DIX-SEPTIÈME CHAPITRE – PIERREFONDS.
Nous ramènerons le lecteur à cette nuit du samedi au dimanche où Djinno conduisit Roland de Saint-André dans les fossés Mercœur, sur les derrières de l’hôtel du maréchal.
La galerie qui aboutissait aux coffres dans les caves du maréchal, apparut aux yeux de Roland dès que Djinno eut fait tomber la mince couche de plâtras qui dissimulait l’ouverture. Les quatre gaillards en question étaient là. La charrette annoncée attendait sur le talus. En moins d’une heure, les fameux sacs furent transportés sur la charrette.
Lorsqu’il n’y eut plus qu’un sac à prendre, Djinno ricana :
– Ne laisserez-vous pas cette consolation à votre père ?
– Non, non ! rugit Roland. Je veux tout !
Le dernier sac alla rejoindre les autres.
– Où allons-nous mettre ces millions ? dit le petit vieux.
– Des millions ! délirait Roland. Et tout cela est à moi !…
– À vous. À vous seul. Il y en a au moins six.
– Six millions ! Portons-les à mon hôtel de la rue Béthisy.
– Où M. le maréchal viendra tout fouiller dès qu’il trouvera son armoire vide. Nous avons songé à cela aussi.
La charrette se mit en marche. On arriva à une courtille enclose de murs, où il y avait une maison et un puits.
– Cette maison est à vous. On vous la donne, dit Djinno. Le puits est desséché. Cela fera un excellent coffre.
– Oui. Un coffre où vous pourrez puiser, moi absent.
– Si nous avions voulu ces millions, nous n’avions qu’à les prendre sans vous en parler !
– C’est vrai, c’est vrai ! bégaya Roland.
Il éventra l’un des sacs, bourra sa ceinture, ses poches, les fontes de sa selle, de belles pièces d’or rutilantes. Puis les sacs furent précipités au fond du puits. On jeta dessus des pierres et de la terre. Puis Djinno remit à Roland les clefs de la courtille et de la maison.
Lorsque Djinno, ses quatre compagnons, la charrette eurent disparu, Roland se pencha sur le puits et demeura là, longtemps, méditatif. Il songeait au coup terrible qu’il portait à son père… Il songeait que, en somme, il était plus vil que ces truands qu’il voyait pendre, et qui avaient au moins risqué leur vie pour dévaliser un bourgeois.
– Truand ! cria distinctement une voix dans la nuit.
Il bondit. Durant une heure il écouta. Il n’entendit plus rien.
– Je n’ai rien entendu bégaya-t-il. C’est la peur… Allons ! Je suis riche. Et maintenant, à Pierrefonds !…
*
* *
La rue des Francs-Bourgeois était aussi importante que de nos jours pour son commerce. Le commerce a changé. Alors, on y louait des arquebuses, des rapières, de bonnes dagues et des pistolets qui ne manquaient jamais leur coup. En louant l’arquebuse, on louait ipso facto l’arquebusier, en louant la rapière, on acquérait du coup le bravo qui allait la manœuvrer.
Un cabaret servait de marché ; il y avait une cote ; les prix variaient aussi selon les saisons, selon la qualité du dos qu’il fallait daguer ou de la poitrine qu’il fallait arquebuser.
Roland de Saint-André, sur le coup de 3 heures du matin, entra dans ce cabaret, fit venir le patron, aligna un certain nombre de piles d’écus, et indiqua ce qu’il lui fallait. Le patron sortit et revint une heure plus tard ; une vingtaine de cavaliers assez bien montés l’accompagnaient, tous gens sentant d’une lieue le guet-apens et le meurtre. Le chef se nommait Lorédan.
Il entra seul dans le cabaret ; Roland lui expliqua ce dont il s’agissait ; on convint du prix, dont Roland versa moitié.
– Maintenant, dit Lorédan, nous sommes à vous.
Le dimanche matin, les dagues, les rapières louées par Roland prirent au grand trot la route de Picardie, et, quelques heures plus tard, cette troupe s’arrêta sous les hautes murailles de Pierrefonds.
Les chevaux installés dans les étables et les sacripants remisés en l’unique auberge du pays, Lorédan et Roland de Saint-André grimpèrent jusqu’aux abords des ponts-levis.
– Au large ! crièrent des sentinelles dans les créneaux.
Là-haut, dans la guérite du veilleur, il y eut un mugissement de trompe. Dans les cours de la forteresse, on entendit comme un bruit de prise d’armes. Roland et Lorédan dégringolèrent l’escarpement. Roland était pâle. Lorédan hochait la tête.
– Nous n’entrerons jamais là-dedans, dit-il.
– Avant mercredi, j’y serai, répondit Roland.
– Pourquoi avant mercredi ?
– Parce que ce jour-là le roi de France y entrera, lui ! Pierrefonds n’est pas à lui. Mais il sera bien accueilli !
– Les vingt braves que j’ai amenés sont inutiles, dit Lorédan. La ruse doit ici remplacer la force…
– Avant mercredi, dit Roland, j’entrerai ou je serai mort.
L’auberge était placée au pied du géant. Elle avait la spécialité de ravitailler MM. les officiers de la garnison en pâtés de faisans et venaisons. De plus, on y tenait buvette pour les archers, les arquebusiers et les moines de Saint-Jean qui y faisaient escale avant de monter au château. Maître Tiphaine, patron de cette auberge, était un homme de cinquante ans, sec, quelque peu sombre.
