LIVRE PREMIER
UN CONSEIL DE FAMILLE
Après avoir rendu compte de son voyage à Moscou, où il était allé percevoir la redevance des serfs qui y résidaient{1}, le bailli s’éloignait sur un signe de sa maîtresse, lorsqu’il fut pris soudain d’une étrange indécision. Il piétinait sur place, comme s’il hésitait à dire quelque chose.
Arina Pétrovna observait les moindres gestes de ses familiers ; elle possédait même au plus haut degré l’art de deviner leurs pensées les plus secrètes.
Aussi les réticences de son bailli la rendirent-elles de suite inquiète.
– Voyons, qu’y a-t-il encore ? lui demanda-t-elle brusquement.
– C’est tout, balbutia Anton Vassilieff, tout en cherchant à s’esquiver.
– Allons, ne mens pas ! Tu as autre chose à me dire. Je le vois dans tes yeux.
Mais Anton Vassilieff ne pouvait se résoudre à parler et continuait son manège.
– Voyons, parle, girouette, et ne te trémousse pas ainsi, lui dit Arina Pétrovna d’une voix irritée.
La barynia aimait à donner des surnoms à ses gens et si elle traitait de girouette Anton Vassiliévitch ce n’était pas qu’elle soupçonnât sa fidélité, mais il avait la langue trop longue. Au milieu de la propriété qu’il gérait se trouvait un bourg commerçant renfermant de nombreux traktirs{2}. Et ma foi, Anton aimait à prendre le thé au traktir, à y faire parade de la puissance de sa maîtresse et souvent au milieu de ses vantardises, il laissait échapper un mot imprudent. Arina Pétrovna était toujours en procès, et il arrivait souvent que le bavardage de son homme de confiance dévoilait les ruses de guerre de la barynia avant qu’elle ne les eût mises à exécution.
– Oui, il y a, en effet… marmotta enfin Anton Vassilieff.
– Quoi ? demanda Arina Pétrovna tout inquiète.
Femme autoritaire, douée en outre d’une grande puissance d’imagination, en un instant elle vit passer devant ses yeux une foule de tableaux tous plus inquiétants les uns que les autres pour son autorité. Aussi son visage se couvrit-il de pâleur et elle se leva brusquement de son siège.
– Stépane Vladimiritch ont vendu leur maison{3}, continua le bailli en s’arrêtant après chaque mot.
– Eh bien !
– Ils l’ont vendue.
– Comment cela ? Pourquoi ? Allons, parle !
– Pour dettes, dit-on. Sans doute la cause de la vente n’est pas bonne à dire.
– C’est donc la police qui a fait vendre ?… le tribunal ?
– Il paraîtrait que c’est la police. La maison a été mise aux enchères et vendue pour huit mille roubles.
Arina Pétrovna se laissa choir lourdement dans son fauteuil et dirigea son regard vers la fenêtre. Elle semblait avoir perdu instantanément toute conscience d’elle-même. Si l’on était venu lui dire que Stépane Vladimiritch venait de commettre un assassinat ou que les paysans de Golovleff s’étaient révoltés et refusaient d’aller à la corvée, ou bien encore que le servage était aboli, – elle aurait été moins frappée. Ses lèvres remuaient ; elle regardait fixement sans voir. Sa préoccupation était telle que même elle ne prêta aucune attention à un fait qui se passa à ce moment et qui, dans tout autre instant, eût certainement provoqué une enquête : une fillette – la petite Douniachka – courait à toutes jambes en cachant quelque chose sous son tablier, elle voulut se glisser devant la fenêtre, mais apercevant la barynia, elle tourna sur place, puis lentement revint sur ses pas.
Arina Pétrovna sembla reprendre connaissance et s’écria :
– Ah oui ! en voilà de belles !
Puis elle s’arrêta et pendant quelques minutes, dans la chambre régna de nouveau le silence précurseur d’un orage.
– Alors tu dis que la police a vendu la maison pour huit mille roubles ? demanda-t-elle encore une fois.
– Oui, barynia, c’est cela même.
– Vendre la bénédiction de ses parents{4}. C’est joli ! voilà du propre ! Canaille ! va !…
Arina Pétrovna sentait bien qu’il lui était indispensable de prendre une prompte décision, mais encore sous le coup qui l’avait frappée, elle était incapable de rien décider et ses idées, s’enchevêtrant en un réseau inextricable, se dirigeaient dans des directions tout opposées. Elle pensait d’une part, que la vente de la maison n’avait pu avoir lieu du jour au lendemain et que préalablement, il y avait eu saisie, évaluation et mise aux enchères. Oui, on avait vendu pour huit mille roubles cette maison qui lui en avait coûté à elle-même, il y avait deux ans de cela, douze mille, pas un kopeck de moins. Ah ! si elle l’avait su, elle l’aurait bien rachetée pour huit mille. Et elle se disait : « La police a vendu pour huit mille roubles ! – Huit mille roubles, la bénédiction des parents. Ah oui ! quel lâche ! ce gredin qui, pour huit mille roubles, laisse vendre la bénédiction des parents ! ! ! »
– Eh ! qui t’a dit cela ? demanda-t-elle enfin à Anton, après avoir réfléchi que la maison était bien vendue et que l’espoir de la racheter à bon marché était devenu une illusion pour elle.
– C’est Ivan Mikhaïlovitch, le cabaretier qui m’a raconté cela.
– Et pourquoi ne m’a-t-il pas prévenue à temps ?
– Il n’a pas osé, paraîtrait-il.
– Ah ! il n’a pas osé, l’imbécile, il n’a pas osé ! Il me paiera ça. Qu’on le fasse venir immédiatement de Moscou et aussitôt arrivé, qu’on l’envoie au bureau de recrutement… Ah ! il n’a pas osé ! Eh bien ! il sera soldat !
Quoique touchant à sa fin, le régime du servage existait encore. Il arrivait souvent à Anton Vassilieff de recevoir de sa maîtresse les ordres les plus excentriques, mais la résolution qu’elle venait de prendre envers Ivan Mikhaïlovitch le surprit tellement qu’il n’était pas du tout, mais pas du tout à son aise. Son surnom de girouette lui revint de suite à l’esprit. Ivan Mikhaïloff était un paysan « sérieux » : qui se serait imaginé qu’un tel malheur pût l’atteindre ?
Et puis c’était son « compère », son ami intime – « et voilà, on va le faire soldat par sa faute à lui, Anton Vassilieff, qui n’a pas su retenir sa langue ! »
– Pardonnez-lui, barynia, dit-il en se hasardant à prendre fait et cause pour son ami.
– Va-t’en… tu es son complice, lui dit Arina Pétrovna d’un accent qui lui enleva toute velléité de prendre la défense d’Ivan Mikhaïlovitch.
Mais avant de poursuivre mon récit, je prie le lecteur de me permettre de lui faire faire plus ample connaissance avec Arina Pétrovna Golovleva, et sa position dans la famille.
Arina Pétrovna est une femme d’une soixantaine d’années, très verte encore pour son âge et habituée à ne rencontrer aucune contradiction. Sa tenue est sévère ; elle régit sans contrôle aucun les vastes propriétés des Golovleff, et mène une vie fort retirée. L’économie est poussée chez elle jusqu’à l’avarice. Elle est peu liée avec ses voisins et exige de ses enfants une obéissance telle qu’avant de faire un pas, ils se posent cette question : qu’en dira mamenka{5} ? Son caractère est, en somme, indépendant, inflexible et un peu obstiné et dans toute la famille Golovleff personne n’ose lui tenir tête. Son mari est débauché ; il s’adonne à la boisson et Arina Pétrovna déclare volontiers qu’elle n’est ni veuve ni mariée ; quant à ses enfants, les uns servent à Pétersbourg ; les autres, portraits fidèles de leur père – sont, comme mal propres{6}, tenus à l’écart des affaires de la famille. Il est facile de comprendre que, dans ces conditions, Arina Pétrovna s’est déshabituée de bonne heure de la vie de famille, et cependant ce mot « famille » est toujours sur ses lèvres et tous ses actes semblent dictés par le souci et l’intérêt de la famille.
Le mari d’Arina Pétrovna, Vladimir Mikhaïlovitch Golovleff, était connu dès son plus jeune âge par son caractère décousu et indolent, et il n’éprouvait que fort peu de sympathie pour son épouse toujours sérieuse et affairée. Il menait une vie oisive et inutile, s’enfermait le plus souvent dans son cabinet, imitait le chant des étourneaux et des coqs, etc., et surtout s’appliquait à composer des « poésies libres ». Dans ses moments d’épanchement, il se vantait d’avoir été l’ami de Barkoff, qui, d’après son dire, l’aurait béni à son lit de mort. Dès le premier jour, Arina Pétrovna prit en aversion les vers de son mari ; elle les traitait de « saletés », de « niaiseries » et comme Vladimir Mikhaïlovitch ne s’était marié, à proprement parler, que pour avoir un auditeur, la discorde, on le pense bien, ne tarda pas à régner en maîtresse dans le ménage. Et cette mésintelligence s’accentuant chaque jour finit par faire naître chez la femme une indifférence complète, mêlée de mépris, pour ce mari paillard, et chez l’homme une profonde haine pour son épouse, haine mêlée de beaucoup de crainte. Vladimir Mikhaïlovitch traitait sa femme de « sorcière », de « diablesse », Arina Pétrovna appelait son mari – « moulin à vent », « guitare sans cordes ». Et chose étrange, depuis plus de quarante ans qu’ils vivaient ainsi, jamais il n’était venu à l’esprit de l’un d’eux l’idée que cette existence était bien peu naturelle.
Avec le temps, le caractère de Vladimir Mikhaïlovitch loin de s’améliorer ne fit qu’empirer. Outre ses récréations poétiques, il se mit à boire et ne se faisait aucun scrupule de guetter dans les couloirs les filles de service. Tout d’abord, Arina Pétrovna considéra avec dégoût « la nouvelle occupation » de son mari et ressentit même en elle une certaine émotion : il est juste de dire qu’en cela l’outrage fait à son autorité jouait un plus grand rôle que la jalousie réelle. Puis elle le laissa faire, en veillant toutefois à ce que ces « salopes » n’apportassent point de l’eau-de-vie au barine. À partir de ce moment, elle se dit une fois pour toutes qu’elle ne pouvait pas compter sur son mari et porta toute son attention sur un seul point : arrondir les propriétés des Golovleff et effectivement en quarante ans elle décupla sa fortune. Douée d’une attention et d’une perspicacité étonnantes, elle guettait les propriétés foncières à vendre, se renseignait secrètement sur leur rendement au conseil de tutelle et se rendait à l’improviste à toutes les enchères. Dans le courant de cette chasse frénétique aux « honnêtes acquisitions » Vladimir Mikhaïlovitch restait toujours à l’arrière-plan et finit par s’abrutir complètement. Au moment où commence ce récit, c’était déjà un vieillard débile qui ne quittait guère son lit et s’il venait par hasard à sortir de sa chambre à coucher, ce n’était que pour passer sa tête par la porte entrebâillée de la chambre de sa femme, lui crier : « Diablesse », et se sauver aussitôt.
De sa nature, Arina Pétrovna était trop indépendante, trop célibataire (si l’on peut s’exprimer ainsi), pour voir autre chose dans ses enfants qu’une charge de plus pour elle. Elle ne se sentait libre que lorsqu’elle était au milieu de ses comptes d’administration et que personne ne venait interrompre ses conversations d’affaire avec les intendants, les starostas{7} et les femmes de charge. À ses yeux, les enfants étaient un des « accessoires » inhérents à la vie et contre lesquels elle ne se croyait pas en droit de protester ; ils ne faisaient vibrer en elle aucune corde, perdue comme elle l’était dans les détails infinis de son ménage. Les Golovleff avaient quatre enfants : trois fils et une fille. Arina Pétrovna, n’aimait à parler ni de son fils aîné, ni de sa fille ; son cadet la laissait assez indifférente. Quant au second, Porfirka, le sentiment qu’elle ressentait pour lui était plutôt de la crainte que de l’amour.
Stépane Vladimiritch, le fils aîné, était connu sous les noms de « Stepka{8} le nigaud », « Stepka l’insolent ». Et de bonne heure il fut mis au nombre des mal propres. Dès son enfance, il jouait dans la maison le rôle d’un paria ou d’un bouffon. Par malheur, c’était un garçon bien doué et prenant facilement l’empreinte du milieu qui l’entourait. À son père il devait sa polissonnerie inépuisable, à sa mère – le talent de deviner tout de suite le côté faible des gens. Grâce à la première de ces qualités il devint le favori de son père, ce qui augmentait encore la malveillance de sa mère à son égard. Il arrivait souvent que, pendant qu’Arina Pétrovna s’absentait pour vaquer à ses affaires, le père et le fils aîné se rendaient dans le cabinet orné du portrait de Barkoff et là, tout en composant les poésies libres, ils cancanaient, blaguaient et Arina Pétrovna, la sorcière, comme ils l’appelaient, en avait son compte. Mais d’instinct elle devinait leur occupation. Sa voiture s’arrêtait sans bruit devant le perron, elle en descendait et sur la pointe des pieds s’approchait de la porte du cabinet et écoutait l’amusante conversation. Stepka le Nigaud recevait sur-le-champ une correction d’importance, mais il ne se décourageait pas ; les coups et les exhortations le laissaient également insensible et une demi-heure après, il recommençait : tantôt il coupait le fichu de la femme de chambre Annioutka, introduisait des mouches dans la bouche de Vassioutka endormie, ou bien encore pénétrait dans la cuisine et y chipait un pâté qu’il partageait, du reste, avec ses frères, car Arina Pétrovna, par économie, donnait à peine à manger à ses enfants.
– Tu mériterais d’être tué, canaille, lui répétait sans cesse sa mère. – Oui, si je te tuais, personne ne me dirait rien et le Tzar ne me punirait pas pour si peu.
Ces humiliations de chaque instant, infligées à une âme si molle, ne furent pas sans y laisser de traces. Cette éducation n’engendra en Stépane ni protestations, ni irritation, mais elle lui forma un caractère d’esclave, d’une souplesse de pître, sans sentiments et sans prévoyance. Les gens de cette espèce sont sans aucune force de caractère et peuvent devenir n’importe quoi : des ivrognes, des bouffons et même des criminels. À vingt ans, Stépane Golovleff termina ses études dans un lycée de Moscou et entra à l’Université. Son existence d’étudiant était triste. D’abord, sa mère lui donnait juste assez d’argent pour ne pas mourir de faim ; puis il n’avait pas la moindre inclination pour le travail, mais en revanche, il possédait un rare talent d’imitation ; troisièmement, il éprouvait le besoin d’être toujours en société et ne pouvait rester une minute en tête à tête avec lui-même. C’est pourquoi il s’était arrêté au rôle facile de parasite, de pique-assiette et, grâce à sa facile condescendance, il devint bientôt le favori des étudiants riches. Ceux-ci, tout en l’admettant dans leur société, ne le regardaient pas comme leur égal, mais bien comme un bouffon et telle fut bientôt sa réputation. Une fois lancé sur cette pente il s’était laissé aller de plus en plus, si bien qu’à la fin de son dernier trimestre il était devenu bouffon jusqu’à la moelle des os. Néanmoins, grâce à la faculté qu’il possédait de saisir promptement et de retenir ce qu’il entendait, il passa ses examens d’une manière plus que satisfaisante et fut reçu candidat. Lorsqu’il présenta son diplôme à sa mère, celle-ci haussa les épaules et murmura : « cela m’étonne. » Puis l’ayant gardé un mois à la campagne, elle le renvoya à Pétersbourg lui assignant cent roubles par mois pour si subsistance. C’est alors que commencèrent les démarches et les visites aux administrations et aux chancelleries, car Stépane Vladimiritch n’avait pas de protecteurs et ne se sentait aucunement le désir de se frayer la route par le travail. Le jeune homme avait à tel point pris l’habitude de l’oisiveté que ses idées ne pouvaient plus se coordonner et que les rédactions de mémoires, de rapports, les extraits d’actes même étaient au-dessus de ses forces. Golovleff fut forcé de reconnaître enfin, après quatre années de lutte dans la capitale, que l’espoir de devenir quelque chose de plus qu’un simple employé de chancellerie n’était qu’un leurre. En réponse à ses doléances Arina Pétrovna lui écrivit une lettre qui commençait par ces mots : « Je m’y attendais » et se terminait par une injonction de revenir immédiatement à Moscou. L’on décida ensuite de placer Stepka le Nigaud au Nadvornyi Soude{9} en le confiant à la surveillance d’un chicaneur qui, depuis bien longtemps, était homme d’affaires de la famille Golovleff.
