SIXIÈME CHAPITRE – LA MARCHE AU MYSTÈRE.

I – MARIE EST APPELÉE

Le dauphin jeta un cri terrible. À cette clameur déchirante, la porte fut violemment ouverte, la chambre fut envahie.

– Dehors ! hurla François. Dehors, tous !

– Sauvé ! crièrent les gentilshommes. Noël ! Miracle !…

Devant cette explosion de joie sincère, François se prit à sourire. Les assistants faisaient cercle autour du guérisseur, qui écrivait rapidement. Nostradamus se leva. Le cercle reflua. On oubliait l’ordre du dauphin. On oubliait l’étiquette, le respect. Toutes les croyances sociales s’effondraient devant l’événement : le prince qu’on avait laissé agonisant était là, plein de vie !

– Messieurs, reprit le dauphin, retirez-vous. Et quoi que vous entendiez, gardez-vous d’entrer sans être appelés.

On obéit, non sans manifester encore une joie bruyante.

– Procurez-moi d’ici une heure au plus tard, dit Nostradamus à l’un des assistants, les objets, les herbes et les liquides dont la liste est sur ce papier. Allez, hâtez-vous.

Celui à qui il parlait était un seigneur de haut lignage, le jeune duc de Semblançay, capitaine des gardes du dauphin. Le duc prit en tremblant le papier.

– Il faut du feu dans la cheminée, dit alors Nostradamus.

Des valets, des gentilshommes se précipitèrent. Au bout d’un quart d’heure, tout ce qu’avait demandé le guérisseur était sur la table. Les deux médecins, plongés dans la stupeur, contemplaient avec vénération les herbes, les liquides, les ustensiles de cuisine étalés sur la table. Le prêtre priait pour l’âme du sorcier et suppliait le seigneur de l’arracher aux griffes du démon.

– Maintenant, dit Nostradamus, sortez tous.

On obéit. Celui qui commandait, ce n’était pas un roi. C’était un agent des mystérieuses puissances qui commandent aux rois. Nostradamus et le dauphin demeurèrent seuls…

– Répétez-moi que je vivrai… supplia François.

– Vous vivrez, dit Nostradamus, qui commençait activement ses manipulations.

– Et vous dites que j’ai été empoisonné ?

– Oui. J’ai su, la nuit dernière, que quelqu’un allait être empoisonné, mais je n’ai pu savoir qui allait mourir…

– Vous avez su !… balbutia François, frissonnant.

– Sans doute, reprit Nostradamus. J’ai même essayé de détourner l’empoisonneur de son projet… Je n’ai pas réussi.

– Mais vous étiez au cachot, m’a-t-on assuré !…

– Oui, enchaîné par les deux chevilles.

– Et pourtant vous avez essayé d’empêcher le crime !

Le dauphin sentit le froid de la peur se glisser jusqu’à ses moelles. Il était frappé de vertige. Mais il avait aussi une lancinante curiosité… Savoir ! À tout prix, dût-il en mourir, savoir ce qu’était cet homme ! Et surtout, savoir qui avait perpétré le crime !…

– Je vous conjure, bégaya-t-il, je vous adjure de me dire si vous êtes d’essence infernale ou céleste…

– Je suis d’essence humaine. J’ai pleuré et je pleure. N’est-ce pas à cela qu’on reconnaît les hommes ?…

Il continuait ses manipulations rapides. Longuement, François le considéra en silence. Il tremblait. Nostradamus lui dit :

– Allons, n’ayez pas peur.

La peur sortit de l’âme de François. Mais la curiosité lui vint, plus terrible, de savoir le nom de l’assassin.

– Vous dites, reprit-il, que j’ai été empoisonné ?

– À mon premier examen, j’ai reconnu le poison. Il est longuement décrit dans un livre très rare intitulé : De l’usance des poisons.

– Un livre ? fit le dauphin en tressaillant.

– Oui. Et ce poison ne pardonne jamais. Nous sommes peut-être dix en Europe à en connaître l’antidote. Mais il suffit que je sois un de ces dix. Vous serez sauvé.

– Et vous avez cette nuit connu l’empoisonneur ?

– Non. J’ai été prévenu que quelqu’un allait être empoisonné. Mais maintenant je sais le nom de l’empoisonneur…

– Vous le savez ? gronda le dauphin.

Nostradamus cessa son travail, s’approcha et dit :

– Je le sais. Et je sais aussi que vous voulez le savoir !

– Oui ! oh ! oui !… Sur mon âme, je le veux !

Nostradamus parut une minute rêveur. Il murmura :

– Oui. Il est juste que vous l’appreniez. Sachez donc que cette nuit j’ai jeté dans l’espace un cri d’avertissement à l’empoisonneur. Et je suis sûr qu’il m’a entendu. Or, sachez-le, je l’ai appelé Caïn…

– Caïn ! rugit François. Mais alors… ce serait donc…

– Je ne savais pas qui on voulait empoisonner. Je ne savais pas qui était l’empoisonneur. Mais je savais que l’assassin méritait le nom de Caïn… et je l’ai appelé Caïn.

– Caïn ! Caïn qui tua son… frère !…

– Vous l’avez dit ! fit Nostradamus avec simplicité.

Et il reprit son travail actif.

– Henri ! C’est mon frère qui m’a empoisonné !… Caïn…

Ils ne se dirent plus rien. Le temps s’écoulait. Onze coups tintèrent. Nostradamus s’approcha du dauphin. Il tenait une fiole dans laquelle s’agitait un liquide de couleur émeraude. François tendit la main.

– Non, fit doucement Nostradamus. Il est nécessaire que cette liqueur se concentre. Une heure est encore indispensable.

– À minuit donc ! dit le dauphin.

– Oui… À minuit, reprit Nostradamus. D’ici là, dormez.

Sous le regard de Nostradamus, le dauphin sentit un invincible sommeil s’emparer de lui. Il balbutia :

– Je dormirai donc… je m’abandonne à vous… ma volonté, devant la vôtre, s’efface, fuit, et s’évanouit…

Tout à coup, ses yeux se fermèrent. Alors Nostradamus laissa tomber sa tête dans ses mains. En lui, le savant s’effaça. Il n’y eut plus que la souffrance… Dans un souffle il appela :

– Marie…

Nous disons bien : il appela. Ses traits parurent se pétrifier. Sur son front ruissela la sueur d’un surhumain effort.

