V – JACQUES ORK

– C’est une histoire, commença maître Mathias, qui a fait quelque bruit dans le monde, il y a une quinzaine d’années, et qui est restée encore bien ténébreuse… Les jeunes gens l’ont oubliée… Mais, voyez-vous, maître Franz Holtzchener… les vieillards comme M. le garde forestier et moi se souviendront toujours du temps où le pauvre homme qui est aujourd’hui la risée de tous les imbéciles et qui achève sa vie misérable dans cette auberge était le plus brave et le plus prospère horloger de toute la Forêt-Noire. Il habitait alors, à Büchen, l’un de ces trois petits chalets que vous avez certainement remarqués sur la place de l’Église, et qui paraissent abandonnés depuis une éternité. Maître Henry Muller (c’est son nom) était né dans ce chalet, s’y était marié et y avait vécu, de longues années, le plus heureux des hommes.

« À cette époque, maître Henry Muller possédait une bonne et brave femme qu’il aimait de tout son cœur et qui le lui rendait bien, plus une fille de dix-sept ans qui était belle et pure comme un ange et qui s’appelait Marguerite, et enfin deux vieux amis, deux camarades d’enfance : le menuisier Martin et le marchand de coucous Mathias – votre serviteur, comme j’ai l’honneur de vous le dire. Martin, que je vous présente, et Mathias habitaient, à côté de maître Henry, les deux autres petits chalets de la place de l’Église, et il n’était point de fête de famille sans que tous trois se trouvassent réunis.

« Un jour, un marchand de jouets de Fribourg, M. Paumgartner, pour ne pas le nommer, que vous avez si bien rudoyé tout à l’heure, et qui en ce moment ne soupe que d’un œil, amena à notre ami, pour qu’il le dressât au métier, un jeune homme qui était son neveu et qui ne tarda point à tomber amoureux de la fille de son maître. Victor Paumgartner (c’était le nom du neveu) était orgueilleux. Marguerite le détestait. Il s’en aperçut et prit congé. Nous fûmes très heureux de la disparition de Victor Paumgartner, et vous allez comprendre pourquoi.

« Dans le même moment il y avait au village un homme dont on ne savait rien. Il pouvait avoir une trentaine d’années, était grand, avait belle et noble allure, et ses mains étaient aussi blanches que celles d’un seigneur, bien qu’il portât l’habit bourgeois, qu’il travaillât comme chacun de nous. Quand il était arrivé dans le pays, il avait loué une toute petite chambre à l’auberge de la « Pomme de Pin », chez Frédéric Ier. Il racontait qu’il avait été riche, qu’il était ruiné et qu’il voulait maintenant gagner sa vie comme un ouvrier. C’était un bon camarade à qui maître Martin (qui était alors menuisier), maître Henry Muller et moi, apprenions à se servir de ses mains. Pendant deux ans il travailla avec assiduité et était devenu aussi habile à fabriquer une caisse de coucou qu’à placer un ressort de montre. Nous l’aimions beaucoup, et il arriva que dans un incendie qui faillit détruire tout le village, il nous sauva la vie…

– À tous ! intervint maître Martin. Oui, à tous… Sans son sang-froid et son courage… nous grillions tous.

– À partir de ce moment, il pouvait nous demander ce qu’il voulait. Il s’adressa au père de Marguerite et lui demanda sa fille, qu’il aimait et dont il était aimé. Muller accorda sa fille à Jacques Ork.

Ici, le marchand de parapluies se prit à manger si gloutonnement qu’il faillit s’étouffer et qu’il ne put éviter une formidable quinte de toux.

– Allons donc ! finit-il par dire. Allons donc ! Jacques Ork ! En vérité, le bonhomme serait le beau-père de Jacques Ork !

– Oui, de Jacques Ork…

– Le fameux Jacques Ork ? Ça n’est pas possible !

– C’est comme je vous le dis, monsieur, le propre beau-père de Jacques Ork. On ne connaissait le fiancé de Marguerite au village que sous ce nom-là : Jacques Ork. Et voici dans quelles circonstances on a connu l’autre nom, le vrai ! Jacques Ork s’absentait assez souvent. Il expliquait à sa fiancée qu’il était obligé de se rendre en Haute-Austrasie pour quelques intérêts qu’il y avait encore et qui lui restaient à régler. Il y avait un mois environ que Jacques Ork était fiancé à Marguerite, et il était justement absent, quand le bruit se répandit en Bavière, et jusque dans le pays de Brisgau, qu’une grande revue militaire allait être passée aux environs de Salzbourg, devant l’empereur François. Depuis longtemps maître Henry avait à cœur de revoir de vieux parents qu’il avait laissés là-bas au pied du Gaisberg. Ce fut pour lui une occasion ; il fut décidé que toute la famille ferait le voyage de Salzbourg et assisterait à la revue.

