II – POLICE

L’empereur voulut gronder ses petites-nièces à cause de leur imprudence, mais déjà elles le rassuraient et le faisaient taire en l’embrassant, car toute étiquette à cette cour, où l’étiquette se montre la plus tyrannique, avait été, sur l’ordre de Sa Majesté, bannie entre François et ces deux enfants. Les petites princesses avaient le droit de pénétrer chez l’empereur à toute heure, sans se faire annoncer, et elles le traitaient moins en grand-oncle qu’en grand-papa – un grand-papa débonnaire qui ne savait rien leur refuser.

Sous ces caresses, François sentait ses pensées les plus funèbres se dissiper, son cœur s’amollissait. Au moins celles-là, pensait-il, ne couraient aucun danger. Elles n’avaient point d’ennemis. Et s’il y avait quelque part, dans l’ombre, quelque monstre attaché à la ruine de sa maison, et aidant en cela le Destin, François pensait bien que ce monstre n’aurait point le cœur de s’attaquer à ces deux enfants qui n’avaient encore commis d’autre crime que de naître et de sourire. Régina, Tania ! Debout devant lui, maintenant, elles le regardaient en se tenant par la main. Il aimait à les voir ainsi, si semblables et si unies. Deux et une ! Dans cette union, si parfaite cependant, c’était Régina qui, malgré l’identité des visages, représentait la force et la protection. Etait-ce cette mèche blanche en bataille sur son front de vierge qui lui donnait un air plus décidé, plus combatif ? Peut-être ; mais la voix de Régina aussi était moins douce, moins suave, moins angélique, disait l’empereur, que la voix de Tania. Cette voix avait par instants des accents si graves, si douloureux même qu’elle dénotait une âme, un caractère presque masculins ; et ceci était corroboré par l’amour furieux de Régina pour les sports en général et pour l’équitation en particulier, tandis que Tania se plaisait surtout aux distractions, aux jeux, aux occupations des jeunes filles de son âge, aux petits plats. Tania, dans sa petite cuisine à elle, confectionnait pour l’empereur des tartes dont François se régalait, les larmes aux yeux. Régina passait sa vie à cheval. Comme elles s’adoraient toutes deux, il arrivait souvent que l’une faisait aux goûts de l’autre les plus entières concessions. Et c’est ainsi que ce matin-là, Régina avait entraîné Tania, malgré le geste de l’empereur à la fenêtre, geste qu’elle avait parfaitement compris. Elles avaient franchi les grilles et elles étaient allées, comme elles disaient, visiter les barricades de M. de Riva, où, du reste, elles avaient été reçues avec force respect et salutations. Et puis elles étaient vite revenues, car le temps était très menaçant et le ciel se couvrait au-dessus de Vienne comme d’un vaste voile noir. Maintenant Régina rassurait donc l’empereur :

– Mais nous n’avons couru aucun danger, aucun ! Quand nous sommes entrés ici, nous félicitions M. de Riva sur la belle organisation de ses barricades ! Ah ! sire, il n’en est pas une qui n’arbore comme bannière votre portrait tout enguirlandé de roses !

– Vraiment ! fit l’empereur charmé. Qu’est-ce que vous dites de cela, Excellence ?

– Je dis que M. de Riva est un galant homme ! répliqua Brixen avec un visage de marbre.

– Ce qui signifie que Son Excellence vous accuse d’être l’auteur de tout ce joli gâchis, mon cher Riva ? Qu’en dites-vous ?

– Je dis que c’est la vérité, sire, et qu’il n’y aurait pas eu de barricades sans moi ! Je dis que Son Excellence est vraiment un grand politique puisqu’elle a deviné que c’est moi qui ai fait sortir de l’ombre les ennemis de l’empire pour que l’on voie un peu en pleine lumière le visage qu’ils ont !

– Il n’est point beau ! murmura Brixen.

– N’est-ce pas ? répondit Riva. C’est ce que je disais naguère à Sa Majesté qui ne voulait point me croire. Maintenant, elle est fixée. Ils ont tous des têtes d’assassins !

À ces mots, prononcés avec une rude énergie, tous les yeux se portèrent sur le ministre de la police. M. de Riva était grand, trop grand dans sa longue redingote noire, dont la coupe était fort mauvaise. Aucune élégance chez cet homme qui inspirait à première vue un sentiment de singulière crainte ; son aspect rude, son masque long, son profil en lame de couteau, son teint jaune, ses yeux petits, hostiles et fuyants, tout le rendait du premier coup antipathique. Comme M. de Riva s’était tu, l’empereur fit signe à son grand-maître de la police qu’il pouvait « parler ». Il ajouta :

– J’ai lu vos rapports. J’en ai parlé au comte. Expliquez-vous.

– C’est simple, reprit Riva. Nous nous trouvons de nouveau en face de toute l’ancienne coalition Réginald ! Elle n’est point morte avec lui.

– La coalition Réginald était donc une coalition d’assassins ? demanda Brixen.

À ces mots de Réginald et d’assassins, la princesse Régina avait brusquement quitté la main de Tania et était allée s’asseoir dans le coin le plus obscur de la pièce. La réponse de Riva ne se fit pas attendre.

– Sa Majesté n’ignore pas que j’avais de fortes raisons de croire que ces hommes avaient résolu de faire de la politique active jusque sur les marches du trône. Ils savaient combien la famille impériale était populaire ; cette popularité étant le principal obstacle à leurs projets, il convenait de la détruire. C’est un plan que la mort de leur chef n’a point anéanti. Nous en avons eu les plus tristes preuves…

– Des preuves ? interrogea Brixen.

– Allez ! dit l’empereur. Il est temps que le comte sache que j’ai des ennemis avec lesquels on ne peut plus traiter.

Mais Riva ne parlait toujours point. Il regardait maintenant les jumelles de Carinthie, qui écoutaient cette conversation avec une attention extraordinaire. D’habitude, quand il était question devant elles de politique, elles prenaient le premier prétexte venu pour s’échapper.

– Allez ! mon cher Riva ! Allez ! Mes enfants sauront que vous travaillez pour elles et apprendront ce qu’elles vous doivent.

– Mes agents provocateurs, dont M. le comte croit avoir à se plaindre, reprit Riva d’une voix ferme, ont fait sortir toutes les figures du Caveau. Son Excellence ignore peut-être ce qu’était le Caveau.

– Tout à fait, fit Brixen.