*

* *

Pour un instant, franchissons l’espace. Nous sommes à Paris. Un pauvre logis, non loin du Temple. Un mauvais lit. Une torche de résine pour éclairer cette misère. Sur le lit, une jeune femme en proie à la fièvre… Un homme, un colosse, assis dans un coin. Une femme penchée sur le lit. L’homme, c’est le geôlier Gilles. La femme, c’est la Margotte.

Il est un peu plus de 11 heures. La malade tout à coup, se soulève dans le lit. Elle semble écouter… elle écoute !…

Soudain, elle jette un cri déchirant. Les mains jointes, le regard fixe et vitreux, elle écoute !

Brusquement, elle se renverse. Elle a l’apparence d’un cadavre. La Margotte se tourne vers le geôlier.

– Morte ? demande le colosse.

– Non. Le cœur bat. Mais…

– Mais ?

La Margotte pâlit, tressaille et, d’une voix sourde, répond :

L’âme est encore partie…

*

* *

Dans la chambre où dort le dauphin, Nostradamus, pétrifié, parlait en pensée. Et voici ce qu’il disait :

– Où es-tu ? Depuis des mois je te cherche sans te trouver. Ma pensée parcourt en vain les espaces. Tu me fuis donc ? Marie ! Ne sens-tu pas que l’amour a triomphé dans mon cœur ?…

Un frisson le fait palpiter. Alors, il reprend :

– Écoute, Marie ! La nuit où je t’ai pardonné, la nuit où, dans mon cachot, je t’ai crié mon amour et mon pardon, ma mère ne s’est pas présentée à moi pour me rappeler le serment ! Elle n’est pas venue me dire que je devais poursuivre de ma haine la fille de Croixmart !… Je l’ai compris, alors ! Marie de Croixmart, tu as innocemment porté ce nom maudit ! Marie, tu n’as été que l’inconscient instrument de la fatalité qui a frappé ma mère !… Marie, je te pardonne ! Marie, je t’aime ! Marie, je t’adjure ! En quelque lieu que tu sois, je veux que tu entendes la voix de ton époux ! Morte ou vivante, je veux que tu viennes !…

Morte ou vivante !…

Cet esprit audacieux descendait-il vraiment dans le vertigineux abîme du magnétisme animal ? C’est à la suite de ce récit que nous demanderons de répondre par des faits…

Le silence était tragique dans cette chambre. Seul, le balancier de l’horloge marquait la fuite du temps. L’heure fixée, lentement, s’écoula. L’aiguille, pareille à un serment fatidique s’approchait du chiffre XII… Minuit !

Dans ce même instant, le dauphin François se réveilla, se souleva d’un mouvement convulsif, puis retomba sur son oreiller en jetant une clameur déchirante.

Ce cri lugubre ramena Nostradamus des régions du rêve impossible dans le monde visible et tangible. Il semblait porter un monde de désespoir. Ses lèvres tremblèrent. Il murmura :

– Elle n’est pas venue !… Sommes-nous séparés ?…

Son cœur se serra d’angoisse. Il crut qu’il allait mourir. Pour la première fois depuis l’instant où il avait aimé Marie, le doute venait de pénétrer dans cette âme… Il râla, épouvanté :

– Elle ne m’entend pas ! Ce serait donc… que… peut-être… elle n’est plus à moi !… qu’elle s’est donnée à un autre ?…

Un nouveau cri du dauphin le ramena près du lit. Le savant reparut en lui. Il se pencha sur le prince qui gémissait sourdement et se débattait les yeux révulsés.

– Allons, murmura Nostradamus, sauvons encore cette créature, afin que les messagers invisibles me soient propices.

Il prit le flacon. Et dans ce moment, François hurla :

– Elle est là ! Elle vient d’entrer ! La voici ! À moi !

D’un bond, Nostradamus fut de nouveau près du lit.

– Elle est là ! râla le malade. Sauvez-moi d’elle !

– Délire ! fit Nostradamus prêt à vider le contenu du flacon dans la bouche de François. Délire ?… ou Vision !…

Il reboucha le flacon. Une pâleur livide s’étendit sur son visage. Il saisit la main de François et demanda :

– Qui est là ? Qui est entré ?

Et François, dans un souffle d’agonie, répondit :

– CELLE QUE VOUS AVEZ APPELÉE !…

II – LA CONFESSION

Un soupir atroce gonfla la poitrine de Nostradamus. Mais il ne fit pas un geste. Seulement son regard ardent demeura rivé sur le dauphin. Marie était là ! Il en était sûr… Mais ce n’est pas lui qui la voyait, qui l’entendait !… Le doute se précisa :

– Elle m’a trahi !…

François se débattait violemment. Il se tordait sur sa couche. Des lambeaux de paroles s’échappaient de ses lèvres. Nostradamus attendait la fin de cette lutte monstrueuse. François râlait :

– Non ! Pas à lui ! Je ne veux pas ! Je ne dirai rien !…

Quelques minutes encore, l’effroyable bataille se poursuivit entre la conscience du dauphin de France et l’être invisible qui lui défendait de parler. Brusquement, il s’apaisa. Et il jeta autour de lui un regard étonné. Ce premier regard alla droit à l’horloge ; elle marquait minuit !…

– J’ai fait un rêve affreux, murmura le dauphin. Cette potion qui doit me sauver… il est temps… vous avez dit : à minuit.

Nostradamus hocha la tête et doucement prononça :

– N’obéirez-vous pas d’abord à celle qui vous a donné un ordre dans votre rêve ?

François frissonna. Mais ces paroles ne l’étonnèrent pas. Il s’affirma que Nostradamus avait été mêlé à son rêve, que ce rêve se poursuivait peut-être, et il répondit :

– Je vous dirai tout. Si je ne parlais pas, elle reviendrait ?

– Elle reviendrait sûrement, dit Nostradamus.

– Je vais donc vous raconter le crime, reprit François.

– Le crime ! Vous avez commis un crime, vous ? Contre qui ?…

– Contre Marie, prononça le dauphin.

Contre Marie ! Ces mots retentirent dans l’esprit de Nostradamus. Il chancela. Mais se raidissant :

– Eh bien ! fit-il avec calme, racontez-moi votre crime !

– Oui ! Je sens, je sais que c’est à vous que je dois le raconter ! Écoutez ! Nous l’aimions tous les deux, mon frère Henri et moi.

– Vous l’aimiez ! fit Nostradamus avec un cri terrible.

– Oui ! râla le Dauphin. Jusqu’à en mourir. Moi et mon frère ! Nous l’aimions jusqu’à nous haïr. Elle nous fut enfin livrée…

– Livrée ! pantela Nostradamus. Par qui ! Parle !…

– Par deux hommes qui étaient à nous. Gaëtan de Roncherolles et Jacques d’Albon de Saint-André !