« Ainsi arriva-t-il. Or l’empereur souffrant se fit remplacer à cette solennité militaire par un membre de sa famille. Le matin, Marguerite, son père et sa mère étaient des premiers sur le champ de manœuvres et ils admiraient la belle tenue des troupes, quand, très loin d’eux, les trompettes sonnèrent le « garde-à-vous », et les aides de camp se mirent à courir au galop de leurs chevaux. Les promeneurs aperçurent alors, au sommet d’une petite éminence, le chef de ces troupes et son état-major qui parcouraient la ligne à grande allure. Ce chef était, à n’en pas douter, celui qui remplaçait l’empereur, l’archiduc le plus aimé, le plus populaire de toute l’Austrasie, l’archiduc Jacques. Celui-ci en effet passa près des Muller, suivi de son cortège éclatant. Les parents de Marguerite se mirent à trembler des pieds à la tête, et Marguerite elle-même poussa un grand cri et s’évanouit…

Tous trois avaient reconnu, dans l’archiduc Jacques, Jacques Ork lui-même ! Or le prince s’était retourné au cri poussé par Marguerite et avait vu sa fiancée. Laissant là son état-major et ses soldats, il se précipita, se pencha sur Marguerite, lui donna les plus doux soins et l’emporta dans ses bras. Le soir-même, il annonça à son entourage que Marguerite, la fille de l’horloger de Büchen, serait la femme de l’archiduc Jacques{15}. C’est alors qu’il y eut entre l’empereur et l’archiduc une rupture éclatante, et l’Europe tout entière fut au courant de cette querelle de cour. Enfin il y eut la disparition mystérieuse de l’archiduc.

– Oui ! oui ! interrompit le marchand de parapluies, je crois bien ! Ça a fait une histoire de tous les diables !

– Oui, une histoire de tous les diables, mais que personne ne connaît bien, voyez-vous, maître Franz Holtzchener, car on a bien parlé d’abord de drame, et même d’assassinat, mais on a laissé dire, et puis chacun, par sécurité, n’a plus voulu rien entendre. Du reste on a été assez malin, en haut lieu, pour n’interroger personne, et on a laissé tout doucement s’affirmer en Europe la légende que Jacques Ork était tout simplement parti en Amérique avec sa famille…

– Tout de même, vous, maître Mathias, et vous, maître Martin, reprit Franz Holtzchener, vous devez en savoir plus long que les autres…

– C’est justement bien pour cela qu’on ne nous a pas interrogés, et que quand nous avions envie de parler on détournait la tête. Ni voir, ni savoir… c’est le désir de tout le monde dans le pays… et on n’aime point les histoires, voyez-vous, dans lesquelles il y a du Karl le Rouge… Mais vous, Franz Holtzchener, vous m’avez l’air d’un brave homme qui n’a peur de personne, et qui a joliment secoué ceux qui se moquaient de notre Henry… Eh bien, puisqu’il y a ce soir une oreille pour écouter, il peut bien y avoir une bouche pour parler, pas vrai, ami Martin ?

Le garde-chasse, interpellé, se contenta de grogner, en regardant la fenêtre.

– D’abord, il est bon de dire que lorsque l’archiduc Jacques était venu en Brisgau pour la première fois, il était dégoûté de la vie de cour depuis longtemps ; résolu à rompre peu à peu avec son existence passée, il avait fait acheter en sous-main la tour Cage-de-fer de Neustadt, où il avait projeté de se retirer et de vivre à sa guise. C’est dans ces circonstances qu’il avait rencontré sur son chemin la belle et douce Marguerite. Son cœur avait été profondément touché et aussitôt était née chez lui l’idée du stratagème grâce auquel il espérait bien savoir s’il serait aimé pour lui-même. Ainsi se présenta-t-il à nous comme ruiné ; ainsi s’était-il astreint au labeur d’un ouvrier. Après l’éclat que je viens de vous dire, Jacques Ork déclara qu’il ne connaissait plus l’archiduc Jacques, et c’est ainsi qu’il retourna dans cette famille qui l’avait accueilli pauvre et qui le savait maintenant l’un des premiers princes de l’empire. Jacques Ork se maria et emmena sa femme dans la tour Cage-de-fer de Neustadt. Il fut bon mari et bon fils et resta bon compagnon pour ses anciens camarades d’atelier, un ami véritable pour Martin et pour moi. Il ne recevait pas grand visite et faisait tout pour ignorer « son monde » d’autrefois. Cependant, sa sœur, la reine Marie-Sylvie, qu’il aimait beaucoup et avait toujours été douce et bonne pour lui, et qui traitait Marguerite Muller comme une sœur, venait le voir de temps en temps. De temps en temps aussi on voyait à la tour Cage-de-fer un ami de Jacques, un artiste, le professeur Réginald Rakovitz-Iglitza. Enfin quand le roi de Carinthie venait faire visite à son cousin Bramberg, duc en Bavière, lequel possédait un petit château non loin de Neustadt, et quand tous deux, au moment des chasses, poussaient une pointe dans la Forêt-Noire, jusqu’à la tour, Jacques ne pouvait laisser à la porte ni Léopold-Ferdinand ni Karl le Rouge… mais il en conservait de l’humeur pendant des semaines.

