III – SUITE DES AVENTURES DE RYNALDO ET DE LA « PETITE MATELASSIÈRE »
Rynaldo se jeta dans les bras de Myrrha qui pleura abondamment sur l’épaule de son frère en lui faisant les plus tendres reproches. Il se conduisait comme un gamin terrible qui pouvait compromettre les causes les plus saintes. Elle lui rappela qu’il était l’héritier de Réginald et que le peuple cigain avait mis son espoir en lui. Elle lui annonça que les « Deux heures et quart » lui avaient fait savoir par l’intermédiaire de la « petite matelassière » qu’on était furieux contre Rynaldo, lequel s’était fait berner par les délégués fédéraux et les amis du Caveau, et était parti en guerre sans avoir attendu le mot d’ordre que seuls les « Deux heures et quart » avaient qualité pour donner. Enfin, on avait décidé que désormais Rynaldo ne s’appartiendrait plus et qu’il devrait obéir en tout et pour tout.
– À qui ? demanda Rynaldo, dont la colère grondait déjà à l’annonce de cette nouvelle servitude.
Myrrha, dans ses larmes, eut un sourire :
– À la « petite matelassière » ! répondit-elle.
Surpris, Rynaldo se jeta à nouveau au cou de sa sœur, se disposant à lui conter tout de go l’étrange et fantastique aventure qui lui survenait à l’occasion justement de Stella. Mais Myrrha lui disait déjà de quels soins, de quelles attentions elle avait été personnellement l’objet de la part de la « petite matelassière », pendant l’absence de Rynaldo. Elle trouva également le moment opportun pour lui rapporter la conversation que Stella et elle avaient eue en secret avant tous ces terribles événements et la résolution qu’elles avaient prise alors de faire boire au jeune homme un narcotique.
– Et comment ai-je échappé à ce terrible poison ? demanda Rynaldo en souriant d’un dessein qui avait si piteusement échoué.
– Voilà bien la chose la plus étrange qui se puisse concevoir, répondit Myrrha. J’avais chargé le nain Magnus d’aller chercher la potion, dont Stella avait envoyé la formule, chez M. Malaga. Le nain Magnus remonta avec cette potion, et aussitôt j’allai la porter dans ma chambre, car j’avais décidé de te la faire prendre au repas du soir. Rappelle-toi ce qui se passa. Après le départ de Stella, tu remontas auprès de moi, et tout étourdie encore de ce qu’elle m’avait appris, je te questionnai avec astuce. Tu me répondis que je pouvais être tranquille, que tu avais décidé de ne point me quitter et d’attendre que je fusse endormie pour aller reposer à ton tour. Ton mensonge était flagrant. Ta voix mentait. J’étais honteuse pour toi. Aussi ma résolution fut vite prise : tu boirais la potion.
« J’allai la chercher dans ma chambre, et en ton absence j’en versai le contenu dans la théière. Au souper tu bois deux tasses. Cela me suffisait. J’allai me coucher, bien tranquille. Mais quelle ne fut pas ma stupéfaction le lendemain matin en constatant que ta chambre était vide, et que tu n’avais fait que le simulacre de te coucher. À quelle heure avais-tu quitté l’appartement ? Voilà ce que je voulais savoir. J’appelai Mlle Lefébure. La gouvernante ne me répondit point. J’allai frapper à sa porte. Silence. J’ouvris la porte et m’avançai vers son lit ; j’entendis sa respiration. Elle dormait. Je voulus la réveiller, impossible ! Elle continuait à dormir… Et cela va certainement te paraître bien extraordinaire : elle dort encore !
– Pas possible ! s’exclama le jeune homme qui ne put s’empêcher de rire. C’est donc elle qui a bu la potion ?
– De toute évidence ! répartit Myrrha. Mais comment ? Voilà un bien singulier mystère ! Mlle Lefébure, ce soir-là, a bu elle aussi du thé, et c’est dans sa chambre que le nain Magnus a retrouvé notre théière, cependant que celle de la gouvernante était sur notre table. Qui donc a procédé à la substitution des théières ?
