NEUVIÈME CHAPITRE – LES TRUANDS.
Dehors, Catherine retrouva son escorte : douze reîtres armés, douze colosses aux attitudes impassibles, muets par discipline, habiles à se glisser au fond des nuits sans lune. Ils ne connaissaient qu’un chef : le baron de Lagarde ; qu’un dieu : la signora Caterina.
C’étaient des êtres incultes, passifs, insensibles, obéissants jusqu’au crime. La reine les appelait son Escadron de fer.
Et ils étaient de fer. Leurs mains étaient des étaux quand ils saisissaient quelqu’un. Leurs pensées étaient : le jeu, le vin, l’orgie, le meurtre. Leur devise était : par le fer. Ils tuaient avec ivresse.
La reine avait aussi un escadron volant : une vingtaine de filles de noblesse choisies parmi les plus belles statues d’amour, dressées au calcul dans la passion. C’était le filet d’espionnage que Catherine avait jeté sur la cour. Elles savaient s’offrir, se refuser, se donner, arracher les secrets que la reine guettait. Leur devise était : par l’amour.
Lorsque Catherine croyait avoir surpris sur le visage d’un seigneur qu’il savait quelque chose, elle le désignait à une de ses espionnes, qui, bientôt, faisait son rapport – et la reine jugeait. Si le soupçon s’évanouissait, elle lâchait l’homme. Si le soupçon se trouvait confirmé, alors, elle livrait l’homme à l’escadron de fer : dans les trois jours, on le trouvait poignardé.
Lagarde était le chef de l’escadron de fer. Les douze tremblaient devant lui. Mais quand il y avait une expédition en vue, le capitaine, pour deux ou trois nuits, démuselait ses fauves ; alors il les conduisait à l’orgie comme à la bataille ; alors toutes les ivresses fantastiques, ivresse de vin, ivresse d’amour, ivresse de sang, il les leur offrait.
Lagarde avait ses entrées au Louvre ; mais il y était tenu à l’écart : il était suspect, il ne se montrait au palais que juste ce qu’il fallait pour affirmer son droit d’y être. Il résultait de cette situation qu’il fallait un intermédiaire entre Catherine de Médicis et le baron de Lagarde.
Cet intermédiaire, c’était le comte de Montgomery, capitaine des gardes d’Henri II : au fond, Montgomery aimait le roi. Mais la reine le tenait ; voici pourquoi :
Un soir, il y avait quelques ans, une terrible scène avait eu lieu entre Catherine et Henri. Catherine ne s’était pas encore perfectionnée dans l’art de se taire ; ce soir-là, Catherine parla. Sa haine contre Diane de Poitiers déborda en torrents.
– Puisqu’il en est ainsi, dit le roi, je m’en vais chercher auprès de Diane l’affection que je ne trouve pas chez la reine.
Demeurée seule, Catherine éclata en sanglots.
– Et moi, cria-t-elle, humiliée, qui donc me consolera ?
Le capitaine des gardes, impassible, avait assisté à cette scène. Elle le vit jeune, beau, robuste, insensible. Elle se dit : Voici peut-être un homme capable de me venger. En une seconde, elle entrevit la force énorme que pourrait lui donner un homme qui serait sa créature. Elle lui dit :
– Vous avez entendu comme je suis traitée. La dernière de mes dames d’honneur, la dernière de mes servantes ne supporterait pas de tels affronts. Dites, avez-vous entendu ?
– Madame, dit le capitaine, je ne vois et n’entends que ce que j’ai ordre d’entendre ou de voir.
– Eh bien, je vous ordonne d’avoir entendu !
Montgomery vit devant lui une jeune femme que ses larmes rendaient plus belle encore, le visage empourpré. Il eut la foudroyante intuition que, dans cette minute, la reine était femme, et que s’il voulait, elle était à lui, et que, s’il devenait l’amant de cette reine il pouvait voir s’ouvrir devant ses yeux un avenir de splendeur.
– Je joue ma tête, se dit-il. La fortune ou la mort !
Et il tomba à genoux en murmurant :
– Madame, si vous m’en donnez l’ordre, j’ai vu, j’ai entendu ! Et je vous jure que j’ai le cœur brisé à voir ma reine chassée de son trône, alors que je la voudrais sur un piédestal. S’il fallait mourir, je mourrais à l’instant pour avoir le droit de boire ces larmes sacrées qui tombent de vos yeux !…
Catherine l’enlaça, offrit ses yeux à ses lèvres, et dit :
– Eh bien, prenez !…
Lorsque, vers le matin, le comte de Montgomery quitta la chambre de la reine, un pacte avait été conclu entre eux, que la mort seule pouvait déchirer… Nuit sans lendemains d’amour ! À de rares intervalles. Catherine prouva au capitaine que, pour lui, elle était plus femme que reine. Mais lorsque Montgomery s’aperçut que la fortune entrevue demeurait insaisissable, il se déroba.
– Madame, lui dit-il, je voulais être un héros ; par pitié, ne faites pas de moi un bravo.
Et, un jour, il lui amena Lagarde.
– Voici votre homme, lui dit-il.
Catherine tira parti de Lagarde : l’escadron de fer fut organisé. Mais Montgomery resta au pouvoir de la reine. Il ne fut pas le bravo que Catherine voulait faire de lui, mais il fut quelque chose de pis encore : il fut le confident.
Catherine de Médicis, donc, en sortant de l’hôtel de Nostradamus, retrouva, dans la rue Froidmantel, Montgomery, le baron de Lagarde et les douze de l’escadron de fer. Elle prit le bras de Montgomery et Lagarde emboîta le pas. Les douze suivaient ainsi. Escortée, la reine marcha jusqu’à la porte basse par où elle devait rentrer au Louvre. Là, elle s’arrêta et dit :
– Renvoyez-les…
– Vous avez entendu, dit Montgomery à Lagarde.
– Holà ! commanda Lagarde d’une voix brève, qu’on aille m’attendre rue des Lavandières, à l’Anguille-sous-Roche !
– Et qu’on s’y amuse ! dit Catherine à haute voix.
L’escadron comprit : c’est qu’on allait tuer. Il y eut dans les ténèbres deux ou trois jurons de joie, puis un glissement d’ombres.
Comme ils arrivaient rue Troussevache, les douze virent devant eux deux femmes et un homme. Ce dernier portait un falot. L’une des deux femmes paraissait de riche bourgeoisie ; l’autre était sans doute une servante. C’était une aubaine. Tous ensembles, ils se ruèrent sur le groupe :
– La bourse ou la vie !…
À ce moment, la demie de minuit tintait à un clocher.
Catherine, arrêtée près du Louvre, entre Montgomery et Lagarde, jeta autour d’elle un méfiant regard. Puis, tout bas :
– Gabriel. Tout ce que je t’ai promis, je vais le tenir.
Montgomery comprit que la reine allait le faire complice… de quoi ?… Il y avait bien longtemps que Catherine ne l’avait ainsi appelé par son petit nom, ne l’avait tutoyé.
– Madame, fit-il en désignant Lagarde, on nous écoute…
– Gabriel, continua Catherine en haussant un peu la voix… Demain, tu trouveras chez toi une lance, une riche et solide lance, digne de toi. Car il faut que tu sois armé…
– Une lance ? balbutia Montgomery.
– L’heure approche ! N’avons-nous pas combiné l’acte qui nous donnera à moi le pouvoir et à toi la fortune ?
Montgomery chancela. Il avait compris !…
Dès la nuit d’amour d’où était né celui qui devait s’appeler Henri troisième du nom, Montgomery avait deviné ce que Catherine lui demanderait un jour ! Et pourquoi elle lui donnait alors une dague de pur acier !… Puis les ans s’étaient écoulés. Montgomery avait espéré que jamais plus il ne serait question de cela !… Et voilà que la reine lui offrait une lance et lui disait : « L’heure approche !… » Il râla :
– Madame, si votre vie était menacée en ma présence par celui que vous dites, oui, je le frapperais sans pitié. Mais…
Lagarde écoutait, indifférent : il n’avait pas compris. Catherine se tourna à demi vers lui. Elle continuait à parler à Montgomery, mais de façon qu’elle parût s’adresser aussi bien au baron.
– Gabriel, dit-elle. Quand au jeu du roi tu verras une rose rouge à mon sein, alors il sera temps d’agir…
– Une rose rouge, bon ! grommela Lagarde.
