ÉPILOGUE – MADEMOISELLE DE FOUGUERAY

 

I – ALGÉSIRAS

À l’extrémité sud-ouest de l’Europe, au plein sud de la péninsule espagnole, et à l’entrée de ce canal étroit creusé entre les deux vieux continents par quelque bouleversement gigantesque, par quelque cataclysme effroyable, et qui du lac méditerranéen a fait une mer tributaire du vaste Océan, se creuse dans les terres, en découpures capricieuses, une énorme baie, profonde et sûre, fréquentée dès l’enfance de la navigation par les nombreux navires de toutes les nations maritimes. Cette baie est celle d’Algésiras, dont les deux bras, s’élançant à droite et à gauche dans les eaux bleuâtres qui les baignent, semblent s’efforcer de tendre à l’Afrique une main amie, que celle-ci refuse de prendre en s’éloignant.

Par un phénomène bizarre, et qui prouve jusqu’à l’évidence que jadis les deux continents ont été violemment désunis, tout ce qui est saillie dans l’un est creux dans l’autre. De Ceuta au Spartel, du cap Trafalgar à la pointe d’Europe, on dirait une vaste langue de terre découpée par le milieu à l’aide d’un seul coup d’un emporte-pièce : ici un promontoire, en face une baie ; à droite et à gauche, les deux versants opposés d’une montagne tranchée par son centre en deux parties égales. De sorte que si, par un effort titanesque, un rapprochement subit avait lieu, creux et saillies rentreraient les uns dans les autres pour ne former qu’un même tout, exactement comme la chose se pratique dans ces jeux de casse-tête chinois qui font la joie et le désespoir de l’enfance. Néanmoins, l’Afrique semble se renfermer dans son impassibilité orientale et se recule devant les démonstrations amicales que lui font les deux bras étendus de sa vieille sœur l’Europe. Ces deux bras, ces deux points extrêmes, sont Gibraltar et Tarifa.

Gibraltar, avec sa montagne aride descendant à pic dans la mer, comme s’enfonce en face d’elle la montagne des Singes, qui lui sert de pendant sur la terre africaine, Gibraltar, avec ses maisons anglaises, ses jardins impossibles, sa fumée de charbon de terre, ses sentinelles aux habits rouges, abritées des ardeurs du ciel sous de petits toits en paille ; Gibraltar, avec ses canons qui percent le roc et montrent leurs gueules menaçantes comme des milliers de têtes d’épingles enfoncées dans une grosse pelote de soie brune.

Tarifa avec ses maisons mauresques, ses habitudes arabes, ses femmes enveloppées dans leur « haich » savamment drapé, qui leur couvre la figure et ne laisse passer que l’éclair d’un grand œil noir frangé de cils d’ébène ; Tarifa, enfin, avec ses balcons espagnols aux verts feuillages, et ses rues désertes à l’heure du soleil.

Au centre du golfe, assises sur la terre du Cid, on voit, à droite, San-Roque, à gauche, Algésiras, toutes deux véritables villes espagnoles, toutes deux filles non dégénérées de la poétique Andalousie. Puis pour horizon les montagnes qui entourent Grenade. Sur la tête un soleil sans nuage. Sous les pieds une mer calme et azurée. Gibraltar est un diamant maritime de l’Europe, et, suivant leur habitude, les Anglais l’ont fait monter pour le passer à leur doigt. Ils ont dédaigné les autres points du golfe dont la position topographique, pour être tout aussi pittoresque, est bien moins défendue par la nature. Mais ces considérations, dont le développement nous entraînerait trop loin, ne sont pas du ressort du roman. Contentons-nous de dire au lecteur que, sans plus ample peinture, nous le conduisons dans la baie que nous venons de nommer. Treize mois se sont écoulés depuis le moment où nous avons interrompu notre récit. C’est au mois de janvier 1794 que nous allons le reprendre.

Il est dix heures du matin ; l’air est tiède et le soleil rayonnant. Une forte brise de l’est souffle dans le détroit et augmente la force du courant qui porte la Méditerranée vers l’Océan. Un navire vient de doubler le rocher de Gibraltar et se dirige vers le centre du golfe. Ce navire est le lougre le Jean-Louis.

À l’avant, le vieux Bervic est appuyé sur les bastingages et contemple avec indifférence le riche paysage qui se déroule sous ses regards blasés. Un groupe de cinq personnes est à l’arrière. C’est d’abord Marcof, puis Keinec, Jahoua et Piétro. Ils entourent un siège sur lequel est assise une femme aux traits amaigris, aux longs cheveux blonds, à l’expression mélancolique.

Cette femme peut avoir quarante ans. Toute sa personne est empreinte d’un cachet indéfinissable de distinction et de noblesse. Sa bouche souriante, son front pur, ses yeux aux doux rayonnements, aux regards bienveillants, indiquent l’ineffable bonté de l’ange qui a souffert et qui pardonne à ses bourreaux. Elle écoute avec une anxiété visible les paroles de Marcof, qui semble terminer un long récit.

– Après ? demanda-t-elle en voyant le marin s’interrompre.

– Après ?

– Oui.

– Piétro vous donnera plus de détails, mademoiselle. Qu’il complète mes révélations.

L’inconnue se tourna alors vers l’Italien.

