I – PAS ENCORE !

Jamais la Hofburg n’a connu de jours plus sombres, plus tragiques ! Et les nouvelles qui y arrivent de tous les coins de l’empire, apportées par les émissaires de M. de Brixen, ou les espions de M. de Riva, ne font qu’ajouter, si possible, à la prostration générale. Jamais l’Austrasie n’a connu une crise pareille.

L’empereur n’existe plus. Il n’existe plus, cet homme qui depuis dix jours qu’il est rentré à la Hofburg, ne répond pas quand on lui parle, dont les yeux hagards ne voient personne et qui paraît uniquement en proie à quelque vision intérieure farouche et terrible, à laquelle l’impératrice elle-même, rappelée en toute hâte, a essayé en vain de l’arracher.

Il n’a point répondu quand on est venu lui dire que les troupes impériales avaient été assaillies dans Prague, dans Buda et dans Trieste, et que les Tchèques, les Hongrois, les Slavons, les Serbes, et toutes les provinces italiennes se soulevaient dans un même prodigieux mouvement de révolte et réunissaient leurs forces en un immense éventail dont le centre était la Porte-de-Fer.

Il n’a point répondu quand on lui a appris que l’on n’avait aucune nouvelle de Léopold-Ferdinand, ni du duc de Bramberg… Et naturellement, on n’avait aucune nouvelle non plus de Régina de Carinthie, épouse de Karl le Rouge.

Il n’a point répondu, quand, deux jours après son arrivée, on a dû lui avouer que le prince héritier lui-même, Ethel, qui se disposait à quitter Vienne pour se mettre à la tête des troupes et qui présidait, ce soir-là, avant de partir, dans la grande salle de gala Paumgartner, le dîner patriotique des Cadets d’Austrasie, avait à son tour disparu.

Il n’a point répondu quand on lui a apporté la défroque militaire du prince Ethel, trouvée dans les roseaux du Danube – preuve indéniable d’un assassinat certain. Enfin, quand on l’a prié de descendre auprès de la princesse Tania, qui, dans son lit de jeune fille à la Hofburg, délirait, en appelant à grands cris un époux qu’on lui avait assassiné… il n’a point répondu.

On lui avait tout pris, à cet homme… Cet homme avait tout perdu, même son vieux serviteur Ismaïl qui, lui aussi, avait disparu… Et ce n’était plus qu’un pauvre homme aux yeux épouvantés.

En ces jours de détresse et de désespoir, ce fut l’impératrice qui montra l’énergie suprême de ne point montrer sa douleur. Il fallait sauver l’empereur et l’empire. MM. de Brixen et de Riva, qui ne savaient plus à qui s’adresser, la trouvèrent prête à tous les efforts et à tous les sacrifices. Et c’est dans l’appartement même de Gisèle à la Hofburg que nous retrouvons le premier ministre de l’empire et le ministre de la police. Celui-ci vient d’arriver. Il n’a encore prononcé devant Gisèle et Brixen que quelques paroles ; mais ce qu’il a dit doit être bien grave, car l’impératrice et le premier ministre ont déjà protesté. En dépit de ces interruptions, Riva continue.

– Ne dites point que c’est impossible ! car c’est la seule chose possible ! C’est la seule façon que nous ayons de nous expliquer l’inexplicable… Oui, c’est dans la famille même de l’empereur qu’il nous faut chercher le complice de tant de crimes, le complice d’Ismaïl, car nous possédons toutes les preuves maintenant de la culpabilité de ce misérable et nous n’ignorons plus pourquoi le trop fidèle serviteur de l’empereur a disparu ! Eh bien, ce valet, qui se faisait appeler M. Sans-Nom, dont l’action abominable nous atteste une fois de plus l’horrible corrélation qui existe entre les malheurs de la patrie et les malheurs de la famille impériale, cet homme qui mit, dans les couloirs mêmes de la Hofburg, la robe de la Dame Blanche, avait, pour le secourir à l’heure du crime, un complice d’autant plus utile, d’autant plus nécessaire, qu’il était plus insoupçonnable !

– Vous avez des preuves de cela ? interrogea l’impératrice.

