Le train qui venait de Tours s’arrêta à la gare de Druye à sept heures quarante minutes. Une seule voyageuse en descendit. Elle remit son billet au chef de gare et sortit.
C’était Charlotte Lamarche… Elle était vêtue de noir et son visage exprimait une profonde lassitude, une profonde tristesse.
Depuis sa sortie de prison, elle parcourait la France entière. Depuis des mois, elle cherchait ses enfants. Nulle part, elle n’avait retrouvé leurs traces. Et malade, désespérée, elle venait, auprès de Berthelin, se reposer et chercher un peu de courage, avant de repartir.
Elle ne lui avait pas donné de ses nouvelles. Elle avait erré à l’aventure, l’âme désespérée, perdant courage, si malheureuse que des idées de suicide lui étaient venues, comme autrefois, lorsqu’elle s’était sentie si malade, et lorsque les appels lamentables de ses filles l’avaient retenue, sur le bord même de la tombe.
Elle connaissait le chemin qui conduit de la gare de Druye au Clos des Noyers. Elle n’eut pas besoin de s’en informer.
C’était presque son calvaire qu’elle montait là. Tout ce qu’elle rencontrait, dans cette campagne, et malgré la nuit, elle se le rappelait. C’était là-bas qu’une nuit, sous cet arbre qu’elle apercevait, elle était venue tomber, dans une de ses étranges syncopes. C’était là que le bon Berthelin l’avait retrouvée, dans la matinée. Et c’était là aussi que Georges était revenu, trouvant mort l’enfant né du crime de Mathis, et que le docteur Renneville avait été assassiné.
Tous ses malheurs dataient de cette nuit-là. Mais de toutes les accusations élevées contre elle, et qui l’avaient rendue jadis un objet d’horreur, il ne restait que la condamnation qui l’avait frappée. Les autres s’étaient écroulées une à une. La dernière ne s’évanouirait-elle pas un jour, et ne lui rendrait-on pas l’honneur, maintenant qu’elle avait tant souffert ?
Elle reprit sa marche. Et au bout d’un quart d’heure apparaissait la maison.
Elle y fut bientôt.
Jean Berthelin n’était pas couché encore, car sur la façade, du côté de la ferme, des fenêtres étaient allumées.
Elle s’approcha le plus près qu’elle put.
Un chien de garde gronda. Elle s’arrêta, effrayée.
Alors, de l’habitation, un homme sortit, s’avança dans la cour. Il aperçut, dans la nuit, l’immobile fantôme de cette femme. Il vint, et sans la reconnaître tout d’abord :
– Que désirez-vous, madame, et qui cherchez-vous ?
Elle était dans l’ombre des bâtiments. Elle s’avança sous la clarté lunaire :
– Jean, tu m’as dit : « Ma maison sera la vôtre… Venez ! » Alors, comme je suis malheureuse, comme je suis désespérée, comme je n’ai pas retrouvé mes enfants, je suis venue…
– Charlotte… ! Enfin ! enfin !
Et il s’avança vivement, les bras tendus.
Elle s’appuyait sans force contre le mur d’une remise.
– Je suis heureuse de te revoir, Jean… Pourtant, j’ai des larmes en pensant à celles que j’ai perdues…
Celles qu’elle avait perdues ! Elles étaient là, tout près, dans leur chambre, et un cri, un appel de Berthelin aurait pu les faire apparaître. Mais le trop grand bonheur, trop brusque, est dangereux, parfois mortel, et un seul mot pouvait la tuer. Il fallait la préparer doucement. Il dit avec une fausse sévérité :
– Je vous reproche, Charlotte, de ne m’avoir pas écrit, parce qu’en cette occasion, j’aurais joint mes efforts aux vôtres pour retrouver vos enfants.
– Qu’aurais-tu pu faire, hélas ?
– Tout ce qui est humainement possible !
Elle fut frappée par le son de sa voix, qui déguisait mal le bonheur intense qu’il éprouvait à l’approche de la révélation qu’il allait faire.
– Jean, dit-elle, saurais-tu quelque chose ?
– Non, non… Rien.
