VIII
 
Confession publique.
 

Le deuil, profond, inattendu, régnait dans la petite maison de Louannec, la douleur sans cris, sans gestes, sans mise en scène extérieure, de celles dont l’adage dit si justement qu’elles sont « muettes ».

Dans la petite chambre du premier étage qu’occupait depuis dix-huit mois Pablo, l’enfant adopté, la veuve Anna Plonévez avait couché son fils aîné. Et, maintenant, Ervoan gisait dans son propre lit, celui où il avait dormi jadis, au temps heureux où la mère, quoique vêtue de noir, s’enorgueillissait de la beauté et de la force des deux soutiens que la Providence avait laissés à sa détresse.

À cette heure, il n’y avait plus de place pour l’orgueil dans l’âme d’Anna Plonévez. Mais sa tendresse farouche avait encore une fierté, celle de sauvegarder le renom de ce fils qu’un arrêt occulte du destin ramenait au toit familial pour y mourir. Elle avait voulu le dérober aux visites importunes, aux commentaires désobligeants ; elle gardait jalousement l’entrée de cette chambre presque mortuaire, confirmée, d’ailleurs, en sa résolution par les prescriptions sévères du docteur Bénédict.

Pourtant, ni les prescriptions du médecin, ni les pudeurs maternelles, si légitimes qu’elles fussent, n’avaient pu mettre obstacle aux instructions juridiques, aux formalités légales.

Depuis deux jours que le crime avait été commis, force avait été à la veuve d’ouvrir sa porte aux autorités : maire, juge de paix, brigadier de gendarmerie, bientôt suivis du commissaire de police et du substitut de Lannion.

Tous ces fonctionnaires, à des titres divers, avaient franchi le seuil de l’humble maison et approché le lit du blessé. Un interrogatoire décousu, entre deux délires, sous la menace d’une syncope mortelle, n’avait donné naissance qu’à un procès-verbal informe. Les magistrats devaient attendre que le malheureux, sorti de son coma intermittent, eût recouvré assez de forces pour comprendre les questions posées et y répondre lucidement.

Quarante-huit heures ! il y avait quarante-huit heures que le matelot du Cacique était étendu là, sans mouvement, entre la vie et la mort.

On l’avait ramassé sur la route, où il s’était traîné quelques pas après avoir reçu le coup fatal. Un fermier qui revenait de Tréguier à Perros, avait aperçu ce corps en travers du chemin. Le cheval s’était arrêté spontanément. L’homme avait interpellé celui qu’il prenait pour un ivrogne « soûl perdu ». Et, comme l’ivrogne ne bougeait pas, le fermier était descendu de la voiture, s’était approché du corps, l’avait retourné, découvrant une flaque rouge, qu’il avait prise, d’abord, pour un produit de déjections. Mais son erreur n’avait pas été de longue durée.

Alors il avait crié. Les volets s’étaient ouverts, puis des portes ; des gens étaient accourus. Un hasard avait amené l’appariteur du bourg, vieux soldat amputé.

Celui-ci avait reconnu Ervoan et jeté une sourde exclamation :

« Malloz ! Je le remets, pour sûr. C’est le fils aîné à mamm Plonévez. »

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Quelqu’un s’était détaché. On avait trouvé la famille en partie couchée. Alain fumait une dernière pipe ; la veuve achevait de mettre en ordre sa vaisselle.

Le messager avait été maladroit ; il avait parlé à haute voix. Anna était accourue.

Sans prendre le temps de s’informer davantage, elle s’était élancée dans la rue. À trois cents pas de sa maison, elle avait rencontré le lugubre cortège qui se disposait à transporter Ervoan à la mairie, faute de meilleur asile.

Mais la mère n’y avait pas consenti.

Vaillante, malgré le tremblement nerveux qui la secouait, malgré la pâleur de sa face, elle avait exigé qu’on ramenât son fils chez elle. Alain, qui l’avait suivie le plus promptement qu’il avait pu, confirma sa volonté. On porta donc le blessé chez la veuve.

Il fallut arracher Pablo au sommeil. Le désespoir de l’enfant fut affreux à la vue de son ami « Ervan » si semblable à un mort. Et, tout de suite, un cri lui échappa :

« C’est Ricardo, c’est Ricardo qui l’a tué. »

Ce que fut cette nuit dans la demeure affligée, l’enfant devait se le rappeler toute sa vie. Il voulait prêter son concours aux femmes venues en aide à Anna. Il se laissa pourtant docilement emmener, lorsqu’on lui eut fait comprendre que sa présence gênerait les soins à donner.

