« Emmenons le brick : laissons croire à ceux qui sont descendus à terre que le second matelot a tué son camarade et s’est enfui lui-même avec le bateau.

– Bah ! fit Gonzalo, ils pourront le croire aussi bien si nous donnons cet imbécile aux poissons du fleuve. Ne pourrions-nous les attendre et les cerner ?

– À quoi bon ? Si nous attendons leur retour, il nous faudra livrer une nouvelle bataille. Or, nous venons de perdre trois hommes. Ils sont huit ou dix chez nos adversaires, et tous gens résolus. Ils peuvent nous tuer la moitié de notre effectif. Et, alors, que nous restera-t-il pour nous en aller d’ici, surtout si notre mécanicien et nos chauffeurs sont parmi les morts ?

– Tu as raison, reconnut le métis. Emmenons le brick. En les laissant ici, nous les abandonnons à la faim, à la soif, à la chaleur, à toutes les misères du désert. Dans trois jours, ils seront à notre merci, et nous les prendrons au filet. Donc, commençons par leur ôter tout moyen de regagner la côte. Il y a soixante-dix milles d’ici à Boké. »

Le plan était d’une infernale sagesse. Il fut exécuté.

On jeta le prisonnier blessé à fond de cale, et le yacht, donnant la remorque au brick, traîna la Grâce de Dieu jusqu’à une trentaine de milles plus bas.

Là, le Rio Nuñez formait une nouvelle boucle, absolument dissimulée dans la verdure et semée d’îlots de sable. Le Cacique y mouilla pour la nuit.

On était bien approvisionné de vivres sur le yacht, mieux encore de boissons fortes. L’aguardiente, le pulché, le whisky, les rhums de toutes provenances étaient mis à la discrétion des pirates sous les noms divers auxquels les reconnaissaient ce résidu de pillards et d’écumeurs, rassemblés des quatre vents du ciel.

On fit donc ample bombance pour n’en pas perdre l’habitude.

Le lendemain, les moins ivres se levèrent, sous la conduite de Lopez, et s’en allèrent pagayer sur le fleuve, le long de la rive, afin de se renseigner sur le sort des Européens dont ils avaient volé le navire.

Nulle part ils n’en relevèrent les traces.

Le jour suivant, ils ne furent pas plus heureux en leurs recherches et un doute commença à hanter leurs esprits. Qu’étaient devenus les abandonnés ?

S’étaient-ils jetés dans la brousse pour entreprendre, à marches forcées, le retour sur Boké ? L’hypothèse n’était point invraisemblable ; bien que la survenance des pluies et le dégagement des miasmes délétères rendît un tel exode affreusement pénible et permît de croire que sa perspective avait fait reculer la poignée de malheureux laissés sans ressources. N’auraient-ils pas, au contraire, rétrogradé jusqu’à l’ancien poste de Guerm pour s’y fortifier et y attendre l’arrivée, concertée d’avance, d’une canonnière ou d’un torpilleur ?

Ici la supposition apparaissait beaucoup plus plausible.

Et, comme rien dans les alentours ne décelait un indice quelconque, comme les noirs, devenus brusquement circonspects, ne fournissaient que des renseignements évasifs, quand ils ne fuyaient pas à l’approche des bandits, ces derniers ne purent se défendre d’une inquiétude justifiée.

Allaient-ils donc se laisser prendre au piège par une embarcation de guerre française ou allemande, alors que le chemin de la fuite leur restait encore ouvert ?

Gonzalo Wickham eut recours à l’astuce et résolut d’élucider le problème en employant la ruse. Il appela Lopez.

« Ricardo, ordonna-t-il, tu vas mettre ce brick en état. Tu prendras six hommes avec toi, et tu le reconduiras jusqu’à une dizaine de milles en amont. Là tu mouilleras et vous reviendrez tous en pirogue. Si nos gens escomptent la venue d’un aviso ou d’une canonnière, ils ne s’expliqueront pas le retour de leur bateau, mais ne perdront pas cette occasion de se porter au-devant de leurs libérateurs. Et, comme, pour s’y porter, ils devront passer par ici, ils nous trouveront à point nommé pour leur épargner le reste du chemin. »

Ricardo battit des mains à l’audition de ce plan.

Certes la ruse était grossière, mais n’est-ce pas souvent ces moyens grossiers qui donnent les meilleurs résultats ?

Et, en cette circonstance, le stratagème devait réussir d’autant mieux qu’à l’heure où le préparaient les pirates, leurs victimes, épuisées par la fatigue, la faim, la soif et les angoisses de trois journées d’incertitude, demandaient au Ciel une planche de salut pour regagner la station du bas fleuve.

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