– Vous avez entendu, mon ami. Voulez-vous avoir la bonté de parler à votre tour ? Surtout n’omettez rien ; racontez les plus légers détails. Vous devez penser à quel point ce récit m’intéresse. Ne vous inquiétez pas de mes larmes, si elles coulent encore. Il faut bien que je sache tout.

Piétro interrogea Marcof du regard.

– Parle ! répondit le marin.

L’Italien s’inclina respectueusement devant son interlocutrice et commença :

– Ce que je vais vous dire, mademoiselle, je l’ai déjà raconté à Marcof, et je le tiens de la bouche même de Cavaccioli, l’ami de Diégo. Voici ce qui s’est passé après que Marcof vous eut arrachée à une mort certaine. Diégo et Raphaël avaient emporté la cassette contenant les papiers de vos deux frères. Il paraît que dans ces papiers ils découvrirent un secret de famille.

– Secret que je puis vous révéler maintenant, interrompit l’inconnue, car ce secret n’en est plus un. Il faut que vous sachiez, messieurs, qu’en 1768 mon père fut exilé de France par ordre du roi Louis XV. Il avait eu le malheur de déplaire à madame Du Barry, et de s’être déclaré le partisan zélé de M. de Choiseul et des parlements. Libre de choisir le lieu de son exil, il adopta l’Italie, et vint avec sa famille s’installer à Rome. Nous étions trois enfants. L’aîné, mon frère, qui devait un jour hériter du nom et des armes de la famille, était alors le vicomte de Fougueray. Le second se nommait le chevalier de Tessy ; et moi enfin, Marie-Augustine de Fougueray. Les premières années de notre séjour dans la capitale du monde chrétien se passèrent calmes et heureuses. Mon père avait fait réaliser une grande partie de sa fortune. Il ne possédait plus en France qu’une petite terre située dans la basse Normandie. Nous vivions grandement à Rome. Enfin le malheur s’abattit sur nous. Nous perdîmes notre père. Mon frère aîné sollicita du roi notre rentrée en France et il l’obtint. Nous résolûmes de quitter l’Italie. Nous étions alors en 1774.

La pauvre femme s’arrêta comme dominée par l’émotion, puis elle reprit :

– Il y avait douze années que j’avais quitté la France. Notre nom n’était pas oublié ; mais il n’en devait pas être de même de nos personnes. Nous étions enfants lors du départ de notre père, et nous allions revenir personnages d’importance. Qui nous reconnaîtrait ? Nous n’avions plus de proches parents. Qui nous attendrait, qui nous recevrait avec joie ? Nous n’avions pas d’amis, nous étions bien seuls tous trois. Aussi n’étions-nous pas pressés de revoir la patrie. Mon frère aîné, le comte de Fougueray, nous proposa de visiter la partie de l’Italie que nous ne connaissions pas encore. J’avais un vif désir de parcourir les Calabres. Nous partîmes. Hélas ! qui nous ayant vus joyeux au départ aurait pu supposer les malheurs sans nombre qui furent les suites de ce voyage ? Mes deux frères tués sous mes yeux ! Et moi !… moi !… Oh ! que serais-je devenue sans la miséricordieuse intervention de celui qui m’a défendue au péril de ses jours ! Marcof ! comment vous exprimer jamais ce que je vous dois de reconnaissance ?

– En aimant ceux près desquels je vous conduis, répondit le marin, qui d’un geste désignait la terre.

– Sommes-nous donc si près du port ?

– Voici Algésiras, et bientôt des mains amies vont serrer les vôtres. Il y a entre vous et eux la fraternité du malheur, car vous avez tous souffert les tortures imposées par les mêmes bourreaux.

– Mais comment se fait-il que ces hommes aient eu l’audace de commettre une telle infamie ?

– Vous allez le savoir en écoutant Piétro. Continue, mon ami.

Piétro reprit :

– La cassette que Diégo et Raphaël avaient emportée contenait probablement la relation exacte de tout ce que vous venez de dire, mademoiselle.

– Sans doute. Le chevalier avait l’habitude de tenir par écrit un compte régulier des moindres actions de sa vie. Il nommait cela son journal. Hélas ! je prévois que ce soin puéril est devenu la source d’une partie des malheurs qui sont arrivés.

– Vous ne vous trompez pas. Ces deux hommes, sachant bien que personne en France ne vous connaissait, et croyant sans doute trouver dans le nom de Fougueray une source intarissable de fortune, prirent la résolution de remplacer vos deux frères. Ils avaient en leur puissance tous vos papiers de famille. Ils étaient à peu près du même âge que les deux gentilshommes assassinés. Ils ne manquaient ni d’esprit ni d’intelligence ; lors même qu’ils vous eussent rencontrée, ils vous eussent accusée d’imposture. Je dois vous dire maintenant que Diégo avait ramassé dans les boues de Naples une femme dont il avait fait sa maîtresse. Cette créature, belle comme une madone du Titien, avait seize ans à peine à l’époque dont vous parlez. Mais son artifice et sa perfidie avaient devancé l’âge pour en faire une courtisane éhontée et dangereuse. À elle revint le rôle de la jeune fille. Hermosa se fit appeler Marie-Augustine de Fougueray. Ce fut sous ces noms volés qu’ils s’embarquèrent à Messine. C’est là tout ce que Cavaccioli en avait su.