Que fit Stépane Vladimiritch Golovleff au Nadvornyi Soude – et comment s’y conduisit-il ? Mystère ! Ce qui est certain, c’est qu’il en partit au bout de trois ans. Arina Pétrovna en vint alors aux mesures extrêmes : elle se décida à donner à son fils « un os à ronger, » « un morceau » qui consista en une maison à Moscou, achetée par madame Golovleff au prix de douze mille roubles. Ce fut la bénédiction paternelle. Et pour la première fois de sa vie Stépane Golovleff respira librement. Sa maison avait un rapport de mille roubles{10} d’argent et, comparée à sa position précédente, cette somme faisait miroiter devant ses yeux le mirage d’une réelle prospérité. Aussi embrassa-t-il avec effusion la main de mamenka, quoique celle-ci lui dit à ce moment : – « Prends garde nigaud, voilà tout ce que tu as à attendre de moi. »
Stépane promit de justifier la bonté dont il était l’objet. Mais hélas ! il était si peu habitué à manier l’argent, comprenait d’une façon si singulière la pratique de la vie réelle, que cette « fabuleuse » somme de mille roubles lui devint vite insuffisante. Au bout de quatre ou cinq ans il était totalement ruiné. Il fut alors enchanté de s’engager en qualité de remplaçant dans la milice qui s’organisait à ce moment. Du reste, ce corps ayant été licencié à Kharkoff à la conclusion de la paix, Golovleff revint à Moscou, vêtu de l’uniforme des miliciens et cent roubles en poche. Avec ce capital, il essaya de spéculer, ou plus simplement il tenta la chance aux cartes, mais en peu de temps il perdit son petit avoir. Alors il en vint à rendre visite aux paysans riches de sa mère installés à Moscou : il dînait chez les uns, obtenait des autres du tabac à fumer, chez d’autres encore empruntait de petites sommes. Enfin il finit par se trouver pour ainsi dire face à face « avec un mur sourd ». Déjà il frisait la quarantaine et s’avouait à lui-même qu’il ne lui était plus permis de continuer son existence de bohème. Il ne lui restait qu’un seul chemin à prendre, celui de Golovlevo.
Après Stépane Vladimiritch, fils aîné de la famille Golovleff, venait Anna Vladimirovna sur laquelle Arina Pétrovna n’aimait pas davantage amener la conversation. Le fait est qu’Arina Pétrovna avait eu sur Annouchka{11} certaines vues ; or, non seulement celle-ci n’avait pas justifié les espérances de sa mère, mais elle s’était laissée aller à commettre un scandale, qui avait fait potiner dans le district. Sa fille sortie du pensionnat, Arina Pétrovna l’avait installée chez elle à la campagne dans l’espoir d’en faire son secrétaire, une manière de teneur de livres non rétribué. Mais un beau jour, Annouchka s’enfuit avec le porte-drapeau Oulanoff qui l’épousa.
– Et voilà, ils se sont mariés comme des chiens, ils se sont unis sans bénédiction paternelle, disait à ce sujet, en se lamentant Arina Pétrovna. – C’est encore heureux qu’il l’ait épousée. Un autre à sa place aurait profité de la situation et décampé ensuite. Et qu’on aille le chercher ?
Madame Golovleva se comporta avec sa fille comme avec son fils, elle lui jeta aussi un « morceau » c’est-à-dire un capital de cinq mille roubles et une petite propriété : trente âmes{12} et des bâtiments tombant en ruines. Au bout de deux ans les nouveaux mariés avaient mangé leur avoir, le mari disparut, on ne sait où, en laissant sa femme avec deux jumelles. Trois mois après, Anna Vladimirovna mourut à son tour, et bon gré, mal gré, Arina Pétrovna dut se charger des orphelines. Elle les installa dans une maisonnette isolée sous la surveillance d’une vieille femme borgne Palachka. « Dieu est inépuisable dans sa bonté, disait-elle à cette occasion, les orphelines ne me mangeront pas et voilà une consolation à mon âge : Dieu m’a pris une fille, il m’en donne deux ! »
Elle écrivait en même temps à son fils Porfiry Vladimiritch : « Ta sœur est morte comme elle a vécu – en débauchée et laissant à ma charge ses deux « gosses ».
Mais si cynique que paraisse cette observation, il est juste de convenir qu’en jetant un « morceau » à son fils aîné et à sa fille Arina Pétrovna non seulement n’endommageait pas ses finances, mais encore décroissait indirectement le bien fonds de Golovlevo en diminuant le nombre de ses co-intéressés. Femme de principes sévères, elle se croyait une fois le « morceau jeté » quitte de tous devoirs vis-à-vis de ses enfants « mal propres. » Et quand elle pensait aux deux petites orphelines, jamais il ne lui venait à l’esprit de leur faire à la longue une part quelconque. Elle tâchait seulement de tirer le plus de revenu possible du petit bien qu’elle avait donné à Anna Vladimirovna et de mettre à la banque au nom des deux petites orphelines ce qu’elle lui faisait produire.
Quant à ses enfants cadets, Porfiry et Pavel, tous deux étaient à Pétersbourg ; le premier était marié et employé dans une administration, le second, célibataire, était à l’armée.
Porfiry Vladimiritch était connu dans la famille sous les surnoms de « Judas », « sangsue », etc., sobriquets qui lui avaient été donnés, alors qu’il était encore tout jeune, par son frère Stepka le Nigaud. Dès son âge le plus tendre, il aimait à cajoler « sa bonne amie mamenka », à lui baiser furtivement l’épaule et aussi à lui faire des rapports. Quelquefois, il ouvrait tout doucement la porte de la chambre d’Arina Pétrovna, se blottissait dans un coin et couvait des yeux « mamenka » pendant que celle-ci écrivait ou vérifiait ses comptes. Madame Golovlevo regardait avec une certaine méfiance les avances de son fils et même, cet œil obstinément fixé sur elle lui semblait énigmatique ; elle ne savait si ce regard distillait le venin ou exprimait la soumission filiale.
« Quels singuliers yeux, se disait-elle, quelquefois je ne puis les comprendre. On dirait qu’ils vont vous mettre la corde au cou : ils semblent lancer du venin. »
Et à cette occasion elle se rappelait quelques détails significatifs qui avaient marqué sa grossesse alors qu’elle était enceinte de Porfirka. Dans ce temps-là, il y avait à la maison un vieillard pieux, une sorte de prophète que l’on nommait « Porfirka le bienheureux » et à qui Arina s’adressait chaque fois qu’elle voulait interroger l’avenir. Lorsqu’elle l’interrogea pour savoir si elle allait accoucher bientôt, le vieux poussa par trois fois le cri du coq et marmotta ensuite :
– « Le petit coq ! le petit coq aux ergots pointus menace la poule : elle fera Koudach, trach trach mais il sera trop tard ! »
Et ce fut tout. Mais trois jours après (et voilà pourquoi le vieux avait chanté trois fois) elle mit au monde ce petit coq qu’elle baptisa du nom de Porfirka en honneur du vieux devin. La première partie de la prédiction s’était donc accomplie, mais que pouvaient signifier ces mystérieuses paroles : « la poule fera koudach trach ! trach ! mais il sera trop tard. » Et c’est à cela que songeait Arina Pétrovna en jetant des regards furtifs sur Porfirka pendant qu’il était dans son coin et la contemplait de son œil énigmatique.
Et le petit se tenait toujours immobile dans l’angle et continuait à regarder sa mère si fixement que ses yeux grands ouverts se remplissaient de larmes.
Il semblait comprendre les doutes de mamenka à son égard et se conduire avec tant de tact que la suspicion la plus profonde devait se reconnaître sans force devant sa douceur. Au risque d’ennuyer sa mère, il se tenait toujours près d’elle, semblant lui dire : « regarde-moi ! Ne suis-je pas tout obéissance et non seulement par crainte mais par conscience ! » Et si forte qu’était sa conviction de la fourberie de Porfiry, sa petite personne respirait tant de douceur, de dévouement, que malgré elle son cœur ne pouvait y résister et involontairement elle donnait à ce fils caressant les meilleurs morceaux du plat malgré la vague crainte que la seule vue de Porfiry faisait naître en elle.
Pavel Vladimiritch était le contraste vivant de son frère. C’était la personnification la plus complète d’un homme sans action. Tout enfant, il ne manifestait d’inclination ni pour l’étude, ni pour le jeu, ni pour la société, et se complaisait dans la solitude. Le plus souvent il se tenait caché dans quelque coin la mine renfrognée, et rêvait qu’il avait été nourri de tolokno{13}, que ses pieds étaient devenus très minces et qu’il n’apprenait rien. Ou bien qu’il n’était pas Pavel, fils de nobles, mais le berger Davidka ; que, comme ce dernier, il avait une bosse au front et était dispensé d’étudier. Quand Arina Pétrovna le voyait dans son coin, elle ne pouvait s’empêcher d’aller lui tirer les oreilles.
– Qu’as-tu à rester ainsi, gonflé comme une souris gorgée de gruau ? criait-elle. Serait-ce le mauvais esprit qui agit déjà en toi ? Il ne te vient jamais à l’idée d’approcher un peu de ta mère et lui dire : « Mamenka, ma petite mère chérie, embrassez-moi ! »
Pavloucha{14} quittait alors son coin et lentement, comme s’il était poussé dans le dos, s’approchait d’Arina Pétrovna.
– Mamenka, ma petite mère chérie, répétait-il d’une voix de basse bien peu naturelle pour un enfant.
– Va-t’en de devant mes yeux, molasse ! Tu crois, sans doute, que je ne te devine pas. Sois tranquille, mon petit, je comprends ton jeu, aucune de tes pensées ne m’est cachée.
Et Pavel s’en retournait du même pas lent dans son endroit de prédilection.
Les années s’écoulèrent et peu à peu Pavel Vladimiritch se transforma en une de ces personnalités apathiques et sombres, d’aspect rébarbatif qui deviennent par la suite des individus sans caractère, incapables d’agir. Au fond, il était peut-être bon mais il n’avait jamais fait de bien à personne ; il n’était pas bête, mais n’avait jamais fait preuve d’intelligence !
Il était hospitalier, mais son hospitalité ne tentait personne : il dépensait volontiers son argent ; sans qu’il en résultât pour un de ses semblables quelque chose d’utile ou d’agréable. Il n’avait jamais offensé personne, mais on ne lui en savait aucun gré. Il était honnête, mais jamais on n’avait entendu dire de lui : « Pavel Vladimiritch Golovleff a agi honnêtement dans tel ou tel cas ». Il craignait sa mère, ce qui ne l’empêchait pas parfois de lui répondre assez grossièrement. Je le répète : c’était un homme morose, mais derrière sa morosité se cachait l’absence d’une activité quelconque et rien de plus.
Quand les deux frères furent arrivés à l’âge mûr, ce fut alors que se manifesta la différence de leurs caractères dans leurs relations avec leur mère. Judas envoyait régulièrement tous les huit jours à « mamenka » une longue épître dans laquelle il l’initiait à tous les détails de la vie pétersbourgeoise et l’assurait dans les termes les plus choisis de son dévouement désintéressé. Pavel écrivait rarement ; ses lettres étaient brèves, mystérieuses même, comme s’il avait quelque mal à mettre au monde ses mots. « Excellente et chère mamenka, j’ai reçu tant d’argent à telle date de votre paysan de confiance Iéroféeff écrivait, par exemple, Porfiry Vladimiritch, et je vous présente l’expression de ma profonde reconnaissance pour l’argent que vous m’avez envoyé et que vous avez jugé utile à mon entretien. C’est avec un sincère dévouement que je vous baise les mains, chère mamenka. L’unique chose qui me chagrine et m’inquiète, c’est la crainte que j’éprouve que vous fatiguiez trop votre précieuse santé par la peine que vous vous donnez pour non seulement subvenir à nos besoins, mais encore prévenir nos moindres caprices ! Je ne sais quels sont les sentiments de mon frère, mais quant aux miens… » et la lettre continuait sur ce ton.
Voici comment s’exprimait Pavel à cette occasion :
« Chère mère, j’ai reçu tel jour la somme de tant, mais selon mes prévisions il me faudrait encore six roubles cinquante kopecks. Excusez-moi, je vous prie. »
Lorsqu’Arina Pétrovna blâmait ses enfants pour leur dissipation, ce qui arrivait souvent, quoiqu’il n’y eût pas de motifs vraiment sérieux, Porfirka acceptait toujours ses réprimandes et écrivait :
« Je sais, mamenka chérie, combien nous vous donnons de peine, je sais que notre conduite ne justifie pas les bontés que vous avez pour nous et, ce qui est pis, nous tombons dans ce défaut inhérent à la nature humaine d’oublier le bien que vous nous faites ; aussi, je vous supplie d’agréer mes regrets les plus sincères et vous promets de devenir plus circonspect dans mes dépenses ».
Et Pavel répondait :
« Chère mère, quoique jusqu’ici vous n’ayez pas encore eu à payer mes dettes, j’accepte sans discussion la qualification de dissipateur en quoi, je vous prie de recevoir l’assurance de votre… »
La lettre où Arina Pétrovna annonçait à ses deux fils la mort de leur sœur fut accueillie par eux d’une manière tout aussi différente.
Porfiry Vladimiritch écrivait : « La nouvelle de la mort de ma chère sœur et amie d’enfance, Anna Vladimirovna, a rempli mon cœur de tristesse, laquelle tristesse s’est encore accrue à l’idée que vous, chère mamenka, avez à porter une nouvelle croix en vous chargeant de deux orphelines. Et vraiment n’était-ce pas assez que vous, notre commune bienfaitrice, vous vous priviez de tout, vous usiez vos forces et votre santé, vous qui vous efforcez d’assurer à votre famille, non seulement le nécessaire, mais encore le superflu ! C’est un péché de se plaindre du destin, et peut-on faire autrement ! ? Selon moi, chère mamenka, l’unique consolation qui vous reste dans cette passe douloureuse, c’est de vous rappeler combien le Christ a souffert sur le Golgotha ! »
Et Pavel écrivait ceci :
« La nouvelle de la mort de notre sœur qui est morte en victime m’a profondément ému. Du reste, j’espère que Dieu aura pitié de son âme, quoique ceci ne soit pas encore tout à fait certain. »
Arina Pétrovna relisait ses lettres et cherchait à deviner lequel de ses fils était le « traître ». Lorsqu’elle tenait en main l’épître de Porfiry Vladimiritch, elle sentait ses soupçons se porter sur lui.
– En voilà un qui ne me ménage pas ses protestations d’amitié, – se disait-elle. Ce n’est pas pour rien que Stepka le Nigaud l’a surnommé Judas. Dans tout cela, il n’y a pas un mot de vrai. Tout est mensonge d’un bout à l’autre de la lettre. Et comme il sait parler, ce doucereux !… ah oui, je suis « sa chère mamenka ». Ressent-il mes « peines ! » Il semble porter « ma croix », ce flatteur !
Et quand elle parcourait ensuite la lettre de Pavel Vladimiritch, elle s’imaginait que le « traître c’était lui ». – Si bête qu’il soit, il ose encore malmener sa mère en sourdine et il me prie « de recevoir l’assurance »… Excusez du peu. Attends, je vais te faire voir si je reçois… Je vais te « jeter un morceau » comme à « Stepka le Nigaud ». Tu sauras alors comment je « reçois tes assurances… »
Et en fin de compte, de sa poitrine s’échappait ce cri tragique :
« Sans trêve ni repos, je thésaurise, j’amasse et pour qui ? pour qui ? ! ! »
Telle était la situation de la famille Golovleff au moment où le bailli Anton Vassilieff mettait Arina Pétrovna au courant de la vente de la maison qu’elle avait achetée à son fils, au courant de la vente de la « bénédiction paternelle » de ce « morceau » que, suivant son propre dire, elle lui avait jeté.