« En deux ans, Marguerite lui donna deux beaux enfants, un petit garçon et une petite fille, Albert et Gisèle, que nous aimions comme s’ils avaient été la chair de notre chair, et dont nous fûmes les parrains. Jacques Ork était heureux. Et tout le monde était heureux autour de lui. La politique semblait avoir oublié l’archiduc… Est-ce elle qui revint l’y trouver ? En tout cas, de quelque nom que l’on puisse appeler le messager mystérieux qui, deux ans environ après son mariage, le jour de la Toussaint, lui fit tenir certaine lettre, ce messager-là fût un envoyé du malheur !

Et maître Mathias, qui semblait se complaire en son souvenir tragique comme s’il éprouvait quelque soulagement à rouvrir des plaies mal cicatrisées, éleva au-dessus de la table un poing irrité.

– C’était la fête de la Toussaint, reprit-il ; nous avions passé la journée tous ensemble, dans la maison de Büchen, chez maître Henry. Il ne manquait à la fête que Jacques Ork qui avait dû se rendre, ce jour-là même, chez Karl de Bramberg, duc en Bavière, bien qu’il ne l’aimât point ; mais il y avait été mandé de toute urgence par le roi de Carinthie, Léopold-Ferdinand, qui était de passage chez le duc. Jacques ne devait revenir à la tour de Neustadt que le lendemain, Marguerite était donc à Büchen avec ses deux petits enfants, Albert et Gisèle, des bébés beaux comme les anges du paradis, que nous câlinions, Martin et moi, comme si on avait été en même temps grand-père et grand-mère ! Albert, qui avait deux ans – tu te rappelles, Martin – nous a bien cassé une dizaine de pipes en porcelaine…

– Si je me rappelle ! Ma plus belle pipe en faïence de Linz ! Les chers petits… murmura Martin, très ému.

– Eh bien donc, la mère et les enfants, ainsi qu’il arrivait quand Jacques Ork était absent, ne devaient point remonter à la tour Cage-de-fer de Neustadt. Tout le monde croyait qu’ils coucheraient à Büchen, et l’on ne se pressait point de terminer cette heureuse soirée quand vers dix heures, nous entendîmes au-dehors une voiture qui s’arrêtait devant la demeure de maître Henry. On frappa, et le père alla ouvrir. C’était un domestique de la tour Cage-de-fer qui venait chercher Marguerite et les enfants : un nommé Michaël, qui était dévoué jusqu’à la mort à Jacques Ork. Il apportait la nouvelle que Jacques Ork devait rentrer à la tour la nuit-même et qu’il comptait y trouver sa femme et ses enfants. Marguerite s’était levée.

« – Qu’y a-t-il donc ? fit-elle assez troublée (du moins elle nous le parut). C’est extraordinaire ; il ne devait revenir que demain vers trois heures. Mon Dieu ! s’écria-t-elle, il y a peut-être un accident ! Dites-moi la vérité, Michaël !

« Mais le domestique la rassura. Alors elle nous dit adieu à tous, et s’en alla, emmenant ses enfants. Il nous parut qu’elle avait embrassé plus tendrement encore que tous les soirs ses parents, et que pour nous sa poignée de main avait été plus affectueuse si possible. La voiture s’éloigna dans la nuit, et nous restâmes là fort tristes. Le père et la mère n’étaient point rassurés. On a parfois comme ça des pressentiments. Ils ne nous laissèrent point partir.

« Martin et moi nous étions comme à moitié endormis auprès du feu et nos pipes étaient éteintes, quand tout à coup nous fûmes secoués de notre torpeur par de grands coups qui ébranlaient la porte.

« – Qui est là ? interrogea rudement maître Henri. Et qui ose, à cette heure, frapper si fort à ma porte ?

« – Ouvrez, répondit une voix rauque que nous ne reconnûmes pas. C’est moi, c’est votre maître Jacques Ork !

« Non seulement nous ne reconnaissions pas sa voix, mais jamais Jacques n’avait parlé à personne du pays sur ce ton.

« – Prends garde ! C’est peut-être un piège ! criai-je à maître Henri.

« – Piège ou non, je veux voir la figure de celui qui est mon maître !

« Et il ouvrit. L’homme se précipita. C’était bien Jacques Ork ! Dans quel état ! Ses yeux lançaient des éclairs, sa bouche écumait.

« – Où est-elle ? finit-il par demander… Elle n’est pas ici, n’est-ce pas ?

« – De qui parlez-vous, monseigneur ? (C’était la première fois que maître Henri donnait son titre à l’archiduc Jacques, malgré la défense qui lui en avait été faite par Jacques Ork lui-même.)

« – Je parle de Marguerite !

« – Votre femme, monseigneur ! (Oh ! le ton glacé de maître Henri disant ces choses ! Et la tranquille hauteur avec laquelle il répondait à ce fou.) Ma fille nous a quittés après le souper…

« – C’est cela ! Un domestique est venu la chercher ? On lui a dit, reprit Jacques Ork (cependant que la femme de maître Henri, devant la violence de Jacques Ork, se trouvait mal), on lui a dit que j’étais de retour au château, n’est-ce pas ? Et que je la demandais ?

« – Oui.

« – Elle savait pourtant bien que je ne devais rentrer que demain ?

