« Il y a une autre raison à mon bonheur. Tous les jeudis et les dimanches de quinzaine, je vais passer la demi-journée dans la belle maison de Ker Gwevroc’h, vous savez, celle de la dame que j’ai pu tirer du brouillard de la grève.

« Oh ! oui, elle est belle, cette maison. C’est vieux, mais la mère de Mme Hénault, qui s’appelle aussi Mme Hénault, l’a fait réparer, et c’est bien ce qu’il y a de plus magnifique dans le pays, avec le château du Bois-Riou et le manoir du Trévou, qui aurait bien besoin, par exemple, qu’on le réparât de la même façon.

« On m’y reçoit comme si j’étais de la famille ; on m’y donne beaucoup de bonnes choses à manger, parce qu’il y a un chef cuisinier très habile, qui sait faire un tas de gâteaux et de friandises. Le soir, quand je m’en retourne, on me fait un paquet de ces choses, qu’on me met dans une espèce de sac que Mlle Irène a cousu exprès pour moi, afin que je régale la mamm. Et il y en a toujours pour les voisines et pour mes camarades, à preuve que, l’autre jour, Yves Le Troadec, qui est gourmand comme deux douzaines de chats, m’a dit dans le creux de l’oreille :

« – Dis donc, l’Espagnol, est-ce que tu ne pourrais pas y aller tous les jours, chez les belles dames du Trévou ? »

« Je lui ai donné un coup de poing et il s’est ensauvé en riant comme un fou de sa bonne farce.

« Pour en revenir à la belle maison, mon cher Alain, je vous dirai qu’elle est très grande et bâtie, d’après ce que m’a appris M. l’adjoint, à l’italienne. Elle est carrée avec douze fenêtres sur chaque face, six au rez-de-chaussée, six au premier étage. On y entre par quatre grands perrons avec escaliers de huit marches. En dessous sont les cuisines, l’office et les caves. Il y a une très grande terrasse sur le toit, qui est plat et garni d’une balustrade.

« Bref, comme vous voyez, c’est un véritable château.

« À l’intérieur, il y a d’immenses pièces : deux salons, une salle à manger, une salle de billard, une bibliothèque avec des livres superbes, que je voudrais bien regarder. S’il pleut, nous allons jouer, Mlle Irène et moi, avec d’autres enfants, dans une salle qu’on appelle le vestibule des pauvres, parce qu’il paraît qu’il y a cent ans, c’était là que la dame du château, une comtesse, distribuait des secours aux pauvres gens des environs, tous les dimanches après les vêpres. Maintenant, Mme Hénault, la vieille, fait la même chose, mais c’est le vendredi seulement, avant midi.

« Il y a toutes sortes de jouets dans ce château, mon cher Alain, mais ce sont, en général, des jouets de filles, et Mlle Irène, qui a onze ans passés, est presque trop grande pour s’y amuser.

« Elle aime bien mieux courir et sauter dans le parc, et j’avoue que je préfère aussi cela.

« On lui a installé, sous un hangar, un petit gymnase, et c’est très drôle de la voir, habillée en garçon, faire des cabrioles au trapèze et à la barre fixe, ou grimper à la corde lisse. Moi, je n’ai pas eu de peine à l’imiter, vu que je sais tout ça par cœur, puisque j’ai été mousse.

« Il y a un mois, Mme Hénault, la jeune, lui a fait cadeau d’une bicyclette. Alors, vous comprenez bien, Alain, que, tantôt elle, tantôt moi, nous sommes toujours à cheval sur cette bicyclette, et nous roulons dans toutes les allées du parc, qui est aussi grand que celui du Bois-Riou.

« À propos, il faut que je vous confie une chose.

« Mlle Irène n’est pas la fille de Mme Hénault, la jeune. Elle n’est que sa nièce, la fille d’une autre nièce de Mme Hénault, la vieille. Elle l’appelle « maman », parce qu’elle n’a plus de parents et que Mme Hénault, la jeune, l’a adoptée pour se consoler de la perte de son petit garçon.

« Et, tout de même, elle ne se console pas, la pauvre dame, et ça fait de la peine de la voir toujours si triste. Elle passe quasiment son temps à pleurer.

« Moi, ça me retourne de la voir ainsi, et, si j’osais, j’essaierais de lui dire quelque chose. Mais… quoi ? Je l’aime tant, cette dame, plus que je ne le comprends, et je ne sais pas pourquoi.

