V

 

Élise de Tècle avait alors près de trente ans ; mais elle paraissait plus jeune qu’elle n’était. Elle avait épousé à seize ans son cousin Roland de Tècle dans des circonstances singulières. – Mademoiselle de Tècle, orpheline de bonne heure, avait été élevée par le frère de sa mère, M. Des Rameures. Roland vivait à deux pas d’elle chez son père. Tout les rapprochait, les vœux de leur famille, les convenances de fortune, les relations de voisinage et l’harmonie sympathique de leurs personnes. Ils étaient tous deux charmants. Ils avaient été destinés l’un à l’autre dès leur enfance. L’époque fixée pour le mariage approchait avec la seizième année d’Élise, et le comte de Tècle, en prévision de cet événement, faisait restaurer et presque entièrement reconstruire une aile de son château, réservée au jeune ménage. Roland surveillait et pressait lui-même ces travaux avec le zèle d’un amoureux. – Un matin, un bruit confus et sinistre s’éleva dans la cour de l’habitation. Le comte de Tècle accourut et vit son fils évanoui et sanglant entre les bras des ouvriers. Il était tombé du haut d’un échafaudage sur le pavé. Le malheureux enfant demeura deux mois entre la vie et la mort. Au milieu des transports de sa fièvre, il ne cessait d’appeler sa cousine et sa fiancée, et on fut forcé d’admettre la jeune fille à son chevet. Il se rétablit peu à peu ; mais il resta défiguré et horriblement boiteux.

La première fois qu’on lui permit de se voir dans une glace, il eut une syncope que l’on put croire mortelle. C’était, d’ailleurs, un garçon de cœur et de foi. En revenant à lui, il versa des flots de larmes, – qui ne purent effacer les cruelles cicatrices de son visage, – pria longtemps et s’enferma avec son père. Tous deux se mirent ensuite à écrire, l’un à M. Des Rameures, l’autre à mademoiselle de Tècle. M. Des Rameures et sa nièce étaient alors en Allemagne. Les émotions et les fatigues avaient épuisé la santé d’Élise, et son oncle, sur les conseils des médecins, l’avait conduite aux eaux d’Ems. Ce fut là qu’elle reçut les lettres qui la dégageaient franchement de sa parole et lui rendaient son absolue liberté. Roland et son père la suppliaient seulement de ne pas hâter son retour, leur intention à tous deux étant de quitter le pays dans quelques semaines et d’aller s’établir à Paris. Ils ajoutaient qu’ils ne voulaient point de réponse, et que leur résolution, impérieusement commandée par la plus simple délicatesse, était irrévocable.

Ils furent obéis. Aucune réponse ne vint. – Roland, son sacrifice accompli, avait paru calme et résigné ; mais il tomba dans une sorte de langueur qui fit en peu de temps d’effrayants progrès, et qui laissa bientôt pressentir un dénouement fatal et prochain, qu’il semblait au reste désirer.

On l’avait transporté un soir à l’extrémité du jardin de son père, sur une terrasse plantée de quelques tilleuls. Il regardait d’un œil fixe la pourpre du couchant à travers les éclaircies des bois, et son père se promenait à grands pas sur la terrasse, lui souriant quand il passait devant lui, et essuyant une larme un peu plus loin. Ce fut alors qu’Élise de Tècle arriva comme un ange des cieux. Elle s’agenouilla devant le jeune homme infirme, lui baisa les mains et lui dit, en l’enveloppant du rayonnement de ses beaux yeux, qu’elle ne l’avait jamais tant aimé. Il sentit qu’elle disait vrai et accepta son dévouement. Leur union fut consacrée peu de temps après.

Madame de Tècle fut heureuse ; mais elle le fut seule. Son mari, malgré la tendresse dont elle l’entourait, malgré le bonheur vrai qu’il pouvait lire dans son regard tranquille, malgré la naissance de sa fille, parut ne se consoler jamais. Il était même avec elle d’une contrainte et d’une froideur étranges. Une douleur inconnue le consumait. On en eut le secret le jour où il mourut.

