ONZIÈME CHAPITRE – FLORISE.

I – LES LOUPS HORS DU BOIS

Nous sommes dans ce galetas de la rue Calandre où nous fîmes connaissance avec Brabant-le-Brabançon, en cette nuit où le bravo adopta pour fils, le petit diablotin qui devait s’appeler Le Royal de Beaurevers.

Brabant n’aimait guère moisir dans la même ville. Mais, en somme, Paris était son centre d’opérations, – le port d’attache d’où le pirate s’élançait joyeusement, mais pour y revenir se reposer. Brabant avait donc toujours gardé son logis de la rue Calandre. Brabant mort, Le Royal de Beaurevers garda le logis.

Ce logis, Trinquemaille, Corpodibale, Strapafar et Bouracan, associés de Brabant d’abord, puis de Beaurevers, le connaissaient très bien. Après leur rencontre avec la Dame sans nom qui leur avait laissé sa bourse, après l’adieu de Beaurevers, les quatre compères furent comme des corps sans âme. Leur âme, c’était Le Royal. L’âme partie, ils se livrèrent sans compter aux orgies les plus dignes de leur état. Tout le contenu de la bourse de la Dame sans nom y passa.

Un soir, les quatre compagnons se trouvaient réunis dans une de ces tavernes où l’on donnait à manger, à boire, à dormir, et le reste. La cabaretière, les pensant cousus d’or, leur avait demandé ce que Leurs Seigneuries voulaient ce soir-là. Trinquemaille, aussitôt, dressa un menu mirifique. Et Bouracan descendit à la cave d’où il remonta chargé comme un âne. Tous quatre firent comme il sied honneur au splendide festin.

Mais quand vint le moment de régler leur dépense, représentant une somme coquette, dont ils s’aperçurent alors qu’ils n’avaient pas le moindre sol, l’hôtesse indignée ayant appelé ses gens à la rescousse, ils ne trouvèrent d’autre solution à leur embarras que de s’enfuir, non sans avoir roué de coups et l’hôtesse et les gens.

Cette aventure mit un terme à la bonne fortune des quatre compères. Et c’est alors que, sans un sou, sans gîte, après avoir erré deux jours à l’aventure, ils eurent l’idée de se réfugier au logis de la rue Calandre. Au moins y étaient-ils à l’abri de la pluie et du guet. Par-dessus le marché, ils avaient l’espoir d’y revoir Le Royal et de raccrocher leur infortune à sa fortune.

Le soir où nous les retrouvons – c’était trois jours après la visite faite par Nostradamus au Louvre – Bouracan dormait ; Strapafar fredonnait en allant et venant une chanson languedocienne ; Corpodibale fourbissait sa dague et invectivait contre la Vierge qui n’en pouvait mais ; enfin, Trinquemaille accroupi dans un coin, raccourcissait sa ceinture et invoquait saint Pancrace.

– Cela ne peut pas durer, grommela Strapafar après le quinzième couplet de sa chanson. Un morceau de vieille carne baptisée lard par la tripière à qui je l’enlevai, et de l’eau ! de l’eau ! Voilà de quoi nous nous sommes sustentés hier !

– Et aujourd’hui, porco dio, rien ! grogna Corpodibale.

– Eh ! tripes du pape ! s’écria le dévot Trinquemaille, en s’administrant une douzaine de Mea culpa sur l’estomac.

Strapafar ayant achevé un dix-huitième couplet, reprit :

– J’ai une idée !…

– Voyons l’idée, fit Corpodibale d’un air de doute.

– Quia peccavimus tibit acheva Trinquemaille.

On entendit un point d’orgue accompagnant les psaumes de Trinquemaille. C’était Bouracan qui ronflait.

– Il est heureux, lui ! fit Corpodibale avec un soupir.

– Voyons l’idée ! grogna Trinquemaille.

– Mais, dit Strapafar, tu renonçais aux pompes de Satan ?

– Sans doute. Mais cela n’a rien de commun avec la bourse qu’il s’agit de subtiliser… car c’est là ton idée.

– Il paraît que tu prends des accommodements avec le ciel ?

– Eh ! tripes du pape ! s’écria le dévot Trinquemaille. C’est ce qui me distingue de vous autres païens. M’est-il jamais arrivé d’aller planter ma dague entre deux épaules sans avoir tout d’abord récité un bon De profundis et ensuite un Deo gratias, lorsque toutefois l’opération est profitable ? Des accommodements avec le ciel ou avec Satan ! Quel est le bon chrétien dûment baptisé qui n’en prend pas ? Voyons l’idée !

– Voici, dit alors Strapafar. Il y a trois jours, lorsque l’idée nous est venue de prendre ce logis pour notre forteresse…

– C’est moi qui y ai pensé ! dit Corpodibale. Malheureusement, celui que j’espérais y trouver n’y était pas. Ah ! s’il était là, nous ne serions pas à demi morts de faim et de soif.

– Donc, il y a trois jours, reprit Strapafar, vous m’avez vu sortir sur le coup de 9 heures, té ? Je cherchais de tous mes yeux. Rien ! Pas le moindre bourgeois à me mettre sous la dent. Je m’en retournais tête basse, lorsque soudain je vois deux hommes. Je les suis. Ils arrivent aux abords de l’hôtel du grand-prévôt Roncherolles…

– Hon ! Mauvaise affaire !…

– Les mauvais bougres auraient crié et j’aurais eu toute la prévôté sur les bras. Et pourtant, les deux compères doivent avoir une fortune sur eux. Un reflet de lune a frappé sur la poignée de leurs épées. Il y a pour deux mille écus de diamants sur ces poignées…

– Et tu les as laissés échapper ! rugit Corpodibale.

– Attends ! fit Strapafar. Le lendemain, je suis encore sorti pour chercher. Rien, toujours ! Et voilà que l’idée me vient d’aller rôder un peu autour de la grande prévôté, pour voir ! Et qu’est-ce que je vois ? Mes deux parpaillots !

– Toujours avec les mêmes poignées d’épées ?

– Toujours, té ! Est-ce que j’en parlerais, sans ça ? Hier, même coup d’œil ! Les deux endiamantés étaient là ! Qu’y font-ils ? Voilà qui m’est égal ! Mais je me dis qu’il n’y a aucune raison pour que les deux coquins n’y soient pas encore ce soir, et à la même heure, c’est-à-dire vers minuit. Qu’en dites-vous ?

