IV
 
EN FUITE
 

À Clermont, les années s’étaient accumulées sur la Pocharde, dramatiquement et désespérément monotones.

Lorsque le directeur de la prison avait reçu des mains de la gendarmerie livraison de sa nouvelle pensionnaire, Charlotte, en prenant l’uniforme des détenues, avait dit simplement :

– Je suis innocente… On le reconnaîtra quelque jour, car j’ai confiance en Dieu… Vous n’aurez pas de détenue plus douce et plus obéissante.

Le directeur, un brave homme pourtant, haussa les épaules :

– Elles disent toutes la même chose !

Il était blasé.

Il dut pourtant reconnaître bientôt qu’en promettant d’être travailleuse et disciplinée, la jeune femme avait la ferme intention de tenir son engagement.

Pendant les années qui s’écoulèrent, pas une seule fois elle ne fut punie.

Tous les trois mois, elle écrivait à ses filles. Et quelles lettres pleines d’amour, pleines de résignation !

Le directeur, entre les mains duquel ces lettres passaient avant d’être mise à la poste et qui les visait de son crayon bleu, en était tout surpris et presque ému. Était-il possible que cette femme, aux sentiments si nobles, si élevés, eût été criminelle au point d’empoisonner son enfant ?

Et quand on vit que la douceur de Charlotte ne se démentait pas, il y eut, autour d’elle, comme une atmosphère d’affection.

Dans ses lettres, elle disait régulièrement, tantôt à Claire, tantôt à Louise :

« Mes chères filles, ne maudissez pas votre sort et continuez d’avoir confiance dans l’avenir. Croyez toujours en l’innocence de votre mère et dites-vous, malgré ce que vous entendez autour de vous, qu’elle a été victime d’une grande iniquité. Ne vous révoltez pas, mes enfants. Soyez résignées… N’ayez qu’une pensée : celle de votre mère si malheureuse et qui vous aime… de votre mère qui certainement mourrait bien vite si elle ne vous possédait pas… si elle n’avait pas l’espoir de vous revoir un jour… et de vous serrer bien fort contre son cœur… »

Les deux enfants répondaient à Charlotte, mettaient leurs deux lettres dans la même enveloppe.

Ah ! comme elle les lisait, relisait, dévorait ces lettres, la mère ! C’était le seul bruit du monde extérieur qui parvînt jusqu’à elle, le seul foyer auquel elle pût encore réchauffer son cœur.

Son mari, fou, n’était-il pas mort ?

Claire et Louise, dans les premiers temps, toutes petites, sachant à peine former leurs lettres, écrivaient quand même, d’une manière informe, les jolies choses que dictaient les souvenirs récents de la tendresse maternelle à Maison-Bruyère.

Et dans ces essais, la mère retrouvait ses petites !

Puis, plus tard, l’écriture se forma, l’orthographe fut mise, mais au fur et à mesure que les enfants grandissaient, les lettres devenaient de moins en moins longues, de plus en plus froides. Elles s’espacèrent…

Le travail lent des injures, à l’orphelinat, faisait son œuvre et les jeunes filles apprenaient à mépriser leur mère.

Louise résistait encore.

Quand leur arrivait une lettre de la prison, c’était elle qui en témoignait le plus de joie, la relisait le plus souvent.

Déjà Claire s’en préoccupait moins.

La mère, si loin qu’elle fût, recevait étrangement le contrecoup de ces impressions : on eût dit qu’elle voyait cet état d’âme et qu’elle assistait en spectatrice attentive à l’effondrement de ces ruines d’amour.

Un jour – c’était l’époque habituelle où elle recevait ces lettres – rien ne lui parvint.

Elle attendit, nerveuse, malade, les jours suivants. Mais les jours suivants se passèrent, mornes, sans lui rien apporter.

Alors, elle eut un grand cri de folie, au milieu de ses compagnes terrifiées ; elle rompit tout à coup cette règle du silence absolu qui pèse si lourdement sur les prisonnières et, les yeux hagards, les bras levés vers le ciel :

– On me vole le cœur de mes enfants !

Et elle tomba évanouie.

Elle eut une crise de fièvre si violente qu’il fallut la transporter à l’infirmerie. Le cerveau semblait atteint. L’anémie s’empara d’elle. On la crut sur le point de mourir.

Dans les heures d’accalmie, quand elle pouvait se reprendre et se souvenir, elle demandait :

– Il n’est arrivé aucune lettre de mes filles ?

On était obligé de lui répondre non.

Alors, elle répétait, mais plus doucement, au milieu de ses sanglots :

– On m’a volé mes enfants ! On m’a volé mes enfants !

