C’est une vieille basilique que cette maison des Saintes-Maries-et-Sarah au bord de la mer. Il n’y a pas deux églises pareilles au monde. C’est une église et c’est un château-fort… Elle est la maison de la prière, et cependant ses tours, ses créneaux, son chemin de ronde, ses mâchicoulis semblent faits pour la bataille, et son abside supérieure est un donjon formidable qui a pu repousser l’assaut des Sarrasins. Les fêtes s’étaient déroulées comme à l’ordinaire. Le 24 mai, à dix heures du matin, il y avait eu messe chantée : à quatre heures du soir, après vêpres, descente et exposition des reliques, qui avait donné lieu, comme toujours, à de curieuses scènes de mysticisme ; à neuf heures, prédication ; à minuit, chemin de croix et rosaire. Le 25, messes et communions à partir de trois heures du matin ; à dix heures, grand-messe suivie de la procession sur la plage, et la mer avait été bénie… À quatre heures, vêpres, à l’issue desquelles on avait remonté les châsses des Maries dans le sanctuaire, au milieu des transports d’une foule en délire.
Enfin, le tour était venu de fêter plus particulièrement la servante, celle pour qui tout ce peuple vagabond s’était déplacé. Alors, pendant que les cérémonies religieuses se continuaient par des fêtes profanes, la petite porte basse ouvrant sur la crypte souterraine avait laissé passer le flot mystérieux des délégués romanis, hommes et femmes, jeunes et vieux, riches et pauvres, depuis les haillons jusqu’aux plus somptueux costumes tziganes gansés d’or. Et l’on avait commencé entre soi d’adorer, d’exalter sainte Sarah, en l’honneur de laquelle on avait allumé un foyer prodigieux de cierges, dont le moindre coûtait au moins cinquante francs.
Comment Petit-Jeannot était-il parvenu à se glisser dans cette foule fanatique ?
Il avait été certainement servi par la connaissance qu’il avait de la langue romani et des mœurs des bohémiens. Et puis il avait eu une imagination que nous connaîtrons bientôt, de laquelle du reste devaient résulter pour lui les plus graves conséquences.
Il était donc entré, et oubliant sa longueur, il essayait de se faire le plus petit, au milieu de cette tourbe déjà chantante et ululante dans l’embrasement des cierges. Caché derrière un pilier, s’efforçant de faire corps avec lui, il regardait avec des yeux de stupéfaction et d’effroi les manifestations subites d’une idolâtrie à laquelle les cérémonies précédentes, en dépit de l’enthousiasme qui y avait présidé, ne l’avaient que peu préparé.
À cause de ce mélange d’ombres et de flammes, de cette alternance de ténèbres et de clartés, de ce grouillement fantomatique de démons qui tantôt apparaissaient comme des figures en feu, et tantôt s’éteignaient comme si on avait soufflé dessus, il put se croire descendu dans un coin de l’enfer. D’abord, tout sembla tourner autour de lui. Il percevait peu de détails ; tout cela semblait être les figures, les têtes, les bras, les gestes, les haillons d’une même masse en délire qui s’étirait, se rétrécissait, se rallongeait, s’agitait, commandée par une seule âme damnée ; et de cette masse montait une odeur à laquelle la senteur des cierges et celle des encens et certains autres parfums d’Arabie se mêlèrent pour prendre Petit-Jeannot à la gorge et le faire défaillir.
