IV
Après avoir résidé quelques semaines à Reuilly, le comte et la comtesse de Camors allèrent s’établir à Paris dans leur hôtel de l’avenue de l’Impératrice. Dès ce moment et pendant les mois qui suivirent, madame de Camors entretint avec sa mère une correspondance active. Nous transcrivons ici quelques-unes de ses lettres, qui feront faire au lecteur une connaissance plus prompte et plus intime avec cette jeune femme.
Madame de Camors à madame de Tècle.
Octobre.
Si je suis heureuse, ma mère chérie ? Non... pas heureuse ! Seulement, j’ai des ailes ; je nage dans le ciel comme un oiseau ; je sens du soleil dans ma tête, dans mes yeux, dans mon cœur. Cela m’éblouit, cela m’enivre, cela me fait pleurer des larmes divines ! Non ! ma tendre mère, ce n’est pas possible, voyez-vous !... quand je pense que je suis sa femme, la femme de celui qui régnait dans ma pauvre petite pensée depuis que j’ai une pensée, de celui que j’aurais choisi entre tous dans l’univers entier ; quand je pense que je suis sa femme, que nous sommes liés pour jamais... comme j’aime la vie, comme je vous aime, comme j’aime Dieu !
Le bois et le lac sont à deux pas, comme vous savez. Nous y allons faire une promenade à cheval presque tous les matins, mon mari et moi... je dis bien, – mon mari !... nous y allons donc, mon mari et moi, moi et mon mari ! Je ne sais comment cela se fait, mais il fait toujours beau, même quand il pleut comme aujourd’hui ; aussi nous voilà rentrés. Je me suis permis de l’interroger tout doucement ce matin, pendant cette promenade, sur certains points de notre histoire qui me restaient obscurs. Pourquoi m’a-t-il épousée, par exemple ?
– Parce que vous me plaisiez apparemment, miss Mary.
Il aime à me donner ce nom, qui lui rappelle je ne sais quel épisode de ma sauvage enfance, – sauvage est encore de lui.
– Si je vous plaisais, pourquoi me le laissiez-vous si peu voir ?
– Parce que je ne voulais pas vous faire la cour avant d’être bien décidé à me marier.
– Comment ai-je pu vous plaire, n’étant pas belle du tout ?
– Vous n’êtes pas belle du tout, c’est vrai, a répondu cet homme cruel ; mais vous êtes très jolie, et surtout vous êtes la grâce même, comme votre mère.
Tous ces points obscurs étant éclaircis à la satisfaction de miss Mary, miss Mary a pris le galop non seulement parce qu’il pleuvait, mais parce qu’elle était devenue subitement, on ignore pourquoi, rouge comme un coquelicot.
Ma mère chérie, qu’il est doux d’être aimée par celui qu’on adore et d’en être aimée précisément comme on veut l’être, comme on a rêvé de l’être, et tout à fait suivant le programme de son jeune cœur romanesque ! Croiriez-vous jamais que j’avais des idées sur un sujet si délicat ? Oui, ma mère, j’en avais : ainsi il me semblait qu’il devait y avoir des façons d’aimer, les unes vulgaires, les autres prétentieuses, les autres niaises, les autres tout à fait comiques, et qu’aucune de ces façons d’aimer ne devait être celle du prince notre voisin. Lui devait aimer comme un prince qu’il était, avec grâce et dignité, avec une tendresse grave, un peu sévère, avec bonté, presque avec condescendance, – en amoureux, mais en maître, – en maître, mais en maître amoureux, – enfin comme mon mari.
Cher ange qui êtes ma mère, soyez heureuse de mon bonheur, qui est votre pur ouvrage ! Je baise vos mains, je baise vos ailes, je vous remercie, je vous adore ! Si vous étiez près de moi, ce serait trop ; j’en mourrais, je crois... Venez pourtant bien vite ; votre chambre est prête, elle est bleu azur comme le ciel où je nage... Je vous l’ai déjà dit, je crois ; mais je le répète.
Bonjour, mère de la plus heureuse petite femme du monde.
Miss Mary, comtesse de Camors.
Novembre.
Ma mère, vous me faites pleurer... Moi qui vous attendais chaque matin ! Je ne vous dis rien cependant ; je ne vous prie pas. Si la santé de mon grand-père vous semble assez affaiblie pour exiger votre présence tout cet hiver, je sais qu’aucune prière ne vous arracherait à votre devoir ; mais, en grâce, mon bon ange, n’exagérez rien, et songez que votre petite Mary ne passe plus devant la chambre bleue sans avoir le cœur bien gros.
À part le chagrin que vous lui faites, elle continue d’être aussi heureuse que vous pouvez le souhaiter. Son Prince Charmant est toujours charmant, et toujours prince. Il la mène voir les monuments, les musées, les théâtres, comme une pauvre petite provinciale qu’elle est. N’est-ce pas touchant de la part d’un personnage pareil ? Il s’amuse de mes extases car j’ai des extases. N’en dites rien à mon oncle Des Rameures, mais Paris est superbe. Les journées y comptent double pour la pensée et pour la vie.
Mon mari m’a conduite hier à Versailles. Il paraît que c’était aux yeux des gens d’ici une escapade un peu ridicule, ce voyage à Versailles, car j’ai remarqué que le comte de Camors ne s’en est pas vanté. Versailles a tout à fait répondu, d’ailleurs, aux impressions que vous m’en aviez données. Il n’a pas changé depuis que vous l’avez visité avec mon grand-père. C’est grandiose, solennel et froid.
Il y a pourtant un musée nouveau et très curieux sous l’attique du palais. Ce sont en général des portraits historiques, copies ou originaux du temps. Rien ne m’a plus intéressée que de voir défiler, depuis Charles le Téméraire jusqu’à Washington, tous ces visages que mon imagination a tant de fois essayé d’évoquer. Il semble qu’on soit dans les champs Élysées et qu’on dialogue avec tous ces grands morts. Vous saurez, ma mère, que j’ai expliqué plusieurs choses à M. de Camors, qui paraissait étonné de ma science et de mon génie. Je n’ai fait, d’ailleurs, vous pensez bien, que répondre à ses questions ; mais cela a paru l’étonner que j’y pusse répondre. Alors, pourquoi me les faire ? S’il ne sait pas distinguer les différentes princesses de Conti, je trouve cela tout simple ; mais, si, moi, je sais les distinguer parce que ma mère me l’a appris, cela est tout simple aussi.
Nous avons ensuite, sur ma prière instante, dîné au restaurant ! Ma mère, c’est le meilleur moment de ma vie ! Dîner au restaurant avec son mari, c’est le plus délicieux des crimes.
Je vous ai dit qu’il avait paru étonné de ma science. Je dois ajouter qu’en général il paraît étonné quand je parle. Me croyait-il muette ? Je ne parle guère, il est vrai, et je vous avoue qu’il me fait une peur folle. Je crains tant de lui déplaire, de lui sembler sotte, ou prétentieuse ou pédante ! Le jour où je serai à mon aise avec lui, si ce jour vient jamais, et où je pourrai lui montrer ce que je puis avoir de bon sens et de petites connaissances, je serai soulagée d’un grand poids, car véritablement je pense quelquefois qu’il me regarde comme une enfant. L’autre jour, sur le boulevard, je m’étais arrêtée devant un magasin de marchand de joujoux (quelle faute !) et, comme il vit mes yeux attachés sur un magnifique escadron de poupées :
– En voulez-vous une, miss Mary ?... me dit-il.