Rynaldo, sans approfondir un mystère qui pouvait être mis, en raison de la cécité de sa sœur, sur le compte du hasard, s’écria :
– Allons donc voir cette pauvre Mlle Lefébure !
Le frère et la sœur s’en furent ainsi dans la chambre de la gouvernante, qui continuait de reposer fort paisiblement sous la garde de M. Magnus. Le nain était triste pour plusieurs raisons, dont la première était qu’il n’avait point de nouvelles de Petit-Jeannot depuis la fameuse nuit où, las tous deux d’attendre, derrière sa porte, la Reine du Sabbat qui n’apparaissait point, ils étaient redescendus dans la rue de l’Eau de l’Empereur. La seconde raison de la tristesse de M. Magnus était due à un amour naissant qui commençait de remplacer dans le cœur de ce nain sensible l’image de celle qui l’avait trompé.
Appelé, par les circonstances, à donner ses soins à Mlle Lefébure, sur le sommeil prolongé de laquelle il avait été officiellement chargé de veiller, M. Magnus avait eu l’occasion à plusieurs reprises de constater que cette demoiselle un peu mûre et de mine plutôt rébarbative n’était point dénuée de tout attrait. Bien au contraire, une vie exemplaire avait conservé dans cette austère personne une jeunesse de formes, une solidité de contours, une fraîcheur pour tout dire, qui avaient troublé M. Magnus plus qu’on eût pu l’imaginer. Or M. Magnus était triste parce qu’en dépit de tout le bruit qu’il faisait autour d’elle, Mlle Lefébure dormait toujours.
Myrrha confia à Rynaldo, qui contemplait ingénument cette vieille demoiselle qui dormait à sa place, que la « petite matelassière » les avait rassurés sur les suites de cette léthargie, car elle était allée chez M. Malaga faire une enquête, d’où il était résulté que M. Malaga, qui avait eu ce soir-là la main lourde, avait donné une dose triple de celle que lui demandait l’ordonnance. D’après ses calculs, Mlle Lefébure devait se réveiller au plus tard le lendemain matin.
Les jeunes gens regagnèrent leur chambre – celle dont les fenêtres donnaient sur la rue – et Rynaldo courut tout de suite à son poste d’observation. Il n’y était pas encore installé qu’il poussait un cri : « Elle ! Elle est là ! »
– Stella ? interrogea Myrrha.
– Oui, Stella ! elle est dans son bureau, la « petite matelassière » ! Ah ! Myrrha, tu ne sauras jamais quelle joie c’est pour moi de la voir, de la voir tout à fait, elle, bien elle ! C’est elle ! C’est Stella ! Il n’y en a point d’autre !
– Que veux-tu dire ? interrogea Myrrha, qui ne comprenait rien aux paroles exaltées de son frère.
– Je veux dire que Stella est blonde ! voilà tout. Stella est blonde et la plus belle de toutes ! Je veux dire cela ! Je veux dire qu’il y a des ressemblances inouïes qui peuvent vous tromper un instant, mais quand on se retrouve en face de la réalité, Myrrha, on revient bien vite de son erreur ! Stella ! C’est ma Stella ! Il n’y en a point d’autre !
– Ah çà, mon Rynaldo, tu me reviens fou ?
– Un peu. C’est la faute aux petites jumelles de Carinthie. Tu sais qui sont les petites jumelles de Carinthie, puisque c’est l’une d’elles qui t’a introduite auprès de l’empereur. Mais ce que tu ne peux savoir, c’est que ces deux jeunes filles se ressemblent et ressemblent, à s’y tromper, à la « petite matelassière ».
– C’est « la petite matelassière » qui m’a conduite à la princesse de Carinthie, Rynaldo !
