XII
 
MARCHÉ DE SANG
 

Lorsque Madeleine sortit de évanouissement où l’avaient plongée le saisissement de l’agression et surtout le choc violent qu’elle avait reçu à la tête, elle était étendue sous une hutte de branchages. Deux hommes à figures sinistres la veillaient. Elle n’eut pas de peine à reconnaître en eux les deux aventuriers qui naguère avaient demandé la faveur de s’établir à Dogherty.

Sa fière et vaillante nature se révolta à la pensée qu’elle pouvait être la prisonnière de ces hommes.

Mais tout aussitôt la mémoire lui revint du récent épisode dont elle avait été la victime. Elle revit la face hideuse du chef Comanche qui l’avait désarçonnée pour l’emporter avec lui en travers de sa selle. Et elle se dit que, peut-être, elle jugeait mal ces deux hommes qui l’assistaient, qu’elle leur devait plutôt de la reconnaissance si, ce qui n’était pas improbable, ils l’avaient arrachée à la violence de l’Indien.

Partagée entre la répulsion qu’ils lui inspiraient et le désir de ne point se montrer ingrate, la jeune fille voulut, tout d’abord, se rendre compte de la situation qui lui était faite. D’un brusque mouvement, elle se mit sur son séant, et fit un effort inutile pour se soulever.

Une douleur aiguë traversa son corps, sa tête vacilla, prise de vertiges. Elle sentit qu’elle était trop faible et que ses jambes, entravées par une mince cordelette, lui refusaient leur service. Elle retomba sur le sol, tandis que l’un de ses gardiens, Gisber Schulmann éclatait d’un rire à la fois bestial et féroce.

Elle ne put supporter l’idée qu’elle pût être la prisonnière de ces hommes.

– Messieurs, demanda-t-elle d’une voix que l’émotion troublait, je tiens à savoir où je me trouve, si vous êtes des amis ou des ennemis.

Ce fut Ulphilas Pitch qui répondit avec son ironique bonhomie.

– Oh ! des amis, Miss Madge, bien certainement des amis, et qui ne demandent qu’à vous rendre service.

– En ce cas, reprit la jeune fille, trompée par cette bienveillante perfidie, voulez-vous m’apprendre où je suis et comment, enlevée par un Indien, je me trouve présentement auprès de compatriotes, ou, tout au moins, d’hommes de race blanche.

– Miss, répondit le Yankee, sans se départir de son flegme, il serait peut-être un peu long de vous expliquer le cas tout particulier qui vous concerne. Vous avez été, ainsi que vous le dites fort justement, enlevée par un chef Comanche dont nous sommes un peu les amis. Il paraît que ce bon frère rouge avait une forte dent, sinon contre vous-même, du moins à rencontre de personnes qui vous sont chères. Il a donc cherché à en tirer vengeance, et c’est pour cela que vous vous trouvez présentement en cette demeure peu luxueuse, où nous ne pouvons vous offrir rien du confortable auquel vous êtes habituée, ce que nous regrettons vivement.

Tout cela avait été dit avec ces intonations gouailleuses des gens qu’en France on nomme des « pince sans rire ».

Madeleine en l’écoutant sentait son cœur se serrer et avait l’appréhension de menaces suspendues sur sa tête.

Elle comprenait que cet homme raillait sa détresse.

Pourtant, elle risqua encore une interrogation.

– Puisque vous me voulez tant de bien, Monsieur, veuillez m’expliquer pourquoi vous avez pris soin de me lier les jambes ?

Un gros rire, cette fois, se fit jour à travers la barbe fauve de Gisber Schulmann.

À son tour l’Allemand parla et voulut se montrer spirituel.

– Cela, Mademoiselle, dit-il en un français d’intonation particulière, est une simple précaution que nous avons prise pour le cas où vous chercheriez à vous dérober à notre sollicitude, ce qui serait imprudent, étant donné l’état de faiblesse où vous vous trouvez.

Madeleine n’eut pas besoin d’en entendre davantage.

Ce persiflage continu avait suffi à l’éclairer.

Elle sourit dédaigneusement et, regardant les deux coquins bien en face.

– Allons ! fit-elle, je vous dois des remerciements pour m’avoir délivrée d’une crainte, celle de vous prendre pour d’honnêtes gens.

Je vois que je ne m’étais pas trompée. Vous êtes deux misérables.