« – Oui.

« – Et elle est partie aussitôt ?

« – Sur votre ordre, monseigneur.

« – Eh bien, c’est de la comédie ! s’écria Jacques Ork dont la fureur incompréhensible n’avait fait que grandir. Tout cela n’est que comédie ! Elle savait parfaitement qu’on devait venir la chercher !

« Il tendit à maître Henri une lettre. Mais cette lettre tremblait si fort dans sa main qu’il la laissa échapper et qu’elle vint tomber à mes pieds. Je la ramassai et la remis au père de Marguerite qui la lut et devint plus pâle qu’une nappe d’autel… Quand il eut finit sa lecture, il rendit la lettre à Jacques Ork, mais sa main à lui ne tremblait pas. Et d’une voix effrayante de tranquillité, il dit à l’archiduc :

« – Monsieur, si ma fille est coupable, je la tuerai !

« – Et moi, qu’est-ce que je ferai ? rugit Jacques Ork qui déjà se dirigeait vers la porte.

« – Au fait, répliqua maître Henri, ça vous regarde !

« L’autre était déjà dehors et bondissait en selle, car il était venu à cheval. Nous entendîmes qu’il partait à un galop de folie et maître Henri marchait comme marcherait une statue, si les statues marchaient, puis il revenait vers nous qui nous empressions toujours autour de la mère de Marguerite… Soudain nous le vîmes faire demi-tour et retrouver toute sa souplesse pour courir à la porte. Et là, dans la nuit noire, il lança une phrase si terriblement retentissante qu’elle dut rattraper le cavalier :

« – Jacques Ork ! prends garde ! elle est peut-être innocente ! (Puis il revint près de nous.) Surtout, nous pria-t-il, ne me quittez pas.

Il s’assit entre nous deux, devant l’âtre, et nous restâmes là des heures sans dire un mot. Enfin, il était un peu plus de quatre heures du matin quand on frappa doucement aux volets. Maître Henri entrouvrit les volets et reconnut Jacques Ork. Il alla lui ouvrir la porte. Quand Jacques Ork se fut avancé au milieu de la chambre et que nous pûmes mieux le voir sous la lampe, nous reculâmes. Il était couvert de sang ! Ses habits, ses mains, sa figure… On eût dit qu’il s’était roulé dans le sang ! qu’il en avait bu ! Et ce qui nous paraissait tout à fait extraordinaire, c’est que malgré cela il était tout à fait calme.

« Épouvantés, nous tournâmes nos regards vers maître Henri. Il était devant la flamme du foyer qui s’était ranimée. Il était plus terrible à voir certainement que l’autre avec tout son sang. C’est alors que Jacques Ork dit (écoutez bien ceci !) :

« – Marguerite Muller, fille de Henri Muller, de Büchen, épouse de Jacques Ork est innocente.

« Aussitôt nous entendîmes une chute derrière nous : c’était maître Henri qui tombait à genoux…

« – Dieu soit loué ! dit-il.

« Et il éclata en sanglots. Jacques Ork regardait son beau-père en silence, comme on regarde quelqu’un qu’on ne connaît pas. Le père de Marguerite tendit ses mains vers Jacques.

« – Pourquoi ne l’as-tu pas ramenée ? implora-t-il.

« – Cela, répondit Jacques Ork, je ne pourrai te le dire que lorsque nous serons seuls…

« Et il le releva. Martin et moi, plus tremblants que des feuilles dans la forêt, nous nous disposions à partir.

« – Non, fit Jacques, j’ai besoin de vous. Attendez-moi. Nous allons passer dans le bureau de maître Henri… Mais auparavant prenez votre fusil, mon père.

« – Pourquoi faire ? demanda le malheureux Henri.

« – Vous le verrez ! répondit Jacques Ork.

« Et il alla lui-même décrocher au-dessus de la cheminée le fusil de chasse de maître Henri et il le chargea devant nous. Ceci fait, Jacques Ork remit le fusil à son beau-père, qui le prit sans trop savoir ce qu’il faisait. Et puis ils s’enfermèrent. Nous restâmes là, muets d’épouvante. Nous nous attendions à tout. On ne s’enferme pas ainsi avec un fusil chargé sans quelque terrible intention. Cependant aucun bruit ne venait de la pièce à côté : ils restèrent là-dedans au moins une heure. Soudain la porte s’ouvrit, lentement… oh ! si lentement ! Je verrai toujours la lenteur avec laquelle la porte fut poussée. Et enfin nous vîmes apparaître notre pauvre Henri. Il tremblait de tous ses membres. À première vue nous eûmes peine à le reconnaître.

« Était-il possible qu’en quelques minutes il eût changé pareillement ! Lui, tout à l’heure encore si fier et si droit et si vaillant, et même héroïque en face du malheur qui menaçait sa maison ! Que s’était-il donc passé ? Jacques Ork n’avait-il point dit devant nous que Marguerite était innocente ? Mais pourquoi Jacques Ork, qui avait vu l’innocence de sa femme, était-il si rouge, des pieds à la tête ?

