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AMOUR !
 

Robert avait fait son testament avant de se battre. Il avait laissé une partie de sa fortune à des amis, et l’autre partie à sa maîtresse.

Du jour au lendemain, Claire, qui se faisait toujours appeler Madeleine, se trouva presque riche.

Elle porta le deuil de Robert et, quittant l’appartement de la rue de Rome, loua une petite maison de l’autre côté du Bois, sur l’avenue de Boulogne, au fond d’un jardin en façade sur la Seine.

Sa grande tristesse était toujours de rester sans nouvelles de Louise. Sa grande préoccupation, de la retrouver. Elle allait, maintenant, l’essayer, puisqu’elle était libre et puisqu’elle ne dépendait plus de personne, bien que fût mince et fragile son espérance de voir réussir ses efforts.

Dans la solitude de sa retraite, elle vit peu de monde : les deux amis, seulement, qui avaient été les témoins de Robert, ne l’avaient pas oubliée et lorsqu’ils passaient là, à bicyclette, ou un jour de courses à Longchamp, ils entraient.

Gauthier vint, lui aussi, sans soupçonner que cette Madeleine était en réalité Claire Lamarche, l’une des filles de la Pocharde.

Madeleine, si jolie, avait fait sur lui une impression très vive. Il ne s’en rendit pas compte tout de suite, mais après la mort de Robert, l’image de la jeune fille flotta bien souvent devant son esprit. Il ne pensait même pas qu’il pût l’aimer.

L’incurable deuil de son âme, depuis qu’il avait découvert le crime paternel, fermait en lui, du moins momentanément, toutes les sources généreuses où se fortifient les tendresses. Mais si l’amour était loin de sa pensée, il rêvait toujours à la Pocharde, et la ressemblance remarquée par lui en Claire appelait invinciblement son attention et retenait son esprit.

Il revint donc et elle l’accueillit.

Claire, elle, n’avait aucun doute sur son compte. Elle savait qu’il était le fils de l’homme qui avait fait condamner Charlotte. Mais elle ne faisait pas retomber sur lui la haine qu’elle gardait pour le père et tout de suite, au contraire, son cœur avait été attiré vers le jeune homme par sa tristesse.

Dans les premiers temps, il avait affecté de ne jamais venir seul. Cela dura ainsi pendant tout l’hiver.

Au printemps, Gauthier cessa brusquement ses visites. Il n’avait pas prévenu Madeleine. Il ne l’avait entretenue ni d’un voyage, ni des travaux qui absorbaient son temps.

Comme, dans les derniers mois, Gauthier avait fini par venir deux fois, trois fois par semaine, elle ne fut pas longue à remarquer ce changement d’attitude. Elle s’en inquiéta auprès des amis du jeune médecin. On ne put lui répondre. On lui dit seulement que Gauthier avait paru plus triste encore depuis quelque temps, qu’il fuyait le monde, semblait avoir tous les plaisirs en aversion, toutes les distractions en horreur.

Personne ne pénétrait plus chez lui, dans son appartement de la rue de Fleurus, où il était venu s’installer après la rupture avec son père, et personne ne le rencontrait plus, errant, mélancolique et doux, parmi les plus jolies allées du jardin du Luxembourg.

C’est alors que Madeleine vit quelle place le jeune homme avait prise dans sa vie.

Les longues journées devinrent interminables, lourdes, maintenant qu’elle n’avait plus l’espoir de les voir finir par l’arrivée de Gauthier. Elle passa les heures, seule dans sa chambre, lisant ou rêvant, regardant couler la Seine.

– Que fait-il ? Pourquoi ne vient-il plus ?

Et sa jolie figure se pâlissait sous la souffrance. Ses yeux se creusaient, trahissant la fatigue d’un énervement. Puis, au bout de quinze jours, quand elle vit que, bien décidément, il l’avait abandonnée, elle se mit à pleurer.

Et cette fois, la clarté illuminait son cœur : elle l’aimait !… Quand elle comprit, quand elle se fit à elle-même cet aveu, elle fut heureuse et malheureuse tout ensemble.

