3.
D’origine tchèque, le lieutenant Lucas était le type achevé de l’officier de carrière dans la Monarchie austro-hongroise, à la veille de la débâcle. L’école des cadets avait fait du lieutenant un être à deux visages, une sorte d’amphibie. Dans le monde, il parlait allemand, langue dans laquelle il écrivait aussi, mais il lisait de préférence des livres écrits en langue tchèque et, au cours qu’il était chargé de donner aux candidats du « volontariat d’un an », futurs officiers de réserve, qui, du reste, étaient tous Tchèques, il disait souvent à ses élèves sur un ton de confidence : « Nous savons que nous sommes Tchèques, mais il est inutile de le crier sur les toits. Moi aussi, je suis Tchèque, vous savez. »
Il considérait la qualité de Tchèque comme une sorte de société secrète où il serait dangereux d’être impliqué.
En dehors de ce point, ce n’était pas un méchant homme ; il ne craignait pas ses supérieurs et, aux manœuvres, s’occupait avec sollicitude de sa compagnie. Il s’arrangeait toujours pour la loger confortablement dans des greniers, et souvent payait, de sa poche, à boire aux hommes.
Il était content d’entendre chanter les soldats en marche. Il voulait aussi qu’ils chantent en allant à la plaine d’exercice et au retour. Marchant à côté de sa compagnie, il chantait avec elle :
Et voilà qu’à minuit
L’avoine du sac s’enfuit,
Trala ria boum.
Il était bien vu par les soldats qui l’aimaient pour son esprit de justice et parce qu’il ne tyrannisait personne.
Les sous-officiers tremblaient devant lui, il lui suffisait d’un mois pour changer en agneau pacifique le plus brutal sergent-major.
Il criait souvent, c’est vrai, mais sans jamais injurier grossièrement, car il choisissait toujours ses mots avec soin.
– C’est à contre-cœur, voyez-vous, disait-il, que je vous punis, mon garçon ; mais qu’y puis-je faire, la discipline avant tout. C’est d’elle que dépend le moral et l’efficacité de l’armée, sans elle, les soldats ne sont que des roseaux pliant à tous les vents. Si vous ne tenez pas votre uniforme en bon état, s’il vous manque des boutons ou s’ils sont mal cousus, c’est un signe certain que vous oubliez vos devoirs envers l’armée. Vous avez peut-être peine à comprendre que vous méritez d’aller en prison parce que, hier à la revue, il y avait un bouton manquant à votre veste, une bagatelle, un rien que dans le civil on ne remarquerait même pas. Et pourtant, voyez-vous, une petite négligence pareille de votre part vous expose nécessairement à une punition. Pourquoi ? Ce qui est en jeu, ce n’est pas un malheureux bouton, mais bien l’obligation pour vous de prendre des habitudes d’ordre. Aujourd’hui, vous ne recousez pas votre bouton, et c’est le commencement du désordre. Demain, vous trouverez déjà incommode de démonter votre fusil pour le nettoyer, vous oublierez votre baïonnette chez le bistro, et à la fin, vous vous endormirez étant en faction et de tout cela le germe aura été ce malheureux bouton. Voilà, mon garçon, pourquoi je vous punis, c’est dans votre intérêt, pour vous éviter la punition plus grave que vous ne tarderiez pas à récolter en continuant à négliger vos devoirs. Vous me ferez cinq jours et je vous souhaite de profiter de ces loisirs au pain sec et à l’eau pour réfléchir un brin, pour comprendre que la punition n’est nullement une vengeance de notre part, mais un simple moyen d’éducation, employé dans le seul but de faire du soldat puni un meilleur soldat.
Depuis longtemps, déjà, le lieutenant Lucas aurait dû passer capitaine ; mais sa prudence concernant la nationalité tchèque ne lui servit de rien : son avancement s’ajournait à cause de la franchise dont il ne se départait jamais dans ses relations avec ses supérieurs, car il avait la flatterie en horreur.
Son caractère avait gardé quelque chose de celui du paysan tchèque du Midi de la Bohême : il était né dans un village de cette contrée pleine de sombres forêts et d’étangs glauques.
S’il était juste envers les soldats, en général, il détestait les ordonnances, parce qu’il avait toujours eu le malheur de tomber sur des tampons ignobles.
