VI
 
L’ENQUÊTE DE GAUTHIER
 

Afin de s’entourer de mystère et de n’éveiller aucun soupçon, au lieu d’aller s’installer aux environs de Maison-Bruyère, il s’arrêta à Azay-le-Rideau. Sept ou huit kilomètres seulement le séparaient de Maison-Bruyère, et il avait emporté sa bicyclette afin d’éviter l’obligation de prendre une voiture.

Le lendemain, il se rendait à Saché. Il y apprit que le chaufournier Langeraume était mort depuis quelques années.

En même temps, on lui dit que le four à plâtre de la côte d’Artannes était au chômage depuis une douzaine d’années. Presque au lendemain de l’arrestation de la Pocharde, il avait trouvé un acquéreur, resté inconnu, et depuis cette époque jamais il n’avait été rallumé…

Ce qui frappa Gauthier, c’est que Maison-Bruyère avait subi le même sort : vendue aussi, la maison dont la façade se fleurissait et se verdissait jadis de clématites et de glycines. Et, comme le four à plâtre, vendue à un acquéreur inconnu.

De même que jamais le four n’avait été rallumé, de même jamais personne n’avait habité la gentille maison.

Pendant les premiers temps, dans les villages voisins, cette singularité n’avait pas manqué de surexciter la curiosité générale.

À plusieurs reprises, des locataires s’étaient présentés, car l’habitation, toute simple qu’elle fût, était dans une situation merveilleuse, en haut du coteau de l’Indre. Le notaire de Tours, entre les mains de qui avait été passé l’acte de vente par autorité de justice, avait fait à tous les solliciteurs la même réponse : « La maison n’est pas à louer… »

Gauthier, frappé par le mystère qu’on semblait, comme à plaisir, entretenir autour de la maison, s’informa auprès des habitants, qui tous, du reste, se rappelaient le drame de la Pocharde. Aucun ne put lui donner de renseignements précis.

La campagne était déserte. Aucun bruit sur le coteau. Les branches des arbres et des arbustes avaient poussé tout autour et semblaient avoir à cœur de dérober la maison aux regards des hommes.

Gauthier donna une poussée au contrevent qui se détacha et dont une partie tomba en une poussière humide. Un des carreaux était cassé…

Gauthier fit jouer l’espagnolette et entra. Il avait eu soin de se munir de bougies, mais là, dans cette chambre, il n’eut pas besoin d’en allumer ; le contrevent ouvert donnait assez de clarté.

Il avait pris des notes sur les brochures et les journaux qui avaient rendu compte de l’affaire. Il les parcourut rapidement. Et il murmura, avec un regard circulaire autour de lui : « C’est ici la chambre de Charlotte… ici s’est passé tout le drame de la mort de son enfant… Ces murs ont entendu des sanglots et des cris de désespoir, si vraiment elle était innocente… Cette chambre recèle peut-être le secret que je viens chercher… secret de honte et de crime pour l’un des deux, pour mon père ou pour Charlotte Lamarche… »

Et appuyé contre la fenêtre, tout frémissant d’une vague terreur, il n’osait faire un pas de plus…

La chambre de Charlotte était restée telle qu’autrefois ; les meubles n’avaient pas été enlevés ; les bibelots étaient restés en place ; le berceau de l’enfant empoisonné était auprès du grand lit de sa mère. Sans la couche de poussière que les années avaient accumulée sur tout cela, on eût dit que la maison était toujours habitée.

En apparence, rien ne pouvait indiquer que cette chambre eût pu, à une certaine époque, s’emplir d’un poison mortel.

Les murs n’étaient pas dégradés ; seul, le papier de tenture tombait en loques sous l’action de l’humidité. Mais il y avait la cheminée.

La plupart des asphyxies mystérieuses que les médecins des grandes villes, de Paris surtout, ont à constater tous les ans – en grande quantité – proviennent des poêles mobiles qui dégagent de l’oxyde de carbone, et sur les asphyxies il en est qui, tout en présentant ces symptômes d’empoisonnement, paraissent au premier abord inexplicables, puisque, dans l’appartement du malade ou du mort, on ne constate la présence d’aucun poêle. On a découvert parfois que le gaz toxique était amené dans la chambre par le tirage d’une cheminée communiquant avec un appartement supérieur. La moindre fente, la moindre crevasse des plâtres, suffit pour que cet effet se produise, surtout s’il y a du feu dans une autre cheminée plus ou moins éloignée. Ce feu fait alors appel à l’air et aux gaz qui s’y trouvent mêlés et ils peuvent produire leurs effets pernicieux dans la chambre où s’ouvre la cheminée. La cheminée de la chambre de Charlotte devait être adossée à la roche friable contre laquelle était bâti également le four à plâtre. En se courbant sous cette cheminée et en élevant une bougie allumée le plus haut qu’il put, Gauthier constata des dégradations importantes, de larges fissures communiquant avec la roche.

