CINQUIÈME CHAPITRE – LE GUÉRISSEUR.

I – LE MIRACLE DE LA PARALYTIQUE

Renaud s’était élancé hors Paris en tempête. Le cœur étreint par une de ces puissantes angoisses qui tuent un homme en quelques heures. Renaud galopait furieusement. Toute sa puissance de volonté, il l’appliqua à essayer d’oublier la scène de Saint-Germain-l’Auxerrois. Il se disait :

– Puisque je serai de retour dans vingt jours, alors, je reprendrai l’entretien commencé à l’église ; je veux ne penser qu’à aller vite…

Cet homme pouvait-il donc se dédoubler ? Pouvait-il donc se commander à soi-même de penser ou de ne pas penser ? Oui, il avait ce pouvoir surhumain !

Le lendemain soir de son départ, son cheval tomba mort à l’entrée d’un village. Renaud était en selle depuis dix-huit heures. Il se coucha dans une grange et dormit trois heures.

Quelques paysans faisaient cercle autour de lui. Renaud sortit sa bourse et dit : « Un bon cheval ! » On lui en amena quatre ; il choisit le meilleur et partit à fond de train. Il ne s’arrêta que lorsque ce nouveau cheval s’abattit à son tour.

L’après-midi du cinquième jour, il arriva à Tournon, sur le bord du Rhône.

Arrivé là, il éprouva une sorte de lassitude mortelle, non pas du corps, mais de l’esprit.

– Voyons, se dit-il, si je ne triomphe pas de ce malaise, je vais mourir dans une heure et mon père mourra, et…

Il sentit que sa pensée, fatalement, revenait à Marie… Renaud descendit de cheval et s’arrêta à la porte d’une auberge sans voir la servante qui lui apportait du vin. Il s’accouda à la table. Sa main, sous son pourpoint entr’ouvert, incrustait ses ongles dans la poitrine à l’endroit du cœur. C’était atroce. Ces ongles fouillaient cette poitrine, et le sang coulait. Ce qui se passait dans cette âme était hors de toute humanité.

Il y avait en lui une ruée effroyable de pensées qui s’exterminaient l’une l’autre. Ce fut une heure d’angoisse hors du réel. Et dans ce chaos vertigineux de pensées qui tourbillonnaient, une image souriait, victorieuse de la volonté de Renaud… l’image de Marie !… Et il hurlait :

– Je l’aime ! ô Marie ! ô bien-aimé ! Je t’aime, je t’adore ! Nous mourrons ensemble, puisqu’il faut que je te tue !…

Alors comme il venait de prendre cette résolution, le calme descendit sur son âme saignante.

À ce moment, la porte d’une chapelle, devant lui, s’ouvrit, et il en sortit deux paysans portant une chaise sur laquelle était assise une fille d’une quinzaine d’années, jolie, pâle, les cheveux dénoués. Près d’elle, attentive aux moindres cahots, une vieille, la figure ravagée de larmes, suppliait qu’on marchât doucement… c’était la mère. Les yeux de Renaud se fixèrent sur ce spectacle, il murmura :

– Douleur, Douleur, tu domines le monde !

Il se leva tout d’une pièce et balbutia :

– Si je jetais ici en passant un flot de joie pure ? Est-ce que cela ne conjurerait pas la Douleur ? Essayons !…

Il demanda à l’aubergiste :

– Cette jeune fille est paralytique, n’est-ce pas ?

– Oui, répondit l’aubergiste. Monseigneur de Tournon a dit de la conduire à la chapelle de la Vierge et que cela la guérirait.

– Monseigneur de Tournon ?…

– Oui, le cardinal de Tournon, archevêque d’Embrun, celui-là qui vient d’être nommé lieutenant général de M. le connétable de Montmorency, et dont vous voyez là le palais, au bout de la rue. Eh bien, Huberte a été conduite à la chapelle, et, comme vous voyez, la Vierge n’a pas voulu la guérir…

– Et il y a deux ans qu’elle est paralytique ? dit Renaud.

– Oui, monsieur, deux ans juste. Comment le savez-vous ?

