DIX-HUITIÈME CHAPITRE – LA PASSE D’ARMES.

I – UN LOGIS POUR FLORISE

À Villers-Cotterets, Florise put se reposer une heure chez une certaine dame de Touranges à qui le grand-prévôt avait rendu d’importants services. La dame, était reconnaissante : elle ne fit aucune question à la jeune fille sur ce qu’elle voyait d’étrange en toute cette rencontre. Elle se contenta de mettre ses armoires à sa disposition ; puis, lorsque Florise se fut habillée, lorsqu’elle témoigna le désir de partir, la bonne vieille fit atteler sa chaise de voyage.

À midi, la chaise escortée par Le Royal de Beaurevers franchissait la porte Saint-Denis. Florise avait dit : Conduisez-moi à mon père. Le Royal prit le chemin de la Grande-Prévôté. Il ne lui vint pas à l’idée qu’il risquait la mort. Il songeait seulement qu’il allait être séparé de Florise. Lors même qu’il eût été sûr de trouver un échafaud dans la cour de Roncherolles, il y fut allé : Florise l’avait dit.

Devant l’hôtel Roncherolles, la chaise s’arrêta. Il mit pied à terre. Florise trembla. Son cœur criait : « N’y va pas, c’est ta mort ! » Mais elle était de ces filles vaillantes qui savent regarder en face le danger. Seulement, si son père n’accueillait pas Beaurevers en père, elle était prête à mourir avec lui.

– Messieurs, dit Beaurevers en saluant les deux gardes du porche, je désire parler à M. le grand-prévôt.

– Il n’y a plus de grand-prévôt, répondit l’un d’eux.

– Le roi n’a encore désigné personne pour remplacer le seigneur de Roncherolles, dit l’autre garde.

– Mais le baron de Roncherolles… balbutia Beaurevers.

– Il loge au Châtelet. Allez l’y demander.

– Arrêté ! fit Beaurevers dans un grondement d’espoir.

Un cri, derrière lui, étrangla cette joie. Florise avait entendu !… Florise tremblait, car elle savait bien que la prison du Châtelet n’était que l’antichambre de la mort ! Le Royal de Beaurevers la considéra un instant, bouleversé. Un rude combat se livrait en lui. Enfin, il s’approcha de la chaise :

– Vous avez entendu ?…

– Mon père est perdu ! bégaya Florise. Quand on enferme un grand-prévôt au Châtelet, c’est pour l’y oublier à jamais. Ou, s’il en sort, c’est pour marcher à l’échafaud.

– Le grand-prévôt n’ira pas à l’échafaud et ne restera pas au Châtelet, dit Beaurevers.

– Et qui l’en fera sortir ? haleta Florise.

– Moi. Dans huit jours, votre père sera délivré. Je le jure.

– Je vous crois ! murmura-t-elle.

– Si je meurs en cette tentative, rugit en lui-même Beaurevers, je mourrai avec le paradis dans le cœur !

Florise abaissa un regard sur son amant en murmurant :

– C’est péché mortel, mon Dieu ! Entre mon père et lui… C’est lui que je choisis !… Je l’empêcherai d’aller au Châtelet… ou, s’il y va… eh bien ! nous irons ensemble !

– En attendant que je vous rende votre père, dit le jeune homme, voulez-vous de la mère que je vais vous choisir ?

– Votre mère ? demanda Florise.

– Non. Je n’ai ni père, ni mère, ni famille.

– Où voulez-vous me conduire ? reprit-elle.

– Chez une femme que je ne connais pas. Mais cette inconnue a pour moi un cœur de mère et elle aimera tout ce que j’aime.

– Partout où vous me conduirez, dit-elle avec l’adorable dignité de l’innocente, je sais que je serai en sûreté…

Il se remit en selle et la chaise le suivit. Bientôt, ils s’arrêtèrent rue de la Tisseranderie, devant le logis de la Dame sans nom. C’est chez Marie de Croixmart que Le Royal de Beaurevers conduisait la fille de Roncherolles.

Là, Beaurevers s’arrêta et donna la main à Florise pour la faire descendre de la chaise. Puis la chaise reprit le chemin de Villers-Cotterets. La porte du logis s’ouvrit avant que Le Royal eût frappé.

– Myrta ! s’écria Le Royal. Toi ici !…

– On vous a vu d’en haut, dit Myrta après un rapide coup d’œil à Florise, et on m’a ordonné d’ouvrir.

Et Myrta soupira. La présence de Florise, c’était pour elle la fin d’un rêve…

La porte s’était refermée. Florise ayant levé les yeux, vit au haut de l’escalier une femme… avec un de ces visages livides qu’ont seules les mortes. La jeune fille eut un cri. Elle se serra contre Beaurevers.

– Cette femme, balbutia-t-elle, cette femme… là… j’ai peur comme jamais… jamais je n’ai eu peur…

– C’est la mère, dont je vous ai parlé : elle veillera sur vous.

Il donna la main à Florise, et ensemble ils montèrent.

– Madame, dit Beaurevers, vous m’avez assuré que près de vous, quoi qu’il m’arrivât, je trouverais aide et protection.

– Oui, mon enfant, dit la Dame sans nom, qui considérait Florise avec une étrange attention.

Et c’était un peu le regard qu’ont les mères quand, pour la première fois, elles voient celle qui est aimée de leur fils. Regard d’anxiété et toujours, au fond, de jalousie maternelle : la seule jalousie, peut-être, qui soit digne de respect.

– Madame, disait Beaurevers, ce que vous feriez pour moi et j’ai conscience que vous feriez autant qu’une mère…

– Oui, oui ! haleta Marie de Croixmart.

