I – À TRAVERS LES CARREAUX

Dans la maison de la rue de l’Eau-de-l’Empereur où se trouve la curieuse officine de M. Malaga, le lendemain de ces événements, nous pénétrons dans l’appartement où le nain parallélépipède à cinq pattes est employé par un certain Rynaldo comme « bonne à tout faire », cependant qu’il lui sert par ailleurs de palefrenier.

C’est là que nous allons retrouver non seulement M. Magnus et Petit-Jeannot lui-même, mais encore nos anciennes connaissances, Mlle Lefébure et Mlle Berthe.

Mlle Lefébure avait été placée par les soins de la directrice du Home d’en face, chez ce même Rynaldo où servait M. Magnus. Elle avait mission de tenir compagnie et de servir de lectrice à la sœur de ce jeune homme, une jeune femme qui avait le malheur d’être aveugle.

Quant à Mlle Berthe, elle avait accepté, par le même truchement, une place dans une maison d’Annagasse, où elle aurait dû se trouver déjà depuis la veille. Mais l’état quasi révolutionnaire de la capitale avait épouvanté la jeune fille et l’avait fait revenir sur ses pas. De fait, ce jour-là, qui était, nous le répétons, le lendemain de celui où nous avons vu s’accomplir de si tragiques horreurs, il paraissait que la police eût à tâche de compliquer encore la situation par son zèle furieux. C’était presque avec rage qu’elle se ruait et emportait d’assaut les barricades qu’elle avait laissé soigneusement s’élever la veille.

Cette conduite paraissait à beaucoup stupide et dangereuse, et l’on se demandait si décidément M. de Riva avait complètement perdu la tête. C’est que l’affreuse nouvelle du drame de Mayerling ne s’était pas encore répandue dans Vienne. Le premier qui revint dans la capitale avec cette nouvelle-là fut Petit-Jeannot. Il avait couru de suite à la Kaiserwasserstrasse et y était arrivé plus mort que vif. Après avoir pris la précaution de n’être point aperçu du pharmacien, il avait bondi dans l’escalier et était bientôt tombé dans les bras paternels de M. Magnus. M. Magnus et Mlle Lefébure avaient été réellement épouvantés en l’apercevant « dans un état pareil » ! Dans quel état ! Dans quel état ! D’un côté, il était noir comme un ramoneur, et de l’autre, il était rouge comme un boucher à l’abattoir.

M. Magnus et Mlle Lefébure avaient transporté dans la cuisine le pauvre Petit-Jeannot qui ne paraissait plus avoir la force de se soutenir, et lui avaient prodigué leurs soins, heureux de constater que malgré tout le sang qui le couvrait, il n’était point blessé. Petit-Jeannot, encore tout haletant, n’avait point pris le temps de boire ni de manger. Il avait, disait-il, les choses les plus graves à confier à M. Magnus, et il avait prié Mlle Lefébure de bien vouloir l’excuser. L’institutrice avait compris et avait laissé seuls les deux compagnons.

Comme elle se retrouvait ainsi dans le couloir de l’appartement, on avait frappé doucement à la porte. Mlle Lefébure était allée ouvrir à son tour et avait aperçu Mlle Berthe qui avait renoncé à se rendre ce jour-là à Annagasse.

– On dit que les troupes vont tirer ! gémit-elle, en tombant sur une chaise de la chambre de Mlle Lefébure.

– Oh ! il doit se passer des choses effrayantes ! surenchérit Mlle Lefébure. Vous savez bien ! le jeune homme… le long jeune homme de la Forêt-Noire… Petit-Jeannot est ici ! Il est tout noir d’un côté, comme un ramoneur, et tout rouge de l’autre, comme un boucher à l’abattoir !

– Mon Dieu ! Et où est-il ? Il est blessé, dites ?

– Ma foi, non ! Il a voulu qu’on le laissât seul avec son ami, M. Magnus.

– Oui… un nain à cinq pattes ! Je ne l’ai jamais vu, mais il m’en a parlé… Et qu’est-ce qu’ils font ?

– Ils se racontent des histoires… Petit-Jeannot m’a dit en me mettant à la porte : « Excusez-moi, mademoiselle Lefébure… mais il faut que je parle à M. Magnus. Ce sont des choses qu’il faut qu’il sache si je venais à mourir !

– Il a dit cela ? S’il venait à mourir ! Mon Dieu ! mais il va peut-être mourir ! et vous restez là…

Elle enfonça littéralement la porte de la cuisine :

– Petit-Jeannot !

– Mademoiselle Berthe !

Et maintenant, ils étaient dans les bras l’un de l’autre et pleuraient comme des enfants qu’ils étaient… M. Magnus en était tout apitoyé.

