LIVRE TROISIÈME
COMPTES DE FAMILLE
L’esprit d’Arina Pétrovna n’avait jamais été traversé par l’idée qu’un jour elle serait « une bouche de trop » et ce jour arriva juste au moment où pour la première fois, elle se convainquit pratiquement que ses forces morales et physiques l’abandonnaient. Ces instants-là viennent toujours inopinément ; quoique la personne soit depuis longtemps épuisée, elle réagit, « se tient » et tout à coup arrive Dieu sait d’où le « coup » décisif. Prévoir « ce coup », comprendre qu’il approche est on ne peut plus difficile ; il faut se soumettre tout simplement sans protester, car c’est ce même « coup » qui transforme instantanément en une ruine un homme encore vert.
Lorsqu’ayant rompu avec Judas, Arina Pétrovna fixa sa résidence à Doubrovino, sa position était pénible, mais elle savait au moins que Pavel Vladimiritch, si mécontent qu’il pût être de son irruption, était un homme « aisé » qu’un morceau de trop ne ruinerait pas. Mais la position présente avait un tout autre aspect : elle se trouvait à la tête d’un ménage où tous les morceaux étaient comptés. Et elle savait le prix de ces « morceaux », car ayant passé toute sa vie à la campagne près des paysans, elle s’était appropriée leur conception sur le dommage qu’apporte « une bouche de trop » au ménage pauvre.
Néanmoins, dans les premiers temps de son emménagement à Pogorelka, elle ne perdit pas courage, s’occupa avec empressement de son instillation et manifesta son ancienne lucidité des combinaisons administratives. Mais l’administration de Pogorelka était tracassière, vétilleuse et demandait une surveillance personnelle de chaque minute. Sur le premier moment, elle avait cru qu’il n’était pas difficile d’établir une comptabilité minutieuse, là où les quarts de kopeck formaient des demi-kopecks, et les cinq kopecks des dix kopecks, mais elle dut bientôt se convaincre qu’elle s’était trompée. Effectivement il n’y avait rien de difficile en cela, mais il lui manquait ses anciens goûts, ses anciennes forces. De plus, l’on se trouvait alors en automne dans le plus fort des comptes administratifs, et cependant le temps était mauvais et mettait une barrière involontaire au zèle d’Arina Pétrovna. C’est alors qu’apparurent les malaises séniles qui l’empêchaient de sortir, que vinrent les longues soirées d’automne la condamnant à une oisiveté forcée.
La vieille s’agitait, se tourmentait, mais ne pouvait rien faire.
D’un autre côté, elle ne pouvait s’empêcher de remarquer que les orphelines n’étaient pas très bien non plus. Elles avaient l’air triste, découragé. Dieu sait quels vagues plans d’avenir trottaient par leurs têtes, plans où l’idée du travail se mariait à celle des plaisirs sans doute du caractère le plus innocent. Il y avait là des souvenirs de la pension dans laquelle elles avaient reçu leur éducation et des idées décousues sur l’intelliguentia puisées accidentellement dans des livres, l’espoir timide de saisir, par le moyen d’anciennes amies de pensionnat, Dieu sait quel fil et d’entrer par son aide dans la sphère lumineuse de la vie humaine. Sur tout ce vague planait néanmoins une seule idée bien déterminée : quitter coûte que coûte cette Pogorelka détestée.
Et voilà qu’un beau jour, Anninka et Lioubinka déclarèrent à leur grand’mère qu’elles ne pouvaient et ne voulaient plus y rester ; que cela était impossible, car à quoi cela ressemblait-il ? elles ne voyaient personne, excepté le pope qui, de plus, à chaque entrevue qu’il avait avec elles, faisait allusion, Dieu sait pourquoi, aux « vierges folles » et qu’en un mot « ça ne pouvait plus continuer comme ça ». Les jeunes filles parlaient d’un ton résolu, car elles craignaient leur grand’mère et plus elles pensaient à sa colère et à sa résistance, plus elles payaient d’audace. Mais à leur grand étonnement, Arina Pétrovna écouta leurs lamentations, non seulement sans colère, mais encore ne manifesta pas la moindre intention de leur prêcher morale, ce qui est le faible de la vieillesse impuissante.
Hélas ! ce n’était déjà plus cette femme autoritaire qui disait encore, il n’y avait pas bien longtemps : « J’irai à Khotkoff et j’emmènerai les orphelines avec moi. » Et ce n’était pas seulement de l’impuissance sénile que dépendait de changement ; la compréhension de l’existence d’un monde meilleur, plus juste, y était bien aussi pour quelque chose. Les derniers coups du sort ne l’avaient pas seulement domptée, ils avaient éclairé dans son horizon intellectuel certains coins où sa pensée jusqu’alors n’était jamais descendue. Elle comprit que l’être humain recèle en lui-même certaines aspirations qui pendant longtemps peuvent sommeiller, mais qui une fois éveillées, entraînent d’une manière irrésistible l’homme là où brille le rayon de la vie, ce rayon consolateur, dont l’œil guettait depuis longtemps l’apparition à travers les ténèbres désespérantes de présent. Une fois qu’elle eut compris la légitimité d’une telle aspiration, elle se trouva sans force pour la combattre. Elle tâchait de dissuader, il est vrai, ses petites filles de leur intention, mais faiblement, sans conviction : elle s’inquiétait de l’avenir qui les attendait d’autant plus qu’elle ne pouvait rien pour elles, n’ayant aucune relation avec ce qu’on appelle le monde ; elle sentait en même temps que la rupture avec les jeunes filles était obligée, inévitable. Que deviendront-elles ? – cette question la poursuivait à chaque minute et d’une façon importune, mais ce n’est pas avec ce thème ni même avec d’autres plus effrayants qu’on peut retenir celui qui aspire à la liberté.
Et les orphelines ne faisaient que parler de leur départ. En effet après quelques délais et quelques hésitations simulées afin de satisfaire leur grand’mère, elles partirent.
Après leur départ, la maison de Pogorelka fut plongée dans un silence désespérant. Si concentrée que fût Arina Pétrovna de sa nature, le voisinage d’un souffle humain avait le pouvoir de la calmer. Après avoir reconduit ses petites-filles, elle sentit pour la première fois de sa vie peut-être que son existence était dégagée de quelque chose et que subitement, il lui était donné une liberté illimitée, si illimitée même qu’elle ne voyait autour d’elle qu’un espace vide. Pour se voiler à elle-même ce vide de quelque manière que ce fût, elle donna ordre de fermer les chambres de réception et le mezzanine qu’occupaient les orphelines (« il me faudra moins dépenser de bois de chauffage », pensait-elle à cette occasion) et ne garda à sa disposition que deux pièces dans l’une desquelles était placée une grande armoire à icônes ; l’autre chambre servait de chambre à coucher en même temps que de cabinet de travail et de salle à manger. Elle congédia aussi, par mesure d’économie tous les domestiques, ne gardant auprès d’elle que la vieille femme de charge Afimiouchka qui traînait à peine ses jambes et Markovna, femme d’un soldat, qui n’avait plus qu’un œil et qui était chargée de la cuisine et du blanchissage. Mais toutes ces précautions étaient à peu près vaines ; la sensation du vide ne tarda pas à pénétrer dans ces deux chambres où elle espérait pouvoir la vaincre. La solitude irrémédiable et la triste oisiveté, voilà les deux ennemies avec lesquelles elle se trouva face à face et qui, désormais, devaient tenir compagnie à sa vieillesse. Et à leur suite ne se fit pas attendre le travail de destruction physique et morale, travail d’autant plus cruel que sa vie oisive lui opposait moins de résistance.
Les jours s’écoulaient dans cette oppression monotone dont la vie de campagne est si prodigue lorsqu’elle n’est entourée ni du confort ni des occupations domestiques, ni de ce je ne sais quoi qui allaite l’esprit. Indépendamment des causes extérieures qui lui rendaient impossibles toute occupation personnelle dans son ménage, Arina Pétrovna ressentait intérieurement du dégoût pour ces menus soucis qui la surprenaient à la fin de ses jours. Peut-être aurait-elle surmonté son dégoût si elle avait eu en vue un but qui pût justifier ses efforts, mais c’était justement cela qui lui faisait défaut. Elle avait ennuyé, rebuté tout le monde et à son tour elle était lasse de tous et de tout. Son ancienne activité fiévreuse était remplacée tout à coup par l’oisiveté somnolente et celle-ci avait peu à peu perverti la volonté et amené ces penchants que certes, il y avait quelques mois, son esprit n’avait pas entrevus comme possibles. De femme forte et réservée que jamais personne n’aurait pu qualifier de « vieille », Arina Pétrovna se transforma en une ruine pour laquelle n’existait plus ni passé, ni présent, rien que la minute dans laquelle elle vivait.
Le jour, la plupart du temps, elle sommeillait. Elle se plaçait devant une table sur laquelle étaient étalées des cartes graisseuses et s’endormait. Puis elle tressaillait, se réveillait, jetait un regard sur la fenêtre et, pendant longtemps, inconsciemment, elle tenait ses yeux fixés sur l’espace infini qui se déroulait devant elle.
Pogorelka était un enclos triste, disposé, comme l’on dit, sur une boutisse, sans jardins, sans ombre, sans aucune trace de confort. Il n’y avait pas même de parterre devant la maison. Celle-ci n’était qu’à un étage et semblait comme écrasée et toute noircie par le temps ; à côté, quelque dépendance tombant aussi en ruines et tout autour, des champs, des champs sans fin ; pas même de forêt à l’horizon. Mais Arina Pétrovna habitait la campagne depuis son enfance, et non seulement cette pauvre nature ne lui semblait pas triste, mais elle parlait plutôt à son cœur et réveillait en elle un dernier reste de sentiment qu’elle avait encore conservé. La meilleure partie de son être vivait dans ces champs dénudés et ses regards les cherchaient instinctivement en tout temps. Elle tenait ses yeux fixés au loin sur la campagne, regardait les pauvres villages « trempés » qui, comme autant de points noirs, étaient disposés çà et là à l’horizon, les églises blanches des cimetières ruraux, les taches que les nuages errant sous les rayons du soleil dessinaient sur la plaine, ce paysan inconnu qui cheminait entre les sillons et qui lui semblait toujours rester à la même place. Mais à part cela, elle ne pensait à rien, ou plutôt ses pensées étaient si décousues qu’elle ne pouvait s’arrêter sur quoi que ce fût pour un temps plus ou moins long. Elle ne faisait que regarder, regarder jusqu’au moment où la somnolence sénile recommençait à bourdonner dans ses oreilles et couvrait d’un voile les champs, et les églises, et les villages, et le paysan cheminant dans le lointain. Quelquefois elle semblait vouloir reconstituer le passé dans sa mémoire. Mais ses réminiscences revenaient sans suite, en fragments détachés. Son attention ne pouvait se concentrer sur rien et passait sans cesse d’un souvenir à un autre. Par moments cependant Dieu sait quoi d’anormal la frappait, non pas la joie – son passé en était avare jusqu’à la cruauté – mais quelque offense amère, insupportable. Alors quelque chose s’enflammait en elle, l’angoisse lui montait au cœur, les larmes lui venaient aux yeux. Elle commençait à pleurer, à pleurer péniblement comme le fait l’impuissante vieillesse chez laquelle les pleurs coulent ainsi que sous le poids d’un cauchemar. Mais pendant ce temps, la pensée inconsciente continuait son œuvre et insensiblement pour Arina Pétrovna la détournait de la cause qui avait suscité sa triste disposition d’esprit, de sorte que quelques minutes après, la vieille s’étonnait elle-même de ce qui avait pu la mettre en cet état. En général, elle vivait comme si personnellement elle n’avait pas place dans la vie, mais uniquement pour cette raison que dans sa ruine elle avait encore conservé, Dieu sait quels « bouts » oubliés qu’il lui fallait grouper, escompter et additionner. En attendant que ces bouts existassent, la vie suivait son cours, l’obligeant de faire tous les actes extérieurs indispensables pour empêcher cette existence à demi-endormie de tomber en poussière.
Si les jours s’écoulaient dans cette somnolence inconsciente, les nuits lui étaient particulièrement douloureuses. La nuit, Arina Pétrovna avait peur, elle craignait les voleurs, les revenants, les diables, en un mot tous ces produits de son éducation et de sa vie. Et elle était mal défendue contre tout ceci, car hormis les domestiques caducs dont il a été parlé plus haut, tout le personnel de service à Pogorelka s’incarnait pendant la nuit en la personne de Fédosséi, misérable paysan boiteux qui, pour deux roubles par mois venait garder l’enclos, et sommeillait continuellement dans le vestibule, sortant trois ou quatre fois la nuit pour frapper sur la feuille de fonte suspendue à un poteau et montrant par là aux habitants qu’il faisait bonne garde. Quoique dans la basse-cour il y eût bien quelques ouvriers et ouvrières, leur izba se trouvait à une telle distance de la maison qu’il eût été peu probable qu’on y entendît des cris d’appel. Il y a quelque chose de pénible, d’oppressant dans une nuit d’insomnie à la campagne. À partir de neuf ou dix heures au plus tard, la vie semble cesser et un silence terrifiant s’établit. Faute d’occupation et pour économiser les bougies, l’on était obligé de se mettre au lit. Afimiouchka, par une habitude prise depuis l’enfance, dès que l’on desservait le samovar, prenait son feutre, le mettait contre la porte de la chambre à coucher, s’y étendait et un instant après elle y était aussi immobile qu’une morte. Markovna demeurait encore dans la cuisine et maugréait continuellement, grondant Dieu sait qui ; puis le calme finissait par régner là aussi et, une minute après, on entendait le ronflement de Markovna. Le garde donnait quelques coups sur la tôle pour annoncer sa présence.
