DIXIÈME CHAPITRE – LA COUR DU ROI HENRI.
Dans sa chambre à coucher ce matin-là, le soleil entrait à flots. Catherine de Médicis était assise devant un grand miroir. Une servante peignait sa belle chevelure noire. Une autre fardait ses joues, peignait ses lèvres au carmin, rehaussait d’un trait la splendeur de ses yeux. Une autre emprisonnait ses jambes en des bas de la plus fine soie.
Pendant qu’on habillait la reine, Henri, le fils préféré, assis sur un tabouret, regardait et prenait peut-être là le goût de cette coquetterie, qui, plus tard, devait faire d’Henri III le roi des Mignons. Parfois, sa mère lui jetait un regard passionné. Quant aux trois autres fils de Catherine, deux d’entre eux étaient au manège, et l’aîné, François, âgé d’une quinzaine d’années, avait été conduit auprès de sa femme, la jeune reine d’Écosse, à laquelle, tous les matins, il allait faire son compliment.
Au moment où la reine s’apprêtait à se rendre à son oratoire, une porte s’ouvrit et l’officier de garde cria :
– Le roi !…
Demoiselles d’honneur, suivantes se retirèrent. L’une des filles d’honneur emmena l’enfant. Henri II entra.
Pourpoint de velours lamé d’argent, manteau court doublé de satin blanc, col empesé, chaîne d’or, toque de velours noir ornée de plumes blanches, maillot de soie noire, haut de chausses à crevés, épée au ceinturon de cuir doré – une tête pâle qu’encadre une barbe peu touffue et coupée court, le nez long et tombant – un nez à la François Ier – un front chargé de tristesse, des yeux vagues, une bouche amère – demi-gestes irrésolus et flottants – sur cet ensemble d’élégance et de faiblesse, la lueur violente, parfois, d’une crise de fureur ou le voile morne de quelque souvenir terrible… C’était Henri II à quarante-deux ans.
– Madame, dit-il d’un ton indolent, j’ai cru bon, avant de la rendre publique, de vous faire part d’une décision d’État à laquelle je me suis résolu.
Catherine esquissa une révérence. Elle était peu habituée à être mise au courant des décisions d’État.
– Sire, dit-elle, c’est là une haute faveur.
Henri II jeta autour de lui un regard indifférent.
– Daignez vous asseoir, madame, reprit-il.
Catherine prit place dans un fauteuil. Par une flatterie qui étonna Catherine et la mit sur ses gardes, Henri II resta debout. Et il laissait errer ses yeux partout, les arrêtant sur tous les objets de la chambre – excepté sur elle.
– Madame, reprit-il, d’étranges pressentiments me visitent. J’ai cette intuition que bientôt je vais mourir.
Catherine tressaillit. Une légère pâleur s’étendit sur son front. Mais elle ne prononça pas un mot.
– Cela étant, continua le roi, j’ai voulu assurer à chacun de mes serviteurs et amis une récompense qui me rappelât à leur souvenir… quand je n’y serai plus. Parmi ces amis, il en est une que vous avez daigné honorer de votre faveur.
– Diane ! fit la reine d’un ton parfaitement paisible.
– Oui, madame ! dit Henri II en s’inclinant.
– Je serai heureuse de tout ce qui pourra encore advenir d’heureux à cette fidèle conseillère de Votre Majesté.
La voix de la reine était calme. Mais si le roi eût entendu le rugissement de rage qui grondait dans la conscience de Catherine, peut-être eût-il cru à son pressentiment de mort.
– À quel nouvel honneur destinez-vous notre favorite ?
– Je lui donne le duché de Valentinois ! répondit Henri II avec une violence indiquant une résolution irrévocable.
Catherine se leva, frémissante. Un instant, la haine qu’elle déguisait depuis des années monta à ses lèvres. Mais brusquement l’éclair de ses yeux s’éteignit.
– Il sera beau, dit-elle, que la fille du sire de Saint-Vallier succède à César Borgia dans la possession de ce duché.
Et en elle-même, tandis qu’elle s’inclinait, elle murmura :
– Après le forban papal, la royale ribaude !
– Ainsi, dit le roi tout joyeux, vous approuvez ?
– C’est-à-dire, mon cher sire, que je regrette de n’avoir pas eu, la première, cette pensée vraiment belle.
– Merci, madame ! dit Henri II avec empressement. Diane avait continué de vivre à la cour, sous le même toit que Catherine. Mais maintenant que la maîtresse était délaissée du roi autant que l’épouse, la cour se demandait quelle nouvelle divinité allait régner sur le cœur du souverain. Catherine le savait, elle !… Elle savait que ce titre de duchesse jeté à Diane, c’était son congé. Et elle murmurait :
– Florise ! Florise ! C’est donc toi qui vas succéder à Diane… si je ne m’en mêle pas !
Henri II, dans un mouvement de joie, lui avait pris la main et la baisait avec ferveur. Au moment où le roi se redressait, elle retint sa main. Elle le vit ému. Elle espéra que son mari… peut-être !… allait lui revenir à elle seule ! Pensées de meurtre, pensées de vengeance, tout s’évanouit. Elle ne fut plus Catherine de Médicis. Elle fut une femme.
Son sein palpita. Sa beauté se revêtit de tendresse. Henri la considéra, étonné. Elle lui apparut vraiment belle. Il frémit. En un instant, ce qui se leva en lui, ce fut le désir… il répondit à la pression de la main de sa femme !…
– Henri, murmura-t-elle, éperdue, avez-vous jamais songé que nous sommes unis dans l’éternité, non seulement par le nœud du mariage, mais aussi par des liens que Dieu lui-même serait impuissant à rompre ?
– Que voulez-vous dire, fit le roi gagné par l’ivresse.
– Henri, mon roi… si vous le vouliez ! tout serait effacé… vos amours dont j’ai tant souffert, les dédains dont j’ai été accablée… Vous apprendriez ce qu’il y a de force et de dévouement dans ce cœur qui vous appartient ! À deux, nous serons plus forts pour repousser le spectre de votre frère qui parfois se penche sur ma couche solitaire et qui vous escorte, vous, jusque dans le lit de vos maîtresses…
– Madame ! râla le roi, livide. Ah ! madame, quels sanglants souvenirs osez-vous évoquer !
– Croyez-vous donc, reprit-elle, que je n’aie pas deviné le tourment de vos jours, la terreur de vos nuits ! Henri ! c’est moi qui vous consolerai ! C’est moi seule, qui puis endormir sur mon sein d’amante les terreurs que, épouse, je dois partager avec vous !…
– Oui, oui ! Tu as raison et je t’aime ! bégaya Henri II.
Au fond d’elle-même, Catherine poussa un cri de triomphe. L’instant d’après leurs lèvres s’unirent… Des lèvres de Catherine, les lèvres d’Henri II montèrent jusqu’à ses yeux, puis jusqu’à son front… Sa bouche allait toucher ce front… Soudain, Henri se recula. Puis il se rapprocha… Une formidable curiosité contractait son visage.
– Madame, murmura le roi avec une incompréhensible terreur, là, sur votre front, qu’est-ce que cette tache livide ?…
– Une tache ?… Sur mon front ? balbutia Catherine.
– On dirait la trace d’un doigt qui reste imprimé sur votre front !
Une légère secousse agita Catherine. La trace d’un doigt !… Quel doigt… Oui, quel doigt ? sinon le doigt de François ! le doigt du mort ! le doigt du spectre qui l’avait touché au front ! D’un effort de volonté, elle tâcha de se cramponner au rêve un instant espéré.
– Folie ! murmura-t-elle avec un sourire. Mon cher Henri, s’il y a une marque sur mon front, effacez-la avec vos lèvres !
Henri de toute la sincérité de ce désir qui venait de naître en lui, approcha ses lèvres du front de sa femme, et tout à coup, il la repoussa d’un geste impulsif. Et il râla :
– Je ne peux pas !… Non… je ne peux pas !
– Pourquoi ! Pourquoi ! rugit-elle.
