Thiellay ne rentra pas tout de suite au château de Fénestrel. Il se rendit droit au Clos des Noyers. Il avait besoin de revoir Gauthier et Claire, Claire surtout, qu’il avait laissée évanouie dans les bras du jeune homme.
Au Clos, tout le monde l’attendait dans l’angoisse.
Gauthier, en rentrant, avait réveillé Berthelin, Charlotte et Louise. Il leur avait raconté ce qui s’était passé. Claire revenait à la vie ; Gauthier, alarmé, lui prodiguait tous ses soins. Enfin, il eut le bonheur de la voir sourire, mais en même temps, et comme lui revenait sans doute à l’esprit la scène du prieuré, elle eut un geste d’épouvante.
Gauthier la calma.
– Nous avons deviné une partie de la vérité. Plus tard vous nous direz le reste.
Elle le remercia d’un regard chargé de toute sa tendresse. Puis, tout à coup, apercevant Louise, elle l’attira dans ses bras, la couvrit de baisers et lui murmura à l’oreille :
– M. du Thiellay viendra bientôt… J’ai de lui une promesse qui te concerne… Ne perds pas tout espoir… et ne pleure plus lorsque tu penseras à Urbain.
Les grands yeux inquiets de Louise l’interrogèrent.
Mais elle ne voulait, elle ne pouvait rien dire de plus.
Une heure se passa.
Tout à coup la porte s’ouvrit et M. du Thiellay, toujours aussi pâle, parut.
Il alla vers Gauthier et dit :
– Mort !
Puis il tomba sur une chaise et se mit à pleurer.
Quand il reprit un peu de sang-froid, il dit à Berthelin, cette fois :
– J’ai fait justice… Le malheureux s’est tué devant moi…
Et tendant les mains à Claire, très émue :
– Vous ne m’en voulez pas de l’effrayante comédie que je vous ai demandé de jouer ?… Vous n’en garderez aucun mauvais souvenir ?…
Claire lui désigna Louise :
– Il est, vous le savez, un moyen très simple de me faire tout oublier.
Thiellay ouvrit ses bras aux deux jeunes filles :
– Alors, oubliez, oubliez dès maintenant… car, dès aujourd’hui, je considère votre sœur comme ma fille…
Gauthier et Berthelin, le voyant ému, profondément troublé, ne voulurent pas que le comte s’en retournât seul à Fénestrel. Ils l’accompagnèrent. En revenant, lentement, dans la nuit froide, Berthelin disait à Gauthier :
– Voilà terminé ce drame qui durait depuis douze années… qui a fait couler tant de larmes… Vous oublierez, vous aussi, Gauthier, car il faut, et vous serez heureux… La mort de votre père est encore trop récente pour que je vous demande d’effacer ce souvenir, mais la paix reviendra dans votre âme… au fur et à mesure que vous sentirez tout ce foyer d’amour qui est en Claire…
Gauthier, silencieusement, lui serra la main.
On n’était pas couché, au Clos, lorsqu’ils rentrèrent.
On les attendait. Berthelin alla prendre les mains de Charlotte :
– Bientôt, votre innocence sera publiquement reconnue, proclamée ; bientôt, Charlotte, rien de ce triste passé n’existera plus pour vous et, devant le bonheur de vos deux enfants, rien ne troublera plus votre bonheur…
Elle lui sourit doucement, en répondant à l’étreinte de la main loyale de l’homme qui avait toujours cru en elle, par une lente, tendre et longue pression de ses doigts.
Malgré tous les malheurs accumulés, elle était belle encore, d’une beauté mélancolique. Les yeux étaient restés les mêmes, extrêmement tendres, extrêmement candides.
Son regard eut une caresse en se fixant sur Berthelin.
Et Berthelin rougit, embarrassé.
Il se taisait. Charlotte, avec un sourire ému :
– Jean… n’as-tu rien de plus à me dire, mon ami ?…
– Ah ! si…
– Eh bien ?
– Je n’ose !
– Alors, il faut que ce soit moi qui parle…
– Charlotte !…
– Toi qui as été mon seul ami, mon seul défenseur, toi qui, pas un seul instant, jamais, n’as voulu croire à ma honte, à mon déshonneur, m’abandonnerais-tu, maintenant que je suis heureuse et fière ?…
– Oh ! Charlotte ! Charlotte ! Vous savez bien…
– Parle ! Parle ! Tu ne peux pas exiger que ce soit moi… C’est le monde renversé !…
– Charlotte, je n’ai jamais cessé de vous aimer…
– Je serai ta femme et je serai ton amie, Jean !…
Et le brave homme, entouré par Charlotte et ses filles, riant, pleurant, tout ensemble, ne savait plus auquel des baisers il fallait répondre, tant il en pleuvait sur son visage.