– Ma chérie, dit-il à sa jeune femme, soyez bénie pour tout le bien que vous m’avez fait... Pardonnez-moi, si je ne vous ai jamais dit combien je vous aimais... Avec un visage comme le mien, il ne faut pas parler d’amour !... Et cependant mon pauvre cœur en était plein... J’ai souffert de cela beaucoup, et surtout en me rappelant ce que j’étais auparavant, et comme j’aurais été plus digne de vous... Mais nous nous reverrons, n’est-ce pas, ma chérie ?... Et alors, je serai beau comme vous, et je pourrai vous dire que je vous adore... Adieu !... Je t’en prie, Élise, ne pleure pas !... je t’assure que je suis heureux... Pour la première fois, je t’ai ouvert mon cœur, parce qu’un mourant ne craint pas le ridicule... Adieu ! je t’aime !...

Et cette douce parole fut la dernière.

Madame de Tècle, après la mort de son mari, avait continué d’habiter chez son beau-père ; mais elle passait une partie de ses journées chez son oncle, et, tout en s’occupant de l’éducation de sa fille avec une sollicitude infinie, elle tenait le ménage des deux vieillards, dont elle était également idolâtrée.

M. de Camors recueillit une partie de ces détails de la bouche du curé de Reuilly, qu’il alla visiter le lendemain, et qu’il trouva étudiant son violoncelle avec ses lunettes d’argent. Malgré son système résolu de mépris universel, le jeune comte ne put s’empêcher de concevoir pour madame de Tècle un vague respect, qui ne nuisit d’ailleurs en rien aux sentiments moins purs qu’il était disposé à lui consacrer. Très décidé, sinon à la séduire, du moins à lui plaire et à s’en faire une alliée, il comprit que l’entreprise n’était pas ordinaire ; mais il était brave et il ne craignait pas les difficultés, surtout quand elles se présentaient sous cette forme.

Ses méditations sur ce texte l’occupèrent agréablement le reste de la semaine, pendant qu’il surveillait ses ouvriers et qu’il conférait avec l’architecte. En même temps, ses chevaux, ses livres, ses journaux, ses domestiques, lui arrivaient successivement et achevaient d’écarter l’ennui.

Il avait donc fort bonne mine quand il sauta à bas de son dog-cart le lundi suivant devant la porte de M. Des Rameures et sous les propres yeux de madame de Tècle, qui daigna frapper doucement de sa blanche main l’épaule noire et fumante de Fitz-Aymon (par Black-Prince et Anna-Bell). Camors vit alors pour la première fois le comte de Tècle, qui était un vieillard doux, triste et taciturne. Le curé, le sous-préfet de l’arrondissement et sa femme, le médecin de la famille, le percepteur et l’instituteur complétaient, comme on dit, la liste des convives.

Pendant le dîner, M. de Camors, secrètement excité par le voisinage immédiat de madame de Tècle, s’appliqua à triompher de cette hostilité sourde que la présence d’un étranger ne manque jamais de susciter dans les intimités qu’il dérange. Sa supériorité calme s’établit tout doucement, et se fit même pardonner à force de grâce. Sans montrer une gaieté messéante à son deuil, il eut, à propos de ses premiers embarras de ménage à Reuilly, des pointes de vivacité et des lueurs plaisantes qui déridèrent la gravité de sa voisine. Il interrogea avec bienveillance chacun des convives, parut s’intéresser prodigieusement à leurs affaires, et eut la bonté de les mettre à leur aise. Il eut l’art de fournir à M. Des Rameures l’occasion de quelques citations heureuses. Il lui parla sans affectation des prairies artificielles et des prairies naturelles, des vaches amouillantes et des vaches non amouillantes, des moutons Dishley, et de mille choses enfin qu’il avait apprises le matin dans la Maison rustique du XIXe siècle. Directement il parla peu à madame de Tècle ; mais il ne dit pas un seul mot dans tout le cours du repas qui ne lui fût dédié, et, de plus, il avait une manière caressante et chevaleresque de laisser entendre aux femmes, même en leur versant à boire, qu’il était prêt à mourir pour elles.

