TREIZIÈME CHAPITRE – LA DAME SANS NOM.

I – MYRTA

Roncherolles, Saint-André, Lagarde, Roland, depuis le matin, étaient là, sans se parler. Il n’y avait qu’eux devant le brasier. Il y avait quelqu’un pourtant qui regardait cela d’une fenêtre de la maison d’en face. C’était la dame sans nom.

La nuit commença à tomber. Roland s’en alla dîner. Le maréchal de Saint-André, enfin, prononça :

– Cette fois, il est mort.

Le grand-prévôt tressaillit et fixa le brasier.

– Lagarde, dit-il alors, celui qui a allumé le feu passera à la grande prévôté ; je lui dois mille écus.

Il se tourna vers le maréchal, et, avec un rire étrange :

– Il était temps que cet homme meure !

– Oui. Le roi va être content.

– Et la reine ! pensa Lagarde.

– Le drôle eût été capable d’empêcher le mariage de mon fils avec votre fille, ajouta Saint-André à voix basse.

– Comment savez-vous !… gronda Roncherolles.

– Je ne sais rien. J’ai entendu dire que ce truand osait lever les yeux sur votre fille. Et puis l’affaire de l’auberge…

– C’est vrai, c’est vrai ! murmura Roncherolles rassuré.

– Adieu, grand-prévôt ; je vais me coucher, je tombe.

– Il faut que vous veniez chez moi. Nous avons à causer…

– De quoi ?…

– De ce mariage ! fit Roncherolles, les dents serrées.

Lagarde demeura seul avec deux de ses acolytes.

– L’animal est mort, dit l’un deux, il faut nous en aller.

– Nous allons rester ici toute la nuit ! dit Lagarde.

Tous trois allèrent se gîter à quelque distance, dans un recoin d’où ils pouvaient surveiller les ruines du cabaret.

En voyant tomber Le Royal de Beaurevers, Myrta, saisissant le flambeau placé près de la trappe, mit le feu à la paille. Elle souleva Beaurevers dans ses bras et le descendit dans les caves. Puis, remontant, prit le flambeau, rabattit la trappe et l’assujettit à l’intérieur. Tout cela demanda les deux minutes pendant lesquelles les sbires reprenaient haleine…

Myrta avait déposé Beaurevers sur le sol, elle écouta. Dans la main, elle tenait un large couteau. Des pensées de meurtre roulaient dans sa tête.

– Ils ne l’auront pas vivant, moi vivante. Paris ne verra pas au gibet Le Royal de Beaurevers. Le gibet ! À lui !… Si le feu s’éteint, s’ils ouvrent cette trappe, mon beau Royal, je te tuerai, d’un coup au cœur. Après ça, je me poignarderai.

Les ronflements de l’incendie, les grondements de la rue lui indiquèrent que sa manœuvre avait réussi.

– Ils ne descendront pas…

Elle jeta son couteau. Ses traits se détendirent. Elle se mit à trembler, et tout à coup, éclata en sanglots. Elle s’agenouilla près de Beaurevers et vit deux blessures qu’elle lava avec du vin. Le Royal ouvrit les yeux, se vit dans une cave, et sourit.

– Ma petite Myrta, tu as réussi à me sauver ? Ah ! je…

Le reste fut bredouillé : de nouveau, il perdit connaissance.

– Qu’il est beau, seigneur ! soupira Myrta.

Des heures s’étaient écoulées. On n’entendait plus de bruit. De temps à autre, Myrta montait l’escalier, puis, touchant la trappe, constatait qu’elle se refroidissait.

– Il doit faire nuit, dit-elle à un moment.

Elle ne se trompait pas. Il était plus de minuit. Elle fit tomber la barre de la trappe et essaya de soulever. Quelque chose pesait. Elle s’arc-bouta. Beaurevers pleura de rage.

– C’est moi qui devrais faire tout cela !

Brusquement, la trappe céda et se rabattit. Myrta passa la tête et vit sa maison anéantie. Elle n’en eut pas un battement de cœur.

– Ils sont partis, dit-elle en redescendant. La nuit est noire. Il faut en profiter. Où irons-nous ?

– En face, dit Beaurevers. N’est-ce pas là que demeure une femme qui s’appelle la Dame sans nom ?

– Quoi ! dit Myrta, vous voulez aller… là !

– Certes, ma chère Myrta. Cette femme m’a dit une nuit : « Si jamais vous avez besoin d’un refuge, venez me trouver. » Voilà le refuge. Allons chez la Dame sans nom.

