L’empereur, plus tremblant qu’un enfant, est sur le chemin de la « chambre de la douleur ». Il est tout seul dans les couloirs du palais qui semble abandonné. Il marche à tâtons, de muraille en muraille. Il n’a pour reconnaître sa route que la blême clarté de la nuit qui tombe çà et là d’un vitrail. Enfin, le voici au bas de l’escalier fatal. Et dès qu’il en a gravi les premiers degrés, il lève la tête, sur un bruit de douleur qui vient de là-haut.
… Et le maître d’Austrasie s’arrête une seconde, se cramponnant à la rampe de pierre… Il s’arrête pour réunir ses dernières forces chancelantes… car il faut gravir des marches, sous l’appel, à chaque degré plus proche, de l’étrange et funèbre gémissement. Qui donc pleure ainsi ?
Ah ! la voilà, la porte ! Il la voit ! Elle est grande ouverte ! On l’attend ! Il y a réception ce soir dans « l’appartement de la douleur ». L’empereur ferme les yeux et il avance.
Ferme les yeux, François, ferme les yeux ! si tu ne veux pas revoir ce que tu as vu l’autre soir en regardant par le trou de la serrure… car tu sais qu’on t’attend, là, à gauche, dans le vestibule, qu’éclaire la lampe pendue bien bourgeoisement au plafond. La Douleur t’attend ! Allons, marche ! Tu sais qu’il n’est pas bien loin de deux heures et quart, et que peut-être tu arrives en retard… Oui, c’est vrai… il y a cette horrible… horrible chose devant laquelle il faut que tu passes dans le vestibule… mais puisqu’il le faut et que sans cela ceux qui sont là-bas, tout à fait au fond de la « chambre de la douleur », vont mourir… passe vite, en pressant le pas, voilà tout !
… Allons, te voilà sur le seuil… Va, passe ! c’est cela… du courage ! Ah ! ah ! tu as essayé de passer, mais tu n’as pas pu ! Et tu t’es arrêté pour la saluer, les yeux grands ouverts sur celle qui t’attend pour te faire les honneurs de son appartement… Horreur ! Elle te sourit… elle te sourit en te montrant les deux petits enfants qu’elle tient par la main… ses deux petits anges… le petit Albert et la petite Gisèle dont les pauvres bouches pâles semblent te dire : « Bonjour ! Bonjour, notre grand oncle l’empereur, vous avez été bien long à venir… » Elle te sourit… et dans quel costume de gala : elle a mis toutes ses blessures.
… Et aussi, pour te faire honneur toujours, elle a paré ses beaux petits de toutes leurs belles blessures… elle n’en a pas oublié une seule… et pour que tu les voies mieux, elle les a mis presque tout nus, les petits chérubins… Mon empereur, ils portent des blessures jusque sur le ventre !
Et la maman aussi est presque toute nue. Tenue de gala. Quel décolletage ! On voit toute sa gorge, tout ce que les blessures laissent voir de sa gorge, car c’est sur la gorge qu’elle porte presque tous ses joyaux sanglants, la mère d’Albert et de la petite Gisèle… comme une impératrice des Indes !
François… François ! Comment n’as-tu pas voulu de cette femme pour archiduchesse d’Austrasie… Elle eût été l’orgueil et la parure de ta cour… Vois comme elle te sourit Marguerite Müller, de son sourire embaumé !
– Que Votre Majesté soit la bienvenue dans notre humble demeure !
Qui a prononcé cette phrase ? Qui ? L’empereur, prêt à s’effondrer sous le coup de l’horreur et de la démence, sent tout à coup une main qui le soutient, qui le soutient avec fermeté… et respect… et il reconnaît… Jacques ! Jacques Ork ! l’archiduc Jacques ! L’archiduc Jacques qui a mis son plus bel uniforme et toutes ses décorations… l’archiduc Jacques qui lui sourit de son sourire vivant, pendant que Marguerite Müller lui sourit de son sourire embaumé… François sent que sa raison est prête à fuir pour toujours… Elle galope, galope en rond dans son cerveau trop étroit… L’empereur se laisse aller aux mains de l’archiduc sans résistance, sans un geste, sans une parole… Parler ! Il ne veut même pas savoir s’il peut encore parler ! Est-ce qu’on peut parler quand on est sur le point de ne plus penser !
