V
 
« LIS ! JE LE VEUX ! »
 

« Trois jours pour réhabiliter Charlotte ! se disait Marignan. Et si je refuse, il se tuera ! Oui, oui, il se tuera ! »

Ce fut la phrase qui lui revint, à toutes les minutes de la première nuit, lorsqu’il se retrouva seul.

Son fils le lui avait dit : la mesure était comble… le dénouement approchait.

Le matin, quand il sortit de sa chambre, brisé par une nuit sans sommeil, il s’informa auprès du domestique de ce que faisait Gauthier. Le jeune homme était sorti sans dire où il se rendait.

Marignan l’attendit. Il n’avait aucun projet. Il essayait de penser, de réfléchir et n’y parvenait pas. Des bourdonnements confus lui emplissaient le cerveau.

Vers midi on lui remit une lettre de Gauthier :

« Vous ne me reverrez que dans trois jours, si vous avez fait votre devoir… et comme il est bon que vous sachiez où je suis, j’ai été demander l’hospitalité à Jean Berthelin, au Clos des Noyers… Là, j’ai trouvé Charlotte Lamarche, heureuse, complètement heureuse, puisqu’elle a auprès d’elle ses deux enfants retrouvées… C’est là, père, au Clos des Noyers, que je vais attendre – trois jours, pas plus – votre justice, et peut-être l’arrêt de ma mort. »

En, lisant cette lettre, le malheureux répétait : « Oui, oui, il se tuera !… Et c’est moi qui serai son meurtrier ! »

Et il eut, pendant quelques instants, un accès de folie furieuse, brisant tout autour de lui, sans que le valet de chambre, accouru au bruit, eût la force de l’en empêcher.

Puis, quand il n’y eut plus rien à briser, il tomba dans un abattement presque pareil à la mort.

Et le soir, cet accès de fièvre se termina par une crise de sanglots au milieu desquels Antoine entendait revenir sans cesse ces mots, les seuls, toujours les mêmes : « Il se tuera ! Il se tuera ! »

La nuit pourtant fut très calme. Il réussit à dormir un peu.

Et le lendemain, il se leva, très pâle, les yeux troubles, mais pourtant tranquille, possédant toute sa présence d’esprit.

Une lettre du Parquet à l’adresse de Gauthier arriva dans la journée. Marignan la fit renvoyer au Clos des Noyers. C’était une convocation du juge. Gauthier s’y rendit.

Le juge d’instruction était toujours M. Barillier, qui avait été chargé, autrefois, de l’affaire de la Pocharde. Il se leva en tendant la main à Gauthier.

– Ma lettre a dû vous étonner, mon cher ami ? dit-il au jeune homme.

– Mon Dieu, monsieur Barillier, vous avouerai-je que je l’attendais presque ?

– Alors, cela simplifie beaucoup la question que je voulais vous poser. Est-ce qu’on vous a volé votre bicyclette ?

– Non.

– Alors, c’était vous qui étiez avant-hier, dans la nuit, à Maison-Bruyère ?

– C’était moi, en effet.

– On attribue à la malveillance l’incendie de l’ancienne maison de la Pocharde… Pouvez-vous, là-dessus, nous donner quelques renseignements ?

– Aucun.

– Des paysans ont rencontré votre père qui rôdait, dans la soirée, aux alentours de la maison.

– Cela est possible… C’est là, en effet, que je l’ai retrouvé !…

– Vous étiez donc sûr de le rencontrer là ?…

Gauthier sentit le danger.

M. Barillier, en effet, ne pouvait soupçonner le drame qui se passait entre le père et le fils et dont l’affaire de la Pocharde était l’objet. Mais il connaissait l’égarement d’esprit du docteur. Et s’il soupçonnait celui-ci d’être l’auteur de l’incendie, il attribuerait le crime non à la malveillance, mais à un accès de folie.

– Vous pouvez vous confier à moi… Je suis votre ami et l’ami de votre père. Vous avez dû être bien troublé, puisque, après la rencontre du docteur, vous n’avez même pas songé à reprendre votre bicyclette cachée dans un taillis.