Il était marié à une jeune Normande de vingt-quatre ans, une de ces silencieuses gaillardes dont l’œil vous raconte tout de suite le genre de poésie qu’elles préfèrent. Tiphaine, de temps à autre, répétait à Martine :
– Si jamais tu me trompes, je te tue.
– Bah ! se disait-elle, je ne serai jamais tuée qu’une fois !
II – UTILITÉ DE L’ADULTÈRE ET DU BRACONNAGE
Ce soir-là, vers 5 heures, dame Tiphaine épluchait des oignons destinés à la sauce d’un beau lièvre, lequel devait être mangé par Roland de Saint-André et Lorédan. Tiphaine mettait du lard en capilotade, rageusement, les yeux mauvais.
– Martine, dit-il tout à coup, il me semble que ce blondin du château, ce jeune cornette, ce damné vicomte… vient bien souvent rôder autour de mon poulailler…
– Le soupçonnes-tu d’en vouloir à nos poules ?
– Je te dis, moi, que c’est autour des jupes qu’il rôde !
– Ah ! si c’est cela que tu veux dire, il vient peut-être bien pour Madelon, qu’en dis-tu ?
– À moins que ce ne soit pour toi, damnée bique ! Martine leva sur son mari des yeux pleins de larmes.
– Où faut-il mettre les oignons ? demanda-t-elle.
– Mets-les là ; mais si jamais tu me trompes, je te tue !
– Tu me le répètes dix fois par jour.
Tiphaine agita furieusement son hachoir. Au fond, il était parfaitement rassuré par la superbe tranquillité de Martine. Rassuré tout au moins pour la nuit prochaine. Cette scène était, en effet, une scène préventive. Après un bon quart d’heure, il fit :
– Dis donc, à quelle heure se lève la lune ce soir ?
– Est-ce que je sais, moi ; je me couche comme les poules.
– C’est que, reprit-il, il paraît que mercredi prochain un gros seigneur de Paris vient au château, un gros, comme qui dirait un prince. Et alors, on m’a mandé de là-haut de me munir d’un bon chevreuil, avec quelques autres bricoles autour. Il faut que j’aie la grosse pièce cette nuit, c’est pas trop tôt pour la faire attendrir.
– Si fait, dit Martine, c’est un peu tôt. Vas-y demain.
– Bon ! pensa Tiphaine, j’irai ce soir ! Alors, tu comprends, la lune se lève à neuf heures ; je partirai à dix ! aie soin de me préparer mon arbalète qui est au grenier.
– Je vais la chercher, dit Martine avec soumission.
Martine monta au grenier, et, avant de s’occuper de l’arbalète, plaça un linge blanc en travers de la lucarne qui regardait le château. Voici, ce que disait ce linge :
– Il fait clair de lune, ce soir. C’est un temps de braconne. Fin renard, ce soir le poulailler sera sans défense !
À 10 heures, Tiphaine sortit de l’auberge dont il ferma la porte à double tour et dont il emporta les clefs. Quant aux fenêtres, elles étaient bardées de fer comme des meurtrières de prison.
Vingt minutes après le départ de Tiphaine, le cornette était dans la chambre de Martine. Par où diable peuvent bien passer les amoureux quand portes, fenêtres et cheminées leur sont défendues ?
Martine ne dormait pas, ni le cornette, ni Roland de Saint-André. Quant à Lorédan et à ses sacripants, ils ronflaient sur du foin, dans un bâtiment sis à trente pas de l’auberge, et qui servait de magasin à fourrage.
Roland, dans sa chambre sans lumière, assis près de la fenêtre ouverte, contemplait le château qui se plaquait en noir sur un ciel baigné de lune.
– Elle est là ! Je n’ai plus que deux jours pour forcer les portes qui doivent s’ouvrir devant le roi. Je les forcerai !…
Ce monologue fut interrompu par un sonore éclat de rire.
Roland se redressa et tira son poignard : il n’y avait personne dans la chambre ! Roland prêta l’oreille. Et il entendit une voix féminine, assez fraîche :
– Allons, ne riez pas si fort, soyez sage, mon beau cornette.
– Jolie Martine, répondit une voix plus mâle, pourquoi ne rirais-je pas quand les pâtés de maître Tiphaine sont si bons, son vin si généreux, et sa femme si aimable ?
Roland entendit un bruit de baisers, puis de gobelets.
– À la santé de maître Tiphaine ! ricana la voix mâle.
– À sa santé, pauvre cher homme ! dit la voix fraîche. Mais, avec vos rires, vous allez réveiller ce jeune seigneur qui dort à côté. Il est généreux. C’est une bonne aubaine pour l’auberge. Il ne faut pas l’empêcher de dormir. Je veux bien tromper Tiphaine, mais non ruiner l’auberge.
– Au diable le gentilhomme ! cria le cornette.
– Par où diable a pu passer l’amoureux de l’hôtesse ? songea Roland, et par où diable va-t-il s’en aller ?
Roland se remit à écouter. En mettant bout à bout les lambeaux de cette conversation, Roland apprit : 1° Que le sieur Tiphaine, deux ou trois fois la semaine, était aussi trompé que peut l’être un mari ; 2° Que l’amoureux s’appelait Agénor, de son petit nom ; 3° Qu’il appartenait à la garnison du château.
