4.
Chvéïk s’apprêtait pour aller dénicher un griffon d’écurie, lorsque la sonnette ayant retenti avec frénésie dans l’appartement silencieux, il ouvrit la porte et se trouva face à face avec une dame qui voulait parler d’urgence au lieutenant Lucas. À ses pieds se trouvaient deux grosses malles déposées par un commissionnaire. Chvéïk entrevit encore sa casquette rouge disparaissant dans l’escalier.
– Il n’est pas chez lui, fit sèchement Chvéïk.
Mais la jeune femme, sans se laisser décourager par cet accueil peu aimable, se faufila dans l’antichambre et ordonna catégoriquement à Chvéïk.
– Portez les malles dans la chambre à coucher.
– Sans ordre formel de mon lieutenant, c’est impossible, il m’a ordonné une fois pour toutes que je ne devais rien faire autrement.
– Vous êtes fou, s’écria la jeune femme, je viens en visite, moi.
– Mais moi, je l’ignore complètement, répondit Chvéïk ; mon lieutenant est de service aujourd’hui et il ne rentrera que tard dans la nuit. Le seul ordre que j’ai reçu, c’est de chercher un griffon d’écurie. C’est tout. Il n’a pas parlé de malles ni d’une dame. Je vais maintenant fermer à clef notre appartement et vous seriez bien aimable de vous en aller. Le lieutenant ne m’a pas annoncé votre visite et je ne peux pas confier l’appartement à une personne étrangère que je n’ai jamais vue. Une fois, le confiseur Belcicky, dans notre rue, avait laissé un homme tout seul dans l’arrière-boutique ; le type a cambriolé une armoire et s’est sauvé par la fenêtre.
Comme la visiteuse se mettait à pleurer, Chvéïk changea de ton :
– Je ne pense pas de mal de vous, ma petite dame, mais vous ne pouvez pas rester ici. Vous allez me donner raison vous-même, puisque vous voyez que le lieutenant m’a confié l’appartement à moi, qui suis responsable de tout. Je vous demande donc encore une fois et très poliment, de bien vouloir vous retirer. Tant que je n’aurai pas l’ordre formel du lieutenant, je ne vous connais pas. Ça me fait de la peine de vous parler comme ça, mais chez nous autres militaires, il faut de l’ordre avant tout.
Un peu rassérénée, la jeune femme tira une carte de visite, y traça quelques lignes et la mettant dans une coquette enveloppe, dit avec embarras :
– Portez ça à votre lieutenant, j’attendrai la réponse ici. Voici cinq couronnes comme pourboire.
– Il n’y a rien à faire, répondit Chvéïk froissé par l’obstination de la visiteuse inattendue ; gardez vos cinq couronnes, les voilà, je les mets sur la chaise. Si vous voulez, venez avec moi à la caserne et attendez-moi là, que je remette votre lettre au lieutenant. Alors vous aurez la réponse, mais ne vous entêtez pas à rester ici, vous attendriez quinze ans. C’est pas la peine.
Sur ce, il poussa les deux malles du corridor dans l’antichambre et, faisant grincer la serrure, il cria, tel le gardien d’un vieux château ou d’un musée :
– On ferme !
Désespérée, la jeune femme sortit de l’appartement, Chvéïk ferma la porte à double tour et descendit l’escalier. L’inconnue le suivait comme un petit chien et ne put le rejoindre qu’au moment où Chvéïk sortait du bureau de tabac.
Elle marchait maintenant à côté de lui et s’efforçait de lier conversation avec lui.
– Vous remettrez bien ma carte sans faute ?
– Puisque je vous l’ai dit.
– Et vous êtes sûr de trouver le lieutenant ?
– Je n’en sais rien.
Ces paroles furent suivies d’un long silence. C’était encore l’infortunée visiteuse qui essayait de faire parler l’ordonnance trop scrupuleuse :
– Ainsi vous croyez que vous ne trouverez pas le lieutenant.
– Je ne dis pas ça.
– Et où pensez-vous le trouver ?
– Ça, je n’en sais rien.
De nouveau, le silence régna. Enfin, la jeune femme hasarda encore une question :
– Vous n’avez pas perdu ma lettre ?
– Pas pour le moment.
– Vous allez la remettre au lieutenant ?
– Oui.
– Et vous êtes sûr de le trouver ?
– Puisque je vous ai dit que je n’en savais rien. C’est étonnant comme il y a des gens curieux, ils vous demandent cinquante fois la même chose. C’est comme si je m’amusais à arrêter un passant après l’autre dans la rue pour lui demander quel jour du mois on est.
