Le colonel Frédéric Kraus qui portait le titre de « von Zillegut », faisant précéder de la particule le nom d’un village de la province de Saltzbourg (village que ses ancêtres avaient « boulotté » déjà au dix-huitième siècle), se distinguait par une stupidité congénitale et respectable. Lorsqu’il racontait quelque chose, il ne disait que des choses exactes, craignant toujours de ne pas être compris. « Eh bien ! une fenêtre, Messieurs ! Savez-vous ce que c’est qu’une fenêtre ? » Ou bien encore : « Un chemin bordé de deux côtés par des fossés s’appelle chaussée. Eh bien, Messieurs ! Savez-vous ce que c’est qu’un fossé ? Un fossé est un trou allongé auquel travaille un certain nombre d’ouvriers. C’est une excavation. Oui. On y travaille avec des pioches. Savez-vous ce que c’est qu’une pioche ? »
Il était atteint de la manie de la définition et s’y adonnait avec l’exaltation d’un inventeur qui explique ses œuvres.
– Un livre, Messieurs, c’est un assemblage de feuilles de papier, qui, coupées de façon différente et ayant des dimensions différentes suivant le cas, sont couvertes de caractères d’imprimerie, réunies ensemble, reliées et collées. Savez-vous ce que c’est que la colle ? C’est une matière gluante.
Sa stupidité était si énorme que les autres officiers évitaient de loin sa rencontre, de peur de lui entendre dire que le trottoir se détache de la chaussée et forme une bande asphaltée le long du bloc des façades de maisons, et que la façade est cette partie de la maison que l’on voit de la rue, tandis que le derrière de la maison est invisible pour celui qui la regarde du trottoir, ce que l’on peut constater en se plaçant sur la chaussée.
Il était toujours prêt à démontrer l’exactitude de ses dires. Une fois, il faillit se faire écraser et depuis lors sa bêtise n’avait fait que croître. Il accostait les officiers dans la rue et entamait d’interminables discours sur les omelettes, le soleil, les thermomètres, les beignets, les fenêtres et les timbres-poste.
Et il était vraiment extraordinaire qu’un imbécile de cet acabit pût avoir un avancement relativement assez rapide et être soutenu par des personnalités influentes, tel que le général-commandant en chef qui couvrait ainsi de sa haute protection l’incapacité notoire de sa créature.
C’était merveille de voir ce que le colonel faisait faire, aux manœuvres, à son malheureux régiment. Il n’était jamais à temps, il se lançait en colonnes contre les mitrailleuses, et une fois même, à l’occasion des manœuvres « impériales » dans le Sud de la Bohême, le colonel réussit à s’égarer avec ses hommes dans un coin de la Moravie où il erra encore plusieurs jours après la fin des opérations. Mais on ne lui fit pas d’histoires.
Les relations amicales du colonel avec le commandement en chef et avec d’autres hautes personnalités militaires, également abruties, de la vieille Autriche, lui avaient valu diverses décorations et distinctions dont il était extrêmement fier et à cause desquelles il se considérait comme un excellent soldat et comme un des meilleurs théoriciens de la stratégie et de toutes les sciences militaires.
Aux revues, il aimait à adresser la parole aux soldats pour leur poser une même et unique question :
– Pour quelle raison appelle-t-on « manlicher » le fusil qui est en usage dans notre armée ?
Aussi le régiment l’avait surnommé « le crétin au manlicher ». Il était particulièrement vindicatif, entravait la carrière des officiers qui étaient sous ses ordres quand ils lui déplaisaient, et, quand l’un d’eux voulait se marier, il transmettait leur demande en haut lieu avec un commentaire très défavorable. La moitié de l’oreille gauche lui manquait, ayant été coupée en sa jeunesse, dans un duel avec un officier qui s’était borné à constater la bêtise incommensurable de Frédéric Kraus.