Arina Pétrovna se tenait auprès d’une chandelle mal mouchée et s’efforçait de chasser le sommeil en faisant une « patience » ; mais à peine commençait-elle à étaler ses cartes qu’elle s’assoupissait. « Il ne serait pas long d’allumer un incendie de cette façon ! » se disait-elle décidée à se mettre au lit. Mais à peine était-elle plongée dans le duvet qu’un autre ennemi l’attendait : le sommeil qui toute la soirée l’avait obsédée, brisée, disparaissait tout à fait. La chambre était surchauffée : l’air brûlant sortait de la bouche de chaleur, et sous le duvet rendait la température insupportable. Arina Pétrovna se retournait dans son lit ; elle avait envie d’appeler quelqu’un, mais elle savait que personne ne l’entendrait. Un silence mystérieux régnait tout autour, silence dans lequel l’oreille dressée pouvait distinguer toute une suite de sons. Tantôt « quelque chose » frappait, tantôt se faisait entendre un hurlement, puis c’étaient des pas dans le couloir ou encore Dieu sait quel souffle traversait la chambre, effleurant même le visage. La lampe brillait devant l’icône et sa clarté communiquait aux objets un caractère vague, comme s’ils n’étaient pas des objets mais de simples contours. À côté de cette lueur incertaine se glissait une autre clarté venant de la chambre voisine où devant l’armoire aux images brûlaient quatre ou cinq lampes. Cette lumière formait un tétragone jaune sur le plancher de la chambre, s’encadrant pour ainsi dire dans l’obscurité sans la diminuer. Partout des ombres vacillantes, remuant sans bruit. Voici une souris qui gratte le mur derrière le papier. Ah !… vilaine ! lui crie Arina Pétrovna – et de nouveau tout retombe dans le silence. Et toujours les ombres, toujours ce murmure venant on ne sait d’où. La plus grande partie de la nuit se passait dans cette somnolence maladive interrompue à chaque instant et ce n’était qu’au matin que le sommeil rentrait dans ses droits. Mais à six heures, Arina Pétrovna était déjà sur pieds, brisée par sa nuit d’insomnie.
À toutes ces causes qui peignent suffisamment la misérable existence que menait Arina Pétrovna se joignaient encore deux autres ; l’insuffisance de nourriture et l’incommodité du logis. Elle mangeait peu et mal, croyant peut-être compenser par là le détriment apporté à son ménage par le manque de surveillance. En ce qui concerne l’incommodité du logis, la maison de Pogorelka était vieille et humide ; l’air de la chambre où s’était enfermée Arina Pétrovna n’était renouvelé jamais, et pendant des semaines entières on ne la nettoyait pas. Et c’était au milieu de cet abandon complet, de ce manque de tout confort qu’approchait la vieillesse. Mais plus elle devenait infirme, plus l’envie de vivre se manifestait en elle ou pour mieux dire, pas autant le désir de vivre que celui de mener une vie douce. À ce sentiment se joignait l’absence la plus complète de l’idée de la mort. Autrefois elle la craignait, maintenant elle semblait n’y plus penser du tout. Et puisque son idéal vital ne se distinguait que fort peu de celui du premier paysan venu, ses idées sur la « bonne vie » étaient assez médiocres. Tout ce que durant sa vie elle s’était refusé : un bon morceau, le repos, les causeries, tout cela était devenu l’objet de ses convoitises. Toutes les inclinations d’une vraie pique-assiette – les balivernes, les déférences flatteuses en vue d’un don quelconque, la voracité se développaient en elle avec une rapidité étonnante. Elle se nourrissait de soupe aux choux et de la viande salée et gâtée que mangeaient ses gens et en même temps, elle vivait des provisions enfermées dans les magasins de Golovlevo, des carassins de l’étang de Dombrovino, des champignons dont regorgeaient les forêts de Golovlevo et de la volaille que Porfiry Vladimiritch faisait engraisser dans sa basse-cour. « Il serait bon de manger du bouillon d’abattis d’oie ou des oronges à la crème », se disait-elle mentalement, et elle se représentait ces mets si vivement que ses lèvres amaigries en frémissaient. La nuit, lorsqu’elle ne trouvait pas de repos dans son lit et se sentait glacée de peur, elle se disait : « À Golovlevo, les verrous sont solides, des gardes « sérieux » frappent sur la planche sans relâche, et tous dorment tranquilles ! » Toute la journée, durant des heures entières elle n’avait pas à qui adresser la parole, et pendant ce silence involontaire, elle pensait en elle-même : « À Golovlevo, il y a du monde, là, on peut se soulager le cœur ! » En un mot, la propriété de son fils lui revenait à chaque instant à l’esprit et à mesure que ses souvenirs se multipliaient, Golovlevo devenait pour elle une sorte de point lumineux où se concentrait la « bonne vie. »
Plus l’imagination se troublait par l’image de Golovlevo, plus la volonté se débauchait et les récentes et sanglantes offenses étaient refoulées dans le gouffre de l’oubli. La femme russe, par le caractère même de sa vie et de son éducation, se résigne trop facilement au rôle de parasite. Aussi Arina Pétrovna n’échappa pas à ce sort malgré son passé qui semblait la préserver de ce joug. Si elle n’avait pas « alors » commis une faute en ayant confiance en Judas et si elle n’avait pas fait le partage, elle serait encore aujourd’hui une vieille femme hargneuse et exigeante tenant tout entre ses mains. Mais puisque la faute était commise sans retour, la transition de l’autorité sans conteste à l’obéissance et à la flatterie n’était qu’une question de temps. Tant que ses forces conservèrent à un certain degré l’ancienne solidité, la transition n’apparut pas à la surface, mais dès qu’elle comprit qu’elle était irrévocablement condamnée au délaissement et à la solitude, son âme fut aussitôt envahie par une foule de tentations pusillanimes qui, peu à peu, pervertirent définitivement la volonté sans cesse ébranlée. Judas, qui se rendait quelquefois à Pogorelka dans les premiers temps, et y rencontrait un accueil très froid, cessa tout à coup d’être « détestable ». Les anciennes offenses s’oublièrent d’elles-mêmes et Arina Pétrovna fit le premier pas dans la voie du rapprochement. Cela commença par des « demandes ». On envoyait de Pogorelka des messagers chez Judas, d’abord assez rarement, puis de plus en plus souvent. Tantôt c’étaient les oronges qui étaient mal venues cette année ; tantôt les concombres qui, à cause des pluies, étaient piqués ; d’autres fois, c’était autour des dindons qui « par ce temps de chien étaient tous crevés », ou encore : « Mon ami, tu me ferais bien plaisir en ordonnant que l’on prenne à Doubrovino des carassins que feu mon fils Pavel ne m’a jamais refusés. » Judas se renfrognait, mais il n’osait montrer son mécontentement. Il se souvenait qu’un jour sa mère avait dit : « J’irai à Golovlevo, je ferai ouvrir l’église et appeler le pope et je lui crierai : je te maudis ! » et ce souvenir l’empêcha de se livrer aux vilenies dont il était capable. Mais en se pliant aux exigences de « bonne amie mamenka », il ne manquait pas de faire remarquer dans son entourage qu’ici-bas chaque homme est destiné par Dieu à porter sa croix et cela non sans raison, car s’il n’en était pas ainsi, l’homme s’oublierait et se livrerait à la débauche ; et à sa mère il écrivait : « En ce qui concerne les concombres, chère amie mamenka, je vous envoie ce que je puis. Quant aux dindons, excepté ceux qui sont laissés pour faire race, il ne reste que des coqs qui, par l’énormité de leurs dimensions et vu la simplicité de votre table, vous seraient inutiles. Mais ne voudriez-vous pas venir à Golevlevo pour partager mes modestes repas ; nous ferons rôtir alors un de ces parasites (oui, parasites, car mon cuisinier Matvéi sait très bien les chaponner) et nous nous régalerons, chère amie mamenka ».
Depuis lors, Arina Pétrovria se rendit plus souvent à Golovlevo. Elle goûtait et des dindons et des canards avec Judas, elle dormait à son aise et pendant la nuit et dans l’après-midi, elle soulageait son cœur en conversant sur des riens, entretiens auxquels Judas était si porté par sa nature et qu’elle aussi commençait à aimer, à cause de son âge avancé. Elle ne cessa même pas ses visites lorsqu’elle apprit que son fils, las d’un veuvage prolongé, avait pris en qualité d’économe une demoiselle appartenant à l’état ecclésiastique, nommée Evpraksia. Tout au contraire, au reçu de cette nouvelle, elle se rendit aussitôt Golovlevo et sans se donner le temps de descendre de voiture, elle cria à Judas avec une sorte d’impatience enfantine : « Allons, allons, vieux pécheur ! montre-moi donc ta belle, montre-la moi ! » Toute la journée fut pour elle une vraie partie de plaisir, car Evprakséiouchka servit elle-même le dîner, lui prépara son lit pour son somme de l’après-midi, et le soir elle joua à la dupe avec Judas et sa belle. Porfiry Vladimiritch lui aussi était content d’un tel dénoûment et en signe de reconnaissance, il ordonna au départ d’Arina Pétrovna de mettre dans son tarantass une livre de caviar, haute marque de respect, car le caviar n’était pas un produit de Golovlevo, mais était acheté. Cette générosité toucha à tel point la vieille qu’elle ne put s’empêcher de dire :
– Merci pour cela ! Dieu aussi t’aimera, cher ami, parce que tu prends soin de ta mère dans sa vieillesse. Au moins, je ne m’ennuierai plus à Pogorelka. J’ai toujours aimé le caviar et je l’aime encore ; grâce à ta bonté, je me régalerai.
Cinq ans environ s’étaient écoulés depuis l’établissement d’Arina Pétrovna à Pogorelka. Pendant ce temps, Judas ne bougea pas de son Golovlevo. Il vieillit beaucoup, se décolora, se flétrit, mais il continuait à lésiner, à mentir et à dire des balivernes, encore mieux qu’autrefois, car il avait toujours sous la main chère amie mamenka qui, en vue d’un bon morceau, était devenue l’auditeur obligatoire de ses bêtises. Il ne faut pas penser que Judas était un hypocrite, genre Tartuffe ou type bourgeois français roucoulant sur les assises de la société. Non, c’était un hypocrite, style purement russe, c’est-à-dire un homme dépourvu de toute retenue morale et ne sachant en fait de vérités que celles contenues dans les alphabets. Il était ignorant au dernier point, chicaneur, menteur, bavard, et pour comble, il craignait le diable. Toutes ces qualités négatives ne peuvent pas fournir de matériaux solides à la vraie hypocrisie. En France, l’hypocrisie se développe par l’éducation, constitue en propre « les bonnes manières » et a toujours une nuance politique et sociale très prononcée. Il y a des hypocrites de religion, de bases sociales, de propriété, de famille, de gouvernement et dans ces derniers temps, sont aussi apparus les hypocrites de « l’ordre ». Si cette sorte d’hypocrisie ne peut être considérée comme une conviction, c’est en tout cas un drapeau autour duquel s’assemblent les gens qui trouvent profit à être hypocrites de cette façon plutôt que d’une autre. Ils le sont consciemment dans le sens de leur drapeau, c’est-à-dire qu’ils se savent hypocrites et outre cela sont persuadés que les autres ne l’ignorent pas. Dans la pensée du bourgeois français, l’univers n’est rien autre chose qu’une vaste arène sur laquelle se donne une immense représentation théâtrale où un hypocrite donne la réplique à un autre. L’hypocrisie, c’est l’invitation à la convenance, au décorum, à une belle mise en scène. Et ce qui est le plus grave, c’est aussi un frein. Non pour ceux, certes, qui prennent ce ton en volant dans les hauteurs des empyrées sociales, mais pour ceux qui fourmillent au fond de la chaudière humaine. L’hypocrisie retient la société sur la pente du débordement des passions qui devient de cette façon le privilège d’une petite minorité. Tant que ce « débordement » ne sort pas du cénacle d’une petite corporation solidement organisée, elle est non seulement sans danger, mais encore elle soutient et nourrit la tradition de l’élégance qui périrait s’il n’existait pas un certain nombre de « cabinets particuliers » où elle est cultivée aux moments libres du culte de l’hypocrisie officielle. Mais ce débordement devient positivement dangereux dès qu’elle se trouve à la portée de tout le monde et s’unit à la faculté donnée à chacun de présenter ses exigences et de prouver leur légitimité et leur naturel. Alors surgissent les nouvelles couches sociales qui tendent sinon à débusquer les anciennes, du moins à leur imposer des limites. La demande des « cabinets particuliers » a pris une telle importance qu’on finit par se dire : « Ne serait-il pas plus simple désormais de s’en passer tout à fait ? » Et c’est de ces apparitions et de ces questions que l’hypocrisie systématique préserve les classes dirigeantes de la société française, hypocrisie qui, ne se contentant pas du terrain de « l’usage » passe sur celui de la légalité et d’un simple trait de mœurs, devient une loi ayant un caractère « forcé ». Tout le théâtre de la France contemporaine est basé, à de rares exceptions près, sur cette loi de respect de l’hypocrisie. Les héros des meilleures œuvres dramatiques françaises (c’est-à-dire, de celles-là qui jouissent du plus grand succès, grâce à l’extrême réalisme des vilenies de la vie qu’on y représente) trouvent toujours vers la fin quelques moments libres pour voiler ces vilenies au moyen de phrases ronflantes dans lesquelles on exalte la sainteté et la beauté de la vertu. Adèle peut pendant quatre actes souiller de toutes façons la couche conjugale, mais dans le cinquième elle déclare nettement que le foyer domestique est le seul refuge où la femme française peut trouver le bonheur. Posez-vous cette question : « Qu’adviendrait-il si l’auteur avait eu l’idée de prolonger son drame encore pour cinq actes semblables ? » et vous pouvez répondre sans hésiter que dans les quatre actes suivants, Adèle souillera de nouveau la couche conjugale et au cinquième fera au public la même déclaration. Du reste, ce n’est pas la peine de faire ces suppositions, il suffit de se rendre au Théâtre-Français, au Gymnase et de là au Vaudeville ou aux Variétés pour se convaincre qu’Adèle souillera partout la couche conjugale et partout déclarera à la fin que cette couche est justement l’autel unique sur lequel l’honnête femme doit se sacrifier. Cela est à tel point entré dans les mœurs que personne ne remarque que là se cache la contradiction la plus flagrante, que la vérité de la vie s’y trouve à côté de la vérité de l’hypocrisie et qu’elles marchent côte à côte, se confondant si bien qu’il est difficile de dire laquelle de ces deux vérités a le plus de droit à être reconnue.
Nous, Russes, nous n’avons pas de système d’éducation ayant des couleurs aussi fortement prononcées. On ne nous dresse pas, on ne tâche pas de faire de nous des champions et des propagandistes de tels ou tels dogmes sociaux, mais on nous laisse tout simplement croître comme l’ortie près d’une haie. C’est pourquoi il y a parmi nous très peu d’hypocrites et beaucoup de menteurs, de bigots et de bavards. Nous n’avons pas besoin de faire de l’hypocrisie sur un axiome social quelconque, car ils nous sont inconnus et aucun d’eux ne nous couvre. Nous existons tout à fait librement, c’est-à-dire nous végétons, nous mentons, disons des balivernes par nous-mêmes, sans aucun de ces « axiomes ». Faut-il se réjouir ou s’attrister à cette occasion ? – ce n’est pas à moi de le juger. Je pense cependant que si l’hypocrisie peut inspirer l’indignation et la peur, le mensonge sans but est capable de produire l’ennui et le dégoût. C’est pourquoi ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de laisser de côté la question de préférence de l’hypocrisie, consciente ou inconsciente, et se défendre également des hypocrites et des menteurs.