N’est-ce pas horrible, ma mère ?
Lui, il se connaît à tout (excepté aux princesses de Conti), il m’explique tout, mais un peu brièvement, d’un mot, pour s’acquitter, comme on explique à une personne à qui on n’espère pas faire comprendre. Et je comprends si bien pourtant, ma pauvre petite mère !
« Mais tant mieux, me dis-je ; car enfin, s’il m’aime comme cela, s’il m’aime imbécile, qu’est-ce que ce sera plus tard ? » – I love you excessively.
Décembre.
On rentre à Paris, ma mère, et, depuis quinze jours, je suis absorbée par les visites. Les hommes ici n’en font pas ; mais il faut bien que mon mari me présente la première fois chez les personnes que je dois voir. Il m’accompagne donc, ce qui m’amuse plus que lui, je crois. Il est plus sérieux qu’à l’ordinaire, ce qui est chez cet homme aimable la forme unique de la mauvaise humeur. On me regarde avec un certain intérêt. La femme que ce seigneur a honorée de son choix est évidemment l’objet d’une haute curiosité. Cela me flatte et m’intimide. Je rougis, je manque d’aisance et de naturel. On me trouve laide et nigaude. On ouvre de grands yeux. On suppose qu’il m’a épousée pour ma fortune. J’ai envie de pleurer. Nous remontons en voiture ; il me sourit, et je suis au ciel. Voilà nos visites.
Vous saurez, ma chère maman, que madame de Campvallon est divine pour moi. Elle me mène souvent aux Italiens dans sa loge, la mienne ne devant être libre que le 1er janvier. Elle a donné hier à mon intention une petite fête dans ses beaux salons. Le général a ouvert le bal avec moi. Quel brave homme ! Je l’aime parce qu’il vous admire. La marquise m’a présenté les meilleurs danseurs. C’était des jeunes messieurs dont le cou et le linge étaient tellement découverts, que j’en avais le frisson. Je n’avais jamais vu d’hommes décolletés ; ce n’est pas beau ! Il est cependant clair qu’ils se croient charmants et nécessaires. Ils ont le front soucieux et important, l’œil dédaigneux et vainqueur, la bouche toujours ouverte pour mieux respirer ; leur habit s’étale et flotte comme deux ailes. Ils vous prennent la taille, ma mère, comme on prend son bien, vous préviennent du regard qu’ils vont vous faire l’honneur de vous enlever, et vous enlèvent ; quand ils sont essoufflés, ils vous préviennent du regard qu’ils vont vous faire le plaisir de s’arrêter, et ils s’arrêtent ; ils se reposent un moment, soufflent, sourient, montrent leurs dents ; un nouveau regard, et ils repartent. Ils sont adorables.
Louis a valsé avec moi et a paru content. Je l’ai vu pour la première fois valser avec la marquise ; ma mère, c’est la danse des astres. Une chose qui m’a frappée en cette circonstance et en quelques autres, c’est l’idolâtrie manifeste dont les femmes entourent mon mari. Ceci, ma tendre mère, est effrayant. Une fois de plus, je me suis demandé : « Pourquoi m’a-t-il choisie ? comment puis-je lui plaire ? et enfin pourrai-je lutter ? » De toutes ces méditations est résultée la folie que voici, et dont le but était de me rassurer un peu.
Portrait de la comtesse de Camors fait par elle-même.
« La comtesse de Camors, née Marie de Tècle, est une personne qui touche à sa vingtième année, et qui a beaucoup de raison pour son âge. Elle n’est point belle, comme son mari est le premier à le reconnaître : il dit qu’elle est jolie. Elle en doute. Voyons pourtant. Elle a premièrement des jambes qui n’en finissent pas, mais c’est le défaut de Diane chasseresse, et peut-être prête-t-il à la démarche de la comtesse une légèreté qu’elle n’aurait pas sans cela ; la taille courte naturellement, mais à cheval cela fait bien ; un embonpoint ordinaire ; le visage irrégulier, la bouche trop grande et les lèvres trop grosses ; hélas ! une ombre de moustache ; des dents blanches heureusement, quoique pas assez petites, le nez moyen, un peu trop ouvert ; les yeux de sa mère : c’est ce qu’elle a de mieux ; les sourcils de son grand-oncle Des Rameures, ce qui lui donne un air dur que dément par bonheur l’expression générale de sa physionomie et surtout la douceur de son âme ; le teint brun de sa mère, mais il sied à ma mère et pas autant à moi ; des cheveux noirs, bleus, épais et vraiment magnifiques. Au total, on ne sait qu’en penser. »
Ce portrait, destiné à me rassurer, ne m’a pas rassurée du tout ; fort au contraire, car il me semble qu’il donne l’idée d’une sorte de laideron.
Je voudrais être la plus belle des femmes, je voudrais en être la plus distinguée, je voudrais en être la plus séduisante, ô ma mère ! mais, si je lui plais, j’en suis la plus enchantée ! Au reste, Dieu merci, il me trouve peut-être mieux que je ne suis, car les hommes n’ont pas le même goût que nous sur ces matières. Ainsi je ne comprends pas qu’il n’admire pas davantage la marquise de Campvallon. Il est froid pour elle. Moi, si j’avais été homme, j’aurais été fou de madame de Campvallon.
Bonsoir, la plus aimée des mères.
Janvier.
Vous me grondez, ma mère chérie. Le ton de ma lettre vous blesse. Vous ne concevez pas que je me préoccupe à ce point de ma personne extérieure, que je la définisse, que je la compare. Il y a là quelque chose de mesquin et de léger qui vous offense. Comment puis-je penser qu’un homme s’attache uniquement par ces agréments, et que les mérites de l’esprit et de l’âme ne soient rien pour lui ? Mais, ma chère mère, ces mérites de l’esprit et de l’âme, en supposant que votre fille les possède, à quoi peuvent-ils lui servir, si elle n’a ni la hardiesse ni l’occasion de les montrer ? Et, quand la hardiesse me viendrait, je commence à croire vraiment que l’occasion me manquerait toujours ; car il faut vous avouer que ce beau Paris n’est pas parfait, et que je découvre peu à peu des taches dans ce soleil. Paris est un lieu admirable, c’est dommage seulement qu’il y ait des habitants : non qu’ils ne soient pas aimables, ils le sont trop ; mais ils sont aussi trop distraits, et, autant que je puis le croire, ils vivent et meurent sans penser à ce qu’ils font. Ce n’est pas leur faute, ils n’en ont pas le temps. Ils sont, sans sortir de Paris, des voyageurs éternels, incessamment dissipés par le mouvement et la curiosité. Les autres voyageurs, quand ils ont visité quelque coin intéressant du monde et oublié pendant un mois ou deux leur maison, leur famille, leur foyer, rentrent chez eux et s’y assoient ; les Parisiens, jamais. Leur vie est un voyage. Ils n’ont pas de foyer. Tout ce qui est ailleurs le principal de la vie y devient secondaire. On y a, comme partout, son domicile, son intérieur, sa chambre : il le faut bien. On y est, comme partout, époux et père, épouse et mère, il le faut bien encore ; mais tout cela, ma pauvre mère, aussi peu que possible. L’intérêt n’est pas là ; il est dans la rue, dans les musées, dans les salons, dans les théâtres, dans les cercles, dans cette immense vie extérieure qui, sous toutes les formes, s’agite jour et nuit à Paris, vous attire, vous excite, vous prend votre temps, votre esprit, votre âme, et dévore tout. C’est le meilleur lieu du monde pour y passer, et le pire pour y vivre.