Il était à ce moment 11 heures. Pour toute réponse, Trinquemaille se jeta autour du cou le chapelet qu’il avait coutume d’emporter à chaque expédition importante, et s’arma d’une rapière. Quant à Corpodibale, il avait achevé de fourbir sa dague. Bouracan, réveillé, mis au fait, s’arma à son tour. Puis les quatre sacripants s’élancèrent au dehors et prirent le chemin de la grande prévôté.

– Silence ! dit tout à coup. Strapafar.

Et il leur montra deux hommes marchant devant eux. Ils les suivirent, les mâchoires serrées… Les deux inconnus s’arrêtèrent sous une fenêtre éclairée de l’hôtel Roncherolles.

– Attention ! commanda Strapafar.

Ils s’apprêtèrent à bondir… À ce moment, d’une ruelle, débouchèrent trois hommes, ramassés eux aussi pour le bondissement sur la proie. Ces trois furent suivis de deux autres… Les quatre malandrins espéraient que ces nouveaux venus étaient des passants attardés ; mais soudain, cinq autres de ces passants surgirent, puis encore trois !

– Malédiction ! gronda Trinquemaille.

– Bah ! fit Bouracan. Attaquons tout de même. J’aime mieux crever de ça que de faim !…

II – LA PASSION DE RONCHEROLLES

Dans cette chambre de l’hôtel Roncherolles dont la fenêtre était éclairée, vers le moment où Strapafar, Trinquemaille, Corpodibale et Bouracan tenaient conciliabule dans le logis de la rue Calandre, le grand-prévôt venait d’entrer.

Comme tous les soirs, le baron Gaétan de Roncherolles avait fait sa ronde intra et extra muros, une ronde minutieuse. Cela fait, il s’était, comme tous les soirs, encore dirigé vers les appartements de sa fille.

Tels nous avons vu Roncherolles en sa première jeunesse, méditant la perte de Renaud, tel nous le retrouvons. Seulement, les cheveux ont grisonné. Le visage a maigri. Il apparaît comme ces êtres de deuil dont le seul aspect glace les cœurs.

Et pourtant tout a réussi à Roncherolles. Il est le favori du roi. Grand-prévôt de Paris. Henri II vient de lui promettre de le nommer chancelier. Il est vrai que c’est à la condition que Roncherolles s’empare de Nostradamus et le fasse mourir.

– Redoutable mission ! songe le grand-prévôt. Allons donc ! J’irai chez lui avec douze archers et je lui mettrai la main au collet ! C’est facile. Si c’est facile, pourquoi ne l’ai-je pas fait encore, depuis trois jours que j’ai promis de l’arrêter ? Pourquoi Saint-André, menacé comme moi, ne l’arrête-t-il pas ? Pourquoi Montgomery, bafoué par lui devant toute la cour, ne l’arrête-t-il pas ? Pourquoi le roi, ne donne-t-il pas ouvertement l’ordre de l’arrêter ? Ce matin, au conseil M. de Loyola lui a demandé la tête de cet homme. Et le roi n’a rien répondu !… Pourquoi ? D’où cet homme tient-il ce pouvoir exorbitant de faire trembler les cœurs, et d’y lire leurs passions secrètes ? – Je l’arrêterai ! Et, tout pantelant, le jetterai au bourreau. – Par le ciel, mes espions n’ont encore aucune nouvelle de ce Beaurevers ! Demain, si je n’ai pas de nouvelles, je ferai pendre un ou deux espions. Cela donnera de l’esprit aux autres.

Il eut un rire effrayant. Mais presque aussitôt, il tressaille.

– Arrêter le jeune truand, c’est bien. Mais l’autre ! Le sorcier ! Le Nostradamus ! je tremble à la seule idée de me retrouver devant lui. J’ai peur ! comme j’avais peur jadis… de Renaud !…

Et à ce nom, Roncherolles tremble. Qui se trouverait, près de lui, à ce moment, l’entendrait murmurer :

– Renaud nous a dit un jour à Saint-André et à moi que les morts sortent du tombeau. Si cela était !…

Roncherolles s’arrête au milieu de l’escalier. Il l’inspecte de bas en haut. Et il tourne encore la tête, alors qu’il se remet à monter, il surveille… quoi ?… Et il gronde :

– Si les morts pouvaient sortir de la tombe, depuis longtemps Renaud et Marie de Croixmart se fussent levés de leur couche funèbre… Ah ! J’arrêterai Beaurevers… J’arrêterai Nostradamus… Et je serai chancelier du royaume… Puis je me ferai créer duc… Puis je me ferai donner une petite royauté… Puis… nous verrons.

Son esprit s’élance. L’ambition y fulgure…

L’ambition !… La plaie secrète de cet homme. Jusqu’où prétend-il monter ?… Il n’en sait rien. Mais il souffre atrocement de tout honneur accordé à un autre que lui. Mais il est la proie d’un rêve monstrueux, et ce rêve, c’est d’arrêter le maréchal de Saint-André, d’arrêter le connétable de Montmorency, d’arrêter le chancelier et les conseillers ; d’être l’homme qui abat sa poigne sur tout et sur tous en hurlant :

– Le maître, c’est moi !…

*

* *

Roncherolles ouvrit une porte, traversa une antichambre où veillaient deux femmes, poussa une autre porte, et se trouva dans la chambre de Florise.

III – L’AUTRE PASSION DE RONCHEROLLES

Vers 1541, le baron Gaétan de Roncherolles avait épousé une demoiselle Louvray-de-Sainte-Luce, que François Ier, sur la recommandation de son fils Henri, avait dotée de soixante-mille écus. Elle trembla devant son mari pendant les quinze mois de son mariage, et elle mourut d’une fièvre de lait huit jours après avoir donné naissance à Florise.

Au moment où le grand-prévôt entra dans sa chambre, la jeune fille travaillait à une dentelle. Le cartel marqua 10 heures. Florise murmura avec un soupir :

– Si mon père me voit encore veiller si tard, il grondera. Prions, et allons chercher le sommeil qui me fuit… Madame la Vierge, je vous demande le repos de l’âme de ma mère, de tous ceux de ma famille qui ne sont plus, et de tous les trépassés. Accordez à mon père la satisfaction de ses désirs afin qu’il soit moins triste. À moi je vous prie d’accorder la paix du cœur. Est-ce un mal de refuser ce mariage détesté. Oh ! dites. Est-ce un mal de songer à ce jeune homme au regard si doux et si fier ? Hélas ! ne m’a-t-il pas sauvée ? On dit qu’il est rebelle et impie. Mais moi je suis bien sûre qu’il n’est point tel que les apparences le disent. Vous savez, bonne dame, que je m’efforce de ne plus penser à lui. Est-ce donc ma faute s’il est toujours dans mon cœur ? Madame, protégez-le !…

– Florise !…

La jeune fille fut secouée d’un violent tressaut. Son père était devant elle, la fixant d’un regard aigu. Vaillante, elle se remit promptement, se leva et dit :

– Asseyez-vous, monsieur. Vous êtes le bienvenu.