Nostradamus leva au ciel son regard flamboyant !

– Ainsi, reprit-il, vous et votre frère vous aimiez Marie ? Et elle vous fut livrée par Jacques d’Albon de Saint-André et par Gaëtan de Roncherolles ? C’est bien ainsi, n’est-ce pas ?

– Oui ! Oh ! vous me faites peur… Oh ! j’ai peur comme dans mon rêve… je ne dirai plus rien !

– Calmez-vous, commanda Nostradamus, et poursuivez.

– Le contrepoison ! râla François. Je me sens mourir !…

– Nous avons le temps.

– Minuit ! bégaya François. Oui, nous avons le temps… Voici : comme elle nous résistait, nous la fîmes accuser de sorcellerie par Roncherolles et nous la mîmes au Temple.

Nostradamus ne bougeait pas. Il pleurait. François contemplait ces larmes avec terreur. Il se hurla à lui-même qu’il ne dirait plus rien et, dans le même moment, il continua :

– Dans les cachots, nous descendions. Et comme elle nous résistait toujours, j’ordonnai qu’on lui appliquât la question…

– La question ! hurla Nostradamus. La torture à tant de grâce et de faiblesse ! Et vous l’aimiez ! Et vous n’avez pas eu pitié !…

François hocha la tête d’un mouvement funèbre. Nostradamus sanglotait… Tout disparaissait de sa pensée. Il n’éprouvait plus qu’une douleur immense qui lui broyait le cœur. Il laissa tomber sur François un regard sanglant, et d’une voix rauque :

– Continuez, et que j’aie la force de vous entendre !

– La potion ! haleta François. Je me meurs !…

– Continue ! rugit Nostradamus.

François se reprit à parler, mais d’une voix faible.

– La question ne fut pas appliquée à la prisonnière…

Un soupir de joie puissante souleva la poitrine de Nostradamus. Son regard se fit moins farouche. Il rapprocha de la bouche du malade le flacon qui contenait l’antidote. À cet instant, François disait ceci :

– La question ne lui fut pas appliquée, parce que au moment où le bourreau allait la conduire à la chambre de torture, son enfant vint au monde…

Nostradamus recula de deux pas. Un tremblement rapide l’agita de la tête aux pieds. Une sorte de gémissement fusa de ses lèvres contractées. François le considérait avec épouvante.

– Qui êtes-vous ? râla-t-il. Pourquoi pleurez-vous ? Pourquoi le récit de mon crime fait-il sur vous un tel effet ?…

– Vous dites, fit Nostradamus que son enfant vint au monde ?…

– Oui. J’ai dit cela.

– L’enfant de Marie ? Marie a eu un enfant ?…

– Oui. Né dans les cachots le jour que j’ai dit. Un fils…

– Un fils, répéta machinalement Nostradamus.

Le dauphin éclata d’un rire funèbre en disant :

– Oui, de mon frère Henri !…

Nostradamus poussa le soupir d’une bête qu’on tue. Avec le même rire, François reprit :

– Elle qui m’avait résisté, à moi, s’était donnée à mon frère.

– S’était donnée ! murmura faiblement Nostradamus.

– À mon frère Henri ! Comprenez-vous maintenant pourquoi Henri a fait sortir du Temple sa maîtresse ?…

– Il l’a fait sortir ! balbutia Nostradamus. Oui. Il voulait avoir près de lui sa maîtresse et son enfant.

François, toujours agité par son rire insensé, continuait :

– Comprenez-vous maintenant mon crime ? Quand elle est sortie du Temple, je l’ai suivie. J’ai bondi sur elle au moment où elle allait retrouver mon frère. Je l’ai abattue d’un coup de poignard.

Nostradamus se pencha.

– Et l’enfant ? L’avez-vous tué aussi ?

– Non ! Celui-là, je ne l’ai pas tué, il a été remis…

– À qui ? À qui ? Rappelez-vous, je le veux !…

– À un homme qui s’appelle… je me souviens… cet homme qui emporta l’enfant s’appelle Brabant-le-Brabançon.

Le dauphin roulait sur l’oreiller sa tête livide ; ce qui sortait de cet oreiller, c’était un amalgame de haine, de passion, de terreur, de vengeance… et Nostradamus écoutait ces lamentations qui répondaient aux lamentations de son cœur.

– Voilà donc pourquoi le lien est rompu d’elle à moi ! Elle s’est donnée !… Son fils… Le fils d’Henri !… Marie ! Un fils !… Adieu, jeunesse, amour, confiance ! Voici que s’ouvre pour moi le septième cercle d’enfer, la porte de flammes où ces mots sont écrits : TU HAÏRAS !…

– À moi ! hurla François. Je me meurs !… La potion !…

Nostradamus grinça des dents. Il se pencha, montra le flacon au moribond, qui essaya d’allonger sa main…

– Le contre-poison ! rugit Nostradamus. Je n’ai qu’à en verser quelques gouttes dans ta bouche, et tu es sauvé !…

– Oui ! oh ! oui ! haleta François avec une joie délirante.

– Sauvé ! Tu vivras ! Tu seras roi ! Roi de France !

– Vite ! Donnez ! râla François extasié.

– Regarde ! grinça Nostradamus d’une voix terrible.

Nostradamus se recula, tenant le flacon dans sa main fermée.

– Oh ! bégaya le dauphin ivre de terreur, qui êtes-vous ?

– Je suis l’époux de celle que tu as jetée dans les cachots du Temple, que ton frère a déshonorée, et que tu as tuée, toi !… Regarde !

Dans cet instant, le flacon serré dans la main de fer qui l’étreignait, se brisa… et la potion sauveuse se répandit sur le plancher mêlée de sang. François retomba haletant sur le lit. Nostradamus s’approcha, et, pantelant de haine, prononça :

– Meurs, maudit ! Meurs le premier, en attendant que meurent de ma haine Jacques d’Albon de Saint-André, Gaétan de Roncherolles, et Henri, futur roi de France ! Meurs !…

Un spasme d’agonie galvanisa un instant le moribond. Puis tout fut immobile sur la couche funèbre. Nostradamus alla alors ouvrir la porte. Il apparut à ceux qui attendaient calme, paisible.

– Messieurs, dit-il, monseigneur le Dauphin était condamné par Dieu puisque je ne l’ai pas sauvé. Messieurs, le dauphin de France est mort. Ramenez-moi dans mon cachot.

