II – LE « SURTOUT » EN ARGENT MASSIF
La journée se passa le plus doucement du monde. Et en dépit du front soucieux de l’empereur, une aimable atmosphère de fête avait fini par se répandre dans les salons et les jardins de la tour Cage-de-Fer de Neustadt. Il ne fallait pas moins que la présence de deux jeunes épousées aussi pleines de grâces que Régina et Tania de Carinthie pour faire perdre un instant à ce vieux château son aspect sévère et même lugubre. Quelques invités même ne comprenaient point qu’on eût choisi cette antique et menaçante demeure, toute pleine de sombres légendes, pour encadrer les plus jolies épousailles que la cour d’Austrasie eût connues depuis longtemps. À quoi on répondait que telle avait été la volonté de Régina, qui avait décidé de faire de la tour Cage-de-Fer son séjour préféré. Enfin l’empereur ne s’était point, opposé à cette fantaisie trop naturelle de sa nièce, heureux au fond que cette importante cérémonie de ses noces se passât loin de la Hofburg, fatale à tant de membres de sa famille.
François, du reste, ne devait point faire un long séjour à la tour Cage-de-Fer. Son départ devait s’effectuer le soir même, après ce dîner qui réunissait les membres de la famille. Chacun s’accordait pour trouver le vieux monarque bien changé et bien fatigué. Ce jour-là, cependant, on vit un instant son regard s’éclaircir, sa figure s’illuminer, quand les anneaux d’or furent passés aux doigts des deux princesses. Et dans un même mouvement spontané, où se trahissait toute, sa tendresse, il pressa les jeunes femmes sur son cœur, en faisant entendre un profond soupir.
L’impératrice n’était pas là. Après avoir rendu compte à François des singulières vicissitudes de son voyage à Paris, l’impératrice avait fait savoir qu’elle n’assisterait plus à aucune cérémonie publique ou privée. Aux explications que lui avait demandées l’empereur, elle avait répondu simplement par ces mots : « Ainsi, je suis sûre de ne jamais rencontrer ni Léopold-Ferdinand, ni Karl le Rouge ! »
Après le déjeuner, qui s’était passé sans incident, Léopold-Ferdinand et Karl le Rouge avaient émis le désir de faire un petit tour du côté de la cage de fer pour voir la mine du jeune fou ; mais Régina s’y était opposée. Elle était chez elle. Elle exigeait que l’on fît, sans discuter, toutes ses volontés. Les invités s’étaient répandus dans les jardins, et princes et princesses ne se lassaient point de contempler la double et harmonieuse image de ces deux couples qui s’adoraient.
Nul ne reconnaissait le brutal duc de Bramberg. Véritablement il était très amoureux de sa femme et il ne le cachait pas. Quant à Tania et à son prince Ethel, ils recherchaient la solitude. On les voyait passer la main dans la main, heureux et muets. Ils étaient très jeunes et très graves.
À un moment, les princes et les princesses, derrière Régina et le duc de Bramberg, se trouvèrent sur un sommet d’où on découvrait plaines et montagnes et tout le Val-d’Enfer. Régina eut un geste d’orgueil et sa main fit le tour du monde.
– Tout cela, fit-elle joyeusement, tout cela, toute cette terre, ces forêts immenses de pins, ces pâturages, tout cela appartient à Karl le Rouge, mon mari bien-aimé !
– Pourquoi m’appeler Karl le Rouge ! implora sur un ton amoureux le duc de Bramberg. C’est un nom que je ne veux plus connaître.
– Et pourquoi donc, mon cher seigneur ? Moi, je le trouve très beau ! Et je sais que dans tout le pays on ne le murmure qu’en tremblant.
– Je ne veux plus faire trembler ! déclara Karl.
– Que voulez-vous donc ?
– Être aimé !
Le rire de Régina monta dans le ciel pur.
– Ah ! que voilà une bonne nouvelle ! fit-elle, et nous allons courir l’apprendre de compagnie aux paysans de la vallée ! Tenez, justement… j’aperçois là-bas quelques chaumières autour de l’église de Büchen où une pareille nouvelle fera du bruit… Votre bras, mon cher Karl ! Venez ! cela nous portera bonheur…
– Où donc voulez-vous aller ? demanda le duc, qui ne savait au juste comment il devait prendre le joyeux enthousiasme de sa femme.
– Mais vous ne voyez pas ! là, devant moi… tout au fond ! Ah ! on voit distinctement d’ici… le village… à travers les arbres… le petit chalet, là… Vous ne voyez pas le chalet ? Sur la place de l’église ? C’est là que Jacques Ork a appris son métier d’horloger !
À ce nom de Jacques Ork, qu’on n’osait plus prononcer à la cour, il y eut comme une sorte de stupeur dans le cercle des princes et des princesses… Ce nom, l’empereur, depuis longtemps, avait ordonné qu’on l’oubliât ! Comme autour d’elle, personne ne disait mot, la princesse Régina daigna s’étonner du silence de tous.
– Eh quoi ! fit-elle, cela ne vous intéresse pas de savoir où l’archiduc Jacques a fait jadis son apprentissage ?
Et elle donna des détails. Son index désignait tout là-bas, dans le village, tel toit… et puis tel autre toit… C’était là qu’habitait Marguerite Müller quand Jacques Ork la connut… Ici était la maison d’un ami de maître Henri Müller… le père Mathias… et là cette autre maison était celle du menuisier Martin, un autre ami aussi fidèle… Quand Jacques Ork avait disparu du pays, avec sa femme et ses enfants, la mère de Marguerite Müller était morte, le père Müller avait quitté le village, et Mathias et Martin, qui avaient été parrains des petits et qui avaient pris Jacques en grande affection, avaient eu tant de chagrin qu’ils avaient fini par fermer boutique eux aussi. Et maintenant, les trois maisons, sur la place du village, offraient au passant, depuis de longues années, visages de bois.