Elle se disait bien que sa vie était perdue, désormais, et qu’il y avait un bonheur calme de probité auquel elle ne pouvait plus aspirer et qui lui était défendu. Mais, malgré tout, une grande douceur l’emplissait, une félicité vraie, inconnue jusqu’à présent ; car elle n’avait jamais eu d’amour pour Robert Aujoux, mais simplement une affection reconnaissante.

Elle aimait Gauthier !… Elle l’aimerait sans le lui dire, dans le silence de son cœur et même s’il ne l’aimait pas.

Elle prit le parti d’aller rue de Fleurus et s’informa auprès du concierge sans dire son nom. Elle apprit ainsi que Gauthier n’avait pas quitté Paris et qu’il n’était pas malade.

Que croire ? Quelles conjectures ? À quelles imaginations se livrer ?

– Il me méprise parce que j’ai été la maîtresse de Robert !… Il me méprise parce qu’il se dit que j’ai spéculé sur ma beauté, sur ma chute et sur mon déshonneur…

Lui, Gauthier, rue de Fleurus, rêvait, l’image de Claire devant les yeux.

Il l’aimait, la jeune fille tombée. Il l’aimait de toute sa passion violente, irraisonnée, et voilà pourquoi il ne voulait plus la revoir. Du moins, c’était cela qu’il s’était dit : « Je ne la reverrai plus. À quoi bon ? Où me mènerait cet amour ? »

Il l’aimait de toute la force d’un premier amour. Et malgré cela, toujours, même lorsqu’il était près de céder, il répétait : « Non, non, je ne la verrai plus… »

Ainsi des semaines s’écoulèrent encore.

Et un matin il trouva dans son courrier une lettre très courte, et qui, pourtant, le bouleversa : « Je suis malade. J’ai besoin de vos soins. » Et cela était signé : Madeleine, le prénom d’emprunt de Claire…

Malade ! Et elle se réclamait de lui… Pouvait-il refuser ? Un moment, il hésita… Rien de plus facile que de prétexter un empêchement quelconque… et de substituer à lui-même un de ses confrères… Elle serait aussi bien soignée…

Puis, il se révolta contre sa faiblesse. Il l’aimait, soit, mais il lui cacherait cet amour et jamais Madeleine ne le devinerait. Ainsi, libre à lui de la revoir. Il saurait être indifférent et si froid pour elle que sous cette couche de glace, la jeune fille ne devinerait pas le foyer qui flambait.

Cinq minutes après avoir reçu cette lettre, il partait.

Et quand il entra, avenue de Boulogne, dans le joli jardin planté de grands arbres, au fond duquel semblait sommeiller la maison silencieuse, son cœur battait à grands coups sonores.

La domestique de Claire l’attendait en bas.

Cette femme avait l’air inquiet. Gauthier lui adressa quelques questions :

– Votre maîtresse est malade depuis longtemps ?

– Il y a bien huit jours que les premiers symptômes se sont déclarés.

– Elle n’a vu aucun docteur ?

– Aucun.

– Elle est dans sa chambre ?

– Mieux que cela, monsieur. Madame est au lit.

– Veuillez la prévenir, et conduisez-moi auprès d’elle.

Claire était couchée, en effet, mais ne dormait pas. Elle frissonnait violemment, en proie à une grosse fièvre. Ses yeux brillants, cerclés de noir, eurent un regard suppliant vers le docteur, un regard de reproche aussi, car il disait : « Ne me laissez pas mourir ! Si je meurs, ce sera votre faute… »

Il reconnut, au bout d’une demi-heure d’un examen minutieux, les symptômes d’une fièvre typhoïde. Claire était en danger. Il se mit à douter de lui-même. Mais cette faiblesse dura peu. Il reprit bientôt son sang-froid, prescrivit une ordonnance énergique, télégraphia rue de Fleurus qu’il ne rentrerait pas et se fit préparer une chambre dans la maison de l’avenue de Boulogne. En même temps, il faisait venir deux sœurs gardes-malades, qui s’installèrent au chevet de Claire pour la veiller à tour de rôle.

Pendant les huit premiers jours, il désespéra presque de la sauver. Ce ne fut qu’au bout du quinzième qu’il réussit à enrayer la maladie. Et après trois semaines, il lui dit :

– Maintenant, vous êtes sauvée. Je réponds de vous si vous continuez d’être bien obéissante et si vous ne commettez pas d’imprudence.

