LIVRE CINQUIÈME
JOIES DE FAMILLE INTERDITES
Peu de temps avant la catastrophe de Pétinka, Arina Pétrovna, étant en visite à Golovlevo, remarqua qu’Evprakséiouchka semblait avoir quelque peu enflé. Élevée dans la pratique du régime de servage où la grossesse des filles de service était l’objet de recherches détaillées et non privées d’intérêt, Arina Pétrovna avait, en cette occasion, un coup d’œil sûr et perçant ; de sorte qu’elle n’eut qu’à arrêter son regard sur le torse d’Evprakséiouchka pour que celle-ci, sans mot dire, et ayant pleine conscience de sa faute, détournât sa face devenue cramoisie.
– Tiens, tiens ! ma petite ! regarde-moi dans les yeux ! Tu es grosse, dis ? questionnait la vieille dame expérimentée, mais aucune réprimande ne se faisait sentir dans sa voix, qui, au contraire, résonnait jovialement, presque gaîment comme si elle sentait revenir le bon vieux temps.
Soit confusion, soit fierté, Evprakséiouchka gardait le silence, mais elle rougissait de plus en plus sous le regard scrutateur d’Arina Pétrovna.
– J’ai remarqué encore hier que tu te serrais. Mais elle marche, elle se tourne comme si de rien n’était. Ce n’est pas à moi qu’on donne le change par des manières, ma chère, je vois à la distance de cinq verstes vos trucs de jeunes filles. Est-ce le vent qui t’a enflé ça ? dis ! avoue !
Et de là s’ensuivirent un questionnaire détaillé et une explication non moins détaillée. Quand avaient été remarqués les premiers indices ? Avait-on consulté une sage-femme ? Porfiry Vladimiritch savait-il le bonheur qui l’attendait ? Evprakséiouchka se ménageait-elle ? ne soulevait-elle pas de trop lourds fardeaux ? etc.
Il se trouva qu’Evprakséia était dans son cinquième mois de grossesse ; qu’on n’avait en vue aucune sage-femme, que Judas était au courant de l’affaire, mais qu’en apprenant la nouvelle, il s’était contenté de joindre les mains, de remuer les lèvres et de regarder les images ; ce qui devait signifier : tout vient de Dieu et c’est Lui, le Père Céleste, qui arrangera tout ! qu’enfin, Evprakséiouchka n’avait pas pris garde en soulevant le samovar et qu’elle sentit à ce moment même que quelque chose s’était rompu dans son ventre.
– Vous êtes jolis, tous les deux, dit Arina Pétrovna après avoir entendu cette confession ; je prévois qu’il me faudra me mêler de cette affaire. Être dans son cinquième mois et ne pas avoir appelé de sage-femme ! Tu aurais dû au moins te faire visiter par Oulitka.
– Je le voulais, mais le maître n’aime pas Oulitouchka.
– Des bêtises, ma chère, des bêtises ! Si elle est fautive ou non, Oulitka – ça c’est une autre question ! mais dans une telle occasion… Nous n’allons pas nous embrasser avec elle, je pense… Non, je vois bien qu’il est indispensable que je m’en mêle.
Arina Pétrovna semblait sur le point de s’attrister et cette tristesse devait signifier : voilà, jusque dans ma vieillesse, j’ai des peines à supporter ! Mais l’objet de la conversation lui parut si intéressant qu’elle ne fit que claquer sa langue et continua :
– Eh bien, ma chère, prépare-toi maintenant ! tu aimes les bénéfices, portes-en les charges ! Essaye ! essaye ! Moi, j’ai élevé trois fils et une fille et j’en ai encore enterré cinq autres. Donc, j’en sais quelque chose ! Voilà comme sont pour nous les hommes ! ajouta-t-elle.
Tout à coup, une idée lui traversa l’esprit.
– Mon Dieu ! Mais c’est la veille d’un jour maigre. Attends, attends ! Laisse-moi compter !
On se mit à compter sur les doigts ; une, deux, trois, et chaque fois, il se trouvait que c’était juste la veille d’un jour maigre.
– C’est ça, c’est bien ça ! En voilà un saint ! Attends un peu, je vais le railler ; il est joli notre prieur ! où est-il tombé ! Ah, je ne vais pas manquer de le railler, je n’y manquerai pas, plaisantait la vieille dame.
En effet, le jour même pendant le thé du soir, Arina Pétrovna se moqua de son fils, devant Evprakséiouchka.
– Il est joli, notre humble !… Qu’est-ce qu’il a fait ! Peut-être en effet est-ce le vent qui a enflé ta belle ? Ça m’étonne, mon cher, vrai !
Tout d’abord, Judas se sentit mal à son aise en écoutant les plaisanteries de mamenka, mais s’étant convaincu qu’Arina Pétrovna le raillait de bon cœur, en mère, peu à peu il s’égaya, lui aussi :
– Plaisante que vous êtes, mamenka ! oui, plaisante ! dit-il en plaisantant ; mais quant à ce qui faisait l’objet de l’entretien, d’après son habitude, il se comporta d’une manière évasive.
– Pourquoi « plaisante » ! il faut en causer sérieusement. C’est donc – une affaire grave. C’est un « mystère » – voilà ce que j’en dis. La chose est illégale, mais toujours… Non, il faut méditer beaucoup et beaucoup sur cette affaire ! Qu’en penses-tu ? La laisseras-tu accoucher ici, ou la mèneras-tu en ville ?
– Je ne sais, mamenka, je ne sais rien, ma chérie ! dit Porfiry Vladimiritch, éludant la question. Plaisante que vous êtes, oui, plaisante !
– Eh bien, attends, ma petite ! nous discuterons avec toi, point à point, ce qu’il convient de faire. Et comment et où – nous arrêterons tout en détail. Autrement, ces hommes…, ils ne font que leurs caprices, et puis arrangez-vous comme vous voudrez.
Après qu’elle eut découvert la grossesse d’Evprakséiouchka, Arina Pétrovna se sentit comme un poisson dans l’eau. Toute la soirée, elle causa avec l’économe de son fils, sans se lasser, ses joues mêmes se colorèrent et dans ses yeux brilla l’éclat de la jeunesse.
– Sais-tu, ma chère, qu’il y a là du divin ! insistait-elle : car si ce n’est pas la même chose, c’est toujours de la même manière… mais prends garde à toi ! si c’est la veille d’un jour maigre que Dieu te garde ! je ne te laisserai pas en repos.
Oulitouchka fut admise au conseil. D’abord on parla de ceci, de cela ; n’était-il pas préférable de prendre un lavement ou de frictionner le ventre avec quelque onguent, puis de nouveau on en revint au thème favori ; de nouveau, on compta sur les doigts et toujours il se trouvait que c’était la veille d’un jour maigre ! Evprakséiouchka rougissait comme une pivoine, mais ne niait pas, invoquant sa situation de subordonnée.
– Moi, je n’y suis pour rien, disait-elle : – mon affaire – ce sera comme « ils » le voudront. Si barine ordonne… nous est-il permis à nous d’aller contre « leur » volonté ?
– Bon, bon, la modeste, tais-toi ! peut-être toi-même… plaisantait Arina Pétrovna.
En un mot, les femmes s’en donnèrent à cœur joie. Arina Pétrovna se rappela à cette occasion toute une suite de faits passés. Avant tout, elle parla de ses propres grossesses, raconta comme elle souffrait alors qu’elle était grosse de Stepka le Nigaud, comme, étant enceinte de Pavel, elle était allée à Moscou pour ne pas manquer les enchères et comme ce voyage faillit lui coûter la vie et ainsi de suite. Chacun de ses accouchements avait eu quelque chose de remarquable : le seul qui ne fut point laborieux, ce fut lors de la mise au monde de Judas.
– Je ne ressentais rien, mais rien du tout, disait-elle, de sorte que quelquefois, je restais ainsi en pensant : « Est-il Dieu possible que je sois grosse ? » Et lorsque le moment fut venu, je me suis couchée sur le lit pour une minute et moi-même je ne sais comment tout cela se fit. Ce fut pour moi, le plus facile, oui, le plus facile !…
Puis s’ensuivirent des histoires de filles de la cour : comment elle les surprenait elle-même avec l’aide de ses gens de confiance et principalement d’Oulitouchka. Sa mémoire avait conservé avec une précision étonnante tous ses souvenirs. Dans tout son passé, sombre, rempli jusqu’aux bords par la parcimonie dans les grandes et petites choses, la chasse aux filles de service en flagrant délit d’amour était le seul élément romantique qui faisait vibrer en elle on ne sait quelle corde vitale. Les romans peu compliqués de la chambre des filles se dénouaient assez tristement, grâce aux règlements sévères de Golovlevo (ordinairement, on mariait la fille coupable à quelque paysan d’un bien fonds éloigné, la plupart du temps à un veuf ayant plusieurs enfants, et son amant était réduit à être vacher ou soldat, mais le souvenir de ces dénouements s’effaçait (la mémoire des gens civilisés est souvent indulgente pour leur conduite passée) et seul le fait de la découverte de l’intrigue amoureuse était jusqu’à présent resté devant ses yeux. Rien d’étonnant à cela. Jadis on suivait les péripéties de ces amourettes avec le même intérêt palpitant qu’aujourd’hui on lit un roman feuilleton dans lequel l’auteur, au lieu de couronner tout d’un coup la passion mutuelle de ses héros, met un point à l’endroit le plus pathétique et écrit : à suivre.
