IX – L’IMPÉRATRICE GISÈLE

L’institutrice ne voulut pas en entendre davantage. Persuadée que le pauvre Jeannot avait complètement perdu la raison, elle sortit en toute hâte de l’enclos pour chercher quelque source, quelque ruisseau… Soudain, comme elle venait de rejoindre son élève, elle vit se dresser devant elle le gros et important William.

On se rappelle que ce William était chargé d’accompagner partout le précieux rejeton du « colonel ». Or, William était en sueur. Il avait couru. Il apportait l’ordre de revenir tout de suite au « Joli Colombier ». Le « colonel » était arrivé et voulait voir son fils. Le « colonel » paraissait, rapporta le valet à Mlle Berthe, des plus agités, et « Madame », qui avait eu dès son arrivée une rapide et mystérieuse entrevue avec « Monsieur », semblait aussi inquiète que lui.

Après avoir maudit ce contre-temps qui l’éloignait de Petit-Jeannot, l’institutrice se résigna à suivre William, qui avait pris le petit Édouard dans ses bras et courait déjà dans la direction de la villa. Elle avait grand-peine à le suivre, et ne comprit une telle précipitation qu’en voyant apparaître le « colonel » et Mme Bleichreider au sommet du sentier. Ils faisaient des signes pour hâter la course déjà rapide de William, et quand ils l’eurent rejoint, le petit Édouard passa dans leurs bras, où il fut couvert de caresses.

Ayant fini d’embrasser Édouard, Mme Bleichreider se retourna vers Berthe et lui dit sur un ton d’assez vif reproche qu’elle ne comprenait pas qu’elle s’éloignât à ce point de la villa avec l’enfant sans prévenir personne. Enfin elle termina en donnant congé à la jeune fille pour le reste de la journée, ce dont Mlle Berthe lui sut, malgré le ton déplaisant dont cela lui fut dit, un gré infini.

Elle laissa s’éloigner le groupe familial, et elle prit au plus court pour gagner la villa, où elle avait l’intention de réunir quelques provisions pour son cher Petit-Jeannot. Elle suivit un sentier sous bois quand tout à coup elle entendit des voix, se retourna et distingua, à travers les branches, deux soutanes. L’une d’elles recouvrait la haute stature du révérend père Rossi. Elle le reconnut tout de suite. Quant à la figure de l’autre personnage, elle ne pouvait encore la voir. Instinctivement, Berthe se dissimula. Tous deux passèrent à deux pas de l’institutrice sans la voir. Mais celle-ci entendit distinctement ce bout de phrase : « Ce sera pour cette nuit, dut-on lui briser les os ! »

Elle ne douta point que de telles paroles ne s’appliquassent au triste sort de son fiancé, et elle considérait avec horreur le personnage qui les avait prononcées, quand l’autre individu en soutane tourna la tête de son côté. Alors Mlle Berthe ne put retenir une exclamation étouffée qui, heureusement, ne fut pas entendue. Sous la robe du second jésuite elle venait de reconnaître le marchand de parapluies de la Forêt-Noire, Franz Holtzchener lui-même ! l’espion du Val-d’Enfer ! Il n’y avait plus de doute ! ces misérables en voulaient à la vie de son Petit-Jeannot !

Alors elle se sauva à travers les bois et arriva comme une folle sur les derrières de la villa. Elle allait gravir l’escalier qui conduisait à sa chambre quand elle se heurta à un individu qui sortait fort silencieusement de la chambre du petit Édouard. L’individu se retourna, comme s’il était furieux d’avoir été surpris ; c’était l’oncle aux lunettes vertes ! C’était M. Baptiste ! L’institutrice frissonna en voyant s’allumer deux flammes d’enfer derrière les terribles besicles. M. Baptiste paraissait tout à fait courroucé contre la maladroite, qui s’enfuit en proie à une terreur irraisonnée. Arrivée dans sa chambre, elle tomba sur une chaise.