Roland se dit que le cornette allait lui ouvrir les portes du château. Il s’installa sur un escabeau, près de la porte. Il n’entendait plus rien. Mais il en savait assez : lorsque le cornette s’en irait, il était résolu à lui dire :
– Voulez-vous me conduire dans le château ? Sans quoi, j’aurais, moi, le regret de vous couper la gorge.
Roland attendit longtemps. Enfin, il entendit s’ouvrir la porte de la chambre voisine.
Roland sortit, et vit une lumière qui s’enfonçait dans l’escalier. Il se mit à descendre avec une légèreté silencieuse. L’escalier conduisait à la cuisine. La lumière continua de descendre et de s’enfoncer dans un escalier en pierre qui conduisait aux caves.
– Le cornette a encore soif !
Roland arrivé au bas de l’escalier, ne vit plus que la lumière posée sur le sol. Martine et le cornette avaient disparu.
Roland se vit dans un caveau, dont la voûte se soutenait sur huit arcs-doubleaux qui venaient s’appuyer sur un pilier central massif. Sur l’une des faces de ce caveau s’ouvrait un couloir qui pouvait se fermer au moyen d’une porte en chêne. À dix pas de là, le couloir était barré par une nouvelle porte – en fer, cette fois.
Le caveau avait dû, autrefois, se trouver sous quelque pavillon isolé qui servait de retraite en cas d’invasion du château. Le souterrain reliait le pavillon au château et on pouvait se sauver par là.
Roland vit la porte de chêne ouverte. Dans le souterrain, le cornette faisait ses adieux à la tendre Martine.
La porte de fer se ferma. Martine revint au caveau, verrouilla la porte de chêne, reprit sa lumière, s’avança et…
– Bonsoir, ma chère hôtesse ! fit Roland se montrant.
Martine devint blanche comme sa fine collerette. Sa petite lampe trembla dans sa main. Martine reconnut sur-le-champ le généreux seigneur de Paris.
– Vous êtes gentilhomme, dit-elle, et vous ne me trahirez pas.
– À Dieu ne plaise, dit Roland. Mais ne restons pas ici. Maître Tiphaine pourrait rentrer, et il vous tuerait.
L’instant d’après, ils étaient installés dans la chambre de Roland. Roland, sans mot dire, aligna sur la table cent pièces d’or. Martine regardait, effarée.
– Ce soldat, dit Roland, cet Agénor…
– Il est cornette et vicomte, dit fièrement Martine.
– Ma chère hôtesse, dit gravement Roland, je veux entrer la nuit prochaine dans le château. Vous prierez M. le vicomte Agénor de vouloir bien m’y introduire…
– Impossible, dit-elle.
– Alors, je vous dénonce à votre mari, qui vous tue. À vous de décider le cornette. Adieu, à la nuit prochaine !
Roland prit Martine par la main et la conduisit jusqu’à sa porte. Un quart d’heure plus tard, il entendit maître Tiphaine qui revenait bredouille !
Florise, sa première stupeur passée, de se retrouver sans savoir comment au fond du vieux manoir féodal, établit nettement qu’elle avait dû être enlevée, ou par le roi, ou par Roland et se prépara à la défense. Elle vit qu’il lui fallait opter entre la mort et la honte. Et elle choisit la mort.
*
* *
La nuit du mardi au mercredi.
Dans une vaste chambre précédant celle de Florise, les deux matrones bavardaient. Un seul flambeau éclairait ces deux têtes de sbires femelles. C’étaient deux rudes commères. L’une d’elles était boiteuse, et s’appelait la Boiteuse. L’autre avait des moustaches, et s’appelait l’Arquebuse.
Deux heures du matin sonnèrent à l’horloge.
– Je crois que nous pouvons nous coucher, dit l’Arquebuse. Seigneur Jésus, quand je pense qu’en quarante-trois un jeune seigneur de haute mine… il faut vous dire qu’on se retournait sur moi… un jeune baron, donc…
– C’est comme moi, interrompit la Boiteuse. J’avais, en l’an trente-neuf, mes deux jambes d’aplomb. Moi, c’était un duc, le duc de…
– Oui, mais veillons. Nous aurons chacune deux cents écus demain à midi sonnant. Je ne fus pas cruelle au baron. Si je ne l’avais consolé, il était capable d’en mourir, et alors…
– Moi, mon duc se fût passé l’épée au travers du corps. Et quand je pense que cette petite ne veut pas d’un roi.
Elles levèrent les yeux au plafond, et, en chœur :
– Veillons, veillons !
– Il faut vous dire qu’après le baron, reprit l’Arquebuse… Êtes-vous sûre que nous aurons nos deux cents écus ?
– Saint-André est riche. On le dit maître de millions.
– Des millions ! Ah ! des millions !…
– Comment peut être fait un million, dites, ma chère ?…
– Voulez-vous en voir un ? fit une voix.
Les deux matrones jetèrent un cri perçant. Un homme était là près d’elles. Mais presque aussitôt elles furent rassurées en reconnaissant le fils du maréchal. Elles trouvèrent naturel que Roland eût été chargé sans doute de leur apporter un ordre du maréchal.
– Voulez-vous savoir comment est fait un million ?
