III – OÙ PETIT-JEANNOT COMMENCE À SE REPENTIR D’AVOIR ÉTÉ TROP CURIEUX
C’était la seconde nuit que M. Baptiste, enfermé dans sa petite maison, perdue tout là-bas au bout de la grève des Saintes-Maries-de-la-Mer, travaillait sur le dossier mystérieux que lui avait apporté « l’espèce de mécréant ». Il lisait, écrivait, annotait, scellait des papiers d’une sorte de sceau dont le cachet bizarre ressemblait à une montre. Il ne prenait point une seconde de repos.
Soudain, la porte de la petite pièce dans laquelle il était enfermé résonna sous de terribles coups. M. Baptiste sursauta, tressaillit, releva son front en sueur ; ses mains se jetèrent instinctivement sur le paquet de dossiers qui s’échafaudait sur la table, et ses yeux s’allumèrent d’une flamme terrible. Jamais un quelconque client de M. Baptiste, habitué à son terne et mélancolique regard, n’eût soupçonné que tant de feu couvait au fond de ces orbites.
– Qui est là ? demanda-t-il d’une voix mal assurée.
– C’est moi ! moi, Jeannot ! Ouvrez ! Ouvrez vite, monsieur Baptiste, pour l’amour de Dieu !
M. Baptiste se leva et ouvrit la porte, repoussa Jeannot qui s’en fut tomber sur une chaise avec un soupir désespéré. M. Baptiste, tranquillement, referma la porte de la petite pièce, la porte de la boutique, et se retourna vers Jeannot.
– Qu’y a-t-il, mon ami ? demanda-t-il.
– Ce qu’il y a, monsieur ? Ce qu’il y a ? Il y a que je vous ai volé votre montre.
– Quelle montre ? interrogea stupéfait M. Baptiste.
– Eh ! vous savez bien, celle sur laquelle on a écrit : À deux heures…
– Chut ! commanda brutalement l’horloger qui pâlit en constatant que la poche de son gilet était vide, en effet, de l’objet en question. Je te disais bien, bandit, que tu mourrais sur l’échafaud !
– Ah ! monsieur, j’en ai été bien puni !
– Et où est-elle ?
– Ici, dans ma poche, monsieur, tenez… prenez-la vous-même… Quant à moi, j’ai juré que je n’y toucherai jamais plus. Ah ! M. Magnus avait bien raison… ces montres-là, ça brûle !
L’horloger plongea un pouce et un index dans la poche du gilet de Petit-Jeannot et en retira sa montre.
– Au moins, fit-il, en la regardant et en la remettant dans sa propre poche, tu ne l’as montrée à personne ?
– Eh ! voilà bien le malheur, monsieur ! Je l’ai montrée à tous ceux qui me l’ont demandée !
M. Baptiste empoigna Petit-Jeannot au collet :
– Et qui donc pouvait te demander à regarder cette montre-là ?
– Lâchez-moi, monsieur, car vous allez m’étouffer, et je ne pourrai plus rien vous dire.
– Parle donc, commanda M. Baptiste, impatient.
Alors Petit-Jeannot, qui paraissait encore avoir allongé et avoir maigri depuis deux jours, et dont le pauvre visage émacié, tout barbouillé de cheveux filasse, portait tous les stigmates d’une récente épouvante… Petit-Jeannot commença le récit de la terrible aventure où l’avait jeté la curiosité qu’il avait eue de connaître les mystères de la crypte de sainte Sarah. Il dit comment M. Magnus lui ayant appris quelle sorte de montre il fallait avoir pour assister aux plus secrètes cérémonies, il s’était rappelé que M. Baptiste en avait toujours une de ce genre dans la poche de son gilet. Mais la seule nouvelle qu’on avait pu lui tirer sa montre de son gousset suffit à mettre M. Baptiste dans un état des plus hostiles vis-à-vis du pauvre Jeannot, dont le regard suppliant semblait demander grâce.
– Et comment savais-tu que j’avais une montre de ce genre dans la poche de mon gilet ?
– Monsieur, je vais vous dire : j’avais quelquefois mis les doigts dans votre gousset.
– Et pourquoi faire, fléau de Dieu ?