– J’ai eu pas mal de peines avec elles, narrait Arina Pétrovna. Il y en avait qui se cachaient jusqu’au dernier moment, espérant toujours me donner le change ! Mais je ne me laisse pas faire la barbe ! j’en connais de longues et de brèves dans ces sortes d’affaires ! ajouta-t-elle presque farouchement comme si elle menaçait quelqu’un.
Puis Arina Pétrovna entamait une série de récits pour ainsi dire « politiques, » où elle jouait le rôle, non de juge, mais de personne indulgente. Ainsi, par exemple, papenka Piotre Ivanytch, vieillard caduc de soixante-dix ans, avait une « belle », qui, tout à coup, se trouva être grosse ; il fallut alors, pour de hautes considérations, cacher son état au vieillard. Et elle, Arina Pétrovna, était, comme un fait exprès, brouillée avec son frère Piotre Pétrovitch qui se doutait de cette grossesse et voulait, lui aussi, dans des « vues politiques » ouvrir les yeux au vieillard au sujet de sa belle.
– Et qu’en penses-tu ? Nous avons arrangé l’affaire presque sous les yeux de papenka. Il dormait dans sa chambre sans se douter de rien et nous faisions la besogne dans la chambre voisine ! Tout doucement, en chuchotant, en marchant sur la pointe des pieds ! Moi-même, de mes propres mains, je lui fermais la bouche pour l’empêcher de crier ! Et son linge – j’ai dû le ranger moi-même, et son bébé – c’était un beau garçon fort – je l’ai mis moi-même aux Enfants Trouvés. De sorte que, lorsque le frère apprit la chose huit jours plus tard, il n’a pu que se récrier : « Quelle sœur j’ai là ! » qu’il a dit. Je me souviens encore d’une autre grossesse de ce genre : l’accident arriva à ma sœur Varvara Mikhaïlovna. Son mari était en marche contre les Turcs. Elle commit la faute de s’oublier. Et voilà qu’elle accourt comme une folle à Golovlevo : « Sœur, sauve-moi ! » Et nous étions alors en brouille ; cependant, je l’ai reçue comme si de rien n’était ; en tout bien, tout honneur, je l’ai tranquillisée, consolée, et la laissant chez moi, j’ai mené si rondement l’affaire que son mari est mort – sans rien savoir !
C’est ainsi que parlait Arina Pétrovna et il faut dire vrai, peu de narrateurs auraient pu trouver des auditeurs aussi attentifs qu’Evprakséïa et Oulita. Evpraséiouchka tâchait de ne pas perdre une parole comme si devant ses yeux se déroulaient les péripéties d’un conte fantastique, merveilleux ; quant à Oulitouchka, complice de la plupart de ces faits, elle ne faisait que plisser les coins de ses lèvres.
Oulitouchka, elle aussi, s’était épanouie et reposée. Sa vie était pleine d’agitation. Consumée dès son âge le plus tendre par une ambition d’esclave, elle ne rêvait qu’à se distinguer aux yeux de ses maîtres et commander à ses égaux – mais toujours sans succès. Dès qu’elle mettait le pied sur un degré plus élevé, on ne sait quelle force invisible aussitôt la précipitait de là et l’attirait de nouveau plus bas. Cependant elle possédait au plus haut degré toutes les qualités d’une excellente domestique des anciens pomiechtchiks : elle était perverse, médisante, prête à toute trahison, mais en même temps, d’une légèreté qui réduisait à néant toute sa malice. Au temps jadis, Arina Pétrovna acceptait volontiers ses services lorsqu’il lui fallait entreprendre quelques recherches secrètes au sujet de la chambre des filles ou en général arrondir quelque affaire, mais jamais ne l’apprécia et ne l’éleva à un emploi supérieur. À cause de cela, Oulitouchka se plaignait et mettait en œuvre sa langue, mais on ne prêtait nulle attention à ses plaintes, car tout le monde savait qu’Oulitouchka était une fille méchante qui pouvait vociférer mais qui, dès qu’on lui faisait signe d’approcher accourait de nouveau et se mettait à quatre pattes. C’est ainsi qu’elle traîna son existence, s’efforçant toujours de s’élever, mais ne parvenant à rien, jusqu’à ce que l’abolition du servage mît une fin à son ambition d’esclave. Dans sa jeunesse, elle avait même eu une occasion qui lui avait donné des espérances fort sérieuses. Dans une de ses visites à Golovlevo, Porfiry Vladimiritch noua des relations avec elle ; un enfant était survenu comme le disaient les Annales de Golovlevo ; et on peut s’imaginer quelle fut la colère de mamenka. On ne sait pas si cette liaison se continua pendant les visites suivantes de Judas à la maison paternelle, mais en tout cas, lorsque Judas s’installa définitivement à Golovlevo, les rêves d’Oulitouchka croulèrent d’une façon tout à fait humiliante pour son amour-propre. À l’arrivée du nouveau barine, Oulitouchka se précipita vers lui avec un tas de cancans où Arina Pétrovna était presque accusée de filouterie ; mais barine quoique écoutant ces rapports avec bienveillance, se comporta envers elle avec froideur et ne tint aucun compte de ses anciens services. Trompée dans ses calculs, Oulitouchka, vexée, alla trouver à Doubrovino Pavel Vladimiritch qui, par haine de son frère, la prit volontiers et l’éleva même au rang d’économe. Ici ses fonds semblèrent remonter. Pavel Vladimiritch ne quittait pas l’entresol et ne faisait que boire tandis qu’elle, vive, alerte, agitant ses clefs courait du matin au soir par les caves et les magasins, médisait sans se gêner d’Arina Pétrovna et même la persécutait. Mais Oulitouchka aimait trop toutes sortes de trahisons pour jouir en paix de la bonne vie que le sort lui avaient envoyée. C’était au moment que Pavel s’adonnait à la boisson dans une telle mesure qu’on pouvait envisager l’issue de ces excès avec certaines espérances. Judas comprit que dans ces conditions, Oulitouchka était un trésor inappréciable et il n’eut qu’un signe à faire pour l’attacher à son service. Elle reçut ordre de ne pas s’éloigner d’un pas de sa victime, de ne la contredire en rien, même en sa haine pour Porfiry Vladimiritch, mais surtout de ne pas permettre l’intervention d’Arina Pétrovna. C’était un de ces méfaits envers ses parents, méfaits auxquels Judas se décidait non après mûres réflexions, mais qu’il faisait Dieu sait par quelle impulsion involontaire comme une chose toute simple. Il est inutile de dire qu’Oulitouchka accomplissait strictement l’ordre reçu. Pavel Vladimiritch ne cessait de haïr son frère, mais plus il le haïssait, plus il buvait, et moins il devenait capable d’écouter les remontrances d’Arina Pétrovna concernant les « dispositions ». Chaque mouvement du moribond, chacune de ses paroles était immédiatement rapportée à Judas, de sorte que celui-ci pouvait, en pleine connaissance de cause, déterminer le moment où il devait sortir de derrière les coulisses pour apparaître sur la scène en maître de la situation qu’il avait créée. Pour ce service, Judas fit cadeau à Oulitouchka d’étoffe de laine pour robe, mais néanmoins, il ne l’approcha pas. De nouveau, Oulitouchka du haut de sa grandeur fut précipitée au plus bas, et cette fois il semblait que ce fût pour toujours. Comme récompense particulière – pour avoir soigné le frère dans ses derniers moments, – Judas lui assigna un coin dans une izba où étaient entassés quelques dvorovyés{36} restés sans asile à l’émancipation des serfs et auxquels barine accordait un coin pour leurs services passés. Ici Oulitouchka se résigna définitivement de sorte que lorsque barine se lia avec Evprakséiouchka, non seulement elle ne manifesta aucune obstination, mais encore elle vint la première saluer la belle et l’embrassa à l’épaule.