Il les giflait et essayait de les redresser par des remontrances continuelles et en leur donnant des exemples d’une conduite irréprochable ; mais ses efforts restèrent vains. Pendant des années entières, il luttait désespérément avec les ordonnances, en changeant sans cesse, mais chaque fois il finissait par soupirer : « Encore un abruti pire que le dernier ! » En désespoir de cause, il les considérait comme une espèce inférieure du règne animal.
D’ailleurs, il aimait les animaux. Il avait un serin de Harz, un chat angora et un griffon d’écurie. Tous les tampons qu’il avait eu successivement à son service maltraitaient ces animaux bien plus que le lieutenant Lucas ne les maltraitait eux-mêmes quand ils avaient commis la plus grande saleté.
Ils laissaient tous, comme un seul homme, mourir de faim le serin, l’un d’eux creva un œil au chat et l’infortuné griffon était rossé jusqu’au sang par eux tous indistinctement. L’un des prédécesseurs de Chvéïk s’était même avisé de conduire la pauvre bête à la fourrière à Pankrac, pour la faire exécuter, et paya joyeusement de sa poche les dix couronnes, prix de cette opération. Il annonça tout simplement au lieutenant que le chien s’était égaré à la promenade. Mais le cruel tampon fut bien puni, car on l’envoya d’urgence rejoindre sa compagnie.
Lorsque Chvéïk se présenta chez le lieutenant Lucas pour lui annoncer qu’il passait à son service, son nouveau maître le fit entrer dans sa chambre et lui dit :
– Vous m’êtes recommandé par Monsieur l’aumônier Katz et j’espère que vous serez digne de sa recommandation. J’ai déjà eu pas mal d’ordonnances et ils n’ont pas vieilli à mon service. Je tiens à vous faire remarquer que je suis très exigeant et que j’ai pour principe de punir avec une extrême sévérité le moindre micmac et le moindre mensonge. Chez moi, il s’agit toujours de dire la vérité et d’exécuter tous mes ordres sans rouspétance. Quand je vous dirai : « Sautez dans le feu », il faudra obéir, même si ça ne vous amuse pas. Qu’est-ce que vous regardez comme ça, voyons ?
Pendant l’exhortation du lieutenant, Chvéïk n’avait pu s’empêcher de regarder la cage du serin suspendue au mur. Obligé de répondre à la question de l’officier, il prononça de sa voix suave :
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je vois là un canari du Harz.
Sans regret de troubler l’éloquence du lieutenant, Chvéïk gardait scrupuleusement la position militaire et le fixait sans broncher.
Lucas allait l’interpeller brutalement, quand il s’aperçut de l’expression d’innocence dont rayonnait le visage de Chvéïk :
– Dans sa recommandation, Monsieur l’aumônier m’a dit que vous étiez un imbécile épique et je crois qu’il ne s’est pas trompé.
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que Monsieur l’aumônier ne s’est pas trompé du tout. Quand je servais dans mon régiment, j’ai été réformé pour idiotie et pour idiotie notoire encore ! Nous étions deux : moi et puis un capitaine qui s’appelait von Kaunitz. Celui-là, sauf votre respect, mon lieutenant, quand il se promenait dans la rue, il avait toujours un doigt de la main gauche fourré dans le trou de nez gauche et le pouce de la main droite dans le droit, et quand il allait avec nous au champ de manœuvre, il nous faisait toujours mettre en rang comme pour un défilé et disait :
– Soldats, eh, n’oubliez pas, eh, qu’on est mercredi aujourd’hui, eh, parce que demain, eh, on sera jeudi, eh.
Le lieutenant Lucas haussa les épaules comme un homme qui ne sait que penser ou qui ne veut pas comprendre.
Il se contenta donc de marcher entre la porte et la fenêtre, passant et repassant devant Chvéïk qui, selon le règlement, le suivait des yeux pour être prêt à lire dans les siens. Le regard de Chvéïk exprimait tant de candeur que le lieutenant Lucas reprit, sans faire semblant d’avoir entendu l’histoire du capitaine idiot :
– Oui, chez moi il faut de l’ordre, de la propreté, et surtout jamais de mensonge. Le mensonge est quelque chose que je déteste et que je punis sans merci. Est-ce que vous me comprenez ?