– Voici… Il y a quelques années, ma police avait si bien traqué les chefs de la conspiration qu’ils durent s’expatrier. Ces ennemis de l’empire s’étaient tous donné rendez-vous à Paris et se voyaient dans un caveau du Palais-Royal, où l’on vend encore aujourd’hui de la bière de Pilsen. Ce caveau était tenu alors par un nommé Paumgartner. Ce Paumgartner, en qui les conjurés avaient la plus entière confiance, était mon homme. C’est par lui que nous avons tout su et c’est par lui que nous avons appris que les conjurés comptaient beaucoup sur certains événements qui ne manqueraient pas de se passer en cour de Vienne.

– Oh ! oh ! ne put s’empêcher de s’exclamer Brixen, que l’empereur ne quittait point des yeux… Voilà des conjurés bien imprudents… Vous êtes sûr de cet homme ?

– De qui ? De Paumgartner ? Si sûr de lui, Excellence, qu’il n’a jamais rien eu à nous refuser et qu’il m’a donné des gages à moi que je refuserais à Sa Majesté, pour laquelle cependant je suis prêt à donner ma vie…

– Et que vous a-t-il donc donné, monsieur ?

– La vie de son fils !

Et le grand maître de la police ajouta d’une voix sinistre :

– Et ce n’était point sur un champ de bataille !

Quant à l’empereur, il était devenu si pâle que la princesse Tania, redoutant qu’il se trouvât mal, courut à lui… Mais il l’arrêta d’un geste, et c’est par un geste aussi – car en vérité Sa Majesté semblait soudain avoir perdu l’usage de la parole – qu’il fit comprendre à Riva qu’il était tout à fait inutile de s’attarder sur ce sujet. Quant au ministre de la police, il ne paraissait point mécontent de l’effet produit, tel un complice qui sait qu’il n’est pas inutile de rappeler de temps à autre à son maître qu’on n’a pas oublié les moments difficiles que l’on a eu à passer ensemble.

Pendant que Riva continuait à mettre Brixen au fait, François était reparti avec ses pensées les plus funestes, pour une sorte de rêve qui devait être bien tragique, à considérer l’expression d’angoisse qui ne faisait que s’accentuer sur son visage. À ce moment, la tempête était sur Vienne et le tonnerre commençait à rouler au-dessus du palais, mais nul dans le cabinet de l’empereur ne semblait la percevoir. On n’entendait que la voix de Riva, qui disait à Brixen :

– Ce Paumgartner, Excellence, vous le connaissez. Il n’habite plus Paris ; il habite Vienne. Il a souvent l’honneur de vous servir. Il tient l’un des premiers établissements de la capitale ; mais fidèle serviteur de l’Empire, il n’a pas oublié qu’il doit sa fortune à un caveau, et dans le secret des dessous de son palais de glace, qui voit défiler aux lumières toutes les élégances viennoises, il a reconstitué, dans l’ombre, l’ancien caveau du Palais-Royal où il reçoit ses meilleurs amis… c’est-à-dire les anciens amis de Réginald ! Ceux-ci n’ont jamais su qui les avait trahis… Oh ! ce caveau est des mieux fréquentés, car si Paumgartner y reçoit les anciens amis de Réginald, savez-vous qui les anciens amis de Réginald y reçoivent, et de la nuit à l’aube, dans le plus grand secret ? Ils y reçoivent MM. les délégués fédéraux eux-mêmes et un jeune homme des plus intéressants, un étudiant d’origine valaque, qui se prétend héritier de Réginald et représente je ne sais quel groupement tzigane, un admirable gamin de vingt ans dont la parole est de flamme et qui paraît mener tout ce beau monde… Vingt fois, j’ai cru avoir l’occasion de l’arrêter hors du caveau qui pour moi est sacré et la source de mes renseignements la plus sûre. Toujours il m’a échappé, et il semble en vérité que quelque sortilège le garde.

– Comment s’appelle-t-il ? demanda Brixen.

– Ceux du caveau l’appellent Rynaldo !

– Rynaldo ! s’écria le comte. C’est bien lui ! Arrêtez-le ! Arrêtez-le, Riva, et vous serez mon ami…

– Ne le suis-je donc pas déjà, Excellence ?

– Oui, oui, mais vous le serez davantage.

À ce nom de Rynaldo, quelqu’un qui eût été à côté de la princesse Régina l’eût certainement vue tressaillir. Mais, comme nous l’avons dit, elle était dans l’ombre, et nul ne s’aperçut de l’émoi de la princesse, pas même sa sœur Tania qui était tout occupée de la scène qui se déroulait devant elle. Riva donnait à Brixen, qui les lui demandait, quelques détails sur Rynaldo.

– L’audace de Rynaldo a toute la folie de la jeunesse, mais son langage est si séduisant, paraît-il, qu’il entraîne facilement derrière lui les plus sages de la bande. Tant est qu’il les a décidés à accomplir l’un de ces projets extrêmes qui conduisent généralement leur auteur à l’échafaud !

– Vraiment ! fit la voix altérée de Régina.

Elle s’avança sur les deux ministres, et cette fois, le plus posément du monde, elle demanda à Riva :

– Et peut-on connaître ce beau projet, M. de Riva ? Riva regarda Brixen. Il laissa tomber ces mots :

– Est-ce bien nécessaire, madame ? Sa Majesté vous le contera certainement en temps et lieu, et M. de Brixen le connaît certainement…

– Que voulez-vous dire, Riva ?

– Je veux dire, Excellence, que le moment est des plus graves, je veux dire que ces gens que je combats sont reçus chez vous, et que vous êtes en pourparlers avec eux, et cela étant, qu’il est fort probable qu’ils ne vous ont peut-être point tout à fait caché leur dessein… Brixen considéra Riva avec une hauteur marquée.

– J’ai vu ces messieurs les délégués l’un après l’autre… sans qu’ils n’en sachent rien ni les uns ni les autres… Ils ne m’ont point caché qu’ils étaient persuadés que l’empereur était le mieux du monde disposé à leur égard et qu’il ne demandait qu’à les entendre. Seulement, comme il se trouvait qu’il ne les entendait point, ils m’ont dit qu’ils ne quitteraient point Vienne, eux, avant d’avoir été entendus… Ils paraissent croire que seul l’entourage de l’empereur oppose une barrière entre Sa Majesté et les députés fédéraux. Ils m’ont dit que si cette barrière ne disparaissait pas, ils se verraient peut-être obligés de la renverser, mais le plus respectueusement du monde, et de telle sorte que Sa Majesté serait la première à les en remercier aussitôt. Votre Majesté n’ignore point que ces hommes sont d’esprit simple et de compréhension fruste. Ils s’imaginent tout uniquement que l’empereur est prisonnier dans son propre palais. C’était là une conception grossière qui pouvait en effet les conduire à quelque extrémité… C’est à cela, n’est-ce pas, que vous avez fait allusion, monsieur de Riva ?

