I – LES SAINTES-MARIES-DE-LA-MER

Les Saintes-Maries-de-la-Mer. Un pays, un village qui s’appelle les Saintes-Maries-de-la-Mer. Ce nom est long, lent, onctueux et charmeur comme une prière. Et c’est vrai qu’il existe, dans la solitude immense des marais insalubres et des sables sans fin, dans une contrée désolée, très loin du monde, un petit village de pêcheurs surgi, on ne sait par quel miracle, de la lagune mouvante, un petit village qui s’appelle les Saintes-Maries-de-la-Mer !

Sur cette grève de la Camargue, l’histoire ou la légende – c’est souvent la même chose – nous apprend que la troupe très sainte des Maries fut jetée par la tempête. Les gentils les avaient chassées d’Antioche, embarquées, vouées à l’infortune des flots. C’étaient les femmes qui avaient pleuré Jésus, les parentes du Christ qui avaient gémi au pied de la croix, et le Golgotha était encore plein de leur douleur.

Marie Jacobé et Marie Salomé habitèrent donc ce lieu, et avec elles leur servante qu’elles avaient amenée de Judée et qui s’appelait Sarah, celle qui devait devenir la patronne des bohémiens. Un autel leur fut dressé dans ce désert, et à cause de cet autel, il arrive que ces mornes solitudes sont parfois étrangement peuplées.

Ainsi, en ce jour où le doux soleil de mai dore les sables et se reflète au miroir des étangs argentés, regardez !

Voici, sur les routes qui viennent de tous les points de l’horizon, une étrange et innombrable procession de véhicules bizarres, de pataches préhistoriques, de roulottes de toutes nuances, de toutes formes, de toutes dimensions, entourés d’un peuple poussiéreux, coloré, de nomades, de bohémiens, de tziganes accourus de toutes les directions, parlant toutes les langues, tous les patois, tous les charabias, qui à pied, qui à cheval ; et tout cela se meut, s’allonge, s’arrête, repart à nouveau le long des routes, dans un ordre relatif, mais dans un grouillement étonnant de splendeur et d’ignominie, d’ombre et de lumière. Gitanes d’Espagne, gypsies d’Angleterre, zingaris d’Italie, zigenner d’Allemagne, ciganos de Portugal ; tous les types et tous les métiers de la route, tous nos bohémiens chaudronniers, vanniers, musiciens, maquignons, marchands de bonne aventure, maraudeurs et tire-laine, tous les romanichels de la terre, les romichals, les cigains, comme ils disent, sont là représentés : les uns beaux comme des demi-dieux ; les autres dégénérés, monstrueux, tirant des bénéfices quotidiens de leurs anomalies physiques ; des jeunes femmes aux yeux de cigale, rayonnantes de toute la beauté orientale, au teint doré par les soleils d’Asie ; de vieilles sorcières au menton de galoche, tireuses de cartes, habituées du sabbat, magiciennes qui ont recueilli toute la laideur, toute la vieillesse, toute la saleté humaines, et en tête desquelles, accroupie en silence sur le siège de sa hideuse baraque roulante, derrière une boiteuse haridelle, Giska, « la paysanne de la Forêt-Noire », allonge son profil d’enfer…

Mais que se passe-t-il tout à coup ? Pourquoi cet arrêt brusque de toutes les colonnes en mouvement ? Pourquoi ces bras en l’air ? Ces cris, ces clameurs sauvages et suraigus ? Pourquoi ces cavaliers se dressent-ils sur leurs étriers, avec des gestes de fous sous les cieux embrasés ?

C’est que là-bas, tout à l’horizon, le peuple des nomades a enfin aperçu, debout sur les eaux, la basilique sacrée, l’église des Saintes-Maries-de-la-Mer, temple saint de la légende, la maison de sainte Sarah, vieille de plus de mille années, et qui, toute droite encore, les regarde venir, eux, ses enfants chéris, les fils de la Poussière, les maîtres de la Route… Et les clameurs redoublent ! Hosannah ! Sarah ! Sarah ! Sarah ! Sarah ! la mère des bohémiens ! Elle les attend tous, là-bas, dans la crypte profonde… la sainte d’entre les saintes, celle que tous les délégués de tous les bohémiens de la terre viennent visiter et prier, celle qui tous les cinq ans leur donne un roi, le grand chef de la Terre en marche, le grand Coesre ! Celui qui porte le fouet en sautoir et qui flagellera le monde !

