I{1}
 
Sauvetage.
 

« Alain ! Alain ! Lân ! Lân ! »

Ainsi criaient des voix d’hommes et de femmes à la porte d’une humble maison du bourg de Louannec, à l’angle des routes de Tréguier et de Lannion.

Il était cinq heures du matin, d’un matin de mars lugubre. Le jour, à peine commençant, éclairait un paysage désolé. Une tempête du nord-est ravageait la côte depuis la veille. Le sémaphore de Ploumanac’h l’avait annoncée, et les barques des pêcheurs de mulets et de congres n’étaient pas sorties du port.

Aux appels venus du dehors, une étroite fenêtre s’ouvrit au rez-de-chaussée de la maison. Une rafale faillit rejeter le volet sur le visage d’homme qui s’encadrait dans la baie. Mais celui-ci repoussa le battant de bois et, se penchant sur le rebord de la croisée, demanda :

« Qu’est-ce qu’il y a ? »

Un vieux, la tête encapuchonnée, répondit pour tous :

« Lân, c’est le syndic qui m’envoie. Le Guern, de Saint-Quay, est malade. Il manque un homme à l’équipe, et, comme ça, c’est ton tour de suppléant.

– C’est bien. On y va. »

L’instant d’après, Alain Plonévez, l’interpellé, était sur la route, au milieu du groupe, et gagnait Perros-Guirec, où il allait tenir sa place à bord du canot de sauvetage.

C’était un grand et beau garçon de vingt-cinq ans, ancien Terreneuvat et marin de l’État, qu’un répit entre deux engagements avait ramené chez sa vieille mère, la veuve Anna Plonévez, à Louannec.

« Tout de même, disait-il en riant, ce n’est pas drôle, pour la première nuit que je passe chez la bonne femme, d’être réveillé avant l’heure. Je dormais si bien.

– Que veux-tu, mon gars ? répliquait le matelot d’âge. Nous sommes là pour notre service, pas vrai ? Et on ne peut laisser des chrétiens se noyer, faute d’un homme pour souquer sur l’aviron.

– Et, au moins, sait-on qui c’est que nous allons tirer de l’eau ?

– Dame non, on ne sait pas. Tu penses bien qu’avec cette brume, on ne voit pas loin. Le sémaphore a signalé, il y a une heure, un grand navire en perdition du côté de l’île aux Moines. C’est tout. Mais de la pointe de Trestrignel on distingue ses mâts et sa coque. Il a dû donner sur les récifs en avant de Ploumanac’h.

– Bon ! On verra bien tout à l’heure. »

Ils avaient atteint Perros. Toute la population était en éveil, et, à mesure que la lumière grandissait dans le ciel fuligineux, les gens se pressaient au dehors, courant, les uns vers les promontoires, les autres au Linken, pour assister au départ du canot.

Le moment était mauvais. Il s’en fallait d’une bonne heure que le flot fût au plein. Le port de Perros assèche presque entièrement aux matines, et l’on était précisément au 19 mars, jour de la grande marée d’équinoxe cette année-là. Le jusant n’avait pas laissé deux pieds d’eau dans le chenal du port. Aussi le patron du canot jurait et sacrait-il comme une demi-douzaine de païens, en dépit des adjurations amicales du recteur, accouru pour soutenir de ses paroles les généreux efforts de ces simples héroïques.

Cependant le canot était hors de son abri. Le chariot attelé faisait grincer ses roues sur le sable, sous le piétinement des chevaux.

En un clin d’œil, l’équipe fut armée, les avirons bordés, la barre aux mains du patron.

Le chariot s’ébranla, descendit sur le rivage, vira pour permettre le lancement. On fit culer les bêtes récalcitrantes jusqu’à ce qu’elles eussent de l’eau au niveau du poitrail. Alors les crics jouèrent, les câbles se déroulèrent en sifflant, et le « life-boat », le « bateau de vie », comme le nomment poétiquement les Anglais, glissa et entra, telle une flèche, dans le clapotis du chenal.

D’un seul fouet, les douze avirons tendus horizontalement s’abaissèrent, frappant l’eau de leurs palettes rythmées. Et le canot bondit dans le chemin liquide élargi, portant vers les vagues énormes et les hurlements féroces de la tempête déchaînée au delà du cap rugueux de Trestrignel.

Superbes en leur force stoïque, le torse alternativement droit et penché, selon que les rames se levaient ou se plongeaient, la jambe gauche fixée au banc par la courroie, les treize sauveteurs, muets, impassibles, entrèrent dans la chaudière en ébullition.

