IX
 
Enfant retrouvé.
 

Ce fut de leur trot le plus rapide que les chevaux de Ker Gwevroc’h ramenèrent les dames Hénault au manoir.

Pablo et Irène étaient descendus dans le parc. Ils s’y entretenaient des incidents du déjeuner.

Maintenant qu’ils connaissaient leur commune pensée, ils n’avaient plus de motifs de s’en taire l’un en face de l’autre.

Aussi devisaient-ils gravement, avec une précocité de jugement bien supérieure à celle des enfants de leur âge.

Car ils ne pensaient pas à jouer, ce jour-là.

Ils s’étaient dirigés vers un kiosque rustique situé au milieu d’une pelouse, sur un monticule assez élevé, d’où l’œil pouvait embrasser un merveilleux panorama de mer.

Pablo, anxieux, interrogeait sa jeune compagne, lui demandant de nouveaux éclaircissements sur les paroles qu’elle avait prononcées naguère.

« C’est drôle, répondait Irène, il y a déjà longtemps que j’ai cette idée-là dans la tête. Elle m’est venue, tout d’un coup, je ne sais comment, ni pourquoi, le jour où vous nous avez dit votre nom pour la première fois. Mme Plonévez venait de raconter à ma tante comment son fils Alain vous avait sauvé du naufrage sur le pont de ce bateau qui s’est perdu. Elle avait ajouté que vous-même ne saviez ni votre âge, ni votre nom. Et, alors, vous êtes intervenu, disant :

» – Mon nom, mamm Plonévez ? Oh ! si je le sais bien. Je m’appelle Pablo.

» Je vois encore la figure de ma tante se troubler en vous entendant parler ainsi. Et c’est alors que, sans rime ni raison, l’idée m’est venue que vous étiez peut-être son fils Pablo. »

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Le jeune garçon était en proie à une agitation croissante.

« Oh ! mon Dieu ! fit-il en joignant les mains ; si vous aviez raison ! Si cela pouvait être vrai !

– Vous en seriez donc bien heureux, Pablo ?

– Si j’en serais heureux ? Ah ! mademoiselle Irène, il me semble que j’en deviendrais fou de joie. Retrouver ma mère ! Songez donc que je ne l’ai jamais connue ?

– Moi non plus, Pablo, murmura la petite fille, en essuyant les larmes pendues à ses paupières.

– Oh ! oui, je le sais. Quel malheur de n’avoir plus de mère !

– Un immense malheur, Pablo. Et le mien est plus grand que le vôtre, puisqu’il vous reste encore un espoir de retrouver la vôtre, tandis que, je suis trop sûre de ne jamais revoir la mienne, puisqu’elle est morte. »

Et elle se mit à pleurer, sans que Pablo parvînt à imaginer des mots pour consoler ce chagrin trop justifié.

Pourtant, après quelques instants de silence, Irène reprit :

« Mais, si vous la retrouviez, Pablo, il vous faudrait vous séparer de votre mamm Plonévez. Dites ? Est-ce que ça ne vous causerait pas de douleur ? Car vous l’aimez bien, n’est-ce pas ?

– Certes, oui, je l’aime, s’exclama le gars avec chaleur. Je suis sûr que je pleurerais. Mais, que voulez-vous, Irène ? je serais tout de même bien heureux d’aller vers l’autre, vers ma vraie mère. Croyez-vous que ce serait mal ? »

La pensée mobile de la fillette passa brusquement à d’autres considérations.

« Savez-vous ce que je juge plus extraordinaire encore ?

– Quoi donc ? Qu’y a-t-il de plus extraordinaire ?

– C’est que, depuis six mois que nous nous connaissons, que vous venez ici, que nous jouons ensemble, que vous déjeunez et dînez avec mes tantes, pas une seule fois il ne vous est arrivé de prononcer le nom de ce méchant homme que vous accusez d’avoir frappé votre ami Ervan, de ce Ricardo.

– C’est vrai, reconnut Pablo ébahi. C’est vrai, je n’avais jamais parlé de tout cela.

– Et c’est pourtant d’entendre ce nom de Ricardo que maman Isabelle, d’abord, maman Hénault ensuite, se sont si fort émues. Qu’est-ce donc que ce Ricardo ? »

Le jeune garçon raconta alors à son interlocutrice tout ce qu’il savait du sinistre personnage.

Ce « tout » n’était pas grand’chose.

L’ancien mousse n’avait gardé de l’ex-matelot de la Coronacion qu’un souvenir d’exécration. Il narra à la petite fille toutes les misères que lui avait fait endurer le mulâtre féroce, les injures prodiguées, les coups reçus, jusqu’à la menace de faire inopinément connaissance avec la navaja de l’Argentin.

