– Gisèle, fit-il, nous voyons Jacques Ork partout ! Il faut prendre garde !
– Oui, tu crois que je deviens folle… et moi-même je me suis demandé si ma pensée, habitée par Jacques depuis l’horrible mort d’Adolphe, ne me le faisait pas voir partout… Aussi j’ai voulu savoir… j’ai couru après l’autre… Malheureusement l’homme fuyait, et quand je fus sur le quai, M. Baptiste avait disparu ! Je le fis chercher par mes femmes et par mon jeune professeur de romani, l’écuyer de Tania et de Régina, Rynaldo, qui m’accompagnait. Le jeune homme m’apprenait bientôt qu’il y avait à Constance un horloger qui s’appelait M. Baptiste et qui tenait boutique dans un des quartiers les plus reculés de la ville. Rynaldo me conduisit devant sa boutique. Les volets étaient clos. J’interrogeai les voisins et je sus que cette boutique était rarement ouverte, et que l’horloger qui l’avait louée n’y séjournait que quelques semaines dans l’année. Cet homme ne parlait à personne, et était un mystère pour tout le monde.
« Les clients qui entraient chez lui semblaient venir de loin et faisaient peur, par leur mine sauvage, aux braves gens du quartier. Cependant on n’entendit jamais un cri, une discussion… Pour le moment, on ne pouvait me dire s’il était chez lui… Personne ne l’avait vu… Rynaldo, sur mon ordre, alla frapper à sa porte, mais il ne lui fut pas répondu. Je ne savais à quel parti me résoudre, quand une voisine me fit un signe et me demanda ce que je lui donnerais si elle me faisait voir le mystérieux horloger. Sur les promesses que je lui fis et l’argent que je lui donnai, elle me fit monter chez elle. C’est ainsi que, par l’interstice d’un mur lézardé, j’ai pu le voir, lui, et même l’entendre.
« Il était dans sa cour et clouait une caisse en compagnie d’un homme si bien caché sous son chapeau et enveloppé d’un grand manteau qu’il me fut impossible de voir sa figure. Mais j’avais également cette sensation que cet homme ne m’était pas inconnu : sa démarche, ses allures ne m’étaient pas étrangères. Il était penché sur la caisse, et quand M. Baptiste s’arrêtait de frapper, il échangeait avec lui des paroles dont quelques-unes parvenaient à mon oreille. Ton nom fut prononcé à plusieurs reprises avec un accent de haine indicible…
– Mon nom !
– Oui, ton nom et celui du petit Édouard en même temps.
– Du petit Édouard ! fit l’empereur, qui devint plus pâle qu’un linge.
– Oui, et l’homme aux lunettes vertes eut un rire sinistre en prononçant ce nom-là, un rire de démon, de maudit ! Ce rire était si bas, si vil, si monstrueux, si bestial et si criminel que cette fois je pensai que certainement j’avais dû me tromper sur le regard que j’avais surpris le matin ! C’était trop horrible de penser que Jacques Ork pouvait être ce misérable et formidable horloger accroupi au fond de cette cour ignoble, sur on ne savait quelle besogne abominable…
– Continue ! continue ! gémit François d’une voix oppressée. Tu disais que tu avais entendu quelques mots ?
– Oui, les noms que je t’ai dit… et puis des bouts de phrases où il était question de montres, d’horlogerie. M. Baptiste, à un moment, dit : « Encore une montre qui sonnera bien ! » Et ce fut son compagnon qui se prit à rire, cette fois, après qu’il eut dit cela…
– Écoute, Gisèle, reprit l’empereur, nous divaguons, l’idée de Jacques nous rend fous… Ce n’est pas étonnant que cet homme parle d’horlogerie puisqu’il est horloger. Ce n’est pas étonnant non plus qu’il parle de moi ou du petit Édouard, puisqu’il me connaît et puisqu’il est son oncle à lui.
– Oui, oui… mais c’est son rire qui était étonnant ! interrompit l’impératrice avec un nouveau frisson. Et puis, attends ! tu vas savoir… Par la petite porte de derrière de la cour qui donne sur des terrains vagues, quelques clients sont venus… En entrant dans la cour, ils montraient tous leur montre. La plupart de ces gens étaient habillés d’une façon sordide… c’étaient des figures effrayantes… Il en vint bien une dizaine, et à tous, quand ils partaient, il disait : « À bientôt ! l’heure approche ! » Enfin il embrassa une vieille femme horrible qu’il appelait Giska.
« J’allais descendre de mon observatoire, bien décidée à pénétrer jusqu’à lui, quand trois coups furent encore frappés à la porte de la cour. Cette fois l’homme qui entra était mis comme un domestique de bonne maison… Et tout de suite j’entendis le mot de Joli Colombier et encore le nom d’Édouard… Et M. Baptiste ayant fait un signe, l’autre répondit : « C’est pour après-demain ! »
– Quoi ? pour après-demain ? Et pourquoi Édouard ? demanda la voix angoissée de l’empereur.
– François ! François ! à ces mots l’homme aux lunettes vertes eut une joie si farouche, il fit de ses doigts crispés des gestes si terribles, François ! que je crus comprendre… J’avais devant moi un assassin… un assassin, tu entends, agité d’une haine monstrueuse… et qui, de ses doigts de fer, étranglait quelqu’un… et faisant cela, il râlait : « Ah ! ah ! nous y voici, petit Édouard ! mon petit neveu chéri ! »
– Mon Dieu ! mais quel est ce monstre ! Et dans quel cauchemar nous agitons-nous !
