DOUZIÈME CHAPITRE – LA GRANDE CHASSE.

I – LA BAUGE DU SANGLIER

Henri II s’était laissé entraîner par les quatre spadassins. Il vivait dans la stupeur de l’événement fantastique : un roi prisonnier !… Prisonnier d’un truand ! À deux pas du Louvre ! En arrivant rue Calandre, il cessa de songer à cela.

– Je suis venu dans cette rue une fois, songea Henri. Quand ? Il y a bien longtemps, sans doute. Pourquoi ?…

Et, en entrant dans le sinistre galetas, il se ressouvint. L’image de cette chambre où il n’était venu qu’une fois dans sa vie, dormait dans son esprit. Il comprit que jamais il n’avait oublié cette chambre !… C’est là !… Oui, c’est là que jadis, lui prince, lui fils de roi, était venu trouver le bravo à qui il avait dit :

– Si la mère n’est pas rue de la Hache à minuit, tu attendras jusqu’à une heure. Et alors il faut que l’enfant meure !…

La mère n’était pas venue au rendez-vous. L’enfant était mort ; le bravo le lui avait assuré. Il revit l’enfant tel qu’au moment où dans le cachot du Temple il l’avait arraché à la mère. Alors le prince Henri n’avait pas eu peur de ces cris d’un enfant. Maintenant, vingt-deux ans plus tard, il frissonna.

Il essuya son front, et murmura :

– L’enfant est mort…

Les quatre estafiers en entendant cette voix funèbre, ces étranges paroles, eurent un frémissement.

– L’enfant est mort ? fit Trinquemaille effaré.

– Ah çà ! on tue donc des enfants, ici ? grogna Strapafar.

Henri se remettait. Il toisa les quatre sacripants, et dit :

– Est-ce que ce logis n’a pas été habité par un routier qu’on nommait Brabant-le-Brabançon ? L’avez-vous connu ?

– Si nous l’avons connu ! fit Strapafar. C’était un brave, sous ses ordres, nous n’avons jamais chômé ni jeûné.

– Qu’est-il devenu ? demanda avidement Henri.

– Il est mort ! dit Corpidobale.

Henri eut un soupir de soulagement. Bouracan ajouta :

– Mort. Comme l’enfant !

– Quel enfant ! hurla le roi qui se sentait blêmir.

– Mais l’enfant dont parlait votre Seigneurie.

– C’est bon, gronda Henri. Répondez : Qui est le coquin à qui j’ai eu affaire et auquel vous obéissez, truands !

Les quatre se jetèrent un long regard.

– Monsieur, fit doucement Trinquemaille, je dois vous prévenir que nous sommes gentilshommes. Il suit de là, que vous êtes plongé dans la plus pitoyable erreur en nous traitant de truands. Quant à lui ! ne l’appelez plus coquin devant moi ; car je serais forcé de vous couper la gorge sans savoir si vous êtes en état de grâce.

Henri vit quatre dagues qui sortirent à demi de leurs fourreaux. Il était brave, répétons-le. Mais ces quatre sinistres figures, ces quatre lames lui donnèrent à réfléchir.

– De vous dire qui il est, reprit Trinquemaille, ce serait une belle histoire à raconter devant une noble assemblée de preux. Vous l’avez vu à l’œuvre, dites ? Eh bien ! dix fois, moi qui vous parle, je l’ai vu faire mieux. Pour une chiquenaude, chacun de nous tuerait son homme. Mais lui, il peut rouler du tambour sur nos crânes, s’il veut. Nos crânes sont à lui. Il nous a sauvé la vie à chacun deux ou trois fois, on ne compte plus ! Lui, mort du diable, c’est lui !…

– La plus belle lame du monde ! cria Corpodibale.

– Ya ! rugit Bouracan. Notre maître !

– C’est lou pigeoun ! fit Strapafar en s’essuyant les yeux.

– Le Royal de Beaurevers ! dit Trinquemaille.

Henri, sombre, la rage au cœur, écoutait tout cela.

– Le Royal de Beaurevers ! fit-il. Qu’est-ce que cela ?

– C’est l’enfant, dit Bouracan avec innocence, sans savoir. Henri courba l’échine et murmura, effaré :

– L’enfant !… L’enfant est mort !…

– Bien parlé Bouracan, fit Trinquemaille, c’est notre enfant !…

II – LE SANGLIER SE MONTRE

– C’est donc, reprit Henri, l’homme avec qui Roland de Saint-André a eu maille à partir dans une auberge du côté de Melun ? C’est donc l’homme qui a bravé le grand-prévôt et a soutenu la bataille dans la cour de la grande prévôté ?

Trinquemaille s’inclina en signe d’assentiment, et dit :

– C’est l’homme qui vous a sauvé cette nuit !

C’était vrai au bout du compte. Mais le roi l’avait oublié.

– Ah ! gronda-t-il en lui-même, quelle corde il va falloir pour un tel drôle !… Écoutez. Je puis obtenir du roi grâce pleine et entière pour vous. Voici de l’or. Laissez-moi partir.

Il jeta à leurs pieds une bourse ronde et pesante – une bourse que le maréchal de Saint-André eût ramassée. Tous les quatre eurent le même mouvement de griffes tendues.

– Je suis sauvé, pensa Henri. Eh bien ! que font-ils donc ?

Mais pas une de ces mains en arrêt ne saisit la bourse.

– Que va dire lou pigeoun ? murmura Strapafar.

– C’est sa prise et non la nôtre ! gronda Corpodibale.

– Ce serait péché mortel ! soupira Trinquemaille.

– L’enfant nous assommerait, ya ! dit Bouracan.

– Monseigneur, dit Trinquemaille : je vous l’ai dit : nous sommes gentilshommes ! Comme tels, nous avons l’honneur de refuser vos ducats, car ce sont des ducats, je les ai reconnus au bruit ; on s’y connaît.

Henri grinça des dents. Il étouffait de rage. Il se décida :

– Savez-vous qui je suis ?

