II

 

Il eut à cette époque une idée singulière. Il était membre de plusieurs cercles et des plus aristocratiques. Il eut la pensée de réunir un certain groupe d’hommes, choisis parmi l’élite de ses collègues, et de former avec eux une association secrète qui aurait pour objet de fixer et de maintenir entre ses membres les principes du point d’honneur dans leur plus stricte sévérité. Cette société, dont on a parlé vaguement dans le public sous le nom de société des Raffinés et aussi des Templiers, – qui était son véritable nom, – n’avait rien de commun avec les Dévorants, illustrés par Balzac. Elle n’avait aucun caractère romanesque ni dramatique. Ceux qui en faisaient partie ne prétendaient en aucune façon se mettre en dehors de la morale commune, ni au-dessus des lois du pays. Ils ne se liaient par aucun serment d’assistance mutuelle à outrance. Ils s’engageaient simplement sur leur parole à observer dans leurs rapports réciproques les règles les plus pures de l’honneur. Ces règles étaient précisées dans leur code. Il est assez difficile de savoir exactement quel en était le texte ; mais il semble qu’elles aient concerné à peu près uniquement les questions d’honneur familières entre hommes dans les régions spéciales du cercle, du jeu, du sport, du duel et de la galanterie. C’était, par exemple, forfaire à l’honneur et se disqualifier, étant membre de cette association, que de s’attaquer soit à la femme, soit à la maîtresse d’un de ses confrères. Il n’y avait d’autre sanction pénale que l’exclusion ; mais les conséquences de l’exclusion étaient graves, chacun des affiliés cessant dès ce moment de connaître et même de saluer le membre indigne. Les Templiers trouvaient dans cette secrète entente un avantage précieux : c’était la sûreté particulière de leurs relations entre eux dans les différentes circonstances de la vie mondaine où ils se trouvaient chaque jour, soit dans les coulisses, soit dans les salons, soit autour des tables du cercle, soit dans les tribunes du turf.

Parmi ses compagnons et ses émules de la haute vie parisienne, Camors était sans doute une exception pour la profondeur et la décision systématique de ses doctrines : il n’en était pas une quant au scepticisme absolu et au matérialisme pratique ; mais le besoin d’une loi morale est si naturel à l’homme, et il lui est si doux d’obéir à un frein élevé, que les adeptes choisis auxquels le projet de Camors fut d’abord soumis l’accueillirent avec enthousiasme, heureux de substituer une sorte de religion positive et formelle, si restreintes qu’en fussent les limites, aux confuses et flottantes notions de l’honneur courant. Pour Camors lui-même, on le devine, c’était une barrière nouvelle qu’il entendait élever entre lui et la passion qui le fascinait. Il se liait ainsi, avec une force redoublée, du seul lien moral qui lui restât. Il compléta son œuvre en faisant accepter au général la présidence de l’association. Le général, pour qui l’honneur était une sorte de déité mystérieuse, mais réelle, fut enchanté de présider au culte de son idole. Il sut bon gré à son jeune ami de sa conception, et l’en estima encore davantage.

On était arrivé au milieu de l’hiver. La marquise de Campvallon avait repris depuis longtemps le train de sa vie à la fois sévère et élégant, exacte à l’église le matin, au Bois et aux ventes de charité dans la journée, à l’Opéra ou aux Italiens le soir. Elle avait revu M. de Camors sans ombre d’émotion apparente, et l’avait même traité avec plus de naturel et de simplicité qu’autrefois : aucun retour sur le passé, aucune allusion à la scène du parc pendant l’orage, comme si elle eût épanché ce jour-là, une fois, pour toutes, ce qu’elle avait sur le cœur. Cela ressemblait à de l’indifférence. M. de Camors eût dû en être ravi, et il en était fâché. Un intérêt cruel, mais puissant et déjà trop cher à son âme blasée, disparaissait ainsi de sa vie. Il inclinait à croire décidément que madame de Campvallon était d’un caractère beaucoup moins profond et moins compliqué qu’il ne se l’était figuré, qu’elle s’était éteinte peu à peu dans la banalité mondaine, et qu’elle était devenue en réalité ce qu’elle prétendait être, une bonne personne contente de son sort et inoffensive.

