VII – COMMENT MYRRHA ÉTAIT DEVENUE AVEUGLE

Nous avons laissé Rynaldo et Régina au milieu d’une conversation des plus hostiles. Rynaldo déclarait à Régina qu’il tuerait son fiancé, Karl le Rouge ! Elle lui dit, railleuse :

– Comment le tuerais-tu, mon petit ? Avant que tu eusses trouvé le temps de le tuer tantôt, dans la bibliothèque, tu aurais eu dix gardes sur toi, sans compter qu’à lui tout seul il est plus fort que toi et qu’il t’aurait brisé en un tour de main ! Heureusement que j’étais là, mon petit, moi, la Ruse, avec mes histoires de Dame Blanche, et que je t’ai donné le temps de t’enfuir. Et puis, un renseignement, mon petit… Depuis quelques jours, il porte une cotte de mailles à l’abri du poignard et de la balle !

Rynaldo leva enfin son sombre regard sur ce jeune corps étendu là, devant lui, précieux, souple, ardent, et il frémit.

– Tu as raison, dit-il, princesse Régina, de me traiter comme un valet sans importance. Car tu n’as rien à craindre ni à espérer de moi tant que je ne l’aurai pas tué !

– Enfin, pourquoi veux-tu le tuer ? Parce qu’il m’a embrassée ? Mais c’est son droit ! Il sera mon mari !

– Je pourrais te dire, reprit la voix mauvaise et sourde de Rynaldo, que je veux le tuer, en effet, à cause des caresses qu’il te fait et qui me font mal, parce que tu ressembles tellement à ma fiancée Stella que j’imagine que c’est elle qui les reçoit… et qui les rend. Mais je ne te dirai point cela parce que je n’ai pas le temps de t’expliquer combien la fantaisie de la Reine du Sabbat, qui veut être à la fois Stella et Régina, me fait atrocement souffrir ! Tais-toi, à ton tour, je ne te demande rien ! Garde ton secret ! Stella ou Régina, peu m’importe ! Il ne s’agit plus de jouer la comédie. Il s’agit de tuer ! Mais sache enfin que si je veux tuer Karl le Rouge, ce n’est point par amour pour toi, mais bien, je le jure, à cause de Myrrha !

– Myrrha ? interrogea la princesse étonnée.

Rynaldo eut un sourire affreusement triste :

– Je vais vous conter une horrible histoire… Figurez-vous, princesse Régina, que cette histoire-là, j’avais cru que vous la connaissiez ! Oui… le soin avec lequel vous m’avez introduit au palais, les précautions personnelles que vous avez prises pour me rapprocher de cet homme… et même la tendresse avec laquelle, tantôt, vous lui caressiez la barbe qui cache la cicatrice… tout cela a pu me faire croire un instant que la princesse Régina, qui est si intime avec ma fiancée Stella, et qui lui ressemble si étrangement, connaissait cette affreuse histoire, et avait pour desseins de m’aider à tenir mes serments ! Mais je vois bien, reprit avec amertume Rynaldo qui, un instant, avait en vain attendu une parole de la princesse, que vous ignorez tout à fait cette histoire ! Madame, écoutez-moi.

« … C’était à Trieste. Ma sœur donnait alors de merveilleuses représentations au cirque, et elle accomplissait, sur un jeune cheval nommé Darius, de tels exploits, qu’on la venait voir de cent lieues à la ronde. Une bande de jeunes gens qui voyageaient incognito, pour leur plaisir, se dérangèrent de leur route et vinrent à Trieste, sur le bruit de sa réputation d’écuyère. Quelques-uns de ces jeunes gens avaient à peine dépassé la vingtième année et se croyaient tout permis. Nous habitions alors, ma sœur et moi, une petite villa le long de la mer, la villa San Lorenzo, tout au bout du passagio di San-Andrea. Nous étions là fort tranquilles et tout à fait isolés, trop isolés. Un petit bosquet nous séparait d’une autre villa, la villa Maria, qui avait été fermée toute la saison et qui s’ouvrit justement pour loger cette bande de fous. Myrrha fut naturellement très peinée de ce voisinage et elle me recommandait bien d’être prudent plus que jamais dans mes jeux, et de n’entamer aucune conversation avec nos voisins. On ne connaissait rien d’eux, sinon qu’ils avaient loué la maison d’à côté sous le nom de Hackler, qui est celui d’un de nos plus célèbres bourreaux, et qu’ils vivaient en grands seigneurs. Ils avaient aussi avec eux un domestique, un seul : il s’appelait Stefano. C’était un colosse. J’avais à cette époque douze ans. Je montais un petit poney avec lequel je me plaisais à faire de longues courses sur le rivage, pendant que Myrrha était au cirque ou travaillait au manège. Un soir, j’avais tellement fatigué mon petit cheval qu’il avait peine à me porter jusque chez nous. Pour rentrer à notre villa, il me fallait passer devant la villa Maria. Le colosse m’avait vu, il vint à moi en souriant et me dit que lorsqu’on venait de la promenade avec un cheval aussi fatigué, on ne se faisait point porter par le cheval.

« – Qu’est-ce qu’on fait alors ?

« – On descend de cheval.

« – Et puis ? dis-je après être descendu.

« – Et puis on le porte.

« – Eh bien, portez-le ! fis-je.

« En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, il s’était glissé sous la bête et l’avait hissée sur ses épaules. Il se releva, lui tenant les deux sabots de devant, et nous montâmes ainsi à la maison, en parlant de choses et d’autres. Ce colosse m’avait tout à fait séduit. C’était du reste un très brave homme, et malgré les observations de Myrrha, je me plaisais dans sa compagnie. Je l’aimais bien. Un jour que je revenais encore de la promenade avec mon poney, il vint à nouveau au-devant de moi et me dit :

« – Tu te tiens bien à cheval, Rynaldo. Un cheval qui se cabre ne te fait pas peur ?

« – Ni un cheval qui rue, répondis-je. Je n’ai jamais été jeté à terre.

« – Eh bien, tiens-toi comme si tu étais sur un cheval qui se cabre ; soulève-toi un peu sur les étriers et incline-toi sur l’encolure.

« Pendant qu’il disait cela, il s’était glissé encore sous le poney, la tête entre les deux jambes de devant, et lui prenant, comme l’autre fois, les sabots de devant par-dessus ses épaules, il le souleva de terre et moi avec ! J’en étais tellement étonné que je ne trouvai pas un mot pour exprimer mon admiration. Il fit ainsi, avec ce prodigieux fardeau, plus de cinquante mètres, puis il nous déposa sur le sol.

« – Tu vois, fit-il, je n’ai même pas une goutte de sueur. Eh bien, j’en ferais autant avec le cheval Darius et la divine Myrrha. (Sur les affiches, on mettait toujours la divine Myrrha.) Ça ferait un beau numéro de cirque ! Et j’aimerais mieux ça que d’être domestique chez des maîtres que je n’aime pas.

« Je ne savais que répondre à une pareille proposition. Je lui dis :

« – J’en parlerai à ma sœur.

« Mais je ne dis rien de cela à Myrrha, parce qu’elle aurait appris que j’entretenais des relations avec les gens de la villa d’à côté, ce qu’elle m’avait défendu.

« On ne voyait guère les maîtres de Stefano. Le jour, ils dormaient, se reposant des plaisirs de la nuit. Et la nuit, ils couraient les cabarets de la ville. Généralement, leur rentrée à la villa, vers l’aurore, était assez bruyante : quelquefois elle nous réveillait. On entendait presque toujours alors de grands éclats de rire de femmes.

