IV
Le domaine de Reuilly se composait de deux fermes perdues au milieu des champs et d’une maison de quelque apparence qui avait été habitée autrefois par la famille maternelle de M. de Camors. Il n’avait, quant à lui, jamais vu cette propriété. Il y arriva à la fin d’une belle journée d’été, vers huit heures. Une longue et sombre avenue de vieux ormes qui entrecroisaient leurs cimes épaisses conduisait à la maison d’habitation, qui ne répondait pas à cette préface imposante. C’était une maigre construction du siècle dernier, simplement ornée d’un attique et d’un œil-de-bœuf, mais flanquée toutefois du colombier seigneurial. Elle empruntait, d’ailleurs, un certain air de dignité aux deux petites terrasses superposées qui la précédaient, et dont les doubles escaliers s’appuyaient sur des balustrades de granit. Deux animaux en pierre, qui avaient peut-être ressemblé autrefois à des lions, se faisaient pendant de chaque côté de la balustrade, à l’entrée de la terrasse supérieure, et se dévoraient de l’œil depuis cent cinquante ans.
Derrière la maison était le jardin, au milieu duquel on remarquait, sur un socle en maçonnerie, un cadran solaire mélancolique, entre quelques plates-bandes figurant des as de cœur et aussi des as de trèfle ; plus loin, des buis taillés en forme de confessionnaux et d’autres en forme de pions d’échecs ; dans le fond, faisant face à la maison, un mur en hémicycle propre aux espaliers ; à droite, une haie de charmilles pareillement sculptées dans le goût de l’époque : des niches, des tonnelles et un labyrinthe de charmilles s’enfonçant par mille détours dans un vallon mystérieux où l’on entendait perpétuellement un petit bruit triste. C’était une nymphe en terre cuite dont l’urne, par un procédé hydraulique inconnu, répandait nuit et jour un mince filet d’eau dans le bassin d’un petit étang bordé de vieux sapins, à l’ombre desquels il paraissait aussi noir que l’Achéron.
La première impression de M. de Camors à la vue de cet ensemble fut souverainement pénible, et la seconde le fut encore davantage. En d’autres temps sans doute, il eût trouvé quelque intérêt à rechercher au milieu de ces souvenirs du passé les traces d’une enfant qui était née là, qui avait grandi là, qui avait été sa mère, et qui peut-être avait aimé tendrement toutes ces vieilles choses ; mais son système n’admettait point les enfantillages : il repoussa donc ces idées, si elles lui vinrent, et, après un rapide coup d’œil, il demanda son dîner.
Le garde et sa femme, qui, depuis une trentaine d’années, étaient les seuls habitants de Reuilly, avaient été prévenus la veille par un exprès. Ils avaient passé la journée à nettoyer la maison et à l’aérer, opération qui avait eu pour effet d’aviver tous les inconvénients qu’elle voulait prévenir et d’irriter les vieux pénates du logis dérangés dans leur sommeil, dans leur poussière et dans leurs toiles d’araignée. Un vague parfum de cave, de sépulcre et de vieux fiacre saisit Camors à la gorge quand il pénétra dans le salon principal où son couvert était dressé. Il y avait deux chandelles sur la table, ce qui étonna beaucoup le jeune comte, qui n’en avait jamais vu. Ces deux chandelles scintillaient faiblement dans les ténèbres comme deux étoiles de quinzième grandeur. M. de Camors en prit une avec précaution par son flambeau de fer, et la considéra d’abord quelque temps avec curiosité ; puis il s’en servit pour examiner de près quelques-uns de ses ancêtres qui décoraient la muraille et qui paraissaient le regarder eux-mêmes avec une extrême surprise. Leur peinture fanée et craquelée laissait voir la toile en plus d’une place. Les uns avaient perdu le nez, les autres n’avaient plus qu’un œil, quelques-uns avaient des mains sans bras et d’autres des bras sans mains, mais tous néanmoins souriaient avec la plus grande bienveillance. Un chevalier de Saint-Louis avait reçu pendant la Révolution un coup de baïonnette dans sa croix, et le trou était resté béant ; mais lui-même souriait comme les autres et respirait une fleur.
M. de Camors, cette inspection terminée, se dit qu’il n’y avait pas un seul de ces portraits qui valût quinze francs, et s’assit en soupirant devant les deux chandelles. La femme du garde avait employé une partie de la nuit précédente à égorger la moitié de sa basse-cour, et les divers produits de ce massacre comparurent successivement sur la table noyés dans des flots de beurre. Heureusement le général avait eu l’attention paternelle d’envoyer la veille à Reuilly un panier de provisions pour parer aux premières difficultés d’une installation imprévue. Quelques tranches de pâté et quelques verres de vin de château-Yquem aidèrent le jeune comte à combattre la mortelle tristesse que le dépaysement, la solitude, la nuit, la fumée des chandelles et la compagnie funéraire de ses aïeux commençaient à lui inspirer. Il reprit son moral, qui véritablement lui avait échappé un instant, et fit jaser le vieux garde qui le servait. Il essaya d’en tirer quelques éclaircissements sur l’intéressante personnalité de M. Des Rameures ; mais le garde, comme tous les paysans normands, était convaincu qu’un homme qui répond clairement à une question est un homme déshonoré. Avec toute la déférence possible, il laissa entendre à Camors qu’il n’était point dupe de l’ignorance qu’il affectait, que M. le comte savait beaucoup mieux que lui ce qu’était M. Des Rameures, ce qu’il faisait et où il demeurait, que M. le comte était son maître, et qu’à ce titre il avait droit à tout son respect, mais qu’en même temps M. le comte était Parisien, et que, comme le disait précisément M. Des Rameures, tous les Parisiens étaient des farceurs.
