6.
Le lieutenant Lucas n’avait pas entendu les dernières paroles de Chvéïk, très importantes pourtant. « C’est un chien qui pour mordre ne craint personne », aurait voulu ajouter Chvéïk, mais, à la fin, il s’était dit que cela ne regardait en rien son maître.
– Puisqu’il veut son chien, il l’aura, conclut-il.
Il est évidemment facile de dire : « Trouvez-moi un chien ! » Les propriétaires de chiens surveillent leur bête de très près, même si ce n’est que des cabots. Un pauvre toutou sans aspect, bon tout au plus à chauffer les pieds d’une petite vieille, lui aussi, est, tout comme un autre, aimé et protégé par sa maîtresse.
De plus, un chien digne de ce nom est doué d’une intuition qui le met en garde et le prévient qu’un beau jour on essaiera de le voler à son maître. Un chien qui se respecte vit sans cesse sous la menace d’être volé, et est toujours prêt à parer à cette éventualité qu’il sait imminente. À la promenade, quand il s’éloigne un peu trop de son maître, il est gai et joueur – au commencement. La vie lui paraît belle comme à un jeune homme sage qui jouit de ses vacances après avoir passé son baccalauréat.
Mais, tout à coup, sa bonne humeur s’assombrit ; il se rend compte qu’il a perdu son chemin. Alors, il se désespère. Effrayé, il court dans tous les sens, il flaire, il hurle, et serre sa queue entre ses jambes, couche ses oreilles en arrière et galope dans l’inconnu.
S’il pouvait parler, il crierait certainement :
– Jésus-Maria, je sens qu’on va me voler !
Êtes-vous allé quelquefois visiter un chenil et y avez-vous vu de ces chiens en peine ? Ce sont tous des chiens volés. Dans toutes les grandes villes il y a des gens qui font du vol des chiens leur unique métier. Il existe une race de chiens nains, des amours de ratiers qui tiennent facilement dans un manchon ou une poche de pardessus, mais cet abri que l’on croirait inexpugnable, ne défend pas ces pauvres petits des voleurs. Les dogues allemands tachetés qui gardent les villas de la banlieue se volent la nuit. Un chien policier sera volé d’habitude à la barbe des détectives. Vous vous promenez avec votre toutou en laisse ; tout d’un coup, celle-ci est coupée et vous contemplez avec abrutissement la laisse veuve de son chien. Sur le nombre total des chiens que vous rencontrez dans la rue il y en a 50 % qui ont changé plusieurs fois de maître, et il peut arriver à quelqu’un de racheter son propre chien volé quelques années auparavant, si petit qu’ensuite vous ne le reconnaissez plus. Le moment le plus dangereux est celui où vous sortez l’animal pour ses petits et ses grands besoins ; les grands surtout sont périlleux. Voilà pourquoi le chien surpris à cette occupation est toujours plein de méfiance et jette autour de lui des regards craintifs.
Il existe encore bien d’autres procédés pour chiper les chiens : le vol pur et simple, le vol à l’esbroufe et le moyen qui consiste à attirer la pauvre bête dans un guet-apens. Le chien est un animal très fidèle – disent les livres de lecture pour les écoliers, et les traités d’histoire naturelle. Mais faites sentir à un chien, même le plus attaché à son maître, un bout de saucisson de cheval, et il est perdu. Il oublie immédiatement la présence du maître qui marche à côté de lui, se retourne délibérément vers le saucisson tentateur. Il en bave, il renifle avec volupté cette odeur délicieuse, et remue la queue en attendant qu’on lui jette sa proie.
À Mala Strana, au bas de l’escalier qui monte au château du Hradcany, se trouve une petite taverne populaire. Ce jour-là, deux hommes étaient assis au fond de la salle, dans un coin sombre : un militaire et un civil. Mystérieux, les têtes penchées, ils se parlaient tout bas, semblables à des conspirateurs de la République vénitienne.