– Oui, Majesté, nous avons les preuves de cela. Nous savons qu’il y avait communication, et communication princière, entre la Hofburg et le principal repaire à Vienne de la société des « Deux heures et quart ». Ce repaire n’avait rien à faire avec le caveau Paumgartner, qui n’était qu’un attrape-nigaud ; mais il avait sa place dans un vaste immeuble de la Kaiserwasserstrasse, dans un quartier désert, non loin du Danube, Cette maison a été désertée, il y a quelques jours, de tous ceux qui l’habitaient, au moment même où partait de la Porte-de-Fer le signal de l’insurrection générale. Il n’est peut-être pas inutile de faire savoir à Sa Majesté que le chef de cette maison était une jeune femme, et que cette jeune femme, que l’on appelait dans le quartier la « petite matelassière », entrait comme elle voulait dans la Hofburg et en sortait sans que personne s’en aperçût.

– Et par où ?

– Par l’église des Augustins.

– Par le souterrain qui aboutit à la chapelle de la cour ?

– Non, madame, par un couloir secret qui va du tombeau de Canova à…

Ici, Riva hésite…

– À quel endroit du palais ? dites ! je le veux !

– Au boudoir de la princesse Régina.

– Riva ! Vous n’accusez pas la princesse ?

– Non ! répondit le ministre de la police, cette fois sans hésiter. Non, je ne l’accuse pas, bien que je l’aie soupçonnée… Oh ! Majesté… ne vous étonnez de rien, je vous en conjure ! Nous avons appris beaucoup de choses depuis quarante-huit heures… Cependant je suis heureux d’avoir acquis la certitude que la princesse Régina et la princesse Tania se trouvaient au palais pendant que la « petite matelassière » courait les routes avec ses compagnons. Nous avons les preuves de cela… par conséquent, il ne s’agit ni de la duchesse de Bramberg, ni de la princesse Ethel, mais nous avons besoin de trouver dans l’entourage impérial une princesse qui, tantôt, accomplissait ses devoirs de princesse, et tantôt, comme matelassière, remplissait ses devoirs de chef de la plus redoutable bande avec qui nous ayons jamais eu à compter… En matière de police, Majesté, rien ne doit surprendre. L’Angleterre a connu un prince qui passait la moitié de ses jours à recevoir les honneurs dus à son rang, et l’autre moitié à diriger un bazar. On n’a su cela qu’après sa mort. Mais la princesse dont je vous parle, et dont nous ignorons encore ce soir le nom, est bien vivante, et notre plus cruelle ennemie.

– Mais c’est plus épouvantable que tout ce que l’on pouvait imaginer ! s’écria Gisèle… Allons, Riva, vous devez avoir une idée ! Au nom de Dieu, dites-nous qui vous soupçonnez… Quelle est cette femme ? Je vous jure que quel que soit le rang qu’elle occupe…

– Je n’ai, en ce moment, au sujet de cette personne, aucune idée, aucune, Majesté, depuis que j’ai été dans la nécessité d’abandonner l’idée de la culpabilité de la princesse chez laquelle aboutissait le corridor secret dont je vous ai parlé. Et je ne suis venu ici que pour chercher avec vous.

À ce moment sortait de chez la princesse Tania, laquelle était de plus en plus souffrante, le révérend père Rossi. Le révérend père Rossi, dans ces jours mauvais pour tous, apportait à la cause impériale un dévouement sans bornes dont lui savait gré l’impératrice. Il entra dans la salle où se tenait le conseil, sans être annoncé, comme Gisèle lui en avait donné le droit. Il avait entendu certainement ce qui se disait, car il répondit à la pensée, à la question de tous.

– Ne cherchez pas plus longtemps, fit-il. La princesse en question n’est autre que la princesse Régina. M. de Riva a eu tort d’abandonner cette piste. C’était la bonne !

– Mais, messieurs, s’écria Gisèle, vous avez tous perdu la raison ! Soupçonner la princesse Régina ! Prétendre… mais c’est de la folie… dans quel but ?

– De venger son père, Majesté, son père Réginald Rakovitz Iglitza, exécuté à Paris, à l’ambassade d’Austrasie, par Léopold-Ferdinand, à l’issue d’un tribunal militaire secret réuni sur ordre de l’empereur ! Les jumelles de Carinthie étaient bien les filles de ce Réginald et de la reine Marie-Sylvie.

