V – MAYERLING

Le nain Magnus avait déjà regagné, à reculons, la cage du monte-plats. Il en avait lui-même fait jouer le déclic, et retenant la corde, qui le descendait, il régla fort précautionneusement la descente de la petite machine. Ainsi arriva-t-il dans la cuisine en faisant si peu de bruit que Petit-Jeannot, qui n’avait pas quitté le sous-sol, ne l’entendit même point.

Petit-Jeannot avait découvert dans un buffet un « en-cas » tout préparé dans une vaisselle plate, qui n’avait pas manqué d’attirer son attention, et comme les terribles émotions qu’il venait de traverser lui avaient enlevé tout appétit, il se contenta de ranger tranquillement le plat d’argent sous sa jaquette. Il en boutonnait le dernier bouton, quand M. Magnus lui sauta dans les jambes.

– Oust ! fit le nain. Trottons-nous ! Il n’est que temps !

Et grimpant comme un gigantesque insecte tout au long des jambes et du corps de Jeannot, il atteignit le soupirail par le chemin duquel les deux compères se retrouvèrent bientôt dans la rue. M. Magnus courut au coin de l’immeuble. Schlick était toujours là. !

– Ne t’occupe point de ce cocher, ni de personne au monde d’autre que du « mécréant », dit le nain à Jeannot. Nous le tenons. Ne le perds pas ! Tu vas voir sans doute se passer des choses terribles. Tu me les raconteras.

– Mais vous ? Où allez-vous ? demanda Jeannot assez inquiet.

– T’en occupe pas, répondit M. Magnus.

Et se jetant sur ses trois pattes de devant il tourna, dressa ses pieds, se lança et disparut au coin de Karl-Théâtre. Petit-Jeannot n’eut que le temps de se retourner. Sur le trottoir, le « mécréant » parlait bas à Schlick ; puis il s’éloigna hâtivement. Jeannot se glissa derrière lui. Il le vit faire quelques détours. Enfin il rencontra un fiacre et le héla. Jeannot l’entendit dire au cocher ce mot :

– Sudbahnohf !

Il y avait assez loin de l’endroit où l’on se trouvait à la gare du Sud. Jeannot, gêné par son plat d’argent, s’empressa de prendre sa place préférée sur les ressorts arrière de la voiture. En passant devant la Wienerhaupstrasse, l’homme de la voiture donna l’ordre que l’on s’arrêtât devant un magasin de coutellerie de luxe. Il y entra et prit une boîte de rasoirs qui étaient tout prêts, mais qu’il fit cependant, devant lui, soigneusement aiguiser. Et l’on reprit le chemin de la gare.

Là, Ismaïl demanda un billet à destination de Baden, monta dans un compartiment de première classe, descendit à la station indiquée sur son ticket, sortit de la gare, monta dans une des rares voitures qui attendaient et se fit conduire à Mayerling. À un moment, tout près du rendez-vous de chasse, il arrêta son cocher, le paya et le congédia. Ceci se passait dans une sorte de carrefour forestier dont le centre était occupé par une cabane abandonnée. Ismaïl s’en fut sur le seuil de la cabane, s’inclina profondément et entra.

Quelques instants plus tard, il y eut deux silhouettes sur le seuil : celle du fidèle serviteur de l’empereur, et une autre, ombre muette, debout et immobile, cependant que la silhouette d’Ismaïl s’agenouillait devant cette ombre-là. Sur ces entrefaites, le silence de la nuit fut troublé par le bruit d’une voiture qui arrivait à la plus rapide allure de ses deux chevaux fumants. Ismaïl se releva et montra de son bras tendu le char qui passait. C’était Schlick qui conduisait la baronne d’Aquila au rendez-vous de chasse de Mayerling, où nul ne l’attendait.

Le château se trouvait à deux cents mètres de là. Quand Schlick fut à cinquante mètres du château, sur un ordre venu de l’intérieur, il arrêta ses chevaux. La baronne descendit de voiture et fit un signe à Bratfish qui reprit le chemin de Vienne. Quant à elle, enveloppée dans ses amples fourrures, elle marcha à pas lents vers le château. La nuit était opaque. Il n’y avait pas une étoile au ciel.