– Florise, dit Roncherolles en prenant place dans un fauteuil et faisant signe à sa fille de s’asseoir elle-même. Vous avez tort de prolonger ainsi vos veilles. Depuis quelques jours, je vous trouve pâlie, et, tenez, cela date de cette nuit où vous avez voulu donner la liberté à ces truands.

Florise leva des yeux lumineux de franchise. Et alors on eût pu voir la physionomie de Roncherolles s’éclairer d’une lueur d’admiration passionnée. Car elle portait en elle toute l’innocence, toute la fierté que peut contenir ce mot : une vierge.

– Vous travailliez à cette dentelle ? reprit Roncherolles.

– J’avais fini et je faisais ma prière de chaque soir, et suppliais madame la Vierge de me protéger contre ce mariage…

Roncherolles se leva et fit quelques pas. Il tremblait… Mais c’était le chagrin qu’il allait infliger à la fille adorée qui faisait grelotter son rude cœur. Il se rapprocha et, avec timidité :

– J’ai engagé ma parole. Veux-tu donc que je me parjure ?

– Je n’ai pas engagé la mienne à Roland de Saint-André.

L’épouvante était au fond de son âme. Mais son visage adorable gardait un calme suprême et elle souriait. Et Roncherolles lisait dans la conscience de sa fille toute la douleur, et il eût pleuré des larmes de sang à lui infliger ce supplice.

– Il le faut ! rugit-il en lui-même. C’est le seul moyen que j’aie de l’arracher au truand, roi du crime – et au roi, truand de cœurs. – Ô ma fille, je te sauverai malgré toi-même !

Il reprit doucement :

– Tu le hais donc bien, ce pauvre Roland ?

– Non, mon père. Je le méprise, voilà tout. Et vous, comment pouvez-vous oublier que là-bas, dans cette auberge…

– Un désespoir d’amour… le roi veut ce mariage.

– Le roi est maître de ma vie, non de mon cœur… Pardon, permettez que j’aille me reposer.

– Demeure, dit rudement Roncherolles, j’ai à te parler.

Florise comprit que le moment de la lutte suprême était arrivé. Toute sa volonté, elle l’arma pour la résistance. Roncherolles haletait. Une terrible bataille se livrait en lui entre cette ambition, qui était toute sa pensée, et cet amour paternel qui était tout son cœur…

Une voix, soudain, frappa ses oreilles !

– Ton cœur sera broyé !

– Qui a parlé ? hurla Roncherolles en bondissant.

– Personne, mon père, dit Florise. Nous sommes seuls…

– Oui, nous sommes seuls. Cette parole, c’est celle du sorcier… c’est l’affreuse prédiction de Nostradamus… Cette parole me poursuit. Florise, mon enfant, écoute-moi. C’est une grave résolution que je viens de prendre.

– Je vous écoute, père, dit Florise en tressaillant d’espoir.

– Ah ! quand ton regard me réchauffe ainsi le cœur, j’oublierais tout, pour t’écouter et te regarder…

Lui jetant ses bras autour du cou, elle posa sa tête charmante sur la poitrine de son père. Il la considérait, extasié.

En ce moment, cet homme eût paru la plus sublime expression de l’amour paternel. Voici ce qu’il songeait :

– J’étoufferai mon rêve ! Je ne serai ni chancelier, ni conseiller du roi, ni gouverneur, ni duc ! Je serai le père de Florise…

Un instant, il ferma les yeux ; un soupir gonfla sa poitrine… c’était l’adieu à tout ce qu’il avait combiné : gloire, honneur, puissance…

– Il y a un moyen d’éviter le mariage qui te fait pleurer. Florise jeta un cri de joie si passionnée que son père put alors mesurer les ravages que la terreur de cette union avait faits dans cette âme.

– Florise, murmura-t-il, tu es mon bien suprême. Moi qui n’ai jamais aimé… pas même ta mère, moi qui me croyais voué aux seuls sentiments de haine et de vengeance…

– Mon père, mon père ! balbutia-t-elle, que dites-vous !…

– Apprends à connaître ton père ! Moi, dis-je, moi qui niais l’amour, l’amitié, l’affection, je me suis mis à t’aimer, toi !… Oh ! j’ai résisté d’abord. Tu as été la plus forte. Ce fut un soir… un soir que je venais du gibet. Sombre et fatigué, je m’étais assis. Tu vins à moi, tu t’assis sur mes genoux, toute souriante, et moi je me mis à pleurer. C’est de ce soir-là que je compris ce que tu étais pour moi. Je me mis à t’adorer avec fureur ; tu fus l’ange dont un seul regard consolait le damné que j’étais…

– Cher père !… Je veux être toute ta consolation…

– Tu l’es. Jusqu’à cette minute, j’ai cru que mon ambition égalait mon amour. Je me trompais. Je t’aime mieux que cette puissance que lentement j’ai échafaudée ! J’y renonce, la rage et le ravissement dans l’âme. Écoute. Ce mariage avec Roland de Saint-André te fait horreur. Eh bien ! ce mariage n’aura pas lieu. Pour cela, il y a un seul moyen : nous quitterons la cour et, Paris. Je résilierai mes fonctions. Je braverai la colère du roi. Je suis riche. Nous irons vivre ensemble en quelque province, renonçant à tout. Dès demain, nous partirons, nous fuirons…

– Nous fuirons ?… Pourquoi ? Qu’avons-nous à craindre ?

Roncherolles essuya la sueur qui dégouttait de son front. Jamais il n’avait éprouvé pareil déchirement.

– Il faut fuir, te dis-je ! Ne comprends-tu pas qu’il faut qu’un effroyable danger te menace pour que je me sois décidé d’abord à te perdre ! Pour que je me décide maintenant à briser ma vie d’homme, à détruire mon rêve d’ambition !

– Un danger ! palpita Florise. Quel danger ? Je veux savoir !

– Tu le veux ! rugit Roncherolles, les poings crispés. C’est toi qui veux savoir pourquoi il faut fuir !…

– Oui, dit Florise. Il faut que je sache, à moins que vous ne vouliez me faire concevoir d’étranges soupçons.

– Eh bien ! sache-le donc, ce secret qui me fait hurler de rage impuissante à la pensée que je ne puis d’un mot, d’un geste, pulvériser un trône et foudroyer un roi !…

– Le roi !… bégaya Florise. Vous m’épouvantez !…

– Le roi, malheureuse ! Le roi ! Eh bien, il t’aime !…

Florise, sans un cri, se redressa, la lèvre frémissante.

