V – « J’AI ENTENDU DU BRUIT SUR LE BALCON »
Le soir de ce jour-là – il pouvait être onze heures – les petites jumelles de Carinthie se trouvaient dans leur salon commun de l’« aile Léopoldine », et bien que l’heure du repos eût sonné, elles ne paraissaient point prêtes à se séparer.
Dormir ! Vraiment Tania n’y songeait guère. Et comment eût-elle pu dormir dans l’état d’esprit affreux où elle se débattait ? L’apparition de la Dame blanche dans la bibliothèque avait fini de mettre le comble à son anxiété et l’avait portée aux plus sinistres pressentiments.
Quels étaient donc ces pressentiments-là, et comment lui étaient-ils venus ? Toute la tristesse de Tania avait eu pour point de départ une conversation surprise par elle, entre l’empereur et l’impératrice, dans les appartements mêmes de Gisèle. Il y avait été question du prince Ethel, le fiancé de Tania, et de l’imprudence que l’on avait commise récemment en lui permettant le séjour prolongé de la cour. Et tous deux, l’empereur et l’impératrice, s’étaient félicités qu’il fût maintenant en mer, à l’abri de tout danger humain.
Que signifiait ceci ? Et quel pouvait être le danger couru par le prince Ethel ? En ce moment même, Tania aurait voulu se montrer à Leurs Majestés ; mais elle n’avait point cédé à ce premier mouvement en découvrant que l’impératrice, silencieusement, pleurait. Tania savait que l’impératrice ne se montrait jamais en larmes. Elle craignit de lui prouver qu’elle les avait surprises. Et à ces larmes, Gisèle mêlait tout bas le nom de l’archiduc Adolphe… Un moment, elle avait levé ses beaux yeux désespérés sur François et lui avait dit : « Plaise au ciel que ce soit le dernier ! » puis s’était éloignée à pas lents, sans tourner la tête. Alors Tania s’était sauvée, complètement affolée.
Pourquoi, pourquoi avaient-ils parlé ainsi d’Ethel ? Pourquoi avait-on mêlé, à l’idée de danger qu’il pouvait courir, l’évocation de l’archiduc Adolphe qui s’était suicidé ? Et si, par hasard, c’était vrai, ce que l’on disait tout bas dans le palais, que l’archiduc Adolphe avait été assassiné ? Et si c’était vrai que la princesse Marie-Louise avait été assassinée ! Alors ! alors ! ils craignaient donc que l’on n’assassinât le prince Ethel ! Elle avait couru chez sa sœur et, au comble de l’effroi, avait questionné Régina.
Celle-ci avait essayé de la rassurer, et l’avait grondée sévèrement, à cause de ses terreurs et de ses imaginations enfantines. Elle lui représenta l’archiduc Adolphe comme une victime possible des haines et des trahisons que sa conduite avait dû fatalement déchaîner, et en regard de ce prince frivole et imprudent, elle mit le prince Ethel, doué des plus douces vertus et ne comptant encore au monde que des amis. Mais elle avait eu beau faire, Régina n’était point parvenue à convaincre Tania. Ce soir-là donc Tania pleurait.
– Pourquoi pleures-tu ? demanda Régina.
– Je pleure de peur !
Et Tania se désespéra de son nouveau destin, celui qui la faisait monter sur le trône d’Austrasie, ce trône formidable, douloureux, cruel, qui, depuis la mort de l’archiduc Adolphe, leur barrait à tous deux l’avenir ! Car d’avoir vu tant d’inouïes catastrophes, tant de deuils, tant de malheurs entre ces impériales murailles maudites, les deux jeunes fiancés s’étaient confiés dès leurs premiers chastes baisers, où déjà frissonnait l’amour, la peur qu’ils avaient de cette chose horrible, pesante et sanglante : la couronne ! Et plus tard, quand ils s’étaient aimés vraiment comme de vrais fiancés qui se sont donné leur foi, ils s’étaient rencontrés dans le même ardent désir de vivre silencieusement, et pour eux tout seuls, leur vie, loin du faste royal.
Elle pleurait donc la princesse Tania et, tenant sa sœur Régina embrassée, elle lui disait :
– Tu vois bien, ma sœur chérie… tu vois bien qu’il y a un danger terrible quelque part, sur nous, sur eux ! sur Ethel, sur Karl ! Ah ! Régina ! comme tu étais tremblante pour Karl ! Pourquoi ne veux-tu pas que je tremble pour Ethel ?