Si nous analysons ses facultés intellectuelles, nous acquerrons la conviction qu’elles étaient du même degré qui a valu à François-Joseph Ier, le bouffi de Habsbourg, la réputation méritée d’un idiot notoire. Il en avait la façon de s’exprimer et la considérable provision de candeur. Lors d’un banquet au casino militaire, tandis qu’on parlait du poète Schiller, le colonel Kraus von Zillergut s’avisa de dire tout à coup : « Figurez-vous, messieurs, que j’ai vu hier une charrue à vapeur, tirée par une locomotive. Et pas par une locomotive seulement, mais par deux. Je vois la fumée, je me rapproche et voilà une locomotive d’un côté et une de l’autre. Voyons, Messieurs, n’y a-t-il pas de quoi rire, deux locomotives, alors qu’une seule suffirait simplement ? »
Il garda le silence un moment, puis conclut :
– Une fois que vous n’avez plus de benzine, l’automobile s’arrête. C’est ce que j’ai vu hier encore. Et il y a des imbéciles qui vous parlent de la force d’inertie, Messieurs. Pas de benzine, pas de mouvement. Voyons, Messieurs, n’y a-t-il pas de quoi rire ?
Sa bêtise ne l’empêchait pas d’être pieux. Il avait un autel domestique dans son appartement. Il allait souvent se confesser et communier à St-Ignace, et depuis la déclaration de guerre, il priait quotidiennement pour la victoire des armes autrichiennes et allemandes. Il mêlait sa foi chrétienne avec les chimères de l’hégémonie germanique. Dans son esprit, Dieu avait l’obligation d’aider les Empires centraux à conquérir les biens et les territoires de leurs ennemis.
Il devenait fou de colère chaque fois qu’il lisait dans les journaux que les Autrichiens avaient fait des prisonniers et que ceux-ci avaient été transportés à l’intérieur de l’Empire.
– On se donne un mal inutile en faisant des prisonniers. Il vaudrait mieux les fusiller tous sur place. Pas de quartier. Dansons au milieu des cadavres ! Brûlons jusqu’au dernier tous les civils serbes ! Les enfants, on les passera à la baïonnette.
Il n’était pas moins sanguinaire que le poète allemand Vierordt qui publia pendant la guerre des vers où il exhortait l’Allemagne à haïr et à tuer, d’un cœur ferme, les diables français jusqu’au dernier :
Que jusqu’aux cieux, plus haut que les montagnes
S’entassent les squelettes humains et la chair fumante…
Ayant terminé son cours à l’École des volontaires d’un an, le lieutenant Lucas sortit avec Max pour faire un bout de promenade.
– Je me permets de vous faire remarquer, mon lieutenant, dit Chvéïk soucieux, qu’il faudrait être très prudent avec ce chien-là. Il pourrait facilement se sauver. Par exemple, il pourrait se souvenir de son ancien maître et foutre le camp, si vous ne le teniez pas toujours en laisse. Je vous signale également que la place Havlicek est très dangereuse pour les chiens. Il circule par là un chien de boucher, une bête très méchante qui mord dans tout. Quand il voit dans son rayon un chien étranger, il est tout de suite jaloux, parce qu’il s’imagine que lui n’aura plus rien à manger. Il est dans le genre de ce mendiant qui défend comme un enragé sa place près de l’église de St-Castule.
Max sautait gaîment et se faufilait entre les jambes du lieutenant, entortillant sa corde autour du sabre de son maître.
Dans la rue, le lieutenant prit la direction de Prikopy, car il avait rendez-vous avec une dame au coin de la rue Panska. Il marchait en pensant à ses occupations du lendemain. Quoi raconter demain, à son cours, aux candidats du volontariat d’un an ? Comment indique-t-on la hauteur d’une colline ? Pourquoi l’indique-t-on en partant du niveau de la mer ? Comment, en prenant la hauteur d’une montagne, mesurée d’après le niveau de la mer, calcule-t-on la hauteur réelle de cette montagne, du bas au sommet ? Et pourquoi, bon Dieu, le ministère de la Guerre tient-il tant à mettre des choses pareilles au programme des cours pour l’infanterie, puisqu’elles intéressent plutôt l’artillerie ? De plus, il existe des cartes d’état-major. Quand l’ennemi occupe par exemple la cote 312, à quoi ça sert-il de savoir de combien cette cote domine le niveau de la mer et à quoi bon calculer sa hauteur réelle ? Il suffit de consulter la carte.
Juste au moment où il approchait du coin de la rue Panska, il fut dérangé dans ses pensées par un halt ! rauque et tranchant.
