VI – LA NIÈCE DE L’ONCLE BAPTISTE

Nous avons conté la triste mésaventure de cette pauvre Mlle Berthe, laquelle avait voulu faire arrêter l’empereur. Il en était résulté pour la jeune institutrice française un évanouissement qui n’eut point de suites graves, par la plus heureuse des circonstances. M. Magnus avait été en effet amené à souhait sur les lieux en sortant de la Hofburg avec Darius. On se doute que, reconnaissant l’amie de Mlle Lefébure, il ne se fit point faute de lui prodiguer ses soins. On avait hissé Mlle Berthe sur Darius, et en route pour la rue de l’Eau-de-l’Empereur ! Pendant la route, on avait causé. Mlle Berthe dit à M. Magnus sa grande préoccupation qui était toujours Petit-Jeannot. Qu’était-il devenu ? Pourquoi ne lui écrivait-il ? Avait-on de ses nouvelles ?

Quand elle eut appris de la bouche de M. Magnus dans quelle bizarre circonstance le jeune apprenti horloger avait disparu, une nuit, juste devant la porte de M. Malaga, elle avait été saisie des plus fâcheux pressentiments. Il était certainement arrivé malheur à Petit-Jeannot, et M. Malaga devait y être pour quelque chose. Elle confia ses appréhensions à M. Magnus qui les partagea, et il en résulta qu’ils s’en furent tous deux chez M. Malaga, comme il a été dit, pour y retrouver des traces du malheureux Petit-Jeannot. Mais après avoir vainement cherché, ils se séparèrent, la mort dans l’âme.

M. Magnus conduisit Darius à l’écurie, et Mlle Berthe s’en fut au chevet de Mlle Lefébure, qui avait enfin consenti à se réveiller tout à fait. Mlle Lefébure apprit à son amie une grande nouvelle. On venait de la demander en mariage. Et qui ? M. Magnus ! Bien entendu, Mlle Berthe éclata de rire et Mlle Lefébure pinça les lèvres, vexée. Mlle Berthe vit que son hilarité causait de la peine à son amie. Elle lui dit :

– Au fond, je ne vois pas pourquoi vous ne l’épouseriez pas ? Il n’est pas laid et il a de beaux yeux intelligents.

– Possible ! répliqua assez sèchement Mlle Lefébure. Mais il a trois mains, et je me méfie. Quand on lui en tient deux, on ne sait jamais où est passée la troisième.

Mlle Berthe n’insista pas. Elle parla douloureusement de la disparition de Petit-Jeannot, et puis soudain :

– Je ne vous ai pas dit que je quittais ma place ! Ah ! bien. Savez-vous chez qui j’étais ? Chez l’empereur !

– Comment, vous étiez institutrice chez l’empereur et vous voulez quitter votre place ?

– Oui, parce que si je suis chez l’empereur, je ne suis pas chez l’impératrice !

– Ah ! je comprends ! fit Mlle Lefébure sévère. Eh bien, c’est du propre ! Si j’étais à votre place, ce que j’irais faire du potin au « Home » !

– Ah ! Je ne vais pas tramer ! répliqua Mlle Berthe en se levant. Je passe au « Home » et je vais chercher là-bas mes cliques et mes claques ! À tantôt !

Elles s’embrassèrent, et Berthe courut au « Home ». Elle demanda la directrice, qu’elle ne vit point car elle était absente. Alors Berthe, bien décidée à quitter sa nouvelle place, se dirigea vers Annagasse. En route, elle rencontra M. Malaga, tout chargé de paquets. Il ne la vit point et, devant elle, il entra dans un bureau de poste.

– Je ne suis pas curieuse, se dit Mlle Berthe qui se connaissait mal, mais je voudrais bien savoir où ce vieux saligaud envoie toutes ses boîtes à poison !

