Dans une vaste chambre à coucher du Louvre, Catherine de Médicis, femme d’Henri II, roi régnant, et Ignace de Loyola, fondateur d’un ordre qui ne comptait encore qu’une vingtaine d’années d’existence, mais avec lequel comptaient la royauté et la papauté étaient réunis. La chambre, c’était celle de la reine légitime. Quant à la chambre de la reine illégitime, c’est-à-dire de Diane de Poitiers, elle était située à l’autre aile du Louvre. C’était une pièce immense, meublée dans le goût charmant de la Renaissance.
Paris dormait. Un silence énorme pesait sur le vieux palais.
– Messire, dit Catherine, il est temps que nous partions.
Elle se couvrit d’un voile noir. La mère de Charles IX et d’Henri III avait un peu plus de quarante ans. L’éclatante beauté de sa jeunesse avait pris un caractère sombre et fatal. À quarante ans, les femmes ont pris de l’embonpoint dans l’esprit et de la lourdeur dans le corps. Mais Catherine s’affinait. Elle était plus maigre, plus svelte.
Ignace de Loyola, voyant se lever la reine, se leva également et s’approcha d’elle comme un monarque traitant d’égal à égale. Bien qu’il fût presque septuagénaire, il avait gardé cette élégance d’allure dont il ne put jamais se défaire. Il portait un costume de cavalier en velours violet ; seulement, sous le pourpoint, il y avait un scapulaire sur lequel était brodé un cœur de Jésus, avec, en exergue, les quatre lettres qui ont été le signe de la plus formidable puissance :
A. M. D. G.
Une fine rapière battait à son côté ; si on avait tiré la lame, on eût pu lire ces mots ciselés sur le plat :
JE SUIS LE SOLDAT DU CHRIST
Il y avait dans son visage une sorte de sérénité. Une légère boiterie de la jambe droite ne lui enlevait rien de cette grâce altière qu’il tâchait de dissimuler sous une humilité d’apparat.
– Madame, dit Loyola, avez-vous réfléchi ?
– C’est tout réfléchi, dit Catherine. Allons messire.
Le moine l’arrêta d’un geste, et s’inclina légèrement.
– Madame, dit-il, vous qui êtes une grande reine, vous serez le champion de l’Église, Madame, il faut tuer l’hérésie. Madame, il faut tuer la science, mère maudite de l’hérésie. Madame, c’est vous que j’ai désignée à l’obéissance des affidés de France. Et lorsque je veux m’en aller mourir à Rome, content de pouvoir dire à saint Pierre que les destinées du plus beau royaume de la chrétienté sont en bonnes mains, que me dites-vous, madame ?… Que vous voulez aller consulter une façon de devin ou d’astrologue, une créature du démon, quelque chose de pis, peut-être : un savant !…
– Messire, je suis reine, il est vrai. Mais je suis femme aussi. Écoutez. Voici quelques jours que ce Nostradamus est dans Paris. Et déjà sa réputation, pareille à une traînée de feu, s’est répandue dans la ville. Je veux le voir. Je veux voir cet homme, qui est capable de me montrer de quoi est fait demain.
– C’est à Dieu, qu’il faut poser ces sublimes questions.
– J’ai parlé à Dieu. Je l’ai prié selon la formule que vous m’avez donnée. Les puissances du ciel ne m’ont pas répondu. Puisque le ciel est sourd, c’est à l’enfer que je veux parler.
Le premier général des jésuites se signa et murmura :
– Fiat voluntas tua.
– Je suis résolue à savoir ! reprit Catherine. Et s’il ne s’agissait que de moi… Je sais que mon heure viendra. Mais Henri, mon cher Henri, mon chérubin…
– Henri ? interrogea le moine.
– Le troisième de mes enfants… Comprenez-vous ?… Ils sont deux avant lui !… Exclu de la royauté… à moins que Dieu… n’appelle à lui ses frères… avant l’âge…
En parlant ainsi, Catherine de Médicis baissait la voix. Loyola la considérait avec une curiosité épouvantée.
– Voulez-vous le voir ? reprit Catherine.
Catherine pénétra dans une chambre éclairée par une veilleuse. Là dormaient les trois premiers fils du roi Henri. C’était une sorte de dortoir dont seul était exclu le plus jeune fils du roi, François{8}, qui couchait encore avec la nourrice.
Il y avait là trois lits à colonnes. À gauche, c’était le lit de François{9}, l’époux de Marie Stuart, au visage pâle et maigre, qui allait sur sa quinzième année. À droite, c’était le lit de Charles{10}. Il avait environ neuf ans. Par les courtines entr’ouvertes, on le voyait, les yeux ouverts et fixes.
