III – LES BOHÉMIENS

Quand la petite troupe arriva non loin de l’île Lobau, elle découvrit tout à coup, en débouchant dans une sorte de cirque, des groupes nombreux de Bohémiens qui commençaient d’allumer leurs feux. Une cinquantaine de chariots étaient là, disposés en carré et formant boulevard, cependant que les tentes étaient dressées au milieu.

À la vue de la petite troupe qui s’avançait, de grandes jeunes filles au teint de bronze, aux yeux de feu, accoururent en sautant et en s’accompagnant du son du tambourin. Elles paraissaient avoir été placées là en sentinelles, et la musique qu’elles faisaient entendre était moins destinée certainement à réjouir l’oreille des voyageurs qu’à avertir les cigains de la visite subite qui leur arrivait.

Stella, Magnus et Petit-Jeannot avançaient toujours. À l’entrée du camp, Stella jeta une sorte de cri sauvage qui, au lieu d’attirer les bohémiens, les laissa à leurs occupations. Ce cri semblait les avoir renseignés. Ainsi l’amazone put, sans être dérangée, traverser tout le camp. M. Magnus, qui connaissait cependant beaucoup de troupes cigaines, ne connaissait point celle-là : elle était trop misérable. C’était là tout un peuple de liaessi avec lequel il n’avait point accoutumé de fréquenter.

Quant à Petit-Jeannot, il considérait toutes ces figures sauvages avec peu d’assurance. À la lueur d’un brasier ardent, des hommes aux traits brunis, aux regards fauves, faisaient gémir comme de véritables cyclopes le fer sous les marteaux. Et ce n’étaient point là des gens qui travaillaient à de menus ouvrages de serrurerie ou de chaudronnerie. Ce qu’ils sortaient de leurs brasiers, c’étaient des piques, des piques de feu, des piques fulgurantes, dont l’acier chantait aussitôt dans l’eau des bassins de fonte. Des femmes assises en rond fumaient leur pipe en chantant doucement une mélopée étrange. Des adolescents jetaient ça et là des sarments sur les feux où chaufferait, sous trois bâtons en faisceau, la soupe du soir.

Et personne ne se dérangea de ses occupations au passage de Stella et de ses deux compagnons. Mais au cri que l’amazone avait poussé en pénétrant dans le camp, la tente du jude, la tente du chef, qui se trouvait au centre de cette singulière agglomération, s’était entr’ouverte, et sous la loque de sa porte de cuir était apparue une silhouette. Cette silhouette devenait plus précise à chaque pas que faisaient Stella et ses compagnons. Tout à coup, M. Magnus s’écria : – L’homme à la tête de veau !

Et il bondit vers la silhouette qui s’effaça. M. Magnus se préparait à faire irruption dans la tente, quand il fut quasi cloué sur le sol en apercevant, devant lui, assis sur la chaise des ancêtres, le vieil Omar lui-même.

L’aïeul des tribus, dans son immobilité, avait la majesté de la pierre. Sur son front était posée la couronne de fer du jude de Valachie, dont l’autorité sur tous les autres judes est reconnue par les cigains du monde entier. Nul autre que le Grand Coesre lui-même, le Dieu doré, ne peut rendre la justice devant lui. Deux fléaux d’armes croisaient leurs manches au-dessus du dossier de son siège. Sa main droite s’appuyait sur un épieu et sa main gauche sur son genou.

À l’intérieur, la tente du jude de Valachie s’ornait des cuirs les plus somptueux, cuirs de Hongrie, cuirs de Transylvanie, mais surtout de cuirs de Valachie que l’on a trempés dans un bain mélangé de farine d’orge, de sel et de levain de froment et que l’on incruste ensuite d’ornements au vermillon et à l’or bruni. Des armes, en trophées, pendaient à ces murs de toile. Deux brasiers aux flammes bleues éclairaient sinistrement le vieil Omar et son épieu.