– Madame ! madame ! bégaya Montgomery enivré de terreur, songez que vous voulez armer mon bras contre…
– Nomme-le, par Notre-Dame ! Ou je vais de ce pas dire à cet homme qu’il n’est pas le père du troisième de ses fils !
Montgomery se couvrit le visage de ses deux mains.
– Le roi ! fit-il dans un souffle.
– Le roi ! répéta Lagarde hébété de stupeur.
– Souviens-toi, Gabriel, dit Catherine. Et maintenant accompagne-moi jusqu’à mon appartement. Monsieur de Lagarde, rejoignez vos hommes, et faites qu’ils s’amusent bien !…
– Le roi !… Peste !… Le roi !…
Alors Lagarde se dirigea vers le cabaret de l’Anguille-sous-Roche, où l’attendait l’escadron de fer !…
II – LES CAVES DE LA GRANDE-PRÉVÔTÉ
Lorsque Le Royal de Beaurevers eut constaté que la tour de l’hôtel de Roncherolles était en feu, qu’il n’y avait aucune fuite possible, et qu’il fallait mourir là, il s’assit sur la première marche de l’escalier qui montait aux étages de la tour, et éclata de rire, puis, tout à coup, se prit à pleurer – larmes de rage et de honte.
Au dehors, on entendait les vociférations des gens du grand prévôt qui hurlaient à la victoire et à la mort. Des tourbillons de fumée entrèrent dans la salle basse enveloppant quelques langues écarlates dardées sur les cinq prisonniers.
Le Royal ne disait, n’entendait, ne voyait rien. Il songeait à des choses qui l’étonnaient. Tout à coup, comme Trinquemaille venait de jeter un appel déchirant, Le Royal entr’ouvrit un œil, et son regard s’accrocha à quelque chose qu’il n’avait pas encore remarqué : une trappe !…
Une trappe ! La descente dans les souterrains ! La fuite possible, peut-être ! En tout cas, la mort par le feu écartée ! Il la désigna du doigt à ses compagnons. Tous les cinq, ils se jetèrent sur la trappe. Elle était en fer. Ils essayèrent de la soulever. Il n’y avait pas d’anneau. Leurs poignards, dans la rainure, se brisèrent. Ils comprirent que la trappe se fermait au moyen d’un mécanisme intérieur, et que leurs efforts seraient vains. Ils se regardèrent avec des yeux terribles qui voulaient dire : « C’est fini ! »
Dans le même instant, ils demeurèrent hébétés de stupeur. La trappe se levait !… Elle laissait béer un large trou et montrait un escalier de pierre qui s’enfonçait dans le sol. Une lumière tremblante éclairait cet escalier… et cette lumière semblait descendre dans le souterrain !… Et, penchés, ils virent celle qui portait la lumière ; elle levait vers eux sa figure et, d’un geste, les invitait à la suivre.
– C’est Notre-Dame elle-même ! murmura Trinquemaille, tandis que Strapafar, Bouracan et Corpodibale frémissaient.
Le Royal de Beaurevers sentit un frisson d’une étrange douceur l’agiter jusqu’au cœur et il murmura ce nom :
– Florise !…
Il tremblait. Rudement, il secoua la tête et gronda :
– C’est la fille du grand prévôt !… Descendez, vous autres !
Il les poussa vers l’escalier, et quand ils furent tous dans la trappe, il eut, vers l’incendie, un geste de furieux défi et descendit lui-même, en rabattant la trappe et en poussant le verrou qui la fermait. En bas, Florise avait laissé son cierge dans une vaste cave en rotonde où les quatre malandrins s’arrêtèrent en donnant tous les signes de la joie qui saisit les gens sauvés d’une mort paraissant inévitable.
Le Royal s’était élancé sur les traces de Florise, qui s’était engagée dans une galerie, et il l’atteignit au moment où elle ouvrait une porte. Une minute dans ces ténèbres, ils s’examinèrent. Elle semblait très calme. Il était haletant. Enfin, il demanda :
– Pourquoi nous sauvez-nous ? Savez-vous qui nous sommes ? Oui, sans doute. Des gens de sac et de corde, des flambards de Petite-Flambe. Gare au bourgeois qui, la nuit, passe à notre portée. Il faut qu’il laisse en nos mains son escarcelle. Quelque seigneur veut-il se débarrasser d’un rival ? ou enlever une jolie donzelle comme vous ? ou rosser les gens que commande Gaëtan de Roncherolles ? Il nous fait signe. Et nous accourons. Pour le guet, c’est dix livres par homme à demi assommé. Pour un enlèvement, c’est dix écus d’argent. Pour un coup de poignard, c’est dix nobles d’or. Nous faisons vite et bien. Bonne besogne. Vous êtes la fille du grand prévôt, intéressée à toute pendaison, estrapade ou grillade de truand, notre ennemie. Pourquoi nous sauvez-vous ?
Il avait prononcé ces paroles avec une ironie sauvage. Il se croyait le cœur plein de haine, à en éclater… Mais, tandis qu’il parlait, il baissait sa tête. Quand il eut fini, il fixa sur Florise un mauvais regard. Et alors il vit que des larmes tombaient des paupières de la jeune fille. Et il recula d’un pas, éperdu. Doucement, elle répondit :
– Je cherche à vous sauver parce que vous m’avez sauvée.
– Votre père, aussi, savait que je vous ai tirée des mains du petit Saint-André. Il savait que mes compagnons se fussent fait tuer plutôt que de ne pas vous rendre saine et sauve en l’hôtel de Roncherolles. Pourtant, le grand prévôt a voulu nous brûler !
– Vous en voulez à mon père ? fit-elle toute tremblante.
– À mort. Il fallait nous regarder cuire. Tôt ou tard vous viendrez voir la grimace que nous ferons au gibet de la Grève.
– Truand ou non, dit-elle, j’ai horreur qu’on tue un homme. La besogne de mon père est terrible, la vôtre est horrible. C’est un affreux métier que le vôtre. Oh ! j’eusse aimé à vous savoir vaillant.
– Vaillant ! rugit-il. Je le suis envers quiconque.
– Vaillant au grand soleil, comme vous l’êtes la nuit. J’eusse aimé que votre nom fût répété avec l’admiration qui escorte le nom des gentilshommes…
Il se redressa. Une flamme éclaira son visage. Il gronda :
– Le Royal de Beaurevers ! Voilà un nom, je pense. Il sonne la bataille ! Quiconque a peur s’éloigne, quiconque est brave se rallie, lorsque tonne le nom de Royal de Beaurevers !
Elle garda le silence ; puis, d’un accent plus doux :
– Si d’aventure vous pensez parfois à la fille du grand prévôt, épargnez ceux ou celles que guette votre… courage ! Ah !… renoncez… En ce moment, l’hôtel est plein de gens d’armes. Cette nuit, à l’heure propice, je viendrai vous ouvrir et vous conduirai jusqu’à la rue… Adieu !
L’instant d’après, elle avait disparu derrière la porte. Une longue minute, le jeune homme demeura la poitrine étreinte par une angoisse inconnue. Brusquement, il courut à la porte :
– Je veux la suivre ! Je veux lui dire… ah !… fermée…
Florise avait fermé la porte à double verrou ! Quand il eut compris qu’il ne parviendrait pas à l’ébranler, à pas très lents, il s’en revint à la rotonde.
Cependant, les quatre malandrins avaient inspecté la cave d’un œil expert. La rotonde ne présentait aucune de ces particularités que des êtres assoiffés remarquent tout d’abord – flacons ou futailles. Seulement quatre baies la faisaient communiquer avec d’autres caves. Trinquemaille saisit le cierge, et pénétra dans la première de ces caves. Cette entrée fut aussitôt suivie d’une quadruple exclamation :
– Jésus ! – Parfandiou ! – Sacrament ! – Corpo di bacco !…
Les quatre compères contemplaient un magnifique spectacle : sur le côté gauche de la cave couraient deux poutres, placées sur des piliers à mi-hauteur d’homme. Sous chacune de ces poutres s’alignait une double rangée de clous ; et à chacun de ces clous pendaient alternativement des jambons et des saucissons de la plus vénérable espèce. Bouracan se précipita. Trinquemaille l’arrêta au vol.
– Il est malsain de manger sans boire, dit-il.
– Et alors ? fit Bouracan ébahi.
– Alors, alors !… Tu n’as donc pas soif ?
– Moi ! Pas soif ! vociféra Bouracan.
– Cherchons ; puisqu’il y a à manger, il doit y avoir à boire.
