2.
Depuis trois jours que Chvéïk était au service du feldkurat Otto Katz, il ne l’avait vu qu’une seule fois ; le troisième jour il en eut alors des nouvelles par l’ordonnance du lieutenant Helmich, qui fit dire à Chvéïk de venir chercher son maître.
Pendant le trajet, l’ordonnance apprit à Chvéïk qu’après une dispute véhémente avec le lieutenant Helmich le feldkurat avait cassé le piano, qu’il restait avec une cuite effroyable et qu’il n’y avait pas moyen de l’avoir dehors ; que du reste, le lieutenant Helmich n’était pas moins soûl, qu’il avait jeté le feldkurat dans le corridor où ce dernier demeurait assis sur le sol, tout somnolent.
Chvéïk arrivé dans le corridor, secoua le feldkurat et, lorsque celui-ci ouvrit les yeux en grommelant, le salua et dit :
– Je vous déclare avec obéissance, monsieur l’aumônier, que je suis déjà là.
– Vous êtes là… et qu’est-ce que vous voulez ?
– Je vous déclare avec obéissance que je viens vous chercher, monsieur l’aumônier.
– Vous venez me chercher… et où est-ce qu’on ira après ?
– À la maison, monsieur l’aumônier.
– Et pourquoi faut-il que j’aille à la maison ? est-ce que ce n’est pas chez moi, ici ?
– Je vous déclare avec obéissance, monsieur l’aumônier, que vous êtes en ce moment assis dans le corridor d’une maison étrangère.
– Et qu’est-ce diantre, je suis venu y faire ?
– Je vous déclare avec obéissance que vous êtes venu ici en visite.
– Mais, je n’ai jamais fait de visites… Vous faites erreur…
Chvéïk aida son maître à se lever et l’adossa au mur. Le feldkurat, qui était incapable de se tenir debout, ondulait d’un côté à l’autre et tombait contre Chvéïk en ne cessant de répéter avec un sourire idiot :
– Je sens que je vais tomber.
Enfin, Chvéïk réussit à l’appuyer solidement contre le mur, mais alors, il s’endormit.
Mais Chvéïk l’éveilla.
– Qu’est-ce que vous désirez ? demanda le feldkurat qui voulait se laisser glisser par terre pour s’asseoir. Qui êtes-vous ?
– Je vous déclare avec obéissance, répondit Chvéïk en le retenant maintenant contre le mur, que je suis votre tampon, monsieur l’aumônier.
– Je n’ai aucun tampon, moi, dit péniblement le feldkurat, tout en essayant encore de rouler sur Chvéïk ; et puis, je ne suis pas aumônier. D’ailleurs, je suis un cochon, ajouta-t-il avec la franchise des ivrognes ; lâchez-moi, monsieur, je ne vous connais point.
La courte lutte qui s’ensuivit finit par la victoire de Chvéïk. Celui-ci en profita pour traîner le vaincu au bas de l’escalier. Dans le vestibule, la lutte reprit de plus belle, le feldkurat résistant à outrance pour ne pas être tiré dans la rue. « Je ne vous connais point », ne cessait-il de répéter, en regardant fixement Chvéïk. « Et vous, est-ce que vous connaissez Otto Katz ? C’est moi. Je viens de voir l’archevêque, hurla-t-il en s’accrochant au battant de la porte, comprenez-vous ? Le Vatican s’intéresse à moi. »
Renonçant désormais aux formules de respect et à son « je vous déclare avec obéissance », Chvéïk recourut à un autre ton et à des expressions plus familières.
– Lâche la porte que j’te dis, fit-il, ou je te casse la patte. On s’en va chez nous, je ne veux plus d’histoires. Rouspète pas !
Le feldkurat lâcha la porte en roulant sur Chvéïk de tout son poids et hoqueta :
– Je veux bien aller quelque part avec toi, mais pas chez le bistro Suha, j’dois de l’argent au garçon.
