Une chaude journée de juillet. Tout semble mort dans la propriété Doubrovino. Travailleurs et oisifs se sont dispersés dans tous les coins et couchés à l’ombre. Les chiens se sont étendus sous l’énorme saule qui se trouve au milieu de la grande cour et on les entend claquer des dents, happant les mouches. Les arbres mêmes sont mornes, immobiles, comme harassés de fatigue. Dans la maison et dans les logements des domestiques, les fenêtres sont ouvertes toutes grandes. Les rayons brûlants viennent d’en haut ; la terre, couverte d’une herbe courte et roussie, flambe ; une lueur insupportable voile de sa nuée d’or les alentours, si bien qu’il est difficile de distinguer le paysage. Et la maison jadis peinte en gris et maintenant pâlie, et le petit parterre qui se trouve devant elle, et la forêt de bouleaux séparée de l’enclos par un sentier passager, et l’étang, et le petit village et les champs de seigle, – tout se noie dans cette vapeur lumineuse. Une foule d’odeurs, depuis le parfum du tilleul jusqu’aux puanteurs de la basse-cour, règnent dans l’atmosphère. On n’entend que le bruit des couteaux hachant la viande partant de la cuisine et indiquant que le dîner se composera de boulettes et d’okrochka{26}.
À l’intérieur de la maison règne une inquiétude silencieuse. La vieille barynia et deux jeunes filles restent dans la salle à manger sans toucher au tricot jeté sur la table. Dans la chambre des servantes, l’on s’occupe de la préparation des sinapismes et des fomentations et le bruit régulier des cuillers, semblable au cri du grillon, seul trouble le silence. Des fillettes, pieds nus, vont et viennent dans les couloirs, passant de l’entresol dans la chambre des filles et vice versa. De temps en temps, du haut de l’escalier retentissent ces mots : « Eh bien ! les sinapismes ! vous dormez, il me semble ! » Et aussitôt une fillette part comme une flèche du dortoir des servantes. Enfin, des pas lourds se font entendre dans l’escalier et le médecin major du régiment entre dans la salle à manger. Le docteur est un homme de haute taille, large d’épaules, au visage coloré, respirant la santé. Sa voix est sonore, sa démarche assurée, ses yeux clairs et gais, ses lèvres épaisses et sensuelles. C’est un jouisseur dans toute l’acception du mot, un jouisseur qui, malgré ses cinquante ans n’a jamais reculé et ne recule pas encore devant une « ribote », un festin. Il est vêtu d’un costume d’été, en élégant : un surtout en piqué d’une blancheur éclatante, aux boutons armoriés. Il entre en faisant claquer sa langue et en se suçant les lèvres.
– Voilà, ma chère, apporte-nous de l’eau-de-vie et quelque chose à mettre sous la dent, dit-il, en s’arrêtant au seuil de la porte, à quelqu’un qui se trouve dans le couloir.
– Eh bien ! quoi de nouveau ? demanda la vieille dame avec inquiétude.
– La grâce de Dieu est inépuisable, Arina Pétrovna, répond le docteur.
– Comment cela ? Donc…
– Voilà. Encore deux ou trois jours – et ce sera fini.
Le docteur fait de la main un signe expressif et chantonne : « Et il fera la culbute, la culbute ! »
– Comment cela ? Les médecins l’ont-ils assez traité !…
Et tout à coup :
– Quels sont ces médecins ?
– Celui de notre district, puis un docteur de la ville.
– Des docteurs ! ! Il y a un mois qu’ils auraient dû lui faire un séton et il aurait vécu !
– Il n’y a donc plus rien à faire ?
– J’ai dit que c’était à la grâce de Dieu ! Je n’ai plus rien à ajouter.
– Et peut-être cela produira-t-il de l’effet ?
– Quoi « cela » ?
– Mais… les sinapismes…
– Peut-être !
Une femme vêtue d’une robe noire et un fichu de même nuance sur les épaules apporte un plateau sur lequel sont posés un carafon d’eau-de-vie et deux assiettes contenant l’une du boudin, l’autre du caviar. À son apparition la conversation tombe. Le docteur se verse un petit verre, le lève à la hauteur de ses yeux et fait claquer sa langue.
– À votre santé ! dit-il à la vieille barynia en avalant la liqueur.
– Merci, batiouchka.
– C’est de cela même qu’est mort à la fleur de l’âge Stépane Vladimiritch, – de l’eau-de-vie, ajoute-t-il en faisant une grimace de satisfaction et en enfonçant sa fourchette dans un morceau de boudin.
– Oui, c’est la cause de bien des morts.
– Tout le monde ne peut pas supporter ce liquide – voilà la raison… ! Mais puisque nous ne le craignons pas, nous allons répéter… À votre santé, soudarynia.
– Buvez, buvez ; à vous cela ne fera pas de mal.
– Non, il n’y a pas de danger. Chez moi, les poumons, et le foie et les reins, et la rate – tout est en ordre ! Oui, j’oubliais. Voilà ! dit-il à la femme en noir qui se tenait près de la porte, semblant vouloir écouter la conversation. Qu’avez-vous pour le dîner aujourd’hui ?
– De l’okrochka, des boulettes, des poulets rôtis, répond la femme avec un sourire aigre.
– Et avez-vous du poisson salé ?
– Comment n’aurions-nous pas de poisson, soudar… il y a de l’esturgeon, du sterlet. Oh ! nous en avons assez…
– Eh bien ! ordonne qu’on nous serve à dîner une botvinia avec de l’esturgeon – un tronçon, tu sais… et le plus gras possible ! Comment te nomme-t-on : Oulitouchka, n’est-ce pas ?
– Oulita, soudar.
– Eh bien ! Oulitouchka, dépêche-toi ! hein !
Oulitouchka se retire et pendant une minute un silence pénible règne dans la chambre. Arina Pétrovna se lève et ouvre la porte pour voir si Oulitouchka est réellement sortie.
– Et lui avez-vous parlé des orphelines, Andréi Ossipitch ? demande-t-elle au docteur.
– Oui.
– Eh bien ?
– Mais c’est toujours la même chose. Dès que je serai rétabli, m’a-t-il dit, je ferai mon testament et je donnerai des lettres de change.
Un silence encore plus pénible se fait dans la salle. Les demoiselles saisissent leurs tapisseries et l’aiguille tremble visiblement dans leurs mains. Arina Pétrovna pousse des soupirs désespérés ; le docteur arpente le plancher en sifflotant : « Culbute ! culbute. »
– Si vous lui aviez parlé d’une manière plus pressante !
– Je n’ai pu mieux dire : « Tu seras un lâche, si tu n’assures pas le sort des orphelines. » Oui, madame, vous avez fait là une fière sottise. Si vous m’aviez appelé il y a un mois, je lui aurais fait un beau séton et je me serais aussi occupé du testament. Et maintenant tout reviendra à Judas, l’héritier selon la loi, c’est sûr.
– Grand’maman, qu’est-ce que tout cela veut donc dire ! s’écrie d’une voix larmoyante l’aînée des deux demoiselles. Qu’est-ce que l’oncle veut donc faire de nous ?
– Je ne sais pas, ma chère, je ne sais pas. Même en ce qui me concerne, je ne sais rien. Aujourd’hui, je suis ici, où serai-je demain ? Peut-être coucherai-je sous quelque hangar, peut-être dans l’izba d’un paysan !…
– Mon Dieu ! comme cet oncle est bête ! se récrie la cadette.
– Vous feriez mieux, jeune fille, de retenir un peu votre langue, lui dit le docteur, et s’adressant à Arina Pétrovna il ajoute : Et pourquoi ne lui parleriez-vous pas vous-même, ma chère dame ? Voyons, tâchez de le convaincre.
– Non, non, il ne voudrait pas m’écouter, il se refuse même à me voir ! L’autre jour, j’ai essayé d’entrer dans sa chambre : « Est-ce pour m’achever que vous êtes venue ? » m’a-t-il dit.
– Je pense qu’Oulitouchka lui monte la tête contre vous.
– C’est bien ça. En outre, elle raconte tout à Porfichka-Sangsue. On dit que celui-ci ordonne de tenir les chevaux attelés afin d’être toujours prêt à partir dans le cas où son frère viendrait à mourir. Et imaginez-vous : il y a quelques jours, Oulita dressa l’inventaire des meubles, de la vaisselle, de tous les effets, afin que rien ne se perde, selon ses propres expressions ! C’est donc nous, nous ! qu’elle veut traiter de voleuses !
– Et pourquoi n’agissez-vous pas avec elle militairement… Une culbute… savez-vous… une culbute !…
Mais le docteur n’a pas le temps de développer son idée : une fillette tout essoufflée fait irruption dans la chambre, criant d’une voix effrayée :
– Barine ! barine demande le docteur !
La famille qui entre en scène nous est déjà connue. La vieille barynia n’est autre qu’Arina Pétrovna Golovlevo ; le moribond est son fils Pavel Vladimiritch, propriétaire de Doubrovino ; les deux jeunes filles Anninka et Lioubinka sont les filles de la défunte Anna Vladimirovna Oulanova, à qui jadis Arina Pétrovna avait jeté un morceau.
Dix ans à peine se sont écoulés depuis l’époque où nous avons vu cette famille et cependant la position des personnages s’est à tel point transformée qu’il ne reste plus trace de l’union artificielle grâce à laquelle la famille Golovleff semblait être une sorte de forteresse. Cette forteresse bâtie par les mains mêmes d’Arina Pétrovna s’écroulait, mais d’une façon si peu bruyante, si inaperçue qu’elle-même, sans comprendre la cause de cette chute, devenait la complice et même l’auteur principal de cette ruine dont l’âme était sans doute Porfichka la Sangsue. De propriétaire despote et absolue de tous les biens des Golovleff, Arina Pétrovna s’est transformée en modeste parasite, vivant chez son fils cadet et n’ayant aucune voix dans l’administration de la propriété. Maintenant sa tête est penchée, son dos courbé, ses yeux éteints, sa démarche indolente ; même sa vivacité de mouvements est disparue. N’ayant plus rien à faire, dans sa vieillesse elle a appris à tricoter, mais entre ses mains, cet ouvrage n’avance presque pas, car sa pensée s’égare continuellement – où ? – elle ne saurait elle-même le dire, en tout cas, ce n’est pas sur ses aiguilles. Elle ne peut se livrer à cette occupation que pendant quelques minutes, puis ses mains tombent d’elles-mêmes et elle se replonge dans ses souvenirs… souvenirs qui ne la quittent qu’au moment où la somnolence sénile s’empare de tout son être débile. Ou bien, elle se lève, va et vient dans les chambres, regarde dans tous les coins, cherche on ne sait quoi, comme une femme qui toute sa vie a possédé des clefs et qui ne sait où, ni comment elle les a perdues.
Le premier coup à l’autorité d’Arina Pétrovna avait été porté non pas autant par l’abolissement même du servage que par les signes précurseurs de cet événement. Tout d’abord, de simples bruits, puis les assemblées de nobles avec leurs adresses, puis les comités provinciaux, puis les assemblées de rédaction, tout cela l’avait fatiguée, troublée. L’imagination d’Arina Pétrovna toujours riche lui peignait des quantités de petits riens. Tantôt elle se posait subitement cette question : « Comment devrai-je appeler Agachka ? probablement Agafiouchka, peut-être même faudra-t-il lui donner de l’Agafia Fédorovna ! » Tantôt elle s’imaginait qu’elle allait et venait dans sa maison vide et que ses domestiques étaient installés à la cuisine et gobelotaient jetant sous la table ce qu’ils avaient de trop.
D’autres fois, elle se figurait que pénétrant dans la cave, elle y trouvait Ioulka et Fenka les joues pleines. Elle voulait les réprimander… Mais puisqu’elles étaient libres, pouvait-elle les punir ?…
Si insignifiants que soient ces petits riens, ils créent toute une réalité fantastique qui absorbe l’homme et paralyse son activité. Arina Pétrovna laissa tout à coup échapper les rênes du gouvernement et, pendant plus de deux ans, ne fit que répéter du matin au soir :
– Au moins, si c’était de deux choses l’une – tout ou rien ! Au lieu de cela, un premier appel, puis un second ! une chandelle à Dieu, l’autre au diable !
À cette même époque, en plein débordement des comités, mourut son mari, réconcilié, content, reniant son Barkoff et toutes ses affaires. Ses dernières paroles furent :
– Je remercie mon Dieu de ce qu’il n’a pas voulu que je me présente devant lui de pair avec les esclaves !
Ces paroles pénétrèrent profondément dans l’âme d’Arina Pétrovna. La mort de son mari et les fantasmagories de l’avenir imprimèrent on ne sait quel aspect de désespoir sur tout Golovlevo. Comme si la vieille maison des Golovleff et tous ses habitants se disposaient à mourir. Porfiry Vladimiritch, d’après quelques plaintes que dans ses lettres Arina Pétrovna avait laissé échapper, comprit avec un tact inouï le trouble qui régnait dans le cerveau de mamenka. Non seulement celle-ci ne sermonnait plus ses fils, mais encore le plus souvent, elle s’en rapportait à l’aide de Dieu qui « en ces temps légers et frivoles n’abandonnait pas même les esclaves, surtout ceux qui par leur richesse étaient le plus sûr soutien de l’Église et de son ornementation. » Judas comprit d’instinct que si mamenka commençait à s’en remettre à la volonté divine, c’est que dans son existence se cachait quelque « défaut ». Et il profita de ce défaut avec toute la ruse qui lui était propre. Sur la fin des mesures d’émancipation, il fit tout à coup une visite à Golovlevo et trouva Arina Pétrovna triste, exténuée.
