QUATORZIÈME CHAPITRE – RECRUES À L’ESCADRON.

I – GARDES DU CORPS

Si le lecteur a oublié peut-être que Le Royal avait donné rendez-vous chez Myrta à Bouracan, Strapafar, Corpodibale et Trinquemaille, eux n’avaient garde de l’oublier.

Ils arrivèrent donc rue des Lavandières. Lorsqu’ils furent arrivés, ils demeurèrent consternés, n’en pouvant croire leurs yeux. Mais il fallait bien se rendre à l’évidence ; il n’y avait plus d’auberge !

Les quatre estafiers songèrent à s’informer des moyens de retrouver Beaurevers. Trinquemaille, que son caractère onctueux et papelard appelait aux délicates missions, fut délégué vers un bourgeois ventru et congestionné, lequel, établi tripier et marchand de rogatons à quelques pas de l’auberge, avait tout vu et pour la septième fois depuis le matin, recommençait le récit de l’incendie.

Notre bourgeois avait réellement tout vu. Sollicité par Trinquemaille et enchanté de trouver un auditeur de bonne, volonté, il recommença une huitième fois son poème. Lorsqu’il eut terminé, Trinquemaille était pâle et tremblant.

– Mes enfants, nous sommes perdus, dit-il à ses acolytes.

– Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ?

– Le Royal est mort ! Attaqué par une bande de ruffians du guet, il s’est enfermé dans l’auberge, à laquelle il a mis le feu plutôt que de se rendre vif. Honneur à sa mémoire !

Ils se regardèrent et se firent pitié les uns aux autres. Pour la première fois de leur vie, ils connaissaient la douleur. Et cette douleur n’était pas seulement sincère, elle était désintéressée.

Désemparés, ils partirent pour aller à l’aventure. À ce moment, Trinquemaille se sentit arrêté par le manteau :

– Myrta !…

– Chut ! Et suivez-moi tous quatre.

Ils suivirent, le cœur battant. Myrta les fit entrer dans le logis de la Dame sans nom, où, la Margotte, stylée par Myrta, leur servit d’un certain vin, qui suscita en eux une véritable vénération. Et alors, Myrta :

– Il n’est pas mort !…

Pas mort ! Ils en ouvrirent des yeux féroces. Mais tout aussitôt, se poussant du coude, haussant les épaules et souriants, bien que les voix éraillées fussent un peu tremblantes :

– Je le disais, té ! Il ne pouvait mourir comme ça !

– Palsambleu ! je disais que saint Pancrace ne pouvait s’être ainsi comporté envers Le Royal de Beaurevers !

– Jo lo disais. La prima spada du monde et d’ailleurs !

– C’hallais le tire. C’être bas bossible.

Myrta les connaissait : elle vit clairement leur ravissement.

– Voici, dit-elle. Le Royal n’est pas mort. Il est blessé. Il a été transporté dans une maison de la rue de la Tisseranderie. Il y a une demi-heure, il en est sorti. Gilles l’a suivi et vu entrer dans un hôtel de la rue Froidmantel. Il y a un pont-levis, vous le reconnaîtrez. Dans la rue, il y a le cabaret de la Truie-Blanche. Or, Le Royal est traqué par les gens de Saint-André, par les gens du chevalier du guet, par les gens du grand-prévôt, par les gens du roi. Tout ce qu’il y a à Paris de bourreaux et de valets de bourreaux est à ses trousses. Il s’agit de le surveiller, de le protéger, de mourir pour lui ou avec lui. Voulez-vous veiller sur lui ? Je vous embauche. Vous vous installez à la Truie. C’est moi qui paie toute la dépense et je vous donne en plus, à chacun, deux écus par jour. Cent écus sont en outre assurés à chacun de vous à la fin de cette campagne. Acceptez-vous ?

Il y eut des grognements, des rugissements, de furieux appels du pied, de grands gestes à tout pourfendre !…

– Gardes du corps du Royal ! Ça nous va, milodious !

– Ça nous va ! Et les écus aussi ! dit Trinquemaille.

