VII
 
DERNIER DANGER
 

Moëb n’oubliait pas ses projets. Il était tenace dans ses idées. De plus, il aimait Claire passionnément, follement. Les obstacles que rencontrait cet amour ne faisaient que l’irriter. Déjà un homme était mort. S’il le fallait, un second mourrait.

Moëb veillait donc dans l’ombre où Claire soupçonnait sa présence.

Il se décida à lui écrire. C’était, en deux lignes, un avertissement :

« Je perds patience… Prenez garde et rappelez-vous Robert Aujoux !… »

Claire frémit…

Elle n’osa dire la vérité à Gauthier… à Gauthier surtout ! Le jeune homme se révolterait contre cette sorte d’esclavage où Moëb voulait tenir Claire Lamarche ; une querelle s’ensuivrait avec le banquier, une querelle suivie d’une rencontre.

C’était, sûrement, ce que rêvait Moëb. Et Claire ne le voulait pas.

Elle déchira la lettre.

Deux jours après, elle en recevait une autre :

« Je serai demain, à deux heures, dans le taillis au bord du chemin qui va du Clos à la route d’Azay. Si vous refusez de m’y rejoindre, je vous laisse la responsabilité des malheurs que votre refus aura déchaînés… »

Irait-elle à ce rendez-vous ? Elle se rappelait la brutalité de Moëb, certain jour qu’elle avait été surprise par lui, dans ce même bois justement.

Elle n’avait été sauvée de ces brutalités que par l’apparition soudaine du comte du Thiellay.

Et ce jour-là, le comte, non seulement s’était fait le protecteur de la jeune fille, mais il lui avait dit : « Je châtierai cet homme, et vous servirez à ce châtiment ? »

En disant cela, on eût dit qu’il connaissait Moëb.

Elle n’hésita pas plus longtemps. Ne voulant mettre personne dans la confidence au Clos des Noyers, dans la crainte que le danger ne s’abattît sur ces êtres qui ne pourraient pas se défendre, elle écrivit au comte pour lui raconter ce qui se passait et envoya sa lettre le matin même, par un petit paysan. Celui-ci revint au courant de l’après-midi.

Il rapportait la réponse de Thiellay :

« Vous avez bien fait de me confier vos inquiétudes. Ne vous éloignez pas cet après-midi. Il faut que je vous voie. Tâchez d’être seule. »

Comme il faisait très beau, quoique froid, Berthelin avait emmené Charlotte et Louise à Tours, en voiture ; ils avaient à y faire différents achats en prévision de l’hiver qui s’approchait. Gauthier, lui aussi, était absent, appelé à Tours par M. Barillier.

Claire avait trouvé un prétexte pour ne pas suivre Berthelin.

Et quand le comte arriva, il la trouva seule.

Elle lui redit ses craintes. Déjà une mort était arrivée à cause d’elle, un crime avait été commis par cet homme ; elle redoutait un nouveau crime, une mort nouvelle.

– Calmez-vous, mon enfant, dit le comte ; je saurai vous protéger et je vous débarrasserai à jamais de ce misérable. Mais pour cela il faut que vous ayez en moi la plus entière confiance… une confiance absolue… aussi grande, aussi complète que si j’étais votre père…

– J’aurai cette confiance… je veux sauver Gauthier que j’aime.

– Si étrange que vous paraisse ma volonté, vous obéirez à mes ordres ?

– Je vous le promets.

– L’homme qui vous poursuit de son odieux amour est un grand criminel. Il cache son nom sous un nom d’emprunt… sa jeunesse a été remplie de hontes et d’infamies… C’est un voleur, c’est un faussaire et un assassin !…

Le comte était devenu très pâle, tout en parlant ainsi. Il ajouta :

– Ainsi, ce misérable vous a demandé un rendez-vous pour demain ?…

– À deux heures.

– Vous n’avez pas répondu ?

– Non.

– Votre projet ?…

– Je n’irai pas…

– Vous irez, au contraire… Vous écouterez, sans manifester votre dégoût, les paroles d’amour qu’il vous dira… votre cœur n’aura pas de révolte… et vous sourirez, s’il le faut…

– Oh ! monsieur, monsieur…

Le comte lui prit les mains et les pressa doucement.

– Si singulière que vous paraisse ma volonté, vous m’avez promis d’obéir.

– Ah ! monsieur, j’aime, j’aime Gauthier… et il me semble qu’écouter les infamies de cet homme, ce sera un crime envers celui que j’aime…

– Il le faut, mon enfant ! dit-il d’un ton ferme.

Et tout à coup, grave et triste :

– Je vais vous confier à mon tour un grand secret… Ce misérable, qui se cache sous un faux nom, tout le monde ici le reconnaîtrait aisément si une maladie ne l’avait pas défiguré… C’est mon frère !

– Votre frère ?

– Moi seul, je l’ai reconnu ; il s’en défend… Il me faut pourtant une preuve… et cette preuve, en l’obligeant à se trahir, l’obligera également à avouer le dernier crime qu’il a commis : le meurtre du docteur Renneville… ce meurtre duquel votre pauvre mère a été accusée pendant quelque temps…

Après un silence :

– Êtes-vous prête à m’obéir maintenant ?

