VIII – OÙ PETIT-JEANNOT A QUELQUE RAISON DE CROIRE SA DERNIÈRE HEURE VENUE

Quand après avoir visité à Büchen la maison où Jacques Ork a fait son apprentissage d’horloger, quand, après avoir mesuré, à la tour Cage-de-Fer de Neustadt, la profondeur des oubliettes, le voyageur gravit les pentes abruptes du Val-d’Enfer, il ne manque point de s’arrêter au cirque des Géants. Alors, le guide qui l’accompagne lui montre deux cercles énormes imprimés en creux dans le roc et larges comme des boucliers. « Ce sont, lui dit-il, les empreintes laissées par les deux sabots d’arrière du cheval de la Fée dorée, le soir où elle vint au milieu de la chasse de Karl-le-Rouge, ravir dans les bras du duc lui-même le corps inanimé de la reine Marie-Sylvie. »

Mais, pensif devant cette muraille de granit qui arrêta la meute du duc Karl, le voyageur saura en distinguer les paliers, en mesurer la hauteur, et il en conclura qu’il n’était point absolument besoin, pour le bond exceptionnel et tout à fait rare cependant qui s’imposait, d’un cheval géant, ni des ailes que l’on rêve aux épaules des chevaux.

De même, quand une demi-heure plus tard, le guide, le faisant pénétrer plus avant dans l’obscurité touffue de la forêt, lui aura montré la grotte où réellement Marie-Sylvie vécut une vie d’animal sauvage, il n’est point nécessaire qu’il attache une importance excessive aux propos de ce guide qui ne tendraient ni plus ni moins qu’à lui faire croire que cette crevasse de la falaise s’ouvrait et se refermait à volonté, sur un mot de Marie-Sylvie, et qu’ainsi elle put si longtemps échapper aux chiens de Karl-le-Rouge… Mais en réalité c’est là, qu’après sa fuite de Mœder, près de Fribourg, où un M. Hansen avait eu pitié d’elle et lui avait donné l’hospitalité d’une cabane, comme il a été dit, c’est là qu’elle vécut… Et c’est là, en cette nuit tragique, que nous pénétrerons derrière Petit-Jeannot…

Oui, Petit-Jeannot, malgré ses longues jambes, avait perdu la chasse… Et avec la chasse, M. Magnus… Car c’est terrible de courir avec deux petites filles dans les bras… Il avait mêlé ses pas à ne plus s’y reconnaître… Il s’était dirigé tout à tour vers les quatre points cardinaux, en appelant en vain : « Monsieur Magnus ! Monsieur Magnus ! » Et il ne demandait qu’à se reposer et à déposer son double fardeau. Mais où ? Un rayon de lune lui montra, tout contre le roc moussu qui escalade le ciel du côté de Feldt, une crevasse. Cette crevasse paraissait des plus étroites ; mais encore pensait-il qu’il y pourrait au moins passer la nuit. Ayant déposé sa progéniture en sentinelle au bord de la crevasse, il s’avança vers le fond de l’antre avec une certaine prudence. Il marchait à tâtons. Il se heurta brutalement le front contre le rocher, mais il s’aperçut qu’on pouvait avancer encore en se courbant.

Il sortit un rat-de-cave et il alluma ce rat-de-cave qu’il avait découvert, bien par hasard, sur l’entablement de la cheminée de la cuisine de l’auberge des Alyscamps. La lumière fut.

Un étroit couloir se poursuivait devant le jeune homme, qui s’y engagea ; son lumignon tendu devant lui, il avançait toujours ; le couloir semblait tourner sur lui-même. Tout à coup le couloir s’élargit et devint grotte. À la lueur du rat-de-cave, Petit-Jeannot vit qu’il se trouvait au centre d’une haute excavation, et ce n’est point sans un certain effroi qu’il découvrit sur le sol des détritus de repas qui dénotaient le séjour d’un animal, à la fois végétarien et carnassier. Comme il revenait en hâte sur ses pas, il heurta un corps dur qui rendit un son creux en roulant sur le sol, et Petit-Jeannot sentit aussitôt que ses pieds étaient pénétrés d’une grande fraîcheur.