– Oh ! fit-elle, j’ai eu peur qu’il ne m’assassine ! Mais un peu de courage… songeons à Petit-Jeannot… Et surtout n’ayons l’air de rien !

Elle fit un brin de toilette, ce qui lui permit de montrer un visage à peu près tranquille à la domesticité, qui, sur son ordre, lui servit à dîner chez elle. Elle ne songeait qu’à faire des provisions pour le malheureux prisonnier. Elle en remplit un petit panier, s’approvisionna de vin et d’eau. Enfin, quand son panier fut plein, elle trouva encore le moyen d’y glisser une lime et un marteau qu’elle était allée chercher dans le cellier. Soudain elle repensa à l’étrange parole de Petit-Jeannot : Apportez-moi votre boîte de peinture ! Elle hocha la tête : drôle de Petit-Jeannot ! et finalement résolut d’aller chercher sa boîte de peinture. Berthe n’était point cependant sans redouter cette complication, car sa boîte se trouvait dans le petit salon qui continuait la salle à manger dans laquelle le « colonel », Mme Bleichreider et leur fils Édouard étaient, dans le moment même, en train de dîner.

S’ils apercevaient Berthe, ils allaient peut-être la retenir, lui donner de nouveaux ordres. Enfin, elle allait tenter de passer inaperçue. Elle entrerait prudemment par le fond du petit salon et saurait bien rester dans l’ombre. Ainsi fit-elle. À l’instant même où l’institutrice allongeait sa main sur la boîte, elle entendit son élève qui disait au « colonel » :

– Pourriez-vous nous dire, papa, pourquoi vous n’avez plus de cresson sur la fontaine ?

À cet écho fidèle de l’une de ses dernières leçons, Mlle Berthe s’arrêta net dans ses opérations, comme si elle venait d’être foudroyée. Le « colonel » fronça les sourcils.

– Qu’est-ce que ça signifie ? demanda-t-il d’un air assez bourru et avec une hésitation marquée.

– C’est votre fils, mon ami, qui vous demande, dans le langage des salons de Paris pourquoi vous êtes chauve ? L’enfant n’a rien voulu vous dire de désagréable, mais seulement vous montrer qu’il n’ignore point comment on s’exprime en français, dans la meilleure société.

Le « colonel » toussa. Il était assez embarrassé, car il avait la prétention de connaître à fond la langue française, et c’était la première fois qu’il entendait pareille phrase. De tout cela il résulta un certain froid qui intimida l’enfant, étonné de n’avoir reçu aucun compliment.

– Papa, dit-il tout bas, mais assez haut pour être entendu, a le palpitant en carton !

– J’ai quoi ? s’écria l’empereur.

– Mon ami, Édouard a raison. Vous ne lui faites aucun compliment. Il prétend que vous avez le palpitant en carton.

– Le « palpitant » ? Quel est ce langage ? demanda avec force l’empereur qui commençait à craindre qu’on se moquât de lui. Qu’est-ce qui lui a appris des mots pareils ?

– Oh ! gémit la maman, c’est vraiment égnaulant ! (On ne dit plus à Paris : c’est épatant !) minauda la charmante mère. Le langage, lui aussi, a sa mode, et la mode tous les jours change… c’est Mlle Berthe qui nous l’a dit !

Cette fois l’empereur avait compris ; mais dans le moment où, tout à fait furieux, il se disposait à donner de grands coups de poing sur la table, il y eut dans le salon un grand éclat de meubles renversés et de cristaux cassés. Les trois convives se levèrent d’un commun mouvement et coururent au salon, où ils purent juger du désastre sans en apercevoir la cause, car la coupable s’était enfuie. Un domestique entrait.

– Qu’est-ce qui vient de sortir d’ici ?

– C’est l’institutrice !

– Elle a tout entendu ! s’écria l’empereur. Elle a bien dû se moquer de nous ! Ma chère amie, vous allez me « ficher », comme on dit dans la meilleure société de Paris, cette péronnelle à la porte ! dès ce soir encore !