Et tout à coup au moment où elle se regardait comme oubliée, le sort lui souriait de nouveau. Evprakséiouchka était devenue enceinte. On s’était rappelé que dans la cour était nichée une femme d’or et on lui fit signe de venir. Il est vrai que ce n’était pas barine lui-même qui l’avait appelée, mais il suffisait qu’il ne l’eût pas défendu.
Oulitouchka signala son entrée dans la maison en prenant des mains d’Evprakséiouchka le samovar et le portant triomphalement dans la salle à manger où en ce moment se trouvait Judas. Et barine ne dit rien. Il lui sembla même qu’il sourit lorsqu’une autre fois, le rencontrant avec le même samovar en main, elle lui cria :
– Barine ! gare ! ça brûle !
Mandée par Arina Pétrovna au conseil de famille, Oulitouchka était gênée et ne voulait pas s’asseoir, mais lorsque Arina Pétrovna lui dit avec bienveillance : « Assieds-toi, assieds-toi donc ! Ne fais pas de manières ! Le tsar nous a rendus tous égaux », elle s’assit, resta d’abord modeste, puis délia sa langue.
Cette femme avait aussi ses souvenirs. Beaucoup d’humeur s’était amassée dans son cerveau au temps du régime du servage. Indépendamment de la recherche des amours des filles de service, Oulitouchka remplissait dans la maison de Golovlevo les fonctions de pharmacien et de médecin. Que de sinapismes, ventouses, et surtout de lavements, elle avait administrés dans sa vie ! Elle avait préparé les lavements du vieux barine Vladimir Mikhaïlovitch, d’Arina Pétrovna et de tous les jeunes « barines » sans exception ; elle en avait conservé les plus doux souvenirs. Et voilà que maintenant, elle pouvait donner libre cours à ces souvenirs…
La maison de Golovlevo s’animait d’une façon mystérieuse. Arina Pétrovna venait sans cesse voir son bon fils, et sous sa surveillance, on faisait activement des préparatifs auxquels, en attendant, on ne donnait aucun nom. Après le thé du soir, les trois femmes s’assemblaient dans la chambre d’Evprakséiouchka, se régalaient de confitures, jouaient aux dupes, et, jusqu’à une heure fort avancée de la nuit, avaient des réminiscences qui faisaient joliment rougir la belle. La moindre occasion, la plus insignifiante, servait de prétexte à de nouvelles narrations sans fin. Si par exemple, Evprakséiouchka servait des confitures de framboise, Arina Pétrovna racontait qu’étant grosse de Sonka{37}, elle ne pouvait pas supporter même l’odeur de la framboise.
– Dès qu’on en apportait à la maison, de suite, je la sentais ! Et de suite, je criais : Enlevez ça, emportez-la, la maudite ! Et lorsque je fus délivrée, c’est passé ! Et de nouveau, j’en ai mangé avec plaisir.
Si Evprakséiouchka apportait du caviar, ici encore, Arina Pétrovna ne manquait pas de se souvenir d’un accident qui lui était arrivé.
– Au sujet du caviar, je vais vous raconter quelque chose, mais quelque chose de vraiment étonnant. C’était un mois ou deux après mon mariage, il me vint subitement un goût de ce même caviar ! mais un goût ! un goût tel que je m’enfermais dans le magasin et je me mettais à en dévorer ! et j’en mangeais ! ! Puis, je finis par dire à mon mari : « Qu’est-ce que cela veut donc dire, Vladimir Mikhaïlovitch, que je mange toujours du caviar ? » Et lui qui me dit en souriant : « Mais tu es grosse, mon amie. » Et vrai, juste neuf mois après, j’accouchai de Stepka Nigaud !
Cependant Porfiry Vladimiritch continuait de se comporter au sujet de la grossesse d’Evprakséiouchka de la même façon énigmatique et pas une seule fois, il ne se prononça clairement sur son implication dans cette affaire. Bien entendu cela gênait les femmes, entravait leurs épanchements et elles finirent par ne plus s’occuper de lui et même par le congédier lorsqu’il se présentait le soir dans la chambre d’Evprakséiouchka.
– Va-t’en ! va-t’en ! mon cher ! disait gaîment Arina Pétrovna ; tu as fait ton affaire, maintenant notre tour est venu. Dans notre rue, il y a fête.
Judas s’éloignait humblement et quoique à cette occasion, il ne manquât pas de se plaindre de ce que chère amie mamenka lui retirait sa bienveillance, au fond, il était content de ne pas être inquiété et de voir qu’Arina Pétrovna s’intéressait à cette affaire si ennuyeuse pour lui. Sans cet intérêt Dieu sait ce qu’il lui aurait fallu faire pour étouffer cette vilaine histoire dont la seule pensée lui causait gêne et dégoût. Et maintenant, grâce à l’expérience d’Arina Pétrovna et à l’adresse d’Oulitouchka, il espérait que le malheur ne serait pas ébruité et que peut-être lui-même en apprendrait le résultat quand tout serait fini.
Cependant les espérances de Porfiry Vladimiritch ne se réalisèrent pas : la catastrophe de Pétinka, puis la mort d’Arina Pétrovna survinrent. Il lui fallut donc payer de sa personne, sans pouvoir compter sur quelque combinaison louche. On ne pouvait renvoyer Evprakséiouchka, comme une fille dissolue, chez ses parents, car grâce à l’intervention d’Arina Pétrovna, l’affaire avait été poussée trop loin et était connue de tout le monde. Il ne fallait pas trop compter non plus sur le zèle d’Oulitouchka, car quoiqu’elle fût une femme habile, il était à craindre qu’en se fiant à elle, on eût ensuite affaire au juge d’instruction. Pour la première fois de sa vie, Judas se plaignit sérieusement et sincèrement de son isolement, pour la première fois il comprit que les hommes n’étaient pas seulement de simples pions, tout au plus bons à jouer le rôle de dupes.
– Que lui coûtait-il d’attendre un peu, disait-il en adressant des reproches à chère amie mamenka dans la solitude de sa chambre : elle aurait tout fait doucement, sagement – et alors que Dieu la bénisse ! Si le moment est venu de mourir, rien à faire ! On peut la plaindre, mais si Dieu le veut, ni nos larmes, ni nos médecins, ni nos médicaments, ni nous tous – rien ne peut résister à la volonté de Dieu ! Elle a vécu, la chère vieille, elle a joui ! Elle a vécu en barynia et a laissé ses enfants barines aussi. Elle a vécu et c’est assez !
Et comme d’habitude, sa pensée vagabondait, n’aimant pas à s’attarder sur un sujet présentant quelques difficultés pratiques, elle se jetait sur un autre plus facile qui pouvait se prêter à des balivernes sans fin.
– Et quelle fin douce ! Il n’y a que les saints, à qui Dieu permet de finir ainsi ! se disait-il en se trompant lui-même, sans trop comprendre s’il mentait ou disait la vérité : – sans maladie, sans trouble… Elle n’a fait que pousser un soupir – et ce fût tout ! Ah ! mamenka ! mamenka ! Et le sourire aux lèvres, et les joues colorées… et les mains jointes comme si elle voulait donner sa bénédiction, et les yeux fermés… adieu !
Mais tout à coup, au beau milieu de ces touchantes paroles, il ressentait comme un spasme. De nouveau cette vilenie… Qu’aurait-il coûté vraiment à mamenka d’attendre encore un peu ! Rien qu’un mois, et peut-être moins… mais non !
Pendant un certain temps, il essaya de répondre aux questions d’Oulitouchka de la même manière qu’il répondait jadis à mamenka : « Je ne sais ! je ne sais rien ! » Mais il n’était pas facile d’user de tels procédés avec l’effrontée Oulitouchka.
– Est-ce moi qui le sais ? Est-ce moi qui l’ai enflée ! lui dit-elle en l’interrompant la première fois qu’elle reçut cette réponse et elle le dit de façon qu’il comprit aussitôt qu’à partir de ce moment, l’heureux cumul du rôle d’amant et de celui de spectateur indifférent du résultat de ses œuvres était pour toujours fini pour lui.
