– On y va », répondit encore Alain.
Et, comme le canot remontait à la lame, le robuste gars se cramponna à une drisse pendante et se hissa par-dessus les bastingages.
Il n’eut pas loin à courir pour se rendre compte de l’état du trois-mâts.
Le pont était vide, vide de vivants, du moins. À dix pas de lui, sous les ruines du gaillard d’arrière, deux cadavres gisaient, broyés par la chute du grand mât. Un troisième, la tête en bas, le crâne emporté, se balançait dans un réseau de câbles traînants. Un peu plus loin, une autre victime, passager ou matelot, râlait dans un éboulis de vergues et de haubans.
Celui-ci respirait encore. Lân le souleva, le chargea sur son épaule de titan, le remit aux bras de deux camarades. Puis, se laissant tomber, il regagna sa place et ressaisit l’aviron.
Le canot n’avait plus rien à faire. Le navire n’était plus qu’un cercueil mouvant. Le patron poussa un soupir et, renversant la barre, s’éloigna de l’épave par un véritable bond de vingt brasses.
Il n’était que temps.
Comme si la mer n’eût attendu que la fin de cet héroïque sauvetage, elle se ramassa sur elle-même, s’enfla en une vague monstrueuse, dont la volute démesurée vint se crever à la pomme du misaine encore debout, et s’écrouler sur le pont du trois-mâts.
Il y eut un gémissement sourd de toute la membrure, suivi d’un cliquetis de choses rompues et fracassées. Par les sabords, par les écoutilles l’eau entra dans les flancs du grand bateau, l’emplissant, le surchargeant sans résistance. Et l’arrière s’enfonça, tandis qu’avec un bruit de souffle épuisé, un fouettement de l’air, toute l’étrave se levait hors de l’eau, à la façon d’un cheval qui se cabre. Puis, la masse entière écrasée disparut sous les cataractes des lames, avec de suprêmes convulsions, des révoltes contre la mort, des insurrections des mâts, semblables aux derniers mouvements d’une main de noyé s’accrochant au vide avant de couler.
Pendant que s’achevaient ces convulsions du navire, le canot de sauvetage regagnait le port.
Toute une heure s’était écoulée. Maintenant la mer était pleine et les rameurs n’avaient plus à lutter contre le courant. Le retour fut rapide. Aux acclamations de la foule, entassée sur le môle et sur l’épi, le life-boat doubla derechef la pointe de Trestrignel, vola sur les lames moins hautes, sortit de l’enfer liquide et gagna son point d’atterrissage sur l’étroite presqu’île du Linken.
Les premiers qui débarquèrent, ou plutôt qu’on débarqua, ce furent les naufragés. Le blessé fut emporté d’urgence et déposé sous l’abri du canot. Le recteur n’eut que le temps de prononcer les paroles de l’absolution in articulo mortis. Au moment où la suprême formule de pardon tomba des lèvres du prêtre, le mourant rendit l’âme.
Les deux autres semblaient ne point valoir beaucoup plus.
On les tira du milieu des bancs, évanouis, les prunelles vitreuses, le souffle court et haletant. On transporta l’homme jusqu’à un hôtel du voisinage. Les femmes de pêcheurs s’empressèrent, avec des exclamations, autour de l’enfant dont elles admirèrent la beauté frêle et délicate, rendue plus impressionnante par la pâleur du charmant visage.
C’était un garçonnet de dix à onze ans, aux traits purs, à la peau mate et blanche, ainsi qu’on la rencontre habituellement dans le type espagnol. Et, comme une certaine confusion régnait dans ce multiple désir de charité, contrarié par le dénuement presque absolu de ces populations pauvres, comme toutes ces mères de familles nombreuses ne pouvaient s’offrir pour bien longtemps à héberger la petite victime, ce fut encore le bon Alain qui trancha le débat.
« Pour lors, madame Hélic, dit-il à la propre femme du syndic, voulez-vous prendre ce petiot chez vous jusqu’à ce que ma vieille vienne vous le chercher ? C’est moi qui l’ai pêché là-bas ; j’entends le garder, et je suis bien sûr que la maman m’en voudrait de ne pas lui donner ce fieu à nourrir. »
La vieille femme interpellée répondit :
« C’est bien parlé, Lân Plonévez. Et moi aussi je le garderais bien ce joli-là, au moins pour un temps. Mais si la bonne femme Plonévez le réclame, faudra bien que je lui cède. C’est son droit et le tien, mon gars. »
L’accord ainsi fait, on ne s’occupa plus qu’à donner des soins aux survivants de la catastrophe.
Le jeune médecin du bourg les avait soigneusement auscultés et palpés. Rien de cassé dans les os, rien de lésé gravement dans les organes ; seulement, chez l’enfant, les râles crépitants, dénonciateurs d’une forte bronchite.
