XI
 
LES DEUX SŒURS
 

Claire revint auprès de sa sœur.

Celle-ci s’était levée, parcourant le salon richement meublé, admirant les bibelots.

Lorsque Claire rentra :

– Où donc suis-je ici… dans cette maison où tu sembles être la maîtresse ?…

– Chez moi, dit-elle, le front rouge.

– Chez toi ?… C’est à toi tout ce que je vois, ces meubles… ces tapis… cette richesse ?

Et la regardant tout à coup, comme si elle ne l’avait pas bien vue encore :

– Tu es élégante ! Quelle jolie robe… Et tu as des diamants aux oreilles…

Le cœur gonflé, Claire se hâta de dire :

– Plus tard, plus tard…

– Que s’est-il donc passé dans ta vie ?

– Plus tard. Allons nous coucher. Et dans le lit, tu me raconteras ce que tu es devenue, depuis l’orphelinat.

– Oui, tu sauras tout, Claire. Et toi aussi, tu me diras ta vie, et comment, après t’avoir laissée si misérable, je te retrouve avec une fortune…

– Oh ! une fortune !

– Mais oui… autrement comment aurais-tu pu te procurer d’aussi jolies choses ? Et qui te les aurait données ?

Claire prit la lampe.

– Viens dans ma chambre !

Elles pénétrèrent dans une chambre à coucher très coquette toute tendue de bleu, de toutes les nuances du bleu. La Pocharde aussi aimait le bleu… Claire avait hérité de ce goût maternel.

– Oh ! que c’est joli ! que c’est joli ! s’exclama Louise.

Prenant sa sœur entre ses bras :

– Dis-moi comment tu as gagné tout cela, veux-tu, en si peu de temps ?…

– Plus tard, plus tard… ne t’occupe pas de moi. Toi, ma Louise, avant tout.

– Je vais te dire et ce ne sera pas long, va… Après notre fuite, quand nous nous sommes séparées pour éviter les recherches, j’ai erré toute la nuit… à travers la campagne. De chemin en chemin, je me suis égarée et je suis tombée sans force le long d’un fossé… Le matin, quand je me suis réveillée, j’étais transie, je grelottais… J’avais une fièvre qui m’empêchait de marcher et je fus ramassée par de braves gens qui m’emmenèrent chez eux dans leur voiture. Le soir, j’eus le délire… J’avais perdu connaissance et il me devint impossible de te faire prévenir… Les paysans qui m’avaient recueillie ne pouvaient me garder chez eux et m’envoyèrent à l’hôpital, où je donnai un faux nom, bien entendu. Je fus six semaines malade. Enfin, je sortis… sans ressources… sans connaissances, sans amis…

Elle s’arrêta un moment, accablée encore, en cette minute, par tout le désespoir de se sentir seule au monde.

– Je t’assure, Claire, qu’à ce moment-là, j’aurais bien voulu être morte.

Ce furent encore les paysans qui la sauvèrent, en cette situation critique. Elle vint frapper à leur porte.

Ils étaient sur le point de s’expatrier. On demandait des colons dans la république Argentine et le voyage était payé. Les fermiers avaient résolu de partir, l’homme, la femme et les deux enfants.

Louise partit avec la famille. Tout ce monde était à peine arrivé depuis un mois dans ce pays que la fièvre jaune s’abattait sur chacun des membres de la famille et les emportait l’un après l’autre. Louise se trouva seule, là-bas, dans une détresse extrême.

Le consul de France dut la rapatrier…

À ce moment de son récit, Louise s’était arrêtée. Elle semblait hésitante.

– Comme tu as souffert, ma pauvre sœur ! dit Claire attendrie.

Louise cacha sa tête contre la poitrine de la jeune fille.

– Je n’ai pas toujours été malheureuse… dit-elle très bas.

– Comment cela ?

Louise garda le silence, suivant pendant quelques secondes une lointaine image qui lui amenait une sorte d’extase dans le regard.