– Le reste est facile à comprendre, reprit Marcof. Une fois à Paris, les bandits dissipèrent promptement leur fortune. Ils se souvinrent alors de la beauté d’Hermosa. Le marquis de Loc-Ronan fut la première proie qui tomba dans leurs filets.

– Et ces monstres sont morts ? demanda Marie-Augustine.

– Oui, mademoiselle. Le premier, Raphaël, fut empoisonné par ses deux complices. Hermosa, elle, tomba frappée par une balle qui m’était destinée, et Diégo fut tué par M. de Boishardy, dont je vous ai souvent parlé.

– Justice du ciel ! murmura mademoiselle de Fougueray, tes décrets sont inévitables.

Il y eut un moment de silence. Marie-Augustine semblait absorbée dans de sombres réflexions. Enfin, elle fit un effort pour s’arracher aux pensées qui assombrissaient son doux visage, et s’adressant à Marcof :

– Ainsi, dans quelques heures, je vais connaître le marquis de Loc-Ronan ? demanda-t-elle, tandis que son regard errait sur la côte voisine.

Le lougre doublait en ce moment le port militaire, et mettait le cap sur Algésiras. Les maisons de Gibraltar apparaissaient sur la droite, accrochées à la base du rocher dénudé.

– Dans moins d’une heure, mademoiselle, répondit le marin, vous serez près du marquis et de sa digne femme.

– Elle a quitté le voile ?

– Pas encore ; mais je veux qu’elle vous doive le bonheur de reprendre le nom de son époux.

– Comment cela ?

– Le voyage que je viens d’accomplir avait un double but. Jusqu’à ce jour, j’avais voulu vous laisser entièrement à vos tristes souvenirs et ne pas y mêler le spectacle du bonheur d’autrui. Aujourd’hui, grâce au ciel, la force vous est revenue, et après vous avoir raconté les différentes particularités de la vie du marquis de Loc-Ronan, je puis reprendre mon récit au moment où je l’avais interrompu. Nous avons encore près d’une heure avant de nous occuper du mouillage. Vous plaît-il de m’écouter ?

– De grand cœur ; parlez vite. Vous vous étiez arrêté à l’instant où, grâce à votre dévouement, à celui de vos amis, vous veniez d’arracher votre frère, pardon, M. le marquis…

– Oh ! interrompit Marcof, vous pouvez dire « mon frère ». Philippe a fait serment de ne me revoir jamais si je n’acceptais pas ce titre.

– Eh bien, votre frère, qui sans doute est digne de vous, vous veniez de l’arracher, dis-je, à une mort certaine.

– C’est cela même, mademoiselle. Je vous ferai grâce, cependant, des détails des nouveaux dangers que nous avons courus pendant trois mois, et de la joie qu’éprouva mademoiselle de Château-Giron en revoyant son époux. Bref, j’exigeai que Philippe abandonnât, momentanément au moins, cette terre de Bretagne sur laquelle il avait tant souffert. Sa santé délabrée ordonnait impérieusement le calme et le repos. Lui ne voulait pas partir ; il se devait, disait-il, à ses amis et à la cause royale. Sa pauvre femme se désespérait. Encore six semaines de fatigues, et Philippe se mourrait d’épuisement. Alors je n’hésitai plus ; j’employai la ruse et la force pour l’embarquer à bord de mon lougre. Une fois en mer, il me maudit d’abord, puis il m’embrassa ensuite. La jeune fille dont je vous ai parlé, cette Yvonne, qui, elle aussi, avait si cruellement souffert, se partageait avec Julie le soin de veiller sur le malade. Il fallait un ciel pur, un air chaud, un pays calme pour rendre la santé à Philippe. J’avais toujours été charmé par le paysage qui nous entoure ; je connaissais quelques braves gens à Algésiras, et cette petite ville présentant toutes les conditions exigibles, je résolus d’y conduire Philippe. Puis j’étais poussé encore par deux autres pensées ; je voulais aller en Italie, et l’Espagne se trouvait sur ma route. En Italie, j’avais deux missions à remplir ; la première vous concernait.

– Brave et excellent cœur ! murmura mademoiselle de Fougueray avec une émotion profonde ; vous n’avez jamais songé qu’aux autres, et vous avez été la providence de tous ceux qui vous ont approché.

– Je remplissais un devoir, mademoiselle. Piétro, en me racontant la vérité, en m’apprenant quels étaient les deux gentilshommes dont Diégo et Raphaël avaient pris les noms, Piétro me parla de la jeune fille qui les accompagnait. Il savait que cette jeune fille avait été sauvée par moi. Jusqu’alors je n’avais pu m’informer de ce qu’elle était devenue. Lorsque, arrivés tous deux à Messine, je vous avais remise dans cette maison de santé, mademoiselle, votre état alarmant ne me permettait pas d’espérer une prompte guérison.

