Léopold-Ferdinand et Karl de Bramberg étaient devenus livides. Instinctivement, ils avaient porté la main à la poignée de leur sabre. L’empereur leur dit, d’une voix blanche :
– Gardez-vous ! Gardez-nous ! Faites tripler la garde du palais… mettez des soldats partout… faites occuper militairement les couloirs ! Et que l’on veille en armes au seuil de toutes les chambres du Burg ! Entendez bien ce que vous dit cet homme : Jacques Ork est vivant ! Il est partout autour de nous ! Il est ici ! Immobile et prêt à frapper ! Allez, messieurs ! et veillez !
Le roi de Carinthie et Karl le Rouge sortirent du cabinet de l’empereur, sans dire un mot. François les regarda s’éloigner, et quand la portière fut retombée sur eux :
– Tu peux parler devant Franz Holtzchener, dit l’empereur à Ismaïl. Qu’est-ce que t’a dit la Dame blanche ?
– Rien ! Elle m’a montré son visage et elle a disparu ! Et je me suis évanoui…
– Et tu as reconnu et tu as vu Jacques Ork ?
– Comme je vous vois, sire !
– Et pourquoi Jacques Ork te fait-il trembler ? Sans doute parce que tu écoutes aux portes…
– Non, sire… parce que… parce que…
– Parce que ?
– Parce que Sa Majesté rêve quelquefois la nuit !
L’empereur reçut le coup en face… Il y eut un silence tragique. François avait courbé la tête. Il dit enfin :
– Ismaïl, est-ce pour moi que tu trembles ?
– Non, sire… pas encore !
– Pour qui donc ?
L’homme montra les deux petites horloges tête-de-mort sur le bureau :
– Pour le numéro 8 !
Franz Holtzchener prononça d’une voix sourde :
– Ismaïl a raison !
Et il cita la phrase de son rapport :
– « Un événement auprès duquel la mort de la princesse Marie-Louise ne compte pas, et qui fera l’empereur faible comme un enfant. »
Ismaïl visiblement tressaillit.
– Oh ! Votre Majesté ! laissez-moi partir ! Laissez-moi veiller auprès de lui !
– Nul ne sait où il est aujourd’hui ! répondit François avec un frisson, car il vit que son fidèle serviteur l’avait compris et qu’il partageait la même secrète terreur. Sur mon ordre… il ne couche point deux nuits de suite au même endroit…
– Sire, la baronne Aquila est partie, il y a quelques heures, pour Mayerling !
L’empereur eut un haut le corps et s’écria :
– Va ! Cours, Ismaïl ! Et dis lui qu’il parte… loin ! loin ! Avec elle, s’il le veut ! Tout ce qu’il voudra ! Tout ce qu’il voudra ! Loin ! Bien loin ! avec elle… s’il le faut ! Mais qu’il parte !
Ismaïl s’était relevé et avait déjà gagné la porte secrète qu’il se disposait à refermer avec soin.
– Laisse ! ordonna François. Le serviteur obéit et disparut.
– Ah ! gémit François, qui se laissa aller devant le jésuite à un désespoir immense… Toutes les portes de chez moi, qu’on les laisse bien ouvertes ! Qu’il vienne ! Qu’il vienne à moi… Que je le voie ! Que je lui parle ! Ah ! le voir, le jour… l’entendre, le jour ! lui qui vient si souvent me parler la nuit !
*
* *
Quelques minutes après la sortie d’Ismaïl du cabinet de l’empereur, un homme qui avait la taille de ce fidèle serviteur et sa démarche, mais qui n’avait pas tout à fait sa figure, car Ismaïl avait le visage entièrement rasé et cet homme portait une barbe fort opulente, sortait de la Hofburg par un étroit souterrain qui donnait sur l’Augustinerstrasse et que fermait une lourde grille. À ce moment – il pouvait être quatre heures de l’après-midi – l’Augustinerstrasse est généralement assez fréquentée ; mais dans l’instant où notre homme s’y glissait, on n’y voyait que des patrouilles. Et il fallut plusieurs fois que le mystérieux passant prononçât le mot de passe pour sortir sans encombre du quartier.
