IV – « POURQUOI PORTEZ-VOUS TOUTE VOTRE BARBE, MON AMOUR ? »

En arrivant à la Burg, Rynaldo fut averti par une dame d’honneur que l’impératrice Gisèle l’attendait pour sa leçon. Il n’eut que le temps de courir à sa chambre, car il devait « passer sa redingote » et mettre un peu d’ordre dans sa toilette. Tout de suite il s’en fut à la petite table où il avait trouvé, quelques heures auparavant, la lettre de la Reine du Sabbat. Cette fois, il ne vit point de lettre sur la table, mais comme son regard montait de la table à la fenêtre, il y vit des barreaux qui ne s’y trouvaient point le matin, et qui désormais empêchaient de ce côté toute escapade.

Le chemin du balcon lui était interdit. Il en conçut une certaine angoisse. Qui était-ce qui avait fait élever cette barrière ? Était-ce la princesse Régina ? Était-ce la « petite matelassière » ? En tout cas, c’était une personne qui n’ignorait rien de ce qu’il avait fait la nuit précédente. Tout en se posant ces questions et en se promettant de prendre prudemment les renseignements qu’il lui fallait sur Karl le Rouge, il se rendit chez l’impératrice. Elle vint au jeune homme, avec une figure belle et triste, d’une tristesse qui ne la quittait jamais.

« Si seulement je pouvais voir arriver Karl le Rouge ! » pensait Rynaldo, en s’inclinant devant l’impératrice.

Ce ne fut point Karl le Rouge qui arriva, mais Régina, dans le moment qu’il commençait son cours. Chose singulière, Rynaldo resta aussi tranquille que s’il avait eu en face de lui Tania… Très lasse, inquiète, désolée, Régina qui ne fit que passer s’en allait à petits pas fatigués… Qu’avait-elle à être aussi « désemparée » que cela ? Jamais il n’avait vu Régina ainsi ! Non ! il ne la reconnaissait plus… Où était son allure un peu brusque et toujours si décidée ? Maintenant qu’elle traversait le second salon, dont la porte était restée ouverte, Régina avait perdu tout à fait cette allure-là. Le jeune homme la suivit du regard, tout en continuant son cours.

– La langue cigaine, Majesté, remonte à la plus haute antiquité. C’est la mère de toutes les langues. (Ah ça ! mais ! ce n’est pas Régina ! C’est Tania ! Régina n’a jamais marché comme ça ! jamais !) Si nous dressons, Majesté, un tableau comparatif des principales langues de l’Inde et de la langue cigaine, il en ressort que celle-ci a donné naissance à la plupart des termes principaux de toutes les autres. Voyez, madame, la « tête » se dit, en cigain, schiso et en sanscrit schisa, et en bengali sir… (Bon Dieu de la Porte-de-Fer ! voilà maintenant que je ne me demande plus : est-ce Stella ou Régina ? mais que je me demande : Est-ce Régina ou Tania ? Bien sûr que c’est Tania ! Mais alors la mèche est fausse ! la mèche blanche ?) Le soleil, en cigain, Kam, se dit en sanscrit kham et en malabrais, kam… (Ça n’est pas difficile de se poser une fausse mèche blanche sur le front ! et pour une sœur qui vous ressemble à ce point, d’imiter ses manières, sa marche, et même un peu sa voix !) L’eau se dit en cigain pani, en indoustani, panni, en sanscrit, panir, en bengali, paani et en malabrais pan. (Mais alors… ça n’est pas Régina à qui j’ai donné une leçon ce matin. Mais alors, c’est tout naturel que Darius ne l’ait pas reconnue !) L’« argent », l’argent se dit rup… Majesté ! et en indoustani, rupa… et en bengali rupa et rupa encore en malabrais ! (Mais alors ! c’était peut-être Tania qui était au Prater, avec la mèche blanche, pendant que la « petite matelassière » me parlait sur le seuil de Paumgartner… Et la « petite matelassière » pouvait donc être Régina, avec une perruque de cheveux d’or.)

