LIVRE SEPTIÈME
RÈGLEMENT DE COMPTE
Décembre est arrivé ; les environs recouverts d’un immense linceul de neige sont comme engourdis ; pendant la nuit, la neige s’est à tel point amoncelée sur la route que les chevaux des paysans s’y débattent péniblement pour tirer les traîneaux vides. Près de Golovlevo, on ne remarque plus aucun chemin. Porfiry Vladimiritch s’est si bien déshabitué de recevoir des visites, qu’à l’approche de l’automne il a fait condamner et la grande porte cochère et le perron d’honneur, de sorte que la domesticité ne peut communiquer avec le monde extérieur que par le perron de service et la petite porte latérale.
Onze heures du matin sonnent. Judas, vêtu d’une robe de chambre, se tient auprès d’une fenêtre et regarde au loin sans but. Depuis qu’il est levé, il arpente sa chambre de long en large, songeant à Dieu sait quoi et calculant des revenus imaginaires, de sorte qu’il finit par s’embrouiller dans les chiffres et se fatiguer. Le jardin fruitier qui s’étend devant la maison, le petit village situé derrière elle, – tout est enseveli sous la neige. Une forte gelée a solidifié toute cette masse qui brille au soleil en millions d’étincelles, de sorte que Porfiry Vladimiritch, cligne involontairement des yeux. La cour est calme et déserte ; pas le moindre mouvement auprès des bâtiments de service ; dans le petit village, derrière le jardin, aucun signe de vie non plus, comme si tous y étaient morts. Seule, la maison du prêtre semble habitée : une fumée bleuâtre s’élevant de la cheminée attire l’attention de Judas. – « Onze heures, et la femme du pope n’a pas encore fini sa cuisine, pense-t-il, ces popes ne font que bâfrer. » Partant de ce point, il calcule :… « Est-ce fête aujourd’hui ? Ce jour est-il gras ou maigre ? que peut préparer pour son dîner la femme du pope ? » mais tout à coup son attention est détournée par autre chose. En haut de la colline, à la sortie du village Naglovka apparaît un point noir qui s’approche peu à peu et grossit. Porfiry Vladimiritch l’observe et commence comme toujours à se poser toute une série de questions inutiles. « Qui vient ? Un moujick ou un autre ? Du reste, qui ça peut-il être si ce n’est un moujick, donc c’est un moujick. Où va-t-il ? et pourquoi ? Peut-être pour du bois de chauffage, – mais la forêt de Naglovka se trouve de l’autre côté du village… Ah ! le fripon ! il va dans le bois de Golovlevo voler ! S’il allait au moulin, il aurait tourné à droite… Peut-être, il va chercher le pope ? Quelqu’un se meurt ? ou est mort déjà ?… Ou peut-être quelque femme a accouché ? Quelle femme pouvait donc accoucher ? Ninila était enceinte en automne, mais c’est trop tôt pour elle… Si c’est un garçon qui est né, il sera inscrit au prochain recensement – combien y avait-il donc d’âmes à Naglovka, lors du dernier recensement ?… Et si c’est une fille, celles-là ne sont pas inscrites et en général… Et toujours il est impossible de se passer du sexe féminin… ! »
Judas crache et regarde l’image comme s’il y cherchait une protection contre les suggestions du diable. Il est fort probable que sa pensée aurait encore erré pendant longtemps si le point noir qui avait apparu près de Naglovka, après avoir fait les évolutions habituelles était disparu tout bonnement ; mais il grossissait toujours et enfin il se dirigea vers l’église. Alors Judas vit très distinctement que c’était un petit traîneau recouvert d’une bâche et attelé de deux chevaux l’un derrière l’autre ; le voilà qui monte sur l’éminence et se trouve maintenant à hauteur de l’église. « Ne serait-ce pas le blagotchenny ? pense Judas ; c’est peut-être pour cela que la femme du pope n’a pas encore fini sa cuisine ! » Mais le traîneau tourne à droite et se dirige vers la maison. « C’est ici ! » s’écrie Porfiry Vladimiritch, et croisant instinctivement les pans de sa robe de chambre, d’un bond il s’éloigne de la fenêtre comme s’il craint qu’on l’aperçoive.
Il a deviné ; le traîneau approche de l’enclos et s’arrête près de la porte cochère latérale : une jeune femme en sort précipitamment ; son costume est loin d’être de saison : elle porte un manteau de ville ouaté et garni de fourrures de mouton mais plutôt d’apparence que pour tenir chaud, elle semble véritablement gelée. La jeune femme à la rencontre de laquelle personne n’est venu, court en sautant vers le perron de service et aussitôt se fait entendre le bruit de la porte de la chambre des filles, puis d’une autre porte, et dans les pièces voisines de l’entrée retentit un vacarme produit par le bruit des pas, des sons de voix, etc.
Porfiry Vladimiritch se tient à la porte de sa chambre et écoute. Il y a si longtemps qu’il n’a vu personne d’étranger et il est si déshabitué de toute société qu’il est pris d’une sorte de frayeur. Un quart d’heure s’écoule ; le va-et-vient continue, mais personne ne vient le prévenir. Ceci augmente son agitation. Il est évident que la nouvelle arrivée était du nombre de ceux qui en qualité de parents ont des droits incontestables à l’hospitalité. Qui sont donc ses parents ? Il se prend à fouiller dans sa mémoire, mais celle-ci le sert mal. Il avait un fils Volodka, puis un fils Petka… il avait encore mamenka Arina Pétrovna… c’était, il y a longtemps, oh ! bien longtemps ! Depuis l’automne dernier s’était installée à Goriouchkino, Nadka Galkina, fille de la feue tante Varvara Mikhaïlovna – était-ce elle ? était-ce possible ? Mais non, elle s’était présentée un jour à Golovlevo, mais elle avait dû s’en aller comme elle était venue. « Elle n’oserait pas ! elle n’oserait pas ! » répète Judas, indigné à la seule idée de la possibilité de l’arrivée de Galkina. Mais qui donc encore pouvait-ce être ?
Tandis qu’il se livre ainsi à ses souvenirs, Evprakséiouchka s’approche avec précaution de la porte et dit :
– Barychnia Arina Semenova sont arrivées.
C’était, en effet, Anninka. Mais elle est si changée qu’il est presque impossible de la reconnaître. Ce n’est plus cette belle jeune fille pleine de vie et de hardiesse, aux joues colorées, aux yeux à fleur de tête, à la poitrine opulente, et à la belle tresse cendrée qui était venue à Golovlevo, mais un être faible et chétif, aux seins déprimés, aux joues creuses, couvertes d’un incarnat suspect, un être voûté, aux mouvements lents ; sa belle chevelure même a on ne sait quel aspect misérable ; mais ses yeux, grâce à la maigreur du visage, semblent encore plus grands et brillent d’un éclat fiévreux. Evprakséiouchka l’examine longtemps avant de la reconnaître.
– Barychnia ! est-ce vous ? s’écrie-t-elle en levant les bras au ciel.
– C’est moi. Eh quoi ?
En prononçant ces paroles, Anninka laisse échapper un petit rire qui semble dire : Oui, c’est ça, on m’a arrangée tout de même !
– L’oncle va bien ? demande-t-elle.
– Quoi ! l’oncle, c’est comme qui dirait… il ne vit pas pour de bon… nous ne le voyons presque jamais.
– Qu’a-t-il donc ?
– Mais, comme ça… ça l’a pris, à cause de l’ennui, peut-être.
– Est-ce possible qu’il ne baliverne même plus ?
– À présent, ils se taisent, barychnia. Ils parlaient, ils parlaient, puis tout à coup, ils se sont tus. Quelquefois, nous entendons qu’ils se parlent à eux-mêmes dans leur chambre et même on dirait qu’ils rient, mais aussitôt qu’ils sortent, ils ne nous disent pas un mot. Avec feu leur frère Stépane Vladimiritch, dit-on, c’était exactement la même chose… tout le temps, ils étaient gais, puis tout à coup, ils se sont tus. Et vous, barychnia, comment vous portez-vous ?
Pour toute réponse, Anninka fait de la main un geste qui signifie à peu près : « Ce n’est pas la peine d’en parler ! »
– Et votre sœur, sont-elles toujours bien portantes ?
– Voilà un mois qu’elle repose dans sa tombe, près d’une route.
– Que Dieu nous garde ! est-il possible ! près d’une route !
– Oui, comme on enterre les suicidés.
– Bon Dieu ! Toujours, elles étaient « barychnia », puis… tout à coup, elles se sont donné la mort de leur propre main… Comment cela donc ?
– Oui, avant elles étaient barychnia, puis elle s’est empoisonnée – et c’est tout. Et moi, j’ai manqué de courage, je voulais vivre ! Je viens chez vous, vous voyez ! Pas pour longtemps, ne vous effrayez pas… Je mourrai !
Evprakséiouchka la regarde, les yeux grands ouverts comme si elle ne comprenait pas.
– Qu’avez-vous à me regarder ? Je suis jolie, n’est-ce pas ? Eh bien, telle quelle… Du reste, nous en reparlerons plus tard… plus tard… Maintenant faites payer le cocher et prévenez l’oncle.
Sur ces mots, elle tire de sa poche un vieux porte-monnaie et y prend deux billets d’un rouble.
– Et voici tout mon avoir, ajoute-t-elle, en montrant sa pauvre malle – tout est là : le bien héréditaire et ce que j’ai acquis moi-même. Je suis gelée, Evprakséiouchka, tout à fait gelée. Je suis toute malade, je n’ai pas un os qui ne soit malade, et comme un fait exprès, dehors, ce froid… En route je n’ai pensé qu’à une chose : pourvu que j’arrive jusqu’à Golovlevo, au moins, je mourrai dans une chambre chaude ! Je voudrais de l’eau-de-vie… en avez-vous ?
– Vous feriez mieux, barychnia, de prendre du thé, le samovar va être prêt.
– Non, le thé après, et maintenant, je voudrais de l’eau-de-vie… Du reste, ne dites rien à l’oncle, quant à l’eau-de-vie… ensuite tout se connaîtra de soi-même.
Pendant que l’on sert le thé dans la salle à manger, Porfiry Vladimiritch fait son apparition. Anninka, de son côté, est frappée de l’apparence de son oncle, tellement il est maigri, flétri, tellement il a l’air sauvage. Il accueille Anninka d’une façon étrange ; il ne lui témoigne pas précisément de la froideur, mais il semble qu’il n’a en aucune façon affaire à elle. Il parle peu, par contrainte, comme un acteur qui se ressouvient avec peine des phrases de ses anciens rôles. En général, il est distrait, comme si son esprit était occupé par une tout autre affaire très sérieuse et dont on l’a dérangé pour des bêtises.
– Te voilà donc arrivée ! dit-il ; que désires-tu ? du thé ? du café ? Ordonne !
Jadis Judas, dans les entrevues avec ses parents, jouait le rôle d’un homme sensible, mais cette fois-ci, c’est au contraire Anninka qui est émue, émue sincèrement. Il faut croire que son cœur débordait de douleur, car elle se jette dans les bras de son oncle et l’étreint fortement.
– Oncle ! je viens habiter chez vous ! s’écrie-t-elle en fondant en larmes.
– Eh bien ! sois la bienvenue ! J’ai assez de chambres : il y a de la place pour toi !
– Je suis malade, mon oncle ! je suis bien, bien malade.
– Eh ! si tu es malade, il faut prier Dieu ! Moi-même lorsque je suis malade, je me soigne toujours par la prière.
– Je suis venue chez vous – mourir, oncle !
Porfiry Vladimiritch la regarda d’un œil scrutateur et un sourire imperceptible effleura ses lèvres.
– Donc le jeu est joué ? dit-il d’une voix à peine intelligible comme se parlant à lui-même.
