VI
En principe, il était parfaitement indifférent à M. de Camors que la France fût centralisée ou décentralisée ; mais, en fait, il préférait de beaucoup la centralisation par instinct de Parisien et d’ambitieux. Malgré cette préférence, il ne se fût fait aucun scrupule de se ranger sur cette question à l’avis de M. Des Rameures, s’il n’eût pressenti tout d’abord, avec la supériorité de son tact, que le fier vieillard n’était pas de ces hommes que l’on gagne par la souplesse. Il se réservait au surplus de lui donner l’honneur d’une conversion graduelle, si les circonstances l’exigeaient.
Quoi qu’il en soit, ce n’était ni de la centralisation ni de la décentralisation que le jeune comte se proposait d’entretenir madame de Tècle quand il se présenta chez elle le lendemain à l’heure qu’elle avait fixée. Il la trouva dans son jardin, qui était, comme la maison, d’un style vieilli, sévère et claustral. Une terrasse plantée de tilleuls s’étendait sur un des côtés de ce jardin et le dominait de la hauteur de quelques marches. C’était là que madame de Tècle était assise sous un groupe de tilleuls formant une sorte de berceau. Cette place lui était chère : elle lui rappelait cette soirée où son apparition imprévue avait inondé soudain d’une joie céleste le visage pâle et meurtri de son pauvre fiancé.
Elle avait devant elle une petite table rustique chargée de laines et de soies ; elle était plongée dans un fauteuil bas, les pieds un peu élevés sur un tabouret de canne, et elle faisait de la tapisserie avec une grande apparence de tranquillité. M. de Camors, déjà fort versé à cette époque dans la connaissance et même dans la divination de toutes les finesses et de toutes les ruses exquises de l’esprit féminin, sourit secrètement à cette audience en plein air. Il crut en comprendre la combinaison. Madame de Tècle avait voulu enlever à leur rendez-vous le caractère d’intimité que donne le huis clos. C’était la vérité pure. Cette jeune femme, qui était une des plus nobles créatures de son sexe, n’était nullement naïve. Elle n’avait pas traversé dix ans de jeunesse, de beauté et de veuvage sans recevoir, sous une forme plus ou moins directe, quelques douzaines de déclarations qui lui avaient laissé des impressions justes et généralement peu flatteuses sur la délicatesse et la discrétion du sexe adverse. Comme toutes les femmes de son âge, elle connaissait le danger, et, comme un très petit nombre, elle ne l’aimait pas. Elle avait invariablement fait rentrer dans le grand chemin de l’amitié tous ceux qu’elle avait surpris rôdant autour d’elle dans les sentiers défendus ; mais cette tâche l’ennuyait. Depuis la veille, elle était sérieusement préoccupée de l’entretien particulier que M. de Camors lui avait fait la surprise de lui demander. Quel pouvait être l’objet de cet entretien mystérieux ? Elle eut beau se creuser l’esprit, elle ne put l’imaginer. Il était sans doute invraisemblable au plus haut point que M. de Camors, dès le début d’une connaissance à peine ébauchée, se crût autorisé à lui déclarer ses feux ; toutefois, la renommée galante du jeune comte lui revint en mémoire, elle se dit qu’un séducteur de cette taille pouvait avoir des façons extraordinaires, et qu’il pouvait se croire, en outre, dispensé de beaucoup de cérémonie en face d’une humble provinciale. Bref, ces réflexions faites, elle résolut de le recevoir dans son jardin, ayant remarqué dans sa petite expérience que le plein air et les grands espaces vides n’étaient pas favorables aux téméraires.
M. de Camors salua madame de Tècle comme les Anglais saluent leur reine ; puis, s’étant assis, il approcha sa chaise, avec un peu de secrète malice peut-être, et, baissant la voix sur le ton de la confidence :
– Madame, dit-il, voulez-vous me permettre de vous confier un secret, et de vous demander un conseil ?
Madame de Tècle souleva un peu sa tête fine, attacha sur les yeux du comte la lumière veloutée de son regard, sourit vaguement, et termina cette mimique interrogative par un léger mouvement de la main, qui signifiait : « Vous m’étonnez infiniment, mais enfin je vous écoute. »
– Voici d’abord, madame, mon secret : je désire être député de cet arrondissement.
À cette déclaration inattendue, madame de Tècle le regarda encore, laissa échapper un faible soupir de soulagement et s’inclina avec gravité.
– Le général de Campvallon, madame, poursuivit le jeune homme, me montre une bonté paternelle. Il a l’intention de se démettre de son mandat en ma faveur ; il ne m’a pas caché que l’appui de monsieur votre oncle était indispensable au succès de ma candidature. Je suis donc venu dans ce pays sur l’inspiration du général, avec l’espérance de conquérir cet appui ; mais les idées et les sentiments que monsieur votre oncle exprimait hier me paraissaient si directement contraires à mes prétentions, que je me sens véritablement découragé. Bref, madame, dans ma perplexité, j’ai eu la pensée, fort indiscrète sans doute, de m’adresser à votre bonté, et de vous demander un conseil que je suis déterminé à suivre, quel qu’il soit.
– Mais, monsieur... vous m’embarrassez beaucoup, dit la jeune femme, dont le joli visage sombre s’éclaira d’un franc sourire.
– Je n’ai, madame, aucun titre particulier à votre bienveillance... au contraire peut-être... mais enfin je suis un être humain et vous êtes charitable... Eh bien, madame, sincèrement, il s’agit de ma fortune, de mon avenir, de ma destinée tout entière. L’occasion qui se présente ici pour moi d’entrer jeune dans la vie publique est unique ; je serais au désespoir de la perdre... Voulez-vous être assez bonne, madame, pour m’obliger ?
– Mais comment ? dit madame de Tècle. Je ne me mêle pas de politique, moi, monsieur... Qu’est-ce que vous me demandez au juste ?
– D’abord, madame, je vous demande, je vous supplie de ne pas me desservir.
– Pourquoi vous desservirais-je ?
– Mon Dieu ! madame, vous avez plus que personne le droit d’être sévère... Ma jeunesse a été un peu dissipée ; ma réputation, à quelques égards, n’est pas très bonne, je le sais ; je ne doute pas qu’elle ne soit arrivée jusqu’à vous, et je pourrais craindre qu’elle ne vous eût inspiré quelques préventions.
– Monsieur, nous vivons ici fort retirés... nous ne savons guère ce qui se passe à Paris... Au surplus, cela ne m’empêcherait pas de vous obliger, si j’en connaissais les moyens, car je pense que des travaux sérieux et élevés ne pourraient que modifier heureusement vos occupations ordinaires.
– C’est véritablement une chose délicieuse, se dit à part lui le jeune comte, que de se jouer avec une personne si spirituelle. – Madame, reprit-il avec sa grâce tranquille, je m’associe à vos espérances... mais, puisque vous daignez encourager mon ambition, croyez-vous que je parvienne un jour à triompher des dispositions de monsieur votre oncle ?... Vous le connaissez bien... que pourrais-je faire pour me le concilier ? Quelle marche dois-je suivre ? car je ne puis certainement me passer de son concours, et, si j’y dois renoncer, il faut que je renonce à mes projets.
– Mon Dieu ! dit madame de Tècle en prenant un air réfléchi, c’est bien difficile !
– N’est-ce pas, madame ?
Il y avait dans la voix de M. de Camors tant de soumission, de confiance et de candeur, que madame de Tècle en fut touchée, et que le diable en fut charmé au fond des enfers.
– Laissez-moi y penser un peu, dit-elle.
Elle posa son coude sur la table, et sa tête sur sa main. Ses doigts un peu écartés en éventail cachaient à demi un de ses yeux, tandis que les feux de ses bagues jouaient au soleil, et que ses ongles nacrés tourmentaient doucement la surface brune et lisse de son front. – M. de Camors la regardait toujours avec le même air de soumission et de candeur.
– Eh bien, monsieur, dit-elle tout à coup en riant, moi, je crois que vous n’avez rien de mieux à faire que de continuer.
– Pardon, madame... continuer... quoi ?
– Mais... le système que vous avez suivi jusqu’ici avec mon oncle : ne rien lui dire quant à présent, prier le général de se taire de son côté, et attendre tranquillement que le voisinage, les relations, le temps – et vos qualités, monsieur, aient préparé suffisamment mon oncle à votre candidature. Quant à moi, mon rôle est bien simple ; je ne pourrais en ce moment vous aider sans vous trahir... par conséquent, mon assistance doit se borner, jusqu’à nouvel ordre, à faire valoir vos mérites aux yeux de mon oncle... C’est à vous de les montrer.
– Vous me comblez, madame, dit M. de Camors. En vous prenant pour confidente de mes projets ambitieux, j’ai commis un trait de désespoir et de mauvais goût... qu’une nuance d’ironie punit bien légèrement ; mais, pour parler très sérieusement, madame, je vous remercie de grand cœur. Je craignais de trouver en vous une puissance ennemie, et je trouve une puissance neutre, presque alliée.
– Oh ! tout à fait alliée, quoique secrètement, dit en riant madame de Tècle. D’abord, je suis bien aise de vous être agréable, et puis j’aime beaucoup M. de Campvallon, et je suis heureuse d’entrer dans ses vues... – Come here, Mary !
Ces derniers mots, qui signifient : « Venez ici ! » s’adressaient à mademoiselle Marie, qui venait d’apparaître sur un des escaliers de la terrasse, les joues écarlates, les cheveux en broussaille, et tenant une corde à la main. – Elle s’approcha aussitôt de sa mère en faisant à M. de Camors un de ces gauches saluts particuliers aux jeunes filles qui grandissent.
– Vous permettez, monsieur de Camors ? reprit madame de Tècle.