Elle s’accouda, leur tournant le dos, pour méditer plus à l’aise sur les événements, soutenue, d’ailleurs, par le légitime espoir de se voir bientôt secourue par Wagha-na et ses amis de Dogherty.

Mais une nouvelle épreuve lui était réservée.

La porte de la hutte s’ouvrit et un nouveau personnage y pénétra, lui donnant une seconde fois la sensation désagréable qu’elle avait éprouvée au moment du rapt. Celui-ci n’était autre que l’Indien qui l’avait enlevée, le chef des Comanches.

Il vint s’asseoir sur le sol, presque à toucher la prisonnière, et, d’un accent où éclatait l’orgueil du triomphe et la satisfaction de la vengeance accomplie, il dit :

– Wagh ! L’Ours Gris est un chef invincible ! Il a vaincu le Bison Noir et les traîtres qui le servent. Il a pris la fille de Wagha-na. L’Ours gris emmènera la femme blanche dans son wigwam. Il fera d’elle l’esclave de ses squaws.

Madeleine comprenait tous les dialectes indiens. Ces paroles la troublèrent profondément. Elle dissimula néanmoins l’angoisse qui l’oppressait, pour ne point ajouter à la joie de son persécuteur. Celui-ci poursuivit :

– Magua a su vaincre ses ennemis, malgré leurs carabines. Il a tué Chinga-Roa, chef des Sioux ; il a pris la chevelure de Wagha-na et des blancs qui étaient ses alliés. Magua est un grand chef.

C’était la seconde fois que le Comanche se vantait de cet exploit.

Madeleine ne s’alarma point outre mesure. Elle connaissait l’habituelle forfanterie des Indiens. C’est chez eux une manière de tourmenter leurs ennemis afin de provoquer en eux une défaillance.

Cette indifférence de la prisonnière eut le don d’exaspérer le chef des pillards du Sud.

– La femme au visage pâle sera la servante du wigwam, prononça-t-il en donnant à ses inflexions aussi bien qu’aux traits de son visage une expression plus méchante. Les squaws de l’Ours Gris la mèneront à coups de corde. Elles lui arracheront ses beaux cheveux et les ongles de ses pieds et de ses mains, et les yeux dont elle est si fière.

Dédaigneuse, Madeleine continua à garder le silence.

Alors l’irritation du chef ne connut plus de bornes. Il se leva et, d’un geste violent, saisissant le bonnet de fourrure qui protégeait la tête de la jeune fille, il la tira par ses longs cheveux dénoués.

La secousse fut si rude, la douleur si atroce que Madeleine s’évanouit pour la seconde fois.

Par bonheur, Pitch et Schulmann intervinrent. Ces brutalités ne faisaient pas leur affaire. Aussi dégradé que soit un homme, il n’aime point à voir souffrir une femme ou un enfant, à moins qu’il ne soit lui-même sous l’empire de l’ivresse ou d’une colère aveuglante. Ils consentaient à tuer leur victime, mais ils ne voulaient point lui faire la mort cruelle.

Ce fut Gisber en personne qui se fit, en cette circonstance, le protecteur de l’orpheline.

Il se jeta sur l’Indien et, grâce à son énorme vigueur, l’eut promptement maîtrisé.

Magua, furieux et grinçant des dents, porta la main à sa ceinture où brillait son tomahawk au fer acéré et luisant.

Mais l’Allemand n’eut qu’à étendre sa main droite pour paralyser le bras de Comanche.

– Hé ! le sauvage, cria-t-il, l’ours blanc, ou grizzly, pas de ça ; ça n’est pas dans nos conventions.

L’argument était d’autant plus solide que la poigne de Gisber l’était davantage. Tout « grand chef » qu’il se proclamât en ses épiques vantardises, l’Ours Gris n’était pas de force à triompher de ses deux adversaires en même temps, alors surtout qu’un seul suffisait à le maintenir.

Il se résigna donc en la circonstance et en passa par les exigences du Teuton.

D’ailleurs, un autre incident vint apporter une heureuse diversion.

La porte venait de s’ouvrir derechef, et un Comanche était rentré essoufflé, porteur de quelque grosse nouvelle.

Il échangea avec son chef quelques mots rapides en langue indienne, et celui-ci, rappelé au sentiment de la prudence, changea complètement de ton pour dire aux deux blancs.

– Il y a un visage pâle qui nous suit. Mes guerriers peuvent le tuer ou le prendre. Que décidez-vous ?