– Je vous assure, expliquait Régina à tous les invités consternés, que lorsqu’on traverse cette petite place, on éprouve une singulière impression devant ces portes closes… Qui dira jamais ce que sont devenus Jacques Ork, sa femme et ses enfants… et pourquoi ils ont disparu ? On raconte dans le pays d’étranges choses…
Pendant qu’elle parlait ainsi, Léopold-Ferdinand avait détourné la tête et puis s’était éloigné pour n’en point entendre davantage… Mais le plus troublé était sans contredit Karl le Rouge, qui essayait en vain de rompre le fil de ces tristes discours. Le voyant si agacé, Régina le pria de se montrer un peu moins nerveux et de se tenir tranquille à ses côtés. Elle prit son bras et dit brusquement :
– Allons faire un tour dans le village ! Allons voir les vieilles masures de Jacques Ork et du père Mathias et du père Martin !
Et comme Karl voulait encore la retenir et que les princes et les princesses hésitaient derrière elle, elle s’éloigna à travers la forêt en s’écriant :
– Qui m’aime me suive ! Il fallut bien courir derrière la duchesse ; elle prenait des sentiers inconnus, en riant comme une petite folle, dévalait à travers les pins, descendait par le plus court au fond de la vallée, et enfin groupait tout son monde sur la place du village où semblait se tenir une véritable assemblée publique. Hommes, femmes, enfants, entouraient une sordide baraque ambulante sur l’escalier de laquelle se tenait une vieille sorcière au type gitane, qui disait la bonne aventure ; et ses prédictions semblaient intéresser au plus haut point tout ce peuple, dont cependant les cris et les rires cessèrent quand il aperçut Karl le Rouge et les invités du château.
Régina voulut que chacun, à tour de rôle, montât dans la baraque et se fît prédire l’avenir. On dut contenter encore cette fantaisie. Quelques-uns sortirent de la roulotte en riant, d’autres avec un air triste et embarrassé. Il n’échappa à personne que Karl le Rouge descendit de la voiture avec une mine fort pâle. On l’interrogea, mais il ne voulut rien répondre. Quant à Régina, elle revint en riant aux éclats.
– C’est une vieille folle ! fit-elle. Elle n’a su me dire qu’une chose, à moi qui n’ai jamais chassé le loup… c’est que la chasse aux loups était ouverte ! Mais allons voir les petites maisons abandonnées !
Et elle entraîna tout son monde vers un coin de la place où se trouvaient trois petits chalets à pignon dont portes et fenêtres étaient closes. Karl, aidé de Léopold-Ferdinand, voulut encore entraîner Régina, mais il était dit que ce jour-là elle n’en ferait qu’à sa tête… et elle s’adressa à des gens de l’endroit, des gens qui avaient connu Jacques Ork, et elle leur posa des questions. Tous étaient d’accord pour dire qu’il n’avait compté que des amis dans la contrée et qu’on avait regretté son départ. À propos du départ et de l’abandon des trois maisons, Régina demanda si certains bruits extraordinaires n’avaient point couru dans le pays ; mais elle n’obtint que des réponses évasives, et ces gens se retirèrent avec prudence. Alors Régina dit, un doigt montrant les petites demeures abandonnées :
– Ah ! si on pouvait les interroger ! que de choses certainement elles nous diraient, les petites demeures abandonnées !
Or au moment même ou Régina disait cela, il y eut cent cris sur la place du village et tous les gens accoururent… et toute l’auberge pleine de Frédéric II fut vidée du coup, car… voilà que les trois portes des trois petites maisons venaient de s’ouvrir ! Oui, trois mains avaient poussé, de l’intérieur, les trois portes… et sur les trois seuils apparurent non point trois fantômes, comme chacun pouvait s’y attendre en voyant s’ouvrir ces trois maisons-tombeaux, mais bien trois hommes bien naturels et encore vivants…
Nous disons : encore vivants, car, en vérité, ils avaient bien changé en quelques heures… Comme maître Mathias, qui avait repris sa blouse d’horloger, avait les épaules voûtées et le front bas… lui ordinairement si droit sur ses petites pattes… et comme le père Martin paraissait fatigué, lui encore si alerte quand il gravissait les monts du Val-d’Enfer dans son costume de garde-chasse…
Mais lui aussi avait changé de costume, et voilà qu’il était vêtu comme autrefois quand on le voyait raboter sur son établi ses planches de sapin… Quant à maître Henri Müller, le beau père de Jacques Ork, sur lequel convergeaient maintenant tous les regards, il paraissait si faible qu’on se demandait comment il pouvait encore tenir sur ses vieilles jambes… Mais ses yeux brillaient d’un éclat insupportable…
Mais comment étaient-ils revenus là ? Certainement, pendant que tout le village était sur la place, ils avaient dû se glisser chez eux par les petites cours de derrière… Mais pourquoi étaient-ils revenus ? Et comme cela ? en même temps ? si mystérieusement ? Leurs trois noms avaient retenti sur la place… et il y avait eu toute une ruée… et puis la foule s’était arrêtée, comme saisie de crainte et de respect… Les trois petits vieux ne semblaient se douter nullement de l’effarement que causait leur apparition… Ils avaient ouvert leurs portes… maintenant, ils ouvraient leurs volets… leurs fenêtres… avec des gestes faibles, épuisés, mais tranquilles…
On eût voulu les aider… les questionner… Mais il semblait que tous les bras fussent brisés par l’étonnement et toutes les bouches cousues par l’effroi… Ah ! on les regardait ! et la « noce » aussi les regardait… On ne regardait même qu’eux : sans cela on aurait vu avec quels yeux de dureté, de menace et d’inquiétude le Léopold-Ferdinand et le Karl le Rouge aussi les regardaient… Quant à Régina, comme toujours, ce fut elle la plus brave, car elle osa s’avancer jusqu’à la fenêtre ouverte du chalet de maître Henri Müller… Par cette fenêtre et par la porte, on pouvait voir le vieillard qui se traînait à petits pas de meuble en meuble, essuyant et frottant méticuleusement toute chose autour de lui.