Elles se regardèrent, effarées. Il disait : un million. Il eût aussi bien dit : deux, trois millions ! Tout !… Introduit et guidé jusqu’ici par le cornette, à qui il avait promis de payer ses dettes, il était venu en disant : j’offrirai mille livres aux deux commères.
Le mot million vint tout seul à ses lèvres.
– Un million que vous vous partagerez !
– Quand l’aurons-nous ? fit l’Arquebuse.
– Dans quelques heures. Je suis le fils du maréchal de Saint-André. En ce moment les trésors du maréchal sont dans les caves de mon hôtel. Demain, trouvez-vous chez moi, rue de Béthisy, et vous verrez comment est fait un million.
– Votre père doit nous donner à chacune vingt mille écus…
– Un million, grinça Roland. Je vous donne un million !
– Pour, continua l’Arquebuse, garder ici cette jolie jeunesse auprès de laquelle nous devons demain mercredi introduire un puissant seigneur que nous ne connaissons pas…
– Mais qui peut nous faire pendre, acheva la Boiteuse.
– Un million ! rugit Roland.
Il crispa les poings. Elles eurent peur.
– Hé ! fit l’Arquebuse, il fallait ça, voyez-vous, pour nous décider à vous livrer la petite !
– Oui, dit la Boiteuse gravement, il fallait cela : un million !
Livrer Florise à Roland ! Il n’en avait pas été dit un mot. Mais elles avaient deviné. Roland n’y prêta pas garde.
– Il s’agit de me l’amener à l’auberge, dès l’aube.
– Par où passerons-nous ? Il y a des gardes dans la cour.
– Venez, dit Roland, qui sourit.
La Boiteuse resta. L’Arquebuse accompagna Roland.
Au bout d’une demi-heure, l’Arquebuse remonta. La Boiteuse l’attendait avec une fébrile angoisse.
L’aube commençait. Elles éteignirent le flambeau. L’Arquebuse raconta la descente, le souterrain, la porte de fer, montrés par Roland.
– Comment l’emporter ? dit la Boiteuse. Elle va crier.
– Il faut qu’elle vienne d’elle-même, dit l’Arquebuse.
– Je vais lui dire que je me repens et lui proposer de fuir…
– Elle ne nous croira pas… Laissez-moi faire : je sais ce qu’il faut dire : le jeune homme au million m’a expliqué.
– Au million ! songea la Boiteuse. Si je pouvais l’avoir seule !
L’Arquebuse pensait :
– Le million sera pour moi !
À voix basse, elles convinrent de leur plan. Et alors, l’Arquebuse entra dans la chambre de Florise…
Elle dormait. Son sommeil était agité. Son bras gauche pendait du lit. Sa main droite se crispait sur le manche d’un petit poignard.
L’Arquebuse s’approcha et la toucha à l’épaule. Florise, éveillée se souleva, et sa voix trembla de fierté outragée :
– Comment osez-vous me toucher ? Surveillez, espionnez. Mais épargnez-moi votre contact et votre présence. Sortez !
– Madame, le roi est dans la cour du château.
– Le roi !… bondit Florise.
– Madame, un seul mot. Le roi nous donne deux cents écus…
– Misérable ! râla Florise, qui tentait de se vêtir.
– Promettez le double, siffla la femme, et je vous fais fuir.
– Fuir ! oh ! oui, fuir !… Le double ! Tout ce que vous voudrez ! Mille, deux mille écus ! Mon père donnera tout…
– Venez ! dit l’Arquebuse en la couvrant d’un manteau. Florise vit sur son visage un sourire effroyable.
– Oh ! cria-t-elle en se reculant. C’est un piège !…
– Il faudra donc que je dise à ce jeune homme que vous avez refusé de me suivre et préféré attendre ici le roi ?
– Quel jeune homme, misérable, parle donc !
– Il s’appelle Le Royal de Beaurevers.
Florise palpita un instant. Puis, tout en elle devint calme. Le Royal de Beaurevers était là ! Plus rien de mal ne pouvait plus lui arriver. Elle commença à se vêtir.
– Le roi va monter, venez, venez !…
Florise s’enveloppa étroitement du manteau et dit :
– Conduisez-moi…
C’était à peu près le moment où Nostradamus évoquait et voyait Marie de Croixmart. Il était 8 heures du matin.
*
* *
Roland prenait ses dernières dispositions pour emporter de force Florise, alors enfermée dans la chambre de Martine. L’Arquebuse et la Boiteuse étaient en route pour Paris, avec rendez-vous rue de Béthisy, où elles devaient voir un million. Six des sacripants de Lorédan gardaient à vue maître Tiphaine, sa femme et les deux domestiques de l’auberge. Les autres attendaient à l’entrée du bois en selle.
Les chevaux de Roland et de Lorédan étaient attachés dehors. Roland allait monter auprès de Florise ; d’une voix hachée :
– Écoutez, gronda-t-il. Je vais la saisir. Qu’elle crie, tant pis. On n’entendra peut-être pas. Je la descends. Je monte à cheval. Elle en travers de ma selle. Je pique vers Villers-Cotterets, où je trouverai bien une carriole. Il peut arriver qu’on s’aperçoive là-haut de ce qui vient de se passer ; que le cornette, par remords, me dénonce, qu’on nous poursuive…
– Je réponds de cela, dit froidement le bravo. Fussent-ils cinquante, je les empêcherai de vous atteindre.
