VII
 
Les deux frères.
 

Le lendemain, Mme Plonévez attendit vainement son fils. Ervoan ne reparut pas, selon qu’il l’avait promis. Et la veuve s’essuya les yeux, se demandant si le démon avait ressaisi cette âme qui paraissait lui échapper. Les cœurs de mères ont été faits pour saigner.

Elle recommanda à Pablo de ne point parler de la visite de la veille. L’enfant ne s’en étonna point. Son esprit très ouvert avait compris qu’un mystère douloureux se cachait dans la vie de son étrange ami. N’était-il pas surprenant déjà que celui-ci n’eût point tenu sa promesse de venir le chercher pour lui faire visiter le yacht ?

Ainsi qu’elle l’avait annoncé la veille, Anna Plonévez s’en alla, vers les dix heures du matin, chez le notaire Duguer, dont l’étude était située en arrière du bourg, sur la route du Port-Blanc.

Les notaires sont un peu comme les prêtres et les avocats ; ils sont tenus au secret professionnel. On peut donc leur confier bien des choses secrètes.

Ainsi jugeait la veuve, et elle avait raison, au moins dans son cas. Me Duguer, en effet, était un vieillard de soixante-dix ans, vénéré de tout le pays, d’une droiture et d’une intégrité à toute épreuve. Il avait reçu bien des confidences pénibles, il connaissait des « histoires » bien lamentables. Toutes étaient ensevelies en son loyal oubli comme au fond d’une tombe.

Il reçut donc la veuve avec sa cordialité joviale, qualifiant la brave femme de « ma cadette », vu les quinze ans qui séparaient leurs âges. Après quoi, il l’écouta d’une oreille attentive, prit en dépôt les cinq mille francs qu’elle lui apportait et déclara qu’il allait les convertir en titres de rentes trois pour cent, dont le revenu se capitaliserait à raison de cent cinquante francs par an.

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Comme elle regagnait sa demeure, Mme Plonévez rencontra Fantik Le Goff qui vint droit à elle.

« Je retourne de chez vous, mamm Plonévez, dit la petite employée du télégraphe. Je vous apportais une dépêche de Nantes, de votre fils Alain. »

Et elle lui tendait le papier bleu sur lequel la receveuse de Perros-Guirec avait transcrit le télégramme.

Anna n’avait point ses « yeux » sur elle, car elle n’avait pas jugé utile de se munir de besicles pour se rendre chez le tabellion.

Elle prit donc la dépêche, assez contrariée de ne pouvoir la lire séance tenante. Mais, se ravisant, elle demanda à la jeune fille :

« Sais-tu que tu serais bien gentille, Fant, de me dire ce qu’il y a dessus ? »

La petite candidate aux emplois du Ministère des Postes rompit le pointillé du télégramme et s’empressa d’en donner lecture à la veuve.

Voici ce qu’annonçait Alain à sa mère :

« Reçu. T’embrasse et Pablo. Arriverai ce soir. »

– Ah ! mon Dieu ! s’exclama Anna.

– Il faut vous réjouir, mamm Plonévez, appuya Fantik Le Goff. Votre fils est reçu. Il est capitaine. Vous allez le revoir et l’embrasser. Vous pouvez vous vanter d’être la mère d’un brave garçon. Ils ne sont pas tous comme votre Alain, les gars, savez-vous. »

Et elle s’en alla, la petite Françoise, fraîche comme un bouton de rose, gaie comme un pinson, pendant que la vieille femme, se détournant vers l’église, gravissait les dix marches du cimetière pour remercier le bon Dieu de la faveur accordée à son fils cadet.

L’aîné, où était-il à cette heure ? Pourquoi n’était-il pas revenu, ainsi qu’il l’avait promis ?

Hélas ! l’explication en était bien simple, trop simple.

En parcourant la petite lieue qui séparait la maisonnette de Louannec de la belle villa Ar Rock, de Trestraou, Ervoan avait eu tout le temps de méditer sur la situation. Et, comme le craignait mamm Plonévez, le mauvais esprit avait repris son empire sur cette âme que le bon ange venait de lui arracher un instant.

