DIX-NEUVIÈME CHAPITRE – Le tombeau de Marie.
Les quatre estafiers s’avancèrent. Le Royal les foudroya du regard. Ils s’arrêtèrent. Roncherolles gronda :
– Qui sont ces quatre ?
– Des gentilshommes de la reine ! fit Trinquemaille.
Roncherolles crut qu’ils étaient là pour l’aider – c’était d’ailleurs la vérité.
– Vous pouvez aller rassurer la reine : l’homme est pris.
D’un coup d’œil, ils se concertèrent pour la bataille… Le Royal les tint sous son regard et, d’une voix étranglée :
– Oui, oui : allez rassurer la reine… allez donc !
Ils avaient un tel respect pour les moindres volontés de leur dieu, qu’ils rengainèrent, et, à reculons, sortirent…
Le Royal de Beaurevers fut conduit au Châtelet. Tout le long du chemin, Roncherolles marcha près de lui, le tenant par le bras. Beaurevers était hagard. Toutes ses pensées se battaient en tumulte. En vérité, pendant ce parcours, il n’y eut en lui qu’une idée :
– Je suis arrêté pour avoir meurtri le roi. Je vais mourir : je suis à jamais séparé de Florise. Si je tue cet homme, là, près de moi, je puis peut-être échapper. Oui. Mais si je tue le père de Florise, je suis séparé d’elle par l’horreur. Oh ! si Roncherolles pouvait seulement s’écarter une minute !…
Sur l’ordre du grand-prévôt, Beaurevers fut descendu au Paradis : c’était une idée de Roncherolles.
La première pensée de Beaurevers fut de se dire :
– Comment faire savoir à ma mère que je suis vivant ? Comment donner cette dernière joie à la Dame sans nom ?
Toute la journée, il ne pensa qu’à cela. Pendant ces longues heures, il ne songea ni à Florise, ni au roi. Il fut uniquement occupé de sa mère.
– Comme elle a souffert ! Comment mettre une joie dans cette existence ! Lui faire savoir que son fils est vivant !…
Sur le soir, un geôlier entra. Beaurevers eut une idée. Il fouilla vivement dans sa ceinture de cuir, où Nostradamus avait mis de l’or. Il en tira une dizaine de pièces, et dit :
– Veux-tu gagner ceci ?
– Je veux bien, fit le geôlier ébloui, mais comment ?
– Tu iras trouver une femme qui demeure rue de la Tisseranderie et s’appelle la Dame sans nom. Tu lui diras : Votre fils est vivant et vous aime. Il s’appelle Le Royal de Beaurevers…
– Donnez !… Dans une heure la commission sera faite.
Le geôlier compta les dix pièces d’or en souriant. Puis il salua son prisonnier avec un certain respect et se dirigea vers la porte. Le Royal songeait. Comme le geôlier atteignait la porte, le jeune homme eut un sursaut terrible. Il bondit vers le porte-clefs avec un cri :
– Arrête !…
Le geôlier obéit, flairant peut-être une nouvelle aubaine. Beaurevers haletait. Son front ruisselait de sueur. Il râla :
– Cette commission est inutile. Tu n’iras pas.
Le geôlier crut qu’on allait lui reprendre ces dix belles pièces. Il fit la grimace, et grommela :
– J’ai été payé. Rien ne m’empêchera d’aller dire…
– Tiens ! rugit Beaurevers. Voici pour ne pas y aller !…
Et il vida le reste de sa bourse dans la main du geôlier, ébahi de joie. Le geôlier n’y comprit qu’une chose, c’est que son prisonnier était fou. Le Royal s’était jeté sur son lit, et sanglotait :
– Lui dire que je suis vivant !… Mais c’est le coup de grâce que je lui porte ! Puisque je vais mourir !… Allons, il ne me reste qu’à obéir à l’ordre donné par mon père quand je vins au monde : aller trouver le bourreau à qui j’appartiens !… Et, au moins, la mère ne saura pas que ce truand qu’on va pendre, c’est son fils !… Pauvre mère, voilà tout ce que je puis faire pour toi !
Le troisième jour de sa détention, Le Royal de Beaurevers vit entrer plusieurs archers escortant deux hommes en robe noire. L’un était le commissaire royal chargé de l’interroger, l’autre son greffier. Le commissaire, le voyant paisible, renvoya les archers. Puis il repoussa la porte. Puis il se mit à lui parler à voix basse :
– Vous êtes accusé de lèse-majesté. Qu’avez-vous à dire ?
– C’est vrai, gronda Beaurevers. Je l’avoue. Je le proclame. Mais quand on saura pourquoi, dans les lices de…
– Plus bas ! Plus bas ! fit le commissaire.
– Pourquoi j’ai frappé de ma lance le roi Henri…
– Qui vous parle de cela, voyons ?
– Je ne suis donc pas accusé de régicide ?…
– Régicide ? Perdez-vous déjà la tête ? Qui a frappé Sa Majesté d’un coup de lance maladroit ? C’est le sire de Montgomery, qui désespéré de ce malheur, a disparu…
Le Royal écoutait avec stupeur. Et comment eût-il pu comprendre que Catherine de Médicis ne voulait pas qu’on pût soupçonner un meurtre ! Et qu’il fallait que Paris crût à un accident !…
– Diable ! continuait le commissaire, toujours à voix basse, comme vous y allez, mon cher ! Si vous étiez accusé de régicide, vous auriez le poignet droit coupé, la langue arrachée, et vous subiriez le supplice d’être tiré à quatre chevaux. Lèse-majesté, voilà tout ! Et c’est déjà bien assez. Car vous devriez être pendu, avec estrapade !… Au lieu de cela, vous aurez simplement le cou tranché. Vous serez reconnaissant de cette faveur à Sa Majesté la reine !…
Le Royal de Beaurevers eut un éclair de joie. Il songea :
– Elle ne verra pas mon cadavre se balancer au gibet…
– Vous êtes donc accusé de lèse-majesté, poursuivit le commissaire pour avoir attiré le roi dans un logis de la rue Calandre, de l’y avoir détenu, de l’avoir menacé…
Le prisonnier avoua tout ce qu’on voulut.
Le Royal de Beaurevers ne vit plus personne.
Il ne vivait plus qu’avec deux images penchées sur lui : Florise et Marie de Croixmart… Sa fiancée ! Sa mère !…
Le neuvième jour, à la nuit, des gardes vinrent le chercher, lui firent monter des escaliers et l’introduisirent dans une vaste salle située au rez-de-chaussée. Le prisonnier avait les mains solidement attachées au dos. Les gardes étaient tous armés. Mais quand il apparut, un long murmure traduisit la terreur des gardes :
– Le Royal de Beaurevers !…
Au fond, il y avait sur une estrade sept ou huit hommes solennels. L’un d’eux se mit à questionner le prisonnier qui répondit « oui » à chaque question. Un autre parla dix minutes. Puis tous ensemble, ils tinrent conciliabule. Et enfin, il y en eut un qui se mit à lire un grimoire qui signifiait ceci :
Le Royal de Beaurevers était déclaré coupable de lèse-majesté. Il était condamné à avoir la tête tranchée par l’exécuteur sur un échafaud dressé en place de Grève. L’exécution aurait lieu le lendemain matin à 9 heures.
