I
« L’ENFANCE EST SANS PITIÉ »
L’orphelinat de Sainte-Marie, à Vouvray, est un grand bâtiment carré, de construction récente, affectant au-dehors l’aspect d’un couvent. Les fenêtres des dortoirs, qui donnent sur la campagne, sont haut percées, mais ne sont point garnies de grilles. Les ateliers, le réfectoire et les salles d’étude donnent sur une cour intérieure divisée par une grille ; la moitié de la cour est réservée aux orphelines jusqu’à l’âge de quinze ans ; l’autre moitié aux orphelines de quinze à vingt ans.
L’établissement est dirigé par des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul.
C’était à l’orphelinat de Vouvray que Claire et Louise, deux gentilles fillettes, l’une aux yeux bruns, l’autre aux yeux bleus, avaient été envoyées après la condamnation de leur mère, après l’envoi de leur père dans une maison d’aliénés.
Elles avaient bien pleuré, les petites, lorsqu’elles s’étaient trouvées seules. Mais leur père, lorsqu’il les regardait dans sa folie, avait des yeux si terribles qu’il leur faisait peur. Elles se réfugiaient alors au fond de la chambre, tremblantes, les mains dans les mains, serrées l’une contre l’autre.
Quand on avait enlevé leur père, elles n’avaient rien dit, mais lorsqu’elles ne virent plus, autour d’elles, que des visages étrangers, elles se mirent à sangloter et à réclamer leur mère.
– Maman ! Je veux qu’on me rende maman !…
À l’orphelinat, les sœurs leur avaient donné quelques jouets. Peu à peu, les souvenirs s’étaient atténués dans ces jeunes cerveaux, prêts aux impressions nouvelles… Les jours, les mois, les années apportèrent un voile sur leurs pensées… Le fantôme de la mère, comparable à un beau lis, disparut.
Mais un autre s’éleva tout à coup, terrible, et qui devint leur cauchemar.
Car si le temps, en accumulant les années sur le drame de la Pocharde, pouvait l’effacer à la longue, les enfants de l’orphelinat Sainte-Marie s’étaient, elles, chargées d’en perpétuer le souvenir.
À l’arrivée de Claire et de Louise, on ne sut pas, d’abord, quelles étaient ces fillettes, et les sœurs, prudentes et avisées, prévoyant l’avenir, se gardèrent bien de raconter leur triste histoire. Pendant un an, le secret fut ainsi bien tenu.
Mais les journaux avaient dit, lors du procès, que l’administration avait envoyé les deux petites dans un établissement hospitalier et qu’elle se chargeait de leur sort : on avait même donné le nom de l’orphelinat.
Un de ces journaux, déjà jauni, parvint un jour aux mains de quelques-unes des compagnes de Claire et Louise, qui furent ainsi découvertes.
Tout d’abord, les petites pensionnaires se montrèrent prudentes et discrètes. Mais ce secret, ainsi tombé par hasard dans ces jeunes têtes avides d’un peu de diversion à la vie monotone du couvent, elles ne purent le garder pour elles bien longtemps. Elles le confièrent à d’autres qui, elles-mêmes, prirent encore des confidentes. En quelque temps l’orphelinat fut instruit, à l’insu des sœurs.
Du reste, comment auraient-elles pu empêcher cette infiltration et l’entrée, dans les murs du couvent, de cette histoire qui se fit par mots couverts, tout bas, dans les coins, de lit à lit, de chaise à chaise, par des voix qui se taisaient bien vite à l’apparition d’une surveillante, à laquelle il eût fallu exprimer ce qu’on racontait ?
Longtemps ce bruit, ces méchancetés qui se préparaient en sourdine, tourbillonnèrent autour des deux enfants sans les éclabousser. Et un jour, il fut lancé, le mot qui tomba durement sur ces jeunes cœurs et qui devait y faire tant de ravages.
Il leur fut dit par une grande :
– Les filles de la Pocharde, une femme que l’on retrouvait ivre tous les jours et qui a été condamnée à mort pour avoir empoisonné son enfant !
Elles ne savaient pas ce qu’était devenue leur mère dont le doux sourire mélancolique restait encore, à cette époque, visible à leurs yeux de bébés.