Ce n’était pas que le pauvre garçon eût conçu quelque nouveau dessein coupable. Non ; le mal procède rarement par à-coups, par décisions violentes. Il s’insinue lentement, il organise des travaux d’approche, il mine la volonté, il sème la lâcheté dans le cœur.

À mesure qu’il regagnait le bourg de Perros, Ervoan sentait s’affaiblir ses bonnes résolutions. Il ne souscrivait pas encore au crime ; il composait avec sa conscience.

Le problème qui l’angoissait était précis.

Qu’allait-il répondre aux questions du señor Gonzalo, aux ricanements de Ricardo Lopez ?

Oh ! s’il n’y avait eu que celui-là !… Et les robustes poings d’Yves Plonévez se serraient. Comme il eût tôt fait de lui rompre les os, en dépit de son machete, dont il avait si souvent raillé la pointe acérée !

Mais, voilà. Ce gredin était le confident de choix, ou, pour dire plus exactement, l’âme damnée de Gonzalo Wickham. Ces deux hommes se valaient. Ils avaient des crimes communs sur la conscience, des « cadavres » entre eux, au sens propre et au sens figuré du mot.

Ceci, Ervoan ne le savait pas de science certaine, mais il en avait la certitude morale irréfutable. Et, comme Ricardo tenait Gonzalo, ce dernier tenait le Breton par des complicités périlleuses. Dans le passé du malheureux garçon dévoyé, il y avait des pages sinistres sur lesquelles son nom était inscrit, bien que son consentement n’y eût jamais été requis. Il avait été, sans le vouloir, sinon à son insu, mêlé à d’abominables drames, et cet odieux passé avait déjà dix ans de date. On n’efface pas dix ans de mauvaise vie. Peut-on même les réparer ?

Ah ! la loi devrait toujours être miséricordieuse ; elle devrait laisser grande ouverte la porte au repentir. C’est le désespoir du relèvement qui fait les récidives, qui sacre l’affreux orgueil de la damnation.

Et voilà que le démon soufflait ce désespoir dans l’âme d’Ervoan. Un moment réconforté par la douce chaleur du foyer maternel, il retombait aux pires découragements.

Sous cette nuit tiède et embaumée, il marchait plus ténébreux encore. La mer, pleine et étale, battait de petites tapes caressantes les murs et les digues du vieux port, roulant dans ses lames amicales des paillettes de rayons. Lui, le malheureux, ne percevait pas ce langage de la nature vivifiante et consolatrice. Il allait, sombre, farouche. Il tenait ses yeux abaissés sur la terre poudreuse où traînait son pas alourdi ; il ne les relevait pas vers le ciel ; il n’en voyait pas les étoiles.

Oui, qu’allait-il répondre au métis insolent ? Celui-ci avait le droit de lui reprocher sa couardise, sinon son parjure, car il n’avait pas rempli les conditions du marché accepté. Et l’abominable Ricardo joindrait son affreux rire aux invectives de l’autre rastaquouère, et, lui, Ervoan, ne pourrait rien répondre, car il ne pourrait pas écraser ces deux hommes à la fois.

Si, pourtant, il pourrait répondre quelque chose. Et le bon ange l’assistait une dernière fois. Il n’aurait qu’à tirer de sa poche l’autre enveloppe, pas celle qu’il avait laissée à sa mère, et qui ne contenait que de l’argent honnêtement gagné, mais celle dans laquelle Gonzalo avait placé une somme égale, le prix du contrat proposé, et accepté, hélas !

Cette seconde enveloppe, le Breton la tira effectivement de sa vareuse ; il la palpa de ses doigts rugueux, il en fit sortir, l’un après l’autre, les cinq billets bleus et violets, qu’il considéra à la clarté blanche de la lune. Dans un mouvement de rage, il eut envie de les jeter à la mer.