– J’obéirai, docteur… Je n’ai pas envie de mourir.

Depuis trois semaines, elle s’était habituée à le voir tous les jours ; mais comme elle allait mieux, il retourna rue de Fleurus et ne revint plus qu’une fois par jour. Ce fut un crève-cœur.

En même temps que les visites s’espaçaient – car, au fur et à mesure de la convalescence, Gauthier ne vint plus que tous les deux jours, puis tous les trois jours, puis une seule fois par semaine – Claire s’apercevait que le jeune homme n’était plus le même pour elle.

Tout le temps de sa maladie, il s’était montré doux, prévenant, parfois même très tendre. On eût dit vraiment, à les voir, que c’était là un grand frère soignant sa petite sœur.

Quand elle fut remise, l’allure de Gauthier changea. Il redevint froid, presque indifférent.

Elle se plaignit doucement, sans amertume :

– Avez-vous donc quelque reproche à me faire ?

– Mais non.

– N’essayez pas de mentir… Jadis vous me parliez avec douceur, maintenant vous êtes bien changé… Je cherche vainement les raisons de ce changement…

– Vous vous trompez, Madeleine, je vous l’affirme…

– Vous espacez vos visites…

– Vous êtes guérie.

– En dehors du docteur, il devrait toujours rester en vous l’ami… Dans quelque temps, dans très peu de temps, je ne vous verrai plus… et il faudra que je sois malade une seconde fois pour que vous vous souveniez que j’existe…

Sans y prendre garde, elle menait doucement l’entretien sur un terrain brûlant, dangereux, hérissé de pièges.

– Vous avez donc peur de me compromettre ?

– Madeleine !

– Non ! Cela n’est pas possible… On ne compromet pas une fille comme moi…

Elle parlait en le regardant avec franchise, essayant de rencontrer les yeux du jeune homme ; mais celui-ci les gardait constamment baissés. Il avait peur qu’elle ne devinât l’amour qui le dévorait.

Il se raidit contre son émotion :

– Non, Madeleine, je n’ai pas changé. J’ai pour vous les mêmes sentiments affectueux qu’autrefois. J’ai bien deviné, souvent, à certaines de vos allusions ou à des tristesses subites, que vous n’aviez pas eu une jeunesse heureuse. Un jour, vous me ferez vos confidences…

– Oui, oui, un jour… dit-elle avec élan, quand je serai sûre que vous ne me méprisez pas…

Ils gardèrent le silence. Il fallait conclure.

Claire n’osait proposer. Et Gauthier, sombre, évitait quand même son regard. Elle dit, à la fin, très bas :

– Reviendrez-vous, comme par le passé ?

– À quoi bon ?

– Vous ne reviendrez plus ?

– Non.

– Vous redoutez que cela ne fasse tort à votre réputation de fréquenter une fille comme moi ?…

Cela était si douloureux que le cœur de Gauthier se fondit.

– Toutes les fois que vous aurez besoin de moi, dit-il, vous me trouverez.

– Ce n’est pas ce que je demande…

– Je ne puis rien vous promettre de plus.

Elle eut un sourire et lui tendit la main.

– Adieu, donc, mon ami… Soyez heureux…

– Adieu, Madeleine…

Ils se serrèrent les mains, froidement. Il descendit le petit perron, traversa le jardin sans tourner la tête. Il se retrouva dans l’avenue, dans le bois de Boulogne, dans Paris, sans savoir, sans y penser. Il s’arrêta sur la place de l’Étoile. Il eut envie de revenir sur ses pas. Mais la nuit était venue. Un fiacre s’arrêta devant lui sans qu’il l’eût demandé. Il y monta machinalement et donna son adresse : rue de Fleurus.

Le lendemain, quand il s’éveilla, il se dit qu’il avait bien fait de se montrer énergique. Toute la semaine, il put croire que la raison serait plus forte que l’amour.

Et le dimanche suivant, il était vaincu. Il sortit, descendit vers la Seine, passa la grille et remonta vers le pont. Devant la maison de Madeleine, il s’arrêta, regarda. Les fenêtres étaient closes, les persiennes étaient fermées. Il eut un serrement de cœur. Est-ce qu’elle serait partie ? Est-ce qu’elle aurait quitté Paris ?