Le nain Magnus était donc resté sur le seuil de la tente, et il laissa passer devant lui Stella, qui s’était élancée à bas de sa monture. Petit-Jeannot, derrière elle, entrait. Le vieil Omar laissa venir à lui, sans faire un mouvement, la Reine du Sabbat, qui respectueusement mit un genou en terre et courba sa belle tête dorée. Le jude alors frappa deux coups de son épieu sur le sol durci et la jeune fille se releva ; puis le jude, la laissant debout, parla.

– J’attendais le Dieu doré, dit-il. La « tête de veau » m’avait annoncé sa venue. – Et s’adressant à Petit-Jeannot et au nain Magnus : – Je vois que mes fils ont bien rempli leur mission, puisqu’ils me ramènent le Dieu doré sain et sauf, malgré tous les dangers de la route.

– Jude, ils ont bien mérité des tribus, car ils ne m’ont point quittée, dit Stella.

– Il leur en sera tenu compte ! dit le vieil Omar de sa voix rude. Continuez donc, mes enfants, à faire bonne garde, si vous tenez un peu à votre aimable peau !

Et il eut un rire rauque. Petit-Jeannot en frissonna de la tête aux pieds.

– Et maintenant, ordonna le vieil Omar, sortez ! Vous attendrez votre reine à la porte !

Mais, à cette minute même, la tente se remplit d’un tumulte inouï ; des clameurs effroyables et le bruit d’une bataille firent tourner la tête au jude, à Stella et à Petit-Jeannot. Alors ils aperçurent deux corps qui roulaient sur le sol, noués bizarrement l’un à l’autre. C’étaient M. Magnus et la « tête de veau » qui refaisaient connaissance. Le jude allongea dans ce groupe un grand coup de son épieu pointu. La « tête de veau » en eut l’une de ses grandes oreilles percée. Elle se releva en gémissant, et M. Magnus lâcha prise. Le jude demanda avec calme des explications, d’où il résulta que la « tête de veau » avait pris sa femme à M. Magnus. Aussitôt le jude se leva et montra la chaise au Dieu doré, selon l’usage, car il s’agissait de juger et le jude ne peut juger devant le Grand-Coesre.

Stella prit donc la place d’Omar, et régla rapidement le conflit d’après l’Évangile tzigane qui permet de voler et de trahir son semblable, à la condition que le semblable ne s’en aperçoive pas. Or M. Magnus s’étant aperçu du vol de sa femme par la « tête de veau », la « tête de veau » devait être déclarée coupable. Ainsi rendit son jugement le Grand Coesre, et le vieil Omar l’approuva en branlant sa tête chenue. La « tête de veau » fut condamnée à rendre sa femme à M. Magnus. À quoi la « tête de veau » répondit qu’il ne savait ce que Mme Magnus était devenue, attendu que Mme Magnus avait quitté la « tête de veau » pour s’enfuir avec l’Homme-Tapir. Le Grand-Coesre n’avait rien à répondre à cela, sinon que la chose ne le regardait pas et qu’on se reverrait à la Porte-de-Fer. Tous les jugements des judes doivent avoir reçu en effet leur complète exécution lors de la solennité annuelle qui réunit les principaux des tziganiés aux grottes de la Porte-de-Fer, aux rives du Danube, et cela sous peine des plus cruels châtiments. Les deux plaideurs, suivis de Petit-Jeannot, sortirent de la tente. Ce sont les mœurs cigaines.

Omar et Stella restèrent seuls. Que se dirent-ils ? La conférence fut brève. Quand Stella reparut sur le bord de la tente, il faisait tout à fait nuit, et une grande lueur venait de monter dans le ciel, du côté de Vienne. C’était l’émeute qui allumait sur la ville sa torche !

Omar resta dans sa tente, mais derrière la porte de cuir on entendit tout à coup la voix cuivrée de son olifant. Cri d’appel, cri de guerre ! Les ombres bohémiennes se sont dressées du coup autour des feux.

