VI – LE COURRIER DE SCHAFFHOUSE
M. Paumgartner était furieux.
– Le diable emporte l’animal ! fit-il en s’asseyant. À voir ces gens-là, ne dirait-on pas que le Val-d’Enfer leur appartient !
Ces gens-là, c’était évidemment Martin et Mathias, que le marchand de jouets mettait dans le même sac. Il se fit servir une chope. Alors il constata qu’autour de lui ses compagnons de route étaient silencieux.
– Qu’avez-vous donc ? leur demanda-t-il. C’est-y parce que le Mathias a raconté « du Jacques Ork » au marchand de parapluies ?
Maître Frédéric II, qui était monté sur une chaise pour détacher d’une solive une bottelée d’oignons, dit :
– Dame ! C’est point une affaire qu’a porté bonheur au pays, bien sûr !
M. Paumgartner se retourna.
– C’est-y à cause du duc Karl que vous dites ça, maître Frédéric ? demanda-t-il brutalement. Faudrait s’expliquer…
– Vous êtes donc son frère ou son cousin ? émit Frédéric, goguenard.
– Ni son frère ni son cousin, mais mon frère de Vienne est un loyal sujet de Sa Majesté, vous entendez bien, maître Frédéric, et j’en ai assez d’entendre de vieux hiboux cracher sur la famille du très vénéré empereur François.
– Eh ! maître Paumgartner, calmez-vous ! Le trône d’Austrasie n’est pas en danger parce qu’on parle de Jacques Ork dans son pays…
– Puisque vous dites qu’il ne lui a point porté bonheur, pourquoi n’avez-vous pas fait taire le Mathias tout à l’heure ?
L’aubergiste répondit flegmatiquement, en descendant de sa chaise et en jetant la botte d’oignons à la servante :
– Je ne fais taire personne, parce que c’est le droit de chacun de dire ici ce qui lui plaît, autour de mes chopes, pourvu qu’on me les paye.
– D’abord, qu’est-ce que c’est que ce marchand de parapluies qui s’est mêlé tout à l’heure de ce qui ne le regardait pas ? reprit M. Paumgartner. Et où est-il passé, c’t’animal ?
– Vous désirez me parler ? fit une voix derrière lui. Le Paumgartner se retourna.
– Ah ! c’est vous ! fit-il.
Il venait de reconnaître le marchand de parapluies qui était rentré dans l’instant.
– Oui, c’est moi, répondit l’autre, et si vous êtes bien aise de me revoir, c’est tant mieux, car vous avez une figure qui me plaît, monsieur Paumgartner, de Fribourg.
Sans répondre, Paumgartner tourna le dos à son interlocuteur. Mais celui-ci ne se démonta point pour si peu. Il fit le tour de la table et vint se placer juste en face du négociant de Fribourg. Il s’appuya d’un poing à la table et, se penchant sur le marchand de jouets :
– Monsieur Paumgartner, dit-il le plus tranquillement du monde, j’ai connu beaucoup votre neveu Victor.
À cette simple phrase, M. Paumgartner pâlit.
– Où donc avez-vous connu mon neveu ?
– Vous permettez que je m’assoie à côté de vous, mon cher monsieur Paumgartner ? J’ai connu votre neveu, monsieur Paumgartner, à Paris, il y a de cela bien longtemps… mettons une quinzaine d’années. À ce moment, j’étais à Paris pour mon commerce et, comme beaucoup de mes compatriotes, je fréquentais au « Rendez-vous des bons compagnons de la bière de Pilsen ». C’est là que j’ai fait connaissance aussi de ce cher M. Arnstein, le tapissier de Sa Majesté, que je viens à l’instant de mettre dans sa berline.
– Ah ! ah ! vous connaissez aussi M. Arnstein ? fit M. Paumgartner qui se remettait peu à peu.
– Oui ! Un marchand de parapluies ambulant, s’est appelé à connaître beaucoup de monde. C’est donc dans les caves du Palais-Royal que j’ai connu jadis ce brave Victor. Il paraissait s’ennuyer ferme dans les caves humides et enfumées de son père… car, monsieur Paumgartner, puisque j’ai connu votre neveu chez son père, il se trouve que je connais aussi votre frère.
– Mon frère est connu de beaucoup de monde, monsieur. Il tient le plus grand café de Vienne.
