LIVRE QUATRIÈME
 
LA NIÈCE
 

Judas, néanmoins, ne donna pas d’argent à Pétinka. Cependant, en bon père, il ordonna au moment du départ de garnir le coffre de la voiture de poulet, de veau et de gâteaux. Puis malgré le froid et le vent, il descendit jusqu’au perron pour reconduire son fils, s’assurer qu’il était bien placé et les pieds chaudement enveloppés. Puis rentré dans sa chambre, longtemps encore, il regarda par la fenêtre, envoyant sa bénédiction à l’équipage qui emmenait Pétinka. Il accomplit en un mot tout le cérémonial exigé par la coutume « comme cela se doit entre parents. »

– Ah, Petka, Petka ! disait-il, mauvais fils que tu es, mauvais ! Pensez un peu ce qu’il a fait… ah, ah, ah ! Au lieu de vivre tout doucement, en paix et concorde avec papa et sa vieille grand’mère… Non, tu ne l’as pas voulu ! Nous avons notre tzar dans la tête !

Nous voulons vivre de notre propre cervelle… Voilà où te mène ta cervelle ! Ah ! quel malheur !

Mais pas un muscle de sa physionomie de bois n’avait tressailli, pas une note de sa voix ne ressemblant à un appel à l’enfant prodigue. Du reste, ses paroles n’étaient entendues de personne, car dans la chambre, il n’y avait qu’Arina Pétrovna qui, sous l’effet des secousses qu’elle venait d’éprouver, perdit subitement toute énergie vitale ; elle restait sur sa chaise la bouche béante, sans rien entendre, ni comprendre, regardant devant elle sans penser à rien. Contrairement à l’attente de Pétinka, Porfiry Vladimiritch supporta la malédiction maternelle avec assez de calme, ne s’écartant pas d’un iota des décisions qu’il portait, pour ainsi dire, toutes faites dans sa tête.

Il est vrai qu’il pâlit légèrement et se jeta au devant de sa mère avec ceci :

– Mamenka ! ma chérie ! que Dieu vous garde ! calmez-vous, ma mignonne. Dieu est miséricordieux ! Tout s’arrangera.

Mais ces paroles étaient l’expression de l’inquiétude qu’il ressentait plutôt pour sa mère que pour lui-même. La sortie d’Arina Pétrovna était si inattendue que Judas ne s’était même pas avisé de feindre la frayeur.

La veille encore, mamenka était bonne pour lui ; elle plaisantait, jouait aux dupes avec Evprakséiouchka. Il était donc évident que pour une minute, son esprit s’était égaré et qu’il n’y avait là rien d’intentionné, de vrai. En effet, il avait grand’peur de la malédiction de mamenka, mais il se la représentait tout autrement. À ce sujet, son esprit oisif s’était créé toute une mise en scène : les images, les cierges allumés, mamenka au milieu de la chambre, effrayante, le visage noirci… et elle maudissait ! Puis à un coup de tonnerre, les cierges s’éteignaient, l’obscurité descendait sur la terre et d’en haut, au milieu des nuages, apparaissait la face irritée de Jéhovah environnée d’éclairs. Mais puisque rien de semblable n’arrivait, cela signifiait tout simplement que mamenka ne l’avait pas fait sérieusement, que quelque chose l’avait prise… – et c’était tout ! Et à quoi bon en effet le maudirait-elle réellement puisque ces derniers temps, il n’existait même pas de prétexte à malentendus ? Depuis le moment où il exprima un doute au sujet du tarantass (Judas reconnaissait intérieurement qu’alors, il était fautif et méritait une malédiction) bien du temps s’était écoulé. Arina Pétrovna s’était résignée et Porfiry Vladimiritch était aux petits soins auprès de mamenka, faisant tout pour la tranquilliser.

– Elle est faible, pauvre vieille. Ah, qu’elle est faible ! Par moments, elle commence même à s’oublier ! se disait-il pour se consoler : – quelquefois à peine se met-elle à jouer aux dupes qu’elle sommeille !

Pour être juste, il faut dire que la caducité d’Arina Pétrovna faisait même l’objet de ses inquiétudes. Il ne s’était pas encore préparé à cette perte, il n’avait pas encore eu le temps de méditer, de calculer à quoi se montait le capital de mamenka à son départ de Doubrovino, combien ce capital pouvait-il rapporter de revenu, combien elle pouvait dépenser et combien mettre de côté. En un mot, il n’avait pas encore pensé à ces mille riens, faute de quoi, il était toujours pris à l’improviste.

– La vieille est encore solide ! pensait-il quelquefois : et elle ne mangera pas tout, non, c’est impossible ! Alors qu’elle nous fit le partage, elle avait un joli capital ! Peut-être a-t-elle donné quelque chose aux orphelines… mais non, elle ne peut leur avoir donné beaucoup ! Elle a de l’argent, ma petite vieille, elle en a !

Mais jusqu’alors ces questions ne se présentaient point sérieusement et n’occupaient pas longtemps son cerveau. Les bagatelles quotidiennes étaient déjà trop nombreuses pour qu’elles s’augmentassent de nouvelles, qui, d’autre part, n’étaient d’aucune nécessité immédiate. Porfiry Vladimiritch ajournait donc sans cesse ce travail et ce n’est qu’après la scène de malédiction qu’il s’aperçut qu’il était temps de le commencer. La catastrophe vint du reste avant qu’il s’y attendît. Le lendemain du départ de Pétinka, Arina Pétrovna partit pour Pogorelka pour ne plus revenir à Golovlevo. Durant presqu’un mois, elle demeura en pleine solitude, sans quitter sa chambre et ne se permettant que fort rarement d’échanger une parole, même avec les domestiques. En se levant le matin, elle s’asseyait machinalement à son bureau et machinalement aussi commençait à faire une patience qu’elle ne finissait presque jamais : elle restait comme figée, les cartes en main, le regard fixé sur la fenêtre. À quoi pensait-elle ? et même pensait-elle à quelque chose ? Aucun des plus profonds scrutateurs du cœur humain ne l’eût pu deviner. On pouvait croire qu’elle s’efforçait de se souvenir de quelque chose, (par exemple ceci : comment elle se trouvait là, entre ces quatre murs ?) – et ne le pouvait pas. Alarmée par ce silence, Afimiouchka entrait dans sa chambre, rajustait les coussins qui l’entouraient dans son fauteuil, essayait de la faire parler, mais recevait toujours des réponses brèves et impatientes. Pendant ce temps, Porfiry Vladimiritch était venu deux ou trois fois à Pogorelka, il avait invité mamenka à venir à Golovlevo, s’efforçant d’exciter son imagination par la perspective des oronges, des carassins et autres séductions de sa maison, mais il n’obtenait qu’un sourire énigmatique en réponse à son invitation.

Un matin, elle voulut comme de coutume quitter son lit, mais ne le put. Elle ne ressentait aucune douleur particulière, ne se plaignait de rien ; tout simplement, elle ne pouvait se lever. Cette circonstance ne l’alarma même pas, comme si cela était dans l’ordre des choses. Hier, elle était restée auprès de sa table, pouvant marcher ; aujourd’hui, elle garde le lit, elle se trouve indisposée. Elle se sentait même plus tranquille ainsi. Mais Afimiouchka prit l’alarme et sans rien dire à la barynia expédia un message à Golovlevo. Judas arriva de grand matin le jour suivant ; Arina Pétrovna avait considérablement empiré. Il questionna minutieusement les domestiques sur ce que mamenka avait mangé ; ne s’était-elle pas permis quelque excès ? On lui répondit que depuis longtemps, Arina Pétrovna ne mangeait presque rien et que depuis la veille, elle avait obstinément refusé toute nourriture. Judas exprima son chagrin en agitant les mains, et en fils soucieux, avant d’entrer chez sa mère, se réchauffa près du poêle pour ne pas introduire l’air froid dans la chambre de la malade. Et à l’instant même (il avait au sujet des morts, on ne sait quel flair diabolique) il envoya quelqu’un s’assurer que le pope était chez lui pour le faire appeler le cas échéant, demanda où se trouvait le coffret contenant les papiers et s’il était enfermé, puis s’étant tranquillisé sur ces choses essentielles, il fit appeler la cuisinière et lui donna l’ordre de préparer son dîner.

– Je n’ai pas besoin de beaucoup, dit-il. Vous avez un poulet ? Eh bien, faites-moi un bouillon de poulet. Peut-être aussi avez-vous de la viande salée – vous préparerez un morceau. Puis quelque rôti et c’est tout ce qu’il me faut.

Arina Pétrovna était couchée sur le dos, la bouche entr’ouverte et respirait péniblement. Ses yeux étaient grands ouverts, une main posée par-dessus la couverture en poil de lièvre était un peu relevée et comme figée. Il était évident qu’elle prêtait l’oreille au bruit produit par l’arrivée de son fils ; peut-être aussi les ordres qu’il donnait venaient jusqu’à elle. Grâce aux rideaux abaissés, un demi-jour régnait dans la chambre. La clarté de la lampe devant les images se mourait et on entendait le bruit sec du pétillement de la mèche au contact de l’eau. L’air était lourd et pesant, grâce au poêle surchauffé et aux vapeurs huileuses des lampes et les exhalaisons étaient insupportables. Porfiry Vladimiritch chaussé de bottes de feutre, se glissa comme un serpent près du lit de mamenka ; son corps long et maigre se mouvait mystérieusement dans le crépuscule. Arina Pétrovna le suivait de regards effrayés ou étonnés, – on ne saurait définir – et se raidit sous sa couverture.

– C’est moi, mamenka, dit-il. Qu’est-ce que cela veut donc dire ? Vous vous êtes donc dévissée aujourd’hui ah, ah, ah ! Voici donc pourquoi je n’ai pas dormi cette nuit ! Toute la nuit, comme si quelque chose me poussait… « Il faut que j’aille voir comment se portent les amies de Pogorelka » me disais-je. Et le matin, à peine levé, vite, un traîneau, une paire de chevaux… et me voilà !

Porfiry Vladimiritch poussa un petit rire aimable, mais Arina Pétrovna ne répondait pas et se raidissait de plus en plus sous sa couverture.

– Dieu est miséricordieux, mamenka ! continua Judas – ne vous effrayez pas ! Crachez sur la maladie, quittez le lit et faites un tour de chambre comme une brave femme – comme ça !

Et Porfiry Vladimiritch se leva et montra comment les braves femmes marchent.

– Attendez, laissez-moi relever le rideau et vous regarder. Eh ! mais, vous êtes tout à fait bien, ma chérie ! Il ne faut que vous secouer un peu, prier Dieu, faire un brin de toilette – et aussitôt vous pourrez aller au bal ! Tenez, je vous apporte de l’eau bénite, prenez-en !

Porfiry Vladimiritch tira de sa poche un flacon, prit un petit verre sur la table, la remplit et le présenta à la malade. Arina Pétrovna fit un mouvement pour relever la tête, mais elle ne le put.

– Les… orphelines… gémit-elle.

– Voilà ! les orphelines maintenant ! – Ah ! mamenka, mamenka, comme vous êtes… vraiment ! Une petite indisposition – et vous perdez le courage ! Nous ferons tout ! Et aux orphelines nous enverrons une dépêche et tout sera fait dans son temps. Rien ne presse, n’est-ce pas ? Nous vivrons encore longtemps ensemble. Voilà ! l’été viendra, nous irons au bois, ramasser des champignons, des fraises !… Ou bien, nous irons à Doubrovino pêcher des carassins ! nous ferons atteler les vieux rouans et nous irons, tout doucement, tout doucement, cahin-caha ! – Et nous sommes là !

– Les orphelines… répéta Arina Pétrovna.

– Et les orphelines viendront. Attendez un peu et nous viendrons tous ! Nous viendrons, nous nous réunirons tous autour de vous. Vous serez la poule et nous serons vos poussins. Et pourquoi n’êtes-vous pas sage et inventez-vous de tomber malade ? Quelle invention ! en effet ! la vilaine plaisante !… ah, ah, ah ! au lieu de donner l’exemple aux autres ! Ce n’est pas bien, ma chérie, non, ce n’est pas bien !

Mais malgré tous les efforts de Porfiry Vladimiritch, malgré les discours et les plaisanteries dont il essayait de relever son courage, les forces d’Arina Pétrovna diminuaient à vue d’œil d’heure en heure.

On envoya en ville chercher le docteur. La malade ne discontinuait pas d’appeler les orphelines, et Judas écrivit de sa propre main une lettre à Anninka et à Lioubinka, lettre où il comparait leur conduite à la sienne, se qualifiait de chrétien et les traitait d’ingrates. À la nuit arriva le docteur, mais il était déjà trop tard. Arina Pétrovna fut, comme l’on dit, perdue en un jour. À trois heures commença l’agonie et à six heures du matin, Porfiry Vladimiritch se tenait déjà à genoux près du lit de sa mère, gémissant.

– Mamenka, chère amie, bénissez-moi.

Mais Arina Pétrovna n’entendait plus. Ses yeux grands ouverts, au regard terne, fixaient l’espace comme si elle s’efforçait de comprendre quelque chose, mais sans y pouvoir parvenir. Judas ne comprenait pas non plus. Il ne comprenait pas que la tombe qui s’ouvrait devant lui emportait le dernier lien qui l’attachait au monde des vivants, le dernier être avec lequel il pouvait partager la poussière qui l’emplissait, et que dorénavant cette poussière, sans trouver d’issue, s’accumulerait en lui jusqu’au jour où elle l’étranglerait définitivement. Avec son trémoussement habituel, il se plongea dans l’abîme des bagatelles qui accompagnaient le cérémonial de l’enterrement, faisait dire des requiem, ordonnait les prières qu’on dit pendant quarante jours pour l’âme des trépassés, conversait avec le pope, passait d’une chambre à l’autre, traînant ses pieds, pénétrait de temps à autre dans la salle à manger où se trouvait le corps de la défunte, faisait des signes de croix, levait les yeux au ciel, étendait les bras, il se réveillait la nuit, s’approchait à pas de loup de la porte, écoutait la lecture monotone du chantre, etc. Il était agréablement étonné de n’avoir aucune dépense particulière à faire, car Arina Pétrovna avait mis de côté une somme pour son enterrement et en avait indiqué l’emploi d’une façon très détaillée.

