I – LA « BOURGEOISE » ET « L’ONCLE BAPTISTE »
Mlle Berthe avait commencé son service dans la maison bourgeoise où elle s’était trouvée engagée par les bons soins de miss Arbury. Cette maison ne lui revenait pas, suivant sa propre expression. Quant à l’enfant que l’on avait confié à ses soins, elle le trouvait « d’une nature bien ingrate ! » Cependant cette maison était l’une des plus belles d’Annagasse, et le petit garçon, qui avait six ans, était fort beau et bien élevé. Mais Mlle Berthe, dont l’humeur était devenue fort maussade depuis que M. Petit-Jeannot – qui lui avait promis de lui écrire – ne lui écrivait pas, trouvait justement la maison trop cossue pour une maison bourgeoise, et le petit garçon trop bien élevé et presque trop beau. On eut dit, parole ! un fils de prince… et il parlait à son institutrice d’une façon si polie et si détachée que celle-ci avait la sensation d’être sa domestique, ce qui l’horripilait.
On trouvera peut-être extraordinaire que Mlle Berthe eût éprouvé du désagrément à « enseigner » dans une maison qui était si cossue que cela ! Eh quoi ! elle se plaignait donc que la mariée fût trop belle ? Non ! Elle ne se plaignait point de cela, car elle était plutôt sur le point de se plaindre, au contraire, de ce qu’il n’y eût point de « mariée » du tout ! Voilà toute l’histoire ! Mlle Berthe avait des principes, qui l’eussent empêchée, par exemple, d’apprendre la grammaire française et l’accent de Montmartre à un petit garçon de cocotte (elle disait encore : de grue) !
Elle ne croyait pas que « Madame » fût une cocotte, mais certainement elle était dans une situation irrégulière ! Mlle Berthe n’aimait pas ça ! En vérité, elle n’en était point tout à fait sûre. Qu’attendait-elle donc pour acquérir cette conviction, dont son austérité éprouvait le besoin ? D’avoir vu le « monsieur » ! Voilà ! Elle n’avait pas encore vu le « monsieur ». Elle ne connaissait encore que l’oncle et les amis ! La dame était d’une grande beauté, de manières charmantes et distinguées. Elle était même plutôt sympathique, et si le petit garçon traitait Mlle Berthe avec une noble indifférence, la mère, au contraire, semblait plutôt avoir pour elle « des égards ». Seulement, elle ne lui avait pas encore présenté « Monsieur »… et quand elle parlait de « Monsieur », elle ne disait jamais « mon mari », elle disait « Monsieur »…
– Monsieur viendra ce soir prendre le thé !
Hein ? Qu’est-ce ? Mlle Berthe avait bien entendu ? Cette phrase avait réellement résonné à ses oreilles ! Est-ce que si Monsieur avait été marié à Madame, Madame aurait dit : « Monsieur viendra ce soir prendre le thé ? »
– À quelle heure ? avait osé demander l’institutrice, à demi suffoquée.
– À minuit ! avait répondu Mme Bleichreider.
Sur quoi Mlle Berthe avait été suffoquée tout à fait. Elle se leva et, sans le moindre prétexte, elle quitta le petit salon de Madame, les lèvres pincées. « Madame » n’était pas loin de la « dégoûter » ! En quittant le petit salon de « Madame », elle était entrée dans la salle à manger. Là, elle y trouva l’oncle qui faisait sauter son neveu sur ses genoux. Celui-là, par exemple, « il l’avait dégoûtée dès le premier jour ! »
C’était un bonhomme qui paraissait avoir entre cinquante-cinq et soixante ans, au dos voûté, habillé d’une ample redingote noire. Il avait l’habitude de pencher sur tout, sur les choses et sur les gens, son grand nez chaussé de lunettes vertes. Mlle Berthe trouvait qu’il avait l’air d’un horloger en retraite. On l’appelait, dans la maison, « l’oncle Baptiste ».
Ses manières avaient, dès l’abord, profondément déplu à Mlle Berthe. Il paraissait hypocrite et mou. Il était hésitant et cauteleux. Et puis, il y avait ce regard vert, particulièrement hideux, qui se cachait derrière les lunettes. Et parfois ce regard vert partait comme un éclair, comme un coup de feu, et allait frapper l’objet ou la personne visés avec un tel éclat diabolique qu’on était étonné qu’il ne leur arrivât point malheur. Ainsi, Mlle Berthe n’aimait point que l’oncle Baptiste regardât son petit élève Édouard. Édouard n’aimait point non plus l’oncle Baptiste, mais par ordre de sa mère, l’enfant devait subir les caresses du vieux qui l’aimait beaucoup. L’oncle Baptiste n’était jamais si heureux que lorsqu’il avait le petit Édouard sur ses genoux. Il semblait prendre autant de plaisir à le retenir que l’enfant marquait d’impatience à s’en aller et répugnait à ces embrassements. Mais visiblement il se domptait. Quant à la mère, elle traitait M. Baptiste avec le plus grand respect.