Tout à coup, elle quitta sa sœur et se dressa, la poitrine haletante, l’oreille aux écoutes.
– Tu n’as pas entendu ? fit-elle. Là… là ! du bruit ! sur le balcon ! Régina était déjà devant elle, lui barrant le chemin, et aussi la protégeant contre le danger possible. Elle écouta à son tour.
– Rien ! fit-elle, rien ! Je n’ai rien entendu !
– On a remué sur le balcon ! Appelle ! Régina ! appelle !
– Tais-toi ! ne donne pas l’éveil, pour l’amour de Dieu ! Tu sais bien que nous ne pouvons pas appeler !
– Allons-nous-en !
– Je ne puis pas m’en aller !
Elle lui montra la porte secrète qui conduisait au souterrain.
– J’attends quelqu’un ! Mais toi, tu peux partir ! Si tu as peur, va-t-en ! Enferme-toi dans ta chambre, cela vaudra mieux, Tania !
– Je te dis qu’il y a quelqu’un sur le balcon ! J’ai entendu des pas… des pas sur le balcon !
– C’est bien, je vais aller voir !
– Oh ! Régina ! prends garde !
Régina était allée à son petit bureau et avait pris un mignon revolver. Elle s’avança, résolument, vers la fenêtre.
– Tu comprends, dit-elle d’une voix ferme à sa sœur, que je ne peux pas laisser quelqu’un sur le balcon, quand j’attends quelqu’un (Elle lui montra la porte secrète) par là !
– C’est bien, répondit Tania… Ouvre ! Si on veut nous tuer, je ne me sauverai pas ! Je mourrai avec toi !
Régina lui fit signe de rester à sa place, et elle ouvrit la porte-fenêtre qui donnait sur le balcon, puis elle poussa les persiennes, qu’elle rejeta bruyamment contre le mur ; enfin, elle fit un pas sur le balcon, revolver au poing, prête à tirer. Tania, qui tremblait de la tête aux pieds, la vit regarder à droite, à gauche, se pencher au-dessus de la cour et rentrer. Elle referma persiennes et fenêtre, rejeta son revolver dans le tiroir du petit bureau et dit :
– Tu vois, Tania, il n’y a personne !
– J’avais cru, dit-elle. Depuis toutes ces terribles histoires, il me semble toujours entendre quelqu’un marcher derrière moi, et la nuit, je me réveille en sursaut, parce que je rêve que j’entends marcher dans les murs… Qui attends-tu ce soir ?
– Orsova.
– Orsova est sortie… Oh ! mon Dieu ! y aurait-il quelque chose de nouveau, du côté de maman, Régina ?
– Mathias est à Vienne ! répondit Régina, à voix si basse que certainement, s’il y avait eu quelqu’un sur le balcon, ce quelqu’un n’eût point entendu cette réponse-là.
– Et tu ne me le disais pas ! s’écria Tania. Mais Régina lui fit signe de parler moins fort.
– Est-ce qu’il apporte de bonnes nouvelles au moins ? demandât-elle en sourdine ! Pauvre maman ! dire qu’on la croit morte ! Mangée par les loups dans la Forêt-Noire ! Mais cela vaut mieux ainsi… Si on la savait vivante… on nous la prendrait encore, n’est-ce pas ? Régina, crois-tu qu’elle guérira jamais ? Régina, crois-tu qu’un jour, maman nous reconnaîtra, dis ?
– Je le crois, dit Régina en exhalant un douloureux soupir… Les dernières nouvelles étaient bonnes…
– Mais toi, quand tu l’as vue dans cette Forêt-Noire, quand tu l’as eu sauvée des loups… elle ne t’a pas reconnue du tout ? du tout ?
Régina secoua la tête.
– Quelle misère, Régina ! Mon Dieu ! comme j’ai prié pour elle, pour toi, pour vous ! pendant ton absence… pendant que je jouais ici cet affreux rôle d’être tantôt toi, tantôt moi… Mais tu sais, j’aime mieux être tantôt toi, tantôt moi, pendant huit et quinze jours, lorsque ni l’empereur, ni notre père, ni Karl le Rouge ne sont au château, comme cette fois-là, que d’être tantôt toi et tantôt moi, deux heures quand ils y sont ! Quelquefois ils s’étonnent de ne pas nous voir ensemble, et il faut que j’invente des migraines !
