CHAPITRE XII – CONTROVERSE RELIGIEUSE.
Or, il arrivait à Chvéïk de rester des jours entiers sans nouvelles de ce pasteur de brebis militaires. Le feldkurat partageait son temps entre les devoirs de son état et la noce ; il revenait à son domicile sale, non lavé, déconfit comme un chat qui rentre au coin du feu après une excursion nocturne et amoureuse sur les toits.
À ses retours intermittents, lorsqu’il n’était pas trop abruti pour parler, il aimait, avant de s’endormir, à discourir avec Chvéïk d’idéal élevé, de noble élan, de pure joie que lui procurait la pensée.
Il essayait souvent de l’exprimer en vers et citait Henri Heine.
Chvéïk eut l’honneur de servir encore une fois une messe de camp, célébrée, celle-là, pour le départ au front d’un bataillon de sapeurs.
À cette occasion, on avait convoqué, par mégarde ou par précaution, un second feldkurat, ancien professeur de religion dans un lycée et homme fort dévot, qui ne cacha pas son étonnement lorsque son collègue l’engagea à boire un coup de cognac à même la gourde que Chvéïk emportait toujours soigneusement remplie, dans chacune de leurs missions.
– C’est une marque excellente, avait dit le maître de Chvéïk à l’aumônier ahuri ; buvez-en une gorgée et retournez à vos affaires, je m’arrangerai sans vous ; j’ai rudement besoin de prendre un peu d’air frais, parce que j’ai mal aux cheveux.
Le pieux feldkurat s’en alla en hochant la tête et Katz remplit brillamment sa tâche comme toujours.
Pour la transsubstantiation, il se servit cette fois-ci, de Weinspritz, et le sermon fut un peu plus long, car un mot sur trois était suivi par un et cætera et un « évidemment ».
– Soldats, dit-il, vous partez aujourd’hui pour le front, et cætera. Élevez vos cœurs et cætera vers Dieu, évidemment. Vous ne savez évidemment pas ce que vous allez devenir, et cætera.
Le sermon continuait sur ce ton. Le courant d’et cætera et d’« évidemment » s’arrêtait parfois pour laisser passer des « nom de Dieu » et de tous les saints.
Dans son élan oratoire, le feldkurat ne manqua pas de conférer l’auréole au prince Eugène, devenu le saint patron des sapeurs, toujours prêt à leur venir en aide, sur le champ de bataille, pour la construction d’un ponton dangereux.
La messe fut cependant achevée sans autre scandale, ayant fort diverti les soldats qui y assistaient.
Un incident se produisit au moment où le feldkurat et Chvéïk montant dans le tramway pour retourner chez eux, le conducteur leur refusa d’accueillir dans la voiture leur autel pliant.
– Rouspète pas, ou je t’abîme la figure avec ce malheureux innocent de saint ! dit Chvéïk en brandissant l’autel plié sous le nez du conducteur.
Arrivés enfin à la maison, ils constatèrent qu’ils avaient perdu le tabernacle.
– Ça n’a aucune importance, déclara Chvéïk ; les premiers chrétiens disaient bien leurs messes sans se servir du tabernacle. Si nous déclarions la perte à la police, quelqu’un d’honnête qui l’aura certainement retrouvé viendra demander une récompense. Un soldat de mon régiment de Boudéïovice, une tourte comme on n’en fait plus, avait trouvé une fois six couronnes dans la rue, et il est allé les remettre au commissariat de police. Les journaux en ont parlé, bien entendu, et cet imbécile d’honnête homme a été ridiculisé à jamais. Personne ne voulait plus le connaître ; tout le monde lui disait : « Il faut être idiot pour faire une stupidité comme ça, c’est honteux ! si tu as un tout petit peu d’honneur dans le corps, tu passeras ta vie à t’en repentir ». Il courtisait une boniche qui a rompu avec lui aussitôt qu’elle a su sa bêtise. Quand il est revenu en permission dans son patelin, ses camarades l’ont mis à la porte de chez le bistro. Il a commencé à dépérir, sa gaffe ne lui sortait pas de la tête, et à la fin du compte il s’est jeté sous le train. Il y avait aussi dans notre rue un tailleur qui a trouvé un jour une bague en or. On a eu beau lui conseiller de prendre garde à la police et de ne pas être assez bête pour y reporter l’objet, il n’a voulu écouter personne. Au commissariat, on l’a très bien accueilli, en lui disant que la perte d’une bague de brillants y avait été déjà signalée, mais ils n’ont pas plus tôt examiné la pierre qu’ils l’ont attrapé : « Dites donc, vous, ce n’est pas un brillant, ça c’est du verre ! Combien avez-vous touché pour la pierre que vous avez enlevée, hein ? Des honnêtes gens comme ça, nous les connaissons bien, ce n’est pas encore vous qui nous la ferez. » À la fin, la chose s’est expliquée parce qu’il s’est amené là un autre type qui avait perdu une bague avec une pierre fausse, un bijou de famille, mais le tailleur a fait tout de même trois jours de prison pour outrages aux agents. Quand il en est sorti, il a reçu, comme récompense, dix pour cent de la valeur de cette camelote, c’est-à-dire une couronne vingt hellers, et il était si excité qu’il a jeté les deux pièces à la tête du monsieur à qui la bague appartenait. Alors, celui-ci a porté plainte pour injures et le tailleur a été encore condamné à dix couronnes d’amende. Après son histoire, il racontait dans tout le quartier que les gens assez bêtes pour rapporter un objet trouvé mériteraient vingt-cinq coups de trique sur les fesses, et qu’on tape dessus jusqu’à ce qu’ils deviennent tout noirs, et cela sur la place publique, pour que tout le monde en prenne bonne note et qu’il n’y ait pas de danger qu’on suive leur exemple. Je crois que celui qui aura trouvé notre tabernacle ne nous le rapportera pas, même s’il y voit le numéro de notre régiment, et peut-être bien à cause de ça, justement, pour n’avoir pas d’embêtement avec les militaires. Il le jettera certainement à l’eau. Hier soir, j’ai vu à la Couronne d’or un type de la campagne, qui avait l’air d’avoir cinquante-six ans. Ce malheureux était allé demander à l’Administration du district, à Nova Paka, pourquoi on avait réquisitionné sa voiture. L’administration l’a foutu à la porte, et il s’en allait chez lui quand il a vu sur la place un convoi militaire. Il s’est arrêté pour regarder un peu les chevaux, et voilà qu’un jeune homme lui a demandé de garder une minute sa voiture, le temps d’aller faire une course. Il n’est jamais revenu, et le vieux a dû rester à côté de la voiture. Il ne lui a servi de rien d’expliquer que ce n’était pas lui le cocher réquisitionné : on l’a obligé à conduire la voiture jusqu’en Hongrie, et il serait arrivé probablement en Serbie, si l’idée ne lui était pas venue de faire comme l’autre et de lâcher la voiture à son tour. Il m’a dit hier qu’il ne lui arriverait plus jamais d’avoir le moindre rapport avec des effets de propriété militaire.
Le soir ils eurent la visite de l’autre feldkurat qui était venu dans la matinée au champ de manœuvres pour dire la messe aux sapeurs. C’était un fanatique qui ne pensait qu’à rapprocher de Dieu toutes les âmes qui lui tombaient sous la main. Du temps qu’il était professeur de religion, il inspirait des sentiments de piété à ses élèves en les giflant : on avait l’occasion de lire dans les journaux des entrefilets sous le titre « Une brute » ou « Un professeur de religion qui prêche à coups de gifles ». Il était convaincu que le seul moyen d’enseigner la religion aux élèves était d’user du bâton.
Il boitait d’une jambe, à la suite d’une discussion animée qu’il avait eue un jour avec le père d’un enfant giflé par lui, parce qu’il doutait de la Sainte-Trinité. Le professeur lui avait donné trois gifles : une pour le Père, la deuxième pour le Fils et la troisième pour le Saint-Esprit.
Ce fougueux apôtre était venu ce jour-là rendre visite à son collègue Katz afin de toucher son âme indocile et de le remettre dans le droit chemin. Il commença ainsi : « Je suis très étonné de ne pas voir chez vous un crucifix. Je me demande où vous pouvez bien lire votre bréviaire. Et pas une seule image de saints aux murs de votre chambre. Qu’est-ce qui pend là au-dessus de votre lit ? »
Katz sourit et dit :
– C’est Suzanne au bain, et, cette femme nue que vous voyez au-dessous, c’est mon ancienne connaissance. À droite, vous apercevez une estampe japonaise représentant les amours d’une geisha et d’un vieux samouraï. Très original, n’est-ce pas ? Le bréviaire, je l’ai dans la cuisine, Chvéïk, apportez-le et ouvrez-le à la page trois.
Chvéïk alla à la cuisine et on entendit trois fois de suite le bruit d’une bouteille débouchée.
Le dévot personnage fut littéralement pétrifié, lorsqu’il s’aperçut que Chvéïk mettait sur la table trois bouteilles de vin.
– C’est du vin de messe très léger, cher collègue, dit Katz, du ryzlink de qualité supérieure. Il a le goût d’un petit Moselle.
– Je n’en boirai pas, répondit le dévot, je suis venu pour vous parler du salut de votre âme.
