XII – LE COUVENT DES SÉRAPHINS

La maison était vide… Et cette fuite des domestiques en disait assez long sur l’attentat qui venait d’être commis pour que l’empereur comprît qu’il n’avait été entouré jusqu’à ce jour chez Mme Bleichreider que d’ennemis, tous complices de M. Baptiste. Son désespoir était effrayant à voir. Il paraissait près de perdre la raison… Soudain on entendit des pas et une soutane apparut au bas des marches de pierre. François et le père Rossi la reconnurent.

– Franz Holtzchener ! s’écrièrent-ils.

Celui-ci, après s’être incliné, disait à son chef :

– Je crois, révérend père, que votre présence serait utile aux « Séraphins ». Nous allons user des grands moyens, et Petit-Jeannot va certainement parler.

– A-t-il dit d’où il tenait la montre ?

– Oui, il a fini par le dire, après les poucettes que je lui ai infligées moi-même… Il tient la montre d’un ancien patron à lui, qui s’appelait M. Baptiste, et qui était horloger.

Les trois personnages, qui étaient présents et qui entendirent cela, poussèrent un même cri :

– Allons tout de suite au couvent ! Mais l’impératrice ajouta :

– Avant tout, il faut porter secours à cette malheureuse.

L’empereur laissa le père Rossi et Gisèle retourner près de Clémentine, mais tous deux revinrent presque aussitôt… Le corps de Mme Bleichreider avait disparu !

– Elle s’est sauvée ! fit l’empereur.

– Non ! répondit Gisèle… la pauvre femme était incapable de faire un mouvement. On l’a emportée.

– Qui l’a emportée ? demanda François, tout frémissant de ce nouveau mystère.

– Sire, votre sécurité exige, dit le père Rossi, que nous sortions d’ici sur-le-champ.

Gisèle se joignit au père Rossi.

– Allons donc au couvent ! agréa l’empereur d’une voix sombre.

Alors tous trois, précédés de Franz Holtzchener qui avait allumé une lanterne, se dirigèrent à travers bois. Ils ne s’étaient pas plutôt enfoncés dans la nuit, qu’une ombre légère surgissait sur les degrés du perron de la villa, grimpait l’escalier, pénétrait dans le vestibule éclairé. C’était Mlle Berthe. Elle paraissait déjà bien agitée. Elle le fut bien davantage quand elle eut parcouru à son tour cette demeure abandonnée, qu’elle eut en vain appelé et que personne ne lui eut répondu. Enfin elle se trouva dans l’escalier, devant les marches encore toutes maculées du sang de sa maîtresse. Elle poussa un cri et pâlit : quel malheur était arrivé en son absence ? Quel crime avait été commis ? Et pourquoi ne trouvait-elle personne au Joli Colombier ?

Elle s’enfuit, talonnée par une terreur sans nom, et comme au bord des marches, elle fut arrêtée par l’appel de son nom.

– Ne vous effrayez pas, mademoiselle Berthe… C’est moi ! Moi, M. Magnus…

La jeune fille saisit avec transport dans ses deux mains tremblantes les trois petites mains amies du petit monstre.

– Oh ! monsieur Magnus ! fit-elle, comme vous arrivez bien ! Qui vous envoie ?

– Mlle Lefébure, dit-il, ma fiancée… Voici une lettre pour vous, mademoiselle Berthe ! Mais où allez-vous ?

L’institutrice entraînait lestement le nain loin de cette maison qui lui faisait peur.

– Éloignons-nous d’abord d’ici, monsieur Magnus… je ne sais pas ce qui est arrivé dans cette maison… j’en ai été absente toute la soirée… j’y reviens… je la trouve déserte… et il y a de grandes traces de sang sur l’escalier…

– Vous courez un danger, mademoiselle Berthe ! Ah ! rassurez-vous, car je suis là…

– Oui ! oui ! mais fuyons !

Et elle l’entraîna assez loin sur la route. Ils se trouvèrent en face d’un petit pavillon en bois dont ils n’eurent qu’à pousser la porte. Elle le fit entrer et se barricada.

– Là, maintenant, la lettre vite, monsieur Magnus !

Elle lut à la clarté d’un petit rat de cave que le nain avait sorti de sa poche. Mlle Lefébure annonçait à Mlle Berthe qu’elle avait bien reçu sa dernière lettre où elle lui disait qu’elle était de plus en plus inquiète de ce qu’elle ne pouvait avoir de nouvelles de Jeannot. Hélas ! de son côté elle n’en avait pas entendu parler davantage. M. Magnus était également désespéré. Elle lui apprenait qu’elle était tout à fait remise de sa maladie du sommeil et qu’elle avait accompagné sa maîtresse dans un voyage que Myrrha avait entrepris dans la Forêt-Noire. Myrrha et elle se trouvaient pour le moment dans un château appelé la tour Cage-de-Fer de Neustadt et qu’elles habitaient dans une sorte de cage percée dans les murs mêmes de la tour. Elles étaient là comme prisonnières, ne voyant personne, ne sortant pour une courte promenade que la nuit.

