LIVRE SIXIÈME
 
DÉPÉRISSEMENT
 

L’agonie de Judas commença par l’épuisement des ressources que lui fournissaient ses balivernes, dont jusqu’ici, il avait abusé si volontiers. Un vide complet s’était fait autour de lui : les uns étaient morts, les autres partis. Anninka même, malgré l’avenir misérable d’une actrice nomade, ne s’était pas laissée séduire par la vie plantureuse de Golovlevo. Il ne restait plus qu’Evprakséiouchka, qui, sans compter qu’elle présentait une ressource fort restreinte, avait subi, elle aussi, on ne sait quelle détérioration qui ne tarda pas à se manifester et à convaincre Judas une fois pour toutes que ses beaux jours étaient passés sans retour. Jusqu’ici Evprakséiouchka était à tel point sans défense que Porfiry Vladimiritch pouvait l’opprimer impunément. Grâce au faible développement de son esprit et à la mollesse innée de son caractère, elle ne ressentait en aucune façon cette oppression. Pendant que Judas bavardait, elle le regardait impassible, droit dans les yeux et pensait à autre chose. Mais maintenant, tout à coup, elle commençait à comprendre et le premier résultat du réveil de son entendement était un dégoût soudain, mais méchant et invincible. Évidemment la visite à Golovlevo d’Anninka ne fut pas sans conséquence pour Evprakséiouchka. Quoiqu’elle ne pût pas se rendre compte de cette douleur que faisaient surgir en elle les conversations accidentelles avec « barychnia, » elle se sentit intérieurement troublée. Auparavant, jamais elle n’aurait eu l’idée de se demander pourquoi Porfiry Vladimiritch, dès qu’il rencontrait une personne, l’entourait de tout un réseau verbal, dans lequel il était impossible de trouver quelque chose à quoi l’on pût se cramponner, mais qui faisait souffrir horriblement, elle comprenait maintenant que Judas ne conversait pas, à proprement parler, mais martyrisait, et que conséquemment, il ne serait pas mauvais de lui rabaisser son caquet, de lui faire comprendre qu’il devait se « restreindre » lui aussi. Elle se mit alors à écouter avec attention les longues élucubrations de Judas et effectivement n’y comprit qu’une chose : c’est que Judas « obsédait », agaçait…

– Barychinia qui disait qu’il ne savait pas lui-même pourquoi il parlait, se raisonnait-elle – non, c’est la méchanceté qui agit en lui ! Il sait quand un homme est devant lui sans défense et il en fait ce qu’il veut.

Du reste, c’était là une circonstance secondaire. Le principal effet de la visite d’Anninka fut d’éveiller en Evprakséiouchka les instincts de la jeunesse. Jusqu’ici ces instincts couvaient sourdement en elle, maintenant, ils éclataient impérieusement, importunément. Elle comprit beaucoup de choses qu’elle envisageait auparavant avec indifférence. Par exemple, au sujet du refus d’Anninka de rester à Golovlevo, barychnia avait dit tout simplement que c’était effrayant ! Pourquoi cela ? Mais parce qu’elle était jeune et qu’elle avait envie de vivre. Elle aussi, Evprakséia était jeune. Oui, jeune ! La graisse semblait avoir étouffé sa jeunesse – cependant par moments, celle-ci se faisait sentir avec force et montrait d’impérieuses exigences. Evprakséiouchka pensait que Judas lui suffirait et voilà maintenant… Ah, vieille pourriture ! ce n’est pas lui qu’on peut aimer ! Comme ce serait bon d’avoir un amant, mais un vrai, un jeune ! On s’enlacerait, on s’aimerait !… Il l’embrassait, la caressait, lui murmurait à l’oreille de douces paroles : « Que tu es blanche ! tendre ! » dirait-il. – Ah ! diable, maudit ! ce n’est pas ses vieux os qui me séduisent, par exemple. Voilà, « barychnia », celle-là a un amoureux, sûrement ! C’est à cause de cela, qu’elle a fichu le camp. Et toi tu dois rester entre ces quatre murs, attendre que l’envie vienne au vieux ! »

Certes, ce n’est pas tout d’un coup qu’Evprakséiouchja se révoltait, mais, une fois entrée dans cette voie, il ne lui fut plus possible de s’arrêter. Elle cherchait des prétextes, se souvenait du passé, et Judas ne se doutait aucunement du travail intérieur qui s’opérait en elle ; cependant, chaque minute voyait grandir sa surexcitation. D’abord, c’étaient des plaintes d’un caractère général dans le genre de celle-ci : « Démon qui brise ma vie ! » puis elle comparait : « Voilà Palaghéiouchka qui est économe chez le « barine » de Mazoulino : l’autre reste toute la journée les bras croisés et porte des robes de soie ; ni à la cave, ni à la basse-cour… elle reste dans sa chambre, enfile des perles ! » Toutes ses lamentations et ses protestations finissaient par ce gémissement :

– Ah ! maudit ! comme je te déteste, comme je t’exècre ! comme je t’exècre !

À ce sujet principal s’ajoutait un autre qui lui tenait plus particulièrement au cœur, car il pouvait lui servir d’excellent prétexte pour entrer en lutte. C’était le souvenir de son accouchement et de la disparition de Volodka. À l’époque où s’effectua cette disparition, Evprakséiouchka resta indifférente à ce fait. Porfiry Vladimiritch se borna à lui déclarer que le nouveau-né était en bonnes mains et, pour la consoler, lui fit cadeau d’un châle. Par là, tout fut dit et les choses reprirent leur cours habituel. Evprakséiouchka se plongea plus que jamais dans l’abîme des détails du ménage comme si elle voulait se consoler de l’insuccès de sa maternité. Le sentiment maternel existait-il réellement au fond de son âme ou n’était-ce que simple dépit ?… mais en tout cas, le souvenir de Volodka se réveilla subitement en elle. Il se réveilla, à ce moment même où Evprakséiouchka sentit on ne sait quel nouveau souffle de liberté, et devina qu’il y avait une autre vie que celle que l’on menait à Golovlevo. Le prétexte était donc trop valable pour ne pas en profiter. – « Le beau coup qu’il a fait ! disait-elle toute surexcitée – enlever un enfant ! le noyer comme un chien ! »

Cette idée finit par s’emparer d’elle complètement ; elle en arriva à s’imaginer qu’elle désirait ardemment vivre avec son enfant, et plus ce désir grandissait, plus se fortifiait sa haine contre Porfiry Vladimiritch.

« Au moins j’aurais maintenant une distraction ! Volodia ! Volodinka ! mon chéri ! Où es-tu ? Chez quelque paysanne, dans une izba, je pense ! Que la peste vous emporte, nobles maudits ! Ils savent faire des enfants et les jeter ensuite dans un gouffre comme des chiens : personne ne nous en demandera compte ! Il aurait mieux valu m’enfoncer un couteau dans la gorge que de permettre à cet infâme de me souiller ! » Avec la haine, vint le désir d’importuner, d’empoisonner la vie, d’écraser ; une guerre insupportable entre toutes commença – guerre de chicanes, de taquineries, de petites piqûres. Mais c’était justement cette guerre qui, seule, pouvait briser Porfiry Vladimiritch.

 

Un jour, au thé du matin, Porfiry Vladimiritch fut fort désagréablement surpris. Habituellement lorsqu’il laissait écouler son pus verbal, Evprakséiouchka l’écoutait en silence, tenant sa soucoupe à thé, serrant entre ses dents un morceau de sucre et reniflant de temps en temps. Mais ce jour-là, pendant qu’il exposait ses idées au sujet du pain (on avait servi pour le thé du pain frais encore tout chaud), disant qu’il y en avait deux sortes : le pain visible que nous mangeons et qui sert par là à soutenir notre corps et le pain invisible, spirituel, que nous goûtons et qui sert par là à guérir l’âme, tout à coup Evprakséiouchka interrompit ses balivernes sans cérémonie.

– On dit qu’à Mazoulino, Palaghéiouchka mène une bonne vie, commença-t-elle en se tournant tout entière vers la fenêtre et en balançant d’un air dégagé ses jambes croisées.

Judas, surpris, frissonna un peu, mais il ne prêta à cette interruption aucune signification particulière.

– Si nous ne mangeons pas pendant un certain temps de pain visible, continua-t-il – nous éprouvons la faim corporelle ; mais si nous ne goûtons pas de longtemps du pain spirituel…

– Palaghéiouchka, que je dis, mène une bonne vie à Mazoulino, l’interrompit encore une fois Evprakséiouchka et cette fois, évidemment, non sans dessein.

Porfiry Vladimiritch lui lança un regard étonné, mais s’abstint de la réprimander comme s’il pressentait quelque chose de peu commun.

– Et si elle mène une bonne vie, Palaghéiouchka – tant mieux ! dit-il doucement.

– Son maître à elle, continua à extravaguer Evprakséiouchka – ne lui fait aucune peine, qu’on dit, ne la force pas à travailler et l’habille constamment en robe de soie.

La surprise de Porfiry Vladimiritch grandissait. Les paroles d’Evprakséiouchka étaient si extraordinaires qu’il ne savait même pas ce qu’il devait faire en cette occurrence.