– Ah bah ! vous voilà de l’ouvrage, maître Henri Müller ! fit de sa voix claire la jeune princesse de Carinthie… Jamais vous ne viendrez à bout de toute cette poussière ! Voulez-vous que je vous aide ?
Le petit vieux ne répondit point tout de suite, mais il s’avança vers la fenêtre où se trouvait Régina, tandis que, vers la place, un immense silence s’était fait pour entendre sa réponse. Cette réponse fut enfin prononcée, d’une voix basse et défaillante, mais tout de même distincte.
– Merci, ma petite Reine, fit maître Müller. Je n’ai plus besoin de l’aide de personne, car il est deux heures et quart !
À cette singulière parole, il y eut une rumeur, et tout le monde dit à la princesse :
– Ne faites pas attention ! Il est un peu fou. C’est le père Deux heures et quart !
Mais la princesse demanda au vieillard :
– Et qu’est-ce qui va se passer à deux heures et quart ?
– Il va se passer que Jacques Ork va revenir !…
Léopold-Ferdinand et Karl le Rouge n’avaient pu retenir une sourde exclamation, et ils étaient tout à coup devenus bien pâles. Régina ne semblait pas avoir été surprise par la réponse du vieux, et elle était bien la seule à son aise de toute l’assemblée. Accoudée à la fenêtre, elle paraissait une voisine qui, un jour de fête, serait venue bavarder avec un brave homme.
– Ah ! vraiment ! Jacques Ork va revenir ! Voilà une nouvelle qui ! va étonner bien des gens ! Qui donc, maître Henri Müller, vous a dit que Jacques Ork allait revenir ?
– C’est maître Mathias, ma petite reine !
Et le vieux se reprit à essuyer ses meubles et à en chasser la poussière en geignant et en toussant… Régina quitta la fenêtre et s’en fut à celle qui donnait sur la boutique du chalet d’à côté. Dans cette boutique, maître Mathias était déjà assis devant ses ustensiles de travail… Une dizaine de montres s’alignaient sur sa table !
– Bonjour, maître Mathias… Vous ne me reconnaissez pas ? Je suis pourtant venue vous voir plus d’une fois quand je passais dans ce pays avec l’impératrice Gisèle… C’est toujours vous qui remettiez ma montre à l’heure… une montre qui avançait toujours… Vous ne vous rappelez pas ?
– Parfaitement ! parfaitement ! Je n’ai rien oublié… Votre Altesse… répondit sans lever la tête le père Mathias… La princesse m’excusera si je continue mon travail… mais j’ai tant à faire…
– Faites donc, maître Mathias… Vos montres doivent être bien en retard depuis le temps qu’elles vous attendent !
– Ah ! en retard ou en avance, Votre Altesse… on ne sait pas… Figurez-vous qu’elles sont toutes arrêtées à deux heures un quart !
La princesse se retourna aussitôt, car Karl le Rouge et Léopold-Ferdinand avaient fait un geste si brusque qu’ils avaient à nouveau attiré l’attention de tous. Les voyant si émus, elle leur dit à voix basse :
– Voilà une coïncidence horaire bien bizarre, ne trouvez-vous pas ? Deux heures et quart ! l’heure juste des horloges tête-de-mort ! – Puis, clignant de l’œil d’un air entendu, elle ajouta : – Laissez-moi faire… vous allez voir que cette petite promenade n’aura pas été tout à fait inutile…
– Maître Mathias… écoutez-moi un peu… Est-ce vrai ce qu’on dit : que Jacques Ork va revenir ?
– Ah ! on dit ça ? répondit l’autre… et qui donc dit ça, Votre Altesse ?
– Mais votre ami du chalet d’à côté, maître Henri Müller lui-même… Il m’a dit que c’était vous qui lui aviez dit ça !
– C’est vrai ! répliqua Mathias, en levant enfin le nez.
– Mais vous, comment le savez-vous ?
– Ah ! moi, c’est maître Martin qui me l’a dit !
Comme elle avait quitté la fenêtre de maître Henri Müller, Régina quitta celle de maître Mathias et s’en fut à celle de maître Martin. Là maître Martin, en bras de chemise, avait déjà le rabot à la main, et rabotait une planche.
– C’est donc de l’ouvrage bien pressé que vous faites là, maître Martin, pour travailler ainsi un jour où tout le monde se repose ?
– Oui, madame, de l’ouvrage pressé ! répondit Martin.
– Et qu’est-ce que vous faites donc là, maître Martin ?
– Un cercueil ! répliqua l’autre d’une voix sombre…
– Un cercueil ! Il y a donc quelqu’un de mort dans la contrée, maître Martin ?
– Point que je sache, madame.
– Alors, que me dites-vous que vous faites là un ouvrage pressé, puisque vous n’avez personne à mettre dans votre cercueil, maître Martin ?
– Voire ! répondit l’autre en abattant ses copeaux. Voire ! belle princesse, parce que je vais vous dire… – Et quittant son établi, il vint à la fenêtre. – On ne sait jamais qui vit ni qui meurt… et Jacques Ork va revenir ! Alors…
– Alors ?
