IV – SERVICE DE COUR

Quinze jours après les événements que nous venons de rapporter, huit jours après les funérailles de l’archiduc Adolphe, Rynaldo, qui venait d’embrasser Myrrha, quitta la rue de l’Eau-de-l’Empereur, avec ses bagages pour la Hofburg.

Toute l’affaire avait été réglée par la princesse Régina, par l’empereur, et aussi par M. de Brixen et même par M. de Riva et encore par l’impératrice Gisèle, admirable polyglotte, qui, depuis longtemps, désirait apprendre le romani, la seule langue peut-être qu’elle ne connût point.

On pourrait se demander comment l’arrivée au palais d’un pauvre écuyer doublé d’un petit professeur était susceptible d’intéresser le premier ministre et le grand-maître de la police si on ne se rappelait que Rynaldo avait donné maintes preuves à M. de Brixen lui-même de sa turbulence révolutionnaire, d’où il résultait que le premier ministre n’était point fâché de voir si complètement capituler ce petit orgueilleux qui avait failli causer de si graves ennuis à la cour, et qui, maintenant, acceptait d’y prendre service. Le ministre allait avoir désormais sous la main cet « élément de désordres », et aussi peut-être allait-il, par son truchement, pouvoir apprendre bien des choses. C’est également pour cette dernière raison que M. de Riva avait insisté auprès de Sa Majesté aux fins que ce Rynaldo fût installé à la Hofburg au plus tôt. Mais la pensée de M. de Riva, visant Rynaldo, était autrement redoutable que celle de M. de Brixen, car elle visait plus loin que la politique.

Nous verrons, quand nous retrouverons notre Petit-Jeannot, qui a disparu si mystérieusement, que le fait, pour Rynaldo et pour Myrrha, d’avoir gardé un instant sous leur toit ledit Petit-Jeannot, lequel, à son retour de Mayerling, avait été suivi jusque dans la rue de l’Eau-de-l’Empereur par Franz Holtzchener – honnête jésuite au service particulier de Sa Majesté, honnête policier, marchand de parapluies au service de M. de Riva, qui ne le connaissait, lui, que sous le nom de Mathis, et qui ignorait, pour le moment du moins, qu’il appartînt à la Société de Jésus – nous verrons, disons-nous, que ce fait, pour Rynaldo et pour Myrrha, devait avoir les conséquences les plus graves.

D’abord, c’était, comme nous venons de le dire, en suivant le long ami de M. Magnus que Franz Holtzchener-Mathis avait découvert le domicile de l’étudiant et de sa sœur, domicile que la police de M. de Brixen et celle de M. de Riva cherchaient en vain depuis des semaines ; enfin, la raison même pour laquelle Franz Holtzchener avait suivi Petit-Jeannot ne pouvait manquer d’être funeste à ceux chez qui ce long dégingandé jeune homme se rendait : ce long dégingandé jeune homme, qui connaissait si parfaitement l’ordre dans lequel les membres de la famille impériale étaient morts et devaient mourir ! Petit-Jeannot avait compromis d’une façon terrible le maître de son ami Magnus, sans le savoir, le pauvre ! Et comme Franz Holtzchener-Mathis avait cru utile, pour raffermir auprès de M. de Riva son influence ébranlée, de lui raconter les résultats merveilleux de son petit voyage à la rue de l’Eau-de-l’Empereur, M. de Riva n’avait pas hésité à englober dans l’affaire Jacques Ork, Rynaldo et sa sœur.

M. de Riva fut persuadé que les deux jeunes gens étaient « quelque chose » dans l’organisation formidable de l’abominable vengeance de l’archiduc disparu, et quand il sut dans quelles circonstances extraordinaires Rynaldo entrait au palais, il en conçut une grande joie. Par lui on allait certainement surprendre les complicités qui habitaient la Hofburg. Par lui, peut-être, on allait pouvoir rejoindre Jacques Ork, comme le réclamait à grands cris l’empereur.

Il en était ainsi depuis le soir des funérailles de l’archiduc Adolphe. Ce soir-là, M. de Riva, en apprenant que les délégués fédéraux venaient d’être extraits de la prison de l’Étoile et dirigés par les agents de M. de Brixen sur leurs « États » respectifs, avait voulu donner sa démission.