– Stella ! s’écria Rynaldo. C’est Stella qui t’a conduite à la princesse Régina ! Elle la connaît donc ? Ah ça, mais comment les choses se sont elles passées ? fit-il avec peine, car il sentait à nouveau monter tous ses soupçons et renaître toute son inquiétude.
En quelques mots, Myrrha avait tout raconté. C’était bien la chose la plus simple du monde : la « petite matelassière » était accourue auprès de Myrrha pour lui reprocher d’avoir laissé « sortir » son frère malgré ses ordres, et pour lui apprendre du même coup que Rynaldo avait été enfermé, la nuit même, avec les conjurés du Caveau, dans la prison de l’Étoile. Là-dessus, elle avait exigé, pour sauver Rynaldo, que Myrrha lui obéit en tout ce qu’elle ordonnerait. Or elle lui avait ordonné d’aller se jeter aux pieds de l’empereur, et l’avait conduite elle-même au palais, où une dame, qui était une de ses amies, s’était chargée de la conduire auprès d’une princesse de Carinthie, laquelle devait répondre de tout.
– Mais enfin, Myrrha, quand tu arrivas à la Hofburg, comment les choses se sont-elles passées ? insista le jeune homme qui poursuivait son idée. Quand Stella t’a-t-elle quittée ? Quand la princesse t’a-t-elle parlé ? Les as-tu entendues toutes les deux en même temps ?
– Non, répondit Myrrha… J’ai compris que Stella était partie en ne l’entendant plus… et alors, j’ai entendu parler la princesse ! Une chose m’a frappée, je dois te le dire : elles avaient à peu près la même voix !
– Si elles n’avaient pas tout à fait la même voix, c’est que tu as été reçue par la princesse Tania, ma sœur ! Car entre la voix de la princesse Régina et celle de Stella, il ne saurait y avoir aucune différence, puisque c’est la même.
– Que veux-tu dire encore, Rynaldo ? Tu parles sur un ton qui m’effraie !
– Je veux dire encore, s’écria le jeune homme, que Stella et Régina ne font qu’une seule et même personne.
– Tu es fou ! Il me revient fou ! répéta la pauvre aveugle, en levant vers le ciel ses mains impuissantes.
– Je veux dire encore que la fiancée de Rynaldo, selon la mode de la Porte-de-Fer, est encore la fiancée de Karl-le-Rouge, selon la mode de la Hofburg.
– Rynaldo, c’est impossible !
– C’est ce dont je vais m’assurer !
Et le jeune homme, échappant à l’étreinte de sa sœur, descendit comme un insensé jusque dans la rue, puis de là se rua sous la voûte au-dessus de laquelle se lisaient ces mots : « Laines et matelas ». En quelques bonds, il fut sur le palier et devant la porte du bureau de la « petite matelassière ». Là il éprouva quelques difficultés pour entrer. Mais une voix qu’il connaissait bien fit entendre cette phrase apaisante :
– Laissez donc entrer ce monsieur !
On l’introduisit dans le bureau de la « patronne ».
– Monsieur, veuillez donc vous donner la peine de vous asseoir… Je suis à vous tout à l’heure.
Rynaldo s’assit. Quelle voix calme elle avait pour commander à cet employé « de faire venir sans aucun retard d’Ouzitzé (Serbie), deux mille kilos de « laine morte », à celui-là de « la laine de mercerie », tirée de la plus belle peau de castor, à cet autre d’expédier à Kanitza (Hongrie), la « laine cavalière d’Espagne » que les correspondants de Trieste venaient de lui envoyer. Enfin, quand tout « son monde » eut disparu, la « petite matelassière » se tourna du côté de Rynaldo et lui dit avec son joli sourire :
– Qu’y a-t-il, monsieur, pour votre service ?
– Stella, demanda l’ardent jeune homme dont la voix tremblait, Stella, m’aimez-vous ?