– Qu’ils le prennent, qu’ils le prennent ! s’écria Pitch en se levant précipitamment. Il nous renseignera.

Un quart d’heure plus tard, trois Comanches ramenaient à la hutte un homme étroitement garrotté.

À peine Ulphilas eut-il jeté les yeux sur le captif, qu’un cri de joie jaillit de ses lèvres :

– Tiens ! monsieur Sourbin ! Quelle heureuse rencontre !

– Pas aussi heureuse pour moi, monsieur Pitch, répliqua l’infortuné Léopold, tout meurtri par les liens qui entraient dans les chairs, tout froissé par la manière peu courtoise avec laquelle les Indiens s’étaient emparés de lui.

– Détachez cet homme tout de suite, ordonna l’Américain avec autorité. C’est un ami.

L’ordre fut exécuté sur-le-champ par les Peaux Rouges, bien qu’avec une très visible répugnance. Les sauvages n’eussent pas demandé mieux que d’exercer sur ce blanc les tortures raffinées que n’eût pas manqué de leur suggérer la haine séculaire qu’entretiennent les incessants conflits des deux races.

Mais ils savaient que leur chef était l’associé des deux Yankees et agissait de concert avec eux.

Lorsque Léopold, un peu remis de la secousse, fut entré sous la hutte, la vue de Madeleine évanouie et attachée excita en lui une colère qu’il ne sut pas réprimer. Il en oublia même le sentiment de la prudence et éclata en vifs reproches :

– Misérables, s’écria-t-il, voilà donc de quelle manière vous avez traité cette pauvre enfant !

Gisber Schulmann, tout aussi irascible que Léopold, ne supporta point cette apostrophe. Il répondit rudement :

– Vous devez bien comprendre que nous n’avons pu traiter la demoiselle comme l’aurait fait une femme de chambre. Ce n’est pas notre faute s’il nous a fallu recourir aux grands moyens. À la guerre comme à la guerre. D’ailleurs, le seul qui n’ait pas le droit de s’en plaindre, c’est vous, puisque c’est pour vous que nous travaillons.

– Pour moi ? se récria Sourbin. Ce n’est point là ce que je vous avais demandé, ce que vous m’aviez promis. N’était-il pas convenu que vous deviez me débarrasser de l’autre, de ce godelureau qui se jette en travers de ma route ?

Ulphilas Pitch, qui ne se départait de sa politesse doucereuse que dans les cas désespérés, se mit en devoir de réfuter ces assertions.

– Sans doute, sans doute, monsieur Sourbin, nous vous avions promis cela. Nous vous aurions promis tout ce que vous auriez demandé, pour vous faire plaisir, pour renouer de bonnes relations avec vous.

Mais il y a un proverbe de votre pays, si je ne me trompe, qui dit : « Promettre et tenir sont deux ». Nous nous sommes inspirés de cette parole très sage, et, au lieu de tuer Georges Vernant, nous avons préféré nous emparer de la riche demoiselle.

– C’est-à-dire que vous avez voulu par des menaces ou des tortures lui extorquer quelque grosse somme à vous partager ?

L’ex-Norvégien devenu Américain hocha la tête avec un silencieux ricanement.

– Comment se fait-il, monsieur Sourbin, que vous qui êtes un homme intelligent, vous n’ayez pas mieux compris nos intentions ? Non, nous n’avons pas formé d’aussi noirs projets. Nous nous sommes souvenus simplement de notre contrat : et nous avons craint que si nous vous laissions épouser la demoiselle loin de notre présence, vous oublieriez peut-être de nous inviter à la noce. Alors nous avons pensé qu’il serait plus équitable et plus avantageux pour tous de célébrer ce mariage un peu moins brillamment peut-être, mais avec assez de régularité pour que nul n’en puisse contester la validité. Il n’est pas impossible de trouver dans la prairie quelque bon prêtre catholique, missionnaire, qui vous donne la bénédiction nuptiale. Quant aux témoins, Gisber et moi, nous serons heureux d’en remplir les fonctions, par amour pour vous.

Cet odieux persiflage exposait avec une sinistre clarté le plan odieux dont les deux bandits poursuivaient la réalisation.

Certes, Léopold Sourbin n’était point de ceux que les scrupules gênent aux entournures. Mais, à l’audition de ces cyniques propos il sentit tout ce qui lui restait de délicatesse se révolter. Il voulut protester.