Renaud ne répondit pas. Il s’avança vers la chaise que les porteurs venaient d’arrêter. Une cinquantaine de paysans et de bourgeois de Tournon entouraient la chaise ; quelques gardes du château du cardinal s’étaient approchés ; dans cette foule, se tenait maître Pézenac, chef de la police royale de Tournon donnant des explications à un moine qui venait de sortir du palais cardinal. Ce moine était grand, mince, la figure pâle, ascétique, l’attitude noble, révélant l’élégant cavalier qu’il avait dû être jadis…

La mère de la paralytique s’agenouilla. Les femmes présentes et la plupart des hommes l’imitèrent ; sans doute, la pauvre vieille voulait faire une dernière tentative pour obtenir la guérison de sa fille.

La petite Huberte, jolie, gaie, rieuse, espiègle, avait été l’adoration de la ville. Tout à coup, un jour, après avoir rendu visite à une paralytique qu’elle avait réconfortée de son mieux, Huberte fut prise d’étranges malaises ; elle alla revoir souvent la paralytique. Après chacune de ces visites, les malaises s’accentuaient.

Un matin, elle essaya vainement de se lever ; les jambes refusaient de la porter. Au bout de quelques jours, Huberte était paralytique, et ses yeux seuls conservaient la vie. Voilà ce que maître Pézenac expliquait au moine.

Dans le silence, la voix sanglotante de la mère s’éleva :

– Madame la Vierge, c’est monseigneur de Tournon qui nous a envoyées à vous, ainsi que je vous le disais tout à l’heure. Vous n’avez qu’un signe à faire et ma petite Huberte marchera ; ô bonne Vierge, vous qui êtes si puissante, sauvez mon enfant !

– Sauvez-la ! cria la foule. Sauvez Huberte !

La petite paralytique fixait ses grands yeux bleus sur la statue de la Vierge qu’on apercevait au fond de la chapelle et il y avait une telle supplication dans ces jolis yeux que le sombre moine qui regardait cette scène, en frissonnait lui-même. Et pourtant, tout indiquait que cet homme devait avoir un de ces cœurs qui ne s’émeuvent pas facilement.

Il y eut un long murmure de prières ; puis, de nouveau, le silence ; tous les regards se tournaient vers la paralytique ; elle demeura immobile !… Longtemps, la mère demeura agenouillée, et enfin, tristement, elle se releva. Les porteurs saisirent la chaise. C’était fini : la petite Huberte, à tout jamais, serait paralytique.

À ce moment, cet étranger que tout le monde avait pu voir devant l’auberge, ce voyageur tout couvert de poussière s’approcha et dit aux porteurs :

– Déposez cette chaise.

Les porteurs obéirent. La foule se rapprocha. Tous les yeux se fixèrent sur le voyageur, dont la figure, à cet instant, dégageait un vif rayonnement. Renaud se pencha sur la petite Huberte et lui prit la main en lui disant :

– Mon enfant, regardez-moi…

La paralytique obéit, et peu à peu, sur le visage pâli de l’infirme, s’étendit une expression de confiance infinie… Et alors une voix s’éleva, une voix douce, impérieuse. Et Renaud disait :

– Lève-toi et marche !…

L’instant d’après, une rumeur, puis des cris ; car, dans ce moment, tandis que la vieille mère s’abattait sur ses genoux et saisissait la main de Renaud qu’elle couvrait de baisers ; tandis que la foule criait : « Noël ! Noël ! » ; tous virent cette chose fabuleuse, impossible.

La petite Huberte s’était levée !… Elle marchait !… Elle obligeait sa mère à se relever !… Elle lui parlait, elle souriait à tous, et une acclamation d’admiration éperdue s’élevait.

II – IGNACE DE LOYOLA

Le moine avait pâli. Rapidement, il glissa quelques mots à l’oreille de maître Pézenac. Le chef de la police royale de Tournon fit un signe aux gardes. Au moment où Renaud, s’arrachant à l’enthousiasme de la foule, regagnait l’auberge, il fut empoigné, soulevé, emporté par une douzaine de robustes gaillards. Un bruit parmi la foule qui fuyait de toutes parts :

– C’est un démon ou un sorcier qui a fait un pacte…

Dix minutes après, Renaud se vit enfermé dans une salle basse du château de Mgr de Tournon ; on enchaîna ses chevilles à deux gros anneaux. Alors, le moine entra dans le cachot, et, tout le monde sortit, même maître Pézenac. Le moine fit le signe de croix, puis il dit :

– Jeune homme, si vous voulez être franc et m’expliquer le genre de sortilège que vous avez employé, je vous promets d’employer en votre faveur tout mon crédit, et il est grand.

