2.

Les officiers emploient des ordonnances depuis l’âge le plus reculé. Il est probable qu’Alexandre le Grand avait déjà son tampon. Ce qui est certain, c’est qu’à l’époque féodale ce rôle était tenu par des soldats mercenaires, au service des chevaliers. Sancho Pansa, le fidèle serviteur de don Quichotte, qu’était-il d’autre, en somme ? Je me suis toujours étonné qu’aucun savant n’ait pensé à écrire l’histoire des ordonnances à travers les siècles. Elle nous apprendrait que le duc d’Almaviva mangea son ordonnance au siège de Tolède. Comme ce gentilhomme nous le dit dans ses Mémoires, il avait si grand’faim qu’il ne pensa même pas à saler sa victime ; elle avait la chair tendre, fondante comme du beurre et d’un goût entre la poule et l’âne.

Dans un vieux livre bavarois sur l’art militaire, on trouve aussi des instructions à l’usage des ordonnances. D’après ce livre, les qualités requises pour celui qui se destinait à cette carrière, étaient : la piété, la vertu, l’horreur du mensonge, la modestie, la vaillance, l’audace, l’honnêteté et l’amour du travail. En un mot, l’ordonnance devait réaliser l’idéal du temps. Notre âge moderne a apporté au type de l’ordonnance une modification assez sensible. Le « tampon » d’aujourd’hui n’est plus ni pieux, ni vertueux, ni véridique. Il ment, il escroque son maître dont la vie, grâce à lui, devient souvent un enfer. C’est un astucieux esclave qui invente toutes sortes de machinations pour empoisonner l’existence de son maître.

La nouvelle génération des tampons est loin d’offrir des serviteurs dévoués jusqu’à se laisser manger sans sel comme le magnanime Fernando du duc d’Almaviva. D’autre part, nous voyons que les maîtres d’aujourd’hui, en livrant à leurs ordonnances une lutte acharnée pour sauvegarder leur autorité, ne reculent devant aucun moyen. C’est, en quelque sorte, le règne de la terreur. En 1912, à Gratz en Styrie, un procès sensationnel apporta des documents précieux sur le sujet qui nous préoccupe : Un capitaine tua son ordonnance à coups de pied, comme il avait l’habitude de lui en administrer systématiquement. Le conseil de guerre l’acquitta sous prétexte que l’officier n’en était qu’à son deuxième cas. La vie individuelle du tampon n’a donc aucune valeur ; ce n’est qu’un souffre-douleur, un esclave et, par dessus le marché, une bonne à tout faire. Dans ces conditions, rien d’étonnant qu’il se défende par la ruse.

Il y a des cas où le « tampon » est élevé au rang d’un « favori » ; alors, il fait la pluie et le beau temps dans la compagnie et le bataillon. Tous les sous-officiers veulent s’attirer ses bonnes grâces. C’est lui qui décide des permissions, c’est lui qui intervient au rapport pour que tout marche bien.

Pendant la guerre, ces favoris méritaient force médailles d’argent, grandes et petites, digne récompense de leur courage et de leur valeur.

Le quatre-vingt-onzième de ligne comptait plusieurs de ces héros ainsi honorés. Un tampon reçut la grande médaille d’argent seulement parce qu’il était expert à voler et à cuisiner des oies. Un autre eut la petite médaille d’argent parce qu’il n’était jamais à court de savoureuses denrées alimentaires qu’on lui envoyait de chez lui, et qu’il en ravitaillait son maître en telle quantité que celui-ci s’en flanquait tous les jours une bosse.

C’est en ces termes que sa décoration fut proposée par son maître à qui de droit :

« Pour avoir fait preuve, au cours de plusieurs combats, d’un courage et d’une valeur exceptionnels au mépris de la mort et en restant fidèlement aux côtés de son officier sous le feu de l’ennemi qui préparait une attaque. »

Ses seuls exploits guerriers consistaient à saccager, loin du front et sans coup férir, les poulaillers du voisinage.

La guerre eut pour effet non seulement de modifier la position du tampon envers son maître, mais aussi d’en faire l’individu le plus honni de tous les hommes sans distinction. À la distribution des boîtes de conserves – une pour cinq hommes – le tampon s’en appliquait une à lui tout seul. Sa gourde était toujours remplie de rhum ou de cognac. Toute la journée, il ne faisait que mastiquer du chocolat, boulotter des biscuits d’officiers, fumer les cigarettes de son patron, fricoter, pendant des heures entières, de petits plats et des gourmandises et se promener en veste de parade.