– Oui. Mais, à ce moment, il tenait la petite brasserie de Paris. Monsieur Paumgartner, pourriez-vous me dire… (il lui demanda cela tout bas, en se penchant à son oreille) pourriez-vous me dire ce qu’est devenu votre neveu ?
Le négociant se tourna à demi vers Franz Holtzchener et considéra avec effroi ce pauvre marchand ambulant qui s’était assis à côté de lui avec tant d’assurance.
– Qui êtes-vous, vous qui me posez de pareilles questions ? lui demanda-t-il, si bas que Franz Holtzchener fut seul à l’entendre.
Alors le marchand de parapluies mit son coude sur la table et présenta à Paumgartner la paume de sa main de telle sorte que seul celui-ci pouvait voir ce qui se trouvait dedans. Il n’y eut point plutôt jeté un coup d’œil que le négociant devint plus pâle encore si possible.
– Oh ! murmura-t-il, j’aurais dû m’en douter. Mais c’est tout de même bien imprudent ce que vous faites là, monsieur Franz Holtzchener ! Croyez-moi, je vais vous donner un bon conseil : allumez votre pipe et allez la fumer sur la route en attendant le départ de la diligence et quittez ce pays pour n’y plus revenir jamais !
– Où descendez-vous à Todtnau ? fit Holtzchener en sifflotant et en jetant un regard oblique à son homme.
– À « l’Aigle » !
– Vous y resterez longtemps ?
– Deux jours. Et maintenant, je n’ai plus rien à vous dire, monsieur Holtzchener. Je suis un brave négociant en jouets qui ne sait rien. Ne faites pas fausse route.
Holtzchener parut impressionné de cette insistance avec laquelle l’autre l’incitait à changer de route. Il attendait un tout autre effet de sa manœuvre de tout à l’heure quand il lui avait montré la paume de sa main. Il tenta un coup :
– Votre neveu et Jacques Ork ont disparu dans le même temps. Ils reviendront peut-être ensemble.
Le coup avait porté. Le négociant de Fribourg saisit le bras de son interlocuteur, qu’il serra nerveusement.
– Assez ! Assez ! Jacques Ork est mort… Les morts ne reviennent pas !
(Ceci fut dit par Paumgartner avec un tel sentiment d’épouvante glacée qu’on eût pu croire que le fantôme de l’archiduc venait soudain de lui apparaître.)
Frédéric II avait dû entendre quelques mots de la conversation, car il ne se gêna pas pour dire tout haut :
– Oui, oui ! Jacques Ork est mort en Amérique. Et puis tout cela, n’est-ce pas ? devait mal finir. L’empereur avait maudit son mariage.
Franz Holtzchener demanda à boire.
– C’est une malédiction qui n’a point porté bonheur non plus à l’empereur ni à la famille impériale, prononça-t-il en regardant en dessous le Paumgartner.
Quelques-uns dirent : « C’est vrai ! » Et le vieux vin du Rhin aidant, on commença, entre soi, qui à voix basse, qui à voix haute, d’évoquer les catastrophes domestiques qui avaient mis en deuil la cour d’Austrasie. Et pendant que, devenu subitement muet, M. Paumgartner écoutait avec une angoisse de plus en plus évidente ce qui se disait autour de lui, Franz Holtzchener jetait de l’huile sur le feu :
– C’est ce que nous disons en haute Austrasie, où on aimait beaucoup Jacques Ork. Depuis la disparition du malheureux archiduc, tout ce qui a connu Jacques Ork, tout ce qui l’a approché est voué à des malheurs certains.
Généralement, dans la société, on plaignait l’empereur François. On était d’accord pour déclarer qu’il n’avait point mérité du ciel une si triste et si sombre vieillesse. Et à ce propos, c’étaient, autour du trône d’Austrasie, des récits sinistres. C’étaient des surprenantes histoires d’amour… de la passion et du sang… le scandale entrant dans la chambre à coucher des rois et des princes… des filles de l’empereur, après quelques années de mariage, fuyant le domicile conjugal, celle-ci avec un professeur de piano, celle-là avec un sous-officier… la porte des maisons de santé se refermant sur la princesse de Prague et sur la comtesse de Bregentz… ensuite les malheurs de Marie-Sylvie et les coups terribles qui avaient frappé sur les marches du trône, éclaircissant les rangs des successeurs possibles à la couronne impériale puisque l’archiduc héritier Adolphe restait sans enfant.
