SEPTIÈME CHAPITRE – LE ROYAL DE BEAUREVERS.

I – POURQUOI ROYAL ET POURQUOI DE BEAUREVERS

Nous avons dit que le prince Henri, en quittant Paris pour se rendre à l’armée, n’avait plus trouvé près de lui son agent préféré Brabant. Henri s’en inquiéta médiocrement. Et l’enfant ? Qu’était-il devenu ? Sur ce point spécial, le prince eut des réflexions qui aboutirent à cette conclusion :

– Le fils de Marie, fils du diable, a été porté chez le maître exécuteur. Il est rentré dans son enfer. N’y pensons plus.

Puis la mort de François et d’Henri le dauphin de France, héritier du trône. Pourtant il pensait encore parfois au fils du diable. Parfois la figure du petit, à peine entrevue, hantait ses sommeils…

Puis, des années écoulées, le prince devint roi de France sous le nom d’Henri II. Henri, pour le coup, ne songea plus à l’enfant livré au bourreau.

Henri ne sut jamais ce qu’était devenu Brabant qui commença par demeurer quinze jours enfermé rue Calandre, en tête-à-tête avec le fils de Marie, ne s’absentant que pour aller chercher du lait pour le petit et du vin épicé pour lui-même. Il se versait des rasades furieuses, et donnait à boire à l’enfant. Quelquefois, il se trompait et lui faisait avaler une gorgée de vin épicé. Cependant, il observait que le fils du diable ne semblait y voir clair que dans l’obscurité. Brabant maugréait :

– Quoi d’étonnant à cela, puisque ce petit Satanas vient tout droit du royaume des ténèbres ?

Pendant ces quinze jours, cent fois, le routier regretta son accès de faiblesse, et alors il saisissait le diablotin pour le porter à l’homme qui tue. Puis il le déposait sur la paillasse.

– Je perds mon âme et mon corps, rugissait le bravo. D’abord, monseigneur me fera pendre quand il saura. Ensuite, Satan m’emmènera. Et la preuve que c’est un fils de diable, c’est qu’il y voit clair la nuit !

Un jour il n’y tint plus. Pour la centième fois, il le saisit mais un éclair traversa son cerveau :

– S’il ferme les yeux le jour et s’il les ouvre dans l’obscurité, c’est qu’il a vécu d’abord dans les ténèbres d’un cachot !

À cet instant, l’enfant ouvrit les yeux une seconde et sourit. Brabant frémit : la lutte était finie. La pitié l’emportait ! Le fils de Marie était sauvé. Mais Brabant n’était pas homme à s’embarrasser d’un enfant, et il lui tardait de reprendre le harnais.

– Si je le portais à la Myrtho ? Forte gaillarde. Et puis elle a toujours eu un faible pour moi. Et puis, elle vient justement d’accoucher voici un mois, à ce que me conta Strapafar qui, pour le moment, est du dernier bien avec elle.

Brabant enveloppa donc le petit dans son manteau, et s’en fut au logis de Myrtho, rue Saint-Sauveur, c’est-à-dire en plein milieu de Petite-Flambe, – voleurs, détrousseurs.

Brabant trouva Myrtho assise au seuil de sa porte, allaitant sa progéniture, future ribaude. C’était une forte fille, hanches puissantes, chevelure brune, œil de velours noir. Elle avait le type grec. Elle était venue toute jeune du pays de Phryné.

Myrtho leva sa frimousse sur le petit, et sourit :

– Peste, quel râble. C’est bâti en pur acier de Tolède.

– Ce n’est pas mon fils, dit modestement Brabant.

– Au fait, il a plutôt l’air d’un fils de roi que d’un fils de ruffian. Ce sera un rude franc-bourgeois.

– Un fameux flambard de Petite-Flambe.

– Il est royal, dit Myrtho avec admiration.

– Il a faim, sais-tu ? reprit Brabant.

– C’est bon. Donne. Je prends le petit louveteau. Il a faim, ce mignon. Tiens, mange et bois tout ton soûl, mon lionceau, mon Royal !… Va-t’en au diable, Brabant.

Myrtho, tout aussitôt dépoitraillée, présentait déjà ses deux seins rebondis, auxquels se suspendaient le petit et la petite. Brabant contempla un moment ce spectacle, puis s’en alla, grognant :

– Moi, je lui donnais de l’hypocras ; elle va l’affadir.

Il s’en alla, résolu à quitter Paris et à chercher du service n’importe où, pourvu qu’il y eût des coups à donner et à recevoir. Le lendemain, il brida son cheval. Quand il fut prêt à monter en selle et à partir pour l’inconnu, il tomba tout à coup dans une rêverie au bout de laquelle les jurons commencèrent à gronder au fond de sa gorge. Et alors, voici que, tout sacrant, il rentra son cheval à l’écurie, puis s’en fut tout droit rue Saint-Sauveur, entra comme une trombe chez Myrtho, et hurla :

– Tue-Diable ! Mort de Dieu ! Par la tête ! Voilà que je ne peux plus m’en aller ! Je reste ! Je ne partirai que dans une douzaine de jours… Où est mon petit Royal ?…

Les douze jours annoncés s’ajoutèrent les uns aux autres, se transformèrent en douze semaines – en douze mois – en douze années. Le routier de grandes routes devint un routier des rues de Paris. Il fut une des plus solides colonnes du temple de Petite-Flambe. En d’autres termes, il fut un redoutable bandit.

Lorsque Gaétan de Roncherolles, sous le règne d’Henri II, fut fait grand-prévôt de Paris, en récompense de ses services secrets, son premier soin fut d’essayer de débarrasser Paris du truand qui mettait le guet sur les dents. Une expédition fut organisée et le chevalier du guet, messire de Montander, en prit le commandement. L’expédition échoua.

Le lendemain matin, Roncherolles vit une potence dressée dans la rue. À cette potence un cadavre se balançait. Roncherolles examinant le cadavre, reconnut messire de Montander.

Roncherolles ne dit rien. Mais aux apprêts qu’il fit, Brabant comprit que les choses allaient se gâter pour lui.

– Myrtho, dit-il, je crois que les cordiers royaux sont en train de me tresser leur plus belle cravate de chanvre. Or je hais les honneurs, et j’ai la prétention, entre ces honneurs et mon cou, de mettre la distance de quelques centaines de lieues.

Myrtho approuva fort ce projet de fuite. D’ailleurs, Brabant voulait voir du pays.

– C’est bien, fit-il, prépare les hardes de mon petit Royal.

– Quoi ! Tu prétends emmener le Royal ?

Et Myrtho éclata en sanglots. L’enfant de Marie, celui qu’elle avait nommé Royal, était devenu son enfant au même titre que sa fille Myrta. À cette époque, il allait sur ses treize ans. On lui en eût donné quinze. Pour la vigueur et la souplesse, il l’emportait sur tous les enfants de la Cour des Miracles, dont il était la terreur. Myrtho l’adorait pour ses qualités et pour ses défauts pêle-mêle. Quant à la petite Myrta, le Royal, qui la protégeait, était son Dieu.

Myrtho pleura, menaça, mais rien n’y fit. Brabant demeura inflexible, et, expliqua à Myrtho que l’enfant savait déjà manier une rapière, détrousser un bourgeois, aider à rosser les gens du guet, qu’en conséquence, il promettait de devenir un gentilhomme accompli – mais qu’il était ignorant de l’équitation.

– Écoute, mon petit Royal, ajouta-t-il, veux-tu, avec moi, voir tous les pays connus, inconnus et les autres encore ?

