VI – MISS ARBURY

Dès que les délégués fédéraux et leurs acolytes eurent disparu dans le souterrain, la Reine du Sabbat, qui était restée, fit un signe sur lequel Petit-Jeannot et M. Magnus lui amenèrent Darius. D’un bond, elle fut en selle. Un autre signe, et les bohémiens l’entourèrent. Elle leur expliqua qu’elle leur laissait la garde du souterrain et l’ordre de ne laisser personne en sortir. Elle reviendrait du reste bientôt les relever de cette garde. Puis, tout à fait tranquille de ce côté, elle s’éloigna, suivie de ses deux acolytes. Avant de partir, Petit-Jeannot qui n’avait pas cessé de surveiller la porte funéraire qui s’ouvre au centre de l’œuvre de Canova, crut avoir vu remuer dans son ombre quelque chose.

Quand ils furent dehors, à un appel de la langue bien connu, Darius bondit, et Petit-Jeannot n’eut que le temps de lancer à toute vitesse la longue mécanique de ses jambes, cependant que le nain se mettait en roue.

La Reine du Sabbat, flanquée ainsi de ces deux étranges gardes du corps, passa en trombe à travers rues et boulevards. On arriva bientôt dans la rue de l’Eau-de-l’Empereur.

Stella songe qu’à quelques pas de là, Rynaldo, par ses soins, repose. À travers la nuit elle lui envoie un baiser. Puis elle entre sous la voûte des « Laines et matelas ». Elle jette au nain les rênes de Darius, traverse la cour de la « petite matelassière » et grimpe un escalier. Sur un signe de M. Magnus, Petit-Jeannot s’élance à la suite de Stella. Arrivée devant la porte du « bureau commercial de la petite matelassière », Stella se retourne sur Petit-Jeannot et lui ordonne de dire à M. Magnus qu’il peut rentrer Darius à l’écurie, puis elle ouvre la porte du bureau, entre, referme la porte.

Petit-Jeannot reste là, planté sur ses jambes. Il redoute que la Reine du Sabbat profite de son absence pour se priver de ses soins une fois de plus. Il ouvre la fenêtre du palier qui donne sur la cour, échange quelques propos avec M. Magnus, qui s’éloigne avec son cheval, en promettant au jeune homme de venir le rejoindre aussitôt, ce qu’il faisait dix minutes plus tard. Petit-Jeannot était toujours à son poste. Les deux compères s’installèrent là. Ils étaient bien décidés à attendre là leur Dieu doré, jusqu’à ce qu’il voulût bien réapparaître… Ils devaient attendre longtemps.

Aussitôt rentrée chez elle, la « petite matelassière » avait couru à un énorme placard qui tenait tout un pan de la muraille, dans le bureau. Et elle avait refermé soigneusement sur elle la porte de ce placard. Une ampoule électrique illuminait immédiatement cette singulière garde-robe, qui se trouvait être en même temps un cabinet de toilette des plus confortables. Des costumes de toutes les couleurs et de toutes les formes, des masculins et des féminins, étaient pendus dans le plus grand ordre, avec coiffures et chaussures spéciales et même accompagnés quelques-uns de perruques.

En un instant, Stella se fut débarrassée de tous les attributs du Grand Coesre et elle revêtit la robe à carreaux, la petite pèlerine écossaise, la tignasse rousse, orna son nez – qu’elle avait préalablement vermillonné – d’une énorme paire de lunettes, qui la faisaient non point ressembler à la directrice du « Home », mais qui la faisaient tout à fait la directrice du « Home » elle-même. Car en même temps qu’elle en revêtait le costume et qu’elle s’en faisait la figure, son corps en prenait l’aspect chétif.

Elle jeta un regard sur la haute glace qui, tout au fond de cet immense placard, lui renvoyait son image, et satisfaite de sa hâtive besogne, elle appuya sur un bouton qui était caché derrière des vêtements accrochés à la muraille. Alors une porte s’ouvrit dans l’épaisseur de la muraille. Cette porte permit à miss, comme on disait au « Home », à miss Arbury elle-même de quitter la demeure de la « petite matelassière » où elle n’avait plus rien à faire, pour pénétrer chez elle, dans les locaux du « Home » où elle était attendue avec une certaine impatience par une dame aux traits fatigués et vieillie avant l’âge, et que nous avons déjà entendu appeler : Milly. La muraille s’était refermée derrière miss Arbury, rétablissant la séparation nécessaire entre deux, maisons commerciales si différentes !

– Eh bien, Milly, tout est prêt ?

– Tout est prêt, maîtresse. Voici les papiers. Mais vous êtes bien en retard. Arriverez-vous à temps ?

– Écoutez, Milly ! J’ai voulu avoir ces papiers quand même, car ils décideront de tout si l’empereur hésite encore : mais je ne crois pas ! L’archiduc Adolphe est mort ! François doit avoir hâte de venger son triste fils.

– Quelle mort affreuse !

– Tais-toi ! Avons-nous le droit de nous apitoyer, nous autres ? T’apitoieras-tu le jour où je vengerai mon père et ma mère ? Milly ! rappelle-toi que mon père est mort en te maudissant parce qu’il croyait que tu l’avais trahi !

– Je ne vis que pour venger sa mort, maîtresse !

– Laisse donc alors ce pauvre M. Baptiste tranquille et venger ses morts comme il lui plaît… Tu n’as pas vu M. « Sans-Nom » aujourd’hui ?

