VIII – LE COUVENT DES SÉRAPHINS

Mme Bleichreider, le petit Édouard et Mlle Berthe arrivèrent à Zelle en pleine nuit. L’institutrice reconnut néanmoins ce pays de Brisgau, qu’elle avait traversé quand elle venait de quitter Fribourg. Zelle n’était pas bien loin de Todtnau, mais, de ce côté, le paysage était moins sauvage que sur le versant du Val-d’Enfer. Et le lendemain matin, elle le considéra avec sympathie. C’était du reste tout près de là qu’elle avait fait connaissance de Petit-Jeannot…

Mme Bleichreider possédait aux environs de Zelle une propriété de luxe tout à fait rustique et champêtre, qui séduisit à première vue l’institutrice. Cela s’appelait « le Joli-Colombier » Elle apprit que l’empereur avait une autre villa du côté des ruines historiques du château de Rœtteln, à quelques kilomètres de là.

« C’est commode, pensa-t-elle, pour le colonel ! »

De fait, on n’avait guère souvenir dans le pays que Mme Bleichreider fût venue villégiaturer à Zelle sans que l’empereur fût venu se reposer à Rœtteln. À la ronde, on ne parlait jamais de la bourgeoise sans parler du « colonel » et quand on parlait de tous les deux, on disait « les amoureux ». En vérité, ils s’adoraient. Et quand on les voyait passer dans un coin peu fréquenté de la forêt, avec le petit Édouard qui jouait devant eux, les bonnes gens de Brisgau disaient encore : « Ça fait une jolie petite famille. »

L’après-midi, après les leçons, Mlle Berthe devait aller à la chasse aux papillons avec le petit Édouard. Le petit Édouard faisait collection de papillons, et passait son temps à les piquer sur du liège, avec une épingle. Et Mlle Berthe, âme tendre, plusieurs fois, avait essayé de faire comprendre à son élève toute la cruauté de son jeu. Mais celui-ci l’avait toisée des pieds à la tête, avec son petit air impérial, qui humiliait tant l’institutrice. La mère était intervenue avec sévérité : « Ne vous occupez point des papillons, et pendant qu’il joue, apprenez-lui donc, mademoiselle, les secrets de votre belle langue française. Vous êtes payée pour cela ! »

« Vous êtes payée pour cela ! » Et comme Mlle Berthe était d’un naturel irritable, mais soumis, elle finit par obéir aux désirs de sa maîtresse… Édouard fut initié sur-le-champ aux secrets de la belle langue française de Montmartre !

Ce fut, dès lors, avec un soin touchant que la jeune institutrice fit entendre à son jeune élève que l’on faisait usage dans le grand monde de Paris de certaines tournures de phrases qu’il chercherait en vain dans les grammaires ou dictionnaires. La haute société a son langage à elle, comme le bas peuple a son argot. Mme Bleichreider se déclara enchantée d’assister de temps à autre à ces leçons pour en faire son profit. Elle apprit donc en même temps que son fils qu’on ne dit jamais d’un monsieur qu’il est chauve, mais que « monsieur un tel n’a plus de cresson sur la fontaine ».

Cette éducation tout à fait choisie à laquelle Mlle Berthe avait résolu, en écoutant sa douce rancune, de soumettre l’insupportable petit bâtard impérial et sa charmante bourgeoise de mère se poursuivit partout. C’est ainsi que l’institutrice eut l’occasion, en jouant aux cartes avec le petit Édouard et Mme Clémentine, de leur apprendre que dans la bonne société on appelait le roi : sa poire, et la reine : Pou-poule ; un valet se disait naturellement larbin ; elle ne leur cacha point que la fin des fins était d’appeler le trèfle l’herbe à vache, le cœur le battant ou le palpitant, ou encore le sanguin. Dans ce genre de langage, Mme Clémentine ne connaissait qu’une expression qu’elle avait entendue du reste assez fréquemment : c’est épatant ! Mlle Berthe lui apprit que depuis deux ou trois années, ce terme très vulgarisé avait été abandonné des salons qui se respectent ! Maintenant on dit : C’est égnaulant !

Ces professionnelles occupations n’empêchaient point toutefois Mlle Berthe de songer à Petit-Jeannot. Où diable pouvait-il être passé ? Elle restait persuadée que l’ignoble M. Malaga ne devait pas être étranger à sa disparition, et elle attendait une lettre de M. Magnus la renseignant sur le point de savoir si celui-ci avait fait quelque découverte nouvelle de ce côté.

