VINGTIÈME CHAPITRE – L’ÉCHAFAUD.
Beaurevers devait être exécuté à neuf heures du matin. La veille, vers dix heures du soir, Nostradamus se présenta au Louvre.
– On ne passe pas ! lui dit l’officier de garde.
– Pas même moi ? demanda Nostradamus.
– Surtout vous, messire. La reine a donné des ordres.
– Il faut que je la voie… Il y va de son intérêt…
– La reine prie. Éloignez-vous, ou je vous fais arrêter.
Nostradamus jeta un coup d’œil désespéré sur les cours encombrées de soldats, d’officiers, de gentilshommes.
Des forces imposantes avaient été en hâte rassemblées au Louvre – pour rendre à la dépouille du roi les honneurs funèbres, disait-on – en réalité pour mettre le château à l’abri d’un coup de main très possible de la part des Guise.
Dans la chambre funéraire, Henri II reposait sur un lit de parade. Dans une salle voisine, l’archevêque de Paris récitait les prières des morts. Autour du lit, douze gentilshommes montaient la garde.
On ne voyait pas Catherine. On la disait en prières.
La vérité, là encore, était ignorée. Avec une prodigieuse activité, Catherine organisait cette véritable régence, qui allait commencer sous le nom de règne de François II. Dans ces vêtements de deuil qu’elle ne devait jamais quitter, elle était entourée d’une douzaine de conseillers, dont le cardinal de Lorraine et le duc de Guise avaient été soigneusement exclus. Le connétable de Montmorency avait mis son épée au service du nouveau roi, c’est-à-dire de Catherine. Quant au maréchal de Saint-André, il avait disparu…
À cette conférence assistait, pour la forme, le jeune roi François II. Sa mère, de temps à autre, passant dans sa chambre, saisissait dans ses bras son fils Henri, qu’elle embrassait avec passion et à qui elle murmurait :
– Tu seras roi !… Toutes les prédictions de Nostradamus se réalisent. Pourquoi celle-ci ne se réaliserait-elle pas ?…
Puis elle disait à quatre hommes assemblés là.
– Vous avez juré de ne pas le quitter une minute…
– Nous avons juré sur notre âme, bien mieux : sur saint Pancrace ! Ne craignez rien, nous veillons !
– Vous tueriez tout ce qui voudrait approcher de mon fils…
– Eh ! vivadiou ! répondait l’un des quatre, celui qui franchira cette porte est mort d’avance, té !…
– Vous avez juré de mourir pour mon fils s’il le faut…
– On mourra, per Dio santo, on mourra, madame !
– Ya ! faisait le quatrième en roulant des yeux terribles.
La reine, alors, rassurée, s’en allait reprendre sa conférence. Tous quatre avaient une mine lugubre et, parfois, Strapafar traduisait leurs sentiments en murmurant :
– Lou pauvre pigeoun !…
Nostradamus n’insista pas pour entrer au Louvre. Pourtant, il voulait voir la reine. Il savait pourtant que rien n’ébranlerait Catherine de Médicis. Le Royal de Beaurevers savait que le jeune prince Henri n’était pas un fils légitime du feu roi. Cela condamnait le jeune homme.
Ainsi, donc, Nostradamus n’aurait retrouvé femme et fils que pour les perdre ensemble. Son cœur saignait. Il avait essayé d’entreprendre quelque suggestion à distance sur la reine. Mais sans forces, il avait pleuré des larmes impuissantes…
Et c’est alors qu’il s’était rendu au Louvre pour menacer, supplier, réussir peut-être de près ce qu’il n’avait pu réussir à distance… Catherine de Médicis, en donnant l’ordre de ne pas laisser entrer le devin au Louvre, avait déjoué cette tentative, sans le vouloir, d’ailleurs. Car elle n’obéissait qu’à une pensée superstitieuse qui lui conseillait de ne pas laisser en ce moment Nostradamus approcher de son fils Henri.
Un instant, Nostradamus songea à en finir, à se tuer là…
Puis, secouant la tête :
– Il sera temps de me tuer quand j’aurai vu mourir mon fils !…
Son fils !… Cette pensée dominait tout, même cet immense amour qui se réveillait dans son cœur, décuplé par l’amour même de Marie !… Et, pour elle aussi, tout se résumait en ce mot : Sauver son fils !
Il n’y avait plus que douze heures pour arriver au moment où Le Royal devait être exécuté. L’officier, avec étonnement, le vit pleurer…
– C’est fini ! râla Nostradamus.