Chvéïk sortit le feldkurat dans la rue et essaya de le pousser dans la direction de leur domicile.
– Qui est ce monsieur ? demanda un passant.
– C’est mon frère, répondit Chvéïk, il est en permission ; il est venu me voir et s’est soûlé de joie en me revoyant parce qu’il avait cru que j’étais mort.
Le feldkurat, qui pendant cette scène sifflotait un air d’opérette d’une façon méconnaissable, se retourna à ces dernières paroles de son ordonnance vers les curieux et leur dit :
– S’il y a des morts parmi vous, il faut qu’ils viennent faire leur déclaration de décès au corps-komando dans le délai de trois jours, pour l’aspersion de la dépouille.
Et il tomba dans le mutisme, faisant tout ce qu’il pouvait pour s’étaler sur le trottoir et plonger son nez dans la boue. Chvéïk le traînait toujours. La tête en avant et en arrière, ses jambes inertes comme celles d’un chat auquel on aurait cassé les reins, le feldkurat bégayait : Dominus vobiscum… et cum spiritu tuo. Dominus vobiscum.
À la station de fiacres Chvéïk assit son maître contre le mur d’une maison et s’en fut négocier avec les cochers.
Un des cochers déclara qu’il connaissait très bien le monsieur, qu’il l’avait déjà chargé plus d’une fois et qu’il n’en voulait plus.
– Il m’a vomi plein toute la voiture, une infection, dit-il très franchement. Même qu’il me doit encore de l’argent. Je l’ai balladé une fois pendant deux heures sans qu’il se rappelle son adresse. Trois fois, je suis allé réclamer mon pognon chez lui et, à la fin des fins, une semaine après, il m’a juste donné cinq couronnes.
Après d’interminables négociations, un cocher consentit à les prendre.
Chvéïk retourna vers le feldkurat qui s’était rendormi. Son chapeau melon – car il ne sortait pas souvent en uniforme – s’était éclipsé.
Chvéïk le réveilla et, le cocher aidant, réussit à le hisser dans la voiture. Le feldkurat tomba aussitôt dans une hébétude totale, prenant Chvéïk pour le colonel Just du soixante-quinzième de ligne, et répétant :
– Ne te fâche pas, camarade, que je te tutoie. Je suis un cochon.
À un moment donné on put croire que le roulement du fiacre allait le retaper un peu. Assis tout droit, il se mit à chanter une chanson, fruit probablement d’une improvisation poétique :
Je pense toujours à ce beau temps passé
Où tu me prenais sur tes genoux,
On était heureux sans jamais se lasser
De vivre à Merklin, pays si doux.
Mais un instant il retomba dans son hébétude et demanda à Chvéïk, en clignant de l’œil :
– Comment allez-vous, chère madame ?
Et en peu plus tard :
– Partez-vous bientôt en villégiature, chère madame ? Se prenant à voir double, il demanda encore :
– Vous avez déjà un fils aussi grand que cela ?
Ce fils imaginaire se confondit immédiatement avec Chvéïk :
– Veux-tu bien t’asseoir ! cria Chvéïk quand le feldkurat voulut monter sur la banquette ; je t’apprendrai à te tenir, attends voir un peu.
Le feldkurat, sidéré, se tut du coup, regarda par la fenêtre de la voiture de ses petits yeux porcins sans se rendre compte où on le conduisait.
Il perdit même toute connaissance des notions les plus élémentaires et, s’adressant à Chvéïk, il dit :
– Veuillez me donner, madame, une première classe.
Et il fit le geste d’ôter son pantalon.
– Veux-tu te boutonner tout de suite, saloperie ! s’écria Chvéïk ; tous les cochers te connaissent pour avoir vomi dans leurs voitures. Il ne manquerait plus autre chose. Et ne va pas croire que tu te balades encore ce coup-ci à l’œil. C’est pas comme la dernière fois, tu m’entends !