Les troupes exaltées se sont remises en route. On excite les chevaux fourbus, les cavaliers bondissent, le peuple en haillons des femmes et des enfants court dans la poussière, et toutes les mains sont tendues vers l’apparition… là-bas…

Des étrangers, attirés par la curiosité de ce spectacle, sont venus pour assister aux fêtes et sont allés aux portes du village, au-devant des nomades. Au premier rang de ces étrangers, se tient un homme d’un certain âge, que quelques bohémiens saluent au passage, de son nom : M. Baptiste.

C’est une figure bien simple et bien triste que celle de ce M. Baptiste. Oh ! il est connu aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Depuis des années il revient toujours au moment des fêtes, et il ne faut pas croire que ce soit uniquement par curiosité. Il y trouve son intérêt. C’est lui qui, à ces dates fixes, raccommode toute l’horlogerie des romanichels. Ceux qui ont des montres qui ne marchent plus attendent d’être arrivés aux Saintes-Maries-de-la-Mer pour les confier à M. Baptiste, qui est un habile homme. Du reste, quand on le regarde, on devine bien au premier coup d’œil à qui on a affaire. Il n’y a qu’un horloger pour porter cette espèce de blouse noire-là, et fixer toutes choses de si près, avec ce mouvement de myope et aussi cette attention soutenue et tout à coup immobile. Quand il observe les gens, ses petits yeux tristes et inquiets semblent s’approcher des visages pour les fouiller ride à ride et y découvrir quelque chose qui s’y cache, comme lorsqu’il fouille pièce à pièce dans ses rouages pour y trouver « ce qui fait que ça ne marche pas ». Et certainement il y a quelque chose qui ne va pas suivant les désirs de M. Baptiste, car le voilà bien nerveux au fur et à mesure que les groupes défilent.

La muette et inquiète investigation à laquelle se livre M. Baptiste ne l’empêche pas de traîner derrière lui, par la main, comme s’il avait peur qu’il ne s’échappât, un bien étrange et long, bien long jeune homme, dont les habits étriqués (un complet jaquette à carreaux, tout neuf) le vêtent trop court, dont le pantalon s’arrête haut au-dessus des chevilles. La tête de ce jeune homme, qui offre un curieux mélange de naïveté et de malice, le tout fort emmêlé de cheveux filasse, se balance avec candeur au-dessus du commun des mortels. Ce jeune homme est certainement l’un des plus longs et des plus secs jeunes hommes connus ; il se laisse docilement conduire par M. Baptiste. Il semble prendre plaisir à tout et même à des riens du tout.

Ainsi, il s’est penché tout à l’heure, avec ravissement, sur trois culs-de-jatte qui passaient et il a paru enchanté de pouvoir étudier de si près leur structure avortée. Une femme à barbe avait excité ensuite son intérêt. Mais en cette minute agréable où son maître le traite, sans qu’il sache absolument pourquoi, de gibier de potence, toute son attention est retenue par l’apparition assez lointaine encore, tout à fait en bordure de la caravane, d’un petit point qui marche. Oh ! c’est épais comme une mouche. Et puis cela grossit naturellement, mais, chose extrêmement curieuse, cela grossit surtout en largeur.

Et c’est arrivé à quelques pas de Jeannot, ça ne mesure guère, des pieds à la tête qui est énorme, plus de soixante-deux centimètres ; mais ça s’étale d’une jambe à l’autre d’une façon étonnante ; le buste tout court est plus large que haut, et les épaules s’allongent horizontalement, pour laisser pendre, à angles droits, deux bras dont les petits poings balayent la terre avec nonchalance.

– Bonjour, monsieur Magnus ! fait Jeannot, en soulevant timidement sa petite casquette. Me reconnaissez-vous ?