– Vous ne dormez pas, Charles ? demanda Catherine sèchement. Il faut dormir. Allons, fermez les yeux.
Charles ferma ses paupières en poussant un soupir. Catherine tira la courtine et se dirigea vers le fond de la pièce. Là, c’était le lit d’Henri{11}. La mère écarta les rideaux.
Il achevait sa septième année. C’était le plus beau des quatre. Il souriait en dormant. De magnifiques boucles blondes encadraient son fin visage. Catherine s’était penchée.
– Regardez-le, murmura-t-elle extasiée.
Le profond et subtil regard de Loyola ne chercha pas l’enfant, mais la mère. Et il la vit transfigurée, attendrie.
Alors, le regard du moine se porta sur les lits de François et de Charles, de ceux qui empêcheraient Henri de régner… si Dieu avant l’âge ne les appelait pas à lui ! Et il songea :
– Condamnés !…
Peut-être son œil de flamme avait-il découvert dans l’âme de la reine, des germes qu’elle ignorait encore !…
– Bénissez-le ! reprit doucement Catherine.
Et elle s’agenouilla. Loyola récita une prière qu’il termina par le signe de la bénédiction. Alors, Catherine se releva, puis, suivie du moine, rentra dans sa chambre.
– Avez-vous compris ? gronda-t-elle en saisissant le bras de Loyola. Je veux savoir si Henri, mon fils, régnera. Et puisque vous ne pouvez me répondre, vous l’envoyé de Dieu, allons voir l’envoyé de Satan !
II – L’HÔTEL DE LA RUE FROIDMANTEL.
Vers le milieu de la rue Froidmantel s’élevait un ancien hôtel seigneurial flanqué de tourelles et entouré d’un fossé, vestiges des époques féodales.
Un mois avant, l’hôtel avait été acheté par un étranger pour le compte de son maître. C’était un petit vieux, parcheminé : Une nuée d’ouvriers s’abattit sur l’hôtel. L’hôtel se trouva magnifiquement aménagé. Puis le vieux partit en disant qu’il se rendait à Fontainebleau à la rencontre de son maître.
C’est devant cette demeure que la reine et son compagnon s’arrêtèrent, leur escorte étant restée à vingt pas. Il était onze heures.
– Nous arrivons à la minute fixée, murmura Catherine.
Ils étaient masqués tous deux. Par surcroît, la reine se couvrait de son voile, et le cavalier de son manteau. Le pont franchi, Catherine s’arrêta devant une immense porte massive.
– J’entre avec vous, dit Loyola, mais c’est pour convaincre d’imposture celui à qui vous faites un tel honneur.
En même temps, le général des jésuites mit la main sur un marteau de bronze ciselé en forme de sphinx. Mais avant que le marteau ne fût retombé, la porte s’ouvrit.
Ils entrèrent, et se trouvèrent dans un grand vestibule éclairé par trois énormes candélabres supportant chacun trois cierges de cire disposés de façon à former un triangle. Au fond du vestibule commençait un escalier de marbre rouge. Sur la première marche, se tenait un petit vieillard vêtu de noir. Il salua et prononça :
– Mon maître vous attend.
Puis il monta. Au premier étage, le petit vieux ouvrit une porte et s’effaça pour laisser passer les visiteurs. La salle où ils pénétrèrent alors était étrange dans sa simplicité.
Elle était parfaitement ronde et son plafond s’arrondissait lui-même en un dôme au zénith duquel brillait un fanal qui versait une lumière douce. Douze portes s’ouvraient sur cette salle. Sur le fronton de chacune de ces portes était représenté l’un des signes du zodiaque. Sur la frise qui courait autour de la muraille, apparaissaient les sept planètes. Les portes étaient séparées l’une de l’autre par des colonnes de jaspe. Sur chacune de ces colonnes, était gravé le nom de l’un des mois du calendrier astrologique.
Au pied de chaque colonne était accroupie une figure de marbre aux formes chimériques. Et ces figures représentaient les douze Génies attachés à chacun des douze signes du zodiaque.
Tout l’ameublement consistait en douze fauteuils de marbre rouge rangés symétriquement par rapport aux douze portes d’ivoire. Ils étaient placés autour d’une table ronde supportée par quatre sphinx de marbre. La table était un bloc d’or pur sur lequel était figuré en relief le signe suprême, le rayonnant symbolisme de haute magie, la Rose-Croix{12}, au centre de laquelle brillait en lettres de diamants le verbe sacré :
INRI
C’était une fabuleuse mise en scène de mystère, jetant dans l’âme exorbitée une religieuse horreur en même temps qu’une admiration tremblante.