Il eut honte de lui-même. N’était-il donc pas un vrai romani ? Déjà il distingue mieux ce qui se passe ; il perçoit des sons tout particuliers au-dessous et au-dessus de la grande litanie énervante composée uniquement avec le nom de Sarah. « Ah ! Sarah ! Ah ! Ah ! Ah ! Sarah ! Sarah ! Sarah ! Sarah ! Ah ! Ah ! Ah ! ahahsarah ! » Ce sont des sons de crânes sur les dalles, des bruits terribles de fronts sur le pavé d’airain… Comment, comment ces fronts n’éclatent-ils pas comme des noix ? Et puis voilà, autour des cierges, des cris plus aigus de femmes pâmées qui écartent les bras comme si on les clouait en croix… Elles tournent, tournent, tournent, les cheveux dénoués, la gorge sifflante, et puis elles s’abattent dans une crise affreuse… Et on les emporte jusqu’au fond ténébreux de la crypte, pendant que d’autres les remplacent et que la litanie continue : « Sarah ! Sarah ! Sarah ! Sarahahah ! Sarah ! Sarah ! »
Depuis combien de temps cette scène dure-t-elle ? Jeannot pourrait-il le dire ? Non, car il est comme enivré et sa bouche entrouverte chantonne déjà : « Sarah ! Sarah ! Ah ! Ah ! Ah ! » Et même les mouvements de la danse commencent à le faire danser… Autour de l’autel où brûlent les cierges, filles, femmes, estropiés se trémoussent à l’envi les uns et les autres. On se cambre, on se tord, on s’agite en mille façons extravagantes… Et Petit-Jeannot va se tordre lui aussi, quand une main tout à coup le saisit, puis une autre, puis une autre, le tirant par en bas… Il se penche. Qu’est-ce qui l’agrippe ainsi ? Ah ! ce sont les trois bonnes mains amies de ce cher M. Magnus. Et il se laisse conduire.
– Viens ! dit M. Magnus. Laissons ces fous. Nous allons nous asseoir à côté des aurari{5}, des chaudronniers et des lingurari{6}. Ce sont des gens sérieux qui laissent crier tous les liaessi{7}. Et tu feras comme moi, et tu ne te laisseras pas émouvoir… Comment as-tu pu passer inaperçu avec ta taille, avec ton petit complet de magasin de nouveautés ?
– Bah ! fait Petit-Jeannot, je ne me suis point caché.
Et il exhibe à M. Magnus une montre qu’il a tirée de son gousset.
– Oh ! tu m’en diras tant ! fait M. Magnus. Mais prends garde ! ces petites affaires-là, ça brûle !
Petit-Jeannot serre sa montre et demande :
– Est-ce qu’on ne va pas bientôt élire le grand-coesre ?
– Attends un peu, répond le nain. Avant, on va tuer les deux petits enfants.
– Comment ! on va tuer deux petits enfants ?
– Oh ! fait M. Magnus avec une moue méprisante, ce sont deux petits enfants de gadschi{8}.
– C’est abominable ! Je ne veux pas voir une chose pareille !
– Chut ! Tu vas te faire écharper. C’est un sacrifice que nous faisons à sainte Sarah pour qu’elle nous donne le Coesre vengeur.
– Vrai ? Ce sont deux petits enfants que l’on a volés ? interrogea en tremblant le pusillanime Jeannot.
– Non ! On les a achetés à leurs pères et à leurs mères. Oh ! ils sont bien à nous. Nous les avons achetés avec notre argent{9}. Jamais on n’aurait pu offrir à sainte Sarah un enfant qu’on aurait volé. Je croyais que tu savais cela, Petit-Jeannot. Ces enfants-là, ils sont à nous et bons pour le sacrifice comme Isaac était à Jacob !
– Monsieur Magnus, je veux m’en aller !
Ils étaient arrivés dans un des coins les plus profonds de la crypte ; et là, Petit-Jeannot, dont les yeux commençaient à se faire à l’obscurité, distingua un grand nombre d’ombres assises et qui ne remuaient, ni ne parlaient, ni ne chantaient.
– Tu peux t’asseoir ici, avec nous, Petit-Jeannot. Tu es de la confrérie.
– Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ?
– Ce sont les Heures !
Et comme pour corroborer le dire de M. Magnus, dans le même moment, toutes les Heures, dans leurs poches, se mirent à sonner douze coups.