– Ce que vous feriez pour moi, je vous supplie de le faire pour cette noble demoiselle. Je vous demande pour elle votre affection et votre dévouement. Et alors, madame, vous pourrez me demander à moi jusqu’à la dernière goutte de mon sang, puisque je n’ai à donner que mon sang.

Marie de Croixmart tendit ses deux mains à Florise, avec une telle sympathie, dans un tel mouvement de sincère affection que la jeune fille sentit ses craintes se dissiper.

– Comment vous nommez-vous, mon enfant ?

– Florise, madame, dit la jeune fille. Soyez remerciée de l’hospitalité que vous m’accordez. Où irais-je, sans vous ?… Je n’ai plus de mère…

– Je serai la vôtre ! dit vivement Marie de Croixmart.

– Et quant à mon père, ajouta Florise, frappé en pleine prospérité par la fatalité, jeté en prison… lui qui, hier encore, était un des plus puissants seigneurs de la cour…

– Pauvre petite ! De quoi est-il accusé ?… Qui est-ce ?…

– C’est le grand-prévôt, le baron de Roncherolles…

Marie de Croixmart eut au fond de l’âme un cri terrible :

– Il aime la fille du maudit !…

Elle eût été la mère, qu’elle n’eût pas davantage souffert. Le Royal aimait la fille de Roncherolles ! Fille digne de ce père, sans aucun doute !… Comment le sauver ? Comment lui dire que cet amour cachait un abîme de désespoir.

– Madame, fit Florise, vous souffrez ! Qu’avez-vous ?

– Rien ! bégaya Marie de Croixmart d’une voix dure. Et elle songeait :

– Prévenir ce malheureux ! lui dire l’infamie du père… lui expliquer que la fille d’un Roncherolles ne peut traîner après soi que malheur et…

Elle s’arrêta soudain. Sa pensée eut une volte soudaine.

– Madame, qu’avez-vous ? répétait Florise. Si c’est une souffrance du corps, je vous soignerai. Si c’est une souffrance du cœur, je vous consolerai…

– Et moi ! rugit en elle-même Marie de Croixmart. N’ai-je pas été la fille d’un maudit ! Si Renaud m’avait condamnée, repoussée, humiliée, parce que j’avais pour père le grand juge Croixmart !… Quel père, grand Dieu ! Celui qui a fait mourir par le feu la mère de son amant !

Mais encore le nom de Roncherolles sonnait en elle le tocsin de la haine. Peut-être allait-elle crier à Beaurevers : « Malheureux, écartez-vous de cette fille, car elle est maudite !… » Elle le chercha de ses yeux hagards. Et Florise aussi se retourna : ni l’une ni l’autre ne le vit.

Le Royal de Beaurevers avait disparu. Il avait doucement descendu l’escalier et s’était élancé au dehors :

– Même si le grand-prévôt doit me faire pendre, il faut que je sauve le père de Florise !…

II – LA VENGEANCE DE NOSTRADAMUS

Cette journée du mercredi, Nostradamus l’avait passée dans une sombre rêverie. Il lui semblait qu’il venait d’être abandonné par les esprits qui, jusqu’à ce jour, l’avaient conduit par la main au but de sa vie : la vengeance.

Sa destinée, à ce moment même, se jouait à Pierrefonds. Son génie lucide et mathématique avait établi cette vengeance comme un problème. Voici quelle était l’ordonnance du problème :

Frapper Loyola dans sa foi, Saint-André dans son or.

Tuer Roncherolles en l’atteignant dans son orgueil paternel.

Susciter contre Henri II son fils, Le Royal de Beaurevers.

Nostradamus considérait Loyola et Saint-André comme des comparses, des coupables au second degré. Il réservait à Henri II un châtiment violent et matériel et à Roncherolles, une punition de sentiment.

Restait une inconnue :

L’attitude qu’aurait Le Royal devant Henri II.

On a vu que déjà Nostradamus avait tenté de les mettre en présence : la générosité du truand faisant grâce au roi avait fait dévier le coup porté. C’est alors qu’il avait préparé le traquenard de Pierrefonds : Roncherolles réduit à l’impuissance, Florise dans le vieux château féodal, le roi lancé sur Florise, et Beaurevers au dernier moment lâché sur le roi !

Or, Le Royal de Beaurevers, en cette journée du mercredi, était à Pierrefonds. Mais le roi n’y était pas !

– Il semble qu’un génie protège ce jeune homme, songeait Nostradamus. Le Royal, fils d’Henri, est l’instrument de ma vengeance. Pourquoi, puisqu’il m’a été donné pour servir mon œuvre, est-il un obstacle à cette œuvre ?

Et pour la première fois depuis leur rencontre sur la route de Melun, Nostradamus eut à repousser cette question qui s’imposait à lui. Question illogique puisqu’il savait que Le Royal était le fils d’Henri.

– Qu’est-ce que Le Royal de Beaurevers ? D’où vient que je pleure en le condamnant ?

Nostradamus passa une nuit affreuse. Cette tempête de sentiments dura jusqu’au lendemain jeudi, vers midi, heure à laquelle Djinno apparut.

– Eh bien ? demanda vivement Nostradamus. Le roi ?

– Eh ! eh ! victoire, cette fois ! Le roi est parti pour Pierrefonds, ce matin, avec une imposante escorte. Albon de Saint-André l’accompagne joyeusement. Il n’a pas encore visité sa cave rutilante, et je voudrais bien…

– As-tu su pourquoi Henri n’est pas parti hier, jour fixé ?

– Tête-de-Fer ! dit Djinno.

– Le duc de Savoie n’a rien à voir en cette affaire…

– Non, mais son affaire à lui, c’est son mariage avec la belle et sage Marguerite. Il a fait une scène à son royal cousin hier matin ; et le roi a fixé le mariage à la fin du mois ; de plus, il a mené Tête-de-Fer voir préparer les lices de la Bastille, car il y aura de grandes fêtes.