– Mon père est très malade, vous ne l’ignorez pas… Une catastrophe nous menace… En le retrouvant, je n’ai plus songé qu’à lui… C’est bien simple…

– Oui, oui, fit le magistrat, songeur… c’est bien simple…

Et après un silence, il demanda :

– Puisque votre père est si malade, puisqu’une catastrophe, selon vous, est imminente, comment se fait-il aussi que, après la nuit que vous veniez de passer à le chercher en pleine campagne, au lieu de vous établir auprès de lui, vous n’avez rien eu de plus pressé que de l’abandonner le lendemain même pour aller demander refuge… chez Charlotte Lamarche ?

Gauthier, troublé, dit très bas :

– Monsieur Barillier, vous touchez à l’intimité de mon cœur… Permettez-moi de ne pas répondre à votre question…

– Soit… aussi bien, ce n’est pas pour cela que je vous ai fait venir… Il se peut que le docteur Marignan, dans un accès de folie, sous l’obsession de certains souvenirs – qui peut raisonner les actes d’un fou ? – ait mis le feu à Maison-Bruyère… Je tenais à vous mettre en garde contre un état qui peut devenir dangereux… Et je vous demande s’il ne serait pas prudent pour vous, pour le docteur lui-même, pour tout le monde, de l’envoyer dans une maison où il serait plus étroitement surveillé ?…

– Peut-être.

– Votre réponse, Gauthier ?

– Laissez-moi deux jours encore pour vous la faire connaître.

– Bien volontiers.

Le juge se leva. Gauthier prit congé. Au moment où, ouvrant la porte, il allait disparaître, le juge le saisit par le bras :

– Encore un mot, Gauthier…

– Parlez…

– Il est connu de tous – et moi, qui suis l’ami de votre famille, je l’ai appris dès le premier jour – qu’il s’est élevé une grave querelle entre vous et votre père…

– C’est une erreur.

– C’est la vérité, Gauthier… Inutile de vouloir me donner le change… Lorsque cette querelle a éclaté, je me rappelle que vous êtes venu me trouver ici, au palais de justice, aussi troublé, mon cher Gauthier, que vous l’êtes en ce moment… vous aviez à me révéler quelque chose de très grave… Puis vous êtes parti sans rien me dire… Est-ce que vous vous en souvenez ?

– Je m’en souviens…

– Et vous rappelez-vous également ce que je vous dis ?

– Oui, vous me dites : « Confiez-moi ce qui vous tient au cœur. Je suis votre grand ami… et le vieil ami de votre père… »

– C’est cela, mais vous avez gardé le silence… et lorsque nous nous sommes séparés, j’ai ajouté, en voyant votre hésitation : « Comptez sur moi, toujours, si vous avez besoin de mes conseils et de mon expérience… »

Et lui serrant la main de nouveau :

– Je ne puis que vous répéter la même phrase… Comptez sur moi… ayez confiance en moi… ouvrez-moi votre cœur !…

Des larmes vinrent aux yeux de Gauthier. Il appuya un moment sa tête sur l’épaule du magistrat.

– Vous souffrez, mon pauvre enfant ?

– Beaucoup, beaucoup…

– Alors, confiez-moi votre peine.

– Bientôt, oui, bientôt, peut-être…

Et il ne put en dire davantage. Il s’enfuit pour cacher son trouble, pour ne point être faible.

Le juge murmura : « Quel secret, quel mystère cache-t-il donc depuis si longtemps ? »

Il allait bientôt le savoir…

Gauthier s’en revint au Clos des Noyers. C’était là, entre Charlotte et ses filles, auprès du bon Berthelin, qu’il voulait attendre la décision suprême de son père…

Entre lui et Claire, il ne fut pas dit un mot de leurs amours. Mais ils n’avaient pas besoin de se parler pour se comprendre, et leurs yeux qui se cherchaient et se rencontraient disaient assez toutes les tendresses et aussi tous les désespoirs de ces deux cœurs.

« Ce n’était pas possible, cet amour-là… plus possible depuis la faute ! » Voilà ce que disaient les yeux de la pauvre Claire.