Le feldkurat saisit mélancoliquement sa tête dans ses mains et se mit à chanter : « Moi, personne ne m’aime plus… » Il s’interrompit pour faire remarquer : Enstchuldigen sie, lieber Kamerad, sie sind ein Trottel, ich kann singen was ich will !{34}
Voulant probablement siffler un air, il fit sortir de sa gorge un roulement si sonore que le cheval, le prenant pour le signal d’arrêt, stoppa au milieu de sa course.
Chvéïk sans s’émouvoir ordonna au cocher de continuer. Le feldkurat se mit en devoir d’allumer son porte-cigarettes.
– Il ne prend pas ! cria-t-il éperdûment après avoir usé toutes ses allumettes. Vous me soufflez dessus.
Mais il perdit immédiatement le fil de ses pensées et s’esclaffa :
– C’est rigolo, nous sommes tout seuls dans le tram, n’est-ce pas, monsieur et cher collègue ? Et il fouillait ses poches avec agitation.
– J’ai perdu mon billet ! criait-il ; arrêtez, il faut que je le retrouve.
Mais il fit un geste résigné :
– Continuez plutôt…
Puis il divagua :
– Dans la plupart des cas… Oui, tout va bien… En tout cas… Mais vous vous trompez, monsieur, c’est évident… Comment ! le deuxième étage… Mais c’est un prétexte qui ne tient pas debout… Remarquez bien, madame, qu’il ne s’agit nullement de moi… c’est plutôt pour vous, je suppose… Garçon, payez-vous… J’ai un café nature…
Dans son engourdissement, il se disputait avec un ennemi imaginaire en lui prouvant qu’il avait tort de lui contester le droit de s’asseoir près de la fenêtre. Ensuite, prenant le fiacre pour un compartiment de chemin de fer, il hurla dans la rue, en tchèque et en allemand : « Nymburk, on change de train ! »
Chvéïk le tirant en arrière, le feldkurat se résolut à imiter la voix de différents animaux. Il s’attarda surtout à faire le coq et son « kikeriki ! » triomphant retentit au loin.
Par moments, sa vivacité n’avait plus de bornes : Ne pouvant tenir en place, il essayait de passer par la fenêtre. Il insultait les passants en les traitant de vagabonds. Il jeta son mouchoir sur la chaussée et cria au cocher d’arrêter, prétendant qu’il avait perdu ses bagages. Puis, il raconta : « À Budejovice, il y avait dans le temps un tambour-major… Il s’est marié. Un an après il était déjà mort ». Il pouffa en ajoutant : « N’est-ce pas, que c’est drôle ? »
Pendant qu’il faisait tout cela, Chvéïk s’était conduit envers son officier sans le moindre égard.
À toutes les tentatives d’émancipation, il le ramenait impitoyablement à la réalité par des coups de poing dans les côtes. Le feldkurat s’y résignait avec une mansuétude extraordinaire.
Il ne se révolta qu’une seule fois en essayant de sauter par la fenêtre de la voiture en pleine vitesse, après avoir déclaré qu’il savait parfaitement qu’on voulait le rouler et le faire descendre à Podmokli au lieu de Budejovice. Quelques secondes suffirent à Chvéïk pour réprimer cette révolte et pour faire rasseoir le feldkurat à sa place. Ce qui préoccupait surtout Chvéïk, c’était la crainte de voir le feldkurat s’endormir. Il le rappelait sans cesse à la réalité par des exhortations courtoises, par exemple :
– T’endors pas, espèce de charogne crevée !
Envahi tout à coup d’une humeur mélancolique, le feldkurat fondit en larmes et s’enquit auprès de Chvéïk s’il avait encore sa mère.
– Moi, mon pauvre monsieur, je suis tout seul au monde ! cria-t-il par la fenêtre ; ayez pitié de moi !
– La ferme ! c’est honteux, l’admonestait Chvéïk ; on va encore savoir que tu t’es soûlé, eh, tourte !
– Je n’ai rien bu, camarade, protestait le feldkurat, je ne suis absolument pas soûl.