III – LES QUATRE GARDES

La douleur de François Ier fut terrible. Et terrible aussi fut sa vengeance lorsqu’il lui parut démontré que le dauphin avait été empoisonné. Huit jours après la mort du dauphin, le roi reçut une lettre qui accusait Montecuculi d’être l’assassin du prince. On ajoutait que l’échanson du dauphin avait été payé par Charles-Quint pour accomplir son forfait.

Montecuculi, jeté dans un cachot, nia jusqu’au bout : il était sûr que le nouveau dauphin, Henri, le sauverait au dernier moment. Il était d’ailleurs résolu à le dénoncer, lui et Catherine, s’ils ne venaient pas à son secours. On lui avait présenté la lettre qui l’accusait, et il avait cru d’abord y reconnaître certains traits de l’écriture de Catherine. Mais cette supposition lui avait paru si monstrueuse qu’il l’avait aussitôt rejetée. Montecuculi fut condamné à être tiré à quatre chevaux.

La veille de l’exécution arriva sans que rien pût lui faire croire que son espoir se réaliserait. Montecuculi déclara alors qu’il voulait faire des révélations… Une heure après cette déclaration, un jeune gentilhomme enveloppé dans un vaste manteau pénétra dans son cachot. Dans ce gentilhomme, le prisonnier reconnut Catherine de Médicis. Elle lui glissa ces mots à l’oreille :

– Rends-toi au lieu du supplice en toute tranquillité. Le bourreau est gagné. Les chevaux ne tireront pas. Dans le tumulte que cet incident créera, une centaine de solides compagnons se jetteront sur toi comme pour te tuer, en criant : « À mort ! » Mais, au lieu de te tuer, ils te délivreront. Une barque te prendra sur le Rhône et te descendra jusqu’à la mer. Là, un navire te conduira en Italie. Le capitaine de ce navire te remettra trois cent mille livres qui te suffiront pour attendre l’heure où tu viendras prendre à la cour du roi Henri II la place qui t’est due.

Catherine s’éloigna. Lorsque se présenta le commissaire royal envoyé pour recueillir les suprêmes révélations du prisonnier, Montecuculi jura qu’il n’avait rien à dire.

Le lendemain matin, il fut conduit au supplice, et chacun put admirer sa tranquillité. Le bourreau le coucha, l’attacha sur deux planches en croix et enroula ses poignets et ses chevilles dans quatre anneaux de fer reliés par des chaînes à quatre chevaux.

Les chaînes se tendirent légèrement. Montecuculi devint tout à coup livide au moment où il sentit les chaînes tirer sur ses membres et s’apprêter pour l’effroyable supplice. Le moine qui l’assistait leva sa croix.

– Au nom du Dieu vivant, cria le moine, je t’adjure une dernière fois de révéler le nom de tes complices.

Montecuculi hésitait, et ses lèvres s’agitaient convulsivement. Il allait parler… Dans cet instant, des cris éclatèrent : « À mort ! À mort ! »… Un violent remous se produisit.

– On vient à moi ! Je suis sauvé ! murmura Montecuculi. Je n’ai rien à dire, cria-t-il à haute voix.

Le moine abaissa sa croix. Le bourreau fit un geste. Les quatre chevaux, fouettés avec violence s’élancèrent ; on entendit un cri épouvantable, et quelques minutes plus tard il n’y eut plus sur les planches croisées qu’un tas de chairs sanglantes…

– Personne au monde ne sait maintenant comment est mort votre frère François ! murmura Catherine à l’oreille de son mari, qui, sombre, pâle, tremblant, avait assisté au supplice.

Elle se trompait ! Il y avait quelqu’un au monde qui savait ! Et ce quelqu’un, c’était Nostradamus !…

Quinze jours après ces événements, Nostradamus fut visité par maître Pézenac, qui lui dit :

– Le roi veut vous voir. Vous allez être conduit jusqu’à lui.

Nostradamus n’eut pas même un geste d’indifférence. On le poussa dans un carrosse fermé, où prirent place près de lui quatre arquebusiers. Le véhicule voyagea tout le jour et une partie de la nuit.

Nostradamus, dans tout ce voyage, ne prononça pas un mot. La flamme surnaturelle de cet esprit semblait s’être éteinte ; Nostradamus n’était plus qu’un homme. Depuis la terrible scène où il avait appris que Marie avait cédé à Henri et qu’un fils était né de cette trahison, il n’essaya pas une fois de se mettre en communication avec les êtres invisibles. Il attendait la mort.

– Elle est morte pour moi. Morte dans l’éternité. Comme elle a dû souffrir en se séparant de moi pour toujours ! Je ne la maudis pas pour sa faiblesse. Je la vengerai, et me vengerai aussi… mais dans la vie seconde que nous eussions vécue ensemble, elle habitera une sphère et moi une autre. Séparés à jamais ! Adieu. Marie que j’ai tant aimée…

Vers le milieu de la nuit, les chevaux s’arrêtèrent au camp royal. On conduisit le prisonnier dans une vaste tente sur laquelle flottait le fanion de François Ier. Le roi était là, avec quelques-uns de ses officiers, son connétable, son fils Henri et Catherine. Il était pâle, maigri, les yeux rouges. François Ier ayant examiné le prisonnier, demanda :

– Pourquoi êtes-vous détenu à la prison de Tournon ?

– Pour avoir sauvé une jeune fille qui se mourait.

– Qui vous a fait arrêter ?

– Messire Ignace de Loyola.

À ce nom, le roi frémit. François Ier garda longtemps le silence, tout pensif. Enfin, il reprit :

– Vous avez essayé de sauver mon fils…

– Je ne l’ai pas sauvé, dit Nostradamus.

– Oui ! Mais vous l’avez essayé. Des rapports qui m’ont été adressés, il résulte que vous avez tenté de composer un contre-poison. Sans doute, il était trop tard…

Le roi porta vivement la main à ses yeux et essuya une larme d’un geste brusque. Nostradamus ne dit rien.

– On dit, reprit François Ier, que si vous avez sauvé la paralytique de Tournon, c’est grâce à l’aide des puissances infernales. Le vénérable Ignace de Loyola nous a écrit que vous êtes un danger vivant. Mais vous avez essayé de faire vivre mon fils. Pour le bien de votre vie terrestre et le repos de votre âme, je vous ordonne de renoncer à vos pratiques. Et je veux payer la dette de reconnaissance contractée par mon bien-aimé fils. Allez : vous êtes libre !

