QUATRIÈME CHAPITRE – LE BRAVO.

I – L’ENFANT GRANDIT

Du temps s’écoula encore. Deux ou trois mois. Au fond du cachot du Temple, le fils de Nostradamus grandissait. Il avait été sursis à l’exécution du jugement. Sans aucun doute, cet enfant était issu des relations que la prisonnière avait dû avoir avec le Damné, mais il n’en portait aucun signe visible. Les juges avaient résolu d’attendre.

Dans cette période, Henri, deuxième fils du roi, descendit parfois dans le cachot. Il y restait quelques minutes, considérant Marie avec attention et semblant constater les progrès que l’amour maternel faisait dans le cœur de la prisonnière. Puis son regard, avec une étrange expression, se reportait sur l’enfant.

Le prince aimait Marie comme il ne l’avait jamais aimée. Il haïssait de toute son âme ulcérée ce fils, preuve de l’amour qu’elle avait éprouvé pour un autre. Le comte d’Albon de Saint-André et le baron de Roncherolles, étaient devenus ses favoris. Ils s’étaient rendus un jour à Saint-Germain-l’Auxerrois pour s’emparer du registre sur lequel Renaud avait apposé sa signature : son vrai nom… Prêtre et registre avaient disparu.

Qu’était devenu Renaud ? Ils l’ignoraient. Roncherolles poussa même jusqu’à Montpellier, mais n’y eut aucune nouvelle. Il finit par supposer que Renaud avait dû être assassiné en route par quelque bandit.

Quant à François, jamais il ne redescendit dans le cachot. Un profond changement se fit dans les habitudes du dauphin de France. Adonné jusque-là aux plaisirs comme son père, comme son frère, il se mit à s’occuper avec activité des affaires de l’État et devint le chef de ce parti militaire qui poussait le roi contre Charles-Quint. Le moment était d’autant mieux choisi que, selon tous les rapports, l’empereur se préparait à envahir la Provence.

L’expédition arrêtée quelques mois auparavant fut activée. Henri et François furent chargés de préparer une concentration de troupes entre Valence et Avignon. De là, sous la direction du connétable de Montmorency, ils s’élanceraient pour couvrir la Provence d’une digue infranchissable. Le roi prendrait le commandement en chef de l’opération.

François avait-il réellement renoncé à Marie ? Le remords, la pitié, enfin, étaient-ils descendus dans son cœur ?

Un jour, Marie, au fond de son cachot, s’amusait à lutiner le petit. Elle lui parlait. La Margotte était près d’elle. Elle avait pris cette habitude de descendre tous les jours une heure ou deux, et elle n’avait plus peur de la sorcière – ni d’être damnée.

Marie ne pensait pas à Renaud : il était sa pensée. Il vivait en elle, il faisait partie de son existence ; elle ne pensait pas plus à Renaud qu’on ne pense à respirer, et pourtant on respire. Ne plus avoir Renaud dans sa pensée, vivant et présent, c’eût été la mort pour Marie. Seulement, de moins en moins, elle se préoccupait de son absence matérielle. L’enfant qu’elle avait nommé Renaud devenait le monde où se concentrait tout ce qu’il y avait de vivant en elle. Elle se sentait éperdue de bonheur à le sentir contre elle, à le toucher.

– Il me griffe, dit-elle en riant, il sera fort.

– Et beau ! dit la Margotte. Est-ce que vous le voyez bien ?

– Je puis fermer les yeux, je le vois tout de même.

Elles causaient ainsi, dans les ténèbres, l’enfant entre elles deux sur de la paille fraîche, accroupies. Et cela se passait à trente pieds sous terre. Un coup de sifflet retentit au loin. La Margotte se leva précipitamment.

– Voilà Gilles qui me prévient ! dit-elle.

II – UNE IDÉE PRINCIÈRE

La Margotte se sauva. Marie prit l’enfant dans ses bras, et se rencoigna dans son angle. Une lumière jaunâtre éclaira le réduit. Henri parut et prononça :

– Vous êtes libre.

Marie tressaillit. Libre !… La lumière, l’air pour son fils !…

– J’ai obtenu votre grâce. Franchissez cette porte, montez cet escalier, et vous voici dehors, sur la route.

– Monseigneur, comment ai-je fait pour vous maudire, vous qui deviez rendre la lumière à mon enfant ?…

De ses mains tremblantes, elle enveloppait l’enfant dans ses langes ; elle pleurait et elle riait ; enfin prête, elle se dirigea vers la porte. Alors, Henri l’arrêta d’un geste et ajouta :

– Je ne vous ai pas dit : votre mari vous attend là-haut.