Jacques continue très honnêtement de faire les honneurs de chez lui. Il n’oublie rien. Il a soulagé l’empereur de sa lourde capote de soldat et de son képi et il a suspendu ses effets dans le vestibule, en s’excusant. Mais François ne l’entend pas… Il n’entend plus que le bruit que fait sa raison, qui galope dans son crâne, et un étrange et singulier gémissement, une musique qui pleure… des voix qui ont peur sur un rythme enfantin, et plaintif, et atroce…
L’empereur s’avance au bras de l’archiduc… de l’archiduc si extraordinairement calme, comme un homme bien né que rien n’étonne, ni le rang de ceux qu’il reçoit, ni l’importance des événements qui les envoient chez lui… C’est qu’il est encore très bien dans son uniforme, l’archiduc Jacques Ork, depuis qu’il s’est fait couper la barbe de M. Baptiste. Cependant, sous sa figure de cire, son sourire stéréotypé et énigmatique est un peu inquiétant. Et ainsi, tous les deux dans la pénombre du vestibule, ils avancent, l’un soutenant l’autre, vers la porte du salon ouverte à deux battants.
C’était là, autrefois, le petit salon de Marguerite… C’est là qu’elle attendait Jacques Ork, quand celui-ci s’était attardé à la chasse. Pendant que ses petits enfants jouaient sur le tapis, Marguerite, comme une grande dame, faisait de la musique. Eh bien, aujourd’hui, il y a encore de la musique dans le petit salon de Marguerite ; mais quelle bizarre et monotone musique chantante et pleurante… Hou ! Hou ! On dirait parfois comme des voix d’hommes qui hurlent tout doucement, comme des chiens, à la mort !
Juste devant la porte ouverte du salon il y a une suspension d’où pendent encore des tiges de plantes grimpantes… Or, en hésitant, sur le seuil du salon, ou plutôt en se rejetant brusquement de côté, l’empereur a, du front, heurté la suspension… qui tourbillonne… Pourquoi cette sensation froide et flasque sur son front ? L’empereur, hagard, regarde la suspension tourbillonner.
À ce moment, c’est-à-dire dans le moment même que Jacques Ork annonce à la société : « L’Empereur ! » tout s’illumine a giorno… et la suspension s’arrête de tourner, reprend peu à peu son équilibre dans la lumière, au-dessus du front de François… et François, frappé à la cervelle, ouvre les bras et serait tombé comme une masse si, heureusement, il n’avait eu derrière lui les deux bons bras accueillants de son hôte… car il vient de s’apercevoir que la suspension est en chair humaine ! Ce que l’empereur a pris pour des plantes, ce sont de longs cheveux, et le dessous de la suspension, cela est ni plus ni moins que le col d’une tête qui se balance, que la section du col bien nette et toute éclatante de sang coagulé et peut-être repeinte à neuf pour la circonstance.
… Et c’est la tête de l’archiduc Adolphe !
– Je demande bien pardon à Votre Majesté, dit la voix métallique de l’hôte, mais il faut bien aussi qu’il voie, lui, qu’il voie pourquoi il est mort comme les autres… et je l’ai confié aux bons soins de Mme la baronne… Permettez-moi, sire, de vous présenter la baronne d’Aquila… Il y a fête costumée chez moi, ce soir, Votre Majesté. Ne vous étonnez donc point si la baronne est venue en Salomé… »
… Alors l’empereur, que l’horreur avait réduit à n’être plus rien qu’un misérable jouet entre les mains de l’archiduc, vit que les cheveux grimpaient jusqu’à une petite main de femme, chargée de bijoux, et que cette petite main appartenait à la baronne d’Aquila, demi-nue, comme il convient à une Salomé, admirablement belle, et singulière avec son énorme bijou sur la tempe, un merveilleux rubis. Elle a le regard féroce, mais un peu vitreux, la baronne d’Aquila.
L’empereur machinalement recule encore, toujours soutenu par l’hôte attentif, et tâche à détourner la tête. Hélas ! ils ont tous le même regard vitreux, ceux qui sont là… et ils sont nombreux. Il n’en manque pas un à l’appel, et ils ont eu bien soin de venir aussi avec tous leurs bijoux rouges.