M. Magnus les avait accompagnées dans leur voyage jusqu’à Todtnau, et là il les avait quittées, car ils avaient rencontré dans ce bourg une personne que Mlle Berthe connaissait bien pour l’avoir vue quelquefois à la fenêtre de la rue de l’Eau-de-l’Empereur. Il s’agissait de la « petite matelassière » qui, à Todtnau, avait emmené avec elle M. Magnus, événement dont Mlle Lefébure se serait consolée assez difficilement si M. Magnus n’avait trouvé un moyen fort ingénieux de correspondance. La tour où Myrrha et elle vivaient comme enfermées communiquait avec une antique oubliette donnant sur un torrent impétueux. M. Magnus, à travers mille dangers, parvenait jusqu’à l’orifice intérieur de l’oubliette, et par le truchement de longues branches, faisait parvenir à Mlle Lefébure des lettres pleines de son innocent et brûlant amour. Mlle Lefébure aurait pu aussi quitter Myrrha, mais elle avait une réelle affection pour la belle aveugle et, en restant, elle obéissait aux conseils de M. Magnus qui, lui, obéissait – il le lui avait avoué sans lui en expliquer la raison – à la « petite matelassière »… Et Mlle Lefébure terminait en disant :

« Qu’est-ce que la « petite matelassière » vient faire là-dedans ? Et nous, qu’y faisons-nous, ma chère ? Je flaire quelque grave intrigue. Ah ! un incident que je ne puis passer sous silence ! L’autre nuit, Myrrha et moi nous prenions le frais dans le parc, et je regardais la masse sombre du château où une fenêtre s’était soudain éclairée. Or, à la lueur de cette fenêtre, de l’autre côté du pont-levis – il y a un pont-levis et des oubliettes – qui est-ce que j’aperçois debout sur un tertre, les bras croisés, et regardant la fenêtre éclairée d’un air sombre et fatal… qui ? le frère de mademoiselle ! lui ! le seigneur Rynaldo ! Je le dis aussitôt à Myrrha, qui, à ma grande stupéfaction, m’entraîna avec rapidité, et nous enferma aussitôt dans notre cellule. Quelle histoire !

« Mais j’ai soif de vos nouvelles, chère amie, et je vous envoie ce bon M. Magnus, qui se met à notre disposition. Je vous embrasse, etc. »

L’institutrice avait parcouru cette longue lettre avec rapidité. À certains passages, elle n’avait pu retenir de petits cris de satisfaction et elle avait regardé M. Magnus. Quand elle eut fini, elle se retourna brusquement vers le nain parallélépipède à cinq pattes et lui dit :

– Ah ! alors vous savez où est la « petite matelassière » ?

– Quoi ! bougonna M. Magnus, Zélia vous a dit…

– Qui ça, Zélia ?

– Comment, vous ne savez pas que Mlle Lefébure s’appelle Zélia ?

– Non, et si vous le savez, tant mieux pour vous ! Mais il ne s’agit pas de ça, et nous sommes loin de tous ces contes d’amour. Où est la « petite matelassière » ?

– Je ne puis pas vous le dire.

– Mais vous pouvez la voir, vous pouvez lui parler ?

– Oui, elle est dans la Forêt-Noire – c’est tout ce que je peux vous faire connaître – pas bien loin d’ici… et je puis lui parler pour vous faire plaisir.

– Eh bien ! partez tout de suite, et dites-lui de la part de Petit-Jeannot qu’elle vienne à son secours, qu’elle le délivre, qu’il compte sur elle.

Le nain fit un bond.

– Vous avez vu Petit-Jeannot ?

– Non, mais je l’ai entendu !

– Et où est-il ?

– Enfermé au couvent des séraphins, là, à côté.

– Connu… Et qu’est-ce qu’il fait là ?

– Il se meurt de soif au fond d’un in-pace.

– Il vous a parlé ? Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

– Pas grand-chose : il m’a demandé une boîte de peinture, et de l’eau.

– Il veut donc faire de la peinture à l’eau ?

– Ah ! ne riez pas, monsieur Magnus ! je vous en conjure… Ce n’est pas pour rire que l’on a enfermé depuis des semaines ce malheureux jeune homme dans le couvent des séraphins. Et il ne riait pas tantôt, quand je sciais les barreaux qui me séparaient de lui ! Hélas ! hélas ! sa vie, monsieur Magnus… il faut la sauver… Jeannot ne peut pas rester dans cet affreux couvent !

– Nous le sauverons avec l’aide de la « petite matelassière » ! Mais vous n’avez donc pas réussi à scier les barreaux ?

– Je suis arrivée à scier les barreaux, sachant bien qu’ensuite Jeannot s’en tirerait toujours, mais la fatalité était contre nous ! J’avais à peine terminé ma besogne que j’entendais Petit-Jeannot qui me soufflait : « Chut ! Arrêtez-vous ! On vient me chercher ! Vite, passez-moi votre boîte de peinture. » Je n’ai eu que le temps de lui passer ma boîte et je n’ai plus rien entendu ! Et je l’ai appelé en vain. On avait dû l’emporter… Dieu sait où ! et pourquoi faire ?

– Écoutez ! fit M. Magnus, j’y descendrai, moi, dans l’ïn-pace, et on verra bien ! Mais tout de même je vais prévenir la « petite matelassière » d’abord…

– Allez ! et dépêchez-vous, monsieur Magnus, car je meurs de peur ici… Qu’est-ce qu’il est arrivé à Jeannot ? et qu’est-ce qui s’est passé à la villa ? Ah ! je ne m’étais pas trompée ! Je m’étais dit : « Il y a du malheur dans l’air », tantôt, quand j’ai rencontré coup sur coup l’homme aux lunettes vertes et le marchand de parapluies !

– Vous avez vu le marchand de parapluies ? s’écria le nain. Que ne le disiez-vous ! Il n’y a pas une minute à perdre ! La « petite matelassière » nous a toujours dit de nous méfier ! Adieu ! ne sortez pas d’ici ! Je serai de retour avant une heure !

Et M. Magnus sortit de la cabane et lança sa roue à toute volée sur le sentier qui s’enfuyait dans la nuit, du côté de la Forêt-Noire. Il n’avait pas plutôt disparu que, d’un petit bosquet qui se trouvait derrière la cabane, une ombre sortait, puis une autre. La première disait à la seconde :

– Écoutez, William, vous allez vous rendre au couvent et vous direz au révérend père prieur que maintenant il n’y a aucun inconvénient à ce que Petit-Jeannot parle, et à ce qu’il dise tout ce qu’il sait, et le plus tôt possible, devant le père Rossi et les deux autres.

