La nouvelle de la mort tragique de Marie-Louise d’Austrasie, qui venait d’éclater au milieu de cette salle d’auberge, y porta un trouble d’autant plus complet que le nom de cette princesse venait d’être prononcé dans des circonstances bien étonnantes : une voix s’était fait entendre, voix prophétique, annonçant la catastrophe ; aussi, le courrier parti, tous les regards se tournèrent-ils vers Petit-Jeannot qui continuait à ne se point douter de l’intérêt qu’il éveillait. Les paroles échangées étaient pour lui restées lettre morte. Et il ne comprit point tout l’émoi qui, d’un coup, l’entoura. Et surtout, il fut stupéfait de voir se dresser en face de lui la figure singulièrement hostile du marchand de parapluies. Tout ce mouvement dont Jeannot était le centre allait peut-être mal se terminer pour l’ex-apprenti de M. Baptiste, quand un grand cri poussé par Mlle Berthe détourna subitement l’attention générale.
– La mère Fauchelevent ! avait crié la jeune institutrice.
– La Dame de minuit ! gémirent quelques voix effarées.
Et tous les yeux étaient maintenant fixés sur l’apparition surgie à la fenêtre de la salle qui donnait sur la route éclairée par la lune. Contre le carreau, une figure diabolique s’écrasait et regardait de ses larges prunelles immobiles ce qui se passait à l’intérieur de l’auberge. C’était un visage effrayant, d’une pâleur de craie… un vrai masque de folie. Cette tête menaçante et terrible demandait quelque chose. Les lèvres remuèrent, la bouche s’entrouvrit.
– Elle a faim ! s’écria Mlle Berthe. Elle demande à manger. Quelques voix tremblantes reprirent :
– La Dame de minuit a faim. Qu’on lui donne à manger !
Mais comme personne n’osait faire un pas en avant, Mlle Berthe s’approcha de la fenêtre. Aussitôt, derrière les carreaux, la figure de la folle s’éloigna, fort précautionneusement. Alors Mlle Berthe lui fit des signes bizarres et en priant toutes les personnes présentes de ne point faire un mouvement, tout doucement, elle ouvrit la fenêtre. De l’autre côté de la route, la folle, prête à bondir dans la forêt, examinait, haletante, tous les gestes de l’institutrice.
– Laissez-moi faire ! Elle me connaît !
La jeune fille prit un pot de lait et une miche de pain qui se trouvaient sur sa table et déposa le tout sur le rebord extérieur de la fenêtre, puis elle referma celle-ci.
– Surtout, ne bougez pas !
La Dame de minuit, voyant tout le monde immobile, fit quelques pas en avant. Elle regarda à droite, à gauche, hésita, sembla écouter, montra soudain un émoi nouveau qui la fit trembler des pieds à la tête, puis elle courut à la fenêtre, vida d’un trait la cruche de lait, empoigna le pain et, retroussant ses loques jusqu’aux genoux, exhibant à nu ses pauvres misérables os, elle détala en jetant un cri tellement sauvage que M. Paumgartner lui-même en frissonna jusque dans les moelles. La Dame de minuit n’avait point plutôt disparu sur la route tout illuminée de lune que l’on entendit la terre trembler. Un bruit sourd et rythmé faisait retentir le sol, cependant que l’air s’emplissait de clameurs, des cris des chiens et du son déchirant du cor. Le galop des chevaux approchait.
– Ah ! c’est la chasse du duc Karl ! La chasse du duc Karl aux trousses de la Dame de minuit ! dit avec force le Paumgartner. M’est avis que la bonne dame n’en a plus pour longtemps et que l’hallali n’est pas loin !
Et curieux, les yeux brillants et mauvais, il se jeta à la fenêtre, la rouvrit et se pencha sur la route.
– Les voilà ! Les voilà !
En effet, la meute aboyante traversa la route avec la rapidité d’une vision, suivie des piqueurs à cheval, des valets, des porteurs de torche et des sonneurs de cor ; puis ce furent sur leurs chevaux aux bouches écumantes, des cavaliers en tête desquels chacun put reconnaître le duc Karl et le roi Léopold-Ferdinand. Mais celui qui semblait mener ce tourbillon était bien le duc Karl. Il était penché sur l’encolure de son cheval et excitait sa course par des paroles inarticulées, des cris insensés. Il était tête nue et ses longs cheveux soulevés par le vent l’enveloppaient de flammes noires. L’infernale chevauchée était déjà loin qu’on entendait encore la voix du duc :
– Morte ou vivante ! Je la veux morte ou vivante !