Riva se pinçait les lèvres. Il finit par demander :

– Et cette extrémité à laquelle on les aurait conduits, vous ont-ils dit quelle elle pourrait être ?

– Oui ; s’ils ne voient pas l’empereur de gré, ils m’ont fait comprendre qu’ils le verront de force. Mais nous n’en sommes pas là, rassurez-vous !

– Eh bien, Excellence, mon devoir est de vous renseigner, car telle est la volonté de l’empereur. Et je vais vous dire ce que ces messieurs ne vous ont point dit. Ils ont résolu de pénétrer dans le burg, la nuit, et d’envahir l’appartement de l’empereur. Voilà ce que je sais, moi !

– Oh ! M. le directeur de la police sait mieux que quiconque comment on envahit un appartement…

– Je ne sais point comment fut envahi le vôtre, répliqua Riva sèchement. Mais voici comment les délégués fédéraux doivent pénétrer dans la nuit de demain jusqu’à l’empereur, pendant son sommeil, aidés des amis de Réginald et conduits par Rynaldo…

– Il n’y a donc plus de garde au palais ? fit Tania.

– Il y a le souterrain ! Le souterrain que M. le comte connaît bien et qui fait communiquer le Burg avec l’église des Augustins !

– Eh bien, monsieur, j’espère, fit le comte, que puisque vous avez pu connaître un pareil projet, toutes vos dispositions sont prises pour le faire échouer.

– Toutes mes dispositions, au contraire, sont prises pour le faire réussir, répliqua Riva qui, maintenant, n’osait regarder l’empereur en face. L’émeute grossit d’heure en heure dans Vienne, par mes soins. Le tocsin sonnera bientôt à Saint-Étienne ; les paisibles et honnêtes bourgeois s’enfermeront chez eux. Le parti du désordre est maître de la rue et le flot populaire vient battre jusqu’aux grilles du palais. La journée de demain sera houleuse, la soirée sera lugubre. Il faut en finir. Les chefs de toute cette fermentation se dévoilent. J’assiste, comme si j’y étais déjà, à ces événements historiques. Le souterrain est bientôt aux mains des insurgés. Les délégués fédéraux, les conjurés du caveau sont déjà dans le Burg. Les voilà, les amis de Réginald, les chefs de la conspiration qui depuis dix ans travaillent à la ruine du Saint-Empire ! Une lourde porte les sépare seulement de la chapelle de la cour d’où ils s’élanceront vers les appartements privés… Cette porte s’ouvre… ils touchent à leur but… La porte s’ouvre, messieurs… et l’artillerie de la garde fait son devoir ! Il suffira de deux ou trois canons chargés à mitraille pour faire taire à jamais l’éloquence d’un Rynaldo et calmer le zèle de ses amis !

– C’est mettre l’empire à feu et à sang des Alpes aux Carpathes ! répliqua aussitôt le comte de Brixen. Vous massacrez tous nos amis, monsieur !

– Nos amis ! Depuis quand ces hommes sont-ils nos amis ? demanda l’empereur d’une voix sourde. Et quel jeu jouez-vous, comte de Brixen ?

– Celui de Votre Majesté ! repartit le premier ministre, qui daigna enfin s’animer. Et je le crois meilleur que celui de M. de Riva ! Et puisque M. de Riva vous a si bien dit ce qu’il se propose de faire, je n’hésite plus, sire, à vous rapporter immédiatement ce que j’ai fait, J’aurais voulu ne vous parler de ces choses que dans quelques heures, mais je vois que si je tarde, la police de M. de Riva aura si bien fait que je n’aurais plus rien à vous dire du tout…

L’empereur et Riva échangèrent un rapide coup d’œil. Brixen le saisit. Il parla :

– Tous les délégués nous sont désormais acquis. Vous pouvez les recevoir, sire. Il n’est point de plus fidèles sujets de Votre Majesté. Une bonne parole, et ils retourneront chez eux le plus tranquillement du monde.

– Vous les avez donc tous achetés ? demanda l’empereur.

– Non, mais ils se sont tous trahis ! Fidèles chacun à leur cause particulière, ils ont tous trahi la cause générale. Comment a-t-on pu croire une seconde que durerait pareille collaboration ? Est-ce que le Croate ne hait pas le Magyar ? Et les Serbes, et les Bosniaques, et tous les Slaves, et les Hongrois ? Croyez-vous qu’ils ont oublié les horreurs de la dernière guerre et qu’ils se sont pardonné de part et d’autre les pères assassinés, les enfants brûlés vifs, les vierges violées ? Eh bien, oui, j’ai su ressusciter toutes les vieilles haines devant lesquelles n’a pu tenir leur trop jeune amour. Ils se sont trahis, vous dis-je, car j’ai promis à chacun ce que personne n’aura. N’est-ce pas là toute notre force : leur désunion ? Désunis, ils n’existent plus ! Voilà ce que j’ai fait, sire, pour la prospérité des peuples et pour la sécurité du trône.

Une voix jeune, ardente, éclata aussitôt derrière Brixen.

– Ils ont tous trahi ! En êtes-vous bien sûr, comte, en êtes-vous bien sûr ?

C’était Régina qui parlait ainsi… Ses yeux lançaient des flammes. Brixen ne put supporter l’éclat de ce regard. Il se retourna vers l’empereur. Mais là encore le spectacle que lui offrait ce visage l’épouvanta. François était devenu effrayant à voir. Ses yeux étaient agrandis comme sous le coup de quelque horrible vision, sa bouche était entrouverte comme pour laisser échapper un râle d’agonie… Ses bras se tendirent, ses mains désignèrent quelque chose, là-bas, dans l’ombre, derrière toutes les personnes présentes. Mais chacune de ces personnes, tremblantes maintenant de voir trembler l’empereur, se retourna du même geste, fixant le coin d’ombre désigné par François…

Mais ils ne voyaient rien ! Rien qu’un meuble d’ébène à garniture de marbre blanc… vers lequel s’avançait l’empereur… Arrivé au meuble, il s’arrêta… tâta à plusieurs reprises le dessus du secrétaire d’ébène… n’y trouva rien, et plus lentement encore, il se retourna. Il faisait face à tous. Il se passait les mains sur le visage d’un geste égaré.

– Oh ! mon oncle ! Qu’avez-vous ? suppliait la voix mélodieuse de Tania tout en larmes.

