II
 
LE BANQUIER MOËB
 

L’étranger ne resta pas longtemps au Clos des Noyers ; il en sortit un quart d’heure après. Il avait l’air très animé ; ses yeux brillaient étrangement, et lorsqu’il passa, sans l’apercevoir, devant Thiellay caché sous bois, il proférait des paroles où le comte crut deviner une sorte de colère et de désespoir.

– Non, non, je ne me tiens pas pour battu… Un jour ou l’autre… bientôt… je la veux… à moi, à moi… oui, à moi…

Il prit le chemin qui traversait les taillis et Thiellay le perdit de vue. Berthelin, au même moment, traversait la cour et se dirigeait vers la ferme. Thiellay sortit de sa cachette et le rejoignit.

Étonné de le revoir, alors qu’il l’avait quitté quelques minutes auparavant, Berthelin s’arrêta.

– Vous, monsieur ?… Qu’est-ce donc ?… Vous paraissez tout ému…

Et tout à coup, comprenant :

– Ah ! vous voulez savoir… l’homme de tout à l’heure, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Sur de faux renseignements, cet homme venait traiter avec moi la vente du Clos des Noyers. Je lui ai répondu que le Clos n’était pas à vendre. Il s’est confondu en excuses. Alors, il m’a interrogé, sous prétexte qu’il désirerait vivement s’établir dans notre pays, et m’a demandé si je connaissais une propriété à vendre… Je lui ai donné quelques indications, et il m’a quitté en me laissant son adresse…

– Son nom, son nom ?…

Berthelin montra au comte une carte, qui portait le nom de Moëb.

Ce nom ne lui disait, ne lui rappelait rien. Mais sa défiance était éveillée, des soupçons étaient nés dans son esprit.

Tout de suite, il résolut d’aller à Paris et de se livrer à une enquête sur le compte du banquier. Auparavant, toutefois, il voulait savoir à quoi s’en tenir sur le voyage de cet homme en Touraine. Moëb ne devait pas être loin encore. Hubert hâta le pas.

Bientôt, en effet, il le vit qui regagnait la route d’Azay et montait dans une voiture que le comte n’avait pas vue, la première fois, dans le brouillard. La voiture l’emporta rapidement vers Azay, mais Thiellay avait cru reconnaître le cocher, au service d’un hôtel du village. C’était donc dans cet hôtel que Moëb devait être descendu.

Le comte n’hésita pas et partit. Il avait une heure de trajet à pied.

Arrivé à Azay, puis à l’hôtel, il fit passer sa carte à Moëb.

Sur la carte, au-dessus de son nom, simplement il avait écrit : « Pour affaires. – Recommandé par M. Jean Berthelin. »

Moëb était rentré depuis une heure. Il s’était enfermé dans sa chambre. Telle était sa rêverie que lorsque le domestique frappa, il n’entendit pas ; au second coup, il tressaillit, se réveilla et cria :

– Entrez !

L’homme entra et remit la carte.

La main trembla un peu, lorsque Moëb lut le nom de Thiellay. Puis, il haussa les épaules et, se tournant vers le domestique qui attendait sur le seuil :

– C’est bien. Je recevrai M. du Thiellay. Priez-le de monter dans ma chambre.

Thiellay monta l’escalier derrière le domestique. Celui-ci ouvrit. Thiellay entra. Moëb se leva et fit deux pas vers lui en désignant une chaise.

– Monsieur, veuillez me dire ce qui me procure l’honneur…

La phrase était bien banale et pourtant elle fit frémir le comte. Le son de cette voix, pour la seconde fois, le frappait, rappelait tous les souvenirs d’enfance. Mais Moëb était très calme, sans aucune émotion.

La cruelle maladie avait rongé les cils, alourdi les paupières, modifié le regard. Moëb, s’il était vraiment Léon du Thiellay, le frère coupable, était devenu méconnaissable.

C’était donc une lutte où, dès la première rencontre, le comte du Thiellay avait nécessairement le dessous, puisqu’il n’agissait que sur un soupçon, tandis que Moëb, lui, partait en guerre avec une certitude, car il devait avoir reconnu son frère depuis longtemps.

Ils se considérèrent pendant quelques secondes, silencieusement. Thiellay s’était assis.