L’explication éclatante arriva en coup de foudre. Pendant quelques instants on n’entendit plus rien que les gémissements de Gisèle…

– Que d’horreur ! que d’horreur ! Mon Dieu !

– Plus encore que vous ne pensez, Majesté. La fille de Réginald avait fait alliance avec un certain horloger, connu à Paris, et dans quelques autres lieux, sous le nom de M. Baptiste.

– Jacques Ork ! s’exclama l’impératrice.

– Oui… Jacques Ork… Ils ont marché dans la même voie criminelle, la main dans la main.

– Et quel a été le rôle de Karl le Rouge, dans toute cette affaire ? demanda Brixen.

– Il nous reste à l’éclaircir… Karl le Rouge a disparu après les noces, en même temps que sa jeune femme… Vous connaissez le duc de Bramberg, Majesté ! Qui nous dit que la princesse ne l’a pas gagné à son abominable cause ? Qui nous dit qu’en ce moment, il n’est pas avec elle, à la tête de nos ennemis ?

M. de Riva, qui, jusqu’alors, avait laissé parler le père Rossi, crut le moment venu d’intervenir.

– Pardon, mon révérend père… mais il y a d’autres points, et des plus importants, qui restent à éclaircir… D’abord, j’ai la preuve que la princesse Régina était à la Hofburg quand la « petite matelassière », comme vous dites, « courait les routes »… Par conséquent, la princesse et la « petite matelassière » ne peuvent être la même personne.

– Excellence, répondit le jésuite avec assurance, vous n’avez point cette preuve-là. Ce qui vous fait croire que vous l’avez, c’est la mèche blanche que se mettait au front la princesse Tania pour faire croire que sa sœur jumelle était au palais… dès qu’elle en était sortie.

– Vous êtes sûr de cela ? fit Gisèle… Mais la princesse Tania, elle, est ici, et il faut l’interroger.

– Je l’ai interrogée, Majesté, répliqua avec calme le père Rossi, et elle m’a répondu.

– Elle était donc la complice de sa sœur ? demanda Gisèle en levant vers le ciel ses mains douloureuses.

– Non, Majesté… de ce côté, que votre cœur se rassure… La princesse Tania, elle, est innocente… Régina avait compris dès les premiers jours que si elle se confiait à Tania, elle aurait contre elle cette âme tendre et aimante… La princesse Tania ne consentait à user du subterfuge que lui avait indiqué sa sœur qu’à seule fin que celle-ci pût courir, de temps à autre, par le monde, à la recherche de leur pauvre mère, de la reine Marie-Sylvie, qui s’était enfuie de la tour Cage-de-Fer et dont on ignorait le sort… Mais la princesse Tania a tout ignoré des crimes de l’autre… et elle les ignore encore… et il faut qu’elle les ignore pour qu’elle vive ! Car elle mourrait, la pauvre enfant, si elle apprenait un jour que le prince Ethel lui-même est peut-être tombé sous les coups de la princesse Régina.

En entendant ces derniers mots, l’impératrice Gisèle, qui avait connu cependant tant de malheurs et de larmes, et qui croyait ne plus pouvoir pleurer, pleura… M. de Riva dit au père Rossi :

– Tous mes compliments, mon père ! Vous êtes mieux renseigné que le ministre de la police lui-même…

– Je le serais davantage encore, répondit le père provincial, si je n’avais point, Excellence, votre police contre moi.

– Que voulez-vous dire, monsieur ?

– Je veux dire qu’un membre de notre ordre a disparu.

– Franz Holtzchener ! interrompit Riva. Je le sais.

– Je me doutais un peu, Excellence, que vous le saviez.

– Ce membre de votre ordre, fit encore Riva, était aussi de ma police, je crois.

– Il était aussi de la mienne, Excellence, répliqua Rossi, et voilà pourquoi vous l’avez fait disparaître ! Or, en faisant cela… vous l’avez peut-être empêché de « confondre » nos ennemis et d’arrêter le bras de la princesse Régina au moment même où le prince Ethel était frappé.

– Je ne l’en ai pas empêché, je le jure ! prononça solennellement Riva. Oui, je jure ici devant ma souveraine que je ne me suis point mis en travers de vos desseins, monsieur.