– Oui, il est joué. Lioubinka, l’autre, aussi avait joué son jeu et elle est morte, et moi – je vis !
À la nouvelle de la mort de Lioubinka, Judas se signe pieusement et marmotte une prière. Anninka s’est assise près de la table ; elle s’accoude et regardant dans la direction de l’église, continue à pleurer amèrement.
– Pleurer et se désoler – ça, c’est un péché ! dit doctoralement Porfiry Vladimiritch. Sais-tu comment il faut agir d’après les lois chrétiennes ? Il faut se résigner et espérer – voilà ce que prescrit la religion chrétienne.
Mais Anninka se rejetant sur le dos de sa chaise et laissant tomber ses bras, d’un geste désespéré, répète :
– Ah, je ne sais plus ! je ne sais, je ne sais, je ne sais !
– Si tu te chagrines à cause de ta sœur – ça encore c’est un péché, continue Judas, car s’il est louable d’aimer ses frères et sœurs, cependant si Dieu a voulu rappeler à lui un d’entre eux ou même plusieurs…
– Ah, non, non ! Vous êtes bon, oncle ? Êtes-vous bon, dites ? Et de nouveau Anninka se jette dans ses bras et l’étreint.
– Eh bien ! je suis bon, je suis bon ! Que veux-tu, dis ? du thé ? du café ? un déjeuner ? Demande toi-même ! ordonne !
Anninka se souvient tout à coup que lors de sa première visite à Golovlevo, son oncle lui demandait : Voudrais-tu du veau ? du cochon de lait ? des pommes de terre ? Et elle comprend qu’ici elle ne trouverait aucune autre consolation.
– Je vous remercie, mon oncle, dit-elle en reprenant sa place à table ; je n’ai besoin de rien de particulier. Je suis sûre d’avance que tout me contentera.
– Et si tu es contente – que Dieu en soit loué ! Te proposes-tu d’aller à Pogorelka ?
– Non, mon oncle, je resterai chez vous en attendant. Avez-vous une objection ?…
– Que Dieu te bénisse ! Reste ! Si j’ai parlé de Pogorelka, c’est au cas où tu aurais voulu y aller, il fallait donner les ordres pour le traîneau, les chevaux…
– Non ! plus tard ! plus tard !
– C’est bien. Tu t’y rendras plus tard et en attendant, tu vivras avec nous. Tu m’aideras dans mon ménage – car je suis seul ! Cette belle – et Judas désigna, presque avec haine, Evprakséiouchka occupée à verser le thé – ne fait que courir on ne sait où, de sorte que parfois, on a beau appeler, toute la maison est vide ! Et maintenant, au revoir. J’irai chez moi. Je prierai Dieu, je m’occuperai des affaires, puis de nouveau, je prierai… Voilà, mon amie ! Y a-t-il longtemps que Lioubinka est décédée ?
– Environ un mois, mon oncle.
– Alors demain matin, nous irons entendre la messe et aussi nous ferons dire un requiem pour l’âme de la défunte Lioubof… Donc, au revoir, en attendant ! Prends ton thé et si tu as faim, fais-toi servir quelque chose. À dîner nous nous reverrons. Nous parlerons, nous aviserons, s’il y a lieu, et sinon nous causerons tout simplement !
C’est ainsi que se passa la première entrevue des parents. L’existence d’Anninka, dès lors, entrait dans une nouvelle phase en ce même Golovlevo maudit, d’où elle s’était échappée par deux fois durant sa courte vie.
Anninka dégringola promptement. Sa visite à Golovlevo, après la mort de sa grand’mère, lui donna conscience qu’elle était barychnia, qu’elle avait son nid et ses tombes, que la vie n’était pas uniquement faite du bruit et de la puanteur des hôtels et des auberges, qu’elle avait un refuge où elle ne saurait être atteinte par les respirations ignobles qu’empeste l’odeur du vin et de l’écurie, où le moustachu ne pourrait faire irruption, le moustachu avec sa voix enrouée par l’ivrognerie et ses yeux enflammés (ah ! ce qu’il lui disait ! quels gestes il se permettait en sa présence !) mais cette conscience s’envola presque aussitôt qu’elle eut perdu de vue Golovlevo.
De Golovlevo, Anninka se rendit à Moscou où elle se mit à faire des démarches pour entrer au théâtre de la capitale. Dans ce but, elle s’adressa même à maman, directrice de la pension où elle avait fait son éducation et à ses ci-devant camarades. Mais partout on la reçut d’une façon étrange. Maman, qui, au premier moment, l’accueillit d’assez bonne grâce, en apprenant qu’elle jouait sur la scène d’un théâtre provincial, changea tout à coup l’expression bienveillante de sa physionomie et son visage devint grave et sévère. Ses camarades, femmes mariées pour la plupart, exprimèrent à son endroit une surprise si effrontée qu’elle en fut tout simplement effrayée. Il n’y eut qu’une seule qui, plus bonasse que les autres, voulut bien lui témoigner de l’intérêt et lui demanda :
– Dis, ma chérie, est-il vrai que lorsqu’au théâtre, vous vous habillez dans vos loges, ce sont les officiers qui serrent votre corset ?
En un mot, ses tentatives de s’établir à Moscou furent infructueuses. À dire vrai, elle ne présentait aucun gage de succès sur les scènes de la capitale. Elle et Lioubinka appartenaient au nombre de ces actrices vives, mais douées médiocrement qui, toute leur vie, ne jouent qu’un seul et même rôle. Anninka réussit en Périchole, Lioubinka dans Violette et le Colonel de l’ancien temps. Et ensuite dans tout ce qu’elles jouaient, elles représentaient encore Périchole et Violette et dans la plupart des cas, on peut même dire qu’elles ne représentaient rien du tout. Il arrivait aussi à Anninka de jouer la Belle Hélène ; elle mettait sur ses cheveux cendrés une perruque couleur de feu, fendait sa tunique jusqu’à la ceinture, mais malgré tout cela, son jeu restait médiocre, flasque, cynique même. Après la Belle Hélène elle joua la Duchesse de Gerolstein et puisqu’ici, à un jeu incolore, s’ajoutait une mise en scène absurde, il en résultait quelque chose de tout à fait bête. Enfin, elle se hasarda à jouer Clairette dans Madame Angot, mais ici, voulant électriser le public, elle exagéra à tel point son rôle que même les spectateurs peu exigeants de la province trouvèrent que ce n’était pas une actrice désireuse de plaire qui s’agitait sur la scène, mais tout simplement une espèce d’ordure. En général, Anninka acquit la réputation d’une actrice vive, possédant une jolie voix, et comme elle était belle, elle pouvait faire des recettes en province. Mais c’était tout. Elle ne pouvait faire parler d’elle, et n’avait pas de physionomie propre. Même en province, son parti se composait exclusivement de serviteurs de toutes sortes d’armes dont la principale ambition consistait à avoir libre entrée dans les coulisses. Dans la capitale, elle ne pouvait entrer au théâtre qu’en étant patronnée par quelque personnage influent et tout au plus y aurait-elle mérité de la part du public le surnom peu flatteur d’harpiste. Anninka était donc obligée de revenir en province. À Moscou, elle avait reçu une lettre de Lioubinka qui lui disait que leur troupe était transportée à Samovarof, chef-lieu de gouvernement, et qu’elle en était fort contente, car elle avait fait la connaissance d’un membre du Zemstvo du gouvernement de Samovarof qui s’était à tel point épris d’elle qu’il était même prêt à voler l’argent du Zemstvo pour satisfaire tous ses désirs. Et en effet en arrivant à Samovarof, Anninka trouva sa sœur installée presque luxueusement et décidée à quitter la scène. Au moment de son arrivée, elle trouva chez Lioubinka son ami, le membre du zemstvo, Gavrilo Stepanytch Lioulkine. C’était un capitaine d’artillerie en retraite, encore peu de temps auparavant bel homme, mais actuellement un peu lourd. Sa physionomie était noble, ses manières nobles, ses idées nobles, mais en même temps l’ensemble de sa personne suggérait la conviction que cet homme ne reculerait pas devant la caisse du zemstvo. Lioubinka accueillit sa sœur à bras ouverts et déclara que sa chambre était prête. Mais Anninka se trouvant encore sous l’impression de son voyage dans son pays se fâcha. Une chaude discussion eut lieu entre les deux sœurs, puis le désaccord survint. À cette occasion, Anninka se rappela involontairement batiouchka qui lui disait à Pogorelka qu’il était difficile à une actrice de garder son trésor.
Anninka s’installa dans un hôtel et rompit toutes relations avec sa sœur. La semaine de Pâques s’écoula. À Quasimodo commencèrent les représentations et Anninka apprit qu’en remplacement de sa sœur on avait fait venir de Kazan mademoiselle Nalimova, une pas grand’chose, mais en revanche actrice tout à fait sans préjugés quant aux gestes. Comme d’habitude, Anninka apparut en Périchole et fit fureur parmi le public de Samovarof. En revenant à son hôtel, elle trouva dans sa chambre un paquet contenant un billet de cent roubles et une lettre laconique ainsi conçue : « En cas de consentement, encore autant. Le marchand de nouveautés, Koukicheff. » Anninka se fâcha et alla se plaindre au maître de l’hôtel, mais celui-ci déclara que c’était l’habitude de Koukicheff de souhaiter de la sorte la bienvenue à chaque actrice nouvellement arrivée, mais que, du reste, le marchand n’était pas méchant et que ce n’était pas la peine de s’en offenser. Guidée par cet avis, Anninka renvoya à Koukicheff son argent et sa lettre et se tranquillisa.
Mais Koukicheff se trouva être plus tenace que ne le disait le maître de l’hôtel. C’était un des amis de Lioulkine et il était en bons termes avec Lioubinka. Assez riche et, comme Lioulkine, il se trouvait dans une situation fort favorable vis-à-vis du trésor de la ville ; avec cela il était aussi intrépide que Lioulkine. Son apparence était des plus séduisantes, au dire des marchands, et il se croyait en droit d’oser, d’autant plus que Lioubinka lui avait promis formellement son concours. Lioubinka semblait avoir brûlé définitivement ses vaisseaux et sur son compte couraient des bruits fort désagréables pour l’amour-propre de sa sœur. On disait que chaque soir s’assemblaient chez elle de joyeux convives qui soupaient toute la nuit jusqu’à l’aube ; que Lioubinka présidait cette compagnie, comme une tzigane, à moitié vêtue, (et Lioulkine criait en s’adressant à ses amis ivres : regardez donc ! ça, c’est une poitrine !) les cheveux épars, la guitare en mains, elle chantait :
Ah ! que j’ai d’agrément,
Avec ce moustachu charmant !
Anninka écoutait ces racontars et s’agitait. Ce qui l’étonnait surtout, c’est que Lioubinka chantât le Moustachu à la façon des tziganes : tout à fait comme la Matrecha de Moscou ! disait-on. Anninka rendait toujours justice à sa sœur et si on lui avait dit, par exemple que celle-ci chantait d’une façon inimitable les couplets du Colonel de l’ancien temps, elle aurait trouvé cela fort naturel et l’aurait cru volontiers. D’ailleurs ceci était hors de doute, car le public de Koursk, de Tambof et de Penza se souvient encore de la naïveté incomparable avec laquelle Lioubinka exprimait de sa petite voix son désir d’être lieutenant-colonel. Mais que Lioubinka pût chanter comme les tziganes, comme Matrecha, pour cela, – pardon ! c’est un mensonge ! Oui, elle, Anninka, peut chanter de cette façon, c’est incontestable ! C’est son genre, son rôle, et toute la ville de Koursk qui l’a vue dans la pièce Les romances russes personnifiées dit volontiers qu’elle le peut. Et Anninka prenait la guitare en main, passait sur son épaule l’écharpe rayée, s’asseyait sur une chaise, mettait une jambe sur l’autre et commençait : i-eh, i-eh ! Et en effet, elle ressemblait comme deux gouttes d’eau à la tzigane Matrecha.