– Qu’est-ce que cela ? se demanda-t-il.

Et il se baissa pour se rendre compte de ce qui lui arrivait. Alors, il aperçut dans un coin de la grotte une sorte de litière faite de branches, de feuilles, de charmille ; auprès de cette couche primitive, un couteau (un vieux couteau ébréché et tout rouillé) et une cruche tout à l’heure pleine d’eau qu’il venait de renverser.

– Oh ! oh ! fit le jeune homme… un lit, une cruche, un couteau ! Je suis donc ici chez mes semblables ?

Il n’en parut point plus rassuré. Quel brigand pouvait habiter ce repaire ? Soudain il se rappela l’histoire qui l’avait tant ému de cette vieille folle qui courait la forêt, et sans bien se rendre compte de ce qu’il cherchait, il chercha encore quelque chose autour de lui… quelque chose qu’il trouva presque aussitôt, comme par miracle… Car au fond de ces ténèbres souterraines, une lumière céleste apparut qui lui montra quelque chose.

On eût dit que la lune venait de se lever au fond de la grotte. Par quelque crevasse supérieure, l’astre envoyait dans cette tombe un faisceau tout palpitant de rayons bleus. Et ces rayons éclairaient un cercueil… une petite boîte oblongue avec une grande croix sur le couvercle. Dans la clarté lunaire, deux petites poupées blanches, couchées côte à côte, apparurent.

– Les petites filles de la mère Fauchelevent ! s’écria-t-il.

Il les considéra avec une sorte de piété religieuse, ces bébés de toile et de son, auxquels la mère Fauchelevent, s’il fallait en croire Mlle Berthe, parlait, comme s’ils eussent pu l’entendre. La boîte était toute garnie de laine, sans doute arrachée au dos de brebis, et cela formait une couche bien douillette qui donna à Petit-Jeannot une inspiration à laquelle il ne sut point longtemps résister. Il pensa que s’il déposait sur le pavé de la grotte les deux poupées, elles n’en continueraient pas moins de dormir, et que s’il installait ses enfants à lui dans la laine, elles cesseraient de crier. Ainsi fit-il. Petit-Jeannot fut, en trois bonds, à l’entrée de la caverne, ramassa ses petites filles, et revenant sur ses pas, les mit en place des poupées dans le cercueil qui, tout petit qu’il était, se trouvait encore assez grand pour les contenir toutes les deux. Il n’avait pas plutôt terminé cette opération, et il avait encore les deux poupées dans les bras, qu’il perçut un bruit de pas et de voix à l’entrée de la grotte.

Aussitôt il recula jusqu’au fond de l’antre et se tint fort prudemment tapi derrière un coin du rocher qui avançait et formait épauleraient. Invisible, il n’en tremblait pas moins, ignorant qui pouvait venir à cette heure causer dans une grotte qui paraissait avoir été jusqu’à ce jour la retraite exclusive d’une pauvre folle. Dans leur cercueil-berceau, les deux petites filles s’étaient endormies.

Nous avons dit que Petit-Jeannot savait peu l’allemand ; mais il y avait certains mots, certaines formules familières qui ne pouvaient tout de même être prononcées sans qu’il les comprît, et il entendit distinctement ceci :

– Entrez donc, je vous en prie, ne serait-ce que pour prendre une tasse de thé ! Cela me fera plaisir !

Cette phrase, de si banale politesse, était véritablement effarante à entendre à cette heure, et suivie des quatre personnages qui apparurent tout à coup, au milieu de la grotte, dans le faisceau blême des rayons lunaires.