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je vous comprends très bien. Rien de plus mauvais que quand on ment. Dès qu’on commence à s’embrouiller, on est fichu. Dans un village près de Pelhrimov, il y avait un instituteur qui s’appelait Vanek, et il courtisait la fille du garde forestier Spera. Cet homme-là a fait savoir à l’instituteur que s’il l’attrapait jamais dans le bois derrière les jupes de sa fille, il lui expédierait dans le derrière du crin coupé, mélangé avec du sel. L’instituteur lui a fait répondre qu’il n’allait jamais au bois avec la fille : mais une fois qu’il attendait la gosse, le garde lui est arrivé le nez dessus et allait déjà le soumettre à la petite opération promise : alors l’instituteur a juré qu’il était seulement venu pour cueillir une fleur qui manquait dans son herbier, et le garde a bien voulu le croire. Un second coup, l’instituteur a prétendu qu’il cherchait dans le bois un insecte très rare ; et le pauvre type bafouillait tellement qu’il a fini par raconter qu’il était venu poser des collets à lièvres. Le garde lui a fait jurer que c’était la vérité et l’a conduit ensuite à la gendarmerie ; de là, l’instituteur a passé au tribunal, et il a bien failli aller en prison. Et pourtant, c’était bien simple : s’il avait dit la vérité, il n’aurait eu qu’un peu de crin coupé, mélangé avec du sel. Moi, je suis d’avis, que dans tous les cas on a raison d’avouer ; mieux vaut toujours être franc ; et quand il m’arrive de faire quelque chose qui ne convient pas, j’aime mieux me présenter et dire : « Je vous déclare avec obéissance que j’ai fait ceci et cela ». Quant à l’honnêteté, c’est aussi une très belle chose, avec elle, on est toujours sûr d’aller loin. Prenons par exemple les courses à pied. Celui qui triche, est tout de suite disqualifié. C’est ce qui est arrivé justement à mon cousin. Un homme honnête est estimé de tout le monde, on le respecte partout, il passe son temps à être content de lui-même et il se sent renaître tous les jours quand il se met au lit et qu’il peut se dire : « Encore une journée où j’ai été honnête. »
Pour écouter Chvéïk, son nouveau maître s’était assis et, le discours se prolongeant, il regardait les chaussures de son tampon.
– Mon Dieu, pensait-il, tout ce qu’il dit, c’est des boniments idiots, mais moi-même, est-ce que je ne dis pas souvent des bêtises du même genre ? Il n’y a que la façon de les dire qui varie.
Pour se donner une contenance et préserver son autorité, il dit, quand Chvéïk eut fini :
– Chez moi, il faut avoir les chaussures toujours bien cirées, l’uniforme en bon état, tous les boutons bien cousus, et il faut toujours avoir l’air d’un soldat et pas d’un voyou de civil. C’est curieux qu’on n’arrive jamais à avoir une ordonnance qui ait un peu de tenue militaire. Je n’en ai eu qu’un seul qui avait une tournure martiale, mais celui-là m’a volé mon uniforme de parade et l’a vendu dans le quartier juif.
Il se tut un instant. Puis, il se mit de nouveau à expliquer à Chvéïk toutes les tâches qui lui incomberaient, en insistant toujours sur la nécessité d’être un fidèle serviteur et de ne raconter à personne ce qui se passait.
– Je reçois souvent des dames, dit-il, et quelquefois elles passent la nuit ici, quand je ne suis pas de service le lendemain. Dans ce cas, vous nous apporterez notre café au lit, mais seulement quand j’aurai sonné, vous comprenez ?
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je comprends très bien, parce que, si j’entrais tout à coup, sans prévenir, ça pourrait être des fois très désagréable pour la dame. Une fois j’ai ramené chez moi une jeune fille et le lendemain, la logeuse nous a apporté notre café juste au moment où on n’était pas très sages. La brave femme a eu peur, elle m’a échaudé le dos avec son café et elle a eu encore le toupet de me dire : « Bonjour, M’sieur le patron ! » C’est pour vous dire mon lieutenant, que je sais parfaitement comment on doit se tenir, quand il y a une dame en visite.
– C’est bien, Chvéïk, pour les dames, il faut toujours être excessivement poli, fit le lieutenant dont l’humeur maussade se dissipait, la conversation roulant sur un sujet qui occupait les loisirs que lui laissaient la caserne, le champ de manœuvres et les cartes.
L’éternel féminin était l’âme de son logis. Ce sont ses amies qui lui avaient créé un foyer paisible. Elles s’y étaient mises à plusieurs douzaines, et certaines d’entre elles s’étaient complu, durant le temps de leur séjour, à enrichir l’abri de leurs amours éphémères de mille objets utiles et agréables.