Donc, Judas n’était pas autant hypocrite que « vilain », menteur et bavard.
Enfermé chez lui à la campagne, il se sentit aussitôt en pleine liberté, car nulle part ailleurs, dans toute autre sphère ses penchants n’auraient su trouver un aussi vaste champ qu’ici. À Golovlevo non seulement il ne rencontrait nulle part de résistance directe, mais pas même la moindre restriction indirecte qui l’aurait fait penser : « Je commettrais bien quelque vilenie, mais qu’en dirait le monde ? » Le jugement de personne ne l’inquiétait, aucun regard indiscret ne le troublait – il n’y avait donc pas lieu de se contrôler lui-même. Un relâchement illimité devint le trait principal de ses rapports avec lui-même. Depuis bien longtemps il était poussé vers cette absence complète de toute restriction morale, et s’il ne s’était pas installé auparavant à la campagne c’était uniquement par crainte de l’oisiveté. Ayant passé plus de trente ans dans l’atmosphère grise des bureaux, il acquit toutes les habitudes et toutes les aspirations d’un tchinovnik endurci, n’admettant pas qu’une seule minute de sa vie puisse se passer sans s’occuper d’inutilités. Mais en examinant la chose de plus près, il acquit facilement la conviction que le monde de l’inaction est à tel point mobile que sans la moindre peine on peut le transporter n’importe où. Et en effet dès qu’il s’installa à Golovlevo, il se créa aussitôt une telle quantité de vétilles, de bagatelles qu’il pouvait continuellement y fouiller, sans crainte de les épuiser jamais. Dès le matin, il s’asseyait à son bureau et se mettait à ses occupations ; en premier lieu il s’occupait de la vachère, de la femme de charge, du bailli, vérifiait leurs comptes d’une façon, puis d’une autre : il avait adopté une comptabilité fort compliquée pour l’argent et les provisions, inscrivant chaque kopeck, chaque objet sur une vingtaine de livres, par moments égarant un demi-kopeck, par moments retrouvant un kopeck de trop. Puis il prenait la plume et rédigeait quelques plaintes au juge de paix. Tout ceci, non seulement ne lui laissait pas une minute de libre, mais avait encore toutes les formes extérieures d’un travail assidu et immense. Aussi ce n’était pas de l’oisiveté que Judas se plaignait, mais de ce qu’il ne parvenait pas à faire tout ce qu’il voulait, quoique toute la journée il restât dans son cabinet de travail sans quitter sa robe de chambre. Sur sa table, il y avait toujours une foule de rapports soigneusement cousus, y compris les comptes-rendus de la vachère Fecla dont la conduite lui parut suspecte dès le premier jour, mais que jusqu’ici, il n’avait pas eu le temps d’examiner.
Il avait rompu toutes relations avec le monde extérieur. Il ne recevait ni livres, ni journaux, ni lettres même. L’un de ses fils Volodenka finit par se suicider ; à l’autre, Pétinka, il écrivait rarement, uniquement quand il lui envoyait de l’argent. Une atmosphère épaisse d’ignorance, de préjugés, de musarderie, régnait autour de lui et il ne sentait pas la moindre envie de s’en débarrasser. Il apprit même le renversement de Napoléon III, un an après sa mort, de la bouche du commissaire de police du village, et ne manifesta aucun sentiment particulier même à cette occasion, il se borna à faire un signe de croix en murmurant : que Dieu ait son âme ! et il ajouta :
– Et cependant, il était orgueilleux ! oh ! oh ! Et ceci est mauvais… et ceci n’est pas bon ! Les tzars lui tiraient leurs révérences, les princes chez lui faisaient antichambre ! Et voilà que Dieu en une minute a renversé ses rêves !
À proprement parler, il ne savait même pas ce qui se faisait dans ses propriétés quoique, du matin au soir, il ne fît que compter et vérifier ; sous ce rapport, il possédait toutes les qualités d’un tchinovnik endurci. Imaginez-vous un chef de bureau à qui le directeur dit : « Mon cher ami, j’ai besoin de savoir combien la Russie produit annuellement de pommes de terre… prenez donc la peine de m’en faire un relevé détaillé. » Pense-t-on que le chef de bureau soit embarrassé par cette question ? Qu’il s’inquiète de la marche à employer pour accomplir le travail demandé ? Non, voici comment il agira : il prendra la carte de Russie, la partagera en petits carrés égaux, cherchera combien chacun de ces carrés comprend de déciatines, se renseignera chez le premier épicier venu sur ce qu’il faut de pommes de terre pour ensemencer une déciatine et ce qu’elle rapporte habituellement, et au moyen des quatre règles il en viendrait à cette conclusion que la Russie dans des conditions favorables peut produire tant de pommes de terre et dans de mauvaises conditions – tant. Et ce travail non seulement satisfera son chef, mais encore sera placé dans le volume cent deux de quelque « Annale. »
L’économe même qu’il s’était choisie, convenait on ne peut mieux à l’atmosphère qu’il s’était créée. Mademoiselle Evprakséia était fille d’un chantre de l’église Saint-Nicolas et sous tous les rapports c’était un vrai trésor. Elle n’avait ni intelligence trop vive, ni clairvoyance, ni agilité même, mais en revanche elle était laborieuse, douce, patiente et pour ainsi dire, presque sans exigences. Même lorsqu’il l’approcha, elle ne formula qu’un désir : boire du kvass sans en demander la permission ! De sorte que Judas lui-même fut touché de son désintéressement. Immédiatement il mit à sa disposition, non seulement le kvass, mais encore deux cuves de pommes mouillées, la dispensant de lui rendre compte de ces deux articles. Son extérieur n’exerçait pas non plus d’attraction particulière pour un amateur, mais aux yeux d’un homme peu exigeant et sachant ce qu’il lui fallait elle était tout à fait « satisfaisante ». Le visage large, le teint blanc, le front bas encadré de cheveux jaunes pas trop épais, les yeux grands, ternes, le nez droit, la bouche effacée, effleurée par ce sourire mystérieux, fuyant, qu’on peut rencontrer sur les portraits faits par nos rapins ; elle n’avait rien de remarquable à l’exception du dos qui était si large et si puissant que même chez l’homme le plus indifférent, la main se levait involontairement pour la frapper entre les omoplates. Elle le savait et ne s’en offensait pas de sorte que, lorsque Judas pour la première fois, lui donna quelques tapes sur sa « grosse nuque » elle ne fit que secouer ses épaules.
Dans ce milieu terne, les jours se succédaient l’un à l’autre, se ressemblant tous, sans aucun changement, sans aucun espoir d’irruption d’un courant frais. Seules, les visites d’Arina Pétrovna égayaient un peu cette vie, et pour être sincère, il faut dire que si, dans les commencements, Porfiry Vladimiritch se renfrognait en apercevant l’équipage de sa mère, non seulement il s’habitua avec le temps à ses visites, mais même y trouva du plaisir. Elles satisfaisaient son goût du bavardage, car quoiqu’il eût la possibilité de se débiter à lui-même des balivernes au sujet de ses comptes et de ses rapports, il aimait encore mieux « blaguer » avec chère amie mamenka. Et lorsqu’ils se réunissaient, ils bavardaient du matin au soir sans jamais se lasser. Ils parlaient de tout : des récoltes d’autrefois et d’aujourd’hui, de la vie des pomiechtchiks du temps jadis et de leur situation présente, des concombres gâtés, peut-être par le sel qui, à ce qu’ils pensaient, n’était plus le même que « dans le temps ».
Ces conversations avaient cet avantage qu’elles « coulaient comme de l’eau » et s’oubliaient sans peine : ils pouvaient donc les recommencer continuellement, avec le même intérêt, que si c’était pour la première fois qu’ils les entamaient. À ces entretiens assistait aussi Evprakséiouchka qu’Arina Pétrovna prit en telle affection qu’elle la retenait toujours auprès d’elle. Quelquefois, las de bavarder, tous les trois faisaient une partie de cartes et jouaient aux dupes jusqu’à une heure avancée de la nuit. On essaya de montrer le whist à Evprakséiouchka, mais elle ne put le comprendre. L’immense maison des Golovleff semblait renaître pendant ces soirées. Toutes les fenêtres étaient éclairées, çà et là apparaissaient des ombres et le passant pouvait croire que le maître de la maison donnait une soirée. Les samovars, les cafetières, la nourriture, toute la journée étaient sur la table. Et le cœur d’Arina Pétrovna se réjouissait, se pâmait de joie et souvent au lieu d’une journée, elle restait trois et quatre jours à Golovlevo. Et en s’en retournant à Pogorelka, déjà elle inventait un prétexte pour revenir plus vite se livrer aux tentations de la « bonne vie » de Golovlevo.
Novembre touchait à sa fin ; aussi loin que la vue s’étendait, la terre était couverte d’un immense linceul blanc. C’était la nuit. Au dehors soufflait la tempête ; un vent vif et tranchant chassait la neige et en un instant l’amassait en tas énormes, renversant tout sur sa route et remplissant de gémissements les environs. Le village, l’église, la forêt voisine – tout disparaissait dans le brouillard blanc qui tourbillonnait dans l’air ; le vieux jardin de Golovlevo tremblait. Mais la maison était chaude, éclairée et confortable. Sur la table de la salle à manger était posé le samovar autour duquel étaient réunis Arina Pétrovna, Porfiry Vladimiritch et Evprakséiouchka. Un peu plus loin se trouvait la table de jeu sur laquelle étaient jetés deux jeux de cartes usées. De la salle à manger les portes grandes ouvertes menaient d’un côté à la chapelle tout inondée de la lumière provenant des lampes d’images, de l’autre côté, dans le cabinet de travail où une lampe brûlait aussi devant l’icône.
Dans les chambres surchauffées, la respiration était oppressée par l’odeur de l’huile à brûler et par celle du charbon du samovar. Evprakséiouchka, installée près du service à thé lavait les tasses et les essuyait avec une serviette. Le samovar chantait de plus belle ; tantôt il sifflait de toutes ses forces, tantôt comme s’il commençait à s’endormir, il faisait entendre son ronflement sonore ; des nuages de vapeur sortaient de dessous son couvercle et enveloppaient la théière, qui, depuis un quart d’heure déjà, était posée sur le réchaud de l’appareil.
Les convives causaient.
– Et combien de fois as-tu été dupe aujourd’hui ? demanda Arina Pétrovna à Evprakséiouchka.
– Je n’en serais pas là, si je ne l’avais fait exprès. C’est pour vous faire plaisir, quoi ! répondit Evprakséiouchka.
– Qu’est-ce que tu racontes ? J’ai vu quel plaisir tu éprouvais lorsque je te bombardais de trois et cinq cartes à la fois. Moi, je ne suis pas Porfiry Vladimiritch pour toi ! l’autre te gâte, il ne t’envoie toujours qu’une seule carte, et moi, ma chère, je n’y ai pas intérêt.
– C’est que vous trichez !
– Pour ça non, je n’ai pas ce défaut-là.
– Et qui ai-je surpris tantôt ? Qui a voulu couvrir le sept de trèfle avec le huit de cœur ? Ça, je l’ai vu moi-même… Je vous ai surpris moi-même !
En disant cela, Evprakséiouchka se leva pour enlever la théière du samovar et elle tourna le dos à Arina Pétrovna.
– En voilà un dos… Que Dieu te protège ! laissa échapper involontairement Arina Pétrovna.
– Oui, elle a un dos… répondit malgré lui Judas.
– Toujours dos et dos… impudents que vous êtes ! Que vous a-t-il fait mon dos ?
Et Evprakséiouchka regarda à droite et à gauche en souriant. Le dos – c’était son dada. Dans l’après-midi même, le vieux cuisinier Savellitch tomba aussi en admiration devant lui et dit : « En voilà un dos ! c’est un fourneau. » Et elle ne se plaignit pas à Porfiry Vladimiritch de cette liberté.
Les tasses se remplirent successivement de thé et le samovar commença à s’éteindre.
La tempête se déchaînait de plus en plus, tantôt le vent chassait les flocons sur les vitres, tantôt il se glissait, en gémissant étrangement le long du tuyau du poêle.
– Le vent y va pour tout de bon, paraît-il, fit remarquer Arina Pétrovna. Tiens, comme il siffle !
– Eh bien ! qu’il siffle. Il siffle et nous nous régalons de thé. – C’est comme ça, chère amie mamenka ! dit Porfiry Vladimiritch.
– Ce n’est pas amusant pour celui qui en ce moment dans les champs est surpris par cette grâce de Dieu.
– Pour lui, ce n’est pas bon et pour nous, c’est tout à fait égal. Pour nous, il fait chaud et clair. Nous restons, sans nous soucier de rien et nous nous régalons de thé. Du thé avec du sucre et du citron, et de la crème. Et si l’envie nous vient d’en prendre avec du rhum nous en prendrons avec du rhum.
– Oui, si maintenant…
– Pardon, mamenka, je dis : Ce n’est pas bon d’être dans les champs de ce temps-là. Ni chemin, ni sentier, – tout est disparu sous la neige – et de plus, les loups ! Et ici, il fait chaud, nous sentons le confortable et nous ne craignons rien. Nous restons tranquilles et nous nous accordons bien. L’envie nous vient de jouer aux cartes – nous jouons aux cartes ; l’envie nous vient de boire du thé, nous buvons du thé ; nous ne boirons pas outre mesure, mais juste ce qu’il nous faut. Et pourquoi en est-il ainsi ? C’est parce que, chère amie mamenka, la grâce de Dieu ne nous abandonne pas. Sans lui, sans le Père céleste peut-être serions-nous aussi en ce moment par les champs à souffrir du froid et de l’obscurité… vêtus peut-être de quelque misérable sarrau, ceint d’une mauvaise ceinture, en laptis…
– Quoi encore ? des laptis ! ! Nous sommes toujours des nobles, je pense ! Quelles qu’elles soient nous porterions toujours des bottines.