– À la Truie ! vociféra Corpodibale.

– Forvertz ! rugit Bouracan.

II – LE CONSEILLER INVISIBLE

Une semaine s’écoula, pendant laquelle les divers acteurs de la bataille engagée parurent reprendre haleine. En réalité les acteurs de ce drame étaient arrivés à un point où tous avaient reçu le suprême avertissement de la destinée. Le roi Henri, Catherine de Médicis, Montgomery, Roncherolles, Saint-André, son fils Roland, Lagarde, Marie de Croixmart, Le Royal de Beaurevers, Florise, chacun de ces êtres se disait que l’heure approchait où il allait se passer quelque chose d’effrayant dans son existence…

Sur toutes ces angoisses planait la figure de Nostradamus.

On touchait à juin. Paris était paisible. Depuis quelque temps les prédications contre les huguenots baissaient de ton. Le temps et les consciences étaient au beau fixe… En attendant la tempête !

Le soir du 30 mai de l’an 1559, il y eut au Louvre un conseil secret auquel prirent part Henri II, Jacques d’Albon de Saint-André, maréchal de France, Roland de Saint-André, fils du maréchal, Gaétan de Roncherolles grand-prévôt royal de la ville de Paris, le révérend père Ignace de Loyola, Gabriel de Montgomery capitaine général du Louvre.

Quant à Catherine de Médicis, on ne l’appelait jamais. Seulement, elle assistait tout de même au conseil, comme on va le voir.

Il s’agissait de Nostradamus.

Tout le monde était d’accord. Le roi n’avait qu’à confirmer ce qu’il avait murmuré à Roncherolles ou à Saint-André : son désir d’être débarrassé du sorcier…

Le moine, miné par la maladie, grelottant de fièvre, avait affirmé avec une terrible froideur qu’il ne s’en irait pas de Paris laissant derrière lui une aussi formidable insulte à la religion : la sorcellerie tolérée en plein cœur du royaume chrétien. Roland avait assuré qu’on ferait d’une pierre deux coups et que, d’après les rapports de Lagarde, Le Royal s’était réfugié en l’hôtel du sorcier. Montgomery avait dit que cet homme en savait trop et était une menace pour la sûreté de l’État. Saint-André avait raconté en pâlissant qu’une aventure qui venait de lui arriver à lui et à Roncherolles lui faisait croire que, depuis la présence de Nostradamus à Paris, le temps des miracles infernaux était revenu. Roncherolles avait dit que l’affluence à l’hôtel de la rue Froidmantel était un scandale menaçant la sûreté de Paris.

Lorsque tout le monde eut donné son avis, le roi, les yeux fixes, la physionomie bouleversée, parut lutter contre un dernier conseiller invisible. Sûrement, quelqu’un était près de lui – quelqu’un qu’on ne voyait pas et qui lui parlait. Le roi, du geste, refusait ; de la voix, il grondait ; parfois il écumait. Loyola priait. Les autres claquaient des dents. Seuls Roncherolles et Saint-André regardaient cela avec la farouche curiosité de gens qu’un tel spectacle ne pouvait étonner. Enfin Henri rugit :

– Je veux que cet homme soit arrêté. Je veux qu’on instruise son procès. Je veux qu’il périsse par le feu sur la Grève !

– Dieu soit loué ! dit Loyola avec ferveur.

Le roi se retira aussitôt dans ses appartements. Le moine partit aussi ; on dut le porter à sa litière. Demeurés seuls, les hommes de guerre firent leur plan. Ils résolurent de s’adjoindre Lagarde. Ils convinrent que cent archers du guet suffiraient pour l’arrestation de Nostradamus et de son hôte Beaurevers. Enfin, ils résolurent d’agir le lendemain vers le milieu de la nuit, Montgomery se retira en songeant :

– La reine est sauvée. Quand je devrais y laisser ma vie, cet homme qui sait le terrible secret mourra de ma main.

– Florise est à moi, songea Roland de Saint-André.