« Une nuit, je fus réveillé en sursaut par un grand cri, et ce cri m’épouvanta d’autant plus que j’avais cru reconnaître la voix de Myrrha. Je courus à sa chambre. Elle n’y était pas. J’allai réveiller notre vieille bonne Katharine, qui me calma en me disant qu’il n’était que minuit, et que Myrrha, se trouvant encore au cirque à cette heure, ne pouvait être rentrée à la villa. Jamais elle ne rentrait avant une heure du matin, et même quelquefois quand elle soupait pas avant deux heures.

« Je résolus d’attendre Myrrha, mais je m’endormis bientôt d’un sommeil de plomb. Cependant, trois heures plus tard, je me réveillai en sursaut, tout remué encore par le souvenir de la nuit, et une fois encore je courus à la chambre de Myrrha. Myrrha n’était pas rentrée ! J’appelai Katharine. Nous nous regardâmes épouvantés !

« – Ah ! mon enfant… il sera arrivé malheur à Mademoiselle ! s’écria la vieille femme… Elle en avait le pressentiment, en s’en allant au cirque, hier soir. Elle a dit : « Katharine, vous prierez pour moi. » Et elle a pris son petit couteau de Valachie !

« Je laissai la vieille Katharine désespérée et, malgré ses cris, je sortis en courant de chez nous. Où allais-je ? Je n’aurais pu le dire… mais le cri de la nuit me poursuivait…

« Je courus à la villa voisine, à la villa Maria, avec, dans le cœur, un affreux pressentiment… Il faisait une belle nuit claire, pleine d’étoiles… Aussitôt arrivé devant la villa, je fus étonné de trouver la porte du jardin grande ouverte, à cette heure… J’appelai Stefano ! mais il ne répondit pas. Je courus à la petite loge du concierge, qui habitait auprès de la grille… elle était vide… Chose singulière, la porte de la villa elle-même était ouverte ! Et je ne voyais toujours personne ! On eût dit la villa abandonnée… pas une lumière aux fenêtres ! mais pourquoi abandonnée, portes ouvertes ?

« Quelque chose de terrible et d’obscur me disait qu’il ne fallait point aller plus loin, et que ce que je cherchais, j’allais le trouver là !

J’étais sûr que Myrrha était là ! Je l’appelai. Je l’appelais sans bouger, car déjà je ne pouvais plus bouger… Je criais : « Myrrha ! Myrrha ! » Et tout à coup, comme si elle n’avait attendu que mon appel, Myrrha m’apparut, tout là-bas, au fond du jardin, sur le haut des marches de la villa, dans l’encadrement de la porte ouverte…

« Elle était debout, s’appuyant à cette porte, la tâtant, la palpant de gestes incompréhensibles… Et comme, dans un grand gémissement et dans un grand espoir, je criais encore : « Myrrha ! » son geste se détacha dans la nuit rayonnante… alla sur moi, sa main me fit signe de me taire, m’ordonna le silence ! Je restai à la place que j’occupais, au milieu de l’allée. Et ma bouche, entr’ouverte, ne cria plus.

« Mais l’horreur où j’étais grandit encore, et mes cheveux se dressèrent sur ma tête en apercevant Myrrha faire les gestes calmes de la folie… du moins, je pouvais croire que c’étaient ces gestes-là… Elle : descendait les marches de l’escalier maintenant… les yeux grands ouverts et fixes… je ne lui avais jamais vu une pareille expression dans le regard, ses yeux immobiles me regardaient et cependant ne semblaient point me voir… Myrrha, en dépit de l’admirable clarté de cette belle nuit, descendit l’escalier en titubant… et les mains tendues, tâtonnant autour d’elle comme si elle cherchait un appui… Ah ! que j’ai eu peur !

« Elle ne disait rien, ne m’appelait pas… Son geste, de temps en temps, recommençait son ordre de silence… À petits pas, elle arrivait, les bras dressés horizontalement maintenant, puis elle les porta en avant… en avant… Elle approcha encore… les bras en avant… et tout d’un coup elle me toucha… me saisit, m’étreignit… m’enferma avec ses bras sur sa poitrine glacée… Oui, elle était froide comme un marbre… comme un cadavre… Ses mains seules, qui me serraient, étaient vivantes, et ses yeux me fixaient toujours… mais je ne retrouvais plus leur regard… Où était le regard des yeux de Myrrha ? où était-il ? Je me pris à sangloter et à trembler effroyablement de peur… J’avais retrouvé Myrrha, et cependant il me semblait que ce n’était pas elle… Et j’avais plus peur, maintenant qu’elle était là contre moi, que tout à l’heure lorsque je la cherchais… Je balbutiais des phrases d’angoisse et de pitié. Alors elle me parla pour la première fois depuis son apparition.

« – Tais-toi ! me dit-elle d’une voix très calme, mais qui me fit peur, elle aussi. Donne-moi tes lèvres que je t’embrasse, et va voir sur le chemin s’il ne passe personne…

« J’allai voir sur le chemin… Il était tout à fait désert… Je retournai à la grille de cette villa maudite et je dis à Myrrha : « Viens ! Il n’y a personne sur le chemin ! »

« – Non ! Toi, viens me chercher, dit-elle…

« – C’est drôle, pensai-je, je ne la reconnais plus… Pourquoi ne vient-elle pas ?

« Mais j’allai la chercher ainsi qu’elle le désirait.

« – Prends-moi sous le bras, fit-elle. Là, comme cela… et conduis-moi à la maison… et si nous rencontrons quelqu’un en route… ne parle à personne…

« Je lui donnai mon bras, nous sortîmes de la villa et suivîmes le chemin qui longe la mer, pour rentrer chez nous…

« – Je suis un peu faible… Rynaldo… Soutiens-moi… soutiens-moi bien… conduis-moi bien !

« Nous trouvâmes, en rentrant chez nous, Katharine dans une grande inquiétude. Mais enfin je rentrais avec Mademoiselle… Tout était pour le mieux, n’est-ce pas ? Elle voulut poser des questions, car elle ne reconnaissait plus Mademoiselle… Mais Myrrha la fit taire, elle aussi, et lui ordonna d’aller se coucher. Alors je conduisis Myrrha dans sa chambre. Elle me quitta le bras alors, et s’en fut, les mains tendues au balcon. Je l’y suivis, littéralement fou d’épouvante, ne comprenant rien à ce qui se passait. Le balcon donnait sur la mer. Myrrha poussa un profond soupir.

« – Rynaldo, fit-elle, dis-moi si la nuit est belle ?

« – Pourquoi me demandes-tu cela ? Jamais elle n’a été aussi belle ! Jamais la mer n’a été d’un argent plus pur, les étoiles plus éclatantes !

« – Il y a beaucoup d’étoiles, Rynaldo ?

« – Beaucoup, Myrrha !

« – C’est alors qu’elle poussa un grand cri déchirant, qui me rappela le cri de la nuit, le cri qui m’avait réveillé. Je me précipitai sur elle ; elle était tombée en travers sur le balcon, devant la mer d’argent, devant le ciel étoile, et elle me prit sur son cœur, en criant avec des sanglots affreux :

« – Je ne verrai plus jamais les étoiles ! Rynaldo ! jamais les étoiles ! jamais ! les étoiles ! les étoiles !

« J’écartai brusquement son visage tout mouillé de larmes et je la regardai tout à coup avec une terrible attention !

« – Myrrha ! Myrrha ! tes yeux ! tes yeux !

« – Les étoiles ! je ne verrai plus jamais les étoiles !

« – Qu’est-ce qu’on a fait à tes yeux, Myrrha ? Qu’est-ce qu’on a fait de tes yeux ?

« – Les étoiles !