« Jacques Ork suivait… mais on ne savait quelle figure il pouvait avoir sous tout ce sang qui le barbouillait, et l’on n’apercevait bien que ses yeux qui brillaient d’un éclat terrible à travers des larmes que l’on aurait dites glacées.

Maître Henri vint à nous en trébuchant à chaque pas ; il avait toujours le fusil. Il le remit à maître Martin :

« – Martin ! Tiens mon fusil, mon bon fusil de chasse que je ne peux plus porter, avec lequel j’ai tué dix loups. Ne t’en sépare jamais, ni jour ni nuit. Tiens-le propre ! Récure-le ! Qu’il soit brillant comme un mark tout neuf ! Et toujours prêt pour les loups, car ce n’est pas ce qui manque dans la forêt…{16} Tu me le rendras, quand je te le demanderai !

« – Et quand viendras-tu me le demander ? demanda maître Martin.

« – Quand il sera deux heures et quart !

Ici le marchand de parapluies interrompit maître Mathias. Ce M. Franz Holtzchener paraissait du reste fort impatient et ne tenait pas en place sur son tabouret.

– Mais pourquoi, demanda-t-il, pourquoi toujours deux heures et quart ?

Maître Mathias continua comme s’il n’avait pas entendu :

– Après avoir ainsi parlé à mon camarade Martin, notre pauvre Henri se retourna vers moi et me dit :

« – J’ai prêté mon fusil à Martin ; à toi, je vais prêter ma maison… Tu la garderas comme la tienne… ma foi, oui… je vais, réflexion faite, quitter cette demeure maudite, mais tu me promets de me la rendre après la chasse aux loups. J’y viendrai mourir bien tranquillement à côté de mon épouse chérie. Oui, je vais dire adieu à Büchen.

« Nous fûmes étonnés qu’il ne parlât point alors de Marguerite ni de ses petits-enfants, mais nous devions bientôt en comprendre la raison, hélas ! Maître Henri était allé chercher un manteau qu’il jeta sur les épaules du prince, car il ne voulait pas que le prince sortît sur la place, comme il était là, tout en rouge.

« – Allez-vous-en, dit-il à Jacques Ork, et revenez me chercher demain dans la nuit avec toute la famille. Ma femme et moi, nous serons prêts.

« Puis, se tournant vers nous :

« – Vous allez vous en aller tout de suite avec lui et faire tout ce qu’il vous dira. Marguerite, le petit Albert et la petite Gisèle ont besoin de vous. Adieu, mes bons vieux camarades !

« Il referma la porte de sa maison et nous fûmes tous trois sur la place de l’Église.

« – Le jour va bientôt venir, dis-je au prince, il ne faudrait point que l’on vous vît dans cet état !

« Il me répliqua :

« – Mathias, vous allez courir tout de suite chez les deux apprentis de maître Martin et les réveiller et les lui envoyer sans plus tarder, puis vous rentrerez chez vous et vous ne vous coucherez point la nuit prochaine.

« Je fis ce qu’il disait et, comme je traversais la place du village, je le vis entrer dans la demeure de Martin avec le maître menuisier. Ses deux apprentis, envoyés par moi, y entrèrent à leur tour bientôt.

À ce moment du récit de maître Mathias, le garde-forestier, qui n’avait point détourné sa tête de la fenêtre, fit entendre une sourde exclamation.

– Par le Val-d’Enfer ! dit-il, cette fois je l’ai bien vue !

Et, sans donner d’explications, il jeta son fusil sous son bras et sortit en faisant claquer la porte.

– Qu’est-ce qu’il lui prend ? demanda Holtzchener. Et qu’a-t-il vu ?

– Il aura encore pris la lune pour la Dame de minuit ou pour la Fée dorée ! répliqua maître Mathias. Ne faites pas attention, monsieur Franz Holtzchener, ce garde-forestier a un bon cœur et il y a un passage de cette histoire qui lui fait trop de peine à entendre, voilà tout…

Mais, ayant dit cela, maître Mathias s’arrêta de conter, en poussant un gros soupir. Et sa pensée était si loin… si loin qu’il en avait peut-être bien oublié Franz Holtzchener. Le marchand de parapluies le tira par sa manche et le secoua :

– Eh bien ! maître Mathias, vous ne dites plus rien ?

– Ah ! oui, monsieur Holtzchener… oui, soupira encore Mathias tout pensif, vous voulez que je vous raconte… ce que ni Martin ni moi n’avons encore raconté à personne ?

– Ah ! bah ! l’histoire est vieille et personne n’y pense plus.

– Êtes-vous bien sûr de cela, Franz Holtzchener ?

– Eh ! maître Mathias, seriez-vous capon ? Vous voilà comme tous ceux de Büchen… Comment voulez-vous qu’ils n’aient pas peur d’entendre la vérité puisque vous avez peur de la dire ?

Maître Mathias grogna fortement à ces paroles, avala un verre de vin doré et, comme Frédéric II passait, il se leva et arrêta l’aubergiste qu’il poussa dans un coin désert.

– L’homme t’a bien dit : « Faut tout dire au marchand de parapluies » ? demanda-t-il avec une grande émotion.