– Mon bon monsieur Baptiste, ne vous fâchez pas… C’était pour vous emprunter quelques petites pièces…
– Assassin !
– Oh ! mon bon monsieur Baptiste… c’étaient des petites pièces de dix sous de rien du tout. Les autres, je n’y touchais pas… ou plutôt je les remettais avec la montre… car vous vous seriez certainement aperçu de leur disparition et vous n’auriez pas manqué de m’accuser, monsieur Baptiste.
– Tais-toi ! enfant de bagne !
– Me taire ! Oh ! monsieur Baptiste, il y a encore tant de choses qu’il faut que je vous dise…
– Et quand tu as eu la montre, tu es allé à la crypte ?
– Hélas ! monsieur. Hélas, oui ! Je suis allé à la crypte !
– Et qu’est-ce que tu as vu dans la crypte ?
– J’ai tout vu, mon bon monsieur Baptiste. Les fous qui chantent et qui dansent et les petits enfants que l’on voulait tuer… quand la dame en rouge est arrivée…
– Qu’est-ce que c’est que la dame en rouge ?
– C’est la reine qu’on attendait, paraît-il. Elle s’est emparée du fouet et elle a flanqué une bonne raclée à tout le monde. Ils ne l’avaient pas volée ! Oh ! elle n’a pas l’air commode ! Et puis, on a mangé et on a bu, c’est là que mes malheurs ont commencé… J’ai cru que ma dernière heure était venue.
– Tu auras commis quelque imprudence ?
– La grande imprudence, monsieur Baptiste, c’était d’avoir la montre… J’ai cru que je pouvais aller en paix partout où allaient les montres… et pendant que l’on distribuait le pain et le vin, j’ai suivi les Heures qui, elles, suivaient la reine rouge que l’on appelait le Dieu doré.
– Et où est-il allé, le Dieu doré ?
– Oh ! pas loin ! D’abord il était à cheval, et son cheval ne pouvait pas aller bien loin dans la crypte. Il est allé tout de même jusqu’au fond. Et puis ils sont tous entrés dans une petite salle humide et voûtée, éclairée dans son milieu par une torche qui brûlait derrière un fauteuil de pierre. Dans le fauteuil il y avait un vieil homme, si immobile qu’on aurait dit que lui aussi était en pierre, et si vieux que sa barbe blanche descendait jusqu’à ses genoux. On disait que c’était l’Ancien des tribus, et on l’appelait Omar. M. Magnus m’avait bien averti que c’était dangereux pour moi de pénétrer dans cette salle-là, mais la dame à cheval qui avait sauvé les deux petits enfants me plaisait tant que je ne pouvais plus me séparer d’elle.
« En entrant, on nous demandait à tous notre montre. J’ai montré la mienne, ou plutôt la vôtre, monsieur Baptiste ; alors on en a ouvert le boîtier et on en a pris le numéro. C’est ce qui a fait que c’est devenu très grave, parce qu’en même temps que l’on regardait ma montre, on m’a regardé, moi aussi, et personne ne m’a reconnu. On m’a posé des questions auxquelles je n’ai pas pu répondre. Alors on a fermé la porte de la petite salle humide et voûtée, et on a voulu me tuer tout simplement.
– Pauvre Jeannot ! fit M. Baptiste, avec une réelle émotion.
– Oui, pauvre Jeannot ! Ah ! je n’en menais pas large ! Ils avaient tous sorti leurs couteaux. Mais je leur ai parlé en romani, et alors ils ont bien voulu attendre pour me tuer, ce qui n’aurait pas manqué d’être fait sans ce bon M. Magnus. Vous savez bien, monsieur, le « nain parallélépipède à cinq pattes » ?
– Oui, oui, je le connais. C’est un brave homme !