Machinalement, presque sans y penser, il étendit la main, et ce fut le coup de sonnette vibrant, retentissant au fond du jardin.

La domestique apparut. Elle sourit en reconnaissant Gauthier.

– Madame est tout à fait guérie, dit-elle… Tout de même, elle sera bien heureuse de voir Monsieur.

Gauthier Marignan respira. Madeleine n’était pas partie.

Elle se trouvait au salon dont les fenêtres donnaient sur l’autre façade.

Quand il entra, elle dit, très bas, tendant la main :

– Est-ce le docteur ? Est-ce l’ami ?

– C’est l’ami !

– J’avais cru que vous ne reviendriez jamais, fit-elle avec un doux reproche.

– Mieux eût valu sans doute…

– Ne pouvons-nous pas être bons camarades et nous aimer d’une solide et franche amitié ? Où serait l’obstacle ?

– Je n’en vois pas, en effet.

– Soyons donc bons amis…

Ils se mentirent ainsi, chacun essayant de cacher à l’autre son amour.

Il en fut de même lors des visites suivantes. Mais ils avaient des regards, des silences même, qui étaient plus éloquents que des paroles.

Et quand ils se séparaient, tous deux avaient souvent le cœur serré. C’était à ces moments-là, surtout, que leur aveu semblait sur le point de s’échapper. Elle le reconduisait jusqu’à la grille, et là ils restaient à causer longtemps encore ; puis, avec un sourire gêné, ils se tendaient les doigts.

Un jour, Gauthier prit dans ses deux mains la main de Madeleine et, dans un geste irréfléchi, les doigts du jeune homme se lièrent aux doigts de la jeune fille, qu’il sentit tout frémissants.

Et Claire avait baissé les yeux, pâle, son corsage soulevé.

Il avait murmuré :

– Madeleine ! ma chère Madeleine !

Elle s’appuya contre la grille, se sentant faiblir.

– Oh ! mon Gauthier !

Et ce fut elle, pourtant, qui eut le plus de courage. Précipitamment, elle dit :

– Non, partez… partez, Gauthier… et revenez demain revoir votre… amie… Votre amie, Gauthier, ne l’oubliez pas…

Il porta les doigts de Madeleine à ses lèvres et s’en alla profondément troublé.

Ils avaient beau se débattre, le moment arrivait où l’aveu allait s’échapper de leur cœur.

Un jour qu’il s’était attardé chez elle plus que de coutume, elle le retint à dîner. Après dîner, ils sortirent et gagnèrent le Bois, tout proche. Ils marchaient sans se parler, très heureux de ce silence qui les entourait, de ces ténèbres qui les protégeaient, et parfois, le bras de Gauthier pressait tendrement le bras de la jeune fille.

Ce fut Madeleine, qui dit tout à coup brusquement, comme si elle avait continué une conversation commencée, comme si déjà depuis longtemps ils avaient échangé leurs aspirations et leurs tristesses, ce fut elle qui dit, répondant à leurs préoccupations intimes à tous deux :

– À quoi bon ?…

Gauthier tressaillit brusquement. Cela était si bien la réponse à ce qu’il pensait dans le même instant. Elle dit, plus bas :

– Vous m’aimez ?

– Oui, je vous aime, je vous aime…

– Et moi aussi depuis longtemps… Je vous aime de toute la force de mon âme. Et pourtant, je le répète, à quoi bon ?…

Il baissa la tête.

– J’ai votre estime, n’est-ce pas ? dit-elle.

– Oui.

– Malgré tout ?

– Malgré tout… Bien que je ne sache rien de votre passé, je suis sûr que vous avez souffert, et j’ai vu depuis longtemps quelle est la haute probité de votre cœur…

– Si vous m’aimez et si vous m’estimez, vous devez comprendre, en effet, que je ne puis être à vous… malgré tout…

– Et pourtant, je vous aime ! fit-il en lui embrassant fiévreusement la main, qu’il retenait, en dépit des efforts de la jeune fille.

Ils s’arrêtèrent, s’assirent sur un banc. Et Gauthier s’aperçut tout à coup qu’elle pleurait.

– Pourquoi pleurez-vous ?

