Régina (qui avait maintenu de ses petits poignets de fer Karl le Rouge à son côté), avait veillé en personne à l’exode précipité de tous les princes et princesses qu’entraînait loin de la tour Cage-de-Fer de Neustadt la fuite effarée du vieil empereur. Elle était si belle de dignité calme et de conscient courage au centre de cette peur contagieuse que le duc de Bramberg, dont toute la pensée du reste tendait, comme celle des autres, à imaginer les moyens les plus rapides de s’éloigner de ce château de malheur, trouva le temps de l’admirer. Enfin le dernier invité était parti. Et la voiture commandée en sous-main par Karl le Rouge s’avança.
– Qu’est-ce que cela ? demanda Régina.
– Notre voiture, mon amour ! répondit Karl.
– Vous me quittez donc, duc de Bramberg ?
– Moi, vous quitter ? À quoi pensez-vous, Régina ? Je vous emporte, voilà tout. N’êtes-vous pas mon bien ? Et l’empereur n’a-t-il pas dit : « Fuyez ! »
– Partez donc, seigneur Karl ! Moi je reste ! Et je laisse fuir les lâches !
– Régina ! s’écria le duc dont le front se couvrit instantanément d’une rougeur éclatante… Vous croyez donc que j’ai peur ?
– Oui, je crois que vous avez peur, peur d’une ombre et d’une horloge. Vous avez si peur que vous ne savez pas de quoi vous avez peur ! comme tous ceux qui ont fui… comme l’empereur lui-même, qui s’était effondré devant on ne sait quelle vision de son imagination en délire ! Car, moi aussi, bien souvent, j’ai regardé par le trou de la serrure dans la chambre de la Douleur, et je n’y ai jamais rien vu et il n’y a lui-même rien vu d’autre que ce que lui a fait voir son épouvante. Mais l’empereur devient fou quand sonnent les douze coups de l’horloge tête-de-mort ! Et vous aussi, seigneur Karl ! vous avez peur de l’horloge !
– Eh bien, c’est vrai, j’ai peur de l’horloge ! avoua Karl en baissant la tête… Vous savez bien que chaque fois que l’une de ces horloges a sonné, elle a amené la mort tragique de l’un de nous ! Vous ne la craignez donc point, vous ?
– Pas celle-là !
– Pourquoi ?
– Parce que celle-là, Karl le Rouge, c’est moi qui l’ai fait faire, et c’est moi qui l’ai placée, de mes propres mains, sous le surtout d’argent, mon cher duc adoré.
Ce disant, elle éclatait de rire.
– Mais pourquoi ? demanda Karl, qui ne comprenait rien à l’attitude de sa femme.
– Pourquoi ? Mais pour les faire fuir tous, mon prince chéri ! Pourquoi ? Pour que nous restions seuls, mon amour ! seuls… tout seuls dans la tour Cage-de-Fer de Neustadt… tout seuls, chez nous !
Et elle lui jeta ses beaux bras blancs autour du cou.
Il admira la prodigieuse astuce de sa jeune femme qui continuait de rire amoureusement et de se moquer. Tout de même, cette astuce-là, qui narguait la mort au nom de l’amour, le faisait frissonner malgré lui. Mais il adorait Régina, et de la voir si audacieuse et si jeune et si ardente et si belle, il oublia tout ce qui n’était point son amour… et il la voulut baiser aux lèvres. Mais elle l’écarta et lui dit :
– Pas ici ! pas devant cette méchante horloge… Viens, Karl. Tu vas voir quel beau nid d’amour je t’ai préparé !
Il la suivit comme un esclave enchaîné jusqu’à l’appartement nuptial… et là, il entra dans la plus belle chambre d’amour qu’on pût rêver. Tout y était clair, jeune et gai ! Tout y appelait l’amour, tout y chantait l’amour ! les fleurs, les tentures, les tapis, les tableaux, et où les attendait le vaste lit d’amour…
Comment, dans ce château où tout était sombre et lugubre, la petite jumelle de Carinthie avait-elle fait pour créer ce coin divin tout éblouissant de lumière et d’amour ? C’était un miracle dont il demeura stupéfait et ravi. Joyeuse, heureuse du bonheur de l’époux et de son étonnement enchanté, Régina referma elle-même la porte de cette chambre divine. Et Karl vint à elle, le front embrasé, une flamme ardente dans les yeux. Il ne trouvait pas un mot à lui dire, mais il sut la prendre dans ses bras. Doucement, elle dénoua son étreinte.
– Pas encore ! dit-elle. Nous ne sommes pas seuls.
Il fut stupéfait d’apercevoir deux femmes, l’une qu’il connaissait, la gouvernante des jumelles, Orsova, qu’il croyait partie avec Tania, et une autre femme qu’il ne se rappelait point avoir jamais vue, bien que son visage présentât parfois une expression qui ne lui était pas tout à fait inconnue.
– À cette heure, où je vais devenir votre femme, mon cher Karl, permettez-moi de recommander à vos bontés celles qui, depuis tant d’années, ont remplacé auprès de moi ma pauvre mère. Celle-ci, que vous connaissez, est Orsova, pour laquelle j’ai la gratitude d’une fille dévouée, et la seconde, que je n’aime pas moins et dont vous avez peut-être gardé le lointain souvenir, est une ancienne femme de ma mère, celle qu’elle appelait la petite Milly.
Karl le Rouge tressaillit à ce nom et parut chercher dans le fond de sa mémoire. Il finit par dire avec négligence :
– Attendez… parfaitement… Milly… la petite Milly… Je me rappelle maintenant… elle accompagnait partout la reine Marie-Sylvie… Mais qu’était-elle devenue ? Il y a bien longtemps que cette petite Milly avait disparu… Je crois même, si je ne me trompe, qu’on l’a assez cherchée… dans le temps.
– Je te raconterai tout cela plus tard, mon amour, dit Régina souriant. En ce moment, va, mon chéri, laisse-moi un instant avec mes deux mamans… J’ai des recommandations à leur faire, ajouta-t-elle avec un rire espiègle et qui sonna faux aux oreilles de Karl le Rouge. Décidément, il ne voyait pas ce que cette petite Milly venait faire ici… Et il lui semblait qu’elle ressuscitait bien mal à propos. Est-ce que cette Milly n’était point à l’ambassade d’Austrasie la nuit de la mort de Réginald ? Mon Dieu ! comme tout cela était loin ! Il fit un geste qui chassait toute autre préoccupation que celle de l’amour, et il poussa la porte de la « lingerie » que lui indiquait en souriant sa jeune femme. Mais il n’eut point plutôt ouvert cette porte qu’il se rejeta d’un bond dans la chambre. Il était si ému qu’il ne répondit pas aux questions étonnées de Régina ; enfin, un peu revenu de son trouble, il dit :
– Il y a quelqu’un dans cette chambre !
– Quelqu’un ? répéta la princesse stupéfaite. Mais ce n’est pas possible, et qui donc serait dans la lingerie ?
Et elle alla voir elle-même à la porte, et puis s’en revint en riant :
– Ah ! comme vous m’avez fait peur, fit-elle. Figurez-vous que je l’avais oubliée, cette pauvre femme. Mon cher seigneur, comme vous voilà pâle ! Il n’y a pourtant pas de quoi. La jeune personne qui est dans la lingerie… eh bien ! c’est ma lingère ! Je lui avais dit de ne point s’en aller avant qu’elle n’en eût reçu l’ordre de moi, et elle m’a attendu… Voilà tout !
Régina se dirigea vers un meuble, y prit une petite boîte d’ébène joliment ornée de nacre et d’argent et revint à Karl le Rouge.
– Tenez, Karl ! c’est vous qui allez réparer mon oubli… prenez cette boîte… Mais qu’est-ce que vous avez, mon ami ? Votre main tremble ! Êtes-vous souffrant ? Non… ce n’est rien… À la bonne heure… Prenez donc cette boîte et portez-la de ma part à la petite lingère… C’est un cadeau que je voulais lui faire le jour de mes noces, car elle a beaucoup travaillé à mon trousseau… et je ne pouvais vraiment la renvoyer sans lui donner un souvenir de moi. Allez, excusez-moi et remerciez-la bien de ma part.
Mais le duc Karl était encore inquiet et soucieux.