« Alors, reprit la petite fille, vous ne savez pas autre chose de cet homme ? Je comprends que mes tantes se soient émues, car le domestique qu’elles avaient en Amérique, et qu’elles croyaient mort en même temps que mon oncle et le petit garçon, s’appelait précisément Ricardo Lopez. »

Le temps s’était écoulé rapidement, au cours de cet entretien, sans qu’ils s’en aperçussent. Il y avait plus de trois heures que les dames Hénault avaient quitté Ker Gwevroc’h.

En ce moment, un roulement de voiture venu de la route attira l’attention des enfants. Ils portèrent leurs regards dans la direction du bruit et, à travers le rideau d’arbres, purent reconnaître le véhicule courant sur la chaussée, avant de tourner à l’avenue du manoir.

« Les voilà qui reviennent, s’écria Irène. On dirait que les chevaux vont plus vite qu’à l’ordinaire, que Pierre les presse davantage. »

Pierre, c’était le cocher du manoir, un vieil homme lent et flegmatique à son habitude et qui, pour rien au monde, n’eût dérogé à cette habitude. Pour qu’il mît une telle hâte à l’allure de ses bêtes, il fallait qu’on le stimulât.

Pablo et Irène s’élancèrent dans l’avenue, au-devant de la voiture. En les apercevant à distance, Mme Hénault la mère donna l’ordre au cocher d’arrêter. Mais, en même temps, elle dit à sa belle-fille :

« Ma chère Isabelle, je vous en prie, pas de fausse joie, pas d’exaltation. La déception serait trop cruelle.

– N’avez-vous pas entendu cet homme, ma mère.

– Sans doute, et c’est parce que je m’en souviens que je veux, tout d’abord, vérifier l’exactitude de ses dires. Si ce petit garçon porte vraiment à l’endroit indiqué la cicatrice probante, je ne contesterai plus le témoignage de cet Ervoan qui, je l’avoue, n’a pu inventer un semblable détail, connu de nous seules, puisque la nourrice de Pablo mourut un mois après l’accident et que Ricardo n’entra à notre service qu’une année après.

– Je ne dirai rien, ma mère, je vous le promets. »

Isabelle mit pied à terre, mais, en dépit de sa promesse, elle eut toutes les peines du monde à réprimer les élans de son cœur.

Elle se contenta, néanmoins, de prendre les mains d’Irène, tandis que sa belle-mère s’emparait de celles de Pablo et l’entraînait vers la maison.

La vieille dame, malgré son empire sur elle-même, n’en paraissait pas moins très émue.

En ramenant le petit garçon, elle s’oubliait à le tutoyer, entremêlant le tu au vous.

« Écoutez, mon cher Pablo. Tu vas me faire un plaisir. Tu vas monter dans la salle de bains. Tu t’y déchausseras et tu ne remettras pas tes chaussures avant que je ne sois allé vous voir. »

Tout à fait surpris par cette invitation et plus encore par ce langage décousu, l’enfant y obtempéra néanmoins sans réserve. Chose qui lui parut plus étrange encore, ce fut Mme Hénault elle-même qui voulut lui porter l’eau chaude nécessaire au bain de pieds qu’on lui imposait, sans qu’il sût pour quel motif.

Jamais sa propre attention ne s’était portée sur la cicatrice qu’il gardait au métatarse. Il ne la remarqua qu’en cette circonstance à la faveur de la recommandation faite par la vieille dame.

Quand il eut terminé le bain imposé, il appela. Mme Hénault n’était pas loin. Elle attendait à la porte même de la salle de bains. À l’appel de Pablo elle entra brusquement, et le petit garçon remarqua qu’en outre de ses lunettes de presbyte relevées sur son front, la « bonne maman » d’Irène s’était munie d’une loupe à main. Elle tenait également un instrument qui parut bizarre à l’enfant, en cette circonstance, à savoir un fer à tuyauter dont l’une des branches s’emboîtait dans la cannelure de l’autre.

Elle entra, souriante, mais il était visible que son émotion de naguère n’avait fait que croître. Elle tremblait lorsque, ajustant ses lunettes, elle fit signe à l’enfant de s’asseoir et de lui tendre ses pieds.

Armée de la loupe, elle examina avec soin.

Le pied droit n’offrait rien d’anormal, mais le gauche répondait au signalement fourni par Ervoan.

Sur la peau très blanche, un double bourrelet rose se montrait, accusant une cautérisation profonde opérée par un instrument à deux branches. Entre les lèvres de ces bourrelets, un sillon se creusait qui, bien que comblé par la chair, était encore assez récent pour permettre l’application du fer à tuyauter.