… Si la baronne d’Aquila porte un seul énorme rubis sur la tempe gauche, Jean II de Styrie arbore le pendant sur la tempe droite… D’autres sont venus avec d’autres ornements. Le petit noble cousin Eger n’a pas de breloques rouges, mais il porte un beau manche damasquiné de couteau sur le cœur… La princesse de Prague a le front tout éclatant et tout éclaté : c’est du rouge qu’elle s’est mis assez extraordinairement un soir qu’il y avait fête chez les folles et qu’elle a sauté maladroitement du deuxième étage. On l’a relevée avec un front tout rouge, du plus beau vermillon. Elle est avec son amie intime, la pauvre comtesse folle de Brégentz, qui riait toujours, mais qui ne rira plus jamais depuis qu’elle a avalé, en riant comme une folle, son râtelier.
Un qui n’est pas rouge du tout, par exemple, c’est le petit Palatin. Il flotte dans l’air, tout flasque, comme s’il était encore dans son bain, avec ses chairs de noyé ! Quant au prince de Szegedin, qui avait la langue si bien pendue dans les conseils de famille de la Hofburg, il la montre au bout d’une courte corde. Il s’est pendu.
La plus sage dans son coin est encore la princesse Marie-Louise, malgré la douleur qui est peinte sur sa figure d’empoisonnée par des coquillages.
Et puis, voilà encore du rouge. Comment Karl le Rouge ne se serait-il pas mis en rouge ? Ses paupières sont rouges comme les lèvres d’une courtisane. Sur le même rang – au premier – Léopold-Ferdinand est venu sans ses oreilles, mais il n’a pas oublié à chaque joue d’admirables boucles de corail. Ces deux derniers n’ont point comme les autres de sourire embaumé. Au contraire, leur tête épouvantée est épouvantable à voir et ils ont ce que les autres n’ont pas : deux voix bien vivantes et bien hurlantes à la mort, et c’est entre ces deux nobles personnages que l’empereur se laisse déposer par l’hôte.
François, par un prodigieux ressaut de son énergie agonisante, ne veut pas encore mourir d’horreur. Il veut prolonger le peu de vie qui, lui reste pour voir ce que cette porte fermée sur le salon en s’ouvrant, va lui montrer. C’est là la chambre de la douleur. C’est là la chambre de Marguerite, c’est là qu’on lui a promis qu’il reverrait, vivants, sa maîtresse et son enfant. Et la porte s’ouvre tout à coup, comme cela, sans qu’on sache comment, sans qu’on voie la main qui la pousse.
Et François voit Édouard ! voit Clémentine ! Vers eux, il tend les bras ! Il veut se lever… mais il retombe aussitôt sur son siège. François est prisonnier de son siège, comme sont prisonniers du leur Karl le Rouge et Léopold-Ferdinand ! À quoi vont-ils assister ? À quel spectacle surhumain du crime les a-t-on conviés pour qu’on ait pris la précaution de les enchaîner à leur fauteuil ?…
Donc la porte de la « chambre de la douleur » s’est ouverte… et aussitôt la musique hululante s’est tue, comme il convient. Et voici ce qu’ils virent, ceux qui étaient réunis là, les vivants aux paupières rouges et les morts aux yeux vitreux…
Ils virent sous les pâles rayons de la lune une femme qui dormait bien paisiblement dans un grand lit… et un peu plus loin, dans la pénombre d’un rideau, un jeune enfant qui respirait en souriant à sa mère. Comme ils étaient beaux et calmes tous les deux et quel sommeil profond pesait sur leurs paupières ! Aux cris que poussa François, ils ne tressaillirent même point…
Mais ce fut la voix de l’hôte qui répondit… de l’hôte qui était devenu tout à coup invisible… cependant qu’on entendait sa voix. La voix blanche de Jacques Ork qui disait :
« Ainsi reposaient Marguerite et les petits enfants de Jacques Ork, cette nuit où, vers deux heures et quart, Jacques Ork guettait dans le parc l’arrivée de l’amant. Et l’amant vint, et l’amant prit place sur la couche de Marguerite, et Marguerite referma ses bras sur l’amant… À ce moment, le drap qui recouvrait Clémentine Bleichreider glissa, et l’on put voir qu’elle avait une peau aussi blanche que celle des bras des archiduchesses et qu’elle serrait dans ses bras un amant aussi rouge que la plupart des spectateurs de ce spectacle d’enfer. Ah ! que de blessures sur ce corps ! Que de sang sur ces épaules et sur cette gorge !