Arina Pétrovna se tenait toujours dans sa chambre à coucher, sans paraître reprendre ses sens. Il se passait en elle quelque chose qu’elle ne pouvait définir. Était-ce une sorte de compassion venue par miracle, on ne sait d’où, pour ce fils mal propre, mais toujours fils ou bien le sentiment de la blessure faite à son amour-propre, qui parlait en elle, le psychologue le plus expérimenté n’aurait pu le définir, tellement étaient embrouillés et mobiles en elle les sentiments et les sensations. Mais au milieu de ce chaos se dégageait plus clairement la crainte que le « mal propre » vînt lui tomber encore une fois sur les bras. Et elle se disait : « Anninka m’a laissé ses deux roquets et maintenant c’est autour du Nigaud ». Elle resta longtemps ainsi les yeux fixes, sans prononcer une parole, et ne toucha guère au dîner qui était servi. On vint lui demander l’eau-de-vie du « barine » et elle jeta sans mot dire les clés du buffet. Après le dîner, elle se retira dans sa chapelle, fit allumer les lampes devant les saintes images et, après avoir ordonné de préparer son bain, se renferma. Tout cela disait assez clairement combien la barynia était furieuse. Aussi un silence de mort ne tarda-t-il pas à régner dans la maison. Les femmes de chambre marchaient sur la pointe des pieds, la femme de charge, Akoulina, allait d’un coin à l’autre comme folle : il avait été question de faire des confitures après le dîner et maintenant, les fraises étaient épluchées, tout était prêt, mais la barynia ne donnait ni ordre, ni contre-ordre. Enfin le jardinier Matvéï étant venu dans la chambre des filles demander si il était temps de cueillir les pêches, il reçut un tel accueil qu’il dut se retirer immédiatement.
Après avoir prié Dieu et pris son bain de vapeur, Arina Pétrovna se sentit plus calme et fit mander de nouveau Anton Vassilieff.
– Et mon Nigaud, que fait-il donc ? demanda-t-elle.
– Moscou est grande – une année ne suffirait pas à l’explorer…
– Mais, j’imagine, ne faut-il pas encore boire et manger ?
– Ils se nourrissent chez nos paysans. Ils mangent chez les uns et les autres leur payent leur dix kopecks de tabac.
– Et qui leur a permis de lui donner ?
– Comme il vous plaira, soudarynia{15}, mais les paysans ne s’offensent pas pour si peu. On fait bien l’aumône aux mendiants, est-il possible de refuser à son propre barine ?
– Attendez un peu, âmes charitables ! Vous allez voir ça… Je vais reléguer le Nigaud dans ton village et j’entends que tu le fasses entretenir aux dépens des paysans.
– Tout à votre volonté, soudarynia.
– Hein ! qu’as-tu dit ?
– Tout à votre volonté, ai-je dit, soudarynia. – Vous ordonnez, nous obéirons.
– C’est bien ! Qu’ils obéissent ! Sinon, gare à toi !
Il y eut un moment de silence. Mais ce n’était pas en vain qu’Anton Vassilieff avait été surnommé « girouette ». Ne pouvant tenir en place il recommença à piétiner, brûlant du désir de raconter quelque chose.
– Ah ! quel farceur que ce Stépane Vladimiritch ! dit-il enfin. Il est revenu de la campagne avec cent roubles d’argent. Pas grand’chose, mais avec ça on aurait pu toujours vivre quelque temps…
– Eh bien ?
– À ce qu’il paraît, il a voulu se rattraper.
– Allons, parle !
– Il porta son argent au club allemand, il y croyait trouver une oie à plumer. Au lieu de cela, il tomba sur un malin, voulut tourner les talons, mais à ce qu’il paraît, on l’arrêta dans l’antichambre et on lui vida ses poches.
– Et ses côtes ont souffert aussi.
– Tout juste. C’est lui-même qui est venu raconter l’affaire à Ivan Mikhaïlovitch. Et chose étonnante, il riait et était gai comme un pinson.
– Il l’a bien mérité. Qu’il ne se montre pas devant mes yeux, le Nigaud.
– Cependant cela se pourrait !
– Que me dis-tu ? Mais je ne lui laisserai pas passer le seuil de ma porte.
– Eh oui ! mais il est probable néanmoins qu’il reviendra. Il a laissé échapper devant Ivan Mikhaïlovitch ces paroles : « Halte-là, je vais aller chez la vieille manger mon pain sec. » Mais, à vrai dire, madame, il ne peut toujours aller d’un paysan chez l’autre. Cela ne peut pas durer, il faut bien cependant qu’il s’habille, qu’il se loge.
Et c’était justement ce que craignait Arina Pétrovna ; voilà cette idée vague qui la tourmentait sans qu’elle s’en rendît bien compte : Oui, il reviendra, cela était inévitable, quand il ne saura plus où aller. Il sera ici, constamment devant les yeux, ce maudit, ce mal propre, cet oublié ! Pourquoi lui avait-elle jeté un morceau ? Elle croyait bien qu’en recevant « ce qu’il fallait lui donner », il disparaîtrait pour toujours… et il allait revenir ! Oui, il reviendrait, ferait l’exigeant ; sa tenue misérable serait connue de tous. Et il faudrait passer par sa volonté, car c’était un homme débauché, effronté. On ne pouvait pas l’enfermer au verrou et il était capable de se présenter devant les étrangers vêtu de guenilles, de faire une esclandre, d’aller raconter chez les voisins tous les secrets de la famille Golovleff !
Peut-être pourrait-on l’enfermer au monastère de Souzdale ? Mais malheureusement ce monastère n’était pas créé dans le but de délivrer les parents de leurs enfants indignes. Il y avait bien les maisons de correction, mais comment y enfermer cet étalon quadragénaire ! !… En un mot, Arina Pétrovna avait complètement perdu la tête, à l’idée des malheurs qui, à l’arrivée de Stepka le Nigaud, menaçaient de troubler sa paisible existence.
– Je l’enverrai chez toi, déclara-t-elle au bailli, qu’il vive à tes dépens, et non à ceux du domaine.
– Qu’ai-je fait pour cela, soudarynia ?
– Qu’as-tu fait ? Et qui croasse : « il reviendra, il reviendra » ? Va-t’en de devant mes yeux.
Anton Vassilieff voulut s’en aller, mais Arina Pétrovna le retint encore une fois.
– Attends ! est-ce bien vrai qu’il parte pour Golovlevo ?
– Oserais-je vous mentir, soudarynia ? Oui, il a dit : « Je m’en vais chez la vieille manger du pain sec ! »
– Eh bien, il verra le pain que la vieille lui a préparé !
– Oui, mais allez, il ne vous sera pas longtemps à charge !
– Eh quoi ?
– Il tousse beaucoup et porte sans cesse sa main à son côté gauche. Il ne vivra pas longtemps…
– Ce sont ceux-là, mon cher, qui résistent le mieux. Il nous enterrera tous ! La toux n’est rien pour cet étalon-là ! Mais nous verrons ! Tu peux partir maintenant, j’ai des dispositions à prendre.
Arina Pétrovna médita toute la soirée et finit par se décider à convoquer le conseil de famille afin de se prononcer sur le sort du Nigaud. Cette manière d’agir n’était pas dans ses mœurs, mais pour cette fois elle se décida à déroger à ses traditions autoritaires pour couvrir sa responsabilité par une décision prise en famille. Elle n’avait aucun doute sur l’issue du conseil et se mit à écrire dans une tranquille disposition d’esprit à Porfiry et à Pavel Golovleff, les priant de se rendre immédiatement à Golovlevo.
Pendant ce temps, l’auteur du « gâchis » était en route vers Golovlevo.
Il avait pris à Moscou une de ces voitures connues sous le nom de diligences. La carriole se dirigeait vers Vladimir et le compatissant Ivan Mikhaïlovitch accompagnait Stépane Vladimiritch et payait les frais de nourriture et de voyage.
– Donc, c’est convenu. Vous descendrez au détour et tel que vous êtes, dans cet accoutrement, vous irez à pied vous présenter chez la mamenka, lui disait Ivan Mikhaïlovitch.
– Oui, c’est bien ça, répondait Stépane Vladimiritch, du détour il y a à peine une quinzaine de verstes. Je ferai cela d’une traite ! Et je me présenterai tout poussiéreux.
– Et lorsque la mamenka vous verra en ce costume, peut-être aura-t-elle pitié de vous.
– Oui, elle aura de la pitié. En peut-il être autrement ? Mère est une bonne vieille !…
Stépane Vladimiritch n’a pas encore quarante ans, mais en paraît largement cinquante. La vie qu’il a menée l’a tellement usé qu’à le voir personne ne se douterait qu’il est d’origine noble et qu’il a fait ses études à l’université. C’est un garçon démesurément long, aux cheveux non peignés, au visage mal débarbouillé, maigre à cause du défaut de nourriture, la poitrine enfoncée, les mains longues et osseuses. Sa face est bouffie, les cheveux ébouriffés et les poils de la barbe sont à demi blancs, sa voix est haute, mais enrouée, ses yeux sont à fleur de tête et enflammés par l’abus continuel de l’eau-de-vie. Il est vêtu d’un vieil uniforme de milicien, complètement râpé et dont les galons absents ont été décousus et vendus, chaussé de bottes éculées, déformées, roussies et rapiécées. À travers la tunique déboutonnée, on aperçoit la chemise noire de graisse, chemise que, du reste, il nomme lui-même dans son cynique langage de soldat, niche à puces. Il regarde du coin de l’œil, d’un air morose, qui exprime on ne sait quelle inquiétude vague qui, peut-être, pourrait se traduire ainsi : « encore une minute d’attente, une seule, et je meurs de faim. » Il parle sans cesse, sans aucune suite, sautant d’un sujet à l’autre ; il parle quand Ivan Mikhaïlovitch l’écoute et quand il s’endort au son de son bavardage. Il se trouve très mal assis, car la diligence contient quatre personnes et au bout de quatre ou cinq verstes de parcours, il se sent déjà les genoux endoloris. Néanmoins, malgré la douleur, il ne discontinue pas de parler. Des nuages de poussière entrent par les ouvertures latérales du véhicule ; de temps en temps y pénètrent les rayons obliques du soleil, répandant leur chaleur dans l’intérieur de la diligence – et il parle toujours.
– Oui, frère, vois-tu, j’ai eu pas mal de malheurs dans ma vie, racontait-il, – il est temps que je me repose. Je pense qu’il se trouvera bien chez elle, un morceau de pain pour moi. Qu’en penses-tu, Ivan Mikhaïlovitch ?
– Votre mamenka possède beaucoup de morceaux.
– Et je ne suis pas seul. Voilà ce que tu as voulu dire ! Oui, ami, elle a de l’argent, un joli magot, va, et à moi, elle me jette un piatak de cuivre{16} qu’elle regrette ensuite. Elle m’a toujours détesté, la sorcière. Pourquoi ? Mais aussi, comme maintenant je n’ai rien à perdre, je lui serrerai la gorge. Si elle veut me chasser, je reste ; si elle me refuse à manger, je me sers moi-même ! Oui, frère, j’ai servi ma patrie et chacun doit m’aider… Mais ce que je crains, c’est que la vieille me refuse du tabac… voilà ce qui serait dur.
– Oui, il est probable qu’il faudra dire adieu au tabac.
– Alors, je serrerai les côtes au bailli et ce diable chauve m’en donnera.
– Oui, il ne vous en refusera pas… Et si votre maman le lui défend aussi ?
– Alors je serai fichu. Tout ce qui me reste de mon ancien bien-être, c’est le tabac ! Lorsque j’avais de l’argent, sais-tu combien j’en fumais ? Un quart de joukoff par jour !
– Il faudra aussi dire adieu à l’eau-de-vie.
– Cela encore est dur. L’eau-de-vie est excellente pour ma santé : elle délaie la salive. Lorsque nous marchions sur Sébastopol, sais-tu combien nous en avons bu avant d’être seulement arrivés à Serponkhoff ? Un védro{17} chacun ! !
– Et cela vous a joliment étourdi, je pense.
– Je ne m’en souviens plus, mais je crois que oui. Eh bien ! mon ami, j’ai marché jusqu’à Kharkoff, et qu’on me tue si je me rappelle quelque chose. Tout ce que je sais, c’est que nous avons traversé des villages, des villes, et qu’à Toula, un fermier nous fit un discours, et se mit à pleurer ; canaille ! Était-elle assez malheureuse en ce temps-là notre sainte mère, la Russie !… Des fermiers, et des entrepreneurs ! et des receveurs ! – comment Dieu nous a-t-il sauvés !…
– Et même dans ce temps-là, votre mamenka trouvait son bénéfice… Plus de la moitié des soldats ne revinrent pas de la campagne et l’on dit que le gouvernement donne pour chacun d’eux une quittance de recrues{18}. Et cette quittance, si on l’achète, coûte plus de quatre cents roubles.
– Oui, ami, notre mère est un bel esprit ! Elle devrait être ministre et non rester à Golovlevo à écumer les confitures ! Sais-tu ? Elle a été injuste à mon égard, elle m’a offensé, et cependant je l’estime ! Elle est intelligente comme le diable, – voilà le principal ! Sans elle, que serions-nous maintenant ? Nous serions restés avec notre unique Golovlevo – cent une âmes et demie ! Et regarde combien elle a amassé !
– Vos frères auront un beau capital.
– Oui, sûrement. En tous cas, je n’aurai rien. Oui, ami, je suis flambé. Et mes frères seront riches, surtout Sangsue, est-il assez obséquieux, celui-là ? Du reste, il finira par venir à bout de la vieille sorcière et lui soutirera tout son bien, tout son avoir. Ah ! je vois clair pour ces choses-là ! Quant à Pavel, c’est un noble cœur. Tu verras qu’il m’enverra du tabac en cachette. Dès que je serai arrivé à Golovlevo, je lui écrirai une lettre : Mon cher frère, et par ci et par là, je te prie, viens à mon aide, etc. ! – Eh, eh, eh, si j’étais riche !
– Que feriez-vous donc ?
– D’abord, je t’enrichirais, toi.
– Oh ! pourquoi faire ? Pensez à vous. Quant à moi, grâce à votre mamenka, je suis satisfait de ce que j’ai.
– Oh ! pour ça non, frère, – je te ferais intendant principal de tous mes biens ! Oui, ami, tu as réchauffé, rassasié le pauvre soldat – merci, – sans toi, je me dirigerais en ce moment à pied vers la maison de mes ancêtres. Aussi je te donnerai une lettre d’affranchissement et t’ouvrirai tous mes trésors en te disant : Mange, bois et amuse-toi !
– Non, soudar{19}, ne vous inquiétez pas de moi. Mais que feriez-vous encore si vous étiez riche ?
– Deuxièmement, je me procurerais une petite. À Koursk, je me suis rendu à l’église pour faire chanter un Te Deum à la Vierge et là, j’en ai vu une… Oh ! comme elle était jolie ! Veux-tu croire qu’elle ne restait pas une seule minute tranquille à sa place.
– Mais peut-être que cette petite n’aurait pas voulu de vous !
– Et l’argent ! à quoi sert-il ? le vil métal ! Si cent roubles sont peu, prends-en deux cents. Vois tu, frère, quand j’ai de l’argent, je ne regarde à rien si mon plaisir en dépend. S’il faut tout dire, je lui promis, par l’intermédiaire d’un caporal, trois roubles, mais elle en voulait cinq, la canaille !
– Et à ce qu’il paraît, vous n’aviez pas cette somme ?
– Je ne sais comment le dire, mon cher, je te le répète, tout dans ce temps-là m’apparaissait comme dans un rêve. Des deux mois entiers qu’a duré le trajet, je ne me souviens plus de rien. Il est possible qu’elle soit venue chez moi, mais j’ai oublié cette circonstance. Et cela t’est-il jamais arrivé, à toi ?
Ivan Mikhaïlovitch se tait. Stépane Vladimiritch regarde et constate que la tête de son compagnon bat la mesure de haut en bas, et par moment, lorsqu’elle touche presque le genou, Ivan frissonne singulièrement et recommence son mouvement cadencé.
– Eh, eh ! dit Stépane, tu te berces déjà, tu as donc sommeil. Tu t’es engraissé dans ton traktir, je le vois. Mais moi, je ne dors plus maintenant. Que vais-je faire ? Tiens ! Si je goûtais du jus de la treille !
Golovleff regarde autour de lui et constate que tous les autres voyageurs dorment. La tête du marchand qui est son voisin, se heurte à chaque instant contre la solive, mais cela ne le réveille pas : sa physionomie est brillante, comme si elle était recouverte de vernis et les mouches s’amassent autour de sa bouche.