Il restait au Royal trente-six heures à vivre.
II – JACQUES D’ALBON DE SAINT-ANDRÉ
Il y avait quelqu’un qui devait tout à Henri, et qui, à sa mort, eût dû pleurer des larmes de sang. C’était Jacques d’Albon, comte de Saint-André, maréchal de France. Le grand favori du roi !
Lorsque le bruit se répandit que le roi allait mourir, Saint-André sentit que la terre allait lui manquer sous les pieds.
Il avait été l’un des adulateurs de Diane de Poitiers. Il avait humilié Catherine de Médicis autant de fois que cela avait été nécessaire à son crédit, c’est-à-dire tous les jours. Au moment où tous les regards étaient fixés sur le blessé qu’on plaçait sur une civière pour le transporter au Louvre, Saint-André fixait les siens sur Catherine de Médicis. Il était tout prêt à se faire le premier chevalier servant de la reine si celle-ci lui faisait signe.
Lorsque le brancard s’ébranla, Catherine de Médicis regarda autour d’elle pour reconnaître ses amis et ses ennemis, imposer du premier coup son autorité de régente.
– Messieurs, dit-elle, suivez-moi au Louvre, où je vais assembler le conseil. Monsieur le Maréchal, vous attendrez mes ordres en votre hôtel.
Saint-André se mit en route vers les Fossés-Mercœur, suivi de ses écuyers, précédé de ses pages, escorté de ses gardes. Il songeait :
– Il va pleuvoir du sang, et peut-être de l’or. Les Guise ont besoin de moi, Montmorency a besoin de moi ; je leur proposerai une alliance, et peut-être pourrai-je… Oh !… mais qu’est-ce que j’éprouve donc ?…
Il avait pâli soudain. Un mystérieux malaise s’emparait de lui. Machinalement, il se retourna, et, à dix pas derrière ses gens, il vit un homme de haute stature, monté sur un cheval noir, enveloppé d’un manteau noir.
Saint-André ne prêta qu’une médiocre attention à ce cavalier. Son malaise se dissipait, d’ailleurs. Il songea :
– Il faut que je mette tout cela à l’abri, dès cette nuit. Bon ! j’en profiterai pour compter un peu et voir au juste ce qui manque du dernier million…
Prétexte ! Saint-André savait le compte à un ducat près. Saint-André savait qu’il ne trouverait pas de coffre plus sûr que celui qu’il avait imaginé. Prétexte pour contempler l’or.
En mettant pied à terre dans la cour de son hôtel, il riait, et… Un fracas retentit dans sa tête. Tout ce bruit qu’il avait entendu déjà une nuit sur le pont-levis de la rue Froidmantel. Puis tout se tut, et une voix, la même qu’il avait entendue aussi, hurla :
– Renaud ! Renaud ! Renaud !
Saint-André jeta autour de lui des yeux de folie, et ne vit que ses gens d’armes qui, à grand bruit rentraient leurs chevaux aux écuries.
Subitement, l’hallucination disparut. Devant le porche de l’hôtel, le cavalier noir attachait son cheval.
Saint-André descendit dans les caves sans plus tarder. Devant le coffre, il s’arrêta. Il songeait :
– Mon fils est mort. À ma mort, j’eusse été forcé de lui laisser mon or. Moi mort, ma fortune aux mains de Roland eût fondu comme une neige de printemps. À qui laisserai-je cette fortune ? La mort de Roland a sauvé mes millions. À qui la laisserai-je ? Si le roi avait vécu… Non, tout compte fait, Henri ne méritait pas, si j’étais mort avant lui, d’être mon héritier. Il eût tout dépensé. Suis-je avare ? Non. J’ai honorablement tenu mon rang. À qui laisserai-je tout cela en mourant ? C’est ma vie. Dois-je donc laisser ma vie à quelqu’un ? Non, non, de par Dieu ! À personne ! Je ne laisserai mon or à personne !…
Il alla s’assurer qu’il avait bien fermé la porte du caveau.
Il approcha une table. Sur la table, il y avait une balance. Il y avait trois coffres. Il ouvrit le premier.
Un instant, il tint dans ses mains le couvercle levé, plongeant des yeux hagards à l’intérieur. Puis il laissa retomber le couvercle. Il demeura quelques instants immobile.
Puis il ouvrit le deuxième coffre.
Et il demeura hébété, la bouche et les yeux grands ouverts.
Précipitamment, il rouvrit le premier coffre.
Il laissa les deux couvercles rabattus et murmura quelques mots indistincts. Il souffrait atrocement.
Il eut alors un geste pour ouvrir le troisième coffre. Il s’y reprit à trois fois, et lorsqu’enfin il eut jeté un seul regard à l’intérieur, lorsqu’il vit que ce coffre était vide comme les deux premiers, lorsqu’il fut certain de son malheur, il demeura immobile, pétrifié, l’œil dilaté. Cela dura quelques secondes, et brusquement, sans un cri, l’avare tomba à la renverse, foudroyé.
Promptement, Saint-André revint au sentiment : quelqu’un lui faisait respirer un puissant révulsif qui, sans doute, lui évita l’apoplexie. L’avare eut un frémissement de terreur, il se releva d’un bond, se rua à l’armoire de fer, la ferma à toute volée, et se campa, le dos à la porte, le poignard à la main… L’inconnu se mit à rire.
– Avez-vous donc peur que je vous vole ? dit l’homme.
– Qui êtes-vous ? rugit Saint-André. Et comment avez-vous pu entrer ici ?
L’homme laissa tomber son manteau.
– Nostradamus ! râla Saint-André.
– Oui, dit Nostradamus. Ne vous attendiez-vous pas à me voir ?
Saint-André claquait des dents. Pourtant la nécessité de supprimer cet homme, qui avait surpris le secret de son trésor et de l’entrée des caves, lui apparaissait urgente. Le trésor !… Avait-il donc oublié que les coffres étaient vides ?… Son poignard dans sa main, il se ramassa… et se rua en hurlant :
– Nostradamus du diable, c’est ici ta dernière diablerie !
Un effroyable cri d’agonie lui échappa et le poignard tomba de sa main endolorie ; il éprouva l’impression d’un choc contre un mur invisible. En réalité, il y avait eu arrêt brusque de son élan.
Déjà il oubliait sa vaine tentative. Il ramassa l’arme.
– Je veux savoir comment tu es entré ici !
