QUINZIÈME CHAPITRE – PREMIER COUP DE FOUDRE.

I – LE DOMPTEUR.

Ce bruit de troupes en marche qui avait réveillé les échos de la rue Froidmantel, en cette nuit où Trinquemaille, Strapafar, Bouracan et Corpodibale entraient, sans le savoir encore, au service de la reine Catherine, venait de cent archers du guet se dirigeant vers l’hôtel de Nostradamus.

La consigne était brève, simple et grandiose : Entrer dans l’hôtel, le fouiller, mettre la main sur : 1° le magicien Notredame, convaincu de sorcellerie ; 2° le rebelle Royal de Beaurevers, convaincu de lèse-majesté.

Si les deux accusés se rendaient, les mener aussitôt au grand Châtelet, et les enchaîner au fond de quelque bon cachot jusqu’au jour proche du bûcher pour l’un, de la pendaison pour l’autre. S’ils résistaient, les massacrer sur place.

Roncherolles et Saint-André tenaient pour l’exécution de la première partie de ce beau programme, ils voulaient questionner, avant de le livrer au bourreau, l’homme qui les faisait trembler, et savoir pourquoi ils en avaient peur.

Henri II tenait pour le deuxième procédé, plus expéditif : il avait seulement exigé que si on tuait sur place, on lui montrât les têtes des deux démons : simple précaution.

Les archers étaient commandés par le chevalier du guet. Ce personnage était le seul qui eût la conscience tranquille. Il ne connaissait ni Beaurevers ni Nostradamus.

Il y avait le roi, il y avait Montgomery. Il y avait Roncherolles, Saint-André, Roland, Lagarde – convulsés de haine et de peur. Lagarde et ses huit hommes s’étaient joints à l’expédition. Le roi se défiait de ce Lagarde qu’il savait au service particulier de la reine. Lagarde répondait à cette défiance en se mettant en toute dangereuse circonstance, à la disposition du roi.

Roland de Saint-André marchait, résolu à tuer Beaurevers. Quant à Nostradamus, il regrettait sa mort. Plus que jamais aux abois, Roland avait formé le projet de forcer le sorcier à lui donner de l’or. En tuant Nostradamus, on lui tuait son projet. Montgomery, capitaine, marchait près du roi. Sous son manteau, il tenait à la main son poignard.

– Et si l’infernal sorcier, avant de mourir, a le temps de jeter un mot !… La reine est perdue, et je vais à l’échafaud, et mon fils Henri entre dans quelque cloître. Si le sorcier veut parler…

Montgomery serrait convulsivement son poignard, et tâchait de peser la pensée du roi… pour qui le poignard ?

Roncherolles et Saint-André avaient le haut commandement de l’affaire : le roi était là en spectateur. Le maréchal et le grand-prévôt marchaient avec l’indifférence du joueur qui abat sa dernière carte. Tout ce monde s’arrêta devant le pont-levis. Et Roncherolles, sans attendre :

– Chevalier du guet, au nom du roi, sonnez du cor…

Au moment où dans la cour du Louvre, cette troupe allait se mettre en marche, un homme avait franchi la porte du château – un homme du service du roi. Cet homme devançant d’une minute la colonne d’expédition, était sorti du Louvre. Au coin de la rue Froidmantel, il avait jeté un coup de sifflet. Au loin, un autre coup de sifflet pareil lui avait répondu. Et alors l’homme était rentré dans le Louvre.

Le chevalier du guet, ayant reçu l’ordre de donner du cor, prit ses dispositions. Vingt hommes porteurs de fascines, sur un signe s’approchèrent, prêts à combler le fossé. Deux autres groupes de dix hommes saisirent chacun un fort madrier capuchonné de fer, destiné à servir de catapulte. D’autres portaient des pinces, des leviers. Quarante hommes sur trois rangs apprêtèrent leurs arquebuses.

Tout ce monde savait que les assiégés n’obéiraient pas à la sommation du cor. Il fallait frapper un grand coup.

En deux minutes, toute la manœuvre s’accomplit.

Le chevalier du guet vit que tout était prêt. Il porta le cor à sa bouche… À cet instant, le pont-levis commença à s’abaisser…

Le chevalier n’eut pas le temps de sonner : le pont s’abattit. Le roi, Montgomery, Roland, Lagarde, Saint-André, Roncherolles, tous ces sacripants de haut parage refluèrent, le cœur glacé, devant la porte qui, au delà du pont baissé, s’ouvrait toute grande. De cette porte venait un souffle d’épouvante.

*

* *

Maintenant, il est nécessaire que nous entrions dans la forteresse du sorcier. Dans l’heure qui précéda l’arrivée des assaillants devant le pont-levis, Nostradamus et Beaurevers se trouvaient dans la chambre même où le jeune homme avait reçu l’hospitalité, où Nostradamus avait soigné et guéri sa blessure.

Entre ces deux hommes, c’était un étrange entretien sans suite, coupé de longs silences. Nostradamus était assis et souriait. Beaurevers allait et venait.

– Bref, reprit tout à coup le jeune homme avec rage, vous avez fermé cette blessure, peut-être vous dois-je la vie…

– Votre blessure n’était pas mortelle, vous ne me devez rien.

– Une entaille qui eût dû me clouer au lit pour un bon mois !

– Oh ! j’eusse pu vous guérir en quelques heures ; mais je tenais à vous garder cette semaine pour empêcher des folies.

– Je vois, gronda tout à coup Le Royal, que vous avez gardé la dague…

– La dague avec laquelle vous devez me tuer quand vous n’aurez plus besoin de moi. Vous l’avez juré au vieux Brabant. Vous ne pouvez vous en dédire.

– Sur mon âme, je ne m’en dédis pas !

Une joie sinistre flamba dans l’œil noir du mage.

– Je vous tuerai, haleta Beaurevers, parce que vous m’avez fait reculer. Voyons, l’heure est-elle venue où vous devez me dire ce que vous savez ?

– Elle approche… dit Nostradamus. Dans quelques jours, vous saurez qui était votre mère, qui était votre père.

Le Royal frissonna. Tout à coup, Nostradamus reprit :

– Pensez-vous encore à elle ?

– Elle ? balbutia le jeune homme.

– Florise de Roncherolles, pour dire son nom !

Beaurevers avait baissé la tête. Il murmura :

– Elle m’a juré que si je mourais, elle mourrait, fût-ce au pied de l’échafaud… Un jour, elle m’a dit que mon métier est horrible. Et, depuis, ce métier m’est horrible à moi-même. Dites-moi, est-ce que vraiment je n’ai fait que du mal dans ma vie ? Et si je l’aime, moi, comment oserai-je jamais le dire à cet ange ?

Un sanglot râla dans sa gorge, et brusquement :

– Rendez-moi cette dague !

– Pas encore ! Et le roi, que pensez-vous du roi ?

Le Royal fit un effort pour s’arracher à ses pensées.

– Le roi de France, murmura-t-il, m’a juré à moi de ne jamais rien tenter contre Florise. Je n’ai rien à dire de lui…

– Alors, dit-il, vous pensez que le roi tiendra sa parole ?

– Le roi est le roi ! dit Beaurevers.

À ce moment, le vieillard au sourire grimaçant entra.

– Qu’y a-t-il, Djinno ? fit Nostradamus sans se retourner.

– Ils sortent du Louvre. Le coup de sifflet me prévient.

Nostradamus se leva.

– Promettez-moi, dit-il, de ne pas sortir de cette chambre, quoi que vous entendiez.