– Et savez-vous, mamenka, pourquoi nous sommes nés nobles ? Toujours parce que la grâce de Dieu était avec nous ! sans elle, nous serions en ce moment dans quelque izbouchka et ce n’est pas une chandelle qui brûlerait devant nous, mais une loutchinka, et quant au thé et au café, nous n’oserions pas même y penser. Nous nous occuperions, moi à tresser des laptis, vous à préparer quelque maigre soupe aux choux pour le souper et Evprakséiouchka tisserait… Et il serait possible aussi que le désiatsky ordonnât un charroi.
– Ah ! bien ! le désiatsky n’irait pas ordonner des charrois par un temps semblable.
– Qui sait, chère amie mamenka ! si tout à coup, les troupes se mettent en marche ! Peut-être y a-t-il une guerre ou une révolte – et les régiments doivent être rendus au poste qui leur est assigné à un jour fixe. Voilà, il y a quelques jours, le commissaire me disait que Napoléon III était mort. Sûrement les Français vont recommencer à faire de leurs farces. Naturellement, les nôtres se mettront de suite en marche – et voilà les paysans forcés de conduire des charrois. Et s’il gèle, ou s’il y a une tempête de neige, ou si les chemins sont impraticables – on n’y regarde pas de si près : va, paysan, si les autorités te le commandent ! Mais quant à nous, mamenka, on nous ménagera, on n’ira pas nous envoyer conduire un charroi !
– Il n’y a rien à dire à cela ! Grande est la bonté de Dieu à notre égard !
– Et moi, que dis-je, mamenka, Dieu est tout. C’est lui qui nous donne du bois pour nous chauffer et des provisions pour nous nourrir – toujours lui. Nous croyons que nous achetons tout avec de l’argent mais lorsque nous y regardons de plus près, lorsque nous considérons tout – c’est Lui ; toujours Dieu. Et s’il ne veut pas, nous n’aurons rien. Je voudrais par exemple des oranges en ce moment, des oranges… j’en mangerais moi-même et je régalerais chère amie mamenka et à chacun je donnerais une orange… et j’ai de l’argent pour acheter des oranges. Voilà – donne-m’en ! Mais Dieu qui dit : Stop !… et je reste sans rien.
Tout le monde rit.
– Qu’est-ce que vous racontez ! – répliqua Evprakséiouchka. J’avais par exemple un oncle, sacristain à l’Église de l’Assomption à Persatchnyi. En voilà un qui était fervent, et je pense que Dieu pouvait bien faire quelque chose pour lui… cependant il gela un jour qu’il fut surpris par une tempête de neige.
– C’est cela même que je dis. Si Dieu le veut, l’homme gèlera, s’il ne le veut pas, il vivra. Au sujet de la prière, on peut dire aussi qu’il y a des prières agréables et d’autres désagréables à Dieu. La prière agréable arrive jusqu’à Dieu, la désagréable, c’est comme si elle n’existait pas. La prière de ton oncle n’était peut-être pas agréable à Dieu, – c’est pourquoi elle n’est pas arrivée jusqu’à lui.
– Je me rappelle, commença Arina Pétrovna, qu’en 1823, je suis allée à Moscou ; – j’étais alors grosse de Pavel, c’était au mois de décembre…
– Pardon, mamenka, laissez-moi finir au sujet de la prière. L’homme prie pour obtenir tout… car il a besoin de tout, et d’huile, et de choux, et de concombres, en un mot… de tout. Quelquefois même il n’a besoin de rien, mais la faiblesse humaine est telle qu’il prie toujours. Et cependant Dieu voit mieux. Tu le pries de te donner de l’huile, et à la place, il t’envoie des choux ou de l’oignon ; tu t’inquiètes du beau temps, du soleil, et il t’envoie de la pluie et de la grêle. Tu dois le comprendre et ne pas te plaindre. Voilà, au mois de septembre dernier, nous avons prié Dieu de nous envoyer de la gelée pour que nos semailles d’automne ne pourrissent pas et Dieu ne nous a pas donné de gelées et nos semailles sont pourries.
– Et si bien pourries ! se plaignit Arina Pétrovna, – que dans la Novinski, chez les paysans, tous les champs ensemencés en automne ne valent rien, au printemps il faudra les labourer de nouveau et les ensemencer en petit blé.
– C’est donc comme ça. Nous subtilisons, nous rusons, nous calculons, nous essayons, et comme ça, et comme ça. Et Dieu en un moment… tout d’un coup… peut réduire au néant tous nos plans, nos calculs. Vous avez voulu raconter, mamenka, ce qui vous est arrivé en 1823.
– Quoi donc ? L’aurai-je oublié ? C’est à propos… d’elle… de la grâce de Dieu, je crois, je ne me rappelle plus, mon ami, je ne me rappelle plus…
– Eh bien ! vous vous le rappellerez une autre fois avec l’aide de Dieu. Et pendant que dehors souffle la tempête, mangez donc des confitures, chère amie mamenka. Ce sont des cerises de Golovlevo. Evprakséiouchka elle-même en a fait des confitures.
– Je mange, mon ami. Les cerises sont pour moi une rareté maintenant, je l’avoue. Autrefois je m’en régalais souvent, et maintenant… Elles sont belles, les cerises de Golovlevo, grosses et succulentes ; voilà à Doubrovino, malgré tout ce qu’on y a fait pour les améliorer… en tout cas, elles ne sont pas douces. Et as-tu mis de l’eau-de-vie française dans les confitures, Evprakséiouchka ?
– Comment ne pas en mettre ! Comme vous m’avez dit… j’ai fait. Voici ce que je voulais vous demander encore : en salant les concombres, vous y mettez de la cardamome ?
Arina Pétrovna resta pensive pendant quelques instants et fit un geste pour montrer son embarras.
– Je ne m’en souviens pas, mon amie, je crois que je mettais aussi de la cardamome. Maintenant, je n’en mets plus : quel est mon salage maintenant ? et autrefois, j’en mettais… je me rappelle même fort bien que j’en mettais ! Mais, voilà, lorsque je reviendrai chez moi, je fouillerai mes recettes, peut-être y trouverai-je. Il faut que je cherche dans mes recettes. Tu sais que moi, lorsque j’étais encore en force, j’inscrivais tout. Dès qu’une chose me plaisait chez quelqu’un, je demandais… j’inscrivais sur un papier et revenue chez moi, j’essayais la recette. Une fois je me suis procuré un secret, mais un tel secret que même, en donnant mille roubles à la personne, elle ne voulait rien dire. Et moi j’ai glissé vingt cinq kopecks dans la main de la femme de charge – et elle me raconta la chose dans ses plus petits détails.
– Oui, mamenka, dans votre temps, vous étiez… un ministre !
– Pas un ministre, mais je puis remercier mon Dieu : je n’ai pas dissipé… j’ai amassé… Et aussi aujourd’hui je mange les fruits de mon travail : c’est moi qui m’occupais des cerises à Golovlevo.
– Et de cela, je vous remercie, mamenka, grand merci ! Reconnaissance éternelle que nous vous vouons moi et la postérité – voilà !
Judas se tut, vint auprès de sa mère et lui baisa la main.
– Et à toi, merci du repos que tu procures à ta mère. Oui, elles sont bonnes, tes conserves, très bonnes même !
– Qu’est-ce cela ? mes conserves ! C’est vous qui en aviez des conserves – en voilà des conserves ! Combien de caves seules… et nulle part un endroit vide !
– Oui, chez moi aussi, il y avait des conserves, je ne veux pas mentir, jamais je n’ai été une gâcheuse, une dépensière… Quant à toutes ces caves, dans ce temps-là, la roue aussi était grande, il y avait dix fois plus de bouches qu’aujourd’hui. Rien qu’en gens de service. Hein ! quelle quantité ! il fallait les nourrir, arriver à bout. Qui – des concombres, qui – du kvass ; petit à petit… peu à peu… et en somme, les dépenses étaient grandes.
– Oui, c’était un bon temps. Il y avait de tout plus qu’il n’en fallait. Et du blé, et des fruits – tout en abondance !
– On avait davantage d’engrais – c’est pourquoi la récolte était meilleure.
– Non, mamenka, ce n’est pas pour cela. Il y avait la bénédiction divine – voilà pourquoi. Je me rappelle qu’une fois, papenka cueillit au jardin une pomme… C’était une pomme telle que tout le monde en resta surpris ; elle ne pouvait tenir sur une assiette.
– Je ne me rappelle pas cela. En général, les pommes étaient bonnes, mais s’il y en avait de la grandeur d’une assiette, je ne m’en souviens pas. Quant aux carassins, il est vrai qu’on en a péché un dans l’étang de Doubrovino, lors du dernier couronnement, qui pesait plus de vingt livres.
– Et carassins, et fruits – tout alors était beau. Je me rappelle qu’Ivan, le jardinier, récoltait des melons d’eau gros comme ça !
Judas écarta les bras, puis les arrondit, faisant semblant de ne pouvoir embrasser ainsi un melon d’eau imaginaire.
– Il y en avait aussi de ceux-là. Les melons d’eau, mon ami, dépendent bon an, mal an… Une année il y en a beaucoup et ils sont bons, l’autre année, il y en a peu et ils sont mauvais, et la troisième, il n’y en a pas du tout. Et encore faut-il dire : Ça dépend de l’endroit. Chez Grégori Alexandrovitch, par exemple, rien ne pouvait venir, ni fraises, ni fruits, rien que des melons… mais en revanche, c’étaient des melons !
– Donc c’est pour les melons d’eau qu’il avait la grâce de Dieu !
– Sans doute. La grâce de Dieu est partout, rien ne peut se faire sans elle.
Arina Pétrovna avait déjà pris deux tasses de thé et commença à jeter des regards sur la table de jeu. Evprakséiouchka, elle aussi, brûlait d’impatience de jouer aux dupes. Mais ces plans furent déjoués, par la faute d’Arina Pétrovna elle-même, car tout à coup, elle se rappela quelque chose.
– Et j’ai une nouvelle à vous apprendre, déclara-t-elle tout à coup ; hier j’ai reçu une lettre des orphelines.
– Elles écrivent enfin ! Donc elles trouvent la chose dure ! elles demandent de l’argent sans doute !
– Non, elles n’en demandent pas. Voilà, admire…
Arina Pétrovna tira de sa poche la lettre, la remit à Judas qui lut :
« Grand’mère, ne nous envoyez plus, ni dindons, ni poulets, ni même d’argent, mais placez-le plutôt. Nous ne sommes pas à Moscou, mais à Kharkov. Nous sommes entrées au théâtre et en été nous donnerons des représentations dans les foires. Moi, Anninka, j’ai débuté en « Périchole » et Lioubinka en « Violette ». On m’a rappelée plusieurs fois, surtout après la scène où la Périchole, légèrement prise de vin, chante « Je suis prête, prê-ête, pr-ê-te. » Lioubinka aussi a beaucoup plu. Quant aux appointements, j’aurai cent roubles par mois et un bénéfice à Kharkov et Lioubinka soixante-quinze roubles par mois et un bénéfice à la foire, en été. En outre, il y a des cadeaux des officiers et des avocats. Mais les avocats donnent quelquefois des billets faux de sorte qu’il nous faut être prudentes. Et vous, chère grand’maman, vous pouvez jouir de tout à Pogorelka, et nous, nous n’y reviendrons jamais et même nous ne comprenons pas comment on peut y vivre. Hier, à l’occasion de la première neige, nous nous sommes promenées en troïka avec des avocats ; l’un d’eux ressemble à Plevako, il est beau, beau, c’est un miracle ! il a mis sur sa tête un verre de champagne et a dansé le trépak. – Ah ! comme c’était gai ! Un autre n’est pas trop joli, il est dans le genre de Iazykoff de Pétersbourg. Figurez-vous, il s’est dérangé l’esprit, en lisant le « Recueil des meilleurs chants et romances russes » et il est si affaibli que même pendant les séances du tribunal, il tombe en syncope. C’est ainsi que nous passons presque chaque jour, tantôt avec les officiers, tantôt avec les avocats. Nous nous promenons en équipage, nous dînons, nous soupons dans les meilleurs restaurants et nous ne payons rien. Et vous, grand’mère, ne vous privez pas et mangez de tout ce qui pousse à Pogorelka – du pain, du poulet, des champignons – de tout. L’argent, nous le recevrions avec plais…
» Adieu, nos cavaliers sont venus nous chercher pour aller en troïka. Chérie ! divine ! adieu.
Anninka,
Et moi aussi – Lioubinka. »
– Pff ! cracha Judas en rendant la lettre.
Arina Pétrovna resta pensive et ne répondit pas.
– Vous ne leur avez encore rien répondu, mamenka ?
– Pas encore. Ce n’est qu’hier que j’ai reçu la lettre. Je viens même exprès pour vous la montrer, mais voilà, tantôt ceci, tantôt cela, et je l’avais presque oubliée.
– Ne leur répondez pas : ça vaudra mieux.
– Comment puis-je ne pas leur répondre ? Je suis obligé de leur rendre compte. Pogorelka leur appartient, je pense.
Judas à son tour devint pensif, quelque plan sinistre passa par sa tête.
– Je songe toujours comment elles feront pour se garder dans un tel milieu ! continua Arina Pétrovna : une fois un faux pas de fait, – l’honneur virginal… ne se retrouve plus ! Va le chercher après !
– Elles en ont grand besoin, gronda Judas.
– Quoi qu’il en soit… ! Pour une jeune fille, c’est, on peut dire, le premier trésor de la vie… – Qui donc épousera une telle fille ?
– Aujourd’hui, mamenka, on vit sans être marié, comme si on était marié. Aujourd’hui, on se moque des prescriptions de l’Église. On se colle et l’affaire est bâclée ! Ça se nomme mariage civil chez ces gens-là.
Judas se reprit tout à coup, en se rappelant que lui aussi, il était en concubinage avec une demoiselle appartenant à l’état ecclésiastique.
– Sans doute, quelquefois, par nécessité… ajouta-t-il, si par exemple l’homme est dans sa force et de plus veuf… Dans le cas de nécessité, il n’y a pas de loi qui…
– Rien à dire ! Par nécessité, la bécasse chante comme un rossignol. Les saints mêmes péchaient par nécessité, d’autant plus nous, misérables pécheurs.
– Voilà. Savez-vous ce que je ferais à votre place ?
– Dis, mon ami, conseille-moi.
– Je leur aurais demandé pleine procuration sur Pogorelka.
Arina Pétrovna lui jeta un regard scrutateur.
– Mais j’ai pleine procuration pour l’administration du bien, dit-elle.
– Non seulement pour l’administration, mais aussi pour pouvoir engager ou vendre, en un mot, disposer de tout à votre gré…
Arina Pétrovna baissa les yeux et garda le silence.
