Rue de Rome, Robert Aujoux lui fit meubler un appartement, avec toute la fantaisie du luxe moderne. Et ce fut là que, de chez la blonde Sophie, elle tomba.
Elle connut la fortune du premier coup et sans transition, car Robert, qui avait pour elle une affection véritable et qui était très riche – Sophie était bien renseignée – dépensait pour Claire sans compter, et la jeune fille, pauvre orpheline, surprise, éperdue, éblouie, passa les deux premiers mois de cette vie nouvelle dans un tourbillon qui l’emporta sans qu’elle pût se reprendre, réfléchir et se rappeler.
Enfin, cette première ivresse se calma. Et un jour que son amant la laissait seule, retenu par ses affaires, elle vint s’asseoir dans un fauteuil du salon. Les fenêtres interceptaient toute lumière ; c’était presque l’obscurité complète. Elle dit tout haut :
– Quand Louise reviendra, voilà donc comme elle me retrouvera !… Voudra-t-elle me reconnaître ? Pourrai-je supporter sa douleur et son mépris ?
Car, bien que rien ne pût lui donner l’espoir qu’elle reverrait Louise, cependant quelque chose en elle lui disait que cette séparation ne pourrait durer éternellement… Elles se retrouveraient ! Alors, que lui dire ?
Dans l’ombre, elle tendait les bras vers un fantôme invisible… vers Louise. Elle avait peur de ce fantôme… Et pourtant, elle lui criait :
– Viens ! emporte-moi loin d’ici, de cette vie qui commence pour moi, qui me fait honte !… Allons-nous-en ensemble, ne nous quittons plus… et plus tard, quand j’aurai réparé le passé, par mon travail, je ne me souviendrai plus, peut-être, de ces mois écoulés, que comme d’un mauvais rêve…
Elle pleura silencieusement.
Robert l’attendait à Longchamp cette après-midi-là. Elle lui fit dire qu’elle se sentait un peu souffrante et qu’elle ne sortirait pas. Elle ne le priait pas de venir. Elle souhaitait qu’il ne vînt pas et la laissât seule. Peu à peu, elle finit par s’endormir dans son fauteuil.
L’entrée de sa femme de chambre la réveilla.
– Que voulez-vous, Céleste ?
– C’est un monsieur qui insiste pour être reçu par Madame.
– Je ne veux recevoir personne.
– C’est ce que j’ai dit. Il a insisté.
– Son nom ?
– Voici sa carte.
Et comme l’obscurité dans le salon était trop grande et que Claire ne pouvait lire, la femme de chambre fit glisser les lourds rideaux, ouvrit les fenêtres, poussa les persiennes ; un flot de lumière entra, avec un gai rayon de soleil.
Sur la carte, elle lut :
MOËB
Elle eut un cri de colère :
– Cet homme ! Ah ! non, non, jamais… Tu entends bien, Céleste ? Jamais, jamais !
La femme de chambre parut embarrassée.
– Ma foi, Madame, je ne savais pas, et ce monsieur insistait tellement…
Un léger bruit de chaises remuées fit tourner la tête à Claire. Moëb était entré au salon à la suite de Céleste. Et celle-ci, craignant la colère de sa maîtresse, s’éclipsait brusquement.
Le banquier murmura d’une voix singulièrement hésitante :
– Pardonnez-moi, Madeleine… si j’ai forcé vos ordres… Il y a si longtemps que je vous cherche… Pourquoi me fuyez-vous ? Pourquoi semblez-vous avoir horreur de moi ?… Je n’ai jamais voulu que votre bien.
Claire fit un mouvement pour s’élancer vers la sonnette. Il comprit, et rapidement :
– Écoutez-moi, je vous en supplie. Je ne viens pas ici en ennemi, au contraire. Je vous aime !
– Et moi, j’ai horreur de vous !… Et moi, je n’aurai jamais pour vous que de la haine, car c’est vous qui m’avez perdue !…
Il dit, en haussant les épaules :
– Vous n’aviez pas besoin de moi pour cela. Vous avez même été très vite, autant qu’il me paraît… Écoutez, Madeleine… je sais qui est votre ami et de qui vous tenez tout le bien-être que je vois autour de vous… Ce que je suis venu vous dire, le voici : J’ai pour vous un amour profond, une passion qui me rend malheureux, qui m’empêche de dormir… J’ai eu vis-à-vis de vous peut-être, des torts en voulant vous surprendre. Je vous en demande pardon… Aujourd’hui, vous ne devriez plus, il me semble, éprouver les mêmes scrupules… Revenez auprès de moi !…
– J’ai dit : Jamais !
