VIII
 
L’ANCIENNE ROUTE ROYALE
 

Avec quelle fièvre Claire attendit la fin de cette journée !… Qu’allait-il se passer ? Qu’adviendrait-il de Moëb ? Qu’adviendrait-il d’elle-même, dans ce rôle étrange et si tragique que le comte du Thiellay lui imposait ?

Ce que le comte désirait, elle l’avait à peu près deviné.

C’était une reconstitution du crime, de cette soirée où Renneville avait été assassiné.

Elle compta les heures jusqu’au soir.

Les ruines de Relay ne sont pas très loin du Clos des Noyers. En une demi-heure, par les chemins de traverse, déjà enfoncés par les charrois de l’automne, et qui coupent les bois, elle pouvait y être arrivée. Il ne lui serait pas difficile non plus de sortir du clos.

Elle prétexterait quelque fatigue pour se retirer de bonne heure.

Elle était si oppressée, au dîner, qu’elle ne mangea pas. Elle avait vraiment l’air malade et ce fut Charlotte, elle-même, qui lui conseilla de remonter chez elle et de se coucher.

Claire accepta.

Une heure après, Charlotte venait frapper à sa porte. Elle entra.

– N’as-tu besoin de rien ?

– De rien, mère… Je crois que je vais dormir…

– Bonne nuit, mon enfant.

– Bonne nuit, mère chérie.

Presque aussitôt, ce fut Louise qui vint l’embrasser.

– Je t’embrasse tout de suite, je ne te dérangerai plus.

Et en effet, elle entendit, vers neuf heures, Louise qui rentrait chez elle. Le silence se fit dans la maison. Berthelin était remonté dans son cabinet de travail. Claire se rhabilla en toute hâte.

Elle colla son oreille contre la porte de Louise. Elle n’entendit rien. Elle entrouvrit doucement cette porte. Louise dormait.

Elle descendit.

La porte du Clos des Noyers, donnant sur la cour, était fermée, la clef en dedans. Elle donna un tour de clef et fut dehors. La nuit était calme et froide. Le ciel était très pur et les étoiles brillaient.

Elle fut prise, en cette minute, d’une si grosse émotion, qu’elle se mit à trembler et qu’il lui fut impossible de faire un pas.

Cependant l’heure était venue. Il fallait se décider. Désormais toute faiblesse lui était défendue. La vie de Gauthier dépendait de son énergie. Le bonheur de Louise dépendait de son courage.

À grands pas, elle s’engagea dans la campagne. Elle n’hésitait plus, mais elle avait toujours peur. Elle dévalait par les sentiers, où ses pieds menus faisaient craquer une légère couche de glace dans les ornières ou dans les pas des chevaux.

Comme la lune brillait, elle pouvait du moins distinguer autour d’elle et se rendre compte de ce qui l’entourait tant qu’elle fut dans la plaine.

Mais lorsqu’elle entra sous bois, elle frissonna. Parfois des ombres filaient devant elle, traversant d’un bond le large chemin qu’elle suivait. Elles s’engouffraient dans les broussailles avec un bruit de feuilles sèches qui remuaient : des lapins.

Bientôt elle eut traversé les grands bois de haute futaie. Elle se trouva au bas des ravins du prieuré, dans les petits sentiers sinueux qui coupent les jeunes taillis. Elle les connaissait, ces sentiers, elle n’avait pas peur de s’y perdre.

Pendant quelques minutes encore, elle descendit, grimpa, redescendit les courbes pour les remonter encore, et enfin se trouva sur le plateau.

Là-bas, paisibles, les ruines du prieuré de Relay dormaient, sous la lumière d’argent de la lune.

Un peu essoufflée par la montée, Claire s’arrêta pour reprendre haleine.

Puis, elle traversa un champ en jachère et rencontra la route encaissée, devenue presque une sorte de fossé pierreux et de chaque côté de laquelle les berges étaient recouvertes de broussailles. Elle s’y engagea.

Quelques instants après, elle s’arrêtait devant la chapelle du prieuré.

*

* *

Lorsqu’elle était sortie du Clos des Noyers, elle n’avait pas vu, dans son premier trouble, un homme assis contre un platane, tout près de la ferme, et qui, en l’apercevant, avait laissé échapper un geste de surprise.

Cet homme, c’était Gauthier.

