5.

Tandis que des masses d’hommes armés, enfoncés dans les forêts qui bordent le Dunajetz et le Raab, demeuraient sous une grêle d’obus et que les pièces de gros calibre déchiraient des compagnies entières qu’engloutissait aussitôt le sol des Carpathes et qu’à tous les coins de l’horizon flambaient villes et villages, le lieutenant Lucas et son fidèle Chvéïk jouaient d’assez mauvais gré leur rôle dans l’idylle imposée par la dame qui avait fui son mari pour tenir le ménage du lieutenant.

La dame sortant tous les jours pour ses petites emplettes, le lieutenant en profitait pour délibérer avec Chvéïk des mesures à prendre.

– Ce qui me semble préférable à tout, mon lieutenant, serait d’annoncer qu’elle est ici à son mari qu’elle a quitté et qui la cherche, paraît-il, d’après la lettre que je vous ai apportée. Il faudrait lui envoyer une dépêche disant qu’elle est chez vous et qu’il n’a qu’à venir la chercher. On m’a parlé d’un cas du même genre qui s’est produit l’an dernier dans une villa près de Vsenory. Cette fois-là c’est la femme qui avait alerté son mari qui s’est empressé d’accourir et de les gifler tous les deux. C’étaient deux civils, mais, dans les mêmes conditions, on n’osera rien faire à un officier. Du reste, vous n’êtes absolument responsable de rien, puisque vous n’avez invité personne et que cette dame est partie de son propre mouvement. Vous verrez qu’un télégramme comme ça aura un effet merveilleux. Et s’il y a des voies de fait…

– C’est un homme très instruit, observa le lieutenant Lucas ; je le connais bien, c’est un négociant de houblon en gros, évidemment il faut que je lui parle… Envoyons le télégramme.

Celui-ci était rédigé en ces termes : « L’adresse actuelle de votre épouse est… », et il indiquait le logis du lieutenant.

C’est ainsi que Mme Katy eut un beau jour la désagréable surprise de voir entrer en coup de vent le marchand de houblon. Pendant que Mme Katy, conservant toute sa présence d’esprit, faisait les présentations : « Mon mari – le lieutenant Lucas », le visage du nouveau venu exprimait la bonne humeur et un empressement respectueux.

Le lieutenant ne voulut pas être en reste de politesse en disant :

– Veuillez vous asseoir, Monsieur Wendler.

Et tirant de sa poche un étui à cigarettes, il lui en offrit une.

Le distingué négociant en houblon prit correctement une cigarette et, bientôt entouré d’un nuage de fumée, dit posément :

– Comptez-vous aller au front sous peu, mon lieutenant ?

– J’ai demandé à être transféré au quatre-vingt-onzième de ligne à Boudéïovice et je le rejoindrai dès que j’aurai fini mon cours à l’École des volontaires d’un an. Nous avons un grand besoin d’officiers de réserve et nous constatons avec peine que peu de jeunes gens aujourd’hui se prévalent de leur droit au volontariat d’un an. Appelés sous les drapeaux, ils préfèrent faire leur service comme simples fantassins qu’acquérir l’honneur d’être officiers.

– Le commerce du houblon a énormément souffert du fait de la guerre, mais je crois qu’elle ne durera plus longtemps, dit le marchand en considérant tour à tour sa femme et le lieutenant.

– La situation de nos armées est très bonne, répondit le lieutenant Lucas ; personne ne doute aujourd’hui que la guerre ne doive finir par la victoire des Puissances centrales. La France, la Grande-Bretagne et la Russie ne pourront tenir contre le bloc de granit austro-turco-allemand. Il est vrai que nous avons essuyé quelques insuccès locaux. Mais aussitôt que nous aurons brisé le front russe entre les Carpathes et le Dunajetz moyen, la fin des hostilités sera assurée à bref délai. Les Français sont sur le point de perdre tout leur Est et les armées allemandes entreront bientôt dans Paris. Il n’y a aucun doute. En dehors de ça, nos opérations en Serbie continuent à se développer à notre grande satisfaction : on s’explique généralement mal le repliement de nos régiments, qui n’est en somme qu’un changement de position, fruit d’une habile stratégie. Du reste, nous en verrons bientôt la preuve. Veuillez suivre sur cette carte…

Le lieutenant Lucas prit doucement le marchand de houblon par le bras et le conduisit devant une grande carte du front russe, qui pendait au mur.

– Les Beskydes de l’est nous donnent une excellente ligne d’appui, de même que les divers secteurs des Carpathes, comme vous voyez. Il nous suffit de frapper un grand coup contre le front russe en cet endroit et nous ne nous arrêterons qu’à Moscou. La fin de la guerre est plus proche que nous ne le pensons.

– Et la Turquie ? fit le marchand qui se demandait comment amener la conversation sur l’objet de sa visite.

– Les Turcs tiennent ferme, répondit le lieutenant, en invitant son hôte à se rasseoir ; Hali bey, le président de la Chambre des députés, est arrivé à Vienne avec Ali bey. Le maréchal Liman von Sanders est nommé commandant en chef de l’armée turque des Dardanelles. Von der Goltz pacha a quitté Constantinople et se trouve à Berlin. Enver pacha, le contre-amiral Usedom pacha et le général Djevad pacha ont été décorés par notre empereur. Ce grand nombre de décorations en si peu de temps est un très bon signe.