Le maréchal et le grand prévôt, restés seuls, se regardèrent.

– Crois-tu que nous puissions les arrêter ? fit Saint-André.

– Je ne sais pas ! répondit sourdement Roncherolles.

III – AU RAPPORT

Lorsque tout le monde eut quitté la salle du conseil, la tenture qui masquait une des fenêtres se souleva, et Lagarde parut. Il se dirigea vers les appartements de la reine, auprès de laquelle il fut admis dès qu’il se présenta.

– Madame, dit Lagarde, il s’agit de l’arrestation du sorcier, du sire de Notredame.

Catherine tressaillit :

– Et ce rebelle ? Ce Beaurevers ? fit-elle d’une voix dure. Depuis quelques jours vous jouez de malheur, Lagarde…

– Je sais ce qu’il advint à mon prédécesseur, madame, lorsqu’il cessa de vous plaire. Vous le priâtes un jour de vous accompagner. En passant dans un couloir souterrain, une trappe s’ouvrit sous ses pas, et depuis on ne l’a plus revu. Vous m’avez montré la trappe, madame. Je suis prêt à y passer. En attendant, je fais de mon mieux.

Il y avait une sorte de grandeur sauvage dans cette attitude. Catherine l’admira un instant, puis plus doucement :

– Je le sais. Ce n’est pas ta faute si la fatalité a voulu que… Nous trouverons une autre occasion. Dis-moi… le roi…

– Depuis le soir, fit Lagarde, il n’est jamais sorti du Louvre.

– Tiens, mon bon Lagarde, prends ce diamant. Il me fut donné par le municipe de Florence. Je sais que tu es prêt pour une autre fois. Il vaut bien quarante mille livres. Sans doute, tu es fidèle, brave, adroit. Ne parlons plus de l’affaire de la grande-prévôté, Lagarde. Une autre occasion viendra. Mais ce Beaurevers !… Là, pourtant, tu marches à visage découvert, pour le compte du roi… Tu l’as perdu, dis ?

Lagarde se redressa.

– Madame, dit-il, on connaît son métier, je pense. Suivre à la piste une bête traquée, ne pas lâcher un instant le fil conducteur, voilà le délicat de la profession. Je tiens le Beaurevers, madame. Je ne l’ai pas perdu une minute. Il sera arrêté demain ; arrêté ou poignardé, comme vous voudrez. Car il a pris gîte chez Nostradamus, et il paraît que je fais partie de l’expédition contre le sorcier.

Catherine murmura ces mots que Lagarde n’entendit pas :

– Beaurevers chez Nostradamus !… Que peut-il y avoir entre ces deux hommes ?

Elle reprit d’une voix lente :

– Veux-tu savoir mon idée ? Eh bien, Nostradamus ne sera pas arrêté. Beaurevers ne sera pas arrêté.

– Pourquoi ? Ce sorcier vient-il au nom du diable ?

– Peut-être ! À moins qu’il ne vienne au nom de Dieu. Quoi qu’il en soit, il me faut ce Beaurevers. Il sait des choses, Lagarde. Je vois maintenant comment il les sait. As-tu réorganisé ton escadron décimé par lui ?

– Sur douze, qui est le chiffre réglementaire, nous avons huit cœurs solides, huit dagues de première force. Il nous en manque quatre, et les vides seront comblés.

– Cherche-les Lagarde, hâte-toi. Trouve-les. Je ne peux plus attendre. Ces hommes portent ma fortune. Es-tu sûr des huit que tu as ?

– Comme de moi-même, madame. Quant aux quatre qui manquent, peut-être les aurais-je bientôt… Je les étudie depuis quelques jours… qui sait ?… mais non ! impossible.

– Qui sont-ils ? fit Catherine avec un regard perçant.

– Madame, avez-vous entendu parler de la mort du baron Gerfaut, seigneur de Croixmart, sous le règne du feu roi ?