– Parce que, madame, parce que vous sentez la mort !…
Catherine de Médicis tomba tout d’une pièce sur le tapis, tandis que le roi s’enfuyait de cette chambre où il lui semblait que tout était imprégné d’une odeur de cadavre.
Lorsqu’elle fut revenue au sentiment, Catherine se regarda dans le miroir et n’aperçut aucune trace de cette tache qu’avait vue le roi. Mais quand vint le moment de se montrer à la cour du roi, Catherine épingla à son corsage une rose d’un rouge sanglant.
– Puisque je sens la mort, gronda-t-elle, il est juste que je porte la mort sur moi{16} !
II – UNE VISION DE LA COUR ROYALE
Dans cette salle, que Pierre Lescot avait surchargée de sculptures, une foule brillante était là. Les éclatants coloris de ces costumes, la splendeur des robes féminines, la gaieté outrancière, le cadre somptueux de cette réunion étincelante, tout cela, c’était un magique tableau de la cour du roi.
Ce soir-là, on se montrait une médaille que le roi avait fait frapper en l’honneur de la duchesse de Valentinois. La médaille représentait les traits de Diane et portait ces mots : Diana, dux Valentinorum, clarissima.
Dans la salle qui précédait la galerie, la garde écossaise, corps d’élite, formait un double rang de statues aux somptueux costumes. Montgomery commandait ces hommes, et se tenait l’épée à la main, près de la porte, dont un seul battant était ouvert. À ses côtés, un héraut criait le nom des personnages qui faisaient leur entrée.
Non loin du fauteuil réservé à Henri II, cinq ou six jeunes gens d’une élégance raffinée, riaient à gorge déployée.
– Voyons, Biron, disait l’un d’eux, explique-moi un peu le clarissima de la médaille. Ce mot ne me semble pas clair.
– Mon cher Tavannes, je ne sais pas le grec !
– Ce n’est pas du grec, fit La Trémoille, c’est du latin.
– Du latin ? Voici l’abbé de Bourdeilles, seigneur de Brantôme, qui va nous donner la clef de clarissima.
– Holà ! Brantôme ! cria Biron. Tu rêves tout éveillé ?
– Non, messieurs, répondit Brantôme, je regarde…
– Il admire l’escadron volant de la reine ! fit Biron.
– En sa qualité d’abbé, il cherche un péché… à commettre ! fit La Trémoille.
– Messieurs, dit Brantôme, vous errez. Je regarde des masques, et des masques ! j’en vois partout, sans la grande lunette du seigneur Nostradamus. Seigneurs, valets, dames, capitaines, magistrats, je rêve de faire entrer tout ce monde dans un livre, et vous ne sauriez croire combien je m’amuse. Seulement, je ris en dedans, moi !
– Un livre ! Parbleu ! comme Plutarque ?
– Un livre qui s’appellera : La vie des Dames galantes !
Il y eut un éclat de rire. Puis, Biron reprit :
– Tout cela ne me donne pas la traduction de clarissima.
À ce moment s’approcha du groupe un être bizarre, vêtu d’un costume mi-partie jaune et rouge, le chef accommodé d’un bonnet à longues oreilles et d’une crête écarlate, une vessie au côté, une marotte à la main, qui long, mince, secouait en marchant mille grelots et sonnailles attachés à sa personne.
– Salut à Brusquet Ier, honorable bouffon de Sa Majesté, dit gravement Brantôme en se découvrant.
– Salut, abbé de ruelles, écouteur aux portes, flaireur de scandale, dit Brusquet. Pourquoi m’avez-vous appelé ?
– Brusquet, nous voulons savoir ce que signifie clarissima dans la médaille de la duchesse de Valentinois.
– Clarissima ne veut rien dire. Il y a une lettre de trop. Supprimez l dans clarissima, et vous obtenez carissima qui veut dire : très chère.
– Bravo ! Carissima : très chère au roi…
– Et à la France ! Demandez au grand trésorier…
– Oh ! dit La Trémoille, voici Roland de Saint-André !…
– Il est pâle ! Voici quinze jours qu’on ne l’a vu.
– Messieurs, dit Brusquet, le jeune Saint-André, fils du maréchal de Saint-André, a voulu faire la guerre comme son père. Seulement il a fait la guerre aux femmes, il se sera fait moucher, il aura eu quelque saignement de nez.
– Tais-toi, bouffon ! gronda Roland de Saint-André en s’approchant. Messieurs, j’ai manqué d’être occis par un chef de Petite-Flambe dont je vais demander la tête au roi.
– Raconte ! Raconte ! s’écrièrent les jeunes seigneurs.
– Le drôle s’appelle Le Royal de Beaurevers. Voici…
– Monseigneur le duc de Guise ! cria le héraut.
– L’artillerie de Metz ! fit Brusquet. Autrement dit monsieur de La Balafre !
– Monseigneur le cardinal de Lorraine ! cria le héraut.
– Les canons de l’église ! grinça Brusquet. Sauvons-nous !
Et il disparut, agitant ses sonnettes, grimaçant, gambadant, tantôt sur les mains, tantôt faisant la roue.
– M. le maréchal de Saint-André ! M. le connétable de Montmorency ! Messire le grand-prévôt baron de Roncherolles ! Noble demoiselle Florise de Roncherolles ! Messire de l’Hospital ! M. le chancelier Olivier !
Les divers personnages ainsi annoncés firent leur entrée.
Le connétable de Montmorency et le maréchal de Saint-André se dirigèrent aussitôt vers le duc de Guise avec lequel ils commencèrent un conciliabule à voix basse. Groupe menaçant : Le Balafré, grand, hautain, l’œil dur, la blessure qu’il avait reçue au siège de Boulogne lui entaillant le front. Le vieux connétable de Montmorency, formidable de stature. Le maréchal de Saint-André, figure de courtisan rompu à toutes les malices du métier.
– Place ! Place ! mordious ! criait Brusquet en faisant le vide autour de ce groupe sombre. Ne voyez-vous pas les triumvirs qui conspirent l’extermination de l’hérésie ! Place au triumvirat !
Saint-André sourit. Montmorency fronça les sourcils. Guise d’une secousse envoya le malheureux bouffon rouler au loin. On entendit des aboiements plaintifs, des miaulements enragés : c’était Brusquet qui gémissait sur sa mésaventure. Mais tandis que tout le monde riait, le fou avait lancé à Guise un regard de colère aiguë.
Le cardinal de Lorraine, frère du duc de Guise, dès son entrée, s’était lancé sur la piste d’une très jolie fille avec laquelle, maintenant, il était en conversation sérieuse. Cette fille que le cardinal, très somptueux dans sa robe rouge, écoutait, l’œil allumé, c’était l’une des demoiselles d’honneur de la reine, l’une des espionnes de l’escadron volant…
Le chancelier François Olivier, septuagénaire aveugle, à longue barbe blanche, avait été guidé par Michel de l’Hospital jusqu’à un fauteuil où il s’assit en disant :
– Demeurez, mon enfant, j’ai à vous parler des affaires de l’État. Je vais ce soir remettre mes fonctions au roi, et vous êtes mon seul successeur possible.
Il appelait son enfant L’Hospital qui venait de passer la cinquantaine. C’était une figure franche et rusée.
Quant au grand-prévôt, Gaétan, baron de Roncherolles, il avait fait asseoir sa fille non loin du fauteuil que devait occuper le roi. Florise était pâle. Peut-être savait-elle ce qui l’attendait. Depuis que son père l’avait surprise au moment où elle allait délivrer Le Royal et ses acolytes, jusqu’à cette soirée où les cinq compagnons étaient sortis des caves de l’hôtel, Florise était demeurée gardée à vue dans sa chambre.