Loyola demeura dédaigneux. Catherine sentit son cœur grelotter. Et leurs regards se fixèrent sur l’homme qui s’avançait en souriant : Nostradamus !… Il était vêtu selon la mode des seigneurs de la cour de France. Il portait l’épée. Mais à son pourpoint, il n’y avait pas d’autre ornement qu’une chaîne d’or terminée par une Rose-Croix de rubis. Il était de haute taille, avec un visage d’une beauté parfaite, mais d’une pâleur extra-humaine.
– Noble dame, dit-il, et vous, seigneur, je vous salue…
Il fit asseoir Catherine dans le fauteuil correspondant à la porte sur laquelle était tracé le signe de la Balance, et Loyola dans le fauteuil correspondant au Sagittaire. Lui-même prit place dans le fauteuil correspondant au Lion.
Ils étaient ainsi placés tous trois de façon à occuper les trois sommets d’un triangle dont les côtés étaient égaux.
– Madame, dit Nostradamus de sa voix grave, je mets cette nuit ma science à votre service, et j’attends vos questions.
– Ta science ! gronda Loyola avec mépris. Magie !… Vaines chimères ! Impostures !… à moins que je ne dise CRIME !
Nostradamus tourna la tête vers celui qui l’attaquait.
– Seigneur gentilhomme, dit-il avec bonhomie, vous avez dit : crime. Vous êtes pareil à l’aveugle qui nie le soleil. Pourquoi vous faites-vous le champion de l’ignorance ? Écoutez, madame, voici un triple faisceau de lumineuses hypothèses : Le monde visible n’est que l’ombre d’un monde réel qui échappe à nos sens. Figurez-vous un homme dans une caverne et tournant le dos à l’entrée. Cet homme n’est jamais sorti de la caverne. Il ignore même qu’elle ait une entrée. Sur la muraille du fond, il voit s’agiter les ombres de tout ce qui, à l’extérieur, passe devant la caverne. Que sont ces ombres pour lui ? La seule réalité qu’il connaisse. Et pourtant ce ne sont que des ombres. La vraie réalité est hors de la caverne… Supposez maintenant que quelqu’un placé près de cet homme regarde vers l’entrée ; il verra les êtres réels qui s’agitent au dehors ; il surprendra leurs gestes. Ne connaîtra-t-il pas dès lors les ombres qui vont se reporter sur la lumière ? Et, ne pourra-t-il pas indiquer à son compagnon ce que vont être ces ombres, dans quel sens elles vont se mouvoir ?… Cette caverne, madame, c’est notre univers. Ces ombres, c’est l’ensemble de ce que nous voyons. Il est donné à de rares créatures humaines de se tourner vers l’extérieur, de surprendre la réalité positive et d’indiquer à leurs compagnons quelles ombres vont se porter sur la muraille de la vie terrestre, C’EST-À-DIRE QUELS ÉVÉNEMENTS VONT S’ACCOMPLIR.
– Et tu prétends être une de ces créatures ?… fit Loyola.
– J’en suis une, seigneur, dit simplement Nostradamus.
– Sacrilège ! rugit Loyola. Que fais-tu de Dieu !…
– Dieu, c’est le désir suprême de l’homme, la secrète espérance en une vie recommencée dans le cycle de l’éternité. Croire en Dieu, c’est désirer la perpétuation de l’homme.
– Je n’entendrai pas plus longtemps ces blasphèmes !
Et Loyola se leva. Nostradamus étendit la main vers lui :
– Seigneur gentilhomme, vous ne vous en irez pas sans emporter une preuve de ma science. Madame, aujourd’hui, à six heures du soir, une dépêche a été glissée sous la porte de ce logis. Elle m’annonçait la visite d’une dame de qualité pour onze heures. Et c’est tout. La dame de qualité, c’est vous, madame. Quant à vous, monsieur, je ne vous connais pas. Je ne savais pas que vous viendriez. Vous êtes masqué. Un ample manteau dissimule vos vêtements. Maintenant, écoutez…
Loyola se sentit frissonner.
– Monsieur, dit Nostradamus, soixante-huit ans sont écoulés depuis le jour où dans un pays montagneux, une dame de haute noblesse a éprouvé pour la onzième fois les douleurs de l’enfantement. C’était dans un château dominant le pays d’alentour. La dame voulut enfanter dans une étable, comme la Vierge, et donna à l’enfant qui vint au monde le nom d’Inigo.
