VI
 
UNE MARÉE VIVANTE
 

On s’éveilla comme la veille, au son des cornes. Mais cette fois, elles ne faisaient que répondre à de lointains appels, venus des extrémités de la plaine. En un instant tout le monde fut sur pied, et lorsque Wagha-na souhaita le bonjour à ses amis, son premier mot fut pour leur dire :

– À cheval, Messieurs. Les bœufs ne viendront pas nous rejoindre ici. C’est à nous d’aller à leur rencontre.

– À quelle distance environ ? questionna Georges Vernant.

À deux lieues à peu près, un peu plus, un peu moins. Las chasseurs de l’autre côté nous avertissent.

On se sépara sur l’heure des tribus qui remontaient au nord et à l’est. Puis, la carabine au dos, le couteau de chasse à la ceinture, le lasso enroulé sur l’arçon, on s’élança vers les horizons de l’ouest.

Wagha-na ne s’était pas trompé. À un peu plus de cinq milles du campement, on rencontra les premiers éclaireurs de la peuplade qui chassait. Ils firent connaître qu’un troupeau de six cents têtes environ avait passé la veille à quarante milles au nord, et que son approche était signalée depuis les premières heures de l’aube.

Toutefois une difficulté se présentait sur laquelle on n’avait pas compté.

L’énorme armée des bisons venait directement sur la plaine. Si elle s’y engageait, il fallait considérer la chasse comme perdue, car, sur cet immense espace pierreux et découvert, il serait impossible aux chasseurs de dissimuler leur présence. Les bœufs ne se laisseraient point approcher.

Dès lors, il ne resterait à leurs adversaires que la maigre ressource d’abattre à coups de fusils quelques individus isolés, – pauvre consolation qui n’allait point elle-même sans offrir de nombreux périls.

L’effort des traqueurs tendait donc à faire dévier la marche du troupeau vers les prairies herbeuses dans lesquelles il devenait beaucoup plus facile aux chasseurs de se cacher. Si l’on n’y pouvait entraîner la masse entière, du moins essaierait-on d’en détourner un groupe, une importante fraction.

– Combien êtes-vous ? – demanda Wagha-na au chef Sioux qui menait la colonne.

– Cinq cent vingt, pas un de plus, – répondit celui-ci.

– En effet, remarqua le Bison Noir, cinq cent soixante-dix avec les cinquante que nous sommes. C’est vraiment peu pour huit cents bœufs sauvages !

Ils n’eurent ni le temps ni le loisir de fournir un plus long entretien.

Une rumeur sourde, continué, profonde, venait de s’élever au nord-ouest.

C’était comme le bruit des grandes eaux perçu par un jour de tempête, ou comme les clameurs d’une foule à une grande distance. Bientôt, à ces sons confus succéda une sorte de long ronflement analogue à celui du vent ; une nuée épaisse de poussière soulevée annonça l’approche du troupeau, précédée elle-même par une longue trépidation de l’air et du sol.

Et c’était vraiment une sensation étrange, troublante, se résolvant en un sentiment de terreur mal défini.

Soudain des mugissements, d’abord confus, puis nets et distincts, des beuglements mêlés ou isolés, remplirent tous les échos de l’immense plaine, et l’on put voir, à travers la poussière, déchirée çà et là, comme un opaque rideau, une ligne noire s’avançant pleine de cris et de tumulte. L’Indien se tourna vers ses compagnons.

– Un temps de galop, Messieurs, cria-t-il. Il ne faut pas nous trouver sur le passage du troupeau.

En effet, ce n’était point là un danger qu’on eût le droit de braver.

Sur cette plaine dénudée où ils ne pouvaient se laisser attarder par aucune pâture, les bœufs allaient passer comme un ouragan, renversant, écrasant tout sur leur passage. Il était donc urgent de prévenir leur course et de se mettre au plus tôt à l’abri de quelque futaie, ou même de quelque prairie herbeuse.