Ils restaient assis en silence. Enfin, le lieutenant jugea bon de reprendre la parole :

– Quand êtes-vous arrivé à Prague, monsieur Wendler ?

– Ce matin.

– Je suis content que vous m’ayez trouvé chez moi, parce que, l’après-midi, j’ai mon cours à la caserne, et toutes les nuits je suis de service. Ainsi, mon appartement est pour ainsi dire inhabité, ce qui m’a permis d’offrir l’hospitalité à Madame Wendler. Ici personne ne la dérange, elle sort et elle rentre à son gré. Entre vieux camarades que nous sommes…

Le marchand de houblon toussa.

– Katy est évidemment une femme bizarre, monsieur, dit-il, et je vous remercie mille fois de tout ce que vous avez fait pour elle. Tout à coup l’envie la prend de venir à Prague, elle saute dans le premier train, en disant simplement aux domestiques qu’elle va soigner ses nerfs. J’étais en voyage, je suis rentré, la maison était vide et Katy envolée.

Et s’efforçant de prendre une expression de franchise, il menaça du doigt sa femme et lui demanda avec un sourire un peu forcé :

– Tu t’étais dit sans doute : puisque mon mari voyage, j’ai bien le droit d’en faire autant. Bien sûr, tu n’avais pas pensé…

Craignant que la conversation ne prît une tournure désagréable, le lieutenant mena encore une fois son rival devant la carte géographique et lui signala certains endroits marqués au crayon de couleur :

– Tout à l’heure, j’ai oublié de vous faire observer un curieux détail. Vous voyez cette grande ligne, recourbée en arc vers le sud-est, qui forme ici une sorte de tête de pont, constituée par ce groupe de montagnes. Toute l’offensive des Alliés porte sur ce point stratégique d’une extrême importance. Notre tâche à nous est de nous emparer du chemin de fer qui lie ce pont avec la principale ligne de défense de l’ennemi pour occuper la communication entre l’aile droite et l’armée du nord sur les bords de la Vistule. Est-ce que je m’explique assez clairement ?

Le marchand de houblon s’empressa d’affirmer qu’il avait tout très bien compris. Mais il avait compris surtout que le lieutenant voyait dans le reproche fait à sa fantasque épouse une allusion à leurs amours adultères. Il ne se départit donc point de son calme et de sa politesse, et reprit sa place devant la table.

– Cette guerre, ajouta-t-il, nous a fait perdre tous les débouchés de notre houblon à l’étranger. La France, la Grande-Bretagne, la Russie et les Balkans, autant de pays perdus pour notre exportation. Il ne nous reste que l’Italie, mais je crains qu’elle n’entre dans la danse, elle aussi. Ce qui me console un peu, c’est que quand nous aurons gagné la guerre nous pourrons dicter les prix dans le monde entier.

– L’Italie gardera strictement sa neutralité, dit le lieutenant pour le tranquilliser, c’est…

– Pourquoi alors, interrompit le marchand, pris d’une colère subite, car tout : le houblon, l’épouse et la guerre s’embrouillait dans sa tête, ne proclame-t-elle pas loyalement qu’elle est liée à l’Autriche-Hongrie et à l’Allemagne par les traités de la Triple-Alliance ? J’avais cru que l’Italie allait attaquer la Serbie. Alors la guerre serait finie depuis longtemps. Mais aujourd’hui mon houblon pourrit en magasin, les commandes à l’intérieur sont insignifiantes, l’exportation est nulle, et l’Italie reste neutre. Alors pourquoi l’Italie, je vous le demande un peu, avait-elle encore renouvelé en 1912 la Triple-Alliance ? Et le ministre italien des affaires étrangères, M. le marquis di San Giuliano ? Que fait-il, ce monsieur ? Est-ce qu’il dort ou quoi ? Savez-vous ce que je gagnais par an avant la guerre, et ce que je gagne maintenant ?

Il s’interrompit, puis, fixant toujours son regard furieux sur le lieutenant qui s’amusait placidement à souffler des anneaux de fumée qui se rompaient les uns contre les autres, il reprit :

– Ne vous imaginez pas que je ne suive pas les événements. Pourquoi les Allemands ont-ils reculé à la frontière quand ils étaient déjà devant Paris ? Et pourquoi ce duel d’artillerie acharné dans les régions entre la Meuse et la Moselle ? Savez-vous qu’à Combes et à Wœwre près de Marche trois brasseries sont brûlées, trois brasseries qui nous commandaient cinq cents sacs de houblon par an ? Dans les Vosges, une brasserie aussi est détruite, celle de Hartmansweiler, et une autre encore à Niederspach près de Mulhouse. Ça fait, en tout, douze cents sacs en moins par an. La brasserie de Klosterhœk a été six fois le théâtre de violents combats entre les Allemands et les Belges, trois cent cinquante sacs par an.