Le père Rossi tendit la main à Riva.

– Je vous crois, dit-il… Et maintenant plus que jamais, unissons-nous tous pour le salut de l’empire. Mais qu’est devenu Franz Holtzchener ?

– Je ne le sais pas plus que vous, répondit Riva, pas plus que je ne connaissais le sort de ceux qui ont disparu comme lui, cette nuit-là, la nuit de l’assassinat du prince Ethel ; je veux parler du vieux valet de l’empereur, Ismaïl, qui certainement a trempé dans le crime avec la princesse Régina, puisqu’il nous faut maintenant accuser la princesse Régina, pas plus que je ne sais ce qu’est devenu Paumgartner lui-même, chez qui toute l’affaire s’est passée et qui aurait pu nous donner les plus utiles renseignements… Ah ! révérend Père ! nous croyions savoir quelque chose… et nous sommes encore en plein mystère… et cependant le temps presse et nous n’avons pas une minute à perdre.

– Seul, reprit, pensif, le père Rossi, seul Franz Holtzchener aurait pu nous éclairer… Mais qu’est-il devenu ? Peut-être est-il mort, lui aussi ?

La porte s’ouvrit comme M. de Riva venait de prononcer ces mots, et un laquais se dirigea vers le père Rossi, à qui il remit une petite croix en argent.

– La croix de Franz Holtzchener ! s’écria-t-il.

Il ne pouvait cacher son émotion. Il demanda au laquais :

– L’homme qui vous a remis cela est ici ?

– Il attend vos ordres, répondit le laquais en s’inclinant.

– Faites-le entrer, ordonna l’impératrice, que la dernière partie de l’altercation Riva-Rossi avait particulièrement intéressé.

La porte de l’appartement fut alors ouverte à deux battants et l’on apporta sur une civière un homme dont les yeux étincelants, seuls, paraissaient vivre. Une couverture était jetée sur son corps immobile et semblait recouvrir un cadavre. Toutes les personnes présentes, depuis l’impératrice jusqu’à Brixen, allèrent au-devant de ce cadavre qui fut déposé sur la civière, au milieu de la pièce. Quand les valets qui l’avaient apporté se furent retirés, le père Rossi voulut parler, mais la bouche de Franz Holtzchener s’entrouvrit et laissa échapper un si désespéré soupir que tous ceux qui étaient là n’osèrent même plus faire un geste. Franz Holtzchener alors, rassemblant par un effort suprême de sa volonté ses dernières forces, parla… Il parla longtemps… Parfois, il s’arrêtait, et on croyait que c’était fini, qu’il allait mourir… et puis il accomplissait ce miracle de retrouver la force de terminer son récit.

– Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, commença-t-il, ne m’interrompez pas. J’ai réservé toutes mes forces pour cette minute-ci. Je vais parler et puis je vais mourir. Écoutez-moi. Le lendemain des noces des deux princesses, j’étais dans une chambre de l’auberge du Val-d’Enfer quand je reconnus, se promenant dans la cour, ce jeune homme que nous avons torturé au couvent des Séraphins. Aux questions qu’il posait, je compris qu’il attendait, avec une grande impatience, une personne qui lui était chère. Cette personne arriva. Je la reconnus pour être la jeune institutrice que l’on avait donnée au petit Édouard Bleichreider. La jeune institutrice n’était point seule. Elle était accompagnée d’une personne qui se voilait entièrement le visage et qui vint s’enfermer avec Petit-Jeannot dans une pièce voisine de la mienne. Je pus, par une fenêtre qui donnait sur la campagne, surprendre une partie de leur conversation. L’important est que j’avais vu le visage qui, si obstinément, restait caché, et je ne fus pas trop étonné en découvrant que j’avais en face de moi la princesse Régina.

« Tout ce que j’avais soupçonné ou plutôt découvert, tout ce que je vous avais dit, mon père, concernant certaine Reine du Sabbat, se trouvait corroboré par ce que je voyais, et par ce que j’entendais. La Reine du Sabbat avait rendez-vous avec l’apprenti de M. Baptiste, autrement dit de Jacques Ork ! La princesse Régina et Jacques Ork avaient partie liée !