« Quand je joue avec Mlle Irène, au plus fort de nos courses dans le parc, je m’arrête net dès que Mme Hénault se montre dans une allée. Ça me gâte tout mon plaisir, et j’ai bien envie de pleurer aussi.

« Et puis elle a une façon si drôle de me regarder ! Ses beaux yeux, qui sont comme du velours noir, se posent sur moi avec une telle affection que je suis prêt à me jeter à son cou et à lui dire « maman » comme Mlle Irène. Mais je n’ose pas, je n’en ai pas le droit. Pourtant, il me semble que ma mère, à moi, devait ressembler à cette pauvre dame, si jolie et si triste.

« L’autre jour, il n’y a pas une semaine, elle est venue tout d’un coup près de moi, sans que je l’eusse entendue venir. Elle m’a posé sa main sur la tête, en souriant et m’a dit :

« Ainsi, petit Pol, il paraît que votre vrai nom, c’est Pablo, et que, dans le pays, on vous appelle « l’Espagnol » ? Est-ce vrai ?

« – Oui, madame », ai-je répondu.

« Alors, elle s’est penchée, elle m’a mis un baiser sur le front et j’ai senti tomber une larme. Puis elle s’en est allée, la poitrine courbée, en sanglotant.

« Et, moi, je suis resté là immobile, sans un mot, très bête. Et, quand Irène est revenue de sa course à bicyclette, elle m’a retrouvé à la même place, et je n’ai plus eu le cœur à jouer. »

 

Là se bornait la missive du petit garçon à son « grand frère ». Le bon Alain dut la relire à plusieurs reprises, car elle avait fait naître de singulières hypothèses en son esprit.

À la fin de juin, une nouvelle épître vint donner une vraisemblance plus grande à ces hypothèses.

Pablo commençait par narrer au marin les événements de Louannec et d’ailleurs, c’est-à-dire les faits accomplis dans un rayon de deux ou trois lieues.

D’abord, il lui racontait les impressions de sa première communion, qu’il venait de faire à l’occasion de la Saint-Jean. Et rien n’était plus touchant que les élans de foi et de piété de cette jeune âme en éveil.

Puis, sans transition, avec une soudaineté d’accent qui trahissait celle de l’émotion subie, il se mettait à lui parler des choses qui mettaient en rumeur le pays, de Port-Blanc à Trébeurden.

« Figurez-vous, Alain, qu’il nous est venu, ces jours-ci, un magnifique yacht à vapeur. Il est demeuré vingt-quatre heures à Perros, après quoi, il est reparti pour le Légué. Mais il doit revenir, dit-on, et vraiment, j’en serai ravi, parce que c’est le plus joli navire que j’aie jamais vu.

« Le plus singulier, c’est qu’il appartient au même propriétaire que la Coronacion, le trois-mâts sur lequel vous m’avez recueilli. Ce monsieur est un Américain très riche, qui se nomme Gonzalo Wickham.

« Il venait, paraît-il, pour interroger le maire de Perros et les douaniers sur la perte de son bateau, il y a un an, et s’enquérir de ce qu’on avait pu retirer du bord. On lui a répondu que, s’il avait des réclamations à formuler, il venait trop tard, que l’épave avait été vendue par lots de bois et de fer, après les délais fixés par la loi.

« Il n’a pas insisté sur ce sujet et s’est contenté de se promener dans le pays, qui a dû beaucoup lui plaire, car on dit qu’il a loué la plus belle villa de Trestraou pour la saison. Comme je revenais de l’école, avec les camarades, il y a trois jours, je l’ai rencontré. Il était en voiture découverte, avec un autre homme. Il n’a pas fait attention à nous, mais j’ai pu bien le voir.

« C’est un assez grand monsieur, assez gros, avec des favoris noirs. Il a l’air d’être fort méchant et très riche, vu qu’il a des bagues, avec d’énormes pierres, à tous les doigts, et une immense chaîne d’or, avec des breloques, à son gilet.

« Mais, ce qui m’a le plus frappé, c’est que l’homme qui l’accompagnait ressemblait beaucoup, oh ! mais, beaucoup, à Ricardo, vous savez, l’autre, le méchant matelot que vous avez sauvé avec moi. Seulement comme celui-ci a de la barbe et que Ricardo était toujours rasé, je n’oserais pas affirmer que c’est lui.