Elle entra dans le bureau de poste et s’en vint derrière M. Malaga qui, tout occupé de ses paquets et parlant à un employé à un guichet, ne prêtait aucune attention aux vagues personnalités qui l’entouraient. Les paquets qu’il avait devant lui portaient maintenant leur adresse complète. Et il lisait l’adresse de ces paquets, devant l’employé, à voix haute. C’est ainsi que Berthe entendit :

– Le révérend père prieur du couvent des Séraphins, à Zelle-en-Brisgau !

Elle se rappela : Zelle ! et elle voyait encore le paquet qu’elle avait pris un instant à M. Malaga, et auquel M. Malaga semblait si bien tenir…

M. Malaga paraissait avoir une clientèle très choisie. Sa marchandise allait encore chez les plus hauts fonctionnaires et même il fournissait la haute domesticité de la Hofburg. Il y avait un paquet pour M. Ismaïl, premier valet de chambre de Sa Majesté ! Mlle Berthe s’en alla toute pensive.

Elle arriva à Annagasse et fut tout étonnée de trouver devant la porte de la maison de Mme Bleichreider un omnibus des chemins de fer sur l’« impériale » duquel les domestiques installaient des malles. Aussitôt qu’il l’aperçut, le concierge alla à Mlle Berthe et lui dit qu’on la cherchait depuis le matin, que Madame était furieuse et qu’elle ne comprenait rien à son absence. Mlle Berthe passa devant cet homme sans lui répondre. Elle se trouva bientôt devant Mme Bleichreider, qui ne prit même pas le temps de lui faire des reproches :

– Votre malle est-elle prête, au moins, mademoiselle ?

– Je vous crois que ma malle est prête !

– Faites-la descendre !

– Madame part en voyage ?

– Oui, et je vous emmène, naturellement. Nous allons villégiaturer à Zelle-en-Brisgau !

Zelle-en-Brisgau ! En voilà encore un nom qui la poursuivait ! Comme tout se mêlait dans son esprit ! Malaga ! l’empereur ! Zelle-en-Brisgau ! La disparition de Petit-Jeannot devant la porte de M. Malaga ! Quelque chose lui criait : « Vas-y ! mais vas-y donc, à Zelle-en-Brisgau ! » Et elle y alla.

Ce jour-là, avant de quitter Vienne, l’institutrice eut l’occasion d’apprendre par quelques échos de la conversation des domestiques que le colonel ne tarderait pas à venir rejoindre Mme Bleichreider, à Zelle ; et cela n’était point fait pour étonner car tout le monde savait dans le quartier qu’ils s’adoraient et ne pouvaient longtemps se passer l’un de l’autre.

Comment l’empereur avait-il connu Mme Bleichreider ?

Quelque huit ans avant les événements qui nous occupent, Sa Majesté, vers le soir, était sortie de son palais en habits bourgeois, quand il vit une jeune et jolie ouvrière, mise fort simplement, qui se défendait en versant de vraies larmes contre les entreprises hardies de deux jeunes officiers qui paraissaient, eux, plus gais qu’il n’est permis à des soldats de Sa Majesté sur la voie publique. François reconnut dans cette jeune personne une employée de M. Astings, son tapissier ; il l’avait déjà remarquée quelquefois derrière la vitrine du magasin de Graben et avait été frappé de sa beauté.

François s’interposa et les deux officiers ne reconnurent point l’empereur. Ils le traitèrent grossièrement avec des injures. Sa Majesté fit un signe et aussitôt deux agents de la Sûreté qui suivaient toujours l’empereur dans toutes ses sorties, même les plus secrètes, et qui n’attendaient que ce signe, accoururent. Ils firent connaître leur qualité et les officiers déclarèrent qu’ils ne comprenaient point pourquoi on faisait tant de tapage autour d’eux pour un incident aussi commun. Ils ne comprenaient point non plus pourquoi cette jeune fille, qui avait été la première à leur sourire et à les attirer près d’elle, disaient-ils, s’était mise à pleurer et à vouloir s’échapper, quand l’homme aux habits bourgeois était apparu. Les agents les prièrent de les suivre et le lendemain on les envoyait réfléchir à leur aventure dans une garnison du fond de la Galicie.