Et elle donna en anglais à sa fille quelques ordres que nous traduisons :
– Vous avez trop chaud, Mary, ne courez plus... Dites à Rosa de préparer mon corsage à petits bouillons... Pendant que je m’habillerai, vous me direz votre page de catéchisme...
– Oui, mère.
– Vous avez fait votre thème ?
– Oui, mère... Comment dit-on en anglais joli... pour un homme ?
– Pourquoi ?
– C’est dans mon thème... pour un homme beau, joli, distingué ?
– Handsome, nice, charming, dit la mère.
– Eh bien, mère, ce gentleman notre voisin est tout à fait handsome, nice and charming !
– Mad... foolish creature ! s’écria madame de Tècle pendant que l’enfant se sauvait en courant et descendait l’escalier comme une cascade.
M. de Camors, qui avait écouté ce dialogue avec un calme impassible, se leva.
– Merci encore, madame, dit-il, et pardon... Ainsi vous me permettrez de vous confier de temps en temps mes peines ou mes espérances politiques ?
– Certainement, monsieur.
Il la salua et se retira. – Comme il traversait la cour de la maison, il se trouva en face de mademoiselle Mary, et, lui adressant une inclination respectueuse :
– Another time, miss Mary, lui dit-il, take care... I understand english perfectly well. (Une autre fois, miss Mary, prenez garde : j’entends l’anglais parfaitement bien.)
Miss Mary demeura tout à coup droite sur ses hanches, rougit jusqu’aux cheveux, et jeta à M. de Camors un regard farouche, mêlé de honte et de fureur.
– You are not satisfied, miss Mary ? reprit Camors. (Vous n’êtes pas contente, miss Mary ?)
– Not at all (pas du tout) ! dit vivement l’enfant de sa grosse voix un peu enrouée.
M. de Camors se mit à rire, s’inclina de nouveau, et partit, laissant au milieu de la cour miss Mary immobile et indignée.
Peu de minutes après, mademoiselle Marie se jetait tout en larmes dans les bras de sa mère, et lui contait à travers ses sanglots sa cruelle mésaventure. Madame de Tècle, tout en saisissant l’occasion de donner à sa fille une leçon de réserve et de convenance, se garda de prendre les choses au tragique, et parut même en rire de si bon cœur, quoiqu’elle n’en eût pas trop envie, que l’enfant finit par en rire avec elle.
M. de Camors cependant regagnait ses foyers en se félicitant cordialement de sa campagne, qui lui semblait être, non sans raison, un chef-d’œuvre de stratégie. Par un mélange savant de franchise et d’astuce, il avait engagé tout doucement madame de Tècle dans ses intérêts, et dès ce moment la réalisation de ses rêves ambitieux lui paraissait assurée, car il n’ignorait pas la valeur incomparable de la complicité des femmes, et il connaissait toute la puissance de ce travail latent et continu, de ces petits efforts accumulés, de ces poussées souterraines qui assimilent les forces féminines aux forces patientes et irrésistibles de la nature. D’autre part, il avait mis un secret entre cette jolie femme et lui, il s’était établi auprès d’elle sur un pied confidentiel ; il avait acquis le droit des regards mystérieux, des demi-mots clandestins, des entretiens dérobés, et une telle situation, habilement gouvernée, pouvait l’aider à passer agréablement le temps de son stage politique.
À peine rentré chez lui, M. de Camors écrivit au général pour lui rendre compte du début de ses opérations et pour lui demander un peu de patience ; puis, à dater de ce jour, il mit tous ses soins à poursuivre le succès des deux candidatures qu’il avait posées à la fois, et qui lui tenaient déjà presque également au cœur. Sa politique à l’égard de M. Des Rameures fut aussi simple qu’adroite ; elle était, d’ailleurs, si clairement indiquée, que le détail en offrirait peu d’intérêt. Profitant sans empressement affecté, mais avec une familiarité croissante, des relations de voisinage, il se mit pour ainsi dire à l’école dans la ferme modèle du vieux gentilhomme-pasteur ; il lui abandonna, en outre, la direction théorique de son propre domaine. Par cette facile complaisance, ornée de sa courtoisie captivante, il s’avança sensiblement dans les bonnes grâces du vieillard. Toutefois, à mesure qu’il le connaissait mieux et qu’il éprouvait de plus près la fermeté granitique de ce caractère, il commença à craindre que sur certains points essentiels il ne fût radicalement inflexible. Après quelques semaines de relations presque quotidiennes. M. Des Rameures vantait volontiers son jeune voisin comme un gentil garçon, un excellent musicien, un aimable convive ; mais de là à la pensée d’en faire un député, il y avait une nuance qui pouvait être un abîme. Madame de Tècle elle-même l’appréhendait beaucoup, et ne le cachait pas à M. de Camors.
Le jeune comte cependant ne se préoccupait pas autant qu’on pourrait le croire des déceptions qui semblaient le menacer de ce côté, car il était arrivé sur ces entrefaites que son ambition secondaire avait dominé peu à peu son ambition principale, en d’autres termes que son goût pour madame de Tècle était devenu plus vif et plus pressant que son amour pour la députation. Nous devons avouer, non à sa gloire, qu’il s’était d’abord proposé la séduction de sa voisine comme un simple passe-temps, comme une entreprise intéressante, et surtout comme une œuvre d’art extrêmement difficile, qui lui ferait, à ses propres yeux, le plus grand honneur. Quoiqu’il eût rencontré peu de femmes de ce mérite, il la jugeait assez bien. Madame de Tècle, il le comprenait, n’était pas simplement une honnête femme, c’est-à-dire qu’elle n’avait pas seulement l’habitude du devoir, elle en avait la passion ; elle n’était pas prude, elle était chaste ; elle n’était pas dévote, elle était pieuse. Il entrevoyait chez elle un esprit à la fois très droit et très délié, des sentiments très hauts et très dignes, des principes réfléchis et enracinés, une vertu sans raideur, pure et souple comme une flamme. Toutefois, M. de Camors ne désespéra pas. Il avait pour principe qu’il n’y a de vertus infaillibles que celles à qui l’occasion suffisante a manqué, et il se flatta d’être pour madame de Tècle cette occasion efficace. Il sentit parfaitement, d’ailleurs, qu’avec elle les formes ordinaires de la galanterie seraient hors de saison. Par un raffinement suprême, il mit bas les armes devant celle dont il voulait faire la conquête : tout son art fut de l’entourer d’un respect absolu, laissant le soin du reste au temps, à l’intimité de chaque jour et au charme redoutable qu’il savait en lui.
Il y eut quelque chose de touchant pour madame de Tècle dans l’attitude réservée et presque timide de ce mauvais sujet en sa présence. C’était l’hommage d’un esprit déchu, et comme honteux de l’être, en face d’un esprit de lumière. Jamais, ni en public, ni dans le tête-à-tête, un geste, un mot, un regard, dont la vertu la plus ombrageuse pût s’alarmer. Il y avait plus : ce hautain jeune homme, volontiers ironique avec tout le monde, était toujours sérieux avec elle. Dès qu’il se tournait vers elle, son visage, son accent, sa parole devenaient graves tout à coup comme s’il fût entré dans une église. Il avait beaucoup d’esprit ; il en usait et abusait à outrance dans les conversations qui se tenaient devant madame de Tècle, comme s’il eût tiré des feux d’artifice en son honneur ; puis, revenant à elle, il s’éteignait soudain, et n’avait plus que de la soumission et du respect.
Toute femme qui reçoit d’un homme supérieur des flatteries de si haut goût ne l’aime pas nécessairement, mais nécessairement elle le trouve aimable. À l’ombre de la pleine sécurité que M. de Camors lui laissait, madame de Tècle ne pouvait donc que se plaire dans la compagnie d’un homme qui était sans doute le plus distingué qu’elle eût jamais rencontré, et qui avait comme elle le goût des arts, de la vie sociale et des choses de l’esprit. Enfin, ces douces et innocentes relations avec un jeune homme d’une réputation un peu scandaleuse ne pouvaient manquer d’éveiller dans le cœur de madame de Tècle un sentiment ou plutôt une illusion dont les plus excellentes se défendent mal. Les libertins offrent aux femmes vulgaires un genre d’attrait qu’on ne sait trop comment qualifier, mais qui doit être celui d’une curiosité peu louable. Aux femmes d’élite, ils en offrent un autre, infiniment plus noble, mais à peine moins dangereux : c’est l’attrait de la conversion. Il est rare que les femmes vertueuses ne tombent pas dans cette erreur capitale de croire qu’on aime la vertu parce qu’on les aime. – Telles étaient en résumé les secrètes sympathies dont les rameaux légers s’entrecroisaient, germaient et fleurissaient peu à peu dans cette âme aussi tendre qu’elle était pure.
M. de Camors avait prévu confusément tout cela. – Ce qu’il n’avait point prévu, c’est qu’il se prendrait lui-même à ses pièges, et qu’il serait bientôt sincère dans le rôle qu’il avait si judicieusement adopté. Dès l’abord, madame de Tècle lui avait extrêmement plu. Ce qu’il y avait en elle d’un peu puritain, s’unissant à sa grâce naturelle et à son élégance mondaine, composait une sorte de charme original, qui piquait au vif l’imagination blasée de ce jeune homme. Si c’est une tentation puissante pour les anges que de sauver les réprouvés, les réprouvés ne caressent pas avec moins de délices la pensée de perdre les anges. Ils rêvent, comme les farouches épicuriens bibliques, de mêler dans des ivresses inconnues la terre avec le ciel. À ces instincts de sombre dépravation se joignit bientôt, dans les dispositions de M. de Camors à l’égard de madame de Tècle, un sentiment plus digne d’elle. En la voyant presque chaque jour dans cette intimité périlleuse que favorise la vie de campagne, en assistant à toutes les gracieuses évolutions de cette personne accomplie, toujours égale, toujours prête à tout, au devoir comme au plaisir, animée comme la passion et sereine comme la vertu, il se prit pour elle d’un culte véritable. Ce n’était point du respect : pour respecter, il faut croire à l’effort, au mérite, et il n’y voulait pas croire. Il croyait que madame de Tècle était née comme cela ; mais il l’admirait comme une plante rare, comme un objet charmant, comme une œuvre exquise en laquelle la nature avait combiné les grâces physiques et morales avec une proportion et une harmonie parfaites. – Bref, il l’aimait, et sa contenance d’esclave auprès d’elle ne fut pas longtemps un jeu.