Il parvint ainsi jusqu’au Donau-Kanal, qu’il traversa près de la Rudolf-Kausern ; après quoi il se trouva dans un quartier qui paraissait abandonné aux passions populaires… Là, aucune troupe, aucun agent… Par la Rembrantstrasse, il atteignit les abords de l’Augarten en coudoyant les figures les plus étranges, les groupes les plus suspects. Tous les vices, toutes les ignominies s’étaient donné là rendez-vous entre l’Augarten et le Prater, et une barricade s’élevait au milieu même de cette voie magnifique qui les relie tous deux à la Kaiser Josephstrasse… Cette barricade avait été élevée le matin même par les étudiants et les bourgeois, mais bourgeois et étudiants s’étaient enfuis devant leurs auxiliaires inattendus. Ainsi, le Prater était mis au pillage ; une cinquantaine de brutes, qui semblaient obéir à un mot d’ordre et que rien ne venait déranger dans leur lugubre besogne, avaient arraché les planches des petites boutiques qui bordaient certaines allées, déraciné des arbres, jeté le tout à travers la chaussée, après quoi, ils avaient versé sur ce bûcher du pétrole et y avaient mis le feu. Une fumée sinistre s’élevait au-dessus des plus hautes maisons en menaçants tourbillons.
Ce triste spectacle ne semblait point fait pour émouvoir notre homme qui lui tourna rapidement le dos, remontant vers des quartiers plus tranquilles et plus déserts… L’homme arriva ainsi dans un coin fort retiré au long des bords mêmes du Danube. Il se trouvait maintenant dans la Kaiser-Wasserstrasse, la rue de l’Eau de l’Empereur.
Non loin du rivage se dressaient, l’un en face de l’autre, deux immeubles tout neufs qui détonnaient singulièrement dans le paysage. Le plus vaste de ces immeubles, dont les locaux importants paraissaient occupés par deux entreprises bien différentes, s’ouvrait sur la rue par deux voûtes. Au-dessus de l’une de ces voûtes, on lisait les mots allemands qui signifient en français : « Laines et matelas. » Et au premier étage s’étalait cette enseigne : « À la Petite Matelassière ». La maison devait cependant s’occuper de quelques autres commerces, car on apercevait à travers les vitres les objets les plus disparates, des caisses, des ballots, des fûts, et jusqu’à des mobiliers complets de styles fort divers… Au-dessus de l’autre voûte on avait inscrit ces deux mots : « International Home ».
L’homme pénétra dans l’ombre de celle qui annonçait le commerce de laines et matelas. Il se rendit ainsi tout droit dans la cour, mais quand il sortit de l’ombre de la voûte, il avait arboré une énorme paire de lunettes noires qui achevaient de le rendre tout à fait méconnaissable, et il acheva de se dissimuler le visage sous un pan de son manteau. C’est dans cet accoutrement et avec cette attitude qu’il traversa la cour toute pleine de ballots, sur lesquels on lisait les noms les plus étranges et les plus étrangers. Tout cela venait des quatre coins de l’empire. Au milieu de ces ballots, quelques types appartenant aux nationalités les plus diverses…
Ayant traversé la cour, il enfila rapidement un escalier qui le conduisit à un premier étage. Là, il frappa d’une certaine façon à une porte qui s’ouvrit. Un homme en bras de chemise et en tablier vert lui ouvrit, et s’effaça devant lui, refermant la porte après son passage. Le visiteur entra dans une vaste pièce où d’autres individus, tous en bras de chemise et en tablier vert, ainsi qu’il convient à d’honnêtes ouvriers tapissiers, travaillaient, armés de petites pinces et de petits marteaux, autour d’une douzaine de fauteuils.
– Je viens chercher la correspondance ! dit le visiteur à une espèce de contremaître.
– On la dépouille, répondit le contremaître…
Et il montra les fauteuils. La pièce était hermétiquement close et le jour y arrivait fort tamisé à travers des vitres dépolies. Le visiteur assista à la besogne.
– Faites vite, dit-il, je suis pressé.