– Si je vous reconnais, mon petit Jeannot ! répond le phénomène avec une belle et puissante voix de basse. Si je vous reconnais ! Vous n’avez pas beaucoup changé !

Et il lui tend la main. Jeannot, qui a une main libre, en profite pour serrer l’une des mains de M. Magnus avec émotion. Et pendant que M. Magnus et Jeannot se serrent ainsi la main… il y a encore deux petits poings qui appartiennent à M. Magnus et qui continuent de balayer la terre avec nonchalance… Car M. Magnus a trois bras mais ce troisième bras, M. Magnus ne le montre que dans les grandes circonstances, pour vingt-cinq centimes les jours de représentation, et pour rien quand il rencontre un véritable ami ! Dans ce dernier cas, c’est avec la troisième main « qu’il la lui serre ».

À l’ordinaire, le troisième bras, qui prend son origine par derrière l’omoplate gauche, se dissimule sous le vêtement, la main passée dans le gilet, selon le geste cher au grand Napoléon. M. Magnus est bien connu du monde entier sous le nom du Nain parallélépipède à cinq pattes. Il est illustre. Jeannot est tout rouge du bonheur d’avoir été reconnu par cette illustration.

Il balbutie :

– Hélas ! non, monsieur Magnus, je n’ai pas beaucoup changé depuis cinq ans. Je n’ai réussi à grandir que de cinq centimètres, ce qui ne fait qu’un centimètre par an et qui me donne en tout deux mètres trente-deux.

– Ça n’est déjà pas mal, répliqua M. Magnus d’un ton consolateur. J’espère qu’on se reverra.

– Oh ! oui, monsieur Magnus !

Le nain salue M. Baptiste de l’une de ses mains gauches, et continue son chemin.

Jeannot soupire :

– Je n’étais pas fait pour être horloger…

Quant à M. Baptiste, il n’a prêté aucune attention à la scène de Jeannot et de Magnus. Son regard ne s’est éclairé un peu qu’en apercevant la roulotte de l’antique Giska, la paysanne de la Forêt Noire. La sorcière, de son côté, a aperçu M. Baptiste et a remué son menton d’une certaine façon qui a paru satisfaire l’horloger. Et M. Baptiste traînant toujours Jeannot par la main, s’est mis à suivre la roulotte. À ce moment, les cris redoublent en tête de la caravane. Cela vient de la place de l’Église. Chacun s’y précipite, s’y entasse, s’y étouffe. Le peuple des nomades a enfin atteint le seuil, la Pierre Promise.

Une grande joie est répandue sur tous les visages. Ils sont arrivés. Demain, on leur ouvrira les portes du sanctuaire, et tous, ils oublient les chemins parcourus, tous les romani, même ceux qui sont venus de très loin et qui traînent à leurs souliers d’osier la poudre des deux mondes… Ceux qui ont accompli les premiers rites, les premières prières, accompagnées de signes incompréhensibles aux profanes, font place à d’autres, et s’en vont procéder à leur hâtive installation en attendant les cérémonies du lendemain{3}. Des tentes se dressent partout, sur les places, sur la plage, dans la plaine.

Des forains dressent déjà leurs baraques pour les fêtes qui suivent les cérémonies religieuses et l’élection du roi. Des feux s’allument, çà et là, sous les chaudrons pendus à trois bâtons en faisceau, et qui contiennent la soupe du soir. De la marmaille demi-nue souffle sur les charbons ardents, tandis que les premiers des tribus se réunissent au bord de la mer, s’accroupissent en cercle et parlementent déjà autour de l’événement attendu…

… attendu depuis cinq ans…

… Car depuis cinq ans les romichals n’ont point de chef. Un signe mystérieux venu d’en haut leur a ordonné d’attendre. Et toutes les bandes accourues, il y a cinq ans aux Saintes-Maries-de-la-Mer s’en étaient retournées et s’étaient dispersées aux quatre coins du monde sans le mot d’ordre suprême qui fait les cigains joyeux et pleins d’espoir.