– Donnez-moi Jacques Ork d’abord, et je vous donne la « démission » de M. de Brixen ensuite ! avait répondu l’empereur. Jacques Ork est vivant ! Amenez-le moi vivant ! Et sur la tête de ma fille, je vous fais premier ministre !

– Et si je vous l’apporte mort ? avait demandé après un moment d’hésitation M. de Riva.

– Mort ou vivant. Mais faites vite, Riva, si vous voulez qu’il reste un Wolfsbourg pour pleurer votre vieux maître.

On pense si, depuis ce temps, M. de Riva avait fait surveiller Rynaldo. Quant à Petit-Jeannot lui-même, Franz Holtzchener avait prétendu qu’il avait fini par lui échapper dans le moment qu’il le croyait tenir. Franz Holtzchener mentait, et nous verrons bientôt qu’il n’était plus nécessaire de surveiller les pas et démarches de l’ex-apprenti horloger, car il avait été mis, le pauvre, dans le cas de ne plus faire ni démarches et bien peu de pas !

Mais quel était l’état d’esprit de Rynaldo au milieu de tous ces événements, dont il ignorait, du reste, les plus importants ? Oh ! Il était simple. Il se contentait, en tout et pour tout, d’obéir à la « petite matelassière ». Stella lui avait commandé : « Va à la Hofburg, il le faut ! » Il y allait.

Il allait chez l’empereur, parce que Stella lui avait dit : « Va ! » Une seule chose l’ennuyait. Il craignait, en revoyant Régina, de retomber dans les singulières angoisses qu’il avait éprouvées chaque fois que le fiancé de la blonde Reine du Sabbat s’était trouvé en face de la brune princesse de Carinthie. Et cependant la dernière épreuve à laquelle le hasard l’avait soumis en le plaçant entre ces deux belles personnes, qui se ressemblaient si parfaitement, avait dû lui enlever tous ses doutes et toute son inquiétude.

Stella, du reste, lors du rendez-vous chez Paumgartner, par ses joyeuses railleries, par des propos sérieux aussi, par des raisonnements où il entrait qu’une princesse royale n’avait point affaire avec une œuvre cigaine, et qu’il était inadmissible que la fille du roi de Carinthie eût quelque accointance avec les « Deux heures et quart », Stella, disons-nous, avait contribué à ramener la paix dans ce cœur et dans cet esprit encore tout étourdis. Comme tous ces beaux raisonnements avaient été accompagnés du plus chaud baiser que Rynaldo eût encore reçu de sa fiancée à la mode de la Porte-de-Fer, le frère de Myrrha se déclara prêt à accomplir, sans plus demander d’explications, tout ce que lui ordonnerait la Reine du Sabbat. Elle lui avait dit : « Tu attendras les ordres de la Hofburg chez Myrrha ! »

Il y avait quinze jours de cela… pendant lesquels il n’avait revu ni Stella ni Régina… Mais les ordres étaient venus du château et voilà maintenant qu’il entrait dans la Hofburg.

Il y entra par le côté qui regarde la Franzensplatz. Une vieille dame, qu’il reconnut tout de suite pour la vieille noble dame de la prison, l’attendait sur le seuil d’une petite porte basse. Elle lui fit un signe, et tous deux montèrent aussitôt par un étroit escalier en colimaçon, jour et nuit éclairé au gaz. Il arriva ainsi dans un long corridor, tapissé de nattes. Des gardes veillaient, à tous les escaliers, à tous les couloirs, à tous les carrefours de cette monstrueuse demeure. Et il y en avait encore debout devant certaines portes ; et d’autres semblaient avoir reçu pour unique mission l’ordre de se promener de long en large. C’était la nouvelle consigne du gouverneur du palais, donnée sur les ordres de M. de Riva. Et l’on racontait déjà que ces mesures avaient eu pour premier résultat de faire fuir la Dame blanche, qui, depuis, n’était plus apparue à personne.

Rynaldo, toujours conduit par Hellen, était arrivé dans une galerie percée d’une longue suite de portes. Sur chacune de ces portes on lisait, inscrit dans le cadre d’un carton blanc, un nom : c’étaient les noms des dames d’honneur. À sa grande surprise, Rynaldo lut, sur la dernière porte de la galerie, son nom : Rynaldo Iglitza.