– Oui, interrompit Marie-Augustine ; j’étais privée de la raison. La terreur m’avait rendue folle. Hélas ! je suis restée dix-sept ans dans ce malheureux état ! Le docteur Luizzi ne m’a jamais abandonnée. Et pourtant j’étais pauvre, je ne possédais rien. Ce digne homme avait gardé un si profond souvenir de votre généreuse action, Marcof, car il savait, lui, ce que je n’ai appris que plus tard, c’est-à-dire que vous m’aviez laissé tout ce que vous possédiez, payant de votre travail votre passage en France, le docteur Luizzi, vous disais-je, avait conservé de cette action un tel souvenir qu’il reporta sur moi toute la tendresse née de l’admiration qu’elle lui avait inspirée. Quand, il y a deux ans, je revins à la raison, il m’offrit de m’avancer l’argent nécessaire pour me mettre à même de retourner en France. Mais, il y a deux ans, la France était déjà interdite aux familles nobles. Il me fallut demeurer à Messine. C’était dans l’endroit même où vous m’aviez laissée que vous deviez me retrouver.

– J’ignorais ces détails, reprit Marcof. Mon frère lui-même m’engagea vivement à me rendre en Sicile et me fit promettre de vous ramener près de lui si vous viviez encore. Cette espèce de similitude qui régnait entre les malheurs qui vous avaient accablés tous deux, lui faisait considérer mademoiselle de Fougueray comme faisant réellement partie de sa famille. Julie elle-même désirait vivement vous connaître, car elle vous savait désormais seule au monde. Aller à Messine et vous ramener près d’eux était donc d’abord le premier but de mon voyage en Italie.

– Et le second ? demanda Marie-Augustine.

Au lieu de répondre, Marcof appela un mousse qui rôdait autour du mât d’artimon. L’enfant accourut.

– Descends dans ma cabine, dit le chef, et apporte-moi le portefeuille en cuir rouge que tu trouveras sur ma table.

– Oui, commandant, répondit le mousse en se précipitant pour exécuter l’ordre qu’il venait de recevoir.

Il reparut promptement tenant à la main le portefeuille indiqué. Marcof le prit et l’ouvrit ; il en tira une large enveloppe toute constellée de cachets ; au centre étaient empreintes sur la cire les armes papales. La suscription portait :

À Mademoiselle Julie de Château-Giron.

Les cachets étaient volants. Marcof tendit l’enveloppe à mademoiselle de Fougueray.

– Prenez ! dit-il.

– Qu’est-ce que cela ? répondit-elle en tournant l’enveloppe de tous côtés.

– Veuillez ouvrir et lire.

Marie-Augustine s’empressa d’user de la permission. Elle déploya une large feuille de parchemin couverte d’écritures.

– Ah ! fit-elle après l’avoir parcourue du regard. Sa Sainteté consent à relever mademoiselle de Château-Giron des vœux qu’elle avait prononcés. Il lui est permis de demeurer près de son époux et de reprendre le titre auquel elle a droit. C’est donc pour cela que nous avons touché à Civita-Vecchia et que vous êtes allé à Rome ?

– Pour cela même, mademoiselle.

– Et vous voulez, n’est-ce pas, que ce soit moi qui remette cette lettre à la marquise ?

– Je vous en prie !

En ce moment Bervic, son chapeau ciré à la main, s’approcha du groupe.

– Tout est paré pour le mouillage, dit-il.

– Bien, répondit Marcof.

Puis, se tournant vers Keinec qui était demeuré immobile près de Jahoua, sans mêler un mot à la conversation qui venait d’avoir lieu :

– Veille à la manœuvre, lui dit-il.

Keinec s’élança sur le banc de quart et Jahoua s’approcha du bastingage. Marcof les suivit des yeux et laissa échapper un geste d’impatience.

– Qu’avez-vous, mon ami ? demanda Marie-Augustine.

– J’ai que je serais complètement heureux si ces deux gars pouvaient l’être également.

– Pauvres jeunes gens !

– Oui, plaignez-les, car ils sont véritablement à plaindre. Jadis ennemis acharnés, maintenant frères dévoués l’un à l’autre, le bonheur du premier doit faire le malheur du second.

– Leur amour n’a pas faibli ?

– Nullement.

– Et lequel Yvonne aime-t-elle ?

– Elle préfère Jahoua, mais la pauvre enfant s’efforcera d’aimer Keinec ; c’est lui qu’elle doit épouser.

– Pourquoi ?

– Ne vous rappelez-vous pas l’histoire de ce serment, que je vous ai racontée ?

– La jeune fille devait épouser celui qui la sauverait ?

– Oui, et Keinec est celui-là.

– Pourtant, il semble plus triste que son compagnon.

– Il l’est davantage, en effet. C’est un cœur d’or que celui de ce garçon-là. Depuis un an il lutte en secret contre son amour pour ne pas être un obstacle au bonheur d’Yvonne et de Jahoua. Moi seul connais ce qui se passe dans son âme. Il y a un an, avant qu’Yvonne s’embarquât pour suivre Philippe et Julie, Keinec devait l’épouser. Il a volontairement retardé le mariage. Lors de notre arrivée à Algésiras, il a voulu faire ce voyage d’Italie avec moi. C’est entre eux une lutte perpétuelle de générosité. Chacun emploie la ruse pour ne pas se laisser vaincre ; ainsi Jahoua n’est pas marin, eh bien, il n’a jamais voulu quitter mon bord pour ne pas demeurer seul à terre près d’Yvonne. Oh ! les pauvres enfants sont véritablement malheureux. Cependant il faut que cet état de choses ait un terme. Nous allons débarquer, et le mariage doit avoir lieu : eh bien, j’ai peur, je crains un funeste dénouement.