– Mesdames et messieurs, dit la voix de l’hôte invisible ce personnage dans les bras de Clémentine Bleichreider, maîtresse de l’empereur François d’Austrasie, c’est Victor Paumgartner tel qu’il sortit des bras de Marguerite Ork. Mais la pauvre Marguerite ne se doutait pas plus qu’elle avait un amant dans les bras que ne s’en doute la pauvre Clémentine…
« Par les bons soins des amis de l’empereur François, elle avait bu un narcotique qui verse un sommeil tel que pour en sortir, il faut un événement beaucoup plus rude que la caresse d’un amant… Un événement, par exemple, comme celui-ci : Jacques Ork a vu l’amant se glisser dans la chambre par le balcon. Il saute à son tour sur le balcon… et il a dans ses mains un beau couteau de chasse, de la chasse aux loups… Mesdames et messieurs, regardez sur le balcon !
La voix s’est tue… Toutes les voix, tous les soupirs se sont tus… car les trois vivants de cette assemblée de morts ne vivent plus que par les yeux… et leurs yeux, vitrifiés à leur tour par l’horreur, prennent l’aspect de glace immobile qu’ont les yeux des spectateurs morts, et leurs bouches ont déjà ce sourire hideux des morts que Ghiska, la paysanne de la Forêt-Noire, avec toutes ses herbes sataniques, a su si bien embaumer…
Car Jacques Ork est apparu sur le balcon… et il a dans son poing le beau couteau de la chasse aux loups… La lune l’éclaire en plein. Et sa tête, où fulgure la vengeance prête à assouvir, est terrible à voir ! L’écume blanchit sa bouche ; ses dents grincent… et il pousse un hurlement… et il bondit… pendant que la mère et l’enfant continuent de dormir. Il va frapper ! son poing se lève, le couteau est déjà suspendu sur la tête de la mère… Mais voilà qu’un cri arrête le geste assassin :
– Jacques !
Qui a parlé, de cette voix lointaine et mélodieuse… qui répète : « Jacques ! Jacques ! », de cette voix qui semble venue d’outre-tombe ? Jacques s’arrête… Jacques hésite… Jacques écoute… Mais cela vient du balcon ! Cours au balcon, Jacques, penche-toi… reconnais qui te parle… reconnais qui expire ! et arrête-toi de tuer pour recueillir le dernier soupir de celle que tu as aimée comme mère et tant admirée… et qui est venue mourir sur le seuil de ton dernier crime !
– Gisèle ! L’impératrice Gisèle !
Oui, cette femme étendue sur cette civière, cette reine qu’entourent des serviteurs en larmes et sur laquelle sanglote et pleure le moine qui vient de recueillir la pure confession de sa mère, c’est Gisèle, la noble et la sainte… Alors tu laisses tomber ton couteau, Jacques… Ah ! tu te précipites… Ah ! tu descends de ce balcon maudit ! Ah ! tu cours à ce lit funèbre… tu tombes à genoux… tu écoutes cette voix qui te demande la grâce de l’empereur et la grâce de cette fille que l’empereur aime, et celle de ce petit enfant que François a eu de cette fille… Sur le seuil de ton dernier crime, elle t’apporte son dernier souffle, avec ce mot :
– Pardonne !
Elle attend pour mourir que tu lui aies accordé ce qu’elle te demande. Ta tête enfin s’est inclinée. Elle a entendu ta voix brisée qui disait : ils vivront !
Alors son dernier regard te remercie. Et tu pleures, parce que cette victime-là, tu n’en voulais pas. Et voilà que le ciel te la donne, par-dessus le marché !
Regarde-la… Elle veut parler encore…
Elle fait un geste… un geste qui tâtonne… qui va chercher la poignée de l’arme qu’elle a gardée dans sa poitrine pour y garder un instant la vie… Et elle arrache l’arme…
– Il te fallait du sang, ce soir, Jacques Ork ! En voilà ! Et elle expire…
Jacques s’est relevé, a posé sa main sur l’épaule du moine prosterné et sanglotant.
– Partez, mon frère, lui dit-il… et emportez cette noble dépouille.
Ne restez pas une seconde de plus à la tour Cage-de-Fer de Neustadt.
– Et l’empereur ? interroge le moine…
– Je jure sur cette morte que sa dernière prière sera exaucée. L’empereur vivra et ceux qu’il aime vivront. Allez ! Arrêtez-vous à Constance. C’est là que François vous rejoindra.
