SEIZIÈME CHAPITRE – LES JEUX DU DESTIN.
Cette nuit-là, il y eut dans les fossés Mercœur bonne et prompte besogne. Le dimanche matin, Roland s’élança sur la route de Picardie, noblement escorté. Rien de nouveau jusqu’à mardi, jour où Nostradamus reçut du Louvre un ambassadeur lui apportant des lettres par lesquelles Henri II le nommait médecin royal. Nostradamus se rendit au Louvre pour y remercier le roi de cette faveur. Il fut reçu avec de grandes démonstrations d’amitié.
Le roi lui confirma son intention de se rendre le lendemain mercredi auprès de Florise. C’est tout ce que voulait savoir Nostradamus, qui rentra dans son hôtel, tout frémissant : le lendemain, il lâcherait Le Royal de Beaurevers sur Henri II – le fils sur le père.
Cette journée du mercredi, où il devait savoir en quel lieu il retrouverait Florise, Beaurevers l’attendait aussi. Nostradamus avait promis de parler dès le mardi soir.
Quant au roi, il vivait dans une fébrile impatience : le lendemain, il se rendait à Pierrefonds ! Sa passion grondait…
Enfin, Catherine de Médicis attendait, avec rage.
Catherine était reine. Mais elle était femme. Le Louvre était encombré de ses espionnes. Elle savait donc très bien pourquoi Roncherolles était au Châtelet, et que le roi devait, le lendemain, rejoindre Florise à Pierrefonds.
– Il faut que j’aille voir le sorcier, dit-elle à un moment.
Elle sortit, franchit un couloir et se trouva dans l’appartement où elle logeait ses gardes du corps. Elle pouvait les surveiller, écouter d’un cabinet dont ils ignoraient l’existence. Elle pénétra dans ce cabinet.
Officiellement, ils faisaient partie du service des Gardes de la Reine. En réalité, ils n’étaient astreints à aucune corvée de faction ; on ne les voyait dans aucune cérémonie.
Catherine les avait à elle seule. Quatre dogues bien dressés, et prêts à se ruer sur qui elle leur désignerait. C’était ainsi qu’elle les voulait.
Ils avaient un logement à eux, séparé de toute la séquelle féminine par un simple couloir. Mais. Catherine se connaissait si bien en discipline que ce couloir était infranchissable. Un valet était attaché à leur service. Ce valet se nommait Hubert. Mais ils l’appelaient Capon, mot qui n’avait pas alors la signification de poltronnerie.
Ce soir-là, au moment où la reine pénétra dans le cabinet à l’invisible guichet, ils venaient de terminer leur souper. Bouracan était vautré sur un canapé. Strapafar allongeait ses jambes sur un fauteuil. Corpodibale, renversé sur un autre fauteuil, avait placé ses bottes sur la nappe, Trinquemaille, plus décent, se contentait de se coucher à demi sur ladite nappe.
On les eût difficilement reconnus : ils étaient gras…
Et leurs costumes ! Leurs chapeaux à plumes ! Leurs pourpoints de velours ! Leurs bottes montantes en cuir souple ! Ils étaient splendides, ils étaient tout flambant neufs !
– Jouons-nous ? fit Trinquemaille languissant et il sortit un cornet avec des dés de son superbe haut-de-chausses.
Les quatre se fouillèrent et chacun d’eux, d’un geste nonchalant, tira de sa poche une forte poignée d’or. Strapafar rejeta l’or dans sa poche, d’une main dédaigneuse. Les autres en firent autant ! À quoi bon jouer ! À quoi bon voler ! À quoi bon tricher !
Ils n’en pouvaient plus de richesse.
– Corpodibale, te rappelles-tu ce soir où nous n’avions pas mangé depuis la veille et où, entrés chez cette vieille femme où nous comptions trouver un peu d’argent, nous n’emportâmes que ce morceau de pain dur de huit jours ?…
– Si je me rappelle !…
Alors, la bonde des souvenirs fut ouverte en grand. Cela coula à flots. Chacun dit les siens. Et sur ces variations revenait toujours le thème :
– C’était le bon temps !…
– Il ne reviendra plus, nous sommes trop riches !
– Et puis, nous avions quelqu’un avec nous.
– Quelqu’un qui faisait oublier faim, soif, fatigue !
– C’est vrai, nous avions lou pigeoun !…
– Nous avions Le Royal de Beaurevers !…
– Sacrament ! rugit Bouracan dans un sanglot.
Les chiens gras regrettaient leur vie de loups maigres. Le collier dont ils étaient attachés les démangeait au cou !
Les soupirs se modulèrent en quatuor nostalgique. Ce fut à ce moment qu’entrèrent en un coup de vent les quatre estafières de l’escadron volant attachées par Catherine à l’instruction de nos quatre gaillards – les servantes de la Truie blanche, si l’on n’a pas oublié.
– Santa madonna, fit la châtaine, encore à table ?
– Et vite, dit la blonde, au travail, nobles seigneurs !
Nos estafiers s’étaient levés et lancèrent quatre regards… des regards de fureur, de rage, de révolte !
Tout leur avait été promis, ils n’avaient pas eu le moindre baiser furtif, rien, pas ça, qué ! disait Strapafar. Ils n’aimaient plus : elles étaient les damnées maîtresses de travaux mondains.