Un cri atroce. Marie s’est abattue sur ses genoux en râlant :

– Renaud !

– Oui, Renaud ! répéta Henri, les yeux fixés sur elle.

Marie fit un effort pour se lever, mais elle tomba à la renverse, foudroyée par la joie, en murmurant :

– Monseigneur, je vous bénis !…

L’évanouissement de Marie, provoqué par Henri, ne dura que quelques minutes. Son premier geste fut pour serrer son enfant. Elle songeait : « Pourvu que je ne lui aie pas fait mal en tombant… » Elle demeura hagarde, ne comprenant pas… Son bras avait serré à vide. L’enfant n’y était pas ! D’un bond, elle fut debout et sa main s’incrusta au bras d’Henri.

– Mon enfant ! gronda-t-elle.

Henri, d’une voix froide, répéta :

– J’ai dit que vous êtes libre.

– Libre ?… Rendez-moi mon enfant, que je m’en aille !…

– Brabant ! cria Henri.

Un homme apparut. Figure taillée à coups de hache, attitude de bravo, prêt à tout faire pour qui le paye.

– Qu’est-ce que me fait Brabant ? dit Marie. C’est mon enfant que je veux. Monseigneur, vous avez dit que je suis libre. Est-ce qu’un fils de roi peut mentir ?

– Vous êtes libre, dit Henri. Brabant, où est l’enfant ?…

– En sûreté, mon prince !

Marie eut un mouvement sauvage pour s’élancer sur le bravo. Henri la jeta dans le fond du cachot. Elle s’effondra.

– Grâce, monseigneur ! Tenez, je reste ici. Je ne verrai plus mon mari. Mais rendez-moi mon enfant… je vous assure…

– Brabant, interrompit Henri, je t’ai donné un ordre. Répète un peu, pour voir si tu as compris.

– Rude commission, mon prince ! fit la voix rocailleuse du bravo. Mais j’ai promis. Et j’exécuterai ou j’y perdrai mon nom de Brabant-le-Brabançon. Voici donc. Il est 9 heures du soir. À minuit, vous devez venir me trouver en mon logis, et vous me direz : Rapporte l’enfant à sa mère ! Alors, je le porterai tout droit à sa mère, en l’endroit que vous me direz. Voilà…

– Mais si à minuit je ne suis pas venu en ton logis ?

– En ce cas, j’attendrai une heure. L’heure passée, comme il est avéré que la naissance de l’enfant est satanique, je jetterai un peu d’eau bénite sur sa tête, et j’irai le remettre au bourreau qui doit le retrancher de ce monde. Voilà !…

– C’est bon ! Va-t’en ! Et sur ta tête, veille à l’enfant !

Le bravo disparut. Marie râlait. Henri se pencha, la remit debout, et gronda :

– Je veux que tu sois à moi. Je t’attendrai rue de la Hache, au logis de Roncherolles, jusqu’à minuit. Entends-tu ?

– Logis Roncherolles, rue de la Hache, j’entends, dit-elle.

– Bon ! Si tu viens, je te rends ton fils. Si tu ne viens pas, le jugement sera exécuté. Maintenant, tu es libre !

Elle ne put ni parler ni pleurer. Elle tomba, pantelante. Il s’en alla…

III – LE TOMBEAU DE MARIE

Dans le couloir, le prince vit Gilles le geôlier.

– Tu la suivras, dit-il. Et tu viendras me dire ce qu’elle aura fait. Ta tête me répond d’elle.

Pendant dix minutes, la mère demeura sans un soupir, sans une parole ; puis ce furent des cris espacés d’abord ; et, enfin, éclata l’horrible lamentation d’un être à qui l’on arrache les entrailles. Debout, elle se tordit les bras, s’arracha les cheveux. Elle appela son enfant. Elle appela Renaud à cris exorbitants. Enfin, elle vit la porte ouverte, et se rua. Sa clameur emplit l’escalier. Puis elle emplit les cours du Temple. On lui fit franchir le pont-levis. En hurlant, elle entra dans Paris. Il faisait nuit noire.