– Il t’aime ! Il te veut ! Pour t’avoir, il m’enverra à l’échafaud s’il est besoin, ou bien il me donnera un trône ! Il te veut pour maîtresse ! Toi ! Toi ! Ma fille !… Tu serais le vil instrument des plaisirs de cet homme ! Fuyons puisque tu ne veux pas de ce mariage, qui te sauverait de l’infamie !…

Roncherolles pleurait, se tordait les mains !…

– Tu sais tout, maintenant, reprit-il d’une voix brisée. Ne parlons plus jamais de cela. Prépare-toi pendant que je me prépare de mon côté. Demain, nous fuirons.

À ce moment, Florise recula, baissa la tête, et murmura :

– Non, mon père.

Roncherolles frissonna. Il eut l’affreuse intuition que ce qui venait de se dire n’était rien, que ce qui allait se dire était tout. Il marcha à sa fille, lui saisit les deux mains, et d’une voix blanche :

– Tu as dit non ?…

Éperdue, stupéfaite de sa propre audace, elle balbutia :

– Je ne veux pas quitter Paris…

– Pourquoi ?

– Je ne sais.

Mot de lumineuse et pure vérité : elle ne savait pas pourquoi elle ne voulait pas quitter Paris. Elle savait seulement qu’elle mourrait si elle s’éloignait de Paris. Florise ne voulait pas mourir ! Roncherolles grinça des dents.

– Tu ne sais pas ? dit Roncherolles à voix très basse. Veux-tu que je te le dise, moi !

– Vous me faites mal, mon père…

Roncherolles n’entendit pas. Il la secoua.

– Je vais te le dire ! haleta-t-il avec fureur.

– Dites, mon père !…

Et Roncherolles éclata, hurla :

– Tu ne veux pas quitter Paris, misérable fille, parce que Paris est le domaine des truands.

– Père ! cria Florise devenue blanche comme une morte.

– Parce que le truand dont tu portes l’image au cœur habite Paris ! Parce que tu aimes, maudite !… Oh ! c’est à devenir fou de honte ! Tu aimes Le Royal de Beaurevers !…

Florise tomba sur ses genoux, une aveuglante clarté inonda son cœur, et elle sourit tandis que Roncherolles rugissait :

– Soit ! Je reste ! Je tiens tête au roi ! Je tue le roi, s’il le faut ! Mais l’infamie ne courbera pas mon front. Et quant au truand, dussé-je te voir mourir de douleur et mourir moi-même du désespoir de t’avoir tuée, je l’empoigne ! je suis sur sa trace ! je le tiens ! Et aussitôt pris, à la Grève ! au gibet ! à la hart ! Regarde, Florise ! Voici ton amant qui se balance au bout de la corde que ton père lui a mise au cou !

Roncherolles s’enfuit, écumant, insensé ; dans l’antichambre il jeta sa dague contre un mur pour ne pas succomber à la tentation de rentrer et poignarder sa fille…

IV – LA VISION

Dans cette minute même, il y avait au pied de l’hôtel, sous la fenêtre de Florise, caché, un homme immobile… Comme s’il eût assisté à la scène que nous venons de retracer, cet homme murmurait :

– Voilà qui va bien. Tout à l’heure, le roi, larron d’honneur, viendra. Oui. Mais moi je veux qu’il y ait ici, sous ces fenêtres, un premier choc entre le larron royal et le larron de Petite-Flambe, entre toi, Henri, et ton fils !… Allons, achevons l’enfant !…

Cet homme, c’était Nostradamus !…

Florise demeura prostrée, écrasée sur elle-même. Pendant quelques instants, elle fut comme éblouie de cette lumière que son père lui-même avait jetée en elle. Tout, en elle, lui cria qu’elle aimait, et doucement elle prononça ce nom qui prit alors une signification qu’il n’avait pas encore :

– Le Royal de Beaurevers…

Dans le même instant retentirent en elle les paroles de malédiction prononcées par son père :

– Regarde, Florise, regarde ! Voici ton amant qui se balance au bout de la corde que ton père lui a mise au cou !…

– Qui a parlé ! cria Florise en se relevant d’un bond.

Elle regarda autour d’elle, et vit qu’elle était seule. Là, dans cette chambre, tout à l’heure, Roncherolles avait entendu une voix lui dire : Ton cœur sera broyé. Et lui aussi avait crié : Qui a parlé ! Comme avait pensé son père, Florise pensa :

– C’est l’affreuse prédiction qui me poursuit !…

Comme elle disait ces mots, elle demeura pétrifiée. Ses yeux venaient de se porter vers la fenêtre. Et dans l’encadrement de cette fenêtre, se dressait une potence géante…

Florise regardait comme on regarde dans les cauchemars. Le ciel devint d’un bleu noir. La potence titanesque dominait Paris, plus haute que les tours de Notre-Dame… C’était une grossière potence de bois mal équarri. Une corde y était attachée.

La corde commença à monter dans le vide, tandis qu’elle descendait le long du poteau, comme si d’en haut on eût tiré.

La corde monta comme si elle fût venue d’un gouffre… Brusquement apparut la tête… la tête du pendu, avec le nœud coulant autour du cou, puis les épaules, le buste, les jambes, les bras liés au dos, et, alors, une fois encore, les paroles de Roncherolles retentirent en elle :

– Regarde, regarde ton amant qui se balance au bout de la corde que ton père lui a mise au cou !…

Un grand cri terrible jaillit des lèvres de Florise :

– Le Royal de Beaurevers !…

D’un bond, elle s’élança vers la fenêtre et l’ouvrit : au même instant, corde, gibet, supplicié, tout disparut…

Le vent, assez fort entra dans la chambre et souffla sur les flambeaux. Mais Florise ne s’en aperçut pas. Une minute, elle demeura à la fenêtre.

– Puissances du ciel ! fit-elle dans un délire de joie, ce n’était qu’une vision enfantée par les paroles de mon père !

Elle se sentait renaître… et tout à coup, comme elle se penchait, de la fenêtre voisine ouvrant sur la chambre de ses femmes, elle vit se dérouler une longue échelle de corde ou de soie dont le premier échelon alla toucher le sol. Dans le même moment, elle vit deux hommes qui s’avançaient vers cette échelle… elle vit l’un d’eux la saisir… L’instinct le lui fit reconnaître – et elle se rejeta en arrière avec un cri de terreur :

– Le roi !…

V – L’ESCADRON DE FER

Henri II était sorti du Louvre vers 11 heures et demie, accompagné de son favori et escorté de douze gardes spécialement choisis pour ces expéditions nocturnes auxquelles il se livrait fréquemment. Le roi de France, suivant en cela l’exemple de son père, adorait les escapades.