– Vous aurez la gorge desséchée, cher collègue, dit Katz d’un ton insinuant ; faites-nous l’honneur de trinquer avec nous et je vous écouterai bien sagement. Je suis un homme tolérant, je respecte toutes les opinions.
L’homme trempa ses lèvres dans le verre, ce qui lui fit sortir les yeux de la tête.
– Épatant, ce vin, n’est-ce pas, cher collègue ? Vous ne trouvez pas, bon sang ?
Le fanatique répondit rudement :
– Je m’aperçois que vous jurez.
– C’est l’habitude, riposta Katz, je me surprends souvent même à blasphémer. Chvéïk, versez du vin à M. l’aumônier. Je puis vous assurer également que je dis à chaque instant : « Himmelhergott Krucifix et cré bon Dieu ». Quand vous serez aussi vieux que moi dans le service, vous ferez tout pareil. Ce n’est ni difficile ni compliqué, et toutes ces expressions nous sont déjà familières, à nous autres, aumôniers militaires ; n’avons-nous pas sans cesse à la bouche les mots : ciel, Dieu, croix et saint sacrement ? Par qui seraient-ils prononcés, sinon par des gens du métier comme nous ? Buvez donc, cher collègue.
Machinalement, l’ancien professeur de religion leva et vida son verre. Il aurait bien voulu dire un mot, mais pas moyen. Il se contenta de rassembler ses idées.
– Mon cher collègue, reprit Katz, je vous en prie, ne prenez pas cet air sinistre de l’homme qui doit être pendu dans cinq minutes. Voyons. J’ai entendu raconter qu’un vendredi, au restaurant, vous aviez mangé une côtelette de porc, croyant qu’on était jeudi, et que quelques minutes plus tard, à la toilette, persuadé que le bon Dieu allait vous exterminer, vous vous êtes introduit les dix doigts dans la bouche pour pouvoir rendre le morceau. Moi, je ne vois aucun mal à manger de la viande les jours de jeûne, et l’enfer ne m’empêche pas du tout de dormir. Pardon, buvez, je vous en prie, ne faites pas de façons. Voilà. Comme ça ? Ça va beaucoup mieux, n’est-ce pas ? À propos de l’enfer : votre opinion est-elle d’accord avec l’esprit des temps nouveaux, avec les réformistes ? Pour moi, l’enfer est un endroit où, à la place des chaudières démodées, remplies de soufre, on trouve d’énormes marmites de Papin, des chaudières spéciales à grand nombre d’atmosphères ; les pécheurs y rôtissent dans la margarine, y grillent à petit feu électrique, on les lamine pendant des milliers d’années, des dentistes se chargent de leur faire grincer des dents : les gémissements sont enregistrés au gramophone et on envoie les disques au ciel pour réjouir les âmes des bienheureux. Au paradis, il y a de grands vaporisateurs d’eau de Cologne, mais on y joue tellement de Brahms que c’est à vous dégoûter de la musique et qu’on finirait pas préférer l’enfer et le purgatoire. Les chérubins ont leur petit postérieur muni d’une hélice d’aéroplane, pour ne pas trop fatiguer leurs ailes. Buvez, cher collègue, et vous, Chvéïk, versez du cognac à M. l’aumônier ; vous ne voyez donc pas qu’il n’est pas bien ?
Lorsque le dévot personnage se fut un peu remis, il murmura :
– La religion, c’est une question de raisonnement pur et simple. Celui qui ne croit pas à la Sainte-Trinité…
– Chvéïk, dit Katz en lui coupant la parole, versez encore un cognac à M. l’aumônier pour le retaper. Et dites-lui quelque chose, vous, Chvéïk.
– Je vous déclare avec obéissance, monsieur l’aumônier, commença Chvéïk, que, pas bien loin de Vlachime, il y avait dans le temps un curé doyen qui, après que sa vieille gouvernante a eu décampé en emportant leur gosse et son argent, a pris seulement une femme de ménage. Alors, ce doyen, dans ses vieux jours, s’est mis tout d’un coup à étudier les œuvres de saint Augustin et il y a lu comme ça que celui qui croyait à l’existence des antipodes méritait d’être damné. Comme ça, il fait venir sa femme de ménage et lui dit : « Écoutez-moi bien, vous m’avez raconté un jour que votre fils était mécanicien et qu’il était parti pour l’Australie. C’est donc qu’il se trouverait maintenant aux antipodes, et saint Augustin dit que celui qui croit à l’existence des antipodes mérite d’être damné. »
– Mais, mon gracieux maître, que lui répond la femme de ménage, mon fils m’envoie de là-bas des lettres et de l’argent. – Ce sont des pièges du démon ! lui répond le doyen ; « d’après saint Augustin, il n’y a pas du tout d’Australie, c’est l’Antéchrist qui cherche à vous égarer par ses tentations ». Et le dimanche, du haut de sa chaire, le doyen a maudit le fils et la mère en criant à perdre haleine que l’Australie n’existait pas. On l’a conduit directement de l’église dans une maison de fous. Je ne dis pas qu’il n’y en a pas d’autres qui devraient y être, il y en a pas mal dans le même genre qui courent les rues. Dans le couvent des Ursulines ils gardent un flacon du lait de la Sainte Vierge du temps qu’elle allaitait le petit Jésus, et dans un orphelinat près de Benechof on avait fait venir une fois de l’eau de Lourdes, mais les orphelins à qui on en avait fait boire ont attrapé une diarrhée qu’on n’avait jamais rien vu de pareil.