Qui donc leur aurait donné alors le mot sacré, puisque leur grand coesre, le dernier élu de sa race, était mort, disait-on, assassiné, et qu’ils avaient reçu l’ordre de sainte Sarah d’attendre pendant cinq ans un nouveau maître ? Hélas ! hélas ! l’insigne du commandement, le fouet du grand-coesre avait été laissé à la garde des Saintes-Maries, sur la pierre du tombeau de sainte Sarah, au fond de la crypte sacrée. Mais aujourd’hui, l’heure est venue ! L’heure où la main du maître inconnu va saisir le fouet aux acclamations de son peuple et en faire cingler la mèche déchirante.

Autour des chefs des tribus assemblées, sur la plage, on fait un large cercle de mystère et de silence. Les étrangers n’ont point le droit de savoir ce qui se dit là-bas… Il y en a de ces étrangers, foi de tziganes !… qui voudraient en savoir plus long que les tziganes eux-mêmes qui, eux-mêmes, ne sauront rien avant que les délégués de tous les romanis de la terre soient sortis de la crypte mystérieuse où ils s’enfermeront pendant trois jours. Que se passe-t-il pendant ces trois jours-là ? Quand ils se seront glissés par la petite porte, quasi dérobée, derrière l’église, dans le vaste souterrain habité par le souffle de sainte Sarah, à quelles pratiques millénaires se livreront-ils ? Les gens du pays racontent qu’hommes et femmes vivent là dans une terrible promiscuité et qu’il se passe dans cet antre des choses tellement effrayantes que la terre gémit comme une femme enceinte et que les pierres de l’église en tremblent jusqu’au troisième dimanche. Oui, pendant trois jours, les cigains ne voient pas la lumière du soleil, et nul ne communique avec eux.

Quels rites bizarres et prodigieux célèbrent-ils au milieu de la fournaise des cierges embrasés ? Quelles paroles de mystère et de cabale sont échangées par les chefs ? Quels signes sacrés, venus à travers les âges, dessine-t-on sur les murs ? Quelle écriture de ténèbres, quel mot de lumière relie soudain les descendants de cette race magnifique et maudite qui prétend savoir l’avenir du monde ?

– Oh ! mon Dieu ! gémit Petit-Jeannot dont la main était toujours retenue dans la solide main de M. Baptiste. C’est moi qui voudrais les voir les mystères de la Crypte !

Mais M. Baptiste, toujours préoccupé, n’entendait pas Petit-Jeannot. La nuit venait. Il regagna avec son apprenti la vieille masure délabrée et abandonnée qu’il louait toujours à l’extrémité du village, du côté opposé à celui où étaient campés les romanichels et sur le bord même du rivage de la mer. Comme il y arrivait, il trouva debout, devant sa porte, un homme aux vêtements en lambeaux et qui portait sur ses épaules un gros bissac. L’homme était couvert de sueur et de poussière. À l’approche de M. Baptiste, il dit en soulevant un feutre lamentable :

– L’heure rouge approche !

M. Baptiste laissa échapper aussitôt un gros soupir, et Petit-Jeannot vit bien que tout le souci dont son front était chargé depuis deux jours avait disparu du coup. Alors il en fut intrigué et regarda de plus près l’homme au bissac. Il ne lui trouva pas l’air « catholique », mais plutôt une drôle de tête de Turc. « C’est une espèce de mécréant ! » se dit Petit-Jeannot. L’homme entra dans la maison sur un signe de M. Baptiste.

M. Baptiste s’était enfermé avec l’homme dans une petite pièce, laissant Jeannot au milieu de toute l’horlogerie, dont la première salle était encombrée. Le jeune homme était fort curieux de sa nature, et, comme aussi il était fort grand, il n’eut même pas à monter sur un escabeau pour apercevoir par le truchement d’une petite lucarne intérieure ce qui se passait de l’autre côté du mur. Il ne fut pas peu stupéfait d’apercevoir « l’espèce de mendiant » prosterné devant son maître et lui embrassant les genoux. M. Baptiste le releva avec une grande émotion apparente et lui adressa quelques paroles que Petit-Jeannot n’entendit point, mais qui lui semblèrent faire une grande impression sur l’étranger. Celui-ci leva les yeux au ciel, puis se prit à faire un long récit que M. Baptiste écoutait dans le plus parfait silence.