En conséquence, il ordonna qu’on les couchât dans des lits bien chauds, qu’on les tînt provisoirement à la diète. En même temps, il prescrivit, pour l’enfant, une potion et des boissons stimulatrices. Quant à l’homme, robuste gaillard, dont la face glabre et dure ne parlait guère en sa faveur, le praticien déclara, en riant, qu’il serait sur pied au bout de vingt-quatre heures.
Toutes les sympathies purent donc confluer sur le petit garçon, et ce fut à qui épierait son retour à la connaissance, pour lui offrir les pauvres gâteries dont on disposait sous ces toits que la fortune n’a jamais visités.
L’évanouissement dura un peu plus d’une heure. Puis l’enfant ouvrit les yeux, et ce fut un spectacle touchant que celui des pleurs de commisération dont fut accueilli ce premier regard vague et plein d’hébétude, au fond duquel la pensée ne luisait qu’à l’état de flamme vacillante.
Le petit garçon parla, mais nul ne comprit ses paroles. La langue dont il se servait n’était certes pas celle des braves gens assemblés autour de sa couche. Aucune de ces femmes, baragouinant le dialecte du Trécorois, n’avait le moindre soupçon du langage des hidalgos et des conquistadores. À peine leur arrivait-il d’échanger entre elles une centaine de mots français plus ou moins estropiés.
L’une d’elles, toutefois, ayant proféré une exclamation française, les yeux du garçonnet s’illuminèrent. Un sourire glissa sur ses lèvres, en même temps qu’une phrase en jaillissait, d’une accentuation caractéristique :
« Francès ? Yo aussi parler francès. »
Alors Mme Hélic, la femme de l’équoreur, s’approcha du lit et, tant bien que mal, se mit en devoir d’interroger le petit malade. En ce jargon où se mêlaient trois idiomes, la vérité se fit jour. Les renseignements abondèrent, l’enfant ne demandant qu’à bavarder.
On apprit, de la sorte, que le navire perdu se nommait la Coronacion et venait du petit port de Sant Antonio, dans la baie de San Matias, sur la côte Argentine, au-dessous de Buenos-Ayres ; qu’il avait déchargé un fret considérable de cuirs en Angleterre et comptait prendre livraison de produits hollandais à Amsterdam ; que le capitaine était mort subitement deux heures après avoir quitté la Grande-Bretagne ; que le second du bord, qui faisait ce voyage pour la première fois, avait littéralement perdu la tête et s’était laissé entraîner dans les parages des Sept Îles, où la tempête avait surpris le navire.
On sut, en outre, que le petit Pablo, c’était son nom, âgé d’un peu plus de onze ans, était mousse à bord de la Coronacion ; qu’il ne se connaissait ni père, ni mère, mais se dénommait lui-même « le fils de la mer », hijo del mar ; que le matelot sauvé avec lui s’appelait Ricardo.
Ce long babillage avait fatigué l’enfant. La survenance, fort opportune, du docteur Bénédict y mit un terme. Celui-ci gourmanda les commères trop curieuses qui avaient fait jaser le petit malade, sans souci de la bronchite qui avait gagné les capillarités du poumon et pouvait dégénérer en fluxion de poitrine. Et, comme sa visite coïncidait avec le retour d’Alain Plonévez amenant sa mère, femme de cinquante-huit ans, fort ingambe, il recommanda que l’on transportât Pablo sans plus tarder dans la maison de la veuve, où il serait à l’abri des importunes sympathies de l’entourage.
Alain avait déjà retenu une voiture fermée. On y coucha l’enfant, enveloppé de couvertures, sur une banquette, et l’attelage prit au grand trot le chemin de Louannec, où, une demi-heure plus tard, Pablo fut définitivement couché dans un lit de bois blanc, en une chambre claire et aérée.
En l’y installant, la maman Plonévez ne put se dispenser de lui parler affectueusement :
« Voyez-vous, mon mignon, c’est ici la chambre et le lit d’un autre fils, un frère de Lân, que j’ai perdu, il y a longtemps. Ce serait un homme aujourd’hui. En souvenir de lui, et pour la paix de son âme, je vous soignerai comme si le bon Dieu m’avait donné un autre fils. »
Elle parlait bien, la vieille Bretonne, en mère pieuse, avec cette grave mansuétude d’accent qui dénote les nobles résignations et la tranquillité des belles âmes.
L’enfant l’écouta avec une déférence empreinte de quelque surprise. On eût dit qu’il n’avait jamais entendu pareil langage, ou, plutôt, que, tout au fond de sa mémoire, s’agitait quelque obscure réminiscence de paroles semblables prononcées par une autre bouche de femme, de sa propre mère peut-être.