– Bien, monsieur Sans-Nom.

– Vous direz que je vous ai apporté l’ordre au nom du « maître de l’heure ». Allez !

Les deux ombres se séparèrent, et M. Sans-Nom rentra dans son bosquet, d’où il avait pu voir et même entendre tout ce qui se passait dans la cabane rustique où était enfermée cette pauvre Mlle Berthe.

*

* *

Le père Rossi et les deux autres, précédés toujours de Franz Holtzchener et de sa lanterne, étaient arrivés devant le couvent des séraphins.

Ce couvent était le résultat du génie policier de Franz Holtzchener. Un jour que celui-ci errait aux environs de Zelle, veillant vaguement sur la sécurité de son souverain qui était en villégiature au Joli-Colombier, il avait rencontré, assis sur les ruines d’un couvent de minimes, un pauvre moine sur la figure duquel il avait lu tous les vices et toutes les misères. Le moine, qui avait nom Basile, lui confessa qu’il avait été chassé de son ordre, qui était celui des capucins, parce qu’on l’avait découvert gourmand, paillard, orgueilleux. Il avait subi toutes les corrections, mais rien n’avait pu l’améliorer, et on l’avait chassé. Il avait essayé quelques métiers ; mais il n’avait réussi dans aucun. Il rêvait d’être à la tête d’un couvent où l’on saurait vivre.

« – Ah ! mon frère, disait-il à Franz Holtzchener, il ne s’agit que de déployer un peu d’intelligence dans une aussi admirable place. Un père directeur ne doit manquer de rien, car les dévotes s’intéressent très fort à lui. A-t-il une petite toux ? Se plaint-il un peu de l’estomac ou de la poitrine ? Aussitôt on envoie les bouillons gras ou maigres, des confitures, des biscuits, des bouteilles de vin. Une dévote a-t-elle quelque secret à dévoiler ? C’est toujours à son directeur qu’elle s’adresse. Enfin, s’il a quelque penchant à la galanterie, il sait bien où s’adresser.

Dans tout ce verbiage, Franz Holtzchener avait retenu ces mots : « Une dévote a-t-elle quelque secret à révéler, c’est toujours à son directeur qu’elle s’adresse ! » Oh ! certes, l’ordre des jésuites auquel Franz Holtzchener appartenait avait bien des moyens de posséder les secrets du monde ; mais Franz Holtzchener avait besoin, à cause de la confiance de l’empereur, de posséder ses secrets à lui… Et il pensa que sa besogne serait bien avancée s’il avait son confessionnal à lui, ses cachots à lui, ses juges d’instruction qui ne seraient autres que certains pères confesseurs, lesquels, pour obtenir des aveux nécessaires, pourraient user de moyens qui ne sont plus à la disposition des juges ordinaires.

Dans un couvent, on peut toujours fustiger, fouetter, laisser mourir de faim et même enterrer les vivants jusqu’à la limite nécessaire à leur salut. Cela s’appelle des pénitences. Ah ! avoir son pénitencier, sur lequel, lui, Franz Holtzchener, dirigerait les gens d’un naturel trop peu communicatif, n’était-ce point là, en vérité, une idée de génie ?

Le père Rossi, savamment tâté, laissa faire ; il pensa, comme Franz Holtzchener, qu’il était nécessaire que l’ordre disposât d’un couvent et d’une communauté où il pourrait se passer des choses utiles dont l’ordre ne saurait être rendu responsable. C’est ainsi que sur les ruines d’un couvent de minimes s’éleva un couvent de séraphins qui semblait n’avoir d’autre maître que le révérend père prieur Basile, l’ex-capucin qui avait eu tant de malheurs.

Le père Basile avait su rapidement s’entourer de la lie monastique de tous les autres couvents de franciscains, dominicains, carmes, augustins, etc., qui avaient été chassés comme lui de leur ordre. Bien nourris, bien logés, ne manquant de rien, ils se montrèrent d’honnêtes gens. Seulement ils étaient à la disposition de Franz Holtzchener.

Quand on leur amena Petit-Jeannot, un soir, ils le traitèrent d’abord fort bien. Petit-Jeannot – qui avait été brutalement enlevé aux joies amoureuses de la rue de l’Eau-de-l’Empereur par les sbires de Franz Holtzchener qui le guettaient devant la porte de M. Malaga – avait eu tout de suite la curiosité de savoir ce qu’on lui voulait et pourquoi on l’avait conduit chez des moines. On lui avait répondu que c’était pour son salut.

C’est ainsi que le lendemain, il fut conduit dans le magasin de la pénitence où il trouva toutes choses rangées en bon ordre le long des murs : disciplines en cuir, en plomb, à pointes, sans pointes, des cilices à crochets, à épines, doubles, triples, tout garni de grains de poivre et arrosé de vinaigre ; des bâillons, des ceintures de fer et bien d’autres instruments encore.

On lui donna à choisir l’instrument de sa première pénitence ; mais il répondit qu’il aimait mieux ne rien choisir du tout. Alors le père correcteur fut appelé, et il décrocha une sorte de fouet qui était plein de nœuds et de balles de plomb. Petit-Jeannot se récria et choisit aussitôt une honnête lanière, bien lisse, la trouvant plus que suffisante pour le châtiment de ses péchés et, dans le même moment, il se prit à pleurer, demandant grâce et pitié. Le père correcteur le dirigea vers une très forte chaise à bras, tout en bois. Un des plus gros et des plus forts moines présents, sur l’ordre du père correcteur, y prit place.

Quant à Petit-Jeannot, il reçut l’ordre de passer derrière la chaise et de donner ses deux mains par-dessus le dossier au moine assis. Ainsi les mains du pauvre garçon furent-elles emprisonnées comme dans un étau et il sentit que l’on abaissait sur ses talons son pantalon. On lui retroussa également son habit et sa chemise par-dessus ses épaules, et le père correcteur, aussitôt, se mit à régaler tout le pays découvert d’une ample fessée.

