Et justement ce qui reste à retracer avant d’en arriver au sommet de la peste, pendant que le fléau réunissait toutes ses forces pour les jeter sur la ville et s’en emparer définitivement, ce sont les longs efforts désespérés et monotones que les derniers individus, comme Rambert, faisaient pour retrouver leur bonheur et ôter à la peste cette part d’eux-mêmes qu’ils défendaient contre toute atteinte. C’était là leur manière de refuser l’asservissement qui les menaçait, et bien que ce refus-là, apparemment, ne fût pas aussi efficace que l’autre, l’avis du narrateur est qu’il avait bien son sens et qu’il témoignait aussi, dans sa vanité et ses contradictions mêmes, pour ce qu’il y avait alors de fier en chacun de nous.
Rambert luttait pour empêcher que la peste le recouvrît. Ayant acquis la preuve qu’il ne pouvait sortir de la ville par les moyens légaux, il était décidé, avait-il dit à Rieux, à user des autres. Le journaliste commença par les garçons de café. Un garçon de café est toujours au courant de tout. Mais les premiers qu’il interrogea étaient surtout au courant des pénalités très graves qui sanctionnaient ce genre d’entreprises. Dans un cas, il fut même pris pour un provocateur. Il lui fallut rencontrer Cottard chez Rieux pour avancer un peu. Ce jour-là, Rieux et lui avaient parlé encore des démarches vaines que le journaliste avait faites dans les administrations. Quelques jours après, Cottard rencontra Rambert dans la rue, et l’accueillit avec la rondeur qu’il mettait à présent dans tous ses rapports :
– Toujours rien ? avait-il dit.
– Non, rien.
– On ne peut pas compter sur les bureaux. Ils ne sont pas faits pour comprendre.
– C’est vrai. Mais je cherche autre chose. C’est difficile.
– Ah ! dit Cottard, je vois.
Lui connaissait une filière et à Rambert, qui s’en étonnait, il expliqua que, depuis longtemps, il fréquentait tous les cafés d’Oran, qu’il y avait des amis et qu’il était renseigné sur l’existence d’une organisation qui s’occupait de ce genre d’opérations. La vérité était que Cottard, dont les dépenses dépassaient désormais les revenus, s’était mêlé à des affaires de contrebande sur les produits rationnés. Il revendait ainsi des cigarettes et du mauvais alcool dont les prix montaient sans cesse et qui étaient en train de lui rapporter une petite fortune.
– En êtes-vous bien sûr ? demanda Rambert.
– Oui, puisqu’on me l’a proposé.
– Et vous n’en avez pas profité ?
– Ne soyez pas méfiant, dit Cottard d’un air bonhomme, je n’en ai pas profité parce que je n’ai pas, moi, envie de partir. J’ai mes raisons.
Il ajouta après un silence :
– Vous ne me demandez pas quelles sont mes raisons ?
– Je suppose, dit Rambert, que cela ne me regarde pas.
– Dans un sens, cela ne vous regarde pas, en effet. Mais dans un autre… Enfin, la seule chose évidente, c’est que je me sens bien mieux ici depuis que nous avons la peste avec nous.
L’autre écouta son discours :
– Comment joindre cette organisation ?
– Ah ! dit Cottard, ce n’est pas facile, venez avec moi.
Il était quatre heures de l’après-midi. Sous un ciel lourd, la ville cuisait lentement. Tous les magasins avaient leur store baissé. Les chaussées étaient désertes. Cottard et Rambert prirent des rues à arcades et marchèrent longtemps sans parler. C’était une de ces heures où la peste se faisait invisible. Ce silence, cette mort des couleurs et des mouvements, pouvaient être aussi bien ceux de l’été que ceux du fléau. On ne savait si l’air était lourd de menaces ou de poussières et de brûlure. Il fallait observer et réfléchir pour rejoindre la peste. Car elle ne se trahissait que par des signes négatifs. Cottard, qui avait des affinités avec elle, fit remarquer par exemple à Rambert l’absence des chiens qui, normalement, eussent dû être sur le flanc, haletants, au seuil des couloirs, à la recherche d’une fraîcheur impossible.
Ils prirent le boulevard des Palmiers, traversèrent la place d’Armes et descendirent vers le quartier de la Marine. À gauche, un café peint en vert s’abritait sous un store oblique de grosse toile jaune. En entrant, Cottard et Rambert essuyèrent leur front. Ils prirent place sur des chaises pliantes de jardin, devant des tables de tôle verte. La salle était absolument déserte. Des mouches grésillaient dans l’air. Dans une cage jaune posée sur le comptoir bancal, un perroquet, toutes plumes retombées, était affaissé sur son perchoir. De vieux tableaux, représentant des scènes militaires, pendaient au mur, couverts de crasse et de toiles d’araignée en épais filaments. Sur toutes les tables de tôle, et devant Rambert lui-même, séchaient des fientes de poule dont il s’expliquait mal l’origine jusqu’à ce que d’un coin obscur, après un peu de remue-ménage, un magnifique coq sortît en sautillant.
La chaleur, à ce moment, sembla monter encore. Cottard enleva sa veste et frappa sur la tôle. Un petit homme, perdu dans un long tablier bleu, sortit du fond, salua Cottard du plus loin qu’il le vit, avança en écartant le coq d’un vigoureux coup de pied et demanda, au milieu des gloussements du volatile, ce qu’il fallait servir à ces messieurs. Cottard voulait du vin blanc et s’enquit d’un certain Garcia. Selon le nabot, il y avait déjà quelques jours qu’on ne l’avait vu dans le café.