« Je poussai à mon tour une clameur désespérée, car j’avais compris l’horrible chose ! Myrrha était aveugle !

« Nous passâmes toute cette nuit-là à pleurer dans les bras l’un de l’autre ! Oh ! cette nuit ! Stella, ma fiancée, ma reine, mon amour ! J’en avais enfermé le souvenir au plus profond de mon cœur… et voilà que j’ai ouvert mon cœur pour toi ! Regarde dans mon cœur, et tu y trouveras tout l’affreux secret de Rynaldo et de Myrrha !

« Au matin, elle s’endormit… et puis elle se réveilla… moi, je n’avais pas dormi, certes ! et j’attendais ce premier réveil qui devait venir la trouver sans lumière ! J’avais prévu une douleur immense. Il n’en fut rien, rien ! Elle m’attira contre elle et me dit :

« – Tu es désormais mon petit frère protecteur… tu seras les yeux de Myrrha ! Si Dieu le veut !

« Je compris à cette dernière parole qu’elle avait encore un espoir… En effet, on fit venir un docteur, un illustre spécialiste de Trieste. Ils s’étaient enfermés tous deux. Quand l’illustre spécialiste sortit de la chambre, il pleurait et s’en alla sans répondre à mes questions. Je retournai aussitôt auprès de ma sœur. Elle était de plus en plus calme.

« – Rynaldo, cette fois, c’est bien entendu : tout est fini ! Je suis aveugle pour toujours ! me dit-elle.

« Je me jetai à ses pieds et je la suppliai de me dire toute la vérité. Je lui jurai que je n’étais plus un petit enfant et que je saurais écouter et me conduire comme un homme ! Elle m’embrassa, mais elle ne voulait pas encore parler, disant qu’avant de songer à autre chose il fallait gagner de l’argent ; que nous n’avions aucune avance, et que si elle ne remplissait pas les clauses de son traité, nous serions du jour au lendemain dénués de tout ! Aussi avait-elle résolu que l’on garderait le plus grand secret, et qu’elle paraîtrait au cirque tant que ce serait possible… Elle avait le plus grand espoir en Darius !

« Mais tout cela… tout cela qu’elle me disait là… ce n’était pas ce que je voulais entendre… Je la pressai presque avec colère de me dire tout le secret de la nuit où elle avait poussé le cri terrible… J’avais hâte de savoir ! Je ne pouvais plus attendre ! qu’attendait-elle ? qu’attendait-elle ? Elle dut bien me l’avouer… Elle attendait que je devinsse un homme… On est un homme chez nous à seize ans, et je n’en avais que douze. Aussi, je ne lui répondis pas tout d’abord, mais je m’absentai un instant et je revins avec un objet que je lui fis toucher.

« – Qu’est-ce que cela ? fit-elle en retirant sa main avec horreur.

« Cela, lui dis-je, c’est le couteau de Valachie !

« Sans rien lui dire, j’étais retourné à la villa « Maria » et j’y avais trouvé toutes choses dans un singulier désordre… un salon aux meubles renversés… une table couverte de flacons, une nappe rouge de sang ! Et sur les dalles de la cuisine, le couteau de Valachie !

« – Où as-tu trouvé le couteau de Valachie ? demanda-t-elle encore toute tremblante.

« – À la villa « Maria », sur les dalles de la cuisine. Mais il y avait du sang sur la nappe de la salle à manger ! Si tu ne me dis pas tout, tout de suite, fis-je d’une voix bien posée, je me crève les yeux avec le couteau de Valachie !

« Et je prononçai, toujours bien tranquillement, le plus terrible serment. Alors son pauvre visage se transforma. Je réussis, en quelques mots, de lui faire entrevoir le seul bonheur qu’elle espérait désormais sur la terre, le plus grand des bonheurs, celui qui passe, Stella, celui qui passe même avant le bonheur de l’amour… le bonheur de la vengeance !

« – Tu vas tout savoir, enfant ! s’écria-t-elle en me serrant dans ses bras frémissants, et tu me vengeras comme un homme ! Ecoute, Rynaldo, sais-tu ce que c’est que l’honneur d’une femme ?

« On n’est point cigain sans savoir, à douze ans, ce que c’est que l’honneur d’une femme, et si je ne l’avais pas su, Myrrha n’eût pas hésité à me l’enseigner. Il ne pouvait plus être question de pudeur dans le moment où nous étions bien résolus à nous venger tout de suite. Et elle me dit qu’elle n’avait plus d’honneur, ce qui, au moins, était aussi terrible que de n’avoir plus de regard. Et voici ce qu’elle me raconta :

« Dès les premiers jours qu’ils étaient arrivés à Trieste, les jeunes gens de la villa Maria s’étaient rendus aux représentations du cirque et avaient fait un gros succès à la divine Myrrha et à son cheval sauteur Darius. L’un d’eux se faisait particulièrement remarquer par son enthousiasme et il paraissait le chef de la bande. Tous les soirs, il louait une loge, et quand ma sœur, après ses exercices, venait saluer le public, il jetait lui-même sur la piste les monceaux de fleurs dont la loge était pleine. Cela avait fini par causer un léger scandale, à cause de la jalousie de la directrice du cirque, qui, elle aussi, montait en haute école.

« Le directeur fit savoir un soir à ma sœur, comme elle était prête à entrer sur la piste avec Darius, qu’elle eût à montrer plus de discrétion dans ses triomphes, et à avertir son ami et tous les amis de son ami de cesser un scandale qui finirait par leur faire fermer les portes du cirque. Myrrha comprit que la directrice avait fait croire à son mari que « l’ami » était l’amant de Myrrha, et que l’étalage de cette aventure, en pleine représentation, pouvait porter préjudice à son établissement.

« Myrrha haussa les épaules et entra dans le cirque. La veille, elle avait reçu une lettre signée Hackler, lui proposant un des plus brillants marchés d’amour qui se fussent passés dans les écuries d’un cirque. Ce n’était pas la première fois qu’elle recevait de ces billets-là. Elle n’y répondait jamais. Elle avait donc laissé celui-ci sans réponse, comme les autres. Ce soir-là, Darius et Myrrha furent particulièrement applaudis ; mais au moment où il fallut venir saluer le public, ce ne furent point des fleurs que Myrrha reçut, ce furent des bijoux, des perles, des diamants, que l’autre, du haut de sa loge, lui lançait à pleines mains. On ne se rendit point compte d’abord de ce qui se passait. Il fallut pour cela que les clowns, qui venaient d’envahir la piste, se missent à ramasser ces étranges projectiles, et les ayant reconnus, eussent exprimé plus ou moins drôlement leur admiration pour le généreux « ami », accompagnée d’extravagantes plaisanteries pour ma sœur, pour que le public comprit tout à fait.

« Myrrha aussi avait compris. Elle devint plus pâle qu’une morte, pendant que de toutes parts, autour d’elle, des huées s’élevaient. Quand elle revint saluer, elle était à pied. Elle sortit à petits pas, poursuivie par les injures. Les cris du cirque n’étaient pas encore apaisés que l’on vit réapparaître sur la piste, Myrrha, sur Darius. Tant d’audace aurait pu mettre au comble la fureur du public ; mais sans doute celui-ci eut-il la sensation que quelque chose de très grave allait se passer, car le silence le plus absolu remplaça immédiatement le tumulte. Myrrha fit signe de la main au chef d’orchestre de jouer… Les musiciens firent aussitôt entendre un air, dont l’harmonie réglait les pas dansants de Darius… Et c’est ainsi que Darius refit le tour de la piste, comme s’il recommençait un de ses exercices quotidiens. En faisant le tour de cette piste, il passa devant la loge dans laquelle se trouvait l’admirateur de Myrrha.