Il eut un tressaillement. Un éclair passa dans ses yeux.
– Alors, souvenez-vous que vous vous faites un ennemi !… Un ennemi qui ne vous pardonnera pas…
– Je ne vous crains pas. Je ne suis rien. Que pouvez-vous contre moi ?
– Qui ne vous pardonnera pas et qui poursuivra de sa haine ceux qui s’intéressent à vous, ceux qui vous aiment…
– Misérable !
– Oui, je suis, je serai un misérable, si vous m’y contraignez…
Un silence. Il fit quelques pas vers la porte.
– Vous réfléchirez, n’est-ce pas ?
– Non.
– Alors, jamais ?
– Jamais !
Il hocha la tête et dit, sur un ton presque indifférent :
– Bien… Vous me reverrez de temps en temps…
– Je vous défends de tenter de me revoir.
Il sourit :
– Paris n’est pas si grand qu’on croit. Je trouverai bien des occasions de vous rencontrer.
Et il sortit en saluant respectueusement.
Elle ne parla pas à Robert de cette aventure, mais un effroi restait en elle, un effroi de l’avenir : Comment cet homme allait-il se venger ?
Quelques jours se passèrent pourtant, sans que rien fût changé de sa vie. Elle avait beau réfléchir, elle ne voyait pas d’où pourrait venir le danger. Quinze jours après, une lettre lui parvint, la lettre n’était pas signée et était écrite à la machine.
Elle disait : « On n’a pas oublié la menace qui a été faite. On donne huit jours à la belle Madeleine pour se décider. Si dans huit jours elle n’a pas comblé les vœux de celui qui fut son premier ami, on se vengera. »
L’allusion était trop claire pour qu’elle ne devinât point tout de suite que la lettre venait de Moëb et que le banquier n’abandonnait pas son projet.
Alors, elle eut peur et se dit que Robert, seul, la sauverait.
Mais Robert l’aimait ; s’il connaissait la poursuite insolente de l’autre il le provoquerait ; les deux hommes se battraient. Et elle frémissait à la pensée que le sang coulerait à cause d’elle. Elle garda le silence.
Huit jours passèrent encore. Elle était inquiète, nerveuse. Cependant, rien.
Un soir, toutefois, le lendemain même du jour où avait pris fin le délai donné par Moëb, Robert entra rue de Rome avec toutes les marques d’une violente agitation.
C’était un dimanche ; il avait voulu entraîner Madeleine au Vélodrome de Levallois-Perret, où il y avait des courses intéressantes, les dernières de la saison d’été.
Madeleine, souffrante, énervée, n’avait pas suivi Robert.
Celui-ci était parti seul, promettant de venir passer la soirée avec elle.
Quand il rentra, elle vit tout de suite qu’il lui cachait quelque chose de grave, malgré tous ses efforts pour rester calme.
Elle l’interrogea. Il évita de répondre. Elle insista vainement.
Il la quitta de bonne heure, sans explication. Le lendemain, il la vit au courant de l’après-midi, peu de temps. Quand il partit, il l’attira deux fois dans ses bras, l’étreignit, l’embrassa avec une sorte de frénésie, en disant seulement :
– Ma chérie ! ma chérie !
Elle était encore trop étrangère à la vie parisienne pour deviner certains drames cachés sous les sourires, ou derrière un masque d’indifférence.
Au Vélodrome, la veille, dans la loge de l’Artistic-Club, une querelle s’était engagée, à propos des coureurs, entre Robert Aujoux et un membre du cercle qui apparaissait pour la première fois : Moëb.
La querelle avait pris tout de suite une mauvaise tournure. Sur une réplique très vive de Robert Aujoux, Moëb avait répondu par une parole grossière. Et un soufflet retentissant s’était appliqué sur la joue glabre du banquier.
Naturellement, échanges de cartes et envoi de témoins.