– Tous les jours vers huit heures, disait le civil, la boniche le promène au coin de la place Havlicek, en face du parc. Tu sais que c’est une bête qui mord à droite et à gauche. Rien à faire pour le caresser.
Et se penchant encore davantage vers le soldat, le civil lui souffla à l’oreille :
– Il n’aime même pas la saucisse.
– Et la saucisse grillée ?
– Non plus.
Les deux hommes crachèrent.
– Et qu’est-ce qu’il bouffe alors, ce fils de garce ?
– J’sais pas moi. Il y a des clebs qui sont gâtés et gavés comme un archevêque.
Le soldat et le civil trinquèrent et le civil continua :
– Une fois, j’avais besoin d’un loulou de Poméranie, et j’ai appris qu’il y avait moyen d’en faire un aux environs de la Klamovka. C’était encore une fine gueule qui ne voulait pas de saucisse. Je me suis esquinté les pattes après lui pendant trois jours. À la fin, j’ai demandé carrément à la bonne femme qui se baladait avec le clebs, ce qu’il mangeait pour être si bath. La bourgeoise flattée m’a confié qu’il aimait surtout les côtelettes de porc. Moi, n’est-ce pas, je me suis dit qu’il aimerait encore mieux quelque chose de plus tendre, et je lui ai acheté une escalope de veau. Eh bien ! mon vieux, c’est comme je te le dis, ce salaud-là n’y a pas touché. Il a fallu que j’achète une côtelette et alors, il s’est décidé. Je me suis sauvé, le chien sur mes talons. La vieille hurlait comme si on lui coupait la tête, mais il ne voulait rien savoir, il ne voyait que la côtelette. Le lendemain, il était déjà au chenil de Klamovka, je lui ai fait un brin de toilette et après trois coups de pinceau sur le museau, il était à ne plus reconnaître. Avec tous les autres clebs, la saucisse de cheval m’a toujours bien réussi. Je crois que tu ferais bien de t’informer d’abord auprès de la boniche. Tu es soldat et beau garçon, elle ne pensera pas à se méfier. Moi, il n’y a rien eu à faire. Quand je lui ai demandé ce que le clebs bouffait, elle m’a dit : « Ça ne vous regarde pas ! » Et elle m’a jeté un coup d’œil comme un poignard. Elle n’est pas très jolie ; pour jeune, elle le paraît plutôt, et avec toi, ça ira certainement.
– Écoute voir, c’est bien un griffon d’écurie ? Je voudrais ne pas faire de gaffe, parce que le lieutenant ne veut que cette race-là.
– Je te dis que c’est un chien épatant, tout à fait ton affaire. Et c’est un griffon d’écurie, aussi vrai que toi tu es Chvéïk et moi Blahnik. Tâche moyen de savoir ce qu’il bouffe et tu l’auras sans faute.
Les deux amis trinquèrent encore une fois. Ils se connaissaient depuis longtemps. En temps de paix, quand Chvéïk gagnait sa vie en vendant des chiens, Blahnik était son fournisseur attitré. Ce collectionneur de chiens à bon marché était vraiment un spécialiste. On racontait qu’il achetait, sous main, à la fourrière de Pankrac, des chiens soupçonnés d’avoir la rage, et qu’il les revendait après les avoir habilement camouflés, sinon guéris. On disait qu’il lui était souvent arrivé de présenter les symptômes de la rage et que tout le monde le connaissait à l’Institut Pasteur de Vienne. Aujourd’hui, il considérait comme un devoir d’amitié de rendre ce service à Chvéïk, sans en tirer aucun profit. Il savait le nom de tous les chiens de Prague. Sa longue conversation avec Chvéïk avait lieu à voix basse : quelques mois auparavant, Blahnik avait emporté sous son paletot le ratier du patron de la taverne, et craignait de se faire remarquer. Le ratier qui était alors tout petit, s’était laissé prendre à un biberon que Blahnik lui avait discrètement tendu sous la table. La pauvre petite bête s’étant crue au sein de sa mère, n’avait fait aucun bruit pendant qu’on l’emportait.