Le Royal enthousiasmé jura que rien ne l’empêcherait de suivre Brabant sur un grand cheval. Et comme il était plutôt dur de cœur, c’est à peine s’il fit attention aux larmes de Myrtho. Pourtant, il l’embrassa en lui disant :

– Songe donc que plus je verrai de monde, plus j’aurai de bourgeois à dévaliser, et, par conséquent, plus riche je reviendrai !

Puis à la petite. Myrta, il adressa à peu près les mêmes consolations. La fille n’eut pas une larme. Mais elle était très pâle.

Le même jour, Brabant et le Royal, s’enfoncèrent dans l’inconnu. Brabant trottait. Le Royal le suivait.

En quelques années, Le Royal parcourut le monde côte à côte avec Brabant, tantôt se battant sous une bannière, tantôt sous une autre, tantôt, enfin, pour son propre compte. Il fut au siège de Metz, à la bataille de Rentzy, devant Civitella, à la prise de Calais. Il fut partout où il y avait des horions à donner. C’était vers la vingtième année un terrible pourfendeur de crânes, un troueur de poitrines réputé. Lui-même avait, le corps couturé d’entailles. Ses duels furent innombrables.

Il avait inventé un coup irrésistible de la rapière jetée de revers au visage de l’adversaire qu’il cinglait ainsi avant de lui porter la botte fatale. Ses admirateurs, gens de sac et de corde appelaient cela le coup de beau revers. Peu à peu, de la chose, le nom remonta à son inventeur. Il fut dès lors Le Royal de Beaurevers.

Ce jeune homme de vingt ans semblait avoir vécu cinquante ans dans les camps et les corps de garde. Pas un maître en fait d’armes n’eût pu lui en remontrer ; escrime française, escrime italienne, escrime espagnole, il savait toutes les passes ajoutées à son terrible coup de revers. Il était redoutable et redouté ; irascible, rude, infatigable… Myrtho l’avait dit : il était fait en pur acier de Tolède.

Il était féroce, sans pitié. Il n’avait de confiance qu’en sa rapière, d’estime que pour Brabant. Il était beau, élégant. Dans la mêlée, ses yeux flamboyaient. Quand il avait été payé pour une besogne, il se ruait avec la puissance d’une force de la nature, et le meurtre, l’incendie, le pillage l’escortaient.

Il était orgueilleux, jaloux de son indépendance. À la prise de Calais, le duc de Guise étonné de sa bravoure, le fit appeler, et lui dit :

– Je te donne une compagnie si tu veux me servir.

– Pour quelle affaire dois-je vous servir ? demanda Le Royal de Beaurevers. Et combien allez-vous me payer ?

– Mais j’achète ton épée pour toujours, comprends-tu ?

– Impossible ; elle est déjà vendue.

– À qui ?

– À moi.

Ce fut après cette prise de Calais, que le duc licencia tous les volontaires qui ne voulurent pas s’embrigader régulièrement. Le Royal de Beaurevers fut de ces derniers et partit à l’aventure avec Brabant et quelques compagnons, dont il fut le chef, Cette petite troupe elle-même se dispersa au bout de quelques mois. Il y a là une période pendant laquelle Le Royal de Beaurevers exerça probablement sur les routes du roi la profession de détrousseur.

Le Royal de Beaurevers ne savait pas lire. Il ne savait pas écrire. Il ne savait pas penser. Il ne savait pas la morale, il ne savait pas ce qui est permis. Il ne savait pas ce qui est défendu. Il ne savait pas ce qui est mal ; on ne le lui avait pas appris.

II – DEUX CAVALIERS ONT ATTAQUÉ UN VOYAGEUR INCONNU.

Au sortir de l’hiver de l’an 1558, sur la route de Fontainebleau à Paris, en avant de Melun, deux cavaliers s’avançaient péniblement. La nuit était noire ; la pluie faisait rage. Les chevaux étaient maigres et maigres étaient les cavaliers.

Ils avaient faim. Ils avaient soif. Leurs justaucorps étaient déchirés, leurs bottes délabrées, leurs manteaux, troués et déteints.

L’un de ces voyageurs pouvait avoir la soixantaine ; l’autre, vingt à vingt-deux ans. Le vieux se tenait à grand’peine sur sa selle, où le jeune était obligé de le soutenir. D’une main, cet homme comprimait sa poitrine où béait une déchirure par laquelle la vie s’en allait avec le sang.

Il râlait par moments. Puis il se remettait à jurer. La mort, déjà, allongeait son ombre sur son visage osseux.

Le plus jeune avait une physionomie rude et belle, des yeux de braise qui jetaient dans les ténèbres des lueurs de phosphore. Il avait ramassé dans sa main gauche les brides des deux chevaux, et, marchant botte à botte avec le blessé, conduisait les deux montures, semblant y voir comme en plein jour. Pourtant, le ciel et la terre se confondaient dans le chaos noir où il n’y avait plus ni lignes ni couleurs.

D’où venaient ces deux hommes ? De quelles longues étapes cette étape était-elle la suite ou la fin ? Pourquoi ces deux cavaliers s’étaient-ils trouvé à Melun ce soir-là ? Pourquoi avaient-ils attaqué un voyageur inconnu ? Pourquoi le vieux avait-il été mortellement blessé par ce voyageur inconnu.

Ils allaient donc lentement et se trouvaient à une petite lieue de Melun, d’où ils étaient sortis depuis une demi-heure. Quelquefois, le jeune cavalier tendait l’oreille ; mais il n’entendait que la plainte des arbres et le crépitement de la pluie. Alors, il disait :

– On ne nous poursuit pas. Et d’ailleurs l’homme a quitté Melun avant nous. Avançons toujours…

– Avançons, grognait le blessé. Voici ma dernière étape…

– Courage, tudieu ! Courage, tudiable !

– Courage ? J’en ai encore, mon jeune lion, j’en ai pour une heure. Dans une heure, je n’aurai plus besoin de courage. Oh ! je ne voudrais pas mourir pourtant sans t’avoir dit…

– Nous trouverons bien quelque bicoque de paysan, et, il faudra qu’on te donne à boire, ou je brise tout ! J’étripe tout !

Le mourant eut un sourire d’admiration, puis râla :

– Autant crever ici. Pourtant j’ai des choses à te dire…

Son compagnon se dressa tout droit sur ses étriers.

– Une lumière ! cria-t-il d’une voix éclatante.

– Une lumière ! Où cela ? balbutia le blessé.

– Devant nous ! À un quart de lieue à peine ! Avançons !

Les deux cavaliers enfoncèrent leurs éperons dans les flancs de leurs chevaux. Les bêtes se mirent en marche, péniblement, buttant tous les dix pas. L’averse augmentait d’intensité. La rafale hurlait. Ils s’avançaient vers la lumière qui tremblotait là-bas au fond des ténèbres.

– C’est fini, râla le blessé, en vacillant. Je n’arriverai pas. Quel coup dans la poitrine ! À qui diable avons-nous eu affaire ?… Et c’est moi qui ai eu cette idée d’attaquer ce voyageur à Melun ! Inspiration de Satan !… Nous pouvions attaquer cent autres bourgeois que nous eussions dévalisés en douceur. Non ! C’est sur ce voyageur inconnu que mon choix s’est porté !…

– Tais-toi ! Tais-toi ! rugit le jeune homme furieux.

– Nous pouvions pousser tranquillement jusqu’à Paris ! Là, nous eussions trouvé vivres, couvert, gîte et le reste. Non ! il a fallu nous arrêter à Melun ! Il a fallu que je sois tenté par l’opulence du voyageur inconnu !