Stella est remontée à cheval ; suivie de M. Magnus et de Petit-Jeannot, elle traverse le camp à nouveau, mais obéissant sans doute au commandement du cor du vieil Omar et à un mot d’ordre qui court dans les groupes, toute une troupe de bohémiens est prête instantanément à accompagner la Reine du Sabbat. À la lueur des feux, on les voit qui s’arment de piques et de coutelas. Ils sont bien deux cents qui grouillent maintenant autour de l’amazone.

L’étrange caravane se met en chemin sans qu’un mot ait été prononcé. Et elle se dirige, mystérieuse et menaçante, vers l’horizon de flammes. Stella conduit cette cohorte de démons. Elle lui fait faire le chemin qu’elle a parcouru tout à l’heure avec ses deux compagnons… Et les voilà tous, maintenant, au long du fleuve dont les eaux lourdes reflètent les sinistres lueurs de l’incendie.

Dans quel quartier la torche de M. de Riva ou celle des révolutionnaires a-t-elle allumé ce brasier ? Où se bat-on ? D’où viennent ces rumeurs, ces coups de feu, ces sourdes clameurs ? On a la sensation que quelque chose de très grave doit se passer non loin de là. Mais le quartier traversé par la fantomatique bande n’est point gardé… Toutes les forces de la police ont été certainement requises par ailleurs. La marche se fait plus rapide, quoique toujours silencieuse, et bientôt les bohémiens débouchent dans les allées du Prater.

Là, pas une lumière… pas un bec de gaz.

Avant d’arriver dans la Haupt-allée, l’amazone a fait entendre un coup de sifflet, et toute la troupe s’est arrêtée d’un seul mouvement. Stella a sauté à nouveau de sa monture, qu’elle confie à Magnus et à Petit-Jeannot ; puis elle s’est glissée dans les groupes et a échangé avec eux quelques rapides paroles en langue romani. On se trouve à ce moment sous le couvert de bosquets sombres, épais, touffus, que rien ne vient éclairer… Toute la bande des nomades a disparu derrière les arbres… Et l’on n’aperçoit plus qu’une silhouette féminine qui s’avance délibérément vers un mur donnant sur les derrières d’une vaste brasserie, maintenant silencieuse et sombre : Le Restaurant Paumgartner…

Le mur a une porte. Stella y frappe trois coups et prononce le mot de passe qui est ce soir : Constitution. La porte s’ouvre et se referme sur Stella. La jeune femme se trouve en face de M. Paumgartner lui-même. M. Paumgartner a une belle silhouette d’officier et il a des yeux qui regardent les gens bien en face, et ce sont des yeux qui, depuis qu’ils existent, ont donné confiance à tout le monde. Ayant entendu le mot de passe, il laisse Stella continuer son chemin sans plus s’occuper d’elle. Stella traverse un jardin sans avoir vu personne. Un lumignon éclaire un escalier humide qui s’enfonce dans la terre. Stella descend ; un long couloir. Elle va au bout de ce couloir, pousse encore une porte et se trouve dans une salle de billards.

Deux joueurs font leur partie. Un troisième marque les points. À l’arrivée de cette femme bottée, enveloppée de sa mante comme un mousquetaire, il crie un chiffre.

Aussitôt le bruit d’une discussion très vive qui avait lieu dans la salle adjacente cesse comme par enchantement. Là encore il y a un billard, là encore sont des joueurs. C’est ce qu’on appelle le caveau. Une compagnie d’enragés joueurs de billard s’y donnent rendez-vous et ces messieurs ne risquent point dans ces sous-sols d’y être dérangés.

Trois salles sont là, d’affilée. Ah ! les singuliers joueurs ! Quelques-uns ont des costumes éclatants comme on en porte encore du côté du Bas-Danube ou dans les Carpathes. Et le bizarre effet que ces silhouettes exceptionnelles produisent autour d’un billard ! Regardez ces gens dont les ceintures retiennent le coutelas dans le fourreau de cuir ! À côté de ces visages de brigands surgissent de temps à autre de placides figures bourgeoises à faux-col et à redingote.

Tout cela s’est immobilisé au cri poussé par le marqueur de points, et puis aussitôt les « parties » ont repris avec acharnement. Stella s’est avancée jusqu’au seuil de la seconde salle et a dit : Deux heures et quart !