– Pensez-vous qu’il viendra ce soir ?
– Eh ! dit l’autre, je ne suis pas dans sa chemise. Mais vous connaissez son heure ?
– Oui, mais ce n’est pas très important. J’ai seulement un ami à lui présenter.
Le garçon essuyait ses mains moites contre le devant de son tablier.
– Ah ! Monsieur s’occupe aussi d’affaires ?
– Oui, dit Cottard. Le nabot renifla :
– Alors, revenez ce soir. Je vais lui envoyer le gosse.
En sortant, Rambert demanda de quelles affaires il s’agissait.
– De contrebande, naturellement. Ils font passer des marchandises aux portes de la ville. Ils vendent au prix fort.
– Bon, dit Rambert. Ils ont des complicités ?
– Justement.
Le soir, le store était relevé, le perroquet jabotait dans sa cage et les tables de tôle étaient entourées d’hommes en bras de chemise. L’un d’eux, le chapeau de paille en arrière, une chemise blanche ouverte sur une poitrine couleur de terre brûlée, se leva à l’entrée de Cottard. Un visage régulier et tanné, l’œil noir et petit, les dents blanches, deux ou trois bagues aux doigts, il paraissait trente ans environ.
– Salut, dit-il, on boit au comptoir.
Ils prirent trois tournées en silence.
– Si on sortait ? dit alors Garcia.
Ils descendirent vers le port et Garcia demanda ce qu’on lui voulait. Cottard lui dit que ce n’était pas exactement pour des affaires qu’il voulait lui présenter Rambert, mais seulement pour ce qu’il appela « une sortie ». Garcia marchait droit devant lui en fumant. Il posa des questions, disant « Il » en parlant de Rambert, sans paraître s’apercevoir de sa présence.
– Pour quoi faire ? disait-il.
– Il a sa femme en France.
– Ah !
Et après un temps :
– Qu’est-ce qu’il a comme métier ?
– Journaliste.
– C’est un métier où on parle beaucoup.
Rambert se taisait.
– C’est un ami, dit Cottard.
Ils avancèrent en silence. Ils étaient arrivés aux quais, dont l’accès était interdit par de grandes grilles. Mais ils se dirigèrent vers une petite buvette où l’on vendait des sardines frites, dont l’odeur venait jusqu’à eux.
– De toute façon, conclut Garcia, ce n’est pas moi que ça concerne, mais Raoul. Et il faut que je le retrouve. Ça ne sera pas facile.
– Ah ! demanda Cottard avec animation, il se cache ?
Garcia ne répondit pas. Près de la buvette, il s’arrêta et se tourna vers Rambert pour la première fois.
– Après-demain, à onze heures, au coin de la caserne des douanes, en haut de la ville.
Il fit mine de partir, mais se retourna vers les deux hommes.
– Il y aura des frais, dit-il.
C’était une constatation.
– Bien sûr, approuva Rambert.
Un peu après, le journaliste remercia Cottard :
– Oh ! non, dit l’autre avec jovialité. Ça me fait plaisir de vous rendre service. Et puis, vous êtes journaliste, vous me revaudrez ça un jour ou l’autre.
Le surlendemain, Rambert et Cottard gravissaient les grandes rues sans ombrage qui mènent vers le haut de notre ville. Une partie de la caserne des douanes avait été transformée en infirmerie et, devant la grande porte, des gens stationnaient, venus dans l’espoir d’une visite qui ne pouvait pas être autorisée ou à la recherche de renseignements qui, d’une heure à l’autre, seraient périmés. En tout cas, ce rassemblement permettait beaucoup d’allées et venues et on pouvait supposer que cette considération n’était pas étrangère à la façon dont le rendez-vous de Garcia et de Rambert avait été fixé.
– C’est curieux, dit Cottard, cette obstination à partir. En somme, ce qui se passe est bien intéressant.
– Pas pour moi, répondit Rambert.
– Oh ! bien sûr, on risque quelque chose. Mais, après tout, on risquait autant, avant la peste, à traverser un carrefour très fréquenté.
À ce moment, l’auto de Rieux s’arrêta à leur hauteur. Tarrou conduisait et Rieux semblait dormir à moitié. Il se réveilla pour faire les présentations.
– Nous nous connaissons, dit Tarrou, nous habitons le même hôtel.
Il offrit à Rambert de le conduire en ville.
– Non, nous avons rendez-vous ici.
Rieux regarda Rambert :
– Oui, fit celui-ci.
– Ah ! s’étonnait Cottard, le docteur est au courant ?
– Voilà le juge d’instruction, avertit Tarrou en regardant Cottard.
Celui-ci changea de figure. M. Othon descendait en effet la rue et s’avançait vers eux d’un pas vigoureux, mais mesuré. Il ôta son chapeau en passant devant le petit groupe.
– Bonjour, monsieur le juge ! dit Tarrou.
Le juge rendit le bonjour aux occupants de l’auto, et, regardant Cottard et Rambert qui étaient restés en arrière, les salua gravement de la tête. Tarrou présenta le rentier et le journaliste. Le juge regarda le ciel pendant une seconde et soupira, disant que c’était une époque bien triste.