Il était un soir dans sa stalle, à l’orchestre de l’Opéra. On donnait les Huguenots. La marquise occupait sa loge entre les colonnes. Diverses rencontres que fit Camors dans les couloirs pendant les premiers entractes l’empêchèrent d’aller rendre aussitôt qu’à l’ordinaire ses hommages à sa cousine. Enfin, après le quatrième acte, il alla la saluer dans sa loge, où il la trouva seule, le général étant descendu au foyer. Il fut étonné, en entrant, de voir sur les joues de la jeune femme des traces de larmes récentes : ses yeux, d’ailleurs, étaient tout humides. Elle parut mécontente d’être surprise en flagrant délit d’attendrissement.

– La musique me fait toujours un peu mal aux nerfs, dit-elle.

– Allons ! répondit Camors, vous qui me reprochez de cacher mes mérites, pourquoi cacher les vôtres ? Si vous êtes encore capable de larmes, tant mieux !

– Mais non, dit-elle. Je n’ai aucun mérite à cela... ô ! mon Dieu ! si vous saviez... c’est tout le contraire.

– Quel mystère vous êtes !

– Êtes-vous bien curieux de le connaître, ce mystère ?... tant que cela ? Eh bien, soyez heureux... Aussi bien il est temps d’en finir...

Elle écarta un peu son fauteuil du bord de la loge et de la vue du public, se tourna vers Camors et reprit :

– Vous voulez donc savoir ce que je suis, ce que je sens, ce que je pense... ou plutôt simplement vous voulez savoir si je songe à l’amour... Eh bien, je ne songe qu’à cela. – Quoi encore ?... Si j’ai des amants ou si je n’en ai pas ? – Je n’en ai pas, et je n’en aurai jamais, – non par vertu, – je ne crois à rien, – mais par estime de moi et par mépris des autres... Ces petites intrigues, ces petites passions, ces petites amours que je vois dans le monde me soulèvent le cœur... Il faut vraiment que les femmes qui se donnent pour si peu soient de basses créatures ! Quant à moi, je me rappelle vous l’avoir dit un jour, – il y a mille ans de cela ! – ma personne m’est sacrée, et, pour commettre un sacrilège, je voudrais, comme les vestales de Rome, un amour aussi grand que mon crime, aussi terrible que la mort... J’ai pleuré tout à l’heure pendant ce magnifique quatrième acte. Ce n’était pas seulement parce que j’entendais la plus merveilleuse musique qu’on ait jamais entendue sur la terre, c’est parce que j’admirais, parce que j’enviais passionnément les superbes amours de ces temps-là... Et c’était vraiment ainsi ! Quand je lis les histoires de ce beau XVIe siècle, je suis en extase. Comme ces gens-là savaient aimer... et mourir ! Une nuit d’amour, et ils meurent ! C’est charmant ! – Voilà, mon cousin ; maintenant, allez-vous-en : on nous regarde. On va croire que nous nous aimons, et, comme nous n’avons pas ce plaisir-là, il est inutile d’en récolter les désagréments. D’ailleurs, je suis encore en pleine cour de Charles IX, et vous me faites pitié avec votre habit noir et votre chapeau rond. Bonsoir.

– Je vous remercie beaucoup, dit Camors.

Il prit la main qu’elle lui tendait avec indifférence et sortit de la loge.

Il rencontra M. de Campvallon dans le couloir.

– Parbleu ! mon cher ami, dit le général en lui saisissant le bras, il faut que je vous communique une idée qui m’a travaillé toute la soirée.

– Quelle idée, général ?