Tout d’abord, il put croire que les fissures provenaient de l’état de délabrement où la maison était laissée depuis une douzaine d’années ; mais un simple coup d’œil dans le foyer de la cheminée lui prouva le contraire ; il ne s’y trouvait aucun débris tombé d’en haut, à peine quelque poussière de suie détachée par les pluies d’orages des étés précédents, rien de plus.

Par conséquent, les fissures découvertes étaient antérieures à la vente de la maison ; elles existaient déjà du temps de Charlotte. Les émanations dangereuses du four à plâtre, chassées par le vent, non seulement pouvaient se rabattre, dans certaines conditions de température, sur la cheminée de la chambre qui se trouvait à son niveau, mais, en outre, ces émanations pouvaient encore filtrer par les crevasses de la roche friable et pénétrer dans la cheminée par ces dégradations.

Ces constatations une fois faites, Gauthier passa dans les autres chambres, descendit à la cave, monta au grenier, notant tout ce qui le frappait, tout ce qui pouvait servir son enquête et se rapporter à se recherches.

Il avait été frappé, en lisant les détails de l’affaire, de ne voir aucune allusion aux enfants de la Pocharde.

Claire et Louise, vivant auprès de leur mère, n’avaient-elles donc pas reçu les émanations empoisonnées ? Dans cette maison où le petit Henri était mort, où Charlotte avait été si malade, comment pouvait-il se faire que les deux fillettes eussent vécu sans courir de danger ?

Il chercha leur chambre.

Deux petits lits jumeaux, dans une pièce du premier étage, la lui indiquèrent, et d’un simple regard lui fit trouver la solution immédiate du problème qu’il cherchait.

Dans cette chambre, il n’y avait pas de cheminée, mais seulement un poêle en faïence dont le tuyau passait à travers une des vitres de la fenêtre.

Des habitudes et de la vie des enfants, Gauthier ne connaissait rien et il eût fallu la Pocharde pour le renseigner ; mais il pensa que l’innocuité de Claire et Louise, vivant en bonne santé dans cette atmosphère de poison, provenait presque avec certitude de ce qu’elles n’allaient que rarement dans la chambre de leur mère, la seule de la maison qui fût contaminée.

Il ne se trompait pas dans ses suppositions. Claire et Louise couchaient en haut ; c’était dans leur chambre, très vaste, très haute de plafond, que se passaient leurs jeux, ou qu’elles se livraient à leurs premières études, quand le mauvais temps les empêchait de sortir sur la terrasse. À côté de leur chambre, au même étage, était une sorte de petit salon où Charlotte se tenait, travaillant elle-même, pendant que les enfants, sous ses yeux, s’amusaient près d’elle.

L’hiver, la vie était plus intime, se passait moins au-dehors, et il arrivait parfois, lorsque Charlotte était un peu souffrante, que ses enfants lui tiennent compagnie, auprès de son lit ; mais, l’hiver, le père Langeraume allumait rarement ses fours à plâtre et la gentille maison ne recelait plus aucun souffle mortel.

Pendant l’été, la maison, aérée constamment pour combattre la chaleur, restait à peu près indemne pendant le jour, lorsque les fours étaient allumés ; seulement, la nuit, les gaz s’y accumulaient.

Et c’était le matin que se manifestaient les ivresses de Charlotte, après les nuits passées au milieu des émanations dangereuses.

Il arrivait enfin que, même lorsque les fours étaient allumés, la maison n’en recevait aucune atteinte.

C’était lorsque le tirage se faisait normalement et lorsque le vent ne rabattait pas la fumée de la cheminée du four par la cheminée voisine, de même hauteur : celle de Charlotte.

Cela correspondait, chez la jeune femme, à des périodes d’accalmie et presque de bonne santé revenue.

Ces explications, que Gauthier se faisait à lui-même, ou qu’il devinait par intuition, étaient nécessaires à nos lecteurs, pour leur faire bien comprendre le rôle sinistre joué, à intervalles irréguliers, par les fours de Langeraume, et comment Louise et Claire avaient pu passer au milieu de ces dangers sans en recevoir les atteintes.

Gauthier fit une visite minutieuse de toute la maison.

En redescendant, au bout de deux heures, et au moment où il se trouvait dans un corridor obscur au bout duquel était la chambre jadis empoisonnée, il crut entendre, dans cette chambre même, un léger bruit. Il s’arrêta, surpris, pour écouter.

Quelques secondes se passèrent… puis un frôlement de pas furtifs arriva jusqu’à lui, avec le craquement du parquet.

Puis il entendit comme des soupirs. Quelqu’un, sûrement, était entré là, par le même chemin qu’il avait pris sans doute, trouvant la fenêtre ouverte. Il s’avança avec précaution jusqu’à l’entrée du corridor, tira doucement à lui la porte, qui n’était qu’entrebâillée, et regarda.

Une femme, grande et mince, vêtue de noir, lui tournait le dos, immobile, la tête un peu penchée, comme absorbée.