Le Gascon, l’Allemand et l’Italien se laissèrent entraîner par le Parisien dans la cave voisine.
– Là ! fit onctueusement Trinquemaille. Que vous disais-je ?
Cette cave se distinguait par quatre forts barils rangés à droite, côte à côte. À gauche, tout seul, il y avait un tonneau plus fort. Bouracan fit sonner les barils :
– Pleins ! fit-il.
Il voulut aussi étudier le tonneau de gauche et remarqua que la bonde était ouverte. Il y glissa un doigt… et recula.
– De la poudre ! fit-il.
– Et les barils ? questionna Trinquemaille anxieux.
– Oh ! c’est autre chose : du vin !
– Bon ! Laissons donc le tonneau et vivent les barils !
– Ascout’ oun pau, mon pigeoun, dit Strapafar à Bouracan. Prends-moi ces bestioles par les oreilles et va les poser sur les poutres aux jambons. En sorte, que nous aurons le boire et le manger l’un sur l’autre.
– C’est une idée magnifique ! dit Bouracan.
Il dit. Et de ses bras musculeux, il fit le transport indiqué.
– Voilà ! dit le géant en s’essuyant le front.
– À genoux, mes frères, et prions ! fit Trinquemaille.
L’instant d’après, les quatre sacripants étaient agenouillés chacun devant son baril, les lèvres à la canule ouverte. Lorsqu’ils se furent désaltérés, chacun d’eux saisit son jambon, et se mit à le déchiqueter du poignard. Le Royal était entré et les regardait d’un œil vague.
– Vous ne mangez pas, maître ? demanda Strapafar.
– Je n’ai pas faim.
– Vous ne buvez pas ? fit Bouracan.
– Je n’ai pas soif.
Ils se regardèrent, stupéfaits, inquiets, incrédules au fond. Trinquemaille cligna des yeux et murmura :
– Vous ne voyez pas que Le Royal nous fait une farce !
Il y eut un tonnerre de rires, et rassurés, ils se remirent à dévorer avec frénésie. Tantôt l’un, tantôt l’autre abandonnait son jambon et allait s’agenouiller devant son baril.
Lorsqu’ils furent repus, rassasiés, n’en pouvant plus, ils se vautrèrent sur le sable et, alors, se mirent à raconter leurs exploits. Le Royal les écoutait maintenant, et peut-être les enviait-il. À quel homme, en effet, n’est-il pas arrivé, à de certaines heures, de souhaiter devenir animal. Et les quatre malandrins évoquaient les ripailles, les batailles. Et Le Royal de Beaurevers les écoutait…
– Par les saints, dit Trinquemaille, quand ce fut son tour de raconter, ce qui rend ma vie joyeuse à moi, c’est cette matinée où tous quatre nous devions être pendus.
Il y eut un quatuor de rires, puis une visite aux barils.
– Vous souvenez-vous, reprit Trinquemaille, de cette matinée où fut brûlée en Grève la bonne dame qui nous avait secourus ?
– Aïe ! fit Strapafar, j’en ai encore une larme au coin de l’œil. Et pourtant vingt-deux ans ont refroidi ses cendres.
– Qu’avait fait cette femme ? dit Le Royal.
– Est-ce qu’on sait ? dit Trinquemaille. Elle fut dénoncée par la fille du sire de Croixmart et brûlée comme sorcière.
– Croixmart ? interrogea Le Royal.
– Vous ne l’avez pas connu, monseigneur de Beaurevers. Ah ! vous étiez encore dans le ventre de votre mère, Croixmart, voyez-vous !… Roncherolles, c’est quelque chose ; mais Croixmart !…
– C’était donc le grand prévôt d’alors ?
– C’était le grand juge. Le roi François en avait fait le grand bourreau de Paris. Quand il nous apparaissait, escorté toujours de l’exécuteur juré et de deux aides portant des cordes neuves, couvert d’acier, avec son œil qui vous glaçait la moelle, nous sentions la mort nous saisir aux cheveux. C’était un rude tueur. Or, il avait une fille. Si jamais elle nous était tombée dans les pattes, quelle marmelade ! Mais la gueuse eut soin de disparaître.
– Et que vous avait-elle fait ? demanda Le Royal.
– Il demande ce que Marie de Croixmart nous avait fait ! Ah ! çà, monseigneur, vous êtes sourd !… On se tue à vous dire qu’elle avait dénoncé à son père et fait brûler comme sorcière la pauvre bougresse qui nous avait deux ou trois fois évité le gibet par ses bons avis. Ce n’était pas une sorcière, puisque les sorcières sont inspirées par Satan. C’était une voyante inspirée par les saints du ciel et bonne au pauvre monde.
– Et tu dis, demanda Le Royal, que cette bonne vieille fut dénoncée par la fille du grand juge ? C’était donc un monstre que cette fille de Croixmart ! Elle devait être laide…
– Belle à damner toute la chrétienté. Mais sans doute elle avait l’âme d’un démon… Ah ! Royal, méfiez-vous des femelles.
Le Royal de Beaurevers, d’un rude signe de tête, approuva.
– Quant à la fille de Croixmart, nous nous sommes juré de l’étrangler si un jour nous mettons la main dessus. Si le cœur vous en dit, vous nous aiderez, dites ?
– Oui ! dit gravement Le Royal. Cette Marie de Croixmart… je la hais sans la connaître. Je hais toutes les femmes. Malheur à celle qui tenterait de m’humilier. Qui a dit que ma besogne est horrible !… Je hais ces grandes dames qui laissent tomber en passant un regard de pitié. Je hais cette foule de lâches, qui rient autour du gibet, quand l’un des nôtres paie le malheur d’être né pauvre ! Tudieu ! il vous est facile de venir me dire, d’un air d’hypocrite compassion : « La besogne de mon père est terrible, la vôtre est horrible !… » Où est la mère qui m’a appris à vivre, à moi ! Est-ce que j’ai un père ! Est-ce que j’ai une mère ! Mon pays, c’est la Cour des Miracles. Ma famille, c’est la Petite-Flambe. Qui suis-je ? Celui qu’on redoute, puisqu’il ne peut être celui qu’on aime ! Et malheur à toi, Marie de Croixmart, si tu te heurtes à moi ! Malheur aux filles de juges et de grands prévôts, aux belles filles, trop douces à voir et qui vous écrasent de leur pitié en attendant qu’elles vous jettent au bourreau. À boire, par le tonnerre du diable !
D’un bond, Bouracan fut aux barils. Il en saisit un, le leva à bras tendus et offrit la canule à Beaurevers, qui se mit à boire !… Et ce fut un spectacle qui fanatisa les trois autres. Le Royal, tout à coup, se redressa, empoigna à son tour le baril, le souleva, puis, à toute volée, l’envoya contre le mur, où il se fracassa…
Les quatre sacripants étaient demeurés effarés devant ce geste de folie. Le Royal leur tourna le dos, s’enfonça dans la galerie, marcha jusqu’à la porte par où avait disparu Florise, s’y accota, et s’immobilisa. Trinquemaille, qui s’avança de quelques pas, entendit un bruit d’une infinie tristesse : Le Royal de Beaurevers sanglotait…
– Mes bons, dit Trinquemaille en rejoignant les trois autres, prions pour Royal, qui est possédé du démon.
– Oui, dit Bouracan, prions !
Et il se mit à boire. Strapafar, Corpodibale, Trinquemaille se mirent également à prier selon la méthode Bouracan. Une heure plus tard, vint le moment où il n’y eut plus dans la cave, parmi les restes de jambons, sur le sable où coulait le vin des barils laissés ouverts, que quatre corps écrasés sous un sommeil de plomb.
Le Royal de Beaurevers, accoté à la porte, dans les ténèbres, demeura immobile. Ses pensées évoluaient autour de ces mots :
– La besogne de mon père est terrible, la vôtre est horrible.
Il revoyait sa vie, son enfance débridée parmi les monstruosités de la Cour des Miracles, sa jeunesse, les longues chevauchées près du vieux Brabant, les rudes étapes, les affûts, les batailles, les coups donnés et reçus, puis la scène de Melun… un homme, un inconnu, l’avait fait reculer !… Puis la mort de Brabant dans l’auberge solitaire… Puis l’homme reparaissait devant lui et lui disait : « Par moi tu sauras qui fut ton père, qui fut ta mère… » Puis, dans la salle de l’auberge, le guet-apens organisé… et enfin l’apparition de Florise ! Et alors, dans cette âme ignorante, dans cet esprit à qui nul n’avait appris qu’il y a de beaux gestes et des actes hideux, éclosait la honte. Pour la première fois, Le Royal avait eu honte de ce qu’il allait faire. Ou plutôt un je ne sais quoi d’impulsif l’avait poussé à jeter aux pieds de Saint-André la bourse pleine d’or… et il avait sauvé Florise.