Elle se remit de ce bouleversement, et au bout de deux mois elle vint reprendre sa place au milieu des autres, à l’atelier.

La pauvre Charlotte, comme elle avait vieilli !

Elle avait cru longtemps que l’heure de la justice viendrait. Elle s’était dit qu’il n’était pas possible qu’on la gardât pendant des années et des années, toute sa vie entière… Et les années et les années passaient… C’était fini : on l’avait oubliée ! Tout le monde ! même ses filles !… Devant ces jolis yeux bruns, devant ces jolis yeux bleus, l’image de la mère s’était lentement effacée, et pour toujours, pour jamais !

Ce fut sa plus cruelle souffrance !… Elle souffrit plus que lorsqu’elle entendit et comprit les insultes des paysans de Touraine, lui attribuant un vice dont elle ne saisissait même pas l’ignominie… plus que lorsqu’elle découvrit l’attentat infâme qui l’avait souillée… plus que lorsqu’on l’accusa d’avoir empoisonné son enfant… plus que lorsqu’elle s’entendit condamner à mort !…

L’amour de ses filles, c’était le dernier lien qui l’attachât à la vie… C’était sa seule espérance en un avenir meilleur… Et on le lui enlevait !…

Elle leur écrivit pourtant des lettres affolées où elle les suppliait.

Louise répondit, une fois encore.

Mais le lent travail des outrages faisait son œuvre. La justice était trop longue à venir et les espérances de la mère trop longues à se réaliser…

Et un jour, alors que Charlotte songeait à se laisser mourir, un jour, sans qu’on l’eût avertie, sans qu’on l’eût préparée à cet événement, au risque de la tuer, d’un coup, sous une trop brusque joie, le directeur faisait venir la pauvre femme dans son cabinet.

– J’ai une grande nouvelle à vous annoncer, dit-il.

Elle était, à présent, insensible à tout. Une seule chose pouvait la retenir à la vie !

– Est-ce qu’on me rend le cœur de mes enfants ?…

– Si vous avez perdu leur cœur, comme vous le craignez, vous allez pouvoir le reconquérir…

– Pour cela, il faudrait les voir, leur parler…

– Vous les verrez et vous leur parlerez…

Elle demanda en tremblant :

– Vous les avez fait venir ? Vous avez eu pitié de ma détresse ? Ah ! vous êtes bon…

– Non… ce n’est pas elles qui viendront à vous… C’est vous qui irez à elles…

– Moi ? Moi ?…

– Vous ! Je suis heureux de vous apprendre que vous êtes libre… Devant votre douleur, votre résignation, votre repentir, on a eu pitié de vous et vous avez votre grâce !…

– Moi ? dit-elle encore, affolée, éperdue.

– Remettez-vous… Asseyez-vous…

Elle tomba, anéantie, sur une chaise et garda le silence.

– Libre ! redit-elle, enfin, après un long temps… Libre ? Je suis libre ?…

– Et vous pouvez vous en aller quand vous voudrez…

– Comme cela ? tout de suite ?…

– Oui… tout est en règle… les portes vous seront ouvertes…

– Oh ! monsieur ! monsieur ! dit-elle.

Elle n’en put dire davantage. Elle éclatait en sanglots, en une crise nerveuse.

– Bon, bon, cela va la détendre, murmura le directeur, plus rien à craindre.

Quand elle fut plus calme :

– Une question, monsieur ? Me permettez-vous ?

– Tout ce que vous désirez.

– On a donc reconnu mon innocence ?

– Non… Vous avez la remise de votre peine…

– Mais je suis toujours déshonorée…

– Vous êtes toujours celle qui, il y a douze ans, fut condamnée à mort pour avoir empoisonné son fils…

– Rien ne peut me réhabiliter ?…

– Une seule chose : la preuve de votre innocence… qui amènerait la révision de votre procès…

Alors Charlotte se leva ; ses larmes s’étaient taries brusquement et, avec une singulière énergie :

– Cette preuve, je ne l’ai pas… mais puisque je suis libre, je la trouverai… Je dois à mes enfants de leur montrer que je ne suis pas une criminelle, mais une victime…

Le directeur ne répondit pas. Il n’était pas dans ses attributions de croire qu’il pût se trouver une innocente parmi les détenues.

Il avait fait préparer les hardes de Charlotte, quelques vêtements, son pécule – économies faites sur son travail. Il lui remit tout cela.