Nos lectrices auront sans doute remarqué un fait bizarre : c’est que, lorsque les sentiments réciproques de deux faibles créatures mortelles en sont venus à un certain point de maturité, le hasard ne manque jamais de fournir une circonstance fatale qui fait jaillir le secret de ces deux cœurs, et qui dégage soudain la foudre des nuages lentement amoncelés. C’est la crise de tous les amours. Cette circonstance se présenta pour madame de Tècle et pour M. de Camors sous la forme d’un incident des moins poétiques.
On était arrivé à la fin d’octobre. Camors était sorti à cheval après son dîner pour faire une promenade dans les environs. La nuit, déjà tombée, était froide, obscure et peu engageante ; mais le comte ne devait pas voir madame de Tècle ce soir-là : il commençait à ne pas savoir se passer d’elle, et, affecté du désœuvrement propre aux amoureux, il tuait le temps comme il pouvait. Il espérait, en outre, qu’un exercice violent rendrait un peu de calme à son esprit, qui n’avait jamais été peut-être plus profondément agité. Encore jeune et neuf dans son système impitoyable, il se troublait à la pensée d’une victime aussi pure que madame de Tècle. Passer sur la vie, sur le repos, sur le cœur d’une telle femme, comme son cheval passait sur l’herbe du chemin, sans plus de souci ni de pitié, c’était dur pour un début. Si étrange que cela puisse paraître, l’idée lui vint de l’épouser ; puis il se dit que cette faiblesse serait en contradiction directe avec ses principes, qu’elle lui ferait perdre à jamais toute maîtrise de lui-même, et le rejetterait dans le néant de sa vie passée. – Il fallait donc la séduire, car il l’aimait, il la désirait, il la voulait. Il ne doutait pas qu’elle ne succombât un jour ou l’autre : avec le flair terrible des grands corrupteurs, il pressentait dans cette âme ébranlée des défaillances prochaines. Il voyait l’heure où il toucherait la main de madame de Tècle avec des lèvres d’amant, et une langueur mortelle se répandait dans ses veines. – Comme il s’abandonnait à ces images passionnées, le souvenir de la jeune madame Lescande se présenta tout à coup à sa pensée, et il pâlit dans la nuit.
À ce moment même, il passait sur la lisière d’un petit bois qui appartenait au comte de Tècle, et dont une partie avait été récemment défrichée. Ce n’était pas le hasard seul qui avait dirigé de ce côté la promenade de Camors. Madame de Tècle aimait beaucoup ce lieu, et l’y avait conduit plusieurs fois, et encore la veille, en compagnie de sa fille et de son beau-père. Le site était singulier. Quoique peu éloigné des habitations, ce bois était sauvage et perdu comme à mille lieues du monde. On eût dit un coin de forêt vierge entamé par la hache des pionniers. D’énormes souches déracinées, des troncs d’arbres gigantesques couvraient pêle-mêle les pentes du coteau, et barraient çà et là d’une manière pittoresque le cours d’un ruisseau qui coulait dans le vallon. Un peu plus loin, la futaie haute et touffue continuait de répandre un demi-jour religieux sur les mousses, les roches, les broussailles, la terre grasse et les flaques d’eau limoneuses, qui sont le charme et l’horreur des vieux bois négligés.
Dans cette solitude, et sur la limite du défrichement, s’élevait une sorte de hutte grossière que s’était construite lui-même un pauvre diable, sabotier de son état, à qui le comte de Tècle avait permis de s’établir là pour y exploiter les hêtres sur place au profit de son humble industrie. Cette espèce de bohème intéressait madame de Tècle, peut-être parce qu’il avait, comme M. de Camors, une assez mauvaise réputation. Il vivait dans sa cabane avec une femme encore agréable sous ses haillons et deux petits garçons à cheveux dorés et frisés. Il était étranger au pays, et passait pour n’être pas le mari de sa femme. C’était un homme taciturne, dont les traits semblaient beaux, énergiques et durs sous son épaisse barbe noire. Madame de Tècle s’amusait à le voir travailler à ses sabots, elle aimait les enfants, qui étaient jolis comme des anges barbouillés, et plaignait la femme. Au fond, elle méditait de la marier à son mari, au cas que la chose fût à faire, comme cela paraissait trop vraisemblable.
M. de Camors suivait au pas de son cheval un sentier rocailleux qui serpentait sur le flanc du coteau boisé. C’était l’instant où l’ombre de madame Lescande s’était comme levée devant lui, et où il croyait presque en entendre la plainte. Tout à coup l’illusion fit place à une étrange réalité. Une voix de femme l’appela clairement par son nom avec un accent de détresse :
– Monsieur de Camors !
Il arrêta son cheval sur place d’une main involontaire, et se sentit traversé par un frisson glacial. – La même voix s’éleva de nouveau et l’appela encore. Il reconnut la voix de madame de Tècle. – Promenant autour de lui dans les ténèbres un regard rapide, il vit briller une lueur à travers le feuillage dans la direction de la chaumière du sabotier, et, se guidant sur cet indice, il jeta son cheval à travers le défrichement, gravit le coteau et se trouva bientôt en face de madame de Tècle. Elle était debout devant le seuil de la hutte, la tête nue et ses beaux cheveux en désordre sous une longue dentelle noire ; elle donnait à un domestique des instructions précipitées.
Dès qu’elle vit approcher Camors, elle vint à lui.
– Pardon, monsieur, dit-elle ; mais j’ai cru vous reconnaître, et je vous ai appelé... Je suis si malheureuse !
– Si malheureuse ?
– Les deux enfants de cet homme vont mourir !... Que faire, monsieur ? Entrez... entrez, je vous en prie.
Il sauta à terre, mit les rênes de son cheval entre les mains du domestique, et suivit madame de Tècle dans l’intérieur de la cabane.
Les deux enfants aux cheveux d’or étaient couchés côte à côte sur le même grabat, immobiles, rigides, les yeux ouverts, les pupilles étrangement dilatées, la face ardente et agitée par de légères convulsions. Ils semblaient être à l’agonie. – Le vieux docteur Durocher était penché sur eux, les regardant d’un œil fixe, anxieux et comme désespéré. La mère, à genoux, comprimait sa tête dans ses deux mains et sanglotait. – Au pied du lit, le père à la mine sauvage se tenait debout, les bras croisés, les yeux secs ; il grelottait par intervalle, et murmurait sourdement d’une voix stupide :
– Tous deux ! tous deux !
Puis il retombait dans sa morne attitude.
M. Durocher s’approcha vivement de Camors.
– Monsieur, lui dit-il, qu’est-ce que c’est donc que cela ?... Je croirais à un empoisonnement, mais je ne vois aucun symptôme décisif ; d’ailleurs, les parents le sauraient, et ils ne savent rien... Une insolation peut-être !... Mais comment tous deux frappés en même temps ?... et puis en cette saison ! Ah ! notre métier est bien dur quelquefois, monsieur !
Camors s’informa à la hâte. – On était venu, une heure auparavant, chercher M. Durocher, qui dînait chez madame de Tècle. Il était accouru, et il avait trouvé les enfants déjà sans parole et dans cet état d’effrayante congestion. Il paraissait qu’ils y étaient tombés brusquement après quelques instants de malaise et de délire subit.
Camors eut une inspiration. Il demanda à voir les vêtements que les enfants avaient portés dans la journée. La mère les lui donna. Il les examina avec soin, et fit remarquer au vieux médecin des tâches rougeâtres dont ces pauvres loques étaient imprégnées. M. Durocher se frappa le front, retourna d’une main fiévreuse les petits sarreaux de toile et les vestes grossières, fouilla dans les poches, et en retira une douzaine de fruits pareils à des cerises et à demi écrasés.
– La belladone ! s’écria-t-il. L’idée m’en est venue dix fois, mais comment m’y arrêter ? On n’en trouverait pas une plante à vingt lieues à la ronde... Il n’y a que dans ce bois maudit... et je l’ignorais !
– Croyez-vous qu’il soit encore temps ? lui demanda le jeune comte à demi-voix. Ces enfants me paraissent bien mal !
– Perdus, j’en ai peur... mais tout dépend encore du temps qui s’est écoulé... de la quantité qu’ils ont prise... des remèdes que je pourrai me procurer.
Le vieillard se consulta rapidement avec madame de Tècle, qui se trouva n’avoir dans sa pharmacie de campagne ni tartre stibié, ni esprit de Mindérérus, ni aucun des excitants violents que l’urgence du cas réclamait. Il fallait donc se contenter d’essence de café, que le domestique fut chargé d’aller préparer en toute hâte, et, pour le reste, envoyer à la ville.
– À la ville ? dit madame de Tècle. Mais, mon Dieu ! quatre lieues, la nuit ! en voilà pour trois heures, pour quatre heures peut-être !
M. de Camors l’entendit.
– Écrivez-moi votre ordonnance, docteur, dit-il : Trilby est à la porte, et, avec lui, je puis faire quatre lieues en une heure. Dans une heure, je vous promets d’être ici.
– Oh ! merci, monsieur ! dit madame de Tècle.