La colère de l’empereur était grande. Le petit se prit à pleurer. Alors son père appela William, qui reçut la mission de le porter dans sa chambre, puis de veiller sur sa toilette de nuit et finalement sur son sommeil.

– Tu ne le quitteras pas, n’est-ce pas, William ?

– Oh ! mon colonel, je couche dans le petit cabinet, et nul ne peut entrer dans la chambre de l’enfant sans me réveiller.

L’incident clos, le « colonel » et Mme Bleichreider se remirent à table. Clémentine avait des larmes dans les yeux. Le « colonel » prit soin alors de la consoler, lui disant qu’après avoir redouté, comme ils l’avaient craint tantôt, quelque abominable machination contre leur fils, ainsi que le faisait prévoir la lettre anonyme qu’il avait reçue au château de Rœtteln, ils devaient s’estimer heureux d’en être quittes avec un peu d’argot.

Mme Bleichreider, en écoutant cette parole amie, essuya ses jolis yeux. La fenêtre était ouverte. À la lisière de la Forêt-Noire, le ciel s’embrasait des feux du crépuscule.

– Ô mon amie ! dit l’empereur en prenant dans ses rudes mains la main douce et parfumée de sa maîtresse, partout où je me trouve à tes côtés, je suis le plus heureux des hommes ; mais c’est ici vraiment, ma chère Clémentine, que je me sens plus près de toi… C’est ici seulement que je ne suis plus l’empereur… Tu as su me faire à tes côtés un petit coin bien tranquille. Que cette heure soit donc bénie et remercions-en Dieu !

Il y eut un long silence heureux, dans lequel ils échangèrent un baiser… et puis la porte s’ouvrit et le père Rossi apparut sur le seuil. Son arrivée était si inattendue et si intempestive que ni l’empereur ni sa maîtresse ne lui adressèrent un mot. Il s’avança rapidement vers eux, après avoir salué, et tout de suite il se pencha à l’oreille de l’auguste amant. L’empereur aussitôt poussa une exclamation où on pouvait discerner à la fois la surprise et la colère. Il se leva dans un complet bouleversement.

– Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il, mon ami ?

Il apprit tout de suite à Clémentine ce qu’il y avait.

– L’impératrice est là ! fit-il.

Mme Bleichreider, qui s’était levée en voyant l’agitation de l’empereur, dut se retenir à un meuble pour ne pas tomber. L’empereur étouffait de rage, fermait les poings.

– Où est-elle ? demanda-t-il.

– Dans le grand salon, répondit le père Rossi. Je l’ai rencontrée à cinq cents mètres d’ici. Votre Majesté s’imagine combien je fus stupéfait en la reconnaissant. Elle marchait si vite et d’une façon si déterminée que je compris que l’impératrice allait mettre à exécution quelque projet peut-être irréparable ! J’osai lui parler. Je lui demandai où elle allait. Elle me montra du doigt le « Joli Colombier ». J’essayai de la raisonner. Je lui représentai le scandale, l’indignité même du scandale qui allait certainement éclater. Elle ne me répondit pas davantage. Elle courait presque. Nous arrivâmes, ainsi à la villa. Elle entra directement dans la première pièce qui se trouva devant elle. Enfin elle me fit un signe de commandement : « Allez, dit-elle, et dites-lui que je suis là. » Et voilà, Majesté ! L’impératrice vous attend. »

Quand le père Rossi se fut tu, Mme Bleichreider se jeta sur la poitrine de l’empereur en s’écriant : « N’y vas pas ! N’y vas pas ! » Mais François la repoussa, et le sang à la tête, les yeux assassins, marcha résolument sur la porte. Dans le grand salon, il se trouva en face de Gisèle. Aussitôt que l’impératrice aperçut François, elle poussa un soupir.

– Dieu soit béni ! dit-elle. J’arrive à temps !