– Maintenant, tu sais tout, Claire… C’est hier, seulement, que je suis arrivée à Paris. Je croyais trouver de l’ouvrage tout de suite. J’ai erré de magasin en magasin. Le soir, je me suis perdue. Et j’allais être victime de misérables lorsque l’intervention de ton ami m’a sauvée.

Claire n’avait pas été sans remarquer la légère hésitation qui s’était manifestée dans le récit de sa sœur. Elle devina un secret.

Mais, en même temps, elle fut prise d’une grande angoisse. Quel pouvait être ce secret, si ce n’était un secret d’amour ? Et jusqu’où avait été cet amour ?

Comme elle-même, est-ce que Louise avait succombé à l’isolement, au désespoir, à la misère, à la souffrance ? Est-ce que l’abandon de tous avait fait d’elle une victime de plus ?

À la pensée que cela pouvait être, que cela était même – probablement –, une torture aiguë traversa son cœur.

Elle étreignit tout à coup Louise dans ses bras, convulsivement. Elle la regarda jusqu’au fond des yeux.

– Louise ! Louise ! réponds-moi…

– Que veux-tu savoir ?… Je t’ai dit ce qui m’était arrivé. C’est à moi maintenant de t’adresser des questions…

Mais, Claire, tremblante :

– Ainsi, tu n’as plus rien à me raconter ?

– Je t’assure, ma Claire chérie…

– Pourquoi disais-tu tout à l’heure que tu n’avais pas toujours été malheureuse ? À quel événement de ta vie faisais-tu allusion ?

Louise se troubla.

– C’est vrai… j’ai été heureuse.

– Dis-moi tout… je le veux… je t’en supplie…

– C’était sur le bateau qui nous ramenait. Je n’avais pas droit à une cabine. J’avais fini par passer les nuits en haut, dans un coin, à la belle étoile, aimant mieux le dur plancher, avec le vent libre soufflant de la grande mer, que les relents de toute cette chair entassée, dans l’air corrompu des bas-fonds du bateau. On m’y laissait… Une nuit, je ne dormais pas… Je rêvais à mon retour en France et aux difficultés que j’allais y rencontrer. Il me semblait, cette nuit-là, que toutes deux, une fois réunies et en dépit du sort, nous n’aurions jamais pu être malheureuses… Je m’étais mise à pleurer à cause de toi… Tout à coup, je vis s’arrêter devant moi un jeune homme, un officier de marine, passager sur le bateau, et qui revenait d’un voyage sur l’Amazone. Je l’avais déjà remarqué à plusieurs reprises ; sa taille était haute, ses épaules larges, son visage très doux. Il m’avait regardée, et la dernière fois avec une si étrange insistance que je m’étais sentie rougir.

– Quel âge ? demanda Claire.

– Peut-être vingt-cinq ans.

– Continue.

– Il s’était arrêté devant moi, et tout à coup je le vis qui s’approchait. Pourtant, une certaine timidité le retenait encore, car il restait silencieux. Gênée, j’allais me lever pour partir, lorsqu’il me dit, très doucement :

« – Vous pleurez, mademoiselle… ?

« Je ne répondis pas, mais je me hâtai d’essuyer mes yeux. Il s’assit auprès de moi et il se mit à parler très bas, avec beaucoup d’amitié. Je ne m’étais pas trompée en croyant qu’il m’avait remarquée les jours précédents. Il avait été frappé par ma tristesse. Il me parla de lui, également, me raconta le voyage qu’il venait de faire au Brésil, la joie qu’il avait de retrouver son père et sa mère après une année d’absence…

Elle s’arrêta, comme absorbée.

– Ensuite ? ensuite ? demandait Claire.

Louise, naïvement, raconta tout ce qui s’était passé entre eux, ce gentil roman d’amour ébauché par cette belle nuit entre deux jeunes cœurs, honnêtes tous les deux, tous les deux confiants.