– Ah ! fit-elle, angoissée, la tête retombant avec accablement, ah ! vois combien, malgré tout, je suis prompte à concevoir des espérances.
– Cependant, je ne voudrais pas que vous perdiez tout à fait l’espoir. Venez, Charlotte, ne restons pas ici… Rentrons.
Au salon, quand il fut en pleine lumière, Charlotte regarda Berthelin. Dans ce regard, une anxiété étrange.
Les yeux de Berthelin brillaient de bonheur.
– Comme tu as l’air heureux !
– C’est vrai… Puisque vous voilà, n’est-ce pas tout naturel ?
– Oui, oui…
Elle garda le silence ; puis tout à coup lui prit la main.
– Comme tu es agité, ému ! Comme ta main est fiévreuse ! Jean, tu me caches un secret…
– Je vous assure, Charlotte, que vous vous trompez, dit-il, effrayé de l’émotion où il la voyait, sur un simple soupçon.
– Si tu ne me disais pas la vérité, ce serait mal, ce serait mal…
Et Berthelin, lui, pensait au contraire : « Si je la lui disais, la vérité, si heureuse qu’elle soit, je la tuerais aussi sûrement qu’avec un coup de poignard en plein cœur… »
Il la fit asseoir. Il l’obligea, pour la calmer, à lui raconter tout ce qui s’était passé depuis leur dernière entrevue, tous ses efforts pour retrouver les enfants. Puis, la voyant fatiguée, penchant la tête, tout endormie.
– Charlotte, je vais vous conduire dans votre chambre…
Ils montèrent au premier étage. En traversant le couloir, on entendit le babil des deux sœurs, chez elles. Charlotte fut surprise.
– Qui est donc là ?
– Ah ! fit Berthelin d’un air détaché, ce sont mes deux nièces.
Charlotte cherchait dans ses souvenirs.
– Tes deux nièces ? Il me semble, autant que je me rappelle, que tu n’avais plus aucune famille…
– Ah ! dame ! il vous en tombe quelquefois, de la famille, sans qu’on y pense !
Tout près de la porte, la Pocharde écoutait. Mais on n’entendait que le bruit des voix sans distinguer les paroles.
– Elles sont couchées ?
– Non… puisqu’elles sont ensemble… Chacune d’elles a sa chambre.
– Je voudrais bien les voir.
– Il sera temps demain.
– Pourquoi pas ce soir ? Pourquoi pas tout de suite ?
– C’est que ce sont de grandes demoiselles… déjà coquettes…
– Quel âge ?
– Dix-huit ans…
Charlotte tressaillit et murmura :
– C’est l’âge de mes filles.
Et plus haut :
– C’est drôle, Jean, tu ne m’avais jamais parlé de ces enfants…
Il y eut un demi-sourire sur les lèvres de Berthelin.
– Jean !… Tu as un secret, te dis-je, tu as un secret !
– Alors, vous désirez les voir ?…
– Oui, oui…
– Bien… entrons là… c’est l’une de leurs chambres…
Ils pénétrèrent dans une petite pièce élégante, tendue de bleu, dont la fenêtre s’ouvrait sur les bois tout proches. La porte qui communiquait avec l’autre chambre était poussée seulement, mais non fermée. Ils pouvaient entendre aisément, cette fois. L’une des jeunes filles pleurait. On entendait sa voix entrecoupée par les larmes et parfois de longs silences succédaient à des paroles pressées. Berthelin fut surpris.
– Qu’est-ce donc ? Que se passe-t-il ?
Il prêta l’oreille. Les deux enfants se faisaient leurs confidences d’amour. Louise disait :
– Je l’aime, et pourtant jamais je ne serai à lui, son père me l’a dit. Hélas ! avait-il besoin de me le dire ?… et il m’aime !
Claire répondait :
– Du moins, toi, tu as toujours la fierté et la consolation de te dire que tu es digne de lui…
Et elle ajouta plus bas :
– Tandis que moi… j’aime… aussi, comme toi… et de toute la force de mon désespoir, et je ne suis pas digne de celui que j’aime !
C’était elle qui pleurait.
