Au Clos des Noyers, sa maison, Berthelin trouvait maintenant à ses deux vieux gardes, Patairnel et Musard, un air singulier, réservé et triste qu’il ne leur connaissait pas.
Ils le fuyaient. Ils étaient embarrassés devant lui. Lorsqu’ils causaient ensemble et que Jean s’approchait tout à coup, ils se taisaient.
Le jeune homme crut deviner l’objet de leurs préoccupations.
Un matin, comme ils se disposaient à partir pour leur tournée, il les appela :
– Patairnel ?… Musard ?… Venez donc un peu, s’il vous plaît…
Ils approchèrent, ôtèrent leur pipe et se tinrent devant lui poliment, en vieux serviteurs bien dressés, la cape à la main.
– Vous êtes tout drôles depuis quelque temps… J’ai deviné ce qui vous tourmente…
Les deux vieux eurent l’air inquiet.
– Si c’était un effet de la bonté de Monsieur de nous dire…
– Vous pensez que l’échéance arrive, hein ?… Il va y avoir bientôt douze mois que je vous ai dit : « Si dans un an, jour pour jour, vous ne m’avez pas pincé votre fameux braconnier, je vous renvoie… Mais si dans un an, jour pour jour, vous me l’amenez, je vous donne à chacun une prime de mille francs !… » Vous ne l’avez pas pincé et vous craignez pour votre place ?
Les yeux des gardes brillaient de colère… Contre l’invincible ennemi qui les avait mis tant de fois sur les dents, il était évident qu’ils nourrissaient une véritable haine.
– Nous ne l’avons pas pris, c’est vrai… dit Patairnel… Mais il faut vous dire que depuis quelque temps, nous ne nous apercevons plus de rien dans les bois. On jurerait que le braco a quitté le pays…
– Il reviendra, je vous l’affirme ; faites bonne garde…
Ils s’éloignèrent, le dos baissé, allongeant leurs jambes sèches, prises dans de hautes guêtres. Et en s’éloignant, ils parlèrent à voix basse.
– Cela est singulier, murmurait Berthelin, rêveur. Je croyais avoir deviné ce qu’ils me cachent… et il me paraît que je n’ai pas deviné juste… Alors, quoi donc ?… Pourquoi ont-ils l’air si gêné devant moi ?… Quel est leur secret ?…
Il décida de les surveiller.
Un soir, Berthelin put s’approcher d’eux, dans le bois, au moment où les deux vieux cassaient une croûte en causant. Il se coucha derrière un fouillis de buissons de houx. Les vieux dressèrent l’oreille.
– J’ai entendu froisser les feuilles mortes… et toi ?
– Moi aussi… C’est une grive ou un merle…
Et comme pour donner raison à Musard, un merle, dérangé par l’arrivée de Berthelin, s’envola en sifflant avec colère. Les gardes restèrent longtemps sans échanger une parole. Puis, tout à coup, Patairnel dit, branlant la tête :
– Tout de même, cette nuit-là, nous aurions mieux fait de ne pas bouger de notre lit… Comme ça, nous n’aurions rien vu…
– Oui, mais on ne peut pas prévoir…
Ils firent silence, après ces quelques mots singuliers.
Ils burent un coup d’une fiole d’eau-de-vie blanche que chacun d’eux tira du fond de son carnier, allumèrent leur pipe, jetèrent le fusil sur l’épaule et se levèrent pour partir.
– Moi, je donnerais un mois de gages pour n’être pas sorti cette nuit-là…
– Et moi, vieux, j’en donnerais bien deux… dit Patairnel, sourdement, parce que, vois-tu… je pense, des fois, que ça serait peut-être utile à la Pocharde de dire ce que nous savons…
– Puisque nous ne pouvons pas le dire, à quoi bon y penser ?
– C’est vrai, nous ne pouvons pas… Ça serait un trop grand malheur…
– Alors, n’y pensons plus…
– C’est facile à dire…
– Est-ce que tu dors tranquille, toi ?
– Je ne dors plus !
Ils se turent, et faisant couler, d’un coup d’épaule, leur carnier dans leur dos, ils s’acheminèrent à travers champs. Et derrière son massif de houx, Berthelin, ému, se demandait :
– Que savent-ils ? Quel est leur secret ? Il faut qu’ils me le disent.
Ils les envoya chercher le lendemain même, les fit amener dans son cabinet de travail.
Jamais il n’employait vis-à-vis d’eux, les traitant toujours en bon garçon, cet appareil de solennité. Il comptait là-dessus pour les émouvoir. Mais il se trompait, car à la simple vue de ces figures ratatinées et obstinées, il comprit qu’il aurait beau faire et que les vieux garderaient les lèvres fermées comme un cadenas. Cependant, il les interrogea quand même et prit un air sévère.
– Patairnel et Musard, je ne suis pas content de vous… Vous avez un secret sur le cœur…
– Nous, un secret ?
Les deux vieilles figures se ratatinèrent davantage et les lèvres semblèrent se faire si petites, si serrées, qu’on eût dit que, par un phénomène bizarre, elles venaient de disparaître complètement et que jamais plus un mot n’en sortirait…
– Ce secret, je veux le connaître… et si vous avez un peu d’affection pour moi, vous me le direz… tout de suite… sans hésiter…
– Sûr, monsieur, sûr, vous vous trompez, sauf votre respect…
– Hier soir, au moment où vous cassiez une croûte, dans les tailles du Pas-de-Bois, je me trouvais auprès de vous… Je vous ai entendu causer… Je veux savoir…
Les vieux se raidirent.
Il devint impossible de deviner en eux aucune émotion : ils étaient en bois.
Berthelin ne perdit pas courage.
– Vous avez fait allusion à Mme Charlotte Lamarche… Voyons, mes amis, si vous savez quelque chose, si vous connaissez un détail qui puisse être utile à l’enquête poursuivie contre cette malheureuse femme, et si vous gardez votre secret pour vous, vous commettez un crime, entendez-vous ? Un grand crime… Réfléchissez !
Il leur montra la porte.
Ils sortirent, la cape à la main, accrochant les tapis avec les clous de leurs bottes.
« Ils parleront. Il le faut. Je le veux ! » se répéta Berthelin.
Il eut de la peine à les rencontrer pendant les jours suivants. Patairnel et Musard passèrent dehors tout leur temps, même une partie de la nuit. Ils ne voulaient plus se retrouver devant leur maître.
Qu’avaient-il donc découvert et pourquoi le cachaient-ils ?
Il leur fit passer un mot par la cuisinière.