– On me dit, monsieur Tarrou, que vous vous occupez de l’application des mesures prophylactiques. Je ne saurais trop vous approuver. Pensez-vous, docteur, que la maladie s’étendra ?
Rieux dit qu’il fallait espérer que non et le juge répéta qu’il fallait toujours espérer, les desseins de la Providence sont impénétrables. Tarrou lui demanda si les événements lui avaient apporté un surcroît de travail.
– Au contraire, les affaires que nous appelons de droit commun diminuent. Je n’ai plus à instruire que des manquements graves aux nouvelles dispositions. On n’a jamais autant respecté les anciennes lois.
– C’est, dit Tarrou, qu’en comparaison elles semblent bonnes, forcément.
Le juge quitta l’air rêveur qu’il avait pris, le regard comme suspendu au ciel. Et il examina Tarrou d’un air froid.
– Qu’est-ce que cela fait ? dit-il. Ce n’est pas la loi qui compte, c’est la condamnation. Nous n’y pouvons rien.
– Celui-là, dit Cottard quand le juge fut parti, c’est l’ennemi numéro un.
La voiture démarra.
Un peu plus tard, Rambert et Cottard virent arriver Garcia. Il avança vers eux sans leur faire de signe et dit en guise de bonjour : « Il faut attendre. »
Autour d’eux, la foule, où dominaient les femmes, attendait dans un silence total. Presque toutes portaient des paniers dont elles avaient le vain espoir qu’elles pourraient les faire passer à leurs parents malades et l’idée encore plus folle que ceux-ci pourraient utiliser leurs provisions. La porte était gardée par des factionnaires en armes et, de temps en temps, un cri bizarre traversait la cour qui séparait la caserne de la porte. Dans l’assistance, des visages inquiets se tournaient alors vers l’infirmerie.
Les trois hommes regardaient ce spectacle lorsque dans leur dos un « bonjour » net et grave les fit se retourner. Malgré la chaleur, Raoul était habillé très correctement. Grand et fort, il portait un costume croisé de couleur sombre et un feutre à bords retournés. Son visage était assez pâle. Les yeux bruns et la bouche serrée, Raoul parlait de façon rapide et précise :
– Descendons vers la ville, dit-il. Garcia, tu peux nous laisser.
Garcia alluma une cigarette et les laissa s’éloigner. Ils marchèrent rapidement, accordant leur allure à celle de Raoul qui s’était placé au milieu d’eux.
– Garcia m’a expliqué, dit-il. Cela peut se faire. De toute façon, ça vous coûtera dix mille francs.
Rambert répondit qu’il acceptait.
– Déjeunez avec moi, demain, au restaurant espagnol de la Marine.
Rambert dit que c’était entendu et Raoul lui serra la main, souriant pour la première fois. Après son départ, Cottard s’excusa. Il n’était pas libre le lendemain et d’ailleurs Rambert n’avait plus besoin de lui.
Lorsque, le lendemain, le journaliste entra dans le restaurant espagnol, toutes les têtes se tournèrent sur son passage. Cette cave ombreuse, située en contrebas d’une petite rue jaune et desséchée par le soleil, n’était fréquentée que par des hommes, de type espagnol pour la plupart. Mais dès que Raoul, installé à une table du fond, eut fait un signe au journaliste et que Rambert se fut dirigé vers lui, la curiosité disparut des visages qui revinrent à leurs assiettes. Raoul avait à sa table un grand type maigre et mal rasé, aux épaules démesurément larges, la figure chevaline et les cheveux clairsemés. Ses longs bras minces, couverts de poils noirs, sortaient d’une chemise aux manches retroussées. Il hocha la tête trois fois lorsque Rambert lui fut présenté. Son nom n’avait pas été prononcé et Raoul ne parlait de lui qu’en disant « notre ami ».
– Notre ami croit avoir la possibilité de vous aider. Il va vous…
Raoul s’arrêta parce que la serveuse intervenait pour la commande de Rambert.
– Il va vous mettre en rapport avec deux de nos amis qui vous feront connaître des gardes qui nous sont acquis. Tout ne sera pas fini alors. Il faut que les gardes jugent eux-mêmes du moment propice. Le plus simple serait que vous logiez pendant quelques nuits chez l’un d’eux, qui habite près des portes. Mais auparavant, notre ami doit vous donner des contacts nécessaires. Quand tout sera arrangé, c’est à lui que vous réglerez les frais.
L’ami hocha encore une fois sa tête de cheval sans cesser de broyer la salade de tomates et de poivrons qu’il ingurgitait. Puis il parla avec un léger accent espagnol. Il proposait à Rambert de prendre rendez-vous pour le surlendemain, à huit heures du matin, sous le porche de la cathédrale.
– Encore deux jours, remarqua Rambert.
– C’est que ce n’est pas facile, dit Raoul. Il faut retrouver les gens.