– C’est bien, dit-il. Quand aura lieu cette passe d’armes ?

– Les 27, 28 et 29 du présent mois. Le roi joutera le premier jour contre Tête-de-Fer, le deuxième jour contre Saint-André, le troisième jour contre Montgomery…

– Montgomery ! tressaillit Nostradamus.

Nostradamus s’occupa jusqu’au soir de nombreux malades. En ce temps, il y eut des miracles à Paris. Des sourds entendirent. Des fiévreux cessèrent de grelotter. Des paralytiques marchèrent. Nostradamus guérissait et consolait.

Sur le soir, comme Djinno venait de fermer les portes de l’hôtel, Nostradamus vit dans un coin de la salle où il recevait tant de désespérés, un dernier visiteur. Il le reconnut et frémit.

– Le Royal de Beaurevers !

– Je viens vous demander deux choses, dit Beaurevers avec son habituelle froideur hostile pour Nostradamus.

– Vous ! râla Nostradamus frappé de vertige.

Et cette pensée terrible fulgura dans son esprit :

– Il a été à Pierrefonds, il a vu le roi, il a eu peur, il a fui ! Ce n’est pas l’homme du destin ! Je me suis trompé !

– Oui, moi, répondait Beaurevers.

– Demandez ! gronda Nostradamus avec mépris.

– Écoutez, continua Beaurevers, vous avez tué Brabant, vous m’avez forcé de reculer ; pour ces deux crimes, je devais vous tuer…

– Avec ceci ! dit Nostradamus en jetant aux pieds de Beaurevers la dague de l’auberge des Trois-Grues.

Le Royal la ramassa, la brisa et jeta les deux morceaux.

– Oui, avec ceci ! Et vous voyez, je ne vous tue pas. Je vous pardonne… Seulement, n’abusez pas de ma patience. Mais quelqu’un m’a dit : Ceci est horrible… n’en parlons plus. Je vous pardonne parce que vous avez fait beaucoup pour moi. Et puis, j’ai vu tant de malheureux sortir de votre antre un sourire aux lèvres. Qui êtes-vous ? Peu m’importe. Mais vous êtes celui qui console. En vous tuant, c’est des milliers de consolations que je tuerais.

– C’est pour cela que vous me pardonnez ?

– Oui, et pour autre chose aussi. Maintenant, voici. Vous m’avez juré que je connaîtrais le nom de ma mère et de mon père. Je veux les connaître. Ma mère, pour lui demander pourquoi j’ai été abandonné, pourquoi, j’ai été élevé par des truands, pour la plaindre, peut-être ! Mon père, puisque vous m’assurez qu’il était riche et puissant, pour le souffleter dans sa richesse et sa puissance, pour le maudire !…

Nostradamus se reprit à espérer.

– Vous aviez deux choses à me demander, reprit-il. Je connais la première, voyons la deuxième.

– La voici : messire de Roncherolles est au Châtelet.

– Je le sais. Eh bien ?

– Eh bien ! éclata le jeune homme avec désespoir, depuis hier je rôde autour du Châtelet, et ces murailles m’écrasent. On ne peut pas en quelques heures forcer de pareilles portes. Or, je veux, moi, délivrer Roncherolles. Aidez-moi de votre pouvoir magique. Ma vie pour la liberté de cet homme.

Nostradamus sentit tout lui échapper à nouveau. Il bégaya :

– Tu veux délivrer Roncherolles ? Toi qu’il fera pendre !

– Qu’il me fasse pendre ! rugit Beaurevers, mais il faut que je délivre cet homme, puisque je l’ai juré à Florise !

– Voyons, songea Nostradamus, la passion de ce jeune homme pour la fille de Roncherolles est formidable. Voilà le moyen.

Il dit à haute voix :

– Je vous avais indiqué que vous trouveriez Florise au château de Pierrefonds. Pourquoi n’y avez-vous pas été hier ?

– J’y étais Vers huit heures du matin, dit Beaurevers, et je suis rentré à Paris hier à midi.

– Oui, fit Nostradamus, vous avez dû vous sentir bien petit devant le colosse de Pierrefonds. Je comprends que vous ayez laissé là-bas celle que vous aimez…

– Je l’ai ramenée à Paris, dit simplement Beaurevers.

– Vous êtes rentré à Paris à midi avec Florise !

– Oui. Et ceci est l’autre chose qui fait que je vous pardonne la mort de Brabant. Vous m’aviez dit que je trouverais à Pierrefonds le ravisseur… je l’ai trouvé et je l’ai tué…

– Vous avez tué le ravisseur ! râla Nostradamus.

– Oui : Roland de Saint-André.

– Malédiction ! hurla Nostradamus au fond de lui-même.

Ainsi il avait emprisonné Roncherolles, conduit Florise à Pierrefonds, préparé le choc entre Beaurevers et Henri – le fils et le père ! et un seul geste de ce jeune homme jetait bas le solide échafaudage.

– Ainsi, dit-il, tu crois avoir tué le ravisseur de Florise ?

– J’ai laissé Saint-André pour mort dans l’auberge où il avait amené Florise et où je me suis battu avec lui.

– Roland de Saint-André n’était qu’un pauvre amoureux. Ce n’est pas lui qui avait donné à Florise le manoir de Pierrefonds pour prison et peut-être pour tombeau.

– Et qui ? rugit Beaurevers, dont l’œil s’ensanglanta.