Après avoir enterré sa mère, Porfiry Vladimiritch s’occupa immédiatement de mettre ses affaires en ordre. En dépouillant ses papiers, il trouva une dizaine de testaments (dans l’un d’eux, elle le nommait « irrespectueux »), tous écrits alors qu’Arina Pétrovna était une barynia autoritaire, mais aucun n’était en due forme, ce n’étaient que des projets. Judas fut donc très content de n’avoir ainsi nul besoin de recourir à aucun compromis de conscience pour se déclarer l’unique héritier légal de tout le bien laissé par sa mère. Ce bien consistait en un capital de quinze mille roubles, un pauvre mobilier parmi lequel se trouvait le fameux tarantass qui faillit amener la discorde entre la mère et le fils. Arina Pétrovna séparait soigneusement ses comptes personnels de ceux de la tutelle, de sorte qu’on voyait aussitôt ce qui était à elle et ce qui appartenait aux orphelines. Judas sans tarder se déclara donc l’unique héritier légal, scella les papiers se rapportant à la tutelle, distribua aux domestiques la pauvre garde-robe de sa mère ; quant aux tarantass et aux deux vaches d’Arina Pétrovna qui dans son inventaire étaient désignées comme « miennes », il les expédia à Golovlevo, puis après avoir célébré le dernier requiem, il s’en retourna chez lui.

– Attendez les propriétaires, dit-il aux domestiques, assemblés dans le vestibule pour le reconduire ; si elles viennent tant mieux… sinon, c’est leur affaire ! Moi, de mon côté, j’ai fait tout ce que je devais. J’ai mis en ordre les comptes de la tutelle, je n’ai rien caché, rien celé, tout s’est passé sous les yeux de tout le monde. Le capital, resté après mamenka, m’appartient d’après la loi ; le tarantass et les deux vaches que j’ai envoyés à Golovlevo sont aussi miens de par la loi. Peut-être encore quelque chose m’appartenant est resté ici, mais n’importe, Dieu lui-même ordonne de venir en aide aux orphelins. Je regrette ma mère, c’était une bonne vieille soucieuse ! vous voyez qu’elle a pensé à vous aussi ; elle vous a laissé sa garde-robe. Ah, mamenka, mamenka ! Ce n’est pas bien de votre part, chère amie, de nous avoir laissés orphelins. Mais, puisque Dieu l’a voulu, nous devons nous soumettre à sa sainte volonté. Pourvu que votre âme se trouve bien, et pour nous… il n’y a pas à s’en occuper.

La première tombe à peine fermée, un seconde s’ouvrit. Porfiry Vladimiritch se comporta au sujet du malheur de son fils d’une façon assez singulière. Il ne recevait pas de journaux, n’entretenait de correspondance avec personne pouvant lui fournir des renseignements sur le procès où avait figuré Pétinka. Il est même douteux qu’il eût envie d’apprendre quelque chose à ce sujet. En général, c’était un homme qui faisait son possible pour éviter toute inquiétude, qui s’était plongé jusqu’aux oreilles dans la boue des bagatelles, était tout occupé de sa propre conservation, et dont l’existence n’avait laissé aucune trace derrière elle. Le monde renferme passablement de gens de cette sorte, vivant d’une vie isolée, ne sachant ou ne voulant s’associer à quoi que ce soit, ne voulant prévoir ce qui les attend au moment d’après, et crevant comme crèvent les bulles de pluie d’orage. Ils n’ont point de relations amicales, car pour l’amitié l’existence d’intérêts communs est indispensable, ni relations d’affaires, car même dans les affaires aussi dépourvues de toute vie que le sont celles de la bureaucratie, ils manifestent une absence de vitalité poussée à un degré insupportable. Trente ans durant, Porfiry Vladimiritch s’était rendu à son bureau, puis un beau matin, il avait disparu et personne ne s’en était aperçu. Il apprit donc le dernier le sort de son fils, lorsque cette nouvelle se fut déjà répandue parmi les gens de service. Ici encore, il fit mine de ne rien savoir. Et lorsqu’un jour, Evprakséiouchka essaya de mentionner le nom de Pétinka, Judas, agitant les mains, s’écria :

– Non, non, non ! je ne sais rien, je n’ai rien entendu et ne veux rien entendre. Je ne veux pas connaître ces sales affaires.

Mais enfin il fut obligé de « connaître. » Il arriva une lettre de Pétinka, informant son père de son prochain départ pour un gouvernement éloigné et demandant si papenka avait l’intention de lui envoyer de l’argent dans sa nouvelle situation. Tout le jour qui suivit la réception de cette lettre, Porfiry Vladimiritch demeura dans une visible perplexité, il passait d’une chambre à l’autre, pénétrait dans la chapelle, faisait des signes de croix et poussait des gémissements. Vers le soir cependant, il reprit ses esprits et écrivit :

« Piotre, fils criminel !

Comme sujet fidèle de l’Empire russe, obligé de respecter les lois, je ne devrais même pas répondre à ta lettre. Mais comme père, sujet aux faiblesses humaines, je ne puis, par sentiment de compassion, refuser un bon conseil à mon enfant tombé par sa propre faute dans l’abîme du mal. Ainsi voici sommairement mon opinion à ce propos. La punition qu’on t’a infligée est pénible, mais pleinement méritée par toi – telle est la première et la principale pensée qui, dorénavant, doit t’accompagner dans ta nouvelle vie. Et tu dois abandonner tes autres caprices et même jusqu’à leur souvenir, car dans ta position, tout ceci ne peut qu’irriter et pousser à la révolte. Tu as déjà goûté des fruits amers de l’arrogance, essaye maintenant de manger les fruits de l’humilité, d’autant plus que tu n’as à compter sur rien d’autre dans la vie. Ne te plains pas de ta punition, car les autorités ne te punissent même pas, puisqu’elles te donnent les moyens de te corriger. Remercier et tâcher de réparer ce que tu as fait – voilà à quoi tu dois penser sans cesse et non à un passe-temps luxueux, passe-temps que je n’ai jamais eu moi-même, quoique je ne me sois jamais trouvé appelé devant la justice. Suis ce conseil de sagesse et renais à une nouvelle vie, te contentant de ce que les autorités dans leur bonté trouveront utile de t’ordonner. Et moi, de mon côté, je prierai le Dispensateur de tous biens de t’envoyer la fermeté et l’humilité. Ce jour même où j’écrivis ces lignes, je suis allé à l’église et j’ai prié ardemment pour toi. Sur ce, je te bénis dans ta nouvelle vie et je reste

Ton père indigné, mais persistant encore à t’aimer.

PORFIRY GOLOVLEFF »

On ne sait pas si cette lettre parvint jusqu’à Pétinka, mais un mois au plus après son envoi, Porfiry Vladimiritch reçut l’avis officiel que son fils était mort à l’hôpital d’une des villes qu’il devait traverser en se rendant au lieu de sa déportation. Judas se trouva seul, mais pourtant il ne comprit pas encore qu’avec cette nouvelle perte, il était lancé définitivement dans le vide, face à face avec des balivernes. Ceci arriva bientôt après la mort d’Arina Pétrovna au moment où il était entièrement plongé dans les comptes et les calculs. Il relisait les livres de la défunte, vérifiait chaque kopeck, recherchait les liens de ces kopecks avec ceux de la tutelle, ne voulant pas, comme il disait, s’approprier l’argent d’autrui ou perdre quoique ce fût du sien. Au milieu de toutes ces occupations, il ne s’était même jamais demandé pourquoi il faisait tout cela et qui profiterait des fruits de son tracas. Du matin au soir, il restait cloué à son bureau, critiquant les règlements de la défunte et rêvant, de sorte que, grâce à cette occupation, il négligea peu à peu les comptes de son propre ménage.

La maison maintenant était plongée dans le silence. Les domestiques qui, autrefois, aimaient à passer leur temps dans les bâtiments de service désertaient actuellement la maison presque toujours et lorsqu’ils apparaissaient dans les chambres, ils marchaient sur la pointe des pieds et parlaient à demi-voix. On sentait quelque chose de mort et dans cette maison, et dans cet homme ; quelque chose d’on ne sait quoi qui vous donnait une peur involontaire et superstitieuse. Les crépuscules qui enveloppaient Judas devaient de jour en jour devenir plus épais.

 

Au carême, lorsque la saison des spectacles fut terminée, Anninka arriva à Golovlevo et déclara que Lioubinka ne pouvait venir avec elle, car elle avait pris un engagement pour tout le carême et devait se rendre à Romny, Izioum, Krementchoug, ainsi que dans quelques autres petites villes pour chanter dans plusieurs concerts. Durant sa courte carrière artistique, Anninka s’était considérablement développée. Ce n’était plus cette jeune fille naïve, anémique et un peu molle qui, à Doubrovino et à Pogorelka, en se balançant disgracieusement, fredonnait entre ses dents ou flânait d’une chambre à l’autre comme si elle ne savait où mettre sa personne. Non, c’était une jeune fille tout à fait accomplie, aux manières assurées et même un peu libres et dont on pouvait dire qu’elle n’avait pas la langue dans sa poche. Son aspect avait aussi subi des changements et frappa assez agréablement Porfiry Vladimiritch. Devant lui se trouvait une femme de haute taille, bien faite, la poitrine développée, d’un visage au teint coloré et animé par de grands yeux gris à fleur de tête ; encadré de belles tresses cendrées retombant lourdement sur sa nuque. Cette femme était visiblement consciente d’être réellement cette « Belle Hélène » après laquelle messieurs les officiers étaient condamnés à soupirer. Elle était arrivée à Golovlevo de grand matin et aussitôt s’était retirée dans sa chambre d’où elle sortit pour venir prendre le thé dans la salle à manger, vêtue d’une magnifique robe de soie à longue traîne qu’elle savait manœuvrer très adroitement au milieu des chaises. Certes, Judas aimait son Dieu plus que tout autre choses, mais cela ne l’empêchait pas d’avoir du goût pour les jolies et surtout les belles femmes. Aussi, après avoir d’abord béni Anninka d’un signe de croix, l’embrassa-t-il sur les deux joues avec on ne sait quelle précision particulière, en jetant sur sa poitrine un regard si étrange qu’Anninka sourit imperceptiblement. On se mit à table pour prendre le thé ; Anninka leva les deux bras et s’étendit en bâillant.

– Ah, oncle, comme c’est ennuyeux chez vous ! dit-elle.

– C’est joli ! À peine arrivée – que cela lui paraît ennuyeux. Lorsque tu auras passé quelque temps avec nous, peut-être alors cela te semblera-t-il gai ! répondit Porfiry Vladimiritch dont les yeux prirent tout à coup une expression mielleuse.

– Non, ce n’est pas intéressant ! Qu’y a-t-il ici ? De la neige aux alentours ; pas de voisins… Je crois cependant qu’un régiment stationne ici ?

– Et un régiment stationne, et il y a des voisins aussi, mais, à vrai dire, cela ne m’intéresse pas. Du reste si…

Porfiry Vladimiritch lui jeta un regard, mais au lieu de finir sa phrase, il laissa échapper un léger soupir. Peut-être aussi s’arrêta-t-il avec intention voulant piquer sa curiosité de femme ; en tout cas, le même sourire imperceptible effleura les lèvres d’Anninka. Elle s’accouda sur la table, regardant fixement Evprakséiouchka qui, toute rouge, lavait les verres et la regardait aussi de ses grands yeux ternes.

– C’est ma nouvelle économe… une femme zélée ! dit Judas.

Anninka fit un petit signe de tête et se mit à fredonner{33} : Ah ! ah ! que j’aime… que j’aime… les mili-mili-mili-taires ! et d’indéfinissables frémissements involontaires de ses reins accompagnaient ce refrain.

– Quel ennui ! dit de nouveau Anninka en bâillant.

– Ennui et ennui ! Qu’as-tu à répéter toujours la même chose ! Attends, reste avec nous… Tantôt nous ferons atteler un traîneau et tu pourras te promener tant que tu voudras.

– Oncle ! pourquoi n’êtes-vous pas entré dans les hussards ?

– Parce que, mon amie, Dieu a tracé à chaque homme sa voie. Tel est destiné à servir dans les hussards, tel autre – à être tchinovnik, le troisième – à s’occuper de commerce, le quatrième…

– Ah oui ! quatrième, cinquième, sixième… je l’ai oublié ! Et c’est toujours Dieu qui distribue les rôles, n’est-ce pas ?

– Eh bien ! oui, c’est Dieu. Il ne faut pas rire de cela, mon amie ! Tu sais ce qui est dit dans la Sainte Écriture : sans la volonté de Dieu…

– C’est à propos des cheveux ? – Je le sais encore ! Mais voilà le malheur : aujourd’hui on porte toujours de faux cheveux, et ceci, je crois, n’est pas prévu ! À propos, regardez donc, oncle, quelle belle chevelure je possède ! N’est-ce pas qu’elle est belle ?

Porfiry Vladimiritch s’approcha sur la pointe des pieds – on ne sait pourquoi – et prit pour un instant la tresse entre ses mains. Evprakséiouchka à son tour allongea le cou pour voir sans lâcher la soucoupe à thé qu’elle tenait dans la main.

– Des faux cheveux, sans doute ? dit-elle à travers le sucre qu’elle tenait entre les dents.

– Non, ce sont mes propres cheveux. Je les dénouerai un jour devant vous, oncle !

– Oui, la tresse est belle, approuva Judas dont les lèvres frémirent sensuellement ; mais aussitôt, il se rappela qu’il fallait repousser de pareilles tentations et il ajouta : Ah ! quel vif-argent tu es ! petite sotte, petite sotte ! toujours des tresses et des traînes dans la tête. Et le principal, l’essentiel, tu ne penses pas à t’en informer.

– Oui, de la grand’mère !… Elle est donc morte ?

– Elle est décédée, mon amie ! oui, et comment ! Paisiblement, tranquillement, personne ne l’a même entendue ! En voilà une fin vraiment digne que Dieu lui envoya ! Elle se souvint de tout le monde, bénit chacun, fit venir le prêtre, fit sa communion… Ensuite, elle ressentit un tel calme, un tel calme !… Elle l’a dit elle-même, la chérie ! Puis tout à coup elle s’est mise à soupirer ! Une fois, deux fois, trois – et elle n’était plus !

Judas se leva, se tourna vers les images, joignit les mains et pria. Ses yeux se remplirent même de larmes : le mensonge réussissait si bien ! Mais Anninka, évidemment, n’était pas une personne sensible. Il est vrai que pour un moment, elle resta pensive, mais elle pensait à autre chose.

– Vous souvenez-vous, mon oncle, dit-elle – comme elle nous nourrissait de lait caillé ma sœur et moi, lorsque nous étions toutes petites ? Dans les derniers temps elle était excellente, mais alors qu’elle était encore riche… !

– Eh bien, il ne faut pas se souvenir des vieilles choses ! On t’a nourrie de lait caillé et cependant voilà comme tu es, que Dieu te garde ! Iras-tu sur sa tombe ?