Les jeunes gens enfin desserrèrent leur étreinte. Mlle Berthe, après avoir constaté que son amoureux n’était point blessé, reprenait tout à fait ses sens et le contemplait d’un œil attendri, mais, poliment, M. Magnus mit ces demoiselles à la porte, car le nain avait hâte d’entendre la fin de la terrible confidence de son compère. Quand ils furent seuls à nouveau, Petit-Jeannot recommença de refléter sur son doux visage ahuri l’impression de ses épouvantes passées et reprit, avec une grande simplicité du reste :

– Elle avait donc coupé la tête à l’archiduc héritier, et la tête était restée sur le plat d’argent. Autour de nous il y avait un grand silence… on eût dit que la maison était déserte… La vérité était que tous ceux qui avaient été mêlés à cette horrible fête, quelques instants auparavant, s’étaient enfuis. La dame transporta le plat et la tête dans la chambre sur laquelle donnait ma petite porte-fenêtre de droite… J’avais suivi tous ses gestes… mon regard ne pouvait s’en détacher… Elle tourna longtemps autour de la tête coupée en gémissant… et même en pleurant… Enfin, une dernière fois, elle se pencha sur elle et la baisa sur les lèvres… Puis je poussai soudain un grand cri… Mais ce cri, la malheureuse n’eût même pas, je crois bien, le temps de l’entendre… car… car… Mais qu’est-ce que vous avez donc comme cela à regarder tout le temps à travers les carreaux ?

– Va, Jeannot, va… continue… je te dirai cela tout à l’heure.

– Car, continua donc Jeannot, la malheureuse s’était appliqué sur la tempe le canon d’un revolver et s’était brûlé la cervelle ! L’affreuse chose fut qu’elle vint s’étendre tout de son long sur le plancher, que sa tête rebondit sur le poêle, et que le sang qui jaillissait de sa blessure vint se répandre sur moi par la petite porte-fenêtre de droite qui, comme je vous l’ai dit, était restée entrouverte. Vous voyez cela d’ici ! J’avais beau me reculer… je ne pouvais aller bien loin… au fond de mon poêle, et ce sang tout chaud qui me glissait sur le visage, sur les mains, partout… ah !

– Tout cela, fit M. Magnus, est bien épouvantable…

– Il y a, monsieur Magnus… quelque chose de plus épouvantable encore et de plus mystérieux que tout ce que je vous ai raconté jusqu’alors…

– Pas possible ! répondit assez vaguement M. Magnus, qui ne quittait point la fenêtre, laquelle donnait sur la rue, sur l’immeuble des « Laines et Matelas ».

– Figurez-vous qu’il y avait à peu près cinq minutes que la malheureuse perdait tout son sang et déjà, ne voyant venir personne, je me disposais à reprendre ma liberté, quand le « mécréant » entra sournoisement dans la chambre, traînant par les pieds le corps décapité du prince Adolphe… Il s’arrêta une seconde devant le cadavre de la pauvre dame… écouta s’il n’entendait point quelque bruit, puis, fort tranquillement, il coucha les deux corps sur le lit, côte à côte, ramassa la tête de l’archiduc et la mit à sa place, sur l’oreiller. Après quoi, il baissa la lampe, trouvant sans doute qu’il y avait trop de lumière pour éclairer un pareil spectacle. Et quand toute la chambre fut ainsi plongée dans la pénombre, il retourna à la porte et fit un signe. Alors une ombre entra, une silhouette dont il m’était difficile de bien examiner les contours ; mais, à n’en pas douter, elle n’était point nouvelle pour moi. J’avais déjà vu cette « allure-là » quelque part…

« L’ombre, guidée par le « mécréant », s’en fut, à petits pas, vers le lit où étaient couchés les deux corps, et elle marchait si précautionneusement qu’on eût dit qu’elle craignait de les réveiller… Elle se pencha sur le corps de l’archiduc, qui était le plus rapproché, tout à fait sur le bord du lit…

« – Comme ils dorment, dit une voix qui me fit tressaillir… Comme ils dorment bien !

« Et l’ombre allongea la main sur le front de l’archiduc, puis… les doigts s’en allèrent dans les cheveux… et tirèrent à eux la tête… dont les yeux étaient fermés… Alors… alors… l’ombre, ayant soulevé la tête d’une main, lui ouvrit les paupières de l’autre… et l’ombre parla à la tête.

« – Me reconnais-tu ? souffla la voix qui me fit à nouveau tressaillir…

« Mais où donc, où donc avais-je entendu cette voix-là ? Puis l’ombre glissa la tête dans un sac qu’elle sortit de sous son manteau et s’en alla avec son sac, toujours à petits pas prudents. Mais comme elle hésitait sur le chemin à suivre, j’entendis distinctement le « mécréant » qui disait, cependant bien à voix basse : « Par ici, monseigneur ! » Mais… avant de disparaître… l’ombre avait poussé un soupir… un soupir que je connaissais bien ! Je l’avais entendu si souvent ! Et je ne puis retenir un nom… un nom qui passa sur mes lèvres… qui s’échappa… qui alla toucher l’ombre, laquelle en resta tout à coup immobile dans l’ombre.

« – Monsieur Baptiste !