Et il s’assit, remontant encore son manteau jusqu’à ses yeux, de telle sorte qu’on ne voyait absolument plus de son visage que les deux ronds noirs de ses lunettes. Les ouvriers usèrent avec adresse de pinces et de marteaux, si bien qu’en quelques instants les fauteuils se trouvèrent à peu près dénudés, ceux-ci de leur étoffe, ceux-là de leur tapisserie ; enfin certains avaient été entièrement vidés de leur crin… Et de chaque meuble, on avait tiré quelque paquet, boîte, rouleau de papier, ou lettre. Sur tous ces objets, il n’y avait qu’une adresse ou plutôt qu’un nom : Monsieur Baptiste.
L’homme prit le tout qu’il enferma dans un sac de serge verte qu’il avait apporté avec lui ; il salua sans ôter son chapeau et sortit de cette pièce. Arrivé sur le palier, il gravit encore un étage et pénétra de la même façon dans un vaste laboratoire dont les larges vitres ne craignaient aucune indiscrétion, car elles ouvraient sur le ciel. En entrant, il dit :
– Fiume !
L’un des trois garçons de laboratoire qui se trouvaient là s’en fut à une sorte de panier à bouteilles qu’il apporta auprès d’une table sur laquelle il y avait autant de verres qu’il y a de lettres à l’alphabet. Il versa le contenu des bouteilles, dont aucune n’était pleine, dans quelques-uns de ces verres et déposa ceux-ci suivant certaines règles qu’Ismaïl semblait connaître. Les différents niveaux des liquides dans les verres devaient correspondre à des lettres, car l’un des garçons du laboratoire lut couramment et à haute voix :
– Pas encore !
– Parbleu ! gronda l’homme. Puis il prononça :
– Sarajevo.
On apporta un autre panier à bouteilles et l’opération recommença. Cette fois, le garçon du laboratoire lut :
– Nous sommes prêts ! Et l’homme murmura :
– Oui, oui… ils sont tous prêts, ceux-là…
Un quart d’heure plus tard, notre homme se retrouvait sous la voûte. Un cardeur de laine, les bras nus, l’y avait accompagné.
– Alors, la patronne n’est pas là ? demanda Ismaïl.
– Il y a quelques jours que nous ne l’avons vue.
– Au revoir, Bender !
– Au revoir, monsieur Sans-Nom.
Le crépuscule tombait. Le « monsieur sans nom » se perdit dans l’ombre. Quand il eut constaté que la rue était déserte, il revint sur ses pas et pénétra sous la seconde voûte, celle au-dessus de laquelle on lisait les mots : « International home ». Il entra alors dans une vaste pièce triste et nue où quelques demoiselles de tous les âges attendaient fort sagement, assises sur des chaises de paille, qu’on voulût bien les appeler dans un petit bureau où se trouvait à l’ordinaire soit Mme la directrice, soit son secrétaire, une vieille demoiselle de mine assez rébarbative qui répondait au nom de Milly. Quand Milly aperçut l’homme, elle lui fit un signe et celui-ci vint à elle.
– Miss est là ? demanda-t-il.
– Elle vous attend, répliqua Milly.
Et elle ouvrit la porte. Il entra. Miss était là, derrière son pupitre. C’était une pauvre petite demoiselle, à cheveux rouges et à lunettes, une Anglaise dénuée de toute grâce. Mais sa voix ne manquait ni de charme ni de douceur. Elle avait, parmi les institutrices et gouvernantes qu’elle s’était donné la mission de placer dans les honnêtes familles viennoises, une véritable réputation de bonté, les suivant pas à pas dans la vie pour les aider et les réconforter. On ne lui connaissait qu’un défaut : une curiosité excessive qui dépassait quelquefois les bornes de l’indiscrétion.
Quand l’homme pénétra dans le bureau, Miss (on ne la connaissait que sous cette appellation ou sous son titre de directrice) parlait à une dame qui se tenait devant elle dans une attitude de remerciement et de gratitude.
– C’est une noble tâche, mademoiselle Lefébure, que celle à laquelle je vous destine… et je vous donne là une place de confiance qui demande une parfaite honnêteté, un grand cœur et beaucoup de dévouement. Aussi vous ai-je choisie tout de suite pour être la véritable compagne, et même l’amie de cette pauvre demoiselle. C’est vous qui dirigerez tout dans ce modeste ménage ; et pendant l’absence du frère, vous serez la consolation de la sœur qui est privée du plus grand bien que le Seigneur ait accordé à ses malheureuses créatures : la lumière !