– Eh bien, il y avait là, ce soir, un tas de petites jeunes personnes ravissantes... Ça m’a fait penser à vous. Je l’ai même dit à ma femme : « Il faut marier Camors à une de ces jeunesses-là ! »

– Oh ! général !

– Eh bien, quoi ?

– C’est bien grave. Si l’on se trompe dans son choix... ça va loin !

– Bah ! bah ! ce n’est pas si difficile que ça... Prenez-moi une femme comme la mienne... qui ait beaucoup de religion, peu d’imagination et pas de tempérament... Voilà tout le secret !... je vous dis ça entre nous, mon cher.

– Enfin, général, j’y penserai.

– Pensez-y, dit le général d’un air profond.

Et il alla retrouver sa jeune femme, qu’il connaissait si bien.

Quant à elle, elle se connaissait bien elle-même, et s’était définie avec une étonnante vérité. Madame de Campvallon n’était pas, d’ailleurs, à sa manière, plus que M. de Camors à la sienne, une exception dans le monde parisien, quoique deux âmes aussi énergiques et deux esprits aussi bien doués en dussent pousser les communes dépravations à un degré rare.

L’atmosphère artificielle de la haute civilisation parisienne enlève aux femmes, en effet, le sentiment et le goût du devoir, ne leur laissant que le sentiment et le goût du plaisir. Elles perdent, dans ce milieu éclatant et faux comme une féerie de théâtre, la notion vraie de la vie en général, de la vie chrétienne en particulier, et il est permis d’affirmer que toutes celles qui ne se font pas, à l’écart du tourbillon, une sorte de thébaïde (il y en a), sont des païennes. Elles sont des païennes, parce que les voluptés des sens et de l’esprit les intéressent seules, et qu’elles n’ont pas une fois par an une idée, une impression de l’ordre moral, à moins qu’elles n’y soient forcément rappelées par la maternité, – que quelques-unes détestent ; elles sont des païennes, comme les belles catholiques profanes du XVIe siècle, amoureuses du luxe, des riches étoffes, des meubles précieux, des lettres, des arts, d’elles-mêmes et de l’amour ; elles sont des païennes charmantes comme Marie Stuart, et capables comme elle de se retrouver chrétiennes sous la hache.

Nous parlons, bien entendu, des meilleures, de l’élite, de celles qui lisent, qui pensent, qui rêvent. Quant aux autres, celles qui ne prennent de la vie de Paris que les petits côtés et l’étourdissement puéril, ces folles affairées qui se visitent, se donnent rendez-vous, s’entraînent, s’habillent, commèrent, s’agitent jour et nuit dans le néant, et dansent avec une sorte de frénésie dans les rayons du soleil parisien, sans pensées, sans passions, sans vertus, et même sans vices, – il faut avouer qu’il est impossible de rien imaginer de plus méprisable.

La marquise de Campvallon était donc bien véritablement, comme elle l’avait dit à cet homme qui lui ressemblait, une grande païenne ; comme elle l’avait dit encore, – à l’une de ces heures solennelles où la destinée des femmes hésite et se décide, le plus souvent sous l’influence de celui qu’elles aiment, M. de Camors avait jeté dans son esprit et dans son cœur une semence qui avait merveilleusement fructifié.

Camors ne songea guère à se le reprocher ; mais, frappé de toutes les harmonies qui le rapprochaient de la marquise, il regretta plus amèrement que jamais les fatalités qui les séparaient. – Se sentant, d’ailleurs, plus sûr de lui depuis qu’il s’était enchaîné lui-même par des obligations d’honneur plus strictes, il s’abandonna dès ce moment avec moins de scrupule aux curiosités et aux émotions d’un danger contre lequel il se croyait invinciblement protégé. Il ne craignait pas de rechercher plus souvent la société de sa belle cousine, et contracta même l’habitude d’entrer chez elle une ou deux fois par semaine en sortant de la Chambre. Quand il la trouvait seule, leur entretien prenait invariablement de part et d’autre le tour ironique et sourdement provocant où ils excellaient tous deux. Il n’avait pas oublié la confidence hardie de l’Opéra, et il la lui rappelait volontiers, lui demandant si elle avait enfin découvert le héros d’amour qu’elle cherchait, et qui devait être, suivant lui, un scélérat comme Bothwell, ou un musicien comme Rizzio.

