VII
 
GEORGES LAMARCHE
 

Charlotte resta longtemps à Vouvray, le désespoir dans le cœur.

Et tous les gens du pays, qui avaient fini par la connaître et qui oubliaient la réprobation d’autrefois, la plaignaient sincèrement et compatissaient à sa peine.

Lorsque toute espérance fut évanouie, lorsqu’elle fut bien certaine que Claire et Louise, perdues dans la vie, erraient dans le monde, offertes comme une proie facile, hélas ! à toutes les aventures, elle quitta le pays.

Elle avait un autre devoir à remplir. Elle savait que son mari avait été frappé d’aliénation mentale après sa condamnation. Il avait été interné à Clermont.

Charlotte s’y rendit, demanda à parler au directeur et fut introduite.

– Je suis Charlotte Lamarche, dit-elle, et je viens voir mon mari…

– J’ai appris votre libération, et j’attendais votre visite.

Puis, avec un peu d’hésitation :

– Vous arrivez encore à temps…

– Mon Dieu ! Est-ce que mon mari ?…

– Il est à l’hôpital, oui, très malade…

– A-t-il recouvré sa raison ?

– Non, cependant, ses yeux sont devenus plus intelligents, il semble faire des efforts pour se souvenir… Peut-être que votre présence aura sur lui une influence salutaire et décidera d’une crise heureuse… Voilà pour sa raison… Quant à sa santé, je vous l’ai dit…

Et le directeur hocha la tête.

Il signa une autorisation qu’il remit à Charlotte, et celle-ci se rendit à l’hôpital sans perdre une minute.

Il fallut qu’on lui désignât le lit de Georges Lamarche. Elle n’eût jamais reconnu celui-ci, tant il était changé.

Elle se pencha, douloureusement, sur cette figure amaigrie, ravagée ; il avait les yeux ouverts ; de loin, de la porte, il l’avait vue venir et il avait manifesté une attention singulière au fur et à mesure qu’elle s’était rapprochée du lit.

Là, tout près, il la regardait encore… les yeux tout grands ouverts, un peu hagards, avec cette fixité des fous si difficile à supporter…

– Georges ! murmura-t-elle, en pleurant… Georges ! mon pauvre Georges !

Les souffrances de l’homme lui avaient fait depuis longtemps pardonner la faute du mari, qui jadis n’avait pas voulu croire en son innocence. Il payait chèrement son incrédulité… de sa raison et de sa vie.

Il redit vaguement, cherchant à comprendre :

– Georges !

Il y avait longtemps qu’il n’avait entendu prononcer son prénom et cela venait de le frapper comme un souvenir très lointain.

– Tu ne me reconnais pas… Regarde-moi !… Je suis Charlotte… Charlotte Lamarche… ta femme…

– Charlotte ! Charlotte Lamarche !

Ce nom de Charlotte, aussi, venait de lui causer une surprise. Il se releva un peu… s’assit dans son lit, mais garda le silence. Son visage, sous les efforts qu’il faisait pour se rappeler, exprimait une souffrance visible. Il appuya, à plusieurs reprises, très fort, les mains sur son front.

Le directeur avait dit vrai : sous l’action de la maladie, peut-être il se faisait tout un travail suprême en ce cerveau.

Dans ce corps miné par la faiblesse, la mort approchait, mais la nature toute-puissante ne voulait pas en reprendre possession pour jamais sans lui laisser, comme un dernier regret, comme une dernière joie aussi.

– Ta femme !… que tu as tant aimée… que tu crois coupable… ta femme qui t’aime, qui est innocente et qui te pardonne…

Il prit lentement les mains de Charlotte, attira celle-ci plus près de lui, puis, du bout des doigts, caressa, avec une sorte de cruauté, ce visage où se lisait tant de tristesse et tant de compassion.

Les pleurs de Charlotte redoublèrent et tombèrent sur les doigts de son mari.

Il resta immobile, les yeux baissés, rêvant, souffrant de plus en plus.

Alors, elle voulut aider ce prodigieux travail qui se faisait en lui. Un nom, un seul nom pouvait résonner sinistrement aux oreilles de Georges et, d’un coup, lui rappeler le passé funèbre. Et Charlotte le lui murmura, ce nom, distinctement, à l’oreille.

