lettre, la froissa dans ses larges mains, la jeta sur le sol, la piétina dans une rage qui le bouleversait, lui si calme toujours, et si doux. Il la ramassa pourtant, la jeta dans la cheminée et la brûla.
– Il ne faut pas qu’on sache, jamais ! murmura-t-il… Le misérable ! Le misérable !… Lui, que je croyais mort depuis longtemps… Et c’est lui, c’est bien lui !
Il rentra dans son cabinet de travail et s’y tint enfermé pendant longtemps. Sa femme le fit demander, l’envoya chercher. Il ne répondit pas. Il n’avait pas entendu ; quand il reparut devant elle, il était toujours très pâle. Elle se méprit et dit, ironique :
– Est-ce donc l’approche de cette fête qui vous rend triste à ce point ?… Je sais qu’il vous est pénible de changer votre vie et de modifier, même pour un jour, vos habitudes d’extrême régularité… Quand je suis joyeuse, vous êtes sombre… Et quand j’ai envie de pleurer, à force d’ennui, c’est vous qui êtes plein de joie…
Il lui adressa un long regard navré.
– Vous vous trompez, Clotilde… Je suis heureux de votre bonheur…
Il ne lui en dit pas plus et sortit. Elle le regarda s’en aller, subitement inquiète. Elle avait cru deviner, dans son air, comme une menace. Un tressaillement léger effleura ses lèvres hautaines et ses yeux se voilèrent. Et, sans doute n’était-elle pas sans reproche et sa vie de jolie femme ennuyée cachait-elle un mystère coupable, car elle murmura :
– Est-ce qu’il se douterait de quelque chose ?…
Puis elle haussa les épaules et dit :
– C’est impossible !
Et elle n’y pensa plus.
Le comte était descendu jusqu’à l’Indre. Là, les ouvriers occupés dans le parc et dans les îlots aux préparatifs de la fête du soir, l’avaient perdu de vue. Il était resté parti environ deux heures. Et lorsqu’il rentra, il semblait très agité ; son visage était enfiévré et ses yeux étaient rouges comme s’il venait de verser des larmes. Cet état singulier dura toute l’après-midi malgré le mouvement qu’il se donna et les ordres qu’il multipliait autour de lui.
Vers cinq heures, le son lointain de la cloche, qui sonnait à l’église de Pont-de-Ruan, frappa ses oreilles… Il écouta le glas, lent et profondément triste.
– Qu’est-ce donc ? demanda-t-il à un ouvrier qui rentrait.
– C’est le petit dernier de la Pocharde… qui vient de mourir, dit l’homme. Et il paraît que le mari rôde aux alentours sans oser se montrer, le pauvre garçon…
Hubert remonta vers Fénestrel par une allée bordée de platanes. En haut de l’avenue, il vit venir à lui deux hommes entre lesquels marchait la comtesse du Thiellay. Il les reconnut de loin : Mathis et le docteur Renneville. Il s’approcha. Dans le fond de la vallée, la cloche funèbre tintait toujours et c’était de l’enfant que Renneville parlait.
– Je n’ai pas pu le sauver, disait-il, et j’ai de si graves soupçons que je considère comme de mon devoir d’en avertir la justice.
– Vous croyez à un crime ?
– Oui… cette malheureuse a tué son enfant…
– C’est horrible ! murmura Clotilde.
À cette accusation si précise et si terrible, Mathis n’avait pu retenir un brusque mouvement, et sa main passa sur ses yeux pour en voiler l’épouvante et le trouble.
Un banc était derrière lui… Il s’y affaissa, l’air égaré.
La comtesse seule y prit garde.
Le comte et Renneville s’éloignaient. Clotilde dit à Mathis, à voix basse :
– Qu’avez-vous ?… Que se passe-t-il ?… On dirait que vous vous trouvez mal…
Déjà, dans un suprême effort, il avait retrouvé son sang-froid.
– Je n’ai rien. Merci… Je suis ému, mais c’est parce que j’éprouve de la joie, une bien grande joie, en sachant que… bientôt… tout à l’heure… au milieu de la fête de cette nuit… personne ne nous observera…
Il s’arrêta, se leva et, penché sur elle, près de la nuque :
– Et que je pourrai presque librement te dire et te redire cent fois combien je t’aime !…
Elle l’écouta, les paupières closes, une pâleur voluptueuse sur le visage, une extase dans un sourire, dans un sourire prêt aux baisers…
– Je t’aime… dit-elle. Ce soir, vers neuf heures, tâche d’échapper à la fête, de sortir sans être vu, et viens me rejoindre près de la chapelle, aux ruines du prieuré de Relay…
Le comte entraînait Renneville vers le château.