Mais, plus particulièrement, la majesté impériale avait été touchée par les deux derniers malheurs. Ç’avait été l’archiduc Paul qui, abandonnant subitement tous ses droits, s’était enfermé dans un monastère, chaussant la sandale des franciscains… par désespoir d’amour et emportant son secret. Car on racontait que l’empereur, étreignant son fils sur sa poitrine et le couvrant de ses larmes, l’avait supplié de lui dire le nom de celle qu’il aimait, lui promettant son consentement au mariage, même si cette femme appartenait à la plus humble classe de la société, pourvu qu’elle fût digne de son cœur ! L’archiduc Paul n’avait répondu à d’aussi augustes larmes que par ces mots :
– Adieu, mon père ! Je vais prier pour vous !
Et il disparaissait dans un cloître perdu, au fond des monts du Tyrol. L’empire, le monde entier savaient cela. Et puis, après l’archiduc Paul…
– Après l’archiduc Paul, fit la petite voix aigrelette de Franz Holtzchener, ç’a été le tour de…
– Jean II de Styrie !
Ce nom fut lancé d’une si bizarre façon, par une voix à l’accent étranger, que tout le monde se retourna. C’était Petit-Jeannot qui venait de parler. Il en paraissait lui-même, du reste, fort étonné. Mais la conversation était déjà repartie à la remorque de ce Jean II de Styrie, frère de l’empereur, sur lequel un garde-chasse avait tiré comme sur un lapin. On avait raconté ensuite une histoire d’accident… mais le garde avait une jolie femme ! Depuis cette époque, l’humeur de l’empereur n’avait fait que s’assombrir.
– Après Jean II, il faut espérer que la liste est close ! Assez de deuils, assez de larmes ! fit Frantz Holtzchener, en vidant son verre et en ayant l’air de penser à autre chose.
Mais cette attitude négligente fit soudain place à l’intérêt le plus vif et le moins dissimulé, quand la même voix qui s’était fait entendre tout à l’heure résonna à nouveau :
– Après Jean II, Marie-Louise !
C’était encore Petit-Jeannot… le même Petit-Jeannot ahuri, stupéfait d’avoir parlé. Il y eut une rumeur. On le regarda avec hostilité et aussi avec effroi. Qu’est-ce qu’il voulait dire, celui-là ? Pourquoi Marie-Louise ? Pourquoi le nom de la fille aimée de l’empereur ? Et Franz Holtzchener, plus particulièrement, avait été frappé par l’interruption de Jeannot. Il cessa de se balancer sur sa chaise, retrouva vite son équilibre, sauta sur ses pieds et dit :
– Quoi ? Qui est-ce qui a prononcé ici le nom de Marie-Louise ? (Et il dit cela dans le plus pur français.)
Petit-Jeannot, qui jusqu’alors avait entendu parler allemand, en fut si étonné qu’il dit :
– Eh bien ! qu’est-ce qu’il me veut, celui-là ?
– C’est vous, lui demanda Holtzchener, c’est vous qui avez dit : Marie-Louise ?
– Est-ce que je sais, moi ? Qu’est-ce que ça peut vous faire, monsieur ?
Franz Holtzchener semblait avoir oublié son rôle. Où donc était le misérable marchand de parapluies de tout à l’heure ? Sa voix était changée, sa taille s’était redressée.
– Vous êtes Français tous trois ? demanda-t-il en s’adressant au jeune homme et aux institutrices.
– Et vous ? demanda effrontément Petit-Jeannot, vous ne vendez donc plus de parapluies ?
Franz Holtzchener, rappelé à lui-même par cette phrase naïve, éteignit l’éclat de son regard. Mais, à ce moment, la porte s’ouvrit brutalement et un homme en uniforme, tout botté, le front couvert de sueur, fit son entrée.
– Le courrier de Schaffhouse ! s’écria M. Frédéric.
– À boire ! demanda le courrier. Vite ! Tenez, maître Frédéric, pour vous ! (Et il lui jeta un sac de dépêches.) Allons, allons, mes chevaux !
Maître Frédéric était déjà dehors. En passant près du courrier, il lui dit :
– Il y a quelque chose de grave ?
– Un peu ! Vous ne savez pas encore ? Les journaux de Constance racontent tout ! La moitié de la Bohême est soulevée et la princesse Marie-Louise est morte hier soir dans les bras de l’empereur !
– Marie-Louise, morte ! s’écria-t-on de tous les coins de la salle.
– Oui, morte empoisonnée !
Et le courrier sortit, bondit en selle et partit dans la direction de la tour Cage-de-fer de Neustadt.