V
 
« GONICHE, SERRURERIE D’ART »
 

Le docteur Marignan était parti depuis le matin pour visiter des malades, non seulement à Tours, mais dans les environs.

Il ne devait rentrer que dans l’après-midi.

Depuis l’apparition de Charlotte en deuil, dans le couloir de l’orphelinat, Marignan avait vécu d’une vie si fiévreuse, que cela ne pouvait passer inaperçu aux yeux de Gauthier.

Mais Gauthier se taisait, n’interrogeait plus son père.

Et d’un commun accord – sans qu’ils s’en rendissent compte – ils avaient évité toutes les occasions de parler de la Pocharde.

« S’il n’en parle pas, c’est donc qu’il y pense ? » se demandait Marignan.

Pour la troisième fois ce jour-là, en l’absence de son père, Gauthier avait tiré du fond d’un tiroir fermé à clef, les journaux qui rendaient compte de l’affaire de la Pocharde, les brochures, avec les débats complets de la cour d’assises, les plaidoiries, réquisitoire, etc.

Et il relisait cela, s’en pénétrait comme si, derrière ce drame, se fût caché un mystère. Il rapprochait l’intérêt qui avait conduit le docteur vers les enfants de la Pocharde, de l’émotion intense éprouvée par son père à la vue de Charlotte rendue à la liberté. Il se demandait : « Pourquoi ? Pourquoi ? »

Tout à coup, il entendit qu’on frappait à sa porte.

– Entrez !

C’était le valet de chambre du docteur.

– Qu’y a-t-il, Antoine ?

– C’est une visite, en bas, au salon.

– Pour moi ou pour mon père ?

– Pour Monsieur… mais comme j’ai dit que Monsieur était absent, l’homme a répondu qu’il verrait volontiers M. Gauthier.

– C’est bien, j’y vais.

Il rangea ses papiers, ferma le tiroir à clef, mit la clef dans sa poche.

Au salon, debout, attendait un gros homme d’une quarantaine d’années, au visage réjoui, aux yeux intelligents, vêtu comme un ouvrier à son aise. Quand Gauthier entra, il salua avec politesse, avec un peu de gêne aussi. Gauthier lui indiqua un siège. Et, sans autre préambule, l’homme commença :

– Je suis Goniche… dit-il naïvement. Votre père a dû vous raconter mon aventure d’il y a une douzaine d’années.

– Non… Je ne me souviens de rien.

– Votre père a été plus discret que je ne l’espérais.

– Expliquez-vous, je vous prie, monsieur Goniche…

– Monsieur, je dois à votre père plus que la vie… J’étais sur une bien mauvaise pente… il m’a empêché de tomber… Il m’a tendu la main… Il m’a donné sa bourse… Et je suis devenu un honnête homme… Et depuis le jour où j’ai eu la bonne chance de le rencontrer, tout m’a réussi… ma parole… tout…

– Je ne suis pas surpris du bien que vous a fait mon père…

– N’est-ce pas ? C’est que vous le connaissez, vous ; mais en se souvenant de moi, il a dû croire qu’il avait affaire à un ingrat… Pas du tout… Je me promettais bien, un jour ou l’autre, de lui donner de mes nouvelles… Depuis douze ans, voyez-vous, j’ai rudement trimé… j’ai fait de la serrurerie à Nantes, à Niort, à Angers… J’ai voyagé… et je suis revenu, il n’y a pas longtemps, m’établir à Tours, avec une gentille femme que j’ai épousée… et qui me fera bientôt cadeau d’un gosse… Et même, c’est à ce propos que je venais voir le docteur Marignan… Je voudrais lui demander d’accoucher ma femme et par-dessus le marché d’être le parrain de l’enfant.

– Je lui transmettrai votre demande.

– Merci, merci, et alors le docteur vous racontera comment il m’a connu.

Il dit, tout à coup, bonhomme :

– Je suis un ancien cambrioleur.

Gauthier sursauta.

L’homme riait. Il avait cependant du rouge au front.