Il ne répondit pas… Il accepta la double tutelle des deux jumelles de Carinthie, sur lesquelles il s’appuya pour regagner son fauteuil. Il avait vieilli de dix ans. En se laissant retomber à sa place, on l’entendit qui murmurait :

– Mon Dieu !

Les ministres effarés se taisaient… Les deux princesses penchées sur lui, lui demandaient s’il ne désirait point quelque cordial. Il ne parut pas les entendre. Tania dit tout bas à Brixen :

– Il y a des moments comme celui-là, depuis la mort de la princesse Marie-Louise, où l’empereur me fait peur…

Sans relever la tête, Sa Majesté dit enfin, d’une voix très douce, très fatiguée, très lointaine :

– Comment ne m’avez-vous pas averti plus tôt d’un si heureux résultat, comte ?

– Nous n’avons fini de nous entendre que ce matin, et j’espérais, avant de parler de ces choses à Votre Majesté, avoir une entrevue avec ce Rynaldo, qui leur fait peur à tous. Mais il est resté introuvable…

– Ce Rynaldo est donc bien important ?

– Il serait le porte-parole de tout le clan des tziganes du Danube, qui est fort remuant.

– Et votre conclusion est que je reçoive ces messieurs ? Brixen s’inclina. L’empereur prit un papier sur sa table et le tendit à Riva.

– Monsieur le ministre de notre police, voulez-vous lire au comte le dernier rapport que vous m’avez fait tenir ?

Le ministre prit le rapport et lut :

« À deux heures, ce matin, à la sortie du caveau Paumgartner, sur les derrières de la Perspectivstrasse, les derniers conjurés se sont séparés. Nous avons suivi deux d’entre eux qui, nous le savions, avaient, dans la nuit même, un rendez-vous mystérieux dont ils avaient entretenu les délégués à mots couverts. Après beaucoup de tours et de détours, ils parvinrent à Donau-Kanal et suivirent la berge. Ils marchèrent sans s’apercevoir qu’ils étaient suivis, tant la nuit était obscure, jusqu’au pont de l’Empereur-Joseph. Là, ils s’arrêtèrent près de l’arche et attendirent. Ils attendirent une demi-heure environ et déjà montraient des signes d’impatience quand une ombre enveloppée d’un long manteau qui lui cachait entièrement le visage descendit un petit escalier qui conduit au canal. Cette ombre vint à eux et s’arrêta à quelques pas des deux conjurés. Elle demanda :

« – Quelle heure est-il ?

« Les deux hommes répondirent en même temps :

« – Deux heures et quart ! (Bien qu’il fût près de quatre heures du matin.)

« Là-dessus, les trois hommes se rejoignirent, en prononçant en même temps ces paroles étranges : « À deux heures et quart, comme à toute heure, que Jésus soit dans ton cœur ! » Sur quoi, après un court silence, les deux conjurés dirent :

« – Nous sommes prêts !

« – C’est encore trop tôt, répondit l’ombre.

« – Nous ne pouvons plus attendre, nous avons trop attendu, répliquèrent les deux autres. Il faut agir.

« – Eh bien, reprit l’ombre, en se rapprochant d’eux, en tout cas, n’agissez pas avant quarante-huit heures et ne pénétrez point dans le Burg avant deux nuits, car je suis venu pour vous dire qu’il se passera la nuit prochaine un événement qui bouleversera la face des choses et qui rendra l’empereur docile comme un enfant.

« – Quel événement ? ont demandé les deux conjurés.

« – Je ne puis vous le dire, leur fut-il répondu, mais un événement auprès duquel la mort de la princesse Marie-Louise ne compte pas.

« Il ne fut plus prononcé entre ces trois personnages une seule parole. L’ombre s’éloignait ; j’abandonnai les conjurés et je suivis l’ombre qui, après avoir pris mille précautions, se décida à pénétrer dans le quartier du Burg. Elle arriva ainsi jusque dans la Hofgartengasse. Là elle regarda derrière elle et n’aperçut âme qui vive. Puis elle disparut tout à coup à mes yeux, comme par enchantement. Je courus. Je ne vis plus rien et il me fut impossible de me rendre compte de la façon dont l’ombre avait pu ainsi s’évanouir. »

Riva n’avait plus rien à lire. Brixen était devenu presque aussi pâle que l’empereur. Le ministre de la police dit d’une voix glacée ce seul mot :

– Assassins !

Et la voix de Régina éclata :

– Oui ! Assassins ! Assassins ! Traîtres et assassins, il faut qu’ils meurent ! Monsieur de Riva, nous les mitraillerons ensemble dans le souterrain !

La jeune princesse n’avait plus rien de la douce jeune fille que Riva et Brixen connaissaient. Ils virent avec stupéfaction se dresser en face d’eux une vierge guerrière qui ne demandait que du sang : Tania pleurait. L’empereur se leva, dans une grande lassitude, et dit :

– Messieurs, nous vous ferons connaître à notre heure nos résolutions !

Riva et Brixen s’inclinèrent et sortirent. Brixen paraissait écrasé. Riva levait un front triomphant. L’empereur embrassa Régina et Tania et les pria de le laisser seul. Quand il fut seul, il appuya sur un timbre. Une porte secrète s’ouvrit dans le mur, à côté du meuble d’ébène. Ismaïl parut.

– Fais entrer ! dit l’empereur.

Quelques secondes plus tard, la porte secrète s’ouvrait encore, et un ecclésiastique vêtu de l’uniforme des jésuites pénétrait humblement dans le cabinet de l’empereur. Aussitôt que la porte se fut refermée, l’empereur, hagard, se précipita sur le jésuite, qui, effrayé, recula d’un pas.

– Franz Holtzchener ! s’écria François… J’ai vu la tête de mort !

– Où ? demanda le jésuite.

– Ici !

Et l’empereur désigna le dessus du meuble d’ébène.

– Il n’y a rien ! C’est sans doute une hallucination de Votre Majesté.

