Si elles avaient eu leur mère auprès d’elles, Claire et Louise eussent été complètement heureuses. Mais Berthelin les avait rassurées.
– Un peu de patience. Je vous la ramènerai.
Il avait écrit partout, et même il avait fait passer une note dans les journaux, espérant que cette note frapperait peut-être un jour l’attention de la Pocharde.
Elles attendaient donc avec confiance le retour de Charlotte.
Elles se laissaient aller à la douce vie de bonheur qu’elles trouvèrent au Clos des Noyers, auprès de Jean Berthelin.
Ce n’était pas du reste, une vie de paresse, car autour d’elles tout était remue-ménage, tout était travail.
Berthelin surveillait les travaux des champs, et la ferme du Clos, voisine de la maison d’habitation, présentait toute la journée une grande animation, du lever au coucher du soleil.
Elles voulurent prendre leur part de ces travaux.
Berthelin n’eut garde de s’y refuser et elles furent bien vite au courant de tous les soins des ménagères que réclamait la population turbulente des oies, des canards et des dindes ; en même temps, en très adroites ouvrières, elles veillaient à la lingerie.
Leurs journées étaient de cette façon très remplies. Pourtant, de temps à autre, les deux sœurs, s’arrêtant tout à coup dans leur ouvrage, se mettaient à rêver.
Claire repassait avec tristesse et le rouge au front sa courte existence à Paris, et Louise, mélancolique, évoquait le souvenir du jeune homme si tendre, entrevu pendant les nuits de traversée sur le bateau qui la ramenait en France.
Le retour des deux jeunes filles, dans ce coin de Touraine où s’était passé le drame de leur enfance, n’avait pas été inaperçu. On sut bientôt, dans tous les environs, que le toit du Clos des Noyers abritait les deux enfants de la Pocharde, dont le souvenir n’était pas oublié.
Pendant les premiers temps, elles ne sortirent guère ; mais à la fin, elles s’enhardirent un peu.
Si la Pocharde était apparue là tout à coup, il est possible qu’elle eût réveillé le sentiment populaire autrefois soulevé contre elle. Mais l’opinion publique ne pouvait faire retomber sur les deux sœurs le crime maternel.
Peu à peu, des sourires les accueillaient. Elles devenaient les enfants de tout le monde, ces fillettes abandonnées, que la charité officielle avait recueillies, et qui, enfin, venaient de rencontrer un refuge auprès du loyal et bon garçon populaire dans tout le pays, qui habitait le Clos des Noyers.
Et elles n’étaient pas installées depuis un mois au Clos des Noyers que le fils du comte du Thiellay, de retour à Fénestrel, se rencontrait soudain avec Louise, qui revenait de Saché par la route de Pont-de-Ruan.
Urbain était en voiture découverte, avec sa mère et le comte.
Claire et Louise étaient à pied, marchant lentement.
La voiture passa vite.
Cependant, Urbain fit un brusque geste de surprise et se retourna. Il avait reconnu la jeune fille.
Louise, les yeux baissés, ne l’avait pas vu.
Le comte remarqua l’étonnement de son fils.
– Qu’est-ce donc ?
– Il m’a semblé reconnaître…
– Ces jeunes filles ?
– Oui.
– Elles ne sont pas du pays, cependant ; ou, du moins, je ne les y ai jamais vues…
– Aussi bien, n’est-ce pas en Touraine que j’ai rencontré l’une d’elles, mais sur le bateau, à mon retour de la république Argentine.
– Oh ! tu dois te tromper.
– C’est probable.
Ils n’en parlèrent plus ; mais, malgré son dernier mot, Urbain était convaincu qu’il ne se trompait pas.
Rien n’était plus facile que de s’en assurer. Le soir même, il allait s’informer, discrètement, au village, et il apprenait ainsi, du premier coup, que les jeunes filles rencontrées habitaient le Clos des Noyers avec Berthelin, et qu’elles s’appelaient Claire et Louise.
C’était bien Louise, sa Louise, un moment disparue. Et il comprit alors d’où venait, sur ce beau visage si distingué, la tristesse profonde qu’il y avait lue, lorsqu’il apprit, en même temps, l’histoire des jeunes filles, leurs malheurs, le drame poignant de leur enfance et de leur jeunesse.
– Les filles de la Pocharde !
Trop jeune pour se rappeler ce drame, il le connaissait quand même pour l’avoir entendu raconter bien des fois.
