XII
 
Exploits de bandits.
 

La Némésis, après avoir réclamé un pilote, venait de mouiller en une anse profonde de la pointe de Cabras. Il était temps. L’ouragan faisait rage au large. C’était miracle qu’on eût pu échapper ainsi au double enfer de l’eau et du feu.

Un proverbe anglais dit : « Il importe peu qu’on fuie le danger de la largeur d’un mille ou de l’épaisseur d’un cheveu. »

Les officiers, l’équipage et les passagers du yacht venaient de contrôler par eux-mêmes la profonde exactitude de cet adage. Aussi n’eurent-ils pas un instant la pensée de se plaindre du lamentable refuge qui leur était ouvert.

La crique, merveilleusement abritée, gardait ses eaux calmes et comme endormies, au pied d’une montagne où quelques misérables demeures de pêcheurs s’alignaient à la façon des oiseaux de ces mêmes îles, qui, exilés sous les cieux glacés d’Europe, cherchent à se réchauffer en se pressant les uns contre les autres. Une auberge, plus misérable encore, s’y décorait du nom pompeux d’hôtel.

Ce fut pourtant en cet inconfortable asile que descendirent les dames Hénault et leur servante. On n’avait pas le choix. L’heure pressait et l’état de Mme Isabelle, qui avait eu deux syncopes au cours de l’effrayante traversée, exigeait des soins immédiats.

On avait dû la descendre, chaudement enveloppée, dans la baleinière de la Némésis, puis la transporter sur une civière jusqu’à l’Osteria Reale.

Là, le docteur Perrot s’était appliqué à rendre à la jeune femme quelques forces. Il était urgent, en effet, de secouer au plus vite la torpeur physique et morale qui l’engourdissait, afin d’empêcher le retour offensif des troubles cérébraux qui avaient obscurci son esprit pendant de si longues et si cruelles années.

On lui dressa donc un lit de sangles dans la chambre la plus propre de cette rudimentaire hôtellerie. Le linge fut apporté du yacht, et, en même temps que le médecin, Mme Hénault s’installa au chevet de la malade.

Aidée d’Anne-Marie, elle lui prodigua les soins les plus constants, en conformité avec les prescriptions sagaces du jeune médecin. Irène, que le voyage n’avait pas trop éprouvée, devint, elle aussi, une gardienne experte, une infirmière pleine d’habileté.

« Je ne suis bonne à rien, n’est-ce pas ? disait-elle à Pablo. Mais je veux, au moins, faire preuve de bonne volonté et m’instruire.

– Comment ? Tu n’es bonne à rien ? se récriait le gars, car maintenant, les deux enfants se tutoyaient fraternellement. Est-ce que je ne t’ai pas vue doser les potions de maman, faire des compresses et de la charpie pour ce pauvre Van Dysten, qui a été si gravement blessé sur le pont, au moment de l’incendie ? »

Il ajouta, avec des larmes dans les yeux :

« À propos, tu ne sais peut-être pas qu’il est perdu, le malheureux ? Le docteur l’a déclaré hier à Lân, devant moi. Il a une inflammation du cerveau, que le docteur appelle une méningite diffuse. Le crâne a été fracturé à la base, paraît-il, au moment où il est tombé sur la chaîne. »

Le pronostic du médecin, ainsi que le rapportait Pablo, n’était que trop fondé. L’infortuné Hollandais mourut le troisième jour après le débarquement, et fut inhumé pieusement dans le cimetière du village.

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Par bonheur, l’influence du séjour à terre eut promptement dissipé les graves inquiétudes qu’avait fait naître la santé d’Isabelle Hénault. L’admirable climat de ce paradis de l’Atlantique, en cette saison où l’hiver du Septentrion se transforme en un printemps chargé d’effluves régénérateurs, ranima la malade. Dès le cinquième jour, elle était sur pied, se déclarant rétablie et prête à reprendre la course sur l’Océan, si malencontreusement interrompue.