– Avec cet argent, vous ne vous trouverez pas tout à fait au dépourvu, dit-il, mais que comptez-vous faire ?…

Son visage prit une expression de joie céleste. Et elle murmura très bas, comme en extase :

– Revoir mes enfants d’abord, avant tout… Les revoir et les embrasser !

Elle partit une heure après. Et quand elle se trouva sur le seuil de cette prison où elle aurait dû mourir, quand elle se vit seule, sans plus de contrainte, ayant devant elle le grand espace libre, elle eut un étourdissement et faillit s’évanouir.

Lorsqu’elle fut remise, elle marcha au hasard, sans demander son chemin, tout entière au plaisir de la liberté. Elle ne s’arrêta, dans la campagne, que lorsqu’elle fut harassée de fatigue et qu’elle sentit la faim.

Alors elle entra dans une auberge, près d’une gare. Elle mangea, prit une chambre et s’endormit tout de suite.

Il faisait grand jour, le lendemain, quand elle s’éveilla.

Elle demanda l’heure des trains, se fit expliquer comment, de là ou elle se trouvait, elle pourrait regagner la ligne de Tours. Et quand elle eut ces renseignements, elle partit, infiniment heureuse.

Enfin, de son wagon, elle entendit ce nom de Vouvray, qu’elle avait tant de fois prononcé tout bas, depuis douze ans, comme si, en le prononçant, elle se rapprochait de ses filles.

Elle descendit, les jambes tremblantes, le cœur palpitant.

Elle tendit son billet. Elle avait avec elle son paquet de hardes. Elle le mit sous son bras et sortit de la gare. Elle suivit quelques voyageurs qui se dirigeaient vers le village.

– C’est bien la route qui mène à Vouvray ?…

– Mais oui, madame… Ici, c’est Vouvray…

Plus loin, elle avisa une vieille dame, tout en noir.

– Madame, il y a bien ici un orphelinat ?

– L’orphelinat Sainte-Marie, tenu par les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, oui, madame.

– Est-ce que je suis sur le chemin qui y conduit ?

– Vous l’avez passé. Retournez sur vos pas, prenez une ruelle à gauche… Au bout, vous trouverez de grands bâtiments neufs : c’est l’orphelinat Sainte-Marie.

– Merci, madame !

Et la voilà, se hâtant, courant. Elle grimpe le long de la ruelle humide, très encaissée entre deux haies touffues, desquelles émergent des noyers et des acacias…

Enfin, là-haut, voici les bâtiments neufs.

C’est là, derrière cette porte, que vivent Claire et Louise !

Elle s’arrête, haletante. Ses deux mains étreignent son cœur. C’est trop de joie, une émotion trop forte : elle étouffe. Elle va les revoir, enfin ! Est-ce que c’est possible ? Est-ce qu’au dernier moment ne s’élèvera pas quelque obstacle imprévu qui la rejettera dans toutes ses angoisses ?

Elle sonne. Elle entend un bruit de pas, un bruit de voix. La porte s’ouvre et une sœur paraît qui lui demande :

– Vous désirez, madame ?

– Je viens pour voir mes enfants.

La sœur paraît surprise.

– Vos enfants ? Nous n’avons ici que des orphelines…

– Ou des enfants de détenus ?

– Oui.

– J’étais en prison. On m’a fait grâce. Je suis libre.

Et les yeux très doux, souriante, Charlotte redit :

– Alors, tout de suite, je suis accourue voir mes deux filles. Je suis Charlotte Lamarche.

La sœur n’est pas depuis longtemps à l’orphelinat ; elle n’est pas encore familière avec tous les noms et avec tous les drames qui se rattachent à l’histoire des enfants recueillis.

Charlotte comprend et explique :

– Il y a douze ans, j’ai été condamnée à mort. On m’a graciée. Je suis restée douze ans à Clermont. On m’a fait remise de ma peine. J’ai deux filles, Claire et Louise…

Un éclair dans l’esprit de la sœur.

– Ah ! vous êtes… c’est vous qui êtes la Poch… ?

Elle n’achève pas et rougit devant la confusion qui se peint sur le visage de Charlotte. Celle-ci a baissé les yeux et a murmuré :

– Oui… je sais que l’on ne m’appelle pas autrement.

– Entrez !

– Et je vais voir mes enfants ?

Elle joignit les mains, en un geste de supplication ardente. La sœur fut émue.

– Entrez… Je vais vous conduire au parloir. Moi, je ne puis rien faire de plus. Vous verrez Mme la supérieure…

– Auparavant, un mot… un seul mot…

– Dites.

– Mes enfants ? mes enfants ? Elles sont vivantes, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Bien portantes ?

– Oui.