Par principe, Blahnik ne volait que des chiens de race, et ses connaissances approfondies lui auraient mérité un poste d’expert-juré auprès du Tribunal de Prague. Tous les éleveurs renommés se fournissaient chez lui, sans parler de sa clientèle privée qui était aussi très nombreuse. Il arrivait souvent que les chiens qui devaient à ses soins d’avoir changé de maîtres le poursuivissent dans la rue. Pour se venger, ils se frottaient contre lui et traitaient son pantalon comme une borne.
Le lendemain de la conversation secrète des deux hommes, on put voir Chvéïk se promener au coin de la place Havlicek, à l’endroit indiqué par son camarade. Il attendait la servante au griffon d’écurie.
Ce fut le chien qui apparut le premier ; il passa, la moustache et le poil en bataille, le regard éveillé. Il était gai comme tous les chiens qui jouissent d’un moment de liberté après avoir fait leurs petits besoins. Il s’amusait à troubler des moineaux qui se préparaient à déguster leur petit déjeuner de fiente de cheval.
Puis, Chvéïk vit venir la servante. C’était une fille d’un certain âge, dont les cheveux formaient une chaste couronne autour de sa tête. Elle sifflait pour rappeler le chien. Elle faisait tourner en l’air la chaîne du chien et une élégante petite cravache.
Chvéïk lui adressa la parole.
– Pourriez-vous me dire, mademoiselle, par où on va à Zizkov, s’il vous plaît ?
La servante s’arrêta et l’examina curieusement pour voir s’il ne se moquait pas d’elle. Mais, vite rassurée par le regard loyal de Chvéïk, elle ne douta plus que le petit soldat n’eût demandé son chemin pour de bon. Ses yeux s’adoucirent, et elle expliqua à Chvéïk avec empressement la direction qu’il avait à prendre.
– Je viens d’être transféré à Prague avec mon régiment, dit Chvéïk, je ne suis pas d’ici, je suis de la campagne, moi. Et vous, vous n’êtes pas non plus de Prague, n’est-ce pas ?
– Je suis de Vodnany.
– On est des pays, répondit Chvéïk, je suis presque du même patelin, je suis de Protivine.
Les connaissances que Chvéïk possédait sur la topographie de la Bohême du sud – connaissances acquises par hasard lors des manœuvres auxquelles il avait participé au temps de son service militaire à Boudéïovice – réjouirent le cœur de la servante.
– Alors vous connaissez, dit-elle, à Protivine, le boucher Peychar qui a sa boutique sur la place ?
– Bien sûr, c’est même mon frère. Tout le monde l’aime chez nous, vous savez, insista Chvéïk, parce qu’il est très gentil, très poli ; il a de la bonne marchandise et vend bon poids.
– Écoutez, est-ce que vous n’êtes pas le fils de Yarèche, demanda la servante se prenant de sympathie pour ce soldat inconnu.
– Si.
– Et de quel Yarèche, celui de Protivine ou celui de Ragice ?
– Celui de Ragice.
– Est-ce qu’il vend encore de la bière en bouteilles ?
– Mais oui.
– Il doit avoir soixante ans bien sonnés, hein ?
– Cette année, au printemps, il a eu soixante-huit ans passés, répondit Chvéïk avec une calme assurance. Il continue à livrer ses bouteilles avec une petite voiture, mais il vient d’acheter un chien qui lui sert bien dans son commerce. Le chien ne quitte pas la voiture, et ils sont bien contents tous les deux. C’est un chien tout juste comme celui qui poursuit les moineaux là-bas. Jolie bête aussi, ne trouvez-vous pas ?
– Il est à nous, expliqua la nouvelle connaissance de Chvéïk, je suis servante chez un colonel. Vous ne connaissez pas notre colonel ?
– Si, je le connais, c’est même un type peu ordinaire, dit Chvéïk ; à mon régiment à Boudéïovice nous en avions aussi un comme ça.