– Monsieur, dit-il, je vous demande pardon de venir ainsi, sans être connu de vous, sans vous être présenté.

Moëb interrompit d’un air bonhomme :

– Je connaissais du moins votre nom. En me rendant au Clos des Noyers, j’ai aperçu, d’en bas, de la route qui borde l’Indre, les tourelles du château de Fénestrel.

Et après un silence :

– J’ai interrogé le cocher… c’est lui qui m’a renseigné… Le comte Hubert du Thiellay est très populaire dans ce pays.

Thiellay ne pouvait écouter cette voix sans un trouble profond.

– Monsieur, dit-il – car il fallait bien trouver un prétexte pour expliquer sa visite – j’ai entendu dire, par M. Berthelin, que j’ai vu justement quelques minutes après votre départ, que vous cherchiez une propriété dans notre pays… Il me serait possible de vous en offrir une qui vous plairait peut-être… Elle a été achetée par moi jadis et je l’ai jointe au domaine de Fénestrel ; mais je suis prêt à l’en distraire, et je n’attendais qu’une occasion pour cela…

– Où est-elle située ?

– Elle borde Fénestrel, sur la côte d’Artannes. J’ai acheté cette propriété autrefois, pour la somme nette de trois cent mille francs, au malheureux docteur Renneville, qui fut assassiné au prieuré de Relay le soir même du jour où je lui payai une partie de cette somme…

Moëb, sans un tressaillement, répliqua :

– Bien, monsieur… Je comptais partir ce soir pour Paris ; je retarderai mon départ. Si vous voulez me donner quelques explications complémentaires sur cette propriété, j’irai la visiter…

– Faisons mieux, monsieur…

– Tout à votre service…

– Faites-moi le plaisir de venir déjeuner à Fénestrel, demain, à onze heures. Nous visiterons ensemble la propriété… De cette manière-là, je pourrai répondre, au fur et à mesure, à vos questions et à vos objections…

Moëb s’était levé et, d’une contraction machinale, avait coupé en deux le cigare qu’il tenait entre ses dents.

Puis :

– J’accepte avec plaisir, monsieur.

La voix ne tremblait pas…

Si Moëb était véritablement Léon du Thiellay, est-ce qu’il n’aurait pas eu quelque émotion, même fugitive, à cette brusque proposition, si imprévue ?…

– À demain donc, monsieur, fit Thiellay.

Et, lorsque le comte sortit, l’éternelle question se posa plus insoluble toujours :

– Est-ce lui ? Est-ce lui ?

Quand il fut parti, Moëb se dirigea vers la fenêtre. Il en souleva légèrement le rideau, et il regarda le comte qui s’éloignait ; puis, quand Thiellay eut disparu au tournant de la rue, il laissa retomber le rideau et resta rêveur, le sourcil froncé, un air de cruauté répandu sur son visage lugubre.

– Irai-je demain à Fénestrel ?

Oui, il le fallait, car ne pas y aller, c’était s’avouer vaincu, c’était crier à Hubert du Thiellay : « J’ai peur ! » C’était reconnaître que Moëb et Léon du Thiellay, le banquier d’aujourd’hui et l’assassin d’autrefois, étaient le même homme…

Il releva la tête avec défi :

– Cela, jamais ! murmura-t-il.

Et le lendemain, une voiture de l’auberge l’emportait vers Fénestrel et le déposait devant le château.

Hubert le reçut. En attendant le déjeuner, il conduisit Moëb dans les alentours.

Rien n’avait changé là… Le comte s’était contenté de tout entretenir minutieusement. Les embellissements n’avaient pas modifié l’aspect général de Fénestrel… et celui-là qui avait vu le château et ses jardins, vingt années auparavant, devait les reconnaître bien vite.

Familièrement, Thiellay entraînait Moëb. Si cet homme était son frère… gentil enfant d’autrefois dont la jeunesse, au milieu de ces choses, avait été si enviée, si heureuse, est-ce qu’il ne se trahirait pas, à la fin, par quelque émotion, par quelque imprudence ?

Le comte l’espérait. Et il l’amenait partout où chaque détail, surgissant soudain, pouvait éveiller les souvenirs de l’enfance.

Mais Moëb avait poursuivi sa route, sans être en rien intéressé par tous ces souvenirs.