Le père correcteur lançait les coups de martinet d’une manière lente et qui n’en était que plus terrible. Ce père correcteur connaissait son affaire, et Petit-Jeannot brûla bientôt comme si on l’écorchait vif. Enfin, ce supplice prit fin, et sur la demande qu’on lui en fit, le patient déclara qu’il était prêt à se confesser et à faire tout le nécessaire pour le salut de son âme.

Sur quoi on le porta dans la chapelle, et on le déposa dans la petite boîte du confessionnal, dans lequel, juste devant le nez du jeune homme, on avait suspendu le martinet à balles de plomb. Petit-Jeannot, qui tremblait sur ses genoux, voulut détourner son regard de ce fâcheux instrument de torture, et ses yeux rencontrèrent le révérend père qui entrait justement dans le confessionnal. Le malheureux pénitent étouffa aussitôt un cri, car il venait de reconnaître dans son confesseur le maudit marchand de parapluies du Val-d’Enfer, le démon qui semblait le poursuivre partout et être la cause de tous ses malheurs !

Son épouvante atteignit des proportions inquiétantes quand il comprit quel genre de confession on exigeait de lui ! C’était toute sa vie passée que l’on fouillait, et avec quel acharnement ! Mais Petit-Jeannot n’en mentit pas moins avec une astuce remarquable, se taisant sur son rôle imprévu dans l’œuvre si mystérieuse des montres qui sonnaient midi à deux heures et quart.

Il savait qu’il y avait quelque part dans le monde un vieil Omar qui ne badinait pas avec les secrets de la crypte des Saintes-Maries. Aussi il avait bien résolu de se taire, et sur tout ce qui concernait la Reine du Sabbat, et sur M. Baptiste lui-même, dont l’importance comme horloger de ces exceptionnelles montres et de certaines terribles horloges apparaissait à distance des plus à craindre. Or le secret de ces montres et de ces horloges était intimement lié à un autre secret que l’apprenti avait surpris chez M. Baptiste, et sur lequel son confesseur revenait avec une obstination désespérante : c’était le secret des noms !

– Mon cher fils, lui répétait cet homme plein d’onction, vous ne me dites point tout. Ne trouvez-vous pas le doigt de Dieu dans le fait que vous ayez, certain soir, rencontré sur votre route, dans la Forêt-Noire, un pauvre marchand de parapluies qui était sur le point d’entrer en religion, et que ce soit justement ce marchand de parapluies-là qui vous confesse aujourd’hui ! À ce moment je vous ai entendu prononcer cette phrase, dans l’auberge, cette phrase si simple : « Après l’archiduc Paul, Jean de Styrie », et un peu plus tard : « Après Jean de Styrie, Marie-Louise ! » Eh bien mon fils, il faut me dire pourquoi vous avez dit cela ?

– Bah ! répondit Petit-Jeannot de son air le plus niais, j’ai dit cela comme j’aurais dit autre chose !

– Et dans votre esprit, vous ne vous souvenez pas à quelles liaisons d’idées cela peut répondre ? Vous ne vous souvenez pas non plus où, ni comment, vous avez appris à prononcer ces noms-là, ni la raison de l’ordre dans lequel vous les prononciez ?

– Ma foi, non !

– Eh bien ! mon fils, il m’est impossible de vous donner l’absolution tant que vous ne vous souviendrez pas de cela ! Vous viendrez me voir quand votre esprit se souviendra.

– C’est cela, fit Petit-Jeannot, je reviendrai vous voir à ce moment-là.

Et il partit heureux d’en être quitte à si bon compte. Seulement, quand il quitta le confessionnal, il fut désolé de voir qu’on le reconduisait dans la salle de la pénitence. Cette fois, on fit mettre le pénitent à genoux, on lui lia les pieds et les mains, on l’attacha au fauteuil ; le père prieur lui-même lui fit administrer un cordial pour lui donner des forces, et ce fut Franz Holtzchener lui-même qui s’apprêta à distribuer les coups, son poing déjà armé de la lanière à balles de plomb.

Le supplice commença. Mais Franz Holtzchener se fatigue, béatement Petit-Jeannot sourit. Il sourit, tel le martyr dans la géhenne. Que veut dire ceci ? Et quelle âme de fer habite ce corps fragile ? Franz Holtzchener sue à grosses gouttes. C’est lui qui demande grâce. Il ne frappe plus. Il murmure :

– Diable ! cela va être plus difficile de le faire parler que je ne pensais ! Il va falloir employer les grands moyens !

Mais Franz Holtzchener était alors pressé de quitter le couvent et de regagner Vienne, et il dut remettre à plus tard l’expertise des « grands moyens ». Seulement, avant de partir, il recommanda tout particulièrement Petit-Jeannot et le salut de son âme au révérend père prieur et au père correcteur. Il lui fallait, quand il reviendrait, un Petit-Jeannot tout à fait transformé, obéissant et soumis. Nous ne nous attarderons point à décrire la triste existence du malheureux apprenti horloger. Petit-Jeannot était en train de devenir un petit saint. Tout particulièrement il endurait la flagellation et autres mauvais procédés corporels avec une soumission extraordinaire. On eût même dit que cela lui faisait plaisir, et il n’y comprenait rien lui-même.

La vérité était que la fameuse montre de M. Baptiste avait sauvé une fois de plus Petit-Jeannot. Selon la règle, à son arrivée au couvent, on avait « soulagé » le néophyte de tous les objets en sa possession, dont la montre à la singulière inscription de « deux heures et quart ». Le tout avait été porté chez le père prieur, qui n’avait pas plutôt aperçu cette montre qu’il se sentit animé des meilleures intentions pour Petit-Jeannot. Il sut que Franz Holtzchener voulait faire parler le jeune homme, et il comprit qu’il devait, lui, le faire taire. Ce qui prouvait de toute évidence que le révérend père Basile devait avoir quelque accointance avec la redoutable association des « Deux heures et quart ».

