– Eh ! Schlick !
C’était M. Sans-Nom qui venait de héler un fiacre qui stationnait au coin de la Wallensteinstrasse. Évidemment il en connaissait le cocher, puisqu’il l’appelait par son nom. Du reste, Schlick était bien connu à Vienne. C’était un cocher siffleur de premier ordre – de premier ordre comme siffleur – et on n’avait garde d’en choisir d’autre quand on avait la bonne fortune de tomber sur ce joyeux automédon. Il vous conduisait toujours aux bons endroits, c’est-à-dire à ceux où l’on s’amuse. La « haute noce », qui réunit à Vienne les princes et les filles, le traitait moins en domestique qu’en ami. Le fiacre de Schlick n’était naturellement point un fiacre ordinaire. C’était un de ces chars exceptionnels que l’on payait fort cher, qui s’appellent « confortable » à Vienne, et qui répondent aux voitures de louage de Paris.
Schlick, un haut fort gras, à la figure bien enluminée, s’avança vers l’homme si singulièrement enveloppé dans son manteau, qui l’appelait. On était en temps de troubles publics. Schlick, prudent, se méfiait.
– Qui êtes-vous ? interrogea-t-il, vous qui connaissez mon nom ?
– Que t’importe… Il est deux heures et quart !
Schlick monta, sans plus demander d’explication, sur son siège, et l’homme sauta dans la voiture. Confortablement installé sur les coussins, M. Sans-Nom avait déjà pris le tuyau acoustique.
– Chez la baronne d’Aquila, ordonna-t-il.
Le « confortable » partit comme une flèche… Petit-Jeannot était déjà suspendu aux ressorts et M. Magnus, suivant sa vieille habitude, faisait la cinquième roue. Schlick arriva ainsi sans encombre au coin de la Praterstrasse et de Circusgasse. Là, il s’arrêta devant un immeuble tout neuf, à l’architecture criarde. M. Sans-Nom descendit, ordonna à Schlick de l’attendre, et sans sonner à la porte cochère, entra par une petite porte bâtarde dont il avait la clef.
La maison était, dans le moment, quasi abandonnée. La famille d’Aquila était encore à Trieste. Seule la baronne était restée à Vienne avec une dame de compagnie et une femme de chambre. M. Sans-Nom gravissait rapidement un petit escalier de service qui conduisait à l’appartement de la baronne. Pendant qu’il montait cet escalier de service, Petit-Jeannot et M. Magnus gravissaient, eux, l’escalier d’honneur.
Par où étaient-ils entrés ? Mystère, gymnastique, désarticulation et soupirail !
– C’est au second, fit M. Magnus à voix basse.
Il y avait de la lumière à la dernière fenêtre au coin de la rue. Ils s’arrêtèrent au second et écoutèrent. Aucun bruit. Toutes les portes, sur le palier, étaient fermées à clef ou au verrou. M. Magnus s’arrachait les cheveux.
– Je donnerais ce que j’ai de plus précieux au monde ma troisième main, disait-il, pour savoir qui est cet homme : c’est pour nous une question de vie ou de mort…
Tout à coup, M. Magnus parut avoir une idée, rebondit sur ses trois mains et redescendit l’escalier, en roue. Petit-Jeannot ouvrit les grands ciseaux de ses jambes et suivit. Ils descendirent ainsi jusque dans les sous-sols d’où ils étaient montés, et s’en furent dans la cuisine, par le soupirail de laquelle ils avaient pénétré dans la maison. Ce soupirail donnait sur Circusgasse, tandis que Schlick et son fiacre étaient arrêtés devant la grande porte, à Praterstrasse. Nul ne les avait vus accomplir leur besogne de cambriole.
– Le monte-plats ! s’écria M. Magnus.
Et carrément il s’y installa, pria Jeannot de le hisser jusqu’au moment où lui, M. Magnus, imprimerait une secousse à la corde, ordonnant l’arrêt. Petit-Jeannot hissa. À chaque étage, M. Magnus donnait un petit coup de poing dans les petites portes qui s’ouvraient et laissaient apercevoir alors les lieux traversés et bien faiblement éclairés par la lueur du dehors. Mais au second étage, le boudoir recevait une lumière assez vive de la chambre à côté. M. Magnus ordonna l’arrêt. Il descendit tranquillement de son monte-charge, et rampa comme un crabe jusque sur le seuil de la chambre. Là, deux personnes causaient.