– François ! il faut savoir qui est cet homme ! C’est ton plus cruel ennemi ! Je suis descendue, j’ai frappé à la porte de la cour ! Mais j’apprenais que, dans le temps que je mettais à descendre jusque-là, il était déjà parti ; j’ai couru après lui ! Une nuit et un jour j’ai tout fait pour le rejoindre. Entre temps je t’avais fait envoyer cette lettre… Enfin le ciel soit béni puisque j’arrive avant quelque nouveau malheur ! Mais prends garde, François ! Cet homme est dans les environs ! Il rôde autour de sa proie ! Redoute tout de ce qui t’entoure… Et sache avant tout qui il est ! Demande-le à cette femme que tu aimes ! acheva la malheureuse. Et maintenant je n’ai plus qu’à partir… tu es averti… et pardonne-moi, François… j’ai fait pour ton fils… ce que j’aurais fait pour le mien si j’avais encore un enfant à sauver !
L’empereur la reçut dans ses bras, bien qu’il fût aussi faible qu’elle… La possibilité d’un danger couru par le petit Édouard l’avait rendu soudain plus fragile qu’un enfant. Édouard était en danger ! Et l’impératrice était venue l’en avertir ! C’était une sainte ! Et il la serrait dans ses bras tremblants, et, reconnaissant, lui pardonnait les premières paroles dont elle avait voulu salir Mme Bleichreider ! Tout à coup, il sentit Gisèle qui se raidissait dans ses bras et qui lui montrait sur la cheminée une montre.
– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle.
– Ah ! cette montre… tu regardes l’inscription ! Oui, c’est elle, c’est la terrible inscription ! Je tiens cette montre du révérend père Rossi, lequel l’a trouvée sur un jeune homme que l’on interroge en ce moment… et il faudra que ce jeune homme nous dise d’où vient cette montre…
L’impératrice regardait toujours la montre sans la toucher, et elle murmurait les termes de l’inscription, de sa pauvre voix d’effroi : À deux heures et quart, comme à toute heure, que Jésus soit dans ton cœur ! N’était-ce pas cette inscription-là qu’on lisait sur les horloges tête-de-mort ? Et l’impératrice poussa un cri :
– François ! François ! Je me rappelle que lorsque l’homme disait à M. Baptiste cette phrase si simple qui me parut si terrible : « C’est pour après-demain ! » M. Baptiste répondit : « Deux heures et quart ». Oui, cet horloger a dit cela ! Il a prononcé l’heure des horloges tête-de-mort ! Et les montres que ses clients lui ont exhibées ressemblaient à celle que je vois sur cette cheminée ! Mon ami ! Mon ami ! Il y a un horloger de par le monde qui a fabriqué ces montres-là et qui a remonté jusqu’à l’heure de la sonnerie fatale les horloges tête-de-mort… Je te dis que c’est lui, M. Baptiste ! Je te dis que c’est lui, Jacques Ork !
L’impératrice prononça ces derniers mots avec un tel accent de persuasion, et avec un visage si illuminé par le feu de la vérité, que François lui aussi se mit brusquement à envisager la personnalité mystérieuse de M. Baptiste avec une terreur nouvelle et sous son plus redoutable aspect ! Si l’impératrice avait raison ! Si c’était celui-là, l’horloger maudit ! Il se prit la tête dans ses mains et quelques instants recueillit sa pensée d’épouvante… Quand il la releva, son masque dur annonçait une résolution arrêtée.
– Gisèle, tu es venue ici pour me sauver, car je ne survivrais pas à la mort de cet enfant… Et si tes terreurs sont fondées, je n’aurai point assez de ce qui me reste de vie pour te remercier… Mais aussi, Gisèle, tu es venue pour accuser du plus effroyable des crimes une personne que je crois avoir toujours été pure et sincère… Il n’est point possible que cette personne soit la complice d’un assassin… Ce n’est pas elle, n’est-ce pas, qui livrerait au misérable l’enfant qu’elle : adore ! Mais je ne puis oublier ce que tu m’as dit des relations abominables qui auraient existé entre l’oncle et la nièce… d’après ta police… Je ne puis l’oublier, jusqu’au moment où elle sera lavée d’un tel outrage… Nous allons savoir, Gisèle, si réellement ce misérable horloger est l’oncle de Mme Bleichreider… et, s’il ne l’est pas, qui il est ! Gisèle, tu es venue ici chez elle, tu l’as accusée chez elle… tu n’as pas craint de faire cela, toi, l’impératrice ! Eh bien, c’est à toi qu’il faut qu’elle réponde !
Et avant que l’impératrice ne pût s’y opposer, l’empereur avait frappé sur un timbre, et un valet était entré.
– Dites au révérend père Rossi que je l’attends ! Le père Rossi entra.
– Monsieur, lui dit l’empereur, vous allez vous rendre auprès de Mme Bleichreider et vous l’amènerez ici. L’impératrice et moi nous allons avoir un entretien avec elle, auquel je désire que vous assistiez.
Le jésuite s’inclina, et quelques minutes plus tard on voyait apparaître, dans le cadre de la porte ouverte par le père Rossi, une femme d’une pâleur marmoréenne. Elle fit quelques pas au-devant de l’impératrice et tomba à genoux.