Le sire de Croixmart était grand juge. Un matin d’exécution publique, il fut saisi, en place de Grève, et mis en morceaux. Eh bien, madame, le grand juge fut saisi et tué par les quatre dont je vous parle. Avez-vous entendu parler de Brabant-le-Brabançon ? On l’appelait le poignard du duc d’Orléans. Il était à l’époque dont je vous parle, pour votre époux, ce que j’ai l’honneur d’être pour vous. Après l’affaire de la place de Grève, les quatre disparurent. Brabant-le-Brabançon disparut aussi. En Flandre, en Italie, en France, Brabant conquit la réputation d’un diable. Il sema l’épouvante. Eh bien, les quatre dont je vous parle étaient les quatre épées de Brabant. Plus près de nous, madame, ce sont ces quatre-là qui, conduits par Beaurevers, sont tombés sur nous sous les murs de la grande prévôté. Ce sont ces quatre qui ont gardé le roi prisonnier dans le logis de la rue Calandre. Voilà les quatre que je voudrais vous offrir. Malheureusement, ils sont corps et âme à celui qu’il faut supprimer : à Beaurevers. Et je vais être obligé de les supprimer eux-mêmes !

– Où sont ces hommes ? fit la reine après un silence.

– Dans un cabaret de la rue Froidmantel, où ils surveillent et guettent, prêts à mourir pour leur chef.

– Quels hommes sont-ils ?

– Insoucieux, sans scrupules, ne connaissant d’autre Dieu que leur Beaurevers, bons à prendre ou à pendre.

Catherine retomba dans sa méditation. Enfin, elle dit :

– Tu ne toucheras pas à ces hommes. Dans deux jours, tu leur feras tes propositions. Ils accepteront. Va maintenant.

Lagarde s’inclina et sortit sans demander d’autres explications. Alors Catherine se redressa, s’approcha d’un miroir et regarda attentivement son front.

– La trace a disparu, murmura-t-elle. La trace du doigt de François. Sire, trouvez-vous toujours que Catherine de Médicis sent la mort ?… Prenez garde ! Plus que jamais la mort est là qui vous touche… Que mes braves filles réussissent, et ce Beaurevers succombe. Après lui, Nostradamus ! Après lui, Montgomery ! Tous ceux qui savent ! Et après lui, le roi !… Et alors, je suis la reine ! Et je prépare à mon fils un trône digne de lui…

Elle frappa sur un timbre. Une suivante apparut.

– Envoyez-moi Mlles de L…, de B…, de M… et d’O…{20}

IV – L’ESCADRON VOLANT

Ce jour-là, donc, vers 5 heures du soir, ils étaient tous quatre dans la rue Froidmantel, se promenant.

– Vé, disait Strapafar, encore une litière. Cette fois, c’est une grande dame qui franchit le pont-levis. Est-elle assez jolie ! Que peut-elle avoir à demander au sorcier ?

– Il y en a ! Il y en a des litières ! Comptons-les.

– Ces deux, c’est au moins ouna marquesa et ouna doukessà…

– C’ti montsir, baufre tiaple, il n’afre plus ses champes…

– Voici des ribaudes qui arrivent à la file.

– Encore une pigeounette qui passe le pont.

C’était leur émerveillement de tous les jours, cette foule bigarrée, grandes dames, ribaudes, bourgeoises, artisans, hommes d’armes, seigneurs, enfants, vieillards, foule sans, cesse renouvelée qui venait demander la santé au guérisseur, des philtres d’amour ou de mort au sorcier, des horoscopes à l’astrologue :

À midi, le pont-levis était baissé : dès l’aube des gens attendaient ! Alors, on commençait à entrer. Les gens étaient reçus par le petit vieillard grimaçant. Les uns sortaient désespérés, mais ceux-là, on ne voulait pas les entendre. D’autres sortaient hurlant de joie, criaient qu’ils étaient sauvés. Alors, une rafale passait : Encore un miracle !

Le guérisseur recevait indistinctement quiconque se présentait à la porte ; il refusait toute espèce de payement.

Le seul ordre était l’ordre d’arrivée au pont-levis. À 7 heures du soir, le pont-levis se relevait : on n’entrait plus. Alors la rue se vidait en quelques minutes. Et le lendemain cela recommençait.