– Il y a, répondait-elle, des scélérats qui sont en même temps musiciens... Chantez-moi donc quelque chose, à propos.

Vers la fin de l’hiver, la marquise donna un bal, ses fêtes avaient une juste renommée de magnificence et de bon goût. Elle en faisait les honneurs avec une grâce souveraine. Ce soir-là, elle avait une toilette très simple, comme il sied à une maîtresse de maison courtoise : une longue robe de velours sombre, les bras nus sans bijoux, un collier de grosses perles sur son sein rose, et pour coiffure sa couronne héraldique posée sur l’édifice léger de ses cheveux blonds. Camors surprit son regard quand il entra, comme si elle l’eût attendu. Il était venu la voir dans la soirée précédente, et il y avait eu entre eux une escarmouche plus vive qu’à l’ordinaire. Il fut saisi de son éclat. Sa beauté, surexcitée sans doute par les ardeurs secrètes de la lutte et comme illuminée par une flamme intérieure, avait la splendeur fine et pleine d’un albâtre transparent. Quand il fut parvenu à la joindre et à la saluer, cédant malgré lui à un mouvement d’admiration passionnée :

– Vous êtes vraiment belle, ce soir, à faire commettre un crime !...

Elle le regarda fixement dans les yeux.

– Je voudrais voir cela ! dit-elle.

Et elle s’éloigna avec sa nonchalance superbe.

Le général s’était approché, et, frappant sur l’épaule du comte :

– Camors, lui dit-il, vous ne dansez pas comme à l’ordinaire... Faisons-nous un piquet ?

– Volontiers, général.

Et tous deux, traversant deux ou trois salons, gagnèrent le boudoir particulier de la marquise, petite pièce de forme ovale, fort haute, et tendue d’une épaisse soie rouge semée de fleurs noires et blanches. Quoique les portes fussent enlevées, deux lourdes portières isolaient complètement ce réduit de la galerie voisine. C’était là que le général avait coutume de jouer et quelquefois de dormir pendant ses fêtes. Une petite table à jeu était dressée devant un divan. Sauf ce détail, le boudoir conservait son aspect familier de tous les jours, ouvrages de femme commencés, livres, journaux et revues épars sur les meubles.

Après deux ou trois parties, que le général gagna (Camors était distrait) :

– Je me reproche, jeune homme, dit M. de Campvallon, de vous enlever si longtemps à ces dames... Je vous rends votre liberté... Je vais jeter les yeux sur les journaux.

– Il n’y a rien de neuf, je crois, dit Camors en se levant.

Il prit lui-même un journal, et s’installa le dos contre la cheminée, se chauffant les pieds tour à tour. Le général, appesanti sur le divan, parcourut le Moniteur de l’Armée, approuva quelques promotions militaires, en blâma d’autres, et peu à peu s’assoupit, la tête penchée sur sa poitrine.

M. de Camors ne lisait pas. Il écoutait vaguement la musique de l’orchestre et rêvait. À travers les harmonies, les rumeurs et les chauds parfums du bal, il suivait par la pensée toutes les évolutions de celle qui en était la maîtresse et la reine : il voyait son pas souple et fier, il entendait sa voix grave et musicale, il respirait son souffle. – Ce jeune homme avait tout usé : l’amour et le plaisir n’avaient plus pour lui ni secrets ni tentations ; mais son imagination blasée et vieillie se réveillait tout enflammée devant ce beau marbre vivant et palpitant. Cette beauté pure, sévère et dévorée de feux, le troublait jusqu’au fond des veines. Elle était vraiment pour lui plus qu’une femme, plus qu’une mortelle. Les fables antiques, les déesses amoureuses, les bacchantes enivrées, les voluptés surhumaines, l’inconnu et l’impossible dans le plaisir terrestre, – tout était vrai, réel, possible, à deux pas, sous sa main, – et il n’était séparé de tout cela que par l’ombre importune de ce vieillard endormi ! – Mais cette ombre enfin, c’était l’honneur...