Et il allait s’en aller. À ce moment, une pensée soudaine traversa son esprit… Il saisit ses tablettes et écrivit :
« Madame, j’ai vainement essayé de parvenir jusqu’à vous. Voici ce que je voulais vous dire : il est indispensable que vous assistiez à l’exécution de demain matin. J’y assisterai aussi. Il y va du bonheur de votre fils…
« NOSTRADAMUS. »
Nostradamus n’avait écrit ces lignes que pour s’assurer la possibilité d’approcher de Catherine. Mais lorsqu’il eut écrit, il répéta machinalement les derniers mots : il y va du bonheur de votre fils…
– Son fils ! murmura-t-il… Oh ! quelle pensée me vient là !… Djinno ! Est-ce toi… qui me l’envoies ?
Il remit le billet à l’officier, et lui dit :
– Si vous tenez à votre tête, que ceci parvienne à Sa Majesté…
– La reine aura votre dépêche dans deux minutes.
Nostradamus regagna la rue de la Tisseranderie. Il appela :
– Myrta !…
Une heure plus tard à la suite d’un long entretien avec Nostradamus, Myrta sortit du logis…
En cette même nuit, une scène terrible se déroulait en l’hôtel de la grande-prévôté.
Vers onze heures du soir, Roncherolles était monté jusqu’à l’appartement de sa fille, comme il faisait tous les soirs depuis que Florise, ramenée à Paris par Beaurevers, était venue le retrouver. Quatre hommes armés veillaient nuit et jour à la porte de cet appartement. Dans l’appartement, c’étaient quatre femmes qui ne perdaient pas de vue un seul instant la jeune fille. Les fenêtres étaient condamnées. Les portes étaient fermées…
– Mon père ! Il est prisonnier ! Il faut le sauver !…
Tels avaient été les premiers mots de Florise, lorsque, partie de la rue de la Tisseranderie, elle était accourue à la grande-prévôté. La joie de Roncherolles en voyant entrer sa fille, était tombée du coup.
– Sauver qui ? gronda-t-il, le cœur serré de soupçons.
– Celui qui, une fois encore, vient de me sauver moi-même : Le Royal de Beaurevers.
Florise, à travers ses sanglots, raconta ce qui s’était passé à Pierrefonds…
Le grand-prévôt écouta en silence le récit fiévreux. Quand Florise eut terminé, il lui dit froidement :
– Il sera condamné. La reine seule peut faire grâce…
– J’irai la trouver, je me mettrai à ses pieds, je…
– Vous ne sortirez pas d’ici ! Et d’ailleurs, si la reine faisait grâce à cet homme, je le poignarderais de mes mains.
Florise s’évanouit. Roncherolles résista. Il ne saisit pas sa fille pour la consoler, comme il en éprouvait l’envie mais il s’en alla en se disant :
– Il faut tenir bon. Oui, au risque de la rendre malheureuse pour quelque temps, il faut que je la sauve d’elle-même…
Deux ou trois jours s’écoulèrent. Et alors Roncherolles en arriva à se dire : Au risque de la tuer !…
En effet, l’attitude de Florise ne changeait pas. Seulement, elle ne priait plus Roncherolles de sauver Beaurevers, elle le suppliait seulement de la laisser sortir. Son amour, maintenant, elle le proclamait en verbes d’éclatante passion.
– Un truand ! grinçait Roncherolles. Vous aimez un truand !
– Le plus généreux des gentilshommes !… répondit Florise.
Un travail, cependant se faisait dans son esprit. L’amour filial qui était en elle s’émiettait, s’évanouissait… Roncherolles n’était plus son père : ce n’était plus qu’un ennemi. Une nuit, le grand-prévôt entra chez elle en disant :
– Il est condamné. Après-demain, il aura la tête tranchée.
Florise ne pleura pas. Seulement, elle devint blanche et prononça :
– On l’assassine. C’est vous l’assassin. Vous me faites horreur !
Il sortit, chancelant. Mais sa haine contre Beaurevers se décupla. Ce fut une sorte de rage qui s’empara de lui… Et le jour qui précéda l’exécution, le grand-prévôt se disait :
– Que ma fille meure ! Et moi-même, alors, je disparaîtrai !
C’est dans cet état d’esprit confinant à la folie que Roncherolles, en cette nuit, rendit la dernière visite à sa fille.