À travers les volets clos du rez-de-chaussée passaient quelques rais de lumière. C’était là la seule lueur qui éclairât les ténèbres. Quelques éclats de voix parvinrent jusqu’à la sombre voyageuse. Un moment elle crut reconnaître le rire de l’archiduc héritier. Elle se rapprocha de la grille.

Pendant qu’elle errait ainsi devant l’entrée principale du château, agitant les plus terribles pensées, et hésitant peut-être encore devant la monstruosité de son dessein, Ismaïl se trouvait devant la porte des communs. Et il se disposait à pénétrer dans les locaux, quand il fit un brusque saut en arrière ; quelque chose venait de lui passer devant la figure, et s’étalait sur le pré avec une sonorité extraordinaire, un tintamarre éclatant. Il se baissa et ramassa un plat.

– Tiens ! fit-il… un plat… un plat qui tombe du ciel !

Et il leva la tête, fixant l’espace obscur et la masse noire de la toiture des communs, au-dessus de lui. Mais il ne vit rien et entra dans le château avec son plat. Sur le toit des communs, Petit-Jeannot, qui ne s’était pas aperçu qu’il avait perdu son plat en escaladant une gouttière, cherchait son chemin. Et chercher son chemin sur un toit, pour Petit-Jeannot, c’était chercher une cheminée. La nature l’avait si curieusement bâti, allongé, assoupli, brisé, amenuisé qu’il pouvait à peu près passer partout, s’enflant et se gonflant, et se dégonflant à volonté.

Petit-Jeannot avait décidé de pénétrer dans cette demeure où le « Monsieur Sans-Nom » semblait avoir si mystérieusement affaire. Le jeune homme voulait enfin savoir à quoi s’en tenir sur ce singulier personnage ! Il allait savoir peut-être qui était le « mécréant ». Enfin M. Magnus lui avait bien recommandé de ne perdre cette ombre sous aucun prétexte. Une cheminée ! Et une cheminée froide ! Petit-Jeannot est déjà dedans. Il descend fort prudemment dans le noir et dans la suie… Un arrêt… il tâte… deux gros tuyaux s’ouvrent, l’un à droite, l’autre à gauche. Il se décide à tout hasard… Et le voilà qui rampe, maintenant… horizontalement un instant… et puis verticalement… et puis encore obliquement, et puis encore verticalement… Enfin, il sent le vide sous ses pieds ; il peut les agiter librement, cependant que le haut du corps reste engagé… et puis, tout d’un coup, il tombe… il tombe dans le fond d’un de ces poêles énormes, véritables maisons qui, chez les Slaves, et quelquefois en Allemagne, sont destinés à chauffer plusieurs appartements à la fois, sans que l’on ait besoin, des jours entiers durant, de renouveler le combustible.

Ces poêles, généralement en faïence, sont placés à l’intersection de trois ou quatre pièces, et sur chacune de ces pièces s’ouvre une petite porte de fer ou de fonte qui clôt le four unique ou laisse, à volonté, apercevoir le brasier. Petit-Jeannot s’y trouvait à merveille et chacune des petites portes pouvait lui servir de petite fenêtre.

Jeannot poussa alors, avec beaucoup de précaution, la première petite porte à droite. Il put voir une chambre meublée fort simplement. Un lit de cuivre en tenait le milieu, et la couverture en était déjà faite. Sur une commode était ouvert un vaste nécessaire de voyage, et à côté du nécessaire, Petit-Jeannot reconnut, ouverte également, la boîte de rasoirs qu’il avait vu acheter par « M. Sans-Nom ». Au-dessus de la commode, un portrait de l’empereur. Sur la cheminée, où brûlait une bûche, deux flambeaux étaient allumés. Il n’y avait personne dans cette pièce.