Catherine fit un signe. Henri s’avança de deux pas et dit :

– Sire, cet homme a-t-il réellement essayé de sauver mon malheureux frère ? Ce qui est sûr, c’est qu’il a écarté tout le monde de la chambre où agonisait le pauvre François… et qu’il est resté seul dans la chambre jusqu’à ce que la mort eût achevé son œuvre. Pour moi, sire, cet homme est sûrement un imposteur… et peut-être un complice.

François Ier se tourna vers Nostradamus et gronda :

– Qu’avez-vous à dire ? Répondez.

– Rien.

Catherine sourit. Ce jeune homme avait assisté aux derniers moments de François. Il pouvait être un danger. À tout hasard, il valait mieux s’en débarrasser.

– Prenez garde ! fit le roi. J’ai voulu vous sauver. Mais si vous vous taisez, c’est que vous acceptez l’accusation…

Nostradamus garda le silence.

– Emmenez-le ! cria François Ier. Qu’on le tienne au secret. Et qu’on instruise son procès en sorcellerie !…

– Sire, dit Henri, si vous le permettez, c’est moi-même qui dirigerai l’instruction de ce procès. Je ne laisserai à personne le soin de calmer votre douleur et la mienne par de justes représailles !

– Faites, mon fils ! dit le roi d’une voix attendrie.

Henri releva la tête. Dans cet instant, son regard se croisa avec celui de Nostradamus et il recula en bégayant :

– Emmenez-le dans les prisons du Palais{4}.

Le camp royal avait été dressé à deux lieues environ de la ville. Nostradamus fut entraîné hors de la tente et poussé dans la prison roulante, qui s’ébranla aussitôt. Ses quatre gardes reprirent leur place habituelle.

Nostradamus était transformé. Sa rencontre avec Henri, avec l’homme à qui s’était donnée Marie, avait galvanisé ses forces. Il voulait vivre ! Il voulait être libre !

Ses gardes étaient ainsi disposés : deux en face de lui, un à sa gauche, un à sa droite. Ils causaient entre eux.

– Brabant-le-Brabançon nous manque ! dit l’un d’eux.

Nostradamus tressaillit. Sa prodigieuse mémoire lui répétait les paroles du dauphin pendant son agonie. Brabant-le-Brabançon ! C’était l’homme qui savait ce qu’on avait fait du fils de Marie… et d’Henri !

– Quel rude cavalier, et quel bon chef de ronde ! Ventre-diable, où peut-il être ? Je crois, je… ah !… je…

Brusquement, le soudard se tut, sa tête se pencha.

– Ohé, camarade, cria son voisin en le secouant. Dormir en service commandé par le roi ! Réveille-toi, ventre dieu !…

L’homme s’était endormi d’un si profond sommeil, que son camarade renonça à le secouer, et se rencoigna en grognant :

– L’animal aura vidé quelque bonne bouteille sans nous. Ah ! si j’en étais sûr ! Je le… je…

Il se mit à ronfler, et les deux gardes encore éveillés s’esclaffèrent. C’étaient ceux qui encadraient le prisonnier.

– Heureusement ! fit celui de gauche, nous sommes loin de la ville : les deux soûlards auront le temps de cuver.

Nostradamus se tourna vers cet homme et lui planta son regard dans les prunelles comme un double coup de dague. L’homme passa sa main sur son front ; les lèvres de Nostradamus s’agitèrent… l’arquebusier se renversa en arrière, les yeux fermés.

Le dernier se sentit alors envahi par la terreur. Ce brusque sommeil qui s’abattait sur chacun de ses compagnons lui parut un prodige d’enfer. Il allongea la main vers la corde qui, attachée au bras du conducteur, permettait d’arrêter la voiture en cas de besoin. Nostradamus saisit cette main et la broya dans la sienne. En même temps, il disait :

– Dormez !…

Une seconde l’homme lutta, puis, comme ses trois camarades, brusquement, il s’anéantit dans le sommeil ; Nostradamus, alors, eut une minute de faiblesse. Le quadruple effort qu’il venait de faire l’avait épuisé. Au côté de son gardien de droite, était une gourde presque pleine. Nostradamus la porta à ses lèvres et la vida. L’âpre et violente liqueur lui fouetta les nerfs. Quelques instants plus tard, il ouvrait la porte du carrosse et se laissait tomber sur le chemin, pendant que la prison roulante continua sa route.

Nostradamus demeura une heure à l’endroit même où il s’était laissé tomber. Il regardait de ses yeux flamboyants les astres qui évoluaient dans l’éther.

Demandait-il le secret de sa destinée à ces univers inconnus ? Cherchait-il dans ces ondes lumineuses quelque apparition consolatrice ?… il songeait…

Ses amis ? Ce Roncherolles, ce Saint-André. Morts pour lui. Celle qu’il avait tant adorée ? Morte. Et morte sa mère. Mort aussi sans doute son père… À cette dernière pensée, un frisson l’agita. Il baissa la tête. Et il se prit à pleurer…

IV – LA VOLONTÉ DU MORT

Quelques jours après, Nostradamus entrait dans Montpellier. Il avait fait la route à pied, la nuit, se cachant le jour.

Une dernière douleur l’attendait. Son père était mort.

Il interrogea son vieux serviteur, nommé Simon, et acquit la certitude que, s’il n’avait pas été arrêté à Tournon, il serait arrivé à temps pour sauver son père. Nostradamus jura de ne pas oublier le nom d’Ignace de Loyola et se contenta de demander comment était mort le vieillard.

– En vous appelant et en vous bénissant, répondit Simon.

Et il fit à son jeune maître un récit détaillé des derniers moments du vieux Nostradamus. Quand il eut fini, il pleurait.

– Je l’ai enterré au cimetière, acheva Simon.

– Bien. Tu me conduiras cette nuit sur sa tombe.

*

* *

« Au cas où tu arriverais trop tard, tu ouvriras ma tombe et tu liras le parchemin que tu trouveras dans le vêtement avec lequel je serai enterré… »

Ces mots de la lettre que Renaud avait reçue de son père à Paris étaient restés gravés dans son esprit.

Vers le milieu de la nuit, Nostradamus et Simon, portant des pics, des bêches, une lanterne, arrivèrent au cimetière. La dalle, descellée, un trou noir apparut au fond duquel il y avait un cercueil. Nostradamus se laissa glisser. Simon, penché au bord, l’éclairait.

Au bout d’une demi-heure, il remonta, et s’assit exténué.

Après un moment de repos, le jeune homme se remit à l’œuvre pour sceller la dalle de nouveau. Le jour commençait. Ils rentrèrent à la maison. Ils ne s’étaient pas dits un mot. Seulement, quand le jeune homme rentra dans sa chambre, il tomba évanoui.