Quant à l’empereur, sans avoir dévoilé sa qualité, il avait offert le bras à la belle éplorée qui s’y était appuyée en tremblant. Elle dit à son protecteur quelle peur avait été la sienne, mais puisque tout s’était si heureusement terminé, elle lui serait reconnaissante de la conduire au plus prochain bureau d’omnibus, à seule fin qu’elle pût rentrer tranquillement chez elle. Elle était une honnête fille qui gagnait avec peine sa vie, et si jamais son oncle, avec qui elle vivait et qui l’avait élevée depuis la mort de ses parents, savait qu’elle avait été accostée ce soir-là par deux officiers, il ne manquerait pas de la battre en accusant sa coquetterie.

– Il est donc si terrible que ça, votre oncle ? avait demandé l’empereur.

– Oh ! monsieur ! avait répondu la jeune fille en poussant un gros soupir, je crois qu’il m’aime bien, mais par moments, il me fait horreur ! Et puis il trouve que je ne rapporte pas assez d’argent et que je lui coûte cher ! Il a été bon pour moi, mais il me le reproche souvent.

– Je vais vous conduire jusque chez votre oncle et je lui parlerai. La jeune fille prétexta qu’une telle démarche ne pouvait que rendre son oncle plus soupçonneux et plus dur à son égard, mais plus elle semblait craindre son oncle, plus l’empereur avait hâte de faire la connaissance de ce terrible parent. Il faut dire que la jeune fille était bien belle, avec ses cheveux blonds, ses grands yeux bleus encore humides de larmes. Elle était grande et svelte, avait un teint de lis, une taille aristocratique, une démarche de reine.

L’empereur monta à côté de la jeune personne dans l’omnibus et, en dépit de bien des soupirs, suivit Clémentine Bleichreider (c’était le nom de la jolie ouvrière) jusqu’à l’appartement de l’oncle qui travaillait l’horlogerie en chambre.

Sur un palier, elle s’arrêta et ouvrit une porte.

– Vous l’avez voulu, monsieur, dit-elle. Vous allez connaître mon oncle Baptiste. Je vous souhaite qu’il soit de bonne humeur.

– Ah ! te voilà, Clémentine ! fit entendre une voix sourde et fortement enrouée, qui fit tressaillir l’empereur sans qu’il en pût concevoir la raison… Il me semble, ma fille, que tu es bien en retard aujourd’hui !

Clémentine s’approcha et découvrit ainsi l’homme qui l’avait suivie. La chambre était fort peu éclairée. Seule, une lampe à abat-jour vert concentrait un cercle de lumière sur une sorte de table-établi ou se voyaient, rangés, tous les fins instruments de l’horlogerie. Quant à l’homme qui était penché sur cette table, il avait de larges lunettes vertes et sur son front, une « visière » achevait de lui voiler la moitié de la physionomie. Quand il aperçut l’inconnu, il tourna vivement l’abat-jour de la lampe du côté du nouvel arrivant, de telle sorte que celui-ci apparût en pleine lumière et qu’il restât, lui, dans l’ombre.

– Qui est là ? fit-il. Que voulez-vous, monsieur ?

« Voilà qui est bizarre ! se disait l’empereur. Quelle voix ressemble donc à cette voix-là ? On dirait que ce n’est pas la première fois que je l’entends ? »

Clémentine expliqua tout de suite, précipitamment :

– J’ai été interpellée et suivie dans le Graben par deux soldats ivres. Monsieur est arrivé pour me sauver de leur grossièreté et, dans la crainte qu’elle ne se renouvelât, a bien voulu m’accompagner jusqu’ici.

– Ma foi, dit François, si je n’avais pas été là, les choses auraient bien pu prendre une mauvaise tournure…

– Oui-dà, répliqua durement l’oncle Baptiste, vous avez rendu un fier service à Mlle ma nièce, et vous l’avez sans doute suivie jusque chez elle pour en être récompensé ! Car je n’ignore point que les services que rendent les vieux messieurs aux jeunes filles sont rarement désintéressés !