Une minute après, il se démentait déjà en se levant avec ces paroles :
– Ich melde gehorsamst, Herr Oberst, ich bin besoffen.{35}
Et il réitéra dix fois de suite avec un désespoir sincère :
– Je suis un cochon.
S’adressant de nouveau à Chvéïk, il l’implora avec une insistance touchante :
– Jetez-moi hors de cette automobile. Pourquoi m’avez-vous pris avec vous ?
Ensuite, il murmura :
– Il y a des ronds autour de la lune. Est-ce que vous croyez à l’immortalité de l’âme, capitaine ? Est-ce qu’un cheval peut entrer au ciel ?
Il éclata de rire, puis, sa tristesse le reprenant, il fixa sur Chvéïk un regard apathique :
– Permettez, monsieur, il me semble que je vous ai déjà vu quelque part. N’avez-vous jamais été de passage à Vienne ? Je me rappelle vous avoir souvent rencontré au séminaire.
Passant ensuite aux vers latins, il murmura :
– Aurea prima satast ætas, quæ vindice nullo.
Et il ajouta :
– Je n’en sais pas plus long, fichez-moi à la porte ! Vous ne voulez pas ? Vous avez peur que je me démolisse ? Mais non, mais non, allez… S’il faut que je tombe, je veux tomber sur le nez, proféra-t-il d’une voix énergique.
Il reprit ensuite :
– Monsieur, mon cher ami, donnez-moi une gifle, je vous en supplie.
– C’est une seule qu’il vous faut ou plusieurs ? demanda Chvéïk.
– Deux.
– Les voilà…
Le feldkurat compta les gifles à haute voix, manifestant un vif contentement.
– Ça me fait vraiment du bien, dit-il, surtout à l’estomac ; ça fait digérer, je suis tout à fait à mon aise. Maintenant, déchirez-moi mon gilet.
Variant dans ses goûts, il demanda à Chvéïk de lui scier la jambe, de l’étrangler pour un petit moment, de lui faire les ongles et de lui arracher les dents de devant.
Il se voulait martyr et demanda à Chvéïk de lui couper la tête pour la jeter dans la Veltava.
– Les étoiles autour de ma tête m’iraient vraiment très bien, s’enthousiasmait-il, mais, moi, j’en voudrais dix.
Il parla ensuite des courses de chevaux et passa de là au ballet.
– Est-ce que vous aimez danser le csardas ? Et est-ce que vous connaissez le pas de l’ours ? Tenez, c’est comme ça…
Il tenta de faire le vide autour de lui pour danser et s’écroula sur Chvéïk. Celui-ci le boxa en règle et le déposa ensuite sur la banquette.
– Je sais que je veux quelque chose, cria le feldkurat, mais je ne sais pas ce que c’est. Ne savez-vous pas ce que je veux ?
Il baissa la tête, en proie à une résignation profonde.
– Ce que je veux, ça ne me regarde pas, fit-il gravement, et vous, monsieur, ça ne vous regarde pas non plus. Je ne vous connais pas. De quel droit fixez-vous sur moi vos yeux intelligents ? Êtes-vous capable de me donner satisfaction sur le terrain ?
Cette ardeur belliqueuse ne dura pas longtemps, et il tenta de faire tomber Chvéïk de la banquette.
Son Mentor l’ayant ramené au calme en lui prouvant nettement sa supériorité physique, le feldkurat s’égara dans un autre ordre d’idées :
– Sommes-nous aujourd’hui lundi ou vendredi ?
Il chercha aussi à s’informer si on était au mois de décembre ou de juin, et il fit preuve d’une remarquable mobilité d’esprit en posant les questions les plus diverses :
– Êtes-vous marié ? Aimez-vous le roquefort ? Avez-vous des punaises dans votre chambre ? Votre santé est-elle toujours bonne ? Est-ce que votre petit chien a eu la maladie ?