Revenu à la vie, Nostradamus s’enferma et sortit de son sein le parchemin qu’il avait trouvé dans le vêtement avec lequel avait été enterré son père.

Nostradamus, pendant deux heures, demeura devant ce papier, sans oser briser le sceau.

– Là est votre volonté, murmura-t-il. Oh ! mon père. Je l’exécuterai, dussé-je y engager ma vie et mon âme…

Enfin, il brisa le sceau, ouvrit le parchemin et le parcourut. Il ne contenait que ces quelques lignes :

« Nostradamus, voici la volonté de Nostradamus, et que la malédiction de onze siècles écoulés pèse sur toi si tu n’en es le fidèle exécuteur. Tes onze premières tentatives dans la suite des siècles ont été vaines parce que la Volonté a défailli en toi. Si tu es enfin plus fort que la Mort et que la Peur, la douzième tentative te conduira au triomphe. Donc, à l’heure même où s’achèvera ta vingt-quatrième année, trouve-toi devant le Sphinx et pénètre dans son sein. Dans ta descente aux entrailles de la terre, fais-toi un cœur de bronze, un esprit de feu, une âme en diamant. Parvenu enfin en présence de l’Énigme, terrasse sa volonté par ta Volonté. Alors, l’Énigme te livrera le secret suprême. »

Ces lignes flamboyaient sous les yeux du jeune homme ; chacune de ces paroles s’incrustait dans son cerveau pour n’en plus sortir. Mais l’indéchiffrable sens de ces lignes, comment le saisir ?

– Onze tentatives faites par moi dans la suite des siècles ! murmurait le jeune homme. J’ai donc vécu dans les siècles précédents !… Qui est le Sphinx dans le sein duquel je dois pénétrer ?… Qui est, où est l’Énigme qui doit me livrer le secret suprême si ma volonté est plus forte que la sienne ?… Où dois-je m’enfoncer dans les entrailles de la terre ?… Il faut qu’à la dernière heure de ma vingt-quatrième année, je me trouve devant le Sphinx… j’ai donc trois mois environ pour comprendre la volonté de mon père et descendre aux entrailles de la terre.

Pendant un mois, Nostradamus passa des nuits entières devant la tombe de son père et des jours entiers enfermé dans le laboratoire du vieux savant. Un jour, il crut avoir trouvé !…

Ce même jour, sans perdre un instant, après s’être muni d’or, il se rendit à cheval jusqu’à Marseille, et là, fréta à son compte une légère tartane napolitaine. Quand il eut fait prix pour un voyage d’environ deux mois, le patron, son bonnet phrygien à la main, lui demanda :

– Où faut-il conduire Votre Seigneurie ?

– En Égypte ! répondit Nostradamus.

V – AU SEIN DU MYSTÈRE

À travers les sables brûlants du désert égyptien, un homme s’avançait d’un pas égal, volontaire et rude, son être se tendait vers on ne sait quoi d’énorme, qui, à l’horizon, dressait dans le ciel sa silhouette fantastique.

Et ce quelque chose, c’était le Sphinx.

Et cet homme qui allait au Sphinx, c’était Nostradamus.

Le dernier regard du soleil à la terre fut terrible. Sur cette blancheur incandescente, le Sphinx se plaquait en tons rouges et noirs. Nostradamus fixait la tête gigantesque de l’énigme de pierre, tête de femme sur un corps de taureau, avec des griffes de lion, des ailes d’aigle.

Très vite, la nuit emplit l’espace ; au firmament, quelques constellations, espacées, tracèrent d’étranges lignes géométriques.

Nostradamus continua de marcher vers le plateau granitique sur lequel se dresse la Grande Pyramide.

La Grande Pyramide ! Le dernier tombeau visible des civilisations disparues ! Le réceptacle du mystère non déchiffré ! La Grande Pyramide, avec ses sous-sols, ses couloirs, ses labyrinthes, ses chambres, ses tombes.

C’est en avant de la Grande Pyramide que se dresse le Sphinx de Giseh. Le monstre accroupi souriait de ses lèvres figées, et, de ses yeux de pierre, il regardait venir l’homme.

Nostradamus arriva au Sphinx un peu avant minuit. Il distingua une porte de bronze placée entre les jambes de devant{5}. Nulle caravane faisant halte au pied des pyramides n’osait toucher à ce bronze. Dans les tribus errantes, on se racontait que, jadis, des hommes avaient connu le secret qui permettait d’ouvrir cette porte. Mais, depuis des siècles, ce secret était perdu. Nostradamus murmura :

– Dans quelques minutes ma vingt-quatrième année sera accomplie. Voici le Sphinx. Et voici par où je dois entrer dans le sein du Sphinx. Par là je dois descendre jusqu’à l’Énigme et terrasser sa volonté par ma volonté. Ô mon père, me voici devant la porte du Mystère. Que dois-je faire !…

Tout à coup, il marcha à la porte, et, du poing, frappa trois coups ; les deux premiers rapprochés, le troisième un peu plus espacé{6}.

Dans le même instant la porte s’ouvrit.

Nostradamus entra sans crainte apparente ; à peine eût-il franchi le seuil que la porte de bronze se referma avec bruit. Des ténèbres enveloppèrent Nostradamus, puis, tout à coup, une aveuglante lumière l’inonda. Il se vit dans une salle immense autour de laquelle étaient disposés des sarcophages de pierre polie.

Nostradamus les compta ; il y avait douze tombeaux. Il s’avança et, comme il arrivait au centre de cette crypte, il vit le couvercle de granit de l’un des tombeaux se soulever lentement, puis un autre, puis tous les douze. Quand ils furent debout, des douze tombes béantes ; se levèrent lentement des fantômes…

La lumière s’éteignit remplacée par une nouvelle lumière de tons verts et rouges. Nostradamus sentit une suée glaciale ruisseler sur son visage. Mais il demeura immobile et ferme. Les douze spectres l’entourèrent.

– Nostradamus, dit l’un d’eux, te voilà donc revenu parmi nous pour la douzième fois en douze siècles ? Auras-tu cette fois la force d’âme qui t’a manquée les onze premiers siècles ?

Nostradamus répondit – et sa voix ne tremblait pas :

– Vous dites que je suis ici pour la douzième fois depuis douze siècles. J’ai donc vécu douze cents ans ?

