C’était une idée de M. de Riva que celle de tout cet appareil guerrier dans la chapelle des morts. Et le ministre de la police tenait à la réussite de son plan plus qu’on ne saurait dire. S’étant rendu compte que la cour se trouvait aux prises avec une infernale conspiration dont il ignorait précisément le but et dont il connaissait mal les moyens, M. de Riva avait résolu d’épouvanter ses ennemis cachés pair un coup d’audace et de massacre qui les laisserait pour longtemps désemparés. L’affaire du souterrain lui fournissait l’occasion qu’il cherchait. Et les circonstances étaient telles que nul n’oserait lui reprocher ensuite la brutalité de son action.
D’autre part, en apprenant le forfait de Mayerling, M. de Riva crut que l’événement allait le servir ; mais sa colère et sa stupéfaction avaient été grandes quand, après le premier moment de rage et de désespoir, Sa Majesté, à laquelle M. de Riva croyait avoir cependant prouvé les accointances existant entre les conjurés et les assassins, n’avait point ratifié entièrement le projet tragique du ministre de la police. Celui-ci avait cru encore à l’intervention de Brixen. La vérité était que l’hésitation de l’empereur lui venait de lui-même, de son cœur, de sa conscience, de ses remords. Il se croyait le seul coupable ; il savait, lui, à quoi s’en tenir sur cette vengeance qui frappait horriblement autour de lui. Et il redoutait de faire naître d’autres vengeances encore en châtiant sans autre forme de procès des gens qu’on lui représentait comme ayant trempé dans le plus abominable des crimes, et qui, peut-être en étaient innocents. Il avait exigé des preuves nouvelles, définitives.
Il n’en avait pas moins maintenu toutes les dispositions de son ministre, et il n’avait eu garde de décommander cette étrange messe des morts à laquelle devait assister une partie de la garnison du palais dans la chapelle de la cour, messe célébrée pour le repos de l’âme, disait-on, de l’archiduc Adolphe, car si la ville ignorait encore tout du drame de Mayerling, on n’avait pu cacher de longues heures, au palais, la fin tragique du malheureux prince, et tout l’effort de la police et du Burg tendait à répandre la version difficile que l’archiduc s’était tué dans un accès de délire. On ajoutait que la baronne d’Aquila, qui aimait le prince, n’avait pu supporter l’idée de lui survivre et s’était tuée à son chevet.
Seuls le roi de Carinthie et Karl le Rouge soupçonnaient une partie de la vérité et ils cachaient l’effroi qui s’empara d’eux à l’annonce de cette mort mystérieuse suivant de si près la terrible nouvelle de la survivance de Jacques Ork, sous une fureur de représailles qui les avait fait errer toute la journée dans le palais, jurant, sacrant que si on les laissait faire ils auraient bientôt fini de mettre au pas toute la canaille et de réduire les ennemis de l’empire. Riva s’était arrangé naturellement pour entretenir un si beau zèle ; il leur avait dévoilé tout son plan et ils avaient juré tous deux de commander le feu sur les bandits fédéraux et de servir eux-mêmes de canonniers si on n’en trouvait pas.
L’empereur avait fini par être fatigué de les entendre hurler derrière les portes et il les avait fait comparaître devant lui. M. de Riva était présent. L’empereur avait prié ces deux énergumènes de se tenir tranquilles.
– Si les insensés se présentent, avait expliqué François, et s’ils donnent suite à leur dessein, il sera toujours temps de les faire prisonniers.
M. de Riva était alors intervenu, disant :
– Et ensuite de les juger… C’est la seule chose qu’il faille éviter, sire, un procès ! On a à craindre les bavardages inutiles. Ces gens-là parleront de Réginald et peut-être d’un autre, ce qui fera grand dommage.
– Quel autre ?
– Celui que vous avez appelé hier, sire, assez haut pour que tous les domestiques d’Annagasse vous entendissent : Jacques ! Jacques !
L’empereur n’avait pu en écouter davantage.
– Apportez-moi des preuves, Riva, des preuves ! Ah ! Il les avait, maintenant, ses preuves, M. de Riva ; il les serrait nerveusement contre sa poitrine, ces papiers que lui avait remis miss Arbury et qui allaient décider de sa victoire contre Brixen. M. de Riva était maintenant sûr de son affaire. Il savait qu’il avait encore un quart d’heure devant lui et même davantage, car la messe commençait à peine, et maintenant que les conjurés étaient enfermés dans le souterrain, le massacre se ferait comme on voudrait.