Et au lieu de l’éloigner de Louise, cela l’en rapprocha davantage, au contraire. Au lieu de diminuer, dans sa nature très ardente et très passionnée, ce premier amour, cela ne fit que l’augmenter.
Sa mère le vit, le soir de sa découverte, préoccupé et distrait.
– Qu’est-ce que tu as, Urbain ? T’ennuierais-tu déjà auprès de nous ?
Il se contenta de l’embrasser pour toute réponse. Clotilde du Thiellay et le comte adoraient leur fils. Cet enfant avait été leur salut à tous les deux.
La comtesse Clotilde, en effet, douze ans auparavant, avait trahi la foi conjugale. Elle avait eu la faiblesse – la folie ! – de prendre pour amant le misérable Mathis. Le comte, après avoir châtié le coupable, avait pardonné…
Néanmoins, sans l’enfant, les époux se seraient séparés. Leur vie eût été brisée. L’enfant les avait réunis. Urbain leur était donc doublement cher, et leur amour pour lui avait, en outre de sa toute-puissance naturelle, quelque chose de superstitieux. Si gâté qu’il eût été, le jeune homme n’avait jamais abusé de cette tendresse profonde.
Le seul chagrin qu’il leur eût donné avait été lorsqu’il leur déclara qu’une vocation irrésistible, le poussait à être marin. Pourtant, ils avaient fini par consentir, heureux lorsque le jeune homme leur consacrait ses congés tout entiers, à Fénestrel.
Sa découverte faite, Urbain ne fut pas longtemps sans se présenter au Clos des Noyers.
Berthelin était absent.
Il se fit annoncer aux deux sœurs, et lorsque Louise eut entendu son nom, elle ne put retenir une exclamation de joie.
– C’est lui, Claire, c’est lui !… Je t’avais dit… Il devait venir dans ce pays, qui est le sien… dans ce joli château de Fénestrel qui appartient à son père… Tu vois qu’il se souvient…
Et, folle, elle embrassait sa sœur.
Claire, prudente, la considérait avec tristesse.
Louise se jetait éperdument, sans réfléchir, dans cet amour qui l’emportait. Qu’allait-il en résulter ? où cet amour la mènerait-il ? À beaucoup de tristesse ! à un grand désespoir !
– Louise ! J’ai peur… j’ai peur pour toi !…
– Et de quoi as-tu peur ?… Parle…
Mais Claire se tut. Peut-être qu’elle se trompait ! Peut-être que Louise ne pensait pas à cet amour ! Alors, il ne fallait pas qu’une imprudente parole éveillât la vie de son cœur !
Urbain était entré, Claire fut tout de suite rassurée. Ce visage respirait tant de franchise et de loyauté, qu’elle pensa : « Si vraiment il l’aime, Louise auprès de lui ne court aucun danger… »
Urbain ne resta pas longtemps ce jour-là.
Il n’eut pas besoin de dire combien il était heureux de retrouver Louise. Son bonheur éclatait dans ses yeux brillants, dans l’animation de son visage.
Il demanda la permission de revenir. Louise n’eut pas le courage de refuser, malgré le regard suppliant de Claire.
Et quelques jours après, il se représentait. Berthelin se trouvait là. Claire lui avait raconté la visite du jeune homme. Jean avait froncé le sourcil. « À quoi pouvait mener cet amour ? » pensait-il, lui aussi.
Ces deux enfants s’aimaient, s’aimaient déjà… Cela était possible… Louise était assez jolie pour inspirer une violente passion. Ensuite, que se passerait-il ?
Urbain pouvait-il songer au mariage ? Oui, s’il aimait. Mais jamais il n’obtiendrait le consentement du comte… jamais M. du Thiellay ne laisserait son fils donner son nom à l’une des filles de la Pocharde !
Dès lors, il fallait soigner le mal avant qu’il ne devînt plus grave.
Il trouva le moyen de rester seul, un jour, avec Urbain.
– Vous retournez à Fénestrel, monsieur du Thiellay ?
– Oui.
– Voulez-vous me permettre de vous accompagner un bout de chemin ?
– Certes.
Pendant quelques minutes, les deux hommes marchèrent côte à côte, silencieux. Urbain pensait à Louise. Quant à Berthelin, il ne savait trop comment engager une conversation aussi délicate.
Ce fut sa rude et bonne franchise qui le sauva :
– Je suis un peu le père de ces deux enfants, dit-il, et c’est à ce titre que je vous prie, monsieur du Thiellay, de me laisser vous parler comme je vais le faire.
