V – LA MESSE DES MORTS

Ils coururent à lui. D’un mot, d’un signe, il leur ordonna d’éteindre la torche et de garder le silence. Ils le suivirent à tâtons. Rynaldo les dirigeait vers une faible lueur qui marquait l’entrée du souterrain du côté de la chapelle de la cour. Et pendant qu’ils continuaient leur chemin dans l’obscurité commandée par Rynaldo, ils ne pouvaient s’apercevoir que la porte qu’ils avaient trouvée ouverte au milieu du souterrain se refermait derrière eux.

Ils étaient là maintenant une cinquantaine, enfermés dans l’étroit et court boyau et tout droit souterrain qui s’allongeait entre la porte du milieu et l’entrée de la chapelle de la cour. Ils étaient enfermés et ils ne s’en doutaient pas. Et Rynaldo n’en savait rien non plus.

Rynaldo avait les clefs des portes qui fermaient le souterrain à ses deux extrémités, mais il ne possédait point la clef de la porte du milieu. Lui aussi, au milieu du souterrain, il avait rencontré la porte de bronze, et lui aussi n’avait eu qu’à la pousser. Et tranquillement, il avait examiné les lieux, avant l’arrivée de ses complices.

Cet examen n’avait point été sans le contrarier un peu, et pour connaître la raison de cette contrariété, nous n’avons maintenant qu’à suivre Rynaldo et ses complices jusqu’à cette petite lueur qui marquait l’extrémité du souterrain du côté de la chapelle de la cour. Là se trouve un escalier qu’ils doivent monter, comme, à l’autre bout, il en est un qu’il leur a fallu descendre. Mais cette fois, ce ne sont que quelques marches au sommet desquelles se dresse la porte ouvrant sur la chapelle de la cour. Cette porte n’est pleine que jusqu’aux deux tiers de sa hauteur, et là elle se continue par tout un enchevêtrement de barreaux tordus et de rosaces et de losanges. C’est par les interstices de ces ornements de fer que glisse la petite lueur qui éclaire (oh ! bien faiblement !) ce coin du souterrain. Et c’est aussi par là que le regard des conjurés peut plonger dans la chapelle.

Or il se passe ceci, dans cette chapelle, de très important : elle n’est point déserte, ainsi que Rynaldo et ses amis s’y attendaient. Un prêtre, revêtu d’un surplis, au milieu du chœur, veille, un cierge allumé à côté de lui, veille et prie… Il est à genoux devant quelque chose qu’on ne distingue point très bien, et qui est recouvert d’un vaste voile noir.

L’événement est d’autant plus singulier que la chapelle ne sert – mais jamais à une heure pareille – que deux ou trois fois l’an, pour certaines cérémonies commémoratives et funèbres, car cette chapelle de la cour est encore appelée chapelle des morts, à cause que s’y trouvent inhumés d’illustres personnages. Les conjurés pourraient admirer la belle disposition du monument élevé par Marie-Thérèse au feld maréchal Dann, libérateur de sa patrie, si justement il n’y avait entre eux et ce monument cette étrange chose recouverte d’un voile noir… juste en face d’eux…

… Ce voile dissimule-t-il quelque cercueil ? Quelque catafalque ? Et pourquoi ce prêtre, à cette heure, dans cette chapelle ? Rynaldo, d’un geste, a rapproché de lui quelques têtes et il dit tout bas :

– Il faut savoir ce que ce prêtre fait là. Nous allons aller le lui demander. Je vous ai attendu pour cela. Attention ! Je vais ouvrir la porte !

Il introduisit la clef dans la serrure et déjà se préparait à ouvrir, quand un incident nouveau se produisit. Deux enfants de chœur sortirent de la sacristie et montèrent au maître-autel où ils commencèrent de disposer les objets du culte. Eh quoi ! allait-on dire la messe maintenant ? Désappointés, les conjurés regardèrent ces préparatifs.

De toute évidence, on allait célébrer un office. Peut-être y avait-il, cette nuit-là, après tout, quelque commémoration. Comme l’avait dit Rynaldo, cela allait retarder les conjurés, mais il ne s’agissait que de faire preuve d’un peu de patience. Rynaldo ordonna le silence absolu. Tous se turent. On n’entendait plus que le bruit des pas des deux enfants de chœur sur les dalles. En somme les conjurés étaient en nombre et ils avaient le ban avec eux. Ils pouvaient attendre. Ils attendirent plus d’une demi-heure. Le prêtre qui était à genoux devant le voile noir priait toujours. Soudain il se releva, prit son cierge et rentra dans la sacristie ; quand il eut disparu, et qu’ils reportèrent leurs yeux sur le voile noir, ils ne furent pas peu étonnés d’apercevoir derrière ce voile, debout et les bras croisés, sans armes, deux officiers bosniaques qu’ils reconnurent à leur uniforme bleu, à leur ceinturon jaune, à leur fez rouge.

D’où étaient-ils venus, ceux-là ? De quelle boîte sortaient-ils ? Quel diable les envoyait ? Et les conjurés s’efforcèrent de voir ce qui se passait jusque dans les coins les plus reculés de la chapelle. C’est ainsi qu’au-delà du voile noir, ils finirent par distinguer, malgré la pénombre qui l’enveloppait, à droite et à gauche du monument du feld-maréchal Daim, deux statues qu’il n’y avaient point remarquées tout à l’heure… Deux statues qui se mirent soudain à remuer, à se détacher du monument, à se diriger vers le voile noir, deux statues qui, en arrivant derrière le voile noir, furent saluées militairement par les deux officiers bosniaques, lesquels rectifièrent la position. Aussitôt quelques-uns des conjurés reconnurent les statues en marche. Et dans le souterrain, les deux noms furent prononcés dans un souffle :

– Léopold-Ferdinand ! Karl le Rouge !