Et cette phrase atroce, elles ne la comprirent point. Une pocharde ? Qu’est-ce que c’était que cela ? On la retrouvait ivre ? Elles ne savaient pas ce que cela voulait dire… Condamnée à mort ?… Cela les frappait davantage…
Alors, leur mère avait été condamnée à mort ? Pourquoi ? Parce qu’elle avait empoisonné le petit Henri ?…
Elles se le rappelaient encore le petit Henri… Elles ne l’avaient pas oubliée, cette fugitive apparition de ce berceau dans leur vie…
Le poison ! Elles savaient également que c’était dangereux, que cela faisait beaucoup souffrir et mourir à la fin…
On leur avait dit souvent :
– Ne touchez pas à cette fleur… ne portez pas cette graine à votre bouche… c’est du poison… cela vous ferait mourir…
C’était la mère qui, doucement, leur faisait ces recommandations…
Et la mère ? Elle s’était donc, plus tard, servie de ce poison contre Henri ?
Tout cela trottait dans leur tête, les obligeait à réfléchir, prenant corps peu à peu, pour ne plus jamais s’effacer maintenant.
Et le feu qui venait d’éclater, enfin, ne devait plus s’éteindre.
Cela ne devait plus s’éteindre, parce que ce fut comme une tradition qui se perpétua dans l’établissement, une tradition léguée d’élèves à élèves, de génération à génération : Claire et Louise devinrent les souffre-douleur de l’orphelinat. On alla jusqu’à les surnommer : Les petites Pochardes…
Elles auraient pu s’adresser aux sœurs, leur confier ces tortures morales qui leur venaient de partout et pour lesquelles, malgré leur douceur, malgré leur gentillesse, chacun se donnait le mot, mais cela se saurait ; les tortures finiraient par recommencer de plus belle, sous d’autres formes ; elles n’en seraient que plus malheureuses.
Et elles se taisaient, se renfermant en elles-mêmes, fuyant les autres, dont elles n’attendaient que du mal, jamais un mot d’amitié.
Dans les ateliers, elles n’étaient point ensemble, Claire étant occupée à la couture, tandis que Louise brodait. Là, à demi-mots, les voisines décochaient leurs petites méchancetés.
– Et ta mère ? Est-ce qu’elle donne de ses nouvelles ? Elle est à Clermont ? On ne peut pas parler, à Clermont… tu sais ?… Et, toutes les fois qu’on parle, on est puni sévèrement… C’est ça qui n’est pas drôle de passer le reste de sa vie sans se délier la langue !…
Une autre voisine ajoutait :
– C’est bien fait aussi pour elle… une mère qui tue son enfant…
Le lendemain, c’était des plaisanteries :
– Dis donc, Louise, est-ce que tu te pocharderas comme ta mère ?
Souvent, la tête penchée pour qu’on ne vît point leurs larmes, les enfants se mettaient à pleurer.
Il était rare que quelqu’un prît leur défense.
Dans les ateliers, cela se passait sous les yeux de la surveillante. À plusieurs reprises, elle vit ces larmes et s’informa.
Les yeux méchants des orphelines, fixés sur Claire et sur Louise, promettant une vengeance prochaine si elles parlaient, les obligeaient au silence.
Au fur et à mesure qu’elles grandirent et devinrent plus hardies, elles essayèrent de se dégager de cette obsession. Et, parfois, suppliantes, elles répondaient ainsi aux injures :
– Qu’est-ce que nous avons fait ?… Est-ce notre faute si nous sommes ici et si notre mère est une malheureuse ?… Est-ce que vous ne devriez pas nous consoler et être nos amies plutôt que d’augmenter, comme vous le faites, notre tristesse ?… Est-ce que vous n’êtes pas malheureuses aussi, vous autres qui n’avez plus ni votre père ni votre mère ?… Ne devrions-nous pas nous soutenir et nous consoler mutuellement ?…
On riait.
Pourtant, il y en avait dont les mères étaient en prison.
Claire et Louise l’apprirent à la longue.
Quand celles-là leur jetèrent à la face le surnom de la Pocharde, elles ripostèrent, nerveuses, à bout de patience :
– Filles de voleuses !
Alors, on les battit, et désormais elles ne ripostèrent plus.
Un jour, les élèves ne se contentèrent plus de ces insultes et de ces brutalités. Les méchancetés eurent un raffinement de cruauté atroce.
Les grandes, dans les ateliers libres où elles travaillaient le jour, avaient fini par se les procurer, ces journaux qui, dans le temps, avaient rendu compte de l’affaire de la Pocharde.
