I – L’EMPEREUR DES LOUPS

L’empereur François est seul dans son cabinet de travail. L’empereur François, ce matin-là, est fort impatient. Il a sonné déjà deux fois pour demander si le ministre de la police n’est pas encore arrivé au palais, à la Hofburg, ou au Burg, comme on dit dans la capitale. L’huissier qui veille à sa porte lui a répondu que M. de Riva n’était point là, mais que Son Excellence le comte de Brixen, premier ministre d’État, sollicitait l’honneur d’être reçu par Sa Majesté.

Sa Majesté ordonne que l’on fasse attendre le comte de Brixen. Il faut vraiment, dans un moment où, de toutes parts, la constitution de l’Empire semble craquer sur sa base, que les préoccupations qui assiègent l’empereur soient bien singulières pour qu’il montre si peu de hâte à recevoir l’homme sur qui pèse toute la responsabilité de la politique intérieure de l’Empire.

François s’est levé. Il arpente son cabinet de long en large et soudain, passant près d’une fenêtre, il s’arrête. Il appuie son front en fièvre à la vitre. Il pousse un soupir. Il regarde vaguement ce qui se passe dans la cour du Burg. Et brutalement, voilà qu’il ouvre la fenêtre.

– Elles sont folles ! murmure-t-il.

Dans l’immense cour, vaste comme une place publique, où dans les jours de calme, le peuple peut se promener à son gré, mais dont les grilles maintenant sont fermées et défendues par la garde, viennent d’apparaître deux jeunes amazones, suivies de piqueurs à distance réglementaire. Ce sont deux adorables jeunes filles qui ne doivent point compter plus de dix-huit printemps et qui se ressemblent au point qu’il serait tout à fait impossible de les distinguer l’une de l’autre si l’on n’apercevait sur le front de l’une une mèche blanche qui ne se répète point sur le front de l’autre.

Ce sont deux princesses d’une singulière beauté méridionale, touchant au type espagnol par le teint d’une pâleur un peu ambrée, par les yeux sombres, par la chevelure de nuit.

– Régina ! Tania !

Les princesses se sont retournées vivement à cette voix qui commande et qu’elles connaissent si bien. L’empereur a fait un signe qui les retient et qui les appelle. La fenêtre s’est refermée. Il en a laissé retomber le rideau.

L’empereur François est un beau vieillard d’une soixantaine d’années, au chef tout blanc, à la poitrine large, aux épaules carrées ; il est habillé simplement de la longue tunique grise du soldat. Ses yeux ont l’éclat gris bleu de l’acier, mais de grandes douleurs récentes, les larmes d’hier ont attendri et mélancolisé ce regard et ont pâli ces traits.

Deux vertus contraires, mais qui ne sont point contradictoires, ont toujours habité chez ce monarque : l’orgueil et la simplicité. L’orgueil de sa race, un prodigieux orgueil dynastique qui l’a soutenu aux heures difficiles de son règne. Une simplicité intime qui l’a fait aimer de ses sujets ; il faut entendre par ce dernier mot la Haute et Basse-Austrasie, le noyau exclusivement allemand de son empire.

Ce matin-là, donc, l’empereur paraissait fort soucieux. En quittant la fenêtre, il était revenu à son bureau couvert de dossiers, de rapports. Il y avait là, particulièrement, un communiqué secret de la police centrale que François consultait sans cesse. Enfin il le repoussa d’un geste las.

– Que fait donc Riva ? murmura-t-il.

Et puisque Riva ne venait point, il donna l’ordre d’introduire le comte de Brixen. Le premier ministre, se présenta.

Ce ministre était un homme d’une grande distinction, très élégant et très aimé des femmes, dont il avait la souplesse diplomatique et la coquetterie. Ancien ambassadeur à Rome, ancien secrétaire d’État, il avait acquis au ministère des affaires étrangères une vertu de temporisation qui lui avait presque réussi jusque-là dans la politique active à la tête de laquelle l’avait fait placer l’empereur. On l’appelait l’homme du juste milieu. Quand il entra dans le cabinet de l’empereur, il était fort ému.

– Sire ! fit-il en entrant, sire ! on dresse des barricades !

– Vous devez le savoir, comte, répondit François d’un ton glacé, puisque c’est vous qui les faites élever !

– Moi, sire ?

– Si ce n’est vous, c’est votre ministre de la police.

– Ce n’est pas la même chose, sire !