– Ah ! oui, c’est un brave parallélépipède ! C’est-à-dire que c’est entre lui et moi maintenant, à la vie à la mort, continua Petit-Jeannot. Ce M. Magnus leur a tenu un petit discours qui les a tous « retournés ». Il ne leur a pas déguisé la vérité. Il leur a dit que j’étais un enfant volé à des bohémiens. Et ils en ont tous été tellement attendris, qu’il y en avait qui pleuraient. Alors j’ai bien vu que je n’avais plus rien à redouter de leur colère. Ce bon M. Magnus leur a encore dit que j’étais employé chez vous, monsieur Baptiste, qui êtes l’horloger des Bohémiens. Cela a produit un excellent effet. Enfin il leur a raconté que je tenais ma montre d’un romanitchel qui était venu la faire réparer chez vous, il y a cinq ans et qui n’était jamais venu la chercher, peut-être bien parce qu’il était mort. Tant est qu’il m’a si bien présenté comme un vrai Romani qu’on ne m’a pas fait de mal. Mais on m’a laissé en sentinelle à la porte pendant que tout le monde se réunissait autour de la torche du fauteuil de pierre et de l’Ancien des tribus. La dame en rouge, le dieu doré, se tenait immobile et muette sur son cheval, devant l’Ancien, et autour d’elle on parlait très bas. J’ai entendu cependant que l’on faisait l’appel des délégués des Bosniaques, des Valaques, des Galiciens, des Hongrois et des Croates. Alors ils ont tenu un conseil auquel je n’ai pu rien entendre. Ils avaient tous la tête penchée, excepté la dame en rouge, qui se tenait toujours plus droite que dans la bataille. Cela a duré fort longtemps. Je ne pouvais pas me faire la moindre idée du temps qui s’était écoulé depuis que j’étais descendu dans la crypte. D’abord il y avait eu mon évanouissement, et puis j’avais été tellement occupé par tout ce que j’avais vu et entendu que je n’aurais pas pu dire combien de fois votre montre, dans ma poche, avait sonné midi à deux heures et quart.
– Ah ! vaurien ! faut-il donc te couper la langue ! Et après, que s’est-il passé ?
– Eh bien, à un moment donné, ils ont tous agité en même temps leurs couteaux autour du dieu doré, et tous, ils ont crié par trois fois : Stella ! Stella ! Stella !
– Et après ?
– Après, j’ai cru que c’était fini : mais c’est alors que mes malheurs ont commencé.
– Encore ?
– Mais oui ! Écoutez donc, monsieur Baptiste. Il s’est passé alors un remue-ménage que je ne comprenais pas plus que tout le reste, à la suite de quoi l’Ancien dans sa chaise de pierre, le vieux père Omar a proclamé tout haut deux numéros. Oh ! je m’en souviendrai toute ma vie ! C’étaient les numéros 118 et 213. Puis il y eut un silence, et j’entendis la voix de M. Magnus qui disait : « Le numéro 118, c’est moi ! » Et encore, il y eut un silence, et puis du brouhaha… et chacun avait l’air de se demander quelque chose, et chacun regardait dans le boîtier de sa montre. Enfin M. Magnus vint à moi et demanda à regarder dans mon boîtier de montre, à moi. Je ne pouvais pas lui refuser cela. Il craqua une allumette et regarda donc. Puis il dit : « C’est bien cela ! Le voilà, le numéro 213 ! » Et il retourna à l’ancien et il revint me chercher en me disant : « Viens ! Tu es sorti au tirage au sort ! »
« Je demandai des explications à M. Magnus, mais M. Magnus n’avait pas le temps de me les donner. J’ai été entraîné ainsi au beau milieu des Heures devant le père Omar. Les figures, autour de moi, étaient devenues terriblement sinistres ; mais ce qui me parut plus sinistre encore, c’est que quelques-unes de ces figures-là, même de celles qui avaient pleuré d’attendrissement tout à l’heure, riaient, ou plutôt faisaient des grimaces qui semblaient se moquer de moi, et cela sans rien perdre de leur sauvagerie. Moi, j’ai demandé tout de suite en tremblant, car je ne suis pas brave, mais je n’aime pas que l’on m’embête :
« – Qu’est-ce que vous voulez ?
« Alors l’Ancien m’a demandé :
« – Comment t’appelles-tu ?
« J’ai répondu la vérité :
« – Petit-Jeannot.
« – C’est bien vrai que tu es Romani ? Et c’est bien vrai que tu as été volé par tes parents à des bohémiens ? Et c’est bien vrai que tu possèdes la montre numéro 213 ?