Si bien que, le soir même de l’arrivée de Petit-Jeannot aux Séraphins, ceux ou celui des « Deux heures et quart » qui devait tout savoir, qui, tout-puissant, se faisait appeler « le maître de l’heure », sut où était Petit-Jeannot et ce qu’on voulait de lui. Les ordres arrivèrent : « Qu’il se taise ! Coûte que coûte ! » et ce terrible coûte que coûte était bientôt accompagné d’un petit paquet venu de la pharmacie centrale des « Deux heures et quart », pharmacie dirigée par cet excellent M. Malaga… et paquet dans lequel se trouvait tout ce qui peut faire taire un homme pour toujours.

Pauvre Jeannot ! Heureusement pour lui que le poison de M. Malaga arriva une heure en retard sur la flagellation du père Holtzche-ner, car le révérend père Basile, qui ne savait qu’obéir, n’aurait sans doute point hésité à verser la funèbre drogue dans le cordial qui fut tendu à Petit-Jeannot avant son supplice. Au lieu de cela, Basile se contenta d’y faire rentrer certaines plantes aromatiques et certaines liqueurs dérivées de la morphine et de l’opium, qui mettent si bien le corps en extase que tous les coups dont on le frappe deviennent sur-le-champ autant de caresses. Ainsi s’explique l’héroïsme de Petit-Jeannot.

– Nous n’aurons peut-être point à faire usage du poison, se dit le prieur, après avoir constaté le succès de son expérience. Enfin, il sera toujours temps d’empoisonner ce pauvre Jeannot quand Franz Holtzchener reviendra !

En attendant, pour qu’on ne pût l’accuser de porter intérêt au pénitent du jésuite, le père prieur laissa Petit-Jeannot se morfondre jusqu’au fond de l’in-pace, et crier la faim quand on ne lui donnait pour tout régime que de l’eau, et crier la soif quand on ne lui donnait pour toute nourriture que de la morue salée. Enfin Franz Holtzchener était revenu, et les flagellations avaient recommencé ; mais le cordial continuait à faire son effet ; le père prieur avait gardé son poison dans son armoire. Quant au jésuite, il maudissait Jeannot et avait envoyé promener de rage toutes les lanières inutiles.

Oui… oui… il fallait autre chose… autre chose…

La vraie torture allait commencer. Le père prieur demanda à l’appliquer lui-même.

Or nous allons voir combien le rôle de ce brave homme devenait de plus en plus difficile, car les ordres secrets relatifs à Jeannot venaient d’être considérablement modifiés. D’abord on avait félicité le père Basile de ce qu’il avait été assez habile pour conserver la vie à son néophyte sans que celui-ci dévoilât des secrets qui ne lui appartenaient pas. Ensuite on lui avait recommandé de n’user du poison qu’à la dernière extrémité – car si dans le moment les « Deux heures et quart » avaient le plus grand intérêt à ce que le jeune homme ne parlât pas, cet intérêt pouvait se transformer de telle sorte du jour au lendemain qu’il serait utile pour tout le monde que Petit-Jeannot se prit à bavarder.

En attendant ce jour-là, comme la consigne était encore au silence, le père prieur faisait tout son possible pour tromper Franz Holtzchener et pour éviter à Petit-Jeannot les ennuis inévitables d’un coin de bois enfoncé entre les chevilles avec trop de rudesse. Il le ménageait en réalité si bien, tout en lui recommandant du reste de crier, que Jeannot en conçut pour son bourreau une reconnaissance sans bornes.

Jeannot trouva le moyen, en l’absence de Franz Holtzchener, de remercier le vénérable ecclésiastique. L’autre lui dit qu’en agissant de la sorte, il obéissait, lui, à une pitié dont il pourrait se repentir dans ce monde et dans l’autre, sans compter que Franz Holtzchener finirait bien par s’apercevoir de la supercherie, car enfin, il devenait tout à fait incroyable que le corps du jeune homme fût ainsi torturé sans qu’il présentât certaines plaies attestant la bonne foi de l’opérateur.

– Mon cher père, avait répondu Petit-Jeannot, qu’à cela ne tienne ! Je suis fils et petit-fils de bohémiens, et je sais comment ça se fabrique, des plaies ! Passez-moi donc une boîte de peinture, et vous verrez si je vous en fais, des plaies !

Sans doute le père Basile n’avait-il pas apporté à Petit-Jeannot la boîte de peinture désirée, puisque nous avons entendu celui-ci réclamer comme le premier des bienfaits cet objet à Mlle Berthe, stupéfaite et attristée.

Mais la preuve que cette boîte devait lui être bien utile, c’est que le soir même où l’empereur et l’impératrice sont introduits dans le couvent des séraphins, les augustes visiteurs ne peuvent retenir une exclamation d’horreur quand on leur apporte sur une civière, le corps pantelant, saignant, sanguinolent, du malheureux Jeannot. L’empereur et l’impératrice et le père Rossi détournèrent la tête ; Franz Holtzchener lui-même ne pouvait se défendre de frissonner.

Seul de tous ceux qui étaient là, Petit-Jeannot paraissait à son aise et, en voyant monter jusqu’à son escabeau le vénérable prieur qui tenait en ses mains tremblantes de petites tenailles, il lui adressa un bon sourire « entendu » et sournois. L’impératrice n’y put tenir davantage. Elle s’interposa, déclarant qu’elle présente, on ne continuerait point un pareil crime. Mais sa défense de Petit-Jeannot fut courte et inutile, car l’empereur d’une voix terrible prononça qu’il n’avait plus de pitié dans son cœur pour personne… et que si la souveraine n’avait plus la force de soutenir un pareil spectacle, elle n’avait qu’à se retirer. Ce qu’elle fit. Mais elle laissa la porte entr’ouverte derrière elle ; puis elle tomba à genoux et fit une rapide prière. Et elle attendit. Ce fut d’abord la voix de l’empereur qui se fit entendre.