Urbain, tout à Louise, s’attendait si peu à cette brusque attaque, qu’il ne trouva rien à répondre. Jean Berthelin poursuivit :
– Je n’ai aucun droit sur elles. Toutefois, je pense qu’elles ne feraient rien contre ma volonté. Voilà pourquoi j’ai pensé qu’il serait bon de vous mettre en garde, monsieur du Thiellay, en vous demandant, comme un honnête homme peut le demander à un honnête homme : « Croyez-vous que vos visites fréquentes à ces jeunes filles soient prudentes et qu’il ne s’y trouve pas, pour vous, autant de danger que pour elles, ou que pour l’une d’elles ? »
Urbain avait compris. Il dit :
– Je vous remercie, monsieur Berthelin, de votre franchise, mais je puis y répondre de même. Le danger dont vous parlez n’est pas à redouter… Ce danger existait la première fois que je rencontrai Louise, à bord du bateau. Alors, on pouvait redouter ce qui, en effet, arriva. Aujourd’hui, il est trop tard. Si vous considérez comme un danger l’amour profond que j’éprouve pour elle, alors monsieur Berthelin, je suis bien malade, dit le jeune homme en souriant… Il est trop tard pour essayer de me sauver… Je l’aime de tout mon cœur…
– Oui, oui, j’avais bien deviné… Pourtant…
– Pourtant ?
– J’avais espéré que j’arriverais à temps.
Urbain secoua la tête. Et il dit simplement, gravement :
– Je l’aime !
Avec une sorte de colère, Berthelin reprit :
– Et à quoi peut vous mener cet amour, je vous le demande ?… Avez-vous pensé ? avez-vous réfléchi ?… Un mariage ?… C’est impossible… Alors, quoi ?… le déshonneur… la honte pour elle ? votre maîtresse ?…
Urbain posa doucement la main sur le bras de Jean Berthelin :
– Pourquoi l’insultez-vous de gaieté de cœur ?
– Je ne l’insulte pas. Ce que je veux, c’est vous faire entrevoir la vérité. Et la vérité, c’est ce que je viens de vous dire. Il est inadmissible que votre père et votre mère consentent à votre mariage avec Louise.
– Qu’en savez-vous ?
– Essayez. Interrogez votre père.
– Certes, je le ferai… Et pour votre tranquillité, je ne tarderai pas.
– Bien ! Et, en cas de refus, quelle sera votre conduite ?…
– Je ne me découragerai pas, et je les supplierai tant qu’ils finiront par céder.
Berthelin parut tout à coup s’abîmer dans de profondes pensées. Il se rappelait le drame d’autrefois, le mystère que le comte cachait avec tant de soin, non pas seulement le crime d’adultère qui devait, celui-là, rester éternellement ignoré, mais le crime de la nuit terrible, dans le fossé de la route royale, au prieuré de Relay…
Il réfléchissait.
« Si l’innocence de Charlotte était reconnue, proclamée, il n’y aurait plus d’obstacles entre ce jeune homme et cette jeune fille. Si la justice était égale pour tous, celle qui relèverait la tête serait la Pocharde, celui qui courberait le front, déshonoré par le crime d’un autre, serait le comte du Thiellay. »
Et Berthelin murmura :
– Qui sait ?
Pourtant, c’était l’inconnu, cela, l’incertain, presque l’irréalisable. Il fallait veiller tout d’abord au bonheur de ces deux enfants.
– En attendant que vous ayez vu votre père et que vous sachiez quelle est sa volonté, si vous aimez vraiment Louise, ou si vous ne voulez pas troubler le calme de sa vie, je crois qu’il serait prudent de ne plus la voir !
– Ne plus la voir ?
– Oui. Je vous demande votre parole, monsieur du Thiellay…
– Je refuse… Vous n’avez pas le droit de me la demander… Une seule personne a ce droit… Louise… Devant elle, je m’engagerai…
– Puisque vous le voulez, ce sera Louise elle-même qui l’exigera…
Lorsqu’ils se séparèrent, Berthelin remarqua que le jeune homme perdait contenance. Il était pâle. Ses lèvres tremblaient, ses yeux se mouillaient. Urbain rentra lentement à Fénestrel. Il aperçut son père et alla droit à lui.
– Mon père, dit-il, je voudrais causer avec vous.