« La conversation qu’ils eurent prit soudain une allure extrêmement vive. Petit-Jeannot venait d’être chargé par la princesse Régina d’une commission mystérieuse pour la princesse Ethel. Or le mot d’Ethel devait rappeler quelque chose à Jeannot se rapportant à la chambre des horloges tête-de-mort, car aussitôt une discussion très ardente s’éleva entre la princesse Régina et Jeannot à propos de ces horloges. Autant que j’aie pu comprendre, la princesse prétendait que, dans la dernière visite faite par M. Baptiste à la chambre des horloges, les deux horloges tête-de-mort, seules, de Léopold-Ferdinand et de Karl le Rouge avaient été enlevées de leur socle par l’horloger… À quoi Petit-Jeannot répliquait que M. Baptiste était revenu dans cette chambre et qu’il avait emporté également avec lui l’horloge du prince Ethel. En entendant ces mots, la princesse Régina bondit, et sortit de la chambre en s’écriant : « Par la Vierge ! je vais être en retard ! » Je vous raconte tout, parce qu’après ma mort le moindre détail peut vous être utile.

« Le jeune homme avait suivi la princesse. À ce moment passait sur la route un étrange cortège, comme on avait coutume d’en voir, du reste, dans le pays, depuis plusieurs semaines… un cortège de bohémiens qui se dirigeait vers les routes d’Austrasie. Dans ce cortège, au centre duquel roulait une vieille carriole arborant cette enseigne : « C’est ici la paysanne de la Forêt-Noire ! », je reconnus quelques figures de connaissance. D’abord, une « mademoiselle Lefébure », institutrice française qui vivait dans la rue de l’Eau-de-l’Empereur, chez une aveugle nommée Myrrha. C’est chez cette Myrrha que se rendait si souvent la « petite matelassière » car Myrrha est la sœur de Rynaldo, et Rynaldo est l’amant de la « petite matelassière ».

« J’eus la preuve, ce jour-là, que la « petite matelassière », la Reine du Sabbat et la princesse Régina de Carinthie ne faisaient qu’une seule et même personne ! car Rynaldo, à cheval, tenait la tête du cortège avec quelques autres cavaliers que je reconnus parfaitement pour avoir la veille, c’est-à-dire le jour même des noces sous le costume des gardes de Carlsruhe, surveillé la tour Cage-de-Fer de Neustadt.

« Rynaldo amena un cheval à la princesse ; celle-ci, étant montée à cheval, adressa une allocution enflammée – en langue romani que je ne comprends pas – à tous les bohémiens qui se trouvaient là ; puis elle embrassa le jeune Rynaldo sur les lèvres et elle s’éloigna rapidement de la petite troupe, suivie, à gauche du Petit-Jeannot, et à droite d’une espèce extraordinaire de nain qui tournait comme une roue.

« Au moment où ce nain quittait le cortège, Mlle Lefébure poussa un grand cri et tomba dans les bras de l’autre institutrice. Mlle Berthe semblait du reste avoir autant de chagrin que son amie, et regardait s’éloigner Petit-Jeannot, les larmes aux yeux. Elles montèrent toutes deux dans la carriole, par une fenêtre de laquelle j’aperçus encore le profil de l’aveugle, de Myrrha, la sœur de Rynaldo… Ah ! quel coup de filet, si on avait pu prendre tous ces gens-là d’un coup !

« Je me mis à la piste, comme je pus, de la nouvelle duchesse de Bramberg, persuadé qu’elle courait à l’accomplissement de quelque nouveau forfait pour lequel elle ne redoutait rien tant que d’être en retard ! Une voiture qui passait et qui allait à Todnau me permit d’arriver dans cette ville quelques instants après la duchesse et ses étranges gardes du corps ; sachez que je parvins à ne point les perdre de vue et que j’arrivai avec eux à Vienne. Là, je les suivis pas à pas, jusqu’au moment où, ayant passé par les derrières de la rue de l’Eau-de-l’Empereur, ils s’enfermèrent dans une sorte de « home » où l’on se charge de placer des institutrices dans les meilleures familles de la haute société, et dont la directrice a des accointances avec la police de M. de Riva. Mais, dès cette minute-là, je pensai bien qu’elle en avait surtout avec la Reine du Sabbat.

