III
 
RÉVOLTÉES
 

Elles étaient douces et soumises, pourtant ; mais à force de s’entendre insulter, sous la poussée de ces outrages, la souillure de ces grossièretés dont les enfants sans pitié les abreuvaient, Claire et Louise avaient fini par se révolter.

Comme elles avaient opposé longtemps cette résignation, presque cette impassibilité, à toutes les tortures morales infligées par leurs compagnes, celles-ci s’enhardissaient.

À plusieurs reprises, les deux jeunes filles constatèrent des disparitions dans leurs affaires, dans les objets de travail qui leur étaient confiés.

Elles furent punies. Elles ne se plaignaient pas, tout d’abord, n’ayant personne à accuser. Les petits vols continuèrent ; les punitions redoublèrent aussi.

Depuis des mois elles étaient maintenant privées de toute récréation, et Berthelin s’étant présenté deux fois pour les voir, on lui refusa l’entrée.

La plus ardente contre elles, parmi les orphelines, était une grande fille rousse, nommée Marie Flicot, plus âgée qu’elles de trois ans. Elle s’était mise, sans raison, sans savoir pourquoi, à haïr les deux sœurs d’une haine atroce, brutale, d’une haine de bête. Toutes les inventions dirigées contre elles venaient de Marie Flicot. De même tous ces vols si adroitement combinés.

Un jour, disparut, de l’armoire de Claire, une pièce d’étoffe à laquelle la jeune fille travaillait. L’armoire était, en général, fermée à clef. Cette clef, seule Claire la possédait, avec un passe-partout qui restait entre les mains de la mère supérieure pour les besoins de la discipline et de la surveillance. Or, l’armoire avait été ouverte sans effraction.

On ne pouvait accuser personne, et Claire seule fut jugée coupable et punie.

On ne retrouva jamais l’étoffe. La mère supérieure, navrée, fit une enquête, interrogea Claire. La jeune fille nia, pleura, mais ne fut pas crue.

– Une voleuse ! murmura la mère… Que vais-je faire de cet enfant ?…

Claire fut enfermée pendant quinze jours sans communiquer avec les autres. Du reste, elle ne regrettait pas leur compagnie. Elle regrettait seulement sa sœur Louise, pour laquelle elle avait une affection passionnée.

Quand elle sortit de là, sombre, la tête emplie d’idées mauvaises, la mère supérieure la fit venir et lui dit :

– Mon enfant, voilà plusieurs fois que je vous pardonne… celle-ci est la dernière… La première fois que j’aurai quelque faute grave à vous reprocher, je serai obligée de vous séparer de votre sœur et de vous faire envoyer dans une maison de correction… Je ne pourrai pas vous garder ici et vous donner en mauvais exemple à toute ma maison…

Claire répondit seulement :

– Vous ferez comme vous voudrez, ma mère… Je vous ai dit que je ne suis pas une voleuse. Vous n’avez pas voulu me croire. Libre à vous…

– Soyez respectueuse envers moi, Claire, dit la mère avec sévérité.

– Et envers moi soyez juste, madame, dit la jeune fille.

Elle reprit sa vie ordinaire.

Pendant quelques semaines, Claire et Louise furent plus tranquilles. Claire était réapparue, au milieu des autres, avec des yeux si durs, si résolus, où se lisait si bien l’âpre désir de châtier, de se venger, que les orphelines, instinctivement, furent effrayées. Même les insultes cessèrent.

Marie Flicot, elle-même, semblait les oublier. Mais celle-ci, un jour, entendit qu’on disait d’elle :

– Maintenant, elle n’ose plus… Elle a peur !

– Peur, moi ? dit la grande rousse… Vous verrez bientôt…

Et elle combina une nouvelle lâcheté, plus infâme que toutes les autres.

Mais Claire veillait. Elle ne dormait plus, par un prodige d’énergie.