Myrta fit le signe de croix, apeurée.

– J’ai bien pu le sauver des estafiers de Roncherolles, murmura-t-elle, mais comment pourrai-je le sauver de ce spectre qu’on a vu rôder dans le cimetière des Innocents ?…

II – LA MAISON DE LA RUE DE LA TISSERANDERIE

Le Royal de Beaurevers se leva en se cramponnant aux murs.

– Appuyez-vous sur moi, dit Myrta. Seigneur, vos blessures sont peut-être bien dangereuses ?

– Non, ma bonne Myrta. La tête me tourne, voilà tout.

Il monta les marches, franchit les décombres, mais là il fut forcé de s’asseoir.

– Va, Myrta, va frapper à la porte de la bonne dame…

Il ferma les yeux et se renversa en arrière. Presque aussitôt, il commença à délirer… Éperdue, Myrta franchit la rue et heurta le marteau de fer ; la porte s’ouvrit dès les premiers coups ; un homme parut, de colossale stature, barbe grise ; il portait une lanterne.

– Que voulez-vous ? demanda-t-il rudement.

– Aide et secours.

– Pour qui ? fit derrière l’homme une voix douce.

Et la Dame sans nom s’avança. Myrta n’avait plus peur.

– Pour un jeune homme à qui vous avez promis assistance.

– Son nom ?

– Le Royal de Beaurevers.

– Conduisez-nous, dit la Dame. Venez, mon bon Gilles.

Le colosse que la dame avait nommé Gilles traversa la rue, guidé par Myrta. Il enleva Le Royal comme il eût fait d’une plume. Le Royal délirait, et, dans son délire, il disait :

– Le geôlier ! Voici le geôlier !…

Celui qui s’appelait Gilles s’arrêta court.

La Dame s’avança. Elle jeta un regard sur Le Royal.

– C’est le jeune homme qui nous tira une nuit des mains des spadassins. Il y a eu bataille aujourd’hui en cette auberge. Est-ce donc à lui que le grand-prévôt en voulait ?

– Oui, madame, dit Myrta.

– Il serait dangereux, reprit la dame, de le faire entrer Chez moi. Peut-être saura-t-on qu’il n’est pas mort, si on fouille ces décombres. Peut-être voudra-t-on le chercher dans toutes les maisons voisines. Mais où le conduire ?

Elle parut repousser une pensée, puis :

– Soit ! murmura-t-elle. Je puis bien rentrer là-bas, puisque c’est pour sauver une créature qui m’a sauvée. Je le dois. Ce jeune homme est-il votre parent ?…

– C’est mon frère, madame ! dit Myrta en soupirant.

– Un frère ! murmura la dame. Que n’ai-je un frère, moi !… Écoutez. Vous allez rester chez moi avec la Margotte. Il faut que les abords de l’auberge incendiée soient surveillés. Quant à votre frère, je vais le mettre en sûreté. Gilles vous en donnera des nouvelles. Allons, Gilles, en route !

Myrta courba le front. La créature suspecte lui apparaissait comme un ange… Myrta entra dans la maison. La Dame sans nom se mit en chemin, portant la lanterne. Gilles suivait, tenant dans ses bras Le Royal de Beaurevers. La Dame marchait d’un pas ferme. À mesure qu’elle avançait, son visage pâle devenait plus blanc. Mais elle ne ralentit pas sa marche.

Ils arrivèrent rue de la Tissanderie…

– C’est là ! murmura la Dame en s’arrêtant devant une maison.

Ce fut sur cette porte le regard de deux yeux angoissés.

La Dame ouvrit avec une clef suspendue à son cou. Et elle entra dans la maison de la rue de la Tissanderie !…

Gilles entra à son tour, referma soigneusement la porte. Au fond de la salle basse, ils montèrent un escalier. La Dame alluma des flambeaux. Gilles déposa Le Royal de Beaurevers sur un lit. La lumière éclaira le fin visage de Beaurevers et le mit en relief… Et la Dame sans nom contempla cet inconnu !…

III – DEUX VIEUX AMIS

À l’hôtel de la grande-prévôté, dans une vaste salle à manger d’une sévère magnificence, Roncherolles et Saint-André avaient soupé tête à tête.

Après le souper, Roncherolles fit apporter les vins d’Espagne et renvoya valets et maîtres d’hôtel. Alors, le grand-prévôt aborda la question du mariage de Roland avec Florise. Sa paternelle jalousie se déchaînait en lui. Mais ce fut avec un calme apparent qu’il établit ses conditions, et Saint-André, d’un bout à l’autre, fut charmant.