– Démon ! balbutia Loyola qui, pour la première fois, sentit une inexprimable terreur se glisser jusqu’à son cœur.
– Faut-il vous dire, reprit Nostradamus, qu’Inigo de Loyola fut page du roi Ferdinand V, qu’il commandait une compagnie dans une ville assiégée par l’étranger, qu’il y reçut une blessure dont il boite encore, et qu’il se voua dès lors au culte de Jésus !… Faut-il vous dire, qu’entré dans les ordres, il a fondé une compagnie nouvelle, qu’il a imposé aux papes et aux rois cet ordre religieux qui compte maintenant des suppôts dans le monde entier ? Faut-il ajouter qu’Ignace de Loyola sentant sa mort prochaine a voulu revoir une dernière fois la France, donner ses instructions suprêmes à Catherine de Médicis, son meilleur élève, et qu’enfin Ignace de Loyola est entré dans cette maison pour me traiter d’imposteur ?…
– Venez, madame, gronda Loyola. Vous êtes en perdition.
– Je veux savoir ! murmura sourdement la reine.
– Je ne demeurerai pas dans la maison de Satan !
– Venez, messire, dit gravement Nostradamus.
Et il conduisit Loyola jusqu’à une des portes en disant :
– Adieu, messire. Bientôt nous nous reverrons.
– Jamais ! À moins que tu ne sois sur un bûcher.
Nostradamus saisit la main de Loyola, et se pencha sur lui. Dans cette minute, il était terrible à voir.
– Nous nous reverrons ! acheva-t-il. Car il faut que tu sois puni des malheurs que ta méchanceté a jetés dans la vie d’un innocent. Souviens-toi de Tournon !…
Nostradamus se tourna vers le petit vieux qui était là :
– Escorte cet homme, dit-il. Fais-lui honneur. Il m’appartient !
Loyola plia sous cette rafale de haine qui tombait sur lui. Quand il se redressa, il ne vit plus que le petit vieillard qui lui montrait le chemin.
– Madame, dit Nostradamus en revenant s’asseoir devant Catherine de Médicis, je sais qui vous êtes. Vous pouvez donc ôter votre masque.
Le ton était affable, la parole respectueuse. Catherine cessa de trembler.
– Les questions que vous avez à me poser sont terribles, reprit Nostradamus. Il faut que vous m’indiquiez clairement les circonstances au milieu desquelles vous évoluez. Mieux je vous connaîtrai, et plus claires seront mes réponses.
– Eh bien, oui ! dit Catherine. Je serai franche avec les Puissances dont vous êtes le représentant, afin qu’elles le soient avec moi. Mais… je suis mère ! Nostradamus, comprends-moi. Je suis venue te parler de moi ! Mais d’abord, je veux connaître le sort, l’heure, l’avenir de mon fils !…
– Votre fils ? interrogea Nostradamus. Je croyais que le roi comptait déjà quatre enfants mâles dans sa postérité.
– J’ai dit : mon fils, répéta Catherine avec une sorte d’extase farouche. Je brûle de connaître son destin.
Nostradamus tendit à la reine un parchemin et un crayon.
– Madame, dit-il, veuillez écrire en termes brefs et clairs la question que vous voulez poser au Destin.
Catherine, d’une main fébrile, traça ces mots :
– Jà, devine le sort ou heur et avenir de mon aimé fils Henri.
Nostradamus prit le parchemin et l’examina paisiblement.
– Madame et reine, dit-il, ceci est la parole matérielle. Cette phrase qui, aux yeux d’un homme ordinaire, révèle seulement l’inquiétude d’une bonne mère, possède un second sens qui est le vrai. Sachez-le ; la question la plus vulgaire trouve sa réponse magique…
Catherine écoutait. Les paroles du mage se gravaient dans son esprit. Nostradamus continua :
– La question contient quarante-cinq lettres. J’écris ces lettres autour d’un cercle. Je leur joins une progression de nombres de 1 à 45. Chacune des lettres inscrites au cercle magique est liée à son nombre, chaque nombre étant lié à son arcane…
Nostradamus présenta à Catherine la figure qu’il venait de tracer tout en parlant, puis la plaça devant lui. En même temps, il poussa devant Catherine un autre parchemin et dit :
– Écrivez, madame. Ces lettres, sur lesquelles je laisse errer mon regard vont s’arranger d’elles-mêmes pour présenter des mots dont l’ensemble constituera la réponse à votre question. Et cette réponse devra contenir exactement les mêmes quarante-cinq lettres de la question. Et tenez, oh ! je vois déjà se former un mot… non ! tout un membre de phrase… écrivez… « mais le fer d’un moine… »
La main tremblante, Catherine écrivit : « Mais le fer d’un moine… »
– Voici d’autres mots qui me sautent aux yeux… écrivez, madame… « sa vie heurte… lent… vain… »
Et Catherine, les veines glacées, traça les mots dictés :
– Hérode ! dicta Nostradamus haletant.