Alain le conduisit dans la seconde chambre, la sienne, et le fit coucher, en dépit de ses dénégations et de ses pleurs.

« Pauvre Lân, gémissait le petit garçon, ce n’est pas une belle fête qui célèbre ton retour et ton diplôme ! »

Lân ne répondit pas. Il se contentait de sa propre tristesse. Le lendemain, la nouvelle avait couru tout le pays.

On se répétait les propos du petit « Espagnol », l’accusation spontanément portée contre le brigand de la villa Ar’ Rock. Elle ne tarda pas à se confirmer, cette accusation.

Non seulement les propriétaires du yacht Cacique ne rentrèrent point en leur logis de villégiature, mais le yacht lui-même ne reparut pas à Perros.

Aux dépêches lancées immédiatement dans tous les ports de France et de l’étranger, il ne fut répondu qu’au bout de trois jours. Le bateau de plaisance avait relâché à Brest, où, interrogé séance tenante, M. Gonzalo Wickham avait insolemment manifesté sa surprise de se voir l’objet d’un soupçon. Citoyen de la République de Vénézuela, il l’avait pris de haut avec les autorités françaises. Quant au matelot Lopez qu’on lui réclamait, il n’était point à son bord, ayant déserté le yacht quatre jours plus tôt, en compagnie d’un autre, appelé Ervan, en rade de Perros-Guirec. D’ailleurs en quoi, lui, Wickham, était-il responsable des méfaits de ses matelots, mercenaires dont le passé ne lui était pas connu ? Il était probable que Lopez et Ervan avaient dû se prendre de querelle et que le meurtre de l’un d’eux était le résultat de ce conflit.

L’explication était plausible. Le citoyen du Vénézuela s’offrit, d’ailleurs, à laisser visiter le navire, de la soute à la pomme des mâts. Et, comme les délais de sa croisière sur les côtes de France rendaient invraisemblable l’hypothèse d’une fuite de l’assassin sur une autre terre, en Angleterre par exemple, on n’inquiéta pas autrement le señor Gonzalo.

Cependant le bruit de l’affreux événement avait ému les environs. Le matin du troisième jour, le landeau des dames Hénault s’arrêta devant la maison des Plonévez. Les deux femmes et la fillette en descendirent, qui, après avoir offert, de leur mieux, leurs consolations à la malheureuse Anna, lui proposèrent d’emmener Pablo à Ker Gwevroc’h où il recevrait l’hospitalité tout le temps qu’exigerait le séjour du blessé sous le toit maternel.

La veuve accepta. Elle avait l’âme trop douloureuse pour n’être point sensible à toute intervention du dehors lui apportant une aide ou un soulagement à sa détresse présente. Alain joignit ses remerciements à ceux de sa mère. Partagée entre ses multiples affections, Pablo pleura et se défendit, mais finit par se laisser convaincre. Il fut ramené dans le landau jusqu’au vieux manoir dont il avait fait naguère à Lân une si enthousiaste description.

Ni les deux dames, ni Irène Corbon ne troublèrent son chagrin du premier moment. On le laissa pleurer tout à son aise. Le soir venu, on le fit même dîner à part, afin qu’il pût se coucher de bonne heure dans la jolie chambre qu’on avait aménagée pour lui, au premier étage, à côté de celle d’Irène.

Ce changement en son existence produisit une heureuse diversion dans le cours des pensées du garçonnet. Lorsqu’une bonne nuit de repos lui eut rendu la fraîcheur de son teint et le calme de son regard, on prit d’autres moyens pour le distraire.

Mais si les deux femmes, avec une touchante sollicitude, s’attachaient à détourner l’esprit du jeune garçon des réflexions cruelles, la fillette, moins attentive, ne put se retenir de l’interroger sur le drame de Louannec.

Pablo n’en savait que ce qu’il avait entendu raconter autour de lui. Une fois la question posée, il répondit copieusement à Irène, devenue rouge et embarrassée sous les regards de blâme que lui adressaient ses deux tantes.

Celles-ci connurent ainsi les détails de l’événement sur lequel elles étaient encore fort mal renseignées.

Pablo, eu effet, n’avait aucune raison de les taire.