Premier point : Saint-André s’engageait à obtenir, pour lui, Roncherolles, un gouvernement éloigné de Paris, celui de la Guyenne par exemple.

– Eh bien, oui ! Tu auras ton gouvernement !… Il y a longtemps que c’est convenu avec le roi.

Deuxième point : Saint-André s’engageait à obtenir du roi qu’il renonçât à sa prétention de doter sa fille. Lui, Roncherolles, ne voulait pas accepter ce qu’acceptaient les plus fins gentilshommes.

– Et qui dotera Florise ? haleta Saint-André.

– Moi ! répondit rudement Roncherolles, moi seul.

Saint-André se chargea de la commission, avec assurance que le crédit du nouveau gouverneur n’en serait pas atteint.

Troisième point : Saint-André s’engageait à obtenir pour son fils Roland une importante charge dans la province.

– C’est fait ! s’écria joyeusement le maréchal en pensant que Roncherolles y venait tout seul !

– Cette charge, continua Roncherolles, serait, par exemple en la capitale de la Guyenne ? Dans le palais même du gouverneur, en sorte que Roland vivrait sous mes yeux.

– Soit encore !…

Quatrième et dernier point : Ces conditions seraient en vigueur dès le jour du mariage. Aussitôt après la cérémonie, lui, Roncherolles, partirait, pour prendre possession de sa charge. Roland voyagerait avec M. le gouverneur. Roland emmènerait sa jeune épouse.

– Ah ! fit Saint-André, à l’énoncé de la dernière clause. Difficile !… Diable !… Très difficile !…

Roncherolles se leva. Il saisit la main de Saint-André, et, d’un accent sauvage, les yeux dans les yeux :

– Dis au roi que s’il n’en était pas ainsi, je suis décidé à poignarder ma fille – et toi ensuite – entends-tu, vil courtisan ! lâche ruffian qui, pour dix écus, jetterais mon enfant aux bras de cette Majesté de l’ignominie. Et quant au roi, tu peux lui dire que je me charge de lui asséner un scandale tel, qu’il ne s’en relèvera pas !…

Saint-André avait un peu pâli. Il se borna à murmurer :

– Calme-toi, mon vieux camarade… tu déraisonnes.

Peu à peu, le grand-prévôt revint à lui. Saint-André, gaiement, emplissait les deux gobelets d’or.

– Par la sambleu, comme tu y vas ! Allons, je bois à ton gouvernement, à la charge de mon fils et à leur heureux départ le jour des noces, et sous ta conduite. Es-tu content ?

– Saint-André, si tu fais cela, tu me sauves la vie !

– Et je le ferai, vrai Dieu !…

Il était plus de 10 heures. Les deux amis trinquèrent.

– Comme nous faisions jadis à la Devinière, t’en souvient-il ? Maître Landry avait un fameux petit vin des coteaux de Saumur. C’était le bon temps. Nous étions le bec ouvert attendant la manne. Eh bien, moi riche et toi comblé d’honneurs, nous regrettons ce temps-là.

Saint-André décida d’accepter pour la nuit l’hospitalité que lui offrait son vieux camarade…

Brusquement, dans un remous de leurs consciences, le forfait monta à leurs lèvres. Roncherolles dit à voix basse :

– Penses-tu quelquefois à lui ?

– Lui ! balbutia Saint-André. Qui veux-tu dire ?

– Tu le sais. Je vois que tu le sais. Tu sues la peur !

– Et après, gronda Saint-André. Toi aussi tu as peur, hein ? Tu as peur que Renaud ne soit pas mort ! Renaud ne nous avait rien fait. Rien, sinon de nous sauver tous deux. Nous étions ses amis, ses frères. Il te donnait de l’argent. Nous l’avons trahi, nous avons livré sa femme. Nous sommes de fameux sacripants, mon brave prévôt. Plus de vingt ans ont passé et voici que tu me demandes si je pense à lui ! Tu te mets à avoir des remords. C’est trop beau pour moi : je n’ai pas de remords. Je ne pense jamais à lui. Voilà, mon camarade.

Roncherolles hochait la tête.

– Que diable veux-tu dire avec ton silence ? cria Saint-André.

C’était vrai. Le silence de Roncherolles était éloquent. Tout à coup, sans transition, Roncherolles dit :

– Je hais ce Nostradamus. Et toi, Saint-André ?