Quoi qu’il en soit, Lioubinka s’entourait de luxe et Lioulkine, pour ne pas faire ombre au tableau de cette ivresse de bonheur, semblait avoir déjà fait quelque emprunt à la caisse du Zemstvo. Sans parler de la quantité de vin de Champagne que l’on absorbait et dont on arrosait chaque nuit, le parquet de l’appartement de Lioubinka, celle-ci devenait chaque jour plus exigeante, plus capricieuse. D’abord les robes vinrent de Moscou de chez madame Minangois, puis les diamants de chez Fould. Lioubinka était prudente et ne dédaignait pas les valeurs. D’un côté, – une vie d’ivresse, de l’autre, – l’or, les pierreries et surtout les billets de loterie d’État. En tout cas, la vie était sinon gaie, du moins turbulente, désordonnée, pleine d’ivresse. Une chose lui était désagréable : il fallait tâcher d’obtenir la bienveillante attention de monsieur le maître de police qui, quoique du nombre des amis de Lioulkine, aimait néanmoins à faire sentir de temps en temps qu’il était une puissance dans son genre. Lioubinka devinait toujours quand le maître de police était mécontent d’elle, car dans ces cas-là, le lendemain, elle recevait la visite du commissaire de police qui lui demandait son passe-port. Et elle pliait, donnait à déjeuner au commissaire et le soir au maître de police, faisant de ses propres mains un certain punch suédois dont il était grand amateur.
Koukicheff voyait cette bombance et brûlait d’envie d’en faire autant. Il voulait à tout prix tenir une maison tout à fait semblable et avoir une belle qui ressemblerait en tout point à Lioubinka. On pourrait alors varier le plaisir, cette nuit – chez la belle de Lioulkine, la nuit de demain – chez sa belle à lui, Koukicheff. C’était son rêve, rêve d’un homme bête, qui, plus il est bête, plus il est tenace dans la poursuite de son but. À son avis, Anninka était l’unique personne qui pouvait réaliser ce rêve. Cependant Anninka ne capitulait pas. Jusqu’ici, son sang n’avait pas parlé, malgré qu’elle eût beaucoup d’adorateurs et ne se gênât pas le moins du monde avec eux. Un jour, elle fut prête à s’amouracher d’un tragédien, Miloslavsky, n° 10, dont en retour le cœur brûlait pour elle. Mais Miloslavsky n° 10 était si bête et en outre si obstinément ivre que jamais il ne lui fit de déclaration ; il se contentait de darder ses yeux sur elle et poussait des soupirs absurdes lorsqu’elle passait auprès de lui. Anninka considérait tous ses autres admirateurs comme un entourage inévitable auquel les conditions mêmes de son métier condamnaient l’actrice de province. Elle se soumettait à ces conditions, jouissait de petits avantages (applaudissements, bouquets, promenades en troïka, piques-niques) qui se présentaient, mais elle n’allait pas plus loin que cette débauche, pour ainsi dire, extérieure.
Tout l’été, elle persévéra fermement dans le chemin de la vertu, gardant son trésor avec jalousie, comme si elle voulait prouver au batiouchka de Pogorelka, que, parmi les actrices, il y avait aussi des femmes capables d’héroïsme. Une fois, elle se plaignit même de Koukicheff au chef du gouvernement qui l’écouta avec bienveillance, la félicita de son héroïsme et lui recommanda de suivre à l’avenir cette même voie. Mais en même temps, voyant dans cette plainte un blâme indirect de sa propre personne, le gouverneur ajouta, qu’ayant épuisé toutes ses forces dans la lutte contre les ennemis intérieurs, il ne croyait pas pouvoir lui être utile dans le cas présent. En entendant cette conclusion, Anninka rougit et se retira. Cependant Koukicheff agissait si adroitement qu’il réussit à intéresser à ses sollicitations le public qui s’aperçut tout à coup que la cause de Koukicheff était juste et que mademoiselle Pogorelsky n° 1 (comme on la nommait sur les affiches) n’était pas grand’chose pour jouer la Sainte Nitouche. Tout un parti se forma qui entreprit de mettre à la raison cette parvenue obstinée. Les habitués des coulisses abandonnèrent son cabinet de toilette et élurent domicile dans le voisinage de la chambre de mademoiselle Nalimova. Puis, du reste sans passer aux actes franchement hostiles, on se mit à accueillir mademoiselle Pogorelsky avec une froideur telle qu’il semblait que ce n’était pas le premier sujet qui apparaissait sur la scène, mais quelque pauvre comparse. Enfin on obligea l’entrepreneur à retirer à Anninka certains rôles principaux et à les donner à mademoiselle Nalimova. Et ce qu’il y avait de plus curieux, c’est que Lioubinka, auprès de qui Nalimova jouait le rôle de confidente, prenait une part active à toute cette sourde intrigue. Vers l’automne, Anninka remarqua avec effroi qu’on lui faisait jouer le rôle d’Oreste dans la Belle Hélène et que de tous ses anciens rôles, on ne lui laissait que celui de Périchole et cela uniquement parce que mademoiselle Nalimova elle-même ne se décidait pas à rivaliser avec elle dans cette pièce. En outre, l’entrepreneur lui déclara qu’eu égard au refroidissement du public à son endroit, ses gages seraient réduits à 75 roubles par mois, et un demi-bénéfice par an. Anninka eut peur, car avec ces appointements, il lui fallait passer de l’hôtel à l’auberge. Elle écrivit à deux ou trois entrepreneurs, leur proposant ses services, mais tous lui répondirent qu’en ce moment, les Péricholes abondaient et qu’en outre, on avait appris de sources sûres son obstination et qu’elle pouvait d’autant moins compter sur le succès. Anninka mangeait son dernier argent, encore huit jours et son déménagement était inévitable, ce qui la mettrait dans la même situation que mademoiselle Khorochavina qui jouait Parthénise et avait pour protecteur le commissaire de police du quartier. Elle fut prise d’une sorte de désespoir, d’autant plus qu’une main mystérieuse déposait chaque jour dans sa chambre une lettre, toujours la même : « Périchole, cède ! Ton Koukicheff. » Et voilà que, juste en ce moment pénible, Lioubinka fit irruption dans sa chambre.
– Dis, de grâce, pour quel prince gardes-tu ton trésor ? lui demanda-t-elle brièvement.
Anninka resta ébahie. Avant tout, elle fut frappée de cette circonstance que Lioubinka employait le mot trésor dans le même sens que le prêtre de Pogorelka. Mais batiouchka voyait dans le trésor la base et Lioubinka ne le considérait que comme un rien du tout, qui, du reste, avait le talent de mettre ces lâches d’hommes en démence. Puis involontairement, elle se demanda : « Qu’est-ce que ce trésor, en effet ? est-ce vraiment un trésor et vaut-il la peine d’être gardé ! » et hélas – elle ne trouva pas de réponse affirmative à cette question. D’un côté ça semble honteux de rester sans trésor et de l’autre… Ah ! que le diable l’emporte ! est-ce que vraiment, tout le sens, tout le mérite de la vie ne consiste qu’à soutenir une lutte quotidienne pour le trésor ?
– J’ai amassé en six mois trente billets de loterie de deux cents roubles chacun – continua Lioubinka, et des bijoux… Regarde ma robe !
Et elle se retourna, rajusta son costume par derrière et par devant et se laissa examiner de tous côtés. La robe devait en effet coûter cher et était admirablement faite ; elle venait directement de chez madame Minangois.
– Koukicheff est bon, poursuivit Lioubinka, il t’habillera comme une poupée et te donnera aussi de l’argent. Alors on pourra quitter le théâtre… c’est assez !
– Jamais ! s’écria avec chaleur Anninka qui se rappelait encore les mots : Saint art !
– Tu pourras aussi y rester si tu veux. Tu recevras de nouveau la haute paye ; tu dépasseras Nalimova.
Anninka se taisait.
– Eh bien, au revoir. On m’attend en bas. Koukicheff est aussi là. Allons ?
Mais Anninka gardait toujours le silence.
– Eh bien ! pense à ce que tu dois faire… Et lorsque tu seras décidée – viens. Adieu !
Le dix-sept septembre, jour de fête de Lioubinka, l’affiche du théâtre de Samovarof annonça une représentation extraordinaire. Anninka apparut de nouveau dans le rôle de la Belle Hélène et le rôle d’Oreste était rempli uniquement pour cette fois par mademoiselle Pogorelsky n° 2, c’est-à-dire Lioubinka. Pour comble de triomphe et aussi uniquement pour cette fois, on avait revêtu mademoiselle Nalimova d’une jaquette courte et lui barbouillant légèrement le visage de suie et l’armant d’une feuille de tôle, on lui fit représenter le forgeron Cléon. Le public se trouva dans un état voisin de l’extase, grâce à cela. À peine Anninka était-elle sortie de derrière les coulisses que s’éleva un tumulte tel que, déshabituée, comme elle l’était, des ovations, elle sentit les sanglots lui monter à la gorge. Et lorsqu’au troisième acte, dans la scène du réveil, elle se leva presque nue, un vrai gémissement remplit toute la salle, si bien qu’un spectateur, par trop électrisé, cria à Ménélas debout au seuil de la porte : Va-t’en, sale brute, va-t’en ! Anninka comprit que le public lui avait pardonné. De son côté, Koukicheff, en frac, ganté et cravaté de blanc proclamait avec dignité son triomphe et gorgeait de vin de Champagne ses connaissances aussi bien que les inconnus. Enfin le directeur du théâtre, au comble de la joie, entrant dans la loge d’Anninka se courba devant elle et lui dit :
– Voilà, barychnia, vous êtes sage maintenant ! Par conséquent, dès ce soir, vous aurez de nouveau la haute paye et le nombre correspondant de bénéfices !
En un mot, chacun la louait, la félicitait et lui témoignait sa sympathie de sorte que se sentant auparavant confuse et pleine d’angoisse, elle finit par se convaincre tout à coup qu’elle avait… accompli sa mission !
Après le spectacle, on se rendit chez Lioubinka et là, les félicitations redoublèrent. L’appartement se remplit d’une telle foule et aussi d’une telle fumée de tabac qu’on avait bien de la peine à respirer. On se mit à souper et le vin de Champagne coula à flots. Koukicheff ne quittait pas d’un pas Anninka qui semblait légèrement confuse, mais cette assiduité ne lui pesait plus. Cela lui paraissait un peu drôle et, en même temps, elle était flattée d’avoir conquis si facilement ce gros marchand (si fort qu’il pouvait courber et redresser en jouant un fer à cheval) et de pouvoir le commander et faire de lui ce qu’il lui plaisait. Pendant le souper régna une gaîté générale, cette gaîté ivre et désordonnée à laquelle ni l’esprit ni le cœur ne prennent part et après laquelle l’on a le lendemain mal de tête et mal de cœur. De tous les convives, seul le tragédien Miloslavsky avait l’air morose et, au lieu de vin de Champagne, s’abreuvait de vulgaire eau-de-vie. Quant à Anninka, elle s’abstint pendant quelque temps de s’enivrer, mais Koukicheff était si pressant, il la suppliait à genoux d’une voix si lamentable : « Anna Semenovna ! vous avez un débet à votre compte ! permettez-moi de vous prier ! pour notre bonheur ! paix et amour ! faites-moi la grâce !… » qu’elle ne pouvait le désillusionner malgré qu’il lui fut désagréable de voir sa sotte figure et d’entendre ses paroles bêtes. Dès qu’elle eut bu, la tête lui tourna. Lioubinka était si généreuse qu’elle proposa elle-même à sa sœur de chanter :
« Ah, que j’ai d’agrément
« Avec ce moustachu charmant. »
Et cette dernière le fit avec tant de perfection que tout le monde s’écria : « Ça, c’est en effet… comme Matrecha ! » Lioubinka chanta à son tour les couplets « où elle voulait être lieutenant-colonel » et tous furent convaincus que c’était là le vrai genre où elle n’eût pas de rivale, comme Anninka – dans les chansons à la mode tsigane. Pour terminer, le tragédien Miloslavsky n° 10 et mademoiselle Nalimova représentèrent une scène-mascarade : le tragédien déclamait quelques morceaux choisis d’Ugolino et Nalimova lui donnait des répliques puisées dans les tragédies inédites de Barkof : il en résulta quelque chose de si inattendu que Nalimova faillit éclipser les demoiselles Pogorelsky et devenir l’héroïne de la soirée.