« Je ne craignais point de voir mon monde sortir par la Kaiserwasserstrasse, car certainement la « petite matelassière » n’ignorait point que son ancien entrepôt était surveillé par la police. Au bout d’une heure, le Petit-Jeannot ressortait, et j’entendais la voix de la duchesse de Bramberg qui lui recommandait : « Surtout, reviens vite ! » J’avais bien la curiosité de le suivre ; mais pour rien au monde je ne devais quitter la piste de la Reine du Sabbat. Vers le soir, Petit-Jeannot revint, accompagné d’un homme dont un pan du manteau cachait tout le visage. Ce fut l’homme qui frappa. Une voix de l’intérieur demanda : « Qui est là ? » L’homme répondit : « Monsieur Sans-Nom ! » M. « Sans-Nom » et Petit-Jeannot entrèrent dans le « home ».

« Cette fois je n’attendis pas plus d’une demi-heure et je les vis tous quatre ressortir dès que la nuit fut noire. La duchesse de Bramberg et M. « Sans-Nom » marchaient en avant, puis venaient Petit-Jeannot et le nain.

« Après avoir gagné le Danube, voyagé en barque et fait maints détours, ils atteignirent le mur de derrière de l’établissement Paumgartner. À travers les arbres on voyait les fenêtres éclairées des grands salons d’où venait un bruit de musique et de fête. La duchesse de Bramberg frappa à une petite porte d’une certaine façon et cette porte lui fut bientôt ouverte. Je reconnus la voix de Paumgartner qui saluait les amis du cabaret et qui fit entrer les « quatre ». Au bout de quelques instants je frappai à mon tour, et de ma façon à moi. La porte s’ouvrit pour moi comme pour les autres. Quand elle fut refermée je dis à l’agent : « Va chercher le Paumgartner tout de suite. » Il me répondit : « Attendez qu’il ait installé les amis du cabaret et il viendra nous rejoindre. » Mais j’insistai pour qu’il courût après Paumgartner, sans perdre une seconde. Je craignais tout !

« La première chose que je demandai à Paumgartner fut celle-ci : « Quelle fête y a-t-il donc ce soir chez vous ? » Il me répondit : « Ce soir, le prince Ethel fête avec les cadets d’Austrasie son départ pour l’armée. »

« Si, tout à l’heure, je craignais tout, maintenant, je ne doutais plus de rien. Le crime se préparait contre le prince. Il n’y avait pas une minute à perdre. Je demandai au Paumgartner, qui a toujours été avec nous contre eux et qui les a toujours honnêtement trahis, où se trouvaient les « quatre » qui venaient d’entrer. Il me répondit que c’étaient des « amis du cabaret » qu’il avait conduit lui-même dans leur caveau.

« Je lui fis comprendre que j’avais intérêt à les entendre là. Il me fit un signe d’intelligence et me conduisit dans les sous-sols, dans un endroit étroit et obscur, d’où l’on pouvait voir et entendre tout ce qu’on disait dans les caveaux : je dis les caveaux car ils étaient trois que je pouvais surveiller, étant à leur intersection. Je reconnus tout de suite mes gens, et je reconnus surtout M. « Sans-Nom », dont on pouvait voir maintenant le visage. C’était Ismaïl, le premier valet de chambre de l’empereur.

« Là, encore, je fus peu étonné, car je m’attendais à le voir, lui, l’ayant deviné depuis quelque temps ; mais je n’en fus pas moins littéralement épouvanté. Quel était le dessein de ces gens, et comment espéraient-ils l’accomplir ? Je dis à Paumgartner, qui avait déjà à demi refermé sur moi la porte de ma cabine :

« – Où allez-vous ?

« – Je remonte là-haut, me fit-il. Je vais voir si tout se passe bien chez les cadets, et entendre les discours.

« – Écoutez, lui dis-je. Et faites ce que je vous ordonne, au nom de l’empereur ! Vous allez vous rendre auprès du prince Ethel, et vous lui direz à l’oreille que sous aucun prétexte il ne sorte de la salle des fêtes, et que lorsque la fête sera finie, il rentre directement au palais, en se faisant accompagner de tous les cadets, car il y va, ce soir, de sa vie.