– Ma parole, je ne mens pas… Votre père vous racontera… Mais, au fait, j’y pense… Vous ne passez donc jamais dans la rue Corneille ?…

– Rarement. Pourquoi ?

– Si vous y passez, vous devez remarquer une gentille petite boutique avec un étalage, où il y a toutes sortes de clefs, de serrures, de ferrures d’art, du neuf et du vieux… Vous aurez vu l’enseigne :

GONICHE

Serrurerie d’art

« À l’occasion, si vous passez par là, entrez, ça nous fera joliment du plaisir, à Mme Goniche et à moi. Et saluant, avec un bon sourire :

– Mais je ne veux pas vous retenir plus longtemps… puisque le docteur tarde à rentrer… Vous lui rendrez compte de ma visite. Vous lui donnerez mon adresse… Et vous lui direz, n’est-ce pas, pour le gosse ?

– Mon père ira vous voir.

– Oh ! ça ne presse pas… la mère en a encore bien pour un mois… Je reviendrai bientôt ; mais si vous voyez que la mémoire du docteur est rebelle, alors, dites-lui seulement : Goniche, le cambrioleur de Maison-Bruyère… l’asphyxié du four à plâtre… Il se rappellera tout de suite, pour sûr !

Il sortit, laissant Gauthier rêveur.

« Goniche, le cambrioleur de Maison-Bruyère… l’asphyxié du four à plâtre… » qu’est-ce que cela voulait dire ?

Rien là, au premier abord, qui pût nuire à Marignan dans l’esprit de son fils.

Lorsque le docteur rentra, il lui fit part de cette visite.

Et en riant :

– Goniche, dit-il, serrurerie d’art. Le cambrioleur de Maison-Bruyère ! Il m’a bien recommandé de te dire cela et de lui donner ce titre, auquel il semble tenir beaucoup, pour le cas où son nom ne te rappellerait rien…

– Si… si… je me souviens… Goniche… oui… Que voulait-il ?

– Te remercier, te dire qu’il est toujours reconnaissant de ce que tu as fait pour lui… Il paraît que tu l’as empêché de devenir un gredin…

– Oui.

– Tu ne m’as jamais raconté cette histoire !

– À quoi bon ? Cela était si peu intéressant pour toi…

– Pardon… Tout ce qui me prouve la bonté, la générosité de ton cœur ne peut m’être indifférent, puisque cela ne peut qu’augmenter l’affection que je te porte…

Marignan détourna les yeux. Au bout d’un instant, il demanda :

– Alors, ce Goniche est devenu un honnête homme ?…

– Il paraît… Et même il serait à son aise.

– Où habite-t-il ?

– Tout près d’ici… rue Corneille…

– Ah ! il est de passage à Tours ? Et il en a profité… pour…

– Non pas. Il est installé à Tours, rue Corneille, avec une jolie boutique à l’enseigne de : « Goniche. Serrurerie d’art. »

Marignan essuya son front, couvert de sueur. Cet homme, si près de Gauthier, c’était un effroyable danger…

– Tant mieux ! dit-il, d’une voix altérée… Je crois qu’il me doit une fameuse chandelle, entre nous, et que, sans mon intervention, à l’heure qu’il est, il tresserait des chaussons de lisière à Clairvaux, ou plus loin…

– Voyons, père, dit Gauthier souriant, puisque tu es en train, raconte-moi donc cette histoire… Pourquoi as-tu l’air d’y mettre de la discrétion ?…

– C’est beaucoup plus simple que tu crois, fit le médecin, d’un air dégagé. J’ai surpris Goniche, un soir, en train de forcer la serrure de la porte, à Maison-Bruyère… Je l’ai empêché de devenir criminel… Je lui ai donné mon porte-monnaie… Il m’a promis de redevenir un honnête homme… Je n’ai plus, depuis, entendu parler de lui… et c’est toi qui viens de me dire qu’il avait tenu sa promesse…

– Il faut aussi que je te transmette une demande de sa part…

– Quoi donc ?

– Goniche est marié… il va être père. Il te prie de vouloir bien accoucher sa femme… et il serait très heureux que tu acceptes d’être le parrain de l’enfant.

Marignan fronça les sourcils.