Comprenez-vous maintenant, ma mère chérie, qu’en cherchant par quelles qualités je pourrais m’attacher mon mari, qui est sans doute le meilleur des hommes, mais pourtant des Parisiens, j’aie pensé fatalement aux mérites qu’on saisit tout de suite et qui n’ont pas besoin d’être approfondis ?
Enfin, vous avez bien raison, cela était misérable, indigne de vous et de moi ; car vous savez qu’au fond je suis une petite personne point lâche. Très certainement, si j’avais pu tenir pendant un an ou deux M. de Camors enfermé dans un vieux château, au fond d’un bois solitaire, cela m’eût paru fort agréable : je l’aurais vu plus souvent, je me serais familiarisée plus vite avec son auguste personne, et j’aurais pu développer mes petits talents sous ses yeux charmés ; mais d’abord cela aurait pu l’ennuyer, et ensuite c’eût été vraiment trop facile. La vie et le bonheur, je le sens bien, ne s’arrangent pas si aisément. Tout est difficulté, tout est péril, tout est combat. Aussi quelle joie de vaincre ! Ma mère, je vous assure que je vaincrai, que je le forcerai de me connaître comme vous me connaissez, de m’aimer, non seulement comme il m’aime, mais aussi comme vous m’aimez, pour toute sorte de bonnes raisons dont il ne se doute pas encore.
Non pas qu’il me croie absolument sotte : il me semble qu’il a perdu cette idée depuis deux jours. Imaginez que mon mari a pour secrétaire un nommé Vautrot ; le nom est vilain, mais l’homme est assez beau ; seulement, je n’aime pas son regard fuyant. M. Vautrot demeure pour ainsi dire avec nous : il arrive dès l’aurore, déjeune je ne sais où dans les environs, passe ses journées dans le cabinet de Louis, et nous reste quelquefois à dîner quand il a quelque travail à terminer dans la soirée. Ce personnage est instruit ; il sait un peu de tout. Il a essayé, je crois, de tous les métiers avant de rencontrer la position subalterne, mais lucrative, qu’il occupe auprès de mon mari. Il aime la littérature, mais pas celle de son temps et de son pays, qu’il trouve misérable, peut-être parce qu’il n’a pas réussi. Il préfère les écrivains et les poètes étrangers ; il les cite avec assez de goût, avec trop d’emphase toutefois. Son éducation première a sans doute été négligée, car il dit à tout propos en nous parlant : « Oui, monsieur le comte ; oui, madame la comtesse », comme un domestique, et pourtant il est très fier, ou plutôt très vaniteux. Son défaut capital à mes yeux, c’est une sorte de ricanement d’esprit fort, qu’il affecte dès qu’il est question de religion et de choses analogues.
Donc, il y a deux jours, pendant le dîner, comme il s’était permis, contre toute espèce de bon goût, une petite incartade de ce genre :
– Mon cher Vautrot, lui dit mon mari, avec moi ces plaisanteries sont fort indifférentes ; mais, si vous êtes un esprit fort, voici ma femme, qui est un esprit faible, et la force, vous le savez, doit respecter la faiblesse.
M. Vautrot rougit, pâlit, verdit, me salua gauchement et sortit presque aussitôt. J’ai pu remarquer, depuis ce temps, qu’il gardait devant moi plus de réserve.
Dès que je fus seule avec Louis :
– Vous allez me trouver bien indiscrète, lui dis-je ; mais je me demande comment vous pouvez confier toutes vos affaires et tous vos secrets à un homme qui n’a aucun principe ?
– Oh ! dit M. de Camors, il fait comme cela le vaillant, il pense se rendre intéressant à vos yeux par ses airs méphistophéliques... au fond, c’est un brave homme.
– Enfin, repris-je, il ne croit à rien ?
– Oh ! pas à grand-chose, c’est vrai ! mais il n’a jamais trompé ma confiance. Il est homme d’honneur.
J’ouvris les plus grands yeux, ma mère.
– Eh bien, quoi, miss Mary ?
– Qu’est-ce que c’est que l’honneur, monsieur ?
– Je vous le demanderai, miss Mary.
– Mon Dieu ! dis-je en rougissant beaucoup, je ne sais pas trop ; mais enfin je me figure que l’honneur séparé de la morale n’est pas grand-chose, et que la morale séparée de la religion n’est rien. Tout cela forme une chaîne : l’honneur pend au dernier anneau comme une fleur ; mais, si la chaîne est rompue, la fleur tombe avec le reste.
Il me regarda dans les yeux, ma mère, avec une expression très bizarre, comme s’il eût été non seulement confondu, mais presque inquiet de ma philosophie ; puis il eut un léger soupir et dit simplement en se levant :
– Très gentil, cette définition.
Sur quoi, nous allâmes au spectacle, et il me bourra pendant toute la soirée de bonbons et d’oranges glacées.
Madame de Campvallon était avec nous. Je la priai de me prendre le lendemain en passant pour aller au Bois, car elle est mon idole ; elle est si belle et si distinguée ! Elle sent bon. Je suis contente près d’elle. Comme nous revenions du spectacle, Louis resta silencieux contre sa coutume. Enfin il me dit brusquement :
– Marie, vous allez demain au Bois avec la marquise ?
– Oui.
– C’est bien ; mais vous vous voyez un peu souvent, il me semble... C’est le matin, c’est le soir... vous ne vous quittez pas !
– Mon Dieu ! je croyais vous être agréable... Est-ce que madame de Campvallon n’est pas une bonne relation ?
– Excellente ; mais, en général, je n’aime pas les amitiés de femmes. Au surplus, j’ai tort de vous en parler ; vous avez assez d’esprit et de sagesse pour observer les limites.
Voilà, ma mère, ce qu’il m’a dit. Ma mère, je vous embrasse.
Mars.
Ma mère, j’espérais ne plus vous ennuyer cette année du récit des fêtes, des festons, des astragales et des girandoles, car enfin nous entrons dans le carême. C’est aujourd’hui le mercredi des cendres. Eh bien, ma pauvre mère, nous dansons après-demain chez madame d’Oilly. Je ne voulais pas y aller ; mais j’ai vu que cela contrariait Louis, et j’ai eu peur aussi de blesser madame d’Oilly, qui a presque servi de mère à mon mari. Le carême ici, d’ailleurs, est un vain mot. J’en soupire pour moi ; quand donc s’arrête-t-on ? quand ne s’amuse-t-on plus, mon Dieu ?
