Au mur de la chambre trône un diplôme de la Grande Guerre, avec deux médailles. La guerre suivante l’a agrémenté d’un modeste éclat d’obus qui, ayant tracé son chemin par le bois d’une fenêtre, a gardé juste assez de force pour traverser la vitre sans trouer le papier. Personne n’a pris la peine de déloger le petit morceau de métal terni entre les deux médailles ; les cordons rouges, jaunes, verts sont fanés.
Les deux guerres mondiales se sont donné rendez-vous sur ce peu de surface.
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C’est ainsi qu’ils avaient retrouvé la maison au retour du grand voyage de leur vie : arrosée de quelques mitrailles et pillée autant par les soldats que par les gens du voisinage. L’exode de 1940 les avait conduits dans l’Indre, jusqu’à la panne d’essence finale.
De la fenêtre ébréchée par l’obus on pouvait alors voir les « boches » défiler au pas de l’oie dans le sanatorium transformé en garnison.
Depuis, les enfants ont repris possession des lieux et les fenêtres ont été changées. Mais la grand-mère n’est plus venue depuis longtemps les regarder passer en rang ou courir entre les massifs fleuris ; elle ne pouvait plus monter à l’étage, l’escalier est trop raide ; c’est devenu le royaume des souris qui laissent leurs crottes dans les placards.
Le grand-père n’était pas un guerrier, la guerre sans passion, au minimum. Mais l’armée ne voulait pas le lâcher : trois ans de service militaire, quatre ans de guerre, et des prolongations pour occuper l’Allemagne. Plus de sept années soldat dans la cavalerie, seconde classe à l’arrivée comme au départ, les deux médailles gagnées à l’ancienneté. Et les deux enfants seront fonctionnaires, instituteurs.
À la quille, il était plus que temps de « s’établir ». Et ce fut ici, en 1922, bourrelier-sellier, à trente-quatre ans sonnés. Les médailles n’ont pas bougé, plus de soixante-dix ans dans l’intimité de la chambre.
La « boutique » était deux maisons plus loin, au ras de la route nationale.
Le grand-père n’était pas doué plus pour le commerce que pour la guerre. Comme beaucoup de personnes modestes de sa génération, il n’a rien compris aux changements du monde ; ses économies « pour les vieux jours » furent laminées par les dévaluations et l’inflation. Et pourtant… « ce bon Monsieur Pinay ! »
Le travail de bourrelier disparaît au fur et à mesure que les chevaux sont remplacés par les tracteurs ; la destruction de sa « boutique », frappée d’alignement pour élargir la route, marque le point final de sa carrière (il a déjà plus de 75 ans). Disparaissent aussi les maréchaux-ferrants et leurs forges, les petites fermes, les haies et les petits chemins creux. Ne restent plus aujourd’hui que deux grosses fermes et des emblavures d’un seul tenant sur plusieurs centaines d’hectares.
Au-dessus de la boutique deux étages et un grenier dominaient le village et on voyait, par-dessus les toits, la route de Paris s’échapper parmi champs et prairies ondulés, rectiligne comme l’antique voie romaine dont elle perpétue le tracé. Au rez-de-chaussée, les tables débordaient d’un amoncellement de cuir, de toile, d’outils entassés ; au plafond de vieux colliers et harnais accrochés se perdaient au milieu des toiles d’araignées. Les murs se tapissaient de tiroirs emplis d’une quincaillerie brillante : boucles, anneaux, rivets, clochettes.
C’est dans le jardinage que la réussite a daigné sourire. À la sortie du village le vaste jardin est entouré de haies. En elle-même cette haie est un monde, un patchwork d’arbustes où voisinent le charme, le houx, l’épine, le frêne, le noisetier, un refuge de nids d’oiseaux et de terriers de rongeurs, une symphonie de verts du plus tendre au plus sombre selon l’endroit, la lumière, l’heure et la saison.