Ses yeux, comme perdus dans sa rêverie, étaient fixés devant lui, sur la portière qui faisait face à la cheminée. – Tout à coup cette portière se souleva, presque sans bruit, et la marquise présenta sous les plis de la draperie son jeune front couronné. – Elle embrassa d’un regard l’intérieur du boudoir, et, après une pause, elle laissa retomber doucement la portière, et s’avança directement vers Camors étonné et immobile. – Elle lui prit les deux mains sans parler, le regarda profondément, jeta encore un rapide coup d’œil sur son mari endormi ; puis, se dressant un peu sur ses pieds, elle tendit ses lèvres au jeune homme. – Il eut le vertige, oublia tout, se pencha, et lui obéit.

À la même minute, le général fit un brusque mouvement et s’éveilla ; mais déjà la marquise était devant lui, les deux mains posées sur la table à jeu, et lui souriant :

– Bonjour, mon général, dit-elle.

Le général murmurant quelques mots d’excuse, elle le repoussa gaiement sur son divan.

– Continuez donc, ajouta-t-elle ; je venais chercher mon cousin pour un bout de cotillon.

Et elle reprit le chemin de la galerie. Camors, pâle comme un spectre, la suivit. En passant sous la portière, elle se retourna et lui dit à demi-voix :

– Voilà le crime !

Puis elle se perdit dans la foule, qui remplissait encore les salons.

M. de Camors n’essaya pas de la rejoindre, et il lui parut qu’elle-même l’évitait. – Un quart d’heure plus tard, il quittait l’hôtel de Campvallon.

Il rentra aussitôt chez lui. Une lampe était allumée dans sa chambre. Quand il se vit dans la glace en passant, il se fit peur. – Cette scène effroyable l’avait atterré. Il n’était plus temps de s’y tromper : son élève était devenue son maître. Le fait en soi n’avait rien de surprenant. Les femmes s’élèvent plus haut que nous dans la grandeur morale : il n’y a pas de vertu, pas de dévouement, pas d’héroïsme où elles ne nous dépassent ; mais, une fois lancées dans les abîmes, elles y tombent plus vite et plus bas que les hommes. Cela tient à deux causes : elles ont plus de passion, et elles n’ont point d’honneur.

Car enfin cet honneur est quelque chose, et il ne faut pas le diffamer. L’honneur est d’un usage noble, délicat, salutaire. Il rehausse les qualités viriles. C’est la pudeur de l’homme. Il est quelquefois une force, toujours une grâce. – Mais penser que l’honneur suffise à tout, qu’en face des grands intérêts, des grandes passions, des grandes épreuves de la vie, il soit un soutien et une défense infaillibles, qu’il supplée aux principes venus de plus haut, et qu’enfin il remplace Dieu, – c’est commettre une grave méprise : c’est s’exposer à perdre en quelque minute fatale toute estime de soi, et à tomber tout à coup pour jamais dans ce sombre océan d’amertume où le comte de Camors, en cet instant même, se débattait avec désespoir, comme un naufragé au sein de la nuit.

Il livra en lui-même pendant cette nuit néfaste un dernier combat plein d’angoisses, et le perdit. Le lendemain soir, à six heures, il était chez la marquise.

Il la trouva dans sa chambre, entourée de son luxe royal. Elle était à demi couchée sur une causeuse au coin du feu, un peu pâle et fatiguée. Elle le reçut avec son aisance et sa froideur ordinaires.

– Bonjour, lui dit-elle ; vous allez bien ?

– Pas trop, dit Camors.

– Pourquoi donc ça ?

