Charlotte avait signé son recours en grâce, mais le bruit courait, persistant, qu’il serait rejeté.
Toute la ville de Tours était en rumeur, dans l’attente de cette aube sanglante.
La première émotion passée – et elle avait été terrible –, le docteur Marignan avait repris sa gravité, son impassibilité habituelle, en apparence. Cette condamnation ne pouvait modifier l’opinion qui était née de ses expériences et il était convaincu, aujourd’hui comme auparavant, de la culpabilité de Charlotte. Mais, malgré son impassibilité, malgré l’indifférente pitié qu’il témoignait parfois lorsque le nom de Charlotte était prononcé devant lui, au fond il tremblait ; parfois, il se sentait pris d’un effroi irrésistible. Il s’était surpris, plusieurs fois, à relire en secret les débats de l’affaire, comme s’il avait eu besoin de se convaincre plus profondément de la culpabilité de la Pocharde. Il y recherchait les détails, les preuves, les minuties. Ce qui le rassurait, en définitive, c’était le mot prononcé par le ministère public dans son réquisitoire : « En dehors même de toute preuve venue des expériences médico-légales, la femme Lamarche paraît coupable… »
Mais il avait beau se dire : « Elle eût été condamnée quand même… » cela ne le rassurait pas complètement et une voix s’élevait du fond de son cœur qui criait :
– Peut-être !…
Au fur et à mesure que l’exécution se rapprochait, devenait probable, certaine, il était plus nerveux, presque malade.
Il aurait dû être heureux, pourtant, car son nom, enfin connu, amenait à toutes ses consultations des clients nouveaux.
Le docteur se rendait encore de temps en temps à Fénestrel.
La santé de Clotilde du Thiellay se rétablissait promptement, ne laissait plus maintenant aucune crainte, mais le comte, qui redoutait une rechute, l’avait prié de ne cesser ses visites que lorsque lui-même jugerait qu’elles étaient devenues inutiles.
Il se trouvait à Fénestrel, un soir de septembre.
Toute la journée avait été très belle, mais le soir, le ciel s’était assombri, chargé de nuages lourds couleur de cuivre, et, vers quatre heures, un orage violent avait éclaté.
Le docteur était venu de Tours en voiture découverte.
Le comte offrit de le faire reconduire en coupé, mais Marignan refusa, attendant la fin de l’orage. Ce ne fut que le soir, à la nuit tombante, que le ciel s’éclaircit.
Il avait trouvé la comtesse si bien remise que tout danger avait disparu.
– Je ne reviendrai plus, avait-il dit au comte… en riant. Mais comme je n’ai point de vanité, j’aime autant vous avouer que je n’ai pas très bien compris quelle maladie j’ai soignée chez Mme du Thiellay. Je n’ai pu en pénétrer les causes et j’ai assisté à la guérison, que j’ai aidée seulement, sans me rendre compte de ce qui l’amenait…
– Les causes étaient toutes morales…
– Elles ont disparu ?
– À peu près.
– Tâchez qu’elles ne reviennent plus, car la comtesse, quoique guérie, restera très nerveuse… Elle aura toujours besoin de grands ménagements.
– Il suffit que je sache et que vous le lui ayez dit.
Le cheval du docteur était attelé. Marignan prit congé. Il conduisait lui-même, la plupart du temps.
En passant au bas du coteau de Maison-Bruyère, le docteur releva la tête vers la taille des chênes qui lui dérobe la vue de la maison, en haut du sentier creux, si souvent suivi par Langeraume.
Son cheval s’était mis à marcher au pas et Marignan lui laissait cette allure, songeant à autre chose, songeant à celle qui attendait la mort, là-bas, dans sa cellule. Le cheval s’arrêta tout à coup et le docteur n’y prit pas garde.
Puis, poursuivi par cette envie étrange qu’ont parfois les criminels et qui les pousse vers le lieu où s’est accompli leur crime, il descend soudain de voiture, attache son cheval à un pommier, sur le bord de la route.
Et le voilà qui, par la nuit, revient sur ses pas, vers Maison-Bruyère. Il s’engage dans le chemin creux.
La nuit est tout à fait venue. L’endroit est solitaire. Seuls, les fours de la plâtrière brûlent silencieusement, derrière la maison, montrant que cette solitude n’est pas complète ; ils brûlent, distillant leur poison mystérieux, génies malfaisants.
Près du mur de la terrasse, le docteur s’arrête, indécis.
Que vient-il faire là, en somme ?
Il se le demande même, en haussant les épaules.
– Je suis fou… Qu’est-ce que je veux ?
Et il s’en retourne, pour redescendre, pour regagner la route.
Sous la terrasse, il s’arrête pour la seconde fois.
Il a entendu un glissement de pas furtifs, puis une respiration précipitée. Presque au même moment, le grincement assourdi d’une clef dans une serrure… et ce dernier bruit, ce même bruit plusieurs fois répété, comme s’il y avait là quelqu’un essayant d’ouvrir avec des clefs qui n’entraient pas très bien dans la serrure…
Qui cela pouvait-il être ?… Berthelin ?… Georges Lamarche ?… Dans quel but ?
Marignan est très grand. En se soulevant sur la pointe des pieds, sa tête, ses yeux arrivent au niveau de la terrasse.
La nuit, grâce à la lune qui brille dans le ciel pur, est très claire. Et il voit aisément, devant lui, un homme, vêtu misérablement, penché sur la porte…
Il est impossible de s’y tromper… l’homme est un malfaiteur… il sait, ou il a deviné, que cette maison est inhabitée… Il y a là, peut-être, un coup à faire… quelque chose à dévaliser… et le rôdeur de grands chemins n’hésite pas…
L’homme se relève un moment, et murmure :
– Tonnerre !… Si j’avais seulement mes outils de serrurier…
Marignan peut distinguer ses traits. Il est tout jeune : vingt-cinq ou trente ans…
Le docteur le laissait faire, sous l’impulsion d’un sentiment bizarre de crainte et de curiosité… Et cet incident inattendu lui faisait oublier les préoccupations qui l’avaient conduit là tout à l’heure.