M. de Camors, qui s’était juré de ne se fâcher jamais, ne se fâcha point. Il demanda un peu de patience à la vieille eau-de-vie du général, alluma un cigare et sortit. Il demeura quelque temps accoudé sur la petite balustrade de la terrasse qui s’étendait devant la maison, regardant devant lui. La nuit, quoique belle et pure, enveloppait d’un voile épais les vastes campagnes. Un imposant silence, étrange pour des oreilles parisiennes, régnait au loin dans les plaines et sur les collines comme dans les vides espaces du ciel. Par intervalles seulement, un aboiement lointain s’élevait tout à coup, puis s’éteignait, et tout retombait dans la paix.
M. de Camors, dont les yeux s’étaient peu à peu habitués à l’obscurité, descendit l’escalier de la terrasse, et s’engagea dans la vieille avenue, qui était aussi sombre et aussi solennelle qu’une cathédrale à minuit. La barrière franchie, il se trouva dans un chemin vicinal qu’il suivit à l’aventure.
À proprement parler, Camors, jusqu’à cette époque de sa vie, n’avait jamais quitté Paris. Toutes les fois qu’il en était sorti, il en avait emporté avec lui le bruit, le mouvement, le train mondain et l’existence artificielle ; les courses, les chasses, les séjours au bord de la mer ou dans les villes d’eaux ne lui avaient jamais fait connaître en réalité ni la province ni la campagne. Il en eut alors la vraie sensation pour la première fois, et cette sensation lui fut odieuse. À mesure qu’il s’avançait sur cette route silencieuse, sans lumières, sans maisons, il lui semblait qu’il voyageait dans les sites désolés et morts d’un paysage lunaire. Cette région de la Normandie rappelle les parties les plus cultivées de la vieille Bretagne. Elle en a le caractère agreste et un peu sauvage, les pommiers et les bruyères, les couverts épais, les vertes vallées, les chemins creux, les haies touffues. Il y a des rêveurs qui aiment cette nature douce et sévère, même dans son repos nocturne. Ils aiment tout ce qui frappait alors les sens indifférents de M. de Camors, – ce silence même et cette paix des campagnes endormies, l’odeur des prairies fauchées le matin, les petites lueurs vivantes qui brillent çà et là dans l’herbe des fossés, le ruisseau invisible qui murmure dans le pré voisin, le vague mugissement d’une vache qui rêve, – et au-dessus de tout cela le calme profond des cieux.
M. de Camors marchait toujours devant lui avec une sorte de désespoir, se flattant sans doute de rencontrer à la fin le boulevard de la Madeleine. Il ne trouva que quelques chaumières de paysans éparses au bord du chemin, et dont les toitures basses et moussues semblaient sortir de cette terre féconde comme une énorme végétation. Deux ou trois des habitants de ces taudis respiraient l’air du soir sur le seuil de leur porte, et Camors put distinguer dans l’ombre leurs formes lourdes et leurs membres déjetés par le rude travail des champs. Ils étaient là muets, immobiles, et ruminant dans les ténèbres, pareils à des animaux fatigués. M. de Camors, comme tous ceux que possède une idée maîtresse, avait coutume, depuis qu’il avait adopté pour règle de sa vie la religion de son père, d’y rapporter toutes ses impressions et toutes ses pensées. Il se dit en ce moment qu’il y avait sans aucun doute entre ces paysans et un civilisé comme lui une distance plus grande qu’entre ces paysans et les brutes des forêts, et cette réflexion le confirma dans le sentiment d’aristocratie farouche qui est un des termes logiques de sa doctrine.
Il venait de gravir une côte assez raide, du haut de laquelle il entrevoyait d’un œil découragé un nouvel horizon de pommiers, de meules de foin et de confuse verdure, et il s’apprêtait à retourner sur ses pas, quand un incident inattendu l’arrêta sur place : un bruit étrange avait soudain empli ses oreilles. C’était un agréable concert de voix et d’instruments, qui, dans cette solitude perdue, tenait du rêve et du miracle. La musique était bonne et même excellente ; il reconnut le prélude de Bach arrangé par Gounod. Robinson, lorsqu’il aperçut la trace d’un pied humain sur le sable de son île, ne fut pas plus étonné que M. de Camors en découvrant au milieu de ce désert un si vif symptôme de civilisation. S’orientant sur les sons mélodieux qu’il entendait, il descendit la colline avec précaution et curiosité, comme un fils de roi à la recherche d’un palais enchanté. Le palais lui apparut à mi-côte, sous la forme d’une haute muraille, qui était la partie postérieure d’une habitation adossée à la route. Une des fenêtres du premier étage était ouverte sur une des faces latérales de la maison, et c’était de là, à n’en point douter, que sortaient les flots d’harmonie, mêlés à des flots de lumière. – Sur le fond d’un accompagnement où quelques instruments à cordes se mariaient aux accords du piano, une voix de femme pure et grave s’élevait et disait la phrase mystique du jeune maître avec une expression et un goût qui lui auraient fait plaisir à lui-même. Camors était musicien et fort capable d’apprécier la savante exécution de ce morceau. Il en fut tellement frappé, qu’il éprouva le désir irrésistible de voir les exécutants, et particulièrement la chanteuse. Dans cette innocente intention, il escalada le revers du fossé qui bordait la route, et se dressa sur le haut du talus ; se trouvant encore d’un bon nombre de mètres au-dessous de la fenêtre éclairée, il n’hésita pas à user de ses talents gymnastiques pour se hisser dans les branches supérieures d’un des vieux chênes qui croissaient sur la haie. Pendant qu’il opérait cette ascension, il ne se dissimulait pas tout ce qu’un pareil trait avait de léger pour un futur député de l’arrondissement, et il ne pouvait s’empêcher de sourire à la pensée d’être surpris dans cette position équivoque par le terrible Des Rameures ou par sa nièce.