Petit-Jeannot referma de ce côté la porte du four et essaya de pousser la porte du milieu. Mais elle était close à l’extérieur par une petite clanche de métal qu’il parvint à soulever avec la lame de son couteau. Et ainsi il ne put éviter de faire quelque bruit, ce qui sembla un instant troubler singulièrement l’homme que Petit-Jeannot aperçut en face de lui, seul dans l’office sur lequel donnait cette petite porte d’en face du four. Le jeune homme reconnut immédiatement qu’il avait affaire à « M. Sans-Nom », bien que celui-ci fût débarrassé de son manteau et de sa barbe postiche.

Au léger grincement que fit entendre la clanche de la petite porte de fer en se soulevant, Ismaïl avait donc tressailli. C’est que ce bruit insolite le dérangeait dans une besogne particulièrement délicate. Le valet de confiance de l’empereur versait goutte à goutte, dans les flacons de liqueurs qui encombraient la table de cet office, le contenu de la minuscule bille de verre qui lui avait été donnée, sous les yeux mêmes de Petit-Jeannot, par M. Malaga. Il s’arrêta, aux aguets. Lentement, il tourna la tête et considéra avec attention toutes choses autour de lui. Il crut sans doute que son oreille l’avait trompé, car il se remit à l’ouvrage.

En lui-même, Petit-Jeannot était fort heureux d’avoir entendu la phrase rassurante de M. Malaga sur les conséquences qui pouvaient résulter de l’absorption du liquide contenu dans la bille de verre. Sans quoi, le jeune homme n’eut point manqué de croire à quelques préparatifs d’empoisonnement, et le moindre sentiment d’humanité lui eût ordonné d’intervenir, ce qui, sans doute, ne se fût point passé sans de sérieux inconvénients pour l’ex-apprenti horloger.

Il se contenta d’aller mettre le nez à la troisième petite fenêtre. Il ouvrit celle-ci avec plus de précautions même que les deux autres, car depuis qu’il était dans son four, il n’avait cessé d’entendre de ce côté un bruit nombreux et joyeux qui annonçait une aimable et gaie compagnie.

– Ah ! soupira Petit-Jeannot, ah ! les belles femmes ! Mais elles vont attraper froid…

De fait, les deux dames qu’il venait d’apercevoir en face de lui montraient des gorges dégarnies de tout atour. Petit-Jeannot, qui avait entendu dire que dans les dîners la mode voulait que les invitées eussent les épaules nues, n’en fut pas moins étonné. Il n’avait jamais songé que la mode pût faire « descendre » les épaules jusque-là !

– C’est honteux ! se dit Petit-Jeannot en rougissant tout de suite… et il songea à la chaste Mlle Berthe qui, elle, ne montrait sa poitrine à personne.

C’était la fin d’un joyeux souper. Il y avait là, autour de cette table, outre les deux dames dont nous avons déjà parlé, trois hommes. Au milieu, ayant à sa droite et à sa gauche les deux gorges nues auxquelles il ne prêtait du reste aucune attention, l’archiduc héritier. Le fils de François et de l’impératrice Gisèle, le prince Adolphe, paraissait fortement s’ennuyer. Adolphe n’était point une âme vulgaire. Il avait aimé les arts et les livres. Cependant la raison d’État, commandée par François, avait imposé au jeune homme un mariage tout à fait en dehors de son goût et de son cœur. Alors, il n’avait plus rien demandé qu’aux plaisirs et à l’orgie. Son aventure avec la baronne d’Aquila aurait pu peut-être le sauver en s’élevant jusqu’à l’amour, mais encore là, trop de difficultés surgirent qu’il n’eut point le courage de vaincre.

Aux côtés de ce convive mélancolique qui semblait parti pour un mauvais rêve et qui n’en sortait que par un étrange éclat de rire qui donnait le frisson à Petit-Jeannot au fond de son four, se tenaient ses deux fameux compagnons de plaisir, le prince de C… et le comte H… Ils étaient fort occupés de leurs deux voisines, deux belles filles galantes qui faisaient les beaux soirs de la Kriau, l’endroit du Prater où l’orgie nocturne avait alors établi son empire.