Le comte fut frappé de la gravité avec laquelle Urbain venait de parler. Puis, lui prenant le bras, et l’entraînant dans une avenue bordée de chênes :
– De quoi s’agit-il ?
– J’aime.
– Tant mieux, mon enfant… Est-ce cela que tu tremblais de me dire ? dit le comte en souriant. En tout cas, te voilà rassuré.
– Ce n’est pas cela seulement.
– Ah ! ah ! Eh bien ! je t’écoute… Aurais-tu fait quelque sottise ?
– Non… Je crains seulement que le nom de celle que j’aime ne vous agrée pas.
– Elle est pauvre ?
– Très pauvre…
– Tant mieux encore. Elle te devra la fortune. Tu seras riche pour deux… Quant à l’honorabilité, je n’en parle pas. Je sais bien que tu n’aurais pas choisi une jeune fille, dont l’alliance nous ferait rougir, ta mère et moi et couvrirait mon nom de honte et de ridicule.
Urbain tressaillit. Son cœur se gonfla. Le comte ajoutait :
– Dis-moi son nom.
– Louise… Louise Lamarche…
Thiellay ne se rappela pas tout de suite le drame de la Pocharde.
– Lamarche, c’est un nom comme un autre… Ce n’est pas ridicule… Et où se trouve-t-elle, cette jeune fille ? Où pourrais-je la voir ?
– Chez M. Jean Berthelin… au Clos des Noyers…
– Chez Berthelin !
Le comte parut brusquement inquiet et regarda son fils avec une sorte d’effarement. Le nom de Berthelin venait d’évoquer tout le passé et le comte connaissait, comme tout le monde, l’arrivée au Clos des Noyers de Claire et de Louise.
Son esprit s’éclairait soudain. Mais il ne voulait pas y croire : il s’y refusait.
– Je suppose, dit-il enfin, au bout d’un long, très long silence, qu’il ne s’agit pas de Louise Lamarche, l’une des filles de la Pocharde ?…
– Si, mon père, il s’agit d’elle !
Thiellay s’arrête. Il considère son fils avec effarement. Certainement l’idée lui vient que le jeune homme est fou. Urbain soutient son regard sans arrogance, mais avec fermeté.
– Tu ne plaisantes pas ?
– Non, mon père.
– Et en me parlant ainsi, tu possèdes toute ta raison ?
– J’ai longuement réfléchi avant de vous parler.
Nous avons dit que le comte adorait son fils. Tout autre, peut-être, se fût emporté devant une pareille confidence.
Lui fut douloureusement surpris et presque effrayé, car il connaissait la droiture d’esprit du jeune homme. Il se disait que ce n’était pas une parole en l’air que celle de cet aveu d’amour.
Ce ne fut donc pas un reproche qu’il lui adressa. Ce fut un mot de compassion.
– Mon pauvre enfant !
– Vous me plaignez, père ?
– Oui.
– Pourquoi, puisqu’il dépend de vous que je sois très heureux ?…
– As-tu pensé vraiment que je te permettrais…
– Oui, parce que vous ne voudriez pas me rendre très malheureux.
– Mon pauvre enfant ! mon pauvre enfant ! répéta le père tout attendri, n’y songe pas. C’est impossible… Jamais tu ne seras le mari de cette jeune fille, si modeste, si pure, si digne qu’elle soit de ton amour. Ta passion calmée, tu aurais le droit de venir me reprocher ma faiblesse et de me dire : « Père, c’était à toi d’empêcher cette folie… Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?… »
Une femme, enveloppée d’un long manteau, se dirigeait de leur côté. C’était Clotilde, la mère. En les apercevant, elle hâta le pas pour les rejoindre.
C’était toujours la jolie Clotilde d’autrefois, de tournure et d’allure ; la taille était aussi svelte et aussi élégante. Mais le visage avait bien changé. Il avait perdu, ce qu’il y avait jadis d’un peu léger, de frivole. Et cela avait fait place à une gravité triste. Jadis, son mari lui avait pardonné. Mais pouvait-il être pour elle, après la faute, même après le pardon, ce qu’il avait été autrefois ?… Pouvait-il oublier ?… Le remords d’avoir outragé cet homme restait en elle vivace. C’était vraiment le bonheur perdu, l’intimité d’autrefois impossible.
Elle s’approcha lentement du comte et de son fils.
Et avec un sourire :
– Quels airs mystérieux ! dit-elle ; que complotez-vous donc ?