Il était allé, après le dîner, se promener autour du Clos. En revenant, avant de rentrer, il s’était assis là, sur un banc de pierre, et rêvait.

Son premier mouvement avait été de s’élancer vers la jeune fille ; sa première pensée avait été de l’interroger, de lui demander :

– À pareille heure, où donc allez-vous ainsi, en vous cachant ?

Mais il se tut, le cœur tout à coup serré par un affreux soupçon. Un instant, il resta irrésolu. Que va-t-il faire ?

Puis lui aussi s’engage dans la campagne, au milieu des ténèbres. Il dissimule de son mieux le bruit de ses pas.

Il a rejoint la jeune fille et se tient, derrière elle, à une centaine de mètres, profitant de tous les accidents de terrain pour se dérober, de tous les arbres, de toutes les haies. Certes, elle court à un rendez-vous ! Lequel ? Pourquoi ?

Il est oppressé par des angoisses. Il l’aime, pourtant, et il a confiance en elle. Et puis, dans ce pays, elle ne connaît personne… Qui lui eût donné ce rendez-vous ?

Il s’interroge vainement. Il ne trouve pas de réponse.

Il vit qu’elle prenait le chemin des ruines de Relay. Quelle raison l’amenait en cette solitude, la nuit ? Il ne se trompait pas. C’était bien au prieuré qu’elle se rendait.

En haut des ravins, il s’arrête pour la voir, dans la plaine, disparaître vers le chemin creux.

Il s’élance à son tour, arrive jusqu’aux ruines. Et il va entrer dans la chapelle, lorsqu’il se retient tout à coup et se cache derrière des broussailles. Il a entendu des voix.

Une voix d’homme, la voix tremblante et comme apeurée d’une femme.

Il penche la tête ; la route fait un coude brusque du côté des ruines. Il ne voit personne encore. Mais les voix se rapprochent, deviennent plus distinctes. La voix de femme, c’est la voix de Claire !

Mais l’autre, celle de l’homme, il ne sait pas… Il lui semble l’avoir entendue quelque part… Où donc ? Il ne se souvient pas…

Bientôt, deux ombres apparaissent dans le creux de l’ancienne route. Et, comme pour bouleverser Gauthier et imprimer à son cœur une torture de jalousie terrible, elles s’arrêtent, non loin, sous ses yeux.

Cette fois, il reconnaît l’homme… le devine plutôt : C’est Moëb, le banquier, le meurtrier de Robert Aujoux.

C’est à peine s’il retient une exclamation de colère et de douleur. Est-ce possible ? N’est-il pas le jouet de quelque cauchemar ? Est-il vrai que Claire, dont il se croyait tant aimé, ait pu donner rendez-vous à cet homme ?

Et l’endroit choisi, cette solitude, l’heure même, est-ce que tout ne crie pas que ce rendez-vous est coupable et que Claire le trompe et l’a oublié ? S’il en doutait encore, est-ce qu’il ne serait pas bien vite convaincu par le spectacle qu’il a sous les yeux ? Le spectacle de cette jeune fille, auprès de cet homme ! Et cet homme lui prend les mains, il les embrasse… Il la serre contre lui, dans un transport d’amour…

Elle se laisse étreindre ainsi, ne se rejetant en arrière que lorsqu’il avance les lèvres vers ses cheveux, vers son visage, dont Gauthier ne peut surprendre le frémissement de dégoût, dont personne ne peut voir la pâleur.

Il serait convaincu également par les paroles qu’il entend. Ces paroles arrivent jusqu’à Gauthier, creusant dans sa chair autant de brûlures.

– Je t’aime !… dit Moëb. Enfin, te voilà, tu es venue… Je ne croyais pas que tu viendrais… Tu me rends fou de joie…

Il lui prend les mains et les appuie sur son cœur, pour lui en faire sentir les battements tumultueux.

– Tu verras… tu n’auras pas à t’en repentir… Je te ferai heureuse, heureuse entre toutes… et riche parmi les plus riches… J’obéirai à tous tes caprices, même les plus étranges, les plus coûteux… Je t’aime… Je t’aime !…

Elle ne répond rien. Elle semble attendre ; parfois elle a un regard surpris, inquiet, autour d’elle.

Il ne s’aperçoit de rien. Il est aveuglé par sa passion. Sa voix est sourde, frémissante.