– Qu’est-ce qu’il y a dans cette boîte ? demanda-t-il. Que je sache au moins le cadeau que je lui fais à votre lingère…
– Regardez, mon ami, dans la petite boîte ; c’est un cadeau bien simple et bien utile, dans sa profession… du fil et des aiguilles et des ciseaux et un dé.
– Oui, fit Karl qui avait ouvert la boîte, et tout cela en or, c’est charmant ! Mais le fil lui-même est en or ! Que voulez-vous donc qu’elle fasse d’un fil en or ?
– Ma foi, elle en fera ce qu’elle voudra ! Allez, mon ami… et déposez-lui cette boîte dans la main, car j’oubliais de vous dire, mon ami, que cette lingère si habile est aveugle.
– Aveugle, Régina !
Et Karl, de plus en plus agité, questionna :
– Il y a longtemps que vous avez cette lingère à votre service ? Je vais vous dire, Régina, j’ai été très surpris en la voyant ici… elle ressemble tellement à une écuyère de cirque… que vous avez peut-être vous-même applaudie…
– Myrrha, la divine Myrrha ! Je vous crois qu’elle lui ressemble, mon bon Karl ! C’est elle ! Ah ! vous vous rappelez ! Comme elle était belle et quelle admirable écuyère ! La pauvre femme ! Elle devint tout d’un coup aveugle… et adieu la gloire. Quelle tristesse ! Ce fut la misère… une détresse effroyable… Elle m’a écrit, car elle savait que j’admire les chevaux… et que toute petite, je m’étais toujours plu à l’applaudir au cirque… C’est ainsi que je lui suis venue en aide. Je lui ai donné quelque ouvrage… et voilà comment peu à peu elle est devenue ma lingère en titre… J’ai toujours pensé que cette bonne action me porterait bonheur… Allez, mon cher Karl… et soyez bon pour elle… guidez la jusqu’à la porte de l’appartement… Là, elle a l’habitude… elle retrouvera son chemin.
Le duc de Bramberg n’avait plus qu’à obéir. Il pénétra, pâle comme un mort, dans la lingerie. La lingère leva la tête, entendant du bruit. Oui, c’était bien Myrrha ! Le duc reconnut les beaux yeux dans lesquels il avait éteint à jamais la lumière ! En vérité, il y a des précautions qu’on ne saurait trop se féliciter d’avoir prises.
Quand il fut près de Myrrha, il la vit tremblante de la tête aux pieds. Il attribua son émoi à la timidité et à l’embarras où la mettait sa cruelle infirmité. Il avait hâte de rassurer Myrrha et de s’en débarrasser, et il fit la commission, en bredouillant quelques paroles confuses. L’ancienne écuyère reçut la boîte et s’inclina avec respect.
Karl, comme il lui avait été recommandé, voulut conduire l’aveugle jusqu’à la porte de la lingerie ; mais à son contact, Myrrha eut un brusque recul, remercia le duc et déclara qu’elle connaissait parfaitement son chemin. En effet, elle sortit sans hésiter et s’éloigna. Karl ferma la porte au verrou et vint tomber sur une chaise. Il se passa la main sur le front, essuyant la sueur qui en coulait. Eh bien ! il avait eu peur ! Cette Myrrha qui lui apparaissait dans un moment pareil ! Quelle coïncidence ! Heureusement, elle était partie ! Bon voyage ! En voilà une qui ne resterait pas longtemps à son service ! Et il essaya de chasser l’image de Myrrha et le souvenir du crime de Trieste… Il voulut ne penser qu’à sa jeune femme, à sa jolie petite princesse qui, dans la chambre à côté, se parait pour la nuit d’amour. Son sang le brûlait. L’impatience lui fit heurter la porte.
– On n’entre pas !
Et des rires…
– Eh bien, elle est partie, la lingère ? demanda la voix de Régina.
– Oui, elle est partie. Elle vous remercie de votre cadeau.
– Brave Myrrha ! Dites donc, mon chéri, vous ne savez pas comment elle est devenue aveugle, cette pauvre femme ? !
– Ma foi, non ! répondit Karl nerveusement. Cela m’est parfaitement égal !
– Monsieur le duc, vous n’avez pas de cœur ! Écoutez, je vais vous le dire.
– Me dire quoi ?
– Comment cette pauvre Myrrha est devenue aveugle. Eh bien, figurez-vous, mon cher duc, que notre belle écuyère était sage comme une image… une vertu, quoi ! quand elle a eu le malheur de rencontrer un misérable qui lui a fait abominablement violence. À la suite de quoi, l’auteur responsable de ce forfait n’a rien trouvé de mieux, pour n’être point reconnu d’elle, que de lui brûler les yeux. Que dites-vous de cela, Karl le Rouge ?
– Je dis que c’est un malin ! ricana le duc, dont la fureur intime s’exaspérait de l’obstination de Régina à lui parler de l’aventure de Myrrha…
Mais soudain sa figure de colère fit place à un visage d’effroi. Il étendit les bras devant une vision nouvelle.
– Encore ! hurla-t-il.
Et son cri dénotait une telle épouvante que Régina, demi-nue, apparut sur le seuil de la lingerie, dans un peignoir dont elle s’enveloppait hâtivement.
– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.
– Eh bien ! là ! vous ne voyez pas ? Là, tout là-haut, au-dessus de cette armoire, encore une horloge ! encore l’horloge maudite !
Et puis tout à coup il changea encore de physionomie, et un rire inquiet et forcé glissa entre les dents serrées de sa mâchoire de fauve.
– Suis-je bête ! fit-il. C’est vous, c’est encore vous, Régina, qui vous êtes amusée à me faire cette petite surprise !
Il s’accrochait à cette idée qui le rassurait, mais il n’en dit pas plus long, car il venait de rencontrer le regard de sa femme qui était aussi effrayé que le sien tout à l’heure, quand il avait découvert l’horloge au haut de l’armoire. Et Régina, la voix mal assurée, dit :
– Ah ! non, Karl ! Cette fois, ce n’est pas moi ! Cette horloge-là, je ne la connais pas. Non ! non ! ce n’est pas moi !
– Ce n’est pas toi ! Alors… alors qui ?
– Est-ce que je sais, moi ! Mais elle n’est pas venue là-haut toute seule, cette horloge, tout là-haut, au-dessus d’une armoire, comme celle qui est apparue avant sa mort à Jean de Styrie… Et puis, regarde l’heure qu’elle marque… deux heures moins le quart ! Tu vas voir qu’elle attend deux heures et quart pour frapper ses douze coups ! les douze coups dont on meurt ! Ah ! Karl ! mon Karl ! il faut nous défendre !
– Oui ! oui ! nous défendre !
– Ah ! nous ne nous laisserons pas tuer comme des agneaux, nous autres ! clama-t-elle avec un geste de bravoure.
– Non ! non ! et il faut savoir comment cette horloge est venue-là !
– Eh ! laisse donc ton sabre ! lui cria-t-elle… Qu’est-ce que tu veux faire avec ton sabre ? Deux bons pistolets… Karl, deux pistolets pour leur brûler la figure, s’ils viennent !
– Des pistolets ? Je n’ai pas mes pistolets ! gronda le duc de Bramberg que la peur de Régina affolait de plus en plus.
– Oui, mais moi, j’ai les miens, moi, fit-elle…
Elle attira dans la chambre le duc et, courant à un tiroir qu’elle ouvrit, elle en sortit deux pistolets magnifiques ; elle constata qu’ils étaient armés et les tendit à Karl qui s’en empara avidement.
– Quant à moi, fit-elle, j’ai mes ongles pour te défendre, et si c’est à toi qu’ils en veulent, je mourrai avant qu’ils ne t’aient touché !
– Appelle ! gronda la voix rauque du duc. Appelle tes gens ! tes domestiques ! tes femmes ! Appelle… ton Orsova ! ta Milly ! Où sont-elles ?
– Oui, oui ! où sont-elles ? Orsova ! Milly ! Où peuvent-elles être passées ? Ceci est incroyable ! Karl ! Ah ! prends garde !
À cet avertissement lancé d’une voix éperdue par Régina, le duc de Bramberg avait fait un bond insensé, comme pour échapper à un danger qui eût fondu sur lui par derrière.
