IV
 
CELUI QUI VENGE
 

Depuis le départ de Gauthier, depuis leur séparation, dans les conditions que nous vous avons racontées, la vie du docteur Marignan était bien changée ! Lentement, dans son cerveau se faisait toute une désorganisation, sous l’action impérieuse, incessante, troublante d’une idée fixe. Il se surprenait, tous les matins, lorsqu’il allait sortir pour faire ses courses, à s’arrêter devant la porte de la chambre qu’habitait Gauthier, ainsi qu’il faisait autrefois.

Souvent le docteur entrait dans cette chambre maintenant froide, restée telle que l’avait laissée Gauthier, et dont le désordre trahissait la précipitation du départ.

Les semaines s’écoulaient et il ne recevait aucune nouvelle de Gauthier.

Ils avaient eu à régler des affaires d’intérêt.

Gauthier en avait confié le soin à un notaire qui avait tous ses pouvoirs. Marignan chercha des prétextes, en dehors du règlement de leur fortune réciproque par les notaires, pour se mettre en correspondance avec Gauthier.

Les lettres du père furent renvoyées par le fils. Celui-ci ne les avait même pas ouvertes.

Marignan en conçut une violente irritation, à laquelle succéda un moment de douleur et d’accablement.

Cette tentative, il la répéta plusieurs fois. Ce fut vainement. Alors, il n’écrivit plus. Mais il sentit, à cette époque, s’affaiblir sa santé.

Il était riche, il n’avait plus besoin d’exercer ; il abandonna sa clientèle à ses confrères et ne s’occupa plus de médecine.

La vie oisive le rendit plus malade encore. Il perdit peu à peu le sommeil, ou, lorsque vint le sommeil, il fut plus fatigant que les veilles, tout peuplé de cauchemars et de visions funèbres. Dans ces cauchemars, desquels il se réveillait à demi fou, son fils, sans cesse, jouait le rôle de justicier.

La crainte de la folie lui rendit pour un certain temps un peu de calme. Les nuits devinrent meilleures, quoique toujours agitées, et il se reposa.

Mais la solitude des journées lui devint plus écrasante. Il avait beau sortir, se promener, chercher au-dehors des distractions, fréquenter le cercle, faire des visites mondaines, le même vide désespérant le suivait partout.

Sa maison, quand il y rentrait, lui semblait étrangement sonore… de cette sonorité qu’ont les endroits inhabités ou les ruines.

Il frissonnait, glacé, pris jusqu’aux moelles : « Je n’y résisterai pas… »

Il partit, résolu à chercher l’oubli dans les distractions forcées d’un voyage qui, dans ses prévisions, devait prendre une année tout entière. Trois jours après, dans un accès de fièvre, il était de retour.

Il s’était senti plus seul encore et plus abandonné dans la cohue des visages qu’il ne connaissait pas, au milieu des indifférents et des étrangers.

Un jour, il n’y tint plus, prit le train, se rendit à Paris. Il alla prendre une chambre dans un hôtel aux environs du Luxembourg.

Il n’eut pas le courage de se présenter chez son fils. Il alla le guetter.

Il l’aperçut enfin, et fut pris d’un tremblement violent. Ses jambes s’amollirent. Il fut sur le point de se trouver mal.

Quand il revint à lui, Gauthier avait disparu.

Le lendemain, il l’aperçut encore. Il eut une joie à le suivre, un bonheur douloureux, et pendant une demi-heure, de loin, ainsi, il ne le quitta pas.

Au bout de quelques jours, après s’être caché, il montra plus de courage. Au lieu d’attendre Gauthier et de le suivre, il s’arrangea pour le croiser, sur le même trottoir.

Cela eut lieu… Elle eut lieu, cette rencontre sur laquelle il comptait. Le regard des deux hommes se heurta pour ainsi dire. De ce choc, rien ne jaillit. À l’élan du vieillard qui se précipitait vers son fils, rien chez le fils ne répondit. Gauthier resta glacé. Son regard s’abaissa seulement. Ce fut tout.

Pendant les jours qui suivirent, Marignan eut beau le guetter, il ne le rencontra plus.

Il s’informa auprès du concierge. Celui-ci répondit que, depuis plusieurs jours, Gauthier n’était pas rentré.