Le vagabond a recommencé sa sinistre besogne.
Et il pousse un soupir de soulagement.
– Enfin, v’là que ça tourne !
La porte cède, s’ouvre toute grande sous une poussée. Et l’homme disparaît, en la refermant derrière lui.
Marignan ne bouge pas, ne quitte pas son poste d’observation. Tout à l’heure, sans doute, le vagabond va ressortir avec le butin volé, et il s’enfuira…
Mais les minutes se passent… et rien n’apparaît…
Le rôdeur, habitué à coucher sur la dure, à la belle étoile, ou dans quelque grange, quand les fermiers y consentent, le rôdeur a vu là des lits tout préparés, et il en a profité sans doute…
Marignan va le laisser, l’abandonner à sa destinée.
Il redescend le chemin creux lorsqu’un cri rauque le retient, un cri d’angoisse, de lutte contre la mort.
– À moi ! Au secours ! Je ne peux pas ! Je ne peux pas !
– On tue quelqu’un, là-dedans ! La maison était donc habitée ?…
D’un bond, Marignan, qui est brave, a franchi la terrasse ; il ouvre la porte, s’élance, et la lune éclaire la chambre de Charlotte…
Un homme se débat, couché sur le parquet, se traîne sur les mains et ne peut s’avancer, malgré des efforts qui l’épuisent.
C’est lui qui gémit… C’est lui qui appelle au secours…
– À moi ! Sauvez-moi ! Je meurs…
Marignan cherche, autour de lui, dans cette chambre, quel peut être l’homme qui a frappé le rôdeur… Mais celui-ci comprend, sans doute, car il dit :
– Personne ! personne ! Hâtez-vous !… nom d’un tonnerre !…
La tête retombe, sonore, sur le parquet et le vagabond reste immobile. Marignan, à la même minute, se sent envahi par un malaise étrange, jamais éprouvé… un grand mal de cœur, un étourdissement ; ses jambes faiblissent ; il est obligé de s’appuyer contre le mur pour ne pas tomber… Un voile s’étend sur ses yeux… il étouffe… Heureusement, la porte est ouverte toute grande, l’air vif de la nuit entre là… le malaise ne dure que quelques secondes… Il revient à lui… ses tempes sont serrées comme par une chaîne de fer…
Cependant il recouvre ses forces et, sans se rendre compte encore de ce qui vient de se passer, il enlève le vagabond par les épaules, le traîne sur la terrasse où il le laisse retomber, pareil à un cadavre.
Il le défait, le tâte, l’examine… Le cœur bat toujours, mais faiblement et d’une façon intermittente… Aucune contusion apparente, aucune blessure… Les symptômes qu’il découvre sont ceux de l’asphyxie…
Et lui, est-ce que ce ne sont pas les mêmes symptômes qu’il vient de ressentir, et l’asphyxie qui avait foudroyé le rôdeur ne l’eût-elle pas foudroyé lui-même si la porte de la chambre n’était pas restée ouverte, donnant libre entrée à l’air pur ?
C’est confusément qu’il fait cette réflexion.
Rien encore de précis, aucune comparaison surtout.
Il insuffle de l’air dans les poumons de l’homme inanimé.
Il est arrivé à temps, sans doute, avant que le poison n’eût fait son ravage mortel, car il le voit se ranimer lentement.
Quelques minutes de plus et l’homme était mort…
Il reprend difficilement la suite de ses idées, se soulève… regarde cette maison… le docteur.
Enfin, il dit, d’une voix enrouée :
– Monsieur, vous seriez bien bon… qu’est-ce qui m’est arrivé ?
Il prononce péniblement ; il a la langue lourde, pâteuse ; il a l’air, en ce moment, d’un ivrogne qui se réveillerait, encore en pleine ivresse.
Et sans se rendre compte encore, le docteur Marignan voit apparaître pourtant devant ses yeux le fantôme de celle qui avait habité cette maison, à laquelle l’opinion publique avait donné ce vice : l’ivrognerie…
Mais le rôdeur l’a interrogé ; il répond :
– Je passais par hasard… Je vous ai surpris crochetant cette serrure et entrant. Et presque aussitôt j’ai entendu vos cris d’appel, d’agonie, et je suis venu… Je vous ai trouvé étendu, essayant de vous relever… Puis vous avez perdu connaissance… Je vous ai alors transporté ici, au grand air… Vous me demandiez tout à l’heure de vous expliquer ce qui était arrivé… Je ne sais rien de plus… Mais, vous ?…
L’homme aspira profondément l’air pur par larges bouffées.
Il restait assis, n’ayant pas assez de vigueur pour se tenir debout ; mais le visage s’animait, les yeux prenaient tout à la fois une expression craintive et gouailleuse. Marignan l’avait bien jugé, tout à l’heure, quand il le regardait de la terrasse. L’homme n’avait pas plus de vingt-cinq ans.
– Moi ? dit-il… mais c’est bien simple, vous venez de me sauver la vie… On dirait que vous ne vous en doutez pas…
Il releva les yeux, promena son regard autour de lui, puis :
– C’est drôle, murmura-t-il…
– Quelle est votre surprise ?
– Je ne vois pas de four à chaux…
Marignan tressaillit… la nuit de son âme s’éclairait peu à peu… et une épouvante atroce, terrible, l’envahissait.