Et il expliqua tout de suite que, dans toute cette affaire il était victime du zèle inconsidéré de Riva qui, pour justifier la brutale intervention de ses troupes policières dans la rue, n’avait pas hésité à remplir la capitale de ses agents provocateurs.

– Sans lui, sire, nous ne serions pas où nous en sommes.

– Où vous en êtes, comte, répliqua Sa Majesté, sur le ton de la plus parfaite indifférence.

Brixen fut frappé de l’accueil qu’il recevait de l’empereur. Persuadé de ne l’avoir point mérité, il n’hésita pas à se plaindre de la situation qui lui était faite par la mauvaise volonté des premiers personnages de l’État, par l’hostilité à peu près déclarée des amis mêmes de l’Empereur qui avaient réussi à entamer la confiance du monarque, laquelle jusqu’ici ne lui avait jamais fait défaut. L’empereur laissait parler Brixen. Quand il eut fini, Brixen fut étonné de s’apercevoir que François paraissait « songer à autre chose ». Alors il n’hésita plus.

– La préoccupation de ma vie entière, prononça-t-il d’une voix haute et décidée, a été le bonheur de l’Austrasie et je ne saurais aujourd’hui regarder comme un sacrifice l’abandon du poste élevé où m’avait appelé la confiance de mon souverain, dès lors que cette démission peut être utile à mon pays.

Pour tenir un pareil langage, il fallait que Brixen se crût bien nécessaire ou qu’il eût encore préparé quelque coup de sa façon. François, qui le connaissait, se dit : « Il doit avoir quelque chose dans son sac. »

– Eh ! monsieur, lui répondit-il avec une brusquerie voulue, qui vous parle de démission ? Il s’agit bien de cela ! Et si vous connaissiez mes préoccupations ! Comte, dit-il, j’ai là des rapports qui semblent ne laisser aucun doute sur vos récentes relations avec les chefs du mouvement révolutionnaire. Je connais votre habileté, monsieur, et je ne doute point que par dévouement pour nous, vous ne soyez capable de bien des choses. J’ai pu croire que vous aviez négocié avec les fédérés, hier, les barricades d’aujourd’hui. Mais pourquoi ne m’en avoir point parlé ? Je vous aurais dit qu’il n’entre point dans mes desseins que vous frayiez avec ces gens-là.

– Ce sont des chefs politiques, sire…

– Non, monsieur, ce sont des assassins !

– Des assassins…

Le ministre n’avait pas l’air de comprendre. L’empereur ne le regardait plus. François avait baissé la tête, et son front pesant sur la main, il paraissait en proie à de bien sombres pensées. Enfin François releva la tête.

– Comte, fit-il, on assassine chez moi !

– Que veut dire Votre Majesté ? Qu’elle daigne s’expliquer, car j’avoue que je ne comprends pas…

– Monsieur de Brixen, comprenez donc que la princesse Marie-Louise est morte empoisonnée…

– Oui, sire, par des champignons…

– Non, monsieur ! répliqua François d’une voix basse et hésitante, elle est morte assassinée par mes ennemis…

– C’est impossible, sire ! car Votre Majesté n’a point d’ennemis…

– Qu’en savez-vous, monsieur ?

L’empereur, qui était devenu très pâle, frappa de la main le dossier qui avait paru si fort l’intéresser tout à l’heure et qui était resté entr’ouvert sur son bureau.

– C’est si bien possible, comte, que je le crois.

Le comte comprit qu’il y avait là une terrible histoire de police, comme savait en inventer à l’occasion cette crapule de Riva (Riva était un honnête homme, mais dans le moment il apparaissait au comte comme une crapule)…

– Votre Majesté a dit : Je le crois ! Donc elle n’en est pas sûre. Et il n’y a certainement, pour être sûr d’un pareil crime, que M. de Riva !

L’empereur regarda fixement le comte, puis se leva et lui demanda à brûle-pourpoint :

– Qu’est-ce que vous pensez de Riva ?

– Que c’est un homme dont le métier est de voir tout en rouge !

François fit quelques pas à travers la pièce, le front de plus en plus soucieux, de plus en plus lourd, et Brixen se disait : « Il pense à la mort de Marie-Louise, et il y a trois barricades dans la Grabenstrasse, on arrache les arbres du Prater et les abords du Brug sont menacés ! » François s’arrêta un instant et répéta la phrase de Brixen sur Riva :

– Il voit tout en rouge ! De quelle couleur voyez-vous donc, vous, comte ?

Brixen, interdit, ne répondit pas. Il regardait l’empereur qui était réellement devenu d’une pâleur de cire.