La baronne d’Aquila était étendue sur un canapé. Cette femme était une jeune fille. Elle n’avait que dix-huit ans, mais elle était belle comme à vingt-cinq, tant sa beauté avait d’éclat. Elle était grande, svelte, avait des chairs superbes, une gorge provocante, un teint de roses, de magnifiques cheveux blonds, et ses splendides yeux noirs, tantôt voluptueux, tantôt durs, donnaient à toute cette splendeur quelque chose d’étrangement séduisant.
La baronne d’Aquila appartenait à une famille qui était reçue dans le monde le plus élégant de Vienne. La jeune fille avait été très courtisée. Elle avait refusé tous les partis. Elle était ambitieuse. Et elle était devenue la maîtresse de l’archiduc Adolphe, parce que c’était le seul moyen dont elle disposait pour devenir sa femme : Impératrice ! Elle avait rêvé cela ! L’archiduc lui avait dit :
– Je t’asseoirai à mes côtés sur mon trône !
Elle l’avait cru et elle s’était donnée. Cependant l’archiduc était marié. Mais il y avait le divorce, et il y avait le pape. Comment avait-elle connu l’archiduc ? Un jour qu’elle se promenait à cheval à Schœnbrunn, elle avait trouvé sur son chemin une vieille bohémienne nommée Giska. La sorcière lui avait prédit qu’elle serait reine, si elle prenait sur l’heure le chemin qui conduisait au palais.
Elle s’en fut au palais de Schœnbrunn et il arriva qu’au moment même où elle se trouva devant la grille, l’archiduc Adolphe, à cheval lui aussi, en sortait. Elle salua. Il répondit à son salut. Et comme elle restait en face de la grille refermée, l’archiduc frappé de sa grande beauté, lui demanda ce qu’elle pouvait désirer. Elle répondit qu’elle venait à Schœnbrunn chercher un roi.
– Pourquoi faire ? demanda le prince.
– Pour me marier !
Et elle narra sa rencontre avec Giska, la paysanne de la Forêt-Noire. Le prince et la jeune fille se prirent à rire de compagnie. La connaissance était faite. Depuis, un singulier hasard, servi merveilleusement par le domestique particulier de l’empereur, Ismaïl, en qui l’archiduc Adolphe avait toute confiance, avait souvent réuni l’archiduc et la petite baronne. Ils s’étaient aimés, d’abord en secret, et puis Vienne avait tout su. Un instant la haute société avait songé à fermer ses portes aux Aquila. Mais la jeune fille n’avait pas craint de montrer, au bout de son aventure, le trône. Alors, après réflexion, au lieu de fermer les portes, on ferma les yeux. Mais à la cour ç’avait été encore une tragédie.
En face de la baronne d’Aquila, toujours étendue sur le canapé, un homme se tenait debout. Cet homme avait cessé de se dissimuler. M. Magnus tressaillit. Il reconnut le « mécréant ». C’était bien cet homme qui connaissait le secret de la reine du Sabbat, alors que lui, M. Magnus, l’ignorait encore. C’était lui, cet être mystérieux qui s’était donné la mission de se mettre à la traverse de cette autre mission que M. Magnus et Petit-Jeannot avaient dû si solennellement accepter. C’était elle, cette ombre fuyante qu’il avait poursuivie à travers l’Europe et qu’il avait fini par perdre dans le moment qu’il retrouvait la piste du « Dieu doré » au cœur même de la Forêt-Noire ! Et puis, tout avait encore disparu : « Mécréant », « Dieu doré » ! Mais au plus profond de ces ténèbres, un mot avait fixé la réalité : Vienne ! Une conversation surprise à Fribourg entre le « mécréant » et un fabricant d’émaux de fantaisie pour horlogerie avait appris à M. Magnus que la capitale de l’Austrasie devait être, pour la Reine du Sabbat et pour le « mécréant » lui même, le but et le terme de ce fantastique voyage.
Nous savons ce qu’il était advenu de nos deux bohémiens, depuis qu’ils étaient à Vienne. Ayant perdu la Reine du Sabbat, ils étaient obligés de se cacher. M. Magnus n’aurait eu garde de se montrer dans les cirques du Prater, car il redoutait par-dessus tout quelque message du vieil Omar, lui demandant ce qu’il avait fait de sa reine Stella.
Mais enfin, il avait en face de lui le « mécréant » ! Et il l’entendait ! Car M. Magnus parlait l’allemand. Et voici ce que le « mécréant » disait :
– C’est fini, madame… Il n’y a plus aucun espoir !
– Explique-toi bien, Ismaïl. Je suis prête à tout, répétait la baronne, devenue plus blanche que les draps de son lit.