Il prit l’ordonnance que M. Durocher avait vivement tracée sur une page de son portefeuille, monta à cheval et partit. Le grand chemin était heureusement à peu de distance. Quand il l’eut gagné, il se mit à courir vers la ville du train d’un fantôme de ballade.
Il était neuf heures quand madame de Tècle l’avait vu s’éloigner ; peu de minutes après dix heures, elle entendit le piétinement de son cheval au bas du coteau, et elle accourut sur le seuil de la hutte. L’état des deux enfants semblait s’être encore aggravé dans l’intervalle ; mais le vieux docteur espérait beaucoup des médicaments énergiques que M. de Camors était allé chercher. Elle l’attendait avec une impatience ardente, et elle l’accueillit comme on accueille un dernier espoir. Elle se contenta pourtant de lui serrer la main, lorsque, tout haletant, il descendit de cheval ; mais cette adorable créature, se jetant sur Trilby, qui était couvert d’écume et qui fumait comme une étuve :
– Pauvre Trilby ! dit-elle en l’enveloppant de ses deux bras, bon Trilby ! cher Trilby ! tu es mort, n’est-ce pas ? Mais je t’aime bien, va !... Allez, monsieur de Camors, allez vite, je me charge de Trilby !
Et, pendant que le jeune homme entrait dans la cabane, elle confiait Trilby à la garde de son domestique, avec mission de le mener à son écurie, et mille indications minutieuses sur les soins, les précautions, les égards dont il convenait de l’entourer après sa noble conduite.
M. Durocher dut recourir à l’aide de Camors pour faire passer les médicaments nouveaux à travers les dents serrées des malheureux enfants. Tandis qu’ils s’occupaient tous deux de ce travail, madame de Tècle était assise sur un escabeau, la tête appuyée contre le mur de la hutte. M. Durocher, levant les yeux sur elle tout à coup :
– Mais, ma chère dame, lui dit-il, vous vous trouvez mal !... Vous avez eu trop d’émotions, et puis l’odeur est affreuse ici... Il faut vous en aller, voyons.
– Je ne me sens vraiment pas très bien, murmura-t-elle.
– Il faut vous en aller vite. On vous enverra des nouvelles. Un de vos gens va vous reconduire.
Elle se leva un peu chancelante ; mais un regard suppliant de la jeune femme du sabotier l’arrêta. Pour cette femme, la Providence s’en allait avec madame de Tècle.
– Eh bien, non, je ne m’en irai pas, lui dit-elle avec sa douceur divine. Je vais seulement prendre l’air. Je resterai là dehors jusqu’à ce qu’ils soient sauvés, je vous le promets.
Et elle sortit en lui souriant.
Après quelques minutes, M. Durocher dit à Camors :
– Mon cher monsieur, je vous remercie. Je n’ai réellement plus besoin de vous ; vous aussi, allez vous reposer... Sérieusement, il en est temps : vous verdissez !
Camors, épuisé par sa course et suffoqué par l’atmosphère de la hutte, céda aux instances du vieillard, tout en l’avertissant qu’il ne s’éloignerait pas. Comme il mettait le pied hors de la chaumière, madame de Tècle, qui était assise devant la porte, se leva brusquement, et lui jeta sur les épaules un des manteaux qu’on avait apportés pour elle ; puis elle se rassit sans parler.
– Mais vous ne pouvez rester là toute la nuit, lui dit-il.
– Je serais trop inquiète chez moi.
– C’est que la nuit est très froide... Voulez-vous que je vous fasse du feu ?
– Si vous voulez, dit-elle.
– Voyons... où pourrions-nous faire ce petit feu ? Au milieu de ces copeaux, c’est impossible ; nous aurions un incendie pour nous achever de peindre... Pouvez-vous marcher ?... voulez-vous prendre mon bras ?... et nous allons chercher un bon endroit pour notre campement.
Elle s’appuya légèrement sur son bras, et fit quelques pas avec lui en remontant vers la futaie.
– Croyez-vous qu’on les sauve ? dit-elle.
– Je l’espère, le visage de M. Durocher est meilleur.
– Que je serais contente !
Ils se heurtèrent tous deux contre une racine, et se mirent à rire comme deux enfants. Après quelques pas encore :
– Mais nous voilà dans le bois tout à l’heure, reprit madame de Tècle ; je vous avoue que je n’en puis plus... Bon ou mauvais, je choisis cet endroit-ci.
Ils étaient encore tout près de la chaumière ; mais déjà les premières branches des vieux arbres respectés par la hache étendaient un dôme sombre au-dessus de leurs têtes. Il y avait là, près d’une grosse roche qui affleurait le sol, un entassement de troncs abattus sur lesquels madame de Tècle s’assit.
– Rien de mieux, dit gaiement Camors. Je vais faire mes provisions.
L’instant d’après, il reparut portant une brassée de copeaux blancs et de branches menues et en outre une couverture de voyage qu’un des domestiques lui avait remise. Il s’installa sur ses deux genoux au pied de la roche, devant madame de Tècle, prépara son attisée, et y mit le feu à l’aide de quelques feuilles sèches et de ses ustensiles de fumeur. Quand la flamme s’élança en pétillant du sain de ce foyer sauvage, madame de Tècle tressaillit joyeusement, et, allongeant ses deux mains vers le brasier :
– Dieu ! que cela est bon ! dit-elle ; et puis c’est amusant ; on dirait que nous avons fait naufrage. Maintenant, monsieur, voulez-vous être parfait ? Allez demander des nouvelles à Durocher.
Il y courut. Quand il revint, il ne put s’empêcher de s’arrêter à mi-chemin pour admirer la silhouette élégante et souple de la jeune femme se dessinant sur le clair-obscur du bois, et son fin visage arabe pleinement éclairé par la lueur du foyer.
Dès qu’elle l’aperçut :
– Eh bien ? cria-t-elle.
– Beaucoup d’espoir.
– Ah ! quel bonheur, monsieur !
Elle lui serra la main.
– Asseyez-vous là.
Il s’assit sur le rocher tapissé d’une mousse blanchâtre, et, répondant à ses questions pressées, il lui répéta tous les détails qu’il tenait du médecin, et lui fit la théorie complète de l’empoisonnement par la belladone. Elle l’écouta d’abord avec intérêt ; puis peu à peu, assujettissant son voile sur ses cheveux et appuyant sa tête sur les arbres entrecroisés derrière elle, elle parut résister péniblement à la fatigue.
– Vous êtes capable de vous endormir là, lui dit-il en riant.
– Tout à fait capable, murmura-t-elle.
Elle sourit, et s’endormit.
Son sommeil ressemblait à la mort, tant il était pur, tant les battements de son cœur étaient calmes, tant le souffle de sa poitrine était léger. Camors s’était agenouillé de nouveau près du foyer pour l’entretenir sans bruit, et il la regardait. De temps à autre, il paraissait se recueillir et écouter, quoique le silence de la nuit et de la solitude ne fût troublé que par le crépitement des copeaux embrasés ; ses yeux suivaient les reflets tremblants de la flamme tantôt sur la surface blanche de la roche, tantôt sous les arches profondes de la futaie, comme s’il eût voulu fixer dans son souvenir tous les détails de cette douce scène. Puis son regard s’attachait de nouveau sur la jeune femme ensevelie dans sa grâce décente et dans son repos confiant.
Quelles pensées du ciel descendirent en ce moment dans cette âme sombre ? Quelles hésitations, quels doutes l’assaillirent ? Quelles images de paix, de vérité, de vertu, de bonheur, passèrent dans ce cerveau plein d’orages et y firent reculer peut-être les fantômes des noirs sophismes ? Lui seul le sut et ne le dit jamais.
Un craquement brusque du foyer la réveilla. Elle ouvrit des yeux étonnés, et aussitôt, s’adressant au jeune homme agenouillé devant elle :
– Comment vont-ils, monsieur ?
Il ne savait comment lui dire que, depuis une heure, il n’avait eu de pensée que pour elle. M. Durocher, apparaissant tout à coup dans le cercle lumineux du petit bûcher, le tira de peine.
– Ils sont sauvés, ma chère dame, dit brusquement le vieillard. Venez vite les embrasser et retournez chez vous, ou ce sera vous qu’il faudra sauver demain. Vous êtes réellement folle de vous endormir la nuit dans l’humidité d’un bois, et monsieur est absurde de vous laisser faire.
Elle prit en riant le bras du vieux docteur, et entra bientôt avec lui dans la hutte. Les deux enfants, qui étaient alors éveillés de leur torpeur sinistre, mais qui semblaient encore tout effarés de la mort entrevue, essayèrent de soulever leurs petites têtes rondes ; elle leur fit signe de la main de se tenir tranquilles, se pencha sur l’oreiller, leur sourit dans les yeux, et posa deux baisers dans leurs boucles d’or.
– À demain, mes anges, dit-elle.
Cependant, la mère, agitée, fiévreuse, riant et pleurant, suivait madame de Tècle pas à pas, lui parlait, s’attachait à elle et baisait ses vêtements.
– Laissez-la donc en paix, voyons ! s’écria le vieux Durocher avec fureur. – Madame, allez-vous-en !... – Monsieur de Camors, reconduisez-la !
Elle allait sortir, quand le sabotier, qui n’avait rien dit jusque-là et qui était assis comme écrasé dans un coin de sa hutte, se leva tout à coup et saisit le bras de madame de Tècle, qui se retourna un peu effrayée, car le geste de cet homme était d’une violence presque menaçante. Ses yeux creux et secs étaient ardemment fixés sur elle, et il continuait de lui serrer le bras de sa main crispée.
– Mon ami... dit-elle, toute incertaine.
– Oui, votre ami, balbutia cet homme d’une voix sourde ; oui, madame... oui, votre ami... oui, madame...