– C’est vous qui m’avez ouvert la porte. Je vous ai rejoint là-haut, et je vous ai ordonné de ne pas me voir. Vous avez obéi, puisque je suis là depuis le moment où vous avez ouvert vos coffres.
– Alors, vous avez vu mes coffres ?
– Je les ai vus, et, comme vous, j’ai vu qu’ils sont vides.
– Vides ? bégaya l’avare frappé d’horreur.
Il bondit à l’armoire, l’ouvrit, souleva les couvercles. Et alors, il se retourna vers Nostradamus, les traits décomposés.
– Vides ! murmura l’avare en baissant la tête. C’est bien vrai. Mes coffres sont vides. Et je vis ?…
Il souffrait en cette heure ce qu’une vie de désespoir peut représenter de souffrances accumulées. Sa tête tremblait sénilement. Ses yeux étaient ceux d’un fou. Nostradamus souriait.
– Oui, reprit l’avare, je vis et mes coffres sont vides. Qui m’a tué mon trésor ? S’il y avait un Dieu de justice, il m’apprendrait le nom de l’assassin…
– Je vais vous le dire !
– Vous !… Ah ! oui, vous savez, vous ! Eh bien, écoutez, dites-moi cela, et je suis à vous ! Le nom ! Le nom !
– Roland de Saint-André ! dit la voix de Nostradamus.
– Mon fils ! délira l’avare avec une effroyable joie. Alors… je vais retrouver mon trésor… puisqu’il est mort !…
L’avare titubait. Et maintenant qu’il se croyait sûr de retrouver le trésor, puisque son fils était mort… il sanglotait. Nostradamus le contempla une minute avec curiosité. Puis, il s’avança vers l’avare et lui prit la main. Saint-André tressaillit. Il sentit la peur se glisser dans ses veines. Le visage de Nostradamus resplendissait de haine. Il demanda au mage :
– Que voulez-vous ?
– Je veux vous dire que ma vengeance est satisfaite.
– Votre vengeance ? grelotta Saint-André.
– Votre fils ne vous rendra pas vos six millions. Votre trésor il l’a partagé en fractions de vingt mille livres ; et chacune de ces fractions, avant de courir trouver la mort à Pierrefonds, il les a données. En ce moment, il y a dans Paris trois cents familles qui bénissent le bienfaiteur inconnu grâce à qui elles vont pouvoir vivre…
L’avare se tordait les bras. Et Nostradamus continua :
– Votre fils Roland ignorait où se trouvait le trésor.
– Oui, oui ! Tout le monde l’ignorait…
– Roland n’avait même pas l’idée de s’en emparer.
– C’est vrai ! Il ne pouvait avoir l’idée de tuer son père…
– Il a donc fallu que quelqu’un lui donnât d’abord cette idée ! puis, le conduisît jusqu’au trésor…
– Ce quelqu’un ! grinça l’avare dans un hoquet d’agonie.
– C’est moi ! dit majestueusement Nostradamus.
– Vous ! Vous !… Nostradamus !…
– Je m’appelle ainsi. Mais j’ai porté jadis un autre nom.
– Un autre nom ? balbutia Saint-André, livide.
– Descends dans tes souvenirs de jeunesse et tu y trouveras ce nom. J’étais heureux ! L’amour inondait mon cœur. Et la confiance m’illuminait de ses lueurs radieuses. Confiance en la vie, confiance en ma fiancée, confiance, oh ! confiance en mes amis ! Cherche, comte !
– Ce nom ! Ce nom ! râlait le comte.
– Écoute-le dans ta conscience ! répondit Nostradamus. Et il s’en alla.
– Cet homme est fou ! bégaya Saint-André ! Il s’appelle Nostradamus. Il n’a jamais eu d’autre nom. Oh ! le misérable ! Comme il me fait souffrir !… Quoi ! C’est mon fils qui me tue ! Qui est cet homme qui m’a assassiné ?… Nostradamus ! Oh ! je…
Dans cet instant, subitement, il y eut dans son cerveau ce fracas de cloches qu’il avait entendu, – et le nom tonna en lui, cette fois, avec toute sa signification : Renaud !…
– Puissances du ciel !… C’était Renaud !…
Lorsque, le lendemain, des serviteurs retrouvèrent leur maître dans ce coin de ténèbres, Saint-André se laissa emmener docilement. Et lorsqu’il fut remonté à la lumière du jour, on vit que ses cheveux étaient devenus blancs.
III – LES GENTILSHOMMES DE LA REINE
Myrta, le jour de la passe d’armes, se dirigea vers la lice de la rue Saint-Antoine. Au fond, elle avait l’espoir d’y rencontrer Le Royal de Beaurevers. Qu’était-il devenu ?
Myrta regardait de tous ses yeux. Or, tout à coup, il se fit un silence dans la foule. Le roi, les reines, les princes et les princesses, tous les grands premiers rôles étaient passés déjà : on ne voyait plus défiler que le menu fretin des hobereaux. Qu’était-ce ?…
Une rumeur traduisit la naïve stupeur de la foule.
– Ho ! Qui sont ceux-là ? – Sainte-Vierge, les beaux mignons que voilà ! – Leurs rapières pèsent bien dix livres ! Et leurs moustaches ! – Ce sont les envoyés de la reine de Saba ! – Hourra !
Ils étaient quatre qui se redressaient, fiers, majestueux et enflés d’un exorbitant orgueil. Il est certain qu’ils étaient superbes, tout neufs, trop neufs, empêtrés de plumes, de rubans, de galons. Ils se dandinaient, frisaient leurs moustaches énormes avec impertinence.
– Attention ! disait Trinquemaille. Nous sommes à la cour !
– Il n’y a pas de tapis ! observa Bouracan.
– Tiens-toi ! fit Corpodibale. Le peuple nous admire !
– Ah ! milodious, dit Strapafar, c’est pour nous le succès !
Tout à coup, le même Strapafar cria :
– Outre ! Parfandious !…
– Té ! Vé ! C’est Myrta !… Et adieu donc, la pitchoune !
Les quatre avaient tressailli. Ils écartèrent les hallebardiers, s’accoudèrent à la barrière de bois avec cette pensée qu’ils allaient avoir des nouvelles de Beaurevers. Myrta ouvrait des yeux effarés. Le peuple applaudissait ces gentilshommes familiers. On écoutait. Myrta disait :
– Vous ! sous ces costumes ! dans la suite du roi !
– De la reine ! rectifia Trinquemaille. Ma chère. On a fait son chemin, nous sommes gentilshommes de la reine…
– Et nous habitons au Louvre ! fit Corpodibale.
– Dans les appartements de la reine ! dit Strapafar.
– Ya ! ponctua Bouracan, majestueux.