– Eh bien ! quoi ? que dit-on à Pétersbourg ? fut sa première question.
Porfichka pencha la tête et garda le silence.
– Voyons, mets-toi un peu à ma place, continua-t-elle comprenant d’après le silence du fils qu’il n’y avait rien de bon à attendre ; que vais-je faire avec mes salopes ! j’en ai trente dans la chambre des filles !… Serais-je obligée de les garder à ma charge ? Avec quoi les nourrirai-je ? En ce moment, j’ai des pommes de terre, des choux, du pain, de tout cela en quantité suffisante. Si les pommes de terre manquent, je leur donnerai des choux, ou bien elles se contenteront de concombres ? Mais alors, il faudra que j’aille moi-même au marché et pour tout je devrai donner de l’argent ! Comment nourrir tout ce monde !
Judas fixait chère amie mamenka et souriait amèrement pour lui montrer qu’il partageait ses préoccupations.
– Et si on les laisse courir aux quatre vents : courez, mes chères, allez où vous voulez !… je ne vois pas où tout cela les mènera…
Porfichka sourit comme si cette phrase : « Où tout cela les mènera » lui paraissait particulièrement drôle.
– Non, mon ami, ne ris pas ! Cette affaire est grave, très grave même, à moins que Dieu ne vienne à les éclairer. Prends-moi par exemple, je ne suis pas un trognon, il me faut vivre d’une manière ou de l’autre. Comment faire en cette occurrence ? Quelle éducation avons-nous reçue ? Danser, chanter, recevoir des visites, comment pourrai-je me passer de ces salopes ! Je ne sais ni servir à table, ni ranger, ni faire la cuisine ! Je ne puis rien faire, mon ami.
– Dieu est miséricordieux, mamenka.
– Il l’était, mon ami, mais il ne l’est plus aujourd’hui ! Nous étions bons et le Très-Haut nous venait en aide, nous sommes mauvais et… Pardon, sais-tu ce que je pense : ne vaudrait-il pas mieux que j’abandonnasse tout ? Vraiment, je me ferai bâtir une petite izba, près de la tombe de papenka et j’y vivrai tranquille.
Porfiry Vladimiritch dressa les oreilles ; ses lèvres s’imprégnèrent de salive.
– Qui donc administrera les biens ? dit-il avec réserve comme s’il jetait l’hameçon.
– Eh bien ! vous-mêmes ! Grâce à Dieu, j’en ai assez amassé. Ce n’est pas moi qui dois toujours supporter les peines.
Arina Pétrovna s’arrêta tout à coup et releva la tête. Elle fut frappée tant la physionomie de Judas était souriante, baveuse, huileuse même et pénétrée d’on ne sait quel rayonnement de carnassier.
– Je crois que tu te prépares à m’enterrer, lui dit-elle sèchement ; n’est-ce pas trop tôt, mon cher ! Prends garde ! ne te trompe pas !
Ainsi pour cette fois, l’entretien n’aboutit à rien. Mais il est des conversations qui, une fois commencées, ne se terminent pas. Quelques heures après Arina Pétrovna revint au même sujet.
– Je partagerai la propriété, j’irai à Serguéï-Troïtska, j’achèterai une petite maisonnette près du couvent et m’y établirai, dit-elle.
Mais Porfiry Vladimiritch, après l’expérience du matin, se taisait.
– L’année passée, papenka étant encore de ce monde, continua Arina Pétrovna, j’eus une vision. J’étais toute seule dans ma chambre, tout à coup, j’entendis une voix qui me dit par trois fois : « fais un pèlerinage à Saint-Serge, rends-toi au couvent du saint thaumaturge. » Je me retournai… personne… Je pensai alors en moi-même : c’est une vision… Eh bien, dis-je : « Si ma foi est agréable à Dieu, je suis prête… » J’eus à peine prononcé ces paroles que dans la chambre se répandit un parfum… mais un parfum ! Il est inutile de te dire que j’ordonnai immédiatement de tout disposer pour mon voyage et le soir même je partis.
En invoquant ce souvenir, Arina Pétrovna eut les larmes aux yeux.
Judas en profita pour baiser la main de mamenka, et se permit même de passer le bras autour de sa taille.
– Voilà, vous êtes sage maintenant, dit-il. Ah ! ma chère amie, heureux celui qui vit en paix avec Dieu ! Ses prières montent jusqu’au Très-Haut et le ciel l’aide. C’est comme cela, chère mamenka ! !
– Attends ! Je n’ai encore pas fini ! Le soir du second jour, j’arrive au couvent et je me rends immédiatement à Saint-Serge. C’était justement l’heure des premières vêpres : les chants pieux, les cierges allumés, le parfum de l’encens… je ne savais plus si j’étais sur la terre ou dans les cieux. L’office terminé, je vais chez le père supérieur : « Votre Révérence, lui dis-je, comme votre église est belle aujourd’hui. » Et lui qui me répond : « Mais savez-vous, soudarynia, que pendant ces vêpres, le père Avakoum eut une vision : à peine avait-il levé les mains pour dire la prière, que tout à coup il voit dans la coupole une lueur et un pigeon qui le regarde ! » C’est alors que je me suis dit : « Tôt ou tard, mais avant ma mort, je veux passer quelque temps au monastère de Troïtska-Serguéï. »
– Qui donc pensera à nous ? Qui donc prendra soin de nous, vos enfants ? Ah ! mamenka, mamenka ! !
– Vous n’êtes plus petits, quoi ! Vous prendrez bien vous-mêmes soin de vous ! Et moi… je me retirerai avec les orphelines d’Annouchka près du thaumaturge et je vivrai sous sa protection ! Peut-être aussi l’une d’elles se sentira-t-elle la vocation de servir Dieu, et le monastère Khotkoff est justement à deux pas de là. Je m’achèterai une maisonnette, un petit potager…, j’aurai des pommes de terre, des choux…
Cette conversation oiseuse se renouvela plusieurs jours de suite ; Arina Pétrovna émettait les propositions les plus hardies, les retirait, les renouvelait et finit par arriver à une impasse d’où toute retraite était impossible. À peine six mois après la visite de Judas à Golovlevo, la situation était celle-ci : Arina Pétrovna n’alla habiter ni à Serguéï-Troïtska, ni dans une izba de paysan, près de la tombe de son mari, mais elle partagea ses propriétés entre ses deux fils, ne gardant à sa disposition que le capital. À cette occasion Porfiry Vladimiritch reçut une meilleure part que son frère.
Arina Pétrovna resta comme auparavant à Golovlevo et Judas joua une touchante comédie. Il versait des larmes et suppliait chère amie mamenka d’administrer ses biens sans contrôle, d’en percevoir les revenus et d’en disposer à son gré. « Moi, chère amie, disait-il, je serai content de la part, si petite qu’elle soit, que vous daignerez me donner. » Tout au contraire, Pavel remercia mamenka très froidement (comme s’il montrait les dents), donna sa démission sur-le-champ et s’installa à Doubrovino. Depuis ce moment, la raison d’Arina Pétrovna sembla s’éclipser. L’image de Porfichka-Sangsue (que, jadis elle avait devinée avec une rare perspicacité) se couvrit tout à coup d’un voile. Elle paraissait ne se rendre compte que d’une chose : malgré le partage de la propriété et l’émancipation des serfs, elle continuait de vivre à Golovlevo et comme auparavant, elle ne rendait de compte à personne. Ici, à côté d’elle, vit son autre fils, mais quelle différence ! Tandis que Porfichka confiait tout à la bonne volonté de mamenka, non seulement Pavel ne la consultait en rien, mais encore quand il la rencontrait, il lui parlait à peine. Et plus sa raison s’obscurcissait, plus elle prenait soin des intérêts de son aimable fils. Porfiry Vladimiritch ne lui demandait rien, mais elle prévenait ses moindres désirs. Peu à peu, elle trouvait des défauts dans la configuration de Golovlevo : ici, la terre du voisin s’enfonce dans la propriété – il serait bon d’acheter ce terrain ; là, on pourrait bâtir une petite ferme, mais il y manque du pâturage et comme un fait exprès, il y a à côté une prairie à remettre – et une belle prairie ! ! Et Arina Pétrovna s’excitait, et comme mère et comme ménagère, désireuse de faire valoir ses talents devant son fils chéri. Mais Porfiry Vladimiritch s’était entouré d’une coquille impénétrable. C’est en vain qu’Arina Pétrovna le poussait à acheter ; à toutes ses propositions d’acquérir telle forêt ou telle prairie, il répondait invariablement : « Je suis content de ce que votre bonté a daigné me donner, chère amie mamenka. » Ces réponses ne faisaient qu’exciter davantage Arina Pétrovna. Entraînée d’un côté par des considérations administratives, de l’autre par des polémiques qui avaient trait au lâche Pavlouchka qui vivait là, et se fichait d’elle, elle perdit toute notion des liens réels qui l’attachaient à Golovlevo. Son ancienne soif d’acquisition s’empara avec une force nouvelle de tout son être non pour son compte à elle, mais pour celui de son fils favori. Le bien de Golovlevo s’agrandit, s’arrondit et devint florissant. Et au moment même où le capital d’Arina Pétrovna diminuait, au point qu’il lui était impossible de vivre sur les intérêts qu’il rapportait, Judas lui envoya, avec une lettre des plus respectueuses tout un paquet de feuilles de comptabilité qui lui devaient servir d’exemple à l’avenir dans ses comptes rendus annuels. À côté des objets principaux du ménage, se trouvaient des paragraphes spéciaux pour les framboises, les groseilles vertes, les champignons, etc.
À chaque article étaient ouverts des comptes de ce genre :
En 18… il y avait :
Framboisiers : 00
Nouvellement plantés : 00
Les fraisiers ont donné en fraises 00 pouds, 00 livres 00 zolotniks
Sur ce nombre :
Consommé par vous, chère amie mamenka 00 p., 00 l. 00 z.
Pour les confitures de la maison de son Excellence, Porfiry Vladimiritch Golovleff 00 p., 00 l. 00 z.
Donné au garçon en récompense de sa conduite 00 p., 00 l. 00 z.
Vendu au bas peuple pour son régal 00 p., 00 l. 00 z.
Pourri pour manque d’acheteur ou quelque autre cause 00 p., 00 l. 00 z.
Et ainsi de suite.
Remarque. – Si la récolte de l’année courante est inférieure à l’année précédente, on doit exposer les causes de ce fait, par ex. : la sécheresse, les pluies, la grêle, etc.
Arina Pétrovna resta stupéfaite. En premier lieu, l’avarice de Judas la frappa : jamais elle ne se serait doutée que la groseille verte pût être l’objet d’un article de comptabilité à Golovlevo et son fils semblait justement insister sur ce point ; en second lieu, elle comprenait parfaitement que toutes ces formes n’étaient autre chose qu’une constitution qui lui liait les mains et les pieds. Après l’échange de plusieurs lettres de discussion, Arina Pétrovna offensée et indignée quitta Golovlevo pour s’installer chez son fils Pavel à Doubrovino. Aussitôt après Porfiry Vladimiritch donna sa démission et vint habiter Golovlevo. Dès lors commença pour la vieille la série des jours sombres, voués au repos forcé. Pavel Vladimiritch, en homme privé d’action, était particulièrement vétillard vis-à-vis de sa mère. Il l’accueillit assez bien, c’est-à-dire promit de nourrir, elle et ses nièces orphelines, mais à deux conditions : la première était de ne pas entrer chez lui à l’entresol, la deuxième, de ne pas se mêler de ses affaires.
Cette dernière condition troublait surtout Arina Pétrovna. Tout le ménage de Pavel Vladimiritch était confié à deux personnes : à la femme de charge Oulitouchka, femme pernicieuse et convaincue d’être en correspondance secrète avec Porfichka-Sangsue et au ci-devant valet de chambre de papenka Kiriouchka qui n’entendait rien à la culture des champs et qui chaque jour sermonnait Pavel Vladimiritch. Tous deux volaient sans merci. Que de fois le cœur d’Arina Pétrovna saigna à la vue du pillage qui régnait dans la maison ! que de fois eut-elle envie de le prévenir, d’ouvrir les yeux à son fils au sujet du thé, du sucre, du beurre que l’on gâchait. Maintes fois, sous les yeux mêmes de la vieille barynia, Oulitouchka, sans se gêner le moins du monde, mettait dans ses poches des poignées entières de sucre. Arina Pétrovna, tout en voyant cela, était forcée de rester témoin silencieux de cette dilapidation. Car dès qu’elle ouvrait la bouche, Pavel Vladimiritch l’arrêtait.
– Mamenka, disait-il, il faut qu’un seul commande ici ! Ce n’est pas moi qui l’ai dit – tout le monde agit ainsi. Je sais que mes ordres sont bêtes, – eh bien, qu’ils restent bêtes. Les vôtres sont sages, – gardez-les pour vous ! Vous êtes intelligente, très intelligente même et cependant Judas vous a laissée sans asile.
