C’est à la Porte-de-Fer, c’est aux confins de la Hongrie, de la Serbie et de la Valachie, aux rives du Danube, que va se disputer la partie suprême dont l’enjeu est l’empire d’Austrasie. Là, tous les peuples, ennemis de l’antique souveraineté des Wolfsburg, se sont rencontrés, se sont donné la main. Le Magyar et le Slave, le Tchèque et le Polonais sont descendus ensemble des provinces du nord, le Dalmate et l’Italien sont montés du sud. Et ils ont été rejoints par tous les Croates du comté d’Agram qui, sur le front de leurs bataillons, ont arboré, en signe d’alliance, le drapeau tricolore, rouge, blanc et vert, des Magyars.
Au passage de tous ces régiments de volontaires qui semblent surgir du sol, les chants héroïques naissent d’eux-mêmes, et le souffle de la liberté semble les pousser vers les champs de la victoire. Les femmes et les enfants font retentir l’air de leurs hymnes patriotiques, de ces « helden lieder » qui ne sont écrits nulle part, mais qui vivent, de génération en génération, dans la mémoire du rapsode.
Et entre toutes ces hordes qui portent sur elles la marque indélébile de leurs différentes origines, quels sont ces groupes de démons qui courent, reviennent, pressent les uns, indiquent le chemin à prendre aux autres, et semblent communiquer à tous la vie et le mouvement ? Ce sont les Cigains de sainte Sarah, porteurs du mot d’ordre du chef suprême, de celle qui doit arracher les patries à l’antique esclavage ; ce sont les aides de camp farouches de la Reine du Sabbat, de la fille du Grand-Coesre assassiné, de celle qui a ressuscité l’œuvre de la grande fédération du Bas-Danube, de l’héritière de Réginald qui conduira les peuples à la victoire en brandissant contre l’Austrasie l’archet du mort.
Ah ! ils ont tous été présents à l’appel ! Ils sont tous accourus de tous les points du monde, les enfants de la Poussière, le Poux de la Route ! Et c’est à cause d’eux que ce soir les nations sont assises aux rives du Danube, en attendant l’aurore du combat.
Elles sont pleines d’espoir, et cependant le combat sera rude, car elles ont en face d’elles toutes les vieilles troupes de l’Ouest et du Sud-Ouest, tous les robustes paysans de l’Archiduché, les glorieux fils des Alpes glorieuses, les montagnards dont la fidélité à la couronne est de granit comme leurs demeures, troupes bien disciplinées et terribles au carnage. Mais que peuvent faire les meilleures troupes du monde sans chef ? Elles ont attendu l’empereur… L’empereur n’est pas venu… Elles ont attendu le prince héritier… le prince héritier n’est pas venu… Qui donc viendra maintenant ?
Le soleil de demain se lèvera sur la bataille de la Porte-de-Fer. En attendant, le soleil d’aujourd’hui s’est couché sur le désarroi des états-majors austrasiens… Car si l’on ignore dans le camp de l’empire qui conduira au combat les troupes de l’empereur, on sait que dans le camp ennemi l’union règne pour l’attaque sous le commandement suprême d’un chef qui a été l’âme de la révolte et qui pourrait être l’âme de la délivrance.
Et ce chef est plus redoutable que les plus vieux et les plus habiles et les plus savants maîtres en l’art de la guerre. Il est aimé… Et c’est une femme ! une jeune et belle et mystérieuse guerrière à la voix de laquelle tous les peuples se sont soulevés pour repousser l’Austrasien… On dit que c’est la reine des Bohémiens… et on l’appelle la Reine du Sabbat… et on a tout lieu de croire qu’elle a établi son quartier général à la Porte-de-Fer même, puisque c’est là qu’est massé tout le gros des hordes cigaines…
On ne s’est pas trompé, chez les Austrasiens. C’est bien là, dans le camp de la Porte-de-Fer, que nous retrouvons Régina, où plutôt Stella, car Régina de Carinthie n’existe plus. Il n’y a plus que Stella qui fut sacrée l’Étoile Cigaine dans la crypte des Saintes-Maries-de-la-Mer, Stella, le nom cher à Rynaldo.
Pénétrons donc dans le camp. C’est la ripaille des barbares. Ce sont les danses et les chants des soldats du diable, ce sont des rondes où de tous les autres camps amis on est venu se mêler pour fêter tous les espoirs du lendemain. L’enthousiasme, l’exaltation patriotique se traduisent là, autour des feux. Et la chose la plus étonnante qui se fût vue était bien l’union des enfants d’Agram et des enfants de Bude. Toutes les querelles sont oubliées !
