II
 
PREMIÈRES MENACES
 

Cependant, toutes les fois qu’il revint à l’orphelinat, et bien qu’il eût voulu n’en rien faire, quelque chose d’irrésistible le poussait à s’occuper de Louise et de Claire.

Il s’en était expliqué avec les sœurs afin d’éviter les questions indiscrètes ou les réflexions qu’elles pourraient faire.

Comme il s’entretenait un jour avec la mère supérieure :

– Ne trouvez pas mauvais ni même singulier que je m’occupe de ces deux pauvres filles, avait-il dit… Elles sont malheureuses et il serait injuste de leur faire supporter le fardeau de la honte de leur mère… J’ai été mêlé à cette affaire autrefois, plus que tout autre peut-être, et c’est à cause de cela que je m’imagine avoir le droit, également plus que tout autre, de m’intéresser à elles…

– Je comprends et j’approuve la noblesse de vos intentions, dit la mère mais Claire et Louise ne sont pas malheureuses chez nous. Elles y reçoivent une excellente éducation qu’elles compléteront tous les jours jusqu’à leur départ. Elles sont intelligentes et deviennent d’habiles ouvrières. Dans la situation exceptionnelle qui leur est faite, je ne vois pas trop en quoi il vous serait possible de leur venir en aide…

Et la mère ajouta, en soupirant :

– Elles sont filles de la Pocharde, filles de la Pocharde elles resteront.

Marignan baissa la tête.

Lorsqu’il traversait la cour – et il s’arrangeait toujours pour que ce fût au moment où il avait la chance de rencontrer Claire et Louise – il les regardait de loin, mais n’osait plus s’approcher d’elles. Une épouvante le retenait.

Quand il faisait un pas dans leur direction, il croyait entendre une voix qui lui criait, en le narguant :

– Ah ! ah ! le bourreau qui va voir ses victimes !

Et il se sauvait.

Mais quand il les surprenait à l’écart, loin des autres, alors il venait.

Elles avaient, elles, peur de lui, peur de ce grand vieillard maigre, aux traits accentués, sombre, au regard fuyant.

Il leur était arrivé de se cacher, pour lui échapper ; mais cela ne leur réussissait pas toujours. Alors, elles subissaient sa présence, comme un supplice.

– Vous ne manquez de rien, ici ?

– Non, monsieur, de rien.

– Tout le monde est bon pour vous ?

– Tout le monde… disaient-elles, en échangeant un regard navré, désespéré.

– Si vous aviez à vous plaindre, voulez-vous me faire une promesse ?

– Laquelle ?

– Celle de tout me dire… J’ai quelque influence… Je pourrais changer votre sort si vous vous trouviez malheureuses…

– Nous sommes heureuses.

– Avez-vous songé à votre avenir aussi ?

– Oui, souvent.

– Et que comptez-vous faire ?

– Ce que Dieu voudra… Nous sommes de pauvres filles… la honte est sur nous… nous nous attendons à souffrir beaucoup…

– Eh bien, voilà pourquoi je viens à vous, et pourquoi je vous dis : je suis prêt à vous venir en aide lorsque vous aurez besoin de moi.

– Merci, vous êtes bon, mais nous refusons.

– Pourquoi ?

– Parce que vous avez fait condamner notre mère…

– Je n’ai fait que mon devoir.

– Oui, sans doute… pourtant nous ne voulons rien de vous.

Cette fois-là, il n’avait pas osé insister, et des semaines s’étaient écoulées sans qu’il retrouvât l’occasion de se rapprocher d’elles.

Certes, il eût mieux aimé donner sa vie, plutôt que d’avouer le grand crime qu’il avait commis. Mais cela ne l’empêchait pas d’avoir des remords, et sous la poussée de ces remords il était, parfois, sur le point de commettre des imprudences.

S’il retirait les deux jeunes filles de l’orphelinat ? S’il les confiait à quelque femme dévouée, loin de la Touraine, en un pays où ce lugubre nom de la Pocharde ne les suivrait pas, où elles pourraient changer de nom même, pour plus de sécurité ?…

Oui, il pensait à cela… Et il alla jusqu’à le leur offrir…

– Oui, peut-être, répondirent-elles… Nous vous demandons quelques jours pour réfléchir… Merci, monsieur, de votre bonté pour nous.