Ils remontèrent vers le château. Hubert le fit visiter en détail au banquier, en attendant le déjeuner. Nul autre mieux que le comte ne pouvait faire admirer les merveilles de ce joli chef-d’œuvre de la Renaissance.

Cependant, le banquier avait l’air fatigué. À plusieurs reprises, Hubert avait cru remarquer que sa respiration devenait haletante. Même, parfois, il ralentissait le pas et, furtivement, il essuyait son front. Cela frappa le comte. Moëb avait l’allure d’un homme robuste. Pourquoi cette fatigue ?

Au premier étage, brusquement, le comte venait d’ouvrir une porte.

– Jamais personne n’entre ici, dit-il, jamais…

– Alors, monsieur, dit Moëb, je ne veux en rien changer vos habitudes… Je ne me permettrais pas…

– Je ferai une exception pour vous… Entrez, je vous prie…

C’était une chambre sévère et élégante tout ensemble, meublée de meubles anciens, tous de la Renaissance et du plus rare travail. Au fond, un lit à colonnes. Aux murs, des tapisseries.

– C’est là que nous sommes nés, mon frère et moi… dit le comte. C’est là qu’est morte notre mère… C’est là aussi qu’est mort notre père…

Moëb essuya son front. Pourtant, il se raidit. Il parcourut la chambre lentement, d’un pas un peu lourd, se pencha vers quelques meubles comme pour les admirer de plus près. Puis ils ressortirent.

Le visage de Moëb était impénétrable.

À table, cependant, il ne fut pas complètement maître de l’effroyable émotion qui le torturait depuis son entrée dans Fénestrel. Il essaya vainement de manger. Sa gorge était contractée. À plusieurs reprises, lorsqu’il porta son verre à ses lèvres, sa main trembla si fort que le vin faillit se répandre.

Il tint bon, cependant, jusqu’au bout. Sa voix resta ferme ; son regard ne démentit jamais son assurance.

Et lorsque le comte, à la fin de l’après-midi, le quitta, la visite du domaine terminée, après avoir flotté vingt fois entre des certitudes diverses, il se demandait encore : « Est-ce lui ? »

Moëb rentra à l’auberge d’Azay. Et quand il fut seul, il murmura, en tombant demi-mort de fatigue :

– Une seconde journée comme celle-là, et je suis perdu !

Moëb, pourtant, ne quitta point Azay. Il voulait revoir Claire. Pour arriver jusqu’à elle, pour l’obtenir, déjà il y avait eu mort d’homme. Il n’avait pas hésité à recourir à sa force redoutable au pistolet et il avait écarté de son chemin Robert Aujoux qui le gênait. Il écarterait également les autres, s’il en surgissait de nouveaux.

Établi dans le pays et sans cesse à rôder dans tous les alentours, il ne devait pas tarder à se rencontrer avec Claire.

Et en effet, un soir, alors qu’elle regagnait le Clos des Noyers en toute hâte, il apparut tout à coup dans le chemin étroit qu’elle avait pris pour raccourcir sa route, entre les bois.

Elle le reconnut tout de suite, aux dernières lueurs du jour qui tombait, et, en le voyant, elle ne put retenir une exclamation d’épouvante.

Il se rapprocha vivement et, très bas, bien qu’ils fussent seuls :

– Moëb, qui ne vous a pas oubliée ; Moëb, qui ne vous oubliera jamais ; Moëb, qui vous aime !

Elle voulut s’enfuir. Il la retint, en lui saisissant le bras. Mais il ne la serra pas, il ne lui fit point violence.

– Ne partez pas, ne fuyez pas ; vous n’avez rien à redouter de moi…

Elle tremblait de toutes ses forces. S’il ne l’avait pas soutenue, elle serait tombée. Ses dents claquaient, et elle bégayait :

– J’ai horreur de vous, laissez-moi !… C’est vous qui m’avez poussée au mal… Si je me suis perdue, c’est votre faute…

Il répétait ardemment :

– Je t’aime !… je t’assure que je t’aime vraiment… Pourquoi ne reviendrais-tu pas, à Paris, où tu serais bien vite pareille à une souveraine, grâce à ta beauté, grâce à ma richesse ?

– Jamais ! Jamais !

– Ne m’aimeras-tu pas ?… n’auras-tu pas pitié de moi ?…

– J’ai horreur de vous !