– Ah ! si on lui enfournait toutes ces mouches dans le bec, il tirerait une langue longue d’un pied, se dit tout à coup Golovleff et il allonge tout doucement sa main pour mettre son projet à exécution, mais tout à coup, il s’arrête.
– Bah ! c’est assez de farces comme ça ! Dormez, mes amis, dormez ! Et moi en attendant, je vais chercher la bouteille. Ah ! ah ! te voilà, ma chérie ! Viens, viens un peu ! Dieu sauve les bons ! chantonne-t-il à demi-voix en retirant la bouteille d’un sac de toile. – C’est ça ! maintenant, tout va bien ! se dit-il en portant la fiole à sa bouche. – Suffit !… d’ici à la station, il y a au moins une vingtaine de verstes, j’ai le temps de me gaver. Ah ! que le diable emporte cette eau-de-vie ! Dès qu’on l’aperçoit, on ne peut y résister ! Eh ! eh ! j’avais de l’argent et je n’en ai plus. Là où il y avait un homme, il n’y a plus rien ! Et tout est ainsi dans le monde ! Aujourd’hui tu es rassasié et ivre, tu vis à ton aise, tu fumes ta pipe… Et demain – où seras-tu, homme ? Mais ce n’est pas tout. Après boire, il est bon d’avaler un morceau. Je ne sais que boire comme un tonneau et quant à manger… Et les médecins disent cependant que la boisson ne fait du bien qu’autant qu’elle est suivie d’un copieux repas, comme disait son Éminence Smaragd lorsque nous traversions Oboïane. Était-ce bien à Oboïane ? Le diable seul le sait, peut-être était-ce à Kromy ! Du reste, il ne s’agit pas de cela, mais de pouvoir manger. Je crois me rappeler qu’il a mis dans le sac du boudin et trois pains français. Et il n’a pas même acheté de caviar{20}, l’animal, et comme il dort, quelles jolies chansons sortent de son nez ! Aurait-il mis par hasard les provisions au dessous de lui ?
Stépane Vladimiritch cherche et ne trouve rien.
– Ivan Mikhaïlovitch ! hé ! Ivan Mikhaïlovitch ! crie-t-il.
L’autre se réveille, et, pendant une minute, il semble étonné de se trouver vis-à-vis de son barine.
– « Tiens ! je venais de m’endormir, » dit-il enfin.
– Ça ne fait rien ! ami, dors. Je t’ai réveillé afin que tu me donnes le panier aux provisions.
– Ah ! vous avez faim ! Mais ne prenez-vous pas un verre auparavant ?
– Bonne idée ! Où est la bouteille ?
Après avoir bu, Stépane Vladimiritch se mit à manger le boudin qui était dur comme une pierre, salé comme du sel et entouré d’une peau si résistante qu’il fallait la percer avec un couteau.
– Le saumon serait fameux en ce moment !
– Je vous demande bien pardon, soudar, mais je l’ai totalement oublié. Toute la matinée j’y ai pensé et même j’ai dit à ma femme : « Fais attention au saumon. » Ah ! quel malheur !
– Cela ne fait rien ! le boudin nous suffira. En campagne, l’on ne mange pas toujours comme ça. Père racontait qu’un Anglais avait parié de manger un chat crevé – et il l’a mangé.
– Oh !…… il l’a mangé ?
– Parfaitement. Il s’est ensuite trouvé mal ! mais il s’est guéri avec du rhum. Il avala deux bouteilles d’un trait et de suite, il fut bien portant : son mal fut enlevé comme avec la main… Un autre Anglais paria de se nourrir de sucre seulement toute une année.
– Et il gagna ?
– Non, il mourut deux jours avant la fin de l’an… Et toi, pourquoi ne prends-tu pas un verre ?
– Je n’ai bu de ma vie.
– Tu te rinces la bouche avec du thé, fi ! Ce n’est pas fameux, frère, et c’est pour cela que ton ventre pousse. Il faut être prudent avec le thé : faut prendre d’abord une tasse, puis un petit verre. Le thé amasse le crachat et l’eau-de-vie le dissout. N’est-ce pas ?
– Je n’en sais rien. Vous êtes instruit, vous devez le savoir mieux que moi.
– En marche, nous ne prenions ni thé ni café. Quant à l’eau-de-vie, c’était une autre affaire : on débouchait le bidon, on emplissait le verre, on le buvait et tout était dit…… On nous a tant fait marcher dans ce temps-là que je suis resté dix jours sans me lever.
– Vous avez eu pas mal de peines à supporter, soudar ?
– Beaucoup ou peu… mais essaie donc de faire comme nous des marches forcées… En allant, nous n’étions pas trop mal, on nous fêtait sur notre passage… des dîners, des cadeaux, du vin…… tout ce que nous voulions. Mais à notre retour, autre chanson !
Golovleff s’efforce de ronger le boudin et parvient enfin à en détacher un morceau.
– Il est salé, le boudin, frère ; – du reste, je ne suis pas exigeant. Je ne m’attends pas à ce que maman me bourre de friandises.
– Dieu est miséricordieux ! Vous aurez du pâté peut-être.
– Ni thé, ni tabac, ni eau-de-vie – tu as dit vrai… mais, m’a-t-on dit, maintenant elle joue aux cartes ; peut-être m’invitera-t-elle à être son partenaire et elle me donnera du thé… Mais quant au reste, adieu, frère !
Arrivé au relais de poste, la diligence s’arrête pour laisser reposer les chevaux. Golovleff a fini sa bouteille et est affamé. Les voyageurs se retirent dans l’izba et s’attablent pour dîner. Après avoir flâné dans la cour, jeté un coup d’œil dans l’arrière-cour, sur les mangeoires des chevaux et sur les pigeons, Stépane Vladimiritch tente de dormir. Mais il se convainc qu’il est préférable de suivre ses compagnons de route à l’izba.
Là, sur la table, fument déjà la soupe aux choux et dans un plat un gros morceau de bœuf qu’Ivan Mikhaïlovitch est en train de découper. Golovleff s’assoit près de la table, allume sa pipe et reste pendant quelque temps indécis.
– Pain et sel ! Messieurs, dit-il enfin, mais, ma foi, votre chtchi{21} me semble bon.
– Pas mauvais le chtchi, réplique Ivan Mikhaïlovitch, mais ne mangez-vous pas, soudar ?
– Non, je te l’ai dit, je n’ai pas faim.
– Pas faim, pas faim, mais vous n’avez mangé qu’un morceau de boudin ! ! Mangez donc ! Je vais vous faire dresser une petite table à part ! Hé, hé, patronne, mets donc un couvert pour le barine… Bon !
Les voyageurs mangent en silence et se regardent en dessous. Golovleff devine qu’ils ont vu clair dans son jeu, malgré le rôle de barine qu’il joue lorsqu’il appelle Ivan Mikhaïlovitch son trésorier. Il fronce ses sourcils et lance d’énormes bouffées de fumée. Il voudrait se refuser à manger, mais la faim le presse tellement, qu’il se rabat avec gloutonnerie sur la soupière au chtchi et la vide en un instant. Une fois rassasié, il reprend son assurance et comme si de rien n’était, il s’adresse à Ivan Mikhaïlovitch.
– Eh bien ! frère trésorier, tu paieras pour moi, je vais tâcher d’aller ronfler un peu dans le grenier à foin.
Tout en se dandinant, il se dirige vers le grenier et cette fois, son estomac étant tranquille, il s’endort d’un profond sommeil. À cinq heures il est déjà sur pied et voyant que les chevaux s’impatientent dans l’écurie, il réveille le cocher :
– Oh ! il dort, la canaille ! Oui, nous sommes pressés et il est dans les rêves.
Les choses se passent ainsi jusqu’au détour du chemin qui mène à Golovlevo. Mais ici, Stépane Vladimiritch commence à baisser de ton. Il perd son assurance et redevient soucieux. C’est Ivan Mikhaïlovitch qui l’encourage maintenant et il le conjure surtout de jeter sa pipe.
– Jetez-la dans un fourré proche de la maison, soudar, dit-il, vous la retrouverez ensuite.
Enfin est venu le moment de se séparer.
– Adieu, frère, dit Golovleff, en embrassant son compagnon de voyage. Elle me mangera ! !
– Dieu n’est pas impitoyable. Ne vous effrayez pas trop, soudar !
– Elle me mangera ! répète Stépane Vladimiritch d’une voix si convaincue qu’Ivan Mikhaïlovitch baisse involontairement les yeux.
Puis Golovleff tourne droit au détour, prend un chemin de traverse et marche en s’appuyant sur un bâton noueux qu’il vient de détacher d’un arbre. Ivan Mikhaïlovitch le suit un moment des yeux, puis se met à courir après lui.
– Je veux vous dire, barine, crie-t-il en le rattrapant, que tout à l’heure en nettoyant votre uniforme, j’ai vu dans une de vos poches trois roubles ; ne les perdez pas !
Stépane Vladimiritch hésite, ne sachant comment faire en cette occurrence. Enfin, tendant la main à Ivan Mikhaïlovitch, il lui dit à travers ses larmes :
– Je comprends…, c’est pour mon tabac…, merci. Mais j’en suis sûr, elle me mangera, cher ami, je t’en donne ma parole, elle me mangera ! !
Golovleff prend définitivement le chemin de traverse et en moins de cinq minutes, son bonnet de milicien est déjà loin, tantôt disparaissant, tantôt apparaissant à travers les arbustes du bois. Il est de très bonne heure, environ cinq heures. Notre héros avance à travers le brouillard doré du matin qui arrête à peine les rayons du soleil apparaissant à l’horizon, l’air est rempli des senteurs des sapins, des champignons et des fraises ; le chemin trace ses zigzags le long d’une plaine qu’égayent de nombreux oiseaux. Mais Stépane Vladimiritch ne remarque rien : son insouciance est disparue et il marche comme s’il était arrivé à son dernier jour. Une seule pensée remplit tout son être : encore trois ou quatre heures et il n’aura pas où aller. Il repasse dans sa mémoire son existence précédente à Golovlevo et il lui semble que devant lui s’ouvrent les portes d’une cave froide qui se refermeront ensuite… et que tout sera fini. Il lui revient une foule de détails qui ne le concernent pas directement, mais qui caractérisent assurément les coutumes des Golovleff. Voici l’oncle Mikhaïl Pétrovitch, surnommé Michka{22} le Tapageur et classé aussi parmi les « malpropres. » Le grand-père Piotre Ivanitch l’a enfermé ici à Golovlevo, mis au rang des domestiques, et il mangeait dans le même plat que le chien Trésorka. Voici encore la tante Véra Mikhaïlovna qu’on tolérait par charité et qui mourut de privations, car Arina Pétrovna lui reprochait chaque morceau de pain qu’elle mangeait et chaque bûche qu’elle brûlait pour se chauffer !
Voilà ce qu’il va avoir à endurer, à peu de chose près. Devant son imagination repasse toute la série de ses malheurs, noyés dans il ne sait quel précipice béant et involontairement il ferme les yeux. Il se voit en tête à tête avec une vieille femme, non pas méchante, mais endurcie dans l’exercice de son autorité. Et cette vieille le mangera, non par des tortures, mais par l’oubli. Avec qui s’entretenir, où aller ! toujours elle, cette femme roide, méprisante, autoritaire ! À l’idée de cet avenir inévitable, il est saisi d’une telle angoisse qu’il s’arrête pendant quelques minutes et se frappe la tête contre un arbre. Sa vie de bouffon, d’oisif et d’inutile lui repasse tout entière devant les yeux. Il se rend à Golovlevo sachant ce qui l’y attend, et il ne peut éviter d’y aller. Il n’y a plus d’autre voie pour lui. Le dernier des hommes peut agir comme il l’entend, peut se procurer du pain – lui seul ne peut rien.
Cette idée semble être germée pour la première fois dans son cerveau.
Auparavant il lui arrivait de penser à l’avenir, de former des projets, mais c’étaient des rêves de luxe et de bien-être – sans travail.
Et tout ce brouillard dans lequel était disparue sa vie passée allait avoir de fatales suites pour lui ! Redevance amère pouvant se traduire en ces trois mots : « Elle me mangera ! »
Il est environ dix heures du matin lorsque le clocher de Golovlevo apparaît au-dessus des bois. Stépane Vladimiritch pâlit, ses mains sont saisies d’un tremblement nerveux ; il ôte sa casquette et ébauche un signe de croix. Il se souvient de la parabole évangélique du Fils Prodigue, mais il comprend presque aussitôt que de tels souvenirs ne sont pour lui qu’une illusion. Enfin ses yeux aperçoivent le poteau de délimitation planté non loin du chemin et, une minute après, il se trouve sur la terre des Golovleff, cette terre qui l’enfanta paria, le nourrit paria et qui l’accepte maintenant dans son sein, mais comme paria. Le soleil était déjà haut à l’horizon et dardait sans merci ses rayons brûlants sur les terres immenses des Golovleff. Mais Stépane pâlissait de plus en plus et sentait un frisson courir dans ses veines. Il est arrivé au cimetière et le courage l’abandonne complètement. La propriété semble aussi tranquille que s’il ne s’y passait rien d’extraordinaire, mais sa vue produit sur lui l’impression d’une tête de Méduse. Il lui semble y voir son tombeau. Il se répète mentalement ce mot « tombeau » ; il n’ose aller tout droit à la maison, entre chez le pope{23} et le prie de demander à Arina Pétrovna si elle consent à le recevoir. L’épouse du prêtre, en le voyant, se sent triste et prépare une omelette : les gamins du village se groupent autour du « barine » et le regardent d’un air étonné ; les paysans en passant se découvrent silencieusement ; un vieillard, serf attaché à la cour, s’approche de lui et lui demande à baiser sa main. Tout le monde comprend la situation de Stépane, voit que sa vie se terminera ici et n’aura point d’autre issue que le cimetière. Et chacun se sent peiné autant qu’effrayé. Le pope revient et dit au nouvel arrivé que « mamenka » consent à le recevoir.
Dix minutes après, Stépane Vladimiritch est chez sa mère. Arina Pétrovna le reçoit d’un ton solennel et sévère, l’examine de la tête aux pieds d’un air glacial, mais ne se permet aucun reproche inutile. Elle ne l’admet pas dans sa maison, mais se contente de le recevoir sur le perron, puis elle le congédie en ordonnant au bailli de le conduire par l’autre escalier chez son père. Le vieillard sommeillait dans son lit ; sa tête sortant de dessous la couverture blanche et coiffée d’un bonnet blanc, lui donnait l’apparence d’un mort. En l’apercevant, il se réveille et part d’un éclat de rire idiot.
– Eh quoi ! mon cher, te voilà entre les griffes de la Sorcière, crie-t-il pendant que Stépane Vladimiritch lui baise la main. Puis il fait entendre le chant du coq, part de nouveau d’un éclat de rire et répète plusieurs fois de suite la sinistre phrase : « Elle te mangera,… oui, elle te mangera ». Et de nouveau dans l’âme de Stepka résonnent comme un glas funèbre ces mots : « Elle te mangera ».
Ses prévisions se réalisent. On l’installe dans une chambre du petit bâtiment où se trouve le comptoir, on lui apporte du linge fait de toile grossière et la vieille robe de chambre de son père qu’il revêt immédiatement. La porte de ce « sépulcre » s’ouvre, le laisse passer et se referme derrière lui. Alors commence une longue suite de jours monotones, tristes où l’existence est un avant-goût de la mort et qui se succèdent, se noyant l’un après l’autre dans l’abîme sans fond du temps. Arina Pétrovna ne le reçoit pas, son père même ne veut pas le voir. Trois jours après son installation le bailli Finoguéï Ipatitch vient de la part de sa mère lui faire part de sa « résolution » qui consiste à le nourrir, l’habiller et lui donner une livre de tabac Faler{24} par mois. Il écoute la volonté de mamenka et se contente de faire cette remarque :
– Oh ! cette vieille ! elle sait que la livre de Joukoff coûte deux roubles et la livre de Faler seulement un rouble quatre-vingt-dix kopecks. Voici qu’elle me vole encore 10 kopecks par mois. Elle veut probablement faire l’aumône à mon compte.