Ils haussèrent les épaules avec indifférence. Henri gronda :

– Je suis le roi !

Et il se redressa et alors ils le reconnurent !…

Chacun d’eux avait vu cinq ou six fois le roi de France, au fond d’un carrosse ou cavalcadant à la tête de ses chevaliers. À peine eut-il dit : je suis le roi ! ils le reconnurent, et quatre cris grondèrent ensemble :

– Il a fait cela !

– Il arrête des rois, à présent !

– Il arrêterait le pape !

– Il arrêterait le diable !

Ce fut une explosion d’admiration. Mais tout aussitôt leur apparut l’énormité de l’algarade. Instinctivement, ils portèrent la main au cou. Ensemble, ils reculèrent.

– Ah ! ah ! vous tremblez mes drôles ! Vous ayez raison, vous serez tous pendus au petit jour. Et quant à votre chef, la corde, ce ne serait pas assez. Il sera brûlé vif !…

Là-dessus, le roi se dirigea vers la porte. Mais il trouva les quatre drôles qui, serrés l’un contre l’autre, formaient en avant de la porte de bois une porte de chair vivante…

Sur les 9 heures du matin, Henri, assis au bord du lit, était à bout de forces. Il avait crié. On l’avait laissé hurler. Il était tombé à bras raccourcis sur les geôliers : ils s’étaient laissé battre. Il avait promis des fortunes. Ils s’étaient bouché les oreilles.

Le roi était livide. Les quatre étaient pâles. De peur ? Non. Ils avaient faim. La bourse était restée sur le plancher.

– Comme il est pâle ! dit Corpodibale.

– Le povre ! Il a faim, tel fit Strapafar.

Il cligna de l’œil, s’inclina devant le roi, et, la voix émue :

– Vous ne pouvez rester ainsi ! Il faut manger un morceau ; je vais aller vous chercher ça. Et autrement, que voulez-vous manger ?

Henri eut un geste de désespoir.

Strapafar s’agenouilla près de la bourse, l’ouvrit délicatement sans la déranger de sa place.

– Camarades, vous êtes témoins ! je n’y touche pas !

Et il fila.

Ce jour-là, il y eut une bombance comme jamais on n’en avait vu. Tantôt l’un, tantôt l’autre criait que le prisonnier avait encore faim, ou encore soif, plongeait deux doigts dans la bourse et s’élançait, puis revenait chargé comme un mulet. Vers le soir, la bourse était toujours au même endroit, mais il n’y avait plus rien dedans. Tout son contenu était passé dans quatre poches et une faible partie de ce contenu dans le commerce.

À 8 heures du soir, Henri mangea un morceau de pain et but un verre de vin. Puis il se détourna pour pleurer.

Depuis longtemps il faisait nuit noire. Un pas ébranla l’escalier. Le Royal de Beaurevers parut. Le roi le dévorait des yeux. Les quatre pensèrent : S’il ne tue pas le roi, il est perdu !…

Le Royal s’approcha d’Henri, se découvrit, et dit :

– Vous êtes libre.

– Libre ? fit le roi d’une voix étranglée.

– À une condition, une seule : vous allez me donner votre parole royale que jamais vous ne tenterez quoi que ce soit contre haute et noble demoiselle Florise de Roncherolles.

III – L’ANIMAL RELANCÉ

Henri baissa le nez. Il avait reçu le coup en plein crâne.

– Et si je ne jure pas, dit Henri, que feras-tu ?

– Je ne sais pas, répondit Beaurevers.

Le roi frissonna comme avait frissonné Nostradamus.

– Soit ! fit-il. Je te donne ma parole royale de ne rien tenter contre la fille du grand-prévôt. Et je veux vous montrer ce que c’est qu’un roi, mes drôles ! Je donne également ma parole d’oublier le crime de lèse-majesté commis par vous cinq. Allez, vous êtes libres !

Ce fut un beau geste qu’admira Beaurevers.

– Mes compagnons, dit Le Royal, les rues sont peu sûres. Vous escorterez donc le noble sire qui vous a fait l’honneur de sa visite, et ne le quitterez qu’à la porte de son logis.

Le jeune homme, en supprimant les noms de Majesté, roi, Louvre, indiquait à Henri qu’il était incapable de jamais se vanter d’avoir saisi un tel prisonnier.

– Devrons-nous revenir ici ? dit tout bas Strapafar.

– Non. Je vous attendrai demain chez Myrta.

– Prenez garde ! lui glissa Trinquemaille qui rentrait.

– J’ai la parole du roi !

Les quatre estafiers obéirent à l’ordre. Henri, sans encombre, parvint au Louvre. Quand ils l’eurent vu franchir le pont-levis, ils tinrent conseil pour savoir s’ils ne retourneraient pas rue Calandre. Mais Le Royal avait dit : « Demain, chez Myrta. »

Au Louvre, cependant, ce fut une grande rumeur de joie. En un instant, la cour où venait de pénétrer Henri fut pleine.

Il traversa toute cette population du Louvre, d’un pas rude et précipité, et tomba comme une bombe dans la salle du conseil, où, autour de Catherine, était assemblée la cour – Montmorency, Saint-André, son fils Roland, Marie Stuart, Marguerite, Emmanuel Tête-de-Fer, le dauphin François, Ignace de Loyola, Montgomery, Roncherolles, l’Hospital, Tavannes, Biron, le Balafré, le cardinal de Lorraine, la Trémoille, Brantôme, cent autres seigneurs – seule, Diane de Poitiers n’était pas là : elle faisait ses paquets pour quitter le Louvre. Chacun disait son mot, Catherine était pâle, n’affichait ni joie ni douleur. Elle prenait possession du pouvoir, et son esprit planait de haut sur cette cour. Tout à coup, la porte du fond s’ouvrit, le bouffon Brusquet entra en criant :

– Par Notre-Dame, je veux qu’on rie, moi ! Çà, qu’on s’amuse puisque je reparais en mon Louvre !