« Ce qu’il y a d’affreux, c’est que papa croit maman morte ! Pourquoi ne parle-t-il jamais de maman devant nous ? Une fois, je lui en ai parlé, moi, et il m’a répondu d’une façon si terrible, lui qui nous aime tant, de ne plus jamais lui parler de ça ! Ce n’est pourtant pas la faute de maman si elle est devenue folle ! Mon Dieu ! Comme le malheur des reines est terrible ! Ça ne te fait pas peur, toi, de devenir reine, Régina ? Impératrice ? Ah ! je voudrais vivre bien tranquillement, quelque part, avec Ethel !
Ainsi se plaisait Tania, pleine d’effroi, d’angoisse et de pressentiments, à faire la petite fille avec Régina. C’était sa façon de lui demander des consolations et du courage, à cette sœur si hardie qu’elle admirait comme un jeune et irrésistible héros, et qui, d’autre part, si tendrement, avait su remplacer auprès d’elle sa pauvre maman folle !
À ce moment, la porte secrète s’ouvrit, et les deux sœurs, se levant d’un commun mouvement, coururent à Orsova.
– Eh bien ? dirent en même temps les jeunes filles.
– J’ai vu Mathias… répondit d’une voix sourde la gouvernante des petites princesses royales de Carinthie.
Et elle ajouta, après s’être défaite de son manteau et de sa voilette :
– Mathias m’a dit que tout est perdu !
– Maman est morte ! s’écrièrent Régina et Tania.
– Non ! Non ! !
– Alors pourquoi dis-tu que tout est perdu ? fit Régina sévère. En vérité, Orsova, si tu as une mauvaise nouvelle à nous apprendre, tu y mets bien peu de précautions…
– Des princesses royales doivent pouvoir regarder, sans faiblir, la vérité en face.
– Assez de tes mauvais discours, méchante bavarde ! Dis-nous donc la vérité ! ordonna Régina, anxieuse.
– La reine est plus folle que jamais ! À ce qu’il paraît qu’elle délire ! qu’elle rugit comme une bête fauve ! Il a fallut l’attacher !
– Ah ! mon Dieu ! ma pauvre maman ! pleura Tania.
– Que dis-tu là ? interrogea rapidement Régina qui paraissait au comble de l’étonnement.
– Ce que m’a dit maître Mathias. Il a laissé le père Martin, en garde au Val-d’Enfer. Ils ont dû attacher la reine avec des chaînes dans la grotte !
– Mais comment cela est-il arrivé ? interrogeait encore Régina. La dernière fois que j’ai vu Mathias, il m’avait dit que les médecins prétendaient que ce n’était plus qu’une question d’heures et qu’ils se faisaient forts de guérir au plus tôt la reine, grâce à la bienfaisante influence des deux bébés trouvés dans le cercueil !
– Voilà le terrible ! gronda la vieille Orsova ; voilà bien le terrible ! La reine a guéri ! Mais aussitôt qu’elle a recouvré sa raison, elle a vu tout à coup, et par cela même qu’elle avait toute sa raison, que les deux enfants qu’elle avait comme filles n’étaient point ses filles ! Alors Mathias m’a dit que ç’a été une chose effroyable… et la plus terrible chose, certainement, qu’il ait vue au monde…
– Il ne lui a donc pas dit tout de suite, interrompit Régina, que nous étions vivantes ?
– On n’a eu le temps de rien, répliqua l’autre lugubrement. Marie-Sylvie, tout à coup, s’est levée en poussant un cri affreux. Elle clamait :
« – Ah ! elles sont mortes ! elles sont mortes ! Léopold-Ferdinand les a tuées ! »
– Maman ! pleura Tania. Est-ce possible qu’elle ait dit cela ! Pauvre… pauvre maman !
– Elle disait encore :
« – Il les a tuées avec son ami Karl le Rouge ! »
– Ciel ! sanglota Tania.
Et elle tendit les bras vers sa sœur :
– Ton Karl, Régina ! et notre père ! Ah ! oui ! Maman est folle ! Maman est folle ! Elle ne guérira jamais !
« – Tous les deux, disait la reine, tous les deux se sont entendus pour les étouffer ! Tous les deux sont des assassins ! » Des assassins ! répéta Orsova en fixant Tania.
Celle-ci se cacha la figure dans ses mains tremblantes, puis elle fit le signe de la croix. Au-dessus d’elle, Régina et Orsova se regardaient presque avec colère.
– Tais-toi ! fit rudement Régina… Ne la fais pas souffrir. Tu sais bien que j’ai pris toute la souffrance pour moi !