Ma mère chérie, je dois vous l’avouer, je m’amuse trop pour être heureuse. Je comptais un peu sur ce carême, et voilà qu’on l’efface du calendrier. Ce cher carême, quelle jolie, spirituelle et honnête invention pourtant ! que cette religion est sensée ! comme elle connaît bien cette faible et folle humanité ! quelle prévoyance dans ses lois ! Et quelle indulgence aussi ! car limiter le plaisir, c’est le pardonner. Moi aussi, j’aime le plaisir, les belles toilettes qui nous font ressembler à des fleurs, les salons éclatants, la musique, l’air de fête, la danse. Oui, j’aime beaucoup tout cela, j’en sens le trouble charmant, j’en sens l’ivresse ; mais toujours, toujours !... à Paris l’hiver, aux eaux l’été, toujours ce tourbillon, ce trouble et cette ivresse, cela devient quelque chose de sauvage, de nègre, et, si j’osais le dire, de bestial. Pauvre carême ! il l’avait prévu. Il ne nous disait pas seulement, comme le prêtre à moi ce matin : « Souviens-toi que tu es poussière » ; il nous disait : « Souviens-toi que tu as une âme ; souviens-toi que tu as des devoirs, que tu as un mari, un enfant, une mère, un Dieu ! » Et alors, ma mère, on se retirait en famille, à l’ombre du vieux foyer ; on vivait dans les graves pensées, entre l’église et la maison, on s’entretenait de choses élevées et saintes ; on rentrait dans le monde moral, on reprenait pied dans le ciel. C’était un intervalle salutaire qui empêchait que jamais la dissipation ne tournât à l’hébétement, le plaisir à la convulsion, et que votre masque de l’hiver enfin ne devînt votre visage.
Ceci est tout à fait l’opinion de madame Jaubert. – Qu’est-ce que c’est que madame Jaubert ? C’est une sage petite Parisienne que ma mère aimera. Je l’ai rencontrée pendant plusieurs mois un peu partout, particulièrement à Saint-Philippe-du-Roule, sans me douter qu’elle fût ma voisine et que son hôtel touchât le nôtre. Voilà Paris. C’est une gracieuse personne, qui a l’air doux, tendre et intrépide. Nous nous placions toujours l’une près de l’antre, machinalement. Nous nous regardions à la dérobée. Nous reculions nos chaises pour nous laisser passer, et de nos plus douces voix : « Pardon, madame ! – Oh ! madame ! » Mon gant tombait, elle le ramassait. « Oh ! merci, madame ! » Je lui offrais de l’eau bénite. « Oh ! chère madame ! » Et un sourire. Quand nos voitures se croisaient autour du lac, un petit salut et un sourire encore. Un jour, au concert des Tuileries, nous nous aperçûmes de loin et nous rayonnâmes : dès que nous entendions quelque chose qui nous plaisait particulièrement, nous nous regardions vite, – et toujours ce sourire. Jugez de ma surprise, l’autre matin, quand j’ai vu ma sympathie entrer dans la petite maison italienne qui est à deux pas de la nôtre et y entrer comme chez elle. Je m’informe. C’est madame Jaubert. Son mari est un grand jeune homme blond qui est ingénieur civil. Me voilà prise d’une envie énorme d’aller faire visite à ma voisine. J’en parle à Louis non sans rougir, car je me souviens qu’il n’aime pas les amitiés de femmes, mais, avant tout, il m’aime. Pourtant il hausse un peu les épaules.
– Laissez-moi au moins prendre quelques renseignements sur ces gens-là.
Il les prend. Quelques jours après :
– Miss Mary, vous pouvez aller chez madame Jaubert ; c’est une personne très bien.
Je saute d’abord au cou de M. de Camors, et de là chez madame Jaubert. « C’est moi, madame ! – Oh ! madame. – Vous permettez, madame ? – Oh ! oui, oui, madame ! » Nous nous embrassons, ma mère, et nous voilà vieilles amies.
Son mari est donc ingénieur civil. Il s’occupe de grandes inventions, de grands travaux industriels mais, ma mère, il n’y a pas longtemps. À la suite d’un gros héritage qui lui était survenu, il avait abandonné ses études et s’était mis à ne rien faire du tout, que du mal, bien entendu. Ce fut là-dessus qu’il se maria pour arrondir sa fortune. Sa jolie petite femme eut de tristes surprises. On ne le voyait jamais chez lui. Toujours au cercle, dans les coulisses au diable. Il jouait, il avait des maîtresses, et, chose affreuse ma mère, il buvait. Il rentrait gris chez sa femme. Un simple détail que ma plume se refuse presque à écrire vous donnera une idée complète du personnage. Il voulut, un jour, se coucher avec ses bottes ! Voilà, ma mère, le joli monsieur dont ma petite amie a fait peu à peu un honnête homme, un homme de mérite et un mari excellent, à force de douceur, de fermeté, de sagesse, d’esprit. N’est-ce pas encourageant, dites ? car Dieu sait que ma tâche est moins difficile ; mais ce ménage me charme, parce qu’il me prouve qu’on peut réellement bâtir, en plein Paris, le nid que je rêve. Ces aimables voisins sont habitants de Paris ; ils n’en sont pas la proie : ils ont un foyer, ils se possèdent, ils s’appartiennent. Paris est à leur porte, c’est tant mieux. C’est une source toujours ouverte de distractions élevées qu’ils partagent : mais ils y boivent, à cette source, et ne s’y noient pas. Ils ont des habitudes communes ; ils passent la soirée chez eux, ils lisent, ils dessinent, ils causent, ils tisonnent leur feu, ils écoutent le vent et la pluie, comme s’ils étaient dans une forêt ; ils sentent passer la vie dans leurs doigts fil à fil, comme nous dans nos chères veillées de campagne. Ma mère, ils sont heureux.
Voilà donc mon rêve, et voilà mon plan. Mon mari n’a point de vices comme M. Jaubert. Il n’a que des habitudes, celles de tous les hommes de son monde à Paris. Il s’agit, ma mère chérie, de les transformer tout doucement, de lui suggérer insensiblement cette étonnante idée, qu’on peut passer un soir chez soi, en compagnie de sa femme bien aimée et bien aimante, sans mourir de consomption. Le reste viendra ensuite. Le reste, c’est le goût de la vie assise, les joies graves du petit cloître domestique, le sentiment de la famille, la pensée qui se recueille, l’âme qui se retrouve ; n’est-ce pas cela, mon bon ange ? Eh bien, comptez sur moi, car je suis plus que jamais pleine d’ardeur, de courage et de confiance... D’abord il m’aime de tout son cœur, quoique peut-être avec plus de légèreté que je n’en mérite. Il m’aime, il me gâte, il me comble. Pas un plaisir qu’il ne m’offre, excepté toujours, bien entendu, celui de rester chez nous. Donc il m’aime ; cela d’abord... ensuite, ma mère, savez-vous une chose, une chose qui me fait rire et qui me fait pleurer tout à la fois ? C’est qu’il me semble vraiment, depuis quelque temps, que j’ai deux cœurs, un gros cœur à moi et un autre plus petit... Oh ! mon Dieu, voilà ma mère en larmes ! Mais, ma chérie, c’est un grand mystère... un rêve du ciel, mais peut-être un rêve... qu’on ne dit pas encore à son mari, ni à personne, excepté à sa mère adorée... Voyons, ne pleurez pas, car ce n’est pas bien sûr.
La coupable
MISS MARY.
En réponse à cette lettre, madame de Camors en reçut une le surlendemain qui lui annonçait la mort de son grand-père. Le comte de Tècle avait succombé à une attaque d’apoplexie que l’état de sa santé avait dès longtemps fait pressentir. Madame de Tècle, prévoyant que le premier mouvement de sa fille serait de venir la rejoindre et partager ses douloureuses émotions, lui recommandait vivement de s’épargner les fatigues de ce voyage. Elle lui promettait, d’ailleurs d’aller elle-même la retrouver à Paris aussitôt qu’elle aurait réglé quelques affaires indispensables.