– Une hallucination, Franz Holtzchener ! La princesse de Prague et la comtesse de Brégentz étaient d’esprit lucide quand elles ont eu cette hallucination-là ; et deux heures plus tard, elles étaient folles ! Sais-tu bien, Franz Holtzchener, quelles furent les dernières paroles de l’archiduc Paul avant qu’il ne s’enfermât chez les Franciscains : « Il faut que je vous dise adieu, mon père, car j’ai vu la tête de mort ! » La nuit qui a précédé l’assassinat de Jean II de Styrie, Jean fut réveillé par une sonnerie de pendule et, en ouvrant les yeux, aperçut, perchée sur une haute armoire, une affreuse tête de mort qui lui faisait des grimaces, au clair de lune ! Enfin, la veille du jour où ma pauvre Marie-Louise est morte empoisonnée, c’est moi… moi-même, entends-tu, qui fus réveillé par une sonnerie, comme avait été réveillé Jean II, et comme lui j’aperçus, sur la cheminée de la chambre, cette fois, une tête de mort qui me riait de toutes ses dents ! Hallucination ! Hallucination ! J’ai cru que cette hallucination venait m’avertir de ma fin prochaine ; mais elle était l’annonciatrice de la mort de mon enfant ! Aussi quand, il y a quelques instants à peine, ici, sur ce meuble-là où j’ai la main… la tête de mort…

– La tête de mort a-t-elle sonné ? demanda le Jésuite, qui paraissait aussi calme que l’empereur était bouleversé.

– Si la tête de mort a sonné ? Que veux-tu dire, Franz Holtzchener ? Ma foi, non, je n’ai rien entendu…

– Eh bien ! je répète à Votre Majesté qu’elle a été victime d’une hallucination. La tête de mort ne vient jamais sans sonner.

– Pourquoi donc ? interrogea François.

– Parce que c’est son devoir de pendule !

– Explique-toi, Franz Holtzchener, car, sur ma parole, je deviens fou !

Franz Holtzchener ne répondit pas tout d’abord ; il sortit de sous son vêtement ecclésiastique un petit paquet enveloppé dans un vieux journal et solidement ficelé ; il le déposa sur le bureau de l’empereur et dit :

– La tête de mort est une pendule !

Puis il se mit en mesure de dépaqueter l’objet. Ce faisant, il expliquait d’une voix tranquille :

– Ni la princesse de Prague, ni la comtesse de Brégentz, ni son Altesse Impériale l’archiduc Paul, ni Jean II de Styrie, ni Votre Majesté, la veille de la mort de la princesse Marie-Louise, n’ont été le jeu d’une illusion. Voici ce qu’ils ont vu et entendu.

Et il mit sous les yeux de Sa Majesté un étrange réveille-matin, C’était une petite horloge dont le cadran d’émail, qui avait la teinte du vieil ivoire, représentait une tête de mort : le mouvement de la mâchoire inférieure contre la mâchoire supérieure frappait le nombre des heures. Ce cadran macabre était encerclé d’une étroite marge où s’étalait cette inscription en caractères gothiques rouges : « À deux heures et quart, comme à toute heure, que Jésus soit dans ton cœur. » Derrière, sur le disque de cuivre, il y avait un chiffre peint au vermillon, le chiffre 6. L’empereur prit cette chose dans ses mains en tremblant.

– Voilà, dit-il, voilà bien ce que j’ai vu tout à l’heure, sur ce meuble.

– Impossible, sire, car cette horloge était dans ma poche… Mais vous eussiez pu en voir une autre, auquel cas elle y serait sans doute encore ; cette horloge n’est pas seule de son espèce… Celle que j’ai là est la sixième, comme le chiffre qu’elle porte l’indique… la sixième qui soit apparue aux membres de la famille impériale, dans les circonstances tragiques que Votre Majesté rappelait tout à l’heure.

– Et à qui celle-ci est-elle apparue ? demanda l’empereur, que l’horloge continuait à intriguer au-delà de toute expression.

– Cette horloge a sonné la mort de Jean II de Styrie.

– Et depuis quand est-elle en ta possession, Franz Holtzchener ?

– Depuis la mort du prince.

– Et tu ne m’en avais rien dit ?

– Je n’avais pas l’honneur, à cette époque, d’approcher Votre Majesté ; après j’ai jugé qu’il était inutile de lui présenter l’horloge elle-même avant que je n’aie encore déchiffré l’énigme…

L’empereur ne quittait point cet affreux cadran des yeux.

– Deux heures et quart, murmurait-il, et en disant ces mots, il tremblait davantage.

– Oui, sire… deux heures et quart…

François, avec une flamme d’espoir dans les yeux, demanda d’une voix hésitante :

– N’est-ce point l’heure de la mort de Réginald… à peu près… à peu près l’heure, Franz Holtzchener ?

– Oui, sire…

– Eh ! Voilà bien ce que je pensais ! Quand on avait cette chose entre les mains, il n’était point difficile d’en deviner l’énigme… Tu y as mis le temps, Franz Holtzchener… Ah ! les amis de Réginald se souviennent de l’heure de sa mort ! Riva a raison ! Tout ceci est atroce ! Les misérables ne poursuivent point seulement un but politique… Assassins ! Assassins !

– Sire, la princesse de Prague a vu, elle aussi, l’horloge tête-de-mort ! Et aussi le petit prince Palatin qu’on a trouvé mort dans son bain. C’est celui qui a vu l’horloge n° 3.

– Eh bien ?

– Eh bien, la princesse de Prague et le petit prince Palatin sont morts avant Réginald…

– Oh ! Tu as raison, Franz Holtzchener… Il faut… il faut… chercher… plus loin… plus haut…

François lâcha la fatale pendule qui roula sur le bureau, et il retomba sur son fauteuil. Il paraissait à bout de forces.

– Où as-tu eu cela ? Comment ?

– À Gratz. Le jour même de la mort de Jean II, on a parlé autour du cadavre du prince de cette apparition de tête de mort et de cette sonnerie mystérieuse de pendule. La répétition de ces étranges phénomènes autour des catastrophes impériales m’avait déjà frappé. J’ai voulu savoir. J’ai vu. J’ai cherché. J’ai trouvé. C’est le valet de chambre du prince qui m’a montré l’objet comme le dernier souvenir qu’il gardait de son maître : « Voyez, me dit-il, on a parlé d’apparition de tête de mort. En voilà une qui sonne l’heure et qui n’a rien de surnaturel. Le prince l’avait sans doute achetée la veille de sa mort. » J’achetai à cet homme son illustre réveille-matin et ce fut le point de départ de mes recherches autour des deux heures et quart.

– Et… as-tu abouti, Franz Holtzchener ?

– Oui, sire…

L’empereur se souleva à demi, pencha son visage de marbre du côté d’Holtzchener :

– Parle.

Alors, froidement, Franz Holtzchener donna le coup :

– Jacques Ork !