Puis il y eut un grand éclat de voix qui fit se retourner Petit-Jeannot. Là-bas, devant l’autel improvisé où brûlaient les cierges, des flammes vertes venaient de s’allumer ; une épaisse fumée odoriférante montait et dans ce nuage diabolique apparaissait, debout sur le trépied de bois de coudrier, Giska, les bras en l’air, brandissant d’une main un fouet court au manche de cuivre et à la longue lanière, et de l’autre un large poignard, cependant qu’autour d’elle les danses avaient cessé et que s’élevait sous les voûtes profondes et sonores le terrible chant de « Pharaon » entonné par le chœur des Lautari, le chant de « Pharaon », le plus vieux chant de la race que seuls les initiés aux grands mystères peuvent comprendre, et que Petit-Jeannot ne comprenait pas !
Mais Petit-Jeannot, s’il ne comprenait pas, voyait. Il voyait le poignard de Giska dessiner une croix au-dessus d’un petit autel de pierre, et sur cette pierre il y avait deux petits enfants, beaux comme des anges, étendus tout nus et qui pleuraient au milieu de ce peuple de démons. Alors Petit-Jeannot commença de regretter sincèrement l’horlogerie, et il n’y eut pas trop des trois bras accueillants de M. Magnus pour le soutenir.
Tout à coup le chant du « Pharaon » cesse, et Giska commence une étrange psalmodie que toute l’assemblée répète en chœur, et ce chant est le plus lugubre de tous ceux qui se sont fait entendre depuis le commencement des cérémonies. Elle appelle la bénédiction de sainte Sarah sur le grand Œuvre entrepris par le peuple nomade cigain, et pour que la sainte soit à jamais liée avec son peuple, Giska lui annonce que ce peuple lui offre le sang tout chaud de deux petites filles de gadschi, que l’on a payées très cher et que l’on va tuer comme de jeunes biches, selon la loi du Tigre et de l’Euphrate et malgré la loi des gadschi.
– Alors, annonce Giska, le peuple verra enfin arriver le Coesre vengeur, le Dieu doré, que sainte Sarah lui a promis, et qui doit venir avec ses cheveux d’amour et sa taille de fille à marier et ses petits poings d’enfant qui saisiront le fouet retentissant !
En entendant ces derniers mots, il y eut tout près de Giska, devant l’autel de pierre, de sourdes exclamations, puis des protestations.
– Un enfant ! Nous ne voulons pas d’un enfant pour grand-coesre ! Giska ne sait plus ce qu’elle dit ! Notre vieille sorcière est folle !
D’autres voix criaient :
– Elle parle du jeune Rynaldo ! Il ne saurait même pas tenir le fouet ! Il n’est encore bon qu’à le recevoir !
– Du jeune Rynaldo ou de tout autre ! Sainte Sarah seule sait de qui je parle ! fit la voix de Giska. Taisez-vous, maudits, quand sainte Sarah parle par ma bouche !
– Qu’elle parle ! Qu’elle parle ! cria-t-on du fond de la crypte.
Alors la voix de Giska domina tous les bruits, même les propos et les rires impuissants des concurrents. Ces concurrents étaient Balthazar de Croatie, Routchouk le Valaque, Hedjaz du grand désert de la mer Rouge, et Attila le Dace. Ils étaient noirs comme des corbeaux et se gaussaient de la prophétie qui annonçait que le Fouet tomberait dans la main d’un éphèbe doré. Eux, ils étaient forts comme des brigands. On verrait. Depuis cinq ans, ils étaient candidats. Sainte Sarah connaissait les siens. Mais Giska redresse son vieux col étique. Elle pousse un grand cri sauvage en agitant le fouet et le poignard. Elle est inspirée. Ses yeux flambent. Sa bouche écume : ce n’est plus la sorcière, c’est la prophétesse.