– Moi, monsieur, reprit lentement l’empereur, moi, hélas ! je vois tout en noir ! Parlez-moi franchement, comte ; est-ce que vous croyez, vous, que tous les malheurs de ma maison soient naturels ?

– Encore une fois, sire, permettez-moi de répondre à Votre Majesté que je ne la comprends pas. Plus qu’aucun autre j’ai pris part à la douleur qui…

– Assez de phrases… Assez de phrases, comte… j’ai là un rapport de police sur l’enquête secrète qui a été faite sur mes indications, après la mort de la princesse Marie-Louise… sur mes indications, comte, sur mes soupçons…

– Des soupçons ? Et qui donc Votre Majesté peut-elle soupçonner d’une pareille…

– Ah ! personne ! entendez-vous bien… personne ! personne et tout le monde ! C’est affreux !

Il y eut un lourd silence entre les deux hommes. L’empereur reprit d’une voix de plus en plus sourde :

– Il y a longtemps, comte, que je m’étais posé ces questions avec épouvante… Tant de malheurs… tant de crimes… toutes ces catastrophes autour du trône… la famille impériale décimée… mes plus chers enfants me disant adieu… mes filles déshonorant leur foyer… ces coups répétés et terribles du sort qui ne frappait jamais au hasard ont fini par me faire douter du hasard… Me comprenez-vous enfin ?

– Non, sire, non ! Je ne veux pas vous comprendre ! Certes, les épreuves que Dieu a envoyées à Votre Majesté…

– Eh ! Dieu aurait eu pitié de moi, monsieur !

– La mort de la princesse Marie-Louise n’a rien donné à personne, sire… elle n’a fait couler que des larmes…

– C’était ma fille chérie… elle était devenue ma plus fidèle conseillère, et l’on pouvait redouter son influence sur moi, car elle était réelle… Écoutez, Brixen, j’ai résolu de tout vous dire… oui… c’est une chose… une chose qui ne sera connue que de moi, de vous, de Riva et de Meulen, qui a fait l’autopsie sous le prétexte d’embaumement. Les champignons n’ont rien à faire dans cette histoire… nous étions quatre à en manger, et ils ne nous ont point incommodés… Ma fille a été empoisonnée avec de l’arsenic, Brixen !

– C’est impossible !

– Pourquoi donc ? Est-ce que vous croyez que c’est la première fois que l’on empoisonne autour du trône ?

L’empereur poussa un soupir si désespéré que Brixen commença à être effrayé lui-même en se rappelant tout à coup quelques retentissantes affaires de poison, affaires royales, crimes de princes…

– Qui donc va mourir maintenant ? demanda François d’une voix lugubre. Ah ! voilà où nous en sommes, comte, voilà où en sont les histoires de Riva et les miennes ! Vous ne vous en doutiez pas, n’est-ce pas ? vous qui méprisez les rapports de police… Eh bien ! sachez donc que depuis un mois je ne vis que de police ! Je fais moi-même ma police, chez moi, oui, monsieur… J’ouvre les yeux sur tous ceux qui passent, je tends l’oreille à tous les propos… je soupçonne tout et tout le monde… Je redoute les gens et les choses… Enfin, moi, l’empereur, j’écoute aux portes ! Et ce n’est pas pour moi, monsieur, mais pour les miens, pour ceux qui me restent, que je redoute cette chose menaçante, qui rôde singulièrement dans le palais depuis des années et à laquelle je ne sais point donner un nom, qui ne se manifeste que par l’assassinat, le suicide ou la folie, cette chose que j’ai pu appeler « hasard », que vous appeliez tout à l’heure « épreuve de Dieu » et qui, finalement, pourrait bien n’être que de la politique !

Le ministre se taisait. Dans l’état où se trouvait l’empereur, toute manifestation d’une opinion contraire à la sienne eût été absolument inutile et n’eût fait que l’exaspérer. Ah ! Riva l’avait bien repris avec cette histoire, cette terrible histoire d’arsenic !

À ce moment, une porte s’ouvrit, et un valet en grande livrée noire apporta sur un plateau le petit déjeuner de l’empereur : un œuf à la coque, des toasts et du thé. Il déposa son plateau sur un guéridon auprès du bureau. Ceci fait, il ne s’en alla pas. Il semblait attendre quelque chose.