Les paupières fermées, il revoyait Florise… Et alors il lui semblait que, derrière cette vision de lumière, une ombre se projetait… Cette ombre c’était l’homme qui, à Melun, l’avait fait reculer, l’homme qui lui avait donné rendez-vous, l’homme qui connaissait son père et sa mère… Nostradamus !
Après de longues heures, tous les bruits, en haut, s’étaient éteints. Le Royal de Beaurevers attendait la venue de Florise, et grondait :
– Que je sorte seulement de cette souricière, et le sire de Roncherolles verra qui de nous deux doit le premier porter une cravate de chanvre.
Comme il parlait ainsi, la porte s’ouvrit, et Florise apparut. Il frissonna. Mais il la fixa d’un regard de défi.
– Partez, dit-elle d’une voix qui tremblait un peu. Le chemin est libre. Venez. Je vous conduirai jusqu’à la rue.
Il eut un ricanement et haleta :
– Songez que vous donnez la liberté à cinq truands.
– Dans quelques minutes il sera trop tard, fit-elle.
– Songez que je vais recommencer demain cette besogne que vous dites horrible, reprit-il.
– Hâtez-vous, répondit-elle. Oh ! hâtez-vous, si vous ne voulez que je sois surprise ici, et que j’en meure de honte.
Il étouffa un rugissement : cette petite fille lui disait de ces choses qui l’écrasaient d’humiliation.
– Par le ciel ! Je suis là qui ne songe qu’à moi !…
Et il bondit jusqu’aux quatre malandrins qui ronflaient.
– Debout ! Hors d’ici ! Vite ! Tudieu ! Cornes du diable !
Ils ne bronchaient pas.
Le Royal les souleva l’un après l’autre : ils retombèrent.
– Strapafar ! râla Le Royal lançant des soufflets au Gascon.
– Au diable les mouches ! murmura Strapafar anéanti.
– Corpodibale ! haleta Le Royal piquant l’Italien.
– Carlina ! se mit à rire Corpodibale, tu me chatouilles !…
– Trinquemaille ! fit Le Royal, frappant le crâne du Parisien.
– Il pleut ! grommela Trinquemaille. Il pleut du vin. Nous sommes à l’auberge… à l’auberge… de la Mort !…
– L’auberge de la Mort ! murmura Le Royal, le cœur désespéré. Oui ! Et nous y crèverons tous.
Il marcha droit à Florise qui venait à lui.
– Je reste, dit-il froidement. Regagnez vos appartements avant que votre absence ne soit remarquée…
– Vous restez !… Pourquoi ?…
– Mes compagnons ne peuvent me suivre. On peut prévoir les cordes du grand prévôt, mais non son vin.
– Vous restez ! répéta-t-elle effarée. C’est la mort !
– La mort, soit. Mais non la lâcheté. Nul ne pourra dire que j’ai fui en abandonnant mes compagnons. Adieu.
Elle le regarda. Et elle vit sa flamboyante résolution. Elle comprit qu’aucune parole ne le détournerait.
– Il va mourir ! balbutia-t-elle au fond d’elle-même.
Et si, dans cette suprême minute, elle avait pu lire dans son propre cœur, ce qu’elle y avait trouvé, ce n’était pas de la pitié, c’était une fierté de le trouver si brave et si hautain devant la mort.
Elle comprit que si elle essayait de parler, elle éclaterait en sanglots. Elle se retira lentement. Et Le Royal avait envie de l’insulter ; l’attitude de cette fille du grand prévôt lui était une insupportable humiliation. Brusquement, au moment où elle allait franchir la porte, il s’abattit sur les genoux, et râla :
– Quand je mourrai, je prononcerai votre nom, et la mort me sera douce…
Elle s’arrêta, le cœur dilaté à se rompre, si profondément, heureuse que toute sa vie, jusqu’à cette minute, lui apparut absurde. À cet instant, son regard, au fond de la galerie, un homme qui était là, immobile, qui regardait, qui écoutait !… Son père !
Dans un éclair, Florise entrevit la redoutable péripétie : le grand prévôt aux prises avec le truand ! Et d’un geste prompt, elle ferma sur elle la porte qui la sépara de Beaurevers… Roncherolles s’avança, poussa les verrous de la porte, puis, d’une voix blanche :
– Venez, dit-il.
*
* *
Combien de jours, de nuits qu’ils étaient dans ces caves ? Trinquemaille comptait le temps par barils. Dans l’un des caveaux, ils en avaient découvert quelques autres. Il disait : « Encore un baril de passé. » Les jambons touchaient à leur fin. Quant aux saucissons, il n’en était plus question. En somme, ils vivaient. Ils s’étaient accoutumés aux ténèbres. Quant à Beaurevers, il y voyait là nuit comme en plein jour.
Le Royal, cent fois par jour, allait écouter à la porte de chêne. Puis il revenait en grondant :
– Elle ne reviendra pas. Elle a eu une minute de pitié. Puis cela s’est effacé de son cœur. C’est bien la fille du grand prévôt… Car, de par l’enfer, puisque le Roncherolles ne nous a pas fait tuer encore, elle aurait le temps et l’occasion de revenir… Mais que nous réserve le grand prévôt ?…
Ces idées étaient naturelles puisqu’il n’avait pas aperçu Roncherolles à l’instant où Florise avait fermé la porte. Le moment vint où le dernier baril fut vidé.
– Nous sommes encore vivants, dit Le Royal, parce que le grand prévôt a daigné choisir pour nous la mort la plus bénigne : par la faim et par la soif !
Trinquemaille fit un signe de croix ; Bouracan s’assit en pleurant ; Corpodibale et Strapafar dirent :
– Si nous creusions des fosses ?
– Sac à vin ! hurla Le Royal. Et savez-vous pourquoi nous sommes encore dans cette auberge de la mort au lieu d’être dehors à faire damner le grand prévôt ?
Il allait raconter l’intervention de Florise. Il songea :
– Pauvres bougres ! Pourquoi leur mettre au cœur ce remords de leur bonne ripaille ?
Il reprit tout attendri :
– Puisqu’il n’y a plus rien à boire ici, ni à manger, allons-nous-en chez Myrta, à l’Anguille-sous-Roche !
Il y eut une acclamation frénétique, ces hommes trouvaient toute naturelle cette idée de sortir de ces caves où ils étaient scellés comme dans la tombe, et qui, sans aucun doute, étaient gardées à chaque issue.
– Allons-nous-en, fit Bouracan.
– Oui ! Allons-nous-en ! crièrent les trois autres.
– Partons donc, dit Le Royal. Mais par où ?
La question leur fut un coup de massue. Vingt fois déjà, ils avaient tenté soit de soulever la trappe, soit d’enfoncer la porte de la galerie. Sur la trappe, on avait dû accumuler des blocs de pierre. Quant à la porte, il eût fallu l’éventrer à coups de hache…
– Je sais comment il faut sortir d’ici, dit alors Le Royal.
Ils tressaillirent. Ses yeux jetaient des lueurs. Il continua :
– Voici à peu près le huitième jour que nous sommes dans cette tombe. Dans quelques heures, affaiblis, nous serons incapables de prendre une résolution. Il faut mourir tout de suite, ou sortir comme des lions quittent leur antre. Êtes-vous prêts à mourir, s’il le faut ?
– Oui, dirent-ils avec une farouche fermeté.
– Ça va bien. Voici : nous n’avons plus d’autres armes que nos poignards : il s’agira d’en jouer proprement, si cela devient nécessaire.
Tous les quatre tirèrent leurs poignards.
– Pas toi, Bouracan. Rengaine.
Bouracan obéit sans essayer de comprendre.
– Voici mon arme, à moi ! reprit Le Royal.
Et il montra une sorte de cordelette d’environ deux pieds.
– Ça ! bégaya Trinquemaille. Mais… c’est une mèche !…
– J’ai mis trois jours à la fabriquer avec de la poudre…
– De la poudre !…
– La poudre du tonneau qui faisait vis-à-vis aux barils, et j’ai mis une serrure à la porte de la galerie.