Elle tremblait comme une feuille desséchée sous le vent d’automne. Il la regardait, stupéfait, ne la reconnaissant qu’à peine. Il la vit si pâle, si misérable, que sa colère tomba et qu’il n’y avait plus que de l’anxiété dans les questions rapides qu’il lui posa :

– Que voulez-vous ?

– Vous sauver ! dit-elle. Rassurez-vous ! Je ne suis venue que pour cela… et si vous voyez l’impératrice ici, soyez certain qu’elle a cru que le danger était bien grand !

Elle était restée debout. L’empereur la pria de s’asseoir, lui apportant un siège. Elle le repoussa. Comment pouvait-il songer qu’elle allait s’asseoir dans cette maison ? Elle le lui dit. Impatienté par cette allusion, il la pria, d’un signe, de s’expliquer. Elle commença, la voix sourde et mal assurée.

– François, dit-elle, il y a dans cette maison, près de vous, un homme qu’il faut que vous envoyiez chercher tout de suite. Ne perdez pas une seconde, François. Je veux parler de celui que l’on appelle ici : l’oncle Baptiste !

L’empereur ne pouvait en croire ses oreilles. Comment l’impératrice connaissait-elle l’oncle Baptiste ?

– Madame, fit-il, permettez-moi de m’étonner de trouver ce nom dans votre bouche. Je ne savais pas que vous vous intéressiez si vivement à la famille d’une personne qu’avec un tact et une dignité auxquels je serais mal venu à ne point rendre hommage, vous avez bien voulu ignorer depuis de nombreuses années. Vous avez été parfaitement renseignée : Mme Bleichreider, dont vous me forcez à prononcer le nom devant vous, a en effet un oncle : l’oncle Baptiste. Mais votre police est en défaut lorsqu’elle prétend que cet honorable parent est au Joli Colombier à cette heure. Il n’y met jamais les pieds lorsque je m’y trouve.

– François, je ne suis venue ici même que parce que cet homme s’y trouve… que parce qu’il doit y être… que parce que je l’ai suivi ! Je vous en supplie, François, faites venir cet homme. Si vous ne voulez pas, j’irai le chercher moi-même ! partout ! partout ! Malgré vos domestiques, malgré celle qui commande ici et qui cache cet homme sans doute… je l’appellerai ! et il faudra bien qu’il m’entende ! Il reconnaîtra le son de ma voix !

L’empereur, la voyant si agitée et tenant des propos si extravagants, put croire qu’elle divaguait. Cependant sa supplication ne laissait point de le troubler. Il appuya sur un timbre. Un domestique se présenta.

– L’oncle de « Madame » n’est pas ici, n’est-ce pas, Franz ?

– M. Baptiste ? Non, mon colonel. S’il doit venir, il n’est certainement pas encore arrivé à la villa.

– Alors, monsieur, fit Gisèle à l’empereur, ordonnez que l’on ferme toutes les portes, que l’on veille à toutes les issues, et que, s’il se présente, on l’amène ici !

– Vous avez entendu, Franz ?

Le domestique s’inclina et sortit.

– Cet homme, reprit hâtivement Gisèle, je l’ai manqué de cinq minutes à Schaffouse, d’un quart d’heure à Constance, de cinquante pas à Furstemberg, d’une diligence à Zelle, mais je sais qu’il y passait il y a une heure, et qu’on l’a vu se diriger vers le « Joli Colombier ».

– Mais enfin, que vous a fait cet homme, madame ?

– Ce qu’il m’a fait ! Et ce qu’il peut me faire… ce qu’il peut nous faire encore ! Ah ! François ! garde-toi bien ! garde tous ceux que tu aimes ! dit-elle d’une voix brisée… Écoute, tu as reçu une lettre anonyme hier soir ou ce matin ?

– Oui, comment savez-vous cela ?

– Cette lettre, c’est moi qui vous l’ai envoyée ! Elle vous est parvenue par mes soins !