Tout en le remerciant, elles continuaient d’avoir peur de lui. Le lendemain, elles reçurent la visite de Berthelin. Il y avait dix mois qu’il n’était pas venu. Elles se confièrent à lui. Et Berthelin leur dit :

– Je n’ai jamais varié d’opinion. Votre mère est innocente. Comme la condamnation de votre mère a été amenée surtout par le rapport du docteur Marignan, celui-ci est donc coupable. Il est, en quelque sorte, le meurtrier de votre pauvre mère. Songez qu’il s’en est fallu de peu qu’elle fût exécutée… Si vous acceptez les propositions de Marignan, et si, un jour ou l’autre, l’innocence de votre mère était reconnue, en quelle situation seriez-vous vis-à-vis de lui, après avoir joui de ses bienfaits ?…

Plus tard, quand le docteur renouvela ses offres, elles dirent :

– Nous refusons… Nous ne voulons rien de vous…

Alors, il ne leur parla plus… Il avait découvert, dans ces cœurs d’enfants, tout un foyer de haine…

En rentrant chez lui, ce jour-là, il eut la surprise de trouver dans son salon Jean Berthelin qui causait avec son fils. Il le connaissait.

Il ne l’avait pas revu depuis le jour où Berthelin, presque avec solennité, était venu mettre en garde le docteur Marignan contre sa science et ses découvertes. Mais il n’avait pas perdu le souvenir du jeune homme, et les graves paroles que le docteur avait entendues ce jour-là étaient restées dans son esprit et revenaient à sa mémoire.

Berthelin causait avec Gauthier de choses indifférentes.

En le reconnaissant, Marignan fit un geste de frayeur. Que venait-il faire chez lui ? Que venait-il dire ?

Il lui indiqua, d’un geste, la porte de son cabinet de consultation qui communiquait avec le salon.

– Veuillez vous donner la peine d’entrer.

D’instinct, il ne voulait pas que Gauthier entendît, sans même prévoir ce que Jean Berthelin avait à dire.

Celui-ci secoua la tête, refusant.

– Je ne suis pas malade… dit-il… et je viens ici uniquement pour vous remercier…

– Me remercier ?

– Oui, du grand intérêt que vous portez à ces deux pauvres enfants filles de Charlotte Lamarche… Elles m’ont tout raconté hier…

– Alors, vous savez qu’elles refusent…

– C’est moi qui le leur ai conseillé.

– Pour quel motif ? Vous entendez bien mal leur intérêt !

– Vous avez fait condamner Charlotte Lamarche, et Charlotte Lamarche, je vous l’ai toujours dit, est innocente… Je ne veux pas que les filles de la Pocharde reçoivent les bienfaits de celui qui a fait le malheur de leur mère.

Il salua Marignan d’un signe léger, s’inclina devant Gauthier presque respectueusement et sortit…

Marignan haussa les épaules et dit :

– C’est un maniaque !

Gauthier paraissait préoccupé en regardant la porte par laquelle Berthelin – ce maniaque – venait de disparaître.

– À quoi penses-tu ? demanda le père.

– À ce qu’a dit cet homme.

– Eh bien ?

– Je ne connais pas très bien cette affaire. C’est déjà vieux… Seulement, cela m’a frappé quand même, parce que ce nom de la Pocharde est resté populaire. Veux-tu me la raconter ?…

– Oui, en chemin, car je t’emmène…

– Où cela ?

– À l’hôpital. C’est l’heure de ma visite.

Marignan paraissait nerveux. Gauthier releva les yeux sur son père avec une sorte de surprise. C’était la première fois que le médecin emmenait ainsi son fils et permettait qu’il assistât à sa visite.

Ils sortirent.

– Marchons, dit Marignan ; cela nous fera du bien…

– Et cette histoire ? demanda Gauthier.

– Oh ! en deux mots tu vas la connaître : Charlotte Lamarche avait un enfant adultérin né en l’absence de son mari. Elle a voulu le faire disparaître et l’a empoisonné. Condamnée à mort, on l’a graciée au dernier moment. Maintenant, elle expie son crime à Clermont… C’est tout…

Alors, Gauthier, très calme, fit tomber cette simple question, sous laquelle s’effondra toute la vie de son père :

– C’est toi qui as fait le rapport… je sais… tu as découvert, naturellement, que l’enfant était mort empoisonné ?