– Et chaque jour, elle a une robe différente, continua Evprakséiouchka, divaguant comme dans un songe, une robe pour aujourd’hui, une autre, pour demain, et une troisième pour les fêtes. Et on va à l’église en calèche à quatre chevaux : elle la première, puis monsieur. Et le pope, dès qu’il aperçoit la calèche, commence à carillonner. Et toute la journée, elle reste dans sa chambre à elle. Si monsieur désire passer son temps avec elle, elle le reçoit dans sa chambre, sinon, elle cause avec sa propre femme de chambre ou enfile des perles.

– Eh bien ! et après ? dit Porfiry Vladimiritch revenant à lui.

– Je dis que la vie de Palaghéiouchka est très bonne.

– Et la tienne est mauvaise, n’est-ce pas ? Ah !… ah… ah ! comme tu es cependant… insatiable.

Si Evprakséiouchka n’avait pas répliqué, Porfiry Vladimiritch se serait, sans doute, laissé entraîner à débiter toute une suite de paroles vaines qui auraient englouti ces allusions troublant le cours régulier de ses balivernes. Mais Evprakséiouchka n’avait, paraît-il, en aucune façon l’intention de se taire.

– Il n’y a pas à dire ! gronda-t-elle, elle est bonne, ma vie ! Il faut encore remercier Dieu que je ne porte pas de coutil. L’année dernière vous m’avez donné deux robes de percaline, cinq roubles chacune… une ruine pour vous, quoi ?

– Et la robe de laine, tu l’oublies ? et le châle, il y a quelque temps ? ah… ah… ah !

Pour toute réponse, Evprakséiouchka s’accouda sur la table, sa main tenant la soucoupe et jeta à Judas un regard empreint d’un mépris si profond que celui-ci en resta tout pétrifié.

– Et sais-tu que Dieu punit l’ingratitude ? balbutia-t-il indécis, espérant que le mot « Dieu » ferait revenir à elle cette femme affolée, on ne sait pourquoi. Mais non seulement Evprakséiouchka ne revint pas à elle, mais elle lui coupa la parole au premier mot.

– Il n’y a pas à me donner le change ! Inutile de me parler de Dieu ! dit-elle – je ne suis pas une petite… ! C’est assez ! vous avez assez fait le maître ! assez torturé !…

Porfiry Vladimiritch se tut. Devant lui, la tasse de thé s’était refroidie et il ne songeait même pas à la boire. Son visage pâlissait à vue d’œil, ses lèvres frémissaient, s’efforçant de se plier en un sourire, mais n’y parvenant pas.

– Ce sont bien là, les tours d’Anninka ! c’est elle la vicieuse qui t’a monté la tête ! dit-il enfin sans se rendre bien compte, du reste, de ce qu’il disait.

– Quels sont donc ces tours ?

– Mais voilà que tu commences à me parler ainsi… Elle ! c’est elle qui t’a poussée, s’agitait Porfiry Vladimiritch. – Voyez-moi ça, sans rime ni raison, le goût lui est venu pour les robes de soie ! Mais sais-tu, éhontée, qui porte les robes de soie, parmi celles de votre espèce ?

– Dites, je le saurai.

– Mais tout simplement les plus… les plus débauchées, celles-là les portent.

Mais Evprakséiouchka ne se sentit nullement confuse, elle répondit avec on ne sait quelle logique effrontée :

– Je ne sais pourquoi elles sont débauchées… Les maîtres l’exigent… Si quelque monsieur prend une maîtresse de notre classe… eh bien ! elle vit avec lui !… Et nous aussi, vous et moi, ce ne sont pas des Te Deum que nous chantons, mais nous nous occupons de ces mêmes… choses que le barine de Mazoulino.

– Ah, en voilà une…

Porfiry Vladimiritch blêmit de surprise et cracha. Il braqua ses yeux sur sa favorite révoltée, et tout un essaim de paroles vaines bourdonna dans sa poitrine. Néanmoins, il se douta vaguement pour la première fois de sa vie que dans certains cas, les paroles oiseuses elles-mêmes ne pouvaient tuer l’homme.

– Je vois, ma chère, qu’aujourd’hui, il n’y a pas moyen de te faire entendre raison, dit-il en se levant.

– Ni aujourd’hui, ni demain, ni jamais ! Cela suffit ! Vous avez fait le maître ! J’en ai assez entendu ! c’est à vous maintenant d’écouter mes paroles !

Porfiry Vladimiritch fit un mouvement pour se ruer sur elle les poings serrés, mais elle redressa son torse d’une manière si imposante qu’il se déconcerta aussitôt et se tournant vers les images, leva les bras au ciel, remua les lèvres et se dirigea d’un pas lent vers sa chambre. Toute cette journée, il se sentit mal à son aise. Il n’avait pas encore d’appréhensions sérieuses pour l’avenir, mais il était déjà troublé, uniquement par ceci, que quelque chose, n’entrant nullement dans l’emploi habituel de sa journée, s’était passé et s’était passé impunément. Il ne sortit pas de sa chambre, même pour dîner, se disant malade, et demanda humblement, d’une voix faible, qu’on lui apportât quelque chose à manger dans sa chambre. Après le thé du soir, qui, pour la première fois de sa vie se passa en silence, il se mit comme toujours à la prière, mais en vain ses lèvres marmottaient le rituel habituel, la pensée troublée refusait de suivre même d’une manière extérieure la prière. On ne sait quelle inquiétude mauvaise mais instante s’emparait de tout son être, tandis que l’oreille écoutait involontairement les échos de la journée qui s’effaçaient peu à peu, mais qui se répercutaient encore par ici par là dans la maison. Enfin, lorsque quelque part, derrière le mur, se fut fait entendre un dernier bâillement désespéré et que régna un profond silence, Judas n’y tint plus. Tout doucement sans bruit, il se glissa le long du corridor et s’approchant de la porte de la chambre d’Evprakséiouchka, il y appliqua l’oreille. Evprakséiouchka était seule et on pouvait entendre qu’elle disait en bâillant : « Mon Dieu ! Sauveur miséricordieux, Sainte Vierge de l’Assomption ! » et en même temps elle se grattait le dos de ses cinq doigts. Porfiry Vladimiritch essaya d’ouvrir la porte, mais elle était fermée à clef.

– Evprakséiouchka, tu es là ? appela-t-il.

– Oui, mais pas pour vous ! riposta-t-elle d’une façon si grossière que Judas se retira immédiatement.

Le lendemain, nouvel entretien. Evprakséiouchka choisissait, comme un fait exprès, l’heure du thé du matin pour blesser Porfiry Vladimiritch. On aurait dit qu’elle sentait d’instinct que ses vétilles étaient réparties avec une exactitude telle que la matinée troublée promettait une journée de trouble et de douleur.

– J’aurais voulu voir, admirer, ne fût-ce que du coin de l’œil, comment vivent certains autres ! commença-t-elle mystérieusement.

Porfiry Vladimiritch tressauta. « V’là que ça commence ! » pensa-t-il, mais il ne dit rien, attendant la suite.

– Vrai… avec un bon ami et un jeune ! On se promène ensemble dans la chambre, on s’admire l’un l’autre. Aucun vilain mot, ni lui, ni elle. « Ma chérie, » « cher ami » – voilà toute leur conversation. C’est-il joli ! c’est-il noble !

Ce sujet était particulièrement désagréable à Porfiry Vladimiritch. Quoiqu’il admît l’amour dans le cas de stricte nécessité, il le considérait néanmoins comme une suggestion du diable. Cependant cette fois encore, il se montra lâche, d’autant plus qu’il voulait du thé et que depuis quelques minutes déjà, la théière contenant l’infusion était posée sur le samovar. Mais Evprakséiouchka ne songeait même pas à le verser.

– Sans doute, parmi nos sœurs, il y en a de bêtes, continua-t-elle en se balançant effrontément sur sa chaise et tambourinant des doigts sur la table – telle est si bien prise dans le filet que pour une robe de perse, elle est prête à tout – et telle autre tout simplement, se perd pour rien… ! « Du kvass et des concombres, bois et mange tant que tu voudras, qu’on lui dit ! » Une belle séduction que celle-là !

– Est-ce donc uniquement par intérêt ?… hasarda timidement Porfiry Vladimiritch, observant du coin de l’œil la théière qui commençait à laisser échapper des vapeurs.

– Qui dit : par seul intérêt ? n’est-ce pas moi qui suis intéressée ! répondit Evprakséiouchka, s’écartant tout à coup du sujet – il paraît que vous commencez à regretter les morceaux !… Vous me reprochez un morceau !

– Je ne reproche rien, mais je dis comme ça – ce n’est pas uniquement par intérêt que…

– « Mais je dis. » Vous pouvez parler, mais ne pas divaguer. Vrai ! je sers par intérêt ! permettez-moi donc de vous demander quel est cet intérêt que j’ai trouvé chez vous ? Excepté les concombres et le kvass…

– Allons donc, il n’y a pas seulement des concombres et du kvass…, ne put s’empêcher de dire Porfiry Vladimiritch.

– Quoi, encore, dites ? Dites, quoi encore ?

– Et qui envoie tous les mois quatre sacs de farine chez ses parents ?

– Quatre sacs… et après ? n’y a-t-il pas encore quelque chose ?

– Du gruau, de l’huile…

– Même pour les parents, vous regrettez ! Ah ! vous !

– Je ne dis pas que je regrette, mais toi…

– C’est moi qui suis fautive maintenant ! je ne puis manger un morceau sans qu’on me le reproche et c’est moi qu’on accuse !