– Vous ! c’est vous ! Mais qu’est-ce que cela signifie, madame, et qu’est-ce qui pouvait vous faire croire que la vie de mon enfant était en danger ?

Si l’impératrice ignorait encore à quel point l’empereur aimait cet enfant-là, elle dut être renseignée à la façon dont elle l’entendit dire : mon enfant.

– Qui donc en voudrait à la vie du petit Édouard ? gémissait maintenant François. Ce n’est pas un prince, celui-là ! Il n’héritera d’aucun titre… Il ne fait de mal à personne… Pourquoi vouloir lui faire du mal à celui-là ? Et qui voudrait lui faire du mal ?

– Qui ? fit l’impératrice avec une figure étrangement douloureuse. Qui ? Cet homme-là ! L’oncle Baptiste, François ! Tu ne sais pas qui est cet homme ?

– Mais oui, je le sais… et je ne te comprends pas. C’est un pauvre horloger… l’oncle de… de Mme Bleichreider !

– Je vous dis que c’est notre ennemi à tous et que c’est son amant à elle ! déclara Giselle d’une voix brisée.

L’empereur chancela. Mais il reprit vite possession de lui-même. Cette brutale accusation lui expliquait soudain la démarche de Gisèle par un accès furieux de basse jalousie dont il l’aurait crue incapable.

– Ce que vous dites là, Gisèle, fit-il, est abominable et indigne de vous. Jamais je n’aurais cru que vous vous abaisseriez à ce point.

Alors l’impératrice le regarda bien en face, lui montrant ses tristes yeux où l’on pouvait lire le plus pur et le plus noble désespoir.

– François, lui dit-elle d’une voix grave et lente, vous avez beaucoup souffert et je crains bien qu’il ne faille vous apprêter à souffrir davantage… Eh bien ! moi, j’ai plus souffert que vous, moi qui vous aimais ! M’avez-vous entendu me plaindre ? Me suis-je une seule fois abaissée à un rôle qui eût abaissé la reine ? Je croyais que vous me connaissiez mieux, François…

– Alors que signifie ?

– Cela signifie qu’il ne s’agit plus de moi, mais de vous, et que si j’ai dû me taire si longtemps lorsque mon amour seul était en jeu, j’ai aujourd’hui le devoir de parler, pour vous sauver… Voilà des années que je savais que cet homme avait été l’amant de… de sa nièce… et vous n’en avez rien su. Oui, la seule chose dont je m’accuse est d’avoir su cela… et de ne vous en avoir rien dit ! Vous ne saurez jamais combien j’ai été malheureuse… Dans l’ombre… je vous ai épiés… vous… et elle ! Je vous ai vus tous les deux… J’ai pleuré des larmes atroces qui, hélas ! sont taries aujourd’hui… et vous surveillant… j’ai découvert l’autre… l’oncle… J’ai eu des renseignements certains… François ! François ! prenez garde ! Cet homme n’est pas son oncle ! Cet homme a tiré cette fille d’on ne sait où !

– Taisez-vous ! Gisèle ! Je ne puis plus vous entendre !

– Cet homme vous hait, vous dis-je ! prenez garde, François ! Cet homme hait votre enfant ! Cet homme m’épouvante ! car vous ne savez pas à qui cet homme ressemble ! et c’est cela qui est terrible ! non, vous ne le savez pas… Car peut-être n’avez-vous jamais vu ses yeux ! Mais moi, moi ! je les ai vus hier… une seconde… et leur regard m’a foudroyée ! Mais ce n’est pas possible ! mon Dieu ! ce n’est pas possible ! je veux douter encore ! Mais ce dont je ne puis douter, François, c’est de cette chose que j’ai apprise, que j’ai entendue hier… c’est de la haine formidable qu’il vous a vouée, à vous… et à… votre enfant ! Ah ! cet homme, je veux le voir ! l’approcher ! le toucher ! toucher ses yeux ! ses yeux surtout !