– Alors il y a des gens qui pourraient être tellement étonnés de son retour qu’il faut tout prévoir… Ça s’est vu, des gens qui meurent d’étonnement, belle princesse…
– Ah ça ! voilà un menuisier qui n’est pas gai ! déclara la princesse en s’efforçant de rire… Encore un mot… un seul. Qui vous a dit que Jacques Ork va revenir ?
– Lui-même ! répliqua Martin sur un air de plus en plus lugubre… Mais laissez-moi, princesse !
– Tu l’as donc vu ? interrogea Régina, pendant que Karl et Léopold-Ferdinand se rapprochaient encore de la fenêtre. !
– Non, madame !
– Alors il n’a donc pas pu te dire qu’il allait revenir !
– On peut se parler sans se voir ! Mais voilà un méchant rabot qui ne veut plus raboter…
– Jette ton rabot, maître Martin, et écoute-moi et réponds-moi bien ! Comment sais-tu que Jacques Ork va revenir ?
Martin revint à la fenêtre et étendit le bras. Tout le monde retourna la tête, suivant la direction indiquée par la main du menuisier.
– Qu’est-ce que vous voyez là-bas ? demanda-t-il.
– Je vois la Forêt-Noire, répondit Régina.
– Et dans la Forêt-Noire, qu’est-ce que vous voyez ?
– La tour Cage-de-Fer de Neustadt !
– Et dans la tour Cage-de-Fer de Neustadt, qu’est-ce qu’il y a ?
– Il n’y a certainement pas Jacques Ork, car nous revenons de la tour, maître Martin, et nous ne l’avons pas vu.
– Êtes-vous entrée dans la chambre de la douleur ? demanda le menuisier.
Régina secoua la tête.
– Non ! Vous n’êtes pas entrée dans la chambre de la douleur, et par conséquent vous ne savez pas si Jacques Ork ne s’y trouve pas. C’est pourtant sa chambre ! Eh bien ! écoutez-moi à votre tour, beaux princes et belles princesses… écoutez ce que je puis vous dire… Le soir de sa disparition, Jacques Ork est venu me trouver et m’a dit : « Père Martin, je m’en vais. Si tu veux savoir quand je reviendrai, promène-toi nuit et jour dans la Forêt-Noire… Quand tu verras s’entr’ouvrir la fenêtre de la chambre de la douleur, qui donne sur le Val-d’Enfer, je ne serai pas loin ! » Là-dessus il est parti, et comme il est parti avec tout ce que j’aimais au monde, avec sa femme et ses petits-enfants, je n’ai pas traîné longtemps ici. Il y avait une place de garde forestier, je l’ai prise… Et ainsi je pouvais, comme il me l’avait dit, me promener nuit et jour dans la forêt… Ça a duré des années et des années… et tous les jours et toutes les nuits, je regardais la fenêtre qui donne sur le Val-d’Enfer ! Or pas plus tard qu’hier, pas plus tard que cette nuit, c’est comme je vous le dis, belles dames et princes messeigneurs… sur le coup de deux heures et quart… j’ai vu tout à coup la fenêtre de la chambre de la douleur qui s’éclairait… et les volets en étaient poussés ainsi que Jacques l’avait promis… et puis tout retomba dans l’ombre, dans les ténèbres… M’est avis, mesdames et messieurs, que Jacques Ork n’est pas loin ! Qu’on se le dise !
Les propos du père Martin avaient été religieusement écoutés par toute l’assemblée anxieuse. Les regards allaient maintenant du père Martin à « la noce » en passant par Régina, et chacun se demandait ce qu’il allait advenir de toute cette histoire. Or il arriva que Régina dit au père Martin :
– Venez avec nous, père Martin. Si Jacques Ork est dans la chambre de la douleur, nous le verrons bien : nous frapperons ensemble à sa porte.
– À votre disposition, belle princesse. J’y vais si maître Mathias et maître Henri Müller veulent bien m’accompagner, car, à mon âge, on ne s’aventure pas dans la forêt sans ses amis, surtout depuis que la chasse aux loups, annoncée par Giska, est ouverte !
Ce disant, le père Martin jeta un fusil sur son épaule, et Régina s’aperçut aussitôt qu’elle avait à ses côtés maître Mathias et maître Henri Millier, chacun également avec un fusil sur l’épaule.
– Nous sommes prêts, dirent-ils tous les trois en chœur, d’une voix ferme, comme s’ils attendaient le moment de se mettre en route depuis longtemps.
Régina se pencha à l’oreille de Karl le Rouge :
– Emmenons les trois compères au château, lui dit-elle. Là-bas ils pourront parler s’ils sont bavards et la cage de la tour Cage-de-Fer n’est point faite pour les chiens.
Karl eut un sourire sinistre. Décidément, la petite jumelle de Carinthie était bien intelligente, et il se félicita une fois de plus de l’avoir épousée. Pour ne leur donner ni soupçons, ni défiance, Régina entraîna toute la noce, Karl et Léopold-Ferdinand en tête, sans plus s’occuper des trois vieillards qui suivaient en silence, leur fusil sur l’épaule.
Bientôt on arriva au bas du roc sur lequel s’élevait le château monstrueux, terreur de la Forêt-Noire. De ce côté on ne pouvait apercevoir la fenêtre de la chambre de la douleur car cette chambre était dans l’autre aile, l’aile qui avait été aménagée, lors de son mariage avec Marguerite Müller, par Jacques Ork, et dans laquelle personne, pas même Karl le Rouge, n’avait depuis, sur l’ordre formel de l’empereur, pénétré. On se rappelle que François, en effet, avait voulu que l’on respectât la dernière volonté de l’archiduc disparu, lequel, avant de disparaître, avait apposé ses sceaux sur la porte donnant dans les appartements où il avait vécu si heureux entre sa jeune femme et ses beaux enfants.
