La main de Mme Hénault tremblait en posant l’objet sur la plante du pied ; des pleurs brouillaient ses yeux. Pourtant Pablo l’entendit murmurer :
« C’est cela, c’est bien cela. Le doute n’est plus possible. »
Et, se relevant, la vieille dame revint vers la porte et, du seuil, appela dans le corridor :
« Isabelle, ma fille, venez. »
La jeune femme n’était pas éloignée non plus. Comme l’autre, elle avait attendu, le cœur sursautant d’angoisse.
Elle accourut, palpitante, suivie d’Irène qui s’avançait timidement et qui demanda :
« Et… moi, bonne maman, est-ce que… ?
– Viens aussi, ma chérie », autorisa l’aïeule.
Irène entra, hésitante. Elle vit Pablo, les pieds nus sur le tapis, troublé, attachant sur les deux femmes des yeux où se lisait une émotion égale à la leur.
« Isabelle, prononça gravement Mme Hénault la mère, je n’ai pas voulu que mes baisers précédassent les vôtres. Embrassez votre fils et remercions Dieu de nous l’avoir rendu. »
La jeune femme chancela en ouvrant les bras à l’enfant retrouvé. Un double cri s’échangea dans le frisson des larmes d’immense joie :
« Pablo ! mon Pablo ! mon fils !
– Maman ! »
Pendant quelques minutes, il n’y eut pas d’autre parole. La mère et l’enfant s’étreignaient follement, comme s’ils eussent voulu compenser par d’innombrables caresses les douze années de deuil et de séparation.
À la fin, les mots revinrent sur les lèvres du jeune garçon et se mirent à en jaillir simples, naïfs, abondants, variant les expressions de tendresse, exprimant toutes les nuances du sentiment sacré que, depuis des mois, Pablo s’efforçait de contenir en son cœur plein à éclater.
« Maman, maman, comme je vais t’aimer, comme je vais rattraper le temps perdu ! Oh ! tu ne sauras jamais, tu ne peux pas savoir combien je t’aime, combien je t’aimais déjà depuis longtemps, depuis le premier jour où je t’ai rencontrée sur la plage de Treztel. »
Et elle, entre deux baisers, en riant, de répondre :
« Oui, sur cette plage de Treztel où tu nous as sauvées, Irène et moi. Tu vois, mon cher petit, Dieu est bon. C’est ta mère qu’il t’a permis de sauver ! »
La première joie n’était pas épuisée. Pourtant les témoins du drame en demandaient aussi leur part.
« Et moi, petit Pablo, questionna Mme Hénault, est-ce que tu ne m’embrasseras pas aussi ? Je suis ta grand’mère.
– Ma « bonne-maman », comme celle d’Irène ! » s’écria-t-il en passant impétueusement, des bras de sa mère à ceux de son aïeule.
Une voix apitoyée, presque dolente, murmura :
« Est-ce que je ne pourrais plus, maintenant, dire « maman » et « bonne-maman », comme auparavant ?
– Oh ! chère petite ! proféra Isabelle en enlaçant la fillette. Peux-tu demander cela ? Pablo serait trop triste si je n’étais plus aussi ta mère.
– Comme tu parles bien maman ! s’exclama le jeune garçon. Tu as le cœur bien assez grand pour aimer deux enfants à la fois ! »
C’était le mot très simple et très noble qui résumait les sentiments divers éclos dans tous ces cœurs généreux où le bonheur tombait en semence d’autant plus féconde, qu’ils avaient été plus cruellement labourés par la douleur.
Et, cependant, la générosité naturelle de Pablo trouva encore à se manifester.
Lorsque, plus calme, Isabelle passant des larmes au rire, eut voulu examiner à son tour la bienheureuse cicatrice qui avait, en quelque sorte, marqué son fils pour le « revoir » inespéré, lorsqu’elle eut raconté à celui-ci stupéfait et à Irène curieuse l’événement lointain qui avait occasionné cette brûlure providentielle, lorsque Pablo, rechaussé et bondissant, fut descendu avec ses trois compagnes dans le parc, il se pencha, un peu mélancolique, sur l’épaule de sa mère, qui ne le quittait plus, et murmura à son oreille :
« Maman, il faudra bien que j’aille embrasser mamma Plonévez qui m’a soigné comme son fils, Lân et Ervan qui m’ont aimé comme si j’étais leur frère !
– Certes ! répliqua l’heureuse femme. C’est moi-même qui t’y conduirai. Crois-tu donc, mon cher petit, que j’aie moins de reconnaissance que toi envers cette autre mère qui m’a conservé mon enfant, qui l’a gardé, soigné, nourri lorsqu’il n’avait aucun espoir à lui offrir, aucune récompense à lui donner ? Sois assuré que, désormais, Mme Plonévez est de notre famille. Ce n’est pas moi qui serai jalouse de t’entendre l’appeler du même nom que moi.