– Il peut arriver d’autre part qu’en chemin nous nous heurtions à une troupe qui sûrement est en marche, venant de Paris.
– Nombreuse ? demanda le chef des estafiers.
– Non. Cinq ou six. Il faudra passer au travers.
– Et tuer tout, n’est-ce pas, s’il le faut ?
Roland eut un soupir. Une seconde, il hésita, puis :
– Oui ! Rejoignez vos hommes, moi, je monte.
– Un instant ! dit Lorédan. Est-ce que dans cette troupe ne se trouvera pas le maréchal… votre père ?
– Tant pis…
– Ah ! fit le sacripant. Voilà qui va bien. Mais ce n’est pas tout. À côté du maréchal votre père, est-ce que nous ne trouverons pas… le roi !… Ah ! voyez-vous… parricide… c’est votre affaire. Mais régicide !… Nous n’avons jamais rien convenu de pareil.
– Vous hésitez ?
– Non pas, mort-diable ; je refuse tout net.
Roland grinça des dents. Il fit un effort et bégaya :
– Même si je vous enrichis, vous et vos compagnons ?
– Ne parlons pas de mes camarades. Parlons de moi. Qu’appelez-vous enrichir ? Dites un chiffre.
Roland se pencha à l’oreille de l’estafier, et murmura un mot, un seul… Lorédan s’inclina jusqu’à terre et gronda :
– Sire, roi, diable, démon, ange ou Dieu, nul n’empêchera votre seigneurie d’arriver à Paris, j’en réponds.
Lorédan rappela ses six sentinelles, enferma Tiphaine et sa famille dans la cuisine, et s’en fut rejoindre sa bande. Roland de Saint-André se mit à monter.
Il était devant la porte. D’un geste rude, il ouvrit, et se rua sur Florise. Il eut un hurlement de triomphe : il venait d’oser la saisir !… Il l’étreignit frénétiquement et se mit en marche la tête perdue.
Un grand cri déchira le silence de l’auberge maudite :
– Beaurevers ! À moi ! À moi, Beaurevers !…
En cette nuit qui venait de s’écouler, Nostradamus avait dit à Beaurevers : « Vous la trouverez à Pierrefonds… » Beaurevers s’était élancé, bousculant Trinquemaille, Strapafar, Bouracan et Corpodibale, gardes du corps de la reine, passant près de Lagarde et de ses huit hommes. Lagarde s’était jeté à la poursuite de Beaurevers et l’avait atteint, comme on a vu.
Le Royal de Beaurevers compta les rapières dégainées contre lui. Neuf ! C’était bonne mesure.
Le chef vit que ses hommes n’attendaient que son signal.
– Prenez-le, dit-il, mais je veux son foie.
– Voici du fouet ! rugit Beaurevers, dont l’épée en effet siffla et fouetta la joue de Lagarde.
Lagarde poussa un hurlement, auquel répondit un gémissement. Un des hommes tombait ! C’était le coup de Beaurevers ! La rapière, en cinglant, avait décrit un demi-cercle, et, après avoir souffleté Lagarde, avait éraflé ici un nez, là un menton, et s’était plantée dans une gorge.
– Et d’un ! vociféra Le Royal. Mon poignet se dérouille !
Huit épées furieuses pointèrent. Il y eut un rugissement :
– Nous aurons tes tripes pour les mettre à la chaudière !
Les huit rapières ne trouvèrent que le vide. Beaurevers s’était jeté à plat ventre. L’instant d’après, il se relevait, non sans porter un coup. Un ventre fut ouvert.
– Prenez celles-ci pour votre chaudière ! Et de deux !…
Ils étaient sept : ils reculèrent. Un étonnement mêlé d’admiration et de rage les paralysait.
Cela dura deux ou trois secondes. Et comme ils étaient là, attendant le moment favorable, un cri rauque :
– Une sortie ! Une sortie par tous les enfers !
Le Royal surgit, jaillit de son encoignure, puis s’y renfonça. Mais la sortie avait abattu un homme encore.
– En avant ! tonna Lagarde.
Les six, ensemble, foncèrent… Il y eut, dans les ténèbres de cette encoignure, un cliquetis de fers, des grognements, des imprécations, puis, un recul de la bande réduite à cinq !… Un cri retentit :
– Le chef est mort !…
Lagarde gisait sans mouvement, la poitrine trouée. Beaurevers haletait. Ses deux épaules saignaient. Mais il était vivant, et sa voix vibrait :
– Qui veut apprendre le coup de Beaurevers !
– En avant ! En avant !…
Ils s’élancèrent à cinq : mais ils n’arrivèrent qu’à deux ; trois firent semblant de se jeter sur lui, et s’enfuirent. Les deux s’arrêtèrent stupides.
Alors, Beaurevers prit leurs épées et les brisa. Il les eût souffletés sans qu’ils eussent pensé à se défendre. Ils se disaient : C’est Beaurevers ! Il va nous achever.
Il les acheva, en effet : il les saisit par la tignasse, et se mit à cogner leurs crânes l’un contre l’autre, en hurlant :
– Mais allez-vous en donc, puisque je vous fais grâce.