On le trouva simple et bon enfant, quoiqu’il ne fût ni l’un ni l’autre. Au sortir de table, comme on prenait le frais devant les fenêtres du salon, à la clarté des étoiles :

– Mon cher monsieur, lui dit M. Des Rameures, dont la cordialité naturelle était un peu rehaussée par les fumées de son excellente cave, mon cher monsieur, vous mangez bien, vous parlez mieux, vous buvez sec ; je vous proteste, monsieur, que je suis prêt et disposé à vous regarder comme un parfait compagnon et comme un voisin accompli, si vous joignez à tous vos mérites celui d’aimer la musique ! Voyons, aimez-vous la musique ?

– Passionnément, monsieur.

– Passionnément ! bravo ! C’est ainsi qu’il faut aimer tout ce qu’on aime, monsieur ! Eh bien, j’en suis ravi, car nous formons ici une troupe de mélomanes fanatiques, comme vous vous en apercevrez tout à l’heure... Moi-même, monsieur, je m’escrime volontiers sur le violon... en simple amateur de campagne, monsieur... Orpheus in silvis !... N’allez pas imaginer toutefois, monsieur de Camors, que notre culte pour ce bel art absorbe toutes nos facultés et tous nos instants. Non, monsieur, assurément ! Ainsi que vous le verrez encore, si vous voulez bien prendre part quelquefois, comme je l’espère, à nos petites réunions, nous ne dédaignons aucun des objets qui méritent d’occuper des êtres pensants. Nous passons de la musique à la littérature, à la science, à la philosophie même au besoin... mais tout cela, monsieur, je vous prie de le croire, sans pédanterie, sans sortir du ton d’une conversation enjouée et familière... Nous lisons quelquefois des vers, mais nous n’en faisons pas... Nous aimons les temps passés, mais nous rendons justice au nôtre... Nous aimons les anciens, et nous ne craignons pas les modernes ; nous ne craignons que ce qui rapetisse l’esprit et ce qui abaisse le cœur, et nous nous exaltons à perte de vue sur tout ce qui nous paraît beau, utile et vrai !... Voilà ce que nous sommes, monsieur. Nous nous appelons nous-mêmes la colonie des enthousiastes, et les malveillants du pays nous appellent l’hôtel de Rambouillet. L’envie, comme vous le savez, monsieur, est une plante qui ne fleurit pas en province ; mais ici, par exception, nous avons quelques jaloux ; c’est un malheur pour eux, et voilà tout !... Chacun apporte donc ici, mon cher monsieur, le tribut de ses lectures ou de ses réflexions, – son vieux livre de chevet ou son journal du matin ; – on cause là-dessus, on commente, on discute, et l’on ne se fâche jamais ! La politique même, cette mère de la discorde, n’a pu l’engendrer parmi nous. La chose est étrange monsieur, car les opinions les plus contraires sont représentées dans notre petit cénacle. Moi, je suis légitimiste ; voici Durocher, mon médecin et ami, qui est un franc républicain ; Hédouin, le percepteur, est parlementaire ; M. le sous-préfet est dévoué au gouvernement, comme c’est son devoir ; le curé est un peu romain, et moi, je suis gallican, et sic de cæteris ! Eh bien, monsieur, nous nous entendons à merveille, et je vais vous dire pourquoi, c’est que nous sommes tous de bonne foi, ce qui est fort rare, monsieur ; c’est que toutes les opinions contiennent au fond une portion de vérité, et qu’avec quelques concessions mutuelles tous les honnêtes gens sont bien près d’avoir une seule et même opinion... Enfin, monsieur, que vous dirai-je ? c’est l’âge d’or qui règne dans mon salon, ou plutôt dans le salon de ma nièce ; car, si vous voulez connaître la divinité qui nous fait ces loisirs, il faut regarder ma nièce ! C’est pour lui plaire, monsieur, c’est pour satisfaire à son bon goût, à son bon sens et à sa mesure parfaite en toutes choses que chacun de nous abjure l’excès et la passion qui gâtent les meilleures causes. En un mot, monsieur, c’est l’amour, à proprement parler, qui est notre lien commun et notre commune vertu, car nous sommes tous amoureux de ma nièce... moi d’abord !... Durocher ensuite depuis trente ans... puis M. le sous-préfet, puis tous ces messieurs... et vous aussi, curé !... Allons ! allons ! vous aussi vous êtes amoureux d’Élise, en tout bien, tout honneur, bien entendu, – comme je le suis moi-même, comme nous le sommes tous, et comme M. de Camors le sera bientôt si ce n’est déjà fait, n’est-ce pas, monsieur de Camors ?