– Tais-toi ! Tais-toi ! répéta le jeune homme exaspéré.

– Il m’a frappé jusqu’aux sources de la vie. Quelle poigne ! Quel rude tueur ! Toi-même, tu as reculé devant lui !

– Reculé ! Oui ! J’ai reculé ! Moi ! Je fusse mort plutôt que de ne pas reculer ! Il y aurait eu un gouffre derrière moi que j’aurais reculé quand même !… Et qu’a-t-il fait lui, pour me forcer à reculer ? Il lui a suffi d’étendre son bras vers moi ! Il m’a touché au front du bout de son doigt ! Et j’ai reculé !

– Allons, console-toi, goguenarda le vieux. Après tout…

– Quoi ! hurla le jeune. Achève !

– Eh bien, frissonna le blessé en esquissant un signe de croix, cet homme est sans doute un envoyé de Satan. As-tu remarqué ces yeux de flamme ardente ! As-tu remarqué enfin l’étrange nom que lui a donné son compagnon ?…

– Non ! Je n’ai pas entendu.

– J’ai entendu, moi ! Son compagnon l’a appelé… attends… comment ? Ah ! cornes du pape, j’ai oublié !

– Rappelle-toi ! rugit le jeune homme. Homme ou démon, cet être qui t’a frappé à mort, cet être qui m’a fait reculer, moi ! je le hais ! Il me semble que j’ai été jeté au monde pour le haïr ! Je veux le retrouver, vois-tu ! Je veux l’éventrer de mes mains ! Rappelle-toi le nom damné qu’il porte !…

– Son nom ? râla le blessé… Attends… oh ! j’y suis !… son compagnon l’a appelé… c’est : NOSTRADAMUS !…

Ce blessé qui allait mourir, c’était Brabant-le-Brabançon.

Et son jeune compagnon, c’était Le Royal de Beaurevers.

III – L’AUBERGE DES TROIS GRUES

Au bord de la route, l’auberge solitaire dressait sa façade de vieille pierre grise, au long de laquelle grimpait un escalier extérieur ; elle avait sa porte sur perron, avec une enseigne montrant trois grues sur la berge d’un étang.

La porte s’ouvrait sur une vaste salle dont le vide est mal déguisé par quelques mauvaises tables, une douzaine de lourds escabeaux en chêne, deux ou trois images clouées aux murs, le tout sous un plafond à poutres enfumées. La seule gaieté de cette salle est l’immense cheminée au fond de laquelle des branches de sapin pétillent, accompagnant les mugissements du vent et le crépitement de la pluie.

Sous la cheminée, cette nuit-là, quatre compagnons avaient tiré une table autour de laquelle ils s’étaient assis. Leurs manteaux fumaient devant la grande flamme, étalés sur des escabeaux. Ils étaient dépenaillés, crottés, leurs buffles déchirés et ils étaient formidables, avec leurs longues rapières et leurs dagues, passées à la ceinture, sans gaine.

– Quel temps, messieurs, quel temps ! dit Trinquemaille.

– C’est à croire que la Garonne nous asperge, dit Strapafar.

– C’est lou délouze ouniversel, dit Corpodibale.

– Ya. On tirait gu’il bleut, dit Bouracan.

Trinquemaille était Parisien, onctueux, avec une mine de rongeur. – Strapafar, fils d’Espagnol, était Languedocien ou Gascon, ou Provençal, étant né en route pendant une randonnée de ses père et mère. Il avait l’échine souple et le museau pointu, les yeux astucieux. – Corpodibale était Piémontais. Il avait toutes les qualités du loup à jeun. – Bouracan était un transfuge de l’armée de Charles-Quint, qui avait ensuite déserté l’armée française. Il était puissant et bête comme un dogue.

Leurs oreilles étaient tendues vers les bruits du dehors ; et cependant, du coin de l’œil, ils surveillaient un quartier de porc qui tournoyait devant la flamme. Bientôt le quartier de porc fut dépecé en quatre parts dont chacun saisit la sienne, qu’il se mit à dévorer en l’arrosant de larges rasades d’un vin contenu dans une outre. Seul, Trinquemaille s’aidait de sa dague ; chacun, à son tour, saisissait l’outre.

Un grand gaillard, assis, les regardait de loin ; c’était l’hôte.

– C’est exquis, palsambleu ! dit Trinquemaille, mais ne vaut pas le pâté de la Devinière, tenue actuellement par Landry Grégoire.

– C’est superbe, vivadiou ! dit Strapafar, mais cela ne vaut pas la brandade que je m’offris chez moi un vendredi saint.

– C’est très bon, porco-dio ! dit Corpodibale, mais qu’est-ce auprès de la polenta dura que je faisais dans le bon temps.

– Ya, sacrament ! dit Bouracan, c’être juteux, mais le saucisse de Vrancvort il être mieux ponne.

Tout à coup, un coup violent ébranla la porte. L’hôte assis près de cette porte se leva. Les quatre compagnons étaient déjà debout, la dague au poing.

– Messieurs, dit l’hôte, dois-je ouvrir ?

– Nous n’avons pas entendu le coup de sifflet, répondit Trinquemaille. Le voyageur qui passe, ne peut entrer ici.

– Roland de Saint-André nous a dit de n’ouvrir que si nous entendions son sifflet, ajouta Strapafar.

– Ouvrez ! cria une voix du dehors.

Cette voix impérieuse fit tressaillir les quatre malandrins. L’hôte avait chancelé.

– Oh ! murmura-t-il, quelle faiblesse s’empare donc de moi ? Non, non ! hurla-t-il, je n’ouvrirai pas !

La voix du dehors ne se fit plus entendre. Mais les quatre compagnons stupéfaits virent l’aubergiste porter une main tremblante sur la barre de fermeture. Puis, le visage décomposé, il se mit à manœuvrer les verrous pour ouvrir ! Il y eut quatre hurlements :

– N’ouvrez pas, palsambleu !

– N’ouvrez pas, vivadiou !

– N’ouvrez pas, porco-dio !

– N’ouvrez pas, sacrament !

– Je n’ouvre pas ! Je ne veux pas ouvrir ! bégaya l’hôte.

Et, en même temps, il laissa tomber la barre de fer ; la porte s’ouvrit toute grande, deux hommes ruisselants entrèrent. Les quatre s’élancèrent, en jurant, la dague haute… Celui des deux voyageurs qui marchait le premier, tout d’un coup, se tourna vers les quatre assaillants. Ils s’arrêtèrent. L’homme étendit le bras, les quatre commencèrent à reculer, muets… L’homme laissa retomber son bras, sourit, et, cessant de s’occuper d’eux, se tourna vers l’hôte :

– Une chambre pour moi, dit-il ; une place à l’écurie pour mon cheval. Va, ne crains rien. Tu seras bien payé.

Cette fois, l’accent du voyageur avait une étrange douceur.

L’aubergiste s’inclina et s’occupa de placer à l’écurie le cheval du voyageur. Cependant, celui-ci donnait à son compagnon quelques ordres à voix basse. Ce compagnon, sortit, remonta à cheval et reprit la route de Paris…

À ce moment, l’aubergiste rentra, cadenassa et verrouilla la porte, puis, allumant un flambeau, conduisit le voyageur à une chambre du premier étage. Puis, tout étourdi encore, il revint prendre sa place près de la porte.

Sous le manteau de la cheminée, autour de la table, les quatre malandrins avaient rapproché leurs têtes blêmes.

– Cet homme, dit Bouracan, est plus fort que l’empereur Charles.

– Ce n’est pas un homme, dit Strapafar, c’est un vampire sorti de la tombe. Avez-vous vu son visage ?