Les indices de relèvement moral qui étaient apparus en lui, alors qu’il approchait de Golovlevo s’envolent peu à peu. Sa légèreté, de nouveau, reprend ses droits et il se réconcilie en même temps avec la résolution de mamenka. La vision qui passa devant ses yeux et le glaça de terreur en lui montrant quel avenir sans espoir et sans issue s’ouvrait devant lui se couvre d’un nuage qui s’épaissit de jour en jour. Sur la scène de sa vie est apparue la journée actuelle dans toute sa nudité insolente, dans tout son vide. Et quel rôle peut jouer la pensée de l’avenir lorsque le courant de l’existence est décidé une fois pour toutes et jusque dans ses moindres détails dans l’esprit d’Arina Pétrovna. Pendant des journées entières, il arpente de long en large sa chambre, la pipe aux lèvres, modulant des airs de cantiques où les motifs d’église sont inopinément remplacés par des chansons lestes. Lorsque le comptable se trouve au bureau il va le rejoindre et calcule les revenus que se fait Arina Pétrovna.
– Et où met-elle tout cet argent ? s’écrie-t-il, lorsque dans ses comptes il atteint le chiffre de huit mille roubles. Je sais qu’elle n’envoie pas grand’chose aux frères, elle-même ne dépense rien, le père est nourri de viande salée… Oh ! elle doit déposer tout cela à la Banque.
Quelquefois Finoguéï Ipatitch vient lui-même au bureau apporter les redevances. On aligne alors sur la table tout cet argent qui intrigue tant Stépane Vladimiritch :
– Et tout cela est pour elle seule. Pourquoi ne pas en donner un peu à son pauvre fils, pour son tabac et sa boisson ?
Puis s’engagent des conversations sans fin avec le comptable Iakoff sur les moyens à prendre pour adoucir le cœur de la mère, pour se faire adorer d’elle.
– À Moscou, j’ai connu un petit bourgeois, raconte Golovleff, et ce bourgeois connaissait un mot qu’il jetait à sa mère dès qu’il voulait obtenir de l’argent d’elle. Et immédiatement la mère était prise de convulsions dans les mains, les pieds… en un mot, partout !
– C’est qu’il lui jetait un sort, répond le comptable.
– Je n’en sais rien, mais il est certain que ce « mot » existe. – Un jour un homme me dit : Prends une grenouille vivante, mets-la à la nuit close dans une fourmilière ; au matin, les fourmis l’auront mangée tout entière et il n’en restera qu’un petit os. Prends cet os et mets-le dans ta poche. Tu pourras alors demander à toute femme ce que tu voudras : tu n’en essuieras jamais de refus.
– Eh bien, nous pourrons essayer ce moyen quand il vous plaira.
– C’est que, vois-tu, mon cher, il faut d’abord se maudire soi-même. Si ce n’était ça… la sorcière aurait déjà fait devant moi le chien couchant.
Ces conversations durent des heures entières, mais le « moyen » ne se trouve pas. Tantôt il faut se maudire, – tantôt vendre son âme au diable. En fin de compte, il ne lui reste plus qu’à se soumettre à la « résolution » de mamenka, mais il améliore son sort par les prestations arbitraires qu’il prélève sur les paysans sous forme de tabac, de thé et de sucre. Il est fort mal nourri. On lui apporte ordinairement les restes du dîner de sa mère et comme Arina Pétrovna est sobre jusqu’à l’avarice, le dîner de Stépane n’est pas toujours copieux. Ce régime lui est d’autant plus pénible, que depuis que l’eau-de-vie lui a été interdite, son appétit s’est fort accru. Du matin au soir, il est affamé et ne pense qu’aux moyens d’assouvir sa faim : il guette les heures où sa mère se repose, se glisse dans la cuisine, pénètre dans la chambre des domestiques, cherchant partout des aliments. Quelquefois, il s’installe à la fenêtre ouverte, attend qu’il passe un paysan, de Golovlevo et lui impose un tribut sous forme d’œufs, de galettes, etc.…
Dès leur première entrevue, Arina Pétrovna lui exposa en peu de mots le programme complet de sa future existence. « En attendant, lui a-t-elle dit, tu auras une chambre au comptoir, tu recevras le boire et le manger de ma table et quant au reste…, tant pis pour toi, mon cher. Tes frères vont venir, ils se prononceront sur ton sort et j’agirai en conséquence. Quant à moi je ne veux pas assumer de responsabilités, il sera fait ainsi que décideront tes frères. » Et maintenant, il attend avec impatience l’arrivée de Porfiry et de Pavel Golovleff, mais il ne pense aucunement à l’influence que cette arrivée aura sur son sort (il est probable qu’il juge en lui-même que cela ne vaut pas la peine d’y penser). Il ne se demande qu’une chose : « Mon frère Pavel m’apportera-t-il du tabac ? Et combien ? » Et il ajoute mentalement : « Peut-être me donnera-t-il aussi quelque argent. Je ne compte pas sur Porfichka-Sangsue, mais à Pavel…… je dirai : « frère, donne au pauvre soldat » et il ne me refusera pas, oh ! non ! comment refuser ! » Le temps s’écoule et il ne s’en aperçoit pas. Cette oisiveté absolue ne lui est pas à charge ; il ne s’ennuie que le soir quand, vers les huit heures, le comptable s’en retourne, et qu’il reste dans l’obscurité, Arina Pétrovna ne lui donne pas de bougie parce que, selon elle, on n’a pas besoin de lumière pour arpenter la chambre de long en large. Mais il s’habitue bientôt à cette obscurité dans laquelle son imagination se complaît mieux et l’emporte loin du maudit Golovlevo. Une seule chose l’inquiète : son cœur bat inégalement et sautille étrangement dans sa poitrine, surtout lorsqu’il est couché. Quelquefois il saute de son lit tout étourdi et parcourt la chambre, sa main pressant son côté gauche.
– Oh ! si je crevais ! pense-t-il en ce moment, mais non, la mort ne viendra pas me délivrer ! Et peut-être…
Un matin, le comptable vient dire que ses frères sont arrivés durant la nuit. Il tressaille malgré lui et quelque chose de jeune, d’enfantin se réveille en son âme ; il veut courir dans la maison pour voir comment ils sont vêtus, comment on les a installés, s’ils ont un nécessaire de voyage semblable à celui du capitaine de la milice. Il voudrait savoir ce que leur a dit « mamenka » et ce qu’on leur servira à dîner. En un mot, il désirerait se replonger dans cette vie qui le repousse si obstinément, se jeter aux pieds de sa mère, implorer son pardon. Et quand tout serait oublié, l’on tuerait le veau gras comme au retour de l’enfant prodigue. Tout dort encore dans la maison et il court déjà chez le cuisinier qui lui apprend que les maîtres auront au dîner pour potage : une petite soupe aux choux et la soupe de la veille réchauffée ; pour entrée froide : une oie salée et deux petites boulettes ; comme rôti : du mouton et quatre bécassines ; comme dessert : un gâteau de framboise à la crème.
– La soupe d’hier, l’oie salée et le rôti de mouton, c’est la part du « mal propre », frère, dit Stépane au cuisinier ; quant au gâteau, je ne pense pas que ce soit pour moi non plus.
– Ça sera comme le voudra votre mamenka, soudar.
– Il y eut un temps où je mangeais des bécasses, moi aussi, frère. J’ai même parié un jour avec le lieutenant Grémikine d’en manger quinze à la suite l’une de l’autre – et j’ai gagné. Mais ensuite, je les ai eues en aversion un mois entier.
– Et maintenant, en mangeriez-vous bien ?
– Elle ne m’en donnera pas ! Et cependant qu’y a-t-il à regretter ? La bécasse est sauvage, elle ne coûte rien et se nourrit elle-même. La sorcière n’a acheté ni l’un ni l’autre, mais elle sait bien que les bécasses sont meilleures que le mouton, voilà pourquoi elle m’en prive. Oui, elle aimerait mieux les laisser pourrir plutôt que de m’en donner… Et qu’a-t-elle commandé pour le déjeuner ?
– Du foie, des champignons à la crème et des flans.
– Frère, tâche donc de me faire parvenir un flan.
– Je ferai mon possible, soudar. Voici comment nous ferons. Lorsque vos frères se mettront à table, envoyez ici le comptable, je lui donnerai une paire de flans et il vous les portera sous son paletot.
Stépane Vladimiritch attend ses frères toute la matinée, mais en vain. Vers deux heures, Iakoff lui apporte deux flans et lui raconte que les nouveaux arrivés ont terminé leur déjeuner et se sont enfermés avec « mamenka » dans la chambre à coucher.
Arina Pétrovna reçut solennellement ses fils, elle semblait accablée de douleur. Deux servantes la soutenaient sous les bras ; ses cheveux gris s’échappaient en mèches de son bonnet blanc : sa tête penchée se balançait à droite et à gauche. Elle aimait à jouer devant ses enfants le rôle d’une mère vénérable, anéantie par la douleur. Dans ces occasions, elle se traînait péniblement et exigeait que les « filles » la soutinssent sous les bras. Stépka le Nigaud nommait ces scènes – représentations archiépiscopales, sa mère – prêtresse et les filles Polka et Joulka – porte-crosses d’archevêque. Mais il était déjà près de deux heures du matin et l’entrevue se passa sans qu’on engageât conversation. Arina Pétrovna tendit silencieusement à ses fils ses mains à baiser, les embrassa et les bénit, toujours en silence, et lorsque Porfiry Vladimiritch exprima le désir de passer le reste de la nuit à causer avec « chère amie mamenka, » elle fit un signe de la main et dit : « Allez, reposez-vous ! il est déjà tard, nous causerons demain. »
Le lendemain matin, les deux fils se rendirent chez papenka pour lui baiser la main, mais il s’y refusa. Couché dans son lit les yeux fermés, il cria à ses fils lorsqu’ils entrèrent :
– C’est pour juger le publicain que vous êtes venus. – Hors d’ici, pharisiens, hors d’ici !
Néanmoins Porfiry Vladimiritch sortit tout ému, tout éploré du cabinet de « papenka » et Pavel Vladimiritch, en « vrai sans-cœur » qu’il était, restait indifférent.
– Il n’est pas bien, chère mamenka, non, il n’est pas bien, s’écria Porfiry Vladimiritch en se jetant dans les bras de sa mère.
– Est-ce qu’il serait faible aujourd’hui ?
– Oh ! qu’il est faible, qu’il est faible ! Il n’en a pas pour longtemps… oh ! non.
– Oh ! il traînera encore bien quelque temps.
– Non, mamenka chérie, non ! Votre vie n’a jamais été joyeuse, mais quand on pense… que de coups à la fois… vraiment on s’étonne que vous puissiez trouver la force de supporter toutes ces épreuves.
– Que veux-tu, mon cher, on les supporte si Dieu le permet ! Tu sais, la Sainte Écriture dit : « Souffrez les uns pour les autres. » Dieu m’a choisie pour porter les peines de toute ma famille.
Arina Pétrovna ferma même les yeux, tant lui plaisait l’idée que sa famille était déchargée de tout, que chacun était pourvu de tout et qu’elle seule s’exténuait pour supporter les peines de tous.
– Oui, mon ami, continua-t-elle après un moment de silence, – cela n’est pas facile à mon âge ! J’ai amassé pour mes enfants et pour moi, il serait temps de me reposer ! C’est facile à dire – quatre cents âmes ! Gérer cela à mon âge ! inspecter tout, surveiller chacun ! aller et venir toute la journée ! Regarde par exemple nos baillis, nos intendants, ils se mettent à quatre pattes devant nous, n’est-ce pas ?… eh bien ! ces gens-là sont encore les plus fourbes ! Et toi, qu’as-tu ? dit-elle tout à coup à Pavel. Qu’as-tu à tripoter ainsi ton nez ?
– Qu’est-ce que cela me fait, répliqua grossièrement Pavel, interrompu au beau milieu de son occupation.
– Comment ? Qu’est-ce que cela te fait ? C’est toujours ton père, tu pourrais le plaindre, je pense !
– Quoi donc ? Mon père ! mon père ! mais voici dix ans qu’il est ainsi. Vous me persécutez toujours.
– Pourquoi te persécuter, mon ami ? Je suis ta mère. Regarde Porfichka, il a été gentil, il a plaint son père, et a fait tout ce que doit faire un bon fils… Et toi, tu ne regardes même pas ta mère d’une manière convenable, mais toujours de travers, comme si elle n’était pas ta mère, mais ton ennemi ! De grâce, ne me mords pas !
– Mais je…
– Attends ! tais-toi une minute ! Permets à ta mère de dire un mot… Te rappelles-tu que, dans le Décalogue, l’on dit : Respecte ton père et ta mère et tu seras heureux. Donc tu ne te veux pas de bien !
Pavel Vladimiritch se tut et regarda sa mère d’un air perplexe.
– Tu te tais, continua Arina Pétrovna, donc tu te sens fautif ! Mais Dieu te pardonne. Laissons-là cette conversation, qu’elle ne trouble pas la joie de notre entrevue ! Dieu voit tout, mon ami, et moi… Oh ! comme je te devine ! Oh ! enfants, enfants ! vous vous souviendrez de votre mère lorsqu’elle sera dans la tombe ; oui, vous vous en souviendrez, – mais il sera trop tard.
– Mamenka ! intervint Porfiry Vladimiritch, laissez là ces pensées noires, laissez-les !
– Chacun doit mourir, mon ami, déclara sentencieusement Arina Pétrovna, et ce ne sont pas là des pensées noires, mais de vraies pensées divines ! Je faiblis mes enfants, oh ! comme je faiblis ! rien ne me reste plus de mon ancien temps, que faiblesse et maladie. Même ces rien du tout de « filles » l’ont remarqué et elles ne font aucun cas de moi ! Je leur dis un mot, elles m’en disent deux. Je leur redis un mot, elles m’en redisent dix ! La seule chose qui les effraie, c’est quand je les menace de porter plainte aux jeunes maîtres. Quelquefois cela parvient à les apaiser !
On servit le thé, puis le déjeuner et pendant ce temps Arina Pétrovna continuait de se plaindre et de s’attendrir sur elle-même.
Après le déjeuner, elle invita ses fils à se rendre dans sa chambre à coucher. Lorsque la porte fut fermée à clef Arina Pétrovna en vint de suite à l’affaire qui avait motivé la réunion du conseil de famille.
– Vous savez, ce vaurien… il est revenu, commença-t-elle.
– Nous l’avons entendu, mamenka, nous l’avons entendu, répliqua Porfiry Vladimiritch, soit avec ironie, soit avec la bonhomie d’un homme qui a bien mangé.
– Oui, il est revenu, comme si de rien n’était, comme s’il était dans son droit : « Toutes les bombances que j’ai pu faire n’empêchent pas que la vieille n’ait un morceau de pain pour moi. » Combien d’ennuis il m’a causés ! Que de bouffonneries et de chicanes j’ai eu à supporter de lui ! Que de peine j’ai eu à le caser… et tout cela pour rien ! Enfin voyant que tous mes efforts n’aboutissaient à rien, je me suis dit : Mon Dieu ! s’il ne se soucie pas de lui-même, dois-je me tuer pour un grand nigaud, comme lui ? Si je lui jette un morceau que je pense, peut-être deviendra-t-il plus raisonnable quand il aura entre les mains son propre argent ? Et je le lui jetai. C’est moi-même qui examinai la maison que je lui achetai. C’est moi-même qui ai versé de mes propres mains douze mille roubles d’argent. Eh quoi ! il ne se passe pas trois ans qu’il me tombe de nouveau sur les bras ! Dois-je supporter plus longtemps cet outrage ? »
Porfirka leva les yeux au plafond comme s’il voulait dire : « Oh ! Dieu ! pourquoi faut-il donc que chère mamenka soit ainsi ennuyée ? N’est-il pas préférable que tout le monde vive en paix, en bonne intelligence, sans tous ces tracas, et que mamenka n’ait pas à se fâcher ! » Ce mouvement de Porfiry déplut à Arina Pétrovna qui n’aimait pas qu’on interrompît le fil de ses idées.
– Veux-tu attendre un peu, avec tes signes de tête ! dit-elle, – écoute d’abord ! combien ai-je été peinée en apprenant qu’il avait jeté aux ordures la « bénédiction maternelle » comme un os rongé. Ce que j’ai ressenti, moi qui me privais de sommeil et de nourriture ! et lui… – Voilà ! On aurait dit que c’était un bibelot acheté au bazar qu’on jette par la fenêtre quand on n’en a plus besoin. Et c’est ainsi qu’il a agi avec la bénédiction maternelle !