En quelques mots, Myrta fut mise au courant de la nouvelle fortune des quatre compères, et elle frémit :
– À quelle besogne sont-ils destinés ? songea-t-elle.
Eux énuméraient les repas somptueux, décrivaient leur logement et, enfin, la même question fut posée :
– Et lui ?…
Hélas ! Myrta ignorait. Et les quatre ne savaient rien. Bref, on se sépara, non sans promesses de se revoir.
Le passe d’armes eut lieu comme on a vu. Le drame se déroula, selon les péripéties arrangées par ce mystérieux metteur en scène qu’est le Destin – représenté par Nostradamus.
Myrta ne vit rien de la tragique péripétie. Elle était trop loin et elle songeait à Beaurevers. Elle fût partie si sa rencontre avec les estafiers n’eût surexcité sa curiosité. Soudain, la grande clameur qui venait des lices. Puis, dans le peuple, de sourds murmures :
– Le roi est blessé mortellement. Le roi va mourir.
Et, par groupes hâtifs, la multitude s’écoula… Bientôt les lices furent vides. La fête était terminée.
Et ce fut alors que Myrta aperçut au loin, près d’une tente, les quatre compères immobiles, vers lesquels elle se dirigea. Et, comme elle approchait, elle vit qu’ils pleuraient.
Qui pleuraient-ils ? Il n’y avait qu’un homme au monde que ces quatre-là étaient capables de pleurer. Elle courut à eux, avec la certitude d’un malheur.
– Que lui est-il arrivé ?
– Il est arrêté !
Les estafiers ne se trompèrent pas plus à la demande que Myrta ne se trompa à la réponse : lui… il… cela ne pouvait signifier que : Le Royal de Beaurevers. Elle devint très pâle.
– Arrêté !… Par qui ?…
– Roncherolles ! dit Corpodibale.
Il sembla à Myrta qu’elle allait mourir. Mais elle avait l’âme forte. Elle dompta sa douleur.
– Pourquoi l’a-t-on arrêté ?…
– C’est lui qui l’a voulu ! dit Trinquemaille. Pourquoi ?
– Il n’a pas voulu tuer Roncherolles, dit Bouracan.
Myrta frissonna de jalousie. Le Royal s’était laissé arrêter plutôt que de frapper le père de Florise !…
– Comme il l’aime ! songea-t-elle, désespérée.
Mais, dans le même moment, cet élan de jalousie s’affaissa. Sa douleur se concentra en une pensée unique :
– Il faut que je le sauve !…
Elle se fit raconter l’arrestation dans tous les détails. Ils ne pleuraient plus. Et elle leur donna ses ordres.
– Vous allez rentrer au Louvre, puisque vous y logez, Y a-t-il un moyen de parvenir jusqu’à vous, de jour ou de nuit ?
– C’est facile. Il y a un mot spécial pour nous : Pierrefonds.
– C’est bien. Rentrez. Et attendez. Tenez-vous prêts à agir quoi que je vous fasse savoir. C’est pour lui !… Est-ce dit ?
Déjà Myrta s’éloignait en courant. À leur tour, les estafiers partirent empressés, se disant entre eux :
– Elle le sauvera !…
« Il faut que je le sauve !… » Myrta se répétait cela en courant vers la rue de la Tisseranderie. Mais comment sauver Beaurevers ? Comment pénétrer au Châtelet ? Et une fois entrée, comment en faire sortir le prisonnier ?…
Lorsqu’elle arriva rue de la Tisseranderie, Myrta cria, sanglota. Aux questions de la Dame sans nom, elle ne put que dire :
– Oh ! madame… il va mourir !
Marie de Croixmart jeta un cri : tout de suite, elle avait compris qu’il s’agissait de Beaurevers. Elle se redressa.
– Et que m’importe ! se gronda-t-elle. Qui est ce jeune homme ? C’est celui qui aime la fille de Roncherolles. La malédiction est sur lui puisque son cœur va à des maudits…
Presque aussitôt, elle ajouta, frissonnante :
– Pauvre jeune homme !…
Et alors elle s’aperçut qu’elle-même souffrait, comme si ce jeune homme qu’elle connaissait à peine eût été son fils. À ce moment, la porte de la pièce voisine s’ouvrit, et Florise entra. Elle était habillée comme pour sortir. Son visage était blanc comme cire, mais ses yeux disaient toute la vaillance de son âme. Et sa voix, ne trembla pas lorsqu’elle dit :
– Myrta, comment et pourquoi va-t-il mourir…
Il y avait là trois femmes séparées par une sourde hostilité.
Pour Marie de Croixmart, Florise était une Roncherolles.
Pour Florise, Myrta n’était pas la sœur de Beaurevers.
Pour Myrta, Florise était la rivale heureuse.
Marie de Croixmart frémit. La voix de Florise était un poème de douleur et de vaillance. Marie étudia Florise. L’amour rayonnait sur ce visage de vierge. Marie sentit son cœur battre à grands coups, mais elle se cria :
– Non, non, je ne puis aimer la fille de Roncherolles !
La voix de Myrta fut stridente d’amertume :
– Sachez, dit-elle, que votre père n’est plus au Châtelet, et que le roi lui a rendu ses fonctions de grand-prévôt…
– Ah ! fit Florise.
– Comprenez-vous ?… Non ?… Eh bien ! le grand-prévôt et Le Royal de Beaurevers se sont rencontrés…
– Ah ! fit encore Florise.
– D’un geste, Beaurevers pouvait assurer sa liberté et sa vie ; mais ce geste eût tué votre père… Le grand-prévôt l’a traîné au Châtelet. Comprenez-vous, maintenant ?
Myrta s’effondra. Les yeux de Florise ne versèrent pas une larme. Elle se tourna vers Marie de Croixmart, et dit doucement :
– Adieu, madame. Soyez remerciée de votre hospitalité. Vous ne m’aimez pas. Je vous aime, parce qu’il vous aimait…
Elle descendit sans hâte. Seulement elle marchait comme une somnambule, et elle se disait :
– Je lui ai promis ma foi, et je serai son épouse. Je lui ai promis de mourir avec lui, et je mourrai dans la seconde où il mourra…
Marie de Croixmart entendit la porte du dehors qui se refermait. Alors, son Cœur se fondit et cria :
– Ma fille ! Ma fille ! Sauve-le !…
Marie de Croixmart parvint à retrouver un peu de calme.
– Allons ! reprit-elle, il faut laisser faire cette enfant qui sort d’ici. Elle aime votre frère. Elle est capable de le sauver…
– Mon frère ! dit amèrement Myrta.
– Pauvre fille ! Vous n’avez plus que ce frère ?…
– Je n’ai pas de famille, gronda Myrta, pas de frère !
– Pas de frère ? balbutia Marie de Croixmart. Et lui ?…
– Ce n’est pas mon frère.
Marie de Croixmart ferma les yeux. Elle se sentit pâlir.