– Que Dieu nous aide ! murmura Marie-Augustine.

– Mouille ! interrompit la voix rude de Keinec.

La chaîne fila sur le fer de l’écubier et une légère secousse indiqua que l’ancre venait de mordre le fond de sable.

– Commandant, dit Bervic en s’approchant, une chaloupe à tribord.

– C’est Philippe, Julie et Yvonne ! s’écria Marcof en se penchant sur le bastingage.

Puis, s’adressant à Marie-Augustine :

– Venez, dit-il, venez, mademoiselle, que je vous présente votre nouvelle famille.

Mademoiselle de Fougueray, très émue, se leva et s’appuya sur le bras que lui offrait Marcof. Un canot accostait le lougre, et Philippe, s’élançant sur le pont, se retournait pour donner la main à sa charmante femme. Yvonne venait après elle. Keinec descendit lentement du banc de quart ; Jahoua le saisit par le bras.

– Viens donc aussi, lui dit-il ; viens saluer ta fiancée !

– Tu souffres bien, n’est-ce pas ? répondit Keinec.

– Non, fit le bon fermier en s’efforçant de sourire ; je suis heureux puisque tu vas l’être, et ton bonheur, vois-tu, c’est le mien.

Et Jahoua entraîna Keinec au-devant d’Yvonne. Pendant ce temps, Marcof avait présenté mademoiselle de Fougueray à son frère et à la marquise de Loc-Ronan. Tous trois s’accueillirent mutuellement comme de vieux amis.

– On vous a bien fait souffrir en mon nom, dit Marie-Augustine en pressant dans les siennes les mains que Julie lui avait tendues. Pourrez-vous jamais oublier assez pour m’aimer un peu ?

 

II – Le Moniteur du 25 FRIMAIRE AN III

Philippe de Loc-Ronan habitait une charmante petite maison située sur le bord de la mer, et enfouie au milieu de touffes de jasmins, d’orangers et de grenadiers.

Le lendemain du jour qui suivit l’arrivée du Jean-Louis, la joie la plus vive régnait parmi la petite famille.

Marie-Augustine avait trouvé une sœur dans la personne de Julie de Loc-Ronan.

Marcof, heureux du bonheur dont, à juste titre, chacun le prétendait l’auteur, Marcof, disons-nous, n’avait plus qu’une préoccupation, celle de voir terminer l’union d’Yvonne et de Keinec. Mais Keinec était sombre et rêveur : Yvonne lui prodiguait en vain des témoignages de tendresse. Jahoua affectait inutilement une indifférence complète à l’égard de la jeune fille, rien ne parvenait à dissiper les nuages qui couvraient le front du jeune gars. Philippe de Loc-Ronan partageait les préoccupations de son frère. Il aimait Yvonne qui l’avait entouré de soins dignes d’une fille dévouée. Son cœur reconnaissant voulait le bonheur de Keinec, qui avait risqué ses jours pour sauver les siens, et il admirait la grandeur d’âme du fermier qui, plus fort que le Spartiate, riait quand le désespoir et le chagrin le dévoraient. Mais Jahoua tenait son serment ; Jahoua se sacrifiait, et il essayait de cacher ses souffrances.

Le soir du jour dont nous venons de parler, les différents personnages qui habitaient la petite maison d’Algésiras étaient réunis dans une vaste salle du rez-de-chaussée. Marcof venait d’entrer en tenant à la main un paquet de journaux.

Le courrier anglais de Gibraltar avait apporté, le jour même, des nouvelles de France.

Chacun était avide de connaître ce qui s’y passait. Philippe ouvrit les journaux et les parcourut rapidement. Tout à coup il fit un geste d’étonnement, et son regard exprima une joie vive et inattendue.

– Qu’est-ce donc, mon ami ? demanda la marquise.

– Ce journal… répondit Philippe en désignant le numéro du Moniteur qui portait la date du 25 frimaire an III de la République française.

– Eh bien ? fit Marcof.

– Il s’agit de Carrier.

– De Carrier ?

– Oui.

– Encore de nouveaux crimes ?

– Non ; un juste châtiment.

– Il est mort ?

– Guillotiné à Paris, le 13 décembre dernier.

– Ah ! s’écria Marcof ; il y a une justice au ciel !

Et, s’emparant du journal, il lut à haute voix les détails de la condamnation du terrible proconsul.

Après avoir donné rapidement connaissance du procès, il en arriva aux lignes suivantes :

« … Séance du 25 frimaire an III de la République française une et indivisible.

« Après de longs débats, après une défense habilement conçue, le représentant du peuple Carrier, sur la déclaration de nombreux témoins, dont les paroles ont fait plus d’une fois frémir l’auditoire, a été déclaré coupable d’avoir donné des ordres d’exécution, sans jugement préalable, signés de lui, et que le tribunal lui représente.

« Deux de ses coaccusés, le citoyen Pinard et le citoyen Grandmaison, l’un comme lieutenant de la compagnie Marat, l’autre comme membre du comité du département, convaincus de complicité avec le citoyen représentant, sont également déclarés coupables.

« En conséquence, les accusés Carrier, Pinard et Grandmaison sont condamnés à la peine de mort.