Quand il peut s’emparer des mains de la jeune fille, il les couvre de baisers ardents, pressés, furieux, presque des morsures.

Alors, Gauthier, à bout de forces, ne peut supporter plus longtemps ce spectacle odieux. Il se lève et va s’élancer sur les deux infâmes…

Mais une main robuste s’appuie sur son épaule.

Une voix murmure à son oreille :

– Pas un mouvement ! Pas un mot ! Restez !

Il se retourne avec un tressaillement. Il reconnaît le comte du Thiellay. Il va demander des explications.

Le comte lui met la main sur les lèvres.

– Taisez-vous ! Et n’ayez aucune mauvaise pensée… Claire est là parce que je l’ai voulu… Et elle sait que je veille.

C’était une énigme pour Gauthier. Cependant il se tut. Et, pris d’un frisson d’angoisse, il attendit.

Maintenant, Claire et Moëb se trouvaient près d’eux, très près, au fond du chemin creux. Le banquier parlait bas… On ne pouvait plus entendre ses paroles… c’étaient sans doute des mots pressants d’amour, des supplications…

Elle semblait hésiter, la tête cachée sur l’épaule du misérable.

Tout à l’heure, lorsqu’elle était arrivée, lorsqu’elle s’était trouvée en présence de Moëb, celui-ci était encore sous le coup d’une émotion étrange. Cette émotion, il l’avait attribuée au bonheur de voir enfin auprès de lui celle qu’il aimait. Claire ne s’y était pas trompée.

Ces yeux hagards, ces tremblements brusques, cette sueur qui mouillait le front de l’homme, tout cela venait du souvenir. Et le souvenir, c’était le remords ! Est-ce que ce n’était point là, devant ces broussailles, en face de la chapelle en ruines, qu’il avait étranglé, sans hésiter, sans trembler, avec un abominable courage, un homme sans défense ? Là, aussi, que le moribond s’était relevé pour lui lancer à la face sa funèbre menace du fantôme de l’avenir… « Malheur sur toi ! »

Que de fois, dans sa vie d’aventures et de crimes, Moëb les avait entendues, ces paroles, et que de fois, pendant longtemps, elles avaient troublé son sommeil…

Puis, ces souvenirs, en s’éloignant, avaient rendu un peu de paix à sa vie. Et, depuis quelque temps, il n’y pensait plus. Mais ils revenaient vivaces, ce soir-là.

Il avait de la peine à se remettre entièrement, à retrouver son sang-froid.

En voyant la jeune fille si près de Moëb, en voyant Moëb lui chuchoter très bas des paroles pressantes d’amour, Gauthier serre nerveusement les mains du comte du Thiellay.

– C’est un supplice atroce… dit-il, je ne peux plus… J’aime mieux…

Et il veut s’élancer de nouveau.

Mais de nouveau, les bras vigoureux du comte le clouent sur place.

– Attendez !

Gauthier obéit, tout frémissant de colère. Claire disait à Moëb :

– Ainsi, vous ne désirez rien de plus ?

– Rien, puisque j’ai maintenant tout ce que je désire…

– Ainsi, vous m’aimez ?

– Je vous l’ai dit et vous le voyez bien, je vous aime à en devenir fou.

– Et vous m’aimerez longtemps ? Et vous obéirez à tous mes caprices ?

– Quels qu’ils soient.

– Et vous serez heureux ?

– Comme jamais je ne l’ai été…

Et il le dit, en effet, avec une passion profonde.

Alors, elle lui mit les deux bras autour du cou.

Il trembla sous cette caresse.

Elle approcha sa bouche de l’oreille. Et elle dit, ainsi que Thiellay le lui avait appris : « Misérable !… malheur sur toi !… Mon fantôme ne te quittera plus, jamais, jamais !… Ce sera ma vengeance… Il viendra te marquer au front, le jour de ta vie… écoute bien… le jour de ta vie où tu seras le plus heureux… Souviens-toi… au front… au front !… »

L’effet avait été terrible, foudroyant…

Aux premiers mots, Moëb, surpris, avait paru ne rien comprendre. Ce qu’il attendait, des lèvres de Claire collées contre son oreille, c’étaient des paroles d’amour, une promesse d’abandon… Ce n’était pas cet étrange anathème, cette mystérieuse menace.