Le malheur approchait de plus en plus, malheur inévitable, presque palpable ! Il le poursuivait à chaque instant et, ce qui était pire, anéantissait sa pensée. Il s’efforçait par tous les moyens possibles de chasser le fantôme de ce malheur, de le noyer dans le flux de ses paroles vides de sens, mais il n’y réussissait qu’à moitié. Il essaya aussi de se réfugier derrière les décisions de la volonté divine et selon son habitude formait de ce thème tout un écheveau qu’il dévidait sans fin, y mêlant la parabole du « cheveu tombant de la tête d’un homme » et la légende de la maison bâtie sur le sable, mais au moment même où ces inutilités coulaient sans entrave, disparaissant dans Dieu sait quel abîme énigmatique où le travail du dévidement de l’écheveau semblait assuré – tout à coup, venant on ne sait d’où, un seul mot coupait le fil. Hélas ! ce mot était « débauche », avait une signification que Judas ne voulait pas même s’avouer lui-même. Et voilà lorsqu’après de vains efforts d’oublier, de détruire ce fantôme, il devint enfin évident qu’il ne pouvait plus s’en défaire, il fut saisi d’angoisse. Il arpentait la chambre, ne pensant à rien, n’éprouvant qu’une sensation étrange, comme si quelque chose au fond de ses entrailles, se déplaçait et le rongeait. C’était un échec tout nouveau que sa pensée oisive essuyait pour la première fois. Jusqu’ici, de quelque côté que se dirigeât sa fantaisie, elle trouvait partout un champ illimité dans lequel se formaient une foule de combinaisons. La perte même de Volodka et de Pétinka, la mort d’Arina Pétrovna n’entravaient pas la marche de sa pensée vagabonde. C’étaient des faits communs, reconnus de tout le monde et pour l’appréciation desquels existait un cérémonial reconnu aussi, établi et motivé depuis un temps immémorial. Les requiem, les prières des morts, les dîners obituaires, il avait accompli tout cela, comme l’exigeait la coutume, et de ce côté il n’avait à rougir, ni devant les hommes, ni devant la Providence. Mais le concubinage… qu’était-ce donc ? C’était le démenti de toute sa vie, le dévoilement de son mensonge intérieur ! Quoique auparavant, on le tint pour chicaneur, admettons même sangsue, mais dans tout cela, il y avait si peu de bases judicieuses qu’il pouvait répliquer de plein droit : prouve ! Et tout à coup maintenant… il vit en concubinage ; la faute était établie, indéniable ; il n’avait même pas pris de mesures, grâce à Arina Pétrovna : ah ! mamenka ! mamenka ! il n’avait même pas eu le temps de mentir et encore… « la veille d’un jour maigre »…
Dans ces entretiens avec lui-même, si embrouillé que fût le fil de ses idées, quelque chose renaissait qui ressemblait au réveil de la conscience. Mais il fallait résoudre cette question : continuerait-il à marcher dans cette voie ? ou bien son esprit oiseux lui viendrait-il toujours en aide et lui montrerait-il quelque nouvelle issue, grâce à laquelle il se retirerait du puits ?
Pendant que Judas se consumait de la sorte, une révolution intérieure tout à fait inattendue s’opérait peu à peu chez Evprakséiouchka. L’attente de la maternité déliait, semblait-il, les liens qui enserraient son esprit. Jusqu’ici, elle se comportait en toute chose avec indifférence et Porfiry Vladimiritch n’était pour elle qu’un « barine » auquel la liaient ses relations d’inférieure. Maintenant, elle comprenait vaguement pour la première fois de sa vie qu’elle possédait quelque chose à elle, qu’elle avait son affaire à elle, dans laquelle elle pouvait exercer sa volonté et que personne ne pouvait l’en empêcher. À cause de cela même, l’expression de sa physionomie jusque-là stupide et vague devint tout à coup plus sensée et expressive. La mort d’Arina Pétrovna fut le premier événement de sa vie demi-consciente qui la désenivra. Si originalement qu’agissait la vieille barynia au sujet de la future maternité d’Evprakséiouchka, elle lui montrait un intérêt incontestable, au lieu de cette laide équivoque que la future mère trouvait en son amant. C’est à cause de cela qu’Evprakséiouchka se mit à considérer Arina Pétrovna comme sa protectrice, car il lui semblait prévoir quelque attaque dans l’avenir. Le pressentiment de cette attaque la poursuivait d’autant plus obstinément qu’il n’était éclairé d’aucune preuve, mais il se traduisait par un trouble inquiet qui remplissait tout son être. La pensée n’était pas suffisamment forte pour pouvoir signaler d’où viendrait l’attaque et en quoi elle devait consister, mais son instinct était si excité qu’à la vue seule de Judas, elle ressentait une peur involontaire. Oui, cela viendra de là ! sentait-elle dans les replis de son cœur : – de là, de ce cercueil rempli de poussière, de ce cercueil auquel jusqu’à présent, elle était soumise comme une simple salariée et qui, par Dieu sait quel miracle, était le père et le maître de son enfant. Le sentiment qui s’éveillait en elle à cette dernière idée ressemblait à de la haine et même se serait sans aucun doute transformé en haine s’il n’avait pas été détourné par l’intérêt que lui montrait Arina Pétrovna, dont le bavardage bénin ne lui laissait pas le temps de se concentrer. Mais voilà qu’Arina Pétrovna se retirait à Pogorelka, puis mourait. Evprakséiouchka fut saisie encore davantage d’une vague frayeur. Le silence dans lequel était plongée la maison n’était troublé que par un frôlement annonçant que Judas, étouffant ses pas et ramenant les pans de sa robe de chambre, se glissait le long du corridor et écoutait aux portes. Rarement, quelque domestique, accourant de la cour, frappait la porte de la chambre des filles et de nouveau tout retombait dans le silence, silence de mort remplissant l’être d’une angoisse superstitieuse, cuisante. Et puisqu’Evprakséiouchka approchait alors du terme de sa grossesse, elle n’avait pas même la ressource des soins du ménage qui jadis la fatiguaient à tel point que vers le soir, elle marchait comme endormie. Elle essaya même de caresser Porfiry Vladimiritch, mais ces tentatives provoquèrent chaque fois des scènes courtes, mais violentes qui produisaient une pénible impression même sur cette nature naïve. Elle n’avait donc qu’à rester les bras croisés et penser, c’est-à-dire s’inquiéter. Aussi ses raisons d’inquiétude augmentaient-elles de jour en jour, car la mort d’Arina Pétrovna avait délié les mains à Oulitouchka et introduit dans la maison de Golovlevo un nouvel élément de cancans qui, depuis lors, devinrent l’unique chose vitale sur laquelle se reposait l’âme de Judas.
Oulitouchka comprenait parfaitement que Judas avait peur et que la peur chez cette nature flasque et menteuse confinait de près à la haine. En outre, elle savait très bien que Porfiry Vladimiritch était incapable de ressentir non seulement de l’affection, mais encore une simple pitié ; qu’il gardait Evprakséiouchka uniquement parce que, grâce à elle, le régime domestique suivait son cours sans se départir de sa route, une fois tracée. Ayant acquis ces simples données, Oulitouchka avait pleine possibilité de nourrir et de développer ce sentiment de haine qui grondait dans l’âme de Judas chaque fois que quelque chose lui rappelait le « malheur » qui le menaçait. Bientôt tout un réseau de cancans enserra Evprakséiouchka de tous côtés. Oulitouchka ne cessait de « rapporter » à barine. Tantôt elle venait se plaindre de la façon dont était mené le ménage.
– C’est étonnant, barine, disait-elle, combien on dépense de provisions chez vous. Tantôt j’allai dans la cave chercher des salaisons… je regarde et je pense : « Y a-t-il longtemps que l’on a entamé le tonneau ? et voilà, il ne reste que deux ou trois morceaux de viande au fond ».
– C’est-il possible ! se récriait Judas tout étonné.
– Si je ne l’avais vu de mes propres yeux, je ne l’aurais jamais cru ! C’est même étonnant, comment en dépense-t-on une telle quantité ! Du beurre, du gruau, des concombres – de tout ! Chez les autres, c’est de la graisse qu’on donne aux gens de service avec du gruau – ils s’en passent bien ! – et chez nous, c’est toujours du beurre et encore du frais !
– Pas possible ! répondait Porfiry Vladimiritch effrayé par la révélation d’Oulitouchka.
Tantôt elle venait comme par hasard parler du linge.
– Vous auriez bien fait d’arrêter Evprakséiouchka, barine. Certes, elle manque d’usage, mais voilà… en ce qui concerne le linge, par exemple… Elle a gâché un tas de ce même linge pour en faire des serviettes et des maillots… et encore, c’est du linge fin !
Pour toute réponse, les yeux de Porfiry Vladimiritch lançaient des éclairs, mais son cœur bondissait dans sa poitrine à ces paroles.
– Cela se comprend, elle pense à son bébé, continuait Oulitouchka d’une voix mielleuse, elle s’imagine que Dieu sait quel bonheur va lui arriver… un prince qui va venir ! Et à proprement parler, il pourrait bien, le bébé, dormir sur de gros draps… dans sa situation !
Quelquefois, elle taquinait tout simplement Judas.