La conscience de sa faiblesse, de son impuissance à agir, lui cloua la parole sur les lèvres.

Il se souvint fort à propos des recommandations que lui avait faites Wagha-na, et son courage lui revint un peu à la pensée que le Bison Noir et ses acolytes le suivaient à distance, épiant l’occasion de se jeter sur la bande pour le délivrer en même temps que Madeleine.

Or, toute cette conversation des trois hommes, la jeune fille l’avait entendue.

Elle avait, en effet, repris ses sens au cours de leur dialogue. Une immense lassitude, paralysant ses membres, l’avait tenue immobile, si bien qu’aucun des trois complices ne s’était aperçu de son retour au sentiment. Et, de la sorte, l’orpheline avait pu entendre et faire son profit des révélations que lui fournissait l’odieux entretien.

Elle eut assez d’empire sur elle-même pour réfréner l’indignation qui faisait bouillonner tout son sang.

Mais lorsque, au bout de quelques instants, Schulmann et Pitch, peut-être afin de mieux connaître les pensées de leur ex-complice, sortirent de la hutte, laissant Sourbin seul auprès de sa cousine, celle-ci ne put dissimuler son profond mépris.

– Les proverbes disent vrai lorsqu’ils assurent qu’on ne juge un homme qu’à ses actes. Je ne vous connaissais guère, monsieur Sourbin. Je vous connais tout à fait aujourd’hui. Rien ne donne de la clairvoyance comme le malheur. Monsieur mon cousin, je ne sais vraiment ce qui l’emporte en vous de la suffisance ou de la lâcheté.

Léopold sentit son front s’empourprer. Une colère le gagna. Mais la vue de Madeleine enchaînée, de ce beau visage pâli, lui inspirèrent une véritable amertume.

– En vérité, ma cousine, dit-il, je ne sais, moi, ce qui m’attire de votre part une aussi virulente apostrophe.

Madeleine, cette fois, ne put contenir son aversion. Elle rappela au jeune homme l’entretien qu’il venait d’avoir avec les deux misérables et le pacte qui les enchaînait à eux. Elle en avait assez appris pour pouvoir préciser elle-même, par un seul effort de son imagination, les détails qui lui échappaient encore, les points qui auraient pu demeurer obscurs devant son esprit. Sourbin fut atterré. Il désespéra de pouvoir convaincre sa cousine de son innocence relative en l’abominable complot qui l’avait livrée aux mains de ses ennemis. Peu s’en fallut que ce découragement ne le poussât à s’associer définitivement aux infâmes projets de Pitch et de Schulmann.

Mais, une fois encore, ces projets furent déjoués par l’intervention des événements.

Brusquement, au milieu du silence et de la solitude des bois, un coup de feu éclata.

Léopold, qui était demeuré muet à la suite de l’apostrophe de Madeleine, tressaillit et se leva en sursaut.

Il ouvrit la porte et se heurta à Pitch qui rentrait, donnant les signes d’une profonde inquiétude.

– Vite, vite, cria le Yankee, en selle. Nous sommes poursuivis. Il est probable que Wagha-na est à nos trousses.

En même temps, le cacique Magua se ruait dans l’intérieur de la cabane, saisissait brutalement la prisonnière par un bras, et, comme elle ne pouvait marcher à cause de l’entrave qui gênait ses pas, la traînait au dehors et la livrait aux bras d’un de ses guerriers, en lui criant :

– Si la femme pâle fait un geste, pousse un seul cri, plonge ton couteau dans sa poitrine.

Léopold n’eut pas le temps de s’élever contre cette violence. Il comprit, d’ailleurs, que résister en pareil moment, ce serait précisément hâter la catastrophe qu’il voulait éviter. Un espoir le ressaisit de vaincre l’antipathie et les dédains de sa cousine, et obéissant, cette fois, plus à l’amour qu’à la cupidité, il enfourcha son propre cheval qu’on lui avait amené, non sans avoir laissé tomber sur le seuil de la hutte l’une des graines rouges que lui avait données le Bison Noir.

Tout en fuyant sous le couvert de la forêt qui les abritait, il put dire à Pitch :

– On m’a pris mes armes. Avec quoi voulez-vous que je me défende, si l’on nous attaque ?