Il parvint à s’établir assez commodément sur une maîtresse branche, dans le plus épais du feuillage, à peu près en face de la fenêtre intéressante, et, quoiqu’il en fût à une distance respectable, son regard put pénétrer dans l’intérieur du salon où le concert avait lieu. Une dizaine de personnes y étaient réunies, autant qu’il le put voir. Quelques femmes, d’âges divers, travaillaient autour d’une table. Près d’elles, un jeune homme paraissait dessiner. Deux ou trois assistants étaient plongés çà et là dans des meubles confortables avec un air de recueillement. Autour du piano se présentait un groupe qui attira principalement l’attention du jeune comte. Une jolie fillette d’une douzaine d’années tenait gravement le piano ; derrière elle, un vieillard, remarquable par sa haute taille, son front chauve, sa couronne de cheveux blancs et ses épais sourcils noirs, jouait du violon avec une dignité sacerdotale ; un homme d’une cinquantaine d’années, en costume ecclésiastique, et portant une énorme paire de lunettes à branches d’argent, était assis près de lui, et maniait avec une mine de profonde contention l’archet d’un violoncelle. Entre eux était la chanteuse. C’était une personne brune, pâle, mince, élégante, qui ne paraissait pas avoir dépassé vingt-cinq ans ; l’ovale un peu sévère de son visage était animé par deux grands yeux noirs, qui semblaient grandir encore quand elle chantait. Elle tenait une de ses mains posée sur l’épaule de l’enfant qui était assise au piano, et, de cette main, elle semblait battre doucement la mesure, pressant et modérant tour à tour le zèle de l’enfant, et cette main était charmante. – Une hymne de Palestrina avait succédé au prélude de Bach ; c’était un quatuor auquel deux exécutants nouveaux prêtaient leur concours. Le vieux prêtre, en cette circonstance, avait quitté son violoncelle ; il s’était mis debout, avait ôté ses lunettes, et sa voix de basse profonde complétait un ensemble des plus satisfaisants.
Après le quatuor, il y eut un moment de conversation générale, pendant laquelle la chanteuse embrassa la petite pianiste, qui sortit aussitôt du salon. On forma alors une sorte de cercle autour du prêtre, qui toussa, se moucha, remit ses lunettes à branches d’argent, et tira de sa soutane ce qui paraissait être un manuscrit. – La chanteuse cependant s’était approchée de la fenêtre comme pour prendre l’air ; elle roulait tranquillement un éventail dans ses doigts, et sa silhouette se dessinait dans la baie lumineuse. Elle regardait au dehors comme au hasard, tantôt vers le ciel, tantôt vers la campagne sombre. M. de Camors croyait entendre son souffle pur et léger à travers les légères palpitations de l’éventail. Il se pencha un peu pour mieux voir, et ce mouvement agita le feuillage autour de lui ; la jeune femme, à ce léger bruit, resta tout à coup immobile, et la pose raide et directe de sa tête indiqua clairement qu’elle avait les yeux attachés sur le chêne où M. de Camors était blotti. Il sentit que sa situation devenait grave, et, ne pouvant juger en aucune façon jusqu’à quel point il était ou n’était pas invisible, il passa sous la menace de ce regard obstinément fixe une des plus cruelles minutes de sa vie. La jeune femme se retourna enfin vers l’intérieur du salon, et dit d’une voix calme quelques mots qui attirèrent aussitôt près de la fenêtre deux ou trois assistants, parmi lesquels M. de Camors reconnut le vieux monsieur au violon. En ce moment de crise, il ne trouva rien de plus convenable que de garder dans sa niche de verdure le silence et l’immobilité des tombeaux. L’attitude des gens de la fenêtre ne laissa pas cependant de le rassurer ; ils promenaient leurs yeux dans l’espace avec une incertitude évidente, et il en conclut qu’il était plutôt soupçonné que découvert. Ils échangeaient entre eux des observations animées auxquelles le jeune comte prêtait sans succès une oreille attentive. Enfin une voix forte, qu’il crut être celle du vieux monsieur au violon, fit entendre nettement ces trois mots : « Lâchez les chiens ! » Ce renseignement parut suffisant à M. de Camors : il n’était pas poltron, il n’eût pas reculé d’un pas devant une meute de tigres ; mais il eût fait cent lieues à pied pour échapper à l’ombre du ridicule. Il profita d’une heureuse éclaircie où la surveillance dont il était l’objet parut moins active, se laissa glisser à bas de son arbre, sauta dans le champ de l’autre côté de la haie, et rentra dans le chemin un peu plus loin en escaladant la barrière. Il reprit alors la démarche paisible d’un promeneur qui se sent dans son droit. Ce fut à peine s’il hâta le pas lorsqu’un instant plus tard, il entendit au loin quelques aboiements tumultueux, qui lui prouvaient d’ailleurs que sa retraite avait été vraiment opportune.