Tout le monde suivit le conseil donné par Wagha-na. On lâcha les brides, et les chevaux, qui n’avaient pas besoin d’ailleurs, d’autre stimulant que la peur qu’ils ressentaient, partirent ventre à terre dans la direction du sud-ouest.

Quel était le développement du front de la ligne occupée par le troupeau ?

C’était ce qu’on ne pouvait dire dès à présent. Mais Wagha-na, depuis longtemps versé dans la connaissance des choses du désert, avait fait prendre cette direction à la colonne, parce qu’il savait qu’à trois milles environ plus au sud on rencontrerait un bois de sapins suffisant pour entraver la charge furieuse des bisons.

L’essentiel était de l’atteindre avant que la première vague de cette marée vivante ne déferlât sur le point de la plaine où l’on se trouvait.

Aussi Wagha-na donnait-il l’exemple comme il avait donné le conseil.

Penché sur le cou de son cheval Gola, il l’animait par des paroles encourageantes, tantôt le flattant de la paume, tantôt le fouaillant avec l’extrémité du bridon qu’il tenait dans sa main gauche.

Et, tout en courant, il se retournait sur sa selle et jetait de nouveaux encouragements à sa troupe.

– Hardi, vous autres, hardi ! Poussez vos bêtes ! Il n’y a pas une minute à perdre.

C’était véritablement effrayant, cette course à travers la prairie aride.

À ses côtés, l’Indien retrouvait Madeleine, écuyère consommée et infatigable. Tout auprès d’elle, Georges Vernant, Cheen-Buck, Joë O’Connor, allaient de la même allure rapide et sûre. Puis venait le peloton des cavaliers venus de Dogherty et des environs, escorté par quelques-uns des habitants du campement. Enfin, fermant la marche, emporté par le galop vertigineux de son cheval, le même qui, l’avant-veille, l’avait si lestement désarçonné, Léopold Sourbin suivait fiévreusement et péniblement la colonne.

Il n’était que temps. Le troupeau arrivait en longue ligne, pareille à une armée en bataille. On la voyait maintenant onduler, se fermer, s’ouvrir, fléchir sur un point, se rompre et gagner sur un autre, selon que le terrain, médiocrement accidenté pourtant, offrait à l’immense front un obstacle ou une déclivité.

Et il semblait que cette ligne allât se perdre aux bornes mêmes de l’horizon.

Le danger était si grand que Wagha-na, inquiet pour ses compagnons, en semblait perdre son sang-froid ordinaire. Il s’oubliait au point de mêler, dans ses exclamations en langue indienne ou française, des mots de langue anglaise.

– Well, well ! criait-il, piquez, piquez ferme ! All is lost !

Oui, tout était perdu, si l’on ne gagnait pas, avant de subir le choc du troupeau, la bande verdoyante des sapins que l’on voyait couper le ciel à moitié d’un demi-mille maintenant.

Tout à coup, en avant du gros de la troupe, une avant-garde surgit, à peiné séparée par deux ou trois cents mètres du peloton des cavaliers.

Il y avait là vingt ou vingt-cinq mâles, des taureaux de grande taille dont l’œil brillait, farouche et terrible, sous l’épaisse toison qui couvrait leur encolure et leurs épaules puissantes.

Avec un beuglement féroce, ils sortirent d’un pli de terrain et se ruèrent en avant, les cornes basses.

– Aux éperons ! cria Wagha-na, en français cette fois.

Les mollettes d’acier touchèrent les flancs des bêtes, dont la course exaspérée se précipita haletante éperdue.

Mais les taureaux chassaient à vue, et l’on sait que le bison américain peut soutenir une lutte de vitesse contre le cheval.

En cette circonstance, le péril était d’autant plus redoutable que, maintenant, pour gagner le couvert, il fallait courir parallèlement à la ligne assaillante et, par conséquent, perdre l’avance que l’on avait sur elle.