– Allons-y, si vous voulez.

– Seulement, sais-tu ? Si avant tu te purifiais ?

– Comment cela ? Me purifier…

– Dame ! Tu es… actrice… Penses-tu que grand’mère n’en souffre pas ? Donc avant d’aller sur la tombe, tu pourrais entendre une messe, te purifier… Si tu veux, demain matin, je ferai dire la messe et puis tu iras sur la tombe !

Si absurde que fût la proposition de Judas, toujours est-il qu’Anninka se troubla un instant. Mais aussitôt, fronçant ses sourcils avec colère, elle dit d’un ton acerbe :

– Non, j’irai comme cela… j’irai de suite !

– Comme tu voudras ! mais mon conseil est : entendre demain la messe, puis prendre du thé, et ensuite nous ferons atteler une paire de chevaux au traîneau et nous irons ensemble. Tu te serais purifiée et l’âme de grand’mère…

– Ah, mon oncle, quel… petit sot vraiment vous êtes ! Dieu sait quelles bêtises vous dites, et encore, vous insistez !

– Quoi ? ça ne te plaît pas ? Eh bien, excuse-moi… Je suis la droiture même. La contre-vérité – je ne l’aime pas, mais la vérité – je la dirai à tout le monde et je l’écouterai moi-même, quoiqu’elle ne soit pas toujours agréable et qu’il soit amer de l’écouter, mais il le faut bien, car c’est la vérité. C’est comme ça, mon amie ! Reste avec nous, vis comme nous, tu verras alors toi-même que cela vaut mieux que de voyager d’une foire à l’autre avec la guitare.

– Dieu sait ce que vous dites, mon oncle ! avec la guitare !

– Eh bien, si ce n’est avec la guitare, c’est à peu près la même chose. Avec le torban peut-être ? Du reste, c’est toi la première qui m’avais offensée en me traitant de sot, d’autant plus que moi, vieillard, je puis te dire la vérité.

– Bon, admettons que ce soit la vérité et n’en parlons plus. Dites-moi, s’il vous plaît, grand’mère a laissé quelque héritage ?

– Sans doute ; seulement l’héritier légal se trouvait là.

– C’est-à-dire vous… Tant mieux. Elle est enterrée ici, à Golovlevo ?

– Non, dans sa paroisse, près de Pogorelka. Elle l’a voulu elle-même.

– Eh bien, j’y vais. Peut-on louer des chevaux, par ici, oncle ?

– Pourquoi louer ? nous avons des chevaux à nous ! Tu n’es pas une étrangère, je pense. Nièce… tu me reviens, nièce ! s’agita Porfiry Vladimiritch souriant « en parent » : un traîneau, une paire de chevaux, grâce à Dieu ! nous avons tout ! Mais peut-être ferais-je bien d’aller avec toi ? Nous aurions visité la tombe et nous serions ensuite allés à Pogorelka. Nous aurions tout vu, tout visité ; nous aurions causé, considéré,… comment et pourquoi… Une jolie propriété que la vôtre, les beaux endroits qu’elle renferme !

– Non, j’irai plutôt seule… pourquoi vous déranger ? À propos, Pétinka est donc mort aussi ?

– Il est mort, mon amie, oui, Pétinka est mort aussi, je le regrette… D’un côté, je le regrette jusqu’aux larmes même et de l’autre c’est sa faute ! Il était toujours irrespectueux envers son père, c’est pour cela que Dieu l’a puni ! Et si Dieu dans sa sagesse décida la chose, ce n’est pas à nous de la refaire.

– Certes, nous ne pourrions le refaire. Seulement, voilà à quoi je pense : comment, oncle, n’avez-vous pas peur de vivre ainsi ?

– Et pourquoi aurais-je peur ? Tu vois combien de grâce divine j’ai autour de moi ? dit Judas en désignant de la main les images : la grâce divine par ici, la grâce divine dans ma chambre et à la chapelle – un vrai paradis ! Vois combien j’ai de défenseurs !

– Tout de même… vous êtes toujours seul… c’est effrayant !

– Et lorsque cela m’arriverait – je me mets à genoux, je prie Dieu et tout disparaît comme avec la main ! Et puis, qu’ai-je à craindre ? Pendant la journée il fait clair, la nuit, j’ai partout dans toutes les chambres des lampes qui brûlent devant les images ! Du dehors, ça a l’aspect d’un bal. Et quel est mon bal ! Les défenseurs et les saints du ciel – voilà tout mon bal.

– Vous savez, Pétinka vous a écrit avant sa mort.

– Eh bien ! comme un parent… C’est encore heureux qu’il n’ait pas perdu les sentiments de parenté.

– Oui, il vous a écrit… après le jugement, lorsque l’arrêt fut rendu. Il vous a écrit pour vous rappeler que vous n’avez pas voulu lui donner l’argent qu’il avait perdu. Vous êtes riche, oncle, n’est-ce pas ?

– C’est facile de compter l’argent dans les poches d’autrui, mon amie. Quelquefois, il semble que l’homme a des montagnes d’or et lorsqu’on regarde de près, on trouve qu’il n’a que pour le cierge et pour l’huile et encore ce n’est pas à lui, mais à Dieu.

– Alors nous sommes plus riches que vous. Nous nous sommes cotisées, nous avons aussi obligé nos cavaliers à souscrire, de cette façon nous avons réuni six cents roubles et nous les lui avons envoyés.

– Quels sont donc ces cavaliers ?

– Ah ! Oncle ! nous sommes… actrices ! Ne m’avez-vous pas proposé vous-même de me purifier ?

– Je n’aime pas quand tu parles de la sorte.

– Que faire ! Aimez ou non, mais ce qui est fait n’est pas à refaire. Selon vous, également il y a ici la main de Dieu !

– Ne raille pas les choses saintes au moins. Tu peux dire tout, mais le sacrilège… je ne le permets pas ! Où donc avez-vous envoyé l’argent ?

– Je ne me le rappelle pas. Dans quelque petite ville… Il l’avait indiquée lui-même.

– Je ne sais. S’il y avait eu de l’argent, j’aurais dû le recevoir après sa mort. Il ne pouvait le dépenser tout à la fois. Je ne sais pas, je n’ai rien reçu. Ce sont les surveillants de la prison et les soldats de l’escorte qui en ont profité sans doute.

– Mais nous ne le réclamons pas, c’est en passant que je l’ai dit. Car enfin, oncle, c’est effrayant : comment se peut-il que l’homme soit perdu à cause de trois mille roubles ?

– C’est que ce n’est pas à cause de trois mille roubles… Cela nous semble seulement que c’est à cause de trois mille roubles… et nous répétons : trois mille roubles, trois mille roubles ! Et Dieu…

Judas se laissa aller et se préparait à expliquer en détail comment Dieu… la Providence… par des voies invisibles… et ainsi de suite. Mais Anninka bâilla sans cérémonie et dit :

– Ah ! oncle ! comme c’est ennuyeux chez vous !

Pour cette fois, Porfiry Vladimiritch s’offensa sérieusement et se tut.

Pendant quelque temps, ils marchèrent côte à côte le long de la salle à manger. Anninka bâillait, Porfiry Vladimiritch se signait à chaque coin. Enfin on vint annoncer que l’équipage était devant le perron et la comédie habituelle des reconduites de parent recommença ! Golovleff mit sa pelisse pour reconduire Anninka jusqu’au perron, l’embrassa et cria aux domestiques : « Les pieds, enveloppez donc bien les pieds ! » ou « La koutiia ! avez-vous pris la koutiia ? Ne l’oubliez pas ! » Puis il se prit à tracer dans l’air des signes de croix.

Anninka visita la tombe de sa grand’mère, fit célébrer un requiem et lorsque les chantres entonnèrent d’un ton monotone mémoire éternelle, elle versa quelques larmes.

Le service funèbre était célébré au milieu d’un triste tableau. L’église dans le cimetière de laquelle Arina Pétrovna était enterrée était des plus pauvres ; le plâtre par endroits s’était effrité et laissait voir les briques nues des murs ; la cloche rendait des sons faibles et sourds ; l’habit sacerdotal du prêtre était usé. Une couche épaisse de neige couvrait le cimetière, de sorte qu’il fallait se frayer un chemin à la pelle pour arriver jusqu’à la tombe ; au lieu du monument funéraire, il n’y avait qu’une simple croix blanche, ne portant aucune inscription. L’église était située loin de tout village, il n’y avait que les pauvres maisonnettes noircies du prêtre et des clercs de l’église, nichées à une petite distance et tout autour une immense plaine neigeuse sur la surface de laquelle la broutille sortait par endroits. Un fort vent de mai parcourait le cimetière, relevant sans cesse la chasuble du prêtre et emportant la psalmodie des chantres.

– Qui pourrait croire, soudarynia, que sous cette pauvre croix, auprès de notre pauvre église, trouvât son repos la plus riche propriétaire jadis de tout le département ? dit le prêtre après le service.

À ces paroles, Anninka versa encore des larmes. Une phrase lui revint à la mémoire : « Là où la table était couverte de mets est maintenant le cercueil. » Et ses larmes coulèrent en abondance. Puis elle passa dans la maison du prêtre, prit le thé et causa avec sa femme. De nouveau, elle se rappela : « La pâle mort nous menace tous » et de nouveau, elle pleura longtemps et beaucoup.

À Pogorelka, on n’était pas prévenu de l’arrivée de la maîtresse, c’est pourquoi on n’y avait pas même chauffé les chambres. Anninka, sans ôter sa pelisse, passa dans toutes les pièces et s’arrêta un moment dans la chambre à coucher de sa grand’mère et dans la chapelle. Dans la chambre à coucher, sur le lit étaient jetés en masse les duvets graisseux et les oreillers sans taies. Sur le bureau traînaient des débris de papier ; le plancher n’était pas balayé et une couche épaisse de poussière recouvrait tous les objets. Anninka s’assit sur le fauteuil où se tenait d’habitude Arina Pétrovna et se plongea dans la rêverie. Tout d’abord vinrent les souvenirs du passé, puis à leur place, les réalités du présent. Les premiers arrivaient par fragments et ne s’arrêtaient pas longtemps, les seconds se fixaient plus solidement. Que de temps écoulé depuis qu’elle brûlait d’être libre ! Que Pogorelka lui semblait dégoûtant – et voilà maintenant que tout à coup son cœur se trouvait rempli de Dieu sait quel désir maladif de passer quelque temps dans cet endroit dégoûtant. Ici règne le calme ; ce n’est pas joli ; ce n’est pas confortable, mais c’est calme, calme comme si là partout régnait la mort ; rester ainsi sans but, sans pensée, pourvu qu’on puisse respirer à pleins poumons, pourvu que la poitrine se dilate librement ! Et là, dans ce milieu à demi nomade d’où elle venait de s’échapper et où elle devait revenir – qu’est-ce qui l’y attendait ? Qu’en avait-elle emporté ? Le souvenir des hôtels puants, du bruit éternel venant de la salle à manger et de la salle de billard, des garçons non peignés et mal débarbouillés, des répétitions au milieu des clartés douteuses de la scène, et des coulisses en toile peinte qu’il lui répugnait de toucher…, l’humidité et les courants d’air… c’était tout. Puis : les officiers, les avocats, les bouteilles vides, les nappes arrosées de vin, les nuages de fumée de tabac et le bruit, le vacarme. Et que lui disaient-ils seulement ! avec quel cynisme on l’abordait ! surtout l’autre moustachu, à la voix enrouée par l’ivrognerie, aux yeux enflammés et exhalant une éternelle odeur d’écurie… Ah ! ce qu’il disait ! Anninka, à ce seul souvenir, tressaillit et ferma les yeux. Puis elle revint à elle, soupira et se rendit à la chapelle. Dans l’armoire aux images, il ne restait que peu de celles-ci, seulement celles qui, sans doute appartenaient à sa mère, toutes celles de sa grand’mère ayant été transportées à Golovlevo par Judas, en sa qualité d’héritier. Les places vides laissées par ces dernières ressemblaient à de grands yeux crevés. Les lampes aux images avaient aussi disparu, emportées par Judas ; il n’y avait qu’un petit bout de cierge, oublié dans un bougeoir en fer-blanc.

– Ils voulaient aussi emporter l’armoire, mais ils ne savaient pas au juste si c’était la dot de votre mamenka, rapporta Afimiouchka.

– Eh bien ? pourquoi ne l’a-t-il pas emportée ? Dis-moi donc, Afimiouchka, est-ce que grand’mère a eu une longue agonie ?

– Pas trop, un peu plus de vingt-quatre heures. C’est comme qui dirait qu’elles ont dépéri. Ni maladie réelle, ni quoi. Tout le temps, elles n’ont presque rien dit, seulement deux ou trois fois, elles se sont souvenues de vous et de votre sœur.

– Donc c’est Porfiry Vladimiritch qui a emporté les images ?

– Lui. « Ce sont les images de mamenka qu’ils ont dit. » Et le tarantass et les deux vaches aussi. Il paraît qu’ils ont découvert dans les papiers d’Arina Pétrovna que ces vaches n’étaient pas à vous, mais à elle. Ils voulaient aussi emmener un cheval, mais Fédoulytch ne les a pas laissés faire : « C’est notre cheval, l’ancien de Pogorelka, » qu’il a dit. – Alors, il paraît qu’ils n’ont pas osé et ils l’ont laissé.

Anninka fit aussi le tour de la cour, entra pour un moment dans le bâtiment de service, dans la grange, dans la basse-cour. Là, au milieu d’un cloaque de fumier, stationnait le capital roulant : une vingtaine de maigres vaches et trois chevaux. Elle se fit apporter du pain en disant qu’elle le payerait et donna un morceau à chaque vache. Puis la vachère invita madame à entrer dans l’izba où sur la table était posé un pot de lait. Dans un coin, près du poêle se trouvait un veau nouveau-né, Anninka but du lait et se précipitant vers le veau, l’embrassa au museau, mais aussitôt, elle essuya ses lèvres d’un air dégoûté, disant que le veau avait le museau répugnant, tout couvert de salive. Ensuite elle tira de son porte-monnaie trois roubles, les donna aux vieux domestiques et se prépara à repartir.

– Qu’allez-vous donc faire ? demanda-t-elle, prête à monter en traîneau au vieux Fédoulytch, qui, en sa qualité de starosta, accompagnait la demoiselle les mains croisées sur sa poitrine.

– Quoi faire ? Nous vivrons ! répondit simplement Fédoulytch.

Anninka se sentit de nouveau triste ; il lui parut que les paroles de Fédoulycth sentaient l’ironie. Elle hésita un peu, soupira et dit :

– Eh bien ! adieu !