Tout à coup, Louise parut changer de conversation :

– Te rappelles-tu Claire, lorsque nous étions enfants, la maison tout enguirlandée de plantes grimpantes que nous habitions avec notre mère, où, après avoir été heureuses, le malheur est venu nous trouver ?

– Oui… Maison-Bruyère. Pourquoi cette question ?

– Te souviens-tu également que, de Maison-Bruyère, de notre terrasse, nous apercevions les tourelles d’un joli château où se donnaient souvent des fêtes ?

– Fénestrel, habité par le comte Hubert du Thiellay…

– Eh bien ! le jeune homme qui se préoccupait de ma tristesse, c’était le fils de M. du Thiellay, Urbain…

Ils avaient causé longuement, puis Urbain l’avait laissée.

Le lendemain, il s’informa de sa santé, lui demanda avec bonté si elle était moins triste que la veille, et ils causèrent ainsi pendant une heure, seuls devant la mer calme qui berçait ce premier rêve.

Presque tous les soirs, le jeune homme revint ainsi, poussé vers elle par une attraction mystérieuse.

À Marseille, il avait bien fallu se séparer.

Il lui avait demandé :

– Où allez-vous ? Qu’allez-vous devenir ?

– Je ne sais pas. À Paris, je trouverai sans doute à travailler.

– Vous n’y connaissez personne ?

– Personne.

– Et vous n’avez aucune ressource ?

– Aucune.

– Ah ! mon Dieu ! seule à Paris ! Que va-t-elle devenir ?…

Il avait pris la main de Louise et la serrait dans les siennes. Il avait voulu l’accompagner à la gare et le train allait partir.

Il hésitait. On eût dit qu’il avait à lui confier de graves choses, mais qu’il n’osait.

– Louise, dit-il, faites-moi une promesse…

– Parlez…

– Promettez-moi de ne pas m’oublier…

Elle baissa la tête, toute confuse. Mais lui continua :

– Promettez-le-moi, afin qu’un jour, si vous êtes dans la peine, vous vous souveniez de mon nom… Je vais parler de vous à mon père et à ma mère. Ils sont bons et ils m’aiment. Jamais ils ne m’ont rien refusé. Je leur dirai de vous appeler auprès d’eux. Vous viendrez, et là, à l’abri de leur tendresse, vous vivrez heureuse.

Sa voix tremblait bien fort lorsqu’il répéta :

– Promettez-le-moi, Louise.

– Je vous le promets.

– Mon père et ma mère habitent Fénestrel toute l’année…

Il se pencha et lui dit tout bas :

– Venez vivre auprès de nous !…

Le train siffla.

Louise se précipita dans un compartiment de troisième classe.

Il était resté sur le quai. Il agita la main en signe d’adieu.

Elle lui répondit tristement, bien qu’elle essayât de sourire. Et le train partit.

Tel avait été ce roman d’amour.

Louise, fatiguée, tombait de sommeil. Elle s’endormit dans les bras de sa sœur comme un enfant dans les bras de sa mère. Et pour ce soir-là, Claire évita les questions embarrassantes de Louise.

Elle ne dormit pas. Toute la nuit, elle veilla, appuyée sur son coude, regardant sa sœur paisible dans son lit, auprès d’elle, admirant son doux visage. C’était Louise ! C’était bien elle, enfin retrouvée.

Le matin elle se leva. Louise dormait toujours. Ce fut vers dix heures, seulement, qu’elle ouvrit les yeux.

– Oh ! comme j’ai dormi longtemps ! J’en suis honteuse…

Elle sortit du lit.

Claire lui avait préparé quelques vêtements pris dans sa garde-robe, car elles étaient exactement de la même taille.

Louise s’habilla sur-le-champ.

Claire allait et venait autour d’elle, s’empressant, essayant de la distraire par mille détails nouveaux, d’esquiver ainsi sa curiosité.