Ce deuil de famille eut pour effet naturel de redoubler dans le cœur de la comtesse de Camors le sentiment de malaise et de vague tristesse dont ses dernières lettres laissaient apercevoir quelques symptômes, bien que dissimulés et atténués par les précautions de son amour filial. Elle était beaucoup moins heureuse qu’elle ne le disait à sa mère, car les premiers enthousiasmes et les premières illusions du mariage n’avaient pu abuser longtemps un esprit aussi fin et aussi droit. Une jeune fille qui se marie se trompe aisément sur l’étendue de l’affection dont elle est l’objet. Il est rare qu’elle n’adore pas son mari et qu’elle ne se croie pas adorée de lui simplement parce qu’il l’épouse. Ce jeune cœur qui s’ouvre laisse échapper toutes les grâces, tous les parfums, tous les cantiques de l’amour, et, enveloppé de ce nuage céleste, tout est amour autour de lui ; mais peu à peu il se dégage, et il reconnaît trop souvent que ce concert et ces ivresses dont il était charmé venaient de lui seul.
Telle était, autant que la plume peut rendre ces nuances des âmes féminines, telle était l’impression qui avait de jour en jour pénétré l’âme délicate de la pauvre miss Mary : ce n’était rien de plus ; pour elle, c’était beaucoup. La pensée d’être trahie par son mari et de l’être surtout avec la cruelle préméditation que l’on sait n’avait pas même effleuré son esprit ; cependant, à travers les bontés attentives qu’il avait pour elle et qu’elle n’exagérait nullement dans ses lettres à sa mère, elle le sentait un peu dédaigneux et insouciant. Le mariage n’avait pour ainsi dire rien changé à ses habitudes : il dînait chez lui au lieu de dîner au cercle, voilà tout. Elle s’en croyait aimée pourtant, mais avec une légèreté presque offensante.
Néanmoins, si elle était triste et quelquefois jusqu’aux larmes, on a vu qu’elle ne désespérait pas, et que ce vaillant petit cœur s’attachait avec une confiance intrépide à toutes les chances heureuses que pouvait lui réserver l’avenir.
M. de Camors demeurait fort indifférent, comme on peut le croire, aux agitations qui tourmentaient sa jeune femme. Il ne s’en doutait pas. Il était, quant à lui, fort heureux, si étrange que la chose puisse paraître. Ce mariage avait été un pas pénible à franchir ; mais, une fois installé dans sa faute, il s’y était fait. Sa conscience, toutefois, si endurcie qu’elle fût, avait encore apparemment quelques fibres vivantes, et l’on n’aura pas manqué de remarquer qu’il pensait devoir à sa femme quelques compensations.
Ses sentiments pour elle se composaient d’une sorte d’indifférence et d’une sorte de pitié. Il plaignait vaguement cette enfant dont l’existence se trouvait prise et broyée entre deux destinées d’un ordre supérieur. Il espérait qu’elle ignorerait toujours le sort auquel il l’avait condamnée, et il était résolu à ne rien négliger pour lui en atténuer la rigueur ; mais il appartenait, d’ailleurs, uniquement et plus que jamais à la passion qui avait été le tort suprême de sa vie : car ses amours avec la marquise de Campvallon, constamment excitées par le mystère et le danger, ménagées d’ailleurs avec un art profond par une femme d’une adresse égale à sa terrible beauté, devaient garder après des années l’idéalité de la première heure.
La courtoisie gracieuse dont M. de Camors se piquait à l’égard de sa femme avait cependant des limites. La jeune comtesse s’en était aperçue quand elle avait essayé d’en abuser. Ainsi, à plusieurs reprises, elle avait feint la fatigue pour se refuser le soir à toute distraction extérieure, espérant que son mari ne l’abandonnerait pas à sa solitude. C’était une erreur. M. de Camors dans ces circonstances lui accordait à la vérité quelques minutes de tête-à-tête après le dîner ; mais, vers neuf heures, il la quittait avec une parfaite tranquillité. Seulement, une heure après, elle voyait arriver un paquet de bonbons ou une corbeille de petits gâteaux fins qui l’aidaient tant bien que mal à passer la soirée. Elle partageait quelquefois ces friandises avec sa voisine, madame Jaubert, quelquefois avec M. Vautrot, le secrétaire de son mari. Ce M. Vautrot, qu’elle avait d’abord pris en grippe, était peu à peu rentré en grâce auprès d’elle. En l’absence de son mari, elle le trouvait toujours sous sa main, et elle avait recours à lui pour beaucoup de menus détails courants, adresses, invitations, achats de livres, de musique, fournitures de bureau. De là une certaine familiarité. Elle commençait à l’appeler « Vautrot », – ou « mon bon Vautrot ». – Vautrot s’acquittait avec zèle des petits messages de la jeune femme. Il lui témoignait beaucoup d’empressement et de respect, et s’abstenait avec soin devant elle des forfanteries sceptiques qu’il savait lui déplaire. Elle était heureuse de cette réforme, et, pour lui en témoigner sa reconnaissance, elle le retint deux ou trois fois le soir au moment où il venait lui demander ses commissions. Elle parlait avec lui de livres ou de théâtre.
Quand son deuil l’eut décidément cloîtrée chez elle, M. de Camors lui fit la grâce de lui tenir compagnie pendant les deux premières soirées jusqu’à dix heures ; mais cet effort l’épuisa, et la pauvre jeune femme, qui avait déjà édifié tout un avenir sur cette frêle base, eut le chagrin de le voir reprendre dès le troisième soir ses habitudes de célibataire. Ce coup lui fut sensible, et sa tristesse devint plus sérieuse qu’elle ne l’avait été jusque-là. La solitude lui fut douloureuse. Elle n’avait pas eu le temps de se former une intimité à Paris. Madame Jaubert lui vint en aide tant qu’elle put ; mais dans les intervalles la comtesse s’habitua à retenir plus souvent Vautrot, ou même à le faire appeler. Camors lui-même, les trois quarts du temps, le lui amenait avant de sortir.
– Je vous amène Vautrot, ma chère, avec Shakespeare ; vous allez vous exalter ensemble.
Vautrot lisait bien, quoique avec une solennité déclamatoire qui égayait quelquefois secrètement la comtesse. Enfin c’était une manière de tuer les longues soirées en attendant l’arrivée prochaine de madame de Tècle. D’ailleurs, Vautrot avait l’air si touché lorsqu’elle le gardait, si mortifié lorsqu’elle le laissait partir, que, par bonté d’âme, elle lui faisait signe de s’asseoir, même quand il l’ennuyait.