À Fénestrel, lorsque Thiellay vit sa femme, le lendemain matin, il lui dit :
– Viens, rentre chez toi, j’ai à te parler.
Elle le regarda avec surprise, car il semblait très ému.
– Un malheur ? interrogea-t-elle.
Il ne répondit pas, et quand ils furent seuls, loin de toute oreille indiscrète, il dit :
– Clotilde, tu n’as pas oublié la terrible accusation que tu as fait peser sur ma tête, il y a douze ans ? Tu n’as pas oublié que pendant quelque mois tu as pu croire que j’avais assassiné le docteur Renneville ?
– Oui, mais tu t’es disculpé. Pourquoi réveilles-tu ce passé ?
– Il faut que tu saches pourtant que le meurtrier du docteur Renneville…
– Ton frère… dit-elle à voix basse.
– Je l’ai retrouvé. Il a osé reparaître dans ce pays, auprès de moi, sous un faux nom, pour y préparer un nouveau crime… Pouvais-je le laisser faire ? Mon devoir n’était-il pas de m’interposer entre lui et ses victimes ?
– C’était ton devoir, en effet… Il avouait…
– Au contraire, il niait, et chaque fois que ce mot de frère tombait de mes lèvres, il paraissait ne rien comprendre.
– Comment l’as-tu obligé à se trahir ?
– En lui jetant à la face, au moment où il ne pouvait s’y attendre, les paroles étranges que toi-même, jadis, tu avais surprises et dont tu avais essayé l’effet sur ton mari lorsque tu le croyais coupable.
– Et il les entendit ?
– J’ai cru qu’il allait devenir fou, car, seul, il les connaissait, les paroles menaçantes de Renneville… Il est tombé… il s’est évanoui… J’ai espéré qu’il ne sortirait pas de cette syncope et que l’apoplexie ferait ce que je m’étais promis de faire moi-même.
– Tu voulais le tuer…
– Oui.
Clotilde, terrifiée, se cacha la tête dans les mains.
– Qu’est-il devenu ? demanda-t-elle après un long moment de silence.
– Il est mort.
– Il s’est tué ?…
– Oui.
Des larmes apparurent dans les yeux du comte.
– Maintenant qu’il est mort, je ne me rappelle plus ses fautes et ses crimes. Je ne me souviens plus que d’une chose, c’est qu’il était mon frère…
Il s’assit, dans un accablement immense. Elle se pencha sur lui et lui parla avec douceur.
Tout ce que pouvait lui inspirer sa tendresse de femme, elle le lui dit. Il écoutait, sans répondre pourtant. Ce ne fut qu’à la fin qu’il dit :
– Tu es bonne… Tu es bonne…
Et il lui embrassa fiévreusement les mains à plusieurs reprises. Un peu de bruit les fit se retourner. C’était Urbain qui entrait.
Il vint embrasser sa mère, puis le comte, et voyant les larmes qui rougissaient les yeux de son père :
– Vous êtes triste, mon père… Que vous est-il arrivé ?
– Rien qui ne puisse t’intéresser, mon enfant ; mais j’ai à t’apprendre une nouvelle qui te touche plus particulièrement.
– De quoi s’agit-il ?
– De quelqu’un qui te tient au cœur et d’un projet que tu as formé…
– De Louise ?
– Oui.
– Eh bien ! père ?… Est-ce qu’un malheur serait arrivé ?
– Tranquillise-toi, dit le comte qui souriait maintenant à la pensée du bonheur qu’un mot de lui allait donner à son fils.
Calmé par ce sourire, pourtant toujours inquiet, Urbain ne savait que comprendre.
La comtesse elle-même regardait avec surprise son mari qui ne l’avait pas mise au courant de ses intentions.
– Un accident ?
– Oui, à la vérité, un accident… Elle se marie !…
Urbain pâlit, puis rougit, décontenancé…
– Mon père, je n’ose deviner !… je vous en supplie, parlez, parlez, que faut-il que je croie ?
– À ce qui peut te rendre le plus heureux, mon enfant.
Urbain se précipita dans les bras du comte :
– Oh ! mon père, oh ! mon père chéri !