Le cheval encensa une fois de plus et Rambert approuva sans passion. Le reste du déjeuner se passa à rechercher un sujet de conversation. Mais tout devint très facile lorsque Rambert découvrit que le cheval était joueur de football. Lui-même avait beaucoup pratiqué ce sport. On parla donc du championnat de France, de la valeur des équipes professionnelles anglaises et de la tactique en W. À la fin du déjeuner, le cheval s’était tout à fait animé et il tutoyait Rambert pour le persuader qu’il n’y avait pas de plus belle place dans une équipe que celle de demi-centre. « Tu comprends, disait-il, le demi-centre, c’est celui qui distribue le jeu. Et distribuer le jeu, c’est ça le football. » Rambert était de cet avis, quoiqu’il eût toujours joué avant-centre. La discussion fut seulement interrompue par un poste de radio qui, après avoir seriné en sourdine des mélodies sentimentales, annonça que, la veille, la peste avait fait cent trente-sept victimes. Personne ne réagit dans l’assistance. L’homme à tête de cheval haussa les épaules et se leva. Raoul et Rambert l’imitèrent.
En partant, le demi-centre serra la main de Rambert avec énergie :
– Je m’appelle Gonzalès, dit-il.
Ces deux jours parurent interminables à Rambert. Il se rendit chez Rieux et lui raconta ses démarches dans le détail. Puis il accompagna le docteur dans une de ses visites. Il lui dit au revoir à la porte de la maison où l’attendait un malade suspect. Dans le couloir, un bruit de courses et de voix : on avertissait la famille de l’arrivée du docteur.
– J’espère que Tarrou ne tardera pas, murmura Rieux. Il avait l’air fatigué.
– L’épidémie va trop vite ? demanda Rambert.
Rieux dit que ce n’était pas cela et que même la courbe des statistiques montait moins vite. Simplement, les moyens de lutter contre la peste n’étaient pas assez nombreux.
– Nous manquons de matériel, dit-il. Dans toutes les armées du monde, on remplace généralement le manque de matériel par des hommes. Mais nous manquons d’hommes aussi.
– Il est venu des médecins de l’extérieur et du personnel sanitaire.
– Oui, dit Rieux. Dix médecins et une centaine d’hommes. C’est beaucoup, apparemment. C’est à peine assez pour l’état présent de la maladie. Ce sera insuffisant si l’épidémie s’étend.
Rieux prêta l’oreille aux bruits de l’intérieur, puis sourit à Rambert.
– Oui, dit-il, vous devriez vous dépêcher de réussir.
Une ombre passa sur le visage de Rambert :
– Vous savez, dit-il d’une voix sourde, ce n’est pas cela qui me fait partir.
Rieux répondit qu’il le savait, mais Rambert continuait :
– Je crois que je ne suis pas lâche, du moins la plupart du temps. J’ai eu l’occasion de l’éprouver. Seulement, il y a des idées que je ne peux pas supporter.
Le docteur le regarda en face.
– Vous la retrouverez, dit-il.
– Peut-être, mais je ne peux pas supporter l’idée que cela va durer et qu’elle vieillira pendant tout ce temps. À trente ans, on commence à vieillir et il faut profiter de tout. Je ne sais pas si vous pouvez comprendre.
Rieux murmurait qu’il croyait comprendre, lorsque Tarrou arriva, très animé.
– Je viens de demander à Paneloux de se joindre à nous.
– Eh bien ? demanda le docteur.
– Il a réfléchi et il a dit oui.
– J’en suis content, dit le docteur. Je suis content de le savoir meilleur que son prêche.
– Tout le monde est comme ça, dit Tarrou. Il faut seulement leur donner l’occasion.
Il sourit et cligna de l’œil vers Rieux.
– C’est mon affaire à moi, dans la vie, de fournir des occasions.
– Pardonnez-moi, dit Rambert, mais il faut que je parte.
Le jeudi du rendez-vous, Rambert se rendit sous le porche de la cathédrale, cinq minutes avant huit heures. L’air était encore assez frais. Dans le ciel progressaient de petits nuages blancs et ronds que, tout à l’heure, la montée de la chaleur avalerait d’un coup. Une vague odeur d’humidité montait encore des pelouses, pourtant desséchées. Le soleil, derrière les maisons de l’Est, réchauffait seulement le casque de la Jeanne d’Arc entièrement dorée qui garnit la place. Une horloge sonna les huit coups. Rambert fit quelques pas sous le porche désert. De vagues psalmodies lui parvenaient de l’intérieur avec de vieux parfums de cave et d’encens. Soudain, les chants se turent. Une dizaine de petites formes noires sortirent de l’église et se mirent à trottiner vers la ville. Rambert commença à s’impatienter. D’autres formes noires faisaient l’ascension des grands escaliers et se dirigeaient vers le porche. Il alluma une cigarette, puis s’avisa que le lieu peut-être ne l’y autorisait pas.
À huit heures quinze, les orgues de la cathédrale commencèrent à jouer en sourdine. Rambert entra sous la voûte obscure. Au bout d’un moment, il put apercevoir, dans la nef, les ombres noires qui étaient passées devant lui. Elles étaient toutes réunies dans un coin, devant une sorte d’autel improvisé où l’on venait d’installer un saint Roch, hâtivement exécuté dans un des ateliers de notre ville. Agenouillées, elles semblaient s’être recroquevillées encore, perdues dans la grisaille comme des morceaux d’ombre coagulée, à peine plus épaisses, çà et là, que la brume dans laquelle elles flottaient. Au-dessus d’elles les orgues faisaient des variations sans fin.
Lorsque Rambert sortit, Gonzalès descendait déjà l’escalier et se dirigeait vers la ville.
– Je croyais que tu étais parti, dit-il au journaliste. C’était normal.