Il ne put continuer, sa bouche s’agita comme dans une convulsion ; un sanglot effrayant déchira sa rude poitrine : il s’abattit sur ses genoux aux pieds de la jeune femme, et on vit une pluie de larmes tomber à travers ses deux mains jointes sur son visage.
Madame de Tècle pleurait.
– Emmenez-la donc, monsieur, cria le vieux médecin.
Camors la poussa doucement hors de la hutte et la suivit.
Elle lui prit le bras, et ils descendirent dans le creux du vallon pour joindre le sentier qui conduisait à l’habitation du comte de Tècle. Elle était séparée du bois par vingt minutes de route. Ils avaient fait environ la moitié de ce chemin sans qu’une seule parole eût été échangée entre eux. Une ou deux fois, quand quelques rayons de lune perçaient les nuages, Camors crut la voir essuyer une larme du bout de son gant. Il la guidait avec précaution dans les ténèbres, quoique la démarche légère de la jeune femme fût à peine ralentie par l’obscurité. Son pas souple et relevé foulait sans bruit les feuilles tombées, évitant sans secousses les ornières et les mares, comme si elle eût été douée d’une clairvoyance magique. Quand deux sentiers se croisaient et que M. de Camors semblait indécis, elle lui indiquait la route par une faible pression du bras.
Tous deux sans doute étaient embarrassés de leur silence. Ce fut madame de Tècle qui le rompit :
– Vous avez été bien bon, ce soir, monsieur, dit-elle d’une voix basse et un peu tremblante.
– Je vous aime tant ! dit le jeune homme.
Il avait prononcé ces simples paroles d’un accent si profond et si passionné, que madame de Tècle tressaillit et s’arrêta sur place.
– Monsieur de Camors !
– Quoi, madame ? demanda-t-il d’un ton étrange.
– Mon Dieu !... au fait... rien ! reprit-elle ; car ceci est une déclaration d’amitié, je suppose, et votre amitié me fait plaisir.
Il quitta son bras tout à coup, et, d’une voix rauque et violente :
– Je ne suis pas votre ami, dit-il.
– Qu’êtes-vous donc, monsieur ?
Sa voix était calme ; mais elle recula lentement de quelques pas, et s’adossa, un peu repliée, contre un des arbres qui bordaient le chemin.
L’explosion si longtemps contenue éclata, et un flot de paroles sortit des lèvres du jeune homme avec une fougue inexprimable.
– Ce que je suis ?... Je ne sais pas... je ne sais plus ! Je ne sais plus si je suis moi... si je suis bon ou mauvais... si je rêve ou si je veille... si je suis mort ou vivant !... Ah ! madame, ce que je sais... c’est que je voudrais que le jour ne se levât plus... que cette nuit ne finît jamais ! C’est que je voudrais sentir toujours... toujours... dans ma tête, dans mon cœur, dans mon être tout entier... ce que je sens près de vous, grâce à vous, pour vous !... Je voudrais être frappé d’un mal soudain et sans espoir, pour être veillé par vous comme ces enfants, pleuré par vos yeux, enseveli sous vos larmes !... Et vous voir là, courbée dans l’épouvante devant moi ! Mais c’est horrible ! Mais, au nom de votre Dieu... que vous me feriez chérir !... rassurez-vous donc ! Je vous jure que vous m’êtes sacrée ! je vous jure que l’enfant dans les bras de sa mère n’est pas plus en sûreté que vous ne l’êtes près de moi !
– Je n’ai pas peur, murmura-t-elle.
– Oh ! non... n’ayez pas peur, reprit-il avec des inflexions de voix d’une douceur et d’une tendresse infinies. C’est moi qui ai peur, c’est moi qui tremble... vous le voyez, car, puisque j’ai parlé, tout est fini ! Je n’attends plus rien, je n’espère rien... Cette nuit n’a pas de lendemain possible, je le sais... Votre mari... je n’oserais pas ! Votre amant, je ne le voudrais pas ! Je ne vous demande rien, entendez-vous ?... Je veux brûler mon cœur à vos pieds, comme sur un autel... voilà tout ! Me croyez-vous, dites ? Êtes-vous tranquille ? Êtes-vous confiante ? Voulez-vous m’entendre ? Me permettez-vous de vous dire quelle image j’emporte de vous dans le secret éternel de mon souvenir... chère créature que vous êtes ? Ah ! vous ignorez ce que vous valez... et je crains de vous le dire... tant j’ai peur de vous ôter une de vos grâces... une de vos vertus... Si vous étiez fière de vous même, comme vous avez le droit de l’être, vous seriez déjà moins parfaite... et je vous aimerais moins ; mais je veux vous dire pourtant combien vous êtes aimable... combien vous êtes charmante ! Quand vous marchez, quand vous parlez, quand vous souriez, vous êtes charmante ! Vous seule ne le savez pas... Vous seule ne voyez pas la douce flamme de vos grands yeux, le reflet de votre âme héroïque sur votre jeune front sévère !... Votre charme... il est dans tout ce que vous faites... vos moindres gestes en sont empreints... Dans les devoirs les plus vulgaires de chaque jour, vous apportez une grâce sacrée... comme une jeune prêtresse qui accomplit les rites délicats de son culte ! Vos mains, votre contact, votre souffle, purifient tout... les choses les plus humbles... et les êtres les plus indignes... et moi le premier... moi qui suis étonné des paroles que je prononce... et des sentiments qui m’inondent... moi à qui vous faites comprendre ce que je n’avais jamais compris... Oui, toutes les saintes folies des poètes, des amants, des martyrs, je les comprends devant vous ! C’est la vérité même ! Je comprends ceux qui sont morts pour leur foi dans les tortures, parce que j’aimerais à souffrir et à mourir pour vous !... parce que je crois en vous... parce que je vous respecte... je vous chéris... je vous adore !
Il se tut tout frémissant ; puis, à demi prosterné devant elle, il prit le bas de son voile et le baisa.
– Maintenant, reprit-il avec une sorte de tristesse grave, allez, madame. J’ai trop oublié que vous aviez besoin de repos... pardon ! Allez... je vous suivrai de loin jusque chez vous, pour vous protéger ; mais ne craignez rien de moi.
Madame de Tècle avait écouté sans les interrompre, même par un souffle, les paroles enflammées du jeune homme. Peut-être entendait-elle pour la première fois de sa vie un de ces chants d’amour, un de ces hymnes brûlants de la passion que toutes les femmes désirent secrètement entendre avant de mourir, dussent-elles mourir pour l’avoir entendu.
Elle demeura un instant encore sans parler ; puis, comme sortant d’un songe, elle laissa échapper ce mot, doux et faible comme un soupir :
– Mon Dieu !
Après une pause encore, elle s’avança sur le chemin.
– Donnez-moi votre bras jusque chez moi, monsieur, dit-elle.
Il lui obéit et ils reprirent leur marche vers l’habitation dont ils aperçurent bientôt les feux. Ils ne se dirent pas une parole. Seulement, près de franchir la grille, madame de Tècle se retourna et lui fit de la tête un léger signe d’adieu.
M. de Camors la salua et s’éloigna.
Il avait été sincère. La passion vraie a de ces surprises qui rompent tous les desseins, brisent toute logique, écrasent tout calcul. C’est sa grandeur et aussi son danger. Elle vous saisit soudain comme le dieu antique envahissait les prophétesses sur leur trépied, et elle parle par votre bouche. Elle prononce des mots que vous comprenez à peine ; elle dément vos pensées, elle confond votre raison ; elle livre vos secrets. Cette folle sublime vous possède, vous enlève, vous transfigure ; elle fait tout à coup d’un être vulgaire un poète, d’un lâche un héros, d’un égoïste un martyr, et de don Juan lui-même un ange de pureté.
Chez les femmes, et c’est leur honneur, ces élans et ces métamorphoses de la passion peuvent être durables ; – chez les hommes, rarement. – Une fois transportées sur ces nuées orageuses, les femmes y établissent naïvement leur vie, et le voisinage de la foudre les inquiète peu. La passion est leur élément ; elles sont chez elles. Il y a peu de femmes dignes de ce nom qui ne soient sincèrement prêtes à réduire en actes toutes les paroles que la passion fait jaillir de leurs lèvres. Si elles parlent de fuir, elles sont prêtes pour l’exil ; si elles parlent de mourir, elles sont prêtes pour la mort. – Les hommes ont moins de suite dans les idées.
Ce ne fut toutefois que le lendemain que M. de Camors regretta son accès de sincérité ; car, pendant le reste de la nuit, encore plein de son ivresse, agité et épuisé par le passage du dieu, obsédé d’une rêverie confuse et fiévreuse, il repoussa toute réflexion ; mais, à son réveil, quand il envisagea de sang-froid et sous la lumière positive du jour les événements de la soirée précédente, il ne put s’empêcher de reconnaître qu’il avait été cruellement dupe de son système nerveux. Aimer madame de Tècle, rien de plus légitime, et il l’aimait toujours, car elle était parfaitement aimable et désirable ; mais ériger cet amour ou tout autre en maître de sa vie au lieu d’en faire son jouet, c’était une de ces faiblesses que ses principes lui interdisaient entre toutes. En réalité, il avait parlé, il s’était conduit comme un lycéen en vacances : il avait fait des phrases, des serments, pris des engagements qu’on ne lui demandait même pas. Rien de plus ridicule.
Heureusement, rien n’était perdu, et il était encore temps de rendre à son amour la place subalterne que ces sortes de fantaisies doivent occuper dans la vie d’un homme. Il avait été imprudent ; mais son imprudence même en définitive pouvait le servir. Ce qui restait de tout cela, c’était une déclaration bien faite, improvisée, naturelle, qui avait mis madame de Tècle sous le double charme de l’idolâtrie mystique, qui plaît à son sexe, et de la violence virile, qui ne lui déplaît pas. Il n’y avait donc au fond rien à regretter, bien qu’il eût assurément mieux valu, au point de vue des principes, procéder avec moins d’enfantillage.