– Et sages, n’est-ce pas ? Obéissantes et douces ?

– Nous n’avons pas à nous plaindre…

– Merci, ma sœur, merci…

Elles entraient au parloir, une pièce à peu près nue, ayant seulement quelques bancs de bois, et, au mur, deux ou trois images de sainteté. Charlotte s’assit.

– Revenez vite, je vous en prie, dit-elle, revenez vite !

L’arrivée inopinée de Charlotte mettait la mère supérieure dans un grand embarras. Elle n’avait pas encore été prévenue par l’administration.

Elle vint trouver Charlotte au parloir. Celle-ci, en la voyant, lui demanda tout de suite, avant tout :

– Mes filles, je veux voir mes filles !

Elle commençait à être dans une exaltation singulière ; ses yeux brillaient ; la fièvre – la fièvre de l’attente – faisait trembler ses mains.

– Oui, madame, vous les verrez, dit la religieuse. Bientôt, je l’espère…

– Vous l’espérez ? Ce n’est donc pas sûr ?…

– Mais si… Voyons… ne vous attristez pas… écoutez bien tranquillement les explications que je vais vous donner…

– Mais pourquoi ces retards ? Je n’ai pas besoin d’explication. Rendez-moi mes enfants ! Rendez-moi mes enfants !…

– Si une femme était venue, il y a quinze jours, se présenter ici et réclamer vos enfants en prétendant qu’elle se nommait Charlotte Lamarche et qu’on l’avait rendue à la liberté… que diriez-vous ?

– Je vous dirais que vous avez agi bien légèrement et que…

– Je vous arrête là, dit la supérieure avec un bon sourire… Je ne sais pas qui vous êtes. Je ne doute pas que vous soyez la mère de Claire et de Louise. Laissez-moi le temps de télégraphier à la Préfecture et même à la Maison Centrale de Clermont… Là, je serai renseignée…

– Et cela prendra du temps ?…

– Quelques heures… Cinq ou six au plus, avant que la réponse arrive.

– Et avant cela, je ne pourrai…

– Non.

– Même sans leur dire qui je suis ? implora doucement Charlotte.

– Non, dit la supérieure avec fermeté. La responsabilité qui pèse sur moi est trop grande. Du reste, vos enfants ne sont pas à l’orphelinat en ce moment.

– Où sont-elles ?

– Elles travaillent au-dehors… dans le village…

Charlotte se tut. Une espérance tout à coup naissait au fond de son cœur. Elle les rencontrerait peut-être ! Alors, elle dit :

– Je reviendrai donc ce soir…

– C’est cela. Ce soir, j’aurai une bonne réponse à vous donner, j’en suis certaine.

– Et pourrai-je les emmener ?

– J’en doute… vous n’avez pas de moyens d’existence… Vous vous trouveriez avec ces jeunes filles en pleine détresse… Et quelle responsabilité… Tandis qu’avec nous, aucun danger ne les menace…

– Oui, oui… pourtant, j’espère plus tard…

– C’est cela… plus tard, et en attendant qu’on vous les rende tout à fait, vous pourrez venir leur rendre visite aussi souvent que vous le voudrez…

– À ce soir donc ? dit Charlotte, attristée.

– À ce soir !

Et la supérieure, en s’en allant, murmurait :

– Dire que cette femme a été condamnée à mort pour avoir empoisonné son enfant !… Il y avait des moments où elle paraissait si triste que je l’aurais embrassée de tout mon cœur !

Charlotte avait quitté le parloir. Elle traversa une voûte au bout de laquelle était la porte principale de l’orphelinat ; cette porte était ouverte, et sur le seuil causaient deux hommes, un vieillard et un jeune homme, avec la sœur infirmière. Charlotte passa, humblement, devant les deux hommes.

Le docteur Marignan releva la tête… Et il la vit, grande et mince, souple encore et élégante dans ses vêtements noirs, malgré les années écoulées, malgré tant de souffrances !

Il tressaillit et laissa échapper une exclamation :

– Mon Dieu !

Gauthier regarda son père.

– Qu’avez-vous donc ?

Et comme les yeux de son père suivaient la silhouette de Charlotte s’éloignant doucement, toute pensive, il demanda encore :

– Quelle est cette pauvre femme ?

La supérieure s’était approchée d’eux.

Ce fut elle qui répondit, tout bas, d’un mot qui eut un long retentissement sur les nerfs du docteur :

– La Pocharde !

– Elle ! Libre ?

– Graciée et venant réclamer ses filles…

Ce fut si violent chez le docteur qu’il chancela. C’était le remords vivant qui passait, avec la menace du châtiment !