Des années s’étaient écoulées depuis cette affaire, déjà. Claire et Louise avaient quinze ans…
Ces journaux, on les leur remit en cachette pour qu’elles en prissent lecture, afin, barbarie étrange, que rien de ce qui concernait leur mère ne leur fût inconnu…
– Lisez ! ça vous instruira… On parle de vous, là-dedans…
Elles avaient, dans le premier mouvement de leur honnêteté et de leur deuil, elles avaient voulu rejeter ces journaux sans les lire… Mais elles souffraient, depuis si longtemps, des allusions entendues, qu’elles eurent la mauvaise pensée de parcourir enfin le calvaire de leur enfance, puisque l’occasion leur en était donnée.
Et elles lurent tout ce qu’on avait écrit, la lamentable histoire qu’elles ne se rappelaient plus et à laquelle, pourtant, elles avaient été mêlées.
Comme tout cela était triste !
Elles dévorèrent ces lignes. Rien n’allait manquer à leur édification ! Cela débutait par un fait divers. Une nuit, un médecin du nom de Renneville, avait été assassiné dans les bois qui avoisinaient le charmant pays de Pont-de-Ruan, près de Saché, en Touraine.
Puis un autre journal, daté du lendemain, donnait des détails sur l’enquête aussitôt ouverte.
Qui donc avait eu intérêt à la disparition du docteur ? L’enquête avait précisément révélé que Renneville, le soir de l’assassinat, s’apprêtait à attirer l’attention de la justice sur la mort suspecte d’un tout jeune enfant. Selon lui, l’enfant avait été empoisonné. L’auteur de l’empoisonnement avait donc voulu empêcher le médecin de parler ?
Les magistrats acquirent bientôt la conviction que l’empoisonneur était… une empoisonneuse : la propre mère du petit Henri, Charlotte Lamarche, que les habitants du pays avaient surnommée la Pocharde, car on la retrouvait souvent ivre, errant dans la campagne ou endormie dans les bois.
Quelles raisons cette femme avait-elle eues de tuer son enfant ? Les journaux le disaient aussi. Ils disaient, ces journaux :
« Ce n’est un secret pour personne que Charlotte Lamarche a donné le jour à un fils, alors que son mari Georges Lamarche vivait au loin, en Australie. Apprenant le prochain retour de ce dernier, la Pocharde a voulu supprimer la vivante preuve de l’adultère. Elle s’est servie du poison. Peine perdue ! puisque le malheureux Georges, à son arrivée, a tout de même connu la triste vérité… »
Que de hontes ! Le front barré, les sourcils froncés, pâles, Claire et Louise parcouraient ces choses-là. Mais elles ne pleuraient pas. Aucune larme, dans les yeux bruns, dans les yeux bleus, enfiévrés et infiniment tristes.
Quel tragique roman elles lisaient pourtant, les deux jeunes filles ! Était-il bien vrai que tant d’horreurs avaient été accumulées sur une tête chérie autrefois, sur la mère tant aimée ?
Quelques journaux manquaient à la collection. C’étaient ceux qui relataient comment Charlotte, condamnée à mort, avait vu sa peine commuée en celle des travaux forcés à perpétuité. Pourquoi cette mesure de grâce ?
On savait déjà que la Pocharde n’était point coupable du meurtre du docteur Renneville. Ce dernier était tombé sous les coups d’un louche aventurier, frère du comte Hubert du Thiellay, le châtelain du pays. Mais ce comte avait fait une autre découverte.
Alors qu’il venait de venger son honneur en vouant au trépas un misérable du nom de Mathis, il avait recueilli la suprême confession de cet homme. Il avait appris ainsi que Charlotte disait vrai lorsqu’elle affirmait n’avoir jamais eu d’amant. Ne disait-elle pas aussi qu’elle ignorait jusqu’au nom du père du petit Henri ?
Mathis, mourant, reconnut en effet qu’il avait profité un jour du sommeil et de l’état d’hébétement de la Pocharde, pour assouvir sur elle son immonde passion. Il s’était enfui, son crime commis.
C’est cette révélation, apportée par le comte du Thiellay, qui avait épargné à la condamnée le châtiment suprême.