« S’ils reviennent ici, je vous l’écrirai. »

Ils revinrent et Pablo écrivit.

Alain apprit de la sorte assez de détails pour que ses suppositions antérieures prissent corps.

Ce « monsieur Gonzalo Wickham », le propriétaire du beau yacht qui avait émerveillé Pablo, était un homme d’une quarantaine d’années, réalisant en sa hideuse perfection le type du parvenu sans vergogne que les Américains du Sud désignent par le mot rastracuero, dont nous avons fait « rastaquouère ».

Il devait être puissamment riche, si l’on jugeait sur l’apparence. Gras et bedonnant, basané, rutilant d’or et de pierreries, il avait l’air de suffisance classique que l’on prête à ses pareils et, au premier abord, aurait pu passer pour un « brave homme », insignifiant et vaniteux, n’eût été l’expression basse et servile de ses yeux noirs où brillait, à certaines occasions, l’éclair d’une cupidité féroce.

Quelle était l’origine de ce personnage dont le nom de famille saxon s’alliait à un prénom latin ? Un observateur expert en l’art de discerner les caractères ethniques n’eût pas hésité. Il eût reconnu, dans ce produit du croisement de plusieurs sangs, un métis d’Indien garani, tupayan ou roucouyenne, d’Espagnol descendu des conquistadores, et d’Anglais venu du Royaume-Uni avec les compagnons de Penn, non sans quelque soupçon de parenté cafre.

Cette constatation n’eût pas suffi. Il eût fallu préciser encore le berceau du señor, ou senhor, Gonzalo Wickham. Était-il Brésilien, Argentin, Colombien, Péruvien, Chilien ? Lui seul aurait pu fournir le renseignement cherché.

Il y avait dans sa démarche quelque chose de l’allure et de la figure du tigre, mais d’un tigre alourdi, qui aurait pris du ventre.

Même face arrondie par le haut, accusée en son maxillaire inférieur, même bajoues, mêmes dents blanches aux canines aiguës, mêmes mains molles susceptibles de se rétracter en griffes. Et l’œil aussi participait de cette débonnaireté sommeillante que l’on trouve chez les félins, et sous laquelle on voit luire la sanguinaire cruauté de la prunelle mobile.

Cet homme riche avait loué, sur la plage de Testraou, l’une des plus belles villas récemment construites, appelée Ar rock, « le Rocher », parce que de sa terrasse, surplombant la plage, on descendait jusqu’à un bloc granitique émergeant du milieu du sable.

En cette villa du Rocher, le propriétaire du yacht s’était installé, en compagnie de Mme Wickham, son épouse, personne non moins sang-mêlé, non moins fastueuse que son mari, mais infiniment moins laide, quoique beaucoup plus voisine de l’obésité.

Autour du couple se mouvait un assez hétéroclite assemblage de domestiques de toutes les couleurs : deux nègres, un Chinois, un Indien du plus pur aspect caraïbe ; plus, des blancs si cuivrés qu’on les eût pris pour des noirs déteints, au nombre de trois.

Ces gens de maison n’étaient que l’équipage du yacht Mapana, étrange vocable d’un navire de plaisance, rappelant le serpent le plus venimeux du Nouveau Monde, après son congénère le crotale.

Il est vrai que, quinze jours après son arrivée à Perros-Guirec, le señor Gonzalo, sans en avoir informé le bureau maritime, faisait ajouter, au-dessus de ce nom de Mapana, cet autre nom, en magnifiques lettres d’or gothiques : Cacique, de façon que la première désignation s’effaçât, en quelque, sorte, à l’ombre de la seconde.

Malgré leur faste, le métis, sa compagne et ses matelots-domestiques ne parvinrent pas à se concilier les sympathies des habitants du bourg. On leur trouvait une odeur exotique déplaisante. Ces gens en pain d’épice, en dépit de leurs breloques et de leurs bijoux, n’inspiraient pas la confiance. Pêcheurs et paysans hochaient la tête ; quelques-uns même disaient, d’un ton profondément sceptique :

« Après ça, c’est peut-être bien faux, toute cette quincaillerie qu’ils étalent ? »

Mais, dans les villes d’eaux, petites ou grandes, on a trop naturellement une tendance à marquer d’un sourire la méfiance conçue. Tant que les « baigneurs » paient en bonne monnaie sonnante et trébuchante, on leur fait crédit, ce qui, somme toute, est rationnel.