Pour apercevoir la fenêtre qui donnait sur le Val-d’Enfer, il fallait faire le tour du roc et passer derrière le donjon qui constituait la tour Cage-de-Fer proprement dite. Tout le bâtiment était d’une constitution bizarre dans sa lourde naïveté. Il y avait là un corps de logis qui datait du quinzième siècle. Quant aux remparts et aux tours, ils étaient beaucoup plus anciens, remontant aux premiers margraves. Le donjon, la tour Cage-de-Fer, avait un ventre énorme, couronné de créneaux, et dans lequel on avait percé deux hautes fenêtres en ogive toutes garnies et enchevêtrées de lourdes barres de fer. Un fossé profond comme un précipice et tout garni de ronces impénétrables défendait les approches directes de cette effrayante tour. Un torrent qu’on ne voyait pas faisait entendre sa voix tumultueuse, au fond du précipice, sous les ronces…
Comme la petite troupe de princes et de princesses contournait le donjon, toujours suivie des trois vieux, elle s’arrêta soudain sous le coup de l’émotion que lui causait un grand cri parti de la tour Cage-de-Fer… un cri terrible, et furieux, et désespéré. On eût dit un cri de femme qu’on égorge… Karl et Léopold-Ferdinand se regardèrent. Ce fut Karl qui parla le premier.
– Ah ! murmura-t-il… j’ai bien cru reconnaître son cri… le cri de la folle !
Et Léopold-Ferdinand dit :
– Moi aussi, Karl… mais c’est impossible ! – Et fixant sa fille Régina, il ajouta : – Il y a longtemps, hélas ! que cette pauvre Marie-Sylvie est morte !
Régina, caressante, se rapprocha de son père, et lui prenant les mains avec tendresse :
– Pauvre papa, fit-elle… tu penses toujours à maman ! C’est donc comme cela qu’elle criait quand on la « soignait » à la tour Cage-de-Fer ?
– Oui, Régina, comme cela ! aussi fort que cela, ma foi ! Oh ! c’était terrible… mais je n’aurais pas cru qu’on pouvait l’entendre si loin dans la forêt ! C’est cet autre fou de Rynaldo que tu as fait enfermer là qui crie maintenant, c’est sûr.
– C’est évidemment Rynaldo, le pauvre fou de lecteur de l’impératrice, notre pauvre écuyer fou qui est tombé amoureux de moi ! expliqua Régina avec un sourire consolateur… Il crie… il m’appelle… et si l’on entend si bien son cri, c’est que le cri passe par les oubliettes ! Maman s’est bien sauvée par là, dans sa triste folie, le cri de Rynaldo peut bien passer par là, lui aussi…
– J’ai fait poser la dalle des oubliettes, fit Karl le Rouge, sombre.
– Eh ! la reine-folle a bien pu autrefois la soulever ! Ce cigain de Rynaldo est plus fort que la malheureuse Marie-Sylvie…
– S’il veut s’enfuir par là… il se noiera, déclara Karl le Rouge en ricanant.
– Qu’il se noie donc ! soupira de sa voix enchanteresse Régina. Qu’il se noie donc, et qu’on n’en entende plus parler…
– Il se noiera s’il n’a pas pour revenir sur l’eau un petit cercueil comme Marie-Sylvie ! un petit cercueil à presser sur son cœur… grogna, dans sa barbe, maître Martin.
Mais déjà on ne s’occupait plus de l’incident. Chacun avait hâte de faire le tour du roc pour voir la fenêtre qui donnait sur le Val-d’Enfer ! La petite troupe s’arrêta soudain. Maître Martin avait raison. La fenêtre de la chambre de la douleur, qui donnait sur le Val-d’Enfer, était ouverte… Oui… oui… Karl le Rouge et Léopold-Ferdinand ne pouvaient pas dire le contraire… les volets en étaient poussés comme les volets d’une chambre à laquelle on fait prendre l’air. Jacques Ork était donc revenu ? Jacques Ork était donc dans sa chambre ? Le roi de Carinthie dit tout haut, la voix mal assurée :
– Il est certain que c’est un événement incroyable. Nul n’a le droit de pénétrer dans cette aile du château. C’est l’ordre de l’empereur… D’autre part, on ne peut ouvrir cette fenêtre de l’extérieur…
– Si… fit entendre la voix de Régina…
– Allons donc ! interrompit le duc de Bramberg… il faudrait être un aigle pour grimper jusque-là…
– Pas besoin… reprit Régina, avec assurance.
– Et qui donc, s’il n’est un aigle, aurait pu aller jusqu’à cette fenêtre, par le précipice et le roc ?
– Le vent, répondit Régina.
– Ah ! le vent… c’est peut-être le vent, en effet ! Il a fait beaucoup de vent la nuit dernière…
Et Karl le Rouge et Léopold-Ferdinand se mirent à rire. Très posément, maître Martin reprit encore la parole :
– Ce n’est pas le vent qui a éclairé, cette nuit, la chambre de la douleur, et j’ai vu une lumière passer derrière les vitres…
– Non, répondit encore Régina… c’était la lune !
– Évidemment, la lune ! la lune ! Il y avait clair de lune cette nuit… Tout s’expliquait avec le vent et la lune… Ainsi finit-on par conclure qu’il n’y avait aucune raison de s’effrayer, dans le cercle des princes et princesses qui regardaient la fenêtre de la chambre de la douleur ; mais tout de même, comme cette fenêtre qu’on avait toujours vue close et qui se montrait maintenant entrebâillée apparaissait, malgré toutes les explications, menaçante au-dessus d’eux, ils s’empressèrent de reprendre leur marche et de rentrer au château.