– Bon, dit-il brusquement, je le verrai… La proposition ne me plaît guère…

Il s’enferma chez lui et ne ressortit plus que le soir.

Gauthier voulut l’accompagner. Marignan s’y refusa, sans motifs.

D’un pas rapide, le docteur se dirigea vers la rue Corneille.

Il était passé plusieurs fois devant la boutique, mais n’avait pas remarqué l’enseigne. Il entra. Goniche était en train de dîner, dans l’arrière-boutique ; en face de sa femme. Au premier coup d’œil, il ne reconnut pas le docteur.

– Monsieur a besoin de moi ? demanda-t-il poliment.

– De rien… Je suis le docteur Marignan !…

– Ah ! le docteur !… fit joyeusement Goniche…

Et criant :

– Dis donc, femme, c’est le docteur !… Est-il aimable, hein ? d’être venu tout de suite…

Et il se mit à rire, continuant :

– Vous voyez que votre charité d’il y a douze ans m’a porté bonheur. J’ai travaillé… Je gagne largement ma vie… J’ai des économies… Et regardez, s’il vous plaît, cet amour de petite femme-là qui va être maman.

La jeune femme, une gentille blonde, aux yeux très gais, se leva. Goniche se pencha à l’oreille de Marignan :

– Pas un mot du cambrioleur, n’est-ce pas ? Elle ne sait rien…

– Bien !… Mais c’est justement au sujet du cambrioleur que je voudrais vous parler…

– Ah ! fit Goniche, vaguement inquiet.

Et s’adressant à la jolie blonde :

– Dis donc, ma femme, le docteur voudrait causer un brin avec moi… C’est bien de l’honneur… Voudrais-tu nous laisser seuls pendant quelques minutes et monter dans ta chambre ?

Elle obéit, sourit au médecin et monta, un peu alourdie par sa grossesse, un escalier en colimaçon qui conduisait de la boutique à l’étage supérieur.

– Nous pouvons causer, dit Goniche.

– Vous n’avez pas perdu le souvenir de ce que j’ai fait pour vous ?

– Est-ce que j’aurais la chance de pouvoir vous être utile à mon tour ?

– Oui.

– Oh ! alors, parlez, monsieur le docteur, parlez… J’ai gardé pour vous un véritable culte…

– Nous allons bien voir…

Et baissant légèrement la voix :

– Goniche, pour des raisons que je ne peux pas vous expliquer, je tiens à ce que votre séjour ici ne se prolonge pas…

Goniche écarquilla les yeux et se rapprocha du médecin.

– Excusez-moi, monsieur le docteur, mais je ne comprends pas bien.

– Il faut quitter Tours, mon ami, vous avez entendu ?…

– Quitter Tours ? fit Goniche, stupéfait.

– Et aller vous établir ailleurs, le plus loin que vous pourrez. Je vous demanderai même de partir tout de suite.

– Ah ! demain, peut-être ?…

– Demain, si cela est possible… et vous ne direz à personne où vous allez… et personne ne devra connaître votre nouvelle adresse.

Goniche devint très rouge.

– Mais, sapristi ! monsieur le docteur, ce n’est pas possible, ce que vous exigez là ! s’écria-t-il, à la fin. Je suis commerçant… J’ai des engagements… J’ai de la besogne… Pour m’établir ici, j’ai fait des frais nombreux… Tout cela sera perdu… Et pour m’installer ailleurs, loin d’ici, comme vous le voulez, ce sera des frais encore… C’est la ruine… Réfléchissez, monsieur Marignan… Vous ne pouvez pas me forcer… Je n’ai rien fait pour cela, moi… Jadis j’allais commettre une canaillerie… Vous m’en avez empêché… Je vous aime à cause de ça… Et aujourd’hui, c’est vous qui m’ordonnez une action pas très honnête… Le commerce, c’est la confiance réciproque… J’ai des billets en circulation… J’aurais l’air de ne pas faire honneur à mes affaires… Je ne veux pas ça, non, je ne veux pas ça !