Mais, cette fois, Mme Hénault la mère agit de pleine autorité. Elle fit comprendre à sa belle-fille que ce serait folie de s’exposer aussitôt aux hasards d’une traversée. Tout au plus agréait-elle que la jeune femme se rembarquât le temps nécessaire au yacht pour se rendre de l’île Fuerteventura à Las Palmas, où la malade trouverait un hôtel convenable et pourrait attendre le retour, probablement très prochain, de la Némésis, après terminaison d’une croisière accidentellement troublée.

Isabelle se laissa doucement convaincre. Il y eut bien quelques larmes versées, lorsque, trois jours plus tard, dans la capitale de la Grande Canarie, les passagers se séparèrent, laissant Isabelle, Irène et la servante Anne-Marie dans un hôtel de Las Palmas, tandis que Mme Hénault et Pablo reprenaient leur place à bord de la Némésis.

De graves nouvelles, en effet, étaient parvenues par le télégraphe, en réponse aux communications du yacht.

Voici ce que le commandant Le Gouvel venait d’apprendre par une dépêche adressée de Dakar, sur avis des autorités françaises de Konakry.

La poursuite du croiseur anglais King Edward n’avait donné aucun résultat. À la hauteur du quatorzième parallèle, le vaisseau de guerre avait totalement perdu de vue le navire suspect.

Aux prises lui-même avec le cyclone du sud, qui avait failli engloutir la Némésis, il avait dû fuir devant la tempête et s’était trouvé très gravement endommagé par un accident de machine. Il avait donc rallié les côtes de Guinée et rejoint les stationnaires de Free Town, quatre jours après sa rencontre avec le yacht français.

Dans l’intervalle, un événement sinistre s’était produit qui avait paru, aux yeux des Administrateurs européens de la Côte de Guinée, se relier par d’assez concluantes apparences aux agissements ordinaires des bandits.

Trois jours plus tôt, en effet, les autorités de Konakry avaient câblé au gouvernement du Sénégal que deux importantes factoreries allemandes et une maison française du Rio Nuñez, entre Boké et l’intérieur, avaient été assaillies par une bande armée conduite par un chef que les nègres dénommaient le Forban Noir.

En vain les stationnaires français avaient-ils établi le blocus de la côte, en vain une colonne volante de matelots et de laptots s’était-elle enfoncée dans l’intérieur, on n’avait recueilli aucun renseignement utile.

En prenant connaissance de ces nouvelles, Mme Hénault avait éprouvé un véritable désespoir.

Outre que la factorerie ruinée dépendait d’un établissement dans lequel elle avait engagé des sommes importantes, un des colons blessés, Jacques Rivard, était son propre neveu, garçon plein d’avenir, seule consolation d’une mère veuve restée sans ressources.

La légitime aversion qu’elle ressentait à l’encontre des pirates s’accrut de toute l’intensité de ce nouveau chagrin, et la vaillante femme, réunissant autour d’elle les officiers et l’équipage de la Némésis, leur fit entendre une énergique déclaration :

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« Messieurs, leur dit-elle, les faits tout récents que vous venez de porter à ma connaissance sont un stimulant de plus pour ma volonté. Ils me créent une obligation de poursuivre et de mener à bien l’entreprise à laquelle j’ai voué mes efforts. J’ai déjà écrit à mon notaire d’assurer une pension de six cents francs aux enfants du pauvre garçon, mort si douloureusement à Cabras. Je vous prie d’accepter de moi, au terme de notre campagne, en outre de la haute paie qui vous est servie, une prime individuelle de deux mille francs pour chacun de vous. Et j’ajoute qu’en agissant ainsi, je n’entends pas épuiser ma reconnaissance envers vos généreux services. En route donc pour Konakry et, s’il plaît à Dieu, ce que n’ont pu faire les agents de la force publique, nous le ferons, nous, officiers et marins du yacht Némésis, du vaisseau qui porte en ses flancs la légitime vengeance. »

Une émotion profonde, qui se traduisit par un triple hourra, salua ces héroïques paroles.

Le même soir, après avoir pris congé de la jeune Mme Hénault et de la charmante petite Irène, le commandant Le Gouvel reprenait sa place au banc de quart et la Némésis s’élançait sur la nappe apaisée du détroit de Palmas, vers les rivages de l’Afrique équatoriale. Pendant ce temps, quels événements dramatiques s’accomplissaient dans les eaux de la Guinée et du Rio Nuñez ?