Mais la réflexion vint, luisante, acérée, comme le poignard de la nécessité.

En donnant à sa mère les autres cinq mille francs, son argent à lui, son bon argent, loyalement gagné, il s’était dépouillé de tout ; il n’avait rien gardé pour lui. Comment vivrait-il, surtout ici, en Bretagne, en France, où il n’était qu’un paria ? Car il ne pouvait s’imposer au logis déjà si pauvre de sa mère. D’ailleurs, ce n’était pas une solution. La gendarmerie aurait tôt fait de remettre la main sur le réfractaire, et ce serait alors une honte nouvelle pour ce cher vieux front ridé, une nouvelle douleur pour ces chers yeux, déjà corrodés par les larmes.

La mer clapotait encore à ses pieds. Il était dans Perros, à l’extrémité du port. Cette eau claire et souriante l’attirait. Il n’avait qu’à s’y laisser tomber, et ce serait fini.

Non ; ce ne serait pas fini. Ce ne serait qu’une lâcheté inutile. Quand, demain, on le tirerait de là, ramassé dans la vase, déjà rongé par les crabes qui y pullulent, quand on le porterait à la gendarmerie, bleui, gonflé, les yeux vides, les lèvres mangées par les crustacés hideux, le tambour de ville battrait ; il appellerait la population à reconnaître ce mort. Et la veuve Plonévez viendrait, sans doute, avec les autres femmes et les autres hommes ; elle verrait ce corps mutilé ; elle ne pourrait pas se taire, et ce serait encore, pour elle, le chagrin et l’humiliation.

Ervoan triompha de la tentation. Il continua sa route vers Trestraou. Comme il passait devant l’église, il vit la lune blanchir les pierres et les croix du cimetière, et il pensa à son père, le vieux brave, qui dormait son dernier sommeil dans la nécropole de Louannec, au pied du clocher tout neuf.

Quand il franchit la grille de la villa, il n’avait aucune résolution prise.

Gonzalo Wickham l’attendait dans le jardin, auprès de l’inévitable Ricardo. Tout l’après-midi, il était resté en permanence, ayant donné l’ordre à l’Argentin de rôder aux alentours de la grève de Louannec. Celui-ci était revenu, disant qu’il avait vu Ervoan entrer chez la veuve Plonévez, mais ne l’en avait pas vu sortir.

Le métis accueillit donc le Breton avec sa brutalité ordinaire, et demanda :

« Il paraît que tu as remis l’affaire à plus tard ? »

Et lui confus, de répondre en hésitant :

« Ce n’était pas possible ce soir. La bonne femme est venue.

– Il fallait l’assommer, la bonne femme, la jeter dans un coin. »

Ervoan répondit, avec effort, ces simples mots :

« C’est ma mère ! »

Mais l’accent dont il avait prononcé ces mots avait fait réfléchir le bandit. L’organe du matelot ressemblait au grondement d’un lion, et sa stature de colosse se découpait, formidable, dans la grande clarté blanche dont la lune baignait le jardin.

Gonzalo baissa donc le ton et se contenta de demander :

« Recommenceras-tu demain ?

– Peut-être ? » fit simplement le breton.

Et, comme on ne le retenait pas, il s’en alla, un peu au hasard, se demandant où il passerait la nuit. Il remonta vers la Clarté, afin de chercher asile dans un petit hôtel où il savait trouver un gîte.

Il ne put donc entendre Ricardo, disant au métis :

« Si vous m’en croyez, vous tiendrez le Mapana sous pression. On ne sait pas ce qui peut arriver. Cet Ervoan ne me paraît pas sûr et nous devons être prêts à disparaître au premier indice de menace.

– Que crains-tu donc ?

– Tout. Cet homme est visiblement sous une influence qui peut nous devenir funeste. Les souvenirs de son passé, le désir de se réhabiliter, le remords suffiraient à en faire notre ennemi, le pousser à parler, et alors…

– Oui, prononça Gonzalo Wickham, il vaut mieux qu’il ne parle pas. »

Ce fut sur ces paroles que se séparèrent les deux complices. La nuit allait « porter conseil » à leurs initiatives.