– Ne prenez pas souci de ce que vous laisserez derrière vous… Tout sera payé par moi… Les frais de votre installation, je vous les rembourserai… Je vous rembourserai même ceux de votre installation nouvelle… et, s’il le faut, en plus, une indemnité pour votre travail, pour le temps perdu, vous fixerez vous-même le chiffre… Je paierai, quel qu’il soit…

Goniche resta silencieux. Et soudain, la voix basse, avec un reproche :

– Vous avez donc bien intérêt à ce que je m’en aille ?… En quoi ma vue vous gêne-t-elle ? Si vous ne voulez pas soigner ma femme, je prendrai un de vos confrères… Et si vous refusez d’être le parrain de mon gosse, et bien, j’en chercherai un autre… Mais, vraiment, pour bouleverser ainsi ma vie, il faut…

– Il faut ?…

– Il faut que vous ayez un peu… peur de moi…

– Vous êtes fou !

Et Marignan haussa les épaules.

– Peut-être bien ; oui, peut-être bien ; mais alors, si ce n’est pas cela ; je voudrais tout de même savoir…

– Vous ne saurez rien… Que décidez-vous ?

Le serrurier ne répondait pas, hésitant, ayant des idées de révolte.

– Vous ne pouvez pas exiger ça, monsieur…

– Vous refusez ?

– Oui, je refuse… Je vous en supplie, réfléchissez !

– C’est bien… Dès lors, comme rien ne me force au silence, je ne me gênerai pas pour raconter, lorsque l’occasion s’en présentera, que vous avez commencé votre métier de serrurier d’art par celui de cambrioleur.

Des larmes vinrent aux yeux de Goniche.

– Ah ! monsieur, monsieur, vous venez d’effacer, avec ce seul mot, tout votre bienfait d’autrefois… Vraiment, on dirait que ma reconnaissance vous pèse et que vous avez hâte de voir qu’il ne m’en reste rien.

Il appuya les deux poings sur ses yeux pour essuyer ses larmes. Impassible, le médecin demanda :

– C’est votre dernier mot ?…

– Hélas ! si vous divulguez le secret de ma faute d’autrefois, la vie, ici, me deviendra impossible… Qui est-ce qui aurait confiance en moi désormais ?… Personne… personne… Vous me mettez le couteau sur la gorge… Je partirai…

Le médecin eut un long soupir de soulagement.

– Tout de suite…

– Ainsi, vous ne me laissez pas de délai ?

– Aucun.

– Bien. Demain soir, je serai parti…

Et pleurant à chaudes larmes :

– Comment ma pauvre petite femme va-t-elle apprendre cette nouvelle-là ?… Pourvu que ça ne lui fasse pas mal, dans l’état où elle est !

– Voici le nom et l’adresse de mon notaire. C’est lui qui réglera vos affaires. N’ayez là-dessus aucune inquiétude. J’y veillerai.

– J’y compte bien… Autrement…

Goniche releva la tête, regardant le médecin dans les yeux. Et il y avait presque une menace dans ses derniers mots.

– Autrement ? dit le médecin, relevant le défi.

– Je tâcherais de savoir pourquoi vous tenez tant à ce que je déguerpisse…

Marignan eut un sourire de dédain.

– Demain soir, je repasserai par cette rue… dit-il…

– C’est bon. Demain soir, la boutique sera fermée, et il y aura un écriteau dessus qui vous tranquillisera… si, comme c’est probable, vous n’avez pas la conscience en repos !…

Marignan ne voulut rien répliquer.

Il ne dit rien à Gauthier de sa visite et, le lendemain matin, quand le jeune homme se leva, son père était déjà parti pour ses tournées quotidiennes. Gauthier trouva un mot de Marignan qui le priait de ne pas l’attendre au déjeuner.

Après déjeuner, alors que Gauthier se disposait à sortir pour une promenade à bicyclette, un homme se précipita dans la maison avec une sorte d’affolement. C’était Goniche.

Gauthier le reconnut tout de suite.

– Monsieur, dit-il, monsieur… Ah ! quel grand malheur…

– Quoi donc ?

– Est-ce que votre père est là ?

– Non.

– Mais vous êtes médecin, vous ?