Il entra chez Florise comme onze heures venaient de sonner. Des quatre surveillantes, deux veillaient dans la chambre de la jeune fille. Roncherolles trouva Florise plus calme que les jours précédents. Il l’examina et comprit que cet apaisement funèbre venait de quelque résolution mortelle. Elle dit :
– C’est pour demain ?…
– Dix heures encore, dit-il, et la tête du truand tombera.
– En dix heures, fit-elle, vous pouvez réparer le crime.
– Le crime ! tonna Roncherolles. Quel crime !
– Le vôtre !… En dix heures, vous pouvez sauver votre victime. Si vous le sauvez, vous me sauvez aussi. Nous partirons tous les trois, lui, vous et moi, loin de Paris, et je vous ferai une existence de bonheur…
– Il entendra la messe à Saint-Germain-l’Auxerrois, reprit Roncherolles, livide. Puis il sera décapité. Si j’étais le maître je le pendrais. La reine le ménage… Pourquoi ?
Florise frissonna, et, lentement, sans colère :
– Au moment de mourir, entendez-vous, je vous maudis. Lorsque vous songerez à moi, c’est cette malédiction de mourante, tuée par vous, que vous entendrez…
Elle alla appuyer son front aux vitres de la fenêtre.
– Si je pouvais le revoir une fois encore ! murmura-t-elle.
De ses yeux sanglants, Roncherolles la considérait. Il s’avança de quelques pas… Florise se retourna et le vit le poignard à la main. Elle poussa un cri de joie affreuse :
– Frappez ! Épargnez-moi l’horreur de ces dernières heures !
Roncherolles jeta son poignard. Sa pensée s’effondra.
– Te tuer ! Non ! Je te chasse !… Va mourir avec le truand !… Hors d’ici, ribaude !…
Il ouvrait les portes toutes grandes. Ses gardes, ses officiers, assistèrent avec stupeur à ce spectacle du grand-prévôt descendant les escaliers en hurlant :
– Hors d’ici l’amante du truand ! Hors d’ici la ribaude !…
Florise descendait… Le grand portail fut ouvert… Florise le franchit…
Roncherolles s’affaissa, les poings tendus.
III – SAINT-GERMAIN-L’AUXERROIS
Lorsque Roncherolles revint à lui, il se retrouva couché dans son lit. Le grand-prévôt reconnut près de lui deux médecins de la cour. On l’avait saigné. Puis il vit que l’horloge marquait six heures.
Tout tournait dans sa tête. Ses pensées se heurtaient.
– Où est-elle ? Six heures ! Il faut que j’arrive à temps !… Il se jeta hors du lit et commença à s’habiller.
– Mon cheval ! Vingt hommes d’escorte !
Dix minutes plus tard, il se mettait en route. Les gens qui le voyaient passer suivi de ses gens d’armes disaient :
– Voici M. le grand-prévôt qui s’en va à l’exécution.
C’est en effet vers la place de Grève que se dirigeait Roncherolles. Il y parvint rapidement. La place était déjà noire de monde. Deux compagnies d’arquebusiers et une compagnie d’archers attendaient des ordres. Roncherolles divisa les arquebusiers en quatre sections, dont chacune s’avança, refoulant la foule docile. Le grand-prévôt obtint ainsi un grand espace vide au milieu duquel se dressait l’échafaud qui dominait la place. Le billot était visible de toutes parts. Puis le grand prévôt échelonna les archers depuis la place jusqu’à Saint-Germain-l’Auxerrois en une double haie par où devait arriver le condamné. Il paraissait très calme… Et alors, il entra dans l’église pour attendre.
Quelques minutes avant neuf heures, il y eut un mouvement dans la foule. Une litière fermée, précédée et suivie de cavaliers, venait de s’arrêter. Une femme en descendit et disparut dans la maison des échevins. Nul ne put la reconnaître sous ses voiles. C’était Catherine de Médicis…
Elle fut introduite dans une pièce qui donnait sur la place. La fenêtre fut ouverte. Elle s’assit de manière qu’elle pût tout voir sans être vue du dehors. Alors elle murmura :
– Pourquoi est-il nécessaire que j’assiste à cette exécution ? Pourquoi y va-t-il du bonheur de mon fils ?…
À ce moment, un Huissier entra et dit à la reine :
– Messire de Nostredame est là qui demande audience.
Il était environ sept heures lorsque Roncherolles pénétra dans Saint-Germain-l’Auxerrois, vide, obscure.