Marignan patienta : « Il reviendra… Je le verrai… Je veux lui parler !… »

En effet, au bout de huit jours, pendant lesquels Gauthier avait espéré qu’il lasserait la patience de son père, le jeune homme revint occuper son appartement.

Une heure après, Marignan montait lourdement l’escalier. Son cœur battait à outrance. À chaque marche il était obligé de s’arrêter, la gorge contractée, et il appuyait les deux mains de toutes ses forces contre sa poitrine, comme s’il avait voulu comprimer et retenir là le dernier souffle de sa vie qui s’en échappait.

« Au quatrième, la porte en face », avait dit le concierge.

Il s’arrêta au quatrième, considérant avec une indicible terreur cette porte derrière laquelle était pour lui l’espérance suprême. Et il se mit à attendre là, sur le palier, qu’un peu de courage lui revînt.

Enfin, son doigt tremblant s’appuie sur le bouton électrique. De l’autre côté de la porte, le timbre répond, et cela sonne étrangement à ses oreilles. Puis des pas, un grincement de serrure, la porte s’ouvre. Un domestique paraît. Marignan le voit pour la première fois.

– Monsieur Gauthier Marignan ?

– Monsieur ne reçoit pas…

– Il me recevra peut-être lorsque vous lui aurez fait passer mon nom.

Et Marignan tendit sa carte. Le domestique ne la prit pas.

– J’ai l’ordre formel de ne recevoir personne.

– Même son père ?

Le domestique releva les yeux, surpris, embarrassé. Il n’avait pas d’ordre qui concernât Marignan, sans doute : il s’effaça. Marignan pénétra dans le vestibule… Le domestique sortit pour aller l’annoncer, puis revint presque aussitôt.

– Si monsieur veut me suivre.

Et il conduisit Marignan dans un petit cabinet de travail.

Gauthier, debout, appuyé contre la cheminée, pâle, les bras croisés, venait d’être averti et attendait son père.

Il dit froidement, ayant assez d’énergie et de puissance sur lui-même pour ne rien laisser paraître de la profonde émotion qui l’envahissait :

– Vous avez désiré me parler, monsieur ? Je vous écoute… Est-ce de la Pocharde que vous venez me parler ?

– Mon fils, je t’en supplie…

– Ce n’est pas d’elle ? Alors, qu’est-ce donc ?

– Mon fils, je me sens malade… je souffre.

– Vous n’avez qu’un moyen de recouvrer le calme de l’esprit… et, avec le calme de l’esprit, la santé de votre corps… Faites votre devoir… Je ne vous en dirai pas davantage… Je ne veux pas de nouveau essayer vis-à-vis de vous la persuasion qui n’a pas réussi autrefois… Je vous dirai seulement que votre œuvre de mal continue vis-à-vis de cette femme. Une faute engendre souvent une autre faute. Un crime fait naître parfois d’autres crimes.

– D’autres crimes !

– Vous n’ignorez pas que les filles de Charlotte Lamarche se sont enfuies de l’orphelinat, où elles se trouvaient trop malheureuses… Louise est restée la chaste, l’honnête enfant qu’elle était à l’orphelinat. Je n’en dirai pas autant de Claire.

Et Gauthier ajouta lentement :

– Un crime de plus, vous le voyez, père, dans votre vie…

– Tu les as donc retrouvées, toi, ces jeunes filles ?

– Oui !… Et ce n’est pas tout !…

– Quoi donc ? Quoi encore ? Quel nouveau malheur ?

– Plus grand peut-être que tous les autres…

– Parle ! Parle !

– Claire… celle qui est tombée… dont la chute est irréparable…

– Eh bien ! Eh bien ! pourquoi hésites-tu ?

– Je l’aime.

Alors, Marignan baissa la tête un peu plus.

Pendant quelques minutes de silence, il parut lutter contre lui-même, contre le remords, et Gauthier, qui ne le perdait pas de vue, espérait qu’il allait voir enfin son père s’attendrir, implorer son pardon, et promettre la réparation du passé pour celles qui avaient souffert à cause de lui.

Mais le jeune homme se trompait. Rien ne sortit de ces lèvres pâles, convulsivement serrées.

Et bientôt, sans ajouter un mot, il partit.

Le lendemain, il se retrouva, boulevard Saint-Michel, devant son fils, dont il avait guetté la sortie et qu’il avait suivi.

