Ce matin-là, qui était le lendemain de la grande victoire austrasienne de la Porte-de-Fer, tout Vienne était en fête, et les fidèles et loyaux sujets de Sa Majesté François attestaient leur enthousiasme par mille acclamations qui montaient vers les fenêtres de la Hofburg. La foule restait là, dans l’espoir de voir apparaître à son balcon Sa Majesté. La voix populaire le réclamait, mais François ne se montrait pas. L’explosion d’enthousiasme de ses sujets, pas plus du reste que la nouvelle de la victoire de ses armées, n’avait été capable de galvaniser l’empereur, de l’arracher à l’horrible torpeur qui le laissait cloué sur un fauteuil, avec les mêmes yeux hagards regardant toujours des choses qu’il était seul à apercevoir et qui le remplissaient d’une muette épouvante…
Donc, ce matin-là, un moine, qui portait l’habit des franciscains, se traçait assez rudement un passage à travers la foule hurlante et acclamante, parvenait à pénétrer dans la grande cour de la Hofburg, et se voyait arrêté par des laquais au seuil même du grand vestibule du palais.
– On ne passe pas ! lui dit-on. Que voulez-vous ?
– Voir l’empereur.
– Vous auriez une lettre d’audience, dit un huissier, que vous ne passeriez pas. On ne voit pas l’empereur.
– Annoncez l’archiduc Paul.
Cinq minutes plus tard, en haut du grand escalier qui conduit aux appartements de l’empereur, l’impératrice Gisèle se jetait dans les bras de son fils.
– Tu viens peut-être le sauver, lui dit-elle. À nous, il ne répond même plus. Puisse ta voix le faire sortir de son affreux rêve !
– Nous sommes dans la main du Seigneur, ma mère, répondit le moine. Conduisez-moi auprès de Sa Majesté.
Ils entrèrent dans le bureau de l’empereur. François ne tourna même pas la tête. Paul le salua du plus doux nom. Au son de cette voix qu’il n’avait pas entendue depuis si longtemps, l’empereur tressaillit et lentement leva les yeux sur le dernier fils qui lui restait, mais que le cloître lui avait pris. Il le regarda longtemps. On vit dans ses yeux rouler quelques lourdes larmes et puis sa tête retomba. Alors le moine se pencha à l’oreille de son père et prononça quelques mots. François se redressa et sembla revenir à la vie.
– Parle ! Parle, mon fils !
Paul se tourna vers l’impératrice :
– Madame, lui dit-il, ce que j’ai à dire à l’empereur ne peut être entendu que de lui et de Dieu !
– Je m’en vais, mon fils… et puisses-tu, fit-elle en levant les yeux au ciel, soulager les maux de l’empereur avec les nouvelles que tu lui apportes… Il n’y avait qu’un nom qui pût le faire revenir à la vie, et c’est ce nom-là que tu as prononcé tout à l’heure… Sois béni !
Le moine avait baissé la tête.
– Que le Seigneur soit loué, fit Gisèle, l’empereur est sauvé !
Et elle les laissa seuls… François était déjà debout sur ses jambes tremblantes… et ses bras et ses mains tendus vers le moine… tremblaient aussi… tremblaient d’espoir insensé… Et sa bouche gémit ces paroles :
– Vivants ! Ils sont vivants tous les deux ! Qui t’a dit cela ?
– M. Baptiste !
– Tu le connais donc ?
Le moine poussa un soupir :
– Je le connais… je l’ai connu avant vous, mon père… comme avant vous j’ai connu la mère du petit Édouard, mon père. Maintenant que la paix s’est faite dans mon cœur je puis vous dire ce qu’autrefois j’ai dû vous cacher. Vous allez savoir pourquoi je suis entré en religion et pourquoi, malgré vos supplications, je ne vous ai point dit le secret de mon cœur. J’aimais cette jeune fille que j’avais rencontrée à Venise ; je l’aimais à en devenir fou, oui. Elle, elle ne m’aimait pas. Elle m’éloigna toujours. Je lui offris de l’épouser. Elle refusa. Je voulus en savoir la raison… je l’appris bientôt. Elle avait refusé de devenir ma femme pour devenir votre maîtresse. J’entrai dans un couvent, mon père.
– Paul !
– Ne me plaignez pas, mon père, je suis guéri de tous les maux du monde… Je n’aime plus cette femme… et ce M. Baptiste a pu violer la paix du cloître ce matin pour m’en parler et prononcer son nom devant moi…
– Tu dis que tu connais ce M. Baptiste ?
