III – LE PETIT DOIGT DE LA MAIN GAUCHE

Ce matin-là, Rynaldo se présenta sur Darius aux écuries impériales. Il était préoccupé à ses pensées. Il ne songeait qu’à elle, comme toujours, ou plutôt à elles ! Ah ! Darius allait bientôt faire cesser ce supplice et lui nettoyer définitivement la cervelle de cet abominable problème. Si Régina était la même que Stella, comme le brave animal accourait à elle, avec quelle joie il secouerait sa belle tête, comme ses yeux brilleraient. Rynaldo regrettait que la leçon qu’il devait donner à Régina ne dût avoir lieu que dans deux heures… Il demanda une place pour Darius, qui fut admiré de la valetaille, et apprécié à sa juste valeur.

En attendant l’heure de la leçon, le jeune écuyer monta dans sa chambre, et il continuait d’être si préoccupé qu’il ne vit point de quel œil stupéfait le garde du palais préposé à la surveillance de son couloir le vit rentrer chez lui ! Mais il ne fut pas plutôt chez lui qu’il aperçut, sur le petit bureau qui garnissait le coin où s’ouvrait la fenêtre entr’ouverte à la suite de son escapade de la nuit… qu’il aperçut une lettre cachetée. Elle se présentait à ses yeux du côté du cachet. Comment était-elle là ? Elle ne portait aucun timbre… Il prit la lettre, la retourna. Elle était bien à son adresse. Et son nom avait été écrit par Stella. Il reconnaissait l’écriture de la « petite matelassière ». Dans une agitation bien compréhensible, il lut :

« Rynaldo, que faites-vous ? Serez-vous toujours le fou qu’il faut enfermer ? Me ferez-vous regretter pour vous la prison de l’Étoile où vous étiez si bien, et d’où l’on sort quelquefois plus difficilement que des tombeaux ? Pourquoi avez-vous fait ce chemin ? Pourquoi ne reposez-vous pas à l’heure du repos ? Pourquoi ? Votre zèle ou votre inquiétude sont plus terribles pour moi que dix espions ! Je vous l’ordonne : que l’Eau-de-l’Empereur ne vous voie jamais plus à l’heure où la Reine vient visiter l’Étoile ! »

Ce mot n’était point signé, mais le cachet de l’Heure rouge y était apposé. Rynaldo releva un front triomphant. Stella ne niait pas que Régina (la Reine) connut Stella (l’Étoile), ni qu’elles se rendissent visite ! C’était déjà un résultat, cela ! Les menaces de la jeune fille, sa mauvaise humeur ne l’effrayaient point, et quant à ce reproche de nuisible espionnage qu’elle lui adressait, il n’y attachait aucune importance, persuadé à part lui qu’il n’avait agi la nuit dernière qu’avec la plus grande prudence et la plus grande adresse. Rynaldo était tout à fait enchanté de lui-même, comme chaque fois qu’il avait commis quelque frasque qui eût été irréparable pour tout autre que ne protégeait point la « petite matelassière ». Quand il descendit de sa chambre il avait déjà un air triomphant qui en disait long sur son état d’âme.

La leçon ne devait pas se donner dans le grand manège de gala, mais à la Hofstrasse où se trouvait le manège ordinaire pour les exercices d’équitation des membres de la famille impériale, à proximité des écuries de la cour. Aux écuries, il ne monta point Darius, mais il se le fit amener par un lad, cependant que Félix conduisait lui-même Czardas, destiné à la princesse Régina, et un petit poney pommelé que montait quelquefois la princesse Tania. Au moment où ils entraient dans le manège, il aperçut près de l’entrée impériale les deux princesses qui parlaient à Karl le Rouge, et il vit Tania qui s’éloignait au bras du duc de Bramberg. Tania n’avait point son amazone et paraissait toute languissante. « Elle est peut-être souffrante, se dit Rynaldo, à cause du départ du prince Ethel. » Il venait en effet d’apprendre aux écuries que le fiancé de Tania, le prince Ethel, avait quitté Vienne pour Trieste où il devait s’embarquer sur le Marie-Thérèse.