Gauthier ne parut point le reconnaître et passa, sans même hâter le pas.

Mais tout à coup, au moment où le jeune homme allait disparaître au tournant du boulevard Saint-Germain, il entendit un bruit de course derrière lui, des exclamations. Il tourna la tête. Des gens accouraient, qui essayaient de relever un vieillard gisant par terre. Ce vieillard était Marignan, évanoui…

Gauthier s’élance, écarte ceux qui sont là.

– Je suis médecin, dit-il.

Il fait transporter son père chez un pharmacien du boulevard et, là, il le soigne ; la syncope est longue ; enfin, Marignan revient à la vie.

Avant qu’il n’ait retrouvé sa connaissance complète, avant qu’il n’ait reconnu, dans celui qui vient de le soigner et de le sauver, son fils… au moment où ses yeux se rouvrent, Gauthier s’est éloigné discrètement. Et le docteur n’aperçoit autour de lui que des visages étrangers.

Le lendemain, il quitta Paris, et rentra à Tours.

Ce voyage de quelques jours, au milieu de si cruelles émotions, l’avait vieilli encore. Tous ceux qui le rencontrèrent en furent frappés.

Ses yeux brillaient d’une exaltation fiévreuse, et dans les rues de la ville, il se surprenait à parler tout haut, sans se préoccuper des passants qui se retournaient, en l’écoutant, et qui se mettaient à rire, devant son allure et ses paroles désordonnées :

– Tiens, le docteur Marignan qui déménage !

C’était vrai, selon la terrible expression populaire…

À Tours, les amis de Marignan étaient très inquiets. Sans connaître les raisons mystérieuses qui avaient amené la séparation du père et du fils, ils connaissaient cette séparation. Le sort du vieillard les effrayait, maintenant qu’ils le voyaient, livré à lui-même, prêt à toutes les excentricités.

Ses confrères l’avaient examiné sans qu’il s’en doutât. Il s’y fût opposé.

Après l’avoir surveillé pendant quelque temps, l’incertitude leur devint impossible. Marignan devenait fou. Alors, ils jugèrent de leur devoir d’avertir Gauthier.

En recevant cette lettre, le jeune homme eut une profonde émotion. « Le remords ? » murmura-t-il. Et, sans plus tarder, il partit.

Lorsque son père l’aperçut, entrant tout à coup dans le cabinet de travail où le vieillard somnolait, au fond d’un grand fauteuil, il se leva, blême. Il passa la main sur ses yeux. Puis quand il laissa retomber sa main, quand il rouvrit les yeux, il regarda longuement Gauthier.

– C’est toi ? c’est toi, mon fils ?

– Oui.

– Bien vrai ? Et tu ne t’en iras plus ?

– On m’a dit que vous étiez malade…

– Malade, oui, un peu… oh ! un peu, pas beaucoup.

– Et je suis venu pour vous soigner.

– Tu as bien fait…

Marignan garda le silence. Puis, tout à coup, souriant, l’air égaré, les yeux vagues :

– Tu sais quelle est ma maladie ?

– Pas encore, fit Gauthier en hésitant.

– La folie, mon fils… oui, figure-toi… je deviens fou !

Gauthier contemplait, avec une profonde douleur, cette figure ravagée. La mort avait mis là, victorieusement, sa première empreinte.

Tout au fond de lui-même, sans que rien en apparût sur ses traits, Gauthier souffrait terriblement du spectacle de cette décrépitude. Car, cela, c’était le châtiment, puisque c’était le remords. Et le châtiment, n’était-ce pas son œuvre à lui, Gauthier ?

Chose singulière, à partir du retour de son fils, Marignan parut recouvrer la santé. Il reprit les habitudes normales, l’existence régulière d’autrefois.

Que se passait-il ? L’épouvante lui redonnait de l’équilibre. Car la présence de son fils, chez lui, apparaissait comme la menace de toutes les heures, comme le fantôme éternel qui lui dirait : Tu n’as pas fait ton devoir…

Mais comme le temps passait, comme la santé du docteur paraissait presque complètement rétablie, Gauthier lui dit un matin :

– Père, vous n’avez plus besoin de moi…

– Est-ce que tu songerais à partir ?

– Oui, j’ai vu, du reste, que les craintes de vos amis étaient exagérées et que votre santé n’était pas en péril… Je pars rassuré…

– Ne peux-tu rester auprès de moi ?

