Un deuil

 

pour Alain

 

Après la surprise du téléphone, je suis resté groggy, tout le corps pesant. Le bouger ne revient que lentement, par frissons. Les pensées sont dissoutes, hors de portée.

Après sa pesanteur massive, mon corps s’anime d’un frénétique besoin de marcher. Je pars dans la nuit. Les rues se sont vidées de leur cohue, les magasins encore éclairés sont fermés.

Dans le mouvement de la marche les réflexions reviennent. Et de retour dans l’appartement, épuisé par l’errance, je m’assois et les mots s’alignent sur le papier.

* * *

Ami, la nuit de Paris est lourde et chaude, les lumières des bureaux tristes et froides ; l’ombre agite mollement ses chats furtifs. Il peut sembler que rien n’a changé, que tout continue comme hier ; mais nous savons qu’il n’en est rien ; une petite étincelle en nous s’est tue. Nombreux nous pensons à toi ; plus tard peut-être, nous trouverons des mots, mais aujourd’hui l’un soulève un bras et le laisse retomber d’impuissance. Toi qui vivais dans les espaces et les soleils, tu es parti avec un peu plus que toi-même.

Ici chacun se réfugie dans les choses ; les sentiments sont encombrants et les objets tiennent déjà trop de place dans les appartements étroits.

Alors est-il plus rassurant de parler aux morts ? Je doute que tes cendres aient jamais conscience de ces mots que j’écris. Et peut-être ne savons-nous encore parler qu’à ceux qui ne peuvent plus nous entendre ni répondre ?

Ici la vie est chère ; le poids des sentiments s’accroît démesurément s’il faut les hisser jusqu’au sixième sans ascenseur. Ta vie, tu la jouais pour rire, pour vivre, et tu l’as perdue, trop vite. Mais la plupart n’osent plus mettre en jeu leur vie si chère, elle est bien rangée, bien triste.

Tu as traversé ce monde à la vitesse du météore et les craquements sinistres d’une débâcle annoncée se mêlent aux fanfares officielles. No future, c’est tristement certain pour toi ; et quel futur pour ceux qui restent ? Un feu follet s’est noyé dans l’obscur. Et qui encore pourra s’y embraser ?

* * *

En cours de lecture, un doute soudain. Je ne me suis d’aucune façon interrogé comment ces paroles seraient reçues. Plusieurs personnes avant moi ont prononcé des éloges ; il m’a semblé à certains regards qu’on attendait quelque chose de moi. J’ai machinalement sorti de ma poche ce papier où j’avais écrit avant-hier au soir. Je découvre le texte au rythme de ma voix en même temps que l’auditoire. Je continue pourtant à lire, sans bien saisir ce que je dis, sans me rappeler où mènent ces mots.

Quand j’ai terminé, je jette un œil prudent sur l’assemblée. Le cimetière est écrasé de soleil. La famille étouffe sous ses habits noirs. Dans le silence lourd, un malaise imprécis.

La grand-mère, très âgée, tassée et minuscule, regarde fixement le cercueil sans pouvoir se convaincre que ce n’est pas le sien. Rien ne pourrait distraire sa stupeur.

Le colonel de carrière a une moue plutôt vindicative ; mais il se tient tête baissée ; son regard se dérobe. Je croise d’autres yeux, étonnés mais sans hostilité. Plutôt une interrogation, une grimace d’incompréhension chez les personnes âgées. Personne ne proteste, ne se sent personnellement visé.

Les croque-morts se remettent en mouvement. On se concentre sur leur agitation autour de la fosse. Je me rassure, et je relirai au calme ce texte on ne sait d’où venu. Pour toi l’ami parti on ne sait où. Je ne saurais rien dire de ce qui confusément m’assure que j’ai parlé pour toi.