Travaux mondains ! Ah pécaïre ! Ah ! doux Jésus ! Ah ! porco dio ! Ah ! sacramant ! Voilà qu’il leur fallait apprendre à marcher comme on marche à la cour, quoi encore !
Catherine-la-Grande avait reconnu quelle force pouvait lui donner quatre molosses de cette taille et de cette moralité. Elle les voulait partout avec elle. Il fallait les rendre présentables. Et elle les élevait !
– Capon ! rugit Corpodibale, mon épée, drôle !
– Capon, mon manteau vert bouteille, milo dious !
– Capon, mon toquet à plumes violettes.
– Capon, mon écharbe chaune, sacramant !
– Voilà, mon gentilhomme, voilà, monseigneur, voilà !
Le valet s’empressa ; en un clin d’œil, les quatre estafiers se trouvèrent alignés à la parade. Gravement, elles passèrent l’inspection. C’était à qui, avec son malandrin, obtiendrait le plus beau gentilhomme. Elles signalaient les erreurs de tenue, les fautes de goût.
Ils écoutaient, attentifs et dociles, mais roulaient des yeux féroces, et les péronnelles, sans se fâcher, entendaient des jurons gronder dans la gorge de leurs gentilshommes.
– Allons, fit la brune ! Qui prend leçon, ce soir ?
– C’est le tour de M. de Bouracan, dit la rousse.
La table repoussée à un bout de la pièce, les fauteuils disposés à l’autre bout, la rousse indiquait :
– Monsieur de Bouracan, nous supposons que vous êtes admis à l’honneur de saluer Sa Majesté. Vous allez pour la première fois faire votre entrée en audience. Vous, monsieur de Strapafar, sur ce fauteuil, vous êtes le roi. Vous, monsieur de Trinquemaille, asseyez-vous là, vous êtes le dauphin ; vous, monsieur de Corpodibale, mettez-vous à la gauche du roi, vous êtes le duc de Savoie ; mesdemoiselles, vous êtes Sa Majesté la reine, madame Diane de Valentinois et madame Marguerite de France. Mettez-vous près de la porte, monsieur de Bouracan. Attention, j’annonce.
La rousse, imitant la voix aigre de l’huissier, cria :
– Monsieur le chevalier de Bouracan !
Le pauvre Bouracan s’avança, mais comme un rhinocéros qui ne veut pas écraser des coquilles d’œufs.
– Allons, criait la rousse très en colère, redressez le buste, par la sambleu ! Regardez droit devant vous ! Le poing sur la hanche. Tendez le jarret ! Trop de raideur, là ! vous y êtes. Arrêtez-vous à trois pas du roi, saluez !
Bouracan s’arrêta, s’inclina, et, de sa voix de basse taille :
– Ponchour, sire !
– Attendez que le roi vous adresse la parole !… Sa Majesté vous dirait, par exemple : « Monsieur de Bouracan, je suis content de vous voir. » Maintenant, faites votre compliment au roi.
– Sire…
– Inclinez-vous en parlant au roi. Là. Plus bas !…
– Che beux bas !…
– Comment ! Vous ne pouvez pas ! Devant le roi !
– Che beux bas ! gémit Bouracan. J’afre trop manché !
La rousse leva les bras au ciel. La brune, la blonde et la châtaine partirent d’un éclat de rire cristallin.
– Soit, reprit la rousse. Supposons donc que vous êtes respectueusement courbé. Là. Faites maintenant votre compliment à Sa Majesté qui vient de vous dire qu’elle est contente de vous voir.
– Ponchour, sire ! dit Bouracan.
– Voilà qui est du dernier galant ! s’écrièrent les femmes.
Bouracan déjà se rengorgeait. Mais la rousse, furieuse :
– Vous êtes odieux, mon cher, avec votre « Ponchour, sire ! »… Vous parlez au roi de France ! Trouvez un compliment de bon aloi. Par exemple, vous diriez : « Sire, vous voyez en moi le plus heureux gentilhomme de votre royaume, puisque je suis admis à l’honneur de me présenter devant vous. » Avant de vous retirer, offrez quelque chose à Sa Majesté.
– À la ponne heure ! fit Bouracan… Sire, si vous afre soif, che baie une binte d’hybocras à la Druie planche…
Et Bouracan tira de sa poche plusieurs écus qu’il montra au roi Strapafar. Le roi, d’ailleurs, allongeait déjà la main pour saisir les écus. Mais Bouracan referma son poing. La rousse était indignée.
– Mais vous êtes à battre ! cria la rousse. Est-ce qu’on offre de l’hypocras au roi ! Est-ce qu’on l’invite à aller boire à la Truie blanche !… On offre son sang, ses biens… On dit par exemple…
– La reine ! cria la blonde en se levant.
La reine s’avança souriante, tandis que les estafiers se raidissaient en une attitude de soldats devant le général en chef. Elle sourit à Trinquemaille, tira la moustache de Corpodibale, eut un geste d’admiration devant Strapafar, et tapota les joues de Bouracan. Ils étaient bouleversés d’émotion…
Ils l’admiraient passionnément. Sur un signe de la reine, les demoiselles sortirent.