– Il est très sévère, vous savez, notre colonel. La dernière fois que nos soldats ont été battus en Serbie, il est rentré fou de colère et il a cassé toute la vaisselle à la cuisine. Il m’a menacée de me donner mes huit jours.
– Alors il est à vous, ce petit beau chien, interrompit Chvéïk ; c’est dommage que mon lieutenant ne supporte pas de chiens à la maison, moi, je les aime beaucoup.
Il se tut. Et tout d’un coup :
– Un chien comme ça ne mange pas n’importe quoi, pour sûr.
– Je vous crois. Notre « Lux » est très gourmand. Pendant un certain temps, la viande ne lui disait rien du tout, il ne voulait pas en manger. Maintenant, il a changé de goût.
– Et qu’est-ce qu’il aime le mieux comme viande ?
– Du foie, du foie cuit.
– Du foie de veau ou de porc ?
– Ah ! ça lui est bien égal, fit la « payse » de Chvéïk en souriant, parce qu’elle croyait qu’il avait essayé de plaisanter.
Ils se promenèrent encore un bon moment. Enfin, le chien vint les rejoindre. La servante l’attacha à la chaîne. Il devint tout de suite très familier avec Chvéïk, voulant déchirer au moins le bas de son pantalon. Mais la muselière l’en empêchait. Soudain, comme s’il eût flairé les intentions de Chvéïk, il s’assombrit et se mit à marcher l’oreille basse à côté de lui. De temps en temps il levait sur Chvéïk un regard torve, comme s’il voulait exprimer : « Je sais ce qui m’attend. Ce n’est pas gai du tout ! »
Chvéïk apprit encore que la servante sortait aussi le chien tous les soirs vers six heures, au même endroit ; qu’elle avait retiré sa confiance à la population mâle de Prague, parce que, ayant mis une fois une annonce dans un journal pour trouver un mari, un serrurier de Prague lui avait répondu en lui promettant de l’épouser et avait fini par disparaître avec huit cents couronnes, le petit pécule de la fiancée. Elle lui dit aussi qu’à la campagne les gens étaient plus honnêtes ; que, si elle devait se marier, elle prendrait pour mari un paysan, mais qu’elle n’y penserait qu’après la guerre seulement, parce que les mariages de guerre étaient une bêtise, les femmes de soldats devenaient veuves pour la plupart.
Chvéïk lui donna le ferme espoir qu’elle le reverrait vers six heures, et s’en alla informer son ami Blahnik que le chien mangeait toutes les sortes de foie.
– Je vais le régaler de foie de bœuf, décida Blahnik ; c’est comme ça que j’ai déjà eu le St-Bernard au fabricant Vydra, un clebs qui ne connaissait que son maître. Demain, tu auras ton griffon sans faute.
Blahnik tint parole. Le lendemain matin Chvéïk avait à peine terminé la chambre qu’il entendit la voix d’un chien à la porte, et son camarade pénétra dans l’antichambre, en traînant par le collier le griffon dont la peur hérissait le poil plus que ne l’avait fait la nature. Il roulait des yeux sauvages, aussi effrayant qu’un tigre affamé qui, de l’intérieur de sa cage, fixe avidement un visiteur bien nourri du jardin zoologique. Il grinçait les dents et grognait comme pour déchirer et tout dévorer.