– Mon oncle ! s’écria Clémentine, qui ne savait où se mettre et qui voila son beau visage de ses mains pudiques.

– Est-ce que vous allez encore faire pleurer cette enfant-là, vieux bourru ?

– Eh ! qu’elle pleure ! reprit l’oncle en se reculant dans l’ombre… Elle sait ce qui l’attend si elle fait des bêtises ! Je ne l’ai pas élevée pour qu’elle déshonore la famille !

– Mes intentions sont honnêtes, monsieur Baptiste, veuillez le croire !

– Clémentine, fit l’homme, va donc voir dans ta chambre si j’y suis !

La jeune fille alluma une petite lampe et ouvrit la porte de sa chambre. Quand la porte fut refermée sur Clémentine, l’oncle Baptiste dit à l’étranger :

– Asseyez-vous donc, monsieur, et ne vous étonnez pas que je parle comme ça à cette enfant ! C’est pur comme si ça venait de naître… ça ne voit de mal à rien ! Ça ne sait rien de la vie ! Et si je ne lui montrais pas des embûches partout… elle serait bientôt la proie du premier vaurien venu… Elle serait malheureuse, moi aussi ! Et ça serait bien mal me récompenser de toutes mes peines ! Ah ! mon cher monsieur… vous avez l’air à votre aise, vous ! Vous ne pouvez pas savoir combien une jeune fille à élever… « c’est des frais ! » pour le pauvre monde ! Surtout comme j’ai élevé celle-là… lui faire apprendre à lire et à écrire… et même la musique !

– Elle est musicienne ? demanda l’empereur, que les dernières paroles de l’oncle laissaient un peu rêveur.

– Ah ! elle joue tout ce qu’elle veut et elle chante comme un ange ! Nous avions un piano qu’il a fallu vendre il y a deux mois, parce que les temps sont durs.

– Elle travaille chez un grand tapissier du Graben ?

– Oui, monsieur, mais qu’est-ce que j’y gagne ? Rien du tout ou presque. Elle est bien nourrie, et habillée, mais moi je mange des pommes de terre et je suis dans les loques ! Enfin, du haut du ciel, ma sœur doit être contente… Je suis malheureux, moi… mais sa fille est belle et bien portante, et si elle ne fait pas de bêtises, elle pourra trouver un bon mari…

Il y eut un silence sur ce dernier mot et, tout à coup, après avoir considéré, autant que l’ombre le lui permettait, le bonhomme aux allures louches, tantôt brutales, tantôt cauteleuses, François se décida.

– Eh bien ! dit-il, si elle trouvait un bon amant ?

L’autre ne répondit point tout d’abord. Était-il suffoqué par une pareille proposition ? L’empereur le crut, et il regrettait déjà de s’être avancé aussi imprudemment, quand il vit l’homme se lever et se diriger à pas précautionneux du côté de la chambre de Clémentine. Il en tourna doucement la clanche et, la porte entrebâillée, regarda dans la chambre. Ensuite, il fit signe à son singulier visiteur de s’approcher. Et il lui montra la chambre. François y jeta un regard. Alors il contempla un bien doux et édifiant spectacle. Clémentine était à genoux devant l’image de la Vierge, à laquelle elle semblait adresser une ardente prière. L’oncle Baptiste referma tout doucement la porte, fit signe à son hôte de regagner sa place, toussa un petit coup et dit :

– Ça coûte cher, un ange pareil !

– Eh bien ! nous en reparlerons, dit l’étranger en se levant. À bientôt, monsieur Baptiste, et faites mon compliment à votre nièce.