La vieille noble dame avait poussé cette porte, et le jeune homme entré, elle avait refermé la porte sur lui, sans prononcé une parole.

Il jeta un regard autour de lui : la chambre était vaste, mais basse de plafond. Une grande double fenêtre donnait sur la place intérieure du château et sur le Volkgarten. Les tentures et les meubles étaient à rayures grises et blanches. Le parquet était poli comme un miroir, à n’y pouvoir marcher. Un paravent de soie rouge masquait à demi le lit recouvert d’une lourde couverture de soie ; le tout, d’une simplicité de très grand air.

On lui apporta sa malle, et comme il venait de donner des soins particuliers à sa toilette et de revêtir la redingote noire, de rigueur à cette heure, un laquais du service privé vint l’avertir que Sa Majesté avait su son arrivée et le priait de se rendre auprès d’elle… Il se hâta, à pas muets, sur les nattes, tout le long du couloir, parmi les laquais et les caméristes qui chuchotaient, puis, après un coude, par un corridor plus large qui traverse l’aile dite « de l’impératrice Amélie ». Par une porte secrète, il arriva au grand escalier d’honneur ; puis, un étage plus bas, sur un palier où un garde de la Burg, en grand uniforme, était planté immobile, devant une très grosse portière de velours. Derrière cette draperie, un vestibule de style Empire. Plusieurs huissiers s’inclinèrent devant lui jusqu’à terre ; les portes s’ouvrirent comme d’elles-mêmes, et il se trouva à l’improviste dans une seconde pièce plus somptueuse encore.

D’une autre porte ouverte dans le fond et qui laissait entrevoir un petit salon, l’impératrice apparut, venant à sa rencontre. Rynaldo, devant cette majesté en deuil, si belle encore, et qui avait tant souffert, s’inclina avec un grand respect. Elle le salua, d’abord de loin, et puis lui dit qu’elle se réjouissait de le voir à la Hofburg, car elle avait, depuis longtemps, le plus grand désir de pénétrer les arcanes de la langue romani. Et le jeune homme l’écoutait sans l’entendre, tout frémissant d’une pitié immense, tout son être vibrant à la musique de cette voix si harmonieusement triste. Et il ne pouvait songer, devant cette statue magnifique de la calme douleur, qu’à toutes les douleurs dont elle était faite. Tant de désespoirs avaient à ce point façonné cette image du désespoir, qu’il semblait impossible que de nouveaux malheurs pussent en modifier l’aspect définitif.

Et le dernier malheur qui était venu frapper à la porte de sa maison n’avait pas dû la surprendre. On racontait dans Vienne qu’elle n’avait point pleuré quand on était venu lui apprendre la mort affreuse de l’archiduc Adolphe. Elle n’avait plus de larmes. Elle avait pleuré d’avance tous les malheurs. Elle attendait qu’un dernier coup vînt la toucher à son tour. Et en attendant, elle vivait dans une extrême élégance d’âme et de corps pour elle toute seule. Elle parait son néant de toutes les grâces. Elle avait tout perdu : l’amour de son époux, ce qui fut son premier malheur, ses fils et ses filles, et peut-être sa foi en Dieu. Et elle ne se plaignait jamais, se montrait le moins possible dans les cérémonies, voyageait beaucoup, vivait en impératrice de solitude. Son dernier ami avait été Jacques Ork. Elle le croyait mort, victime, comme tous les autres qui avaient succombé autour d’elle, des sanglants destins des Wolfsburg.

Cette première entrevue de Rynaldo avec son impériale élève fut courte. Le jeune homme, très intimidé, dit peu de choses. L’impératrice, qui n’ignorait pas les conditions exceptionnelles dans lesquelles le jeune tzigane avait accepté d’être son professeur, ne fit aucune allusion aux derniers événements. Mais elle eut, pour cette race bohémienne dont il était issu, quelques paroles qui le remplirent d’orgueil.