En même temps que retentissait ce halt, le chien qui essayait de s’arracher de sa corde, se jeta en aboyant joyeusement vers le personnage qui l’avait poussé.
Ce n’était autre que le colonel Kraus von Zillergut, que le lieutenant Lucas salua en s’excusant de ne pas l’avoir vu.
Le colonel Kraus était connu de tous les officiers pour sa manie de rappeler à l’ordre les militaires négligents.
Il considérait le salut militaire comme une chose dont dépendait la victoire de la guerre et sur laquelle reposait toute la force de l’armée.
– Dans son geste de salut, le soldat doit mettre toute son âme, proclamait-il avec un mysticisme de caporal.
Il se faisait un devoir d’obliger ses inférieurs à le saluer rigoureusement, selon les plus petits détails du règlement, avec correction et dignité.
Il épiait tous les soldats au passage, depuis le simple fantassin jusqu’au lieutenant-colonel. Pauvres fantassins qui se bornaient à toucher négligemment le bord de leur képi comme s’ils voulaient dire : « Salut, toi ! » Ceux-là se voyaient arrêtés en pleine rue par le colonel Kraus qui les conduisait lui-même à la caserne, pour leur infliger une punition.
Dans aucun cas il n’acceptait l’excuse balbutiée : « Je ne vous ai pas vu, mon colonel.
– Le soldat, disait-il encore, doit chercher des yeux son supérieur dans la foule la plus pressée et penser constamment à la meilleure manière de remplir tous ses devoirs qui lui sont prescrits par le règlement de service. Quand il lui arrive de tomber sur le champ de bataille, il doit, en mourant, faire le salut militaire. Le soldat qui ne sait pas saluer, qui feint de ne pas voir son supérieur, ou qui salue par-dessous la jambe, à mon avis, celui-là n’est pas un soldat, mais un sauvage.
– Les inférieurs, lieutenant, dit-il d’une voix tonnante, doivent saluer leurs supérieurs. C’est une prescription qui n’est pas encore supprimée que je sache. Second point : Depuis quand les officiers ont-ils l’habitude d’aller à la promenade avec des chiens volés ? Oui, avec des chiens volés. Un chien qui appartient à une personne étrangère est un chien volé.
– Ce chien, mon colonel… tenta de riposter le lieutenant Lucas.
– … m’appartient, lieutenant, acheva le colonel. C’est mon « Lux » !
Ici « Lux » alias « Max », pour faire voir qu’il n’avait pas oublié son ancien maître et que son nouveau maître ne tenait plus aucune place dans son cœur, s’échappa et se mit à bondir autour du colonel, joyeux comme un collégien amoureux qui se voit exaucé par sa belle.
– Promener des chiens volés, lieutenant, n’est pas compatible avec l’honneur militaire. Saviez pas ? Un officier n’a pas le droit d’acheter un chien sans s’être assuré que cet achat est sans danger pour lui.
Le colonel Kraus caressait Lux-Max qui marquait sa rancune envers son possesseur éphémère en grondant et en montrant ses dents, comme si son maître lui avait désigné le lieutenant avec l’ordre : « Mords-le ! »
– Dites, lieutenant, est-ce que vous croiriez correct de monter un cheval volé ? Non, n’est-ce pas ? Alors vous n’avez pas lu mes annonces de la Bohemia et du Prager Tagblatt, par lesquelles j’ai recherché mon griffon d’écurie ? Vous n’avez pas lu l’annonce que votre supérieur a fait paraître dans le journal ?
Il leva les bras au ciel :
– Ils sont inouïs, ces jeunes officiers… Et la discipline, qu’en faites-vous, dites’? Le colonel met des annonces et le lieutenant s’abstient de les lire tout simplement !
– Si je pouvais, vieux tableau, je te ficherais volontiers une paire de gifles, pensa le lieutenant Lucas en contemplant les côtelettes qui faisaient ressembler le colonel à un orang-outang.
– Faites un bout de chemin avec moi, lieutenant, proposa le colonel.