Et Gauthier, qui entrevoyait la mort prochaine, disait également : « Notre amour n’est pas possible… »

Ni Berthelin, ni Charlotte ne soupçonnaient ce secret.

Et les deux sœurs avaient ainsi, chacune dans le cœur de l’autre, des confidences à se faire.

Louise ne revoyait plus Urbain. Celui-ci ne voulait pas se mettre en révolte ouverte contre son père. Mais les deux jeunes gens s’écrivaient. Il était convenu qu’ils mettraient leurs lettres dans le creux d’un vieux chêne tout bossué, tout mal bâti, qui se trouvait à mi-chemin entre le Clos des Noyers et la route.

Trois fois par semaine, il s’y trouvait une lettre d’Urbain. Trois fois par semaine, Louise y glissait, en se haussant, un billet.

Mais il y a un bon Dieu pour les amoureux. Il arrivait souvent que, à la même heure, à la même minute, la main de Louise et la main d’Urbain se rencontraient dans le creux du vieux chêne, au moment où elles y déposaient les lettres pleines de tendresses et pleines de rêves.

Alors, les jeunes gens restaient quelques instants l’un auprès de l’autre. Ils se redisaient, les yeux dans les yeux, et souffle contre souffle, ce que contenaient leurs lettres.

Ils se séparaient, alanguis.

Et Louise remontait au Clos des Noyers, un peu réconfortée.

Gauthier comptait les heures. Car, déjà, les deux premiers jours s’étaient écoulés ; Marignan n’avait point paru, et le dernier jour venait de se lever.

« Ce soir, ce sera fini !… » Ce fut sa réflexion, triste et désabusée, lorsqu’il ouvrit sa fenêtre le matin et lorsqu’il admira le joli paysage automnal qui s’étalait sous ses yeux.

Tous les arbres étaient en or, de toutes les nuances de l’or ; les peupliers étaient couverts d’or pâle, les chênes d’or roux, les noyers d’or rouge, les hêtres d’or jaune, et dans les bois, par-ci, par-là, les alisiers jetaient une tache sanglante, pourpre, inattendue. Les prés étaient saupoudrés de gelée blanche, mais le soleil montait et déjà ce sucre de givre fondait lentement, le long des branchettes grêles des arbres et des arbrisseaux. Le ciel était très pur.

Il eût fait bon de vivre.

« Mon père ne viendra pas… » Voilà ce qu’il se disait…

Il soupirait profondément, de toute l’amertume de son désespoir et de son regret. Il songeait que s’il mourait, lui, c’est que son père aurait continué de refuser la réparation du passé. C’est que Marignan se serait obstiné dans son crime…

Et voilà pourquoi le jeune homme soupirait, pleurant sur son père.

Berthelin, d’en bas, l’appela joyeusement :

– Allons découpler les bassets dans les bois de Vonne et chasser un chevreuil !… Nous rentrerons pour déjeuner…

Gauthier descendit. Il se chaussa, prit son fusil.

Cinq minutes après, Gauthier et Berthelin se perdaient dans les bois, derrière la petite meute aux queues frétillantes, aux nez collés à toutes les feuilles brouillées de givre fondu.

À midi, Patairnel, le vieux garde qui les avait accompagnés, rapportait un broquart sur ses épaules, un peu courbées par l’âge.

Le chevreuil était passé à dix mètres, sous le fusil de Gauthier. Mais Gauthier, distrait, n’avait rien vu.

La bête était allée se faire rouler par Berthelin, à la croisée des deux chemins.

Après midi, le temps continuait d’être superbe.

Les bassets étaient au chenil ; on sortit les chiens d’arrêt.

Vers cinq heures, ils rentrèrent.

Et le long du chemin, en regagnant le Clos des Noyers, Gauthier s’était demandé : « Mon père est-il venu ? »

Au clos, il questionna un domestique :

– Rien de nouveau ?

– Non, monsieur Gauthier…

– Ah !

Gauthier eut comme une sensation de froid au cœur.