Sa voix tremblait, inintelligible, quand il interrogea :
– Expliquez-vous… Que voulez-vous dire ?…
– Je veux dire que ce n’est pas la première fois que pareille aventure m’arrive… c’est la seconde… La première fois, l’année dernière, à Pantin, avec des copains, j’avais couché bien à l’aise, comme dans un dodo, à la chaleur d’un four à chaux… On m’a secouru à temps… les autres, tous des zigues de force, pourtant, et qui avaient du râble, ne se sont pas réveillés… Moi, j’en ai eu pour six semaines d’hôpital, seulement… Mais ce que j’ai éprouvé, je m’en souviens, c’est tout à fait ce que j’avais il y a une demi-heure…
Et regardant de nouveau autour de lui :
– C’est drôle… je n’en vois pas !…
– Il y a une plâtrière derrière la maison, dit très bas Marignan.
– Et les fours sont allumés ?
– Oui, tous les deux…
Le rôdeur, à peu près complètement remis, se frappa un grand coup du plat de la main sur la cuisse.
– Ça y est… faut pas chercher plus loin… Je ne sais pas comment ça se fait, mais c’est ça… pour sûr, monsieur… c’est ça…
Et tout à coup, s’attendrissant :
– Tout de même, monsieur, faut qu’il y ait un bon Dieu pour que vous soyez arrivé juste à point… Et regardez comme ça se trouve… non seulement vous me sauvez la vie… à laquelle je dois dire que je ne tenais pas follement, mais vous m’empêchez de faire un mauvais coup… le premier, monsieur, je vous le promets, le premier – et de devenir ce que je n’étais pas encore… un voleur… Oui, monsieur, c’était mon premier pas… je n’ai jamais fauté avant. Je suis un ouvrier en quête d’ouvrage… V’là mon livret et je m’appelle Goniche de mon nom. De mon état, je suis serrurier… Monsieur, je suis très malheureux, il ne faut pas me dénoncer… Je vous promets que je ne recommencerai jamais…
Marignan ne l’écoutait pas, semblait éperdu, les mains sur le front. Et il murmurait, hagard :
– Serait-ce possible ? Non, je n’y crois pas, je ne veux pas y croire !
Le rôdeur s’essuya les yeux.
– Monsieur, je voudrais bien connaître votre nom, car pour votre figure, je me la rappellerai toute ma vie.
– Je suis le docteur Marignan…
– Le docteur Marignan, je ne l’oublierai jamais, monsieur.
Et le malheureux prit de force la main du médecin.
– Si jamais vous avez besoin de quelqu’un, monsieur, et je puis le savoir, ma vie vous appartient…
Le docteur tira son portefeuille et, sur un geste de Goniche :
– Je ne veux pas vous faire aumône… mais puisque vous êtes un honnête garçon, prenez ceci… Il y a, je crois, deux ou trois cents francs… c’est un petit capital que je vous prête… je vous le prête seulement… Utilisez-le… faites-le fructifier… et plus tard vous me le rendrez…
– Oh ! monsieur, monsieur, dit Goniche, je ne mérite pas tant de bonté. Et pourtant, je voudrais vous demander quelque chose de plus…
– Parlez… n’hésitez pas…
– Je voudrais bien que vous ne racontiez à personne ce qui s’est passé, ce que vous avez surpris…
– Je ne dirai rien, je vous le jure…
– Alors, adieu, monsieur, monsieur le docteur… adieu, et merci, merci !
– Adieu, Goniche ; soyez honnête homme, mon garçon.
– Je vous le promets, monsieur le docteur.
Le rôdeur ôta humblement sa casquette, prit le chemin creux qui passait devant la maison et disparut.
Le docteur écouta le bruit des pas qui s’en allaient s’affaiblissant.
Quand il se vit seul, il fit le tour de Maison-Bruyère, s’arrêta devant la plâtrière dont les deux fours brûlaient, sournois et terribles, appuyés contre la roche friable et lézardée, de l’autre côté de laquelle était bâtie la maison de Charlotte Lamarche.
Il resta là, rêveur, le front baissé.
– Est-ce possible ?…
Et haussant les épaules :
– Mais non, c’est absurde !…
Et quelques minutes après, suivant le cours de ses réflexions :
– Et pourtant… cet homme !… asphyxié !… et moi-même, tous les symptômes de l’oxyde de carbone… Et elle, la Pocharde, qui clame son innocence, qui dit à tout venant : « J’étais malade, oui, malade… » Est-ce qu’elle aurait raison ?…
Blême, il s’éloigne, chancelant, sans forces.
Il regagne sa voiture, monte, fouette son cheval qui se cabre.
Et le voilà dévalant sur la route de Tours pendant qu’il se répète toutes les minutes : « Je le saurai, je veux savoir, il le faut… tout de suite… »
Et dès le lendemain matin, sans expliquer les motifs de sa démarche, il obtint du Parquet l’autorisation de visiter la condamnée.
On le fit attendre au parloir, pendant qu’un gardien se rendait auprès de Charlotte Lamarche.
Le gardien ouvrit la porte de la cellule.
Charlotte releva la tête, regarda l’homme sans l’interroger.
Que lui voulait-on ? Rien du dehors ne l’intéressait plus. Elle avait revu ses enfants, une fois… La scène avait été navrante… Georges Lamarche n’avait pu les accompagner… Il était, depuis la condamnation de sa femme, malade d’un transport au cerveau… On craignait pour sa raison… Elle avait adressé aux fillettes, au milieu des sanglots et des larmes, de suprêmes adieux… Car le sacrifice de sa vie était fait… Elle avait bien imploré sa grâce, mais elle s’était rendu compte, depuis longtemps, de la colère du peuple contre elle, elle n’ignorait pas que sa grâce était chose à peu près impossible…
– Suivez-moi, dit le gardien.
– Où me conduisez-vous ?
– Au parloir.
– Quelqu’un demande à me parler ?
– Oui.
– Il est quelqu’un au monde qui n’a pas oublié que je vis ?
– Probable, dit le gardien avec indifférence.
Il la poussa dans une pièce aux murs nus, meublée seulement d’un banc scellé à la muraille et séparée en deux par une grille.