Il y avait d’abord la folle qui venait de prononcer cette phrase et qui, majestueusement, faisait les honneurs de chez elle. Derrière la folle, il y avait la Fée dorée, dont un masque noir recouvrait toujours le visage. Et derrière ces deux formes de femmes, il y avait deux formes d’hommes, aux physionomies de pitié et d’effroi. L’un de ces hommes avait sur son bras un fusil : c’était le garde forestier Martin ; dans l’autre compagnon, Petit-Jeannot, reconnut le maître horloger Mathias. Le premier moment de stupeur passé, ces êtres extraordinaires parlèrent beaucoup, et quelquefois tous les quatre à la fois, avec des gestes de supplication, de pitié et d’attendrissement qui, tour à tour, émurent jusqu’aux larmes le pauvre apprenti, derrière son rocher.

À un moment, maître Mathias s’agenouilla et baisa le bas de la loque qui traînait derrière la Dame de minuit. Ah ! maître Mathias ne doutait plus de la parole du garde forestier maintenant ! Et les yeux de Martin avaient tout vu quand ils avaient vu dans la Dame de minuit la reine Marie-Sylvie ! Oui, c’était bien l’infortunée reine de Carinthie. Oui, c’était bien la sœur de Jacques Ork qu’ils avaient sauvée de la chasse de Karl, avec l’aide inespérée de la mystérieuse amazone au masque noir ! Mathias, quand il était sorti de l’auberge du Val-d’Enfer, n’avait pas tardé à retrouver sur la route le garde forestier, qui y cherchait une figure qu’il avait cru apercevoir tout à l’heure à travers les vitres de la grand’salle… Et il avait entraîné l’horloger dans ses recherches, le convainquant que cette fois il ne pouvait se tromper. Le garde, ayant pénétré un instant sous bois, avait reconnu une clairière où la silhouette fugitive de la Dame de minuit lui était apparue plusieurs fois, et pendant que celle-ci, affamée, se trouvait alors en réalité sous les fenêtres de l’auberge où Mlle Berthe lui donnait du lait, le garde et Mathias, suivant une piste encore toute fraîche, s’enfonçaient davantage dans la forêt et contournaient ainsi le cirque des Géants, au-dessus duquel ils se trouvèrent quand la chasse du duc Karl-le-Rouge y déboucha derrière la Dame de minuit, qui paraissait cette fois définitivement traquée.

À ce spectacle, Martin et Mathias avaient bondi sur les rochers. Martin avait son fusil, et deux coups partirent, qu’il avait d’abord, dans son cœur, destinés à Karl-le-Rouge et à Léopold-Ferdinand, mais qui allèrent, aussitôt qu’il eût épaulé, frapper au plus pressé, c’est-à-dire tuer les deux molosses qui étaient déjà sur Marie-Sylvie… et puis, ç’avait été la foudroyante arrivée de la cavalière au masque noir, le miraculeux enlèvement de Marie-Sylvie, le bond formidable du cheval aux sabots d’or, et le passage, tout près d’eux, du groupe équestre qui, après le terrible effort, paraissait près de s’écrouler. Ils n’eurent point de peine en effet à rattraper bientôt les deux femmes qui avaient glissé de cheval. Darius, épuisé, se tenait près d’elles haletant, fumant, soufflant mais vainqueur, ayant réussi à les sauver ! La jeune amazone tenait toujours serrée éperdument contre sa poitrine la malheureuse folle et sanglotait en couvrant sa tête de baisers : « Maman ! Maman ! Maman ! » L’autre se laissait faire, toute tremblante et plus morte que vive, et ne répondant que par l’interrogation de ses yeux égarés à ce cri déchirant qui montait vers elle : « Maman ! Maman ! » L’amazone avait ôté son masque, et caressant de son beau et fin et jeune visage la misérable tête échevelée de la folle, elle répétait : « Maman ! Tu ne me reconnais pas ? Tu ne me reconnaîtras donc jamais, maman ? » Et la Fée dorée pleurait… et l’autre se laissait caresser et laissait pleurer sur elle… mais ne répondait toujours pas…

Les deux hommes s’étaient arrêtés, étouffant à grand-peine leurs sanglots devant cette scène à la fois sauvage et domestique de désespoir filial… Ce fut la folle qui les vit la première. Elle tendit le bras vers eux et prononça simplement, en les montrant, ce mot :

– Messieurs !