– Qu’est-ce que c’est que tout ce monde-là ? se demandait l’institutrice.
Elle avait sur l’oncle Baptiste de vagues renseignements recueillis dans la maison même, car on ne la laissait guère sortir, et jamais sans le petit, qu’accompagnait partout un énorme valet de pied nommé William, dont le rôle semblait être de veiller sur Édouard nuit et jour. Par les conversations qui avaient été tenues devant elle, elle avait appris que M. Baptiste n’habitait point Vienne et qu’il voyageait souvent. De temps en temps, il venait passer quelques jours chez sa nièce. Quand il parlait à Mme Bleichreider du père d’Édouard, il ne lui disait jamais « ton mari » mais toujours il parlait du « père de l’enfant ». Et il demandait des nouvelles du père comme s’il lui arrivait rarement de le rencontrer. Mlle Berthe pensa que le père devait tenir l’oncle « à l’écart ». C’est comme les grues de Montmartre qui ont un amant chic ; elles reçoivent leur mère quand l’amant est parti, pensait-elle.
Toutes ses réflexions n’étaient point pour que Mlle Berthe se félicitât outre mesure de sa place. Le train de maison était en effet des plus confortables : concierges mâle et femelle, maître d’hôtel, valet de pied, femme de chambre, cuisinière, cocher, groom, et cet énorme William qui accompagnait l’enfant partout. Une nurse anglaise était attachée au service de chambre du jeune Édouard. Enfin, un précepteur de l’université viennoise et elle, Mlle Berthe, complétaient le tableau du « personnel ». Il y avait là un train domestique qui n’était point ordinaire chez des bourgeois.
Les amis, les familiers de la maison, non plus, ne « disaient point grand-chose de bon » à l’institutrice. Ils n’étaient que trois, mais il y avait de tout dans ces trois-là : un banquier juif ; un vieux musicâtre qui avait eu, paraît-il, de la gloire en son temps, et un ancien militaire que tout le monde appelait « mon général ». Quand ils étaient réunis, ils parlaient quelquefois du maître de la maison absent et ils lui donnaient alors le titre de « colonel ». Ils en parlaient avec tristesse comme s’il lui était arrivé un malheur récent. Mais les propos que l’institutrice avait pu surprendre étaient si rares qu’il lui avait été impossible « d’approfondir ».
Quand Mlle Berthe entra dans la salle à manger, le jeune Édouard était en train de dire à son oncle Baptiste, sur un ton nullement empreint de douleur : « Alors, mon oncle, c’est vrai que vous nous quittez ce soir à cinq heures ? » Et aussitôt l’institutrice, elle, se dit : « C’est bien cela : le « monsieur » arrive, l’oncle s’en va. » L’oncle, tout en continuant de faire sauter sur ses genoux le jeune Édouard, lui répondit :
– Oui, mon enfant, oui, je m’en vais… et tu en as de la peine, j’en suis sûr ! car tu l’aimes bien, n’est-ce pas, ton vieil oncle Baptiste ?
– Bien sûr, que je t’aime bien ! répondit le gosse. Maman l’a dit ! L’homme, tout en maintenant Édouard par les épaules, car le petit avait voulu sauter sur le parquet, tout en le caressant de ses mains rudes et tremblantes, de ses longues mains de proie qui avaient des frissons chaque fois qu’elles frôlaient la chair fraîche du cou… l’homme abaissa sa tête armée de lunettes vertes sur cette jolie figure de chérubin aux cheveux blonds bouclés, aux grands yeux bleus pleins d’une neuve et ardente vie, aux lèvres gonflées de sang :
– Faut pas mentir, tu sais ! C’est un péché mortel ! M’aimes-tu ?
– Je te dis que oui, que maman l’a dit !
– C’est à toi que je le demande ! Réponds gentiment : Je t’aime bien !
Le petit ferma ses beaux yeux bleus, prit une mine si grave et si douloureuse que Mlle Berthe en eut les sens « retournés ».
– Je t’aime bien !
– Oh ! est-il gentil ! s’exclama l’oncle en l’étreignant sur sa poitrine… Est-il gentil ! On en mangerait !