Rude combat, terrible lutte, qui ne permet aucune défaillance au courage ni à la clairvoyance. Car, ce matin-là, on avait tout contre soi : le froid de cette matinée d’hiver finissant, la rage du vent de nord-est descendu sur la Manche et poussant les flots de la mer montante à la côte. Et il ne fallait rien moins que le bras herculéen et l’imperturbable sang-froid du patron Guénic pour empêcher la violence du flux de jeter sur les roches basses cette carène insubmersible, à ventre enflé d’air, à quille de fonte, à profil massif et lourd.

Quand la pointe de Trestrignel eut été dépassée, le canot se vit aux prises avec la plus grande furie de la mer. Alors, aussi, il découvrit le navire au secours duquel il se portait.

C’était un trois-mâts de moyennes dimensions, fin voilier taillé pour les longs cours transatlantiques. À sa corne battait le pavillon de son origine, les trois bandes bleu et blanc de la République Argentine.

Depuis qu’il avait été signalé par le sémaphore, il avait gagné quelque avance et se trouvait présentement à un mille environ de la passe qui s’ouvre entre Trestrignel et l’île Tomé.

On le voyait monter et descendre sur les lames, se débattant en une cruelle agonie, essayant de s’arracher aux étreintes de l’Océan, secoué, tordu, ballotté dans tous les sens, pareil à quelque bête blessée à mort. De ses trois mâts, un seul restait entier, le misaine. L’artimon avait été brisé au ras du pont et à moitié balayé. Retenu par les agrès et les haubans, le grand mât pendait en trois morceaux que les coups de mer et les rafales agitaient comme des fétus ou laissaient retomber, à l’instar de marteaux destructeurs, sur le bordé qu’ils écrasaient et défonçaient sous chaque choc. Le bout-dehors de beaupré traînait à l’avant avec des lambeaux de focs, qui donnaient à ce lamentable débris l’aspect d’un bandage de charpie arraché à quelque plaie mal pansée.

Telle quelle, l’épave s’avançait par soubresauts effrayants. Tout à l’heure, quand elle serait tombée dans le lit du courant de la passe, elle serait roulée jusqu’au bord, éventrée, déchiquetée, éparpillée par les féroces morsures des écueils à l’affût sous l’eau glauque.

Cependant le canot de sauvetage se rapprochait. Comment aborderait-il le navire : par la hanche ou la joue, par tribord ou bâbord ? Problème délicat, et que, seuls, des marins pouvaient résoudre. Car il ne fallait pas s’exposer à recevoir la masse flottante dans sa chute, et, à voir les oscillations qui la jetaient tantôt à droite, tantôt à gauche, on ne pouvait deviner sur lequel de ses flancs elle se coucherait pour sombrer.

Le patron Guénic mesura du regard la distance qui le séparait de l’épave et, par une manœuvre habile, vira dans le vent même du trois-mâts, de façon à se maintenir en ligne perpendiculaire à la coque. Les avirons se mirent à refouler en sens inverse, et la forte voix du pilote interpella l’équipage du bateau en perdition.

Aucune voix ne répondit à son appel, aucune forme humaine ne se dessina dans les ruines de la mâture écroulée, dans l’échevellement des vergues et des cordages.

« Malloz ! gronda le vieux brave. Nous arrivons trop tard. Il n’y a plus personne de vivant là-dessus. »

La manœuvre qu’il venait d’exécuter à tribord, il la renouvela à bâbord. Le canot tourna le trois-mâts par l’arrière et vint se placer, toujours perpendiculaire, entre le large et la carène.

Derechef, Guénic interpella l’équipage absent.

Cette fois, un cri aigu répondit.

« Santa Madre de Dios ! » clama une voix déchirante, une voix d’enfant au timbre clair.

Et du canot on put apercevoir deux créatures accrochées aux porte-manteaux d’une baleinière disparue : un homme et un petit garçon.

Le navire donnait furieusement de la bande.

À chaque retraite des lames, il se penchait plus bas, sur le flanc, et les deux malheureux, suspendus à leur dernier refuge, étaient immergés jusqu’aux aisselles. La mort jouait avec eux comme le chat avec la souris.

« Nous ne pouvons pourtant pas les laisser là sans secours ! » s’exclama Alain Plonévez.

Entre deux rugissements de la rafale, on entendit une sorte d’imprécation jaillir de la gorge du patron, en même temps qu’un ordre. Le canot vira une fois de plus et vint se ranger au flanc du navire. Trois des hommes se dressèrent et, armés de gaffes, évitèrent le choc. Quatre autres attendirent la poussée de la vague, et, debout, cueillirent les naufragés sur leur effrayants perchoirs.

Tout aussitôt, on les coucha entre les bancs, où ils s’affalèrent inertes, les yeux fixes, les dents crochetées.

« Faudrait voir sur le pont s’il y a encore de la marchandise ! commanda la voix de Guénic.