Renaud étudiait l’homme qui était devant lui. Tout le problème de sa vie, en cette minute, tenait dans ces mots : sortir de cette prison, non pas demain, non pas ce soir, mais tout de suite.

– Messire, dit-il, voulez-vous me faire la grâce de me dire qui vous êtes ?

– J’y consens, dit le moine. Je suis un Loyola, Loyola tout court, et si je pouvais trouver une dénomination plus humble, je la prendrais. Mais j’ai été autrefois gentilhomme, et on m’appelait le sire de Loyola.

– J’ai entendu parler d’Ignace de Loyola, dit Renaud. Je bénis le ciel d’avoir affaire à vous plutôt qu’à quelque moine ignorant. Maintenant, je vous prie, de quelle manière s’exercerait votre crédit en ma faveur ?

Il parlait avec calme. Loyola songea : « Seul l’enfer peut donner une force pareille, car moi je ne l’ai jamais obtenue du ciel. »

– Si vous voulez être franc, dit-il, je parlerai pour vous au roi, je vous éviterai le bûcher, la torture, j’obtiendrai que vous soyez seulement décapité ou pendu.

– Rendre la vie à une pauvre enfant, le bonheur à une vieille mère, la joie à une foule, est-ce mal ? demanda Renaud.

– Non, si ce bonheur vient du ciel. Oui, s’il vient de l’enfer. Dites-moi le maléfice que vous avez employé pour faire un miracle.

– Messire, il n’y a pas eu miracle : cette jeune fille n’était pas paralytique. Au premier coup d’œil, j’ai reconnu en elle une nature dominée par l’imagination, et capable d’imiter une maladie. Je n’ai eu qu’à lui inspirer assez de confiance en soi-même et en moi ; et lorsque je lui ai commandé de marcher, les liens factices qui l’enchaînaient, se sont rompus d’eux-mêmes.

Il semblait paisible. Loyola hocha la tête.

– Vous ne pensez pas, dit-il, que je tiendrai pour vraie une seule des impostures de votre réponse ?… Ainsi donc, vous refusez de me dire le sortilège que vous avez dû employer ?…

Renaud, dans la question du moine, dans son attitude, lisait la foi forcenée de cet homme, la foi qui lui bandait les yeux de l’intelligence. Ce fut horrible. Une lueur, tout à coup, le pénétra :

– L’intelligence de cet homme est inaccessible ; peut-être trouverais-je le chemin de son cœur ?

Il se mit à genoux. Son pied droit fut tordu par l’anneau de fer ; ce fut une souffrance qu’il ne sentit pas. Sa figure était décomposée. Il parla. Et sa voix contenait une telle intensité de douleur que Loyola gronda :

– L’enfer cherche à me prendre par le cœur après avoir tenté de me prendre par l’esprit.

– Messire, disait Renaud. J’ai un père, un pauvre vieillard qui n’a plus que moi au monde. Un danger mortel le menace. Avez-vous un père ? Supposez qu’il vous suffise de lever la main pour sauver votre père d’une mort horrible. Laissez-moi libre pour huit jours, et sur Dieu, je vous jure de revenir ici dès que j’aurai sauvé mon père…

– Montrez-moi le pacte que vous avez signé avec Satan et qui vous permet de faire marcher les paralytiques.

Renaud se tordit les mains. Il râla :

– Messire. J’ai une femme, une jeune femme. Avez-vous jamais aimé ? Soyez plus que Dieu, soyez homme !

Loyola, quand il vit cet homme jeune, robuste, se rouler sur les dalles, essayer de ramper vers lui, quand il entendit cette voix brisée de sanglots, Loyola pleura !… Mais Loyola se signa et franchit la porte en murmurant :

– Ruse de Satan, c’est en vain que tu donnes l’assaut à ma faiblesse humaine !

Et comme il s’éloignait du fond du cachot dont on refermait la porte, il entendit venir jusqu’à lui, cette imprécation :

– Maudit ! Je vivrai pour te faire souffrir ce que je souffre !…

III – LE PREMIER PAS DE CATHERINE DE MÉDICIS

Anne de Montmorency précipita sa marche à travers la France ; son plan initial était d’attaquer Charles-Quint sur les Alpes. Aidé de son lieutenant général, le cardinal de Tournon, il choisit une troupe de cavalerie et d’infanterie légère et se porta en avant avec la rapidité de la foudre. François Ier demeura avec le gros de l’armée et l’artillerie.