« Quand elle fut devant la loge, Myrrha n’eut qu’à allonger le bras armé de sa cravache, mais elle l’allongea à toute vitesse, et elle cravacha la figure de l’imbécile qui lui souriait, avec le geste dont un soldat l’eût sabré ! Aussitôt le cirque croula sous un tonnerre d’applaudissements, et les jeunes gens durent vider la loge en tumulte. Ils s’enfuirent sous les pires clameurs. Quand elle fut rentrée aux écuries, le directeur était là et la directrice aussi. Ils la félicitèrent.

« – C’est bien, ce que vous avez fait là, ma petite, lui dirent-ils, mais tenez-vous sur vos gardes, car un coup de cravache, ça ne s’oublie pas facilement. Maintenant voilà les bijoux que cet idiot vous a jetés. Je les ai fait ramasser. Il y en a pour plus de cinquante mille florins.

« – Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? répondit Myrrha avec hauteur.

« – Vous êtes une honnête fille, lui dit le directeur, et vous ne pouvez, en effet, après un pareil scandale, garder ces bijoux. Savez-vous ce que je ferais, moi, si j’étais à votre place ? Je les donnerais à ma directrice !

« – Qu’elle les prenne donc ! dit Myrrha.

« Et elle courut s’enfermer dans sa loge, sans écouter leurs remerciements. Les paroles du directeur la faisaient réfléchir. Elle résolut d’être prudente, d’envoyer chercher une voiture, dont elle connaissait bien le cocher, et de se faire reconduire directement chez elle, ce soir-là, sans souper, comme elle en avait l’habitude.

« Le lendemain, encore sous le coup des événements de la veille, elle se rendit au cirque, avec de méchants pressentiments. Avant de partir, elle avait dit à notre vieille servante de prier pour elle, et elle avait glissé dans son corsage un poignard de Valachie.

« La représentation se passa sans incident. La bande de jeunes gens fous ne parut pas au cirque. On sut qu’ils étaient allés ce soir-là entendre au Grand-Théâtre la troupe française qui jouait Michel Strogoff. Encore ce soir-là elle voulut rentrer directement à la villa ; mais son cocher ordinaire n’était pas là, et elle dut prendre la seule voiture libre qu’elle trouva à la porte du cirque. Elle donna au cocher l’adresse, et celui-ci la mena à grande allure. Myrrha ne pouvait avoir aucune méfiance, et quand la voiture s’arrêta, elle sauta à terre, croyant être arrivée chez elle.

« Elle poussa tout de suite un cri, car elle ne reconnut point notre villa. Elle était devant la villa « Maria » à l’intérieur du jardin dont la grille s’était refermée, et elle fut tout de suite entourée d’une demi-douzaine de jeunes gens qui la portèrent dans un salon malgré sa défense désespérée. Là, toutes portes closes, on la laissa libre. Elle avait devant elle l’homme de la loge, l’homme aux bijoux. Il lui souriait.

« – Oui, mademoiselle, c’est bien moi ! Je suis facilement reconnaissable.

« Et il lui montrait sur la joue la marque bleue du coup de cravache de la veille. Elle lui répondit qu’il avait agi la veille comme un lâche et qu’il se conduisait ce soir comme un bandit de grand chemin. Elle le mit en demeure de lui rendre la liberté sur-le-champ. L’autre, impassible, répondit qu’il voulait être payé de son coup de cravache et qu’il en jugerait le prix suffisant si elle lui faisait l’honneur de s’asseoir à sa table. Il lui dit encore qu’il ne lui voulait que du bien, et qu’il la laisserait partir après le souper ; que, du reste, ils devaient lui et ses amis, quitter Trieste le lendemain et qu’ils ne voulaient point y laisser un mauvais souvenir. Il reconnaissait s’être conduit avec bien peu d’à-propos et s’être tout à fait trompé sur le compte de la vertu de Myrrha, qui était admirable. Si Myrrha voulait bien souper avec eux, il penserait qu’elle lui avait pardonné. Ma sœur se demandait s’il était sincère. Enfin, comme on ne lui laissait pas le choix de s’en aller, et qu’elle se trouvait à leur disposition, elle les crut ou fit semblant de les croire.

« – Eh bien ! soupons, monsieur, fit-elle… mais soupons vite ! Car je suis très fatiguée !

« Le souper était tout servi. Ils s’assirent aussitôt, et Myrrha se trouva à côté de celui qui avait reçu le coup de cravache, que chacun traitait avec une certaine déférence, et qui se faisait appeler « Hackler ! mon cher Hackler… mon cher petit bourreau… » Les jeunes gens se montrèrent fort aimables, et levèrent souvent leurs verres à la santé de Myrrha, qui se demandait avec une angoisse grandissante quand arriverait la fin de cette comédie. Cela ne devait pas tarder, et l’on cessa bientôt de rire.

« Le service était fait par les jeunes gens eux-mêmes. Aucun domestique ne paraissait à table. Tout à coup, après avoir vidé un grand verre d’eau-de-vie russe, Hackler, qui s’était jusque-là conduit avec une grande politesse, se retourna brusquement du côté de Myrrha et lui imposa un baiser sur la bouche. Aussitôt, il poussa un hurlement et bondit en arrière, pendant qu’il agitait une main mutilée et faisait tomber sur les convives une véritable pluie de sang.

« Myrrha avait tiré sournoisement son poignard de son corsage, pendant que l’autre, comme une brute, lui mordait les lèvres, et de toutes ses forces elle le lui avait enfoncé dans la poitrine.

« Par un miracle, ce fut la main du misérable qui fut atteinte. Il avait perçu vaguement le geste de Myrrha, et sa main était allée à la recherche de celles de sa victime ; elle avait rencontré le fer. Le coup avait été porté si rudement que le petit doigt avait été tranché net ; il pendait maintenant, comme un objet inerte, à cette main dont le sang continuait de gicler avec violence. Des cris furieux retentirent. On se rua sur Myrrha, on la renversa sur la table, on la désarma en lui tordant le poignet ; l’un des misérables, qu’elle ne pouvait point voir, la secouait par derrière, avec sa chevelure qu’il lui tirait à pleines mains.

« Myrrha ne disait pas un mot, ne faisait pas entendre une plainte. Toute sa vie s’était réfugiée dans son regard qui fixait le bandit à la main mutilée. Les autres, tout en maltraitant atrocement la jeune fille, plaignaient l’homme, l’encourageaient, l’appelaient « leur pauvre petit bourreau chéri ». L’autre ne répondait pas. Il devait souffrir atrocement. Il avait jeté du sel sur sa plaie et, aidé d’un ami, il se bandait fortement la main. Celle-ci disparut dans une serviette qui lui fit bientôt un énorme poing rouge. Il grinçait des dents. Son regard rencontra celui de Myrrha. Il était si chargé de haine que Myrrha crut qu’il allait la tuer sur-le-champ… Ce fut pis. Voici ce qui arriva :

« Un moment, les cris de ces gens, le tumulte, la rage, tout cessa. On venait d’entendre remuer dans la villa. Il y avait des pas dans le vestibule. Myrrha crut à un secours inespéré et parvint à appeler. Mais ils lui enveloppèrent aussitôt la tête dans un pan de la nappe et la serrèrent là-dedans à l’étouffer.