Evprakséiouchka ne put se retenir et fondit en larmes. Et le thé, sur ces entrefaites, continuait à bouillir, à bouillir, de sorte que Porfiry Vladimiritch s’inquiéta sérieusement. Il fit un effort sur lui-même, s’approcha d’Evprakséiouchka et lui donna quelques tapes dans le dos.

– Allons, allons ! dit-il, assez de pleurnicheries comme ça… verse donc le thé.

Mais Evprakséia poussa encore deux ou trois sanglots, prit un air boudeur et fixa ses yeux ternes dans l’espace.

– Tu viens de parler des jeunes, continua-t-il en s’efforçant de donner à sa voix une intonation caressante, et nous donc !… trop vieux, je pense !

– Comment donc ! Fichez-moi donc la paix !

– Vrai ! Mais moi… le sais-tu… lorsque j’étais au bureau, le directeur voulait me marier à sa fille !

– Quelque pourriture sans doute… à la taille torse.

– Non, une demoiselle comme il faut… et comme elle chantait ! comme elle chantait !

– Elle chantait, c’est possible, mais son accompagnateur n’était pas fameux.

– Non, je crois que moi…

Porfiry Vladimiritch resta perplexe. Il était prêt à une nouvelle lâcheté, prêt à faire voir que, lui aussi, savait encore faire le cavalier. Aussi se mit-il à se balancer d’une façon absurde et tenta même d’enlacer Evprakséiouchka par la taille, mais celle-ci s’éloigna brusquement de ses mains étendues et cria avec colère :

– Je te le dis en tout honneur, va-t’en, démon ! autrement, je te brûle avec de l’eau bouillante ! Et aussi je n’ai pas besoin de votre thé ! je n’ai besoin de rien ! C’est joli ce qu’il a inventé là – me reprocher un morceau. Je m’en irai d’ici ! Dieu m’est témoin, je m’en irai !

Et elle partit en effet, frappant la porte et laissant Porfiry Vladimiritch seul dans la salle à manger.

Judas était tout à fait décontenancé. Il essaya de verser le thé lui-même, mais ses mains tremblaient à tel point qu’il dut recourir à l’aide d’un laquais.

– Non, ce n’est pas possible ! il faut arranger ça de quelque manière… examiner ! murmurait-il en parcourant la salle à manger de long en large.

Mais justement, il n’était en état ni d’arranger, ni d’examiner. Sa pensée était si habituée à sauter d’un sujet fantastique à un autre sans jamais rencontrer d’obstacle que le plus simple fait de la vie réelle pouvait le prendre au dépourvu. À peine commençait-il à examiner qu’une quantité de vétilles l’obsédaient de toutes parts et l’empêchaient de voir la réalité. On ne sait quelle paresse s’était emparée de lui, une sorte d’anémie, intellectuelle et morale. Il préférait à la vie réelle la couche molle de fantômes qu’il pouvait déplacer, rejeter, ou mettre en relief à sa volonté. De nouveau, il passa dans la solitude toute la journée, car Evprakséiouchka, cette fois-ci, n’apparut ni au dîner, ni au thé du soir ; elle s’en alla chez le pope et n’en revint que fort tard dans la soirée. Il ne pouvait même plus s’occuper à quelque rien ; les vétilles semblaient, ce jour-là, l’avoir abandonné. Une seule pensée stérile l’obsédait : il faut arranger cela d’une manière ou de l’autre, il le faut ! Mais il était incapable de se livrer à ses calculs oiseux, ou de se mettre à prier. Il sentait qu’une sorte de maladie s’emparait de lui, maladie dont il ne pouvait définir la nature. Parfois, il s’arrêtait auprès d’une fenêtre, espérant fixer sa pensée vacillante, se distraire par n’importe quoi, mais c’était en vain. Dehors s’annonçait le printemps, mais les arbres étaient toujours dénudés ; l’herbe fraîche même n’apparaissait pas encore. Dans le lointain se dessinaient les champs gris recouverts de taches blanches de neige amassée dans les endroits bas et les cavités. Le chemin semblait tout noir de boue et les mares brillaient. Mais tout ceci lui apparaissait comme à travers un voile. Autour des bâtiments de service, la vie était absente, malgré que toutes les portes étaient grandes ouvertes ; dans la maison l’on aurait appelé vainement les domestiques quoique l’on pût saisir sans cesse des sons vagues qui ressemblaient à un bruit de portes qu’on ouvrait et fermait quelque part dans le lointain. Qu’il serait bon maintenant de devenir invisible et d’écouter ce que dit la valetaille. Ces vauriens comprennent-ils ses bontés ou peut-être disent-ils du mal de lui, malgré ses bienfaits. Ils sont toujours mécontents, ces gens-là, on peut leur bourrer la gueule du matin au soir, ils trouveront quand même que c’est peu ! Y a-t-il longtemps, par exemple, qu’on a entamé le nouveau tonneau de concombres, et déjà… Mais à peine Judas commençait-il à s’appesantir sur cette pensée, tâchant de s’imaginer combien de concombres pouvait renfermer un tonneau et combien il en fallait par personne, faisant les choses largement, que de nouveau un rayon de réalité passa par sa tête et renversa d’un coup tous ses calculs. « Voyez-moi ça ! elle est partie sans même en demander la permission ! » pensait-il, tandis que ses regards erraient dans l’espace, s’efforçant de distinguer la maison du pope où Evprakséiouchka devait se trouver en ce moment. On sert le dîner. Porfiry Vladimiritch se met seul à table et mange paresseusement la soupe fade (il déteste la soupe fade, c’est donc exprès qu’elle a ordonné aujourd’hui qu’on en fasse). « Je crois que le pope non plus n’est pas aux anges de la voir s’inviter ainsi chez lui ! pense-t-il. Toujours, il faut servir un morceau de plus ! Et de la soupe aux choux et du gruau…, peut-être aussi quelque rôti, à cause de l’hôtesse »… De nouveau, sa fantaisie se déchaîne, de nouveau il commence à s’oublier comme au moment du sommeil. Combien de cuillerées de soupe aux choux ? Combien de gruau de plus ? De quoi parlent le pope et sa femme, à l’occasion de la visite d’Evprakséiouchka ? Entre eux, médisent-ils de lui ? Tout cela, et les mets, et les discours, passe devant lui, comme présent à ses yeux. « Pour sûr, c’est à la même auge qu’ils mangent tous. Elle est partie ! elle sait se trouver un régal ! Dehors, par ce temps mou, par cette boue, ce n’est pas long d’attraper du mal. Et elle reviendra… ses jupes sales… Ah ! la vermine ! justement la vermine ! Oui, il faut d’une manière ou de l’autre… » Sur ces mots, sa pensée s’égare invariablement. Après le dîner, il se couche comme toujours pour faire un petit somme, mais il ne réussit qu’à se fatiguer en se retournant d’un côté et de l’autre. Lorsqu’Evprakséiouchka revint, il faisait déjà sombre, elle se glissa dans son coin de manière qu’il ne l’aperçut pas. Malgré qu’il eût ordonné aux domestiques de le prévenir lorsqu’elle serait de retour, ils ne lui en avaient pas soufflé mot. Il essaya de pénétrer dans la chambre d’Evprakséiouchka, mais cette fois encore, il trouva la porte fermée.

Le matin du troisième jour, Evprakséiouchka apparut au moment du thé, mais elle se mit à parler d’une façon encore plus libre, encore plus menaçante.

– Où est-il maintenant, mon Volodiouchka ? commença-t-elle d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre larmoyant.

Porfiry Vladimiritch blêmit à cette question.

– Comme je voudrais le voir, ne fût-ce que du coin de l’œil ! comme il souffre là-bas ! Peut-être est-il déjà mort… vrai !

Judas remuait ses lèvres palpitantes en marmottant une prière.

– Chez nous, rien n’est comme chez les autres ! Voilà, chez le barine de Mazoulino, Palaghéiouchka accoucha d’une fille – aussitôt on l’habilla de batiste, on lui prépara un lit rose. Que de robes et de parures on a données à la nourrice ! Et chez nous… ah ! vous !

Evprakséiouchka tourna brusquement la tête vers la fenêtre et soupira bruyamment.

– C’est la vérité, qu’on dit… que tous les nobles sont maudits ! Ils font des enfants et les jettent ensuite à la mare comme des chiens. Et pas plus de soucis que ça ! Et pas de réponse à faire, comme si Dieu n’était pas pour eux ! Le loup ne le ferait pas !

Tout bouillonnait en Porfiry Vladimiritch. Longtemps il se maîtrisa, puis n’y tenant plus, il grommela entre ses dents :

– Cependant… le nouveau genre que tu prends là ! C’est le troisième jour de suite que j’écoute ta conversation.

– Eh bien ! quoi ! le genre – que ça soit un genre ! ce n’est pas toujours à vous seul de parler, il est aussi permis aux autres, je pense, de dire un mot. Vrai ! vous avez fait un enfant – et où l’avez-vous mis ? Chez quelque paysanne dans une izba, je pense, que vous l’avez fait pourrir ! sans soins, sans nourriture, sans vêtements… Il roule sans cesse dans la boue, en suçant le lait aigre de son biberon.

Elle versa quelques larmes qu’elle essuya avec le bout du fichu qu’elle portait au cou.

– C’est la pure vérité que disait barychnia que chez vous, c’est effrayant. Ni plaisir, ni joie, rien que des chicanes… Des gens en prison vivent mieux ! Au moins, si j’avais maintenant mon bébé, j’aurais quelque distraction. Et on m’a pris mon bébé.