Le tampon vivait toujours en d’intimes rapports avec l’ordonnance de la compagnie ; il l’approvisionnait en reliefs de la table de son officier et de la sienne, et l’admettait aux avantages dont il jouissait lui-même. Avec le sergent-major de la comptabilité, ces deux hommes formaient un trio pour lesquels l’existence de l’officier n’avait pas de secret, ainsi, du reste, que tous les plans d’opérations et tous les ordres de bataille.

La section la mieux informée était toujours celle dont le caporal était le plus lié avec le tampon.

Quand celui-ci avait dit par exemple : « À deux heures trente-cinq on foutra le camp », c’est à deux heures trente-cinq précises que les soldats autrichiens se détachaient de l’ennemi.

Le tampon cultivait aussi des relations avec le cuisinier. Il errait toute la sainte journée autour des marmites et commandait son menu comme au restaurant.

– Donne-moi une bonne tranche bien entrelardée, disait-il ; hier, tu m’as foutu rien que des os. Mets-y aussi un bout de foie dans ma soupe, tu sais bien que je ne bouffe pas de rate.

La spécialité du tampon était de semer la panique. Au bombardement des tranchées, il lâchait son courage dans son pantalon. À ces moments-là, il se terrait avec ses bagages et ceux de son officier dans un refuge préparé à l’avance, et se faisait encore un bouclier d’une des couvertures. Il souhaitait alors ardemment que son officier fût blessé, ce qui lui permettrait de se retirer à l’arrière, bien loin à l’intérieur.

Pour provoquer la panique, il s’entourait toujours de quelque mystère. « Il me semble qu’ils sont en train de replier le téléphone », confiait-il au passage en allant de section à section. Et il n’était jamais si content que quand il pouvait affirmer : « Ça y est, le téléphone est bouclé ! »

Personne ne goûtait autant que lui les joies de la retraite. Alors il en arrivait à oublier que les balles et les shrapnels sifflaient au-dessus de sa tête ; il se frayait énergiquement un chemin, toujours avec ses bagages, jusqu’au siège de l’état-major où stationnait le train. Il aimait beaucoup le train de l’armée autrichienne et profitait largement de sa qualité de tampon pour le charger de sa personne et de ses bagages. Le cas échéant, il ne dédaignait pas d’avoir recours pour ce service aux chariots sanitaires. Quand il était obligé d’aller à pied, il marchait en homme abattu et recru de fatigue. Dans des circonstances pareilles, il laissait en plan les bagages de son maître, et ne sauvait que son bien à lui.

S’il lui arrivait d’être fait prisonnier dans la tranchée sans son officier, le tampon ne manquait jamais de s’approprier les effets de son ancien maître et il les traînait partout.

J’ai vu un tampon qui marchait, en compagnie des soldats faits prisonniers en Russie, de Dubno à Darnice, en passant par Kijev. En plus de son havresac à lui, il avait celui de son ancien maître, cinq petites valises, deux couvertures et un oreiller, et portait un gros paquet sur la tête. Il se plaignait que les cosaques lui eussent dérobé deux autres valises.

Je n’oublierai jamais la silhouette de cet homme, vivant fourgon de déménagement, qui avait traversé avec ce fardeau presque toute l’Ukraine. Je ne saurai jamais comment il a eu la force de faire ainsi des centaines de kilomètres, avant d’être enfin délesté par la mort à Tachkent. Il y périt de fièvre typhoïde et ses bagages lui servirent au moins de lit de mort.

Aujourd’hui, aux endroits les plus reculés de la République Tchécoslovaque, on trouve des anciens tampons toujours prêts à se vanter de leur conduite héroïque dans la grande guerre. Chacun d’eux a pris d’assaut les positions de Sokol, de Dubno, de Nich, de la Piave et, à l’en croire, chacun d’eux était un Napoléon.

– Alors, j’ai dit à notre colonel de téléphoner à l’état-major qu’on pouvait y aller…

La plupart du temps, ils étaient de convictions réactionnaires, et détestés des soldats. Il y avait parmi eux des dénonciateurs dont tout le plaisir était de voir les soldats suspendus aux arbres, les poignets croisés au creux des reins de façon à toucher juste le sol du bout du pied.

Enfin, les tampons constituaient une caste à l’égoïsme sans bornes.