Chose étrange, il était tout changé devant elle. Il se sentait timide, faible, et ne pensait même pas à répondre aux duretés que la jeune fille lui disait.

– Je ne me fâcherai pas, je ne veux pas me fâcher, je t’aime !…

Elle voulut s’en aller, par un mouvement brusque.

Il la retint.

– Pas encore ! Pas encore !

– Lâchez-moi !

– Non ! je voudrais te dire encore…

– Lâchez-moi, ou j’appelle…

– Je ne crains que toi au monde. Souviens-toi de Robert Aujoux ; tu sais bien que les hommes ne me font pas peur et que leur vie est peu de chose pour moi !

– Infâme… assassin !…

– Je serai tout cela, de nouveau, si tu m’y forces, pour que tu sois à moi !…

Elle eut un appel strident :

– À moi ! au secours ! au secours !

Cette résistance, cette horreur de la jeune fille enlevaient à Moëb tout son sang-froid. Tout à l’heure, timide et presque suppliant, il était à présent farouche. Ses yeux étranges, sans cils, brillaient comme deux trous au fond desquels un brasier eût été allumé.

– C’est toi qui me forces au crime ! murmura-t-il.

Il appuya rudement sa main sur les lèvres de Claire. Un dernier cri d’appel fut étouffé sous la brutale pression. Et il bégaya, éperdu de folie, ivre de passion :

– Je t’aime ! je t’aime ! je t’aime !…

Elle s’évanouit et, échappant des bras du misérable, elle roula sur l’herbe. Il la contempla pendant une seconde :

– Ce n’est pas ainsi que je l’aurais voulue… Je l’aurais voulue consentante, venant de son plein gré… N’importe, elle est à moi…

Il se penche sur le visage pâli, pareil à celui d’une morte. Et ses lèvres vont s’appuyer sur ces lèvres entrouvertes qui ne se défendent plus, lorsque, soudain, le misérable tressaille de tout son corps. Deux mains l’ont saisi aux épaules, l’ont enlevé, repoussé avec tant de vigueur, qu’il va retomber à quelques pas de là, brusquement.

Il se relève et il se trouve debout, en face d’un homme qui le considère froidement, sans colère aucune, seulement avec un mépris profond.

– Vous êtes un misérable de vous attaquer ainsi à une jeune fille sans défense… Un misérable et un infâme…

Moëb s’était lancé vers Thiellay, qu’il venait de reconnaître. Il leva la main, dans un geste de férocité. Thiellay ne fit pas un mouvement.

– Frappe donc, frère… dit-il.

L’autre baissa la main, mais ses yeux rouges gardèrent la même expression sauvage. Et il dit d’une voix sourde :

– Qu’avez-vous dit, et comment m’appelez-vous ?

– Je vous appelle du nom qui est le vôtre… Léon du Thiellay… mon frère !

Moëb eut un ricanement et haussa les épaules.

– Vous êtes fou…

– Hélas !… je le voudrais lorsque me reviennent à l’esprit les souvenirs de toutes tes hontes et de tous tes crimes…

– Oui, oui, c’est un fou, murmura Moëb.

Thiellay l’entendit.

Moëb avait dit cela avec un calme si grand, une conviction si admirablement jouée, se parlant comme à lui-même, qu’un moment il en fut ébranlé. Ne se trompait-il pas ? Ne faisait-il pas fausse route ?

Cependant, Claire revenait à elle.

Le comte l’aida à se relever, tout effarée encore et le regard rempli d’épouvante à la vue de Moëb qui faisait un pas vers elle.

– Tranquillisez-vous, mademoiselle… vous n’avez plus rien à craindre…

– Et moi, fit Moëb, je lui dis au contraire : « Non, ne soyez pas tranquille, car je reviendrai, toujours, toujours… » Et malheur à elle, à tous ceux qui la protégeront, à tous ceux qui l’aimeront…

Thiellay laissa un moment la jeune fille.

Il vint à Moëb, tout près, si près qu’ils se touchaient. Et là, très bas, les yeux dans les yeux, il lui dit :

– Et toi, misérable, je saurai qui tu es…

– Encore ! c’est une manie !

– Je saurai qui tu es et si tu es mon frère.

– Et alors, si je suis votre frère ?

– Malheur à toi… car je te châtierai sans pitié !