M. de Camors déclara avec un sourire de jeune tigre qu’il se sentait beaucoup de propension à ratifier la prophétie de M. Des Rameures ; après quoi, on rentra dans le salon. La société s’y était augmentée de quelques habitués des deux sexes, qui étaient venus, les uns en voiture, les autres à pied, de la petite ville voisine ou des campagnes environnantes. M. Des Rameures ne tarda pas à saisir son violon ; pendant qu’il l’accordait, mademoiselle Marie, qui était une musicienne consommée, s’assit devant le piano, et sa mère se posta derrière elle, prête à battre la mesure sur son épaule.

– Ceci, monsieur de Camors, dit M. Des Rameures, ne va pas être nouveau pour vous : c’est simplement la sérénade de Schubert, tout bonnement, monsieur ; mais nous l’avons un peu arrangée, ou dérangée, à notre façon ; vous en jugerez. Ma nièce chante, et nous lui répondons alternativement, le curé et moi !... Arcades ambo !... lui sur sa basse, et moi sur mon stradivarius. Voyons, mon cher curé, commencez... Incipe, Mopse, prior !

Malgré l’exécution magistrale du vieux gentilhomme et malgré l’application savante du curé, ce fut madame de Tècle qui parut à M. de Camors la plus remarquable des trois virtuoses. Le calme de ses beaux traits et la dignité de son attitude formaient avec l’accent passionné de sa voix un contraste qu’il trouva fort piquant. Le tour de l’entretien l’amena bientôt lui-même au piano, et il se tira d’un accompagnement difficile avec un talent réel. Il avait même une voix de ténor assez jolie, et il s’en servait bien. Tout cela mis dehors à propos et sans apprêt fit le meilleur effet du monde.

Il se tint ensuite à l’écart pendant le reste de la soirée, se contentant d’observer et de s’étonner. Le ton de ce petit cercle était à la vérité surprenant. Il était aussi éloigné du commérage vulgaire que de l’affectation précieuse. Rien qui ressemblât à une loge de concierge, comme quelques salons de province ; rien qui ressemblât à un foyer de petit théâtre grivois, comme bien des salons de Paris ; rien non plus, comme Camors l’appréhendait fortement, d’une séance académique en chambre. Il faut avouer pourtant que la conversation, tout en s’animant souvent jusqu’à la franche gaieté gauloise, ne descendait jamais aux sujets bas, et qu’elle se portait même de préférence sur les questions élevées, sur les lettres, les arts ou la politique ; mais ces honnêtes gens savaient toucher légèrement aux choses sérieuses, et simplement aux choses les plus hautes. Il y avait là cinq ou six femmes, quelques-unes jolies, toutes distinguées, qui avaient pris l’habitude de penser, sans perdre le goût de rire, ni celui de plaire. Toutes les intelligences paraissaient dans ce groupe étrange au même niveau et d’une même élite, parce qu’elles vivaient toutes dans la même région, et que cette région était supérieure. Il faut ajouter qu’elles étaient aussi sous le même charme, et que ce charme était souverain. Madame de Tècle, indifférente en apparence, ensevelie dans son fauteuil et piquant sa tapisserie, animait tout d’un regard, et modérait tout d’un mot. Le regard était ravissant, et le mot toujours juste : ces esprits purs n’ont pas de nuages, et il n’y avait pas de goût plus sûr que le sien. On attendait en toutes choses son arrêt comme celui d’un juge qu’on redoute et d’une femme qu’on aime.

