IV – OÙ L’ON FAIT CONNAISSANCE AVEC LE « PÈRE DEUX HEURES ET QUART »
La diligence était arrivée enfin au haut de la côte. Chacun regagna sa place à l’intérieur ou à l’impériale. Mlle Berthe, comme si de rien n’était, avait repris son poupon sur les genoux de Mlle Lefébure et l’homme aux parapluies avait consenti à se réveiller. On allait bon train maintenant. Les chevaux sentaient l’écurie et les râteliers de maître Frédéric II – ainsi appelait-on le frère cadet du Frédéric de Büchen. Ce Frédéric II, aubergiste lui aussi, tenait en pleine forêt, sur la route de Todtnau, l’une des plus vieilles auberges du pays : « l’auberge du Val-d’Enfer ».
On y arriva vers les neuf heures et demie. Les chevaux allaient relayer et les voyageurs allaient souper. À cause des correspondances, c’était un repos d’une heure au moins pour tout le monde. Petit-Jeannot, qui se fût réjoui en toute autre circonstance de l’approche d’une auberge, montrait exceptionnellement une mine fort maussade. Car la gifle lui avait retourné l’âme. Sa joue brûlait encore.
La diligence n’était pas encore arrêtée dans la cour et les garçons d’écurie ne s’étaient pas montrés que déjà le patron de l’auberge, un grand diable à la moustache tombante et au front dur, aux sourcils en broussaille, l’air d’un vrai brigand, criait au cocher :
– Ah ! tu as du temps devant toi ! Je ne sais pas ce qui se passe… Je viens de recevoir d’un courrier de Todtnau l’ordre de faire attendre la diligence jusqu’à l’arrivée du courrier de Schaffouse.
– À ce qu’il paraît que ça « grouille » à Vienne et partout, du côté des Tchèques et aussi dans le Bas-Danube, répondit le cocher… Tout le monde se remue… Prague est en feu… Mais qu’est-ce que ça peut bien nous faire, pourvu qu’ici les affaires marchent !
Frédéric II répondit dans sa barbe quelque chose qu’on ne sut jamais. Et faisant un signe qui fut compris de maître Mathias et de Martin, il conduisit les deux compères dans un coin obscur de la cour où il eut avec eux une brève conversation d’où ils sortirent tout pâles et agités.
– Compris, dit Mathias. Il y a assez longtemps qu’on se tait. S’il ne s’agit que de bavarder, on bavardera.
Les autres voyageurs, après s’être dégourdi un peu les jambes, étaient entrés dans la grande salle et, autour des tables se trouvaient déjà des clients qui attendaient, en buvant tranquillement des chopes et en fumant leurs pipes, la correspondance de Feldt. Cependant, des éclats de voix, des rires grossiers venaient d’un groupe qui, tout au fond de la salle, entourait un pauvre vieillard à la barbe inculte, à la figure de souffrance, aux yeux mornes dont les paupières à vif semblaient encore toutes rouges et toutes brûlantes d’avoir trop pleuré.
Les coudes appuyés à une petite table où il était assis solitaire, l’homme ne levait la tête que pour faire tristement et lugubrement la même réponse à toutes les questions qui lui étaient posées. Et c’est cela qui faisait éclater les plaisanteries et les rires autour de lui.
Ce vieillard était le jouet de la société, et il n’avait pas l’air de s’en apercevoir. L’un l’interrogeait sur sa santé, cet autre lui demandait le temps qu’il ferait demain, un troisième voulait savoir s’il avait bien dîné : et toujours les mêmes mots revenaient sur ses lèvres tremblantes :
– Il est deux heures et quart !
Et les voyageurs l’appelaient le père deux heures et quart !
C’est alors que M. Paumgartner, négociant en jouets à Fribourg, fit son entrée dans la salle. Sans doute connaissait-il les manies du « père deux heures et quart », car il écarta les rustres qui entouraient la petite table et leur dit :
– Vous pensez qu’il ne sait que répondre : « deux heures et quart » ? Mais il n’est pas si bête qu’on le croit, vous allez voir ! À deux heures et quart, interrogea sentencieusement Paumgartner, qu’est-ce qu’il sonne ?
Le vieillard répondit sans hésiter :
– Il sonne douze coups !
– Comme à midi ? continua M. Paumgartner.