*

* *

C’était vraiment un beau bateau que ce Cacique, naguère Mapana, du nom du reptile effrayant qui, dans tout le sud du Nouveau Continent, est l’égal redouté du terrible serpent à sonnettes.

Il pouvait soutenir la comparaison avec la Némésis dont il ne différait guère que par ses formes extérieures.

Au lieu du taille-mer incurvé dont l’élégance courbe s’échancrait en arche au-dessous du beaupré, le Cacique avait l’étrave droite et tranchante, analogue à celle des vaisseaux de guerre et de grande navigation. Il y gagnait de loger en ses joues des magasins plus vastes que ceux de son prestigieux rival. Mais, par un maquillage habile, il dissimulait cette rigidité de la guibre et allongeait son avant d’un museau effilé qui donnait le change aux regards les plus expérimentés.

Pour masquer ainsi sa proue, le forban n’avait qu’à appliquer un faux bordé, tout en projetant le beaupré au dehors. Par le même procédé, il donnait à son arrière les lourdes allures d’un bateau de commerce, en gonflant ses hanches.

Enfin, une charnière à coulisse permettait l’arasement des cheminées, lesquelles, aux deux tiers aspirées dans la chaufferie, renversaient leurs pavillons en sens inverse sur la toiture du rouf.

En un clin d’œil, l’élégant coursier de la mer devenait un massif trois-mâts qui paraissait ramper sur l’eau.

C’était à l’aide de ces déguisements et de ces ruses que Gonzalo Wickham avait pu déjouer la surveillance des stationnaires européens.

Comment avait-il su la poursuite dont il était l’objet ? L’organisation de cette bande occulte était si bien ourdie que les pirates avaient une contre-police à l’affût de toutes les occasions, en garde contre toutes les surprises et les trahisons possibles.

Lorsque, cédant à l’entraînement de sa haine, Ricardo Lopez avait poignardé Ervoan Plonévez à la sortie de Louannec, la colère de Wickham avait été formidable. Peu s’en était fallu qu’il n’envoyât l’Argentin rejoindre en enfer celui qu’il croyait avoir réduit à l’éternel silence. Mais il avait songé que la mort de Ricardo le priverait d’un de ses plus fidèles acolytes et qu’en outre elle pourrait indisposer l’équipage. Il avait donc refréné son ressentiment, et après de véhéments reproches, avait fini par dire à l’assassin :

« Au moins, es-tu bien sûr qu’il ne parlera pas ?

– Mon machete n’a jamais laissé a un homme plus d’un quart d’heure de vie », avait répliqué l’Argentin avec une forfanterie digne de sa prouesse.

Mais cette fanfaronnade n’avait pas convaincu Gonzalo.

« Écoute, avait-il dit, il faut tout prévoir. Nous ne pouvons rentrer à Perros. Nous allons donc filer à grande vitesse. En vue de la côte anglaise, tu t’embarqueras seul dans le grand canot. J’aurai déjà télégraphié aux nôtres de venir à ta rencontre. »

Quinze jours plus tard, Ricardo était en Hollande, où il s’engageait, sous un faux nom, sur un brick portugais rentrant à Lisbonne, et, dans cette dernière ville, retrouvait sa place dans l’équipage du Cacique.

Mais, à ce moment, Ervoan avait parlé, la Justice française s’était émue. Et, comme le silence n’était pas de rigueur, les révélations du blessé s’étaient divulguées.

Hardi jusqu’à la témérité, le Forban était revenu vers le nord, averti par ses agents secrets. Si étroitement que fussent surveillés les ports de mer, Gonzalo n’en avait pas moins mis pied à terre dans un fiord de la côte norvégienne, d’où il était passé en Hollande.

Rasé, pourvu d’un déguisement qui le rendait méconnaissable, il était venu jusqu’à Anvers, avait remarqué le yacht mis en vente, l’avait même visité en qualité d’acheteur éventuel. Puis lorsque la vente s’était consommée au nom de Mme Hénault, il avait poussé l’effronterie jusqu’à venir offrir lui-même à Alain de racheter le yacht pour le prix de deux millions.