La rumeur qui montait les escaliers s’engouffra en tempête d’acclamations, et Henri II parut. Catherine se leva, puis retomba assise. Montgomery, frissonnant, se rapprocha d’elle…

– Le roi ! Le roi ! Vive le roi !…

Le tonnerre était dans le Louvre. Henri marchant droit à Catherine de Médicis, l’embrassa sur les deux joues, ce qui redoubla les acclamations. Puis, dans le silence :

– Montgomery, prenez deux cents hommes et allez rue Calandre – la sixième maison à gauche. Il y a là un homme, peut-être quatre ou cinq. Saisissez le tout. Qu’on me dresse à l’instant cinq potences devant la grande porte. Pas de procès ! Qu’on amène le maître exécuteur – je les veux pendus dans une heure ! L’homme s’appelle Le Royal de Beaurevers…

Roncherolles, Roland, Saint-André bondirent.

– Le Royal de Beaurevers ! dit Roncherolles. Je demande à conduire l’expédition. Ceci est une grave affaire.

– Une grave affaire ! L’arrestation d’un truand ! ricanèrent Tavannes, Biron et quelques autres.

Mais, chose étrange, le roi disait oui d’un signe de tête.

– C’est une grave affaire, dit Saint-André, qui songea à l’homme qu’il avait vu escaladant l’échelle de corde.

– C’est une grave affaire, appuya son fils Roland.

Roncherolles, la rage au ventre, continuait :

– S’il fallait arrêter dix, vingt, cinquante de vous, messieurs, je dirais : qu’on envoie les Suisses ou les Écossais de Sa Majesté. Mais pour ce que le roi veut, je dis : c’est une grave affaire. Ce sont des épées qu’il nous faut. Messieurs, l’homme s’appelle Le Royal de Beaurevers.

– Grand-prévôt, dit Henri, tu as le commandement de l’expédition !

Dix minutes plus tard, Roncherolles, Saint-André, Roland, suivis de cinquante seigneurs, sortaient du Louvre, Montgomery avait pris avec lui cinquante gardes. Les gentilshommes étaient là non pour arrêter, mais pour se battre, s’il le fallait.

Roncherolles dit :

– Il faut commencer par cerner la Cité…

Le Royal de Beaurevers, après le départ du roi, s’étendit sur le grabat. Le logis était éclairé par deux ou trois cierges que Trinquemaille avait achetés dans le début de la soirée.

Puis il ferma les yeux. Il revoyait Florise. Il entrait dans le ciel. Parfois, l’image s’effaçait, remplacée par celle de Nostradamus.

Beaurevers avait passé la journée avec lui. Il ne savait trop quel sentiment lui inspirait cet homme : crainte ou admiration, haine peut-être ! Cet homme avait un but. Lequel ? Beaurevers cherchait en vain… puis, il chassait l’image de Nostradamus et, de nouveau, Florise était là. Florise lui disait :

– Je jure de mourir en même temps que vous, fût-ce au pied de l’échafaud !

– Elle viendra ! balbutia Beaurevers avec un long soupir. Si je dois mourir, elle mourra avec moi, elle l’a juré. Oh ! si je pouvais encore entendre vraiment sa voix comme tout à l’heure !… Essayons… Florise, parlez-moi… j’entends… enfer ! qu’est-ce donc que j’entends !…

En deux secondes, Beaurevers fut debout, éteignit les cierges, saisit sa rapière qu’il boucla, et, silencieux, écouta…

La fenêtre du galetas donnait sur une cour étroite et sombre. Pour voir dans la rue, il fallait aller chercher l’une des meurtrières qui donnaient un jour avare à l’escalier. Beaurevers entr’ouvrit la porte. Il remonta quelques marches, passa la tête dans la meurtrière, mais il faisait trop noir ; la lune ne descendait pas jusqu’à la rue. Des bruits confus lui parvenaient.

Quand les yeux lui étaient inutiles, il regardait avec l’ouïe.

– Il y a une troupe armée qui vient par là, murmura-t-il en désignant le tronçon de la rue qui était à sa gauche.

Il fallait être lui pour entendre cette troupe, car elle ne faisait pas plus de bruit qu’une bande de fantômes.

– C’est à moi qu’ils en veulent ? Je m’en irai donc par là…

Il désignait la droite de la rue. Dans le même instant, les bruits qu’il avait constatés à gauche, il les perçut à droite.

– Je suis cerné !

Il retira sa tête de la meurtrière, et demeura une minute râlant de fureur. Un hurlement éclata dans la rue :

– C’est là ! Enfoncez ! En avant !

– Roncherolles ! Le père de Florise !…

Beaurevers saisit sa tête à deux mains. Le père de Florise ! Que faire ! Dans la rue, des torches s’allumaient. Des coups ébranlaient la vieille porte. Des ordres brefs se croisaient. Tout à coup, l’escalier fut plein de gens qui montaient en groupe serré ; en tête, Roncherolles ! Le Royal de Beaurevers se pencha. Une seconde, il vit le père de Florise et les autres, derrière, la rapière au poing. Le jeune homme crispa les poings et se mit à monter plus haut.

– C’est là ! Enfoncez ! En avant :

La bande était arrivée devant la porte du logis.

– Pas besoin d’enfoncer ! dit une voix.

– On n’enfonce pas une porte ouverte, dit une autre voix venue de haut, et que nul ne reconnut.

– En avant, donc !

Et nul ne bougea. Ils étaient là, devant la porte entr’ouverte et chacun se disait : Le premier qui va entrer est un homme mort… Roncherolles, d’un mouvement furieux, entra. En même temps que lui, Roland de Saint-André, puis Montgomery et le maréchal. Il y eut des cris terribles.

– Par là ! Par là ! vociféra quelqu’un dans l’escalier.

Tous se ruèrent vers la partie supérieure de l’escalier, et virent un homme qui disparaissait par une fenêtre.