Enfin, en face de l’archiduc, était assise une jeune personne, couverte de singuliers bijoux et étrangement dévêtue. C’était la Tribaldi, célèbre à Vienne pour sa « danse de Salomé ». On essayait, dans le moment où la passion de l’archiduc pour la baronne paraissait dangereuse, de lui donner du goût pour cette fille dont l’art troublant et lascif avait fait courir toute la capitale. Le prince de C… avait recommandé à la jeune artiste de paraître au souper dans son costume de Salomé et telle qu’elle se montrait au théâtre, c’est-à-dire à peu près nue, la poitrine cerclée d’une ceinture d’or, au-dessous des seins, et accrochant un voile transparent qui ne laissait rien perdre du mouvement de ses jambes admirables. L’archiduc avait devant lui cette chair jeune et frissonnante, et il ne paraissait point qu’il s’en fût aperçu. Aussi la Tribaldi, parmi ces rires, restait-elle muette.

Petit-Jeannot, les yeux écarquillés, contemplait cette scène, quand la porte de la salle s’ouvrit, et un valet apporta les liqueurs que le jeune homme reconnut pour être celles que le « mécréant » avait si fort tripotées tout à l’heure. Derrière le valet, Ismaïl lui-même parut. Il alla à l’archiduc, et là, dans son dos, penché sur son épaule, il prononça quelques mots à voix basse. Adolphe se leva vivement et quitta la salle. Ismaïl disparut aussi.

Petit-Jeannot referma sa petite fenêtre de gauche, et rouvrit celle de droite, quelque chose lui disant que c’était de ce côté qu’il devait regarder maintenant. En effet, la chambre n’était plus vide. Devant la cheminée, une femme se tenait debout, enveloppée dans ses fourrures et d’un port tellement altier que Petit-Jeannot en fut tout impressionné. « Ça, se dit-il, c’est une grande dame ! » Et comme elle s’était tournée un peu de son côté, il put voir son profil. « Mince ! qu’elle est belle ! mais qu’elle n’a pas l’air contente ! »

Et l’archiduc Adolphe entra. Il s’en fut à cette femme, rapidement, les mains tendues. Avant qu’un mot eût été prononcé entre eux, la grande dame avait laissé tomber ses fourrures, se révélant à l’archiduc et à Petit-Jeannot dans une toilette de gala qui la faisait éblouissante. Ses épaules magnifiques, sa gorge superbe étaient couvertes de bijoux. Elle portait ce soir-là le fameux collier de diamants qui avait fait scandale quelques semaines auparavant au dîner de l’ambassade d’Allemagne auquel assistaient Adolphe et l’archiduchesse Sophie, laquelle s’était levée en apercevant sur les épaules d’une jeune fille une parure que l’étiquette ne permet qu’aux femmes mariées. Elle n’ignorait point non plus que cette jeune fille était la maîtresse de son mari, ce qui, au moins, doublait l’outrage. Mais l’Aquila n’en avait jamais fait qu’à sa tête…

Et maintenant, dans cette même toilette, avec cette même parure qui avait désespéré l’archiduchesse, mais qui avait affolé l’archiduc à un point qu’oubliant qu’il représentait l’empereur dans cette soirée officielle, il ne s’était occupé que de sa maîtresse, celle-ci se représentait devant son amant…

– C’est vrai que tu en as assez de ton Aquila ? demanda-t-elle avec tranquillité.

– Ah ! Mad ! fit le prince d’une voix sourde, que tu es belle !

– C’est vrai que tu ne m’aimes plus ?

– Mad, je t’ai assez aimée pour vouloir faire de toi ma femme, mais Dieu m’est témoin que ni Dieu ni le pape ne l’ont voulu…

– Je sais… je sais… interrompit la jeune femme…

– J’ai supplié mon père, Mad…

– Je sais encore… je sais tout ce qui s’est passé…

– Alors, plains-moi, car je t’aime toujours… Et il s’approcha d’elle, mais elle recula.

– Et maintenant, Adolphe, que vas-tu faire ?