Mais ce fut vainement ; la fatale question arriva :

– Et toi, Claire ! que t’est-il arrivé ? Comment se fait-il que je te retrouve ici, vivant comme si tu étais riche ?…

Elle avait bien pensé, toute la nuit, à inventer une histoire pour expliquer sa situation actuelle. Mais cela lui répugnait de mentir à sa sœur.

– Est-ce que tout cela t’appartient ?

– Oui.

– Comment l’as-tu gagné ?

– Par héritage.

– Explique-moi, veux-tu ?

– J’avais un… ami, Robert Aujoux, qui m’aimait beaucoup. Il est mort. Avant de mourir, il a voulu m’éviter de retomber dans la misère, et il m’a laissé une petite fortune…

– Ah !…

– Tu vois, c’est bien simple, ajoutait Claire, nerveuse.

– Très simple, en effet, très simple ! disait Louise, subitement inquiète.

– Et cela ne valait pas la peine de m’interroger.

Un silence. Louise était embarrassée. Elle n’ose plus regarder sa sœur.

– Comment as-tu connu cet homme ?

– Par hasard…

– Et en retour de cette amitié si singulière et si brusque qu’il t’avait témoignée, il ne t’avait rien demandé ?…

– Il m’avait demandé la mienne…

– Seulement ton amitié ?

De nouveau un silence. Puis, Louise murmure très bas :

– Tu as été la maîtresse de cet homme ?…

Claire se met à genoux devant sa sœur, cache sa tête sur les genoux de la jeune fille et pleure. Et ses sanglots seuls répondent.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! dit Louise, pleurant aussi.

Et elle ajoute, avec un retour sur les années d’enfance, elle qui n’a jamais cessé, malgré tout, de croire en l’innocence de la Pocharde :

– Si notre maman savait ! Comme elle serait malheureuse. Rappelle-toi sa prière…

Louise ne lui fait pas d’autres reproches. La honte de sa sœur, sa tristesse et son désespoir, sont trop visibles pour qu’une parole de Louise vienne encore y ajouter de l’amertume. Elle se contente de lui dire :

– Si quelque jour notre mère revient, il ne faut pas qu’elle te trouve ici, au milieu de tout ce qui la ferait rougir… Tu me comprends ?

– Je te comprends.

– Tu m’approuves ?

– Je t’approuve.

– Nous chercherons de l’ouvrage. Nous finirons bien par nous en procurer ; alors nous vivrons ensemble, de notre travail, et nous en serons fières.

– Je t’obéirai en tout ; je te suivrai partout.

Dans la matinée, Gauthier se présenta.

Il n’avait guère dormi, lui non plus, l’imagination obsédée par l’image des deux jeunes filles, des deux sœurs… obsédée par le passé…

– Gauthier, lui dit Claire, sans autre préambule, il faut que vous sachiez maintenant notre secret… Nos véritables noms, vous les connaissez… vous les avez entendus hier… et notre passé, qui nous a rendues si malheureuses et que nous avions voulu dérober avec tant de soin, vous le connaissez également, car votre père a joué un grand rôle dans notre vie…

– Vous êtes les filles de Charlotte Lamarche !

– Les filles de la Pocharde, oui ! dit Claire, amèrement.

Ainsi, c’était bien cela ! La veille, il avait entrevu la vérité !… Le crime du père, comme un terrain fertile, produisait, à lointaine échéance, toute une moisson de désespoirs, faisait couler tout un déluge de larmes…

Son regard attristé interrogeait anxieusement le regard de Claire. Cela voulait dire : « Je vous aimais… vous saviez qui j’étais, et hier vous ne m’en teniez pas rigueur… M’aimez-vous aujourd’hui comme hier ? »

Elle comprit sa crainte mystérieuse. Elle lui tendit la main :

– Comme toujours ! dit-elle…

Et devant ce témoignage si vrai, si sincère, Gauthier eut les yeux humides.

– Merci, Claire, merci… Vous venez de me rendre très heureux… En revanche, et pour vous en récompenser, je vais à mon tour vous causer une grande joie.

– Une joie ! à nous ? Hélas !