Bien qu’il ne l’eût vue qu’une fois, il la reconnut tout de suite, à sa taille, à son allure, sans même avoir besoin d’apercevoir son visage. C’était Charlotte Lamarche ! Que venait-elle faire là ? Pourquoi ? À quel sentiment obéissait-elle ?

Elle parcourut lentement la chambre, s’arrêtant devant chaque objet, devant chacun des meubles. Devant le berceau du petit Henri, elle se tint de nouveau immobile.

Elle faisait face à Gauthier, et le jeune homme vit son pâle visage. Ses yeux s’étaient emplis de larmes. Elle fit le signe de la croix, se mit à genoux, appuya ses deux mains jointes sur le bord du berceau et pria silencieusement.

« Pourquoi prie-t-elle ? » se demandait Gauthier avec angoisse. Était-ce la prière de la femme qui demande pardon du crime qu’elle a commis et qui comble sa vie de remords ? Était-ce la prière de la mère qui ne pouvait pas se souvenir sans tristesse de la mort d’un enfant ? de la mère sans reproche et dont le cœur, qui ne gardait pas de rancune, s’attendrissait ?

Elle se releva lentement, alourdie, et contempla longuement le berceau. Puis elle refit encore une fois le tour de la chambre et vint s’arrêter devant le crucifix. Là, elle fut songeuse.

Cela lui rappelait sans doute le jour où elle avait été arrêtée, où on l’avait arrachée à ses enfants, et où, avant d’être séparées d’elles, Charlotte avait voulu laisser dans leur esprit, si jeunes qu’elles fussent, un ineffaçable souvenir.

Gauthier entendit qu’elle disait, tout haut :

– Ont-elles oublié ma prière ?

Et tout à coup, elle la redit elle-même : « Mon Dieu, protégez les enfants qui n’ont plus de mère… que plus tard l’innocence de notre pauvre maman soit reconnue. Pardonnez à tous ceux qui lui ont fait du mal comme elle a pardonné elle-même aujourd’hui et comme elle leur pardonnera le jour de sa mort. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il. »

Elle ajouta :

– Où sont-elles ? que font-elles ? que vont-elles devenir ?…

Et elle soupira profondément.

Gauthier, prévoyant qu’elle allait sortir, s’était retiré sans bruit. En effet, elle monta dans la chambre de ses fillettes et y resta longtemps. Puis elle redescendit, embrassa le berceau et disparut.

Et Gauthier, troublé, se disait : « Cette femme n’est pas coupable !… »

Quand il eut fait sa visite minutieuse, il sortit, referma le contrevent tant bien que mal et grimpa sur la roche où se trouvait la plâtrière de Langeraume.

Le jour baissait, mais il faisait encore assez clair pour qu’il lui fût permis d’établir le plan de la maison et des fours à plâtre. Et, en réfléchissant au voisinage de ces fours, il se disait : « Est-il possible que personne n’ait songé à en faire la remarque, au moment de l’enquête… personne, pas même mon père ! »

Un seul homme avait dit le mot juste, en tout cela : Goniche. Mais Goniche n’avait pas connu l’affaire de la Pocharde ; et maintenant, cela remontait trop loin pour qu’il y prêtât attention, s’il y était fait allusion devant lui.

De la colline où Gauthier venait de monter, il constata qu’il pouvait se trouver – et qu’il y avait même certainement – plusieurs voies de pénétration des gaz toxiques dans Maison-Bruyère, et toutes semblant converger vers la chambre de Charlotte.

Dans un air calme, lorsque le tirage du four était faible, par exemple à la fin de la combustion, les gaz pouvaient entrer par les fissures du toit ou par l’intervalle libre entre le mur et les tuiles. Enfin, la nature du terrain où était bâti le four voisin de la maison faisait supposer et même laissait voir des fissures, des lézardes longues et profondes, courant au travers du sol et semblant réunir le four et la maison ; la filtration des gaz empoisonnés pouvait s’opérer par là, s’échappant de la cheminée du four, suivant les couloirs souterrains et allant trouver leur débouché dans la cheminée de la chambre de Charlotte.

« Tout cela est hors de doute ! » se disait Gauthier à chaque remarque nouvelle.

Sa conviction était faite, toutes ses notes étaient prises. Il n’avait plus rien à faire dans le pays.

Il revint à Tours le lendemain matin.

– Où as-tu été ? demanda Marignan.

– Visiter Chinon et Loches, dit-il.

– Quel jour étais-tu à Chinon ?

– Hier.

– À quelle heure ?

– Trois heures.

– Tu es sûr ?

– Oui, pourquoi ?

– Parce que, hier, à trois heures, tu n’étais pas à Chinon… mais au village de Saché… à sept ou huit kilomètres d’Azay.

– Qui donc m’a vu ?

– Un homme dont tu ne mettras pas l’affirmation en doute : moi !…

Et Gauthier se taisant :

– Ta présence là-bas cachait donc un mystère ?…

– Peut-être.

– Une amourette, je gage ?

– Non.

– Tu ne veux pas me dire ?