– Oui, je l’ai vu cette nuit. Il m’a tout dit. C’est Jacques Ork ! Et il prétend aussi qu’il a un autre nom. S’il faut l’en croire, il s’appellerait le « châtiment de Dieu » ! Quand j’ai connu ses crimes, je me suis éloigné de cet homme avec horreur… C’est un maudit ! Cependant il m’a fallu l’écouter… Il m’a fallu subir ses ordres… il m’a fallu venir ici, mon père ! Mon père, je suis l’émissaire de Jacques Ork… et si, après tant d’années, je ne reviens que pour vous parler de cette femme dont le nom ne devrait pas être prononcé dans ce palais qui abrite ma mère… c’est pour empêcher ce maudit de commettre son dernier forfait… Mon père, voici l’ordre suprême de Jacques Ork : « Tu iras dire « à l’empereur que son fils et la mère du petit Édouard sont encore « vivants, mais qu’ils seront morts cette nuit, à deux heures et quart, si l’empereur ne vient lui-même les chercher dans la chambre de la « douleur. »
– Dans la « chambre de la douleur » !
L’empereur s’était jeté les mains devant les yeux, comme s’il voulait les garder d’une horrible vision… cependant qu’il prononçait d’une voix qui ressemblait à un râle :
– Jamais ! Jamais ! malheureux ! Tu ne sais donc pas ce qu’il y a dans la « chambre de la douleur » ?
– Qu’y a-t-il donc, mon père ? interrogea le moine justement épouvanté de l’aspect de folie qu’avait pris soudain la physionomie de François.
– Ce qu’il y a ? Jamais ! Jamais ! Tu ne le sauras pas ! Et moi ! et moi ! je ne la verrai plus ! Non ! non ! je ne veux plus voir ça ! Oh ! oh ! dans la « chambre de la douleur » !
– C’est cependant là, mon père, que le petit Édouard et sa mère vous attendent. Si vous n’y allez pas, ils mourront !
François se tordit les mains…
– Non ! non ! gémit-il, il ne faut pas qu’ils meurent ! Et il bégayait, honteux devant son fils :
– Je les aime tant !
Et c’était vrai que sa passion pour la nièce de M. Baptiste, qu’il avait crue à jamais ensevelie dans son cœur à la suite des affreuses révélations du « Joli Colombier », le possédait plus que jamais… Il ne se demandait même plus si Clémentine avait joué son rôle malgré elle dans les affaires de M. Baptiste ou si elle n’avait pas été simplement une abominable rusée, une formidable hypocrite… non, non… innocente ou coupable… il l’aimait… Barbara, courtisane à Venise, ou Clémentine Bleichreider, bourgeoise à Vienne… il l’aimait, et seul M. de Riva savait ce qu’il en avait coûté à la police impériale pour rechercher la jeune femme et son enfant… et aussi pour retrouver M. Baptiste, qui avait disparu, sans que l’on pût savoir comment, dans les caves du Palais-Royal.
… Ah ! les retrouver ! les serrer sur son cœur ! les étreindre ! Connaître encore le baiser de son petit Édouard… de son enfant ! Oui… mais les retrouver dans la « chambre de la douleur » ! Et il râla encore :
– Je ne peux pas ! Je ne peux pas !
– Alors ils mourront, répéta le moine.
– Eh bien ! j’irai ! ah ! j’irai… mais auparavant je veux qu’on me crève les yeux ! Mon Dieu ! mon Dieu !
Et il se prit à sangloter…
– Oui, j’irai… C’est entendu… et je fermerai les yeux… Il fait sombre dans la « chambre de la douleur »… Oui… Ah ! j’en mourrai. Mourir, mon Dieu ! Allons ! du courage. Il le faut ! Comment n’irais-je pas, puisqu’ils m’attendent !
Le moine soutenait son auguste père qui, pris entre le désir de revoir ceux qu’il chérissait et la terreur de revoir la « chambre de la douleur », délirait…
– Mon père, vous irez là-bas. Mais vous n’irez point seul !
– Si ! Si ! tout seul ! Tiens, me voilà déjà fort ! Puisqu’il faut que j’y aille, j’irai, mais tout seul… certes ! Et personne, personne ne m’accompagnera… c’est ma volonté impériale… La « chambre de la douleur » est pour moi tout seul, tu entends, Paul, mon fils bien-aimé… Tu vas promettre à ton empereur, tu vas jurer à ton Dieu que tu ne me suivras pas… que tu ne m’accompagneras pas… Jure cela, Paul, ou je n’y vais pas… et il les tuera !