Jacques, penché au-dessus des créneaux de la tour Cage-de-Fer, vit le moine prendre le corps de sa mère dans ses bras et monter avec elle dans la voiture… On entendit le roulement d’une voiture, puis la Forêt-Noire retomba à son silence nocturne… Un quart d’heure plus tard, une autre voiture passait au carrefour d’Enfer… C’était l’empereur qui emportait avec lui les corps toujours endormis de sa maîtresse et de son enfant, et qui revenait à la vie au contact de ces chairs tant aimées…
*
* *
À cette même heure exactement, maître Henri Müller, à l’affût derrière une haie du parc de la tour Cage-de-Fer, attendait l’empereur. Jacques Ork l’avait placé en lui disant :
– Maître Henri, vous savez que la chasse aux loups est ouverte depuis longtemps ; mais je vous ai promis un coup de maître… Rappelez-vous ce jour que je vous ai dit à Büchen, en vous apprenant la mort de Marguerite, du petit Albert et de la petite Gisèle : « C’est moi qui les ai tués. Voici votre fusil. Tuez-moi, à moins que vous ne préfériez tuer l’empereur, à cause de qui je les ai tués. » Et vous m’avez répondu : « J’aime mieux tuer l’empereur. » Mais je vous ai dit : « Ça peut être long. » Vous m’avez répondu : « J’attendrai. » Eh bien, maître Henri Müller, le jour est arrivé. Prenez votre fusil et mettez-vous là, et n’en bougez pas… Vous allez le voir arriver tout à l’heure… Il viendra comme ça, tout doucement, le long de la haie… Vous ne pouvez pas le rater. Vous lui lâcherez votre coup de fusil dans l’oreille ! »
Maître Henri Müller est donc là, à l’affût, avec son fusil. Le canon du fusil est appuyé sur la haie, à hauteur de tête. Ah ! que l’empereur vienne, et maître Henri Müller n’a qu’à appuyer sur la gâchette ! Justement, le voilà, l’empereur, le voilà qui arrive tout doucement… Certainement, il ne se doute de rien. Encore quelques pas ! Deux pas ! Là, ça y est ! Le coup part, un coup éclatant. Certes le chasseur a une charge double… Et l’autre a basculé… Oh ! cela n’a pas été long ! Il s’est étalé par terre… les bras en croix.
Maître Henri a bondi sur le chemin, et de l’autre côté de la haie deux ombres sont accourues… Voilà trois hommes penchés sur un corps qui sursaute des derniers spasmes de l’agonie dans la grande capote de l’empereur… Le coup de fusil a fait sauter la coiffe assez loin de là… Eh ! mais ! Ils se relèvent, les trois hommes, en poussant un seul cri :
– Ce n’est pas l’empereur !
– Non ! ça n’est pas l’empereur… c’est Jacques Ork ! gémit la voix qui agonise. Maître Henri Müller, il faut me pardonner, car tout de même j’ai tenu parole. Je vous avais dit : l’empereur ou moi ! Eh bien, c’est moi ! Approchez, maître Henri Müller et maître Mathias, et vous aussi, maître Martin… et recueillez ma dernière volonté… Vous allez aller me déposer là-haut… tout là-haut… sur la plate-forme de la tour… Je veux mourir en regardant les étoiles… en plein ciel… une dernière fois… Et puis, laissant mon corps, vous fuirez… vous fuirez bien vite… cette demeure maudite… que j’ai condamnée… comme tout ce qu’elle contient… aux flammes… Le feu… le feu purifie tout… Adieu ! À… Adieu ! Marguerite, Albert, Gisèle. Priez pour moi !
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* *
Il pouvait être quatre heures du matin, cette nuit-là, quand soudain les petites églises de tous les villages se mirent à sonner le tocsin sur les pentes du Val-d’Enfer. La tour Cage-de-Fer brûlait. Et elle brûla si vite et si bien qu’il fut impossible de lui porter secours. Elle brûlait comme une prodigieuse torche. On la voyait surtout bien brûler de la place de l’église de Biichen, où toute la population accourait, affolée et curieuse. En un moment, certains s’écrièrent : « Regardez ! Regardez ! tout en haut de la tour… Il y a des ombres qui tournent… qui tournent avec des fusils… Ils courent en tournant avec des fusils sur l’épaule ! »
Plus tard, il y eut des compagnons à Büchen qui prétendirent qu’ils avaient vu griller là-haut les trois petits vieux de la Forêt-Noire, et on les crut d’autant plus qu’on ne les revit jamais, les trois petits vieux, et que les trois petits chalets abandonnés ont refermé leurs portes pour toujours.