Il retrouva posté sur le seuil d’une chaumière un des paysans qu’il avait vus à son premier passage, et, s’arrêtant devant lui :
– Mon ami, lui dit-il, à qui est donc cette grande maison qui tourne le dos à la route, là-bas, et où l’on fait de la musique ?
– Vous le savez peut-être bien ! dit l’homme.
– Si je le savais, mon ami, reprit Camors, je ne vous le demanderais pas.
Le paysan ne répondit rien. – Il avait sa femme près de lui. M. de Camors, ayant remarqué que les femmes avaient généralement, dans toutes les classes de la société, plus d’esprit et de bonté que leurs maris, essaya de s’adresser à elle :
– Ma bonne dame, je suis étranger, comme vous voyez... À qui donc est cette maison ?... Est-ce à M. Des Rameures, par hasard ?
– Non, non, dit la femme, vraiment non... M. Des Rameures, c’est plus loin...
– Ah ! et qui donc demeure là ?
– Là, c’est M. de Tècle... le comte de Tècle... bien sûr.
– Ah !... Et, dites-moi, il n’est pas seul... il y a une dame chez lui... celle qui chante !... sa sœur... sa femme... quoi ?
– Sa belle fille, madame de Tècle, donc !... madame Élise, quoi ?
– Ah ! je vous remercie, ma chère femme... Avez-vous des enfants ?... Voilà pour leur acheter des sabots.
Il laissa tomber une petite pièce d’or sur la jupe de l’obligeante paysanne et s’éloigna.
La route, au retour, lui parut moins longue qu’en venant et moins triste aussi. Il chantonnait chemin faisant le prélude de Bach. La lune s’était levée, et le paysage y avait gagné. Bref, quand M. de Camors aperçut au bout de l’avenue, toujours sombre, son petit château s’élevant au-dessus de ses deux terrasses et baigné dans une lumière blanche, il lui trouva un aspect aimable et réjouissant. – Toutefois, lorsqu’il vint à s’enfoncer dans la vieille alcôve de ses parents maternels et à respirer l’âcre odeur de papier moisi et de boiseries vermoulues qui en formait l’atmosphère, il eut grand besoin de se souvenir qu’il existait dans les environs une jeune dame qui avait un joli visage, une jolie voix et un joli nom.
Le lendemain matin, le comte de Camors, après s’être plongé tout vif dans une cuve d’eau froide, au profond étonnement du vieux garde et de sa femme, se fit conduire à ses deux fermes. Il en trouva les bâtiments fort semblables à des habitations de castors, quoique moins confortables ; mais il fut surpris d’entendre ses fermiers raisonner dans leur patois sur tous les procédés de culture et d’élevage comme des gens qui n’étaient étrangers à aucun des perfectionnements modernes de leur industrie. Le nom de M. Des Rameures intervenait fréquemment dans leurs discours à l’appui de leurs théories et de leur expérience personnelle. Telle charrue était employée de préférence par M. Des Rameures, telle machine à vanner était de son invention, telle race d’animaux avait été introduite dans le pays par ses soins. M. Des Rameures faisait ceci, M. Des Rameures faisait cela ; ils faisaient comme lui et s’en trouvaient bien. M. de Camors comprit que le général n’avait pas exagéré l’importance locale de ce personnage, et que décidément il fallait compter avec lui. Il résolut d’aller lui faire visite dans la journée.
En attendant, il alla déjeuner. Ce devoir accompli envers lui-même, le jeune comte s’accouda comme la veille sur la balustrade de sa ferme en face de son avenue, et se mit à fumer. – Il était alors midi, et c’était à peine si le silence et la solitude lui semblaient moins complets, moins sinistres que la veille en pleine nuit. Quelques caquetages de poules, quelques bourdonnements d’abeilles, le faible tintement d’une cloche dans le lointain, et c’était tout. M. de Camors songeait à la terrasse de son cercle, au bruit de la foule, au roulement des omnibus, aux affiches de spectacle, aux petits kiosques où l’on vend des journaux, à l’odeur de l’asphalte échauffé, et le moindre de ces enchantements prenait dans sa pensée une douceur infinie. Les habitants de Paris ont un avantage dont ils ne se rendent pas compte, si ce n’est, bien entendu, quand il leur manque : c’est qu’une bonne moitié de leur existence se trouve remplie sans qu’ils s’en mêlent. La puissante vitalité qui les enveloppe sans cesse les dispense, à un degré dont ils ne doutent pas, du soin de subvenir personnellement à leur entretien intellectuel. Le simple bruit matériel qui forme autour d’eux une sorte de basse continue comble au besoin les lacunes de leur pensée, et n’y laisse jamais le sentiment désagréable du vide. Il n’est pas un Parisien qui n’ait la bonté de croire qu’il fait tout le bruit qu’il entend, qu’il a écrit tous les livres qu’il lit, rédigé tous les journaux dont il déjeune, composé toutes les pièces dont il soupe, et inventé tous les bons mots qu’il répète. Cette flatteuse illusion s’évanouit aussitôt qu’un hasard le transporte à quelques kilomètres de la rue Vivienne. Il lui arrive en cette épreuve une chose qui le confond : il s’ennuie effroyablement. Peut-être soupçonne-t-il alors dans le secret de son âme détendue et affaissée qu’il est une faible créature mortelle ; mais non, il rentre à Paris, il se frotte de nouveau à l’électricité collective, il se retrouve, il a du ressort, il est actif, affairé, spirituel, et il reconnaît à sa pleine satisfaction qu’il n’a pas cessé d’être une créature d’élite, – momentanément dégradée, il est vrai, par le contact des êtres inférieurs qui peuplent les départements.