– Votre mère n’est plus en prison…

– Graciée !

– Oui… On lui a fait remise de sa peine… Depuis quelques mois, elle est libre. Et sa première pensée a été de vous revoir, lorsque vous étiez encore à l’orphelinat de Vouvray… Elle s’y est présentée… Vous rappelez-vous qu’un jour, le jour de votre fuite, vous vous êtes trouvées en présence d’une pauvre femme à l’air malheureux, qui vous a interrogées au moment où vous tentiez de vous enfuir ?…

– Nous nous souvenons…

– Elle nous a demandé nos noms…

– Elle nous a demandé si nous connaissions les filles de la Pocharde…

– Et comme nous ne pouvions pas lui répondre sans manifester un peu de notre amertume et de nos regrets, elle nous a paru s’en attrister… beaucoup…

– Cette femme… Vous n’avez pas deviné qui elle était ?…

Claire et Louise s’étreignirent les mains nerveusement.

– La pauvre femme…

– Pauvre maman !

– Comme elle a dû souffrir, quand elle a su !

– Vous l’avez revue, vous savez où elle est ?…

– Je ne l’ai pas revue. Elle est partie à votre recherche. Depuis ce temps, elle doit errer, vous demandant partout.

Et gravement, soudain, Gauthier ajouta :

– Jadis, elle vous écrivait, n’est-ce pas ? Je suis sûr que dans ses lettres elle n’a jamais cessé de protester de son innocence ?…

– Dans chacune de ses lettres, elle criait cette innocence.

– Elle disait vrai !…

– Notre mère serait…

– Elle est innocente… innocente de toutes les accusations qui ont pesé sur elle.

– Comment le savez-vous ?

– Croyez-moi et ne me demandez pas mon secret.

– Si telle est votre conviction, pourquoi ne fîtes-vous pas votre devoir ?

– Parce qu’il me manque la preuve de l’innocence…

Et Gauthier avait tremblé un peu en disant cela.

– Les juges vous aideraient peut-être à la trouver.

– Les juges n’y peuvent rien…

– Gauthier, fit Claire, peut-être vous laissez-vous abuser par l’amitié que vous me portez, par l’envie que vous avez de me rendre heureuse…

– Non, non, dit le jeune homme, et je vous le jure, Claire, je vous le jure, Louise, cette innocence éclatera un jour prochain… et ce jour-là, le vrai coupable sera puni.

– Gauthier, pourquoi ne pas nous prendre pour confidentes ?

– Je ne le puis pas ! N’insistez pas ! dit-il d’une voix altérée.

Les deux jeunes filles elles-mêmes étaient très émues.

Cette espérance que Gauthier venait de faire naître dans leur cœur mettait un rayon de soleil dans leur vie.

Leur mère libre, graciée !… Leur mère innocente et réhabilitée !…

Elles n’avaient jamais fait un pareil rêve, les pauvres enfants !

Alors, le cœur de Claire s’attendrissait. Elle voulait, comme Louise, embrasser sa mère.

Et à Gauthier, suppliante :

– Rendez-nous-la… Conduisez-nous auprès d’elle…

– J’ignore ce qu’elle est devenue…

– Informez-vous… Comprenez-vous son désespoir ?… Chaque jour qui s’écoule augmente sa torture…

– Je la retrouverai, je vous le jure… et vous ne vous quitterez plus…

Gauthier les quitta. En cette première journée, elles avaient besoin d’être seules.

Mais au moment où il allait partir, Claire lui dit :

– Je ne veux plus habiter cette maison… Je ne veux plus rien non plus de ce qui s’y trouve… Je veux, lorsque ma mère reviendra, qu’elle retrouve ses filles vivant de leur travail… À ce prix, elle me pardonnera sans doute.

Gauthier lui serra les mains dans une étreinte de tendresse.

– Votre mère pardonnera, Claire, je vous le jure…

Il se rapprocha d’elle, fiévreusement. Il ouvrit les lèvres pour laisser, peut-être, échapper un nouvel aveu.