Sa voix était douce, mais tremblante. L’archiduc ne soupçonna pas tout ce qu’il y avait de fureur contenue dans ce tremblement-là. Il s’assit, comme accablé, et soupira :

– Je vais partir !

La baronne ne répondit rien à ces mots. Le prince leva les yeux sur elle. Pour la première fois, il fut effrayé de sa pâleur et du feu sombre de ses yeux. Et il eut un mot malheureux, une phrase banale :

– Il faut être raisonnable, Mad, je reviendrai.

Les yeux de l’Aquila se creusèrent si affreusement que l’archiduc, cette fois, comprit la nécessité d’une protestation énergique contre le destin qui les séparait.

– Que peut faire l’absence à un amour comme le nôtre ? exprima-t-il. Regarde donc un peu ce qui se passe, Aquila ; vois le trouble de l’Empire… – Et il ajouta bassement : – Qui donc est maître du lendemain ? Espère !

Au fond, cette scène l’exténuait. Dans le moment même, il adorait sa maîtresse et il eût voulu en être débarrassé. Au fond de lui-même, il ne se croyait pas coupable vis-à-vis de cette vierge à qui il avait tranquillement promis l’empire pour la posséder. N’avait-il point fait les démarches nécessaires ? Elles n’avaient pas réussi. Il n’y avait plus qu’à attendre.

– Quand pars-tu ? demanda-t-elle.

– Demain ! C’est l’ordre de l’empereur.

– Et tu t’en allais sans me revoir ?

– Oui ! J’espérais ne plus te revoir avant mon départ ! Je comprends ta colère, Aquila, mais comprends ma peine… Je t’aime tant… À quoi bon te revoir pour t’annoncer de mauvaises nouvelles ? Comprends-tu cela, ma petite Mad ?

– Vous êtes plein de délicatesse ! siffla-t-elle.

Et elle s’approcha de l’archiduc. Elle lui mit une main sur l’épaule et lui dit d’une voix nette :

– Monseigneur, vous êtes un lâche ! mais je vous pardonne. Vous m’avez trompée et je ne vous en veux pas ! Vous allez partir et je vous en remercie. Je vous ai aimé plus que tout au monde et vous avez cru à quelque abominable calcul, ou on vous l’a fait croire. Je vous apporte aujourd’hui la preuve que l’Aquila vous aimait « pour vous-même ». Si vous ne m’aimez pas, je ne saurais douter que je vous plais. Me voilà. Amusez-vous, et partez demain !

Et elle alla à la glace devant laquelle elle remit un peu d’ordre dans sa coiffure. L’autre était derrière elle. Les mots qu’elle lui avait dits résonnaient étrangement à son oreille. Il retenait surtout qu’elle allait être à lui une fois encore ; que, quelles que fussent les circonstances, elle ne se refuserait pas… Il ne comprenait que cela. Et le mot « lâche », qui l’avait fait blêmir, était déjà oublié. Elle se retourna vers lui au moment où il lui déposait un baiser sur la nuque.

– On s’amuse ici ? demanda-t-elle.

– On soupe.

– Allons souper ! fit-elle.

– Y pensez-vous, Mad… protesta-t-il. Le prince de C… et le comte H… m’ont amené des filles ; nous allons souper ici… tous les deux…

– Pourquoi ? Je veux aller souper avec les filles, moi !

– Aquila !

– Ah çà ! pour qui me prenez-vous ? Et qui suis-je donc si je ne suis pas une fille ? Pourriez-vous me dire ce que vous avez fait de moi, je vous prie ? Allons ! Allons ! mon cher, il faut être raisonnable !

Et elle s’avança vers la porte de la chambre. L’archiduc voulut encore la retenir :

– Aquila… elles sont ivres !

– Je m’enivrerai…

– Aquila… elles sont nues !

La baronne abaissa son regard vers sa glorieuse gorge :

– Ne me trouvez-vous point suffisamment décolletée ? Et écartant son amant :

– Je le veux ! prononça-t-elle d’un ton qui resta sans réplique, car le prince la suivit.