Le jour venu, Ervoan, qui avait mal dormi, redescendit à la villa du rocher. Il la trouva vide d’habitants. La concierge, représentant le propriétaire et aussi les locataires, en cette circonstance, lui apprit que M. et Mme Wickham étaient retournés de bon matin au yacht, afin de faire une rapide excursion du côté de Lézardrieux, d’où ils reviendraient le lendemain, peut-être le même soir.

La nouvelle déconcerta le matelot, au point de lui enlever l’envie de retourner chez sa mère.

Quel projet menaçant couvrait cette fugue inattendue ?

Le proverbe dit : « Comme on connaît ses saints, on les honore. » Or, Ervoan connaissait trop bien Gonzalo et Lopez, qui n’étaient pas des saints, pour les honorer d’une bien grande confiance.

Il traîna donc sur les chemins, indécis, sollicité, tantôt par le désir de revenir vers la petite maison de Louannec, tantôt par une impulsion plus forte que sa volonté, qui l’engageait à fuir des lieux où il croyait sentir la présence d’un danger. Mais, lorsque vint le soir, le premier sentiment l’emporta. Un peu plus tôt que la veille, c’est-à-dire vers sept heures, il gagna Louannec et, sans hésiter, cette fois, franchit le seuil de la maisonnette.

Des voix animées et joyeuses y devisaient. Il recula et voulut battre en retraite. Pablo, qui l’avait entendu, accourut, la face radieuse, et, le saisissant par la main, l’attira dans la salle à manger, avec une exclamation : « Le voilà, Alain, le voilà ! je ne m’étais pas trompé. »

*

C’était Lân, en effet, qui était dans la pièce, conversant en tête-à-tête avec sa mère et le petit garçon.

Il était arrivé de Lannion, une heure plus tôt, venant de Nantes, Rennes et Saint-Brieuc.

Il avait embrassé avec effusion sa mère et le petit Pablo, leur confirmant la nouvelle de son succès. Le diplôme, en effet, avait couronné ses études. Celui qui avait durement parcouru les premières étapes de la vie de matelot était désormais le maître de sa destinée. Il était capitaine au long cours ; il pourrait exercer le commandement, diriger seul un grand navire à vapeur ou à voiles. Il ne lui restait plus qu’à trouver un embarquement.

Après les détails sur sa propre existence, sur les dix-huit mois employés au labeur acharné, il s’enquit de l’existence des siens. Tout de suite, Anna Plonévez le mit au courant des événements accomplis la veille, trop récents pour qu’elle ou Pablo eussent eu le temps de lui écrire à ce sujet.

En l’écoutant, Alain paraissait préoccupé. Ses sourcils s’étaient rapprochés. Une pensée attristée creusait sa ride au milieu de son front.

« En sorte que, demanda-t-il, Ervoan est encore ici ? »

La vieille femme hésita avant de répondre :

« Je le suppose. Cependant il nous avait promis, hier, de revenir aujourd’hui, et il n’est pas venu.

– Et, cet argent qu’il vous a donné, qu’en avez-vous fait, s’il vous plaît ? »

Un nuage passa sur la figure de la mère.

« Je l’ai remis à Me Duguer, le notaire. Je me suis dit que ton pauvre frère pourrait en avoir besoin plus que moi, car dans la vie qu’il mène… »

Elle n’acheva pas.

Alain lui avait pris la main, qu’il baisa avec le plus profond respect, en disant :

« Vous avez bien fait, mamma. Je crois, comme vous, qu’il en aura plus grand besoin que vous. »

La conversation en était là, au moment même où résonna, clair et joyeux, le cri de Pablo annonçant la venue d’Ervoan.