Les spectateurs de ce fantastique défilé étaient restés à la fenêtre de l’auberge du Val-d’Enfer, muets d’horreur, comprenant que le duc poursuivait cette nuit-là une autre proie que le cerf ou le sanglier. Quelques-uns se signèrent. Et pas une parole n’avait encore été prononcée quand la route retentit à nouveau du bruit d’un galop formidable. Et aussitôt apparut, dans les quatre éclairs des quatre sabots d’or de sa légendaire monture, celle que la superstition de toutes les chaumières de la Forêt-Noire appelait la Fée dorée et celle que Petit-Jeannot reconnut et nomma tout de suite le Dieu doré ! Oui, c’était le Dieu doré ! C’était Stella ! C’était la Reine du Sabbat qui venait de passer devant lui, chassant la chasse du duc Karl ! Il l’avait reconnue, malgré le masque noir qui couvrait ses yeux. Il l’avait reconnue à sa chevelure flamboyante, à son cheval blanc, au galop de ses quatre sabots d’or.
Mais quelle ne fut pas la stupéfaction et la folle joie de Petit-Jeannot en voyant apparaître derrière la cavalière une roue humaine. Ah ! il la reconnut aussi, cette roue-là !
– Monsieur Magnus ! Monsieur Magnus ! hurla Petit-Jeannot. C’est moi ! Me voilà !
Et sans plus se préoccuper des deux institutrices qui le regardaient agir sans rien comprendre à sa conduite, il saisit d’un double geste rapide ses deux nourrissons, secoua d’un coup d’épaule l’étreinte du marchand de parapluies qui semblait tenir beaucoup depuis quelques instants à la société du jeune homme et, sans avoir besoin de sauter ni de faire le moindre effort, il enjamba tranquillement la fenêtre et se mit, de toute la rapidité de ses longues jambes, à courir derrière M. Magnus.
Morte ou vivante ! Morte ou vivante ! Le cri maudit semble donner le branle à l’affreux tourbillon. Taïaut ! Taïaut ! Morte ou vivante ! À Paris ou à Vienne, on a le commissaire de police. Mais quand on est prince de l’empire et qu’on a la Forêt-Noire, de bons chevaux et une belle meute et un Karl-le-Rouge, c’est si amusant de faire ses affaires soi-même et d’avoir à « courre » une princesse dans les bois. Taïaut ! Taïaut ! Morte ou vivante ! Léopold-Ferdinand l’a dit ! Le duc Karl le répète !
La Dame de minuit, à moitié nue, court à travers les branches. Plus légère que le plus léger animal, elle gravit des rochers à pic qui laissent derrière elle la meute impuissante et hurlante ; elle traverse des fourrés si touffus et si épineux que la rage des chiens s’y ensanglante en vain, sans pouvoir les pénétrer ; plus perspicace que le plus habile piqueur, elle sait conduire la course des bêtes jusqu’au cœur des cirques profonds où ils tourneront stupidement sans trouver d’issues. La falaise est son refuge. Les arbres sont ses complices. La forêt tout entière la protège.
Mais, à donner si souvent la mystérieuse chasse à la Dame de minuit, l’équipage du duc Karl commence de bien connaître ses tours et ses détours. Et si sauvage soit-elle devenue, la Folle de la Forêt n’en a pas moins un cœur de femme qui crèvera dans son étroite poitrine quelque soir où elle aura trop couru sous la lune ! Taïaut !
Taïaut ! On approche ! Les chiens aboient, les chevaux écument, Léopold-Ferdinand lui-même et Karl-le-Rouge donnent de la voix comme des bêtes de toute la force de leurs deux mufles tendus en avant. Est-ce pour ce soir la curée ? Oui. On la tient ! Par ici ! Morte ou vivante ! Elle s’épuise ! Attention ! Si elle s’enfonce au creux du Val des Géants, on l’a comme dans un cul-de-sac.