Ce mot disait : « Vous n’avez plus que quatre jours avant l’expiration du délai que je vous ai fixé pour m’amener votre braconnier… Ne l’oubliez pas, car moi je n’oublierai pas la promesse que je vous ai faite !… »
Les gardes étaient ensemble quand on leur remit cet ultimatum. Ils ne bronchèrent pas. Ils s’y attendaient, ils se contentèrent de répondre :
– Dites à Monsieur que nous ferons notre devoir jusqu’au bout.
Jean Berthelin y comptait.
Depuis l’arrestation de la Pocharde, il avait interrompu ses courses nocturnes. Et voilà pourquoi les gardes se voyaient, du moins momentanément, débarrassés de leur mystérieux persécuteur. Ils n’en continuaient pas moins leur surveillance constante.
– Il reviendra, je vous l’affirme ! avait dit le jeune homme. Et le braconnier allait revenir, en effet.
Le soir même, un peu avant la tombée de la nuit, Berthelin chaussait ses brodequins et tirait son attirail de braconnier de la cachette où il le dissimulait. Il sortit. Il connaissait si bien ses bois qu’il n’avait pas besoin d’y voir clair pour poser ses engins. Il allait au jugé, sans se tromper jamais.
Au bout de deux ou trois heures, quand il eut fini, il faisait nuit noire.
Comme il avait vu partir ses gardes et qu’il savait dans quelle direction ils allaient faire leur tournée, il ne fut pas dérangé.
Il monta son fusil, y coula deux cartouches et se glissa dans le grand bois. Il scrutait tous les arbres pour y découvrir un faisan au branché.
Au bout d’un quart d’heure, un coup de fusil éclata dans le silence de la nuit et un faisan tomba. À peine Berthelin l’avait-il fourré dans la poche-carnier de sa blouse de chasse, qu’il entendit tout à coup derrière lui une exclamation furieuse :
– Ah ! canaille, te voilà donc enfin !
En même temps, deux hommes surgissaient des broussailles et se précipitaient sur lui. À leur voix, il les avait reconnus : c’étaient Patairnel et Musard.
Un croc-en-jambe à Musard, un coup de poing dans la poitrine de Patairnel, le tout en une seconde, au milieu d’une obscurité intense, envoyèrent les deux gardes rouler dans un accord parfait au milieu des broussailles.
En même temps, et sans lâcher son fusil, Berthelin prenait sa course, gagnant sur eux, pendant qu’ils se dépêtraient, une cinquantaine de mètres.
Déjà les vieux s’étaient relevés et couraient sur sa trace.
Il était leste et vigoureux ; les gardes étaient âgés ; il ne craignait rien.
Cependant Patairnel et Musard le poursuivaient toujours. Ils y mettaient toute la rage d’une rancune déjà vieille, d’un amour-propre cent fois humilié, en même temps qu’ils avaient l’espoir d’en finir une bonne fois avec le garnement.
Cette poursuite durait depuis une heure et Berthelin les entendait toujours sur ses talons, toutes les fois qu’il s’arrêtait pour écouter.
Il avait essayé de les dépister, mais vainement.
– Il faut en finir, murmura-t-il… Si cela dure toute la nuit, au jour ils me reconnaîtront et je ne pourrai pas exécuter le projet que j’ai conçu.
Il fit un crochet vers les bois, rassembla toutes ses forces et fila comme un lièvre.
À l’orée du bois, il avait quelques minutes d’avance.
Il escalada un chêne, presque jusqu’à la cime, et là, attendit, invisible.
Il vit ou plutôt perçut deux ombres filant à ses pieds, en jurant, essoufflées. Elles entrèrent sous bois et s’y perdirent.
Les gardes étaient en défaut.
Il se hâta de descendre et s’éloigna sans faire de bruit. Par un grand détour prudent, il rentra chez lui au moment où l’aube étendait son voile gris par-dessus la cime des arbres.
Vers huit heures, il reçut la déposition de ses gardes.
Il répondit, sans sourire :
– N’oubliez pas que vous n’avez plus que trois jours… Mais parce que je vous aime bien, je vais vous proposer un marché…
Les gardes se montrèrent attentifs :
– Écoutez-moi bien… Vous avez sur le cœur un secret que je veux connaître… Vous me cachez, sur le meurtre du docteur Renneville, des renseignements sans doute bien graves, puisque, malgré votre probité, vous refusez de les livrer à la justice…
Et comme les vieux faisaient un geste pour nier :
– Ne mentez pas ! dit Berthelin avec violence. Le marché que je vous propose, le voici : Je ne vous offre pas d’argent… vous êtes trop braves gens pour vendre votre secret… Mais je suis certain que vous payeriez cher pour connaître le braconnier qui se joue de vous depuis si longtemps.
Les yeux des deux vieux brillèrent. Leurs poings se serrèrent convulsivement. Ce fut tout.
– Bien. J’ai compris. Dans ces conditions, moi, votre maître, je me fais fort de vous faire arrêter le garnement, cette nuit, ou demain à l’aube… si, dès qu’il sera en votre pouvoir, vous vous engagez à me livrer votre secret.
Les gardes eurent un sourire de dédain, malgré leur respect pour leur maître.
– Monsieur ne le pincera pas plus que nous !
– Si je ne réussis pas, vous garderez votre secret… Mais si je réussis !
L’offre était tentante. Cependant, les gardes hésitaient, se consultaient du regard.
Berthelin ne voulut pas les presser davantage :
– Réfléchissez. Vous avez jusqu’à midi… Vous pouvez vous retirer.
Jusqu’à midi, il les vit, de sa fenêtre, allant et venant, en grande conversation. Ils paraissaient fort affairés.
« Je les tiens ! » se disait Jean.
Vers midi, ce ne fut pas sans un battement de cœur qu’il vit Patairnel et Musard se diriger vers la maison.
Il ne leur laissa pas le temps de monter dans son cabinet. Il descendit à leur rencontre.
– Eh bien ! mes braves, dit-il, affectant un ton dégagé, avez-vous réfléchi ?…
– Nous avons résolu de vous dire tout ce que nous savons, si, de votre côté…
– Si, de mon côté, je tiens ma promesse et si je vous donne le moyen de prendre votre braconnier fantôme…
– C’est cela.
– Entendu.
– Nous devons dire tout de même à Monsieur que nous sommes convaincus qu’il va passer une nuit blanche, sans aucun profit pour personne…
– J’en fais mon affaire…
– Monsieur a l’air bien sûr de son fait… Pourtant…
– À ce soir, à ce soir… Veillez… ouvrez l’œil… et si, par hasard, vous prenez l’homme avant moi, je double la prime…
Jean Berthelin laissa s’écouler l’après-midi. Il avait vu partir les gardes se dirigeant vers les bois. Mais il ignorait où ils allaient établir leur embuscade, dans quel coin de broussailles ils allaient se couler.