– Il m’a dit formellement : « Dites à Mathias qu’il raconte tout ce qu’il sait au marchand de parapluies. »

– Et il t’avait montré la montre ?

– Oui ; et il avait prononcé les paroles qu’il faut ! Enfin, il est parti en ajoutant : « Dites-leur bien que le moment est venu où il faut que l’empereur des loups tremble jusque dans les moelles ! »

– C’est bon ! Merci, Frédéric. Et de Jacques, pas de nouvelles ?

L’aubergiste haussa les épaules et courut aux pratiques qui le réclamaient. Maître Mathias revint s’asseoir auprès de Franz Holtzchener.

– Je vous demande pardon, lui dit-il, mais j’avais une commission pressée par la correspondance de Feld et les affaires sont les affaires. (Il suait à grosses gouttes.) Ah ! ah ! fit-il, où donc en étions-nous ? Ah ! oui, j’en étais à la nuit de la Toussaint… Eh bien ! vous voyez comment elle a fini et comment je suis rentré chez moi, effroyablement triste et préoccupé de ce que j’avais vu et entendu. Chez moi, bien sûr, je ne pus dormir et j’attendis le jour. Il ne tarda pas à paraître. Jusqu’au soir, la demeure du compagnon Martin et celle de l’horloger Henri restèrent fermées, volets clos. Cette journée me parut interminable. Enfin le soir arriva et, vers neuf heures, caché derrière mes carreaux, j’aperçus les apprentis qui quittaient la maison de maître Martin et retournaient chez eux. Une demi-heure plus tard, un véhicule bizarre, sorte de vieille maison délabrée ambulante, faisait le tour de la place sur ses quatre roues, traîné par deux beaux chevaux que je reconnus pour les avoir vus dans les écuries de Jacques Ork. Il y avait à cette maison sur roues de petites fenêtres dont les volets étaient hermétiquement clos.

« Quand elle passa devant chez moi, je reconnus la baraque foraine de Giska, la paysanne de la Forêt-Noire, qui venait souvent dire la bonne aventure à la foire de Todtnau.

« Giska était à l’avant, sur le siège, et conduisait elle-même. Elle fit faire à sa voiture le tour de la place et entra, par derrière, dans la cour de maître Martin. On devait attendre Giska, car les deux vantaux de la porte s’ouvrirent. La voiture entra et maître Martin parut alors, refermant à clef sa porte à l’extérieur. Il enfermait chez lui Giska. Qu’est-ce que tout cela voulait dire ?

« Maître Martin avait l’air bien abattu et il était si absorbé qu’il ne me vit pas. Il fallut pour qu’il m’aperçût que je lui adressasse la parole ; alors il me dit de venir avec lui chez maître Henri. Nous allâmes ensemble frapper à la porte de l’horloger qui entrouvrit ses volets.

« – C’est toi, Martin ? questionna Henri sans se montrer.

« – Oui, répondit l’autre. Monseigneur demande si vous êtes prêts ?

« – Est-ce que toute la famille est là ?

« – Elle vient d’arriver, répondit encore Martin.

« – C’est bien, je viens.

« Les volets se refermèrent et, quelques instants après, maître Henri sortait de chez lui.

« – Eh bien ! et ta femme ? fit Martin. Je croyais que vous partiez tous ensemble ?

« – Oh ! ma femme est au lit, la pauvre ; demain, il faudra faire prévenir le docteur. Oh ! ça n’est pas bien grave… elle en sera quitte pour quinze jours de maladie, bien sûr, la pauvre chère femme, et, après, elle sera morte, ce qui vaudra mieux pour tout le monde et pour elle…

« Martin et moi, nous avions pris Henri chacun par un bras et nous nous en retournâmes vers la maison du menuisier. La porte s’ouvrit devant nous et nous fûmes dans l’atelier tout de suite. Le spectacle que j’aperçus alors me fit pousser un gémissement d’horreur.

« On avait réuni au milieu de l’atelier les quatre « établis » et, sur ces quatre établis, il y avait quatre cercueils, deux grands et deux petits. L’un des deux grands cercueils était placé entre les deux petits et tous trois étaient ouverts. Le quatrième cercueil était fermé. À la lueur trouble de deux quinquets qui brûlaient au plafond, je vis dans les trois premiers cercueils les formes cadavériques que l’on avait dissimulées sous des voiles blancs… voiles blancs qui, peu à peu, sous mes yeux, devenaient rouges !

« Quand nous étions entrés, Jacques Ork était à genoux et priait. En apercevant son beau-père, il se leva.

« – Voulez-vous les voir ? lui dit-il.

« – Mon Dieu, oui ! répliqua Henri en hochant douloureusement la tête. Histoire de leur dire adieu, car moi, voyez-vous, Jacques, je suis obligé de rester avec ma femme, pour laquelle le camarade Martin devra bientôt faire encore un beau cercueil, car il est certain qu’il s’y connaît…

« Là-dessus, le malheureux se prit à considérer attentivement le bois des cercueils et à apprécier la marchandise.

« – Oh ! c’est du bon ouvrage, disait-il. C’est du plein cœur de chêne !