– Comme de juste… Sans cela…

– Par quel poison ?

Ces trois mots, tombant sur Marignan, venaient de le faire frémir. Il n’y répondait pas ; il n’osait.

Jamais peut-être, même à l’heure de ses hallucinations dans la chambre de Charlotte, il n’avait été aussi terrifié.

C’est que, si quelque doute s’élevait dans l’esprit de Gauthier, c’en était fait de sa renommée, de sa fortune, de sa tranquillité, de tout !

Gauthier, croyant n’avoir pas été entendu, précisait, redemandait :

– Quel poison as-tu découvert dans les organes de l’enfant ?

– Aucun, dit le médecin d’une voix altérée.

Et cependant, par un effort de présence d’esprit, il essayait d’affecter la même légèreté insouciante, s’arrêtant, par exemple, à tous les étalages qu’il rencontrait dans la rue Nationale, et devant un marchand de journaux auquel il acheta deux ou trois feuilles parisiennes. Il avait jeté sa cigarette à demi consumée.

Gauthier avait entendu la réponse, mais sans la comprendre.

– Comment, dis-tu ? Tu n’as découvert aucun poison ?

– Aucun.

– Et tu concluais quand même à l’empoisonnement, dans ton rapport ?

– Les désordres observés ne pouvaient venir que d’un empoisonnement.

– Oh ! oh ! en es-tu bien sûr ?

– Gauthier ! fit sévèrement le médecin.

– Je ne mets pas en doute ton expérience et ta bonne foi !… Cependant…

– Cependant, fais-moi le plaisir de changer de conversation !

Gauthier regarda son père, surpris de ce ton que Marignan n’employait jamais avec lui, mais il ne répliqua pas.

Cinq minutes après, ils entraient à l’hôpital.

Pour effacer toute impression dans l’esprit de son fils, le docteur parut empressé de recevoir son avis sur différentes maladies qu’il avait en traitement.

Du coin de l’œil, parfois, il l’observait.

Rien ne trahissait, en apparence, qu’il restât quelque préoccupation dans l’esprit de Gauthier…

Le docteur, en revenant, se montra plein d’effusion, très camarade avec ce grand fils qu’il aimait, pour lequel même il se sentait une sorte d’orgueilleuse tendresse.

Il l’observa pendant les jours suivants et ne remarqua rien. Gauthier était affectueux avec son père, autant que d’habitude. Marignan se rassura. Il était évident que le jeune homme ne concevait aucun soupçon.

Un matin, cependant, le docteur entra à l’improviste dans la chambre de Gauthier. Le jeune homme était absent. Le père allait se retirer, lorsque son regard tomba sur des journaux jaunis, étalés sur la table de travail du jeune homme.

Il s’approcha et déchiffra :

COUR D’ASSISES D’INDRE-ET-LOIRE

AFFAIRE DE LA POCHARDE

Empoisonnement d’un enfant par sa mère

– Je m’en doutais ! murmura le médecin, accablé.

Le bruit des pas de son fils, de l’autre côté de la porte, lui rendit un peu de sang-froid, il se redressa.

Un regard de Gauthier sur son bureau lui fit comprendre que son père avait lu.

Il y eut entre eux quelques secondes d’un silence lourd, pénible. Puis, le docteur :

– Tu lisais l’affaire de Charlotte Lamarche ?

– Oui…

– Cela t’intéresse ?

– Comme un roman, mais un roman vécu, réel, auquel l’imagination d’un auteur n’a rien à ajouter pour le plaisir de la foule…

– Ton impression ?

– Oh ! je n’en ai pas… pas encore… je me laisse emporter par les événements, ajouta-t-il sur un ton singulier, sans oser regarder son père.

– Plus tard, quand tu auras terminé ta lecture, tu me le diras ?

– Si vous l’exigez… Toutefois…

– Parle !

– Une chose me surprend…

– Quoi donc ?

– C’est qu’il n’y ait pas eu de contre-expertise demandée par l’avocat de la Pocharde.

Marignan fit claquer ses doigts.

– Oh ! tu sais, la culpabilité de cette femme était tellement évidente pour tout le monde qu’une contre-expertise était bien inutile.