La tenancière d’un café, qui avait passé chez Lucas quinze jours au bout desquels son mari était venu la chercher, lui avait brodé un tapis de table ; elle avait aussi orné de gracieux monogrammes le linge de son hôte et elle était sur le point de commencer une tenture murale, quand son époux était venu mettre fin à l’idylle et à son activité.
Une demoiselle, que ses parents n’avaient repérée qu’après trois semaines, voulait changer en véritable boudoir la chambre à coucher du lieutenant, en disposant partout des vases et des bibelots et en installant un Ange gardien à la tête du lit.
Dans tous les coins de la chambre à coucher et de la salle à manger, on pouvait remarquer la trace d’une main féminine, dont la cuisine se ressentait aussi. On y voyait toute une batterie resplendissante, de la vaisselle plate, de l’argenterie, don d’une généreuse épouse de fabricant, qui avait prodigué au lieutenant ses faveurs ainsi que des machines à couper les légumes, des appareils à fabriquer du pâté de foie gras, des casseroles, des grils, des poêles, un moulin à café et bien d’autres choses encore.
La femme du fabricant est partie au bout d’une semaine, parce qu’elle ne pouvait pas accepter cette idée que le lieutenant avait en dehors d’elle une vingtaine d’amies, multiplicité qui ne laissait pas d’affaiblir l’ardeur avec laquelle ce costaud lui témoignait ses sentiments.
Le lieutenant Lucas entretenait aussi des relations épistolaires très suivies avec des amies absentes dont les photographies ornaient son album. Depuis quelque temps il tendait au fétichisme et collectionnait des reliques. Sa collection se composait de quelques jarretières, de quatre pantalons de dames, richement brodés, de trois chemises entièrement à jour, du plus fin creton de soie, de mouchoirs de batiste, d’un corsage et de plusieurs bas dépareillés.
– Je suis de service aujourd’hui, dit Lucas, et je ne rentrerai que très tard. Gardez bien l’appartement et tâchez de mettre tout en ordre. L’ordonnance dont je me suis débarrassé à cause de sa fainéantise, part aujourd’hui pour le front, attention à vous, hein !
Il donna encore des ordres sur l’entretien du serin et du chat et sortit, non sans ajouter, en tenant la porte, quelques conseils sur l’honnêteté et sur la correction.
Chvéïk fit de son mieux pour remettre l’appartement en bon état. Lorsque son maître rentra après minuit, la nouvelle ordonnance résuma ainsi son travail du jour.
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que tout est en bon ordre, sauf pour le chat qui a fait un sale coup et a boulotté votre canari.
– Comment ça ? tonna Lucas.
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je vais vous l’expliquer en trois mots. Je savais que les chats n’aiment pas les canaris et qu’ils leur font des misères. Alors, j’ai voulu les mettre ensemble pour qu’ils fassent connaissance tous les deux et je m’étais dit que dans le cas où le chat ne se conduirait pas gentiment, je lui passerais quelque chose pour lui apprendre à vivre, parce que moi, j’aime beaucoup les animaux. Dans notre maison, il y avait une fois un chapelier qui pour dresser son chat, a perdu trois canaris, mais le résultat a été si bon que le chat laissait même un canari se poser sur son dos. Alors, j’ai voulu faire comme le chapelier, j’ai sorti le canari de sa cage et je l’ai fait flairer au chat. Oui, mais cette rosse de chat, bien avant que je n’aie pu l’en empêcher, a donné un coup de dents au canari et le pauvre oiseau est resté sans tête. Moi, je ne croyais pas votre chat capable d’une brutalité pareille. Si ç’avait été un moineau, passe encore, mais un canari du Harz ! Si vous l’aviez vu, ce chat, comme il bouffait de bon cœur les plumes et tout, et comme il ronronnait de plaisir ! On dit que les chats n’ont pas de culture musicale et que par conséquent ils n’aiment pas le chant du canari, parce qu’ils n’y comprennent rien. Je l’ai engueulé comme du poisson pourri, mais je vous jure, mon lieutenant, que je ne lui ai rien fait de mal ; je vous ai attendu pour que vous décidiez quelle punition il méritait, ce gredin de chat.