– Vous souffrez, monsieur ? demanda Gisèle. Non ? Je croyais… Vous vous preniez la tête…

– Non, Majesté ! Excusez-moi ! Je cherchais à me rappeler comment se dit « cheveux » en sanscrit et en bengali et en indoustani… C’est extraordinaire, je ne me le rappelle plus… Il y a des moments, Majesté, où je crois que je perds la tête… non… la mémoire ! (Que dis-je ? Tout ceci est aveuglant de clarté. Régina a besoin de s’absenter souvent du Palais ; pendant ce temps Tania fait croire, elle, avec sa fausse mèche blanche et ses fausses manières, qu’elle est Régina, pour qu’on ne s’inquiète pas au palais de l’absence de sa sœur, et puis elle réapparaît sans mèche blanche, en vraie Tania ! Comme c’est simple !) Non, je n’ai pas trouvé, Majesté… mais en tout cas je puis vous affirmer que « cheveux », qui se dit bal en malabrais, se dit bal également en cigain. (C’est si simple que tous s’y laissent prendre ! Et Régina, mon cœur me le crie plus fort que jamais maintenant, Régina, c’est Stella ! Et mon œil ne s’y trompe plus). Œil, Majesté, se dit iak en cigain, aschi en sanscrit, aauk en bengali… Vous voyez, Majesté, comme c’est clair ; comme tout s’éclaire ! Oui, madame !

Quand un humble étudiant comme Rynaldo donne sa première leçon à une impératrice, il est à l’ordinaire fort intimidé, et l’on ne s’étonnera point que l’impératrice Gisèle, douce et bonne et indulgente créature, ait justement attribué à l’intimidation toutes les distractions, bizarreries et incohérences de son jeune professeur, ce jour-là.

Rynaldo sortit des appartements de l’impératrice, assez étourdi de toutes les pensées qui dansaient dans sa tête, et instinctivement, il suivit le chemin que cette Tania, qui s’était donné l’aspect de Régina, avait dû prendre pour rentrer chez elle, c’est-à-dire qu’il se dirigea vers l’aile Léopoldine où les deux princesses avaient leur appartement, juste au-dessous de la chambre de Rynaldo. Il avait pu voir quelquefois déjà Karl le Rouge entrer dans le salon commun aux deux jumelles. Son ardent désir était moins de retrouver Tania que de rencontrer à nouveau Karl le Rouge.

Comme il allait bifurquer dans un corridor qui le rapprochait de l’aile Léopoldine, il aperçut tout à coup une silhouette féminine qui fermait une porte et qui disparaissait… Elle n’avait point disparu si vite qu’il n’eût eu le temps de voir, au front, la mèche blanche. Hardiment, il poussa la même porte qui ouvrait sur un petit couloir. Il voulait savoir où, par là, se rendait Tania. Il demanda à un laquais qui passait où conduisait ce couloir. Il lui fut répondu qu’il conduisait à la bibliothèque de l’empereur. Alors il n’hésita plus. On lui avait dit qu’il pouvait à loisir travailler dans cette bibliothèque. Et il marcha assez fort pour être entendu de la princesse qu’il avait à une vingtaine de pas devant lui. Mais elle ne tourna même pas la tête. Elle continuait son chemin du pas rapide et décidé de Régina, et Rynaldo pensa, naturellement, aussitôt :

« Maintenant que Tania se sait observée, elle a repris toute l’allure de Régina. »

La petite princesse entrait alors dans la bibliothèque. Rynaldo, tranquillement, y fit son entrée à son tour, mais bien silencieusement. Il pouvait même espérer qu’on ne l’avait pas remarqué. Tout de suite, il s’était assis dans un coin, non loin de la porte, derrière un haut pupitre sur lequel il se prit à feuilleter négligemment un magnifique exemplaire de la « Jérusalem délivrée ». Tout au bout de la pièce et si bien isolée par des corps de bibliothèques volantes, qu’elle eût pu se croire à l’abri de tous les regards, la princesse s’était assise et, courbée, semblait chercher quelque volume, dans un grand placard qui tenait tout le coin de cette muraille.

À l’extrémité de la bibliothèque, il y avait une autre porte qui donnait sur les appartements privés de l’empereur, et qui s’ouvrit presque tout de suite. Rynaldo eut peine à retenir un mouvement de joie sauvage. C’était le duc de Bramberg ! Comment allait se comporter Karl le Rouge devant celle qu’il croyait être sa fiancée, et qui jouait une pareille comédie ? Allait-il se laisser prendre, lui qui prétendait aimer Régina, à une supercherie qui n’avait point arrêté une seconde Rynaldo ? Mais il fut bien étonné d’entendre leurs rires mêlés.