Pourquoi, ce soir-là, son père la menait-il à la Cour ?… De tristes pressentiments l’assaillaient. Et lorsqu’elle voulait chercher un refuge dans son cœur, elle éprouvait comme un vague effroi. Pourquoi, tous les soirs, un nom nouveau s’ajoutait-il à ceux que, dans sa foi naïve, elle mettait sous la protection des anges ? Ce nom !… Celui d’un truand ! Pourquoi, oh ! pourquoi dans ses rêves de vierge le voyait-elle comme un fils de roi – non comme un fils de truand ?…
« Le Royal de Beaurevers ! »… Ce nom, elle le prononçait tout bas, tandis que le grand-prévôt se dirigeait tout droit vers le jeune Roland de Saint-André. À sa vue, le vicomte Roland blêmit.
– Il sait tout ! gronda-t-il. C’est le père de Florise, oui, mais malheur à lui si…
– Vicomte, dit Roncherolles, un mot, voulez-vous ?
– Parlez monsieur, frémit Roland.
La Trémoille, Brantôme, Tavannes et Biron s’écartèrent.
– Voulez-vous épouser ma fille ? reprit Roncherolles.
Roland de Saint-André bondit. Ses yeux se fixèrent sur le grand-prévôt avec une expression de terreur, d’espoir…
– Cela vous étonne. Vous m’avez trois fois demandé Florise et je vous ai toujours répondu qu’elle n’était pas pour vous. Poussé à bout, vous avez profité d’un voyage que ma fille a dû faire à Fontainebleau, pour essayer de l’enlever. Le truand que vous avez payé pour cette besogne vous l’a enlevée à vous-même. Maintenant, je vous répète : Voulez-vous épouser ma fille ?… Pourquoi j’ai changé d’avis, peu importe. Répondez à ma question. Un mot. Oui ou non.
Roland jeta un regard enivré du côté de Florise, qui baissa la tête comme si de loin, elle eût entendu…
– C’est oui, répondit-il, c’est cent fois oui ! Oh ! monsieur…
– Nous causerons de cela tout à l’heure, devant le roi.
Et le grand-prévôt rejoignit sa fille, laissant Roland stupide de bonheur… À ce moment, le héraut criait :
– Son Altesse Royale, monseigneur le dauphin ! Sa Majesté la reine d’Écosse !
Un long murmure d’admiration salua l’entrée de Marie Stuart.
Reine presque dès le jour de sa naissance, venue en France pour y faire son instruction, la nièce du duc de Guise et du cardinal de Lorraine possédait une grâce harmonieuse, une beauté douce et radieuse. Elle avait alors un peu plus de seize ans, et sa majesté s’estompait d’une mélancolie voilée, tandis que ses yeux brillaient de toute sa gaie jeunesse. Son mari, le dauphin François – époux encore in partibus – la conduisait par la main, béant d’admiration…
– Ah ! monsieur Ronsard, fit tout à coup Marie Stuart.
Et elle traversa les groupes inclinés pour se diriger vers deux ou trois hommes qui se tenaient en arrière.
– Savez-vous bien, maître Ronsard, reprit-elle, que j’ai pris un plaisir extrême à lire votre Bocage Royal ?
– Madame, dit Ronsard qui n’avait pas entendu un mot, ce sont cette fois des Églogues, et j’y mets la dernière main.
– Excusez-le, madame, dit un jeune homme à figure mélancolique et tendre, notre cher maître est sourd.
C’était du Bellay, le doux poète, qui venait de parler.
– Il a perdu l’ouïe à écouter les dieux, fit Marie.
– C’est la plus belle louange qu’aura reçue le chef de la Brigade.
– La Brigade ? fit la reine d’Écosse. C’est le nom que vous donnez, je crois, au groupe de charmants poètes dont vous faites partie ? Le mot est joli, sans doute. Mais le nom qui vous convient, c’est aux étoiles qu’il faut l’emprunter. Pour moi, vous n’êtes pas la Brigade, mais la Pléiade.
Il y eut un cri d’admiration, mais déjà la jeune reine se dirigeait vers un autre groupe, et là, c’étaient des artistes, Pierre Lescot, Germain Pilon, Jean Goujon, Philibert Delorme. Et pour chacun, elle disait le mot qui flatte, qui touche le cœur.
– Ah ! messieurs, dit-elle en s’éloignant, que ne puis-je vous emmener en Écosse ! Ou plutôt que ne puis-je rester toujours dans ce pays de France, séjour de l’art et de la poésie !…
– Et de l’hérésie ! compléta Brusquet qui, en même temps, se fendit par le grand écart, jusqu’à s’asseoir sur le sol.
Au moment où une rumeur d’indignation commençait à monter, très menaçante pour le pauvre bouffon, la voix d’un moine s’éleva, martelant les mots avec dureté :
– Ce fou est le seul sage de cette assemblée !…
– Malheur à moi si je suis devenu sage ! cria Brusquet. Je perdrai mon emploi, le meilleur de cette cour de fous !
Tout le monde s’était tourné vers lui, prêt à relever cet anathème. Mais tout le monde frissonna, se courba sous la menaçante bénédiction du moine vêtu avec pauvreté – et, de bouche en bouche, courut le nom de cet homme qu’on disait maître de l’esprit du roi :
– Monsieur de Loyola !…
Le héraut cria :
– Son Altesse Royale Mme Marguerite !… Mme la duchesse de Valentinois !…
Marguerite de France, fiancée du duc de Savoie, entrait avec Diane de Poitiers. Alors âgée de vingt-sept ans, Marguerite était jolie, lettrée, spirituelle, aimée, admirée. Mais en cette soirée, l’attention publique se reportait sur celle qu’elle accompagnait, la nouvelle duchesse. Tous les regards se tournèrent vers Diane de Poitiers, vers la maîtresse du roi qui, donnant la main au connétable de Montmorency, s’avançait d’un pas majestueux.
La duchesse de Valentinois avait tout près de soixante ans ! Elle les avouait, les proclamait sachant bien que c’était une rare merveille à proposer à l’admiration que ce corps demeuré ferme et pur, que le miracle de ce visage resté radieusement jeune.
La duchesse de Valentinois s’était assise dans le fauteuil placé à gauche de celui qui était destiné au roi. Quant à Marguerite, elle avait modestement gagné sa place, donnant la main à son fiancé, Emmanuel de Savoie, adversaire du royaume de France, réconcilié par politique.
– Messieurs, la reine ! place à la reine !…
Et c’était Catherine de Médicis, escortée de ses filles d’honneur. Souriante, elle marcha à Diane de Poitiers, qu’elle embrassa.
– Oh ! murmura Brantôme, elle va l’étouffer !
Quelqu’un, plus avidement que toute la cour, avait regardé Catherine de Médicis. C’était le baron de Lagarde ! Il ferma les yeux, ébloui comme s’il avait vu la foudre ! Un frisson le saisit à la nuque !… Au corsage de Catherine, il avait vu la rose. Et cette rose lui donnait un ordre terrible. Et, en lui-même, il rugissait :
– Il est temps ! L’heure est venue ! Il est temps de tuer…
– Le roi ! tonna le héraut. Messieurs, place au roi !…
– Gardes ! Présentez vos armes !…
Les Écossais exécutèrent le mouvement ; puis se figèrent. Déjà Henri II allait prendre place dans son fauteuil, entre Catherine de Médicis et Diane de Poitiers. Un silence glacial était tombé. Henri II jeta un long regard trouble sur le cercle de ses gentilshommes courbés. Et ce regard s’arrêta sur les plus jolies femmes. Satisfait de ce grand silence, il se renversa dans son fauteuil, et, d’un bel humour :
– Est-ce là la cour de France ? Par la sambleu, que l’on rie un peu. Qu’on aille quérir des luths et des violes. Qu’on apporte des tables de jeux, qu’on entende un peu le bruit des écus d’or !
À peine ces paroles furent-elles prononcées, que les conversations reprirent : le grand cercle se rompit : les musiciens firent leur apparition ; des valets entrèrent, portant des tables avec des jeux de cartes et des dés ; les parties s’organisèrent ; des groupes se mirent à danser. Henri II contemplait avidement ce spectacle joyeux.