– Messieurs, fit Trinquemaille, ceci est l’aventure la plus étrange que j’aie vue de ma vie. Homme ou démon, la voix de ce voyageur a suffi pour forcer l’hôte à ouvrir.

– Et à nous faire reculer, ajouta Corpodibale.

Ils étaient livides. Ils se tâtaient du regard, Strapafar, enfin, reprit :

– Vivadiou, je propose de sortir de cette auberge et de tout raconter au seigneur de Saint-André qui se morfond à attendre sa belle.

– Ya ! dit Bouracan, sortons.

– Je pense, moi, que nous devons prendre nos chevaux, gronda Corpodibale, planter là le Saint-André et rentrer à Paris.

– Messieurs, fit doucement Trinquemaille, songez que la demoiselle Florise de Roncherolles va passer avant peu, qu’il s’agit de la saisir et de la remettre au jeune Saint-André, lequel nous comptera cent beaux écus.

– C’est vrai, interrompit Strapafar, mais je me repens d’avoir entrepris cette expédition. Songez que Florise c’est la fille de Gaëtan de Roncherolles. Le prévôt de Paris !

– Ya ! fit Bouracan. L’homme qui pend. Allons-nous-en !

– Porco-dio ! grogna Corpodibale. Si vous parlez ainsi, je vous dirai que le maréchal de Saint-André est le père du jeune seigneur qui nous paye pour enlever Florise. Il est aussi puissant que le Roncherolles. Si le fils lui raconte qui nous sommes, nous serons tirés à quatre chevaux. Et pourtant, je ne veux pas demeurer dans cette auberge. La proposition de Strapafar me paraît la meilleure. Sortons. Nous attendrons le passage de la demoiselle.

– Messieurs, reprit Trinquemaille, le jeune Saint-André nous a ordonné d’attendre ici son coup de sifflet. Ne bougeons pas. Mais défendons-nous contre les maléfices de ce voyageur par une prière à saint Pancrace et à la Vierge, que nous ferons précéder d’un bon Pater.

– Té, j’y pensais, grommela Strapafar. Mais j’ai oublié mes prières.

– Anch’io, dit Corpodibale.

– Le brière, dit Bouracan, il être sorti de mon mémoire.

– Vous n’aurez qu’à répéter après moi.

L’hôte s’était rapproché et suivait ce débat avec intérêt.

– Monsieur a raison, dit-il. Prions ! C’est le seul moyen d’exorciser ma pauvre auberge où loge Satan cette nuit !

Et il tomba à genoux. Trinquemaille l’imita aussitôt. Puis, après une hésitation, les trois autres s’agenouillèrent aussi.

La flamme de la cheminée s’était éteinte. La grande salle n’était plus éclairée que par la lueur fumeuse d’une torche. Dans ce décor sinistre, les cinq sacripants étaient agenouillés.

Il y eut trois prières : le Pater, puis une invocation à saint Pancrace, puis une invocation à la Vierge. Le tout fut suivi de nombreux signes de croix. Et alors l’hôte plus tranquille retourna près de la porte.

Les quatre bandits reprirent place autour de la table ; Bouracan jeta dans l’âtre une nouvelle brassée de bois mort, et les mâchoires recommencèrent à mastiquer.

– Je ne suis pas fâché d’avoir vu le diable, fit Strapafar. C’est égal, j’en ai la petite mort.

– Messieurs, reprit Trinquemaille, nous n’aurions pas eu peur si nous avions eu avec nous quelqu’un que vous savez.

– Vé ! s’écria Strapafar, j’allais le dire. Ah ! vivadiou, avec lui, je ne craindrais ni Dieu ni diable.

– Ya, grogna Bouracan. Nous afre tout berdu en le berdant.

– Porco Dios ! ajouta Corpodibale, quand il était à notre tête, quel ennemi aurait pu nous résister ?

– Quels coups ! Ses yeux jetaient des éclairs !

– Il être plus fort que l’embereur Karl ! dit Bouracan.

– C’est le roi des batailles ! dit Strapafar.

– C’est le tonnerre di Dios ! gronda Corpodibale.

– C’est le Royal de Beaurevers, dit Trinquemaille.

À ce moment, de nouveau, on heurta à la porte, et une voix cria :

– Ouvrez !…

IV – LE VOYAGEUR INCONNU.

– N’ouvrez pas ! hurlèrent les quatre compagnons, debout.

– Je n’ouvre pas, dit l’hôte. Cette fois, bien que rude, c’est une voix humaine qui parle, allez au diable.

– Tudieu ! Tudiable ! vociféra la voix. Ouvre, hôtelier ! ou j’incendie ta bicoque et je t’y fais rôtir !

– Saint-André n’a pas sifflé, observa Trinquemaille. Quels coups ! Quel vacarme !

– Vivadiou, le brigand ! Il va démolir la porte !

Le voyageur qui frappait assénait, en effet, de rudes coups. En même temps, il rugissait une kyrielle de jurons.

– Dio-sapone, la madona lavandaia ! tonna Corpodibale. Si la piccola Florisa elle passait en ce moment, et qu’il signor Saint-André il siffle, nous serions gênés dans notre besogne.

– Il a raison ! Il faut nous débarrasser de l’enragé !

– Une sortie ! dit Trinquemaille. Messieurs, en avant !

– Ya Forwertz.

En un clin d’œil, la barre de fer fut arrachée ; ils se ruèrent ; les verrous furent repoussés ; la porte battit ; un furieux coup de vent éteignit la torche ; les quatre dagues se levèrent… Dans le même instant, quatre hurlements se succédèrent… les quatre bandits rentrèrent en désordre, effarés… Corpodibale cracha deux dents ; Trinquemaille cherchait à reprendre son souffle coupé par une main qui avait failli l’étrangler ; Strapafar avait roulé sur le perron ; Bouracan frottait sa poitrine à demi défoncée.

– Il n’y a que lui, hurla Corpodibale, pour démantibuler une mâchoire !

– Le Royal de Beaurevers ! gronda Trinquemaille.

– Lui-même, mes agneaux !… Strapafar et Bouracan, aidez Brabant à descendre de cheval et amenez-le-moi ici ! Corpodibale, du feu ! Trinquemaille, tu refermeras la porte !

Ils se précipitèrent. Le jeune homme entra, tout ruisselant, marcha à la table, saisit l’outre, en but une terrible lampée, jeta l’outre, et se retourna, la physionomie décomposée par la rage :

– Pouah ! L’ignoble vinasse ! Du vin ! Et du bon ! Vous autres, truands de basse truandaille, vous saurez ce qu’il en coûte pour laisser aboyer dehors Le Royal de Beaurevers !

– Capitaine, dit Trinquemaille, nous ne savions pas…

– Il faut savoir quand il s’agit de moi ! hurla le jeune homme en enfonçant sa dague dans la table.

Trinquemaille se courba devant Le Royal. Corpodibale, Bouracan, Strapafar le contemplaient avec admiration.

– Aubergiste ! Une chambre. Le meilleur lit. Et du vin. Le meilleur de ta cave. En route, vous autres. Soutenez-le par les jambes et les bras. Mon pauvre Brabant va trépasser !

Le vieux Brabant, introduit dans la salle par Bouracan et Strapafar, venait de perdre connaissance. L’hôte, en tremblant, montra le chemin. Le mourant fut déposé sur un lit dans une pièce du premier étage. Puis l’aubergiste courut chercher du vin.

– Attendez-moi en bas. J’ai à vous parler, mes agneaux, grogna Le Royal. – Hé ! Brabant, tu n’entends pas ? As-tu soif ? Avale une gorgée de ce nectar !