Ils partirent comme des flèches. Et de cette aventure, demeurèrent à moitié idiots. Le Royal se pencha sur Lagarde, et vit que la mort avait achevé son œuvre.
– Pauvre diable ! murmura-t-il.
Alors seulement, Le Royal de Beaurevers s’aperçut qu’il ne tenait plus qu’un tronçon d’épée. Il l’examina quelques instants, puis, pensif, murmura :
– Tiens ! ce n’était pas ma rapière !…
C’était vrai. Ce n’était pas sa rapière : elle était restée dans l’hôtel de la rue Froidmantel. C’est avec l’épée de Montgomery que Le Royal avait combattu… l’épée apportée par Catherine de Médicis à Nostradamus parce que le Destin voulait que le roi tombât sous, le fer de Montgomery !
– Pourquoi me suis-je trompé de rapière ?
Il haussa les épaules, et se mit en route. Il se rendit à ce cabaret mal famé où, un soir, après leur sortie des caves de la grande prévôté ses quatre acolytes et lui avaient cherché refuge. Il fit panser ses blessures. Il avait de l’argent : Nostradamus avait garni sa ceinture. Il acheta un manteau, remplaça son pourpoint déchiqueté, et choisit une rapière longue, forte, souple : un véritable estramaçon de guerre. Après quoi, il se munit d’un bon cheval. Tout cela le conduisit à peu près jusqu’à l’heure de l’ouverture des portes.
Il se présenta à cheval à la porte Saint-Denis.
Il allait en tempête. Et sa pensée rugissait, tonnait, galopait, furieuse, frénétique, devançant l’effroyable galop du cheval…
Lorsqu’il sortit de la forêt, lorsqu’il vit se profiler sur le ciel éclatant le sombre colosse qui semblait l’attendre. Beaurevers eut un long rugissement de triomphe. Il hurla :
– À nous deux !…
Le cheval emporté par l’élan, piqua droit sur l’auberge, à un tourniquet de laquelle hennissait un autre cheval.
– Bon ! dit Beaurevers tout haut, sans savoir, j’aurai ici des renseignements sur ce nid de larrons !
Il sauta à terre. À ce moment son cheval s’abattit…
Beaurevers poussa violemment la porte d’entrée et pénétra dans une salle déserte, silencieuse. Un étrange bruit de lutte s’entendait en haut. Des pas pesants firent crier un escalier. Beaurevers écoutait, palpitant… et alors une clameur s’éleva, une voix affolée, qu’il reconnut :
– Beaurevers ! À moi ! À moi ! Beaurevers !…
– Me voici ! dit Le Royal.
Une porte, au fond de la salle, battit, poussée d’un coup de genou. Roland de Saint-André entra, serrant dans ses bras Florise, à demi-morte. Il ne vit rien. Il n’entendit rien. Mais dans l’instant même où il mettait le pied dans la salle, il tourna trois fois sur lui-même, et alla rouler à dix pas… Quand il se releva, il vit Beaurevers qui, doucement, déposait sur le plancher Florise évanouie de joie.
Debout Roland, marcha sur Le Royal l’épée à la main.
Brusquement, les deux fers se trouvèrent engagés, les deux hommes en garde, et Roland débuta par un coup droit terrible : le coup de parade releva l’épée qui érafla le menton de Beaurevers. D’un bond, Roland évita la riposte.
Roland, à trois pas de Beaurevers, tournait lentement. Tout à coup, il engagea. Pendant une minute, ce fut une frénétique succession d’attaques, de parades, de ripostes, de coups de fouet – et comme Roland se mettait à rompre, la rapière de Beaurevers s’allongea, et entra dans la poitrine d’où le sang jaillit à flots.
Le Royal vit Florise qui s’enveloppait de son manteau.
– Fuyons, fit-elle.
– Ne craignez plus rien, dit-il doucement. Elle le regarda, et sous ce regard il pâlit.
– Je ne crains rien, mais il faut fuir, et vite… Fuyons.
– Venez donc, reprit-il. Où faut-il vous, conduire ?
– À Paris, chez mon père, dit-elle avec fermeté.
Il fit oui de la tête. Il ne savait plus de quoi il était question. Il ne savait qu’une chose, c’est qu’il était près de Florise, que cette voix c’était la voix de Florise. Elle, étrangement calme, sortit la première.
– Mon cheval est mort, Bégaya Beaurevers.
– En voici un, dit-elle en désignant le cheval de Roland.
Légèrement, elle prit place en avant de la selle. Beaurevers se mit en selle. En avant ! Il était ivre. Il se sentait mourir à sentir palpiter sur son bras ce corps gracieux. Était-ce lui qui galopait, emportant Florise conquise de haute lutte !… En avant !…
– Halte-là ! hurlèrent des voix rauques.
C’étaient Lorédan et sa bande qui barraient le chemin.
Lorédan, posté à l’entrée de la forêt, attendait l’arrivée de Roland, ruminant une vision d’échafaud et une vision rutilante d’or.