– Je le promets, dit Beaurevers après une hésitation.

Dans le couloir, la porte fermée, Nostradamus poussa un rauque soupir tout chargé de haine.

– Le fils d’Henri ! rugit-il en lui-même. Le maudit, oui ! mais c’est le fils de Marie !… Pitié, que veux-tu de moi ! Non, mon cœur ne s’est pas ému pour ce jeune homme ! Le fils de Marie sera broyé dans l’étau de ma vengeance.

– Ils approchent, murmura à son oreille la voix de Djinno. Ils sont cent archers, conduits par le grand-prévôt.

– Et pourtant, songeait Nostradamus sans entendre, quelle magnifique nature ! Comme je l’aurais adoré, s’il eût été mon fils à moi ! C’est le fils du maudit !…

– Le roi est avec eux !

– Il n’est pas encore au point où je le voulais, se disait Nostradamus. Il a confiance dans la parole du roi de France. Et pourtant il faut que ce roi, son père !… il le tue ! Il faut que je puisse dire à Henri : Tu meurs tué par ton fils ! Il faut que cette agonie paie mes vingt ans d’agonie à moi !…

– Messire, ils sont là !…

– Qu’on baisse le pont-levis !

Nostradamus ouvrit une fenêtre et se pencha au moment où commença à grincer le pont-levis qui se baissait. Ses deux mains se crispaient. Ses yeux s’étaient fermés.

Ce visage empreint d’une volonté forcenée exprima l’effort d’un esprit domptant la matière et l’asservissant à ses désirs.

Devant le pont-levis baissé, la bande recula. Le roi comme les autres. Henri gronda un juron.

Puis, le premier, il mit le pied sur le pont.

– Caïn ! tonna une voix.

La voix, que si souvent déjà il avait entendue ! La même voix qui, près de vingt-trois ans auparavant, avait hurlé en lui. Henri rugit et fit deux pas rapides.

– CAÏN ! sonna la voix à toute volée.

Henri jeta un gémissement qui fit reculer en désordre la troupe d’archers. Pas à pas, il recula… Dès qu’il ne fut plus sur le pont, tout se tut en lui.

Puis, dans un souffle rude :

– Messieurs, qu’attendez-vous pour avancer ?

Roncherolles et Saint-André marchèrent. Les archers tremblaient. Tous ces hommes qui avaient entendu cette plainte du roi, qui l’avaient vu revenir en arrière, bégayaient ce qu’ils pouvaient savoir de prières. Le grand-prévôt et le maréchal se donnèrent la main comme ils avaient fait rue de la Tisseranderie. Ils mirent le pied sur le pont.

Ils s’arrêtèrent. Tout à coup, quelqu’un leur demandait :

– Qu’avez-vous fait de Marie ?

Hagards, ils jetèrent autour d’eux un regard de folie. Il n’y avait personne. La voix était toute proche. Une deuxième fois, ils l’entendirent. Elle dit :

– Qu’avez-vous fait de Renaud ?

Saint-André, d’un bond, se mit hors du pont. On entendit ses dents claquer. Roncherolles rugit :

– Renaud ! RENAUD ! RENAUD !

Il y eut quelques minutes d’effarement. Une vingtaine d’archers, se mirent à courir, fous de terreur. Le chevalier du guet se tourna vers ses hommes et leur dit :

– Je casse la tête au premier qui sort des rangs.

À ce moment, une lumière apparut sous le porche de l’hôtel. Le petit vieux s’avança, tenant un flambeau, disant :

– Messire de Notredame attend ses illustres visiteurs.

– Dussé-je entrer seul, dit le chevalier du guet, je le verrai !

– Entrez, entrez, mes dignes seigneurs !

Le chevalier s’élança. Montgomery, Roland, Lagarde, suivirent.

– Tous ! répétait Djinno. Mon maître vous attend tous !

Le roi, Roncherolles et Saint-André s’avancèrent… Rien ! Cette fois ils n’entendirent rien ! Ils passèrent…

Les archers passèrent. Il en entra autant qu’il put en entrer. Tout ce monde monta le grand, escalier au haut duquel une immense porte ouverte dégorgeait des flots de lumière. Ils entrèrent dans la vaste salle aux douze portes, aux douze colonnes, au douze sphinx. Alors, Roncherolles, d’une voix rude :

– Au nom du roi !…

L’éblouissante lumière disparut. Les ténèbres régnèrent…

– Des torches ! Qu’on allume des torches !

Aucune torche ne s’alluma. Ils en avaient pourtant. Il y eut un grand silence. Tout à coup, un cri de terreur vint d’un archer ; cet homme venait de sentir le contact d’une main glacée.

Un autre cri, puis un autre. Un troisième. Dix, vingt ! Tous les archers criaient, hurlaient. Dans les ténèbres, ils cherchaient à gagner la porte. Il n’y avait plus de porte. Leurs cris devenaient des plaintes. Une douzaine s’évanouirent. Les plaintes devenaient des hurlements. Et toutes ces clameurs formaient l’hymne effroyable de l’épouvante. Ce qui hurlait en eux, c’était la peur – non la peur de la mort : la peur de l’Invisible qui était parmi eux. Et pour tous, c’étaient les mêmes sensations. Des mains visqueuses prenaient leurs mains ou les touchaient au visage. Des choses inconnues s’accrochaient à leurs jambes. Des rires d’enfer résonnaient à leurs oreilles. Bientôt, l’épouvante les submergea. Les ténèbres, pour eux s’éclairèrent, et ils virent des êtres désincarnés voler dans l’espace en tourbillons, des langues de feux voleter, des femmes aux corps vaporeux se tordre les mains.

Henri II, Saint-André, Roncherolles, échappaient seuls à ce délire. Mais le délire les pénétrait. Ils souhaitèrent la mort. Peu à peu, les hurlements s’apaisèrent. Et alors, de nouveau, ce fut un silence plein de respirations de damnés.

Dans ce silence, tout à coup, une clameur de détresse. Puis une deuxième. Puis une troisième. C’était le roi ! C’était Roncherolles ! C’était Saint-André ! C’était leur tour !…

– Caïn ! Caïn ! Voici ton frère qui vient à toi !…

– Saint-André, voici Marie qui sort de sa tombe !…

– Roncherolles, voici Renaud, le voici !…

Il y eut trois cris d’effroyable détresse – puis, plus rien.

Une voix, alors, une voix humaine cette fois, d’une infinie douceur, dans cet instant, murmura à l’oreille du roi :

– Sire, voulez-vous que je vous donne Florise ?…

Henri II fut secoué d’un tressaillement où il y avait encore une peur.

– Florise ?

– Oui. Si vous voulez, je vous la donne… Seul au monde, je puis faire que volontairement elle vienne à vous dès demain…

– Que faut-il faire ? râla le roi.

– Appelez Nostradamus et faites sortir tous ces importuns.

Tout disparut de l’esprit du roi. Il n’y eut plus que sa passion, plus que Florise et le roi prononça :

– Nostradamus, venez à moi !…

Dans la même seconde, l’éblouissante lumière reparut. Le roi palpitant vit Nostradamus qui disait :

– Sire, me voici à vos ordres.

Quand on vit Nostradamus, pareil aux autres hommes, une rage furieuse les souleva tous. Roncherolles et Saint-André rugirent « Nous le tenons enfin ! » Montgomery s’apprêta à frapper.

– Arrière tout le monde ! cria le roi.