« Qui était dans la villa ? Qui ? Pas un n’osait bouger. On avait dû entendre l’appel de Myrrha, car la porte de la salle s’ouvrit tout doucement, et aussitôt ils crièrent tous : « Stefano ! » C’était le colosse qui rentrait de la ville. Myrrha l’entendit qui bredouillait des excuses… et puis, il se tut… Il devait être naturellement stupéfait du spectacle qu’il trouvait en rentrant… Ce sang… cette main entourée d’un torchon sanglant… ces meubles renversés… et cette table, sur laquelle cinq bandits, ses maîtres, maintenaient une femme sur la tête de laquelle on avait relevé la nappe. C’est alors que le chef de la bande parla. Il lui dit de sa voix la plus douce :

« – Tu as encore fait la noce, cette nuit, Stefano ?

« – Oh ! maître, répondit Stefano avec un gros rire – car il voyait bien que son maître n’était point fâché contre lui, malgré qu’il fût, en effet, un peu ivre – j’ai bu quelques verres de takija à la « Ferdinandea », avec le portier, à qui j’ai tenu compagnie, et qui est un véritable ami à moi…

« – Qu’est-ce que tu regardes ? lui demanda l’autre. Tu regardes la demoiselle ?

« – Oui, fit-il en riant toujours. Je ne vois pas sa figure, mais elle a de bien belles jambes…

« Myrrha, qui se raidissait dans un effort suprême, retomba sur la table, vaincue. La malheureuse commençait à comprendre le sort qui l’attendait et elle suppliait de toute son agonie :

« – Tuez-moi ! Tuez-moi !

« Seulement, comme on lui enfonçait la nappe dans la bouche, on ne l’entendait point.

« – Oui ! oui ! ricanait l’autre… sûr… elle a de jolies jambes ! Elle a même de plus belles jambes que celle de l’autre soir, qui dansait si bien. Est-ce qu’elle va danser ?

« – Elle va danser avec toi, fit l’autre, sinistre, et une danse qui te fera joliment plaisir !

« – Pourquoi ne danse-t-elle pas avec vous, maître ?

« – Elle ne veut pas ! Tu vois, j’ai voulu danser avec elle, et elle m’a mordu ! Regarde comme ma main saigne ! Elle ne veut danser qu’avec toi ! Stefano, voilà une belle femme ! Je te la donne ! Fais-en ce que tu voudras ! Et tout de suite, pendant que nous la tenons, parce que tu sais, quand nous l’aurons lâchée, il sera trop tard ! Elle mord ! À ta santé, Stefano ! à tes noces ! Tu as bu du takija croate ! Ça ne vaut pas la vodka de la Neva ! Tiens, bois !

« L’homme but le verre qu’on lui tendait et ne rit plus. Tous se turent et Myrrha, à laquelle était accrochée cette grappe d’hommes, fut jetée et maintenue par terre. En même temps, ils avaient entraîné la nappe, qui lui entourait la figure, et il y eut un grand bruit de vaisselle brisée… Puis, il y eut un silence terrible et, quand on entendit à nouveau le rire du colosse, le crime était consommé !

« – Et maintenant, Stefano, voici de l’or, va-t-en, quitte le pays ! Cette nuit même ! Qu’on n’entende plus parler de toi ! Cela vaudra mieux pour toi.

« Il y eut un tintement de pièces d’or, et puis encore le rire satisfait de Stefano, et le colosse s’en alla. Myrrha qui, pendant son supplice, avait prié la Vierge de la Porte-de-Fer pour qu’elle permit qu’elle ne s’évanouît point, Myrrha entendit les planchers craquer sous ses pas énormes…

« – Maintenant, fit le maître, vous pouvez la laisser respirer.

« La bouche libérée ils crurent que Myrrha allait les injurier, mais elle resta muette.

« – Comment ça va, ma petite ? Tu ne dois pas être mécontente de moi ? Tu vois que je suis un galant homme. Te voilà déshonorée, mais à cause de ma délicatesse, mon domestique ignore à qui il a eu affaire. Il ne pourra donc raconter sa bonne fortune à personne, et toi, tu pourras encore trouver un mari, ce que je te souhaite.

« Ils l’avaient laissée se relever. Elle ne disait rien, mais elle ne regardait que lui. Elle l’examinait avec une ardeur si effrayante, elle le fixait avec une âpreté si farouche qu’il ne put s’empêcher de détourner la tête.

« – Tu peux tourner la tête, maintenant, lui dit-elle, je te reconnaîtrai. Ton domestique ignore à qui il a eu affaire, mais moi, je te jure, « mon petit bourreau chéri », que je saurai qui tu es ! Et partout où tu iras, je te trouverai, je t’avertis. Prie Dieu !

« Il frissonna. Et tous frissonnèrent. Et elle les regarda à tour de rôle de façon si sauvage qu’ils comprirent que cette petite affaire ne se terminerait point à l’amiable.

« – Et quand tu m’auras trouvé, demanda Hackler, qu’est-ce que tu feras ?

« – Je te ferai mourir, comme on n’est pas mort depuis longtemps ! Si tu ne sais pas ce que c’est qu’une cigaine, mon petit bourreau chéri, ta mort de l’apprendra.

« – Tu es donc cigaine, Myrrha ? demanda l’autre en regardant son poing rouge. J’aurais dû m’en douter, à la manière dont tu te sers du couteau de Valachie !

« – Tu aurais dû t’en douter plus tôt, bien plus tôt ! Partout où il y a un cigain, je te retrouverai, et tu sais qu’il y a des cigains sur toute la terre !

« Elle parlait avec tant de froide assurance que tous, en l’écoutant, virent, derrière ses paroles, leur condamnation. Elle ajouta en les regardant tous :

« – Nous nous reverrons tous, messieurs !

« Ils firent entendre de menaçants murmures :

« – Hackler ! Hackler ! c’est une cigaine ! Elle fera comme elle le dit ! Elle nous fera tuer comme des chiens !

« Il y eut dans les coins de brefs colloques, et puis, la laissant sous la garde de deux de ses amis, Hackler et les trois autres se retirèrent dans une autre pièce, pour délibérer… Cinq minutes plus tard, un émissaire d’Hackler revint dans la salle. Il demanda à Myrrha :

« – Quelle somme veux-tu pour qu’on n’entende plus parler de toi ? On te donnera jusqu’à cinquante mille florins. Hackler t’avait acheté cinquante mille florins de bijoux pour que tu devinsses sa maîtresse. Il t’en donne cinquante mille pour ne plus te revoir. C’est entendu ? Les cigains aiment l’or. Tu seras la plus riche des cigaines.

« Et comme elle se taisait, il lui dit :

« – Veux-tu davantage ?

« Alors elle lui cracha à la figure. L’autre s’enfuit, plus que jamais effrayé, en s’essuyant. Une demi-heure s’écoula, et l’émissaire revint. Mais il se tint assez éloigné d’elle pour éviter un nouvel outrage. Il transmit l’ordre ses deux acolytes de conduire Myrrha dans la cuisine de la villa. Cette cuisine était une pièce assez vaste, dont la fenêtre ouverte donnait directement sur la mer. Ce fut la dernière fois que Myrrha vit la mer. Elle en a encore une vision éblouissante. Sous cette nuit étoilée un vaisseau de plaisance, tout blanc, glissait au loin. Mais pourquoi avait-on amené Myrrha dans cette cuisine, et pourquoi tous ses bourreaux s’y trouvaient réunis autour d’elle ?

« Elle vit leur chef qui se tenait debout devant un ardent fourneau à gaz, qui sifflait toutes ses flammes. Hackler ricanait. Il disait :

« – Nous verrons bien si Michel Strogoff, c’est de la blague !

« Et disant cela, il retournait de sa main droite, sur les flammes, le couteau de Valachie, qui lui avait coupé le petit doigt de la main gauche.