Enfin, une arrière-garde était commandée par François. Il avait sous ses ordres son frère Henri d’Orléans. Quant au troisième fils du roi, Charles, il était resté à Paris.

L’arrière-garde était entrée à Vienne dans les premiers jours d’août. Elle comprenait de nombreuses dames de la cour, et, parmi elles, Catherine de Médicis, la toute jeune femme d’Henri. Diane de Poitiers, qui exerçait sur le prince une grande influence, n’avait pas voulu quitter Paris. Catherine régnait donc sur cette sorte de cour guerrière.

La ville de Vienne, en Dauphiné, offrit à François (dauphin viennois) des fêtes magnifiques. Mais François demeura sombre. Un soir, après un dîner, auquel assistèrent les deux princes, les dames d’honneur et les gentilshommes de la maison, Catherine jeta un profond regard sur Henri, qui pâlit ; puis ce regard rejaillit sur François, qui écoutait sans mot dire.

– Monseigneur, fit Catherine, je sais une recette de vins mélangés qui rendrait gaieté et oubli au plus malheureux.

– L’oubli ! murmura sourdement François.

– Oui, mon cher Seigneur, l’oubli !… Adieu tristesse, et vive la joie, dès qu’on a bu de mon mélange.

– Dites votre recette, madame, gronda François.

– Je la donnerai à votre gentilhomme des vins.

– Montecuculi ! appela le prince.

Montecuculi était dans la maison de François une sorte de majordome chargé des vivres et des vins. C’était un jeune homme d’une trentaine d’années qui entra dès qu’on l’eut appelé, et que Catherine n’eut aucunement l’air de connaître.

– Vous êtes, demanda-t-elle, le gentilhomme des caves de monseigneur le duc de Bretagne ?

– J’ai cet honneur, madame, répondit Montecuculi.

– Eh bien ! vous trouverez là de merveilleuses recettes.

Elle tendit à Montecuculi un mignon petit livre. Montecuculi, sur un regard de Catherine, sortit en titubant, mais nul ne remarqua cette émotion. Lorsque l’échanson fut hors de la salle, le regard qu’Henri jeta sur sa jeune femme était chargé d’épouvante. À ce moment, le dauphin se levait en disant :

– Messieurs, demain nous partons. J’ai hâte de rejoindre le roi et le connétable… dût un des boulets impériaux me fracasser la poitrine ou m’emporter la tête…

– Ce boulet serait le bienvenu ! ajouta-t-il plus bas.

Henri et Catherine, entendant ces mots, se regardèrent.

Montecuculi, une fois rentré dans sa chambre, ferma sa porte à triple tour, boucha la serrure, et, alors seulement, il ouvrit le petit livre que Catherine de Médicis lui avait remis… Il y avait un titre à ce livre. Et ce titre, c’était :

– De l’usance des poisons.

Alors l’épouvante fit irruption dans l’âme de Montecuculi. Il tourna autour de lui des yeux hagards, et, d’un geste fou, cacha le livre sous l’oreiller du lit…

*

* *

Le lendemain matin, après avoir entendu la messe, les princes et leur cour franchirent le Rhône, et gagnèrent Tournon. Les gentilshommes occupèrent les maisons de noblesse ou de riche bourgeoise. Le dauphin et son frère Henri furent installés au palais du cardinal archevêque d’Embrun, par maître Pézenac.

On devait dès le lendemain, à la pointe du jour, se remettre en route. Le soir vint. On soupa en commun. Comme d’habitude, François demeura sombre et silencieux…, Seulement, vers la fin du souper, il dit tout haut :

– Je ne sais ce qui me retient de monter à cheval et de m’en aller tout courant rejoindre M. le connétable.

Dans le même instant, il dit à son écuyer de bataille :

– Mon destrier, tout de suite !

Catherine pâlit. Debout, elle aussi, dès l’instant où le Dauphin s’était levé, elle se sentit chanceler. D’un flamboyant regard, elle jeta un ordre à son mari. Mais Henri détourna la tête. Une flamme de joie était montée au front de Montecuculi. Il n’y aurait pas d’empoisonnement ! François resterait dauphin de France ! Jamais une autre occasion ne se présenterait si belle, si facile !… Catherine sentit sa tête s’égarer. Elle s’avança vers François.