Aux chants de guerre d’autres chants de guerre répondent, les Croates et les Valaques entonnent, eux aussi, l’hymne des enfants de Bude. Et puis, les chants cigains et les invocations à sainte Sarah montèrent autour du rocher de la Porte-de-Fer. Mais au-dessus de tous les hymnes guerriers s’entendaient de frénétiques « Zivio Ban ! » et « Zivio Stella ! » quand dans l’encadrement même du rocher battu par le Danube, sur le seuil de la grotte de granit où se tenait depuis deux jours le conseil secret des généraux fédérés, apparaissait la double silhouette de la fille de Réginald et de son époux cigain, de Stella et de Rynaldo. Rynaldo avait revêtu le costume des bans de Croatie, et Stella avait la robe de flammes, les bottes jaunes, les étriers d’or, le bonnet d’astrakan et le fouet en sautoir des Grands-Coesres. Elle fit un signe, la reine du Sabbat, et lança le mot d’ordre qui commandait le repos suprême avant la bataille, et là où tout à l’heure il n’y avait que fête et tumulte régna la paix profonde de la nuit.
Sentinelle prodigieuse dressée au-dessus de la plaine, le roc de la Porte-de-Fer veillait… C’est dans son mystère que s’élaborait la victoire. C’est autour de cette table de pierre où avaient été jadis inscrits les droits et privilèges attribués aux Cigains par le roi Sigismond que les chefs prennent leurs dernières dispositions pour la foudroyante attaque du lendemain.
Rynaldo était là, mais à cette heure on eût en vain cherché parmi ces chefs la Reine du Sabbat. Elle venait de partir, et parcourait alors toute la ligne de bataille, renouvelant les ordres, faisant acte de présence au milieu de toutes les troupes. Elle semblait avoir le don d’ubiquité. Ceux qui veillaient la voyaient partout à la fois. Elle se multipliait. Et dans le moment même où on la croyait aux avant-postes, elle partait de tout le galop de Darius sur les derrières de l’armée, et descendait rapidement le Danube, en pleine Valachie. Stella ne s’arrêtait qu’à Ismova où elle fut accueillie par le cri des sentinelles.
Il y avait là deux mille hommes, contingent formé des derniers arrivés des Italiens, des Bosniaques et des Slaves d’Agram. Ils avaient été dirigés sur ce lieu, à la dernière minute, le plus prudemment du monde, et de telle sorte qu’on ignorait qu’il y avait à Ismova cette petite armée.
Le plan de Stella était simple et renouvelé des plus grands capitaines. Cette troupe devait, à une heure fixée, traverser le Danube, pénétrer sur le territoire de la Serbie, repasser le fleuve beaucoup plus haut sur les derrières de l’armée austrasienne, et tomber sur le coup de deux heures et quart dans le dos des troupes impériales en faisant le plus de bruit de trompettes, de tambours et de cymbales qu’elle pourrait, et en hurlant si bien et d’une sorte si retentissante qu’elle pût donner le change à l’ennemi et lui faire croire qu’il avait été bel et bien tourné par une grande partie de l’immense armée qu’il croyait avoir en face de lui.
Stella, après avoir répété ses ordres, et s’être assurée qu’ils avaient été bien compris, assista au commencement de l’exécution de ses plans qui, combinés avec le mouvement tournant de son aile droite, devaient fatalement lui donner la victoire et jeter un désarroi tel dans les troupes impériales qu’elle les voyait déjà décimées, écrasées, noyées dans le Danube. Elle donna l’accolade au chef. C’était un homme qui avait déjà pris un grand empire sur ses petites troupes cependant si disparates, mais à tous il en imposait par sa haute taille et sa beauté. Il s’appelait Théodore Vladimiresco.
– Théodore, fils de Vladimir, lui dit la Reine du Sabbat après l’avoir baisé aux lèvres à la mode slave, c’est toi demain qui vaincras, pourvu que tu n’oublies ni le lieu, ni l’heure, ni tes tambours, ni tes trompettes. Quand ta montre sonnera midi à deux heures un quart, apparais à la tour de Séverin et jette-toi sur eux avec tes démons. Je viendrai au-devant de toi, à travers le champ de bataille.
Elle le quitta. Elle retrouva son escorte à deux lieues de là et rentra au camp pour les premiers feux de l’aurore. Le camp tout entier aussitôt s’éveilla et tous les regards se tournèrent vers le roc de la Porte-de-Fer.
Tout au haut du roc, on avait placé, pendant la nuit, deux statues… Ou tout au moins on put croire qu’on avait placé là-haut deux statues, deux hommes de pierre, assis sur deux chaises de pierre, tant le groupe paraissait ne faire qu’un avec le rocher. Cependant, au fur et à mesure que le jour sortait de la nuit, on reconnaissait ces deux êtres immobiles. C’étaient deux vieillards à la barbe chenue qu’on avait placés là pour qu’ils pussent mieux voir la bataille. L’un était l’ancien des tribus, le vieil Omar, et l’autre l’horloger des bohémiens : M. Baptiste. En vérité, il eût été impossible de leur trouver de meilleure place pour qu’ils pussent assister, avec la sérénité qui convient aux ancêtres, au cœur même du carnage, à la mort de l’antique Austrasie…