Ces expéditions n’étaient pas sans danger. Parfois, il fallait en découdre avec quelque bande de coupe-jarrets. Mais cela même était un tel amusement pour Henri que, souvent, il sortait accompagné seulement d’un ou deux gentilshommes, surtout lorsqu’il n’y avait pas de rendez-vous, – car, dans ce cas, le roi, pour être sûr de n’être pas inquiété, s’entourait de gardes.

Cette race des Valois, il faut le dire, était brave.

Ce soir-là, le maréchal de Saint-André lui avait dit :

– Je suis parvenu à gagner l’une des femmes de la belle. On nous jettera une échelle de corde. Ce sera pour minuit.

– Tu as fait cela ! s’écria Henri II palpitant.

– Oui, sire. Mais cela m’a coûté très cher. La femme veut fuir, et il a fallu assurer son existence.

– Combien ? demanda Henri.

Saint-André, hésita un instant, puis, frémissant :

– Dix mille écus, sire !…

Henri II écrivit trois lignes et tendit le papier au courtisan qui le dévora du regard et étouffa un rugissement d’avare : c’était un bon de vingt mille écus sur le trésor du roi. Saint-André avait dépensé trois cents écus !…

À l’heure convenue, le roi et Saint-André sortirent donc du Louvre, escortés comme nous l’avons dit. Henri II s’avançait d’un pas rapide. Il riait.

– Vois-tu, mon brave Saint-André, disait-il (et nous traduirons en français honnête) ; vois-tu, cher ami, ton fils est à coup sûr un mignon gentilhomme, et je l’aime bien. Je ferai sa fortune, quand il l’aura épousée. Mais tu avoueras que cette noble enfant est un fruit trop délicat pour lui. J’ai la prétention d’y goûter avant lui !

– Pauvre Roland ! fit tranquillement le père de Roland.

– Plains-le ! Voilà trois nuits de suite que je passe mon temps à regarder quoi ? une fenêtre éclairée – jusqu’à ce qu’elle s’éteigne. Ce n’est pas un métier de roi, cela, avoue !… Saint-André, ton idée de l’échelle de corde est superbe !

Devant eux, ils entendirent comme une plainte.

– Qu’est-ce ?

Arrêtés, le cou tendu, ils écoutèrent.

– Ce n’est rien, dit Saint-André. S’il y avait quelque chose, nos hommes nous préviendraient.

– C’est vrai. Marchons…

Au point où la rue Vieille-Barbette s’embranchait sur la rue de la Tisseranderie, que suivait alors Henri II, il y avait un petit carrefour. Sur la maison qui faisait l’angle nord de ce carrefour, il y avait une niche et, dans cette niche, une statue de saint Paul. Au-dessous de la niche, un auvent. Sous l’auvent, une porte en contre-bas de trois marches. Cela faisait un recoin d’ombre opaque. L’angle opposé, au contraire, était éclairé en plein par la lune.

La porte était ouverte, sur une façon de boutique ou de cave, espace surchargé de ténèbres. Dans ces ténèbres, un groupe formidable de silence et d’immobilité. Ils étaient douze, un masque au visage, le poignard à la main. En avant du groupe, un homme à demi-penché. Ces douze, c’était l’escadron de fer.

Lagarde écoutait le silence. Depuis combien de temps étaient-ils là ? Deux ou trois heures, peut-être. Lagarde écoutait… Soudain, il se redressa, et, sans se retourner, il parla. À trois pas, on n’eût pas entendu ce murmure. Mais l’escadron de fer entendit… Lagarde disait :

– Les voici. Quand je lèverai le bras. Qu’il n’y ait pas un cri. Visez à la gorge. D’un seul coup. Deux pour chaque homme.

Un silence noir… Tout à coup, six hommes formant l’avant-garde royale apparurent, sondant les coins obscurs, l’oreille aux aguets, la main à la rapière. Lagarde ne bougea pas. Les six traversèrent silencieusement le carrefour et entrèrent dans la rue Saint-Antoine. Alors, Lagarde leva le bras.

En une seconde, l’escadron de fer fut hors des ténèbres. En une autre seconde, l’escadron de fer se divisa en six groupes de deux hommes chacun.

Les six hommes de l’avant-garde d’Henri eurent l’impression d’un coup de vent derrière eux. Ils se retournèrent, ou du moins deux d’entre eux qui demeurèrent la bouche grande ouverte. Ils ne crièrent pas. Ils tombèrent d’une masse. Dans le même instant, les quatre autres s’abattirent. Cela avait demandé cinq ou six secondes. Un seul des six malheureux avait eu le temps de jeter une plainte qui s’arrêta court…

Alors, chaque groupe de deux empoigna son cadavre par la tête et les pieds… Quelques instants plus tard, les six cadavres gisaient au fond de l’antre, et tous avaient la bouche et les yeux ouverts, tous portaient à la gorge la même large blessure qui séparait presque la tête du tronc, et l’escadron de fer reprit son épouvantable immobilité.

Une minute s’écoula. Deux hommes parurent dans le carrefour, se tenant par le bras, causant et riant. C’était Saint-André… C’était le roi !… Lagarde ne bougea pas.

Deux minutes se passent. Et voici, à leur tour, six hommes qui composaient l’arrière-garde royale.

– Attention !…

Les six hommes traversent le carrefour et pénètrent dans la rue Saint-Antoine. Lagarde lève le bras. L’escadron de fer se rue. Pas un souffle. Pas un bruit. Pas un cri. C’est fini.

L’effroyable égorgement s’est accompli. La même manœuvre a été refaite. Et maintenant, au fond de l’antre, il y a douze cadavres entassés au hasard, la gorge béante, la bouche grande ouverte, les yeux blancs…

L’escadron de fer est dans la rue. Lagarde ferme à clef la porte de l’antre. Il essuie la sueur de son front, et murmure :

– Ce n’est rien. Le plus difficile reste à faire !…

Un instant, Lagarde écoute, au loin. Puis, rudement :

– En route, vous autres !…

VI – L’ÉCHELLE DE CORDE

Le roi et Saint-André arrivèrent à l’hôtel Roncherolles et s’avancèrent vers l’aile où se trouvait la fenêtre éclairée. La fenêtre voisine s’ouvrit, et l’échelle se déroula.