Dehors, il se dit :

« C’est bien simple, ces gens-là jouent la comédie… Mais la nièce est bien belle ! »

La nuit, il n’en put dormir, et l’image de Clémentine continuant de le poursuivre, il s’arrangea le lendemain pour se retrouver sur son passage au Graben, dans le même costume, dans le même incognito. Aussitôt qu’elle l’aperçut, elle lui fit signe de la suivre dans une petite rue déserte, et là, après avoir regardé autour d’eux comme si elle avait peur d’être suivie, elle lui dit :

– Monsieur, ne venez jamais dans la maison de mon oncle ! Je sais maintenant ce qu’il attend de moi et pourquoi il veillait si fort sur ma vertu. C’est qu’il espère la vendre le plus cher qu’il pourra. C’est un misérable ! Mais il a soigné ma mère malade et m’a élevée. Je lui dois tout, hélas ! Mais n’importe, je n’appartiendrai jamais, monsieur, qu’à l’homme que j’aimerai. Du reste, comme je n’aime personne, je songe déjà à entrer au couvent. Je l’ai promis cette nuit à la Madone, quand mon oncle m’eut rapporté que vous désiriez être mon amant, et que vous étiez prêt à payer le prix qu’il fallait pour cela. Monsieur, vous me paraissez bon. Je vous avertis que mon oncle est capable de vous faire chanter. Méfiez-vous, monsieur ! Adieu, et ne revenez jamais plus dans notre pauvre demeure ! Et plaignez-moi !

La demoiselle s’échappa et laissa l’empereur plus épris que jamais. Il s’adressa à sa police particulière pour être renseigné sur l’oncle et la nièce, et il apprit que depuis deux ans que l’oncle Baptiste et Clémentine étaient venus s’installer à Vienne, on ne pouvait relever contre eux aucun acte blâmable, et là où ils habitaient, Clémentine passait pour une vertu. Un soir rentrant chez elle, Clémentine trouva son oncle avec le brave homme qui avait pris sa défense au Graben.

Elle rougit jusque dans le blanc des yeux, et montra tout de suite une émotion telle qu’elle dut se soutenir pour ne point tomber.

– Oh ! monsieur, murmura-t-elle, je vous avais dit de ne plus revenir ici !

– Assieds-toi, petite dinde, fit l’oncle, et écoute-moi en silence. Tu es une honnête fille ; j’y ai veillé et j’en réponds. Je crois que tu feras le bonheur de l’homme qui saura t’apprécier. Voici monsieur qui veut goûter à ce bonheur-là. Il ne peut pas t’épouser ; mais, en lui restant fidèle comme une épouse honnête, tu ne perdras pas l’estime de ton vieil oncle. Il faut parler net. Tu n’as pas de dot. Tu ne peux épouser qu’un pauvre employé ou fonctionnaire, avec lequel tu traînerais misère et malheur, et qui ne te permettrait même point de donner une croûte à ton vieil oncle quand il ne pourra plus travailler. Ne vaut-il pas mieux associer loyalement ton sort à celui de monsieur, qui, lui, se charge de ta dot, puisqu’il te donne cent mille florins comme premier établissement, et aussi qui se charge de ton vieil oncle, puisqu’il lui donne à lui, en tout et pour tout, une somme une fois versée de cent cinquante mille florins ! Sur la tête de ta pauvre mère, je les ai bien gagnés !

Quand l’oncle eut fini de parler, Clémentine essaya en vain de prononcer quelques paroles. De rouge qu’elle était, elle devenait plus pâle qu’une morte, et elle se dirigea vers sa chambre en faisant entendre des mots inarticulés mêlés à des sanglots. L’oncle alla s’enfermer avec elle et François à travers la porte, l’entendait tantôt qui la raisonnait, tantôt qui la priait, tantôt qui la grondait et la menaçait. Baptiste réapparut, levant les bras au ciel.

– Il n’y a rien à faire avec une fille pareille ! finit-il par gémir en retombant sur un escabeau. Je l’ai élevée trop honnêtement ; c’est ma faute. Elle m’a dit qu’elle voulait entrer dans un couvent ! Qu’est-ce que je vais devenir ?

– Écoutez ! dit l’empereur, laissez-moi dire deux mots dans le particulier à votre nièce, et peut-être pourrai-je la faire revenir sur une aussi triste résolution !