– Si. D’autant plus que c’est beaucoup à cause de vous et pour vous que je suis allé à Saché…

– Tiens, tiens, tu m’intéresses !

– Je vous intéresserai davantage encore en vous disant que, de Saché, je suis allé visiter Maison-Bruyère…

Le docteur fit un geste violent de surprise.

– La maison de la Pocharde !

– Oui…

– Dans quel but ?

– Dans le but de réparer une abominable erreur… dans le but d’effacer ce crime de la justice de mon pays : la condamnation d’une pauvre femme qui fut innocente de toutes les infamies qu’on lui a reprochées.

Marignan s’était remis. Une extrême pâleur, seule, prouvait son émotion. Il haussa les épaules :

– Tu en parles à ton aise… et tu te prononces bien légèrement.

Gauthier prit le bras de son père, et triste et grave :

– Venez, père, venez avec moi… il faut que nous causions.

– Je n’ai pas de temps à perdre, mon ami. Une autre fois, si tu le désires.

– Tout de suite, père, tout de suite… dit Gauthier d’une voix vibrante… Je ne veux pas ajouter une minute de plus aux douze années de tortures qu’a endurées cette pauvre femme.

Marignan résistait, dans une détresse terrible.

– Si tu as des révélations à faire, ce n’est pas à moi qu’il faut que tu t’adresses !

– À qui ? si ce n’est à vous qui avez fait condamner cette malheureuse ?

– Va trouver les juges.

– Non, père, mais c’est vous qui vous présenterez devant eux, le front bas, et vous humiliant, et leur direz tout ce que je vais vous apprendre.

Marignan se dégagea d’une secousse nerveuse.

– Gauthier, tu me manques de respect…

Le jeune homme se repentit d’avoir été trop brusque.

– Pardon, père, pardon… Mais ne me refusez pas l’entretien que je désire avoir avec vous… Ce n’est pas votre fils qui vous le demande… c’est un médecin qui le demande à un autre médecin…

Le docteur voulait gagner du temps.

– J’ai des visites, je te l’ai dit… je te le répète… Rentre chez toi, tâche de te ressaisir un peu… Ce soir, tu seras plus calme… et si tu le veux encore, nous causerons…

– Soit !

Et Marignan s’en alla, poursuivi par le regard anxieux de Gauthier.

Il n’avait aucune visite à faire. Il avait voulu fuir son fils, le fuir à tout prix.

Il s’en alla errer dans la campagne, aux bords de la Loire, très loin, essayant de se fatiguer l’esprit… Et toujours l’incessante, l’angoissante interrogation, au fond de lui-même : « Que vais-je lui dire ? » Il se sentait si petit, devant Gauthier !

Quand la nuit vint, il fallut bien qu’il rentrât. Et à peine était-il de retour que Gauthier, grave, soucieux, frappait à sa porte.

Marignan prit tout de suite un air gai.

– Ah ! ah ! il paraît que tu n’as pas abandonné ton idée…

Gauthier ne répondit rien. Il alla prendre un fauteuil et s’assit, lourdement, comme fatigué. Il prévoyait une lutte, cruelle, entre son père et lui. Il aimait son père. Il savait aussi combien il en était aimé. Mais sa haute probité se refusait à toute compromission avec lui-même…

– Parle, maintenant… et voyons un peu ces fameuses découvertes.

– Vous savez que je suis allé à Maison-Bruyère.

– Je le sais… Un peu malgré moi… puisque tu me le cachais…

– Je vous l’eusse dit un jour ou l’autre… À Maison-Bruyère, je me suis livré à une enquête minutieuse… Je suis entré dans l’intérieur, j’ai tout visité, et même, j’ai assisté, invisible, à une scène qui m’a profondément remué.

– Quoi donc ? fit Marignan avec surprise.

– La Pocharde avait eu la même idée que moi, celle de revenir en cette maison… Et je l’ai entendue, la pauvre femme, prier devant le berceau du petit enfant qu’on l’accuse d’avoir empoisonné !

– Simagrées !

– Père… si vous l’aviez vue comme moi, vous ne douteriez pas de la vérité de ses larmes.

– Elle t’avait vu… toi !… et pour toi, elle jouait la comédie.

– Soit, dit Gauthier qui s’énervait. Après qu’elle fut partie, je continuai mon enquête et je visitai également les fours à plâtre, surtout celui qui est dans le voisinage immédiat de la maison.

– Dans quel but ?

– Je vais vous le dire…

– Qui t’avait renseigné, tout d’abord ?

– Goniche.

– Je m’en doutais ! murmura Marignan.

Tout le mal allait venir de Goniche ! Ah ! comme il avait eu raison de vouloir que le serrurier quittât le pays, tout de suite !

– Enfin, le résultat de ton enquête, monsieur le juge d’instruction ?