– Je suis ton père chéri parce que je fais toutes tes volontés… Je ne le serais plus si je te résistais…
– Tais-toi, tais-toi… Ne me reproche rien…
Le comte se tourna vers Clotilde :
– Tu m’approuves ?
– Je n’ai d’autre pensée que la tienne… d’autre volonté que celle qui vient de toi… Je suis heureuse de ton bonheur… J’ai vu pleurer mon fils depuis que nous avons refusé d’entendre parler de ce mariage et il me semblait que chacune de ses larmes retombait sur moi comme un remords. Aucune objection ne viendra donc de moi…
Urbain quitta son père pour s’élancer vers Clotilde :
– Je t’ai toujours trouvée bonne et indulgente et tu as passé ta vie à me gâter…
– Sois donc heureux pour nous une fois de plus, mon fils.
– Louise connaît-elle le bonheur qui nous attend ?
– Oui.
– Veux-tu me permettre d’aller au Clos des Noyers ?
– C’est ton devoir de fiancé.
Urbain ne se le fit pas répéter deux fois.
Il partit aussitôt. Et de la fenêtre du salon, Clotilde et son mari le regardaient courir.
Quand il eut disparu, le comte et la comtesse se tendirent les bras.
Une étreinte leur montra, à tous les deux, que les souvenirs tristes du passé, brusquement éveillés, n’emporteraient rien de leur tendresse revenue.
Thiellay, nerveux, s’en alla bientôt. Il ne pouvait tenir en place. Il pensait aux ruines du prieuré de Relay, à l’homme qui gisait dans la chapelle, et que l’on avait retrouvé déjà, peut-être.
Le lendemain, il apprit, vers midi, par des bûcherons qui travaillaient sur Fénestrel, que le corps avait été aperçu par un berger dont le chien s’était mis à aboyer.
Des paysans avaient averti le maire et la gendarmerie du chef-lieu de canton. Une enquête se faisait.
On avait bien retrouvé le feuillet sur lequel Moëb avait recommandé que l’on n’accusât personne de sa mort.
Cependant la justice, flairant un mystère, cherchait.
Moëb gagnait beaucoup d’argent à la Bourse et vivait d’une vie très large, aussi bien à Paris que dans son château de Touraine. Son existence, très décousue, de viveur débauché, donnait prise à la malveillance, mais on ne put pénétrer le secret de son passé.
Au cimetière où Moëb avait été conduit, il y eut peu de monde pour accompagner le cercueil dans sa suprême promenade.
*
* *
Les jours qui s’écoulèrent amenèrent l’apaisement dans l’esprit de Thiellay. Pour recouvrer un peu de bonheur, du reste, il n’avait qu’à contempler la joie qui régnait sur tous les visages autour de lui.
Urbain et Louise ne se quittaient plus. Les deux jeunes gens passaient les journées tantôt au Clos des Noyers, tantôt au château de Fénestrel.
Quand ils venaient à Fénestrel, Charlotte les accompagnait, recevant sur sa route, maintenant, au lieu des outrages d’autrefois, les marques du respect, de la sympathie universels.
Elle et Clotilde ne se quittaient guère alors, suivant de loin ces jeunes gens heureux.
Parfois, du balcon où jadis Clotilde avait assisté au terrible duel de son mari et de Mathis, sur la falaise du Château-Robin, Charlotte Lamarche contemplait, en rêvant, tout le paysage d’hiver qui se déroulait devant elle.
La rivière coulait lentement, tout enveloppée de brumes, entre ses broussailles des bords, ses hauts joncs jaunis et pourris, ses peupliers pareils à de gigantesques et grêles balais.
Ce qui attirait surtout les regards de Charlotte, lorsqu’elle était sur le haut balcon dominant la vallée, c’était le coin du plateau où jadis s’était élevée Maison-Bruyère.
Maison-Bruyère n’existait plus. La main criminelle du docteur Marignan avait incendié la gentille demeure.
Mais ce qu’elle pouvait voir encore, c’étaient les murs restés debout, appuyés contre le coteau où jadis étaient les fours à plâtre du père Langeraume.
Les fours à plâtre ! Tout son malheur venait d’eux, pourtant ! Ils avaient joué, dans sa vie, le rôle de la fatalité dans les tragédies antiques.
Elle se souvenait de cela, la douce Charlotte, maintenant qu’elle rêvait à ce passé tragique, accoudée à la terrasse de Fénestrel, pendant que, devant elle, sous ses yeux, dans les jardins, et sous les grands marronniers dépouillés, Louise et Urbain parlaient d’amour.