– Je ne puis pas être votre maîtresse… Je vous aime d’un amour trop fort et trop vrai pour cela… et j’aurais peur, si je m’abandonnais à vous, que votre indifférence remplaçât bientôt la passion qui vous porte vers moi… Être votre maîtresse… Oui… j’y ai bien songé, allez !… depuis que je me suis aperçue que je vous aime… Ce serait six mois, un an, deux ans peut-être de bonheur, et puis votre lassitude viendrait, à la fin, parce que, vous aurez beau faire, vous n’aurez jamais pour moi de l’estime et votre amour ne sera pas soutenu par le respect. Alors, fatigué de moi, vous me laisserez… et je retomberai plus bas encore qu’après ma première chute, sans rémission cette fois…

Il lui prit les mains, avec une grande tendresse :

– Que d’amertume dans vos paroles et comme vous avez dû souffrir, Madeleine, vous qui êtes au seuil de la vie et qui, hier, n’étiez qu’une enfant…

– Dites si je me trompe… si vous ne pensez pas comme moi !

– C’est vrai, dit-il… ces réflexions, je les ai faites aussi, et j’en ai été aussi malheureux que vous… C’est que je vous aime réellement, vraiment…

– Alors, si j’avais été la jeune fille d’autrefois, telle que j’étais il n’y a pas si longtemps, et si vous m’aviez aimée ainsi…

– Je vous aurais demandé de lier à ma vie, qui est triste, votre vie, dont vous avez souffert, et peut-être qu’à nous deux, nous aimant ainsi infiniment, nous aurions trouvé le bonheur.

Elle tomba dans une rêverie profonde.

L’homme à qui elle se fût dévouée avec passion et qu’elle eût aimé, il était là auprès d’elle, et entre elle et lui un infranchissable obstacle, le souvenir de la chute… Pourquoi l’avait-elle connu trop tard ? Pourquoi ?

Elle soupira, les yeux humides. Alors, elle serait donc malheureuse, toujours ! Jadis, à l’orphelinat, elle s’était révoltée contre l’injustice barbare de sa destinée. Elle se révoltait encore aujourd’hui qu’elle pouvait mesurer la profondeur de l’abîme.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle.

Elle se leva…

– Reconduisez-moi, Gauthier, voulez-vous ?

Ils descendirent vers la Seine. Ils marchaient lentement et silencieux. Pas un mot ne fut dit jusqu’au moment où ils arrivèrent devant la maison.

Mais là, elle ne se souvint plus que de son amour. Et dans un grand cri de détresse :

– Ne t’en va pas ! Ne t’en va pas ! Je t’aime. J’en serai plus malheureuse après, peu m’importe ! Du moins, donne-moi un peu de bonheur…

Il l’étreignit éperdument en la couvrant de baisers.

– Madeleine ! Je t’aime ! Je t’aime…

Et déjà, dans sa fièvre, il l’emportait, lorsque tout à coup, non loin d’eux, un cri, un cri de femme, s’éleva, lamentable :

– À moi ! Au secours ! Au secours !

Ils avaient à peine remarqué, à quelques pas de la maison, un groupe d’hommes qui semblaient stationner. Ils ne s’en étaient pas préoccupés, tout entiers à leur tristesse.

C’était de ce groupe qu’un cri partait. Claire se dégagea de l’étreinte de Gauthier.

– Écoute ! dit-elle… Écoute ! N’as-tu pas entendu ?

Le même appel lamentable monta :

– À moi ! au secours ! au secours !…

Claire murmura avec une atroce angoisse :

– Cette voix ! cette voix… ! On dirait !… Est-ce que je deviens folle ?…

Mais déjà, sans qu’elle eût besoin de le lui demander, Gauthier venait de se précipiter dans l’avenue. Il n’avait point d’armes, mais il était vigoureux et brave.

Le groupe des hommes s’éloignait dans la nuit, en courant. Les cris continuaient. Au bruit de ses pas, plusieurs s’enfuirent. Et Gauthier s’aperçut alors que trois ou quatre d’entre eux entraînaient de force une jeune fille, qui tout d’abord avait fait résistance, mais qui, affolée, venait de s’évanouir et restait inerte entre leurs mains.

Il les rejoignit. Il s’abattit au milieu de la bande, dont deux hommes roulèrent, assommés. En même temps, ceux qui tenaient la jeune fille lâchèrent prise, et celle-ci tomba sur la chaussée.