Elle n’en restait pas moins prisonnière jusqu’à la fin de ses jours, car la lourde charge d’avoir empoisonné son enfant demeurait. Sur ce point, le rapport du docteur Marignan, le médecin légiste, était accablant.
Ce que les deux filles de Charlotte ne découvrirent pas non plus dans la lecture des journaux, c’est que l’infortunée, pour gravir son calvaire, avait eu le soutien de Jean Berthelin, un grand cœur celui-là… un cœur qui avait battu chastement pour Charlotte Lamarche… un cœur qui aurait consenti à ne plus battre pour qu’elle fût sauvée{1}.
La fidélité de Jean Berthelin à l’égard de leur mère, les jeunes filles la connaîtraient plus tard. Pour l’instant, c’était avec épouvante qu’elles pénétraient, par ces lectures, dans le drame du passé.
Claire, de la haine sur le visage, Claire, les lèvres blanches, se taisait. Louise, plus douce, qui ressemblait plus à Charlotte murmura :
– Est-ce que tu crois tout cela, toi, Claire ?
– Il le faut bien…
– Moi, je ne crois pas… Il y en a trop.
– Regarde !… C’est écrit… Tout y est…
– Oui, je sais, je lis… Mais il y en a trop, je ne crois pas…
– Et même nos deux noms à nous, Claire et Louise… Ils n’ont rien oublié, va, rien respecté.
– Ils parlent de nous ?
– Oui.
– Qu’est-ce qu’ils disent ?
– Écoute…
Et à voix basse, d’une voix entrecoupée par une émotion qui l’étouffait, Claire lut :
« Cette malheureuse, digne en tous points de l’exécration et du mépris universels, laisse deux enfants en bas âge, deux filles appelées Claire et Louise. Le mari, Georges Lamarche, est en ce moment dangereusement malade. On craint pour sa vie ou pour sa raison, de telle sorte que ces enfants vont se trouver complètement isolées, abandonnées aux soins d’étrangers, à moins que l’administration ne les recueille… Que deviendront-elles plus tard, ces pauvres enfants, avec un pareil et aussi terrible souvenir pesant sur leur existence entière ?… »
L’article continuait longtemps sur le même ton. Il était intitulé, du reste :
PAUVRES ENFANTS !
Elles le relurent plusieurs fois.
Non, il ne s’était pas trompé, celui qui avait écrit cela, et Claire et Louise portaient lourdement le crime maternel.
Cependant, Louise était la plus résignée des deux. Elle se révoltait moins contre l’implacable loi de la destinée qui leur était faite, et quand elle entendait Claire se répandre en paroles pleines de haine et de mépris et d’horreur pour la mère, elle lui imposait silence, encore, en tremblant :
– Non, non, ne dis pas ces choses-là. C’est un blasphème… Il n’y a que nous qui n’ayons pas le droit de dire du mal de notre mère…
Claire, les yeux mauvais, ne répondait pas. Elle se détournait.
Alors, Louise lui prenait le bras, l’entraînait doucement, presque de force, dans quelque coin où, loin des autres, elles seraient libres de parler et de penser à leur aise.
Et elle lui disait :
– Souviens-toi… Nous étions bien jeunes… mais ce souvenir-là m’est resté quand même… Est-ce que tu ne te rappelles pas, comme moi, le jour où notre pauvre maman a été arrêtée ?…
– Si, dit Claire sourdement, les yeux voilés… Si je me souviens, aussi bien que toi… C’est de ce jour-là que date notre malheur…
– Et tu te rappelles tout ?
– Oui, tout… Nous étions tristes, parce que notre père nous avait emmenées, et gaies parce qu’il nous ramenait auprès de notre mère.
– Oui, c’est cela… puis, il a fallu nous quitter…
– Des gens la conduisaient en prison.
– Mais avant de se séparer de nous, dit Louise, tu te rappelles bien qu’elle nous a embrassées longuement, en pleurant bien fort…
– Oui, dit Claire lentement, en passant la main sur son front ; il m’a semblé, pendant longtemps, très longtemps, que je ressentais là, regarde, où elle m’a embrassée, la brûlure de ses larmes.
– C’est comme moi, dit Louise.
Elles restèrent silencieuses un moment, abîmées dans ce passé de deuil.
– Alors, il me vient souvent la pensée que, peut-être, notre pauvre maman, qui a tant pleuré, était innocente…
– Elle le disait aux gens qui voulaient l’emmener.