Pour comble de malechance, Arina Pétrovna fit une horrible découverte : Pavel Vladimiritch s’adonnait à la boisson. Cette passion s’empara de lui peu à peu, grâce à la solitude de la vie de campagne et se développa d’une façon telle qu’il était évident qu’elle le mènerait à sa perte. Dans les premiers temps que sa mère logeait à la maison, il semblait se gêner un peu et descendait assez souvent de son entresol pour venir causer avec elle. Arina Pétrovna remarquait que sa langue s’embrouillait et mettait cela sur le compte de la bêtise. Elle n’aimait pas qu’il vînt « causer » et ressentait pendant ces entretiens une grande gêne. En effet, son fils ne faisait que maugréer continuellement et d’une façon au moins absurde. Tantôt il se plaignait de la sécheresse, tantôt de la pluie, d’autres fois des scarabées qui dépouillaient les arbres du jardin. Tout cela lui offrait une source inépuisable de plaintes. Il se plantait en face de sa mère et commençait ainsi :
– Les nuages couvrent le ciel aux alentours… Golovlevo est-il loin d’ici ? et cependant hier, il a plu chez Sangsue ! et chez nous, rien, pas une goutte d’eau. Oui, les nuages passent tour à tour, et pas la plus petite pluie pour nous.
Ou bien encore :
– En voilà un temps ! Le seigle commence à fleurir et quelles averses ! quelles averses ! La moitié du foin est déjà pourrie et la pluie tombe, tombe sans cesse. Golovlevo est-il loin ? Et cependant Sangsue a déjà rentré son fourrage ; quant à nous cela nous est impossible… C’est avec du foin moisi qu’il nous faudra nourrir le bétail pendant l’hiver !
Arina Pétrovna écoutait généralement en silence ces sottes paroles, mais quelquefois elle ne pouvait s’empêcher de dire :
– Tu n’aurais pas dû rester les bras croisés !
À peine prononçait-elle ces paroles que Pavel Vladimiritch se mettait hors de lui.
– Que vouliez-vous donc que je fasse ! Transférer la pluie de Golovlevo chez nous ! !
– Pourquoi la pluie, mais en général…
– Non, dites, que dois-je faire selon vous ? Pas « en général, » mais en ceci… C’est peut-être le climat que je devrais changer pour vous ? Voyez, à Golovlevo on a besoin de pluie et il en tombe, on n’en a pas besoin et il n’en tombe pas. Voilà pourquoi tout y croît bien… Chez nous c’est l’inverse ! Je verrai ce que vous chanterez lorsque nous n’aurons pas de quoi manger !
– C’est à la grâce de Dieu…
– Il fallait donc dire que cela arrivait par la permission divine. Et vous dites « en général » – ce n’est pas une explication, ça ! !
Quelquefois il en arrivait même à trouver que la propriété lui était à charge.
– Pourquoi m’a-t-on colloqué ce Doubrovino ? se lamentait-il. Qu’y a-t-il de bon ?
– Que trouves-tu de mauvais à Doubrovino, la terre est bonne et il s’y trouve de tout en quantité suffisante ! Qu’est-ce qui te prend tout à coup !
– Ce qui me prend ! c’est que par le temps qui court, il vaut mieux ne pas avoir de propriété du tout ! L’argent – c’est autre chose ! L’argent, ça se prend, ça se met dans la poche et tout est dit. Tandis que cet immeuble…
– En quoi est donc si particulier « ce temps qui court, » que l’on ne puisse pas avoir de propriétés ?
– Vous ne lisez pas les journaux et moi je les lis. Aujourd’hui, les avocats se fourrent partout – comprenez-le bien ! Et cet être-là s’il apprend que vous possédez un bien fonds, il commence à vous talonner.
– Comment peut-il te talonner lorsque tous les papiers sont en règle ?
– Il saura bien vous pressurer. Par exemple Porfichka-Sangsue : il prendra un avoué qui te fera envoyer assignations sur assignations.
– Que dis-tu là ? Il y a des juges, je pense.
– C’est précisément parce qu’il y a des juges que tu recevras des assignations. S’il n’y en avait pas, on t’aurait pris ta propriété sans sommations, mais maintenant on la prendra avec sommations. Voilà, l’oncle de mon camarade Gorloniatoff mourut et celui-ci fut assez bête pour accepter l’héritage. Et quel héritage ! un demi-kopeck et cent mille roubles de dette, et des lettres de change ! Et des faux ! Aussi depuis trois ans, il est en procès ; on a commencé par lui enlever le bien de son oncle et maintenant, c’est le sien qu’on vend aux enchères. Voilà la propriété !
– Est-il possible qu’il y ait une telle loi ?
– S’il n’y en avait pas, on n’aurait pas vendu. Donc, il y a des lois de toutes sortes. Pour celui qui manque de conscience, toutes les lois sont ouvertes, et pour celui qui en a, elles sont fermées. Va, cherche dans le livre !
Anna Pétrovna cédait toujours dans ces disputes. Plusieurs fois l’envie lui venait de crier : « Va-t’en de devant mes yeux, lâche ! » mais réflexion faite, elle se contentait de répéter tout bas : « Mon Dieu ! comment ai-je pu donner le jour à de pareils monstres ? L’un est une vraie sangsue, l’autre – une sorte de bienheureux ! Pour qui ai-je amassé, mon Dieu ! pour qui me suis-je privée de sommeil ! de nourriture ! pour qui ? ! ! » Plus Pavel Vladimiritch s’adonnait à l’ivrognerie, plus ses conversations devenaient fantasques. Anna Pétrovna finit par remarquer qu’il y avait là quelque chose de louche. Ainsi le matin, l’on mettait dans le buffet un carafon rempli d’eau-de-vie et au dîner il était vide. Ou bien se tenant dans le salon, elle entendait un frôlement mystérieux dans la salle à manger, et lorsqu’elle criait : Qui est là ? pour toute réponse, son oreille saisissait un bruit de pas s’éloignant dans la direction de l’entresol.
– Ma chère ! il me semble qu’il boit ! dit-elle un jour à Oulitouchka.
– Ils s’en occupent, répondit celle-ci d’un ton violent.
Convaincu que sa mère l’avait deviné, Pavel Vladimiritch mit de côté toute cérémonie. Un beau jour, le petit buffet disparut de la salle à manger, et à la question d’Anna Pétrovna qui lui demandait où on l’avait mis, Oulitouchka répondit :
– Ils ont ordonné de le transporter à l’entresol ; là ils seront plus libres.
En effet à l’entresol, les carafons se succédaient les uns aux autres avec une promptitude étonnante. Enfermé dans ses appartements, Pavel Vladimiritch se prit de haine pour la société et se créa une vie de rêve. C’était tout un roman bêtement héroïque dont les héros étaient lui et Porfichka Sangsue. Il ne comprenait pas bien lui-même à quel point était profonde la haine qu’il vouait à Porfichka, mais il le détestait de toutes ses forces, de toute son âme, il le détestait sans trêve, à chaque moment de son existence. Comme s’il était là, à chaque instant devant ses yeux s’agitait l’image du repoussant Judas, retentissait à son oreille le bavardage larmoyant, hypocrite de Sangsue, bavardage empreint d’une méchanceté sèche, presque abstraite, pour tout ce qui existait, pour tout ce qui ne se soumettait pas au code créé par ses principes d’hypocrisie. Pavel Vladimiritch buvait et se souvenait. Il se rappelait toutes les offenses, toutes les humiliations qu’il avait eu à endurer, grâce aux prétentions de Judas au rôle de chef de famille. Il se remémorait surtout le partage, comptait tous les sous de moins qu’il avait reçus, comparait chaque parcelle de terre et se livrait à sa haine. Dans son imagination échauffée par le vin prenaient naissance des drames entiers où toutes les injures étaient payées et où l’offenseur était non Judas, mais lui-même.
Tantôt il s’imaginait avoir gagné deux cent mille roubles et venir annoncer cette nouvelle à son frère (toute une scène avec conversations) et la figure de « Sangsue » devenait jaune d’envie. Tantôt c’était son oncle qui mourait (quoiqu’il n’eût pas de grand oncle) ; il lui laissait un million et à Porfichka pas un sou ! ! D’autres fois, il se figurait avoir trouvé le moyen de se rendre invisible et, à l’aide de cette métamorphose, il faisait à Judas des vilenies telles que ce dernier en gémissait. Dans l’invention de ces polissonneries, il était inépuisable et un rire absurde se répercutait en échos dans l’entresol à la grande satisfaction d’Oulitouchka qui s’empressait de renseigner Porfiry Vladimiritch sur ce qui se passait. Il détestait Judas et en même temps le craignait. Il savait que les yeux de son frère lançaient un fluide enchanteur, que sa voix, comme un serpent, pénétrait dans l’âme et paralysait la volonté. C’est pourquoi il refusait catégoriquement de le voir. Quelquefois Sangsue venait à Doubrovino baiser la main à « chère amie mamenka » (il l’avait chassée de chez lui, mais ne cessait pas néanmoins de lui témoigner du respect), alors Pavel Vladimiritch s’enfermait à clef pendant tout le temps que durait la visite de Judas.
C’est ainsi que s’écoulèrent les journées jusqu’au moment où Pavel Vladimiritch se trouva atteint par une maladie mortelle.
Le docteur passa la nuit pour la forme et le lendemain matin repartit pour la ville. Au moment de son départ, il déclara que le malade n’avait plus que deux jours à vivre et qu’il était trop tard pour penser à des dispositions quelles qu’elles fussent, car il n’avait même plus la force de signer lisiblement son nom.
– S’il signe, il le fera de façon que vous aurez ensuite maille à partir avec la justice, ajouta-t-il ; Judas est là et malgré tout le respect qu’il témoigne à sa mamenka, il ne manquera pas de lui intenter un procès « en faux » et si « chère amie » est envoyée en Sibérie, tout ce qu’il fera, ce sera de faire chanter un Te Deum en l’honneur du voyageur.
Toute la matinée, Arina Pétrovna fut comme abasourdie. Elle essaya de prier, dans l’espoir de recevoir une inspiration divine, mais la prière était loin de son esprit, et sa langue même ne lui obéissait plus ; elle avait beau commencer : Dieu, mon Dieu, viens à notre aide, tout à coup, sans réfléchir, elle en venait au : délivre-nous des tentations du diable ! « Purifie-moi ! purifie-moi ! » répétait machinalement sa langue, tandis que sa pensée errait en liberté, tantôt pénétrant à l’entresol, tantôt se faufilant dans les caves (que de provisions y étaient amassées en automne et maintenant tout était pillé.) Par moments, elle se reportait sur des souvenirs éloignés, bien éloignés. Tout autour planaient, des demi-ombres grises, et dans ces crépuscules, se mouvaient, on ne sait quels hommes, quelle foule, affairée, préoccupée, thésaurisant ! Bienheureux hommes, bienheureux hommes… comme l’encensoir… instruis-moi, instruis-moi ! Mais voilà que peu à peu sa langue aussi s’arrêta, ses yeux regardaient les images sans les voir, sa bouche s’ouvrait toute grande, ses mains se fermaient et toute sa personne se tenait immobile, comme glacée ! Elle s’assit enfin et se prit à pleurer. Des larmes abondantes se répandaient de ses yeux éteints sur ses joues séniles, se réunissant dans les rides et tombant en gouttelettes sur le col de sa vieille blouse en percaline. C’était quelque chose d’amer, de désespéré et d’empreint en même temps d’une obstination impuissante. Et la vieillesse, et la maladie, et la misère de sa situation – tout semblait chez elle appeler la mort comme l’unique issue possible ; mais les souvenirs du passé, avec son bien-être, son autorité, sa grandeur l’obsédaient et la rattachaient à la terre. Ce mot « mourir » lui trottait par la tête et une minute après était remplacé par celui-ci « vivre ! » Elle ne pensait ni à Judas, ni à cet autre fils qui se mourait – tous deux semblaient ne plus exister pour elle. Elle ne s’occupait de personne, n’accusait personne et ne savait même plus si elle avait un capital et s’il était suffisant pour mettre sa vieillesse à l’abri du besoin. Une angoisse, une angoisse mortelle s’empara de tout son être. C’était pénible, c’était amer, – voici l’unique explication qu’elle aurait pu donner de ses larmes. Ces pleurs venaient de loin ; ils s’accumulaient goutte à goutte depuis le moment où elle avait quitté Golovlevo pour venir s’installer à Doubrovino. Elle était déjà préparée à ce qui devait arriver, elle prévoyait, s’attendait à tout cela… ; mais elle ne se figurait pas que cette fin prévue et attendue dût arriver. Et maintenant cette heure était venue, heure pleine d’angoisses et de solitude désespérante.
Toute sa vie, elle organisa « quelque chose », se tua pour arriver à son but et il se trouvait que ce « quelque chose » n’était qu’un fantôme. Toute sa vie, le mot « famille » ne quitta pas ses lèvres ; au nom de la famille, elle punit les uns et récompensa les autres, elle s’infligea des privations, se tortura, troubla sa vie et voici que tout à coup la famille lui manquait. « Mon Dieu ! est-il possible que ce soit partout la même chose ! » telle est l’idée qui tourbillonnait dans son cerveau. Elle restait la tête appuyée sur la main, tournant son visage baigné de larmes vers le soleil, comme pour lui dire : regarde ! Elle ne gémissait pas, ne maudissait pas, mais elle sanglotait tout doucement comme si les larmes l’étouffaient. En même temps, ces paroles torturaient son âme :
– Je n’ai plus personne ! je n’ai plus personne ! personne ! personne !
Mais les larmes tarirent aussi. Après avoir trempé son visage dans l’eau froide, elle se traîna sans but dans la salle à manger, mais là, les jeunes filles l’obsédèrent de plaintes qui, cette fois, lui parurent singulièrement importunes.
– Que deviendrons-nous donc, grand’mère ? Est-il donc possible que nous restions sans rien ? disait d’un air chagrin Anninka.
– Comme cet oncle est bête ! ajoutait Lioubinka, en faisant chorus avec sa sœur.