– Certes, ce sujet est tel qu’il faut le méditer. Pensez-y, mamenka ! insista Judas.
Mais Arina Pétrovna continuait à garder le silence. Quoiqu’à son âge, l’intelligence fût considérablement affaiblie, elle se sentit néanmoins mal à son aise en entendant les insinuations de Judas. Elle le craignait et ne voulait pas perdre le bien-être et l’abondance dont elle jouissait à Golovlevo, et en même temps il lui semblait que ce n’était pas en vain qu’il commençait à parler de la « procuration » et que c’était une nouvelle ligne qu’il jetait. La situation devint si tendue qu’elle commença à se reprocher en elle-même d’avoir montré la lettre. Heureusement Evprakséiouchka lui vint en aide.
– Eh bien, quoi ! jouons-nous aux cartes ? demanda-t-elle.
– Oui, oui, s’empressa de répondre Arina Pétrovna en se levant promptement.
Mais pendant qu’elle se dirigeait vers la table de jeu, une nouvelle idée lui passa par la tête.
– Et sais-tu quel jour nous sommes aujourd’hui ? demanda-t-elle à Judas.
– Le vingt-trois novembre, mamenka, reprit Judas tout interdit.
– Le vingt-trois, le vingt-trois… tu ne te rappelles donc pas ce qui est arrivé le vingt-trois ? Tu as donc oublié la messe de Requiem… !
Porfiry Vladimiritch pâlit et fit un signe de croix.
– Ah ! Dieu ! En voilà un malheur ! s’écria-t-il : – mais est-ce bien aujourd’hui ? est-ce bien juste ? Attendez donc, je vais regarder sur le calendrier.
Quelques minutes après il rapporta un calendrier et y retrouva une feuille de papier sur lequel était écrit : « Le 23 novembre. Décès du cher fils Vladimir. Dors, cher mort, dors jusqu’au jour heureux… et prie Dieu pour ton père qui, ce jour, fera dire sans faute, une messe pour le repos de ton âme. »
– En voilà de belles ! dit Porfiry Vladimiritch. – Ah, Volodia, Volodia ! mauvais fils que tu es ! Il paraît que tu ne pries pas Dieu pour ton papa, puisqu’il lui a ôté la mémoire !
– Ce n’est pas encore un grand malheur, – tu feras dire la messe demain. Et le requiem, et la messe – tout sera fait. C’est toujours moi, vieille sans mémoire qui suis fautive. Je venais justement pour te le rappeler, mais chemin faisant, il paraît que mes souvenirs se sont envolés.
– Ah ! quel péché ! Il est encore heureux que les lampes soient allumées devant les images. Comme si quelque chose m’avait éclairé d’en haut… Ce n’est pourtant pas fête aujourd’hui – et les lampes sont allumées chez nous depuis la solennité d’avant-hier (la Présentation de la Vierge), mais lorsque tantôt Evpraksiéouchka vint me demander s’il fallait les éteindre, moi, comme si quelque chose me poussait… je réfléchis une minute et dis : « N’y touche pas ! que Dieu les garde, laisse-les brûler ! » Voilà ce que c’est !
– Il est toujours bon que les lampes soient allumées ! C’est toujours un soulagement pour l’âme ! Où te placeras-tu ? pour jouer encore contre moi, ou là, pour gâter ta belle ?
– Mais, je ne sais, mamenka, si l’on peut…
– Pourquoi pas ! Assieds-toi ! Dieu te pardonnera ! Ce n’est pas exprès… avec intention, mais par oubli… Cela est arrivé même aux saints ! Demain, nous nous lèverons avec l’aube, nous ferons dire la messe et chanter un requiem – tout comme de coutume. Et son âme se réjouira de ce que ses parents se sont souvenus de lui et nous aussi, nous serons tranquilles, ayant fait notre devoir. Ne te chagrine pas. Premièrement ton chagrin ne fera pas revenir ton fils, puis – c’est un péché devant Dieu !
Judas fut persuadé, il baisa la main à mamenka et dit :
– Ah ! mamenka, mamenka ! vous avez un cœur d’or, vraiment ! Sans vous – que ferais-je en un tel moment ? Je serais perdu ! perdu, tout à fait perdu !
Porfiry Vladimiritch donna ses ordres au sujet de la cérémonie du lendemain et tout le monde se mit aux cartes. On donne une fois, deux fois, Arina Pétrovna s’excite et s’indigne que Judas qui jouait contre Evprakséiouchka ne lui envoyât toujours qu’une carte. Dans les intervalles, pendant qu’on donnait les cartes, Porfiry Vladimiritch se replongeait dans le souvenir de son fils mort.
– Et comme il était caressant ! dit-il – jamais il ne prenait rien sans permission. Avait-il besoin de papier ? – Papa, peut-on prendre du papier ? – Prends, mon ami. – Serez-vous assez bon, papa, d’ordonner que l’on prépare des carassins à la crème pour le déjeuner ? – Bien, mon ami ! » Ah, Volodia ! Volodia ! Tu étais bon en tout – seulement tu t’es montré méchant en quittant ton papa.
On fit encore quelques tours de cartes, et encore des souvenirs…
– Que lui arriva-t-il tout à coup – moi-même, je ne le comprends pas ! Il vivait gentiment, il réjouissait mon cœur. Il semblait ne pouvoir être mieux et tout à coup – pan ! Et quel péché ! quel péché ! pensez donc, mamenka, pensez à quoi l’homme attente ! à sa vie ! au don du Père Céleste ! et pourquoi ? à cause de quoi ? que lui manquait-il ? N’est-ce pas l’argent ? Mais jamais je ne lui faisais attendre sa subvention. Mes ennemis mêmes le diront. Et si cela lui paraissait peu – pardon, mon ami ! Papa lui-même a du mal à gagner cet argent. Quand il manque, il faut savoir s’en procurer. Ce n’est pas toujours qu’on se paye des douceurs, parfois on s’en passe ! C’est ainsi, frère ! Voilà ton père, tantôt il comptait aussi recevoir de l’argent et cependant le bailli est venu lui dire que les paysans de Terpenkov n’avaient pas payé leur redevance ! Rien à faire, il faut porter une plainte au juge de paix ! Ah ! Volodia ! Volodia ! Non, tu n’es pas bon ! tu as quitté ton papa ! tu l’as quitté !
Plus le jeu s’animait, plus les souvenirs devenaient abondants et touchants.
– Et comme il était intelligent ! Je me souviens d’une fois. Il avait la rougeole – il n’avait pas plus de sept ans alors – et un jour que feue Sacha s’approchait de son lit, il lui dit tout à coup : « Mama, mama ! est-ce vrai qu’il n’y a que les anges qui ont des ailes ? » L’autre répondit sans doute : « Oui, il n’y a que les anges qui ont des ailes. » – Pourquoi donc, dit-il, papa qui est entré tout à l’heure ici, avait-il des ailes ? »
Enfin se termine encore une fois un jeu tout à fait homérique : Judas reste dupe avec huit cartes en mains au nombre desquelles se trouvait un as, un roi et une dame d’atout. On rit, on raille et Judas fait bienveillamment chorus. Mais tout à coup, au beau milieu de la gaîté générale, Arina Pétrovna devient silencieuse et prête l’oreille.
– Taisez-vous ! ne faites pas de bruit, quelqu’un vient, dit-elle.
Judas et Evprakséiouchka écoutèrent à leur tour, mais sans résultat.
– On vient, vous dis-je ! Voilà… entendez-vous ! un tintement nous est apporté par le vent… On vient ! et même, l’on est tout près !
On écoute de nouveau et en effet on entend dans le lointain un tintement que le vent apportait de temps en temps. Cinq minutes s’écoulent et on entend distinctement un son de clochettes suivi presque aussitôt d’un bruit de voix dans la cour.
– Le jeune barine ! Piotre Porfirytch sont arrivés ! tel est le cri qui retentit dans l’antichambre.
Judas se lève et reste immobile, pâle comme un linge.
Pétinka entra, pour ainsi dire, nonchalamment ; il baisa la main à son père, fit de même vis-à-vis de sa grand’mère, salua Evprakséiouchka et s’assit. C’était un garçon de vingt-cinq ans, assez joli garçon, vêtu d’un uniforme d’officier. Voilà tout ce que l’on pouvait dire de lui. Judas lui-même n’en savait probablement pas davantage. Les relations entre le père et le fils étaient telles qu’on ne pouvait même pas les qualifier de tendues ; on aurait dit qu’il n’y avait rien entre eux. Judas savait que Pétinka était un individu qui dans les actes d’état civil était déclaré son fils, qu’il était obligé à des époques fixes de lui envoyer une somme convenue, c’est-à-dire indiquée par lui-même, et qu’en échange il pouvait exiger de lui respect et obéissance. De son côté, Pétinka savait qu’il avait un père qui, à tous moments, pouvait l’opprimer. Il allait assez volontiers à Golovlevo, surtout depuis qu’il était officier, non pas parce qu’il aimait à converser avec son père, mais tout simplement comme un homme qui ne s’est pas encore rendu compte du but de la vie, et qui se sent attiré vers son pays natal. Mais cette fois-ci, il était venu évidemment par nécessité, par contrainte, aussi il ne manifestait pas le moindre signe de cette perplexité joyeuse par lequel tout fils prodigue, d’origine noble, signale son retour aux lieux de sa naissance. Pétinka parlait peu. À toutes les exclamations du père qui s’écriait : « En voilà une surprise ! Voilà qui est bien ! Et moi qui pensais : Qui donc peut venir rôder… que Dieu me pardonne, par une nuit comme celle-ci ? et voilà que c’était ! » etc. Il répondait par le silence ou par un sourire contraint et à la question : « Comment donc lui était-il venu à l’idée de partir pour Golovlevo ? » il dit d’un ton de dépit : « Comme ça, j’ai eu cette idée, et je suis venu. »
– Eh bien ! merci, merci de t’être souvenu de ton père ! Tu me fais plaisir. Je pense que tu t’es aussi rappelé ta vieille grand’mère.
– Et je me suis aussi rappelé ma grand’mère.
– Attends ! Tu t’es souvenu peut-être qu’aujourd’hui, c’est l’anniversaire de la mort du frère Volodia ?
– De cela aussi, je me suis souvenu.
La conversation se prolongea sur ce ton près d’une demi-heure de sorte qu’on ne pouvait comprendre si Pétinka répondait sérieusement ou seulement pour se débarrasser de son père. C’est pourquoi si patient que fût Judas au sujet de l’indifférence de ses enfants, il ne put se retenir et dit :
– Oui, frère, tu n’es pas caressant ! On ne peut pas dire que tu es un fils caressant !
Si Pétinka n’avait rien répliqué, s’il avait accepté avec douceur l’observation de son père, ou mieux encore s’il lui avait baisé la main en lui disant : « Excusez-moi, bon papenka, le voyage m’a un peu fatigué ! » tout se serait bien passé. Mais Pétinka agit tout à fait en ingrat.
– Je suis comme ça ! répondit-il grossièrement, comme s’il voulait dire : « De grâce, fiche-moi la paix ! »
Porfiry Vladimiritch se sentit si mortifié qu’il lui fut impossible de se taire.
– Cependant, je me suis mis en souci de vous, ce me semble ! dit-il avec amertume ; même en restant ici, je ne fais que penser en moi-même : Comment faire mieux pour que tout le monde soit heureux, content, sans soucis ni chagrin… Et vous, vous éloignez toujours davantage de moi.
– Qui ça, nous ?
– Eh bien, toi… Du reste, le défunt, que Dieu veuille avoir son âme, était aussi…
– Mais… moi, je vous suis fort reconnaissant !
– Je ne vois en vous aucune reconnaissance, ni reconnaissance, ni caresses, rien !
– Mon caractère n’est pas caressant – voilà tout. Mais vous parlez toujours au pluriel ? L’un de nous est mort…
– Oui, il est mort, Dieu l’a puni. Dieu punit toujours les enfants indociles. Et malgré tout, je me souviens de lui. Demain nous ferons célébrer pour lui une messe et chanter un requiem. Il m’a offensé, et moi, je me rappelle toujours mon devoir. Seigneur, mon Dieu ! que devient le monde aujourd’hui ? Le fils vient chez son père et, dès la première parole, il est impertinent ! Est-ce ainsi que nous agissions dans notre temps ! Lorsque nous venions à Golovlevo, trente verstes avant d’y arriver, nous nous mettions à prier pour adoucir les cœurs de nos parents. Mais, voilà mamenka – elle peut le dire ! Et aujourd’hui… – je ne comprends pas ! je ne comprends pas !
– Et moi non plus, je ne comprends pas. Je suis venu tranquillement, je vous ai dit bonjour, je vous ai baisé la main… maintenant, je reste, je ne vous touche pas, je prends le thé et si vous me donnez à souper – je souperai. Qui vous a donné l’idée de me chercher noise de cette façon ?
Dans son fauteuil, Arina Pétrovna prêtait l’oreille et il lui semblait toujours entendre la vieille histoire bien connue qui datait de si longtemps, de si longtemps qu’elle ne se rappelait plus de quand. Elle semblait être « close » cette histoire, mais de temps en temps, elle se rouvrait quand même et toujours à la même page. Elle comprit néanmoins qu’une semblable rencontre entre le père et le fils ne présageait rien de bon et elle crut de son devoir d’intervenir dans la discussion et de dire une parole d’apaisement.
– Assez, assez, coqs d’Inde ! dit-elle en s’efforçant de donner à son sermon un ton jovial. À peine se sont-ils vus qu’ils se battent ! qu’ils sautent l’un sur l’autre ! Les plumes vont voler, vrai ! Ah ! ah ! ah ! quel malheur ! Restez donc tranquilles, mes chers, parlez-vous d’une manière aimable et moi, la vieille, je vous écouterai, je vous admirerai ! Toi, Pétinka, cède à ton père, mon ami, il faut toujours lui céder, car c’est ton père ! Même si parfois, ses paroles te semblent amères, accepte-les avec amabilité, soumission et respect, car tu es son fils ! Peut-être cette amertume se changera-t-elle alors en douceur – te voilà en gain ! Et toi, Porfiry Vladimiritch, condescends un peu ! C’est ton fils, il est jeune, tendre. Il traverse une distance de soixante-quinze verstes pour venir par cette neige, cette tempête ! Il est fatigué, gelé et il s’endort. Voilà que le thé est pris, fais donc servir le souper et au lit ! Ça vaudra mieux, mon ami. Retirons-nous chacun chez nous et prions et ta colère passera. Toutes les mauvaises pensées que nous avions, Dieu les chassera par le sommeil. Et demain, nous nous éveillerons avec l’aube, nous écouterons la messe, nous ferons chanter le requiem et puis nous causerons. Alors chacun, s’étant reposé, contera son affaire sans se presser, par ordre. Toi, Pétinka, tu parleras de Pétersbourg, toi, Porfiry, de la vie de campagne. Et maintenant nous souperons et avec l’aide de Dieu, nous irons nous coucher.