Elle avertissait qu’il y avait là des messieurs. La Fée Dorée tressaillit et remit hâtivement son masque avant de se retourner. Les deux hommes étaient tout près d’elle, immobiles, tête nue. La Fée ne parut point étonnée.

– C’est vous, dit-elle, Mathias et Martin ? soyez les bienvenus. Vous allez m’aider à transporter cette pauvre femme en lieu sûr, car elle ne se soutient plus sur ses jambes.

Ils restèrent stupéfaits, et le cœur en joie subitement, de ce qu’elle eût ainsi, sans hésitation et avec tant de confiance, prononcé leurs deux noms. Mais sans doute la folle comprit-elle cette dernière phrase, car elle se redressa, et prenant par la main celle qui venait de la sauver, elle lui fit signe de la suivre… Tous les trois, machinalement, obéirent à ce guide qui, si longtemps avait prouvé qu’il connaissait la forêt mieux encore que les chiens de Karl-le-Rouge. Elle les fit passer par des sentiers détournés et étroits. Ils montaient toujours au long du roc. Au loin, on entendait encore les derniers bruits de la chasse qui, lentement, s’éteignaient au fond de la vallée.

Soudain, après lui avoir fait faire le tour d’un grand rocher, la folle arrêta la petite caravane.

– C’est là ! dit-elle, mais je vous en prie, ne faites pas de bruit, pour ne pas réveiller mes petites filles.

– Oh ! maman ! gémit encore l’amazone.

Et comme ils étaient, tous les trois là, sans bouger, à l’entrée d’une grande crevasse, elle retrouva une voix de commandement pour les décider :

– Entrez donc, je vous prie, ne serait-ce que pour prendre une tasse de thé… cela me fera grand plaisir !

Et derrière elle ils avaient pénétré. Ô destin ! C’est donc là qu’elle vivait, la reine Marie-Sylvie, plus misérable que la plus misérable des bêtes de la forêt !

– Je regrette bien de ne pouvoir vous offrir le thé, dit Marie-Sylvie. On a renversé la bouilloire…

Pauvre Marie-Sylvie ! Elle tourne maintenant autour de la jeune fille, comme on voit tourner les hyènes dans leur cage, et puis elle s’arrête et lui demande :

– Pourquoi t’es-tu caché le visage ? Je t’ai bien reconnue, va, quoi que tu dises. Tu ressembles à ma fille Régina et à ma fille Tania. Et c’est peut-être elle, toi ! Mais elles, elles étaient deux et elles étaient vivantes ! Et toi, tu es morte ! Je vais te montrer mes deux petites filles vivantes, mais tu ne le diras pas à Léopold-Ferdinand !

À cette lueur encore si faible d’intelligence… à ce si timide souvenir… à ces noms de Régina et de Tania… les trois personnages, entrepris par un immense espoir, se sont levés… La Fée Dorée a fait quelques pas derrière sa mère… Que veut dire Marie-Sylvie avec « ses deux petites filles vivantes ? » Marie-Sylvie se retourne :

– Silence ! Elles reposent ! Et pourtant je voudrais bien qu’elles parlent ! Ce n’est pas naturel qu’elles dorment tout le temps. Vous allez voir comme elles sont belles.

Et la folle, les yeux fixés sur une boîte oblongue dont on distinguait vaguement les formes dans la pénombre lunaire, appela d’une voix pleine de tendresse :

– Régina ! Tania !

Aussitôt des vagissements se firent entendre au fond de la grotte, des plaintes, des cris enfantins…

– Écoutez ! Écoutez ! s’écria la folle, prise soudain d’une agitation extrême… Écoutez ! Elles se réveillent ! Enfin ! Ah ! je savais bien qu’elles étaient vivantes !