Le comte prit la main du jeune homme et, la serrant avec tendresse :
– Veux-tu que nous interrogions ta mère ?
– Oui.
Comme pour chercher protection, Urbain alla prendre sa mère entre ses bras.
– Défends-moi, mère, défends-moi !
– Urbain vient de m’avouer qu’il est profondément amoureux. Cela est tout naturel. Mais il a choisi Louise, une des filles de Charlotte Lamarche…
– La Pocharde ! s’écria Clotilde.
Et enveloppant son fils d’une étreinte passionnée :
– Mon pauvre enfant ! C’est une folie ! N’y pense plus !
– Tu vois, dit le comte. Ta mère pense comme moi…
– Je vous en supplie, dit Urbain, dont la voix était tremblante, ne me condamnez pas ainsi, au premier aveu que je vous fais… Vous courez le risque de me désespérer… Je ne vous ai point habitués à agir avec légèreté. Alors, je voudrais qu’aujourd’hui encore vous vous disiez que c’est après de longues réflexions que je vous ai ouvert mon cœur.
– Nous en sommes persuadés, mon fils, dit le comte, et crois bien, à ton tour, que si nous t’enlevons toute espérance, ce n’est pas sans un très grand chagrin. Nous aurions été heureux de ton bonheur.
– Et vous, mère ?
– Moi, mon pauvre enfant, je te plains de tout mon cœur…
– Ce qui signifie qu’auprès de vous non plus, je ne trouverai pas l’appui dont j’ai besoin ?…
– Non, mon fils… je ne puis être avec toi contre ton père.
Il tenta cependant un dernier effort :
– Père, vous ne connaissez pas Louise… Vous ne l’avez jamais vue ?
– Jamais, en effet.
– Vous ne pouvez la condamner sans l’entendre.
– Tu me conseilles d’aller la voir ?… Parce que tu comptes que je me laisserai séduire par elle ?… par son chagrin ?… par ses larmes ?…
– Oui.
– Eh bien ! pour que tu n’aies pas de reproches à me faire, j’irai…
– Merci, père.
– Oui, j’irai, car j’ai l’assurance absolue que c’est moi qui lui ferai entendre raison, à cette jeune fille, si elle t’aime véritablement, et que lorsque tu la reverras, c’est elle-même qui te dira : « N’y pensons plus. Nous avons été fous. Ce que nous avions rêvé est impossible ! »
Urbain secoua la tête. Il eut un sourire confiant :
– Allez, père… et vous reviendrez conquis, car elle m’aime !
Le comte ne pouvait s’absenter ce jour-là. Il remit au lendemain sa visite.
Et le lendemain, à pied, il se dirigeait vers le Clos des Noyers.
Après avoir marché d’un pas rapide pendant une demi-heure en pleine solitude, le comte crut distinguer, sur le chemin qu’il suivait, un homme qui, lui aussi, marchait à grands pas.
Une allée dans les bois conduit de la route au Clos des Noyers. Mais rien n’indique que cette allée est celle de l’habitation, ni écriteau, ni barrière, ni grille, et la maison n’est pas visible de la route. L’inconnu sembla hésiter. Il s’arrêta, s’orienta.
– Ce doit être ici, murmura-t-il, mais je n’en suis pas sûr.
Tout à coup, il aperçut Thiellay qui se rapprochait. Il vint à lui pour lui demander le renseignement qu’il cherchait. Et, poliment, la main à son chapeau :
– Monsieur, s’il vous plaît, le Clos des Noyers ?…
Alors, chez chacun de ces deux hommes, en même temps, il y a un brusque geste de surprise, un recul involontaire.
L’inconnu, c’est le banquier Moëb…
Et Thiellay, frappé par le son de cette voix, le regarde avec une curiosité ardente, avec une émotion incompréhensible, pendant que Moëb, qui pendant un instant a perdu contenance, se remet, dans un suprême effort de son énergie, relève les yeux et paraît faire face au danger qui vient de surgir tout à coup.
On dirait que Thiellay veut mettre un nom sur cette figure criblée de petite vérole. On dirait que Thiellay veut cela, mais qu’il n’ose. Ce visage glabre et blême l’impressionne, le déroute.
– Vous demandez, monsieur ? dit-il.
– Le Clos des Noyers.
– En voici la route.
– Merci, monsieur.
Moëb salue derechef. Et Thiellay, interdit, le regarde disparaître dans le brouillard. Aussi longtemps qu’il le peut, il suit des yeux cet homme.