– Ai-je besoin de me répéter ?

– Toujours cette marotte en tête : faire réhabiliter cette femme…

– Et lui rendre l’honneur, à elle et à ses filles… en lui rendant justice.

– Eh bien : tu ne l’obtiendras jamais de moi, entends-tu ? jamais ! jamais !

– Adieu, père !…

Et le soir même, Gauthier était de retour à Paris.

Toutefois, comme il s’attendait à une rechute, il avait donné des instructions au vieux valet de chambre de Marignan.

En même temps, il avait prévenu les médecins qui avaient examiné le vieillard, et il savait qu’en cas de danger on le préviendrait aussitôt.

Cette rechute, hélas ! il ne la prévoyait que trop. Et le vieux valet de chambre télégraphia à Gauthier : « Venez ! venez vite ! »

Gauthier arriva aussitôt par le train du soir. À dix heures et demie, il était chez son père.

Lorsque le domestique aperçut le jeune homme, il éclata en pleurs.

– Ah ! monsieur, monsieur, c’est ma faute.

– Que s’est-il passé ?

– Monsieur le docteur…

– Eh bien ! parlez… parlez… Mon père ?

– Parti, monsieur, encore parti !

– Comment cela ?

– Il a trompé ma surveillance… Dans la journée, j’eus besoin de m’absenter… M. Marignan dormait profondément, et son sommeil était si calme que je crus que je pouvais sortir sans inconvénient… Du reste, pour plus de sûreté, je recommandai à la cuisinière de venir, de temps en temps, jeter un coup d’œil dans la chambre de Monsieur…

– Et lorsque vous êtes revenu ?

– Il n’y avait plus personne.

– La cuisinière n’avait rien vu, rien remarqué ?

– Rien.

– Combien de temps êtes-vous resté hors de la maison ?

– Pas plus d’une demi-heure… Monsieur s’est réveillé, s’est habillé tout seul, sans rien dire, sans faire de bruit… et il est parti.

– L’a-t-on rencontré dans les rues ? Vous êtes-vous renseigné ?

– On l’avait vu se diriger vers la Loire…

– C’est sa promenade favorite…

– Il paraissait absolument calme… ne parlait pas tout haut, comme il a l’habitude depuis quelque temps, et ne faisait pas ses grands gestes… Enfin, il était vraiment comme tout le monde…

– Et sur le bord de la Loire ?…

– Plusieurs personnes l’avaient vu passer aussi !… J’ai couru dans la direction que l’on m’indiquait… Je n’ai pas pu le rejoindre… En revenant, les mêmes personnes m’ont appris que le docteur avait été aperçu rentrant à Tours, traversant le pont. Je suis accouru à la maison : il n’était pas revenu…

– Vous êtes-vous informé à la gare ?…

– Oui, après vous avoir télégraphié…

– Et là ?

– J’appris que le docteur était venu et avait pris le train…

– Pour quelle destination ?

– Azay-le-Rideau.

Gauthier tressaillit. Azay ! c’était à quelques kilomètres de là que s’élevait Maison-Bruyère, la maison de Charlotte.

Pour Gauthier, aucun doute. Il murmura : « Que va-t-il faire là-bas ? Qu’a-t-il besoin de revoir Maison-Bruyère ? » Il consulta sa montre. Il était onze heures. Il décida :

– Je vais partir à la recherche de mon père…

– Il n’y a plus de train, à cette heure-ci !

– Que m’importe : j’irai à bicyclette.

– J’accompagnerai Monsieur !

– Inutile…

Gauthier préférait être seul.

Quelques minutes après, la bicyclette étant en état, le jeune homme dévalait rapidement sur les pavés, par les rues de Tours, prenant la route de Joué.

Il connaissait bien cette route, ayant fait souvent le chemin en partie de plaisir. Il l’avait fait aussi ce chemin, la nuit où il avait voulu visiter la maison de Charlotte et les fours à plâtre du père Langeraume. Et c’était là, de nouveau, qu’il se rendait.

Gauthier agitait bien des pensées, en roulant vers les jolis coteaux qui bordent l’Indre.

Il mit une heure et demie pour faire le trajet.