On ne lut pas de vers ce soir-là, et M. de Camors n’en fut pas fâché. On parla successivement à travers la musique d’une comédie nouvelle d’Augier, d’un roman de madame Sand, d’un poème récent de Tennyson et des affaires d’Amérique... Puis M. Des Rameures, s’adressant au curé :

– Mon cher Mopsus, lui dit-il, vous alliez nous lire votre sermon sur la superstition, jeudi dernier, quand nous avons été interrompus par ce farceur qui était monté dans un arbre pour mieux vous entendre... Voici l’heure de nous dédommager. Mettez-vous là, mon cher pasteur, et nous vous écoutons.

Le digne curé prit séance, déroula son manuscrit, et se mit à lire son sermon, que nous ne rapporterons pas ici, malgré l’exemple de notre ami Sterne, pour ne pas trop mêler le sacré au profane. Il nous suffira de dire qu’il avait pour objet d’enseigner aux habitants de la paroisse de Reuilly à distinguer les actes de foi qui élèvent l’âme et qui plaisent à Dieu des actes de superstition qui dégradent la créature et offensent le Créateur. Le sermon, quoique rédigé avec goût, paraissait destiné à faire valoir la morale évangélique plutôt que le talent de l’orateur. Il fut généralement approuvé. Quelques personnes cependant, et M. Des Rameures entre autres, blâmèrent certains passages comme dépassant la mesure des intelligences simples auxquelles on s’adressait ; mais madame de Tècle, appuyée par le républicain Durocher, soutint qu’on se défiait trop de l’intelligence populaire, que souvent on l’abaissait sous prétexte de se mettre à son niveau, et les passages incriminés furent maintenus.

Comment on passa du sermon sur la superstition au mariage du général de Campvallon, je l’ignore ; mais on y vint, et on devait y venir, car c’était le bruit du pays à vingt lieues à la ronde. Ce texte d’entretien réveilla l’attention chancelante de M. de Camors, et son intérêt fut même piqué au vif quand le sous-préfet insinua, sous toutes réserves, que le général, occupé d’autres soins, pourrait bien abdiquer son mandat de député.

– Mais cela serait fort embarrassant ! s’écria M. Des Rameures : qui diable le remplacerait ? Je vous préviens formellement, mon cher sous-préfet, que, si vous prétendez nous infliger ici quelque farceur parisien avec une fleur à la boutonnière, je le renvoie à son cercle, lui, sa fleur et sa boutonnière ! Voilà une chose que vous pouvez considérer comme positive, monsieur !

– Mon oncle ! dit à demi-voix madame de Tècle en désignant de l’œil M. de Camors.

– Je vous entends, ma nièce, reprit en riant M. Des Rameures ; mais je supplierai M. de Camors, qui ne peut me supposer en aucun cas l’intention de l’offenser, je le supplierai de tolérer la manie d’un vieillard, et de me laisser toute la liberté de mon langage sur le seul sujet qui me fasse perdre mon sang-froid.

– Et quel est ce sujet, monsieur ? dit Camors avec sa grâce souriante.

– Ce sujet, monsieur, c’est l’insolente suprématie de Paris à l’égard du reste de la France ! Je n’ai pas mis les pieds à Paris depuis 1823, monsieur, afin de lui témoigner l’horreur qu’il m’inspire !... Vous êtes un jeune homme instruit et sensé, monsieur, et, je l’espère, un bon Français... Eh bien, vous paraît-il juste et convenable, je vous le demande, que Paris nous envoie chaque matin nos idées toutes faites, nos bons mots tout faits, nos députés tout faits, nos révolutions toutes faites... et que toute la France ne soit plus que l’humble et servile faubourg de sa capitale ?... Faites-moi la grâce de me répondre à cela, monsieur, je vous prie !

– Mon Dieu ! monsieur, il y a peut-être quelque excès dans cette extrême centralisation de la France ; mais enfin tout pays civilisé a sa capitale, et il faut une tête aux nations comme aux individus.