Nostradamus se redressa et se croisa les bras en souriant.

– Sire ! balbutia Saint-André. Cet homme…

– Le premier qui le touche aura affaire au bourreau. Et vous, un mot de plus, je vous fais arrêter. Sortez tous !

Il y eut dans un silence d’énorme stupeur, le départ hâtif. La grande porte s’était ouverte. À chaque archer qui passait, Djinno remettait une pièce d’or. Montgomery sortit le dernier. Il grondait :

– Le sorcier va dénoncer la reine et me dénoncer !

Il tourmentait son poignard. Nostradamus alla à lui, dit :

– Rassurez-vous. Il ne saura pas.

Montgomery s’enfuit. Le roi voyant Nostradamus devant lui, voulut s’assurer que lui, roi, avait encore quelque autorité en ce lieu.

– Vous avez ici, un rebelle. C’est lui que nous venions chercher.

– Le Royal de Beaurevers ? En effet, il est ici, chez moi.

– Il faut me livrer cet homme, reprit rudement Henri.

– Tout de suite, si le roi le désire. Mais je vous préviens que ce sera un danger pour vous. Laissez-moi choisir le moment où la destinée du rebelle devra entrer en conjonction avec celle du roi. Alors, sire, je le mettrai en votre présence.

Le roi, content d’avoir rétabli son autorité n’insista pas.

– J’attendrai le moment que vous jugerez favorable, dit Henri.

– Et en attendant, dit Nostradamus avec un sourire, je vous donne Florise. C’est elle-même qui viendra. Seulement…

– Parlez, parlez, balbutia Henri.

– Il faut vous débarrasser du grand-prévôt sans effusion de sang, sire, c’est nécessaire.

– Demain matin, il sera à la Bastille, grinça Henri.

– Il faut vous débarrasser du révérend Ignace de Loyola.

– Je le chasse de France, rugit Henri.

– Enfin, il faut trouver un logis pour la fille, du sire de Roncherolles. Elle ne doit pas rester à Paris.

– On la conduira à Pierrefonds, une bonne forteresse.

– Où voulez-vous qu’elle vienne vous trouver ?

– À la porte Saint-Denis. J’aurai là une litière et une escorte prête à la conduire.

– Sire, demain matin, à dix heures, la jeune fille viendra d’elle-même prendre place dans la litière.

Ces paroles s’étaient échangées en quelques secondes. Le roi songeait : « Comment se fait-il que je me sente une confiance absolue en cet homme que je venais tuer ? D’où vient que je suis rassuré mille fois plus qu’en mon Louvre en ce logis de mystère ? Il fixa un ardent regard sur Nostradamus :

– Monsieur, je vous sais puissant. On raconte de vous de merveilleuses choses. M. de Loyola dit que vous êtes un démon. Eh bien ! moi, le roi, je vous dis : Si elle vient, vous pouvez compter que, à partir de demain, vous êtes le compagnon et l’ami du roi – son frère !… À demain, monsieur !

Le roi s’éloigna.

Nostradamus était demeuré immobile au milieu de la salle. Une effrayante expression d’angoisse s’étendit soudain sur ce visage que la haine bouleversa. Il éclata tout à coup d’un rire terrible, gronda : Son frère ! et s’abattit sur le plancher, terrassé par le gigantesque effort de cette inoubliable nuit…

II – LE GRAND-PRÉVÔT.

Il était entré en son hôtel, tout courant. Il avait refusé de s’entretenir avec Saint-André qui lui disait : Il faut nous défendre ! Il n’éprouvait qu’un besoin : être seul. Son escorte dans le trajet l’entendit qui murmurait : – Pourtant, elle est morte !… Pourtant, il est mort !

Il s’enferma dans sa chambre, après avoir envoyé chercher un prêtre, qu’il installa dans une pièce voisine, et à qui il dit : « Tout ce que vous savez de prières capables d’écarter les esprits des morts, dites-les. Si vous m’entendez crier, entrez et faites les exorcismes qui chassent les spectres. »

Seul, toutes lumières allumées, il se mit à songer :

– J’ai entendu crier Renaud. Saint-André l’a entendu. Nous avons vu ensemble l’esprit de Marie de Croixmart. Nous avons entendu ensemble la voix de Renaud. Rien ne peut faire que nous n’ayons vu et entendu. Qu’est-ce que Nostradamus a bien pu dire au roi ? Fuir ! Fuir avec ma fille. Oui, c’est la meilleure solution.

Sur le matin, le grand-prévôt se remit. Il déjeuna, et quelques vigoureuses rasades lui donnèrent de la confiance. Il organisa le service de la journée. Ce travail le tranquillisa. Il se mit à rire de son idée de fuite. Il considéra sa situation à la cour et la vit ce qu’elle était : inattaquable.

Il se sentait invincible. Il eut un sourire d’orgueil.

Ce sourire défiait Renaud mort ou vif, Marie morte ou vive, la destinée, Nostradamus.

À ce moment, un messager, aux armes de France, entra dans son cabinet, s’inclina, et dit :

– Le roi attend monseigneur le grand-prévôt à neuf heures.

Il n’était pas huit heures. Roncherolles renvoya le messager et reprit sa méditation. Il n’y avait qu’un point noir dans son ciel.

Il y avait la passion du roi pour Florise. De là pouvait se déchaîner l’ouragan. Mais Florise épousait Roland. Le jour du mariage, départ pour la Guyenne dont lui était nommé gouverneur. Saint-André avait promis. Il murmura :

– Saint-André tient le roi. Et moi, je tiens Saint-André.

Comme l’heure de se rendre au Louvre approchait, il monta chez sa fille. L’amour paternel illumina ce front toujours chargé de nuages. Il la considéra et gronda :

– Encore, pour la sauver, faut-il que je la donne à ce Roland. Faisons ce mariage. Et une fois là-bas, nous verrons. Huit jours de mariage et Florise peut être veuve.

L’amour paternel devenait passion sauvage. Et cependant, il parlait doucement à sa fille. Il évitait soigneusement de prononcer le nom de Beaurevers. Il lui faisait admirer un collier de perles acheté pour elle. Chaque fois, c’était ainsi. Elle ne pouvait rien souhaiter : d’avance, le souhait était réalisé. Elle souriait et admirait que cet homme si dur se fit pour elle une incarnation de tendresse. Et alors, elle se reprochait de ne pas assez aimer son père. Il partit, l’âme ravie.

Au Louvre, dans les antichambres, on annonça au grand-prévôt que Sa Majesté était sortie avec M. le maréchal de Saint-André ; une fantaisie comme en avait souvent Henri II.

Le roi étant sorti, Roncherolles attendit une demi-heure, puis une autre, puis une troisième. Il y avait foule de courtisans qui, en attendant l’arrivée du roi, faisaient leur cour au grand-prévôt. Mais leurs fadaises l’ennuyaient. Il finit par se mettre à l’écart dans une embrasure de fenêtre.

– Monsieur le grand-prévôt, fit une voix aigre à son oreille, avez-vous entendu parler du colosse de Rhodes ?

Roncherolles tourna légèrement la tête et vit la figure grimaçante du bouffon d’Henri. Brusquet reprit :

– Où est-il le colosse ? Où est-il ? Chi lo sa ? Et qui l’a renversé ? Un souffle d’enfant, peut-être. Les colosses sont faits pour tomber. Il faut qu’ils tombent.