– Ce n’est pas son frère, fit-elle tout haut.
– Non, répéta Myrta.
Marie s’assit devant Myrta, lui prit les mains et la regarda dans les yeux. Myrta fut épouvantée de son expression d’égarement.
– Madame, madame, qu’ayez-vous ?…
– Moi ? fit Marie de Croixmart, mais rien, mon enfant ! Je m’intéresse à ce jeune homme. N’est-ce pas tout simple ?
Des tumultes de pensées étranges retentissaient dans sa tête. Elle ne s’en apercevait pas. Elle demanda :
– Alors, qui est-il ?…
Myrta allait répondre. À ce moment, Gilles entra. L’ancien geôlier du Temple était maintenant un homme d’une soixantaine d’années, la barbe grise. Il avait gardé cette carrure athlétique d’autrefois.
– Madame, dit-il en entrant, monseigneur de Roncherolles est libre. Il a repris ses fonctions de grand-prévôt…
– Laisse-nous ! cria Marie de Croixmart.
– Madame, reprit-il, j’ai appris que le grand-prévôt veut savoir pourquoi il a eu une apparition la nuit où il est venu ici avec le maréchal de Saint-André… Il faut fuir.
– Laisse-nous ! Mais laisse-nous donc ! cria Marie.
Elle se tourna vers Myrta, et pendant que Gilles se retirait :
– Allons, mon enfant, il faut me dire qui il est…
– Madame, ce que votre serviteur vient de dire…
– Qu’a-t-il dit ? fit Marie étonnée. Allons, parlez !
– Beaurevers n’est pas mon frère. La vérité, madame, c’est que nous avons été élevés tous deux par ma mère Myrtho. Dès l’enfance donc, je pus le considérer comme mon frère, et c’est ainsi en effet que je le considérai jusqu’au jour où je m’aperçus que ma tendresse n’était pas une affection de sœur. D’ailleurs, j’ai toujours su qu’il n’était pas mon frère. Ma mère, en mourant me le confirma. Vous me demandez qui il est, madame. Je ne le sais pas. Ma mère ne le savait pas. Tout ce que nous avons su, c’est que sa naissance fut bien triste…
Marie de Croixmart baissa la tête. Myrta ajouta :
– Le Royal de Beaurevers est né dans un cachot… Myrta ne s’aperçut pas que Marie de Croixmart venait d’être agitée d’une imperceptible secousse. Elle continua :
– Il paraît que sa naissance fut odieuse à un puissant prince qui condamna le pauvre tout petit à être porté au bourreau parce que sa mère, disait-on était sorcière. Tout cela fut raconté ensuite à ma mère par l’homme même qui devait porter l’enfant au bourreau. Brabant-le-Brabançon vous le dirait s’il était encore de ce monde…
Marie de Croixmart s’était levée. D’une voix éclatante de jeunesse, elle appela :
– Gilles ! Marguerite !…
L’ancien geôlier et sa femme la Margotte accoururent.
– Comment s’appelait l’homme à qui mon fils fut donné pour être remis au bourreau ?
– Il s’appelait Brabant-le-Brabançon, dit Gilles.
Marie se tourna vers Myrta.
– En quels cachots dis-tu qu’est né Le Royal de Beaurevers ?…
– Dans les cachots du Temple !…
Alors la mère parla. Ce fut un cœur qui se répandait. Ce qu’elle disait, ni Gilles, ni la Margotte, ni Myrta ne l’entendaient. Marie de Croixmart parlait à Renaud !…
Non, ils n’entendaient pas ces fragments de paroles, mais la voix de la mère effondrée devant eux, avait des accents que jamais ils n’avaient entendus. Si bien que vers la fin, tous trois, bouleversés, sanglotaient.
Cela dura quelques minutes. La voix de la mère allait s’affaiblissant. Et à mesure que s’affaiblissait la voix, Marie de Croixmart penchait de plus en plus le front… Ce front toucha le plancher. Ils entendirent encore un murmure indistinct, puis un soupir, puis plus rien.
Ils demeurèrent là immobiles, n’osant risquer un geste. Cependant comme Marie de Croixmart ne bougeait pas, Gilles s’approcha, puis la toucha à l’épaule en disant :
– Madame…
À ce léger contact, Marie de Croixmart s’affaissa.
– Morte ! rugit l’ancien geôlier.
Les deux femmes jetèrent un cri. Elles se hâtèrent. En quelques instants, Marie de Croixmart fut déposée sur son lit, et déjà Myrta faisait chauffer des linges. À ce moment, la Margotte appela Gilles, et d’un ton étrange :
– Regarde !…
– Oh ! fit Gilles, c’est comme en 39, où cela dura treize jours !
– Et comme en 46 où cela dura dix jours ! dit la Margotte.
– Et comme en 52, où cela dura onze jours ! reprit Gilles. À ce moment, Myrta s’avançait vers le lit :
– Inutile, dit la Margotte : elle n’a pas besoin de soins…
Myrta jeta un regard sur Marie de Croixmart et vit qu’elle avait pris une attitude cadavérique. Elle était comme morte. Myrta s’agenouilla pieusement et dit :
– Seigneur, vous avez donc eu pitié d’elle, puisque vous n’avez pas voulu qu’elle assiste au Supplice de son fils !…
L’ancien geôlier entraîna sa femme dans un coin.
– Elle ne peut rester ici, dit-il. Roncherolles va venir aujourd’hui où demain. Nous ne pouvons pas non plus la porter rue des Lavandières : la maison est surveillée. Que faire ?
Toute la journée, la Margotte réfléchit à la terrible question. Toute la journée, Gilles se tint dans la salle du bas, porte barricadée, des armes à sa portée, prêt à mourir, mais non sans avoir expédié ad patres le plus d’envahisseurs qu’il pourrait. Mais la maison ne fut pas attaquée. Aucune tentative ne fut faite.
– Ce sera pour demain ! dit Gilles. Je défendrai la porte jusqu’à ce que je sois tué… et puis, elle tombera au pouvoir de Roncherolles. Oh ! cet homme l’a devinée, vois-tu !…
– On viendra peut-être, dit la Margotte, on ne la trouvera pas. J’ai trouvé pour elle un logis sûr.
Gilles frémit. Alors Myrta fut appelée. Et entre ces trois êtres, il y eut un colloque à voix basse.
– Puisqu’elle est comme morte… commença la Margotte…
Et ce qu’elle dit était sans doute terrible, car Gilles devenait livide et Myrta se signait.
Vers onze heures du soir, la Margotte prononça :
– Il est temps !…
Myrta frissonna de tout son corps, mais dit :
– Je suis prête !…
V – LE PENDANT DE LA SCÈNE DE TOURNON
Nous devons laisser s’écouler les neuf journées qui séparèrent la Matinée où eut lieu l’arrestation de Beaurevers, de la Soirée où il fut jugé. Simulacre de jugement, on l’a vu.