– Je m’empare à l’instant même de votre image, monsieur, et je la retourne contre vous... Oui, sans doute, il faut une tête aux nations comme aux individus ; cependant, si la tête est difforme et monstrueuse, le signe de l’intelligence devient le signe de l’idiotisme, et, au lieu d’un homme de génie, vous avez un hydrocéphale ! – Faites bien attention, monsieur, à ce que va me répondre M. le sous-préfet tout à l’heure !... Mon cher sous-préfet, soyez franc. – Si demain la députation de cet arrondissement devenait vacante, trouveriez-vous dans cet arrondissement, ou même dans le département tout entier, un homme apte à remplir les fonctions de député tant bien que mal ?

– Ma foi, dit le sous-préfet, je ne vois personne dans le pays... et, si vous persistiez, pour votre compte, à refuser la députation...

– J’y persisterai toute ma vie, monsieur ! Je n’irai certes pas, à mon âge, m’exposer aux gouailleries de vos farceurs parisiens !

– Eh bien, dans ce cas-là, vous seriez bien forcé de prendre un étranger et probablement même un farceur parisien.

– Vous avez entendu, monsieur de Camors ! reprit M. Des Rameures avec éclat. Ce département, monsieur, compte six cent mille âmes, et, sur ces six cent mille âmes, il n’y a pas l’étoffe d’un député !... Je mets en fait, monsieur, qu’aucun pays civilisé au monde ne vous donnerait, à l’heure qu’il est, un second exemple d’un scandale pareil ! Cette honte nous est réservée, et c’est votre Paris qui en est la cause ! C’est lui qui absorbe tout le sang, toute la vie, toute la pensée, toute l’action du pays, et qui ne laisse plus qu’un squelette géographique à la place d’une nation !... Voilà, monsieur, les bienfaits de votre centralisation, – puisque vous avez prononcé ce mot aussi barbare que la chose !

– Pardon, mon oncle, dit madame de Tècle en poussant tranquillement son aiguille, je ne connais rien à cela, moi... mais il me semble vous avoir entendu dire que cette centralisation qui vous déplaît tant était l’œuvre de la Révolution et du premier consul... Pourquoi donc vous en prendre à M. de Camors ?... Je trouve cela injuste.

– Et moi aussi, madame, dit Camors en saluant madame de Tècle.

– Et moi également, monsieur, dit en riant M. Des Rameures.

– Cependant, madame, reprit le jeune comte, je mérite un peu que monsieur votre oncle me prenne à partie à ce sujet ; car, si je n’ai pas fait la centralisation, comme vous l’avez suggéré très justement, j’avoue que j’approuve fort ceux qui l’ont faite.

– Bravo ! tant mieux, monsieur ! dit le vieillard, j’aime qu’on ait une opinion à soi et qu’on la défende !

– Monsieur, dit Camors, c’est une exception que je fais en votre honneur ; car, lorsque je dîne en ville et surtout lorsque j’ai bien dîné, je suis toujours de l’avis de mon hôte ; mais je vous respecte trop pour ne pas oser vous contredire. Eh bien, je pense donc que les assemblées révolutionnaires, et le premier consul après elles, ont été bien inspirés en imposant à la France une vigoureuse centralisation administrative et politique ; je pense que cette centralisation était indispensable pour fondre et pétrir notre corps social sous sa forme nouvelle, pour l’assujettir dans son cadre et le fixer dans ses lois, pour fonder enfin et pour maintenir cette puissante unité française, qui est notre originalité nationale, notre génie et notre force.

– Monsieur dit vrai ! s’écria le docteur Durocher.

– Parbleu ! sans doute, monsieur dit vrai ! reprit vivement M. Des Rameures. – Oui, monsieur, cela est vrai, l’excessive centralisation dont je me plains a eu son heure d’utilité, de nécessité même, je le veux bien ; mais dans quelle institution humaine prétendez-vous mettre l’absolu et l’éternel ? Eh ! mon Dieu, monsieur, la féodalité aussi a été à son heure un bienfait et un progrès... mais ce qui était bienfait hier ne sera-t-il pas demain un mal et un danger ? Ce qui est progrès aujourd’hui ne sera-t-il pas dans cent ans une routine et une entrave ? N’est-ce pas là l’histoire même du monde ?... Et si vous voulez savoir, monsieur, à quel signe on reconnaît qu’un système social ou politique a fait son temps, je vais vous le dire : c’est quand il ne se révèle plus que par ses inconvénients et ses abus ! Alors, la machine a fini son œuvre, et il faut la changer. Eh bien, je dis que la centralisation française en est arrivée à ce terme critique, à ce point fatal... qu’après avoir protégé, elle opprime : qu’après avoir vivifié, elle paralyse ; qu’après avoir sauvé la France, elle la tue !