– Oui, oui ! murmura-t-il, je veux que l’on rie ! Je veux que l’on joue ! Oh ! cette ombre éternelle dans le sillage de mes pensées ! Oh ! cette voix qui me crie : Caïn ! Ça ! que fais-tu là, toi ?
– Tu le vois, mon roi, dit Brusquet qui s’était accroupi aux pieds d’Henri, je me fais tout petit.
– Sire, murmura Diane, comment remercier Votre Majesté de cette faveur qui m’enivre de joie et d’orgueil !…
– En m’aimant bien, ma pauvre Diane ! fit le roi.
– Ah ! pouffa Brusquet. S’il ne faut que t’aimer, Henri, pour être pauvre comme Diane, je t’aime, je t’adore !
Et Brusquet roula des yeux tendres, envoya des baisers. Le roi, Diane, Catherine, Marie Stuart, Marguerite, Emmanuel, tous partirent de rire. Seulement, les œillades du bouffon s’adressaient si évidemment à l’escarcelle du roi que celui-ci fut obligé de l’entr’ouvrir en disant :
– Allons, maraud, contente cette grande passion !
Brusquet tira de l’escarcelle une poignée d’or.
– Messieurs, dit alors le roi, nous aurons ce soir un divertissement rare : nous aurons ce Nostradamus.
– Sorcier du diable, dit Brusquet, qui devine que vous êtes malade quand la fièvre vous tient au lit !
– Est-il vrai, sire, qu’il fait de l’or ? demanda Diane.
– Sire, demanda Catherine avec un étrange sourire, est-il vrai qu’il sait comment chacun de nous doit mourir ?
– Nous le verrons à l’œuvre, dit Henri II. Nous saurons tous notre bonne aventure, et…
– Ah ! ah ! fit Brusquet en interrompant le roi sans façon, voici Lorraine qui vient à nous ! Vive Lorraine, morbleu !
– Avorton ! gronda le duc de Guise qui s’inclinait.
– Avorton ! Oui, près de l’illustre maison de Lorraine, nous ne sommes que des avortons ! s’écria Brusquet ! On peut nous tirer les oreilles, à nous ! Morbleu, nous les avons assez grandes pour cela. Regarde, Henri, ton noble cousin de Guise. Une belle tête ! Malheureusement, elle ne porte qu’une couronne ducale. Pour le héros de Metz, de Renty, de Saint-Quentin et de Calais, ce n’est pas assez ! Qu’avons-nous fait, nous, pour porter la couronne royale ? Nous avons signé la honteuse paix du Cateau. Guise a sauvé Paris. Guise a sauvé le royaume. Guise veut tout sauver ! Je veux aussi qu’il me sauve ! Je veux aussi qu’il se sauve !…
Le duc et le roi avaient pâli, l’un de terreur, l’autre de rage.
– Sire, prononça le Balafré, je me retire devant votre bouffon.
– Te tairas-tu, braillard, âne bâté ! Parlez, mon cousin.
– Sire, dit le duc, voici le très révérend Loyola qui expliquera à Votre Majesté de quoi il s’agit. M. le connétable de Montmorency, M. le cardinal de Lorraine, M. le maréchal de Saint-André et moi-même enfin nous approuvons le projet qu’il veut soumettre au roi.
– Parlez, mon vénérable père, dit Henri II.
– Roi de France, dit Loyola de sa voix sèche, votre royaume est le plus beau fleuron de la chrétienté. Allez-vous le laisser se ternir sous la rouille de l’hérésie ? J’ai peu de temps à donner au monde. Dieu m’appelle. Lorsque je comparaîtrai devant notre divin maître à tous et qu’il me demandera ce que j’ai fait pour la sainte Église, devrais-je lui répondre que si je suis parvenu à sauver l’Espagne, à garantir l’Italie, il m’a été impossible d’arracher la France à l’hydre qui s’étend sur elle ?…
– Que devons-nous donc faire ? demanda Henri étonné.
– Exterminer le parpaillot ! gronda le Balafré.
– Ce qu’il faut faire, sire ? murmura le cardinal de Lorraine. Ce saint homme va vous le dire. Écoutez-le !
– Le royaume est étrangement troublé, dit Montmorency.
– Eh ! sire, souffla Saint-André, laissez-nous faire la rude besogne, et gardez pour vous le plaisir de régner.
Saint-André venait de toucher la corde sensible. Le roi lui sourit. Saint-André fit signe à Loyola, qu’il pouvait parler.
– Sire, dit Loyola, qui a sauvé l’Espagne ? L’Inquisition !… Qui a sauvé l’Italie ? L’Inquisition ?… Roi, Dieu demande que l’Inquisition soit établie en France !…
Les huit ou dix personnages qui, autour du roi, assistaient à cette scène étaient haletants. Et là, dans cette salle où le chef de la Compagnie de Jésus tentait de forger de la foudre, où ces paroles venaient de gronder comme un tonnerre précurseur du tocsin de la Saint-Barthélémy, la musique des violes et des luths faisait entendre ses airs de douce mélancolie, de jolies femmes dansaient, des jeunes seigneurs riaient…
Henri II regarda autour de lui. Il ne vit que des visages convulsés. Seules, Catherine de Médicis, Diane de Poitiers et Marie Stuart demeuraient calmes dans cette tempête.
– Allons, murmura le roi, qui sait, au fait, si cela n’arrangera pas bien des choses ?…
Il allait dire oui ! Il allait donner l’ordre fatal…
– Messire de Nostradamus ! cria à ce moment le héraut.
À ce nom, la salle entière sembla tressaillir ; les joueurs jetèrent leurs cartes, les danses furent suspendues, une irrésistible curiosité balaya les sentiments épars dans cette foule, et tous fixèrent les yeux sur la porte et virent entrer un homme vêtu de velours violet, un manteau de satin jeté sur ses épaules, la main appuyée sur la garde de l’épée.
Nostradamus marcha au roi. Mais, dans cette seconde son regard embrassa cette foule qui le contemplait.
Du premier coup d’œil, Nostradamus vit Roncherolles – et son cœur se contracta dans sa poitrine. Il vit le maréchal de Saint-André – et ses paupières se mirent à battre. Il vit enfin le roi – et un peu de rose afflua à ses joues livides.
– Sire, dit-il, Votre Majesté m’a fait commander de me trouver ici à 10 heures. Me voici aux ordres du roi.
– Sire, cria le moine d’une voix éclatante, pardonnez à l’indignation qui me transporte ! Sire, au nom du Très-Saint-Père, je demande l’arrestation de cet imposteur !…
Un silence s’abattit. Nostradamus se redressa lentement.
– Sire moine, vous êtes étranger. Apprenez qu’il n’est pas dans l’habitude des rois de France d’arrêter leurs propres hôtes.
Un murmure de sympathie accueillit ces paroles. Nostradamus, d’une voix à l’intonation d’airain, continua :
– D’ailleurs, si le roi voulait oublier les coutumes de la cour, il ne trouverait personne pour mettre la main sur moi !
La foule vacilla, trembla devant cette audace.
– Sire, tonna le moine, l’imposteur vous brave !
– Holà, gronda Henri II, mon capitaine des gardes !…
Montgomery s’avança.
– Arrêtez cet homme !
Nostradamus fit deux pas au-devant du capitaine. Ses lèvres s’agitèrent d’un mouvement imperceptible. Montgomery entendit ! Et ce fut effroyable, sans doute. Car le capitaine, recula, l’œil hagard, en murmurant :
– Non ! non ! Grâce ! Taisez-vous, par pitié !…
– Vous voyez, sire, dit Nostradamus au roi. Sire, je vous jure que si vous m’en donnez l’ordre, je vais de ce pas me constituer prisonnier. Mais le roi ne voudra pas donner un pareil ordre avant que je me sois justifié de l’accusation d’imposture.
– Oui ! oui ! Parlez, crièrent cinquante seigneurs.