Régina avait pénétré dans le manège et s’était déjà fait mettre en selle par Félix. Elle se dirigea vers le jeune écuyer, qui s’inclinait profondément, et elle lui adressa un petit signe de protection assez mélancolique. Il tenait à peine Darius. Le cheval n’avait qu’à faire le plus léger mouvement pour que les rênes échappassent à Rynaldo. Celui-ci s’attendait, du reste, à ce que Darius, aussitôt qu’il aurait senti la présence de Stella, se précipitât vers elle en hennissant… Or Régina passa sur Czardas… tout près de l’écuyer et de son cheval… et Darius ne broncha pas !

Que signifiait cette impassibilité de l’animal ? Rynaldo sauta sur Darius, espérant le sentir tressaillir, frémir entre ses jambes, ainsi qu’il arivait chaque fois que la « petite matelassière » arrivait dans l’écurie de la rue de l’Eau-de-l’Empereur et que Rynaldo se trouvait encore en selle. Non, rien ! Il alla jusqu’à le pousser contre l’« amazone » de Régina. L’animal sentit le vent de la jupe… Rien ! Une fois de plus, Rynaldo s’était trompé. Ce n’était pas Stella.

Ah ça ! Régina n’était donc pas Stella ! « Évidemment, se dit, enfin vaincu, le pauvre Rynaldo, cette fois, c’est fini ! Elles sont deux ! » Et relevant la tête, il pensa : « Après tout, j’aime mieux ça ! La princesse Régina pourra maintenant embrasser Karl le Rouge tant qu’elle voudra. »

Sur ces entrefaites, celle que Rynaldo prenait pour la princesse Régina venait de terminer son galop d’essai, et Czardas se rapprochait de Rynaldo avec des grâces de cheval qui s’apprête à faire de la haute école, quand Karl le Rouge entra dans le manège et annonça à la princesse que sa sœur paraissait sérieusement souffrante. La jeune femme poussa une sourde exclamation, bondit de cheval aussitôt, et devançant Karl le Rouge qui avait peine à la suivre, elle courut dans la direction où était leur appartement.

Rynaldo attendit quelques instants ; puis, ne voyant plus venir la princesse, il rentra avec Darius aux écuries. Il était encore stupéfait de cette brusque disparition et pas bien loin de se demander s’il n’avait pas, par hasard, été joué. Félix suivait avec Czardas. L’étonnement de Rynaldo fut grand de trouver aux écuries M. Magnus. Aussitôt qu’il aperçut Rynaldo, celui-ci s’en fut à lui et lui présenta une lettre que lui avait confiée sa maîtresse. Myrrha reprochait à Rynaldo de l’avoir trompée et réclamait qu’il remît sur-le-champ Darius à M. Magnus, car la « petite matelassière » venait de lui faire savoir qu’elle en avait un besoin urgent.

« Euh ! Euh ! fit le jeune homme tout pensif… on est bien pressé de me reprendre Darius… » Cependant, après avoir recommandé Gitane à Félix, il fit faire demi-tour à Darius et se retrouva dans la cour avec le nain parallélépipède à cinq pattes. À ce moment, il sentit Darius frémir sous lui de tous ses membres, et il dut se demander la cause du subit émoi de la noble bête. Il ne vit rien d’abord, ni personne, mais Darius fit tout à coup un brusque écart, suivi d’un saut, qui eut jeté à terre tout autre que Rynaldo.

– Voilà qui n’est pas naturel ! dit tout haut le jeune homme.

Le nain n’avait eu que le temps de faire une pirouette pour ne pas être écrasé par le cheval, et il jura :

– Je ne l’ai jamais vu si peureux ! fit-il. Il aura eu peur de l’ombre de cet officier.

Rynaldo tourna la tête et aperçut alors, traversant la cour et se rendant rapidement aux écuries, le duc de Bramberg. L’attitude de Darius était des plus anormales et des plus curieuses. Les oreilles dressées, le poil hérissé, les naseaux soufflants, on eût dit qu’il manifestait plutôt de la haine que de la peur. Rynaldo avait la plus grande peine à le retenir, et il se cabra. Enfin Darius retomba sur ses sabots de devant et revint à une attitude plus calme dont le récompensa son maître par une caresse de la main. Le duc de Bramberg était alors rentré dans les écuries.