Il expliqua qu’il avait attendu ses amis à un autre rendez-vous qu’il leur avait donné, non loin de là, à huit heures moins dix. Mais il les avait attendus vingt minutes, en vain.
– Il y a un empêchement, c’est sûr. On n’est pas toujours à l’aise dans le travail que nous faisons.
Il proposait un autre rendez-vous, le lendemain, à la même heure, devant le monument aux morts. Rambert soupira et rejeta son feutre en arrière.
– Ce n’est rien, conclut Gonzalès en riant. Pense un peu à toutes les combinaisons, les descentes et les passes qu’il faut faire avant de marquer un but.
– Bien sûr, dit encore Rambert. Mais la partie ne dure qu’une heure et demie.
Le monument aux morts d’Oran se trouve sur le seul endroit d’où l’on peut apercevoir la mer, une sorte de promenade longeant, sur une assez courte distance, les falaises qui dominent le port. Le lendemain, Rambert, premier au rendez-vous, lisait avec attention la liste des morts au champ d’honneur. Quelques minutes après, deux hommes s’approchèrent, le regardèrent avec indifférence, puis allèrent s’accouder au parapet de la promenade et parurent tout à fait absorbés par la contemplation des quais vides et déserts. Ils étaient tous les deux de la même taille, vêtus tous les deux d’un pantalon bleu et d’un tricot marine à manches courtes. Le journaliste s’éloigna un peu, puis s’assit sur un banc et put les regarder à loisir. Il s’aperçut alors qu’ils n’avaient sans doute pas plus de vingt ans. À ce moment, il vit Gonzalès qui marchait vers lui en s’excusant.
– Voilà nos amis, dit-il, et il l’amena vers les deux jeunes gens qu’il présenta sous les noms de Marcel et de Louis. De face, ils se ressemblaient beaucoup et Rambert estima qu’ils étaient frères.
– Voilà, dit Gonzalès. Maintenant la connaissance est faite. Il faudra arranger l’affaire elle-même.
Marcel ou Louis dit alors que leur tour de garde commençait dans deux jours, durait une semaine et qu’il faudrait repérer le jour le plus commode. Ils étaient quatre à garder la porte ouest et les deux autres étaient des militaires de carrière. Il n’était pas question de les mettre dans l’affaire. Ils n’étaient pas sûrs et, d’ailleurs, cela augmenterait les frais. Mais il arrivait, certains soirs, que les deux collègues allassent passer une partie de la nuit dans l’arrière-salle d’un bar qu’ils connaissaient. Marcel ou Louis proposait ainsi à Rambert de venir s’installer chez eux, à proximité des portes, et d’attendre qu’on vînt le chercher. Le passage alors serait tout à fait facile. Mais il fallait se dépêcher parce qu’on parlait, depuis peu, d’installer des doubles postes à l’extérieur de la ville.
Rambert approuva et offrit quelques-unes de ses dernières cigarettes. Celui des deux qui n’avait pas encore parlé demanda alors à Gonzalès si la question des frais était réglée et si l’on pouvait recevoir des avances.
– Non, dit Gonzalès, ce n’est pas la peine, c’est un copain. Les frais seront réglés au départ.
On convint d’un nouveau rendez-vous. Gonzalès proposa un dîner au restaurant espagnol, le surlendemain. De là, on pourrait se rendre à la maison des gardes.
– Pour la première nuit, dit-il à Rambert, je te tiendrai compagnie.
Le lendemain, Rambert, remontant dans sa chambre, croisa Tarrou dans l’escalier de l’hôtel.
– Je vais rejoindre Rieux, lui dit ce dernier, voulez-vous venir ?
– Je ne suis jamais sûr de ne pas le déranger, dit Rambert après une hésitation.
– Je ne crois pas, il m’a beaucoup parlé de vous.
Le journaliste réfléchissait :
– Écoutez, dit-il. Si vous avez un moment après dîner, même tard, venez au bar de l’hôtel tous les deux.
– Ça dépend de lui et de la peste, dit Tarrou.
À onze heures du soir, pourtant, Rieux et Tarrou entrèrent dans le bar, petit et étroit. Une trentaine de personnes s’y coudoyaient et parlaient à très haute voix. Venus du silence de la ville empestée, les deux arrivants s’arrêtèrent, un peu étourdis. Ils comprirent cette agitation en voyant qu’on servait encore des alcools. Rambert était à une extrémité du comptoir et leur faisait signe du haut de son tabouret. Ils l’entourèrent, Tarrou repoussant avec tranquillité un voisin bruyant.
– L’alcool ne vous effraie pas ?
– Non, dit Tarrou, au contraire.
Rieux renifla l’odeur d’herbes amères de son verre. Il était difficile de parler dans ce tumulte, mais Rambert semblait surtout occupé à boire. Le docteur ne pouvait pas juger encore s’il était ivre. À l’une des deux tables qui occupaient le reste du local étroit où ils se tenaient, un officier de marine, une femme à chaque bras, racontait à un gros interlocuteur congestionné une épidémie de typhus au Caire : « Des camps, disait-il, on avait fait des camps pour les indigènes, avec des tentes pour les malades et, tout autour, un cordon de sentinelles qui tiraient sur la famille quand elle essayait d’apporter en fraude des remèdes de bonne femme. C’était dur, mais c’était juste. » À l’autre table, occupée par des jeunes gens élégants, la conversation était incompréhensible et se perdait dans les mesures de Saint James Infirmary, que déversait un pick-up haut perché.