« J’ai regardé d’abord le numéro de ma montre et puis j’ai répondu :
« – Tout cela est bien vrai !
« – Eh bien, Petit-Jeannot, m’a fait le père Omar, tu viens d’être désigné avec le numéro 118, qui est M. Magnus, pour servir de gardien à la reine.
« – Quelle reine ? demandai-je. Si c’est la dame en rouge, je veux bien.
« – Voilà une bonne réponse, Petit-Jeannot, que m’a dit Omar. C’est elle !
« – Alors, ça va !
« C’est alors qu’ils ont fait apporter l’Évangile. Et devant l’Évangile, l’Ancien dans sa barbe m’a tenu un discours dont j’ai encore la chair de poule. À ce qu’il paraît que la reine, mon bon monsieur Baptiste, court les plus grands dangers, qu’on en veut à sa tête, qui est si jolie, mais que si jamais sa tête tombe, la mienne tombera aussi. Elle peut tout nous demander, tout exiger de nous, même la vie ! M. Magnus et moi, nous n’avons qu’à obéir. Nous devons nous jeter dans le feu pour elle, si elle le veut, et dans l’eau aussi, ce qui est moins important, puisque je sais nager. Enfin le père Omar l’a dit : nous devons nous mettre devant le poignard de ses assassins, si nous en rencontrons en route. Ah ! mon bon monsieur Baptiste, je n’avais plus envie de rien garder du tout…
– C’est terrible ! observa M. Baptiste.
– Si c’est terrible ! Mais c’est moins terrible encore que le reste. Écoutez, écoutez bien, monsieur Baptiste, et plaignez mon triste sort. La reine, qui n’avait pas encore prononcé un mot depuis que je m’étais avancé, dit tout à coup :
« – Je ne veux pas de gardiens !
– Dame ! ce qu’elle disait là me faisait pleurer maintenant, car je le répète, moi, je n’ai jamais fait le malin, foi de Petit-Jeannot, et le danger m’a toujours fait peur. J’aurais embrassé la reine pour ce qu’elle venait de dire là. Hélas ! monsieur Baptiste… c’était bien là le commencement de mes malheurs !
– Si tes malheurs commencent toujours, observa encore M. Baptiste, ils ne finiront jamais.
Mais Jeannot, tout à son sujet, continua de raconter :
– L’ancien demanda à la reine :
« – Pourquoi ne veux-tu pas de gardiens ?
« – Parce que je saurai bien me garder moi-même, répondit-elle, et aussi parce que, pour accomplir l’œuvre, j’ai besoin de toute ma liberté.
« Le père Omar, qui était comme enragé, reprit :
« – Le maître est-il moins libre parce qu’il est suivi de deux chiens fidèles ? Réginald non plus n’a pas voulu de gardiens, et il est mort.
« Alors la reine répondit :
« – Si vous me donnez des gardiens, je vous avertis que je les perdrai en route.
« – Tu ne feras pas cela, parce que nous ne pouvons rester sans avoir de tes nouvelles ; il faut que nous sachions si tu es morte ou vivante.
« – Vous aurez de mes nouvelles, même dans le temps que je ne vous en donnerai pas personnellement. Le monde sera plein de mes nouvelles.
« Et Omar, qui grognait comme un ours et soufflait comme un phoque dans sa barbe, repartit :
« – Tu parles comme Réginald. Et il est mort, et il n’est pas encore vengé. Nous te donnons deux gardiens qui ne te quitteront pas et qui seront tes vabrassi. C’est la volonté des Heures.
« Aussitôt toutes les Heures qui étaient là approuvèrent. Quant à M. Magnus, il ne dit rien. Et moi, je regardais l’Omar, comme si je voulais le manger ! Et maintenant la reine en rouge, le dieu doré, se taisait. L’Ancien nous fit avancer, M. Magnus et moi, devant l’Évangile et il nous dit :
« – Gardiens de votre reine, vous allez, sur l’Évangile, jurer que vous êtes prêts à mourir pour elle…
« Moi, j’hésitais.
« – Jure, me dit tout bas M. Magnus. J’ai répondu de toi… mais si tu veux sortir d’ici vivant, dépêche-toi de jurer, car on te regarde.