Brixen adressa à ce domestique un petit coup de tête condescendant. C’était Ismaïl, le valet de chambre de confiance de l’empereur, qui le servait avec un dévouement de chien fidèle depuis près de quinze ans. Turc d’origine, ce mécréant en imposait à tous les chrétiens de la cour par son impassibilité, son mutisme et son mépris de tout ce qui n’était pas l’empereur ou ne touchait pas directement à sa Majesté. Ismaïl, sans répondre au coup de tête du comte, regarda l’empereur. François fit un signe. Alors Ismaïl se versa dans un gobelet d’argent un peu du thé fumant qu’il avait apporté à Sa Majesté et il le but, puis tranquillement il s’en alla.

– Vous avez vu ? fit l’empereur. Je ne boirai ce thé que dans cinq minutes, pour savoir auparavant si Ismaïl n’en est point mort ! Voilà la consigne ! C’est ce valet fidèle qui me l’a imposée ! Car si Ismaïl ignore de quel poison est morte la princesse Marie-Louise, ce n’est pas à lui qu’on a pu cacher qu’elle était morte empoisonnée. Rien ne se consomme à ma table qui ne soit surveillé par Ismaïl, et il goûte à tous les plats de la famille. C’est ridicule, ajouta l’empereur… et c’est sublime. Ce garçon sauvera peut-être quelqu’un de nous, malgré nous, et sans que nous en sachions rien jusqu’au moment où on le ramènera râlant et la poitrine en feu, comme il est arrivé pour ma pauvre Marie-Louise… Ah ! c’est à ce point que je voudrais rester seul ici, comte, seul pour y mourir si la mort n’est pas encore satisfaite… et si elle a besoin d’une dernière victime… C’est à ce point que j’ai supplié l’archiduc Adolphe, malgré les difficultés de l’heure présente, de ne point hâter son retour au Burg… et que je voudrais voir mariées déjà et loin de moi les petites jumelles de Carinthie, qui sont cependant la seule consolation de ma vieillesse. Mais où sont-elles ? reprit soudain l’empereur… Elles devraient être ici ! Je les ai appelées !

Et il sonna… On lui apprit que les princesses Tarda et Regina étaient sorties à cheval… et qu’elles venaient de rentrer.

– Elles sont sorties malgré mon ordre, gronda-t-il.

Il les fit mander près de lui, tout de suite !

– Sortir en ce moment, dans Vienne ! sans escorte… c’est insensé, n’est-ce pas, comte ?

– Les princesses sont très populaires, sire…

– Si populaires soient-elles, elles ont dû rentrer bien vite… ce qui prouve qu’elles n’ont pu aller bien loin.

François poussa encore un soupir. Brixen ne l’avait jamais vu aussi sombre. L’empereur se taisait, semblait maintenant avoir complètement oublié son premier ministre. Enfin il secoua la tête, et se retournant sur Brixen…

– Voyons, Brixen, je vous ai assez parlé de mes affaires, dit-il en relevant son front dur. Où en sont les vôtres ?

– Les miennes, sire ? Je n’ai point d’autres intérêts au monde que ceux de Votre Majesté.

– Enfin, les barricades vont bien ?

– Trop bien, sire ! Voilà où en est la situation. Je vais vous la résumer, s’il plaît à Votre Majesté. On trouve le point de départ de tout le mal parmi ce qu’on est convenu d’appeler, à Vienne, la jeunesse studieuse, sans doute parce qu’elle ne travaille jamais. Il y a dans l’Aula deux ou trois cents jeunes gens, étudiants de toutes races et d’opinions politiques les plus diverses, qu’un seul lien unit formidablement : la haine de ce qui est purement austrasien. Sous prétexte de patriotisme, ils ne rêvent que la destruction de l’empire. Lorsque ces jeunes gens descendirent en armes dans la rue, il y a quelques jours, ils ne furent point suivis de la bourgeoisie, ni même du peuple. Il était facile alors de faire rentrer ces enfants terribles dans l’ordre et de refermer sur eux les portes de l’Aula ; on ne l’a point fait. Le lendemain, par un mystère qui reste encore à éclaircir, la ville commençait tout entière à s’agiter, et mon appartement particulier était envahi, cependant que mille crieurs de fausses nouvelles répandaient partout le bruit que j’étais le seul à m’opposer aux réformes que les délégués fédéraux eussent été déjà reçus à la cour si je n’y avais pas mis opposition. Il n’est question partout dans Vienne que de mes fautes et de mes crimes, dont le plus grand consisterait à avoir toujours promis des réformes que je n’accorde jamais.

– Eh ! Eh ! fit l’empereur.

– Votre Majesté a toujours considéré comme impossible la réalisation immédiate de ces réformes…

– Eh bien ! il ne fallait point les promettre…

– Les ai-je promises ? Non !