– Nous avions pensé que vous nous reviendriez et que vous resteriez avec nous ! dit Fédoulytch.

– Non. Pourquoi ?… C’est égal. Vivez !

Et de nouveau les larmes coulèrent de ses yeux et tous les domestiques se mirent à pleurer aussi. C’était quelque chose d’étrange : elle n’avait rien à regretter, lui semblait-il, pas même un bon souvenir à remporter – et voilà qu’elle pleurait. Eux aussi : rien de plus que ces phrases banales et cependant tous se sentaient tristes, peinés. On l’aida à monter en traîneau, on lui enveloppa les pieds et un gros soupir s’échappa de toutes les poitrines en même temps.

– Heureux voyage ! retentit derrière elle lorsque le traîneau partit.

En passant auprès du cimetière, elle fit arrêter de nouveau et, seule, se dirigea par le sentier qu’on venait de frayer vers la tombe. La nuit approchait et dans les maisonnettes des serviteurs de l’église brillait la lumière. Elle restait se tenant d’une main à la croix ; elle ne pleurait pas, mais chancelait. Elle ne pensait à rien de particulier, elle n’aurait pu formuler aucune idée précise, mais elle ressentait une tristesse, une tristesse envahissant tout son être. Et cette tristesse n’était pas pour grand’mère, mais pour elle-même. Inconsciemment, chancelante et se courbant, elle resta sur la tombe un quart d’heure environ et tout à coup, il lui vint à l’esprit que Lioubinka peut-être en ce moment même chantait comme un rossignol dans quelque Krementchoug au milieu d’une compagnie joyeuse, ivre, peut-être :

Ah ! Ah ! que j’aime ! que j’aime !

Que j’aime les mili-mili-mili-taires !

Elle faillit tomber. Elle courut au traîneau et ordonna d’aller le plus vite possible à Golovlevo.

 

Anninka revint chez son oncle triste et douce. Du reste cela ne l’empêchait pas d’avoir faim (l’oncle avait oublié de lui faire mettre quelques provisions dans le traîneau) et elle fut très contente que la table pour le thé fût déjà dressée. Porfiry Vladimiritch ne tarda pas d’entrer en conversation.

– Eh bien ! tu y es allée ?

– J’y suis allée.

– Et sur la tombe ? Et tu as fait dire aussi le requiem ?

– Oui, et le requiem aussi.

– Le prêtre était chez lui ?

– Sans doute. Qui donc aurait pu sans cela célébrer le requiem ?

– Oui, oui… Et les chantres y étaient tous deux ? et le « mémoire éternelle »… on l’a chanté aussi ?

– On l’a chanté.

– Oui, Mémoire éternelle ! éternelle mémoire de la défunte ! C’était une femme aimante, prévoyante !

Judas se leva, se tourna vers les images et pria.

– Et à Pogorelka, as-tu trouvé tout en bon état ?

– Vraiment je ne sais. Il me semble que tout y est à sa place.

– Il me semble ! Ça nous semble toujours, mon amie, et lorsque nous regardons de plus près – ceci est mauvais, cela est usé. C’est comme cela que nous nous formons l’opinion sur la richesse des autres : il nous semble, toujours il nous semble. Du reste vous avez là une jolie propriété, feu maman vous l’a très bien organisée ; elle y a dépensé pas mal de son propre argent. Mais ce n’est pas un crime d’aider les orphelines !

En écoutant ces remarques, Anninka ne put s’abstenir de taquiner cet oncle si compatissant.

– Et pourquoi, mon oncle, avez-vous emmené de Pogorelka deux vaches ? demanda-t-elle.

– Deux vaches ? Quelles vaches ? c’est peut-être Tcherniavka et Privendenka ? Mais, mon amie, ce sont les vaches de mamenka !

– Et vous êtes son héritier légal ? Eh bien ! gardez-les ! Voulez-vous que je vous fasse amener encore un veau ?

– Ta-ta-ta ! pourquoi t’échauffer ? Parle raison. À qui étaient ces vaches selon toi ?

– Que sais-je ? elles faisaient partie de Pogorelka.

– Et moi, je sais, j’ai des preuves que les vaches appartenaient à mamenka. Dans le registre écrit de sa main, elle le dit précisément.

– Eh bien ! laissons cela. Ce n’est pas la peine d’en parler.

– Il y a encore un cheval à Pogorelka ; pour celui-là, je ne puis dire au juste. Il me semble qu’il appartenait à mamenka, mais je ne le sais pas au juste ! Et ce que je ne sais pas, je n’en puis parler !

– Laissons cela, oncle.

– Non, pourquoi laisser ! Je suis, ma chère, la droiture même, j’aime à mener chaque affaire franchement. Et pourquoi ne pas parler ? Chacun regrette ce qui est sien. Je regrette et toi aussi. Eh bien ! parlons-en ! Et si nous parlons, je dirai carrément que je n’ai pas besoin du bien d’autrui, mais aussi, je ne me déposséderai pas du mien. Car quoique vous ne me soyez pas étrangères, cependant… !

– Vous avez pris même les images ! reprit de nouveau Anninka.

– J’ai pris et les images et tout ce qui m’appartient comme héritier légal.

– L’armoire aux images est maintenant comme trouée…

– Qu’y faire ! On peut toujours prier devant. Ce n’est pas de l’armoire, mais de ta prière que Dieu a besoin. Si tu pries sincèrement, ta prière parviendra tout aussi bien, quoique tu pries devant les images pauvres. Et si tu ne fais que mine de prier, les belles images ne te sauveront pas !

Néanmoins Judas se leva et remercia Dieu pour les belles images qu’il possédait !

– Et si la vieille armoire ne te plaît pas, fais-en faire une nouvelle. Ou bien, mets de nouvelles images à la place de celles qui ont été retirées. Les anciennes avaient été achetées par feu mamenka, tu dois en acquérir toi-même de nouvelles.

Porfiry Vladimiritch poussa même un petit rire, tant ce raisonnement lui paraissait simple et sensé.

– Dites, je vous prie, que me faut-il faire maintenant ?

– Attends un peu. Repose-toi d’abord ; dors à ton aise, dorlote-toi. Nous causerons, nous verrons, nous méditerons peut-être à nous deux arriverons-nous à quelque décision.

– Nous sommes majeures, n’est-ce pas ?

– Oui, vous êtes majeures. Vous pouvez vous-mêmes diriger vos actions ainsi que votre bien.

– Grâce à Dieu !

– Je vous en félicite.

Porfiry Vladimiritch se leva et se fit un devoir d’embrasser sa nièce.

– Ah ! mon oncle ! que vous êtes drôle ! Toujours des embrassades !

– Pourquoi ne pas s’embrasser ! Tu n’es pas une étrangère pour moi – tu es ma nièce ! Moi, mon amie, j’agis comme un parent ! Pour les parents, je suis toujours prêt à tout. Si éloignée que soit la parenté, je…

– Dites-moi plutôt, que me faut-il faire ? Aller en ville ?

– Et en ville et faire des démarches – nous ferons tout en son temps. Mais auparavant repose-toi pour quelque temps chez nous ! Grâce à Dieu ! ce n’est pas dans une auberge mais chez ton oncle que tu es. Mange, bois du thé, et régale-toi de confitures. Tout est à ton service ; rien ne te manquera ! Et si quelque mets te déplaît, commandes-en un autre ! Demande, ordonne ! La soupe aux choux ne te plaît pas ?… fais-toi servir du bouillon ! Des côtelettes, du canard, du cochon de lait… tu n’as qu’à le dire à Evprakséiouchka ! À propos, Evprakséiouchka, je parle de cochon de lait, et en réalité je ne sais pas au juste si nous en avons ?

Evprakséiouchka qui portait en ce moment à ses lèvres le thé bouillant fit entendre un reniflement affirmatif.

– Tu vois ! et le cochon de lait aussi ! Donc demande tout ce que tu voudras. Voilà !

Judas se pencha vers Anninka et d’un geste paternel, lui donna quelques petites tapes amicales sur le genou ; à cette occasion, sa main, par hasard, sans doute, s’attarda un peu, de sorte qu’Anninka s’écarta instinctivement.

– Mais je dois repartir, dit-elle.

– C’est de cela que je parle. Nous causerons, nous méditerons, puis nous partirons. Avec la bénédiction de Dieu, après la prière et non n’importe comment ! On se hâte dans l’incendie, mais chez nous, grâce à Dieu, rien ne brûle. Lioubinka – l’autre, doit se presser pour aller à la foire, mais toi – qu’est-ce qui te pousse ? Voilà encore ce que je voulais te demander, est-ce que tu vas demeurer à Pogorelka ?

– Non, je n’ai que faire à Pogorelka.

– C’est ce que je voulais te dire. Reste chez moi. Nous vivrons tous deux en paix, en concorde – tu seras contente ! tu verras !

En disant cela, Judas lança sur Anninka un regard si mielleux qu’elle se sentit gênée.

– Non, mon oncle, je ne resterai pas chez vous. C’est ennuyeux !

– Ah ! petite sotte, petite sotte ! Qu’as-tu à revenir toujours à l’ennui ? Ennuyeux ! ennuyeux et pourquoi est-ce ennuyeux ? Tu ne saurais le dire, je pense. Celui qui a une affaire quelconque, mon amie, et celui qui sait demeurer maître de lui-même ne connaissent pas l’ennui. Moi, par exemple, je ne vois pas comme le temps passe. Toute la semaine – les soins de l’administration : aller par ci, regarder par là, causer, méditer, aviser – et voilà, la journée est passée. Le dimanche – à l’église ! Fais comme moi. Reste avec nous il y aura de la besogne pour toi aussi, et sinon – joue aux dupes avec Evprakséiouchka, ou fais atteler un traîneau et – holà ! promène-toi tant que tu voudras. Et lorsque l’été viendra nous irons au bois ramasser des champignons, prendre du thé sur l’herbe !

– Non, oncle, c’est en vain que vous parlez !

– Vraiment, tu feras bien de rester.

– Non. Mais vous savez : je suis fatiguée du voyage, est-ce que je ne pourrais pas aller me coucher ?

– Tu peux aller te coucher aussi. Le lit t’attend et tout est préparé comme il faut. Tu veux aller au dodo – vas-y, que Dieu te garde ! Et tout de même pense à cela : ce serait beaucoup mieux, si tu restais avec nous à Golovlevo.

 

Anninka passa une nuit agitée. La nervosité qui l’avait saisie à Pogorelka continuait. Il y a des moments où l’homme qui ne faisait qu’exister commence tout à coup à comprendre que non seulement il vit réellement, mais encore que dans sa vie, il y a une certaine plaie. D’où vient cette plaie, quand et comment s’était-elle formée ? Généralement, on ne se l’explique pas bien et le plus souvent, on en attribue la provenance à des causes tout à fait autres que celles qui l’ont réellement déterminée. L’effet de cette révélation inopinée étant douloureuse pour tous à un égal degré, ses résultats pratiques ultérieurs varient selon les tempéraments. Sur les uns, l’effet de cette révélation est de les régénérer, de leur inspirer la résolution de commencer une nouvelle vie sur d’autres bases ; sur les autres, elle produit une douleur passagère d’où ne résulte plus tard aucun changement en mieux, mais qui, sur le moment même se manifeste avec encore plus de force que dans le cas où la conscience réveillée perçoit certaines clartés dans l’avenir, grâce aux décisions prises. Anninka n’appartenait pas au nombre de ces personnalités qui, dans la conscience de leurs maux, trouvent des motifs de régénération. Néanmoins, en jeune fille assez intelligente, elle comprenait parfaitement qu’entre des rêves vagues sur la vie de travail, rêves dans lesquels elle puisait sa résolution de quitter Pogorelka pour toujours – et la situation d’une actrice de province, il y avait tout un abîme. Au lieu d’une vie calme de travail, elle menait une existence tourmentée, remplie d’excès, de cynisme et d’agitations désordonnées sans aucun but. Au lieu des privations et d’une existence cruelle dont elle avait jadis pris son parti, elle trouvait un bien-être et un luxe relatifs dont maintenant elle ne pouvait se ressouvenir sans que le rouge lui montât au visage.

Et toute cette transformation s’était opérée, de Dieu sait quelle façon, imperceptible pour elle : elle ouvrait une porte et en trouvait une autre. Que de fois il lui arrivait dans la solitude de sa chambre à Pogorelka, de rêver qu’elle était une jeune fille sérieuse, adonnée au travail, aspirant à s’instruire, supportant avec fermeté les privations, la misère, pour l’idée du « bien » (il est douteux cependant que le mot « bien » eût pour elle une signification déterminée) ; mais à peine se trouva-t-elle dans la large voie de l’indépendance que les habitudes de son milieu faisaient aussitôt envoler ses rêves. Le travail sérieux ne vient pas de lui-même, il ne se donne qu’au chercheur tenace possédant un certain degré d’éducation préparatoire qui facilite ses recherches. À ces conditions ne répondaient ni le tempérament, ni l’éducation d’Anninka. Son tempérament n’était nullement passionné, il n’était que facilement excitable ; et les matériaux sur lesquels reposait son éducation et avec lesquels elle s’apprêtait à commencer la vie de travail étaient à tel point insuffisants qu’ils ne pouvaient servir de base pour aucune profession sérieuse. Son éducation était pour ainsi dire toute « d’opérette » et de « pension » et l’élément de l’opérette y prévalait peut-être. Ici dans un chaos désordonné se mêlaient et les problèmes sur la « nuée d’oies » et le « pas du châle » et le « sermon de Pierre de Picardie » et les farces de la « Belle Hélène, » et l’ode à Félice et un sentiment de reconnaissance envers les chefs et les protecteurs des jeunes demoiselles nobles. Dans cette salade incohérente en dehors de laquelle elle pouvait se nommer avec raison tabula rasa, impossible de s’orienter, ni même de trouver un point de départ. Une telle éducation excitait non l’amour du travail, mais l’amour de la société mondaine, le désir d’être entourée, d’écouter les compliments des cavaliers et en général de se plonger dans le tourbillon et l’éclat de ce qu’on est convenu d’appeler la vie mondaine. Si elle s’était observée plus attentivement, elle aurait pu se surprendre même à Pogorelka dans ces moments où s’ébauchaient à peine encore ses projets de travail sérieux et lorsqu’ils lui apparaissaient comme une sorte de délivrance de « captivité d’Égypte », non pas autant livrée au travail qu’entourée d’une société de jeunes gens, partisans de ses idées et passant son temps dans de longs entretiens. Certes, les jeunes gens de ces rêves étaient tous intelligents et leurs conversations honnêtes et sérieuses, mais toujours est-il que le côté gai de la vie se trouvait sur le premier plan de la scène. C’est pourquoi lorsque le rêve de la vie de travail se fut converti en offre d’un emploi d’actrice sur la scène d’un des théâtres provinciaux, ses hésitations, malgré le contraste, ne furent pas de longue durée. Elle rafraîchit à la hâte ses connaissances, acquises au pensionnat, sur les rapports d’Hélène avec Ménélas, les compléta par quelques détails biographiques de la vie du magnifique prince de Tauride et décida que c’était bien assez pour jouer la Belle Hélène et chanter les morceaux de la Duchesse de Gerolstein sur les foires et les théâtres provinciaux. Par acquit de conscience, elle se rappela qu’un étudiant qu’elle avait rencontré à Moscou s’écriait à chaque pas : « Saint art ! » Elle prit ces paroles pour la devise de sa vie d’autant plus volontiers qu’elles lui déliaient les mains d’une manière convenable et donnaient un certain décorum à son entrée sur la voie vers laquelle penchait instinctivement tout son être.