Cette admonestation produisit son effet, non pas qu’elle renfermât quelque chose de vraiment persuasif, mais parce que Judas vit lui-même qu’il était allé un peu loin et qu’il valait mieux finir tranquillement la journée. Aussi il se leva, baisa la main à mamenka, la remercia de son sermon et fit mettre la table. Le souper se passa en silence. Enfin chacun se rendit dans sa chambre. La maison devint peu à peu tranquille et un morne silence se glissa d’une chambre à l’autre et vint enfin jusqu’au dernier refuge, où plus longtemps que dans les autres coins de la maison, persistait la vie, c’est-à-dire jusqu’à la chambre du maître.
Enfin Judas en finit avec les saluts qu’il faisait depuis plus d’une heure devant les images et se coucha à son tour. Mais pendant longtemps, il ne put fermer l’œil. Il sentait que l’arrivée de son fils présageait quelque chose de peu ordinaire et, dans sa tête, naissaient d’avance toutes sortes de sermons vides de sens. Ces sermons avaient ce mérite qu’ils pouvaient être appliqués à n’importe quelle occasion ; ils ne présentaient même pas d’enchaînement dans les pensées et ne demandaient l’application d’aucune règle de grammaire ou de syntaxe ; ils s’amassaient dans la tête sous forme d’aphorismes décousus et venaient au monde au fur et à mesure qu’ils tombaient sous la langue. Néanmoins, dès qu’un incident, tant soit peu extraordinaire, survenait dans sa vie, un tel brouhaha causé par cette affluence d’aphorismes s’élevait dans sa tête que le sommeil même ne pouvait l’apaiser.
Judas ne dormait pas : une masse de petits riens cernait son chevet et l’écrasait. À proprement parler, l’arrivée mystérieuse de Pétinka ne le préoccupait pas trop, car quoi qu’il pût arriver, Judas était d’avance prêt à tout. Il savait que rien ne saurait le surprendre à l’improviste, que rien ne saurait l’égarer dans cet écheveau d’aphorismes vides et pourris dont il s’était pénétré de la tête aux pieds. Pour lui, il n’y avait ni chagrin, ni joie, ni haine, ni amour. Tout l’univers à ses yeux n’était qu’un cercueil pouvant uniquement servir de prétexte à des balivernes sans fin. Il ne broncha pas même à la nouvelle que son fils Volodia s’était suicidé. Ce fut pendant plus de deux ans une bien triste histoire. Deux ans entiers, Volodia lutta ; il montra d’abord de l’orgueil et la résolution de ne pas recourir à son père, puis il faiblit et implora, se justifia, menaça… Et toujours en réponse, il recevait un aphorisme tout prêt, à peu près comme une pierre offerte à un affamé. Judas avait-il réellement conscience qu’il donnait une pierre et non du pain – c’est une question à débattre ; mais en tout cas, il donnait cette pierre comme la seule chose qu’il pût donner.
Lorsque Volodia se brûla la cervelle, il fit chanter un requiem pour le repos de son âme, inscrivit dans le calendrier la date de sa mort et fit vœu de faire chanter un requiem et dire une messe le 23 novembre de chaque année. Et quand, par moments une voix intérieure s’élevait en lui et lui disait qu’une discussion de famille résolue par le suicide était une chose pour le moins suspecte, il faisait aussitôt valoir toute une série d’aphorismes dans ce genre : « Dieu punit les enfants indociles, Dieu résiste aux superbes », etc., et il se tranquillisait. Aujourd’hui, il en était encore de même. Il n’était pas douteux que quelque chose de mauvais fût arrivé à Pétinka, mais lui, Porfiry Golovleff devait être au-dessus de ces « accidents ».
– Tu t’es embrouillé toi-même… débrouille-toi de même ; tu t’es engrené, mouds maintenant ; tu aimes les profits, porte les charges.
C’est cela ; c’est justement cela qu’il dira demain, quoi que puisse lui déclarer son fils. Eh quoi, si tout à coup, Pétinka comme Volodia, se refuse à accepter la pierre au lieu de pain ? Quoi ? si tout à coup, il… Judas cracha, tâchant de se défaire de cette pensée qu’il attribuait aux suggestions du diable. Il se retournait d’un côté, puis de l’autre, s’efforçant de dormir, mais n’y réussissant pas. À peine le sommeil commençait-il à clore ses yeux que tout à coup, il pensait : « On serait content d’atteindre le ciel, mais les mains sont courtes ! » ou bien « Gouverne ta bouche selon ta bourse… voilà moi… voilà toi… c’est que tu es trop agile, et sais-tu le proverbe : l’agilité n’est bonne qu’à attraper les puces ». Ces niaiseries l’entouraient de toutes parts, se glissaient, se cramponnaient à lui, l’écrasaient. Et sous le poids de ces balivernes avec lesquelles il comptait demain soulager son cœur, Judas ne put pas s’endormir.
Pétinka ne dormait pas non plus quoique la route l’eût passablement fatigué. Son affaire ne pouvait être résolue qu’ici à Golovlevo, mais elle était d’une telle nature qu’il ne savait comment s’y prendre. À vrai dire, Pétinka voyait parfaitement que son affaire était désespérée et que son voyage à Golovlevo ne pouvait lui rapporter que de nouveaux désagréments, mais l’homme a cet instinct vague de sa propre conservation qui l’emporte sur tous les raisonnements et qui le pousse irrésistiblement à tout tenter. Et il était venu, mais au lieu d’être « armé » et prêt à supporter tout, il faillit se brouiller avec son père dès son arrivée. Quel résultat aurait ce voyage ! Un miracle ne transformerait-il pas la pierre en pain ? Ne serait-il pas plus simple de prendre un revolver et de se l’appuyer sur la tempe : « Messieurs, je suis indigne de porter l’uniforme, j’ai dissipé l’argent du fisc et je prononce contre moi-même une sentence juste, mais sévère. » Pan ! et tout est fini ! Lieutenant Golovleff, décédé – rayé des rôles ! Oui, ç’aurait été plus péremptoire… et plus noble. Les camarades auraient dit : « Tu étais malheureux, tu t’es laissé entraîner, mais… tu étais noble ! » Mais au lieu d’agir de cette façon, une fois la faute commise, il a traîné l’affaire jusqu’au moment où elle fut connue de tout le monde et voilà : on lui a donné congé pour un temps déterminé, à condition que pendant ce temps, la somme soustraite fût remboursée. Et puis, il sera rayé des contrôles du régiment. Et c’était pour atteindre ce but, qui précéderait l’issue honteuse d’une carrière à peine commencée qu’il s’était rendu à Golovlevo, pleinement convaincu qu’il recevrait une pierre au lieu de pain.
Qui sait cependant ? Peut-être quelque chose arrivera-t-il ! Tout à coup le Golovlevo disparaît et à sa place apparaît un nouveau Golovlevo et un autre entourage où lui… Non que le père mourra – pourquoi ? mais il y aura un nouvel entourage… Peut-être qu’aussi grand’mère… elle a de l’argent, la vieille ! Elle saura ce qui attend son petit-fils – et elle donnera ! « Tiens, dira-t-elle, va plus vite, pendant que le délai n’est pas encore écoulé ! » Et voilà qu’il part, presse les postillons, un peu plus, il manque le train – mais malgré tout il se présente au régiment deux heures avant l’expiration du délai fixé. « Bravo, Golovleff ! disent les camarades, ta main, noble garçon ! » Tout est oublié ! Et non seulement, il reste au régiment comme auparavant, mais encore, il est promu capitaine en second, puis capitaine, puis nommé adjudant-major (il était déjà trésorier) et enfin au jour de jubilé du régiment… Ah ! pourvu que cette nuit se passât plus vite ! Demain… eh bien ! demain advienne que pourra ! Mais que de choses il devra entendre demain… ah ! qu’aura-t-il à écouter ! ! ! Demain… mais pourquoi demain ? il a encore devant lui toute une journée… Il a demandé deux jours justement afin d’avoir le temps de convaincre, de toucher… Que diable ! convaincre ! toucher ! comme si c’était possible ! Non, plutôt…
Ici, ses idées s’embrouillèrent et peu à peu, une à une, se noyèrent dans les vapeurs du sommeil. Un quart d’heure après, tous dans la maison reposaient.
Le lendemain, de grand matin chacun fut sur pied. Tous se rendirent à l’église, excepté Pétinka qui prétexta qu’il était fatigué. Après la messe et le requiem, au retour, Pétinka, comme d’habitude, s’approcha de son père pour lui baiser la main, mais Judas la lui donna en se détournant et tout le monde remarqua qu’il ne bénit pas même son fils. On prit du thé et on mangea de la koutiia obituaire. Judas était sombre, traînait les pieds en marchant, évitait les conversations, soupirait, joignait sans cesse les mains, comme pour une prière mentale et ne regardait nullement son fils. De son côté, Pétinka, les doigts crispés, fumait en silence sans s’arrêter, une cigarette succédant à l’autre. La situation tendue de la veille non seulement ne s’améliora pas pendant la nuit mais l’entrevue se continua sur un ton si acerbe qu’Arina Pétrovna s’en trouva sérieusement inquiète et se décida à interroger Evprakséioùchka sur ce qui s’était passé.
– Qu’est-il arrivé ? demanda-t-elle. Pourquoi dès le matin sont-ils l’un vis-à-vis de l’autre comme deux ennemis ?
– Est-ce que je sais ? est-ce que je me mêle de leurs affaires ? répondit grossièrement Evprakséiouchka.
– N’est-ce pas à cause de toi ? Peut-être mon petit-fils te fait-il la cour, lui aussi ?
– Qu’a-t-il à me faire la cour ? Tout simplement… ce matin, il m’a taquinée dans le corridor et Porfiry Vladimiritch l’a surpris.
– Oui-i, voilà ce que c’est !
En effet, malgré l’extrémité à laquelle il se trouvait réduit, Pétinka n’avait nullement abandonné la légèreté qui lui était propre. Lui aussi admirait le dos robuste d’Evprakséiouchka et s’était décidé à le lui dire. C’était précisément dans ce but qu’il refusa d’aller à l’église, espérant qu’en sa qualité d’économe elle resterait à la maison. Et lorsqu’il jugea que tous étaient partis, il jeta sa capote sur ses épaules et se cacha dans le couloir. Au bout de deux ou trois minutes, le bruit d’une porte qu’on ouvrait se fit entendre et à l’autre extrémité du corridor apparut Evprakséia tenant en main un plateau sur lequel était placé un craquelin à thé tout chaud. À peine Pétinka eut-il le temps de lui administrer un bon coup entre les omoplates en s’écriant : « Ça, c’est un dos ! » que la porte de la salle à manger s’ouvrit et son père apparut sur le seuil.
– Si tu viens ici pour faire des saletés, voyou, je te ferai jeter en bas de l’escalier ! cria Judas d’un ton infiniment méchant.
Il est, certes, inutile de dire que Pétinka ne fut pas long à disparaître. Cependant il dut comprendre que l’incident du matin n’était pas de nature à exercer une influence salutaire sur ses « fonds ». C’est pourquoi il résolut de garder le silence et d’ajourner l’explication au lendemain. En même temps, non seulement il ne faisait rien pour apaiser l’irritation de Judas, mais au contraire il se tenait d’une façon tout à fait étourdie et sotte. Il fumait sans discontinuer, ne faisant aucunement attention à son père qui tentait de se défendre énergiquement des nuages de fumée dont il emplissait la chambre. Puis à chaque instant, il lançait bêtement à Evprakséiouchka des regards tendres, et celle-ci sous leur influence y répondait par des sourires obliques ; ce qui fut remarqué par Judas. La journée se passa mollement. Arina Pétrovna essaya de jouer aux dupes avec Evprakséiouchka, mais cela n’aboutit à rien. Le jeu n’avait pas d’entrain, la conversation non plus, les balivernes même ne venaient pas à l’esprit, quoique chacun en eût l’esprit littéralement bourré. Enfin on servit le dîner, mais là aussi, chacun garda le silence. Le repas fini, Arina Pétrovna voulut s’en retourner à Pogorelka, mais Judas s’effraya de l’intention de chère amie mamenka.
– Que Dieu vous garde, ma chérie ! s’écrie-t-il – vous voulez donc me laisser seul, en tête à tête avec ce mauvais fils ?… Non, non ! n’y pensez pas ! je ne vous laisserai pas partir !
– Mais qu’y a-t-il donc ! Qu’y a-t-il entre vous ? dis ! lui demanda-t-elle.
– Non, il n’y a encore rien eu, mais vous verrez… Non, ne m’abandonnez pas ! que cela se passe devant vous… Ce n’est pas pour rien ! ce n’est pas pour rien qu’il est venu ! Donc, si quelque chose arrive – soyez témoin, je vous prie.
Arina Pétrovna secoua la tête et se décida à rester.
Après le dîner, Porfiry Vladimiritch alla se coucher, ayant auparavant éloigné Evprakséiouchka en lui donnant une commission pour le pope. Arina Pétrovna se retira aussi dans sa chambre où elle s’installa dans un fauteuil pour sommeiller. Pétinka trouva l’occasion bonne pour tenter la chance auprès de sa grand’mère.
– Qu’as-tu ? Ne viens-tu pas jouer aux dupes avec la vieille ? lui dit Arina Pétrovna.
– Non, grand’mère, je viens vous parler affaire.
– Eh bien ! raconte.
Pétinka hésita un moment, puis tout à coup de but en blanc, dit :
– J’ai perdu aux cartes l’argent de l’État, grand’mère.
Arina Pétrovna faillit se trouver mal de surprise.
– Beaucoup ? lui demanda-t-elle d’une voix anxieuse en le regardant les yeux fixes.
– Trois mille roubles.
Il se fit un silence. Arina Pétrovna promenait par la chambre un regard inquiet comme si elle comptait sur un secours inattendu.
– Et tu sais que cela n’est pas long à vous envoyer en Sibérie, dit-elle enfin.
– Je le sais.
– Ah ! mon pauvre garçon, mon pauvre garçon !
– Je voulais vous prier, grand’mère, de me prêter… J’aurais payé un bon intérêt.
