3.
C’est dans ces premiers jours que Chvéïk passa chez le feldkurat que se place la visite qu’il fit à son ancienne logeuse, Mme Muller. Chvéïk ne trouva qu’une cousine de cette dernière, qui lui annonça, en pleurant, que Mme Muller, elle aussi, avait été arrêtée chez elle le jour même où elle avait conduit son locataire devant la commission de recrutement, dans l’île des Tireurs. Jugée par un tribunal militaire, la pauvre femme avait été envoyée au camp de concentration des prisonniers militaires à Steinhof. Elle avait déjà écrit de là-bas à sa cousine, à laquelle elle avait confié sa maison.
Chvéïk prit entre ses mains cette touchante relique et lut :
« Ma chère Anne, tout va très bien ici, surtout rapport à la santé. La voisine du lit d’à côté est toute rouge de… et nous avons ici aussi la petite… À part ça, tout va au mieux. Le manger est très abondant et nous ramassons des… de pommes de terre pour en faire de la bonne soupe. J’ai appris que M. Chvéïk était déjà… je te prie de t’informer où ça lui est arrivé, parce que je voudrais bien fleurir sa tombe, quand on en aura fini avec cette guerre. J’ai oublié de te dire que j’ai mis au grenier dans un coin une boîte avec un ratier, un tout petit chiot. Mais il y a déjà plusieurs semaines qu’il ne doit plus avoir eu à manger, il a mangé juste le jour où les… sont venus me chercher. Par conséquent, je crois qu’il doit être aujourd’hui… la même chose ».
La carte était sabrée par les lettres rouges de l’estampille : Zensuriert ! K. u. k. Konzentrationslager, Steinhof{37}.
– Vous savez, le petit chien était vraiment crevé, sanglota la cousine de Mme Muller, et votre chambre, je crois que vous ne la reconnaîtriez plus. Je l’ai louée à des petites couturières, et elles en ont fait un vrai salon, sur les murs il n’y a que des modes et la fenêtre est pleine de fleurs.
La cousine de Mme Muller écoutait à peine les consolations que Chvéïk lui prodiguait.
Tout en se lamentant, elle émit la supposition que Chvéïk était certainement déserteur, et en venant la voir il voulait son malheur. Elle finit par le déclarer une fripouille sans scrupules et le traita en conséquence.
– C’est rigolo, tout ce que vous me dégoisez maintenant, railla Chvéïk, ça me plaît. Eh ! bien, sachez-le, M’ame Kejr, vous avez raison, j’ai foutu le camp et me voilà déserteur… Mais, vous savez, ça n’a pas été si facile que ça, il a fallu que je descende à peu près quinze gendarmes et sergents… Surtout, motus, hein !…
Et Chvéïk s’éloigna de son foyer qui ne voulait plus de lui, en disant :
– J’ai donné à la blanchisserie quelques cols et plastrons, vous serez bien aimable, M’ame Kejr, d’aller les chercher quand vous aurez un petit moment. J’en aurai besoin en civil. Vous ferez aussi attention, s’il vous plaît, à mon costume dans l’armoire, que les mites ne me le bouffent pas. Vous direz aussi bonjour de ma part à ces demoiselles qui couchent dans mon lit.
Chvéïk dirigea ses pas vers le Calice. Lorsqu’elle l’aperçut, Mme Palivec déclara qu’elle ne lui servirait rien du tout, car il venait certainement de déserter.
– Mon mari, dit-elle en recommençant à débiter la vieille histoire, avait été si prudent, et le voilà en prison – et pour rien du tout, le pauvre homme ! Et dire qu’il y a des gens qui se promènent comme ils sortiraient de boire une bière et qui fichent le camp du régiment ! Vous savez que la semaine dernière, on a encore demandé après vous.
Plein d’intérêt, un vieux serrurier qui écoutait la conversation s’approcha de Chvéïk et lui souffla à l’oreille :
– Attendez-moi dehors ; j’ai quelque chose à vous dire.
Dans la rue, les deux hommes se comprirent tout de suite. Le serrurier s’obstinait à prendre au sérieux les paroles de Mme Palivec sur la désertion de Chvéïk.
Chvéïk protesta, mais en vain. Le serrurier lui confia que son fils avait déserté aussi et se cachait chez une tante à Jasena près de Josefov. Et il serra la main de Chvéïk en lui insinuant dans la paume un billet de vingt couronnes.
– C’est pour vos premiers besoins, dit-il en poussant Chvéïk dans un restaurant de vin qui tenait le coin de la rue, je vous comprends si bien ! vous n’avez rien à craindre avec moi.
Chvéïk revint tard dans la nuit chez le feldkurat qui, lui, n’était pas encore rentré.
Il arriva le matin seulement, réveilla Chvéïk et lui dit :
– Demain, nous disons une messe au camp. Tâchez de faire du café au rhum. Ou plutôt, faites un grog : j’aime autant ça, d’ailleurs.