Il expliqua comment, l’avant-veille du jour où le crime avait été commis, son ami Ervan était venu à la maison de la veuve, la vive joie que lui, Pablo, en avait ressentie, surtout en apprenant que ce même Ervan n’était autre qu’Yves, ou Ervoan, le fils aîné de mamm Plonévez, la rencontre des deux frères, leur conversation sérieuse, puis le départ du matelot.

Et, brusquement, ainsi qu’il avait fait devant le pauvre corps inerte dans le lit que lui-même venait de quitter, il laissa jaillir cette exclamation accusatrice, qui avait inutilement guidé la justice française sur la piste du yacht.

« Je suis sûr que c’est Ricardo qui l’a frappé ; je suis sûr… »

Il fut interrompu par un double cri des deux femmes, et Mme Hénault la mère lui demanda, d’une voix frémissante :

« Ricardo ? De qui parlez-vous, mon enfant ? Qui est ce Ricardo ? »

Ses yeux brillaient d’une flamme étrange, qui intimida d’autant plus le petit garçon que, sur les traits de l’autre dame il vit s’étendre une ombre de terreur et de désolation. Il répondit donc en balbutiant :

« Je parle, madame, de ce méchant homme qui était matelot avec moi, et qui a été sauvé en même temps que moi, par le canot de Perros-Guirec.

– Et vous dites, reprit Mme Hénault, que ce méchant homme s’appelait Ricardo ? Ricardo quoi ? N’avait-il pas un autre nom ?

– Je n’en suis pas bien sûr, mais je crois qu’il s’appelle aussi Lopez.

– Lopez ! s’exclamèrent les deux femmes, en joignant les mains. Ricardo Lopez ! Le sang-mêlé, l’Indien… Le domestique, l’assassin de mon mari et de mon fils. »

Isabelle se laissa tomber, la tête dans ses mains, sur le bord de la table et sanglota éperdument.

Mme Hénault, la mère, s’était levée, car cette scène se passait au repas du soir, qui venait de prendre fin.

Le trouble insolite des femmes avait profondément remué les deux enfants. À voir pleurer celle qu’elle nommait « maman », Irène s’était mise à pleurer, elle aussi. Quant à Pablo, bouleversé, il vint s’agenouiller près de la jeune femme et, tel qu’un coupable, mais qui ignorerait la nature de sa faute, il implorait son pardon :

« Oh ! madame, madame ! Je vous jure que je ne voulais pas vous faire de la peine… Je ne savais pas. »

Mme Isabelle releva le front et laissa voir son beau visage inondé de larmes, au travers desquelles ses grands yeux considéraient l’enfant avec une expression presque effrayante, tout le désespoir s’y exaltait par l’amour.

Et, soudain, étendant les bras, elle saisit Pablo d’un geste passionné, l’attira sur sa poitrine, le couvrit de baisers, murmurant entre les spasmes du sanglot :

« Te pardonner, moi, te pardonner, pauvre petit ! Et pourquoi ? Parce que tu as fait revivre en moi un cher et affreux souvenir ? Mais je t’aime, mon petit Pablo ; mais ta seule présence, ta seule vue, avive ce souvenir. Je me dis que, moi aussi, j’avais un fils, qu’il se nommait comme toi, Pablo, qu’il aurait ton âge ; je me dis qu’il te ressemblerait, qu’il serait bon, brave, doux comme toi, s’il vivait. »

Elle s’interrompit, étreignant l’enfant plus étroitement :

« S’il vivait ! répéta-t-elle, avec un accent déchirant. Et tiens, ce que tu viens de nous apprendre m’a jeté dans l’esprit une pensée… Ah ! mon petit, mon petit ! Si mon Pablo, à moi, n’était pas mort, si tu… »

Mais Mme Hénault mère intervint. Elle se pencha sur sa belle-fille et, avec une douce autorité, murmura :

« Isabelle, Isabelle, mon enfant. »

La jeune femme détacha ses bras du cou de Pablo et, se levant, tomba dans ceux de la vieille dame, en gémissant :

« C’est vrai, ma mère, c’est vrai ! J’ai tort. Je le sais. Voilà que je redeviens folle ! »

Le petit garçon restait immobile, devenu soudain très pâle. Ses yeux ne pouvaient se détacher de la figure éplorée d’Isabelle. À son tour, il éprouvait une véritable commotion. Oh ! ce cri qu’elle avait jeté, cette parole qu’elle avait laissé échapper !