Il poussa un cri d’épouvante. Il se recula de la jeune fille avec horreur, le visage décomposé par un effroi indicible, les mains étendues vers elle comme pour écarter de lui le fantôme qu’elle évoquait, le vieillard dont il entendait le râle lugubre, sous la pression de ses doigts de fer.

– Non, non ! disait-il.

Mais elle continuait… s’avançant vers lui… rendue plus courageuse par cette lâcheté du meurtrier.

Et elle lui redit deux fois : « Le jour de ta vie où tu seras le plus heureux… Souviens-toi ! »

Le comte du Thiellay s’était levé sans plus prendre de précautions pour se cacher, et il regardait la scène, toujours éclairée par la douce lueur lunaire. Gauthier l’avait imité. Dans ce chemin creux, Moëb râlait :

– Va-t’en ! va-t’en… Je ne veux plus te voir… je ne veux plus t’entendre… Va-t’en ! ou je t’étrangle !… comme j’ai fait de l’autre.

Claire, à demi évanouie, essaya de s’enfuir. Mais pour la frêle enfant, c’était une émotion trop forte. Elle serait tombée si Gauthier, s’élançant, ne s’était trouvé là pour la retenir, pour l’emporter dans ses bras…

Le comte lui dit rapidement :

– Emmenez-la… Retournez vite au Clos des Noyers… Aimez-la… et tâchez qu’il ne reste rien dans son esprit de cette scène tragique…

– Mais je ne puis vous laisser seul avec cet homme !

– Cet homme est mon frère… Je ne le crains pas… Il n’osera rien contre moi…

Et montrant le misérable, éperdu :

– Du reste, regardez !

Moëb, les jambes brisées, s’abattait sur le sol. Des cris étouffés sortaient de sa gorge, que serraient des contractions.

– À moi ! Au secours ! Je meurs !

Gauthier allait se précipiter, dans la première pitié de l’homme – du médecin – pour arracher cette victime, si criminelle qu’elle fût, à la mort qui la menaçait.

Thiellay l’arrêta.

– Je suis ici le justicier ! Je vous défends de sauver cet homme… Sa vie et sa mort m’appartiennent, à moi, à moi seul !

Il avait parlé avec tant de gravité triste, mais en même temps avec une si étrange énergie, que Gauthier se sentit vaincu devant lui. Le comte lui montra Claire évanouie :

– Cette enfant, elle aussi, réclame vos soins… Ne craignez-vous pas que la scène où elle vient de jouer le premier rôle n’agisse sur son cerveau ?… Prenez garde, occupez-vous d’elle… Moi, je m’occuperai de celui-là !…

C’était vrai. Claire aussi réclamait des soins empressés, immédiats. Gauthier la prit dans ses bras et emporta ce fardeau précieux jusqu’au ruisseau de Vonne qui coulait dans le fond de la vallée.

Là, il la déposa sur l’herbe humide, puisa de l’eau dans le creux de ses mains et rafraîchit le front brûlant de la jeune fille. Ses yeux étaient clos, et elle ne donnait pas signe de vie.

Là-haut, dans le chemin creux de l’ancienne route royale, le comte du Thiellay s’était approché de Moëb étendu. L’homme ne bougeait pas.

Thiellay se pencha, s’agenouilla, écouta s’il respirait.

La respiration était lente, oppressée, rauque. Parfois, elle semblait cesser complètement.

L’apoplexie terrassait le misérable et le tenait dompté, dans ses griffes mortelles, tenaillant sa gorge et son cœur.

Et Thiellay, pâle, mais résolu, décidé à ne pas secourir cet homme, alla s’accouder à un arbre, et regarda ce spectacle en disant : « Va-t-il mourir ? »

L’autre gisait ; le comte ferma les yeux pour ne plus voir.

Quoi qu’il fît, quelle que fût sa résolution de châtier celui qui avait déshonoré le nom de sa famille, celui qui avait eu tous les vices et n’avait reculé devant aucun crime, il repensait, malgré lui, à ce qu’avait été l’enfant d’autrefois.

Il rouvrit les yeux pour échapper à cette vision. Il ne faiblissait pas. L’homme qui gisait là devait mourir.

Longtemps il attendit dans ce tragique silence.