Orsova baissa la tête sous le regard de flamme de sa préférée, et se baissa pour prendre dans ses bras la pauvre Tania qu’elle aimait bien aussi, et qu’elle voulut consoler en lui disant que les médecins avaient laissé encore un espoir…
– Lequel ? demanda Régina. Pourquoi ne nous as-tu pas parlé tout de suite de ce moyen-là ?
– Parce que je l’ignore ! répliqua Orsova. Mathias l’ignore ! et Martin aussi ! Nous savons seulement qu’il faudra que vous soyez là toutes les deux si le miracle se réalise…
– Nous y serons ! promit Tania dans ses larmes… Ah ! nous y serons sûrement ! N’est-ce pas, Régina ?
– C’est que la reine est effrayante ! Elle voit partout des criminels, des assassins : les membres les plus proches de sa famille… elle veut les tuer ! les étouffer ! Et quand elle s’imagine avoir dans ses mains Léopold-Ferdinand ou Karl le Rouge, elle pousse de véritables hurlements, pour traduire sa joie sauvage ! Et puis quand elle s’aperçoit qu’en réalité elle ne tient rien dans ses mains, elle retombe dans un désespoir farouche, plus folle qu’avant !
– Et les médecins espèrent, malgré cela, la sauver ? reprit Régina très sombre.
– Oui, les médecins de la Porte-de-Fer ont dit qu’il y avait un moyen, un seul, mais ils ne l’ont confié à personne !
– Et moi, moi, je ne le connaîtrai pas ? demanda Régina, de plus en plus impatiente.
Orsova fit un signe : « Oui, tu le connaîtras… »
– Quand ? Je veux le connaître tout de suite. Orsova sortit à demi de sa manche gauche un pli.
– C’est pour toi toute seule ! murmura Orsova.
Régina arracha le pli sur l’enveloppe duquel était imprimé le cachet des « Deux heures et quart »… Elle lut, d’un coup d’œil rapide comme l’éclair. Ce qu’il y avait d’écrit là ne devait pas être bien long. Elle ne put retenir un cri de joie. Elle courut à la flamme d’une bougie et y brûla le pli. Tania la regardait faire avec stupéfaction.
– Réjouis-toi, Tania, ma petite sœur ! fit gaiement Régina en revenant près d’elle… Réjouis-toi, maman guérira ! Je te le promets ! Tiens ! Je te le jure ! viens… viens avec moi, dans ma chambre. Viens, te dis-je ! Tu vas jurer aussi, toi, devant le portrait de notre chère maman !
Dans la chambre, Régina et Tania avaient leurs deux petites mains solennellement tendues vers le portrait de Marie-Sylvie, et Tania répétait la formule que lui dictait sa sœur :
« Maman, nous jurons de te guérir avec le remède de la Porte-de-Fer ! »
– Qu’est-ce que c’est que ce remède-là, Régina ?
– Je te le dirai plus tard. Jure encore ceci : « Maman, nous jurons d’être là quand tu guériras ! »
– Oh ! bien sûr ! fit Tania, de façon qu’elle voie que nous sommes bien vivantes et qu’elle soit guérie pour toujours !
– Alors jure ! Dis : « Je jure d’être là quand tu seras guérie avec le remède de la Porte-de-Fer ! »
– Je jure d’être là quand tu seras guérie avec le remède de la Porte-de-Fer ! répéta docilement Tania.
– C’est très bien, ma petite sœur… Et maintenant tu peux aller te coucher.
Orsova vint dans la chambre et dit :
– On entend des pas dans la galerie… des pas qui approchent…
– Ce doit être quelque ronde, à la recherche de la Dame blanche, fit Régina avec tranquillité. Bonsoir, Tania ! Dors bien ! Nous sommes bien gardées… Sois heureuse : demain nous serons loin d’ici. Ton Ethel est à l’abri de tout danger, loin, loin, sur la mer, et ne songeant qu’à toi… Et nous venons d’apprendre que maman guérira… Au fond, vois-tu, c’est une bonne journée…
Les deux jeunes princesses et leur singulière gouvernante étaient revenues dans le salon. On entendait en effet le bruit d’une ronde qui se rapprochait. Tania embrassa tendrement Régina, et sortant du salon par le vestibule, entra dans sa chambre, demandant à Orsova de l’y rejoindre tout de suite, car elle avait peur de rester seule. Orsova lui promit d’aller la retrouver sans tarder.
Quand Régina fut seule avec la gouvernante, elle éprouva le besoin d’ouvrir la fenêtre qui donnait sur le balcon ; elle laissa toutefois les persiennes closes.