Le blessé avait la bouche entr’ouverte. Le Royal contempla cette tête livide. C’était un bandit, ce mourant. Il avait volé, pillé, tué…

– Je lui dois la vie ! pensa Le Royal. Il a été mon père.

Il tressaillit. Un sourire amer découvrit ses dents aiguës.

– Un père ! dit-il. Est-ce que j’ai un père, moi !

À ce moment, à la porte restée entrebâillée, une tête exsangue se montra… C’était le voyageur inconnu…

Pourquoi venait-il voir et écouter ?…

– Si j’ai un père, continua Le Royal, qu’il soit maudit ! C’est toi, vieux, qui es mon vrai père. As-tu soif ?

Il saisit la bouteille que l’aubergiste avait montée et en plaça le goulot dans la bouche du blessé. Le vin coula et se répandit jusque dans le cou. Brabant parut reprendre ses sens.

– Il revient ! murmura le jeune homme.

Brabant eut un sourire héroïque et bégaya :

– Oui, je reviens, mais pour m’en retourner bientôt…

– Non ! Je ne veux pas, moi. Tu ne mourras pas…

– Moi aujourd’hui, toi un autre jour, il faut y passer. Ma carcasse aux vers, mon âme au diable, n, i, ni, c’est fini.

Le visage de Beaurevers se convulsa. À ce moment même, le regard du moribond se fixa sur la porte, et s’emplit d’épouvante.

– La Mort ! balbutia-t-il. La voici ! Là ! Regarde !

Le Royal se retourna et bondit, mais il ne vit qu’un palier obscur, avec en face, une autre porte close.

– Il n’y a rien, dit-il en revenant. Tu as rêvé.

– Rêvé ? Oui-da. Le rêve commence… Il y avait quelqu’un avec un visage où il ne doit pas y avoir une goutte de sang !

La voix devenait plus rauque. Il éclata de rire.

– Tudiable, qu’est-ce que je vois à tes yeux. Une larme ? Non, tu n’es plus mon lion, mon Royal de Beaurevers. Pleurer ? Pleurer quoi ? Allons, mon enfant, sois ferme ; n’aie Confiance qu’en ton bras et ton épée ; frappe, mords, pille, sans quoi tu seras frappé, mordu, pillé ; du cœur ? sornette ! Adieu, je m’en vais. Écoute encore, avant l’adieu de la fin. Qui tu es ? Tu me l’as souvent demandé. Je vais te le dire… Oh ! encore ! la mort ! là ! qui me regarde ! à cette porte !…

Le Royal de Beaurevers, vivement, se tourna vers le point indiqué. Mais cette fois encore il ne vit rien.

– Attends, gronda-t-il. Tu ne verras plus la tête où il n’y a pas une goutte de sang.

D’un coup de poing, il envoya rouler le flambeau, qui s’éteignit. Les ténèbres envahirent la chambre.

– Bon ! jura Brabant. Écoute donc, mon petit.

L’agonisant, là, sur ce grabat, ce jeune homme penché sur lui, l’obscurité les coups de vent, oui, cela faisait une scène effrayante ! Et là, derrière la porte, il y avait quelqu’un ! Le mourant avait bien vu ! Et ce quelqu’un, c’était le voyageur inconnu.

Brabant râlait. Sa mémoire s’enfonçant à l’éternel chaos. Ce qu’il savait se mêlait aux imaginations de l’agonie.

– Sais-tu à qui je devais te remettre quand je te pris tout petit, pauvre lionceau encore sans griffes ?…

– Tu devais me remettre à quelqu’un ?…

– Oui, ricana Brabant. Au bourreau !

– Et pourquoi m’aurais-tu remis au bourreau ? Ai-je donc été criminel dès l’instant où j’ai mis le pied dans le monde ?

– Pourquoi ? Tu es fils d’une démoniaque qui fut mise au Temple parce qu’elle avait fait des maléfices d’amour contre le dauphin François et M. Henri, duc d’Orléans. Seul, le maléfice contre le dauphin réussit, car peu après il mourut à Tournon. Quant à Henri… Ah ! tudiable ! voici que je m’affaiblis…

– Le nom de ma mère ! hurla Beaurevers.

– Ta mère ?… Ah ! oui… ta mère, le Temple… le cachot où tu es né… Oh ! je… Adieu… ta main…

Le mourant fut agité d’une effrayante secousse. Un peu de sang moussa aux coins des lèvres.

– Je ne veux pas que tu meures ! rugit Le Royal.

– Souviens-toi de celui qui m’a tué, bégaya Brabant.

– Il mourra de ma main ! grinça Le Royal. Nostradamus ! C’est bien ce nom que tu as dit ?

– Le voici ! cria le mourant dans une déchirante clameur. Il se souleva, puis retomba sans un souffle.

La chambre était pleine de lumière. Beaurevers se retourna pour la troisième fois et, cette fois, se vit en présence d’un homme qui entrait, un flambeau à la main.

– C’est toi Nostradamus ! vociféra Beaurevers.

– C’est moi ! répondit le voyageur avec un calme terrible.

– Tu vas crever ici ! J’enterrerai ta carcasse avec celle de mon pauvre Brabant.

Beaurevers, d’un geste brusque, tira sa dague et la leva.

– Tu ne me tueras pas, dit Nostradamus. Car je sais ce que cet homme allait t’apprendre lorsque la mort a scellé ses lèvres : je sais qui est ta mère !

Le bras de Beaurevers retomba. Un instant, le voyageur le contempla.

– Tu sais cela ? gronda le jeune homme.

– Tu es né dans un cachot du Temple, continua Nostradamus. Je sais toute l’histoire de ta mère. La fatalité t’a amené ce soir en cette auberge, où la rafale m’a obligé moi-même à chercher un abri. Tu ne me tueras donc pas.

Beaurevers considérait cet homme au visage livide dont les traits, à ce moment, étaient bouleversés par la fureur. Un double éclair jaillit de ses yeux, tandis que sa voix avait les grondements du tonnerre lointain.

– Qui êtes-vous ? bégaya le jeune homme en reculant.

– Qui je suis ?… Celui qui connaît le nom et l’histoire de ta mère. Je te dirai l’un et l’autre. Je suis celui qui connaît le nom et l’histoire de ton père.

– Mon père ! haleta Beaurevers.

– Tu sauras son nom ! Veux-tu toujours me tuer ?

– Non ! par l’enfer ! Car pour connaître mon père et lui dire que je le hais, moi l’enfant abandonné, moi qu’on a livré au bourreau, pour avoir la joie de cracher ma haine au visage de celui qui est mon père, je consentirais à vendre mon âme à Satan et mon corps à ce bourreau.

Nostradamus écoutait avec un sourire tragique.

– Bien, dit-il. Cette joie tu me la devras. Et après tu pourras me tuer si tu veux. Car, lorsque je t’aurai donné cette joie à toi, je n’aurai, moi, plus rien à faire parmi les vivants.

– Je vous crois ! Je ferai ce que vous voudrez. Et pourtant, je vous hais, vous aussi. C’est vous qui avez tué mon vieux Brabant. C’est vous qui m’avez forcé de reculer. Quand je n’aurai plus besoin de vous, je vous tuerai.

– Tu es tel que je n’eusse osé l’espérer. Nous nous reverrons.

– Où cela ? demanda avidement Le Royal.

– Je saurai bien te retrouver. Adieu. Tu m’as demandé ce que je suis. Eh bien ! je suis le génie des vengeances inscrites au livre du destin. Pour toi, je suis la Fatalité. Un mot encore : Tu es pauvre… Veux-tu de l’or ?