Sur le seuil du parc, ils trouvèrent l’empereur qui les attendait entre le prince Ethel et la charmante Tania. Aussitôt Régina dépêcha vers eux son père et son mari, après leur avoir expliqué qu’elle se chargeait du sort des trois petits vieux de la forêt. Il était entendu qu’elle allait les faire enfermer avec le Rynaldo dans la tour Cage-de-Fer et qu’on n’en entendrait plus parler avant le lendemain, quand l’empereur serait parti…
Tout le monde se retrouva dans les lumières de la salle des fêtes.
Là un dîner de gala était servi que présidait l’empereur. Chacun prit place. Le service commença dans un silence oppressant. On attendait que Sa Majesté parlât ; mais elle ne disait rien. Elle fixait vaguement devant elle un énorme surtout qui occupait le milieu de la table. Ce surtout était en argent massif et en forme de cloche.
Tout à coup, on entendit un bruit singulier, un bruit qui venait du surtout en argent massif. C’était comme une espèce de ressort d’horloge qui se détraquait… et il y eut une sonnerie. Le surtout sonna douze coups ! au milieu de la table… L’empereur, horriblement pâle, se leva et tous les convives autour de lui se levèrent également, épiant avec épouvante chacun de ses mouvements… Il se pencha au-dessus de la table, et sa main alla soulever le surtout, la cloche d’argent… Alors chacun put apercevoir une horloge « tête-de-mort », qui, bien qu’il fut neuf heures tout juste, marquait deux heures et quart.
François, lâchant le surtout d’argent, avait chancelé, cherchant un appui qu’il trouva heureusement au bras du fidèle Ismaïl qui se tenait justement derrière lui… Enfin, par un effort suprême de sa volonté, François reconquit bientôt un semblant de sang-froid. Il repoussa l’aide de son vieux valet, et regardant bien en face les membres de la famille impériale, que la découverte de la nouvelle horloge tête-de-mort, annonciatrice d’une prochaine catastrophe, avait plongé dans une inquiète consternation, il dit, d’une voix sourde :
– L’ennemi secret qui depuis tant d’années poursuit de ses coups assassins ma malheureuse famille ne pouvait laisser passer cette rare journée de fête sans la venir troubler d’une menace que j’attendais. Une fois de plus, l’ennemi est parmi nous, derrière nous, à côté de nous, prêt à frapper ! Une fois de plus, je le supplie, s’il croit avoir à se venger de moi, de ne le faire que sur ma personne. Je parle assez haut pour espérer être entendu. Je suis ici chez lui ! Je ne suis venu dans ce château que dans l’espoir de l’y rencontrer ! Qu’il sache bien cela ! Je n’ignore plus rien du crime qui a été commis contre lui ! L’impératrice m’en a informé ! J’en prends toutes les responsabilités ! Qu’il cesse de se cacher et de frapper dans l’ombre ! Je le conjure de comparaître devant son empereur et roi, qui ne demande pas à être un justicier, mais sa dernière victime ! Jacques Ork, où es-tu ? Jacques Ork, m’entends-tu ? Jacques Ork, nous vois-tu ? Je te répète que, moi, l’empereur, je suis le seul coupable de ce qui est arrivé. C’est par mon ordre, par mon ordre insensé et aussi par la fatalité des circonstances imprévues, que le sang qui t’était le plus cher a coulé dans cette demeure… frappe-moi, mais épargne tous les autres ! Tous ceux qui me sont chers aussi à moi… et que tu m’as volés ! Jacques Ork ! Aie pitié de moi ! Aie pitié de nous !
Ayant dit cela, il y eut un effrayant silence dans l’immense salle des fêtes de la tour Cage-de-Fer de Neustadt… un silence tout vibrant encore de l’appel désespéré de l’empereur, et tout le monde autour de l’empereur tremblait… s’attendant à voir apparaître l’ombre ainsi évoquée… Oui ! oui ! on était chez elle ! L’ombre de Jacques Ork avait dû entendre ! Jacques Ork allait venir ! Et Jacques Ork ne vint pas. L’empereur leva une fois de plus son front douloureux.
– Je vais, dit-il… l’appeler une dernière fois, dans un endroit où sûrement il m’entendra… car de cet endroit-là je sais qu’il n’est jamais absent ! Attendez-moi tous ici ! Je le veux ! Quand je serai seul, il viendra peut-être !
Alors, avec une démarche de somnambule, le vieil empereur quitta la salle… suivi de son fidèle serviteur.
– On ne peut pas laisser aller ainsi l’empereur ! dirent les princes et princesses, qui se défendaient tout haut, contre la lâcheté qui leur commandait tout bas de ne point bouger.
– Suivons-le, dit Régina.
– Non ! non ! il a ordonné qu’on l’attende ici, fit de sa voix tremblante Tania, qui retenait le prince Ethel.
Mais déjà Régina, malgré l’ordre du monarque, suivait… et derrière Régina, sur un signe d’elle, étaient venus Karl le Rouge et Léopold-Ferdinand ; et derrière le duc de Bramberg et le roi de Carinthie, les autres membres de la famille, mais à distances inégales, selon l’état de leur courage et de leur cœur, suivaient. L’empereur ne tourna même pas la tête. Peut-être n’entendait-il rien de ce qui se passait derrière lui… Régina, les bras étendus, commandait le silence…
Karl et Léopold, en constatant que l’empereur prenait le chemin de la chambre de la douleur, eurent un même geste de défense et sortirent à demi leur sabre du fourreau… La procession fantomatique, derrière le vieil empereur d’Austrasie, parcourut ainsi salles et corridors abandonnés, et puis toute une longue galerie dont les hautes fenêtres laissaient passer les rayons de la lune… et puis elle gravit quelques marches, en s’essayant à faire le moins de bruit possible…
Ce qui rassurait un peu le roi de Carinthie et le duc de Bramberg dans leur anxiété, c’était que rien, en cet endroit, n’était changé… Enfin ils furent sur le palier sur lequel donnait la fameuse porte, celle qu’on ne franchissait plus, que personne, pas même eux, n’avait jamais osé franchir… Elle non plus n’avait pas changé ! Son énorme et double battant était toujours traversé de ce grand voile noir qui la prenait en écharpe et qui était retenu, de chaque côté, sur la porte même et sur le mur, par les sceaux de l’archiduc. C’étaient de larges sceaux dont, en plein jour, la couleur sanglante paraissait encore toute fraîche.