« Myrrha n’avait point vu jouer Michel Strogoff, et n’avait pas assisté au supplice des yeux, sans quoi, elle aurait compris que les misérables s’apprêtaient à lui enlever, en lui brûlant le regard, toute possibilité de les reconnaître désormais. Elle se doutait toutefois que quelque chose d’horrible se préparait, car elle tenta de fuir. Aussitôt ils lui lièrent fortement les pieds, et derrière son dos, les mains avec des serviettes. Alors l’un d’eux lui tint de force la tête sur ses genoux, un autre se chargea de lui ouvrir les paupières, et les autres s’occupèrent à lui maintenir les jambes et les bras.

« – Vous êtes prêts ? interrogea Hackler, toujours debout devant son fourneau.

« – Nous n’attendons plus que vous ! lui fut-il répondu…

« Alors il se retourna brusquement, le poignard de Valachie dans la main, et s’agenouillant auprès de Myrrha, qui essaya en vain une suprême résistance, il approcha de ses prunelles, larges d’épouvante, de ses prunelles que ne protégeaient plus les paupières, qu’on lui maintenait grandes ouvertes… il approcha la lame brûlante… Myrrha poussa un cri si effroyable qu’il fut entendu au loin sur la mer. Ce fut ce cri-là qui vint m’appeler dans mon sommeil…

« Pendant ce temps, l’horrible bourreau passait et repassait devant les prunelles martyres le feu de sa lame ardente. Ce fut une besogne bien faite, et quand il se releva les yeux étaient bien morts ! Myrrha ne donnait plus signe de vie. Ils constatèrent qu’elle était évanouie. Ils lui délièrent les membres et s’enfuirent alors, ne laissant dans cette villa, louée par hasard, rien qui pût révéler la personnalité de ses hôtes de hasard…

« Quand Myrrha sortit de son évanouissement, elle ne se rendit point compte d’abord de l’immensité de son malheur ; elle ne souffrait plus. Elle était simplement dans la nuit. Et elle croyait que cette nuit lui venait du dehors. Mais tout à coup… elle se dressa… elle chercha-elle tâta autour d’elle… La nuit toujours ! Elle se rappelait l’effroyable ! scène… la nuit ! Encore la nuit ! Elle était aveugle ! On lui avait brûlé les yeux ! Était-il possible que l’on pût avoir, d’un coup, brûlé la vie des yeux et qu’on eût pu faire cela ! Et puis, tout à coup, elle eut aussi le souvenir de l’autre scène, de celle qui avait précédé le martyre des yeux… elle tourna sur ses pieds comme une folle… elle cherchait la fenêtre… elle se rappelait que la fenêtre surplombait la mer d’une grande hauteur… Elle parvint à l’atteindre, à l’ouvrir… et elle se dit :

« Je vais mourir, je n’ai plus qu’à mourir ! »

« Comment pouvait-elle penser à vivre sans yeux et sans honneur ! Aussi elle ne pensait qu’à mourir… Seulement, à la minute suprême, voilà qu’elle pense à son frère, à son petit Rynaldo, pour qui elle était tout sur terre, et qui mourrait peut-être de sa mort. Et alors, elle vécut. »

Plus d’une fois, au cours de ce récit tragique, que la princesse Régina écoutait en pleurant, plus d’une fois Rynaldo s’était arrêté, comme si la haine l’étouffait.

– Ô Stella ! reprit-il. (Il l’appelait Stella, car, en son âme et conscience, c’était à Stella qu’il faisait l’abominable confession.) Ô Stella ! ô mon amour ! ô ma reine ! Il faut que tu saches que ma sœur a peut-être eu tort, ce jour-là, de me traiter comme un homme en me racontant l’abominable forfait, car ainsi qu’elle le craignait, j’ai agi comme un enfant ! Et voici ce qui arriva. Quand Myrrha se fut tue, je la serrai dans mes bras. Elle passa ses mains sur mon visage, et elle constata que je ne pleurais pas.

« – C’est bien, Rynaldo, fit-elle, tu ne pleures pas. Tu es un homme. Que veux-tu faire ?

« – Je veux savoir, dis-je, qui est le « petit bourreau chéri ». Sans doute, ils ont fui, croyant ne pas laisser de traces, mais il y a quelqu’un qui doit bien les connaître, et par lui, nous saurons qui est le « petit bourreau chéri », puisqu’il est venu avec lui dans le pays : c’est Stefano.

« – Malheureusement celui-là a fui !

« – Oui, mais Stefano est un colosse, et partout où il passe on le remarque. Je saurai le trouver, Myrrha ! Et quand je l’aurai trouvé, il faudra bien qu’il parle !

« – Tu es un homme, Rynaldo ! Tu es un homme ! Tu penses et tu réfléchis comme un homme.

« – Eh bien, adieu ! car je m’en vais à la recherche de Stefano.

« – Tout de suite ! comme cela ! Et qu’est-ce que tu emportes ?

« – Ton couteau de Valachie.

« – C’est bien, prends-le ! Et va ! Mais souviens-toi que si tu es un homme, tu n’es pas encore cependant un homme comme Réginald qui était un homme fort, brave comme un lion, plein de ruse comme un renard. Alors, si tu n’es pas encore fort comme un lion, sois rusé, toi.

« J’étais déjà loin. Stefano était si grand qu’il avait bien une tête au-dessus de la tête des autres hommes. Je le retrouvai, le soir même. Il n’était pas allé bien loin.

« C’était entre Miramas et Grignano. Il était venu s’échouer là, en pleine campagne, dans un de ces petits cabarets fréquentés, le dimanche, des pêcheurs de la côte, dans une de ces Bierhaus, qui s’élèvent entre la plage et les champs d’oliviers. Toute ma vie, je verrai la petite cour tranquille où il soupait, de compagnie avec une de ces jolies sarterelle, filles du Corso, qu’il avait dû amener là avec lui. J’entrai dans la cour, sans dire un mot, sur mon petit poney. La servante me parla, mais je ne lui répondis pas. Jamais je n’avais ressenti une pareille émotion. On eut dit que j’avais peur. Quant aux deux autres, ils ne m’avaient pas encore vu, tant ils étaient occupés à se baiser sur la bouche. Enfin, le colosse m’aperçut et se leva. Si quelqu’un était étonné de me voir là, c’était bien lui.

« – Tiens, c’est vous, seigneur Rynaldo ! Vous ici, à une heure pareille ! À cette heure-là, on couche les enfants, mon petit ami. Mais qu’est-ce que vous avez à trembler comme ça ?

« – C’est du bonheur de vous voir, que je suis si ému, Stefano ! répondis-je, en claquant presque des dents. (Au fond de moi-même, je me hurlais : « Le voilà ! c’est lui qui a pris l’honneur de Myrrha ! » et pas une seconde je ne me disais : « C’est lui qui te donnera des renseignements sur « le petit bourreau chéri ». Je ne voyais que le colosse affreux qui avait pris l’honneur de Myrrha !)

« – Est-ce que vous me cherchiez ? me demanda-t-il, soupçonneux.

« – Ma foi, oui ! lui dis-je, je puis bien vous le dire, que je vous cherche depuis ce matin, et que je suis très heureux de vous trouver ce soir. Je viens à cause du poney !

« – À cause du poney ?

« – Oui, à cause du poney, que vous portez sur vos épaules, vous savez bien ! Vous m’avez prié de parler à ma sœur d’un numéro de cirque, où vous la porteriez, elle et son cheval, sur vos épaules…

Eh bien ! elle veut bien ! Seulement il faudrait la voir le plus tôt possible…

« – C’est bien dommage ! répliqua le colosse, en fronçant les sourcils, mais j’ai retenu ma place au « Lloyd » et je pars demain pour l’Égypte… Si j’avais su cela, j’aurais reculé mon voyage !

