Mme Hénault s’était relevée. Assise sur l’un des bancs, elle tenait Irène dans ses bras, étroitement serrée sur sa poitrine, s’efforçant de la réchauffer, car les jupes et les chaussures, trempées d’eau de mer, communiquaient à leurs membres une sensation prolongée de froid.
Alors seulement elle remarqua que le batelier, dont la prompte survenance les avait arrachées à la mort, n’était au plus qu’un adolescent, autant, du moins, qu’elle en pouvait juger à l’apparence.
« Merci, pour ce que vous venez de faire, dit-elle d’un accent qui parut céleste aux oreilles du jeune sauveteur. Vous avez droit à toute ma reconnaissance. Comment pourrai-je m’en acquitter ? »
Pablo, car c’était lui, ne trouva rien à répondre.
Un saisissement le tenait, paralysant ses cordes vocales. Cette femme qui lui parlait, c’était la même qu’il avait rencontrée, sur cette grève, à mer basse, quelques semaines plus tôt, celle dont mamm Plonévez lui avait parlé avec compassion, la dame en noir dont il rêvait en ses courses solitaires. La petite fille qu’elle tenait enlacée était aussi la compagne de la dame, vue en leur première rencontre. Bien que la clarté lunaire ne lui permît pas de distinguer leurs traits, il reconnaissait leurs silhouettes. Ce ne pouvait être qu’elles. Il n’y avait pas dans le pays une autre femme et une autre fillette aussi semblables à l’image qu’avait retenue son cerveau.
Ce soir-là, il était sorti de l’école, en demi-congé de la journée, à trois heures. Il avait profité de cette liberté pour se donner à ses chères rêveries. Il avait franchi presque en courant les deux lieues qui séparent Louannec du Trévou. Une sorte de pressentiment le hantait, avivant son désir de retrouver cette mère qui avait perdu son fils, et lui, l’orphelin qui n’avait plus de mère, se disait que la similitude de leurs malheurs créait un occulte lien entre cette femme et lui. Il demandait à Dieu de la revoir, et l’intensité de sa prière lui mettait des larmes dans les yeux.
Après avoir dépassé Trélévern, tout de suite il avait pris le chemin de la grève. Il y était descendu joyeusement. Et là, dans la féerie du couchant, il avait aperçu, au fond, se détachant sur l’horizon incandescent, les deux formes auxquelles son imagination prêtait toutes les grâces qui peuvent charmer le cœur et l’esprit d’un enfant.
Ah ! s’il avait, lui, Pablo, une mère et une sœur, sans doute ressembleraient-elles à cette femme et à cette fillette, sans doute les chérirait-il comme il aimait, d’instinct, sans réflexion, spontanément, ces deux inconnues ?
Et, tandis qu’il les contemplait à distance, voici que la brume, exhalée de la mer et du sol, avait estompé tout le paysage du large. Il l’avait vue monter, s’épaissir, onduler comme les flots eux-mêmes, envelopper et effacer les figures à peine aperçues des promeneuses.
Avant elles, et pour elles seulement, il avait eu peur. Mieux qu’elles il connaissait ces brouillards inattendus et les périls affreux dont ils sont tissés. Et, pour leur porter secours, s’il était nécessaire, il s’était élancé de leur côté, vers une barque que les risées du flot commençaient à balancer sur son grappin. Il ne les voyait plus ; elles avaient disparu sous la brume.
Pablo n’avait point hésité. Depuis dix ans qu’il menait la vie de marin, les choses de la mer lui étaient familières.
D’un bond, il avait sauté dans l’embarcation, qui, par bonheur, s’était trouvée assez légère pour se laisser manœuvrer par de jeunes bras. Il n’avait point hissé les voiles, ne comptant que sur sa vigueur pour diriger l’esquif sur cette nappe unie comme un miroir.
Un instant, lui aussi s’était immergé dans l’humide réseau de vapeurs. Mais, sur l’eau, elles étaient moins denses et moins hautes que sur la grève encore sèche. En se dressant sur les bancs, le gars les dépassait de la tête et pouvait mesurer l’horizon.
Le temps s’usa dans cette attente. Son œil se fixait obstinément sur le point où il avait vu les deux ombres disparaître ; il fouillait du regard l’obscurité croissante.
Et, tout à coup, il perçut un premier cri, puis un second, il amena le grappin et saisit les rames.