M. de Camors avait en lui-même, autant que personne au monde, de quoi vaincre l’ennui ; mais en ces premières heures de vie provinciale, privé de ses relations, de ses chevaux, de ses livres, éloigné de toutes ses habitudes et de tous ses goûts, il devait sentir et il sentait le poids du temps avec une intensité inconnue. Ce fut donc pour lui une délicieuse émotion que d’entendre tout à coup retentir sur le sol certains piétinements relevés, qui annonçaient clairement à son oreille exercée l’approche de quelques chevaux de prix. L’instant d’après, il aperçut sous l’arcade sombre de son avenue deux dames à cheval qui s’avançaient directement vers son humble château, et qui étaient suivies à une distance convenable par un domestique avec une cocarde noire. À ce charmant spectacle, M. de Camors, quoique fort surpris, rassembla ses plus belles façons de gentilhomme, et s’apprêta même à descendre l’escalier de sa terrasse ; mais les deux dames, à sa vue, parurent éprouver une surprise au moins égale à la sienne : elles firent un brusque temps d’arrêt, et semblèrent conférer entre elles ; puis, prenant leur parti, elles continuèrent leur route, traversèrent la cour qui était au bas des terrasses, et disparurent dans la direction du petit étang qui ressemblait à l’Achéron. Comme elles passaient au pied de la balustrade, M. de Camors les salua, et elles lui rendirent son salut par un léger signe de tête. Malgré le voile qui flottait à leur chapeau, le comte se crut assuré de reconnaître la chanteuse aux yeux noirs et la petite pianiste.
Après quelques minutes, il appela le vieux garde.
– Monsieur Léonard, lui dit-il, est-ce que c’est public, ma cour ?
– La cour de monsieur le comte n’est pas publique, bien certainement, dit M. Léonard.
– Eh bien, mais alors que signifient ces deux dames qui viennent de passer là ?
– Mon Dieu ! monsieur le comte, il y a si longtemps que les maîtres n’étaient venus à Reuilly !... Ces dames ne croyaient pas faire de mal en se promenant dans les bois de monsieur le comte... Elles s’arrêtaient même quelquefois au château... et ma femme leur donnait du lait... Mais je leur dirai que cela gêne monsieur le comte...
– Mais pas le moins du monde... monsieur Léonard... Pourquoi voulez-vous que cela me gêne ?... Je m’informe simplement... Et qui sont ces dames ?
– Oh ! des dames très bien, monsieur le comte... Madame de Tècle et sa fille, mademoiselle Marie...
– Et le mari de cette dame, M. de Tècle... il ne se promène donc pas, lui ?
– Ah ! vrai Dieu ! non ! il ne se promène pas, dit le vieux garde avec un fin sourire... Il y a longtemps qu’il est chez les morts, le pauvre homme !... comme monsieur le comte le sait bien !
– Admettons que je le sache, monsieur Léonard ; mais qu’il soit bien entendu que je ne veux pas déranger les habitudes de ces dames, n’est-ce pas ?
M. Léonard parut satisfait d’être soulagé d’une mission désagréable, et M. de Camors, ayant réfléchi tout à coup que son séjour à Reuilly se prolongerait quelque temps suivant toute vraisemblance, rentra dans le château, en examina les différentes pièces, et s’occupa, de concert avec le garde, à arrêter le plan des réparations les plus urgentes.
La petite ville de L... n’était qu’à deux lieues ; elle offrait des ressources suffisantes, et M. Léonard dut s’y rendre le jour même et y prendre langue avec un architecte.
En même temps, M. de Camors se dirigeait de sa personne vers l’habitation de M. Des Rameures, sur laquelle il avait fini par obtenir des indications assez exactes. Il suivit le même chemin que la veille, passa devant le bâtiment d’aspect monastique où respirait madame de Tècle, donna un coup d’œil au vieux chêne qui lui avait servi d’observatoire à lui-même et découvrit, environ un kilomètre plus loin, le petit édifice à tourelles qu’il cherchait. – On pouvait le comparer à ces résidences idéales qui ont fait rêver tous nos lecteurs dans leur heureuse enfance, quand ils lisaient au-dessous d’une gravure en taille-douce cette phrase attrayante : Le château de M. de Valmont était agréablement situé sur le sommet d’une riante colline... C’était une aimable perspective de prairies en pente, vertes comme l’émeraude, et même davantage, et semées çà et là de gros bouquets d’arbres ; puis des parterres ornés de grands vases, des petits ponts blancs jetés sur des ruisseaux, des vaches et des moutons retirés à l’ombre, et qui auraient pu figurer dans un opéra comique, tant le poil des vaches était lustré, et tant la laine des moutons était blanche et mousseuse.