– Je suis médecin. Auriez-vous besoin de mes services ?

– Pas pour moi, mais pour ma femme… La pauvre petite… Je m’en doutais… Je le disais hier à M. Marignan… quand il voulu me forcer à partir… Ç’a été une trop grosse émotion… Alors, monsieur, vous connaissez sa situation… les douleurs sont venues… un mois trop tôt… Elle est très mal… Elle se meurt… Et c’est sa faute, à votre père… C’est lui qui l’aura tuée, sûr, sûr !

Goniche ne pleurait plus, mais il serrait les poings avec rage.

Toutes ces paroles incohérentes étaient tombées en tumulte sur Gauthier, qui ne pouvait les comprendre. Du reste, il ne l’essayait pas. Une seule chose le frappait : cette jeune femme en péril de mort… une femme à sauver… un enfant à sauver aussi !…

– Venez ! dit-il.

Et, rapidement, il l’entraîna.

Rue Corneille, la jeune femme, après s’être tordue depuis des heures dans des douleurs atroces, venait de tomber dans un état inquiétant.

Goniche, blême, les yeux secs, interrogeait à chaque instant le jeune médecin.

Gauthier ne se prononçait pas.

Les heures s’écoulèrent ; la journée se passa.

Avec une prudence de vieux médecin, le jeune homme avait préparé tout pour la venue du nouveau-né.

Et le soir, lorsque l’enfant naquit, il le présenta vivant à son père.

– C’est un garçon, mon brave, dit-il… Il lui manque un mois, mais ça ne fait rien ! Il est bien constitué et il vivra tout de même…

– Et la mère ? dit Goniche en tremblant.

Gauthier n’osait répondre. Il jugeait la pauvre femme à peu près perdue.

– Je ne puis rien vous dire…

– Je vous en supplie… la vérité, monsieur le docteur. C’est grave, n’est-ce pas ?

– Très grave.

– Est-ce que ?… est-ce que vous avez perdu tout espoir ?

Pour calmer cette affreuse angoisse, Gauthier dit :

– Non !

Mais il mentait. Il ne croyait pas pouvoir la sauver. Il passa auprès d’elle une partie de la nuit. Quand il la quitta, il était cependant un peu plus rassuré.

Goniche l’accompagna jusque dans la rue.

– Vous reviendrez demain matin, n’est-ce pas ?

– Assurément… Si dans la nuit un accident se produisait…

– Oui, oui, j’irais vous réveiller tout de suite… Pourtant, je voudrais vous demander… C’est bien vous qui continuerez de soigner ma femme ?

– Certes !

– Vous me le jurez ?

– Oui, oui, je vous le jure… si vous-même n’en décidez pas autrement.

– Et si votre père voulait ?

– Mon père ne le voudra pas… à moins que je n’aie besoin de lui en consultation… Le cas est possible… Pourquoi redoutez-vous mon père ?

– Parce que c’est à cause de lui que ma femme est malade !

Il était tard. Goniche ne s’expliqua pas davantage ce soir-là, mais Gauthier se promettait de l’interroger un jour ou l’autre. Son père n’était pas couché, quand il rentra.

– D’où viens-tu donc ? Le domestique m’a dit que tu avais emporté tes instruments ?… On est venu te chercher pour un accouchement ?

– Oui.

– Qui cela ?

– Goniche.

– Tiens, tiens ! Tu me voles mes clients, paraît-il.

– Vous n’étiez pas là et le cas était pressant… Un mois avant terme… accouchement provoqué par une violente émotion…

Les doigts du vieillard se crispèrent sur des feuilles éparses sur son bureau. Ses yeux se fermèrent. Il sentait la main gigantesque, qui dirige les choses fatales, se resserrer autour de lui, malgré lui, quoi qu’il fît. Il dit avec effort :

– Le résultat ?

– L’enfant vivra… la mère se meurt ! dit laconiquement Gauthier.

– Demain, je t’accompagnerai !… Il faut essayer de sauver cette femme…

– Demain, j’irai, mais seul… dit Gauthier, et si elle doit être sauvée, ce sera par moi…

– Pourquoi ne veux-tu pas ? dit le vieux médecin.