– Je voulais vous demander, barine, commençait-elle, quelles dispositions vous allez prendre au sujet du bébé ? Le reconnaîtrez-vous comme votre fils par hasard, ou comme certains, le placerez-vous à la maison des…
Mais Porfiry Vladimiritch interrompait la question pas un regard si sombre qu’Oulitouchka n’osait continuer. Et au milieu de toute cette haine approchait de plus en plus l’instant où la venue au monde du petit esclave de Dieu en pleurs allait mettre fin au trouble moral qui régnait dans la maison de Golovlevo et en même temps augmenter le nombre des autres esclaves de Dieu en pleurs qui peuplent l’univers.
Il est six heures du soir. Porfiry Vladimiritch, après son somme de l’après-midi, reste dans son cabinet de travail, couvrant de chiffres des feuilles entières de papier. En ce moment cette question le préoccupe : « Combien d’argent aurait-il actuellement si mamenka, au lieu de s’approprier les cent roubles que son grand-père lui avait donnés à l’occasion de sa première dent, les avait placés à la banque au nom du petit Porfiry ? » La somme se trouvait être insignifiante : huit cents roubles en tout.
– Il est vrai que le capital ne serait pas grand, pense Judas, mais toujours, il est bon de savoir que l’on a quelque chose pour une occasion. Si le besoin s’en fait sentir, tu le prends sans le demander à personne, tu prends toi-même, ton argent à toi, ta propriété, un cadeau du grand-père ! Ah, mamenka, comme vous agissiez sans savoir, chère amie !
Hélas ! Porfiry Vladimiritch s’était déjà tranquillisé, il s’était débarrassé de ces inquiétudes récentes qui, il n’y avait pas encore bien longtemps, paralysaient l’activité de ses pensées oiseuses. Ses singuliers traits de lumière de conscience éveillés par les difficultés où l’avaient mis la grossesse d’Evprakséiouchka et la mort d’Arina Pétrovna s’étaient calmés peu à peu. La faculté de s’adonner aux inutilités lui rendit ici encore son service habituel et Judas, après d’incroyables efforts, put en fin de compte noyer la conception du malheur dans l’abîme de ses paroles vides de sens. On ne saurait dire s’il avait pris quelque décision de plein discernement, mais il se rappela tout à coup sa vieille formule : « Je ne sais rien ! je ne permets rien » ! formule à laquelle il avait toujours recours dans les circonstances difficiles, et qui, cette fois encore, mit promptement fin au trouble intérieur qui l’agitait temporairement. Maintenant, il considérait déjà l’accouchement attendu comme une affaire qui ne le regardait pas, à cause de quoi, il s’efforçait de donner à sa physionomie même une expression d’indifférence et d’impénétrabilité. Il ne s’occupait presque plus de l’existence d’Evprakséiouchka et même ne l’appelait plus par son nom ; s’il lui arrivait de demander de ses nouvelles, il s’exprimait ainsi ; « et l’autre… toujours malade ?… » En un mot, il se trouva être si fort que même Oulitouchka qui, à l’école du servage, apprit l’art de scruter les cœurs, comprit que la lutte était tout à fait impossible avec un homme prêt à tout.
La maison est plongée dans les ténèbres. La lumière ne brille que chez Judas et dans la chambre d’Evprakséiouchka située à l’autre extrémité de la maison. Dans celle de Judas règne le silence interrompu seulement par le claquement de la table à calculer et le frottement du crayon sur le papier, avec lequel Judas pose ses chiffres. Tout à coup, au milieu de ce calme, un gémissement éloigné mais perçant, pénètre dans le cabinet de travail. Judas frissonne, ses lèvres tressaillent, son crayon trace un trait oblique.
– Cent vingt et un roubles et douze roubles douze kopecks… murmure Porfiry Vladimiritch, s’efforçant de combattre l’impression désagréable produite sur lui pas ce bruit intempestif. Mais les gémissements se répètent de plus en plus souvent et deviennent à la fin inquiétants. Il est impossible à Judas de travailler et il quitte son bureau. Il se met d’abord à marcher par la chambre, mais la curiosité peu à peu l’emporte. Tout doucement, il entr’ouvre la porte, plonge sa tête dans l’obscurité de la chambre voisine et, en attente, écoute. « Ah, mon Dieu, il paraît qu’on a oublié d’allumer la lampe devant l’image de « Calme mes chagrins » ! passe par sa tête. Mais voilà que, tout à coup, des pas rapides se font entendre dans le couloir. Porfiry Vladimiritch se glisse en un clin d’œil dans sa chambre, refermant la porte avec précaution, et se dirige sur la pointe des pieds vers les images. Un moment après, il est déjà en position, de sorte que lorsque la porte s’ouvre et qu’Oulitouchka se précipite dans la chambre, elle le trouve priant, les mains jointes.
– Evprakséiouchka n’est pas loin de rendre son âme à Dieu ! dit-elle sans faire attention à la posture de Judas.
Mais Porfiry Vladimiritch ne se retourne même pas de son côté, il se borne à remuer plus rapidement les lèvres et fait de la main un signe comme s’il voulait chasser une mouche importune.
– Inutile d’agiter la main ! Evprakséiouchka, dis-je, est au plus mal ! elle peut mourir d’un moment à l’autre ! insista grossièrement Oulitouchka.
Cette fois, Judas se retourne, mais sa physionomie est si calme et si attendrie qu’il semble être dans la contemplation de la divinité et dégagé de tout souci humain ; on dirait qu’il ne peut même pas comprendre à quelle occasion on le dérange.
– C’est un péché de gronder, mais je ne puis ne pas faire de réprimande : que de fois ai-je demandé qu’on me laisse tranquille lorsque je prie, dit-il d’une voix répondant à la disposition d’esprit d’un homme qui vient de prier et en se permettant cependant de secouer un peu la tête en signe de reproche chrétien. Eh bien ! qu’y a-t-il encore ?
– Que peut-il y avoir de plus. Evprakséiouchka souffre le martyre et ne parvient pas à se débarrasser. Comme si vous ne l’aviez pas entendue… Ah ! vous ! allez la voir au moins !
– Qu’y a-t-il à voir ! Suis-je docteur, moi ? Et puis je ne sais rien, je ne connais rien à vos affaires ! Je sais qu’il y a une malade dans la maison ; et quelle maladie a-t-elle et à cause de quoi est-elle malade, à vrai dire, je n’ai pas eu la curiosité de m’en informer ! Si la malade va mal, il faut envoyer chercher batiouchka – voilà le seul conseil que je puisse donner ! Envoyez chercher batiouchka, priez ensemble, allumez les lampes aux images… et puis nous prendrons le thé avec batiouchka !
Porfiry Vladimiritch est content de s’être, dans ce moment décisif, prononcé d’une façon si catégorique. Il regarde Oulitouchka d’un air serein, assuré, comme s’il veut lui dire : Quoi, ma chère, essaye un peu de me démentir ! Mais Oulitouchka ne sait plus que dire en face de cette placidité.
– Toujours, si vous y alliez ! répète-t-elle.
– Je n’irai pas, car il n’y a pas de raison pour cela. S’il y en avait j’y serais allé sans me faire appeler. Pour cette affaire, s’il faut aller à cinq verstes de distance, – j’irai ! s’il faut aller à dix verstes – j’irai ! Même s’il gèle dehors, s’il y a une tempête de neige – j’irai tout de même. Car je sais que pour les affaires on ne peut se dispenser d’aller…
Oulitouchka commence à croire qu’elle dort, et qu’elle voit en rêve Satan en personne.
– Envoyer chercher le pope – ça c’est autre chose. C’est une bonne affaire. La prière… Sais-tu ce que dit la sainte Écriture sur la prière ? La prière – c’est la guérison des malades ! – voilà ce qui y est dit. Donc tu donneras des ordres en conséquence ! Envoyez chercher batiouchka, priez ensemble et moi aussi, je prierai en même temps. Vous prierez dans la chapelle, et moi je prierai dans ma chambre, j’implorerai la grâce de Dieu… Unissons nos efforts ; vous là, moi ici – et qui sait si notre prière ne parviendra pas jusqu’à Dieu !
On envoie chercher le prêtre ; mais il n’est pas encore venu que déjà Evprakséiouchka en proie à des douleurs et à des souffrances atroces se délivre enfin. Porfiry Vladimiritch peut comprendre que quelque chose de décisif est arrivé, par le bruit des pas et des portes qui se fait entendre tout à coup du côté de la chambre des filles. Et en effet, quelques minutes après dans le couloir retentissent de nouveau des pas précipités et Oulitouchka se précipite comme une avalanche dans le cabinet, tenant dans ses bras un petit être enveloppé de linges.
– Tenez ! regardez ! s’écrie-t-elle d’une voix solennelle, approchant l’enfant tout près du visage de Porfiry Vladimiritch.