En quittant la route, au moment de prendre le chemin mal entretenu et plein d’ornières qui conduit à la petite maison de Charlotte, sa bicyclette lui devenant inutile et même encombrante, il la cacha dans un taillis voisin.

Il se dirigea vers Maison-Bruyère.

À l’instant même où il y arrivait, il entendit un bruit de pas. Un homme marchait derrière lui et faisait craquer les branches mortes.

Il se retourna. Un arbre le cachait, un noyer au tronc énorme. L’homme passa près de lui sans le voir. C’était son père !

Gauthier allait s’élancer vers le vieillard, l’arrêter, lorsqu’il le vit se mettant à courir comme s’il avait été poursuivi, pénétrer brusquement dans Maison-Bruyère, dont il ouvrit la porte avec une clef.

Ce simple détail, si vulgaire en apparence, cloua Gauthier pour ainsi dire, sans lui permettre de faire un mouvement.

C’est que, soudainement, ses souvenirs affluaient. La maison et les fours de Langeraume, il se le rappelait, avaient été vendus quelque temps après l’affaire de la Pocharde, achetés par un inconnu dont Gauthier avait jadis essayé de connaître le nom sans y réussir. Personne n’avait pu le renseigner.

Serait-ce donc Marignan, cet acheteur mystérieux ? Et que venait-il faire là ?

Gauthier attendit. Un quart d’heure se passa. Marignan reparut, referma la porte, et, à grands pas, reprit le chemin crevé d’ornières qui aboutissait à la route d’en bas.

Alors, timidement, Gauthier dit :

– Mon père !

Marignan s’arrêta, comme foudroyé.

– Père ! Père !

Alors, Marignan eut un cri étranglé, un effroyable cri d’épouvante :

– Gauthier !

Il chancela ; on eût dit qu’il venait d’être frappé d’une mortelle blessure.

Son fils voulut le retenir, le prendre dans ses bras.

Marignan se redressa, se maintint debout, le repoussa. Il tourna les yeux vers Maison-Bruyère avec une sorte d’horreur, et, brusquement, saisissant le bras de Gauthier, il l’entraîna en courant, avec une force étrange, irrésistible :

– Viens ! viens ! Ne restons pas ici !…

Marignan était dans une agitation extraordinaire.

En toute autre occasion, Gauthier se fût inquiété, étonné, eût voulu peut-être se rendre compte. Mais, ce jour-là, il se laissa entraîner passivement.

Marignan l’obligeait à courir. Et il répétait le même mot, dans une angoisse visible :

– Viens ! Viens !…

Gauthier voulut lui demander quelques explications. Mais à chaque tentative pour l’interroger, le vieillard répondait :

– Viens ! Viens !…

Ils arrivèrent au bois où Gauthier avait laissé sa bicyclette.

Il l’expliqua à son père.

Le vieillard l’entraîna plus fort, plus rapidement :

– Viens !… Viens !… demain tu la retrouveras…

De là, s’il n’avait pas fait nuit, on aurait pu apercevoir Maison-Bruyère, tandis que, quelques pas plus loin, grâce à l’épaisseur du bois, la maison allait disparaître.

Gauthier s’était arrêté, malgré les efforts de son père.

Soudain, il leva la tête vers le ciel. Une lueur l’avait frappé, quelque chose comme un éclair qui eût sillonné la voûte céleste.

D’une voix sourde, les deux mains accrochées à son fils, Marignan râlait :

– Viens ! mais viens donc ! Pourquoi restes-tu là ?…

– Et vous, père, pourquoi voulez-vous m’emmener ?

La même lueur parut une seconde fois.

Gauthier se retourna. Et il eut un cri d’horreur, les deux bras tendus vers quelque chose qui flambait là-haut sur le coteau. Maison-Bruyère en flammes !

Au bord du bois, sur l’herbe humide, Marignan venait de s’écrouler, avec des gémissements. Une sorte de râle s’échappait de sa poitrine convulsée.

– C’est vous qui avez mis le feu à Maison-Bruyère ?…

– C’est moi !…

Gauthier fut quelque temps sans parler. Puis, se remettant, à voix basse, bien que la solitude fût complète autour d’eux :

– Dans quel but ?

– Je ne sais pas.

– Moi, je vais vous le dire… Cette maison était le témoin de votre crime passé…

– Peut-être…

– Et en elle, on pouvait, en rallumant les fours à plâtre de Langeraume, prouver l’innocence de Charlotte Lamarche.