Gonzalo Wickham et sa suite payèrent fort bien leurs fournisseurs tout le temps qu’ils demeurèrent à Perros-Guirec. En conséquence, ils furent, ainsi que le veut l’adage, « considérés ».

Il advint que, vers le milieu d’août, un nouveau compagnon vint s’adjoindre aux précédents.

Celui-ci était un grand et solide garçon d’une trentaine d’années, à l’épaisse barbe noire. Il n’avait pas l’air à son aise et se montrait peu dans le bourg. On l’avait rencontré pourtant dans la campagne, sur les roches qui s’élèvent entre Trestrignel et Trestraou, à l’opposite de la Pointe du Château. On eût juré qu’il ne voulait pas se laisser voir, et un pêcheur roscovite, venu pour vendre du poisson dans les hôtels, avait été apostrophé, dans le propre dialecte léonais, par ce promeneur farouche, qui parlait couramment le breton. Comme ses pareils il couchait, un jour sur deux, à la villa Ar Rock, l’autre sur le yacht.

Cependant, le seigneur Wickham parcourait la région en touriste. Il avait, tout d’abord, visité les curiosités les plus proches, le chaos granitique de Ploumanac’h et de Trégastel, les trois vallées des Troïerou, les ruines du château de Barac’h.

Puis, il avait étendu le cercle de ses excursions, poussé jusqu’aux ruines bien autrement belles de Tonquédec, dans la vallée du Léguer, jusqu’aux grèves solitaires de Saint-Michel et de Plestin.

Enfin, il s’était rendu à Paimpol, à Tréguier, et, en revenant d’une de ces courses en voiture, avait paru émerveillé des sites du Bois-Riou et de Ker Gwevroc’h, où la verdure s’allie aux paysages de mer.

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Il avait donc arrêté son landau de louage, et, avec un sans-gêne qu’excusait seule sa qualité d’étranger, peu au courant de la politesse française, il avait demandé à saluer les dames Hénault.

La belle-mère d’Isabelle Corsol avait seule reçu le rastaquouère et son épouse. La vieille dame professait une aversion invincible à l’encontre de ces « espèces » et la manifestait sans réserve.

Le double échantillon qui s’offrit à elle sous les traits du señor et de la señora Wickham ne l’amena point à modifier ses sentiments.

Elle accueillit ces étranges visiteurs avec un dédain qui eût mis en fuite de tout autres gens. Et son attitude se fit plus méprisante encore lorsque le sang-mêlé demanda à parcourir le beau domaine, qu’il se déclara prêt à payer la somme d’un million.

« Ker Gwevroc’h n’est pas à vendre », se contenta de trancher sèchement Mme Hénault.

Force fut au couple indiscret de reprendre le chemin de Trestraou, où, le même soir, le propriétaire du Cacique tint conseil avec deux de ses subordonnés, les plus importants, sans doute, les mieux investis de sa confiance.

De ces deux hommes, l’un était le matelot farouche qui s’était trahi en parlant la langue de ses compatriotes, l’autre, ce Ricardo Lopez que Pablo avait si bien cru reconnaître sous sa barbe à tous crins.

Le dialogue qui s’engagea entre ces trois hommes eût été singulièrement instructif pour un policier international qui aurait pu l’écouter en cachette.

Gonzalo Wickham s’était assis en un vaste rocking chair, une de ces balancines dont l’usage est surtout utile pendant les longues traversées de mer. Il fumait un volumineux cigare, tandis que le Breton bourrait sa pipe et que l’Argentin roulait des cigarettes de tabac havanais.

« Tu sais, commença le métis, s’adressant à l’Argentin en sa langue, que je suis entré aujourd’hui même chez la vieille dame Hénault. Elle a toujours bon pied bon œil, et même un œil terrible. Je te recommande, mon vieux Ricardo, de ne point l’approcher de trop près, car il ne lui faudrait pas longtemps pour te reconnaître.

– Elle me croit mort, répliqua l’Argentin. Songez donc qu’il y a douze ans écoulés.