– Êtes-vous content ? dit Rieux en élevant la voix.
– Ça s’approche, dit Rambert. Peut-être dans la semaine.
– Dommage, cria Tarrou.
– Pourquoi ?
Tarrou regarda Rieux.
– Oh ! dit celui-ci, Tarrou dit cela parce qu’il pense que vous auriez pu nous être utile ici. Mais moi, je comprends trop bien votre désir de partir.
Tarrou offrit une autre tournée. Rambert descendit de son tabouret et le regarda en face pour la première fois :
– En quoi vous serais-je utile ?
– Eh bien, dit Tarrou, en tendant la main vers son verre sans se presser, dans nos formations sanitaires.
Rambert reprit cet air de réflexion butée qui lui était habituel et remonta sur son tabouret.
– Ces formations ne vous paraissent-elles pas utiles ? dit Tarrou qui venait de boire et regardait Rambert attentivement.
– Très utiles, dit le journaliste, et il but.
Rieux remarqua que sa main tremblait. Il pensa que décidément, oui, il était tout à fait ivre.
Le lendemain, lorsque Rambert entra pour la deuxième fois dans le restaurant espagnol, il passa au milieu d’un petit groupe d’hommes qui avaient sorti des chaises devant l’entrée et goûtaient un soir vert et or où la chaleur commençait seulement de s’affaisser. Ils fumaient un tabac à l’odeur âcre. À l’intérieur, le restaurant était presque désert. Rambert alla s’asseoir à la table du fond où il avait rencontré Gonzalès, la première fois. Il dit à la serveuse qu’il attendrait. Il était dix-neuf heures trente. Peu à peu, les hommes rentrèrent dans la salle à manger et s’installèrent. On commença à les servir et la voûte surbaissée s’emplit de bruits de couverts et de conversations sourdes. À vingt heures, Rambert attendait toujours. On donna de la lumière. De nouveaux clients s’installèrent à sa table. Il commanda son dîner. À vingt heures trente, il avait terminé sans avoir vu Gonzalès, ni les deux jeunes gens. Il fuma des cigarettes. La salle se vidait lentement. Au-dehors, la nuit tombait très rapidement. Un souffle tiède qui venait de la mer soulevait doucement les rideaux des portes-fenêtres. Quand il fut vingt et une heures, Rambert s’aperçut que la salle était vide et que la serveuse le regardait avec étonnement. Il paya et sortit. Face au restaurant, un café était ouvert. Rambert s’installa au comptoir et surveilla l’entrée du restaurant. À vingt et une heures trente, il se dirigea vers son hôtel, cherchant en vain comment rejoindre Gonzalès dont il n’avait pas l’adresse, le cœur désemparé à l’idée de toutes les démarches qu’il faudrait reprendre.
C’est à ce moment, dans la nuit traversée d’ambulances fugitives, qu’il s’aperçut, comme il devait le dire au docteur Rieux, que pendant tout ce temps il avait en quelque sorte oublié sa femme, pour s’appliquer tout entier à la recherche d’une ouverture dans les murs qui le séparaient d’elle. Mais c’est à ce moment aussi que, toutes les voies une fois de plus bouchées, il la retrouva de nouveau au centre de son désir, et avec un si soudain éclatement de douleur qu’il se mit à courir vers son hôtel, pour fuir cette atroce brûlure qu’il emportait pourtant avec lui et qui lui mangeait les tempes.
Très tôt, le lendemain, il vint voir cependant Rieux, pour lui demander comment trouver Cottard :
– Tout ce qui me reste à faire, dit-il, c’est de suivre à nouveau la filière.
– Venez demain soir, dit Rieux, Tarrou m’a demandé d’inviter Cottard, je ne sais pourquoi. Il doit venir à dix heures. Arrivez à dix heures et demie.
Lorsque Cottard arriva chez le docteur, le lendemain, Tarrou et Rieux parlaient d’une guérison inattendue qui avait eu lieu dans le service de ce dernier.
– Un sur dix. Il a eu de la chance, disait Tarrou.
– Ah ! bon, dit Cottard, ce n’était pas la peste.
On l’assura qu’il s’agissait bien de cette maladie.
– Ce n’est pas possible puisqu’il est guéri. Vous le savez aussi bien que moi, la peste ne pardonne pas.
– En général, non, dit Rieux. Mais avec un peu d’entêtement, on a des surprises.
Cottard riait.
– Il n’y paraît pas. Vous avez entendu les chiffres ce soir ?
Tarrou, qui regardait le rentier avec bienveillance, dit qu’il connaissait les chiffres, que la situation était grave, mais qu’est-ce que cela prouvait ? Cela prouvait qu’il fallait des mesures encore plus exceptionnelles.
– Eh ! Vous les avez déjà prises.
– Oui, mais il faut que chacun les prenne pour son compte.
Cottard regardait Tarrou sans comprendre. Celui-ci dit que trop d’hommes restaient inactifs, que l’épidémie était l’affaire de chacun et que chacun devait faire son devoir. Les formations volontaires étaient ouvertes à tous.
– C’est une idée, dit Cottard, mais ça ne servira à rien. La peste est trop forte.
– Nous le saurons, dit Tarrou sur le ton de la patience, quand nous aurons tout essayé.
Pendant ce temps, Rieux à son bureau recopiait des fiches. Tarrou regardait toujours le rentier qui s’agitait sur sa chaise.
– Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous, monsieur Cottard ?
L’autre se leva d’un air offensé, prit son chapeau rond à la main :
– Ce n’est pas mon métier.
Puis, sur un ton de bravade :
– D’ailleurs, je m’y trouve bien, moi, dans la peste, et je ne vois pas pourquoi je me mêlerais de la faire cesser.
Tarrou se frappa le front, comme illuminé par une vérité soudaine :
– Ah ! c’est vrai, j’oubliais, vous seriez arrêté sans cela.
Cottard eut un haut-le-corps et se saisit de la chaise comme s’il allait tomber. Rieux avait cessé d’écrire et le regardait d’un air sérieux et intéressé.
– Qui vous l’a dit ? cria le rentier. Tarrou parut surpris et dit :
– Mais vous. Ou du moins, c’est ce que le docteur et moi avons cru comprendre.
Et comme Cottard, envahi tout à coup d’une rage trop forte pour lui, bredouillait des paroles incompréhensibles :
– Ne vous énervez pas, ajouta Tarrou. Ce n’est pas le docteur ni moi qui vous dénoncerons. Votre histoire ne nous regarde pas. Et puis, la police, nous n’avons jamais aimé ça. Allons, asseyez-vous.
Le rentier regarda sa chaise et s’assit, après une hésitation. Au bout d’un moment, il soupira.
– C’est une vieille histoire, reconnut-il, qu’ils ont ressortie. Je croyais que c’était oublié. Mais il y en a un qui a parlé. Ils m’ont fait appeler et m’ont dit de me tenir à leur disposition jusqu’à la fin de l’enquête. J’ai compris qu’ils finiraient par m’arrêter.
– C’est grave ? demanda Tarrou.
– Ça dépend de ce que vous voulez dire. Ce n’est pas un meurtre en tout cas.
– Prison ou travaux forcés ?
Cottard paraissait très abattu.
– Prison, si j’ai de la chance…
Mais après un moment, il reprit avec véhémence :
– C’est une erreur. Tout le monde fait des erreurs. Et je ne peux pas supporter l’idée d’être enlevé pour ça, d’être séparé de ma maison, de mes habitudes, de tous ceux que je connais.
– Ah ! demanda Tarrou, c’est pour ça que vous avez inventé de vous pendre ?
– Oui, une bêtise, bien sûr.
Rieux parla pour la première fois et dit à Cottard qu’il comprenait son inquiétude, mais que tout s’arrangerait peut-être.
– Oh ! pour le moment, je sais que je n’ai rien à craindre.
– Je vois, dit Tarrou, vous n’entrerez pas dans nos formations.
L’autre, qui tournait son chapeau entre ses mains, leva vers Tarrou un regard incertain :
– Il ne faut pas m’en vouloir.
– Sûrement pas. Mais essayez au moins, dit Tarrou en souriant, de ne pas propager volontairement le microbe.
Cottard protesta qu’il n’avait pas voulu la peste, qu’elle était arrivée comme ça et que ce n’était pas sa faute si elle arrangeait ses affaires pour le moment. Et quand Rambert arriva à la porte, le rentier ajoutait, avec beaucoup d’énergie dans la voix :
– Du reste, mon idée est que vous n’arriverez à rien.
Rambert apprit que Cottard ignorait l’adresse de Gonzalès mais qu’on pouvait toujours retourner au petit café. On prit rendez-vous pour le lendemain. Et comme Rieux manifesta le désir d’être renseigné, Rambert l’invita avec Tarrou pour la fin de la semaine à n’importe quelle heure de la nuit, dans sa chambre.
Au matin, Cottard et Rambert allèrent au petit café et laissèrent à Garcia un rendez-vous pour le soir, ou le lendemain en cas d’empêchement. Le soir, ils l’attendirent en vain. Le lendemain, Garcia était là. Il écouta en silence l’histoire de Rambert. Il n’était pas au courant, mais il savait qu’on avait consigné des quartiers entiers pendant vingt-quatre heures afin de procéder à des vérifications domiciliaires. Il était possible que Gonzalès et les deux jeunes gens n’eussent pu franchir les barrages. Mais tout ce qu’il pouvait faire était de les mettre en rapport à nouveau avec Raoul. Naturellement, ce ne serait pas avant le surlendemain.
– Je vois, dit Rambert, il faut tout recommencer.
Le surlendemain, au coin d’une rue, Raoul confirma l’hypothèse de Garcia ; les bas quartiers avaient été consignés. Il fallait reprendre contact avec Gonzalès. Deux jours après, Rambert déjeunait avec le joueur de football.
– C’est idiot, disait celui-ci. On aurait dû convenir d’un moyen de se retrouver.
C’était aussi l’avis de Rambert.
– Demain matin, nous irons chez les petits, on tâchera de tout arranger.
Le lendemain, les petits n’étaient pas chez eux. On leur laissa un rendez-vous pour le lendemain midi, place du Lycée. Et Rambert rentra chez lui avec une expression qui frappa Tarrou, lorsqu’il le rencontra dans l’après-midi.
– Ça ne va pas ? lui demanda Tarrou.
– C’est à force de recommencer, dit Rambert. Et il renouvela son invitation :
– Venez ce soir.