Allons, c’était fini… À son orgueil, à la crainte du ridicule, à l’humiliation de reconnaître la coupable erreur du passé, Marignan aurait tout sacrifié… Tout, jusqu’à la vie de son fils… Il lui écrivit :

« Mon père, je vous dis adieu. Je ne vous fais aucun reproche et je vous laisse à vos remords. Je vous avais donné trois jours pour vous repentir et faire votre devoir. Ces trois jours sont écoulés. Vous ne vous êtes point repenti et vous n’avez pas fait votre devoir. Moi, je vais tenir ma promesse, et je meurs… »

Il cacheta la lettre et mit le nom de son père sur l’enveloppe.

Puis, il descendit.

Il fut tenté de revoir une fois, une dernière fois, le joli et triste visage de la jeune fille qu’il aimait.

« Non, non, je serais faible devant elle, faible contre la mort, faible devant son amour. » Et il recula lentement, sans faire le moindre bruit.

Il sortit, traversa la cour déserte.

Et il allait s’enfuir, descendant le coteau, lorsqu’il entendit qu’on l’appelait à voix basse…

– Gauthier ! Gauthier !

Il s’arrêta, frémissant. Cette voix tremblante, c’était celle de Claire… Et c’était Claire, en effet, qui apparaissait devant lui.

– Où alliez-vous, Gauthier ?

Il ne trouvait rien à répondre.

Elle lui prit la main.

– Gauthier, vous me cachez quelque chose ?

– Je vous jure…

– Ne mentez pas… je vous aime trop pour ne pas deviner ce qui se passe en vous… Gauthier, vous êtes triste, triste à mourir…

Et très bas :

– Vous alliez mourir, n’est-ce pas ?

Au frémissement de Gauthier, elle comprit qu’elle avait deviné juste.

– Pourquoi, Gauthier, pourquoi ?

– Je vous jure que vous vous trompez… Claire… Je me sentais seulement un peu malade, un peu fatigué – sans doute par cette journée de chasse –, et j’ai voulu respirer dans le calme de cette belle nuit…

Elle fit un geste d’incrédulité. Son cœur lui criait qu’elle ne se trompait pas.

– Gauthier, vous venez de me mentir… Gauthier, vous êtes malheureux !

Il baissa la tête. Elle s’appuya tendrement sur l’épaule du jeune homme.

– Voulez-vous me dire de quoi vous souffrez ?

– Non.

– Et si je le devine ?

– C’est impossible.

– Qui sait !

Se penchant encore plus :

– Vous souffrez parce que vous m’aimez et parce que je vous aime, n’est-ce pas ? Et le souvenir du passé, le souvenir de ce qui fut vous poursuit, vous torture…

Il la prit dans ses bras. Avec une tendresse fraternelle il la pressa contre son cœur.

– Non, non, Claire, vous vous trompez… Je ne souffre pas de votre amour… C’est autre chose qui me fait mourir…

– Mourir !

– Un secret qui m’étouffe, un secret de honte, un secret de mort.

Et doucement :

– Claire, je vous le jure, je ne pense plus au passé auquel vous faites allusion… Il y a entre nous un obstacle infranchissable et que vous ne connaîtrez jamais… qui vient de moi et non de vous… Si cet obstacle n’existait pas, Claire, je vous le jure… vous seriez à moi, vous seriez ma femme.

Elle laissa échapper un cri de joie surhumaine.

– Cet obstacle, Gauthier, cet obstacle… Nous en viendrons à bout !

– C’est impossible…

– Confiez-moi votre secret.

– Jamais ! jamais !… Ce secret n’est pas le mien, et si vous le connaissiez…

– Si je le connaissais, Gauthier ?

– C’est vous, Claire, qui ne voudriez plus de moi !

Il fut sur le point, dans l’accablement de sa douleur, dans l’exaspération de son amour, de lui laisser deviner la faute de son père.

– Écoute, dit-il à voix basse, écoute et sois juge…

– Oui, oui, parle ! Confie-toi ! Confie-toi !

Mais il se tut. Il voulut lui échapper. Elle le retint. Et, dans un trouble extraordinaire :

– Ainsi, tu veux mourir ?…

– Oui !

– C’est bien !… Je vais avec toi, dit-elle simplement.

– Claire !