– Mes enfants, dit-elle alors, il faut ce soir que je sois escortée par des hommes résolus. Si on me suit, un bon coup de dague me délivrera de l’espion. Puis-je compter sur vous ?
– Madame la reine, dit Strapafar, nos bras et nos cœurs sont à vous : usez-en donc à votre fantaisie.
La reine eut un éclair de joie. C’était bien répondu.
– Eh bien, oui, dit Catherine, je me fie à vous. Venez !
Un instant après, ils se trouvaient hors du Louvre.
Dans son cabinet de travail, vers le moment où Catherine de Médicis pénétrait dans la salle à manger de MM. de Strapafar, de Trinquemaille, de Bouracan et de Corpodibale, Nostradamus considérait avec pitié Le Royal de Beaurevers, debout devant lui. Cette pitié était sincère. Nostradamus n’avait aucune haine contre le fils de Marie et de Henri… Mais le jeune homme était condamné par le Destin !
– Le destin est logique, songeait Nostradamus. Il serait absurde que Roncherolles, Saint-André et Henri de France ne subissent pas le châtiment logique. François a été frappé à Tournon. Frappé par moi. Le poison de Montecuculi ne fut que l’instrument. Ces trois-ci doivent être frappés… Dans l’auberge de Melun, je me suis trouvé mis en présence du fils d’Henri, du fils de Saint-André, de la fille de Roncherolles. Voilà mes instruments ; reprit-il à haute voix : quand vous n’aurez plus qu’à venger ce vieux truand que j’ai frappé à mort…
– Brabant ! murmura Le Royal avec un frisson.
– À ce moment-là, tiendrez-vous la parole que vous avez donnée au mort ? Me frapperez-vous de cette dague ?
Il eût tout donné pour que Le Royal lui répondit : Oui !
– Vous avez peur ? fit Beaurevers.
– Répondez à ma question. Quand vous n’aurez plus besoin de moi, me frapperez-vous ?
– Ne me provoquez pas ! Ce que je veux faire de vous, je ne le sais plus. Ce qui arrivera de moi à vous me regarde seul. Ne me parlez plus de cela. Vous m’avez promis que ce soir mardi je saurais où elle se trouve. Voilà de quoi il est question.
– Je vais tenir ma promesse. Mais vous, promettez-moi de ne pas sortir de cet hôtel avant demain matin.
Le Royal ne répondit pas.
– Soit ! reprit Nostradamus. Écoutez donc : à quelques lieues de Villers-Cotterets se trouve un château fort. Il s’appelle Pierrefonds. C’est là, si vous y pouvez entrer, que vous retrouverez…
Nostradamus s’interrompit. Le Royal venait de s’élancer hors du cabinet. Comme il arrivait dans la cour, on baissait le pont-levis, et Djinno s’avançait au-devant de Catherine de Médicis. D’un bond, Le Royal disparut dans la direction de la halle.
Au moment où Le Royal franchit le pont, il se trouva une seconde vivement éclairé par les torches portées par deux valets sous les ordres de Djinno… En même temps, dans la rue, un coup de sifflet retentit. Alors, des ombres se jetèrent sur le chemin que prenait Le Royal de Beaurevers… C’était Lagarde !… et les huit hommes de l’escadron de fer…
Depuis trois jours, Lagarde surveillait ; les abords de l’hôtel. Il lui fallait la peau de Beaurevers… Lagarde agissait pour le compte de la reine. Mais il agissait aussi pour son propre compte.
Le Royal de Beaurevers, seul, en pleine nuit !… Au lieu, donc, de s’étonner de l’arrivée de la reine (d’ailleurs suffisamment protégée par les quatre recrues), il s’élança avec ses hommes. Au détour de la rue, il rejoignit Le Royal, tira son épée et dit :
– Attention !…
Les huit dégainèrent avec un frémissement joyeux.
Le Royal marchait rapidement. Il n’entendait pas les pas des assassins. Il n’écoutait que les battements de son cœur. Il eût donné la moitié de sa vie pour se trouver face à face avec le ravisseur. Qui était-ce ?… Les portes de Paris étaient fermées : le lendemain matin seulement, il pourrait courir à Pierrefonds.
– Holà, monsieur ! fit tout à coup une voix rocailleuse. Oui, vous, monsieur ! Où courez-vous si vite ?
Le Royal se retourna, et vit les reflets des neuf rapières.
– Ah ! Ah ! grinça-t-il. Il s’agit donc d’en découdre ?
Les neuf tombèrent sur lui tous ensemble. Le Royal s’accula et sa rapière décrivit une zébrure d’acier.
– Sus ! Sus ! rugit Lagarde.
– À mort. À nous sa tête ! vociféra l’escadron de fer.
Nos quatre estafiers, transformés par l’escadron volant en spadassins de cour, s’étaient arrêtés devant le pont-levis. Eux aussi virent cet homme qui, à grands pas traversait le pont, et qui passa en les bousculant. Ils demeurèrent ébahis. Déjà Le Royal disparaissait au fond de la nuit.
– Sacrament, gronda Bouracan, c’est sa poigne !
– Vé, fit Strapafar, c’est lou pigeoun, mes enfants !
– C’est bien lui ! murmura Trinquemaille.