Chvéïk en disant cela avait un regard si franc que le lieutenant, qui s’était élancé d’abord vers son ordonnance avec l’intention de le battre, recula, prit une chaise et demanda :
– Écoutez, vous, est-ce que vous êtes réellement un agneau du bon Dieu comme ça ?
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je suis vraiment ce que vous venez de dire. C’est bien ma déveine, elle me poursuit depuis mon enfance. Je pense toujours à arranger les choses pour le mieux, je ne veux que le bien de tout le monde et, à la fin des fins, je ne fais que mon malheur et celui de tout le monde autour de moi. J’ai voulu sérieusement que le chat fasse connaissance avec le canari et c’est pas ma faute si cette bête l’a dévoré et si la connaissance n’a pas eu le temps de se faire. Il y a quelques années, dans la Maison Stupart, un chat s’est envoyé même un perroquet, parce que l’oiseau se moquait de lui en imitant son miaulement. Mais les chats ont la vie dure. Si vous m’ordonnez, mon lieutenant, de le tuer, il faudra que je l’écrase contre la porte, autrement, il n’y aura pas moyen d’en venir à bout.
Sans quitter son air le plus innocent et son sourire de bonté désarmante, il initia le lieutenant à l’art de tuer les chats. Ce discours aurait certainement rendu fous de rage tous les membres de la « Société protectrice des animaux ».
Il se montra si compétent sur ce chapitre que le lieutenant Lucas, oubliant sa colère, lui demanda :
– Vous avez l’air de vous y connaître, en animaux. Est-ce que vous les comprenez et est-ce que vous les aimez ?
– J’aime surtout les chiens, déclara Chvéïk, parce que c’est un commerce qui rapporte beaucoup à celui qui sait se débrouiller. Moi, au commencement, ça ne marchait pas, parce que j’étais trop honnête, et encore il y avait des particuliers qui me reprochaient de leur avoir vendu une bête à moitié crevée à la place d’un chien de sang. Et tout le monde me demandait des pedigrees ; j’ai dû en faire imprimer, et donner des pauvres toutous de faubourg, qui étaient nés dans une tuilerie, pour des chiens sortant du chenil de l’éleveur bavarois Armin von Barnheim. Il fallait ça pour contenter les clients : ils s’étonnaient parce qu’un chien si précieux, venant de si loin, d’Allemagne, était poilu et n’avait pas les pattes torses. Des trucs comme ça, on en pratique dans tous les grands chenils, et les chiens qui peuvent se vanter d’être de race, ils sont plutôt rares. Il y en a dont la mère ou la grand-mère s’est oubliée avec un monstre quelconque, il y en a aussi qui ont eu plusieurs pères et ont hérité quelque chose de chacun ; ils ont les oreilles de l’un, la queue d’un autre, le poil sur le museau d’un troisième, le chanfrein d’un quatrième, l’influence du cinquième les fait boiter, ils ont la taille du sixième ; et comme il y en a qui ont une douzaine d’auteurs, vous pouvez vous imaginer, mon lieutenant, quel type de cabot ça donne. Une fois, j’ai acheté par pitié un chien comme ça, Balaban, qui avait honte même de sortir et se tenait tout le temps dans son petit coin. J’ai dû le vendre à un client en Moravie et le faire passer pour un griffon d’écurie. Ce qui m’a coûté le plus de travail, c’était de le teindre en poivre et sel.