N’importe ! C’était là un péril prévu et qui n’arrêtait point les vaillants Canadiens.

– Encore un quart de mille, et nous sommes sauvés ! cria Wagha-na.

Un quart de mille !

Et les taureaux n’étaient plus qu’à cent cinquante pas de la troupe !

Un instant, le chef eut la pensée de faire arrêter la colonne et de fusiller à bout portant les terribles ruminants.

Mais, qu’y aurait-on gagné ? S’arrêter, c’était donner le temps au front de bataille de gagner son avant-garde, et, en supposant que celle-ci fût tout entière foudroyée par la décharge, ce qui n’était rien moins que certain, c’était permettre à l’aile droite du troupeau de fermer les issues, en débordant le bois de sapins.

La fuite se fit donc plus rapide, plus accélérée. Les chevaux, justifiaient la métaphore vulgaire. Ils dévoraient l’espace.

Enfin, les Sioux, les premiers, franchirent la lisière du bois et s’enfoncèrent sous les arbres.

Wagha-na, Madeleine, Georges Vernant, sûrs maintenant d’atteindre l’abri, avaient modéré leur allure.

Tout le monde se trouva sous les branches avant que l’avant-garde des bisons ne vint se briser contre cet obstacle.

Seul, l’infortuné Léopold, malgré l’énergie que déployait sa monture, restait en retard d’une vingtaine de mètres.

Juste en ce moment, l’un des taureaux, une bête monstrueuse, au vaste front, armé de cornes courtes, mais acérées, se détacha du groupe et fondit à l’improviste sur le malencontreux cavalier.

Le Français se sentit perdu.

Il eut l’envie bizarre, maladive, de lâcher la bride et les étriers pour se laisser choir hors des atteintes de l’effroyable ruminant.

Mais, avant qu’il pût mettre ce projet morbide à exécution, une lueur rapide s’alluma sous son regard hébété, tandis qu’une détonation éclatait à quelques pas de lui, emplissant ses oreilles bourdonnantes.

Le bison frappé entre les deux yeux par une balle à pointe d’acier, tomba raide mort, capotant en avant.

En même temps, une main nerveuse saisit Léopold sous le bras et le remit en selle, en équilibre.

– Eh bien, mon cousin, dit une voix douce, un peu railleuse, vous voyez que je suis encore bonne à quelque chose, et qu’il eût été maladroit de me tuer.

Malgré le trouble de ses esprits, Sourbin éprouva une commotion en entendant ces paroles.

Il se retourna. Madeleine chevauchait à son côté. Un énigmatique sourire se jouait sur ses lèvres.

Il n’osa l’interroger, tout plein de gratitude en même temps que de confusion.

C’était la première fois que la jeune fille se servait de ces mots « mon cousin », en lui parlant.

Cette anomalie, par elle-même, était déjà suffisamment instructive. Mais si l’on y joignait les paroles prononcées, la leçon prenait une signification bien autrement grave.

Sourbin voulut parler, répondre quelque chose. Aucun mot ne vint à ses lèvres.

Il attacha sur sa compagne un regard vague, maladif, qui, mieux que tout autre signe, donna à Madeleine l’intuition de l’état d’âme de son peu intéressant « cousin ».

Au reste, ni l’un ni l’autre n’avait le temps de faire à loisir des réflexions de morale ou de philosophie.

Ce n’était pas tout que d’avoir gagné le bois. Il ne pouvait, en effet, leur offrir qu’une protection essentiellement provisoire. Rien n’empêchait les bœufs sauvages de l’envahir pour y poursuivre les chasseurs. Mais, là, du moins, ils ne pouvaient attaquer qu’isolément, et l’avantage restait à leurs ennemis dans cette rencontre en tirailleurs.