À ce moment, l’apôtre tourna de l’œil et ne revint à lui-même qu’après l’absorption d’un verre de cognac ; mais celui-ci eut aussi l’effet moins heureux de lui monter à la tête.
Les yeux appesantis, le théologien demanda à Katz :
– Vous ne croyez pas à l’Immaculée-Conception ? Vous ne croyez pas à l’authenticité du pouce de saint Jean Népomucène qui se trouve chez les Piaristes de Prague ? Et, en somme, croyez-vous même en Dieu ? Et, si vous ne croyez pas, pourquoi vous êtes-vous fait aumônier ?
– Cher collègue, lui répondit Katz en lui frappant familièrement sur le dos, aussi longtemps que l’État jugera que les soldats qui s’en vont mourir sur les champs de bataille ont besoin pour ça de la bénédiction divine, le métier d’aumônier sera assez bien rétribué, et il ne fatigue pas trop son homme. Pour ma part, je le préférerai toujours à l’obligation de courir les champs d’exercice et d’assister aux manœuvres, par exemple. Dans ce temps-là, je dépendais toujours d’un ordre de mes supérieurs, tandis que maintenant je suis mon propre maître à moi, je fais ce que bon me semble. Je représente quelqu’un qui n’existe pas et je suis mon dieu à moi tout seul. Quand il me plaît de ne pas pardonner ses péchés à quelqu’un, je ne les lui pardonne pas, même s’il me supplie à genoux. Du reste, les types qui seraient assez bêtes pour le faire sont bougrement rares.
– Moi, j’aime beaucoup le bon Dieu, dit l’autre en hoquetant, je l’aime énormément. Donnez-moi un peu de vin. J’estime beaucoup le bon Dieu, continua-t-il, je l’honore beaucoup et j’en fais grand cas. Il n’y a même personne que j’honore autant que lui.
Il frappa si fort du poing sur la table que les bouteilles tressautèrent.
– Le bon Dieu est d’une nature sublime, quelqu’un de supra-terrestre. Il est très honnête dans ses affaires personnelles. C’est comme une apparition en plein soleil, personne n’est capable de me réfuter. J’honore aussi beaucoup saint Joseph et enfin tous les saints, sauf saint Sérapion, à cause de son nom qui ne me revient pas.
– Il n’a qu’à faire une demande au gouvernement pour pouvoir en porter un autre, suggéra Chvéïk.
– J’aime bien aussi sainte Loudmila et saint Bernard, continua l’enthousiaste, il a sauvé beaucoup de pèlerins sur le Saint-Gothard. Il porte au cou une gourde de cognac, et tout son plaisir est de rechercher des gens ensevelis sous la neige.
La conversation changea de sujet. L’apôtre s’exprimait avec désordre.
– J’honore les Innocents massacrés, ils ont leur fête le 28 décembre. Hérode, je le déteste. La poule qui dort tout le temps ne peut pas pondre d’œufs frais…
Il éclata de rire et se mit à chanter un chant d’Église.
S’interrompant pour s’adresser à Katz, il lui demanda d’un ton tranchant :
– Vous ne croyez pas que le 15 août c’est la fête de l’Assomption de la Sainte Vierge ?
La soirée battait son plein. Trois bouteilles de vin apparurent encore sur la table et, par moment, s’élevait la voix de Katz :
– Dis que tu ne crois plus en Dieu, ou tu n’auras plus de vin.
On aurait pu croire revenu l’âge de la persécution des premiers chrétiens. L’ancien professeur de religion avait entonné un cantique dont les martyrs remplissaient jadis les arènes de Rome, et criait :
– Je crois en Dieu, je ne le renierai pas. Tu peux garder ton vin. J’ai de l’argent pour en faire acheter.
Enfin, on le mit au lit. Avant de s’endormir, il jura encore en levant sa main droite vers le ciel :
– Je crois au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Apportez-moi mon bréviaire.
Chvéïk lui mit en main un livre qui traînait sur la table de nuit. Et c’est ainsi que le pieux aumônier s’assoupit en tenant le Décaméron de Boccace.