Nostradamus entraîna le jeune homme jusqu’à sa chambre. Là, il ouvrit son porte-manteau. Ce porte-manteau était bourré de pierres précieuses et de pièces d’or. Le truand pâlit. Nostradamus sourit et dit :

– Prends là ce qu’il te faut. Prends tout, si tu veux.

Le Royal de Beaurevers fit le tour de la pièce en frappant du pied, revint se planter devant l’opulent voyageur.

– J’ai mieux que votre or ! grinça-t-il. J’ai mieux que vos émeraudes, que vos diamants !

– Et qu’as-tu donc ? fit Nostradamus avec le même sourire.

Le Royal, d’un geste foudroyant, leva sa dague et la laissa retomber à toute volée sur la table où elle s’enfonça en vibrant.

– Voilà ! dit-il. Je vous laisse ce poignard. Je vous le reprendrai pour vous tuer. Adieu. Pour me revoir, venez à la Cour des Miracles et demandez-y le maître de la Petite-Flambe, l’homme que le grand prévôt, messire de Roncherolles, a juré de pendre de ses propres mains… c’est moi !

Au nom de Roncherolles, le voyageur tressaillit.

– C’est bien, dit-il d’un accent rude. Ton nom, à toi ?

– Le Royal de Beaurevers ! dit le jeune homme.

Il rentra dans sa chambre et s’approcha du cadavre.

– Rassure-toi, gronda-t-il. C’est juré. Cet homme mourra de ma main. Tu peux bien prendre un peu patience…

À cet instant, un coup de sifflet, au dehors, le fit tressaillir…

Nostradamus avait éteint son flambeau, et s’était assis près du porte-manteau entr’ouvert. Il tremblait.

– Le fils de Marie, gronda-t-il. Ainsi donc, c’est l’enfant de celle que j’ai tant aimée, que le Destin place sur ma route pour me servir d’instrument ! C’est l’enfant de Marie que je condamne à la plus hideuse destinée en l’acceptant comme l’instrument que m’envoient les esprits supérieurs ! Et parce qu’il est le fils de Marie, mon misérable cœur d’homme s’émeut !… Allons, allons, pas de faiblesse… Pas de grâce pour le fils de Marie !… Car cet enfant, c’est le fils d’Henri II, roi de France !…

Tout à coup, ce même coup de sifflet qu’avait entendu Le Royal arracha Nostradamus à sa méditation. Il marcha jusqu’au palier, se pencha sur la rampe de l’escalier, et vit Beaurevers qui descendait vers la salle commune.

V – LA FILLE DU GRAND PRÉVÔT.

Au coup de sifflet, les quatre malandrins, assis sous la cheminée, se levèrent. L’aubergiste ouvrit la porte.

– Il serait temps de faire un plan, dit Trinquemaille.

– Vivadiou ! fit Strapafar, plus je songe à cette expédition, plus il me semble que j’ai déjà la corde au cou.

– Ya ! ponctua Bouracan, che me grois la corde au gou.

– Porco-dio ! grommela Corpodibale. Enlever la fille de messire de Roncherolles, grand prévôt di Parigi.

– Messieurs, reprit Trinquemaille, j’ai trouvé la solution : il faut que Le Royal marche avec nous !… Qu’en dites-vous ?

Une acclamation accueillit ces paroles. Et tout aussitôt, les quatre braves se tournèrent vers l’escalier.

– Le voici ! grognèrent-ils en s’inclinant.

– C’est bien, dit Beaurevers. Je vous pardonne.

En même temps que Le Royal apparaissait, un jeune homme venu du dehors faisait irruption dans la salle en criant :

– Êtes-vous prêts ? Mon cavalier me prévient qu’elle passera ici dans vingt minutes ; il a vu le carrosse partir de Melun. En route ! Je vais vous distribuer vos postes…

C’était un jeune homme d’une vingtaine d’années, le teint pâle, les lèvres minces, les traits durs, l’œil vague.

– Monseigneur, dit Trinquemaille, nous avons réfléchi que cette expédition est contraire aux lois de notre maître Jésus.

– C’est vrai, Dio-ladro ! ajouta Corpodibale en se signant.

– Ya, gronda Bouracan. Il afre défendu de se faire bendre.

– Eh ! vivadiou, il faudrait être Turcs ou Arabes pour faire pleurer cette pigeonnette ! dit Strapafar d’un air contrit.

Le Royal de Beaurevers regardait le nouveau venu. Au haut de l’escalier, quelqu’un écoutait aussi…

– Holà, hurla celui qui venait d’entrer, est-ce une trahison ? Songez que j’en parlerai à mon père et que cela pourra vous coûter cher.

– Monseigneur, dit Trinquemaille, ne nous mettez pas dans l’obligation de vous faire sortir de cette auberge les pieds devant.

Le jeune homme pâlit et jeta un coup d’œil vers la porte.

– Vé ! reprit Strapafar. Nous voulons bien vous remettre votre amoureuse, mais nous voulons que notre capitaine en soit.

– Votre capitaine ?…

– L’illustre Royal de Beaurevers que voici, dit Trinquemaille. Capitaine, voici messire Roland de Saint-André, fils de Mgr Jacques d’Albon de Saint-André qui veut enlever Florise de Roncherolles, fille de notre prévôt…

Là-haut, il y eut quelque chose comme un soupir qui pouvait être un rugissement de joie féroce, et, dans l’ombre, la tête livide de Nostradamus s’injecta de fiel… Les deux jeunes gens se regardèrent de travers.

– Soit ! grinça Roland de Saint-André. Vous serez cinq au lieu de quatre. Consentez-vous ?

– Cela dépend du prix que vous y mettez, dit froidement Le Royal.

– J’ai promis cent écus à vos camarades.

– Du moment que je suis là, c’est le double, tudiable ! Cent écus ! Ventre du pape ! Il m’en faut cent à moi tout seul, quand je vais rouler à travers les cabarets de la rue Pute-y-Muce après un bon souper à la Devinière. Ce sera deux cents écus, ou bien la donzelle passera son chemin.

– Eh bien ! soit ! fit le jeune Saint-André. Deux cents écus. Prix convenu. Hâtons-nous. Venez que je vous poste !

– Un moment, dit Le Royal. C’est moi seul qui dirige l’expédition. Vous allez vous tenir en repos au coin du feu. Et je vous apporte la petite fille. Sinon, rien de fait. Est-ce dit ?

– C’est dit ! Je vous laisse maître du champ de bataille.

– Bon ! reprit Le Royal. Avec moi, on paie d’avance.

– Oh ! oh ! gronda Roland de Saint-André, est-ce que vous n’auriez pas confiance en moi, d’aventure ?

– Non, fit tranquillement Le Royal. Ni en vous, ni en personne. Ainsi, payez ou je m’en vais.

Saint-André jeta au truand un regard mortel, et, entr’ouvrant son manteau, jeta sur la table une lourde bourse dont il versa le contenu. Il se mit à compter rapidement. Il y avait deux cent quinze écus, Le Royal rafla le tout en disant :

– Les quinze écus qui restent paieront le vin. En route !

La bande disparut au dehors dans les ténèbres, parmi les hurlements du vent. Saint-André, pâle, haletant, demeura debout au milieu de la grande salle maintenant silencieuse, écoutant de tout son être… Et sur cette figure, pesait le regard de Nostradamus qui, de là haut, contemplait avec ivresse, le fils de Jacques d’Albon de Saint-André… le fils de l’un de ses deux amis !