Judas a un moment d’hésitation, son corps fait un mouvement en avant et dans ses yeux jaillit Dieu sait quel éclair. Mais cela ne dure qu’une seconde, car aussitôt après, il se détourne avec dégoût de l’enfant et agite ses deux mains.
– Non, non ! ils me font peur… je n’aime pas ! Va ! va-t’en ! balbutie-t-il, et toute sa physionomie exprime un dégoût infini.
– Vous auriez bien pu demander si c’est un garçon ou une fille ! dit Oulitouchka.
– Non, non… pourquoi faire… ce n’est pas mon affaire ! Ce sont vos affaires, et moi, je ne sais rien… Je ne sais rien et je n’ai besoin de rien savoir. Va-t’en, de grâce, va-t’en !
De nouveau, elle se croit dans un rêve… voici Satan… Oulitouchka se fâche tout à fait.
– Attendez un peu, je vais le jeter sur votre divan. Faites-en ce que vous voudrez ! le menace-t-elle.
Mais Judas a la peau dure. Pendant qu’Oulitouchka le menace, il se tient déjà la face tournée vers les images et les mains modestement jointes pour la prière. Évidemment, il prie Dieu de pardonner à tous ceux qui volontairement ou non pèchent par paroles, par pensées ou par actions, et en même temps, il le remercie pour lui-même de ce qu’il n’est ni voleur, ni concussionnaire, ni adultère et que Dieu lui a donné la force de rester sur la bonne voie. Son nez même frissonne d’attendrissement de sorte qu’Oulitouchka qui l’observe crache et se retire. « Dieu a rappelé à lui un Volodka – et voilà qu’il en envoie un autre. » Cette idée jaillit dans son esprit fort mal à propos ; mais au moment même il s’en aperçoit et crache.
Enfin batiouchka arrive, il chante, répand l’encens. Judas entend le chantre psalmodier : « Protectrice fervente » ! et tout doucement, il accompagne le chantre. De nouveau accourt Oulitouchka ; elle crie à travers la porte :
– On lui a donné le nom de Vladimir !
L’étrange coïncidence de cette circonstance avec l’aberration d’esprit de tout à l’heure attendrit Judas. Il y reconnaît la volonté de Dieu et cette fois, dit sans cracher :
– Que Dieu soit loué ! Dieu nous a pris un Volodka et il nous en donne un autre ! Voilà ce qu’est Dieu ! Tu perds ici quelque chose sans espoir de le retrouver et Dieu t’en donne, là, le double.
Enfin on vient dire que le samovar est servi et que batiouchka attend dans la salle à manger. Porfiry Vladimiritch se tranquillise et s’attendrit définitivement. Le Père Alexandre se trouve en effet dans la salle à manger, en attendant Judas. Batiouchka était un malin qui savait prendre dans ses relations avec Judas un certain ton de civilité ; il comprenait parfaitement que chez lui, tous les huit jours, sans compter les grandes fêtes, on célébrait les premières vêpres et le premier jour de chaque mois un Te Deum et que tout cela faisait un revenu de cent roubles par an aux desservants. Il savait en outre que la terre de l’église n’était pas encore bien arpentée et que Judas chaque fois qu’il passait auprès de la prairie du pope disait : Quelle belle prairie ! quelle belle prairie ! À cause de cela, aux manières civiles de batiouchka se joignait une bonne dose de peur, et à ses entrevues avec Porfiry Vladimiritch, il tâchait de manifester une sereine et joyeuse disposition d’esprit ; si Judas se permettait dans la conversation certaines hérésies au sujet des voies de la Providence, de la vie future, etc. batiouchka sans les approuver directement y voyait cependant, non une profanation ou un blasphème, mais l’audace d’esprit propre aux nobles.
À l’entrée de Judas, le père Alexandre lui donne précipitamment sa bénédiction et retire sa main encore plus vivement comme s’il craint que la « sangsue » la lui morde. Il veut le féliciter au sujet du nouveau-né ; mais ne sachant comment Judas va accepter cette félicitation, il se retient.
– Il y a du brouillard dehors, commence batiouchka, au dire des paysans, dire qui n’est pas cependant exempt d’une certaine dose de superstition, cela annonce le dégel.
– Et peut-être, la gelée aussi ; nous comptons avoir du dégel et Dieu peut nous envoyer de la gelée, réplique Judas s’installant avec empressement et presque joyeusement à la table où cette fois le laquais Prokhor s’occupe du thé.
– Il est vrai que l’homme dans son orgueil croit atteindre l’inaccessible et approcher l’inabordable. Et à cause de cela, il trouve un sujet de repentir ou même le chagrin.
– C’est pourquoi il faut s’abstenir de rêves et de suppositions, et nous contenter de ce que Dieu nous envoie. Si Dieu nous envoie un temps chaud – nous devons être satisfaits de la chaleur, si Dieu nous envoie la gelée – nous devons souhaiter la bienvenue à la gelée ! Nous ordonnerons de faire chauffer plus fort le poêle et ceux qui voyagent s’envelopperont plus étroitement dans leurs pelisses, – de cette manière nous aurons chaud !
– C’est juste !
– Certaines personnes, par le temps qui court arrivent à prendre des détours : ceci est mauvais et cela n’est pas bon… et moi, je ne l’aime pas. Moi-même, je n’aime pas à faire des suppositions et je ne l’approuve pas chez les autres. C’est de l’orgueil et voilà comment je qualifie ces choses-là !
– C’est encore très juste !
– Nous tous, ici-bas – nous sommes des voyageurs ! c’est bien ainsi que je me considère ! Voilà, prendre du thé, manger quelque chose de léger… ceci nous est permis ! Car Dieu nous a donné le corps et les autres parties… Même le Gouvernement ne nous le défend pas : pour manger – mangez, mais tenez votre langue derrière vos dents !
– Et c’est tout à fait juste ! s’écria batiouchka, exprimant son allégresse intérieure en déposant avec fracas son verre vide sur la soucoupe.
– Je dis que la raison est donnée à l’homme non pour affronter l’inconnu, mais pour s’abstenir de pécher. Si, par exemple, je ressens une faiblesse charnelle ou un trouble, et si je recours à ma raison : indique-moi le moyen de combattre cette faiblesse – alors, j’agis régulièrement ! Car dans ces cas-là, l’esprit peut faire un bien réel !
– Et toujours le principal, c’est la foi, réplique batiouchka.
– La foi, c’est une chose, et l’esprit – c’en est une autre. La foi indique le but et l’esprit recherche des moyens. Il heurte par ci, frappe par là… s’égare, mais aussi trouve l’utile. Les remèdes divers par exemple, les herbes médicinales, les emplâtres, les décoctions – toujours, c’est l’esprit qui les invente. Mais il faut que tout soit en concorde avec la foi – pour le bien et non pour le mal !
– À ceci, aussi, je n’ai rien à répliquer.
– J’ai lu un livre, batiouchka ; on y dit justement qu’il ne faut pas dédaigner les services de l’esprit s’il est dirigé par la foi, car l’homme, sans cela, serait bientôt le jouet des passions. Je pense même que l’homme commit son premier péché parce que le diable lui avait enlevé la raison.
Batiouchka ne réplique rien, mais il s’abstient d’approuver, car il ne peut encore comprendre où Judas veut en venir.
– Souvent, nous voyons des gens qui, non seulement, pèchent par pensée, mais qui encore, commettent des crimes, – et toujours par le manque de raisonnement. La chair vous tente et l’esprit est faible – et voilà l’homme qui tombe dans l’abîme, et les douceurs, et les plaisirs, et les agréments, – tout le tente ! surtout le sexe… Comment s’en garantir sans raison ? Et si j’ai de la raison, je prends de l’eau camphrée ou de l’huile, je frotte par ci, par là, et voilà que la tentation s’évanouit comme par miracle !
Judas se tait comme s’il attend la réponse de batiouchka, mais celui-ci ne comprend pas encore à quoi tendent les propos de Judas ; c’est pourquoi il soupire et dit sans rime ni raison :
– Par exemple, chez moi dans la cour, les poules… Elles courent, elles se démènent, elles s’agitent à cause de l’approche du printemps…
– Et tout cela, par cette raison que ni les oiseaux, ni les animaux, ni les reptiles n’ont de l’esprit. L’oiseau – qu’est-ce que c’est que ça ? Il n’a ni soucis, ni chagrins – il vole et c’est tout ! Tantôt en regardant par la fenêtre, je vis les moineaux qui becquetaient dans le fumier. Cela leur suffit et pour l’homme, c’est peu.
– Cependant, dans certaines occasions, la Sainte Écriture parle des oiseaux !