« Alors j’ai juré, et M. Magnus aussi a juré. Je croyais que c’était fini, mais le plus terrible n’était pas encore arrivé, car le vieil Omar avait repris l’Évangile comme s’il voulait nous le jeter à la tête.
« – Attendez ! cria-t-il. Attendez ! 118 et 213 ! Vous avez juré de garder votre Reine jusqu’à la mort, mais nous, les Heures, nous allons jurer de vous donner cette mort si vous perdez notre reine.
« En entendant cela, je ne pus m’empêcher de crier au nez du vieil Omar :
« – Mais c’est elle qui veut nous perdre.
« Alors le vieux hibou me riposta que cela ne le regardait pas mais nous regardait uniquement, nous, les 118 et 213, et ayant fait signe aux Heures, ils se mirent tous à faire un serment dans lequel il n’était question que de notre trépas ! Ah ! mon pauvre monsieur Baptiste ! nous voilà propres ! Si nous parvenons à la garder, cette reine de malheur, nous avons des chances de mourir ; mais si nous perdons jamais sa trace, nous sommes sûrs de notre affaire.
Et Petit-Jeannot se passa avec désespoir ses pauvres doigts étiques dans sa chevelure aussi rebelle que filasse.
– Eh bien, alors, qu’est-ce que tu fais ici ? interrogea M. Baptiste, sur les lèvres duquel errait maintenant un singulier sourire.
– Eh bien, mais puisque je suis sûr de mourir, je suis venu vous dire adieu ! Vous avez toujours été un bon maître pour moi, monsieur Baptiste. Je ne pouvais pas partir comme ça sans vous annoncer mon malheur et sans vous rapporter votre montre, gémit le pauvre Jeannot.
– Tiens, mon enfant, reprends-la… fit M. Baptiste, sur un ton d’une grande douceur.
Et il lui tendit la montre fatale. Mais Petit-Jeannot n’y voulait plus toucher.
– Écoute, mon enfant, as-tu confiance en moi ?
– Oh ! oui, monsieur Baptiste.
– Eh bien, prends cette montre et ne t’en sépare jamais. Elle pourra être pour toi d’un grand secours dans le moment que tu t’y attendras le moins.
– C’est comme vous voudrez, monsieur Baptiste… C’est elle qui est la cause de mes malheurs ; si elle me sauve, ce ne sera que justice. Et Petit-Jeannot reprit la montre.
– Qu’est-ce que je vais dire à tes parents ? demanda l’horloger.
– Tout ce qu’il vous plaira. Moi, ça m’est égal. Ils m’ont envoyé en maison de correction parce que je leur volais leur crochet à bottines ; ils ne m’intéressent pas.
– Petit-Jeannot, tu as toujours volé tout à tout le monde, chez tes parents, chez moi, à l’école quand tu y allais, à l’atelier plus tard, partout. Les boîtes d’allumettes et les sous, les cigarettes et les tabatières, les porte-plume et les outils, les bonbons, jusqu’à des épingles à cheveux en écaille, sur la tête de ta mère adoptive…
– Oh ! monsieur Baptiste ! C’était du celluloïd… et puis est-ce de ma faute si je suis atteint de la klep… klep… kleptomanie ?
À cette réponse inattendue, l’horloger ne put retenir encore l’expression de son étonnement amusé.
– Quel est le médecin qui t’a appris que tu étais atteint de cette maladie-là ?
– Mais mon avocat, monsieur Baptiste, quand mes parents m’ont fait passer en correctionnelle. Ah ! je suis bien malheureux ! À ce qu’il paraît que c’est une maladie qu’on ne peut pas guérir… Pour sûr, je n’ai plus qu’à mourir.
Et Petit-Jeannot se prit à sangloter de tout son cœur. M. Baptiste lui posa la main sur l’épaule.
– Pendant que tu pleures, lui dit-il, la reine est peut-être partie. Le jeune homme, épouvanté, s’écria :
– Mon Dieu !