– Parce que… je ne le veux pas !…

Et il laissa son père effaré, debout, les bras tendus comme pour écarter de lui le fantôme du passé qui se rapprochait lentement, progressivement. Gauthier fut huit jours à lutter contre cette mort. Elle s’acharnait contre la jeune femme. Tantôt elle triomphait, tantôt elle battait en retraite. À la fin, la mort fut vaincue. Pendant ces huit jours, Goniche n’avait cessé de répéter, à toute heure :

– Si elle meurt, vous pourrez dire à votre père que c’est lui qui l’aura tuée.

Et Gauthier fut heureux doublement lorsqu’il se vit maître de la maladie. D’abord, parce qu’il rendait la vie à cette femme et qu’il avait l’orgueil de se dire qu’un autre, peut-être, n’y eût point réussi. Ensuite, parce qu’il épargnait un remords à son père. Pas un mot, entre Gauthier et Goniche, n’avait été dit de Marignan.

Ce fut seulement lorsque la malade fut hors de danger que Gauthier voulut savoir quelle avait été l’intervention de son père en tout cela.

Goniche gardait contre Marignan une rancune profonde. Ainsi qu’il le lui avait dit, le bienfait d’autrefois était effacé.

Aux premiers mots de Gauthier, le serrurier répondit :

– Ma vie allait être brisée, vous me l’avez remise à neuf… Je n’ai rien à vous refuser…

– Comment mon père a-t-il pu rendre votre femme malade ?…

– Votre père, le jour où je vous ai vu, est accouru chez nous… Et il a exigé impérieusement mon départ…

– Pour quelle raison ?

– Ah ! je l’ignore.

– Cette raison doit être bien grave.

– C’est que ce je me dis… Je cherche… je ne trouve pas… D’autant plus grave même que votre père m’indemnisait de tous mes frais d’installation de la rue Corneille, de tous les frais d’une nouvelle installation loin d’ici, payait mes billets, m’offrait de me dédommager de mon temps perdu, etc.

– Voilà qui est étrange.

– N’est-ce pas ? Quand j’ai annoncé la nouvelle à ma femme, elle est tombée raide… Vous savez le reste…

– Comment avez-vous fait la connaissance de mon père ?

– Je vous dirai tout. Du reste, je vous en ai déjà touché quelques mots… Il y a douze ans, je traversais ce pays, en quête d’ouvrage, et j’avais sur le dos mes outils de serrurier. Du côté d’Azay, en face du village de Saché, j’ai rencontré une maison qui paraissait abandonnée… J’ai eu une mauvaise pensée qui me rendra honteux pour le restant de mes jours… Avec mes outils, j’ai forcé la porte et je suis entré…

Sur un mouvement de répugnance de Gauthier, il se hâta d’ajouter :

– C’est mal, très mal… Ne me méprisez pas… J’ai passé mon existence à m’en repentir… Et je vous jure que je n’ai rien à me reprocher…

– Continuez !…

– Il paraît que votre père, malgré l’heure avancée, passait justement devant la maison… Qu’est-ce qu’il venait faire là ?… Il vous le dira, moi je n’en sais rien… Mais le plus curieux de la chose, ça n’est pas ce que je viens de vous raconter, c’est ce que je vais vous dire… J’étais à peine entré dans la maison que, tout à coup, je me suis senti tout drôle… Les tempes me battaient et j’avais le front d’un lourd, comme si j’avais porté sur la tête un poids de cent kilos… D’abord, je me dis : « Eh ! vieux, c’est l’émotion… On voit que tu manques d’habitude… » Mais ce n’était pas l’émotion du tout… Les battements des tempes devenaient plus forts, me déchiraient la cervelle… Je ne pouvais plus respirer… On aurait dit que quelqu’un de plus fort que moi m’étreignait la gorge, et je ne pouvais pas me défendre… Et puis, des nausées, des nausées… Enfin, je m’en allais, quoi, pour de bon… J’ai voulu me sauver… Impossible de marcher… mes jambes étaient molles, comme des fois où j’avais trop bu, et, tout à coup, je suis tombé, tout d’une pièce ; mais je devinais bien que c’était grave et que j’allais passer l’arme à gauche… D’instinct, je me mis à hurler… J’appelai au secours… Et je me traînai jusque vers la porte… et je perdis connaissance.