Cependant l’avant-garde du troupeau, fidèle à sa consigne, bien qu’un instant décontenancée par le fracas de l’arme à feu et la chute d’un de ses mâles, n’en continuait pas moins sa course à travers la plaine. Ce n’était plus son affaire de relancer les chasseurs. Les taureaux s’en tenaient à leur rôle d’éclaireurs.

Les cavaliers eurent donc le temps de gagner l’intérieur des sapins, où ils se tinrent en arrêt, attendant le passage de la troupe.

Elle passa sans rompre sa ligne, et, pendant un moment, ce fut un effrayant vacarme de mugissements, tandis que la terre tremblait sous les pieds fourchus des redoutables bêtes. On voyait les taureaux guider la masse par escouades régulières, comme auraient pu le faire des sous-officiers de l’espèce bovine. Derrière eux se pressaient les vaches, alourdies par leurs mamelles gonflées de lait, et les veaux bondissant, sans s’écarter de la communauté familiale.

Ce fut comme le mascaret de quelque fleuve soudainement gonflé par le flux.

Mais cette première vague dont le choc eût tout broyé, si on l’eût subi de front, ne causa aucun dommage sur ses flancs. Il était visible que les bœufs avaient hâte de gagner les pâturages ou, tout au moins, de traverser cette plaine nue qui leur paraissait sans doute à eux-mêmes semée de périls et d’embûches.

– Ah ! fit, Joë, exprimant un regret, voilà le troupeau passé ! Voilà une belle occasion perdue !

L’un des éclaireurs Sioux répondit, en entendant cette plainte :

– Nos frères Sioux ont du rabattre une partie du troupeau. Il y en avait plus que cela hier matin.

– Es-tu sûr de ce que tu dis là ? – demanda Wagha-na.

– Oui, parfaitement sûr. D’ailleurs tu ne vas pas tarder à t’en apercevoir toi-même.

Il disait vrai.

Une demi-heure environ s’écoula, au bout de laquelle de nouveaux mugissements, de nouvelles trépidations ébranlèrent l’atmosphère, Seulement le bruit et le frémissement étaient bien moindres. En outre, des clameurs confuses, des sons de trompes, des aboiements de chiens s’y mêlaient, attestant, la présence des chasseurs auprès du troupeau traqué.

– Attention ! cria Cheen-Buck, je les vois venir. Nos frères Sioux ne savent pas que nous sommes ici. Ils dirigent le troupeau sur nous.

– Qu’allons-nous faire ? demanda d’une voix étranglée Sourbin, que tant d’émotions réitérées commençaient à remplir d’épouvante.

– Monsieur le Français, répliqua Joë O’Connor, nous allons tout bonnement remonter à cheval et charger cette bande, afin de l’empêcher de nous charger elle-même.

Cela ne faisait pas précisément le compte de Léopold qui, en fait de chasses au buffle, estimait qu’il en avait assez vu jusqu’ici et ne demandait pas mieux que de se remettre à des occupations moins champêtres.

Cependant, il fit contre fortune bon cœur et, quoique légèrement endommagé par les galops effrénés de ces derniers jours, enfourcha de nouveau sa bête avec une résignation mélancolique que celle-ci semblait partager.

Cela inspira même à Joë un mot pittoresque, quoique assez méchant :

– Vous avez là un assez joli poulet d’Inde, fit-il en caressant le cheval : Il commence à se faire à votre méthode.

Sourbin n’eut pas le loisir de relever, cette épigramme.

La colonne du Bison Noir sortait du bois, prête à donner la main aux chasseurs Sioux.

– Venez avec nous, mon cousin, dit Madeleine, sans aucune malice cette fois dans le ton. Il vous est permis de faire usage de la carabine.

– N’en faites-vous donc pas usage vous-même ? – questionna l’aventurier.

– Non, répondit-elle en riant, ce ne serait pas absolument correct.

– Il me semblé pourtant que tout à l’heure…

– Tout à l’heure, nous ne chassions pas. C’est nous qui étions chassés. Et puis, vu la position critique où vous vous trouviez, j’ai cru pouvoir déroger aux règles ordinaires de la chasse aux buffles.