Arina Pétrovna s’effraya.
– Qu’as-tu ? qu’as-tu ? s’écria-t-elle tout agitée – mais je n’ai de l’argent que pour mon cercueil et les prières obituaires. Si je subsiste, c’est uniquement grâce à mes petites-filles et – aussi je viens de temps en temps me régaler chez mon fils. Non, non, non ! laisse-moi tranquille ! Sais-tu, demande à papenka.
– Pour ça, non… attendre d’un pope de fer une hostie en pierre ! Je comptais sur vous, grand’mère !
– Qu’as-tu ? qu’as-tu ? Je l’aurais fait avec plaisir, mais où veux-tu que je trouve cet argent ? Je n’ai pas une telle somme ! Vrai, si tu t’adressais à papenka… avec respect, en le caressant : par ci et par là, papenka, pardonnez-moi, j’ai péché, ma jeunesse en est cause… Tendrement, en souriant, baise-lui la main, mets-toi à genoux et verse des larmes… il aime ça – et papenka déliera sa bourse pour son fils bien-aimé…
– En effet, il est bon d’essayer… Attendez, attendez donc ! si, tout à coup, grand’mère, vous lui disiez : si tu ne donnes pas de l’argent à Pétinka – je te maudis ! Il la craint depuis longtemps, votre malédiction.
– Pourquoi le maudire ! Demande-lui comme ça, demande, mon ami ! Ta tête ne te tombera pas des épaules… si tu fais un salut de plus à ton père, car c’est ton père ! Lui aussi, de son côté, il verra… fais-le ! vraiment.
Pétinka marchait de long en large, les mains sur les hanches comme s’il méditait l’affaire : enfin il s’arrêta et dit :
– Non. C’est égal – il ne me donnera rien. Quoi que je puisse faire, grand’mère, je me briserais le front à le saluer – c’est égal… il ne me donnera rien. Ah, si vous le menaciez de le maudire… Comment donc faire, grand’mère ?
– Je ne sais pas, vraiment. Essaye, peut-être l’adouciras-tu ? Mais comment t’es-tu mis dans cette position ? Perdre l’argent de l’État ! c’est facile à dire ! Quelqu’un t’a poussé à cela ! quoi ?
– J’ai perdu et c’est tout. Eh bien ! si vous n’avez pas d’argent à vous, donnez-moi celui des orphelines.
– Que dis-tu là ? Reviens à toi ! Comment puis-je te donner l’argent des orphelines ! Non, fais-moi donc la grâce de ne plus me parler de cela… Ne m’en parle plus, pour l’amour de Dieu !
– Alors, vous refusez ? C’est dommage. J’aurais payé un bon intérêt. – Cinq du cent par mois, voulez-vous ? non ! Eh bien ! cent du cent par an !
– Laisse-moi, laisse-moi ! ne me tente pas ! lui cria Arina Pétrovna en agitant les bras. Va-t’en de devant moi, de grâce ! Si papenka vient à t’entendre par hasard, il dira que je suis cause de ta révolte ! Ah ! mon Dieu ! je voulais me reposer, je sommeillais déjà et voilà, pour quelle affaire il vient ?
– C’est bon. Je m’en vais. Donc, on ne peut pas ! Très bien, c’est entre parents ! Pour trois mille roubles, le petit-fils doit aller en Sibérie ! N’oubliez pas de faire chanter un Te Deum pour les voyageurs !
Pétinka se retira en frappant la porte.
Une de ses faibles espérances était écroulée – que lui fallait-il donc faire maintenant ! Une seule chose : avouer tout à son père. Et peut-être… Peut-être, quelque chose !… J’irai de suite et je finirai tout d’un coup ! se disait-il. Non ! non, pourquoi ? aujourd’hui… Peut-être quelque chose… Du reste, que peut-il donc arriver ? Non, mais il vaut mieux… demain… Au moins, c’est encore une journée… Oui, il vaut mieux demain. Je lui dirai – et je partirai. Et il résolut que le lendemain – tout serait fini.
Après l’explication avec la grand’mère, la soirée traîna encore plus mollement. Arina Pétrovna se tenait coite, connaissant la vraie cause de l’arrivée de Pétinka. Judas essaya d’entamer une conversation avec mamenka, mais voyant qu’elle était préoccupée, il la laissa tranquille. Quant à Pétinka, il ne cessait de fumer. Au souper, Porfiry Vladimiritch lui posa cette question :
– Diras-tu enfin pourquoi tu es venu ici ?
– Je le dirai demain, répondit Pétinka, tout morose.
Pétinka se leva de bonne heure : il avait passé une nuit presque blanche. Toujours cette même idée double le poursuivait : d’abord, l’espoir : « Peut-être me donnera-t-il de l’argent ? » puis cette question : « À quoi bon être venu ici ? » Peut-être ne comprenait-il pas son père ; en tout cas, il ne lui savait aucun sentiment, aucune corde sensible qu’il pût saisir et, en l’exploitant, arriver à quelque chose. Mais il sentait qu’en présence de papenka, il se trouvait face à face avec quelque chose d’inconnu, d’insaisissable, il ne savait comment aborder l’affaire et cela lui causait non pas de la crainte, mais de l’inquiétude. Dès son enfance, cela se passait de la sorte. Depuis le jour où il eut conscience de lui-même, les choses avaient marché de telle façon qu’il lui semblait préférable d’abandonner tout à fait tel ou tel projet plutôt que de laisser dépendre de la décision de Porfiry Vladimiritch. C’était encore aujourd’hui la même histoire. Par où commencera-t-il ? Comment ? Que dira-t-il ? Ah ! pourquoi être venu ! Il était saisi d’angoisse. Néanmoins il comprit qu’il n’avait plus que quelques heures devant lui et qu’en conséquence, il lui fallait agir. Feignant la hardiesse et boutonnant son uniforme, il murmura quelques paroles inintelligibles et d’un pas ferme, se dirigea vers le cabinet de son père.
Judas était en prière. Il était dévot et donnait à ses oraisons quelques heures dans la journée. Il priait, non parce qu’il aimait Dieu et espérait, par là, se mettre en communications avec lui, mais parce qu’il craignait le diable et comptait que Dieu l’en débarrasserait. Il savait beaucoup de prières, mais il en connaissait surtout la « technique » c’est-à-dire le moment où il fallait remuer les lèvres, lever les yeux au ciel, joindre les mains, s’attendrir, se tenir décemment, et se signer modérément. Les yeux et son nez rougissaient et devenaient humides à des moments fixes indiqués par la pratique de la prière. Mais celle-ci ne le changeait pas, n’éclaircissait pas son sentiment, n’apportait aucune clarté dans son existence terne. Il pouvait prier, accomplir les gestes nécessaires et en même temps, regarder par la fenêtre et remarquer si quelqu’un allait aux caves sans permission, etc.
Lorsque Pétinka entra dans la chambre, Porfiry Vladimiritch était à genoux, les mains levées au ciel. Il ne changea pas de posture et ne fit qu’agiter une main en l’air, pour lui faire comprendre qu’il n’était pas encore temps. Pétinka se retira dans la salle à manger où était déjà posé le service à thé et il attendit.
Cette demi-heure lui parut une éternité, d’autant plus qu’il était sûr que son père le faisait exprès. La fermeté dont il s’était armé faisait peu à peu place à un sentiment de dépit. D’abord, il se tint tranquille ; puis se mit à marcher par la chambre, et à la fin se prit à siffloter ; aussitôt la porte du cabinet s’entr’ouvrit et la voix irritée de Judas se fit entendre :
– Celui qui veut siffler peut aller à l’écurie.
Quelques minutes après, Porfiry Vladimiritch fit son apparition ; il était entièrement vêtu de noir, son linge était blanc, comme s’il se préparait à quelque chose de solennel. Sa physionomie était sereine, attendrie, et respirait l’humilité et la joie comme s’il venait de communier. Il s’approcha de son fils, le bénit et l’embrassa.
– Bonjour, mon ami, dit-il.
– Bonjour.
– Comment as-tu dormi ? Ton lit était-il bien fait ? Les puces et les punaises t’ont-elles laissé tranquille ?
– Je vous remercie. J’ai dormi.
– Eh bien ! si tu as dormi, que Dieu en soit loué ! Il n’y a que chez les parents que l’on dort bien. Je le sais par moi-même : si bien que je fusse installé à Pétersbourg, jamais je n’y dormais comme à Golovlevo. On y est comme dans un berceau. Eh bien ! que ferons-nous ? Prendrons-nous le thé maintenant ou bien préfères-tu d’abord me dire pourquoi tu es venu ?
– Oui, il vaut mieux causer maintenant. Dans six heures, je dois partir et peut-être faudra-t-il du temps pour méditer… certaines choses !
– Bon. Mais, frère, je te le dis de suite, je ne médite jamais. Ma réponse est toujours prête. Si tu demandes quelque chose de juste je te l’accorde ; je ne refuse jamais ce qui est juste. Quoique ce soit parfois lourd, au-dessus de mes forces, mais une fois que c’est juste, – je ne puis refuser. Je suis comme ça. Mais si tu me demandes quelque chose d’injuste – pardon ! Je te plaindrai, mais je te refuserai. Chez moi, frère, il n’y a pas de détours ! Je suis franc ! Eh bien, allons, allons dans mon cabinet de travail ! Tu parleras, moi j’écouterai. Nous verrons, nous verrons ce que c’est.
Lorsqu’ils furent entrés dans le cabinet, Porfiry Vladimiritch laissa la porte légèrement entr’ouverte, puis au lieu de s’asseoir et de faire asseoir son fils, il le laissa debout et se mit à marcher de long en large dans la chambre. On aurait dit qu’il pressentait que l’affaire serait délicate et qu’il était plus commode de s’expliquer sur de tels sujets en marchant : il lui était plus facile de cacher l’expression de sa physionomie et aussi de couper court à l’explication si elle prenait trop vilaine tournure. Et au moyen de la porte entr’ouverte, il se réservait des témoins, car mamenka et Evprakséiouchka n’allaient pas tarder à venir prendre le thé dans la salle à manger.
– J’ai perdu aux cartes l’argent de l’État, papenka, déclara subitement et d’une voix sourde Pétinka.
Judas ne répondit rien. Mais on aurait pu remarquer que ses lèvres frémirent. Puis il commença comme d’habitude à murmurer.
– J’ai perdu trois mille roubles, continua Pétinka, et si après-demain, je ne les verse pas, il peut en résulter des conséquences fort désagréables pour moi.
– Eh bien, verse-les, dit amicalement Porfiry Vladimiritch.
Le père et le fils firent quelques pas en silence. Pétinka voulait s’expliquer plus catégoriquement, mais il sentait que quelque chose lui étreignait la gorge.
– Où donc prendrai-je de l’argent ? dit-il enfin.
– Je ne connais pas tes ressources, mon cher ami. Puise-le aux sources sur lesquelles tu comptais en perdant aux cartes l’argent du fisc.
– Vous savez très bien que dans ces cas-là, on ne pense pas aux ressources…
– Je ne sais rien, mon ami. Je n’ai jamais joué, excepté aux dupes avec mamenka pour lui faire plaisir. Et je t’en prie, ne me mêle pas dans ces sales affaires. Allons plutôt prendre le thé. Là, nous causerons peut-être mais de grâce, pas sur ce sujet.
Et Judas se dirigea vers la porte pour s’esquiver dans la salle à manger, mais Pétinka l’arrêta.
– Permettez, cependant, dit-il, il faut bien que je sorte de cette position de quelque manière que ce soit.
Judas sourit et regarda son fils droit dans les yeux :
– Il le faut, mon chéri.
– Aidez-moi donc !
– Ça !… c’est une autre question ! Qu’il faille sortir de là d’une manière ou de l’autre – c’est vrai. Tu as dit la vérité. Mais comment en sortir – ce n’est pas mon affaire !
– Mais pourquoi ne voulez-vous pas m’aider ?
– Premièrement parce que je n’ai pas d’argent pour couvrir tes sales affaires ; et deuxièmement – parce qu’en somme cela ne me regarde pas. Tu t’es embourbé toi-même, débourbe-toi de même. Tu aimes les bénéfices, portes-en les charges. C’est comme ça, mon ami. Te rappelles-tu, j’ai commencé par te dire que si ta demande était juste…
– Je sais, je sais. Vous avez beaucoup de paroles au bout de la langue…
– Attends, garde tes grossièretés, laisse-moi finir. Ce ne sont pas seulement des paroles, – je vais te le prouver. Donc tantôt je t’ai dit : si tu me demandes quelque chose de dû, de judicieux – je te l’accorde, mon ami. Je suis toujours prêt à te satisfaire. Mais si tu viens avec une prière injuste – pardon, frère ! Pour les sales affaires, je n’ai pas d’argent, non et non ! Et je n’en aurai pas – sache-le ! Et n’ose pas dire que ce ne sont que des paroles ; comprends que ces paroles sont très proches de l’action.
– Pensez donc cependant… qu’adviendra-t-il de moi ?
– Ce qu’il plaira à Dieu, répondit Judas, élevant un peu les mains et jetant un regard oblique sur les saintes images.
Le père et le fils firent encore quelques pas dans la chambre. Judas marchait à contre-cœur, comme si son fils le tenait en captivité. Pétinka le suivait les mains sur les hanches, mordillant ses moustaches et souriant nerveusement.
– Je suis votre dernier fils, dit-il, ne l’oubliez pas.
– À Job Dieu a tout pris, mon ami, et il ne s’est pas plaint ; il s’est contenté de dire : « Dieu m’a tout donné ; Dieu m’a tout ôté – que votre volonté soit faite, Seigneur. » C’est comme ça, frère.
– Oui, Dieu a pris à Job, mais vous vous dépossédez vous-même. Volodia…
– Tu commences à dire des niaiseries, je crois !
– Non, ce ne sont pas des niaiseries ; mais c’est la vérité. Tout le monde sait que Volodia…
– Non, non, non ! Je ne veux pas entendre tes saletés ! Et c’est assez. Ce que tu as voulu dire – tu l’as dit. Moi, aussi, je t’ai répondu. Maintenant allons prendre le thé. Nous causerons, nous mangerons, nous boirons un verre avant ton départ – et à la garde de Dieu ! Tu vois comme Dieu est bon pour toi : le vent s’est calmé, le chemin est plus praticable. Tout doucement, peu à peu, cahin-caha – tu ne t’apercevras pas de la route.
