XII
 
LES GRANDS JUGES
 

Le docteur Marignan, très mondain, recevant beaucoup, et cachant sa pauvreté à force d’expédients, n’ayant en vue que cette ambition : réussir, sortir de l’obscurité, et s’ingéniant à y parvenir sans être trop scrupuleux sur le choix des moyens, avait su gagner la confiance du Parquet par une vie sagement réglée au-dehors et un extérieur sérieux qui en imposait.

Le meurtre de Renneville ne présentait rien de particulier ni d’intéressant au point de vue médico-légal. M. Barillier n’avait eu aucun scrupule en lui demandant de faire le rapport.

Marignan accepta en déguisant toute sa joie.

Lui aussi avait reçu, comme tout le monde, le contrecoup de l’opinion, et déjà, avant que le scalpel eût touché le frêle corps dont le mystère allait lui être révélé, lui aussi estimait qu’il serait aisé de découvrir le poison.

Cependant, cette opinion ne pouvait l’empêcher de faire son devoir ; il y aurait autant de gloire et de profit à faire éclater l’innocence de Charlotte qu’à contribuer à rendre évidente sa culpabilité.

Une seule crainte était en lui.

Si le Parquet ne jugeait pas sa consultation suffisante et voulait l’éclairer en lui adjoignant un second expert pour l’assister, deux experts même, comme il arrive souvent, cela amoindrirait d’autant sa mission en partageant la responsabilité.

Par malheur pour Charlotte, il n’en fut rien.

Et Marignan put se mettre à l’œuvre.

L’autopsie de l’enfant fut donc faite dans ces conditions par Marignan ; le docteur se trouva en présence de lésions gastro-intestinales des plus graves et conclut à un empoisonnement par une substance irritante, sans pouvoir, du premier coup, préciser la nature du poison, mais en se réservant de l’expliquer dans des analyses ultérieures.

Les notes d’enquête qui accompagnaient le questionnaire remis par le Parquet ne faisaient pas mention du four à plâtre ; cependant la plâtrière était connue ; c’était tout au fond et près des fourneaux que le cadavre de Renneville avait été découvert, et la maison de Charlotte était adossée contre la plâtrière ; cette disposition des lieux, tout le monde la connaissait, tout le monde l’avait vue… Et personne n’y prit garde !…

Marignan, après avoir rédigé un premier rapport général au Parquet, continua ses recherches.

L’analyse des viscères ne donna aucun résultat. Il ne trouva ni poison métallique, ni alcaloïdes ; il continua à être frappé par l’intensité des lésions que présentait l’appareil digestif, et la première conclusion de son autopsie devenait la base de ses recherches futures.

Un moment, il crut découvrir l’empoisonnement par l’euphorbe.

Il se trompa et dirigea autre part ses investigations.

Ses travaux durèrent une quinzaine de jours.

Une lettre du juge d’instruction vint le presser de déposer son rapport.

Il le rédigea et alla le remettre lui-même à M. Barillier.

Ce rapport concluait :

« La nature des lésions anatomo-pathologiques constatées chez la victime démontre l’existence d’un empoisonnement, d’accord avec les premières observations de l’autopsie. L’hypothèse d’une gastro-entérite spontanée est écartée.

« Les viscères ou liquides ne renfermaient aucun principe toxique à dose appréciable, soit aux investigations chimiques, soit aux expériences physiologiques.

« L’analyse des viscères et de leur contenu ayant permis d’éliminer d’une façon positive les poisons métalliques ainsi que les alcaloïdes, il ne reste, comme ayant pu déterminer les lésions constatées, que les végétaux corrosifs, dont l’analyse, cependant, n’a pu révéler l’existence.

Ainsi, le rapport, on le voit, concluait à l’empoisonnement, mais déclarait ne pas avoir découvert la nature du poison.

Ces lésions avaient d’autant plus de signification et d’importance qu’elles se rapportaient aux observations contenues, d’une manière générale, dans la lettre posthume du docteur Renneville, et, d’une façon plus particulière, dans les notes jointes à cette lettre.

L’expertise devait donc aboutir à cette conclusion, sur laquelle il nous faut appuyer avec juste raison, que la mort était due à un irritant corrosif, de la nature des poisons qui déterminent nécessairement des lésions semblables à celle que Marignan avait déjà relevées dans l’autopsie.

Marignan, « sans pouvoir représenter le poison ni le désigner autrement que par ses effets », en avait constaté énergiquement les traces certaines.

Dès lors, et à cette époque de l’enquête déjà, toutes les circonstances mises en lumière par l’information en même temps que l’expertise médico-légale et les données de la science toxicologique, permettaient, pour le ministère public, d’affirmer la réalité de l’empoisonnement dont la « femme Charlotte Lamarche, dite la Pocharde », allait avoir à répondre devant la justice de son pays.