– Oh ! oui…

– Vous irez donc à ce rendez-vous, demain, à deux heures.

– J’irai.

– Vous écouterez l’amour de cet homme ?

– J’écouterai ses paroles, quel que doive être mon dégoût.

– Il voudra sans doute vous revoir. Vous accepterez.

– Bien…

– Mais vous-même, alors, fixerez votre rendez-vous…

– Soit.

– À l’heure que je vous indiquerai, à l’endroit que je choisirai…

– L’heure ? l’endroit ?

– Dix heures du soir, demain, près de la chapelle du prieuré de Relay.

– Je me souviendrai.

– Et pour que vous compreniez, c’est là que le docteur Renneville a été étranglé, il y a douze ans, par Léon du Thiellay, mon frère.

– Je vous plains de tout mon cœur.

– Le misérable viendra à ce rendez-vous.

– Et alors ?

– Cet homme vous aime, n’est-ce pas ? Il ferait pour vous les plus grands sacrifices ?

– Je le crois.

– Et le jour où une promesse tomberait de vos lèvres, qui lui laisserait espérer que vous pourriez être à lui, bien à lui…

– Ce jour-là, certes, il en serait fou de bonheur…

– Eh bien ! cette promesse, vous la lui donnerez.

– Oh ! monsieur, monsieur !

– Il faut qu’il vous croie, entendez-vous ? il le faut… Et alors, quand vous verrez son bonheur, la joie délirante de ses yeux, vous lui entourerez le cou de vos bras en dépit de votre haine pour lui, de votre horreur et de votre effroi…

Claire tremblait ; ses dents claquaient.

– Et ensuite, que ferai-je ?

– Et ensuite, à son oreille, lentement, vous lui répéterez les paroles que voici et que vous allez graver dans votre mémoire : « Misérable !… Malheur sur toi… mon fantôme ne te quittera plus… jamais !… jamais !… Ce sera ma vengeance… Il viendra te marquer au front… le jour de ta vie… écoute bien… le jour de ta vie où tu seras le plus heureux… Souviens-toi… au front, au front ! »

Ces paroles, Thiellay venait de les prononcer avec un grand trouble. Il expliqua :

– Ce sont les dernières paroles du docteur Renneville à son assassin… Moëb croit être seul à les avoir entendues et lorsqu’il les entendra pour la seconde fois, il verra se dresser devant ses yeux le fantôme de celui qu’il a tué. La surprise et l’effarement seront plus forts chez lui que toute énergie… il se trahira… M’avez-vous compris ?

– J’ai compris, dit-elle, impressionnée.

– Et vous m’obéirez ?

Elle dit, fermement résolue, en lui tendant les mains :

– Je vous le jure…

– Merci. Vous m’aurez aidé dans le châtiment.

– Pourtant, je voudrais, moi, vous imposer une condition…

– Une condition ? Parlez, Claire, que voulez-vous dire ?

– Monsieur du Thiellay, ma mère est innocente du crime pour lequel autrefois elle a été condamnée… Bientôt son innocence sera reconnue au grand jour. Il n’y a donc plus sur notre nom aucune honte…

– C’est vrai… Cependant, vous vous illusionnez peut-être sur l’innocence de votre mère… il faudrait des preuves…

– Ces preuves existent.

– Il faudrait les donner à la justice.

– La justice les possède. Interrogez M. Barillier. Il vous dira la vérité ! Vous le voyez, monsieur, ce n’est donc plus une espérance que nous avons, c’est une certitude… C’est pourquoi, monsieur, je vous le demande, Louise aime passionnément votre fils… Elle en est passionnément aimée… Vous refuserez-vous plus longtemps à les voir heureux ?…

Le comte ne répondait pas. Il hésitait visiblement, combattu entre ses dernières répugnances et le désir qu’il avait de voir son fils heureux.

– Monsieur, ajouta Claire, je n’exige pas de vous une promesse formelle… Je ne veux pas que vous vous engagiez absolument… Dites-moi seulement que vous pourrez vous laisser convaincre par le spectacle de leur amour et de leur bonheur… Ne les séparez pas… laissez-leur le temps de vous gagner à leur cause…

– Soit… Je vous le promets…

– Alors, je suis bien sûre que vous ne leur résisterez pas longtemps. Désormais, monsieur, disposez de moi. En vous obéissant, je fais le bonheur de Louise et je sauve mon Gauthier…

– Vous n’oublierez aucune de mes recommandations ?

– Ne le craignez pas.

– À demain. À l’heure du rendez-vous, je serai dans le bois, assez bien caché pour que Moëb ne se doute pas de ma présence… Au moindre cri, au moindre appel de votre part, j’accours !

– À demain.

Elle chargea le comte, qui se rendait à Azay, de déposer une dépêche au bureau de poste.

Cette dépêche, adressée à Moëb, était ainsi conçue :

« Je vous attendrai, ainsi que vous le désirez. »

Elle avait signé Madeleine, du nom que le banquier lui connaissait toujours. Elle fut plus calme ce soir-là. Elle n’attendait pas Gauthier. En partant, le jeune homme avait fait prévoir qu’il resterait sans doute absent pendant deux ou trois jours.