Miss s’étant soulevée à demi sur ces mots, Mlle Lefébure comprit que l’audience était terminée. Elle remercia la directrice en quelques mots chaleureux, et s’étant inclinée, quitta le bureau. Aussitôt l’homme, qui avait conservé son attitude de prudence et de mystère, et qui se dissimulait toujours sous son manteau et sous son chapeau qu’il avait gardé sur sa tête, dit :
– Est-ce que vous avez ce que nous vous avons demandé ?
– C’est toujours une Française, qu’il veut ?
– Oui, une étrangère… une personne très sérieuse, mais encore jeune à cause de l’enfant, une jeune fille qui ignorerait tout de Vienne et qui serait susceptible de ne vivre entièrement que pour l’enfant. Si elle renonçait à sortir, à parler à quiconque hors de la maison, on la payerait ce qu’elle voudrait.
– J’ai trouvé ce qu’il vous faut. La personne consent à tout cela pour deux cents francs par mois. Elle ira à l’Annagasse ce soir-même. C’est une petite Française très gentille, qui a les meilleures références et tous ses brevets. Elle parle un français très parisien, ayant été élevée dans un couvent de Montmartre.
– Est-elle bavarde ? interrogea l’homme.
– Comme une pie ! répondit Miss.
– Au revoir, Miss, et merci !
– Adieu, monsieur Sans-Nom !
L’homme sortit de la seconde voûte aussi prudemment qu’il avait quitté la première.
Dans l’immeuble d’en face, la vitrine d’un pharmacien s’illuminait déjà des feux roses et bleus de deux globes énormes. M. Sans-Nom traversa la rue et regarda à travers les vitres de la boutique. Il aperçut alors, assise sur une chaise, une jeune personne qui se tenait fort sagement, tandis qu’en face d’elle un long grand corps dégingandé, disloqué, s’arrondissait comme cercle, se détendait comme arc, et bondissait comme balle.
– Encore lui ! s’exclama M. Sans-Nom. Et ici ! Tant pis pour lui ! Sur quoi, s’étant rendu encore plus impénétrable, si possible, aux regards, et ne présentant plus que l’aspect d’un manteau sous un chapeau, l’homme appuya hardiment sur le bec de cane et pénétra dans le magasin. À cette apparition, la jeune personne s’était levée, toute émue, et le long corps dégingandé avait interrompu ses exercices.
– Ne craignez rien, mademoiselle Berthe ! déclara avec emphase le long corps, monsieur est un ami de M. Malaga. On l’attend. N’êtes-vous point monsieur « Sans-Nom » ?
L’homme, debout sur le seuil, fit signe que oui.
– Eh bien, monsieur « Sans-Nom », j’ai ordre, en attendant que M. Malaga, mon digne et noble maître, soit de retour, de vous conduire au laboratoire.
Et Petit-Jeannot – car c’était lui, en chair et en os, surtout en os – ouvrit une porte au fond du magasin.
– Je suis pressé, déclara le manteau.
– M. Malaga sera ici avant dix minutes.
– Il y a longtemps que vous êtes à son service ?
– Depuis avant-hier, pour vous servir…
Sur quoi, Petit-Jeannot, ayant conduit le visiteur dans le laboratoire, tout au fond d’une courette, revint dans la boutique où attendait Mlle Berthe, et tout en continuant la conversation interrompue avec la jeune fille, il se reprit à courir à travers la boutique, à s’élancer sur les murs et à frôler les meubles avec des gestes rapides.
Petit-Jeannot attrapait des mouches. Et il expliquait à Mlle Berthe, qui « n’en revenait pas », que c’était là désormais son gagne-pain. Mais Mlle Berthe l’interrompit :
– Vous ne m’avez toujours point dit ce que vous avez fait de vos deux marmots.
– C’est ma sœur qui me les a redemandés, répondit vaguement Petit-Jeannot.