– C’est lui ! C’est lui !…

– Silence ! fit Roncherolles. Dix hommes au Petit-Pont. Dix au pont St-Michel. Dix au pont au Change. Dix au pont Notre-Dame. Le reste échelonné sur les grèves de la Cité. Roland, restez avec moi. Dix hommes autour du marché{19}.

Tous ces ordres furent exécutés avec précision, même par les gentilshommes. Une douzaine d’archers demeurèrent près de Roncherolles. Le grand-prévôt regarda par la fenêtre : elle donnait sur un toit. À l’extrémité du toit, il vit Beaurevers qui rampait. Il le désigna à Roland et lui dit :

– Florise est à toi. Va la conquérir…

– Une bataille sur ces toits, soit ! dit Roland.

– Non pas ! Il s’agit de suivre l’homme, de ne pas le perdre de vue, et, quand il se laissera tomber sur le sol, de me prévenir d’un coup de sifflet. Voici mon sifflet.

Le Royal rampait sur le toit. Il n’y avait au bord ni chéneau ni gouttière. Une tuile qui saute, la main qui hésite, ou le genou qui glisse, et c’était la chute dans le vide. Il atteignit le bord et se cramponna là.

Penché au bord du toit, il vit au-dessous de lui la crête d’un mur. Il la devina plutôt. Le moyen d’atteindre cette crête de mur ? Il n’y en avait qu’un : se laisser tomber. C’était la certitude de la chute, et la mort.

Beaurevers regarda vers la fenêtre qu’il venait de quitter. Deux têtes à cette fenêtre : on l’attendait là ; on guettait son retour. Pas moyen de rétrograder. Il s’allongea au bord du précipice. Dans le même instant, il vit quelqu’un qui franchissait la fenêtre. Il eut l’intuition qu’il allait être poussé d’un coup de pied, balayé dans le vide… il se laissa tomber ; non, il sauta.

Le moment d’après, il se vit sur la crête du mur, allongé, les mains sanglantes. Il eut un soupir où il y avait de la stupéfaction, de la joie, et de l’horreur – presque en même temps, il entendit au-dessus de lui le bruit de quelque chose qui roulait sur le toit, pêle-mêle avec des tuiles arrachées et un corps tomba. Beaurevers fut à demi assommé par cette chose qui s’abattit sur lui, puis la chose ou l’être rebondit dans le vide.

Beaurevers se suspendit des deux mains et s’abandonna… Sur le sol, il roula sur lui-même et alla, à quelques pas, buter au pied d’un grand mur – le mur du Marché – où il demeura sans mouvement. Des bruits de pas rapides, tout à coup, lui rendirent l’énergie. On accourait. Beaurevers allait se redresser…

– Le voici ! cria une voix. Je l’ai touché au pied.

– Nous le tenons ! il ne bouge plus, le misérable !

– Il a roulé du toit ! Il échappe à la corde !

Il y eut dans l’obscurité des remous de gens, puis tout cela s’éloigna, se dissipa comme un songe.

– C’est un songe, se dit Beaurevers. Ils m’emportent ? Non, je suis là, toujours. Qui emportent-ils ?

Brusquement, le souvenir lui revint de la chose ou de l’être qui là-haut, sur le mur, l’avait à moitié assommé… Il se mit à rire.

C’est vers la rue de la Juiverie que s’était dirigée la bande triomphante : il se dirigea vers l’extrémité opposée de la Cité, c’est-à-dire vers l’Île-aux-Juifs. Cependant, là-bas, vers le centre de la Cité, il se faisait un grand bruit ; des acclamations parvinrent au jeune homme.

– Nous le tenons ! Nous le tenons !

Vers le Pont-au-Change, Beaurevers vit luire des piques.

– Diable ! Les ponts sont gardés !…

Il descendit sur la berge. Trois esquifs étaient amarrés là. Il sauta dans l’un d’eux, après avoir détaché la corde.

– Holà ! Halte ! Arrête, arrête !…

Deux hommes, quatre, dix accouraient, dégringolaient sur la berge. Beaurevers poussa sa barque. Au loin, des clameurs de rage éclatèrent. Dix arquebuses tonnèrent…

IV – CHASSEURS AU REPOS

La bande qui avait ramassé l’homme tué par la chute, s’était mise en route, avec des cris de triomphe. De toutes parts, les postes qu’avait disposés Roncherolles arrivaient. La besogne était finie. Dans la Cité, ce fut un beau vacarme. Au coin des rues Calandre et de la Juiverie, un groupe, éclairé de torches : l’état-major de l’expédition, Montgomery, Saint-André, quelques gentilshommes, et le grand-prévôt.

– Le voilà ! Le voilà ! Nous le tenons !…

Tous s’élancèrent. Les torches arrivèrent. On découvrit le cadavre, sur lequel on avait jeté un manteau.

– Malédiction ! rugit Roncherolles.

– Mon fils ! dit Saint-André sans excessive émotion.

Roncherolles partit au pas de course, entraînant tout le monde, et distribuant à chacun sa besogne avec lucidité.

– Mon pauvre fils ! répéta Saint-André.

Il s’agenouilla, posa sa tête sur la poitrine de Roland, écouta. Il songeait qu’il était débarrassé des dettes de Roland.

– Dieu soit loué ! fit-il tout à coup, il vit ! Le cœur bat.

Roland de Saint-André n’était qu’étourdi par la chute. Il y a des chances ainsi faites. Un Suisse lui versa dans la bouche le contenu de sa gourde. Le fils du maréchal fut secoué d’un spasme, ouvrit les yeux, et finalement se remit debout.

– Dieu soit béni ! répéta Saint-André.

– L’a-t-on pris ! fut le premier mot de Roland.

– Le sire de Roncherolles court après lui. Il l’aura.

Le maréchal fit quelques pas de retraite.

– Adieu, mon fils. Rentrez vous coucher et dormez jusqu’au grand jour. Je viendrai vous voir demain.