– Je ne sais pas quelle mort tu as choisie… mais cela m’importe peu… Je ne veux pas te quitter, voilà tout…

– Claire, Claire, laisse-moi…

– Non… et si tu me fuis, si tu abuses de ta force pour t’éloigner sans moi, je te le jure, je ne rentrerai pas au Clos des Noyers… on me retrouvera écrasée sur la route, au pied du Château-Robin… tu sais… cette haute falaise…

Elle avait parlé avec une sombre énergie.

– Et ta mère, ma pauvre enfant, ta mère ?

– Ma mère… oui, elle me pleurera. Mais elle ne restera pas seule et Louise la consolera…

– Si je t’entraînais, ma pauvre enfant, je me reprocherais ta mort, comme un crime vis-à-vis de toi, un crime vis-à-vis de Charlotte Lamarche.

– Et moi, je ne pense pas, je ne réfléchis pas, je veux mourir…

La folie s’emparait de leurs cerveaux à tous les deux… Déjà ils ne percevaient plus distinctement la réalité des choses. Tout en eux devenait confus. Où était le devoir pour Gauthier ? Allait-il la repousser encore, cette offre tentante de la mort à deux ? L’accepterait-il dans l’accès d’un suprême désespoir ?

– Viens, disait-elle à l’oreille du jeune homme, essayant de le séduire comme si elle avait voulu l’entraîner à un rendez-vous d’amour… viens… ne pense plus à rien, à rien de ce que tu laisses derrière toi… viens, allons mourir.

Il la serra dans une brusque étreinte.

– Viens donc, dit-il, viens !

Et les voilà affolés, éperdus, les mains enlacées ; les voilà qui prennent leur course et descendent vers la rivière. Mais ils n’ont pas fait vingt pas qu’ils s’arrêtent. Deux hommes leur barrent le chemin.

Et Gauthier jette un cri. L’un de ces deux hommes est M. Barillier, le juge d’instruction. L’autre, c’est Marignan.

– Mon père ! monsieur Barillier !…

Marignan, grave, demande :

– Où allais-tu ?

– J’allais mourir… Vous le savez bien…

– Où entraînais-tu cette jeune fille, innocente de tout ce qui se passe ?

– Dans la mort… Je l’aime, vous le savez bien aussi…

Claire écoutait, mais ne comprenait pas.

Et M. Barillier non plus ne comprenait pas encore le sens mystérieux de ces paroles, car il regardait alternativement le père et le fils et attendait une explication.

Marignan dit :

– Vous allez tout savoir… et apprendre en même temps pourquoi je vous ai prié de m’accompagner jusqu’ici… Venez !

Et, d’un pas ferme, il les précéda vers le Clos des Noyers. Sur le point d’entrer, Claire se pencha vers Gauthier.

– Gauthier, j’ai peur !

Elle lui saisit les mains. Ces mains sont glacées. Gauthier peut à peine se tenir debout.

En entrant, il est pris d’un tremblement violent. Et il murmure :

« J’aurais préféré mourir… La mort eût été moins cruelle… »

Berthelin vient de redescendre et il a rejoint au salon Charlotte et Louise qui travaillent côte à côte, sous la lumière d’une lampe.

Au bruit que fait la porte du salon qui s’ouvre, Berthelin et les deux femmes redressent la tête.

Celui qui entre le premier, c’est Marignan. Ou plutôt, c’est le fantôme de Marignan. Et sur ce visage, évidé pour ainsi dire, les yeux brillent comme deux foyers. Il s’avance jusqu’au milieu du salon et reste là debout, sans un mot.

Derrière lui, Gauthier est tombé dans un fauteuil, la tête dans les mains.

Claire a rejoint Charlotte et Louise.

Et Berthelin, qui reconnaît M. Barillier, demande :

– Que se passe-t-il donc ? que me veut-on ?

Marignan dit, d’une voix étranglée :

– Je viens accomplir un grand devoir de justice… Et voilà pourquoi j’ai prié M. Barillier de m’accompagner… Il ne sait encore de quoi il s’agit, mais aux premiers mots, il comprendra et se rappellera l’affaire dont je vais parler et à laquelle il fut mêlé autrefois… l’affaire de la Pocharde !