Eh ! quoi ! elle riait ? Tout à l’heure, chez l’impératrice, son visage reflétait une peine si réelle, un trouble si profond que Rynaldo l’avait presque plainte, et maintenant, elle riait ! Oui, c’étaient de petits rires au bout de la bibliothèque, une sorte de joie étouffée, maline, écolière, qui stupéfia le pauvre professeur de romani. Comme Tania était malicieusement gaie et mutine avec cet affreux soudard ! Ils jouaient comme deux enfants, les heureux fiancés ! Et tout d’un coup, il y eut le bruit d’un baiser…

– Ça c’est trop fort ! gronda le frère de Myrrha…

Et de plus en plus intrigué, il se glissa de rayon en rayon, de placard en placard, jusqu’à ce que, bien couvert par une énorme pile de livres, il pût apercevoir, tout à l’aise, le jeu princier. Le duc et la jeune fille étaient penchés sur un livre où devaient se trouver des images bien intéressantes, car les petits rires recommencèrent et le baiser aussi recommença. Oui, Karl avait approché sa grosse moustache du cou nu de la princesse, et celle-ci le repoussait avec mollesse. Comme, après tout, la comédie de Tania l’intéressait beaucoup moins que le personnage même du duc, Rynaldo regardait surtout le duc. Et ce qu’il regardait, c’était sa main gauche, et dans la main gauche, le petit doigt. Vraiment, c’était un faux petit doigt bien fait : Jamais on n’aurait dit qu’il n’était point en chair et en os comme les autres ! Il regarda ensuite la joue, mais elle était si bien cachée par la barbe qu’il cherchait en vain à y découvrir la trace d’une cicatrice. Pendant ce temps, les fiancés n’avaient pas cessé de se taquiner, et cela d’une façon beaucoup moins convenable que ne l’eussent fait d’honnêtes fiancés bourgeois. Tania même trouva que le duc allait un peu loin, car elle finit par lui dire, d’une belle voix un peu rude et grave :

– Assez, mon cher Karl ! Assez !

À cette voix, Rynaldo sentit bondir son cœur. Ça, c’était la voix de Régina ! Et il dévisagea Tania. Son regard eût brûlé un masque. C’était elle ! C’était Régina ! Grands dieux ! voilà que Régina maintenant n’était plus Tania, mais réellement Régina ! Et pourtant, tout à l’heure, il ne pouvait s’être trompé. La Tania de tout à l’heure, elle, n’était pas Régina ! Alors ? Alors ! La véritable Régina était revenue prendre sa place au palais, et jusque dans les bras de Karl le Rouge ! Car elle était dans ses bras ! Et elle s’était laissé embrasser par le duc !

Il avait vu ça, lui Rynaldo, qui était certain que Régina, qui n’était plus Tania, était Stella ! Ah ! c’était clair, c’était clair qu’il avait Stella devant lui, Stella dans les bras de Karl le Rouge ! Rynaldo, instinctivement, chercha à sa ceinture son poignard. Mais Rynaldo était en redingote, et avec une redingote on ne porte ni ceinture ni poignard. Heureusement que le poignard n’était pas là ! Mais Rynaldo avait encore ses mains, avec lesquelles il pouvait étrangler l’abominable reître, et il allait s’élancer, quand une phrase de Régina le cloua sur place :

– Montrez-moi votre petit doigt, Karl, mon ami !

Le duc se fit prier, et montra d’abord de la mauvaise grâce, mais il dut montrer son petit doigt ensuite. Et comment ? Il dut le donner ! Cet extraordinaire morceau d’anatomie paraissait intéresser énormément la petite princesse de Carinthie.

– Vous étiez encore tout jeune quand vous avez perdu votre petit doigt à la chasse, mon ami ?

– Oui, il y a quelques années…

– À quelle chasse ?

– À la chasse au loup.

– Tiens, on m’avait dit que c’était à la chasse aux ours. Montrez votre main ! Tiens ! Il y a ici la marque d’une entaille… Je croyais que vous aviez perdu votre petit doigt d’un coup de fusil ! Et il a l’air d’avoir été coupé avec un poignard !

– Régina, laissons mon petit doigt de la main gauche tranquille ; il m’ennuie !

– Revissez-le, mon ami !

Le duc revissa son petit doigt. Régina se pencha amoureusement sur le visage barbu de son fiancé, et pendant que celui-ci la retenait par la taille, elle lui dit :

– C’est bien malheureux, mon Karl, qu’il manque le petit doigt de la main gauche à un aussi bel homme ! Car vous êtes beau, Karl ! Mais pourquoi gardez-vous toute cette affreuse barbe ?

On pense bien que derrière son paravent de livres, Rynaldo ne respirait plus qu’avec une certaine difficulté. Il y a des fureurs et des espoirs qui vous étouffent.

– Pourquoi donc gardez-vous toute cette affreuse barbe ? répétait la voix caressante de Régina. Vous avez toujours porté la barbe, mon cher bien-aimé Karl ?

– Toujours !