Il faisait jour lorsque Koukicheff aida Anninka à monter dans sa calèche. De petits bourgeois pieux revenaient des matines et voyant la demoiselle Pogorelsky, pimpante et légèrement grise, disaient d’un air morose :
– Le monde revient de l’église et ceux-là se gorgent de vin…
De chez sa sœur, Anninka rentra non à l’hôtel mais dans son appartement qui était petit, mais confortable et meublé avec goût. À sa suite y entra Koukicheff.
Tout l’hiver se passa dans on ne sait quel tourbillon. Anninka fut complètement entraînée et si, par moments, elle se rappelait encore le trésor, ce n’était que pour se dire : « Étais-je assez sotte ! » Koukicheff, sous l’impression de l’orgueilleuse conviction que ses désirs au sujet de la belle qui valait Lioubinka s’étaient réalisés et poussé par la rivalité, faisait toujours venir deux costumes lorsque Lioulkine n’en faisait venir qu’un, faisait mettre sur sa table deux douzaines de bouteilles de champagne, lorsque son ami n’en avait qu’une. Lioubinka commença même à envier le succès de sa sœur, car celle-ci avait amassé durant l’hiver quarante billets de loterie et pas mal de bijoux avec et sans pierreries. Du reste, de nouveau, les sœurs devinrent amies et décidèrent de mettre en commun leurs économies. À cette occasion, Anninka, qui avait encore quelques illusions, dit, dans une causerie intime, à sa sœur :
– Lorsque tout cela finira, nous irons à Pogorelka. Nous aurons de l’argent et nous nous occuperons de notre propriété.
À cela, Lioubinka répondit cyniquement :
– Et tu penses que cela finira jamais… sotte !
Malheureusement pour Anninka, dans la tête de Koukicheff germa une nouvelle idée dont il se mit à poursuivre la réalisation avec son obstination habituelle. Comme un homme peu développé et incontestablement peu intelligent, il lui semblait qu’il se trouverait à l’apogée de son bonheur, si sa belle « l’accompagnait », c’est-à-dire buvait avec lui.
– Tenez-moi compagnie ! un petit verre ! ensemble ! l’obsédait-il sans cesse (Koukicheff disait toujours vous à Anninka, respectant en elle son origine noble et voulant sans doute lui prouver qu’il avait servi, comme garçon, dans les boutiques de Moscou).
Anninka refusa pendant quelque temps, alléguant que Lioulkine ne forçait jamais Lioubinka à prendre de l’eau-de-vie.
– Et cependant elles en boivent par amour de M. Lioulkine, répliqua Koukicheff – et puis permettez-moi de vous demander, devons-nous copier les Lioulkine ? – Ils sont – Lioulkine ; vous et moi sommes Koukicheff ! Donc nous vidons un verre ! à notre façon ! à la Koukicheff !
En un mot, Koukicheff eut le dessus. Anninka accepta des mains de son amoureux le petit verre rempli d’un liquide verdâtre et le vida tout d’un coup. Certes, mal lui en prit, – elle s’engoua, toussa, tournoya par la chambre et pendant ce temps, Koukicheff était fou de transport.
– Permettez-moi de vous dire, chère belle, qu’il ne faut pas boire ainsi ! vous allez trop vite, lui dit-il lorsqu’elle fut un peu revenue à elle – le bocal (c’est ainsi qu’il nommait le petit verre) doit être tenu comme ça ! Puis on l’approche des lèvres et sans se presser : une, deux, trois… que Dieu nous bénisse !
Et tranquillement, sérieusement, il vida son verre dans son gosier comme il aurait versé le liquide dans un seau. Puis sans même faire de grimace, il prit un petit morceau de pain bis, le trempa dans le sel et le mangea.
Ainsi Koukicheff réussit aussi à réaliser sa deuxième idée et aussitôt se mit à en inventer une nouvelle, quelque chose propre à épater Lioulkine. Et il y réussit.
– Savez-vous ? déclara-t-il, un jour, en été, nous irons avec les Lioulkine chez moi au moulin, nous emporterons avec nous le sac de voyage (c’est ainsi qu’il nommait le panier au vin et aux provisions) et nous nous baignerons dans la rivière tous ensemble, en commun !
– Pour ça – non, jamais ! répliqua Anninka indignée.
– Pourquoi donc cela ! Nous nous baignerons, puis nous boirons un verre, nous prendrons nos aises, puis nous nous baignerons de nouveau ! Ce sera délicieux !
On ne sait pas si la nouvelle idée de Koukicheff se réalisa, mais il est certain que pendant toute l’année que dura cette orgie, ni la régence de la ville, ni celle du zemstvo ne manifestèrent d’inquiétude au sujet des messieurs Koukichef et Lioulkine. Du reste, pour donner le change, Lioulkine avait fait un voyage à Moscou et, à son retour, racontait partout qu’il avait vendu une forêt et lorsqu’on lui faisait remarquer qu’il y avait déjà quatre ans que cette forêt avait été vendue lorsqu’il vivait avec la tsigane Domacha, il répliquait qu’alors c’était celle de Drigalovo et que c’était maintenant la Dachkina Stydobouchka (la honte de Dachka) et, pour donner à son récit un vernis de véracité, il ajoutait que la forêt vendue portait ce nom, par la raison suivante : Au temps du servage, on y a avait surpris la fille Dachka et on l’avait rossée sur place. Quant à Koukicheff, il fit courir le bruit qu’il avait apporté de l’étranger, en contrebande, une pièce de dentelle (cachée sous des crayons), et que cette opération lui avait procuré un joli bénéfice.
Malgré tout cela, au mois de septembre de l’année suivante, lorsque Koukicheff eut l’imprudence de refuser au maître de police mille roubles que celui-ci lui demandait à titre d’emprunt, aussitôt après l’on put remarquer que le substitut du procureur et le maître de police échangeaient des paroles mystérieuses (« tous les deux sablaient chez moi le champagne ! » disait plus tard Koukicheff devant le tribunal). Et voilà que le 17 septembre, anniversaire des amours de Koukicheff, lorsque lui et ses compagnons célébraient de nouveau la fête de Lioubinka, tout à coup, au beau milieu de la compagnie apparut un membre du conseil de régence qui déclara que le conseil était réuni et qu’on était en train de rédiger le procès-verbal.
– On a donc trouvé le débet ? s’écria avec une certaine aisance Koukicheff, et sans ajouter autre chose, il se leva, se rendit à la régence et de là à la prison.
Le lendemain, la régence du zemstvo prit l’alarme à son tour. Les membres du zemstvo se réunirent, on envoya chercher la caisse à la trésorerie, on compta, recompta, mais malgré tout ce que l’on fit, l’on dut constater le déficit. Lioulkine assistait à la vérification des comptes, pâle, morose, mais… digne ! Lorsque le déficit fut pleinement constaté et pendant que les conseillers se demandaient en eux-mêmes quelle forêt de chacun d’eux on devrait vendre pour le combler, Lioulkine s’approcha de la fenêtre, tira son revolver et se logea une balle dans la tempe.
L’affaire fit beaucoup de bruit dans la ville. On discutait, on comparait. On plaignait Lioulkine : « Celui-là, au moins, a agi noblement » ! Et on disait au sujet de Koukicheff : « Marchand il est né, marchand il mourra ! » En parlant d’Anninka et de Lioubinka, les gens s’écriaient : « C’est toujours elles ; cela est arrivé, grâce à elles » et émettaient l’opinion qu’il fallait les mettre en prison pour que cela serve d’exemple aux autres gueuses. Le juge d’instruction ne les fit pas arrêter, mais en revanche, il les intimida à tel point qu’elles perdirent littéralement la tête. Certes, il se trouva des personnes compatissantes qui leur conseillèrent de cacher tout ce qu’elles avaient de plus précieux, mais elles écoutaient et ne comprenaient rien. À cause de cela, l’avocat des plaignants (les deux régences avaient pris le même avocat), homme hardi, en vue de garantir les intérêts de ses clients, se présenta chez les deux sœurs, accompagné d’un huissier et saisit tout, ne leur laissant que leur garde-robe et ceux des bijoux qui à en juger par les inscriptions qui y étaient gravées, leur avaient été offerts par le public. Lioubinka eut cependant le temps de dissimuler dans son corsage une liasse de billets de banque qu’elle avait reçue la veille. Cette liasse contenait mille roubles et c’était là tout ce qui restait aux demoiselles Pogorelsky pour subsister pendant un temps indéfini. Elles furent obligées de rester à Samovarof pendant quatre mois encore dans l’attente du jugement. Enfin arriva le jour du procès pendant lequel elles souffrirent (surtout Anninka) mille tortures. Koukicheff fut cynique jusqu’au dernier point ; les détails qu’il donnait n’étaient d’aucune nécessité, mais il voulait poser devant les dames de Samovarof et dévoila tout, absolument tout. Le procureur et l’accusateur public, tous les deux, jeunes, désiraient, eux aussi, faire plaisir aux dames et ils en profitèrent pour donner au procès un caractère enjoué, ce à quoi ils réussirent pleinement. Anninka, plusieurs fois, se trouva mal, mais le procureur, tout préoccupé des intérêts des plaignants, n’y prêtait aucune attention et posait questions sur questions… Enfin, l’enquête judiciaire tirait à sa fin et la parole fut donnée aux parties. Les jurés ne prononcèrent l’arrêt que fort tard dans la nuit : Koukicheff fut condamné, mais il bénéficia des circonstances atténuantes et fut condamné à la déportation en Sibérie, mais non dans une contrée par trop éloignée. À la fin du procès, les deux sœurs reçurent l’autorisation de quitter Samovarof. Et il était temps, car les mille roubles soustraits à la saisie étaient presque épuisés. En outre, le directeur du théâtre de Kretchetof avec lequel elles s’étaient abouchées exigeait qu’elles vinssent immédiatement à Kretchetof, les menaçant dans le cas contraire de rompre les pourparlers. Quant à l’argent et aux bijoux, saisis par ordre de l’accusateur public, elles n’en entendirent plus parler. Telles furent les conséquences de leur négligence à l’égard du trésor. Harassées, accablées, écrasées par le mépris public, elles perdirent toute foi en leurs forces et tout espoir d’un avenir plus heureux. Elles maigrirent, s’affaissèrent, perdirent tout courage. Pour comble de malheur, Anninka, ayant passé par l’école de Koukicheff, s’adonnait à la boisson. Tout alla de mal en pis. À Kretchetof, à peine les sœurs furent-elles descendues de wagon qu’aussitôt elles furent reçues : Lioubinka par le capitaine d’artillerie Papkoff, Anninka par le marchand Zabvenny. Mais ce n’était plus la vie plantureuse d’autrefois. Papkoff et Zabvenny étaient des hommes grossiers, querelleurs, et n’aimaient pas à dépenser de l’argent. Zabvenny s’exprimait ainsi : « Telle marchandise, tel prix ! » et, au bout de trois à quatre mois, ils montraient très peu d’empressement auprès de leurs belles. En outre, parallèlement aux succès médiocres en amour, survinrent les succès médiocres sur la scène. L’entrepreneur qui avait fait venir les deux sœurs, comptant sur le scandale dont elles avaient été cause à Samovarof fut, contre toute attente, déçu dans ses calculs. À la première représentation même, au moment où les demoiselles Pogorelski se trouvaient sur la scène, un spectateur du poulailler, leur cria : « Ah vous, les accusées ! » – et depuis ce jour, ce surnom leur resta, déterminant d’un coup leur future carrière artistique. Il s’ensuivit pour elles une existence terne, obscure, privée de tout intérêt. Le public était froid, le directeur les boudait, leurs protecteurs ne prenaient pas fait et cause pour elles. Zabvenny, qui, comme Koukicheff, se berçait du rêve de forcer sa belle à boire avec lui, de s’amuser des grimaces qu’elle ferait auparavant et de voir comment peu à peu elle céderait, fut fort désappointé en s’apercevant qu’elle avait déjà été à bonne école et qu’il ne lui restait plus qu’une seule distraction : rassembler ses amis et regarder comment Anniouchka flûtait l’eau-de-vie. De son côté, Papkoff était mécontent aussi et trouvait que Lioubinka avait maigri, ou selon son expression n’était plus qu’une carcasse.