De nombreux appels le guidèrent. Ses prunelles, habituées aux ténèbres, distinguèrent deux points sombres au-dessus d’une masse noire de rochers. Il crut voir ces points remuer. Alors à son tour, il jeta sa voix dans le silence. Par deux fois il cria :
« Tiens bon ! On y va. »
*
Et, maintenant qu’il les avait recueillies, maintenant qu’il les ramenait saines et sauves au rivage, Pablo ne pouvait plus rien dire aux deux inconnues. Son cœur battait à lui crever la poitrine. L’anhélation de son souffle lui ôtait toute faculté d’articuler une syllabe.
Mme Hénault ne lui adressait plus la parole. Elle se disait que ce petit gars Breton ne devait comprendre, sans doute, que sa langue maternelle. Or, elle-même ignorait le dialecte trécorois, et Irène ne le bredouillait pas beaucoup mieux, bien qu’elle eût quelques occasions de s’y essayer en causant avec des gens du pays.
« Tout à l’heure, pensait la jeune femme, je remercierai mieux les parents de ce garçon, car il va, je présume, me conduire vers eux. Il me paraît étonnamment jeune et ne peut être que le fils de quelque pêcheur de la côte. »
Le bateau marchait assez vite, car Pablo souquait dur sur l’aviron. Mais il se fatiguait visiblement. L’effort était presque excessif pour un enfant de son âge.
À la fin la quille racla le sable dans un demi-pied d’eau. Le gars sauta par-dessus bord et, poussant l’embarcation par l’arrière, mit l’avant au sec.
Alors, empressé et frémissant, il vint vers les deux voyageuses déjà prêtes à débarquer et, très poliment :
« Donnez-moi la main, madame, dit-il, vous descendrez mieux. »
Mme Hénault s’émerveilla. Il parlait bien le français, ce garçonnet de la côte. Elle accepta l’aide de ce petit bras si vaillant et sauta à terre. Après quoi, ce fut le tour d’Irène, qui n’eut pas besoin de ce secours.
« Vous êtes un brave enfant, prononça doucement la jeune femme. Je tiens à vous exprimer ma reconnaissance devant vos parents. Voulez-vous nous conduire ? »
Il les précéda et se mit à marcher devant elles gravissant le revers de la côte rocheuse. Au sommet, il se trouva entouré de gens accourus des chaumières les plus proches.
Ils avaient entendu les cris et, indécis, ne savaient de quel côté diriger leurs recherches. Porteurs de lanternes, armés de gaffes et de cordes, ils venaient, un peu tard, au sauvetage, désormais accompli.
En reconnaissant Mme Hénault et sa nièce, tout ce monde poussa des exclamations de surprise et de joie.
Transies de froid, les deux femmes acceptèrent l’hospitalité d’une brave fermière installée dans un ancien manoir très déchu. Un grand feu de sarments leur permit de sécher provisoirement leurs jupes, trempées d’eau de mer, avant de reprendre le chemin de leur propriété, le Ker Gwevroc’h, située à un kilomètre plus haut.
Mais, alors, Mme Hénault s’enquit des parents de son jeune sauveteur. On le chercha lui-même parmi les assistants. On ne le trouva point. Cette brusque disparition de l’enfant chagrina Mme Hénault et Irène.
« J’aurais tant voulu le voir, le remercier, témoigner ma reconnaissance aux siens, dit-elle. Mais je m’en acquitterai dès demain. Quel est son nom ? »
Elle adressait ces questions à son entourage.
On ne put lui répondre tout de suite, soit qu’on ne comprit qu’imparfaitement sa question, soit que Pablo fût inconnu lui-même. À la campagne, huit kilomètres constituent une véritable distance entre les villages, et il y en avait plus de huit entre le bourg de Trélévern et celui de Louannec.
À la fin, un gamin d’une dizaine d’années parlant mieux le français que tous ses compatriotes, hommes et femmes, se glissa entre les commères babillardes et donna la réponse, par à peu près, aux interrogations d’Irène et de sa tante :
« Il n’est pas d’ici. C’est Pol, l’Espagnol comme on l’appelle, le fils à Mme Plonévez, de Louannec. »
Mme Hénault attira celui qui venait de parler plus près d’elle. En souriant, elle lui mit dans la main une pièce de deux francs, disant affectueusement :
« Voilà pour toi. Tu seras bien gentil de t’informer mieux demain et de venir me porter tes renseignements à Ker Gwevroc’h. Je tiens à aller remercier cette Mme Plonévez. »
Et le garnement, tout joyeux de l’aubaine, les yeux brillants, promit que, le lendemain, sans faute, « la dame » saurait exactement tout ce qu’il aurait su lui-même sur le compte de Pol Plonévez ».