– N’importe ! Et, si elle te reconnaissait, elle ne manquerait pas de te poser des questions gênantes. Il vaut donc mieux qu’elle ne te voie pas avant notre tentative. »

Il fit une pause, et reprit, en français :

« Maintenant, écoute ce que j’ai résolu. Tends tes oreilles, Ervoan, car je t’ai assigné un rôle dans l’aventure. »

Le Breton secoua la tête et répondit :

« Avant toute chose, patron, rappelons nos vieilles conventions. Tout ce que vous voudrez, n’est-ce pas, en dehors du sang à verser, du sang français surtout, et particulièrement en ce pays qui est le mien. Rien que d’y être revenu, d’en avoir respiré l’air, de me retrouver si près de ma pauvre vieille mamm, je me sens tout chaviré et, bien sûr, je flancherais.

– Hé ! qui parle de sang, tête dure ? Pas plus que toi je ne le désire. Ça fait des taches et ça laisse des traces. Encore si tu savais jouer du machete ou de la navaja comme Ricardo ! Mais non. Ce que j’attends de toi est bien plus facile, et même ta vieille femme de mère y trouvera son profit, car je te donnerai, tout exprès pour elle, cinq beaux billets de mille francs de votre Banque de France, que tu lui feras accepter comme le fruit de tes économies. »

Et, après ce préambule, le señor Gonzalo s’expliqua en toute précision.

Ce qu’il voulait, c’était qu’on lui ramenât, vivant et bien portant, ce petit Pablo qui avait échappé au naufrage de la Coronacion. Cet enfant, il ne le disait pas, lui était indispensable pour l’accomplissement de ses projets, lesquels étaient d’une malhonnêteté si simple qu’elle frisait la naïveté et décelait une candeur toute américaine dans l’âme de ce chef de bandits, car le señor Gonzalo prétendait se servir de l’enfant à trois fins également criminelles.

D’abord comme otage en prévision des découvertes fâcheuses que pouvaient encore faire les membres survivants de sa famille, ledit Pablo étant, ni plus, ni moins, un enfant volé à ladite famille, à la suite d’un attentat.

Ensuite, comme héritier et représentant de son père dont les grands biens étaient encore sous séquestre, en partie, et seraient remis à l’enfant sur présentation des pièces d’identité que détenait le seigneur Wickham.

Enfin, à titre de moyen de chantage à l’encontre de cette même famille, qui pleurait sa perte, et n’hésiterait pas à le racheter au prix des plus grands sacrifices.

Tout ceci, le métis le tut à ses complices, se bornant à leur donner des ordres précis. Quand il eut fini de parler, Ricardo Lopez hocha la tête en signe de doute :

« Señor, dit-il, l’affaire me semble aventureuse. Outre que nous ne savons pas ce que fera le garçon, lorsqu’il aura atteint sa majorité, je ne vois pas très bien comment nous pourrions l’empêcher de rejoindre sa famille, ou empêcher sa famille de le retrouver. Vous connaissez mon opinion sur les demi-mesures : « Il n’y a que les morts qui ne parlent pas ». Vous avez commis une première faute en laissant vivre cet enfant ; n’allez pas en commettre une seconde en vous faisant connaître à lui comme son ravisseur. Et, si vous consentiez à suivre un instant mes avis, j’aurais bientôt fait de réduire pour toujours au silence une bouche qui peut nous faire pendre, guillotiner, garroter ou électrocuter, selon le mode désagréable d’exécution en usage chez le peuple qui nous donnera la chasse. »

En entendant ces mots, Ervoan se leva, serrant les poings.

« Si ce malheur t’arrivait, Lopez d’enfer, gronda-t-il, je te jure, sur la tête de ma mère, que ton compte ne serait pas long à régler. C’est moi qui ai tiré l’enfant de tes griffes, lorsque ton machete menaçait sa poitrine, et ta voix a gardé l’enrouement que lui donna la pression de mes doigts sur ton gosier. Ne t’avise pas de recommencer, car, cette fois, je serrerais plus fort. »

L’Argentin s’était levé aussi, avec un ricanement qui donnait à sa face bestiale l’aspect d’un mufle de jaguar dont les babines retroussées laissent luire les dents. Sa paume caressait le manche d’un de ces longs couteaux à gaine de cuir que les gauchos et les rastreadores portent dans leurs ceintures lâches.

Mais le « patron » intervint avec autorité :

« Paix, brutes maudites ! Pensez-vous que je vais vous laisser longtemps échanger de pareilles tendresses ? Quand vous aurez rempli mes ordres, vous serez libres de vous étrangler, de vous éventrer en toute liberté. Mais, jusque-là, je vous ferai bien voir que je suis le maître. »

Les deux ennemis se turent, et Wickham acheva d’exposer son plan.