« Les autres accusés, considérés comme instruments passifs, sont renvoyés purement et simplement, déclarés innocents des crimes reprochés aux trois premiers. »

– Ainsi, s’écria Marcof en s’interrompant, ce misérable Carfor n’avait pas été tué par moi, comme je l’espérais. Je l’avais cependant vu tomber, et ma balle l’avait atteint à la tête.

– Mon Dieu ! dit Marie-Augustine, qui donc avait pu pousser cet homme au crime ?

– Rien autre que ses propres instincts, répondit Jahoua. J’ai connu jadis ce Ian Carfor en Bretagne. Avant d’être berger, sorcier et espion, il avait été garçon de ferme chez mon père. Obéissant à ses vices épouvantables, il avait volé et laissé accuser un pauvre gars innocent. Ce fut moi qui découvris son crime et qui avertis mon père. Un hasard me fit surprendre Carfor au moment où il accomplissait un nouveau vol. Chassé honteusement de la ferme, il me voua une haine mortelle. Trop lâche pour me braver ouvertement, il chercha à exploiter la haine d’un ami.

– La mienne, interrompit Keinec. Le monstre m’avait conduit à commettre un assassinat, et Dieu sait ce qui serait arrivé sans l’intervention de Marcof !

– Il a conservé jusqu’au dernier moment toute l’atrocité de son caractère, ajouta Philippe, qui venait d’ouvrir un autre journal. Voici ce que l’on écrit sur l’exécution de ces trois hommes : « Carrier et ses deux coaccusés ont marché tous trois à l’échafaud, le premier protestant énergiquement de son innocence, et disant qu’il n’avait fait qu’exécuter les ordres de la Convention. Au moment de l’exécution, et tandis que les aides du bourreau s’emparaient de Grandmaison qui devait mourir le premier, Pinard, transporté d’une sorte de rage, se précipita tête baissée sur Carrier, et, le frappant à la poitrine avec violence, le jeta presque sans vie sur les degrés de l’échafaud. Peut-être allait-il se porter à de nouveaux excès sur son complice, lorsqu’on parvint à l’entraîner et à le lier sur la bascule. Carrier, toujours inanimé, subit le dernier la peine capitale. »

– Les brigands sont morts, dit Marcof ; mais j’aurais voulu les frapper moi-même.

– Ne parlez pas ainsi ! fit Julie en saisissant la main du marin.

– Pourquoi ? j’écraserais sans pitié le scorpion que je rencontrerais sur ma route. Agir ainsi, c’est rendre service à l’humanité.

– N’importe ! ajouta Marie-Augustine ; ces nouvelles sont un grand soulagement pour nous : et puisque vous êtes résolu à retourner en France, au moins saurons-nous que vous n’aurez pas à redouter les poursuites de ces hommes.

– Tu es donc décidé, frère ? demanda Philippe.

– Il le faut, repartit Marcof.

– Tu pars… et je reste.

– Il le faut également. Tu n’es plus seul et tu as près de toi une pauvre femme qui a souffert, et qui mourrait de ta mort. Vis donc pour elle et consacre-toi à son bonheur ! Puis n’insiste pas. Mon parti est pris, mes ordres sont donnés. Demain le Jean-Louis reprend la mer. Peut-être pourras-tu bientôt rentrer en France. Nous avons emporté en partant une partie de la fortune de ta femme ; je te promets, quoi qu’il arrive, de te rapporter le reste dans moins d’une année. Allons, mes amis, ne vous attristez pas ; je pars demain ; que mes derniers moments soient gais, et qu’ils demeurent au fond de mon cœur comme un souvenir doux et bienfaisant qui m’aidera à supporter les fatigues et les dangers.

– À quelle heure l’appareillage ? demanda Yvonne.

– Après ton mariage, ma fille ; je veux assister à la bénédiction nuptiale avant mon départ.

– Eh bien, dit Jahoua en souriant, vous pourrez lever l’ancre de bon matin ; car j’ai prévenu le prêtre aujourd’hui même, et il bénira les époux au point du jour. Maintenant, Marcof, j’ai une grâce à vous demander.

– Laquelle ?

– Laissez-moi partir avec vous.

– Volontiers, mon gars.

– Oui, mais j’entends partir comme marin. Je ne veux plus vivre à terre. La Bretagne est saccagée, ma ferme est brûlée ; je n’ai plus rien. Engagez-moi !

– Ta place est prête à mon bord. Tu prendras celle qu’avait Keinec.

– Merci !

Keinec se leva brusquement.

– Où vas-tu ? demanda Marcof.

– À bord du lougre ; puisque tu pars demain, il faut que je transporte à terre le peu que je possède.

– Je vais avec toi, dit vivement le fermier.

– Non, non, demeure ; avant une heure je serai de retour.

Et, sans attendre une réponse, le jeune homme s’élança au dehors. Marcof frappa du pied avec impatience. Yvonne s’était levée avec inquiétude. Jahoua allait sortir, lorsque le marin le retint.

– Laisse-le faire, dit-il ; moi-même je vais à bord pour donner les derniers ordres, je saurai bien le ramener.