– Il faut, disait-il, que ce jeune homme ait bien conscience de l’importance de ce qu’on lui demande, pour qu’aucun châtiment ne puisse le faire sortir de son mutisme !

– C’est à grand’peine, colonel, déclara Franz Holtzchener, que j’ai pu, en lui imposant moi-même tantôt les poucettes, lui faire avouer qu’il avait été employé comme apprenti horloger chez un monsieur Baptiste. Le père prieur va essayer devant vous, colonel, le supplice des tenailles.

– Mais où allez-vous lui poser ces tenailles ? demanda le père Rossi.

– Il y a encore une place : aux mamelles ! Nous allons lui tenailler les mamelles ! Il y a bien peu de pénitents qui résistent à la confession avec tenailles aux mamelles !

– Eh bien, commencez ! Et faites vite !

Franz Holtzchener fit un signe de tête. Le père Basile dressa au-dessus de Petit-Jeannot ses tenailles. Petit-Jeannot continua de lui sourire. Le malheureux ne savait pas que le père Basile venait de recevoir l’ordre de laisser parler et même de faire parler le jeune homme.

– Posez la question ! dit le père Basile.

– Où le Petit-Jeannot a-t-il travaillé chez M. Baptiste ? dit Franz Holtzchener.

– Vous ne voulez pas répondre à cette question ? demanda le père Basile.

– Non ! Non ! Non !

Et Petit-Jeannot sourit au révérend père Basile. Alors celui-ci abaissa ses tenailles sur la poitrine du jeune homme et prit dans leurs pinces le bout des mamelles.

– Aïe ! gémit doucement Jeannot, pour avertir son compère que celui-ci lui tenait réellement la chair.

Mais le père Basile tira. Alors on entendit un hurlement.

– À Paris ! hurla Petit-Jeannot, à Paris ! J’ai travaillé chez M. Baptiste… à Paris. – Et il ajouta, entre ses dents, à l’adresse du père Basile : – Êtes-vous bête ! Vous m’avez fait un mal de chien !

– Ah ! ah ! à Paris. C’est un renseignement cela, dit Franz Holtzchener. Je pensais bien que les tenailles aux mamelles produiraient leur petit effet. Et où cela, à Paris ?

Mais Petit-Jeannot retomba dans son mutisme, espérant sans doute que l’accident des tenailles n’avait été qu’un… accident. Seulement, quand il sentit que le père Basile lui tirait à nouveau la mamelle, il se prit à hurler et se déclara prêt à dire tout ce qu’on voulait. On n’avait qu’à l’interroger.

– Où, à Paris ?

– Au Palais Royal.

– M. Baptiste tient donc une boutique au Palais-Royal ?

– Oui, monsieur, répondit Petit-Jeannot, qui ne quittait pas des yeux les tenailles du père Basile… Il y tient boutique… pas bien loin de la galerie d’Orléans.

– Et c’est chez M. Baptiste, reprit l’interrogateur, que vous avez appris le secret des noms… ce secret grâce auquel vous pouvez si facilement dire : Après Jean de Styrie… Marie-Louise… Après Marie-Louise…

– Oui ! Oui ! c’est cela ! C’est bien chez M. Baptiste, répliqua le patient qui, un moment, avait hésité, mais qui n’avait pu résister à la simple menace des tenailles.

– Et comment savez-vous qu’après celui-ci, c’est celui-là ?

– C’est parce que les noms étaient placés comme ça.

– Et où étaient-ils placés comme ça ?

– Dans la chambre des horloges.

À ces mots l’empereur et le père Rossi échangèrent un rapide regard.

– Qu’est-ce que c’est que la chambre des horloges ?

– C’est une chambre dans laquelle il y a des drôles d’horloges qui sonnent l’heure sur des têtes de mort !

Cette fois l’empereur ne put rester à sa place. Il s’approcha de Petit-Jeannot, faisant montre d’une agitation dont il tentait vainement de rester le maître.

– Laissez ! fit-il à Franz Holtzchener. C’est moi qui vais continuer à l’interroger… Tu dis que ces horloges sonnaient l’heure sur des têtes de mort ?

– Oui, monsieur.

– Est-ce que tu pourrais me dire ce que ces horloges avaient de particulier ? Par exemple, n’as-tu pas remarqué qu’elles portaient des inscriptions ?

– Oui, monsieur, une inscription !

– Quelle inscription ?

– Ah ! ça, monsieur, je ne peux pas le dire, parce que ça… c’est un grand secret.

– Ça n’est pas depuis longtemps un secret pour toi, puisque tu avais une montre qui portait cette inscription-là… Mais comment imagines-tu que c’est un grand secret ?

– Parce que cette inscription est la même que celle qui se trouvait sur toutes les montres dans la chambre des montres, et que la chambre des montres et la chambre des horloges, on ne les ouvrait jamais à personne.

– Il y avait donc une chambre qui s’appelait la chambre des montres ?

– Oui, monsieur.

– Où se trouvait cette chambre des montres ?

– Au fond de la boutique.

– Et la chambre des horloges, où était-elle ?

– Ah ! ça, je ne pourrais pas vous le dire exactement.

– Tu y es cependant entré ?

– Oui, monsieur, mais c’est par des couloirs et des escaliers secrets qui montent et qui descendent si bien dans le Palais-Royal qu’on ne saurait dire exactement où on se trouve quand on s’y trouve.

– Mais tu pourrais y retourner ?

– Oui, monsieur, les yeux fermés.