L’empereur s’arrêta devant ce voile, devant cette porte… Derrière lui, les plus hardis, dont Régina était, haussèrent le cou pour regarder ce qui allait se passer… Le silence alors était prodigieux ! François considérait la porte de la douleur, et le voile noir qui en défendait l’entrée, et les cachets de cire sanglants. Il restait là, immobile.
Enfin il fit entendre un affreux soupir… et s’approcha encore de la porte et se courba et colla son oreille contre la porte… Il écoutait… Il écoutait s’il y avait quelqu’un dans l’appartement de la douleur. Mais ni lui ni personne n’entendirent rien que le vent, qui commençait alors de cingler les sapins de la Forêt-Noire.
Karl le Rouge et Léopold-Ferdinand essayèrent de se raisonner encore. « Voilà, se disaient-ils, le vent qui a ouvert la fenêtre sur le Val-d’Enfer… Rassurons-nous ! » Mais ils tirèrent tout à fait leur sabre du fourreau, et sans savoir pourquoi, tous les autres princes mirent derrière eux l’épée à la main, pendant que les princesses gémissaient à cause du vent qui était passé par on ne savait où, et qui avait soufflé sur les quelques flambeaux que des seigneurs, prudemment éloignés d’eux, tenaient de leurs mains tremblantes. Oui, les flambeaux s’étaient éteints comme par enchantement…
Plus de lumière, dans la galerie et dans l’escalier, que celle de la lune… Mais la lune n’atteint pas le palier fatal, qui reste dans l’ombre… et dans cette ombre-là, on aperçoit… on voit, net comme une barre de fer rouge, un rayon de feu qui la traverse… obliquement… du haut en bas… à hauteur de serrure, un rais de lumière qui vient, par le trou de la serrure, de l’appartement de la douleur !
L’empereur a vu ce rayon révélateur ! L’appartement est éclairé… habité ! Il est là, certainement, il est là, lui ! Et François, d’une voix brisée, l’appelle… Ah ! comme il l’appelle !
– Jacques Ork ! Jacques Ork ! Jacques Ork !
Nul ne répond… la porte reste close… mais la barre de feu est toujours là… la barre de feu qui vient du trou de la serrure… Alors il se passe simplement ceci : que l’empereur penche sa haute taille… l’empereur regarde dans l’appartement de la douleur, par le trou de la serrure… Et aussitôt c’est un cri de forcené, un hurlement de bête blessée à mort, une fuite éperdue de ce grand corps dans l’ombre, qui se précipite à travers escaliers et corridors, chassant de son geste de fou les princes et les princesses devant lui !
– Fuyez ! Fuyez ! Fuyez !
Ah ! oui, ils fuient… tous, tous, comme s’ils étaient poursuivis par un fou furieux qui apporte avec lui l’épouvante et la mort… Ils ne savent ce que l’empereur a vu dans l’appartement de la douleur, mais eux, ils ont vu l’empereur ! Ils ont vu, éclairés par la clarté lunaire des hautes fenêtres ogivales, ces yeux d’horreur, ces cheveux dressés sur la tête… cette bouche qui hurlait : « Fuyez ! » et ils ont fui ! Leur troupe s’est bousculée, engouffrée à nouveau dans la salle de gala, et les portes ont été refermées, et Karl le Rouge et Léopold-Ferdinand se sont adossés à ces portes pour que rien n’entre, derrière eux, de ce que l’empereur a pu voir.
Ah ! ils ont fui. Et ils ne demandent qu’une chose, c’est fuir encore… si loin… si loin… que le souvenir même de la tour Cage-de-Fer de Neustadt ne les atteigne plus jamais… Et les ordres ont été donnés aux domestiques affolés, et les gardes, appelés à grands cris, entourent les malheureux pour les défendre contre on ne sait quoi jusqu’à ce que les préparatifs du départ soient terminés. On ne peut plus tirer une parole de l’empereur, effondré au milieu d’eux, et dont les yeux semblent encore habités par une épouvantable vision…
– Partons ! Partons vite !
C’est Régina qui prononce ces mots, les seuls que tous ceux qui sont là sont encore susceptibles d’entendre, les seuls que l’empereur puisse encore comprendre… Régina donne des ordres… Elle sait encore appeler les gens par leur nom… elle n’a pas perdu complètement la tête… Oui, tous voudraient être déjà partis… car enfin, cette fois, pour qui l’horloge tête-de-mort a-t-elle sonné ? pour qui ? Est-ce pour moi ? se demande Karl le Rouge… Pour moi ? s’interroge Léopold-Ferdinand. Est-ce pour mon Ethel bien-aimé ? soupire Tania de Carinthie.
Ah ! fuir, fuir au bout du monde ! Mon Dieu ! comme ces préparatifs sont longs ! Qu’on lui donne un cheval, un cheval… un seul ! et cela lui suffira pour qu’elle emporte son petit cher prince, le bel Ethel, loin de tous les dangers du monde ! En vérité, c’est Régina qui retarde le départ ! À quoi s’occupe-t-elle ? Que de sang-froid un pareil jour de noces et de menaçant malheur ! Ne ferait-elle pas mieux d’emporter de son côté son Karl comme elle va, elle, Tania, emporter son Ethel !