Pendant ce temps, celui qui faisait l’objet de cet entretien dévalait au pas gymnastique la descente du Trévou, remontait la côte de Trélévern et parcourait, à la même allure, les huit kilomètres qui le ramenaient à Louannec.
Il était plus de sept heures quand il entra, rouge et essoufflé, dans la maisonnette de la veuve. Il y trouva mamm Plonévez, agitée, inquiète, se demandant ce que « le petiot » était devenu, ce qui causait cet énorme, cet invraisemblable retard.
Autour d’elle, jacassant à qui mieux mieux, des voisines s’efforçaient de calmer son impatience, de dissiper ses alarmes, bien qu’elles les partageassent un peu.
Pablo, en effet, était le modèle des garnements du village, depuis six mois que la tempête avait fait de lui le fils d’adoption de la veuve. On le savait doux, sage, ponctuel, n’ayant jamais causé un souci à la vieille femme.
Il fit donc irruption au milieu des potins et des hypothèses et, tout de suite, alla se jeter au cou de la mamm, qui n’eut pas le courage d’opposer des reproches aux bons baisers qu’il lui prodiguait.
À peine parvint-elle à lui dire :
« D’où que tu viens ? »
Lui, la face animée, hilare, débordant du rayonnement de sa petite âme en joie, n’hésita pas à tout raconter : sa fugue sur Trestel, sa rencontre avec la « dame en noir et sa petite fille », le brouillard, le péril couru par les deux femmes, le sauvetage accompli.
« Et, comme ça, s’écria la vieille femme émerveillée, c’est toi qui les as tirées de l’eau ?
– C’est moi, mamm Plonévez, répliqua Pablo.
– Tout seul ?
– Mais oui, tout seul. Ça n’était pas bien difficile. »
Il disait cela simplement, sans ostentation, laissant lire dans ses yeux l’étonnement qu’on admirât son action comme une prouesse.
Puis, les détails fournis sur le sauvetage, des compliments distribués, au lieu de blâmes, au vaillant garçonnet, on épuisa le sujet en parlant de la « dame en noir » et de « sa fille ».
Mme Plonévez et ses voisines racontèrent ce qu’elles en avaient appris par à peu près, c’est-à-dire la substance de l’événement qui avait privé, du même coup, la veuve de son mari et de son fils.
Mais, comme l’heure du souper était plus que dépassée, on borna là l’entretien, et les commères regagnèrent leurs pénates, laissant mamm Plonévez et son « fieu » manger leur soupe quotidienne.
On se couche de bonne heure dans les pauvres familles de Bretagne, sauf aux jours d’hiver où l’on vieille en commun à la faveur des « fileries ».
Neuf heures sonnant, Pablo et sa mamm étaient couchés sous les rideaux de cretonne des lits clos.
Mais pour le petit garçon le sommeil fut long à venir.
Le souvenir de sa belle action le hantait, et il s’y mêlait un grain d’orgueil, maintenant qu’il en avait entendu faire l’éloge, à l’égal d’un glorieux exploit, par quatre bouches laudatives. Jusqu’alors, il n’y avait pas attaché d’autre importance, ayant fait cela avec toute la spontanéité de sa nature généreuse.
Cette mesquine vanité ne pouvait prévaloir dans une âme aussi droite que celle du petit « Espagnol ». Tout de suite elle céda la place à une autre forme de satisfaction, plus noble parce qu’elle procédait du témoignage de sa propre conscience. Et à cette satisfaction une immense joie s’ajoutait, une joie d’une espèce particulière, celle qu’il ressentait à la pensée d’avoir rendu service aux deux chères créatures vers lesquelles, depuis plusieurs semaines, l’emportait l’élan irréfléchi de son cœur naïf et bon.
Oui, c’était à la dame en noir et à la petite fille, qu’il aimait comme il eût aimé sa mère et sa sœur, c’était à ces deux êtres dont il était ignoré la veille, qu’il venait de payer, sous sa forme la plus émouvante, le tribut de la tendresse qu’il leur avait vouée.