Vers midi, Arina Pétrovna se décida à pénétrer dans la chambre de son fils. Marchant avec précaution sur la pointe des pieds, elle monta l’escalier, trouva à tâtons dans l’obscurité la porte de l’appartement de Pavel Vladimiritch. Dans les chambres régnait une demi-obscurité, car les jalousies vertes étaient closes et la lumière s’y frayait à peine un passage. L’appartement depuis longtemps déjà n’avait pas été aéré et l’atmosphère était un affreux mélange de gaz, dans lesquels dominaient les odeurs de la fraise, des emplâtres, de la lampe d’ikone et ces miasmes particuliers dont la présence révèle la maladie et la mort. L’entresol ne comprenait que deux chambres : dans la première se tenait Oulitouchka qui pilait des fraises et soufflait avec acharnement sur les mouches dont l’essaim tourbillonnait au-dessus des groseilles vertes et qui se posaient effrontément sur son nez et ses lèvres. Par la porte entr’ouverte de la chambre voisine se faisait entendre sans relâche une toux creuse et sèche qu’interrompait de temps en temps une pénible expectoration. Arina Pétrovna s’arrêta indécise, fixant les ténèbres, ayant l’air d’attendre ce qu’allait entreprendre Oulitouchka à sa vue. Mais celle-ci ne bougea pas, comme si elle était tout à fait convaincue que toute tentative d’influencer le malade devait rester stérile.
Elle ne laissa paraître qu’un petit frémissement de colère sur ses lèvres, et Arina Pétrovna crut entendre murmurer le mot : Diablesse !
– Si tu allais en bas, ma chère ? dit-elle à Oulitouchka.
– Quelles sont ces nouveautés-là ? répondit celle-ci grossièrement.
– Je veux parler à mon fils. Va-t’en !
– De grâce, soudarynia ! comment puis-je le laisser ? Si tout à coup il venait à avoir besoin de moi !
– Qui est là ? retentit sourdement de la chambre à coucher.
– Mon ami, ordonne à Oulita de descendre. J’ai à te parler.
Cette fois-ci, Arina Pétrovna insista de telle façon qu’elle resta victorieuse. Elle fit un signe de croix et pénétra dans la chambre. Près du mur, en face la fenêtre se trouvait le lit du malade. Celui-ci était couché sur le dos, couvert d’un drap blanc et, presque inconsciemment, il tirait des bouffées de fumée de sa cigarette. Malgré cela, les mouches l’obsédaient à tel point qu’il devait porter sans cesse à son visage l’une ou l’autre main. Ses bras étaient si maigris, dépourvus de muscles, que les contours de l’os se dessinaient de la main à l’épaule.
La tête était collée par on ne sait quel mouvement désespéré au coussin, sa face et tout son corps brûlaient de fièvre. Ses grands yeux ronds, enfoncés dans leur orbite promenaient leur regard vague d’un objet à l’autre ; son nez s’était allongé et aminci, sa bouche entr’ouverte.
Il ne toussait plus, mais respirait avec une telle force qu’on aurait dit que toute l’énergie vitale s’était concentrée dans sa poitrine.
– Eh bien ! comment te sens-tu aujourd’hui ? lui demanda Arina Pétrovna en s’asseyant à ses pieds sur un fauteuil.
– Comme ci, comme ça… demain… c’est-à-dire aujourd’hui… Quand le docteur est-il venu chez nous ?
– Aujourd’hui même.
– Donc c’est demain…
Le malade s’agitait sur son lit, s’efforçant de se rappeler le mot dont il avait besoin.
– … tu pourras te lever ? ajouta Arina Pétrovna en lui venant en aide. Dieu le veuille, Dieu le veuille ! mon ami !
Pendant quelques minutes, tous les deux restèrent silencieux. Arina Pétrovna avait envie de dire quelque chose, mais pour cela, il fallait qu’il y eût conversation. Et c’était justement cela qu’il lui était difficile de trouver dans ses tête-à-tête avec Pavel Vladimiritch.
– Judas… Vit-il ? demanda enfin le malade.
– Que veux-tu qu’il lui arrive ? Il vit.
– Sans doute il pense : Voici mon frère Pavel qui se meurt…, c’est encore un bien qui me revient, par la grâce de Dieu !
– Chacun de nous mourra et après nous, les biens reviendront… aux héritiers légaux…
– Mais pas à Sangsue. Je jetterai tout aux chiens plutôt que de lui donner… !
L’occasion était excellente. Pavel Vladimiritch avait entamé lui-même la conversation et Arina Pétrovna ne manqua pas d’en profiter.
– Il faudrait penser à cela, mon ami, dit-elle comme en passant, sans regarder son fils et en examinant ses mains si attentivement qu’on aurait pu croire qu’elles étaient le principal objet de son attention.
– À quoi ? « à cela ? »
– À ce sujet, si tu ne veux pas que ton bien revienne à ton frère…
Le malade se taisait. Mais ses yeux s’agrandirent démesurément et son visage devint de plus en plus rouge.
– Il faut aussi prendre en considération que tu as des nièces orphelines… Est-il grand leur capital ? Et puis ta mère ?… continua Arina Pétrovna.
– Vous aviez bien le temps de tout donner à Judas ?
– N’importe… je sais que c’est ma faute… mais le péché n’est-il pas aussi grand ?… Toujours est-il mon fils !… Et toi aussi tu pourrais bien ne pas rappeler ça à ta mère.
Il se fit un profond silence.
– Eh bien ! tu ne dis rien !
– Et vous avez l’intention de m’enterrer, bientôt ?
– Pourquoi enterrer… mais toujours… Les autres chrétiens aussi… On ne meurt pas pour cela… mais en général…
– Oui, c’est cela, « en général ». Avec vous, c’est toujours « en général ». Vous croyez que je ne vois rien !
– Que vois-tu donc, mon ami ?
– Je vois…, je vois que vous me prenez pour un sot ! Eh bien ! admettons que je le sois – et tel je reste ! pourquoi donc venez-vous chez un sot ? Restez chez vous, ne vous inquiétez pas !
– Et je ne m’inquiète pas. Je voulais seulement… en somme… puisque la limite de la vie est fixée à chaque homme…
– Eh bien ! Attendez !
Arina Pétrovna baissa la tête et se plongea dans ses réflexions. Elle voyait très bien que sa cause allait mal, mais le désespoir de l’avenir la tourmentait à tel point que même l’évidence ne pouvait la convaincre de l’inutilité de nouvelles tentatives.
– Je ne sais vraiment pas pourquoi tu me détestes ! s’écria-t-elle enfin.
– Pas du tout… je vous… pas du tout ! je vous suis même très… Comment donc ! vous nous avez si bien menés… sans faire de différence entre nous !
Il parlait par saccades, suffoquant. Dans le son de sa voix perçait on ne sait quel rire brisé et en même temps vainqueur ; des étincelles apparaissaient dans ses yeux ; les épaules et les pieds étaient en proie à des frissons nerveux.
– Qui sait ! Peut-être ai-je eu quelque tort envers toi, eh bien ! pardonne-le moi pour l’amour de Dieu !
Arina Pétrovna se leva et salua en touchant de la main le parquet. Pavel Vladimiritch ferma les yeux et ne répondit pas.
– En ce qui concerne l’immeuble… il est vrai que dans l’état où tu es, il n’y a pas de quoi penser à prendre des dispositions… Porfiry est l’héritier légal, eh bien ! que l’immeuble lui revienne… Mais quant au bien meuble, au capital, c’est autre chose ! dit Arina Pétrovna, se décidant enfin à exprimer sa pensée.
Pavel Vladimiritch tressaillit, mais ne répondit rien. Il est possible qu’à ce mot « capital », ce n’étaient pas les insinuations d’Arina Pétrovna qui le faisaient songer, mais tout simplement cette pensée : septembre approche, c’est le moment de recevoir les intérêts ; soixante-sept mille six cents multipliés par cinq et divisés par deux, combien cela fait-il ?
– Peut-être penses-tu que je désire ta mort, détrompe-toi, mon ami ; fais-moi la grâce de vivre et tu m’ôteras tout souci ! Que me faut-il ? Chez toi, je suis non seulement chauffée, nourrie, mais encore si l’envie me vient de prendre quelques douceurs, j’ai tout sous la main ! Si je parle, c’est que les chrétiens font ainsi… dans l’attente de la vie future…
Arina Pétrovna s’arrêta comme cherchant l’expression propre.
Pavel Vladimiritch se tenait immobile, toussant doucement et rien chez lui ne pouvait indiquer s’il entendait ou non.
– Le capital peut donc être remis du vivant de la main à la main, ajouta Arina Pétrovna comme en passant et elle se remit à examiner ses mains.
Le malade eut un tressaillement imperceptible qui échappa à sa mère et elle continua :
– Le capital, mon ami,… la loi le permet… peut être transmis… car c’est une chose qui s’acquiert. Aujourd’hui il est ici, demain il n’y est plus. Et personne ne peut m’en demander compte, je le donne à qui je veux.
Tout à coup, Pavel Vladimiritch se mit à rire méchamment.
– Vous vous êtes probablement rappelé l’histoire de Palotchkine, dit-il avec un sifflement de reptile : – Celui-là aussi remit à sa femme le capital de la main à la main et l’autre s’enfuit avec son amant !
– Je n’ai pas d’amant, mon ami !
– Alors vous vous enfuirez toute seule… sans amants… avec le capital.
– Une bien jolie opinion que tu as de moi !
– Je n’ai de vous aucune opinion… Vous m’avez fait passer pour un sot aux yeux de tout le monde… eh bien ! je suis sot et je le reste… Regardez-moi un peu… quel truc vous avez inventé !… donner le capital de la main à la main. Et moi ! dois-je donc aller au couvent pour me sauver, et regarder comment vous disposerez de mon argent ?
Il prononça tout cela d’une traite, s’agitant, s’échauffant, et à la fin de sa tirade, il fut complètement exténué. Une quinte de toux le prit pendant un quart d’heure, il toussa, toussa si fort qu’il était vraiment étonnant de voir combien ce misérable squelette humain renfermait encore de force. Enfin il reprit haleine et ferma les yeux. Arina Pétrovna jetait autour d’elle des regards effarés. Jusqu’à ce moment, au fond de son âme, elle n’avait pas encore perdu tout espoir, maintenant elle était définitivement convaincue que toute nouvelle tentative de faire entendre raison au moribond ne pouvait qu’accélérer le triomphe de Judas. Et involontairement devant ses yeux se présentait l’image de Porfichka : le voilà qui suit le cercueil, qui donne à son frère le dernier baiser de Judas et deux vilaines larmes coulent de ses yeux… La bière est descendue dans la fosse : « A-a-di-eu ! frère ! » s’écrie Judas tiraillant ses lèvres, dressant sa prunelle et tâchant de donner à sa voix une intonation triste. Aussitôt après se tournant à demi vers Oulitouchka, il lui dit : « Surtout n’oublie pas d’emporter à la maison le koutiia{27}. Et qu’on le serve sur une nappe blanche… il nous faut encore une fois honorer la mémoire de mon frère ! » Le repas mortuaire est terminé et pendant tout ce temps, Judas n’a pas cessé d’entretenir le pope des vertus du défunt, trouvant chez son auditeur une entière approbation de ses louanges. « Ah ! Frère ! frère ! pourquoi n’as-tu pas voulu vivre avec nous ? » s’écrie-t-il en se levant de table et étendant la main pour recevoir la bénédiction du prêtre. Enfin toutes les cérémonies sont finies et Judas se promène en maître dans les chambres, reçoit les objets, fait l’inventaire et jette sur sa mère des regards de défiance lorsqu’un doute traverse son esprit au sujet de la disparition de quelque chose.
Toutes ces scènes inévitables de l’avenir se déroulaient devant les yeux d’Arina Pétrovna avec une précision étonnante et dans ses oreilles bourdonnait la voix huileuse et perçante de Judas qui lui disait :
– Vous souvenez-vous, mamenka, que le frère avait de jolis petits boutons en or,… de si jolis boutons ?… Il les mettait aux jours de fête… Où donc peuvent-ils être maintenant ? Je ne puis le comprendre… ! !
À peine Arina Pétrovna avait-elle eu le temps de descendre, qu’en haut de la colline, près de l’église, apparut une calèche attelée de quatre chevaux. Au fond de la calèche se tenait Porfiry Vladimiritch, nu-tête, faisant des signes de croix dans la direction du temple ; en face de lui étaient assis ses deux fils Pétinka et Volodenka. Arina Pétrovna sentit son cœur s’arrêter dans sa poitrine : « Le renard flaire la charogne, » pensa-t-elle. Les demoiselles eurent peur aussi et se serrèrent contre grand’maman. La maison, jusqu’ici silencieuse, devint tout à coup bruyante ; l’on entendait frapper les portes, les servantes accouraient et les cris : « Barine vient ! barine vient ! » retentissaient de toutes parts ; les gens se précipitaient vers le perron. Les uns se signaient, les autres restaient simplement en attendant, mais tout ce monde savait pertinemment que tout ce qui s’était passé jusqu’à ce jour à Doubrovino n’était que temporaire. Maintenant allait régner un nouvel état de choses ; la propriété allait avoir son vrai maître. Beaucoup d’anciens domestiques recevaient du ci-devant barine leurs provisions mensuelles ; un grand nombre d’entre eux possédaient du bétail et le nourrissaient avec le foin de la propriété, mettaient le potager à leur usage, en un mot vivaient « librement » ; il était donc naturel que tout ce monde s’intéressât à cette question : « Le nouveau barine laissera-t-il subsister les anciennes coutumes ou bien les remplacera-t-il par de nouvelles ? » Sur ces entrefaites, la calèche s’arrêta devant le perron et Judas comprit d’après l’accueil qu’on lui fit que la « fin » était proche. Il descendit de sa voiture, sans se presser. D’un signe, il écarta les gens qui se précipitaient pour lui baiser la main, puis les mains jointes il monta lentement l’escalier en marmottant une prière. Sa physionomie exprimait en même temps que la peine une profonde résignation. Comme homme, il était chagriné ; comme chrétien, il n’osait pas se plaindre. Il demandait l’aide de Dieu, mais c’était surtout à la volonté de la Providence qu’il se confiait. Ses fils, l’un à côté de l’autre, marchaient derrière lui. Volodenka singeait son père, c’est-à-dire pliait ses mains, jouait des prunelles et remuait ses lèvres, Pétinka s’amusait des simagrées de son frère. Derrière eux venait toute la foule des gens de service. Judas baisa la main à mamenka, l’embrassa sur le bouche, puis lui rebaisa la main, lui donna quelques petites tapes caressantes sur la taille et secouant tristement la tête, lui dit :
– Toujours vous vous laissez abattre. Ce n’est pas bien, ma mie, oh ! oh ! comme c’est mal ! Vous devriez vous demander : que dira Dieu en me voyant ainsi ? Il dira ceci : Moi, dans ma sagesse, je fais tout pour le mieux, et elle se plaint ! Ah ! mamenka, mamenka !