Marchant l’un à côté de l’autre, ils eurent l’agréable conversation suivante :
– Au front, lieutenant, impossible qu’une chose pareille vous arrive encore une fois. Oh ! oui, à l’arrière, c’est certainement très agréable de se promener avec des chiens volés. Oui. Se promener avec le chien d’un supérieur. Et à un moment où nous perdons des officiers par centaines sur les champs de bataille. Ici, les officiers ne lisent pas même les annonces. Comme ça, j’aurais pu continuer à mettre mes annonces pendant cent ans. Pendant deux cents ans, trois cents ans…
Le colonel se moucha avec bruit, ce qui, chez lui, était toujours le signe d’une grande excitation nerveuse.
– Vous pouvez continuer votre promenade tout seul maintenant, dit-il au lieutenant.
Il tourna sur ses talons et s’en alla en fouettant avec sa cravache le bas de son manteau.
Le lieutenant Lucas passa sur l’autre trottoir, mais là encore il entendit le halt ! du colonel. Celui-ci venait d’interpeller un réserviste qui, pensant à sa femme et à ses enfants, avait omis de saluer.
Le colonel Kraus l’emmenait à la caserne, en le traitant de « cochon maritime ».
– Qu’est-ce que je pourrais bien faire à ce crétin de Chvéïk ? se demanda le lieutenant Lucas. Je lui casserai la gueule, bien entendu, mais ça ne suffira pas. Même si je découpais sa peau en minces lanières, ce serait trop indulgent. Quel voyou, bon Dieu !
Sans plus se soucier de son rendez-vous, il monta dans le tramway pour retourner chez lui.
– Je te tuerai, animal, jura-t-il.
Pendant ce temps-là, le brave soldat était plongé dans une discussion enflammée avec une ordonnance venue de la caserne pour faire signer au lieutenant quelques documents et qui attendait son retour.
Chvéïk régalait son collègue de café, et ils cherchaient à se persuader mutuellement que « l’Autriche serait bientôt foutue, elle et sa guerre. »
Ils étaient, du reste, complètement d’accord et la défaite pour eux allait de soi. Les avis qu’ils émettaient constituaient toute une série d’opinions très nettes où le procureur n’aurait pas hésité à voir des crimes, dont le plus bénin la haute trahison. Et la moindre peine qu’il aurait requise pour eux eût été la pendaison.
– L’empereur doit en être devenu totalement idiot, déclarait Chvéïk, il n’a jamais inventé la poudre, mais cette guerre-là va l’achever.
– Tu parles s’il est idiot, soutint l’autre, idiot comme une souche, mon vieux, tu n’en as aucune idée. Probable qu’il ne sait même pas qu’il y a une guerre. Tu comprends, ils ont honte de le lui dire. Ah ! quelle belle blague, sa signature de la proclamation aux nations d’Autriche-Hongrie ! Tu peux être certain qu’on l’a imprimée sans la lui faire voir. Il a la tête fatiguée, le vieux.
– Lui ? Mais il est foutu. Il fait sous lui et on lui donne à manger comme à un bébé. L’autre jour, un monsieur racontait au restaurant que l’empereur avait deux nourrices qui lui donnaient le sein trois fois par jour.
– Il est grand temps, vieux, qu’on nous mette en compote pour que l’Autriche attrape la fessée qu’elle mérite, et se tienne enfin à sa place.
Les deux soldats conversaient ainsi, et Chvéïk résuma le verdict sur l’Autriche par ces paroles :
– Une monarchie si bête que ça ne devrait même pas exister.
L’autre, pour compléter ce jugement un peu général, ajouta :
– Au front, à la première occasion, je les mets pour passer à l’ennemi.
L’entretien qui exprimait bien l’opinion générale des Tchèques sur la guerre où s’était aventuré l’Empire, prit une autre tournure.
Le collègue de Chvéïk lui confia qu’on racontait à Prague qu’à Nachod on entendait le canon et que le tzar ferait bientôt son entrée à Cracovie.
Ils parlèrent des blés tchèques livrés à l’Allemagne et de la profusion de cigarettes et de chocolat dont jouissaient les soldats allemands.
Ils évoquèrent ensuite les mœurs guerrières des temps anciens, et Chvéïk entreprit de prouver qu’à l’époque où l’ennemi lançait sur un château assiégé des pots de m… en guise d’obus, ses défenseurs ne devaient pas être plus à la noce que les soldats d’aujourd’hui. Il avait lu quelque part qu’un certain château ayant résisté pendant trois ans, les assiégeants n’avaient pas passé un seul jour sans vider ainsi leurs fosses d’aisances en l’air.