Cette pensée lui était très douce. Il lui plaisait infiniment d’avoir acquis des droits à la reconnaissance de cette femme et de cette enfant. En même temps, il s’émouvait au récit très incomplet qu’il venait d’entendre, pour la seconde fois, des malheurs survenus à la jeune femme, dont le nom même lui était encore inconnu. Sans doute, il la reverrait, car elle voudrait le revoir, lui donner une nouvelle assurance de sa sympathie.
Bercé par cette espérance, Pablo passa insensiblement de la veille au sommeil, et ce sommeil fut peuplé de rêves charmants et terribles à la fois, au cours desquels il se vit derechef sur la barque, mais aux prises avec une furieuse tempête, arrachant les chères victimes à une affreuse mort, puis recevant d’elles de tels témoignages d’affection qu’il acquérait le droit de dire à l’une « ma sœur », à l’autre « ma mère ».
Certes la sensibilité du garçonnet était en éveil par la divination vague du mystère de la vie de cette femme, analogue à celui de sa propre vie. Combien plus ne se fût-elle pas émue s’il eût connu dans sa réalité le drame affreux de cette existence foudroyée !
Cela s’était passé dix ans plus tôt.
À cette époque, celle que l’on nommait aujourd’hui Mme Hénault était l’heureuse mère d’un bel enfant de deux ans, l’heureuse épouse d’un Français, qui, après avoir acquis une fortune considérable par l’élevage en de vastes estancias de la République Argentine, avait cédé à la tentation d’exploiter une mine d’or récemment découverte en Guyane, au voisinage de Paramaribo.
Bien qu’il fût déjà riche d’une quinzaine de millions, M. Pierre Hénault, fils d’armateurs bretons de Saint-Brieuc, mari de la charmante Isabelle Corsol, fille elle-même d’un père espagnol et d’une mère française, bien qu’il adorât l’enfant né de leur mutuel amour et se disposât à rentrer en France pour y jouir de tout son bonheur, M. Pierre Hénault estima qu’il devait, une dernière fois, tenter la chance en faisant œuvre d’intelligence et d’énergie.
Hélas ! « Il ne faut qu’un coup pour tuer un loup », dit le proverbe. La destinée a d’étranges caprices. Toutes les prospérités antérieures de cet homme courageux et bon, la félicité qui habitait sous son toit, la tendresse de sa jeune femme et de son enfant, furent brisés d’un seul choc. La foudre s’abattit sur ce bonheur aventuré.
Il y avait deux mois à peine que le jeune ménage venait de s’installer dans la colonie hollandaise, au voisinage des placers acquis par M. Hénault, qu’une épidémie de fièvre jaune éclata dans la cité la plus voisine. Un médecin européen, venu pour étudier le fléau au péril de sa vie, conseilla à son compatriote de fuir au plus tôt cette terre malsaine, s’il voulait préserver du contage les êtres qui lui étaient chers.
Isabelle Corsol était orpheline et ne comptait que des parents éloignés en Amérique. Pour assister sa jeune femme, un peu languissante, dans les soins qu’elle donnait à son fils, Pierre Hénault avait prié sa propre mère, vaillante et robuste Bretonne du pays de Trécor, de venir passer quelque temps auprès de lui. Et la belle-mère était accourue ; elle avait entouré sa bru et son petit-fils de soins et de précautions.
À peine, sur l’avis du médecin, M. Hénault eut-il pris la décision de partir sans retard, que la courageuse femme ordonna les préparatifs et vaqua aux soins nécessaires à la bonne disposition de cet exode.
Deux journées de marche séparaient du port le plus proche la petite ville de Taman où séjournait la famille. Mme Hénault mère pourvut à tout. Elle loua les voitures indispensables, retint les attelages de mules, empaqueta les objets précieux et les vivres du parcours, régla l’ordre et la marche de la caravane.
Celle-ci se divisa en deux troupes : la première conduite par M. Hénault en personne, qu’escortait un domestique argentin en qui le maître avait mis toute sa confiance, et à qui obéissait le reste du convoi ; la seconde dirigée par sa mère veillant sur la jeune femme qu’une fièvre récente avait couchée sur son lit et qui allait voyager étendue sur les banquettes d’une sorte de palanquin.