Puis après avoir embrassé ses deux nièces, il leur dit avec cette même voix dont le timbre décelait un séduisant sentiment de parenté :
– Et vous, péronnelles, je crois que vous pleurez aussi ! Je n’aime pas ça, vous savez ! Faites risette, souriez donc, voyons ! !
Il se mit à faire semblant de taper du pied, mais en réalité, il plaisantait avec bonté.
– Regardez-moi, continua-t-il, comme frère, je me chagrine. J’ai versé des pleurs plus d’une fois… Je plains mon frère, je le plains jusqu’aux larmes… Mais après m’être livré un instant à ma douleur, je reprends mes esprits : Dieu, pourquoi est-il là ? Se peut-il que Dieu sache moins que nous pourquoi et comment… Alors je raisonne et me ranime. Et c’est ainsi que chacun doit agir. Et vous, mamenka, et vous, mes petites nièces, et vous… tous ! ajouta-t-il s’adressant aux domestiques. Regardez comme je suis brave !
Et il représenta avec la même séduction un « brave » : il se redressa, avança un pied, bomba la poitrine et rejeta la tête en arrière. Chacun sourit, mais d’un sourire aigre qui semblait dire : « Voilà l’araignée qui commence à tisser sa toile. »
Une fois sa représentation terminée dans la salle, Judas passa au salon et baisa de nouveau la main de mamenka.
– C’est comme ça, chère amie ! dit-il en s’asseyant sur le divan. Voilà frère Pavel aussi…
– Oui, Pavel aussi… répondit doucement Arina Pétrovna.
– Oui, oui, oui,… c’est tôt, c’est trop tôt ! Vous savez, mamenka, mot, quoique je vous donne du courage, mais au fond de l’âme, je suis aussi… je… je plains beaucoup, beaucoup le frère ! Il ne m’aimait pas, Pavel… oh non ! il ne m’aimait pas ! Peut-être est-ce à cause de cela que Dieu le punit.
– Dans un tel moment, il faudrait ne plus se souvenir de cela et mettre de côté les vieilles querelles…
– Je les ai oubliées depuis longtemps, mamenka ! C’est pour cela que je dis : le frère ne m’aimait pas, pourquoi ? je ne sais pas. Moi qui faisais tout… directement et indirectement… et « mon chéri » par ci et « petit frère » par là – rien n’y faisait, il me fuyait – et c’était tout ! Maintenant Dieu l’en punit !
– Je te le répète ! ce n’est pas le moment d’en parler ! Ici un homme se meurt !
– Oui, mamenka, c’est un grand mystère que la mort ! Vous n’en savez ni le jour ni l’heure. Lui, par exemple…, il tirait ses plans, il croyait se trouver si haut, si haut que personne ne pût l’atteindre et voilà que d’un seul coup, le Très-Haut a miné tous ses rêves. À présent, peut-être serait-il bien aise de racheter ses péchés, mais ils sont déjà inscrits dans le livre de vie. Et il n’est pas facile, mamenka, d’en rayer ce qu’y est inscrit !
– Le repentir est accepté… je pense.
– Je le souhaite, je le souhaite au frère de toute mon âme. Il ne m’aimait pas – et moi je lui veux du bien. Je ne veux de mal ni aux gens haineux, ni aux offenseurs ! Il a été injuste envers moi – Dieu lui a envoyé la maladie, en tout cas je n’y suis pour rien ! Souffre-t-il beaucoup, mamenka ?
– Pas trop… Le docteur nous a même donné quelque espérance, dit Arina Pétrovna, mentant avec intention.
– Vous voyez que tout va bien ! Ne vous chagrinez donc pas, chère amie, peut-être se remettra-t-il sur pied ! Nous nous tourmentons ici, nous maugréons contre le Créateur, et lui, peut-être, est-il tranquille dans son lit, remerciant Dieu de sa guérison.
Cette idée parut si agréable à Judas qu’il ébaucha un petit sourire.
– Et moi, mamenka, je viens chez vous pour quelques jours, continua-t-il comme s’il faisait à sa mère une surprise agréable : – entre parents, ma chère… vous savez ! sans façon comme frère… et consoler et conseiller… enfin prendre des dispositions… vous permettez ?
– Quelle permission puis-je donner ? moi-même je suis « en visite » ici !
– Eh bien, voilà, mamenka chérie. Puisque nous sommes aujourd’hui vendredi, faites-moi préparer un dîner maigre, si c’est un effet de votre bonté. Du poisson salé, quoi ! des champignons et des choux, il ne m’en faut pas beaucoup, vous savez ! Et moi en attendant… comme parent… j’irai chez le frère à l’entresol… peut-être réussirai-je ! Si ce n’est pour le corps, c’est pour l’âme… je pourrai peut-être faire quelque chose d’utile. Et dans sa situation l’âme a plus d’importance. Nous pouvons soigner le corps par des potions, des médicaments, mais à l’âme il faut quelque chose de plus… solide.
Arina Pétrovna ne répondit pas. L’idée de la « fin » inévitable la pénétrait à tel point que c’était avec une sorte de torpeur qu’elle contemplait et écoutait tout ce qui se passait autour d’elle. Elle vit comment Judas se leva en poussant de petits gémissements, comme il se courba et se retira en traînant les pieds (il aimait quelquefois à jouer à l’infirme ; cela lui semblait plus respectable) ; elle comprenait que l’apparition subite de Sangsue devait profondément agiter le malade et peut-être même accélérer le dénoûment, mais après les émotions de la journée, elle était saisie d’une telle fatigue qu’elle se sentait comme dans un rêve.
Pendant que tout ceci se passait, Pavel Vladimiritch se trouvait dans un état d’inquiétude indescriptible. Il était seul à l’entresol et cependant il entendait dans la maison un bruit, une animation extraordinaire. Les battements de portes, les pas résonnant dans le couloir lui paraissaient renfermer quelque chose de mystérieux. D’abord il cria, appela de toutes ses forces, mais s’étant convaincu que ses cris étaient inutiles, il rassembla toute son énergie, s’assit sur son lit et se mit à écouter. Après le brouhaha des conversations, un silence morne régnait dans la maison. Quelque chose d’inconnu, de terrible l’enveloppait de toutes parts. La lueur du jour perçait à peine à travers les rideaux abaissés, et la lampe allumée devant l’icône rendait les ténèbres qui régnaient dans la chambre encore plus épaisses, plus sombres. Il fixa ses yeux sur ce coin mystérieux comme si il y apercevait quelque chose pour la première fois. L’image dans son cadre doré, sur lequel tombaient directement les rayons de la lampe, resplendissait au milieu de cette obscurité comme si elle était vivante ; au plafond, un petit cercle lumineux vacillait tantôt brillant, tantôt pâlissant, selon que la flamme augmentait ou diminuait. La chambre était plongée dans une demi-obscurité ; au fond se dessinaient des silhouettes. Au mur, près du coin éclairé était accrochée la robe de chambre sur laquelle tremblotaient des bandes alternatives de lumière et d’ombre et elle paraissait se mouvoir. Pavel Vladimiritch regardait, regardait, et il lui semblait que là,… dans ce coin, tout était en mouvement… La solitude, l’impuissance, le silence morne…… et avec cela les ombres… tout un essaim… ! ! Il lui semblait qu’elles marchaient, sans cesse allaient et venaient… En proie à une horreur indescriptible, les yeux et la bouche grands ouverts, il regardait l’angle mystérieux, il ne criait pas, il gémissait, sourdement, par saccades, comme s’il aboyait ! Il n’avait entendu ni le craquement de l’escalier, ni le bruit étouffé des pas dans la première chambre, lorsque tout à coup auprès de son lit apparut la face abhorrée de Judas. Il lui sembla être sorti de là, de ces ténèbres qui, un moment auparavant, remuaient si mystérieusement devant ses yeux et se mouvaient encore… les ombres ! les ombres ! les ombres sans fin… Elles allaient et venaient sans cesse…
– Pourquoi ?… D’où ?… Qui l’a laissé entrer ?… cria-t-il instinctivement en retombant épuisé sur l’oreiller.
Judas se tenait auprès du lit, examinait le malade et secouait tristement la tête.
– Tu te sens mal ? demanda-t-il, en communiquant à sa voix le plus grand degré d’onctuosité possible.
Pavel Vladimiritch se taisait et fixait sur lui des yeux stupides, comme s’il s’efforçait de comprendre. Judas, pendant ce temps, s’approcha de l’image, s’agenouilla, s’attendrit, salua trois fois jusqu’à terre, se leva et s’approcha de nouveau du lit.
– Hé, frère, tu es guéri ! Dieu t’envoie sa grâce ! dit-il, en s’asseyant sur le fauteuil, d’un ton si joyeux qu’on aurait pu croire que « la grâce » était réellement dans sa poche.
Pavel Vladimiritch comprit enfin que devant lui était « Sangsue » lui-même en chair et en os et non son ombre. Tout son corps frissonna fiévreusement.
Les yeux de Judas avaient une expression sereine, pleine d’affection, mais le malade voyait parfaitement que dans ces yeux se cachait « la corde » qui d’un moment à l’autre pouvait sortir et l’étrangler.
– Hors d’ici ! Sangsue ! cria-t-il d’une voix désespérée.
– A-a-ah ! frère, frère ! je t’apporte caresses et consolations, et toi… que dis-tu ? A-a-ah ! quel péché ! Comment ta langue peut-elle lancer de telles paroles à ton frère ! C’est honteux, mon ami ; c’est honteux. Laisse-moi plutôt arranger ton oreiller.
Judas se leva et enfonça ses doigts dans le coussin.
– Voilà, continua-t-il : – maintenant c’est bien ! Repose-toi – ça tiendra bien jusqu’à demain… !
– Va-t’en… toi ! !
– Ah ! comme la maladie t’a gâté. Ton caractère même est devenu obstiné ! « Va-t’en ! » et « Va-t’en ! » – mais comment puis-je m’en aller ! Si tu veux boire – je te donnerai de l’eau ; voilà que la lampe est dérangée – je la rajusterai, j’y mettrai de l’huile, de la bonne huile de chènevis. Tu te reposeras et je resterai auprès de toi… tout doucement, gentiment, et nous ne nous apercevrons pas de la longueur du temps !
– Va-t’en, Sangsue !
– Tu me grondes, et moi – je prie Dieu pour toi. Car je sais que ce n’est pas ta faute, que c’est la maladie qui parle en toi. Moi, frère, je me suis habitué à pardonner, je pardonne à tout le monde. Aujourd’hui, par exemple… En venant chez toi, j’ai rencontré un paysan qui m’a dit je ne sais quoi… Eh bien ! qu’est-ce que cela fait ! que Dieu le pardonne ! il a souillé sa langue ! Et moi… non seulement, je ne me suis pas fâché, mais encore je l’ai béni par un signe de croix… Vraiment !
– Tu l’as dépouillé…, ce paysan !
– Qui ? moi ? non, mon ami, je ne suis pas un pillard… ce sont les brigands qui pillent sur les grandes routes, et moi, j’agis d’après la loi. C’est son cheval que j’ai pris dans mon pré – eh ! qu’il aille chez le juge de paix ; s’il lui dit qu’il est permis de fouler les prés d’autrui – que Dieu le bénisse ! Et s’il lui déclare que c’est défendu – rien à faire… il n’a qu’à payer l’amende ! Tout d’après la loi, mon ami, tout d’après la loi.
– Judas ! traître ! Judas qui as mis sa mère sur la paille ! !
– Et aussi je puis te dire… fâche-toi si tu le veux… mais tu n’as pas raison de parler ainsi… ! Et si je n’étais pas chrétien… je pourrais t’en vouloir !
– Tu as mis, tu as mis… ta mère sur la paille !
– Eh bien ! finis donc, finis donc. Je vais prier Dieu. Peut-être te sentiras-tu plus tranquille…
Malgré tous les efforts que faisait Judas pour se maîtriser, les injures du moribond l’impressionnaient à tel point que ses lèvres blêmissaient et grimaçaient. Néanmoins, l’hypocrisie était si bien sa nature qu’il ne pouvait interrompre sa comédie une fois commencée.
Après ces dernières paroles, il se mit effectivement à genoux, levant les bras au ciel et murmurant quelques prières. Puis il revint près du lit, le visage calme, presque serein.