La vie d’actrice l’avait enthousiasmée. Seule, sans éducation qui pourrait la guider, sans aucun but déterminé, rien qu’avec un tempérament ayant soif de l’éclat, du plaisir, des applaudissements, elle se vit bientôt tourbillonnant dans on ne sait quel chaos où se pressaient un nombre infini de gens qui se remplaçaient les uns les autres sans aucune suite. Il y avait là toutes sortes de caractères, de convictions, si bien que les motifs qui poussaient à se lier avec eux ne pouvaient, en aucun cas, être les mêmes. Néanmoins et celui-ci, et celui-là, et le troisième, et le quatrième formaient également son entourage, d’où on pouvait conclure qu’à proprement parler, ici il ne pouvait être question de motifs. Il était donc évident que sa vie était une sorte d’auberge à la porte de laquelle pouvaient frapper tous ceux qui se savaient jeunes, gais et disposant de certaines ressources matérielles. Il était évident qu’il ne s’agissait nullement de former une société d’après son goût, mais seulement de se faufiler dans n’importe quelle société pour ne pas languir dans la solitude. Au fond, le saint art l’amenait au trou aux ordures, mais la tête lui tournait à tel point qu’elle ne pouvait le distinguer. Ni les physionomies malpropres des garçons, ni les coulisses graisseuses des théâtres, ni le vacarme, la puanteur et les cris des hôtels et des auberges, ni les cyniques réparties de ses admirateurs – rien ne la dégrisait. Elle ne remarquait même pas qu’elle se trouvait continuellement et exclusivement dans la société des hommes et qu’entre elle et les femmes ayant une position stable s’était dressée on ne sait quelle barrière infranchissable.

Son arrivée à Golovlevo l’avait dégrisée pour un moment. Dès le matin, presque au moment même de son arrivée, elle se sentait troublée comme une jeune fille impressionnable ; elle se pénétrait promptement de nouvelles sensations et s’accommodait aussi promptement de toute situation nouvelle. C’est pourquoi, en arrivant à Golovlevo, elle se sentit tout à coup « barychnia ». Elle se rappela qu’elle avait quelque chose à elle : sa maison, ses tombes, et elle eut encore envie de voir son ancien entourage, de respirer de nouveau cet air qui lui était si insupportable encore peu de temps auparavant. Mais cette impression devait s’effacer au contact de la réalité qu’elle rencontrait à Golovlevo. Sous ce rapport, on pouvait la comparer à un homme qui entre souriant dans la société de gens qu’il n’a pas vus depuis longtemps, et qui remarque tout à coup que ces gens se comportent vis-à-vis de son affabilité d’une manière énigmatique. Les vilains yeux de Judas reluquant son buste lui rappelèrent aussitôt que, derrière elle, s’était formé un certain bagage dont il lui serait peu facile de se débarrasser. Et lorsqu’après les naïves questions des domestiques de Pogorelka, après les soupirs expressifs du pope et de sa femme et les nouveaux sermons de Judas, elle resta seule et put se rendre compte des impressions de la journée, il ne lui resta plus aucun doute sur ceci : que l’ancienne barychnia était morte pour toujours, qu’elle n’était qu’une actrice d’un misérable théâtre provincial et que la position de l’actrice russe n’était pas bien éloignée de la situation d’une fille publique.

Jusqu’à présent, elle avait vécu comme dans un rêve. Elle se décolletait en Belle Hélène, apparaissait ivre en Périchole, chantait toutes sortes d’indécences dans les morceaux de la Duchesse de Gerolstein et même regrettait qu’il ne fût pas d’usage de représenter « sur la scène la chose et l’amour, s’imaginant les frémissements séduisants des reins et les gestes chics qu’elle pourrait faire voir au public. Mais jamais l’idée de réfléchir sérieusement sur ce qu’elle faisait ne lui avait passé par la tête. Elle ne s’inquiétait que d’une chose : c’est que tout ce qu’elle faisait fût gentil, chic, et que cela plût aux officiers du régiment en garnison dans la ville. Mais quelles étaient les sensations éveillées par ces frémissements chez messieurs les officiers – elle ne se le demandait même pas. Les officiers formaient dans la ville le public d’élite dont le jugement prenait le dessus et elle savait que son succès dépendait d’eux. Ils pénétraient dans les coulisses, frappaient sans cérémonie à la porte du cabinet de toilette lorsqu’elle n’était encore qu’à demi-habillée, l’appelaient par son petit nom – et elle regardait tout ceci comme une simple formalité, comme une espèce d’accessoire inévitable dans son métier ; elle ne se demandait qu’une chose : était-elle « gentille » ou « non » au milieu de cet entourage. Mais jusqu’ici, elle ne considérait comme publics, ni son corps, ni son âme. Et voilà maintenant lorsque pour un moment elle s’était sentie « barychnia » elle éprouvait subitement une sensation de honte inexprimable. Il lui semblait qu’on lui avait ôté tous ses vêtements jusqu’au dernier et qu’on l’avait traînée toute nue devant foule ; que tous ces souffles ignobles qu’infectaient l’odeur du vin et de l’écurie la saisissaient tout à coup ; sur tout son corps elle ressentait le contact de ces mains humides, de ces lèvres baveuses ; elle voyait l’égarement de ces regards ternes pleins de sensualité bestiale, suivant toutes les courbes de son corps à demi-nu comme s’ils lui posaient cette question : Qu’est-ce que la chose ? Où aller, où laisser ce bagage qui écrase les épaules ? Cette question errait dans sa tête sans trouver et même sans chercher de réponse. Cela aussi n’était qu’un songe en son genre : sa vie précédente était un rêve et ce réveil était un rêve aussi ; elle s’était chagrinée, attendrie – voilà tout. Ça devait passer. Il y a de bons moments, il y en a aussi de pénibles, – tout cela est dans l’ordre des choses. Mais les uns comme les autres ne font que glisser sans nullement détourner le cours de la vie une fois formé. Pour donner à cette dernière une autre direction, il faut beaucoup d’efforts, beaucoup de courage, non seulement moral, mais aussi physique. C’est presqu’un suicide. Quoique l’homme sur le point de se suicider maudisse la vie, quoiqu’il sache positivement que la mort est pour lui une libération, l’arme tremble néanmoins entre ses mains, le couteau glisse sur la gorge, le revolver au lieu de frapper au front dévie et le défigure. Ici, c’est la même chose, quoique ce soit encore plus difficile. Ici aussi, il faut tuer son existence, mais en la tuant, rester vivant soi-même. Ce « néant » auquel dans le vrai suicide, on arrive par un coup subit, dans ce suicide particulier qui se nomme « régénération » on l’atteint au moyen de toute une série d’efforts rudes, presque ascétiques. Et toujours, on n’atteint que le néant car il n’est pas possible d’appeler normale l’existence qui ne consiste qu’en efforts vous épuisant vous-même, qu’en privations et qu’en abstinences. Celui dont la volonté est affaiblie, qui est déjà rongé par l’habitude d’une vie facile – celui-là sentira la tête lui tourner rien qu’à l’idée d’une telle régénération. Et instinctivement, détournant la tête, fermant les yeux, rougissant de honte et s’accusant de faiblesse, il suivra néanmoins le chemin frayé ! Ah ! la vie de travail est une belle chose ! Mais seuls les hommes forts s’accommodent d’elle, ou bien ceux qui par on ne sait quel maudit péché inné y sont condamnés. Il n’y a que ceux-là qu’elle n’effraie pas : les premiers, parce que comprenant le sens et les ressources du travail, ils savent y trouver le plaisir ; les seconds parce que le travail est pour eux une obligation innée, et une habitude aussi.

L’idée de se fixer à Pogorelka ou à Golovlevo ne se présentait même pas à l’esprit d’Anninka ; sous ce rapport, ce terrain d’activité sur lequel les circonstances l’avaient placée et auquel elle se retenait instinctivement lui était d’un grand secours. On lui avait donné un congé et d’avance, elle avait réglé son temps et fixé le jour de son départ de Golovlevo. Pour les personnes, faibles de caractère, ces murs qui bordent la vie facilitent considérablement son fardeau. Dans les cas embarrassants, les gens faibles se serrent instinctivement contre ces murs et y trouvent leur justification personnelle. C’est précisément ainsi qu’agissait Anninka : elle résolut de quitter le plus vite possible Golovlevo et, si l’oncle y mettait des entraves, d’invoquer l’obligation où elle était de revenir au terme fixé.

Le lendemain, en se réveillant, elle visita toute l’énorme maison de Golovlevo. Partout, c’était désert, désagréable, partout on sentait on ne sait quelle tristesse mortelle. L’idée de se fixer là pour un temps indéterminé l’effraya. « Pour rien au monde, » répétait-elle, en proie à une agitation inconsciente pour rien ! Porfiry Vladimiritch l’accueillit ce matin-là avec son affabilité habituelle à travers laquelle il était impossible de distinguer s’il voulait caresser ou sucer le sang.

– Eh bien, petite… boute-en-train… as-tu bien dormi ? Où vas-tu te sauver maintenant ?

– En effet, mon oncle, je me sauve : je suis en congé et je dois revenir à la date fixée.

– C’est s’occuper de nouveau de jonglerie ! Je ne te laisserai pas !

– Laissez ou non – cela ne fait rien, je partirai !

Judas secoua tristement la tête.

– Et feu la grand’mère, que dira-t-elle ? demanda-t-il d’un ton de doux reproche.

– La grand’mère le savait de son vivant. Mais quelles expressions avez-vous là, l’oncle ? Hier, c’était avec la guitare que vous m’envoyiez par les foires, aujourd’hui, c’est des jongleries ! Écoutez ! Je ne veux pas que vous parliez ainsi !

– Hé, hé, il paraît en effet que la vérité mord. Et moi, j’aime la vérité. Selon moi, la vérité…

– Non, non, je ne veux ni de votre vérité, ni de contre-vérité. Entendez-vous ! Je ne veux pas que vous vous exprimiez de la sorte !

– Bon, bon ! ne t’échauffe pas ! Allons plutôt, libellule, prendre le thé. Le samovar fait chch… chch… tzz… tz… sur la table.

Porfiry Vladimiritch voulait par ses plaisanteries effacer l’impression produite par son mot jonglerie et, en signe de réconciliation, il étendait même ses bras pour étreindre la taille de sa nièce, mais Anninka trouva tout ceci si bête et même si hideux qu’elle s’écarta avec dégoût de la caresse qui l’attendait.

– Je vous dis sérieusement, oncle, qu’il faut que je me presse ! dit-elle.

– Voilà, allons, buvons auparavant du thé, et puis nous causerons.

– Mais pourquoi absolument après le thé, pourquoi ne pas causer avant ?

– Parce que… Parce que tout vient à son tour. D’abord ceci, puis cela, avant nous prendrons le thé et nous bavarderons, puis nous causerons affaires. Il y a temps à tout.

Devant ces insurmontables inepties, il ne restait qu’à se soumettre. On se mit à prendre le thé et Judas traînait en longueur d’une façon tout à fait frauduleuse, il buvait à petites gorgées, se signait sans cesse, caressait sa cuisse, causait de feu mamenka, etc.

– Eh bien ! maintenant, parlons, dit-il enfin : combien comptes-tu rester de temps chez moi ?

– Je ne puis pas rester plus de huit jours. Je dois encore m’arrêter à Moscou.

– Huit jours, mon amie, – c’est une grave affaire ; on peut faire beaucoup en huit jours et on peut faire peu, – c’est comme on s’y prend.

– Nous ferons plutôt « beaucoup, » oncle.

– C’est ce que je dis. On peut faire beaucoup et on peut faire peu. Quelquefois tu veux faire beaucoup et il en résulte peu, et quelquefois cela semble peu et tout à coup tu vois qu’avec l’aide de Dieu, tu as fini toutes tes affaires. Voilà, tu te presses, il te faut aller à Moscou, il le faut ! et pourquoi ? Tu ne saurais le dire au juste toi-même si l’on te le demandait. Et selon moi, au lieu de Moscou, il vaut mieux consacrer son temps aux affaires.

– Il m’est indispensable d’aller à Moscou pour voir s’il n’y a pas moyen pour nous d’y… entrer au théâtre… Quant aux affaires, vous dites vous-même qu’en huit jours, on peut beaucoup faire.

– C’est selon comme on s’y prend, mon amie. Si tu t’y prends comme il faut, tout marchera bien, couramment, et si tu t’y prends mal, ton affaire s’embourbera et traînera en longueur.

– Alors guidez-moi, mon oncle !

– Tu vois bien. Lorsque tu as besoin de moi : « Guidez-moi, mon oncle ! » et lorsque tu n’en as pas besoin : « C’est ennuyeux chez l’oncle, » et tu veux le quitter ! Hein ! n’est-ce pas vrai ?

– Mais vous n’avez qu’à me dire ce qu’il faut faire.

– Attends, ne te presse pas ! Donc je dis : lorsqu’on a besoin d’oncle – c’est « petit oncle chéri, mignon », et dans le cas contraire – aussitôt on lui tourne le dos ! Au lieu de lui demander : qu’en pensez-vous, mon petit oncle chéri, – dois-je aller à Moscou ?

– Comme vous êtes étrange ! mon oncle. Il me faut aller à Moscou et tout à coup vous direz : non !

– Et si je dis : non ! – eh bien, reste. Ce n’est pas un étranger qui te le dit, mais ton oncle et tu peux bien écouter ton oncle ! C’est encore heureux que vous ayez un oncle – il y a toujours quelqu’un pour prendre soin de vous, pour vous donner un bon conseil. Et il y a des gens qui n’ont personne ! qui vivent seuls ! Et il leur arrive… il leur arrive toutes sortes d’accidents dans la vie, mon amie !