Mais l’horloger n’écoutait plus son apprenti. L’oreille tendue vers quelque bruit de la nuit, il avait en une seconde changé de physionomie. Ses traits s’étaient comme illuminés sous le reflet d’une lampe intérieure. Quelle mystérieuse flamme habitait ce corps d’aspect si humble, si triste, si dénué d’apparente vie, si… résigné ? On percevait maintenant distinctement le pas tranquille d’un cheval qui, lentement, se rapprochait de la maison… Ce bruit s’arrêta, il y eut un murmure de voix, une question posée, une réponse… et l’on frappa doucement à la porte de la boutique.
– Qui est là ? demanda l’horloger. Au-dehors, une voix répondit :
– Deux heures et quart.
M. Baptiste, en proie à une émotion qu’il ne pensait même pas à dissimuler à Petit-Jeannot, alla ouvrir. Une jeune femme d’une beauté singulière, dont les cheveux d’or étaient coiffés d’un bonnet d’astrakan et qui s’enveloppait d’un long manteau sombre sous lequel apparaissait la flamme rouge de la robe, se montra.
– La reine ! s’écria Petit-Jeannot.
– Oui, répondit la visiteuse d’une voix étrangement calme et harmonieuse, la reine, la Reine du Sabbat qui vient chercher son gardien. Bonjour, monsieur Baptiste !
L’horloger regardait cette superbe enfant dont les beaux yeux noirs, caressants, ne le quittaient pas ; elle lui souriait, elle lui tendait la main… Et voilà qu’il n’eut point la force de prendre cette main… Il était devenu d’une pâleur mortelle… Des sons inintelligibles s’échappaient de sa gorge… Il parut étouffer et il chancela.
La jeune fille et Jeannot s’étaient déjà précipités… mais reprenant ses sens, l’horloger, d’un geste, rassura sa visiteuse… Enfin, il put parler, et il pria Jeannot d’aller prendre quelque soin « du cheval de madame ». Petit-Jeannot comprit. Il les laissa seuls, non sans faire, à part lui, maintes réflexions sur les visites extraordinaires que recevait son pauvre horloger de maître. De toute évidence, M. Baptiste et la petite reine des bohémiens ne se voyaient pas pour la première fois. Quel regard ils avaient échangé ! Et quelle émotion chez M. Baptiste !
Quand il eut refermé la porte de la boutique, Petit-Jeannot se trouva dans la nuit de la grève, non loin du cheval, dont il distinguait vaguement la forme blanche et les quatre sabots dorés. Il s’entendit appeler :
– C’est toi, Petit-Jeannot ?
– Ah ! ah ! c’est vous, monsieur Magnus ?
Et il distingua, accroupi sur le seuil, tout entortillé dans un manteau, et ne tenant pas plus de place qu’une grosse petite valise, le nain parallélépipède à cinq pattes.
– Qu’est-il donc arrivé ? demanda Petit-Jeannot. Vous deviez m’attendre à la porte de la crypte, et je ne suis pas en retard.
– Il est arrivé, fit la voix gutturale du nain, que Stella…
– Qui est-ce, Stella ?
– Stella, c’est le nom dont nous avons baptisé notre reine.
– Mais pourquoi lui avez-vous donné ce nom-là ?
– Pour qu’il nous porte bonheur : Stella : l’Étoile !
– Elle en avait donc un qui portait malheur ?
– Personne n’en sait rien, Petit-Jeannot, car personne ne connaît le vrai nom de Stella, excepté sainte Sarah… et le Maître de l’heure… Mais personne ne connaît le Maître de l’Heure…
Au-dessus du nain, toujours roulé mélancoliquement dans son manteau, Petit-Jeannot s’était courbé et avait collé son œil à la serrure.
– Qu’est-ce que tu regardes ? demanda M. Magnus.
– Je regarde l’heure qu’il est…
Et voici ce que l’apprenti, par le truchement de cette serrure, voyait : M. Baptiste et la petite reine se tenaient étroitement embrassés, et les larmes de M. Baptiste tombaient sur la tête douloureusement inclinée de la jeune fille. Ce spectacle remua profondément le cœur de Jeannot, et en même temps, commença de lui donner une idée très haute de M. Baptiste. Jeannot se redressa, car il eut peur d’être surpris, et en se redressant, il pensait :
« Pourquoi donc mon maître n’a-t-il pas fait entrer la reine dans la pièce du fond au lieu de me mettre à la porte de sa maison ?