– Andiamo ! cria Corpodibale. Au diable les donzelles, le Louvre, les rois, les reines ! Mon roi, c’est Beaurevers !
Ils allaient s’élancer pour le retrouver. À cet instant, Djinno s’avança, et, avec force courbettes :
– Vous ne pouvez attendre dans la rue. Entrez, messeigneurs. Il y a pour vous une collation. D’ailleurs la reine le veut !
Ils hésitèrent. Mais le Royal était loin. La reine commandait… L’oreille basse, ils franchirent le pont qui se releva.
Catherine de Médicis était entrée dans le cabinet de Nostradamus qui se leva.
– Maître, dit-elle en s’asseyant, je ne vis plus. Aucune de vos promesses ne se réalise. Pourtant je dois croire en votre pouvoir.
– Que vous ai-je donc promis, madame ?
– Tout ! fit sourdement Catherine.
– Rien ! dit Nostradamus. J’ai été l’interprète. J’ai dit ce qui sera. Je ne promets que ce que je puis tenir, moi. Vous avez demandé si votre fils Henri régnerait. Il vous a été répondu que sûrement vous le verriez un jour sur le trône. Eh bien ! attendez, madame !
– Mais le roi ? balbutia Catherine.
– Il vous a été dit que le roi mourrait de mort violente. Il mourra.
– Quand ? palpita la reine.
– Avant la fin du présent mois, ce sera fait.
– Écoutez, maître. Si ce que vous dites est vrai, pourquoi Lagarde a-t-il échoué ? Pourquoi ce misérable Beaurevers s’est-il trouvé là à temps pour sauver celui qui est condamné ?
– Vous haïssez Beaurevers, madame ?
– Oui. Non seulement parce qu’il a sauvé le roi, mais encore parce qu’il sait une chose que Montgomery et moi nous savions seuls. Je ne vous compte pas. Qui l’a instruit ? Qui lui a dit que mon fils Henri n’est pas le fils du roi ?…
Nostradamus ne répondit pas.
– Il le sait, fit-elle. C’est là un secret qui tue, maître !
Elle fixa un regard menaçant sur Nostradamus.
– Vous pouvez tuer votre époux, dit-il, comme vous avez tué François ; vous pouvez tuer Beaurevers portant un secret dont on meurt. Mais vous ne pouvez rien contre moi. Il ne vous a pas été dit que le roi serait assassiné par Lagarde. Il vous a été annoncé que le roi succomberait sous le fer de Montgomery. Et ce sera bien ainsi. Encore une fois, madame, tout est logique. Il sera naturel que le roi de France meure frappé par l’arme de Montgomery…
– Gabriel ! balbutia Catherine en passant sa main sur son front. Je le connais. Jamais Montgomery ne tuera le roi !
– On ne vous a pas dit que Montgomery tuerait le roi, madame. On vous a dit seulement que le roi tomberait sous le fer de Montgomery. Ce sera fait avant la fin du mois. Et tenez, vous m’avez apporté une épée qui a appartenu à Montgomery, n’est-ce pas ?
– Vous me l’avez demandée. Eh bien ?
– Eh bien ! en ce moment, cette épée est aux mains de l’homme qui doit tuer le roi.
La figure de la reine se colora d’un rapide afflux de sang.
– Oui, songeait Nostradamus, j’ai eu cette faiblesse de vouloir aider le destin. J’ai changé l’épée de Beaurevers, qui porte maintenant celle de Montgomery. Qui sait si cette substitution n’a pas été prévue ?… Oui, cela doit être ainsi. Henri ne peut être tué à la fois par Montgomery et par Beaurevers. C’est Beaurevers seul qui est l’instrument…
Il reprit tout haut :
– N’avez-vous plus rien à me demander, madame ?
Catherine leva lentement les yeux sur le mage.
– Non, je n’ai plus rien à vous demander. Mais il est dans mon esprit une sombre question. Vous m’avez dit un soir qu’on peut ressusciter les morts. Oh ! non pas seulement évoquer leur ombre. Cela, je le sais. J’ai vu ! Je parle de les ressusciter. Avez-vous jamais tenté cette opération ?…
– Non, madame.
– Mais, s’il le fallait, vous la tenteriez ?…
– Oui. Sur une personne qui me serait bien chère. Mais je n’en connais pas. Mon cœur est mort à toute affection.
– Mais vous persistez à croire que ce prodige est possible ?
Nostradamus, d’une voix de certitude, dit alors :
– Nous appelons impossibles les phénomènes qui ne se sont pas encore produits, ou qui semblent aller à l’encontre des lois de la nature. Mais, qu’est-ce qu’une loi de la nature pour l’ignorance humaine ? C’est seulement la constatation d’un fait toujours répété. Nous n’avons vu aucun être réellement privé de la vie se relever, revivre. Et nous disons : la résurrection, ou la réincarnation est impossible parce qu’elle est contraire à une loi de nature. En réalité, contre la résurrection ou la réincarnation c’est que, jusqu’à présent, la plupart des hommes n’ont vu aucune résurrection, mais ce n’est pas une preuve. C’est une probabilité… Cet esprit hardi se plaisait à ces spéculations.
