XXIX – OLAJAÏ SE REPENT ENCORE D’AVOIR TROP PARLÉ ET SE VENGE EN PARLANT DAVANTAGE
Les cimes des pins commençaient à sortir de la nuit comme de longs fantômes blêmes et l’horizon se barrait à l’orient d’une ligne verdâtre, sinistre, quand le petit pâtre que Rouletabille avait envoyé en observation accourut à l’auberge.
Il avait assisté de loin, accroché comme un écureuil à la branche d’un arbre, au supplice du bohémien, spectacle qui l’avait prodigieusement intéressé. C’était un brave petit cœur, tout près de la nature, bon pour les animaux qu’il chérissait comme s’ils étaient de sa famille, mais curieux comme ont l’est à cet âge.
Il ne s’était arraché à cette distraction exceptionnelle que lorsqu’un mouvement général de la bande, la précipitation avec laquelle on attelait les haridelles l’avaient averti que les cigains se disposaient à quitter New-Wachter et ses environs. Il craignit que la récompense promise ne lui échappât et il courut d’une traite à l’auberge.
Il n’était pas plus de trois heures et demie du matin… À cette époque de l’année, les nuits sont courtes… La porte de l’auberge était entrouverte et dans la cour il trouva Rouletabille en train de faire un prix à maître Otto pour pouvoir disposer pendant vingt-quatre heures des deux courageuses carnes qui depuis quinze ans lui servaient de bêtes à tout faire. Otto prétendait en avoir besoin ce jour-là et ne pouvoir les céder pour rien. Rouletabille proposa une somme qui mit tout le monde d’accord et sans plus attendre il sauta en selle.
Il avait fait appeler Hubert, qui procédait dans sa chambre à des soins de toilette. Quand celui-ci parut et qu’il vit la bête qui lui était destinée, il fit une curieuse grimace.
« Nous n’avons pas le choix ! lui jeta Rouletabille. En route ! Les bohémiens déguerpissent déjà !… »
Le reporter avait absolument voulu des chevaux parce qu’il se jugeait encore trop peu ingambe pour se risquer à pied dans une pareille aventure, et puis il ne tenait pas non plus à ce que Hubert s’aperçût trop de son état d’infériorité.
Le petit pâtre trottait devant eux… Quand il fut à l’orée de la forêt, l’enfant indiqua d’un geste le chemin à suivre pour arriver par le plus court au campement des bohémiens, puis il réclama son dû et partit comme un lièvre…
Quelques minutes plus tard, les deux cavaliers étaient arrêtés par des plaintes, des gémissements sourds…
Ils mirent pied à terre, attachèrent leurs bêtes et avancèrent sous bois, avec force précautions… Ainsi arrivèrent-ils sur les lieux du campement… les roulottes avaient déjà disparu, mais les cendres des feux étaient encore chaudes… Il n’y avait là âme qui vive… Cependant les plaintes qui, un moment, s’étaient tues, avaient repris de plus belle…
Rouletabille fit quelques pas dans un fourré, écarta des branches et appela Hubert… À eux deux, ils sortirent de là une pauvre créature qui perdait son sang par plusieurs blessures et qui était incapable de se soutenir…
Rouletabille poussa un cri : « Olajaï !… »
Et c’était un cri d’horreur, car il venait de découvrir l’état effroyable dans lequel on lui avait mis les pieds…
L’autre avait ouvert les yeux… Il reconnut son maître, lui adressa un triste sourire et entrouvrit les lèvres comme pour demander à boire… Rouletabille lui mit sa gourde entre les dents et le fit boire, tandis qu’Hubert lui soulevait la tête… Un ruisseau coulait près de là… Rouletabille envoya Hubert y tremper un linge et, soutenant à son tour le bohémien, il lui dit :
« C’est à cause de moi qu’ils t’ont frappé ?… »
L’autre fit un signe de la tête…
Hubert revenait rapidement…
« Méfiez-vous ! souffla le cigain. Un jour, ils vous en feront autant !… Retournez là-bas !… Paris !
– Et Mlle de Lavardens ? » interrogea anxieusement le reporter.