Le rapport du docteur Marignan était très long, très bourré de détails, et lui fit le plus grand honneur. Les journaux de la Touraine et quelques feuilles parisiennes le publièrent in extenso. Il n’en fallait pas davantage pour que le nom du docteur, jusque-là inconnu, devint célèbre.

À l’honneur du médecin, il faut le dire tout de suite, aucune hésitation dans son esprit. Il était convaincu…

Interrogée à diverses reprises, Charlotte avait gardé tout le temps la même attitude douce et résignée. C’est à peine si elle se défendait. Qu’eût-elle pu répondre ? Et quels arguments trouver ?

Elle n’avait pas perdu tout espoir, cependant.

Le juge lui avait dit :

– Votre sort est entre les mains du docteur Marignan. C’est la science qui va décider si vous avez empoisonné votre enfant.

Elle avait levé sur M. Barillier ses grands yeux tristes.

– Alors, monsieur, je n’ai plus rien à craindre.

Elle attendit pourtant le rapport de l’expert avec une fiévreuse anxiété.

Entre-temps, le juge, comme s’il avait craint de se laisser impressionner par la pureté de ce regard de femme, lui reprochait la légèreté de ses mœurs, le désordre de sa conduite, ce nom fatal de Pocharde, qui couvrait de fange la blancheur du beau lis sans tache.

Elle s’en était expliquée une fois et ensuite avait dédaigné de répondre.

– Je ne suis pas ce que l’on dit et l’opinion publique s’est cruellement trompée sur mon compte. Je vivais d’une vie retirée et très régulière, consacrant tout mon temps à mes deux chères petites filles, Claire et Louise… Mes enfants ! Que vont-elles devenir ?… Vous me reprochez un vice abject, repoussant, dont la pensée seule me fait rougir !… Et vous me reprochez aussi une faute, la naissance de cet enfant, dont je ne suis pas coupable. Je vous le dis une dernière fois, et je refuserai de vous répondre désormais : je suis malade… ou plutôt je l’étais… car il faut bien qu’on le sache, depuis mon emprisonnement je me trouve mieux, beaucoup mieux… Tous mes malaises disparaissent… Je renais à la vie, alors qu’on va peut-être me la prendre… Triste ironie… De tout ce que j’ai souffert, il ne me reste qu’une certaine lourdeur de mémoire qui fait que je ne me rappelle pas très bien, dans leurs détails, les événements qui se sont passés… J’étais malade !… Voilà tout le secret de ma conduite… Il ne faut pas chercher plus loin…

À partir de ce jour, elle ne voulut plus rien répondre.

Elle se tenait parole.

Quand le juge connut les conclusions du rapport médico-légal, il fit venir Charlotte dans son cabinet :

– La science a parlé, dit-il.

– Ah ! enfin !… Et je vais être libre, n’est-ce pas ? Libre et réhabilitée ?

– Persistez-vous toujours à prétendre que vous n’avez pas empoisonné votre enfant ?

– Certes ! Ah ! certes, je le jure, sur la vie même de mes deux autres petites !

– Eh bien ! vous n’êtes pas en cela d’accord avec le médecin…

Charlotte parut n’avoir pas très bien compris. Ses yeux s’agrandirent, sous le coup d’une suprême épouvante.

– Vous dites ?

– Je dis que le médecin affirme avoir découvert que votre enfant est mort empoisonné…

– Il a découvert ?

– Les traces du poison…

Elle resta hébétée, éperdue, les mains appuyées sur ses yeux.

– Est-ce possible ? Est-ce possible ?…

Puis, elle pleura silencieusement.

– Avouez donc ! fit M. Barillier.

– Jamais, monsieur, dit-elle avec douceur, essuyant ses larmes, jamais ! Si j’avouais, je mentirais, et je ne sais pas mentir !…

On la reconduisit en prison.

Lorsque Jean Berthelin connut le rapport de Marignan et ses conclusions si graves, il en devint presque fou.

Pendant deux jours, renfermé chez lui, en proie à une fièvre violente, l’éternelle question se posant à son esprit :

– Serait-ce vrai ? Charlotte ! ma Charlotte !

Puis une colère furieuse s’empara de lui :

– Non, non, ce n’est pas vrai… Elle m’a dit un jour qu’il fallait croire en elle, malgré tout ! Eh bien, je crois, je crois !

Mais à présent, hélas ! plus encore que par le passé, il restait toujours seul pour la défendre.

Après les premiers jours d’effroi et d’hébétement, il se réveilla plus énergique, plus courageux, ayant pris une grave résolution. Il voulait voir le docteur Marignan.

Il écrivit au médecin pour lui demander un rendez-vous, afin d’être sûr de le rencontrer, et, au jour fixé, il se trouvait dans le cabinet de Marignan.