M. de Camors franchit une grille, prit le premier chemin qui se présenta, et gagna le haut du coteau entre deux massifs d’arbustes et de fleurs. Un vieux domestique dormait sur un banc devant la porte, et souriait en rêve à toutes ces jolies choses. M. de Camors l’éveilla et demanda le maître de logis. On l’introduisit aussitôt à travers un vestibule garni de bois de cerf dans un salon fort propre, où une jeune dame en jupe courte et en petit chapeau rond était occupée à piquer des rameaux de verdure dans des vases de Chine. – Elle se retourna au bruit de la porte. C’était encore madame de Tècle.
Pendant que M. de Camors la saluait avec un air d’étonnement et d’incertitude, elle le regardait fixement et très tranquillement avec ses grands yeux.
– Pardon, madame, dit-il en hésitant ; j’avais demandé M. Des Rameures...
– Il est à la ferme, monsieur ; mais il ne tardera pas à rentrer. Si vous voulez prendre la peine de l’attendre ?...
Elle lui montra un siège, et s’assit elle-même en repoussant de son très petit pied les branchages qui jonchaient le parquet.
– Mais, madame, reprit M. de Camors, ne pourrais-je, en l’absence de M. Des Rameures, avoir l’honneur de parler à madame sa nièce ?
Une ombre de sourire passa sur le visage brun, sévère et charmant de madame de Tècle.
– Sa nièce ? Mais c’est moi, dit-elle.
– Ah ! madame, pardon !... mais on m’avait dit... je croyais... je m’attendais à trouver une personne âgée et...
Il allait dire respectable ; mais il s’arrêta et ajouta simplement :
– Et... je vois que j’étais dans l’erreur.
Madame de Tècle parut être complètement insensible à cette politesse.
– Puis-je savoir, monsieur, dit-elle, qui j’ai l’honneur de recevoir ?
– M. de Camors.
– Ah ! mon Dieu !... mais, alors, monsieur, j’ai des excuses à vous présenter... C’est vous probablement que nous avons vu ce matin... Nous avons été bien indiscrètes, ma fille et moi... mais nous ignorions votre arrivée... et Reuilly était abandonné depuis si longtemps.
– Vous voudrez bien, j’espère, madame, vous et mademoiselle votre fille, ne rien changer à vos habitudes de promenade.
Madame de Tècle fit un petit geste de la main, comme pour dire que certainement elle était reconnaissante de cette invitation, mais que certainement aussi elle n’en abuserait pas ; puis il y eut un silence qui se prolongea au point d’embarrasser M. de Camors. Ses yeux errants vinrent à rencontrer le piano, et il eut sur les lèvres cette phrase originale : « Vous êtes musicienne, madame ? » mais il se rappela son arbre, craignit de se trahir par cette allusion, et se tut.
– Vous venez de Paris, monsieur ? reprit madame de Tècle.
– Non, madame... je viens de passer quelques semaines chez le général de Campvallon, qui a l’honneur d’être de vos amis, je crois, et qui m’a encouragé à me présenter à vous.
– Nous serons très heureux, monsieur !... Quel excellent homme, n’est-ce pas ?
– Excellent, oui, madame.
Il y eut un nouveau silence.
– Mon Dieu ! monsieur, dit madame de Tècle, si une promenade au soleil ne vous faisait pas peur, nous irions au-devant de mon oncle... nous le rencontrerons certainement.
M. de Camors s’inclina.
Madame de Tècle s’était levée et avait sonné.
– Mademoiselle Marie est là ? dit-elle au domestique. Priez-la de mettre son chapeau et de venir.
Mademoiselle Marie arriva l’instant d’après : elle jeta sur l’étranger le franc regard d’un enfant curieux, le salua légèrement, et tous trois sortirent du salon par une porte qui ouvrait de plain-pied sur le parc. De ce côté du château, comme devant la façade, c’était une succession de coteaux et de vallons gazonnés, de bosquets et de clairières, de petits ponts blancs, de vaches luisantes et de moutons frisés, s’étendant à perte de vue. Madame de Tècle, tout en répondant poliment aux exclamations courtoises de M. de Camors, s’acheminait d’un pas rapide et léger, et ses petites bottes de fée laissaient leurs deux empreintes délicates comme esquissées sur le sable fin des sentiers. Elle marchait avec une grâce inconcevable, sans le vouloir et sans le savoir. Elle avait une allure relevée, souple, élastique, et d’une élégance ondoyante qui eût semblé coquette, si on ne l’eût sentie parfaitement naturelle.
Arrivée devant le mur qui fermait la partie droite du parc, elle ouvrit une porte, et l’on se trouva à l’entrée d’un chemin très étroit qui traversait un immense champ plein de blé mûr. Madame de Tècle continua sa marche, suivie par mademoiselle Marie, que suivait M. de Camors. Mademoiselle Marie s’était montrée jusque-là fort sage ; mais, en voyant tous ces beaux épis d’or entremêlés de marguerites blanches, de coquelicots rouges et de bleuets, et en entendant le concert délicieux que des myriades de mouches bleues, vertes, jaunes et mordorées faisaient au milieu de ces merveilles, Mademoiselle Marie s’exalta, et perdit quelque chose de son excellente tenue. Elle s’arrêtait de minute en minute pour cueillir une marguerite ou un coquelicot ; à chaque station, il est vrai, elle se retournait vers Camors et lui disait : « Pardon, monsieur ! » Mais n’importe, sa mère en souffrait.