– Le voici : il est absolument certain que les gaz toxiques du four à plâtre entraient dans la chambre de Charlotte par plusieurs côtés à la fois, et notamment et surtout lorsque le vent rabattait la fumée du four sur la cheminée de Maison-Bruyère… et encore lorsque, le four venant d’être allumé ou sur le point d’être éteint, les émanations suivaient les fissures de la roche friable, atteignaient le corps de la cheminée en mauvais état et entraient ainsi en communication avec la chambre.

– C’est impossible.

– Cela est ! J’ai tout vu !… Prenez, comme arbitres, tous les médecins et tous les architectes, ils n’arriveront pas à une autre conclusion…

Marignan alluma une cigarette, tira deux bouffées, fit tomber la cendre du bout de son petit doigt dans un cendrier.

Après quoi, du ton le plus calme et le plus indifférent :

– Après ? C’est une coïncidence… Qu’est-ce que cela prouve ?

– Vous rappelez-vous les symptômes observés chez le petit Henri et qui font l’objet du rapport du docteur Renneville ?

– Vaguement… Je les ai par là, dans quelque coin.

– C’est inutile de les chercher… Les voici. Les journaux ont publié le rapport.

– Je vois que tu es documenté.

– Oui. Vous rappelez-vous également les symptômes observés chez Charlotte Lamarche et qui lui firent donner par l’opinion publique, ce triste et funeste surnom de Pocharde sous lequel elle a succombé ?

– C’était, si je m’en souviens, les symptômes de l’ivresse, et l’opinion publique n’a fait que préciser d’un mot énergique, comme il arrive souvent, le vice honteux de celle que tu défends.

– Connaissez-vous, maintenant, père, les symptômes de l’empoisonnement par l’oxyde de carbone ?

– Aussi bien que toi, je suppose.

– Laissez-moi en douter, père, dit gravement Gauthier, car alors vous seriez impardonnable d’avoir touché du doigt ces symptômes… sans les voir !… La chambre de Charlotte n’était pas empoisonnée de façon régulière… Cela dépendait de causes multiples… du vent… du four lui-même… des courants d’air dans la chambre par les portes et les fenêtres… De telle sorte que les symptômes remarqués chez Charlotte Lamarche n’étaient pas toujours les mêmes… Cependant ils se rattachaient tous à la même cause… Ces symptômes, rappelez-vous, père, combien de fois ne l’a-t-elle pas dit elle-même au courant de l’instruction ! ces symptômes consistèrent tout d’abord en maux de tête, en vertiges, en obscurcissements de la vue… Quelquefois, au début, il y eut des vomissements… puis, les mouvements devinrent difficiles… Ce fut à cette époque que les paysans de la vallée de l’Indre remarquèrent son allure étrange, vacillante, titubante… L’intoxication chez Charlotte était légère et intermittente… De là ces alternatives de bonne et de mauvaise santé… Cela dépendait de l’arrivée des émanations dans la maison… Parfois, on a retrouvé la pauvre femme en syncope, au milieu des champs… Charlotte se trouvait dans un état frappant d’hébétude, très analogue à l’ivresse observée par tous les médecins qui ont étudié l’oxyde de carbone… Elle répondait avec difficulté aux questions, et la funeste légende d’ivrognerie prenait un corps, se répandait, devenait l’évidence même… Ne trouvez-vous pas, père, dans tout ce que je viens de vous dire, que c’est la peinture exacte de ce que fut la vie de Mme Lamarche, depuis le jour où les fours s’installèrent dans la plâtrière de Langeraume ?…

– Peut-être, mais toutes ces observations peuvent s’appliquer à l’alcoolisme aussi bien qu’à l’oxyde de carbone.

– En ce cas, père, il y a douze ans, une courte inspection des lieux, le simple examen spectroscopique des globules du sang de la petite victime, vous auraient permis d’éviter…

– Achève ta pensée, mon enfant, je suis ici pour tout entendre.

– Une effroyable erreur…

– De laquelle je suis loin d’être convaincu, mon enfant, dit Marignan, en affectant du calme et une grande douceur… Et remarque ceci : en supposant que tu aies raison, en quoi m’incrimines-tu ?… Mon rapport conclut à un empoisonnement, mais ne désigne aucun poison… Ce sont les juges… qui, se basant sur ce rapport, ont réclamé contre Charlotte Lamarche la peine suprême, sans tenir compte que je n’avais pu présenter le poison ni le désigner autrement que par ses effets !…

– Votre rapport accusait un criminel !… les juges le cherchèrent… Or, le criminel, il n’y en eut pas… puisque nous sommes en présence d’un accident…

– Tu le dis.

– Je vous le prouve !… L’analyse la plus élémentaire vous eût permis de trouver dans le sang ce que vous cherchiez vainement dans les viscères… Vous y auriez trouvé le prétendu poison, cet oxyde de carbone dont le sang devait être saturé… Ces étourdissements, ces syncopes de Charlotte ne vous surprenaient donc pas ?

– Je ne connaissais pas l’existence du four à plâtre.

– Langeraume en parlait, cependant, et vous étiez allé à Maison-Bruyère, lors de l’assassinat du docteur Renneville… Mais j’en reviens à ce sang qui devait vous fournir une preuve éclatante… Pourquoi n’avez-vous pas fait vous-même ou fait faire l’analyse du sang ?