Un soir du mois d’avril, vers dix heures, M. Vautrot était seul avec la comtesse de Camors et il lui lisait le Faust de Gœthe, qu’elle ne connaissait pas. Cette lecture paraissait avoir triomphé des préoccupations personnelles de la jeune femme : elle écoutait avec une attention plus qu’ordinaire, les yeux fixés ardemment sur le lecteur ; mais elle n’était pas seulement captivée par la puissance de l’œuvre, elle suivait, comme il arrive souvent, sa propre pensée et sa propre histoire à travers la grande fiction du poète, et l’on sait avec quelle clairvoyance bizarre un esprit frappé d’une idée fixe découvre des allusions et des ressemblances insensibles pour tout autre. Madame de Camors apercevait sans doute quelques lointaines analogies entre son mari et le docteur Faust, entre elle-même et Marguerite, car ce drame l’agita singulièrement, et elle ne put même contenir la violence de ses émotions quand Marguerite laissa échapper du fond de son cachot ce cri de détresse et de folie : « Qui t’a donné, bourreau, cette puissance sur moi ?... Je suis si jeune ! si jeune ! et déjà mourir... Oh ! épargne-moi, que t’ai-je fait ? Je suis maintenant tout entière en ta puissance... Laisse seulement que j’allaite encore mon enfant... Je l’ai bercé sur mon cœur toute cette nuit... Ils me l’ont pris pour mieux me tourmenter, et ils disent maintenant que je l’ai tué... Jamais plus je ne serai joyeuse ! jamais plus ! »
Quel mélange de sentiments confus, de puissante sympathie, de vague appréhension envahit soudain le cœur de la jeune femme au point de le faire déborder – on peut à peine l’imaginer ; – mais elle se renversa dans son fauteuil et ferma ses beaux yeux, comme pour retenir les larmes qui coulaient à travers la frange de ses longs cils. En ce moment, M. Vautrot cessa de lire brusquement ; il poussa un soupir profond, s’agenouilla devant la comtesse de Camors, et, lui prenant la main :
– Pauvre ange ! dit-il.
On comprendrait difficilement cet incident et les conséquences malheureusement fort graves qu’il eut, si nous n’ouvrions ici une parenthèse pour y encadrer le portrait physique et moral de M. Vautrot.
M. Hippolyte Vautrot était un bel homme, et il le savait. – Il se flattait même d’une certaine ressemblance avec son patron, le comte de Camors, et, par le fait de la nature, comme par le fait d’une imitation constante à laquelle il s’appliquait, sa prétention ne laissait pas d’être fondée. – Il ressemblait extérieurement à Camors autant qu’un homme vulgaire peut ressembler à un homme de la plus extrême distinction. Vautrot était le fils d’un petit fonctionnaire de province. Il avait reçu de son père une honnête fortune qu’il avait dissipée dans les diverses entreprises de sa vie aventureuse. Des influences de collège l’avaient d’abord jeté dans un séminaire. Il en était sorti pour venir à Paris, où il avait fait un cours de droit. Il avait travaillé chez un avoué ; puis il s’était essayé dans la littérature et n’y avait pas eu de succès. Il avait joué à la Bourse et y avait perdu. Il avait successivement frappé avec une sorte d’impatience fiévreuse à toutes les portes de la fortune ; il ne devait réussir à rien, parce qu’en toutes choses ses ambitions étaient immenses et ses talents modestes. Il n’était propre qu’aux situations secondaires, et il n’en voulait point. Il eût fait un bon instituteur, mais il voulait être poète ; un bon curé de campagne, mais il voulait être évêque ; un excellent commis, mais il voulait être ministre. Il voulait enfin être un grand homme, et il ne l’était pas. Il s’était fait hypocrite, ce qui est plus facile, et, s’appuyant d’un côté sur la société philosophique de madame d’Oilly, de l’autre sur la société orthodoxe de madame de la Roche-Jugan, il s’était poussé en qualité de secrétaire auprès de Camors, qui, dans son mépris général de l’espèce, avait jugé Vautrot aussi bon qu’un autre.
La familiarité de M. de Camors avait été moralement fort préjudiciable à M. Vautrot. Elle l’avait, il est vrai, débarrassé de son masque dévot, qui n’était guère de mise en ce lieu ; mais elle avait, d’ailleurs, terriblement enrichi le fonds d’amère dépravation que les désappointements de la vie et les ressentiments de l’orgueil avaient déposé dans ce cœur ulcéré. On peut bien se douter que M. de Camors n’avait pas eu le mauvais goût d’entreprendre régulièrement la démoralisation de son secrétaire ; mais son contact, son intimité, son exemple, y avaient suffi. Un secrétaire est toujours plus ou moins un confident : il devine ce qu’on ne lui livre pas. Vautrot ne put donc beaucoup tarder à s’apercevoir que son patron ne péchait pas en morale par l’excès des principes, en politique par l’abus des convictions, en affaires par la minutie des scrupules. La supériorité spirituelle, élégante et hautaine de Camors achevait d’éblouir et de corrompre Vautrot en lui montrant le mal non seulement prospère, mais rayonnant même de grâce et de prestiges. Aussi admirait-il profondément son maître : il l’admirait, l’imitait et l’exécrait. Camors professait pour lui et pour ses airs solennels une assez large mesure de dédain qu’il ne prenait pas toujours la peine de lui cacher, et Vautrot frémissait dans ses moelles quand quelque froid sarcasme tombait de si haut sur la plaie vive de sa vanité. C’était là toutefois un faible grief ; ce qu’il haïssait avant tout en Camors, c’était le triomphe facile et insolent, la fortune rapide et imméritée, toutes les jouissances de la terre conquises sans peine, sans travail, sans conscience, et dévorées en paix ; ce qu’il haïssait enfin, c’était ce qu’il avait rêvé pour lui-même, sans pouvoir l’atteindre.
Assurément à cet égard M. Vautrot n’était pas une exception, et de pareils exemples, quand ils se présentent même à des esprits plus sains, ne sont point salutaires ; car il faut oser dire à ceux qui, comme M. de Camors, foulent tout aux pieds, et qui comptent bien cependant que leurs secrétaires, leurs ouvriers, leurs domestiques, leurs femmes et leurs enfants resteront de vertueuses personnes, – il faut oser leur dire qu’ils se trompent.
Tel était donc M. Vautrot. Il avait alors quarante ans ; c’est un âge où il n’est pas rare que l’on devienne très mauvais, même quand on a été passable jusque-là. Il affichait des allures austères et puritaines. Il avait un café où il régnait. Il y jugeait ses contemporains et les jugeait tous médiocres. C’était un homme difficile : en fait de vertu, il lui fallait de l’héroïsme ; en fait de talent, du génie ; en fait d’art, du grand art. Ses opinions politiques étaient celles d’Érostrate, avec cette différence, tout en faveur de l’ancien, que Vautrot, après avoir incendié le temple, l’eût pillé. – En somme, c’était un sot, mais un sot des plus malfaisants.
Si M. de Camors, ce soir-là, au moment où il sortait de son magnifique cabinet de travail, avait eu l’inconvenance d’appliquer son œil au trou de la serrure, il aurait vu quelque chose qui l’eût beaucoup surpris : il aurait vu M. Vautrot s’approcher d’un beau meuble italien à incrustations d’ivoire, en fouiller les tiroirs, et finalement ouvrir avec la plus grande aisance une serrure fort compliquée dont M. de Camors avait en ce moment même la clef dans sa poche. Ce fut à la suite de cette perquisition que M. Vautrot se rendit, en compagnie de Faust, dans le boudoir de la jeune comtesse, aux pieds de laquelle nous l’avons laissé un peu longtemps.
Madame de Camors avait fermé les yeux pour dissimuler ses larmes ; elle les rouvrit à l’instant où Vautrot lui saisit la main et l’appela « Pauvre ange ». Voyant cet homme à genoux, elle n’y comprit rien, et lui dit simplement :
– Êtes-vous fou, Vautrot ?