Elle le lui dit deux fois pour qu’il comprît bien :

– La Pocharde ! Tu ne te souviens donc pas ?… La Pocharde !…

Soudain, les yeux du pauvre homme brillèrent…

Ce mot était venu jusqu’à son cerveau.

Il répéta, regardant Charlotte !

– La Pocharde !… La Pocharde !… Oui, oui !…

Ses yeux changèrent d’expression.

Il y eut de l’épouvante, comme à la vue de quelque spectacle horrible.

– Oui, oui, je me souviens… La Pocharde !… Une femme… Elle avait empoisonné son enfant… un enfant qui était… qu’était-ce donc que cet enfant ?… Oui, oui, la preuve de sa honte et qu’elle voulait cacher à son mari… Cette femme… cet enfant… je me rappelle… je les ai vus… il y a longtemps… je les ai vus. Mais comment ? pourquoi ? Qui vient de prononcer ce nom de Pocharde ?…

Il regarda encore cette femme, vêtue de noir, qui pleurait auprès de lui. Ses yeux s’agrandirent, démesurés. Et il eut un cri, le cri de la raison revenue et du souvenir, hélas !

– Charlotte ! La Pocharde ! La Pocharde !…

Il retomba sur son lit, ses yeux se fermèrent, une pâleur mortelle se répandit sur son visage.

Il était dans une immobilité absolue et Charlotte crut qu’il venait de rendre le dernier soupir.

Elle s’agenouilla, la tête cachée dans les mains, appuyée sur le bord du lit.

Des infirmiers étaient accourus ; ils examinèrent le malade.

Charlotte murmurait :

– Il est mort, et c’est moi qui l’ai tué…

– Non, madame, il vit ! dit un infirmier. Dans quel état se réveillera-t-il ? Je n’en sais rien… Il est bien faible… Ménagez-le, si vous ne voulez pas qu’il passe entre vos bras…

Et il s’éloigna, haussant les épaules et grommelant :

– Du reste, un peut plus tôt, un peu plus tard…

Georges rouvrit les yeux.

Elle vit, à ce premier regard, que la raison lui était revenue. Et, en effet, il dit :

– Charlotte ! Est-ce bien toi ? Que s’est-il passé ?… Comment ai-je vécu ?… Il y a des nuages sur mes yeux et un grand trouble dans mon cerveau… Beaucoup de choses m’échappent, mais je me souviens de quelques autres auxquelles je ne puis pas penser sans horreur.

– Tout cela s’est passé ainsi…

– Alors, toi, Charlotte, toi ?

En quelques mots, elle le mit au courant de ces douze années écoulées.

– Douze ans !… murmura-t-il. Douze ans qui se sont évanouis comme un jour dans les rêves de cette démence !

Elle lui rappela également comment Mathis avait fait l’aveu de son crime, comment l’accusation d’avoir assassiné le docteur Renneville avait été écartée, comment elle avait obtenu sa grâce d’abord, sa liberté ensuite.

– Tu vois, dit-elle, peu à peu, la vérité se découvre. Un jour, bientôt, j’en suis sûre, on apprendra aussi que je n’ai point empoisonné mon enfant…

Ce mot d’enfant le fit tressaillir tout à coup. C’était une nouvelle porte de sa mémoire qui s’ouvrait. Il regarda Charlotte, se souleva derechef, et jeta un coup d’œil dans la salle.

– Des enfants !… Des enfants ! Moi aussi, j’avais des enfants.

– Claire et Louise, dit-elle à voix basse.

– Oui, c’est cela… deux jolis anges aux yeux bruns, aux yeux bleus… Pourquoi ne sont-elles pas là ?… Pourquoi ne les as-tu pas amenées ?…

Elle n’osait répondre. Elle gardait les yeux baissés et son cœur était étreint.

Il eut une exclamation étouffée :

– Ah ! mon Dieu ! est-ce que ?… Est-ce qu’elles sont mortes ?

– Non, non… grâce à Dieu… Vivantes, Georges, elles sont vivantes…

Il était haletant, sans forces, sa voix s’était affaiblie.

Un infirmier s’approcha :

– Madame, il se fatigue… Vous reviendrez un autre jour…

Lamarche étendit les mains vers Charlotte pour l’empêcher de s’éloigner.

– Encore un mot, dit-il, râlant… Mes enfants ! Qu’as-tu fait de mes enfants ?