Mais il se détourna, les yeux voilés. Et sourdement, il dit, en s’enfuyant :

– Ne désespérez pas de l’avenir… Ayez confiance ! ayez confiance !…

Elle ne devina point le sens secret de ces paroles.

Gauthier, le lendemain, fit des démarches pour savoir ce que Charlotte Lamarche était devenue. Il écrivit à l’orphelinat de Vouvray. Il écrivit à Berthelin.

Nulle part on ne lui fit de réponse satisfaisante.

Berthelin lui-même ignorait ce que Charlotte était devenue et ne l’avait pas revue depuis sa rencontre avec elle, le jour de l’enterrement de Georges Lamarche.

Elle cherchait ses enfants. Cela était certain.

Au reçu de la lettre de Gauthier, Jean était accouru à Paris. Il voulait l’interroger sur Claire, sur Louise.

Gauthier lui donna l’adresse et Berthelin y courut sans tarder. C’était un peu de Charlotte que le brave garçon allait retrouver dans ses deux filles.

Avant de quitter Gauthier, dont la tristesse l’avait frappé, Jean lui avait dit :

– Rappelez-vous que je n’ai jamais cessé de croire à l’innocence de Charlotte.

– Je le sais, dit Gauthier.

Et lui tendant spontanément la main :

– Plus que jamais, monsieur, il faut croire en cette innocence…

Berthelin remarqua l’émotion singulière avec laquelle Gauthier venait de prononcer cette simple phrase. Mais il se garda de le questionner.

Gauthier lui avait appris, en quelques mots, quelle avait été la vie de Claire et de Louise depuis leur fuite de l’orphelinat. Il ne fit aucune allusion à ces événements lorsqu’il fut devant les deux sœurs.

Il se contenta de dire :

– Lorsque je revis pour la première fois votre mère, après sa sortie de prison, au moment où elle recueillait le dernier soupir de votre père… je lui dis que ma maison lui était ouverte… Elle ne voulut pas accepter tout de suite l’hospitalité fraternelle que je lui offrais… parce qu’elle avait deux devoirs à remplir… Elle voulait tout mettre en œuvre pour prouver son innocence… L’offre que je lui ai faite, je vous la renouvelle, à vous, mes enfants. Vous êtes seules au monde. Venez auprès de moi. Et croyez bien que Charlotte sera heureuse de vous retrouver toute deux auprès de celui qui n’a jamais douté d’elle…

Les jeunes filles tremblaient d’émotion et de joie. C’était vraiment le calme de la vie pour elles désormais. Elles avaient tant souffert, elles étaient si habituées au malheur, qu’elles n’osaient y croire !

Il s’inquiéta.

– N’acceptez-vous pas ?… Et pour quelle raison ?

– Oh ! si, si, nous acceptons, dirent-elles à voix basse… Et soyez béni, monsieur, vous qui avez eu pitié jadis de la mère, aujourd’hui des enfants !

– Alors, voilà qui est décidé… Je vous emmène…

– Quand vous voudrez…

– Aujourd’hui parbleu ! Il n’y a rien qui puisse retarder votre départ ?

– Rien.

Dans la journée, Claire écrivit à Gauthier pour lui dire quelle était leur résolution. En même temps, devant cette vie nouvelle qui commençait, elle ne voulait rien garder de ce qui avait été sa vie depuis quelques mois… Elle priait le jeune homme de s’occuper de la fortune que Robert Aujoux lui avait laissée et qu’elle destinait aux pauvres.

« Et maintenant, Gauthier, disait-elle en terminant, voici que je m’en vais vivre loin de vous… Ne vous reverrai-je plus ? »

Gauthier s’était contenté de répondre : « Je vous aime… »

Et il avait répété les mystérieuses paroles, déjà une fois entendues : « Ne désespérez pas de l’avenir… Ayez confiance ! Ayez confiance !… »

Le lendemain matin, Jean Berthelin les emmenait.