Dans le même moment, l’orage qui menaçait éclata avec une furie infernale ; les cieux furent déchirés et le vieux palais fut secoué jusque dans ses fondations par la foudre. François fut parcouru d’un si épouvantable frisson qu’on eût pu croire que le feu du ciel l’avait frappé en même temps que cette autre voix terrible qui avait prononcé ces deux mots : Jacques Ork ! Le jésuite, devant le déchaînement des éléments, s’était pieusement signé. De grands zigzags aveuglants montaient incessamment et descendaient, tranchants comme des lames de feu et se croisant comme des épées.

Et Franz Holtzchener répéta son signe de croix. L’empereur leva lentement les bras au-dessus de sa tête branlante, dans un geste immense de pitié vers le ciel.

– Dieu l’a voulu ! gémit-il. Que sa volonté soit faite ! Jacques devait trouver des vengeurs ! J’ai assassiné ses enfants ! On a tué les miens ! Mais ayez pitié de ceux qui me restent, ou prenez-moi moi-même, ô mon Dieu !

– Votre Majesté s’accuse injustement ! fit le jésuite.

– Non ! Non ! C’est moi seul le coupable… C’est moi qui ai voulu ! Ils seraient encore tous vivants sans moi !

– Le crime abominable n’aurait jamais été accompli si Votre Majesté avait su…

– J’ai dit : « Séparez cet homme de sa femme et de ses enfants… » C’était une parole de mort, Holtzchener !

– Votre Majesté n’en savait rien…

– C’est cette parole qui a tout fait ! Sans cette parole, on n’eût rien osé… Sans cette parole, ils vivraient encore ! Oui ! Oui ! Deux heures et quart ! Tu as raison, Franz Holtzchener ! Deux heures et quart ont sonné dans la chambre de la Douleur ! Ah ! je sais ! Je sais ! Ne crois pas que j’avais oublié ! Elle était inscrite au fond de mon cœur, l’heure fatale ! Jacques Ork, que j’ai tant aimé !

– Redoutez donc ses vengeurs, sire ! Ils ont fait une alliance avec les vengeurs de Réginald… Il n’est point de plus terrible haine contre vous ni contre votre maison, tant que celle-ci existera, fit le jésuite.

– Ils frappent avec Dieu, Franz Holtzchener ! Je suis perdu… Ah ! je savais bien… tout au fond de mon cœur, que cette terrible histoire m’apparaîtrait un jour… Jamais, jamais, on ne disait plus une parole devant moi… Mais moi, je ne l’avais pas oubliée ! Mais il faut que je te dise, Franz Holtzchener, qu’avant que tes lèvres eussent remué, j’entendais déjà dans ta bouche ces deux mots qu’il est défendu de prononcer dans l’empire, de par mes ordres, parce qu’ils évoquent trop de spectres ! Jacques Ork ! Je savais que tu allais me dire cela ! Car l’assassin n’oublie pas son crime… et depuis quinze ans, je vis comme un criminel nourrissant ses remords !

Et François, ayant dit cela, parut définitivement s’effondrer… Le jésuite regardait cet empereur avec pitié.

– Sire, osa-t-il, c’est un cas de conscience qui relève du confesseur de Votre Majesté. Comment le père capucin ne lui a-t-il point rendu la paix du cœur ?

François secoua la tête.

– Le père capucin est terrible, finit-il par répondre, sans lever la tête. Jacques était marié selon les lois de l’Église et j’ai bien commis un crime en incitant les hommes à le séparer de sa femme et de ses enfants !

– Un archiduc qui peut être appelé à gravir un jour les degrés du trône a d’autres devoirs que ceux des simples mortels, répliqua la voix froide et incisive de Franz Holtzchener. Sire, le révérend père Rossi, de l’Ordre, sollicite depuis longtemps l’honneur de devenir le confesseur de Votre Majesté…

François tressaillit. Ce n’était point la première fois que la Société de Jésus tentait de pénétrer officiellement jusqu’à la conscience de l’empereur et de rentrer en grâce auprès de la cour. Il évita de répondre.

– Pourquoi as-tu voulu savoir ce qui s’était passé dans la chambre de la Douleur, puisque « c’était défendu » ? Ni juge, ni procureur, ni personne au monde n’a eu le droit que tu as pris, de savoir… Cette chose devait être pour ceux qui m’aiment comme si elle n’avait pas existé… Et je l’avais laissé fermée, la porte de la chambre de la Douleur, croyant y enfermer la douleur elle-même !

– Sire, les bavards ne m’intéressaient point… mais les bouches closes ! Je les ai ouvertes, sire ! et de force… Il s’agissait de votre salut… du salut de l’empire.

– Qu’as-tu encore fait ? demanda François.

– Sire, pour le salut de son âme, j’ai fait un peu jeûner, au fond d’un de nos couvents, un marchand de jouets de Fribourg qui était venu à Vienne bien imprudemment.

– Ah ! tu t’es adressé au Paumgartner de Fribourg, soupira François. Et a-t-il parlé ?

– Sire, il avait le poisson à discrétion… c’est le poisson qui l’a fait parler !

– Comment cela ?

– La morue donne soif, sire… et dans sa cellule, s’il avait toute la morue qu’il voulait, il n’avait pas une goutte d’eau… Alors il lui a bien fallu parler pour en demander…

– Et vous lui en avez donné ?

– Oui, sire, quand il eut bien parlé. Mais le malheur pour lui est qu’il ne m’a point dit grand-chose en dehors de l’histoire de son neveu, qu’il avait livré, d’entente avec le père, aux combinaisons du duc de Bramberg. Peut-être ne sait-il rien de plus sur ce qui s’est passé dans la chambre de la Douleur ; peut-être eût-il l’héroïsme prudent de faire celui qui ne savait rien de plus… Il n’avait plus besoin d’eau, ne voulant pas toucher à la morue. Il ne voulait plus toucher à rien. Comme il était à prévoir, il arriva que ce régime influa malencontreusement sur les organes de la respiration ; si bien que cet homme, qui paraissait cependant d’une bonne constitution, respirait si difficilement qu’il fallut bientôt lui faire des pointes de feu.

– Et après ? interrogea François, qui n’osait pas regarder le jésuite.

– Il n’y a pas d’après, sire ! Entre sa morue et ses pointes de feu, M. Paumgartner, de Fribourg, était mort !

– Le malheureux !

– Le bandit ! Ah ! sire ! savez-vous bien qu’aujourd’hui il n’importe guère de savoir s’il y a un Paumgartner de plus ou de moins au monde ? Ce qu’il faut que nous sachions, c’est si Jacques Ork est mort ou vivant !

– Tais-toi ! Tais-toi !

– S’il était vivant !