Le lieutenant prêtant une oreille attentive à ses explications cynologiques, Chvéïk put continuer :
– Les chiens ne peuvent pas se teindre eux-mêmes leurs poils comme les dames leurs cheveux, c’est à celui qui les vend de s’en charger. Si un chien est si vieux qu’il est tout gris, et que vous vouliez le vendre comme un chiot d’un an, ou encore le faire passer, lui qui est grand-père, pour un chiot de 9 mois, vous n’avez qu’à acheter de l’argent fulminant ; vous le faites fondre et avec çà, vous badigeonnez la bête, en noir, qu’elle paraît toute neuve. Pour lui donner de la force, vous lui faites manger de l’arsenic et vous lui nettoyez les dents à l’émeri, celui dont on se sert pour nettoyer les couteaux rouillés. Avant d’aller le vendre, vous lui fourrez dans la gueule un peu d’eau-de-vie pour le saouler, ça le rendra tout de suite vif et folâtre ; il aboie vigoureusement et fait des amitiés aux gens dans la rue, comme un conseiller municipal en goguette. Mais ce qu’il faut surtout, c’est raconter des boniments à l’acheteur pour lui bourrer complètement le crâne. Si quelqu’un veut acheter un ratier et si vous n’avez sous la main qu’un chien de chasse, il faut savoir retourner l’acheteur de façon qu’il prenne le chien de chasse à la place du ratier. Maintenant, si un bonhomme vient pour acheter un dogue d’Ulm et si vous n’avez qu’un ratier, il faut tellement lui en raconter qu’il emporte, tout guilleret, le ratier nain dans sa poche à la place du molosse. Quand je tenais mon commerce de chiens, une vieille dame est venue un jour me voir ; elle m’a dit que son perroquet s’était envolé dans un jardin où il y avait des mauvais garnements qui jouaient aux Indiens, que ces gosses avaient arraché la queue du perroquet et qu’ils s’en étaient coiffés comme des agents de police autrichiens. Ce pauvre perroquet, qu’elle m’a dit, a fini par crever, d’abord de honte d’être sans queue et ensuite d’un médicament que lui avait donné un vétérinaire. Elle voulait acheter un nouveau perroquet bien élevé, qui ne serait pas insolent et qui ne jurerait pas tout le temps. Que devais-je faire ? Je n’avais pas ce perroquet et je ne savais pas où en trouver, mais j’avais un vieux bouledogue aveugle et plein de vice. Et alors, mon lieutenant, j’ai dû jaboter pendant trois heures pour lui coller le bouledogue à la place du perroquet. C’était plus difficile que résoudre une question diplomatique ; quand elle a ouvert la porte pour s’en aller, je lui ai dit : « Eh bien ! maintenant, vous verrez si les gosses sauront arracher la queue à celui-là ! » Depuis, j’ai jamais revu la vieille, mais j’ai appris qu’elle avait dû quitter Prague, parce que son bull avait mordu tous les gens de la maison qu’elle habitait. Croyez-moi, mon lieutenant, il est très difficile de se procurer une bête convenable.
– J’aime beaucoup les chiens, répondit Lucas, mes camarades qui avaient pris leurs chiens avec eux au front, m’ont écrit que la guerre en compagnie d’un brave chien, était bien plus supportable, parce qu’on avait de quoi tuer le temps. À ce que je vois, vous connaissez toutes les espèces de chiens, et je crois que si j’en avais un, vous le soigneriez bien. Quelle espèce, d’après vous, est préférable ? Je voudrais un chien qui puisse me tenir compagnie. J’ai eu déjà un griffon d’écurie, mais je ne sais pas…
– Je suis d’avis, mon lieutenant, que le griffon d’écurie est une espèce très recommandable. Il ne plaît pas à tout le monde, c’est vrai, parce qu’il a les poils hérissés et la moustache très dure de sorte qu’on dirait un forçat échappé de la prison. Il est si moche qu’il en devient beau, et très intelligent avec ça. Ne me parlez pas à côté de ça, d’une andouille de St-Bernard. Et le griffon est plus intelligent que le fox-terrier. J’en ai connu un…
Le lieutenant Lucas regarda sa montre et interrompit la faconde de Chvéïk.
– Il est tard, il faut que j’aille me coucher. Je suis encore de service demain, ainsi vous aurez toute une journée pour vous enquérir d’un griffon d’écurie.
Chvéïk se coucha sur le canapé de la cuisine et se mit à feuilleter les journaux que le lieutenant avait apportés de la caserne.
– Tiens, se dit-il en parcourant les nouvelles aux en-têtes à gros caractères, le Sultan vient de décerner la Médaille de guerre à l’empereur Guillaume, et moi, je n’ai encore rien du tout, pas même la petite médaille d’argent.
Tout à coup il sauta à bas du canapé.
– Je n’y pensais plus, bon Dieu…
Il entra brusquement dans la chambre à coucher, réveilla le lieutenant qui dormait déjà profondément, et lui dit :
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je n’ai reçu aucun ordre quant au chat.
Lucas, à moitié endormi, se tourna sur l’autre flanc en murmurant :
– Trois jours de chambrée.
Et il se rendormit.
Chvéïk retourna sans bruit à la cuisine, tira le malheureux chat de dessous le canapé et lui signifia :
– Tu as trois jours de chambrée. Abtreten !{41}
Insoucieux, le chat angora réintégra sa « chambrée » sous le canapé.