Le maître n’hésite pas ; si le résultat n’est pas ce qu’il attend, « Ce n’est pas cela », dit-il ; ou « à refaire », « non », « incorrect ».
Et je dois recommencer. Il ne dit pas où est l’erreur. Ni combien d’erreurs. Le devoir lui-même n’est pas si bien défini que je sois sûr de répondre à la bonne question. C’est la seule certitude : je dois recommencer.
Quelle qu’en soit la raison, je retourne à ma cellule pour élaborer une nouvelle version. Mais quand je modifie, rien n’indique si je corrige ou si j’ajoute une erreur supplémentaire.
J’irai ensuite soumettre à nouveau le résultat. Et rien de plus ; car ma santé précaire ne supporterait rien de plus ; le maître semble le savoir. Et pour l’heure il ne semble pas vouloir m’atteindre.
Il peut arriver que le maître soit absent ou ne puisse me recevoir quand je me présente ; sa porte est fermée ou son bureau vide. Mais si je tarde trop à son goût, il exprime son impatience ; à l’interphone, une voix monocorde me convoque.
Dans l’impossibilité de résoudre le problème lui-même, mon esprit se met insensiblement en quête des circonstances qui rendraient plus favorable le hasard.
Dans ma cellule, mon esprit cherche une prise. Les objets y sont peu nombreux : table, lit, chaise, tapis, porte, fenêtre, quelques livres, des stylos, du papier. Leurs agencements possibles n’en sont pas moins innombrables. Aussi aléatoire que le résultat attendu par le maître. Mais cette obsession m’envahit inexorablement.
Entre les pieds de la table ou de la chaise et les motifs du tapis, entre les bords du tapis et les murs, entre la pile des livres et le bord de la table, tous les arrangements sont possibles. Je pousse l’un, je tourne l’autre, je tire, j’empile, j’aligne, je déplace, j’ordonne.
Toute ma raison peut hausser les épaules et montrer que cela n’avance à rien, aucun raisonnement ne peut me détourner de cette absurdité. D’ailleurs la raison semble tout aussi inefficace pour résoudre le problème ; son prestige est donc au plus bas, elle se tait rapidement et se laisse oublier.
Changer la place du moindre objet va donc poser des questions sans fin, apporter sa dose d’angoisse. Chaque ustensile doit être manipulé avec prudence et respect sous peine de déclencher des catastrophes. J’essaie de m’attirer ses bonnes grâces.
J’interroge chaque espace de la chambre. Une mince fissure prend naissance au coin supérieur de la fenêtre et parcourt en biais le mur. La peinture s’écaille sur le plafond au-dessus de la porte. Une tache plus sombre s’étend sur le mur de gauche. Le papier peint se décolle imperceptiblement aux angles des murs.
Mes regards s’accrochent obstinément à ces détails, rien ne les distrait. L’harmonie vacille, l’univers perd son équilibre, rate une marche dans l’escalier et chute dans le vide.
Ma cellule est séparée du bureau du maître par des couloirs, des escaliers vides. Je n’y rencontre personne, jamais trace de vie. Toutes les portes sont closes, à clé, comme des cellules de prison, en attente qui sait de qui ? La seule issue est, à l’extrémité, la porte du bureau.
Et pourtant, dans ce désert, je me sens souvent comme surveillé, épié sans pouvoir déceler les caméras ou les capteurs qui notent mes mouvements, mes gestes, mes pensées peut-être.
Le bureau a deux portes ; celle par où j’entre et sors. L’autre est verrouillée ; elle mène au dehors, sans doute ; par elle, je suis passé un jour, une seule fois, sans savoir où j’allais. Mais ce souvenir est si lointain, si imprécis que je me demande parfois s’il n’est pas un rêve.
Je m’enlise dans un jeu inextricable dont les règles m’échappent. Mon esprit s’est d’abord acharné à les découvrir. Les indices m’ont bientôt parus si ténus, si futiles que le doute s’est imposé à moi d’y parvenir.
Je me sens vidé, tel un tube de dentifrice dont on ne peut plus rien sortir. Prendre soin de tout, concilier les contraires, n’est-ce pas renoncer à choisir ?
Les livres fournissent plus de questions que de réponses. Tout y est codé, rien n’a de sens. Hypoténuse, subjonctif, densité, molécule, particule, anneau, groupe associatif : quels sens tournent encore dans le bocal ?
Je prends d’immenses précautions au maniement des nombres. Je saute certaines pages des livres, en particulier quand elles suivent les pages 12 et 21. Mais la solution ne s’y trouverait-elle pas ?
Depuis si longtemps je ne comprends plus ce qui clignote sous mes yeux, ce qui frissonne sous mes doigts. Les combinaisons possibles sont indénombrables, de touches, de mots, de chiffres, d’opérations. Les hasards sont pesants.
Et quand je dis maître, c’est ma façon de parler, car on ne rencontre jamais personne dans le bureau. Sur la table un clavier, un écran où des réponses s’inscrivent. Et rien d’autre à attendre que des phrases sibyllines : « Unexpected end of file », « Out of memory », « Destructor cannot have a return type specification », « Net name unknown ».
* * *
Il me tarde de quitter ce cauchemar. Comment l’informatique, cette aimable occupation ludique et conviviale, pourrait-elle se changer en instrument de domination, se mettre au service d’une entreprise d’abrutissement de l’homme, être cause de l’anéantissement de la société humaine ?
Mon esprit refuse d’y croire et verrouille ses doutes dans une cellule reculée de mon cerveau. Mais je ne parviens pas à me réveiller.