« Là-dessus la sarterelle poussa des cris, car elle n’était point au courant du prochain départ de son amant, et elle demanda ce qu’était cette histoire de poney. Moi, je n’étais pas descendu de mon poney, et mon tremblement s’était un peu calmé.

« – Stefano, expliquai-je, est d’une force extraordinaire. Il soulève comme il le veut, sur ses épaules, un cheval et son cavalier. S’il voulait, il pourrait gagner beaucoup d’argent, avec un exercice pareil !

« – Est-ce possible ! demanda l’amie de Stefano, en le regardant du haut en bas avec orgueil.

« – Est-ce possible ! s’écria la servante.

« Les deux femmes se joignirent à moi pour qu’il nous donnât la preuve d’une puissance aussi exceptionnelle. Il accepta avec un rire niais.

« Il se mit à passer sous le poney, et lentement se releva, la tête entre les jambes de devant, comme il avait coutume. Il fut bientôt tout debout, et le cheval et moi, nous fûmes soulevés. Les deux femmes applaudissaient.

« Moi, je me penchai sur l’encolure du poney. Stefano était tout rouge, et l’on voyait les muscles de sa gorge gonflés à se crever. Alors, me penchant de plus en plus, j’allongeai le bras, et d’un coup de mon couteau de Vàlachie, je lui tranchai la gorge. J’avais bien aiguisé le couteau. Cela fit une entaille terrible à lui détacher le col.

« Mon geste avait été si rapide que les femmes n’avaient pu comprendre ce qui se passait. Il s’abattit, mort, et quand les femmes le virent enfin gisant au milieu de son sang, la tête à demi décollée, et qu’elles se prirent à jeter des hurlements, moi, j’étais déjà loin, sur mon poney, qui avait mes deux éperons dans le ventre. Jamais je n’avais couru si vite, sur mon petit cheval, ni si joyeusement. Moi aussi, je poussais des cris, mais des cris de joie sauvage, et je courais comme un démon, avec mon couteau rouge dans le ciel rouge du rivage adriatique. J’avais vengé Myrrha ! L’honneur de ma sœur était vengé ! L’enfant de douze ans, avec un petit couteau, avait tranché la gorge du colosse Stefano, qui était le plus fort des enfants des hommes !

« Ainsi, je revenais glorieux et triomphant, quand je songeai que… que si j’avais agi comme un lion, je ne m’étais guère conduit avec la ruse du renard. Le vrai grand bandit était vraiment le grand coupable, et c’était le chef, l’ordonnateur du viol et le brûleur d’yeux qu’il fallait à Myrrha. Les autres ne comptaient point pour Myrrha. Je l’avais bien vu. Mais maintenant, comment « faire parler » Stefano, puisque je lui avais tranché la gorge !

« Quand Myrrha saurait que j’avais détruit par cela même son seul espoir de vengeance, elle ne me le pardonnerait jamais ! Je pleurai, des larmes amères, et je n’osai plus me présenter devant Myrrha. Je restai deux jours et deux nuits sur le rivage, avec mon poney, vivant d’herbes et de coquillages et couchant dans les grottes.

« Pendant ce temps, voici ce qui se passait au cirque. Myrrha avait fait demander le directeur. Elle lui avait appris qu’elle était devenue subitement aveugle, ce qui remplit le directeur de désespoir, car les recettes s’annonçaient superbes, et les salles étaient louées d’avance. D’accord avec Myrrha, il fut entendu que l’on cacherait l’accident, et que l’on s’arrangerait pour que Myrrha arrivât sur la piste avec Darius sans que nul pût se douter du malheur qui avait frappé l’illustre écuyère. Ainsi fut-il fait le premier jour. Et, ô miracle ! le spectacle se déroula comme les autres jours, avec le même succès pour Myrrha. Et le second jour aussi ! Mais le troisième, Darius se jeta tout à coup au milieu du cirque, et ma sœur, comme elle vous l’a raconté, ô Stella ! roula sur les gradins, blessée, évanouie.

« Ce qu’elle ne vous a point dit, par exemple, c’est qu’elle apprenait le lendemain matin, de la bouche même du médecin qui la soignait, que Darius avait blessé cruellement à la joue un spectateur, lui imprimant dans la chair la marque de son sabot, marque qui paraissait devoir être indélébile, avait dit le médecin du cirque. Le plus curieux avait été qu’à peine pansé, le spectateur s’était enfui comme un voleur, sans donner ni nom ni adresse. Cet homme, raconta le médecin, avait déjà un pansement à la main gauche, et il lui manquait le petit doigt de cette main-là ! Myrrha ne pouvait plus avoir de doute ! C’était Hackler ! Hackler, qui était revenu, stupéfait d’apprendre que Myrrha continuait ses exercices ! Hackler, qui devait se demander avec effroi si Myrrha avait conservé la vue ! Et mêlé à la foule des spectateurs, il était venu assister à la représentation.

« Mais, Darius, lui, l’avait reconnu, le brave animal vengeur ! Nous autres, cigains, nous n’ignorons pas que les chevaux connaissent et « respirent » leurs maîtres ou les ennemis de leurs maîtres, de très loin, n’est-ce pas, princesse Régina ? Darius avait vu, et « senti », l’ennemi, vers le deuxième ou troisième gradin, celui que sa maîtresse avait déjà cravaché en plein cirque, et il avait bondi et il lui avait flanqué, par la Vierge de la Porte-de-Fer ! une belle gifle immortelle, avec son sabot d’or !

« Je revins le troisième soir chez Myrrha. Aussitôt elle me demanda, si j’avais vu Stefano, et si je l’avais fait parler. Alors je lui répondis en tremblant que j’avais vu Stefano, mais qu’il n’avait pas parlé, et qu’il ne parlerait jamais plus, parce que je lui avais coupé la gorge. Et je lui racontai toute l’histoire. Elle m’embrassa bien tendrement, selon son habitude, et me dit que j’étais un petit imbécile : qu’il aurait fallu le faire parler et lui couper la gorge après !

« Elle était trop bonne pour me faire comprendre toute sa peine et elle ne me parla plus de rien pendant plusieurs jours ; mais chaque nuit, quand elle croyait que je dormais, j’entendais ses râles et ses sanglots qu’elle essayait d’étouffer en mordant ses oreillers, que je retrouvais déchirés le lendemain. Quand je tentais une allusion à notre vengeance, elle me repoussait doucement et me faisait taire comme un gamin. J’en serais mort de honte ! Mais un jour, je lui amenai un jitde, qui traversait le pays avec sa bande, se rendant à la Porte-de-Fer, et là, devant le jude et devant elle, je jurai sur le couteau de Valachie que je mourrais vierge si je ne parvenais point à découvrir le monstre qui l’avait outragée et torturée, et si je ne le lui amenais point à elle, pour qu’elle en fît ce qu’elle voudrait. Depuis lors nous nous aimons, sachant tous deux que nos deux cœurs ne battent que dans le même espoir de la même joie ! »

Rynaldo s’arrêta de conter un instant. Il paraissait se recueillir, et son front se faisait plus dur. Enfin, il leva vers celle qui l’écoutait des yeux brillants…

– Stella, mon amour, « petite matelassière », ma fiancée, grande Reine du Sabbat, toi qui prends pour accomplir ton œuvre la figure qu’il te plaît… et qui te fais appeler même Régina de Carinthie… parce que cela te plaît… voilà mon œuvre à moi ! Écoute… J’ai découvert l’homme ! C’est Karl le Rouge ! Regarde ce couteau, c’est le couteau de Valachie ! Sache que c’est avec ce couteau que je vais tuer Karl le Rouge ! C’est comme s’il était déjà mort !