– Mon oncle, vous vous emportez, dit madame de Tècle.

– Oui, ma nièce, je m’emporte ; mais j’ai raison ! Tout me donne raison, – le passé et le présent, j’en suis sûr... l’avenir, j’en ai peur ! Le passé, disais-je... Tenez, monsieur de Camors, je ne suis pas, croyez-le bien, un admirateur étroit du passé : je suis légitimiste par mes affections, mais franchement libéral par mes principes... tu le sais, toi, Durocher ?... Mais enfin autrefois il y avait, entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées, un grand pays qui vivait, qui pensait, qui agissait, non seulement par sa capitale, mais par lui-même... Il avait une tête sans doute, mais il avait aussi un cœur, des muscles, des nerfs, des veines, – et du sang dans ces veines, et la tête n’y perdait rien ! Il y avait une France, monsieur ! La province avait une existence, subordonnée sans doute, mais réelle, active, indépendante. Chaque gouvernement, chaque intendance, chaque centre parlementaire était un vif foyer intellectuel !... Les grandes institutions provinciales, les libertés locales exerçaient partout les esprits, trempaient les caractères et formaient les hommes... Et écoute bien cela, Durocher ! Si la France d’autrefois eût été centralisée comme celle d’aujourd’hui, jamais la chère révolution ne se serait faite, entends-tu, jamais car il n’y aurait pas eu d’hommes pour la faire... D’où sortait, je te le demande, cette prodigieuse élite d’intelligences tout armées et de cœurs héroïques que le grand mouvement social de 89 mit tout à coup en lumière. Rappelle à ta pensée les noms les plus illustres de ce temps-là, jurisconsultes, orateurs, soldats. Combien de Paris ? Ils sortaient tous de la province... du sein fécond de la France !... Aujourd’hui, nous avons besoin d’un simple député pour des temps paisibles, et, sur six cent mille âmes, nous ne le trouvons pas !... Pourquoi, messieurs ? Parce que, sur le sol de la France non centralisée, il poussait des hommes, et que, sur le sol de la France centralisée, il ne pousse que des fonctionnaires !

– Dieu vous bénisse, monsieur ! dit le sous-préfet.