Goniche s’arrêta, essuya son front. Il était angoissé, à douze années d’intervalle, par le souvenir du danger couru.

Gauthier ne comprenait pas. Sa jeune expérience se heurtait à un mystère encore inexpliqué ; c’était la nuit complète dans son esprit.

Mais il écoutait le récit de Goniche avec une sorte de passion douloureuse, parce qu’il devinait, d’instinct, que son père allait y jouer un rôle… Quel rôle ?

Il demanda, sans penser, presque machinalement :

– Comment s’appelait la maison abandonnée où vous étiez entré ?

– Maison-Bruyère.

Gauthier eut un serrement de cœur. C’était là que s’était passé le drame de la Pocharde… qui le préoccupait tant !… ce drame dont le souvenir, peu à peu, malgré lui, prenait possession de son esprit…

– Votre père m’avait vu entrer. Il se trouvait là, juste à point, sur la petite terrasse de la maison, pour m’entendre crier au secours… Et il est venu à mon aide… Il m’a soigné… Il m’a sauvé… Et, pour me permettre de redevenir un honnête homme, il m’a donné sa bourse et il m’a promis de ne jamais parler à âme qui vive de ce qu’il avait vu… Là-dessus je n’ai rien à lui reprocher puisqu’à vous-même, son fils, il n’en a rien dit…

– Jamais ! Et c’est tout ?

– C’est tout.

– Mais ce danger mortel que vous avez couru… je ne le comprends pas encore… Mon père a dû, tout en vous soignant, vous l’expliquer sans doute ?…

Goniche haussa les épaules avec mépris.

– Soit dit sans vouloir vous offenser, monsieur Gauthier, maintenant que votre père m’a fait de la peine, je peux parler… Eh bien ! entre nous, je crois qu’il n’est pas très malin, votre père… et que si vous aviez la fantaisie de vous mesurer avec lui, il ne vous irait certainement pas jusqu’à la ceinture…

Gauthier rougit un peu. Peut-être était-ce l’intime pensée du fils sur son père. Il répliqua, toutefois, affectant du dédain pour ce qu’il venait d’entendre :

– Et peut-on savoir, monsieur Goniche, d’où vient cette opinion sur un homme en qui tout le monde se plaît à reconnaître le meilleur médecin du monde ?…

– C’est moi qui lui ai expliqué le danger que je venais de courir.

– Comment cela ?

– Une fois, aux environs de Paris, je m’étais endormi côte à côte avec la cheminée d’un four à plâtre… J’avais ressenti les mêmes symptômes d’asphyxie et j’ai bien failli y laisser mes os… J’ai été des semaines et des semaines malade, et pendant longtemps j’avais les jambes si molles et le cerveau si détraqué que les camarades croyaient que je buvais, même quand j’avais rien pris, et me traitaient de poivrot… Et je ne le méritais pas, monsieur Gauthier, aussi vrai que je vous aime comme un dieu, vous qu’avez sauvé ma femme…

– Comment peut-il se faire que vous ayez ressenti de pareils symptômes ?…

– Mais parce que, d’un côté de la roche, de l’autre côté de laquelle était bâtie Maison-Bruyère, il y avait un four à plâtre qui brûlait…

– Un four à plâtre !

– Oui… Et ça, de trop près, c’est dangereux, j’en sais quelque chose… Il est probable que ce poison s’infiltrait du four dans la maison… la chambre où je venais d’entrer devait en être pleine et moi je respirais le poison à tire-larigot… D’autant plus que, comme Maison-Bruyère était inhabitée et fermée, le poison du four, qu’on appelle je ne sais plus de quel nom qu’ils disaient devant mon lit, à l’hôpital Lariboisière…

– L’oxyde de carbone.