– C’est chanceux ! murmura-t-il tout en s’apprêtant… Après m’être amusé tant de fois en enfant de cette façon, voilà qu’aujourd’hui je tremble… comme si j’étais menacé de quelque malheur…
Il partit néanmoins, équipé comme la première fois. Il réussit, sans être inquiété par ses gardes, à tendre ses collets en bordure. Et il eut soin d’y ajouter, sur une baguette fichée en terre, la fameuse chanson qui avait le don de si fort irriter Musard et Patairnel :
Tout d’même ils n’sont pas malins
Les gard’s à Jean Berthelin.
Après quoi, ayant monté les canons de son fusil sur la crosse, il commença un massacre de faisans.
Aussitôt qu’il avait tiré dans une partie du bois, il ramassait son gibier, prenait sa course et, agile comme un chevreuil, s’enfuyait autre part, où de nouveau retentissait un coup de fusil, où de nouveau un faisan tombait.
Les gardes s’étaient divisés et tenaient les deux extrémités de la chasse.
À la première détonation, que chacun entendit de sa cachette, ils se dressèrent et se précipitèrent vers les fourrés où se trouvait Berthelin. Quand ils y arrivèrent, un coup de fusil éclatait à un kilomètre de là.
En un clin d’œil ils y furent, haletants, blêmes de fureur, les yeux mauvais.
Un kilomètre plus loin, un troisième coup retentit.
Le braconnier fantôme avait des ailes.
À plusieurs reprises, Berthelin faillit être pris. La nuit le sauva. Une fois, couché dans un buisson épais, les gardes sautèrent par-dessus, sans le voir.
Et c’est à peine s’ils avaient fait cent mètres que le jeune homme, par bravade, lâchait son coup de fusil en l’air pour rien.
Les gardes revinrent sur lui, brusquement.
Il se jeta dans une avenue gagnant un carrefour où il les dépisterait, car son projet était de ne se montrer qu’à la dernière extrémité.
Mais au moment où il franchissait l’avenue, il fut éclairé par la lune.
– Le voilà ! le voilà !
– Arrête, canaille, cria Patairnel, arrête, ou je tire !…
Berthelin redoubla de vitesse.
Au moment où il atteignait le carrefour, derrière lui une détonation éclata.
Jean ressentit dans le dos, près de l’épaule droite, un choc brusque qui le renversa. Il était blessé…
Il essaya de se relever, mais une douleur cuisante, lancinante, lui coula un frisson dans les os, et cela fut si terrible qu’il perdit un moment connaissance.
Les deux gardes arrivèrent ventre à terre.
Et Musard murmurait :
– Vieux, tout de même, si tu l’as tué, ça va être une fichue affaire…
Berthelin était tombé sur le ventre et ne bougeait pas, les bras en avant dans la mousse.
Ils ne le reconnurent pas, tout d’abord.
Ils le soulevèrent avec précaution, lui tournèrent la tête à la clarté de la lune et tout à coup, saisis d’épouvante, le laissèrent retomber.
– Monsieur ! C’était Monsieur !
Et ils se regardèrent, effarés, éperdus, agités de tremblements. Est-ce qu’ils deviennent fous ? Ils le regardent encore. Non, ils ne se trompent pas. C’est bien leur maître !
Berthelin fit un mouvement, se souleva, mais le geste qu’il fit renouvela sa douleur et il poussa un cri.
Instantanément il reprit son sang-froid. Et reconnaissant les deux vieux :
– Eh bien, mes braves, vous n’y allez pas de main morte !
– C’est moi, Monsieur ! c’est moi, gémissait Patairnel.
– Ah ! c’est toi… Je m’étais déjà aperçu, l’autre nuit, que tu ne tirais pas mal au jugé… Mais aujourd’hui, j’ai la preuve que tu ne charges pas ton fusil avec des balles de caoutchouc… Aidez-moi à me lever… à marcher…
Ils tremblaient si fort qu’ils y réussirent avec peine. Berthelin fit quelques pas.
– Enlevez ma blouse… déchirez la chemise… tamponnez la blessure… il y a un ruisseau à deux pas… Liez le mouchoir en passant sous l’aisselle…
Ils obéissaient, muets, pleurant. Berthelin souleva lentement son bras droit.
– Il n’y a rien de cassé. J’en serai quitte pour la peur… Allons…
Il put se diriger lui-même, sans secours ; mais, avant de quitter le bois :
– N’oubliez pas de ramasser mon fusil… Bon… Je vous dirai où j’ai caché les faisans tués… Et si vous ne voulez pas qu’il y ait trop de lapins perdus, il faudra que demain matin de bonne heure vous alliez relever les deux cents collets que j’ai posés ce soir tout le long des bois du Tourniquet.
– Alors, Monsieur… le fameux braco… ce garnement qui… le diable, enfin, le diable, c’était…
– C’était moi, mon vieux !…
Ils se considéraient, les deux gardes, consternés, ahuris, croyant rêver. C’était trop d’événements d’un coup sur leur vieille cervelle. Elle en était troublée.
Ils étaient en même temps humiliés et furieux, joyeux et navrés…
En lavant la blessure, ils avaient pu constater que celle-ci était légère ; la balle était tombée dans leurs doigts ; aucun os n’était brisé ; leur inquiétude diminuait ; cependant Berthelin semblait souffrir.
Le jeune homme ajouta, souriant malgré tout :
– Oui, c’est moi… cela m’amusait… Je vous en ai joué, de ces tours, hein ?… Et en relevant vos collets… la fameuse pancarte… vous la trouverez dans une sente, au pied d’une cépée de châtaigniers… Mais c’est la dernière fois, mes pauvres vieux… Désormais, vous allez vivre tranquilles…
Après un silence, et au moment où ils arrivaient à la maison :
– Naturellement vous avez gagné votre prime de mille francs, puisque vous m’avez pincé… vous aviez jusqu’à demain matin… vous m’avez pris ce soir… vous êtes dans les limites…
– Il ne faut pas parler de prime, Monsieur, dit Patairnel tristement. Recevoir de l’argent après ce qui s’est passé, ça nous semblerait comme si nous avions été payés pour vous assassiner ; n’est-ce pas, Musard ?
– Sûr, dit le garde, laconique, en s’essuyant les yeux.
Berthelin ne voulut pas insister ce soir-là.
Mais une pensée d’une bien autre importance hantait son esprit.
– Gardes, dit-il, vous n’avez pas oublié ce que vous m’avez promis.
– Non, Monsieur, nous tiendrons notre parole… quand vous voudrez…
– Bien… accompagnez-moi dans ma chambre… Aussi bien, il faut que vous m’aidiez à renouveler le pansement de ma blessure… Je ne veux pas prévenir le médecin…
Mais lorsque le pansement fut terminé, Berthelin fut pris d’un invincible besoin de dormir. En vain, il voulut combattre. Il s’endormit presque dans les bras des deux vieux qui le déposèrent doucement dans son lit.