« – Qui donc a prononcé ici le nom de M. Baptiste ? interrogea l’ombre d’une voix glacée. C’est toi, Michaël ?

« – Je n’ai rien entendu, monseigneur !

« – Je t’assure qu’une voix à dit : « Monsieur Baptiste ! »

« – Vous l’avez cru, monseigneur… Il n’y a ici ni Baptiste ni Michaël, il y a le fidèle serviteur de Sa Majesté, Ismaïl, deux cadavres et une ombre ! »

Arrivé à ce point de son récit, Petit-Jeannot chercha du regard M. Magnus, mais ne le trouva point. M. Magnus avait disparu… Etonné de cette disparition, il se demandait encore ce qu’elle pouvait signifier dans un pareil moment, quand le nain réapparut, courant de la porte à la chaise qui se trouvait près de la fenêtre, avec une rapidité sans égale, sautant sur cette chaise, et collant sur la vitre sa face où se lisaient la stupéfaction et la colère.

– Oh ! fit-il en grinçant des dents… c’était bien lui ! Je ne me suis pas trompé… Mais où donc est-il passé ?

– Qui ? lui ? questionna Petit-Jeannot.

– Celui qui ne périra que de mes mains ! Lui ! Il n’y en a pas d’autres ! Le seul qui a fait oublier ses devoirs à Mme Magnus… Lui ! l’homme à la tête de veau ! Je l’ai vu tout à l’heure passer dans la rue, comme je te vois dans cette cuisine, et ce n’est point la première fois !

– Qu’est-ce qu’il fait par ici ?

– Je n’en sais fichtre rien ! Mais je voudrais bien lui mettre l’une de mes mains dessus… L’autre soir, quand tu es venu me trouver et que nous avons suivi le « mécréant », j’avais grand’hâte de revenir ici, car j’étais sûr de l’avoir aperçu dans la maison d’en face, chez la petite matelassière.

– Pas possible ! Et la petite matelassière, elle, est-ce que vous l’avez revue ? l’avez-vous bien regardée ? Avez-vous vu à qui elle ressemblait, elle ?

– Ma foi non ! Je n’avais d’yeux que pour la tête de veau. Ils se sont séparés tout de suite… Alors je suis descendu… mais je ne sais par quel chemin rapide il était sorti de la maison d’en face… Quand je suis arrivé dans la rue, il était déjà sur la berge, sautait dans un canot et s’éloignait sur le Danube… Ah ! je l’ai bien reconnu… Je n’ai pas poussé un cri… Je suis revenu ici… me disant que puisqu’il était venu une fois chez la petite matelassière, il y reviendrait certainement.

– Écoutez, monsieur Magnus, je comprends que vous vous intéressez beaucoup à la tête de veau. Mais moi, j’ai vu derrière ces vitres, dans ce même bureau de la petite matelassière… j’ai vu un profil qui nous intéresse à la fois tous les deux… et c’est bien dommage que pour une fois qu’elle se soit montrée…

– Eh ! qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, ta matelassière ? s’exclama M. Magnus…

– Je vous dis, moi, qu’elle ressemble tellement… à Stella…

– Tu es fou, Petit-Jeannot… La Reine du Sabbat, vendre des matelas ! Je te dis que tu es fou !

– Depuis que j’ai découvert que le « mécréant » est domestique à la cour, qu’il aide à assassiner des archiducs, et que M. Baptiste emporte des têtes dans un sac, je m’attends à tout ! déclara avec la plus grande énergie Petit-Jeannot.

À ce moment, le timbre de la porte d’entrée résonna. Le nain, faisant son service, se glissa dans le couloir et alla ouvrir la porte ; mais il ne l’eût pas plutôt ouverte qu’il recula en poussant un cri :

– La Reine du Sabbat !

– Chut ! mon cher monsieur Magnus, dit une voix de jeune femme sur le ton le plus doux et le plus amical. Est-ce que votre maître est chez vous ?

– Oui, notre maîtresse à tous, soupira le nain, que l’émotion faisait trembler. Le seigneur Rynaldo est ici… Qui dois-je lui annoncer ?

– Annonce-lui : « la petite matelassière ! »

M. Magnus s’inclina, profondément ahuri, et un peu humilié. Quelques secondes plus tard, le nain rejoignait Petit-Jeannot dans la cuisine et lui annonçait la grande nouvelle.

– Oh ! fit Jeannot… Quelle drôle de rue que cette rue de l’Eau-de-l’Empereur, où tout le monde se retrouve, car tout à l’heure, monsieur Magnus, pendant que vous étiez allé ouvrir, je regardais à mon tour à travers les carreaux, et savez-vous qui j’ai aperçu dans la rue ? Un homme dont je vous ai déjà parlé et que je vous ai montré de loin à Todtnau et que je vous invite à fréquenter le moins possible… il se glissait sournoisement sur le trottoir de M. Malaga… et il avait sous le bras son éternel fourreau à parapluies.

– Ah ! Ah ! grogna le nain, le marchand de parapluies de la Forêt-Noire !