– C’est drôle, fit le nain, on dirait que Darius en veut à cet officier.

– Tu es fou, Magnus ! Darius n’a jamais tant vu Karl le Rouge. Là-dessus, Rynaldo sauta à terre, embrassa son cheval sur les naseaux et il le remit au nain, qui s’éloigna. Rynaldo, lui, était resté à la grille, rêvant avec mélancolie à tous ces petits événements qui en dissimulaient sans doute ou qui en préparaient de si redoutables, quand le pas d’un cheval retentit derrière lui. C’était Karl le Rouge qui allait faire un petit tour sur Czardas. Félix tenait la bête par la bride et ne la lâcha qu’à la grille. Karl le Rouge sortit de la Burg sans même daigner apercevoir Rynaldo. Le premier valet d’écurie resta un instant à côté de Rynaldo, regardant en amateur s’éloigner Czardas, une bête superbe de l’Altaï.

– Vous ne trouvez pas bizarre, demanda Rynaldo, d’une façon assez distraite, au premier valet d’écurie… vous ne trouvez pas bizarre, monsieur Félix, la manière qu’a le duc de Bramberg de tenir ses rênes ? Pourquoi ne se sert-il pas de son petit doigt ? Rênes de filet et de bride passent toutes à l’annulaire avant d’être rejetées sous le pouce !

– Eh ! c’est bien simple ! Son Altesse le duc de Bramberg ne peut se servir de son petit doigt de la main gauche.

– Pourquoi donc ? questionna Rynaldo, soudain intéressé. Il a eu un accident ?

– Oui, un accident à la chasse, paraît-il. Un coup de fusil qui lui aurait enlevé le petit doigt !

– Enlevé le petit doigt !

Et la voix de Rynaldo éclata avec tant de force que M. Félix dut se demander si le jeune homme ne devenait point subitement toqué.

– Mais oui ! Tout le monde ici sait que le duc de Bramberg n’a plus de petit doigt à la main gauche !

– Mais je lui en ai toujours vu un ! s’exclama le jeune homme, qui paraissait de plus en plus avoir perdu la tête.

– Qu’est-ce que ça peut bien vous faire, jeune homme, que le duc de Bramberg ait ou n’ait pas de petit doigt mécanique articulé ?

– Karl le Rouge ! Doigt mécanique articulé !

Et M. Félix ne put savoir en quoi le doigt articulé du duc de Bramberg intéressait Rynaldo, car celui-ci courait déjà comme un fou, le chapeau envolé, les cheveux au vent.

Il courait non point du côté par où avait disparu Karl le Rouge, mais du côté par où s’étaient éloignés Darius et le nain. Cependant il ne retrouva ni l’un ni l’autre. Sans doute l’intention de Rynaldo avait-elle été de remonter Darius car, voyant qu’il lui fallait renoncer à ce projet, il se jeta littéralement sur le siège d’une voiture de place qui passait à vide, et prenant le fouet des mains du cocher, il fouetta à tour de bras le malheureux « canasson » ! Ainsi Rynaldo put-il obtenir de cet équipage de hasard une vitesse suffisante pour ne point lui faire regretter le temps qu’il eût perdu à retourner aux écuries pour y faire seller un cheval.

À ce moment, comme le cocher voulait lui enlever le fouet des mains et laisser souffler sa bête, Rynaldo prit tranquillement cet automédon sentimental par la peau du cou et lui jura qu’il l’étranglerait net s’il faisait un mouvement, un geste, s’il disait un mot susceptible de modérer encore la triste et lamentablement lente allure de son cheval. Au pont qui traversait le canal, la malheureuse bête s’abattit. Rynaldo bondit sur la chaussée sans plus s’occuper du cocher qui hurlait derrière lui, et il continua cette course, sur ses jambes, à perdre haleine. C’est ainsi qu’il arriva enfin dans la rue de l’Eau-de-l’Empe-reur, et s’engouffra dans l’escalier qui conduisait chez Myrrha et tomba bientôt, quasi sans souffle, aux pieds de sa sœur épouvantée.