L’instant d’après, les deux frères étaient dans les bras l’un de l’autre et s’embrassaient, les larmes aux yeux. Quand ils eurent échangé les premiers compliments, les multiples questions qu’ils étaient fondés à s’adresser, brusquement le matelot du Cacique dit à Alain :

« Lân, te plaît-il de faire un tour avec moi, dans les champs, avant de revenir dîner.

– Oui », répondit le cadet, que, depuis le récit de sa mère, obsédait le souci de connaître le passé de son misérable aîné.

« Mamma, dit-il à la veuve, nous sortons un moment, Yves et moi. Nous rentrerons pour le dîner. »

Ils s’en allèrent sur la route déserte, et se jetèrent, à travers champs, dans les sentiers ombreux qui rayonnent autour des bois de Barac’h.

Chacun d’eux attendait les confidences et les questions de l’autre. Douze ans d’absence les avaient séparés. Ils se retrouvaient hommes faits, l’aîné âgé de trente-deux ans, le cadet de vingt-sept. Et, si leur tendresse de frères avait survécu à l’épreuve de cette séparation, elle n’en avait pas moins subi l’ordinaire dépression que laisse le doute, surtout à la suite de pénibles souvenirs.

Tout de suite le dialogue devint grave.

Yves avait trop cruellement souffert, au cours de ses incertitudes et de ses angoisses de la nuit précédente, pour ne point désirer épancher le trop-plein de son cœur ulcéré. Ce qu’il n’eût osé avouer à sa mère, il le confessa à Alain avec une sincérité d’accent auquel celui-ci ne pouvait se méprendre.

« Mon pauvre frère ! mon pauvre Ervoan ! » soupira-t-il en serrant la main du matelot.

Et brusquement, en homme énergique qu’il était, il domina son émotion et conclut :

« Mais, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il faut une conclusion à ta confidence ; il faut que tu t’arraches à l’horrible milieu dans lequel tu as vécu jusqu’à présent, que tu répares ton passé, que tu redeviennes un honnête homme, un bon Français.

– Et ma condamnation, Lân, ma condamnation d’autrefois, de Saint-Brieuc, l’as-tu oubliée ? »

Alain eut une rapide hésitation. Puis :

« Non, je ne l’ai pas oubliée. Eh bien ! Quoi ? Ta condamnation ? Sans doute, il vaudrait mieux qu’elle n’existât pas. Mais pour celle-là tu n’as plus de comptes à rendre à personne. Tu as payé ta dette ; la mamm a remboursé le notaire. Tu es donc quitte envers les hommes. Non ; celle-là ne m’inquiète pas. Mais c’est le reste, c’est cette bande où tu t’es laissé embaucher, car je sens que tu ne m’as pas tout dit, que là gît le plus cruel de ton secret, que se tisse le plus noir de ton passé. Il faut que tu sortes de là, par tous les moyens.

– Je ne peux pas, pourtant, être un traître ! bégaya le malheureux, en se tordant les mains.

– Un traître, envers des bandits ? Tout de même, je comprends tes scrupules. Mais ce que tu ne peux faire toi-même, un autre peut l’accomplir à ta place.

– Quel autre, Lân.

– Moi, par exemple, moi, ton frère. »

Les yeux d’Yves laissèrent voir une réelle terreur.

« Toi ? Mais tu ne les connais pas, tandis qu’eux, ils auront vite fait de te connaître. Ils te tueront. »

Les yeux du jeune capitaine étincelèrent :

« Alors, raison de plus pour que j’engage la lutte. »

Ervoan se trahit. Il laissa échapper son secret.

« Quelle lutte, mon pauvre Lân ? On ne lutte pas contre des adversaires invisibles, qui sont, à la fois, partout et nulle part, qui ont pour refuge l’univers entier.

– Que dis-tu là ? s’exclama Alain.