– Monsieur, dit Marignan, vous avez demandé à me voir et vous m’avez prévenu que bien que ce soit le docteur que vous désiriez consulter, ce ne serait point en qualité de malade… Veuillez me dire en quoi je puis vous être utile.

– Monsieur, dit Berthelin avec tristesse, je voudrais que vous excusiez tout d’abord la démarche que je fais auprès de vous… je voudrais que vous n’en soyez pas trop surpris… je voudrais, enfin, si elle vous paraît bien étrange, que vous ne m’en teniez pas rigueur, que vous m’écoutiez jusqu’au bout en vous disant que je suis très malheureux… J’ai été élevé côte à côte avec Charlotte Lamarche… je l’ai aimée, quand j’étais enfant, sans savoir que ce fût là de l’amour… je l’ai aimée plus tard profondément, d’une passion unique qui emplit toute ma jeunesse… et je l’aime encore…

– Malgré ?…

– Malgré tout, je l’aime, je l’aime, parce que je la crois innocente…

– Alors, je vous plains, car elle est coupable !

– Qu’en savez-vous ?

Marignan reçut ce mot, qui exprimait un doute, comme un coup de fouet. Il se leva, et d’une voix que la colère assourdissait :

– Monsieur, votre amour vous fait déraisonner… Je ne demande pas mieux que d’avoir de l’indulgence pour votre état, mais vous trouverez bon que je vous rappelle que je ne vous connais pas, et, qu’ayant fait mon devoir en cette mission qui m’a été confiée, je n’ai à en rendre compte qu’à ma conscience…

– Ah ! monsieur, je vous le jure, je n’incrimine pas votre probité… La soupçonner, cette probité, ce serait croire que vous êtes capable, de gaieté de cœur, de faire condamner une innocente. Je voudrais vous faire concevoir de la défiance… Je voudrais que vous vous disiez : « N’est-il pas possible que je me sois trompé ? »

– Je comprends votre désespoir, puisque je connais votre amour, dit le docteur Marignan, après un silence…

– Votre confiance m’épouvante… Je voudrais éveiller en vous je ne sais quelle hésitation, quelle crainte…

– L’avenir reconnaîtra que j’ai eu raison…

– En êtes-vous sûr ?

– Monsieur…

– Oui, vous n’avez pas eu de doutes… Mais une certitude absolue vous est-elle permise ? Serait-ce donc la première fois que des expériences fussent reconnues fausses ? La chimie entre autres sciences ne s’agrandit-elle pas tous les ans de découvertes nombreuses ?

– Des phrases, monsieur, et ma dignité, mon honneur même m’obligent à ne pas vous écouter davantage…

– Veuillez me pardonner, monsieur, si mes paroles ont dépassé ma pensée…

– Du reste, le médecin constate, il n’accuse pas…

– Il fait plus : il condamne !

– C’est l’affaire du jury.

– Non, car le jury ne parlera que par votre bouche, ne pensera qu’avec votre esprit. Vous n’avez pas le droit de vous retrancher derrière lui… C’est vous, monsieur, vous qui allez dicter cette fatale sentence…

– Je vous ai écouté avec patience, monsieur, dit Marignan fatigué… Cette conversation ne peut aboutir… et elle est sur le point, si vous n’y prenez garde, de devenir injurieuse pour moi.

Berthelin se leva.

– Je vais donc vous quitter, monsieur… Un mot, pourtant… Puisque je n’ai pu vous effrayer et vous faire douter de vous, une dernière fois, prenez garde, car moi, je vous le dis, cette femme est innocente, et un jour ou l’autre son innocence sera reconnue… Au fond du cœur, interrogez-vous donc… Demandez-vous si vos travaux, les recherches de votre vie suffisent pour que vous acceptiez la lourde responsabilité d’une pareille mission… Si, vraiment, vous n’avez pas confiance en vous, il en est temps encore, sacrifiez la considération qui vous environne… Déchirez ce qui vient de vous : l’arrêt de mort de Charlotte Lamarche… Laissez voir votre impuissance… Courbez la tête et humiliez-vous plutôt que de vous exposer à commettre une épouvantable erreur… Une dernière fois, monsieur Marignan, ne vous préparez pas un remords éternel…

Marignan le reconduisit jusqu’à la porte. Et là, froidement, mais cependant un peu pâli :

– Je n’ai qu’un mot à vous répondre : je ferai mon devoir.

Huit jours se passèrent.

Puis on apprit que l’affaire de la Pocharde était renvoyée devant les assises prochaines et que les deux accusations étaient maintenues.

Alors, Berthelin fit passer à la comtesse du Thiellay une lettre pour lui annoncer cet événement.

Et cette lettre, il la terminait par ce mot laconique : « L’heure est venue… J’ai foi dans votre parole… »