– Myrrha ! Myrrha ! Il n’a pas de petit doigt à la main gauche !

Elle se dressa, frémissante, comprenant d’un coup le retour rapide de son frère et son émotion prodigieuse.

– Qui ? demanda-t-elle dans un cri inouï où elle avait mis comme une sorte d’espoir furieux. Qui ?

– Karl le Rouge ! Karl le Rouge n’a pas de petit doigt à la main gauche !

– Et la joue ? implora-t-elle. La joue ? Tu as vu la joue ?

– La barbe cache la joue, et je n’ai rien vu à la joue !

– Il ne portait point de barbe ! s’écria-t-elle. Je te l’ai dit cent fois. Il a un grand menton carré, ras, une mâchoire de dogue !

– Il aura laissé pousser sa barbe comme il a mis un doigt articulé à sa main gauche, pour cacher sa blessure ! Myrrha ! Myrrha ! C’est lui !

– Tu crois qu’il a un faux doigt ?

– À ce qu’il paraît que tout le monde le sait. Il n’y avait que moi qui l’ignorais ! Ah ! pourtant je les avais passés en revue, les princes de la Burg ! Myrrha ! Myrrha ! C’est lui !

– Mais il s’appelle Karl, et je ne l’ai jamais entendu appeler par ce nom-là. Tu sais que ses amis lui disaient : « Hackler ! Notre Hackler ! Notre seigneur Hackler !

– Il y a des heures, Myrrha, où les hommes entre eux n’osent plus se donner leur véritable nom ! Alors ils s’appellent par des petits noms gentils, des noms de bourreau ! éclata Rynaldo. Tu sais bien que Hackler est le nom de notre plus glorieux bourreau !

– Oui ! oui ! oui ! Je sais cela ! et il n’y avait pas de nom qui pût lui convenir mieux au monde, assurément ! Mais il faudrait savoir, tu entends ! si les amis de Karl le Rouge, quand ils s’amusent, la nuit avec des femmes qu’ils ont volées, l’appellent Hackler ! C’est simple ! Voilà tout ! Ce ne doit pas être bien difficile de savoir cela ! Pourquoi ne le sais-tu pas déjà, dis ?

– J’ai su qu’il n’avait pas de petit doigt à la main gauche et je suis accouru !

– Mais malheureux enfant, il y a d’autres hommes au monde qui n’ont plus de petit doigt à la main gauche.

– Tu m’as dit que ce devait être un prince royal !

– Oui ! Oui ! À leur conversation à tous j’ai cru cela ! Et puis, ils avaient beau être ivres, ils lui marquaient encore du respect et de la crainte !

– Il faudrait voir la joue. Es-tu sûre que le sabot de Darius a laissé des traces ?

– Le médecin l’a dit : « Ça ne s’effacera pas. »

– Le médecin s’est peut-être trompé. Il y a des médecins qui se trompent ! Ah ! comment savoir, pour l’amour de la Vierge ! Comment est-il fait ? Parle ! Parle bien !

– Il est brun !

– Noir ? Noir comme un corbeau ?

– C’est cela, noir comme un corbeau !

– Les yeux ?

– Les yeux, comme tu m’as dit : les yeux vert et or !

– Les as-tu bien regardés ? Des yeux du diable ?

– Oui, oui !

– C’est peut-être ça ! Mon Dieu ! Mais les sourcils, les sourcils touffus, finissant en mèche sur les tempes ?

– Non ! ça non… des sourcils ordinaires…

– Des sourcils ordinaires, ça n’est pas ça ! Le front ? Le front bombé ?

– Je n’ai pas remarqué… Le front est ordinaire !

– Tout est ordinaire, et tu n’as rien remarqué ! Par la Porte-de-Fer ! nous ne saurons rien ! Tu n’es qu’un enfant ! Va-t’en ! Va-t’en, Rynaldo ! Tu ne sais que me faire de la peine ! Nous ne le trouverons jamais !