Régina, que le récit de Rynaldo avait fort émue, retrouva tout son sang-froid en entendant ces dernières paroles.

– Tu agis encore, Rynaldo, comme un enfant, et comme un imbécile, lui dit-elle. Ta sœur avait bien raison de te traiter en gamin ! Tu as juré d’amener vivant son bourreau à Myrrha, et voilà que tu annonces que tu vas le tuer !

– Oui ! gronda Rynaldo, s’il t’embrasse encore !

– Il faut que Karl le Rouge embrasse sa fiancée de Carinthie. C’est son droit et c’est la mode !

– Je le tuerai !

– Et tu dis que tu veux venger ta sœur, enfant manqué de la pustza ! Rynaldo ! tu es jaloux, voilà tout !

– Je le tuerai !

– Tu n’as pas le droit de toucher à mon fiancé ; il appartient à Régina, comme tu appartiens à Stella, entends-tu, tête de fer de la Porte-de-Fer !

Rynaldo se mit à genoux et dit avec une voix suppliante et les yeux pleins de larmes :

– Oh ! Régina, Stella ! mon amour ! Tu ne saurais me tromper moi ! Je ne te demande point le secret de tes œuvres ! Mais tout de même je sais que c’est un jeu terrible, si terrible qu’il faut que tu me dises que Karl le Rouge ne t’embrassera plus !

Régina avait sauté de son lit, et relevé brutalement Rynaldo.

– Ah ça ! vas-tu te relever ! Tu me fais pitié, héritier de Réginald Iglitza ! Te voilà à genoux devant une femme ! Reste debout pour entendre ce que j’ai à te dire ! Aussitôt le deuil de la cour terminé, j’épouserai le seigneur duc de Bramberg, dit Karl le Rouge, mon fiancé bien-aimé !

– Sur la barbe et le sceptre du vieil Omar, tu n’es donc point une cigaine ! Comme j’ai fait à Stefano, je ferai à ton fiancé ! Je ne lui manquerai pas la gorge !

– Poussière de la pustza, pou du vieil Omar ! La gorge de mon fiancé m’appartient, et je ne te la donne pas !

– Et ses yeux ?

– Ses yeux ? Je te les donnerai si tu es bien sage ! Rynaldo soupira, déjà plein de reconnaissance :

– Que ne me disais-tu cela plus tôt ? Cela m’aurait calmé ! Mais tu vois bien que tu ne l’épouseras pas !

– Ma parole de princesse royale, je serai sa femme !

– Sa vraie femme devant Dieu ?

– Sa vraie femme devant Dieu !

– Il mourra ! Je lui hacherai la gorge !

La princesse haussa les épaules :

– Rentre donc ton poignard dans sa gaine et lis cette lettre que ma sœur Stella a reçue pour toi, et qu’elle m’a envoyée pour que je te la transmette.

Rynaldo lisait :

« Mon Rynaldo, je pardonne, et me livre entièrement, ainsi que tu l’as désiré, à notre chère Étoile, notre bien-aimée Stella ! Je quitte ce pays, qui, paraît-il, devient dangereux pour nous ; ma seule joie, mon seul espoir, tu n’en doutes pas, est de te retrouver bientôt. Je sais que l’on veille sur toi, et que tu n’as rien à redouter des méchants. Sois doux, prudent et rusé avec tes nouveaux maîtres, et obéis à la princesse, il le faut ! Et ainsi que me le disait encore tantôt notre Étoile, abandonne les imaginations en ce qui concerne le seigneur K… de B… Le fiancé, l’époux devant Dieu, de la princesse qui t’a sauvé de la mort et de la prison, doit nous être sacré comme elle… Adieu, Rynaldo ! J’obéis, moi ! Je m’en vais… je m’en vais, je ne sais où ! Adieu, je prierai pour toi, mon petit frère chéri, tous les soirs, la Vierge de la Porte-de-Fer…

« MYRRHA. »

– Myrrha partir ! Myrrha pardonner ! Que signifie cela ? Où est-elle ? Je veux le savoir !

– Où elle est ? Il n’y a que la « petite matelassière » qui pourrait le dire, seigneur Rynaldo, reprit froidement Régina. Quant à moi, je l’ignore ! Seulement il y a une chose que je puis vous dire, puisque vous ne semblez point comprendre ce que tout cela signifie… Cela signifie que si vous ne rengainez point votre poignard, et si vous ne laissez pas la gorge de Karl le Rouge tranquille… même quand ce digne seigneur m’embrassera… vous nous répondrez des moindres de vos gestes sur la tête de votre sœur !

– Sur la tête de Myrrha ? Ah ! je te comprends ! Et c’est toi, Stella, c’est toi qui as inventé cela ? Mais c’en est trop, entends-tu ! rugit Rynaldo. Et je vais te montrer que je suis ton maître, toute Reine du Sabbat que tu es ! Je suis ton époux et tu es mon esclave ! J’avais fait un serment terrible, qui ne me tient plus, depuis que j’ai trouvé le bandit au doigt coupé, l’homme que je tuerai demain ! Maintenant, tu es à moi ! J’ai le droit de dénouer les cordes de ta ceinture, fille d’Égypte !

– Viens-y donc !

Fou d’amour et de haine, Rynaldo, n’écoutant que l’ardeur exaspérée de ses sens, arrachait les voiles de Régina. Mais elle, de son côté, lui résistait avec l’âpreté farouche et guerrière d’une fille de la pustza ! Elle le mordait à pleines dents, lui entrait sa jeune mâchoire dans les bras qui l’étreignaient, et qui la lâchaient pour la reprendre encore, et elle le déchirait, lui labourait le visage de ses griffes.

À un moment, elle se vit presque nue, dans un désordre qui ne faisait qu’augmenter la fureur amoureuse de Rynaldo…

Un sentiment formidable de honte – la honte de la défaite – redonna d’un coup à Régina la force et la ruse ; elle se redressa presque suppliante, sembla vaincue et prête à fuir… elle l’attira jusque dans le salon et tout à coup lui appuya sur ses lèvres en feu un baiser de fer rouge. L’autre en chancela : ce fut sa perte. Il sentit qu’il était rejeté, précipité dans du noir… et il s’étala de tout son long, honteusement, dans les ténèbres. Régina avait fait jouer la porte secrète, et venait de l’enfermer dans le corridor qui conduisait au souterrain de l’église des Augustins.

Alors, en pleurant comme un enfant de vingt ans qu’il était, Rynaldo se traîna tout le long du souterrain, et en sortit une fois de plus par la porte funéraire. Il s’en fut à la rue de l’Eau-de-l’Empereur. Il avait une clef de l’appartement de Myrrha… Il entra, et vit que l’appartement était abandonné. Sur le petit bureau de sa sœur il trouva un mot, un seul : « Obéis ! » et c’était signé Myrrha ! Il regarda, en face, les fenêtres noires de la « petite matelassière » et puis il se jeta sur un lit et dormit à poings fermés.

Le lendemain matin, Rynaldo reprenait le chemin de la Hofburg. Il n’eut point de leçon à donner. Tout le monde était déjà occupé au Palais par les préparatifs de départ. Il fut averti que l’impératrice Gisèle l’emmenait avec elle. Il ne savait pas encore où. Il fit l’impossible pour apercevoir Régina, mais il n’y parvint pas. Il sut seulement que les princesses de Carinthie partaient pour la villégiature de la tour Cage-de-Fer de Neustadt, dans la Forêt-Noire.