– Si tu sais où il est, Franz Holtzchener, dis-le moi ! J’irai me jeter à ses genoux !

– Sire, j’oserai dire à Votre Majesté qu’il vaudrait mieux pour tout le monde ici que Sa Majesté interrogeât une fois, une seule, sérieusement, Mgr le duc de Bramberg ou le roi Léopold-Ferdinand… car le pire, en cette affaire, est de rester dans l’ignorance de ce qui s’est passé exactement dans la chambre de la Douleur.

L’empereur répondit sans regarder Franz Holtzchener :

– Une nuit, une nuit que le cauchemar m’avait réveillé… je me suis levé et je suis allé les interroger… Ils ne savaient rien. Ils ont lancé, contre Jacques et l’honneur de Jacques, Victor Paumgartner… et puis… comme Victor Paumgartner n’est plus revenu lui dire ce qui s’est passé… ils n’ont jamais rien su…

– Ah ! reprit François, qui donc me dira jamais où est Jacques Ork ?

– Je ne sais point où il est… mais nous le chercherons ! répondit avec feu Franz Holtzchener, et nous le trouverons ! Et nous l’atteindrons ! Ce qu’il y a de terrible, sire… c’est que mort ou vivant il est sûrement chez vous, quand on y meurt ! Appelez-le tout haut. Peut-être vous entendra-t-il ?

François se leva, et regardant fixement le jésuite :

– Tu crois donc que l’on va encore mourir chez moi ? Réponds ! Mais réponds donc !

– Sire, il y a des choses que je ne puis dire, parce qu’elles ne m’appartiennent pas !

– À qui donc sont-elles ?

– À l’Ordre !

– Eh bien ?

– Eh bien, si Votre Majesté me disait qu’elle était prête à recevoir ce soir-même, car le temps presse, notre révérend père, cela me rassurerait sur les suites de ce que je pourrais avoir à dire à Votre Majesté.

– C’est bien ! Je recevrai le Père la nuit prochaine ! Mais que personne ne le voie et qu’il ne vienne pas chez moi avant deux heures du matin… Et maintenant parle !

– Sire, pour ne pas être reconnu, le père Rossi sera peut-être obligé de prendre un déguisement ; comment devra-t-il joindre Votre Majesté ?

– Partout où je serai, il n’aura qu’à dire un mot à ceux qui l’interrogeront : service !

Une joie intime, et triomphante, brilla une seconde dans le regard détourné de Franz Holtzchener et puis s’éteignit bientôt. Il parla :

– Vous avez lu le rapport de M. de Riva, sire : « Un événement auprès duquel celui de la mort de la princesse Marie-Louise ne compte pas !

L’empereur sursauta :

– Comment sais-tu cela, toi ?

– C’est moi qui ai rédigé ce rapport, parce que c’est moi qui ai entendu ces paroles !

– Tu es donc de la police officielle ?

– Oui, je suis de toutes les polices sans qu’elles s’en doutent… pour le meilleur service de Sa Majesté…

– Alors… c’est toi qui as accompagné l’ombre jusque sous les murs du palais ?

– C’est moi !

– C’est toi qui l’as vue disparaître dans la Hofgartengasse ?

– Non, sire… dans l’Augustinerstrasse.

– Mais le rapport dit…

– Le rapport dit ce que j’ai voulu lui faire dire… Il est inutile que l’on sache que l’on peut entrer dans le Burg par d’autres portes que celles que l’on connaît déjà.

– L’ombre est entrée au palais ? Par la porte secrète ?

– Oui, sire.

– Oh ! Et toi, tu ne l’as pas reconnue ? Tu n’as pas deviné ? Tu n’as pas une idée ? Un soupçon ?

– Je n’ai vu qu’un manteau noir…

– Mais enfin qu’as-tu fait ?

– J’ai pénétré derrière l’ombre dans le palais, je me suis rué sur les traces de l’ombre…

– Alors ?

– Alors je me suis heurté à la vieille gouvernante des princesses de Carinthie…

– À Orsova ?

– Oui, sire… Elle s’enfuyait épouvantée… Elle venait de voir apparaître dans le couloir qui mène aux appartements de Votre Majesté… la Dame blanche !

– Encore la Dame blanche ! Si j’avais été à ta place, à la place de Franz Holtzchener, qui ne craint pas les fantômes… j’aurais couru après ce fantôme-là ! fit François en branlant la tête.

– C’est ce que j’ai fait, sire… La Dame blanche glisse trop souvent la nuit dans les couloirs du palais… depuis quelque temps… La princesse Tania l’a vue… Sa Majesté l’impératrice l’a vue également, il y a trois nuits, en sortant de son oratoire… Et son Altesse Karl de Bramberg, pas plus tard qu’hier, a couru après elle, l’épée nue… sans pouvoir l’atteindre. Sire, j’ai fait comme Son Altesse de Bramberg : j’ai couru derrière elle… J’avais le revolver au poing… et j’étais prêt à tirer si j’apercevais la robe blanche… Mais Orsova, en se jetant dans mes jambes, m’avait retardé, et je n’ai plus trouvé la trace de rien !

L’empereur eut un geste désespéré. Il marcha quelques instants en silence, s’arrêta encore à la fenêtre, souleva le rideau et se retourna. Mais aussitôt il poussa un cri d’horreur :

– La voyez-vous cette fois ?

En effet, l’horloge tête de mort était revenue sur le petit meuble d’ébène. Franz Holtzchener poussa un cri qui répondit à celui de François et tous deux se précipitèrent sur le meuble. Mais ils s’arrêtèrent soudain, haletants, car la bouche de la tête de mort venait de s’entrouvrir et sonnait douze coups avec ses dents ! Il était exactement à ce moment deux heures et quart. Franz Holtzchener, qui était devenu livide, dit lentement :

– Douze coups pour les douze plaies de Marguerite Millier.

Et quand la pendule se fut tue, et eut refermé sa bouche funèbre, il s’en empara.

– Vous voyez ! râla François… Vous voyez bien que ce n’était pas une illusion…

Franz Holtzchener tournait et retournait l’objet dans ses mains et le comparait à la pendule qui se trouvait encore sur le bureau de l’empereur.

– Elle est exactement pareille à celle que j’ai apportée, dit-il, sauf qu’elle porte le numéro 8 ! Si l’on retrouvait la tête de mort qui est apparue à Sa Majesté avant le décès de la princesse Marie-Louise, on y verrait inscrit le numéro 7 !

François était hagard.