Les deux amis attachèrent le griffon à un pied de la table de la cuisine, et Blahnik raconta son entreprise :
– J’ai passé à côté de lui avec mon paquet de foie à la main. Il l’a flairé tout de suite et a sauté sur moi. Je ne lui ai rien donné et j’ai suivi mon chemin, le clebs à mes trousses. Au coin du parc, j’ai tourné dans la rue Bredovska et je lui ai jeté un premier morceau. Il l’a bouffé en marchant, sans cesser de me tenir à l’œil. J’ai pris ensuite la rue Jindrisska, où je lui ai encore donné quelque chose. Puis, quand il a eu tout bouffé, je l’ai attaché à ma chaîne et je l’ai traîné à travers toute la place Venceslas et la colline de Vinohrady jusqu’à Verchovice. Ne me demande pas ce qu’il a fait en route. À un moment donné, pendant que nous traversions la voie du tramway électrique, il s’est couché sur les rails et n’a pas voulu bouger. Probable qu’il voulait se suicider. Tiens, j’ai apporté aussi un pedigree en blanc que j’ai acheté à la papeterie Fuchs. Il s’agit de le remplir et comme tu t’y connais, mon vieux Chvéïk…
– Il faut que ça soit écrit de ta main. Mets-y qu’il est originaire du chenil von Bulov. Comme père, inscris : « Arnheim von Kahlenberg », comme mère « Emma von Trautensdorf, par Siegfried von Busenthal ». Le père a eu le premier prix à l’exposition des griffons d’écurie à Berlin, en 1912 ; la mère, la médaille d’or, décernée par la « Société pour l’élevage des chiens de race de Nuremberg ». Quel âge qu’il a, à ton avis ?
– D’après ses dents, il doit avoir deux ans.
– Marque un an et demi.
– Il est mal coupé, Chvéïk, tu sais ! Regarde voir ses oreilles.
– Bah, on aura toujours le temps de réparer ça, quand il sera habitué ici. Pour le moment, on va le laisser bien tranquille, sans ça, il nous embêterait encore davantage.
Le captif s’essoufflait à grogner, tournait en rond et enfin se coucha, la langue pendante et attendit, fatigué, la suite des événements.
Petit à petit il se calma, tout en gémissant par moments.
Chvéïk lui tendit le reste du foie qui avait servi d’appât. Mais le griffon n’y prit pas garde. Il boudait et narguait les deux hommes comme s’il voulait dire : « Vous m’avez eu une fois déjà, vous pouvez bouffer votre foie vous-mêmes. »
Résigné, il faisait semblant de somnoler. Tout à coup, une idée lui ayant passé par la tête, on le vit faire le beau et demander quelque chose avec les pattes de devant. Dans cette posture il s’éloignait jusqu’au bout de sa chaîne.
Chvéïk resta invincible.
– Veux-tu bien te coucher ! cria-t-il.
Le pauvre prisonnier se rallongea en marmottant plaintivement.
– Quel nom allons-nous donner dans son pedigree ? questionna Blahnik. Il s’appelle « Lux ». Il faudra lui donner un nom à peu près pareil pour qu’il y réponde vite.
– Eh bien, on l’appellera « Max » si tu veux. Regarde comme il dresse ses oreilles. Debout Max !
L’infortuné griffon, dépouillé et de son foyer et de son nom se leva et attendit.
– Détachons-le pour voir ce qu’il va faire, décida Chvéïk.
Libre, il marcha vers la porte où il fit trois courts aboiements, se fiant, sans doute, pour être délivré, à la générosité de ses persécuteurs. Mais comme ils restaient inexorables, il s’avisa de faire une petite mare près de la porte, persuadé qu’elle allait enfin s’ouvrir. Il se rappelait que, quand il était tout petit, le colonel, féru de discipline, lui inculquait les notions élémentaires de la propreté en l’expulsant de la chambre après chaque oubli.
Chvéïk observa simplement :
– Tu vois ce qu’il est malin, ce petit bout de jésuite.
Et il lui donna un coup avec sa ceinture, en lui fourrant si bien le museau dans la mare, que, pendant un quart d’heure, il dut se lécher pour se nettoyer.
Humilié, l’ex-« Lux » pleurnichait et courait à travers la cuisine, reniflant avec désespoir ses propres traces. Tout à coup, il revint vers-la table, dévora sombrement le foie qui traînait par terre, se coucha près du fourneau et s’assoupit enfin.
– Qu’est-ce que je te dois ? demanda Chvéïk à Blahnik quand celui-ci voulut s’en aller.