– Ta mémoire ne te présente que les images des faits accomplis depuis ta dernière incarnation. Sache marcher à ton but sans défaillance. Alors, les sept génies de la Rose-Croix, gardiens de la clef qui ferme le passé et ouvre l’avenir, poseront sur ton front la couronne des Maîtres du Temps. Es-tu prêt ?

– Je suis prêt ! Mais vous m’attendiez donc ?…

– Tu es venu il y a cent ans jour pour jour, heure pour heure. Et, parce que tu n’as pas alors compris que la Science de la Volonté est le principe de toute sagesse et de toute puissance, nous t’avons renvoyé sur la terre. Suis-nous…

Nostradamus se mit en marche… Toute lumière s’éteignit. De nouveau, ce furent les ténèbres. En même temps, des souffles glacés et fétides passèrent dans l’air ; autour de lui, il entendit des ricanements, des hurlements.

Tout à coup, de la voûte granitique, une faible lueur tomba, éclairant des spectres enlacés qui tourbillonnaient autour de lui ; au fond de la salle, il vit venir à lui un squelette qui tenait une faucille d’acier. Le squelette s’avançait droit sur Nostradamus… Il se croisa les bras et attendit.

Bientôt la Mort ne fut plus qu’à deux pas de lui. Elle fauchait d’un mouvement large ; la faucille, soudain, l’effleura… La Mort élargit son geste comme pour le faucher à hauteur du cou… l’acier tranchant décrivit un rapide demi-cercle… Dans cette seconde même tout s’éteignit, tout se tut. Nostradamus n’avait pas bougé.

La lumière éclatante du début reparut. Il n’y avait plus ni spectres, ni fantômes… Nostradamus se vit en présence de douze vieillards drapés de blanc qui lui souriaient. Ils lui montrèrent sur le sol la faucille.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il rudement.

– Nous sommes les douze Mages gardiens de l’Énigme, répondit l’un des vieillards. Ton cœur n’a pas tremblé devant la Mort. Fils de la Terre, tu peux continuer ton chemin…

Et il lui tendit une lampe en disant :

– Va. Cherche ta route, et poursuis-la, si tu l’oses.

En même temps, les douze Mages regagnèrent les douze sarcophages et s’enfoncèrent dans ces tombes dont les dalles se rebattirent. Nostradamus aperçut une porte ouverte.

Il franchit la porte, et vit qu’elle se refermait sans bruit. Il se trouvait dans un large couloir le long duquel il se mit à marcher. Le couloir descendait en pente de plus en plus raide, et allait se rétrécissant, tandis que la voûte s’abaissait. Au bout de quelques minutes, Nostradamus marchait en se courbant ; au bout d’un quart d’heure, il se traînait sur les genoux ! quelques instants plus tard, il était forcé de ramper… le couloir était devenu boyau. Il rampait murmurant :

– Je veux la toute-science pour avoir la toute-puissance. Lorsque je retournerai sur la terre, c’est contre le roi le plus puissant du monde que j’aurai à lutter. Oh ! me venger de ce roi, de tous ceux qui m’ont broyé le cœur !

Un moment vint où le boyau fut si étroit qu’il lui devint impossible d’avancer d’une ligne. Alors, il se dit qu’il s’était trompé… Il essaya de reculer. Et il sentit l’épouvante se glisser jusqu’à ses moelles : il était allongé tout de son long dans le boyau ; en avant, il ne pouvait aller plus loin… et, en essayant de reculer, il venait de comprendre que, derrière lui, le boyau s’était fermé !…

– Ici périssent les fous qui ont convoité la Science et le Pouvoir ! cria une voix lointaine.

– Oh ! râla Nostradamus. Ai-je donc été joué ! Mourir ! Mourir ici, étouffé, dans la plus horrible agonie ! Mourir ! tandis que le fils de François Ier respire du bonheur ! Tandis que Roncherolles, Saint-André, Loyola, tous ceux qui m’ont assassiné l’âme poursuivent leur carrière et leur fortune !…

L’air lui manquait. Il étouffait… Alors, dans le désespoir de l’agonie, Nostradamus eut un furieux mouvement de corps en avant… Et, aussitôt, il vit s’écarter les parois du boyau.

Il s’avança. Le boyau se fit de plus en plus large, et, au bout de quelques minutes, redevint couloir à descente rapide. Tout à coup, la pente s’arrêta au bord d’un large puits. Était-ce donc la fin de cet infernal voyage ? Non !… Nostradamus vit une échelle de fer accrochée aux parois du puits, et il se mit à descendre. Il compta soixante-dix-huit échelons. Au dernier, en se penchant, il vit que l’échelle était suspendue sur un abîme. Au-dessous de lui, c’était le vide, insondable.

Alors, il voulut remonter… Il s’aperçut qu’au-dessus de lui, il ne restait qu’une dizaine d’échelons ; toute la partie supérieure de l’échelle avait disparu !… Ainsi, Nostradamus ne pouvait plus ni monter, ni descendre.

Vaguement, il avait entendu parler par son père des terribles épreuves qui attendaient l’insensé assez audacieux pour aller chercher dans les entrailles de la grande Pyramide la science qui donne le pouvoir, la richesse, la vie à un degré extranaturel. Pour un qui réussit à connaître le grand œuvre, mille périssent victimes de leur ambition forcenée.

– La mort ! rugit-il. La mort sans toi, Mario !… Richesse ! Puissance ! Science ! je vous veux ! Vengeance, je te veux !…

Il remonta quelques échelons. De nouveau, tout à coup, la joie rentra en lui, à flots précipités ; dans la paroi à pic, une crevasse béait devant lui !

Il s’y engagea d’un pas rapide, et se vit au pied d’un escalier en spirale qu’il monta. En haut, il se trouva dans une salle magnifiquement décorée où un homme assis sur un fauteuil de marbre semblait l’attendre…

– Qui es-tu ? rugit Nostradamus, étincelant d’audace.

– Je suis, répondit l’homme, le gardien des symboles sacrés. Il ne m’est point permis de te faire la révélation qui armera ton cœur et ton esprit. Mais, puisque tu as échappé à l’abîme, je dois t’ouvrir le chemin du Mystère…

L’homme alla ouvrir une grille que Nostradamus franchit. Il longea une galerie ornée de douze sphinx de pierre. Sur les murs étaient figurés les sept génies des planètes, les quarante-huit génies de l’année, les 360 génies des jours. Au bout de la galerie, sa lampe s’éteignit soudain. Puis, l’obscurité fut remplacée par une sorte de crépuscule suffisant pour montrer la route à suivre. Là, Nostradamus se vit en présence de quatre statues : une femme, un taureau, un lion, un aigle{7}. Ces figures de marbre parlaient !…

– Frère, dit la femme, quelle heure est-il ?