Le soir, quand les deux hommes pénétrèrent dans la chambre de Rambert, celui-ci était étendu. Il se leva, emplit des verres qu’il avait préparés. Rieux, prenant le sien, lui demanda si c’était en bonne voie. Le journaliste dit qu’il avait fait à nouveau un tour complet, qu’il était arrivé au même point et qu’il aurait bientôt son dernier rendez-vous. Il but et ajouta :
– Naturellement, ils ne viendront pas.
– Il ne faut pas en faire un principe, dit Tarrou.
– Vous n’avez pas encore compris, répondit Rambert, en haussant les épaules.
– Quoi donc ?
– La peste.
– Ah ! fit Rieux.
– Non, vous n’avez pas compris que ça consiste à recommencer.
Rambert alla dans un coin de sa chambre et ouvrit un petit phonographe.
– Quel est ce disque ? demanda Tarrou. Je le connais.
Rambert répondit que c’était Saint James Infirmary. Au milieu du disque, on entendit deux coups de feu claquer au loin.
– Un chien ou une évasion, dit Tarrou.
Un moment après, le disque s’acheva et l’appel d’une ambulance se précisa, grandit, passa sous les fenêtres de la chambre d’hôtel, diminua, puis s’éteignit enfin.
– Ce disque n’est pas drôle, dit Rambert. Et puis cela fait bien dix fois que je l’entends aujourd’hui.
– Vous l’aimez tant que cela ?
– Non, mais je n’ai que celui-là.
Et après un moment :
– Je vous dis que ça consiste à recommencer.
Il demanda à Rieux comment marchaient les formations. Il y avait cinq équipes au travail. On espérait en former d’autres. Le journaliste s’était assis sur son lit et paraissait préoccupé par ses ongles. Rieux examinait sa silhouette courte et puissante, ramassée sur le bord du lit. Il s’aperçut tout d’un coup que Rambert le regardait.
– Vous savez, docteur, dit-il, j’ai beaucoup pensé à votre organisation. Si je ne suis pas avec vous, c’est que j’ai mes raisons. Pour le reste, je crois que je saurais encore payer de ma personne, j’ai fait la guerre d’Espagne.
– De quel côté ? demanda Tarrou.
– Du côté des vaincus. Mais depuis, j’ai un peu réfléchi.
– À quoi ? fit Tarrou.
– Au courage. Maintenant je sais que l’homme est capable de grandes actions. Mais s’il n’est pas capable d’un grand sentiment, il ne m’intéresse pas.
– On a l’impression qu’il est capable de tout, dit Tarrou.
– Mais non, il est incapable de souffrir ou d’être heureux longtemps. Il n’est donc capable de rien qui vaille.
Il les regardait, et puis :
– Voyons, Tarrou, êtes-vous capable de mourir pour un amour ?
– Je ne sais pas, mais il me semble que non, maintenant.
– Voilà. Et vous êtes capable de mourir pour une idée, c’est visible à l’œil nu. Eh bien, moi, j’en ai assez des gens qui meurent pour une idée. Je ne crois pas à l’héroïsme, je sais que c’est facile et j’ai appris que c’était meurtrier. Ce qui m’intéresse, c’est qu’on vive et qu’on meure de ce qu’on aime.
Rieux avait écouté le journaliste avec attention. Sans cesser de le regarder, il dit avec douceur :
– L’homme n’est pas une idée, Rambert.
L’autre sautait de son lit, le visage enflammé de passion.
– C’est une idée, et une idée courte, à partir du moment où il se détourne de l’amour. Et justement, nous ne sommes plus capables d’amour. Résignons-nous, docteur. Attendons de le devenir et si vraiment ce n’est pas possible, attendons la délivrance générale sans jouer au héros. Moi, je ne vais pas plus loin.
Rieux se leva, avec un air de soudaine lassitude.
– Vous avez raison, Rambert, tout à fait raison, et pour rien au monde je ne voudrais vous détourner de ce que vous allez faire, qui me paraît juste et bon. Mais il faut cependant que je vous le dise : il ne s’agit pas d’héroïsme dans tout cela. Il s’agit d’honnêteté. C’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c’est l’honnêteté.
– Qu’est-ce que l’honnêteté ? dit Rambert, d’un air soudain sérieux.
– Je ne sais pas ce qu’elle est en général. Mais dans mon cas, je sais qu’elle consiste à faire mon métier.
– Ah ! dit Rambert, avec rage, je ne sais pas quel est mon métier. Peut-être en effet suis-je dans mon tort en choisissant l’amour.
Rieux lui fit face :
– Non, dit-il avec force, vous n’êtes pas dans votre tort.
Rambert les regardait pensivement.
– Vous deux, je suppose que vous n’avez rien à perdre dans tout cela. C’est plus facile d’être du bon côté.
Rieux vida son verre.
– Allons, dit-il, nous avons à faire.
Il sortit.
Tarrou le suivit, mais parut se raviser au moment de sortir, se retourna vers le journaliste et lui dit :
– Savez-vous que la femme de Rieux se trouve dans une maison de santé à quelques centaines de kilomètres d’ici ?
Rambert eut un geste de surprise, mais Tarrou était déjà parti.
À la première heure, le lendemain, Rambert téléphonait au docteur :
– Accepteriez-vous que je travaille avec vous jusqu’à ce que j’aie trouvé le moyen de quitter la ville ?
Il y eut un silence au bout du fil, et puis :
– Oui, Rambert. Je vous remercie.