– Tu avais des chairs autrefois, où les as-tu mises ? lui disait-il.
Et à cause de cela, non seulement il ne prenait pas de gants avec elle, mais souvent, étant ivre, il la frappait.
À la fin de l’hiver, les deux sœurs n’avaient plus de vrais protecteurs, ni de position stable. Elles étaient encore au théâtre, mais il n’était plus question de Péricholes ni de Colonels de l’ancien temps ; néanmoins, Lioubinka semblait avoir encore conservé quelque courage, mais Anninka, personne plus nerveuse, était tout à fait abattue et semblait avoir oublié le passé et ne pas avoir conscience du présent. En outre elle fut prise d’une toux suspecte et il était évident qu’un mal mystérieux venait au devant d’elle. L’été suivant fut horrible. Peu à peu, les sœurs en arrivèrent à ceci, qu’on venait les chercher, tantôt d’un hôtel, tantôt de l’autre, pour messieurs les voyageurs de passage dans la ville et elles étaient taxées à un prix modéré. Les scandales succédaient aux scandales, les rixes aux rixes, mais les sœurs comme des chattes avaient la vie dure et s’obstinaient à vivre. Elles ressemblaient à ces misérables chiens qui, malgré tous les coups reçus, malgré les blessures et les jambes cassées, se fourrent néanmoins dans leur coin de prédilection, aboient tristement, mais se fourrent toujours. On finit par trouver qu’il n’était pas possible de garder au théâtre des femmes de ce genre-là. Pendant toute cette sombre année, une fois seulement, une lueur éclaira l’existence d’Anninka. Le tragédien Miloslavsky n° 10 lui envoya une lettre où il la suppliait d’accepter son cœur et sa main. Anninka, à cette lecture, fondit en larmes. Toute la nuit, en proie à la fièvre, elle ne put dormir. Mais le matin, elle envoya cette réponse laconique : « Pourquoi faire ? n’est-ce pas pour boire ensemble de l’eau-de-vie ? » Puis les ténèbres devinrent encore plus épaisses et elle se replongea dans son étourdissement perpétuel.
Lioubinka revint à elle la première, ou pour mieux dire, elle sentit instinctivement qu’elle avait assez vécu. Désormais, le travail n’était plus possible : jeunesse, beauté, talent – tout s’était envolé d’un seul coup. Jamais l’idée qu’elles avaient un refuge à Pogorelka ne lui vint à l’esprit. C’était quelque chose de si éloigné, de si vague, qu’elle l’avait tout à fait oublié. Pogorelka, ne l’attirant pas auparavant, pouvait d’autant moins l’attirer maintenant, oui, maintenant, lorsqu’il ne lui restait plus qu’à mourir de faim, Pogorelka l’attirait moins que jamais. Comment s’y présenterait-elle ? Comment oserait-elle y montrer cette face sur laquelle mille souffles d’ivrognes avaient imprimé ce mot : « lâche ! » Ils étaient partout, ces souffles maudits, ils se faisaient sentir partout, à chaque endroit de son corps. Et ce qu’il y avait de plus horrible, c’était qu’elle et Anninka s’étaient à tel point habituées à ces souffles qu’imperceptiblement ils étaient devenus partie intégrante de leur existence. Elles n’avaient plus de répulsion pour la puanteur et le vacarme des auberges, pour le cynisme des conversations d’ivrogne, de sorte que si elles se retiraient à Pogorelka, tout ceci leur manquerait. D’autre part, il leur faudrait aussi avoir à Pogorelka quelque moyen d’existence et cependant pendant ces longues années qu’elles avaient passées à vagabonder, à droite et à gauche, elles n’avaient jamais entendu parler des revenus de cette propriété. Cette Pogorelka n’était-elle pas un mythe ? Tous ses habitants n’étaient-ils pas morts ? Tous ces témoins de leur lointaine enfance, d’éternelle mémoire, quand la grand’mère Anna Pétrovna les nourrissait de lait caillé et de viande salée gâtée ?… Ah ! quelle enfance c’était ! quelle vie ! toute la vie, en général ! Oui, toute la vie… toute, toute, toute la vie !
C’était clair, il fallait mourir. Une fois que cette pensée a pénétré dans le cerveau, elle s’y fixe. Il arrivait assez souvent que les deux sœurs se réveillaient de leur torpeur, mais chez Anninka, ces réveils étaient accompagnés de larmes, de sanglots, de crises hystériques et passaient rapidement. Lioubinka était d’un tempérament plus froid, elle ne pleurait pas, ne maudissait pas, mais en revanche elle se rappelait obstinément qu’elle était lâche. En outre, Lioubinka était raisonnable et elle comprenait, on ne peut plus clairement, qu’il n’y avait aucun intérêt à vivre plus longtemps. L’avenir ne présageait rien autre chose que la honte, la misère, la rue. La honte, c’est une affaire d’habitude, on peut la supporter, mais la misère jamais ! Il valait mieux que ça finisse tout d’un coup.
– Il faut mourir, dit-elle un jour à Anninka de ce même ton froid et raisonnable, dont, il y avait deux ans de cela, elle lui demandait pour qui gardait-elle son trésor.
– Pourquoi ? répliqua Anninka tout inquiète.
– Je te parle sérieusement : il faut mourir, répéta Lioubinka – reviens à toi ! fais un effort ! comprends donc !
– Eh bien !… mourons ! dit Anninka, consentant, mais ne se rendant pas bien compte de toute l’importance de cette décision.
Le jour même, Lioubinka prit une certaine quantité d’allumettes, prépara deux verres d’infusion phosphorée. Elle but elle-même le contenu de l’un de ces verres, donna l’autre à sa sœur. Mais Anninka eut peur et ne voulut pas boire.
– Bois… lâche ! criait Lioubinka – ma sœur ! ma petite sœur ! ma chérie ! bois !
Anninka, presque folle de terreur, criait, se jetait d’un coin à l’autre de la chambre. En même temps, ses mains se portaient instinctivement à sa gorge comme si elle voulait s’étrangler.
– Bois ! bois… lâche !
La carrière artistique des demoiselles Pogorelsky était terminée. – Le soir du même jour, on emporta le corps de Lioubinka hors de la ville et on l’enterra sur le bord d’un chemin. Anninka restait vivante !
En arrivant à Golovlevo, Anninka y amena avec elle le désordre le plus décousu. Elle se levait tard ; ensuite, sans se donner le temps de faire sa toilette, la tête lourde, elle flânait jusqu’à l’heure du dîner, allant et venant dans l’appartement et toussant continuellement. Chaque fois que Judas entendait cette toux caverneuse, il s’effrayait, frissonnait. Sa chambre n’était jamais faite ; son lit restait en désordre, le linge et les objets de toilette traînaient sur les chaises, sur le parquet, partout. Dans les premiers temps, elle ne voyait son oncle qu’au dîner et au thé du soir. Le seigneur de Golovlevo apparaissait dans la salle à manger toujours vêtu de noir, parlant peu et ne conservant de ses anciennes habitudes que sa lenteur désespérante en mangeant. Il semblait observer et, d’après les regards obliques jetés de son côté, Anninka devinait que c’était justement elle qu’il observait. Aussitôt après le dîner venaient les crépuscules de décembre et la triste promenade dans l’enfilade des salles de réception recommençait. Anninka aimait à observer la disparition du jour grisâtre de l’hiver, comment les environs s’obscurcissaient, les chambres s’emplissaient d’ombre et comment toute la maison se plongeait ensuite dans des ténèbres impénétrables. Elle se sentait mieux au milieu de cette obscurité et pour cette raison n’allumait presque jamais les bougies. Il n’y avait de la lumière qu’au fond de la grande salle, lumière faible provenant d’une petite bougie dont la lueur formait un cercle lumineux fort restreint. Pendant quelque temps, on entendait dans la maison le bruit habituel qui suivait le dîner : sons de vaisselle qu’on lavait, bruit des tiroirs qu’on ouvrait et fermait, mais bientôt retentissaient des pas qui s’éloignaient et aussitôt après tout se plongeait dans un silence morne. Porfiry Vladimiritch se couchait pour faire son somme. Evprakséiouchka à son tour, se plongeait dans son duvet, Prokhor s’en allait dans l’izba et Anninka restait toute seule. Elle marchait de long en large, chantonnant à demi-voix, s’efforçant de se fatiguer et surtout de ne penser à rien. Allant du côté de la salle, elle regardait fixement le cercle lumineux formé par la flamme de la bougie ; en revenant sur ses pas, elle tâchait de distinguer quelque chose au milieu des ténèbres impénétrables. Mais malgré elle, ses souvenirs l’obsédaient. Voici la petite chambre de toilette, tapissée de papier bon marché avec le trumeau inévitable et les bouquets encore plus inévitables envoyés par le lieutenant Papkoff. Voici la scène avec ses décors sales, graisseux, rendus gluants par l’humidité. La voici elle-même qui se trémousse en se figurant qu’elle joue. Voici la salle du théâtre qui, de la scène, semble être si resplendissante, si pimpante, et qui en réalité est si pauvre, si obscure, garnie de meubles dépareillés et dont les loges sont tapissées de velours de coton fripé. Et, en dernier lieu, les officiers, les officiers, toujours les officiers. Puis l’hôtel au corridor nauséabond, à peine éclairé par une lampe à pétrole enfumée, la chambre dans laquelle, à la fin du spectacle elle passait un moment pour faire sa toilette, en se rendant à ses nouveaux triomphes, la chambre avec le lit resté sans être fait depuis le matin, la cuvette pleine d’eau sale, un drap traînant à terre et un pantalon oublié sur le dos d’un fauteuil. Puis la salle à manger de l’hôtel remplie de l’odeur de la cuisine, la table dressée au milieu, le souper, les côtelettes aux petits pois, la fumée de tabac, le vacarme, la bousculade, l’ivrognerie, l’orgie… Et de nouveau, les officiers, les officiers, toujours les officiers. Tels étaient les souvenirs qui se rattachaient à ce qu’elle appelait le temps de ses succès, de ses conquêtes, de son bonheur…
Ces souvenirs épuisés, commençait une série d’autres. Dans ceux-là, le principal rôle était joué par l’auberge affreusement puante, aux murs congelés en hiver, au plancher vacillant et aux cloisons à travers les trous desquelles apparaissaient les ventres lustrés des punaises. La nuit, l’ivresse et les rixes ; les pomiechtchiks de passage en ville tirant de leur maigre portefeuille un billet de trois roubles ; les braves marchands encourageant l’akterka, pour ainsi dire, le knout à la main. En dernier lieu, – Golovlevo… Golovlevo, c’est la mort elle-même, la mort méchante, guettant sans cesse une nouvelle victime. Deux oncles sont morts ici ; deux cousins y ont reçu des blessures particulièrement douloureuses qui ont occasionné leur mort ; enfin, Lioubinka aussi… Elle est morte, quelque part, à Kretchetof, par sa faute, mais le commencement des blessures particulièrement douloureuses a pris indéniablement naissance ici, à Golovlevo. Toutes les morts, tous les poisons et toutes les blessures – tout vient d’ici. C’est ici qu’on la nourrissait de viande salée pourrie, c’est ici que pour la première fois retentirent aux oreilles des orphelines ces paroles : maudites, mendiantes, parasites, ventres insatiables, etc. ; ici, on ne leur passait rien, rien n’échappait aux regards perçants de la vieille dame revêche et excentrique : ni un morceau de trop, ni une poupée cassée, ni un chiffon déchiré, ni un soulier déformé. Chaque transgression des règles provoquait immédiatement des réprimandes ou des coups. Et voilà, lorsqu’elles purent disposer de leur personne à leur gré et comprirent qu’on pouvait s’éloigner de cette abomination elles s’enfuirent… là-bas. Et personne ne les retint au moment de cette fuite ; du reste, il eût été impossible de les arrêter, car elles ne pouvaient s’imaginer rien de plus mauvais que Golovlevo.