– La vérité, mon frère, rien que la vérité. Si tu veux me comprendre, rends-toi compte de mes paroles. Je ne suis qu’un simple matelot, embauché, il y a huit ans, parmi ces équipages de bandits. Oh ! rassure-toi. Je n’ai jamais ni tué, ni même… volé, depuis ma première faute. L’argent que j’ai donné à la mamm était à moi, bien à moi, bien gagné, avant que je devinsse leur complice. Car je suis leur complice, Lân, par cela seul que sachant leurs mauvaises actions, j’y suis resté associé, par nécessité. J’aurais dû me séparer d’eux, les dénoncer. Aujourd’hui, il est trop tard pour le faire, et, outre que je suis trop compromis, je serais un traître en les livrant. »

Alain l’interrompit avec véhémence.

« Oui, fit-il, je comprends que tu ne veuilles pas être mouchard. Mais ne peux-tu rompre avec eux, en leur déclarant loyalement la guerre ? Ne peux-tu m’aider à leur faire cette guerre, qui serait ta réhabilitation ? »

Le matelot réfléchit quelques secondes, puis :

« Sans doute cela serait possible, et cela, je le ferais volontiers, car il ne me déplairait pas de les combattre à visage découvert. Mais, encore une fois, comment engager cette lutte avec des adversaires insaisissables ? »

Alors, aux oreilles stupéfaites de son frère, Ervoan raconta la plus étonnante histoire que le plus fantaisiste des cerveaux imaginatifs eût pu échafauder en roman.

Boileau a dit, en son Art poétique :

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

C’était le cas de la prodigieuse révélation que l’aîné des Plonévez faisait à son cadet.

Ce yacht, appelé tantôt Cacique et tantôt Mapana, était le bateau de plaisance d’un chef de pirates redoutable qui, depuis dix ans, mettait sur les dents toutes les polices de l’univers.

Gonzalo Wickham possédait une véritable flotte, des équipages merveilleusement entraînés, qu’il payait grassement, des armées de brigands qu’il entretenait dans les cinq parties du monde. Il avait des ports d’attache, des refuges toujours ouverts, des affiliés et des complices jusque dans les rangs des marines régulières de certains peuples trop aisément admis à la qualité de puissances.

Ceci, toutes les nations le savaient. Mais jamais on n’avait pu prendre en défaut l’astucieux forban. Ses navires voyageaient sous des pavillons connus, arrivaient avec des connaissements réguliers, des rôles d’équipages parfaitement authentiques. Les grandes maisons de commerce dont ils se réclamaient étaient connues pour leur droiture et leur loyauté, et celles auxquelles ils livraient leurs marchandises étaient bien et dûment informées de leurs arrivées comme de leurs itinéraires.

Une seule chose avait fait ouvrir l’œil aux puissances : la fréquence de certains sinistres en mer. Il était arrivé, en plusieurs occurrences, que tel bateau, après remise de sa cargaison au lieu voulu et arrimage d’un fret de retour, s’était perdu corps et biens en d’obscures circonstances. Les Compagnies d’assurances avaient dû payer d’importantes sommes, et l’impossibilité de trouver soit un survivant, soit un témoin de la catastrophe, leur avait donné l’éveil. Elles s’étaient entendues pour exercer une occulte surveillance, qui, malheureusement, jusqu’à ce jour, n’avait donné aucun résultat concluant.

Tout au plus, de quelques vagues racontars avait-on pu induire quelques soupçons, dénués eux-mêmes de vraisemblance. On avait parlé d’attaques à main armée sur tous les océans, de bateaux de commerce pris d’abordage par des navires de grande course, d’équipages égorgés jusqu’au dernier homme, de chargements pillés, et, pour finir, du sabordage de ces mêmes bâtiments en des parages où leur perte pouvait paraître due à une cause accidentelle vulgaire.

Il était advenu que certains cadavres s’étaient échoués sur des plages civilisées et qu’après examen des pauvres corps, leurs blessures avaient paru suspectes. Ou bien encore, quelques épaves, poussées par le flot, renflouées après de longs efforts, avaient décelé la trace de mains criminelles dans les déchirures du bordé ou les éventrements de la flottaison.