– Silence ! gronda le roi. Vous avez raison, monsieur, je n’arrête pas mes hôtes dans mon propre logis. Excusez-moi, sire moine. Au Louvre, la volonté du roi est sacrée. Maintenant, parlez, monsieur de Notredame !
– Sire, je me vante de connaître le passé des hommes et quelquefois de pouvoir envisager leur avenir. C’est pour cela que ce digne père m’accuse d’imposture. Eh bien, je vais prouver que je sais le passé et puis parfois prédire l’événement futur. Le prédire, parce que je le prévois !… Sire, j’ignorais, n’est-ce pas, de quoi il était question lorsque je suis entré ?
– Sans aucun doute !
– J’ignorais donc la proposition qui a été faite à Votre Majesté. Eh bien, sire, il y a ici un homme qui peut répondre aux arguments qu’on faisait valoir. Je vais vous présenter cet homme, et s’il répond, je ne suis pas un imposteur.
Nostradamus, sans hésiter, marcha droit au chancelier François Olivier, prit respectueusement par la main le vieillard étonné, l’amena devant le roi, puis, prononça :
– Monsieur le chancelier, le vénérable Loyola propose à Sa Majesté d’établir en France un tribunal d’Inquisition. Dites pourquoi vous voulez résigner vos fonctions.
Le roi, Montmorency, Saint-André, Guise, ne purent réprimer un mouvement de stupeur. Quant au chancelier Olivier, il garda un instant le silence. Puis, il dit :
– Sire, j’étais venu pour supplier Votre Majesté de me laisser me reposer après de si longs et pénibles travaux…
– C’est donc vrai ! cria le roi. Vous voulez vous démettre !…
– Oui, sire, et voici M. Michel de l’Hospital que je supplie Votre Majesté d’agréer pour mon successeur…
– Continuez, monsieur le chancelier, dit Henri.
– Sire, j’étais résolu à faire valoir mon grand âge, mes longues fatigues… Mais ce qui vient d’être dit suffit à justifier ma retraite devant ma conscience. Dieu nous commande de nous aimer les uns les autres, et nous a défendu de nous servir de l’épée. C’est pourquoi je n’ai pas voulu qu’on trouvât le nom de François Olivier au bas de l’acte instituant un tribunal d’Inquisition…
– Faiblesse plus criminelle que le crime ! gronda Loyola.
– Que veut-on ? continua le vieillard. Est-ce la guerre religieuse ? Sire, n’y a-t-il donc pas assez de sang répandu dans Paris et dans le royaume pour la seule faute d’adorer Dieu autrement que nous ? Que de morts, sire ! que de cadavres ! Les inquisiteurs de la foi et la chambre ardente ont tué des milliers de malheureux. Prenez garde, sire de passer à la postérité sous le nom de Henri le Sanglant ! Assez de haines déchaînées pour assouvir l’ambition de messieurs de Lorraine ! Silence, monseigneur duc de Guise ! Silence, monsieur le cardinal ! Laissez-moi parler. Jamais, sire, moi chancelier, un tribunal d’Inquisition ne sera régulièrement institué en France. J’ai fini.
Un morne silence accueillit ces paroles. Loyola demeurait comme frappé de stupeur. Les courtisans tenaient les yeux fixés sur Henri II. Nostradamus semblait dominer cette scène qu’il avait peut-être inspirée…
Henri II, sombre, livide, était en proie à un de ces accès de rage concentrée qui se terminaient toujours par quelque ordre sanglant. Il roulait des projets de torture. Enfin, il leva sur Olivier des yeux troubles. Il allait parler. À ce moment, Nostradamus prononça tranquillement :
– Sire, supposons un instant, un seul instant, que votre frère le dauphin François ne soit pas mort à Tournon et qu’il occupe la place même où vous êtes… Bien mieux, supposons que, sorti du tombeau, il entre en ce moment dans cette salle !…
L’effet produit par ces mots sur Henri II fut prodigieux. Il se leva tout d’un coup, il voulut parler, puis il retomba sur son fauteuil. Nostradamus se pencha sur lui.
– Sire, murmura Nostradamus, votre frère vous parle par ma voix. Si on n’écoute pas les morts, ils se dressent parfois pour raconter des choses que le monde doit ignorer…
Henri eut la force de faire un geste impérieux. Tout le monde s’écarta. Et alors, d’une voix rauque, il bégaya :
– Que voulez-vous dire ?
– Rien que ceci : je crois que votre frère, en rémission de ses fautes, écouterait ce que vient de dire votre chancelier.
– Mais pourquoi, pourquoi me parles-tu de mon frère ! grinça Henri. Qui es-tu ! Sais-tu que je puis te faire saisir…
– Non, sire. Votre capitaine des gardes lui-même n’a pas pu…
– Qui es-tu ! râla le roi.
– Un homme, sire ! Seulement, cet homme a passé sa vie à sonder les consciences. La torche au poing, il est descendu dans l’antre de l’Énigme, qui lui a révélé son secret. Vous n’êtes que roi, sire et vous commandez aux vivants. Je suis plus que roi, sire, car j’ai parlé avec les morts…
– Vous parlez avec les morts ! haleta Henri.
– Oui. Et parfois ils me disent leurs secrets. Maintenant, sire, je m’éloigne. Ordonnez ce qu’il vous plaira du chancelier Olivier.
Nostradamus salua le roi et se perdit dans la foule.
– Messire, dit Henri II au chancelier. Je verrai à étudier vos conseils. J’accepte le successeur que vous me désignez. Vous êtes libre de vous retirer…
– Quoi, sire ! balbutia Loyola frappé au cœur.
– Sire, gronda le Balafré, il n’est pas possible…
– J’ai dit, sire moine ! J’ai dit, messieurs ! Allons, jour de Dieu, que l’on rie ! que l’on danse ! que l’on s’amuse !…
– Je vous avais bien dit que vous vous en tireriez ! murmura Nostradamus à l’oreille du chancelier qui se retirait.
Et il se dirigea vers Loyola qui gagnait la porte, éperdu.
– Eh bien ! messire, lui demanda-t-il. Votre cœur plein de mansuétude doit approuver sans doute que le royaume de France échappe à l’Inquisition ?
– Oui, démon, gronda le moine, tu triomphes ! Mais tu ne seras pas toujours le maître, Satan. Le tour de Dieu viendra !
Ignace de Loyola traça un signe de croix, puis regarda Nostradamus. Voyant que les paroles d’exorcisme qu’il prononçait tout bas ne produisaient aucun effet, il poussa un soupir.
– Avant votre départ pour Rome, vous me reverrez, murmura Nostradamus.
Le moine se retourna vivement pour répondre à cette menaçante promesse ; mais déjà Nostradamus n’était plus là.
Devant Henri II, à cette minute, s’inclinait Roland de Saint-André. Et le jeune homme, achevant un récit, disait :
– Voilà comment les choses se sont passées. Sire, je demande justice contre le truand nommé Le Royal de Beaurevers.
– Qu’on m’amène mon grand-prévôt, dit Henri.
Nostradamus écoutait en souriant. Roland s’était élancé à la recherche de Roncherolles, qu’il ne tarda pas à amener.
– Monsieur le grand-prévôt, dit Henri II, avez-vous connaissance d’un truand nommé Le Royal de Beaurevers ?
– Oui, sire, dit Roncherolles, et de sa bande, composée de quatre spadassins. Ces cinq hommes ont mérité la mort.
– Qu’avant deux jours ils soient pendus, dit le roi.
– Merci, sire ! s’écria joyeusement Roland de Saint-André.
– Un mot, baron de Roncherolles, reprit alors le roi d’une voix sombre. Approchez aussi maréchal… plus près…
Autour du roi, tout le monde, y compris la reine, s’écarta.
– Maréchal, grand-prévôt, dit-il en baissant la voix. Je veux que ce sorcier, ce démon, soit saisi et brûlé sur une de nos places publiques.
– Faut-il lui mettre la main à l’épaule ? fit tranquillement Roncherolles.
– Vous n’avez donc pas vu que Montgomery n’a pas pu ?