Gauthier était maître du terrain. Il se pencha sur l’inconnue.

– J’espère bien qu’ils ne lui ont pas fait de mal.

Il la souleva, la releva, la soutint.

Elle ouvrit les yeux, le regarda avec terreur et, le voyant seul, ne le reconnaissant pas pour un de ceux qui l’entraînaient tout à l’heure :

– Monsieur, par pitié, ne me laissez pas, ne m’abandonnez pas !

– Non, non, mademoiselle, tranquillisez-vous… Ces bandits sont partis. Je vous jure que vous n’avez plus rien à craindre.

– Oh ! merci, monsieur, merci… Je me suis crue perdue…

– Venez… je vais vous conduire dans une maison où vous pourrez vous remettre, reprendre courage…

C’était, autant qu’il pouvait en juger, une jeune fille très jeune, qui ne lui semblait pas plus âgée que Madeleine. Elle était pâle encore et toute frissonnante de terreur. Ses cheveux flottaient, dénoués, sur son dos. Ses pauvres vêtements sombres étaient déchirés et souillés de boue. Et malgré cela, elle était jolie, d’une beauté pleine de délicatesse, de charme et de candeur.

Que faisait-elle en cette solitude, par cette nuit, seule, sans défense ? Était-ce une honnête fille ou une aventurière ?

Elle comprit peut-être l’intime pensée du jeune homme :

– Je suis arrivée ce matin à Paris, sans argent, cherchant de l’ouvrage… D’adresse en adresse, je me suis trouvée ici… Je me suis perdue… J’ai éprouvé une faiblesse… parce que je n’ai pas mangé depuis hier… Je me suis assise sur un banc et alors ces misérables sont venus, m’ont entourée, se sont jetés sur moi… J’ai bien faim… J’ai bien faim.

Il la sentit qui s’alourdissait sur son bras.

– Venez, mon enfant, dit-il, venez vite !

Il la porta jusqu’à la maison de Claire.

Celle-ci attendait, anxieusement, inquiète de savoir si rien de fâcheux n’était arrivé à Gauthier, et en même temps, toute frémissante encore de ce cri qu’elle avait entendu et qu’elle avait cru reconnaître, tout dénaturé qu’il fût par l’épouvante.

Gauthier entra, portant entre ses bras la jeune fille à demi évanouie. Brièvement, il mit Claire au courant de ce qui s’était passé.

Les nuages passant sur la lune en cet instant rendaient la nuit plus obscure.

Claire se pencha sur ce visage immobile, sur ces yeux fermés. Ses mains tremblantes parcouraient les cheveux, les épaules. Elle murmura, troublée, la même exclamation que tout à l’heure :

– Mon Dieu ! Mon Dieu !

Gauthier s’en aperçut, surprit le murmure.

– Qu’avez-vous donc, Madeleine ?

– Ah ! mon ami ! mon ami ! vite, de la lumière, je vous en supplie… Vite, vite… il faut que je la voie !…

La jeune fille évanouie reposait sur le canapé.

Ce fut Gauthier qui alluma une des lampes du salon. À peine la lumière avait-elle frappé le visage de l’inconnue que Claire laissait échapper un cri, cri de joie, cri de folie.

Et elle se précipitait sur le canapé, prenait dans ses bras ce corps inerte, qu’elle couvrait de baisers délirants, insensés, de caresses passionnées.

– Louise ! Louise ! oh ! ma Louise, te revoilà, c’est toi ! Louise ! Louise !

– Vous connaissez cette jeune fille ?

– C’est ma sœur !

– Votre sœur !

– Oui… Louise, Louise, oh ! ma Louise chérie !…

– Vous ne m’aviez pas dit que vous aviez une sœur…

– Parce que ce secret fait partie de mon passé, et que mon passé je le cachais à tous… Mais vous le connaîtrez, vous… il le faut…

Et revenant à sa sœur :

– Louise, ma Louise ! je t’en prie, regarde-moi, souviens-toi !

Louise – car c’est bien elle, et Claire ne se trompe pas – reprend connaissance. Elle remercie, d’abord, d’un long regard, l’homme qui est là, penché sur elle, et qui l’a sauvée, tout à l’heure. Puis, tout à coup, son regard rencontre celui de Claire. Alors, comme frappée d’une surprise mortelle, ou devant quelque fantôme de l’autre vie, ses yeux s’élargissent, le regard se trouble étrangement.