– C’est cela ! L’oxyde de carbone devait s’y emmagasiner à son aise… Voilà ce que votre père ne comprenait pas… Et pourtant, il le connaissait bien le four à plâtre qui était là… et c’est pourquoi je dis que votre père ne doit pas être aussi malin qu’on croit.

Gauthier se rappelait maintenant un détail du drame qu’il avait souligné, un jour, d’un coup de crayon : La déposition du chaufournier Langeraume : « Je venais de rallumer… J’allais éteindre… »

Et personne n’y avait pris garde, ni parmi les avocats, ni parmi les juges… personne ! Pas même le médecin, son père !

Goniche se trompait peut-être… Peut-être le four à plâtre n’était-il pour rien dans le danger qu’il avait couru… Peut-être n’était-il pour rien dans la conduite honteuse reprochée à Charlotte… pas plus que dans la mort du petit Henri !… Peut-être !… Gauthier se disait cela ! Mais c’était l’inconnu…

Et si le four à plâtre était le coupable… l’empoisonneur ?…

Alors, c’était effroyable, l’erreur qu’on avait commise !

Et devant ce crime de la justice des hommes, Gauthier trembla de toutes ses forces, les mains sur son front, et redisant sans savoir, sans plus prendre garde à Goniche :

– Non, non, cela n’est pas… Cela est impossible… C’est affreux !…

Goniche demanda avec intérêt, presque avec affection :

– Qu’est-ce qui vous prend, monsieur Gauthier ?… Qu’est-ce qui est affreux, qu’est-ce qui n’est pas possible ?

Gauthier ne répondit rien. En cette minute, il voyait passer devant lui les incidents qui l’avaient frappé ces derniers jours. L’intérêt étrange porté par Marignan aux deux filles de Charlotte ; l’obstination du docteur, pendant longtemps, à écarter son fils de l’orphelinat ; la soudaine émotion qu’il avait manifestée – et qui était allée presque jusqu’à l’évanouissement – lorsque était apparue la Pocharde, ivre ! Tout cela ne criait-il pas que Marignan n’avait pas la conscience tranquille ?

Dès lors, à quelles suppositions l’esprit du jeune homme ne pouvait-il pas s’abandonner ?… Et brusquement, à ces doutes, à ces soupçons, l’histoire de Goniche faisait prendre corps !…

– Vous êtes tout chose, monsieur Gauthier… Est-ce que c’est de ma faute ?

– Non, non, Goniche… rassurez-vous !

– Alors, je suis content… Du reste, j’ai fini, je n’ai plus rien à vous apprendre. Je ne vous expliquerai pas pourquoi M. Marignan voulait à toute force me faire quitter Tours… Dans tous les cas, vous lui direz que pour le moment la chose est impossible…

– Vous pouvez continuer de vivre ici comme par le passé, Goniche…

– Vraiment, monsieur Gauthier, vous croyez ?

– J’en fais mon affaire auprès de mon père… Travaillez en paix, soyez toujours ce que vous êtes devenu : un honnête homme.

Goniche essuya ses gros yeux tout humides de larmes.

Le jeune homme sortit.

Gauthier ne dit rien à son père de cette conversation. Il voulait peser sûrement tout ce qu’il venait d’apprendre, approfondir ces découvertes…

Pendant deux jours, il resta indécis, malheureux.

Puis, une réflexion déjà faite : « Si pourtant mon père s’était trompé ! Si la Pocharde était innocente ? »

Est-ce que ce n’était pas son devoir de faire cesser cette effroyable erreur ?

Gauthier n’hésita pas longtemps. Il ne se demanda pas : « Suppose que tu découvres ce crime de ton père, que feras-tu ? Si tu parles, tu le livres à la honte publique… Si tu gardes le silence, tu deviens son complice et coupable toi-même ! »

Il voulut savoir, poursuivi dans ses rêves par la figure douloureuse, si pâle, et les yeux si alanguis et si tristes de la femme aperçue, au seuil de l’orphelinat, de la pauvre Charlotte tant méconnue et tant exécrée…

Et sans rien dire à Marignan du but de son voyage, il s’absenta quelques jours et partit pour Maison-Bruyère.