– Sire, donnez-moi l’ordre, et j’arrête le diable.
– Moi aussi ! s’empressa d’ajouter jalousement le maréchal de Saint-André.
– Oui, murmura Henri, je le sais, vous êtes tous deux mes seuls amis depuis l’époque déjà lointaine où…
– Où nous servions vos amours, sire ! dit le maréchal.
– Et vous débarrassions de Renaud ! ajouta Roncherolles.
– Renaud !… balbutia Henri II… Qu’est-il devenu ?… C’est étrange, mais, bien souvent, je pense à celui qui était le fiancé de Marie… Vous rappelez-vous Marie ?
– Chimères, sire ! Cet homme est mort. Et les morts ne sortent pas de la tombe, quoi qu’en dise Nostradamus.
– Marie ! reprit Henri d’un ton de rêve. J’ai aimé bien des femmes. Aucune ne m’a inspiré la même passion… Mais laissons ces souvenirs. Je ne veux pas que Nostradamus soit arrêté ce soir dans mon Louvre. Mais le jour où vous viendrez m’apprendre qu’il est saisi et va mourir…
– Eh bien, sire ?
– Roncherolles, ce jour-là, je vous donne la place de François Olivier, que j’ai promise à L’Hospital…
– Sire, sire ! bégaya Roncherolles.
– Et moi, sire ? demanda le maréchal de Saint-André.
– Toi, je te donne cent mille écus.
Saint-André se mordit les lèvres pour ne pas rugir de joie. Et Nostradamus qui, de loin, étudiait cette scène, le vit pâlir.
Ni le roi, ni le maréchal, ni le grand-prévôt ne trouvaient étrange de si belles récompenses. Tous trois éprouvaient cette impression qu’ils se trouvaient en présence d’une formidable puissance. Et à eux trois, roi, maréchal, grand-prévôt, ils formaient un groupe synthétisant ces trois forces naturelles : Épouvante, Ambition, Avarice.
Sur un signe de Roncherolles, Saint-André reprit :
– Sire, puisque M. le grand-prévôt et moi nous nous trouvons en présence du roi, permettez-moi d’exposer à Votre Majesté la commune faveur que nous lui demandons.
– Qu’est-ce ? fit Henri II à haute voix, et d’un regard circulaire, il indiqua que le conciliabule secret était terminé.
Les courtisans aussitôt se rapprochèrent. Catherine, Diane de Poitiers, Marie d’Écosse reprirent leurs places.
– De quoi va-t-il être question ? demanda Tavannes.
– De moi ! répondit Roland de Saint-André, pâle de joie.
– Oh ! oh ! fit La Trémoille, le roi paraît bien sombre.
– Parlez, maréchal, dit Henri II.
– Sire, dit alors Saint-André, vous savez quelle lointaine amitié nous a toujours unis, M. le grand-prévôt et moi. Nous voulons transformer cette amitié en une alliance indestructible. Nous avons donc formé un projet pour l’accomplissement duquel nous venons vous demander votre agrément.
– Quel est ce projet ? fit le roi en pâlissant.
– Il s’agit, d’un mariage entre Roland de Saint-André, mon fils, et Florise de Roncherolles, fille du grand-prévôt.
Tout le monde put voir que le roi fut agité d’un tremblement. Son regard chargé d’éclairs rebondit de Roncherolles à Saint-André. Pour la deuxième fois, d’un geste, le roi renvoya loin de lui tout ce qui l’entourait.
– Éloignez-vous, vous aussi ! dit Henri II à Roncherolles.
Le grand-prévôt obéit. Il prit le vicomte Roland par le bras et l’entraîna vers sa fille Florise. Dès son arrivée en cette salle, Roncherolles avait placé sa fille de façon que, du fauteuil qu’il occupait, le roi ne pût l’apercevoir.
– Quelle est cette trahison ? dit Henri II, les lèvres serrées. Prends bien garde, je t’ai fait maréchal et je t’ai aussi gorgé de bénéfices. Or, grade, bénéfices, argent, mon digne avare, tout cela s’évanouira comme un beau rêve si je souffle dessus. Sans compter qu’il y a des cordes pour les traîtres.
Saint-André était pâle. Mais il tenait ferme.
– Tu sais que je veux cette fille, poursuivit le roi. Tu m’accompagnes toutes les nuits jusqu’au logis de Roncherolles. Tu soupires avec moi sous les fenêtres de la belle. Tu me promets ton concours. Et tout à coup tu viens me dire que Florise est pour ton fils. Prends garde, mon bon Saint-André !
Nostradamus assistait à cette scène, sur laquelle pesait son regard d’une sinistre clarté. Et en lui-même, il rugissait :
– Oui, Henri, oui ! C’est avec ce truand que tu as ordonné de pendre que tu te trouves en rivalité ! Le Royal de Beaurevers rival d’Henri II, roi de France !… Et qu’est-ce que ce Beaurevers, Majesté ?… Votre fils ! Entends-tu, ton fils !…
– Sire, disait à ce moment le maréchal de Saint-André, ce mariage seul peut assurer vos amours.
– Comment cela ? Explique-toi, ou je te fais arrêter ! dit le roi, sans s’apercevoir qu’il venait de parler haut.
– Patatras ! fit Brantôme. Le scandale est tombé !
– Mon fils, reprit Saint-André épouse Florise qui, dès lors, fait partie de la cour et que vous nommez au besoin dame d’honneur. Le jour du mariage, vous donnez à Roland mission d’aller voir ce qui se passe du côté de Metz.
– Mais, partira-t-il ?
– Je m’en charge !
Henri II jeta sur son pourvoyeur un indéfinissable regard.
– Écoutez-moi, sire, continua le maréchal. Il y a vingt ans et plus que je connais Roncherolles. Je ne parle pas de son ambition. À part cela, je ne lui ai jamais connu la moindre passion. Rien ne l’émeut. Or, Roncherolles poignardera sa fille de ses mains plutôt que de la savoir votre maîtresse. Il mettrait le feu à Paris pour lui éviter une larme. Maintenant, sire, apprenez qu’il y a eu bataille dans l’hôtel du grand-prévôt entre ses gens et un homme qui, prisonnier, a fini par sortir de merveilleuse façon.
– Conte-moi cela, Saint-André.
Saint-André lui fit une narration très détaillée de l’évasion de Beaurevers et de ses quatre acolytes.
– Corbleu ! cria le roi. Voilà un brave, et je serais fâché qu’il lui arrivât malheur. Tu diras cela à Roncherolles. Et le nom de cet Amadis ?…
– Sire, il s’appelle Le Royal de Beaurevers.
– Quoi ! celui-là qui a gourmé ton fils ? s’écria le roi.
– Et que vous avez ordonné de pendre haut et court.
– N’y aurait-il pas moyen d’adoucir cette rigueur ?
– Attendez, sire. Cette impression que Le Royal de Beaurevers produit sur l’esprit de Votre Majesté, il l’a produite également sur l’esprit d’une femme qui n’a pas craint d’essayer de délivrer les cinq malandrins.
– Alors, elle aime ce jeune héros ?
– Peut-être, sire ! En tout cas, c’est ce que redoute son père, car cette femme, c’est Florise de Roncherolles…
Le roi gronda un sourd juron. Son regard s’enflamma.
– Dès que ce Beaurevers sera saisi, bégaya-t-il, qu’on me prévienne, je veux le voir pendre !
– Soyez tranquille, sire… Le grand-prévôt a surpris sa fille au moment où elle allait délivrer Le Royal de Beaurevers. Il l’a enfermée et gardée à vue jusqu’à ce soir. Je ne vous parle pas de la douleur et de la rage du grand-prévôt. À cette situation, il ne voit qu’un remède : le mariage. Roncherolles sait que lorsque sa fille aura juré fidélité à un homme au pied des autels, elle tiendra son serment. Florise mariée ne lui inspirera plus d’inquiétude. C’est pourquoi il aime mieux se broyer le cœur en se séparant de cette enfant qu’il comptait garder près de lui.