Il murmure : « C’est la même taille… ce sont les mêmes allures… Cette manière de porter la tête… Est-ce lui ?… Encore ?… Et revient-il ici pour un nouveau crime ? »
Il est songeur. Cette figure ravagée hante son esprit…
Ah ! s’il n’y avait pas eu la maladie qui avait déformé ces traits et qui, en quelque sorte, avait reformé à cet homme une personnalité nouvelle, il l’aurait reconnu !… Il aurait mis un nom sur cette tête ; il lui aurait crié : « C’est toi !… toi !… Léon du Thiellay, mon frère jumeau… toi le voleur et le faussaire dont j’ai secrètement sauvé l’honneur, il y a vingt ans !… Toi qui es revenu, il y a douze ans, et qui as récompensé ma pitié et ma dernière générosité en assassinant le docteur Renneville… Toi, infâme, que tout le monde croit mort… et qui, vraiment, est mort pour tout le monde, excepté hélas ! pour moi !… Est-ce toi, misérable, est-ce toi, encore, toujours ?… »
Moëb a disparu dans la brume et le comte du Thiellay regarde dans le chemin qui traverse le taillis, pour essayer de l’apercevoir une dernière fois. Et là, debout, il évoque, en quelques secondes, ce drame inconnu de la vie de celui qui avait été son frère… un frère jadis très aimé.
Depuis douze ans, il n’avait plus entendu parler de Léon. Et voilà que, tout à coup, ce fantôme reparaissait dans sa vie, ce cauchemar surgissait de nouveau. Et il se demandait, éperdu, plein d’angoisse : « Est-ce lui ? est-ce donc lui ? »
C’était la voix – la voix fraternelle – qui l’avait frappé au premier moment et lui avait fait regarder l’homme plus attentivement. Cette voix avait le timbre de celle de son frère.
Puis il réfléchit : « Il va au Clos des Noyers… Jean Berthelin le connaît donc ? »
Par lui, il obtiendrait peut-être quelques renseignements.
Alors, il prit, aussi, le chemin à travers les taillis.
Dix minutes après, il arrivait au Clos. Il entra chez Berthelin et demanda à parler aux jeunes filles. Ce fut Berthelin qui le reçut.
– Monsieur, dit-il à Thiellay, j’ai interrogé hier votre fils et je vois, par votre visite, que vous avez dû recevoir ses confidences.
– C’est vrai !
– Il est aisé de deviner ce qui vous amène chez moi. Vous désirez avoir avec Louise un entretien qui n’est pas destiné, assurément, à combler les vœux de cette pauvre enfant, pas plus que ceux de votre fils !…
– C’est encore vrai !
– Je le prévoyais et je reconnais même qu’il n’en pouvait être autrement. Je ne solliciterai de vous qu’une chose : épargnez-la, tâchez qu’elle n’en souffre pas trop… N’oubliez pas que cette enfant a beaucoup souffert déjà…
Et Berthelin ajoute :
– J’ai peut-être le droit de vous adresser cette prière.
Il faisait allusion à ce qui s’était passé entre eux, douze ans auparavant, lorsque Berthelin détenait, dans la lettre à lui confiée par Clotilde, le secret du meurtre de Renneville et, d’un mot jeté à la justice, pouvait déshonorer le nom de Thiellay.
– Je ne l’oublierai pas, monsieur Berthelin, dit le comte.
Puis, après une hésitation que Berthelin remarqua et qui lui parut singulière, Thiellay demanda tout à coup :
– Vous avez reçu tout à l’heure une visite ?…
– Non…
– J’ai rencontré, sur l’avenue qui conduit au Clos, un homme qui s’est informé auprès de moi s’il ne se trompait pas de route.
– Je n’ai vu personne.
– Cette visite était donc destinée à l’une des jeunes filles ?
– Je ne le pense pas. Je ne les ai pas quittées depuis ce matin et je puis vous affirmer qu’elles n’ont reçu personne.
– L’homme viendra plus tard, assurément.
Et passant la main sur son front :
– Si vous le connaissez, vous me direz ce qu’il est… promettez-le-moi.
– Je vous le promets.
Berthelin quitta le comte.
– Je vais vous envoyer Louise, dit-il.