Henri II, bouleversé par la passion, saisit les deux montants de corde et posa le pied sur le premier échelon. À ce moment, cinq hommes surgirent du fond d’une ruelle, et huit autres se présentèrent, sortant d’un autre coin d’ombre. Henri II, prêt à monter, se retourna.

– Qu’est cela ? fit-il du ton hautain des Valois.

Les douze avaient formé un demi-cercle serré, en sorte que le roi était acculé à la muraille et ne pouvait trouver d’issue que par l’échelle. Un peu en avant de ce demi-cercle, face au roi, un homme masqué paraissait être le chef.

– Messieurs, dit Saint-André, prenez bien garde. Vous vous heurtez à une personne qui tient de près au trône de France.

– Saint-André, dit le roi, appelle nos gens. Et, en rentrant, tu feras mettre aux fers les coquins négligents…

Le maréchal tira de son sein un sifflet d’argent et fit entendre un appel strident. Les douze ne bougèrent pas. Leur chef ne bougea pas. Au coup de sifflet, nul ne vint. Le roi eut un geste de rage et, d’une voix sourde :

– Retirez-vous et je vous pardonne. Mais si vous restez là un instant de plus, demain il y aura dans Paris autant de potences toutes dressées que vous êtes ici de truands ! Or çà, arrière !…

Les douze statues et leur chef demeurèrent immobiles.

Qu’attendait donc Lagarde ! Pourquoi avait-il, au dernier moment, donné l’ordre à l’escadron de fer de ne pas tenter un mouvement contre le roi, à moins qu’il ne criât : En avant !… Lagarde n’avait qu’un signe à faire, et la succession d’Henri II était ouverte. Ce signe, il ne le faisait pas !

Henri II n’était pas un homme. C’était le roi !… Lagarde voulait tuer le roi… Lagarde ne voulait pas l’assassiner…

Toute cette scène fut rapide. Henri II SAVAIT qu’il n’avait qu’à dire : Je suis le roi pour voir ces gens tomber à genoux ou prendre la fuite.

– Jette-leur de l’argent, dit-il, qu’ils s’en aillent !

Saint-André étreignit douloureusement sa bourse et la laissa tomber… Aucun des douze ne se baissa pour la ramasser. Le roi marcha sur Lagarde et gronda :

– Veux-tu t’en aller !…

Lagarde ne répondit pas. Dans le même instant, la main du roi s’abattit sur le visage de l’homme.

– Enfin ! dit Lagarde d’une voix sourde, voilà ce que j’espérais !… Défendez-vous, monsieur !

En même temps, il tira sa rapière. Henri II, sans une hésitation, tira la sienne. Saint-André ramassa sa bourse. Les deux épées se choquèrent. À ce moment, du fond de la rue on entendit venir une galopade. Quatre ombres frénétiques apparurent. Quatre rapières étincelèrent. Des grognements éclatèrent :

– Notre part ! Notre part ! Part à l’aubaine !…

– Corpodibale et Petite-Flambe !…

– Trinquemaille et Saint-Pancrace !…

– Strapafar ! Bouracan !…

Les douze se retournèrent d’un même mouvement, tombèrent en garde, et formèrent une muraille d’acier à l’intérieur de laquelle le roi et Lagarde se portaient des coups droits – Henri, agile comme à la salle d’armes ; Lagarde les dents serrées, l’âme en tumulte. Les quatre compagnons, décidés à crever d’une indigestion d’acier plutôt que de crever de faim, se ruèrent. Il y eut un terrible cliquetis, et soudain :

– Le Royal ! Le Royal de Beaurevers !

Une voix stridente éclatait, sonnait en fanfare :

– Tenez bon, monsieur, on vient à vous !

– Le Royal ! Le Royal ! rugirent les quatre, l’âme ravie.

Une large rapière tourbillonna. Il y eut une mêlée, des reculs, et tout à coup une trouée. Le Royal de Beaurevers se campa devant le roi qu’il couvrit de sa rapière !…

Lagarde était tombé, assommé d’un coup de pommeau. Il voulut crier : En avant ! mais sa gorge ne proféra nul son.

– Le Royal ! hurlaient les quatre compagnons en frappant.

– Voulez-vous vous taire, ivrognes ! rugit Le Royal.

– Tudiable ! quels coups ! trépignait le roi enthousiasmé.

Éperdus, sanglants, enchaînés par l’ordre de ne rien tenter contre le roi, les douze rengainèrent leurs épées.

– C’est bon ! gronda l’un d’eux. On s’en va !…

Ils ramassèrent leurs deux ou trois blessés ; quatre d’entre eux soulevèrent Lagarde sans que ni Le Royal, ni le roi s’opposassent à ce mouvement. Une minute plus tard, l’escadron de fer avait disparu au détour de la rue.

– Notre part, maintenant ! fit Trinquemaille.

– Notre part ? fit Corpodibale. Mais tout est à nous !

– Silence, ruffians maudits ! gronda Le Royal.

– Saint-André, dit Henri en rengainant son épée, donne donc, ta bourse à ces braves gens, et qu’ils s’en aillent !

Les quatre compères frémirent de joie et saluèrent jusqu’à terre. Mais Saint-André ne remuait pas : il avait reçu un coup droit au travers de l’épaule et gisait évanoui.

– Tiens ! fit Henri. Il est mort. Monsieur, je vous ai mille obligations. Sans vous, je serais peut-être où est mon compagnon. Qui êtes-vous s’il vous plaît ?

– On me nomme Le Royal de Beaurevers.

Henri fronça le sourcil. Son visage se fit cauteleux.

– Jeune homme, dit-il, j’ai entendu parler de vous. Le service que vous m’avez rendu est trop récent pour que je vous dise en quels termes. Tout ce que je puis faire, c’est de surseoir pendant huit jours aux ordres qui vous concernent. Mettez ces huit jours à profit pour gagner au large…

– Monsieur, dit Le Royal, vous m’avez demandé mon nom, et je vous l’ai dit. À votre tour, s’il vous plaît !

Le roi eut un sourire sinistre, et d’un accent glacial :

– Allons, mon brave, retire-toi à l’instant, si tu ne veux que je révoque la grâce que je viens de te faire !

Les quatre compères s’avancèrent, menaçants. Mais ils reculèrent étourdis par une grêle de coups de poing.

– Ah ! chiens maudits ! Ah ! damnés païens ! Hors d’ici ! Ah ! vous m’empêchez de causer avec monsieur et de lui donner une leçon de courtoisie ! Ah ! misérable gibier de potence !…

– Ah ! lou pigeoun ! Quentê poigno ! criait Strapafar ravi.

– Basta, basta ! rugissait Corpodibale extasié.