Il n’aurait pas manqué de dire encore quelque chose d’intéressant et d’instructif, si le retour du lieutenant ne les avait brusquement interrompus.
Écrasant Chvéïk d’un coup d’œil furieux, il signa les documents d’un trait de plume et congédia leur porteur. Puis, il intima à Chvéïk de le suivre dans la chambre.
Les yeux du lieutenant jetaient des éclairs effroyables. Tombé sur une chaise, il tenait son regard braqué sur Chvéïk, en se demandant par où commencer le massacre.
– Je vais d’abord lui flanquer une paire de gifles, puis je lui démolirai le nez et lui arracherai les oreilles, pour le reste on verra.
Tandis qu’il se préparait à exécuter son projet, le regard innocent et candide de Chvéïk se posait sur lui, tout pénétré de bonté et de franchise…
Chvéïk interrompit ce calme gros de tempête :
– Je vous annonce avec obéissance, mon lieutenant, que vous voilà privé de votre chat. Il a boulotte la crème pour les chaussures et s’est permis de crever. J’ai jeté son cadavre non dans notre cave, mais dans celle du voisin. Vous trouverez difficilement un angora joli et bien élevé comme cette bête-là.
– Qu’est-ce que je vais bien faire de lui ? se demanda de nouveau le lieutenant. Quelle figure d’imbécile, bon Dieu !
Les yeux innocents et candides de Chvéïk ne désarmaient pas de leur douceur et de leur tendresse et reflétaient la sérénité de l’homme qui estimait que tout était pour le mieux, que rien d’extraordinaire ne s’était passé et que tout ce qui avait pu se passer était d’ailleurs pour le mieux, car il faut tout de même bien qu’il se passe quelque chose de temps en temps.
Le lieutenant Lucas sauta sur ses pieds. Il ne toucha pas son ordonnance, mais agita un poing devant son nez et éclata :
– Chvéïk, vous êtes un voleur de chien !
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, qu’aucune affaire de ce genre-là ne m’est arrivée dans les derniers temps. Je me permets également de vous faire remarquer, mon lieutenant, que je n’ai pas pu voler Max, puisque vous êtes sorti avec lui cet après-midi. Je me suis bien dit qu’il avait dû arriver quelque chose au chien, quand je vous ai vu, tout à l’heure, rentrer sans lui. C’est ce qu’on appelle une complication. Dans la rue Spalena, il y a un corroyeur qui s’appelle Kounèche. Ce type-là n’a jamais pu faire une promenade avec un chien sans le perdre. Ou bien il l’oubliait dans une taverne, ou bien on le lui empruntait sans le rendre, ou bien il était volé…
– Chvéïk, espèce de bourrique, fermez ça, nom de Dieu. Vous êtes un rusé gredin qui la fait à l’idiot, ou un chameau, un dodo ! Vous avez toujours des exemples en réserve pour toute chose, mais avec moi, ça ne prendra plus, vous m’entendez ! D’où avez-vous amené ce chien ? Comment l’avez-vous eu ? C’est le chien de notre colonel qui me l’a repris en plein centre de Prague. Je vous dis que c’est un scandale épouvantable ! Avouez la vérité, est-ce que vous l’avez volé, oui ou non ?
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je ne l’ai pas volé.
– Est-ce que vous saviez que c’était un chien volé ?
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je savais que c’était un chien volé.
– Chvéïk, bon Dieu de bon Dieu, je ne sais pas ce qui me retient de prendre mon revolver, triple abruti, andouille, âne bâté, espèce de fumier ! Est-ce que vous êtes réellement si idiot que ça ?
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je suis réellement si idiot que ça.
– Pourquoi m’avez-vous amené un chien volé, pourquoi avez-vous installé chez moi cette sale bête ?
– Pour vous faire plaisir, mon lieutenant.
Et les yeux innocents et candides caressaient de nouveau le visage du lieutenant qui se laissa retomber sur la chaise en gémissant :
– Qu’ai-je fait pour que le bon Dieu me punisse en me donnant un imbécile pareil ?