Il revint à Claire, lui offrit son bras.

– Venez mon enfant ; je vous reconduirai jusqu’au Clos des Noyers.

Ils disparurent lentement sous les arbres.

Moëb ne s’opposa pas à leur départ. Il disait seulement :

– Quant à savoir qui je suis, et si je suis ton frère, jamais, mon pauvre Hubert, jamais tu ne le sauras !

En chemin, Thiellay disait à Claire :

– Où avez-vous connu cet homme ? Ne me cachez rien. Dites-moi tout…

Elle était encore si nerveuse, si tremblante, qu’elle n’eut pas le courage de lui cacher la vérité sur ce qui avait été son passé. Elle dit comment elle s’était enfuie de l’orphelinat, comment elle n’avait pas retrouvé sa sœur Louise, comment elle s’était trouvée livrée à Moëb, et comment elle lui avait échappé.

– Ainsi, ce misérable vous aime !…

– Oui, je le crois… Quel que soit son amour, et, bien que j’en rougisse, il m’aime… et il est capable de tous les crimes. Il reviendra… Il ne renoncera pas à me poursuivre, et je serai sa victime un jour ou l’autre.

Ils étaient arrivés au Clos des Noyers. Thiellay la laissa, mais en partant lui dit :

– Non, vous ne serez pas sa victime… je vous le jure !

Et il ajouta, sans vouloir s’expliquer davantage :

– Bien plus… c’est vous qui servirez à son châtiment !…

Thiellay reprit le chemin de Fénestrel.

Depuis qu’il avait reçu la confidence de son fils, le comte avait évité de rencontrer Urbain. Celui-ci semblait se détacher de tout ce qui se passait au château et même paraissait ne point se soucier de la démarche que son père avait faite auprès de Louise.

Le comte s’en inquiétait. Il connaissait trop le caractère profondément sérieux de son fils pour ne pas redouter, chez lui, quelque résolution arrêtée immuablement, et contre laquelle rien ne ferait…

La comtesse, elle-même, n’avait pas voulu aborder avec le jeune homme ce sujet d’entretien.

Ce fut le comte qui s’y décida. Il monta le soir même, en rentrant au château, chez son fils.

Urbain, en le voyant, se leva et alla respectueusement au-devant de lui. Et quelques mots rapides s’échangèrent.

– J’ai vu Louise, dit le comte en s’asseyant.

– Et Louise vous a dit qu’elle m’aimait…

– Cet enfant t’aime de tout son cœur.

– Et vous n’aurez pas pitié de son amour ?…

– Je lui ai demandé, à elle-même, si elle croyait vraiment, en toute conscience, qu’elle pût devenir ta femme.

– Et elle a répondu qu’elle ne le croyait pas…

– Certes.

– Et que jamais cette pensée n’était entrée dans son esprit…

– En effet.

– C’est à moi d’y penser pour elle.

– Mon fils, tu m’attristes beaucoup.

– Père, je ne veux pas vous faire de la peine. J’aime Louise. Elle sera ma femme. Je passerai par-dessus les préjugés du monde. Il est temps qu’elle soit heureuse.

– En dehors des préjugés du monde, que tu vaincras peut-être, tu trouveras quelque chose d’inébranlable dont tu n’auras jamais raison.

– Quoi donc ?

– La volonté de ton père !

Le jeune homme dit doucement :

– La volonté de mon père cédera devant les larmes de la jeune fille.

Le lendemain, Urbain revoyait Louise :

– Il faut nous séparer, nous séparer à jamais, dit-elle. Je veux obéir à votre père… je ne veux pas encourir son ressentiment…

– Louise, je vous en supplie…

– N’insistez pas. Mon cœur est brisé. Cette séparation me tue.

– Vous ne m’aimez pas…

Elle pencha sa tête pâlie et ne put répondre.

– Vous ne m’avez jamais aimé…

Elle éclata en sanglots.

– Je vous aime, ami, et n’aimerai jamais que vous.

– Jurez-le-moi.

– Je vous le jure… Et vous le savez bien, hélas ! vous le savez bien…

– Alors, moi, Louise, je vous le dis : Ne perdez pas courage… ne perdez pas confiance… Gardez-moi votre amour… Quelque chose me dit que nous serons l’un à l’autre bientôt…