Une bonne moitié garde l’aspect d’un pré avec son herbe et ses pommiers en grande partie à cidre. Le temps des fleurs y déployait des splendeurs. Le grand-père sacrifie aux coutumes du pays en fabriquant un cidre assez pétillant pour parfois rompre les fils de fer qui tiennent les bouchons.
Tout au fond du clos sont alignés des bosquets de noisetiers qui cachent le cimetière. J’en ferai le domaine de mes vacances scolaires en y aménageant des cabanes, en grimpant dans les arbres ; un terrain de manœuvre idéal pour mes petites guerres de cow-boys et d’Indiens. Je me gardais bien de prendre à témoin les vrais morts tout proches mais paisibles.
L’autre moitié est tirée au cordeau, soigneusement désherbée et regorge de légumes, de fleurs, de fruits. Le carré d’asperges faisait l’objet d’un soin particulier, la terre allégée sans cesse des cendres du poêle patiemment charriées de la maison par brouette. Par la profusion et la diversité de ses produits, ce refuge de verdure aurait sans doute figuré pour l’enfant que j’étais alors le jardin d’Éden et le Paradis si j’en avais été préoccupé.
Cette abondance apporte beaucoup de travail à la grand-mère qui prépare des confitures, des conserves de légumes ou de fruits. Ceci n’était plus tant accompli pour répondre à une demande ou nécessité précise que déterminé par le besoin de ne pas laisser perdre ce que la nature offrait. Conserves et confitures venaient s’accumuler dans les armoires et les caves des enfants et petits-enfants. La grand-mère complète cette quasi-autosuffisance en élevant des lapins et des poulets.
Le grand-père n’a pas supporté de voir son jardin partir peu à peu en friche quand il fut trop vieux pour le cultiver. Il l’a vendu avant de mourir.
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La grand-mère a materné trois générations d’enfants :
– ses petits frères et sœurs (elle en avait dix) ;
– son fils et sa fille ;
– et moi, son petit-fils.
Ces trois générations n’en font plus qu’une seule ; j’en suis le rescapé involontaire. Elle me demande des nouvelles de ceux qui sont morts, certains depuis longtemps, que je n’ai jamais connus ; elle me prend pour l’un d’eux. « Je suis bien contente de te revoir, il y a dix bonnes années que tu n’es pas venu ». Elle cherche mon année de naissance autour de 1900, s’étonne que je n’aie pas plus de 40 ans.
Je ressens un malaise à recevoir des paroles qui ne me sont pas destinées.
« Ah bon ! dans mon idée tu travaillais dans l’agriculture comme ton père. Ainsi tu t’es mis aux études. Et tu fais quoi ? »
« De l’informatique. »
« C’est bien, mais ton père t’avait appris son métier, et plus personne ne s’en occupe. »
Elle est centenaire d’un passé difficile à gérer. Les instants de lucidité ne sont pas les plus sereins ni les plus optimistes. « Je connaissais les dates d’anniversaire et de fête de toute la famille et je n’en oubliais aucune. Mais je n’y comprends plus rien ». L’arbre généalogique a mêlé ses feuilles ; les pièces du puzzle familial ne veulent plus s’emboîter. « Est-il possible ? Je ne sais même plus d’où je viens » ; une larme brille, s’échappe.
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Les souvenirs ?… Mais j’entends qu’on m’appelle. Les déménageurs sont arrivés.
Le grand-père est mort depuis plus de vingt ans et nous avons enterré la grand-mère le mois dernier. La maison est déjà lourde d’une odeur de moisi.
Que me reste-t-il ici, dans ce gros village veillé par une église démesurée ? Les vitraux pieusement mis à l’abri au début de 1940, on n’a plus les moyens de les remettre en place. Le vent sur les blés talonne de tous côtés, au ras des dernières maisons, comme une mer de vide qui bat obstinément.
Ni boutique, ni jardin, ni chevaux, ni famille… Comme après une guerre, plus lente.
La chambre est déjà vide. Il ne reste que les médailles au mur. Il faut partir. Je décroche le cadre, le mets sous le bras, ferme la porte, descends l’escalier.