– Qui ?… Enfant ! Celui-là seul qui était assez puissant pour emprisonner le père, afin de s’emparer de la fille !…

– Oh ! bégaya Beaurevers. Le roi m’a donné à moi sa royale parole qu’il ne tenterait jamais rien contre Florise !…

– Tu l’as nommé ! Celui qui a fait conduire cette fille à Pierrefonds, celui qui essayait d’escalader ses fenêtres ! C’est le roi qui l’aime en insensé ! Et qui te l’arrachera !…

Beaurevers était livide. Ses lèvres blanches tremblaient…

– Henri de France, dit-il, a fait ce que vous dites ?

– Djinno ! appela Nostradamus.

– J’arrivais justement ! fit le petit vieux en apparaissant. Il y a du nouveau, maître. Nos espions sortent d’ici et…

– Djinno, interrompit Nostradamus, où est le roi ?

– Au Louvre, où sa Majesté vient de rentrer, fatiguée, furieuse de sa course inutile à Pierrefonds.

– Ah ! Ah ! Parle, Djinno, parle !…

– C’est bien simple. Notre bon roi fait saisir une fille et la confie à de bonnes et solides murailles. Ce matin, il court à la cage. Plus d’oiseau ! Qui a ouvert la cage ? On sait le nom de l’audacieux ! Il s’appelle Le Royal de Beaurevers ! Gare à la potence, gare à la roue, messire de Beaurevers !

Et il s’inclina devant Le Royal qui grinça des dents.

– En ce moment, continua Djinno, tout ce qu’il y a de sbires dans Paris est à la recherche de l’oiseau et de l’oiseleur. Il y a cent mille livres pour qui ramènera l’oiseau. Il y a cent mille écus pour qui apportera la tête de Beaurevers.

– Assez ! Assez ! rugit Le Royal. Cet homme mourra !

Quand il eut tonné ce mot, Le Royal de Beaurevers se redressa. D’une voix basse et dure, il gronda :

– Je ne savais pas qu’un roi pût parjurer sa parole. On m’avait enseigné ceci : Le roi, c’est le roi ! C’est-à-dire la fleur de noblesse, l’honneur, la bravoure. C’est le roi !… Le roi va mourir, messieurs ! Qui le tuera ? Moi, truand ! J’entrerai dans son Louvre, et cette main ne frappera qu’un coup. Ce sera le bon !

– Vous êtes décidé à tuer le roi ? dit Nostradamus.

Beaurevers fit un signe de tête rude et bref.

– Bien ! Vous allez donc essayer d’entrer au Louvre. Si vous n’êtes pas tué aux portes, vous le serez, devant les appartements royaux par les gardes de Montgomery. Et quelques heures plus tard, Florise sera livrée au roi, puisque vous ne serez plus là pour la défendre.

Beaurevers se frappa le front. Ses yeux hagards rebondirent de Djinno à Nostradamus. Nostradamus comprit que ce jeune homme qui venait de passer par de si terribles émotions n’en pourrait supporter davantage. Il lui saisit les deux mains et le regarda dans les yeux.

– Calmez-vous, dit-il, je le veux… Me croyez-vous ?…

– Je vous crois, parce que vous ne m’ayez jamais trompé.

– Eh bien ! écoute. Je te jure, moi, que je te mettrai en présence du roi, les armes à la main…

Beaurevers tomba à genoux, saisit la main de Nostradamus et la baisa ardemment. C’était son amour qui le jetait aux pieds du mage. Nostradamus le releva doucement.

– Quand ferez-vous cela ? bégaya Beaurevers.

– Djinno, quel jour le roi joutera-t-il contre Montgomery ?

– Le 29 du présent mois, dit le petit vieux.

– Bien. Le Royal de Beaurevers, le 29 de ce mois tu iras combattre en champ clos pour l’honneur de ta dame.

– J’attendrai le jour que vous me dites. Maintenant, je veux le nom de ma mère, le nom de mon père. C’est cela que je suis venu vous demander.

– Tu les sauras le jour où tu auras combattu le roi.

– J’attendrai ce jour ! reprit-il. Mais le père de Florise ?…

– Roncherolles ! Tu veux qu’il soit délivré ?…

– Oui. Je l’ai juré à Florise. Je m’attaquerai au Châtelet. Je ne suis pas le roi, moi : je tiens mes serments.

Beaurevers vit Djinno qui se frottait les mains.

– Délivrer le grand-prévôt ! disait le petit vieux. Impossible, par tous les saints ! Impossible !…

– Pourquoi ? fit Nostradamus en fronçant le sourcil.

– Parce qu’il est déjà délivré ! répondit Djinno. Ce fut le premier soin de Sa Majesté en rentrant de Pierrefonds. Il s’en alla au Châtelet, descendit au cachot du sire de Roncherolles, et lui dit : « Mon brave grand-prévôt, pardonne-moi de t’avoir fait connaître les joies du Paradis… Mais un sacripant a profité de ton absence pour te voler ta fille… Or, moi, roi de France, je ne veux pas qu’on moleste ainsi les filles de ma noblesse. Et c’est une indignité que ta fille soit aux mains d’un truand. Et de quel truand ! Le Royal de Beaurevers ! J’ai donc pensé que si quelqu’un au monde est capable de retrouver ce damné sacripant, ce ne peut être que toi. C’est pourquoi je te délivre. Je te rends ta place de grand-prévôt. Va, mon brave. Fouille Paris et rends-moi ta… non ! rends-moi le sacripant, afin que je le fasse tirer à quatre chevaux. En sorte…

Djinno s’interrompit et parut prêter l’oreille.

– En sorte ? demanda Nostradamus.

– Voici la réponse ! dit le petit vieux en s’élançant.

On entendait au loin le son du cor.

– Entrez là ! dit vivement Nostradamus en poussant Beaurevers dans un cabinet. Et écoutez.