Peu à peu, cela s’apaisa. Son cœur continuait à rugir. Mais ses lèvres tuméfiées ne donnaient plus passage à aucun son. Vers minuit, elle se trouvait aux environs de la place de Grève. Elle était accroupie sous un auvent. Elle songeait : « Il faut qu’à minuit je sois rue de la Hache, au logis Roncherolles. Sinon, mon enfant sera tué par le bourreau. »

Et brusquement, comme minuit sonnait, elle ne se dit plus : Il faut que je sauve mon enfant. Elle se dit : Il faut que je me donne ! Et elle se leva en gémissant.

Elle se mit en marche vers la rue de la Hache. Elle tremblait d’horreur. Elle voulut hâter les pas… une force mystérieuse la cloua sur place ; elle voulut jeter un cri d’horreur, et, dans cet instant, elle s’abattit : quelqu’un venait de surgir et de la frapper d’un coup de poignard.

Un homme qui l’avait suivie depuis sa sortie du Temple et qui venait d’assister à cette scène, s’approcha. Il la toucha au cœur.

– Morte ? grogna le geôlier Gilles. Non. Il vaudrait mieux qu’elle le fût ! Que faire ?… Obéir à la Margotte ?…

Marie, toute raide, était étendue au long du ruisseau qui coulait au milieu de la rue. Tout à coup, Gilles souleva la jeune femme, la jeta sur son épaule, et se mit à marcher jusqu’à un logis situé aux abords du Temple.

Là, il trouva la Margotte qui l’aida à déposer Marie sur un lit. Puis le geôlier et sa femme eurent un conciliabule. Le geôlier ensuite courut vers la rue de la Hache, où il arriva un peu avant une heure.

– Eh bien ? demanda fébrilement le fils du roi.

– Monseigneur, répondit le geôlier, cette femme est morte.

– Morte ! rugit Henri.

– Morte, oui, monseigneur. Que faut-il faire du cadavre ?…

Henri recula, les yeux exorbités. Puis il jeta un grand cri et tomba lourdement, la face contre le tapis.

– Misérable ! rugirent Roncherolles et Saint-André en se ruant sur le geôlier. Tu as tué monseigneur ! Va-t’en.

Le geôlier allait se retirer, quand le prince revint à lui.

– Avant de t’en aller, fit Roncherolles, explique-nous comment elle est morte, que nous puissions le dire à monseigneur.

– Elle a été tuée, dit Gilles.

– Tuée ! s’exclamèrent les deux gentilshommes.

– Tuée au moment où elle allait vers la rue de la Hache !

Henri poussa un gémissement. Mais Roncherolles et Saint-André ne l’entendirent pas. Gilles continua :

– Selon les ordres de monseigneur, j’étais à dix pas derrière elle. Cette femme, donc, allait entrer dans la rue de la Hache, lorsqu’un gentilhomme l’a frappée d’un coup de poignard au cœur, en disant : « Au moins, tu ne seras à personne !… »

– Et qui était ce gentilhomme ? demanda Roncherolles.

– Je l’ai reconnu à la lune. Mais j’aimerais mieux donner ma tête au bourreau que de révéler un pareil secret.

– C’était mon frère ! rugit Henri en lui-même.

– C’est bon, dit Roncherolles. Garde le cadavre chez toi. Demain, tu l’enterreras aux Innocents.

*

* *

Quinze jours après eut lieu le départ du roi, de ses deux fils et de toute l’armée pour la Provence. Henri ne voulut pas aller voir le cadavre de Marie. Seulement, deux jours après les événements que nous venons de raconter, il alla trouver Gilles et se fit conduire jusqu’au cimetière des Innocents où il dit :

– Montre-moi la place où elle est enterrée.

Le geôlier le conduisit à un endroit où la terre était fraîchement remuée. Puis il se retira. Le fossoyeur du cimetière a raconté, par la suite, que le prince Henri était resté là jusqu’à la nuit noire, à sangloter et crier. Pendant les quelques jours qui précédèrent le départ, Henri fit faire, à l’endroit où le geôlier avait assuré qu’était enterrée Marie, une chapelle surmontée d’une croix. Sur la porte, par ses ordres, on avait gravé ces mots :

ICI REPOSE MARIE

PUISSE-T-ELLE, DU HAUT DES CIEUX,

PARDONNER À CEUX QUI L’ONT TUÉE.

Les vivants se chargent de la venger.

Henri s’enquit du fils de Marie. Quand il interrogea le Brabant, celui-ci lui répondit tranquillement :

– Le diablotin a été rejoindre son père, Satanas !