Petit-Jeannot, qui avait entendu tout l’entretien, n’en respirait plus. Il referma la petite porte de droite et rouvrit celle de gauche. En accomplissant son mouvement tournant au fond de son four, il jeta un rapide coup d’œil par la petite porte du milieu, ce qui lui permit d’apercevoir un instant le « mécréant » qui regardait ce qui se passait dans la salle à manger par la porte de l’office entrebâillée.

– Oh ! oh ! ça se corse ! murmura Petit-Jeannot.

Quand l’archiduc et la baronne firent leur entrée dans la salle du souper, tous les convives se levèrent et, en reconnaissant la maîtresse du prince, ils se demandèrent ce que pouvait signifier une pareille et si inattendue apparition ? Quant à ces demoiselles, elles étaient plutôt gênées et hâtivement elles remettaient un peu d’ordre dans leur toilette. Seule la Tribaldi conserva tout son calme et toute sa dignité d’artiste sous ses joyaux de Salomé.

L’Aquila serra la main du prince de C… et du comte H… salua d’un sourire les dames, s’assit auprès de la Tribaldi et félicita tout de suite celle-ci de son grand succès. L’Aquila était si belle que lorsqu’elle eut pris place à cette table, les hommes qui étaient là eurent honte d’y avoir amené d’autres femmes. Elle semblait parfaitement à son aise et suppliait les convives de ne point interrompre le cours régulier d’une petite fête qu’elle ne se pardonnerait point d’avoir troublée. Elle porta à la santé de l’archiduc et veilla elle-même à ce que l’ivresse commençante de tous ne s’arrêtât point en si beau chemin. Quant à elle, elle ne buvait point. Elle affectait cependant une gaieté excessive, tenait des propos vifs, allumait des cigarettes. Et ce spectacle d’une grande dame se rabaissant au rang des plus vulgaires courtisanes fut loin de déplaire à ces gentilshommes qui, singulièrement excités par les liqueurs nouvelles qui leur avaient été servies, encourageaient l’Aquila dans ses pires excentricités. Le prince héritier lui-même, si morose tout à l’heure, commençait à montrer un entrain inusité.

Poussé par il ne sut quel démon qui était soudain entré en lui, il s’approcha d’elle. Comme les compagnes de ces messieurs étaient de nouveau débraillées, il jura que sa maîtresse était la plus belle de toutes et que sa gorge ne pouvait être comparée à aucune gorge au monde. Ce disant, il arracha le corsage de l’Aquila qui n’eut pas un geste de protestation, mais qui ferma les yeux et qui, un instant, resta immobile, comme si elle avait été changée en pierre. Les hommes, les filles, regardèrent ces seins de marbre avec enthousiasme.

– Dites-moi si ce n’est pas une poitrine d’impératrice ! glapit Adolphe qui, déjà, paraissait avoir perdu l’esprit.

L’Aquila rouvrit ses yeux sombres, au regard fixe. Elle parla et on ne reconnaissait plus sa voix.

– Merci, dit-elle… merci pour cette bonne parole, monseigneur ! Et tournée vers la Tribaldi :

– Puisque je suis impératrice ce soir, madame, il ne faut rien me refuser. Je désirerais vous voir danser votre « pas de Salomé ».

La Tribaldi se leva aussitôt et les hommes se levèrent autour d’elle. Elle était quasi nue sous ses voiles, sa démarche lascive faisait sonner bizarrement ses oripeaux et les petits boucliers d’airain de ses seins. Elle avait des anneaux d’or aux chevilles qui craquaient à chacun de ses pas. Les hommes tournaient autour d’elle comme des bêtes, en se regardant avec des yeux jaloux, des yeux qui brillaient d’un éclat de folie. L’orgie, arrivée à ce point et si subitement, avait quelque chose de menaçant, de douloureux et de funeste. La Tribaldi elle-même qui avait bu aussi à la santé du prince, semblait avoir perdu son sang-froid, et pendant qu’un musicien invisible faisait entendre les mesures de la première figure, elle leva, dès les premiers pas, des jambes exaltées. L’atmosphère était lourde de désir et de crime. Adolphe resté auprès de l’Aquila, tout en regardant danser la Tribaldi, caressait sa maîtresse. Et tout à coup ce furent des cris inarticulés, des battements de mains, autour de la danse de cette chair jeune qui se pâmait. Puis la danseuse subitement s’arrêta, repoussant de ses bras nerveux les hommes qui lui criaient, haletants, les mains égarées sur elle : « Encore ! Encore ! »