Et Myrrha, en proie à une véritable crise de nerfs, s’abattit sur le plancher de la chambre. Rynaldo parvint à la prendre dans ses bras et l’emporta sur son lit en lui murmurant les mots les plus doux, les promesses de vengeance les plus horribles sur le ton le plus tendre. La crise cessa tout à coup. Myrrha se dressa sur son séant et, saisissant cruellement de ses mains agiles les poignets de son frère, elle amena tout contre elle le jeune homme.

– Écoute, lui fit-elle, rude et sauvage, ce doit être lui, les « Deux heures et quart » le savent ! Elles ne t’ont pas conduit au palais pour rien. Elles ne t’ont pas fait entrer à la cour pour assister aux amours de Karl le Rouge et de Régina ! Elles ont voulu te faire connaître l’homme au doigt coupé, voilà tout. Si la Reine du Sabbat t’a envoyé là-bas, c’est pour ça ! c’est pour ça ! Oui ! oui ! ce doit être lui ! Qu’est-ce qu’on t’a dit pour son petit doigt ?

– On m’a dit que c’était un accident qui lui était arrivé en maniant un fusil à la chasse.

– Mais quand ? quand ? Tu ne l’as pas demandé ?

– Non ! Je n’ai pas eu le temps ! Je suis accouru.

– Tu n’as pas eu le temps de ça ! Va-t’en ! Va-t’en ! Tu ne m’aimes plus !

Et se levant, prise d’une véritable rage elle chassa réellement Rynaldo qui, du reste, ne lui résista pas et se sauva, reprenant la route du palais à la même allure folle, les yeux injectés de sang, la bouche ne s’ouvrant que pour laisser échapper des mots de haine atroce à l’adresse de celui vers qui, contre qui il courait, Karl le Rouge ! le bourreau ! le gentil petit bourreau chéri des nuits de Trieste, des nuits dont Myrrha n’avait plus vu les étoiles. Il allait si vite qu’en quittant la rue de l’Eau-de-l’Empereur, il ne vit même point l’étrange cortège qui y faisait son entrée. Ce cortège était composé d’un nain, d’un cheval blanc et d’une demoiselle éplorée. Le nain conduisait le cheval blanc par la bride et la demoiselle éplorée qui était assise sur le cheval blanc se retenait, dans la crainte instinctive de choir, à sa monture, et cela de toute la force de ses pauvres petits poings crispés à la crinière. Le nain, lui, vit Rynaldo et fut bien étonné de le rencontrer dans la rue de l’Eau-de-l’Empereur, alors qu’il le croyait encore à la Hofburg. Puis, comme le jeune homme avait déjà disparu, il n’en continua pas moins son chemin et arrêta son équipage devant la boutique de M. Malaga.

– Monsieur Malaga ! je vous amène une cliente !

Le pharmacien, étonné, accourut. Il fronça le sourcil en reconnaissant M. Magnus et en apercevant Mlle Berthe. Certainement il avait vu cette jeune personne quelque part. Le pharmacien et le nain aidèrent Mlle Berthe à entrer dans la pharmacie.

– Monsieur Malaga, cette demoiselle est encore bien faible : il faudrait que vous nous donniez quelque chose pour la « ravigoter ». Je passais dans la rue quand j’ai été arrêté par un rassemblement. C’était une dame qui était dans les bras d’un militaire. Elle venait de s’évanouir. C’est une amie de notre malade d’en-dessus. Vous savez, monsieur Malaga, celle qui a pris une potion pour une autre et que nous ne pouvons plus réveiller.

– C’est vrai, dit M. Malaga, il me semble avoir vu Mademoiselle par ici ! Mais qu’est-ce que je vais lui donner ? Un peu de vulnéraire !

Il courut chercher un peu de vulnéraire et revint présenter un verre à la jeune fille qui, sur un coup d’œil de M. Magnus, le repoussa aussitôt.

– Non ! Non ! fit-elle, cela va mieux ! Maintenant je peux respirer ! Et elle poussa un grand soupir en regardant toutes choses autour d’elle. Le papier à mouches où les victimes du Petit-Jeannot continuaient d’être exposées arrêta particulièrement son attention.