Le nom de Mme Hénault, la grande ressemblance du cadet des Plonévez avec son frère aîné, il n’avait pas fallu davantage à Gonzalo Wickham pour deviner que ce bateau aux vitesses prodigieuses était destiné à lui donner la chasse. Et, alors, il avait formé le projet de s’en défaire par tous les moyens.

Peut-être eût-il mis ce projet à exécution dans le bassin même où se balançait la Némésis, si le retard imprévu d’un de ses propres navires, sur la venue duquel il comptait pour s’enfuir, ne l’eût contraint d’ajourner cette mesure de violence qui l’eût tout de suite signalé à l’attention de la police belge.

Or, dans l’intervalle, le yacht avec son équipage provisoire avait quitté le grand port de l’Escaut, se dirigeant vers Brest, où il allait prendre son commandement définitif, en la personne de l’enseigne Le Gouvel.

Le steamer qu’attendait Wickham n’arriva que quarante-huit heures après ce départ. Encore apportait-il de si fâcheuses nouvelles que le forban n’eut pas le loisir de donner suite à ses néfastes intentions.

Il venait d’apprendre, en effet, qu’un de ses plus vieux complices, un négociant en merrains et bois du Nord, avait été arrêté à Riga, et que l’un des deux bateaux qu’il affrétait était frappé d’embargo. L’autre, celui-là même qui servait présentement de messager, avait dû son retard à l’obligation de fuir les côtes où il était signalé. Par une chance inexplicable, il avait pu tromper les autorités du port d’Anvers au moyen d’un faux connaissement.

Il était donc urgent d’échapper au plus tôt aux soupçons possibles. Le steamer leva l’ancre dès l’aube, et, comme la chance protectrice durait toujours pour les bandits, il put atteindre sans encombre une des criques familières de l’Écosse où Gonzalo comptait des fidèles parmi les contrebandiers.

Mais, déjà, l’étoile du Forban entrait dans le cône d’ombre des éclipses fatales. Les contrebandiers, ses amis, l’avertirent que la côte était surveillée par deux destroyers et qu’il ferait prudemment d’abandonner le steamer compromis.

En conséquence, l’équipage débarqua et déchargea le bateau de sa cargaison, que la population complice s’empressa de cacher en ses caves. Après quoi, à la faveur de la nuit, le navire fut sabordé et envoyé par le fond en une profondeur de deux cents yards.

Une station de chemin de fer était proche. Gonzalo et ses gens s’y rendirent par petits groupes et prirent des trains différents pour s’éparpiller dans toutes les directions. Les uns allèrent se perdre dans la fourmilière de Londres ; les autres gagnèrent Édimbourg, Glascow ou Liverpool. Le chef lui-même ne trouva rien de mieux que de repasser en France où, par les trains rapides, il traversa les Alpes et alla rejoindre le Cacique qui l’attendait en une anse isolée de l’Adriatique, au sud de Trieste.

Hélas ! Là encore de funèbres nouvelles lui furent données.

À cette heure, le mystère qui, jusqu’alors, avait voilé l’infernale Société était, désormais, percé à jour. À Smyrne, à La Canée, on avait mis la main sur plusieurs comparses. Soumis à la bastonnade, ils n’avaient pu résister à la torture et leurs aveux avaient livré le secret de l’occulte organisation.

Il fallait sauver, s’il en était encore temps, ce qui pouvait être sauvé. Gonzalo n’hésita pas. Il courut au plus pressé, réconforta le courage des siens, se dissimula assez habilement pour être instruit des mesures prescrites par les chancelleries et de l’impitoyable chasse qu’allait lui donner la Némésis.

À quelque distance de Port-Mahon, l’association avait un membre zélé qui lui fournissait son charbon. Le hasard avait voulu que ce même fournisseur eût reçu la commande anticipée du commandant Le Gouvel. L’occasion s’offrait donc, unique, au forban d’accomplir le projet funeste qui lui était venu à l’esprit, lors de son séjour à Anvers.

Ce fut ainsi que le charbonnier, qui avait approvisionné le Cacique en pleine mer, vint également porter le combustible à la Némésis. N’eût été la méfiance spontanée d’Alain Plonévez, le yacht aurait borné là sa carrière maritime, et le Canal des Baléares eût enseveli sous sa nappe bleue les cadavres du navire et de son équipage.