Porfiry Vladimiritch sur sa chaise secouait douloureusement la tête, comme si réellement il était cloué au mur. Par moments, des gémissements s’échappaient de sa poitrine.

– C’est lourd ! dit-il enfin.

– Il n’y a pas à dire c’est lourd. La faute en est à vous ! Et quoi, vraiment, si j’allais à Moscou jeter un coup d’œil sur Volodka ! Volodka ! Volodinka ! mon petit ! Barine ! Je m’en vais à Moscou, hein !

– Ce n’est pas la peine, répondit sourdement Porfiry Vladimiritch.

– Eh bien, non, j’irai ! et je n’en demanderai de permission à personne et personne ne peut me le défendre. Car je suis mère !

– Tu n’es pas mère ! tu es une fille débauchée ! voilà ce que tu es ! s’écria enfin Porfiry Vladimiritch. Dis, qu’est-ce que tu me veux ?

Évidemment Evprakséiouchka ne s’était pas préparée à cette question. Elle fixa ses yeux sur Judas et garda le silence comme si elle se demandait ce qu’il lui fallait en effet.

– Voilà ! Vous me nommez fille débauchée maintenant ! dit-elle, fondant en larmes.

Porfiry Vladimiritch, hors de lui, se leva brusquement de son siège et quitta la chambre presque en courant. C’était le dernier éclair de l’énergie qu’il avait montrée. Il retomba ensuite dans un état de ramollissement et de frayeur, tandis que les obsessions d’Evprakséiouchka semblaient sans fin. Elle avait à sa disposition une force énorme : l’opiniâtreté de la bêtise et cette force étant dirigée sur un même point – importuner, gâter la vie – elle devenait par moments effrayante. Peu à peu, l’arène de la salle à manger lui parut insuffisante ; elle faisait aussi irruption dans le cabinet de travail, (auparavant elle n’osait même pas penser à y entrer pendant que barine « s’occupait ».)

Elle venait, s’asseyait auprès de la fenêtre, fixait ses yeux ternes dans l’espace, se frottait le dos contre l’espagnolette, et commençait à divaguer. Un thème surtout faisait l’objet de sa conversation, ce thème était basé sur la menace de quitter Golovlevo. Au fond, elle n’y avait jamais pensé sérieusement et même elle aurait été fort étonnée si on lui avait proposé tout à coup de revenir chez ses parents ; mais elle sentait que Porfiry Vladimiritch craignait par dessus tout qu’elle s’en allât. Elle revenait à ce sujet toujours par des voies détournées. Pendant quelques minutes, elle gardait le silence, se grattait l’oreille, puis subitement commençait à divaguer. Un jour par exemple, elle dit :

– Aujourd’hui chez nous, on fait des flans pour sûr !

Porfiry Vladimiritch blêmit de colère en entendant cette introduction. Il venait de commencer un calcul fort compliqué, à savoir : Pour combien pourrait-il vendre de lait par an si tout à coup toutes les vaches du district venaient à crever, et que chez lui seul, non seulement elles restassent en bonne santé, mais encore qu’elles donnassent deux fois plus de lait qu’auparavant. L’apparition d’Evprakséiouchka et sa remarque au sujet des flans l’obligent d’abandonner ce travail ; cependant il s’efforce de sourire.

– Pourquoi donc fait-on des flans aujourd’hui ? demande-t-il, la face souriante : ah ! Dieu ! en effet, c’est samedi des morts aujourd’hui ? et moi, badaud, qui l’ai oublié ! Ah, quel péché !

– J’aurais bien mangé des flans…

– Et qui t’empêche ? Ordonne ! Dis-le à la cuisinière ou bien à Oulitouchka ! Ah, qu’elle fait bien les flans, Oulitouchka !

– Peut-être vous a-t-elle plu encore par quelque chose, dit Evprakséiouchka d’un ton mordant.

– Non, sérieusement, elle fait bien les flancs, Oulitouchka, même très bien ! ses flans sont légers, duveteux, appétissants ! Tu en mangerais bien, hein !

– Je mangerais bien des flans, mais de ceux qu’on fait chez mes parents et non chez vous, s’obstine Evprakséiouchka.

– Ça aussi, pourquoi pas ? Dis au cocher Arkhipouchka de t’atteler une paire de chevaux et fouette !

– Non ! c’est-il la peine d’en parler ! l’oiseau est dans la cage… j’ai été trop bête ! Maintenant on se fiche pas mal de moi ! Vous-même vous m’avez appelée fille débauchée… quoi de mieux !

– Ah ! ah, ah ! Et tu n’as pas honte de m’accuser faussement ? Sais-tu que Dieu punit une telle accusation ?

– Oui, vous m’avez appelée débauchée ! comme je le dis, tout droit ! voici l’image : je le dis devant Dieu ! Ah ! il me dégoûte ce Golovlevo ! J’en ai assez ! pour sûr ! j’en ai assez et je m’en vais !

En prononçant ces paroles, Evprakséiouchka se met à son aise : elle se balance sur sa chaise, cure son nez, se gratte. Il est évident, qu’elle joue la comédie, taquine…

– Ce que j’ai voulu vous dire, Porfiry Vladimiritch, continue-t-elle ; je dois en effet me rendre chez mes parents.

– Tu veux passer quelque temps avec ta mère et ton père ?

– Non, c’est pour toujours. C’est-à-dire, je resterai là.

– Pourquoi cela donc ? Quelque chose t’a froissée ?

– Non, je ne suis pas froissée, c’est comme ça… il le faut bien un jour ou l’autre… Puis c’est ennuyeux chez vous… c’est même effrayant, la maison, c’est comme une tombe. Les domestiques font tout ce qu’ils veulent ; toute la journée, ils se cachent à la cuisine ou dans les izbas et toi, tu es seule dans la maison : peu s’en faut qu’on t’égorge ! La nuit, lorsqu’on est couché, des murmures s’élèvent de toutes parts.

Cependant les jours se succédaient et Evprakséiouchka ne songeait même pas à mettre sa menace à exécution. Néanmoins cette menace eut sur Porfiry Vladimiritch une influence décisive. Il comprit tout à coup que, malgré qu’il s’exténuât du matin au soir à un soi-disant travail, à proprement parler, il ne faisait rien et pouvait rester sans dîner, manquer de linge blanc et d’habits propres, s’il n’y avait quelqu’un qui eût l’œil ouvert sur son ménage. On pourrait dire que jusqu’ici il n’avait pas compris la vie, qu’il ne s’était pas aperçu que le train de la maison ne se créait pas de lui-même. Ses journées étaient réglées une fois pour toutes ; tout dans la maison se groupait autour de lui et pour lui ; tout se faisait en son temps ; chaque objet se trouvait à sa place ; en un mot, partout régnait une exactitude si immuable qu’il n’y attachait même aucune importance. Grâce à cet ordre de choses, il pouvait se livrer à son aise à ses balivernes, sans craindre les piqûres de la vie réelle. Il est vrai que toute cette machination artificielle ne tenait qu’à un cheveu, mais cet homme toujours plongé en lui-même, ne pouvait s’imaginer que ce cheveu pût se briser un jour sans résistance. Il lui semblait que sa vie était réglée d’une façon stable, pour toujours… Et tout à coup, cela croulait en une seconde à cette phrase sotte : « Je m’en vais ! » Judas perdit tout à fait la tête. « Et si vraiment, elle s’en allait ? » pensait-il. Et il se mettait à construire mentalement une foule de combinaisons absurdes dans le but de la retenir ; il se décidait même à faire certaines concessions à la jeunesse révoltée d’Evprakséiouchka, qui, auparavant, ne lui seraient certainement pas venues à l’esprit.

Mais la possibilité de se rencontrer avec le cocher Arkhipouchka ou le teneur de livres Ighnat lui apparaissait tout à coup dans toute sa nudité blessante et il crachait.

Bientôt cependant, s’étant convaincu que sa peur du départ d’Evprakséiouchka était au moins peu fondée, son existence entra dans une phase nouvelle et tout à fait inattendue pour lui. Evprakséiouchka non seulement ne s’en allait pas, mais même elle cessait ses poursuites. En revanche, elle abandonnait complètement Porfiry Vladimiritch. Vint le mois de mai ; avec lui, les belles journées et elle ne se montrait presque plus dans la maison. Ce n’est que par le claquement continuel des portes que Judas devinait qu’elle accourait dans sa chambre pour en ressortir un instant après. En se levant le matin, il ne trouvait plus son habit à la place habituelle et, pour avoir du linge propre, il devait entamer de longs pourparlers ; on lui servait le thé et le dîner tantôt trop tôt, tantôt trop tard ; le service était fait par le laquais Prokhor toujours à moitié ivre et dont la redingote graisseuse exhalait on ne sait quelle odeur répugnante de poisson et d’eau-de-vie. Néanmoins, Porfiry Vladimiritch était satisfait de ce qu’Evprakséiouchka le laissait en repos. Il s’était même réconcilié avec le désordre, se contentant de savoir qu’il y avait néanmoins quelqu’un dans la maison qui entretenait ce chaos. Il ne craignait pas autant la confusion que l’idée de la nécessité d’une intervention personnelle dans son ménage. C’était avec effroi qu’il songeait qu’un moment pouvait venir où il devrait lui-même donner des ordres, surveiller, agir. Dans la prévision de cette minute, il s’efforçait d’étouffer en lui toute protestation, se taisait, s’effaçait.