Le docteur éleva la voix et, d’un ton cassant :

– Parce que les lésions étaient inconciliables avec une intoxication par l’oxyde de carbone.

– Mais ces lésions, père, ces taches intérieures décrites dans votre rapport et qui vous semblent ne s’accorder nullement avec une asphyxie par les émanations d’un four à plâtre, elles sont connues ; moi-même, à Paris, je les ai constatées à diverses reprises… J’en ai même fait photographier… et les voici…

Et Gauthier tendit quelques épreuves à son père. Celui-ci les repoussa, lentement.

– Inutile… ma conviction est formelle, absolue ! tu m’entends ? absolue !

– J’entends, hélas !… Vous niez l’évidence… Vous feriez mieux de vous défendre.

– Me défendre ?

– Oui… car cette femme est innocente… et le coupable…

– Le coupable ? Voyons !

– C’est vous, père ! dit-il avec énergie, sans baisser les yeux.

– Tu es mon fils… Je ne puis ni ne veux me fâcher contre toi… J’aurais pourtant le droit de te demander compte d’une pareille accusation… Je n’en ferai rien. Je me contenterai de te poser deux questions.

– J’y répondrai sans hésiter.

– La première : Charlotte Lamarche n’habitait pas seule Maison-Bruyère ; il y avait avec elle trois enfants, il y avait même une domestique. Comment expliqueras-tu que cette domestique n’ait jamais ressenti aucun des symptômes dont tu parles ; que sur les trois enfants, un seul soit mort ?

– La domestique était une femme de ménage qui ne venait que quelques heures par jour ; elle entrait rarement dans la chambre de sa maîtresse ; cette chambre et celle des enfants, c’était Charlotte elle-même qui les faisait… Elle ne passait jamais une nuit à Maison-Bruyère. Or, c’était la nuit surtout, quand portes et fenêtres étaient closes, que les émanations toxiques s’infiltraient dans la chambre.

– Et Claire ? Et Louise ?

– Leur chambre ne pouvait recevoir le poison… elle n’avait de communication directe ni avec la roche de la plâtrière, ni avec la chambre de Charlotte…

– Et la cheminée… la fameuse cheminée ?

– Leur chambre n’en a pas…

– Et Henri ? Comment expliques-tu sa mort, alors que la Pocharde est toujours vivante ? Le berceau de l’enfant était près du lit de la mère ?… Le poison devait se partager entre les deux également.

– Un enfant comme Henri, âgé seulement de quelques mois, succombera à une intoxication à laquelle résistera un adulte. Je suppose que vous l’admettez…

– Oui, mais…

– Laissez-moi finir… Vous ne réfléchissez pas que le lit de Charlotte pouvait être et était placé de façon à recevoir un peu d’air pur qui venait des fenêtres mal jointes derrière le lit sans rideaux… Ces courants d’air ont sauvé la vie à bien des asphyxiés. En ce qui concerne Mme Lamarche, ils ont pu atténuer dans une certaine mesure les effets des émanations…

Comme Marignan, embarrassé, terrifié au fond du cœur par l’âpreté de cette discussion dont pas un point n’échappait à l’intelligence de son fils, comme Marignan se taisait, Gauthier ne voulut point le presser davantage et attendit.

Le silence dura longtemps.

Alors, timidement, presque avec une supplication, Gauthier demanda :

– Vous ai-je convaincu, père ?

– Non…

Le visage de Gauthier redevint glacé…

– Non, et je trouve bien imprudent et bien léger de ta part de vouloir te livrer à une enquête scientifique aussi grave, douze années après que les faits se sont passés… alors que rien ne reste plus, de ce crime, que le souvenir…

– Et le remords, n’est-ce pas, mon père ?

Le docteur Marignan tressaillit et son visage se couvrit d’une pâleur profonde.

– Que veux-tu dire par là ?

– Je veux dire que les symptômes d’ivresse observés chez Charlotte et qui lui valurent son triste surnom étaient dus à l’empoisonnement par l’oxyde de carbone et que vous ne l’ignoriez pas…

– Gauthier ! s’écria Marignan plus blême encore et debout.

– Je veux dire que le petit Henri est mort empoisonné par l’oxyde de carbone et que vous ne l’ignoriez pas non plus…

– Alors pourquoi ne dis-tu pas toute ta pensée ?… pourquoi ne m’accuses-tu pas ?… pourquoi ne dis-tu pas que le vrai criminel c’est moi ?…

– Oui, père, dit Gauthier d’une voix ferme, le vrai criminel, c’est vous !

Marignan retomba dans son fauteuil. Il essuya son front couvert de sueur. Le terrible moment tant redouté, était venu. Il murmura, pourtant :

– Comment peux-tu croire cela de ton père ? Comment peux-tu avoir, toi, Gauthier, toi que j’aime tant, un pareil courage ?