– Écoutez ! enfin, je vous prie ! Si vous avez une ombre de sentiment…
– Non, non, non ! n’en parlons plus ! Allons dans la salle à manger. Depuis longtemps, mamenka veut son thé. Ce n’est pas bien de la faire attendre.
Judas fit un brusque détour et se dirigea vers la porte presque en courant.
– Retirez-vous, ou non, ça m’est égal, mais je n’abandonnerai pas cette conversation, lui cria Pétinka : – ce sera pire si nous la continuons devant témoins.
Judas revint sur ses pas et se plaça en face de son fils.
– Que me veux-tu, vaurien, dis ! lui demanda-t-il, la voix tremblante de colère.
– Je veux que vous payiez l’argent que j’ai perdu.
– Jamais !
– C’est donc votre dernière parole !
– Vois-tu ? s’écria solennellement Judas en montrant du doigt l’image sainte qui se trouvait au fond de la chambre : tu vois cela… ? C’est la bénédiction de papenka… Eh bien !… devant cette icône, je te dis : jamais !
Et il sortit d’un pas résolu.
Un cri retentit derrière lui.
– Assassin !
Arina Pétrovna était déjà installée près de la table et Evprakséiouchka s’occupait de préparer le thé. La vieille dame était pensive, silencieuse et semblait même avoir honte de regarder Pétinka.
Judas, comme de coutume, vint lui baiser la main et comme de coutume, elle le bénit machinalement par un signe de croix. Puis, comme de coutume aussi, les questions : « Comment avez-vous dormi ? comment allez-vous ? » auxquelles elle répondit par des monosyllabes. La veille encore au soir, Arina Pétrovna était triste. Depuis le moment où Pétinka lui demanda de l’argent et réveilla en elle ce souvenir : « malédiction », elle tomba dans Dieu sait quelle inquiétude mystérieuse et cette idée : « Si vraiment je le maudissais » la poursuivait sans trêve. Ayant appris le matin que l’explication avait commencé dans la chambre de Judas, elle s’adressa à Evprakséiouchka en la priant d’aller se renseigner sur ce qui se passait.
– Va donc, ma petite, écouter un peu à la porte ce qu’ils se disent.
Mais Evprakséiouchka, quoique ayant écouté, était si bête qu’elle n’avait rien compris.
– Il n’y a rien. Ils se causent… ils ne crient pas trop ! déclara-t-elle en revenant.
Alors Arina Pétrovna n’y tint plus et se rendit dans la salle à manger où, pendant ce temps, l’on avait apporté le samovar. Mais l’explication déjà tirait à sa fin ; elle entendit seulement que Pétinka élevait la voix et que Porfiry Vladimiritch répondait comme s’il bourdonnait. « Il bourdonne ! précisément il bourdonne. » Cette idée tourbillonnait dans sa tête. « Alors aussi il bourdonnait justement de cette façon ! Comment se fait-il que je ne l’ai pas compris à ce moment. »
Enfin tous deux, le père et le fils, apparurent dans la salle à manger, Pétinka était cramoisi et respirait à peine ; ses yeux étaient grands ouverts, ses cheveux ébouriffés et sur son front perlait la sueur. Judas, tout au contraire, était pâle et méchant ; il voulait paraître indifférent, mais malgré tous ses efforts, sa lèvre inférieure frémissait. À peine put-il prononcer les compliments habituels que chaque matin, il adressait à chère amie mamenka. Tout le monde s’assit autour de la table. Pétinka se plaça un peu à l’écart, se renversa sur le dos de sa chaise, croisa ses jambes et allumant sa cigarette jeta à son père des regards ironiques.
– Un beau temps que nous avons aujourd’hui, mamenka, commença Judas ; hier, quel gâchis ! et cependant, Dieu n’avait qu’à vouloir – et voilà que nous avons le calme, la paix,… la grâce divine, n’est-ce pas, mon amie ?
– Je ne sais pas, je ne suis pas sortie aujourd’hui.
– C’est qu’aujourd’hui, nous reconduisons notre cher hôte, continua Judas. En me levant – et je me suis levé de bonne heure – j’ai regardé par la fenêtre ; dehors tout était calme et paisible comme si un ange venait de passer et de son aile apaiser en un moment la tempête.
Mais personne ne répondit aux aimables paroles de Judas. Evprakséiouchka buvait son thé bruyamment ; elle le versait dans une soucoupe et soufflait dessus pour le refroidir. Pétinka se balançait sur sa chaise, ne cessant de regarder son père d’un air ironique, provocant même, comme s’il lui fallait faire de grands efforts pour ne pas pouffer de rire.
– Maintenant, Pétinka peut, sans trop se presser, arriver vers le soir à la station, reprit Porfiry Vladimiritch. Nous avons des chevaux à nous, des chevaux frais, s’il les fait reposer une couple d’heures à Mouravievo, ils l’emporteront vite. Et puis – ce sera la locomotive qui s’en chargera ! Ah, Petka, Petka ! tu n’es pas bon, toi ! Tu as tort de nous quitter ! Tu aurais dû rester avec nous… vraiment ! Cela nous aurait fait plaisir, à nous et toi aussi – tu aurais vu comme tu aurais repris ici en huit jours !
Mais Pétinka continua de se balancer en regardant son père.
– Qu’as-tu à me lorgner ainsi ? s’écria enfin Judas, ne se contenant plus. Me trouves-tu changé, par hasard ?
– Je regarde… et j’attends… ce que vous nous ferez voir encore.
– Tes regards n’y feront rien, frère, comme j’ai dit, ça sera. Je ne rétracterai pas une de mes paroles.
Le silence se fit pendant une minute et l’on put entendre chuchoter ce mot :
– Judas !
Porfiry Vladimiritch avait indubitablement entendu cette apostrophe (il avait même pâli), mais il fit mine de croire qu’elle ne le concernait pas.
– Oh ! enfants, enfants ! dit-il, si vous saviez comme on vous plaint, comme l’on voudrait vous caresser, vous cajoler, mais il paraît que le sort ne le veut pas ! Vous vous éloignez vous-mêmes de vos parents, vous liez des connaissances, vous avez des amis qui vous sont plus chers que père et mère. Il n’y a donc rien à faire, il faut se résigner. Et en effet, vous êtes jeunes et on sait que la jeunesse aime mieux passer son temps avec la jeunesse qu’avec un vieillard grognon. Voilà pourquoi, on se résigne… on ne se plaint pas et la seule chose à faire, c’est d’adresser une prière au Père céleste. Seigneur ! que ta volonté soit faite !
– Assassin ! chuchota de nouveau Pétinka, mais cette fois si distinctement qu’Arina Pétrovna le regarda avec frayeur ; devant ses yeux passa tout à coup quelque chose comme l’ombre de Stepka le Nigaud.
– À qui dis-tu cela ? demanda Judas tout tremblant d’émotion.
– À une de mes connaissances, à moi.
– Fort bien en ce cas. Autrement, Dieu sait ce que tu as dans la tête : peut-être est-ce quelqu’un d’ici que tu qualifies de la sorte ?
Tous restaient silencieux ; les tasses à thé étaient encore pleines. Judas, lui aussi, se renversa sur le dos de sa chaise et se balança nerveusement.
Pétinka, voyant que tout espoir était perdu, ressentit en lui quelque chose de semblable à l’angoisse qui précède la mort, et sous cette influence, il était prêt à se porter aux dernières extrémités.
Le père et le fils se regardèrent fixement avec un sourire indicible. Si préparé que fût Judas le moment approchait où il n’allait plus pouvoir se maîtriser.
– Tu ferais mieux de partir ! Oui, dit-il enfin.
– Je partirai sans cela !
– Pourquoi attendre ! Je vois que tu me cherches dispute et moi, je ne veux me quereller avec personne. Nous vivons ici en paix, tranquilles, sans querelles, ni disputes. Voilà ta vieille grand’mère qui est là, si tu avais au moins égard à elle ! Dis, pourquoi viens-tu chez nous ?
– Je vous ai dit pourquoi.
– Si c’est pour cela, tu t’es donné une peine inutile. Pars, frère ! Hé ! qui est là ? Faites atteler un traîneau pour le jeune barine. Et mettez-lui… un poulet rôti, du caviar, quelque chose encore… des œufs, quoi !… enveloppez tout cela dans du papier. Pendant qu’on donnera l’avoine aux chevaux, à la station tu mangeras un morceau, toi aussi. Et à la garde de Dieu !
– Non, je ne partirai pas encore. Auparavant, je veux aller à l’église faire célébrer un requiem à la mémoire de Vladimir assassiné.
– Suicidé, c’est-à-dire…
– Non, assassiné.
Le père et le fils se dévoraient des yeux. On pouvait croire qu’ils allaient sauter l’un sur l’autre. Mais Judas fit sur lui-même un effort surhumain et rapprocha sa chaise de sa table.
– C’est étonnant ! dit-il d’une voix brisée – c’est é-ton-nant !
– Oui, on l’a assassiné ! insista grossièrement Pétinka.
– Qui l’a donc assassiné ? demanda Judas, espérant peut-être que son fils reprendrait son sang-froid.
Mais Pétinka, sans se déconcerter le moins du monde, le foudroya de ce mot :
– Vous !
– Moi ?
Porfiry Vladimiritch ne put revenir à lui d’étonnement. Il se leva précipitamment de son siège, se tourna vers l’image et se mit à prier.
– Vous ! vous ! vous ! répéta Pétinka.
– Voilà ! Dieu soit loué ! j’ai prié ! je me sens soulagé ! dit Judas en reprenant sa place près de la table. Eh bien ! va ! Attends ! Quoiqu’en qualité de père je puisse me dispenser de m’expliquer avec toi… mais qu’il en soit ainsi. Donc, selon toi, c’est moi qui ai tué Volodenka.
– Oui, vous l’avez tué.
– Et selon moi, ce n’est pas ça… Selon moi, il s’est suicidé. J’étais alors à Golovlevo et lui à Pétersbourg, comment aurais-je pu y être pour quelque chose ? Comment aurais-je pu le tuer à sept cents verstes de distance ?
– Comme si vous ne compreniez pas !
– Je ne comprends pas… Dieu m’est témoin, je ne comprends pas !
– Et qui a laissé Volodia sans un kopeck ? Qui lui a coupé les vivres ? Qui ?
– Ta-ta-ta ! pourquoi s’est-il marié contre la volonté de son père ?
– Mais vous le lui aviez permis.
– Qui ? moi ? que Dieu te bénisse ! Jamais je ne le lui ai permis ! Jamais !
– Eh bien oui…, c’est-à-dire que là aussi vous avez agi selon votre habitude. Chez vous, chaque mot a dix significations : va, devine !
– Jamais je ne lui ai donné de permission… ! Il m’a écrit : je veux, papa, me marier à Lidotchka. Tu comprends : « je veux » et non « je vous demande la permission. » Eh bien, je lui ai répondu : « Si tu veux te marier, marie-toi, je ne puis pas t’empêcher. » Et voilà tout.
– Et voilà tout, répéta Pétinka en singeant son père – mais n’était-ce pas une permission ?
– Non… ce n’en était pas une. Qu’ai-je dit ? « je ne puis pas t’empêcher » voilà tout. Lui ai-je permis ou non ? Ça, c’est une autre question. Il ne m’a pas demandé de permission. Il m’a écrit tout court : « je veux, papa, me marier à Lidotchka », eh bien, je me suis tu en ce qui concernait la permission. » Tu veux te marier – eh bien, marie-toi, mon ami, marie-toi à Lidotchka ou à une autre – je ne puis pas t’empêcher ! »
– Mais vous pouviez le laisser sans un morceau de pain. Il fallait lui écrire tout simplement : « Ta décision ne me plaît pas, et quoique je te laisse libre, je te préviens néanmoins que tu ne dois plus compter sur aucune subvention de ma part. » Alors cela aurait été clair.
– Non, jamais je ne me permettrai de faire des menaces à un fils majeur – jamais ! Laisser chacun libre – voilà ma règle de conduite. Tu veux te marier ? – marie-toi ! Mais quant aux conséquences – pardon ! Tu dois prévoir toi-même – c’est pour cela que Dieu t’a donné de l’esprit. Moi, frère, je ne me mêle pas des affaires d’autrui. Et non seulement, je ne m’en mêle pas, mais aussi, je ne demande pas que les autres se mêlent des miennes. Non, je ne le demande pas, je ne le demande pas, je ne le demande pas, et même… Je te le défends ! entends-tu, mauvais fils, fils irrespectueux, que tu es – je te le dé-fends ! !
– Défendez-le moi si cela vous plaît. Vous n’êtes pas de taille à fermer la bouche à tout le monde.
– Au moins s’il s’était repenti ! s’il avait compris qu’il avait offensé son père. Une fois la sottise faite – au moins, repens-toi ! demande pardon : « Pardonnez-moi, cher ami papenka, de vous avoir affligé ! » Et au lieu de cela – tiens !
– Mais il vous a écrit, il vous a expliqué qu’il n’avait pas de quoi vivre, qu’il ne se sentait plus la force de souffrir…
– Avec le père, on ne s’explique pas. Au père, on demande pardon – et c’est tout.
– Et il a fait cela aussi. Il était si brisé qu’il vous a demandé pardon. Il avait tout fait, tout !
– Et quand cela serait – toujours est-il qu’il n’avait pas raison. Il a demandé pardon une fois et a vu que papa ne le pardonnait pas – il fallait demander une seconde fois !
– Ah, vous !
En poussant cette exclamation, Pétinka cessa tout à coup de se balancer sur sa chaise, il se retourna et appuya ses deux coudes sur la table.
– Et moi aussi… dit-il d’une voix à peine intelligible.
Sa physionomie s’altéra peu à peu.
– Et moi aussi… répéta-t-il en éclatant tout à coup en sanglots hystériques.
– Et qui donc est fau… dit Judas.
Mais il ne put achever sa phrase, car à ce moment arriva quelque chose d’extraordinaire.
Pendant la scène que nous venons de décrire on avait oublié Arina Pétrovna. Cependant elle n’était pas restée spectatrice indifférente. Au contraire, il était facile de remarquer que quelque chose de singulier se passait en elle et que peut-être le moment était venu où à son esprit apparaissaient dans toute leur nudité les comptes de sa propre vie. Sa physionomie s’anima, ses yeux s’élargirent et brillèrent, ses lèvres remuèrent comme si elles voulaient prononcer quelque mot, mais ne le pouvaient pas. Tout à coup, au moment où Pétinka fit retentir l’air de ses sanglots, elle se leva lourdement de son fauteuil, allongea le bras, et de sa poitrine partit un gémissement, un cri :
– Je-e t-e maudis ! !