Jamais la fille d’Hérodiade, depuis qu’elle était ressuscitée au théâtre, n’avait produit un si foudroyant effet sur les sens des spectateurs… Cela tenait du délire et presque du carnage. L’une de ces dames hurlait dans un coin où l’avait jetée tout à coup la rage de l’archiduc, furieux contre elle de ce qu’elle l’empêchait de voir. Il l’avait empoignée à pleine chair, et il était revenu auprès de son Aquila avec du sang dans les ongles et dans les yeux. Et il fut brutal encore avec celle-ci, lui pétrissant le bras à la faire crier. Mais l’Aquila ne paraissait presque point s’en apercevoir.

La Tribaldi tendait maintenant les bras vers l’archiduc, comme Salomé vers Hérode Antipas. C’était le seconde figure de la danse qui allait commencer. Et elle jetait un cri répété : « Iohanaan ! Iohanaan ! » Elle réclamait la tête de Baptiste. Comme on ne pouvait pas la lui donner, elle déclara qu’elle ne pourrait continuer la danse si on ne lui apportait au moins un plat d’argent. L’Aquila se leva.

– Attendez ! fit-elle. J’ai ce qu’il vous faut !

Et elle passa dans la chambre où l’archiduc la suivit comme un chien, accroché à sa robe qu’il déchirait depuis un instant avec un soin acharné, car il sentait un besoin sauvage de détruire à la fois et d’étreindre, de posséder et d’anéantir. Et il en râlait… Sa bouche écumait. Bref, il présentait tous les symptômes de ces fous lubriques qui ont pris à trop forte dose de la cantharide. Ils sortirent donc ensemble de la salle, mais aussitôt l’orgie devint de la folie furieuse. Il y eut une ruée farouche, un tourbillon de volupté et de mort autour de la Tribaldi, qui poussa un grand cri d’amour et de désespoir…

Petit-Jeannot n’en put voir plus long… et il ferma la petite porte de gauche de son four autant par pudeur que par épouvante… Aussitôt il entendit comme un bruit de lutte, un râle d’agonie à sa droite, et il ouvrit la petite porte de droite ; mais d’un geste instinctif il la referma aussitôt… Horreur ! Horreur ! Horreur ! Sur quoi il ouvrit inconsciemment, car il étouffait et il avait besoin d’air, la petite porte d’en face. Le « mécréant » était là, debout, tenant au-dessus de ses deux mains immobiles… un plat… le plat d’argent… le plat de Petit-Jeannot ! Celui-ci reconnut l’objet aussitôt, malgré le désordre de ses pensées, mais il n’eut point le temps de se demander comment son plat était devenu la propriété du « mécréant ». Une des portes de l’office s’était ouverte, et l’Aquila, sur le seuil, était apparue… tendant ses mains ensanglantées.

… Horreur ! Horreur ! Oh ! Horreur !

Petit-Jeannot referma encore la porte d’en face, et comme il lui fallait, dans son émoi terrible, à toute force de l’air, il se résolut, fuyant la vision de droite et la vision d’en face, à retourner à la vision de gauche… Il retourna donc à la salle à manger. Là régnait un tumulte indescriptible, une mêlée orgiaque qui cessa comme par enchantement quand, à pas lents, repoussant les couples qui entravaient sa marche fantomatique, l’Aquila, nue dans les lambeaux de sa robe de gala, la gorge et les bras couverts d’un sang vermeil, s’avança tendant à Salomé, sur un plat d’argent, ce qu’il lui fallait pour continuer sa danse…

Une tête… Une tête fraîchement coupée !

… La tête de l’archiduc Adolphe… prince héritier du trône d’Austrasie !