– J’imagine que vous vous en doutez.

Elle le regarda avec de grands yeux étonnés et ne répondit pas.

– Je vous en supplie, madame, reprit Camors en souriant, plus de musique, car la toile est levée et le drame commence.

– Ah ! voyons cela !

– M’aimez-vous, dit-il, ou avez-vous simplement prétendu m’éprouver hier au soir ? Pouvez-vous et voulez-vous me le dire ?

– Je le pourrais certainement, mais je ne le veux pas.

– Je vous aurais crue plus franche.

– J’ai mes heures.

– Eh bien, reprit Camors, si l’heure de la franchise est passée pour vous, elle est venue pour moi...

– Cela fait compensation, dit-elle.

– Et je vais vous le prouver, poursuivit Camors.

– Je m’en fais une fête, dit la marquise en s’assujettissant doucement sur sa causeuse, comme quelqu’un qui se met à l’aise pour mieux jouir d’une circonstance agréable.

– Moi, madame, je vous aime... et comme vous voulez être aimée... Je vous aime ardemment et mortellement, assez pour me faire tuer, et assez pour vous tuer.

– Bon, cela ! dit la marquise à demi-voix.

– Mais, continua-t-il d’un accent sourd et contenu, en vous aimant, en vous le disant, en essayant de vous faire partager mon amour, je viole indignement des obligations d’honneur que vous connaissez, – d’autres même que vous ignorez. C’est un crime, vous l’avez dit. Je ne cherche pas à m’atténuer ma faute. Je la vois, je la juge et je l’accepte. Je brise le dernier lien moral qui me restât. Je sors des rangs des hommes d’honneur, je sors même des rangs de l’humanité... Je n’ai plus rien d’humain que mon amour, rien de sacré que vous ; mais il faut que mon crime se sauve au moins par quelque grandeur... Eh bien, voici comment je le conçois... Je conçois deux êtres également libres et forts s’aimant et s’estimant seuls l’un l’autre par-dessus tout, n’ayant d’affection, de dévouement, de loyauté, d’honneur que l’un pour l’autre, mais ayant tout cela entre eux à un degré suprême. Je vous donne et je vous consacre absolument ma personne, tout ce que je peux être et tout ce que je puis devenir, à la condition d’un retour égal... Restons dans la convention sociale, hors de laquelle nous serions misérables tous deux... Secrètement unis et secrètement isolés sur des hauteurs inconnues, au milieu de la foule humaine, la dominant et la méprisant, mettons en commun nos dons, nos facultés, nos puissances, nos deux royautés parisiennes, la vôtre, qui ne peut grandir, la mienne, qui grandira, si vous m’aimez... et vivons ainsi l’un par l’autre et l’un pour l’autre jusqu’à la mort... Vous rêviez, disiez-vous, des amours étranges et presque sacrilèges, en voilà un. – Seulement, avant de l’accepter, songez-y bien, car je vous atteste que cela est fort sérieux. Mon amour pour vous est immense... Je vous aime assez pour dédaigner et fouler aux pieds ce que les derniers des hommes respectent encore... Je vous aime assez pour trouver en vous seule, en votre seule estime, en votre seule tendresse, dans l’orgueil et dans l’ivresse d’être à vous... l’oubli et la consolation de l’amitié outragée, de la foi trahie, de l’honneur perdu !... Mais, madame, c’est là un sentiment avec lequel vous auriez tort de jouer, vous devez le comprendre... Eh bien, si vous voulez de mon amour, si vous voulez de cette alliance, – contraire à toutes les lois du monde... mais grande du moins et singulière... – daignez me le dire, et je tombe à vos pieds... Si vous n’en voulez pas, si elle vous fait peur, si vous n’êtes pas prête à toutes les obligations redoutables qu’elle entraîne, dites-le encore... ne craignez pas un mot, pas un reproche... Quoi qu’il puisse m’en coûter, je brise ma vie, je pars, je m’éloigne de vous sans retour, et ce qui s’est passé hier est oublié à jamais.