Ce soir-là, vers dix heures, Nostradamus, allongé sur un divan, dormait d’un de ces sommeils absolus, qu’il provoquait lui-même.
Tout à coup, il s’éveilla : Djinno entrait et dit :
– Le jeune homme est condamné. Il aura la tête tranchée après-demain, à neuf heures du matin, en Grève…
– Condamné ! répéta sourdement Nostradamus.
De sa main il couvrit ses yeux. Des larmes glissèrent ; Djinno regardait avidement ces larmes.
Vers minuit, Nostradamus entra au Louvre. Cette faiblesse qui, un instant, avait brisé sa volonté de vengeance, avait disparu. Dans le château, le bruit se répandit aussitôt de l’arrivée du guérisseur.
Cette arrivée, Catherine l’attendait : elle se méfiait.
– Qui sait s’il ne voudra pas sauver le roi ? songeait-elle.
Puis, comme Nostradamus ne venait pas, malgré les ardentes supplications du blessé, qui, vingt fois par jour, envoyait un courrier à l’hôtel de la rue Froidmantel, Catherine avait fini par se rassurer – lorsque cette nuit-là, on la prévint que le guérisseur était là. Elle le fit entrer et, le regardant :
– Venez-vous pour sauver Sa Majesté ?
– Madame, rien ne peut sauver le roi, surtout moi.
– Vous voulez le voir ? reprit Catherine.
– Il le faut, répondit rudement Nostradamus.
– Ainsi donc, la mort du roi est inévitable ?… C’est un grand malheur pour moi d’abord, pour mes enfants, pour le royaume de France qui perd un bon maître. Mais si rien ne peut sauver le roi, rien non plus ne pourra sauver le meurtrier… rien ! Je le jure sur Dieu !
Nostradamus avait tressailli. Un sourire erra sur ses lèvres.
– Oui, dit-il, et pourtant, qui sait si Le Royal de Beaurevers est vraiment coupable ?
– Il est surtout coupable de savoir que les droits de mon fils Henri peuvent être contestés.
– Madame, il y a un homme, sans me compter, qui sait ce que sait ce jeune homme. Et vous l’avez laissé fuir.
– Montgomery ? fit la reine. Lui aussi mourra.
– Et moi ! gronda Nostradamus.
– Vous !… Oh ! vous… je sais que vous ne me trahirez pas, quoi qu’il advienne. Venez. Je vais vous conduire au roi…
Quelques instants plus tard, Nostradamus se trouvait devant le blessé, et était laissé seul dans la chambre.
Le roi était immobile, le visage blafard. Des linges cachaient l’œil blessé. L’autre œil était à découvert, mais fermé. Nostradamus prit l’une des mains du roi, puis l’abandonna ; la main retomba, inerte. Sûrement, le roi était en agonie. Nostradamus le contemplait…
Là, sous ses yeux, vivant sa dernière heure, c’était donc l’homme qui avait fait le malheur de sa vie ! Et, chose étrange, Nostradamus n’éprouvait pas devant cet agonisant la joie qu’il avait espérée. Sa vengeance lui échappait. Ce n’était pas de la pitié. Ce n’était pas de la haine satisfaite. C’était le sentiment du vide ! L’effroyable inutilité de tout !
Il eût, dans cette minute, donné dix ans de sa vie pour éprouver un peu de cette haine pour laquelle il avait vécu.
– Voyons, dit-il. Je hais cet homme. Je veux qu’il meure en pleine conscience de sa damnation. Pourquoi ma mère est-elle morte ?… Morte ? Non ! Mais entre ma haine et moi, il y a un sentiment interposé. Quel est ce sentiment ?…
Comme il disait ces mots, il s’aperçut que, si sa haine disparaissait, c’est qu’il n’y avait place en lui que pour la douleur !… Et, comme il cherchait la cause de cette douleur, il vit clairement qu’il pleurait parce que Le Royal de Beaurevers était condamné !…
– Rien ne peut le sauver ! Cette reine eût tout pardonné à cet enfant, excepté de savoir le secret de la naissance de son fils Henri !… Et c’est cela que je pleure !… Moi ! Je pleure sur le fils du roi !…
Un ricanement sec éclata. Nostradamus vit Djinno.
– Pourquoi es-tu là ? demanda-t-il. Et comment y es-tu ?
– Comment ? Peu importe. Pourquoi ? Vous avez oublié ceci.
Il tendait un flacon empli d’une liqueur brune.
– L’élixir de longue vie ! grinça-t-il en éclatant de rire. Ou du moins l’élixir qui peut rendre à ce mourant une heure de vie – juste le temps de délecter cette vengeance après laquelle vous courez depuis vingt-trois ans. Prenez !…
Djinno s’approcha d’Henri II, et dans la bouche entr’ouverte, versa le contenu du flacon. Puis il fit un mouvement pour se retirer. Nostradamus le saisit par la main.
– Qui es-tu ? gronda-t-il.
– Je suis Djinno, votre humble serviteur.
– Oui ! balbutia Nostradamus. Et pourtant… il y a des jours où je me demande si tu es bien ce que tu parais être…
– Alors, vous n’avez qu’à interroger sur moi l’Occulte !
– L’Occulte ! En vain je lui ai demandé qui tu es ! En vain je l’ai interrogé sur moi-même ! En vain j’ai voulu connaître le sort de…
– De ce jeune homme ? fit Djinno. Le Royal de Beaurevers va mourir, seigneur ! Voilà la réponse !
– Tais-toi !… Va-t’en !…
– Je m’en vais. Tenez, voici Henri qui s’éveille.
Nostradamus se tourna vivement vers le roi. Djinno se redressa, puis se retira dans un angle obscur. Henri II sortait en effet de léthargie. Il sentait la vie lui revenir à flots.
Nostradamus se rapprocha. À mesure qu’il avait vu le roi revenir à la vie, il avait aussi senti renaître toute sa haine. Le roi lui tendit les mains et bégayait :
– Merci, merci, vous êtes mon sauveur !
– Je suis votre juge ! dit Nostradamus.
Le roi le vit si terrible d’aspect qu’une terreur insensée fit irruption dans son âme. Il allongea le bras vers une clochette. Nostradamus, du bout du doigt, toucha la main prête à saisir la clochette – et la main demeura comme paralysée.
– Inutile d’appeler. Il faut que vous m’entendiez. Il vous reste une heure à vivre. Cette heure m’appartient !
– Une heure à vivre ? bégaya Henri. Je vais donc mourir ?
– Oui. Quand vous m’aurez entendu…
– Mourir ! râla le blessé. C’est donc vrai !… Sauvez-moi !
– Ceci n’est pas en mon pouvoir, dit Nostradamus.