– Eh ! monsieur, voulez-vous bien vous taire ! répliqua la « petite matelassière » en jetant autour d’elle un coup d’œil investigateur… On pourrait vous entendre… et je serais perdue de réputation. Vous voulez donc me faire fermer boutique ?
– Stella, ayez pitié de moi ! Ne vous moquez plus de moi… Dites-moi que cette affreuse comédie est finie…
– Quelle comédie ? demanda ingénument la jeune fille.
– Ah ! cessez ce jeu ou cela se terminera mal ! fit Rynaldo en fermant les poings et en frappant le plancher d’un pied rageur. Je parle de la comédie qui m’a peut-être sauvé, mais qui me perdra plus sûrement que tout, pour peu qu’elle continue. J’ai toujours pensé, Stella, que sous les traits de la « petite matelassière », sous sa chevelure dorée, se cachait une princesse. Je sais maintenant comment elle s’appelle : elle s’appelle Régina de Carinthie.
– Ah ça ! mon bon Rynaldo, vous perdez complètement la tête… (Et Stella ouvrait de grands yeux où se peignait la plus honnête stupéfaction.) Qu’est-ce qui vous prend ? Qu’est-ce que ça signifie ? Moi ! la princesse Régina de Carinthie ? Attendez donc ! Attendez donc ! Quelques-uns de mes employés m’ont dit, en effet, que je ressemblais beaucoup aux filles de Léopold-Ferdinand… C’est possible, après tout, et je ne vous dirai pas le contraire, attendu que je n’ai jamais eu l’occasion de les rencontrer… Alors, vous avez vu la princesse Régina, vous ! Et elle me ressemble tant que ça… Et vous avez cru… Ah ! mon cher, ce que vous êtes romanesque !
Et la « petite matelassière » éclata d’un rire franc et si clair que Rynaldo, une fois de plus, ne sut plus que penser.
– Oh ! ne riez pas ! Stella ! je vous en prie, ne riez pas ! Sachez bien qu’elle a aussi votre regard ! votre voix ! votre façon de marcher ! vos gestes ! tout, tout de vous-même, Stella ! Elle ne vous ressemble pas : elle est vous !
– Mon cher, s’il y avait trois jumelles de Carinthie, ça se saurait ! Elle était si moqueuse, cette fois, que Rynaldo releva la tête : se jouerait-elle réellement de lui ? Ah ! décidément il en avait assez de cette épouvantable situation ! Il s’avança vers Stella d’un pas déterminé, le sourcil froncé, le front mauvais. Il lui emprisonna ses deux petits poignets dans ses mains impatientes :
– Écoutez, Stella. Il faut que je vous dise ceci : vous êtes mon cœur, vous êtes ma vie, et je ne sais pas qui vous êtes ! Je sais seulement que je vous dois beaucoup, pour moi et pour ma sœur ! Je sais que vous veillez sur nous, et que votre protection est une chose admirable et souveraine. Je soupçonne que, sans vous, Myrrha, aveugle, et le pauvre étudiant Rynaldo seraient peut-être morts de faim. C’est vous enfin qui vous êtes jetée à la gueule des canons dans la chapelle des morts ! C’est vous qui avez conduit ma sœur au palais ! C’est vous qui lui avez fait ouvrir la porte du cabinet de l’empereur ! C’est vous qui m’avez sorti de prison ! Je vous dois donc, Stella, une éternelle reconnaissance et je devrais vous adorer comme mon Dieu ! Eh bien, sachez-le, je vous déteste et je vous maudis : parce que la princesse Régina a ri dans les bras de Karl le Rouge…
– Vous avez besoin de prendre l’air, mon ami !
Cette fois, elle ne riait plus. Elle avait dit cela sérieusement et en dégageant ses petits poignets des rudes mains de Rynaldo, fort délibérément. Rynaldo la regarda. Elle ne baissa point ses yeux profonds et francs.
– Si vous n’êtes point Régina de Carinthie, qui donc êtes-vous, vous qui lui ressemblez à ce point ?