La demeure n’était pas luxueuse, il s’en fallait. Le plafond bas, les murs blanchis à la chaux, le plancher mal raboté eussent offusqué tout autre qu’un modeste habitant de ce pittoresque coin de terre. Mais tout cela était si propre, si bien tenu, les rideaux de cretonne qui pendaient au-dessus du lit, les draps de fil et la taie d’oreiller exhalaient une si bonne odeur de linge fraîchement repassé, que le petit garçon en eut le cœur réjoui. Aussi bien le « fils de la mer » ne devait-il pas être gâté par l’habitude d’un confortable excessif.
Il fit bien voir sa satisfaction lorsque, pour la troisième fois, le docteur Bénédict le visita, le lendemain matin. Pablo avait passé une bonne nuit ; il n’avait point de fièvre, ou si peu, et l’appétit aiguisé par les secousses physiques et morales autant que par un jeûne de quarante-huit heures, s’était converti en une fringale indomptable.
Le praticien estima que la maladie n’était point assez grave pour interdire toute alimentation. Après avoir posé des ventouses sur le thorax, il permit que l’on donnât au malade un fort bon potage de légumes, que celui-ci absorba avec une allégresse démonstrative.
« Parbleu ! mon gars, s’exclama en riant M. Bénédict, c’est une bonne disposition pour guérir vite que de garder son estomac en verve. Allons ! Ce n’est pas encore pour toi que la mère Plonévez se ruinera en médicaments. »
Et il s’en alla en se frottant les mains.
Ce même jour, le grand Alain, simple lui-même comme un enfant, vint s’installer quelques heures au chevet du mousse espagnol et s’entretenir avec lui. Nouvelle joie pour le garçonnet, à qui le temps ne parut pas long, et qui accabla de questions affectueuses le jeune marin, son sauveteur. Lân y répondit avec toute la complaisance désirable. Il se fit connaître à l’enfant, tout en l’interrogeant lui-même sur ses propres origines, sur le mystère de son passé, car tous, dans l’entourage du petit malade, ne pouvaient se défendre d’un profond étonnement à voir cet enfant, si délicat, si distingué de visage et de manières, mêlé à un équipage de matelots du commerce recrutés dans tous les milieux et appartenant aux nationalités les plus diverses. Et plusieurs hochaient la tête, disant avec un scepticisme de facile explication :
« Pour sûr, ça doit être quelque petit trouvé, qu’on aura pris par pitié ou embarqué de force. »
Le quatrième jour après le naufrage, alors que toute crainte de pneumonie était écartée, le docteur Bénédict permit d’alimenter le malade « à sa faim », et, certes, celui-ci se montra d’un appétit vorace, faisant honneur au menu très rudimentaire de la mamm Plonévez.
Or, ce même jour, un homme vint frapper à la porte de la veuve et demanda à parler à l’enfant. La vieille femme l’introduisit sur-le-champ.
Le visiteur n’était autre que le second des naufragés, le matelot Ricardo. Comme le petit Pablo, il comprenait le français et se débrouillait, au hasard des termes employés, dans un dialogue d’une syntaxe et d’une prononciation ultra-fantaisistes.
Alain Plonévez était à la maison pour le déjeuner. Il assista donc à l’entrevue des deux survivants de la Coronacion.
Elle ne fut pas « chaude », cette entrevue, bien au contraire. Il parut même, aux yeux attentifs du jeune Breton, que Pablo accueillait son « camarade » avec une sorte d’effroi, que justifiaient, d’ailleurs, la face bestiale, l’œil torve et le mauvais rictus toujours grimaçant sur la bouche épaisse de l’Argentin.
Celui-ci se retira, après une demi-heure de conversation, jetant à l’enfant quelques paroles gutturales accompagnées d’un regard en dessous à Lân, dont la grande taille et les proportions athlétiques semblaient l’impressionner grandement.
Quand il eut quitté la demeure, le fils de la veuve Plonévez demanda, en riant, à son hôte :
« Parbleu, petit, tu n’as pas l’air de l’aimer beaucoup, ton pays ?
– Oh ! non, Io ne l’amo pas, répondit l’enfant, avec un froncement expressif des sourcils.
– Ah ! ah ! Le fait est qu’il n’a pas l’air très aimable, le particulier. Je ne suis pas méchant, mais je crois que j’aurais du plaisir à cogner sur ce mufle-là, bien que j’aie contribué à le tirer du mauvais pas.
– Il est très méchant, confirma Pablo. À bord, il me battait toujours, et, bien sûr, il m’aurait jeté à la mer, si…
– Si ? interrogea Alain.