Deux minutes s’écoulèrent. Puis un homme entra, précédé de deux pages, escorté de douze gardes. C’était un héraut royal. Il adressa à Nostradamus un salut et prononça :

– Moi, Superbe-Écharpe, de la part de Sa très chrétienne Majesté, Henri deuxième ; à Michel de Nostredame, salut ! Vous savez que le roi de France vous tient en estime singulière et qu’il a ordonné à son grand-prévôt de ne conserver contre vous aucune animosité ni dessein de vengeance…

– Dites au roi que je suis content de savoir le sire de Roncherolles rentré en grâce ; dites-lui que je n’ai rien à craindre du grand-prévôt. Veuille donc Sa Majesté cesser de se préoccuper ainsi du salut de ma personne ; je suffis à assurer ce salut.

Le héraut royal parut prendre acte de ces paroles. Puis :

– Vous saurez en outre que Sa Majesté et son grand-prévôt se sont mis d’accord pour retrouver une fille ravie à son père par un truand. Il s’agit de très puissante demoiselle Florise de Roncherolles. Le roi et le grand-prévôt supplient le grand Nostredame d’employer sa science à trouver les traces de cette noble demoiselle.

Nostradamus hésita un instant, puis d’une voix sombre :

– Si les recherches demeurent vaines, je trouverai, moi.

Le héraut royal s’inclina de nouveau, puis continua :

– Michel de Nostredame, vous saurez enfin que le roi…

– Cherche le truand qui a volé Florise de Roncherolles, interrompit Nostradamus. Je le sais. Je sais aussi que la tête de Beaurevers est mise à prix pour cent mille écus. Est-ce vrai ?

– C’est vrai, dit le héraut étonné.

– Voici ce que le roi vous a chargé de me dire. Il me rappelle la promesse que je lui ai fait de mettre en sa présence Le Royal de Beaurevers, il me somme de tenir cette promesse.

– C’est vrai ! dit le héraut stupéfait.

– Eh bien, voici ma réponse : le 29 du présent mois, je mettrai Le Royal de Beaurevers en présence du roi Henri II…

Nostradamus eut, pour signifier que l’audience était terminée, un geste de roi. Le héraut salua très bas et sortit.

– Vous avez entendu ? dit Nostradamus en allant ouvrir à Beaurevers.

– Oui : ma tête est à prix. On recherche Florise… mais je suis là ! Moi vivant, nul ne la touchera… Cependant, il faut que j’aille lui annoncer que son père est délivré et que je ne suis pour rien dans cette délivrance.

– Attendez, croyez-moi. Attendez au 29. Florise, prévenue que son père est libre, rien ne l’empêchera de retourner aussitôt à la grande-prévôté. Dès lors, elle appartient au roi…

– Que faire ? bégaya Le Royal, ivre de fureur.

– Est-elle en sûreté parfaite, là où vous l’avez mise ?

– Oui. Oh ! oui. J’en jurerais par ma tête.

– Je ne vous demande pas où elle est. Laissez-la. Quelques jours à peine nous séparent du 29. Le 29, vous irez lui dire que son père est libre et qu’elle est, elle, délivrée du roi !…

– Oui ! gronda Le Royal. Car ce jour-là, je tuerai le roi !…

– Et moi, ce jour-là, songea Nostradamus, je dirai à Henri : « Roi de France, c’est moi qui vous tue ! Moi, l’époux de Marie de Croixmart ! Seulement, pour vous tuer, j’ai pris le bras du Royal de Beaurevers ! Mourez désespéré, car Le Royal de Beaurevers, c’est votre fils !… »

III – LE 29 JUIN

Henri II, levant le masque, venait de se jeter à corps perdu dans la lutte contre l’hérésie. Et cependant la Cour s’amusait follement. Les danses, les fêtes se poursuivaient jusqu’aux matins clairs.

Le 16 juin, après une nuit d’orgie, Henri II expédiait des lettres aux gouverneurs pour la destruction des hérétiques.

Le 27 juin fut signé le contrat de mariage de Marguerite avec le duc Emmanuel Tête-de-Fer. Du Louvre, le bruit des festins et des danses se répandait sur Paris.

La passe d’armes, qui devait durer trois jours, commença le matin même de la signature du contrat.

Le 27, donc, les tenants du tournoi furent : le roi, le duc d’Albe, ambassadeur de Philippe II d’Espagne ; le connétable de Montmorency, malgré son âge, et le duc de Guise. Tête-de-Fer rompit une lance contre Henri II et eut l’avantage.

Le 28, il y eut combat général de deux camps opposés l’un à l’autre. Puis le roi jouta contre le maréchal de Saint-André, lequel, se laissa galamment désarmer.

Le 29 juin était le dernier jour de ce mémorable tournoi. Pendant les deux premières journées le roi porta les couleurs de Diane de Poitiers : blanc et noir. Couleurs de deuil ! Dans sa galerie, Catherine de Médicis, pâle, vit cette livrée. Et alors, se tournant à demi vers Montgomery, du bout des lèvres, elle laissa tomber ces mots :

– Sous ces couleurs, le roi sent la mort !…

La lice s’étendait sur une ligne qui formait T avec la rue Saint-Antoine. Tout le côté adossé à la Bastille était occupé par des tribunes. Tout le côté situé vers la rue était barré par une palissade à hauteur d’homme. La lice formait une longue piste ovale d’une longueur d’environ cent cinquante toises. Elle avait la forme de nos hippodromes modernes.

Aux deux extrémités, on avait dressé des tentes où les chevaliers revêtaient leurs armures. Toutes portaient l’écu ou le fanion de l’occupant. La tente de Montgomery était placée du côté de l’hôtel des Tournelles et celle du roi à l’extrémité opposée.

Les tribunes étaient divisées en trois parties : au centre, une grande loge destinée à la famille et aux familiers du roi. À gauche et à droite de la loge, deux longues galeries pour les seigneurs et dames ; chacune de ces galeries pouvait abriter plus de trois mille spectateurs.