– Vous me trompez, monseigneur. J’ai vu des photographies de vous, où vous n’aviez point de barbe !

– Je n’avais point de barbe en naissant !

– Vous riez ! J’aime quand vous riez, monseigneur, car vous avez l’air d’un tigre ! Mais un tigre, ça ne porte que la moustache ! Voyons… je voudrais voir comment vous seriez sans barbe !

Et Régina, de ses blanches petites mains, écarta sur la joue la barbe noire.

– Tiens, fit-elle, quelle est donc cette grande cicatrice en rond ? Ces mots n’avaient pas été plutôt prononcés qu’il y eut un bondissement de Karl le Rouge et des cris. Des cris d’effroi, des cris déchirants de Régina qui, de toute la force de ses bras jetés aux épaules du duc, retenait, repoussait son fiancé. Karl avait sorti son revolver, et les yeux hagards, regardait partout autour de lui dans la bibliothèque.

– Laisse-moi ! mais laisse-moi donc ! hurlait-il. Je te dis qu’il y a quelqu’un là ! quelqu’un qui a crié : « À mort ! » Tu n’as donc pas entendu ?

– Si, si ! j’ai entendu ! Mais viens ! viens !

– Ah ! laisse-moi, laisse-moi ! Je te dis que j’ai vu glisser son ombre !

– Viens ! viens ! Sauvons-nous, mon amour ! C’est peut-être l’ombre de Jacques Ork !

À ces mots, Karl le Rouge se prit à reculer comme devant l’apparition d’un spectre !

– Qu’est-ce que tu dis là ?

– Tu sais bien qu’il est dans le palais ! Qu’il rôde dans ce palais, reprit Régina, qui paraissait aussi affolée que le duc. Ismaïl l’a dit ! Ismaïl l’a vu ! Viens, mon amour ! Sans quoi il va nous tuer, comme tous les autres ! Tu vois bien, tu trembles, toi-même… Que veux-tu faire contre lui ! Rien ! Il est le maître de la Burg. !

Karl, depuis qu’il avait entendu prononcer le nom de Jacques Ork, semblait avoir perdu toute force de résistance, toute combativité ! Et il se laissa rejeter hors de la bibliothèque, comme un enfant que l’on chasse. Quant à Régina, elle paraissait encore plus épouvantée que lui, mais cette épouvante décuplait ses forces, et elle referma sur eux deux, avec un fracas terrible, la porte qui séparait la bibliothèque de l’appartement de l’empereur… À ce bruit, des gardes, des laquais accoururent… Mais Régina, les bras tendus, barrant la porte, ne les laissa pas passer !

– On ne sait pas ce qui est derrière ! leur disait-elle… C’est peut-être la Dame blanche ! Oui, la Dame blanche est dans la bibliothèque ! n’est-ce pas, Karl ? Nous l’avons vue ! Nous avons vu la Dame blanche !

En entendant cela, personne n’insista pour entrer dans la bibliothèque, car l’idée même de la Dame blanche remplissait de terreur tous les hôtes et tous les gardes du palais, et même les soldats les plus braves… Sur ces entrefaites, la porte du cabinet de l’empereur s’ouvrit, et François et Tania apparurent sur le seuil. Ils demandèrent, anxieux, ce qui se passait. Régina, ordinairement si maîtresse d’elle-même, jura encore qu’elle avait aperçu dans la bibliothèque l’ombre de la Dame Blanche… une figure étrangement menaçante…

– Et qui ressemblait à Jacques Ork ! gronda Karl le Rouge, lequel n’avait pas encore lâché son revolver.

– Tu l’as vu, toi, Jacques Ork ? demanda l’empereur au duc de Bramberg.

– C’est la princesse qui l’a vu ! Mais moi, je l’ai entendu ! un mot… un seul… le mot : mort ! Il n’a pas dit autre chose, mais je l’ai entendu.

François fit aussitôt venir l’officier de service au palais, et une véritable battue avait été organisée dans toute la Hofburg. Il avait dit à l’officier :

– Un misérable se cache dans le palais, sous les voiles de la Dame blanche… Cherchez-le, trouvez-le, et amenez-le-moi vivant !

On ne lui amena ce misérable-là ni mort ni vivant, attendu qu’on ne trouva personne. Sur ce, le soir, il y eut une sorte de conseil de famille, où l’impératrice Gisèle elle-même ne dédaigna point de se trouver. Il y fut question, à mots couverts, de certains dangers mystérieux qui étaient suspendus sur la tête de tous les membres de la famille… et de la nécessité où on allait être, par prudence, d’abandonner pendant quelques semaines la vieille Hofburg.