– Je n’ai plus de fille, soupirait le grand-prévôt.
Dans cette seconde, ses yeux se fixèrent avec une expression d’indicible haine sur un homme qui lentement se dirigeait vers lui…
– Le mage ! grinça-t-il. Le sorcier ! Le démon !
Nostradamus s’arrêta près de lui. Les deux hommes se regardèrent, aussi blancs l’un que l’autre.
– Que viens-tu faire ici ? râla Roncherolles. Tu viens me voir souffrir ? Prends garde ! La reine te protège… mais moi, ce matin, je ne connais ni roi ni reine, prends garde !
– Me reconnaissez-vous ? demanda Nostradamus.
– Si je te reconnais ? écuma Roncherolles… Misérable, n’est-ce pas toi qui as mis dans mon esprit une terreur qui me paralyse ? N’est-ce pas toi qui m’as arraché ma fille et qui es venu dans mon cachot insulter à ma douleur ? Oh ! c’est sans doute encore par ta science que m’est apparu, à moi et à Saint-André, le spectre de Marie de Croixmart et que le nom de Renaud a retenti dans ma tête !…
– Je viens en leur nom, dit Nostradamus d’une voix tremblante. Roncherolles, c’est Renaud qui te parle.
– Démon ! sanglota Roncherolles. Ces paroles affreuses, tu me les as dites dans mon cachot ! Oui ! je l’ai deviné du premier jour où je t’ai vu, tu viens au nom de Renaud !… Eh bien ! parle ! que m’apportes-tu ?…
– Le pardon ! dit Nostradamus.
– Le pardon ? Tu dis que Marie de Croixmart me pardonne ? Tu dis que Renaud me pardonne ?
– Oui ! Et j’ai le droit de le dire, puisque je suis Renaud !…
– Tu es Renaud ? gronda Roncherolles en reculant.
– Oui ! Comment j’ai survécu, peu importe ! Écoute. Tu as brisé ma vie et celle d’une pauvre femme. Tu nous as condamnés à la douleur, au doute, au désespoir, à la haine. Veux-tu tout réparer d’un seul coup ?
– Ah ! tu es Renaud ? bégaya Roncherolles dans un rire.
– Écoute ! Je viens en suppliant. Tu as une fille. Et moi j’ai un fils… et ce fils… ce fils aime ta fille !…
– Ah ! rugit Roncherolles avec un formidable espoir. Tu as un fils ? Un fils de Marie de Croixmart, dis ? Et ton fils aime ma fille, tu dis cela ?…
– Oui, râla Nostradamus.
– Et tu adores ce fils ? Il est toute ta vie, dis ?
– Sauve-le ! murmura ardemment Nostradamus. Et ma reconnaissance, Roncherolles, sera de l’adoration… Seul, tu peux le sauver… Car ce fils, prisonnier, tout près de la mort, c’est…
– C’est Le Royal de Beaurevers !
– Oui !…
Le grand-prévôt leva les deux poings vers l’autel et rugit :
– Je comprends la haine de mon cœur contre le truand. Je voulais te tuer ! Fou que j’étais ! J’allais te délivrer de la douleur ! Oh ! non, Vis le plus longtemps possible avec cette pensée que Roncherolles pouvait assurer la fuite de ton fils, et que Roncherolles l’a conduit à l’échafaud ! Ah ! tu vas voir comme je vais sauver le sacripant !…
Devant cette explosion de haine, Nostradamus tira son poignard et il allait frapper… Son bras s’immobilisa, ses yeux se fixèrent sur la porte qui s’ouvrait toute grande et il râla :
– Mon fils !…
– Ma fille ! gronda Roncherolles.
Au dehors, une sourde rumeur. À l’intérieur, un cliquetis d’armes, et presque aussitôt des chants funèbres… Le cortège du condamné marchait vers l’autel. C’étaient des moines, la tête couverte de la cagoule, le cierge à la main. C’étaient des hallebardiers. Le glas tintait… Au milieu des moines et des hallebardiers marchait le condamné…
C’est cela que Nostradamus regardait…
Le Royal de Beaurevers avait les mains attachées par devant, les deux poignets croisés l’un sur l’autre. Mais ses pieds étaient libres. Il était nu-tête, moulé dans un justaucorps de soie noire. Il marchait d’un pas ferme, la tête penchée sur sa gauche. Il ne voyait rien – rien qu’un être ! Il n’entendait rien – rien qu’une voix ! Des cris étouffés d’admiration et de pitié s’élevaient sur son passage. Il ne regardait rien – rien qu’un être. Et cet être marchait près de lui… Florise ! Comment ? Par quelle permission arrachée à la miséricorde ou peut-être à la cruauté de la reine ?… Elle marchait près du condamné et elle lui parlait, elle souriait. Parfois, elle se penchait, et lui baisait pieusement les mains.