– C’est pas la peine d’en parler, Chvéïk, dit gentiment Blahnik ; je ferais tout pour un vieux camarade comme toi, surtout que tu fais ton service militaire. Je te dis au revoir, mais fais attention de ne pas passer avec le clebs par la place Havlicek. Ça pourrait mal tourner. Au cas où tu aurais encore besoin d’un clebs, tu as mon adresse.
Chvéïk ne dérangea pas Max dans son sommeil. Il descendit acheter un quart de foie, le fit bouillir et, en plaçant un morceau près du museau de Max, attendit son réveil.
Chvéïk avait bien prévu. En se réveillant, Max se pourlécha les babines, s’étira, flaira le foie et l’avala goulûment. Ensuite, il s’approcha de la porte et aboya de nouveau trois fois.
Chvéïk l’appela :
– Max, veux-tu venir ici !
Le chien obéit. Chvéïk le prit, l’assit sur ses genoux et le caressa. En signe d’amitié, Max frétilla d’abord de sa queue coupée, puis happa délicatement la main de Chvéïk, la tint dans sa gueule et considéra d’un regard intelligent l’auteur de ses maux, ayant l’air de penser : « Il n’y a rien à faire, je ne sais que trop que je suis fichu ».
Chvéïk continuait à le caresser, en lui racontant d’une voix tendre un « conte de fées » comme à un petit enfant :
– Il y avait une fois un petit chien qui s’appelait Lux et vivait chez un colonel. Le colonel avait une servante qui, tous les jours, conduisait Lux promener. Une fois, il est venu un monsieur qui a volé Lux dans la rue. Lux a eu un nouveau maître, un lieutenant. On lui a donné aussi un autre nom et on l’a appelé Max.
Chvéïk ajouta :
– Max, donne la patte. Tu vois, grosse bête, qu’on sera bons camarades, si tu es toujours gentil et obéissant. Autrement, tu verras que le service militaire n’est pas une rigolade.
Max sauta à terre et tourna joyeusement autour de Chvéïk. Le soir, lorsque le lieutenant Lucas rentra chez lui, Chvéïk et Max étaient de vieux amis.
Méditant sur le sort de Max, Chvéïk émit cette idée philosophique :
– En somme, un soldat est seulement un homme volé à son foyer.
Le lieutenant Lucas eut une agréable surprise en voyant Max qui, de son côté, manifesta une grande joie devant un porte-sabre.
Comme le lieutenant voulait savoir d’où venait le chien et ce qu’il coûtait, Chvéïk répondit que c’était un cadeau d’un de ses amis mobilisé.
– Tout va bien, Chvéïk, dit le lieutenant en jouant avec Max, le premier du mois prochain, je vous donnerai cinquante couronnes pour le chien.
– Je ne peux pas accepter ça, mon lieutenant.
– Écoutez, Chvéïk, prononça sévèrement le lieutenant, quand vous êtes entré à mon service, je vous ai bien expliqué qu’il fallait m’obéir dans tous les cas, exactement. Je vous dis aujourd’hui que vous toucherez cinquante couronnes au premier du mois et que vous serez tenu de les boire. Que ferez-vous donc, Chvéïk, de ces cinquante couronnes ?
– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, que je les boirai selon votre ordre.
– Retenez encore ceci : En cas d’oubli de ma part, je vous ordonne de me rappeler que je vous dois cinquante couronnes. Est-ce compris ? A-t-il des puces ce chien ? Tâchez de lui donner un bain. Demain, je suis de service, mais après-demain, j’irai me promener avec lui.
Tandis que Chvéïk lavait Max, son ancien maître, le colonel, tempêtait effroyablement, promettant au voleur du chien de le traduire au conseil de guerre, de le faire fusiller, pendre, enfermer en prison pour vingt ans et couper en morceaux.
– Der Teufel soll den Kerl buserieren ! criait-il que les fenêtres en tremblaient, mit solchen Meuchelmœrdern bin ich bald fertig{44}.
Une catastrophique menace planait sur les têtes de Chvéïk et du lieutenant Lucas.