Une voix répondit :

– Il est l’heure de science.

– Frère, dit le taureau, quelle heure est-il ?

– Il est l’heure de travail, dit la voix.

– Frère, dit le lion, quelle heure est-il ?

– Il est l’heure de lutte, répondit la voix.

– Frère, dit l’aigle, quelle heure est-il ?

– Il est l’heure de volonté !

– Volonté ! gronda Nostradamus. C’est la volonté qui donne la victoire ! En avant donc, plutôt que de faillir à la volonté qui m’a guidé jusqu’à cette salle.

Il sentait que s’il faiblissait, la mort l’attendait à chaque détour du chemin. Et tout raidi, il marchait en avant, précédé par l’image de Marie qui se balançait devant lui, aérienne, insaisissable… Une violente lueur, tout à coup, derrière lui… Il se retourna, et vit que la galerie qu’il venait de quitter était en feu. L’incendie courait vers lui en mugissant.

– Frère, cria une voix, quelle heure est-il ? Une autre voix hurla :

– Il est l’heure de mort.

Et, chose terrible, un écho très strident répéta la phrase entière. Il est l’heure de mort !… Puis un deuxième, un troisième, quatrième, cinquième, sixième et enfin septième écho, chacun d’eux de plus en plus faible, mais, toujours aussi distinct. Nostradamus ne se mit pas à fuir ; il continua de marcher, cependant que derrière lui, il entendait gronder la fournaise. Vingt pas plus loin, il se trouva devant un étang d’eau noire et fétide à la surface de laquelle couraient des êtres innombrables.

Il recula d’horreur devant cette eau qui était l’eau de la mort… dont la face se crevait de bulles empoisonnées… Derrière lui, le feu accourait. Devant lui, l’eau morte ! Autour de lui, la voix d’outre-tombe qui criait : Il est l’heure de mort !…

Nostradamus eut un mouvement de recul. Mais presque, aussitôt, il entra dans l’eau. Bientôt, il en eut jusqu’aux genoux, bientôt jusqu’à la poitrine, jusqu’à la bouche…

Il s’élança d’un suprême effort. Le sol de l’étang remontait !… l’eau fétide, l’eau mortelle n’atteindrait pas ses lèvres !… En quelques minutes, il eut gagné le bord opposé.

Sur le bord de l’étang, une grande table d’airain se dressait. Un homme vêtu de blanc, debout, lui montra la table sur laquelle des caractères formant des lignes étaient tracés en relief. Puis il prononça :

– Si tu veux te soumettre aux lois de la table d’airain, tu poursuivras ton chemin, sinon, tu vas être rendu à la terre !

En même temps, douze colosses surgirent et l’entourèrent. Ils étaient armés de poignards. Nostradamus les regarda et dit :

– Je ne vous crains pas !…

Puis il jeta les yeux sur la table d’airain et lut :

« L’initiation à la parfaite science comprend neuf grades : le neuvième grade est celui de Mage de la Rose-Croix.

« Ceux des Fils de la Terre qui, parvenus jusqu’ici, ont subi les épreuves préliminaires, ne peuvent passer d’un grade à l’autre qu’après deux ans d’étude.

« Ceux-là seuls qui ont pu parvenir au neuvième grade sont admis à la suprême épreuve et mis en présence de l’Énigme après trois nouvelles années de labeur.

« Celui qui parvient à dompter la volonté de l’Énigme entre en possession du Secret, c’est-à-dire du Grand-Œuvre. »

Nostradamus calcula : Deux ans pour chaque grade, cela faisait dix-huit ans. Trois années d’efforts complémentaires, cela faisait en tout vingt et un ans… Vingt et une années passées dans ces cryptes, loin de la vie, loin de la lumière ! Vingt et une années écoulées sans apaiser sa soif de vengeance !…

Il mesura d’un regard cet abîme. Sans doute, sa rêverie dura longtemps, des heures peut-être. Et comme, angoissé, il se criait dans un sanglot terrible :

– Et si je parviens à conquérir le Secret, qu’aurai-je gagné ?

– Tu seras maître du monde ! lui répondit une voix.

Nostradamus tressaillit violemment. Il redressa sa tête et il vit qu’il était en présence de trois hommes jeunes, beaux, aux physionomies d’un éclat majestueux.

– As-tu lu ? demanda le premier.

– J’ai lu ! répondit Nostradamus.

– As-tu réfléchi ? demanda le second.

– Oui, j’ai réfléchi…

– Es-tu décidé ? demanda le troisième.

Nostradamus, les yeux étincelants, répondit :

– Je suis décidé !…

Et en même temps, au fond de lui-même, il se hurla :

– Cinquante ans s’il le faut ! Car le grand secret, ô Marie, c’est la science de la Vie et de la Mort ! C’est le moyen, peut-être, de venir te réveiller dans la tombe et de te dire : Lève-toi et reprenons notre amour où nous l’avons laissé !…

Dès qu’il eut prononcé sa décision, l’un des trois Mages le prit par la main et lui fit traverser un bois de cèdres qu’éclairait un soleil factice. Le sol était parsemé de fleurs éclatantes. Une musique d’une infinie douceur sortait des massifs d’arbustes étranges.

– Où me conduisez-vous ? demanda Nostradamus.

– À l’assemblée des Mages de la Rose-Croix qui te recevra au nombre des adeptes de la grande Initiation…

– Et combien y a-t-il d’adeptes ?

– Tu seras le quinzième en ce siècle, et le troisième parmi ceux qui étudient. L’un d’eux vient de l’Inde. L’autre vient de la Grèce. Toi tu viens de la vieille Gaule.

– Et ces deux veulent-ils comme moi lutter avec l’Énigme ?

– Nul ici, depuis des centaines d’années, n’a eu d’autre ambition que de devenir mage. Tu es le premier qui, sur les ailes de l’Aigle, t’élèves à ces hauteurs d’audace…

Quelques moments plus tard, il pénétrait dans un Temple, et là, sur des sièges de marbre blanc, habillés de blanc, il vit vingt-quatre jeunes hommes… Jeunes ?… Sans âge !… C’étaient les vingt-quatre mages de la Rose-Croix.

L’initiation allait commencer pour lui… la grande initiation de vingt et une années qui devait lui permettre de conquérir le Secret suprême grâce auquel il voulait aboutir à la toute-puissance, à la toute-richesse et à l’effrayante pensée d’arracher à la mort la morte qu’il avait adorée !…