– Non. Comme à deux heures et quart ! répliqua le pauvre idiot. Alors l’allégresse devint générale. On se bousculait autour de la table et on malmenait assez fortement le vieillard quand la joie bruyante des compagnons qui faisaient chorus avec M. Paumgartner fut soudain troublée par l’intervention inattendue d’un bonhomme que nul ne connaissait et qui, prenant à partie M. Paumgartner lui-même, n’hésita pas à le traiter d’imbécile. Puis il se tourna vers les autres et leur dit leur fait à tous d’une voix de commandement qui étonna beaucoup chez un personnage qui paraissait aussi dénué de toute importance qu’un pauvre marchand de parapluies ambulant !
– Le premier qui se jouera encore de ce vieillard aura affaire à moi ! menaça le marchand, en s’asseyant devant le malheureux.
– Bravo, compagnon ! fit entendre une voix éclatante. C’était maître Mathias qui entrait.
– Voilà qui est parlé ! continua-t-il. On est encore en train d’ennuyer le « père deux heures et quart », je parie ! Où donc est le patron ici ? Ah ! vous voilà, Frédéric II ! Comment se fait-il que notre Henry ne soit pas encore couché ?
– Pardonnez-moi, maître Mathias, répondit hâtivement l’aubergiste à l’oreille de l’horloger, mais je n’ai pas encore eu une minute à moi… Je ne sais pas ce qui se passe… j’ai été obligé de fournir depuis cinq heures trois courriers spéciaux, qui ont bouleversé tout mon service… Mais je vais faire conduire notre Henry à sa chambre tout de suite.
À ce moment, la porte s’ouvrit devant le garde forestier.
– C’est vrai, demanda Martin d’une voix rude, que l’on s’amuse ici autour du « père deux heures et quart » ?
Et il regarda autour de lui. Mais chacun s’était tenu pour averti et M. Paumgartner lui-même, qui avançait une main menaçante sur l’épaule du marchand de parapluies, arrêta son geste et se retira prudemment, en jetant à maître Mathias et au garde un regard qui les aurait peut-être épouvantés tous deux s’ils l’eussent aperçu. Le milieu de la salle était occupé par une vaste table où déjà s’étaient assis quelques voyageurs. M. Paumgartner, qui y prenait place, aperçut soudain en face de lui une figure de connaissance.
– Eh ! fit-il, c’est bien M. Arnstein que je vois en ces lieux ? M. Arnstein le tapissier de l’empereur ?
– Lui-même ! répondit le personnage interpellé.
Et il tendit une main à M. Paumgartner, continuant à manger de l’autre.
– Excusez-moi, je suis très pressé ! ajouta-t-il, la bouche pleine. Ma berline m’attend et je voudrais arriver à la tour Cage-de-fer de Neustadt avant que tout le monde ne soit couché !
– Il s’agit donc d’une affaire bien importante ? demanda M. Paumgartner.
– Dame ! On va tout remettre à neuf pour le mariage du duc…
– Ah ! oui ! et de la petite jumelle de Carinthie. Mais le mariage ne devait-il pas se faire à Vienne ?
– Sans doute ! mais c’est à la tour Cage-de-fer de Neustadt que les époux viendront passer leur nuit de noces… une idée de la princesse Régina à ce qu’il paraît. À votre santé, monsieur Paumgartner… Ah ! à propos, j’ai vu votre frère, pas plus tard qu’hier, monsieur Paumgartner.
– J’allais vous demander de ses nouvelles…
– Oh ! très bonnes ! Affaires prospères… ricana le maître tapissier. La première brasserie de Vienne… le café le plus élégant de la capitale… Bière Paumgartner et Cie… fameux ! (Le tapissier cligna de l’œil.) Eh ! eh ! où est-il le temps où, à la dernière exposition universelle de Paris, j’allais, histoire de lui serrer la main, à ce brave cadet, boire un verre de Pilsen dans les caves du Palais-Royal ? Ah ! il n’était pas trop fier à cette époque-là ! Et il n’y avait pas beaucoup de glaces dans son établissement… (Autre clignement de l’œil du tapissier.) Il a bien fait de venir s’installer à Vienne ! Maintenant son établissement du Prater, c’est comme un palais de cristal, en vérité ! Et le rendez-vous de toute la bonne société impériale ! Mais vous savez, cher ami, c’est toujours aussi… (Encore l’œil qui cligne) le rendez-vous des compagnons du cabaret !
Ici un gros rire, par dessus lequel M. le fournisseur de la Cour avale sa chope.
– Eh ! Eh ! Eh ! Eh !