Anninka voulut répliquer, mais elle comprit que ce serait jeter de l’huile sur le feu. Elle resta silencieuse et regarda avec désespoir Porfiry Vladimiritch qui se montait de plus en plus.

– J’ai voulu te le dire depuis longtemps, continua-t-il ; cela ne me plaît pas du tout, ah, ah, comme cela ne me plaît pas… que vous voyagiez par les foires. Cela n’est pas de ton goût quand je parle des guitares, mais toujours…

– Mais il ne suffit pas de dire : cela ne me plaît pas ! Il faut au moins montrer quelque issue.

– Reste chez moi – voilà l’issue.

– Oh ! Pour ça… non… jamais !

– Pourquoi cela ?

– Eh, parce qu’ici, je n’ai rien à faire. Qu’y a-t-il à faire chez vous ? Se lever le matin – aller prendre le thé ; au déjeuner penser – voilà, on va servir le déjeuner ! pendant le déjeuner – voilà, on va servir le dîner, au dîner, va-t-on servir le thé ? Puis souper et se coucher…… on peut mourir chez vous.

– Tout le monde, mon amie, vit ainsi. Avant tout, on prend le thé, puis celui qui a l’habitude de déjeuner, déjeune – par exemple, moi, je n’ai pas l’habitude de déjeuner – puis on sert le dîner, puis le thé du soir, enfin on se couche. Quoi donc ! Il me semble qu’il n’y a rien ici, ni de risible, ni de préjudiciable ! Si, par exemple, je…

– Rien de préjudiciable, mais ce n’est pas de mon goût.

– Si par exemple, j’avais offensé quelqu’un, ou blâmé, ou dit du mal d’autrui – alors, c’est juste ! pour cela on peut s’accuser soi-même ! Et prendre le thé, déjeuner, dîner… Que Dieu soit avec toi ! Même toi, si vive que tu sois, tu ne saurais vivre sans nourriture.

– Tout cela, c’est très bien, mais ce n’est pas de mon goût !

– Il ne faut pas mesurer tout à sa toise, ma chère, tu dois penser aux personnes plus âgées. « De mon goût » et « pas de mon goût » – est-ce qu’il est permis de parler ainsi ! Au lieu de cela, tu devrais considérer si la chose plaît à Dieu, oui ou non. Voilà, si, par exemple, chez nous, à Golovlevo, les choses se passaient contrairement aux lois divines, si nous agissions contre Dieu, si nous péchions, si nous nous plaignions, si nous envions ou si nous commettions d’autres mauvaises actions – alors nous serions coupables et encourrions sa colère. Et encore faudrait-il prouver que nous transgressons réellement les commandements de Dieu. Et toi : « Ce n’est pas mon goût ! » Moi je vais te le dire : il n’y a pas mal de choses qui ne sont pas de mon goût ; ce n’est pas de mon goût, par exemple, que tu blâmes le pain et le sel que je t’offre comme à une parente et cependant je me tais ! Je me tais et j’espère que, si je te le fais sentir gentiment – tu reviendras à toi de toi-même ! Peut-être pendant que je réponds à tes sorties par une plaisanterie, par une risette, ton ange gardien te mettra-t-il sur la vraie voie ! Ce n’est pas pour moi, mais pour toi que je me chagrine. Ah ! Mon amie, comme c’est mal ! Si du moins je t’avais dit quelque chose de mauvais, ou mal agi envers toi, ou si je t’avais offensée, je ne t’en voudrais pas ! Quoique Dieu ordonne de supporter de son oncle même une correction, si je t’ai offensée – je ne t’en veux pas fâche-toi contre moi ! Mais je me tiens coi, je ne te dis rien, je ne pense qu’à faire pour le mieux, pour la joie et la consolation de tous – et toi ! Tiens ! Jolies réponses que tu fais à mes caresses ! Tu sais, mon amie, tu ne dois jamais dire une pensée dès qu’elle te passe par la tête, auparavant, médite-là, prie Dieu, demande-lui de t’éclairer et voilà, si…

Porfiry Vladimiritch parla longtemps sans s’arrêter. Ses paroles se suivaient sans interruption comme une bave gluante. Anninka le regardait avec une peur instinctive et pensait : « Comment fait-il pour ne pas s’engouer ? » Cependant malgré tout, l’oncle ne lui avait pas appris ce qu’il fallait faire à l’occasion de la mort d’Arina Pétrovna. Pendant le dîner, elle essaya encore de lui poser la même question et aussi pendant le thé du soir, mais chaque fois, Judas se plongeait dans un tel rabâchage, qu’Anninka regrettait d’avoir entamé la conversation et ne pensait qu’à une chose : quand donc tout cela finira-t-il ? Après le dîner, lorsque Porfiry Vladimiritch se retira pour faire un petit somme, Anninka resta en tête à tête avec Evprakséiouchka et tout à coup, l’idée lui vint de causer avec l’économe de son oncle. Elle voulait savoir pourquoi Evprakséiouchka ne craignait pas de rester à Golovlevo, qu’est-ce qui lui donnait la force de supporter ces averses de paroles inutiles qui du matin au soir pleuvaient de la bouche de son oncle ?

– Vous vous ennuyez à Golovlevo, Evprakséiouchka ?

– Qu’aurions-nous à nous ennuyer ? Nous ne sommes pas nobles !

– Tout de même… vous êtes seule… il n’y a ici ni distractions, ni plaisirs, rien !

– Quels plaisirs nous faut-il ? Si je m’ennuie, je regarde par la fenêtre. Moi, je n’ai pas eu beaucoup de plaisir lorsque je vivais chez papenka près de l’église Saint-Nicolas.

– Toujours, je pense, c’était plus gai. Vous aviez des amies de votre âge, vous alliez les unes chez les autres, en somme, vous aviez quelque distraction… Et avec l’oncle… Il parle d’une façon si ennuyeuse et puis c’est si long. Est-il toujours comme ça ?

– Toujours, toute la journée, il parle comme ça.

– Et ça ne vous ennuie pas ?

– Peu m’importe ! Je ne l’écoute pas.

– On ne peut pas ne pas écouter du tout. Il peut le remarquer et s’offenser.

– Et comment le peut-il savoir ? Je le regarde… Il parle, je le regarde, et pendant ce temps, je pense à autre chose.

– À quoi donc pensez-vous ?

– À tout. S’il faut saler les concombres – je pense aux concombres ; s’il faut envoyer en ville – je pense à cela… en général à tout ce qui concerne le ménage.

– Donc, malgré que vous viviez ensemble, en réalité, vous êtes seule.

– Seule ou à peu près. Quelquefois, il est vrai, le soir, l’envie lui vient de jouer aux dupes – eh bien, nous jouons. Mais ici encore, au milieu du jeu, il s’arrête, plie ses cartes et commence à parler. Et moi, je le regarde. Du vivant de feu Arina Pétrovna, c’était plus gai. Devant elle, il craignait de trop bavarder ; des fois, la vieille l’arrêtait. Et maintenant, cela ne ressemble à rien… cette liberté qu’il s’est donnée !

– Vous voyez bien. Mais c’est effrayant, Evprakséiouchka ! C’est effrayant qu’un homme parle sans savoir lui-même pourquoi il parle et finira-t-il jamais ! !… N’est-ce pas que c’est effrayant ! c’est gênant !

Evprakséiouchka la regardait comme si quelque idée étrange venait de la frapper pour la première fois.

– Ce n’est pas vous seule qui le dites, – chez nous, il y a beaucoup de gens qui ne l’aiment guère à cause de cela.

– Vraiment ?

– Oui. Eh bien ! par exemple, les laquais – pas un ne peut rester chez nous longtemps ; nous en changeons presque chaque mois. Et d’intendants aussi. Toujours à cause de cela.

– Il ennuie ?

– Il tyrannise. Les ivrognes, ceux-là restent, car l’ivrogne est sourd ; on peut lui jouer de la trompette à l’oreille, sa tête est comme recouverte d’un pot. Mais ici, c’est un nouveau malheur : le maître n’aime pas les ivrognes.

– Ah, Evprakséiouchka, Evprakséiouchka, et lui qui m’invite à rester à Golovlevo ! !

– Et en effet, barychnia ! si vous restiez chez nous ! peut-être devant vous craindrait-il !

– Non, merci ! moi, je n’aurais pas la patience de le regarder dans les yeux.

– Pour ça, il n’y a rien à dire ! vous êtes noble ! Vous avez votre volonté ! Cependant, je pense, volonté ! volonté ! ! et il vous arrive de danser sous le violon d’autrui !

– Et encore souvent !

– C’est ce que je pensais. Voilà encore ce que j’ai voulu vous demander, barychnia : est-il bien d’être actrice ?

– On mange son pain – voilà ce qui est bien !

– Et c’est-il vrai ce que me disait Porfiry Vladimiritch, que les hommes prenaient toujours les actrices par la taille ?

À ces paroles, Anninka rougit de honte.

– Porfiry Vladimiritch ne comprend rien, c’est pour cela qu’il débite des sottises, répondit-elle avec irritation ; – il ne peut même pas distinguer que sur la scène, c’est un jeu et non la réalité.

– Pourtant ! lui aussi, Porfiry Vladimiritch… Dès qu’il vous a vue, il n’était plus le même… « Petite nièce ! petite nièce ! » – comme un sage. Et en même temps, avez-vous vu son regard éhonté ?

– Evprakséiouchka ! pourquoi dites-vous des bêtises ?

– Moi ? moi – ça m’est bien égal ! Restez – vous verrez vous-même ! Et moi – qu’est-ce que ça me fait ! Si on me congédie, j’irai de nouveau chez batiouchka. C’est qu’en effet, c’est ennuyeux ici, vous avez dit vrai.

– Que je reste ici ! ! vous avez tort d’y penser. Et que c’est triste à Golovlevo, cela est vrai ! Plus vous vivrez ici, plus vous vous ennuierez.

Evprakséiouchka devint légèrement pensive, puis bâilla et dit :

– Lorsque j’étais chez batiouchka, j’étais maigre comme un squelette. Et maintenant – regardez comme je suis… un vrai poêle ! L’ennui engraisse, paraît-il. C’est égal : vous n’y tiendrez pas longtemps. Je vous donne ma parole que vous n’y tiendrez pas !

Ici s’arrêta la conversation. Heureusement, Porfiry Vladimiritch ne l’avait pas entendue, autrement elle lui aurait donné un nouveau thème fécond qui lui aurait servi à rafraîchir l’écheveau embrouillé de ses conversations morales.

Pendant deux jours entiers, Judas continua à torturer Anninka. Tout le temps, il disait : Attends, patiente ! tout doucement, peu à peu ! et ainsi de suite. Il la lassa tout à fait. Enfin le cinquième jour, il se décida à aller en ville, ce qui ne l’empêcha d’ennuyer encore sa nièce. Elle était déjà toute prête et se tenait dans l’antichambre, mais comme s’il le faisait exprès, il prit ses aises pendant plus d’une heure, s’habilla, se nettoya, se tapota les cuisses, se signa, marcha, s’assit de nouveau, donna des ordres dans ce genre : « C’est donc comme ça, frère » ou « Tu prendras soin, frère… que tout soit bien ! » En somme, il agissait comme s’il allait quitter pour toujours Golovlevo et non pour quelques heures. Après avoir fatigué et les gens et les chevaux qui stationnaient près du perron depuis une heure et demie, il se lassa lui-même et se décida à partir. À la ville, les affaires furent réglées pendant que les chevaux mangeaient leur avoine dans la cour de l’auberge. Porfiry Vladimiritch rendit ses comptes, d’après lesquels il se trouva que, jusqu’à la mort d’Arina Pétrovna, le capital des orphelines s’élevait à vingt mille roubles. Puis la demande d’émancipation et les documents établissant la majorité des orphelines furent acceptés et l’arrêté de clôture de la tutelle et de transmission du bien et du capital aux propriétaires fut rendu aussitôt. Le soir du même jour, Anninka signa tous les papiers et les inventaires établis par Porfiry Vladimiritch et put enfin respirer librement.

Anninka passa les jours qui suivirent dans la plus grande agitation. Elle avait envie de quitter immédiatement Golovlevo, mais l’oncle répondait à ses insistances par des plaisanteries qui, malgré leur ton débonnaire, cachaient une obstination si sotte qu’aucune force humaine n’aurait pu la vaincre.

– Tu as dit toi-même que tu resterais huit jours, tu dois rester, disait-il. Qu’est-ce que cela te coûte ? tu n’as ni loyer à payer, ni rien… boire et manger – tout ce que tu peux désirer est à ton service !

– Mais il me faut repartir promptement, disait Anninka.

– Il te tarde de partir, et moi, je ne te donne pas de chevaux, plaisantait Judas. Je ne te donne pas de chevaux et tu es ma prisonnière ! Lorsque huit jours se seront écoulés, je ne te dirai plus rien ! Nous écouterons la messe, nous prendrons un repas d’adieu, nous boirons du thé, nous causerons… et à la garde de Dieu ! Mais je pense : ne serait-il pas bien que tu ailles encore une fois sur la tombe de ta grand’maman ? Tu lui aurais dit adieu, peut-être la défunte t’aurait-elle donné un bon conseil !

– Soit, consentit Anninka.

– Alors voilà comment nous ferons : mercredi de bonne heure, nous entendrons la messe, puis nous prendrons un repas d’adieu et mes chevaux t’emmèneront jusqu’à Pogorelka, et de là tu iras avec les tiens jusqu’au chemin de fer. Toi aussi, tu es propriétaire, tu as tes chevaux !