Et l’apprenti en conclut que les dossiers sur lesquels il avait vu travailler si mystérieusement et si ardemment l’horloger devaient se trouver encore dans la petite pièce et ne devaient être vus de personne, même point de cette belle enfant que M. Baptiste pressait avec tant d’émotion sur son cœur. Il s’assit sur la pierre à côté de M. Magnus.
– Vous ne dites rien, monsieur Magnus ?
– Dame ! Tu ne m’écoutes pas !
– Ah ! oui… je vous demandais ce qui était arrivé… et vous me disiez que l’Étoile…
– Oui, Stella ; je te disais que Stella était sortie de la crypte plus tôt qu’elle ne l’avait pensé et qu’elle ne me l’avait dit. Et elle se disposait à partir sur son cheval blanc quand je l’ai avertie que si nous ne te prévenions pas de son départ, tu ne nous rattraperais jamais, ce qui ne manquerait pas d’être très mauvais pour ta santé, à cause des serments qui venaient d’être prêtés devant elle par les Heures. Elle m’a répondu : « C’est trop juste ! Je ne veux pas la mort de Petit-Jeannot. »
– Oui-dà ! Elle a dit ça ? Elle ne veut pas la mort de Petit-Jeannot ?
– Elle a même ajouté : « Puisqu’il ne me garde pas, c’est moi qui vais le garder. Allons le chercher. »
– Voilà une bonne reine, déclara Petit-Jeannot avec des larmes dans la voix. Nous ne risquons plus rien avec une reine pareille… Et alors vous êtes venus…
– Nous sommes venus. Mais auparavant, nous avons fait un petit tour dans la campagne. Nous sommes allés frapper à un méchant bastidon où l’on devait nous attendre, car on nous ouvrit tout de suite ; mais Stella seule est entrée dans la cour que lui a ouverte une vieille demoiselle qui s’appelle, paraît-il, Milly. Quand la reine est sortie, elle ne portait plus dans les plis de sa robe les deux petits enfants des gadschi.
– Ah ! oui, je les avais oubliés.
– Heureusement pour eux que Stella ne les avait pas oubliés, elle… Enfin nous sommes revenus tout doucement te chercher en causant comme de vieux amis et elle m’a demandé de lui indiquer le chemin, car elle ignorait, naturellement, où était la maison de l’horloger.
Petit-Jeannot fut sur le point de dire à M. Magnus : « Eh ! si elle ne connaît pas sa maison, elle le connaît bien, lui ! » Mais il garda cette réflexion pour lui, car Petit-Jeannot, sous ses dehors naïfs, était d’un naturel rusé et prudent. Tout à coup, une ombre surgit en face de Petit-Jeannot.
– Qui est là ? demanda l’apprenti en se relevant avec une agilité de singe et en posant sa question sur le ton d’une sentinelle qui demande : « Qui vive ? »
– Je veux voir ton maître !
Petit-Jeannot reconnut alors « l’espèce de mécréant ». Il lui répondit :
– M. Baptiste n’est pas seul.
– Avec qui est-il ? demanda l’autre.
– Vous êtes bien curieux, mon ami, fit de sa « basse » la plus impressionnante le nain parallélépipède à cinq pattes, dont la voix semblait sortir de terre.
À ce moment, la porte de la masure s’ouvrit, et M. Baptiste et la petite reine apparurent en pleine lumière.
– Elle ! s’exclama « l’espèce de mécréant ».
Et il disparut comme si la terre l’avait englouti.
La petite reine appelait déjà Magnus, et lui ordonnait de lui faire avancer son cheval. Elle fut vite en selle, adressa un dernier adieu de la main à l’horloger, qui restait comme cloué sur son seuil, et elle dit à ses gardiens sur un ton étrangement goguenard :
– En route, mauvaise troupe ! Petit-Jeannot fit :
– Adieu, monsieur Baptiste !
Mais M. Baptiste ne l’entendit même point.
Alors le cheval aux sabots d’or se porta en avant, mais d’un pas si tranquille qu’il semblait avoir pitié du tout petit nain qui trottinait derrière lui de ses toutes petites jambes.
Derrière le nain venait Jeannot, les mains dans ses poches.