Il se tut et demeura les yeux fixés sur ceux de la jeune femme avec une expression d’anxiété ardente.

À mesure qu’il avait parlé, elle avait pris un air plus grave ; elle l’écoutait la tête un peu basse, dans l’attitude d’une puissante curiosité, lui jetant par intervalles un regard plein d’une flamme sombre. Une faible et rapide palpitation du sein, un frissonnement léger des narines dilatées, trahissaient seuls l’orage intérieur.

– Ceci, dit-elle après un silence, devient en effet intéressant... mais vous ne comptez pas, en tout cas, partir ce soir, je suppose ?

– Non, dit Camors.

– Eh bien, reprit-elle en lui adressant de la tête un signe d’adieu et sans lui offrir la main, nous nous reverrons.

– Mais quand ?

– Au premier jour.

Il crut comprendre qu’elle demandait le temps de réfléchir, un peu effrayée sans doute du monstre qu’elle avait évoqué. – Il la salua gravement et sortit.

Le lendemain et les deux jours qui suivirent, il se présenta en vain à la porte de madame de Campvallon. La marquise devait dîner en ville et s’habillait.

Ce furent pour M. de Camors des siècles de tourments. Une pensée qui l’avait souvent inquiété s’empara de lui avec une sorte d’évidence poignante. – La marquise ne l’aimait pas. Elle avait simplement voulu se venger du passé, et, après l’avoir déshonoré, elle se riait de lui : elle lui avait fait signer le pacte, et elle lui échappait. – Et pourtant, au milieu des déchirements de son orgueil, sa passion, loin de s’affaiblir, s’exaspérait.

Le quatrième jour après leur entretien, il n’alla point chez elle. Il espérait la voir dans la soirée chez la vicomtesse d’Oilly, où ils avaient l’habitude de se rencontrer chaque vendredi. La vicomtesse d’Oilly était cette ancienne maîtresse du comte de Camors le père, lequel avait jugé convenable de lui confier l’éducation de son fils. Camors avait conservé pour elle une sorte d’affection. C’était une bonne femme qu’on aimait, et dont on ne laissait pas de se moquer un peu. Elle n’était plus jeune depuis longtemps ; forcée de renoncer à la galanterie, qui avait été la principale occupation de ses belles années, et ne se sentant pas le goût de la dévotion, elle s’était mis en tête, sur le retour, d’avoir un salon. Elle y recevait quelques hommes distingués, savants, écrivains, artistes. On se piquait d’y penser librement. La vicomtesse, pour faire face aux obligations de sa situation nouvelle, avait résolu de s’éclairer. Elle suivait les cours publics et aussi les conférences, dont la mode commençait à s’établir. Elle parlait assez convenablement des générations spontanées. Elle avait cependant manifesté une vive surprise le jour où Camors, qui se plaisait à la tourmenter, avait cru devoir l’informer que les hommes descendaient des singes.

– Voyons, mon ami, lui dit-elle, je ne puis vraiment pas admettre cela... Comment pouvez-vous croire que votre grand-père fût un singe... vous qui êtes si charmant !

Elle raisonnait sur toutes choses de cette force. Néanmoins, elle se vantait d’être philosophe ; mais quelquefois, le matin, elle sortait à la dérobée, avec un voile fort épais, et elle entrait à Saint-Sulpice, où elle se confessait, afin de se mettre en règle avec le bon Dieu, dans le cas où par hasard il eût existé.

Elle était riche, bien apparentée, et, malgré les légèretés considérables de sa jeunesse, le meilleur monde allait chez elle. Madame de Campvallon s’y était laissé introduire par Camors, et madame de la Roche-Jugan l’y avait suivie, parce qu’elle la suivait partout avec son fils Sigismond.