– C’est vrai, dit Gauthier.

Et il dit en souriant, avec une sorte de pitié pourtant :

– Le fait est que cette malheureuse n’a pas eu ce qu’on peut appeler une bonne presse… Elle avait dû déchaîner contre elle des haines étranges…

– Si on l’avait livrée à la foule, quelque temps après son arrestation, elle eût été lapidée… Du reste, je te laisse ; continue ta lecture.

Il le quitta, en effet, sortit pendant toute la matinée, ayant des visites à faire, et ne rentra que pour le déjeuner.

Il était loin d’être tranquille. Qu’allait découvrir cet esprit clair, judicieux, perspicace de Gauthier, qu’il connaissait si bien, lui Marignan, et dont il s’effrayait ?

Cependant, une chose le rassurait. Pour comprendre le mystère dont cette affaire avait été entourée, il fallait connaître l’existence, auprès de Maison-Bruyère, d’un four à plâtre ; alors, peut-être des doutes viendraient au jeune savant… Ce serait effroyable…

Mais heureusement pour Marignan, une seule fois dans l’enquête, le mot de four à plâtre avait été prononcé par l’ouvrier Langeraume, sans éveiller l’attention.

Malgré cela, ce ne fut point sans frayeur qu’il se retrouva à déjeuner, assis à la même table, devant son fils.

Il déclara n’avoir pas faim et ne mangea pas. Gauthier se taisait.

Ce fut Marignan qui eut le courage de parler :

– Eh bien ! ton opinion ?

– Oh ! la tienne… Évidemment, cette femme était coupable…

La main de Marignan trembla, sous le coup d’une joie insensée, et un flot de sang inonda son visage.

– Toutefois, reprit Gauthier, différentes choses m’ont frappé…

– Quoi donc ? fit le médecin avec empressement.

– J’ai lu ceci, dans un interrogatoire que subissait Charlotte Lamarche : « Nous constatons qu’au cours de cet interrogatoire, la femme Lamarche est dans un état très accusé, feint ou réel, d’hébétement. Ses réponses ne sont obtenues que difficilement, en répétant les questions, parce que, tantôt elle garde le silence, tantôt elle répond à autre chose que ce qui lui est demandé… »

– D’où tu conclus ?

– Je conclus que cette observation du magistrat ayant été faite plusieurs jours après l’arrestation de Mme Lamarche, on ne pouvait attribuer à l’ivresse cet état singulier d’hébétement…

– Très vrai, mais chez les alcooliques, l’ivresse demeure parfois très longtemps après qu’ils ont bu… Ils n’ont même plus besoin de boire pour être ou pour paraître ivres…

– Comment as-tu conclu à l’empoisonnement, puisque tu n’avais découvert la trace d’aucun poison ?

– Le poison était éliminé quand j’ai fait l’analyse chimique. L’analyse n’a donné aucune trace de poisons minéraux, ni d’acides, ni d’alcaloïdes cristallisables… Tout cela eût été visible… s’élimine difficilement… J’ai dû écarter également certains poisons, tels que la nicotine, la cicutine, etc. J’ai cru, plutôt, soit à la possibilité d’un empoisonnement par certains végétaux, la gratiole ou l’euphorbe, par exemple – ou encore par un poison animal… mais aucune trace, te dis-je, aucune trace…

– N’aurais-tu pas fait l’analyse de sang ? Je ne vois rien à ce sujet dans ton rapport, et les juges, du reste, ne semblent pas s’en être inquiétés autrement. C’était, cependant, de la dernière importance…

– Je n’en avais pas reçu le mandat…

– Comment était libellé le questionnaire qui te fut remis ?

– En termes généraux…

– Ces termes généraux devaient comprendre tous les genres d’examens…

– Je n’en ai omis aucun.

– Pardon, père… tu as oublié celui dont je parle.

– À quoi bon, encore une fois ? Ne disais-tu pas, tout à l’heure, que tu es convaincu, comme moi, de la culpabilité de cette femme ?

– Certes.

– Alors ?

Le jeune homme détourna les yeux et ne répondit pas. Peut-être avait-il une arrière-pensée qu’il ne voulait pas dire.