Roncherolles, dans les yeux du fou, démêla de la pitié. Brusquet agita sa marotte, puis ricana en la montrant :

– Voici ma favorite, par Notre-Dame. Favorite, ou favori ? Peu importe le sexe. Je suis roi, tudiable ! Et des favoris, je fais ce que je veux. Marotte, es-tu connétable, ou capitaine ou grand-veneur, ou grand-échanson, ou grand-prévôt ? Tu m’ennuies, marotte !

Le fou brisa la marotte, en laissa tomber les morceaux et les repoussa du pied. Roncherolles le saisit par le bras.

– Monsieur Brusquet, vous savez quelque chose !…

– Moi ! Rien. Je demanderai à Henri de m’acheter une autre marotte. Monsieur le grand-prévôt, Henri m’a fait présent, hier, d’un beau cheval noir. Je l’ai essayé sur la route de Picardie. Route ombragée, sans fondrières. En revenant, je me disais que, sur une route pareille, en quelques heures je pourrais gagner la frontière, si la fantaisie m’en prenait…

Roncherolles devint livide. Il se pencha sur le fou :

– Monsieur, vous êtes un honnête homme ; je vous remercie.

Il redressa la tête d’un air de défi, puis se mit à marcher vers la porte. Son parti était pris. Comme il allait l’atteindre, cette porte s’ouvrit à deux battants, et une voix forte cria :

– Place au roi !…

À droite et à gauche, il y eut un reflux de courtisans courbés. Henri II et Roncherolles se trouvèrent face à face.

– Monsieur, dit le roi de cette parole amorphe, qui était bien la voix de son caractère, à quoi me sert d’avoir doublé votre service d’espions, comme vous me l’avez demandé… À quoi me sert d’avoir un grand-prévôt ?

– Sire, voulez-vous me permettre de demander humblement à Votre Majesté ce qui a pu…

– Rien, monsieur, je ne vous permets rien. Il n’est question dans la ville que de gentilshommes attaqués la nuit ; nous sommes infestés de truands. Bien mieux. Il y a eu crime de lèse-majesté. Et ce Beaurevers n’est pas encore pendu.

Roncherolles regardait autour de lui et se disait :

– Je risque ma vie. S’il me fait arrêter, je crie que le dauphin François fut empoisonné à Tournon par son frère Henri.

Mais le roi ne donna aucun ordre d’arrestation. Il lui restait à dire quelque chose qui ne voulait pas sortir. Il baissa un peu la tête, puis se dirigea vers la porte de son cabinet. Au moment d’atteindre cette porte, il dit sans hausser le ton :

– Allez, monsieur, vous n’êtes plus grand-prévôt.

Roncherolles sortit du Louvre sans aucune difficulté. Dehors, il respira à pleins poumons. Il n’était pas question d’arrestation. Alors seulement, il sentit le poids de sa disgrâce.

Tout en conduisant au pas son cheval, il sentait gronder en lui l’imprécation de ses ambitions détruites.

– Roi fourbe ! Roi lâche ! Tu sauras ce que vaut Roncherolles. Rien qu’avec ce que je sais de ton infamie, je puis en trois mois refaire ma fortune. Ce soir, j’aurai quitté Paris. Dans trois jours, j’aurai quitté le royaume. Et alors, j’ai l’Empire, l’Espagne, l’Angleterre, l’Autriche. À toutes les haines, éparses dans le monde, il manque une tête. Je serai cette tête ! Je rentrerai dans Paris avec les armées qui auront détruit tes armées. Je te ferai enfermer dans un cloître. Et je me ferai donner la régence de ton royaume. Je te verrai à mes pieds.

Il se calma pour songer à l’organisation de son rapide départ. En mettant pied à terre dans la cour de son hôtel, il murmura avec un cri de joie passionnée :

– Et j’ai ma fille ! Je la garde !

Il monta lentement chez Florise, ruminant sa vengeance.

– Pardieu ! fit-il joyeusement. J’hésitais, fou que j’étais ! J’hésitais devant les offres venues d’Espagne et d’Autriche ! Je veux être pour le moins vice-roi. Florise sera princesse. Allons la prévenir qu’elle ait à préparer son départ.

Il vit dans l’antichambre les femmes de Florise, pénétra dans les appartements, et revint précipitamment sur ses pas. Il demanda :

– Où est ma fille ?

– Seigneur, mais elle est là !

Roncherolles rentra dans les appartements. Il avait l’air d’un tigre dans sa marche rude, renversant tout.

– Florise !…

Une femme bégaya en se frappant la poitrine :

– Endormies… malgré nous… cela n’a duré qu’un quart d’heure… Sommeil insurmontable…

Roncherolles était hagard. Un sanglot terrible, un seul. Puis, deux cris brefs : les deux femmes étaient à terre, la gorge ouverte. Roncherolles s’était jeté sur elles. Son bras s’était abattu. Il jeta son poignard rouge. Sa furieuse lamentation palpita dans l’air :

– Florise !…

La tête dans les épaules, il descendit l’escalier. On l’entendait hurler :

– Florise !…

Dans la cour, il vit ses gardes, ses officiers épouvantés. Il voulait parler, menacer ou supplier, il ne savait pas.

Comme il s’avançait, une troupe de vingt Écossais du Louvre barra le grand portail. L’officier vint à lui et dit :

– Monsieur, au nom du roi, – votre épée.

Roncherolles se ramassa pour quelque bond terrible. Mais, le corps s’affaissa. Le grand-prévôt roula sur le sol. Avant l’évanouissement, son dernier souffle fut :

– Florise !…

III – LA PORTE SAINT-DENIS.

Après le départ de son père pour le Louvre, Florise s’était mise à ses travaux de maîtresse de maison. Escortée de ses deux femmes de chambre – deux geôlières – elle avait passé l’inspection de deux ou trois armoires. Ayant distribué leur ouvrage aux lavandières, elle rentra chez elle, et les deux geôlières reprirent leur poste dans l’antichambre.

Doucement, Florise murmurait :

– Mon père dit que c’est un truand. Je n’ai jamais vu regard plus loyal. A-t-on le cœur bas quand on est si brave ?

Tout à coup, elle se dressa. Elle parut écouter, et balbutia :

– Folie !…

Elle fit quelques pas, s’arrêta, puis se remît en marche, et, dans l’antichambre, vit ses deux femmes endormies.

– C’est vrai : elles dorment !… bégaya-t-elle, terrifiée. Je puis passer. Je puis sortir. Je ne passerai pas !

Un sourd grondement, dans le ciel. Elle n’entendit pas le tonnerre. Elle ne vit pas que la moitié du ciel était noire. Elle écoutait en elle-même. Jamais l’idée ne lui était venue de désobéir et de sortir seule de l’hôtel. Sortir ! Pourquoi ? Pour aller où ?… On le lui dirait !

Elle ne voulait pas. Tout ce qu’il y avait de conscient en elle résistait. Brusquement sa physionomie prit une expression d’indifférence. C’était elle. Et ce n’était plus elle. Sans hâte, elle se couvrit d’une capuche, et se mit en route. Au grand escalier, elle s’arrêta et murmura :

– Pas par là ?… Par ou, alors ?… Par l’escalier secret ?…

Elle entra dans l’appartement de son père. Elle souleva une tenture, poussa un bouton, et descendit alors un étroit escalier qui aboutissait à une sortie secrète où jamais il n’y avait de gardien ! C’était une porte basse, en fer. Elle s’ouvrait par un mécanisme que Florise fit fonctionner sans aucune recherche ni hésitation.