« Paumgartner me fit signe qu’il avait compris et que je pouvais compter sur lui. Quand il s’éloigna, j’étais un peu plus tranquille et je me retournai vers mes gens. La duchesse de Bramberg ordonnait à Petit-Jeannot de baisser le gaz, de telle sorte que la première pièce, dans laquelle ils se trouvaient, était dans la pénombre et les deux autres à peu près dans l’obscurité. Je l’entendis qui disait encore à Ismaïl :

« Allons, monsieur Sans-Nom, ce soir nous n’avons pas le temps d’attendre « deux heures et quart ». Pour une fois, nous serons en avance. À tout à l’heure, monsieur Sans-Nom !

« Là-dessus, elle quitta la salle, suivie de Petit-Jeannot et du monstrueux nain qui agitait ses trois mains dans lesquelles il y avait trois couteaux ! Où allaient-ils ? Il fallait à toute force arrêter ces gens-là ! Leur dessein criminel n’était point douteux ! La précaution que j’avais prise de faire prévenir le prince Ethel ne me suffisait pas. Je voulus sortir…

« Mais mon horreur fut immense en constatant que je ne pouvais pas sortir de la cabine où Paumgartner m’avait enfermé… J’en ignorais les procédés secrets d’ouverture et de fermeture. Enfin j’étais dans les ténèbres et je pouvais à peine me remuer. Je ne pouvais que voir et entendre !

« Je repris mon poste. Ismaïl était toujours seul, mais il avait tiré la large épée qui, sous son manteau, lui battait la jambe et il l’avait placée toute nue sur le billard. À côté de cette épée, il avait étendu son manteau. Enfin, pour le moment, il déroulait une corde qu’il avait attachée à sa ceinture.

« Je comprenais, hélas ! combien leur plan était simple. La duchesse de Bramberg pouvait faire demander le prince Ethel, et celui-ci n’avait aucune raison pour se méfier de sa belle-sœur et pour refuser de la suivre. Paumgartner avait-il averti à temps le prince Ethel ? Je devais bientôt le savoir, car des bruits de pas se faisaient entendre dans le couloir qui conduisait au caveau, et Ismaïl avait sauté sur sa large épée. »

Ici Franz Holtzchener s’arrêta, ferma les yeux, et on put croire qu’il n’aurait pas la force de continuer ; mais le père Rossi lui fit boire d’une drogue qu’il portait toujours sur lui dans un petit flacon en or, et le jésuite reprit avec un soupir, au milieu de l’affreux silence de ceux qui l’écoutaient :

« Le drame fut terrible, reprit Franz Holtzchener, avec un grand soupir, et se passa en quelques secondes. La porte ouverte laissa passage à la duchesse de Bramberg. Et le prince apparut.

« Il n’avait pas plutôt franchi le seuil que la duchesse de Bramberg le poignardait par derrière, lui portant un coup si violent que le malheureux prince alla s’effondrer, les bras écartés, jusque dans la seconde salle. Et la duchesse de Bramberg bondissait déjà sur lui, levant à nouveau son poignard, car elle parlait en frappant et sa rage était extraordinaire :

« – Tiens ! criait-elle… un coup pour Rynaldo, celui-là pour moi, celui-là pour Jacques Ork et celui-là, le dernier, le meilleur, pour Réginald !

« On voyait l’énorme couteau entrer jusqu’à la garde dans l’uniforme du prince et se relever toute rouge… C’était la chose la plus atroce que j’eusse vue de ma vie. Je pus croire que j’allais m’évanouir d’horreur.

« Ces mots de la princesse frappèrent encore mon oreille :

« – Tu vois, monsieur Sans-Nom, que tu peux rengainer ton épée ! Et maintenant, au Danube ! vite ! passe-moi ton manteau ! On va rouler son cadavre là-dedans.

« – Pourquoi au Danube ? demanda M. Sans-Nom, nous n’avons qu’à le laisser ici… maintenant que la besogne est faite !

« – Non ! non ! reprit la voix de la duchesse de Bramberg. Au Danube. Si nous le laissons ici, on fera disparaître son cadavre et on cachera sa mort. Dans un moment pareil, il faut que tout l’empire sache que, dans l’instant où il se préparait à prendre le commandement des troupes, le prince héritier a été assassiné.

« – Mais comment le sortir d’ici ?