*

* *

Une heure du matin venait de sonner à la charmante église de la petite ville, et un morne silence régnait dans le jardin attenant l’habitation du marquis. Une fenêtre du rez-de-chaussée donnant sur un massif était seule ouverte. Yvonne, la tête enveloppée dans ses petites mains, y était accoudée. La pauvre enfant pleurait en étouffant ses sanglots. Tout à coup les branches du massif s’écartèrent, une ombre traversa rapidement l’allée et s’approcha de la fenêtre. Yvonne surprise releva la tête.

– Jahoua ! murmura-t-elle.

– Oui, répondit le fermier, Jahoua qui voulait te voir une dernière fois et te parler.

– Keinec ?

– Il n’est pas revenu.

– Mon Dieu !

– Oh ! sois sans crainte ! il est à bord avec Marcof. Mais écoute, Yvonne, le temps presse, il faut que je te parle. Yvonne, tu sais si je t’ai aimée, si je t’aime encore. Je donnerais sur l’heure la moitié de ce qui me reste à vivre pour qu’il me fût permis de passer l’autre moitié près de toi. Hélas ! un pareil bonheur m’est refusé ! Tu pleures, tu es émue, tu m’aimes encore peut-être ?

– Oui, murmura la jeune fille.

– Alors, c’est au nom de notre amour à tous deux, que je te conjure de m’oublier. J’aime Keinec presque autant que je t’aime. Tu lui appartiens. Nous nous devons au serment prononcé lorsque nous te croyions à jamais perdue pour nous. Keinec t’a sauvée. Keinec a vengé la mort de ton père. Keinec t’aime autant que je t’aime. Épouse-le, Yvonne, épouse-le sans regrets. Deviens sa compagne et rends-lui amour pour amour. C’est un grand cœur, fais qu’il soit heureux !

– Oh ! s’écria la jeune fille, demain je serai sa femme, et je te jure, par la mémoire de mon père, d’être pour lui une compagne aimante et fidèle ; mais que veux-tu, Jahoua ! demain il faudra que je sourie ; laisse-moi pleurer cette nuit.

– Pleure donc, pauvre enfant, pleure, et que ces larmes te donnent la force nécessaire pour accomplir le sacrifice.

– J’aurai du courage, Jahoua ! Jahoua ! je saurai lutter et être digne de toi et de lui.

– Adieu alors ! adieu pour longtemps, pour toujours peut-être.

– Mon Dieu ! ne te reverrai-je donc plus ?

– Keinec connaît mon amour ; Keinec sait que tu m’as aimé ; ma présence pourrait le faire souffrir plus tard. Il ne le faut pas. Demain, après la bénédiction, je m’embarque avec Marcof, et j’irai chercher l’oubli dans les dangers. Adieu donc, Yvonne ! adieu ; c’est là tout ce que je voulais te dire. Sois forte maintenant ; sois digne de celui qui va recevoir ta foi.

Et le jeune homme, serrant avec force la main de la jeune fille, s’élança sans oser tourner la tête, et disparut dans le jardin. Yvonne leva les yeux vers le ciel, et, refermant la fenêtre, alla s’agenouiller devant une image de la Vierge apposée dans un angle de la chambre. Le silence régna de nouveau dans le petit jardin. Alors du massif même qu’avait traversé Jahoua sortit un homme qui, pendant toute la conversation précédente, s’était tenu blotti sans mouvement. Cet homme était Keinec.

Depuis deux heures il guettait, pour ainsi dire, les sanglots d’Yvonne sans avoir eu le courage de se montrer. Enfin il allait le faire, lorsque Jahoua était arrivé. Alors il avait écouté. Lorsque le jardin était devenu désert et silencieux, il s’était relevé doucement, ainsi que nous venons de le dire. Il demeura un moment immobile. Il fit ensuite quelques pas dans la direction de la fenêtre d’Yvonne, puis il s’arrêta de nouveau.

Enfin, prenant un parti décisif, il traversa le jardin, franchit le petit mur qui servait d’enclos, et gagna le bord de la mer.

Le Jean-Louis se balançait à une demi-lieue en rade. Aucune embarcation n’était sur la grève. Keinec se déshabilla, attacha ses effets sur une planche, se jeta à la nage, et, poussant la planche devant lui, il se dirigea vers le lougre. Arrivé sous le beaupré, il saisit une amarre et grimpa lestement à bord. Bervic veillait sur le pont.

– Où est Marcof ? demanda le jeune homme en reprenant ses habits.

– Dans sa cabine, répondit le vieux marin.

– Merci.

Et Keinec s’élança dans l’entrepont.

Marcof effectivement était assis dans son hamac, et paraissait absorbé dans ses rêveries.

Keinec courut à lui.

– Que veux-tu ? demanda vivement le marin en remarquant la profonde altération des traits de son ami.

– Je veux qu’Yvonne soit heureuse ! répondit Keinec d’une voix sourde ; je veux que tu m’aides à assurer son bonheur, et je vais te dire ce qu’il faut que tu fasses.

 

III – LE MARIAGE

À l’aube naissante du jour, Julie et Marie-Augustine vinrent frapper à la porte d’Yvonne. Les deux femmes voulaient parer de leurs mains la jeune fille. Chacune lui apportait un souvenir d’amitié et un témoignage d’affection : Yvonne souriante, la pauvre enfant avait séché ses larmes, Yvonne écoutait avec une respectueuse reconnaissance les douces paroles murmurées à son oreille.