Pitch se rendit compte de la vérité de cette réflexion. Il était sûr de tenir son Sourbin ; il ne vit donc aucun empêchement à lui confier l’un des deux revolvers qui garnissaient ses propres fontes.

C’était une excellente intention qu’avait eue là Léopold.

Il n’avait que trop bien entendu l’ordre donné par le chef Comanche à son subordonné, et comme il savait les sauvages capables de s’emporter à toutes les violences, le cousin de Madeleine avait pris cette précaution. Il galopait maintenant à côté de l’Indien, prêt à lui casser la tête s’il le voyait lever la main sur la prisonnière.

Tous ces événements s’étaient accomplis en moins de vingt-quatre heures. Il y avait un jour à peine que Wagha-na avait confié à Sourbin la mission délicate de guider ses recherches. Une longue et froide nuit s’était écoulée pendant laquelle Madeleine n’avait pas recouvré un seul instant la conscience de ce qui se passait autour d’elle. Mais dans ce délai, les chevaux surmenés des Comanches n’avaient pu fournir une bien longue étape, celui de l’Ours Gris surtout, qui avait à porter une double charge.

Aussi Wagha-na et ses compagnons avaient-ils pu suivre sans trop de difficultés la piste laissée par Sourbin.

Ils étaient même au moment de surprendre le campement provisoire de leurs ennemis, lorsque le hennissement du cheval de Joë O’Connor avait donné l’éveil aux factionnaires disséminés par Magua aux confins de la forêt et de la plaine.

L’un d’eux avait pu ramper jusqu’au voisinage de l’Irlandais et, jugeant l’occasion favorable, avait décoché une flèche qui avait frôlé le crâne du vieux trappeur.

Celui-ci n’était pas patient de son naturel. Juste en ce moment il se tenait appuyé sur sa carabine. La riposte ne s’était pas fait attendre. Joë avait tiré sur une ombre qu’il voyait se mouvoir dans le fourré. Mais comme la balle de Joë était quasiment infaillible, elle avait traversé de part en part le ventre de l’Indien.

C’était le bruit de ce coup, suivi du cri d’agonie du blessé, qui avait averti les Comanches.

Il n’y avait pas à revenir sur l’intempestive vivacité de l’Irlandais. Wagha-na donna donc l’ordre de charger sur-le-champ, à bride abattue. Peut-être parviendrait-on à rejoindre l’ennemi.

Le bois que l’on traversait n’était point aussi étendu qu’il était épais. Au delà la plaine recommençait, permettant la chasse à vue. Or Pitch et Schulmann, aussi bien que l’Ours Gris, savaient désormais à quoi s’en tenir sur le courage et l’opiniâtreté de leurs adversaires. Ils comprenaient que ceux-ci ne se lasseraient pas, et comme ils ignoraient leur nombre, aucune autre ressource qu’une fuite rapide ne s’offrait à eux d’éviter la terrible vengeance que ne manqueraient pas d’exercer les amis de Madeleine.

Dans de telles conditions, Pitch avait conçu des intentions moins cruelles à l’égard de celle-ci.

Il ne s’agissait plus de la tuer maintenant, mais, bien au contraire, de veiller attentivement sur ses jours. N’était-elle pas un otage entre leurs mains, le seul moyen de sauver leurs vies en proposant l’échange au Bison Noir, dont la haine devait être implacable ?

Il était si bien dans ces pensées qu’il ne se montrait pas moins attentif que Sourbin lui-même à surveiller l’Indien qui emportait la jeune fille évanouie.

Mais, d’autre part, autant il était nécessaire d’emmener l’orpheline saine et sauve, autant il fallait empêcher qu’elle ne retombât au pouvoir de ses vaillants libérateurs.

Or, le cheval de l’Indien, bête d’une rare vigueur, avait fourni, depuis plus d’une semaine, d’invraisemblables chevauchées. Il était impossible de lui demander plus qu’il n’avait donné, et déjà sa course saccadée, haletante, montrait une fatigue énorme. Si la bête était fourbue, ou s’abattait sur le chemin, Madeleine serait perdue pour les ravisseurs.

Ces réflexions, Ulphilas Pitch les avait faites tout en éperonnant vigoureusement sa propre monture, laquelle ne valait guère mieux que celle du Comanche. Le Yankee se surpassait. Pour un homme qui avait toujours préféré la diplomatie à la violence, il faisait preuve, depuis quelque temps, de qualités qui eussent fait le plus grand honneur à un écuyer de profession.