– Monseigneur, dit-elle, que dira le roi quand il saura que vous avez quitté le poste qui vous était assigné ?

– Le roi ! fit François, qui parut s’arracher à quelque rêve.

– Vous connaissez sa colère, lorsqu’il est désobéi…

– Vous avez raison ! Il faut qu’un roi soit obéi. Et moi qui serai roi, je dois donner l’exemple. Écuyer, rentre mon destrier à l’écurie ! Nous partirons demain !…

IV – CAÏN

Catherine se courba en une profonde révérence. Le dauphin François s’en allait lentement vers l’appartement qui lui était assigné. Catherine et Henri passèrent dans leur chambre : Montecuculi s’y trouvait…

Montecuculi était livide, Henri, blafard, Catherine flamboyante. Catherine parla. Montecuculi figé, raidi, les yeux exorbités, demeurait immobile. Catherine disait :

– Voici une autre histoire ! Montecuculi qui était décidé, ne veut plus à cette heure ! Ou du moins, il ne veut plus si vous ne lui donnez pas un ordre précis. Parlez, Henri…

Henri poussa un soupir et secoua la tête avec violence.

– Quoi ! Vous ne voulez pas ?…

Henri, de nouveau, secoua la tête. Montecuculi respira. Catherine posa sur le bras d’Henri une main fine.

– Non ! gronda Henri.

– Non ? murmura Catherine. Vous ne voulez pas régner ? Vous serez donc toute la vie le vassal de votre frère. Quand il régnera, il saura parler en maître, et vous saurez obéir. On doit obéir aux rois. Le dauphin le disait tout à l’heure. Montecuculi, tout cela n’était qu’un jeu. Retirez-vous, mon brave, et surtout n’en dites mot à personne. Plus tard, quand son frère aura exilé ou fait égorger Henri pour se débarrasser de lui, alors vous pourrez dire qu’un soir d’été la fortune s’est montrée à Henri, qu’Henri n’avait qu’un mot à dire, et que ce mot, il ne l’a pas dit. Allez.

Montecuculi se dirigea vers la porte. Henri haletait.

– Lâche ! murmura Catherine.

– Restez ! gronda Henri.

– CAÏN ! tonna une voix.

Le prince eut un effrayant tressaut de tout son être. Il n’y avait dans la pièce que Catherine et Montecuculi. Et pourtant, une voix avait hurlé : Caïn ! Un être était là, invisible… Catherine n’avait pas remué. Montecuculi revenait vers le prince. Donc ils n’avaient pas entendu :

– Seul j’ai entendu, se raisonna Henri. Illusion, peut-être. Quoi ! François régnerait, et je serais son vassal ! Son jouet ! Son valet ! Qu’il meure donc, je…

– CAÏN ! cria la voix inconnue, mais cette fois estompée.

– Soit ! grinça Henri. Caïn ! c’est un titre !…

Il ajouta tout haut, en claquant des dents :

– Vous avez lu le livre qui vous a été remis hier ?

– Oui… à la page marquée d’une croix rouge…

– Vous avez composé… la… boisson ?

– Oui, monseigneur !…

– Vous êtes décidé à la faire boire… à qui vous savez ?

– Oui, monseigneur, aux conditions promises.

– Je les connais : si vous êtes accusé, je vous couvrirai. Vous serez plus tard échanson du roi. C’est cela ?

Montecuculi s’inclina. Il était à bout de forces. Catherine était impassible. Le visage d’Henri se décomposait à vue d’œil. Un instant, il parut prêter l’oreille. Qu’écoutait-il ?… Puis, il prononça ces mots :

– Eh bien, monsieur, agissez !…

– Caïn ! répéta pour la troisième fois la voix – mais si faible, si lointaine que c’était le dernier souffle d’une agonie.

– Maintenant, dit Catherine d’un ton enjoué, vous pouvez vous endormir tranquille. Adieu, sire !…

Lorsqu’Henri redressa la tête, il vit que Catherine était sortie, mais il n’y prit pas garde. Il vit que Montecuculi était sorti. Il voulut lui crier de revenir. Mais sa langue se paralysa. Alors, la voix qui avait crié Caïn se fit entendre. Elle semblait revenir de très loin. Et plus elle approchait, plus elle devenait puissante. Enfin, elle gronda comme le tonnerre :

– Caïn ! CAÏN, CAÏN !…

Alors, d’autres voix vinrent se mêler à cette voix. Puis des cloches, des glas, des tocsins. Et ce fut une clameur d’enfer. Henri, en titubant, alla tomber en travers de son lit.