Ce soir-là, la réunion y était un peu nombreuse. M. de Camors, arrivé depuis quelques minutes, eut la satisfaction de voir entrer le général et la marquise. Elle lui exprima tranquillement ses regrets de ne point s’être trouvée chez elle les jours précédents ; mais il était difficile d’espérer une explication décisive dans un cercle aussi clairsemé, et sous l’œil vigilant de madame de la Roche-Jugan. Camors interrogeait vainement le visage de sa jeune cousine. Il était beau et froid comme toujours. Ses anxiétés s’en accrurent. Il eût donné sa vie en ce moment pour qu’elle lui dît un mot d’amour.

La vicomtesse d’Oilly aimait les jeux d’esprit, bien qu’elle n’en eût guère. On jouait chez elle au secrétaire, aux petits papiers, comme c’est encore la mode aujourd’hui. Ces jeux innocents ne le sont pas toujours, ainsi qu’on va le voir.

On avait distribué des crayons, des plumes, des carrés de papier aux assistants de bonne volonté, et les uns assis autour d’une grande table, les autres dans des fauteuils solitaires, griffonnaient mystérieusement tour à tour des questions et des réponses pendant que le général faisait un whist avec madame de la Roche-Jugan. – Madame de Campvallon n’avait pas coutume de prendre part à ces sortes de jeux, qui l’ennuyaient, et M. de Camors fut étonné de voir qu’elle eût accepté ce soir-là le crayon et les papiers que la vicomtesse lui avait offerts. Cette singularité éveilla son attention et le mit sur ses gardes. Il entra lui-même dans le jeu également contre sa coutume, et se chargea même de recueillir dans une corbeille les petits billets à mesure qu’ils étaient écrits. – Une heure se passa sans aucun incident particulier. Des trésors d’esprit furent dépensés. Les questions les plus délicates et les plus inattendues : « Qu’est-ce que l’amour ? – Croyez-vous que l’amitié soit possible entre les deux sexes ? – Est-il plus doux d’aimer ou d’être aimé ? » se succédèrent paisiblement avec des réponses équivalentes.

Tout à coup la marquise poussa un faible cri, et l’on vit une larme de sang couler tout doucement sur son front : elle se mit à rire aussitôt, et montra son petit crayon d’argent qui avait à l’une de ses extrémités une plume dont elle s’était piqué le front dans le fort de ses réflexions. L’attention de Camors redoubla dès ce moment, d’autant plus qu’un regard rapide et ferme de la marquise sembla l’avertir d’un événement prochain. – Elle était assise un peu à l’ombre dans un coin, pour y méditer plus à son aise ses questions et ses réponses. Un instant plus tard, Camors parcourant le salon pour recueillir les bulletins, elle en déposa un dans la corbeille, et lui en glissa un autre dans la main, avec la dextérité féline de son sexe.

Au milieu de toutes ces paperasses répandues et froissées, que chacun s’amusait à relire après coup, M. de Camors ne trouva aucune difficulté à prendre connaissance, sans être remarqué, du billet clandestin de la marquise : il était écrit d’une encre rougeâtre, un peu pâle, mais fort lisible, et contenait ces mots :

 

« J’appartiens, âme, corps, honneur et biens à mon cousin bien-aimé Louis de Camors, dès à présent et pour toujours.

» Écrit et signé du pur sang de mes veines.

» Charlotte de Luc d’Estrelles.

» 5 mars 185.. »

 

Tout le sang de Camors jaillit à son cerveau, un nuage passa sur ses yeux, et il s’appuya de la main sur un meuble ; puis soudain son visage se couvrit d’une pâleur mortelle. – Ces symptômes n’étaient point ceux du remords ni de la peur. Sa passion dominait tout. Il éprouvait une joie immense. Il voyait le monde sous ses pieds.

Ce fut par cet acte de franchise et d’audace extraordinaire, assaisonné du mysticisme sanglant si familier à ce XVIe siècle qu’elle adorait, que la marquise de Campvallon se livra à son amant, et que leur union fatale fut scellée.