Une lumière en était jaillie, qui l’éblouissait, qui l’aveuglait, pour mieux dire. Il n’était plus le maître de sa pensée. Tout son cerveau était en ébullition. Le sang y confluait du cœur par bouffées, par poussées violentes qui lui donnaient le vertige. Des suppositions s’y pressaient plus extravagantes les unes que les autres.

Mais l’imagination de l’enfant n’eut pas le loisir de s’élancer plus avant dans les champs illimités du rêve charmant et cruel. Il venait d’entendre Mme Hénault la mère dire à sa belle-fille :

« Non, ma chérie, ne vous engagez pas sur cette voie aussi douloureuse que décevante. Vous le savez comme moi : qu’y a-t-il de plus répandu, de plus commun, parmi les Espagnols ou leurs congénères américains, que ces noms de Lopez et de Ricardo ? On ne peut asseoir aucune présomption sur d’aussi frêles concordances. »

Et, s’apercevant que le petit garçon, très ému, les écoutait et les contemplait de ses pupilles dilatées, elle entraîna doucement la pauvre affligée hors de la salle à manger.

La semaine s’acheva de la sorte, dans une silencieuse incertitude à laquelle s’ajoutait l’angoisse du dénouement fatal à craindre dans la situation du malheureux Ervoan.

Presque tous les jours, l’une des voitures du manoir portait à Louannec Pablo, tantôt seul, tantôt accompagné des dames ou d’Irène, qu’escortait une domestique. Ils allaient prendre des nouvelles du blessé, consoler la pauvre mamm, apporter quelque objet utile au soulagement du marin.

Il advint que, le dimanche, à l’issue de la grand’messe à Trélévern, au moment où les dames Hénault remontaient dans leur break, elles virent s’avancer Lân Plonévez qui, le chapeau à la main, après un salut respectueux, leur dit :

« Mesdames, mon frère a recouvré ses esprits et quelques forces. Il désirerait que vous lui fissiez l’honneur de le visiter, seules, – et d’un clignement d’yeux, il désignait les enfants, – car il voudrait vous faire entendre, devant M. le recteur et M. le notaire, des paroles qui vous intéresseraient.

– Ah ! proféra Isabelle Corsol, devenue aussi blanche que sa collerette de dentelle.

– C’est bien, monsieur Plonévez, se hâta de déclarer Mme Hénault mère. Nous vous remercions de l’avis. Aussitôt après le déjeuner, nous nous rendrons chez vous. À tout à l’heure. »

Elle serra la main du jeune capitaine, qu’embrassa Pablo, avant de remonter en voiture, et l’équipage regagna Ker Gwevroc’h d’un trot rapide.

On prit le repas de midi avec quelque hâte. Les deux dames venaient de sentir passer en elles simultanément le frisson prémonitoire des grandes crises de l’existence.

À deux heures sonnantes, elles reprenaient le chemin de Louannec.

Quand elles arrivèrent chez la veuve Plonévez, celle-ci les reçut avec cette déférence fière qui est la distinction des gens dont le cœur est plus haut que leur condition. Son visage, la veille encore ravagé par le souci, avait recouvré une sérénité qui n’était qu’un reflet du calme de sa belle âme. Aux questions que lui adressa Mme Hénault mère, elle répondit avec une noble simplicité :

« Madame, vous me voyez contente parce que le bon Dieu a visité mon fils et lui a inspiré de faire une bonne action. À présent, s’il vit, je serai plus heureuse, s’il meurt, je serai plus tranquille. »

Ayant ainsi parlé, elle les introduisit dans la chambre du premier étage, où reposait le blessé.

Celui-ci avait été examiné et ausculté, le matin même, par le docteur Bénédict. Le médecin avait constaté avec satisfaction que le poumon gauche, seul lésé par le couteau de l’assassin, n’était que perforé, et que la cicatrisation en était commencée. En conséquence, il avait signé un rapport au Parquet de Lannion, déclarant qu’Ervoan Plonévez pouvait subir un premier interrogatoire, à la condition que cet interrogatoire ne durât pas plus de quelques minutes.

Mais, en apprenant cette décision du praticien, le blessé avait demandé qu’il lui fût permis de faire, devant quelques personnes, une confession d’un haut intérêt.

Il y paraissait tenir essentiellement. Le docteur hésitait à autoriser ce qu’il tenait pour une imprudence.

La veuve intervint alors et appuya le désir de son fils, attestant qu’elle préférait le voir mourir, la conscience libérée du péché, que vivre avec la charge de son iniquité.