– Allez-y, mon pauvre monsieur.

L’empereur entra dans la chambre, et bientôt il en sortait avec Clémentine.

– Elle a fini par entendre raison, dit-il, triomphant. Clémentine fera tout ce que je voudrai.

– Et comment avez-vous pu, seigneur mon Dieu ! faire entendre raison à une fille aussi têtue ?

– Clémentine n’est point têtue, mais honnête, reprit François. À la fille honnête, il faut parler honnêtement. Je me suis mis à ses genoux et lui ai dit :

« – Clémentine, je n’ai d’autre dessein en vous offrant cent mille florins et cent cinquante mille à votre oncle que de vous délivrer de ce vieux crapaud à lunettes vertes qui ne songe qu’à monnayer votre vertu. Quant à moi, vous ne me devez rien ! Et je ne vous demanderai jamais rien, je le jure.

En entendant cela, l’oncle ricana sinistrement et glapit :

– Élevez donc les enfants, donnez-leur donc le travail de vos jours et de vos nuits ! Voilà comme vous êtes récompensé ! Enfin, monsieur, vous êtes un honnête homme… je vous la donne pour le prix convenu !

– Oui, fit l’empereur, qui ne pouvait entendre l’affreux bonhomme sans se sentir le cœur malade, mais c’est à une condition, c’est qu’une fois payé on ne vous verra plus !

– Tu ne veux plus me voir ! s’écria le vieillard. Clémentine, sans force, secoua la tête et pleura…

– Je ne t’ai pourtant fait que du bien ! bougonna l’oncle.

– Monsieur, fit François, nous allons mettre fin à l’instant à cette scène pénible…

En tirant des liasses de billets de banque de sa poche, il en fit deux paquets, et après avoir présenté l’un à l’oncle qui s’en empara avec avidité, il remit l’autre à Clémentine. Mais celle-ci, saisissant les billets avec dégoût, les jeta devant son oncle.

– Adieu, mon oncle ! lui dit-elle, prenez tout cet argent, je ne vous dois plus rien ! Quant à moi, je saurai toujours travailler pour gagner honnêtement ma vie !

– Ô la belle ! Ô la noble enfant ! Il n’en est point de plus digne d’être aimée sur la terre ! Si j’étais roi, je voudrais lui donner ma couronne ! s’écria l’empereur.

Et offrant son bras à Clémentine, il la fit descendre sans plus regarder l’oncle Baptiste qui n’était, lui, occupé qu’à compter ses billets. Ils montèrent dans le premier fiacre qu’ils rencontrèrent. Clémentine sanglotait éperdument. L’empereur laissa passer cette crise nerveuse. Clémentine revint à elle pour embrasser avec reconnaissance les mains de son généreux et désintéressé protecteur. Sur ces entrefaites, le fiacre s’arrêta devant une maison de modeste apparence de Thuberstrasse, dont les fenêtres donnaient sur des jardins. Clémentine était chez elle. Il n’y avait là aucun luxe qui pût l’effaroucher. Tout y était d’une grande simplicité bourgeoise et le domestique tenait tout entier dans un valet et une femme de chambre. Clémentine trouva que c’était encore trop, et elle se reprit à pleurer, disant qu’elle n’avait rien fait pour mériter de pareils cadeaux.

– Justement, c’est parce que vous n’avez rien fait, lui dit l’empereur avec un grand bon sens, que vous pouvez les accepter sans rougir.

– Vous croyez ? demanda la naïve Clémentine. J’en parlerai à mon confesseur.

– Qui est votre confesseur, ma chère enfant ?

Clémentine, sans méfiance, donna l’adresse d’un père jésuite qui se trouva encore par hasard de l’avis de l’empereur à la première confession. Elle dut accepter encore quelques titres de rentes qui lui rendirent tout à fait superflu le travail du magasin. Elle ne savait que deux choses de son aimable protecteur : c’est qu’il était le meilleur des hommes et qu’il s’appelait François comme l’empereur auquel il ressemblait beaucoup. Elle trouvait cependant que l’empereur, qu’elle avait vu deux fois au Prater, avait le nez plus fort et les yeux moins brillants.