– Peut-être, oui, peut-être…

– Et vous n’avez pas voulu qu’on découvrît cette preuve… C’est bien cela, n’est-ce pas ?

– Je ne l’ai pas voulu, en effet.

– Il y avait autre chose…

– Je ne sais pas, mon fils, gémissait le vieillard, je ne sais pas.

– Il y a le remords… Vous vous êtes dit que le remords et le souvenir disparaîtraient sans doute avec cette maison dès qu’il ne resterait plus de celle-ci que des ruines…

– Oui, j’ai pensé cela…

– Ah ! malheureux ! malheureux !

Les flammes montaient dans le ciel. De Pont-de-Ruan, de Saché, d’Artannes, on allait bientôt apercevoir l’incendie ; les paysans allaient accourir.

Ce fut Gauthier qui, cette fois, entraîna Marignan.

En effet, déjà, de la route, montaient des rumeurs confuses.

Les deux hommes se jetèrent dans le bois. Le vieillard se traînait avec peine. À chaque pas, il s’arrêtait, chancelant. Gauthier le prenait par le bras et l’empêchait de tomber.

Ils gagnèrent à pied la gare de Druye. Là, ils attendirent le premier train de nuit montant vers Tours. Pas un mot entre eux durant cette longue attente dans la petite salle de la gare, à peine éclairée.

Deux paysans vinrent prendre le train, demandèrent leurs billets. En passant devant Marignan et Gauthier, l’un d’eux dit :

– On a incendié Maison-Bruyère. Je passais par là. J’ai vu le feu.

– La maison est donc habitée, maintenant ?

– Non.

– Alors, on a mis le feu exprès.

– C’est probable.

– Des chemineaux ?

– On ne sait pas encore… Mais on a fait, pas loin de la maison, une découverte curieuse, qui pourrait bien mettre sur la piste…

– Quoi donc ?

– Une bicyclette abandonnée dans un bois…

– Tiens, tiens, c’est curieux, en effet.

Marignan avait entendu, mais sans bien saisir, sans comprendre.

Quant à Gauthier, il sentit tout à coup son front se mouiller. Cette bicyclette était la sienne. Peut-être allait-on lui demander des renseignements ? Que dirait-il ? Comment expliquerait-il sa présence, à pareille heure, dans ces parages ? Et s’il parlait de son père, s’il disait qu’il était parti à la recherche du vieillard, n’allait-on pas, dès lors, soupçonner Marignan ?

Le train arriva. Marignan, aidé par Gauthier, monta dans un compartiment. Et là, quand ils furent seuls :

– Père, vous avez entendu ?

– Quoi ?

– Ce que disaient ces hommes ?

– Je ne sais pas, mon fils. Que disaient-ils ?

– Ils disaient que l’incendie a été mis par une main criminelle…

– Eh bien ! Dans quel but ?

– Ils l’ignorent, mais les soupçons ne s’égarent plus… se fixent autour d’un détail livré par le hasard…

Marignan releva lentement la tête. Il commençait à comprendre.

– Qui accuse-t-on ?

– Aujourd’hui encore, personne.

– Aujourd’hui… mais demain ?…

– Moi !

– Toi ! toi !

Gauthier expliqua ce qu’il avait entendu de la bouche des paysans. Marignan restait éperdu. Il murmurait : « Est-ce possible ? Est-ce possible ? »

– Père, la mesure est comble, vous le voyez.

– Ne m’accable pas.

– Je ne vous fais pas de reproches. Et en ce qui me concerne, si la perte de mon honneur et de ma vie pouvait vous sauver, je n’hésiterais pas. Mais ma vie et mon honneur perdu n’effaceraient pas la faute de votre passé… et il y aurait toujours une femme et deux jeunes filles qui pleureraient à cause de vous…

Le train allait s’arrêter en gare de Tours.

– Voici donc, père, quelle va être ma volonté… Vous ferez votre devoir… et tout ce qui dépendra de vous, vous l’accomplirez pour réhabiliter Charlotte Lamarche.

Gauthier ajouta :

– Je vous donne trois jours pour faire votre devoir…

– Et si je refuse ?…

– Vous ne refuserez pas, mon père…

Marignan répéta, sombre :

– Et si je refuse ?

– Je me tue !