– Monsieur ! fit Roland, il faut que je vous parle.

– Parle donc ! fit le maréchal en soupirant.

Les gentilshommes qui étaient là s’écartèrent discrètement.

– Monsieur, dit Roland, je viens de parler au grand-prévôt. Ce mariage va se faire si vous m’en donnez congé.

– Et je te le donne, par la sambleu ! Le roi a promis une dot magnifique à la petite.

– Monsieur, je vis mal. Je suis un homme déshonoré. Mon hôtel de la rue Béthisy est assiégé par les créanciers.

– Jette-les par les fenêtres. Adieu, Roland…

– Non, mon père. Il faut, il faut qu’avant le mariage, j’aie payé mes dettes : environ deux cent mille écus.

– La dot, mon fils ! Songe à la dot promise par le roi.

– Je n’y toucherai pas avant que Florise ne porte mon nom. Il me faut en outre remonter ma maison sur un pied digne de vous, cela fera cent mille écus au plus juste.

– La dot, Roland, la dot !…

– Monsieur, outre mes dettes, et l’hôtel à remonter, il me faut songer à moi-même. Je suis en guenilles, monsieur. De plus, il faut que je fasse à ma fiancée un don de linge, robes, pierreries ; je mets tout cela à deux cent mille écus.

– Adieu, Roland ! Va dormir, dit le maréchal avec rage.

– Mon père, j’ai tout compté au plus juste. C’est cinq cent mille écus que vous me devez.

– Il faudra donc que j’engage mon hôtel, mes charges à la cour, et vendre l’argenterie de vos grand-mères ?

– Monsieur, on vous sait riche, dit-il. Vous avez au moins trois millions, peut-être quatre. Vous êtes plus riche que le roi. Je suis votre fils unique. C’est une honte, monsieur. Eh bien ! monsieur, je ne vous demanderai plus rien.

Roland lâcha le bras du maréchal et s’en alla rejoindre Tavannes, Biron et quelques autres qui l’attendaient.

– On prétend, dit Roland, que ce Nostradamus fait de l’or à sa guise. Croyez-vous qu’il veuille acheter mon âme ?

– Je le crois ! dit Brantôme avec un sourire pincé.

– Demain, j’irai voir Nostradamus ! dit Roland.

V – DÉTOUR DU SANGLIER

Le Royal de Beaurevers aborda, renvoya la barque au fil de l’eau, et monta le talus qu’ombrageaient des ormes et surtout d’antiques peupliers. Sur sa gauche, le Louvre dressait ses colossales ossatures. Beaurevers vit déboucher au pas de charge du Pont-au-Change des hommes d’armes. Ces gens passèrent en tumulte dans la lueur de leurs torches. Du coup, il obliqua à gauche, vers le géant de pierre accroupi au bord du fleuve, sûr d’avoir échappé aux sbires de Roncherolles. À ce moment même, Beaurevers se demandait comment le grand-prévôt avait pu avoir l’idée de venir rue Calandre. Quant à soupçonner le roi de forfaiture, c’était impossible. Le roi, c’était le roi…

Il descendait donc le fil de l’eau. De temps à autre, il se retournait. La bande avait disparu.

Les sbires de Roncherolles, simplement, faisaient le tour du Louvre. Le grand-prévôt, sachant qu’une barque s’était détachée de l’île aux Juifs, avait vu ce qui allait arriver. Il concentra son monde, et lui fit franchir le Pont-au-Change. Là, il se dit : « Maintenant, je l’ai ! »

Beaurevers, tout à coup, vit à deux cents pas des hommes qui s’échelonnaient depuis le fossé du Louvre jusqu’au bord de l’eau : une barrière vivante hérissée de piques.

– C’est bon ! grommela-t-il. Retournons d’où nous venons.

Et il fit demi-tour. Un juron gronda entre ses dents ; là-bas, à l’autre extrémité du Louvre, une barrière semblable venait d’être établie. Il avait devant lui vingt hommes ; derrière, autant ; à sa gauche, le Louvre ; à sa droite, le fleuve.

– C’est bon, je vais prendre un chemin un peu mouillé.

Il allait descendre sur la berge ; à ce moment, trois barques apparurent sur le fleuve ; l’une d’elles lâcha un coup d’arquebuse, puis la deuxième, puis la troisième…

Dans ce même instant, il vit sur sa gauche, aux flancs du Louvre, une poterne ouverte ! Sur le fossé, deux planches comme pour lui dire : Voici le salut. Passe. La poterne était ouverte ! Et il n’y avait pas une sentinelle !… Beaurevers s’élança, franchit le pont provisoire, s’engouffra sous la poterne et se vit dans une petite cour. Une grille derrière lui se referma à grand bruit, et tout autour de lui surgirent des arquebusiers qui le couchèrent en joue.

C’était le chef-d’œuvre de Roncherolles.

Lagarde venait d’être placé là par le grand-prévôt.

– J’ai mes hommes, lui avait dit Lagarde. Poussez le sanglier dans la poterne.

Lagarde était donc là avec l’escadron de fer, tous gens ulcérés par leur défaite. L’escadron de fer fit le cercle. Lagarde s’avança. Un éclair, à ce moment, incendia le cerveau de Beaurevers… Des paroles entendues chez Nostradamus ! Des paroles qui, dans cette minute, se mirent à sonner dans sa tête. Il se frappa le front et rengaina sa rapière. L’escadron se mit à rire. Lagarde gronda :

– Suivez-moi…

– Conduisez-moi à la reine Catherine, dit Beaurevers.

– Allons, fit Lagarde, marche, ou je te fais porter !

Beaurevers, d’une voix terrible, lui murmura dans la figure :

– Tu veux que ta reine meure sur l’échafaud ? Et toi aussi ?…

Les yeux de Lagarde jetèrent un éclair. Il tira son poignard.