Ah ! si l’on pouvait tout oublier ! si l’imagination pouvait créer quelque monde féerique qui offusquerait le passé et le présent. Mais hélas ! la réalité à laquelle elle avait survécu était d’une vitalité si puissante que sous son poids s’éteignaient d’eux-mêmes tous les germes d’imagination. C’était en vain que la pensée s’efforçait de créer des anges aux ailes d’or, derrière ces anges apparaissaient impitoyablement les Koukicheff, les Lioulkine, les Zabvenny, les Papkoff… Dieu ! vraiment tout serait-il perdu ? est-ce que même la faculté de mentir, de se tromper soi-même aurait aussi péri dans la débauche et les orgies de la nuit ? Il faut cependant tuer ce passé d’une manière ou de l’autre pour qu’il n’empoisonne pas le sang, ne ronge pas le cœur ! Il faut le recouvrir de quelque chose de lourd qui puisse l’écraser, l’étouffer, l’anéantir à tout jamais.
Et comme tout ceci était cruel et étrange ! Il était même oiseux de s’imaginer que quelque autre avenir fût possible, qu’il existait une issue par laquelle on pût s’échapper n’importe où, qu’il pût arriver n’importe quoi. Rien ne pouvait arriver. Et qu’y avait-il de plus importun que ceci : au fond, elle-même, Anninka était déjà morte, et cependant tous les indices extérieurs de la vie étaient présents. Il fallait en finir à l’exemple de Lioubinka et elle était restée, on ne sait pourquoi. Comment n’était-elle pas écrasée par cette honte qui l’avait entourée de tous côtés ? Et fallait-il être un misérable ver pour se glisser de dessous cet amas de pierres qui s’étaient écroulées tout d’un coup ?
Ces questions la faisaient gémir. Elle courait, tournoyait dans la salle, s’efforçant de détourner le courant de ses souvenirs. Mais elle ne parvenait pas à s’en débarrasser et à sa rencontre venaient et la duchesse de Gerolstein secouant sa pelisse de hussard, Clairette Angot dans sa robe de noce échancrée par devant jusqu’à la ceinture et la « belle Hélène » avec sa tunique échancrée par devant, par derrière, sur les côtés… Rien, excepté l’impudence, la nudité… Voilà – comment se passa toute sa vie. Était-il possible que tout cela se fût produit ?
Vers les sept heures du soir, la maison commençait à s’éveiller. On faisait des préparatifs pour le thé et quelques minutes après retentissait la voix de Porfiry Vladimiritch. L’oncle et la nièce s’asseyaient auprès de la table et échangeaient quelques observations au sujet de la journée écoulée, mais celle-ci étant pauvre en événements, leur conversation était pauvre aussi. Après avoir pris le thé et échangé les embrassades habituelles avant d’aller se coucher, Judas se retirait chez lui et Anninka se rendait dans la chambre d’Evprakséiouchka et jouait avec elle aux dupes. Dès onze heures du soir commençait l’orgie. Evprakséioucka mettait sur la table différentes salaisons et un carafon d’eau-de-vie. Alors se faisaient entendre les sons de la guitare et des chansons stupides et éhontées ; entre les chansons et les entretiens obscènes, Anninka prenait un petit verre. D’abord elle buvait à la Koukicheff, c’est-à-dire avec sang-froid, mais ensuite, son humeur devenait peu à peu sombre et elle commençait à gémir, à maudire…
Evprakséiouchka la regardait et la plaignait.
– Ah ! barychnia, barychnia comme je vous plains, comme je vous plains ! disait-elle.
– Prenez avec moi un petit verre et vous cesserez de me plaindre, répliquait Anninka.
– Non, pour moi, ce n’est pas possible ! déjà on a failli m’exclure de l’état ecclésiastique à cause de votre oncle et si je…
– Eh bien, n’en parlons plus. Laissez-moi plutôt vous chanter Le Moustachu.
De nouveau retentissaient les sons de la guitare, les cris : i… eh ! i… eh ! Longtemps après, comme une pierre, le sommeil terrassait Anninka. Cette pierre ardemment désirée tuait pour quelques heures son passé et même apaisait sa maladie. Mais le lendemain, elle se glissait de dessous la pierre, brisée, à demi-folle et recommençait à vivre. Et voilà qu’une fois, au milieu d’une de ces nuits, pendant qu’Anninka chantait devant Evprakséiouchka son répertoire de chansons obscènes, sur le seuil de la porte apparut tout à coup la figure exténuée, mortellement pâle de Judas. Ses mains tremblaient, ses yeux, enfoncés dans leurs orbites, à la lueur terne d’une seule bougie ressemblaient à des cavités vides ; ses mains étaient jointes. Il resta quelques secondes en face des deux femmes stupéfaites, puis s’en retournant lentement, il se retira.
Sur certaines familles pèse on ne sait quelle fatalité inexorable. Cela se remarque surtout chez la petite noblesse qui, n’ayant aucun lien avec la vie du pays entier, ne jouant aucun rôle comme classe dirigeante, s’abritait, dispersée çà et là sur la terre russe, sous la sauvegarde du régime du servage. Dans l’existence de ces familles, succès et insuccès – tout vient à l’improviste, aveuglément, pour ainsi dire. Quelquefois, un souffle de bonheur passe sur une semblable famille. Il arrive par exemple que quelque misérable cornette et sa femme moisis dans quelque coin perdu de la campagne ont toute une nichée de jeunes gens, forts, proprets, agiles et acquérant avec une promptitude étonnante l’essence de la vie. En un mot ce sont des sages, des sages, tous sans exception, jeunes gens et jeunes filles. Les jeunes gens achèvent leurs études d’une manière satisfaisante dans les établissements et, encore à l’école, savent déjà nouer des relations et trouver des protecteurs. Ils savent se montrer modestes à l’occasion (« J’aime cette modestie, » disent leurs chefs, en parlant d’eux) ; ils savent également montrer une certaine indépendance au moment choisi (« J’aime cette indépendance ! ») ; ils ont un flair subtil pour toutes sortes de courants et parviennent à s’en accommoder. Grâce à cela, ils se garantissent pour la vie entière la possibilité de faire peau neuve à un moment donné sans scandale et de reprendre l’ancienne, le cas échéant. En un mot, ce sont là par le temps qui court, de vrais hommes d’action, hommes qui commencent toujours par rechercher les bonnes grâces et presque toujours finissent par la trahison.
Quant aux jeunes filles, celles-là concourent aussi, dans les limites de leur rôle, à la régénération de la famille, c’est-à-dire font un bon mariage et ensuite manifestent tant de tact en faisant valoir leurs charmes qu’elles réussissent sans peine à acquérir une situation dans la soi-disant société. Grâce à ces conditions accidentelles, les succès peuvent affluer sur une famille tombée en décadence. Les premiers chanceux ayant courageusement lutté élèvent à leur tour une nouvelle génération proprette qui a la vie plus facile, car les voies principales sont déjà non seulement tracées, mais encore frayées. Cette génération sera suivie d’autres et le moment viendra où la famille sera tout naturellement du nombre de celles qui, sans aucune lutte préalable, se croient un droit inné aux joies viagères.
Dans ces derniers temps, à l’occasion de la demande d’hommes frais comme l’on dit, – résultat de la dégénérescence des hommes qui ne sont pas frais, – l’exemple de ces familles chanceuses se renouvelle assez souvent. Autrefois, l’on voyait aussi apparaître de temps en temps à l’horizon une comète, mais cela arrivait rarement, en premier lieu, par cette raison que le mur qui entourait ce cercle joyeux sur la porte duquel étaient inscrits ces mots : « Ici, on mange des pâtés farcis », était moins lézardé, en second lieu, parce que pour pénétrer dans ce cercle il fallait avoir quelques qualités solides. Et aujourd’hui, les lézardes sont devenues beaucoup plus nombreuses et aussi l’on n’exige plus de qualités solides, mais uniquement la fraîcheur et rien de plus.
Mais à côté de ces familles chanceuses existe un nombre infini d’autres familles auxquelles les pénates domestiques ne semblent rien apporter, sinon les malheurs les plus noirs. Il semble qu’on ne sait quels poux s’abattent tout à coup sur cette famille et commencent à la dévorer de tous côtés, se répandant dans tout son organisme, le pénétrant jusqu’à la moelle et rongeant une génération après l’autre. Il vient au monde toute une collection d’individus faibles, ivrognes, débauchés, oisifs et insensés, en général, atteints par la malechance. Avec le temps, les jeunes gens deviennent de plus en plus chétifs jusqu’au moment où sur la scène apparaissent les avortons anémiques dans le genre des fils de Judas, avortons périssant à leur premier contact avec la vie.
C’était une semblable fatalité qui pesait sur la famille Golovleff. Durant plusieurs générations, trois défauts caractérisèrent l’histoire de cette famille : l’oisiveté, l’inaptitude à n’importe quoi, et l’ivrognerie. Les deux premiers eurent pour résultat le vide des conversations, des pensées, de tout l’être même, le dernier était pour ainsi dire, la conclusion obligée du désarroi général de la vie. Sous les yeux de Porfiry Vladimiritch périrent plusieurs victimes de cette fatalité et la tradition en disait autant des ancêtres. C’étaient tous des propres à rien, ferrailleurs, sans idées, de sorte que la famille Golovleff aurait dépéri à coup sûr si au milieu de ce désarroi n’était passé un météore, Arina Pétrovna. Cette femme, grâce à son énergie personnelle, avait fait entrer le bien-être dans la famille, mais malgré cela, ses efforts restèrent vains, car non seulement elle ne parvint pas à transmettre ses qualités à ses enfants, mais encore elle mourut entourée elle-même de tous côtés par l’oisiveté, le vide des paroles et des êtres. Jusqu’ici cependant, Porfiry Vladimiritch tenait ferme. Peut-être s’abstenait-il de l’ivrognerie consciemment, vu les exemples qu’il avait eus devant les yeux, peut-être se contentait-il en attendant de l’ivresse que lui procurait son imagination désordonnée. Cependant ce n’était pas en vain que la rumeur publique le condamnait à l’ivresse effective causée par le vin. Lui-même semblait par moments ressentir que dans son existence était une certaine lacune ; que les pensées vides donnent beaucoup, mais pas tout. Notamment, il lui manquait quelque chose d’aigu, d’étourdissant, quelque chose qui aurait supprimé toute notion de la vie et l’aurait jeté, une fois pour toutes, dans le vide. Et voici que maintenant, le moment propice se présentait de lui-même. Depuis longtemps déjà, presque du jour même de l’arrivée d’Anninka, Porfiry Vladimiritch enfermé dans sa chambre prêtait l’oreille à un bruit vague qui venait jusqu’à lui de l’autre bout de la maison : il fut longtemps sans deviner, restait perplexe… Enfin il comprit.