– Ah ! mamenka ! c’est une action… une action ! commença Porfiry Vladimiritch, mais Arina Pétrovna l’arrêta de nouveau.
– Stop ! Attends ! Tu diras ton opinion quand je te l’ordonnerai ! Au moins, s’il m’avait prévenue, canaille ! s’il m’avait dit : Pardon, mamenka, j’ai fauté ! alors j’aurais pu racheter moi-même la maison pour rien et puisqu’un fils indigne n’avait pas su en profiter, je l’aurais donnée aux dignes ! Et la maison rapportait au moins quinze pour cent ! Peut-être lui aurais-je jeté une aumône d’un millier de roubles. Et au lieu de cela, que fait-il ? Je reste ici sans me méfier de rien et déjà il a bâclé l’affaire ! J’ai payé de mes propres mains douze mille roubles pour la maison et lui l’a revendue huit mille.
– Et surtout, mamenka, il a fait peu de cas de la bénédiction maternelle, s’empressa d’ajouter Porfiry Vladimiritch, craignant d’être de nouveau interrompu par mamenka.
– C’est aussi cela, mon ami, c’est aussi cela. Mon argent, je ne l’ai pas trouvé dans la rue. Je ne l’ai pas acquis en dansant et en sautillant, mais à la sueur de mon travail ! Sais-tu comment j’ai eu ces richesses ? Lorsque j’épousai ton père, il n’avait que Golovlevo, cent une âmes et, dans divers biens éloignés, cent cinquante au plus ! Moi je n’avais rien ! Et réfléchis un peu, c’est avec ces moyens là que j’ai bâti tout cela… Quatre mille âmes ! Cela ne se fourre pas dans la poche ! Si même je voulais emporter cela dans ma tombe, cela ne se pourrait pas. Penses-tu que ces quatre mille âmes me sont tombées facilement dans les mains ? Non, cher ami, ce fut si peu facile, si peu facile que parfois, je ne fermais pas l’œil de la nuit, méditant d’arranger telle ou telle affaire de manière que personne n’y puisse fourrer son nez, ne puisse s’interposer et aussi afin d’éviter d’y dépenser un kopeck de trop. Et que n’ai-je pas eu à endurer ? La pluie, et la neige, et le verglas, et les orages, j’ai souffert tout cela ! C’est seulement dans les derniers temps que je me suis permis le tarantass, mais auparavant c’était dans quelque charrette de paysan attelée de deux chevaux que je faisais mes voyages… cahin caha, et c’est ainsi que je me cahotais jusqu’à Moscou. Je me cahotais et dans ma tête toujours cette pensée : pourvu que quelqu’un ne me soutire pas ce bien ! À Moscou, je m’arrêtais à l’auberge proche de la barrière Rogojsky et là aussi, saleté, puanteur… j’ai goûté de tout, mes amis ! J’aurais regretté de donner dix kopecks pour un fiacre et c’est à pied que j’allais de Rogojsky à la Solianka ! Les portiers même s’étonnaient en me regardant et disaient : « Si jeune et se donner tant de peine ! » Et moi je me taisais. Je supportais tout en silence. Savez-vous encore avec quel argent je me suis lancée dans les affaires : trente mille roubles – cent âmes que j’ai vendues – voilà la somme avec laquelle je me suis risquée à acheter mille âmes. J’ai fait dire une messe et je me suis rendue à Solianka tenter la chance. Et voilà : Comme si la Sainte Vierge avait vu mes larmes amères – le bien fonds me resta ! Et quel miracle ! Dès que j’eus donné trente mille roubles en me chargeant de la dette envers la couronne, ce fut comme si j’avais tranché l’enchère. Auparavant, l’on criait, l’on s’échauffait et quand j’eus parlé, l’on ne monta pas plus haut et tout à coup, un grand silence se fit. Le président se leva, me félicita, et moi je ne comprenais rien. Un avoué était là, Ivan Nikolaiévitch, il s’approcha de moi et me dit : « avec l’achat, soudarinia ! » et je restai immobile comme un poteau. Et comme Dieu est grand dans sa grâce, pensez un peu ! si quelqu’un profitant de ma surexcitation avait crié par bravade : trente-cinq mille, j’aurais peut-être dans mon délire donné les quarante mille roubles ! Où les aurais-je pris ?
Arina Pétrovna avait plus d’une fois raconté à ses enfants l’épopée de ses premiers pas sur l’arène de l’acquisition, mais il paraît que jusqu’à présent elle n’avait pas perdu l’intérêt de la nouveauté. Porfiry Vladimiritch écoutait sa mamenka tantôt en souriant, tantôt en soupirant, fermant les yeux ou les rouvrant selon la nature des péripéties par lesquelles avait passée Arina Pétrovna. Et Pavel Vladimiritch écarquillait ses yeux comme un enfant auquel on raconte une histoire déjà connue, mais qui ne l’ennuie jamais.
– Et vous croyez peut-être que la richesse de votre mère lui est tombée des nues ? continua Arina Pétrovna. Non, mes amis ! Sans cause un bouton n’apparaîtra pas sur le nez. À la suite de mon premier achat, j’ai été alitée pendant six semaines par un accès de fièvre chaude ! Maintenant jugez s’il m’est facile de voir après de telles… de telles tortures mon argent jeté par la fenêtre ?
Pendant un moment, le silence se fit dans la chambre. Porfiry Vladimiritch était prêt à déchirer ses habits, mais il craignait de ne pas trouver dans le village quelqu’un pour les lui raccommoder. Pavel Vladimiritch, une fois le conte terminé, se replongea dans son apathie.
– C’est pour cela que je vous ai fait venir : soyez juges entre moi et ce scélérat ! Il sera fait comme vous direz. Si vous l’accusez, il sera fautif ; si vous m’accusez, je serai la coupable. Mais je ne me laisserai pas offenser par le scélérat, ajouta-t-elle tout à coup.
Porfiry Vladimiritch sentit que son tour était tenu et il en prit à son aise. Mais comme une vraie sangsue, il ne vint pas droit à l’affaire et commença par des détours.
– Si vous me permettez, chère mamenka, d’exprimer mon opinion, dit-il, la voici en deux mots : Les enfants sont obligés d’obéir à leurs parents, de suivre aveuglément leurs ordres, de les soigner dans leur vieillesse et – c’est tout ! Les enfants sont des êtres aimants chez qui tout, en commençant par eux-mêmes et en finissant par le dernier chiffon qu’ils possèdent, appartient à leurs parents. Conséquemment, les parents peuvent juger leurs enfants, mais ceux-ci ne peuvent pas juger leurs parents. Le devoir des enfants est de respecter et non – de juger. Vous dites : soyez juges entre lui et moi ! C’est généreux, chère mamenka, c’est magnifique ! Mais pouvons-nous sans horreur nous arrêter sur cette pensée, nous, qui dès le premier jour de notre naissance avons été de la tête aux pieds, comblés de vos bienfaits ? Comme vous voudrez, mais ce serait un sacrilège et non un jugement. Oui, agir de cette façon serait un sacrilège, un vrai sacrilège !
– Arrête ! attends ! si tu dis que tu ne veux pas me juger, acquitte-moi et condamne-le ! s’écria en l’interrompant Arina Pétrovna qui écoutait sans pouvoir comprendre quelle perfidie se cachait sous le discours de Porfichka-Sangsue.
– Non, mamenka, ma mignonne, je ne puis pas faire ceci. Pour mieux dire, je n’ose pas, je n’en ai pas le droit ! Je ne puis ni acquitter, ni condamner, en un mot, je ne puis juger. Vous êtes notre mère, vous seule savez comment il faut agir avec vos enfants. Si nous le méritons, récompensez-nous ; si nous sommes fautifs, punissez-nous. Notre rôle est d’obéir et non de critiquer. Si même il vous arrivait sous l’empire de votre colère maternelle d’outrepasser les droits de la justice, nous n’oserions pas même nous plaindre, car les vues de la Providence nous sont cachées. Qui sait ? Peut-être cela devait-il être ainsi ! Aujourd’hui, même affaire. La façon d’agir de notre frère Stépane est basse, je dirai même, noire, mais la punition que méritent ses agissements ne peut être déterminée que par vous seule !
– Donc, tu refuses ? Débrouillez-vous, chère mamenka, comme vous le pourrez, veux-tu dire ?
– Ah ! mamenka, mamenka ! n’avez-vous pas honte ! Ah ! ah ! ah !… Je vous ai dit : comme vous déciderez du sort de notre frère Stépane, cela sera et vous dites… Ah ! quelles noires pensées vous me supposez !
– Bon. Et toi ! qu’en dis-tu ? demanda Arina Pétrovna à Pavel Vladimiritch.
– Mais moi… quoi ! m’écouteriez-vous ? commença Pavel Vladimiritch comme s’il venait de s’éveiller, puis tout à coup s’enhardissant, il continua : C’est clair qu’il est fautif… qu’il faut le couper en morceaux… le broyer au mortier… c’est décidé d’avance… qu’y puis je ?
Après avoir marmotté ces paroles d’une manière incohérente, il s’arrêta et regarda sa mère la bouche ouverte, comme s’il ne pouvait en croire ses oreilles.
– Avec toi, mon cher, nous causerons ensuite, lui dit froidement Arina Pétrovna en l’interrompant, je vois que tu veux suivre la voie de Stepka. Ah ! mon ami ! ne te trompe pas ! Peut-être te repentiras-tu ensuite mais il sera trop tard !
– Mais… je ne dis rien… Je dis seulement :… comme vous voudrez ! Qu’y a-t-il donc d’irrespectueux ?
– Nous recauserons après, mon ami ! Tu penses que parce que tu es officier, il n’y a pas moyen de venir à bout de toi ! Il y aura moyen ! Donc vous vous refusez tous les deux à prononcer un jugement ?
– Moi, chère mamenka…
– Et moi aussi. Qu’est-ce que cela me fait. Si cela vous plaît, coupez-le……
– De grâce, tais-toi, mauvais fils que tu es ! (Arina Pétrovna sentait bien qu’elle pouvait le nommer vaurien, mais elle se retint en honneur de la première entrevue). Eh bien ! puisque vous refusez, je devrai le juger moi-même. Et voici quelle sera ma décision : j’essayerai encore une fois de le traiter avec bonté et je lui donnerai la petite propriété que possède votre père dans le gouvernement de Vologda, j’y ferai bâtir une maisonnette et il y vivra en invalide aux frais des paysans.
Porfiry Vladimiritch, quoiqu’ayant refusé de juger son frère, fut à tel point frappé de la générosité de mamenka qu’il ne put se résoudre à lui cacher les fâcheuses conséquences qu’une telle mesure pouvait amener.
– Mamenka ! s’écria-t-il, – vous êtes plus que généreuse ! Vous avez devant les yeux l’acte le plus lâche, le plus noir… et tout à coup vous oubliez, vous pardonnez tout ! Magnifique ! Mais excusez-moi… Je crains pour vous, ma chérie ! Et malgré tout ce que vous pouvez dire contre moi, je vous déclare qu’à votre place, je n’aurais pas agi ainsi.
– Pourquoi cela ?
– Je ne sais… Peut-être je ne possède pas cette générosité… ce sentiment maternel, pour ainsi dire. Je me figure que mon frère Stépane, par la perversité qui lui est propre pourrait agir avec votre seconde bénédiction maternelle comme il a fait avec la première… Que faire alors ?
Mais cette considération avait été prévue par Arina Pétrovna qui, en même temps, avait une autre pensée secrète qu’il lui fallait dévoiler maintenant.
– La propriété du gouvernement de Vologda appartient à votre père, donc elle est héréditaire, – dit-elle entre ses dents, – tôt ou tard, il faudra lui donner sa part de l’héritage de son père.
– Je comprends, chère mamenka…
– Si tu comprends, tu dois comprendre aussi qu’en lui assignant le bien de Vologda, je puis lui faire reconnaître qu’il a reçu sa part de l’héritage paternel et qu’il s’en trouve satisfait.
– Je comprends, bien-aimée mamenka. C’est que vous avez commis une faute, il fallait en lui achetant la maison passer avec lui un papier sur lequel il aurait déclaré ne plus élever de prétentions sur l’héritage de papenka !
– Que faire ? Je n’ai pas pensé à cela.
– Il aurait alors, dans sa joie, signé n’importe quoi ! Et vous par votre bonté… Ah ! quelle erreur… quelle erreur… quelle erreur ! !
– « Ah ! » et, « ah » – pourquoi n’as-tu pas poussé tes « ah » alors qu’il en était encore temps ! Aujourd’hui tu es prêt à accuser de tout ta mère et lorsqu’il faut aviser, tu te tais. Du reste, ce n’est pas de cela qu’il s’agit : je lui ferai signer le papier. Papenka ne mourra pas encore maintenant, je pense, et jusqu’alors il me faudra donner à boire et à manger au Nigaud. S’il se refuse à signer, je puis lui montrer la porte : qu’il attende la mort de papenka ! Non, ce que je veux savoir, c’est la raison pour laquelle, ça ne te plaît pas que je lui donne le bien de Vologda ?
– Il le gaspillera, mignonne ! il a dissipé la maison, il en fera de même du bien.
– S’il agit ainsi, tant pis pour lui !
– Mais c’est chez vous alors qu’il reviendra !
– Oh ! pour ça, non ! qu’il porte ailleurs ses coquilles ! Il ne passera pas le seuil de ma porte ! De moi il ne recevra non seulement du pain, mais pas même un verre d’eau ! Et personne ne m’accusera ! Et Dieu ne m’en punira pas ! Comment ! Il aura mangé la maison, menacé le bien, – mais suis-je son esclave pour ne penser toute ma vie qu’à lui ? J’ai d’autres enfants, je crois !
– Et il vous reviendra tout de même. C’est un effronté, chère mamenka !
– Je te dis que je ne lui laisserai pas passer le seuil de ma porte ! Qu’as-tu à répéter comme une corneille : « Il reviendra ! il reviendra ! » – je ne le laisserai pas faire !
Arina Pétrovna se tut et porta ses yeux sur la fenêtre. Elle se doutait vaguement que le bien de Vologda ne la délivrerait que temporairement du « mal propre », qu’il finirait par manger le bien, reviendrait ensuite près d’elle et qu’elle ne pouvait comme mère lui refuser un asile. Et cette idée – que le « détestable » pouvait rester pour la vie auprès d’elle et que même enfermé dans le comptoir, il hanterait comme un fantôme, à chaque instant, son imagination – l’oppressait à tel point qu’elle se sentait tressaillir tout entière.
– Pour rien au monde ! cria-t-elle en frappant du poing la table et en sautant de son fauteuil.
Et Porfiry Vladimiritch regardait sa chère mamenka en secouant tristement la tête.
– Je vois que vous êtes en colère, mamenka, dit-il d’un ton doux comme s’il s’apprêtait à cajoler sa mère.
– Et selon toi, je devrais me lancer dans la danse ?
– A-a-ah ! Que dit la Sainte Écriture ? « Que la patience guide vos actes ! » La patience – voilà ! Pensez-vous que Dieu ne vous voie pas ? – Non, il voit tout, chère mamenka ! Nous ne soupçonnons peut-être rien, nous causons, nous calculons comme ci, comme ça, et là-haut, LUI, nous envoie peut-être une épreuve ! A-a-ah ! et moi qui pensais que mamenka était sage !
Mais Arina Pétrovna comprit clairement que Porfichka la sangsue préparait « sa corde » et elle finit par se fâcher.
– Tu me blagues, quoi ! s’écria-t-elle, ta mère te parle affaire et toi tu plaisantes. Ne cherche pas à me voiler les yeux, dis clairement ta pensée. Tu veux donc le laisser à Golovlevo, au cou de ta mamenka !
– C’est cela, mamenka, si telle est votre bonté. Le laisser ici aux mêmes conditions qu’à présent et lui faire signer le papier concernant l’héritage.
– C’est ça, c’est ça… je savais bien que c’était cela que tu me conseillerais. Bon. Admettons qu’il soit fait selon ta volonté ! Si importun que soit pour moi d’avoir toujours sous les yeux ce « mal propre », il paraît qu’il ne se trouve personne pour me plaindre. Étant jeune, j’ai porté la croix… dans ma vieillesse je ne puis refuser de la porter. Admettons-le, dis-je, et parlons d’autre chose. Pendant que nous sommes vivants, moi et papenka, il vivra à Golovlevo, donc il ne mourra pas de faim. Et après ?