– Quoi ? Quoi ? qu’y a-t-il ?
Et il s’adossait, les dents claquantes, à un angle de la muraille, les deux poings en avant, armés des deux pistolets.
– J’ai cru que la porte s’ouvrait derrière toi !
– Eh bien ! fermons les portes !
– Oui, c’est cela, fermons les portes ! fermons bien toutes les portes !
Régina, échevelée, courait dans la chambre comme une folle. Par le spectacle de démence qu’elle donnait au prince, elle quadruplait l’épouvante de celui-ci…
– Tu comprends ! Tu comprends ! lui disait-elle avec égarement, on ne sait jamais, quand l’horloge tête-de-mort a sonné, comment ils tuent ! Il faut prendre garde à tout ! Écoute, Karl, nous ne pouvons pas rester ici… nous avons trop peur ! il faut partir ! il faut partir !
– Eh bien ! c’est cela, partons ! partons tout de suite ! Pourquoi m’as-tu empêché de t’emmener loin d’ici ? Nous serions déjà si loin… hors de danger ! Et maintenant, nous voilà tout seuls, dans cet affreux château, exposés aux coups d’on ne sait qui ! Si on les voyait encore ! Si on savait à qui on a affaire ! À des vivants ou à des morts ! Mais est-ce qu’on sait ? Qui nous dira jamais ce que l’empereur a vu dans la chambre de la Douleur ? Je n’ai jamais vu un homme aussi terrifié et qui criât avec une voix pareille… « Fuyez ! » Tu as entendu comme il nous criait de fuir !
– Eh bien, fuyons !
Et résolument elle ouvrit la porte de la chambre nuptiale… L’autre, à cette imprudence, s’était redressé, tout pâle, prêt à tirer. Il s’avança avec ses pistolets.
– On n’entend rien ! dit-elle. Le château est abandonné. On l’a fui comme la peste ! Il n’y a que nous de vivants ici ! Ah ! Ah !
– Quoi ? Quoi ?
– Là ! là ! dans l’ombre ! Ils étaient devant un trou de ténèbres, le trou du corridor.
– Tu ne vois pas remuer dans l’ombre ? L’ombre remue ! Ah ! Ah ! Un bruit de tonnerre… on eût dit que la foudre roulait dans les corridors du vieux château. Le duc avait tiré… il avait lâché les deux coups de ses pistolets.
– Ah ! ah ! ah ! ferme la porte ! ferme la porte ! Avec des gestes insensés ils avaient fermé la porte et poussé les verrous, et tous deux maintenant regardaient dans la chambre comme s’ils y découvraient un danger nouveau. Le duc claquait des dents.
– Écoute, fit Régina, je te dis que nous avons trop peur pour fuir ! Je te dis que j’ai vu remuer l’ombre dans le corridor. Il vaut mieux rester ici. Au moins on y voit clair !
– C’est vrai, acquiesça, Karl. Écoute bien : on va se barricader ici, jusqu’au jour… Après, on verra bien… Je n’ai jamais eu peur des fantômes, et les vivants, pendant le jour, ne me font pas peur.
– À moi non plus, pendant le jour.
– Mais la nuit, nous avons trop peur.
– C’est à cause de l’horloge tête-de-mort qui n’a jamais manqué ses douze coups. Barricadons-nous ! Karl ?
– Quoi ?
– Qu’est-ce que tu fais avec tes pistolets fumants ? À quoi peuvent-ils te servir ?
– À rien.
– Eh bien, jette-les, et reprend ton sabre… Moi, je vais regarder sous le lit… Fais bien attention.
Ils furent grotesques et terribles. Ils visitèrent méticuleusement tout l’appartement jusqu’au fond de ses armoires. Ils poussèrent des tables contre les portes et s’assirent, farouches, pour attendre le jour. Peu à peu, ils s’apaisèrent ; le tumulte de leur cœur se calma. Le grand silence finit par les rassurer ; ils se détendirent… Régina s’était penchée sur la poitrine de Karl, qui maintenant paraissait tout honteux de son épouvante. Il osa l’avouer à voix basse à cette femme qu’il adorait et dont il sentait la chair parfumée palpiter contre lui. Elle lui mit une main sur la bouche :
– Tais-toi ! Je sais que tu es brave ! Et moi aussi, je suis brave ! Et cependant j’ai eu aussi peur que toi. C’est qu’on peut être brave, et tout de même avoir peur de l’horloge tête-de-mort ! Elle en a tué d’aussi braves que nous…
Ils frissonnèrent, et elle, se penchant à son oreille, continua à lui parler à voix basse, en caressant négligemment la crinière de cette belle tête de reître.
– Écoute, mon chéri, ne t’effraie pas ! Il y en a d’autres qui ont fait des choses plus terribles que toi contre ce Jacques Ork… Et ce que tu as fait, c’était par ordre de l’empereur… Il doit savoir cela, et ce n’est peut-être point nous qui, ce soir, devrions trembler ! Écoute, Karl, je vais te dire mon idée… Certes, je crois qu’il y a quelque chose de préparé pour cette nuit, à cause de l’horloge… mais c’est peut-être contre l’empereur… Tu as vu comme François a eu peur et comme il s’est sauvé… Si ce n’est pas contre l’empereur, c’est peut-être contre Léopold-Ferdinand ! Ah ! comme il était pâle, mon cher père ! On dit que ce Jacques Ork ne pardonne pas… Et après tout… c’est bien son droit, n’est-ce pas ? Si on lui a tué sa femme et ses enfants… C’est comme si on venait te tuer dans mes bras, est-ce que tu crois que je pardonnerais ? Écoute, ne bouge pas, Karl ! Moi, je sais des choses que je puis te dire maintenant que je suis ta femme… On ne lui a pas tué seulement sa femme et ses enfants, à ce pauvre Jacques Ork ; on lui a encore tué par-dessus le marché un ami qu’il aimait beaucoup… le frère mystérieux de sa vengeance. Ah ! celui-là, on le lui a bien tué comme un chien.
– Qui était donc celui-là, Régina ?
– Tu le sais aussi bien que moi ! Léopold-Ferdinand a dû te le dire. Ç’a été le grand coup de Léopold-Ferdinand ça ! Il a dû s’en vanter auprès de toi… Mais ce coup-là, il peut le payer cher… Rassure-toi donc… Certes, je tremble pour mon père… Mais mon père, c’est mon père ! Et toi, tu es mon mari, mon amant, mon beau Karl le Rouge !
– Mais de qui donc veux-tu parler ? demanda encore la voix oppressée du duc de Bramberg.
– Allons donc ! ne fais pas l’ignorant. Rappelle-toi la nuit tragique de l’ambassade d’Austrasie… la folie de Marie-Sylvie… Ne fais donc pas l’étonné… Tu étais à Paris à ce moment-là avec nous… Toute la famille était là… Et Réginald aussi était là !
– Réginald ?
– Oui, Réginald ! Réginald le cigain… Reste ici contre moi… Je te dirai tout si Léopold-Ferdinand ne t’a rien dit ! C’est Léopold-Ferdinand qui a tué Réginald ! Et tu ne sais pas pourquoi ? Léopold-Ferdinand a tué Réginald parce que Réginald était l’amant de ma mère ! Tout cela est terrible, n’est-ce pas ? Mais tu penses bien, mon chéri, que la reine Marie-Sylvie n’est point devenue folle en une nuit, sans raison, mon amour !
Le duc regarda de côté le visage de Régina. Il n’y vit qu’une sombre tristesse pour les drames d’autrefois et que de la tendresse pour lui ! Elle ignorait donc le rôle personnel qu’il avait joué cette nuit-là, à l’ambassade… Après tout, c’était bien possible que les coups de Jacques Ork fussent ce soir dirigés contre Léopold-Ferdinand…
Marie-Sylvie était la sœur de Jacques Ork, et Réginald avait été le principal lieutenant politique de l’archiduc fantôme… Enfin, Léopold-Ferdinand avait tout dirigé… et lui, Karl, n’avait été qu’un soldat sans responsabilité dans toutes ces terribles affaires. C’est ainsi que, pendant que Régina parlait, Karl le Rouge, en lui même, plaidait sa cause devant l’ombre, qu’il sentait menaçante autour de lui. La voix susurrante et craintive de Régina avait donc commencé d’endormir sa terreur, mais elle la réveilla, comme à plaisir.