En face des galeries et séparé d’elles par la lice, il y avait le peuple derrière sa barricade, et derrière la palissade des hallebardiers.

Lorsque vous serez passé des lices étincelantes d’armures à la loge prestigieuse, oui, là, au centre même de ce tumulte d’images et de clameurs, là, pareille à l’incarnation du destin, là, penchée sur la reine Catherine de Médicis, livide, regardez ! Voyez cette figure flamboyante et funèbre, dont l’immense décoration de ce spectacle semble, n’être que le cadre.

C’est Nostradamus !…

Nostradamus, dans l’oreille de la reine, n’avait laissé tomber que ces trois mots :

– Il est temps.

Nostradamus jeta un regard sur Montgomery, puis sur Saint-André, puis sur Roncherolles… L’instant d’après, il avait disparu.

La mêlée se terminait dans la lice. Le duc de Guise, le fils du duc de Ferrare, les deux fils du connétable de Montmorency. La Trémoille, Tavannes, Biron, dix autres seigneurs avaient pris part à cette mêlée. Mais déjà, avant, Henri II avait rompu trois lances.

Lorsque les cris des hérauts eurent proclamé le nom du parti vainqueur dans la mêlée, Henri II se leva en donnant le signal des applaudissements. Ce spectacle l’enivrait.

– Par Notre-Dame, cria-t-il, rien ne m’empêchera de courir une quatrième fois. Mais je veux cette fois un rude champion, qui ne ménage pas ses coups.

Il jeta un long regard autour de lui. Catherine de Médicis adressa à Montgomery un regard terrible. Elle allait parler, elle allait dire :

– Sire, rappelez-vous que vous avez promis à votre capitaine des gardes l’honneur de vous mesurer avec lui aujourd’hui.

À ce moment même, Henri II prononça joyeusement :

– Montgomery, nous romprons ensemble une lance.

Catherine faillit s’évanouir. C’était étrange ! Le roi lui-même désignait le champion qu’à tout prix il fallait lui indiquer ! Elle fit un effort, se remit. Et alors, par un admirable artifice, elle s’écria :

– Mais, sire, je vous en supplie… Votre Majesté est déjà bien fatiguée. N’est-ce pas, ma chère duchesse ?

– Certes ! fit Diane de Poitiers. Sire, quatre lances rompues dans la même matinée, c’est trop !

– Me croyez-vous donc hors de service ? Allons, Montgomery, allons, brisons une lance pour l’amour des dames !

Et il courait à sa tente pour revêtir son armure. Montgomery, en chancelant, se rendit à la sienne. Catherine de Médicis, alors, se tourna vers quatre gentilshommes de sa suite particulière qui, dans un angle obscur de la loge, se faisaient aussi petits que possible.

Les quatre s’éclipsèrent sans bruit. Et ces quatre c’étaient nos dignes sacripants qui faisaient leurs premiers pas à la Cour. Trinquemaille, Bouracan, Corpodibale et Strapafar savaient marcher, saluer, selon les principes de la pure galanterie. Seulement, il leur était défendu de parler. Si d’aventure on leur adressait la parole, ils devaient se contenter de s’incliner en souriant. Ils étaient d’ailleurs magnifiques.

Par derrière, ils se dirigèrent vers la tente de Montgomery !…

IV – LE ROYAL DE BEAUREVERS

Montgomery était sorti de la loge royale en jetant sur le petit prince Henri un regard chargé de désespoir. Il gagna sa tente, des pensées terribles dans sa conscience : Non ! non ! Je ne ferai pas cela !… Tuer le roi !… Moi ! là, devant Paris assemblé !… Il le faut !… Si je ne tue pas le roi, il saura aujourd’hui que mon fils… »

– Il y a là quelqu’un qui vous attend, interrompit son écuyer.

Montgomery, reprit son sang-froid et gronda :

– C’est bien. Tu viendras m’appeler quand je t’appellerai.

Il entra dans la tente et vit Nostradamus… Derrière Nostradamus, Montgomery vit son armure. Il tressaillit. Cette armure, casque à panache, cuirasse, brassards, écu, lance, cuissards, jambards, cette armure, au lieu d’être disposée par pièces séparées, se tenait debout, immobile. Il songea :

– Quelqu’un est là, sous mon armure… quelqu’un qui n’est pas moi… Et il me semble que c’est moi… Qui est-ce ?

La visière était baissée. Il ne put voir le visage. Mais il remarqua que l’inconnu serrait le bois de sa lance avec une énergie convulsive. Ses yeux se portèrent alors sur son écu, et il vit que son écu ne portait ni la devise que lui avait léguée son père, ni les armes de sa famille.

D’étranges armoiries flamboyaient au centre de l’écu : C’était une croix sur les bras de laquelle s’enchevêtraient des cercles enfermés eux-mêmes dans une grande circonférence. Des signes étaient tracés dans chacun de ces cercles. Entre les bras de la croix apparaissaient quatre figures représentant un homme, un aigle, un lion, un taureau.

Montgomery désigna l’écu de son doigt tendu, et demanda :

– Quelles sont ces armoiries ?…

Nostradamus, d’un accent qui le fit frémir, répondit :

– Ce sont les armoiries de la suprême Force, qui décrète pour aujourd’hui la mort d’Henri II, roi de France… C’est le symbole des Mages… C’est la Rose-Croix !…

– La mort du roi ! bégaya Montgomery, ce sera un meurtre !

– Non. Le roi, dès ce moment, est prévenu qu’il est défié à un combat à outrance, et, s’il meurt, ce sera loyalement frappé, à la face de Paris, que le Destin a assemblé.

L’armure sous laquelle il y avait quelqu’un frissonna…

– Le roi n’acceptera pas ! gronda Montgomery.