– Et elle le disait aussi dans la prière qu’elle nous a apprise.
– C’est vrai, fit Claire, dont la voix s’altéra.
– Cette prière, tu la dis toujours, n’est-ce pas ?
– Non.
– Pourquoi ?
– Parce que je ne sais plus, je ne crois plus à rien, à rien, à rien…
Elle appuya sur ses yeux enfiévrés ses deux petits poings qui se fermaient comme en une convulsion.
– Redisons-la ensemble, veux-tu ?
– Soit…
Elles étaient derrière une charmille de la cour, à l’angle du bâtiment qui les dérobait aussi bien à la haine des élèves qu’à la surveillance des sœurs. Elles glissèrent à genoux.
Et ce fut Claire qui commença, répétant mot pour mot la suprême invocation de la pauvre Charlotte lorsqu’on l’avait séparée de ses filles : « Mon Dieu, protégez les enfants qui n’ont plus de mère… Que plus tard l’innocence de notre pauvre maman soit reconnue… Pardonnez à tous ceux qui lui ont fait du mal, comme elle leur a pardonné elle-même aujourd’hui et comme elle leur pardonnera le jour de sa mort… »
Claire se mit à pleurer, enfin…
Une fois de plus, la pauvre enfant révoltée se sentait vaincue et elle se laissa tomber en sanglotant sur l’épaule de sa sœur attendrie.
Pendant quelques jours, sous l’influence salutaire de l’exemple et des conseils qu’elle recevait de Louise, Claire la rebelle montrait plus de résignation. Elle supportait avec plus de vaillance les méchancetés des enfants, qui s’acharnaient sur elle.
Mais, hélas ! cela durait peu, et bientôt elle retombait dans ses désespoirs, ses dégoûts, ses rancœurs. Louise, parfois aussi, elle-même se laissait abattre.
– C’est trop, mon Dieu, c’est trop ! murmurait-elle.
À Louise comme à Claire, à ces moments, venait la même pensée, le même projet : Échapper à l’obsession de cette existence, à ces mépris… Chercher partout, n’importe où, un monde où personne ne les connaîtrait, ne connaîtrait l’infamie du passé, ne leur jetterait ce passé à la face… Fuir !
Et comme elles se faisaient cette confidence :
– La fuite, vois-tu, il n’y a que ce moyen-là, disait Claire. Qu’est-ce qui nous oblige à rester ici ? Personne… Nous sommes assez grandes, maintenant, pour nous conduire toutes seules, et nous savons assez bien travailler pour vivre sans avoir besoin des autres.
– Fuir ! disait Louise en tremblant…
– Tu as peur ?
– Oui.
– Que redoutes-tu ?
– Je ne sais pas… j’ai peur… peur d’être séparée de toi…
C’était la première fois que pareille idée lui venait. Pendant longtemps elles n’en parlèrent plus.
Le monde, qui s’était montré si impitoyable pour Charlotte, ne les avait pas, toutefois, complètement abandonnées.
Un homme – c’était Jean Berthelin – chaque fois qu’il le pouvait et que l’autorisation lui en était donnée, venait les voir. Ces visites étaient rares et avaient lieu devant témoin.
Berthelin ne s’était pas marié. Il avait vécu fidèle au souvenir de Charlotte, gardant sa foi dans l’innocence de la condamnée, une foi qui ne raisonnait même plus.
Lorsqu’il se retrouvait devant ces deux enfants, lorsqu’il jugeait, par quelques mots, par quelques allusions du ravage que le passé de la mère faisait sur ces deux vies, il tentait de réagir.
– Moi, je vous dis qu’elle est innocente ! disait-il avec rudesse.
Un jour, il leur avait fait une douloureuse surprise.
Les jeunes filles avaient, depuis longtemps, perdu le souvenir des traits de celle qui les avait tant aimées.
Au moment du procès, des journaux illustrés avaient donné le portrait, assez peu ressemblant du reste, de Charlotte ; Berthelin se procura un exemplaire et l’apporta.
– Tenez, mes enfants, dit-il avec une grande émotion, voyez si celle qui était si belle, dont les yeux étaient si calmes, exprimaient si bien la probité la plus grande, voyez si cette pauvre femme, votre mère, était capable de commettre le crime qu’on lui fait expier depuis tant d’années !