Alors une voix dit :

– Le coup est manqué. Allons-nous-en !

Sur quoi Rynaldo promit de brûler la cervelle au premier qui reculerait. Et il les fit tous passer devant lui. Mais tous maintenant regrettaient d’être là.

Un cortège venait de faire son entrée. Les Magyars du caveau reconnurent les gardes hongrois, corps spécialement recruté par la cour d’Austrasie, parmi d’anciens officiers de l’armée, appartenant tous à l’aristocratie. L’apparition de cette garde, au lieu d’effrayer les conjurés, les rassura. Ils pensèrent que si la cour avait eu vent du complot, elle n’eût point choisi la garde hongroise, que tant de souvenirs et de traditions rattachaient à certains des délégués fédéraux.

Les gardes hongrois s’étaient rangés au fond du chœur, derrière le voile noir, et puis ce fut à nouveau le silence dans la chapelle. Qu’attendait-on ? Un quart d’heure s’écoula encore. Il était visible que Léopold-Ferdinand et Karl le Rouge devenaient impatients. Cette impatience gagnait les conjurés quand parurent des prêtres et des diacres.

En tête de la procession, on voyait un capucin à barbe noire qui, accompagné d’un moine et d’un enfant de chœur, s’avançait, un goupillon à la main. L’enfant de chœur portait un seau plein d’eau bénite. Arrivés devant le voile noir, tous trois s’arrêtèrent, faisant face aux conjurés qu’ils ne pouvaient point voir. Chose curieuse, le capucin à barbe plongea alors son goupillon dans le seau de l’enfant de chœur, et allongeant le bras, dans un double geste qui traçait dans l’espace le signe de la croix, il lança son eau bénite, qui vint, à travers les losanges de la porte de fer, tomber en pluie lourde sur Rynaldo et ses compagnons. Et cette eau avec laquelle se signent les vivants et dont on asperge les morts les glaça. Puis le capucin regagna sa place ; l’officiant monta à l’autel.

Alors, ceux qui étaient dans le souterrain s’étonnèrent de ne voir personne de la cour assister à cette messe, personne d’autre que Léopold-Ferdinand et Karl le Rouge, qui se tenaient immobiles, devant la garde hongroise, comme en service commandé. Pour qui donc était cette messe ? Et tout à coup retentirent les paroles :

– Requiem aeternam dona eis, Domine, et lux perpétua luceat eis ! Donnez-leur, Seigneur, le repos éternel, et que la lumière éternelle les éclaire !

La messe que l’on célébrait là était la messe des morts.

– C’est une messe, dit une voix tremblante, pour le repos de l’âme de l’archiduc Adolphe, et certainement ce voile noir cache les restes du malheureux prince !

Les conjurés respirèrent, car ils comprenaient parfaitement que le danger qu’ils couraient était moins grand qu’ils l’avaient pu croire en voyant surgir tout à coup devant eux le roi de Carinthie et le duc de Bramberg. Mais une voix lointaine, une voix qui était plutôt un râle qu’une voix, se fit entendre au fond du souterrain :

– Non ! c’est une messe des morts pour nous ! Nous sommes enfermés !

Celui qui parlait ou plutôt qui râlait ainsi avait pu échapper dans les ténèbres à la surveillance de Rynaldo. Il était retourné en arrière, voulant fuir, et venait de se heurter à la porte de bronze. Et maintenant il criait aux autres la fatale nouvelle. Ce fut d’abord dans le souterrain un silence mortel, et puis la voix grondante du ban se fit entendre.

– On n’est pas enfermé, disait-elle, tant qu’on peut aller en avant ! J’ai les clefs de la porte de la chapelle et nous avons nos kandjars !

– La messe des morts est pour nous ! nous sommes enfermés ! râla à nouveau la voix, au fond du souterrain.

Alors ce fut une ruée en arrière de tous les conjurés, une plongée dans le trou noir dont ils allèrent, d’un coup, eux aussi, toucher le fond. Rynaldo entendit le bruit vain de leurs efforts et leurs lâches gémissement. Seul il était en haut des marches. Et bravement, péniblement, il essaya d’ouvrir la porte qui donnait dans la chapelle des morts. La porte résista. Il n’y avait plus de doute possible. Ils étaient dans un tombeau, et l’on priait pour eux.

– Requiem aeternam dona eis, Domine !

Dans le moment même, le voile noir à côté duquel se tenaient, dans la chapelle, Léopold-Ferdinand, Karl le Rouge et les deux officiers bosniaques tomba, cependant que le roi de Carinthie et le duc de Bramberg mettaient sabre au clair, et Rynaldo put voir ce que le voile lui avait caché jusqu’alors. Et ce qu’il vit était d’un intérêt tel qu’il ne put s’empêcher d’appeler près de lui ses compagnons. Ils accoururent, dans un suprême espoir. Ils virent, devant eux, prêts à cracher leur mitraille, deux canons avec leurs canonniers !

Aussitôt un commandement fut hurlé par Karl le Rouge, et la porte du souterrain qui donnait sur la chapelle, la porte qui seule séparait les conjurés de la mort, lentement tourna sur ses gonds et s’ouvrit…