– Je suis la Reine du Sabbat ! répondit Stella à l’oreille du jeune homme d’une voix sifflante. Est-ce que cela ne te suffit pas, Rynaldo ? Est-ce que tu n’as point juré déjà que tu n’interrogerais jamais la Reine du Sabbat ! Allons ! retrouve tes esprits… Et retourne vite auprès de ta sœur !
Elle appuya sur un timbre.
– Quand vous reverrai-je, Stella ?
– Ce soir à cinq heures, au Prater, chez Paumgartner, à la table de l’écuyer masqué.
– Merci, Stella ! Mais puisque vous n’êtes point, puisque vous ne connaissez point la princesse Régina, il faut que je vous dise une chose que vous ignorez, Stella : c’est que j’appartiens à la princesse Régina… Elle ne m’a donné la liberté que pour m’attacher à sa maison comme son domestique.
– Non ! répondit Stella ; mais pour faire de vous un écuyer, et vous donnerez aussi des leçons de romani à l’impératrice Gisèle.
– Comment savez-vous cela ?
– Parce que je sais tout !
– Que dois-je faire ?
– Je vous le dirai ce soir. Adieu !
… À cinq heures, Rynaldo était au rendez-vous, de plus en plus inquiet, de plus en plus troublé. Le Ring avait retrouvé son animation et le Prater avait repris son aspect accoutumé. Quarante-huit heures avaient suffi pour que les énergiques opérations de police de M. de Riva déblayassent complètement les grandes voies de la capitale.
Il est juste de dire que l’affreuse nouvelle du drame de Mayerling avait contribué dans une large mesure à la paix de la rue. On plaignait sincèrement l’empereur et l’impératrice de ce coup terrible qui les frappait si peu de temps après la mort tragique de la princesse Marie-Louise. M. de Brixen avait très bien senti cette disposition de l’esprit public et en avait profité pour faire revenir Sa Majesté sur des mesures de rigueur exigées par M. de Riva. Notamment tous les cours de l’Université qui avaient été fermés furent rouverts, et une véritable détente en résulta parmi les étudiants qui cessèrent tout désordre.
Rynaldo avait pris par la Haupt-allée, et se préparait à tourner sur sa gauche pour entrer dans l’établissement Paumgartner, quand, à quelques pas devant lui, un coupé s’arrêta. Deux valets à longue redingote sautèrent à la portière qu’ils ouvrirent, et une jeune femme, enveloppée d’un long manteau, au visage recouvert d’une épaisse voilette, descendit de la voiture, d’un pied léger.
– C’est Stella ! dit tout bas Rynaldo… C’est son pas, sa démarche, c’est elle. La voilà en avance au rendez-vous.
– Avez-vous vu ? demanda, à côté de Rynaldo, un monsieur à une dame qu’il accompagnait.
– Qui donc ? demanda la dame.
– Eh bien ! cette femme qui vient de passer… c’est étrange… je jurerais que nous venons de rencontrer une des princesses de Carinthie.
– C’est impossible ! mon ami… En ce moment, au Prater, une princesse royale ? Tu oublies le deuil de la cour.
– Tout ce que tu voudras, mais j’ai cru reconnaître la princesse Régina.
Le couple décida de suivre la dame à la voilette. Rynaldo suivit le couple. Quant à la dame à la voilette, elle s’était engagée dans une contre-allée, à gauche, très peu fréquentée d’ordinaire, et déserte ce soir-là. Elle semblait plutôt se promener qu’attendre quelqu’un. Et devant Rynaldo, le monsieur dit tout à coup à la dame qui l’accompagnait :
– Ah ! cette fois, je l’ai vue ! C’est bien elle ! C’est la princesse Régina ! Regarde la mèche blanche !
– Qui, oui, dit la dame, je la vois, cette fois, c’est elle ! Elle vient prendre l’air au Prater, incognito. Tout de même, c’est d’un joli toupet.