– Vous êtes un faux mage ! rugit le roi. Le moine avait raison ! Je le vois maintenant. Vous vous êtes vanté d’une science impossible pour vous approcher de moi. Vous ne savez rien. Vous ne pouvez rien !
– J’ai pu du moins vous réveiller pour une heure au moment où, sans souffrir, vous alliez entrer dans la mort. J’ai pu du moins vous rendre assez de force pour jeter un suprême regard sur les jouissances que vous allez abandonner…
– Oh ! le misérable qui, pouvant me laisser mourir en paix, est venu m’éveiller pour m’obliger à contempler ma propre agonie ! Que t’ai-je fait ? Parle. Qui es-tu ?
– Je vous l’ai dit : je suis votre juge. Je veux ignorer le mal que vous avez fait. Je veux ignorer que vous ayez empoisonné, votre frère François…
– Grâce !…
– Cela ne me regarde pas ! continua Nostradamus. Que vous ayez envoyé au bûcher une foule de malheureux innocents, cela ne me regarde pas.
– Mais alors… quel mal vous ai-je fait, à vous ?
– Je vais vous le dire. Mais d’abord sachez que c’est moi qui ai armé le bras de Beaurevers. C’est moi qui, avant votre entrée dans la lice, vous ai persuadé de remplacer l’arme courtoise par une lance aiguisée. C’est moi qui vous ai prouvé que votre adversaire était aimé de Florise. C’est moi qui vous ai soufflé la haine, comme je l’avais soufflée à votre adversaire. Je voulais un combat loyal. Je voulais voir si vous étiez destiné à mourir sous les coups de l’homme suscité contre vous… L’événement a donné raison au Destin !
– Oui, fit le roi, ce misérable m’a frappé, et moi-même j’eusse donné une fortune pour le frapper à mort. Oh ! il faut que tu haïsses bien, toi qui viens me rappeler au seuil de la tombe que j’ai eu un seul amour sincère, et qu’un autre est aimé de Florise, de celle que je destinais au trône…
– Vous devez horriblement souffrir en ce cas ?
– Oui !… Je meurs désespéré, c’est vrai, mais je meurs vengé. Le Royal de Beaurevers est condamné ; j’espère vivre encore assez pour apprendre sa mort. Lui mort, Florise mourra aussi.
– Bien ! dit Nostradamus. Maintenant, sire, il faut bien que vous sachiez qui est ce Royal de Beaurevers…
– Qui est-ce ? rugit le roi en se redressant.
– C’est votre fils ! dit Nostradamus avec majesté.
Henri II demeura quelques minutes comme écrasé. Il entrevit aussitôt que l’homme qui l’avait tué, l’homme qu’il allait faire tuer par le bourreau pouvait être son fils : il avait eu tant de maîtresses !… Il fouilla ses souvenirs, et bientôt :
– Si c’était vrai, ce serait horrible, en effet. Mais en dehors de mes enfants légitimes, je ne me connais pas de fils…
Nostradamus se pencha sur le roi et murmura ce nom :
– Marie de Croixmart !…
Le roi étendit les mains comme pour conjurer un spectre.
– Vous vous souvenez maintenant, n’est-ce pas ?
– Ce n’est pas moi qui ai tué cette infortunée !
– Je le sais. Ce fut votre frère. Il la tua par jalousie.
– Oui, oui… Ce fut affreux. Je me suis souvent repenti de ce crime de ma jeunesse. C’est vrai. François et moi, nous avons persécuté cette jeune fille. Nous l’avons fait enfermer au Temple… Vous pleurez ? Qu’était pour vous cette jeune fille ?…
– C’était ma femme ! dit Nostradamus.
– Pardonnez-moi, murmura le roi.
– Le Royal de Beaurevers est le fils de Marie de Croixmart. Un bravo, nommé Brabant-le-Brabançon fut par vous chargé de faire disparaître l’enfant. Le bravo fut pitoyable…
– Oh ! je me souviens ! C’est vrai ! balbutia Henri. Cet enfant, j’ai bien souvent pensé à lui. Je le croyais mort…
– Et pourtant vous redoutiez sa venue ! Il est venu !… Le fils de Marie de Croixmart s’est levé contre son propre père et c’est moi, qui l’ai conduit jusqu’à vous…
– Contre son propre père ? haleta le roi.
– Contre vous !…
– Moi ! Mais je ne suis pas son père !… Le Royal de Beaurevers n’est pas mon fils, puisque vous dites vous-même que c’est l’enfant de Marie de Croixmart et que… ni moi, ni mon frère n’avons jamais pu abattre la résistance de la prisonnière.
Nostradamus étreignit son front comme pour empêcher la pensée de fuir. À ce moment, il entendit derrière lui un ricanement. Il se retourna et vit Djinno. Il n’y prêta aucune attention. Il se sentait tomber dans il ne savait quel abîme.
Et, dans cette seconde où s’écroulait l’échafaudage de sa vengeance, il s’aperçut que c’était la joie qui le faisait, trembler.
Marie ne l’avait pas trahi !…
Il oublia que Marie était morte, il oublia que Le Royal de Beaurevers allait mourir. Haletant, d’une voix rauque :
– Elle vous a résisté ?…
– J’étouffe ! bégaya Henri. C’est la fin… Je meurs…
– Un mot ! rugit Nostradamus. Un seul mot !…
Henri étendit la main vers un crucifix, et, le visage transfiguré par l’approche de la mort :
– Sur Dieu devant qui je vais paraître, je jure que je dis la vérité : Marie de Croixmart mourut sans tache. Elle n’a cédé ni à moi ni à mon frère. Adieu… Époux de Marie, l’enfant de Marie n’est pas mon fils… Ah !… je…
Le roi se renversa, sur le lit. Ses traits s’immobilisèrent à jamais… Hagard, Nostradamus rugissait en lui-même :
– Oh !… mais… si Le Royal de Beaurevers n’est pas son fils… cet enfant que j’ai conduit à l’échafaud… c’est donc…
Il n’osa pas ! Non ! Il n’osa pas achever !… Mais quelqu’un, à ce moment, acheva pour lui !… Et ce quelqu’un, c’était Djinno… Le petit vieux s’avança, le toucha à l’épaule et dit :
– Cette pensée qui mille fois s’est présentée à ton esprit, c’était la vraie !… Le Royal de Beaurevers est ton fils.
Comment Nostradamus se retrouva-t-il en son hôtel. Il ne le sut pas. Il avait vaguement conscience d’être tombé assommé, dans la chambre royale. Presque aussitôt, sous l’influence de quelque révulsif que lui administra Djinno, il était revenu à lui. Le petit vieux l’avait entraîné. Confusément, Nostradamus se souvenait que la chambre du roi avait été envahie par une foule, et qu’une voix avait dit : Le roi est mort !… Il avait entendu alors un grand cri de : Vive le roi ! Et il s’était retrouvé dans son hôtel.