Le mariage de Claire et de Louise avait été renvoyé à la belle saison.
Gauthier était trop profondément abattu par la mort de son père, par tout ce drame déroulé en ces derniers jours, pour qu’il pût être question de mariage avant quelques mois.
D’autre part, le comte du Thiellay, lui non plus, n’était pas encore remis de la mort de Moëb.
Il y avait malgré tout, sur Fénestrel, un voile de tristesse. Il ne fallait pas embrumer de tous ces souvenirs la gaieté d’une cérémonie qui allait rendre les jeunes gens heureux.
Du reste, le congé d’Urbain allait prendre fin, mais il avait obtenu de ne pas réembarquer pendant l’année suivante.
Il resterait à Brest, attaché à la préfecture maritime, ce qui lui permettrait, de temps en temps, une échappée à Fénestrel et au Clos des Noyers, auprès de Louise.
Gauthier, lui, s’était installé à Tours, dans l’appartement de son père.
À peine s’y trouvait-il depuis quelques jours, que Goniche s’était présenté pour lui parler.
Il le fit introduire dans son cabinet.
– Monsieur Gauthier, dit le serrurier, j’étais venu, dans le temps, pour demander un grand honneur à feu M. votre père.
Sur un geste indécis de Gauthier :
– J’aurais voulu que votre défunt père fût le parrain de mon gosse… Il n’est pas encore baptisé, mon gosse… j’ai attendu… Si le cœur vous en dit, monsieur Gauthier, ce serait une grande joie pour moi et pour la bourgeoise…
– J’accepte…
– Merci, monsieur Gauthier… merci !
Le serrurier fit quelques pas vers la porte. Sur le seuil, il s’arrêta. Et en regardant le jeune homme, il eut un rire bon enfant.
– Eh ! eh ! monsieur Gauthier, on n’est pas feignant dans la serrurerie… V’là un gosse à baptiser… mais il y en a un autre en train… On dit que la France se dépeuple. Je tâcherai toujours, pour ma part, que ça soit un mensonge…
Gauthier sourit.
– Allons, au revoir, monsieur Gauthier.
– Au revoir, Goniche.
Si le mariage de Claire et de Louise était reporté à la belle saison, il n’y avait aucun motif pour retarder celui de Berthelin.
Certes, entre Berthelin et Charlotte, ce n’était pas l’amour impétueux qui emporte les jeunes gens ; à son amour, avec le temps, Berthelin avait vu succéder, avec une profonde pitié, une affection sérieuse, raisonnée, plus forte que l’amour, et c’était ainsi que maintenant il aimait.
Chez Charlotte, l’affection fraternelle qu’elle avait eue, dans son enfance et sa jeunesse, pour le brave garçon, avait changé de nature. Il s’y mêlait une reconnaissance si grande que Charlotte était prête à tous les dévouements pour l’homme qui jamais n’avait voulu douter d’elle au milieu des cris exaspérés de l’opinion publique surexcitée contre la Pocharde.
Telle était la nature des sentiments qui les rapprochaient.
– À quoi bon attendre ? avait dit Berthelin… Il me semble que j’ai attendu assez longtemps…
Ce fut vers la fin de décembre que leur mariage fut célébré.
Ils auraient voulu que la cérémonie passât inaperçue.
Pourtant, depuis le matin, la vieille église de Pont-de-Ruan était en fête. Jamais elle n’avait été aussi coquette, si parée, si fleurie. Les vieux murs, comme aux jours ensoleillés de la Fête-Dieu, disparaissaient sous les branches vertes des sapins. Dans l’intérieur, des fleurs également partout, arrivées le matin même de Nice.
Dans le pays, les femmes se souriaient en se racontant des choses à voix basse, sur le seuil des portes. Les hommes se promenaient en s’arrêtant de temps en temps pour jeter un coup d’œil vers la côte, par où devait arriver Berthelin avec Charlotte Lamarche.
Et tous, femmes et hommes, avaient leurs vêtements des dimanches.
Cependant, aucune invitation n’avait été faite. Berthelin et Charlotte avaient tenu à ce que la cérémonie fût discrète.
Vers dix heures, un gamin accourut, essoufflé, criant :
– Les voilà ! les voilà !…
En même temps, il allait prévenir à l’église. Et la grosse cloche se mit en branle.
Au bout de quelques minutes, des voitures apparurent, descendant la côte, traversèrent le village et s’arrêtèrent devant la mairie.