– C’est affreux, disait-elle, de parler de ces choses dans un moment pareil où nous devrions ne parler que d’amour… Pauvre Marie-Sylvie ! Pauvre Réginald !
– Mais enfin, demanda-t-il, comment sais-tu cela ? Je t’avoue que moi je le savais, parce que Léopold-Ferdinand ne m’a jamais rien caché, jamais ! Mais comment as-tu su ces choses, Régina ? Qui te les as dites ?
– Personne, mon Karl chéri… Je les ai vues !
– Tu les as vues ?
– Ah ! ne parle pas si fort ! reste tranquille, je t’en supplie… Ne remuons rien dans la nuit de ce qui est peut-être suspendu sur nos têtes ! Eh bien, ami, j’ai vu Léopold-Ferdinand tuer Réginald !
– De sa propre main ?
– Reste ! Reste contre ma poitrine, mon Karl ! Pourquoi tressailles-tu ainsi ? Pourquoi t’éloignes-tu ? Pourquoi tes yeux me regardent-ils comme s’ils ne m’avaient jamais vue ? Reviens tout contre moi… là… là… oui, ainsi… ne trouves-tu pas que nous sommes plus forts quand nous nous tenons enlacés ainsi ? Je te disais donc que j’avais vu Léopold-Ferdinand tuer Réginald… Ma sœur et moi, nous étions bien tranquillement couchées dans notre chambre à nous et endormies si profondément qu’on aurait pu, paraît-il, nous prendre pour mortes. C’était Léopold-Ferdinand qui nous avait fait boire un narcotique. Un instant, je fus tirée de mon sommeil de plomb par un éclat de rire vertigineux. C’était le premier éclat de rire de folle de ma mère, que l’on avait traînée devant notre couche et à qui l’on avait fait croire que nous étions mortes ! Et puis on l’emporta… j’aurais voulu l’appeler, mais je ne pouvais faire un mouvement… c’est tout juste si j’arrivais à soulever mes lourdes paupières.
« Ma mère partie, j’accomplis un effort surhumain pour ne point retomber à mon sommeil, et c’est ainsi que je pus voir, quelques minutes plus tard, Léopold-Ferdinand traînant Réginald devant notre couche, pour lui faire croire également que nous étions mortes et pour assister à son désespoir, car il pensait que les petites jumelles de Carinthie, Régina et Tania, pouvaient être les filles de Réginald. Ce qui était assez naturel, n’est-ce pas ? Je pouvais à peine soulever mes paupières, mais assez pour voir le visage de Réginald. Ah ! comme le sang coulait de son front ! Ce pauvre Réginald en était aveuglé ! Mais, même à l’agonie, il ne dit point ce que l’autre attendait, et il s’écroula en jurant que nous n’étions pas ses filles. L’horrible, horrible, horrible spectacle ! Karl, pourquoi te sauves-tu encore de moi ? C’est moi qui te fais peur maintenant avec toutes mes histoires ? Pourquoi trembles-tu ? Laisse-moi te dire ce que j’ai vu… je voyais mal… mal… de temps à autre du sang, la figure en sang de Réginald, et penchée au-dessus d’elle, la figure hideuse du roi…
– Ils étaient seuls ? interrogea Karl le Rouge, à voix basse.
– Certainement qu’ils étaient seuls… du moins je n’ai vu que Léopold-Ferdinand et Réginald… Ah ! C’était horrible, horrible, horrible ! Hein, comme tu tressailles… tu vois cela d’ici ! Mais moi, moi, j’en ai été malade pendant des années, et c’est cette nuit-là que, sur mon front, est apparue une mèche blanche. Karl, Karl, mon amour, où vas-tu ? Assieds-toi là, plus près… car le plus terrible, je ne te l’ai pas dit… et cela je ne puis te le dire que tout bas, et à l’oreille… il n’y a que mon mari qui doit le savoir, car si Léopold-Ferdinand le savait, bien sûr, il me tuerait…
« Viens donc… là, mon chéri… à l’oreille. Dieu ! dans quel état tu es ! La sueur ruisselle de ton visage… Laisse-moi t’essuyer, mon pauvre amour… Ah ! quelle terrible nuit de noces ! Mon Karl, voilà ce que je voulais te dire : Léopold-Ferdinand n’est pas mon père ! Chut ! Tais-toi ! Je te dis la vérité… Léopold-Ferdinand n’est pas notre père, à Tania et à moi ; notre père, c’était l’amant, Réginald le cigain… Nous sommes de petites bohémiennes, vois-tu… des bâtardes… j’espère bien que cela ne t’empêchera pas de m’aimer… je suis tout de même fille royale… ma mère était une reine et fille de reine, et mon père, Réginald le cigain, descendait des princesses de Bude et avait rêvé d’être roi de Hongrie… J’ai tout le détail de cela par Orsova et par Milly qui m’ont élevée, et qui savaient, elles, que nous étions les filles de l’amant. Plus tard, on a essayé d’apprendre quelque chose de l’atroce vérité à, ma sœur Tania, mais elle n’a rien compris, ou n’a voulu rien comprendre… et puis c’est un cœur faible. Nous n’avons pas insisté. Enfin, elle aime trop Léopold-Ferdinand qui l’a toujours comblée de caresses.
« Crois-tu, mon chéri, que tout cela est surprenant, hein ? Cependant les servantes avaient été assez malignes pour trouver le moyen, voyant qu’on nous écartait de la cour d’Austrasie et qu’on nous traitait en étrangères, pour trouver le moyen de faire cesser les affreux, doutes de Léopold-Ferdinand et pour lui prouver qu’à notre naissance la reine et Réginald ne se connaissaient pas. Du coup, les jumelles de Carinthie ont retrouvé la Hofburg, le rang et les honneurs qui leur étaient dus, et j’ai revu tous les jours Léopold-Ferdinand… Moi… moi… j’ai dû embrasser cet homme-là… cet homme-là qui avait tué mon père ! Comprends-tu, mon Karl, pourquoi je te parle de ces choses ? pourquoi j’attendais avec tant d’impatience cette nuit où je pourrais t’ouvrir mon cœur ? Regarde dans mon cœur, Karl… vois la haine de Léopold-Ferdinand dont il est plein… Léopold-Ferdinand, que Tania a aimé, parce qu’elle n’a pas vu, comme moi, Léopold-Ferdinand tuer son père ! Ah ! Karl ! Karl ! vivrais-je mille années… je verrai toujours mon père sanglant, s’abattant, le front ouvert, jusque sur ma bouche… Ma bouche a baisé sa blessure ! ma bouche a été pleine de son sang ! Et l’horrible Léopold l’a arraché de moi, a fait rouler son grand beau corps (car il était beau comme un dieu, mon père) sur le plancher… et il s’est penché sur lui, et j’ai vu son bras qui s’élevait… un bras qui tenait un poignard et qui l’enfonçait dans le cœur de mon père jusqu’à la garde ! Ah ! ah ! ah ! pourquoi cries-tu, Karl le Rouge ? Ah ! pardon, mon chéri ! Je t’ai broyé le bras ! Je suis folle… j’ai cru tenir le bras qui avait enfoncé le poignard… le bras de Léopold-Ferdinand !
« Comprends-tu maintenant pourquoi cela m’est égal que Jacques Ork tue Léopold-Ferdinand ce soir, et que cela ne me tire point des larmes des yeux… Ah ! mon amour… mon Karl bien-aimé… ne tremble pas… ne me regarde pas avec épouvante… Il fallait que je te dise cela ! Maintenant, c’est fini… Je ne te parlerai plus que d’amour… Aimons-nous… aimons-nous… nous avons encore la moitié de la nuit pour nous aimer… Viens, mon cher amour ! Écoute ! Écoute ! Écoute l’horloge ! Les douze coups de deux heures et quart ! Les douze coups de l’heure de la vengeance ! Tu vois bien que ce n’est pas pour nous qu’elle sonne, puisque nous sommes encore vivants ! »
Décrire la terreur qui s’était emparée de Karl le Rouge, pendant que Régina lui révélait qu’elle avait surpris le secret de la nuit de l’ambassade d’Austrasie, serait chose impossible. Et si Régina n’avait pris soin, par son attitude confiante et ses propos entremêlés de chaudes paroles d’amour, de lui donner le change sur ce qu’elle avait réellement vu, cette terreur l’eût acculé à un acte extrême qui aurait bien pu coûter la vie à Régina. Apprendre, d’un coup, que Régina est la fille de Réginald et qu’elle a vu tuer son père, n’était-ce point là pour l’assassin qui se trouve enfermé avec la fille de sa victime le comble de l’épouvante ?