– Non, maîtresse… et tant mieux, il me fait peur…

– Et à moi aussi, Milly !

– Et vous n’avez jamais eu la curiosité de savoir qui est M. « Sans-Nom » ? demanda Milly, d’une voix hésitante.

– Jamais ! Je ne veux pas le savoir… Écoute… Écoute ! Milly ! Je ne veux pas savoir qui frappe dans la maison de mon oncle ! Je sais qu’il y a quelque part, dans le palais, le bras droit de M. Baptiste… Mais cela ne me regarde pas ! entends-tu… Le bourreau de M. Baptiste m’importe peu à moi, la Reine du Sabbat ! À chacun sa besogne !

Ayant dit, miss Arbury poussa un cri de joie sauvage en brandissant une feuille du dossier qu’elle avait devant elle.

– Ah ! dit-elle, si tu crois que je n’ai pas de quoi m’occuper ! En voilà quelques-uns dont le compte est bon ! Ceux-là, c’est moi qui les ai condamnés à mort ! tu entends, Milly ! Leur lâcheté, leur cupidité, leur traîtrise est peut-être déjà châtiée ! Et si elle ne l’est pas encore, si l’empereur hésite… c’est moi qui leur porterai le dernier coup ! Qui t’a apporté ce papier, Milly ?

– L’institutrice des Haortzeg, maîtresse.

– La petite Théo ! Tu lui donneras une gratification de cent florins ! La voiture est là, Milly ?

– Oui, maîtresse, depuis une heure…

Les deux femmes quittèrent le « Home » par une porte qui se trouvait sur les derrières de la Kaiserwasserstrasse. Là elles trouvèrent une voiture attelée de deux chevaux qui les emporta rapidement au cœur de la ville. Elles traversèrent le pont Marie-Thérèse et s’arrêtèrent bientôt devant un vaste bâtiment à chaque porte duquel veillait un soldat, baïonnette au canon. C’était la direction générale de la police. Les deux femmes sautèrent de la voiture et se séparèrent. Milly remonta à pied la Maria-Theresenstrasse ; quant à miss Arbury, elle jeta un mot d’ordre au soldat qui veillait sur le petit escalier qui conduisait directement au second étage, dans le bureau du « Herr director ».

Dans le bureau du directeur général de la police, miss Arbury trouva M. de Riva lui-même, ministre de la police et de tous les services de sûreté de l’empire. Il était debout. Et il l’attendait, et avec une certaine impatience, puisque, en l’apercevant, il prononça ces mots :

– Ah ! miss Arbury ! vous voilà ! Avez-vous ce que vous m’avez promis ?

Miss Arbury livra, pour toute réponse, à M. de Riva, les papiers que lui avait remis Milly. Il les parcourut, arrêta principalement son attention sur une ou deux lettres, et dit :

– Parfait ! Ma voiture est en bas ?

– C’est elle qui m’a amenée ici, répondit Miss. Il paraît qu’elle m’a attendue plus d’une heure au « Home ».

– Oui, j’étais impatient. L’empereur est écrasé par l’affreux malheur qui le frappe, mais travaillé à nouveau par Brixen, il ne peut se résoudre à l’exemple nécessaire…

Ils montèrent dans la voiture qui roula vers la Hofburg.

– Oui, sa fureur de vengeance a égalé sa douleur dans le premier moment, continuait Riva. C’est le père Rossi qui lui a appris la catastrophe, la nuit dernière, quelques heures seulement après le crime. L’empereur avait passé la nuit à Annagasse. C’est là que le père Rossi est allé le joindre. Comment le père provincial a-t-il connu la nouvelle avant nous ? Et comment, à cette heure, a-t-il pu pénétrer auprès de l’empereur, chez la Bourgeoise ? Il paraît que l’entrevue a été des plus émouvantes et que l’empereur s’est écrié à plusieurs reprises avec des sanglots : « Jacques ! Jacques ! » Et puis la séance s’est terminée par une confession. Voilà le père Rossi confesseur de l’empereur ! Il ne nous manquait plus que d’avoir les jésuites dans les jambes !

Miss Arbury demanda :

– Est-ce qu’on a retrouvé la tête ?

– Non !

– Qu’est-ce que dit Ismaïl ?

– Quand il a pénétré dans la chambre de Mayerling, la tête n’y était plus !

– Les domestiques ? les filles ?

– Sont déjà sous clef…

– Le comte et le prince ?

– Ont juré devant l’empereur qu’ils ne diraient jamais rien, qu’on ne saurait jamais rien !

– Eh bien ! et nous, est-ce que nous saurons quelque chose ? fit avec un ricanement sec miss Arbury.

Le ministre frappa sur les papiers qu’il apportait.

– Avec cela nous savons au moins que ces messieurs en sont ! Ah ! miss Arbury, je ne donnerais point votre institution pour tous les autres services réunis de la police impériale ! À propos, vous savez que la bourgeoise désire une institutrice française pour le petit garçon ?

– Je sais.

– Vous savez tout. Et avez-vous ce qu’il lui faut ?

– Oui, une brave fille et bavarde comme une pie. Elle nous renseignera sur tout sans se douter de rien !

Ils arrivaient devant le palais. La voiture ayant stoppé, M. de Riva sauta sur la chaussée et s’engagea sous une voûte. Quand elle ne vit plus son chef, miss Arbury descendit à son tour du landau, dit quelques mots au cocher, contourna le palais du côté de l’Augustinerstrasse, et tout à coup, comme elle longeait la haute muraille du Burg, disparut.