– Une serrure ! balbutièrent-ils, ivres de terreur.
– Et qui fonctionnera. Quand la porte sera ouverte, je sortirai le premier. Derrière moi, Bouracan. Derrière Bouracan, vous trois. Tuez tout ce qui voudra approcher de Bouracan.
Ils ne comprenaient pas. Mais ils savaient que cela allait être effroyable. Le Royal leur apparaissait en cette étrange minute comme le génie de la foudre. Ils étaient terrifiés, pétris d’admiration, et contents de mourir avec lui, s’il mourait !
– Attention ! reprit Beaurevers. Je vais ouvrir la porte. Il est possible qu’en s’ouvrant, elle nous tue. Ton briquet, Trinquemaille. Ne bougez pas d’ici…
Il s’élança. L’instant d’après, au loin, ils l’entendirent qui battait le briquet. Puis ils perçurent comme un bruit soyeux qui fusait. Et presque aussitôt, Le Royal fut près d’eux, la mèche allumée à la main.
– Voilà, dit-il, la serrure fonctionne. La porte va s’ouvrir.
Le Royal avait creusé une mine sous la porte ! Il l’avait bourrée de poudre ! Et, à cette mine, il venait de mettre le feu au moyen d’une traînée, qui, à cet instant, pétillait !…
– Bouracan, empoigne-moi ce tonneau sur tes épaules !…
Bouracan saisit dans ses bras puissants le tonneau encore presque plein de poudre, et le plaça sur son épaule.
– Vous trois, derrière le tonneau !…
Ils obéirent, prêts à sauter !… Car ils avaient compris. Sur la face antérieure du tonneau, ils avaient entrevu une mèche qui pendait ! Le Royal s’était placé près de cette mèche !… Et il n’avait qu’à y mettre le feu pour tout faire sauter, hommes, caves, hôtel !… Dans le même instant, une détonation ébranla les voûtes… il y eut un effondrement de plâtras, une fumée opaque. La porte avait sauté !…
– Nous ne sommes pas écrasés, dit Beaurevers. En avant !
Ils s’avancèrent, franchirent la porte éventrée et s’engagèrent dans une galerie au bout de laquelle il y avait un escalier. Au moment où ils passèrent la brèche, il y eut le long de l’escalier la furieuse dégringolade d’une foule, et, en haut, une voix rauque rugissait :
– Tuez ! Tuez ! Puisqu’ils n’ont pas voulu mourir de faim, qu’ils meurent par le fer ! À mort !…
– À mort ! tourna Le Royal. Sautons ensemble, prévôt !
Il approcha la mèche du tonneau !… Bouracan ne broncha pas ! Seulement, il ferma les yeux…
– La poudre ! La poudre !…
Une clameur d’épouvante, le long de l’escalier. Une bousculade frénétique ! Des gens qui se poussaient, se frappaient !
– La foudre ! rectifia Le Royal, qui se dressa. En avant !…
L’escalier était libre. Plus personne. Une fuite là-haut. Des cris désespérés. Partout, la course de gens qui se fussent mordus, pour fuir plus vite. Roncherolles se ruait à la chambre de Florise, dont il défonçait la porte. Les gens d’armes du poste se jetaient dans la rue.
Et tandis que la panique se propageait, le groupe fantastique faisait son apparition dans la cour d’honneur et marchait au portail grand ouvert : Le Royal de Beaurevers en tête, sa mèche allumée à un pouce de la mèche du tonneau ! Puis, Bouracan, le tonneau sur l’épaule, portant la mort. Puis Strapafar, Trinquemaille. Corpodibale, poignard à la main, serrée derrière Bouracan. Et ils traversèrent la cour, où pesait un silence terrible.
Une douzaine d’hommes qui n’avaient pas eu le temps de fuir s’aplatirent et les regardèrent passer, les yeux fixés sur la mèche. Et, sur le perron, venait d’apparaître le grand prévôt emportant sa fille dans ses bras. Et Florise regarda le groupe… et quelque chose comme un sourire passa sur ses lèvres.
Hors de l’hôtel, dans la rue où des gens couraient dans l’ombre du soir, les cinq truands s’arrêtèrent une seconde.
– Allons ! Bouracan, fit tranquillement Le Royal, dépose la foudre.
Bouracan laissa tomber le tonneau sur le sol. Et tous les cinq s’élancèrent. Quelques secondes plus tard, ils se faufilaient dans un lacis de ruelles, et, hors d’atteinte, s’arrêtaient pour respirer. Bouracan soufflait à vastes poussées.
– Tu n’as pas eu peur ? lui demanda Le Royal.
Bouracan essuya sa face, secoua la tête, et dit :
– J’ai soif !…
IV – UNE FEMME INCONNUE PARLE À BEAUREVERS
Vers l’heure nocturne où Catherine de Médicis, Montgomery et Lagarde tenaient le formidable conciliabule que nous avons relaté, vers ce moment où le capitaine des gardes d’Henri II renvoyait l’escadron de fer et où Lagarde donnait rendez-vous à ses hommes à l’auberge de l’Anguille-sous-Roche, Le Royal de Beaurevers et ses quatre compagnons se trouvaient dans un taudis de la Cour des Miracles. Ils s’étaient réfugiés là pour y attendre la nuit noire, pour y trouver des vêtements destinés à remplacer ceux que la bagarre, à leur arrivée, à l’hôtel Roncherolles, avait mis en lambeaux ; enfin, pour y acheter des armes.
Ils n’avaient pas un sol à eux cinq. Mais le nom de Royal suffisait pour inspirer confiance. Une heure après, ils se trouvaient habillés, équipés, armés et en sûreté dans cette Cour des Miracles où le guet n’eût pas mis les pieds pour tout l’or du monde.
Ils s’étaient alors terrés dans un de ces bouges ouverts à tout mauvais garçon, et Le Royal s’était jeté tout habillé sur un grabat. Il ferma les yeux. Les quatre sacripants attendirent dans une pièce voisine autour d’une outre. Tantôt l’un, tantôt l’autre allait voir s’il s’éveillait. Bouracan, ainsi, entendit Le Royal qui murmurait :
– Ma besogne a-t-elle donc toujours été horrible ?…
– Il rêfe qu’il manche mal, dit Bouracan revenu à sa place. Il dit : c’être horriple. Gu’est-ce gue che fus ragontais ?
– Tu en étais, dit Corpodibale, au moment où la patrouille fut attaquée par des royalistes pendant la guerre de Flandre.
– Ya ! dit Bouracan. (Et il continue un récit commencé – récit que nous traduisons en clair pour cette fois). Donc, les gens de France étaient une vingtaine. Nous, Impériaux, trente. L’on commence à s’égorger. Parmi eux, il y avait un diable qui faisait de la besogne pour dix. Si bien, que, après dix minutes de combat, les royalistes sont vainqueurs. Les nôtres s’enfuient et laissent une douzaine de morts. Moi, j’étais dans le tas. Comme je remuais encore, dix royalistes s’élancent pour m’achever. J’ouvre un œil, et je vois le diable qui rengainait sa rapière. Je lui crie : Monsir ! – Il me regarde, et dit : Pauvre diable ! Il ne veut pas mourir. – Non, je ne veux pas mourir ! Sauve-moi, monsir ! – Camarades épargnez-le, c’est triste de tuer un blessé. – Non, non ! qu’il crève – Et moi, je veux qu’on l’épargne ! – Et nous pas ! – Tudieu ! crie l’enragé. Et le voilà qui tire sa rapière, qui se place devant moi. Et les voilà qui reculent. Lui, alors, me donne à boire, me porte dans sa tente, lave mes blessures, me soigne et me guérit. Et je n’ai plus voulu le quitter ! Et c’était Le Royal de Beaurevers ! C’est ainsi que j’ai fait sa connaissance. À sa santé !
Bouracan saisit l’outre, la souleva, et but.
– Moi, dit alors Strapafar, un soir, près de la grande halle, je me trouve nez à nez avec un dizainier du guet. Il me reconnaît. Je veux fuir. Sa bande me tombe dessus, et je suis traîné vers le gibet du pilori de la halle, déjà, on me passait le nœud coulant, mais voilà quelque chose qui tombe sur les archers, quelque chose comme le mistral, té ! Je regarde à gauche : je vois un des archers, les quatre fers en l’air. Je regarde à droite, et j’en vois un autre qui piquait une tête dans le ruisseau. Deux autres tombent. Le reste s’enfuit. Et me voilà délivré. Et c’était Le Royal de Beaurevers. C’est ainsi que j’ai fait sa connaissance. À sa santé, vé !