Et cependant Florise avait toujours ignoré, Florise ignorait encore non seulement le moyen d’arriver à l’escalier secret, non seulement le mécanisme de la porte de fer, mais encore l’existence même de cet escalier et de cette porte.

Un peu après neuf heures et demie, le roi Henri et le maréchal de Saint-André sortirent de Paris et vinrent se mettre à couvert sous les châtaigniers de la route de Saint-Denis. Une litière de voyage attendait les deux courriers en selle. Autour du véhicule, douze cavaliers. À l’intérieur, deux femmes, vigoureuses matrones.

Tout cela était parfaitement organisé. En fait de guet-apens amoureux, le roi était roi. Les comparses étaient stylés. Henri était inquiet, non ému : il en avait vu bien d’autres.

– Sire, dit Saint-André, est-ce que vous escortez tout de suite la belle jusqu’à Pierrefonds ?

– Nous avons, répondit le roi, le mariage de Marguerite. Mon cousin de Savoie s’impatiente. J’irai voir Pierrefonds après les fêtes. J’aurai mes noces, moi aussi.

– Je comprends, dit Saint-André, l’impatience de Tête-de-Fer.

– Tais-toi ! gronda Henri. Regarde cet homme qui vient.

– Le sorcier ! murmura sourdement Saint-André.

Nostradamus s’avança. Il semblait que quelque fatigue énorme eût brisé ses forces. Il s’arrêta près du roi, et ne parut pas voir Saint-André. Henri voyant qu’il se taisait :

– Viendra-t-elle ?…

– Elle vient ! répondit Nostradamus.

Dix minutes se passèrent. Le roi, angoissé, reprit :

– Vous avez dit : elle vient, et…

– La voici ! dit Nostradamus.

Henri et Saint-André jetèrent un avide coup d’œil sur la porte Saint-Denis ; ils ne virent personne.

– Sorcier ! gronda Henri. Songe que c’est au roi que…

Nostradamus, d’un accent de souveraine hauteur, répéta :

– La voici !…

Dans le même instant, Florise apparut, sortit de la porte, franchit le pont et, sans hésitation, comme si elle eût su qu’il y avait là pour elle une litière, monta dans le véhicule et s’assit sur une banquette, où elle s’endormit…

Le tonnerre roula. Le ciel saigna du feu.

– Dieu réprouve ce qui se passe ici ! balbutia Saint-André.

Le roi était demeuré muet de stupeur. Jusqu’à la dernière seconde, il n’avait pas cru à la possibilité du prodige : Florise venant d’elle-même se livre ! Le prodige était accompli.

Il considéra Nostradamus avec effroi. Son regard se reporta sur Florise. Il la vit paisiblement endormie et souriante. Et alors la passion gronda en lui comme le tonnerre là-haut. Il haleta :

– Fût-ce au prix de mon âme, elle sera à moi ! Sorcier, d’où vient ta puissance ? De l’enfer, dit-on. Eh bien, soit ! S’il le faut, je t’offre mon âme…

– Je la prends ! répondit Nostradamus.

Le roi s’élança. Avait-il entendu ? Nous en doutons. Il s’élança, donna rapidement ses ordres au chef de l’escorte et aux deux matrones :

– Dans trois jours, je serai à Pierrefonds…

La litière s’ébranla. Toute l’escorte suivit d’un bon trot. Henri demeura sur place, sous la pluie qui commençait, jusqu’à ce que voiture et chevaux eussent disparu. Alors, sûr du triomphe, il revint à Nostradamus.

– Demandez ce que vous voudrez ! fit-il d’un ton bref.

– Rien. Mais vous avez encore besoin de moi. Vous allez partir pour Pierrefonds. Il faut que je sache le jour.

– C’est aujourd’hui samedi. Mercredi je serai à Pierrefonds.

Nostradamus, s’inclinant, fit un mouvement pour se retirer. Henri le saisit par le bras et gronda :

– Vous avez tenu parole pour la jeune fille. Vous ne voulez rien. Sachez-le cependant : le Louvre vous est ouvert, et malheur à qui chercherait à nous faire du mal. Mais vous avez promis aussi Le Royal de Beaurevers.

– Vous l’aurez ! comme la jeune fille ! Dans quelques jours.

– Comment l’aurai-je Dites ! comment ?

– Comme vous avez eu la fille du grand-prévôt, sire ! C’est le truand qui viendra au roi !…

Le roi, Saint-André, Nostradamus avaient disparu depuis quelques minutes lorsque, du fond d’un bouquet de châtaigniers, s’avança un jeune homme pâle de rage. Il avait tout vu. Cet espion, c’était Roland de Saint-André. Au détour du Louvre, et comme il s’y rendait, il avait rencontré son père escortant le roi. Les deux personnages avaient le visage masqué. Mais Roland, à la taille, au costume, les avait très bien reconnus. Il les avait suivis. Il avait pu pénétrer dans le bosquet sans se faire remarquer. Maintenant il savait tout.

Roland rentra dans Paris et courut jusqu’à un hôtel de la rue de Béthisi, grondant de furieuses imprécations. Au coin de la rue Thibautodé, il se heurta à quelqu’un qui hurla :

– Tudieu, monsieur le coureur, où mettez-vous vos yeux !… Oh ! fit-il tout à coup d’une voix terrible, vous !…

Roland de Saint-André lui aussi eut un cri de haine :

– Le Royal de Beaurevers !

Beaurevers pâlit. Sa main s’abattit sur l’épaule de Roland.

– Au large, truand ! grinça le gentilhomme.

– Je ne te lâche pas, dit Beaurevers. Voilà assez longtemps que vous me cherchez pour me tuer. Dégainez…

Roland se mordit les poings. Son imagination lui montra la litière de Florise. Beaurevers écumait.

– Dégaine ! rugit-il, ou je te tue sans combat.

– J’ai besoin de ma liberté, dit Roland. Nous nous battrons, je vous le jure. Je désire vous étriper. Voulez-vous m’accorder huit jours ?

– Soit ! gronda Beaurevers, à regret. Où ?

– Dans huit jours, venez me trouver en mon hôtel.

Beaurevers lâcha Roland, qui reprit aussitôt sa course furieuse. Puis, essuyant de son manteau la rapière dont il fouettait la pluie, il la rengaina et continua son chemin… Son chemin vers l’hôtel de la grande-prévôté… Son chemin vers Florise !…

Arrivé à son hôtel, Roland de Saint-André sella lui-même son meilleur cheval, sauta en selle, et s’élança… Une heure plus tard, il avait rattrapé la litière de Florise.

IV – LE PARADIS.

Ce n’était pas à la Bastille, mais au Grand-Châtelet que Roncherolles avait été enfermé après son arrestation.

Il y avait là un certain nombre de cachots dont chacun avait son nom. Il y avait le Fin d’aise, qui était rempli de reptiles. Il y avait la Fosse, où l’on vous descendait au moyen d’une corde. Il y avait la Gourdaine, où on ne pouvait ni s’asseoir ni se coucher. Il y avait les Chaînes, où l’on vous scellait au mur au moyen d’un carcan qui emboîtait le cou.

D’autres cachots, où le prisonnier payait de cinq à douze sols, étaient moins horribles : tels la Boucherie, la Grièche, le Puits. D’autres enfin étaient presque logeables. Mais le prisonnier y payait dix livres. L’un s’appelait le Paradis.

C’est au Paradis qu’on avait enfermé de Roncherolles.