Il trouva l’empereur dans son cabinet. Ce qu’il avait prévu arriva. Ah ! ce ne fut pas long ! Quand François eût lu ces lettres qui avaient été soigneusement déchirées et plus soigneusement encore reconstituées par les soins de l’administration de miss Arbury, ces lettres volées chez les principaux des patriotes magyars ou illyriens établis à Vienne, chez qui étaient descendus les délégués fédéraux, ces papiers imprudents qui dénonçaient l’attente où ils étaient tous de l’événement terrible qu’on leur avait promis, l’empereur ne prononça même point une parole. Il regarda Riva et lui fit un signe. Le ministre de la police comprit. On lui livrait les conjurés, les amis du Caveau.
– À l’Ite missa est, fit M. de Riva, tout sera fini !
Après son départ, François resta quelques instants penché sur son bureau, les mains allongées, la tête basse, dans l’attitude du complet anéantissement. Soudain il tressaillit à une voix qui se fit entendre près de lui, caressante. Il releva son pauvre visage creusé par l’angoisse de la résolution qu’il venait de prendre. Il reconnut Régina.
– Mon enfant chérie, murmura-t-il, c’est encore toi qui viens me consoler. Tu n’es donc pas encore couchée ? Il y a une heure tu me promettais d’aller te reposer.
Et il lui demanda des nouvelles de Tania, qu’il n’avait point vue de la soirée et que Régina, une heure auparavant, lui avait dit être légèrement souffrante.
– Ma sœur dort paisiblement, répondit Régina, et ce repos est bien inespéré, car l’affreuse nouvelle l’avait frappée et remplie de terreur au point que j’ai dû la mettre au lit.
François, de plus en plus inquiet, affreusement nerveux, s’était levé. Régina, les sourcils froncés, les yeux durs, attendait, car elle savait. Elle était entrée dans le cabinet de l’empereur au moment où Riva en sortait triomphant, et la joie qui éclatait alors sur le visage du grand-maître de la police l’avait autant renseignée que l’effroyable accablement de l’empereur… À ce moment, la porte secrète du cabinet s’ouvrit, et Ismaïl introduisit Franz Holtzchener, qui apparut dans ses habits de jésuite. Ismaïl resta sur le seuil.
– Et bien ? demanda simplement François.
– Et bien ! répondit vivement le jésuite, nous faisons coup double sire ! et nous allons en finir en même temps avec les délégués et « les Deux heures et quart ». Le ban de Croatie en est ! Et savez-vous qui est ce ban ? Le Rynaldo dont vous ont parlé Brixen et Riva !
– Il est dans les souterrains avec les autres ? interrogea François d’une voix sourde.
– Sire ! Je l’y ai enfermé moi-même !
Un cri terrible les fit se retourner tous deux. Régina se dressa devant François et Franz Holtzchener, plus pâle, plus blanche que le déshabillé dont elle s’enveloppait. Et puis, tout à coup, elle fonça sur le jésuite, le prit à la gorge, le rejeta hors de son chemin, écarta brutalement Ismaïl et s’engouffra comme une furie dans le trou de la porte secrète.
– Qu’a-t-elle ? Où va-t-elle ? cria l’empereur.
– À la chapelle, sire ! ce chemin y descend ! dit Ismaïl.
Régina devait connaître tous les dédales obscurs de l’antique monument et ses couloirs les plus cachés, car elle n’hésita pas une seconde sur le chemin à prendre. Elle volait. Si rapide soit-elle, arrivera-t-elle à temps ? Encore ce couloir… cette porte… et puis cet escalier… et cette autre porte là-bas… Enfin, c’est la chapelle ! Un cri lui arrive ! Un bruit d’armes… la voix terrible de Karl le Rouge, le hurlement de Léopold-Ferdinand, et Régina, blanche apparition, surgit dans la chapelle au moment que, sur l’ordre des deux princes, la porte du souterrain où étaient enfermés les conjurés tournait sur ses gonds.
– Ne tirez pas ! clama-t-elle, en bondissant vers les canons sur lesquels les artilleurs de Bosnie sont déjà penchés.
– Feu ! hurla Léopold-Ferdinand.
La porte du souterrain était grande ouverte, et du fond de ce trou obscur une horrible imprécation monta où se mêlaient tous les cris de la terreur, les gémissements, la suprême supplique des condamnés arrivés à la dernière minute de leur destin. Cela venait du fond, de ce trou où se tordaient comme des damnés ces braves amis du Caveau, traîtres à leur cause et traîtres à leur patrie.
Tout seul, sur le seuil de la chapelle des Morts, les bras croisés, attendant la foudre, se tenait Rynaldo. Et tout à coup, cependant que Léopold-Ferdinand hurlait son commandement de : « Feu ! » un cri, poussé par Rynaldo, répondit au cri du roi de Carinthie, un cri de victoire et d’amour : « Stella ! » et le ban eut le temps de penser que cette dernière seconde de sa vie était miraculeuse qui lui permettait la vision de celle dont l’image occupait tout entière son cerveau, son cerveau qui allait mourir.