– Mais, en principe, vous ne les avez pas repoussées…

– C’est de la politique, sire…

– Vous voyez qu’elle n’est point populaire…

– Parce qu’elle ne plaît pas à M. de Riva, sire ! Voilà où je voulais en venir. C’est M. de Riva qui gâte tout. C’est un brouillon très habile, qui a su mêler cette question des réformes à celle des nationalités, et soulever d’un coup contre moi tous les mécontents.

– Ils sont nombreux ?

– Oui, sire, car M. de Riva y met bon ordre. C’est lui qui inspire l’Aula.

– Quand ces jeunes gens ont envahi votre appartement, Excellence, reprit l’empereur avec un singulier sourire, ne leur avez-vous point dit à peu près ceci : « Il n’est pas possible, messieurs, que nous ne finissions point par nous entendre, et je suis heureux de recevoir et d’accueillir les réclamations de cette brillante jeunesse, sur laquelle l’empereur, mon auguste maître, est si fier de régner ! »

– Oui, sire, j’ai dit cela en propres termes à leur chef, un garçon de vingt ans, qui paraissait le plus enragé, et qui s’appelle, m’a-t-on rapporté, Rynaldo !

– C’étaient là des paroles bien encourageantes !

– Il fallait les prononcer, sire, pour qu’ils s’en allassent de mon appartement. Ce Rynaldo voulait y mettre le feu…

– À part cette dernière partie du programme, toute cette histoire des étudiants m’eût assez diverti dans un autre moment, répliqua l’empereur.

– Sire ! ne croyez pas à une plaisanterie. Tout ce jeu est dangereux.

– S’il est si dangereux, que cela, comte, pourquoi vous y mêlez-vous ?

– Votre Majesté fait sans doute allusion à mes conférences secrètes avec les délégués fédéraux ? J’espère pouvoir m’expliquer sur ce point avant ce soir, sire…

– Non point, je fais allusion à cette histoire que l’on m’a contée ici du carrefour Pellendorf…

Brixen montra de la tête les rapports de la police :

– Ah ! on vous a conté bien des histoires, sire !

– Mais celle du carrefour Pellendorf est bien la plus drôle. Vous êtes tombé là, paraît-il, dans un gros parti d’étudiants qui ont dételé votre voiture et qui, vous ayant reconnu, vous ont placé sur le siège pour mieux entendre le discours qu’ils réclamaient de vous. Et ce discours, vous le leur avez tenu.

– Il a bien fallu, sire, fit Brixen qui rougissait.

– Vous avez commencé par ces mots : « Des réformes ! il en faut ! L’homme politique qui aurait la pensée d’arrêter le progrès en marche ne mériterait point la mort mais le cabanon ! » Avez-vous dit cela, comte ?

– Oui, je l’ai dit. Je l’ai dit encore à ce Rynaldo, qui jouait alors fort maladroitement avec un pistolet.

– Vous avez dit encore bien d’autres choses… des choses révolutionnaires… étonnamment révolutionnaires.

– Votre Majesté m’excusera et me comprendra… L’aspect révolutionnaire de cette réunion, dit lentement le ministre avec un sourire qui voulait être spirituel, avait fini par me révolutionner moi-même et mis dans ma bouche des paroles provocatrices ! (Et le comte, au souvenir de cette brimade universitaire, de rouge était devenu cramoisi.) Mais que Sa Majesté se rassure ! Aussitôt que ces forcenés m’ont eu relâché, je me suis vite reconquis.

– Tant mieux ! fit l’empereur… Et maintenant ?

– Maintenant… on déterre les arbres du Prater… on dépave les rues… on empêche la circulation sur la voie publique… Je n’ai pu pénétrer ici que par le souterrain de l’église des Augustins… L’insurrection convoque ses troupes dans la capitale… Partout des figures sinistres se montrent… et là apparaissent tout à coup d’étranges silhouettes hideuses de bohémiens… errants de la route et bandits de la rue… Et tout le monde est épouvanté… La terreur règne sur les habitants de chaque maison, et quoique le désir ardent de défendre la cause de l’ordre existe dans tous les cœurs, l’énergie nécessaire semble manquer à tous ! Et voici l’œuvre de Riva ! Sire ! s’il était là… je le lui dirais.

– Je l’attends ! dit l’empereur.

François n’avait pas plutôt prononcé ces mots qu’on entendit un bruit de voix et quelques rires étouffés.

C’étaient les jumelles de Carinthie qui arrivaient justement avec M. de Riva.