– Tu dis que l’inscription qui se trouve sur les montres et sur les horloges est un secret ? À qui donc appartient ce secret ? À monsieur Baptiste ?

– Oui, bien sûr, à M. Baptiste.

– Tu n’en connais pas d’autres qui ont part à ce secret ?

– Non ! je n’en connais pas d’autres ! mentit Jeannot.

– Tu mens, Jeannot, tu mens… Tu n’as pas tout dit… loin de là ! M. Baptiste a des complices qui connaissent avec lui le secret des montres… Tu vas nous dire comment ils s’appellent.

– Je ne les connais pas, je le jure !

– Les tenailles ! commanda l’empereur.

– Voilà ! hurla Jeannot. Je le dirai… Il y a le vieil Omar !

– Qui est le vieil Omar ?

– C’est le chef des tribus : c’est l’Ancien des Cigains, celui qui commande avec le Grand Coesre à ceux de ma race.

– Quelle est donc ta race ?

– La race romani. Je suis Bohémien, moi, comme père et mère.

– M. Baptiste entretenait donc des relations avec les bohémiens ?

– Il réparait leurs montres.

– Est-ce que le vieil Omar et les bohémiens avaient des montres comme celles dont tu me parles ?

– Oui, monsieur, du moins les principaux !

– Où as-tu vu ces principaux ?

– Dans la crypte des Saintes-Maries-de-la-Mer, quand ils sont venus élire leur Grand Coesre.

– Tu connais le Grand Coesre ?

– Oui, monsieur, je le connais.

– Qui est-il ?

– Je ne peux pas le dire.

– Les tenailles, révérend père.

– Non, non, c’est inutile. Le Grand Coesre, c’est Stella.

– Stella ? C’est donc une femme ?

– Oui, monsieur. On l’appelle encore le Dieu doré ou la Reine du Sabbat. Mais c’est tout ce que j’en sais, je le jure sur mon salut éternel.

– Quand la Reine du Sabbat a été élue par les bohémiens, M. Baptiste se trouvait aux Saintes-Maries-de-la-Mer ?

– Oui, monsieur.

– Ils se connaissaient ?

– Elle est venue chez lui.

– Sais-tu ce qu’ils se sont dit ?

– Non ! Ils sont restés longtemps enfermés.

Chaque réponse de Petit-Jeannot semblait exciter au plus haut point l’intérêt de l’empereur, du père Rossi et de Franz Holtzchener. Celui-ci n’y tint plus.

– Je l’ai toujours dit ! fit-il. Nous n’avons rien fait disparaître avec Réginald : la terrible association vit toujours.

– Et elle a fait alliance avec M. Baptiste ! gronda l’empereur. Il poussa un effrayant soupir… L’impératrice avait donc raison !

Le terrible ennemi se cachait derrière cela : M. Baptiste ! Ce que l’empereur souffrait alors en songeant à ce que M. Baptiste lui avait pris, à ce qu’il se disposait à lui prendre encore, était inimaginable ! Il leva les poings vers le ciel et jeta dans un sanglot, à trois reprises :

– Jacques Ork ! Jacques Ork ! Jacques Ork !

L’empereur considéra quelque temps en silence le long corps ulcéré de Petit-Jeannot. Il força le regard qui fuyait, qui voulait se dérober.

– Et maintenant, fit-il, tu vas nous dire comment étaient placés les noms ?

– Ils étaient placés sur des étiquettes, qui pendaient à chacune des horloges.

– Et les horloges, comment étaient-elles placées ?

– Sur des sellettes appliquées contre la muraille.

– Il y avait beaucoup d’horloges ?

– Oui, d’abord… et puis il y a des horloges qui sont parties… elles partaient de gauche à droite… à tour de rôle… Il était rare, quand je retournais dans la chambre des horloges, que je ne retrouve pas un sellette vide… et je ne sais pourquoi ces horloges et leurs inscriptions et les petites étiquettes où il y avait des noms de l’écriture de M. Baptiste… tout cela me poursuivait… j’étais effrayé sans savoir pourquoi… sans doute à cause des têtes de mort… bien sûr… car ce n’est pas naturel, des horloges qui sonnent midi ou minuit à deux heures et quart ?

– Tu les as entendues sonner ?

– Oui, des fois que j’étais obligé de me cacher. Quand M. Baptiste descendait, se croyant bien seul… alors il remontait les horloges pour savoir si elles marchaient toujours bien, et quand il les écoutait sonner, il avait un air si méchant et si diabolique qu’il m’épouvantait.

– Pourrais-tu dire combien il y avait d’horloges ?

– Oh ! il y en avait bien une quinzaine… mais il n’y avait pas de nom sur les trois dernières…

– Ah ! ah ! il n’y avait pas de nom sur les trois dernières ? Mais quels noms, rappelle-toi bien… quels noms venaient… dis cela dans l’ordre… rappelle-toi bien quels noms venaient après… Adolphe.

Et l’empereur soupira.

– Après Adolphe, c’était Ethel…

Petit-Jeannot n’avait pas plutôt dit cela : « Après Adolphe, c’était Ethel » que l’on entendit distinctement un cri se répercuter dans les corridors sombres : « Ethel ! Ethel ! »

Les trois personnages qui entouraient le jeune homme, à ce mot eurent un sursaut et se dressèrent tout pâles, tant ce cri leur parut déchirant. Et aussitôt la blême figure de l’impératrice se montra à la porte.

– Vous avez entendu ? fit-elle toute tremblante.

– Mais oui… gémit François. Ce n’est pas vous qui avez crié madame ?

– Non ! Non ! Mais ce n’est pas loin d’ici ! C’est dans l’un de ces corridors que l’on a crié : Ethel !

– Vous croyez ? dit le père prieur. A-t-on réellement crié ? Ces corridors sont si sonores et l’écho est si bruyant…

Alors l’impératrice répéta tout haut le mot « Ethel »… et le corridor le répéta après elle, plusieurs fois.