On avait franchi la moitié du parcours et M. Hénault, précédant les femmes d’une étape seulement, les tenait au courant des incidents du trajet par l’intermédiaire de courriers indiens qui se relayaient d’heure en heure. Il était convenu que le repos de la nuit, entre les deux journées, serait pris en commun en une hacienda de la route, dont les chambres avaient été retenues d’avance, quand, soudain, les dames Hénault virent venir à elles un des courriers, les traits décomposés, couvert de sang, blessé sur plusieurs parties du corps. Cet homme tomba expirant aux pieds des mules qui portaient la chaise d’Isabelle. Avant de mourir, toutefois, il eut la force de raconter que la tête du convoi avait été surprise par une bande de regatoes, associations de bandits de toute race et de toute origine qui pillent et mettent à feu et à sang les régions équatoriales de l’Amérique, des bords de l’Orénoque à ceux de l’Amazone. M. Hénault était tombé sous leurs coups, ainsi que la majeure partie de son escorte, et le petit Paul, son fils, confié aux soins du fidèle domestique Ricardo, avait sans doute subi le même sort.
Horrible nouvelle, confirmée par la découverte de plusieurs cadavres, au nombre desquels l’un des premiers retrouvés fut celui du Français. On chercha vainement les restes de l’enfant. Ceux du serviteur furent à peu près reconnus, grâce aux vêtements qu’il portait, car le corps sanglant n’avait plus de visage ; les assassins l’avaient réduit en une abominable bouillie de chairs et d’os.
C’en était trop pour la jeune femme déjà malade. On dut la coucher dans un lit à l’hacienda, d’où, après une maladie d’un mois, elle sortit privée de raison.
L’héroïque Mme Hénault fut à la hauteur de son terrible devoir. Surmontant sa propre douleur, elle veilla sur sa bru avec un incomparable dévouement. Et, lorsqu’elle jugea la pauvre démente assez forte pour poursuivre sa route, elle reprit ce chemin du désespoir jusqu’à la côte, où elle s’embarqua avec la malheureuse femme pour la conduire en France, afin d’y vivre associées désormais dans la désolation et le deuil.
La mort de M. Hénault avait mis aux mains de ses meurtriers une somme qu’on pouvait évaluer à un million en espèces, lingots, banknotes, toutes valeurs qui ne pouvaient dénoncer leurs ravisseurs. Les recherches des diverses polices, tant dans les Guyanes qu’au Brésil n’aboutirent à aucune découverte. Force fut de renoncer à leur poursuite. Par les soins de Mme Hénault, une partie importante de la fortune fut réalisée, mais l’impossibilité d’établir le décès du petit garçon laissa subsister les titres de propriété que l’enfant censé disparu pourrait revendiquer ultérieurement. Un délai légal de vingt années était requis pour le retour de cette même propriété à la mère, seule héritière de son fils.
Mais qu’était-ce que cette perte d’argent en regard de l’effroyable catastrophe qui venait de bouleverser tout un foyer ? Pendant six années, Mme Isabelle Hénault demeura privée de raison. Puis, lentement, progressivement, la flamme de l’intelligence se ralluma en ce cerveau obscurci, et la cruauté du souvenir remplaça le bienfait de l’oubli.
Elle reprit possession d’elle-même. Hélas ! Les années écoulées dans la nuit de la pensée n’avaient point affaibli la mémoire, et l’événement sinistre se représenta à ses yeux avec toute la vivacité des premières impressions, comme si le drame s’était accompli la veille. Et les larmes de la mère infortunée brûlèrent ces yeux que l’amnésie bienfaisante avait rendus secs pendant six ans.
Alors, pour distraire cet esprit trop captivé par le chagrin, Mme Hénault mère donna à sa bru une enfant d’adoption, la fille d’une nièce, la petite Irène Corbon, orpheline elle-même de père et de mère, qui devint sa compagne de prédilection.
*
« Eh bien ! maman, c’est aujourd’hui que nous allons à Louannec pour remercier le petit Breton ?
– Oui, ma chérie, répondit Mme Hénault en souriant. Je n’aurais garde de l’oublier. Notre dette envers lui est assez grande pour que nous l’acquittions au plus tôt. Et grand’mère a tenu à nous accompagner, ajouta-t-elle en montrant sa belle-mère déjà habillée pour cette cérémonieuse visite.