François avait le droit de se présenter à toute heure de jour et il était toujours le bienvenu. Ses affaires n’avançaient guère. Clémentine était si naïve qu’elle ne comprenait rien aux allusions discrètes que François se plaisait à faire quelquefois après un bon déjeuner, au bonheur qu’il y a pour deux cœurs à se fondre l’un dans l’autre. Si François avait pris Clémentine dans ses bras, elle aurait sans doute compris, mais François n’osait pas.

Tant est que certain soir, François qui, lui, n’était reçu chez Clémentine que dans le jour, fut bien étonné d’apprendre par les honnêtes soins de sa police particulière que Clémentine recevait chez elle un monsieur, la nuit, et cela avec une certaine assiduité. Il en fut comme foudroyé, et il s’arrangea pour surprendre le couple dans la nuit même. Ce fut une nuit mémorable. Il se trouva en face, dans le petit salon de Clémentine, d’une jeune femme qui bâillait en faisant de la tapisserie, et d’un vieil oncle à lunettes vertes. Sa joie fut telle qu’il oublia l’infamie de l’oncle Baptiste et qu’il tendit la main à ce joli parent. Chose singulière : ce fut l’oncle Baptiste qui lui refusa la sienne.

– Monsieur, lui dit-il, qu’est-ce que vous venez faire chez ma nièce à une pareille heure ? Vous avez toute la journée pour vous ; vous ne pouvez donc pas me laisser la nuit ?

François flanqua cet homme à la porte avec jubilation. Puis il revint auprès de Clémentine, qu’il trouva tout en larmes. Il lui demanda si le départ de son oncle était la cause de ses pleurs. Elle lui répondit que non, et que si elle recevait les visites de l’oncle Baptiste, c’est qu’elle ne pouvait tout à fait consigner sa porte à un homme qui avait soigné sa mère mourante, et qui l’avait, elle, si bien élevée. Elle dit encore que si elle le recevait la nuit, c’était pour que François, qui ne l’aimait point, ne le rencontra pas le jour. Elle ajouta avec un bon sourire qui éclaircit ses larmes que si François préférait que l’oncle Baptiste vint dans le jour, il n’avait, lui, qu’à venir la nuit. L’empereur, à ces paroles, sentit son cœur battre plus vite. Il tendit les bras vers celle qu’il adorait. Elle s’y précipita en rougissant. Et cette nuit-là leurs deux cœurs se fondirent si bien l’un dans l’autre que François ne quitta sa maîtresse qu’au matin.

Quelques mois plus tard, Clémentine, qui était devenue « la bourgeoise », et que l’on appelait dans le quartier Mme Bleichreider gros comme le bras, bien que l’on connût mal M. Bleichreider, qui faisait, paraît-il, profession de colonel, quelques mois plus tard, disons-nous, Clémentine quittait la modeste installation de Thuberstrasse, pour la somptueuse demeure d’Annagasse. Entre temps elle avait appris que son amant, qui ressemblait tant à l’empereur, était l’empereur lui-même. Et comme l’empereur avait jugé bon de lui faire part d’une aussi surprenante nouvelle le jour même où elle lui avait appris, elle, qu’elle avait senti remuer « le fruit de leurs entrailles », elle jugea que c’étaient là trop d’émotions à la fois et se trouva mal.

Mais elle s’était remise depuis. Le petit Édouard était un mignon et orgueilleux enfant ! L’empereur était fier de son fils, et l’oncle Baptiste, qu’on était bien obligé de supporter quelquefois, aimait tellement à embrasser le petit Édouard qu’on le surprenait à le mordre, ce qui naturellement expliquait l’aversion de cet enfant pour un parent dont l’affection se traduisait par des manifestations aussi cruelles.