Le maréchal frissonna. Il répondit :

– Je le hais parce que, à la cour, il m’a fait peur.

– Il faut nous en débarrasser. D’ailleurs, le roi le veut.

– As-tu bien regardé ses yeux ? As-tu bien écouté sa voix ?

Saint-André frémit. Il fit oui de la tête.

– Eh bien, reprit Roncherolles, je jurerais que j’ai déjà vu ces yeux flamboyants, entendu cette voix d’airain. Saint-André, nous avons connu déjà ce Nostradamus !

Il y eut un long silence. Chacun d’eux se disait :

– Pourquoi le sorcier m’a-t-il menacé ? Pourquoi Nostradamus me hait-il ?

– Il faut, répéta Saint-André, nous débarrasser de cet homme.

Roncherolles, sans transition, dit tout à coup :

– Marie de Croixmart est morte. Dix fois j’ai été à son tombeau dans le cimetière des Innocents.

– Elle est dans le tombeau, fit Saint-André. Notre bon roi était amoureux. Il fit faire un tombeau à la morte.

– Celle-là est morte. Plus rien à craindre de ce côté.

– Et l’enfant est mort, ajouta Saint-André.

– Ce n’est pas nous qui avons tué Marie, gronda Roncherolles. Ce fut le dauphin qui, jaloux, la poignarda.

– Et ce n’est pas nous qui avons tué l’enfant, bégaya Saint-André. Ce fut Brabant-le-Brabançon qui s’en chargea.

– L’enfant, lui aussi, est mort…

– Il est mort…

À ce moment, un homme essoufflé d’avoir couru fut introduit. C’était le baron de Lagarde. Il dit :

– Le Royal de Beaurevers est sorti vivant des décombres de l’auberge incendiée. Prenez garde. Il est vivant !…

IV – LE SPECTRE

Roncherolles et Saint-André eurent le même soupir de soulagement. Ils échangèrent un regard qui signifiait :

– J’ai cru qu’on venait dire : L’ENFANT N’EST PAS MORT !

– Lagarde, êtes-vous sûr ? gronda Roncherolles.

– Je l’ai vu de mes yeux. Il est sorti des ruines et s’est évanoui. Alors est arrivée une femme accompagnée de je ne sais quel géant. Le Royal est grièvement blessé car il a fallu que le géant le prenne sur ses épaules pour l’emporter.

– Où cela ?… Où l’a-t-on emporté ?

– Les deux hommes que j’ai laissés en surveillance rue des Lavandières vont nous le dire.

– En route ! dit Saint-André. Une escorte, grand-prévôt.

– En route ! fit Roncherolles d’un ton bref.

Rue des Lavandières, devant les ruines de l’auberge, ils trouvèrent l’un de l’escadron de fer : lui et son camarade avaient suivi le géant qui emportait Beaurevers. Le camarade était resté en sentinelle devant la maison où était entré le géant.

– Conduis-nous, dit Roncherolles.

– Je me charge de l’achever, dit Saint-André.

– Non pas ! fit Roncherolles. Il faut que le drôle soit pendu. Il le sera. À l’aube prochaine, devant les fenêtres de mon hôtel.

À ce moment, Roncherolles frémit, s’arrêta et gronda :

– Ah çà, mais nous entrons dans la rue de la Tisseranderie !

– Tiens, c’est vrai, grimaça Saint-André.

– Lagarde ! fit le grand-prévôt, est-ce donc dans cette rue ?

– Il paraît !…

Roncherolles se pencha vers Saint-André, et, avec un soupir :

– Vingt-deux ans que je n’ai mis les pieds dans cette rue.

– Moi aussi ! dit Saint-André. C’est une occasion d’y rentrer.

– Messieurs, dit Lagarde, c’est ici.

– Quoi ! hurlèrent le maréchal et le grand-prévôt.

– Le Royal de Beaurevers est dans cette maison.

Ils levèrent les yeux sur la maison : puis ils baissèrent la tête ; ils eurent cette vague intuition que l’épouvante les avait conduits jusqu’à ces pierres qui semblaient crier : « Nous avons vu ! »

Car cette maison, c’était celle où ils avaient juré à Renaud de veiller sur Marie de Croixmart, où ils avaient poignardé la vieille Bertrande, où ils avaient conduit les deux jeunes princes pour leur livrer la femme de Renaud, c’était la maison devant laquelle ils n’étaient plus jamais passés.

– C’est un hasard, dit le maréchal, un hasard, voilà tout. Est-ce que nous avons peur d’un hasard ?