Montecuculi, à ce moment, pénétrait dans la chambre du dauphin François. Il portait un plateau sur lequel reposait une coupe de cristal. Le prince était assis, la tête dans la main. À l’entrée de Montecuculi, il releva la tête.

– Tu es le bienvenu, dit-il, je meurs de soif.

– C’est la fièvre, parvint à murmurer Montecuculi.

François saisit la coupe en disant :

– C’est la boisson que tu me donnes tous les soirs ?

– La même ! balbutia Montecuculi.

– Qu’as-tu donc ? Tu es pâle comme la mort.

Et François vida la coupe jusqu’à la dernière goutte.

– Excellent, dit-il en reposant le cristal dans le plateau. Envoie-moi mon valet de chambre. Je veux essayer de dormir.

Montecuculi sortit, emportant le plateau.

– Il va de travers, murmura François. Il est ivre. Où est le temps où moi aussi je m’enivrais joyeusement ? Mais comment oublier jamais cet infernal amour !… Tuée par moi, Marie est toujours vivante en mon cœur !… Oh ! comment oublier la nuit terrible où je la suivis pas à pas depuis sa sortie du Temple, et où je l’abattis à mes pieds !… Comment oublier surtout, que Marie a cédé à mon frère Henri dans le temps qu’elle me résistait !… Et qu’elle en a eu un fils !…

Ainsi, ce n’était pas le remords qui assombrissait le dauphin ! C’était la même fureur jalouse qu’autrefois ! L’enfant que Marie avait mis au monde dans son cachot, c’était le fils d’Henri ! Ce soupçon était né dans son esprit – et maintenant, le dauphin se mourait de haine et de jalousie.

V – LE SAUVEUR

Le lendemain, vers 7 heures du matin, les chevaux piaffaient sur la place de Tournon ; le cor appelait les retardataires. Cependant, le dauphin n’arrivait pas. Ni le prince Henri.

Tout à coup, un bruit se répandit et un silence consterné remplaçait les éclats de rire. Le dauphin était malade.

Quoi ? Quel mal ? On ne savait.

Une heure se passa. Puis deux. Puis on vit partir des courriers envoyés au roi par le prince Henri. Enfin, vers 10 heures, apparut le prince Henri. Ce fut d’une voix brisée par les larmes, qu’il prononça :

– Mon bien-aimé frère, atteint d’un mal inconnu, mais que les médecins déclarent peu grave, m’a donné l’ordre de prendre le commandement et de continuer la route. Ainsi, nous allons partir – et que Dieu garde mon frère !…

Bientôt l’ordre de marche fut formé. Toute cette masse s’ébranla, disparut vers le Sud dans des nuages de poussière.

*

* *

À 6 heures du matin, le valet de chambre du dauphin s’était approché de son lit, et il l’avait touché à l’épaule – car l’heure du départ approchait. François ouvrit les yeux, et sourit.

– Quoi ! murmura-t-il, déjà le jour !…

– Six heures, monseigneur, fit le valet tout joyeux. Monseigneur, vous n’avez fait qu’un somme. Je suis entré deux fois… jamais je ne vous ai vu dormir d’aussi bon cœur.

– Heureuse nuit ! dit le dauphin. Il me semble qu’elle a duré cinq minutes. Allons, habille-moi.

En même temps, François se souleva sur sa couche. Aussitôt, sa tête retomba pesamment sur l’oreiller.

Le dauphin crut à un étourdissement passager. Une deuxième tentative brisa ses forces. Il murmura :

– Je suis mal… bien mal…

– Au secours ! cria le valet en s’élançant hors de la chambre. Monseigneur le dauphin se trouve mal !…

Dix minutes plus tard, le médecin du dauphin entrait et l’examinait. Puis le médecin du prince Henri arrivait. Les deux personnages échangèrent d’abondantes paroles, desquelles il résultait que Monseigneur était pris d’un mal qu’on ne connaissait pas, mais qui devait être bénin. En effet, tant que François demeurait étendu, il n’éprouvait aucun symptôme, mais lorsqu’il essayait de se soulever, la tête lui tournait. Les deux médecins conclurent que le malade devait rester couché jusqu’au lendemain sans s’inquiéter.