« Martin et moi, nous étions incapables de faire un mouvement, de prononcer une parole. Nous attendîmes ce qui allait se passer. Jacques souleva le voile blanc taché de rouge qui recouvrait le cadavre dans le grand cercueil ouvert. Misère de Dieu !… Marguerite était étendue là-dedans comme une statue de cire sur laquelle on aurait peint en rouge vif d’abominables plaies. Elle en était couverte.

« Je ne me rappelle plus ce que j’ai pu dire. Je criais. Martin, lui, courait tout autour des cercueils, se penchant sur les deux petites boîtes, et je n’osais demander ce qu’il y avait dedans, car je le devinais déjà et c’était comme si on m’étranglait… J’étouffais ! Le plus abominable de cette abominable nuit était le calme des deux autres. Maître Henri était devenu tout à fait idiot et Jacques Ork, avec tout son sang, paraissait comme un bourreau qui en a fini avec une méchante et difficile opération. Henri et son gendre disaient des choses comme celles-là :

« – Elle est bien abîmée.

« Et, de son doigt, le pauvre idiot touchait les plaies les unes après les autres. Jacques Ork répondait :

« – Je les ai comptées, il y en a douze !

« – Songez donc, Jacques, cela a été fait avec un solide couteau de chasse.

« – Oui, répondit Jacques.

« Je n’y tenais plus ! Il avait beau être archiduc, il avait été mon camarade. Je lui pris le poignet, qu’il ne retira pas, et qui, dans ma main, était glacé et dur et lourd comme un morceau de marbre.

« – C’est toi qui as fait cela, Jacques ? demandai-je.

« – Non, ce n’est pas moi qui ai fait cela ! Est-ce que tu perds la tête ?

« Dans le moment, nous nous retournâmes en entendant un râle : c’était le pauvre père qui se penchait sur le cadavre de Marguerite et l’embrassait au front. Quand ses lèvres furent sur ce front glacé, il eut un sursaut et s’abattit en sanglotant. Nous eûmes un grand espoir. Les larmes allaient peut-être le soulager ! Mais, hélas ! il se releva presque tout de suite, les yeux redevenus secs et le regard fixe.

« – Va-t’en ! Va-t’en tout de suite avec eux, ordonna-t-il à Jacques Ork. Et souviens-toi que je t’attends pour la chasse aux loups !

« Jacques avait recouvert le corps de Marguerite. Il demanda encore à son beau-père si celui-ci voulait voir ses petits-enfants. Mais Henri répondit :

« – Non, non ! Emporte-les comme ça ! J’aime mieux les voir quand ils ne seront plus là, comme s’ils étaient vivants ! Adieu, Marguerite, adieu, mon petit Albert, adieu, ma petite Gisèle !

« Ainsi, les enfants, les petits-enfants ! Albert ! Gisèle ! Ah ! Seigneur Dieu !… Martin et moi nous pleurions comme des fous et, tout à coup, nous nous précipitions vers les petits cercueils, nous soulevions les voiles de sang, nous revoyions ces petits visages adorés qui, cette nuit même, nous souriaient et nous embrassaient en nous donnant les plus doux noms… Et maintenant, quels pauvres visages morts ! Ils étaient si pâles, si blancs, qu’on aurait dit que jamais la vie n’avait animé leurs pauvres petits corps. Et nous laissâmes retomber les voiles. Albert et la petite Gisèle étaient étendus aux côtés de leur mère dans les petits cercueils, sous les voiles blancs qui s’étaient teintés de rouge. Martin et moi, nous tombâmes à genoux en pleurant, et le pauvre Henri répétait derrière nous :

« – Croyez-vous ? Quel massacre ! Mais quel massacre ! On n’a pas idée de cela, même chez les loups !

« Et, à partir de ce moment, il se reprit, sans plus prononcer une parole, à claquer du bec comme une cigogne ! Puis ce fut le bruit des clous. Jacques ferma lui-même les cercueils et les cloua lui-même. Il cloua aussi le quatrième cercueil, le grand cercueil qui était resté fermé, et dans lequel nous ne sûmes jamais, jamais qui était étendu.

« Cette besogne accomplie, Jacques nous fit un signe et nous l’aidâmes à transporter les quatre caisses funèbres dans la cour. Là était la voiture de la bohémienne qui avait apporté les corps. Sur son siège, Giska, la paysanne de la Forêt-Noire, était assise, tenant les guides. Nul ne lui parla et elle ne parla à personne. Alors, il fallut pousser tous les cercueils dans la roulotte. Avant de s’enfermer avec eux, Jacques Ork, se tournant vers Martin, lui dit :

« – N’oublie pas de tenir bien propre le fusil de maître Henri, car le pauvre homme n’est plus capable d’en prendre soin lui-même !

« Et, à moi, il dit :

« – N’oublie pas, quoi qu’il arrive et quoi qu’on dise, que la femme de Jacques Ork était la plus pure et la plus innocente des femmes et la meilleure des épouses !

« Enfin, à nous trois, il dit :

« – N’oubliez pas de regarder la fenêtre de la chambre de la Douleur, qui donne sur le Val-d’Enfer. Quand la fenêtre s’ouvrira, Jacques Ork reviendra !