Toutes les ressources de la conversation étant ainsi épuisées, ils marchèrent sans s’occuper l’un de l’autre, jusqu’à la caserne. Devant la porte, Chvéïk invita la jeune femme à l’attendre et entama une discussion sur la guerre avec un des factionnaires. La dame épiait Chvéïk de l’autre côté du trottoir et manifestait son impatience par des mouvements nerveux, cependant que Chvéïk n’arrêtait pas de discourir et arborait une expression aussi stupide que celle de l’archiduc Charles sur une photographie récemment parue dans la « Chronique de la grande guerre » : Le successeur du trône autrichien causant avec deux aviateurs qui viennent d’abattre un avion russe.
Chvéïk s’assit sur le banc et continua à renseigner les soldats sur la situation stratégique. Dans les Carpathes, les attaques de l’armée autrichienne avaient, paraît-il, remporté un échec complet ; mais d’autre part le général Kouzmanek, commandant de Przemysl, se serait avancé jusqu’à Kyjev{42}. En Serbie, nous aurions prudemment laissé onze solides points d’appui et les Serbes seraient bientôt exténués de courir après nos soldats.
Ensuite, Chvéïk passa à une critique serrée les derniers combats et fit une découverte : il constata qu’un détachement de soldats cerné de partout par l’ennemi devait forcément capituler.
Enfin, jugeant qu’il avait assez parlé, il quitta son banc pour dire à la jeune femme de patienter encore un peu. Sur ce, il monta au bureau où il trouva le lieutenant Lucas en train de corriger le projet d’une tranchée, fait par un sous-lieutenant, en lui signifiant qu’il ne savait même pas dessiner et ne comprenait rien à la géométrie.
– C’est comme ça qu’il faut vous y prendre, voyez-vous, disait-il. S’il s’agit d’élever une verticale sur une horizontale, il faut la dessiner de sorte qu’elle forme angle droit avec l’horizontale. Comprenez-vous ? C’est seulement comme ça que vous arriverez à avoir à peu près juste la ligne de votre tranchée-là, et à rester à six mètres de l’ennemi. Mais telle que vous l’aviez dessinée, vous auriez enfoncé notre position dans celle de l’ennemi et votre tranchée monterait verticalement au-dessus de la tranchée ennemie, tandis que ce qu’il vous faut, c’est un angle obtus. C’est pourtant bien simple, n’est-ce pas ?
Le sous-lieutenant de réserve, employé de banque dans le civil, contemplait avec désespoir le plan auquel il ne comprenait absolument rien, et soupira de soulagement lorsque Chvéïk entra et se mit en position militaire devant le lieutenant.
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, qu’il y a en bas une dame qui vous envoie cette lettre et attend la réponse, dit Chvéïk. Et il cligna familièrement de l’œil.
Le contenu de la lettre ne sembla point ravir le lieutenant. Il lut :
Lieber Heinrich ! Mein Mann verfolgt mich. Ich muss unbedingt bei Dir ein paar Tage gastieren. Dein Bursch ist ein grosses Mistvieh. Ich bin ungluecklich. Deine Katy.{43}
Le lieutenant Lucas souffla bruyamment, fit entrer Chvéïk dans une pièce vide à côté du bureau, ferma la porte et se mit à faire les cent pas. Enfin, il s’arrêta devant Chvéïk et dit :
– Cette dame m’écrit que vous êtes une sale bête. Qu’est-ce que vous avez pu lui faire, dites ?
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je ne lui ai pas fait de mal ; au contraire. J’ai été tout à fait comme il faut. C’est plutôt elle…, elle a voulu emménager chez nous. Comme vous ne m’aviez donné aucun ordre, je l’ai empêchée d’entrer dans notre appartement. Figurez-vous, mon lieutenant, qu’elle s’est amenée avec deux grosses malles, comme pour une installation.
Le lieutenant souffla encore avec agacement, et Chvéïk imita son maître.
– Quoi ? s’écria tout à coup le lieutenant percevant seulement alors la remarque au sujet des deux malles.
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que ce sera une dure affaire. Il y a deux ans, dans la rue Vojtesskà, une jeune fille s’est installée chez un tapissier de ma connaissance ; il n’arrivait pas à l’avoir dehors et a dû, pour la faire sortir, s’asphyxier tous les deux au gaz. Avec les femmes on a du chiendent. Ce que je les connais !
– Une dure affaire, répéta le lieutenant ; et il ne croyait pas si bien dire. La situation du cher Henri n’était pas vraiment réjouissante. Une dame, poursuivie par son mari, voulait absolument habiter chez lui au moment même où il se préparait à recevoir Mme Micka de Trebon, qui le comblait régulièrement de ses faveurs deux jours par trimestre, quand elle venait à Prague pour faire ses achats. Le surlendemain il attendait aussi une nouvelle amie. Cette vierge forte, après avoir réfléchi pendant huit jours, car elle devait un mois plus tard se marier avec un ingénieur, avait enfin promis au lieutenant de couronner sa flamme.