Un jour que, fort triste de toutes ces réflexions, elle suivait sans ardeur la chasse aux papillons du petit Édouard, elle fut conduite assez loin dans la forêt sur le chemin de Todtnau. Comme son élève avait soudain disparu, elle le chercha, courut et finit par l’apercevoir au fond d’un petit val qu’elle n’avait encore jamais vu. Le fond de ce val était occupé par de hautes murailles anciennes qui avaient un air de forteresse. Quand elle fut au fond du val à son tour, le petit Édouard était redevenu invisible. Elle contourna la haute bâtisse et se trouva dans un immense potager qui se terminait par un petit mur. Elle aperçut Édouard debout sur le petit mur, son bâton en bataille. Autour de lui voltigeait innocemment un radieux lépidoptère.

Le jeune Édouard devait lui apprendre, quelques minutes plus tard, que ce n’était ni plus ni moins que le sphinx tête-de-mort lui-même. D’un geste prompt et sournois, il allongea son filet, poussa un cri et disparut avec son ustensile derrière le mur. Le lépidoptère voltigeait toujours, mais en un clin d’œil Mlle Berthe fut sur la crête du petit mur et de là, elle aperçut le petit Édouard sur son petit derrière. L’enfant pleurait.

Elle sauta à côté de lui et lui demanda s’il s’était fait mal. Le gamin lui répondit qu’il ne pleurait jamais quand il se faisait du mal, que c’était bon pour les filles, mais il regrettait son papillon « sphinx tête-de-mort ». Alors elle le consola en lui disant que le papillon était toujours là et qu’il ne tenait qu’à lui de le capturer, et elle l’aida à retrouver la crête du mur, puis le petit Édouard sauta. Berthe restait seule dans l’enclos Elle s’apprêtait à en sortir à son tour quand un vague gémissement parvint à son oreille distraite.

Elle écouta attentivement. Le gémissement recommença. Elle se trouvait dans un vaste jardin fruitier enclos de murs peu élevés et contigu à la haute et vieille bâtisse. Il lui sembla que les gémissements venaient de cette bâtisse. Elle s’avança de ce côté. C’étaient comme des pleurs d’enfants. Et puis elle entendit distinctement ces mots, en français : « À boire ! » Et elle fut secouée d’un frisson de la tête aux pieds. Il lui semblait bien avoir reconnu cette voix : c’était la voix de Petit-Jeannot ! Elle courut… et bientôt, elle s’arrêta tout contre la haute muraille, au bord d’un trou ou plutôt d’un soupirail à ras de terre… si étroit, et que barrait encore la croix de fer de deux barreaux énormes, qu’il ne pouvait laisser passer que des soupirs…

Elle s’était jetée à genoux devant le soupirail et elle essayait de voir ce qui se passait là-dedans… mais il faisait trop noir là-dedans !

Elle appela :

– Petit-Jeannot… Petit-Jeannot…

Et alors une pauvre timide voix demanda :

– Qui est-ce qui m’appelle ? Je ne rêve pas ! c’est vous, mademoiselle Berthe !

– Oui, c’est moi ! Qu’est-ce que vous faites là-dedans, grands dieux ?

– Je fais mes prières ! Mais si vous pouvez m’apporter de l’eau !

– Il est devenu fou ! dit l’institutrice. Mon Dieu ! où vais-je lui trouver de l’eau ? Où sommes-nous ici ?

– Nous sommes au couvent des Séraphins, mademoiselle Berthe ! De l’eau ! De l’eau !

– Je vais sonner à la porte du couvent !

– Faites pas ça ! De l’eau ! de l’eau ! de l’eau !

– Mais que faites-vous ici, pour l’amour de Dieu ?

– Je suis, mademoiselle Berthe, dans l’in-pace ! Je fais pénitence… de mes péchés ! Le père prieur l’a dit…

– Vous êtes donc moine maintenant ?

– Oui, je suis séraphin. Mais Dieu, que j’ai soif ! Ah ! si vous pouviez me donner un peu d’eau ! Faites ça, pour l’amour de moi !

– On ne vous donne donc pas à boire dans votre couvent ?

– Pas depuis trois jours, mademoiselle Berthe… et avec ça, mademoiselle Berthe, ils ne me donnent à manger que de la morue salée.

– Ah ! je vous en trouverai bien ! s’écria Mlle Berthe en sautant sur ses pieds, et je vous désaltérerai, moi ! C’est-il Dieu possible qu’on traite comme ça une créature du bon Dieu ! Petit-Jeannot ! Je cours vous chercher de l’eau !

– Oh ! oui ! mademoiselle Berthe ! Cherchez de l’eau ! et puis aussi, rapportez-moi votre boîte de peinture !