– Vous voyez ! constata le père prieur.

– Tout de même, dit Gisèle, qui tremblait comme une feuille, j’avais cru reconnaître une voix…

– Oui, moi aussi, appuya l’empereur… C’était comme la voix de Régina.

– Oui… la voix de Régina ou de Tania… C’était comme si la voix de Tania pleurait déjà le pauvre Ethel, son fiancé ! Oh ! François ! François ! Il faut les sauver s’il en est temps encore. J’irai lui parler à Jacques Ork ! J’irai parler au monstre… et il m’entendra.

Mais l’empereur considérait toujours Petit-Jeannot. Une question lui brûlait les lèvres. Enfin il ne résista plus, et se passant la main sur le front pour en essuyer la sueur qui en coulait, demanda :

– Parmi les noms… parmi tous les noms, est-ce que tu n’en as pas remarqué un Édouard ?

– Non ! répondit Petit-Jeannot sur-le-champ… Je n’ai pas remarqué. Ce nom-là n’y était certainement pas.

L’empereur leva les yeux au ciel comme s’il le remerciait. Et tout à coup, il eut un accès nouveau de rage et de terreur :

– Mais il y a, dis-tu, trois horloges sans nom ?

– Oui, trois horloges sans nom.

– Pour qui sont-elles, ces horloges-là ?

– Est-ce que je sais, moi !

– Tu n’as rien remarqué autour de ces horloges-là ?

– Ma foi, non ! Seulement il y en avait une qui était plus petite que les autres ! Oui, les trois dernières horloges étaient réunies sur une même sellette, et la toute petite horloge était entre les deux grandes, ma foi, comme un enfant entre son père et sa mère.

– Comme un enfant entre son père et sa mère…

– C’est cela, c’était une idée à moi, comme cela ! M. Baptiste les remontait plus souvent encore que les autres, celles-là, surtout la toute petite, et quand elle sonnait, il écoutait avec un plaisir qui me glaçait d’effroi… Et il soupirait de satisfaction, et il soupirait avec bonheur, et il allait se mettre à genoux devant l’autel.

– Devant l’autel ? interrogea encore François, dont on entendait claquer les dents, car il ne doutait plus que cette petite horloge fût la petite horloge du petit Édouard.

– Ma foi, c’est comme un autel, puisqu’il y a des cierges dessus… mais à la place du bon Dieu… il y a un grand portrait de femme, d’une belle femme, ma foi, et à la place d’anges, il y a de chaque côté, les portraits de deux petits enfants, beaux comme des chérubins.

– C’est lui ! c’est lui ! s’écria l’impératrice. Doutes-tu maintenant que nous ayons eu affaire à Jacques Ork ?

– Non, répondit l’empereur en secouant la tête… je ne doute plus. J’ai tué ses enfants… Il tuera les miens.

Ceci fut dit d’une façon si sinistre… si désespérée, que les trois ecclésiastiques qui se trouvaient là se sentirent pris d’une immense pitié pour ce malheureux souverain que le monde croyait tout-puissant et qui s’avouait incapable de parer les coups que le Destin lui préparait. Quant à l’impératrice Gisèle, elle alla droit à François et lui dit :

– Aie confiance, François ! c’est moi qui irai le trouver… et je le prierai pour tous… et pour le petit Édouard… Oui, François, pour ton fils ! puisque nous n’avons plus d’autre enfant.

L’empereur se courba sur les mains de l’impératrice et les arrosa de ses larmes.

– Tu es la meilleure et la plus sublime des femmes… Me pardonneras-tu jamais, Gisèle ?

– Il y a longtemps que tu es pardonné, François ? Comment irais-je demander le pardon aux autres si le pardon n’était déjà entré dans mon cœur !

– J’ai faim ! fit entendre une faible voix.

C’était Petit-Jeannot qui réclamait la récompense de sa longue confession. L’empereur et Gisèle donnèrent des ordres immédiats pour qu’on réparât le plus solidement qu’on pût, à l’intérieur et à l’extérieur, la pauvre carcasse si endommagée du pauvre Jeannot, et il fut entendu que le jeune homme, aussitôt sur ses pieds, servirait de cicérone à l’impératrice dans ses démarches auprès de M. Baptiste. Le révérend père prieur rassura l’impératrice qui se lamentait sur les souffrances de Jeannot et sur les suites de ses blessures.

– Je connais, madame, fit-il, un onguent merveilleux qui le guérira en deux jours… Dans deux jours, frère Jeannot sera plus vivant que vous et moi !

Le malheureux prieur ne savait pas si bien dire. Il mourut à table d’une congestion qui lui vint à la suite de l’absorption par erreur d’une petite pharmacie préparée par M. Malaga, potard à Vienne, rue de l’Eau-de-l’Empereur. Le paquet préalablement destiné à Petit-Jeannot n’avait donc pas été tout à fait inutile. L’erreur semblait être aussi bien le fait du frère Franz Holtzchener que du père prieur lui-même… Mais c’est un point qui n’a jamais été bien établi.

Petit-Jeannot, qui avait été transporté dans l’état que l’on sait, dans une cellule confortable, disparut du couvent la nuit même du fameux interrogatoire qui avait appris tant de choses au père prieur… et il disparut si bien qu’il fût impossible d’en retrouver la trace. Pendant que tous les séraphins de la Forêt-Noire le cherchaient, il était emporté, avec la rapidité d’une flèche, par un cheval tout blanc, aux quatre sabots d’or, plus rapide que le vent. Il était retenu d’une main ferme par une jeune et belle amazone qui ne cessait d’éperonner sa monture en criant : « Hop ! Hop ! Vite ! Darius ! C’est pour Tania ! C’est pour le prince Ethel ! »