L’horloger s’était assis, les coudes à une petite table, et s’était mis la tête entre les mains. Quand « le mendiant » eut fini de parler, M. Baptiste releva la tête et Petit-Jeannot vit qu’il avait les yeux pleins de larmes ; tout en pleurant, il tendit les mains vers le bissac de l’étrange voyageur, et, s’en étant emparé, en vida le contenu sur la table. Il n’y avait là que des papiers qui devaient être fort précieux à en considérer les magnifiques cachets de cire qui les scellaient pour la plupart. M. Baptiste se leva, embrassa « le mendiant », et Petit-Jeannot n’eut que le temps de regagner sa place. Son maître conduisait déjà son visiteur au seuil de sa demeure. Puis, sans prêter aucune attention à son apprenti, M. Baptiste retourna s’enfermer dans la petite pièce.

Jeannot, s’étant assuré que son maître était très occupé à dépouiller le volumineux et mystérieux dossier qu’on venait de lui apporter, sortit doucement de la maison et descendit sur la grève, il s’assit sur un tertre, et, dans la nuit commençante, se prit à rêver. Et il était parti, ma foi, pour des pensées si vagues et si lointaines, qu’il ne prit point garde à quelques ursari (dompteurs d’ours) qui passèrent en traînant leurs bêtes velues aux ombres dandinantes. Autour de lui, la nuit se peuplait de silhouettes fantasques, grotesques ou monstrueuses. Une sorte de gigantesque araignée de mer sortit de l’ombre et gravit en rampant la rampe sablonneuse sur laquelle Jeannot était assis. Elle marchait dans un tel silence qu’on ne l’entendait point se déplacer. Ses cinq pattes supportaient une carcasse étrange et quadrangulaire.

L’araignée fut bientôt tout près de Jeannot qui n’avait pas fait un mouvement. Et de dessous la carcasse sortit une tête énorme et barbue et tout à fait phénoménale pour une araignée de mer, car on n’ignore pas que les araignées de mer, si grosses soient-elles, n’ont point de tête. Or celle-ci avait donc une tête dont les yeux tout ronds brillaient comme de l’acier. La tête s’allongea, se dressa devant Jeannot immobile, comme si elle allait le dévorer, et tout à coup s’en vint reposer tranquillement sur ses genoux.

– Oh ! fit Jeannot, qui fut surpris une seconde… Vous m’avez fait peur, monsieur Magnus !

– Pourquoi es-tu triste, Jeannot ?

– Parce que je ne suis point fait pour être horloger.

– Et pour quelle chose es-tu né, Jeannot ?

– Pour être phénomène, monsieur Magnus : j’ai deux mètres trente-deux. Je suis si maigre que je peux me cacher dans un tuyau de poêle ; je suis tout naturellement disloqué ; je cours comme un lièvre, et je me suis appris à remuer les oreilles comme un lapin.

– Il faut le dire à tes parents, Jeannot.

– Ah ! je leur ai déjà dit. Mais ils veulent que je sois horloger. Ils m’ont mis en apprentissage chez M. Baptiste, qui est très bon pour moi, mais qui ne me laisse aucune liberté. Il craint toujours que je ne me sauve et que je ne l’abandonne pour suivre les bohémiens.

– Comment connais-tu le romani ? Qui t’a appris cette langue ?

– Eh ! j’avais cinq ans quand j’ai été volé, mon bon monsieur Magnus.

– Les bohémiens t’ont volé à tes parents ?

– Non, ce sont mes parents qui m’ont volé à des bohémiens !

– Oh ! fit M. Magnus, ça, c’est grave ! Mais ton père et ta mère, c’est pas ton père et ta mère ?

– Mais non. Moi, je ne leur suis rien à ces gens-là. Ils m’ont volé dans une foire, parce qu’ils avaient envie d’un gosse, et que je leur avais plu, sans doute par ma gentillesse ; et puis ils m’ont adopté. Et depuis ce temps-là, ça n’a été que des embêtements ! Il a fallu aller à l’école, et puis ç’a été l’horlogerie… Ils m’ont fait aussi enfermer dans une maison de correction parce que je courais toujours après les roulottes, et que je ne voulais plus rentrer chez nous. Mais ils n’ont pas pu me garder dans la maison de correction.