À un moment, pour la faire taire, pour faire cesser aussi cette atroce résurrection d’une nuit de lâcheté et de crime, il avait songé à se jeter sur elle, à lui passer son arme au travers du corps. Mais il regarda ce corps, ce corps qu’il adorait, et il pensa qu’il était fou de vouloir détruire cette chair si jeune et si belle qui lui appartenait et s’offrait à lui sans danger. Et puis, si Régina avait pu le soupçonner d’être l’assassin de Réginald, est-ce qu’elle l’aurait épousé ?
Tout de même il passait aux côtés de la jeune femme les plus atroces minutes de sa vie… se demandant s’il allait la couvrir de baisers ou s’il allait la tuer. Et elle parvint à le calmer, à le rassurer ; il comprit que toute la haine de Régina était réservée à Léopold-Ferdinand et il était déjà désarmé quand l’horloge tête-de-mort se mit à sonner les douze coups… D’abord l’horloge sonnante fit bondir douze fois son cœur… et puis quand elle se fut tue et qu’il se vit assis tranquillement à côté de cette jeune femme qui lui disait que la nuit était encore assez longue pour qu’il la comblât d’amour… il fut décidé à tout oublier dans ses bras… Ses yeux l’appelaient, sa bouche se tendait vers lui… Dans le grand silence qui suivait la sonnerie de l’horloge, elle s’offrait… Elle avait laissé glisser son dernier vêtement, et impudique, langoureuse, était venue prendre son époux par la main.
Il se laissa conduire sans résistance au grand lit bas, au lit d’amour qui les attendait…
Il s’allongea près d’elle, posa sa bouche sur la sienne et ferma les yeux… Et tout à coup elle poussa un hurlement de joie sauvage et il bondit hors de la couche nuptiale. Mais elle avait bondi à ses côtés et il était son prisonnier !
Il cria à son tour, il secoua ses poignets, il poussa une clameur de rage et d’impuissance… Il était pris ! Elle lui avait passé les menottes ! Et elle les lui entrait dans les chairs en tordant les chaînes avec une joie de démon !
– Je t’ai… Je t’ai… Tu es à moi ! Tu m’appartiens, Karl le Rouge ! j’ai ton bras ! Ton bras qui a tué Réginald ! Ton bras qui a enfoncé le poignard dans le cœur de mon père ! À moi ! À moi ! Je l’ai ! Accourez, vous autres ! Orsova ! Milly !
Il comprit qu’il était perdu s’il ne rompait ses chaînes, et résolu à les briser où à se casser les os, il fit un effort terrible ; mais la fille du cigain fut plus forte que lui. La Reine du Sabbat vainquit le duc de Bramberg… et celui-ci, les poignets en sang, poussant un hurlement de douleur, s’écroula à ses pieds… Il levait alors vers elle une figure hideuse de rage et de terreur… Elle lui cracha dans la figure, suivant la mode de la Porte-de-Fer. Elle était penchée sur lui comme une bête sauvage sur sa proie, et c’est ainsi qu’Orsova et Milly la surprirent. Alors ce furent de nouveaux cris, de nouvelles clameurs insensées, des injures, des coups ! Et le ricanement formidable de la Reine du Sabbat, pendant qu’à leur tour Orsova et Milly crachaient à la figure hideuse de Karl le Rouge qui se traînait sur les genoux.
– Maintenant, je puis mourir, fit Orsova.
– Moi, je ne mourrai que lorsqu’il sera mort ! déclara Milly.
– Qu’est-ce qu’on va lui faire ? demanda Orsova.
– Va chercher Rynaldo et Myrrha, commanda Régina à Milly, et dis bien à Myrrha de ne pas oublier d’apporter avec elle mon petit cadeau de noces… Allons ! debout ! cria-t-elle à Karl le Rouge, qui rugit de douleur. Debout pour recevoir mes hôtes !
Et elle le souleva d’un effort de son petit poignet terrible…
Ce fut Rynaldo qui se présenta le premier. Régina était nue. De tout cet étrange spectacle qui s’offrit au regard du jeune homme : Régina, nue, tenant prisonnier le duc de Bramberg, aux yeux désorbités par l’horreur du supplice qu’il entrevoyait déjà ; Orsova, dansant autour de lui une danse de sorcière, chantant une mélopée de victoire cigaine, il ne vit, bien entendu, que Régina toute nue. Celle-ci s’en aperçut. Elle lui dit, brutale :
– Qu’est-ce que tu regardes ? Tu ne vois donc pas que je t’apporte celui que je t’avais promis ? Regarde-le, lui ! Tu me regarderas après, quand je t’en donnerai le temps ! Allons, viens, et prends-le moi, il me fatigue ! Et ne le lâche pas, ou je te jure que je te fouette jusqu’à la mort avec le fouet du Grand Coesre !
Rynaldo, comprenant enfin qu’ils étaient bien à lui tous les deux, le Karl et la petite Reine du Sabbat, pour faire de l’un et de l’autre ce qu’il voudrait, pour tuer le premier tout de suite et pour aimer la seconde après, laissa éclater sa joie cigaine.
– Ah ! si Myrrha était là ! s’écria-t-il.
Au même instant, Myrrha se montrait, conduite par Milly.
– Il est là ? demanda-t-elle, toute tremblante de bonheur. Il est à moi ?
– Myrrha ! s’écria Rynaldo ! Oui ! oui ! il est à toi ! Viens, je le tiens ! Tu vas pouvoir lui faire quelque chose à la mode… tout ce que tu voudras… on nous le donne !
– Tu le tiens bien ?
– Oui ! Oui ! Je le tiens ! Je le tiens bien !
– Eh bien, donne-moi ses yeux !
Et l’aveugle, les mains en avant, fit quelques pas dans la chambre.
– Où sont ses yeux, Rynaldo ? Rynaldo, donne-moi ses yeux ! Il y a si longtemps que j’attends ses yeux ! Mes mains en tremblent…
On entendit un affreux grincement de terreur de Karl-le-Rouge… Tout ce qui s’était passé n’était rien en face de ce qui s’avançait sur lui ! de l’aveugle aux mains tendues sur ses yeux… aux doigts agités et qui semblaient déjà chercher les prunelles au fond des orbites.
– Je veux, moi-même, lui arracher les yeux… oui, oui, lui arracher les yeux… avec mes doigts.
– Grâce ! Pitié ! râlait le misérable cependant qu’il se tordait pour essayer d’échapper encore à l’étreinte des anneaux de fer et que sa tête était secouée de mouvements fous… destinés à dérober ses yeux aux doigts qui lui glissaient déjà sur le visage, aux doigts qui cherchaient ses yeux.
– Comme il remue ! Tenez-lui donc la tête… Tenez-lui bien la tête que je lui arrache les yeux !
Le visage de Myrrha était presque calme, mais rayonnant d’une grave, d’une profonde allégresse intérieure… On sentait qu’elle avait une joie intime et concentrée, immense, que la vengeance coulait à pleins bords, son lait divin dans ses veines exaltées… et elle agitait les doigts qui réclamaient les yeux.
– Halte ! commanda Régina… Ma chère Myrrha, je ne puis te donner les yeux de Karl le Rouge.
– Qu’est-ce que tu dis ? fit Myrrha, stupéfaite, les doigts suspendus. Les yeux de Karl le Rouge ne sont pas à moi ? À qui sont-ils donc ?
– Au maître de l’Heure, Myrrha ! À celui qui est notre maître à tous !
– Je ne le connais point, je ne connais d’autre chef que toi, que toi qui m’a promis ces yeux-là ! Et tu ne m’as point amenée ici pour me les ôter des doigts !
– Certes, tu vas voir, Myrrha, ce que tes doigts vont faire de ces yeux-là, mais tu ne dois pas toucher aux prunelles. Le Maître en a besoin !