Ils ne s’éloignèrent pas. Toute la nuit, ils veillèrent, attentifs.
Le matin, assez tard, quand il ouvrit les yeux, Jean les aperçut, penchés sur son lit et qui semblaient le couver de leurs yeux inquiets. Il demanda :
– Dites-moi ce que vous savez, mes amis, et plaise à Dieu que ce que vous allez me dire m’aide à sauver cette pauvre femme…
Patairnel, mystérieusement, à voix basse, commença :
« Le soir de la fête donnée à Fénestrel, pendant la nuit où fut assassiné le docteur Renneville, où Georges Lamarche vint prendre ses enfants à Maison-Bruyère, pendant cette soirée-là, Musard et Patairnel avaient fait comme beaucoup d’autres paysans des environs : ils étaient venus s’installer sur le coteau qui longe l’Indre, en face de Fénestrel, et de là, tranquillement assis et tout en fumant leur pipe, ils prenaient leur petite part de la fête qui se déroulait sous leurs yeux.
« Au bout d’une heure pendant laquelle ils avaient écouté passivement et sans dire un mot la musique du bal, Patairnel avait demandé à Musard : “Si on allait se coucher ?”
« Ils se levèrent et prirent un sentier qui remontait le coteau ; mais ils n’avaient pas fait dix pas qu’ils s’arrêtaient. Devant eux glissait une ombre, qui filait très vite, en se cachant : une femme. Et coup sur coup, leurs yeux de vieux rôdeurs nocturnes, habitués à voir même pendant l’obscurité, distinguèrent certains détails. Sous le grand manteau de cet ombre, on voyait une riche toilette… Sous le capuchon, une tête aux cheveux légèrement frisés…
« Et bientôt, l’ayant dépassée par un détour, puis l’ayant attendue en se cachant dans un fossé, ils mirent un nom sur ce qu’ils avaient vu… C’était la comtesse du Thiellay !… Seule, à travers champs, par cette nuit, ayant quitté la fête de Fénestrel !…
« – Est-ce que tu y comprends quelque chose, toi, Musard ?
« – Rien du tout… Et toi ?
« – Rien non plus… si ce n’est… un galant !
« – J’y pensais… Ça m’a tout l’air d’une aventure…
« – Chut !… Baisse-toi…
« Un homme passa… en seigneur Louis XV… sous un manteau qui en flottant laissait voir son élégant costume.
« – Le voilà, le galant…
« – Mathis !
« – Diable ! diable ! Voilà une découverte, vieux.
« – Ça ne nous regarde pas… C’est l’affaire du comte… Filons… Attends… Qu’est-ce que tu veux faire ? J’ai envie de savoir où ils se donnent rendez-vous !
« L’autre hésita, mais pas longtemps… Ils suivirent Mathis.
« Bientôt, ils l’aperçurent qui rejoignait la comtesse… les deux amants s’étreignirent. Puis ils disparurent dans la chapelle du prieuré…
« Les deux gardes continuèrent leur chemin, en dissimulant le bruit de leurs pas.
« Ce fut au moment de se séparer que Patairnel dit à Musard :
« – Motus, vieux, sur ce que nous venons de surprendre…
« – Tu peux y compter… Le comte est brave homme… Ça lui ferait une trop grande peine… J’aimerais mieux qu’on me coupe le petit doigt.
« Le lendemain matin, poussés par la curiosité, ils étaient repassés devant la chapelle du prieuré. Même, ils étaient entrés dans la chapelle abandonnée…
« Ce fut en sortant qu’ils trouvèrent la doublure du pardessus de Renneville. Ils crurent qu’elle venait de Mathis.
« – Tiens, fit Patairnel, c’est drôle… Ils se seront donc battus ?…
« Le long de la route, la terre avait été piétinée. Le vieux garde, d’un coup d’œil, se rendit compte.
« – Des pieds d’homme… Pas le pied d’une femme… regarde…
« – Alors, vieux, est-ce que le comte ?
« – Le comte les aura surpris. Il y a eu du grabuge… c’est clair…
« Mais cinq minutes après, ils apprenaient, par des paysans, le meurtre du docteur. Ils vinrent à la plâtrière, comme tout le monde. Ils écoutèrent. Et il ne leur fut pas difficile de découvrir qu’ils s’étaient trompés dans leur première appréciation : le morceau de doublure venait du pardessus de Renneville. Il y avait eu lutte, non entre Mathis et le comte, mais entre Renneville et un autre homme, encore inconnu, et cela, cette lutte, ce meurtre – le docteur Marignan venait de l’affirmer –, à l’heure même où les deux amants étaient cachés dans la chapelle, sans doute quelques minutes après le passage des gardes !…
« Ceux-ci avaient été bien troublés en apprenant tous ces détails… Il s’en était fallu de peu qu’ils fussent mêlés à cette affaire… Ils se retirèrent sans mot dire et allèrent se consulter à voix basse, à cent pas de la plâtrière de Langeraume.
« Après une légère discussion, ils tombèrent d’accord :
« – Il faut donner le morceau d’étoffe à la Justice… c’est notre devoir… Mais pour le reste… pour les deux amoureux…
« – Motus, vieux, motus !
« Ils étaient revenus à la plâtrière. On a vu comment Patairnel avait fait sa déposition à M. Barillier. Il n’avait pas dit un mot de Mathis et de la comtesse. Seulement, il n’avait pas pu s’empêcher de regarder le comte du Thiellay avec une profonde pitié. On a vu, également, que, pour expliquer sa présence et celle de Musard dans ces cantons, Patairnel avait commencé la longue histoire de son braconnier fantôme que les impatiences du juge interrompirent.
« Quand ils s’éloignèrent et qu’ils se retrouvèrent seuls en pleins champs, n’ayant plus que le ciel et les oiseaux et les arbres pour les écouter :
« – Qui est-ce qui a fait ce coup-là ?…
« Ils réfléchirent longtemps ; puis Musard, tout à coup :
« – Sais-tu ce que je crois, moi ?
« – Dis un peu, pour voir si je crois comme toi.
« – Eh bien ! le docteur Renneville rentrait chez lui… C’est son chemin… Il aura surpris les amoureux… Il est l’ami du comte… Il se sera emporté… Il leur aura reproché leur vilaine action… Il aura peut-être menacé de tout révéler, le lendemain, à Fénestrel… Et alors, Mathis, qui est violent, l’a étranglé comme un poulet…
« – Sûr… C’est tout à fait ce que je pensais…
« – Il n’y a qu’une chose qui me tarabuste…
« – Le portefeuille ?