Cependant quelle conduite tenir ? Elle était simple. Aller chez madame de Tècle, implorer son pardon, lui jurer de nouveau un éternel respect et l’achever. – En conséquence, M. de Camors, vers dix heures, rédigea le billet suivant :
« Madame,
» Je ne voudrais point partir sans vous dire adieu et sans vous demander encore pardon. Me le permettez-vous ?
» CAMORS. »
Cette lettre écrite, il allait l’envoyer, quand on lui en remit une qui contenait ces mots :
« Je serais heureuse, monsieur, de vous voir aujourd’hui vers quatre heures.
» ÉLISE DE TÈCLE. »
Sur quoi, M. de Camors jeta au feu sa propre missive, désormais superflue.
De quelque façon qu’il interprétât ce billet, il était le témoignage évident d’un amour triomphant et d’une vertu défaite ; car, après ce qui s’était passé la veille entre madame de Tècle et lui, il n’y avait pour une vertu ferme qu’un parti à prendre, c’était de ne point le revoir : le revoir, c’était lui pardonner, et lui pardonner, c’était se donner avec plus ou moins de circonlocutions. M. de Camors ne laissa pas de déplorer que son aventure tournât si promptement au banal. Il eut un monologue sur la fragilité des femmes. Il sut mauvais gré à madame de Tècle de ne s’être maintenue plus longtemps à la hauteur idéale où il avait eu l’innocence de la placer. Anticipant en quelque sorte sur les désenchantements de la possession, il la voyait déjà dépouillée de tout prestige et couchée avec un numéro au front dans l’ossuaire de ses souvenirs galants.
Cependant, quand il approcha de sa demeure, quand il pressentit le charme de sa présence prochaine, il se troubla : quelques doutes, quelques anxiétés lui vinrent. Lorsqu’il aperçut, à travers les arbres, les fenêtres de l’appartement qu’elle habitait, son cœur eut de si violents sursauts, que le jeune homme s’arrêta et s’assit un moment sur le revers du fossé.
– Je l’aime comme un fou ! murmura-t-il.
Puis, se relevant brusquement :
– Bah ! dit-il, c’est une femme, et voilà tout ! Allons !
Pour la première fois, madame de Tècle le reçut dans sa chambre. Elle était fort lasse et un peu souffrante, lui dit le domestique. – Cette chambre, que Camors n’avait jamais vue, était très grande et très haute ; elle était drapée et enclose de tentures sombres, au milieu desquelles les cadres dorés, les bronzes, les coupes, les vieilles orfèvreries de famille étagées sur les meubles, prenaient l’aspect d’ornement d’église. Dans cet intérieur sévère et presque religieux, quoique très opulent, régnait une vague senteur de fleurs, de boîtes à dentelles, de tiroirs odorants et de lingerie parfumée qui forme l’atmosphère générale des femmes élégantes, mais où chacun apporte on ne sait quoi de personnel qui forme son atmosphère propre, et qui enivre les amants. – Madame de Tècle, se trouvant sans doute un peu perdue dans cette vaste pièce, s’y était ménagé près de la cheminée, par la disposition de quelques meubles préférés, une petite résidence intime que sa fille appelait : la chapelle de ma mère.
Ce fut là que M. de Camors l’aperçut, à la lueur d’une lampe, assise sur une causeuse, et n’ayant, contre sa coutume, aucun ouvrage dans les mains. – Elle paraissait calme ; mais deux cercles bleuâtres, pareils à des meurtrissures, étaient creusés sous ses yeux. Elle avait dû beaucoup souffrir et beaucoup pleurer. En voyant ce cher visage sillonné et macéré par la douleur, M. de Camors oublia quelques phrases qu’il avait préparées pour son entrée, il oublia tout, si ce n’est qu’il l’adorait. Il s’avança avec une sorte de hâte, saisit dans ses deux mains la main de la jeune femme, et, sans parler, il interrogea ses yeux avec une tendresse et une piété profondes.
– Ce n’est rien, dit-elle en retirant sa main et en secouant doucement sa tête pâle ; je vais mieux... Je puis même être heureuse, très heureuse, si vous le voulez.
Il y avait dans le sourire, dans le regard, dans l’accent de madame de Tècle quelque chose d’indéfinissable qui glaça le sang de Camors : il sentit confusément qu’elle l’aimait, et que cependant elle était perdue pour lui ; qu’il avait là devant lui une espèce d’être qu’il ne connaissait pas, et que cette femme vaincue, brisée, éperdue d’amour, aimait pourtant quelque chose au monde plus que son amour.
Elle lui fit un léger signe auquel il obéit comme un enfant, et il s’assit devant elle.
– Monsieur, lui dit-elle alors d’une voix très émue mais qui s’affermit peu à peu, je vous ai écouté hier, avec un peu trop de patience peut-être... Je vous demande à votre tour la même bonté... Vous m’avez dit que vous m’aimiez, monsieur, et je vous avoue franchement que j’éprouve moi-même pour vous une vive affection. Dans ces termes-là, nous ne pouvons que nous séparer à jamais, ou nous unir par quelque lien digne de nous deux... Nous séparer, cela me coûterait beaucoup, et je pense aussi que ce serait une douleur pour vous... Nous unir... Monsieur, quant à moi, je serais prête à vous donner ma vie... mais je ne le puis pas : je ne pourrais vous épouser sans une folie évidente... vous êtes plus jeune que moi... et, si bon, si généreux que je vous suppose, la simple raison me dit que je me préparerais d’amers repentirs... Mais il y a plus, je ne m’appartiens pas, je me dois à ma fille, à ma famille, à mes souvenirs : en quittant mon nom pour le vôtre, je blesserais, j’affligerais cruellement tous les êtres qui vivent autour de moi, et, je le crois, ceux même qui ne vivent plus. Eh bien, monsieur... – elle eut alors un sourire d’une résignation et d’une grâce célestes, – j’ai trouvé cependant un moyen de ne pas rompre des relations qui nous sont chères à tous deux... de les rendre même plus douces et plus étroites... Vous allez être d’abord un peu surpris... mais ayez la bonté d’y penser et de ne pas me dire non tout de suite...
Elle le regarda et fut effrayée de sa pâleur ; elle lui prit doucement la main.
– Voyons, monsieur, dit-elle, voyons.
– Parlez, murmura-t-il d’une voix sourde.
– Monsieur, reprit-elle avec son sourire de charité angélique, Dieu merci, vous êtes encore très jeune... Dans votre situation et dans notre monde, les hommes ne se marient pas de bonne heure, et je crois qu’ils ont raison... Eh bien, voici ce que je veux faire, si vous le permettez... Je veux confondre désormais en une seule affection les deux plus vifs sentiments de mon cœur... Je veux mettre tous mes soins, toute ma tendresse, toute ma joie à former une femme digne de vous, une jeune âme qui vous donnera le bonheur, une intelligence élevée et délicate dont vous serez fier... Je vous promets, monsieur, je vous jure de consacrer à cette tâche chère et sacrée tout ce que j’ai de meilleur en moi... Je m’y donnerai chaque jour, à chaque instant de ma vie, comme une sainte à l’œuvre de son salut... et je vous jure que je serai bien heureuse... Dites-moi seulement que vous le voulez bien ?
Il laissa entendre une vague exclamation d’ironie et de colère.
– Vous me pardonnerez, madame, dit-il, si une telle transformation de mes sentiments ne peut être aussi prompte que votre pensée.
Elle rougit faiblement.
– Mon Dieu ! reprit-elle en souriant encore, je comprends que je puisse vous sembler en ce moment une belle-mère un peu étrange... mais, dans quelques années, dans très peu d’années même, je serai une vieille femme, et cela vous paraîtra tout simple.
Pour achever son douloureux sacrifice, la pauvre femme n’hésitait pas à se couvrir, devant celui qu’elle aimait, du cilice de la vieillesse. Camors, qui était une âme pervertie, mais non une âme basse, sentit subitement ce qu’il y avait de touchant dans ce simple héroïsme, et lui rendit ce qui de sa part était le plus grand des hommages : ses yeux devinrent humides. Elle s’en aperçut, car elle épiait d’un œil avide ses moindres impressions, et elle reprit alors presque gaiement :
– Et voyez, monsieur, comme cela arrange tout... De cette façon, nous pouvons continuer à nous voir sans danger, puisque votre petite fiancée sera toujours entre nous... Nos sentiments seront bientôt en harmonie avec nos pensées nouvelles... même vos projets d’avenir, qui maintenant seront les miens, rencontreront moins d’obstacles... car je les servirai beaucoup plus bravement... Sans révéler à mon oncle ce qui doit rester un secret entre vous et moi, je pourrais lui laisser entrevoir mes espérances... et cela le déterminerait sans doute en votre faveur... Et puis, avant tout, je vous le répète, vous me rendrez bien heureuse... Eh bien, dites... voulez-vous de mon affection maternelle ?
M. de Camors, par un terrible effort de volonté, avait repris possession de son calme.
– Pardon, madame, dit-il en souriant à son tour, mais je voudrais au moins sauver l’honneur... Que me demandez-vous ? Le savez-vous bien ? Y avez-vous bien réfléchi ? Pouvons-nous l’un et l’autre, sans grave imprudence, contracter à si long terme un engagement d’une nature aussi délicate ?