– Oh ! fit le garçonnet en étreignant sa vraie mère d’un geste ardent, ce ne sera pas tout à fait la même chose. »
Avec un fin sourire, Irène souligna le propos.
« Non, ce ne sera pas la même chose. Tu l’appelleras mamma en breton, et ici tu prononceras maman en français. »
Il était trop tard pour que, ce même jour, on pût mettre le projet à exécution. On se borna donc à se réjouir en famille, sans en excepter les serviteurs qui, le soir venu, furent tous assemblés au salon par Mme Hénault la mère.
En termes émus, la vieille dame leur présenta Pablo et le fit unanimement reconnaître pour son petit-fils.
Après quoi, l’on passa dans la salle à manger où Irène plaça des coupes pour les domestiques présents, tandis que Pablo les emplissait lui-même, en faisant sauter joyeusement les bouchons du champagne.
Puis il fit le tour de l’assistance et donna l’accolade aux douze membres du personnel, depuis le vieux cocher Pierre jusqu’au petit groom Erwin, qui avait le même âge que lui, à savoir quatorze ans.
On trinqua, on porta des toasts marqués au coin de la plus fruste sincérité. La femme de chambre Annaïk, qui ne parlait guère que le breton, ne fut pas la moins éloquente.
Le lendemain, la voiture fut attelée de bonne heure. Les dames Hénault, Irène et Pablo partirent simultanément pour Louannec.
On allait porter la bonne nouvelle à mamm Plonévez et à ses fils, confirmer les déclarations d’Ervoan par la reconnaissance officielle de l’enfant retrouvé.
Quand on arriva à la maisonnette, le substitut de Lannion achevait d’interroger le matelot.
Il fut satisfait d’apprendre la venue des habitants de Ker Gwevroc’h. En sa présence le blessé renouvela ses déclarations, auxquelles Isabelle Hénault et sa belle-mère joignirent la preuve de leurs propres constatations.
Le magistrat conseilla aux deux dames d’introduire tout de suite une instance en rectification d’état civil. Il s’agissait, en effet, d’établir au plus tôt l’identité de l’enfant. On verrait quelle suite il conviendrait de donner, plus tard, aux renseignements fournis par Yves Plonévez au sujet de l’association de malfaiteurs qu’il venait de dénoncer aux autorités françaises.
Mme Hénault la mère se conforma donc à ce sage avis.
Dès le lendemain, accompagnée de sa belle-fille et des deux enfants, elle se transporta à Lannion, où elle remplit toutes les formalités judiciaires requises par la loi.
Mais là ne devait pas se borner son action.
C’était une maîtresse femme que cette Mme Hénault. Elle l’avait bien montré en de plus graves circonstances. Elle allait en fournir de nouvelles preuves.
Huit jours n’étaient pas écoulés que, franchissant, seule cette fois, les huit kilomètres qui séparent le Trévou de Louannec, elle se présenta inopinément chez la veuve Plonévez et, sans précautions oratoires fit à Alain des ouvertures catégoriques.
Ses propositions étaient aussi nettes qu’ingénieuses.
« Monsieur Plonévez, dit-elle, je viens vous demander votre concours pour une œuvre de préservation sociale.
– Que dois-je entendre par là, madame ? interrogea le jeune homme, un peu surpris par cet exorde ex abrupto.
– Je vais m’expliquer, reprit la vieille dame. Les magistrats de Lannion m’ont fait savoir que notre démarche pour rétablir l’état civil de notre petit Pablo serait grandement facilitée par la production de quelques pièces authentiques établissant sa filiation légitime, et que la preuve serait absolue si la pièce en question pouvait surtout être prise des mains des scélérats dénoncés par votre malheureux frère. Commencez-vous à me comprendre ?
– J’essaie, madame, répondit dubitativement Alain.
– Bien. Je continue donc. Selon le témoignage de votre frère, ces misérables ont trouvé, jusqu’ici, le moyen de se dérober à toutes les poursuites des polices internationales, soit qu’ils jouissent de privilèges inconnus, soit qu’ils fomentent des complicités au sein de ces polices mêmes. Et c’est bien là ce que laissaient entendre les déclarations de M. Ervoan Plonévez.
– En effet, madame. Mon frère ne l’a pas seulement donné à entendre, il l’a formellement précisé.
– Eh bien monsieur Alain, vous allez connaître toute ma pensée, et vous y répondrez selon la franchise de votre caractère, avec toute la liberté de votre jugement.
« Voici ce que je veux faire.