Hérode… écrivit Catherine de Médicis.
Nostradamus était penché sur la figure magique.
– Un mot ! Un mot encore ! murmura-t-il. Oh ! un petit mot énorme ! Trois lettres insignifiantes qui signifient puissance… voici le mot que je lis ! Écrivez, madame… « Roi… »
Un rugissement de joie furieuse monta aux lèvres de Catherine et, d’une main violente, rudement elle écrivit :
– ROI !…
Nostradamus relut rapidement les mots dictés :
– « Mais le fer d’un moine – sa vie heurte – lent – vain Hérode – roi. »
– Un seul mot, m’embarrasse, dit-il, c’est Hérode. Pourquoi Hérode ? Ce mot à part, la destinée de votre fils Henri éclate dans la phrase tracée par vous sous forme de question. Voici la réponse de l’Occulte tout entière contenue dans votre question !… « Roi lent, vain Hérode. Mais le fer d’un moine heurte sa vie{13} »
– Henri régnera donc ! haleta Catherine.
– Il régnera. Mais le fer d’un moine heurte sa vie !
– Ah ! qu’importe ! Je veillerai. Le fils de Catherine coulera de longs jours paisibles, sans douleur, ni crainte du fer !
Nostradamus couvrait Catherine de son regard de feu.
– Voici l’instrument de ma vengeance ! pensa-t-il. Voyons pourtant jusqu’où descend l’esprit de cette femme… Il reprit tout haut :
– Cette prédiction serait incomplète si nous ne nous renseignions sur l’avenir des deux frères qui, avant votre fils Henri, sont désignés pour régner. Je prends la dernière phrase que vous venez de prononcer, madame : « Le fils de Catherine coulera de longs jours paisibles sans douleur ni crainte du fer. » Elle contient soixante-dix lettres que j’inscris dans ce cercle, chacune avec son nombre de 1 à 70. J’en cherche la métathèse. Et tenez, madame, voici la réponse qui jaillit d’elle-même, dès nos premiers regards.
En même temps, Nostradamus traça et lut ces mots : « Si jeunes, François et Charles, double souci. Rien dû. Ils périront dans la fleur de l’âge{14}. »
Catherine compara les lettres des deux textes, c’est-à-dire de la phrase qu’elle avait elle-même prononcée et de la métathèse qu’en avait extraite le mage. Toutes les lettres de la réponse, pas une de plus, pas une de moins, se trouvaient répétées dans la phrase prononcée.
– Ainsi, continua Nostradamus, dès leur enfance, vos deux fils François et Charles sont un sujet de souci pour vous. L’Occulte déclare que vous ne leur devez rien. Ceci veut dire que vous vous croyez exemptée envers eux de toute affection maternelle. Rassurez-vous : ils mourront jeunes et laisseront ainsi la place libre au fils de votre cœur !
Catherine se sentit fouettée par l’ironie de ces paroles.
– Sorcier, gronda-t-elle. Ne scrute pas les secrets de mon cœur !
Nostradamus dit alors ces paroles terribles :
– Si vous voulez que je serve vos projets, il faut pourtant que je sache le nom de l’homme qui a été votre amant…
– Mon amant ! murmura Catherine devenue livide.
– Oui, François et Charles sont les fils du roi, d’un homme que vous n’aimez pas. Henri, que vous adorez, est le fils d’un homme que vous avez aimé. Il me faut son nom…
– Oh ! balbutia Catherine, qui vous a livré ce secret ?
– Cette puissance ! répondit simplement Nostradamus en posant le doigt sur la rose symbolique suspendue à son cou.
– Cette puissance ! répéta machinalement Catherine.
– Dites-moi le nom de l’homme qui a été votre amant ?
– Vous insultez la reine ! bégaya Catherine en se débattant.
– Non. Je la sauve. Le nom, madame ! Dites-le !…
– Le nom de l’homme ! Non, mage ! Roi d’enfer !… Le nom !… Tu ordonneras à cette puissance de te le dire !…
Et à son tour, elle désignait la scintillante Rose-Croix.