– Je ne vous demande aucun engagement, reprit-elle ; je sens que cela serait déraisonnable. Je m’engage seule, autant que je le puis faire sans compromettre la destinée de ma fille. Je l’élèverai pour vous, je vous la destinerai dans le secret de mon cœur ; c’est avec ce sentiment que je penserai à vous dans l’avenir. Permettez-le-moi, acceptez-le en honnête homme, et restez libre... C’est une folie peut-être ; mais je n’y hasarde que mon repos, et j’en subirai volontiers toutes les chances, parce que j’en aurai toutes les joies... J’ai, d’ailleurs, là-dessus mille pensées que je ne puis trop vous dire... que j’ai dites à Dieu cette nuit... Je crois, je suis convaincue que ma fille, quand j’en aurai fait tout ce que je sais que j’en puis faire, sera une excellente femme pour vous, qu’elle vous fera beaucoup de bien... et beaucoup d’honneur... et elle-même, je l’espère, me remerciera un jour de tout son cœur... car je prévois déjà ce qu’elle vaudra... et ce qu’elle aimera... Vous ne pouvez la connaître... vous ne pouvez pas même la soupçonner encore... mais, moi, je la connais bien... il y a déjà une femme dans cette enfant... et une femme charmante... plus charmante que sa mère, monsieur, je vous assure...
Madame de Tècle s’interrompit tout à coup.
Une porte venait de s’ouvrir, et mademoiselle Marie était entrée brusquement dans la chambre, tenant sur chacun de ses bras une poupée gigantesque. M. de Camors se leva et la salua gravement, en se mordant les lèvres pour réprimer un sourire, qui n’échappa pas toutefois à madame de Tècle.
– Marie ! s’écria-t-elle, vraiment, je t’assure que tu es désolante avec tes poupées !
– Mes poupées ? Je les adore ! dit mademoiselle Marie.
– Tu es ridicule ; va-t’en ! dit la mère.
– Pas sans vous embrasser, toujours ! dit la jeune fille.
Elle déposa ses deux poupées sur le tapis, se précipita sur sa mère et l’embrassa fortement sur chaque joue ; après quoi, elle ramassa ses deux poupées, en leur disant :
– Venez, mes chères !
Et elle disparut aussitôt.
– Mon Dieu ! monsieur, reprit en riant madame de Tècle, voilà un incident désastreux... mais je persiste... et je vous supplie de me croire sur parole : elle aura beaucoup de raison, de bonté et de courage. Maintenant, ajouta-t-elle d’un ton sérieux, prenez le temps d’y penser et venez m’apporter votre décision, si elle est bonne... Si elle ne l’est pas, il faut nous dire adieu.
– Madame, dit Camors debout devant elle, je m’engage à ne jamais vous adresser une parole qu’un fils ne puisse adresser à sa mère... Est-ce bien là ce que vous désirez ?
Madame de Tècle attacha ses beaux yeux sur lui pendant un moment avec une expression de joie et de reconnaissance profondes ; puis, voilant soudain son visage de ses deux mains :
– Merci, murmura-t-elle, je suis bien contente !
Elle lui tendit une de ses mains toute mouillée de ses pleurs ; il y posa ses lèvres, s’inclina gravement et sortit.
S’il y eut un moment dans sa fatale carrière où il fut permis d’admirer ce jeune homme, ce fut ce moment-là. Son amour pour madame de Tècle, si mêlé qu’il fût, était grand. C’était la seule passion vraie qu’il eût ressentie. À l’instant où il vit cet amour, dont il croyait le triomphe assuré, lui échapper pour jamais, il ne fut pas seulement foudroyé dans son orgueil, il fut brisé et déchiré jusqu’au fond du cœur ; mais il reçut ce coup en gentilhomme. Son agonie fut belle. À peine une parole d’amertume, aussitôt réprimée, trahit-elle sa première angoisse. Il fut impitoyable pour sa douleur, comme il voulait l’être pour celle des autres. Il n’eut aucune des injustices vulgaires des amants congédiés. Il sut reconnaître ce qu’il y avait de vrai, de décisif, d’éternel dans la résolution de madame de Tècle, et ne fut pas tenté une minute d’y voir une de ces transactions ambiguës que les femmes proposent quelquefois, et dont les hommes disposent toujours. Il comprit que le saint refuge où elle s’était jetée était inviolable. Il ne discuta ni ne protesta : il s’inclina, et baisa noblement la noble main qui le frappait.
Quant au miracle de courage, de chasteté et de foi par lequel madame de Tècle avait transformé et purifié son amour, il évita d’y arrêter trop longtemps sa pensée. Ce trait, qui laissait voir, pour ainsi dire, une âme divine à nu, gênait ses théories. Un mot qui lui échappa pendant qu’il regagnait son logis peut faire connaître, au reste, le jugement qu’il en portait à son point de vue :
– C’est un enfantillage, murmura-t-il, mais sublime.
En rentrant chez lui, Camors y trouva une lettre du général : M. de Campvallon l’informait que son mariage avec mademoiselle d’Estrelles aurait lieu quelques jours plus tard à Paris, et il l’invitait à y assister. Les choses devaient, d’ailleurs, se passer dans la stricte intimité de la famille. Camors ne fut pas fâché de cette circonstance qui lui fournissait l’occasion naturelle d’une diversion dont il sentait le besoin : il fut même violemment tenté de partir le jour même pour étourdir ses souffrances, mais il surmonta cette faiblesse. Il alla le lendemain passer la soirée chez M. Des Rameures, et, quoiqu’il eût le cœur saignant, il se piqua de montrer à madame de Tècle un front calme et un sourire impassible. Il annonça la courte absence qu’il projetait, et en dit le motif.
– Vous présenterez mes vœux au général, monsieur, lui dit M. Des Rameures : j’espère qu’il sera heureux, mais j’avoue que j’en doute diablement.
– Je lui ferai part, monsieur, de vos bonnes paroles.
– Diantre !... Exceptis excipiendis ! reprit le vieillard en riant.
Quant à madame de Tècle, tout ce qu’elle dépensa pendant cette soirée d’attentions invisibles, de grâces secrètes, de délicatesses exquises et de tendre génie féminin pour panser la blessure qu’elle avait faite et se glisser tout doucement dans son rôle maternel, – il faudrait, pour le bien exprimer, une plume taillée par ses mains.
Deux jours après, M. de Camors partit pour Paris. Le lendemain de son arrivée, il se rendit de bonne heure chez le général, qui occupait un magnifique hôtel de la rue Vaneau. Le contrat devait être signé dans la soirée, et le mariage civil et religieux aurait lieu dans la matinée du jour suivant. – Le général était extraordinairement agité : Camors le trouva se promenant dans les trois salons de plain-pied qui formaient le rez-de-chaussée de son hôtel. – Dès qu’il aperçut le jeune homme :
– Ah ! ah ! vous voilà, vous ! lui cria-t-il en dardant sur lui un regard farouche ; ce n’est, ma foi ! pas malheureux !
– Mais, général...
– Eh bien, quoi ? « mais, général !... » Vous ne m’embrassez pas ?
– Si, général.
– Eh bien, c’est pour demain, vous savez ?
– Oui, général.
– « Oui, général... » Sacrebleu ! vous êtes bien tranquille, vous !... L’avez-vous vue ?
– Pas encore, général, j’arrive.
– Il faut aller la voir ce matin. Vous lui devez cette marque d’intérêt... et puis, si vous découvrez quelque chose, vous me le direz ?
– Mais que pourrais-je découvrir, général ?
– Dame, je ne sais pas, moi !... Vous connaissez mieux les femmes que moi !... M’aime-t-elle ? ne m’aime-t-elle pas ?... Vous pensez bien que je n’ai pas la prétention de lui faire perdre la tête... mais encore ne voudrais-je pas être l’objet d’un sentiment de répulsion !... Ce n’est pas que rien m’ait donné lieu de le supposer.. Mais la jeune personne est si réservée... si impénétrable !
– Mademoiselle d’Estrelles est d’un naturel froid, dit Camors.
– Oui, reprit le général, oui, sans doute... et, à quelques égards, je... mais enfin, si vous découvrez quelque chose, je compte sur vous pour m’en avertir... Et, tenez, quand vous l’aurez vue, faites-moi le plaisir de revenir ici deux minutes, n’est-ce pas ? Vous m’obligerez.
– Très bien, général.
– Moi, je l’aime comme une bête !
– Excellent, cela, général.
– Hom ! goguenard !... Et Des Rameures, à propos ?
– Je crois que nous le tenons, général.
– Bravo ! nous reparlerons de cela... Voyons, allez, mon cher enfant.
Camors se transporta rue Saint-Dominique, chez madame de la Roche-Jugan.
– Ma tante y est-elle, Joseph ? dit-il au domestique, qu’il trouva dans l’antichambre fort occupé des préparatifs exigés par la circonstance.
– Oui, monsieur le comte... Madame la comtesse est chez elle... elle est visible.
– C’est bien, dit Camors.
Et, prenant un couloir qui régnait dans toute la longueur de l’appartement, il se dirigea vers la chambre de madame de la Roche-Jugan.
Mais cette chambre n’était plus celle de madame de la Roche-Jugan. Cette digne femme avait absolument voulu la céder à mademoiselle Charlotte, à laquelle elle témoignait la plus plate déférence depuis qu’elle la voyait fiancée aux sept cent mille francs de rente du général. Mademoiselle d’Estrelles avait accepté cette combinaison avec une indifférence dédaigneuse. Camors, qui l’ignorait, frappa donc innocemment à la porte de mademoiselle d’Estrelles.