– Oui, dans certaines occasions. En telles occasions où la foi même sans esprit fait le salut – alors il faut imiter les oiseaux. Prier Dieu, chanter les psaumes…
Porfiry Vladimiritch se tait. Il est bavard par nature et en réalité l’événement du jour est sur ses lèvres. Mais évidemment, il n’a pas encore trouvé la forme dans laquelle peuvent être exprimées convenablement ses idées sur ce sujet.
– Les oiseaux n’ont pas besoin d’esprit, dit-il enfin : – puisqu’ils n’ont pas de tentations ou pour mieux dire, ils ont des tentations, mais ils n’ont de compte à rendre à personne. Chez eux, tout est naturel : ni propriété à garder, ni mariage légal, par conséquent, ni veuvage. Ils n’ont à répondre ni devant Dieu ni devant les autorités. Leur seul maître aux poules, c’est le coq.
– Le coq ! le coq ! c’est juste ! C’est pour elles une sorte de sultan turc.
– Et l’homme, qui fait tout lui-même, il n’a rien de naturel, c’est pourquoi il a besoin de beaucoup d’esprit. Pour ne pas pécher soi-même et pour ne pas induire les autres en tentation. N’est-ce pas, batiouchka ?
– C’est la vérité pure. Aussi la Sainte Écriture conseille-t-elle d’arracher l’œil tentateur.
– Oui, dans le sens littéral, mais on peut sans arracher l’œil agir de manière à ce qu’il ne nous entraîne pas au péché. Il faut prier plus souvent, tâcher de calmer l’irritation charnelle. Moi, par exemple : je suis dans la force de l’âge et on ne peut pas dire que je suis malade… Et j’ai des servantes parmi mes domestiques… cependant, je ne m’en soucie guère ! Je sais qu’on ne peut se passer de domestiques… et j’en ai des deux sexes. Les servantes sont même indispensables dans un ménage et pour aller à la cave, et pour verser du thé et pour autre chose… Eh bien ! que Dieu les garde ! Elles font leurs affaires, et moi, la mienne… C’est ainsi que nous vivons !
Pendant ce discours, Judas s’efforce de fixer batiouchka ; de son côté celui-ci ne cesse de regarder dans les yeux son interlocuteur. Mais heureusement, entre eux se trouve la lumière de sorte qu’ils peuvent se regarder tant qu’ils le veulent et ne voir que la flamme de la bougie.
– Puis, voici encore ce que je pense, continue Judas ; – si on lie des relations intimes avec des servantes, elles commencent aussitôt à commander dans la maison. Alors surviennent le désordre, des querelles, des disputes, des grossièretés : tu lui dis un mot, elle t’en répond deux… Moi, j’évite ça.
Batiouchka regardait si fixement Judas que même sa vue en est troublée et sachant que les convenances exigent que l’interlocuteur lance de temps en temps quelque parole dans la conversation, il secoue la tête et dit :
– Tss…
– Et si l’on agit encore dans cette circonstance comme le font certains autres… mon voisin M. Antepoff, par exemple, ou bien, encore M. Outrobine… on n’est pas loin du péché. Chez M. Outrobine, par exemple, il y a, paraît-il, une demi-douzaine de ces marmots qui se traînent dans la cour… Et moi, je ne le veux pas. Je dis ceci : Si Dieu m’a enlevé mon ange gardien – c’est que cela a plu à sa sainte volonté que je sois veuf. Et si, par la grâce de Dieu, je suis veuf, je dois supporter honnêtement mon veuvage et conserver ma couche pure, n’est-ce pas, batiouchka ?
– C’est difficile, soudar.
– Je sais que c’est difficile, néanmoins je le fais. Qui dit : difficile ! et moi je dis : plus c’est difficile, tant mieux ! pourvu que Dieu en donne la force. Ce n’est pas à chacun qu’il donne du « facile » et du « doux », il faut que quelqu’un souffre pour la gloire de Dieu. Ici tu te gênes – là, tu seras récompensé. Ici ça, se nomme « peine », là, cela se compte comme un mérite ! Est-ce juste ce que je dis ?
– Quoi de plus juste ?
– À propos des mérites aussi. Eux aussi sont inégaux. Un mérite est grand, l’autre est petit. Qu’en pensez-vous ?
– Il n’y a rien à ajouter à cela. Un grand mérite ou un petit !
– C’est donc ce que je dis. Si l’homme se tient comme il faut, s’il ne dit pas des obscénités, s’il ne médit pas de son prochain ; si de plus, il n’a offensé personne, s’il n’a rien volé… et s’il est prudent aussi en ce qui concerne les tentations, – sa conscience est toujours tranquille. Et rien ne peut l’atteindre, aucune boue ne peut le salir ! Et si quelqu’un se hasarde à le blâmer par derrière, selon moi de tels blâmes ne doivent pas être pris en considération. Il n’y qu’à cracher dessus !
– Dans ce cas-là, c’est plutôt le pardon chrétien qu’on recommande !
– Ou pardonner alors. C’est toujours ainsi que j’agis, moi ; quiconque me blâme, je lui pardonne, et encore, je prie Dieu pour lui. De cette façon, il s’en trouve bien : la prière montant jusqu’à Dieu, et moi aussi j’ai prié et j’ai oublié !
– Ça, c’est vrai ; rien n’allège tant l’âme que la prière. Et les chagrins, et la colère, et même la maladie – tout disparait grâce à elle, comme les ténèbres de la nuit, grâce au soleil.
– Et que Dieu en soit loué. C’est toujours ainsi ; il faut vivre de manière que notre vie soit, comme une bougie dans une lanterne, visible de tous côtés… On blâmera moins – car il n’y aura pas de raison ! Nous, par exemple : nous avons causé, conversé, pris du thé – qui peut nous en blâmer ? Et maintenant, allons, prions Dieu et puis mettons-nous au dodo. Et demain, nous nous lèverons de nouveau, n’est-ce pas, batiouchka ?
Judas se lève et repousse sa chaise avec fracas pour montrer que l’entretien est terminé. Batiouchka se lève de son côté et élève la main pour donner sa bénédiction habituelle, mais Porfiry Vladimiritch en signe de bienveillance particulière la saisit et la serre avec effusion.
– Donc, vous lui avez donné le nom de Vladimir ? dit-il en secouant tristement la tête du côté de la chambre d’Evprakséiouchka.
– En l’honneur du saint prince Vladimir, soudar.
– Eh bien ! que Dieu soit loué ! C’est une servante zélée, fidèle, mais quant à l’esprit – excusez ! C’est pourquoi elle est tombée dans la… dé-bau-che.
Le lendemain, Porfiry Vladimiritch ne quitta pas sa chambre de la journée et pria Dieu de l’éclairer. Le surlendemain, il sortit pour le thé du matin, non en robe de chambre, comme d’habitude, mais endimanché, vêtu de sa redingote, comme il l’était toujours, lorsqu’il avait l’intention d’entreprendre quelque chose de décisif. Son visage était pâle et respirait le calme intérieur ; sur ses lèvres errait un sourire béat ; ses yeux exprimaient la caresse et comme le pardon de tout et de tous, le bout de son nez était un peu rouge, à cause de sa fervente prière. Il prit en silence ses trois tasses de thé, remuant les lèvres dans l’intervalle de deux gorgées, joignant les mains, jetant des regards aux images, comme si, non satisfait de sa journée de prière de la veille, il implorait encore l’aide et la protection de Dieu. Enfin, avalant la dernière gorgée, il fit appeler Oulitouchka et se plaça devant les images pour se fortifier encore par la prière et en même temps montrer à Oulitouchka que ce qui allait se passer venait non de lui, mais de Dieu. Du reste Oulitouchka comprit au premier coup d’œil jeté sur Judas qu’au fond de son âme, la trahison était décidée.
– Voilà, j’ai prié ! commença Judas, et en signe de soumission à la volonté divine il inclina la tête et écarta les bras.
– C’est très bien ! répondit Oulitouchka, mais dans sa voix se devinait une sagacité telle qu’involontairement Judas leva les yeux sur elle.
Elle se tenait devant lui dans sa pose ordinaire, un bras autour de la taille et l’autre soutenant le menton ; mais sur sa physionomie jaillissaient des éclairs de moquerie, Porfiry Vladimiritch secoua doucement la tête en signe de reproche chrétien.
– Et Dieu vous a envoyé sa grâce ? continua Oulitouchka sans faire attention à l’avertissement que lui donnait son interlocuteur.
– Tu blasphèmes toujours ! s’écria Judas ne pouvant plus se retenir. Que de fois me suis-je efforcé de t’en déshabituer et tu continues toujours ! Tu as une langue méchante… pernicieuse !