Roncherolles regardait. Ils s’avançaient vers l’autel comme deux fiancés qui vont se jurer une éternité d’amour.
– Pourquoi vouloir mourir ? grondait Beaurevers…
Il disait cela d’une voix raisonnable. Et elle répondait :
– Lorsque la hache touchera ton cou, cette dague atteindra mon cœur. Ne t’ai-je pas juré que je mourrais si tu mourais ?
– Gardes ! rugit Roncherolles, écartez cette fille !
– La reine l’a voulu ainsi, dit l’officier de hallebardiers. Roncherolles s’approcha de sa fille…
– Va-t’en ! gronda Roncherolles.
Le grand-prévôt dégaina sa dague. À ce moment retentit la clochette. Le prêtre levait haut l’ostensoir. Dans le silence, on entendit Roncherolles qui répétait :
– Va-t-en !…
Dans ce même silence, on entendit Florise qui disait :
– Moi, Florise demoiselle de Roncherolles, devant mon père, devant les hommes qui m’écoutent, devant Dieu qui m’assiste, je déclare prendre pour époux dans la mort Le Royal de Beaurevers ici présent…
Roncherolles leva le bras. Ses yeux jetèrent un éclair de folie. Puis, il se frappa en pleine poitrine et s’affaissa.
Des hommes l’emportèrent hors de l’église tandis qu’il criait :
– Renaud ! Renaud ! Es-tu content ?…
Et il expira…
Florise avait-elle vu ce drame ? C’est peu probable, Nostradamus, lui, avait vu tomber Roncherolles. Le vague espoir qui l’avait soutenu jusque-là, s’effondra alors. Hagard, il courut à la place de Grève, bondit dans la maison des échevins, et parvint jusqu’à Catherine de Médicis…
La messe du condamné était terminée. Le cortège sortit de l’église. Devant le condamné marchait maintenant un homme qui avait attendu à la porte de l’église… Il portait sur l’épaule une lourde hache au tranchant affilé…
Ni Beaurevers ni Florise ne le voyaient. Ils se répétaient :
– Je t’aime…
Le cortège, passant entre la double haie d’archers s’arrêta au pied de l’échafaud. L’officier des hallebardiers dit à Florise :
– Mademoiselle, vous ne pouvez aller plus loin…
Elle ne répondit pas. Elle jeta ses deux bras au cou de Beaurevers… Alors, des cris montèrent. Il y eut des sanglots… on cria :
– Grâce ! Grâce pour le condamné !…
Ils étaient si beaux, si touchants !… Florise murmura :
– Adieu, mon époux bien-aimé, je t’aime !…
– Je t’aime ! râla Le Royal de Beaurevers.
Ils fermèrent les yeux… leurs lèvres s’unirent en un ineffable baiser… leur premier baiser !…
Le condamné monta sur la plate-forme. Il mit un genou sur le plancher et posa son cou sur le billot, les yeux tournés vers Florise… il souriait !… Il cria :
– Je t’aime !
– Je t’aime ! répondit Florise, son poignard à la main. Et elle souriait.
– Grâce ! Grâce ! gronda la foule dans un sanglot…
Le bourreau tenait son regard fixé sur une fenêtre de la maison des échevins… Soudain, à cette fenêtre, une forme noire se montra… Catherine de Médicis !… Elle fit un signe – le signe de mort !… La hache levée jeta dans les airs un éclair.
IV – LES GARDES DU JEUNE HENRI
Myrta, la veille de cette matinée, avait quitté la maison de la rue de la Tisseranderie, chargée d’une mystérieuse mission par Nostradamus. À ce moment, il était environ minuit. Myrta allait jouer la dernière carte de Nostradamus. Myrta allait au Louvre !…
On n’a pas oublié que le jour du tournoi, Myrta s’était rencontrée avec Bouracan, Strapafar, Trinquemaille et Corpodibale, gentilshommes de la reine, et que les quatre compères lui avaient dit :
– Il y a pour nous au Louvre un mot d’ordre spécial. Quand tu voudras nous voir, tu n’auras qu’à dire : « Pierrefonds ! »
Voilà ce que Myrta avait raconté à Nostradamus, qui, ne pouvant entrer au Louvre, avait pensé à y faire entrer Myrta.