On ne saurait se faire une idée de la joie sauvage qui était contenue dans ce cri : « Je savais bien qu’elles étaient vivantes ! » L’amazone et les deux hommes en furent tout étourdis, mais la première ne put retenir un cri de stupéfaction en reconnaissant tout à coup dans les bras de celle qu’elle appelait : « Maman ! » les deux petites filles des gadschi qu’elle avait sauvées de la mort.

D’un geste farouche, Marie-Sylvie les avait enlevées de leur couche funèbre et maintenant les berçait sur son sein, comme une mère heureuse ! Et des larmes de bonheur coulaient au long de ses joues… « Je le savais bien ! Personne ne voulait le croire ! pas même ce bon M. Hansen… Moi, je savais bien que vous n’étiez pas mortes et que vous étiez de belles petites filles vivantes ! Pleurez, mes chéries ! Léopold-Ferdinand disait que vous étiez mortes et que vous ne pleureriez jamais plus ! Si Léopold-Ferdinand était là, je rirais bien… Je lui dirais, moi : « Je ne suis pas folle… Mes petites filles ne sont pas mortes ! Non ! non ! mes chéries… mes petites poupées vivantes ! »

Et elle alla s’asseoir dans un coin du rocher avec ses deux enfants, qu’elle serrait dans ses bras… Et puis, elle s’endormit presque aussitôt… et les petites aussi se rendormirent… mêlant leur innocent sommeil au premier bon sommeil de la Dame de minuit ! La Fée Dorée regardait dormir paisiblement Marie-Sylvie.

– C’est vous, mon Dieu ! dit-elle, qui m’avez conduite ici. C’est vous qui y avez amené, par je ne sais quel miracle, ces deux enfants qui me doivent la vie, et qui, en échange, peut-être, en lui apportant le calme, vont rendre la raison à ma mère ! Vous êtes donc avec nous, mon Dieu !

Elle courba la tête et parut s’abîmer dans une longue prière…

*

* *

Petit-Jeannot n’avait pas encore fait un mouvement. Quand il entendit sa progéniture gémir dans le petit cercueil, il serra, plein d’effroi, ses deux poupées dans ses bras, comme si ce geste pouvait faire taire les petites des gadschi.

– Mon Dieu ! pensa-t-il, que va-t-il arriver ?

Et il arriva ce que nous avons dit : la folle joie de Marie-Sylvie, puis son apaisement, ses pleurs, son heureux sommeil… et la prière de la Fée dorée… Maintenant, Petit-Jeannot voit que l’amazone se retourne et adresse un geste aux deux hommes.

– Mathias ! Martin ! dit-elle.

Et elle dit encore des choses que Petit-Jeannot ne comprend pas… Elle leur prend les mains à tous les deux, elle les entraîne au plus profond de la grotte, si près, si près de Petit-Jeannot que celui-ci suspend sa respiration pour ne pas courir le risque immédiat d’être découvert. Et là, tout près, la Fée dorée parle et les deux hommes lui répondent, mais si bas, si bas, qu’ils ne peuvent être entendus que de Petit-Jeannot, qui ne les comprend pas parce qu’il ne sait pas assez d’allemand.

Quand ils ont fini de parler, la Fée Dorée leur prend encore la main à tous les deux, puis leur montre la Dame de Minuit qui dort toujours paisiblement avec ses deux petites poupées vivantes et endormies ; son geste la leur recommande une dernière fois, et puis, elle leur adresse un dernier adieu et s’éloigne… Elle a disparu…

À ce moment, Petit-Jeannot pense soudain qu’il n’a point enfin retrouvé la Reine du Sabbat, après tant de tribulations, pour la reperdre aussitôt… et inconsciemment, il fait un pas en avant, qui immédiatement attire l’attention hostile des deux villageois de Buchen…

– On a remué ! fait sourdement Mathias.