– Voici un être vivant, continua-t-il. Un millième de seconde s’écoule, et il ne vit plus. L’instant d’avant, il vivait. L’instant d’après, il est cadavre. Que s’est-il passé ?… Si je l’examine, je trouve les mêmes os, les mêmes muscles, les mêmes nerfs, en même quantité, en même disposition, le même sang en même poids. C’est le même être. Il était vivant. Il est cadavre. On dit : il y avait quelque chose dans l’être vivant. Ce quelque chose n’est plus dans le cadavre. Et voilà la mort expliquée. Eh bien ! renversons cette affirmation, et disons : QUELQUE CHOSE QUI N’ÉTAIT PAS DANS L’ÊTRE VIVANT VIENT D’Y ENTRER, ET VOILÀ UN CADAVRE !
– Quelque chose ! La mort ! C’est la mort qui est entrée…
– La mort ! Terme vague. On disait : manque à ce cadavre quelque chose qui ne manquait pas à l’être vivant. En réalité, on se contentait de remarquer que le mouvement, la sensibilité, la marche du Sang manquent au cadavre, alors qu’ils ne manquent pas à l’être vivant. C’était dire : la vie manque au cadavre. C’était une constatation, sans plus. Mais moi, madame, moi qui suis entré dans les demeures de la mort, je dis au contraire : Il y a quelque chose dans ce cadavre qui n’était pas dans l’être vivant ! Dans la première thèse, impossibilité de résurrection naturelle. Car où prendre le quelque chose qui était dans le vivant et qui n’est plus dans le cadavre ?… Avec ma thèse, la résurrection devient possible. Car je dis : Si quelque chose existe dans le cadavre, qui n’existait pas dans le vivant, JE PUIS CHASSER CE QUELQUE CHOSE, ET LE CADAVRE REDEVIENT UN ÊTRE VIVANT.
– Et vous avez trouvé ?
– J’ai trouvé que cette force qui ne détruit pas, mais qui modifie le mouvement, peut être chassée par une force qui laissera au mouvement sa forme, ce que nous appelons vie. J’ai trouvé que l’être affaibli par une cause quelconque, devient impuissant à se défendre. J’ai trouvé que tous les êtres vivants, en pleine santé, sont sans cesse assaillis par le quelque chose qui veut les transformer en cadavres. Ils se défendent jusqu’au jour où les moyens de défense leur échappent… Alors le quelque chose entre… Répétons que c’est une force. Si j’arrive à chasser cette force par une force contraire et que je l’empêche de rentrer, j’obtiens la résurrection… Toute la question est donc de composer cette force contraire que je veux INTRODUIRE DANS LE CADAVRE.
– Et vous arrivez à la composer ? palpita Catherine.
– Je n’ai pas essayé, répondit simplement Nostradamus. Je n’ai pas essayé, parce que l’un des éléments de cette composition répugne à ma faiblesse humaine.
– Et quel est cet élément ?… fit Catherine étonnée.
– La vie d’un enfant, âgé de moins de douze ans, un enfant né d’un véritable amour… Jamais je ne le chercherai.
– Quoi ! vous laissez-vous donc arrêter par…
– Ah ! madame. Songez à ce que vous me dites. Tenez, je vais vous faire comprendre. Votre enfant ! Votre fils Henri ! Eh bien il se trouve dans les conditions les plus favorables ! Si, pour rendre la vie à un cadavre, je lui prenais sa vie, À LUI !…
Catherine poussa un cri terrible.
– Taisez-vous ! hurla-t-elle, soudain debout, frémissante.
– Vous voyez bien ! fit Nostradamus.
– Vous avez raison, dit-elle encore palpitante. C’est effroyable. J’en mourrais… mais… il y a… d’autres enfants…
Nostradamus saisit rudement le poignet de Catherine :
– À mon tour de vous dire : Taisez-vous, madame !… Vous venez d’avoir un mouvement maternel qui rachète peut-être bien des pensées criminelles. Mais songez qu’une mère dans la plus misérable des chaumières est auguste au même titre que vous dans votre Louvre. Allez, madame…
Catherine s’inclina sous cette parole et sortit.
Nostradamus, après le départ de la reine, s’assit à une grande table chargée de livres ouverts. Il songeait :
– Travail ! C’est toi seul qui me donnes la force de supporter les misères de ce cœur qui bat encore pour ELLE. Que de fois, depuis mon retour à Paris, j’ai été m’asseoir sous les peupliers du bord de la Seine !… C’est là que j’ai connu le seul bonheur de ma vie.
Il ouvrit un livre, puis le ferma et le laissa tomber.