– Quelle bonne férule ! jubilait Trinquemaille.

– Frappe toujours, mon fils ! disait le sublime Bouracan.

– Allez, chiens d’ivrognes, effrontés pillards, et tenez-vous à distance jusqu’à ce que je vous appelle. Or çà, monsieur, votre nom, maintenant que nous sommes seuls !

Henri grinça des dents. Il se vit seul. Mais la passion, plus haut que la fureur, hurlait en lui.

– Jeune homme, gronda-t-il, une dernière fois, éloignez-vous. J’ai affaire dans cette maison.

– Où vous prétendez monter par cette échelle de corde ?

– Oui ! fit Henri. Il s’agit d’un rendez-vous d’amour !

– Vous mentez ! dit Le Royal de Beaurevers devenu livide.

– Sais-tu bien à qui tu parles, drôle ! rugit Henri.

– Voilà une heure que je vous le demande, monsieur. Mais qui que vous soyez, vous mentez. Cette échelle conduit chez le grand-prévôt. Mlle Florise de Roncherolles ne donne à personne des rendez-vous d’amour. Je dis donc : Vous mentez !

– Misérable ! À genoux et demande pardon ! Je suis le roi !…

Beaurevers se croisa les bras et dit :

– Vous êtes le roi ?… Eh bien, roi de France, vous avez menti ! Roi de France, je vous défends, moi, Royal de Beaurevers, d’insulter la jeune fille qui habite ici ! Roi de France, retirez-vous à l’instant ! Je vous laisse partir sans vous renfoncer dans la gorge l’insulte que vous venez de proférer !…

Henri eut un instant de stupeur prodigieuse. Cet homme avait dit au roi : – Vous avez menti !

LE ROI.

Un être qui pouvait être faible, fort, pauvre, riche, fou, sensé, borgne, scélérat, bienveillant, auguste, ridicule – mais qui jamais, ne pouvait être simplement un homme.

Henri II, de très bonne foi, avait dit :

– À genoux ! Car je suis le roi. À genoux !

La réponse de Beaurevers le laissa un moment stupide.

– Hors d’ici ! réitéra Le Royal plus droit que jamais.

Henri se souvint qu’il était homme. Il dégaina, songeant :

– Sera-t-il insensé au point de tirer le fer contre le roi ?

Beaurevers ne fut pas insensé à ce point. Mais il arracha à Henri l’épée royale, la ploya sur son genou et la cassa tout net.

– Misérable ! dit Henri d’une voix blanche.

– Ici, vous autres ! cria Beaurevers.

Les quatre escaliers qui, de loin, et sans rien entendre, regardaient cette scène, se rapprochèrent, empressés.

– Vous vous rappelez mon logis de la rue Calandre ?

– Ya ! répondit simplement Bouracan.

– C’est bien, reprit Le Royal. Conduisez-le là-bas et gardez-le jusqu’à ce que je vienne.

Le temps de se concerter d’un coup d’œil, les quatre sacripants entourèrent Henri, et presque aussitôt, ce groupe disparut au coin de la rue. Un homme avait assisté à tout cela, tout vu, tout entendu. Cet homme murmura :

– Seul un fils de roi pouvait ainsi parler à un roi. Voilà une rude haine entre le père et le fils !…

Nostradamus, en parlant ainsi, frissonnait. Son visage reflétait sa pensée. Le Royal marcha à lui.

– Vous avez entendu ? Vous avez vu ?

– Tout, tout ! Enfant, que vas-tu faire du roi ?

– Je ne sais, répondit machinalement Beaurevers.

Nostradamus rugit de joie. Si Beaurevers avait dit : Je vais le tuer, Nostradamus eût eu peur de voir son rêve de vengeance s’écrouler. Beaurevers ne savait pas. C’est quelque chose de plus terrible que le meurtre qui allait s’échafauder dans sa cervelle.

– J’y vais, reprit le Royal au bout d’une minute de silence.

– Où cela ?…

– Le rejoindre.

Nostradamus eut une espèce de rire et s’avança vers l’échelle de corde qui pendait toujours de la fenêtre.

– Et ça ? dit-il.

Beaurevers bondit. Un flot de sang monta à son visage.

– Quoi ça ?…

– L’échelle. Personne n’en profitera donc ?…

Nostradamus n’acheva pas : déjà Beaurevers avait saisi les montants de corde… Nostradamus, lentement, s’éloigna…

À ce moment, le maréchal de Saint-André, accoté à son mur, ouvrit les yeux, vit là-haut, cet homme qui atteignait les derniers échelons et disparaissait en enjambant l’appui de la fenêtre ouverte. Saint-André se remit debout avec un sourire égrillard en ronchonnant :

– Que diable est-il arrivé ? Oui, oui. Malpeste, quelle algarade !… Où sont les drôles ? Pardieu, le roi les a mis en fuite. Hum ! Je crois que j’ai reçu un coup de pointe dans l’épaule. Après tout, cela vaut bien vingt mille écus.

Il se tâta, sentit le précieux bon et se mit à rire.

– Vingt mille écus ! Encore soixante mille autres, et mon sixième million sera complet. Six millions !

D’avoir ainsi communié avec son dieu, il ne sentit plus sa blessure, et la joie inonda son cœur.

– Allons attendre le jour pour toucher, dit-il, et joindre ces vingt mille écus à mes coffres. Adieu, sire, amusez-vous ! Ah ! comme il vous grimpait ces échelons !…

Et il s’en alla.

Qu’était devenu Lagarde ?

Le chef de l’escadron de fer avait couru jusqu’au Louvre. Lagarde avait été entraîné par ses hommes enchantés de se tirer de la bagarre. C’étaient de rudes massacreurs. Jamais ils ne s’étaient trouvés à pareille fête. Diable ! L’enragé qui était tombé sur eux méritait considération. On pouvait sans doute battre en retraite devant une épée qui était le tourbillon, l’éclair, la foudre.

Lagarde, revenu à lui, courut au Louvre. On l’attendait, c’est sûr. Toutes les portes s’ouvrirent devant lui. Il trouva Catherine de Médicis dans son oratoire. En voyant Lagarde, elle pâlit. Elle n’eut pas besoin de le regarder deux fois pour comprendre que l’affaire était manquée. Ses lèvres frémirent. Lagarde baissa la tête, et grogna :

– Madame, il faudra doubler, tripler l’escadron.

– C’est dangereux. C’est trop de douze déjà.

– Ils sont tombés à plus de cinquante sur nous.

– Il savait donc ? murmura Catherine.

– Non, madame. Un maudit hasard. Une bande qui cherchait bourses à couper, conduite par un diable d’enfer…

– Il s’appelle ?