Le lieutenant restait assis tête basse, plongé dans un silence méditatif ; mais ne s’avisant de rien, il finit par s’asseoir à la table et écrire sur une feuille de papier ministre :
« Chère Katy, je suis de service jusqu’à neuf heures du soir, je reviendrai à dix. Je te prie de considérer mon appartement comme le tien. Quant à Chvéïk, mon ordonnance, je lui ai donné l’ordre de t’obéir en tout.
Ton Henri. »
– Vous donnerez, dit le lieutenant, cette lettre à la dame. Je vous commande de vous comporter envers elle avec tact et respect, et de satisfaire tous ses désirs qui doivent être des ordres pour vous. Je veux que vous vous conduisiez avec galanterie et que vous la serviez exactement. Voici cent couronnes dont vous me ferez le compte. Elle vous enverra probablement chercher quelque chose ; en tout cas il faut la faire déjeuner, dîner et ainsi de suite. Achetez aussi trois bouteilles de vin et une boîte de cigarettes Memphis. C’est tout pour le moment. Vous pouvez aller, mais je vous recommande encore une fois de faire tout ce qu’elle voudra, sans même qu’elle ait besoin de vous le demander.
La jeune femme qui avait déjà perdu tout espoir de revoir Chvéïk, eut la surprise de le voir sortir de la caserne et se diriger vers elle, une lettre à la main.
Chvéïk salua, lui tendit la lettre et déclara :
– Selon l’ordre de mon lieutenant, madame, je dois me comporter envers vous avec tact et respect, satisfaire tous vos désirs et faire tout ce que vous voudrez, sans même que vous ayez besoin de me le demander. Je dois vous donner à manger et ainsi de suite. Le lieutenant m’a remis cent couronnes pour cela, mais sur ces cent couronnes, il faut que j’achète trois bouteilles de vin et une boîte de Memphis.
Après avoir parcouru la lettre, la jeune femme qui avait retrouvé sa décision, ordonna à Chvéïk de héler un fiacre et de retourner avec elle à la maison. Chvéïk dut se mettre à côté du cocher.
Arrivée, elle entra tout à fait dans le rôle de la maîtresse de maison. Elle commença par faire porter ses malles dans la chambre à coucher. Chvéïk dut battre les tapis et enlever la poussière ; une petite toile d’araignée excita la fureur de la ménagère.
Toute cette activité trahissait bien son intention de « se retrancher » pour longtemps dans la position stratégique que lui offrait la chambre à coucher du lieutenant.
Chvéïk suait sang et eau. Quand il eut fini de battre les tapis, elle lui enjoignit d’enlever les rideaux pour les épousseter et ensuite de laver les fenêtres de la chambre à coucher. Quand cela fut fait, elle lui commanda de changer les meubles de place, ce qui lui permit de donner libre cours à ses nerfs. Chvéïk poussait les meubles d’un endroit à l’autre, sans qu’elle fût jamais contente. Elle inventait à chaque instant un arrangement nouveau.
Bientôt l’appartement fut sens dessus dessous, et la visiteuse sentit faiblir son énergie organisatrice.
Elle prit alors de la literie fraîche dans la commode et garnit amoureusement les oreillers et l’édredon. Elle apportait à cette occupation mille tendres soins et, en se penchant sur le lit, ses narines palpitaient de convoitise.
Ensuite, elle envoya Chvéïk chercher le déjeuner et le vin. Pendant son absence, elle passa un peignoir de soie transparente qui la rendait irrésistiblement séduisante.
Au déjeuner elle but toute une bouteille de vin et fuma quantité de cigarettes. Le repas fini, elle s’allongea sur le lit, tandis que Chvéïk savourait avec délice un quignon de pain de régiment, trempé dans un verre de liqueur sucrée.
Tout à coup il entendit qu’elle l’appelait.
– Chvéïk ! Chvéïk !
Chvéïk ouvrit la porte de la chambre à coucher et aperçut la jeune femme étendue sur le lit dans une attitude languissante.
– Entrez !
Chvéïk s’approcha du lit. Son occupante mesurait du regard, avec un singulier sourire, les épaules trapues et les fortes cuisses de l’ordonnance.
Rejetant l’aérien tissu qui voilait et protégeait ses charmes, elle commanda d’un ton sévère :
– Ôtez vos souliers et votre pantalon ! Venez…
C’est ainsi que le brave soldat Chvéïk put annoncer au lieutenant, à son retour de la caserne :
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que selon votre ordre, j’ai servi exactement madame et que j’ai satisfait tous ses désirs.
– Je vous remercie, Chvéïk. Est-ce qu’elle a eu beaucoup de désirs ?
– Six, environ, mon lieutenant, répondit Chvéïk. Madame dort à poings fermés, le trajet l’aura fatiguée. Rassurez-vous, mon lieutenant, j’ai fait tout ce qu’elle a voulu, sans même qu’elle ait eu besoin de me le demander.