– Voyons, Marie, disait-elle, voyons donc.
Enfin, comme on passait tout près d’un des pommiers qui étaient clairsemés au milieu du blé, l’enfant aperçut une branche verte, surmontée d’une pomme encore plus verte et grosse comme le bout de son doigt. Cette tentation fut irrésistible.
– Pardon, monsieur, dit-elle.
Et elle s’enfonça dans le blé pour atteindre le pommier et, si Dieu le permettait, la petite pomme ; mais ce fut madame de Tècle qui ne le permit pas.
– Marie ! dit-elle vivement, dans les blés, mon enfant ! êtes-vous folle ?
Marie rentra à la hâte dans le sentier ; mais elle ne put renoncer à sa terrible envie, et, regardant M. de Camors d’un œil suppliant :
– Monsieur, lui dit-elle en lui montrant la branche, je vous prie !... Cela ferait si bien dans mon bouquet, cette pomme !
M. de Camors n’eut qu’à se pencher un peu et à allonger le bras pour détacher de l’arbre la branche et la pomme.
– Merci bien ! dit tranquillement l’enfant
Puis elle joignit la tige du pommier à son bouquet, planta le tout dans le ruban de son chapeau, et se remit fièrement en marche après un gros soupir de satisfaction.
Comme ils approchaient d’une barrière qui s’ouvrait à l’extrémité du champ, madame de Tècle se retourna tout à coup :
– Mon oncle, monsieur ! dit-elle.
M. de Camors leva la tête, et aperçut un vieillard de haute taille, qui s’était arrêté de l’autre côté de la barrière, et qui les regardait, la main posée au-dessus de ses yeux en forme d’abat-jour. Ses jambes robustes étaient sanglées dans des guêtres de cuir fauve à boucles d’acier. Il portait un large vêtement de velours marron et un chapeau de feutre mou. À ses cheveux blancs et à ses gros sourcils noirs, Camors reconnut aussitôt le vieux monsieur joueur de violon.
– Mon oncle, dit madame de Tècle en montrant le jeune comte du geste, – monsieur de Camors !
– Monsieur de Camors ! répéta le vieillard d’une voix remarquablement forte et pleine ; monsieur, soyez le bienvenu.
Il ouvrit la barrière, et, tendant au jeune homme sa main brune et velue :
– Monsieur, poursuivit-il, j’ai beaucoup connu madame votre mère, et je suis ravi de voir son fils chez moi ! C’était une aimable personne que votre mère, monsieur, et qui certainement méritait...
Le vieillard hésita, et termina sa phrase par un hem ! sonore, qui retentit dans sa large poitrine comme sous une voûte d’église.
Il prit la lettre de M. de Campvallon que Camors lui présentait, et, la tenant développée à longue distance de ses yeux, il se mit à la lire sous l’ombre de la haie voisine. Le général avait prévenu le jeune comte qu’il ne croyait pas politique de révéler dès l’abord à M. Des Rameures les projets concertés entre eux. M. Des Rameures ne trouva donc dans la lettre qu’une chaude recommandation en faveur de M. de Camors, et plus bas, en post-scriptum, la nouvelle du mariage du général.
– Comment diable ! s’écria M. Des Rameures. Savez-vous cela, ma nièce ? Campvallon se marie !
Les histoires de mariage ont le privilège d’éveiller l’intérêt particulier des dames. Madame de Tècle se rapprocha avec curiosité, et mademoiselle Marie elle-même prêta l’oreille.
– Comment, mon oncle, le général ! Êtes-vous sûr ?
– Pardieu ! sans doute, j’en suis sûr, puisqu’il me le dit. Connaissez-vous sa fiancée, monsieur de Camors ?
– Mademoiselle de Luc d’Estrelles est ma cousine, monsieur.
– Ah ! fort bien, monsieur. Et c’est une personne d’un certain âge, je suppose ?
– Elle a vingt-cinq ans, monsieur.
M. Des Rameures fit entendre de nouveau un de ces hem ! puissants qui lui étaient familiers.
– Et peut-on vous demander, monsieur, sans indiscrétion, reprit-il, si elle est douée de quelques agréments physiques ?
– Elle est d’une rare beauté.
– Hem ! Fort bien, monsieur !... Je trouverais le général un peu âgé pour elle ; mais quoi ! chacun se connaît, monsieur, chacun se connaît ! Hem !... ma chère Élise, quand vous voudrez, nous vous suivons... Pardon ! monsieur le comte, si je vous reçois dans cet appareil rustique... mais je suis un laboureur, agricola ! et un pasteur... un simple gardien de troupeaux, custos gregis ! comme dit le poète... Marchez donc devant moi, monsieur, je vous en prie... Marie, respectez mes blés, mon enfant !... Et pouvons-nous espérer, monsieur de Camors, que vous avez l’heureuse pensée de quitter la grande Babylone et de vous installer dans votre propriété rurale ? Ce serait d’un bon exemple, monsieur, d’un excellent exemple ; car, aujourd’hui plus que jamais malheureusement, on peut dire avec le poète :
Non ullus aratro
Dignus honos ; squalent abductis arva colonis,
Et... et...
et, ma foi, j’oublie le reste !... Pauvre mémoire !... Ah ! monsieur, ne vieillissez pas !