D’habitude, les visiteurs se tenaient d’un côté de la grille, les détenus se tenaient de l’autre.
Marignan, qui avait obtenu l’autorisation de voir Charlotte sans témoins, était dans la première partie du parloir, près de Charlotte, et sans qu’aucun obstacle restât entre eux.
Le médecin fit un signe. Le gardien, qui avait reçu ses ordres du directeur, laissa seuls la prisonnière et Marignan.
Celui-ci avait besoin de toute sa présence d’esprit pour rester maître de lui, pour ne pas paraître troublé…
Et ce n’était pas sans une sorte de crainte qu’il considérait cette pauvre femme, si inoffensive pourtant, si impuissante, si résignée et si douce…
Elle n’avait pas de rancune contre lui. Elle subissait la loi de la fatalité ; il avait, confiant dans les ressources de la science moderne, découvert que le petit Henri était mort empoisonné… Il s’était trompé, certes… Qui le savait mieux qu’elle ?
Mais il avait agi de bonne foi, puisque, tout en prétendant qu’il y avait eu crime d’empoisonnement, il n’avait pas pris sur lui de déclarer quelle était la nature du poison…
Sans colère et sans rancune, elle lui dit pourtant :
– Monsieur, vous m’avez fait beaucoup de mal… Je suis innocente et je prévois que je vais mourir… Mais, sur le point de mourir, je veux que vous sachiez que je vous pardonne…
Quelle douceur et quelle résignation en ces simples paroles !
Avant de venir, le docteur avait repassé toutes ses notes et aussi les notes laissées par le docteur Renneville, cette base de l’accusation contre laquelle Marignan aurait dû se défendre.
– Peut-être toute espérance n’est-elle pas perdue… dit-il.
Elle secoua la tête :
– Je ne crois plus… je n’espère plus… et puisque je m’attends à mourir, j’aime mieux qu’on ne me donne pas un espoir qui me causerait une nouvelle souffrance lorsqu’il serait déçu.
– Voudriez-vous, cependant, répondre aux questions que je vais vous poser… faire appel à vos souvenirs… préciser autant que possible les points de détails sur lesquels j’appellerai votre attention…
Elle murmura, résignée toujours, prête à souffrir encore :
– Soit… monsieur… Questionnez-moi…
Alors, minutieusement, il fit, pour ainsi dire, le compte de la vie de Charlotte, reprenant celle-ci depuis les premiers temps de son mariage.
Il n’y avait plus là qu’un médecin interrogeant une malade pour se renseigner sur les raisons mystérieuses de ses souffrances.
De ce que Charlotte répondit, il conclut :
Que Charlotte, avant son mariage, n’avait jamais ressenti aucun des malaises qui, quelques années après, l’avaient si fort abattue. Que la naissance simultanée des deux jumelles n’avait laissé chez la jeune femme aucune cause de faiblesse. Que les symptômes qui avaient attiré sur elle l’attention, puis la malveillance et enfin la calomnie publique, remontaient à une époque, en somme, assez récente, deux ans environ.
Il insista longuement sur la nature de ces malaises, reconnaissant avec terreur les symptômes de l’intoxication par l’oxyde de carbone.
Ces nausées, ces vertiges, ces tremblements : poison !
Ces ivresses apparentes, ces jambes chancelantes, ces attitudes qui semblaient accuser chez Charlotte l’abandon complet de toute dignité, de tout respect d’elle-même, tout cela : poison !
Ces sommeils pendant lesquels on la surprenait couchée, en syncope, dans une insensibilité absolue, le long des routes, au bord des bois et des ruisseaux, tout cela : poison !
Cette voix bégayante, cette perte de la mémoire, ces yeux hagards, de folle ou d’ivrognesse, tout cela : poison !
Marignan ne s’étendit pas seulement sur ces symptômes, il voulut savoir aussi ce qui amenait les accalmies dans ces souffrances.
Est-ce que ces accalmies ne coïncidaient pas avec le chômage de la plâtrière ?
Il le saurait. Rien de plus facile en interrogeant Langeraume.
Puis une autre réflexion lui vint :
Si, véritablement, la plâtrière avait eu sur Charlotte cette influence pernicieuse, si l’oxyde de carbone avait causé chez la jeune femme ces désordres si graves, et chez le petit Henri la mort, comment expliquer que Claire et Louise avaient pu rester auprès de leur mère sans ressentir aucun des symptômes d’asphyxie, sans que leur santé parût s’altérer ?
Pourquoi le départage du poison entre les différents habitants de Maison-Bruyère ?
Alors, ce furent de nouvelles questions :
– Êtes-vous seule à avoir éprouvé ces symptômes ?
Elle parut surprise, ne comprenant pas sans doute.
Le docteur précisa d’un mot :
– Vos enfants ?
Elle secoua la tête.
– Jamais.
– Où habitaient vos deux fillettes ? Était-ce dans la même chambre que vous ?
– Jusqu’à l’âge de quatre ans, elles ne m’ont pas quittée… À cet âge, j’ai commencé à les laisser seules… Elles couchaient dans leurs lits jumeaux, à l’étage supérieur de Maison-Bruyère, à l’angle de la maison qui fait face au coteau et à la rivière.
– Directement au-dessus de votre chambre ?…
– Non, au-dessus du salon. Cela formait une aile de bâtiment ajoutée depuis peu à l’ancienne maison. Ainsi que vous avez pu le voir, la maison proprement dite était très ancienne et très simple, bâtie pour un vigneron qui avait, comme cela se fait dans le pays, ses caves sous la roche même… Et la maison s’appuie contre cette roche de l’autre côté de laquelle on tire et on brûle le plâtre…
– Oui, oui, je sais ! fit le docteur, pour couper court.