Louise trouvait des mots pour la consoler pourtant. Et la même espérance revenait, dans ces consolations…
– S’il t’aime, il te pardonnera… il oubliera.
– Hélas !
Tout à coup, Louise enlaça sa sœur :
– Sœur, la redis-tu quelquefois notre prière de jadis… celle à laquelle nous avions recours lorsque nous étions à l’orphelinat… ?
– Non.
– Pourquoi ?
– Parce que je ne crois plus, je te l’ai dit, à rien, à rien, à rien ! Et puis, prier, à quoi bon ?
– Pour que nous retrouvions notre mère !
– Nous rendra-t-elle l’honneur ?… Effacera-t-elle la honte de notre passé ?
– Sœur, je t’en supplie, pourquoi me faire de la peine ?
Claire semblait fermée à toutes les supplications. Alors, Louise lui prit les mains.
– Viens, dit-elle, viens.
Elle l’entraîna vers l’autre chambre. Là se trouvaient Berthelin et Charlotte…
Charlotte, haletante, éperdue, comprenait déjà… Ses filles ! C’étaient ses filles ! Elle allait s’élancer vers elles…
Berthelin la retint.
– Pas encore ! Pas encore !
Et rapidement, il se cacha, avec elle, dans l’ombre de la porte à demi refermée sur eux.
Louise amenait Claire, qui marchait la tête toujours baissée, pâlie.
Quand Charlotte les vit, elle les reconnut, les deux gentilles fillettes qui s’étaient enfuies jadis de l’orphelinat et dont elle avait favorisé la fuite… Elle fut prise d’un frisson violent…
– Courage ! courage ! murmurait Berthelin. Défendez-vous contre le bonheur, maintenant.
Dans un angle de la chambre, accrochée au mur, était la gravure d’un journal illustré représentant la Pocharde, au moment de la condamnation. Devant le portrait de la pauvre femme, devant la pauvre martyre des hommes qui avait tant souffert, Louise amena sa sœur. Et là, elle s’agenouilla, comme on fait devant un crucifix.
– Fais comme moi, sœur. Redisons-la, veux-tu, la prière de maman ? Écoute… : « Mon Dieu, protégez les enfants qui n’ont plus de mère… »
– Oui, oui, attends… je vais tâcher…
Elle fit le signe de la croix et Louise l’imita. Puis toutes deux elles joignirent les mains. Et Claire répéta : « Mon Dieu, protégez les enfants qui n’ont plus de mère… que plus tard l’innocence de notre pauvre maman soit reconnue… »
Elle hésita ; Louise continua : « Pardonnez à tous ceux qui lui ont fait du mal, comme elle leur a pardonné elle-même aujourd’hui et comme elle leur pardonnera le jour de sa mort… »
Claire allait reprendre et achever.
Mais elles se turent, interdites. Derrière elles, une voix très douce, très tremblante, disait : « Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit. Ainsi soit-il ! »
Les jeunes filles se relevèrent brusquement. Leurs mains s’étreignent avec un geste convulsif et elles se regardent avec des yeux qui se disent : « Que venons-nous d’entendre ? Est-ce que nous rêvons ? » Elles tournent la tête, indécises, n’osant pas comprendre.
Berthelin s’est effacé derrière Charlotte.
Les jeunes filles se trouvent en face de la pauvre femme, appuyée contre le mur, chancelante, défaillante, les yeux noyés de larmes, et qui, la tête baissée, leur tend les bras.
Alors, elles ont un cri, un grand cri où se résume toute leur vie, tout ce qu’elles ont souffert. Elles répondent à ces deux bras qui se tendent, elles répondent à ces lèvres lourdes de sanglots, elles répondent à ces yeux que les larmes aveuglent :
– C’est maman ! c’est maman !
Elles s’élancent vers Charlotte. Elles tombent contre la poitrine de la mère heureuse qui les étreint, qui les couvre de baisers convulsifs. Et au milieu des sanglots et des baisers, on n’entend que des mots entrecoupés, toujours les mêmes, qui peignent la joie, l’extase :
– Oh ! maman ! oh ! maman !