Moëb, ayant le choix des armes, avait pris le pistolet. Il y était d’une force redoutable, très connu dans tous les stands, depuis quelques années, le premier dans tous les matchs.
Les amis de Robert étaient effrayés de la tournure que prenait l’affaire. Ils avaient trouvé en Moëb un homme de sang-froid terrible, qui s’était contenté de dire à ses témoins :
– Je veux un duel sérieux… vous me comprenez ?
Le duel devait avoir lieu en Belgique, pour plus de sécurité.
Vers dix heures du soir, la veille, Claire reçut une carte-télégramme : « Il est encore temps… répondez par dépêche… » Elle ne répondit pas.
La matinée du lendemain s’écoula sans qu’elle vît Robert.
Comme elle sortait de déjeuner, on lui remit une dépêche. Elle ouvrit et jeta un grand cri. La dépêche portait ces mots : « Venez vite. Robert vous demande. Il se meurt. »
La dépêche venait de Givet, la dernière ville française au fond des Ardennes, à quelques minutes de la frontière belge.
Elle partit sur-le-champ, et le soir vers neuf heures elle arrivait à Givet, où l’attendaient à la gare les deux témoins de Robert, ses amis, qu’elle reconnut tout de suite.
Elle demanda, fiévreuse :
– Est-ce qu’il est trop tard ?
– Non…
– Toute espérance n’est pas perdue ?
Ils ne répondirent pas. Elle comprit que Robert était condamné. Une voiture attendait à la gare. Ils y montèrent.
Au bout de Givet, elle s’arrêta devant une auberge d’humble apparence. Robert, blessé, n’avait pas pu être transporté plus loin.
Au premier étage, couché dans un lit, pâle et près de la mort, il attendait sa maîtresse, les yeux fixés sur la porte. Il eut un sourire de joie en la voyant entrer.
– Je suis… heureux, balbutia-t-il, heureux que tu sois venue.
Elle s’agenouilla au chevet du lit et pleura.
Il perdit aussitôt connaissance. Au bout d’une heure, il parut se réveiller de cette léthargie, tourna vers la jeune fille des yeux qu’aveuglaient déjà les ombres de la mort, et dit pourtant :
– Tu as été bonne de venir… Je t’aimais bien…
Ce fut ses dernières paroles. Il entra en agonie et mourut.
Claire vit alors, auprès de lui, un jeune homme qu’elle n’avait pas encore aperçu et qui, depuis son arrivée, s’était tenu au fond de la chambre, dans une demi-obscurité. C’était le médecin qui avait assisté au duel.
Chacun des adversaires avait amené de Paris son docteur.
Grand, distingué, très jeune, de visage doux et triste, il s’approcha de Claire et essaya de calmer sa première douleur par quelques mots pleins de bonté. Quand il s’éloigna pour la laisser seule, il ne put s’empêcher, sur le seuil de la porte, de se retourner et de regarder la jeune fille avec attention.
On eût dit, ou bien qu’il l’avait rencontrée déjà, ou que ce joli visage attristé et baigné de larmes, sans évoquer le souvenir de cette jeune fille, faisait pourtant revivre dans son esprit une image dont l’impression sur lui avait été bien profonde.
Claire ressemblait à Charlotte…
Et le jeune docteur qui la regardait ainsi était Gauthier Marignan…
Ce fut le lendemain seulement, au moment où Claire montait dans le train qui ramenait le corps de Robert Aujoux à Paris, qu’elle songea à se renseigner sur ce duel. Réclamés par leurs affaires, les deux témoins du malheureux avaient dû la laisser seule, mais Gauthier avait voulu rester, la voyant en détresse au milieu de tous les funèbres devoirs qu’elle avait à remplir.
Ce fut Gauthier qu’elle interrogea.
– Le motif de cette rencontre ?
– Une querelle absurde, au Vélodrome.
– Et l’adversaire de mon ami. Qui donc était-ce ?
– Un banquier, fort riche, du nom de Moëb…
Elle tressaillit. Son visage fut empreint d’une pâleur profonde. Elle s’accouda dans le coin du compartiment et ferma les yeux. Pitoyable à tout ce qu’elle souffrait, Gauthier respecta son silence.
Moëb avait tenu parole ; il s’était vengé !