– Et curvæ rigidum falces conflantur in ensem ! dit M. de Camors achevant la citation interrompue.
– Quoi ! monsieur, vous citez Virgile ! vous lisez les anciens ! j’en suis charmé, sincèrement charmé ! Ce n’est point le défaut de la génération nouvelle ! Les ignorants font courir le bruit qu’il est de mauvais goût de citer les classiques... Ce n’est pas mon avis, monsieur... pas le moins du monde... Nos pères citaient volontiers, parce qu’ils savaient. Quant à Virgile, monsieur, c’est mon poète... non pas que j’approuve tous ses procédés de culture... Avec tout le respect que je lui dois, il y a beaucoup à dire à son œuvre de ce côté-là... et ses méthodes d’élevage en particulier sont tout à fait insuffisantes ; mais d’ailleurs il est divin... Eh bien, monsieur de Camors, vous voyez mon petit domaine... mea paupera regna !... la retraite du sage ! C’est là que je vis, et que je vis heureux comme un patriarche, comme un vieux berger de l’âge d’or, aimé de mes voisins, ce qui n’est pas facile... et vénérant les dieux, ce qui l’est davantage... Oui, monsieur, et, puisque vous aimez Virgile, vous m’excuserez encore une fois... c’est pour moi qu’il a dit :
Fortunate senex, hic inter flumina nota,
Et fontes sacros frigus captabis opacum !
Et aussi, monsieur de Camors :
Fortunatus et ille Deos qui novit agrestes.
Panaque, Silvanumque senem !...
– Nymphasque sorores ! dit Camors en souriant, et en désignant d’un léger signe de tête madame de Tècle et sa fille, qui le précédaient.
– Fort bien ! fort à propos ! c’est la vérité pure ! dit gaiement M. Des Rameures. Avez-vous entendu, ma nièce ?
– Oui, mon oncle.
– Et avez-vous compris, ma nièce ?
– Non, mon oncle.
Le vieillard se mit à rire de tout son cœur.
– Je ne vous crois pas, ma chère, je ne vous crois pas !... N’en croyez rien, monsieur de Camors ! Les femmes ont le don de comprendre les compliments dans toutes les langues !
Cet entretien les avait conduits jusqu’au château. On s’assit sur un banc, devant la porte du salon, pour jouir du point de vue. M. de Camors loua avec goût le dessin et la bonne tenue du parc. Il accepta une invitation à dîner pour la semaine suivante, et se retira discrètement, se flattant d’avoir fait, dès son début, quelques progrès dans l’estime de M. Des Rameures, mais regrettant de n’en avoir fait aucun, suivant toute apparence, dans la sympathie de sa nièce aux pieds légers.
C’était tout le contraire.
– Ce jeune homme, dit M. des Rameures dès qu’il se trouva seul avec madame de Tècle, ce jeune homme a quelque teinture des anciens, et c’est quelque chose, mais il ressemble terriblement à son père, qui était vicieux comme le péché. Il a bien dans le sourire et dans les yeux quelques traits de son adorable mère... mais, en définitive, ma chère Élise, c’est tout le portrait de son détestable père, dont il a, d’ailleurs, dit-on, les principes et les mœurs.
– Qui dit cela, mon oncle ?
– Mais le bruit public, ma nièce !
– Le bruit public, mon oncle, se trompe quelquefois, et il exagère toujours. Moi, je le trouve bien, ce jeune homme. Il est très poli et très distingué.
– Voilà ! voilà ! parce qu’il vous a comparée aux nymphes de la Fable, ma nièce !
– S’il m’a comparée aux nymphes de la Fable, il a eu tort ; mais il ne m’a pas adressé en français une seule parole qui ne fût du meilleur ton. Attendons, avant de le condamner, que nous ayons pu le juger nous-mêmes, mon oncle, voulez-vous ? C’est une habitude que vous m’avez toujours recommandée, vous savez.
– Vous ne pouvez pas disconvenir, ma nièce, reprit le vieillard avec un peu d’humeur, que ce jeune homme n’exhale un parfum parisien des plus marqués et des plus désagréables ! Trop poli, trop contenu ! pas l’ombre d’enthousiasme ! pas de jeunesse enfin ! il ne rit pas ! J’aime que chacun soit de son âge... J’aime qu’un jeune homme rie à faire craquer son gilet !
– Comment voulez-vous qu’il rie à faire craquer son gilet, mon oncle, quand son père est mort si récemment d’une manière tragique, et quand lui-même est à demi ruiné, dit-on ?
– Eh bien ! eh bien, soit !... la vérité est que vous avez raison, et j’abjure mes préventions contre ce jeune homme. S’il est à demi ruiné, je lui offrirai mes conseils et... et... ma bourse au besoin, en souvenir de sa mère, qui vous ressemblait, Élise, par parenthèse, et c’est ainsi que finissent toujours nos querelles, méchante enfant... Je crie, je me passionne, je m’emporte comme un Tartare... vous faites parler votre douceur et votre bon sens, ma chère petite, et le tigre est un agneau... Et tous les malheureux qui vous approchent subissent de même votre charme perfide... Et c’est pourquoi mon vieux La Fontaine a dit de vous :
Sur différentes fleurs l’abeille se repose,
Et fait du miel de toute chose !