Il craignait peut-être qu’à force de préciser ces renseignements, Charlotte s’en vînt à deviner quelles étaient ses secrètes préoccupations. Hélas ! Charlotte était trop accablée pour avoir de ces soupçons.
– Où se tenaient de préférence vos filles pendant la journée ?
– Lorsqu’il faisait beau, sur la terrasse.
– Et pendant le mauvais temps ?
– Elles venaient au salon, près de moi.
– Jamais dans votre chambre ?
– Rarement… bien rarement… et seulement pendant l’hiver… par économie, pour dépenser moins de chauffage ; ma chambre seule était chauffée et mes filles y restaient près de moi.
– L’hiver ?
– Oui.
L’hiver, les fours de la plâtrière ne brûlaient pas.
Marignan le savait déjà.
Par conséquent, si, lorsque les fours étaient allumés, la chambre de Charlotte en recevait, par des infiltrations inconnues, le poison de l’oxyde de carbone à doses inégales, selon que le vent, soufflant d’un côté ou d’un autre, en rabattait les émanations sur Maison-Bruyère, de même, lorsque Langeraume éteignait ses fours, la chambre de la jeune femme redevenait saine, salubre, et l’on pouvait l’habiter sans aucun danger.
Ainsi se poursuivit cet interrogatoire singulier.
Une fois seulement, Charlotte demanda :
– Pourquoi toutes ces questions ? De quelle importance peuvent être pour vous et pour la justice ces renseignements ?
Il évita de répondre.
Il n’avait plus rien à apprendre. Il se retira. Le gardien vint reprendre la prisonnière et la conduisit dans sa cellule.
En passant devant le bureau du directeur, Marignan s’informa :
– Croyez-vous à la grâce de cette pauvre femme ?
Le directeur haussa les épaules :
– Non… ça ne sent pas bon… Et même j’ai comme un pressentiment que la journée ne se passera pas sans que je reçoive une dépêche m’annonçant l’arrivée du bourreau, avec les bois de justice…
– De sorte ? fit Marignan, d’une voix sourde.
– De sorte que la cérémonie serait pour demain matin, à l’aube.
Le docteur gagna en chancelant la porte que le concierge tenait entrouverte, en l’attendant.
Il marcha, dans la rue, comme un homme ivre…
Tous les renseignements obtenus de Charlotte concordaient si bien avec les soupçons qui lui étaient venus la nuit, après l’accident du vagabond Goniche !
Alors, il s’était trompé ? Il avait commis cette terrible erreur ? Et il avait fait, de gaieté de cœur, condamner cette femme ?
Arrivé chez lui, il s’enferma dans son cabinet.
Mais il eut beau se pénétrer de nouveau de tout son travail, réfléchir à toutes les observations faites sur les organes du petit Henri, ce n’était plus le crime qu’il retrouvait, et le poison n’était plus inconnu… un peu de lumière avait manqué pour éclairer tout cela… à présent, la lumière éclatait si vive, si intense, qu’elle le brûlait et qu’il en était ébloui…
Et ce n’était plus le doute, en lui, comme la veille encore.
C’était l’affirmation, déjà, c’était presque la certitude :
– Oui, c’est possible… tout cela est possible…
Le soir, il fit demander partout si l’on avait des nouvelles de Paris.
Une vague rumeur agitait Tours, et sans savoir pourquoi, sans que rien de définitif fût survenu, on s’attendait à l’exécution.
Le mot du directeur flamboyait devant les yeux de Marignan : « La cérémonie serait pour demain matin, à l’aube !… »
La cérémonie ! Qu’allait-il faire ?
Puisqu’il doutait maintenant, est-ce que son devoir n’était pas de courir vers les juges et de leur faire la triste confession de son inexpérience ?
Son hésitation était criminelle. Il lui avait trouvé une raison :
– En somme, tout ce que j’ai appris ne me donne pas une preuve, la seule, la vraie preuve… Et celle-ci, je ne peux l’acquérir qu’en me rendant moi-même dans la chambre de Charlotte… Là… là seulement, je saurai… et alors, après, j’agirai…
Vers la fin de l’après-midi, sans dire où il se rendait, il fit atteler et partit.
Une heure et demie après, il était à Saché et s’arrêtait devant la maison du chaufournier Langeraume. À celui-là aussi il avait des questions à poser.
Les déclarations de Langeraume ne firent que confirmer ce que lui avait dit la condamnée.
Langeraume, l’esprit en éveil, demanda :
– Est-ce que vous croyez, monsieur le docteur, que mes fours seraient pour quelque chose dans toute cette affaire ?…
– Pas du tout, riposta le médecin.
Et il se hâta de disparaître, afin d’éviter la gêne d’une curiosité nouvelle.
La nuit était venue, sombre, avec des menaces de pluie. Il n’y prit pas garde et s’en alla vers Maison-Bruyère.
Il en fit le tour.
De l’autre côté, contre la roche, les fours brûlaient.
L’expérience était donc facile pour Marignan : « S’il y a de l’oxyde de carbone, j’en ressentirai vite les effets et je me dépêcherai de sortir… Pour éviter tout accident, je me tiendrai près de la fenêtre, afin de casser un carreau, au besoin. »
Il s’orienta. Le vent soufflait du nord-est, rabattant les émanations des fourneaux sur Maison-Bruyère, condition propice à l’expérience décisive qu’il voulait tenter.
Il s’assura que la porte, ouverte par Goniche, n’avait pas été, depuis lors, refermée à clef.
Il prit confiance, poussa la porte, entra, referma et disparut.
Dans cette chambre – celle de Charlotte –, il ne pouvait rien distinguer, tant l’obscurité était profonde…
Aucune odeur, non plus, ne le frappa.
Et, pendant les premières minutes, aucun malaise…
Il respirait facilement… ses idées étaient nettes… point de douleur de tête.