Et le couple reprit son chemin, laissant seuls dans l’allée Régina et Rynaldo, lequel se rapprochait peu à peu de la promeneuse solitaire. Avait-il réellement devant lui la princesse Régina ? Il allait bientôt le savoir, et peut-être allait-il avoir la preuve, du même coup, que Régina et Stella ne faisaient qu’une seule et même personne, car la dame à la voilette suivait exactement le sentier discret qui conduisait au rendez-vous que la « petite matelassière » lui avait donné, sur les derrières de l’établissement Paumgartner, dans une partie des jardins où l’ombre épaisse des bosquets avait accoutumé de servir de paravent aux amoureux.
C’est sous ces tonnelles ombragées qu’au sortir du cirque Busch, après avoir quitté la défroque de « l’écuyer masqué », Rynaldo avait donné quelquefois rendez-vous à Stella. C’est là qu’il avait passé de bien douces heures avec la petite reine des tziganes ; c’est là que, pour la première fois, la « petite matelassière » avait permis à Rynaldo de lui parler de son amour. C’est là qu’elle lui avait avoué que la petite marchande de la rue de l’Eau-de-l’Empereur portait l’Heure rouge de Réginald, l’insigne suprême des « Deux heures et quart ».
Aussi Rynaldo ne doutait-il plus à cette minute que Stella eût justement choisi ce coin sacré qui avait vu naître leur chaste et âpre amour, pour lui faire entendre enfin le formidable secret qui tenait tout entier dans la réunion de ces deux noms : Régina-Stella ! Et, en vérité, aurait-elle pu, pour lui faire entendre une chose pareille, imaginer une complication plus claire et plus intelligible ? C’était Stella qui donnait le rendez-vous ! C’était Régina qui y venait !
Il se hâta de façon à pénétrer en même temps que la jeune femme dans les jardins, par cette petite porte dérobée qui n’était plus maintenant qu’à dix pas de lui. Mais, à son grand étonnement, la dame à la voilette se retourna tranquillement et revint sur son chemin. Sans doute se croyait-elle seule dans ce coin écarté du Prater et n’avait-elle point entendu marcher derrière elle Rynaldo, car elle avait relevé sa voilette. Le jeune homme eut un mouvement instinctif en avant : c’était bien la princesse Régina, avec sa petite mèche blanche en bataille sur le front, qu’il avait en face de lui ! Mais comme il croyait aussi que c’était la « petite matelassière », il lui dit, les mains tendues :
– Stella !
La princesse, en apercevant le promeneur, eut un haut-le-corps qui traduisait une surprise vite réprimée. Et ne daignant point répondre à un nom qu’elle ne connaissait pas, ni à un geste qu’elle ne pouvait comprendre, elle considéra « son écuyer », qui osait lui adresser la parole et lui tendre la main, avec une hauteur suprême. Puis, tranquillement, de son pas noble et harmonieux, elle s’éloigna.
Rynaldo, lui, s’était arrêté du coup, et il ne bougeait pas plus qu’une souche, les yeux et la bouche grands ouverts. Mais quand ces yeux, qui étaient si grands ouverts, purent voir, en même temps, la princesse Régina, hautaine, qui s’éloignait, et, sur le seuil de la porte du jardin de Paumgartner, la « petite matelassière », sa Stella souriante, qui arrivait… la bouche de ce malheureux, courageux, héroïque et ensorcelé ban s’ouvrit encore davantage et laissa échapper un cri qui exprimait tant de choses, épouvante et joie, qu’il était bien près d’exprimer la folie.
– Bonjour, Rynaldo : lui dit Stella. Que se passe-t-il donc encore, mon bon ami ?
Rynaldo regarda cette femme qui lui parlait ainsi, puis il tourna la tête et il put voir Régina qui remontait dans son coupé. Alors il poussa un soupir et murmura :
– Pour peu que ça continue, je sens que je vais devenir idiot, moi !