– Oui ! Il y a quelqu’un ici ! répliqua Martin…

Et tous deux se ruent jusque dans le coin où Petit-Jeannot voudrait bien avoir maintenant la taille de Tom-Pouce. Ah ! ils le tiennent ! non seulement avec force, mais avec rage ! Eh quoi ! justement dans ce coin, il y avait quelqu’un ! Quelqu’un qui les a vus avec la Fée Dorée, quelqu’un qui les a entendus ! Et il est probable que ce qu’ont dit ces hommes doit rester bien secret, car ils ont déjà la main à la gorge de Petit-Jeannot, comme pour y étouffer le moindre mot qui en pourrait sortir.

Petit-Jeannot se débat en vain… Déjà il râle sous les doigts qui l’étranglent… Ses bourreaux l’ont amené brutalement au centre de la caverne, là où les rayons de la lune donnent en plein. Mathias et Martin reconnaissent dans le jeune homme le singulier étranger qui est parti avec eux de Buchen, sur le marchepied de la diligence. Ils ne doutent point que pour qu’ils le retrouvent là, il ne les ait suivis. C’est un espion, un espion qui a tout entendu ! Et les doigts serrent davantage encore la gorge de Petit-Jeannot.

Il profère des sons inarticulés, mais il parvient à tomber à genoux et à joindre les deux mains, ce qui, dans tous les pays du monde, signifie qu’on implore la pitié !

Et Petit-Jeannot peut croire une seconde qu’on lui accorde, en effet, quelque grâce, car l’étau qui lui étreint la gorge se desserre un instant… mais le mot qu’il entend, le seul qui soit d’abord prononcé, et ce mot-là il le comprend, le renseigne définitivement sur son sort. Ce mot est :

– Tod !

Et ce mot signifie : la mort ! Et ce fut maître Mathias qui dit la suite, qui n’était point longue non plus :

– Fünf minuten !

Ces mots, Petit-Jeannot les comprit aussi : cela signifiait : cinq minutes ! En somme, on lui donnait cinq minutes pour se préparer à la mort ! Ces gens de la Forêt-Noire sont très pieux, et Petit-Jeannot vit bien que l’on comptait sur lui pour qu’il consacrât ces cinq minutes-là à prier le bon Dieu pour le repos de son âme !

Petit-Jeannot tremblait de tous ses membres. Petit-Jeannot grelottait… Petit-Jeannot ne montra aucun héroïsme… Petit-Jeannot voulut pousser un cri, appeler à l’aide, réveiller la Dame de minuit… Les doigts terribles de maître Mathias se resserrèrent sur sa gorge.

… Cinq minutes ! Maître Martin avait tiré sa montre et regardait l’aiguille faire son chemin sur le cadran. Petit-Jeannot, instinctivement, plongea ses doigts dans son gousset et en tira également sa montre, la belle montre que lui avait donnée M. Baptiste, la montre sur l’émail de laquelle on avait tracé cette inscription singulière :

À deux heures

Et quart

Comme à toute heure

Que Jésus

Soit dans ton cœur !

Maître Martin et maître Mathias, qui ne perdaient naturellement aucun des gestes du jeune homme, regardèrent aussi la montre de Petit-Jeannot. Il y eut une double exclamation, et aussitôt Petit-Jeannot se sentit la gorge libre.

– Oh ! oh ! fit-il, qu’est-ce cela ? On me laisse respirer !

Les deux hommes, devant lui, avaient tiré leur casquette et lui adressaient cent compliments que Petit-Jeannot ne perdit point de temps à écouter. Il vit le chemin libre et en deux bonds se trouva hors de la grotte.

– C’est drôle ! pensait-il… ils m’ont lâché dès qu’ils ont vu ma montre… M. Baptiste avait donc raison quand il me disait de ne point m’en séparer et qu’elle me rendrait un jour de gros services ! Et moi qui avais voulu honnêtement la lui rendre ! Quelle leçon pour l’avenir ! Petit-Jeannot, garde tout et retiens tout !