Mais non ! ce n’est pas une vision trompeuse de ses sens affolés, c’est bien elle, c’est Stella qui vit, qui court, qui crie : « Ne tirez pas !… » Le roi de Carinthie répète, de sa gueule de dogue écumante : « Feu ! » Mais les canonniers ont reconnu leur princesse Régina et ils restent hésitants entre Léopold-Ferdinand qui leur ordonne de tirer et la petite jumelle de Carinthie qui le leur défend au nom de l’empereur : « Au nom de l’empereur, ne tirez pas ! »
– Au nom de l’empereur : « Feu ! »
La foudre n’a pas encore frappé. Le trou noir du souterrain se remet à hurler d’espérance. Tout ceci dans l’espace d’une seconde. Mais Karl, duc de Bramberg, que l’on ne nomme point le Rouge pour rien, a résolu de mettre fin à cette scène rapide et terrible d’une façon digne de lui. Ecartant les canonniers bosniaques qui hésitent, il se dispose à accomplir leur besogne. Déjà il est penché sur les canons. Ce que voyant Régina s’est ruée devant la bouche d’acier qui menace la poitrine de Rynaldo et calme, maintenant, tranquillement victorieuse de la brute qui a suspendu son geste de mort :
– Tirez donc, seigneur Karl ! lui dit-elle, et tuez votre femme si vous en avez le cœur, car j’aime mieux mourir que de vous laisser accomplir un acte qui m’empêcherait de vous aimer !
– Quel est donc l’ordre de l’empereur ? demanda Karl le Rouge, qui reconquit son sang-froid en entendant cette voix dont il ne pouvait percevoir les accents sans aussitôt sentir que son rude cœur s’amolissait comme celui d’un enfant.
– D’épargner ces gens et de les emprisonner !
– Ce n’est point ce que nous a envoyé dire M. de Riva ! gronda Léopold-Ferdinand.
Mais déjà il avait fait entrer dans le souterrain une partie de la garde et s’était assuré des conjurés qui, maintenant, se taisaient, assommés par ce coup inattendu de grâce.
Régina dit froidement à Léopold-Ferdinand :
– Mon père, j’ai quitté le cabinet de Sa Majesté dans le moment qu’il voulait vous apporter en personne l’ordre que je vous ai transmis, et je vois bien qu’il faut se féliciter que je me sois chargée de la commission, car l’empereur serait sûrement arrivé trop tard.
Et elle se tourna vers la troupe prisonnière des délégués fédéraux et de leurs complices, au milieu desquels Rynaldo avait conservé sa hautaine attitude de chef. Elle vit qu’il la considérait, elle, la princesse royale de Carinthie, avec des yeux de fou.
Quand elle s’était élancée à la bouche des canons, le voile qui flottait sur sa tête était tombé et avait découvert cette admirable chevelure de nuit qui était célèbre à Vienne et dont la mèche blanche, sur le front, faisait encore mieux valoir la couleur « aile de corbeau ». Rynaldo, en apercevant les ténèbres là où il attendait à voir rayonner la chevelure d’or de Stella, hésita à croire au témoignage de ses yeux. Il avait reconnu Stella ! Il avait entendu sa voix ! Et c’était une autre qui le sauvait ! Une autre qui disait : « Mon père » au roi de Carinthie ! une autre qui parlait au duc de Bramberg comme une femme à son époux ! Une telle ressemblance dans le visage, dans la voix ! En vérité, on ne saura jamais jusqu’où peut aller la nature, dans cette sorte de jeu des ressemblances !
Les yeux de Rynaldo et de la princesse Régina viennent de se rencontrer. Quel choc que celui de ce double regard ! Lui, il en a chancelé. Mais elle… elle est restée toute calme, toute froide et toute indifférente. Puisqu’elle est arrivée à temps pour faire exécuter l’ordre de l’empereur, que lui importe le reste ? Et comme les soldats entraînent les prisonniers, la princesse Régina s’approche, vient plus près encore de ces malheureux qu’elle a sauvés… et elle les regarde à tour de rôle, avec une froide indifférence… et Rynaldo ni plus ni moins que les autres… Le cœur du jeune homme défaille. Rynaldo, les dents claquantes, parvient tout de même à prononcer un nom :
– Stella !
Elle l’a entendu, mais sans doute croit-elle que ce jeune homme si pâle s’adresse dans sa pensée et dans son rêve à une autre, car elle n’a même pas tressailli. Alors le jeune homme, entre ses gardes, s’éloigne en se demandant quel est ce mystère. C’était la première fois que Rynaldo se trouvait en face, ou du moins le croyait-il, d’une des jumelles de Carinthie…