C’était une chambre basse garnie d’un étroit lit de fer et d’un escabeau. Sur l’escabeau, le moine était assis et parlait. Le prisonnier était assis et écoutait. Ils avaient tous deux des faces livides.

Dès le lendemain de l’arrestation, Loyola avait obtenu le droit de confesser Roncherolles. Ignace de Loyola disait :

– Vous êtes de la Compagnie. Vous avez rendu d’importants services à l’ordre. Moi parti, vous en rendrez de plus importants encore. Vous aurez à surveiller la reine. Vous aurez à faire exécuter le plan que j’ai dressé pour sauver la France. Je vous blâme d’avoir désespéré. Vous eussiez dû vous dire que sur un signe de moi les portes de votre prison s’ouvriraient. Mais je fais la part de la faiblesse humaine. Debout, soldat de Jésus ! Vous n’avez le droit ni de pleurer, ni de désespérer…

– Ma fille ! révérend père, ma fille ! balbutia Roncherolles.

– Vous avez une fille, et c’est l’Église. Vous avez une mère, et c’est l’Église. Elle veille. Demain, vous serez libre.

– Vous espérez donc obtenir du roi…

– Le roi est condamné ! prononça Loyola.

– Le roi ?… condamné ?… bégaya Roncherolles. Ah ! tenez, vous mettez trop de joie d’un seul coup dans ce cœur où il y a eu trop de désespoir. Assister à l’agonie du roi lâche, du roi félon !… Comment est-il condamné ?… Et par qui ?…

– Condamné par moi…

Loyola redressa sa taille maigre que le mal courbait. Roncherolles avait repris sa place. Immobile, il écoutait, il s’enivrait. Le moine disait :

– Tant que j’ai espéré, je l’ai laissé vivre. J’ai même calmé les impatiences de Catherine. Mais je me trompais. Ce roi peut tuer des hérétiques. Il ne tuera pas l’hérésie. Je rends justice à Henri : il ignore la pitié. Il a frappé beaucoup. Mais il ne frappera pas le vrai coup. Si cet homme règne encore dans dix ans, la Réforme triomphe. Ce sont les agents de l’enfer qui deviennent les maîtres. Depuis hier, Nostradamus est grand favori de ce roi qui, voilà quelques jours, m’a promis sa mort.

Au nom de Nostradamus, Roncherolles vacilla. L’éclair de la haine incendia le fond de ses prunelles. Le moine sourit.

– J’ai donc condamné le roi, continua-t-il. Ce que Catherine n’a pas su faire va s’exécuter ce soir. Tout est prêt. Je n’ai qu’un signe à faire, dans dix minutes, en sortant d’ici. Demain, Catherine sera régente. Et demain vous serez libre. Mes heures sont comptées. Et d’ailleurs, je veux quitter au plus tôt la France. Votre premier soin sera de venir chez moi pour y recevoir mes instructions. Adieu, monsieur, soyez implacable, soyez inébranlable, car si Catherine va être régente de France, vous allez être, vous, régent de Catherine ! Je vous bénis, mon fils…

Puis il sortit du cachot, dont un geôlier referma la porte. Comme il allait s’engager sous la voûte et franchir le porche du Grand-Châtelet, le moine entendit une voix qui disait :

– Messire, je crois que voici quelqu’un qui vous cherche…

Loyola eut un tressaillement. Il avait reconnu la voix. Et, cette voix, il la haïssait. Sans tourner la tête vers l’homme qu’il entrevoyait confusément, il gronda :

– Au large, démon ! Tu ne prévaudras point contre l’envoyé du Christ ! Nostradamus, devin, écoute ma prédiction, à moi : Nostradamus, tu es pesé, compté, divisé !

– La main de l’Invisible qui écrivit Mane, Thécel, Phares ne saurait s’abattre sur moi, car c’est moi qui la dirige. Messire, encore une fois, voici quelqu’un qui vous cherche.

Alors Loyola vit s’avancer un officier des gardes du Louvre, qui, respectueusement, s’inclina devant lui.

– Révérend père, dit-il, je suis chargé de vous communiquer une décision de Sa Majesté.

En même temps, une porte s’ouvrit sur l’une des murailles qui soutenaient la voûte, et l’officier y entra. Le moine suivit. Nostradamus entra et ferma la porte. C’était une grande salle qui servait de corps de garde ; mais en ce moment, il ne s’y trouvait que ces trois personnages.

– Révérend père, le roi m’a ordonné de vous dire qu’il se trouve satisfait de la visite que vous avez faite au royaume.

– Ce qui veut dire, fit Loyola avec un sourire amer, que je dois considérer cette visite comme terminée ?

L’officier s’inclina.

– C’est bien, reprit le moine. Sous trois jours, j’aurai quitté Paris. Telle était d’ailleurs mon intention.

– Révérend père, ce n’est pas dans trois jours que le roi vous prie de quitter Paris, mais aujourd’hui même.

– Soit ! fit Loyola. Il était temps ! songea-t-il.

– Il est trop tard ! dit à haute voix Nostradamus, répondant à cette pensée.

Le moine frissonna. Mais, se dominant, il reprit :

– Je partirai donc ce soir…

– Ce n’est pas ce soir, c’est à l’instant même qu’il faut partir.

Le moine étouffa un rugissement. L’homme à qui il devait donner le signal de la mort du roi, l’attendait sur le parvis Notre-Dame. Eh bien ! Il passerait sur le parvis, et ferait le signe. Demain, il rentrerait dans Paris, assisterait aux obsèques d’Henri II, donnerait ses instructions à Roncherolles ; il n’y avait rien de changé… Loyola redressa la tête.

– Soit encore, dit-il. Veuillez donc m’escorter jusque chez moi, au parvis Notre-Dame, pour prendre…

– Vos papiers et livres, votre argent, vos vêtements, tout est déjà dans la litière qui doit vous emmener et qui attend devant le porche. J’ai ordre de ne vous quitter qu’en Italie.

Une dernière chance lui restait : faire passer la litière par le pont Notre-Dame, et, sur le parvis, coûte que coûte, au péril de sa vie, donner le signal. À ce moment même, Nostradamus prononça :

– C’est par la porte Bordette, officier, que vous sortez de Paris. Lisez vos instructions. Vous devez franchir la Cité par le Pont-au-Change et le pont Saint-Michel…

Le moine s’affaissa sur un escabeau ; il était vaincu. L’officier sortit. Loyola regarda Nostradamus, et songea :

– C’est ce démon qui me frappe !

– C’est moi ! dit Nostradamus avec simplicité.

Le moine chancela. L’épouvante fit irruption dans son esprit pour la deuxième fois depuis quelques minutes, cet homme venait de répondre à une pensée non exprimée ! Cet être possédait-il donc la faculté d’entendre la pensée d’autrui ?

Nostradamus essuyait son front ruisselant de sueur : il venait sûrement de faire un effort exhorbitant. Il s’avança.

– C’est moi qui vous chasse au moment où vous alliez délivrer le grand-prévôt. J’anéantis votre plan ; le roi ne sera pas tué ; Catherine ne sera pas régente ; pas encore…

– Qui êtes-vous ! Qui êtes-vous ! balbutia Loyola.

– Je suis celui qui voit, dit Nostradamus. Croyez-vous maintenant que j’ai conquis le pouvoir que vous avez nié ?…

– Oui, oui ! râla Loyola, en claquant des dents.