Et dans la cour, journellement avaient lieu des bombances. L’été, l’enclos de Golovlevo, jusqu’ici morne et triste s’anima. Le soir, habitants de la cour, domestiques, les ci-devant dvoroviés, jeunes et vieux, tous sortaient dans la cour. On chantait, on jouait de l’accordéon, on riait, on causait, on s’amusait au jeu de courses. Le teneur de livres Ighnat paradait dans une chemise rouge et une jaquette si étroite qu’elle ne pouvait recouvrir sa poitrine bombée ; le cocher Arkhip revêtit sans permission la chemise en soie des sorties et le casaquin de velours et rivalisait évidemment avec Ighnat dans le cœur d’Evprakséiouchka. Celle-ci courait comme une folle de l’un à l’autre. Porfiry Vladimiritch évitait de regarder par la fenêtre de peur d’être témoin d’une scène d’amour ; mais il ne pouvait ne pas entendre. Par moments à ses oreilles retentissait un coup vigoureux : c’était le cocher Arkhip qui attrapait Evprakséiouchka à la course. Il entendait aussi des conversations de ce genre :

– Evprakséia Nikitichna ! Evprakséia Nikitichna ! criait du perron Prokhor de sa voix ivre.

– Qu’est-ce qu’il te faut ?

– Donnez-moi les clefs du buffet, barine demande du thé !

– Il attendra… le démon !

 

En peu de temps, Porfiry Vladimiritch devint tout à fait sauvage. Son régime de vie était troublé et renversé, mais il n’y faisait plus attention. Il n’exigeait plus rien, sinon qu’on ne le dérangeât pas dans son dernier refuge – son cabinet de travail. Autant auparavant, il était chicanier et importun dans ses rapports avec son entourage, autant maintenant il est devenu craintif et docile. Il semblait que toute relation avec la vie réelle eût cessé pour lui. Ne rien entendre, ne voir personne – voilà ce qu’il voudrait. Evprakséiouchka pouvait ne pas paraître des jours entiers dans la maison, les domestiques pouvaient faire la noce à leur idée – il restait indifférent comme si de rien n’était. Auparavant, si le teneur de livres s’était trouvé en retard pour lui présenter ses rapports sur l’état de diverses branches d’administration, il l’aurait martyrisé par ses sermons ; actuellement, il lui arrivait de rester des semaines entières sans recevoir de rapports et il ne s’en apercevait que rarement, alors seulement qu’il avait besoin d’un chiffre quelconque pour résoudre quelque problème fantastique. En revanche dans son cabinet de travail, en tête-à-tête avec lui-même, il était entièrement libre de s’adonner à ses pensées oiseuses, tant que cela lui plaisait. Il souffrait de la même maladie que ses deux frères morts d’ivrognerie. Le désœuvrement de sa pensée était aussi une sorte d’ivresse. Enfermé dans sa chambre, installé devant son bureau, il se livrait du matin au soir à un travail fantastique, édifiait une foule de suppositions impossibles, vérifiait ses calculs, parlait à des interlocuteurs imaginaires, créait des scènes entières dont les héros étaient n’importe quels personnages venus accidentellement à l’esprit.

Dans cet abîme d’actions fantasques et de fantômes, le premier rôle revenait à la soif d’acquisition. Quoique Porfiry Vladimiritch fût toujours vétilleux et enclin à la chicane, grâce à son absurdité pratique, il n’en résultait pour lui aucun avantage direct. Il importunait, agaçait, torturait (surtout les gens sans défense qui, pour ainsi dire, allaient au devant de l’offense), mais souvent aussi s’enferrait lui-même, grâce à son esprit inventif. Actuellement, ses facultés s’exerçaient sur un terrain abstrait, fantasque, où il n’y avait place, ni pour la résistance, ni pour la justification, où n’existaient ni faibles, ni forts, ni police, ni juge de paix (ou pour dire vrai, ils n’existaient que pour son intérêt) et par conséquent, il pouvait y entourer chacun d’un réseau de chicanes, d’oppressions et d’offenses.

Il aimait mentalement à torturer, à ruiner, à rendre malheureux, à sucer le sang. Il passait en revue une à une toutes les branches de son administration : la forêt, la basse-cour, les blés, les prés, etc., et sur chacune d’elles il bâtissait tout un édifice capricieux d’oppressions fantastiques, suivies de calculs compliqués où entraient l’amende, l’usure, les malheurs publics, l’acquisition de papiers de valeur – en un mot, tout le monde embrouillé de l’idéal d’un ancien pomiechtchik. Et puisqu’ici tout dépendait de suppositions arbitraires, chaque kopeck en plus ou en moins servait de prétexte pour reconstruire l’édifice qui, de cette façon, se transformait indéfiniment. Puis, lorsque la pensée fatiguée n’était plus en état de suivre avec l’attention nécessaire tous les détails des calculs compliqués sur les opérations d’acquisition, Judas transportait son imagination sur un sujet plus simple. Il se rappelait toutes les querelles, les disputes qu’il avait eues, non seulement dans ces derniers temps, mais encore plus dans sa jeunesse, il les pétrissait de telle façon que toujours il restait vainqueur. Il se vengeait mentalement de ses anciens collègues de bureau qui l’avaient devancé dans le service et avaient aigri son amour-propre au point qu’il avait dû renoncer à la carrière de tchinovnik ; il se vengeait de ses camarades d’école qui profitaient de leur force physique pour le taquiner ; il se vengeait de ses voisins qui résistaient à ses prétentions et défendaient leurs droits ; il se vengeait des domestiques qui lui avaient dit une parole grossière ou tout simplement ne lui avaient pas assez témoigné de respect ; il se vengeait de mamenka qui avait trop dépensé d’argent pour Pogorelka, argent qui en tout droit aurait dû lui revenir ; il se vengeait de Stepka le Nigaud qui l’avait surnommé Judas ; il se vengeait de la tante Varvara Mikhaïlovna qui, tout à coup, avait eu des enfants, sans que personne ne s’y attendit, grâce à quoi le village de Goriouchkino échappa à la famille Golovleff. Il se vengeait des vivants et des morts.

En rêvant ainsi, il se grisait peu à peu, la terre se dérobait sous ses pieds, les ailes semblaient lui pousser dans le dos. Ses yeux étincelaient, ses lèvres tremblaient et se couvraient d’écume, sa physionomie devenait pâle et revêtait une expression menaçante. Et à mesure que croissait la fantaisie, l’atmosphère qui l’entourait se peuplait de fantômes, avec lesquels il entrait en lutte imaginaire. Son existence en reçut un tel charme et une telle indépendance qu’il ne lui restait plus rien à désirer. Le monde entier était à ses pieds, ce monde restreint, accessible, bien entendu, à sa pauvre pensée. Il pouvait faire varier à l’infini le motif le plus simple le reprenant un millier de fois et chaque fois, le transformant. C’était une sorte d’extase, de somnambulisme, quelque chose de semblable à ce qui se passe aux séances des spirites. L’imagination n’étant en rien contenue, crée une réalité imaginaire qui, par suite de l’excitation continuelle du cerveau, se transforme en une réalité concrète, presque palpable. Ce n’est ni la foi, ni la correction, mais simplement la débauche de l’esprit, l’extase. Dans un tel état, les hommes perdent la nature humaine, leur visage se défigure, leurs yeux brillent, ils parlent malgré eux, le corps fait des gestes inconscients.

Porfiry Vladimiritch était heureux. Il fermait soigneusement les portes et les fenêtres pour ne rien entendre, baissait les rideaux pour ne rien voir. Il faisait à la hâte, presque avec répugnance, toutes les fonctions vitales indispensables qui n’avaient pas de rapports avec son monde fantastique. Lorsque Prokhor frappait à la porte de sa chambre pour lui annoncer qu’il était servi, il s’élançait avec impatience dans la salle à manger, mangeait à la hâte ses trois plats et rentrait de nouveau dans son cabinet. Le matin, il tâchait de se lever le plus tôt possible pour se mettre au travail. Il avait réduit ses heures de prière, prononçait sans les comprendre les paroles du rituel, se signait et élevait les mains machinalement. L’idée même de l’enfer et de ses châtiments cruels (chaque péché avait un châtiment à part) semblait l’avoir abandonné.

Et pendant ce temps, Evprakséiouchka se livrait aux désirs capiteux de l’amour charnel. Hésitant entre le cocher Arkhipouchka et le comptable Ighnat sans pouvoir se décider à choisir l’un ou l’autre et jetant en même temps des regards obliques sur le charpentier Ilioucha aux joues vermeilles, elle ne prêtait aucune attention à ce qui se passait dans la maison. Elle croyait que barine jouait une nouvelle comédie et beaucoup de paroles joyeuses avaient été échangées à ce sujet entre les domestiques affranchis de tout contrôle. Mais un jour, elle entra dans la salle à manger au moment où Judas finissait à la hâte son morceau d’oie rôtie et tout à coup fut prise de frayeur.

Porfiry Vladimiritch était affublé d’une robe de chambre graisseuse où par endroits se montrait la ouate ; il était pâle, non peigné et le menton couvert de poils drus comme brosse au lieu de barbe.

– Barine ! mon petit barine ! qu’avez-vous ? que vous est-il arrivé ? s’écria-t-elle en se précipitant vers lui tout effrayée.

Mais Porfiry Vladimiritch pour toute réponse, eut un sourire si virulent qu’il semblait dire : « Allons ; essaye encore un peu de me blesser maintenant. »

– Mon petit barine ! qu’y a-t-il donc ? Dites, que vous est-il arrivé ? répéta-t-elle.