– Ce fut terrible, devant le porche de Saint-Germain-l’Auxerrois ; lorsque je sus qu’elle s’appelait Croixmart, je crus que j’allais mourir. Et pourtant, je lui ai pardonné cela. Oui, je crois, je suis sûr qu’elle n’a pas dénoncé ma mère ! Elle n’était pas coupable des crimes de son père. Ô Marie ! ton amour t’avait dicté ton mensonge… mais puis-je te pardonner d’avoir cédé à Henri !… Oh ! ce fils ! Ce Beaurevers ! Cette preuve de ta trahison !… Parfois, j’ai essayé de douter. Je me suis demandé même si cet enfant… Espoir stupide !… Les paroles du dauphin à l’agonie furent formelles ! Et c’est la vérité qu’il me dit lorsque, près de mourir, dans cette chambre de Tournon, il me cria que tu avais un fils et que ce fils, c’était l’enfant de son frère Henri !… Ô Marie ! de quelle boue est fait mon cœur puisque je t’aime encore ! Où es-tu ? Pourquoi n’as-tu jamais obéi à ma voix ! aux incantations auxquelles obéissent tous les esprits !…
Sa pensée entrait dans un autre monde. Il murmura :
– Ces esprits, comment se fait-il que je ne les aie jamais vus, moi !… Cinq ou six fois, j’ai tenté des évocations. Toujours, l’esprit s’est montré à qui je le désignais, mais jamais à moi !… Pourquoi ?… Mystères. Jeux infinis de l’infini. Abîmes insondables. Allons, travaillons ! c’est encore la seule consolation !
Il se mit à écrire.
– Travaillons ! C’est bien dit, maître ! fit une voix aigre.
– Tais-toi, Djinno, dit doucement Nostradamus.
Le petit vieux s’avança, les yeux pétillant de malice.
– Eh ! Eh ! fit-il. J’ai travaillé moi aussi. J’ai compulsé tous ces vieux parchemins que vous m’avez remis. Et je sais ! Écrivez, maître ! Je sais le nombre des démons !…
Djinno se frottait les mains ; tout en lui riait. Il s’approcha de la table et jeta un coup d’œil sur les papiers épars.
– Vous n’écrivez pas ? dit-il avec une moue. À quoi me sert le mal que je me suis donné ? À quoi travaillez-vous ?… Bon ! Toujours à vos Centuries ! Maître, laissez là vos Centuries et écrivez !… Savez-vous ce que j’ai compté de démons ? Il y en a six mille six cent soixante-six légions… Et chaque légion comprend six mille six cent soixante-six anges. Cela nous fait une armée de près de quarante-cinq millions qui…
– Djinno, laisse-moi travailler, dit doucement Nostradamus.
– À vos Centuries ! Quand je vous apportais la preuve qu’il y a juste autant de démons que de créatures humaines…
– Oh ! oh ! fit Nostradamus en souriant. Veux-tu dire par là que chaque créature humaine est un démon ?
– Non. Je veux vous prouver que le nombre des démons est toujours égal au nombre de créatures humaines vivantes, en sorte que chacun de nous est escorté, conseillé par un ange noir… Qu’écrivez-vous là ?… Voyons ?…
Nostradamus, après avoir consulté plusieurs parchemins, venait d’écrire les deux lignes suivantes :
Anno 1589.
La mort subite du premier personnage
Aura changé et mis un autre règne{21}.
– Maître, maître, pourquoi vous tuez-vous à ce travail ?
– Pour oublier ! répondit sourdement Nostradamus.
Le petit vieux cessa de rire, et déposant sur la table plusieurs papiers numérotés et mis en ordre :
– Maître, dit-il, soyez tranquille. Nous avons l’œil partout. Consultez ces notes qui résument les différents rapports de nos espions. Voici ce qui concerne la demoiselle Florise. Voici pour le sire de Roncherolles. Voici pour le sire de Saint-André. Voici pour le roi de France. Voici pour la reine et les quatre spadassins qui sont entrés à son service.
Djinno se retira. Nostradamus prit le papier qui concernait Roncherolles, le lut attentivement, et poussa un soupir…
– Souffre, damné ! gronda-t-il. Tu ne souffriras jamais ce que j’ai souffert !…
Il se pencha sur ses parchemins et s’immobilisa dans une étude qui dura deux ou trois heures. Alors, sans cesser de considérer les lignes géométriques, à tâtons, il chercha la plume, et – sans regarder – écrivit :
Le Grand de Blois son ami tuera.
Le règne mis en mal et doute double{22}.
Le jour commençait à filtrer à travers les vitraux lorsque Nostradamus se rejeta en arrière les yeux fermés. Il ne dormait pas pourtant. Et sans doute, la pensée dominante de sa vie continuait à le persécuter, car il murmura :
– Quoi ! Ce que voient les autres, lorsque j’évoque les esprits, je ne pourrais donc jamais le voir, moi !… Oh ! la revoir ! une fois… une seule fois !… Essayons encore !
De tout son être, de toute Sa volonté centuplée, Nostradamus appela l’esprit de Marie. Tout ce qu’il y avait en lui de fluides puissants s’extériorisa et se répandit dans les espaces… Tout à coup, une forme se manifesta dans l’air, à trois pas de Nostradamus, droit devant lui…
Nous disons une forme, à défaut d’autre terme. C’était plutôt une condensation brillante en une place déterminée de l’atmosphère. Nostradamus vit clairement cette blancheur qui se balançait dans l’air… Il fut secoué d’une terrible secousse… Pour la première fois, il voyait l’invisible.
Il parla. Non des lèvres, mais de la pensée :
– Est-ce toi, Marie bien-aimée ? Est-ce toi ? Je t’en conjure, fais-moi comprendre que c’est toi !… Je le veux !
Alors la vague blancheur aérienne se condensa davantage.