M. du Thiellay désirait depuis longtemps acheter au docteur une propriété, Grand-Champ, qui bordait le domaine de Fénestrel. Comme le docteur était riche et n’avait pas besoin de vendre, il avait résisté. Finalement, presque à contrecœur, il avait cédé aux instances amicales du comte et ils étaient convenus du prix de trois cent mille francs. La vente était en règle ; les notaires avaient passé par là.
Et Thiellay, en écrivant à Renneville pour l’inviter à sa fête, l’avait prévenu en même temps que, ce même soir, il lui verserait les trois cent mille francs.
– Venez, docteur, dit-il, nous allons régler cette affaire tout de suite… Tout à l’heure, mes invités vont arriver et je n’aurai plus le temps d’y songer.
Ils s’enfermèrent dans le cabinet du comte. Là, Thiellay resta un moment pensif, le front dans les mains, absorbé.
– Mon ami, dit-il, je comptais vous verser aujourd’hui la totalité de la somme. Mais il m’est survenu, dans la journée, un paiement imprévu… Il ne me reste que deux cent mille francs… Inutile de vous dire, n’est-ce pas, ajouta-t-il en souriant tristement, qu’après-demain, vous aurez le reste. J’ai écrit ce soir. Dans deux jours, l’argent me parviendra…
– Je ne suis pas pressé… et pour peu que vous ayez besoin de cette somme, gardez-là aussi longtemps que vous voudrez…
– Non, non, merci…
Son visage exprimait, en cet instant, une si profonde angoisse, que le docteur en fut frappé et, prenant les mains du comte :
– Je suis votre vieil ami et j’ai été souvent votre confident… qu’y a-t-il ?
Des larmes apparurent dans les yeux de M. du Thiellay. Cependant, il eut vite dompté ce moment de faiblesse.
– J’ai reçu aujourd’hui une lettre, dit-il… une lettre recommandée… Elle était de lui… de lui dont je n’avais plus entendu parler depuis vingt ans, de lui que je croyais mort.
– Il vit ! Ah ! mon Dieu ! fit le docteur, se levant brusquement.
– Il me donnait rendez-vous. J’y suis allé. Il m’a demandé cent mille francs pour disparaître de nouveau. Je les lui ai donnés. Et il est parti !…
– Et depuis vingt ans, qu’a-t-il fait ? qu’est-il devenu ?
– Je ne sais pas. Je n’ai pas voulu l’interroger. J’ai eu peur.
Les deux hommes restèrent silencieux, emportés par leurs souvenirs. Puis, le comte se leva.
– Enfin, il est parti, dit-il, et peut-être ne le reverrai-je jamais plus !
Renneville avait serré les deux cents billets de banque de mille francs que le comte avait tout à l’heure alignés devant lui. Il les mit dans un vieux portefeuille usé, dans la poche intérieure de son habit. Et par une habitude de vieillard prudent – mais qui se savait distrait –, il accrocha la poche avec une épingle pour empêcher le portefeuille de glisser. Ils descendirent tous deux dans les salons.
Des roulements de voitures, sans cesse renouvelés, annonçaient l’arrivée des invités.
Le comte – il le fallait – reprit son air souriant et heureux.
– Je vais rester une heure ou deux pour juger du coup d’œil, dit le docteur. Mais je suis vieux. Je n’aime pas me coucher tard… En outre, avec deux cent mille francs dans ma poche, je ne tiens pas à me promener au milieu de la nuit. Dans les coteaux de l’Indre, il y a un tas de roches et de grottes qui donnent asile, tout l’été, à des vagabonds… Ils auraient la partie trop belle à vouloir me fouiller…
– Ne partez pas sans me dire adieu… je suis triste.
– Je vous le promets, mon pauvre enfant, dit le vieillard avec bonté.
– Et je vous accompagnerai jusqu’à Maison-Bruyère. À partir de là, vous serez en sécurité.
– Oh ! je ne crains rien… je ne crains rien, dit le docteur en riant.
Et ils se séparèrent. Les salons s’emplissaient. Toute cette foule, en riches costumes, se croisait, glissait dans les salons, formait des groupes au hasard des conversations ou des sympathies, affectait la politesse suprême, les allures compassées, les minauderies de l’ancien temps disparu.
En costume Marie-Antoinette, de laquelle elle avait, du reste, la grâce hautaine, Clotilde du Thiellay triomphait.