Mais la tentative échoua. Les bombes de dynamite furent découvertes avant qu’elles eussent fait sauter le yacht, et ce fut celui-ci qui, prévenu par les agissements de l’ennemi, commença contre lui une guerre sans trêve ni merci.

Lorsque, à la hauteur de Fuerteventura, le Cacique fut rejoint par le bateau de charbon, dont il allait faire un brûlot, le plan de Gonzalo Wickham était dressé.

Il allait, une fois de plus, attirer la Némésis sur ses traces, lui laisserait, en cadeau d’adieux, le vieux steamer destiné à l’incendier, puis, par un détour rapide, se porterait sur la côte africaine où il frapperait un coup terrible en détruisant les factoreries blanches du Rio Nuñez.

La survenance du croiseur King Edward avait quelque peu dérangé ce plan, mais le forban avait trouvé une complice dans la tempête.

Après six heures d’une course haletante, l’Anglais avait dû céder à la furie des flots. On ne triomphe du cyclone que par la fuite. Le croiseur avait fui vers l’est, en trouant l’opaque météore, non sans avaries graves qui allaient l’immobiliser tout un mois.

Pendant ce temps, le Cacique, jouant son va-tout, décrivait une vaste gyre dans le sud, puis, revenant sur ses pas, traversait, telle une flèche, la zone de surveillance des croiseurs français, retenus à Dakar et à Konakry par la tourmente, et s’engageait dans le lit du fleuve de Guinée, qu’il remontait, en eau profonde, jusqu’à soixante kilomètres de son embouchure.

Là s’arrêtait momentanément sa course.

Le Rio Nuñez, en effet, qui serait presque un grand fleuve d’Europe, a toutes les faiblesses des cours d’eau équatoriaux : lit peu profond, quoique large, baisse des eaux intermittente, crues soudaines qui déplacent ses chenaux en moins de vingt-quatre heures.

Né sur les pentes du Fouta-Djalon, le Tiguilinta, qui doit son nom de Rio Nuñez au Portugais Nuño Tristan, par qui il fut découvert en l’an 1445, descend au sud-ouest et vient se jeter dans la mer de Guinée, après un cours très fantasque de cent quatre-vingts kilomètres.

Il remonte, d’abord, vers le nord-est, enserre d’une boucle arrondie une région désertique d’une incomparable richesse en faune et en flore, y répand la fécondité par des débordements redoutables, et vient sinuer, en six ou sept branches, à travers la brousse méridionale, pour se fondre en une seule masse aqueuse, que l’île de Sable coupe en deux branches, entre les pointes Dampierre, au sud, et Kembuto, au nord.

Sa navigation est donc extrêmement difficile, car tantôt il offre des fonds suffisants pour les plus grands tirants d’eau, tantôt il se coupe de barres multiples qui surgissent, ainsi que les obstacles successifs, devant la marche des navires.

Un voilier doit donc tenir compte de ces difficultés d’une navigation dont aucun sondage précis n’a encore repéré les niveaux et rester aux aguets pour la soudaine irruption des crues assurant sa libération à la suite d’un échouement malencontreux. Un vapeur, bien que mieux pourvu en moteurs, doit également faire état de ces niveaux variables de l’étiage, et prendre garde à ne point se laisser abandonner par le fleuve en un terrain d’où la plus prochaine crue pourrait ne le tirer qu’au bout de six mois ou un an.

Gonzalo Wickham avait à son bord des marins nègres qui, à huit ou dix reprises, avaient exploré le cours du fleuve capricieux. En outre, ces bandits perfectionnés entretenaient, dans le pays même, des intelligences avec des noirs et des mulâtres évadés de pénitenciers divers et organisés en petites compagnies qui pouvaient, à l’occasion, fournir l’effectif d’une compagnie beaucoup plus forte.

Afin de les mieux discipliner, le « Forban noir » avait mis à contribution le goût du pillage de ces volontaires en d’autres expéditions sous tous les cieux de l’univers. Il les avait ainsi répartis pour un temps dans ses bandes de « regatoes » sur les bords de l’Amazone, de « dacoïts » en Birmanie ou dans l’Inde, de « coupeurs de têtes » à Bornéo, aux Moluques, en Papouasie.