Il y eut un vif mouvement de surprise et d’émotion. Charlotte fit un pas vers le médecin.

– Monsieur, que voulez-vous dire ?… Et pourquoi remuer ce passé tragique ?…

– Pourquoi ? Parce que vous êtes innocente et parce que votre grâce ne suffit pas ; il faut que vous soyez réhabilitée.

– Innocente… certes… et j’ai passé douze ans à le crier à tous ceux qui m’approchaient, mais personne ne me croyait… ma parole ne pouvait pas suffire, il aurait fallu des preuves…

– Je vous les apporte !…

– Vous, monsieur, vous qui, jadis, avez été, plus que les autres, mon juge… et qui, avant tous les autres, m’aviez condamnée…

– Moi !

– Alors, monsieur, je vous pardonne tout le mal que vous m’avez fait.

– Avant de pardonner, écoutez-moi d’abord… Ne vous hâtez pas trop car vous regretterez votre pardon…

Charlotte, troublée, se tut. Berthelin lui dit, très bas :

– Vous le voyez, c’est moi qui ai eu raison, à la fin contre tous, puisque je n’ai jamais cessé de crier votre innocence…

Marignan se tourna vers son fils :

– Gauthier, ce n’est pas ma faute si je suis venu seulement au dernier moment. Tu m’avais donné trois jours pour faire mon devoir… mais ma confession était longue, très longue… Je suis arrivé à temps, puisque je t’aurai empêché de mourir…

Le médecin resta un moment silencieux. Il essayait de reprendre un peu de calme et de rappeler tout son courage. Il paraissait d’une faiblesse extrême. Ses jambes chancelaient.

– J’ai deux aveux à faire… le premier, le voici : C’est moi qui ai mis le feu, il y a trois jours, à la maison de Charlotte Lamarche… Cette maison, j’en étais le propriétaire depuis douze ans… Et les fours à plâtre de Langeraume m’appartenaient également… C’est moi qui ai incendié Maison-Bruyère et j’ai été surpris par mon fils au moment où j’accomplissais ce crime… L’acte a été réfléchi… et vous en comprendrez toute la gravité criminelle lorsque vous aurez entendu la confession que je vais vous faire…

Ceux qui étaient là se regardèrent en silence.

Marignan, d’un pas lourd et s’appuyant sur les meubles, se rapprocha de son fils.

– Gauthier !

Le jeune homme releva son visage baigné de larmes. Marignan lui tendait des papiers couverts d’une écriture tremblée mais pourtant énergique et lisible.

– Lis, mon fils !

– Jamais je n’en aurai la force… Ayez pitié de moi !

– Lis, je le veux… C’est ton œuvre… c’est toi qui as demandé justice…

– Ah ! mon père, mon père, c’est horrible…

Gauthier promena un regard égaré sur ceux qui l’entouraient. Il prit des mains de son père les papiers qu’il lui tendait. Les feuilles s’agitèrent entre ses doigts si violemment qu’on eût dit qu’un coup de vent venait de le secouer. Il essaya de lire. Ses yeux étaient voilés, ne pouvaient rien distinguer. Il appuya sur eux sa main, comme pour attendre que le vertige se fût dissipé. Puis, il lut :

« Devant Dieu qui va me juger, car je sais que bientôt je vais mourir, je déclare Charlotte Lamarche innocente du crime pour lequel elle a été condamnée… On trouvera les preuves de cette innocence dans les pages qui vont suivre… »

Chacun retenait sa respiration pour mieux écouter.

Charlotte, haletante, la gorge contractée par une émotion intense, était près de se trouver mal. Son innocence ! Enfin ! quelqu’un venait prouver son innocence !

Gauthier essaya de continuer :

« Devant Dieu qui va me juger, je déclare que, depuis douze ans, je connaissais l’innocence de cette pauvre femme… »

Charlotte venait de s’élancer vers Marignan :

– Ah ! le misérable ! le misérable !

Marignan tomba à genoux.

– Pardon ! Pardon !