La nouvelle ne produisit qu’une médiocre impression sur l’esprit du prince. Marie était morte : peu importait que son enfant le fût également.

Lorsque l’armée, enfin, sortit de Paris, Henri, placé à son rang derrière son frère le dauphin, lui jeta un regard étrange. Et en lui-même, il murmura furieusement :

– Les vivants se chargent de la venger !…

Sa jeune femme, Catherine de Médicis, qui chevauchait près de lui, surprit ce regard de haine mortelle… Son charmant visage, un instant, s’éclaira d’un livide sourire.

– Oh ! gronda-t-elle en elle-même, est-ce que je tiendrais le moyen de faire de mon époux le dauphin de France ! C’est-à-dire le successeur de François Ier et ma royauté assurée !…

IV – BRABANT-LE-BRABANÇON

C’était donc un de ces hommes de sac et de corde qui se vendaient, corps et âme, au plus offrant et dernier enchérisseur. Il avait fait les dernières campagnes de François Ier, où il avait reçu et rendu force horions. Il s’était attaché à la fortune du prince Henri, qu’il méprisait in petto, mais qui payait ses services sans marchander.

Voilà l’homme qui avait accepté la mission de remettre l’enfant de Marie au bourreau chargé de l’exécuter.

Au moment où, dans le cachot du Temple, Marie tomba sans connaissance, Henri remit l’enfant au bravo. On a vu quels furent ses ordres. Brabant sortit du Temple et emporta l’enfant jusqu’en son logis situé rue Calandre – sorte de galetas misérablement meublé, mais orné d’une collection de poignards, épées, rapières, estramaçons, lances, dagues, sans compter deux ou trois arquebuses. L’enfant criait, Brabant le déposa sur sa paillasse en grognant :

– Là, rejeton de Satan, la paix ! Quel gosier, quels cris ! Taisez-vous, ou je prends de l’eau bénite !

Cette menace n’ayant produit aucun effet, Brabant esquissa trois signes de croix, persuadé que l’enfant allait tomber en pâmoison.

Mais l’entêté n’en cria que de plus belle : il avait faim.

– Ouais ! fit le brave. Je le gratifie de trois signes de croix et il ne se tait pas. Si je savais quelque prière, je la dirais…

Là-dessus, il se mit à se promener furieusement à travers le galetas, mâchonnant force jurons et se bouchant les oreilles. Puis, il saisit dans ses bras le diablotin. L’enfant ne criait presque plus, il râlait ; lorsque le reître l’empoigna, le pauvre petit se tut soudain et avança ses lèvres avec le mouvement de téter. Alors, voyant cela, le bravo tomba dans une profonde rêverie. Le spadassin habitué aux mauvais coups sentit il ne savait quoi de très doux le pénétrer : c’était de la pitié. Il ne le savait pas.

L’enfant, tout à coup, s’endormit ; et, malgré cela, comme il arrive, ses yeux fermés continuaient de pleurer. Le bravo ne bougeait pas. L’homme de guerre drapé dans son manteau avec une immense rapière dans les jambes regardait dormir dans ses bras l’enfant qui pleurait. Enfin, il le déposa de nouveau sur sa paillasse. Puis il se recula en hochant la tête et en fourrageant des doigts sa tignasse brune, où des mèches commençaient à grisonner.

Il gagna la porte, descendit dans la rue, et entra chez une marchande de lait, pour la première fois de sa vie, Brabant-le-Brabançon acheta du lait. Il remonta à son taudis, lava son gobelet d’étain, et le l’emplit de lait. Et il s’approcha du petit, souleva sa tête…

Quand le fils de Marie fut rassasié, il étendit les mains, et se mit à tirer sur les moustaches du reître. Brabant-le-Brabançon se laissait faire… et tout à coup l’enfant se rendormit d’un sommeil apaisé.

Une sorte de mugissement sonore, soudain, dans la nuit ; le bronze de Notre-Dame.

– Une heure du matin !… gronda le bravo.

L’heure où il devait remplir sa mission, puisque le prince Henri n’était pas venu lui dire de rendre l’enfant à sa mère.

– Tant pis ! grogna-t-il. S’il vient et qu’il me dise d’aller chez le bourreau, je l’éventre, tout prince qu’il est !…

*

* *

Le jour où eut lieu le départ pour la Provence, Henri, parmi les gens de sa suite, ne trouva pas le bravo ; Brabant-le-Brabançon avait disparu.