Il était seul. Il voulait courir à la recherche de Djinno. Et il ne pouvait faire un pas. Enfin, il put hurler : Djinno !… Le vieillard apparut. Nostradamus voulut s’élancer pour l’interroger. Mais Djinno étendit la main et Nostradamus demeura cloué sur place. En même temps, il s’aperçut que l’aspect de Djinno s’était étrangement modifié. La taille du petit vieux semblait s’être développée. La flamme narquoise de ses yeux avait fait place à un regard où il n’y avait aucun sentiment humain. Alors il sembla à Nostradamus qu’il avait déjà vu cette figure.
– Qui êtes-vous ? fit-il tout haletant. Où vous ai-je vu ?
Djinno parla. Sa voix était d’une grande pureté.
– Tu m’as vu, dit-il, il y a vingt-trois ans dans les souterrains de la grande Pyramide. Je suis l’un des mages gardiens de l’Énigme. L’un de ceux qui ont essayé de t’enseigner la sagesse.
– Maître ! Maître ! bégaya Nostradamus éperdu.
Lourdement il tomba à genoux. Djinno continua :
– Tu nous cachais tes projets de vengeance. Lorsque nous t’eûmes donné une partie de cette puissance réelle dont tu étais digne, nous t’avons renvoyé sur la terre pour savoir si tu triompherais de tes pauvres sentiments humains…
– Maître ! Maître ! sanglota Nostradamus.
– Alors, t’ayant mis en contact avec ton fils, nous t’avons défendu de savoir que c’était ton fils… Je t’ai suivi depuis ta sortie de la Pyramide. Je t’ai aidé. J’ai espéré que tu saurais t’élever au-dessus des misérables sentiments qui s’agitaient dans ton cœur. Alors, tu eusses pardonné ! Alors, je t’eusse reconduit auprès de tes paisibles maîtres et tu fusses devenu notre égal. Nostradamus, tu es resté homme par la vengeance. Nous t’avons laissé faire. Nous t’avons caché soigneusement la destinée de tous ceux qui te sont chers, et, avant tout, celle de ton fils…
– Sauvez-le ! oh ! sauvez-le ! râla Nostradamus.
– Par tes douleurs comme par tes colères, tu es toujours un homme… Tes douleurs sont néant. Tes vengeances étaient néant ! Adieu…
Il sembla à Nostradamus que Djinno s’évanouissait… Il tendit les bras vers cette apparition de plus en plus fluide :
– Puisque vous m’avez mis un bandeau sur les yeux, cria-t-il, laissez-moi au moins une parole d’espoir ou de pitié…
Nostradamus entendit en lui des paroles lointaines :
– Poussière d’humanité… siècles et millénaires, poussière de temps… Amour, haine, joie, fureur… poussière de sentiments…
Djinno avait disparu. Nostradamus se releva, pantelant. Il ne songeait déjà plus à cet être. Une sorte de rage le transportait à l’idée qu’il avait été impuissant à reconnaître son fils et que ce fils était condamné sans rémission.
– Et elle ! que j’ai maudite cent fois ! Elle me fut donc fidèle… jusque dans les cachots, jusque dans la mort !
Alors sa douleur s’exaspéra.
Nostradamus vécut une heure effrayante. Puis il se souvint que les mages de la Pyramide lui avaient du moins donné la science ; d’évocation. Et il voulut revoir la morte…
Alors, grâce à sa puissance sur lui-même, Nostradamus put triompher de sa douleur. Pourtant, lorsqu’il s’arrêta devant le tombeau de Marie, un tremblement le saisit. Mais, se remettant aussitôt, il commença les incantations qui devaient atteindre l’esprit de Marie et le forcer d’accourir du fond des limbes.
Peu à peu, sa pensée entra dans les sphères inconnues… L’image de Marie ne se montrait pas… Les morts qui dormaient là demeuraient tapis au fond de leurs retraites.
Puis, bientôt, ses invocations se firent plus impérieuses… Ses yeux se révulsaient, ses muscles craquaient…
Enfin, épuisé, brisé, il tomba à genoux devant la porte du tombeau, et il s’accrocha à une croix… et, dans cet instant même où il s’écrasait ainsi, tout à coup, il lui sembla qu’une dalle voisine venait d’éprouver une secousse…
Oui ! cette dalle vacillait !… Et là-bas, plus loin, une autre se mettait en mouvement, puis d’autres encore !…
Alors, le mirage se produisit… Alors, les tombes s’ouvrirent, les spectres se levèrent… Nostradamus en vit un d’abord, puis deux, puis plusieurs, toute une foule d’êtres aériens… Alors, il poussa un cri terrible…
Et, dans le même instant, les spectres disparurent. Il revit toutes les tombes fermées… Toutes ?… Non !
L’une d’entre elles, au contraire, venait de s’ouvrir alors que les autres se fermaient ! Une tombe dont la porte achevait de rouler sur ses gonds… Et c’était le tombeau de Marie !…
Nostradamus, d’un bond, fut debout. Il râla :
– Marie !… Est-ce toi ?… Es-tu là ?…
Dans cet instant, une forme noire s’encadra dans la porte.
Nostradamus la reconnut aussitôt : c’était Marie. Elle était vêtue comme il l’avait vue, à deux pas, la nuit où il avait enterré sa mère. C’étaient ; les mêmes vêtements de deuil. C’était la même attitude… Et il murmura :
– Un esprit n’aurait pas ces contours !… Je rêve !… À ce moment, l’apparition fit deux pas.
– Marie ! Marie ! hurla Nostradamus.
– Renaud ! cria Marie de Croixmart.
Hagard, fou, il la souleva dans ses bras et bégaya :
– Vivante ! Toi ! Toi ! Vivante !
Et ce qui se passa alors dans l’âme de Marie fut sublime. La joie de se trouver dans les bras de Renaud demeura enfouie au fond de son cœur. La mère seule vécut en elle en cette seconde de prodige :
– Sauve-le ! oh ! sauve-le !… furent ses premiers mots.
– Le Royal de Beaurevers ! râla Renaud.
– Notre enfant !… Ton fils !…
Et elle se renversa dans les bras de l’époux retrouvé. Il la serra sur sa poitrine, et sans chercher à comprendre le prodige, se mit en route, emportant sa femme dans ses bras.
– Venez ! dit près de lui une voix de pitié.
Nostradamus vit une femme qui pleurait, un homme, un colosse, qui le regardait avec une sorte de curiosité émue.
– Qui êtes-vous ? L’homme répondit :
– Je suis le geôlier qui, jadis, garda Marie de Croixmart dans les cachots du Temple.
Et la femme :
– Je suis la geôlière qui, jadis, au Temple, reçut dans ses bras le nouveau-né, l’enfant de la prisonnière… votre fils !