– Inutile de me tuer, dit Beaurevers. Dans une heure, le roi saura par qui il a été attaqué sous les fenêtres de la grande prévôté, par qui ont été assassinés les douze hommes de son escorte, et qui avait aposté les assassins. Me comprends-tu, Lagarde ? Seul, je puis empêcher cet avis d’arriver au roi. Seul, entends-tu ?

Lagarde chancelait. Il leva le poignard pour se frapper soi-même : l’épouvante venait de le conduire aux frontières de la folie. Beaurevers arrêta son bras et sourit.

– Conduis-moi à la reine. Tu la sauves. Et tu es sauvé aussi. Dépêche, avant que Roncherolles n’arrive !

Lagarde bondit, hagard.

– Oui, oui, bégaya-t-il. Hors d’ici, vous autres ! Qu’on aille m’attendre hors du Louvre ! Et vite.

L’escadron, effaré, s’égailla… Un seul resta, et son chef lui donna quelques instructions. L’homme alla ouvrir la grille de la poterne qui avait été fermée sur l’entrée de Beaurevers.

– Venez ! dit Lagarde d’une voix d’agonisant.

Lagarde songeait à tous les supplices qu’il pourrait faire subir à cet homme quand il n’y aurait plus de danger.

Trois minutes ne s’étaient pas écoulées lorsque la cour s’alluma de torches. Il y avait là cent hommes. Roncherolles, arrivé premier, courut au compagnon de Lagarde resté pour supporter le choc.

– Où a-t-on conduit l’homme ? râla-t-il. Chez le roi ?

– L’homme n’est pas venu. Le capitaine a entendu des cris dans la cour voisine et s’y est jeté avec les camarades, me laissant là pour guetter. Je n’ai pas vu entrer l’homme… Voyez ; la souricière est encore ouverte.

Roncherolles gronda une imprécation…

Beaurevers et Catherine, face à face, se mesurèrent du regard. La reine était calme et majestueuse.

– C’est vous qui êtes Le Royal de Beaurevers ? fit-elle. C’est vous qui menacez votre reine ? reprit Catherine.

– Oui, madame ! répondit simplement Le Royal.

– Que savez-vous ? Que voulez-vous ? Soyez franc.

– Madame, dit Le Royal, je puis vous faire mourir comme meurent les régicides. La preuve que je ne me vante pas, c’est que vous m’écoutez, vous reine puissante, moi pauvre diable. Ce que je veux ? Vivre. Voilà tout. Je veux donc votre parole de reine que vous n’attenterez jamais à ma vie. Maintenant, voici ce que je sais : d’abord que votre fils Henri n’est pas le fils du roi de France, et que, par conséquent, il ne pourra régner quand son tour viendra. Ensuite, que vous avez envoyé le sire de Lagarde pour poignarder le roi près de l’hôtel de la grande prévôté. C’est tout, madame.

Catherine suffoquait. L’escadron de fer était dans son antichambre, caché derrière des rideaux. L’ordre était celui-ci : tuer quiconque s’approchait de l’oratoire tant que Beaurevers y serait. Elle ne redoutait donc rien du dehors. Et pourtant cette femme vivait une minute effroyable.

– Vous dites que quelqu’un doit prévenir le roi ?

– Dans une demi-heure, madame, dit Beaurevers.

– Vous pouvez empêcher cet inconnu d’arriver au Louvre ?

– Oui. Je puis obtenir qu’il renonce pour toujours à vous dénoncer. Je m’y engage, si vous vous engagez à respecter ma vie.

Catherine eut un nouveau soupir. L’effort qu’elle faisait pour ne pas se ruer sur ce jeune homme était immense.

– Je m’engage à respecter votre vie, dit-elle. Je le jure.

– Madame, conduisez-moi hors du Louvre, si vous voulez que j’arrive à temps.

– Venez, dit Catherine.

Lorsqu’elle voulut se mettre en route, elle chancela.

VI – LE SANGLIER FORCÉ

Catherine conduisit le jeune homme jusqu’à une porte bâtarde pratiquée dans cette partie du Louvre où l’on travaillait encore aux travaux de réfection. Elle avait suivi un chemin qu’elle devait bien connaître. Elle ouvrit elle-même la porte. L’instant d’après, Beaurevers était dehors. Une ombre se dressa près de Catherine.

– Suis-le ! gronda-t-elle. Et sur ta vie sache où il gîte !

Lagarde s’élança. Catherine revint sur ses pas, traversa une galerie, où l’on criait, gesticulait :

– Et pourtant, il a franchi les planches de la poterne !

– Il est dans le Louvre, c’est sûr !

– Il y était !…

Catherine passa près du grand-prévôt. Elle répéta :

– Il y était.

– Madame… bégaya Roncherolles. Oh ! Ma vie, madame, je donnerais ma vie pour savoir ce que vous savez !

– Demain matin, Lagarde vous dira où trouver l’homme.

Catherine passa et regagna ses appartements, tandis que d’étranges pensées se présentaient au cerveau du grand-prévôt…

Vers six heures du matin, l’hôtesse de L’Anguille-sous-Roche entr’ouvrit la porte de l’étroite chambre où Le Royal avait pris gîte pour la fin de la nuit. Le jeune homme s’était jeté tout habillé sur la couchette et avait dû s’endormir aussitôt d’un pesant sommeil. Myrta, dans l’entre-bâillement de la porte, le contempla, silencieuse. Son sein se soulevait d’un rythme plus rapide qu’à l’ordinaire.

– S’il voulait ! songeait Myrta. Nous nous connaissons depuis l’enfance. Ensemble, nous avons joué. Il me défendait. Quand il est parti, il m’a embrassée et m’a dit : « Je t’aime bien, ma petite Myrta… » Moi, je ne lui ai rien dit. Mais j’ai pleuré. Je ne pouvais pas dire : Je vous aime bien… mais je l’aimais… S’il voulait !… mais il ne voudra jamais, et moi jamais je ne lui dirai : Voulez-vous que nous unissions nos deux existences ?