Cela prit cette fois une forme. Et c’était une forme humaine toute blanche, où il distinguait les vagues contours d’un corps suspendu dans l’air. Il redoubla de volonté. La forme humaine se précisa encore et devint une forme féminine sans qu’il pût distinguer le visage ni les détails du costume…
Un temps inappréciable s’écoula. Les secousses qui agitaient Nostradamus devinrent plus rapides. Ses yeux étaient révulsés, c’est-à-dire que la prunelle était tournée en dedans, c’est-à-dire qu’il ne pouvait plus voir. Et c’est à ce moment qu’il VIT !…
Il vit le visage et le reconnut ! C’était elle !… C’était Marie !…
Elle était vêtue de noir et de blanc, costume de deuil. Elle portait exactement les mêmes vêtements que la nuit où elle l’avait aidé à chercher les ossements de la suppliciée !…
Un long, un funèbre hurlement s’éleva dans le silence… C’était Nostradamus qui appelait Marie ! qui se débattait contre la présence de l’invisible !
Il s’affaissa sur le tapis, sans connaissance.
Quand il revint à lui, Djinno le soignait et répétait :
– Voilà ce que c’est que vos Centuries du diable !
Nostradamus venait de réussir pour son propre compte une évocation. Cette fois, il avait vu lui-même. Il chercha les causes de ce fait, et voici ce qu’il trouva :
– Ce jour qui commence est celui où Henri et Beaurevers vont enfin se trouver aux prises. C’est le châtiment du roi Henri qui commence. Et, en ce mercredi, c’est aussi Roncherolles qui va être frappé. Il est donc naturel que Marie se soit montrée à moi pour m’encourager…
La terrible dépense de volonté, l’effort accompli, l’avaient laissé prostré. Vers midi, grâce à son inépuisable réserve d’énergie, et aussi grâce à des stimulants dont il avait le secret, il commença à reprendre la direction de soi-même. Quelques heures plus tard, il avait surmonté cet abattement. Il monta à cheval, et, suivi de deux valets armés, prit la direction du Grand-Châtelet.
Il faisait grand jour encore au dehors lorsque, avec un laissez-passer du roi, Nostradamus pénétra dans la vieille forteresse. Mais quand il eut franchi les portes, quand il se trouva devant le Paradis où était enfermé Roncherolles, les ténèbres l’enveloppèrent. Il prit le falot et les clefs des mains du geôlier qui l’escortait, ouvrit lui-même et entra seul. Le prisonnier se leva du petit lit où il gisait, et, hagard, s’avança en grondant :
– Qui vient là ? Est-ce vous enfin, mon révérend père ?…
– Loyola ne viendra pas, dit Nostradamus. Il est sur la route de Rome, et je doute qu’il y arrive vivant…
– Parti en m’abandonnant ! Qu’il soit maudit !…
– Vous avez tort de le maudire. Il voulait vous sauver. Il en a été empêché par le roi qui l’a chassé du royaume.
– Le roi ! Oui, ce doit être cela ! C’est ce roi fourbe qui a commis encore cette félonie ! Eh bien ! maudit soit donc le roi Henri !…
– Vous avez tort de maudire le roi, dit Nostradamus. Il n’a fait qu’obéir à l’ordre que quelqu’un lui a donné.
Roncherolles cherchait à reconnaître celui qui lui parlait ainsi, de cette voix, sans couleur. Il râla :
– Et qui a été plus puissant qu’Ignace de Loyola ? Qui est assez puissant pour donner des ordres au roi de France ?
– Moi ! dit Nostradamus.
– Vous ! Oh ! Qui es-tu, démon ! Je ne vois pas ton visage… Mais il me semble que j’ai déjà entendu cette voix ! Qui es-tu ? Ose au moins me jeter l’infamie de ton nom !
– Nostradamus !
Roncherolles, pendant quelques minutes, demeura haletant, les yeux fixés sur cette physionomie impassible.
– Que vous ai-je fait ? Pourquoi avez-vous empêché le moine de me sauver ?
– Parce que c’est moi qui ai demandé votre arrestation.
– C’est vous qui m’avez fait arrêter ! balbutia Roncherolles hébété. J’aurais dû le deviner. Dès le premier mot que vous m’avez dit, j’ai senti que vous étiez mon ennemi. Que vous ai-je fait ? Je ne le savais pas ! Ce que je comprenais c’est qu’un jour vous me tueriez, si je ne vous tuais !… Eh bien ! Êtes-vous content ?… Regardez ce cachot !…
Nostradamus accrocha le falot à un clou, et le cachot se trouva mieux éclairé. Alors, il se tourna vers le prisonnier :
– J’aurais pu dit-il, infliger au moine un plus rude châtiment. Mais le moine avait une excuse, lui : il était sincère. Je regarde ce cachot. Mais j’en ai vu un autre, jadis. Celui-ci est convenable. Celui dont je vous parle était immonde. Le prisonnier était attaché par les chevilles. Les anneaux étaient étroits et rouillés ; la chair du malheureux formait un bourrelet de souffrance. Le prisonnier vécut ainsi pendant des mois. Lorsque le moine descendit dans cet enfer, le prisonnier lui jura sur son âme qu’il n’avait rien fait. Il se mit à genoux. Il pleura… Il supplia le moine de lui permettre de sauver son père. Le moine s’en alla… Je viens au nom de cet infortuné. Ai-je bien fait de frapper Loyola ?…
– Mais moi ! haleta Roncherolles. Qu’ai-je à faire en tout ceci ? Est-ce que la cruauté du moine me regarde, moi !…
– C’est vrai… mais il était utile que vous le sachiez. J’ai oublié de vous dire le nom du malheureux qui m’envoie. Vous le saurez. Cet homme s’appelait Renaud.