Une nuit, au dortoir, elle vit passer comme une ombre devant son lit. L’ombre s’arrêta, parut la regarder, comme si elle eût voulu s’assurer de son sommeil, puis, lentement, avec d’infinies précautions, se dirigea vers la salle voisine où se trouvaient les armoires, dont chacune correspondait au matricule des orphelines.

Claire avait reconnu la grande rousse : Marie Flicot.

Elle se leva, prudente elle aussi, s’habilla hâtivement et alla réveiller Louise, qui couchait dans le même dortoir.

– Viens… habille-toi… Vite !

Sans comprendre, Louise obéit.

Puis, rasant les murailles, et sans qu’on fît attention à elles – la surveillante étant couchée à l’extrémité du dortoir –, elles gagnèrent la porte.

La salle des armoires n’était pas éclairée la nuit. Mais Marie Flicot était une fille prévoyante ; elle tira de sa poche un bout de bougie et l’alluma.

Puis, après un coup d’œil autour d’elle pour s’assurer que rien ne viendrait la déranger, elle se dirigea vers une armoire. Elle l’ouvrit avec un passe-partout.

L’armoire n’appartenait ni à Claire ni à Louise. Les deux jeunes filles, l’œil dans l’entrebâillement de la porte, s’en firent la réflexion à voix basse.

Et elles réfléchissaient, en même temps, que, six mois auparavant, la mère supérieure – cela s’était su – avait perdu son passe-partout. On avait eu beau le chercher, on ne l’avait pas retrouvé. Il était tombé entre les mains de Marie Flicot.

Mais que préparait donc celle-ci ?

Elle retira différents objets de l’armoire, et, parmi ces objets, tout un paquet de dentelles très fines, faites à la maison, et qui pouvaient rivaliser avec Malines, Bruges, Bruxelles, Valenciennes.

L’orpheline à qui appartenait l’armoire, était la plus adroite ouvrière de la maison, et ses dentelles, dont elle n’avait jamais assez pour suffire aux demandes, étaient vendues très cher au bénéfice de l’orphelinat.

Marie Flicot remit de l’ordre dans l’armoire. Puis elle la referma, se leva et alla s’agenouiller devant celle qui appartenait à Claire.

Claire serra les mains de sa sœur.

– Est-ce que tu devines ? murmura-t-elle.

– Non, pas encore.

– Eh bien, moi, je crois comprendre.

À l’aide du passe-partout, Marie Flicot ouvrit aisément. Et dans le fond, sous les vêtements et le linge appartenant à Claire, elle glissa le paquet de dentelles.

– Ah ! la misérable ! la misérable ! cria la jeune fille.

Et, se levant d’un bond, elle se jeta sur la grande rousse qu’elle renversa et sur laquelle elle s’acharna avec une furie vengeresse.

– Va chercher la surveillante ! Va vite !

La rousse se défendait, mais les mains de Claire la tenaient.

– Ah ! misérable, coquine, après m’avoir volée, moi, tu voulais me faire accuser de voler les autres ! Car voilà ce que tu voulais, canaille, voilà ce que tu voulais !…

Au bruit, toutes les orphelines s’étaient réveillées.

La surveillante accourait. En deux mots, elle fut mise au courant de ce qui venait de se passer.

Du reste, prise en flagrant délit, râlant sous l’étreinte désespérée de Claire, la grande Marie Flicot ne songeait ni à se défendre ni à nier. On l’enferma.

Claire et Louise eurent une explication, le lendemain, avec la mère supérieure. Et, dans cette explication, elles dirent tout ce qu’elles avaient souffert, tout ce qu’elles avaient enduré depuis tant d’années.

Deux jours après, Marie Flicot était envoyée dans une maison de correction.

Mais cette justice ne pouvait rien changer au caractère des deux sœurs et à leurs projets d’évasion. Elles en avaient assez de cette vie de souffrances. Et, pour prendre la fuite, elles n’attendaient plus qu’une occasion.

Elle s’offrit bientôt.