Strapafar soulagea l’outre d’une demi-pinte, et alla jeter un regard sur Le Royal qui murmurait :
– Qui suis-je ?… Et que suis-je ?…
– Il a le cauchemar, dit Strapafar en rejoignant la compagnie.
– Moi, dit Trinquemaille, par une certaine après-midi, j’entrai à Saint-Eustache pour y prier le grand saint Pancrace. Je venais de voir pénétrer dans l’église une respectable chrétienne dont l’escarcelle m’avait semblé gonflée. J’entre. Et je vois la dame qui, justement, s’agenouille devant la chapelle de saint Pancrace ; je m’approche, je la regarde, et je me dis : c’est là Marie de Croixmart !
– La fille du grand juge que nous avons occis en place de Grève ! grogna Corpodibale. La dénonciatrice.
– Oui. C’était elle ou son esprit. Je m’approche donc, je lui coupe les cordons de son escarcelle, et j’allais fuir, quand je l’entends qui me dit : « Mon ami, ce sont les pauvres que vous volez. » Elle avait tout vu ! Et c’était la première fois que j’étais pris ainsi la main au sac, preuve que cette femme a du sang de guetteuse dans les veines. J’allais me retirer, lorsque j’entends une voix qui vocifère : « Au coupe-bourse !… » C’était le bedeau. Dix, vingt, trente coquins qui priaient, me veulent saisir. Je fuis. Derrière moi, les vociférations deviennent clameur. Je franchis des murs, je dévale une pente, je me vois sur les berges de la Seine et, voyant la meute sur moi, je me jette à l’eau. Or, je ne sais pas nager, moi ! Je me sentais couler : dans ce moment, j’entendis quelqu’un sur la berge qui criait : « Le pauvre bougre ! Il va se noyer ! » En même temps, je vis le quelqu’un piquer dans le fleuve et venir à moi ; il me saisit, me soutient, me tire, et me dépose sur l’autre berge, à l’abri de la meute. J’étais sauvé ! Et qui m’avait tiré du fleuve ? C’était Le Royal de Beaurevers !
Puis il alla voir Le Royal qui murmurait :
– Ai-je un père, moi ?… Ah ! mon père…
– Il prie ! dit Trinquemaille en revenant. Il dit : Notre Père…
– Io, dit alors Corpodibale, io fus, voici deux ans, exposé au pilori du Trahoir, et j’y restai trois jours sans boire ni manger. Vous le savez, ce pilori est à fleur de terre. Le quartier s’en donnait à cœur joie. J’étais couvert d’ordures. Je crevais de soif. Et, tout autour de moi, je ne voyais que visages convulsés par l’insulte, je n’entendais que ricanements. Le soir du premier jour, voilà tout à coup une bande qui s’en vient à moi. L’un me tire les cheveux, l’autre me pique de sa dague. Je me sentais crever. « Le premier qui touche encore à ce pauvre bougre, je l’éventre !… » Voilà ce que j’entendis. Je parvins à lever la tête. Et je le vis, cognant, nettoyant la place ! Quand la place fut nettoyée, il me donna à boire, puis à manger. Toute la nuit, puis tout le lendemain, puis le jour d’après, il resta là. Plus de soufflets, plus d’ordures, plus de ricanements… Quand on me détacha, il me dit : « Voilà un écu ; va te reposer. » Et il s’en alla. Mais moi je le suivis… Je l’ai toujours suivi depuis… Et c’était Le Royal de Beaurevers ! C’est ainsi que j’ai fait sa connaissance. À sa santé, Dio birbante !
Corpodibale saisit l’outre et la vida. Puis à son tour, il alla jeter un coup d’œil sur Le Royal qui murmurait :
– Pourquoi est-elle si belle ?
Et Corpodibale, ayant rejoint ses compagnons, leur dit :
– Il fait un heureux songe : il voit la Madone.
Les douze coups de minuit tintèrent. Le Royal de Beaurevers sauta du lit sur lequel il s’était jeté tout habillé. Il se secoua, et rejoignit ses quatre acolytes.
– En route ! cria Le Royal. Tudiable ! Je vous ai promis une agape chez Myrta, et vous savez comme je tiens parole.
Et en lui-même, avec attendrissement, il ajouta :
– Myrta, ma sœur… Toute ma famille, maintenant…
Bouracan, les yeux enflammés, se léchait les lèvres et jurait :
– Sacrament ! Pourvu que Myrta nous ouvre !
– Mais, dit Trinquemaille, avez-vous de l’argent, seigneur ?
Question insensée. Il n’avait jamais une maille dans sa ceinture de cuir. Il s’élança au dehors. Les quatre sacripants le suivirent. À l’instant où ils allaient tourner dans la rue Troussevache, un coup de sifflet de Strapafar indiqua l’alerte ; en deux secondes, les cinq se trouvèrent réunis, le poignard au poing, fouillant la nuit : une troupe, devant eux, marchait, suivant le chemin où ils allaient s’engager.
– Ils sont douze, murmura Le Royal.
– Tonnerre du diable, quels yeux il vous a lou pigeoun ! Pourquoi vos yeux comprennent-ils les ténèbres ?
– C’est qu’ils se sont ouverts sur des ténèbres, répondit Le Royal. Je suis né dans un cachot.
– À nous ! Au meurtre ! clama dans le lointain une voix.
– Ils attaquent ! dit Le Royal. Ce sont des truands…
– Il faut qu’ils partagent avec nous !
– Non, non, pas de partage ! À nous toute l’aubaine !
– Oui, à nous ! dit Beaurevers d’une voix étrange.
Ils se ruèrent. Le Royal en tête. Il distingua la bande des douze inconnus autour de la proie.
– Au meurtre ! cria une dernière fois la victime.
– On vient ! tonna Beaurevers d’une voix éclatante.
En trois bonds, il fut sur le groupe. Quelqu’un, parmi les douze, hurla : En retraite ! Il y eut une fuite soudaine, puis tout disparut. Beaurevers demeurait effaré de ce brusque évanouissement – et inquiet tandis que les quatre compères se jetèrent sur la proie :
– À nous toute l’aubaine !
La proie, c’était une dame immobile, dédaigneuse ; devant elle s’étaient placés un homme de haute taille et une autre femme qui continuait à pousser des cris perçants en voyant cette nouvelle bande. Trinquemaille vit que la dame dédaigneuse était la maîtresse.
– Voilà où est le magot ! cria-t-il.
Et, allongeant le bras, il saisit la dame à l’épaule, tandis que ses compagnons sautaient sur les deux autres victimes. Trinquemaille, à ce moment, jeta un cri de douleur ; Bouracan, Corpodibale et Strapafar reculèrent, violemment repoussés.
– Bas les pattes ! gronda Le Royal, leur assénant des horions.
– Quoi ? demandèrent-ils, stupides d’étonnement.
– Madame, dit Beaurevers, vous êtes libre. Toi, Trinquemaille, rends à cette dame l’escarcelle que tu lui as prise.
Trinquemaille grogna mais obéit. La dame dit :
– Gardez-la, mon ami…
– Soit ! s’écria le truand, qui fit disparaître l’escarcelle.
Le Royal tira froidement sa rapière, et prononça :
– Si tu ne rends pas l’escarcelle, tu es un homme mort !
Cette fois, la dame prit la sacoche que Trinquemaille lui tendait d’un geste de rage. Elle regarda Le Royal.
– Voulez-vous me dire votre nom ? demanda-t-elle d’un accent qui troubla l’esprit du jeune homme.
Il répondit brusquement :
– Mon nom ? Le Royal de Beaurevers. Ma fortune ? Sans sou ni maille. Mon logis ? Les bornes des rues. Mon métier ? Truand de Petite-Flambe. Mon passé ? Mystère. Mon avenir ? Une corde. Vous savez maintenant toute mon histoire. Adieu.
– Un instant, fit-elle. Il est possible que vous ayez un jour besoin d’un gîte sûr. Si vous êtes traqué, réfugiez-vous chez moi. Rue des Lavandières. En face de l’auberge de l’Anguille-sous-Roche. Vous demanderez Gilles : c’est cet homme. Ou bien la Margotte : c’est cette femme.
– Et vous, qui êtes-vous ? fit Beaurevers avec émotion.