Marignan fit flamber une allumette et alluma un bout de bougie resté dans un chandelier sur la cheminée. L’allumette ne s’éteignit point et la bougie fut facilement allumée. Le docteur ne pouvait encore se rendre compte de l’oxyde de carbone dont il ne recevait aucune atteinte. Il éleva la bougie aussi haut qu’il le put. L’oxyde de carbone est moins dense que l’air et l’on a cru longtemps que le danger d’empoisonnement était plus grand en haut qu’en bas. Mais il est reconnu que l’on trouve des mêmes proportions d’acide carbonique, d’oxyde de carbone, d’hydrogène carboné, d’azote et d’oxygène en bas, au milieu, en haut d’une chambre soumise à l’action d’une combustion. Dès lors, l’asphyxie n’est ni plus prompte ni plus facile à la surface du plancher que dans un lieu plus élevé.
Cette bougie à la main, il descendit à la cave.
Il remonta, gagna le grenier, constata que les murailles étaient fort dégradées, lézardées de fentes longues et profondes, et que le plancher qui, du grenier, communiquait avec le plafond de la chambre de Charlotte était en mauvais état et pouvait donner passage aux émanations des fourneaux arrivant dans le grenier par les lézardes des murs.
Il redescendit dans la chambre de Charlotte.
Dans l’escalier, il fut obligé de s’arrêter, pris d’un éblouissement. En même temps, il ressentait un violent mal de tête.
En bas, le lit de Charlotte et le berceau du petit Henri étaient à la place où nous les avons vus lorsque Georges, le mari, était rentré à Maison-Bruyère, après des années d’absence.
Marignan se raidit contre les douleurs violentes qui battaient à ses tempes et obscurcissaient ses yeux.
Il examina s’il trouverait près des lits quelques fissures.
Des fissures existaient, en effet, en haut du plafond, laissant tomber, pour ainsi dire distillant goutte à goutte le poison mortel sur la pauvre créature couchée dans le lit, sur l’innocent bébé couché dans le berceau.
À ce moment, il chancela.
Il appuya les mains sur son front, de toutes ses forces.
Et comme il se sentait faiblir, dans un malaise étrange, il se hâta de s’asseoir et essaya de se raidir et de se reprendre.
Si les forces s’affaiblissaient, l’intelligence restait active.
Il tira sa montre, la posa près de lui sur un guéridon où brûlait le bout de la bougie ; il ouvrit un calepin, prit un crayon, et, d’une main qui était ferme encore, il tenta de noter les observations qu’il allait faire sur lui-même :
« Il est neuf quinze minutes ; je suis dans la chambre contaminée depuis vingt minutes environ. Rien d’anormal autour de moi. Aucune mauvaise odeur. Rien ne décèle la présence de l’oxyde de carbone. Pendant le premier quart d’heure, je n’ai rien éprouvé de particulier… Il est vrai que j’allais et venais, de la cave au grenier… À présent, je viens de m’asseoir, avec un sentiment de légèreté dans la tête… de malaise au cœur… de la faiblesse dans les jambes… Mais je garde toute ma présence d’esprit…
« 9 heures 20 minutes : Le pouls est calme et ne bat pas plus vite qu’à l’ordinaire.
« 9 heures 30 minutes : Mes yeux se troublent et ne distinguent plus aussi nettement que tout à l’heure ; le mal de cœur redouble ; j’ai des angoisses terribles… Je commence à souffrir…
« 9 heures 40 minutes : Ma bougie est éteinte… du moins il me semble, car je ne vois plus du tout… Mes yeux sont remplis de larmes et j’ai un violent mal de tête… J’écris dans l’obscurité et ma main tremble…
« Je ne puis plus indiquer l’heure… je ne vois plus…
« Le pouls est très agité… mes tempes battent comme si les veines voulaient se rompre… je suis envahi par un invincible besoin de sommeil… Je résiste pourtant… je souffre horriblement de l’estomac… Le pouls donne 85 pulsations…
« J’étouffe. Je puis à peine respirer… Je ne peux plus résister à l’envie de dormir… Si je m’endors… je ne me réveillerai plus…
« Des idées étranges se présentent à mon esprit… des hallucinations… Je vois s’agiter des fantômes… je vois… je vois… je n’ose plus l’écrire… J’ai encore quelque force… il est temps que je sorte… car je respire de plus en plus difficilement… De l’air… de l’air ou c’est la mort… »
Il plie précipitamment le papier, le glisse dans sa poche, ce qui prouve qu’il a la conscience du danger qu’il courrait en abandonnant, dans la chambre de Charlotte, cette marque de son passage.
Il s’appuie des deux mains sur le guéridon pour se relever. Il ne le peut qu’avec peine… ses jambes ne le portent plus… il halète… il étouffe… des tortures l’étreignent…
Qu’il se hâte, car le poison victorieux fait son œuvre… depuis longtemps amassé dans cet espace, sans sortir…
Au temps où y vivait Charlotte, les fenêtres et la porte, souvent ouvertes, laissaient renouveler l’air et donnaient quelque sortie au poison, quand les émanations se rabattaient sur Maison-Bruyère ; mais il s’y accumule, depuis lors, cent fois plus dangereux…
Marignan n’a pas la force de se tenir debout. Il rampe, avec de rauques cris d’angoisse, vers la fenêtre, dont il briserait une vitre au besoin, vers la porte, qu’il voudrait ouvrir…
Cette porte, cette fenêtre, le séparent de la mort, de la vie… Trois mètres, à peine, à franchir pour atteindre l’une ou l’autre… Mais ces trois mètres, quel espace !…
C’est à peine s’il avance de quelques centimètres à chaque effort…
Pourtant, il garde toujours sa présence d’esprit : « Je suis perdu… je suis perdu si je n’atteins pas la porte… tout de suite… tout de suite… J’étouffe… » Il se relève, retombe… il cède… il va s’abandonner… quand, soudain, au milieu du trouble de son cerveau, parmi les bourdonnements de ses oreilles, il entend distinctement une voix qui lui dit : « La cérémonie est pour demain matin, à l’aube… »
La Pocharde, innocente, à la guillotine, à cause de lui, par lui…
Il se relève encore, debout cette fois, d’un effort énorme, suprême, s’élance, retombe sur la porte qu’il ouvre convulsivement et s’écroule inanimé, dans l’air libre, dans l’air respirable… hors du poison terrible !…
Étendu là, sur cette terrasse, sous la pluie fine qui le mouille, à laquelle il est insensible, il croit voir s’ouvrir les portes de la prison où dort Charlotte de son dernier sommeil ; il voit les murs s’enlever, comme si quelque puissance surnaturelle avait voulu que rien n’échappât, au médecin coupable, du drame funèbre qui allait se dérouler…
Inanimé, sous la pluie, il voyait distinctement…
Il voyait…
Dans la journée, après son départ de Tours, le procureur général avait été avisé, par dépêche du garde des Sceaux, ministre de la Justice, « d’avoir à faire procéder, sans délai, à l’exécution de l’arrêt qui condamnait la nommée Charlotte Lamarche à la peine de mort ».