– Je le vois ! Je le vois ! le petit Dieu doré ! Sainte Sarah l’a fait grandir en force et en sagesse ! Le voilà ! Le voilà avec ses longs cheveux blonds qui descendent jusqu’à ses talons et ses si grands yeux de nuit noire ! Il a un visage de rose et de lys ! Il a de petites mains et de petits pieds, mais malheur à ceux qui en approcheront ! C’est un vrai cigain de la vraie race. Il sait mentir, comme vous ne le saurez jamais, et renier et tromper comme saint Pierre lui-même… Et quand il lave ses mains dans le Danube, l’eau devient toute rouge de l’occident à l’orient… C’est Jésus, la Sainte Vierge et sainte Sarah qui l’ont fait et qui nous l’envoient sur un grand cheval blanc, dont j’entends sonner les quatre sabots d’or ! Mais pour qu’il arrive, il faut que le sang des gadschi coule !
Toute l’assemblée répond :
– Il faut que le sang des gadschi coule !
Giska, plus fort :
– Il faut que le sang des gadschi coule ! pour que Réginald soit vengé !
Et toute la foule, avec des voix terribles :
– Il faut que le sang des gadschi coule ! pour que Réginald soit vengé !
Les flammes vertes ont pris une ampleur démesurée ; elles lèchent les voûtes, elles enveloppent Giska de leur rayonnement macabre et tout à coup, agitant son poignard, la sorcière saute de son trépied.
– Entendez-vous gémir la terre ? hurle-t-elle. Écoutez ! Écoutez le sol qui tremble sous les quatre sabots d’or ? Le voilà ! Il arrive ! Il est à nous, le Dieu vengeur ! Qu’il vienne donc, et qu’il se lave les mains dans le sang chaud des gadschi !
Et elle va frapper les deux innocentes victimes, quand soudain son bras meurtrier reste suspendu… Car c’est vrai que le sol tremble et que la terre est déchirée… Et le tonnerre n’entre point avec plus d’éclat dans le temple pour foudroyer l’impie que ne se précipite dans la crypte cette jeune amazone, enveloppée du masque d’or de ses cheveux flottants, vêtue de la longue robe rouge qui traîne comme une flamme sur la croupe fumante de son blanc coursier.
Par où sont-ils entrés tous deux ? Ont-ils défoncé la porte ? Ont-ils percé les murs ? Sont-ils surgis de la terre profonde ? Ils ont traversé les flammes vertes et les ont courbées sous eux comme ferait le vent de la tempête, et ils ont bondi jusqu’à la prophétesse qui est maintenant désarmée, les mains nues… Le poignard a été rejeté dans la nuit et tout à coup le fouet, le fouet sacré s’est fait entendre ! Il a claqué éperdument sous les voûtes sonores…
Et il est dans le poing, dans le petit poing de l’amazone à la robe de flamme, aux bottes jaunes et aux cheveux de soleil ! Il claque au poing du Dieu doré, le fouet du grand-coesre ! Et ce petit Dieu est une déesse… une enfant… et sous le rayonnement extraordinaire de sa chevelure d’or on aperçoit sur son beau front courroucé… une mèche blanche !
Quel silence maintenant sous les arches souterraines de l’antique basilique ! Eh quoi ! c’est cela que sainte Sarah leur envoie… cet être frêle… cette belle enfant impétueuse, dont toute l’audace ne tiendrait pas une seconde devant le danger, surgi en travers de sa course ! Devant cette jeunesse et tant de faiblesse apparente, l’assemblée, un moment surprise par l’arrivée foudroyante de l’amazone, reprend conscience d’elle-même, regarde, juge, et, stupéfaite, attend qu’on lui explique cette énigme.
– Qui es-tu ? demande Giska, toi qui rejettes le glaive et t’empares du fouet.
– Je suis la maîtresse de la Bonne Aventure… répond la belle enfant d’une voix mélodieuse.
– Qui t’a dit de venir ici ?
– Le Maître de l’heure !
– Et qui a commandé au Maître de l’heure de t’envoyer ici ?