– Pourquoi ?

– Parce que je m’en échappais toujours. Moi, je glisse partout comme un serpent.

– C’est vrai que tu peux te cacher dans un tuyau de poêle ?

– Pourvu qu’il soit long… Mais il n’a pas besoin d’être tout droit ; il peut être replié comme on veut, je me replie comme lui.

– C’est bien ! Pourquoi restes-tu alors chez l’horloger ?

– Je l’aime bien. C’est un homme qu’a un gros chagrin qu’on ne sait pas lequel et puis il m’a dit qu’il était l’horloger des bohémiens, et il a besoin de moi à cause de la langue romani. Ça m’a fait prendre patience… Mais j’en peux plus !

– Qu’est-ce que tu vas faire ?

– Je voudrais descendre dans la crypte, comme un vrai romani, et y voir les mystères…

– Si tu fais ça, tu te feras tuer.

– Non, car je suis un romani et votre roi sera mon roi. Vous qui savez tant de choses, monsieur Magnus, savez-vous pourquoi on est resté cinq ans sans roi ?

– Les anciens disent que sainte Sarah a laissé grandir le dernier descendant du dernier Grand Coesre qui a été assassiné et qui sera vengé : il s’agit d’un jeune homme qui, paraît-il, s’appelle Rynaldo… On en parlait beaucoup hier soir dans les conseils des tribus…

– C’est lui qui sera nommé grand coesre ?

– Si Sarah le veut…

– Moi, je veux le voir ! Je veux être là quand il viendra dans la crypte…

– Il ne suffit pas d’être romani pour assister aux mystères du grand-coesre… Tu pourras adorer sainte Sarah, mais tu ne pourras pas assister aux mystères du grand coesre… On te fera sortir…

– Et vous, monsieur Magnus, vous y assistez ?

– Mais oui !

– Qu’est-ce qu’il faut pour ça ?

– Il faut une montre comme ça !

Et M. Magnus, cessant de faire l’araignée de mer, se releva tout droit sur ses deux jambes ; il apparut en une pose convenable, c’est-à-dire en nain parallélépipède à cinq pattes. De sa deuxième main gauche, il alla fouiller dans la poche de son gilet et exhiba une montre à Petit-Jeannot. L’apprenti horloger ne put retenir une exclamation.

– Oh ! fit-il, j’en ai vu des montres comme ça ! Je sais ce qu’il y a d’écrit dessus… Et bien qu’il fasse noir comme dans un four, je vais vous en dire l’inscription :

À deux heures

Et quart

Comme à toute heure

Que Jésus

Soit dans ton cœur !

Le nain sursauta sur ses pattes de derrière.

– Où as-tu vu de ces montres-là, Petit-Jeannot ?

– Chez M. Baptiste. À un moment, il y en avait tout plein une salle, sur tous les murs. Elles sonnent toutes midi à deux heures et quart, n’est-ce pas ?

– On ne peut rien te cacher, Jeannot.

– Non, rien. Ainsi M. Baptiste a voulu me cacher qu’il avait des montres comme ça ; mais moi, j’ai fini par me faufiler dans le cabinet noir où il les avait pendues.

– Et il n’en a rien su ?

– Ma foi, non !

– Tant mieux pour toi, Jeannot… Et il y a longtemps que tu as vu ces montres-là ?

– Cinq années passées, au moins, avant que je vienne ici pour la première fois, où j’ai fait votre connaissance.

– C’est donc ça, reprit Magnus pensif, en se grattant le menton de ses trois index, c’est donc ça que M. Baptiste est l’horloger des fils de la femme ?{4}

– Qu’est-ce que vous me conseillez de faire, monsieur Magnus ?

– Moi, je te conseille d’aller te coucher… Ah ! encore un mot, Petit-Jeannot… Si, par hasard, tu avais envie de raconter à un autre qu’à moi l’histoire des montres… eh bien, un conseil… Tais-toi ! Adieu, Jeannot !