Il devint confidentiel. Il raconta qu’il devait de l’argent pour des bottes à l’écuyère, une cravache et une selle, et que, quelques années auparavant, il avait attrapé une blennorragie qu’il soignait au moyen du permanganate de potasse.
– Je n’avais pas eu l’embarras du choix, n’est-ce pas, dit-il, quoique ce soit un traitement un peu dur. Vraiment, il n’y avait rien à faire, pardonnez-moi de vous raconter ça. Un thermos, continua-t-il, oubliant ce qu’il venait de dire, c’est un récipient spécial pour tenir chauds les boissons et les aliments. Quel jeu est plus sérieux : le banco ou le vingt-et-un ? Qu’en pensez-vous, cher collègue ? Bien sûr que je t’ai déjà vu quelque part, s’exclama-t-il ensuite en approchant de la figure de Chvéïk ses lèvres écumantes, puisqu’on était camarades d’école.
Un temps :
– Ah ! ma pauvre petite, dit-il en caressant sa jambe gauche, comme tu as grandi depuis que je ne t’ai vue. La joie de te retrouver me console de toutes les souffrances supportées jusqu’ici.
Dans une poétique effusion il évoqua un paysage paradisiaque de figures heureuses et de cœurs fervents.
À genoux dans la voiture, il récita un Ave Maria, ce qui le secouait d’une hilarité inextinguible.
La voiture s’arrêta enfin devant la maison, mais le feldkurat ne voulait pas descendre.
– Nous ne sommes pas encore arrivés ! cria-t-il : au secours ! c’est un enlèvement ! Je veux continuer le voyage.
On dut l’extraire de la voiture comme un escargot de sa coquille. Un instant on put craindre de l’avoir complètement désarticulé, les pieds du feldkurat étant retenus dans la banquette.
Lui riait de leurs angoisses :
– Vous ne réussirez pas à me démettre la carcasse, messieurs, dit-il ; je suis trop costaud pour ça.
On le traîna tant bien que mal à travers le vestibule dans l’escalier jusqu’à son logis où on le jeta sur le canapé comme un sac de chiffons.
Le feldkurat refusa énergiquement de payer le chauffeur, étant donné qu’il n’avait pas commandé d’auto. Il fallut plus d’un quart d’heure pour lui expliquer qu’il ne s’agissait point d’une auto, mais d’un simple fiacre.
Il fit remarquer alors qu’il ne prenait jamais de fiacre à un seul cheval, comme on prétendait le lui faire croire, mais toujours une voiture à deux chevaux.
– Vous voulez me rouler, disait-il en clignant un œil malin à ses deux porteurs ; vous savez bien que nous sommes allés tous les trois à pied.
Mais, dans un accès de générosité subite, il jeta son porte-monnaie au cocher.
– Prends tout, lui cria-t-il, ich kann bezahlen{36}. Je ne suis pas à un sou près.
Il aurait mieux fait de dire qu’il n’était pas à 36 kreutzer près, car le porte-monnaie ne contenait que cette somme. Par bonheur, tout en le menaçant de « lui casser la gueule », le cocher résolut de le fouiller à fond.
– Ben, gifle-moi, si tu veux, lui répondait le feldkurat, je n’en mourrai pas, va ! Je t’autorise à aller jusqu’à cinq.
Dans une poche du gilet du feldkurat le cocher trouva un billet de dix couronnes. Il s’en saisit et sortit en maudissant sa destinée et le feldkurat qui lui avait fait perdre son temps.
Le feldkurat s’engourdit peu à peu, mais il ne pouvait s’endormir à cause des projets qui bourdonnaient dans sa tête. Il avait envie de jouer du piano, d’aller à une leçon de danse, de se cuisiner lui-même une carpe au beurre, etc.
Il promettait aussi à Chvéïk de le marier à sa sœur – qui d’ailleurs n’existait pas. Il émit aussi le vœu d’être transporté dans son lit et, à la fin, il s’assoupit, après avoir exigé « qu’on honorât en lui l’être humain qu’il était » et s’être proclamé d’ailleurs « un parfait cochon ».