– Certainement que j’y tiens, s’écria impétueusement la vieille dame. On n’a pas tous les jours l’occasion d’admirer un héros et de récompenser une belle action. »
Aussitôt après le repas, un grand break vint se ranger au pied du perron, et les trois femmes y prirent place. Vingt minutes plus tard, elles arrivaient à Louannec.
Ce fut une stupeur dans le village de voir s’arrêter la voiture devant l’humble maisonnette et descendre les deux dames chez la vieille Anna.
Cependant, depuis le matin, grâce aux voisines pressées de la raconter, l’histoire du haut fait de Pablo s’était répandue dans le bourg. Elle avait fait traînée de poudre et précédé la venue du garçonnet à l’école, où ses jeunes camarades lui firent une ovation, tandis que l’instituteur, justement fier de son élève, lui donnait l’accolade et lui décernait publiquement les plus brillants éloges.
C’était une première récompense, qu’allait rendre plus flatteuse encore l’intervention des dames Hénault.
À leur vue, l’excellente mamm Plonévez s’était un peu troublée. Elle avait fait asseoir ses visiteuses dans la grande salle à manger claire et luisante de son rez-de-chaussée et, les laissant seules une minute, avait prié sa plus proche voisine de courir jusqu’à l’école, afin de demander au maître qu’il laissât Pablo revenir à la maison.
Puis la bonne femme était retournée auprès de ses visiteuses et, pour leur souhaiter mieux la bienvenue, avait débouché deux bouteilles de vieux cidre mousseux. Les dames y avaient à peine mouillé leurs lèvres, mais Irène, que l’aventure de la veille avait quelque peu surexcitée, sans lui laisser d’autre mal, faisait honneur au pétillant breuvage, dont elle raffolait, d’ailleurs.
Ce ne fut point la commère, ce fut toute l’école, maître et adjoint en tête, qui ramena triomphalement Pablo vers la demeure de mamm Plonévez.
Et le petit mousse de la Coronacion, qui, vingt-quatre heures plus tôt, affrontait sans frémir sur un bateau d’emprunt la mer et les perfidies du brouillard, faiblit tout à coup devant cette manifestation de la sympathie universelle.
Il pâlit et chancela, lorsque Mme Hénault, se penchant vers lui, dit de sa voix, aussi douce que celle des cloches de Louannec et de Perros-Guirec dans les angélus du matin et du soir :
« Voulez-vous me permettre de vous embrasser, mon enfant ? »
S’il le permettait ? Il n’eût pas même osé espérer une telle récompense. Il lui sembla que les lèvres de la dame, en se posant sur son front, avaient la fraîcheur des pétales des roses qui, du printemps à l’automne, s’épanouissaient dans le petit jardin de la veuve.
Après la mère, ce fut l’aïeule qui l’embrassa. Et voici qu’au milieu du silence, l’accent très pur d’Irène prononça :
« Est-ce que je peux aussi l’embrasser, maman ? »
La permission fut gaiement accordée. Au milieu des sourires de l’assistance, Pablo s’avança, gauche et timide, vers cette belle petite fille vêtue de velours et de soie et, n’osant prendre la permission pour lui, tendit ses joues à cette bouche en fleur, plus fraîche encore que celle de sa mère.
Mais la fillette avait murmuré un mot dont la suavité avait porté au paroxysme le trouble du pauvre Pablo, ce mot « maman » qui prenait en cette intonation un charme plus grand encore.
Cette fois l’émotion fut trop forte. Il n’y put résister. Elle déborda en larmes que l’enfant s’en alla cacher dans les bras de mamm Plonévez, laquelle, voyant pleurer son fils adoptif, se transforma, à son tour, en fontaine de joie.
L’instituteur, de sa bonne voix de fête, mit un terme à ces effusions trop mouillées. Il plaisanta amicalement le petit « brave » sur sa faiblesse, et ramena le rire sur toutes les faces. Et l’allégresse fut à son comble lorsque Mme Hénault mère annonça que, le dimanche suivant, dans six jours, elle donnerait à Ker Gwevroc’h, en l’honneur de Pablo et de Mme Plonévez, une grande fête à laquelle elle conviait tous les villages d’alentour, et, en premier lieu, M. le recteur, M. l’instituteur et Mme l’institutrice, et les bonnes sœurs de Louannec. Il y aurait des réjouissances publiques, table ouverte, gâteaux et cidre, et champagne, et, le soir, à neuf heures, un feu d’artifice importé tout exprès de Paris.