– Non ! gronda Roncherolles. Entrons. Et nous verrons. Lagarde, tenez-vous dans la rue avec vos deux hommes.

– Pourquoi entrons-nous seuls ? bégaya Saint-André.

– Un hasard nous conduit dans la maison. Si ce même hasard voulait qu’il soit resté une trace de ce qui s’est passé jadis, je ne veux pas de témoins. Entrons seuls.

Roncherolles heurta le marteau de la porte. Elle s’ouvrit à l’instant même. Ils entrèrent, et ne virent personne.

Saint-André repoussa la porte. Un cierge sur un bahut, éclairait la salle. Ils la reconnurent tout de suite. Au fond, le même escalier au pied duquel dame Bertrande s’était placée pour empêcher les deux princes de monter. Ils n’osaient se regarder, crainte de voir l’épouvante sur leurs visages. Le grand-prévôt fit un effort.

– Il s’agit, dit-il, d’arrêter Le Royal de Beaurevers et de le pendre, il ne s’agit pas d’autre chose.

– C’est vrai, fit le maréchal. Nous avons eu peur d’une ombre. Holà ! n’y a-t-il donc personne ?

– De par le roi ! cria de son côté Roncherolles très fort.

– On ne répond pas. Il s’agit de monter là-haut. Nous y trouverons le sacripant, et tu lui mettras la main au collet.

Chacun d’eux voulut prouver à l’autre qu’il était plus fort que la peur ! Ils montèrent.

En haut, personne. Leur terreur s’évanouit. Trois portes s’ouvraient sur la salle où ils se trouvaient. Celle du milieu donnait sur la chambre où ils avaient vu jadis Marie endormie.

Au même instant, tous deux furent pétrifiés. La terreur qu’ils oubliaient rentra dans leurs esprits exorbités. Ils n’eurent pas la force de se sauver. Ils se sentirent prisonniers de l’horreur, et, dans un souffle, bégayèrent :

– Marie de Croixmart !…

Elle était debout. Elle portait les mêmes vêtements de deuil qu’elle n’avait pas voulu quitter, même la nuit du mariage. Seuls les cheveux gris eussent dénoncé les années qui pesaient sur ce front ; mais un voile noir la cachait. C’était bien elle ! Ils se sentirent devenir fous.

À ce moment, ils éprouvèrent comme un choc terrible : le spectre parlait !… Et voici ce qu’il disait :

– Marie de Croixmart est morte. Vous le savez bien, Gaétan de Roncherolles, Albon de Saint-André. Elle est morte, puisque vous l’avez assassinée. Et je vais vous le prouver.

Le spectre commença à descendre l’escalier.

– Venez ! dit le spectre en se retournant.

Ils se mirent en route, d’une secousse. De toutes leurs forces, de toute leur volonté, ils essayèrent de résister. Mais ils suivirent, toujours se tenant par la main, enchaînés l’un à l’autre par la même horreur, comme ils l’avaient été par le même crime.

Le spectre franchit la porte de la rue : ils la franchirent. Et, derrière eux, la porte se referma. Lagarde et ses deux compagnons les virent passer. Lagarde voulut s’élancer. Mais il les vit si mornes, si décomposés, qu’il s’arrêta frappé de stupeur. Il eut la sensation qu’il se passait quelque chose d’effroyable, et, de loin, il suivit le groupe fantastique.

Le spectre arriva au cimetière des Innocents et y entra. Le grand-prévôt et le maréchal entrèrent… Lagarde regardait.

– Elle va au tombeau ! râla le grand-prévôt.

– Oui. À son tombeau ! souffla le maréchal.

Le spectre atteignit la tombe. Les deux damnés s’arrêtèrent à dix pas. Ils étaient résolus à mourir plutôt qu’à faire un pas de plus. Cette idée que le spectre les avait attirés là pour les faire entrer VIVANTS DANS LA MORT, leur tenaillait le cerveau.

– Pas un pas de plus, Saint-André !

– Non ! Si elle nous appelle, tue-moi, Roncherolles !

Le spectre se retourna vers eux. Ils voyaient distinctement son visage que les clartés de la lune faisaient plus pâle. Alors le spectre leur parla. Il disait :

– Marie de Croixmart est morte. Pourquoi l’avez-vous appelée ? Je suis morte. Vous le savez. J’ai été tuée par vous. François ne fut que le poignard qui frappe. Vous fûtes la pensée qui tue. Je suis donc morte, et voici ma tombe… Écoutez ce que votre maître Henri a fait graver sur la pierre : Ici repose Marie… Puisse-t-elle, du haut des cieux, pardonner à ceux qui l’ont tuée… Les vivants se chargent de la venger.