En conséquence M. Bénédict, respectueux de ces généreux scrupules, accorda son consentement. Tout aussitôt Lân alla chercher le recteur, qui convoqua à son tour le maire et le notaire Duguer. Puis le jeune homme prit sa course vers Trélévern, où il rencontra les dames Hénault, particulièrement visées par la confidence annoncée.

Donc, lorsqu’elles entrèrent dans la chambre, oppressées par une émotion facile à comprendre, elles saluèrent le prêtre, le magistrat municipal et le tabellion, qui se levèrent à leur vue.

Puis elles s’approchèrent du malade et lui adressèrent quelques paroles de réconfort.

Ervoan était presque assis dans son lit, adossé à une pile d’oreillers et de traversins qui le soutenaient en cette posture. Sa face exsangue, car la plaie avait provoqué une abondante hémorragie, gardait, même dans l’humilité du repentir, son caractère de générosité native. On devinait en cet homme un faible beaucoup plus qu’un coupable, presque une victime de ces fatalités organiques que les philosophes et les moralistes invoquent parfois à titre, sinon d’excuses, tout au moins de circonstances atténuantes. Il avait suffi d’une première faute pour dévoyer cette nature de sa voie, la pousser, par la désespérance, sur une pente fatale. Et peut-être fallait-il ne voir en ce coup de couteau meurtrier qu’un bienfait de l’immanente justice.

Quand tous les spectateurs de cette scène, qui s’annonçait émouvante, furent assis, le blessé, d’un organe caverneux, commença sa confession.

Il dit comment, après avoir fui son pays à la suite de la peine subie, il avait cherché à gagner sa vie à l’étranger : comment, pendant quatre ans, il avait fait un peu tous les métiers et, tout en vivant, mis de côté la somme qu’il avait pu offrir à sa mère.

Puis il expliqua qu’au bout de ces quatre ans, il s’était laissé embaucher comme matelot à bord de divers bateaux de nationalités différentes, mais qui, tous, relevaient d’une puissante maison d’armements ayant des sièges un peu partout et dont, longtemps, il avait ignoré le nom ou plutôt les noms.

Pourtant, un jour, il avait fini par s’apercevoir que la Ligue des Armateurs, la Free Sea Society, la Libera Unione, et d’autres associations ejusdem farinæ, n’étaient que les prête-noms et les masques d’une gigantesque entreprise de piraterie, d’un trust d’écumeurs de mer, dont le chef, apparent ou réel, était un métis, Brésilien, Argentin ou Cubain, dénommé Gonzalo Wickham.

Mais ces détails n’étaient que l’introduction ou la préface de la confession véritable.

Un peu fatigué par ce discours préliminaire, le blessé était retombé sur ses oreillers, et la syncope paraissait imminente. Alain et sa mère accoururent et rafraîchirent les tempes du pauvre garçon défaillant. Il se redressa avec une nouvelle énergie et poursuivit :

« Mais ce n’est pas pour vous dire cela que j’ai prié les deux dames de venir. Il y a trois jours, en causant avec mon cher petit Pablo, j’ai appris de lui qu’il y avait dans le pays des dames appelées Hénault, qui pleuraient la mort d’un enfant assassiné douze ans plus tôt. Alors la mémoire m’est revenue. Je me suis rappelé que j’avais souvent entendu le patron Gonzalo Wickham parler de grosses sommes qu’il toucherait un jour et qui dépendaient d’une succession Hénault. En même temps je me souvins de propos tenus devant moi par un mauvais drôle du nom de Ricardo Lopez, lui aussi un métis de blancs, d’indiens et de nègres. Ce Ricardo haïssait mortellement un enfant qu’on gardait à bord, dont on voulait faire, et dont on fit, par la suite, un mousse. Il le maltraitait souvent. Je m’étais attaché à cet enfant. Il m’arriva de le défendre contre Ricardo et même d’étrangler à moitié celui-ci, un jour qu’il courait, le couteau ouvert, sur le mousse.

» Le misérable se tira de mes mains, tout bleui et grinçant des dents. Il me jeta ces mots à la face :

» – Ce n’est pas toi, demonio, qui m’empêcherait de rendre aux poissons ce hijo del mar, si je ne craignais d’encourir la colère du patron.

» – Et moi, lui répondis-je, il n’y a pas de patron au monde qui puisse m’empêcher de te rompre les os, si tu t’avises de recommencer ce geste contre mon petit ami Pablo.