« – Oui, le portefeuille et ses deux cent mille francs…
« – Mathis aura voulu tromper la Justice en faisant croire à un assassinat pour vol… On retrouvera le portefeuille un jour ou l’autre… à moins que…
« Le vieux garde haussa les épaules et ajouta :
« – À moins qu’il ne l’ait gardé pour lui, en profitant de l’aubaine… Tout le monde sait bien qu’il n’a pas le sou !
« Ce fut à partir de ce jour que Berthelin put constater combien ses gardes étaient changés. Ils étaient devenus mystérieux et inquiets.
« L’accusation qui vint frapper Charlotte, l’arrestation immédiate qui la suivit, n’étaient pas faites pour rendre le calme à ces natures, frustes peut-être, mais rigidement honnêtes…
« Tout en se recherchant, en ne se quittant plus, comme s’ils étaient eux-mêmes complices de quelque crime et avaient besoin de se protéger l’un l’autre, ils avaient des remords et mutuellement s’adressaient des reproches.
« – Vieux, nous ne faisons pas notre devoir…
« – Non, nous ne le faisons pas, vieux, et c’est mal…
« Ils soupiraient, mais se taisaient. Car, eux aussi, ils se tenaient le raisonnement qui clouait les lèvres de Clotilde, là-bas, dans les riches salons de Fénestrel.
« Leur révélation ne sauverait pas Charlotte, puisque la Pocharde était accusée d’avoir empoisonné son enfant ! »
Tel fut le récit qu’ils firent à leur jeune maître.
Berthelin ne les avait pas interrompus une seule fois. Et quand ils eurent fini, il se contenta de leur demander :
– Ainsi, votre conviction, c’est que le docteur a été assassiné par Mathis qui se voyait perdu, avec sa maîtresse, si le docteur parlait ?
– Oui, c’est notre conviction… Mais vous, Monsieur, qu’est-ce que vous en pensez ?
– Moi, dit Jean, les yeux brillants de menaces, je ne sais rien encore… mais dans deux heures, je vous jure que je saurai la vérité !
Berthelin savait Clotilde très malade. Mais il songeait que cette maladie était peut-être le contrecoup du drame qui s’était accompli, à cause de Clotilde, au prieuré de Relay.
– Elle en meurt !
On voit que s’il se trompait sur les causes du drame, il devinait juste quant aux résultats.
Clotilde momentanément écartée, restait Mathis.
Jean ne voulut pas perdre une heure de plus et fit atteler une légère charrette anglaise.
Bien qu’il souffrît, bien que son bras en écharpe se remuât avec peine, il ne se fit point accompagner.
La voiture descendit en longeant la jolie rivière aux eaux lentes et profondes, puis, deux kilomètres après Saché, tourna à gauche et prit la route du camp du Ruchard. C’était là que s’élevait la maison carrée de Chéramont, où habitait Mathis.
Berthelin se présenta et fut reçu par un serviteur qui le fit entrer.
Mathis, averti par son domestique que Berthelin l’attendait au salon, avait laissé échapper un geste de vive contrariété.
Mais aussitôt, il murmura :
– Bast ! il ne peut rien savoir !
Et il entra, salua Berthelin légèrement et, d’un ton de voix au fond duquel il n’était pas difficile de sentir un peu d’ironie :
– À quel heureux hasard dois-je le plaisir de votre visite ?
Il désigna un siège à Berthelin, et lui-même s’assit.
– Monsieur Mathis, je vous prie de me donner toute votre attention… et de ne point paraître vous émouvoir du terrain sur lequel je vais être obligé de mener notre entretien.
Mathis fit un geste vague de la main :
– Parlez… Pourquoi tant de précautions ?
– Êtes-vous au courant, monsieur, de l’enquête qui se poursuit en ce moment contre Mme Lamarche ?
– À peu près… comme tout le monde, du reste ; et par les journaux, car cette affaire surexcite vivement l’opinion publique…
– Et votre opinion à vous, monsieur ?
Mathis haussa les épaules.
– Je me soucie fort peu de cette affaire. J’ai d’autres chiens à fouetter…
– Ne vous semble-t-il pas, cependant, singulier que certaines personnes aient été tenues en dehors de cette enquête…
L’attaque se dessinait, directe. Mathis voulut donner le change :
– Des gens auraient-ils la preuve que la Pocharde n’a pas empoisonné son enfant ?… Est-ce cela que vous voulez dire ?
– Non… En disant que des témoins n’avaient pas été appelés chez le juge, qui auraient pu, sans aucun doute, éclairer sa religion, je n’ai pas voulu parler de l’accusation d’empoisonnement, comme vous faites semblant de le croire…
– Alors, il s’agit du docteur Renneville ?
– Oui.
– Ces témoins, vous les connaissez donc ?
– Je les connais… et je vais plus loin… Je connais le meurtrier du docteur… car le meurtre du docteur Renneville a eu des témoins…
Mathis pâlit. Berthelin s’en aperçut et sourit :
– Vous voilà tout troublé. Du calme…
– Alors, ces témoins connaissent le meurtrier ?…
– Oui.
– Et ce meurtrier ? dit Mathis, anxieux, pensant à Clotilde.
– L’angoisse que je lis dans vos yeux vous trahit !
– Moi ?
– Vous !
– Vous croyez que c’est moi qui ai assassiné le docteur Renneville ?
– Assassiné et volé… je le crois !…
Chose étrange, Mathis ne se révolta point. Il devinait, dans tout cela, que Berthelin devait savoir quelque chose… Mais quoi ?… Il se contenta de répliquer :
– Vous me haïssez, je le sais… et je vous le rends… Mais comment votre haine peut-elle vous aveugler au point de me croire coupable d’un assassinat ?…
– Répondez seulement à mes questions…
– Ma foi, par curiosité, je veux bien… et c’est, je crois, la meilleure preuve que je puisse vous donner de mon innocence – en dehors de l’absurdité de l’accusation –, car je ne sais ce qui me retient de vous pousser dehors…
– Le métier de dénonciateur me répugne, et vous pouvez me remercier de ne pas être allé trouver M. Barillier… Car que lui auriez-vous répondu s’il vous avait demandé ce que je vous demande en ce moment : « Pourquoi, vers neuf heures du soir, en même temps que M. Renneville quittait Fénestrel, avez-vous quitté la fête et avez-vous suivi le même chemin que le docteur ? »
– La fête m’ennuyait… Je suis allé faire un tour dans la campagne… Voilà ce que j’aurais répondu à M. Barillier…
– Lequel aurait répliqué qu’il lui paraissait pour le moins singulier, sous prétexte de prendre l’air, d’aller vous enfermer dans la chapelle en ruine du prieuré de Relay…
Berthelin, cette fois venait de démasquer une de ses batteries. L’effet avait été foudroyant.