Ils étaient âgés. Le spectre, d’une voix sourde, reprit :

– Puisse-t-elle pardonner à ceux, qui l’ont tuée ! Écoutez, vous qui m’avez tuée ! Cette prière est vaine. Je n’ai point pardonné ! Je ne pardonnerai jamais !…

Presque aussitôt, sa voix devint un cri terrible :

– Les vivants se chargent de me venger !…

Dans le même instant, le spectre disparut.

– Elle est rentrée dans la tombe ! dit Saint-André.

– Rentrée chez les morts ! dit Roncherolles.

Alors, lentement, ils arrivèrent à la porte du cimetière. Là, ils trouvèrent Lagarde qui voulut hasarder une question. Mais ils ne répondirent pas.

– Ils sont possédés du diable ! grommela le baron.

Pensif, il les regarda s’en aller d’un pas titubant.

Lagarde et ses deux hommes coururent à la maison de la rue de la Tisseranderie ; ils trouvèrent la porte entr’ouverte. Ils entrèrent, visitèrent la maison. Ils ne trouvèrent personne ; ni le géant, ni Le Royal de Beaurevers.

V – MARIE DE CROIXMART

Après avoir lancé son imprécation, Marie avait contourné le tombeau, et, à bout de force, elle s’était abattue à genoux, non pas devant sa tombe, mais devant une autre toute proche, une dalle sur laquelle aucun nom n’était gravé. C’était elle-même qui avait fait poser là cette dalle.

Cette tombe était devenue le but de ses quotidiennes promenades ; elle s’y plaisait ; elle s’y sentait protégée ; c’est là que, par une nuit effrayante, elle était venue avec Renaud, quand il avait enterré là les ossements de sa mère, brûlée vive sur l’ordre du seigneur de Croixmart…

Renaud, la terrible scène qui avait suivi le mariage, la lecture de la lettre où elle se dénonçait elle-même, c’étaient là des souvenirs sur lesquels elle se penchait.

La scène de la lecture avait été racontée par Roncherolles et Saint-André pendant le procès de Marie. La Margotte – la geôlière – la lui avait racontée à son tour. Car Marie, endormie magnétiquement, n’en avait aucun souvenir. Et alors, elle avait compris ou cru comprendre pourquoi Renaud n’était jamais revenu !

– C’est égal, pensait-elle en ses rêveries, il eût pu me pardonner cela. Était-ce ma faute, si je m’appelais Croixmart ? A-t-il pu croire que j’ai dénoncé quelqu’un, moi ! Que j’ai dénoncé sa mère ! J’avais tout fait au monde pour essayer de lui cacher mon triste nom. Renaud, j’ai, pour toi, menti à Dieu, sur l’autel. Que dis-je ? J’ai tenté d’éviter le mariage ! J’ai étouffé mes pudeurs de fille !… et ton fils est né ! Ton fils né dans les cachots du Temple, le geôlier et la geôlière en ont eu pitié… mais toi !…

Puis, elle ne savait plus. L’enfant avait disparu. Emporté, lui avaient dit Gilles et La Margotte, par Brabant-le-Brabançon, un homme capable de tuer un enfant. L’enfant était donc mort. Et mort aussi, sans doute, Renaud !

Et tandis que sur la tombe de la suppliciée, Marie de Croixmart sanglotait, râlait, appelait Renaud, appelait son fils, elle se demandait pourquoi elle vivait encore… Et comme elle ne pouvait détacher sa pensée des deux démons qui venaient de lui apparaître, elle comprit que c’était pour assister à leur châtiment.

Brisée, Marie de Croixmart se releva enfin, sortit du cimetière et reprit le chemin de la rue de la Tisseranderie. Elle songeait à Renaud :

– Pourquoi n’est-il pas revenu, selon sa promesse ? Sait-il qu’il a un fils ?… Si je le revoyais, que lui dirais-je ?…

Et alors, tantôt elle se voyait reprochant à Renaud son abandon. Tantôt elle se voyait lui demandant pardon d’être la fille de Croixmart…

Ce qu’il y avait au fond de son cœur, c’était l’amour resté jeune. Ce qui la faisait vivre, c’était son amour…

Une fois de plus, donc, elle se demandait en sanglotant :

– Sait-il qu’il a un fils ?…

Elle répéta doucement, comme dans une caresse :

– Notre fils… mon fils…

En prononçant ce mot « mon fils », sans cesser de pleurer, elle se prit à sourire. Elle sourit, oui, et murmura :

– Il aurait vingt-deux ans à la Saint-Jean. Il serait grand comme Renaud, hardi comme lui, noble de cœur et généreux comme lui. Il porterait fièrement l’épée. Il serait le plus beau.