Rire léger et embarrassé de M. Paumgartner de Fribourg qui jette à sa droite et à sa gauche un coup d’œil inquisiteur. Cependant quelques voyageurs avaient pris place aux petites tables qui se trouvaient accotées aux fenêtres donnant sur la route. À l’une de ces petites tables s’étaient groupées Mlle Lefébure, Mlle Berthe et leurs poupons, et naturellement Petit-Jeannot qui ne pouvait se séparer de ses enfants. Mais il avait l’air encore bien endolori. Mlle Berthe, lui voyant cet air-là, l’avait pris en pitié et lui avait fait signe de s’asseoir à côté d’elle, en lui recommandant de se tenir comme un garçon bien élevé.
– Mais enfin, vous êtes trop jeune pour être leur père ! À qui sont-ils ces pauvres petits êtres du bon Dieu ? demanda Mlle Berthe.
– Ils sont à ma sœur, répondit évasivement Jeannot en plongeant, par-dessous la table, une main innocente dans le petit sac que Mlle Berthe portait attaché à la ceinture.
– Et qu’est-ce qu’elle fait, votre sœur ?
– Ma sœur ! répondit Jeannot, qui semblait succomber à son émotion, elle est morte en couches !
– Oh ! mon pauvre monsieur ! s’exclamèrent les deux institutrices, dont les yeux se mouillèrent à leur tour. Et maintenant, vous voilà tout seul sur les routes ?
– Tout seul, c’est le cas de le dire. Il me restait un ami et je l’ai perdu, du moins je ne pense pas le rattraper !
– Si c’était un véritable ami, vous avez raison de le regretter, déclara Mlle Lefébure. Les bons amis sont rares.
– Oh ! celui-là était le plus rare des amis, expliqua Petit-Jeannot. On pourrait faire toute la terre sans en trouver un pareil. Songez donc ! Il avait trois bras et trois mains !
– Ah ! le pauvre homme !
– Vous avez tort de le plaindre, fit Petit-Jeannot qui, ayant terminé son petit ouvrage sous la table, souriait maintenant à Mlle Berthe… Oui, vous avez tort de le plaindre ! Trois mains ! Il y a des moments, allez, où, pour certains ouvrages, ça doit être rudement commode ! Mais Mlle Berthe n’écoutait plus Petit-Jeannot. Elle venait d’apercevoir en plein la figure néfaste de M. Paumgartner, et maintenant, elle se retournait sans cesse du côté de la table du milieu.
– Mais qu’est-ce que vous regardez donc comme cela, Berthe ? finit par lui demander Mlle Lefébure.
– Ne trouvez-vous point, lui répondit la jeune fille, que cet homme là-bas, au bout de la table, qui mange avec son chapeau sur la tête, et qui a une plume à ce chapeau, ressemble singulièrement à l’un de ces messieurs de Fribourg qui sont venus chercher ce pauvre M. Hansen ?
– Tout à l’heure vous aviez la berlue, ma petite Berthe, maintenant, vous avez de l’imagination…
Berthe n’insista pas.
Maître Mathias et maître Martin s’étaient placés à la petite table qui se trouvait entre celle des institutrices et celle où le « père deux heures et quart » semblait tenir ses assises, et où le marchand de parapluies le questionnait déjà. Maître Mathias se leva presque aussitôt et alla toucher le bras du marchand de parapluies qui posait, à voix basse, des questions au pauvre homme, dont tout à l’heure il avait pris la défense.
– Monsieur, lui dit-il, je voudrais savoir votre nom, car sûrement c’est celui d’un brave homme !
– Je m’appelle Franz Holtzchener, pour vous servir.
– Eh bien, Franz Holtzchener, dit Mathias, venez prendre place à notre table. Vous nous ferez plaisir, au garde forestier Martin, et à moi, et nous viderons à votre santé un bon flacon de vieux hochheim que maître Frédéric II a gardé exprès pour nous depuis plus de vingt ans dans sa cave…
Comme dans le même moment le bonhomme Henry s’était levé, et après avoir serré la main à maître Mathias avait suivi une servante qui était venue le prendre par le bras, le marchand de parapluies ne fit aucune difficulté pour accepter. Tout de même, il ne laissa point partir le bonhomme sans un coup d’œil de regret.
– Ne regrettez rien si vous êtes curieux, ou si vous aimez les histoires, Franz Holtzchener, fit Mathias. Notre ami Henry n’en dit jamais plus long que ce que vous avez entendu… et si vous voulez connaître son aventure, maître Martin et moi nous vous la dirons : c’est la plus mystérieuse assurément qu’on puisse conter dans la Forêt-Noire.