Cette nuit-là, la reine étant en conférence, avait, comme on a vu, chargé nos braves de veiller sur son fils Henri. Catherine redoutait, elle ne savait quelle tentative dirigée contre le fils de son cœur. Les quatre malandrins se trouvaient donc dans la propre chambre de la reine où, pendant cette période, Henri couchait. Ils se considéraient avec des mines de désolation… Ils pensaient à lui… Ils parlaient de lui… de sa condamnation à mort.
– Messieurs, dit un officier en entr’ouvrant la porte, il y a là pour vous un émissaire de la reine !
– Un émissaire ! Qu’il entre !…
L’officier s’effaça. Une femme entra et laissa tomber sa capuche.
– Myrta ! s’écrièrent-ils stupéfaits, l’âme ravie.
D’un mot, elle leur imposa silence. D’un regard, elle vit le jeune prince qui dormait dans le lit de la reine. Elle les rassembla autour d’elle, et :
– Voulez-vous le sauver ?
Il n’était pas besoin de le désigner plus clairement. Ils ne répondirent pas. Leurs yeux, leurs attitudes rugissaient que s’il fallait quatre vies pour sauver la sienne, c’était chose faite. Alors, elle expliqua qu’il s’agissait de saisir le petit prince Henri, le sortir du Louvre avant neuf heures du matin, le conduire dans la maison de la rue de la Tisseranderie qu’elle leur dépeignit.
– Ce sera fait ! dit Trinquemaille.
– Nous tuerons la reine, s’il le faut ! dit Strapafar. Myrta les quitta en répétant :
– Avant neuf heures !…
Demeurés seuls, ils se regardèrent, flamboyants. À ce moment, la porte s’ouvrit… la reine parut.
– Vous pouvez vous retirer dans votre appartement, dit-elle.
Ils demeurèrent écrasés, foudroyés… Jamais Catherine ne fut si près de la mort. L’entrée de plusieurs demoiselles d’honneur la sauva : les quatre se retirèrent, la mort dans l’âme…
La nuit qu’ils passèrent fut terrible. Le matin arriva. Six heures sonnèrent. Sept heures ! Huit heures !… Ils bouillaient. Lorsque Catherine entra dans leur dortoir, et, les trouvant tout harnachés, eut un geste de satisfaction.
– Je vais m’absenter du Louvre pour une heure, dit-elle. Veillez, en mon absence, plus que jamais !…
Elle les conduisit auprès du petit prince Henri, et s’en alla.
Cette nuit terrible, Myrta la passa devant la porte du Louvre par où ils devaient sortir. Vers le matin, Myrta comprit que tout était perdu, puisque les quatre n’étaient pas encore sortis du Louvre… Elle mordait furieusement une écharpe rouge qu’elle portait autour du cou.
En la lui remettant, Nostradamus lui avait dit :
– Cette écharpe agitée signifiera que l’entreprise a réussi.
Puis vint l’affreux moment où Myrta entendit au loin les rumeurs de la foule autour de l’échafaud… où elle entendit le glas !… Elle songeait :
– Il est à l’église… Voici la messe finie… Il se met en marche… en marche vers la mort !…
Elle ferma les yeux… Dans ce moment, une voix prononça :
– Va bien, ma fille, nous tenons lou petit pigeoun, vé !
Délirante, elle regarda… et elle vit Trinquemaille, Strapafar, Corpodibale qui se hâtaient !… Et en avant d’eux, Bouracan portant sur ses vastes épaules un sac…
Myrta eut un hurlement ; elle arracha l’écharpe de son cou ; elle se rua vers la place de Grève, agitant l’écharpe rouge…
V – LA PREMIÈRE SIGNATURE ROYALE DE FRANÇOIS II
Il faut nous reporter au moment où Catherine, assise près de la fenêtre dans l’hôtel des Échevins, donna l’ordre d’introduire messire de Notredame, qui demandait audience.
– Je vais donc savoir, songea-t-elle, pourquoi il y va du bonheur de mon cher Henri que j’assiste à cette exécution…
Elle se retourna et vit Nostradamus. Il s’était placé de façon à tout voir, lui aussi, l’échafaud, la foule, la place.
– Madame, dit Nostradamus, je sors de l’église. M. de Roncherolles s’est tué d’un coup de poignard.