Il se leva, lui lança un regard plein de haine et dit en scandant chaque mot :

– Si tu oses… traînée… entrer jamais chez moi… dans ma chambre… je te tue.

 

Grâce à ce hasard, l’existence de Porfiry Vladimiritch est devenue du moins extérieurement meilleure. Ne rencontrant aucun obstacle matériel, il se plonge tout à son aise dans la solitude, de sorte qu’il ne s’aperçoit même pas que l’été touche à sa fin. L’on est déjà au mois d’août ; les jours sont devenus plus courts, une pluie fine tombe sans relâche ; la terre est humide, les arbres semblent tristes et se dépouillent de leurs feuilles jaunies. Dans la cour règne un silence continuel ; la domesticité reste chez elle, à cause du mauvais temps, et aussi parce qu’elle se doute que quelque chose d’extraordinaire est arrivé au barine. Evprakséiouchka, entièrement revenue à elle, oublie les robes de soie et les bons amis et reste des heures entières dans la chambre des filles assise sur un coffre et ne sachant que faire. L’ivrogne Prakhor la taquine en lui disant que c’est elle qui fait dépérir barine, qu’elle l’a empoisonné, et qu’elle ne peut manquer de faire une petite promenade en Sibérie.

Et Judas reste enfermé dans son cabinet et rêve. Il se sent encore plus à son aise par ce temps pluvieux : la pluie ne cesse de fouetter les vitres de ses fenêtres, le jetant dans une sorte de somnolence qui permet à sa fantaisie de s’étendre encore plus largement, plus librement. Il s’imagine qu’il est devenu invisible et qu’ainsi, il passe en revue tous ses biens, accompagné du vieux Ilia qui était bailli du vivant de son père et qui depuis bien longtemps repose au cimetière. « Un brave paysan qu’Ilia ! Un serviteur du vieux temps ! Aujourd’hui, les hommes de cette sorte se font rares. On ne sait plus que jaboter, pateliner, et lorsqu’il faut agir – plus personne » ! pense en lui-même Porfiry Vladimiritch très content qu’Ilia soit ressuscité. Sans se presser, tout doucement, posément, invisible pour tous, il s’achemine avec Ilia le long des champs, des ravins, des prés et des vallées vers la lande Oukhovchtchina et tous deux s’y arrêtent, n’en pouvant croire leurs yeux : devant eux se dresse une magnifique forêt de pins touffus ; chacun de ces arbres a deux et trois brasses de circonférence ; les troncs sont droits et nus et les sommets fournis et lanugineux : signes de longévité.

– En voilà une forêt, frère, s’extasie Judas.

– Une forêt protégée ! explique Ilia ; c’est feu votre grand-père qui a interdit d’y couper du bois et qui a ordonné d’en faire le tour avec les icônes – c’est pour cela qu’elle est si belle.

– Et combien, selon toi, la forêt a-t-elle d’arpents ?

– Alors, elle en avait soixante-dix, mais maintenant… l’arpent était alors à peu près une fois et demie plus grand que celui d’aujourd’hui.

– Et combien à ton avis peut-il y avoir d’arbres par arpent ?

– Qui peut le dire ? Dieu seul les a sans doute comptés.

– Mon avis est qu’il y a 600 : 600 arbres par arpent… pour sûr… et encore non par arpent d’autrefois, mais… d’aujourd’hui. Attends ! tais-toi ! si c’est 600… mettons 650… combien y aura-t-il d’arbres sur 105 arpents ?

Porfiry Vladimiritch prend une feuille de papier et multiplie 105 par 650 ; il trouve que cela fait 68.250 arbres.

– Si l’on vend tout ce bois… au détail… comment, penses-tu, peut-on prendre, 10 roubles par arbre.

Le vieux Ilia hoche la tête.

– C’est peu ! dit-il ; – vous savez quel est ce bois ? De chaque arbre on peut tirer un cylindre de moulin et une poutre de charpente, une poutre bonne à n’importe quelle construction, et encore du bois de chauffage, les rameaux… Selon vous, combien coûte un cylindre de moulin ?

Porfiry Vladimiritch feint de ne pas savoir, quoique depuis longtemps il ait tout calculé, tout établi.

– Par ici, un cylindre seul coûte dix roubles et à Moscou, je pense, c’est inappréciable ! Savez-vous comment serait ce cylindre ? C’est à peine si trois chevaux pourraient le transporter. Puis encore un cylindre plus petit, et une poutre, et le bois à chauffage, et les rameaux… De cette façon c’est au moins vingt roubles que l’arbre se vendra.

Porfiry Vladimiritch écoute les propos d’Ilia et ne se lasse pas de l’écouter. Un bon paysan que cet Ilia, fidèle, intelligent ! Et en général, tout dans la propriété réussit à Judas. Ilia a pour second le vieillard Vavilo qui, depuis longtemps, lui aussi, est couché dans la tombe, – encore un homme solide ! L’emploi de comptable est occupé par Philippe, le ci-devant teneur de livres de mamenka, amené, il y a 60 ans, à Golovlevo, d’une propriété éloignée du gouvernement de Vologda ! Les forestiers sont tous des gens infatigables, durs à la peine. Les chiens de garde auprès des magasins sont méchants ! Hommes et chiens, tous sont prêts, à étrangler le diable lui-même pour barine.

– Voyons, frère, combien cela nous fera, si nous vendons toute la forêt au détail ?

Porfiry Vladimiritch se met de nouveau à calculer mentalement, combien coûte le grand cylindre, le petit cylindre, la poutre, le bois de chauffage, les rameaux. Il additionne, multiplie, supprime parfois les fractions, en ajoute ensuite, etc. La feuille de papier se couvre de colonnes de chiffres.

– Tiens, frère, regarde ! dit-il en montrant à Ilia un chiffre si inouï que celui-ci, quoique toujours prêt à quadrupler les biens de son barine, semble douter.

– Le chiffre est un peu trop gros, ce me semble, dit-il, semblant méditer.

Mais Porfiry Vladimiritch n’en doute nullement, lui, et riote doucement.

– Es-tu drôle, frère ? Ce n’est pas moi, c’est le chiffre qui parle… Il y a une science, mon ami… on l’appelle arithmétique… celle-là, ne ment pas, frère ! C’est bon, voilà que nous avons fini avec Oukhovchtchina, allons maintenant voir les Jamy, il y a longtemps que j’y suis allé. Je parie que les paysans y coupent pas mal de bois, oh ! là ! pour sûr ! Aussi le garde Garanka… je sais ! je sais que Garanka est un bon garde, fidèle – à cela, rien à dire, mais toujours… Je crois qu’il commence à aimer les petits verres !

Invisibles, ils s’avancent sans bruit dans l’épaisse forêt de bouleaux ; tout à coup, ils s’arrêtent, retenant leur respiration. Au milieu du chemin une charrette est renversée et près de là, se tient un paysan regardant avec douleur l’essieu rompu. Pendant quelques instants, le paysan s’abandonne à son chagrin, adresse quelques injures à l’essieu et à lui-même, donne un bon coup de fouet au cheval, « tiens, badaud » ! puis, songeant qu’il lui faut aviser – il ne pouvait pas rester comme ça jusqu’au lendemain – jette un regard autour de lui, écoute pour être sûr qu’il n’y a personne aux environs, et son bouleau choisi, sort une hache… Judas reste toujours immobile… Le bouleau tremble, oscille et tombe comme une masse. Le paysan se prépare à couper un morceau assez long pour lui servir d’essieu, mais Judas pense que le moment propice est arrivé. Marchant avec précaution, il se glisse jusqu’au paysan et en un clin d’œil lui arrache la hache des mains. Le voleur, pris en flagrant délit, n’a que le temps de pousser un : ah !

– Ah ! répète Porfiry Vladimiritch en le singeant, – c’est-il permis de voler le bien d’autrui ? Ah ! Et à qui est-il ce bouleau que tu as coupé ? à toi, peut-être ?

– Pardonnez-moi, batiouchka !

– J’ai depuis longtemps pardonné à tous, frère. Je pèche, moi-même devant Dieu, par conséquent, je n’ose pas accuser les autres ! Ce n’est pas moi, mais la loi qui t’accuse. Donc, tu porteras chez moi l’essieu que tu as coupé, en même temps qu’un rouble d’amende ; et attendant, je garde la hache ! Ne crains rien, frère, elle ne sera pas perdue !

Content d’avoir prouvé à Ilia la justesse de son opinion sur le garde Garanka, Porfiry Vladimiritch entre mentalement dans l’izba du forestier et lui fait un sermon approprié. Puis il s’en retourne à la maison et chemin faisant, surprend trois poules d’un paysan dans son champ d’avoine. Rentré chez lui, il s’enferme dans sa chambre et se remet au travail ; dans son esprit, surgit tout à coup un nouveau système d’administration. Tout ce que sa terre renferme et produit, tous les fruits qu’elle rapporte, tout est détaillé et se convertit en argent ; dans cette transformation, les amendes jouent un rôle principal. Les paysans deviennent tout à coup voleurs, coupent son bois et font paître leurs bestiaux dans ses champs ; mais cette circonstance ne chagrine nullement Judas, au contraire, il se frotte les mains de joie.

– Gaspillez, mes amis, volez ! tant mieux ! dit-il tout heureux.