– S’il en a besoin, je les lui donnerai, mais pour les lui donner, il faut que je les prenne !
– Myrrha, il faut que ces yeux-là voient la chambre de la Douleur. Quand tu les auras pris, ils ne verront plus rien !
– Alors, Stella, ma sœur, ma reine, ma maîtresse, qu’est-ce que tu veux que je fasse de mes doigts s’ils ne peuvent toucher aux yeux de Karl le Rouge ? Coupe-les moi tout de suite ! Oui, j’aime mieux qu’on me les coupe !
Et Rynaldo dit :
– En effet, qu’est-ce que tu veux qu’elle fasse de ses doigts si tu lui enlève les yeux de Karl le Rouge ?
– Attendez ! attendez, mes enfants ! Attends, ma petite Myrrha. Tu vas voir ce que tu vas faire de tes doigts, et tu vas voir ce que tu vas faire de ses yeux. Où est mon petit cadeau de noces ?
– Voilà la petite boîte d’ébène, fit Milly, je l’ai apportée.
– Eh bien, ouvre-là ! Il y a dedans une longue aiguille d’or. Donne une belle aiguillée d’or à Myrrha, Milly, donne-lui une belle aiguillée d’or. Elle va coudre !
Alors il y eut dans la chambre, autour du duc qui râlait, qui écumait, qui se tordait, qui implorait, qui mordait, il y eut des bondissements de bêtes folles et des cris déchirants de joie. Orsova, Milly avaient compris ! Et Myrrha murmura, toute pâle du bonheur d’avoir compris : « Mon Dieu ! » et elle joignit, dans un geste de remerciement, ses petits doigts de fée qui allaient coudre ! Et Rynaldo avait, compris, qui dut reprendre à pleines mains la chevelure de Karl le Rouge, que celui-ci voulait lui arracher, car Karl le Rouge lui aussi avait compris !
– Comme cela, faisait entendre Régina en souriant avec béatitude, comme cela, tout le monde sera content ! Le maître de l’Heure, quand il voudra montrer à Karl le Rouge la chambre de la douleur, n’aura qu’à lui découdre les yeux ! Et toi, tout de même, Myrrha, tu lui auras pris, la première, la lumière du jour !
– Oui ! oui ! moi, je vais coudre ! je vais coudre ! Merci, ma maîtresse ! Ah ! toi, tu es bien notre reine, la reine de toute la race cigaine, le Grand Coesre femelle qui promet et qui tient ! Tiens-lui bien la tête, mon Rynaldo… car il ne faut pas qu’il bouge pendant que je vais coudre ! Vite ! Milly ! Milly ! Mon aiguille et mon fil !
L’aiguillée d’or était prête : Myrrha s’en empara avec une joie sainte. Et tous, autour du duc qui se traînait à terre, ils se mirent à entonner le chant du Pharaon qui est le plus vieux chant cigain… Et ainsi ils n’étaient point troublés par les cris du duc dans leur besogne formidable. Ils étaient tous de la race. Ils avaient tous un cœur sans pitié dès qu’il s’agissait de la vengeance.
Ah ! ils lui prirent bien la tête. Ce fut Orsova qui lui prit la tête entre les genoux, pendant que Rynaldo et Milly, étant assis sur son corps, lui maintenaient bras et jambes. Régina de ses doigts délicats, soulevait les paupières, tandis que Myrrha, de ses doigts de fée, enfonçait l’aiguille d’or ! Au premier passage de l’aiguille dans la paupière, l’autre eut un tel sursaut qu’il faillit se faire crever l’œil ! Ce fut une leçon. Ils furent dès lors tous pendus à sa tête, à ses cheveux, à sa barbe, à ses oreilles, et le premier point fut fait ! Le malheureux râlait, hurlait ; les autres criaient toujours plus fort leur chant du Pharaon ! Quand le premier point fut fait, cela parut aller tout seul. Car au moindre mouvement le fil tirait sur les paupières et causait une douleur telle que tous les mouvements du patient en étaient annihilés. Si bien que Myrrha put goûter la joie tranquille de coudre à petits points réguliers, pendant que le « cousu » se contentait d’étouffer et d’agoniser sans déranger l’ouvrage. Quand elle en eut fini avec un œil, elle passa un doigt habile sur les coutures et fit un nœud au fil qu’elle coupa avec ses dents. Elle n’avait plus la force de chanter tant elle était heureuse. Et elle passa à l’autre œil.
Ils étaient tous barbouillés du sang du duc, et les doigts de Myrrha et ceux de Régina ressemblaient à de jolis petits bâtons de corail rose. Quant aux mains d’Orsova, elles étaient pleines de crins. Elle avait bien arraché la moitié des cheveux du duc. Milly, elle, lui avait décollé une oreille en murmurant avec tant d’amour le nom de Réginald qu’Orsova se demanda si jadis Milly n’avait pas aimé Réginald d’amour. Rynaldo sciait jusqu’à l’os, avec les menottes, les poignets du duc, en regardant le corps nu de Régina. Ils étaient tous bien occupés. Enfin le dernier point de suture fut fait. Myrrha avait cousu la nuit dans les paupières de Karl le Rouge !
Ils se relevèrent en sueur. Ils n’en pouvaient plus. Le patient restait étendu sur le plancher. Régina voulait le voir marcher. Elle versa quelques gouttes d’un flacon dans le gosier râlant du duc. Et ce cher prince alla mieux tout de suite. On vit qu’il reprenait ses sens. Il parvint à se mettre à genoux. Il fut enfin sur ses pieds, et comme on lui avait enlevé les menottes, il étendit ses mains sanglantes… Il tâta le vide autour de lui, il rampa à pas hésitants, et soudain il se heurta brutalement à un meuble qui fut renversé. Myrrha éclata d’un rire frais, et tous rirent. Et Myrrha disait :
– Ah ! si je pouvais le voir, le voir aveugle ! Mais racontez-moi, dites-moi… N’est-ce pas, il essaie de marcher, il tend les bras dans la nuit comme je faisais… la première fois que j’ai marché dans la nuit… Ah ! ah ! il renverse les meubles ! il tombe ! Moquons-nous de lui !
De fait, de cette horreur sanglante de duc, elles firent, un moment, un hochet. Elles le poussèrent de côté et d’autre… Seul Rynaldo ne s’amusait pas de l’aveugle. Il avait lui, autre chose à faire. Il regardait Régina nue.
– Et maintenant, emmenez le pauvre homme ! ordonna Régina à Orsova et à Milly. Vous savez où vous devez le conduire pour qu’il ne se perde pas, et dites bien le bonsoir de ma part aux trois petits vieux de la Forêt.
Orsova prit Karl le Rouge sous le bras, et l’aveugle se laissa conduire ; de même Milly conduisait l’autre aveugle, Myrrha, qui voulait qu’on lui contât tous les faux pas du duc de Bramberg et qui poussait des petits cris de joie quand celui-ci se heurtait aux murailles. Les murs où s’appuyait parfois Karl le Rouge devenaient rouges derrière lui…
Rynaldo et Régina étaient restés seuls dans la chambre nuptiale. Rynaldo tremblait d’amour, Régina lui souriait… Rynaldo murmura :
– Pourquoi ne m’avoir pas tout dit d’abord ? et quel était ton dessein final ? Pourquoi ne m’avoir pas mis dans ton jeu ?
– Parce que tu étais trop stupide pour le comprendre, dit-elle. Ne te froisse pas. Il n’y a rien de plus bête qu’un amoureux. Tu aurais tout gâté avec ta manie de vouloir le tuer, chaque fois qu’il m’embrassait.
– Tu m’as bien fait souffrir, fit-il.
– C’était pour te donner plus de bonheur ! dit-elle.
Et elle lui en donna. Les doux rayons de l’aurore surprirent au milieu de leurs jeux ces beaux enfants. Rynaldo fut le premier vaincu, et il s’apprêtait à descendre dans la joie profonde et réparatrice du sommeil, quand un cri terrible le fit se jeter, hagard, à bas de la couche.
– Qu’est-ce que c’est encore que cela ? dit-il.
– Cela, dit-elle, c’est la tour Cage-de-Fer qui s’éveille !