Tout à coup, il aperçut au loin un cheval qu’il reconnut :
– Le cheval de Saint-André ! Enfin !… Attention, vous autres !… Ah ! le gaillard ! Il emporte la jolie donzelle… Oh ! Mais, par tous les diables, je ne reconnais pas ce chapeau à plumes… ni ce manteau rouge ! Ce n’est pas lui ! Tonnerre du ciel, on lui enlève la petite ! Holà, vous autres, pied à terre ! Sur la route tous ! C’est le cavalier de tout à l’heure ! Les dagues au vent ! Cent écus à qui coupe les jarrets du cheval ! Cinq cents à qui abat l’homme ! Sans toucher à la petite ! Peste. Elle porte ma fortune dans son manteau !…
Les chevaux furent attachés à des arbres. Les estafiers envahirent la route. Beaurevers n’était plus qu’à trente pas…
Florise vit cette bande de gens armés. Elle songea :
– Les gens du roi ! Le roi est derrière !…
Le Royal s’arrêta. Il attacha les rênes au pommeau. De sa main droite, il saisit sa rapière. Dans son bras gauche, il assura Florise éperdue. La rapière se leva. Sa voix tonnante répercuta d’éclatants échos sous le bois :
– Au large !… Au large !…
– Par pitié, n’y allez pas ! bégaya Florise défaillante.
– Je vais balayer cette truandaille, et nous passerons ! Alors, la pensée de Florise s’égara. Son amour éclata :
– Si tu m’aimes, aie pitié de toi-même et tourne bride !
Il devint livide. Il chancela sur sa selle. Ce tutoiement soudain, cette parole d’amour pur, cela fit de lui un de ces fabuleux géants qui tenaient tête à des armées. Le cœur frissonnant, il répondit :
– Je t’aime ! oui, je t’aime, et je te garde !…
L’épée haute, il enfonça les deux éperons dans les flancs du cheval qui, d’un bond furieux, fut au milieu des estafiers.
Cela dura quelques minutes. Florise se serrait sur sa poitrine. Et lui, tandis qu’il frappait d’estoc et de taille, tandis que les hurlements de mort montaient, tandis que le sang giclait, lui murmurait :
– Je t’aime… oui, par le Dieu vivant, je t’aime, je t’aime…
L’un des estafiers sauta aux rênes, dix autres se ruèrent sur le flanc, un autre à genoux s’apprêta à couper le jarret du cheval. L’œil de Beaurevers était partout. Le lourd estramaçon fut partout. Un furieux coup d’éperon. Le cheval se cabra, entraînant dans les airs l’homme pendu aux rênes : c’était Lorédan !…
L’estramaçon s’abattit sur le crâne de Lorédan, qui s’affaissa sur la route, dans un soupir. L’estramaçon bondit sur le flanc gauche, sur le flanc droit. Des crânes furent défoncés. Le cheval rua… L’homme à genoux eut les mâchoires fracassées…
Une seconde plus tard, Beaurevers disparaissait au loin…
Et le cheval galopait dans l’air pur. Des oiseaux chantaient au fond des taillis. La forêt n’était plus qu’un chant de triomphe et d’amour. Beaurevers et Florise s’enivraient de leurs regards…
Maître Tiphaine, en homme habitué à manipuler les serrures, avait crocheté la porte de sa propre cuisine, où il était enfermé à double tour avec sa femme et ses deux servantes. Ils avaient très bien entendu le cliquetis du duel dans la salle.
– Je crois que nous sommes perdus, dit Tiphaine à Martine. Pardonne-moi les misères que je t’ai faites.
– Nenni, fit Martine. Moi, d’ailleurs, ça m’est égal, de mourir, puisque un jour ou l’autre, tu m’aurais tuée. Autant l’être tout de suite de la main de cet enragé qui bataille là.
– Comment ça je t’aurais tuée ? M’aurais-tu trompé ?
– Regarde-moi. Ai-je l’air d’une femme qui trompe son mari ?
Pendant cette intéressante discussion conjugale, le bruit d’armes avait cessé. Au bout de dix minutes de silence, Tiphaine se hasarda à appeler. Ne recevant pas de réponse, il crocheta la serrure et s’aventura au dehors, suivi des trois femmes.
– Et c’est aujourd’hui, grinça-t-il, que doit venir au château ce gros seigneur de Paris. Rien de prêt ! Je suis perdu d’honneur. Allons, volailles ! Allumez-moi ces fourneaux !
Un grand cri lui répondit. Martine s’était précipitée dans la salle et se penchait sur le corps de Roland de Saint-André.
– Pauvre jeune homme ! dit-elle, sincèrement émue.
Tiphaine était jaloux, mais il n’était pas méchant. Et puis, Roland lui était apparu comme l’incarnation de la générosité. Il examina le corps et finit par surprendre sous le pourpoint, un imperceptible battement de cœur.
– Il vit, dit-il, mais il n’en vaut guère mieux.
Le blessé fut transporté dans la chambre qu’il occupait en haut, et couché. Martine lava ses blessures.
Il n’y avait pas de médecin dans le hameau. L’auberge était la seule maison sérieuse du pays, après le presbytère, et elle vivait du château. Mais dans ce château il y avait un chirurgien. Il vint et déclara que le blessé mourrait dans la journée.
En cette journée, il y eut au château et aux alentours de grandes allées et venues, des départs de cavaliers qui s’en allèrent battre le pays. Et maître Tiphaine se creusait le cerveau pour deviner ce qui se passait. Martine, elle, devinait, et tremblait pour le cornette.
Le seigneur attendu ne vint pas. Et le blessé ne mourut pas.