– J’ouvre, Orsova, car vraiment ne trouves-tu pas qu’il fait très chaud, ce soir ? Et maintenant, dis-moi… reprit la jeune fille en désignant d’un coup d’œil à Orsova le balcon, tu as vu la « petite matelassière » ?
– Oui, elle m’a donné cette lettre pour toi…
Et elle sortit de sa manche droite un nouveau pli.
– Merci ! dit la princesse. Et Stella ne t’a rien dit en te remettant cette lettre ?
– Non ! elle m’a dit seulement qu’elle quittait Vienne et que son voyage pourrait se prolonger…
Régina avait ouvert la lettre : de la première enveloppe une seconde s’échappa dont elle lut la suscription.
– Tiens ! dit-elle en élevant la voix… une lettre pour monsieur notre écuyer ! La « petite matelassière » est donc chargée de lui faire parvenir ses correspondances ! Qui peut bien lui écrire ? Je connais cette écriture…
À ce moment le couloir retentit d’un bruit rythmé de pas, et on frappa à la porte du salon. Orsova alla à cette porte et demanda :
– Qui est là ?
– C’est moi, le duc de Bramberg !
– Ouvrez, Orsova, ordonna Régina.
Et quand la porte fut ouverte, laissant voir le duc de Bramberg, sabre en main, et derrière lui une troupe d’hommes en armes :
– C’est vous, Karl ? Vous venez nous arrêter, mon ami ?
– Je venais vous dire bonsoir, Régina, reprit le duc de Bramberg. J’ai vu de la lumière sous la porte de votre salon, et j’en ai conclu que vous ne deviez pas encore reposer. Je ne vous dérange pas ?
– Non ; quittez-nous, Orsova… Tania vous attend… Et quand Orsova fut partie :
– Poussez donc la porte, mon cher. Entre nous, vous avez un joli toupet de vous présenter chez moi à une heure pareille ! Qu’est-ce que c’est donc que toute cette gendarmerie que vous traînez derrière vous ?
– Ma chère Régina, nous faisons nos petites rondes ! C’est un excellent exercice… Je ne vous cacherai pas que j’ai peur de la Dame blanche, moi… et que je ne tiens pas à la rencontrer tout seul… Ne souriez pas ! Nous avons eu assez peur tantôt, tous les deux, dans la bibliothèque… Vous souriez ! Dieu ! que vous êtes jolie, Régina, quand vous souriez ! Me permettrez-vous de vous embrasser ?
– Oui, mais bien convenablement… Le duc s’avança et embrassa Régina.
– Je vous adore, ma petite femme chérie… Ah ! Régina ! quand je pense que tout est préparé à la tour Cage-de-Fer de Neustadt pour notre bonheur ! Pourquoi tous ces affreux deuils ont-ils reculé la minute de notre bonheur, Régina ?
– Elle sonnera, mon ami ! Un peu de patience !
– Vous avez de la patience, vous ?
– Oui, j’en ai, mon cher duc, j’en ai plus que vous ne pourriez croire !
– Pourquoi me dites-vous cela ?
– Parce que je suis persuadée que si je vous disais que je suis plus impatiente que vous de cette minute-là, vous ne me croiriez pas !
– Vous m’aimez donc bien, Régina ?
– Karl, mon époux, je vous adore !
– Comme les hommes sont ignorants de la femme, Régina ! Il y a des moments où je croyais que je vous faisais peur… quand, par surprise, je parvenais à vous serrer dans mes bras, je vous sentais horriblement trembler.
– Karl, je tremblais de bonheur, mon ami !
À ces mots, le duc de Bramberg avait entouré d’un bras la taille de Régina et se penchait sur elle, les lèvres ouvertes. Mais Régina se défendit et Karl le Rouge resta « tout coi », car il avait entendu du bruit sur le balcon.
– Eh ! fit-il, quel est ce bruit ?
– C’est votre gendarmerie qui s’impatiente, mon ami ! Il est temps de la rejoindre, et bonsoir. À demain, duc de Bramberg !
Le duc s’inclina, gagna la porte, se retourna au moment de l’ouvrir, envoya un baiser du bout de ses doigts. Régina écouta, quelques secondes, les pas de la ronde qui s’éloignaient, puis elle alla à la porte-fenêtre dont les persiennes étaient restées fermées sur le balcon ; elle ouvrit ces persiennes d’un geste brusque et dit :
– Entrez !