– C’est bien ! Le nom, madame, je vais le chercher et le trouver dans ces derniers mots que vous avez prononcés !…
Et il inscrivit autour d’un cercle, avec leurs nombres, les soixante et onze lettres contenues dans cette phrase : Le nom de l’homme ? Non, mage, Roi d’enfer !… Le nom !… Tu ordonneras à cette puissance de te le dire !…
Pendant quelques minutes, Nostradamus fixa le cercle.
Puis il eut un sourire qui fit frissonner la reine, et il dit :
– Voici le nom ! Et avec le nom, la destinée du père de votre fils Henri !… Tenez, madame, ajouta-t-il en écrivant quelques mots, lisez, comparez, et vous trouverez ici la métathèse parfaite de vos propres paroles.
Catherine saisit avidement le parchemin et lut :
– « Le père de l’enfant se nomme Montgomery. Sa lance, don de Catherine, dénoue le sort du roi. »
– Montgomery ! murmura la reine atterrée.
– Ce n’est pas moi qui le dis. C’est la puissance occulte.
Mais déjà l’esprit de Catherine s’hypnotisait sur ces mots dont elle cherchait à deviner le sens exact :
« Sa lance, don de Catherine, dénoue le sort du roi… »
Sans doute, elle crut avoir compris ! Car, pour masquer l’espoir qui ravageait sa physionomie, elle se couvrit précipitamment de son voile. Nostradamus songeait :
– Voici que déjà j’ai jeté dans ce cœur la première pensée du crime ! Voici que déjà j’ai laissé tomber la graine d’où sortira la fleur empoisonnée !… Oui !… Mais il ne faut pas qu’elle me le tue tout de suite !… Je veillerai à cela !…
Cependant la reine reprenait son sang-froid.
– Si tu veux servir mes intérêts, dit-elle, je t’enrichirai.
– Madame, répondit doucement le mage, quand vos coffres seront vides, venez me trouver, et je les remplirai. Vous voyez cette table ? Elle est en or massif : c’est moi qui ai fabriqué cet or. C’est moi qui ai fondu les matières d’où sont sortis les diamants de cette croix.
– Oh ! vous avez donc trouvé ce que tant de savants ont vainement cherché !… la pierre philosophale !
Nostradamus devint pensif. Il parut avoir oublié la présence de Catherine. Et il parla comme il eût parlé pour lui-même :
– J’ai trouvé, ou plutôt l’Énigme m’a enseigné ce que les hommes trouveront dans deux ou trois mille ans. La pierre philosophale est une vérité encore cachée. Lorsque l’homme aura compris l’unique vérité, il rayera le mot mort du nombre des verbes humains. Car c’est un mot vide de sens, madame. Car tout vit, madame, et tout se survit dans l’éternité… Voilà ce que m’a appris l’Énigme…
– Êtes-vous homme ? murmura la reine. Ange ?… Démon ?…
– Je suis homme, dit Nostradamus avec une poignante mélancolie. Car la science, madame, ne m’a pas appris à triompher des douleurs du cœur. Mais la fabrication de l’or est une simple question de calcul, et ceux que vous appelez les morts peuvent accourir vers qui sait leur parler.
Catherine jeta autour d’elle un regard de terreur.
– Madame, reprit Nostradamus en s’apercevant que l’esprit de la reine était tendu à se briser, ne craignez rien. Je puis beaucoup pour les autres et bien peu pour moi-même… Vous m’avez promis de m’exposer votre situation présente…
– Oui, bégaya Catherine, parlons plutôt de moi, messire.
– Voyons, fit Nostradamus avec bonhomie, vous avez lieu de vous plaindre de votre époux Henri, roi de France.
La reine ne remarqua pas l’accent de haine implacable avec lequel il avait prononcé le nom du roi.
– Henri, dit-elle, a aimé bien des femmes. Mais pour celle qu’il aime aujourd’hui, sa passion ira jusqu’à…
La reine se tut. Nostradamus murmura dans un souffle :
– Jusqu’à vous répudier, n’est-ce pas, madame ?…
La reine eut un regard qui eût terrorisé tout autre.
– Vous avez promis d’être franche, madame.
– C’est vrai ! fit sourdement la reine. Voilà le chancre rongeur de ma vie. Le roi est fou d’amour. Il offrira le trône à cette femme, et on me brisera ! Patience ! Mon heure viendra. Et alors, oh ! alors, malheur à ceux et à celles qui m’auront fait souffrir !
Catherine s’arrêta brusquement, passa une main sur son front, et murmura :
– Cette femme peut me faire un mal irréparable. Une perverse créature qui sait se refuser pour tout obtenir…
– Puis-je savoir son nom ? demanda Nostradamus.