Marie de Croixmart frappa à la porte de la maison – selon un signal convenu avec Gilles. Elle semblait calmée.

– Ils sont entrés à trois, dit l’ex-geôlier, et ont tout visité.

– Je pense qu’ils n’ont pas découvert la chambre secrète ?

– Il aurait fallu des malins. Et si c’était arrivé, je leur sautais dessus. Ils ne seraient pas sortis vivants.

– Et ce jeune homme ? reprit-elle.

– Il dort comme un bienheureux.

Marie fit signe à Gilles de veiller en bas. D’ailleurs, depuis plus de vingt ans que le geôlier et sa femme s’étaient attachés à elle, elle avait pris l’habitude de s’en remettre à eux. Si des ennemis tentaient de l’approcher, il leur faudrait d’abord passer sur Gilles et la Margotte. Elle monta. Dans la chambre où tout à l’heure l’avaient vue Roncherolles et Saint-André, elle poussa un panneau de lambris ; une porte étroite béa. Marie entra.

C’était une petite chambre, où il n’y avait qu’un lit, une table et deux ou trois chaises, évidemment un refuge secret. Un jeune homme dormait paisiblement dans le lit. Et Marie de Croixmart se pencha sur Le Royal de Beaurevers.

VI – LE NOM MAUDIT

Un inexprimable attendrissement lui vint. Elle posa le flambeau loin du lit, et elle-même s’assit loin du lit, les yeux fixés sur ce visage placé ainsi dans la pénombre. Parfois un brouillard s’étendait devant elle, et alors cette figure semblait s’animer. Elle souriait. Elle ouvrait les yeux…

Et ce n’était pas le regard de Beaurevers !… Dans un de ces moments, Marie se leva toute droite, terrifiée.

Le brouillard disparut… Le visage redevint ce qu’il était : celui de Beaurevers… d’un inconnu. Elle murmura :

– J’ai cru… chimère de mon pauvre cerveau affolé… oh ! j’ai cru que là, sur ce lit, c’était RENAUD !…

Les heures s’écoulèrent. Le jour vint. Marie était restée là. Elle n’éprouvait aucune fatigue. Elle continuait à fixer ce jeune visage. Elle luttait contre un mirage. Mais le mirage fut le plus fort. Tout à coup, Marie de Croixmart s’approcha du lit et balbutia :

– Quoi que je fasse et dise, cet inconnu ressemble… oui, c’est vrai… ce jeune homme RESSEMBLE À RENAUD !…

Brusquement, la suggestion fut complète.

– Est-ce toi, Renaud ? demanda-t-elle.

Et elle avait cette même voix de rêve qu’elle avait jadis lorsque Renaud l’endormait. À ce moment, Le Royal ouvrit les yeux. Cette figure pétrifiée, ces yeux qui ne voyaient pas et qui pourtant se fixaient sur lui, cette voix qui ne ressemblait à aucune des voix qu’il avait entendues, cela lui produisit une prodigieuse sensation d’étonnement mêlé d’effroi. Il tint les yeux fixés sur la voyante. Elle parlait lentement.

– C’est donc toi, mon bien-aimé ? Tu m’as donc entendue enfin ? Oh ! comme je t’ai appelé ! Comme j’ai pleuré ! Renaud, n’as-tu jamais eu pitié de ta femme ? Écoute ! Ce qu’il y avait sur la lettre, c’était vrai ! Je suis Marie de Croixmart…

– Marie de Croixmart ! répéta sourdement Le Royal.

En une seconde, l’affreuse légende qui s’était faite sur ce nom s’échafauda dans son esprit. La conversation que devant lui, dans les caves de la grande prévôté, avaient eue Trinquemaille, Corpodibale, Strapafar et Bouracan se retraça dans sa mémoire. Et aussi son indignation ! Et aussi la promesse qu’il avait faite de punir Marie de Croixmart ! La dénonciatrice ! Ses poings se crispèrent.

– Si c’est elle, par tous les diables d’enfer, je…

– Renaud, disait Marie. J’avoue. Je suis la fille du grand juge. Je porte ce nom abhorré de Croixmart…

– Enfer ! hurla Beaurevers. C’est bien elle !