Elles regardèrent avidement. Longtemps, elles restèrent silencieuses, penchées, les mains frissonnantes. Puis des larmes remplirent leurs yeux.
Et Berthelin, énergique dans son idée fixe :
– Dites, voyons, dites que, comme moi, vous la croyez innocente.
– Maman ! faisait Louise, ma pauvre chère maman…
Et elle se mit à sangloter.
– Et vous, Claire ? et vous ?
Indécise, la jeune fille détournait le regard – ce regard qui se faisait si mauvais parfois et qui prenait les hommes et la vie en horreur. Et Claire ne répondit pas.
Louise aurait voulu garder le portrait, si peu ressemblant qu’il fût ; Berthelin ne le lui laissa pas, craignant qu’on ne le découvrît et qu’on ne le lui enlevât ; la règle de la maison était rigoureuse.
– Plus tard, vous le retrouverez chez moi, lorsque vous serez libres…
Un autre que Berthelin, encore, semblait s’occuper plus particulièrement des jeunes filles. Mais jamais, cependant, il ne leur adressait la parole.
C’était le médecin de l’orphelinat, nommé à ce service depuis cinq ans, et qui venait régulièrement, deux fois par semaine, de Tours. Et ce médecin, c’était précisément le docteur Marignan.
Riche à présent, célèbre, comblé d’honneurs, il avait pourtant sollicité ce poste que l’on réservait d’habitude à des médecins besogneux. Pourquoi ? Était-ce amour de l’humanité ? Était-ce simplement le remords ? Se souvenait-il que c’étaient ses conclusions qui avaient fait condamner la Pocharde ?
La première fois qu’il était apparu dans l’orphelinat, comme il traversait les cours à l’heure de la récréation, accompagné de la directrice de l’œuvre, il s’était arrêté comme avec distraction, et il avait contemplé ces jeux, ces ébats, ces courses folles, ces cris de joie de ces enfants sans mère…
Que cherchait-il de ses yeux troubles ? Peut-être les enfants de celle qui pleurait, là-bas, dans les ateliers silencieux de la Maison Centrale ?… les enfants de la Pocharde ?…
Il n’osa se les faire montrer par la sœur. Il partit, sans avoir rien demandé.
Mais il revint, et sa curiosité s’augmenta, fiévreuse, irrésistible.
Et un jour qu’il était seul, dans la cour, il attira une fillette et la retenant par la main, en souriant :
– Dites-moi, mon enfant… quel âge avez-vous ?
– Tout près de seize ans.
Le docteur murmura :
– Ce doit être l’âge qu’elles ont…
Et tout haut :
– Il y a longtemps que vous êtes à l’orphelinat ?
– Depuis ma naissance, à ce qu’il paraît.
– Alors, vous y connaissez tout le monde ?
– Oh ! oui, monsieur, tout le monde.
– En ce cas, vous savez sans doute qu’il y a ici deux jeunes filles de votre âge à peu près, deux sœurs qui s’appellent Claire et Louise…
– Les petites Pochardes ?
– Comment dites-vous ? fit-il en tressaillant violemment.
– On les appelle comme ça à cause de leur mère…
– Ah !
Il se tut, très pâle, n’ayant plus la force d’interroger. La fillette le considérait curieusement, avec malice :
– Est-ce que vous désirez les voir, leur parler ? fit-elle.
– Leur parler, non… c’est inutile… mais montrez-les-moi, voulez-vous ?…
Après un coup d’œil circulaire dans la cour, l’orpheline désigna du doigt, tout au fond, deux jeunes filles assises l’une auprès de l’autre sur les marches en pierre d’une salle d’étude. Elles ne prenaient aucune part aux jeux des autres. Elles étaient tristes et abattues.
– Les voilà, dit l’orpheline… Elles ne sont pas gaies, n’est-ce pas ?… Eh bien ! c’est toujours comme ça qu’elles sont.
Et elle ajouta, d’une voix plus basse, pour ne pas être entendue par les élèves qui, voyant cet entretien, rôdaient autour d’eux !
– Entre nous, on leur fait la vie dure, ici, à cause de leur mère. Pas moi, mais les autres… Moi, je trouve que c’est pas juste, et je serais tentée de leur venir en aide… Seulement, si je faisais cela, j’aurais tout le monde contre moi… Alors, ma foi, je me tais…
Mais le docteur Marignan ne l’écoutait plus. Il regardait, au fond de la cour, les deux sœurs repoussées des autres.