Soudain, au dehors, sur la route, un grondement de roues ; puis, tout à coup, des cris, des vociférations ; puis des détonations d’arquebuses ; puis un cliquetis d’épées, des clameurs, des hurlements de blessés, tout le tumulte d’une attaque à main armée et d’une solide défense, puis le galop de chevaux qui fuient, et, tout à coup, un silence terrible !

Saint-André était cloué au sol. Ses yeux se rivaient à la porte. Nostradamus avait descendu quelques marches de l’escalier, et lui aussi regardait avidement vers cette porte, attendant celle qui allait entrer… la fille de Roncherolles ! La fille de son autre ami !

– La fille de Roncherolles ! Le fils de Saint-André ! Là ! Sous mes yeux ! Ah ! voilà la preuve éclatante que le Destin est un être vivant qui m’a pris par la main et me conduit au terme de la vengeance qui doit occuper la vie que je vis en ce siècle ! Car voici sous mes yeux, les enfants de ceux que je hais ; car voici le fils de Saint-André qui veut déshonorer la fille Roncherolles ! Et qui lui apporte la fille à déshonorer ? C’est le fils d’Henri II, roi de France ! Le fils de celui à qui ils ont livré Marie… Le fils du roi de France !

Dans ce moment la fille de Roncherolles entra.

Le Royal de Beaurevers la tenait par un bras. Il était ivre de la bataille, l’œil étincelant. Derrière lui, entra pêle-mêle la bande des quatre malandrins plus ou moins éclopés. Corpodibale essuyait le sang qui coulait sur son visage et vociférait :

– Dio-cane, la madonna lavandaia ! Ils étaient huit ! Quels coups ! Quelle marmelade !

– Ils étaient bien neuf, mon doux Jésus, dit doucement Trinquemaille qui déjà pansait une de ses jambes.

– Ah ! lou couquin de Royal ! rugissait Strapafar. Quente apitodado ! Et l’on hable de Roland à Roncevaux, té ! Le Royal en aurait fait une brandade !

– Ya ! tonitrua Bouracan. Il afre vendu le crâne du bremier et bercé les ventres des deux suivants.

– Silence ! vociféra Le Royal. Qu’on ferme la porte !

Roland de Saint-André avait reculé jusqu’à la cheminée. Il tremblait. Il avait remonté son manteau jusque devant son visage mais il ne perdait pas de vue celle qui venait d’entrer et son regard exprimait une passion terrible.

– Monsieur, dit Le Royal en lâchant la jeune fille, voici la donzelle. Je vous l’apporte. Nous sommes quittes.

La jeune fille se tenait très ferme. Dès que Beaurevers l’eut lâchée, elle marcha à Saint-André. Et sa voix s’éleva :

– C’est donc vous qui faites arrêter et qui séquestrez les femmes par violence et félonie. Qui êtes-vous ? Vous faites bien de cacher votre figure. Je verrais un visage de lâche…

Saint-André frémit. Un frisson de rage le parcourut.

– Sachez-le ! continua-t-elle. On ne porte pas impunément la main sur Florise de Roncherolles. Je ne parle pas de ces misérables truands qui ne sauraient compter… mais vous, qui êtes gentilhomme, osez me regarder comme je vous regarde.

Elle fit tomber la capuche qui recouvrait sa tête. Elle était grande, svelte, d’une admirable pureté académique. L’indignation colorait son visage ; ses lèvres s’ouvraient comme une fleur de corail. Ses yeux bruns avaient l’éclat chatoyant de la soie. Une opulente chevelure brune retombait sur ses épaules. Sa beauté était de celles à qui il est impossible de demeurer inaperçue.

Le Royal de Beaurevers était devenu très pâle !…

La sombre figure de Nostradamus dominait cette scène.

– Si belle ! murmura Le Royal au fond de lui-même. Quoi ! Si belle, si fière, si pure ! Tant d’innocence dans ses yeux !…

– Allons, reprenait Florise, rassemblez mes serviteurs, reconduisez-moi à ma chaise, et peut-être oublierai-je !

Saint-André fit deux pas rapides et lui saisit la main.

– Pourrais-je, gronda-t-il, oublier l’amour qui me brûle !

– Oh ! bégaya-t-elle avec un cri de honte, qui êtes-vous ?

– Qui je suis ? Ne le devinez-vous pas ? Eh bien ! regardez-moi donc, et voyez en moi celui qui depuis un an vous supplie à genoux de l’accepter pour époux.

– Roland de Saint-André !

Un cri de détresse échappa à la jeune fille. Un cri de terreur, peut-être. Elle dégagea sa main, et, devenue toute blanche :

– À la félonie de vos moyens, j’eusse dû vous deviner !

Saint-André grinça des dents :

– Félon, oui, mais je vous aime, moi ! Vous ne voulez pas de moi. Eh bien, je vous tiens. Je ne vous lâche plus.

Et il avança encore sur elle. Florise recula en criant :

– N’y a-t-il pas un homme ici qui me délivre de ce félon !…

En même temps, elle jeta autour d’elle un regard éperdu. Et alors, chose inouïe, ce fut vers Le Royal de Beaurevers, anéanti de stupeur, qu’elle se dirigea. Ce fut sur l’homme qui avait rudement porté la main sur elle que Florise leva ses yeux pleins de larmes !…

Roland de Saint-André s’avança, le visage convulsé. À ce moment, on entendit sur le sol le bruit d’une bourse qui tombait. C’était la bourse qui contenait les deux cent quinze écus… Le Royal de Beaurevers venait de la jeter aux pieds de Saint-André !

– Tenez, monsieur, dit le truand, reprenez votre argent !…

Florise jeta un rapide regard sur Le Royal. Presque aussitôt, elle détourna les yeux.

– Qu’est-ce à dire ? grinça Saint-André.

– C’est-à-dire qu’il faut reprendre votre or, voilà tout ! dit Le Royal en poussant la bourse de cuir du bout de sa botte.

– Seigneur Jésus, saint Pancrace ! bredouilla onctueusement Trinquemaille. Notre beau Royal a perdu la tête.

– Vélou ! fit Strapafar. Lou couquin, il perd la tête.

– Porco-Dio ! grogna Corpodibale. Il perd la testa.

– Sacrament ! larmoya Bouracan. Il n’afe plus son tête.

– Silence ! tonna Beaurevers.

Les quatre, qui déjà allongeaient quatre griffes vers la bourse, se redressèrent d’un bond.

– À vos chevaux ! commanda rudement Beaurevers. Assurez-vous si la chaise de cette noble demoiselle est en état. Et soyez prêts à l’escorter jusqu’à Paris.

Pour la deuxième fois, Florise leva les yeux sur le truand. Le truand de Petite-Flambe avait baissé la tête et s’absorbait en ses réflexions. Saint-André le toucha du bout du doigt.

– Que voulez-vous ? bégaya Le Royal avec effort.

– Or çà, mon maître, grinça Saint-André, vos gens l’ont dit : vous perdez la tête. Que prétendez-vous faire ?

– C’est bien simple : je vais reconduire à son père messire le grand prévôt cette demoiselle que vous m’avez chargé d’arrêter. Vous m’aviez payé pour cela et j’ai loyalement accompli ma besogne. Maintenant, il ne me plaît pas de continuer ce jeu, je vous rends donc votre argent.

– Misérable ! sais-tu bien que je te ferai rouer vif !

– Oh ! tudiable, ne m’échauffez pas les oreilles. Allons, reculez-vous. Je vois que cette demoiselle ne peut souffrir votre contact. En conséquence, je vous défends d’approcher d’elle.