– Que votre volonté soit faite, mon père !
– Et aussi tu vas me promettre de ne dire à personne où je vais… Je ne veux personne avec moi !
Le moine dut encore promettre cela. Alors l’empereur, sa résolution prise, se montra soudain plus ferme, plus fort… Il s’enveloppait de sa capote de soldat, s’assurait qu’il avait quelque argent sur lui…
– Tout seul, murmura-t-il… et je fermerai les yeux !
– Mais, mon père, vous vous ferez accompagner au moins par un aide de camp, par un fidèle serviteur…
– Je n’ai plus de fidèle serviteur et je ne veux personne… Adieu ! Paul, et silence ! Tu vas rester dans ce bureau une heure. On croira que tu es toujours avec moi. Puis, l’impératrice viendra… mais tu ne diras rien à ta mère…
Il embrassa son fils, et faisant jouer le ressort de la petite porte secrète qui s’ouvrait à côté du meuble d’ébène, il partit. La porte se referme. Le moine se trouve seul. Il tombe à genoux et prie. C’est dans cette position que le trouve Gisèle.
– Paul ! Où est l’empereur ?
– Il est parti, madame…
– Dis-moi tout, mon enfant. Il est parti la retrouver ?
– Il est parti chercher son fils, et aussi sauver la mère…
– Des mains de Jacques Ork ?
– Des mains de Jacques Ork !
– Ah ! malheureux ! Tu ne connais pas Jacques Ork ! Tu ne connais pas M. Baptiste ! Tu ne sais pas que la haine infernale de cet homme ne pardonne pas et qu’il n’abandonne jamais ses victimes !
– Si Sa Majesté n’était allée dès cette nuit, ma mère, retrouver ces victimes-là qui sont encore vivantes, le jour naissant aurait éclairé leur mort !
– Et tu crois qu’elles ne mourront pas quand même ! Malheureux, elles mourront, et l’empereur mourra avec elles ! Comble d’horreur : Jacques Ork t’a choisi, toi, le fils de François, pour que tu envoies ton père à la mort ! Tu ne sais donc pas que la haine que Jacques a vouée à chaque membre de la maison d’Austrasie n’est rien à côté de celle qu’il a pour l’empereur ! L’empereur est perdu.
Le moine regardait sa mère, dans une agitation effrayante.
– Est-il possible, ma mère ! Eh bien, laissez-moi partir… Je rattraperai l’empereur ! Je l’accompagnerai malgré mon serment… Je le sauverai !
– Où l’as-tu envoyé ?
– Dans la « chambre de la douleur » !
– C’est comme si tu l’avais envoyé au tombeau ! J’y vais ! Je pars avec toi !
– Prenez garde, ma mère… Laissez-moi partir tout seul ! La haine de Jacques Ork, m’avez-vous dit, est terrible… Ne lui fournissons pas une victime de plus.
– Non ! je sais que la haine de Jacques n’est point pour moi… Et puis, qu’importe ? Je ne crains point ma destinée… je sais que rien ne peut m’empêcher de la rencontrer le jour où je dois la rencontrer.
À l’heure où l’impératrice Gisèle prononçait ces paroles, un homme entrait dans la cour de l’auberge de Frédéric II, au Val-d’Enfer. Depuis trois nuits, il courait les chemins de la Forêt-Noire. Il avait si mauvaise mine, le teint hâve, les cheveux en désordre, les vêtements en lambeaux, que les valets s’éloignaient de lui comme d’un malfaiteur. Maître Frédéric le regarda, lui, avec plus de pitié que d’effroi, et cependant l’homme avait dans sa main qui tremblait une lime-poinçon qui pouvait être, à l’occasion, une arme terrible.
– Que voulez-vous ? demanda Frédéric II.
– Vous ne le devinez pas ? répondit l’autre… Regardez-moi j’ai faim… Vous ne me reconnaissez pas ?
– Je ne vous ai jamais vu !
– Autrefois, je descendais cependant dans votre auberge. Je suis M. Hansen, de Mœder.
Maître Frédéric s’exclama aussitôt :
– Monsieur Hansen ! Mais c’est vrai, je vous reconnais maintenant ! Vous ! vous, dans cet état, le riche, le bon M. Hansen, la providence du pays de Mœder ! Que vous est-il arrivé, seigneur Dieu !