– Sais-tu, frère, que je suis venu pour te parler affaire, dit-il en s’installant dans le fauteuil, toi, tu me grondes et moi… je pense à ton âme. Dis-moi, s’il te plaît, quand as-tu eu pour la dernière fois la consolation… ?
– Mon Dieu ! qu’est-ce donc… Emmenez-le… Oulita ! Agachka ! qui est ici ? gémissait le malade.
– C’est bien, c’est bien, calme-toi, chéri ! Je sais que tu n’aimes pas qu’on parle de cela ! Oui, frère, tu as toujours été mauvais chrétien et tu l’es encore. Et cependant il ne serait pas mal, ah mais, pas du tout, de penser à ton âme en un tel moment. Notre âme donc… ah ! comme il faut être prudent avec elle, mon ami ! Que nous prescrit l’Église ? Portez, dit-elle, vos prières, votre gratitude… Et encore : la fin chrétienne de notre vie est douce, paisible, non douloureuse – voilà, mon ami ! Dis donc, frère, si tu envoyais chercher batiouchka{28} et tâche d’être sincèrement repentant… Bon, bon ! Je me tais, je me tais ! Vraiment…
Pavel Vladimiritch était cramoisi et étouffait presque. S’il avait pu en ce moment se briser le crâne, il l’aurait fait sans aucun doute.
– Maintenant… au sujet du bien… peut-être as-tu déjà pris quelques dispositions ? continua Judas. Un joli bien que tu as là, frère, un joli petit bien. La terre y est encore meilleure qu’à Golovlevo. Et le capital aussi… Moi, frère, je ne sais rien… mais je crois que tu as reçu le prix du rachat des paysans… Je ne me suis jamais occupé du combien… ni du comment. Aujourd’hui par exemple, en venant chez toi, je me disais : Il faut que frère Pavel ait un capital ! Du reste, pensais-je, si même il en a un, pour sûr il en a disposé !
Le malade se détourna et poussa un gros soupir.
– Tu n’en a pas disposé ? Eh bien ! tant mieux, mon ami ! Par la loi – c’est beaucoup plus juste. Ce n’est pas aux étrangers, mais aux parents qu’il reviendra. Moi, par exemple, quoique je sois faible, que j’aie un pied presque dans la tombe, je me dis : Pourquoi ferais-je des dispositions si la loi peut les faire à ma place ? Et comme c’est beau, mon chéri ! Ni querelle, ni jalousie, ni chicane – la loi !
C’était horrible. Pavel Vladimiritch s’imaginait qu’on l’avait mis vivant dans la bière, qu’il s’y trouvait enchaîné, en proie à un sommeil léthargique, qu’il ne pouvait faire aucun mouvement et qu’il était obligé de cette façon d’écouter les injures de Sangsue.
– Va-t’en… pour l’amour de Dieu… Va-t’en ! s’écria-t-il enfin en suppliant son bourreau.
– Bon ! bon ! calme-toi ! je m’en vais ! Je sais bien que tu ne m’aimes pas… C’est honteux, mon ami, c’est honteux de ne pas aimer son frère ! Et moi, au contraire, je ne te veux que du bien. Je dis même souvent à mes enfants : Quoique le frère Pavel soit fautif envers moi, je l’aime quand même. Donc… tu n’as pas pris tes dispositions ? C’est très bien, mon ami. Quelquefois il arrive qu’on s’empare du capital… du vivant… surtout lorsqu’on est seul, sans parents… mais ne crains rien… je surveillerai tout… Eh quoi ? je t’ennuie ! Bien, bien, je m’en vais ! Laisse-moi seulement prier Dieu !
Il se leva, joignit les mains et murmura à la hâte quelques paroles.
– Adieu, frère ! ne t’inquiète pas. Dors gentiment ! peut-être Dieu viendra-t-il à ton aide ! Et moi, je vais chez mamenka, nous causerons, nous délibérerons, peut-être trouverons-nous quelque chose. – Ah ! j’ai demandé que l’on me prépare un dîner maigre…, du poisson salé, des champignons, des choux, – tu m’excuseras, n’est-ce pas ? Quoi ? je t’ennuie de nouveau ! Ah ! frère, frère ! c’est bon, c’est bon, je pars, je pars ! Surtout, mon ami, ne t’inquiète pas, ne t’excite pas ! Dors à ton aise, dors, repose-toi ! Hin ! hin ! fit-il en imitant le râlement de son frère, et il se décida enfin à s’en aller.
– Sangsue !
Ce cri retentit derrière lui si perçant qu’il lui donna la sensation d’une brûlure.
Pendant que Porfiry Vladimiritch torturait son frère à l’entresol, la grand’mère Arina Pétrovna rassemblait autour d’elle ses petits-enfants (non sans intention d’apprendre quelque chose) et causait avec eux.
– Eh bien, comment vas-tu ? dit-elle à l’aîné de ses petits-fils.
– Pas mal, grand’maman ! l’année prochaine je serai reçu officier.
– Est-ce bien vrai, cela ? Voilà combien d’années que tu le promets ! Les exercices sont-ils si difficiles à subir… ou quoi ! Dieu le sait !
– Aux derniers examens, grand’maman, il s’est coupé{29} sur les « Prémices. » Batiouchka lui demande : Qu’est-ce que Dieu ? et lui : Dieu est un esprit… un esprit… un esprit saint…
– Ah ! pauvre garçon, pauvre garçon ! comment cela t’est-il arrivé ? Voilà des orphelines qui le savent, je pense…
– Je crois bien ! Dieu est un esprit invisible… se hâta de dire Anninka pour montrer ses connaissances.
– Et personne ne peut le voir, ajouta Lioubinka.
– « Comment puis-je m’éloigner de Ton esprit et me cacher de Ta face ? Si je monte aux cieux, si je descends aux enfers, je t’y trouve. Tu es partout, au ciel sur la terre et en tous lieux… »
– Voilà comment tu aurais dû répondre, – tu aurais des épaulettes maintenant. Et toi, Volodia, que penses-tu faire ?
Ce dernier devint cramoisi et garda le silence.
– Toi aussi tu as ton « Saint-Esprit » à ce qu’il paraît. Enfants ! Enfants ! Vous êtes si vifs et cependant vous ne pouvez pas acquérir la science. Et encore je comprendrais cela si votre père vous gâtait… comment agit-il avec vous aujourd’hui ?
– Toujours de la même façon, grand’mère.
– Il vous frappe ? Et moi j’ai entendu dire qu’il ne vous battait plus…
– Il nous bat moins, mais… mais, il nous ennuie à la mort.
– Je ne comprends pas cela. Comment votre père peut-il vous ennuyer ?
– Il est toujours sur notre dos, grand’mère ! Nous n’osons ni nous absenter pour une minute, sans permission, ni prendre n’importe quoi – un vrai malheur !
– Et pourquoi ne pas lui en demander la permission ? Vous ne perdez pas la langue, je suppose.
– Non, merci. Si nous commençons à lui parler, il n’en finit plus. « Attends… patiente… petit à petit… peu à peu !… » Vraiment, son parler est si ennuyeux, grand’mère !
– Il écoute aux portes, grand’maman. Mais l’autre jour Pétinka l’a surpris…
– Ah ! polissons que vous êtes ; il s’est fâché, je pense.
– Non. Moi je lui ai dit : « Ce n’est pas bien, papenka, d’écouter aux portes, de cette façon, il serait facile de vous écraser le nez, » mais lui : « Ce n’est rien, ce n’est rien, m’a-t-il répondu, je suis comme un larron la nuit. »
– Un de ces jours, grand’mère, il ramassa une pomme dans le jardin et la serra dans son armoire, mais moi je la mangeai. Croyez-vous qu’il la chercha partout ! et qu’il interrogea à ce sujet tous les domestiques !
– Qu’est-ce ? Il est donc devenu si avare.
– Ce n’est pas qu’il soit avare, mais c’est comme qui dirait… il s’occupe de bêtises. Il range des bouts de papiers, ramasse les pommes tombées…
– Chaque matin, il fait une oblation dans sa chambre et nous donne ensuite des petits morceaux de l’hostie… mais rassis, durs comme la pierre ! Un jour, nous lui avons joué un tour. Nous découvrîmes l’endroit où il cachait les hosties, nous creusâmes l’une d’elles, nous enlevâmes de cette façon toute la mie et à sa place nous mîmes du beurre.
– Vous êtes de jolis… brigands.
– Non, imaginez-vous son étonnement le lendemain ! L’hostie avec du beurre !
– Je pense, il vous corrigea d’importance.
– Pas du tout… mais toute la journée, il cracha et murmura entre ses dents : « canailles ! » Nous nous gardâmes peste bien de lui en parler ! Savez-vous, grand’mère, qu’il vous craint !
– Qu’a-t-il à me craindre… je suis pas un épouvantail, je suppose.
– Il vous craint, c’est sûr ; il pense que vous le maudirez. Et il a une peur terrible de votre malédiction !
Arina Pétrovna devint pensive.
« Eh quoi ! si je le maudis ? pensa-t-elle, sans plus de façon, je le maudis, et c’est tout ! »
Mais bientôt cette pensée se remplaça par cette autre question plus pressante : « Que fait Judas ? quelle comédie joue-t-il chez son frère ? Il faut croire qu’il se démène comme un serpent. »
Tout à coup, une idée heureuse traversa son cerveau.
– Volodia ! dit-elle, tu es léger, mon ami, va doucement à l’entresol et écoute ce qui s’y passe.
– Avec plaisir, grand’mère.
Volodinka sur la pointe des pieds se dirigea vers la porte et disparut.
– Comment se fait-il que vous soyez venus chez nous aujourd’hui ? demanda-t-elle à Pétinka.
– Il y a longtemps que nous parlions de cette visite, mais aujourd’hui Oulitouchka dépêcha un exprès pour annoncer que le docteur était venu et que l’oncle devait sûrement mourir dans la journée ou demain.
– Et au sujet de l’héritage, y a-t-il eu conversation chez vous ?
– Nous, grand’mère, nous ne faisons que parler d’héritages toute la journée. Il ne fait que raconter des histoires du temps jadis… il se rappelle même de Goriouchkino, grand’mère. Voilà, qu’il dit, si la tante Varvara Mikhaïlovna n’avait pas eu d’enfants, Goriouchkino serait à nous. Et encore, qu’il dit, les enfants, Dieu sait de qui ils sont, mais n’importe, qu’il dit, cela ne nous regarde pas. Nous voyons la paille qui est dans l’œil de notre semblable, mais nous n’apercevons pas la poutre qui est dans le nôtre… C’est comme cela, frère ! qu’il dit.
– Comme il est ! Elle était mariée, je pense, votre tetenka ; si même il y avait eu quelque chose, le mari couvrait tout !
– C’est comme ça, qu’il dit, grand’mère. Et chaque fois que nous passons auprès de Goriouchkino, chaque fois, il raconte la même histoire. Il dit que la grand’mère Natalia Vladimirovna s’était mariée à Goriouchkino – donc, qu’il dit, de toutes façons ce bien serait à nous si le grand-père ne l’avait donné en dot à sa sœur ! Et quels melons ! dit-il, croissaient à Goriouchkino ! Vingt livres… quels melons !
– Oh, par exemple, vingt livres ! Jamais je n’ai entendu parler de tels melons ! Et concernant Doubrovino, quelles sont ses dispositions ?
– Du même genre. Des melons et des melons d’eau, toujours des bêtises. Dans ces derniers temps il nous demandait à chaque instant : qu’en pensez-vous, enfants, quel peut être le capital du frère Pavel ? Déjà depuis longtemps, il calculait quelle est la somme de rachat, depuis quand le bien était engagé et s’il restait beaucoup de dettes à payer… Nous avons vu le papier sur lequel il faisait ces calculs et nous l’avons pris… Nous l’avons rendu presque fou avec cette paperasse, grand’mère ! Il le remit dans son bureau, nous le replaçâmes dans l’armoire, il ferma l’armoire à clef, nous nous procurâmes une clef semblable, nous reprîmes le papier pour le fourrer dans une hostie… Une autre fois, il alla au bain… et tout à coup il regarda et aperçut le papier sur une planchette.
– Vous vous en payez chez vous. C’est gai.
Volodinka revint et tous les yeux se portèrent sur lui.
– On n’entend rien ! déclara-t-il à demi-voix – si ce n’est que le père dit : Les innocents, frère,… et l’oncle répond : Va-t’en, sangsue… va-t’en !
– Et tu n’as rien entendu au sujet des dispositions ?…
– Je crois bien qu’il y avait quelque chose, mais je n’ai pu comprendre… Le père avait trop bien fermé les portes, grand’mère. On entend bourdonner – et c’est tout. Et puis, tout à coup, l’oncle cria si fort : « Va-t’en ! va-t’en ! » que vite j’ai descendu l’escalier, quatre à quatre.
– Au moins s’il laissait quelque chose aux orphelines… dit avec angoisse Arina Pétrovna.
– Si tout cela revient au père, il ne donnera rien à personne, grand’mère, assura Pétinka ; – je pense même qu’il nous déshéritera.
– Il n’emportera pas tout dans sa tombe.
– Non, mais il trouvera quelque moyen. Ce n’est pas en vain qu’il causa l’autre jour avec le pope : « Qu’en pensez-vous, batiouchka, disait-il, faut-il beaucoup d’argent pour bâtir une tour de Babel ? »
– Oh ! bien ! c’est peut-être par pure curiosité…
– Non, grand’mère, il a quelque projet. Si ce n’est pas la tour de Babel, il laissera le bien à Athènes, mais pas à nous.
– Père aura-t-il de grandes propriétés lorsque notre oncle mourra, grand’mère ? demanda Volodinka.