Lorsque le lendemain matin, Chvéïk pénétra dans la chambre du feldkurat, il le trouva couché sur le canapé et plongé dans de profondes réflexions. Le feldkurat se demandait qui avait bien pu l’inonder de ce liquide, de provenance inconnue, qui tenait la plus grande partie de son pantalon collé au canapé.
– Je vous déclare avec obéissance, monsieur l’aumônier, que cette nuit…
C’est par ces paroles réticentes que Chvéïk expliqua à son maître qu’il faisait erreur en s’imaginant victime d’une manœuvre malveillante. Mais le feldkurat qui avait la tête lourde, était fort déprimé.
– Je ne peux pas me rappeler comment je suis arrivé de mon lit sur le canapé.
– Votre lit, il ne vous a même pas vu ; à peine rentrés, nous vous avons mis sur le canapé.
– J’ai dû en faire de belles, probable, hein ? Est-ce que je n’aurais pas été soûl, par hasard ?
– Vous aviez pris ce qu’on appelle une cuite pas ordinaire, monsieur l’aumônier. C’est comme je vous le dis, c’était une petite cuite à la hauteur. Si maintenant vous vous laviez un peu et mettiez du linge propre, je crois que ça ne vous ferait pas de mal.
– J’ai l’impression d’avoir les jambes et les bras cassés, geignit le feldkurat. J’ai soif aussi. Est-ce que je me suis battu, hier ?
– Pour la batterie, ça n’a pas été si grave que ça ; vraiment, on ne peut pas le dire. Maintenant, si vous avez soif, rien d’étonnant à ça : c’est toujours celle d’hier qui continue. Quand on a soif, ça ne passe pas si vite que ça. J’ai connu un ébéniste qui s’était soûlé à la Saint-Sylvestre 1910 et qui au Jour de l’An avait encore tellement soif qu’il a été obligé de s’acheter un hareng saur et de recommencer à boire ; le pauvre type n’en pouvait plus. Il y a quatre ans de ça, ce satané réveillon le fait boire sans arrêt, il faut qu’il boive de plus en plus, et tous les samedis il se fait une provision de harengs pour toute la semaine. C’est comme aux chevaux de bois, comme aurait dit mon vieux sergent-major du quatre-vingt-onzième de ligne.
Le feldkurat avait mal aux cheveux et se trouvait fortement démoralisé. À entendre ses expressions de repentir, on aurait cru qu’il fréquentait assidûment les conférences du docteur Alexandre Batek sur des sujets comme : « Guerre à outrance au démon de l’alcool qui tue nos meilleurs fils » et qu’il avait pour livre de chevet « Les cent et un bons conseils », opuscule du même docteur.
Il apporta cependant aux paroles de M. le docteur Batek quelques variantes de son cru.
– Si, au moins, je buvais des liqueurs de grand luxe, comme l’arrac, le marasquin ou le cognac ! Mais non, je ne bois jamais que d’immondes crasses. Hier, j’ai encore pris un de ces genièvres. Je me demande comment j’ai pu avaler ça. Il avait un goût à vous retourner l’estomac. Si, au moins, ç’avait été de la griotte ! Mais il n’y a rien à faire. L’humanité invente des saletés abominables et s’en rince le gosier comme avec de l’eau de source. Prenez, par exemple, le genièvre : ça n’a ni goût ni couleur, et ça brûle seulement la gorge. Si encore c’était du vrai, comme j’en ai bu une fois en Moravie ! Mais celui d’hier était certainement distillé avec de l’esprit de bois et de l’huile de pétrole. Vous m’entendez roter. L’eau-de-vie, c’est du poison, continua-t-il dans sa méditation, et encore faut-il qu’elle soit d’origine garantie, de la vraie, quoi, et pas fabriquée à froid par les Juifs. C’est la même blague pour le rhum. Il est rare d’en trouver du bon. Si on avait une goutte de vrai brou de noix, soupira-t-il ensuite, de celui que boit le capitaine Chnable à Brouska !