Cinq minutes après, Louise se trouvait en présence de M. du Thiellay. Elle ne le connaissait pas. Elle ne se rappelait pas l’avoir vu, mais Berthelin, tout à l’heure, lorsqu’il l’avait avertie, lui avait dit en l’embrassant :
– C’est le père de ton Urbain, ma pauvre chérie… Du courage…
Elle était venue, déjà défaillante.
Comme elle était jolie, dans son trouble !… Le comte l’admirait, ému… Oui, il comprenait, en la regardant, que son fils avait dû se trouver faible devant elle.
Et le comte lui dit très doucement, en lui tendant les mains :
– Mon enfant, ne voyez en moi qu’un père.
Il la fit asseoir auprès de lui sur un canapé. Il lui prit les mains : ces mains tremblaient violemment.
– Remettez-vous, mon enfant, dit-il avec la même bonté.
Elle essaya de sourire, mais ce furent des larmes qui vinrent à ses yeux.
– Mon fils m’a dit combien il vous aimait… ce que vous aviez deviné bien certainement, et il m’a dit encore, sans pourtant qu’il en eût reçu l’aveu de vous-même, que vous l’aimiez également… Est-ce vrai ?
– Il a dit vrai, monsieur… je l’aime.
Elle ajouta, les yeux fermés, en extase :
– Je l’aime de toutes mes forces, pour toujours, pour toujours !…
– Eh bien ! voilà pourquoi je suis venu, mon enfant, car cet amour-là est un malheur pour vous deux, un grand malheur, et il ne faut plus que vous vous aimiez. Vous ne pouvez être la femme de mon fils.
– Je sais que je ne puis être sa femme. Mais ce n’est pas ma faute si je l’aime et l’aimerai toujours…
– On dit cela, vous êtes si jeune ! Puis, on oublie.
Elle releva sur lui ses grands yeux tristes et étrangement sérieux.
– Non, monsieur, on n’oublie pas.
Il fut impressionné et dit :
– Croyez que je vous plains de tout mon cœur. Je ne vous rends pas responsable du passé de votre mère, dont tout le poids retombe sur vous, mais la destinée vous condamne à supporter ce qui fut la faute d’une autre. Ce serait briser la vie, l’avenir de mon fils, que de lui faire partager ce terrible héritage. Il vous aime tant qu’il n’hésiterait pas, lui, je ne veux pas vous le cacher ; mais, nous autres, le père et la mère, nous devons raisonner et envisager plus froidement les élans du cœur, car nous avons la responsabilité de l’honneur de nos enfants.
Elle ne répondit rien. Elle savait bien qu’il avait raison.
– Je sais, mon enfant, que je vous parle un langage de convention, qui tombera sur votre amour péniblement… je vous en demande pardon… Je n’ai pas tout dit pourtant. Une rupture est nécessaire entre vous et mon fils… Il faut que vous ne vous voyiez plus… Et comme je ne crois pas que mon Urbain aura le courage de cette rupture, comme je suis persuadé, au contraire, qu’il enfreindra mes ordres, il faut que cette douloureuse résolution vienne de vous…
– Et moi, avez-vous jugé que j’aurais ce courage ?
– Oui, si vous aimez Urbain réellement, si vous ne l’aimez pas seulement pour vous, mais si vous l’aimez pour lui.
Louise pleurait doucement. Le comte n’osait plus lui parler, devant cette douleur si vraie. Au bout d’un long silence, elle parut se calmer :
– Que voulez-vous que je fasse ?
– Vous reverrez Urbain… Vous le reverrez une fois… une seule fois… Vous essayerez de lui faire entendre raison, et s’il ne se rend pas à tous vos arguments, vous lui direz que vous ne l’aimez plus…
Elle eut un geste de confiance et d’orgueil.
– Il ne me croira pas… pas plus que je ne le croirais moi-même s’il venait à me dire qu’il ne m’aime plus !
– Du moins, vous ferez cette tentative ?
– Je vous le promets.
Lorsque le comte sortit, il aperçut tout à coup, sortant du bois par une des avenues, l’homme rencontré tout à l’heure sur la route.
L’inconnu se dirigeait vers le Clos des Noyers. Il ne vit pas Thiellay, auprès duquel il passa, pourtant. Et Thiellay, pour la seconde fois, frappé par cette apparition, le regarda longuement et le vit disparaître chez Berthelin.
Les yeux du comte s’étaient troublés.
– Est-ce lui ? Est-ce lui ?
Au lieu de regagner Fénestrel, il resta aux environs du Clos des Noyers. Et il attendit…