M. Barillier s’avança :

– Le coupable ! Vous devez son nom à la justice…

– Il n’y a jamais eu de coupable, dit le malheureux à voix basse, puisqu’il n’y a pas eu de crime commis… La mort de l’enfant de Charlotte Lamarche était naturelle, de même qu’ils n’étaient point dus à l’ivresse les étranges symptômes qui accusaient la pauvre femme et lui valaient son triste surnom : la Pocharde… Le petit Henri est mort empoisonné, cela est vrai… mais empoisonné par les émanations dangereuses du four à plâtre de Langeraume… Ces émanations arrivaient par des fissures au travers de la roche jusque dans la chambre de Charlotte, où la mère couchait avec son enfant… L’enfant a été asphyxié !… Et moi j’ai conclu à un crime…

Très bas, comme en rêve, Charlotte murmurait : « Oui, oui, voilà pourquoi j’étais malade, lorsque les fourneaux de Langeraume étaient allumés, pourquoi, je retrouvais tout à coup la santé lorsque les fourneaux chômaient… Je comprends tout, je comprends tout… »

Et tout à coup, avec une exclamation de colère :

– Et vous saviez cela, vous ?

– Je le savais.

– Depuis longtemps ?

– La vérité m’a été connue quelques jours après votre condamnation…

– Et vous avez eu le triste courage de vous taire ?

– Je me suis tu.

Elle étreignit ses deux filles et les embrassa follement.

– Mes pauvres enfants ! Mes pauvres enfants, vous entendez ? Et je ne lui avais rien fait à cet homme, rien, jamais ! Il ne pouvait avoir de haine contre moi… Je ne le connaissais pas… C’est un crime effroyable…

Marignan tendit les papiers au juge d’instruction. Celui-ci était, comme tout le monde, très troublé.

– Monsieur Barillier, reprit le docteur… vous savez maintenant pourquoi je vous ai prié de m’accompagner… Voici ma confession… Vous y trouverez toutes les preuves nécessaires… il ne restera pas un doute dans votre esprit… S’il en restait, vous aurez auprès de vous quelqu’un dont le devoir sera de vous instruire…

Toujours à genoux, sa tête se baissa encore devant Gauthier.

– Celui-là, c’est mon fils !

Puis il se tourne vers Charlotte. Et brisé, la voix sourde, inintelligible :

– Pardon !

Les deux mains jointes tendues vers le ciel, elle eut un cri de colère :

– Et il ose demander pardon ! Et il croit que je vais lui pardonner ! Non, non, jamais, non pas tant à cause de moi, hélas ! moi, peut-être pardonnerais-je quelque jour, mais à cause de mes filles !

Il répéta :

– Pardon, madame, pardon…

– Pour implorer ce pardon, après m’avoir infligé douze années de tortures, il faut vraiment que vous ne vous doutiez même pas de ce que j’ai souffert !

– Pardon ! pardon !

– Mais vous ne savez donc pas quelle a été ma vie, loin de mes enfants… au milieu de ces détenues, là-bas, dans la Maison Centrale !… Et, supplice plus abominable – la raison surtout, pour laquelle je ne vous pardonnerai pas –, pendant que j’étais en prison, savez-vous ce qu’on apprenait à mes enfants, à l’orphelinat ? On leur apprenait à mépriser leur mère…

– Pardon !

– Jamais ! jamais ! Le mal que vous avez fait est irréparable… Voici votre œuvre, écoutez : vous avez fait de moi une créature méprisable dont le nom a été depuis douze années l’exécration de toutes les mères !… Vous avez tué mon mari, dont la raison n’a pu résister à une aussi grande catastrophe… Et de mes deux filles je n’en ai retrouvé qu’une seule… L’autre… l’autre avait été séduite…

Claire se jeta dans les bras de Charlotte en sanglotant :

– Oh ! maman ! oh ! maman !

– Je t’ai pardonné mon enfant… mais lui, jamais ! jamais !

Alors, Claire se pencha à l’oreille de Charlotte.

– Regarde Gauthier, regarde son fils ! Vois comme il est malheureux !…

– C’est l’œuvre de Marignan, toujours…

– Mère, il m’aime… et je l’aime ! Aie pitié de lui et pardonne au père.