Julie surtout, la sainte créature qui, mieux que personne, comprenait l’abnégation de soi-même, Julie, qui avait deviné depuis longtemps ce qui se passait dans le cœur de la jeune fille, lui prodiguait les mots les plus affectueux. À sept heures et demie Yvonne était prête.

Le mariage devait avoir lieu à huit. Yvonne voulut aller saluer le marquis. Les trois femmes croyaient Keinec et Marcof auprès de Philippe. Elles n’y trouvèrent que Jahoua qui, paré de ses plus beaux habits, devait servir de témoin à la jeune fille.

– Keinec n’est-il donc pas ici ? demanda Julie avec étonnement.

– Non, répondit Philippe ; il se prépare sans doute. Il aura passé la nuit à bord du Jean-Louis, et Marcof va nous le ramener.

– Nous allons sans doute voir les embarcations du lougre, ajouta Jahoua en s’approchant de la fenêtre qu’il ouvrit.

Le fermier poussa un cri étouffé. Puis il passa la main sur ses yeux et regarda encore.

– Mon Dieu ! dit-il.

– Qu’est-ce donc ? s’écria Julie effrayée en accourant près de lui.

– Le Jean-Louis n’est plus au mouillage !

– Impossible ! s’écria Philippe en s’élançant à son tour.

– Mon Dieu ! qu’est-ce que cela veut dire ? murmura Yvonne en pâlissant.

– La rade est nue ! fit le marquis avec stupeur.

En ce moment on ouvrit la porte du salon et un domestique entra.

– Que voulez-vous ? demanda Philippe en voyant le valet s’avancer vers lui.

– C’est une lettre, monseigneur, que le commandant m’a dit de vous remettre.

– Marcof ?

– Oui, monseigneur.

– Et quand vous a-t-il donné cette lettre ?

– Ce matin, à quatre heures.

– Pourquoi ne pas me l’avoir remise plus tôt ?

– Parce que le commandant m’avait ordonné expressément de ne la remettre à monseigneur qu’au moment de la célébration du mariage, et huit heures viennent seulement de sonner.

Philippe prit la lettre, fit un signe, et le valet sortit.

Tous attendaient avec anxiété.

Le marquis brisa le cachet d’une main tremblante.

Puis sa physionomie si noble s’illumina ; et tendant le papier à Julie :

– Lisez, dit-il, je me sens trop ému.

Julie parcourut la lettre ; et faisant un doux geste de la main :

« Cher frère, lut-elle, au moment où tu recevras ces lignes, le Jean-Louis sera en plein détroit. Il met le cap sur la France. Keinec est à bord. Le brave gars a voulu jusqu’à la fin se sacrifier au bonheur de celle qu’il aime.

« Sa volonté expresse est qu’Yvonne épouse Jahoua ce matin même. Il l’ordonne au nom de son propre bonheur. Keinec a voulu se tuer cette nuit.

« Maintenant il est calme ; et ce calme vient de la certitude où il est que sa volonté sera accomplie. Je lui en ai engagé ma parole. Que Jahoua et Yvonne obéissent et ne l’oublient pas. Pour moi, mon frère, je vais où tu sais : servir mon pays, et combattre les ennemis de la France.

« À bientôt, si j’en crois mes pressentiments secrets. Soyez heureux tous ; et quand le vent mugira, quand la tempête grondera, priez quelquefois pour les marins. Au revoir, frère ; au revoir à tous ceux que j’aime.

« MARCOF. »

Julie s’arrêta. Des larmes étaient dans tous les yeux. Yvonne sanglotait et n’osait pas regarder Jahoua. Philippe s’avança lentement vers eux.

– Enfants, leur dit-il d’une voix grave ; enfants, vous avez entendu ? Vous n’avez pas le droit de refuser. Keinec l’ordonne… Le prêtre vous attend au pied des autels, venez ; et nous prierons le Seigneur pour qu’il envoie l’oubli à l’un, le bonheur aux autres, le calme et le repos à tous.

À neuf heures, les cloches de la chapelle sonnaient à toutes volées pendant la bénédiction nuptiale.

Yvonne et Jahoua, courbés religieusement devant l’autel, échangeaient leur foi en présence du marquis, de Julie, de mademoiselle de Fougueray et du vieux Jocelyn.

À l’instant où le prêtre officiant élevait, en s’agenouillant, le divin calice, un navire doublait la pointe de Tarifa et longeait les côtes du Maroc.

Ce navire naviguait sous le pavillon de la vieille monarchie française : c’était le lougre le Jean-Louis.

Deux hommes, à l’arrière, laissaient errer leurs regards sur l’azur de la mer.

– Keinec, disait l’un, jadis je t’avais proposé de devenir mon second ; aujourd’hui tu me le demandes, la moitié de ce que j’ai t’appartient. Tu as perdu ta fiancée, mais tu as retrouvé un père. Viens dans mes bras, enfant, et sois fort, car ton cœur est grand ! Le passé porte le voile des veuves, l’avenir celui des vierges. Derrière nous les souvenirs, devant nous l’immensité de l’espérance. La main de Dieu sait mettre un baume sur chaque blessure ! Espère et regarde en avant !

FIN