Roncherolles sentit un frisson courir sur son échine. Nostradamus reprit :
– Ce cachot est un logement suffisant. Mais j’en ai vu un autre en arrivant à Paris. J’achetai le gouverneur du Temple.
– Le Temple ! bégaya Roncherolles horrifié.
– Je pus donc descendre dans la tombe où fut enfermée la malheureuse qui m’envoie. Comment des hommes, ont-ils eu ce courage d’enfermer là, une jeune fille ! Je l’ai vue, cette tombe ! Je l’ai vu, ce cachot ! Et je me demande comment, par quel miracle elle a pu vivre !… Voulez-vous que je vous dise son nom ?
– Marie de Croixmart !
Roncherolles jeta le nom dans un hurlement. Il songea que tout n’était peut-être pas encore perdu, qu’il lui fallait se défendre ; et, tout d’abord, savoir qui était Nostradamus. Il reprit :
– J’ai connu Renaud. J’ai connu Marie de Croixmart.
– Je viens en leur nom, répondit Nostradamus.
– Quand les avez-vous vus ? demanda Roncherolles.
– Je vois Renaud à chaque instant. Et, quant à Marie de Croixmart, je l’ai vue il y a quelques heures.
– Vivante ! rugit Roncherolles en lui-même. Ce n’était pas un spectre que nous avons vu avec Saint-André ! Elle est vivante ! Il vit !… Ce n’est plus dès lors qu’une question de ruse et de force !…
Sa voix reprit cette ironie qui lui était habituelle.
– Et de quoi vous ont-ils chargé, vous, leur envoyé ?
– De les venger, dit doucement Nostradamus.
– De les venger, soit ! grinça Roncherolles. Pourquoi ne s’en chargent-ils pas eux-mêmes ?
Nostradamus saisit le poignet de Roncherolles, et dit :
– Parce qu’ils sont morts…
Le front de Roncherolles se mouilla… Il balbutia :
– Vous disiez que vous avez vu Renaud à chaque instant, et Marie, il y a quelques heures. Ils sont donc morts aujourd’hui même ?… il y a quelques instants ?
Nostradamus répondit :
– Ils sont morts depuis plus de vingt ans…
Alors, le vertige de l’inconnu s’empara de Roncherolles. Il n’était plus dans ce cachot. Il était dans la chambre de Marie de Croixmart. Dans la chambre où il avait amené François et Henri. Et brusquement une voix tonna comme sur le pont-levis de la rue Froidmantel :
– Renaud ! Voici Renaud qui vient !…
Lorsqu’il reprit son sang-froid, il se sentit brisé. Une ressource lui restait : demander grâce. Il s’agenouilla et dit :
– J’ai une fille. C’est pour la sauver que je désire la liberté. Laissez-moi sauver ma fille !…
– Je le sais. Elle s’appelle Florise. Et je sais que vous aimez cette enfant. Le destin vous a mis au cœur l’instrument avec lequel je devais broyer ce cœur…
– Que veux-tu dire ! hurla Roncherolles. Oh ! je comprends ! ma Florise est en ton pouvoir !
Nostradamus saisit la tête de Roncherolles et gronda :
– Regarde-moi !…
– Qu’as-tu fait de ma fille !… râla Roncherolles.
– Je l’ai donnée au roi !…
– Grâce ! Grâce ! rugit Roncherolles. Il est temps encore. Ma vie pour la sienne ! Cours !… Sauve-là !…
– Trop tard. En ce moment, le roi est auprès d’elle.
– Livrée ! pantela Roncherolles. Livrée au roi !
– Le même à qui, jadis, tu livras Marie de Croixmart !…
Roncherolles tomba la face contre terre.
Nostradamus sortit. Le geôlier remarqua que ses mains tremblaient un peu. À l’encoignure de la rue Froidmantel, il vit aux abords du Louvre un grand rassemblement de peuple, qui criait :
– Vive Monseigneur ! Vive Sa Majesté !
– Vive Savoie ! Vive le roi !…
Nostradamus se sentit mordu au cœur par un soupçon.
– C’est aujourd’hui mercredi ! Le roi, à cette heure, est à Pierrefonds en présence de Florise et de Beaurevers !…
S’adressant à un artisan qui criait plus fort que les autres :
– Mon ami, dit-il, pourquoi tout ce monde ?
– C’est, dit l’homme, que monseigneur le duc de Savoie est allé visiter la lice qu’on prépare près de la Bastille Saint-Antoine pour le tournoi qui aura lieu à l’occasion de son mariage et qu’il vient de rentrer au Louvre. Comme Sa Majesté le roi accompagnait le duc, nous crions vive Savoie et vive le roi !…
Nostradamus entendit en lui comme un fracas effroyable. Il lui sembla que le ciel croulait. Le roi n’avait pas été à Pierrefonds, où Beaurevers se trouvait en ce moment !
La vengeance avortait !…