Le lendemain, Anninka s’attendit à être sermonnée, mais il n’en fut rien. Comme d’habitude, Porfiry Vladimiritch passa toute la matinée dans son cabinet de travail, mais à dîner, au lieu de verser comme d’habitude un verre d’eau-de-vie pour lui, il en versa deux et de la main en désigna un à Anninka avec un sourire béat. C’était pour ainsi dire une silencieuse invitation, qu’Anninka accepta.
– Donc tu dis que Lioubinka est morte ? demanda-t-il au milieu du dîner.
– Elle est morte, mon oncle.
– Que Dieu lui donne paix ! La plaindre est un péché, mais prendre un petit verre à sa mémoire, – c’est permis. Prenons, n’est-ce pas ?
– Prenons, mon oncle.
Ils burent encore un petit verre, puis Judas se tut ; il n’était pas encore revenu à lui depuis son long isolement. Mais après le dîner, lorsque Anninka, selon la coutume, s’approcha de lui pour le remercier et lui donna un baiser, il lui donna de petites tapes sur la joue en disant :
– Voilà comme tu es !
Le soir du même jour, pendant qu’on prenait le thé qui se prolongea ce jour-là plus longtemps que d’habitude, Porfiry Vladimiritch regarda quelques instants Anninka avec le même sourire énigmatique, puis il dit :
– Faut-il demander un carafon ?… hein ?
– Eh bien !… ordonnez !
– C’est que je pense toujours… Cela vaudra-t-il mieux sous les yeux de l’oncle que se cacher dans des coins… Au moins, l’oncle…
Judas ne finit pas sa phrase. Probablement, il voulait dire que l’oncle retiendra, mais ce mot ne fut pas prononcé.
Dès lors, chaque soir, dans la salle à manger apparaissaient le carafon d’eau-de-vie et des salaisons. Les persiennes se fermaient, les domestiques s’en allaient dormir et l’oncle et la nièce restaient en tête à tête. Dans les premiers temps, Judas n’allait pas si vite qu’Anninka, mais il lui suffit de quelques jours de pratique pour qu’il pût aller de pair avec elle. Tous deux buvaient sans se presser et entre deux verres se ressouvenaient et causaient. La conversation, d’abord molle et indifférente devenait, à mesure que s’échauffaient les têtes de plus en plus vive et enfin en arrivait invariablement à une querelle désordonnée dont la cause était les souvenirs des morts et des désastres de la famille Golovleff. La boute-feu de ces querelles était toujours Anninka. Elle fouillait avec une obstination incroyable dans les archives de Golovlevo et aimait surtout à taquiner Judas en lui démontrant qu’à côté d’Arina Pétrovna, le rôle principal dans tous ces désastres avait été joué par lui. En même temps chacune de ses paroles respirait une telle haine cynique qu’on avait peine à se figurer comment dans ce faible organisme à demi éteint pouvait se conserver tant de force vitale. Judas était terriblement blessé, mais il répliquait peu, se bornant à crier et à maudire, lorsque Anninka allait trop loin dans ses insolentes taquineries.
Ces scènes se répétaient chaque jour sans modifications. Tous les détails de la triste nécrologie de la famille étaient bien vite épuisés, mais cette nécrologie était si bien présente, là, aux yeux de ces êtres brisés, que toutes leurs fatuités mentales étaient comme enchaînées à elle. Chaque épisode, chaque souvenir du passé ravivait quelque plaie et chaque plaie faisait ressouvenir de nouvelles misères des Golovleff. On ne sait quelle jouissance amère et vindicative se ressentait dans la découverte de ces misères, dans leur appréciation et même dans l’aggravation de leur importance. Ni dans le passé, ni dans le présent, il ne se trouvait de base morale à laquelle l’on pût se cramponner. Rien, si ce n’était – la misérable acquisition d’une part et l’absurde nullité – de l’autre. Au lieu de pain – une pierre, au lieu d’enseignements – des coups. Comme variante, les mauvais propos sur la vie de charité, sur les morceaux jetés inutilement, ou volés, sur l’aumône… C’était là la réponse que recevait un cœur jeune, ayant soif de caresse, d’affection. Et chose étrange ! Par on ne sait quelle amère ironie du sort, le résultat de cette rude éducation fut le désir ardent de jouir de la vie. La jeunesse opéra le miracle de l’oubli ; elle ne permit pas au cœur de s’endurcir, aux germes de la haine de se développer, mais au contraire éclaira l’être par le désir de vivre. Cette existence désordonnée, étourdissante, qui, durant des années, ne laissait pas le temps de revenir à soi, effaça de la mémoire tout ce qui se rapportait à Golovlevo. Ce n’est que maintenant, lorsque la fin se fit pressentir, que dans le cœur soudain prit naissance une douleur déchirante ; ce n’est que maintenant qu’Anninka comprit réellement son passé et réellement le détesta.
Ces conversations ivres se prolongeaient bien après minuit et si elles n’étaient atténuées par le désordre des pensées et des paroles, cela devait finir par quelque chose de terrible dès les premiers jours. Mais heureusement, si le vin rouvrait dans ces cœurs malades des sources inépuisables de douleurs, il les apaisait aussi. Plus la nuit s’avançait, plus les propos des interlocuteurs devenaient désordonnés et plus leur haine devenait impuissante. Vers la fin de la nuit, non seulement la douleur ne se faisait plus sentir, mais tout disparaissait de devant leurs yeux et était remplacé par un vide lumineux. La langue s’embrouillait, les yeux se fermaient, les mouvements devenaient plus lourds. Alors l’oncle et la nièce se levaient péniblement de leurs sièges et s’en allaient lentement, chacun dans sa chambre. On ne peut pas dire que ces aventures nocturnes étaient un mystère pour la maison entière. Au contraire, leur caractère se détermina, au moment même, d’une façon si précise que personne ne s’étonna lorsqu’un domestique laissa échapper à ce propos le mot crime.
La maison s’était complètement engourdie ; le matin même on n’y remarquait aucun mouvement. Les maîtres se levaient tard, puis jusqu’au dîner retentissait dans toute la maison la toux d’Anninka, toux affreuse, faisant mal à entendre et accompagnée de malédictions continuelles. Judas écoutait ces sons déchirants avec angoisse et devinait que, lui aussi, était menacé d’un mal qui l’écraserait définitivement.
De toutes parts, dans tous les coins de cette maison maudite se dressaient des cadavres. De quelque côté qu’on se dirigeât, partout remuaient de gris fantômes. Voici le père Vladimir Mikhaïlovitch en bonnet blanc, disant des obscénités et citant son Barkoff ; voici le frère Stepka le Nigaud et à côté de lui le frère Pavel ; voici Lioubinka et les derniers rejetons de la famille Golovleff :
Volodka et Petka… Et tout ceci est ivre, déréglé, harassé, dépéri… Et au dessus de tous ces fantômes plane un fantôme vivant et ce fantôme est lui-même, Porfiry Vladimiritch Golovleff, dernier représentant de la famille !
À la fin des fins, le souvenir sans cesse présent à l’esprit des anciens cadavres devait produire son effet. Le passé fut à tel point mis à nu que le moindre souvenir était douloureux. La conséquence naturelle de ceci était soit la frayeur, soit le réveil de la conscience – on ne saurait le dire au juste, mais plutôt le dernier que le premier. Il se trouvait que la conscience n’était pas complètement absente, elle n’était qu’émoussée et, pour ainsi dire, oubliée, et elle avait perdu à cause de cela cette sensibilité active qui révèle à l’homme sa présence.
De tels réveils de conscience sont particulièrement pénibles. Privée de soins, n’entrevoyant rien dans l’avenir, la conscience ne console pas, n’indique pas la possibilité d’une nouvelle vie, elle ne fait que torturer incessamment et infructueusement. L’homme se sent comme enseveli vivant, condamné sans merci à l’agonie du repentir, sans espoir de revenir à la vie. Et il n’y a d’autre moyen de soulager cette douleur intolérable que d’avoir la chance de profiter d’une minute de résolution pour se briser la tête contre ce mur de pierres…
Durant toute son existence, Judas n’avait jamais admis dans son for intérieur qu’à côté de lui faisait sa marche lente l’assassinat. Il vivait tout doucement, peu à peu, sans se presser, sans se dépêcher et ne se doutait pas que c’était la cause d’accidents plus ou moins graves. Par conséquent, il pouvait d’autant moins admettre que l’auteur de ces accidents était lui-même.
Et tout à coup, l’horrible vérité éclaira sa conscience, mais elle l’éclaira tardivement, seulement à ce moment où devant ses yeux se dressa un fait impossible à refaire, à corriger.
Il est vieilli, devenu sauvage, il a déjà un pied dans la tombe et il n’a pas au monde un seul être qui veuille s’approcher de lui, le plaindre. Pourquoi est-il seul ? pourquoi tout autour voit-il non seulement l’indifférence, mais la haine ? pourquoi tous ceux qui l’approchaient jadis sont-ils morts ? Ici, dans ce même Golovlevo, il y avait autrefois tout un nid… comment se fait-il qu’il n’en reste même pas une plume ? De tous les enfants qui y avaient été élevés, il ne restait plus qu’une nièce, et encore celle-là était venue pour le persifler, pour l’achever. Evprakséiouchka, elle-même, malgré toute sa simplicité, était pénétrée de haine. Elle vivait à Golovlevo parce qu’on envoyait tous les mois à son père, le sacristain, toutes sortes de provisions, mais elle y vivait incontestablement la haine au cœur. Lui, Judas, il lui porta à elle aussi un coup des plus terribles en lui enlevant son fils et le jetant dans un gouffre sans nom. À quoi donc avait abouti toute sa vie ? À quoi lui avait-il servi de mentir, de baliverner, d’oppresser, d’amasser ? Même au point de vue matériel, au point de vue de l’héritage qui profitera des résultats de cette vie ? Qui ?