Myrta poussa un soupir et, très doucement, referma la porte. Au fond, elle était contente. Le Royal de Beaurevers était là, chez elle.

Achevons d’un mot l’esquisse de Myrta : Myrtho, sa mère, la belle Grecque, avait exercé le métier de ribaude. Myrta n’avait eu autour d’elle que des ribaudes. Eh bien ! jusqu’à ce jour, Myrta, vaillante, résolue et belle, s’était conservée pure dans un milieu qui ignorait la pureté…

Myrta jeta un coup d’œil dans la rue. Précipitamment, elle rentra et fit tomber le châssis. Elle palpitait, très pâle.

– Que veulent ces gens ?…

À travers les vitres elle les étudia. Ils étaient cinq qui semblaient inspecter le cabaret. Parmi eux se trouvait un homme que Myrta reconnut sur-le-champ : le grand-prévôt !

– Pour quoi, pour qui sont-ils là ?… Oh ! pour lui ! Pour lui !…

Un groupe de trois hommes arriva et se joignit aux premiers.

– Le sire de Lagarde ! murmura Myrta. Que veulent-ils ?… Oh ! ils attendent du renfort.

Bientôt ils furent dix. Elle courut à la petite chambre qu’occupait Le Royal. Mais, à la porte, elle s’arrêta.

– Non, qu’il dorme, le pauvre petit. C’est peut-être son dernier sommeil de vivant ! Je l’éveillerai quand il sera temps. Personne dans l’auberge, pas un homme pour mettre l’épée à la main près de lui. Vierge puissante ! sauvez-le.

Elle courut à la fenêtre : ils étaient quinze, maintenant. Roncherolles donnait des ordres, Myrta dégringola l’escalier, se jeta dans la salle commune ; il y avait deux fenêtres au rez-de-chaussée, solidement grillées ; la porte était massive, renforcée de barres de fer.

– Cela tiendra une heure, dit-elle. Que faire ? Ils veulent l’avoir. Pourquoi ? Pour le pendre. Oh ! le voir au gibet !

Elle eut autour d’elle un regard terrible.

– On se défendra ! rugit-elle.

L’escalier de bois était au fond de la salle, à l’angle gauche. Le trou de descente aux caves était à l’angle droit. Myrta souleva la trappe debout contre le mur. Il y avait dans la salle des bancs, des tables, des escabeaux, deux bahuts, une armoire. Elle traîna l’armoire ; elle traîna l’autre bahut.

Ces meubles, elle ne les plaça pas devant là porte ; elle en fit une ligne de circonvolution autour de la trappe de la cave, divisant la salle en deux parties ; double rempart. Elle les dissémina çà et là, obstruant d’obstacles la première moitié de la salle devenue ainsi une sorte d’avancée.

– Des armes, maintenant !

Près de la trappe, elle plaça deux haches à fendre le bois, des couteaux de cuisine, des lardoires, de gros poids à peser le blé.

Quand elle eut fini, elle remonta en haut, et se jetant à la fenêtre, en passant, elle renversa un gros sac… Elle inspecta la rue : ils étaient toujours quinze. Il lui fut évident qu’ils attendaient encore du renfort, car Roncherolles et Lagarde regardaient vers le bout de la rue. Myrta jeta un coup d’œil sur les maisons d’en face. Toutes étaient closes. Les habitants ne tenaient nullement à voir. Quand on a vu, on a été témoin. Une seule fenêtre était ouverte. Une femme immobile regardait – une femme à cheveux blancs, à figure pâle… Myrta murmura :

– La dame sans nom ! Oh ! Elle va nous porter malheur !… Si Myrta avait considéré avec attention la Dame sans nom, elle eût vu que cette femme ne regardait rien que deux hommes, et que l’œil, de cette femme se posait sur eux comme une malédiction… Et elle eût vu que ces deux hommes, c’étaient le maréchal et le grand-prévôt, Jacques d’Albon de Saint-André et Gaétan de Roncherolles.

Myrta, en reculant, se heurta à ce sac qu’elle venait de renverser. Ses yeux venaient de se fixer sur le sac, un sourire éclaira soudain son visage. Dans un coin de cette pièce, il y avait un de ces moulins à manivelle destinés à moudre les épices. Saisir le sac et verser le quart de son contenu dans la gorge du moulin, ce fut l’affaire d’un instant. Myrta commença à moudre avec frénésie. Quand ce fut fini, elle versa la poudre obtenue dans une caisse, puis, de nouveau, emplit le moulin qui rendait un ronflement sourd.

– Holà ! ho ! Myrta ! Ma jolie Myrta ! Est-ce ton habitude d’éveiller ainsi à grand ronflement tes pauvres hôtes ?

Et Le Royal de Beaurevers se montra, souriant :

– Quelle occupation est-ce là ? reprit-il.

– Vous le voyez, je mouds des épices, répondit Myrta.

– Au diable ton moulin ! ma petite Myrta.

– Il faut des épices dans une auberge, dit-elle.

– Oh ! mais tu as donc à épicer des gens pareils à ceux dont parle messire Rabelais dans ses fabliaux ?

– Je ne connais pas, mais j’ai à épicer une bande de loups.

– Bon. J’ai faim, donne-moi à manger. Oh ! comme tu es pâle, ce matin !

– Je fais un mauvais rêve et cela me retourne le cœur.

– Myrta, ma petite Myrta, j’enrage de faim.

– Descendez, la table est toute prête.

– À la bonne heure ! J’ai la tête vide. Mon cœur est trop plein.

Myrta pâlit à ce mot. Beaurevers descendit, joyeusement. L’instant d’après, il remonta, les sourcils froncés, courut à la fenêtre, inspecta la rue, puis il ceignit sa rapière ; son visage flamboyait.