– Mamenka, chère amie, pourquoi ces pensées noires ?
– Noires ou blanches, toujours faut-il y penser. Nous ne sommes plus jeunes. Si nous crevons – qu’adviendra-t-il ?
– Mamenka ! vraiment, ne comptez-vous pas sur nous, vos enfants ? Nous avez-vous élevés dans de tels principes ?
Et Porfiry Vladimiritch lui jeta un de ces regards mystérieux qui lui causaient toujours un sentiment de malaise.
« Il jette son filet », pensa-t-elle en elle-même.
– Moi, mamenka, je secourrais avec joie un pauvre ! Le riche – quoi ! que Dieu le protège ! Le riche, lui, peut se suffire à lui-même ! Mais le pauvre…, savez-vous ce que le Christ a dit du pauvre ?
Porfiry Vladimiritch se leva et baisa la main de mamenka.
– Mamenka, dit-il, permettez-moi de faire cadeau à mon frère de deux livres de tabac !
Arina Pétrovna ne répondait pas. Elle le regardait en pensant : « Est-il possible qu’il soit assez « Sangsue » pour jeter son propre frère dans la rue ? »
– Eh bien ! fais comme tu veux ! Si c’est à Golovlevo, qu’il y reste ! dit-elle enfin. Tu m’as entortillée, tu as commencé par « mamenka, comme vous voudrez » et tu as fini par me faire danser sous ton chalumeau. Mais, écoute-moi bien ! Je le déteste, toute ma vie il n’a fait que me tourmenter, m’assommer, enfin, il s’est moqué de la bénédiction maternelle, mais, malgré tout cela, si tu le chasses et le forces d’aller recourir à la charité des autres, tu n’auras pas ma bénédiction. Non, non… et non ! Allez maintenant tous les deux chez lui. Il se crève les yeux, je pense, à vous guetter.
Ses fils se retirèrent. Arina Pétrovna s’approcha de la fenêtre et regarda comment ils traversaient la cour sans échanger une parole en se dirigeant vers le comptoir.
Porfiry se découvrait sans cesse et faisait des signes de croix adressés tantôt à l’église qui se dressait dans le lointain, tantôt à la chapelle ou bien au poteau sur lequel était attaché la sébile pour recueillir les aumônes. Pavel semblait ne pouvoir détacher ses yeux de ses bottes neuves qui reluisaient au soleil.
« Pour qui ai-je amassé ? Pour qui me suis-je privé de sommeil et de nourriture ? »
Tel fut le cri qui s’échappa malgré elle de sa poitrine.
Les frères sont partis. Golovlevo est redevenu désert. Arina Pétrovna s’est replongée avec une nouvelle ardeur dans les soins de l’administration. À la cuisine, le bruit des couteaux a cessé, mais en revanche, l’activité dans le comptoir, les hangars, les magasins, les caves a redoublé. L’été tirait à sa fin : on faisait des confitures, des salaisons, des marinades pour l’hiver ; de chaque bien fonds affluaient des provisions ; des chariots entiers apportaient la prestation en nature des paysans : les champignons secs, les fraises, les œufs, les légumes, etc. Ce n’était pas en vain que la barynia possédait toute une rangée de caves, des magasins, des hangars ; tout débordait et il y avait pas mal de provisions gâtées auxquelles l’odeur empêchait de toucher. Tout cela à la fin de l’été était classé et ce qui n’était plus « tenable » était désigné comme devant servir de nourriture à la domesticité.
– Les concombres sont encore bons ; au premier rang, seulement, ils sont un peu « piqués »…… ils ont une petite odeur, mais qu’à cela ne tienne, je les donnerai à la « dvornia{25} » qu’ils se régalent ! disait Arina Pétrovna en ordonnant de mettre de côté tel ou tel tonneau.
Stépane Vladimiritch se plia admirablement à sa nouvelle situation. Par moments, l’envie lui venait de se mettre en ribote – il avait même de l’argent pour cela, comme nous le verrons plus tard, – mais il s’abstenait avec abnégation comme s’il calculait que le « moment propice » n’était pas encore venu.
Maintenant, il était occupé toute la journée, car il portait l’intérêt le plus vif et le plus désintéressé à cette lutte dans l’art de « pourvoir », se réjouissant et s’attristant des succès et des insuccès de la parcimonie des Golovleff. Il se trouvait dans un état de surexcitation étrange, allant du comptoir aux caves, en robe de chambre et nu-tête, se cachant de sa mère derrière les arbres et les nombreux bâtiments qui encombraient la cour. Du reste, Arina Pétrovna l’apercevait souvent et son cœur maternel brûlait de rabaisser le caquet à Stepka-Nigaud, mais après quelque réflexion elle le laissait faire. Il observait avec une impatience fébrile comment on déchargeait les chariots, comment on assortissait les provisions et comment tout cela disparaissait dans les gouffres béants des caves et des magasins. La plupart du temps, il était content.
– Aujourd’hui, l’on a apporté de Doubrovino deux charrettes d’oronges, en voilà des oronges ! frère, disait-il tout enthousiasmé au comptable. Et nous avions peur de rester sans oronges pour l’hiver ! Merci aux Doubrovintzi, merci ! Des braves gens que ces Doubrovintzi ? Ils nous ont tirés de là ! !
Ou bien :
– Aujourd’hui, la mère a donné l’ordre de pêcher des carassins dans l’étang…… Oh ! les beaux vieux ! Il y en a qui ont plus d’une demi-archine de long ! Sans doute toute cette semaine, nous mangerons des carassins !
Cependant quelquefois il s’affligeait.
– Cette année, frère, les concombres n’ont pas réussi. Couturés et tachés – on ne dirait pas du tout de vrais concombres. Il paraît qu’il faudra manger ceux de l’an dernier et ceux d’aujourd’hui ne peuvent être mangés que par la « dvornia ».
Mais en général, il n’était pas satisfait du système d’administration d’Arina Pétrovna.
– Combien de bien elle a laissé pourrir, frère, c’est horrible ! Aujourd’hui ce qu’on en a retiré ! ! Et de la viande salée ! et du poisson ! et des concombres ! Elle ordonne de laisser tout cela pour la cuisine de la dvornia ! Est-ce bien ? est-ce bien de mener ainsi le ménage ? Une énorme quantité de provision fraîche… et elle n’y veut pas toucher avant d’avoir mangé toute la vieille pourriture.
L’assurance d’Arina Pétrovna que Stepka le Nigaud signerait n’importe quel papier se réalisa complètement. Non seulement il signa toutes les pièces que lui envoya sa mère, mais encore il s’en vanta le soir même dans sa conversation avec le comptable.
– Aujourd’hui, frère, je n’ai fait que signer des paperasses et toujours, toujours des paperasses de destitution – je suis bien maintenant ! Ni jatte, ni cuillère, je n’ai plus rien ni en ce moment, ni dans l’avenir ! Au moins, j’ai tranquillisé la vieille.
Il s’était séparé de ses frères en bons termes et était enchanté d’avoir maintenant toute une provision de tabac. Certes il ne pouvait s’empêcher de surnommer Porfiry, « sangsue » et « Judas, » mais ces expressions se noyaient dans un concert de bavardage où ne se pouvait distinguer aucune idée logique. En se séparant, les frères devinrent généreux et donnèrent à Stépane un peu d’argent et Porfiry Vladimiritch accompagna son don de ces paroles :
– Si tu veux de l’huile pour la lampe des images, ou si l’envie te prend de faire brûler un cierge… voici de l’argent. C’est ainsi, frère ! Vis, frère, paisiblement, tranquillement – et mamenka sera satisfaite de toi et toi aussi tu ne seras pas inquiété. Tout le monde sera joyeux et heureux. La mère… elle est bonne, frère !
– Pour être bonne, elle est bonne, consentit Stépane Vladimiritch, mais elle me nourrit avec de la viande salée pourrie !
– À qui la faute ? Qui s’est moqué de la bénédiction maternelle ? Toi seul es fautif, tu as dissipé tout ton bien. Et quel bien c’était ! un bien rond, avantageux, un beau bien ! Si tu t’étais conduit comme il le fallait, tu mangerais maintenant du bœuf, du veau, de la hure peut-être. Et tu aurais de tout : et des choux, et des pommes de terre, et des pois. Est-ce vrai, frère, ce que je te dis là ?
Si Arina Pétrovna avait entendu ce dialogue, sûrement, elle n’aurait pu se retenir de dire : « Voilà la jacasse qui bavarde. » Mais Stepka le Nigaud était heureux en cela que son oreille ne retenait pas, pour ainsi dire, les paroles des autres. Judas pouvait parler tout à son aise et être pleinement convaincu qu’aucune de ses paroles n’arriverait à sa destination. En un mot, Stépane Vladimiritch reconduisit amicalement ses frères et ce n’est pas sans orgueil qu’il montra à Iakoff deux billets de vingt-cinq roubles, qui, au moment des adieux, passèrent dans ses mains.
– Maintenant, frère, j’en aurai pour longtemps ! dit-il. Nous avons du tabac, du thé et du sucre, il ne nous manque que du vin, mais nous en pouvons avoir si l’envie nous en prend. Mais je m’abstiendrai pour le moment. Je n’ai pas le temps, il faut que j’aille aux caves. Si l’on ne surveille pas, tout sera volé en une minute sais-tu, frère ? Elle m’a vu, la sorcière, l’autre jour quand je me glissai le long des hangars ! Elle se tenait près de la fenêtre et me regardait…… Je pense qu’elle s’est dit alors : Ah ! ah ! Voilà pourquoi je n’avais pas mon compte de concombres !
Le mois d’octobre arriva, les pluies commencèrent, la cour devint impraticable. Stépane Vladimiritch ne pouvait quitter la chambre, car il était chaussé de vieilles pantoufles et vêtu de la vieille robe de chambre de son père. Toute la journée, il se tenait auprès de la fenêtre et regardait à travers les doubles vitres le village noyé dans la boue. Là, au milieu des grises vapeurs de l’automne, se remuaient comme autant de points noirs les paysans délivrés des rudes travaux de l’été. Les travaux pénibles n’étaient pas terminés, mais la scène était changée et les tons joyeux de l’été étaient remplacés par les interminables crépuscules de l’automne. Les séchoirs fumaient encore après minuit, le bruit des fléaux se faisait entendre aux alentours. Dans les granges seigneuriales se poursuivait le battage et on disait au comptoir qu’il était peu probable qu’on pût venir à bout de toute cette masse de blé avant le carnaval. Tout avait un aspect sombre, somnolent, abattu. Les portes du comptoir n’étaient pas ouvertes à deux battants comme en été et dans l’intérieur planait une vapeur grise provenant du séchage de pelisses de mouton humides. On ne saurait définir l’impression produite sur Stépane Vladimiritch par le tableau de l’automne laborieux de la campagne ; on ne saurait même définir s’il avait conscience de ce travail incessant s’effectuant au milieu d’amas de boue et sous les averses de pluie. Mais ce qui est hors de doute, c’est que le ciel éternellement gris de l’automne l’écrasait. Il lui paraissait suspendu juste au-dessus de sa tête, menaçant de le noyer dans les cataractes de la terre. Il n’avait pas d’autre occupation que de regarder toute la journée par la fenêtre et suivre les lourdes masses des nuages. Dès le matin, aux premières lueurs de l’aube, tout l’horizon en était couvert ; les nuages demeuraient immobiles comme enchantés : une heure s’écoulait, puis une seconde, puis une troisième et ils restaient toujours à la même place et on ne pouvait remarquer le moindre changement tant dans leur nuance que dans leurs contours. Ce nuage, par exemple, qui est plus bas et plus sombre que les autres, avait ce matin une forme étrange, ressemblant à un pope en soutane et les bras étendus ; maintenant, à midi, il a conservé sa forme. Il est vrai que la main droite est devenue plus courte et qu’en revanche, la main gauche s’est allongée d’une façon difforme, laissant échapper une averse telle que même sur le fond sombre du ciel s’est dessiné un sillon plus sombre encore, presque noir. Plus loin, voilà encore un nuage : le matin il se suspendait, semblable à une énorme barbe velue au-dessus du village Naglovka et semblait menacer de l’écraser ; en ce moment il est encore à la même place conservant sa forme de boule, mais allongeant des espèces de pattes comme s’il s’apprêtait à sauter à terre. Vers les cinq heures de l’après-midi s’opérait une métamorphose : les alentours se couvraient peu à peu d’un voile gris, puis disparaissaient complètement. D’abord les nuages se couvraient d’un voile noir, et perdaient leurs formes, puis le bois et le village Naglovka disparaissaient, on ne sait où, et à leur tour, l’église, la chapelle, le petit village voisin, le jardin se noyaient, et l’œil seul d’un observateur attentif pouvait suivre ces mystérieuses disparitions et distinguer la maison située à quelques pas du comptoir.
La chambre est entièrement sombre et le comptoir n’est pas encore éclairé. Stépane Vladimiritch ne peut que marcher, marcher, marcher sans fin. Une lassitude maladive enchaîne son esprit. Malgré l’oisiveté, dans tout l’organisme se ressent on ne sait quelle fatigue incroyable. Une pensée unique, une seule s’agite en lui et écrase le cerveau : la tombe ! la tombe ! Les points noirs qui tout à l’heure grouillaient auprès des granges, ceux-là ne périront pas sous le poids de la tristesse et de la lassitude, ces points-là au moins se remuent, ils organisent, réparent, protègent quelque chose. Était-ce la peine de réparer et de protéger ce à quoi ils se tuaient jour et nuit : ceci ne venait même pas à l’esprit de Stépane Vladimiritch, mais il comprenait que même ces points innombrables étaient incommensurablement plus grands que lui, lui qui ne pouvait se remuer et qui n’avait rien à réparer, rien à protéger. Il passait ses soirées au comptoir, car, comme auparavant, Anna Pétrovna ne lui donnait pas de bougie. Plusieurs fois il demanda par l’intermédiaire du bailli qu’on lui donnât des bottes et une pelisse, mais chaque fois on lui faisait répondre qu’il n’y avait pas de bottes pour lui, mais qu’à l’approche de l’hiver on lui donnerait une paire de « valenki » (chaussures en feutre). Il était évident qu’Arina Pétrovna avait l’intention d’exécuter à la lettre son programme : entretenir le « mal propre » juste assez pour ne pas le laisser mourir de faim. Dans les commencements, il maugréait après sa mère, mais dans la suite, il semblait qu’elle n’existait pas pour lui ; d’abord il s’efforçait de se rappeler quelque chose d’oublié, puis il abandonna ses efforts. La lumière même de bougies allumées dans le comptoir le dégoûtait et il s’enfermait dans sa chambre pour y rester en tête-à-tête avec l’obscurité. Devant lui, il n’avait qu’une ressource à laquelle il craignait encore de recourir, mais qui l’attirait avec une force irrésistible. Cette ressource était – s’enivrer et oublier. Oublier profondément, sans retour, se plonger dans l’onde de l’oubli au point de ne pouvoir jamais en sortir. Tout le poussait vers ce côté : et les habitudes de son passé agité et l’inactivité forcée du présent, et son organisme malade avec sa toux inextinguible, ses suffocations insupportables et ses douleurs aiguës toujours croissantes dans la région du cœur.
– Aujourd’hui, frère, il faudra pour la nuit se prémunir d’une bouteille, dit-il un jour à l’intendant d’un ton qui ne promettait rien de bon.
La bouteille d’aujourd’hui amena à sa suite toute une série d’autres et depuis lors, il s’enivrait régulièrement chaque nuit. À neuf heures, lorsque dans le comptoir, on éteignait les bougies et que tout le monde s’en allait dormir, il posait sur la table une bouteille d’eau-de-vie préparée à l’avance et un morceau de pain noir couvert d’une épaisse couche de sel. Il n’abordait pas l’eau-de-vie tout d’un coup, mais peu à peu. Aux alentours tout dormait du sommeil des morts ; l’on n’entendait que les souris qui grattaient le mur sous le papier en lambeaux et la pendule du comptoir qui importunait par son éternel tic-tac. Stépane ôtait sa robe de chambre et resté en chemise, il se mettait à arpenter la chambre bien chaude ; par moments, il s’arrêtait, s’approchait de la table, retrouvait à tâtons la bouteille et se mettait de nouveau à marcher.