Résigné, le lieutenant restait assis sur la chaise, sentant la force lui faire défaut pour gifler Chvéïk et même pour rouler une cigarette. Absolument à bout de ressources, il envoya Chvéïk acheter la Bohemia et le Prager Tagblatt pour lui mettre sous le nez les annonces du colonel.
Chvéïk revint en tenant le journal ouvert à la page d’annonces. Il déclara en rayonnant de plaisir :
– C’est bien là-dedans, mon lieutenant. C’est épatant comme le colonel décrit son griffon, et il offre cent couronnes à qui le lui rapportera. C’est une belle récompense. D’habitude, on ne donne que cinquante couronnes. Un certain Bogetiech de Kosire gagnait sa vie rien qu’avec les récompenses. Il volait au hasard des chiens de bonne famille et recherchait ensuite leurs propriétaires dans les annonces. Une fois, il avait volé un loulou de Poméranie, mais pas moyen de retrouver le propriétaire. Il a mis alors une annonce à son tour. Il en a mis une deuxième, une troisième, tant qu’il lui en a coûté dix couronnes, et il en a été quitte pour son argent. À la fin, arriva une lettre du propriétaire de l’animal, disant qu’il s’agissait bien de son chien, mais qu’il ne s’en était plus occupé, parce qu’il croyait que toutes les recherches seraient inutiles. Il ne croyait pas qu’il existait encore des gens honnêtes, mais qu’il changeait d’avis maintenant qu’on allait lui rendre son loulou. Il disait aussi dans sa lettre que, par principe, il n’était pas partisan de récompenser l’honnêteté, mais qu’il était disposé à faire hommage à Bogetiech d’un livre écrit par lui sur « La culture des plantes vertes dans les appartements et les jardinets de villas ». Là-dessus Bogetiech a empoigné le loulou par les pattes de derrière et a astiqué avec lui la tête du monsieur, en jurant qu’on ne le prendrait plus à mettre des annonces, il aimerait mieux vendre les chiens trouvés à des chenils.
– Allez vous coucher, Chvéïk, ordonna le lieutenant, vous êtes capable de m’abrutir avec vos histoires jusqu’à demain matin.
Il se mit au lit lui aussi et toute la nuit, il rêva de Chvéïk. Il rêva que Chvéïk lui amenait un cheval qu’il avait volé à l’héritier du trône, de sorte que celui-ci reconnaissait sa monture au milieu d’une revue, au moment où le malheureux Lucas chevauchait à la tête de sa compagnie.
Le lendemain le lieutenant était rompu de fatigue, comme au sortir d’un noce finie par des coups de poing. Il n’arrivait pas à se débarrasser de son cauchemar. Exténué par son rêve, il s’assoupit un peu vers le matin, quand Chvéïk frappa pour demander à quelle heure le lieutenant désirait être réveillé.
– À la porte, abruti, c’est abominable !
Il se leva et Chvéïk lui apporta son café en l’interloquant d’une nouvelle question :
– Vous ne voudrez pas des fois, mon lieutenant, que je vous procure un autre chien ? Je vous déclare avec obéissance…
– Écoutez, Chvéïk, j’avais envie de vous déférer devant le conseil de guerre, mais je vois bien que vous seriez acquitté, parce que ces messieurs n’ont encore jamais eu affaire à un crétin de votre envergure. Regardez-vous bien là dans la glace, n’êtes-vous pas dégoûté de vous-même devant un visage aussi stupide que ça ? Vous êtes le phénomène naturel le plus renversant que j’aie jamais vu. Allons, Chvéïk, mais dites la vérité : est-ce que votre tête, elle vous plaît ?
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, qu’elle ne me plaît pas du tout : elle a l’air dans cette glace d’une boule pointue. Ça ne doit pas être une glace biseautée. Une fois, ils avaient mis dans la devanture du marchand de thé Stanek une glace convexe et quand on s’y regardait on avait envie de vomir. On y avait la bouche de travers, la tête ressemblait à une poubelle, on avait le ventre d’un chanoine après une beuverie en règle, bref, on se voyait défiguré à se suicider sur place. Une fois, le gouverneur est passé par cette rue, s’est regardé dans cette glace et le magasin a été obligé d’enlever la glace.
Le lieutenant qui gémissait tout bas ne l’écoutait pas, préférant s’occuper de son café.