« La voiture de Giska s’en alla avec Jacques et les cercueils. Giska court toujours les routes avec sa roulotte. Quant à Jacques, on dit, n’est-ce pas ? qu’il dort au fond de la mer. Et quant aux cercueils, il s’est passé une chose bien bizarre. L’un des deux petits cercueils fut retrouvé vide dans la tour Cage-de-fer de Neustadt.

– Mais, demanda le marchand de parapluies, ces domestiques qui étaient au château, on a dû les interroger ?

– Quand l’affaire est arrivée, il n’y avait au château qu’un domestique appelé Michaël, un homme tout dévoué au prince et qui ne l’avait pas quitté depuis sa jeunesse… celui-là même qui était venu chercher Marguerite et les enfants à Büchen. Tout le reste de la valetaille était à la fête de Neustadt et ne devait revenir que le lendemain. Ce Michaël était d’origine turque ou valaque, je ne me rappelle plus bien, plutôt turque… Dans les environs, on l’appelait l’Eunuque ; il était toujours silencieux comme un muet de sérail. Une drôle de tête de mécréant qui avait toujours fait peur un peu à Marguerite. La pauvre femme me disait couramment qu’elle croyait Michaël capable de beaucoup de bien et de beaucoup de mal… Eh bien ! ce Michaël, le lendemain du drame, avait disparu, et on n’en a plus jamais entendu parler non plus.

« … Que vous dirais-je de plus ? La belle-mère de notre pauvre mystérieux archiduc mourut à quelques mois de là, et le beau-père, que vous venez de voir, ferma son petit chalet d’horlogerie en même temps que je mettais pour toujours les volets à ma boutique et que maître Martin quittait lui aussi sa maison de Büchen. Moi, je m’en suis allé porter mon commerce et mes talents à Todtnau, Martin s’est fait garde-forestier et Henri Muller est venu s’installer à l’auberge du Val-d’Enfer, chez Frédéric II, qui est un de nos bons amis. Enfin, si vous voulez savoir pourquoi celui qui fut le beau-père de Jacques Ork a tenu absolument à habiter cette auberge, je vous dirai que, de la chambre de maître Muller, on aperçoit la tour Cage-de-fer de Neustadt et la fenêtre de la chambre de la Douleur, qui donne sur le Val-d’Enfer. On appelle, dans le pays, la chambre de la Douleur, l’appartement du château où vivaient Jacques Ork et sa femme et ses petits enfants. C’est un nom que cette chambre avait comme ça, depuis longtemps, à cause d’autres drames historiques qui avaient fait couler beaucoup de sang à la tour Cage-de-fer de Neustadt.

– Maître Mathias ?

– Maître Franz Holtzchener ?

– Vous avez fini votre histoire ?

– Mon Dieu, oui, répondit Mathias qui essuya une larme.

– Eh bien ! maître Mathias, vous ne m’avez pas encore dit le rapport qu’il pouvait y avoir entre cet affreux drame et les « deux heures et quart » de l’horloger de Büchen, du malheureux père de Marguerite.

Maître Mathias reçut comme une secousse.

– Ah ! mais attendez donc, maître Franz ! J’avais justement oublié de vous dire une chose… Vous vous rappelez que lorsque Jacques Ork, le soir de la Toussaint, est arrivé si furieux chez son beau-père, il tenait à la main une lettre ?

– Oui, une lettre qui lui a échappé et que vous avez ramassée.

– C’est cela ! Eh bien ! cette lettre, en la ramassant, j’en ai lu, bien malgré moi, la première ligne… Et voici ce que j’ai lu : À deux heures et quart, mon amour. Alors, vous comprenez, continua maître Mathias, qu’il se peut très bien – la lettre semblant avoir été la cause déterminante de cet horrible drame – il se peut très bien, dis-je, que les premiers mots s’en soient fortement imprimés dans la cervelle de notre malheureux Henri…

Maître Mathias, ayant dit ces choses, leva sa tête un peu appesantie et parut fort étonné de ne plus voir en face de lui son interlocuteur. Il le chercha en vain dans la salle. Le sac de toile cirée contenant le fonds de magasin du marchand ambulant était resté sur la table. Et voici que Mlle Berthe, qui parlait à peu près l’allemand, dit à maître Mathias, sur l’instigation de Petit-Jeannot :

– Monsieur, vous avez raconté bien des choses à cet homme, mais peut-être feriez-vous bien de profiter de son absence pour regarder un peu sa marchandise. Elle n’est point d’un bon chrétien.

Mais maître Mathias se leva.

– Eh ! fit-il tout haut, en regardant du côté de M. Paumgartner, si cet homme qui a eu l’honneur de s’asseoir à ma table est un espion, je suis bien sûr au moins que rien de la vérité que je lui ai racontée ne sera perdue.

Et maître Mathias, ayant donné un formidable coup de poing à la table, se dirigea tout droit vers la cour.

– La brute ! fit le marchand de jouets.

Mais, heureusement, maître Mathias ne l’entendit pas.