– Oh ! mes petites, mes chères petites !
Berthelin sort doucement. Il veut laisser à leurs tendresses, à leurs effusions, la mère et ses filles.
Et pendant une partie de la nuit, en effet, Charlotte reste auprès d’elles, oubliant tout au monde pour ne plus songer qu’à savourer l’infini bonheur de cet instant qui efface les tristesses du passé. Car il faut qu’elle sache ce qu’elles sont devenues.
Elle les interroge… Leur vie lui appartient… Et c’est à Louise, tout d’abord, qu’elle s’adresse. Suspendue aux lèvres de la jeune fille, elle l’écoute, haletante.
Louise dit comment elles avaient été séparées Claire et elle, sa longue maladie, puis son départ. Elle dit toutes ses angoisses lorsqu’elle comprit qu’elle ne retrouverait pas sa sœur et que sans doute elles allaient être perdues l’une pour l’autre, éternellement.
Elle raconta ses misères lorsqu’elle s’était vue, loin de France, abandonnée à elle-même, sans ressources.
Mais ce fut surtout sa détresse à Paris pendant ces deux ou trois jours de noire misère, qui arracha des larmes à Charlotte.
Elle s’arrêta brusquement dans son récit. Elle en était au moment où elle avait retrouvé Claire et elle n’osait aller plus loin, car il allait falloir raconter à la mère l’histoire de celle qui était déchue et causer une douleur cuisante à ce cœur déjà blessé si cruellement.
Charlotte, ne devinant pas, demandait en serrant contre elle bien fort les deux sœurs dans la même étreinte :
– Comment vous êtes-vous rencontrées ? Par quel hasard ? Quelle main, que je bénis, vous a ramenées l’une vers l’autre ?
Louise essaya de raconter :
– Un soir, j’errais sur la rive de la Seine ; des hommes, des misérables m’assaillirent… Je me débattais… j’appelais au secours… et déjà je me croyais perdue, quand ce fut Claire, Claire elle-même qui accourut. Elle me sauva… Et depuis ce jour-là, mère, nous ne nous sommes plus quittées…
Charlotte se tourna vers Claire :
– À toi, à ton tour, mon enfant… dis-moi tout… ne me cache rien…
Alors, Claire s’agenouilla, se laissa glisser aux pieds de Charlotte.
– Non, mère, je ne te cacherai rien…
– Pourquoi te mets-tu à mes genoux, ma fille ?
– Parce qu’il le faut, mère. Écoute le récit que je vais te faire… Ensuite, tu jugeras…
Plus navrant que celui de Louise fut ce récit.
Lorsque Charlotte, enfin, comprit la chute, elle laissa tomber sa tête entre ses mains et resta sans mouvement, sans un mot. Claire, en larmes, disait, toujours à genoux :
– Pardon, mère, pardon !
Et doucement Louise répétait, en essayant de dégager les mains de sa mère et d’apercevoir son visage :
– Pardonne-lui, mère, pardonne-lui !
Charlotte résistait, répétant :
– J’avais cru retrouver mes deux filles… Hélas, je n’ai retrouvé que Louise… l’autre est perdue… l’autre est perdue !…
Claire s’affaissa à demi évanouie.
Louise disait, à voix basse, effrayée : « Pardonne, mère, pardonne ! » Enfin, le cœur maternel s’attendrit. Charlotte s’avança vers Claire étendue.
Elle se pencha sur elle, l’embrassa au front d’un long baiser et dit :
– Relève-toi et appuie-toi sur ta mère, toujours…
Et les deux enfants l’étreignent de nouveau avec une joie folle.
Toutes trois restent encore longtemps ensemble. Elles se sont assises. La mère est entourée de ses filles ; leur tête s’appuie sur sa poitrine, mais la fatigue est venue. Peu à peu, les paroles deviennent plus rares, les idées moins lucides ; les yeux se voilent de sommeil, l’obscurité enveloppe leur cerveau.
Et tout à coup, toujours enlacées à leur mère, Claire et Louise se taisent. Elles se sont endormies, heureuses. Heureuses, enfin !