– Dieu seul sait qui mourra le premier, mon cher.
– Non, grand’mère, le père calcule juste. Aujourd’hui à peine étions-nous arrivés à la vallée de Doubrovino qu’il se découvrit et se signa. « Grâce à Dieu, dit-il, nous rentrons de nouveau sur nos terres ! »
– Il a déjà disposé de tout, grand’mère. En apercevant les arbres, il s’écria : « Joli bois, joli bois, s’il tombe en bonnes mains ! » et en traversant le pré : « Regarde, regarde, combien de meules ! !… Jadis il y avait là un haras… »
– Oui, oui… et le bois, et le pré, – tout sera à vous, mes chers enfants, soupira Arina Pétrovna. Dieu ! je crois avoir entendu craquer l’escalier !
– Chut, grand’mère, chut !… C’est lui… comme un larron la nuit… il écoute aux portes.
Il se fit un silence, mais l’alarme était fausse. Arina Pétrovna soupira et murmura : « Ah ! mes enfants, mes enfants ! » Les jeunes gens dardaient leurs regards sur les orphelines comme s’ils voulaient les dévorer. Celles-ci gardaient le silence, anxieuses.
– Avez-vous vu Lotar, cousines ? se hasarda à dire Pétinka.
Anninka et Lioubinka échangèrent un regard comme si elles se demandaient : Est-ce de l’histoire ou de la géographie ?
– Dans la Belle Hélène… elle joue la belle Hélène au théâtre.
– Ah oui… Hélène… c’est Pâris. « Étant jeune et beau, il enflammait les cœurs des déesses… » nous le savons ! nous le savons ! dit joyeusement Lioubinka.
– C’est cela, c’est cela même. Et comme elle fait : cas-cader, ca-asca-der… c’est charmant !
– Aujourd’hui, le docteur ne cesse pas de chantonner : « cul-bute, cul bute. »
– « Culbute » – c’est la défunte Liadova qui chantait ça… en voilà une qui était charmante, cousine ! Lorsqu’elle mourut deux mille personnes suivirent son cercueil… on craignait que ce fût une révolution !
– C’est du théâtre que tu causes, intervint Arina Pétrovna… Ce n’est pas au théâtre, mon ami, qu’elles doivent penser, mais au couvent…
– C’est toujours au couvent que vous voulez nous enterrer, grand’mère, se plaignit Anninka.
– Et vous, cousine, venez plutôt à Pétersbourg. Nous vous ferons tout visiter !
– Elles doivent réfléchir, non aux plaisirs, mon ami, mais aux choses divines, continua Arina Pétrovna d’un ton sentencieux.
– Nous les mènerons, grand’mère, au couvent de Serguéï dans un likhatch{30} : voilà qui sera divin !
À ces mots, les yeux des orphelines brillèrent de désir et même le bout de leur nez se couvrit d’une légère rougeur.
– Et comme on chante bien au couvent Serguéï, dit-on ! s’écria Anninka.
– Oh oui, cousine. Le père même ne saurait chanter aussi bien. – Puis nous vous aurions promenées par les trois Podiatchesky.
– Nous vous aurions tout montré, tout. À Pétersbourg, il y a pas mal de demoiselles comme vous, cousines ; elles se promènent.
– C’est ça que vous leur montrerez ! intervint Arina Pétrovna. Laissez-les tranquilles, pour l’amour de Dieu ! De jolis professeurs… c’est là la science que vous leur enseignerez ! Au lieu de vos leçons, dès que Pavel sera mort, je les emmènerai au couvent de Khotkoff… et comme nous y serons bien, vous verrez !
– Et vous êtes toujours occupés à dire des obscénités ! s’écria une voix derrière la porte.
Au milieu de la conversation, personne n’avait entendu Judas s’approcher à pas de loup, comme un voleur de nuit. Il était tout en larmes, la tête penchée, le visage pâle, les mains jointes sur la poitrine. Il chercha des yeux l’image, la trouva enfin et pendant une minute éleva son esprit vers Dieu.
– Il est mal ! Ah ! qu’il est mal ! s’écria-t-il enfin en entourant de ses bras chère amie mamenka.
– Si mal que ça ?
– Il est bien mal, bien mal, ma chérie… Rappelez-vous combien il était brave jadis.
– Pas précisément… je ne m’en souviens pas !
– Ah ! non, mamenka, ne le dites pas ! Il était toujours… je me rappelle bien comment il était à sa sortie de l’école militaire, large d’épaules, de belle taille, respirant la vie… Oui, oui ! C’est comme ça, chère amie mamenka ! Nous vivons tous à la grâce de Dieu ! aujourd’hui nous sommes forts, bien portants, nous désirons vivre, jouir, nous procurer des douceurs, et demain…
Il fit un signe de la main et s’attendrit.
– A-t-il parlé au moins ?
– Peu, ma chérie, il a seulement dit : Adieu, frère ! Et il sent, mamenka, il sent qu’il est bien mal !
– Comment ne pas le sentir lorsque la poitrine se brise… !
– Non, mamenka, ce n’est pas cela que je veux dire, je veux parler de cette perspicacité qui, dit-on, est donnée à l’homme qui se meurt : il le voit d’avance. Mais aux pécheurs… à ceux-là, cette consolation est refusée.
– Et il n’a rien dit… au sujet… des dispositions ?
– Non, mamenka, il avait cette intention, mais je l’ai arrêté. Non, lui ai-je dit, ce n’est pas la peine de parler de cela. Si peu que tu me laisses par un effet de ta bonté, ou même si tu m’oublies, je serai content, je prierai quand même pour le repos de ton âme. Et comme il tient à la vie, mamenka, comme il y tient !
– Chacun désire vivre !
– Non, mamenka. Si Dieu notre créateur jugeait à propos de me rappeler à lui – je serais prêt sur l’heure !
– C’est bien si c’est Dieu, mais si c’est Satan… ?
Cette conversation se prolongea avant, pendant et après le dîner. Arina Pétrovna arrivait à peine à contenir son impatience.
Pendant que Judas bavardait, l’idée de le maudire lui venait de plus en plus à l’esprit. « Eh quoi ! si je le maudis… ! » pensa-t-elle. Mais Judas ne paraissait pas se douter de ce qui se passait dans l’âme de sa mère : il regardait d’un air serein et continuait d’oppresser chère amie mamenka par ses désespérantes jacasseries.
– Oui, je le maudirai, je le maudirai ! se persuadait de plus en plus Arina Pétrovna.
Dans les chambres se répandit le parfum de l’encens ; un chant lent et lugubre se fit entendre dans la maison ; les portes étaient ouvertes à deux battants ; ceux qui désiraient rendre leurs derniers devoirs au mort entraient et sortaient. De son vivant, personne ne faisait attention à Pavel Vladimiritch : à sa mort, tous le regrettaient. On se rappelait qu’il « n’avait jamais offensé personne, qu’il n’avait jamais dit à qui que ce fût des paroles grossières » et « qu’il n’avait jamais regardé l’un ou l’autre de travers. » Toutes ces qualités qu’on tenait auparavant pour négatives semblaient être maintenant quelque chose de positif et à travers les fragments décousus des balivernes funèbres qu’on débitait sur son compte s’ébauchait le type du « bon barine ». Plusieurs se repentaient d’on ne sait quelle faute envers lui, convenaient qu’ils profitaient souvent de la « simplicité » du défunt à son détriment, mais qui donc savait que la fin de cette « simplicité » était si proche ! On croyait qu’elle durerait toujours et tout à coup… Et si « elle » n’était pas morte on l’exploiterait encore : allez, mes enfants, ne ménagez pas les imbéciles ! Un paysan apporte à Judas trois roubles et lui dit :
– « Voici ma dette envers le défunt Pavel Vladimiritch ! Il n’y avait pas de papiers passé entre nous… !
Judas prit l’argent, félicita le paysan et déclara qu’il emploierait ces trois roubles à alimenter d’huile « la lampe inextinguible ».
– Et tu la verras, mon ami,… tout le monde la verra… et l’âme du défunt s’en réjouira. Peut-être obtiendra-t-il pour toi quelque chose, sans que tu t’y attendes, Dieu te rendra heureux !
Il est possible que dans l’appréciation des qualités du mort, la comparaison jouait un rôle. On n’aimait pas Judas. Non qu’il fut difficile à tromper, mais il s’occupait trop de niaiseries : il ennuyait, obsédait. Peu de paysans même se décidaient à prendre à bail les lots de ses terres, car il poursuivait son fermier pour chaque pouce de terrain de trop qu’on avait labouré ou fauché, ou pour le moindre retard à l’échéance. Plusieurs d’entre eux furent complètement ruinés par ces procédés qui leur faisaient perdre du temps et cependant souvent, il n’y gagnait rien lui-même ; on connaissait si bien son amour de la chicane que l’on refusait ses prétentions sans même examiner l’affaire.
« Qui a bon voisin a bon mâtin » dit le proverbe, et l’on savait très bien quel le voisin était le seigneur de Golovlevo. Le juge de paix a beau t’acquitter, lui, il viendra à bout de toi par ces chicanes du diable. Et comme la méchanceté voilée par l’hypocrisie cause toujours une certaine peur superstitieuse, les nouveaux « voisins » saluaient craintivement jusqu’à terre « sangsue » en passant devant lui : il se tenait en deuil auprès du cercueil, les mains jointes et les yeux levés au ciel.
Tant que le corps du défunt se trouva dans la maison, les habitants marchaient sur la pointe des pieds, entraient pour un instant dans la salle à manger (le cercueil était posé là sur la table), secouaient la tête et causaient à voix basse. Judas semblait à peine vivant, traînait les pieds, entrait souvent chez le « cher mort », s’attendrissait, rajustait le drap sur la bière, et parlait à voix basse au commissaire de police local qui faisait l’inventaire et mettait les scellés. Pétinka et Volodinka allaient et venaient près du cercueil, disposaient et allumaient les cierges, présentaient l’encensoir. Les femmes de service, en robe de percaline noire, essuyaient avec leur tablier leurs yeux rougis de larmes. Arina Pétrovna, dès l’instant de la mort de Pavel Vladimiritch, se retira dans sa chambre et s’y enferma. Elle ne songeait pas à pleurer, car elle comprenait très bien qu’il lui fallait prendre de suite une résolution. Rester à Doubrovino – elle ne pouvait y penser… pour rien au monde… Elle n’avait donc qu’une chose à faire : aller à Pogorelka, le bien des orphelines, ce même bien qui, jadis, représentait le « morceau » qu’elle avait jeté à sa fille en punition de son inconduite. En prenant cette décision, elle se sentit soulagée, comme si Judas avait perdu d’un coup et à jamais tout pouvoir sur elle. Avec calme, elle compta ses livres de rente 5 % (elle trouva que son capital à elle se montait à quinze mille roubles, et au même chiffre, celui des orphelines qu’elle avait amassé.) Elle calcula avec le même sang-froid combien il faudrait dépenser d’argent pour rendre habitable la maison de Pogorelka, dont elle envoya chercher le bailli ; elle donna ses ordres au sujet des charpentiers et de l’envoi des chariots pour le transport de ses effets et de ceux des orphelines, ordonna de préparer le tarantass (elle avait à Doubrovino un tarantass à elle et pouvait prouver, d’après certains papiers qu’il lui appartenait réellement) et se mit à faire ses malles.
Elle ne ressentait pour Judas ni haine, ni affection, mais uniquement du dégoût d’avoir affaire à lui. Elle mangea même avec déplaisir, sachant qu’à partir de ce jour, la nourriture venait non de Pavel, mais de Judas. À plusieurs reprises, Porfiry Vladimiritch eut l’intention de pénétrer dans sa chambre pour jaser avec chère amie mamenka (il vit parfaitement les préparatifs de départ tout en faisant semblant de ne pas les remarquer), mais Arina Pétrovna ne l’admit pas chez elle.
– Va, mon ami, va ! disait-elle, je n’ai pas le temps !
Au bout de trois jours, tout était prêt pour le voyage. Le service funèbre était terminé et Pavel Vladimiritch enterré. Tout se passa, au cimetière, ainsi que mamenka se l’était figuré le jour de l’arrivée de Porfichka à Doubrovino. Comme elle l’avait pensé, Judas cria : « Adieu, frère ! » lorsqu’on descendit le cercueil dans la tombe. Il s’adressa ensuite à Oulitouchka et lui dit promptement :
– Et la koutiia ; n’oubliez pas de la prendre ! et servez la dans la salle à manger sur une nappe blanche… nous devons aussi dans la maison honorer la mémoire du défunt !
Au dîner qui, d’après la coutume, devait être donné de suite après l’enterrement étaient invités trois prêtres et le diacre. On dressa une table dans l’antichambre pour les chantres. Arina Pétrovna et les orphelines apparurent vêtues de robes de voyage, mais Judas fit semblant de ne rien remarquer. S’approchant de la petite table où étaient posés les hors-d’œuvre (en Russie, on a coutume avant le repas de boire un petit verre et de manger quelques hors-d’œuvre, des poissons salés, du caviar, du fromage, du boudin, des champignons marinés etc.), il pria le blagotchinny{31} de bénir la nourriture, puis il versa de l’eau-de-vie aux trois prêtres et à lui-même, s’attendrit et prononça ces mots : « Au défunt, souvenir éternel ! Ah ! frère, frère ! tu nous as quittés. Et ne devais-tu pas vivre ! Tu es un mauvais frère… mauvais, mauvais ! » Ayant dit, il se signa et but.