Et elle se leva, elle aussi ; elle jeta un vêtement sur ses épaules, prit la main de Rynaldo et l’entraîna…
– Viens ! Je vais te montrer la tour Cage-de-fer qui s’éveille ! C’est un beau spectacle ! Viens, mon Rynaldo. Viens entendre crier la tour Cage-de-fer aux premiers rayons du soleil !
Elle avait posé doucement sa belle tête ardente sur l’épaule de son époux à la mode de la Porte-de-Fer, et elle lui avait passé son bras doré à la taille… et ils s’en furent ainsi, à pas lents et amoureux. Et ils pénétrèrent ainsi dans la tour. Ayant fermé une dernière petite porte, ils se trouvèrent sur un léger balcon de fer qui faisait intérieurement le tour de la tour. Au-dessous d’eux, il y avait l’obscur gouffre cylindrique de la tour elle-même. Le soleil était encore trop bas à l’horizon pour éclairer le fond de cette prison monstrueuse, et les deux jeunes gens, à la lueur imprécise des quelques rayons apparus aux deux petites fenêtres ogivales, ne purent distinguer encore que les pierres supérieures, aux assises circulaires, qui bientôt disparaissaient dans la nuit noire de ce prodigieux trou.
Mais les rayons peu à peu descendaient, et au fur et à mesure de cela, des gémissements étranges, des sonorités douloureuses montaient. Ils virent les rayons des petites fenêtres ogivales atteindre, en tournant, le sommet d’une grille circulaire. Cette grille devait tenir tout le fond de la tour, laissant cependant un espace assez large entre elle et le mur pour que deux hommes pussent circuler de front dans ce chemin de ronde. C’était ça la fameuse Cage-de-fer, célèbre depuis des siècles dans toute la Forêt-Noire…
Peu à peu, au fond du trou, la nuit se fit moins opaque, et l’on put apercevoir des ombres qui se mouvaient dans l’ombre… Ce furent d’abord dans le chemin de ronde intérieur, trois points noirs qui tournaient lentement, se croisaient, tournaient encore d’une marche égale, comme des sentinelles devant une porte de prison… on put bientôt distinguer leurs fusils… Dans la cage noire, on ne distinguait encore rien d’une façon précise… de temps en temps quand la cage gémissait trop fort et qu’un de ces grands cris terribles qui faisaient frissonner Rynaldo en partait, les trois sentinelles instinctivement s’arrêtaient et puis, après un mouvement d’hésitation, reprenaient leur déambulation circulaire…
Les barreaux de la cage étaient très élevés, très hauts… Entre ces piques, extérieurement, quelque chose d’inexplicable courait et sautait, s’agrippait. On eût dit un singe extraordinairement leste et habile qui s’amusait à faire, de haut en bas, de bas en haut, le tour de la cage comme s’il cherchait une issue pour y entrer. Et cela tout à coup, sous un rayon du jour, eut une figure humaine.
– Monsieur Magnus ! s’écria Rynaldo.
– Tais-toi et regarde ! fit Régina. On distingue maintenant.
– Oh ! soupira Rynaldo dans un gémissement qui passait par toutes les gammes de l’étonnement et de l’horreur.
*
* *
Nous avons laissé Léopold-Ferdinand suspendu au-dessus de l’abîme. Bientôt le mouvement de glissement dans le vide s’accentua. La corde à laquelle il était attaché le descendait rapidement au fond du précipice. Là un homme se tenait prêt à le recevoir. Le roi reconnut le père de Marguerite Müller qui le regardait sous la lune, d’un air si furieusement féroce qu’il crut sa dernière minute venue. Il se demanda quel supplice lui était réservé.
Cependant le petit vieux, qui n’avait pas lâché son fusil, s’était mis à côté du corps ficelé de Léopold-Ferdinand sans prononcer une parole. Du haut des rochers, on avait jeté la corde, et tranquillement, son fusil entre les jambes, maître Henri enroulait cette corde autour de son bras. Cinq minutes se passèrent ainsi. Sur ces entrefaites, les deux autres petits vieux de la Forêt apparurent. Ils étaient venus jusque-là par des chemins ignorés des chèvres mêmes et qu’eux seuls connaissaient. Et ils s’assirent à côté de maître Henri. Maître Mathias fit craquer une allumette et regarda l’heure à sa montre.
– Oh ! nous avons le temps ! dit-il.
Ce fut la seule phrase qui fut prononcée. Tous trois allumèrent des pipes et fumèrent. Enfin Léopold-Ferdinand entendit sonner, sur les trois vieux, les douze coups de deux heures et quart. Aussitôt il les vit se lever. Il voulut parler, mais déjà les trois vieux s’étaient emparés de son grand corps et trébuchaient avec lui parmi les ronces et les aiguilles du chemin. Le bruit du torrent devenait assourdissant.
« Ils veulent me noyer ! » pensa Léopold-Ferdinand, et il espéra cela. Mais son étonnement fut grand quand il s’aperçut qu’au lieu de le jeter dans le torrent, ils le faisaient passer par-dessous. En effet, le rebondissement du torrent à cet endroit était si parfait que la nappe d’eau passait au-dessus de leurs têtes sans laisser échapper une goutte. Les murs de la tour se dressaient maintenant si proches qu’ils s’y heurtèrent.
Ils descendirent une sorte d’escalier naturel en spirale qui les fit aboutir à une nappe d’eau dans laquelle plongeaient les pierres mêmes du donjon. Et les trois vieux, toujours portant le roi, entrèrent dans la nappe d’eau jusqu’aux genoux. Maître Martin à ce moment disparut sous un rideau de lierre qui masquait le pied du donjon. Puis on entendit un sifflement, et les deux vieux qui portaient le roi disparurent avec lui sous le lierre. Il y avait là une espèce de corridor dans les fondations mêmes de la tour qu’ils suivirent jusqu’à son centre. Une vague lueur, venue du centre même des fondations de la tour, les éclairait, et ils furent bientôt à ce centre. Là, en levant la tête on s’apercevait qu’on était au fond d’un puits, au fond même d’une oubliette. On entendit la voix de maître Martin qui, d’en haut, criait que tout était prêt, et aussitôt l’extrémité d’une corde vint battre le front de Léopold-Ferdinand.
Celui-ci fut à nouveau attaché à cette corde et il se sentit soulevé d’un mouvement lent. On lui fit remonter ainsi toute l’oubliette dont sa tête heurtait par moments, douloureusement, les murs. Enfin il arriva au bord même du trou et fut projeté sur les dalles. Léopold-Ferdinand savait maintenant où il se trouvait. Il connaissait assez l’endroit pour y avoir « soigné » autrefois, avec Karl le Rouge, la malheureuse reine de Carinthie… Il était prisonnier dans la Cage-de-fer.
On l’avait soulagé des liens qui entravaient ses jambes et ses pieds. Il était libre d’aller et venir dans le noir, seulement, il ne pouvait faire aucun usage de ses mains qui restaient liées dans son dos par une étroite et cruelle chaîne de fer garnie de pointes. Ceux qui lui avaient délivré les pieds et mis cette chaîne aux mains, s’étaient éloignés en silence, emportant devant eux leurs petites lanternes sourdes.
Léopold-Ferdinand resta d’abord immobile, durant des minutes qui lui parurent innombrables, puis il se décida à user de ses pieds pour remuer dans la nuit, pour faire le tour de la nuit. Il fit le tour de la cage. La soif le dévorait. Il chercha si on ne lui avait pas laissé, ainsi qu’on a accoutumé pour les plus misérables des prisonniers, une cruche d’eau. Il tâta du pied l’ombre et les dalles… avec précaution, car il avait peur de renverser le récipient qu’il désirait de toute son âme et de toute sa gorge !
Il alla, à tâtons, le pied en avant. Et tout à coup il bondit en arrière… son pied venait de rencontrer le vide. Il avait failli perdre l’équilibre… et tomber… dans la nuit profonde, s’abîmer au fond de l’oubliette dont le trou n’avait pas été refermé… Alors quand il sut qu’il y avait ce trou béant dans les ténèbres, tout prêt à l’engloutir, il s’allongea : il ne marcha plus, il rampa… il rampa de dalles en dalles tantôt sur le dos, tantôt sur le ventre, tantôt sur le côté, et puis, il se tint à nouveau immobile, assis contre les barreaux. Mais sa gorge était une forge. Il cria :
– À boire !