» Puisque ces coquins sont assez bien organisés pour déjouer toutes les surveillances et acheter, au besoin, les complaisances de polices vénales, il faut leur opposer des adversaires qui ne soient pas à vendre et qui, en les poursuivant, obéissent à un désir personnel de justice, de vengeance même, si vous préférez.
– Ah ! s’exclama Alain, dont les yeux étincelèrent, si je saisis bien votre pensée, vous voudriez organiser une expédition contre ces bandits ?
– Une expédition serait trop dire. Des gens qui disposent d’une véritable flotte et d’équipages nombreux ne sauraient être réduits que par une force égale à la leur en nombre d’hommes et de bâtiments. Il n’y a guère que les puissances des deux continents qui disposent d’un pareil chiffre de vaisseaux et de marins. C’est donc affaire à elles d’engager la lutte contre cette association de forbans.
» Mais, en dehors de l’action des puissances, pour servir et faciliter cette action, il suffirait de grouper un certain nombre de volontés énergiques et d’expériences confirmées, résolues à donner la chasse à ces pirates internationaux, à suivre leur piste sur toutes les mers, à la signaler aux vaisseaux de guerre chargés d’en faire justice. Il suffirait d’un navire de rapides allures, monté par un équipage d’élite, commandé par un homme de tête qui aurait à cœur de délivrer le monde de ce fléau, tout en assurant sa propre gloire ou, tout au moins, la réhabilitation d’un être qui lui serait cher. J’ai pensé à vous pour cela, monsieur Alain. Vous cherchez un commandement ; je vous offre celui du navire que je vais armer et équiper pour accomplir cette grande besogne de salubrité.
– Et, s’écria Lân, enthousiasmé, quel est ce navire ?
– Ah ! Voilà où, précisément, votre secours va surtout m’être indispensable. Ce navire, je ne le possède pas encore, je ne sais s’il existe, ni combien de temps il faudrait pour le construire. Mais ce que je sais fort bien et que je n’hésite pas à vous dire, c’est que j’aurai un tel navire. Ma fortune et celle de ma belle-fille, surtout lorsque nous aurons établi l’identité de mon petit-fils, peuvent être appelées considérables, sans aucune forfanterie, ni vanité. Je puis donc affecter un ou plusieurs millions à l’achat ou à la construction de ce bateau, pourvu que cette construction soit rapide, car c’est en ce moment qu’il faut nous lancer à la poursuite de ces bandits, si nous ne voulons pas leur laisser le temps de pénétrer nos desseins.
» Pouvez-vous et voulez-vous coopérer à mon dessein ? »
Ce disant, Mme Hénault tendait la main au jeune homme.
Celui-ci la porta à ses lèvres.
« Madame, dit-il, j’accepte d’autant plus votre offre que, selon vos propres paroles, j’entends poursuivre « la réhabilitation d’un être qui m’est cher » entre tous, mon frère Ervoan, plus malheureux que coupable. Il peut nous être un guide sûr. Le médecin répond de sa vie et assure qu’il sera sur pied d’ici deux mois. C’est le temps qu’il nous faut pour préparer l’expédition projetée, si, du moins, nous avons pu, d’ici-là, trouver le navire que vous cherchez.
– Il faut le trouver, monsieur Alain.
– Je le veux bien, madame. Mais laissez-moi vous dire que nous ne le trouverons certainement pas en France. Il nous faudra le découvrir en Hollande, ou en Angleterre, peut-être même aux États-Unis.
– Qu’importe ! Vous le découvrirez. Je vais déposer dans une grande banque parisienne, au Crédit Lyonnais par exemple, une somme de deux millions avec ouverture de compte à votre nom. Demain, je signerai avec vous, chez Me Duguer, un contrat en bonne et due forme. Le tout devra rester secret entre nous, car nos ennemis éventuels doivent être aux aguets ; ils doivent être informés que le poignard de Ricardo Lopez, tout en blessant gravement votre frère, n’a pas supprimé son témoignage.
– Je suis entièrement de votre avis, madame. Jusqu’au jour où nous prendrons la mer, il faut agir avec la plus extrême circonspection. Un secret rigoureux doit envelopper nos projets et nos actes. Rien n’en doit transpirer au dehors.
– C’est bien ainsi que j’envisage la chose, monsieur, confirma la vieille dame. À partir d’aujourd’hui, tout demeure entre vous et moi. Moi seule recevrai vos avis et vos communications. Allez donc, monsieur, et agissez à votre guise. Je m’en remets entièrement à vos soins. »
Le lendemain de ce jour, le contrat était signé entre les deux parties, dans le cabinet même de Me Duguer. Rien, dans sa teneur, n’en précisait la cause ni la fin. Tout se bornait à cette vague indication que Mme veuve Hénault, désignée avec ses noms et prénoms de femme et de jeune fille, mettait à la disposition de M. Alain Plonévez, capitaine au long cours, une somme provisoire de cinq cent mille francs à un million pour achat d’un yacht de plaisance, au compte de ladite dame Hénault, yacht dont ledit Alain Plonévez serait le capitaine.