– Il me semble que je n’ai rien dit… Si vous avez prié, c’est que Dieu vous a envoyé sa grâce…
– « Il te semble ; » alors il ne faut pas dire tout ce qu’« il te semble ! » Sache te taire quelquefois. Je parle affaire et elle – « il me semble ! »
Pour toute réponse, Oulitouchka piétinait sur place, comme si elle voulait exprimer par là que tout ce que Porfiry Vladimiritch avait à lui dire lui était connu depuis longtemps.
– Eh bien ! écoute-moi donc, commença Judas : j’ai prié Dieu hier, je l’ai prié aujourd’hui, et il s’ensuit toujours que d’une façon ou de l’autre il nous faut penser à Volodka.
– Sans doute qu’il faut y penser. Ce n’est pas un roquet, donc pas moyen de le jeter dans la mare !
– Stop ! attends ! laisse-moi dire un mot… vraie peste que tu es ! Donc je dis : quoi qu’il en soit, il faut penser à Volodka, avant tout, il faut songer à Evprakséiouchka, puis – à lui aussi. Il faut en faire un homme !
Porfiry Vladimiritch regarda Oulitouchka, s’attendant à ce qu’elle ne manquerait pas d’entamer une longue conversation sur ce sujet, mais celle-ci envisagea l’affaire on ne peut plus simplement et même cyniquement.
– C’est moi qui le mènerai à la maison des Enfants Trouvés ? quoi ? demanda-t-elle en le regardant droit dans les yeux.
– Ah ! ah ! répliqua Judas – tu l’as déjà décidé… Ah, Oulita, Oulita, toujours tu te presses, toujours tu te hâtes… toujours tu jabotes, toujours tu bavardes ! Et cependant qu’en sais-tu ? peut-être, je n’y ai même pas songé, à la maison des Enfants Trouvés ? Peut-être, je… j’ai imaginé autre chose pour Volodka ?
– Autre chose – c’est aussi pas mal.
– Ainsi je dis : d’un côté, je le regrette, Volodka, et de l’autre – si l’on pense bien, il s’ensuit qu’il ne convient pas qu’il reste ici.
– Pour sûr ! qu’est-ce qu’on va dire ? on dira : D’où est-ce qu’il vient, ce marmot qui court dans la maison ?
– Et ça et encore ceci : s’il reste ici, il n’y aura aucun avantage pour lui. Sa mère est encore jeune – elle le gâtera. Moi, je suis vieux, quoique je n’aie rien à voir dans cette affaire, mais pour les services de la mère… je serai trop indulgent. Au lieu de corriger le gars pour telle ou telle faute, je condescendrai… Et puis, ces cris, ces larmes de femme… malgré soi, on finirait par en perdre son bonnet ! N’est-ce pas ?
– C’est juste. Cela ennuiera…
– Et je veux que chez nous, tout se passe gentiment. Qu’il devienne, Volodka, un homme pour de bon avec le temps, serviteur de Dieu et du Tzar. Si Dieu permet qu’il soit paysan, qu’il sache travailler la terre… faucher, labourer, couper le bois – de tout un peu. Et si la Providence lui montre une autre voie, qu’il sache son métier… la science… De là, dit-on, certains sortent maîtres d’école !
– C’est de la maison des enfants trouvés ? On les fait généraux tout droit !
– Pas des généraux, mais toujours… Qui sait, peut-être Volodka deviendra un homme célèbre. Et quant aux soins – on les soigne ! Ça, je le sais moi-même ! Des lits propres, des nourrices bien portantes, sur les enfants des chemises blanches comme la neige, des biberons, des maillots,… en un mot – tout !
– Que faut-il de mieux… à des bâtards.
– Et si même on l’envoie en nourrice à la campagne – que Dieu le bénisse ! Il s’habituera au travail dès son enfance, et le travail c’est une prière. Nous prions dûment, nous nous prosternons devant une image, nous nous signons et si Dieu exauce notre prière, il subvient à nos besoins. Et le paysan – celui-là travaille ! Tel paysan voudrait peut-être bien prier dûment, mais il est probable que même les jours de fête, il n’en saurait trouver le temps. Mais Dieu néanmoins voit ses peines et il lui envoie pour cela ce qu’il lui enverrait pour une prière. Ce n’est pas à tout le monde qu’il est permis de vivre dans des châteaux et de danser dans les bals, il faut que quelqu’un vive dans l’izba et soigne la mère commune, la terre. Et quant au bonheur – c’est encore à savoir où il est ! Tel autre vit dans un palais, au milieu du luxe, mais verse des larmes au milieu de l’or et tel autre dort sur la paille et mange du pain en buvant son kvass, et son âme est un paradis. Ai-je raison ?
– Que peut-il avoir de mieux si l’âme est un paradis ?
– Donc voici comment nous ferons, ma chère. Prends ce Volodka, enveloppe-le bien chaudement et, holà ! à Moscou.
Je vous ferai préparer un traîneau couvert d’une bâche, attelée de deux chevaux : la route est maintenant propre, praticable, ni flaques, ni ornières, – ça roulera comme sur du verre ! seulement, prends garde à toi : que tout soit fait comme il faut. Comme je l’aime, moi ! Que le biberon soit propre… et les chemises, et maillots, le linge, les couvertures – que tout soit en abondance ! Prends, ordonne, et si l’on ne donne pas, viens me le dire, plains-toi à moi ! Et lorsque tu arriveras à Moscou, arrête-toi dans une auberge et quant aux repas, au samovar, ne te gêne pas ! Ah, Volodka, Volodka ! quoique cela me fasse de la peine de me séparer de toi, mais il n’y a rien à faire, frère ! Tu verras toi-même ensuite que c’est pour ton bien – tu me diras toi-même merci !
Judas éleva un peu les mains et remua les lèvres ; il priait. Mais cela ne l’empêcha pas d’observer du coin de l’œil Oulitouchka et de remarquer les contorsions de sa physionomie.
– Qu’as-tu ? Tu veux dire quelque chose ? lui demanda-t-il.
– Je n’ai rien. Nous sommes d’accord ; il remerciera ses bienfaiteurs s’il les retrouve.
– Ah ! bête que tu es ! mais est-ce que nous le placerons sans billet ! Tu prendras le billet et avec cela, nous le retrouverons nous-mêmes. On l’élèvera, on l’instruira ; aussitôt nous voilà, notre billet en main ; voulez-vous bien nous rendre notre polisson Vododka ? Avec le billet nous le repêcherions au fond de la mer… Dis-je vrai ?
Oulitouchka ne répondit rien, mais ses grimaces devinrent plus expressives.
– Vermine que tu es ! une vraie vermine ? dit-il – tu portes le diable en toi, satan… Eh bien, c’est assez ! Demain dès l’aube, tu prendras Volodka… vite, vite, pour qu’Evprakséiouchka ne l’entende pas et tu partiras pour Moscou. Tu connais la Maison des Enfants Trouvés ?
– J’y ai déjà mené… répondit brièvement Oulitouchka, comme si elle voulait faire allusion à quelque chose dans le passé.
– Si tu y as mené… – Donc rien à dire, tu dois connaître toute la procédure. Place-le donc et ne manque pas de saluer les chefs le plus bas possible – voilà, comme ça !
Judas se leva et fit un salut en touchant de la main le parquet.
– Pourvu qu’il se trouve bien là-bas ! pourvu qu’on le soigne ! et aussi le billet, n’oublie pas de te le faire délivrer. Au moyen du billet, nous le retrouverons ensuite n’importe où. Quant aux dépenses, je te donnerai un billet de vingt-cinq roubles. Car je sais, je sais très bien qu’il faudra glisser par ci, par là des petits présents… Ah ! malheur, malheur ! Tous, nous sommes hommes et tous, nous aimons le doux et le bon. Notre Volodka par exemple ! Tout petit qu’il est, cependant que d’argent il coûte déjà !
En disant cela, Judas fit un signe de croix, puis salua Oulitouchka, lui recommandant silencieusement de ne pas priver de ses soins le polisson Volodka. L’avenir du bâtard était donc assuré d’une façon tout à fait simple.
Le lendemain matin, pendant que la jeune mère se débat en proie à la fièvre et au délire, Porfiry Vladimirich se tient auprès d’une fenêtre de la salle à manger, remuant les lèvres et faisant des signes de croix sur les vitres. De la cour sort un traîneau recouvert d’une bâche et emmenant Volodka. Voilà qu’elle monte la colline, longe l’église, tourne à gauche et disparaît derrière le village. Judas se signe et soupire :
– Voilà, l’autre jour, batiouchka nous parlait du dégel, se dit-il – à la place, Dieu nous a envoyé la gelée, et encore quelle gelée ! c’est toujours comme ça que ça arrive ! Nous rêvons, nous bâtissons des châteaux en Espagne, nous philosophons, nous espérons surpasser Dieu lui-même – et Lui n’a qu’à souffler pour anéantir notre présomption.