– Le message de l’archiduc au pape n’était qu’une comédie. Son Altesse savait bien que Sa Sainteté ne jugerait point bon d’intervenir dans le sens qu’on lui demandait. La réponse du pape, quant au divorce, est arrivée il y a plus de huit jours à Vienne, et elle a été transmise à l’empereur par l’ancien prieur des capucins, son confesseur, sans autre forme. Sa Majesté est entrée dans une grande colère en apprenant l’affaire et Elle a fait venir le prince héritier.
– Je sais, interrompit la jeune femme d’une voix qu’elle essayait, d’affermir… Je sais qu’il y a eu une scène terrible : le prince, mandé par son père, a été introduit solennellement dans le cabinet impérial. Là se trouvaient réunis autour de l’empereur le cardinal-archevêque de Vienne, le président du conseil des ministres, le ministre des affaires étrangères. Sur le bureau de Sa Majesté s’étalait la lettre d’Adolphe au pape. L’empereur a fait connaître sa volonté : il a dit qu’il aimerait mieux voir son fils mort qu’une aventurière héritière du trône d’Austrasie.
« L’archiduc a répondu à son père avec peu de respect. La colère, de part et d’autre, était terrible. L’entrevue a duré une grande heure… Adolphe en est sorti pâle, les traits ravagés, les mains tremblantes. Un quart d’heure plus tard, on a trouvé le malheureux profondément évanoui dans son cabinet de travail. Les choses ne se sont-elles point passées ainsi ?
– Exactement, à part l’évanouissement, et je reconnais bien là, madame, l’excellence et la promptitude des renseignements du révérend père Rossi, qui vous veut un grand bien. Mais il y a un petit détail, cependant, qu’ils n’ont point connu, et que vous ignorez encore. Permettez-moi de combler cette lacune… Son Altesse, madame, en rentrant dans ses appartements, ne s’est point évanouie. Elle y a reçu presque aussitôt Sa Majesté qu’elle a remerciée de la débarrasser d’une aventure aussi funeste que celle qui pouvait conduire une d’Aquila au trône d’Austrasie…
À ces paroles, la baronne s’était dressée, d’un seul mouvement, et son visage, tout à l’heure pâle et défait, présentait maintenant un aspect terrible. Ses yeux foudroyaient Ismaïl, qui ne baissa point les siens. Elle lui fit signe de continuer, car il lui était impossible de prononcer une parole.
– Le prince supplia Sa Majesté, après avoir tant fait pour lui, de faire davantage encore, en lui ordonnant de quitter instantanément les terres d’empire et en lui accordant une mission officielle qui, sur un vaisseau de l’État, le mettrait à l’abri de toute tentative de rapprochement avec la baronne d’Aquila… Cet ordre, le voilà ! Je suis chargé de le porter ce soir même à Son Altesse…
Et Ismaïl tendit un pli aux armes de l’empereur. La baronne, d’une main affreusement tremblante, le prit et le décacheta. Elle lut : « Pars ! pars tout de suite – François. »
Elle arracha la lettre. Enfin elle eut la force de dire ces mots, les dents serrées, les lèvres exsangues :
– Et la scène ? la grande scène dans le cabinet de l’empereur ?
– Comédie ! répliqua froidement Ismaïl. Comédie arrangée à votre intention, entre Sa Majesté et Son Altesse.
– Et si tu te trompais, malheureux ! Ismaïl ! Ismaïl ! prends ; garde ! Si tu te trompais !
L’homme s’avança vers la baronne, et lui dit :
– Madame, j’ai entendu Son Altesse dire à Sa Majesté : « Il y a longtemps que j’en ai assez de l’Aquila ! »
La jeune femme alla à une table de toilette, avec des gestes d’automate, y prit un flacon de sels qu’elle respira. Un instant elle resta si immobile, si droite, sans un frisson, qu’on eût dit un marbre, une froide statue. Et puis quand elle se retourna, quand elle revint à Ismaïl, elle stupéfia celui-ci de son calme suprême, de son attitude formidablement tranquille et naturelle.
– Pourquoi le trahis-tu ? lui demanda-t-elle. !
– Parce qu’il vous trahit ! répondit-il.
– Tu m’aimes donc ?
– Jusqu’à sa mort.
Elle jeta un regard étrange à ce domestique, regard de maîtresse à esclave, sous lequel celui-ci frissonna.
– Et où vas-tu retrouver Son Altesse ? interrogea-t-elle.
– À Mayerling. Il y a eu chasse aujourd’hui. Il y a fête intime ce soir. Le prince de C… en est. Son Altesse fête son départ. On a fait venir des filles de la Kriau.
– Ismaïl, une voiture… vite !
– Schlick est en bas !
– Parfait ! dit-elle.
Et elle sonna sa femme de chambre…