Et aussitôt, prenant une feuille de papier, il se met à calculer et à supputer combien d’avoine produit un arpent et combien cette avoine peut rapporter d’argent si elle est foulée par les poules des paysans et si l’on perçoit l’amende pour tous les dégâts.

– Et cependant si l’avoine est foulée, la pluie la relève, ajoute mentalement Judas.

Plus loin, il calcule combien de bouleaux il y a dans la forêt et combien d’argent ils lui rapporteraient si les paysans les abattaient et payaient ensuite une amende.

– Et cependant, le bouleau me revient tout de même, donc je n’ai pas à couper de bois pour mon chauffage, pense en lui-même Judas.

D’énormes colonnes de chiffres couvrent le papier, d’abord les roubles, puis les dizaines, les centaines, les mille… Judas s’absorbe dans ce travail et il est agité au point qu’il se lève tout couvert de sueur et quitte son bureau pour aller se reposer sur le divan. L’imagination, elle, ne cesse pas de travailler ; mais elle choisit un autre sujet, plus facile.

– C’était une personne intelligente que ma mère, rêve Porfiry Vladimiritch : elle savait exiger, mais aussi elle savait être gentille avec les gens – c’est pour cela qu’on la servait avec plaisir ! Cependant, elle aussi n’avait pas mal de péchés sur la conscience.

À peine Judas avait-il invoqué le souvenir de sa mère qu’elle se levait de sa tombe pour apparaître devant son fils, comme si elle avait senti qu’elle devait se justifier.

– Je ne sais, mon ami, en quoi je suis fautive envers toi ! dit-elle d’une voix abattue – je crois que j’ai…

– Ta ta-ta, ma chère amie ! ne chargez pas votre âme de péchés ! s’écrie Judas, l’arrêtant sans cérémonie – puisque nous en sommes là, je vais tout vous dire. Pourquoi, par exemple, n’avez-vous pas « alors » arrêté ma tante Varvara Mikhaïlovna ?

– Comment pouvais-je l’arrêter ! Elle avait l’âge de disposer d’elle-même !

– Non, attendez. Qu’était-ce que son mari ? un vieillard ivrogne : donc, tout à fait, tout à fait… impuissant ! Et cependant elle eut quatre enfants… d’où ces enfants sont-ils venus, je vous demande un peu ?

– Tu le dis si étrangement, mon ami, qu’il semblerait que j’en fusse la cause !

– Cause ou non, mais vous pouviez bien l’influencer. En riant, en badinant, en l’appelant « petite », « chérie »… alors peut-être aurait-elle eu honte ! Et vous, au contraire : « Varka » « Varka ! » « lâche ! » « effrontée ! » etc. Vous lui avez donné pour amant tous les gars des alentours. C’est pourquoi, elle s’est… elle s’est cabrée, elle aussi ! Et c’est dommage ! Goriouchkino serait à nous maintenant !

– Toujours tu reviens à ce Goriouchkino ! dit Arina Pétrovna ne sachant plus comment répondre à l’accusation de son fils.

– Peu m’importe Goriouchkino ! Moi, je n’ai besoin de rien ! Si j’ai de quoi acheter un cierge et de l’huile pour les images, je suis content ! Mais en général, en bonne justice… Oui, mamenka, je voudrais me taire, mais je ne puis m’empêcher de dire : Vous avez fait là un grand péché !

Arina Pétrovna ne répond plus rien, ses mains seules s’agitent en exprimant, soit la perplexité, soit l’abattement.

– Ou par exemple ceci, continue Judas enchanté de la confusion de sa mère, pourquoi avez-vous acheté pour mon frère Stépane la maison de Moscou ?

– Il le fallait, mon ami ; il fallait bien lui jeter quelque morceau, déclare Arina Pétrovna pour se justifier.

 

– Et il l’a gaspillé sans crier gare. Encore si vous ne le connaissiez pas : il était tapageur, ordurier, irrespectueux et malgré tout… Puis vous avez voulu lui donner la petite propriété du gouvernement de Vologda ! Et quelle propriété ! toute d’une pièce ! ni voisins, ni enclaves, un joli bois, un lac… comme la coquille d’un œuf, que Dieu la garde ! C’est heureux que je me sois trouvé là pour vous empêcher… Ah ! mamenka, mamenka, n’avez-vous pas honte !…

– Mais il est mon fils, comprends-le… quand même mon fils !

– Je le sais et je le comprends même fort bien ! Et toujours il ne fallait pas le faire, il ne le fallait pas ! La maison a donc été payée douze mille roubles d’argent – et où est-il maintenant, cet argent ? Ici, douze mille roubles et Goriouchkino, c’est encore quinze mille roubles au moins… que d’argent en somme !

– Bon ! c’est assez ! ne te fâche pas, pour l’amour de Dieu !

– Je ne me fâche pas, mamenka, je ne fais que raisonner juste, ce qui est vrai, est vrai – je déteste le mensonge ! Toute ma vie, j’ai aimé la vérité ! Dieu lui-même aime la vérité et nous le commande… Prenez, par exemple, Pogorelka : je le dirai toujours, vous avez dépensé beaucoup d’argent, beaucoup trop d’argent pour les réparations.

– Mais je l’ai habité moi-même…

Judas lit sur le visage de sa mère ces mots : Sangsue que tu es ! mais il fait semblant de ne pas s’en apercevoir et continue.

– Qu’est-ce que cela fait que vous y ayez habité, toujours… L’armoire aux images se trouve aujourd’hui à Pogorelka et à qui est-elle ? Le petit cheval aussi ; la cassette à thé… je l’ai vue de mes propres yeux à Golovlevo, encore du vivant de papenka ! et cependant, elle est jolie, la cassette !

– Allons donc !

– Non, mamenka, ne le dites pas ! Certes, cela ne se remarque pas, mais un rouble par ci, cinquante kopecks par là, vingt-cinq kopecks… et le tout quand on compte… Du reste, attendez une minute, je vais vous montrer les chiffres. Les chiffres, ça ne ment jamais, c’est la meilleure preuve !

Porfiry Vladimiritch se précipite de nouveau vers son bureau pour évaluer les pertes que lui avait causées chère amie mamenka. Il médite, calcule, couvre le papier de colonnes de chiffres, en un mot, fait tout pour convaincre Arina Pétrovna. Mais heureusement pour celle-ci, sa pensée incertaine ne peut se concentrer longtemps sur le même sujet. Autre chose se présente à son esprit et donne, comme par enchantement une tout autre direction à sa pensée. La figure d’Arina Pétrovna, qui, une minute auparavant, se tenait là, devant ses yeux, comme vivante s’efface… se plonge dans l’abîme de l’oubli. Ses chiffres s’embrouillent…

Depuis longtemps déjà, Porfiry Vladimiritch avait l’intention de calculer combien pouvait lui rapporter la culture des champs, le moment pour le faire est tout à fait favorable. Il sait que le paysan est toujours dans la gêne, cherche toujours à emprunter et paye sa dette sans fraude et avec intérêt. Le paysan est surtout prodigue du travail qui ne coûte rien, qui par cette raison, ne compte pas lors du payement et est accepté comme signe de ses bons sentiments. Et les gens nécessiteux sont nombreux en Russie, ah ! qu’ils sont nombreux !

Ils sont nombreux, ceux qui ne savent pas aujourd’hui ce qui les attend demain et aussi ceux qui, tournant de tous côtés leur regard plein d’angoisse, ne voient qu’un vide désespérant, n’entendent partout que ce seul mot : donne ! donne ! Et c’est autour de ces malheureux que Judas tend mentalement son immense toile d’araignée, se livrant par moments à une sorte d’orgie violente d’imagination. On est au mois d’avril, et les paysans, comme d’habitude, n’ont rien à manger. « Vous avez tout mangé, mes amis ! vous avez nocé l’hiver et au printemps, il vous faut serrer le ventre ! » pense en lui-même Porfiry Vladimiritch. Il vient de terminer ses calculs au sujet de la culture des champs : le blé de la récolte dernière a été battu en février ; au mois de mars, les grains ont été rentrés dans les magasins et tout est inscrit sous des rubriques différentes, dans les livres. Judas se tient auprès d’une fenêtre et attend. Dans le lointain, sur le pont apparaît sur sa charrette le paysan Foma. Au détour du chemin qui mène à Golovlevo, il tiraille nerveusement les rênes, et faute de fouet, menace de la main son cheval qui peut à peine se traîner.

– C’est ici qu’il vient ! se dit Judas – voilà un cheval ! comment vit-il ! Et cependant s’il l’avait nourri un mois ou deux, il en serait sorti une bête passable qui pourrait se vendre 25 et même 30 roubles.

Cependant Foma s’arrête près du hangar, attache son cheval à la haie, lui donne une brassée de foin, et une minute après, il piétine sur place dans la chambre des filles où Judas reçoit habituellement cette sorte de solliciteurs.

– Allons, mon ami ! qu’as-tu de bon à m’apprendre ? commence Porfiry Vladimiritch.

– C’est au sujet du seigle, soudar…

– Hé, hé, vous avez donc déjà mangé le vôtre ? Ah ! quel malheur ! voilà, si vous aviez moins bu d’eau-de-vie, si vous aviez travaillé et prié Dieu davantage, la terre s’en serait ressentie : là où il y a un grain aujourd’hui, vous en auriez récolté deux ou trois ! Et vous n’auriez pas besoin d’emprunter.

Pour toute réponse, Foma sourit vaguement.