– Le roi accepte ! dit Nostradamus.

– Qui êtes-vous ? rugit Montgomery. Vous qui avez surpris le secret de ma vie ! Vous qui tenez dans vos mains l’honneur et la couronne de Catherine ! Vous que le roi nous a ordonné de tuer et qui avez subjugué le roi ! Qui êtes-vous ? Je veux le savoir !

– Je suis le Mystère. Je suis le Malheur, dit Nostradamus.

– Et que me voulez-vous, à moi qui ne vous ai rien fait !… À ce moment, au loin, on entendit la trompette royale qui défiait l’adversaire du roi. L’armure, de nouveau, frissonna.

– Je suis perdu ! râla Montgomery.

– Tu es sauvé, dit Nostradamus. Tu ne combattras pas contre le roi. C’est ton armure seule qui combattra. Va-t’en. Un bon cheval t’attend près de l’entrée du château de Vincennes. Un de mes hommes te le remettra. Dans les fontes, tu trouveras assez de pierres précieuses pour vivre en grand seigneur partout où tu iras. Gagne la frontière la plus proche. Ou si tu ne veux pas de ce que je t’offre, j’entre dans la lice et je crie : « Montgomery ne peut combattre contre le roi ! J’accuse ici Catherine, reine, et Montgomery, capitaine, du crime d’adultère commis contre Henri de France !… » Va-t’en, si tu ne veux pas être foudroyé, toi aussi, par l’orage qui va éclater !

Il entraîna Montgomery jusqu’à une porte de derrière. Il lui montra de la main le chemin qui conduisait à la porte Saint-Antoine et de là à la frontière. Montgomery murmura :

– Mon fils ! Si je suis dénoncé, mon fils mourra !…

Il franchit la porte, se glissa entre les tentes, et disparut… Nostradamus se tourna vers l’armure ; et dit :

– Le Royal de Beaurevers, es-tu prêt ?

– Je suis prêt. Si je meurs, vous direz à Florise que j’ai voulu la délivrer et que ma dernière pensée est pour elle…

– Pauvre enfant ! Oh ! je… Mais non !

– Ce roi a menti, continua le jeune homme. Ce roi félon était en mon pouvoir. Je lui ai fait grâce parce qu’il a fait serment de ne plus rien tenter contre Florise. Je retire la grâce. Je reprends mes droits. Par la lance aujourd’hui, ou sinon par l’épée demain, ou par le poignard, je jure, moi, de délivrer Florise en tuant cet homme. Donc, je suis prêt. Allez, et dites qu’on annonce mon entrée dans la lice !

Henri II était dans la lice depuis quelques instants déjà. Ses trompettes défiaient par intervalles l’adversaire contre lequel il devait jouter. Le roi ne faisait pas caracoler son cheval, mais il se tenait immobile près de la barrière, et il se dégageait de cette attitude une si funèbre impression que peu à peu un lourd silence tombait sur les galeries. Très peu de personnes remarquèrent que le roi portait, une lance à fer affilé au lieu de la lance terminée par un tampon de cuir. Sous la visière baissée, le visage du roi était livide de rage…

Tout à coup la barrière opposée s’ouvrit… Une trompette éclatante répondit à la trompette royale…

Montgomery parut !…

Aussitôt, les hérauts d’armes poussèrent leurs cris de combat. Les trompettes donnèrent le signal. Puis, soudain, ce fut un silence étrange. Malgré le signal donné, les deux champions demeurèrent une minute immobiles.

Tout à coup, ils s’ébranlèrent… La course des deux chevaux devint un galop furieux. Des milliers de têtes se penchèrent et voici ce qu’elles virent :

Deux nuages se ruant l’un sur l’autre… L’éclair des deux armures à peine entrevu… Soudain, un choc formidable, deux poitrails de chevaux qui se heurtent, un fracas de cuirasses, la rapide vision des deux bêtes cabrées – puis un cri terrible.

Et ce fut tout.

Le double nuage de poussière tomba. Et alors une clameur énorme fusa. Des cris de terreur. Des appels. Des seigneurs qui se précipitent. Des femmes qui s’évanouissent.

La poussière dissipée on vit le cheval du roi s’enfuyant, Montgomery regagnant au pas sa tente, et, au milieu de la lice, le roi étendu, les bras en croix !… Catherine de Médicis se tourna vers Roncherolles et lui jeta cet ordre :

– Arrêtez l’homme qui vient de tuer le roi !

Dès l’instant où Henri tomba, les médecins de la cour s’étaient précipités des premiers et parmi eux, maître Ambroise Paré. Il détacha rapidement le heaume – et la tête du roi apparut : un masque rouge ; les cheveux, la barbe, tout était sanglant ; la bouche rendait un léger râle, et sur cette face noyée de sang, le trou noir de l’œil qui n’était plus qu’une plaie : la lance… la lance de Montgomery !… la lance, don de la reine !… la lance était entrée là !

– Mais ce tournoi n’a pas eu lieu à armes courtoises !…

Ce cri jaillit dans la conscience d’Ambroise Paré, non sur ses lèvres : au moment où cette parole allait lui échapper, il leva la tête et vit Catherine qui le regardait avec sévérité.

– De l’eau ! demanda rudement Ambroise Paré.

Le chirurgien lava le visage, puis la plaie qu’il sonda. Il fit un pansement sommaire et dit :

– Il faut que Sa Majesté soit d’abord transportée au Louvre, où je vais me rendre.

Catherine s’approcha du chirurgien et à voix basse :

– La vérité !… Vite !…

– Dans deux heures, le roi sera mort.

– Vous vous trompez, maître ! dit quelqu’un près de lui.

Ambroise Paré se retourna vivement. Il vit un homme agenouillé verser dans la bouche grande ouverte du roi le contenu d’un flacon.