Puis il fit encore une fois le signe de la croix et avala un morceau de caviar, se signa de nouveau et se mit dans la bouche un morceau d’esturgeon essoré.
– Mangez, batiouchka, disait-il au blagotchinny, ce sont les conserves du frère ! et il aimait le solide ! Il mangeait bien lui-même et plus encore aimait à régaler les autres ! Ah ! frère, frère, tu nous as quittés ! Tu n’es pas un bon frère ! non tu n’es pas bon !
En un mot, il se perdit si bien dans ses considérations, qu’il oublia mamenka. Il ne s’en souvint qu’au moment où il allait enfourner dans sa bouche une cuillerée d’oronges.
– Mamenka, ma chérie, s’écria-t-il tout alarmé… et moi qui mange, mais que je suis !… ah ! quel péché ! Mamenka ! des oronges ! prenez donc des oronges ! Les oronges de Doubrovino sont célèbres, vous savez !
Mais pour toute réponse, Arina Pétrovna fit un signe de tête et ne bougea pas. On aurait dit qu’elle écoutait avec curiosité quelque chose. Comme si on ne savait quelle lueur s’était répandue devant ses yeux, et toute cette comédie à laquelle elle avait été habituée dès son enfance et dans laquelle jusqu’ici elle avait joué un rôle actif lui paraissait maintenant quelque chose de tout à fait nouveau. Le dîner commença par une discussion familière : Judas insistait pour que mamenka occupât la place du maître de la maison ; Arina Pétrovna refusa.
– Non, c’est toi qui es le maître et tu peux t’asseoir où tu voudras, lui dit-elle sèchement.
– C’est vous qui êtes la maîtresse ! Vous, mamenka, vous êtes partout maîtresse de maison et à Golovlevo et à Doubrovino – partout ! répondit Judas.
– Non, assieds-toi ! Là où Dieu me fera maîtresse, là je m’assoirai, mais ici, tu es le maître, et c’est à toi de t’asseoir.
– Eh bien ! voilà comment nous ferons, dit alors Judas en s’attendrissant : nous laisserons inoccupée la place du maître ! Comme si le frère assistait invisiblement à notre repas… il est le maître, nous sommes ses hôtes !
C’est ainsi qu’on fit. Pendant que l’on servait la soupe, Porfichka choisissant un sujet convenable, s’entretint avec les prêtres et surtout avec le blagotchinny.
– Voilà, dit-il… par le temps qui court, beaucoup de gens ne croient pas à l’immortalité de l’âme…, mais moi, j’y crois !
– Ceux-là sont des coupe-jarrets, je pense, répondit le blagotchnny.
– Non, pas seulement des coupe-jarrets, mais il y a une telle science. Comme si l’homme de lui-même… il vit, il vit, et tout à coup meurt !
– C’est qu’il y a aussi beaucoup trop de savants par le temps qui court. On croit aux sciences et non pas à Dieu. Les paysans eux aussi voudraient devenir des savants.
– Oui, batiouchka, vous avez raison, ils le voudraient, ils le voudraient. Par exemple, chez moi à Naglovka, ils n’ont rien à manger et l’autre jour, ils ont résolu d’ouvrir une école… des savants !
– Les sciences sont opposées à toute chose aujourd’hui. Contre la pluie – la science, contre le beau temps – la science. C’était jadis beaucoup plus simple : on venait, on faisait chanter un Te Deum et si l’on avait besoin de beau temps… Dieu l’envoyait ; si l’on désirait de la pluie… il en donnait. Dieu peut tout. Et depuis que l’on veut vivre d’après la science, c’est comme un fait exprès : tout vient à contre-temps. Il faut semer… c’est la sécheresse ; il faut faucher… c’est la pluie !
– C’est la vérité, la sainte vérité que vous dites, batiouchka. Autrefois, lorsqu’on priait Dieu plus souvent la terre était plus féconde. Les récoltes n’étaient pas celles d’aujourd’hui : quatre ou cinq pour cent, la terre rapportait cent pour cent ! Mamenka doit se le rappeler. N’est-ce pas, mamenka ? s’adressa-t-il à Arina Pétrovna dans le but de l’amener à prendre part à la conversation.
– Je n’ai pas entendu que chez nous… C’est peut-être au pays de Chanaan que c’est arrivé ! ! là, en effet, à ce qu’on dit, cela arrivait, répliqua sèchement Arina Pétrovna.
– Oui, oui, oui, dit Judas, comme s’il n’avait pas entendu la réponse de sa mère : ils ne croient pas en Dieu, ils ne connaissent pas l’immortalité de l’âme… et bâfrer, c’est leur affaire.
– C’est juste – rien que bâfrer et boire ! soutint le blagotchinny en rejetant les manches de sa soutane pour mettre sous son assiette un morceau du pâté obituaire.
Tout le monde se mit à manger la soupe, et pendant quelque temps, l’on n’entendit que le bruit des cuillers et le souffle des popes qui voulaient refroidir le liquide trop chaud.
– Regardez les catholiques, continua Judas en cessant de manger : – ceux-là ne refusent pas de croire à l’immortalité de l’âme, ils disent seulement qu’au sortir du corps, elle ne va pas tout droit au ciel ou en enfer, mais qu’il est probable qu’elle passe auparavant quelque temps dans un certain… endroit… neutre.
– Et cela aussi n’est pas vrai.
– Comment vous dire, batiouchka, dit Porfiry Vladimiritch, semblant méditer la question : si l’on parle au point de vue…
– Ce n’est pas la peine de discuter des niaiseries. Que chante la sainte Église ? « Dans l’endroit où il n’y a ni chagrin, ni soupir »… De quel endroit « neutre » peut-on parler après cela !
Cependant Judas ne fut pas tout à fait de cet avis et voulut répliquer. Mais Arina Pétrovna qui commençait à ressentir du dégoût de cet entretien l’arrêta :
– Mange, mange… théologien ; ta soupe doit être tout à fait froide, et pour changer de conversation, elle s’adressa au père blagotchinny.
– Et vous en avez fini, avec les seigles, batiouchka ?
– Oui, soudarynia, cette année, les seigles sont bons, mais les blés de printemps ne promettent pas. Les avoines ne sont pas encore bien grainées et déjà elles se gâtent. Nous n’aurons ni grains, ni paille.
– Partout on se plaint des avoines aujourd’hui, dit Arina Pétrovna, observant comment Judas vidait le reste de sa soupe.
On servit un autre plat : du jambon aux petits pois. Judas profita de cette occasion pour renouer la conversation interrompue.
– Les Juifs ne mangent pas de ce mets-là, dit-il.
– Les Juifs, c’est une sale race, dit le père surintendant, c’est pour cela qu’on leur montre l’oreille de cochon.
– Cependant les Tartares aussi… Il doit y avoir là quelque cause.
– Les Tartares, c’est aussi une sale race, – voilà la cause.
– Nous ne mangeons pas de cheval et les Tartares dédaignent le porc. Et à Paris, dit-on, pendant le siège, on a mangé des rats.
– Oh ! ceux-là – ce sont des Français !
C’est ainsi que se poursuivit le dîner. On servit des carassins à la crème et Judas s’écria :
– Mangez, frères, mangez, ce sont des carassins particuliers. Feu Pavel Vladimiritch les aimait beaucoup.
Au tour des asperges, il dit :
– En voilà des asperges ! À Pétersbourg pour de telles asperges, il faudrait payer un rouble d’argent. Feu Pavel les soignait lui-même. Voyez donc comme elles sont grosses.
Arina Pétrovna tenait à peine en place : une heure entière s’écoula et le dîner n’était qu’à sa moitié. Judas, comme un fait exprès, traînait en longueur ; il mangeait un morceau, mettait de côté son couteau et sa fourchette, jasait, puis avalait un autre morceau, et bavardait de nouveau. Que de fois, au temps jadis, Arina Pétrovna le grondait à cause de cela : « Mange donc, salaud, que Dieu me pardonne ! » Il semblait avoir oublié les leçons de mamenka. Mais peut-être ne les avait-il pas oubliées et s’il agissait ainsi, c’était par vengeance. Enfin on servit le rôti, et au moment où tout le monde se levait et le père diacre commença : « la bienheureuse assomption » un tel tapage se fit entendre dans les couloirs que tout l’effet de l’oraison funèbre fut perdu.
– Qu’est-ce que ce bruit-là ? cria Porfiry Vladimiritch ; – vous n’êtes pas au cabaret, je pense.
– Ne crie pas, de grâce ! Ce sont mes malles qu’on transporte, répliqua Arina Pétrovna, puis elle ajouta, non sans ironie : Tu veux les inspecter, peut-être ?
Un profond silence se fit tout à coup dans la chambre. Judas même pâlit et ne trouva rien à dire sur le moment. Son embarras ne fut pas toutefois de longue durée. Il comprit qu’il fallait d’une manière ou de l’autre étouffer la réplique désagréable de sa mère, et s’adressant au blagotchinny, il commença :
– Voilà le tétras, par exemple… En Russie, ils sont nombreux, mais dans les autres pays…
– Mange donc, pour l’amour de Dieu ; nous avons vingt-cinq verstes à faire, il nous faut être arrivées avant la nuit, s’écria Arina Pétrovna. Pétinka, dis, mon cher, que l’on serve plus vite le dessert !
Le silence se fit pendant quelles minutes. Porfiry Vladimiritch se hâta de finir son morceau de tétras, et se tint immobile, pâle, les lèvres tremblantes, frappant du pied.
– Vous m’offensez, chère amie mamenka, ah ! ah ! comme vous m’offensez ! dit-il enfin, en évitant le regard de sa mère…
– Qu’est-ce qui peut te froisser ? Et… t’ai-je offensé tant que ça !…
– Oh ! Oui, vous m’offensez… tant !… tant !… Dans un tel moment… partir !… Tout allait bien… et tout à coup… ces malles… l’inspection… oh ! c’est offensant !
– Si tu veux tout savoir, je puis te le dire. Tant que Pavel était vivant, je suis resté ici ; lui mort – je m’en vais. Et quant aux coffres, Oulita, par ton ordre, m’espionne depuis longtemps. Et selon moi, il vaut mieux dire tout bonnement à ta mère qu’elle est suspecte que siffler derrière elle comme un serpent.
– Mamenka ! mon amie ! mais vous… mais moi… gémit Judas.
– Assez ! l’interrompit Arina Pétrovna. J’ai dit ce que je pensais.
– Mais en quoi, mon amie, ai-je pu…
– Tu connais ma pensée, c’est entendu, finis donc. Laisse-moi partir, de grâce. J’entends que les chevaux sont prêts.
En effet un son de grelots et un bruit de roues se firent entendre dans la cour.
Arina Pétrovna se leva la première, tous les autres suivirent son exemple.
– Eh bien, maintenant, asseyons-nous{32} un moment et en route ! dit-elle en se rendant au salon.
On s’assit, on se tut et pendant ce temps Judas se remit complètement.
– Eh quoi ! mamenka ? si vous restiez à Doubrovino ! Voyez comme l’on est bien ici ! dit-il en regardant mamenka dans les yeux avec la caresse d’un chien furtif.
– Non, mon ami, c’est assez ! je ne veux pas te dire pour dernier adieu une mauvaise parole… mais je ne puis rester ici ! Batiouchka ! dites la prière !
On se leva, on pria ; puis Arina Pétrovna embrassa et bénit chacun comme « entre parents » et traînant lourdement les pieds, elle se dirigea vers la porte. Porfiry Vladimiritch, à la tête des assistants, la suivit jusqu’au perron, mais ici, à la vue du tarantass, le démon de cupidité s’empara de lui. Et cette idée : « C’est le tarantass de mon frère », passa à travers son esprit.
– Nous nous reverrons bientôt, chère amie mamenka, dit-il en aidant sa mère à monter dans la voiture et en jetant des regards obliques sur le tarantass.
– Si Dieu le permet… pourquoi ne pas se revoir !
– Ah ! mamenka, mamenka ! mauvaise plaisante que vous êtes – vraiment ! Faites donc dételer les chevaux et avec l’aide de Dieu, revenez à votre ancien nid… vraiment, disait d’un ton patelin Judas.
Arina Pétrovna ne répondit pas : elle était prête à partir et s’était même signée, mais les orphelines lambinaient encore.
Et Judas ne cessait de regarder de temps en temps la voiture.
– Et le tarentass, mamenka… comment ? Vous le renverrez vous-même ou vous m’ordonnerez de l’envoyer chercher ? dit-il, ne pouvant plus se retenir.
Arina Pétrovna devint toute tremblante d’indignation.
– Le tarantass est à moi ! cria-t-elle d’une voix si douloureuse que tous les assistants se sentirent honteux et mal à leur aise : – Il est à moi, à moi, le tarantass ! J’ai des preuves… des témoins ! Et toi… je te… bien, bon, j’attendrai encore… je verrai ce que tu feras ! Enfants ! venez-vous ?
– De grâce, mamenka ! est-ce que je vous en veux ? Même si le tarantass appartenait à Doubrovino !
– Il est à moi ! le tarantass est à moi ! Il n’est pas à Doubrovino, mais à moi ! n’ose pas dire… entends-tu.
– Comme vous voudrez, mamenka… Donc, ma chère, ne nous oubliez pas… sans cérémonies, vous savez ! Nous chez vous, vous chez nous… comme entre parents.
– Êtes-vous assises enfin ? En route ! cria Arina Pétrovna, se retenant à peine.
Le tarantass s’ébranla et partit. Judas se tenait toujours sur le perron, agitait son mouchoir et, tant que la voiture fut en vue, il criait :
– Comme entre parents ! Nous chez vous, vous chez nous… comme entre parents !