C’est dans une salle basse du premier étage, toute humide de l’écume des flots, de ce naturel et formidable donjon qui semble garder le Danube et qui s’appelle la Porte-de-Fer, que Stella emporte Rynaldo, et c’est là que sur son ordre on amène Tania…
Puis quand elle eut couché Rynaldo sur la pierre… elle se leva, alla embrasser aux lèvres Théodore Wladimiresco, et lui murmura quelques mots à l’oreille. L’homme partit.
Elle se pencha au-dessus du fleuve, aperçut sa barque dansante, et désormais sûre de sa solitude, revint auprès du blessé. Là, elle appela :
– Ghiska !
Du fond de la salle de pierre, une porte s’ouvrit, et la paysanne de la Forêt-Noire apparut. Stella lui montra Rynaldo. La vieille se pencha sur le corps tout pantelant du héros, et de ses mains incroyablement habiles mit la blessure à nu. Après l’avoir longuement examiné, elle releva son antique visage, tout crevassé, et dit :
– Si on me laisse faire, il vivra peut-être.
– Travaille donc à ta mode ! répliqua Stella, dont la poitrine oppressée laissa s’échapper un profond soupir. Si tu le sauves, je t’aimerai comme ma mère, et tu pourras me demander tout ce que tu voudras.
Ghiska était tout occupée à réunir tous les étranges ingrédients de son exceptionnelle médecine, dont elle portait toujours sur elle les spécimens les plus énergiques, quand elle dit tout haut en regardant Tania, dont la physionomie n’avait rien perdu de sa joie féroce :
– Celui ou celle qui lui a pris son sang avait bien soif. Elle a quasi tout bu. Qui est-ce qui a fait un coup pareil ?
– C’est moi ! répondit la voix sauvage de Tania.
Alors la voix calme et mélodieuse de Stella se fit entendre. Stella daignait, pour la première fois, s’apercevoir que sa sœur était prisonnière à ses côtés… et elle dit :
– Pourquoi, ma sœur, as-tu tué mon amant ?
– Parce que tu as tué Ethel, répondit Tania.
– En es-tu bien sûre ? demanda encore Stella, avec un calme plus effrayant que la plus effrayante colère. Es-tu bien sûre, Tania, que j’ai tué ton Ethel ?
Elle la prit par la main et la conduisit à cette porte par où était entrée Ghiska.
– Regarde, Tania, lui dit-elle de sa voix blanche et comme surnaturelle. Regarde !
Et son geste, un geste de somnambule, montrait vaguement quelque chose dans l’ombre…
– Regarde bien ! Le voilà !
– Ethel !
– Tania ! cria la voix d’Ethel. Et Stella dit à Tania :
– Comme il prononce bien ton nom pour un mort !
Tania avait couru à Ethel, qui restait debout contre la muraille du roc. Alors elle s’aperçut qu’il était enchaîné au rocher. Ethel prisonnier, mais vivant !
– Ethel vivant et libre ! dit Stella qui délivra le prince de ses propres mains. Et maintenant, tu peux t’en aller, Ethel ! Tes armées, hélas ! ont vaincu sans toi… et ta vie ne court plus aucun danger… mais sache bien que c’est moi qui t’ai sauvé… sache bien que sans moi tu étais destiné à tomber sous le poignard des vengeurs ! Sache bien que si tu es vivant, c’est qu’on t’a cru mort ! Je veux que tu saches cela et que tu ne l’oublies jamais… pour qu’au milieu de vos caresses, tu le lui rappelles sans cesse à elle et que ce soit son éternel remords ! Allez ! partez ! Vous êtes libres… vous descendrez jusqu’à la dernière marche de la Porte-de-Fer du côté de l’Orient et vous attendrez la barque de Théodore Wladimiresco qui vous déposera en Austrasie… Adieu !
Et elle les quitta, ne voulant plus les voir, ne voulant plus les connaître, ne voulant plus vivre que pour la mort de Rynaldo. Aussi lorsque, éperdue, Tania, comprenant enfin qu’elle avait tué Rynaldo dans le moment que Régina lui sauvait Ethel, se précipita à ses genoux, tendit vers sa sœur des bras suppliants et fit entendre des paroles d’amour, de grâce et de pitié, la Reine du Sabbat, repoussa l’héritière d’Austrasie :
– Va-t’en ! Va-t’en ! Laisse-moi recueillir en paix le dernier souffle de mon amant que tu m’as tué !
– Grâce ! Aie pitié de moi ! Régina ! ma sœur ! ma bien-aimée ! On m’avait dit que de ta propre main tu avais assassiné mon Ethel !
– Tu n’aurais pas dû le croire… Ton crime a été de croire cela ! C’est Paumgartner, c’est un traître que j’ai tué ! Je lui ai fait prendre les vêtements et les insignes de ton Ethel pour, lui disais-je, le sauver d’un traquenard qui lui était tendu… et c’est moi, moi qui l’ai conduit au guet-apens où l’on attendait ton époux… et pour que l’on ne reconnaisse pas qui l’on frappait ! c’est moi qui ai frappé ! Et maintenant, va-t’en, va-t’en avec ton Ethel que j’ai sauvé ! Va-t’en ! je ne suis plus ta sœur ! Toi tu es l’héritière d’Austrasie, moi je suis Stella la bohémienne ! Mais peut-être un jour, ayant appris que notre père n’est point ce Léopold-Ferdinand que tu chérissais, mais Réginald le Cigain, qu’il a assassiné, peut-être te diras-tu que ce n’est point moi qui trahissais ma race à la journée de la Porte-de-Fer ! Et peut-être te demanderas-tu alors pourquoi j’avais gardé un pareil secret pour moi seule ? Ce jour-là, ô toi qui fus ma sœur, tu te répondras qu’il y a des secrets trop lourds à porter pour les consciences timides, et des vengeances trop formidables à concevoir pour une petite princesse tremblante ! J’ai tout gardé pour moi, Tania, tout enfermé dans mon cœur de fer qui, une nuit terrible, avait appris à haïr… Toi, tu ne savais qu’aimer ! Va-t’en et dis à ton Ethel que je ne veux de lui qu’une chose pour l’avoir sauvé, c’est qu’il donne l’ordre à ses soldats de ne point approcher de la Porte-de-Fer, de respecter ce sanctuaire de la loi de ma race et de laisser mourir en paix Stella et Rynaldo. Adieu !
Ethel, profondément ému, jura cela, et entraîna Tania qui pleurait des larmes désespérées… et pendant qu’ils descendaient tous deux vers les flots du Danube, où les attendait la barque de Théodore Wladimiresco, la petite Reine du Sabbat, aussi pâle que son amant, se coucha, s’allongea auprès de lui. Elle avait dans son petit poignet de fer le poignard de Rynaldo et elle en avait posé la pointe sur son cœur.
– Quand il sera mort, Ghiska, tu me le diras.