« – Dans ton manteau ! Nous dirons le mot de la police de l’Empereur à Paumgartner ou à son agent… Allons ! aide-moi ! Mais après ne retourne plus au palais… Les jésuites ont tout deviné. Rendez-vous tous à la Porte-de-Fer !

« Je n’entendis plus rien… Ce que j’avais vu, l’horreur du forfait, mon impuissance à empêcher un pareil crime… tout cela m’avait comme anéanti, et incapable de me soutenir sur mes jambes, je glissai contre le mur, contre la porte de mon étroite cabine, et je sentis soudain que cette porte cédait sous mon poids… s’ouvrait… J’allais pousser un cri de joie, de délivrance, mais je n’en eus pas le temps… j’avais devant moi le Petit-Jeannot et le nain aux cinq pattes et aux trois couteaux… En quelques secondes, je fus réduit à l’impuissance la plus absolue. Un bandeau sur les yeux, un bâillon sur la bouche, je dus suivre mes deux geôliers. À la plus légère résistance, la pointe de l’un des trois couteaux m’entrait dans les chairs. On m’a fait passer par des chemins dont je ne pouvais même pas soupçonner l’existence. On m’a jeté dans des véhicules bizarres ; j’ai dû, sur un bateau, descendre pendant deux jours le Danube, et j’entendais parler autour de moi une langue inconnue.

« Quand on m’ôta le bandeau qui m’aveuglait, je dus constater que j’étais au centre d’un camp de démons ! Or, j’étais au cœur même de l’armée cigaine rangée autour de la Porte-de-Fer ! Là, on me jeta comme une proie à ces bandits… on leur fit comprendre que j’avais été le principal artisan de la mort de leur Grand Coesre Réginald, et ils commencèrent de me torturer. Le plus acharné après moi fut ce Petit-Jeannot que j’avais moi-même torturé au couvent des séraphins et qui avait particulièrement à se venger. Celui-là me fouettait nuit et jour ; enfin ils me firent subir mille morts, mais pendant ces tortures mêmes, je ne cessai d’observer ce qui se passait autour de moi.

« De temps en temps j’apercevais, traversant rapidement le camp, une amazone qu’enveloppait une chevelure dorée merveilleuse et qu’accompagnaient mille cris d’enthousiasme… et je reconnus sous ce masque d’or la duchesse de Bramberg, la Reine du Sabbat… C’est elle, là-bas, qui organise tout. Elle est partout ! Elle est l’âme non seulement des troupes cigaines, mais encore de toute l’armée qui se prépare à donner l’assaut à la vieille Austrasie… J’aurais donné les quelques heures qui me restaient à vivre pour pouvoir apprendre ces choses à mes chefs, à Leurs Majestés. Ce vœu suprême, le Seigneur a bien voulu l’exaucer… Il a permis qu’une nuit où mes gardiens s’étaient endormis dans l’orgie, je pusse me tramer en rampant sur mes coudes – car mes jambes me refusaient tout service – jusqu’aux avant-postes de l’armée austrasienne. Là, je me fis connaître… et je me fis conduire ici. Je vous ai tout dit. Adieu, mon révérend père. Adieu, tous ! J’offre ma vie à Leurs Majestés !

Et Franz Holtzchener mourut.

Le père Rossi tomba à genoux… et tous ceux qui étaient là s’inclinèrent pour murmurer une prière pour l’âme de cet homme qui, par la ruse, avait servi jusqu’à la mort sa patrie.

Écrasée sous le poids de la suprême infortune qui venait de fondre sur sa maison, Gisèle laissa entendre un immense gémissement :

– L’empire est perdu ! L’empire est mort !

Mais alors une voix s’éleva, une voix qui sonnait étrangement, une voix claire, jeune, toute vibrante de rage, de haine, de douleur et d’espoir ! Et chacun se retourna et l’on vit, debout derrière le fauteuil de l’impératrice, la figure de marbre de la princesse Tania. Depuis combien de temps était-elle là ?

C’était ce marbre qui avait parlé, car cette statue du malheur et de la vengeance s’anima, s’avança jusqu’au centre du salon, se mit à genoux devant l’impératrice, se courba, baisa le bas de la robe de celle qui venait de dire que l’empire était perdu, et puis se releva en disant :

– Pas encore !