L’amour rend folle cette petite Tania… Elle accuse sa sœur qui est sublime… N’est-ce pas Régina qui, dans le désarroi général, s’occupe de tout et de tous et trouve un cheval et un char pour chacun ? C’est elle qui vient, aidée d’Ismaïl, soulever le vieil antique empereur, sans force, et qui le conduit à son carrosse… C’est elle qui vient chercher le groupe Tania et Ethel… et qui le pousse aussi dans le carrosse impérial… C’est elle qui ferme les portières… elle qui crie les ordres aux laquais et jette les mots qu’il faut aux gardes à cheval, aux gardes dont les sabres flamboient devant les portières du carrosse. On s’en va… on s’en va… C’est fini, la fête ! La grande salle se vide… Il n’y a plus dans la grande salle, juste au milieu de la table, à la place d’honneur, que le visage macabre de l’horloge maudite, à la mâchoire sonnante…
Tous les princes et toutes les princesses semblent s’être envolés de la tour Cage-de-Fer de Neustadt. Mais parmi tous ceux-là, que sont devenus Léopold-Ferdinand et Karl le Rouge ! Léopold-Ferdinand, roi de Carinthie, est un brave. Il est parti avant tout le monde pour éclairer le chemin ; sans doute il sauta sur un cheval et, le premier de cette bande effarée, il partit. Le hasard l’avait bien servi : sa bête était pleine d’entrain. Et peut-être le noble animal avait-il quelque pressentiment du danger que pouvait courir son maître d’occasion car, en vérité, il semblait l’emporter sur les ailes du vent. Aussi descendit-il avec une rapidité vertigineuse la route en lacet qui serpente tout autour de la tour Cage-de-Fer de Neustadt, et arriva-t-il à hauteur du précipice qui sert de fossé de guerre au donjon lui-même.
À cet endroit, il y avait un carrefour, un carrefour de trois chemins avec une croix de pierre en son centre. De quelque côté que l’on vint pour monter à la tour ou pour en descendre, il fallait passer par ce carrefour-là. La lune éclairait le carrefour et la croix de pierre et les degrés sur lesquels la croix se dressait. Le cheval de Léopold-Ferdinand arrivait droit sur cette croix et Léopold-Ferdinand vit, comme en plein jour, deux hommes sur les degrés de pierre, deux hommes qui, lentement, abaissèrent leurs fusils dans sa direction en lui criant : « Halte ! »
Il avait reconnu deux des vieux de la forêt qui, dans l’après-midi, lui avaient annoncé le retour prochain de Jacques Ork. Ah ! ses pressentiments ne l’avaient point trompé ! C’était pour lui que l’horloge avait sonné ! Il n’avait aucune pitié à attendre de ces sauvages acolytes de Jacques ! Il n’avait plus qu’un espoir : passer ! Et il enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval.
Deux coups de feu claquèrent dans la nuit. Il poussa un cri de joie, une clameur de triomphe sauvage ; il n’était point touché ! Son cheval avait fait un bond prodigieux, mais, hélas ! voilà que ce bond se termina par une chute. La bête s’écroulait, frappée à mort. C’était sur le cheval que les deux compères avaient tiré ! Et lui, il roula brutalement sur le chemin, vint se heurter au talus avec un violence telle qu’il en fut tout étourdi et qu’il fut impossible d’opposer une résistance quelconque aux deux hommes qui déjà étaient sur lui et le liaient. Comme en un rêve, il assista à la scène rapide qui le faisait prisonnier des deux vieux. Soudain maître Mathias et maître Martin dressèrent l’oreille. La route retentissait du galop des gardes et du roulement d’un char. Ils rejetèrent leur fardeau dans un fourré, poussèrent au ras de la route le cadavre du cheval, et eux-mêmes se dissimulèrent, laissant passer l’empereur et la petite troupe qui l’accompagnait… Puis d’autres cavaliers accoururent, disparurent… d’autres voitures… et aussi des ombres rapides de piétons… La tour Cage-de-Fer semblait se vider d’un coup de tous ses habitants d’occasion… Chacun s’enfuyait du château comme d’un lieu maudit. Et la route redevint silencieuse.
Maître Mathias et maître Martin reparurent au milieu du chemin avec leur fardeau humain. Et puis ils le portèrent sur le bord même du précipice. Léopold-Ferdinand comprit qu’on le poussait tout doucement, tout doucement sur l’arête même qui surplombait l’abîme. C’était donc là qu’il allait mourir ! Comment douter que les bandits n’eussent point formé le projet de le précipiter dans l’abîme, au pied même de cette tour Cage-de-Fer où jadis il avait fait enfermer Marie-Sylvie ! Mais dans cette minute suprême, ce ne fut point à ce crime qu’il pensa… Le désir furieux de vivre encore sembla, un instant, lui rendre toutes ses forces. Il essaya, malgré ses liens, de se dresser sur ses jambes. Il voulut résister à la poussée lente et tranquille de ses assassins, et surtout il voulut crier. Mais il avait un bâillon et il ne put que gémir. Sa tête passe maintenant le précipice, et son corps peu à peu suit la tête… Encore une seconde et il va rouler… Il sent le vide sous lui… plus rien ne le retient… il tombe…
Il tombe, mais ô miracle ! il reste suspendu dans le vide… Il avait fermé les yeux au moment de la chute. Il les rouvre… mais il a vu l’abîme, et il les referme… Et maintenant il sent que lentement, lentement, il glisse… on le descend… Oui, il est là, pendu sous les bras, au bout d’une corde qui le descend… Mon Dieu ! comme cette descente lui paraît longue… interminable… éternelle… Et pourquoi le descend-on ainsi au fond de cet abîme ? Que veut-on faire de lui ? Quel est le dessein des petits-vieux de la Forêt-Noire ?