– Lorsque vous avez reçu la mission d’examiner le cadavre du petit Henri, lorsque vous avez fait l’autopsie et déposé votre rapport, vous étiez de bonne foi…

– Tu vois ?… Tu le reconnais toi-même… Et cette question de bonne foi écartée, note bien que je n’accepte en rien tes conclusions contraires aux miennes… À douze années d’intervalle, je récuse ta science…

– Père ! Père ! entre le moment où votre rapport fut déposé entre les mains de la justice, et l’heure où vous avez, vous-même, reconnu que vous aviez commis une erreur terrible, douze années ne se sont point passées… Non… mais quelques jours seulement… Je sais tout, père… Goniche m’a tout dit… Goniche s’est rappelé la date de son arrivée dans ce pays, la date de votre rencontre, cette nuit où vous l’avez secouru si singulièrement… Charlotte Lamarche venait de passer en cour d’assises… Oh ! j’ai rapproché les dates, vous ne pouvez rien nier… Et quand vous avez reconnu non pas l’existence du four à plâtre si voisin de Maison-Bruyère – il était visible pour tout le monde et la justice elle-même, en n’y prenant point garde, a été coupable de légèreté –, non pas, dis-je, son existence, mais le danger de mort qu’il présentait, ce danger soudain, dont l’exemple vous était offert dans les étouffements d’agonie du vagabond, Charlotte Lamarche était encore sous le coup de sa condamnation à mort… Cependant, père… cependant, vous n’avez rien fait… pour empêcher l’exécution d’avoir lieu… et si la grâce n’était pas arrivée… Charlotte serait morte de la mort infamante des plus grands criminels…

– Je n’avais pas à intervenir, dit faiblement le docteur, puisque ma conviction restait la même…

– Cela est impossible !

– Et puisque j’avais fait mon devoir…

– Ah ! père ! dit Gauthier avec violence, ne prononcez pas ce mot. Après la révélation que vous apportait Goniche, vous avez dû, vous-même, essayer d’acquérir une certitude… et puisque la chambre de Charlotte était si dangereuse, puisqu’elle recelait la clef du mystère, vous avez dû vous exposer au danger…

Marignan releva la tête. Il venait d’entrevoir un peu d’espérance :

– Oui, dit-il, je l’ai fait !…

– Et qu’avez-vous découvert ?

– Rien !

– Vous n’avez ressenti aucun symptôme d’asphyxie ?

– Aucun.

– Et le four à plâtre était allumé ?

– Il était allumé…

Alors, Gauthier prit les deux mains de son père et lui dit, gravement :

– Père, vous mentez !

Marignan se leva et, en chancelant, se dirigea vers la porte :

– Je ne puis pas souffrir que tu m’insultes plus longtemps.

– Père, un grand crime a été commis…

– Si tu veux m’accuser, va trouver les juges…

– Pourquoi vous décharger sur moi de ce qui est votre devoir impérieux ?

– Justement parce que je ne le considère pas comme un devoir…

– Père, père, vous êtes coupable…

– Merci, vraiment, de l’opinion que tu as de ton père !

– Vous avez eu peur… Vous avez été lâche.

– Gauthier !

Et Marignan, brusquement, les yeux enflammés, leva la main sur son fils. Celui-ci pâlit et dit doucement :

– Frappez, père, vous ne m’empêcherez pas de dire ce qui est juste !

La main de Marignan s’abaissa.

– Vous avez eu peur de l’énorme scandale que cette révélation tardive, cette réparation d’une si odieuse injustice, susciterait dans l’opinion. Vous ne vous êtes pas dit que chacune des journées passées en prison par cette femme augmenterait vos remords et chargerait votre conscience d’un crime nouveau… et vous n’avez pas réfléchi qu’en reconnaissant votre erreur d’autrefois et en sauvant cette innocente, au lieu d’encourir le mépris et le ridicule que vous redoutiez, vous eussiez donné au monde un admirable exemple de probité scientifique !

– Abrège ton discours, je te prie… Et je te le répète : si tu as des révélations à faire, si ta conviction est absolue… va trouver les juges… n’hésite pas… Adieu !

– Mon père, de grâce, mon père, je vous jure !…

– Adieu !… Tu connais le chemin qui conduit au palais de justice… Tu me reproches de n’avoir pas fait mon devoir… Nous allons bien voir si tu feras le tien…

Et il laissa Gauthier éperdu, les mains tendues vers lui pour le retenir.

« Mon devoir ! Les juges ! Le palais de justice ! » Était-ce bien son père qui lui avait parlé ainsi ?… Son père l’aimait, pourtant ! Gauthier en était sûr ! Marignan lui en avait donné mille preuves !… Alors, que croire ? Aller trouver les juges. Oui, c’était son devoir… Mais ce devoir, qui consistait à livrer son père comme un criminel, lui sembla tout à coup monstrueux… Il se heurtait à la situation qu’il n’avait pas prévue et qui était celle-ci : ou livrer Marignan, en révélant ses découvertes de Maison-Bruyère, et, par conséquent, en couvrant le nom de son père et le sien d’une éternelle infamie… Ou se taire !… Et par son silence, devenir lui-même coupable et complice de son père !