Il fouilla ses poches et examina son porte-monnaie.
– J’ai 36 kreutzer, dit-il, c’est toute ma fortune. Si je vendais mon canapé ? qu’est-ce que vous en pensez ? Je dirai à mon propriétaire que je l’ai prêté à un ami, ou qu’on vous l’a volé. Vous pourriez aussi aller voir de ma part le capitaine Chnable et lui demander cent couronnes. Il a de l’argent, je l’ai vu qui gagnait hier aux cartes. S’il n’y a rien à faire, vous irez à la caserne de Verchovice, et vous demanderez les cent couronnes au lieutenant Mahler. Si là encore c’est la peau, vous irez trouver le capitaine Ficher au Hradcany. Vous lui direz que j’ai besoin de cette somme pour payer le fourrage, que je l’ai bue. Et si Ficher ne marche pas, vous irez mettre le piano au Mont-de-Piété, je m’en fous. Pour les officiers, je vous écrirai un mot. Ne vous laissez pas faire. Dites bien à tous ces messieurs que j’ai un terrible besoin d’argent, que je suis resté sans un sou. Inventez tout ce que vous voulez, mais ne revenez pas les mains vides. Vous demanderez aussi au capitaine Chnable de vous donner l’adresse de son fournisseur de brou de noix.
Chvéïk remplit brillamment sa mission. Son air ingénu et son regard franc lui conquirent la confiance générale ; on le crut sur parole.
Il avait jugé opportun de raconter aux capitaines Chnable et Ficher et au lieutenant Malher que son maître devait payer, non pas le fourrage, mais à sa maîtresse délaissée une pension alimentaire. Il n’essuya donc aucun refus.
Quand, après cette expédition glorieusement terminée, Chvéïk exhiba les trois billets de cent couronnes au feldkurat, celui-ci – qui s’était lavé et avait fait toilette – eut peine à en croire ses yeux.
– Je les ai ramassés tous les trois à la fois, expliqua Chvéïk ; comme ça nous n’aurons plus besoin de chercher de l’argent demain ou après-demain. Ça a marché tout seul, il n’y a eu un peu de tirage qu’avec le capitaine Chnable, devant qui j’ai dû me mettre à genoux. Ça doit être un sale type, celui-là. Mais, quand je lui ai dit que nous devions payer une pension…
– Une pension ? questionna le feldkurat tout inquiet.
– Mais oui, une pension, monsieur l’aumônier, pour consoler votre demoiselle. Vous m’aviez dit d’inventer quelque chose et il n’y a que cette idée-là qui m’est venue. Dans notre maison logeait dans le temps un cordonnier qui avait sur le dos cinq petites femmes avec cinq pensions. Il était misérable comme tout, aussi tapait-il tout le monde et le pognon lui pleuvait de tous les côtés, comme chacun s’apitoyait sur sa triste situation. Ces messieurs m’ont demandé ce que c’était que cette personne, et je leur ai dit qu’elle était très jolie et qu’elle n’avait pas quinze ans. Alors, ils m’ont demandé son adresse.
– Vous en avez fait de belles, Chvéïk ! soupira le feldkurat qui se mit à arpenter la chambre. Nous voilà jolis, se lamenta-t-il, c’est un scandale de plus ! Si, au moins, je n’avais pas si mal à la tête…
– Je leur ai donné l’adresse d’une vieille femme sourde comme un pot qui habite dans la rue de mon ancienne logeuse, expliquait Chvéïk. Je voulais mener l’affaire à bonne fin, parce que vous m’en aviez donné l’ordre formel. Un ordre est un ordre. Je ne voulais pas me laisser éconduire et je devais bien inventer quelque chose, monsieur l’aumônier. Je dois aussi vous dire que les déménageurs attendent dans l’antichambre. Je les ai fait venir pour porter le piano au Mont-de-Piété. Ce n’est pas une mauvaise idée de nous en débarrasser. On aura plus de place pour se remuer et plus d’argent en poche. Ainsi on sera tranquille pour quelques jours. Si le proprio demande pourquoi nous faisons enlever le piano, je lui dirai que c’est pour une réparation. Je l’ai déjà dit à la concierge pour que ça ne lui fasse pas trop d’effet de voir arriver les déménageurs. J’ai trouvé aussi un acheteur pour le canapé. C’est un de mes amis, un marchand de meubles, qui va venir cet après-midi. Un canapé de cuir, ça vaut son prix aujourd’hui.