– Il m’est arrivé que j’avais recueilli dans une cabane du village une pauvre folle qui courait la forêt, et pour cela on m’a mis en prison, maître Frédéric…
– Ah ! j’ai entendu parler de cette histoire-là… fit aussitôt maître Frédéric en hochant la tête d’un air sympathique.
– Il m’est arrivé que l’on m’a fait subir toutes les privations pour me faire parler ou me faire mourir… comprenez, maître Frédéric, que la folle avait parlé…
– Oui… oui… la Dame de minuit… j’ai entendu parler de cette histoire-là !
– Chez nous, elle s’appelait la mère Fauchelevent… mais je n’ai point besoin de vous dire son vrai nom, à vous, maître Frédéric, qui chassiez si souvent avec Jacques Ork…
– Chut ! Silence ! Que dites-vous là ? fit maître Frédéric. Et comment êtes-vous là, monsieur Hansen ?
– Un geôlier a eu pitié de moi et m’a laissé cette lime, avec laquelle j’ai scié un barreau de ma cellule. Je me suis sauvé il y a quatre jours, et depuis je cours la forêt.
– Je vais vous cacher, monsieur Hansen, et vous donner à manger.
– Ne me cachez pas. Vous êtes un brave homme. Si les gendarmes apprennent ou découvrent la chose, je peux vous causer du désagrément. Mais laissez-moi entrer dans un coin de vos écuries. Je me couche entre deux bottes de paille, et après avoir mangé, je dors ! Quant à vous, vous ignorez même que je suis là… Je suis un pauvre mendiant qui ne vous a rien demandé…
Ainsi fut fait. L’homme entra dans l’écurie. Maître Frédéric lui fit porter à manger. L’homme, après avoir mangé, s’endormit. C’était la première fois qu’il dormait depuis qu’il avait quitté sa prison. Il dormit tout le jour. Il continua de dormir la nuit, et quand, vers une heure du matin, il fut réveillé par un remue-ménage insolite dans l’écurie, il montra de la mauvaise humeur. Il était si bien entre ses deux bottes de paille, si au chaud, si tranquille… Il y avait bien longtemps qu’il n’avait connu un lit pareil ! Et on venait lui déranger son lit-on le secouait… « Eh ! l’homme ! » Et on lui prenait une botte de paille ! L’homme grogna. Qu’est-ce qui se passait donc ? On lui répondit : « Fiche-nous la paix ! c’est l’empereur ! » « Quoi, l’empereur ? » – « Et bien ! oui, l’empereur… il lui faut des chevaux frais tout de suite… » – « Ça peut bien être le pape et il peut bien aller au diable ! répliqua l’homme, en se retournant sur l’unique botte qui lui restait. Il se rendormit…
Quelques instants plus tard, il était réveillé une seconde fois par un coup de pied de valet. On lui enlevait sa dernière botte de paille. Cette fois, il se dressa sur ses pieds, tournant sur lui-même. Il était ivre de fureur et de sommeil… Il parla comme on parle en rêve, et il était peut-être en train de se demander si c’était dans la vie des choses ou dans le cauchemar qu’il subissait ce supplice d’être arraché au sommeil de plomb qui pesait sur son corps et sur sa pensée. Qui est-ce qui voyageait encore dans la Forêt-Noire à une pareille heure ? Il entendit qu’on lui répondait : l’Impératrice !
Il eut comme un coup de sang. Il tituba, gagna la porte de l’écurie, en se traînant contre le mur, le poing en avant, le poing qui ne quittait jamais la lime-poinçon… et il avait les yeux mi-clos et il s’entendit nettement prononcer tout haut : « Oh ! cette famille maudite ! elle me poursuivra donc partout ! »
Il était arrivé à la porte… la cour s’éclairait d’un rayon de lune. Au milieu de cette cour, une femme, au bras d’un moine, se tenait haute et droite… L’homme la reconnut… c’était l’impératrice… l’impératrice qui l’empêchait de dormir… Alors, il fit les trois pas qui le séparaient d’elle… En le voyant venir, ni le moine, ni Gisèle ne firent un mouvement. Ils crurent avoir affaire à quelque palefrenier. Mais l’homme n’était pas un palefrenier… et il avait une lime-poinçon dans la main… Il l’enfonça jusqu’au manche dans la poitrine de l’impératrice…