Ce fut une lutte cruelle dans le cœur du jeune homme. Longtemps il hésita, partagé par des sentiments contraires, tantôt résolu à tout dire, à sauver, à réhabiliter Charlotte, tantôt retombant dans ses hésitations, à la simple vue de Marignan, pâli, amaigri, aux yeux de fièvre.

Et un jour, après une nuit d’insomnie et de cauchemar, il sortit, comme un fou, et courut droit au palais de justice.

En chemin, il rencontra son père et le bouscula presque.

Il ne le vit pas et ne le reconnut point.

Et Marignan, bouleversé, le regarda s’éloigner en disant :

– C’est fini… il va trouver M. Barillier…

Gauthier se rendait au palais de justice, en effet. Il entra, demanda M. Barillier. C’était le juge qui, autrefois, s’était occupé de l’affaire de la Pocharde. M. Barillier était dans son cabinet et il fit introduire sur-le-champ Gauthier, avec lequel il s’était lié d’amitié.

La pâleur extrême du jeune homme et son trouble le frappèrent.

– Qu’est-ce donc, Gauthier, dit-il, et que vous est-il arrivé ?

Gauthier était venu pour tout dire, pour débarrasser sa conscience de ce fardeau d’injustice. À présent, devant le juge, il tremblait, parce qu’il apercevait, derrière, le fantôme paternel qui l’implorait.

– Vous avez quelque chose à me dire, Gauthier ? demandait le juge, de plus en plus surpris par le silence du jeune homme et par son attitude.

Il perdit courage. Tout s’effondra en lui. Il se sentit jeté dans un abîme où il roulait côte à côte avec son père… toujours, toujours… sans toucher le fond.

– Non, murmura-t-il – et sa voix tremblait infiniment –, il y a longtemps que je ne vous ai vu ; et passant devant le Palais, j’ai appris que vous veniez d’arriver… Alors…

– Alors, Gauthier, dit le juge, dont le regard se fit très doux, vous aviez sûrement quelque chose de grave à m’apprendre ; cela est visible à votre émotion, et au dernier moment vous hésitez, n’est-ce pas ? Pourquoi ?… Confiez-moi ce qui vous tient au cœur… Je suis votre grand ami et le vieil ami de votre père !

– Vous vous trompez, monsieur Barillier, je vous jure.

– En ce cas, excusez-moi, mon ami, dit le juge en souriant… Mettons votre émotion sur le compte du plaisir que vous avez à me revoir.

Après un silence, le magistrat ajoutait :

– Et comptez sur moi, toujours, si vous avez besoin de mes conseils et de mon expérience.

La conversation prit un tour banal. Bientôt Gauthier prit congé. Et en se retrouvant dans la rue, les yeux troubles, le cœur serré, les tempes battant :

– Je suis un criminel… comme mon père !

Marignan l’attendait, non moins ému. Ces deux hommes, qui pourtant s’aimaient d’une excessive tendresse, échangèrent à ce moment un regard où il y avait presque de la haine.

– Tu as vu M. Barillier ?

– Oui.

– Et que lui as-tu dit ?

– Rien. J’ai été lâche.

Et Gauthier éclata en sanglots nerveux.

Mais il se remit bientôt, et, brusquement, très calme, très grave, mais les paupières baissées :

– Père, la vie désormais est impossible entre nous… Nous avions fait le rêve de vivre ensemble, et j’aurais été bien heureux de rester le compagnon de votre vieillesse… Père, je vais vous quitter, à l’instant… Et jamais, jamais vous ne me reverrez… Je vous le jure !… Ou bien, si vous voulez me revoir… même à votre lit de mort, vous savez à quel prix… Adieu !… Vous ferez régler par votre notaire et le mien, nos affaires d’intérêt… et vous me ferez envoyer à Paris, à l’adresse que vous connaîtrez ultérieurement, mes livres et mes papiers. Adieu !

Il sortit en chancelant.

Marignan resta pendant quelques instants perdu, sans pensées, essayant de comprendre et de réfléchir… Le coup était trop rude… Il en avait reçu une blessure mortelle. Quand il comprit, il s’élança dans la maison, criant :

– Gauthier ! Gauthier ! où es-tu ?…

Les domestiques accoururent.

– Où est mon fils ?

– M. Gauthier est allé prendre le train de Paris de midi cinq minutes…

– Il n’est pas midi… j’arriverai à temps.

Et le voilà qui court par les rues, affolé, ne songeant même pas à arrêter un fiacre… Et il dit, en courant, sans entendre les exclamations qui accueillent partout son passage :

– Je l’empêcherai bien ! Il n’oserait ! Il aura pitié !

Quand il arrive à la gare, le train siffle, disparaît, avec un sourd grondement. Et le vieillard, sur le quai, vacille, les jambes fauchées.