– Votre sœur ? Mais ne m’avez-vous pas dit qu’elle était morte en couches ?
– C’est pourtant vrai ! répliqua Petit-Jeannot sans se démonter… Mais il ne s’agit pas de cette sœur-là ! mais d’une autre sœur… de la sœur de ma sœur !
– Mais c’est votre sœur tout de même ?
– Évidemment !
Pauvre Jeannot ! Depuis qu’il avait vu Mlle Berthe pour la dernière fois, dans l’auberge du Val-d’Enfer, il lui était survenu bien des misères. D’abord il avait fait un voyage des plus fatigants sous un train omnibus qui l’avait débarqué à Vienne si étourdi qu’en mettant le pied sur le quai de la gare, il s’y était pris si maladroitement qu’il se l’était foulé ; à la suite de quoi il avait été obligé de garder le lit pendant trois semaines dans l’infirmerie d’une prison, où il avait été enfermé pour contravention à la police des chemins de fer. Aussitôt guéri, il s’était échappé nuitamment de la prison par le truchement d’un tuyau de gaz.
Pendant qu’il était en captivité, Petit-Jeannot n’avait pas cessé un instant de songer à Mlle Berthe ; et pour le lui prouver, d’un geste brusque, il entrouvrit sa chemise sur sa poitrine – qu’il montra ainsi à nu et sur laquelle on pouvait lire en belles lettres à l’encre de Chine, lettres qui dessinaient un cœur : « À Mademoiselle Berthe pour la vie ! »
Mlle Berthe, à ce spectacle inattendu, s’était levée en poussant un cri, un cri d’horreur plutôt que de surprise ; mais Petit-Jeannot ayant refermé sa chemise, la jeune fille se rassit, rougissante.
Petit-Jeannot n’avait pas attendu sa sortie de prison pour faire parvenir à Mlle Berthe tous les certificats dont elle allait avoir besoin, et qui étaient sortis de son réticule pour entrer dans la poche du jeune homme, par un mystère qui restait encore à élucider. C’était grâce du reste à cet inexplicable événement qu’ils devaient tous les deux de trouver encore quelque charme à l’existence. Les certificats avaient été portés par un sien ami, nommé M. Magnus, lequel était resté en liberté, à leur adresse, au Home de la rue de l’Eau-de-l’Empereur, et comme un bienfait n’est jamais perdu, c’est dans cette rue même que M. Magnus, qui était, ma foi, fort dépourvu, avait rencontré un Rynaldo, qui habitait la maison même du pharmacien. M. Rynaldo se disait vétérinaire, et il avait engagé M. Magnus pour garder ses chevaux. Il avait, paraît-il, des chevaux magnifiques.
– Il possède, en particulier, m’a dit M. Magnus, une bête qui dépasse tout ce qui se peut imaginer et qui s’appelle Darius. Le malheur est que Darius est un peu souffrant en ce moment. Il aurait attrapé un tour de rein !
Bref, c’était justement pour soigner Darius que M. Rynaldo avait pris M. Magnus à son service, un gentil garçon que Mlle Berthe apprendrait à connaître un jour.
Quant à lui, Petit-Jeannot, qui, aussitôt sorti de prison, était accouru à la Kaiserwasserstrasse dans l’espoir d’y rencontrer Mlle Berthe, il n’avait point quitté cette rue depuis qu’il avait eu le bonheur d’y mettre les pieds car il avait aperçu une seconde, à travers la vitre de l’établissement d’en face : « Laines et matelas », un profil lui rappelant étrangement celui d’une personne qui lui avait causé déjà bien du malheur, profil qu’il avait tout à fait perdu de vue depuis quelques semaines et qu’il avait le plus grand intérêt à retrouver le plus tôt possible. Aussi s’était-il installé en face de la voûte « Laines et matelas » et l’avait-il gardée nuit et jour ; mais de même qu’il n’avait pas vu entrer cette silhouette apparue un instant à travers une vitre, il ne l’avait pas vue ressortir, et cependant, il s’était rendu compte qu’il n’y avait d’autre issue à l’établissement.