Il fallait se résigner. La trivialité a une force énorme ; elle prend un homme à l’improviste, et pendant qu’il s’étonne et cherche à s’orienter, elle se saisit de lui et l’enchaîne. Il est arrivé sans doute, à chacun, en passant près d’un cloaque, de se boucher le nez et même d’essayer de ne pas respirer, c’est une semblable violence que doit faire sur lui-même l’homme qui entre dans une atmosphère saturée de trivialités et de sottises. Il doit émousser sa vue, son odorat, son ouïe, son goût ; il doit vaincre toute impressionnabilité, devenir insensible. Alors seulement il ne sera pas étouffé par les miasmes de la trivialité. Anninka le comprit, quoique pas immédiatement ; en tout cas, elle résolut d’abandonner l’affaire de sa délivrance de Golovlevo. Judas l’avait à tel point domptée par ses inepties qu’elle n’osait même pas le repousser lorsqu’il l’embrassait en parent et lui caressait le dos en disant : Voilà, tu es sage maintenant ! Elle tressaillait involontairement chaque fois qu’elle sentait cette main osseuse et un peu tremblante ramper le long de sa taille, mais elle s’abstenait de manifester autrement son dégoût, par crainte d’être encore retenue à Golovlevo. « Mon Dieu, pensait-elle, pourvu qu’il me laisse partir au bout de huit jours ! » Heureusement pour elle, Judas n’était pas difficile et, s’il venait à remarquer ses mouvements d’impatience, il se taisait. Il partageait probablement cette théorie des relations de sexes qui s’exprime par ce proverbe : « Aime ou non, mais regarde-moi souvent ! » Enfin vint le jour si impatiemment attendu. Anninka était sur pied dès six heures du matin, mais Judas la devança tout de même. Il avait déjà accompli son cérémonial habituel de prière et dans l’attente du premier coup de cloche de l’église, il errait d’une chambre à l’autre, regardant par ci, par là, écoutant aux portes, etc. Il était visiblement agité et, à sa rencontre avec Anninka, il la regarda en dessous. Il faisait déjà jour, mais le temps était mauvais. Le ciel était tout couvert de nuages sombres, d’où tombait un givre printanier – on ne pouvait distinguer si c’était de la pluie ou de la neige. Sur le chemin boueux qui menait au village se voyaient des mares, annonçant que d’un moment à l’autre, la route pouvait devenir impraticable ; un fort vent soufflait du sud promettant un prompt dégel ; les arbres dénudés balançaient de tous côtés leurs faites mouillés. Porfiry Vladimiritch attira Anninka à la fenêtre et lui montra de la main le tableau de cette renaissance printanière.

– Comment t’en iras-tu ? demanda-t-il ; ne vaut-il pas mieux rester ?

– Ah ! non, non ! s’écria-t-elle effrayée ; ça… ça… ça se passera !

– C’est peu probable. Si tu pars à une heure, tu n’arriveras pas avant sept heures à Pogorelka. Et la nuit, on ne peut pas voyager par cette eau ; donc il te faudra rester toute la nuit à Pogorelka.

– Ah, non ! Je voyagerai la nuit et je pars à l’instant même… je suis brave, oncle ! Et pourquoi en effet attendre jusqu’à une heure de l’après-midi ? Oncle chéri, permettez-moi de partir à l’instant !

– Et que dira grand’maman ? elle dira : En voilà une petite fille ! elle arrive, elle sautille, et ne vient même pas sur ma tombe !

Porfiry Vladimiritch s’arrêta et se tut. Pendant quelques minutes, il piétina sur place et tantôt jetait un regard à Anninka, tantôt baissait les yeux. Évidemment, il avait quelque chose à lui dire, mais ne pouvait s’y décider.

– Attends un peu, je vais te montrer quelque chose ! dit-il enfin, et tirant de sa poche une feuille de papier pliée, il la tendit à sa nièce en lui disant : « Voilà, lis. »

Anninka lut :

« Aujourd’hui j’ai prié et imploré Dieu afin qu’il me laisse mon Anninka. Et Dieu m’a dit : Enlace la jolie taille potelée d’Anninka et serre-la sur ton cœur. »

– C’est-il cela ? demanda-t-il en pâlissant légèrement.

– Fi ! Oncle ! que c’est vilain ! répondit-elle en le regardant avec des yeux égarés.

Porfiry Vladimiritch pâlit davantage et murmura entre ses dents : « Il paraît qu’il nous faut des hussards ! » et se signant, il quitta la chambre en traînant ses pantoufles.

Mais un quart d’heure après, il reparut et comme si de rien n’était, il se mit à causer avec sa nièce.

– Alors, en partant d’ici, tu iras sur la tombe ? disait-il ; – tu veux dire adieu à ta grand’mère ? Fais-le, mon amie, fais-le ! Ça, c’est bien de t’être souvenue de ta grand’maman. Jamais il ne faut oublier ses parents, surtout ceux qui nous ont été dévoués corps et âme.

On entendit la messe et le requiem, on mangea la « koutiia » à l’église, on revint de la maison, de nouveau, on mangea la « koutiia » et on se mit à prendre le thé. Porfiry Vladimiritch, comme s’il le faisait exprès, sirotait son thé plus lentement que de coutume, traînait la parole, en verbalisant entre deux gorgées. Vers les dix heures, le thé était pris, et Anninka se mit à prier.

– Oncle, puis-je partir maintenant ?

– Et manger ? dîner avant de partir ? As-tu pensé vraiment que l’oncle te laisserait partir sans cela ? Ni-ni ! n’y songe même pas ? Jamais on n’a agi de cette sorte à Golovlevo ! Feu mamenka m’aurait chassé de devant ses yeux si elle avait su que je laissasse partir ma petite-nièce sans pain et sel ! N’y songe pas ! n’y pense pas.

De nouveau, il fallait se résigner. Une heure et demie s’écoula sans que l’on songeât même à dresser la table. Chacun s’occupait de ses affaires ; Evprakséiouchka, les clefs en mains, allait dans la cour, de la cave à l’entrepôt ; Porfiry Vladimiritch parlait avec l’intendant et le fatiguait par des ordres absurdes, se tapant sur la cuisse, en un mot, s’ingéniait à faire traîner le temps en longueur. Anninka marchait de long en large par la salle à manger, regardant sans cesse la pendule, comptant ses pas, puis les secondes, une, deux, trois… Par moments, elle jetait des regards sur la cour et se convainquait que les mares devenaient de plus en plus grandes.

Enfin se fit entendre le bruit des fourchettes, des couteaux, des assiettes ; le laquais Stépane passa dans la salle à manger et recouvrit la table d’une nappe. Mais on pouvait croire qu’une partie de la « poussière » qui remplissait Judas était passée en lui. C’était avec une lenteur incroyable qu’il posait les assiettes, soufflait sur les verres, les approchait de ses yeux. On se mit à table à une heure juste.

– Donc tu pars ! dit Judas entamant une conversation toute d’actualité.

Devant lui était posée une assiette de soupe, mais il n’y touchait pas et regardait Anninka d’une façon si doucereuse que même le bout de son nez rougissait. Anninka avalait rapidement cuillerées sur cuillerées. Judas prit aussi sa cuiller, la plongea dans la soupe, mais presque aussitôt la reposa de nouveau sur la table.

– Excuse le vieux, dit-il : – tu as avalé ta soupe en une minute et moi je mange lentement. Je n’aime pas à me comporter négligemment avec les dons de Dieu. Le pain nous est donné pour le soutien de notre existence et nous le jetons à tort et à travers, – regarde comme tu l’as émietté. En général, j’aime tout faire avec réflexion et considération, c’est plus solide ainsi. Peut-être, ça te fâche qu’à table, je ne saute pas à travers le cerceau – ou… comment cela se nomme-t-il chez vous ? Eh bien ! que faire ? fâche-toi, si cela te plaît ! Tu te fâcheras, tu te fâcheras et tu finiras par pardonner ! Et toi aussi, ce n’est pas toujours que tu seras jeune, tu ne sauteras pas toujours à travers le cerceau, un jour viendra où tu auras plus d’expérience et c’est alors que tu diras : peut-être, oncle avait-il raison ! C’est ainsi, mon amie. En ce moment, tu m’écoutes et peut-être tu te dis : vilain oncle ! vieux grognon d’oncle ! Mais lorsque tu auras vécu autant que moi, tu chanteras une autre chanson, tu diras : Ah ! l’oncle était un sage ! il m’enseignait la vérité.

Porfiry Vladimiritch fit un signe de croix et avala deux cuillerées de soupe, puis il posa de nouveau sa cuiller sur la table et se rejeta sur le dos de sa chaise en signe d’un nouveau discours.

– Sangsue ! faillit crier Anninka.

Mais elle se retint, se versa un verre d’eau et l’avala d’un seul trait. Judas devina d’instinct ce qui se passait en elle.

– Quoi ! cela ne te plaît pas ! eh, bien, ça ne fait rien, même si cela ne te plaît pas, il faut toujours que tu entendes ton oncle. Voilà, il y a longtemps que j’ai voulu t’entretenir au sujet de ta « hâte », mais je n’ai pu jusqu’à maintenant en trouver l’occasion. Je n’aime pas en toi cette hâte, on y voit une légèreté, un manque de raisonnement. Vous avez aussi quitté grand’maman sans raison, vous n’aviez donc pas honte d’affliger une pauvre vieille ! et pourquoi ?

– Ah, oncle ! pourquoi reparlez-vous de cela ? C’est déjà fait ! C’est même très mal de votre part !

– Attends ! ce n’est pas de cela que je parle, si c’est bon ou mauvais, mais quoi qu’il en soit, on peut le… refaire. Non seulement nous, simples mortels, mais Dieu lui-même change ses actions ; aujourd’hui, il envoie la pluie, demain il nous donne un beau temps ! Et en effet ! ce n’est pas un trésor que le théâtre ? Voyons. Décide-toi !

– Non, oncle ! Laissez cela, je vous en prie !

– Voilà encore ce que je vais te dire : je n’approuve pas ta légèreté, mais ce qui me déplaît encore plus en toi, c’est que tu ne fais nulle attention aux remarques des personnes plus âgées que toi. L’oncle te veut du bien et tu dis : « Laissez-moi. » L’oncle t’aborde en te caressant, avec affabilité, et toi tu te regimbes. Et cependant sais-tu qui t’a donné l’oncle ? Voyons, dis qui t’a donné l’oncle ?

Anninka le regarda avec effarement.

– C’est Dieu qui t’a donné l’oncle. Voilà qui ! Dieu ! Si ce n’était Dieu, tu serais maintenant seule, tu ne saurais pas comment agir, et quelle sorte de sollicitation il faudrait adresser, et quelle réponse attendre. Tu croirais être dans une forêt épaisse ; l’un t’offenserait, l’autre te tromperait, et le troisième se moquerait tout simplement de toi ! Mais comme tu as un oncle, nous avons bâclé toute l’affaire avec l’aide de Dieu en un jour ! Nous sommes allés en ville et au conseil de tutelle, nous avons apporté notre sollicitation, nous avons reçu une décision en échange. Voilà ce que c’est qu’un oncle, mon amie.

– Mais, je vous suis fort reconnaissante, mon oncle.

– Et si tu lui es reconnaissante, ne te regimbe pas et écoute ce qu’il te dit. Ton oncle te veut du bien, quoique quelquefois cela te paraisse…

Anninka se possédait à peine. Il lui restait encore un moyen de se débarrasser des sermons de son oncle – c’était faire mine d’accepter en principe son invitation de rester à Golovlevo.

– C’est bien, mon oncle, dit-elle : – j’y penserai. Je comprends moi-même que vivre seule, loin des parents, n’est pas très convenable… Mais en tout cas pour le moment, je ne puis rien décider. Il faut que je réfléchisse.

– Tu vois bien, tu l’as compris. Mais il n’y a pas à penser. Faisons dételer les chevaux, rentrer les malles – voilà tout !

– Non, mon oncle, vous oubliez que j’ai une sœur !

On ne sait pas si cet argument convainquit Porfiry Vladimiritch ou s’il avait conduit toute cette scène par pure convenance, et il ne savait pas lui-même s’il avait réellement besoin qu’Anninka restât avec lui à Golovlevo ou si ce n’était qu’une simple fantaisie qui lui passait par la tête. Mais en tout cas, après cette conversation, le dîner se poursuivit plus vivement. Anninka consentait à tout et répondait de façon à ne pas donner prise aux « balivernes ». Néanmoins la pendule marquait deux heures et demie à la fin du dîner, Anninka se retira brusquement de la table, comme si elle sortait d’un bain de vapeur et elle courut à son oncle pour lui dire adieu.

Dix minutes plus tard, Judas, vêtu d’une pelisse et chaussé de bottes en peau d’ours, la reconduisait jusqu’au perron et présidait en personne à son installation dans le traîneau.

– En descendant la montagne, retiens les chevaux, entends-tu ? et à Senkino, à la côte prends garde de verser ! dit-il au cocher.

Enfin, Anninka fut installée, couverte, et le tablier du traîneau fut boutonné.

– Vraiment, si tu restais ! lui cria encore une fois Judas, désireux de montrer devant tous les domestiques ses sentiments de « bon parent. » – Au moins, reviendras-tu, dis ?

Mais Anninka se sentait déjà libre et l’envie lui vint de faire une polissonnerie ; elle se pencha en dehors du traîneau et scandant chaque syllabe dit :

– Non, oncle, je ne reviendrai pas ! Chez vous, c’est effrayant !

Judas fit mine de ne rien entendre, mais ses lèvres blêmirent.

 

La délivrance de la captivité de Golovlevo réjouit à tel point Anninka que l’idée ne lui vint pas une minute qu’elle laissait derrière elle un homme captif pour un temps indéterminé, un homme pour lequel s’était rompu, avec son départ, le dernier lien qui le rattachait au monde des vivants. Elle ne pensait qu’à elle ; elle était libre, elle se sentait heureuse. L’impression de ce sentiment de sa liberté était telle que, même arrivée au cimetière, elle n’éprouva pas la moindre atteinte de cette sensibilité nerveuse qu’elle avait montrée lors de sa première visite à la tombe de sa grand’mère. Elle entendit avec calme le requiem, s’agenouilla devant la croix, les yeux secs, et accepta avec assez de bonne grâce l’invitation que lui fit le prêtre de prendre le thé.

L’intérieur de la maisonnette du prêtre était fort pauvre. Dans l’unique chambre de réception régnait une triste nudité ; le long des murs, une dizaine de chaises en bois peint, tendues de crin tressé, un canapé du même genre, au dos bombé comme la poitrine d’un général de l’ancienne école ; dans un coin, une simple table recouverte d’une nappe usée, sur laquelle étaient posés le livre d’église ; un encrier et une plume ; dans un coin, à l’orient, était suspendue une petite armoire à images contenant la « bénédiction paternelle » devant laquelle brillait une petite lampe ; au-dessous d’elle se trouvaient deux coffres contenant le trousseau de la femme du prêtre, recouverts d’un drap gris passé. Les murs étaient sans papier ; au milieu de l’un d’eux étaient accrochés quelques portraits daguerréotypés de « Leurs Éminences ». Une odeur étrange régnait dans la chambre, comme si depuis des années elle avait servi de cimetière aux mouches et aux blattes. Le prêtre lui-même, quoique encore jeune, semblait s’être considérablement « fané » au milieu de cet entourage. Ses cheveux rares, d’un blond clair, pendaient sur sa tête, en mèches plates, comme les branches d’un saule pleureur ; ses yeux jadis bleus avaient un regard abattu ; sa voix tremblait, sa barbiche s’était allongée en pointe ; sa soutane en mérinos se croisait mal par devant et pendait sur lui comme sur un porte-manteau. Sa femme, jeune encore, accouchait régulièrement chaque année et semblait encore plus exténuée que son mari.