Au bout d’un instant, comme se parlant à lui-même :

– J’ai été frappé de la persistance énergique avec laquelle cette femme, jusqu’au bout, a protesté de son innocence.

– Tous les inculpés en font autant.

– As-tu remarqué, à partir de son arrestation, que les infamies dont on l’accusait semblaient s’éloigner d’elle une à une, comme à plaisir ?…

– Non.

– Cela m’étonne. Voici cette femme accusée d’avoir assassiné le docteur Renneville… l’accusation est écartée, après l’enquête…

– Reste l’autre.

– Tu oublies ce crime d’adultère, ces débauches tant reprochées… et, qui n’ont jamais existé, puisque, nous le savons aujourd’hui, Charlotte Lamarche a été victime d’un attentat dont le misérable auteur a fait l’aveu avant de mourir…

– Reste le poison…

– Non, pas même cela, fit Gauthier avec une singulière gravité.

– Que dis-tu ?

– Je dis : pas même cela, puisque aucun poison n’a été découvert… Je crois cette femme coupable… Je ne puis faire autrement, surtout, puisque c’est toi, père, qui l’as fait condamner… Et pourtant, je ne puis pas m’empêcher d’observer qu’elle a été condamnée bien légèrement.

– Une ivrognesse ! dit Marignan en haussant les épaules.

– Oui, une ivrognesse. Mais l’opinion publique se trompe souvent… et voit parfois un vice là ou le médecin, lui, découvre un malade…

Du four à plâtre, il ne fut pas dit un mot.

Marignan jugea que, pour Gauthier, cela était aussi passé inaperçu.

Cependant, tout en prenant lecture, durant la matinée, des articles des journaux qui avaient rendu compte de la cause célèbre, Gauthier avait marqué certaines notes au crayon bleu. Et il y avait une croix au crayon devant la déposition de Langeraume…

Il ne fut plus parlé de l’affaire, entre père et fils, pendant quelques jours. On eût dit que cela était passé légèrement dans l’esprit de Gauthier, sans laisser de traces.

En le croyant, Marignan se trompait. La blessure était portée, dans ce cœur. Elle allait désormais s’élargir, s’envenimer, devenir mortelle.

Une fois – alors que le docteur se disposait à partir pour l’orphelinat de Sainte-Marie – il rencontra Gauthier qui lui dit :

– Tu vas à Vouvray ?

– Oui, ma visite obligatoire, tu sais ?

– Si je t’accompagnais ?

– À quoi bon ?

– Cela me ferait plaisir de visiter cet établissement, dont on dit beaucoup de bien.

– Les bonnes sœurs n’aiment pas ces sortes d’inspections. Elles ont un règlement très rigoureux… Cela leur déplairait…

– Même si tu leur en faisais toi-même la demande ?

– Je le crois…

Marignan mentait. Gauthier le devina et ne fit aucune réflexion.

– Je n’ai rien à faire… veux-tu de moi jusqu’à Vouvray ?

– Certes… Tu sais bien que mon plus grand plaisir est d’être avec toi.

En voiture, après un silence, Gauthier demanda :

– C’est là, n’est-ce pas, que sont enfermées les filles de la Pocharde ?

– « Enfermées » n’est pas le mot juste. L’orphelinat n’est pas une prison.

– Oh ! pour ces enfants, il n’y a pas grande différence… Tu les connais, puisque tu t’es intéressé à leur sort !

– Oui… par ce fait que j’ai été mêlé à cette affaire autrefois ; j’ai cru devoir essayer d’adoucir autant que possible l’avenir qui leur est réservé.

– Je voudrais les connaître… moi aussi…

– Pourquoi ? Singulière idée…

– Pourquoi ? je l’ignore. Sympathie irrésistible… Pauvres enfants !… pauvres victimes !

Le reste du voyage fut silencieux.

Sur le seuil de l’orphelinat, Gauthier demanda encore :

– Ainsi, tu ne veux pas que je t’accompagne ?

Refuser, devant cette insistance, eût été imprudent, eût donné quelques soupçons, peut-être, au jeune homme. Marignan se résigna :

– Soit, dit-il, puisque tu y tiens tant que cela… Mais si tu comptes sur des malades intéressantes, je te préviens que tu auras une déconvenue…

Ils entraient, et la lourde porte se refermait sur eux.