Le dauphin approuva et donna l’ordre qu’on lui amenât son frère. Il fallut, par trois fois, aller le chercher. Les gens de l’antichambre le virent enfin passer, le visage pâle, les mains tremblantes.

Depuis la terrible nuit où Marie avait été prise de l’enfantement, les deux princes ne se voyaient qu’à peine. En voyant entrer son frère, François l’étudia d’un long et profond regard.

– M’aimerait-il vraiment, songea-t-il, et serais-je le maudit à qui seul est réservée la hideuse faculté de haïr ?…

Il fit un effort pour sourire, mais il n’y parvint pas. À cette minute, il sentit que la haine, dans son âme, avait creusé de tels abîmes que jamais plus il ne pourrait les combler… Henri restait immobile, les yeux fixés sur la fenêtre. Il songeait que s’il laissait tomber son regard sur François, il allait se mettre à hurler :

– Caïn ! Je suis Caïn !…

– Monsieur, dit François, vous allez prendre le commandement et marcher au roi. Je ne veux pas que, pour un malaise, il y ait retard dans les opérations. Vous direz au roi que je rejoindrai demain ou après-demain au plus tard. Vous m’entendez ?

– Oui. Et si le roi me demande pourquoi j’ai laissé le dauphin malade au lieu de rester près de lui ?

– Vous répondrez que vous avez obéi à votre chef. Allez.

Henri s’éloigna. En arrivant dans sa chambre, il tomba assommé. Catherine, pendant deux heures, lutta contre l’évanouissement de son mari. Et, lorsqu’il revint à lui, il vit, penchée sur lui, Catherine qui lui disait :

– Êtes-vous donc lâche à ce point ! Debout, et face à la Destinée ! Ou c’est le bourreau qui va vous toucher à la tête !…

La journée se passa pour le malade sans incident grave. Il lui semblait, par moments, se trouver bien. Alors, il tentait de se soulever. Mais aussitôt sa tête retombait.

Brusquement, sur 4 heures de l’après-midi, une fièvre violente se déclara. D’atroces malaises survinrent, et le ventre gonfla comme une outre. Moins de dix minutes après, le dauphin entra en délire. Les deux médecins penchés sur lui se regardèrent avec épouvante ; sur son visage, ils venaient de lire la mort imminente du prince…

La crise dura quatre heures, pendant lesquelles toute la ville de Tournon entassée dans l’église ou aux abords fit monter au ciel la rumeur de ses supplications. À 10 heures du soir, le dauphin recouvra les sens et la raison. Mais il poussa un cri déchirant :

– Je vais mourir !…

– Mon fils, mon cher Seigneur, dit près de lui une voix, daigne le souverain maître écarter cet immense malheur du roi et du royaume. Mais, si l’heure marquée par Dieu a sonné, ne pensez-vous pas à prendre des forces pour le grand voyage que va entreprendre votre âme ?

François se tourna vers l’homme et reconnut un prêtre.

– Je vais donc mourir ! répéta-t-il.

À ce moment, quelqu’un fit irruption et s’écria :

– Monseigneur, vous ne mourrez pas, si vous m’entendez !

– Qui êtes-vous ? demanda avidement le prince.

– Je me nomme Anselme Pézenac, officier de la police royale. Je sais un moyen de vous sauver…

– Ta fortune est faite, râla le prince. Parle. Hâte-toi.

Tous entourèrent, haletants, cet homme qui parlait de sauver le prince moribond. Maître Pézenac reprit :

– Monseigneur, ce que je vais dire peut être attesté par notre vénérable curé et par toute la ville. Il y a quelques mois, sur l’ordre de très saint et très Révérend Père Ignace de Loyola, de passage à Tournon, j’ai arrêté un jeune homme qui est au cachot dans les souterrains de ce palais. Pourquoi le procès de cet étranger n’a-t-il pas été instruit ? Je l’ignore. Le très Révérend Loyola l’a-t-il oublié ? N’ayant reçu aucun ordre, je l’ai gardé au cachot. Voici pourquoi cet inconnu a été arrêté, monseigneur. Nous avions à Tournon la petite Huberte, la fille de la veuve Chassagne. Cette jeune fille était paralytique depuis deux ans. Mille personnes ont été témoins de ce que je vais dire : L’inconnu s’approcha de la paralytique et lui dit : « Lève-toi et marche ! » Aussitôt, Huberte se leva et marcha…

– J’atteste ! dit gravement le prêtre.