Elle riait en disant cela, mais ce rire parut à Sourbin moins cruel que le persiflage d’O’Connor.

– À propos, fit-il, et ce bœuf que vous avez tué ? Est-ce que nous n’allons pas le ramasser ?

– Rassurez-vous. Nous le ramasserons tout à l’heure, avec les autres.

Et la gracieuse amazone, rendant la bride à sa monture, s’élança à la rencontre des cavaliers indiens qui accouraient brandissant le lasso ou les bolas, deux boules de fer creux reliées entre elles par une courroie d’une solidité à toute épreuve.

Le troupeau détourné était de cent cinquante têtes environ, parmi lesquelles une dizaine de mâles tout au plus. Le reste, vaches et veaux, affolés par la vue des assaillants, s’enfuyaient dans toutes les directions, pêle-mêle, n’ayant plus rien de la superbe ordonnance du gros de la troupe.

La chasse ne commençait guère qu’en ce moment. Trois ou quatre des moindres animaux, tout au plus, avaient été déjà capturés à la manière accoutumée. Par déférence pour Wagha-na, et aussi par une émulation légitime, les Indiens ne voulaient accomplir leurs véritables exploits que sous les yeux de l’homme illustre qu’ils tenaient à juste titre pour le restaurateur de leur indépendance, qu’ils nommaient avec reconnaissance le « Père » de leur race.

Alors commencèrent devant les yeux : émerveillés du Bison Noir ces prouesses superbes qui font de la chasse aux bœufs sauvages l’un des spectacles les plus émouvants que l’œil humain puisse contempler.

Les Indiens s’étaient divisés en une vingtaine de groupes dont l’effort convergent tendait à rompre le faisceau des ruminants et à disperser ceux-ci, en les poussant par bandes séparées vers le bois de sapins.

Comme s’ils avaient eu conscience du piège que couvrait cette manœuvre, les animaux se pressaient les uns sur les autres, non sans perdre en chemin un des leurs demeuré en retard et qui était tout aussitôt circonvenu par les chasseurs.

Celui-ci fuyait au hasard, poursuivi à grands cris par les Indiens. Puis, au moment où, perdant toute prudence, la bête fonçait sur l’un de ses persécuteurs, celui-ci se dérobait adroitement, tandis que plusieurs autres accouraient de toute la vitesse de leurs chevaux.

Alors le plus rapproché déployait le lasso et après l’avoir fait tourner deux ou trois fois au-dessus de sa tête, lançait au loin le cercle à nœud coulant. Il venait s’abattre sur la crinière de l’animal et, resserré sur-le-champ par l’élan furieux du cheval, donnait au bison une secousse si brusque que celui-ci généralement s’abattait à moitié étranglé.

Avant qu’il n’eût le temps de se relever, un autre chasseur était sur lui et, d’un seul coup de tomahawk, lui tranchait les tendons des jambes postérieures, le réduisant ainsi à l’impuissance de se mouvoir.

Une vingtaine de bêtes furent prises ainsi en quelques minutes.

Mais le chiffre convenu d’avance, celui qui devait fournir aux Sioux leur provision de viande pour l’hiver, était de cent têtes, sans parler des jeunes bovidés que l’on emmènerait captifs aux campements, afin de renouveler le troupeau captif des vaches laitières. On avait donc encore beaucoup à faire pour achever le nombre.

Le noyau central, encore gros de cent trente bêtes, refusait de se disperser, et les Indiens, emportés par leur audace excessive, se voyaient fréquemment contraints de se dérober à une charge inattendue du troupeau.

Tout à coup, celui-ci, pris d’une panique imprévue, après avoir fourni dans la plaine une course effrénée, fit tête sur queue et, servant trop bien cette fois les intentions des chasseurs, se mit à fuir en masse dans la direction du bois.