Rynaldo lui dit tout l’honneur qu’il ressentait d’avoir à lui enseigner le dialecte de la Porte-de-Fer, qui est le plus beau et certainement le plus ancien dialecte de toutes les langues romani, qui sont innombrables. Et comme le prince Ethel entrait, il comprit qu’il devait prendre congé.

Le prince Ethel, depuis la mort de l’archiduc Adolphe, a été désigné par l’empereur comme prince héritier. C’est un marin de vingt ans, qui arrive des routes liquides d’Ionie, où il était allé, sur l’ordre de l’empereur, épouvanté par l’empoisonnement de la princesse Marie-Louise, promener son deuil et sa douleur. Le prince Ethel est le fils unique de Marie-Louise et du prince Léonidas d’Illyrie, mort assassiné, une nuit de carnaval, dans un bouge de Venise. À l’âge de cinq ans, un caprice de l’empereur avait fiancé le prince Ethel à Tania de Carinthie, qui avait alors vingt-trois mois. Et les deux enfants, qui avaient souvent joué côte à côte, s’étaient aimés si joliment que l’impératrice, qui ne pardonnait pas à François ces unions entre cousins, génératrices de drames et de catastrophes, lui avait pardonné celle-là. Ils étaient si beaux, tous les deux, Ethel et Tania ! Et ils s’aimaient ! La vieille Hofburg verrait enfin ce miracle : le bonheur de ces deux enfants, l’amour de ces deux Wolfsburg !

Le lieutenant de vaisseau prince Ethel avait quitté immédiatement sa croisière d’Orient en apprenant la mort d’Adolphe. Une dépêche chiffrée lui défendant de revenir à Vienne, dépêche expédiée d’Athènes sur les ordres de l’empereur, n’avait point touché le prince. Son apparition aux funérailles de l’archiduc Adolphe avait mis le comble à l’angoisse de François et aussi de l’impératrice. On avait voulu le renvoyer dès le lendemain des obsèques, mais il fit si bien, par Régina et Tania, qu’il obtint de prolonger son séjour à la Hofburg d’une semaine. Et maintenant, il venait faire ses adieux à l’impératrice. Rynaldo, avant de quitter l’appartement de Sa Majesté, entendit ces mots :

– Pars donc, malheureux enfant ! Que je ne te voie plus dans cette demeure maudite !

La nuit, Rynaldo ne dort pas : une pensée terrible le tient éveillé… Que fait-il, lui, Rynaldo Iglitza, le tzigane de la Porte-de-Fer, le fiancé de la Reine du Sabbat ? Que fait-il sous les toits de ce vieux palais sanglant ? Pour quelle besogne est-il là ? Qu’est-ce que Stella va exiger de lui ? Et par quel insondable mystère le caprice d’une fille impériale s’est-il rencontré avec la volonté d’une petite bohémienne… pour faire de lui un valet de cour ? Oui ? Pourquoi est-il là ? Il aurait tout de même bien voulu voir la princesse… mais elle ne l’a point fait demander… Il regrette maintenant d’avoir exigé qu’on lui servît ses repas dans sa chambre… et il ne pardonne point la sauvagerie qu’il eut de s’enfermer chez lui en remontant de chez l’impératrice…

Le lit sur lequel il s’est jeté à demi dévêtu lui est insupportable… Il se lève… Quel silence dans ce palais ! Ce silence même lui pèse… l’étouffe… Il ouvre une fenêtre, une petite fenêtre qui donne, derrière son lit, sur une cour intérieure du palais. Il s’accoude à cette fenêtre… et voilà qu’il entend monter le murmure d’une voix… Il se penche… Il y a là, immédiatement au-dessous de lui, un balcon, et sur ce balcon il finit par distinguer deux ombres féminines qui chuchotent… La nuit est tellement noire qu’il a la plus grande peine à suivre les mouvements de ces deux formes sombres. Et tout à coup, alors qu’il ne voit plus rien du tout, il entend nettement (prononcées par une voix qu’il croit reconnaître pour celle de la vieille noble dame qui accompagnait les princesses Régina et Tania dans sa prison) plusieurs phrases rapides, et surtout ces mots, répétés avec force et mépris : « Kalb Tchingianes ! Kalb ! Kalb ! » des mots bohémiens, bohémiens de la Porte-de-Fer !