Cette fois, il faut bien croire que c’est la fin. On a beau vivre depuis des années comme les bêtes de la forêt, il y a des moments où on ne reconnaît plus les chemins de la fuite. Et puis, on a des défaillances. Ainsi, la Dame de minuit, devant le mur de roc qui lui barrait le chemin, s’arrêta-t-elle tout à coup, hésitante et tremblante. La veille, elle se fût trouvée en haut du mur sans savoir comment, mais, aujourd’hui, elle tourna sur elle-même en poussant un grand cri d’horreur et elle resta tout debout, demi-nue, immobile, vaincue, attendant la dent des chiens !
Toute la chasse est déjà sur elle. Deux grands molosses, lourds d’apparence comme des bœufs, mais légers au vrai comme des lièvres, n’ont plus que quelques bonds à fournir pour lui entrer leurs crocs dans les chairs. Mais deux éclairs strient la nuit lunaire, deux coups de fusil qui vont foudroyer les bêtes qui roulent aux pieds de la malheureuse. Tout le monde hésite et, derrière elles, les chevaux et les cavaliers. D’où cette foudre est-elle venue ? Mais l’instinct sauvage du chasseur a bientôt fait de rejeter à leur proie bêtes et gens. On entend les ordres brefs de Léopold-Ferdinand qui étend et ferme le cercle des piqueurs et des valets autour du gibier. Quant à Karl-le-Rouge, il vient de devancer sa meute, un moment arrêtée, et, penché sur l’encolure de son cheval, il va prendre, vivante, dans ses bras, la Dame de minuit, qu’il voulait avoir, même morte !
Seulement, voilà qu’au milieu de ce concert : aboiements, hennissements, hurlements, sonneries du cor, le ciel a semblé s’entrouvrir pour laisser passer une flamboyante apparition. Si le sol n’était si sonore sous les galops du cheval de cette fée-tempête, on pourrait croire que la divine amazone ne touche en rien à la terre. Elle passe comme une trombe à quoi rien ne résiste, elle est la vitesse, elle est le vent, elle est la flamme, elle est la Fée dorée que personne, jusqu’à cette minute incroyable, n’a jamais bien vue de près et qui, pour qu’on la voie moins encore que les autres nuits, en cette nuit où elle se montre de si près aux hommes, chasseurs de femmes, a mis un masque noir sur sa face de feu !
Ah ! elle brûle ! elle écrase ! elle anéantit ! Ce ne sont que des cris de douleur et malédictions autour d’elle et elle n’a fait que passer. Elle arrive maintenant sur Karl-le-Rouge qu’elle ébranle du choc terrible de son cheval fumant et, dans le moment même où l’autre croit se relever en tenant dans ses bras cette pauvre loque humaine, agonisante, qu’est la Dame de minuit, c’est la Fée dorée qui lui ravit sa proie et l’emporte sur son cœur et qui clame sa victoire avec un terrible cri d’allégresse : « Sabbat ! Sabbat ! »
Cependant, autour d’elle et derrière elle, Léopold-Ferdinand a ramassé encore ses gens. Léopold-Ferdinand n’est pas un homme qui croit trop facilement à l’intervention du ciel, ni même à celle du diable… Pour lui, une amazone, si fantastique soit-elle, n’est qu’une femme à cheval et, quand une fée a la prudence de courir la forêt, la nuit, avec un masque, il a la grande curiosité de savoir le visage qu’elle cache dessous ! Et lui-même, il s’est rué à la bride du cheval blanc aux quatre sabots d’or. Tous environnent la mystérieuse cavalière. Il n’y a pas d’issue pour fuir, le roc se dresse à pic. La fée dorée est prisonnière !
– Nous les aurons vivantes, toutes les deux ! Crevez le cheval ! ordonne la voix rugissante de Karl-le-Rouge.
– Et nous saurons bien qui tu es ! hurle Léopold-Ferdinand. Mais la cavalière s’est dressée sur ses étriers, a soulevé vers le ciel son palpitant fardeau et, faisant entendre un léger sifflement :
– Hop ! Darius ! s’écrie-t-elle… saute pour la Reine du Sabbat ! Alors, voilà que le cheval blanc aux quatre sabots d’or semble retourner aux étoiles d’où il est tombé tout à l’heure… Il n’a fait qu’un bond… un prodigieux bond… et le mur infranchissable est franchi, puis l’apparition s’évanouit… cependant que derrière elle, tous les souffles de la Forêt-Noire murmurent en gémissant : Maman ! Maman !