– Claire ! oh ! ma sœur, ma sœur !

Elles s’étreignent. Elles s’étouffent de caresses.

Gauthier s’est éloigné discrètement. Au fond du salon, dans l’ombre, il assiste, étonné, mais profondément ému aussi, à cette scène de tendresse.

Mais il a entendu l’exclamation de Louise en reconnaissant sa sœur :

– Claire ! Claire !

Alors Madeleine n’était pas le vrai nom de celle qu’il aimait ? Claire et Louise ! Il a entendu prononcer ces deux noms à plusieurs reprises… Cela est certain… Claire et Louise… deux sœurs… qui donc ? Et brusquement, la lumière se fait. Les deux filles de la Pocharde ! Est-ce que ce seraient elles ? C’est impossible !… Le hasard ne fait pas de ces rapprochements cruels et n’a pas de ces tragiques ironies…

Et du plus profond de son cœur il souhaite que cela ne soit pas, car si cela était, l’œuvre de son père serait marquée d’un crime de plus. La faute de Claire !… Son déshonneur ! Et qui sait, peut-être la faute de Louise ! Sa honte !

Dans les bras de Claire, de nouveau Louise est prise de faiblesse. La pauvrette balbutie :

– J’ai faim ! j’ai bien faim ! je n’ai pas mangé depuis hier…

– Oh ! mon Dieu ! Et moi qui ne songeais pas à lui demander…

Elle fait asseoir Louise sur le canapé et vite elle se hâte, courant à l’office, courant à la cuisine, apportant du pain, du vin, quelques viandes froides et des friandises. Elle étale tout cela, pêle-mêle, sur un guéridon qu’elle approche du canapé. Elle verse un doigt de vin pur dans un verre qu’elle lève elle-même jusqu’aux lèvres de Louise.

– Bois, chérie, d’abord… Cela te fera du bien… bois doucement.

Louise obéit en souriant.

Claire s’agenouille devant sa sœur, près du canapé et du guéridon. Elle la sert. Elle la regarde manger. Elle en oublie même, elles en oublient toutes deux, du reste, la présence de Gauthier, toujours à l’écart.

Cependant un mouvement de Gauthier leur rappelle qu’elles ne sont pas seules.

– Qui est donc ce jeune homme ?

– Un ami, oh ! un ami, rien qu’un ami.

Et elle rougit violemment.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Gauthier… le fils du docteur Marignan…

– Oh ! le fils du docteur…

– Il ne connaît pas mon vrai nom.

– Et dès lors il ignore la honte de notre passé, le crime de notre maman ?…

– Oui, mais je le lui dirai… il le faut… demain…

Elles ont parlé à voix basse. Pourtant, il a, sinon entendu, du moins deviné. Ce sont bien les deux sœurs : Claire et Louise… Nul doute ! Plus d’incertitude.

Il vient à elles, grave et triste :

– Maintenant, mademoiselle, que vous n’avez plus besoin de moi et que j’ai été assez heureux pour vous réunir à votre sœur, je vous demande la permission de me retirer.

Claire sort un moment avec lui.

– Gauthier, je suis heureuse, si heureuse que j’ai peur…

Il ne répond pas.

– Et toi, Gauthier ? dit-elle. Crois-tu que j’ai oublié ce que je t’ai dit ?… Je t’aime… Advienne ensuite ce que pourra… Pourquoi gardes-tu le silence et que se passe-t-il en toi ?

– Je suis triste…

– D’où vient ta tristesse ?

– Demain, vous le saurez… En attendant, un mot, un renseignement.

– Parlez, Gauthier.

– J’ai deviné qui vous êtes…

– Claire et Louise, les filles de Charlotte Lamarche !

– Oui.

– Ah ! fit-elle avec désespoir, vous aurez honte de moi maintenant.

– Non.

– Vous me le jurez ?

– Je vous jure que depuis que je connais votre secret…

Il n’achevait pas, la gorge contractée, comme suffoqué.

Enfin, avec un violent effort :

– Je vous aime encore davantage !

Et il s’enfuit, la laissant éperdue de bonheur.