– Le Royal de Beaurevers.

– Le Royal de Beaurevers ! dit Catherine qui grava ce nom dans son esprit. Il faut nous en débarrasser. Il est peut-être pour le roi ce que tu es, toi, pour moi. Le roi ?… Rentré, sans doute ?

– J’ignore, madame.

Catherine renvoya le bravo, d’un geste. Elle passa la nuit, épiant par les fenêtres. Vers 8 heures du matin, une de ses femmes entra, tout effarée :

– Madame, savez-vous ce qu’on dit ? Que Sa Majesté n’est pas au Louvre !

Catherine se mordit les lèvres pour ne pas crier.

– Est-ce donc la première fois que le roi découche ? fit-elle.

Ce mot rude lui permettait de prendre une attitude. Catherine put dès lors montrer l’agitation de l’épouse outragée, et détendre ses nerfs en sanglotant. Mais à 10 heures le roi n’était pas rentré. Catherine sentait son sang bouillir dans ses veines. Les rumeurs du Louvre la frappaient.

À midi, rien, Catherine pensa : Le Royal de Beaurevers a fait la besogne de Lagarde !… Le tumulte éclata dans le Louvre. Le roi ! Où est le roi ! Catherine leva ses yeux vers le Christ crucifié au-dessus de son prie-dieu, et gronda :

– Est-ce enfin que tu m’as entendue ?…

Et elle donna l’ordre d’assembler le conseil.

VII – FACE À FACE

Le Royal de Beaurevers avait enjambé et sauté dans une chambre où se trouvaient deux femmes.

– Monseigneur, dit l’une d’elles, c’est là ! Elle montrait la porte de la chambre de Florise.

Florise parut. Beaurevers ne la vit pas. Il s’était penché sur la femme, lui tordait les poignets ; elle tombait à genoux.

– C’est toi qui as jeté l’échelle ? gronda Le Royal.

– Oui ! râla la gueuse. N’ai-je donc pas bien fait ?

Le Royal la traîna jusqu’à la fenêtre, et là :

– Écoute. Je ne te tue pas parce que tu es une femme. Mais tu vas t’en aller.

– Par où ? bégaya la femme, ivre de terreur.

– Par là ! dit Beaurevers. Tu as jeté l’échelle. Tu la descendras. Tant pis si tu te romps les os, ou tant mieux !

– Grâce ! rugit la drôlesse.

– Aimes-tu mieux que j’appelle le grand-prévôt ?

La femme se releva, se pencha, recula. Le Royal tira son poignard… Alors elle se décida. L’instant d’après, elle commençait à descendre, les yeux fermés, échelon par échelon. La gueuse atteignit le sol et se sauva. Le Royal haussa les épaules. Il marcha à l’autre femme qui gémissait d’épouvante.

– Tu as vu, hein !

– Oui ! Mais je n’ai rien fait, moi ! Je ne voulais pas !

– Qui vous a payées ?

– M. de Saint-André.

– Saint-André ! Roland de Saint-André, dis !

– Non. Le maréchal.

– Oui, je comprends. Le fils travaille pour son propre compte et le père pour le compte du roi. C’est bon. Ne pleure pas. Tu resteras, pour que tu puisses dire à quiconque voudrait recommencer que je suis là, moi, et que je veille.

Le Royal de Beaurevers se retourna alors et vit Florise. Il demeura immobile. Il chercha un geste à faire, un mot à dire, rien ne vint. Florise, un peu pâle, les yeux baissés, trouva, elle ! Elle désigna d’un geste cette chambre de jeune fille où pas un homme, hormis le père, n’avait jamais risqué un regard, et elle dit :

– Venez !…

Beaurevers entra. Il ne savait s’il rêvait… Florise poussa la porte !…

Un moment, ils demeurèrent debout l’un devant l’autre. Entre eux, il y avait une chaise : simple hasard. Tant que Beaurevers resta là, cette chaise demeura entre eux.

Florise avait fermé la fenêtre et rallumé les flambeaux. Florise, d’une voix à peine oppressée, parla la première :

– Monsieur, je dois vous remercier. J’ai vu la bataille en bas. Sans vous, j’étais perdue, je le sais.

Et, doucement, avec une admiration passionnée, elle répéta :

– J’ai vu les batailles là-bas, à l’auberge de Melun, puis ici, dans la cour de l’hôtel, puis ce soir, sous ces murs.

– Mademoiselle, ne croyez à rien de mal de ma part. Pourquoi j’étais sous vos fenêtres ? C’est le hasard. Et puis, j’ai vu des gens. J’ai attaqué, pensant que c’était à vous qu’on en voulait. J’ai eu tort de monter jusque chez vous. Mais il fallait que je vous prévienne de prendre garde.

– Si vous n’étiez pas venu, dit Florise, je vous eusse cherché. Vous aussi, vous devez prendre garde. On veut vous tuer.

– Qui ? demanda Beaurevers.

– Mon père ! répondit-elle en frissonnant.

Ses jolies mains s’unirent dans un geste de supplication… elle revoyait l’abominable vision, la potence monstrueuse.

– Jurez-moi, dit-elle exaltée, jurez-moi de veiller sur vous.

– Oui, dit Beaurevers, je veillerai, mais si vous me promettez de vous défendre. Car s’il vous arrivait malheur, j’irais trouver le grand-prévôt et je lui dirais : Me voici.

Il s’était agenouillé pour dire cela. Florise couvrit ses yeux de sa main, et elle dit :

– Si le jour de votre mort se levait, fût-ce au pied de l’échafaud, je jure de mourir en même temps que vous…

Ils demeurèrent palpitants, écrasés de bonheur. Et ce fut leur déclaration d’amour.

Le Royal de Beaurevers se retrouva dans l’antichambre. Leurs mains ne s’étaient même pas touchées. La femme était toujours là, muette, effarée.

– Lorsque je serai en bas, lui dit Beaurevers, tu décrocheras l’échelle et la laisseras tomber pour qu’elle ne serve plus.

Pas même à lui !… mais il n’y songeait pas. Il descendit. Lorsqu’il fut arrivé, la femme obéit à l’ordre. L’échelle vint en bas. Il la roula et s’en alla vers la Seine. Là, il y attacha quelques grosses pierres et jeta le tout dans le fleuve. Puis il s’assit, la tête dans les deux mains, se mit à rêver. Quand il se réveilla, il faisait grand jour. Il se leva et se dirigea vers la Cité. En route, il se ravisa, obliqua à droite ; un quart d’heure plus tard, il entrait dans l’hôtel de Nostradamus.