Le roi demeurait sombre. Il grondait des fragments de paroles qui suffirent à Saint-André.
– Sire, termina le courtisan, Florise mariée, nous n’avons plus rien à craindre de ce caprice de son cœur. Et d’ailleurs le Beaurevers sera pendu. Mais cette fidélité ne doit pas nous arrêter nous-mêmes : ce n’est pas la première fois que nous aurons vaincu une résistance…
– C’est bon, dit Henri II, ce mariage se fera.
Saint-André fit un signe à Roncherolles. Dans le même instant, le roi devint très pâle. Roncherolles s’avançait, donnant la main à Florise…
Il y eut une rumeur d’admiration. Cinquante jeunes seigneurs comprirent à cette minute le sens de ce mot : le coup de foudre de la passion. Diane de Poitiers regardait venir Florise avec une sombre curiosité. Catherine frémissait. Marie Stuart admirait avec son imagination de poète et d’artiste.
– Sire, dit Roncherolles de cette voix désespérée du renoncement suprême, daigne Votre Majesté m’autoriser à lui présenter ma fille, fiancée au très noble vicomte Roland d’Albon de Saint-André. Plaise au roi de consentir à cette union.
– Approchez, vicomte ! dit le roi d’un accent intraduisible de menace. Mademoiselle, je suis heureux d’accorder à votre père l’autorisation qu’il demande. Je donnerai à votre époux une charge qui sera le témoignage de ma confiance. Et quant à vous, je veux vous doter. Allez, messieurs, et que ce mariage se fasse au plus tôt.
Henri II se tut – peut-être parce qu’il se sentait à bout de forces. À ce moment, Florise murmura :
– Sire…
Elle ne put en dire davantage, et s’affaissa dans les bras du grand-prévôt, qui l’emporta jusqu’à son carrosse.
Lorsque l’émotion soulevée par ce dernier incident se fut calmée. Brusquet s’écria :
– Ah ! çà, Henri, nous feras-tu dire la bonne aventure par le grand Nostradamus, venu tout exprès de l’Arabie. Valois, je veux Nostradamus, moi ! Qu’on me donne du Nostradamus !…
Le roi lança un coup d’œil à Saint-André pour lui rappeler ce qui était convenu au sujet du sorcier. Le bouffon surprit ce coup d’œil : c’était une condamnation à mort. Il s’avança en gambadant au-devant de Nostradamus et, exécutant devant lui une culbute :
– Tenez-vous bien ! murmura-t-il. Le roi vous veut la malemort. Et je ne voudrais pas qu’on vous fasse du mal.
– Merci, monsieur Brusquet, dit Nostradamus. Sire, je remercie votre ambassadeur qui me prévient que vous me mandez.
Aussitôt la foule reflua vers le fauteuil royal et il se fit autour du sorcier un grand cercle d’ardente curiosité.
– Monsieur, dit rudement Henri II, puisque vous prétendez tout savoir, dites-nous ce qui vous arrivera à vous-même dans les huit jours qui vont suivre ?
– Impossible ! répondit Nostradamus le cœur contracté.
– Ah ! ah ! murmura-t-on tout autour. Déjà pris au piège !
– Sire, continua Nostradamus, je puis lire dans la destinée des autres, mais la mienne m’est voilée. Mille fois, j’ai essayé : jamais je n’ai réussi. C’est une faiblesse. Je m’ignore dans mon avenir. C’est terrible. Figurez-vous, sire, que vous y voyez très clair autour de vous et que vous devenez aveugle dès que vous voulez vous regarder vous-même dans un miroir. Si j’avais des parents, un fils, une femme, un père, il me serait également interdit de pénétrer leur avenir. Ma science s’arrête au seuil de ma propre famille. Heureusement je suis seul au monde.
– Ainsi, votre science ne peut s’appliquer à vous-même, ni à aucun des vôtres au cas où vous auriez des parents ?
– C’est vrai, répondit Nostradamus dont cette étrange déclaration était parfaitement sincère. Pour le reste, vous pouvez m’interroger.
– Soit. Ai-je des amis ici ?
– Oui, sire, vous avez un ami. Votre bouffon.
L’attention était si intense, que cette réponse ne provoqua aucune protestation dans la foule des courtisans.
– Ai-je des ennemis ici ? reprit Henri.
– Au moins un, sire. Qui vous tuera, si vous ne le tuez.
Montgomery devint livide. Guise se recula de quelques pas.
– Monsieur, gronda le roi, je vous somme de le nommer.
– Je ne vous ai pas dit que je le connaisse. Mais il y a ici en ce moment, près de vous, un ennemi qui donnerait jusqu’à la dernière goutte de son sang pour vous tuer.
Le roi jeta dans le cercle des courtisans un long regard sanglant. Ce regard bondissait de l’un à l’autre.
– Tenez, sire, ne cherchez pas, reprit Nostradamus. Vous êtes dans la main du destin. Lors même que vous enverriez à l’échafaud tout ce qu’il y a de personnes ici présentes, l’ennemi dont je parle vous courbera sous sa main puissante. Il vous pulvérisera, tout roi que vous êtes…
– Nommez-le ! Nommez-le ! râla Henri, terrifié.
– Impossible. Ce soir, du moins ! Mais je vous le nommerai quand l’heure sera venue. Je vous le jure !
– Et cette heure ! bégaya le roi.
– Ce sera mon heure, non la vôtre ! Ne cherchez pas à soulever le voile de l’invisible qui consume les imprudents qui osent s’en approcher.
– Dieu me damne ! Vous et vos pareils ne parlez que par mystérieuses paroles pouvant s’appliquer à tout ce qui peut arriver, en sorte que, parfois, vous semblez avoir prédit une vérité.
– Sire, dit Nostradamus, je vois l’avenir, aussi vrai que la terre tourne autour du soleil !
– Comment ! ricana Saint-André. C’est la terre qui tourne autour du soleil, maintenant ? Voilà du nouveau !
– Monsieur le maréchal, dit Nostradamus, si, comme moi, vous aviez lu Coppernicus{17}, vous sauriez sans avoir recours à la magie que le soleil est le centre de notre monde, que la terre tourne sur elle-même, et qu’elle accomplit son orbe autour du soleil en un an ; que Jupiter… Mais je ne veux pas ce soir vous entraîner dans la marche des mondes. Cette terre et ces insectes qui se traînent à sa surface seront un suffisant spectacle. Et, puisque je regarde un de ces insectes, vous, maréchal, je vous dis : « Prenez garde ! Je vous vois couvert de sang parce que vous êtes couvert d’or ! »
Saint-André se recula tout effaré.
– Et moi, reprit Henri, ne me direz-vous rien pour me consoler des ennuis, des chagrins qui me dévorent ?
– Non, sire, je ne vous dirai rien, à vous !
– Ah ! vous parlerez, monsieur, ou je croirai…
– Vous parlez de chagrins et d’ennuis ! Jamais homme, au contraire, ne fut plus favorisé par la fortune.
Un silence frémissant pesait sur cette foule qui n’avait entendu personne, pas même les princes du sang, parler ainsi au roi.
– Et que seriez-vous, poursuivit Nostradamus, si la fortune ne vous avait conduit jusqu’au trône ? Un personnage puissant, certes. Mais, surveillé, épié… frappé peut-être depuis longtemps… Enfin, au lieu d’être le roi, vous ne seriez que le frère du roi !…
On entendit un faible gémissement. Et Catherine seule s’aperçut que ce gémissement, c’était le roi qui l’avait poussé.
– Car enfin, sire, continua Nostradamus, vous n’étiez pas le dauphin ! Le dauphin, c’était votre frère François ! Plus fort, plus vivant que vous, ce frère semblait destiné à vivre un siècle. Or, votre frère arrive à Tournon, plein de santé. Une petite fièvre se déclare. Voici la petite fièvre qui accomplit son œuvre. Vous devenez dauphin ! C’est vous que le destin marque au front pour régner ! Ah ! sire ! vous êtes ingrat envers le destin.