 

Néanmoins, il était impossible à Anninka de ne pas remarquer que ces pauvres gens même se conduisaient vis-à-vis d’elle non comme avec une paroissienne, mais plutôt avec pitié comme avec une brebis égarée.

– Alors vous avez rendu visite à votre oncle ? demanda le prêtre en prenant avec précaution la tasse de thé que lui offrait sa femme.

– Oui, j’ai passé huit jours chez lui.

– Actuellement, Porfiry Vladimiritch est devenu le principal pomiechtchik{34} de notre localité – il n’y a personne d’aussi fort que lui. Mais il n’a pas de chance dans la vie : il a perdu un fils, puis l’autre, et enfin, l’auteur de ses jours – tous sont morts ! C’est étonnant qu’il ne vous ait pas convaincu de rester à Golovlevo.

– Il me l’a proposé, mais je n’ai pas accepté.

– Pourquoi donc ?

– J’aime mieux jouir de ma liberté.

– La liberté, soudarynia, n’est pas une mauvaise chose, mais aussi elle n’est pas sans danger. Et si encore à cette occasion, on prend en considération que vous êtes la plus proche parente de Porfiry Vladimiritch et par conséquent l’héritière directe de tous ses biens, vous pourriez, ce me semble, vous gêner un peu plus, faire le sacrifice de quelque chose de cette liberté.

– Non, batiouchka, je préfère gagner mon pain… Oh vit plus aisément lorsqu’on sent que personne ne vous oblige.

Batiouchka lui jeta un regard terne comme s’il voulait lui demander : Est-il vrai que tu sais ce que c’est que « ton pain » ? mais il n’osa et ne fit que croiser timidement les pans de sa soutane.

– Et combien de gages recevez-vous comme actrice ? dit la femme du prêtre en se mêlant à la conversation.

Batiouchka se décontenança tout à fait et clignota des yeux à l’adresse de sa femme. Il s’attendait à ce qu’Anninka s’offenserait. Mais tout au contraire, celle-ci répondit simplement :

– Je reçois maintenant cent cinquante roubles par mois, et ma sœur – cent roubles. Puis nous avons des bénéfices. En tout, c’est six mille roubles au bas mot que nous gagnons à nous deux.

– Pourquoi donc donne-t-on moins à votre sœur ? Vous serait-elle inférieure ? continua curieusement la femme du prêtre.

– Non, mais ma sœur a un autre genre. Moi, j’ai de la voix et je chante, – cela plaît davantage au public, Lioubinka a la voix plus faible et joue dans les vaudevilles.

– Donc, là aussi : l’un est prêtre, l’autre diacre, et le troisième – chantre.

– Du reste, nous partageons ; il était convenu entre nous, dès notre début, de partager en parts égales l’argent que nous gagnerions.

– Comme entre parents ? Qu’y a-t-il de mieux que d’agir en parents. Et combien cela fait-il, pope, six mille roubles ; combien par mois ? Combien cela fait-il ?

– Cinq cents roubles par mois, deux cent cinquante pour chacune.

– Holà ! que d’argent ! Nous ne le dépenserions pas en une année. Voilà encore ce que je voulais vous demander : est-il vrai qu’on traite les actrices comme si elles n’étaient pas de vraies femmes ?

Le pope se troubla tout à fait et laissa même flotter les pans de sa soutane, mais voyant qu’Anninka restait indifférente, il se dit : « Eh, eh ! il paraît qu’en effet, cela ne te froisse pas ! » et il se tranquillisa.

– Comment ça : pas de vraies femmes ? demanda Anninka.

– Mais il paraît qu’on les embrasse, quoi ?… Même alors qu’elles n’en ont pas envie, elles sont obligées…

– On ne les embrasse pas, mais on fait mine de les embrasser. Quant à cela, qu’elles en aient envie ou non, il n’en est pas question dans ces cas-là, car tout se fait d’après la pièce. On agit comme c’est indiqué dans la pièce.

– Même d’après la pièce, toujours… Tel qui vous cramponne avec son sale museau est… peut-être dégoûtant à voir… et tu dois lui tendre les lèvres.

Anninka rougit involontairement ; à son imagination se présenta tout à coup la physionomie baveuse du brave capitaine Papkof qui justement « vous cramponnait » et hélas !… ce n’était pas dans la pièce.

– Vous vous représentez cela tout autrement que ça se passe sur la scène, dit-elle sèchement.

– Sans doute, nous n’avons pas été au théâtre, mais toujours, je pense, qu’il y en a de toutes sortes ! Il nous arrive souvent, au pope et à moi, de causer de vous, barychnia ; nous vous plaignons ; ah ! oui ! nous vous plaignons beaucoup.

Anninka garda le silence ; batiouchka tortillait sa barbiche comme s’il s’apprêtait à exprimer, lui aussi, son opinion.

– Du reste, soudarynia, toute position a ses agréments et ses désagréments, se décida-t-il à dire enfin, mais l’homme, par sa faiblesse, s’appesantit sur les premiers et s’efforce d’oublier les derniers. Pourquoi oublier ? Pour ne pas avoir devant les yeux des choses qui puissent lui rappeler le devoir et la vertu.

Puis il ajouté en soupirant :

– Et le principal, soudarynia, c’est de garder son trésor.

Batiouchka appuya sa sentence d’un regard doctoral adressé à Anninka ; matouchka{35} secoua tristement la tête comme si elle voulait dire : « Dieu, est-il possible de l’espérer ? »

Anninka ne savait que répondre à ces paroles. Peu à peu elle commençait à trouver que la conversation de ces gens naïfs sur le trésor ressemblait à celle de messieurs les officiers du régiment en garnison dans la ville sur la chose. En général, elle se convainquait qu’ici, aussi bien que chez son oncle, on la regardait comme un phénomène tout à fait à part que l’on pouvait traiter avec indulgence, mais duquel il fallait se tenir à distance, pour ne pas « se salir. »

– Pourquoi votre église est-elle si pauvre, batiouchka ? demanda-t-elle pour changer la conversation.

– Elle n’a pas de quoi être riche, c’est pourquoi elle est si pauvre. Tous les pomiechtchiks se sont dispersés dans les villes et les paysans ont à peine de quoi vivre. Puis il n’y a que deux cents personnes dans notre paroisse !

– La cloche surtout inspire la pitié chez nous ! soupira matouchka.

– Et la cloche et tout le reste. Notre cloche, soudarynia, ne pèse que quinze pouds et encore comme un fait exprès, elle s’est brisée. Elle ne sonne pas, mais, pour ainsi dire, elle ronfle – c’est même préjudiciable ! Feu Arina Pétrovna avait promis d’en donner une nouvelle et si elle n’était pas morte, nul doute que maintenant, nous aurions une cloche neuve.

– Il vous fallait dire à l’oncle que grand’maman l’avait promis.

– Je lui en ai parlé, soudarynia, et même, il faut dire vrai, il m’a écouté avec beaucoup de bienveillance ; mais il ne pouvait me donner de réponse satisfaisante ; « Je n’ai jamais entendu mamenka parler de ça, qu’il m’a dit, jamais la défunte ne m’en a soufflé mot ! Et si je l’avais entendue, qu’il dit, j’aurais accompli ponctuellement sa volonté ! »

– Comment ne pas entendre ! dit matouchka : – toute la localité le sait et lui qui ne l’a pas entendu !

– C’est ainsi que nous vivons. Autrefois, nous avions encore de l’espoir et maintenant nous restons sans espoir aucun. Des fois, il arrive qu’on ne sait comment célébrer la messe : ni hosties, ni vin rouge. Et quant à nous, il est même inutile d’en parler.

Anninka voulut se lever pour faire ses adieux, mais sur la table apparut un nouveau plateau sur lequel se trouvaient deux assiettes, une contenant des oronges, l’autre des petits morceaux de caviar, et une bouteille de madère.

– Restez un peu ! ne nous offensez pas ! mangez quelque chose !

Anninka obéit, elle avala à la hâte deux oronges, mais refusa de prendre le madère.

– Voici encore ce que j’ai voulu vous demander, ajouta sur ces entrefaites matouchka : dans notre paroisse, il y a une jeune fille, – la fille d’un ancien domestique ; eh bien ! voilà, elle a servi chez une actrice à Pétersbourg. C’est bien, qu’elle dit, d’être actrice, mais il faut chaque mois prendre sa carte… C’est-il vrai ?

Anninka la regarda, les yeux grands ouverts : elle ne comprenait pas.

– C’est pour être libre, expliqua batiouchka : – du reste, je pense qu’elle ne disait pas vrai. Au contraire, j’ai entendu dire que beaucoup d’actrices reçoivent des pensions de la couronne pour leurs services.

Anninka se convainquait que cela devenait de plus en plus fort et se mit à faire ses adieux cette fois d’une manière décisive.

– Et nous qui avions pensé que vous quitteriez votre état, dit matouchka, continuant à l’importuner.

– Pourquoi cela ?

– En tout cas, vous êtes barychnia. Vous avez atteint votre majorité, vous avez une propriété… que vous faut-il de mieux ?

– Et puis, à la mort de votre oncle, vous hériterez, vous êtes l’héritière directe, ajouta batiouchka.

– Non, je ne vivrai pas ici.

– Et nous qui l’avions espéré. Tout le temps, nous nous disions : sûrement nos demoiselles s’installeront à Pogorelka. Et en été, c’est très bien chez nous : on peut aller au bois ramasser des champignons, ajoutait matouchka d’un ton séduisant.

– Oui, nous avons des champignons en quantité suffisante dans les étés même les moins pluvieux, disait batiouchka faisant chorus avec sa femme.

Enfin Anninka partit. En arrivant à Pogorelka, ses premières paroles furent : « Des chevaux ! vite, des chevaux, de grâce ! » Mais Fédoulytch se contenta de hausser les épaules en réponse à cette demande.

– « Des chevaux ! » Nous ne leur avons même pas encore donné leur avoine ! grommela-t-il.

– Mais pourquoi cela donc ? Ah, mon Dieu ! on dirait que vous vous êtes entendus tous !

– Nous nous sommes entendus, vrai ! Comment ne pas s’entendre, puisque pour chacun, il est évident que par un pareil dégel, on ne peut pas voyager la nuit. Toujours vaut-il mieux rester chez soi que dans quelque trou au milieu de la route.

La maison de la grand’mère était chauffée. Dans la chambre à coucher, le lit était tout prêt et sur le bureau ronflait le samovar. Afimiouchka grattait le fond de la vieille cassette d’Arina Pétrovna où restait encore un peu de thé. Pendant que se faisait l’infusion, Fédoulytch, les mains croisées, se tenait près de la porte ; à ses côtés se trouvaient la vachère et Markovna dans de telles poses qu’elles semblaient prêtes à courir au premier signe de main, n’importe où.

– Le thé vient de votre grand’mère, dit Fédoulytch pour entrer en conversation, il en est resté un peu, après sa mort, au fond de la cassette. Porfiry Vladimiritch voulait emporter la cassette aussi, mais je n’y ai pas consenti. Peut-être barychnia viendront-elles, que j’ai dit, et voudront-elles prendre du thé ! Eh bien ! cela s’est passé à l’amiable, ils ont même plaisanté : tu le prendras toi-même, vieux filou, qu’ils ont dit ! mais, prends garde, ne manque pas de renvoyer ensuite la cassette à Golovlevo ! Pour sûr, ils l’enverront chercher demain !

– Vous avez eu tort de ne pas lui rendre au moment même.

– Pourquoi rendre ? il a beaucoup de thé chez lui. Et maintenant, du moins après vous, nous nous en régalerons à notre tour. Mais voici ce que j’ai voulu vous demander, barychnia : Est-ce à Porfiry Vladimiritch que vous allez confier la surveillance de Pogorelka ?

– Pas le moins du monde.

– C’est bien alors. Et nous qui voulions nous révolter. Si l’on nous met sous le contrôle du barine de Golovlevo, nous allons tous demander congé, pensions-nous.

– Pourquoi cela ? est-ce que l’oncle est si effrayant ?

– Pas si effrayant que cela, mais il tyrannise, il ne ménage pas ses paroles. Par ses paroles, il peut faire pourrir un homme.

Anninka sourit involontairement. C’était précisément une sorte de pus qui perçait à travers les jacasseries d’Ioudouchka ; ce n’étaient pas seulement de simples balivernes, mais encore une plaie puante laissant continuellement échapper une odeur infecte.

– Et quant à vous, barychnia, qu’avez-vous décidé ? continua Fédoulytch.

– C’est-à-dire, que dois-je donc décider ? dit Anninka un peu confuse et pressentant qu’ici aussi, elle allait avoir à endurer une conversation sur le trésor.

– Vraiment, n’allez-vous pas quitter votre situation… d’actrice ?

– Non… c’est-à-dire, je n’y ai pas encore pensé. Mais qu’y a-t-il donc de mauvais à ce que je gagne mon pain comme je le puis ?

– Qu’y a-t-il de bon ? Voyager par les foires… égayer les ivrognes. Vous êtes barychnia, je pense.

Anninka fronça les sourcils et ne répondit rien. Dans sa tête, régnait en maîtresse absolue une question, une seule : « Mon Dieu ! quand donc vais-je partir d’ici ?

– Sans doute, vous devez mieux savoir ce qu’il faut faire, mais nous pensions que vous alliez nous revenir. La maison est chaude, vaste ! – feu votre grand’mère l’a très bien installée. Si l’ennui vous prend – on peut atteler un traîneau et en été – on peut aller au bois ramasser les champignons.

– Nous avons ici des champignons de toutes sortes, et des oronges, et des mousserons, et des ceps en quantité énorme ! ajouta Afimiouchka d’un ton séduisant.

Anninka posa ses deux coudes sur la table en s’efforçant de ne pas écouter.

– Il y a ici une fille, insista inhumainement Fédoulytch ; elle était en service à Pétersbourg ; elle a dit que toutes les actrices étaient cartées. Chaque mois, elles doivent prendre une carte au poste de police.

Anninka se sentit comme brûlée ; toute la journée, elle n’entendit que ces paroles.

– Fédoulytch ! cria-t-elle, que vous ai-je fait ? Vraiment, vous plaisez-vous à m’outrager !

Elle en avait assez. Elle se sentait suffoquée… encore un mot… et elle n’y tiendrait plus ! !