Cette fois François avait laissé parler l’impératrice. Il la considérait hagard, effondré sur un fauteuil, comme s’il était déjà frappé par l’horrible coup qu’il sentait venir du fond des ténèbres. Tout à coup, il se leva et marcha vers la porte.

– Où vas-tu ? demanda l’impératrice.

– Puisque cet homme n’est point là… il y a quelqu’un ici qui va pouvoir vous renseigner… c’est sa nièce !

– Si tu veux qu’elle parle, et il faut qu’elle parle, François, dis-lui seulement un mot, un seul : Barbara !

– Barbara ? Pourquoi Barbara ? Que veux-tu dire avec Barbara ? Et il revint vers l’impératrice, qui s’était reprise à trembler. Il la vit si faible qu’il dût la soutenir… Il voulut encore la faire asseoir.

– Non ! pas chez cette fille ! pas chez cette fille !

Elle vit que ces mots faisaient atrocement souffrir l’empereur et que celui-ci ne pouvait dissimuler un geste de rage. Alors elle laissa couler ses larmes.

– Pardon de vous causer cette affreuse peine, mon ami, dit-elle… Mais tant qu’il a été en mon pouvoir de vous cacher l’horrible vérité, je l’ai gardée pour moi toute seule, et j’ai tâché d’oublier… Tant d’autres douleurs ont passé sur celle-là que j’ai pu me croire apaisée.

« Que me faisait, à moi, Barbara ou une autre, et que m’importait à moi qu’elle vous eût été vendue par son oncle Baptiste ou par quelque autre amant ? Écoute-moi, François, je t’en conjure ! Jamais je ne t’aurais parlé de cette ignominie, jamais tu ne m’aurais vue, moi, dans cette demeure, si je n’avais aperçu les yeux de cet homme ! Car, je te le répète, c’est là le terrible… Car ce n’est pas une hantise comme j’ai pu le croire une seconde… je l’ai bien vu, lui ! Oh ! je crois l’avoir bien vu ! Écoute donc, avant toutes choses ! et puis tu lui parleras à elle… tu lui parleras même devant moi, si tu veux… j’y consens… car il faut savoir… il faut que tu voies clair dans toutes ces infamies, François, pour tous, pour les autres aussi bien que pour toi-même, pour l’empire… Écoute donc. Voici :

« C’était hier matin… tu sais que je devais me rendre au château de Schaffouse pour y passer quelques semaines… Nous venions de monter, mes femmes et moi, sur le bateau de Bregentz et nous commencions la première étape sur le lac de Constance… Je voyageais « incognito ». Soudain j’aperçus, en face de moi, appuyé au bastingage et plongé dans de sombres réflexions, un homme dont la vue me fit tressaillir. Cet homme se retourna. En m’apercevant, il tressaillit lui aussi. Oh ! Son mouvement ne m’échappa pas ! Je l’avais reconnu tout de suite à ses lunettes vertes. C’était l’oncle Baptiste, celui que je savais avoir été le protecteur de Mlle Barbara !

« En abordant à Constance, le bateau qui nous portait, par suite d’une fausse manœuvre, heurta violemment le débarcadère. L’homme était loin devant moi, prêt à sauter le premier sur la passerelle… ses lunettes vertes tombèrent et il se baissa hâtivement pour les ramasser ; mais, dans ce mouvement, j’avais eu le temps de voir ses yeux ! Ah ! François ! je te dis que je l’ai reconnu ! ce regard, je le reconnaîtrais entre tous les regards de la terre, même après tant d’années… c’était, c’était… c’était le regard de Jacques !

– De Jacques !

– François, je te dis que j’ai vu Jacques Ork !

– Jacques Ork ! s’écria l’empereur… tu as vu Jacques Ork !

– Oui, ton « oncle Baptiste », c’est Jacques Ork !

Il resta là, abasourdi véritablement, par la folie certaine de Gisèle. Oh ! il pensait cela… il ne pensait que cela : « Encore une qui devient folle ! » Et il lui parla doucement.