Parfois il se détachait de l’arbre contre lequel il s’était appuyé. Il venait à ce corps étendu, mettait la main sur son cœur. Le cœur battait toujours, faiblement. Bientôt même, le corps remua.

Lentement, par efforts successifs, Moëb se soulevait. Lourdement, après des efforts fatigants, il y parvint, en s’accrochant à une racine émergeant du talus de la route. Et alors, il poussa un profond soupir. La poitrine se dégageait. La vie reprenait possession de ce robuste corps.

Thiellay ne le perdait pas de vue.

Moëb ne se souvenait pas encore, cela était évident, car il restait là, hébété, le front lourd.

Thiellay attendait un retour d’intelligence.

Tout à coup, Moëb se leva tout à fait, chancelant encore. Il passa les mains sur son front, sur ses yeux, comme pour en chasser une image horrible. Puis, les bras tendus dans le vide, vers quelque chose d’invisible :

– Le fantôme ! le fantôme ! J’ai senti son doigt glacé, là !

Et il appuyait la main sur son front.

Il eut un ricanement sinistre…

– Je suis fou !… Il n’y a point de fantôme… Je n’ai rien entendu, mais j’ai peur… Je suis lâche, lâche !

Il se souvenait de plus en plus. Il cherchait autour de lui quelqu’un qu’il s’étonnait de ne plus voir. Celle-là, c’était la jeune fille, disparue pendant son rêve.

– Claire ! Où donc est-elle ?

Et tout à coup, son regard s’arrête sur Thiellay, immobile. Il le contemple longuement. Puis, attiré, fasciné, il s’avance à pas chancelants.

Il reconnaît le comte… Et, dans la première surprise, dans ce premier désordre de l’esprit qui empêche tout sang-froid, Moëb se trahit par une exclamation sourde :

– Mon frère !

Si Thiellay avait pu douter encore, ses doutes eussent disparu pour faire place à l’affreuse, à l’épouvantable certitude.

– Enfin, misérable, tu viens d’avouer !…

Moëb comprend qu’il ne peut plus se défendre. Thiellay l’a saisi par le bras.

– Viens ! dit-il.

Et il l’entraîne vers la chapelle, pousse d’un coup de pied la porte branlante et disloquée. Il entre avec Moëb, dans le noir des ruines.

– Que veux-tu de moi, dit Moëb qui est envahi par un frisson de peur.

– La certitude que tu ne commettras plus d’autre crime…

– Je te la donne.

– Ta parole ne me suffit point.

– Quelle garantie exiges-tu ?

– Ta mort !

De nouveau le misérable est secoué de tremblements.

– Je ne veux pas mourir…

– Et moi je te l’ordonne…

– Et si je refuse ?

– Je te tuerai… Choisis…

La lune, qui montait, envoya dans la chapelle un peu de sa lumière, assez pour que les deux hommes pussent se voir.

Ils étaient aussi pâles l’un que l’autre : Thiellay avait pâli par sa résolution suprême et Moëb par l’angoisse, par une terreur atroce de cet homme qui le menaçait.

Il avait joué, il avait perdu… L’heure était venue où il fallait payer !…

– Soit. Je me brûlerai la cervelle en rentrant à Paris.

– Non. Ce serait trop tard.

– Alors, quand ?

– Tout de suite.

– Je n’ai pas d’arme…

– Qu’à cela ne tienne. J’ai tout prévu.

Il lui jeta un revolver. Moëb s’en empara vivement. Et soudain, avec un mauvais sourire :

– Je tiens ta vie, frère, entre mes mains.

Il ajusta, froidement.

Thiellay secoua la tête, devant le revolver braqué contre son front.

– Tire… Je suis seul…

La main fratricide trembla, les yeux du misérable s’obscurcirent.

– Tu vois ! Tu n’oses…

– C’est vrai !

– Écris !

Thiellay arracha une page à son calepin et la tendit avec un crayon. Moëb prit le tout, machinalement.

Thiellay dicta : « Je meurs volontairement. Que l’on n’accuse personne de ma mort. »

– Signe !

Moëb signa.

– Maintenant, va… Vivant, je te hais… Mort, je te pleurerai…

Le coup partit, dans un geste de rage.

Moëb tourna deux fois sur lui-même, lâcha le revolver et s’abattit sur le ventre. Il était mort… Alors Thiellay s’agenouilla auprès de ce cadavre, se signa et pria.