On ne lui répondit pas, mais il releva la tête, car quelque chose lui ricanait dans les cheveux ! Et comme ses yeux commençaient de s’habituer aux ténèbres, il aperçut une sorte de monstre qui était agrippé aux barreaux… une sorte de monstre à face humaine avec une barbe humaine et des yeux humains et un rire humain. Ce monstre paraissait avoir cinq pattes.
Léopold-Ferdinand recula ; mais comme il n’osait reculer vers le centre de la cage à cause du trou béant, il ne fit que courir à d’autres barreaux, cependant que la bête d’Apocalypse bondissait aussi de barreaux en barreaux et lui tirait, quand elle pouvait, les cheveux. Alors Léopold-Ferdinand se reprit à ramper pour échapper à la bête humaine, à ramper loin des barreaux, avec la terreur de tomber dans le trou dont la gueule noire, quelque part, dans la nuit, était ouverte sous lui… Et en rampant ainsi, il ne rencontra pas le trou, mais quelque chose de plus noir encore que les ténèbres, quelque chose d’accroupi, un paquet sans forme, comme un tas de vêtements qu’on eût posés là, oubliés peut-être dans la Cage-de-fer.
À tout hasard, Léopold-Ferdinand toucha cela du pied. Et aussitôt dans toute la tour il y eut un tel cri qu’on eût pu croire que c’était la tour elle-même toute entière qui avait crié. C’est ce cri-là qu’avait entendu Rynaldo, et c’est en réponse à ce cri-là que Régina avait dit : « Voici la tour Cage-de-Fer qui s’éveille ! »
Léopold-Ferdinand, devant cette clameur sauvage, avait reculé si brusquement que ses talons avaient imprudemment rencontré le bord de l’oubliette et qu’il se sentit balancé au bord du gouffre. Ses cheveux se dressaient sur sa tête pendant qu’il faisait un effort surhumain pour retrouver son équilibre. Il y parvint, s’allongea dans l’ombre et résolut de ne plus bouger quoi qu’il arrivât. Le paquet était redevenu tout à fait immobile. Qu’est-ce qu’il y avait là-dessous ?
Léopold-Ferdinand n’était donc point seul dans la cage ? On l’y avait enfermé avec une bête féroce ? Ah ! quel rugissement, quand il avait touché à ça ! Son épouvante était telle qu’il ne songeait plus à sa soif ! Et soudain, il tourna la tête, car il avait entendu qu’on tournait une porte dans le chemin de ronde, une porte de la tour qui s’ouvrit et qui laissa passer un peu de jour naissant… Il aperçut alors Karl le Rouge qui entrait.
Karl le Rouge, en effet, se présentait sur le seuil, mais il était accompagné. Trois petits vieux, les trois petits vieux de la Forêt-Noire, armés de leurs trois fusils, l’entouraient. Ils le poussaient en avant en le bousculant un peu et ils l’enfermèrent dans la cage avec Léopold-Ferdinand. À ce moment, ils s’aperçurent que la dalle de l’oubliette n’avait pas été remise à sa place et ils fermèrent l’oubliette, puis ils sortirent de la cage.
Léopold-Ferdinand avait assisté à cela comme à un événement qui, après ce qui lui était personnellement arrivé, n’avait rien d’extraordinaire. Rien ne l’étonnait plus. Seulement il se disait que du moment où on les avait enfermés tous deux dans la même cage, il ne fallait peut-être pas désespérer. Il y a de la ressource dans l’union d’un Léopold-Ferdinand et d’un Karl le Rouge.
Le duc de Bramberg poussait cependant des gémissements bizarres. Léopold-Ferdinand se glissa jusqu’au duc qui était étendu tout de son long sur les dalles, la tête dans les bras. La première chose que vit le roi, c’est que le duc était libre de tout lien et l’espérance commença d’entrer dans son cœur. Il approcha sa bouche tout près de l’oreille de ce cher duc, et lui dit :
– Ne bouge pas ! Oui, c’est moi, Léopold-Ferdinand… Tu me demandes où nous sommes ? Tu n’as donc pas vu où l’on te conduisait ?
– Il y a bien longtemps qu’on me promène, répondit Karl dans un râle… et je ne peux plus rien voir ! Ils m’ont cousu les yeux !
Et il recommença de gémir pendant que Léopold-Ferdinand ne pouvait retenir une exclamation d’horreur :
– Ils t’ont cousu les yeux ! Et qui donc t’a cousu les yeux ?
– Régina !
– Ma fille !
– Elle n’est pas ta fille. Elle est la fille de Réginald et elle le venge.
– Ah ! ! !
On eût mordu Léopold-Ferdinand au cœur qu’on ne l’eût point fait souffrir davantage qu’en lui apprenant que les petites jumelles de Carinthie n’étaient point ses filles. Et tout à coup, il se redressa en poussant un cri si terrible que Karl cessa de gémir et se dressa sur ses jambes titubantes.
– Qu’est-ce qu’il y a ? râla Karl le Rouge…
– Il y a ! Il y a ! Tu ne peux pas voir… toi ! Tu ne peux pas voir ! Prends garde ! les voilà ! les voilà !
– Mais quoi ? quoi ? quoi ? Ah ! ah ! ah ! hurla Karl le Rouge. Mais défendez-moi ! Ah ! on m’étrangle ! Ah ! ah ! au secours !
– Au secours ! Tu as tes mains, toi ! moi, j’ai les mains attachées !
– Mais toi, tu as tes yeux ? Qu’est-ce que tu vois ?
– Elle vient à moi maintenant… C’est elle ! C’est elle !
Ce que le roi avait vu ? Il avait vu que le paquet noir avait à nouveau remué, que ce paquet avait pris forme humaine, et que cette forme humaine était une femme… Marie-Sylvie ! Marie-Sylvie ! On les avait enfermés avec Marie-Sylvie… lui, les mains attachées, et Karl le Rouge les paupières cousues ! avec la folle ! dans une cage !
Marie-Sylvie d’abord n’avait semblé voir que Léopold-Ferdinand ; mais quand, au cri que celui-ci avait poussé, le duc de Bramberg s’était relevé, elle tourna la tête vers lui, et comme il était le plus proche, ce fut vers lui que tout d’abord elle se rua. Elle se jeta à sa gorge et lui entra les ongles dans la chair, et peut-être l’eût-elle étranglé si la proie qu’était Léopold-Ferdinand ne l’avait tentée en même temps… ce qui fit qu’elle quitta l’un pour l’autre…
Ses doigts rouges encore du sang de Karl le Rouge, elle les enfonça dans la chair, elle en laboura le visage horrifié de Léopold-Ferdinand.
Elle eût voulu les étreindre tous les deux à la fois… mais elle courait du premier au second et du second au premier en emportant dans ses ongles des lambeaux de chair qu’elle leur avait enlevés comme avec des tenailles.
Les malheureux fuyaient, bondissaient, éperdus, couraient autour des barreaux, tombaient, se relevaient, hurlaient… Karl le Rouge, dans les moments qu’il croyait être le plus loin de la folle, se trouvait tout à coup dans ses bras, et alors c’était une étreinte formidable donc il sortait affreusement meurtri, arraché, mordu…
D’abord elle s’était livrée à cette besogne de joie, en silence, et puis les cris sauvages qu’ils poussaient l’incitèrent elle aussi à crier ! Et ils hurlèrent tous les trois. Et cela, c’était si épouvantable que les trois petits vieux de la forêt s’étaient arrêtés de tourner autour de la cage et que l’on n’entendait plus ricaner la bête humaine à cinq pattes. Tout là-haut, sur le balcon intérieur de la tour, la Reine du Sabbat, qui présidait à la fête, disait à Rynaldo défaillant :
– C’est un merveilleux remède que m’a indiqué un médecin à la mode de la Porte-de-Fer pour guérir ma pauvre chère maman, mon bon Rynaldo. Il paraît que sa folie ne peut se passer qu’en s’assouvissant sur Léopold-Ferdinand et sur Karl le Rouge. Alors je les lui ai donnés pour qu’elle s’en repaisse tout son saoul. Pour peu qu’elle continue, avant huit jours, s’ils ne sont pas morts, ils seront fous, eux ; mais elle, elle aura recouvré la raison…