Puis elle a traversé la fumée et a poussé la porte de la troisième pièce sans que l’on s’opposât à son geste… Là, une trentaine d’hommes se trouvaient qui étaient la répétition des types des salles précédentes. ! Mais ils ne jouaient point. Ils ne fumaient point. Ils parlaient bas, avec des mines peu réjouies. Ils étaient réunis autour d’une table chargée de papiers, qui y disparurent à l’arrivée de cette femme qu’ils n’attendaient point. Et tous se levèrent, menaçants.

– Qui es-tu ? demanda quelqu’un.

Stella lança un regard sombre à ces hommes qui n’avaient pas su garder leur foi à la fédération, et qui s’étaient laissé honteusement entraîner dans la politique de Brixen. Elle avait résolu de les perdre et de jeter leurs cadavres en travers de toute la diplomatie du premier ministre de l’empire. D’une voix vibrante, elle répondit à la question du conjuré :

– Je suis l’Heure Rouge !

Aussitôt, écartant les plis de son manteau, Stella apparut dans son costume éclatant : tunique écarlate à brandebourgs, grand fouet en sautoir, bottes jaunes, et tous les attributs du Grand Coesre. Le kandjar luisant et les pistolets richement damasquinés étaient passés dans la ceinture. Il n’y eût qu’un cri : – La Reine du Sabbat !

– Oui ! Croates, Slaves, Magyars, Tchèques, Bosniaques, Italiens, et ceux de Dalmatie ! C’est moi, la Reine du Sabbat, qui vous a été annoncée… moi, moi, votre amie et votre alliée, l’héritière de Réginald, qui vient vous dire : « L’heure est venue de marcher derrière le ban. »{19}

– Le ban est mort ! fit une voix sourde, à moins que Réginald ne soit ressuscité !

Tous répétèrent en courbant la tête :

– Le ban est mort !

– Le ban est mort, vive le ban ! s’écria la jeune fille en s’avançant sur eux d’une façon si menaçante que quelques-uns reculèrent.

Les yeux de Stella jetaient des flammes. Ah ! qu’elle était belle alors ! La jeune fille, dont la main tremblait d’enthousiasme sur la poignée de son kandjar, semblait comme inspirée, et ses paroles brûlaient les conjurés coupables comme un fer rouge.

– Vive le ban ! continua-t-elle. La race de Réginald n’est point morte, car la poussière des héros est immortelle ! Un nouveau ban est né pour être votre idole et il vous conduira à la bataille. C’est l’enfant du Dieu des combats. À un mot de lui, à un signe, deux cent mille hommes se lèveront aux rives du Danube, et les femmes et les enfants prendront les armes eux-mêmes ! Le puissant le protège partout où il va. Il n’a jamais été blessé et ne le sera jamais, car la main de Dieu est sur sa tête ! Zivio ban ! (vive le ban).

– Zivio ban ! répétèrent quelques rudes voix, mais elles ajoutèrent : – Où est le ban ?

– Où est le ban ? Mais il est parmi vous ! Il vous a parlé tous les jours ; il a réchauffé votre courage et votre espoir. Il s’appelle Rynaldo.

– Rynaldo ! Un enfant ?

– C’est votre chef ! Il a été élevé pour commander à ceux de la Porte-de-Fer !

– Où donc est-il ? firent quelques-uns.

– Vous le demandez ! s’écria Stella d’une voix éclatante. Il est où il vous attend ! Il est où vous devriez être déjà !

– C’est un projet insensé… fit une voix qui sonna singulièrement dans le silence subit.

– Il vous attend pour vous conduire auprès de celui qui peut tout et qui doit vous entendre ! Si vous ne suivez pas le ban, la Reine du Sabbat ne l’abandonnera pas ! Nous pénétrerons seuls, tous deux, dans le palais, et vos peuples diront que vous avez été des traîtres !