Une dizaine de personnes en descendirent. On vit Charlotte, dans une robe grise, le visage rosé par l’émotion. Ses grands yeux, très doux, étaient humides ; la sérénité de son cœur si droit et si pur se lisait sur son front. Le passé n’existait plus.
Celle que l’on avait condamnée pardonnait à ceux qui l’avaient fait souffrir et ne se souvenait plus de ses souffrances.
Le cortège disparut dans la mairie.
Ce fut l’adjoint, un ami de Thiellay, qui les maria.
L’adjoint était un fin Tourangeau, à l’intelligence déliée, au cœur droit. Il fit un discours très joliment tourné à Berthelin et à Charlotte. Il termina en disant que ce qu’il ne pouvait leur expliquer, l’affection et le respect, le repentir de tout le pays, le pays tout entier allait, dans quelques minutes, se charger de le leur dire.
Ces paroles étaient encore une énigme pour Charlotte et les autres qui, n’étant point passés par l’église, n’avaient pu voir les préparatifs charmants de la fête.
Lorsqu’ils sortirent, ils ne trouvèrent plus de voitures. Et de la mairie à l’église, deux haies vivantes s’étaient formées, entre lesquelles il fallut que Charlotte passât.
Quand elle vit cela, la pauvre Pocharde, elle en eut le cœur serré, et pendant une seconde elle crut qu’elle allait retrouver la même réprobation chez ceux qui l’avaient tant outragée autrefois.
Car ceux qui étaient là, il y a douze ans, l’avaient insultée.
Quand elle traversait le village, on riait sur son passage. Les enfants la poursuivaient en lui jetant des pierres !
Et le terrible surnom hurlait à ses oreilles :
– La Pocharde ! La Pocharde !
Mais comme elle fut vite rassurée ! Les femmes la regardaient avec des yeux souriants, les hommes, d’un même mouvement spontané, avaient enlevé leurs chapeaux. Et sur toutes ces figures éclatait une grande joie.
Elle traversa la haie vivante au bras de Berthelin. Mais quand elle se trouva devant l’église, dont la grosse cloche résonnait à toute volée, quand elle vit la fête des fleurs qui chantait si bien et si tendrement l’affection revenue, elle trembla et Berthelin fut obligé de la soutenir.
– Jean, murmura-t-elle, je vous avais demandé plus d’intimité.
Jean, dont les yeux étincelaient de joie, Jean répondit :
– Je vous ai obéi… Je n’ai rien fait… Ce n’est pas moi le coupable, je vous le jure !
– Qui donc, alors ?…
Il montra d’un vaste geste le village entier rassemblé.
– Ces braves gens !
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! je suis trop heureuse…
Un vieux l’entendit et répliqua gaillardement :
– Si elle est trop heureuse, elle ne l’a pas volé !…
Ce fut les yeux mouillés de larmes que la Pocharde entra dans l’église. Celle-ci fut aussitôt envahie. Pas une place libre. Elle ne se vida que vers la fin de la cérémonie et, quand Berthelin et Charlotte sortirent, ils trouvèrent sur le seuil un vieillard qui les attendait, le chapeau à la main.
Paysans et paysannes se pressaient autour de lui.
– Madame, dit-il, je viens, au nom de tous ceux qui sont là, des petits comme des grands, vous dire que nous avons regret de ce qui s’est passé jadis. Ce n’était pas tout à fait notre faute, puisque les apparences étaient contre vous, mais c’est vous qui en avez souffert. J’espère que votre bonheur d’aujourd’hui vous fera oublier les mauvais jours du temps de jadis… Au nom de tous ceux qui sont là et qui vous ont outragée autrefois, je viens vous demander pardon…
Un murmure parcourut la foule :
– Oui, oui, nous lui demandons pardon…
Elle tendit la main au vieux.
Ses yeux étaient brouillés de larmes.
– Je pardonne, mon ami, du fond de mon cœur et sans arrière-pensée…
Tout émue et joyeuse :
– Je pardonne et je ne me souviens plus de rien.
Le vieillard reprit :
– Vous ne pouvez pas embrasser tout le monde. Ils sont trop… Voulez-vous me permettre de vous embrasser ?
– Très volontiers.
Elle tendit la joue, sur laquelle retentit un baiser sonore. Et la foule, chapeaux en l’air, s’écarta pour laisser passer la Pocharde réhabilitée, la Pocharde heureuse…