– Jamais ! À cause de toi, jamais, jamais ! dit Charlotte, avec une énergie suprême et les yeux brillants de fièvre.

Marignan murmura : « C’est justice… Elle ne peut pardonner… » Et, plus bas : « Du moins, moi vivant ! »

Il se releva lentement, regarda silencieux le groupe que formaient autour de lui tous ces personnages affolés par cette scène.

– Je voudrais dire un dernier mot… à Gauthier…

Et, ses mains tremblantes tendues vers son fils :

– Gauthier, j’ai été coupable, j’ai été criminel… Mais toi, du moins, tu me pardonneras… Certes, je fus lâche, mais il y eut au-dessus de ces bassesses qui te font rougir une pensée plus haute… la tienne…

Et comme Gauthier se relevait brusquement, dans l’indignation de sa douleur :

– Oui, oui, ta pensée, mon enfant… la pensée que j’allais te condamner, toi aussi, du même aveu qui me condamnerait !… Je t’aimais trop !… Oh ! toi, mon Gauthier, mon fils, toi tu ne me refuseras pas ton pardon… Je suis si malheureux, pardonne-moi, pardonne-moi !

Il était venu jusqu’au jeune homme. De ses bras tendus pour l’implorer, il le touchait presque.

Gauthier restait immobile, les yeux baissés. Pas un mot ne tomba de ses lèvres !

Le docteur murmura : « Le châtiment ! le châtiment ! »

Il eut une sorte de sanglot nerveux.

… Et brusquement, d’une main très ferme, sans que personne eût le temps de se douter de son intention, il s’enfonça vers le cœur, jusqu’à la garde, un court poignard. Et il tomba. Un flot de sang se répandit sur le plastron de sa chemise.

Cela avait été si soudain qu’il y eut un moment de stupeur… On voyait ce spectacle terrible du vieillard ensanglanté et agonisant, et les yeux refusaient d’y croire.

Gauthier, enfin, s’élance vers son père avec un cri de folie…

– Mon père ! mon père !

Marignan ne donne pas signe de vie. Cependant, il n’est pas mort. Au bout d’un instant, il ouvre les yeux… Et en apercevant son fils, penché au-dessus de lui, il lui sourit :

– Je voudrais ne point mourir sans être sûr que j’emporte…

Il a un soupir profond… il s’arrête… Est-ce son dernier souffle ? Un peu de vie lui reste encore. Il la dépense à formuler clairement le désir suprême qui persiste en son esprit, au travers des ombres grandissantes de la mort…

– Sans être sûr que… j’emporte le pardon de Charlotte… oui… et puis aussi… un peu de ton amour filial… et de ta pitié…

Gauthier éclate en sanglots convulsifs.

– Père, je te sauverai.

– Non !… il est trop tard… J’ai frappé à coup sûr… Pardonnes-tu ?

– Oui, père, père, je te pardonne !

– Ah !

Un bonheur infini, une sorte d’extase, sur ce visage de moribond. Il tourne son regard vers la Pocharde. Il l’implore. Il n’a plus la force de parler…

Alors, tous ils supplient Charlotte de pardonner à l’homme qui vient de se châtier. Mais Charlotte se tait – et ce silence est tragique. Elle a trop souffert : le pardon ne vient pas à ses lèvres…

Claire et Louise s’approchent de la pauvre femme. Elles l’enveloppent de leurs bras, dans un même sentiment, dans une même pensée. Et les deux jeunes filles murmurent : « Mère, te souviens-tu de la prière que tu nous as apprise, autrefois ?

Ensemble, elles lui répètent : « Mon Dieu, pardonnez à tous ceux qui ont fait du mal à notre pauvre maman comme elle leur a pardonné elle-même… »

Charlotte est vaincue. Ses yeux s’emplissent de larmes. Elle étend les mains au-dessus du moribond :

– Je lui pardonne !…

Le vieillard s’affaisse dans les bras de son fils.

Pendant une seconde – la dernière de sa vie – les yeux se sont emplis d’un reflet de joie surhumaine. La paix est entrée dans cette âme. Il est mort. Tous s’agenouillent.