Son agitation augmentait tellement qu’il n’était plus en état de parler. Il se leva, s’approcha de sa femme et lui dit :

– Katy, tu vas t’en aller avec moi chez nous. Habille-toi.

– Vous ne pouvez pas vous imaginer combien tous ces événements m’énervent, ajouta-t-il pour s’excuser ; dans le temps j’étais beaucoup plus calme.

Mme Wendler partit dans la chambre à coucher pour se vêtir, et son époux dit encore au lieutenant :

– Ce n’est pas la première fois qu’elle me plaque comme ça. L’année dernière, elle est partie avec un professeur et je ne les ai retrouvés qu’à Zagreb. J’ai profité de l’occasion pour vendre à la brasserie municipale de Zagreb six cents sacs de houblon. En général, nous exportions des quantités de houblon dans l’Europe méridionale. Nous faisions des affaires d’or même à Constantinople. Aujourd’hui, nous voilà à moitié ruinés. Si notre gouvernement – comme on le dit – prend des mesures pour restreindre la fabrication de la bière à l’intérieur de la monarchie, il nous achèvera.

Allumant une cigarette que le lieutenant lui offrit, il dit :

– J’ai encore de la chance de n’avoir pas d’enfants. C’est désolant, tous ces soucis de famille.

Il se tut. Déjà Mme Katy, prête au voyage, apparut sur le seuil.

– Comment ferons-nous pour mes malles ? dit-elle.

– On viendra les chercher tout à l’heure, j’ai déjà fait le nécessaire, répondit le marchand de houblon, soulagé que tout se fût passé sans orage ; si tu veux encore faire quelques emplettes, il est grand temps de nous mettre en route. Le train part à deux heures vingt.

M. et Mme Wendler prirent amicalement congé. Le mari surtout était heureux de s’en aller. Il manifesta sa joie au moment de sortir :

– Si jamais – ce que je ne vous souhaite pas – vous êtes blessé, venez passer votre convalescence chez nous. Nous vous guérirons de notre mieux…

Revenu à la chambre à coucher où Mme Katy s’était habillée pour le voyage, le lieutenant trouva sur le lavabo quatre coupures de cent couronnes et le mot suivant :

« Monsieur,

« Vous n’avez pas pris mon parti devant mon mari, ce triple idiot. Vous lui avez permis de m’enlever de chez vous comme on enlève un objet oublié. Vous ne vous êtes pas gêné pour faire observer à mon crétin de mari que vous m’avez offert l’hospitalité dans votre agréable foyer. J’espère que les frais que je vous ai occasionnés ne dépassent pas les quatre cents couronnes ci-jointes, et que je vous prie de partager avec votre ordonnance. »

Le lieutenant Lucas réfléchit un moment et prit ensuite le parti de déchirer le poulet en petits morceaux. Il considéra en souriant l’argent qui traînait sur le lavabo et, constatant que l’amoureuse frustrée avait oublié son peigne, prit cet objet et le joignit à sa collection de reliques.

Chvéïk ne rentra que dans l’après-midi, ayant passé son temps à chercher le griffon d’écurie.

– Vous avez de la chance, Chvéïk, vous savez, lui dit le lieutenant. Cette dame qui a logé chez nous, est déjà partie. Son mari l’a emmenée. Et en récompense de tous les services que vous lui avez rendus, elle a laissé quatre cents couronnes pour vous sur le lavabo. Il est nécessaire de la remercier ou plutôt son mari, parce que cet argent est naturellement à lui, elle le lui avait flibusté pour pouvoir se mettre en route. Je vais vous dicter la lettre.

Et il dicta :

« Très honoré monsieur,

« Je vous prierais de bien vouloir exprimer à madame votre épouse mes plus sincères remerciements pour les quatre cents couronnes dont elle a bien voulu récompenser les faibles services que j’ai pu lui rendre lors de son séjour à Prague. Mais comme tout ce que j’ai fait pour elle a été fait de bon cœur, il m’est impossible d’accepter cette somme et je vous la…

– Eh bien ! écrivez donc, Chvéïk, qu’est-ce que vous avez ? Nous disons ?

– « … et je vous la… » répéta Chvéïk d’une voix tremblante et sombre.

« … et je vous la renvoie donc, très honoré monsieur, en y joignant l’expression de ma plus profonde considération. Baisez pour moi la main de madame votre épouse.

Joseph Chvéïk, ordonnance du lieutenant Lucas. »

– C’est tout, fit le lieutenant.

– Je vous déclare avec obéissance qu’il manque encore la date.

– Mettez : « Prague, le 20 décembre 1914. » Maintenant prenez cette enveloppe, écrivez l’adresse que voici et allez porter la lettre et l’argent à la poste.

Et le lieutenant se mit à siffler un air de l’opérette La Divorcée.

– Attendez un peu, Chvéïk, demanda-t-il comme l’autre s’en allait, avez-vous des nouvelles de notre griffon ?

– J’en ai déniché un, mon lieutenant, une bête superbe. Mais il sera très difficile de l’avoir. Peut-être que vous l’aurez déjà demain. C’est un chien qui mord.