Ce soir-là, comme les soirs précédents, nos quatre gardes du corps – gardes de Royal-Beaurevers ! – ayant assisté à ce brusque changement à vue, regagnèrent le cabaret de la Truie-Blanche pour s’y livrer à cette occupation agréable qu’était le souper.

– Tiens ! fit Trinquemaille. Des servantes !…

Généralement c’était l’hôtesse qui servait, aidée par une goton. Ils s’étaient arrêtés, stupéfaits de l’aubaine.

– Elles sont quatre, reprit Trinquemaille.

– Et nous être quatre, observa judicieusement Bouracan.

– Qu’elles sont jolies, madonna ! gronda Corpodibale.

– Outre ! fit Strapafar avec un sifflement d’admiration.

Ils se mirent à table, et attaquèrent. Les quatre servantes s’empressaient autour d’eux avec des sourires bienveillants. Elles portaient le costume ordinaire des servantes d’auberge. Seulement ces costumes étaient faits d’étoffes fines. C’étaient des servantes qui sentaient la grande dame déguisée.

Elles étaient fringantes. Nos quatre estafiers louchaient.

Il y avait une blonde, une châtaine, une rousse et une brune. La blonde eut Trinquemaille, la brune eut Strapafar, la rousse eut Bouracan et la châtaine Corpodibale. Vers le chapon aux perdreaux, elles s’assirent près de nos estafiers. Vers les vins d’Espagne, elles consentaient à se laisser pincer la taille ; mais Bouracan ayant voulu embrasser sa rousse reçut un soufflet d’une main fine, mais sévère. Trinquemaille invoquait saint Pancrace au secours de sa vertu ; Corpodibale chantait une sérénade de son pays ; Strapafar roulait des yeux incandescents.

Cette soirée-là resta dans leur mémoire comme un rêve.

Nos braves, sur les onze heures et demie, étaient ivres de Vin, de palabres, d’attendrissement, d’amour. Il leur restait à connaître l’ivresse de l’amour-propre satisfait. Il paraît que les drôlesses avaient appris à fond l’art de la flatterie. La rousse, abandonnant tout à coup son élégante prononciation, se prit à dire :

– Ha, mein gott, mentsir Bouracan, il être choli carçon !

Strapafar traduisit l’admiration de ses camarades :

– La roussotte, elle hable lou patois à Bouracan, vaï ! Bouracan eut un moment de stupeur émerveillée.

– Ya, dit-il, che lui abrends à barler vrançais.

Les autres l’enviaient, ce coquin de Bouracan. Mais alors :

– Vivadiou, mon pigeoun, gasconna la brune, nous autres Parisiennes, nous sommes du pays de nos amoureux, que !

Strapafar demeura écrasé de joie. Corpodibale fut foudroyé d’orgueil.

– Per la madonna lavandaia, cria la châtaine, c’est que l’amore, il est oune bien belle çose !

– Mesdemoiselles, soupira la blonde, modérez ces transports dont il vous faudra vous confesser.

Trinquemaille pleura de pieuse allégresse. Ils connaissaient tous le triomphe de la vanité.

Or, phénomène remarquable, nos braves, du fait de ce triomphe, s’avisèrent tout à coup d’avoir des scrupules ! C’est pourquoi Bouracan, le meilleur des quatre, poussa un sanglot.

– Qu’est-ce gu’il afre ? s’effara la rousse.

– Sacrament ! dit gravement Bouracan. Nous afre ouplié notre vaction ! Nous afre berdu Montsir ti Beaurevers !

Les spadassins baissèrent la tête ; ils se jugeaient coupables. Avoir oublié qu’ils étaient là pour veiller sur Le Royal ! Ils levèrent des yeux timides vers leurs colichemardes pendues au mur. Alors, ils firent, pour quitter leurs escabeaux, un robuste effort. Ils retombèrent accablés.

– Nous sommes déshonorés, dit Strapafar.