C’était donc une véritable « élite » de gredins cosmopolites que commandait le métis sud-américain.

Il y avait là des forçats et des convicts blancs, des demi-blancs, ou alf-cast indous, malais, nègres, des Dayaks, des Maoris, des Yolofs. Et lorsque Gonzalo convoquait par ban et arrière-ban, trois cents hommes pouvaient se grouper presque instantanément autour de lui.

En cette occurrence, il ne mobilisa que la moitié de ce chiffre, le renforçant des vingt-cinq pirates de choix qui formaient l’équipage du Cacique.

L’expédition fut rapide et terrifiante.

Laissant le yacht sous le commandement d’un second et de quatre hommes experts, avec l’ordre de se tenir prêts à se porter en avant, au delà de Boké, dès les premiers indices de la crue prochaine ; il s’élança tant par voie de pirogues qu’à travers la brousse vers le haut du fleuve, où s’étend la région forestière de Guémé.

Il fallait, en effet, frapper les postes les plus éloignés, afin d’éviter qu’un échappé du massacre pût prévenir les stations plus voisines de la côte. Depuis quelques mois, Boké était pourvu d’un fil télégraphique le mettant en communication avec Konakry. Il suffisait d’un signal avertisseur pour couper la retraite aux pirates et les rejeter dans l’intérieur.

L’infâme besogne fut promptement exécutée.

Une première station, de nationalité allemande, fut prise et pillée. Ni blancs, – ils étaient quatre, dont une femme et un enfant, – ni noirs, au nombre de seize, ne trouvèrent grâce devant la férocité des bandits. Et, après l’égorgement, l’incendie effaça toute trace du crime. Sur la cendre, la végétation équatoriale allait pousser ses germes vivaces.

Puis ce fut le tour d’une deuxième factorerie allemande. Elle comprenait six hommes, Hanovriens et Hambourgeois, chasseurs de fauves et négociants de caoutchouc. Ceux-ci se défendirent, tuèrent quatre de leurs adversaires et ne succombèrent qu’après en avoir mis dix autres hors de combat.

Gonzalo eût été sage de ne pas pousser plus loin le pillage en cette occasion. Il ramenait douze pirogues chargées de résines et de gommes diverses, de tissus européens emmagasinés pour la vente aux indigènes, d’ivoire d’éléphant ou d’hippopotame, et même de fort belles peaux de panthères. Ceci constituait un butin évaluable à une centaine de mille francs au plus bas mot, qui fut, tout de suite, arrimé dans la cale ou le faux pont du Cacique, à qui la crue avait permis de remonter une cinquantaine de kilomètres plus haut.

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Mais la cupidité est un vice analogue à la gourmandise. Elle incite le voleur à toujours prendre davantage.

Comme il redescendait le fleuve, Gonzalo rencontra sur son passage, à dix lieues au nord de Boké, le poste français de Grand Cône, occupé par douze blancs et soixante nègres. Il était aventureux de risquer l’attaque, les Français comptant dans leur nombre trois anciens sous-officiers et dix-huit ex-tirailleurs sénégalais.

Gonzalo ne tint pas compte des conseils de prudence donnés par Ricardo Lopez en personne. Il résolut l’attaque.

Cette fois, ce fut une véritable bataille.

Les pirates furent chaudement reçus.

Trois assauts furent repoussés et les assaillants laissèrent vingt des leurs sur le terrain.

Alors, le Cacique débarqua deux mitrailleuses Maxim et deux Hotchkiss, avec lesquels il ouvrit le feu. Les Français luttèrent jusqu’au dernier homme et à la dernière cartouche. Quand les forbans s’emparèrent de la factorerie, qu’ils incendièrent, ils durent marcher sur les cadavres de cinquante de leurs compagnons.

Le yacht songea au retour. Mais comme il approchait de Boké, quelques éclaireurs de la brousse vinrent en hâte le prévenir. L’estuaire du fleuve était bloqué, et deux navires en remontaient le cours. Le Cacique rétrograda.

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