– Sainte Sarah !
Des murmures montent des coins les plus obscurs et les plus profonds de la crypte. Giska ordonne d’un signe que l’on se taise, et l’ordre et le silence, en un instant, sont rétablis. Mais l’assemblée certainement, est frémissante d’entendre d’aussi énormes paroles dans une aussi petite bouche. Giska demande :
– Qu’est-ce que tu nous apportes ?
– L’Heure Rouge !
– Où la portes-tu ?
– Sur mon cœur !
Des cris amis éclatent :
– Elle répond bien !
– Chut ! fait Giska. Que viens-tu faire ?
– Vous venger.
– Et que demandes-tu pour cela ?
– Votre obéissance.
À ce mot, nouvelles rumeurs. Giska étend le bras ; elle proclame :
– Jamais le peuple cigain n’a obéi à un autre qu’à son Grand-Coesre.
– Je suis votre Grand-Coesre.
Alors il y a des gloussements, des rires, des moqueries. Ce n’est plus de l’indignation. On s’amuse.
– Tu dis que tu es notre Grand-Coesre, reprend Giska, mais tu ne le prouves pas.
– Je le prouve, puisque c’est moi qui ai le Fouet sacré.
– Tu me l’as pris.
– Je ne le rendrai pas.
– On te le reprendra.
– Non !
Et l’amazone se dresse debout sur ses étriers d’or, les deux soleils noirs de ses yeux lancent des flammes sombres :
– Tous ici, depuis le premier des aurari jusqu’au dernier des liaessei, vous me jurerez fidélité ! Je suis votre Grand-Coesre ! Je suis votre Reine ! Mâles et femelles, vous êtes à moi !
Ce disant, elle fait claquer au-dessus de sa tête le Fouet sacré, et cette fois, d’une façon si effrayante, que l’écho de la vieille basilique en est déchiré… Et pendant que le fouet claque, elle proclame encore sa tyrannie :
– Tous ! Tous ! Tous ! Vous êtes mes vabrassi !{10}
Tumulte effroyable et puis silence… Alors quatre géants s’avancent. C’est Balthazar le Croate, c’est Routchouk le Valaque, c’est Hedjaz du grand désert de la mer Rouge, et Attila le Dace.
Attila le Dace prend la parole.
– Non, dit-il, nous ne sommes point tes vabrassi ! Et Balthazar le Croate :
– Évidemment, tu as le dolman rouge à brandebourgs et les bottes jaunes et le bonnet d’astrakan des Grands-Coesres ; mais nous ne sommes pas tes vabrassi.
Hedjaz du grand désert de la mer Rouge :
– Tu as le fouet également : mais ce sont des attributs que tu as volés à l’aide de quelque sortilège. Il ne sera pas difficile de te les arracher.
Ce fut Routchouk le Valaque qui prononça la parole la plus grave :
– Comment veux-tu avoir des vabrassi ! Tu ne saurais pas les fouetter !{11}
L’amazone avait croisé les bras sur sa jeune poitrine haletante. Son petit poing crispé tenait toujours le fouet ; les rênes flottaient sur l’encolure du merveilleux cheval blanc qui ne bougeait pas plus qu’un cheval de bronze.
La foule des bohémiens attendait maintenant, sans manifestations, ce qui allait, ce qui devait se passer. Tous étaient stupéfaits de l’arrivée de cette radieuse enfant, car ils ne pouvaient se faire à cette idée qu’ils trouveraient en elle un maître. Encore une fois, était-il possible que Sarah eût remis leur sort entre des mains si tendres ? Ce devait être une épreuve. Enfin, on allait voir. Ils attendaient, pour se prononcer, l’issue de la « cérémonie du Fouet » comme on attendait au moyen âge l’issue du duel appelé « jugement de Dieu ».