Et en disant cela, à la vérité, il avait l’air d’un ogre en appétit se préparant à dévorer de la chair fraîche. Maintenant l’enfant se débattait, suppliait qu’on lui permît d’aller jouer. Mais l’autre le retenait encore, et la voix rauque :
– Laisse donc ! Encore un peu sur mon cœur ! Je n’ai pas d’enfant, moi ! Je suis un pauvre vieil homme sans famille, dont un petit garçon comme toi doit avoir pitié en se laissant aimer. Je n’aime que toi sur la terre. Mais laisse-toi donc embrasser, petit monstre !
Le petit jeta un grand cri et parvint à se détacher de l’homme qu’il laissa, le mufle en avant, les yeux en sang derrière ses lunettes vertes, la bouche baveuse. Mlle Berthe s’était précipitée :
– Oh ! monsieur, vous lui avez fait mal !
Elle était « outrée ». L’homme ne paraissait même pas l’entendre. Quant à l’enfant, qui avait prudemment « gagné » du côté de la porte, il se retourna vers son institutrice :
– Mais non, mademoiselle, dit-il, mon oncle ne m’a pas fait mal du tout !
– Pourquoi alors avez-vous crié ? interrogea Mlle Berthe, qui ne comprenait rien à cette scène.
– Parce que ça m’a fait plaisir, mademoiselle !
L’institutrice en resta là, plantée sur ses pieds. Tout de même, elle osa murmurer :
– On n’a pas idée de manipuler pareillement un enfant !
– Ça ne vous regarde pas ! jeta le bambin sur un ton d’une hauteur incommensurable.
Et il courut rejoindre sa mère. Quant à l’oncle Baptiste, il parut reprendre ses esprits. D’une main fébrile, il alla chercher au fond de la poche de derrière de sa redingote un grand mouchoir à carreaux avec lequel il essuya la sueur de son front et la bave de sa bouche, et il se leva. Il marchait comme un automate. Il sortit dans le vestibule et là, Mlle Berthe l’entendit qui poussait un effrayant soupir, un han ! qui semblait s’exhaler d’un abîme de douleur. Mlle Berthe se laissa tomber sur une chaise.
– Oh ! fit-elle, je ne ferai pas de vieux os ici ! Qu’est-ce que c’est que cette maison-là ?
Et elle aussi, elle poussa un soupir, mais il était tout petit. Un tout petit soupir au bout duquel elle mit ces mots : « Pourquoi Petit-Jeannot ne m’écrit-il pas ? »
Un peu avant l’heure du dîner, Madame reçut une visite. C’était celle d’un révérend père jésuite, « le révérend père Rossi » annonça le valet de pied. Il resta près d’une heure enfermé avec « Madame » dans le petit salon. Quand il en sortit, Mlle Berthe put entendre « Madame » qui lui disait : « À ce soir, mon père ! »
« Eh quoi ! pensa l’institutrice, il va revenir encore ! Voilà trois fois qu’il vient depuis trois jours. Est-ce qu’il va assister aussi au thé du « colonel », celui-là !
Les familiers arrivèrent vers dix heures du soir, l’un après l’autre, les deux premiers avec des mines contristées, des physionomies de condoléance, des airs apitoyés. Le vieux banquier juif baisa la main de Mme Bleichreider en lui disant : « Il va être bien aise de vous revoir : c’est sa première sortie depuis l’affreux malheur ! » Le musicâtre se mit au piano et joua en sourdine un air fort mélancolique. Quant au général il paraissait furieux. Il confia à la maîtresse de la maison qu’il venait d’apprendre que le gouvernement, pour éviter un procès scandaleux et pour faire plaisir à M. de Brixen, avait réexpédié ces terribles délégués fédéraux dans leurs pays respectifs. Il ajouta : « Ah ! si j’étais à sa place, je connais, moi, un bon moyen pour éviter les procès scandaleux ! » Et il mit la muraille du salon en joue avec son doigt comme avec un fusil, et il dit : « Pan ! » Tout le monde comprit et ne souffla mot. Alors le général ajouta :
– Mais aujourd’hui, personne ne sait plus faire de politique ! Quand je pense à vous, chère amie, à vous, ma chère Clémentine, qui avez une si grande influence sur le « colonel » !
Mais la chère Clémentine répondit tout sec que la politique ne l’intéressait pas et qu’elle était justement bien heureuse que le colonel vînt chez elle pour se reposer de la politique ! « Mais qu’est-ce que c’est que ce monde-là ? » continuait de se demander avec une curiosité suraiguë Mlle Berthe, laquelle avait reçu l’ordre de rester au salon avec le petit Édouard, qui avait manifesté le désir d’embrasser son père avant de s’aller coucher. Et elle regardait Mme Bleichreider qui, bien que la saison ne fût point froide, préparait, avec de méticuleuses pincettes, la chaufferette de celui qui allait venir, et dont on avait déjà avancé le fauteuil devant une table de tarok.