Les trois autres approuvèrent puis vidèrent leurs gobelets que les jolies servantes s’étaient empressées d’emplir. À ce moment, l’une d’elles – c’était la brune – ayant souri d’un sourire capable de les damner :

– Mes pigeouns, dit-elle, vous n’êtes pas déshonorés. Le Royal de Beaurevers n’est plus dans l’hôtel au pont-levis, dans le logis du sorcier Nostradamus. Il n’a plus besoin de vos rapières. Et il nous a envoyées pour vous le dire.

Il y eut le cri de quatre consciences soulagées. On hurla qu’il fallait boire à cet heureux événement. On but.

Mais la joie devint du délire lorsque la blonde, déposant quatre bourses sur la table :

– Et voici deux cents écus pour chacun !

– C’est Myrta qui nous envoie cela ! C’était convenu.

La blonde échangea avec ses compagnes le coup d’œil de la comédienne à qui on donne une réplique inattendue :

– Oui, c’est Myrta, dit-elle en se remettant.

À ce moment, et comme minuit sonnait, il y eut dans la rue comme un bruit sourd de troupes en marche. Mais nos braves n’entendirent rien dans le bruit de leurs gobelets heurtés.

Sur un signe de ses camarades qui semblait dire : « C’est le moment », la rousse reprenait alors :

– Le Royal de Beaurevers est parti de Paris.

– Sans nous ! fit douloureusement le chœur des estafiers.

– Il veut être seul, désormais, affirma solidement la brune.

Cela s’accordait si bien avec ce que Le Royal leur avait répété deux ou trois fois qu’ils n’eurent pas un doute.

– Hélas ! fit Trinquemaille, ce n’est pas en vain qu’il nous a fait ses adieux chez Myrta. Nous ne le reverrons plus…

– Qu’allez-vous devenir ? continua la roussotte. Vous avez chacun deux cents écus. Mais, vous n’en avez pas pour trois mois. Voyons, voulez-vous, tous les jours que Dieu fait, avoir dans vos ceintures des écus à discrétion ?

– Voulez-vous, dit la brune, être habillés de neuf et boire tous les soirs comme vous avez bu ce soir ?

– Voulez-vous, dit la châtaine, faire bombance et ripaille sans souci du lendemain ?

– Voulez-vous conquérir nos cœurs ? termina la blonde.

Il n’y eut qu’une voix parmi les estafiers :

– Que faut-il faire ?…

– Vous le saurez demain !…

Elles se levèrent vives et légères, avec des éclats de rire et de langoureuses œillades. Cette fois, ils s’arrachèrent à leurs escabeaux et se mirent à la poursuite des gazelles qui montaient l’escalier…

Nos braves arrivèrent en haut juste à temps pour voir quatre portes se refermer sur leur nez… Alors, simplement, chacun choisit sa porte et se coucha en travers sur le carreau. Il y eut des soupirs terribles, des éclairs, même des larmes. Bientôt ces soupirs, ces grognements, ces larmes se fondirent en un formidable quatuor de ronflements…

Le lendemain de cette scène, vers le soir, le baron de Lagarde entrait chez Catherine de Médicis :

– Madame, l’escadron de fer est au complet.

– Nos quatre vaillants ?

– Sont à vous, madame, corps et âme, cœur et peau.

– Lagarde, ces quatre hommes seront pour moi. Pour le reste, vous aurez assez des huit autres. D’ailleurs, je vous les rendrai. En attendant, ils seront sous la surveillance de mes vaillantes. Et puis, reprit-elle sourdement, je me sens menacée. Je vois, je devine que je suis prisonnière de la garde royale qui veille autour de ces appartements. Il me faut près de moi quelques hommes que j’aurai tirés d’un abîme de misère et que j’éblouirai. Ces quatre hères vivront ici. Dans trois jours ils me seront dévoués comme des chiens. De ton côté, prépare-toi. Duel à mort, cette fois. Si tu le manques encore, tu me tues. Dès tout à l’heure, amène-moi mes quatre chiens de garde…