Chaque fois qu’on élisait un Grand-Coesre, il y avait des vabrassi qui se révoltaient, qui voulaient tenter l’épreuve du fouet, et cela n’avait pas d’autre importance que celle qu’il fallait attacher à un rite consacré ; cela faisait partie intrinsèque de la cérémonie au bout de laquelle le Grand Coesre, vainqueur, était acclamé. Mais dans la circonstance on ne présageait rien de bon de la fragilité de l’amazone rouge. Elle pouvait raconter qu’elle apportait « l’Heure Rouge » ; si elle ne savait pas manier le fouet, elle serait traitée comme la dernière des gadschi !
Giska, intervenant alors, comme c’était son devoir, et s’adressant à Routchouk le Valaque :
– Tu prétends qu’elle ne sait pas fouetter les vabrassi ; il faut le prouver.
– Je le prouverai ! répondit Routchouk.
– Et moi aussi ! fit Hedjaz.
– Et moi aussi ! proclama Balthazar.
– Et moi aussi ! grogna Attila.
En un tour de main, tous quatre se mirent nus jusqu’à la ceinture et entourèrent la belle « cavalière ». Celle-ci retroussa tranquillement sa manche sur son poignet où craquaient des bracelets d’or.
Les quatre hurlèrent un cri de guerre et se ruèrent…
Mais le fouet à la longue lanière commença de tracer un cercle que les quatre bohémiens essayaient en vain de franchir. Le fouet était partout et nulle part. On n’entendait que sa mèche sonore qui déchirait les chairs, les coupait comme eût fait la lame la plus effilée, crépitait sur les têtes, sur les torses, sur les bras, et faisait pleuvoir sur toute l’assistance une véritable pluie de sang. Ce fut pour les romani un spectacle unique et qui ne tarda pas à déchaîner leur enthousiasme. La jeune femme faisait face partout à la fois ; son bras infatigable tournait, voltait, s’allongeait, se repliait, décochait les coups avec une précision et une rapidité, une virtuosité qu’on n’avait pas encore connues de mémoire de romani.
Les quatre géants avaient commencé à se débattre en silence sous les coups. Furieux et bondissants, ils essayaient d’éviter la terrible lanière qui sifflait de tous côtés à la fois et les poursuivait partout. Et bientôt ils ne purent plus retenir le cri de leur douleur, le rugissement de leur rage. Le visage et le torse en sang, ils étaient étourdis, aveuglés et leurs bras ne pouvaient rien pour eux que leur éviter de trop cruelles atteintes. Ils n’avaient que le temps de garantir de leurs mains impuissantes, les yeux… les yeux qu’un coup de la mèche sacrée pouvait aller chercher au fond des orbites et cueillir comme des fruits.
Et maintenant, ils râlaient, ils s’accroupissaient, ils essayaient encore quelques bonds, et puis ils s’affalaient, vaincus par le petit poing de la déesse nouvelle, de la vierge maîtresse, du petit Dieu doré. Et une clameur insensée proclama cette victoire.
Alors commença la ronde traditionnelle autour du fouet qui continuait de claquer. Des fanatiques, ivres de cris, de chants, de prières et de blasphèmes, se dévêtirent à leur tour et hommes et femmes, la poitrine nue, s’offrirent avec exaltation à tous les coups de lanière, et pendant que la lanière cinglait, cinglait encore, ils tournaient, tournaient encore en psalmodiant comme des derviches, et en « demandant de la douleur » comme les Aïssaouas… Et la litanie reprenait dans tous les coins de la crypte son rythme monotone et lugubre… Sarahahaha ! sarahaahahasarah !…
Enfin Giska, qui semblait commander à cette tourbe de damnés, lança un ordre guttural qui arrêta la ronde net. Et Giska dit à la princesse dorée{12} :
– C’est bien ; tu es le Grand-Coesre annoncé. Tu es la plus forte de tous, et la femme a vaincu le mâle. Ton poignet est petit, mais ton fouet est terrible ; tu es notre reine et nous sommes tes vabrassi ! Tout ici t’appartient : nos personnes, nos biens et nos vies. La chair du sacrifice elle-même est à toi. Prends le poignard toi-même, et que le sang des gadschi coule sur tes petits doigts dorés !