– Misérable ! râla le roi livide, oses-tu bien insinuer que j’ai dû me réjouir de la mort de mon bien-aimé frère !…
– Oh ! non, sire ! Non, de par Dieu ! J’atteste au contraire devant tous, j’affirme, moi qui lis à livre ouvert dans votre cœur, que la mort de votre frère est le deuil incurable de votre vie !… D’autres eussent oublié déjà ! Mais vous, sire, j’atteste que vous portez royalement votre douleur ! J’atteste qu’au sein même des fêtes, votre pensée se reporte vers Tournon ! J’atteste que la nuit, votre frère vient se pencher sur vous et que vous mêlez vos larmes à celles du fantôme. Oh ! vous êtes un bon frère ! Jamais vous n’oublierez !…
Henri II leva sur Nostradamus un regard vitreux. Chose terrible, il sembla que ce regard demandait grâce.
– Pour Dieu, Henri ! murmura Catherine à son oreille, soyez fort ! Ou, de par Notre-Dame votre propre cour va se dresser devant vous pour vous chasser du Louvre !
Ces paroles cinglèrent le roi. Il réussit à sourire.
– Allons, dit-il, je vois que vous avez bien lu dans mon cœur qui portera toujours un deuil incurable.
– Maître, dit à ce moment le duc de Guise d’un ton goguenard, je voudrais bien, moi aussi, savoir ma bonne aventure !
– Seigneur duc, on vous surnomme Le Balafré !
– Je m’en vante ! Ma balafre est visible, je pense !
– Pas aux yeux de tous, duc ! Votre balafre, je la vois là, un peu au-dessous de l’épaule. Elle est profonde. Vous êtes étendu sur l’herbe, et vous mourez, désespéré de voir à cette minute que jamais les merlettes de Lorraine ne porteront leur vol aussi haut que vous l’espériez !
– Silence ! gronda le duc de Guise à demi-voix.
– Et moi ! Et moi ! s’écria Marie Stuart. Nostradamus s’inclina, et, avec une ineffable douceur :
– Madame, vous aimez la France, restez-y. Si vous retournez en Écosse, évitez l’Angleterre ! Prenez garde à une femme jalouse. Vous aussi, je vous vois rouge de sang !…
Marie Stuart pâlit. Mais elle se prit à rire en disant :
– Vraiment, messire, vous nous feriez presque peur, si nous ne savions qu’un voile impénétrable couvre nos destinées futures. Car enfin, tout ceci n’est qu’un jeu, n’est-ce pas ?
– Un jeu ? prononça Nostradamus. Vous avez dit le mot, madame. Seulement, c’est un jeu de mathématique. Ou un jeu de vision. La vie est une plaine, madame. Les hommes sont les tiges de blé qui hérissent cette plaine. Les événements sont les ondulations de ce vaste champ de blé. La plupart des esprits ne voient guère que les épis qui les entourent. Il y a des esprits qui voient jusqu’au bout de la plaine. Je suis un de ces esprits, madame. Je vois accourir du bout de l’horizon les souffles qui vont l’agiter…
– Vous avez dit : jeu de mathématique, observa Diane de Poitiers dans le profond silence.
– Oui, madame. Dans l’ordre mathématique, la vie se compose d’éléments. Un colosse lève son poing sur la tête d’un enfant. Les éléments sont : la force du colosse, la faiblesse de l’enfant, le poing énorme. Le dernier des ignorants, par un inconscient calcul, connaîtra la résultante de ces éléments : il prédira que l’enfant va être assommé. Nul ne songe à s’étonner de cette prédiction. Prenez des éléments plus compliqués. Si vous êtes douée d’une force de calcul suffisante, vous en connaîtrez la résultante. Dans le fait du colosse et de l’enfant, la résultante s’accomplit à l’instant même. Mais si les éléments sont plus nombreux, elle ne s’accomplira qu’au bout d’une heure, par exemple. Si vous avez calculé assez vite, vous aurez donc connu une heure à l’avance l’événement qui va s’accomplir. Multipliez les éléments, et vous obtenez des résultantes qui s’accompliront seulement au bout d’un mois, d’un an, de dix, de vingt ans, d’un siècle… L’analyse me donne les éléments qui composent la vie d’un individu ou d’un peuple. Le calcul me permet de faire la synthèse de ces éléments, et de connaître leur résultante aussi lointaine qu’elle soit…
– Calculez donc, alors, l’avenir de Paris ! cria quelqu’un.
– Ah ! voilà une question qui me plaît ! répondit Nostradamus. Il ne s’agit plus de savoir, sire, si vous mourrez d’une fièvre ou d’un coup de lance ! Il ne s’agit plus de savoir, sire, si votre fils François succombera à une maladie naturelle ou à une volonté meurtrière ! Il ne s’agit plus de savoir, reine d’Écosse, quelle est la femme qui vous guette de l’autre côté du détroit ! quel est le poignard qui vous balafrera, seigneur duc de Guise ! Quelle épée rencontrera votre poitrine, monsieur le maréchal ! De quel amour vous allez mourir, maître Du Bellay ! Quelle lutte fratricide va vous jeter l’un sur l’autre, Tavannes, Biron, La Trémoille ! Ce qu’on veut savoir, c’est la destinée de Paris ! Du sang ! Toujours du sang ! J’entends les tocsins mugir ! J’entends par les rues le galop des chevaux, le crépitement des coups de feu ! Je vois les brasiers des incendies, je vois la Seine couler toute rouge ! Des cadavres s’abattent sur les chaussées ! On tue ! La moitié de Paris assassine l’autre ! Ah ! Prenez garde, messieurs ! Voici, parmi vous, un spectre qui marque les uns du signe indélébile des assassins, et les autres du signe fatidique des victimes ! Amis, frères, ruez-vous les uns sur les autres ! Vous êtes tous marqués pour le meurtre ! Le spectre est là ! La mort vous compte et vous parque !…
Il y eut un vaste silence plein d’angoisse et d’horreur. Cette parole d’airain épandait de la terreur. Seule, Catherine de Médicis, tandis que tous pâlissaient regarda le devin en face et dit :
– Est-ce vrai, messire ?
– Aussi vrai, madame, que les pensées et les actes des hommes sont des nombres qui se combinent ! Aussi vrai que celui qui connaît ces nombres connaît leur résultante ! Aussi vrai que les trônes des rois s’écrouleront un jour à grand fracas ! Aussi vrai qu’on verra un jour des voitures sans chevaux, et que l’homme réalisera le rêve d’Icare{18} ! Nostradamus marcha au maréchal de Saint-André.
– Aussi vrai, lui gronda-t-il, que tu seras tué par l’homme que tu réduiras à la pauvreté en le dépouillant ! Aussi vrai que toi-même, tu perdras les trésors que tu voles à ton roi !
Saint-André, livide, écrasé, jeta sur Henri II un regard de damné. Mais le roi n’avait pas entendu. Alors, le maréchal s’éloigna, se faufila, courut jusqu’à son hôtel, où, parvenu dans une cave secrète, il ouvrit des coffres pleins d’or, y plongea frénétiquement les bras, et, des éclairs au yeux, il rugit :
– Mon or ! Qu’on vienne donc me l’enlever !…
Nostradamus, l’avait regardé fuir avec un sourire de triomphe, et, alors, il marcha à Roncherolles :
– Aussi vrai, lui dit-il, que ton cœur sera broyé, parce que tu perdras ton trésor, toi aussi !
– Mon trésor ! balbutia Roncherolles.
– Ta fille !…
– Ma fille ! rugit Roncherolles éperdu.
Et lui aussi, subjugué par cet homme, qui mettait à nu la passion de sa vie, s’élança hors du Louvre, courut à la grande-prévôté, se rua jusqu’à la chambre de Florise, et, la voyant à genoux sur son prie-Dieu, éclata d’un rire nerveux…
– Fermez les portes ! Mettez des postes d’arquebusiers dans les cours, et feu, feu ! sur quiconque s’approchera !…