Quand Mathis fut en état de parler, il le fit d’une voix sourde :
– Vous en savez trop, monsieur Berthelin, et il y a des secrets, croyez-moi, qui sont bien dangereux pour celui qui les a pénétrés…
Berthelin se contenta de sourire.
– Vous pourriez me tuer… Je suis blessé et peu en état de me défendre… mais vos domestiques savent que je suis avec vous… et… je suis bien tranquille.
Ils s’observèrent un moment en silence, la menace dans les yeux. Mathis essaya de mentir encore :
– Le temps était couvert… j’ai cherché un refuge dans le prieuré…
Berthelin haussa les épaules :
– Il faisait un temps superbe… tout le monde vous le dira… et ce n’était assurément pas cette belle nuit qui avait poussé la comtesse du Thiellay à suivre votre exemple et à pénétrer dans la vieille chapelle, pendue à votre bras…
Des gouttes de sueur, sur le front, trahirent l’angoisse de Mathis. Berthelin reprenait sans pitié :
– Vous ne tentez même plus de vous défendre… Vous avez bien raison…
– Monsieur Berthelin, nous nous haïssons, mais vous êtes un homme d’honneur… Vous avez surpris ce secret… Seriez-vous capable de déshonorer une femme ?… Vous connaissez M. du Thiellay… Il ne pardonnera pas… Il tuerait Clotilde…
– Soit… De ce secret d’adultère, je ne dirai rien, jamais… et ceux qui le connaissent comme moi ne parleront pas non plus… je suis sûr de leur silence… Mais si j’ai pitié de cette femme coupable, et qui est en train de mourir sous le fardeau de sa faute, je n’ai aucune raison de vous épargner…
– En l’épargnant, vous me sauvez…
– Non pas. Et Dieu m’en garde !… Après le crime d’amour, il y a eu un autre crime… le meurtre d’un vieillard… Une femme innocente est accusée de ce meurtre… Je veux que vous sauviez cette femme en allant vous remettre entre les mains de la justice… Vous avez bien entendu ce que j’ai dit : « Je le veux ! »
– Jamais !
– Vous êtes donc bien lâche ?…
– Ce n’est pas moi qui ai tué le docteur Renneville !…
– Alors… qui ?
– Je ne puis le dire…
– Eh bien, M. Barillier vous y obligera, je n’en doute pas…
– Jamais, vous dis-je, jamais !…
Berthelin resta absorbé…
– Ce serait donc encore plus abominable que je ne le pensais, murmura-t-il… et cette femme coupable, affolée et surprise dans sa faute, aurait prêté les mains, ses petites mains raffinées, mignonnes et élégantes, à cette œuvre de mort ?…
Mathis avait entendu, avait compris plutôt.
– Ah ! taisez-vous, monsieur, taisez-vous !… Il faut être fou pour penser cela…
– C’est l’un de vous deux, si ce n’est tous les deux, peut-être !
– Ni l’un ni l’autre… je vous le jure… je vous le jure !
– Alors, pour la seconde fois, je vous le demande… disculpez-vous, et puisque vous connaissez le meurtrier… puisque, au lieu d’être acteurs dans le drame, vous prétendez n’en avoir été que les témoins, parlez, nommez le misérable…
Mathis faisait de vains efforts pour rester calme. Il était serré comme dans un cercle de fer par les arguments de Berthelin. Il haleta :
– Je ne puis avouer, puisque je ne suis pas coupable…
– Dénoncez le meurtrier…
Mathis se tordait les mains.
Tout à coup, sourdement :
– Soit… ce nom… je le dirai…
– Enfin !…
– Mais à une condition…
– Dites toujours… nous verrons après…
– Rien au monde ne me fera parler… Dussé-je voir Charlotte, en ce moment sous les verrous, monter à l’échafaud… rien… dussé-je être condamné moi-même… rien ne me fera parler si je n’y suis autorisé par la femme… à qui ce secret appartient… et qui, seule, a le droit de décider du sort de celui qui est le vrai coupable…
– Cette femme ?
– Ne le devinez-vous pas ?
– Oui…
– Mme du Thiellay ?
– Et vous désirez ?
– Qu’elle me rende la liberté de parler… alors, je dirai tout… Mais si elle refuse, alors, jamais, jamais, rien, rien, rien !…
Et Mathis, dans une exaltation extrême, laissa tomber sa tête dans ses mains, dont les doigts convulsés égratignèrent la peau de son front.
Très calme, Berthelin répliqua :
– Mme du Thiellay est malade. Elle ne me recevra pas !
– C’est aujourd’hui vendredi… Je vais lui écrire… Présentez-vous dimanche. Elle vous recevra, je vous le jure…
– Adieu !
– Soit… Adieu !
Patairnel et Musard n’ignoraient pas la démarche tentée par leur maître. Ils attendaient le retour de celui-ci avec anxiété.
– Eh bien, Monsieur, dirent-ils, avez-vous réussi ?
– Oui. Vous ne vous êtes pas trompés. C’est bien Mathis et la comtesse que vous avez vus s’enfermant dans la chapelle de Relay.
– Et c’est bien eux les assassins du vieux docteur ?
– Cela, mes amis, c’est moins sûr… dit Jean en hochant la tête… Mais ce qui me paraît certain, ce qu’il prétend, c’est que Mathis connaît le meurtrier, c’est que lui et la comtesse l’ont vu… et dimanche prochain…
– Dimanche prochain ?
– Il y aura du nouveau…
Il ne voulut pas s’expliquer davantage.
Les deux journées d’attente lui parurent longues…
À Fénestrel, le deuil régnait : la mort planait sur le joli château. Clotilde ne quittait plus guère son lit que pour rester étendue sur une chaise longue, devant la fenêtre ouverte qui lui envoyait tous les bruits de la campagne.
Parfois, elle s’endormait, sous la brise tiède, sous le souffle très doux dont les vieux marronniers voisins semblaient essayer, en se penchant sur elle, de caresser son front brûlant de fièvre.
– Où souffres-tu, ma pauvre enfant ? demandait le comte pour la centième fois.
Et pour la centième fois, la voix lente et fatiguée répondait sans impatience :
– Je ne souffre pas… Je ne souffre pas du tout !…
Et lui qui oubliait maintenant ses soupçons de jadis, lui, toujours l’aimant, toujours passionné de ce corps bien flétri pourtant, et de cette âme dont il n’avait jamais su pénétrer les arrière-pensées, lui, le pauvre homme, entretenait la malade de ses projets d’avenir.
Il avait en vue un hôtel superbe, aux Champs-Élysées. Il aurait le temps de l’aménager comme elle l’entendrait. Car il voulait que ce fût elle, surtout, qui prît la direction de ces travaux. Ce serait une distraction dans sa vie. Et un rêve de plus qu’elle réaliserait ainsi.