Mlle Berthe crut devoir demander à Petit-Jeannot si ce profil, qui semblait tant lui tenir à cœur, n’était point celui d’une femme, et le jeune homme ayant répondu : « Oui, d’une jeune femme », l’institutrice crut devoir prendre une petite moue de contrariété qui n’échappa point à son amoureux. Ce premier accès de jalousie n’était point pour déplaire à Jeannot qui s’empressa de rassurer la charmante enfant, en lui affirmant que dans cette mystérieuse histoire il n’y avait point d’amour, mais purement et simplement de la politique. On juge si Mlle Berthe en fut impressionnée. Petit-Jeannot grandit encore à ses yeux.
Pour en revenir à l’histoire de Petit-Jeannot, le jeune homme était donc resté en sentinelle dans la rue, et sa misère était des plus grandes (sans la charité de M. Magnus, il serait certainement mort de faim), quand il fut rencontré par le pharmacien de ce quartier désert, M. Malaga. Quand M. Malaga avait trouvé Petit-Jeannot, celui-ci était en train d’attraper des mouches. M. Malaga l’avait dès lors considéré avec une extrême attention. Se voyant observé, Petit-Jeannot s’était appliqué à ne pas manquer une seule mouche. Il en attrapa comme cela cinq, six, sept. Et l’autre le suivait toujours pas à pas, admirant sa souplesse et sa dextérité. Enfin il lui demanda en allemand :
– Qu’est-ce que vous faites-là ?
– Vous voyez, monsieur, répondit Petit-Jeannot en français, que j’attrape des mouches.
– Et tes mouches, tu ne les rates jamais ?
– Jamais !
– Es-tu libre en ce moment ? avait demandé M. Malaga…
Le jeune homme attesta le ciel qu’il n’avait jamais été aussi libre.
– C’est bien. Je suis le pharmacien d’en face. Je te prends à mon service. Tu es le garçon que je cherche.
– Pourquoi faire ? demanda Jeannot.
– Pour attraper des mouches. Je suis en train, daigna expliquer M. Malaga, de lancer un admirable papier à mouches. Je puis faire fortune avec mon papier à mouches. Seulement, pour obtenir ce résultat, il faut qu’en entrant dans ma boutique, chaque client s’écrie : « C’est extraordinaire ! il n’y a pas une seule mouche ici ! » Tu feras donc la chasse aux mouches (quand il n’y aura personne dans la boutique, bien entendu). Aussitôt que tu en verras une, tu l’attraperas et tu l’iras coller sur mon papier à mouches. Plus il y en aura sur le papier à mouches, plus le client sera étonné. Entre deux mouches, tu me serviras de garçon de laboratoire. As-tu compris ?
Si Petit-Jeannot avait compris ! Il remercia le ciel à part lui de lui accorder une place aussi intéressante, d’où il pouvait apercevoir la vitre d’en face derrière laquelle il continuerait de guetter la silhouette disparue. Enfin, pendant la chasse aux mouches chez M. Malaga, il lui était loisible de surveiller également la voûte du Home où il espérait bien voir passer quelque jour celle à qui il avait voué un amour immortel ! Et voilà que le jour où nous le retrouvons, le ciel avait comblé ses vœux. Mlle Berthe était venue ! Il l’avait revue, il l’avait fait entrer.
À ce moment, la porte du fond de la boutique qui conduisait au laboratoire s’ouvrit, et l’homme au manteau se montra.
– Si ton maître n’est pas ici dans cinq minutes, je vais être obligé de partir… Tu ne sais pas où il est ?
– Ma foi, non, monsieur Sans-Nom… Je sais seulement qu’il est allé acheter de l’alcool et du camphre dont nous manquons au magasin… Mais il ne tardera pas…
M. Sans-Nom bougonna des paroles inintelligibles et reprit le chemin du laboratoire ; mais en se retirant, il heurta son chapeau à la porte, et le chapeau tomba.
– Oh ! se dit aussitôt Jeannot en apercevant cette tête découverte… j’ai vu ce front-là quelque part !
Mais l’autre avait déjà remis son chapeau.
– Où donc ai-je vu ce front-là se répétait, pensif, Petit-Jeannot.
– Vous usez de beaucoup d’alcool et de camphre dans cette pharmacie ? demanda Mlle Berthe pour montrer qu’elle s’intéressait au « commerce » de son amoureux.