– Tu penses que puisque Dieu est loin, il ne voit pas ? continue Porfiry Vladimiritch – et cependant Dieu est là, et ici, et avec nous quand nous causons, et partout ! Et il voit tout, il entend tout, mais il fait semblant de ne rien voir : « Laissons-les vivre à leur façon, qu’il se dit, nous verrons s’ils penseront à moi ! » Et nous en profitons, et au lieu de faire brûler un cierge, nous portons tout au cabaret et au cabaret… ! C’est justement pour ça que Dieu ne nous envoie pas de seigle, n’est-ce pas, mon ami ?

– Il n’y a rien à dire ! C’est vrai !

– Eh bien, tu vois, tu l’as compris maintenant. Et pourquoi l’as-tu compris ? Parce que Dieu t’a retiré sa grâce : si la récolte de seigle avait été bonne, tu aurais été de nouveau arrogant et si Dieu…

– Ceci est juste et si nous…

– Attends ! laisse-moi dire ! C’est toujours ainsi, mon ami, que Dieu rafraîchit la mémoire à ceux qui l’oublient. Et nous ne devons pas nous en plaindre, mais nous devons nous rappeler que c’est pour notre bien. Si nous pensions à Dieu, il ne nous oublierait pas non plus. Il nous aurait donné de tout ; et du seigle, et de l’avoine, et des pommes de terre, – tiens, mange ! Il aurait aussi pris soin du bétail – regarde un peu ton cheval ! c’est à peine s’il marche ! Il aurait même songé à ta volaille – si tu en as !

– Vous avez encore raison, Porfiry Vladimiritch.

– Respecter Dieu – c’est le principal, puis – les supérieurs qui tiennent le pouvoir du Tzar, les pomiechtchiks, par exemple.

– Mais il me semble, Porfiry Vladimiritch, que nous…

– Il « te semble, » mais si tu réfléchis, il est possible que ça ne soit pas comme tu le dis. Aujourd’hui, quand tu viens me demander du seigle – je ne veux pas mentir ! – tu es très respectueux et gentil envers moi ; et il y a deux ans, te rappelles-tu, quand je suis venu vous dire que j’avais besoin de moissonneurs : « Aidez-moi, frère, tirez-moi de là. » Qu’avez-vous, répondu à ma demande ? « Nous avons à moissonner pour nous, que vous avez répondu, aujourd’hui, nous ne sommes plus au temps où nous travaillions pour les nobles, aujourd’hui, nous sommes libres ! » Vous êtes libres et vous manquez de seigle !

Porfiry Vladimiritch lance à Foma un regard doctoral ; mais celui-ci ne bouge pas.

– Vous êtes trop fiers, c’est justement pour cela que vous n’avez pas de chance. Moi, par exemple : Dieu m’a béni, le Tzar m’a récompensé et cependant, je n’en suis pas plus fier pour ça. Comment puis-je être fier ? que suis-je ? un ver ! un insecte ! C’est pour ça que Dieu m’a béni – pour mon humilité ! Non seulement, il m’a prodigué ses faveurs, mais encore il a inspiré au Tzar l’idée de me récompenser.

– Mon avis est, Porfiry Vladimiritch, qu’auparavant lorsque vous étiez nos maîtres, la vie était sans comparaison meilleure ! dit le flatteur Foma.

– Oui, frères, vous avez eu votre temps ! vous avez fait bombance ! Alors vous aviez de tout, et du seigle, et du foin, et des pommes de terre ! Mais pourquoi invoquer le passé ? Je ne suis pas rancunier ! j’ai même oublié, frère, depuis longtemps l’histoire des moissonneurs ; si j’en ai parlé, c’était en passant ! Tu dis donc que tu as besoin de seigle ?

– Oui, de seigle.

– Tu as l’intention d’en acheter, quoi ?

– Acheter ! acheter ! je voudrais en emprunter… jusqu’à la nouvelle récolte !

– Ah, ah ! sais-tu, frère, que le seigle est cher, aujourd’hui ! Je ne sais vraiment comment faire avec toi…

Porfiry Vladimiritch réfléchit un moment comme si réellement, il ne sait comment faire : d’un côté il lui serait agréable de venir en aide au paysan, de l’autre – le seigle est trop cher…

– Te prêter du seigle – c’est possible, dit-il enfin, – même, à vrai dire, je n’ai pas de seigle à vendre, je n’aime pas trafiquer avec les dons de Dieu ! Mais prêter, c’est autre chose ! car, je me souviens bien, frère, aujourd’hui, je te rends service, demain c’est toi qui me rends la pareille ! Aujourd’hui, c’est moi qui ai l’abondance : prends, sers-toi ! S’il te faut une osmina – prends une osmina ! si tu as besoin d’un tchetvert{38} – prends un tchetvert ! Et demain, peut-être il se trouvera que c’est moi qui irai frapper à ta porte : prête-moi une osmina de seigle, Foma, je n’ai rien à manger !

– Pour ça !… Comme si c’était possible, soudar,… que vous alliez !…

– Moi, personnellement, je n’irai pas, mais je dis… comme exemple… Dans la vie, mon ami, il y a des revers de fortune encore plus grands ! Voilà, on écrit dans les journaux : Napoléon était-il assez fort ! et cependant, lui aussi, a mal calculé… il n’a pas su voir clair. C’est ainsi, frère. Combien te faut-il donc de seigle ?

– Un tchetvert, si vous êtes assez bon…

– Pourquoi pas, mais je le dis à l’avance, il est cher, le seigle aujourd’hui, ah ! qu’il est cher ! Par conséquent, voici comment nous ferons : j’ordonnerai de te verser six tchetvericks et tu me les rendras dans huit mois, plus deux tchetvericks, de cette manière, ça fera juste un tchetvert ! Je ne prends pas d’intérêt, mais un peu plus de seigle…

Foma reste stupéfait en entendant les conditions de Judas. Pendant quelques minutes, il remue les omoplates et garde le silence.

– N’est-ce pas un peu trop, soudar ? dit-il avec hésitation.

– Et si c’est trop – adresse-toi à un autre ! Je ne te force pas, mon ami, je te propose de bon cœur. Ce n’est pas moi qui ai envoyé te chercher, tu es venu me trouver toi-même. Tu m’as fait une demande, je te donne la réponse. C’est comme ça, frère.

– C’est comme ça – je ne dis pas ! mais deux tchetveriks, c’est… comme qui dirait trop ?

– Ah ! ah, ah ! Et moi qui croyais que tu étais un paysan juste, sérieux ! Dis-moi alors comment tu veux que je vive, moi ? Comment dois-je couvrir mes dépenses ? Et elles sont nombreuses, mes dépenses – le sais-tu ? il n’y a pas de fin, mon ami ! Il faut que je donne à celui-ci, que je contente celui-là, que j’indemnise un troisième. Chacun à ses besoins, chacun tombe sur le dos de Porfiry Vladimiritch et c’est lui qui doit payer pour tout le monde ! Puis il faut encore dire : si j’avais vendu le seigle à un marchand, j’aurais reçu l’argent comptant, là, sur la table. L’argent, frère, c’est une sainte chose. Avec l’argent, je m’achète des valeurs d’État et j’en touche les intérêts ! Ni soins, ni soucis, rien que couper un coupon. Et avec le seigle, il faut se trémousser, se fatiguer, se donner toutes les peines du monde… Il s’égraine, perd de sa qualité, puis les souris… Non, frères, l’argent – il n’y a pas de comparaison ! Il est bien temps que j’y songe ! il est bien temps que je convertisse tout en argent et que je vous quitte !

– Restez plutôt avec nous, Porfiry Vladimiritch.

– Je voudrais bien, mon cher, mais je n’en ai plus la force ! Si j’étais comme autrefois, je serais resté, j’aurais encore lutté. Non, il est temps, il est bien temps que je me repose. Je m’en irai à Troitzka-Serguéï, je me réfugierai sous l’aile du saint et personne n’entendra plus parler de moi. Et comme j’y serai bien : tout autour la paix, le calme, la vertu, pas de bruit, de dispute, de querelle – comme dans les Cieux !

En un mot, Foma a beau tourner et virer, l’affaire s’arrange comme le veut Porfiry Vladimiritch. Mais ce n’est pas encore tout. Au moment même où Foma accepte les conditions de l’emprunt, entre en scène un certain Chilipicha, petit terrain d’un arpent tout au plus de superficie.

– Moi, je te rends service, toi, aussi, fais-moi plaisir, dit Porfiry Vladimiritch ; ce ne sont pas des intérêts que je te demande, mais tout simplement un petit service ! Les uns pour les autres et Dieu pour tous. Tu me faucheras ce terrain en t’amusant et je t’en tiendrai compte dans l’avenir ! je suis bon, frère ! Tu me rendras service pour un rouble et moi…

Porfiry Vladimiritch se lève et pour montrer que l’audience est terminée, se signe en regardant l’église. Foma suit son exemple et fait aussi des signes de croix.

 

Foma disparaît ; Porflry Vladimiritch prend une nouvelle feuille de papier, s’arme de sa machine à calculer et les boutons dansent avec une extrême rapidité sous ses doigts agiles… Peu à peu commence toute une orgie de chiffres. Tout l’univers se couvre aux yeux de Judas d’un voile : il passe avec une précipitation fébrile de la machine à calculer à sa feuille de papier, puis de nouveau revient à la machine et ainsi de suite. Et les chiffres s’accumulent, s’accumulent…