– Eh bien, meurs donc ! hurla Saint-André, qui dégaina et porta au truand un rude coup qui l’eût tué, si d’un bon de côté, il ne se fût mis hors de portée.

Aussitôt, Le Royal se trouva la rapière au poing. Il y eut un rapide cliquetis et tout à coup, Saint-André poussa un hurlement. D’un cinglement, la rapière du Royal l’avait fouetté au visage et zébré sa joue d’une raie rouge. Dans l’instant qui suivit, la pointe avait pénétré dans son épaule.

– C’est le coup de beau revers, dit simplement Le Royal, tandis que Saint-André tombait à la renverse.

– Je te retrouverai ! rugit-il. Tu appartiens au bourreau !

Florise frissonna. Le Royal pâlit.

– Au bourreau ! murmura-t-il. Oui. J’appartiens au bourreau depuis la minute de ma naissance. Aubergiste, écoute : il y a là-haut le corps d’un homme qui fut mon seul ami sur la terre. Tu feras enterrer dignement le pauvre Brabant, et tu donneras un écu à un prêtre pour qu’il le gratifie de quelque prière. Je reviendrai sous deux jours m’assurer que tu as exécuté mon ordre, et il y aura alors dix beaux écus pour toi. Venez, madame !

Il sortit. Florise le suivit. Saint-André s’était évanoui. L’hôte demeuré seul se baissa, saisit la bourse demeurée sur le sol.

– Je dirai que c’est le truand qui l’a emportée ! gronda-t-il.

Le carrosse qui emportait Florise roulait dans la nuit. Les quatre malandrins galopaient, la rapière au poing. Le Royal avait enfourché l’un des chevaux de la chaise, et conduisait lui-même en postillon consommé.

À l’aube, la voiture arriva devant les portes de Paris, et se dirigea vers l’hôtel du grand prévôt, au bout de la rue Saint-Antoine, en face la bastille du même nom. À sept heures du matin, elle entra dans la cour de l’hôtel. Un homme grand, fort, était là, qui reçut Florise dans ses bras, où il la retint avec une tendresse passionnée. C’était le grand prévôt de Paris.

– Pourquoi reviens-tu si tard ? Qu’est-il arrivé ?…

Les quatre compagnons étaient demeurés dans la rue, par prudence. Le Royal de Beaurevers s’avança, salua tandis que le grand prévôt le considérait de son œil d’oiseau de proie.

– Monseigneur, dit-il, j’ai été payé pour enlever cette demoiselle et la remettre à un gentilhomme dont elle vous dira le nom.

– Oh ! murmura Florise, tout bas, vous vous perdez !…

Et le sein de la vierge se mit à palpiter.

– Or çà ! gronda le grand prévôt, est-ce que je rêve ?…

– Vous ne rêvez pas, seigneur grand prévôt. J’ai donc arrêté cette demoiselle et l’ai remise au gentilhomme de qui j’avais reçu deux cent quinze écus.

– Holà, mes gardes, tonna le grand prévôt.

– Mon père ! supplia Florise tremblante d’émotion.

– Seulement, continua Le Royal, la figure de ce gentilhomme m’a déplu. Alors, je lui ai rendu ses deux cent quinze écus, j’ai ramené la demoiselle ici. Voilà ce qui est arrivé. Adieu !

– Gardes, arrêtez cet homme ! écuma le grand prévôt.

Une douzaine d’archers s’élançaient sur Le Royal, tandis que deux ou trois autres fermaient la grande porte de l’hôtel.

– Tudieu ! grogna Le Royal. Si je me laissais arrêter pour voir une minute de plus Mlle Florise ! Mais non ! Elle me verrait pendu.

Sa rapière traça un large éclair ; puis il fonça.

– Arrête ! Arrête ! Au gibet ! vociféra le grand prévôt.

– Grâce pour lui ! balbutia Florise.

– Au truand ! À la rescousse ! hurlèrent les gardes.

Il y eut un tourbillon furieux, des clameurs de rage, des chocs d’acier. Dans ce tourbillon, un être qui ne faisait qu’un avec sa rapière, une lame d’acier vivante, frappait de taille, de pointe, de revers – et Florise regardait cela sans se rendre compte que le vœu secret de son cœur était pour le truand qui l’avait arrêtée !…

– Au large, par le doux Jésus ! fit une voix mielleuse.

– Ya ! tonitrua une autre. Au larche, sacrament !

– Ascout’ oun pau, moun pigeoun ! claironna une troisième.

– Trippe del papa ! hurla une quatrième.

Trinquemaille, Bouracan, Strapafar, Corpodibale, violemment avaient repoussé les battants de la grande porte, et foncé, tête basse.

Toutes les portes de l’hôtel, dans la cour intérieure, vomissaient des gens d’armes. Cinquante gardes enveloppaient le groupe monstrueux, hérissé d’acier : Le Royal, Bouracan, Corpodibale, Trinquemaille, Strapafar ; on ne voyait que leurs bras se lever et s’abattre, et, autour, les gardes tourbillonnaient.

Roncherolles enveloppa sa fille de ses deux bras, la transporta jusque sur le perron de l’hôtel, et voulut l’entraîner à l’intérieur. Mais Florise reprit pied sur le sol.

– Je veux voir ! dit-elle.

– Regarde ! Ces cinq truands à la potence, sur l’heure !

– Petite-Flambe en avant ! tonna Le Royal.

Et le groupe enragé, serré en tas, troua les rangs des gardes culbutés, piqua droit sur la porte… Elle était fermée !

Le Royal jeta un regard autour de lui : là-bas, dans la cour, une petite porte béait. Du geste, il la désigna à ses compagnons. La bande parmi les chocs de fer, les cris, marcha à la porte, et s’y enfonça, apocalyptique vision que contemplait Florise du haut du perron, la figure pâle.

Le Royal de Beaurevers passa le dernier. Au moment de repousser la porte au nez des gardes, il eut un regard vers le perron – et ce regard se heurta à celui de Florise ! Le Royal se sentit pâlir. Dans le même instant, un coup de pique lui déchira l’épaule, il tomba à la renverse ; Florise ferma les yeux… Quand elle les rouvrit, elle vit que la porte était fermée, des gardes saisissaient déjà des madriers pour l’enfoncer.

– Laissez ! hurla Roncherolles. Ils sont dans la souricière !

Une acclamation lui répondit. Un tonnerre de rires. Une vocifération des gardes, les poings tendus vers la porte.

Roncherolles disposa des gardes devant la porte et rentra dans ses appartements, accompagné de Florise, toute pensive. Cette porte donnait accès dans une tour isolée. Il n’y avait pas d’autre issue.

Le Royal de Beaurevers, avec ses compagnons, derrière la porte, se comptèrent. Ils étaient déchirés, pleins de sang, mais vivants.

– Maintenant, dit Le Royal, barricadons ça. Puis, mes agneaux, nous verrons à sortir d’ici, car j’ai soif.

Ils se mirent à l’œuvre, entassant coffres sur bahuts. Le Royal avait disparu dans l’escalier qui grimpait aux étages.

– Il cherche à boire, dit Strapafar.

Bouracan poussait une armoire devant la porte.

– Inutile ! fit la voix de Beaurevers. Vous pouvez démolir. Les gardes entassent des fascines pour nous griller ou nous enfumer. Et impossible de fuir.

– Faisons une sortie !…

– La porte est déjà encombrée de fascines. Brabant l’a dit. Aujourd’hui, moi. Demain un autre. Il y a une fosse au bout de toute vie. Et tenez, voici le commencement de la fête…

Une âcre fumée commençait à rouler ses volutes noires.