– Oh ! oui ! beaucoup pour faire de l’alcool camphré.
– Vous avez donc beaucoup de clients ?
– Ici ? Il ne vient jamais personne.
– Alors, à qui donc M. Malaga vend-il son alcool camphré ?
– Il ne le vend pas, mademoiselle Berthe, il le boit.
Et Petit-Jeannot se répéta encore, le doigt sur la tempe, geste de la réflexion profonde :
– Où donc ai-je vu ce front-là ?
Mlle Berthe était étonnée. Un pharmacien qui buvait son alcool camphré ! Petit-Jeannot daigna lui expliquer :
– Les trois quarts du temps, M. Malaga est saoul comme un polonais !
– Un pharmacien qui s’enivre, proclama Mlle Berthe, est bien dangereux.
– C’est mon avis, obtempéra le jeune homme. Aussi je crois agir sagement en ne lui empruntant qu’un peu de sa pâte de jujube qui est saine et naturelle. Dieu, que je suis bête ! J’ai certainement vu cet homme en France !
– Quel homme ?
– L’homme au manteau… celui que mon maître m’a dit s’appeler « M. Sans-Nom ».
– Et qu’est-ce qui vous fait croire que vous l’avez vu en France ?
– Deux raisons. La première est qu’il parle français. La seconde est qu’il m’a tout de suite parlé français, à moi. Il m’avait donc reconnu, et il savait que j’étais Français !
À ce moment la porte de la boutique sonna, et M. Malaga entra. Tout de suite les jeunes gens s’aperçurent qu’il était déjà un peu « éméché ». Il avait les bras tout embarrassés de flacons qu’il serrait amoureusement sur sa poitrine.
Il adressa un signe amical à Petit-Jeannot qui lui disait que le visiteur attendu se trouvait dans le laboratoire, et il disparut par la porte du fond de la boutique.
– Votre pharmacien me fait peur ! déclara Mlle Berthe. Je n’aime point ses yeux blancs, ni son teint jaune, ni son long cou nu décharné.
Soudain la porte du fond de la boutique se rouvrit et M. Malaga réapparut. Il tenait dans sa main tendue une boîte ronde sur laquelle était collée une étiquette annonçant de la pâte de jujube. Petit-Jeannot rougit de plaisir, car il adorait cette pâte-là et il n’avait pas été sans remarquer que depuis son entrée dans la pharmacie, le petit stock de cette pâte avait considérablement diminué.
M. Malaga avait redisparu. Petit-Jeannot tendit la boîte à Mlle Berthe et les deux jeunes gens s’apprêtaient déjà à y puiser, quand tout à coup le nouvel apprenti pharmacien poussa une exclamation à laquelle Mlle Berthe ne comprit rien. Et oubliant sa gourmandise et même sa boîte, il prit congé de la demoiselle, bien cavalièrement pour un amoureux. Petit-Jeannot était si changé, en une seconde, si bouleversé, que Mlle Berthe, stupéfaite, s’en alla par une porte, cependant que Jeannot disparaissait par l’autre.
– Le « mécréant » ! se répétait-il, dans une émotion extraordinaire… C’est le « mécréant » ! Ah ! je le reconnais maintenant… L’« espèce de mécréant » qui est venu chez M. Baptiste et qui en est sorti un soir en jurant qu’il nous ferait perdre, coûte que coûte, la trace de la Reine du Sabbat ! Qu’est-il venu faire ici ?
Petit-Jeannot courut jusqu’au laboratoire où les deux hommes s’étaient enfermés. Ce laboratoire, qui n’était ni plus ni moins qu’une baraque, était clos par une porte de bois mince, à travers laquelle on pouvait tout entendre. Et comme le trou de la serrure se trouvait libre, le jeune homme put contenter son anxieuse curiosité par les yeux autant que par les oreilles. M. Malaga et M. Sans-Nom étaient l’un en face de l’autre (M. Sans-Nom toujours précautionneusement enveloppé de son manteau et le visage couvert) et ils s’entretenaient en allemand. Si mal que Petit-Jeannot connût cette langue, il savait cependant assez d’expressions courantes pour qu’avec l’aide des gestes qui étaient échangés, il comprit à peu près tout le sens de ce qui se disait.