– Oui, je le suis, s’écria Vautrot en rejetant ses cheveux en arrière par un geste poétique qui lui était familier, oui, fou d’amour et de pitié ! car je connais vos souffrances, pure et noble victime ; je connais la source de vos larmes : laissez-les couler avec confiance dans un cœur qui vous est dévoué jusqu’à la mort !
La jeune comtesse, quand elle l’eût voulu, n’eût pu laisser couler ses larmes dans le cœur de M. Vautrot, car ses yeux s’étaient brusquement séchés. Un homme à genoux devant une femme ne peut lui paraître que sublime ou ridicule. Ce fut malheureusement sous ce dernier jour que l’attitude à la fois gauche et théâtrale de Vautrot s’offrit à l’imagination rieuse de madame de Camors. Un éclat de vive gaieté illumina son charmant visage ; elle se mordit les lèvres pour ne point éclater, et malgré cela, elle éclata.
Il ne faut pas se mettre à genoux, quand on n’est pas assuré de se relever vainqueur. Autrement, on s’expose, comme Vautrot, à une piteuse physionomie.
– Relevez-vous, mon bon Vautrot, dit enfin madame de Camors d’un ton sérieux. Cette lecture vous a visiblement égaré. Allez vous reposer. Oublions cela... seulement, ne vous oubliez plus.
Vautrot se releva. Il était livide.
– Madame la comtesse, dit-il, l’amour d’un homme de cœur n’est jamais une offense... Le mien du moins était sincère ; le mien eût été fidèle... le mien n’était pas un piège infâme !
Il y avait dans l’accent dont ces paroles étaient marquées une intention si évidente, que les traits de la jeune femme s’altérèrent aussitôt. Elle se dressa sur son fauteuil.
– Que voulez-vous dire, monsieur ?
– Hélas ! rien que vous ne sachiez, je pense, dit Vautrot.
Elle se leva.
– Vous allez m’expliquer cela tout de suite, monsieur, ou vous l’expliquerez dans un moment à mon mari.
– Mais, mon Dieu, dit Vautrot avec une sorte de sincérité, votre tristesse, vos pleurs m’avaient fait croire que vous n’ignoriez pas...
– Quoi ? dit-elle.
Et, comme il se taisait :
– Mais parlez donc, misérable !
– Je ne suis pas un misérable, dit Vautrot ; je vous aimais, et je vous plaignais, voilà tout.
– Et de quoi me plaindre ?
Vautrot ne s’était nullement attendu à l’énergie impérieuse de ce caractère et de ce langage. Il réfléchit à la hâte qu’au point où il en était venu, le plus sûr pour lui était encore d’achever. Il tira alors de sa poche une lettre dont il s’était muni simplement pour confirmer au besoin dans l’esprit de la comtesse des soupçons qu’il y croyait éveillés dès longtemps, et il lui présenta cette lettre dépliée. Elle hésita, puis la saisit. – Elle n’eut besoin que d’un coup d’œil pour reconnaître l’écriture, car elle échangeait souvent des billets avec madame de Campvallon. La lettre, écrite avec une passion brûlante, se terminait par ces mots. « Toujours un peu jalouse de Mary. Presque fâchée de vous l’avoir donnée, car elle est jolie, mais, moi, je suis belle, n’est-ce pas, mon bien-aimé ? – Surtout je t’adore ! »
La jeune femme, dès les premiers mots, était devenue horriblement pâle ; en terminant, elle laissa échapper une exclamation étouffée ; puis elle relut la lettre, la rendit à Vautrot, comme ne sachant ce qu’elle faisait, et demeura quelques minutes immobile, l’œil fixé devant elle dans le vide. Un monde s’écroulait en elle.
Tout à coup elle se dirigea d’un pas rapide vers une porte voisine, et entra dans sa chambre, où Vautrot l’entendit ouvrir et fermer précipitamment des tiroirs. Elle reparut l’instant d’après ; elle avait mis un chapeau et un manteau. Elle traversa le boudoir du même pas hâtif et raide ; Vautrot, effrayé, voulut l’arrêter.
– Madame ! dit-il en se plaçant devant elle.
Elle le repoussa doucement de la main et sortit du boudoir.
Un quart d’heure plus tard, elle était dans l’avenue des Champs-Élysées, descendant vers Paris. Il était alors onze heures. C’était une froide soirée d’avril, et la pluie tombait par grains. Les rares passants qui cheminaient encore sur les larges trottoirs humides se retournaient avec curiosité pour suivre de l’œil cette jeune femme élégante dont la démarche semblait accélérée par un intérêt de vie ou de mort ; mais, à Paris, on ne s’étonne de rien, car on y voit tout. L’allure étrange de madame de Camors n’éveillait donc aucune attention extraordinaire : quelques hommes souriaient, d’autres tançaient un mot de raillerie qu’elle n’entendait pas.
Elle traversa avec la même hâte convulsive la place de la Concorde dans la direction du pont. Arrivée là, et au bruit de la Seine enflée et limoneuse qui se brisait contre les piliers des arches, elle fit un brusque temps d’arrêt : elle s’appuya sur le parapet et regarda l’eau ; puis elle secoua la tête, soupira longuement et se remit en marche. Bientôt après, elle s’arrêtait dans la rue Vaneau devant un grand hôtel isolé des maisons voisines par un mur de jardin : c’était l’hôtel de madame de Campvallon.
Quand elle fut là, la malheureuse enfant ne sut plus que faire. Pourquoi même était-elle venue là ? Elle ne le savait pas. Elle avait voulu venir comme pour s’assurer de son malheur, pour le toucher du doigt, ou peut-être pour trouver quelque raison, quelque prétexte d’en douter. C’était un but qu’elle s’était donné, elle y était arrivée, et elle ne savait plus que faire.
Elle s’assit sur une borne devant les jardins de l’hôtel, cacha sa tête dans ses deux mains et essaya de penser. La rue était déserte. Il était plus de minuit. Une rafale de pluie venait de se déchaîner sur Paris, et la pauvre femme grelottait.
Un sergent de ville passa, enveloppé dans sa cape, il la prit par le bras :
– Qu’est-ce que vous faites là, vous ? dit-il d’une voix rude.
Elle le regarda.
– Je ne sais pas, dit-elle.
Cet homme en eut pitié. Il eut vite discerné, d’ailleurs, à travers le désordre de la jeune femme, le bon goût et comme le parfum de l’honnêteté.
– Mais, madame, vous ne pouvez pas rester là, reprit-il avec plus de douceur.
– Non.
– Vous avez un gros chagrin ?
– Oui.
– Comment vous appelez-vous ?
– Comtesse de Camors.
– Où demeurez-vous ?
Elle donna son adresse.
– Eh bien, madame, attendez-moi.
Il fit quelques pas dans la rue, puis s’arrêta au bruit d’un fiacre qui approchait. Le fiacre était vide. Il pria madame de Camors d’y monter. Elle obéit, et il se plaça lui-même à côté du cocher.
M. de Camors venait de rentrer chez lui, et il écoutait avec stupeur, de la bouche de la femme de chambre, le récit de la disparition mystérieuse de la comtesse, quand le timbre de l’hôtel résonna. Il se précipita et rencontra sa femme sur l’escalier. Elle avait repris un peu de calme chemin faisant. Comme il l’interrogeait d’un regard profond :
– J’étais souffrante, dit-elle en s’efforçant de sourire, j’ai voulu sortir un peu... Je ne connais pas les rues... et je me suis égarée.