Trop bien, en effet, car si, sous le couvert, les bœufs ne pouvaient se mouvoir aussi aisément que dans la plaine, il y devenait également plus difficile aux Indiens d’y manœuvrer à cheval.

Et, cependant, les audacieux Sioux n’hésitèrent pas à s’engager sous les sapins, à la suite de leur proie qui fuyait.

Encore une vingtaine de vaches et six ou sept veaux furent pris dans cette poursuite.

Mais, dès lors, la chasse était manquée, à moins que l’on ne s’acharnât derrière le troupeau.

Or, celui-ci avait pris la direction du sud-ouest, une direction dangereuse, d’abord parce que les fuyards pouvaient entraîner fort loin les chasseurs, ensuite parce qu’elle les rapprochait des montagnes où les fauves étaient à redouter.

Wagha-na rassembla sur l’heure le conseil des chefs, et le tint sans faire halte, au grand trot des chevaux.

Il lança tout un escadron de cent vingt hommes pour tourner le bois et tâcher de rabattre le troupeau, s’il en était temps encore. Devant la menace de perte, on décida qu’exceptionnellement il serait fait usage des armes à feu.

Hélas ! Toutes ces mesures ne donnèrent que de piètres résultats.

Lorsque, à cinq heures du soir ; la nuit étant déjà presque faite, on releva les corps gisant dans la plaine, on n’en compta que quarante-neuf, en y comprenant le taureau abattu par Madeleine Kerlo. On avait pris, en outre, treize veaux de tout âge.

C’était misérable. C’était pour la pauvre tribu la menace d’un hiver cruel, réduit a la ration, et cela précisément en une année où, par une protection visible de Dieu, la population s’était légèrement accrue.

– Non, s’écria vivement Wagha-na, il ne sera pas dit que nous abandonnons ainsi la poursuite. Faisons halte un instant. Les bœufs ne peuvent pousser bien avant. Nous allons dormir jusqu’à trois heures du matin et, à ce moment-là, nous reprendrons notre course jusqu’à ce que nous ayons retrouvé nos fuyards. On obéit à la lettre à cette sage prescription. Les tentes furent dressées. Madeleine et son père adoptif reçurent leurs amis habituels autour d’un thé accompagné de punch. Puis on alluma un brasero que l’on garnit de charbon emporté de Dogherty par le toujours précautionneux Cheen-Buck. Alors la conversation s’engagea sur le pied de l’intimité, car Léopold Sourbin, harassé de fatigue, avait demandé la permission de ne point perdre un instant de sommeil. Depuis dix jours qu’il était le commensal de Wagha-na, il avait vu ses forces et son courage soumis à de formidables épreuves.

– Chef, interrogea brusquement Joë O’Connor, les Indiens viennent de m’apprendre une chose qui m’inquiète un peu.

– Quoi donc ? répondit indifféremment le Bison Noir.

– Ils ont rencontré, en passant au campement, deux voyageurs à cheval qui paraissaient nous suivre. Au signalement qu’ils en donnent, j’ai cru reconnaître les deux vilains oiseaux que nous avons mis à la porte de Dogherty.

Wagha-na se mit à rire.

– Toujours soupçonneux, vieux Joë. Que veux-tu que ces faces de Yankees viennent faire dans nos solitudes du nord-ouest ?

– C’est précisément parce, qu’ils n’y ont rien à faire que je me méfie de leur présence, répliqua l’Irlandais.

L’Indien parut un instant soucieux. Ses sourcils se rapprochèrent violemment et il s’abandonna à une sombre méditation.

Puis, jugeant peut-être qu’il n’y avait pas lieu de prêter plus d’attention aux propos de Joë, il murmura :

– Bah ! Qu’avons-nous à faire avec ces hommes ? Laisse-les venir, et s’ils, nous ennuient, eh bien !…

Il n’acheva pas. S’enveloppant d’un large manteau de fourrure, il donna le premier l’exemple du sommeil.