La supérieure était partie, avec la sœur infirmière. La lourde porte de l’orphelinat s’était refermée sur eux.

Et Marignan restait là, éperdu, le front en sueur, appuyé contre le mur.

– Mon père ! mon père ! disait Gauthier, alarmé.

Le vieillard, sans se rendre compte, répétait :

– Elle est libre ! Elle est libre !

Alors, Gauthier contempla silencieusement cet homme affolé sur lequel la simple vue de la pauvre femme venait de produire une impression si formidable. Pour la première fois, peut-être, un vague soupçon monta dans son esprit.

Marignan se remettait à force d’énergie.

– Je viens d’avoir un éblouissement… dit-il. C’est le soleil aveuglant qui frappe contre la blancheur de ces murs…

– Oui, oui, père, balbutia Gauthier… ne restez pas là…

Il prit le bras de son fils et s’y appuya.

Au fond du petit chemin creux disparaissait Charlotte, marchant la tête un peu penchée, absorbée dans sa rêverie…

Être auprès, si près de ses filles, et condamnée à ne point les voir. Cela était au-dessus de ses forces.

Elles travaillaient dans un atelier, avait dit la supérieure… Est-ce qu’il ne serait pas possible à Charlotte de le découvrir, cet atelier ?

Elle s’informa. Il y en avait trois où les orphelines étaient occupées. Elle alla frapper à tous les trois, demandant :

– Je viens de l’orphelinat, d’où l’on m’a envoyée pour que vous me conduisiez auprès de deux jeunes filles, Claire et Louise Lamarche…

Les deux premières fois, un contremaître avait répondu :

– Nous n’avons pas cela dans la maison. Adressez-vous dans les autres ateliers.

Elle le fit. Au troisième seulement, on répondit à sa question, toujours la même :

– Claire et Louise Lamarche… Les petites Pochardes…

Une émotion brusque, brutale, lui étreignit la gorge. Ses filles avaient hérité de son surnom !… Les petites Pochardes ! C’était atroce !

– Mes pauvres enfants !…

Le contremaître s’informait :

– Vous avez une permission de l’orphelinat ?

– Non… J’ai oublié de la demander.

Elle n’osait plus dire qu’elle était la mère !

– Alors, ce n’est pas possible… Du reste, elles travaillent…

– J’attendrai la sortie de l’atelier.

– Si vous voulez… Hors de l’atelier, cela ne nous regarde plus…

– Puis-je attendre ici ?

– Dans la cour… Comme il vous plaira…

– Et… combien de temps encore…

Le contremaître consulta une grosse montre en acier bruni :

– Une heure juste. Du reste, vous entendrez la cloche…

Il s’éloigna. Charlotte courut après lui :

– Monsieur, encore un mot. Ces jeunes filles sont-elles sages et travailleuses… En êtes-vous content… N’avez-vous rien à leur reprocher ?

L’homme dit, hâtant le pas, et sans se retourner :

– Très content, très content… Les filles valent mieux que la mère…

Et il la laissa, tête basse, alourdie encore par cette nouvelle blessure.

La cour était déserte, brûlée par le grand soleil. Elle en fit deux ou trois fois le tour.

Comme elle repassait pour la troisième fois devant le concierge infirme, celui-ci lui dit complaisamment, en lui montrant au bout de l’une de ses deux béquilles un coin de la cour fermé par un mur bas :

– Vous attendez quelqu’un, madame ?

– Oui, monsieur… J’ai la permission.

– Alors, au lieu de griller au soleil, vous feriez mieux d’entrer au jardin, là-bas… Il y a des arbres…

– Oui, merci… merci.

Elle gagna, d’un pas lent, le fond de la cour.

– Il a raison, cet homme. J’attendrai là qu’on sorte des ateliers.

C’était un grand jardin potager avec des arbres fruitiers et deux ou trois arbres d’agrément. Sous l’un de ces arbres, il y avait une table et une chaise de fer. Elle s’y assit, comptant les minutes.

Elle s’y trouvait depuis un quart d’heure, lorsqu’elle entendit un bruit de pas derrière elle. Elle se retourna. Deux jeunes filles de seize à dix-huit ans se tenaient par la main et allaient passer à côté, sans la voir.

Elles portaient le costume des orphelines de Sainte-Marie. Et malgré la simplicité de ce costume, elles étaient élégantes et de très jolie tournure… Les visages, expressifs, délicats, étaient animés de grands yeux inquiets… Elles regardaient presque à chaque pas, derrière elles, du côté de la porte par laquelle elles venaient d’entrer et qui communiquait avec la cour.