Il buvait les premiers verres, ayant sur les lèvres des adages, savourant avec volupté le liquide brûlant, mais peu à peu, les battements du cœur devenaient plus précipités, le sang lui montait à la tête et sa langue commençait à marmotter quelque chose d’incohérent. Son imagination émoussée s’efforçait de se créer on ne sait quelles images, sa mémoire engourdie tentait de pénétrer dans les régions du passé, mais ces images étaient décousues, bizarres et le passé ne laissait échapper aucun souvenir, ni amer, ni gai, comme si entre lui et le présent s’était élevé pour toujours un mur infranchissable. Stépane n’avait plus devant lui que le présent sous forme d’une prison hermétiquement close dans laquelle étaient disparues sans traces, et l’idée de l’espace et l’idée du temps. La chambre, le poêle, trois fenêtres, le lit de bois qui criait avec son matelas mince et usé, la table et la bouteille qui se trouvait dessus – aucun autre horizon ne s’ouvrait à sa pensée. Mais à mesure que diminuait le contenu de sa bouteille, à mesure que la tête s’échauffait même ce pauvre sentiment du présent devenait au-dessus de ses forces. Son marmottage qui au commencement avait encore quelque forme s’annihilait complètement ; les prunelles des yeux s’efforçant de distinguer les contours de l’obscurité s’élargissaient démesurément ; l’obscurité elle-même s’évanouissait à la fin, et à sa place apparaissait l’espace rempli de lueurs phosphoriques. C’était le vide infini, morne, sans aucune trace de vie, lugubrement resplendissant, qui le suivait aux talons, à chacun de ses pas. Ni fenêtres, ni murs, rien n’existait plus pour lui – seul, le vide infini, luisant. La peur alors l’étreignait. Il lui fallait étouffer le sentiment de la réalité au point de faire disparaître ce vide. Encore quelques efforts et il atteignait son but. Ses pieds chancelants faisaient osciller de côté et d’autre le corps alourdi : la poitrine ne laissait plus échapper un « marmottage » mais des cris : il semblait ne plus exister. Puis venait un engourdissement étrange, qui, amenant avec lui tous les indices de l’absence d’une vie consciente, indiquait en même temps d’une manière positive la présence d’on ne sait quelle vie à part, se développant indépendamment des conditions ordinaires. Des gémissements partaient de sa poitrine sans troubler son sommeil ; le mal organique poursuivait son travail destructeur sans lui causer, paraîtrait-il, de douleurs physiques. Le matin, il se réveillait avec l’aube et avec lui se réveillaient l’angoisse, le dégoût et la haine. La haine sans protestation, sans cause consciente, la haine de quelque chose de vague, sans forme. Ses yeux se fixaient stupidement tantôt sur un objet, tantôt sur un autre et le regardaient longtemps ; ses mains et ses pieds tremblaient : son cœur se serrait comme s’il voulait s’arracher, puis il recommençait à battre avec une force telle que la main se portait d’instinct à la poitrine. Pas une idée, pas un désir. Devant les yeux – le poêle et la pensée se remplissait à tel point de cette image qu’elle ne pouvait recevoir d’autres impressions. Puis au poêle succédait la fenêtre et il ne voyait plus rien que la fenêtre… la fenêtre… la fenêtre. Il n’avait besoin de rien. La pipe se remplissait et s’allumait machinalement et une minute après elle lui tombait des mains ; la langue marmottait quelque chose, mais il était évident que c’était seulement par habitude. Il aimait mieux rester tranquille, se taire, les yeux fixés sur un point. Ce qui ne lui semblait pas mauvais non plus, c’était de prendre un petit verre dans un tel moment pour ressentir, quoique pour bien peu de temps, la présence de la vie, mais pendant le jour, il était impossible même avec tout l’argent de la terre de se procurer de l’eau-de-vie. Il fallait attendre la nuit pour arriver à ces instants délicieux où la terre disparaît de dessous les pieds et où au lieu de quatre murs détestés s’ouvre devant les yeux le vide infini et lumineux.
Arina Pétrovna n’avait aucune idée de la façon dont le « Nigaud » employait son temps dans le comptoir. La lueur accidentelle de sentiment qui avait jailli dans sa conversation avec Porfichka s’était éteinte au moment même, de sorte qu’elle ne s’en était même pas aperçue. De sa part, il n’y avait pas de ligne de conduite systématique, c’était un simple oubli. Elle avait complètement perdu de vue que près d’elle dans le comptoir vivait un être lié à elle par les liens du sang, un être qui peut-être, se mourait de la soif de la vie. Comme elle-même, une fois entrée dans l’ornière de la vie, la remplissait d’un seul et même contenu, ainsi selon elle, devaient faire tous les autres. Elle ne se doutait pas que le mode de vie change selon les innombrables conditions qui naissent d’une manière ou de l’autre et qu’enfin pour les uns (comme pour elle, par exemple,) ce mode de vie est quelque chose de cher tandis que pour les autres, il est imposé et repoussant. C’est pourquoi, quoique le bailli lui rapportât plus d’une fois que Stépane Vladimiritch n’était pas bien, ces rapports ne faisaient aucune impression sur son cerveau.
C’était beaucoup pour elle d’y répondre par des phrases stéréotypées :
– Il en reviendra ! n’en doute pas ! il nous survivra à moi et à toi ! Ça ne le prendra pas, cet étalon ! Il tousse ! Il y a des gens qui toussent trente ans de suite et qui ne s’en portent pas plus mal.
Néanmoins, lorsqu’un beau matin, on vint lui dire que Stépane Vladimiritch était parti pendant la nuit, elle revint tout à coup à elle.
Immédiatement, elle envoya toute sa maison à sa recherche et dirigea en personne l’enquête, commençant par inspecter la chambre qu’habitait le « mal propre. » La première chose qui la frappa, ce fut la bouteille au fond de laquelle se trouvait un peu de liquide et qu’on avait oublié de cacher.
– Qu’est-ce ? demanda-t-elle comme si elle ne comprenait pas.
– C’est-à dire… qu’ils se sont occupés…, répondit le bailli en hésitant.
– Qui lui procurait ça ? commença-t-elle sévèrement, mais se contenant aussitôt, elle cacha sa colère et continua l’inspection.
La chambre était sale, noire et remplie d’ordures au point qu’elle-même qui ne tenait pas au confort se sentit mal à son aise. Le plafond était noirci par la fumée, en plusieurs endroits le papier des murs pendait en lambeaux, les appuis des fenêtres étaient couverts d’une couche épaisse de cendres de pipe, les oreillers traînaient sur le plancher qu’imprégnait une boue gluante, sur le lit un drap chiffonné tout gris de saleté. Les châssis d’hiver d’une fenêtre étaient enlevés ou plutôt enfoncés et les châssis d’été, entr’ouverts. Évidemment c’était le chemin par lequel le « mal propre » avait pris la fuite. Arina Pétrovna porta instinctivement ses regards sur la cour et sa frayeur devint encore plus grande. Quoique l’on se trouvât au commencement de novembre, l’automne cette année-là s’était singulièrement prolongé et il n’avait pas encore gelé. Et la route, et les champs, tout était noir, boueux, impraticable ! Comment pouvait-il marcher ? Où s’était-il rendu ? Et elle se souvint alors que toute la nuit, comme un fait exprès, il avait plu, et qu’il n’avait sur lui que la robe de chambre et qu’il était chaussé d’une pantoufle, l’autre venant d’être trouvée près de la fenêtre.
– Il y a longtemps, mes amis, que je n’ai été chez vous, au comptoir ! dit-elle en respirant au lieu d’air un mélange nauséabond d’odeur d’eau-de-vie, de tabac et de pelisses de mouton moisies.
Toute la journée, pendant qu’on fouillait le bois, elle se tenait auprès d’une fenêtre, fixant avec une attention vague, soutenue, les alentours. Un tel gâchis à cause du Nigaud ! cela lui semblait être un rêve absurde. Oh ! elle avait bien raison de vouloir l’envoyer à la propriété de Vologda ! C’était toujours ce maudit Ioudouschka : « Laissez-le, mamenka, à Golovlevo ! » Oui, elle l’y avait laissé, et maintenant, va, débrouille-toi ! Il aurait vécu là, loin de tous, comme il aurait voulu – et c’est Dieu qui le jugerait ! La mère a fait son devoir ; il a mangé un « morceau » – elle lui en a jeté un autre ! Ah ! s’il avait aussi mangé celui-là, halte-là, mon cher ! Dieu lui-même ne suffirait pas à remplir un ventre insatiable ! Et tout se serait bien passé, tranquillement, paisiblement, tandis que maintenant – le beau tour qu’il a joué ! il faut fouiller le bois pour le ramener ! Pourvu qu’on le retrouve vivant : lorsqu’on est pris de vin, il n’est pas difficile de se passer la corde au cou ! Prendre une corde, l’accrocher à une branche… ce n’est pas long ! Sa mère qui se privait du sommeil, du manger, et lui… voilà ! Se pendre !… jolie invention ! Encore s’il était mal ici, s’il n’avait ni à boire ni à manger, si on l’accablait de travail !… mais il ne faisait que marcher toute la journée par la chambre comme un hébété et manger et boire… boire et manger. Un autre à sa place ne saurait comment remercier sa mère et celui-ci pense à se pendre ! Une jolie surprise pour sa mère !
Mais pour cette fois, les suppositions d’Arina Pétrovna ne se justifièrent point. Vers le soir une kibitka de paysans (charrette couverte d’une bâche) attelée de deux chevaux, ramenant le fugitif s’arrêta devant le perron du comptoir. Stépane Vladimiritch se trouvait dans un état de demi-insensibilité, tout couvert de blessures et sa face était bleuie, enflée. Il fut constaté que pendant la nuit il avait poussé jusqu’à Doubrovino situé à vingt verstes de distance de Golovlevo. À la suite de cet exploit il dormit vingt-quatre heures. Lorsqu’il se réveilla, il recommença à marcher, comme d’habitude, le long de sa chambre, mais il ne toucha pas à sa pipe comme s’il l’avait oubliée. À toutes les questions il opposait le silence le plus absolu. De son côté, Arina Pétrovna fut touchée à tel point que sur le premier moment, elle faillit ordonner de transporter son fils dans les maisons, mais presque aussitôt, elle se calma et laissa le Nigaud dans son comptoir, se bornant à donner l’ordre de nettoyer sa chambre, de changer le linge du lit, de mettre des rideaux aux fenêtres, etc. Le lendemain soir, lorsqu’on vint lui dire que Stépane Vladimiritch s’était réveillé, elle ordonna de le faire venir à la maison prendre le thé avec elle et trouva même des termes caressants en s’expliquant avec lui.
– Où donc es-tu allé en quittant ainsi ta mère ? commença-t-elle. – Sais-tu comme tu l’as inquiétée ? C’est encore heureux que papenka n’ait pas entendu parler de la chose ! Autrement, lui serait-ce bon dans l’état où il se trouve ?
Mais Stépane Vladimiritch paraissait rester insensible aux caresses de mamenka. Il fixait ses yeux immobiles, vitreux sur la chandelle, comme s’il observait le charbon qui se formait sur la mèche.
– Ah ! petit sot que tu es ! continua Arina Pétrovna d’un ton de plus en plus caressant, as-tu songé à ce qu’on allait dire de ta mère par ta faute ? Elle a pas mal d’envieux, ta mère ! Dieu sait quelles balivernes peuvent être débitées : On dira que je ne t’ai pas nourri, pas habillé… Oh ! petit sot, petit sot ! !
Même silence et même regard immobile, stupide, fixé sur un point.
– Que te manquait-il donc chez ta mère ? Tu es nourri et vêtu grâce à Dieu ! Tu es chauffé, bien entretenu ! Que te faut-il donc ? Si tu t’ennuies… c’est la campagne, mon ami, ne t’en déplaise ! Chez nous toutes ces gaîtés n’existent pas. Chacun reste dans son coin et s’ennuie ! Je serais peut-être bien aise, moi aussi, de danser, de chanter,… mais quand on regarde dans la rue on perd jusqu’à l’idée d’aller par cette boue jusqu’au temple de Dieu !
Arina Pétrovna s’arrêta dans l’espoir que le Nigaud laisserait échapper quelque « marmottage » pour réponse ; mais il était semblable à une pierre. Peu à peu elle se fâchait, mais se contenait.
– Si tu avais à te plaindre de quelque chose, s’il te manquait de la nourriture ou peut-être du linge, ne pouvais-tu pas en demander franchement à ta mère ? Est-ce qu’il t’était difficile de dire : – « Mamenka, chère amie, donne donc l’ordre de me faire cuire une petite talmouse ou une galette ? » Ta mère t’a-t-elle jamais refusé un morceau ? Ou encore au sujet de ce même vin – si l’envie t’avais pris d’en prendre – Eh bien ! que Dieu te bénisse ! Un petit verre, deux même – te les aurais-je marchandés ! Et la place : tu n’as pas eu honte d’en demander à un esclave, et à ta mère, tu as craint de souffler un mot !
Mais toutes ces paroles flatteuses étaient vaines. Stépane Vladimiritch non seulement ne fut pas ému (Arina Pétrovna espérait qu’il lui baiserait la main) et ne manifesta aucun repentir, mais il semblait encore n’avoir rien entendu.
Depuis lors il resta plongé dans un silence absolu. Il marchait des jours entiers dans sa chambre, les sourcils froncés, les lèvres remuantes, sans ressentir de fatigue. Par moments, il s’arrêtait comme s’il voulait dire quelque chose, mais il ne trouvait pas de paroles. On pouvait croire qu’il n’avait pas perdu la faculté de penser ; mais les impressions s’attachaient si faiblement à son cerveau qu’il les oubliait au moment même ; c’est pourquoi ses tentatives infructueuses de trouver le mot juste ne lui arrachaient pas le moindre mouvement d’impatience. Arina Pétrovna de son côté pensait qu’il allait sûrement incendier l’enclos.
Il reste muet toute la journée, disait-elle, cependant il doit bien penser à quelque chose pendant qu’il se tait ! Souvenez-vous de ce que je vous dis : « Il brûlera l’enclos ! »
Mais le Nigaud tout simplement ne pensait à rien. On aurait dit qu’il s’était plongé tout entier dans d’épaisses ténèbres, où il n’y avait de place ni pour la réalité, ni même pour l’imagination. Son cerveau élaborait quelque chose, mais ce quelque chose n’avait rapport ni au passé, ni au présent, ni à l’avenir. Un nuage noir semblait l’avoir enveloppé de la tête aux pieds et il examinait cette nuée, cette nuée seule, suivant dans son esprit ses fluctuations imaginaires ; par moments, il frissonnait et semblait s’en défendre. Dans ce nuage énigmatique, pour lui était noyé le monde physique et intellectuel !
Au mois de décembre de la même année, Porfiry Vladimiritch reçut de sa mère la lettre suivante :
« Hier matin, Dieu nous envoya une nouvelle épreuve : mon fils et ton frère Stépane est mort. La veille encore au soir, il était très bien portant, il soupa même et au matin, on le trouva mort dans son lit – telle est le peu de durée de la vie ! Et ce qui est le plus pénible au cœur d’une mère ; c’est qu’il quitta sans viatique ce monde frivole pour se précipiter dans les régions de l’inconnu. Que ceci nous serve d’exemple à tous : celui qui néglige les liens de la famille doit toujours s’attendre à une telle fin et les insuccès durant sa vie et une mort prématurée et des tortures éternelles dans la vie future, tout découle de la même source. Car si profondément intelligents et même célèbres que nous soyons, une fois que nous ne respectons pas nos parents, ceux-ci peuvent réduire à rien notre intelligence et notre célébrité.
» Telles sont les règles que tout homme de passage ici-bas doit imprimer dans sa mémoire ; en outre, les esclaves doivent respecter leurs maîtres.
» Du reste, malgré cela, tous les honneurs ont été rendus au défunt comme il convient à un fils. J’ai fait venir de Moscou le drap mortuaire, les funérailles ont été célébrées par le père archimandrite. Quant aux prières et aux registres obituaires, cela s’est passé conformément aux coutumes chrétiennes. Je regrette mon fils, mais je n’ose pas me plaindre, et je ne vous le conseille pas non plus, mes enfants. Car qui peut savoir ! nous nous plaignons ici-bas et son âme se réjouit peut-être là-haut ! »