Il voyait leur vie passée, leur vie présente, et il devinait ce que serait leur vie dans l’avenir. Et tout cela, passé, présent, avenir, tout cela était son œuvre. N’avait-il pas découvert jadis le secret de Charlotte, alors que Charlotte venait d’être condamnée à mort ?
Marignan se souvenait… Il revoyait…
Il était entré un soir à Maison-Bruyère, pour y surprendre un voleur, dans le logis abandonné par la Pocharde. Et il avait failli en mourir… Dans cette maison, en effet, il avait reconnu sur lui-même les symptômes d’un empoisonnement par émanations d’oxyde de carbone. Ç’avait été comme une sorte d’ivresse qui s’était emparée de lui.
Et le docteur Marignan avait compris que celle qu’on surnommait la Pocharde et qui avait habité cette chambre où il se trouvait, avait respiré souvent, elle aussi, les gaz empoisonnés qui filtraient par la muraille, dégagés d’un four à chaux voisin.
Selon que les foyers étaient allumés ou éteints, les malaises apparaissaient ou disparaissaient. On avait pu les attribuer, chez Charlotte Lamarche, à l’ivrognerie. Elle était devenue la Pocharde, la pauvre femme qui ne buvait jamais une goutte de vin !
Comme elle avait gardé son enfant auprès d’elle, dans cette chambre, le petit Henri avait respiré, lui aussi, les vapeurs sournoises et mortelles.
Elle n’était donc point une ivrognesse… Elle n’avait point empoisonné… Innocente, elle était innocente !
Mais elle ignorait l’influence des fours à chaux. Tous l’ignoraient. Marignan, seul, savait… et aussi ce voleur qui avait bien failli périr asphyxié. Mais le voleur avait disparu…
Marignan avait eu donc le devoir de parler. Or, il s’était tu. Pourquoi ? Parce que son rôle, au cours du procès, l’avait mis en relief, lui, l’obscur petit médecin inconnu. Et il était ambitieux, ambitieux pour lui, pour sa jolie femme, pour le petit Gauthier, son fils.
Marignan avait été infâme… Depuis le jour où il s’était tu, où il avait en lui, tout au fond de son âme, enfermé éternellement le terrible secret, il s’était senti criminel.
Le fantôme de Charlotte l’avait poursuivi et il n’avait plus vécu l’existence des autres hommes. Bien qu’à cette époque, après ces douze années écoulées, il eût à peine atteint la cinquantaine, il ressemblait à un vieillard. Son haut crâne luisait, tout dégarni de cheveux. Les cheveux qui restaient par derrière, tout blancs, tombaient, droits et longs, sur le col de la redingote, lui donnant un peu l’air d’un prêtre. Mais quel visage ravagé ! quels yeux inquiets ! quelles rides profondes sur ce front !
La belle Mme Marignan était morte, alors que son mari venait d’atteindre toutes ses ambitions, de réaliser tous ses rêves.
Son fils Gauthier, qui achevait son internat à Paris, et qui, depuis l’extrême enfance, n’avait jamais entrevu pour lui d’autre carrière plus belle que celle de médecin, son fils Gauthier avait su pourtant, par sa haute intelligence et par son amour filial, forcer les portes de ce cœur paternel glacé depuis longtemps.
Gauthier, savant, sérieux et doux, promettait d’être bientôt, malgré sa jeunesse, une des gloires les plus pures du monde médical. Marignan était fier de son fils. Il en était fier, et il le redoutait…
Cet enfant, ce jeune homme représentait pour lui l’incarnation de l’avenir ; c’était la probité même dans ce qu’elle a de plus haut et de plus saint : Gauthier relevait, par ses vertus, cette profession de sacrifice et de dévouement que le crime paternel avait flétrie, sans parvenir à la déshonorer. Ce fils, pour le père, c’était le remords vivant.
Lorsque Gauthier revenait, tous les ans, passer auprès de Marignan quelques semaines, c’était une grande joie orgueilleuse pour le médecin, et en même temps c’était un supplice… Et, lorsque le fils repartait pour Paris, c’était une douleur et en même temps un soulagement.
Déjà de vagues questions, non précises encore, montraient chez le jeune homme une sollicitude inquiète, comme l’instinctive certitude d’un secret, dans la vie de son père. Et il le lui avait dit, une fois qu’ils se promenaient le long de la Loire, par une douce soirée de septembre.