Marie s’était abattue sur les genoux. Elle sanglotait. Elle répétait la scène de la lecture. Son esprit repassait par toutes les phases de cette scène. Et c’était à faire frissonner de pitié…

Et Le Royal de Beaurevers frissonnait. Et lorsque Marie revint à la vie normale, lorsqu’elle se releva effarée, il n’y avait plus que de la pitié dans l’âme du jeune homme. D’avoir entendu de pareils sanglots, Le Royal de Beaurevers pleurait… Et il murmurait :

– Pauvre femme !…

– Vous êtes réveillé, dit Marie de Croixmart en tremblant. Depuis quand ? Qu’ai-je fait depuis que vous êtes réveillé ?

– Rien, madame, dit doucement Le Royal.

– Rien ? Est-ce bien sûr ? J’ai dû parler, dire des choses… extravagantes, sans doute. Qu’ai-je dit ?…

– Rien, madame…

– N’ai-je pas dit que je m’appelais… j’ai dû dire un nom…

– Madame, dit Beaurevers, je sais que vous vous appelez la Dame sans nom. Moi, je m’appelle Le Royal de Beaurevers. Vous m’avez offert un abri. C’est tout ce que je sais.

Un joyeux sourire éclaira cette pâle physionomie. Elle s’occupa aussitôt de défaire le bandage de la blessure pour renouveler la compresse. Le Royal de Beaurevers songeait :

– Non, je ne punirai pas cette pauvre femme. Si Trinquemaille et ses acolytes osaient venir lui demander compte de son passé, ils auraient affaire à moi !… Mais puis-je demeurer sous le même toit que la fille de ce grand juge dont la mémoire suscite encore des malédictions !… Non, je ne resterai pas ici… et pourtant… qui sait ce qu’elle a pu souffrir !…

– Vous sentez-vous mieux ? fit Marie de Croixmart.

– Si bien, madame, que je vais pouvoir me retirer…

– Vous voulez vous en aller ! Blessé comme vous êtes !

– J’en ai bien vu d’autres. Que de fois il m’est arrivé de monter à cheval tout saignant et de faire l’étape sans autre baume qu’un linge mouillé sur la blessure !

– Mais vous êtes traqué ! Vous ne vous en irez pas !

– Il le faut. Et quant à ceux qui me poursuivent, le mieux qui puisse leur arriver, c’est de ne pas me rencontrer. Au surplus, il faut tôt ou tard que cela ait une fin.

Marie de Croixmart, en proie à une exaltation mystérieuse, lui saisit la main, hésita, balbutia, puis, tout d’un coup :

– Avez-vous connu votre mère ?…

– Oui, dit simplement Beaurevers. Elle s’appelait Myrtho. Elle habitait dans la Cour des Miracles. C’est là, que j’ai été élevé. Vous voyez, je suis un homme de sac et de corde. On me l’a dit, le métier que j’exerce est plus horrible encore que le métier du grand-prévôt…

Marie de Croixmart laissa tomber ses bras découragés.

– Sa mère s’appelait Myrtho, murmura-t-elle. Chimère de mon cerveau !… Dites-moi, mon enfant, alors, cette femme qui était avec nous dans les ruines de l’auberge…

– Myrta ?…

– Oui. Vous êtes son frère ?… fit Marie palpitante.

– Bonne Myrta. Oui, madame, je suis son frère…

Marie de Croixmart secoua la tête et murmura :

– Ressemblance ? Rêve !… Et puis, quand même il y aurait ressemblance ?… Est-ce la première fois que les traits d’un visage répètent Vaguement les traits d’un autre visage ?…

Elle sortit de la chambre. Le Royal de Beaurevers s’habilla. Dans la salle du bas, il trouva la Dame sans nom.

– Merci, de votre hospitalité, de votre baume, et adieu.

Les mains jointes, d’une voix de caresse, elle implora :

– Vous reviendrez, n’est-ce pas ?…

– Je ne crois pas, fit-il brusquement.

Marie baissa la tête et ses larmes coulèrent… Le Royal, à la porte, hésita. Ces larmes lui faisaient mal. Brusquement, d’un bond, il fut près d’elle, lui saisit les deux mains, se Courba, baisa ses mains diaphanes, et, sanglotant, sans savoir pourquoi :

– Eh bien, oui, oui ! Je reviendrai, je vous le jure ! Et il s’élança au dehors…