L’inconnue, d’une voix sombre répondit :
– Moi… je suis la Dame sans nom.
Déjà l’inconnue s’éloignait, accompagnée de l’homme et de la femme. Mais avant de partir, elle avait laissé tomber son escarcelle aux pieds de Trinquemaille en disant :
– Prenez, ceci vous est donné de bon cœur.
Or, les quatre malandrins virent parfaitement la sacoche ; mais pas un d’eux ne se baissa. Strapafar, voyant Le Royal pensif, osa le toucher au bras, et dit :
– Elle va juste où nous allons : rue des Lavandières. Mais cette pauvre escarcelle ? La laisserons-nous à la pluie, à la merci de quelque truandaille ?
– Allons, ramasse ! fit Beaurevers.
Quatre torses baissés. Quatre mains qui s’allongent. En un clin d’œil, la sacoche fut vidée, le partage se trouva fait.
– La Dame sans nom ! murmura sourdement Le Royal de Beaurevers… Et moi aussi, je n’ai pas de nom !…
À ce moment, Trinquemaille dit tout bas à Bouracan :
– J’ai reconnu la voix de la dame à l’escarcelle !
– Qu’est-ce que ça fait ? fit Bouracan. Allons chez Myrta.
– Ça fait, continua Trinquemaille, que cette voix c’est celle de la dame que j’essayai de voler à Saint-Eustache – ça fait donc que cette dame-là s’appelle Marie de Croixmart !
Vers le milieu de la rue des Lavandières, la gigantesque enseigne représentait une monstrueuse anguille, dont les replis se déroulaient capricieusement.
Ce n’était pas une noble auberge comme la Devinière, par exemple. C’était un de ces cabarets qui, à l’heure du couvre-feu, fermaient leurs portes selon les ordonnances, mais pour les entrebâiller ensuite à tout client qui frappait d’une façon particulière. Il y avait une salle commune. Mais à droite et à gauche, s’ouvraient des salles réservées. À l’heure où elle renvoyait tout son monde, Myrta demeurait seule dans l’auberge. Nul n’y couchait, qu’elle seule.
C’était une étrange fille que Myrta. Elle avait ses idées à elle. L’une de ces idées était de n’offrir ni vendre jamais l’hospitalité nocturne à qui que ce fût au monde.
Là, vers l’heure louche, affluaient le bravo, le truand, le coupe-bourse, la ribaude, le gentilhomme ivre. Dans la rue, un homme montait la faction pour annoncer le guet ; événement qui ne s’était produit que deux fois depuis trois ans que Myrta tenait ce cabaret.
À deux heures du matin, cette nuit-là, les clients étaient partis depuis longtemps ; la salle était vide, mais les salles réservées de droite et de gauche étaient occupées par deux bandes qui faisaient bombance. À droite, c’était la bande des douze, que Le Royal de Beaurevers avait interrompue au moment où elle allait dévaliser la dame inconnue. À gauche, c’était la bande Trinquemaille et compagnie.
Ici, les quatre malandrins, la casaque dégrafée, les figures empourprées, étaient à fin de ripaille.
– Vivadiou ! glapissait Strapafar, quelle oie rôtie ! Maintenant que nous avons retrouvé lou Royal, ça va être tous les jours comme dans le bon temps.
– Quel pâté d’anguille, saints et anges ! dit Trinquemaille.
– Et les saucisses ! vociféra Bouracan.
– Pour moi, rugit Corpodibale, j’aurais donné la palme à cette omelette du début. Et quant aux coups d’estoc et de revers et de pointe, puisque Le Royal est avec nous, il va en pleuvoir.
Le Royal de Beaurevers écoutait le quatuor. Il s’était levé, avait agrafé sa ceinture et jeté son manteau sur l’épaule. Les quatre se préparaient à l’imiter. D’un geste, il les arrêta. Et Le Royal – non sans émotion – parla encore :
– C’est vrai, mes bons compagnons, nous avons proprement tiré l’épée ensemble depuis que nous nous connaissons. Alors que nos routes étaient différentes, je vous ai maintes fois regrettés ; toi, Strapafar, pour ta gaieté ; toi, Trinquemaille, pour ta piété ; toi, Corpodibale, pour ta franchise, et toi, Bouracan, pour ta force ; tous, pour la bravoure. Aussi, quand je vous ai retrouvés sur la route de Melun, aux Trois-Grues, mon cœur a sauté de joie.
Ils se redressaient pour écouter leur éloge prononcé par Le Royal de Beaurevers ! Leurs faces s’illuminaient. Tout à coup, sur ces mêmes faces, la stupeur, la douleur.
– Maintenant, il faut nous séparer !… Parce qu’avec moi, vous ne feriez plus que des bêtises ; je vous empêcherais de vivre. Ceci est notre dîner d’adieu. Au surplus, qui sait ? nous nous reverrons sans doute. Adieu donc. Silence ! J’ai horreur des faiblesses de cœur. Seulement, si l’un de vous a besoin de ma peau pour sauver la sienne, vous Viendrez à Myrta. Voilà. Adieu.
Le Royal sortit, furieux. Contre qui ? Surtout contre lui-même. Il méprisait ces hommes et il les aimait.
– Pauvres bougres ! murmura-t-il en s’éloignant.
Les quatre étaient demeurés ahuris de détresse.
– Nous avons perdu l’âme de notre âme, dit Corpodibale.
– C’est lou pigeoun qui se perd, dit Strapafar.
– On se passera de lui ! grommela Trinquemaille.
Bouracan ne dit rien. Il pleurait.
Le Royal de Beaurevers entra dans la cuisine, vaste, admirable d’ordre et de propreté. Une haute flamme claire se tordait dans la cheminée. Là se déployait le génie de Myrta. C’était une belle et bonne fille, épanouie en sa blonde beauté, sage parmi la luxure, sobre au milieu de l’ivresse. À l’entrée de Beaurevers, elle rougit un peu, et, sans détourner les yeux d’une sauce qu’elle surveillait :
– De retour à Paris ?… À peine ai-je eu le temps de vous saluer à votre entrée avec vos compagnons de débauche.
– Je viens te dire bonsoir. Comme tu te fais belle ! Le reflet de ces flammes donne une jolie couleur à ce visage !
– Si je suis belle, vous êtes le millième à me le dire. Autant en emporte le vent. Mais parlons de vous.
– Justement, Myrta, je suis venu te parler de moi.
– Vous venez me dire que vous ne pouvez me payer l’orgie de cette nuit. Autant encore en emporte le vent.
– Il ne fallait pas me faire crédit, Myrta ! Combien te dois-je ? Misère ! Seul, pauvre, minable, sans gîte, sans espoir, il faut donc que je m’entende réclamer le prix d’un dîner !
– Votre dette, dit Myrta, n’est pas encore montée au total du crédit que je vous ai fixé. Donc, ne vous gênez pas.
– Bah ! Tu m’as fixé un crédit chez toi ?
– Comme à tous mes clients. Jusqu’à deux livres à tel truand, jusqu’à dix écus à tel gentilhomme riche.
– Et au roi de France, quel crédit accorderais-tu ?
– J’irais jusqu’à cent écus, dit Myrta.
– Peste ! Je voudrais être roi ! Dis-moi mon crédit, à moi ?
– Mille ducats d’or, dit Myrta d’une voix grave.
Il tressaillit, soudain pâli. Une seconde, il fut écrasé d’humiliation sans savoir qu’il était humilié. Il vit Myrta qui tremblait. Sa colère chavira…
– Myrta, dit-il d’une voix attendrie, mille ducats, c’est dix fois peut-être ce que vaut ton auberge. Tu es une bonne fille, je n’oublierai jamais ce que tu viens de dire.
Elle se tourna vers le poêlon qui chantait sur le feu, et y jeta une pincée d’épices. Elle murmura :
– Puis-je oublier que le même sein maternel nous a nourris tous deux ? N’êtes-vous pas comme mon frère ?
– C’est vrai… Tu es comme une sœur pour moi. J’étais venu te demander deux choses. La première, c’est de me donner un gîte dans ton auberge.
Une flamme de joie rapide éclaira les yeux de Myrta.
– Je vais maintenant rester à Paris jusqu’à ce que j’aie trouvé je ne sais quoi qui me guette dans ce vaste dédale de rues…
– Vous êtes ici chez vous, dit-elle d’une voix troublée. Voyons la deuxième chose.