– Tu n’es pas heureux… Pourquoi ? N’as-tu pas tout ce que tu désires ?
À cette époque, Mme Marignan n’était pas morte.
Il ne sut que répondre, sinon qu’il était absorbé par de graves travaux.
Plus tard, après la mort de sa femme, à une même question ainsi formulée par Gauthier, il avait pu répondre, avec un semblant de vérité :
– Je pense à ta mère… Ma vie est brisée…
Sa vie était brisée, oui, mais elle l’avait été la nuit lugubre où, dans la chambre empoisonnée de Maison-Bruyère, il avait vu, dans son cauchemar, Charlotte marchant au supplice, pareille à une sainte, à une martyre des âges héroïques de la foi chrétienne, et pardonnant, pardonnant toujours !
Ce n’était pas seulement à cause de son crime que Marignan se trouvait mal à l’aise devant Gauthier. Mais il voyait, en son fils, le juge de sa propre science.
Il avait tout employé, jadis, pour détourner Gauthier de cette carrière, redoutant justement ce qui était arrivé : une expérience à côté de la sienne, trop claire pour lui et trop perspicace, capable de sonder le néant de sa fausse gloire, d’entrevoir l’envers de sa célébrité…
Depuis que Gauthier était docteur, Marignan aurait eu, plusieurs fois, s’il avait voulu, l’occasion de le consulter sur des cas spéciaux. Mais il craignait le jugement de son fils et il tremblait de lui laisser voir le vide profond de ce cerveau dont tous les efforts n’avaient tendu, depuis vingt ans, qu’à se créer une atmosphère artificielle, une sorte de vie factice, admirablement soutenue par une énergie qui n’avait qu’un but : paraître ce qu’il n’était pas !
Devant ces jeunes filles, à l’écart des autres, pensives et tristes, Marignan venait de voir passer sa vie, sa faute, l’image de Charlotte, son fils Gauthier…
Machinalement, et bien qu’il eût dit, tout à l’heure, qu’il ne voulait pas leur parler, il traversa la cour et se dirigea vers Claire et Louise. Elles ne le virent que quand il fut tout près. Mais ne sachant pas ce qu’il désirait, elles ne levèrent pas la tête.
Un attroupement de fillettes s’était fait autour de lui, curieusement ; il le dissipa d’un geste.
Elles s’enfuirent en riant comme une volée d’oiseaux qui se chamaillent.
Marignan entendit dans le bruissement des voix :
– Il vient causer avec les petites Pochardes…
Il fit encore quelques pas et se trouva près des deux jeunes filles. Alors, avec un son de voix étrange, cassé, il dit :
– Pourquoi paraissez-vous tristes ?… Pourquoi ne jouez-vous pas ?
Ce fut Claire qui, sombre, répondit :
– Nous avons notre visage de tous les jours et nous ne jouons jamais…
– Pour quelle raison ?
– Parce que personne ne veut de nous…
– Ah !
– Oui… Nous sommes les filles de la Pocharde… Vous ne connaissez donc pas ? On ne vous l’a donc pas dit ?
– Vous êtes malheureuses, je le vois !
– Nous ne nous plaignons pas.
– Êtes-vous malades ? Avez-vous besoin de quelques soins ?
– Non. Nous n’avons jamais été souffrantes, ni ma sœur ni moi, monsieur.
Il n’osa plus les interroger. Il tourna le dos et s’éloigna d’un pas lourd. Tout à coup, par-derrière sur son bras, il sentit une petite main. C’était Louise, pâle et troublée, qui venait à lui et l’arrêtait.
– Monsieur, vous êtes le docteur Marignan ?… Vous avez connu ma mère ?
– Oui… après le crime…
– Alors, monsieur, vous la croyez coupable, vous aussi ? J’ai lu les articles des journaux et je sais que votre déposition a été grave… décisive…
Le docteur sentit une douleur aiguë qui lui traversait le cœur. Et devant ces enfants, il allait, en accusant leur mère, donner en quelque sorte la consécration à son infamie d’autrefois…
Il dit rudement :
– Coupable ?… Oui !… Vous en doutiez donc ?…
Et il s’enfuit, la respiration sifflante, écrasant les pieds des enfants qui se pressaient sur son passage.