Elle écoutait cela presque toujours sans répondre, souriant avec distraction.
Seulement, devant cette bonté de son mari, bonté constante, qui ne se démentait jamais, devant cette passion qui se contenait, mais qu’elle devinait toujours aussi grande, aussi exclusive, l’éternelle question se posait en son esprit : « Comment peut-il se faire que ce soit lui ? lui !… »
Le comte fit venir des médecins de Paris, les plus expérimentés et les plus célèbres, qui se réunirent en consultation. Les causes de cette maladie leur échappèrent. Ils conseillèrent les voyages, les distractions, à tout prix.
Elle s’y refusa nettement, et ne voulut plus en entendre parler.
– Je me sens mourir… Je veux mourir ici…
Et le comte, alors, se demanda :
– Cela ressemble presque à un suicide… Pourquoi veut-elle mourir ?
Ce fut sur ces entrefaites qu’elle reçut, secrètement, un billet envoyé par Mathis aussitôt après la visite de Berthelin.
Il fallait que les quelques mots contenus dans cette lettre fussent bien graves, car, après les avoir lus, la tête de la comtesse retomba sur l’oreiller et elle eut une syncope. Par bonheur, personne n’entra. On eût trouvé le papier froissé dans sa main.
Elle voulut se lever, fit dire à Hubert qu’elle se sentait mieux.
Le lendemain samedi, elle se leva encore. Une nouvelle terreur, la menace d’un nouveau danger lui redonnait une vigueur factice.
Toute la journée elle fut enjouée, presque gaie, voulant tromper son mari.
Le dimanche matin, après s’être tenue un instant dans sa chambre, elle descendit au bras de son mari et fit quelques pas dans le jardin. Le comte devait s’absenter de dix heures à midi, mais il hésitait.
– Vous pouvez partir sans crainte… Voyez… je suis vraiment mieux. Je vous attendrai au salon… Et nous déjeunerons ensemble… Je veux vous tenir compagnie.
Hubert eut tout de suite les larmes aux yeux.
Est-ce que vraiment c’en était fini de cette maladie ?… Est-ce qu’il s’évanouissait, le spectre terrible qui veillait, depuis tant de jours, devant la chambre de la malade ? Il partit.
Le matin du même jour, Berthelin avait reçu une lettre de Clotilde :
« Je tâcherai de vous recevoir dimanche matin, après dix heures… Informez-vous si mon mari est au château… S’il est sorti, venez et demandez-moi… S’il n’est pas sorti, je vous écrirai pour vous donner rendez-vous un autre jour. »
Berthelin se conforma à ces recommandations.
Le comte venait de quitter Fénestrel lorsque le jeune homme s’y présenta. Le visiteur fut introduit sur-le-champ.
Toute l’énergie factice de Clotilde était tombée brusquement. Elle avait voulu faire face au danger. Maintenant le danger se présentait et elle se sentait si faible qu’elle eut à peine la force de saluer le jeune homme.
Berthelin, devant le spectacle de cette femme aux prises avec la mort – la mort avait plaqué son masque sur ce visage si joli –, ne put retenir un geste de surprise et de pitié.
– Monsieur, dit-elle d’une voix faible, vous avez désiré me parler…
– Oui, madame…
– Quel est… le motif de votre visite ?
– M. Mathis ne vous a-t-il rien dit ?
– Il m’a écrit, en effet… Sa lettre était peu explicite…
Et un peu de sang, poussé par la honte de son secret criminel connu d’un étranger –, un peu de sang colora ses joues, son front.
– Me serait-il permis de vous demander communication de cette lettre ?…
– Ah ! vous doutez ? fit-elle avec un sourire triste…
Elle retira de son corsage un papier froissé. Elle le lui tendit en fermant les yeux, comme sur le point de s’évanouir.
– Lisez !
Quelques lignes avaient été griffonnées par Mathis dans une précipitation faite de fièvre et de terreur.
« Faites tous vos efforts pour éloigner votre mari et recevez dimanche M. Jean Berthelin… Il le faut à tout prix… Il y va de votre honneur… et de notre vie à tous deux… »
Il rendit le papier à Clotilde et garda le silence.
Il se sentait presque désarmé devant cette agonie si visible ! Mais le souvenir de Charlotte innocente, de Charlotte outragée, exécrée, revint à son esprit ; il dompta toute pitié, toute faiblesse.
– Madame, cette lettre, si laconique, est cependant assez claire… Elle vous a fait comprendre, n’est-ce pas, que votre rendez-vous du prieuré de Relay, le soir du meurtre, n’est pas resté un secret entre M. Mathis et vous ?
– Vous étiez là ?
– Qu’importe… Je sais que vous y étiez.
– Je vous connais… je sais que vous êtes un homme d’honneur… j’ai confiance en vous…
– Vous avez confiance ! Eh bien ! moi, à votre place, j’aurais peur…
– Quel intérêt auriez-vous à me déshonorer ?
– Je sauve Charlotte Lamarche !
– Elle vous intéresse ?
– Je l’ai aimée, quand j’étais tout enfant et que je jouais avec elle… Je l’aime toujours.
– Malgré tout ce que l’on a dit ?
– L’opinion publique, souvent, est aveugle et se trompe…
– Malgré tout ce qu’elle a fait ?
– Je crois en elle !
– Malgré cet enfant… non point malgré sa mort… puisque vous l’en croyez innocente, mais… malgré sa naissance ?…
– Oui, dit-il d’une voix ferme… Tout cela, quelque jour, sera expliqué, j’en suis sûr…
– Vous avez une foi robuste…
Il répliqua, très bas, simplement :
– Je l’aime !
Clotilde, un moment, considéra Berthelin avec des yeux très doux. Les femmes sont si bien faites pour l’amour, qu’elles aiment l’amour, même chez les autres.
– Monsieur, dit-elle, quelles que soient les intentions avec lesquelles vous êtes venu ici, je ne redoute rien de votre part, et lorsque vous me quitterez, vous me plaindrez et vous serez peut-être mon ami… Parlez donc, monsieur, expliquez-moi franchement le but de votre visite, et je tâcherai de vous répondre avec la même franchise…
– Madame, comme vous prévoyez ce que je vais vous demander, il n’y aura aucune brutalité de ma part à en venir tout de suite au fait… Vous étiez, vous et M. Mathis, à Relay, pendant que l’on assassinait le docteur Renneville en face de la chapelle…
– C’est vrai, dit-elle.