– Elle s’appelle Florise de Roncherolles…
Nostradamus ne fit pas un mouvement. Mais la reine Catherine eût grelotté d’épouvante, si elle avait entendu la clameur de joie qui se déchaîna dans le cœur de Nostradamus.
– La fille de Roncherolles ! Florise est aimée d’Henri ! songeait-il. Oh ! J’entrevois pour cet homme des souffrances pareilles à celles que j’ai souffertes, puisque Florise est ou sera aimée de Royal-Beaurevers et que le Royal-Beaurevers, c’est le fils d’Henri ! Roi de France, voici le châtiment ! Aime cette Florise ! Puisse-tu l’aimer mille fois plus que jadis je n’aimai Marie !…
Puis, tout s’apaisa en lui. Et en Nostradamus il n’y eut plus que le froid calculateur mûrissant le problème de la vengeance. La reine disait :
– Je n’ai qu’un moyen de me défendre. C’est de tenter sur Henri quelque artifice d’amour… J’ai entendu parler de philtres… moi-même, j’en ai usé… Mage… j’attends !
Nostradamus ne répondit pas. Il se parlait à lui-même.
– Quel sanglant avenir je vois à cette famille maudite ! Car voici le châtiment d’Henri, frappé en lui, en sa postérité ! Car ce sera la famille de malédiction où l’épouse assassine l’époux, où la mère tue les enfants, où les frères s’entre-dévorent.
– Mage, reprit la reine avec irritation, tu ne réponds pas !
Nostradamus se leva et prononça :
– Cet homme qui t’a humiliée, ce roi, tu le hais. Et tu une demandes un philtre d’amour ! Il faut un plus redoutable châtiment ! Tente, si tu veux, de le ramener à toi par l’amour. Essaie encore sur lui les charmes de ton corps. Car tu es belle, Catherine. Oui, tente, si tu veux, un suprême assaut. Moi, je ne veux pas m’en mêler.
Catherine grinça des dents.
– Tais-toi ! continua Nostradamus, Henri aimera Florise jusqu’à la limite extrême. Tu te verras à la minute de la répudiation… Et c’est alors seulement, que j’arriverai et que je te sauverai. Catherine, tu ne seras pas répudiée, Catherine, tu régneras… Tu occuperas le trône de France avec le fils de ton cœur. J’en fais le serment !
La reine, une minute, demeura éblouie devant cet avenir de puissance et de vengeance que venait d’évoquer le mage. Nostradamus s’enfonçait dans une méditation.
– Oh ! Et si elle allait tenter de ramener à elle cet homme ! Si elle allait réussir !… Elle est belle encore. Si cet homme allait se mettre à aimer Catherine ! Je verrais ma vengeance se dissiper… Allons ! Mettons entre Catherine et Henri quelque barrière infranchissable ! Tentons une fois encore dans la vie la terrible opération que j’ai réussie déjà !…
Catherine s’enveloppait de son voile et disait :
– Voici qu’il va être minuit. Messire, attendez-vous à me revoir. J’emporte vos paroles dans mon cœur…
– Madame, fit Nostradamus, il faut que mon serment pour être valable, soit répété devant quelque membre défunt de la famille du roi votre époux. Soyez courageuse…
Nostradamus fit un geste et la lumière de la voûte sphérique s’éteignit. La salle demeura plongée dans les ténèbres.
– Que voulez-vous faire ? balbutia la reine éperdue.
Elle sentit alors qu’une main la saisissait et l’entraînait.
À ce moment, très loin, elle entendit la voix du crieur de nuit, pareille à une lamentation :
– Il est minuit ! Gens de Paris, dormez en paix !
– Minuit ! répéta Catherine, l’âme vacillante.
– Par toutes les Puissances ! murmura à son oreille la voix du mage. Ne prononcez pas un mot, si vous voulez que l’évocation s’accomplisse, et si vous voulez régner…
Catherine refoula sa terreur, et suivit Nostradamus qui l’entraînait. Elle pénétra tout à coup dans une pièce vaguement éclairée de phosphorescence rougeâtre. Un étrange parfum la saisit aussitôt…
– Ne vous effrayez pas de ces odeurs éparses dans cette atmosphère, dit la voix de Nostradamus. Vos sens s’accoutumeront à ces émanations nécessaires.
Catherine osa ouvrir les yeux.