– Ils me veulent. Cela dure depuis hier. Traqué, poussé, cerné, acculé à la mort. La rue Calandre. Les toits. La Seine. Le Louvre. J’ai fait grâce au roi, Myrta, et à la reine. Et voici la mort. Et, Myrta, sais-tu qui me traque et m’accule à la mort ? Le père de celle que j’aime !…

Myrta baissa la tête. Deux larmes jaillirent de ses yeux… Son pauvre rêve d’amour s’écroulait. Beaurevers vit cela. Il vit ! Il comprit ! L’effroyable fureur qui le faisait trembler s’affaissa. Il s’approcha de Myrta, timidement.

– Myrta ! murmura-t-il.

– Laissez-moi…

En bas, un grand coup ébranla la porte.

– Myrta ! répéta Beaurevers.

– Songez à vous défendre.

Les coups de madrier sur la porte se succédaient. Cette fois, Roncherolles avait condensé son plan. Il n’avait qu’une vingtaine d’estafiers. Pas de cris. La besogne méthodique de gens qui connaissent leur affaire. La porte gémissait. Elle s’éventrait, se lézardait. Elle était à l’agonie.

– Myrta, ma petite Myrta, ma grande sœur, ce n’est pas ma faute. Tu as été pour moi comme une mère. Tu me pansais quand j’étais blessé. Tu me donnais à manger quand j’avais faim. Tu m’ouvrais ta maison quand j’étais sans gîte. Et moi j’aimais à être grondé par toi. Quand tout me manquait, je me disais : J’ai Myrta. Et j’étais consolé. Je t’aimais plus que tout le monde. Et je t’aime, Myrta, comme la meilleure créature qui soit sous le ciel pour moi. Je viens de voir ce que tu as fait en bas. Pendant que je dormais ! Ô Myrta, ce n’est pas ma faute si je l’ai rencontrée, elle, et si… Myrta, je mourrai heureux si c’est toi qui es près de moi pour me fermer les yeux…

Ces derniers mots firent tressaillir Myrta. Elle songeait :

– Je ne veux pas qu’il meure ! Et c’est moi, moi Myrta qui le sauverai. Non pas elle !…

Elle descendit la première. Sur sa robuste épaule, elle portait la caisse qu’elle avait remplie de cette poudre qu’elle avait obtenue de son moulin. C’était du poivre.

Beaurevers avait compris. Il descendit et vit Myrta qui, au pied de l’armoire et des bahuts, entassait de la paille ; sur la paille, des copeaux ; sur les copeaux, du bois sec. Près du trou de cave, elle plaça une cire allumée.

Sous un coup de madrier, la porte se fendit. Dans la rue, une voix brève et rude jeta :

– Attention ! Entrez de front !

La porte tomba. Trois hommes entrèrent de front, la brette au poing. Trois autres venaient derrière. Ils étaient de l’escadron de fer. En un clin d’œil tout l’escadron fut dans la salle, écartant à coups de pied escabeaux, tables et bancs, se ruant sur Le Royal. Sa rapière siffla, s’allongea trois fois. Il y eut trois râles. Le Royal se redressa, hurlant :

– Beaurevers ! Beaurevers !

Le temps de jeter ce cri de guerre, et il retomba en garde ; brusquement, un rire féroce : sa rapière venait de se briser !

– Désarmé ! Désarmé !

– Prenez-le !

Ils étaient une huitaine qui marchaient sur lui, soutenus par une autre huitaine. Il reculait vers le rempart des bahuts. Après la clameur, il y eut un silence plein d’angoisse. Ils marchaient. Il était désarmé. Il reculait. Mais cette figure convulsée, cet être dont chaque geste portait la mort leur faisaient peur.

– Sang et tonnerre ! Prenez-le donc ! rugit Roncherolles.

La bande entière eut un en avant ; il y eut une ruée silencieuse et soudain une reculade furieuse, un infernal feu d’artifice d’imprécations, de hurlements, de grognements : je n’y vois plus ! je suis aveugle ! à moi ! de l’eau, de l’eau ! mes yeux !…

À poignées, Myrta lançait le poivre ! À rudes et violentes envolées, en plein dans les yeux, elle épiçait la bande !

– Les haches ! dit-elle froidement.

Beaurevers vit les haches, en saisit une et se jeta à l’abordage. Alors, ce fut effroyable. Dans la mêlée tourbillonnante, on entendit des coups sourds de crânes fracassés, d’épouvantables râles ; dix ou douze hommes sur le carreau se roulaient dans les convulsions suprêmes. À poignées furieuses, Myrta aveuglait les combattants. La hache se levait, s’abaissait, frappait, coupait, tranchait, et dans ce tumulte sans nom, le cri strident, féroce :

– Beaurevers ! Beaurevers !

Dans cette seconde, il tomba derrière le bahut, la hache lui échappa… Lagarde, d’un coup furieux, venait de l’abattre.

Les combattants n’avaient pas vu tomber Beaurevers. Ils l’avaient simplement vu disparaître derrière les bahuts. Haletants, ils contemplèrent un instant les cadavres, les murs éclaboussés, l’énorme désordre. Tous regardaient cette fortification derrière laquelle Beaurevers attendait. Puis, assurant leurs armes, ils se ramassèrent pour l’assaut… À ce moment, une fumée noire, épaisse, envahit la salle.

– Le feu ! Le feu !…

Les flammes tout à coup fusèrent. Les bahuts flambaient. La grosse armoire flambait. En quelques secondes, la salle fut en feu. Les assaillants battaient en retraite dans la rue.

– Mille écus à celui qui a mis le feu ! cria Roncherolles.

– C’est moi ! répondit un survivant de l’escadron.

Des maisons voisines, des cris de terreur partirent.

De toutes parts, on accourait pour combattre l’incendie. Le dizainier de la rue s’avança vers Roncherolles et dit :

– Monseigneur, nous allons attaquer le feu…

Roncherolles répondit :

– Laissez brûler !

– Monseigneur !… les voisins…

– Et moi je dis, entendez-vous ! je dis : laissez brûler !

Et on laissa brûler ! Le soir, trois maisons étaient détruites. Quant au cabaret, ce n’était plus qu’un amas de décombres.