Elle fit un signe, et les deux bohémiennes apportèrent les deux petits enfants qui se mirent à crier… Tranquillement la princesse dorée avait noué en sautoir, sur sa poitrine, le fouet sanglant. Aucune fatigue ne se lisait sur son jeune et frais visage. Elle prit les deux enfants qui cessèrent de pleurer, les serra contre son cœur et dit :
– Ils sont à moi : ils vivront !
Alors il y eut une rumeur nouvelle, et la voix des quatre qui avaient combattu se fit encore entendre :
– Nous voulons le sang des gadschi ! Le fouet est solide, mais le poignard tremble !
– Je suis la maîtresse du sacrifice, et le sang coulera à l’heure que je voudrai, car je suis aussi la maîtresse de l’Heure Rouge. Que l’on apporte notre Évangile.
Le livre fut apporté et déposé sur l’autel de pierre. Alors elle éleva les deux petits enfants au-dessus de l’Évangile et prêta ce serment :
– Je jure, dit-elle, sur notre Évangile, que j’enverrai aux enfers plus de gadschi qu’il y a de gouttes de sang dans les veines de ces deux petites filles.
Et pour qu’il n’y eût aucun doute sur l’œuvre de vengeance qu’elle promettait, elle prononça le serment solennel dit « du roi Sigismond » :
– « Comme le Seigneur a noyé Pharaon dans la mer Rouge, ainsi soit englouti dans les entrailles de la terre le cigain qui, ayant juré sur son Évangile, aura menti à un cigain ! Qu’il soit maudit, et que jamais aucun vol ne lui réussisse !{13}
Aussitôt que l’amazone eut prononcé ce terrible serment, Giska fit un signe et tout le monde courba la tête. La vieille bohémienne avait ouvert l’Évangile, et lu en chantant.
– L’Évangile tzigane… murmura Jeannot, en retirant pieusement sa casquette.
Giska chantait :
« … Seuls, les tziganes sont les vrais chrétiens… Seuls, les tziganes sont les fils de Dieu… Jésus l’a dit, en vérité… Il n’a aimé que les gens de la route… Il a dit : « Nourrissez-vous comme les petits oiseaux qui mangent le grain partout où ils le trouvent… »
… C’est Jésus qui a appris au romanichel à mendier et à marcher pieds nus… Et c’est Saint-Pierre, son disciple bien-aimé, qui a enseigné aux tziganes à trahir leurs semblables… Et le voilà à la porte du Paradis…
… Car c’est Jésus qui a institué tous les corps d’état…{14} Depuis celui du vol au « rendez-moi » jusqu’à tous ceux de la musique, de la bonne aventure et de la chaudronnerie… Que Jésus, la sainte Vierge et sainte Sarah nous protègent ! »
Quand Giska eut cessé cette étrange prière, tout le peuple se releva. La jeune amazone alors enveloppa dans les plis de sa robe de flamme les deux petits-enfants, et, divine protectrice, s’enfonça, sur son cheval, au plus noir de la crypte, pendant que des clameurs d’amour l’accompagnaient. Elle se retourna une dernière fois :
– Qu’on distribue le Pain et le Vin ! ordonna-t-elle.
La tourbe nomade, épuisée de contorsions, de convulsions et d’invocations, ne songea plus qu’à se faire des forces dans la ripaille. Des tonneaux pleins de provisions, des barils gonflés de vin et d’hydromel roulèrent sous les voûtes… Alors commença une effroyable orgie, comme jamais la crypte des Saintes-Maries-de-la-Mer n’en avait vu. Ce fut un tel sabbat que l’on appela la reine qui avait été élue cette nuit-là : la Reine du Sabbat.