L’autre secoua la tête…
« C’est la petite reine !… Ils ne la rendront jamais ! »
À ce moment Hubert s’agenouillait près du blessé et s’apprêtait à lui laver ses blessures… Il entendit les derniers mots prononcés par le cigain et il tressaillit… Rouletabille s’aperçut de l’émoi d’Hubert…
« Écoute Olajaï ! fit-il, ne désespère pas ! Nous pourrons peut-être encore te sauver !… Nous allons t’envoyer immédiatement du secours, mais mon ami et moi il faut que nous rejoignions tout de suite les roulottes… Elles ont suivi cette route, n’est-ce pas ?… »
Olajaï se souleva dans un effort suprême… Le feu de la vengeance brûlait dans ses derniers regards :
« Ils l’ont emportée d’un autre côté !…
– Qui, ils ?… Andréa ?… Callista ?…
– … et Zina !… Mais je puis vous dire… je puis vous dire… où… ils doivent tous… se rencontrer… »
… Un moment il referma les yeux comme s’il allait expirer…
« Olajaï ! Olajaï !… s’écria Rouletabille… où ?… où doivent-ils se rencontrer ? »
Le blessé laissa passer un nom, dans un souffle qui ressemblait déjà à un râle…
« Temesvar-Pesth !…
– Partons ! cria Rouletabille à Hubert, Temesvar est trop près de Sever-Turn ! Et si Odette pénètre dans Sever-Turn, elle n’en sortira jamais… ! »
À la grande stupéfaction du reporter, Hubert lui répondit :
« Allez toujours, je vous rejoindrai, je ne peux laisser ici ce pauvre homme !…
– Adieu, Olajaï ! » dit Rouletabille en jetant à Hubert un regard plein de méfiance et de menace.
Et il disparut sous bois.
Il jugeait le bohémien perdu, et au surplus, il n’était pas venu si loin pour sauver Olajaï, bien que celui-ci l’eût toujours fidèlement servi. Avant tout, il importait de ne pas perdre la piste d’Odette !… Le malheureux Olajaï était le premier sacrifié !… Il y aurait d’autres victimes… N’était-il pas lui-même désigné ?… Cette entreprise s’annonçait redoutable et cruelle… Il fallait se faire un cœur d’airain…
Resté auprès du bohémien, et sûr de ne pas être dérangé par Rouletabille, Hubert continua âprement de l’interroger. Dans la gourde de Rouletabille, il y avait de l’eau… dans celle d’Hubert, il y avait du feu… un alcool qui ranima singulièrement le supplicié !… Celui-ci ne pensait encore qu’à son maître… « Il a été si bon pour moi !… une fois, il y a des années, il m’a sauvé la vie… je lui donne la mienne !… mais qu’il prenne garde !… Je l’ai déjà averti en Camargue… Et j’ai averti aussi la Pieuvre quand elle est venue…
– Qui est-ce, la Pieuvre ? interrogea Hubert…
– Ah ! Vous ne savez pas ? Une amie de mon maître et de Callista !… Elle est venue aux Saintes-Maries… Elle voulait voir Callista… Je l’ai conduite partout où on avait vu Callista… Mais la Pieuvre m’avait promis en retour, d’emmener Rouletabille… loin d’Odette… loin d’Odette !… Ah ! si j’avais su, quand elle est venue à la maison… là-bas !… à Paris !…
– Qui ?…
– Odette !… Ils sont tous fous de cette Odette… Ah ! ça leur portera malheur !…
– Odette est allée à Paris ?…
– Oui !…
– Chez Rouletabille ?…
– Oui !…
– Il y a longtemps ?…
– Non !… Vous êtes son ami, à lui !… Voyez-vous !… il faut qu’il l’oublie… C’est la reine annoncée par les Écritures !…
– Mais elle n’a pas le signe sur l’épaule ! fit entendre Hubert en dévorant le bohémien du regard.
– Si, fit l’autre… elle a le signe sur l’épaule… le signe de la couronne !… »
Et il se souleva pour regarder Hubert, à son tour…
« C’est à cause d’elle que je meurs !… J’en ai trop dit !…
– Mais Mlle de Lavardens n’est pas une cigaine, protesta encore Hubert haletant…
– C’est une cigaine de pure race ; j’ai connu sa raya, sa mère, sa vraie mère… M. de Lavardens a vécu à Sever-Turn… Là, il s’est marié, à notre mode !… La raya est morte en mettant au monde une enfant qui a été nourrie par Zina !… Zina vous dira tout !… Zina sait tout !… Le père s’est enfui avec l’enfant, comme c’était écrit… Cette enfant, c’était Odette !… »
Hubert se redressa d’un bond et se mit, à courir du côté de l’auberge, laissant le pauvre Olajaï agoniser tout seul… Heureusement pour lui, une charrette passait !…