Chvéïk retourna dans la cuisine et le lieutenant l’entendit entonner l’air :
Le général Grenevil passe par la Tour des Poudres en ville
On voit au soleil flamber les armes,
et les belles filles fondent en larmes…
Hardiment, il continuait à élever la voix :
Nous autres soldats, on est de grands seigneurs,
De nous aimer, les jolies filles n’ont pas peur,
On ne manque de rien, partout on se porte bien…
– En effet, abruti, tu te portes très bien, pensa le lieutenant et il cracha.
Naturellement, la tête de Chvéïk ne tarda pas à faire son apparition dans la porte.
Radieux, Chvéïk annonça :
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, qu’il y a là quelqu’un de la caserne, une ordonnance, de la part du colonel qui demande que vous alliez le voir d’urgence.
Heureux aussi d’être bien renseigné, il ajouta avec mystère :
– Oh ! rien de grave, je crois, c’est certainement à cause de notre petit chien.
Retenant mal l’angoisse qui l’opprimait, le lieutenant interrompit brutalement l’ordonnance qui lui annonçait que « c’était pour le rapport du colonel ».
En arrivant à la caserne, il vit que ce qui se préparait était encore pis qu’un rapport. Le colonel l’attendait commodément installé dans le bureau.
– Je constate mon cher lieutenant, qu’il y a deux ans, vous avez demandé à être transféré au quatre-vingt-onzième de ligne à Boudéïovice. Savez-vous où se trouve Boudéïovice ? Sur la Veltava, oui, sur la Veltava qui a pour affluent l’Oder ou un autre fleuve. La ville est grande, je dirai même avenante et, si je ne me trompe pas, il y a un quai. Savez-vous ce que c’est qu’un quai ? C’est un gros mur bâti sur le bord de l’eau. Du reste, ça n’a pas de rapport. On y a été aux manœuvres.
– Savez-vous que mon chien s’est complètement gâté chez vous, continua-t-il après une pause sans toutefois détourner ses yeux de l’encrier. Il ne veut plus rien manger. Tiens, il y a une mouche dans l’encrier. C’est malheureux, même en hiver de voir les mouches dans les encriers. Quel manque d’ordre !
Irrité par les détours de la conversation, le lieutenant pensait :
– Fiche-moi la paix, à la fin, vieille barbe ! Qu’est-ce que tu attends, bon Dieu. Je sais très bien où tu veux en venir.
– Eh bien, lieutenant, dit enfin le colonel après s’être promené de long en large, j’ai longtemps réfléchi quelle mesure j’avais à prendre pour que cette histoire ne puisse pas se répéter et je me suis souvenu de votre demande de transfert au quatre-vingt-onzième. Et comme, d’autre part, le haut commandement se plaint de manque d’officiers, les Serbes les ayant tués tous, j’ai pensé à vous. Je vous donne ma parole d’honneur que d’ici trois jours vous aurez rejoint votre quatre-vingt-onzième à Boudéïovice où on est justement en train de former des bataillons de marche. Pas la peine de remercier. L’armée a besoin d’officiers qui…
– C’est l’heure de passer au rapport, ajouta-t-il en consultant sa montre. Onze heures et demie…
Il salua en signe que l’agréable conversation était terminée.
Tête basse, mais respirant à pleins poumons, le lieutenant Lucas se dirigea vers l’école des volontaires d’un an où il annonça qu’il partait prochainement pour le front et qu’il offrait aux candidats un lunch d’adieu dans la salle du restaurant de Nekazanka.
Rentré, il alerta Chvéïk.
– Vous savez ce que c’est qu’un bataillon de marche, Chvéïk ?
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, qu’un bataillon de marche est un batmarche et une compagnie de marche, une compmarche, nous autres, on raccourcit les mots.
– Je vous annonce alors, Chvéïk, dit le lieutenant d’un ton solennel, que dans très peu de temps, vous ferez partie de ma compmarche, puisque vous aimez les abréviations dans ce genre-là. Mais ne vous imaginez pas qu’au front, vous pourrez faire des bêtises comme ici. Êtes-vous content ?
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je suis excessivement content, répondit le brave soldat Chvéïk ; ce sera quelque chose de magnifique quand nous tomberons ensemble sur le champ de bataille pour Sa Majesté l’Empereur et son auguste famille impériale et royale…