Elles se penchèrent, tête contre tête, et murmurèrent quelques mots :

– Tu crois qu’on ne nous a pas vues ?

– Non, j’en suis sûre…

– Et le concierge ?

– Il dormait sur son banc, la tête sur ses deux béquilles.

– Aurons-nous le temps ?

– Il y a encore une demi-heure avant la sortie de l’atelier.

– Dépêchons-nous !

C’étaient Claire et Louise.

Cette vie de l’orphelinat était trop lourde, même à présent, et malgré la protection des sœurs qui s’étaient manifestée trop tard. Elles fuyaient, heureuses de la liberté qu’elles allaient conquérir.

La veille, elles avaient élaboré leur plan. Elles profiteraient de leur présence à l’atelier, inventeraient un prétexte pour quitter le travail pendant quelques minutes, décrocheraient la clef du jardin, pendue derrière la porte dans le bureau du contremaître, en surveillance dans les ateliers, ouvriraient, et serait en pleine campagne.

Le prétexte pour descendre, Claire l’imagina tout de suite :

– Je ferai semblant d’être incommodée par la chaleur… On me dira d’aller prendre l’air… Tu demanderas la permission de m’accompagner, pour me venir en aide si je me trouvais mal… et nous partirons…

Cela s’était passé ainsi qu’elle l’avait prévu.

– Mais si l’on s’aperçoit de notre fuite ?… On nous poursuivra… et ce ne sera pas difficile de nous rejoindre…

– Oui, si nous restons ensemble… Ce serait un signalement trop facile pour ceux qui se mettraient à notre poursuite… Nous nous séparerons donc… nous prendrons chacune un chemin différent…

– Et pour nous retrouver ?

– Donnons-nous rendez-vous demain, à la gare de Blois.

C’était Claire qui avait élaboré ce plan de campagne.

– Dépêchons-nous ! avait dit Louise.

Et elles allaient se mettre à courir, lorsqu’elles poussèrent un cri effarouché.

Charlotte venait de se soulever et apparaissait hors de l’ombre, dans le plein soleil qui inondait le jardin.

– Quelle est cette femme ? murmura Louise.

– Nous sommes perdues. Elle va nous empêcher de fuir…

Et elles reculaient, devant Charlotte, se tenant par la main, la colère dans les yeux.

Et, au fur et à mesure qu’elles reculaient, Charlotte venait à elles, sans un mot, les dévorant du regard, et disaient machinalement, tout haut :

– Elles auraient leur âge !… Elles seraient sans doute aussi jolies !…

Les jeunes filles prirent peur de cette femme en noir, au regard qui les fouillait :

– Madame ! madame ! Qu’est-ce que vous voulez ?… Nous ne faisons rien de mal…

Charlotte s’arrêta et dit, très douce :

– N’ayez pas peur de moi… Je ne suis pas méchante…

– Il faut que nous nous en allions…

– Vous vous en irez après… Ne pouvez-vous, auparavant, répondre à une question ? Vous êtes de l’orphelinat Sainte-Marie ?

– Oui.

– Connaissez-vous deux jeunes filles, deux sœurs… Claire et Louise !… les filles d’une pauvre femme qu’on appelait Charlotte…

– Charlotte Lamarche ?…

– Oui.

– La Pocharde ? dit Claire, d’une voix dure.

– Oui, dit encore Charlotte, se sentant mourir.

Les jeunes filles échangèrent un regard. Elles en avaient assez souffert, de ce nom dont elles supportaient, depuis tant d’années déjà, le lourd fardeau ! Et, en s’enfuyant, elles avaient résolu d’en changer.

Voilà pourquoi Claire répondit, ne se doutant guère, la pauvre enfant, qu’elle parlait à sa mère, ne se doutant guère, surtout, que d’un mot, elle brisait sa vie :

– Nous les connaissons, en effet, mais nous ne les fréquentons pas… À cause de leur mère !

Charlotte chancela, s’appuya contre un arbre.

Louise fut prise de pitié.

– Madame ! madame !

Et elle tendit les bras.

Mais Claire la retint, l’entraîna.

– Viens vite… viens vite… l’heure s’écoule…

Elle se précipita vers la porte, glissa la clef dans la serrure. Elle essaya d’ouvrir : le pêne résista. Elle fit signe à Louise :

– Aide-moi !

Louise vint à son secours. Toutes deux essayèrent, mais vainement. Elles se regardèrent, consternées. Elles essayèrent encore, ce fut inutile. Claire, alors, paya d’audace :

– Madame, nous allons être punies, à cause de vous… Nous devrions être revenues déjà… Aidez-moi à sortir.