– Nostradamus ! murmura le chirurgien.

Le roi poussa un long soupir, et Nostradamus se releva :

– Vous le sauvez ! gronda Catherine, prête à se trahir.

– Non, dit Nostradamus. Je lui donne huit jours de vie parce que j’ai besoin qu’il vive huit jours encore !…

Nostradamus se dirigea vers la tente de Montgomery : elle était cernée d’archers, et devant la porte se tenait le grand-prévôt, hésitant s’il arrêterait Montgomery.

– Roncherolles, dit Nostradamus, ne me forcez pas à me rappeler en un tel moment que vous êtes vivant.

Nostradamus entra dans la tente.

Strapafar, Bouracan, Trinquemaille et Corpodibale ayant fait le tour derrière les galeries, s’étaient arrêtés devant l’ouverture de la tente par où Montgomery s’était éloigné.

– Attendons ici, dit Trinquemaille, et prions, je me sens tout ému à l’idée d’arrêter le capitaine des gardes.

À ce moment s’éleva dans les lices une sourde rumeur qui se gonfla, monta, éclata. Leurs yeux disaient : c’est fait !…

– Attention ! se murmurèrent-ils, la main à la rapière.

Une minute s’écoula, pendant laquelle, dans la lice, les cris, les clameurs d’effroi se croisèrent.

– Le voici !…

– Entrons !…

Ils entrèrent tous quatre, et, la rapière au poing, entourèrent l’armure vivante qui était là immobile, mystérieuse…

– Monsieur le capitaine, dit Trinquemaille, nous sommes chargés de vous faire prisonnier.

L’homme commença à se défaire des pièces d’acier qui couvraient les jambes et les bras. Puis sa cuirasse tomba.

– Allons, reprit rudement Trinquemaille, rendez-vous !

L’homme se redressa. Son casque à panache couvrait encore sa tête. Mais, entre les lamelles de la visière, baissée sur le visage, ils voyaient fulgurer ses yeux.

– Voilà bien des façons, gronda Corpodibale. Je vous arrête !

Il allongea la main vers l’épaule de Montgomery. À l’instant, il roula à trois pas : entre les yeux ; il venait de recevoir un coup qui eût défoncé un crâne ordinaire. Strapafar, Bouracan et Trinquemaille se ruèrent… et brusquement s’arrêtèrent net, effarés de stupeur, ivres de joie, devant celui que tant ils regrettaient et qui, déposant le casque, criait d’une voix éclatante :

– Approchez, truandaille de cour ! Lequel de vous osera porter la main sur Le Royal de Beaurevers !

– Saints et anges, c’est lui ! – Santo Bacco, c’est lui ! – Hé, c’est lou pigeoun ! – Sacrament, Montsir Beaurevers !…

– Allons, arrêtez-moi !

Arrêter Le Royal de Beaurevers !… qui avait parlé de ça ? Ils arrêteraient plutôt la reine, le grand-prévôt, le connétable, toute la cour !… Et en chœur, les yeux fous, la rapière haute :

– Qu’on y vienne ! Qu’on y vienne !…

Le Royal, à ce moment, vit entrer Nostradamus.

– Tu vas savoir le nom de ton père et de ta mère…

À l’instant tout disparut de l’esprit de Beaurevers, et jusqu’au souvenir de ce qui venait de se passer dans les lices.

– Mon père ! gronda-t-il.

– Henri II, roi de France !

Le jeune, homme plia sous le choc de cette effroyable pensée : parricide !… Mais presque aussitôt la haine se mit à sonner le tocsin dans son cœur. Il rugit :

– Ah ! je comprends pourquoi je suis né dans un cachot ! Pourquoi, dès ma naissance, je fus voué au bourreau ! Pourquoi mon père désira ma mort ! Fils du roi ! Oui ! j’étais un danger !… Et ma mère ?… Oh ! si je dois la maudire, elle aussi, par pitié, gardez son nom !…

– Ta mère est morte il y a plus de vingt ans.

– Morte ! râla Beaurevers.

– Elle s’appelait Marie de Croixmart ! dit Nostradamus.

Un cri déchirant jaillit de la poitrine du jeune homme. Marie de Croixmart ! Sa mère ! La Dame sans nom ! Celle qui était maintenant la mère de Florise ! Non ! Non ! Elle n’était pas morte ! Oh ! comme il comprenait maintenant cette immense douleur qui semblait figée sur la physionomie de la pauvre Dame sans nom ! Mais il était là maintenant pour la consoler, la ramener à la vie ! Et le premier mot qu’il lui dirait, ce serait :

– Vous êtes vengée ! Le roi est mort, tué par son crime, puisque c’est la main de son fils, qu’a armée le Destin !…

Éperdu, il allait crier : Ma mère n’est pas morte !… Et alors il vit Nostradamus si sombre qu’un nouveau frisson le secoua. Qu’était cet homme ? Pourquoi Nostradamus lui avait-il mis à la main la lance qui devait tuer son père ! Pourquoi lui disait-il que sa mère était morte depuis vingt ans !… Le Royal de Beaurevers marcha à Nostradamus. À ce moment, celui-ci sortit en jetant ce seul mot :

– Adieu !…

Alors la tente s’emplit d’archers…

Le Royal tira son poignard, et sur les quatre estafiers jeta un regard qui criait : Êtes-vous prêts à mourir avec moi ?… Dans cette seconde, une main rude s’abattit sur son épaule. Le Royal se retourna et leva son poignard…

– Au nom de la reine, dit l’homme, je t’arrête !

Le bras de Beaurevers retomba inerte à son côté. Le poignard échappa à sa main. Il baissa la tête et bégaya :

– Le père de Florise !…

– Emmenez-le, rugit Roncherolles.