Le procureur général avait immédiatement adressé ses réquisitoires au préfet, pour les mesures d’ordre à prendre ; à l’aumônier de la prison, pour assister la condamnée dans ses derniers moments ; au commandant de gendarmerie ; au directeur de la prison, pour qu’il eût à livrer Charlotte au bourreau ; à l’exécuteur des hautes œuvres.
Le bourreau, en effet, était arrivé.
Marignan le voyait, dans ses hallucinations, vêtu de noir, ganté de noir, coiffé d’un chapeau haut de forme.
La ville fut avertie en un instant et en rumeur…
Marignan se voyait lui-même, ne se couchant pas, cette nuit-là, et rôdant, inquiet, effaré, autour de la prison, dans les rues avoisinantes.
Le matin, à l’aube, des hommes arrivèrent, attendirent devant la porte de la prison en regardant la guillotine, qui était prête. La foule s’amassa.
Les hommes entrèrent : c’étaient des magistrats. L’heure était venue de réveiller Charlotte.
C’était à ce moment que, pour le docteur inanimé, les murailles avaient paru s’abattre. Et il avait vu… Il avait vu, dans la cellule, Charlotte profondément endormie, d’un sommeil très doux, très reposant, très calme… Elle rêvait… à ses filles.
La porte de la cellule s’ouvrit lentement… Des hommes noirs, graves, entrèrent sans faire de bruit… Et parmi eux il y avait un prêtre… Et parmi eux, aussi le bourreau !…
Un magistrat s’approchait du lit où, toute habillée, Charlotte reposait.
– C’est dommage, murmura quelqu’un à voix basse.
On ne sut pas qui avait prononcé cela, mais celui-là avait si bien traduit le sentiment général que tous frissonnèrent et s’apitoyèrent.
L’aumônier demandait :
– Laissez-lui une minute de sommeil encore.
Un magistrat, troublé, tira sa montre et dit :
– Soit !… Rien qu’une minute !…
Mais, déjà, la minute est écoulée… l’heure est venue…
Le magistrat appuie la main sur l’épaule de Charlotte. Elle ouvre les yeux ; il ne fait pas clair dans sa cellule ; deux lanternes portées par un gardien projettent une lueur blafarde.
Elle se lève en voyant tout ce monde et, d’un geste chaste et coquet, elle passe ses mains dans sa chevelure pour en réparer le désordre…
– Pourquoi ? dit-elle ; que me veut-on ?
– Votre pourvoi a été rejeté par la Cour de cassation… Votre recours en grâce n’a pas été accueilli…
Ce fut elle qui acheva :
– Il faut mourir ?
– Oui.
– Du courage, mon enfant, dit le prêtre.
Elle tourna vers l’aumônier ses grands yeux très calmes.
– Est-ce que j’ai l’air de faiblir, mon père ?… À plusieurs reprises, vous avez reçu ma confession… Vous savez, mieux que personne, que je suis innocente… On ne ment pas au bon Dieu…
Et elle ajouta, plus bas, avec une gravité qui les frappa tous :
– Ma mort va être un grand crime que les hommes se reprocheront longtemps… Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal…
On se retira pendant quelques minutes pour lui permettre de se dévêtir, d’ôter les vêtements de la prison et de remettre les siens qu’on avait rapportés. Quand elle eut fini, on rentra.
Le prêtre demandait :
– Voulez-vous une dernière fois vous confesser ?
– C’est inutile, mon père, donnez-moi seulement votre bénédiction…
Le prêtre connaissait la pureté de cette âme pieuse. Il la bénit, en pleurant, et l’embrassa sur le front.
Les aides du bourreau s’approchèrent d’elle. On lia ses pieds et ses mains… ne laissant à ses pieds que juste la distance de la courroie, qui lui permettait de marcher.
Puis l’aide prit ses ciseaux et procéda à la toilette. Il échancra le col de la robe. Il fit tomber, en quelques coups, la masse ondulante des cheveux superbes, et Charlotte dit doucement :
– Vous les donnerez à mes filles !
Pendant ce temps-là, l’aumônier priait à genoux…
Les préparatifs furent terminés.
Charlotte se leva ; le prêtre voulut la soutenir, elle s’y refusa.
On lui présenta, à boire, un verre de vin pur…
– Merci je n’ai pas soif… Et moi dont vous connaissez le surnom et qu’on a tant calomniée, je n’ai de ma vie bu une goutte de vin pur !
La porte de la cellule s’ouvrit.
Tous s’engagèrent dans le couloir.