– Tout à l’heure, je me suis heurté à douze hommes partis trop vite à mon gré. Je veux savoir qui ils sont. Ces douze hommes font ripaille dans ta salle de droite.
– Ils ne sont plus douze : ils sont treize, maintenant.
– Soit. Ouvre-moi le cabinet d’où l’on voit dans leur salle.
Myrta n’hésita pas. Elle alla à une petite porte dérobée et l’ouvrit, ce qu’elle eût refusé de faire pour tout autre. Au moment où Le Royal allait pénétrer dans le cabinet, elle le toucha au bras :
– Depuis une huitaine de jours, un homme, un petit vieux, vient ici tous les soirs à la même heure, et demande si vous êtes arrivé. Puis il s’en va en recommandant de vous dire de ne pas oublier le rendez-vous que vous a donné son maître.
– Le nom de ce maître ? demanda Le Royal tressaillant.
– Tout le monde à Paris le prononce depuis quelques jours. On dit qu’il sait tout. On dit qu’il fait de l’or à sa volonté. On dit que les trépassés, se levant de leurs tombes, le visitent toutes les nuits. Les uns disent que c’est un envoyé de Dieu. D’autres que c’est un démon. Prenez garde à cet homme !
– Son nom ! Son nom ! rugit Le Royal.
– Nostradamus ! répondit Myrta.
– Me voici ! dit une voix.
Ils se retournèrent. Le Royal fit un pas et gronda :
– L’homme de l’auberge des Trois-Grues !
Comment était-il là ? Peut-être était-il entré dans le cabaret en même temps que le treizième convive de la salle réservée. Son visage était livide, et, dans cette pâleur de mort, étincelaient deux yeux noirs.
– Vous alliez entrer là ! dit Nostradamus. Entrons-y.
– Beaurevers ! haleta Myrta épouvantée, n’y allez pas !
Nostradamus la saisit par la main, et, une minute, garda cette main dans la sienne. Myrta, tout à coup, s’apaisa… Elle s’inclina et balbutia :
– Oui, monseigneur !…
Nostradamus, alors, se tourna vers Le Royal.
– Qui êtes-vous ? râla celui-ci avec une terreur concentrée.
– Je vous l’ai dit : Celui qui sait le nom de votre mère et le nom de votre père.
Le Royal vit que son visage semblait s’imprégner de fiel. Mais Nostradamus entrait dans le cabinet. Le Royal s’y jeta à sa suite.
– Quand il le faudra, dit Nostradamus, vous saurez ce que je vous ai promis de vous dire. Et sachez-le, je tiens mes promesses ! Pour le moment, nous sommes ici pour regarder et entendre, écoutons et voyons !
Beaurevers eut la soudaine intuition que ce qu’il allait entendre et voir était étroitement lié à cette promesse que Nostradamus venait de lui renouveler. Il poussa un large judas grillé, et la salle lui apparut. Une vaste table chargée de débris ; autour, des silhouettes rudes et des ribaudes dépoitraillées, enlaçant de leurs bras nus le cou des hommes ; des bruits de baisers violents ; des rires ; des cris ; une vision d’une exorbitante impureté ; et dans un angle, debout, immobile, un homme qui attendait.
Il attendait que les morsures des baisers, les fumées des vins eussent préparé les esprits à entendre sans doute une parole qui les eût anéantis de terreur, entendue hors de l’ivresse. Cet homme laissa tomber le manteau qui couvrait son visage.
Nostradamus, à l’oreille de Beaurevers, prononça :
– Le baron de Lagarde, chef des estafiers de la reine !
Lagarde jetait un long regard sur l’Escadron de fer.
– Hors d’ici les ribaudes ! commanda-t-il.
Il y eut une fuite des filles de joie. Les douze s’étaient redressés. Lagarde gronda :
– Chiens ! Quand je vous ai dit de venir m’attendre ici, n’avez-vous pas compris que j’avais un ordre à vous transmettre ! Ivrognes ! Vous êtes licenciés, la reine ne veut plus de vous ! Pour la servir, il faut des hommes ! Hors d’ici !…
Les douze étaient debout, frénétiques, terribles, l’entourant, frappant du pied ; deux ou trois se jetèrent à genoux, d’autres se heurtèrent la tête aux murs. Douze rugissements ne firent qu’un seul rugissement :
– Là ! Là ! Doucement ! fit Lagarde. Votre désespoir me touche. Là, vous dis-je ! N’en parlons plus…
– Hourrah ! Hourrah ! – L’enfer ou la reine ! – Ma poitrine sous ses pieds ! – La reine ! La reine !…
Lagarde laissa s’apaiser la tempête de joie. Ils reprirent leurs places, et écoutèrent l’ordre de la reine :
– Demain, bombance pareil. Après-demain encore ! Le jour d’après encore ! Le jour d’après encore ! Seulement il faut que disparaisse l’homme qui gêne la reine.
Il y eut autour de la table comme un grondement de tonnerre, puis le silence noir qui suit les coups de foudre.
– Je vous préviens que ce sera dangereux, reprit Lagarde d’une voix sèche, âpre, une voix de fièvre et de cauchemar.
Jamais il ne leur avait tenu pareil langage. Il disait : « Tuez-moi celui-là. » Et c’était tout. Ils pressentirent quelque chose d’exorbitant. L’un d’eux, dans le silence, demanda :
– Qui est-ce ?…
Lagarde se tut. Ils virent qu’il pâlissait.
– Oh ! oh ! fit l’un d’eux, nous avons affaire à quelque gentilhomme de haute gentilhommerie. Un mois de ma paye que c’est le grand prévôt !
– Plus haut ! gronda sourdement le baron de Lagarde.
– Le maréchal de Saint-André, grand favori du roi !…
– Plus haut !
Ils eurent des regards effarés. Quelqu’un osa, très bas :
– Oh ! c’est le connétable de Montmorency !…
– Plus haut ! répéta Lagarde d’une voix étranglée.
Un souffle de terreur passa… L’un des douze murmura :
– Un prince !… Le duc de Guise !…
– Plus haut ! répéta Lagarde qui, à ce moment, s’assit.
Dans cette seconde, il jouait sa tête… En même temps qu’il s’asseyait, les douze s’étaient levés épouvantés. En se regardant, ils virent qu’ils avaient compris !…
Lagarde comprit qu’il n’avait pas besoin de dire le nom de l’homme qu’on allait tuer ! Il comprit que dans ces têtes affolées le nom venait de retentir.
– Êtes-vous décidés ? demanda-t-il.
Il y eut une imperceptible hésitation. Puis ils se tournèrent vers le chef. Ils n’eurent pas plus besoin de dire oui qu’ils n’avaient eu besoin de dire le nom de l’homme… Il reprit :
– À partir de demain, nous surveillerons les abords de l’hôtel Roncherolles, le logis grand-prévôtal.
– C’est donc près de ce logis qu’aura lieu l’action ?
– Oui. Aux abords de l’hôtel Roncherolles.
Il n’y eut plus un mot de prononcé. Tous mirent leurs manteaux, assurèrent épées et poignards, et, à la suite de Lagarde, sortirent…
– Venez, maintenant, dit alors Nostradamus à Beaurevers.
Et, à leur tour, ils sortirent de l’auberge. Le Royal marchait silencieusement. Cette scène l’avait frappé de stupeur. Qui était cet homme qu’on devait tuer ?… La chose devait se passer près de l’hôtel Roncherolles… Pourquoi là ?
– Cet homme… murmura-t-il enfin sourdement. Celui que ces gens veulent tuer… c’est horrible, ce guet-apens…
Nostradamus s’arrêta comme saisi d’une inquiétude.
– Or çà ! N’avez-vous donc jamais vous-même frappé du fer une poitrine humaine ?
– Si fait ! Mais jamais dans l’ombre, par derrière.
Ils arrivèrent à l’hôtel de la rue Froidmantel. Au moment d’entrer, un frisson secoua Le Royal. Il lui sembla que cette porte, qui s’ouvrait devant lui, c’était la porte des mystères dont l’homme ne doit pas s’approcher. Et il voulut se donner du courage…
– Vous allez me parler de mon père ? demanda-t-il.
– Non, répondit Nostradamus. Pas encore.
– C’est donc de ma mère que vous allez me parler ?
– De celle que vous aimez. De Florise de Roncherolles.
Le Royal de Beaurevers, ébloui, porta les mains à ses yeux.
– Est-il donc vrai que je l’aime ? rugit-il. Entrons !
Et il passa le premier. Nostradamus entra derrière lui.