– De deux choses l’une… Ou bien c’est M. Mathis lui-même qui, voyant votre rendez-vous découvert, vous voyant perdue, aura tué le docteur dans un moment de colère et de désespoir… Ou bien, le docteur a été assassiné par un misérable resté inconnu de tous, sauf de vous. Vous avez assisté au drame sans secourir la victime et vous vous taisez parce que, si vous vouliez parler, l’un et l’autre, il faudrait expliquer comment il se faisait que vous vous trouviez la nuit dans cet endroit isolé… Et vous ne le pourriez pas sans vous déshonorer et vous perdre…
Clotilde défaillait, dans son fauteuil. Et il put l’entendre qui murmurait, presque d’une façon inintelligible : « Oui, oui, voilà la vérité… et cela me tue ! cela me tue !… »
Elle était si pâle qu’il crut qu’elle allait mourir. Il ajouta vite :
– Alors, sachant cela, je suis accouru faire appel à votre pitié… car il s’agit d’écarter d’une femme innocente, déjà d’autre part très injustement accablée, une accusation terrible… J’ai vu M. Mathis, auquel j’ai tenu le même langage…
– Que vous a-t-il répondu ?
– « Que Mme du Thiellay me rende ma liberté de parler… alors, je dirai tout… mais si elle refuse… Jamais, rien, rien, rien… »
Elle parut soulagée d’un fardeau énorme, qui l’empêchait de respirer. Ses yeux brillèrent, ranimés par un peu d’éclat. Elle dit :
– Ce secret ne lui appartient pas… Il ne pouvait vous le révéler…
– Puisqu’il vous appartient, c’est à vous que je viens le demander…
Elle murmura d’un ton bizarre, résumant tout le drame de son cœur :
– L’échéance, l’échéance… Il fallait s’y attendre…
Elle baissa la tête, ferma les yeux, tomba dans une rêverie profonde. Elle redressa enfin la tête et regarda Berthelin. Et ce regard, qui passait à travers des larmes, était d’une tristesse infinie.
– Oui, dit-elle, cela est vrai, je connais le meurtrier du docteur Renneville… et je suis prête à dire son nom…
– Oui, oui, son nom, son nom !
– Laissez-moi du moins choisir le moment où je croirai devoir parler.
– Ah ! vous hésitez…
– Non… écoutez-moi… après, vous me jugerez !… L’enquête dirigée contre Charlotte Lamarche n’est pas terminée… Personne ne peut prévoir quel sera le résultat de cette enquête… si Charlotte sera accusée de ce chef ou s’il y aura en sa faveur, en ce qui concerne le meurtre, ordonnance de non-lieu… Est-ce vrai ?
– C’est vrai… Mais l’opinion publique, qui est la plus grande coupable en tout ceci, est très montée contre elle… et la justice se laisse souvent influencer par l’opinion… Charlotte est en danger…
– Le danger existe, mais puisqu’il est en mon pouvoir de l’écarter d’un mot, laissez-moi maîtresse de choisir le moment où je parlerai… Supposez, ce qui est possible, que la justice reconnaisse qu’elle fait fausse route, à quoi me servirait-il de livrer à la honte le nom que vous me demandez et peut-être à l’échafaud l’homme dont le sort dépend de moi ?…
– À punir un misérable ! À venger le docteur !
– Oui, mais ceci est l’affaire de la justice et ne vous regarde plus… Vous êtes venu ici dans l’intérêt de Mme Lamarche… Mme Lamarche une fois sauvée – du moins de ce péril –, votre mission est accomplie.
– Je l’admets. Dès lors, quelle est votre résolution suprême ?
– Suprême… dit-elle avec un sourire navrant… oui, vous avez raison d’employer ce mot… car, lorsque je parlerai, je serai près de mourir… Je me sens très faible… et je suis brisée par l’effort que je fais en cet instant pour vous répondre…
Elle disait la vérité : elle était pareille à une agonisante.
– Je me sens mourir… dans quelques jours ce sera fini… Je n’emporterai pas mon secret… avant de mourir je parlerai… Alors, je n’aurai plus rien à craindre…
Elle ajouta, comme pour elle-même :
– Rien à craindre, ni colère, ni désespoir, ni châtiment…
– Madame, quel que soit le mal dont vous souffrez, si grave soit-il, votre jeunesse en triomphera… et le sentiment d’avoir accompli votre devoir vous sauvera… en calmant vos angoisses…
Elle secoua la tête :
– Non, non… je mourrai… je veux mourir…
Et plus bas, très calme, avec une singulière sérénité :
– Au besoin, si cela se faisait trop attendre, j’y aiderais…
Il tressaillit, entrevoyant quelque tragique mystère au fond de ce cœur qui venait de se trahir. Elle demanda :
– Vous ai-je persuadé, monsieur, et avez-vous confiance en moi ?
– La plus absolue confiance.
– Bien !… Je suis heureuse que vous ne me demandiez pas d’autres garanties que la promesse que je viens de vous faire… Mais ces garanties, je veux vous les donner quand même…
– Madame ! dit-il, protestant.
– Je le veux. Si je venais à mourir subitement avant de faire mon devoir, et si l’accusation était maintenue contre Mme Lamarche… ce serait la perte de celle que vous aimez et qui, dans sa misère, doit être bien heureuse de se savoir aimée avec tant de passion…
– M. Mathis parlerait…
– Moi morte, il se tairait… Et je ne veux pas que cela soit… Attendez-moi, je vous prie.
Elle se souleva, chancelante, traversa le salon et sortit. Il attendit un quart d’heure.
Elle revint, le visage plus animé, de la fièvre dans les yeux.
Elle tendit à Berthelin une lettre enfermée dans une enveloppe fermée d’un double cachet à ses initiales.
– Prenez… Cette lettre renferme toute ma confession… tout ce que j’ai à dire… Si je meurs subitement… sans avoir parlé… vous ouvrirez cette lettre, mais donnez-moi votre parole que vous ne l’ouvrirez qu’après ma mort.
– Je vous le jure, dit-il, extrêmement troublé.
– Bien… je suis tranquille…
Elle respira péniblement :
– Avez-vous encore quelque chose à me demander ?
– Oui…
– Parlez ! parlez vite… car le temps s’écoule et mon mari peut rentrer…
– Votre pardon ! dit-il…
Elle lui tendit la main. Il la prit et la baisa respectueusement. Et il la laissa.
En rentrant chez lui, en dépit de la douloureuse émotion que lui avait fait éprouver le spectacle de la comtesse, sur le seuil de la mort, Berthelin devait se dire qu’il n’avait pas perdu sa journée. Il avait l’espoir, maintenant, que l’une des accusations qui pesaient sur Charlotte serait écartée.
Restait l’accusation d’empoisonnement. Et il se disait : « Les médecins légistes ne découvriront pas de poison dans les organes de l’enfant et Charlotte sera acquittée… Ce n’est plus qu’une question d’expertise… et celle-ci révélera bien vite que l’enfant est mort de mort naturelle et non empoisonné… »