» Car l’enfant ainsi menacé, le petit mousse, n’était autre que celui dont m’a mère a accepté la garde, que mon frère Lân a tiré du naufrage sur le trois-mâts la Coronacion. »

Derechef les forces manquèrent au narrateur. Il s’affaissa, à moitié évanoui sur les coussins.

Mais il en avait assez dit pour que la vérité se fît jour. Les deux dames s’étaient jetées dans les bras l’une de l’autre et pleuraient, avec des lueurs de folle joie au travers de leurs larmes.

« Vous voyez bien, vous voyez bien, ma mère ? bégayait Isabelle en étreignant sa compagne. Mon cœur ne me trompait pas, Pablo est bien mon fils. »

Mais l’aïeule, plus prudente, se montrait lente à croire.

Tout ce bonheur inattendu, survenant après douze années de deuil, après d’infructueuses recherches conduites par toutes les polices du monde, lui inspirait une bien naturelle méfiance, une bien excusable appréhension.

Qui pouvait dire jusqu’où allait la véracité de ce blessé ? Qui pouvait assurer qu’il ne mentait pas lui-même, ou, peut-être, qu’il n’était pas le complice d’une odieuse machination, ou encore, qu’ayant surpris les projets de ses complices, il ne cherchait pas à en tirer parti pour lui-même, en substituant un enfant étranger à celui que pleuraient sa mère et son aïeule ?

Tout cela était possible, et, sans doute, le même soupçon avait effleuré l’esprit des trois hommes présents à l’entretien, car ils gardaient un silence plein d’incertitude.

On en était à ce point d’angoisse affreuse, lorsque Ervoan, revenant au sentiment, fit signe qu’il voulait achever sa confession. Le calme se rétablit, les oreilles se firent plus attentives que jamais.

« Monsieur le recteur, dit le blessé en étendant la main avec solennité, vous m’avez donné l’absolution. Je ne sais pas si je vais vivre ou mourir, mais je jure que j’ai dit la vérité. Pas toute la vérité, bien sûr, car je ne puis affirmer que Pablo est vraiment le fils de M. Hénault assassiné par ces bandits. Cependant, je crois en avoir mieux qu’une présomption, presque une preuve.

– Une preuve ? s’écrièrent les deux femmes.

– Voici ce que j’ai à vous dire, reprit Ervoan. L’enfant que je connais porte à la plante du pied, près du talon, une cicatrice profonde. La chair a été fort entamée, on dirait même brûlée, et, ce qui est le plus étrange, c’est que la trace de cette brûlure a laissé un double bourrelet, comme si l’on y avait posé un instrument à deux pointes. »

Un cri simultané interrompit le narrateur.

« Plus de doutes ! s’exclama la jeune femme. Ce ne peut être que mon fils. Rappelez-vous, ma mère. Pablo avait quinze mois. Sa nourrice l’avait posé sur la pelouse du jardin. Un serpent, qui rampait dans l’herbe, le mordit au pied gauche. Nous accourûmes aux cris de l’enfant et de la nourrice. Je suçai la plaie et vous voulûtes la cautériser sur l’heure.

– C’est vrai, reconnut la vieille dame, et, comme je n’avais sous la main aucun instrument qui pût me servir à cette fin, je m’emparai d’un fer à tuyauter qui rougissait sur un petit fourneau à repasser. Et je me rappelle que je tins le fer trop longtemps sur la blessure, que le pauvre petit pleura beaucoup et fut malade pendant trois jours. »

Ervoan était retombé, épuisé. Il murmura :

« Voilà ce que j’avais à vous dire, mesdames. Je ne sais rien de plus. À vous de vous assurer que Pablo porte bien la cicatrice que je vous indique. Pour moi, j’ai fait mon devoir. Je le ferai plus encore, si Dieu me laisse vivre. Je me mettrai à la disposition de la police, parce que je connais plusieurs des endroits où les bateaux maudits relâchent, où ils ont des correspondants attitrés. Mais, d’abord, j’ai tenu à faire ces déclarations, et je désire qu’on les écrive. Je suis tout prêt à les signer. »

Le maire, le curé, le notaire, très émus maintenant, donnèrent au blessé la certitude que, le lendemain, ils témoigneraient devant le substitut de Lannion. Frémissantes d’impatience, les dames Hénault remercièrent Ervoan et les siens avec effusion et s’empressèrent de gagner leur voiture.

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