Il y eut des murmures : « Nous irons ! Il faut que l’empereur nous entende ! C’est un projet insensé ! La révolution est déjà morte dans Vienne, les barricades sont abandonnées, les troupes de Riva ont écrasé les derniers insurgés. Que voulez-vous que nous fassions ? »

– Ceux qui parlent ainsi sont des amis de Brixen ! protesta Stella, et, s’il le faut, je leur ferai rentrer leurs paroles de lâches dans la gorge.

Et elle tira son kandjar dont l’éclair d’acier flamba dans sa petite main nerveuse. Et elle cria :

– À moi, les « Deux heures et quart » !

Quelques-uns des personnages qui remplissaient la seconde salle accoururent à cet appel. Seuls restèrent à jouer au billard, dans la première salle, les trois gardiens de l’entrée du caveau. Stella avait laissé tomber son manteau, et tous reconnurent la Reine du Sabbat. Elle leur rappela en quelques paroles cinglantes comme des coups de fouet que le ban Rynaldo attendait les conjurés dans le souterrain de l’église des Augustins, et qu’il se trouvait, parmi les amis du caveau, des lâches qui hésitaient à l’aller rejoindre, sous prétexte que la révolte s’éteignait dans la ville.

– On vous a menti ! rugit-elle. Je viens de traverser la place Lobknitz. Tous nos hommes sont prêts à dégager l’entrée de l’église si c’était nécessaire ; mais le quartier est quasi désert, car toutes les forces de Riva donnent en ce moment à l’hôtel des Invalides auquel on a mis le feu par mon ordre. L’heure est bonne puisque la Reine du Sabbat vous dit que cette heure a sonné. Je suis votre alliée. Rien ne résistera à l’alliance du ban et du Grand Coesre. Vous savez quelle partie nous lie ? Je vous apporte mes lions. Ils sont à votre porte. Ils vous accompagneront. Mais accompagneront-ils des moutons ?

– Zivio ban ! Zivio ban ! Vive la Reine du Sabbat !

– Mon peuple, continua-t-elle, attend depuis des siècles l’heure rouge qui va sonner ! C’est lui qui vous conduira à l’empereur ! À moi, les tziganes ! peuple d’esclaves ! peuple de héros ! Entendez-vous mon peuple en marche ? Entendez-vous les cigains innombrables sur la terre retentissante ? Le signal a été donné ! Mes troupes rempliront vos plaines et vos montagnes ! Les persécutés arrivent, plus nombreux que les astres du ciel ! Comme le Pharaon a été noyé dans la mer Rouge, ainsi soit englouti le cigain dans les entrailles de la terre, s’il ne croit point à la parole de la Reine du Sabbat ! Alors les cigains présents crièrent :

– Zivio ban ! Zivio ban ! Vive la Reine du Sabbat !

Et tous ceux qui hésitaient encore commencèrent à se sentir ébranlés. Tour à tour, Stella s’adressait aux Croates, aux Slaves, aux Dalmates, aux Magyars… À ces derniers surtout, sa parole parut de flamme.

– Ô Magyars ! souvenez-vous que la Hongrie est la seule des nations qui n’ait jamais voulu mettre les cigains au ban de l’humanité. Vous nous avez donné des terres, des privilèges, des droits et des chefs, et vous nous avez comblés de vos bienfaits ! Il a fallu que la maison d’Austrasie montât sur le trône de Saint-Étienne pour que tout nous fut enlevé. Mais ils n’ont rien oublié ! Et puisque vous êtes esclaves à votre tour, ils viennent vous délivrer ! Je vous dis que la vermine est en marche, et qu’elle dévorera le vieux cadavre austrasien comme les poux de mer dépouillent les squelettes sur le sable du rivage !

Alors les Magyars crièrent, pour décider les Croates et tous les Slaves :

– Zivio ban ! Zivio ban ! Vive la Reine du Sabbat !

Mais les Slaves ne se décidaient pas encore. Ce que voyant, Stella sortit de sa poitrine la petite montre sur laquelle étaient écrits en caractères gothiques :

À deux heures

Et quart

Comme à toute heure

Que Jésus

Soit dans ton cœur !