À plusieurs reprises, après le dîner, Hubert s’était approché d’elle. Et humble, timide, quêtant un sourire :
– Du moins, ce soir, êtes-vous heureuse ?
Elle ne répondait même pas. Ses yeux seulement se faisaient plus durs, se chargeaient pour « le rustre » d’un peu plus de mépris…
Et quand il s’était éloigné, parfois, soudain, un souffle sur sa nuque, avec un mot de passion, la faisait frissonner toute :
– Je t’aime !
À peine si elle se retournait. Elle savait bien que celui-là, c’était Mathis… l’amant.
Et la tête un peu penchée en arrière, elle murmurait :
– N’oublie pas… vers neuf heures… au prieuré de Relay !… Je t’aime !…
La nuit était très belle, très calme. Vers le soir, au coucher du soleil, des nuages étaient montés dans le ciel, avaient fait craindre de la pluie, mais ils s’étaient dispersés ; le ciel restait bleu, avec d’innombrables étoiles et, déjà la lune, lentement, montrait sa grosse face derrière les chênes des coteaux. Les seigneurs Louis XV et Louis XVI, les dames de la Régence, descendaient avec des grâces nonchalantes par les avenues bordées de beaux arbres, parfumées de fleurs rares, et se perdaient dans les labyrinthes des massifs délicatement entretenus. Non seulement tous les costumes de l’époque, mais toutes les coiffures étaient là représentées. Et sous ces coiffures singulières, que de figures charmantes de finesse, enfiévrées de plaisir, aux yeux éclatants de jeunesse et d’entrain ! Et elles allaient dans la nuit, glissant comme des fleurs animées, dans l’or, dans la soie, la gaze et le brocart. Le docteur Renneville rejoignit Hubert vers le pont de l’Indre.
– Votre fête est merveilleuse et j’en suis tout ébloui, dit-il en souriant. Mais… J’ai soixante-dix ans… et mon oreiller me réclame… Au revoir… Restez, je vous en prie, et ne vous occupez pas de moi…
Hubert secoua la tête.
– Non. J’ai besoin, moi-même, d’échapper à toute cette joie qui est mon œuvre et de chercher un peu de calme dans la solitude des champs… Venez…
Il prit le bras du docteur, traversa le pont. Et, sur l’autre bord, tous deux, d’un pas lent, disparurent dans les bois, en échangeant à voix basse des confidences.
D’une futaie de hauts sapins enclavés dans le parc, et sous laquelle tout était nuit, tout était ténèbres, Clotilde les vit, Hubert et Renneville, s’en aller ainsi ; elle les suivit de loin ; personne autour d’elle ; c’est à peine si, là où elle se trouvait, on percevait la mélodie fatiguée d’un menuet qui semblait rythmée là-bas comme une musique irréelle, une musique de rêve.
Elle entra dans un kiosque, sorte de chalet norvégien, dont elle avait la clef, y chercha, à tâtons, un long manteau sombre, à capuchon, dont elle se revêtit, dont elle cacha sa riche parure ; par des sentiers étroits, elle se glissa dans le plus épais du bois… sur le chemin du prieuré de Relay.
En bas, la vieille église de Pont-de-Ruan sonnait neuf heures. Elle sonna, impassible. Elle vit, la vieille église, passer Renneville et le comte, qui se parlaient bas.
Et de ces deux hommes, le vieillard, à cette heure, n’était point Renneville ; c’était le doux hercule, affaibli ce jour-là par de mystérieuses tristesses.
Elle vit, de son court clocher fendu, ouvert à tous les oiseaux nocturnes et qui, bien des fois, aux temps d’esclavage, avait sonné le tocsin, elle vit passer furtivement un fantôme souple et svelte de jeune femme qui se cachait et dont le cœur bondissait, malgré son audace.
Elle vit un jeune homme qui se cachait aussi et marchait, courbé, dans le sillon de ce fantôme, attiré par cette élégance, enivré par cette beauté, dompté aussi par cet orgueil qui pour lui s’était abaissé…
Clotilde et Mathis…
Elle vit tout cela. Mais elle en avait tant vu ! De ses yeux étroits, de ses fenêtres à linteau, longues et percées comme des meurtrières, ouvertes au sommet de ses murs, depuis douze ou quinze siècles, elle en avait tant vu, la vieille église ! Elle en avait tant vu, de ces galantes aventures, de ces amours chastes et coupables, tant vu de ces chevauchées de la nuit, par des hommes d’armes en quête de ripailles ; tant vu de catastrophes, de batailles et de sang répandu !…
Elle sonna, derechef, neuf heures, et s’endormit dans son indifférence, dans son recueillement…