Et voici ce qu’elle vit : Elle se trouvait dans une chambre rectangulaire, sans fenêtres, dont le plafond, les quatre parois et le plancher étaient recouverts d’une étoffe de soie vert-émeraude ; cette étoffe était ajustée au moyen de clous de cuivre. Au fond, se dressait un grand cadre, couvert d’un voile blanc.
– Il y a là un portrait ! songea-t-elle. Quel portrait ?…
Mais son attention se porta sur une sorte d’autel en marbre blanc, dressé devant le cadre. Sur l’autel, resplendissait le talisman d’Anaël, la croix de cinq pointes, en cuivre pur. Sur cet autel Catherine entrevit le réchaud d’où se dégageaient les parfums. Au milieu de la pièce, un trépied supportant un autre réchaud où brûlaient aussi des parfums. Enfin, Catherine vit que l’autel et le trépied étaient entourés d’une chaîne de fer et d’une triple guirlande faite de roses et de feuillages de myrte et d’olivier entrelacés.
Comme elle tournait la tête un peu en arrière, du côté face au portrait, elle vit un dais en étoffe vert-émeraude, supporté par deux colonnes de cuivre, au pied desquelles s’accroupissait un Sphinx de marbre blanc.
Sous ce dais, tout à coup, elle vit Nostradamus. Il tenait dans la main gauche un candélabre en cuivre, qui supportait un cierge, et, de sa main droite, une épée nue… Il déposa le candélabre contre le mur, puis au milieu de la pièce, il traça de la pointe de son épée un grand cercle{15}.
À ce moment précis, Nostradamus prononça :
– Dans la foule des trépassés que d’invisibles liens unissent à Henri, roi de France, j’appellerai pour être témoin de mon serment celui qu’Henri de France a tant pleuré, le frère bien-aimé, mort à Tournon, François de Valois !
– François ! hurla Catherine. Pas lui ! Je ne veux pas !
Elle crut avoir crié. Aucun son ne sortit de ses lèvres.
– François de Valois, appela Nostradamus, au nom des Puissances, lève-toi d’entre les morts !
– Non ! non ! rugit Catherine en elle-même.
Et, d’un frénétique effort de tout son être, elle parvint à se traîner de quelques pas plus loin. Elle avait alors à sa droite le grand cadre couvert de son voile blanc, à sa gauche le dais vert-émeraude.
Soudain, elle vit tomber le voile blanc qui recouvrait le cadre. Les pupilles dilatées, son regard se fixait sur l’espace qu’entourait ce cadre… Cet espace était occupé par une glace sans tain, derrière laquelle flottaient les ténèbres.
– Au nom des puissances occultes ! prononça encore Nostradamus, François de Valois, frère d’Henri de France, je t’adjure de te montrer à la reine ici présente.
Catherine sentit que son cœur s’arrêtait de battre. Tout à coup, elle frémit : dans le cadre, derrière ou sur la glace, au fond, des ténèbres, une forme venait de se dessiner !… Une forme indistincte, qui semblait lointaine ; mais en moins d’une seconde, elle se précisa, elle fut sur la glace… elle fut dans la chambre !…
– François ! râla Catherine. Par pitié, éloigne-toi !
– François de Valois, dit le mage, Nostradamus te salue !
Dans le même instant, Catherine vit que l’apparition avait pris place sous le dais. Le fantôme de François était vêtu tel que Catherine l’avait vu au moment d’aller à une bataille : il était couvert d’acier, hormis la tête qui émergeait, rigide. Une tête exsangue, sans tristesse ni colère, une tête avec des yeux qui semblaient rivés sur Catherine.
Et elle haletait. Elle voyait l’Invisible… Son être craquait, se tordait sous les étreintes de la peur…
Et, soudain, elle fut transportée dans le monde des épouvantes : le fantôme de François venait à elle !… Il s’approchait… il était sur elle !… Catherine se renversait en arrière, les bras tendus, les mains frénétiques… François se penchait ! François allongeait la main !… Et du bout du doigt, il la toucha au front. Elle s’écroula avec un gémissement et s’anéantit…
Lorsque Catherine revint aux sens des choses, elle se vit dans une belle chambre ornée de meubles magnifiques, inondée de lumière. La reine était assise dans un fauteuil, sur des coussins moelleux ! Nostradamus, empressé, respectueux, lui faisait respirer une essence, puis longuement, lui parlait, la calmait, lui ordonnait de se souvenir seulement que bientôt elle serait LA REINE. Sous cette parole, Catherine renaissait. Non, elle n’avait pas revu sa victime. Non, le fantôme de François ne l’avait pas touchée au front… Elle avait rêvé !