– Qui donc a apporté celle-là ? Par où ? Comment ? Par quel mystère a-t-elle pu venir ici ? S’en aller ? Disparaître ? Revenir ? On ne peut entrer dans ce cabinet sans que je m’en aperçoive !

– Les ombres entrent partout, sire, même quand les portes sont closes… s’il existe une porte secrète qu’elles puissent ouvrir…

– La porte secrète !

Et prestement François courut à la porte qui s’ouvrait si mystérieusement dans le mur, à côté du meuble d’ébène.

– En dehors de Votre Majesté, qui donc a la clef de cette porte, sire ? questionna le jésuite, qui reprenait peu à peu tout son sang-froid.

– Ismaïl, seul !

– Si Votre Majesté voulait bien le sonner…

François sonna Ismaïl. Mais personne ne vint. Holtzchener montra la porte, et dit :

– Allons !

L’empereur comprit. Ils pénétrèrent dans des petites pièces qui étaient connues de bien peu de personnes à la cour ; elles étaient basses et étroites, et semblaient comme creusées dans l’épaisseur des murailles. Une veilleuse brûlait dans chaque pièce. Ils traversèrent ainsi trois salles oblongues et arrivèrent à un escalier. Là un gémissement les arrêta. Ils se penchèrent. Un corps était étendu sur les premières marches.

– Ismaïl ! s’écria l’empereur.

C’était en effet Ismaïl qui gisait là, râlant, une corde autour du cou, les bras et les jambes liés, une poire d’angoisse dans la bouche. Franz Holtzchener avait déjà pris le corps dans ses bras et le tirait à lui, quand l’empereur tourna la tête à un bruit de pas précipités qui se faisait entendre dans les pièces qu’ils venaient de traverser. C’étaient Léopold-Ferdinand et Karl de Bramberg qui accouraient, ayant trouvé la porte secrète du cabinet de l’empereur ouverte. Ils redoutaient quelque malheur. Jamais encore ils n’avaient pénétré dans ces chambres retirées, dont ils n’ignoraient cependant point l’existence. L’empereur était si ému qu’il ne leur fit aucune remontrance. Il leur montra le corps d’Ismaïl, et donna l’ordre qu’on le lui apportât immédiatement dans son cabinet, dont il prit le chemin. Léopold-Ferdinand et Karl aidèrent le jésuite à délier Ismaïl, à le libérer de la corde dont le nœud coulant l’avait quasi étranglé, et ils lui arrachèrent de la bouche la poire d’angoisse. Le malheureux semblait ne plus respirer ; sa tête pendait inerte sur sa poitrine, et ses yeux ne s’ouvraient pas. Il était évanoui.

– Fermez toutes les portes ! ordonna l’empereur.

On fit respirer des sels au fidèle serviteur de Sa Majesté. Et bientôt l’homme, qui paraissait avoir été fort brutalisé, mais qui ne portait aucune trace de blessure, revint à lui. Aussitôt qu’il eut ouvert les yeux, il aperçut l’empereur et retrouva immédiatement la force de tomber à ses genoux. François voulut le relever, mais effrayé, hagard, presque délirant, il se traîna sur le parquet en prononçant des paroles inintelligibles… Enfin il put se faire entendre :

– Sire ! Partez ! Fuyez ! Ce palais est maudit ! Léopold-Ferdinand le redressa de force, lui intimant brutalement l’ordre de s’expliquer. Alors l’autre soupira :

– La Dame blanche…

– Quoi ? La Dame Blanche ? interrogea la voix gutturale de Karl le Rouge… C’est la Dame blanche qui t’a mis dans cet état ?

Ismaïl fit signe que c’était bien elle.

– … C’est la Dame blanche qui t’a ficelé, ligoté, qui t’a jeté au cou un nœud coulant, qui t’a mis une poire d’angoisse dans la bouche ? Cette dame a le poignet bien solide, Ismaïl…

Mais l’empereur ordonna aux princes de se taire. Il échangea un rapide regard avec le jésuite et dit :

– Laissez parler Ismaïl… Que faisais-tu dans les appartements secrets, Ismaïl ? Où étais-tu ?

– Derrière la porte secrète, sire !

– Et que faisais-tu derrière la porte secrète ?

– J’écoutais, sire !

Les deux princes ne purent retenir un geste devant un aveu aussi cynique. Mais là encore l’empereur les calma.

– Pourquoi écoutais-tu, Ismaïl ? Ismaïl montra le jésuite.

– Je n’ai confiance en personne de ceux qui approchent Sa Majesté !

Et, tirant un poignard de sous ses vêtements, il l’exhiba d’une main encore tremblante :

– Partout où se trouve Sa Majesté, le jour ou la nuit, Ismaïl écoute aux portes, une main sur son poignard, prêt à mourir pour Sa Majesté.

– Et tu as vu la Dame blanche ?

– M’étant retourné, je l’ai aperçue derrière moi, debout comme un grand fantôme, et aussitôt, sans que j’aie pu faire un geste, j’étais abattu, râlant, étouffant. Elle m’a traîné comme un colis, à travers la pièce…

Franz Holtzchener considérait attentivement Ismaïl, dont le visage reflétait une épouvante croissante au fur et à mesure qu’il évoquait son extraordinaire aventure. Ismaïl était brave et dévoué. Un tel effroi n’était point naturel.

– Est-ce qu’Ismaïl a vu la figure de la Dame blanche ? demanda soudain le jésuite.

À cette question, le domestique retomba à genoux, se traîna encore aux pieds de l’empereur. Mais celui-ci :

– Réponds ! Réponds, Ismaïl ! As-tu vu la figure de la Dame blanche ?

– Fuyez, sire ! Fuyez ! répétait le malheureux serviteur dans un véritable accès de délire.

– Répondras-tu ? insista durement François.

Mais l’autre, étendant les bras, regardant les princes, regardant le jésuite, secouait la tête, faisant comprendre qu’il ne parlerait point, en si grande compagnie.

– Parle ! je l’ordonne…

– Devant eux ? râla Ismaïl.

– Devant eux !

Ismaïl, tremblant comme une feuille, se releva :

– Eh bien, oui, sire ! J’ai vu sa figure…

– Et… tu… tu la connais ?

Ismaïl dit, d’une voix si basse qu’on la percevait à peine :

– Je l’ai reconnue, car j’ai vu son portrait dans la grande galerie.

Nouveau regard de Franz Holtzchener à l’empereur. François, lentement, ordonna :

– Quelle qu’elle soit, Ismaïl, il faut la nommer ! Alors Ismaïl laissa tomber ces mots :

– Sire, Jacques Ork est vivant !