En même temps, la cloche de l’atelier était mise en branle. Charlotte s’approcha, passive.

Elle étreignit la clef et tourna. On entendit la serrure grincer. La porte était ouverte. Claire et Louise, éperdues, se précipitèrent à travers la campagne. Et Charlotte, triste, disait en les regardant disparaître :

– Que Dieu leur pardonne le mal qu’elles viennent de me faire !

Puis, se hâtant, elle regagna la cour.

Les orphelines, sous la conduite de deux sœurs, prenaient place pour sortir de l’atelier et regagner l’orphelinat. Elles étaient toutes en rang, dans la cour, riant, causant.

Charlotte rejoignit le contremaître qu’elle apercevait s’éloignant au fond de la cour.

– Monsieur ! monsieur ! cria-t-elle.

Il se retourna.

– Ah ! ah ! c’est vous… Vous cherchez toujours les deux petites ?

– Oui, ne pouvez-vous me les montrer ?

– Adressez-vous aux deux sœurs de Saint-Vincent-de-Paul…

Elle revint, en courant, vers les orphelines et s’adressant à la plus âgée des deux religieuses, dont elle avait remarqué le doux visage :

– Ma sœur, je voudrais voir deux de vos enfants… Mme la supérieure m’a dit que je les trouverais à l’atelier…

– Elles s’appellent ?

– Claire et Louise Lamarche.

La sœur réfléchit que, puisque cette pauvre femme, à l’air si honnête et si triste, était venue à l’atelier, c’est qu’elle avait, en effet, été renseignée par la mère supérieure.

Elle appela donc :

– Claire et Louise… voulez-vous venir, mes enfants ?

Personne ne répondit.

Mais dans la foule jaseuse des fillettes, le silence s’était fait.

– Claire et Louise ! vous ne m’avez pas entendue ?

Personne ne répondit encore.

Les orphelines se regardaient, se tournaient, se haussaient, pour voir. Et l’une d’elles dit :

– Claire et Louise ne sont pas là…

Alors, la sœur se souvint que, une demi-heure auparavant, Claire avait paru indisposée. Elle était sortie avec Louise… Elle devait être au jardin. Une des orphelines y courut, revint cinq minutes après :

– Il n’y a personne au jardin, dit-elle.

– Voilà qui est singulier, murmura la sœur.

Alors, Charlotte, qui avait entendu, s’approcha :

– Les deux jeunes filles qui étaient au jardin, tout à l’heure ?…

– C’étaient Claire et Louise… Vous les avez vues ?

Charlotte restait silencieuse. Il y avait un bourdonnement dans sa tête. Sa gorge était contractée. Une douleur aiguë traversait son cœur.

C’était ses filles ! Et dans leur bouche, elle avait entendu cette parole navrante :

« Les filles de la Pocharde… Nous ne les fréquentons pas… »

Toute défaillante, Charlotte continua :

– Ces jeunes filles ne sont plus au jardin.

– Et où peuvent-elles être ? dit la sœur étonnée, sans soupçons.

– Elles m’ont déclaré qu’elles avaient une course à faire… et même elles paraissaient inquiètes, craignant d’être en retard… Elles ne pouvaient ouvrir la porte… je suis venue à leur aide…

– Quelle porte ? dit la sœur, de plus en plus étonnée.

– Celle du jardin dont elles avaient apporté la clef.

– Mais jamais, jamais les enfants ne passent par là… Qu’est-ce que cela veut dire ? Où allaient-elles ?

– Je ne sais pas.

La sœur avisa le contremaître et courut vers lui.

Il y eut quelques mots échangés à voix basse ; puis, tous deux disparurent dans le jardin.

Ils revinrent au bout de cinq minutes.

La sœur était un peu pâle, paraissait nerveuse, et le contremaître se mordait la moustache, un pli au front, absorbé.

Sa dernière parole avait été :

– Peut-être sont-elles rentrées à l’orphelinat… seules !

– Par cette porte, en se cachant, en allant voler la clef ?…

Elle donna le signal du départ.

Les orphelines sortirent, devant le concierge infirme. Charlotte se précipita :

– Et moi ? ma sœur… moi ?

– Eh bien ! madame, Claire et Louise ne sont pas là…

– Mais je veux les voir… Dites-moi où elles sont…

– À l’orphelinat… peut-être… peut-être !…

Et tout à coup, comme frappée d’une idée subite :

– Qui êtes-vous donc ?

– Leur mère !