Un peu de lumière pénétrait maintenant par les hautes fenêtres grillées. C’était l’aube… C’était l’heure de mourir…
Et Marignan, là-bas, convulsé dans son cauchemar voyait, entendait cela…
Le couloir fut franchi et le cortège arriva à la porte de la prison communiquant avec l’extérieur.
La porte s’ouvrit à deux battants et le cortège passa.
La guillotine apparut, dressée, ses hauts bras paraissant immenses sur le soleil levant dont un rayon ensanglanta le couperet.
Charlotte regarda cette chose sinistre. Elle ne baissa point les yeux.
Le prêtre marchait devant elle à reculons, voulant lui épargner cette vue du supplice ignoble. Elle l’écarta doucement :
– Non, non, je veux voir ; je meurs innocente, je meurs martyre !
La foule, aux milliers de regards tendus vers la condamnée eut un sourd et long murmure…
Était-ce de la pitié, enfin, venue, pour cette pauvre femme, que l’on voyait si belle, si courageuse, si résignée ?…
Était-ce la haine qui se manifestait pour la dernière fois ?
On l’amena devant la hideuse machine…
Marignan l’aperçut encore… plus pâle… les yeux fermés…
Elle bascula… coula sous le couperet…
La demi-lune s’abattit…
Il y eut un éclair rouge sous le soleil levant, un bruit mat… un frémissement de la foule.
Et ce fut tout…
Marignan ne vit plus rien, n’entendit plus rien…
Avec un cri d’horreur, il venait de se réveiller…
Il se leva, chancelant, méconnaissable, les yeux hagards, pareil à un fou.
Sans savoir ce qu’il faisait, il se mit à descendre le petit chemin creux, essayant de courir, tombant et se traînant…
Ce fut ainsi, les habits déchirés, les mains ensanglantées, qu’il gagna la route d’Azay.
Mais là, de nouveau, il s’évanouit, au pied du coteau.
Une heure passa : il ne donnait pas signe de vie.
Dans la nuit, venant d’Azay et gagnant Pont-de-Ruan, on entendit le roulement d’une voiture attelée de deux chevaux.
Les chevaux se cabrèrent devant le corps de Marignan, et le cocher d’un coupé aux armes du comte de Thiellay, descendit pour se rendre compte.
En même temps, la portière s’ouvrait et le comte demandait :
– Qu’y a-t-il, Jean ?
– Oh ! rien, Monsieur le comte… Quelque ivrogne !
Mais le cocher se penchait, approchait une allumette du visage de l’homme qui gisait et poussait un cri de surprise…
– Ah ! mon Dieu ! C’est le docteur Marignan !
– Vous êtes fou !
– Non, Monsieur, c’est le docteur, je le jure…
Il alluma une seconde allumette. Le comte sauta hors de la voiture.
– Le docteur ! murmura-t-il après un rapide coup d’œil…
Il s’assura que Marignan n’était pas mort, que son corps ne présentait pas de blessures apparentes ; il constata les déchirures des vêtements, les égratignures des mains.
Puis, l’enlevant dans ses bras, il le déposa dans le coupé.
La voiture repartit dans la direction de Fénestrel.
Marignan n’avait pas repris connaissance.
À Fénestrel, on le déposa dans un lit et le comte fit avertir tout de suite le médecin d’Artannes, qui avait repris la clientèle du docteur Renneville.
Ce ne fut que le matin, très tard, que Marignan reprit connaissance.
Il essaya de parler, mais dans les premiers moments sa langue pâteuse prononça des mots inintelligibles.
Quand il put parler, il dit :
– Qu’est-il arrivé ? Je ne me souviens de rien…
On lui expliqua comment on l’avait trouvé au bord de la route. Peu à peu, la mémoire revint.
On le vit pâlir… Ses yeux reprirent une expression de folie… Il bégaya :
– L’exécution ? l’exécution ? Elle a eu lieu, n’est-ce pas ?… Ce matin ?… C’est fini…
Le comte s’approcha du lit, dit avec bonté :
– Vous voulez parler de Charlotte Lamarche ? Vous ne savez donc pas ce qui s’est passé ?
– Je ne sais rien… pourtant, j’ai vu… Ah ! comme j’ai bien vu…
– Qu’avez-vous vu ?
– Des détails terribles… Le réveil, la toilette, la guillotine… Et elle… elle ! si belle, si douce, et pardonnant à tout le monde, à tout le monde…
– Vous n’avez rien pu voir, docteur, fit le comte en souriant, et sûrement vous aurez eu un cauchemar…
– Un cauchemar !
– Oui, et il y a pour cela une excellente raison… Je me trouvais hier à Tours et j’ai constaté, en effet, que l’on y attendait le bourreau… Qui est-ce qui avait fait courir ce bruit ? On ne sait pas… Toujours est-il que ce n’est pas le bourreau qui est arrivé, mais une dépêche de Paris, annonçant que Charlotte Lamarche était graciée et que sa peine était commuée en celle des travaux forcés… Donc, vous le voyez, pas d’échafaud… Vous avez rêvé.
Marignan, appuyé sur les deux mains, se souleva de son lit et considéra longuement le comte.
– Bien vrai ? Vous ne vous trompez pas ?
– Je vous le jure… Du reste, voici les journaux… Ils annoncent la nouvelle, aussi bien ceux de Paris que ceux de Tours… Lisez !…
Il lut, voulant se rendre compte.
Et quand il n’eut plus aucun doute, comme si, tout à coup, une détente énorme s’était produite dans ses nerfs, il retomba sur l’oreiller et s’endormit instantanément d’un sommeil profond.
À son réveil, il trouva sa femme auprès de lui. Le comte l’avait mandée.
Mais Marignan était remis.
Il ne lui restait de son séjour à Maison-Bruyère qu’une pesanteur de tête et un affaiblissement momentané de la mémoire.
Il prit congé de M. du Thiellay. Une heure et demie après, il était à Tours.
Il n’avait rien dit encore de ce qu’il avait découvert.