C’est ainsi qu’il ne fut pas long à deviner que les deux hommes parlaient de lui, que M. Sans-Nom paraissait fort contrarié de l’avoir rencontré là, qu’il demandait des explications sur sa présence dans la pharmacie, et qu’il faisait entendre à l’autre qu’il était urgent de se débarrasser de Petit-Jeannot par tous les moyens. L’autre le tranquillisait en lui parlant de la pâte de jujube, et avec un si singulier et si sinistre sourire que Petit-Jeannot, les cheveux dressés d’horreur, saisit parfaitement que cet excellent M. Malaga avait la plus grande confiance dans sa pâte de jujube pour le débarrasser dudit Petit-Jeannot. Bref, il n’y avait point à douter qu’on le voulût empoisonner. Ah ! Petit-Jeannot l’avait échappé belle ! Et sa chère Mlle Berthe aussi ! La sueur lui en coulait à grosses gouttes du visage. Mais quels étaient donc ces hommes pour qui la vie et la mort des autres paraissaient de si peu d’importance ?
Sur ses genoux tremblants, l’œil toujours collé au trou de la serrure, Jeannot continuait d’assister à la scène. M. Malaga était monté sur un escabeau et venait de prendre sur une planche un tout petit bocal qu’il descendit. Il l’ouvrit et en tira un flacon minuscule, pas plus gros qu’une bille d’enfant. Il remit cette bille de verre à M. Sans-Nom.
– Avec cela, lui dit-il, vous avez pour votre affaire tout ce qu’il vous faut !
L’homme fit disparaître la bille dans une petite boîte qu’il cacha sous son manteau.
– Incolore… inodore ! Que désirez-vous de plus ?
– Rien ! fit l’homme.
– Insoluble dans l’eau… soluble dans l’alcool ! Ne l’oubliez pas !
– Je n’oublie jamais rien ! Mais êtes-vous sûr qu’il y en aura assez ?
– Oh ! répondit M. Malaga, vous ne tenez pas à ce qu’ils en meurent ?
– Ma foi non, répliqua l’autre, et si la chose arrivait, j’en aurais bien de la peine.
– Soyez tranquille, ils n’en mourront point.
– Mais je voudrais tout de même que cela produisit son petit effet…
M. Malaga eut un geste qui donnait confiance.
– Il y a là, dit-il, de quoi rendre enragés tous les lanciers de la Rudolf Kasern. C’est moins dangereux que l’arsenic, ça ne laisse point de trace et ça fait toujours plaisir !
Décidément Petit-Jeannot en avait assez entendu… Il ne comprenait point tous les mots, mais chaque mot qui se prononçait là lui apparaissait comme l’annonce et le programme de quelque abominable machination. Il parvint à se relever en chancelant, regagna la boutique, sortit par la rue du magasin de M. Malaga, en se jurant de n’y plus jamais remettre les pieds. Sitôt dans la rue, il entra par la première porte dans le corridor de l’immeuble, et retrouvant ses jambes, se prit à gravir l’escalier avec une rapidité folle. Arrivé au troisième étage, il s’arrêta, frappa à une porte qui s’ouvrit aussitôt, et se penchant alors vers quelque chose d’obscur qui grouillait entre les pieds, il dit, haletant :
– Monsieur Magnus… l’homme… le « mécréant »…
–… Celui dont tu disais qu’il n’avait point l’air catholique ? prononça la petite chose grouillante obscure…
– C’est cela… c’est cela même… lui ! C’est bien lui ! il est là ! Ici même, dans cette maison !
Le nain n’eut qu’un mot :
– Courons !
Il referma hâtivement la porte, et maintenant Petit-Jeannot et le nain dégringolaient l’escalier… Ils furent bientôt dans la rue. Mais Petit-Jeannot rejeta d’un geste brusque M. Magnus dans le coin de la porte. Il venait d’apercevoir M. Sans-Nom qui quittait la boutique du pharmacien. Ils lui laissèrent prendre de l’avance.
– Suivons ! commanda le nain.