Le dauphin François écoutait ardemment. Les deux médecins souriaient d’un air goguenard. Pézenac reprit :

– Quinze jours plus tard, l’enfant de la Coubeyrous, âgé de quatre ans, fut pris de fièvre maligne. Le moment vint où il allait trépasser. La Coubeyrous vint me supplier de la laisser entrer dans le cachot de l’inconnu. J’y consentis. Le guérisseur examina l’enfant. Puis il sortit de son pourpoint une douzaine de petites boules blanches et ordonna à la Coubeyrous d’en faire avaler une d’heure en heure au petit moribond. Le lendemain, le petit allait mieux. Huit jours plus tard, il jouait sur la place…

– J’atteste ! répéta le prêtre.

Le prince, à demi soulevé, paraissait transfiguré.

– Dès lors, continua Pézenac, dès qu’il y eut par la ville un malade, un mourant, le cachot fut ouvert. Le sorcier guérissait. Car les uns l’appellent le sorcier. D’autres disent seulement le guérisseur… Monseigneur, voulez-vous voir cet homme ?

– Qu’on l’amène ! râla le prince. Vite ! je me meurs !…

Cinq minutes plus tard, les gentilshommes de l’antichambre s’écartaient avec épouvante devant celui qui venait : un jeune homme, aux yeux enfoncés sous l’orbite, d’où jaillissait un insoutenable éclat, aux joues creuses… Nostradamus entra !…

– Que tout le monde sorte ! dit Nostradamus.

Le prince, d’un regard terrible, ordonna qu’on obéît à celui qui apportait la vie !… La chambre, instantanément, se vida, et le prisonnier alla fermer la porte. La douleur d’âme et les souffrances de corps l’avaient aminci. Là où un autre eût maigri, lui s’était immatérialisé. Une flamme intense fusait de ses yeux, comme si la vie de tout son être se fût concentrée dans le regard en s’y décuplant.

Nostradamus marcha au lit sur lequel agonisait le dauphin, l’un des deux bourreaux de Marie de Croixmart !…

Nostradamus se pencha sur le mourant et l’examina longuement. François hochait la tête avec une infinie tristesse. Il s’abandonnait. Il n’était plus l’orgueilleux dauphin… il n’était plus qu’une pauvre loque d’humanité que le souffle glacé de la mort allait précipiter au néant.

Bientôt, sur le visage du guérisseur, s’effaça la curiosité du savant, et s’étendit une aube de pitié… De la pitié !…

Nostradamus… Renaud… cet homme oubliait à ce moment qu’il avait porté toute la douleur humaine… Nostradamus eut un sourire, prit dans sa main la main du moribond et murmura :

– Regardez-moi… Ayez confiance en moi…

– J’ai confiance, râla le dauphin.

Nostradamus se pencha davantage. Son sourire se fit plus bienveillant. Et il prononça ces étranges paroles :

– Cette nuit, du fond de mon cachot, j’ai crié à quelqu’un qu’il serait Caïn. J’arrive à temps. Rassurez-vous.

– Que je me rassure ? bégaya le prince, qui entendit ce seul mot.

– Oui, puisque je suis là, vous VIVREZ !…

Nostradamus présenta au prince une petite boule blanchâtre. François l’absorba avidement. Presque aussitôt, il sentit les forces lui revenir, il remonta du fond de la mort.

– Je suis sauvé ! murmura-t-il avec ferveur.

– Pas encore, dit Nostradamus avec un sourire. Je viens simplement de vous administrer un puissant extrait capable de faire reculer la mort pour quelques heures.

– Mais alors ! Au bout de ces quelques heures !…

– Eh bien ! je vous l’ai dit, vous vivrez. Car c’est plus de temps qu’il ne m’en faut pour préparer…

Le prince leva sur lui des yeux pleins d’angoisse et râla :

– Pour préparer ?…

– Il est juste que vous le sachiez : pour préparer l’antidote !

– L’ANTIDOTE ! rugit le dauphin. Oh ! Je suis donc…

– EMPOISONNÉ !…