Encore une fois la conscience se réveilla, mais vainement. Judas gémissait, enrageait, se démenait et chaque jour, attendait avec une impatience fébrile l’arrivée du soir, non seulement pour s’enivrer brutalement, mais encore pour noyer dans le vin sa conscience. Il haïssait la fille débauchée qui, froidement impertinente, envenimait ses plaies et en même temps, il était irrésistiblement attiré vers elle comme s’il lui restait encore quelque chose à dire, comme s’il restait encore et encore des plaies qu’il fût indispensable de rouvrir. Il faisait chaque soir raconter à Anninka la mort de Lioubinka et chaque soir dans son cerveau se mûrissait de plus en plus l’idée du suicide. D’abord, cette idée jaillit fortuitement, mais à mesure que la marche des meurtres se faisait jour, elle pénétrait de plus en plus dans les profondeurs de son âme et devint enfin l’unique point lumineux au milieu des ténèbres de l’avenir. En outre, sa santé physique s’ébranla visiblement. Déjà il toussait sérieusement et était en proie à des accès de suffocation qui, indépendamment de ses tortures morales, étaient capables de transformer la vie en agonie. Tous les indices extérieurs de l’empoisonnement spécial propre à la famille de Golovleff étaient là et à son oreille retentissaient déjà les gémissements de son frère Pavel, étouffé, à l’entresol de Doubrovino. Cependant cette poitrine maigre, enfoncée, semblant prête à se rompre à chaque instant, était étonnamment viable. Chaque jour, elle recélait un poids de plus en plus lourd de souffrances physiques, mais elle résistait toujours. L’organisme semblait par sa résistance inattendue venger les anciens meurtres. Est-il possible que ça ne soit pas encore la fin ? se disait, avec espoir, Judas chaque fois qu’il sentait venir l’accès. Mais la fin ne venait pas. Évidemment, il lui fallait employer la force pour l’accélérer. En un mot, sous quelque face qu’on envisage cette situation, tous comptes avec la vie étaient réglés. L’existence était pénible et inutile ; mieux valait mourir ; malheureusement, la mort ne venait pas. Il y a quelque chose de traîtreusement lâche dans ce retard de la mort, alors qu’elle est appelée par toutes les forces de l’âme et qu’au lieu de venir, elle ne fait que railler et réduire……
C’était à la fin de mars ; la semaine sainte tirait aussi à sa fin. Si abattu que fût Porfiry Vladimiritch dans ces derniers temps, l’habitude, acquise dès l’enfance, de respecter la sainteté de ces jours, produisit cette fois encore son effet. Les pensées prenaient d’elles-mêmes un ton sérieux ; dans le cœur il n’y avait qu’un désir : la soif du calme absolu. Conformément à cette disposition d’esprit, les soirées perdirent leur caractère infâme et se passèrent en silence dans une abstention pleine d’angoisse.
Judas et Anninka se tenaient dans la salle à manger. À peine y avait-il une demi-heure que les premières vêpres, suivies de la lecture des douze évangiles étaient finies et l’on sentait encore dans la chambre une forte odeur d’encens. La pendule sonna dix heures, les domestiques se dispersèrent dans tous les coins, et un silence profond, recueilli, régna dans la maison. Anninka, la tête dans ses mains, s’accoudait sur la table et restait pensive ; Porfiry Vladimiritch se tenait en face, triste, silencieux. Le service de ce jour produisait toujours sur Anninka une impression profondément troublante. Encore tout enfant, elle pleurait amèrement lorsque batiouchka lisait : « Et on posa sur sa tête la couronne d’épines » et elle accompagnait de sa petite voix pleine de larmes le chantre lorsque celui-ci chantait : « Gloire à ta bonté, Sauveur ! gloire à toi ! » Et à la fin des vêpres, elle courait dans la chambre des filles et là dans les ténèbres (Arina Pétrovna ne donnait pas de bougie aux filles, lorsqu’elles ne travaillaient pas), racontait tout émue aux serves la Passion du Sauveur. Les poitrines des serves laissaient échapper de profonds soupirs et de leurs yeux coulaient des larmes silencieuses. Elles portaient dans leurs cœurs leur Maître et Sauveur et elles croyaient fermement qu’il ressusciterait, qu’il ressusciterait vraiment. À travers leurs souffrances, leurs tortures, elles entrevoyaient, ces malheureuses, le régime resplendissant de la liberté. Arina Pétrovna elle-même, toujours si sévère, devenait, pendant ces jours-là, douce, ne grondait pas, ne reprochait pas à Anninka sa dépendance, mais lui caressait les cheveux et lui disait de ne pas s’exciter tant que ça. Mais même au lit, Anninka ne pouvait se calmer, elle tressaillait, s’agitait, se mettait sur son séant plusieurs fois durant la nuit, se parlait à elle-même. Puis vinrent les années d’école, puis celles de vagabondage. Les premières étaient pauvres en événements, les dernières péniblement triviales. Mais ici aussi, au milieu des scandales de sa vie d’actrice, Anninka distinguait avec jalousie les jours saints et trouvait dans son âme des échos du passé qui la faisaient soupirer et s’attendrir comme dans son enfance. Mais maintenant que toute sa vie était dévoilée jusque dans ses derniers détails, que le passé était maudit et que l’avenir ne promettait ni repentir, ni pardon, que les sources de l’attendrissement étaient taries et avec elles les larmes aussi, – l’impression produite sur elle par la lecture de l’Évangile était vraiment écrasante. Dans son enfance aussi, une profonde nuit l’entourait, mais derrière ces ténèbres, elle devinait des rayons. Maintenant elle ne pressentait plus rien : la nuit, la nuit éternelle, permanente – et rien de plus. Anninka ne soupirait pas, ne s’agitait pas, même selon toutes probabilités, elle ne pensait à rien, elle n’était que plongée dans un profond engourdissement.
De son côté, Porfiry Vladimiritch, dès sa plus tendre enfance, respectait avec non moins d’exactitude les jours saints, mais il les honorait exclusivement au point de vue de la forme, comme un vrai idolâtre. Tous les ans, la veille du vendredi saint, il invitait batiouchka, écoutait l’Évangile, soupirait, levait les bras au ciel, marquait sur le cierge le nombre de chapitres d’évangile lus au moyen de petites boules de cire, mais néanmoins n’y comprenait absolument rien. Ce n’est que maintenant, lorsque Anninka éveilla chez lui la conscience des meurtres, qu’il comprit pour la première fois que dans ce récit, il était question d’on ne sait quelle injustice inouïe rendant un arrêt sanglant contre la justice… Certes, ce serait exagérer que de dire qu’à l’occasion de cette découverte, dans son âme prirent naissance quelques comparaisons vitales, mais indubitablement un certain trouble, confinant au désespoir, y régnait. Ce trouble était d’autant plus douloureux qu’était moins consciente la vie passée qui l’avait engendré. Il y avait dans ce passé quelque chose d’effrayant, mais quoi au juste, on ne pouvait se le rappeler ; d’autre part il était impossible d’oublier. Quelque chose de monstrueux qui, jusqu’ici, était resté immobile, recouvert d’un voile impénétrable, se mouvait maintenant et était une menace perpétuelle d’écrasement. Au moins, s’il l’écrasait en effet – ce serait préférable, mais lui, Judas, avait la vie dure et qui sait s’il n’échapperait pas… Non, attendre le dénoûment naturel, c’est trop risquer ! il faut créer soi-même un dénoûment qui mette fin à ce trouble insupportable. Ce dénoûment existe sûrement. Voilà un mois qu’il examine la chose, mais en ce moment elle lui échappe. « Samedi nous communierons – il faut aller sur la tombe de mamenka lui demander pardon », se dit-il tout à coup.
– Allons, hein ? demanda-t-il à Anninka en lui faisant part de son intention.
– Allons-y, si vous le voulez.
– Mais il faut que nous y allions à pied et… commença Porfiry Vladimiritch, mais il ne finit pas sa phrase, comme s’il craignait qu’Anninka fût de trop.
« Je suis fautif envers mamenka… c’est moi qui ai été cause de sa mort… moi ! » Cette idée tourbillonnait dans son cerveau et la soif de lui demander pardon devenait à chaque instant plus intense. Demander pardon, non pas comme on le fait ordinairement, mais se jeter sur la tombe, s’y anéantir dans les cris d’une agonie mortelle.
– Tu dis donc que Lioubinka est morte de sa propre main ? demanda-t-il tout à coup, évidemment dans le but de se donner du courage.
Anninka semblait ne pas entendre cette question, mais évidemment, elle aussi éprouvait un besoin insurmontable de revenir à cette mort, d’en faire encore une fois l’instrument de son supplice, car une minute après, elle se mit à raconter toutes les circonstances de la mort de sa sœur.
– Et elle t’a dit : « Bois… lâche ? » demanda-t-il lorsqu’elle eut fini.
– Oui, elle l’a dit.
– Et tu es restée ? et tu n’as pas bu ?
– Oui… je vis…
Judas se leva et visiblement agité, fit quelques tours dans la chambre. Enfin il s’approcha d’Anninka et lui caressa les cheveux.
– Pauvre enfant ! ma pauvre enfant ! dit-il doucement.
Au contact de cette main, quelque chose d’inattendu se passa en elle. Elle s’étonna d’abord, puis peu à peu sa physionomie changea, se défigura et subitement elle fondit en larmes, la poitrine soulevée par d’horribles sanglots.
– Oncle ! vous êtes bon ? Dites, êtes-vous bon ? criait-elle presque à tue-tête.
D’une voix entrecoupée par les sanglots, elle répétait sa question, la même qu’elle lui posa le jour où elle revint à Golovlevo pour s’y installer définitivement et à laquelle il répondit d’une façon si absurde.
– Êtes-vous bon ? dites ! répondez ! Êtes-vous bon ?
– As-tu entendu ce qu’on a lu aujourd’hui aux vêpres ? lui demanda-t-il lorsqu’elle fut un peu calmée – ah ! quelles souffrances étaient-ce ! Ce n’est qu’avec de telles souffrances qu’on peut… Et cependant il a pardonné à tous et à tout jamais.
Il se mit de nouveau à arpenter la chambre à grands pas, souffrant, désespéré, sans remarquer que la sueur perlait sur son visage.
– Il a pardonné à tous ! disait-il à haute voix, mais comme s’il se parlait à lui-même, non seulement à ceux qui l’ont abreuvé de vinaigre et de fiel, mais à ceux aussi… qui dans la suite… maintenant, par exemple, et dans l’avenir et dans les siècles des siècles… approcheront de ses lèvres le vinaigre et le fiel… Horrible ! ah ! c’est horrible !
Tout à coup il s’arrêta auprès d’Anninka et lui demanda :
– Et toi… as-tu pardonné ?
En réponse à cette question, elle se jeta dans les bras de son oncle et l’étreignit fortement.
– Il faut me pardonner ! continua-t-il, pour tous… Et pour toi… et pour ceux qui ne sont plus… Qu’est-ce ? qu’arrive-t-il ? s’écriait-il presque avec égarement en regardant autour de lui, où sont-ils ?… tous ?
Brisés, exténués, ils se séparèrent pour se rendre chacun dans leur chambre. Mais Porfiry Vladimiritch ne pouvait dormir. Il se retournait dans son lit et s’efforçait de se rappeler quel devoir encore il avait à remplir. Tout à coup, lui revinrent à l’esprit les paroles qui, deux heures avant, lui avaient passé accidentellement par la tête. « Il faut aller sur la tombe de mamenka, lui demander pardon ! » À ce souvenir, une inquiétude horrible, pleine d’angoisses, s’empara de tout son être. Enfin n’y tenant plus, il quitta son lit et passa sa robe de chambre. Il faisait encore nuit et pas le moindre son ne venait du dehors. Porfiry Vladimiritch marcha quelque temps dans la chambre, s’arrêtant par moments devant l’image du Sauveur couronné d’épines et le regardant longuement. Enfin il se décida. Il est difficile de dire à quel point il avait conscience de sa décision, mais quelques minutes après, il traversait à pas de loup l’antichambre et poussait la targette de la porte d’entrée.
Dehors le vent mugissait et les bourrasques de mars chassaient dans les yeux la neige humide. Mais Porfiry Vladimiritch marchait le long du chemin sans se soucier des mares, sans s’occuper de la neige, croisant machinalement les pans de sa robe de chambre.
Le lendemain de grand matin, une estafette, dépêchée du village le plus proche du cimetière où reposait Arina Pétrovna, apporta la nouvelle qu’à quelques pas de la route, on avait trouvé le cadavre congelé du barine de Golovlevo.
On courut prévenir Anninka, mais on la trouva dans son lit, en proie au délire et à tous les symptômes de la fièvre chaude.
Alors on envoya un nouveau courrier à Goriouchkno chez la cousine Nadejda Ivanovna Galkina (fille de la tante Varvara Mikhaïlovna) qui, depuis l’automne, épiait attentivement ce qui se passait à Golovlevo.
FIN