Tout cela avait fourni des indices moraux nombreux, mais n’avait permis que des hypothèses.

Ervoan révélait ces choses à Lân, qui n’en croyait pas ses oreilles.

« Écoute, frère, dit celui-ci avec gravité, tout ce que tu viens de m’apprendre doit être examiné à loisir. Je veux te sauver et, avec l’aide de Dieu, je te sauverai. Toutefois, il faut nous entendre et agir avec la plus extrême prudence. Il convient que rien dans ta conduite, ni dans ton attitude n’éveille les méfiances de ces gredins, car ils pourraient se défaire de toi et disparaître, sans nous laisser même le moyen de te venger. »

Et, posant sa main nerveuse sur celle de son frère, il ajouta :

« Voyons ! À l’appui de tes dires, peux-tu me citer un fait, un seul, qui nous serve de fanal pour nous éclairer ? Connais-tu quelque événement pouvant guider nos recherches sur la piste de ces bandits ? »

Le matelot eut une dernière hésitation.

« Eh bien ! oui, murmura-t-il enfin, et à toi, je peux bien le confier, surtout, après tout ce que je t’ai déjà livré. La preuve de leurs méfaits, elle n’est pas loin d’ici ; elle est sous le toit de notre mère.

– Tu dis… ?

– Je dis que… l’enfant que tu as sauvé de la tempête, que la mamm a recueilli, ce joli petit Pablo que j’aime tant, est un enfant volé, dont ces coquins ont tué le père et qu’ils voudraient bien reprendre, afin de s’assurer par lui, quand il sera majeur, ce qu’ils n’ont encore pu s’approprier de l’énorme fortune de son père. »

Alain frémit d’indignation et de terreur.

Alors, ne se contenant plus, ne gardant aucune réserve, Yves raconta tout ce qu’il avait appris ou deviné lui-même du passé du petit garçon, dont, malheureusement, il ignorait le véritable nom. Il dit à son frère de quelle abominable mission l’avait chargé Gonzalo Wickham, comment, séduit par la perspective de donner à la vieille mamma le fruit de ses économies, sans se réduire lui-même à la misère, et aussi pour empêcher que l’affreux Ricardo le remplaçât en cette besogne, il avait accepté le rôle que lui avait distribué le métis.

Lân demeura un instant sans parole. L’amour fraternel luttait douloureusement en lui contre l’horreur que lui inspirait la conduite criminelle du misérable Ervoan.

Pourtant la compassion prit le dessus.

Il serra à les broyer les mains de son frère, et, d’une voix où se brisait un sanglot, il dit :

« Oui, oui, il faut que tu sortes au plus tôt de cette association infâme, il faut que tu répares ton passé. Vois-tu, si notre mère se doutait seulement de l’horrible vérité, elle tomberait morte sur le coup. »

Ils ne s’adressèrent plus que de rares paroles et regagnèrent le logis où ils s’assirent, assez tristement, à la table de famille.

Comme la veille, Ervoan attendit que la nuit fût faite pour sortir. Sa résolution était bien prise. Loyalement il allait retourner à la villa Ar Rock, jeter à la face de Gonzalo les billets, prix de la félonie, et l’avertir qu’il eût à mettre l’Océan entre lui et la justice française, car il n’entendait plus être le complice de ses forfaits.

Ce soir-là, la lune était voilée. De gros nimbus noirs venaient du sud-ouest, porteurs de la pluie pour le lendemain. À peine le matelot, absorbé dans ses sombres réflexions, voyait-il le chemin devant ses pas.

Brusquement, comme il doublait l’amorce de la route de Perros, une silhouette sortit de l’ombre derrière lui. Une lueur blême déchira les ténèbres, la lueur d’une lame d’acier, et, frappé entre les deux épaules, Ervoan s’écroula dans le fossé, tandis qu’un ricanement sifflait ces mots haineux :

« Cette fois, mon machete n’a pas manqué son but. »

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