– Ah ! fit Catherine. Et pourquoi s’est-il tué ? Le savez-vous ?
– Oui. Parce que sa fille Florise aimait celui qui va être exécuté, parce qu’elle s’est promise à lui dans la mort.
– Florise ? Cette petite qui est venue cette nuit me supplier de lui accorder le droit de mourir près de lui ?
– Oui, madame.
– Florise ? Celle pour qui mon époux devait me répudier ? Que vous avez conduite à Pierrefonds ? Qui était en somme ma plus redoutable rivale ?
– Oui, madame.
– Elle adore ce truand… ils sont dignes l’un de l’autre. Eh bien ! qu’ils s’épousent dans la mort !
– Madame, dit Nostradamus, je suis venu vous demander de laisser ces enfants s’épouser non dans la mort, mais dans la vie. Vous me devez beaucoup. Je mets ma science et ma vie à vos ordres. En revanche, je vous demande la vie du condamné…
– Pourquoi vous intéressez-vous à lui ?
– C’est mon fils…
Catherine secoua violemment la tête.
Nostradamus vit ce geste, et comprit que la résolution de Catherine était irrévocable. Il comprit qu’elle ne tuait pas seulement en Beaurevers le détenteur d’un redoutable secret, mais encore le fiancé de Florise !
Nostradamus rassembla ses forces éparses. Il chercha en lui ce fluide magnétique que, si souvent, il avait employé… Et, il sentit que fluide, volonté magnétique, puissance de suggestion, tout lui échappait…
Le cortège funèbre venait d’apparaître sur la place !…
– Les voici ! dit Catherine dans un cri de haine.
Nostradamus regardait de toute son âme, non pas le condamné, mais là-bas, par delà la foule…
– Tentons le dernier effort, dit-il à haute voix. Madame, ayez pitié. Sauvez mon fils…
Catherine haussa les épaules.
– Vous ne voulez pas ?… Eh bien ! soit !
Une transformation instantanée s’opéra dans son attitude.
– Que se passe-t-il donc en lui ? songea la reine stupéfaite.
Par un prodigieux effort, Nostradamus en arrivait à prendre le masque du calme. Et ses yeux souriaient !…
– Je voulais, dit-il, m’éviter une opération difficile. Je l’accomplirai. Qu’on tue mon fils : Je le ressusciterai !…
Catherine se dressa, l’âme soudain noyée d’épouvante :
– Ainsi, c’est vrai ? Vous pouvez ressusciter les morts ?…
– Ne vous l’ai-je pas dit ? Je ferai l’opération devant vous !…
– Oui ! fit Catherine, vous me l’avez dit… et je vous ai cru… Mais vous m’avez dit aussi qu’il vous fallait pour cela le sang d’un jeune enfant… de race, pure… d’un enfant de l’amour…
À ce moment, le condamné montait sur l’échafaud.
– C’est vrai ! dit Nostradamus.
Le Royal de Beaurevers se plaçait devant le billot…
– Vous m’avez dit que vous n’oseriez égorger l’enfant…
– C’est vrai ! dit Nostradamus.
L’exécuteur regardait fixement la fenêtre.
– Je veux en faire l’épreuve ! gronda Catherine.
Elle fit au bourreau le signe fatal !… En cet instant, Nostradamus parut flamboyer. Là-bas, au bout de la place, Nostradamus venait de voir l’écharpe rouge qui s’agitait !… Il saisit la main de la reine, et, dans un suprême effort :
– J’oserai égorger pour ressusciter mon fils. J’ai l’enfant. C’est votre fils, madame ! vôtre fils… Henri !…
Et il s’abattit foudroyé. Catherine penchée jusqu’à mi-corps, le geste fou, la voix délirante, hurla :
– Arrête ! Grâce ! Grâce ! Il y a grâce !…
Et la hache levée ne retomba pas sur le cou du condamné ! Et la foule immense éclata en acclamations frénétiques :
– C’est la reine ! Il y a grâce ! Vive la reine !…
Le Royal de Beaurevers fut reconduit à son cachot en attendant qu’une décision définitive fût prise. Quant à Florise, comment se retrouva-t-elle dans le logis de la rue de la Tisseranderie, dans les bras de Marie de Croixmart, c’est ce que Myrta seule eût pu expliquer…
Catherine de Médicis avait appelé du secours. Elle tremblait convulsivement. La rage, la fureur, la haine lui tenaillaient le cerveau.