– Écoute donc, puisque tu crois. Dans un mois, jour pour jour, moine, tu seras mort. Tu vas arriver à Rome, brisé, sans forces, et tu n’auras pas le temps de parler au maître des chrétiens. Ton œuvre aboutira au néant. Je vois la compagnie que tu as fondée pour dominer le monde, en butte à la haine universelle. Je la vois traquée par les rois, maudite par les peuples. Je la vois enfin mourir au fond des siècles.

– Tais-toi ! râla le moine. Laisse-moi une illusion suprême.

– Je me tais, dit Nostradamus avec une pitié hautaine. Mais je t’en ai assez dit. Mes paroles resteront dans ton esprit.

Il sortit, calme, majestueux, terrible. Lorsque l’officier des gardes rentra dans la salle, il vit le moine prostré sur les dalles, et il l’entendit qui murmurait :

– Inutile !… Mon œuvre mourra ! Ne plus croire !… Dieu ! Si tu existes, un mot, par pitié, un signe qui chasse le doute ! Rien !… Rien !… Tout se tait !

Trois ou quatre gardes le saisirent, l’emportèrent et le mirent dans la litière qui aussitôt s’ébranla.

V – DEUX ASPECTS DE L’AMOUR.

Au moment où Le Royal de Beaurevers avait été rencontré par Roland de Saint-André, le jeune homme allait au hasard. Sa blessure fermée, c’était, se disait-il, plaisir de reprendre pied dans Paris. Heureux de vivre. Heureux d’échapper à ce mage qui, peu à peu, s’emparait de lui.

– Reviendrai-je dans cette maison ? Oui, puisque par lui seul je puis savoir qui je suis. Ce Nostradamus me pèse ! Il ne me pèsera pas longtemps. Mon vieux Brabant, je tiendrai ma promesse. Tuerai-je cet homme qui m’a sauvé, chez qui je sens sous la haine une étrange affection ? L’amitié de cet indéchiffrable me fait peur plus que sa haine.

Tout à coup, il vit qu’il était rue de la Tisseranderie, devant la maison de la Dame sans nom. Il grommela :

– Pour moi, elle a un nom. Elle s’appelle Croixmart.

La porte silencieuse et triste fascinait son regard. Lentement, sans bruit, elle s’ouvrit. Marie de Croixmart apparut. Le Royal de Beaurevers se sentit frémir. Au jour, ce visage était auguste. Elle souriait au jeune homme. Elle vint à lui et prit sa main qu’elle garda dans la sienne.

– Madame, dit Le Royal, ce que j’ai promis, je le ferai. Je viendrai chez vous, et, si je puis, je vous consolerai.

– Votre vue seule me console, mon enfant, dit-elle. Mais voici que vous allez par les rues sous l’orage. Vous êtes ruisselant. Il faut entrer et attendre que la pluie cesse.

C’était là une inquiétude d’amante ou de mère. Le Royal sourit orgueilleusement. Il n’y avait pas d’orages pour lui. Avec une douce fermeté, il reconduisit Marie jusque dans le vestibule pour qu’elle-même fût à l’abri.

– Madame, je viendrai, car je plains de toute mon âme ; mais aujourd’hui… Tenez, je ne savais pas pourquoi j’allais ainsi sous l’orage. Je le sais maintenant et j’éprouve je ne sais quel charme à vous le dire. Pourquoi à vous ? Madame, j’ai peur d’un malheur arrivé à celle que j’aime, et je vais voir…

– Celle que vous aimez ? interrogea Marie.

– Florise, balbutia Le Royal, Florise de Roncherolles…

Et il s’éloigna à grands pas – furieux et ravi d’avoir dit son secret à haute voix. Quand il fut au bout de la rue, il se retourna et vit la Dame sans nom qui, sous la pluie, le regardait s’en aller. Elle était très pâle, et d’une voix douloureuse, répétait :

– La fille de Roncherolles…

Il arriva à l’hôtel de la Grande-Prévôté : c’était là qu’il allait ! Pourquoi ? Pour rien. Cela s’appelle rien. Mais tous ceux qui, pour rien, ont rôdé autour d’une maison, savent que rien est parfois quelque chose d’énorme.

Il rôda, leva les yeux, enfin s’enivra de rien. Il finit par se trouver devant le grand porche, jeta un coup d’œil dans cette cour où il avait si rudement mené la fameuse bagarre, et, dans cette cour, il remarqua un étrange mouvement de valets, de gardes, d’officiers.

Il eut l’intuition qu’il était frappé, lui, par l’événement inconnu. Et il entra dans la cour. Dès les premiers pas, sans avoir besoin d’interroger, les rumeurs éparses se condensèrent en quelques mots :

– Le grand-prévôt arrêté, Florise disparue.

Le Royal de Beaurevers bondit dans le grand escalier. Un calcul instinctif lui montra le chemin de cet appartement où il était entré par la fenêtre. Il y fut en quelques secondes et entra. Les cadavres des deux femmes de chambre lui apparurent. Ces pièces que le grand-prévôt avait parcourues une ou deux heures avant, il les parcourut…

Une minute plus tard, il était dans la rue ; un quart d’heure plus tard en présence de Nostradamus. Il avait ces yeux sans expression qu’on voit aux gens que vient de frapper quelque effroyable catastrophe.

*

* *

Nostradamus courut à son cabinet, en revint avec un flacon dont il lui fit boire quelques gouttes. Beaurevers se mit alors à respirer à coups précipités… Le sang reprenait sa circulation, il était sauvé, il ne sut jamais que ce jour-là, la mort l’avait pris à la gorge. Nostradamus dit :

– Elle se retrouvera. Vous la reverrez…

Beaurevers n’eut aucun étonnement. Il haleta :

– Je la reverrai ?

– Tu veux savoir où elle est ?…

– Je le veux ! grinça Beaurevers.

– Je le saurai mardi soir. Et je te le dirai. Je le jure.

– J’attendrai ici. Tu es mort si tu as menti.

– Je ne mens jamais. Et tu veux savoir qui te l’a prise ?

– Pour le faire souffrir, l’égorger de mes mains, l’étrangler. Oh ! Donne-moi cet homme et prends ma vie !

– Eh bien, je te le donne. Tu le verras mercredi.

– Où cela ? rugit Beaurevers.

– Où je t’enverrai !…

Nous avons dit que Roland de Saint-André avait rejoint la litière qui emportait Florise. Il la suivit de loin. L’escorte s’arrêta à Villers-Cotterets. Puis, sur le coup de deux heures se trouva devant Pierrefonds dont elle franchit le pont-levis.

Quelques masures étaient disséminées au pied de l’éminence sur laquelle Pierrefonds dressait sa géante silhouette. Roland s’abrita dans une de ces chaumières et y obtint des renseignements précis sur la garnison de la forteresse. Au bout d’une demi-heure, il vit l’escorte, mais non la litière. Roland savait désormais que Florise n’irait pas plus loin. Il sauta à cheval, dépassa l’escorte par un raccourci et rentra à Paris, où il s’enferma dans son hôtel.

Le résultat de ses réflexions fut : 1° qu’il lui fallait lever une petite armée de trente à quarante hommes déterminés ; 2° que ces gens ne seraient déterminés et braves qu’en raison directe de la somme d’argent qu’on offrirait à leur audace ; 3° qu’il fallait agir au plus tôt ; 4° qu’il lui fallait se procurer le soir même ladite somme d’argent.