Le lendemain, à l’insu de tous, elle quitta la maison un peu avant deux heures. Elle avait hâte d’en finir avec le misérable.

Le taillis où elle devait voir Moëb n’était pas loin du Clos des Noyers.

Aussitôt qu’elle fut bien sûre qu’on ne la voyait plus, elle se mit à courir et ne s’arrêta que lorsqu’elle eut disparu sous les arbres.

À peine avait-elle repris haleine, que Moëb paraissait. Il s’approcha d’elle rapidement.

– Madeleine ! ma chère Madeleine !

Elle avait promis à M. du Thiellay qu’elle aurait du courage. Elle ne manifesta aucun dégoût. Elle eut même un sourire. Et nettement, bravement :

– Vous le voyez, je suis venue sans crainte, j’ai répondu à votre appel…

– Ah ! j’en suis heureux, Madeleine, bien heureux ! Je n’espérais pas que vous viendriez.

– Dès lors, que comptez-vous faire ?

– C’est votre conduite qui dictera la mienne… ne l’oubliez pas !

Elle baissa les yeux. Elle avait envie de s’élancer sur cet homme et de l’étrangler. Et si elle baissa les yeux, ce fut pour qu’il ne vît pas l’éclair de son regard. Et pourtant, elle dit :

– Je suis prête à tout ce que vous me demanderez.

Il s’attendait si peu à tant de douceur, à tant de complaisance, qu’il en était éperdu de joie, de surprise.

– Vous voulez bien être à moi ?

– Je veux bien.

– À moi seul ?

– À vous !

– Vous quitterez le Clos des Noyers.

– Lorsque vous me le direz.

– Et vous consentirez à me suivre…

– Partout où vous irez.

Il était éperdu. Il murmura :

– Madeleine ! Voulez-vous que demain…

– Demain… c’est bien tard, dit-elle avec coquetterie.

Elle ajouta plus bas :

– Vous ne voulez donc pas me revoir avant demain ?

Il se sentait ensorcelé par cette voix, séduit, vaincu…

– Alors, dites vous-même. Vous me rendez fou !… Je ne sais plus, je ne sais plus…

– Aujourd’hui, ce soir, si vous y consentez…

– Oui, oui, ce soir… Vous pourrez donc vous absenter ?

– Je l’espère.

– Où vous trouverai-je ?

Elle parut réfléchir, chercher, peser le pour et le contre.

– Il est un coin de pays que j’aime plus que tous les autres, dit-elle en hésitant, car son cœur était soulevé par des battements rapides.

– Les bords de l’Indre…

– Non.

– Les falaises du Château-Robin…

– Non.

– Dites, Madeleine, dites bien vite…

– La chapelle du prieuré de Relay… Je vais souvent y rêver le soir ; on est là devant ces ruines perdues dans les bois et les ravins, en pleine solitude calme et souriante, car ces ruines ne sont point tristes… Il ne s’y attache aucun lugubre souvenir… C’est le temps seul, et non la main des hommes, qui a détruit à Relay les jolies choses d’autrefois… Je pourrai m’échapper ce soir du Clos des Noyers… Voulez-vous, vers dix heures, venir me rejoindre à la chapelle du prieuré ?

La pâleur ne se voyait plus depuis longtemps sur la figure ravagée de Moëb.

Et pourtant Claire fut un moment effrayée par l’expression d’épouvante qui se peignit sur ce visage glabre.

Le misérable haleta :

– Le prieuré ! Le prieuré ! Non, non, jamais, jamais… jamais…

Elle l’entendit. Il lui fallut tout son courage pour ne se point trahir. Elle murmura avec un sourire tendre :

– Vous me refusez ?…

– Oui, oui, ce soir, je viens de réfléchir, cela ne m’est pas possible…

– Alors, vous ne m’aimez pas.

– Je vous adore… Vous me rendez fou…

– Oh ! d’une folie bien raisonnable dans tous les cas, puisqu’elle vous permet de vous souvenir que quelque affaire vous empêchera de me rejoindre.

Moëb se remettait de son grand trouble.

– Oui, Madeleine, oui, vous avez raison… Je ne sais pas pourquoi, tout de suite, sans penser, je vous ai refusé… alors… alors que je suis si heureux, alors que vous me rendez fou de joie…

– Vous viendriez ?

– Oui… ah ! oui, Madeleine, je vous le jure…

Et, dans ces paroles, il y eut une sorte de menace contre quelque fantôme mystérieux dressé soudain devant lui et qu’il bravait.

– Vous ne l’oublierez pas ?

– Non… À dix heures.

– À dix heures !

Il eut une suprême hésitation. Puis ses frayeurs, ses hésitations s’évanouirent.

– À ce soir, dit-il…

Et il s’enfuit, éperdu de bonheur, grisé, fou d’amour.

Quand Thiellay parut devant la jeune fille, il la trouva fondant en larmes.

– C’est horrible, dit-elle, la comédie que vous me faites jouer là…