Le lendemain jeudi, les battues de cavaliers recommencèrent dès la pointe du jour. À l’auberge, le blessé n’avait pas repris connaissance. Mais, par moments, des paroles incompréhensibles venaient expirer sur ses lèvres.
Vers midi, un nuage de poussière sortit de la forêt. Cinquante cavaliers, richement équipés, apparurent au trot. Ils étaient commandés par M. de Montgomery. Tout ce qu’il y avait d’habitants à Pierrefonds était accouru et criait Noël.
À dix pas en avant de cette escorte, deux seigneurs chevauchaient, causant et riant.
L’un était le roi. L’autre, le maréchal de Saint-André.
Henri II fut presque aussitôt reconnu. On cria fort : « Vive le roi ! » Le château, de son côté, salua son hôte par une bonne arquebusade. Le guidon aux armes de France fut hissé et toute cette cavalcade pénétra dans la cour d’honneur.
Tout ce bruit, toute cette joie s’affaissèrent soudainement. Un silence pesa sur le château et s’abattit sur le pays.
– Il est arrivé un malheur ! dit Tiphaine. Ah ! Voici le cornette du diable ! Il vient ici ! Martine, si jamais…
Tiphaine n’acheva pas, et demeura bouche béante. Foulant aux pieds toute prudence, Martine s’était élancée au-devant du vicomte Agénor, qui accourait pâle, décomposé.
– Pour Dieu, que se passe-t-il ? dit-elle avec angoisse.
– Rien encore. Mais si les personnes qui viennent ici apprennent que la porte de fer a été ouverte, vous me verrez bientôt là-haut à quelque bonne potence…
Là-dessus, le cornette fit demi-tour et disparut. Martine et Tiphaine n’eurent pas le temps d’échanger l’explication que nécessitait cette scène ; un groupe de cinq ou six officiers descendait vers l’auberge. Parmi eux se trouvaient le roi, le maréchal et le chirurgien…
Le groupe passa devant l’aubergiste et sa femme, et pénétra dans l’auberge, guidé par le chirurgien. Le roi était blanc de fureur. Tous entrèrent dans la chambre de Roland.
– Sire, dit le chirurgien, voici le blessé dont je vous ai parlé. Mon humble avis est que ce gentilhomme est pour quelque chose dans l’événement qui occupe Votre Majesté…
– Roland !… interrompit sourdement le roi.
– Mon fils ! fit le maréchal, qui s’approcha vivement. Il y eut une minute de silence. Enfin, Henri prononça :
– Que tout le monde sorte ! Restez, maréchal ! Lorsqu’ils furent seuls, Henri dévisagea Saint-André.
– Voilà, dit-il avec rage, pourquoi je n’ai pas trouvé Florise ! Votre fils me l’a enlevée. Vous en étiez, maréchal ! Mais si vous avez osé vous jouer de moi à ce point, prenez garde ! Il y a un bourreau à Paris.
Le maréchal était livide d’épouvante.
– Sire, dit-il, vous accablez ici la douleur d’un père au chevet du fils mourant. Ceci n’est pas digne d’un roi.
Ces paroles frappèrent Henri II. Il tendit la main au maréchal qui baisa cette main en murmurant :
– Ah ! sire, il me fallait un tel honneur pour me consoler.
– Mais quelle fatalité ! rugit Henri II. Oh ! je veux connaître celui qui me l’enlève ! Quand je devrais torturer…
– Sire ! interrompit le maréchal, vous allez savoir la vérité. Voici Roland qui ouvre les yeux.
– Eh bien ! grinça Henri, interroge-le donc.
Henri se laissa tomber sur une chaise. Jacques d’Albon Saint-André se pencha sur Roland.
– Roland, palpita le maréchal, me reconnais-tu ?…
– Oui ! dit le blessé dont la parole sifflait. Et je reconnais aussi l’homme qui est assis là !…
– Ton roi, malheureux, ton roi !… Sire, c’est le délire !…
– Non ! râla le mourant. C’est le roi. Roi d’infamie. Roi voleur de filles. C’est vous, mon père, qui vouliez donner au roi la fiancée de votre enfant !…
– Sire, bégaya Saint-André, il est insensé !
– Interroge-le ! fit durement le roi.
– Roland ! Vous allez paraître devant Dieu. Je vous adjure de dire la vérité. Qui a enlevé Mlle de Roncherolles ?
– Moi ! dit le blessé.
Et il se redressa à demi dans cet effort vital des agonisants.
– Moi ! continua-t-il d’une voix sauvage. L’amour entre où il veut, sachez-le ! Je l’ai enlevée… Mais il est venu !…
– Qui ? Qui donc ? rugit Henri II.
– Beaurevers ! Le Royal de Beaurevers !
– Lui ! grinça furieusement le roi. Oh ! malheur sur lui !…
– Malheur ! répéta l’agonisant. Oui, malheur sur moi !… Elle l’aime ! Et moi, elle me hait ! Elle me méprise ! Je meurs !… Père infâme, roi infâme, voici le châtiment !… Je vois !… Ah !… je… soyez maudits tous deux !…
Et il retomba tout raide, la bouche et les yeux ouverts…
Le maréchal et le roi s’enfuirent, le dos courbé, poursuivis par cette imprécation funèbre, par la vision de ce mort qui les maudissait.
Et ils reprirent au galop le chemin de Paris.