– Pardon, mon cher sous-préfet ; mais vous comprenez bien que je plaide votre cause comme la mienne quand je revendique pour la province et pour toutes les fonctions de la vie provinciale plus d’indépendance, de dignité et de grandeur. Au point où ces fonctions sont réduites aujourd’hui, dans l’ordre administratif et judiciaire, également dépourvues de puissance, de prestige et d’appointements... vous souriez, monsieur le sous-préfet !... elles ne sont plus comme autrefois des centres de vie, d’émulation, de lumière, des écoles civiques, des gymnases virils... elles ne sont plus que des rouages inertes !... et ainsi du reste, monsieur de Camors !... Nos institutions municipales sont un jeu, nos assemblées provinciales un mot, nos libertés locales rien !... Aussi pas un homme... Mais pourquoi nous plaindre, monsieur ? Est-ce que Paris ne se charge pas de vivre et de penser pour nous ? Est-ce qu’il ne daigne pas nous jeter chaque matin, comme jadis le sénat romain à la plèbe suburbaine, notre pâture de la journée, du pain et des vaudevilles, panem et circenses !... Oui, monsieur, après le passé, voilà le présent, voilà la France d’aujourd’hui !... Une nation de quarante millions d’habitants qui attend chaque matin le mot d’ordre de Paris pour savoir s’il fait jour ou s’il fait nuit, si elle doit rire ou pleurer ! Un grand peuple, jadis le plus noble et le plus spirituel du monde, répétant tout entier le même jour, à la même heure, dans tous les salons et dans tous les carrefours de l’Empire, la même gaudriole inepte, éclose la veille dans la fange du boulevard ! Eh bien, monsieur, je dis que cela est dégradant, que cela fait hausser les épaules à l’Europe, autrefois jalouse, que cela est mauvais et funeste, même pour votre Paris, que sa prospérité grise, que son trop-plein congestionne, et qui devient, permettez-moi de vous le dire, dans son isolement orgueilleux et dans son fétichisme de lui-même, quelque chose de semblable à l’empire chinois, à l’empire du Milieu... un foyer de civilisation échauffée, corrompue et puérile !... Quant à l’avenir, monsieur, Dieu me garde d’en désespérer, puisqu’il s’agit de mon pays. Ce siècle a déjà vu de grandes choses, de grandes merveilles, – car je vous prie de remarquer encore une fois, monsieur, que je ne suis nullement l’ennemi de mon temps... J’admets la Révolution, la liberté, l’égalité, la presse, les chemins de fer, le télégraphe... Et, comme je le dis souvent à M. le curé, toute cause qui veut vivre doit s’accommoder des progrès de son époque et apprendre à s’en servir. Toute cause qui hait son temps se suicide... Eh bien, monsieur, j’espère que ce siècle verra une grande chose de plus, ce sera la fin de la dictature parisienne et la renaissance de la vie provinciale ; car, je le répète, monsieur, votre centralisation, qui était un excellent remède, est un détestable régime... C’est un horrible instrument de compression et de tyrannie, prêt pour toutes les mains, commode à tous les despotismes, et sous lequel la France étouffe et dépérit. Tu en conviens toi-même, Durocher ; dans ce sens, la Révolution a dépassé son but et même compromis ses résultats ; car, toi qui aimes la liberté, et qui la veux non pas seulement pour toi, comme quelques-uns de tes amis, mais pour tout le monde, tu ne peux aimer la centralisation : elle exclut la liberté aussi clairement que la nuit exclut le jour ! – Quant à moi, messieurs, j’aime également deux choses en ce monde, la liberté et la France... Eh bien, aussi vrai que je crois en Dieu, je crois qu’elles périront toutes deux dans quelque convulsion de décadence, si toute la vie de la nation continue de se concentrer au cerveau, si la grande réforme que j’appelle ne se fait pas, si un vaste système de franchises locales, d’institutions provinciales largement indépendantes et conformes à l’esprit moderne ne vient pas rendre un sang nouveau à nos veines épuisées et féconder notre sol appauvri. Oh ! certes, l’œuvre est difficile et compliquée : elle demanderait une main ferme et résolue ; mais la main qui l’accomplira aura accompli l’œuvre la plus patriotique du siècle ! Dites cela au souverain, monsieur le sous-préfet ; dites-lui que, s’il fait cela, il y a ici un vieux cœur français qui le bénira... Dites-lui qu’il subira bien des colères, bien des risées, bien des dangers peut-être, mais qu’il aura sa récompense quand il verra la France, délivrée comme Lazare de ses bandelettes et de son suaire, se lever tout entière et le saluer !...

Le vieux gentilhomme avait prononcé ces derniers mots avec un feu, une émotion et une dignité extraordinaires. Le silence de respect avec lequel on l’avait écouté se prolongea quand il eut cessé de parler. Il en parut embarrassé, et, prenant le bras de Camors, il lui dit en riant :

– Semel insanivimus omnes, mon cher monsieur, chacun a sa folie... j’espère que la mienne ne vous a pas offensé ? Eh bien, prouvez-le-moi, monsieur, en m’accompagnant au piano cette chaconne du XVIe siècle.

Camors s’exécuta avec sa bonne grâce habituelle, et la chaconne du XVIe siècle termina la soirée ; mais le jeune comte, avant de se retirer, trouva moyen de plonger madame de Tècle dans un profond étonnement : il lui demanda à demi-voix avec beaucoup de gravité de vouloir bien lui accorder, à son loisir, un moment d’entretien particulier. Madame de Tècle ouvrit démesurément les yeux, rougit un peu et lui dit qu’elle serait chez elle le lendemain, à quatre heures.