– Et votre chasseur de mouches, monsieur, pourrait-on vous demander, dit-elle en le regardant bien fixement, des nouvelles de sa santé ?

– Ah ! mais, attendez donc, s’écria M. Malaga, je me rappelle maintenant… j’y suis ! C’est vous qui étiez dans ma boutique le soir où il a disparu de chez moi pour la dernière fois ! Ça, mademoiselle, je regrette bien de vous dire cela à vous, qui semblez vous intéresser à ce grand malandrin, il est parti d’ici comme un voleur ! sans tambour ni trompette… et je n’ai plus entendu parler de lui…

Disant cela, M. Malaga s’était remis à sa besogne, qui consistait à ficeler des tas de petits paquets, qu’il revêtait de papier blanc, qu’il cachetait, et sur lesquels il écrivait hâtivement des adresses fort bizarres, car elles ne comportaient généralement qu’un nom, un mot et quelquefois un signe. Un assez grand nombre de ces petits paquets étaient déjà tout prêts, et s’empilaient sur une table non loin de Mlle Berthe qui, curieuse, ne manqua point de les remarquer.

– Oh ! ce jeune homme était un Français, fit-elle, et je l’avais rencontré tout à fait par hasard à Vienne, et comme je suis Française moi-même, j’ai eu l’occasion de m’entretenir du pays quelquefois avec lui. Autrement il ne m’intéresse guère.

– Tant mieux pour vous, mademoiselle, fit M. Malaga… car je suis à peu près sûr qu’il ne mérite pas la sollicitude des honnêtes gens. Et je ne suis pas éloigné de croire que bien des petites choses auxquelles je tenais beaucoup, et que je ne retrouve plus depuis son départ, m’ont été enlevées par ce franc chenapan :

Mlle Berthe retrouva du coup toutes ses forces pour aller se planter bien en face du patron.

– Petit-Jeannot voleur ! T’as vu Petit-Jeannot « barboter », sale droguiste ? (M. Malaga ne comprenait plus, car dans sa sainte fureur Mlle Berthe avait retrouvé l’accent et la langue maternelle de Montmartre.) – Potard ! sale pharmacot ! marchand de mort subite ! Charlatan !

Le pharmacien paraissait moins touché des insultes qu’il n’était bouleversé par le geste de Mlle Berthe le menaçant d’un paquet ramassé sur le comptoir.

– Mon paquet ! Rendez-moi mon paquet !

– Qu’est-ce qu’il y a encore dans ton paquet ? Du poison, dis ? Et elle lut tout haut : « Zelle ! » Qu’est-ce que c’est qu’ça, Zelle ? C’est encore quelqu’un de condamné à mort, dis ? Pourquoi que t’as mis une croix dessus, marchand de bouteilles d’onze heures ?

M. Malaga s’était jeté sur elle. Mais Mlle Berthe, par le plus étrange, le plus singulier des phénomènes, tendait maintenant le paquet à M. Malaga d’un geste des plus soumis, et toute colère tombée lui adressait (cette fois en allemand) ces mots de la plus correcte politesse :

– Pardon ! Excuse ! monsieur Malaga, pour tout le dérangement que nous vous avons causé.

Le pharmacien, de plus en plus effaré, se demanda ce qu’il avait bien pu se passer. Il suivit le regard de l’institutrice et s’aperçut que le nain parallélépipède à cinq pattes, qui avait disparu pendant toute cette inexplicable querelle, faisait des signes énergiquement négatifs en réapparaissant sur le seuil de la porte qui conduisait au laboratoire.

– Alors, vous n’avez rien vu ? demanda la jeune fille.

– Rien ! Je suis allé partout, répondit le nain. Je n’ai rien vu dans les chambres, ni dans le laboratoire !

Ni M. Magnus, ni Mlle Berthe ne perdirent leur temps à écouter les malédictions dont M. Malaga les combla. Ils quittèrent la boutique sur un dernier : « Au revoir. Ipéca ! » qui eut le don d’allumer les ultimes foudres du malheureux marchand de pommades et ils se trouvèrent sur le trottoir.