Rynaldo entra dans le salon… Il était fait comme un voleur, ses vêtements en lambeaux. Il avait du sang aux mains et à la figure. Quand il fut entré dans le salon, Régina referma soigneusement persiennes et fenêtre ; elle donna un tour de clef à la porte, revint à lui et lui dit, d’une voix glacée terriblement hostile :
– Alors les barreaux n’ont servi à rien ! Ils n’ont même pas servi à vous avertir que je ne souhaitais qu’une chose : que vous restiez tranquillement chez vous, à dormir ! Ce que vous avez fait ce soir est plus imprudent, plus fou que tout ce que vous avez tenté jusqu’à ce jour ! Je ne vous le pardonnerai jamais ! Escalader ce mur comme un chat, grimper à cette gouttière, enjamber ce balcon ! Mais, malheureux, vous ne voyez donc pas que chacun de vos gestes est une insulte ! Et qu’il y a peut-être dans la nuit des yeux qui vous guettent, qui vous voient ! Ce sont vos folies qui vous ont fait enfermer ici ! Ma sœur Stella, votre fiancée, vous a donné à moi, pour que je veille sur vous ! Toute la police de M. de Riva est à vos trousses ! C’est un coup de maître de vous avoir introduit ici ! Comment vous y conduisez-vous ?
« Vous savez pourtant par ce qu’a pu vous dire Stella, et par ce que votre indiscrétion a surpris ici déjà, sur ce balcon, vous savez pourtant bien que votre personne ne vous appartient pas, que vos gestes et jusqu’à la moindre pensée de votre tête de fer sont à nous ! Pourquoi vouloir « savoir » avant l’heure ? Croyez-vous donc que vous êtes le seul impatient de l’entendre sonner l’heure ? Il sera un jour deux heures et quart, seigneur de la Porte-de-Fer, tête de fer que vous êtes ! En attendant, apprenez donc le romani à l’impératrice Gisèle et la haute école aux princesses royales de Carinthie… Entendez-vous ! Kàlb Tziganié ! Mauvais tzigane ! Mauvais frère ! Vous vous conduisez à vous tout seul comme une méchante troupe de gadschi, mon petit !
On ne saurait rendre l’expression de mépris avec laquelle la princesse jeta à Rynaldo ces deux mots : mon petit. Quant à lui, il ne la regardait même pas. Il attendait qu’elle eût fini de parler. Il avait croisé les bras sur sa poitrine en tumulte. Ses yeux étaient sombres, son sourcil mauvais, son front dur et sa bouche frémissante ; mais il attendait… Quand elle se tut, il dit simplement :
– Je vais le tuer !
– Qui ? interrogea dans une colère croissante Régina.
– L’homme qui vous a embrassée dans la bibliothèque tantôt, l’homme qui vous a embrassée ici tout à l’heure !
Elle eut un geste furieux de son poing crispé :
– Mon fiancé ! Vous allez tuer mon fiancé ! Vous allez tuer le duc !
Rynaldo éclata :
– Oui, le duc ! Votre fiancé ! Votre fi-an-cé !
Il avait prononcé ces derniers mots d’une voix si forte qu’on eût pu l’entendre d’une pièce à côté. Le poing de Régina s’abattit sur ses bras croisés comme un marteau. Et elle le poussa, plutôt elle jeta le jeune homme dans sa propre chambre. Et la porte fermée, tremblante de rage :
– Tu veux donc qu’on entende, esclave ? Tu veux donc que l’on sache que Régina de Carinthie reçoit chez elle, la nuit, son valet d’écurie ? Tais-toi ! Ah ! tais-toi ! Eh bien ! oui, je te reçois chez moi ! Te voilà dans ma chambre… et je n’en suis point troublée, Rynaldo Iglitza ! Ah ! tais-toi ! ne bouge pas ! Tais-toi, tu n’es qu’un domestique pour moi, un valet ! Et tu m’obéiras, et je te dompterai, Tête de fer de la Porte-de-Fer !
Ils étaient en face l’un de l’autre comme, dans la cage, le fauve et le dompteur. Leurs regards se combattaient.
– Je le tuerai ! répéta Rynaldo.
Elle haussa les épaules et siffla. On ne pouvait pas être plus insultante. Rynaldo, qui en une autre minute eût senti cette insulte comme un fer rouge, n’y prit point garde. Retranché dans sa résolution farouche de tuer, aucun trait ne pouvait plus l’atteindre. Régina se jeta sur le lit et s’étendit, négligente. Elle alluma une cigarette de tabac blond. Maintenant, Rynaldo n’osait plus la regarder.