En même temps, Mme Hénault adressait au notaire parisien détenteur des titres de sa fortune la demande de faire ouvrir au Crédit Lyonnais un compte courant au nom de M. Alain Plonévez.
Trois jours encore s’écoulèrent, qui ajoutèrent à la lente amélioration de l’état d’Ervoan. Le blessé, très affaibli par la perte de son sang, put s’alimenter et recouvrer des forces.
Au bout de ce temps, voyant son frère en voie de guérison, Alain annonça son départ pour le surlendemain, puis se rendit à Ker Gwevroc’h, afin de prendre congé des dames du manoir.
Il y trouva la joie encore exultante. Il embrassa tendrement Pablo, qui ne cessa de le nommer son frère.
Le jeune capitaine quitta Louannec le soir de ce jour et gagna Paris, d’où il passa en Belgique.
Ce fut d’Anvers qu’il adressa à Mme Hénault une dépêche sommaire, ainsi conçue :
« Trouvé l’objet rêvé. Rentre en France pour conférer avec vous. Serai Paris demain soir, six heures. »
« J’y serai aussi », décida la vieille dame.
Tout aussitôt, à la grande surprise de son entourage, elle prépara une valise, fit atteler et, sans fournir la moindre explication, se fit porter à Lannion, où elle prit le train de huit heures, correspondant à Plouaret avec l’express de Brest.
Le lendemain, elle était à Paris et se rendait, dans la soirée, à la gare du Nord pour y attendre l’arrivée d’Alain par le rapide de Bruxelles.
« Mon cher monsieur Plonévez, lui dit-elle gaiement, j’ai voulu vous économiser du temps et un chemin inutile. Nous allons nous reposer ce soir à l’hôtel et nous repartirons demain pour Anvers.
– À la bonne heure ! s’exclama le jeune Breton. Voilà comment je comprends que l’on mène les affaires. Je ne suis que capitaine, madame. Vous êtes mon amiral. »
La vaillante femme ne put s’empêcher de rire.
« Hé ! hé ! fit-elle, que diriez-vous si l’amiral voulait s’embarquer sur le vaisseau de son capitaine ? »
Alain partagea son hilarité.
« Je n’aurais rien à dire, puisqu’il userait de son droit. N’est-ce pas, d’ailleurs, sous votre pavillon que nous allons naviguer ? Il est donc tout à fait juste que vous connaissiez le navire qui doit vous porter. Je crois que vous ne serez pas mécontente de mon choix. »
Il expliqua allégrement qu’il considérait sa trouvaille comme une prédestination du sort. Comment, en effet, désigner d’un autre nom les circonstances qui l’avaient conduit à Anvers où il allait découvrir un superbe bateau, récemment construit pour un milliardaire américain, tenant à la fois du yacht et du destroyer, ayant fourni aux essais une vitesse de trente nœuds et pouvant se maintenir huit heures à celle de vingt-cinq nœuds ? Comment surtout expliquer que ce navire, dont le propriétaire était mort subitement et dont ses héritiers se défaisaient au prix de quinze cent mille francs, eût reçu le nom symbolique de Némésis, c’est-à-dire de la déesse des justes vengeances ? Car n’était-ce pas à une œuvre de juste vengeance, contre des écumeurs mis au ban de l’univers, qu’allait s’employer cette providentielle Némésis ?
La journée s’acheva en conversations et en courses à travers Paris, et, le lendemain, ainsi qu’il avait été convenu, la vieille dame et Alain prirent le train pour la Belgique.
Six heures plus tard, ils mettaient pied à terre dans la belle cité de l’Escaut et, le déjeuner pris aussi promptement que possible, se dirigeaient vers les admirables bassins du port.
Là se balançait sur ses ancres le beau navire dont Alain Plonévez avait entretenu Mme Hénault.
Celle-ci voulut le visiter sur-le-champ. Le yacht était entièrement neuf. Il n’y avait pas un mois qu’on en avait achevé le boisage intérieur, aussi luxueux que pouvait le désirer un amateur qui y consacrait le double de la somme que demandaient les héritiers pour s’en défaire.
En revenant au quai, Mme Hénault manifesta son émerveillement à Alain. Modeste autant qu’avisé, le jeune capitaine se félicita néanmoins d’avoir eu la main si heureuse.
« Il nous faut, maintenant, conclut-il, achever l’aménagement et l’approvisionnement pour une longue croisière, et, ce qui sera plus difficile, recruter un équipage d’élite. C’est à cela que je vais pourvoir au plus tôt.