Malgré l’invraisemblance de l’explication, il n’insista pas ; il murmura quelques mots de douce gronderie, et la remit entre les mains de sa femme de chambre, qui s’empressa de lui ôter ses vêtements mouillés. – Pendant ce temps, il avait pris à part le sergent de ville, qui attendait dans le vestibule, et il le questionnait. En apprenant de cet homme dans quelle rue et à quel endroit précis de la rue il l’avait trouvée, M. de Camors, sans plus d’éclaircissements, comprit aussitôt la vérité.
Il monta chez sa femme. Elle était couchée, et tremblait de tous ses membres. Une de ses mains pendait sur le drap. Il voulut la prendre. Elle retira sa main doucement, avec une dignité triste mais résolue. Ce simple geste les avait séparés pour toujours. À dater de ce moment, par une convention tacite, imposée par elle, acceptée par lui, madame de Camors fut veuve.
Il demeura quelques minutes immobile, le regard perdu dans l’ombre des rideaux ; puis il marcha lentement à travers la chambre silencieuse. L’idée de mentir pour se défendre ne lui vint pas. Sa démarche était calme et régulière ; mais deux cercles bleuâtres s’étaient creusés soudainement au-dessous de ses yeux, et son visage avait pris la pâleur mate de la cire. Ses deux mains, jointes derrière lui, se tordaient l’une dans l’autre, et l’anneau qu’il portait au doigt éclata. Il s’arrêtait par intervalles, et écoutait le bruit des dents de la jeune femme qui s’entrechoquaient.
Après une demi-heure, il se rapprocha du lit tout à coup.
– Marie, dit-il à demi-voix.
Elle tourna vers lui ses yeux ardents de fièvre.
– Marie, reprit-il, j’ignore ce que vous pouvez savoir, et je ne vous le demande pas. J’ai été très coupable envers vous... mais moins pourtant que vous ne le pensez sans doute... Des circonstances terribles m’ont dominé... Au reste, je ne cherche point d’excuse... Jugez-moi aussi sévèrement que vous le voudrez ; mais, je vous en prie, calmez-vous, conservez-vous... Vous me parliez ce matin de vos pressentiments, de vos espérances maternelles. Attachez-vous à cette pensée... Vous serez, d’ailleurs, maîtresse de votre vie... Quant à moi, je serai pour vous ce qu’il vous plaira, – un étranger ou un ami... Maintenant... je sens que ma présence vous fait mal... et cependant j’ai peine à vous laisser seule en cet état... Voulez-vous madame Jaubert cette nuit ?
– Oui, murmurait-elle.
– Je vais vous la chercher... Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il y a des confidences qu’on ne fait pas à sa plus chère amie !...
– Excepté à sa mère ? demanda-t-elle avec une expression d’angoisse suppliante.
Il devint plus pâle encore, et, après, une minute :
– Excepté à sa mère, dit-il, soit... Votre mère arrive demain, n’est-ce pas ?
Elle fit signe de la tête que oui.
– Vous disposerez de vous avec elle, et j’accepterai tout.
– Merci, dit-elle faiblement.
Il quitta la chambre aussitôt. Il alla lui-même chercher madame Jaubert, qu’on fit relever, et lui dit brièvement que sa femme avait été saisie d’une violente crise nerveuse à la suite d’un refroidissement. La gracieuse petite madame Jaubert accourut en toute hâte chez son amie, et passa la nuit près d’elle. Elle ne fut pas longtemps dupe de l’explication que Camors lui avait donnée. Les femmes se comprennent vite en leurs douleurs. Madame Jaubert cependant ne demanda point de confidences, et n’en reçut pas ; mais sa tendresse rendit à son amie dans cette nuit affreuse le seul service qu’elle pouvait lui rendre : elle la fit pleurer.
Cette nuit ne fut pas non plus très douce pour M. de Camors. Il ne prit aucun repos. Il marcha jusqu’au jour dans son appartement avec une sorte de fureur. La détresse de cette enfant l’avait navré. Les souvenirs du passé se réveillant en même temps, les appréhensions du lendemain lui montrant auprès de la fille écrasée la mère – et quelle mère ! – atteinte mortellement dans toutes les chères illusions, dans toutes les croyances, dans tous les bonheurs de la vie, – il sentait qu’il y avait encore dans son cœur des points vivants pour la pitié, dans sa conscience pour le remords. Il s’irritait de sa faiblesse, et y retombait.
Qui donc l’avait trahi ? Cette préoccupation l’agitait à un degré presque égal. Dès le premier instant, il ne s’y était pas trompé. La douleur subite et à moitié folle de sa femme, son attitude désespérée, son silence, ne s’expliquaient que par une conviction évidente, par une révélation décisive. Après avoir égaré quelque temps ses soupçons, il en arriva à se persuader que les lettres de madame de Campvallon avaient pu seules jeter dans l’esprit de sa femme une si pleine lumière. Il n’écrivait jamais à la marquise, quant à lui ; mais il n’avait pu l’empêcher de lui écrire. Pour madame de Campvallon, comme pour la plupart des femmes, un amour sans lettres était trop incomplet. La faute de M. de Camors, peu excusable chez un homme de ce mérite, était de conserver ces lettres ; mais personne n’est parfait : il était artiste, il aimait ces chefs-d’œuvre d’éloquence passionnée ; il était fier de les inspirer, et il ne pouvait se décider à les brûler. – Il examina à la hâte le tiroir secret où il les enfermait : à certains signes ménagés à dessein, il reconnut que ce tiroir avait été fouillé. – Cependant, aucune lettre ne manquait ; l’ordre seulement en était bouleversé.
Ses pensées s’étaient déjà portées plus d’une fois sur Vautrot, dont la délicatesse lui était suspecte, quand il reçut dans la matinée un billet de son secrétaire qui ne put lui laisser aucun doute. En réalité, M. Vautrot, après avoir passé de son côté une nuit des moins agréables, ne s’était pas senti le courage d’affronter l’accueil que son patron pouvait lui réserver ce matin-là. Son billet était assez habilement rédigé pour laisser dormir les soupçons, si par hasard ils n’étaient pas éveillés, et si la comtesse ne l’avait pas trahi. Il annonçait qu’il venait d’accepter une situation avantageuse qui lui était offerte par une maison de commerce de Londres. Il avait dû se décider à l’improviste et partir le matin même sous peine de perdre une occasion irréparable. Il terminait par les expressions les plus vives de sa reconnaissance et de ses regrets.
Camors, ne pouvant l’étrangler, résolut de le payer. Il lui envoya non seulement quelques appointements arriérés, mais en outre une somme assez ronde, en témoignage de sa sympathie et de ses vœux ; ce fut, d’ailleurs, une simple précaution, car M. de Camors n’appréhendait plus rien de ce venimeux personnage, le voyant dépourvu des seules armes qu’il eût possédées contre lui, et aussi du seul intérêt qui l’eût poussé à s’en servir ; car il avait compris que M. Vautrot lui avait fait l’honneur de convoiter sa femme, et il l’en estimait un peu moins bas, lui trouvant après tout ce côté de gentilhomme.