Elle mentit :

– Je ne savais si je pourrais te revoir, alors je ne les ai pas amenées… Tu les verras bientôt, dès que tu seras remis.

– Où sont-elles ?… Il me semble que tes yeux se détournent de moi et que tu ne me dis pas la vérité…

– Elles ont été élevées par de bonnes sœurs, dans un orphelinat.

Il joignit les mains :

– Les pauvres petites ! les pauvres petites !…

Puis il se tut.

– Madame, insista l’infirmier… je vous assure que ce serait dangereux pour lui, si vous restiez ici plus longtemps.

– Je reviendrai demain…

– Oui, oui, demain…

Elle embrassa Lamarche sur le front, d’un baiser léger. Il n’ouvrit pas les yeux et seulement murmura :

– Charlotte !…

Elle s’éloigna sur la pointe des pieds.

Le lendemain, quand il la vit, il la reconnut, bien qu’il entrât en agonie.

– Charlotte… nous avons trop souffert… tous les deux… je ne veux pas mourir… sans t’avoir dit… que je te crois innocente… tu m’entends ? innocente… de tout… Je te demande… pardon… de n’avoir pas cru cela… autrefois…

– Oui, oui, je te pardonne…

– Si j’avais cru… peut-être… que cela eût évité… de grands malheurs… Au lieu de t’abandonner… à ton sort… et de t’outrager… comme tout le monde… j’aurais dû te défendre…

Et dans les râles de l’agonisant, elle distingua encore :

– Pardon, Charlotte, pardon !…

Puis, il se tut. Son visage prit une sérénité auguste, un calme étrange.

Elle l’entoura de ses bras en sanglotant.

Il était mort !

On l’enterra le lendemain. Il y eut peu de monde. Les fous n’ont point d’amis. Leur mort est une délivrance. On ne les plaint pas.

Charlotte suivit l’humble cortège avec des employés de la maison et le directeur.

Pourtant, un étranger s’était mêlé à ce cortège ; il se mit à l’écart à l’église et au cimetière ; Charlotte, toute à sa douleur, ne le remarqua pas.

Elle le retrouva dans le cabinet du directeur lorsqu’elle alla prendre congé de celui-ci, et cette fois leurs regards se rencontrèrent :

– Jean, dit-elle, c’est vous !

C’était Jean Berthelin, en effet.

Et avec élan :

– Je reconnais votre cœur, dit-elle, je le retrouverai toujours lorsque j’aurai besoin des consolations d’un ami…

Ils s’étreignirent les mains.

– Pendant votre détention, dit le directeur, M. Berthelin s’est informé régulièrement de la santé de votre mari, et tous les mois il est venu lui rendre visite.

– Merci, Jean, dit-elle simplement.

Ils prirent congé du directeur et quand ils se trouvèrent seuls, côte à côte, dans la campagne qu’assombrissait le crépuscule :

– Ma maison vous est ouverte, Charlotte, dit Jean… Pour que vous y soyez à votre aise, je partirai… Je resterai un an, deux ans absent, s’il le faut… De cette façon, les mauvaises langues ne pourront trouver étrange que vous demeuriez chez moi… Je vous ai aimée avec trop de franchise et de probité pour que vous vous fâchiez de ma proposition.

– Non, certes, je ne m’en fâche pas, mon bon Jean, et la preuve…

– La preuve ?

– C’est que je l’accepte… Je l’accepte, non pas pour maintenant, mais pour plus tard peut-être… Pour le moment, j’ai deux missions à accomplir… Il faut que je retrouve mes filles… Et lorsque je les aurai retrouvées, il faut que je prouve mon innocence…

– Comment ?

– Je ne sais pas encore… Dieu m’inspirera, me viendra en aide.

– Et après, Charlotte ?

– Après ?… Peut-être sera-ce la vie plus calme, après tant de tempêtes. Et alors, j’irai vous demander asile, mon cher Jean, comme à un frère… Et vous n’aurez pas besoin de vous expatrier pour cela. Comme j’aurai prouvé mon innocence, la calomnie n’osera plus m’atteindre…

– Jadis, vous me témoigniez plus d’intimité… Vous me tutoyiez…

– Mon cœur n’a pas changé pour toi, Jean !

Et elle lui tendit les mains.