Après cette assurance formelle donnée par Nostradamus qu’il reverrait Florise et connaîtrait mercredi matin celui qui « la lui avait prise », Le Royal de Beaurevers s’était soudainement endormi. Peut-être la volonté de Nostradamus y fut-elle pour quelque chose.

Le soir vint. Neuf heures sonnèrent. Nostradamus, pénétra dans la chambre de Beaurevers et considéra le jeune homme endormi. Une infinie douceur se dégageait de cette noble physionomie où rayonnait le génie. Il murmura :

– Pauvre victime qui va se trouver broyée entre ma destinée et celle de son père !… Pitié, pitié, que me veux-tu !…

Pour la vingtième fois, peut-être, la haine et la pitié se livrèrent quelque formidable bataille dans ce cœur. Une minute, Nostradamus demeura pantelant. Puis son regard tout chargé de magnétiques effluves, se dressa vers le ciel. Il eut un sanglot, un nom fut prononcé par sa voix éperdue de désespoir :

– Marie !…

Puis, par degrés, cette physionomie se calma, et une implacable froideur s’y étendit. C’était fini. La haine triomphait. Le fils de Marie et d’Henri était condamné… Le fils d’Henri !… À ce moment, Djinno s’approcha et murmura :

– Roland demande à entrer…

Un sourire glissa sur les lèvres de Nostradamus.

– Voilà la réponse du destin !…

Roland, mis en présence de Nostradamus, pensait :

– Plutôt que de la savoir à un autre, j’aime mieux planter moi-même un poignard dans son sein.

Nostradamus, d’un pénétrant coup d’œil étudia cette physionomie. Il y reconnut les stigmates impurs ; il y vit la cruauté froide, l’indomptable lâcheté de la force, et, çà et là, quelques rares traits de courage et de bonté, derniers efforts de la jeunesse.

– Que me voulez-vous ? demanda-t-il.

– D’abord une preuve que vous êtes bien l’homme tout-puissant que vous prétendez être.

– Une preuve ? fit Nostradamus avec indolence ; eh bien ! soit… Je vais vous montrer votre pensée…

La stupeur fit tressaillir Roland. Dans ce moment, les lumières s’éteignirent. Il sentit qu’on le prenait par la main. Il suivit sans résistance, décidé à sortir de là avec les moyens de conquérir Florise, c’est-à-dire avec de l’or. Et tandis qu’il marchait, il se répétait :

– J’aime mieux la tuer, la poignarder de mes mains ! J’aime mieux la voir morte, un poignard au cœur !

Tout à coup, Roland ne sentit plus la main qui le guidait. Il se vit dans une pièce vaguement éclairée et pleine de parfums pénétrants. En même temps, il vit Nostradamus, qui lui désignait le miroir…

– Voici ta pensée, dit gravement le mage. Regarde-là !

– Regarder ma pensée ! balbutia Roland.

Et alors il eut le vertige. De ses yeux exorbités, de toute sa puissance, il regardait… Nostradamus ne regardait pas le miroir, mais Roland.

Soudain, une forme vaporeuse, se balança dans ces régions imprécises qu’on semblait voir dans une glace. Roland se raidit contre l’épouvante.

La forme, lentement, se précisait. Elle prit corps… Roland jeta un cri terrible et tomba à genoux. Et cette apparition, c’était sa pensée réalisée ! C’était le fantôme de Florise ! Florise morte ! Florise poignardée ! Florise, avec, au sein, un poignard qu’elle paraissait désigner à l’assassin !… Nostradamus murmura :

– Il a vu ! Comme a vu Catherine ! Comme ont vu tous ceux à qui j’ai dit : « Regarde !… » Il a vu… mais moi, cette fois comme les autres, JE N’AI PAS VU !

Nostradamus s’élança vers Roland, l’entraîna dans la pièce où il l’avait reçu, et pendant quelques minutes le laissa se débattre contre l’épouvante. Peu à peu, Roland parut reprendre son sang-froid.

– Êtes-vous convaincu ? demanda Nostradamus.

– Oui, dit Roland. Ce que j’ai vu hier, ce que je viens de voir me prouvent votre infernale puissance.

– Eh bien ! Demandez, puisque vous êtes venu pour cela !

– Mais vous ! Qu’allez-vous me demander en échange ?

– Rien. Demandez. Que voulez-vous ?

– De l’or ! répondit Roland.

– De l’or ? Je ne vous en donnerai pas. L’or qui sort de mes mains ne doit servir que des causes sacrées. Pour les crimes que vous méditez, il faut de l’or ramassé dans le crime. Je vais vous dire où vous allez trouver cet or maudit !

– Cet or maudit, où le trouverai-je ? gronda Roland.

– Chez ton père !

– Chez le diable si vous voulez, pourvu que vous m’en donniez le moyen !

– Djinno ! appela Nostradamus.

Le petit vieillard se montra aussitôt, toujours souriant.

– Djinno ! Tu vois M. Roland de Saint-André, fils du maréchal, gentilhomme brillant de cette brillante cour du roi Henri II. Explique-lui où se trouvent les millions de son père et comment il peut les prendre dès cette nuit, s’il veut…

– Des millions ! Dès cette nuit ! balbutia Saint-André.

– C’est facile. M. le maréchal a caché le trésor qu’il a acquis par de longs et honorables travaux dans l’angle gauche de la troisième cave de son hôtel. Seul il a le moyen d’entrer dans cette cave sans porte apparente… mais l’hôtel est adossé aux murs de l’enceinte. Les murs de ses caves, du côté des fossés Mercœur, sont les murs mêmes de Paris. Il a fait pratiquer par un maçon une sorte de trou, d’armoire, dans le mur, à l’angle gauche. Lorsque le maçon eut terminé son travail, il l’étendit d’un coup de dague et le maçon fut enterré dans la cave… Alors il fit venir un forgeron, et lui fit exécuter une porte de fer pour fermer son armoire. Quand la porte fut placée, l’homme rejoignit le maçon : il y a deux tombes dans la troisième cave de M. le maréchal.

Roland écumait. Il tourmentait le manche de sa dague.

– Ensuite ! hurla-t-il.

– Il n’y a pas d’eau dans les fossés de Mercœur. Supposez qu’une charrette attelée d’un solide cheval attende vos ordres sur le talus des fossés de Mercœur, que quatre vigoureux gaillards dévoués, muets, sourds, mais non aveugles, attendent vos ordres, dans le fond des fossés où il n’y a pas d’eau. Supposez que quelqu’un ait mesuré sur la face de la muraille qui surplombe les fossés la place correspondant à la fameuse armoire… Supposez enfin qu’on ait là, creusé une sorte de boyau qu’on a dissimulé en attendant votre visite ! Eh bien, le boyau aboutit à la fameuse armoire, non pas par devant, certes… mais par derrière ! Vous entrez dans le boyau, vous faites transporter les six millions par les quatre gaillards dans la charrette, et avant trois heures le trésor repose tranquillement chez vous. Voilà !

Djinno partit d’un éclat de rire aigre, strident, et se frotta les mains avec vivacité. Roland s’était levé, livide. Nostradamus avait disparu… Le fils du maréchal râla :

– Et vous pouvez me conduire à l’endroit…

– Où se trouve le boyau ? Où vous attend la charrette ? Où vous attendent les quatre gaillards ? Tout de suite.

Djinno s’élança et on entendit son rire aigre qui se perdait au loin. Roland se rua derrière lui, hurlant en lui-même :

– À moi les millions ! À moi Florise ! À moi les jouissances de la vie ! Et malheur à qui se trouvera sur ma route.