La sœur se troubla, baissa les yeux et toucha les grains de son chapelet dans une muette prière. Puis, on l’entendit qui murmurait :

– Mon Dieu, pourvu que ce malheur n’arrive pas !…

De loin, dans le village, Charlotte suivait les rangs des jeunes filles. Elle les accompagna jusqu’à l’orphelinat. Charlotte pénétra derrière elles et revint s’installer au parloir. Quelles longues et mortelles minutes se passèrent ! Enfin la supérieure apparut. Elle semblait décontenancée. Charlotte s’élança vers elle :

– Madame ! madame ! Mes enfants ?…

– J’ai télégraphié à Clermont, à la Préfecture de Tours…

– Eh bien… les réponses ?

– Sont conformes à ce que vous m’avez dit… On ne m’a pas enjoint de vous remettre vos filles, mais vous aurez la liberté de les voir aussi souvent que vous le désirerez. Malheureusement…

– Est-ce qu’elles ne sont pas rentrées ?

– Pas encore. Tout me fait craindre même que ces deux pauvres enfants, auxquelles j’avais peu de reproches à faire, ne se soient arrêtées à un projet funeste…

– Dites-moi tout… C’est horrible d’attendre ainsi…

– Elles ont pris la fuite !

Charlotte se laissa tomber sur le banc de bois. Ses yeux se fermèrent et elle devint si blanche, que la supérieure crut qu’elle allait mourir.

– Madame ! madame ! ne vous désolez pas… ne perdez pas courage… On retrouvera vos filles… elles ne peuvent être bien loin… C’est un coup de tête… Cela arrive quelquefois… Et la plupart du temps, nos élèves qui partent ainsi reviennent après un jour, deux jours passés en liberté…

Charlotte rouvrit les yeux – de grands yeux troublés, étrangement.

– Non, elles ne reviendront pas.

Et tout à coup, pleine de reproches et pleine d’amertume :

– Elles étaient donc bien malheureuses, auprès de vous, pour avoir ainsi voulu vous fuir ?

– Elles se plaignaient rarement et chaque fois qu’elles se sont plaintes, je leur ai fait rendre justice…

– Que vais-je devenir si je ne retrouve pas mes filles ?

– Vous les retrouverez. Nous ferons tout ce qu’il faut pour ça.

– Et elles, les pauvrettes, si jeunes, sans expérience, livrées à tous les hasards, à toutes les aventures… Et jolies, jolies !… Mon Dieu, protégez-les !…

Elle pleura, la tête dans les mains.

– Que faire ? où les chercher ? où les retrouver ?

– Ne prenez pas ce soin… Déjà tout le monde est prévenu…

– Qui cela, tout le monde ? De qui parlez-vous ?

– Des gendarmes…

Charlotte tressaillit. Ses mains contractées se levèrent, se tendirent plutôt vers le ciel en un geste de protestation contre une trop grande injustice.

– Et on les reconduira entre deux gendarmes… Comme autrefois la mère !

– Nous n’avons pas d’autre moyen, ma pauvre femme.

– Mon Dieu, faites encore que celui-là réussisse et que je les retrouve !

– Revenez demain matin…

– Oui, oui, demain matin… Je vais coucher dans une auberge du village.

Elle sortit en chancelant, très lasse, avec des mots inintelligibles, pareille un peu, en cette émotion trop forte, à la Charlotte d’autrefois, lorsqu’elle venait de recevoir le souffle empoisonné du four à plâtre de la côte d’Artannes.

Elle ne dormit pas, cette nuit-là. Assise auprès de la fenêtre, dans la chambre de l’auberge, elle regardait vaguement dans la campagne, écoutant les moindres bruits, s’imaginant, à tout propos, qu’elle entendait les lourds pas des gendarmes ramenant ses filles.

Mais la nuit, longue, interminable, se passa sans lui apporter ce bonheur.

Elle se présenta, le matin, à la porte de l’orphelinat.

On lui dit qu’on n’avait aucune nouvelle des jeunes filles, mais qu’elles ne pourraient aller bien loin, puisqu’elles étaient parties sans argent. En outre, n’avaient-elles pas l’uniforme des orphelines, bien connu aux alentours, et leur disparition étant annoncée, télégraphiée partout, ne leur serait-il pas difficile, impossible d’échapper ?

C’est là les espérances que l’on donnait à Charlotte. Mais elle n’y croyait pas. Et elle avait raison de ne pas y croire, car huit jours se passèrent avec des alternatives de certitude et de désespoir ; tantôt l’on était près d’atteindre les fugitives, tantôt elles disparaissaient comme par enchantement.

Et au bout de huit jours, il n’en fut plus question !…