– C’est tout ce que vous avez fait ? demanda le feldkurat qui se tenait la tête dans les mains et courait dans la chambre comme s’il allait devenir fou.
– Je vous déclare avec obéissance qu’au lieu de deux bouteilles de brou de noix, du même qu’achète le capitaine Chnable, j’en ai apporté cinq, pour avoir une réserve, ainsi on aura une goutte à boire à la maison. Est-ce que les hommes peuvent entrer maintenant pour le piano, avant que le clou ne ferme ?
Le feldkurat fit un geste désespéré, et un instant après les déménageurs procédaient à leur besogne.
Revenu du Mont-de-Piété, Chvéïk trouva son maître assis devant la bouteille de brou de noix et vociférant : on lui avait servi à midi une côtelette pas cuite.
Le feldkurat était de nouveau à son affaire. Il déclara à Chvéïk qu’à partir du lendemain il allait commencer une vie nouvelle ; que boire de l’alcool était une preuve du matérialisme le plus vulgaire et qu’il fallait revenir à la vie spirituelle.
Ses méditations philosophiques durèrent une demi-heure. Il venait de déboucher la troisième bouteille de brou de noix, lorsque le marchand de meubles se présenta. Le feldkurat lui céda le canapé un prix dérisoire et l’invita à rester un moment pour faire un bout de causette avec lui. Il fut très mécontent que le marchand s’excusât de décliner son invitation, car il allait encore passer chez un autre client pour une table de nuit.
– Je regrette de n’en n’avoir pas, fit le feldkurat d’un ton de reproche, mais qu’est-ce que vous voulez ? on ne peut pas penser à tout, n’est-ce pas ?
Le marchand de meubles parti, c’est à Chvéïk que le feldkurat ordonna de lui tenir compagnie, et avec lui qu’il but encore une autre bouteille. Il disserta surtout des femmes et du jeu de cartes.
Les deux hommes restèrent attablés très longtemps. Le soir les surprit encore plongés dans leur amical entretien.
Pendant la nuit un petit changement devait avoir lieu. Le feldkurat retomba dans son ivresse de la veille et confondit Chvéïk avec une de ses connaissances. Il lui disait : « Ne vous en allez pas encore ; est-ce que vous vous souvenez du petit officier roux du train ? »
Cette idylle dura jusqu’au moment où Chvéïk déclara avec une énergie qui ne souffrait pas de réplique :
– J’en ai soupé, tu vas maintenant te mettre au lit et roupiller, c’est compris ?
– T’emballe pas, mon chéri ! tu vois bien, je t’obéis, bégayait le feldkurat. Tu te rappelles encore le temps où on était ensemble en troisième, quand je faisais tes devoirs de mathématiques ? Tes parents ont une villa à Zbraslav, ne me contredis pas. Vous pouvez aller à Prague en bateau, malins. Vous connaissez bien la Veltava.
Chvéïk l’obligea à ôter ses souliers et à se déshabiller. Il obéit mais grogna, faisant appel à des témoins imaginaires.
– Vous avez vu, messieurs, dit-il debout devant son armoire, comment je suis traité par ma famille. Je ne veux plus connaître ma famille, décida-t-il en s’installant sous la couverture. Même si le ciel et la terre se liguaient contre moi, ils n’y feraient rien, je ne veux plus connaître ma famille.
La chambre à coucher retentit bientôt d’un ronflement d’enfer.