– Voici l’heure rouge ! dit-elle. Voici l’heure qui vengera Réginald que vous avez tant aimé ! C’est sur elle que vous avez prêté serment ! Que chaque Slave fasse flotter sa bannière ! L’ennemi est en face de nous ! Frères, en avant ! Dieu nous protégera ! Venez donc tous à l’appel ; accourez, Magyars, Illyriens et Slovacks ! Frères, en avant ! Les Slaves, électrisés à leur tour par l’ardente parole de la jeune guerrière, répétèrent :

– En avant ! Zivio ban ! Vive la Reine du Sabbat !

– Vous mourrez tous si vous ne me suivez point. C’est ce soir que l’empereur sera enfermé dans ses promesses et dans nos bras ! Ne craignez rien ! Car je vous le dis : En vérité ! il est plus faible qu’un enfant !

Et c’est alors que deux délégués fédéraux, qui étaient des bourgeois en redingote et qui étaient très pâles, car ils ne voyaient plus le moyen de se soustraire au mouvement qui entraînait tous les conjurés derrière la Reine du Sabbat, se levèrent et dirent :

– Nous autres, nous n’avons jamais juré sur les « deux heures et quart » ! Cependant nous sommes prêts à vous accompagner si les « Deux heures et quart » tiennent la promesse qu’ils nous ont faite.

– Quelle promesse ? demanda Stella frémissante, car elle pressentait toute l’horreur de la parole qui allait être prononcée.

– Les « deux heures et quart » nous ont fait dire : « Attendez un événement auprès duquel celui de la mort de Marie-Louise ne saurait compter. »

Stella était devenue aussi pâle que les deux hommes.

– Ne l’attendez plus, répondit-elle d’une voix sourde, car cet événement est arrivé. Le crime a été commis.

Et se servant de la poignée de son kandjar comme d’une croix elle étendit la main sur son poignard :

– Je jure que celui qui a frappé n’a point frappé par mon ordre ! Dieu seul le connaît, et peut-être celui-là a-t-il frappé au nom de Dieu ! L’archiduc Adolphe, le prince héritier de l’empire d’Austrasie, est mort hier, assassiné !

À cette nouvelle terrible que la police de M. de Riva avait réussi à tenir encore secrète, il y eut d’abord de la stupeur, puis des clameurs… ici de la joie féroce… là de l’épouvante… et chez tous de l’espoir. C’était le dernier coup à la maison d’Austrasie. Les délégués ne résistèrent plus et se laissèrent emporter dans le tourbillon, qui précipitait déjà tous ces sauvages de la diplomatie hors du caveau :

– À la Hofburg ! À la Hofburg !

Les salles se vidèrent. On n’entendait plus que ces mots :

– En avant ! En avant ! Rynaldo nous attend !… Zivio ban !

Et le tumulte était si grand que nul n’entendit le cri de victoire poussé par la Reine du Sabbat, qui balayait d’un geste tous les retardataires devant elle…

– À la Hofburg, tas de traîtres !

… Quand les conjurés se trouvèrent dehors, débouchant dans la Haupt-Allée du Prater, ils s’arrêtèrent tout à coup, surpris et effrayés, et se croyant déjà trahis. Des ombres en effet les entouraient en agitant des armes. La voix de Stella se fit entendre :

– Ce sont les « poux du rivage » que je vous avais promis ! dit-elle. Malheur à ceux qui approcheront les soldats du vieil Omar, gardes et défenseurs de la foi des « Deux heures et quart » ! En avant !

La troupe des conjurés, gardée par la troupe des bohémiens, s’ébranla derrière la Reine du Sabbat que flanquaient à nouveau ses deux gardes du corps, le nain Magnus et Petit-Jeannot. La poitrine de l’amazone battait à se rompre sous les efforts de son cœur joyeux et vindicatif.

– Pas un n’échappera ! grinçait-elle entre ses dents de jeune chien. Veillez bien sur eux, les « poux » du vieil Omar !