Sur ses ordres, des médecins s’empressaient à ranimer Nostradamus. Bientôt il fixait la reine dans les yeux, fort comme l’archange terrassant le démon…
– Si tu as dit vrai, râla la reine… tu es le plus fort ! mais si tu as menti… oh ! malheur à toi, à tous les tiens ! Accompagne-moi au Louvre !
Un quart d’heure plus tard, accompagnée de Nostradamus, une forte escorte surveillant le mage, Catherine entrait au Louvre… Le prince Henri avait disparu. Et disparu aussi les quatre gardes du corps !…
Pendant deux heures, Catherine lutta contre une crise dont elle ne sortit que grâce à Nostradamus. Lorsqu’elle eut repris possession d’elle-même, elle se retrouva seule avec Nostradamus…
– Je suis vaincue, prononça-t-elle. Rendez-moi mon fils…
– Madame, dit Nostradamus, vous allez prier le roi de France d’écrire l’engagement que je vais dicter. C’est un engagement d’honneur, madame. Si malgré cela un malheur arrivait à mon fils ou à sa jeune femme ! quoi que vous tentiez contre moi, si loin que votre fils Henri aille se cacher, même si j’étais enfermé au fond d’un cachot, je l’atteindrais, madame, et son sang… je le prendrais jusqu’à la dernière goutte !…
– Je vous crois ! bégaya Catherine, courbée, les mains jointes…
– C’est bien, faites venir le nouveau roi de France !
Le jeune roi, bientôt, entra dans la chambre, et considéra curieusement Nostradamus. Catherine plaça sur une table un parchemin scellé aux armes de France. Puis elle dit :
– Il faut que vous écriviez ce que cet homme va vous dire…
François II leva les yeux sur sa mère :
– C’est mon premier acte de roi que je vais faire là ? dit-il.
– Oui, sire, dit Nostradamus d’une voix vibrante.
– C’est la première fois que je vais signer en qualité de roi… Je voudrais que ce soit pour quelque chose de beau…
– Sire, dit Nostradamus, je vous jure que le noble désir de Votre Majesté va être satisfait !…
Le jeune roi fut bouleversé de cette émotion et dit :
– Monsieur, n’étiez-vous pas médecin de mon père ?
– Oui, sire !
– Je vous nomme mon médecin, moi aussi !… Dictez.
Et Nostradamus dicta :
« Moi, François, roi de France, deuxième du nom, sur mon honneur, m’engage à ce qui suit : L’homme connu sous le nom de Le Royal de Beaurevers ne sera jamais inquiété pour tout ce qu’il a pu faire ou dire jusqu’à ce présent jour du 6 juillet de l’an 1559. J’autorise le mariage de noble demoiselle Florise de Roncherolles avec ledit sieur Le Royal de Beaurevers, en y mettant cette condition : que tous les biens du sieur de Roncherolles décédé reviendront aux pauvres de Paris. De même, ne seront ni arrêtés, ni inquiétés pour tout acte jusqu’à ce jour les hommes nommés Trinquemaille, Bouracan, Corpodibale et Strapafar. En foi de quoi j’ai signé de mon nom.
« FRANÇOIS, roi de France. »
Le jeune roi signa et remit le parchemin à Nostradamus.
– Et pour vous ? fit-il.
– Sire, dit Nostradamus, le titre que Votre Majesté vient de me conférer m’est une suffisante protection…
Le roi sortit pour aller raconter à sa femme qu’il venait d’accomplir son premier acte royal.
– Madame, dit Nostradamus à Catherine, je vais vous chercher votre enfant et je vous l’amène…
– Quoi ! Avant que votre fils, à vous, ne soit rendu à la liberté ?
– Oui, madame, répondit Nostradamus en s’inclinant.
Catherine éprouva à ce moment l’une des rares émotions bienfaisantes de sa vie. D’une voix émue, elle dit :
– Soyons amis, voulez-vous ?
Nostradamus se pencha sur la main de la reine et l’effleura d’un baiser.
– Allez, reprit Catherine. Et pendant que vous allez chercher mon, enfant, je vais mettre votre fils en liberté.
Une heure après ces événements, le prince Henri était dans les bras de sa mère. Et, Le Royal de Beaurevers, Florise, Marie de Croixmart, Nostradamus se trouvaient assemblés dans le logis de la rue de la Tisseranderie, agenouillés dans une suprême prière autour d’un lit où reposait le corps du sire de Roncherolles.