*

* *

Le lendemain, qui était le jour de la foire de Todtnau, Petit-Jeannot se promenait sur la place du marché, attendant M. Magnus qui lui avait donné, là, rendez-vous. Petit-Jeannot était triste, car il avait en vain cherché les deux institutrices et n’avait pu retrouver trace de leur passage… Et ce n’est point la vue de M. Paumgartner, lequel s’avançait glorieusement au milieu des petites baraques, qui aurait pu ramener, sur ses lèvres, le sourire et, dans son cœur, la bonne humeur. M. Paumgartner fut rejoint presque aussitôt par un domestique à la livrée de l’hôtel de l’Aigle.

– Une dépêche pour vous, monsieur Paumgartner. M. Paumgartner lut la dépêche.

– Bah ! fit-il tout haut, fort étonné, une dépêche de mon frère ! Comment sait-il que je suis aujourd’hui à Todtnau et descendu à l’« Aigle » ? Et il me mande d’urgence à Vienne ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

Et M. Paumgartner s’éloigna tout pensif. À ce moment, Petit-Jeannot poussa un grand cri de joie, et se jeta illico à genoux, pour serrer plus commodément, dans ses bras, le nain parallélépipède à cinq pattes, le brave M. Magnus, qui lui rendit de suite, fort hâtivement, ses caresses.

– Allons ! Allons ! Petit-Jeannot… à plus tard les démonstrations ! Nous n’avons pas une minute à perdre… Mais qu’est-ce que tu as fait de tes deux marmots ?

– Ils étaient trop encombrants, répondit le jeune homme, et je les ai échangés contre deux poupées…

En effet, il tira de ses poches les deux poupards de la mère Fauchelevent. M. Magnus ne daigna même point sourire ni demander d’explications.

– Vite ! Vite ! commanda-t-il en trottinant de ses petites pattes et en tirant Petit-Jeannot à lui avec ses trois mains… Dépêchons-nous ! Nous n’avons pas une minute à perdre pour nous rendre à la plus prochaine gare.

– Vous avez donc de l’argent ?

– Pas un sou ! Mais tout est arrangé ! moi je monte dans un panier à linge… Toi, tu ne montes pas… tu descends ! Oui… tu te glisses sous un wagon, je te dirai, il y a là une place qui semble avoir été faite exprès pour toi !

– Ah ! oui ! exprès pour moi ! Et nous allons loin comme cela ?

– À Vienne !

– Aïe ! s’exclama Petit-Jeannot en se frottant les côtes à l’avance…… Eh bien ! ce programme, si peu alléchant qu’il fût, Petit-Jeannot l’aurait peut-être trouvé superbe du moment où il savait qu’il voyageait avec M. Magnus, si son cœur n’avait pas été si triste… Car, ne l’oublions pas… Petit-Jeannot était amoureux ! Et il avait la mort dans l’âme en quittant un pays où se trouvait peut-être encore Mlle Berthe.

Tout à coup, il eut une idée… Il fouilla dans l’une de ses inépuisables poches et en tira un paquet de papiers qu’il avait trouvés dans le « nécessaire » de Mlle Berthe, la veille, à l’auberge du Val-d’Enfer. Il consulta ces papiers qui étaient pour la plupart des certificats, mais parmi ces certificats, il y avait une lettre, et cette lettre disait :

« C’est entendu, mademoiselle. Nous comptons bien sur vous pour le commencement du mois prochain. Présentez-vous au Home, entre quatre et cinq heures, et demandez à parler à Mme la directrice. »

La lettre était signée illisiblement, mais ce qui était bien lisible, par exemple, c’étaient ces mots, c’était cette adresse :

International Home

Kaiser-Wasser Strasse

WIEN.

– Hurrah ! s’exclama Petit-Jeannot, qui ne se tenait plus de joie. Vienne ! Elle va à Vienne ! Elle va à Vienne !

– Qui donc va à Vienne ? demanda M. Magnus, stupéfait de cette subite allégresse.

– Mais elle ! sans doute, répliqua comme un grand politique Petit-Jeannot… Elle sans doute, puisque nous y allons… Elle, la Reine du Sabbat !