– Si mon ami Ervan ne l’en avait empêché. Celui-là est bon, et fort. Il vous ressemble.
– Comment dis-tu qu’il s’appelle, celui-là ?
– Ervan. Il parle bien français, il n’est pas Espagnol. Mais, voilà. Il n’est pas venu, cette fois, il est resté en Angleterre. C’est extraordinaire comme vous lui ressemblez ! On dirait que c’est votre frère. »
La mère Plonévez entrait, apportant le déjeuner du malade. Alain en profita pour interrompre là le dialogue. Ce mot « frère », prononcé par l’enfant, avait, sans doute, réveillé en lui quelque pénible souvenir, car son front s’était plissé d’une ride.
Quand la veuve fut ressortie de la chambre pour aller surveiller sa cuisine, le jeune Breton se hâta de dire à Pablo :
« Écoute, petit. Ne parle jamais de personne qui pourrait me ressembler devant ma mamm, parce que, vois-tu, ça lui ferait beaucoup de peine. J’ai eu, en effet, un frère, qui est mort, et qu’elle pleure et pour qui elle prie tous les jours.
– C’est bien, señor Alain, répondit l’enfant, devenu grave. Je n’en parlerai jamais. »
Le marin sortit, le front toujours soucieux, et se dirigea vers Perros, où il avait du nouveau à apprendre.
En effet, il s’y était passé ceci que, le matin même, on avait vu arriver une baleinière des Ponts et Chaussées, détachée d’un vapeur faisant l’inspection des côtes. Celui-ci venait de Paimpol afin d’opérer des sondages dans le dessein de renflouer, s’il était possible, ou, du moins, de détruire à la dynamite l’épave du navire perdu, qui pouvait obstruer la passe entre Trestrignel et l’île Tomé.
Or, l’ingénieur et ses aides n’avaient pas eu à se donner beaucoup de mal. La mer avait travaillé pour eux, sans eux.
La carcasse désemparée, poussée par le flot, avait été roulée et, finalement, abandonnée par les vagues, sur les hauts-fonds qui bordent la plage de Trestraou, en deçà des roches granitiques qui supportent le phare de Ploumanac’h.
Et, maintenant, les employés de l’État fouillaient le ventre du trois-mâts d’où ils retiraient méthodiquement tout ce qui pouvait servir à établir l’identité du navire et de son équipage, tant des vivants que des morts : livre de bord, connaissements, chartes-parties, toutes pièces établissant que le navire Coronacion, venant du port de Sant Antonio, dans la République Argentine, après avoir déchargé sa cargaison de cuirs dans le havre de Dunby, au voisinage de Falmouth, avait repris sa route vers Amsterdam.
Tout ceci confirmait les déclarations du petit Pablo et du matelot Ricardo Lopez, qui attendait, à Perros, l’ordre de l’administration maritime pour se faire rapatrier ou, tout au moins, ramener en ce port de Dunby, dernier relâche de la Coronacion.
Mais, en dépit de ces assertions écrites, un doute planait encore. Au cours de leurs recherches, les divers fonctionnaires de la marine n’avaient découvert aucun document établissant la propriété du navire. Ils en conclurent que, sans doute, ce titre de propriété s’était perdu pendant le naufrage, ou bien qu’il n’était point d’usage, à Sant Antonio, de faire figurer un tel document au nombre des pièces indispensables à la franchise des bateaux de commerce.
Ils interrogèrent Ricardo Lopez, mais n’en purent tirer aucun renseignement utile. L’Espagnol parut ne rien comprendre aux questions qu’on lui posait à ce sujet. Il se borna à déclarer qu’il avait été enrôlé lui-même à Buenos-Ayres par le second Rodriguez, ce blessé vainement arraché à l’épave par la courageuse intervention d’Alain Plonévez, et qui était venu expirer dans le hangar-abri du canot de sauvetage. Comme, depuis huit jours, cette pauvre dépouille reposait en une fosse du cimetière de Perros-Guirec, on ne crut pas devoir l’exhumer pour en constater l’identité. Mais le registre des décès porta la mention du nom du capitaine Rodriguez-Wickham, décédé et inhumé sur le territoire de la commune.
On n’attacha pas plus d’importance à la réclamation de Ricardo, demandant que le mousse Pablo fût rapatrié avec lui. L’enfant, à la première offre qui lui en fut faite, la repoussa avec une énergie farouche et manifesta une sorte de terreur à la pensée de retourner avec le matelot, son compagnon. Et, comme celui-ci ne pouvait justifier d’aucun titre à l’exercice d’un droit quelconque sur l’enfant, comme, d’autre part, la veuve Plonévez et son fils se déclaraient tout disposés à adopter le petit abandonné, force fut à Ricardo de quitter la France en y laissant Pablo.