N’obtenant point de réponse, il entra avec hésitation, souleva la portière et s’arrêta soudain devant un spectacle étrange. À l’autre extrémité de la pièce et en face de lui était une grande glace de toilette devant laquelle se tenait debout mademoiselle d’Estrelles, qui se trouvait ainsi lui tourner le dos : elle était vêtue ou plutôt drapée d’une sorte de peignoir en cachemire blanc sans manches, qui laissait à nu ses épaules et ses bras ; ses cheveux, d’une nuance cendrée, étaient dénoués, flottants, et tombaient comme une nappe soyeuse jusque sur le tapis. Elle était légèrement appuyée d’une main sur la table de toilette, retenant de l’autre sur sa poitrine les plis de son peignoir ; elle se regardait dans la glace et pleurait. Ses larmes tombaient goutte à goutte de ses yeux profonds sur son sein blanc et pur, et y glissaient comme les gouttes de rosée qu’on voit ruisseler le matin dans les jardins sur les épaules des nymphes de marbre. – M. de Camors laissa doucement retomber la portière, et se retira aussitôt, emportant toutefois de cette visite fugitive un souvenir éternel.
Il s’informa, et put enfin recevoir les embrassements de sa tante, qui s’était réfugiée dans la chambre de son fils, lequel avait été relégué dans la chambrette occupée en d’autres temps par mademoiselle d’Estrelles. – Madame de la Roche-Jugan, après les premiers épanchements, introduisit son neveu dans le salon où étaient étalées toutes les pompes de la corbeille. Les cachemires, les dentelles, les velours, les soieries précieuses, couvraient les meubles ; sur la cheminée, sur les tables, sur les consoles, étincelaient les écrins ouverts.
Pendant que madame de la Roche-Jugan démontrait ces magnificences à Camors en ayant soin d’évaluer le prix de chacune, mademoiselle Charlotte, qu’on avait avertie de la présence du jeune comte, entra dans le salon. Elle avait le front non seulement serein, mais rayonnant.
– Bonjour, mon cousin, dit-elle gaiement en tendant sa main à Camors. Comme c’est gentil à vous d’être venu !... Eh bien, vous voyez comme le général me gâte !
– C’est une corbeille de princesse, mademoiselle.
– Et si vous saviez, Louis, dit madame de la Roche-Jugan, comme tout cela lui sied, chère enfant... On dirait qu’elle est née sur un trône véritablement... Au reste, vous savez qu’elle descend des rois d’Aragon ?
– Bonne tante ! dit mademoiselle Charlotte en baisant madame de la Roche-Jugan sur le front.
– Vous savez, Louis, que je veux qu’elle m’appelle sa tante maintenant, reprit la comtesse en affectant ce ton plaintif qui lui paraissait être la plus haute expression de la tendresse humaine.
– Ah ! dit Camors.
– Voyons, chère petite, essayez seulement votre couronne devant votre cousin, je vous en prie ?
– Vous me ferez plaisir, ma cousine.
– Mon cousin, dit mademoiselle Charlotte, dont la voix harmonieuse et grave se nuança d’une teinte ironique, vos moindres désirs sont des ordres.
Il y avait parmi les parures qui encombraient le salon une pleine couronne de marquise enchâssée de pierreries et fleuronnée de perles. La jeune fille l’ajusta sur sa tête devant la glace, et, allant se planter debout à deux pas de Camors avec sa majesté tranquille :
– Voilà, dit-elle.
Et, comme il la regardait avec une sorte d’éblouissement, car elle était merveilleusement belle et fière sous cette couronne, elle plongea tout à coup ses yeux dans ceux du jeune homme, et, baissant la voix avec un accent d’une amertume indicible :
– Au moins, je me vends très cher, n’est-ce pas ?
Puis elle lui tourna le dos, se mit à rire et ôta sa couronne.
Après quelques paroles indifférentes, Camors sortit en se disant que cette admirable personne prenait bien la tournure de devenir une personne terrible, mais ne se disant pas qu’il pouvait bien y être pour quelque chose.
Il retourna aussitôt, suivant sa promesse, chez le général, qui continuait à se promener dans ses trois salons, et qui lui cria du plus loin qu’il l’aperçut :
– Eh bien ?
– Eh bien, général... parfait !... tout va bien !
– Bah !... vous l’avez vue ?
– Oui, certainement.
– Et elle vous a dit ?...
– Pas grand-chose ; mais elle paraît être enchantée.
– Sérieusement, vous n’avez rien remarqué ?
– J’ai remarqué qu’elle était fort jolie.
– Parbleu !... Et vous croyez qu’elle m’aime un peu ?
– Assurément... à sa manière... autant qu’elle peut aimer, car c’est un naturel froid.
– Oh ! quant à cela, je m’en console, vous savez... Tout ce que je demande, c’est de ne pas lui être désagréable... Non, n’est-ce pas ?... Eh bien, bravo ! vous me faites un plaisir immense... Maintenant, disposez de vous, mon cher enfant, et à ce soir.
– À ce soir, général.
La cérémonie du contrat n’offrit aucun incident saisissant. Seulement, quand le notaire lut d’une voix modeste la clause par laquelle le général instituait mademoiselle d’Estrelles héritière de tous ses biens, Camors se plut à remarquer la superbe impassibilité de mademoiselle Charlotte, l’exaspération souriante de mesdames Bacquière et Van Cuyp, et le regard amoureux dont madame de la Roche-Jugan embrassa en même temps son fils Sigismond, mademoiselle d’Estrelles et le notaire. – Puis l’œil de la comtesse se porta sur le général avec un air de vif intérêt, et elle parut constater avec plaisir qu’il avait fort mauvaise mine.
Le lendemain, en sortant de l’église Saint-Thomas d’Aquin, la jeune marquise ne fit que changer sa toilette de mariée contre un costume de voyage, et elle partit aussitôt avec son mari pour Campvallon, baignée des larmes de madame de la Roche-Jugan, qui avait les glandes lacrymales excessivement tendres et dociles.
Huit jours plus tard, M. de Camors retourna lui-même à Reuilly. Paris l’avait retrempé, ses nerfs s’étaient raffermis. Il jugeait désormais plus sainement, en homme pratique, son aventure avec madame de Tècle, et il commençait à se féliciter du dénouement qu’elle avait eu. Si elle eût pris un tour différent, sa destinée tout entière eût pu s’y trouver engagée et compromise. Son avenir politique en particulier eût été vraisemblablement perdu ou indéfiniment ajourné, car sa liaison avec madame de Tècle n’eût pas manqué d’éclater un jour ou l’autre et de lui aliéner à jamais les dispositions de M. Des Rameures. Sur ce point, il ne s’abusait pas. Madame de Tècle, en effet, dans le premier entretien qu’il eut avec elle, lui confia que son oncle avait paru soulagé d’un pesant souci quand elle lui avait laissé entrevoir en riant l’idée de marier un jour sa fille à M. de Camors. Camors saisit cette occasion pour rappeler à madame de Tècle que, tout en respectant les projets d’avenir qu’elle lui faisait l’honneur de former, il ne s’engageait nullement à les réaliser, et que la raison et la loyauté lui commandaient de garder à cet égard une indépendance absolue. Elle en convint de nouveau avec sa douceur habituelle, et, dès ce moment, sans cesser de lui marquer la même prédilection affectueuse, elle ne se permit jamais l’ombre d’une allusion au rêve chéri qu’elle caressait. Seulement, sa tendresse pour sa fille parut augmenter encore, et elle se donna aux soins de son éducation avec un redoublement de ferveur qui eût touché le cœur de M. de Camors, si le cœur de M. de Camors n’eût semblé perdre dans son dernier effort de vertu tout ce qui lui restait d’humain.
Son honneur mis à l’abri par ses franches explications avec madame de Tècle, il n’hésita plus à profiter pleinement des bénéfices de la situation. Il se laissa donc servir par madame de Tècle tant qu’elle le voulut, et elle le voulut passionnément. Elle sut persuader peu à peu à son oncle Des Rameures que M. de Camors était destiné par son caractère et ses talents à un grand avenir, qu’il serait un jour un excellent parti pour mademoiselle Marie, qu’il prenait de plus en plus le goût de la province et de l’agriculture, qu’il tournait même à la décentralisation, bref qu’il fallait l’attacher par des liens solides à un pays dont il serait l’honneur. Le général de Campvallon vint sur ces entrefaites présenter la jeune marquise à madame de Tècle : dans un entretien confidentiel avec M. Des Rameures, il démasqua enfin ses batteries. Il allait partir pour l’Italie, où il comptait faire un long séjour ; mais, auparavant, il désirait donner sa démission de membre du Conseil général et du Corps législatif, et recommander Camors à ses braves et fidèles électeurs. M. Des Rameures, gagné à l’avance, promit son concours, et ce concours équivalait au succès. M. de Camors dut cependant faire de sa personne quelques démarches auprès des électeurs les plus influents ; mais sa personne était aussi séduisante qu’elle était redoutable, et il était de ceux qui enlèvent un cœur ou un vote par un sourire. Enfin, pour se mettre tout à fait en règle, il alla s’installer pendant quelques semaines à ***, chef-lieu du département. Il fit sa cour à la femme du préfet, assez pour flatter le fonctionnaire, pas assez pour inquiéter le mari. Le préfet prévint le ministre que la candidature du comte de Camors s’imposait dans le pays avec une autorité irrésistible, que la nuance politique du jeune comte paraissait indécise et même un peu suspecte, mais que l’administration, n’espérant pas le combattre avec succès, jugeait spirituel de le soutenir. Le ministre, qui n’avait pas moins d’esprit que le préfet, fut de son avis. En vertu de toutes ces circonstances, M. de Camors, vers la fin de sa vingt-huitième année, fut nommé à peu de jours de distance membre du Conseil général et député au Corps législatif.
– Vous l’avez voulu, ma nièce, dit M. Des Rameures en apprenant ce double résultat, vous l’avez voulu ! et j’ai soutenu ce jeune Parisien de tout mon crédit ; mais j’ai beau faire, il n’a pas ma confiance !... Puissions-nous, ma chère Élise, ne jamais regretter notre triomphe !... Puissions-nous ne jamais dire avec le poète : Numinibus vota exaudita malignis !... Des dieux ennemis ont exaucé nos vœux !...