XV
 
Pris au piège.
 

Il y eut, parmi les fugitifs, un instant de folle joie.

La Grâce de Dieu, là, sur le fleuve, alors que tout espoir de la retrouver était abandonné, alors que le massacre des matelots laissés à son bord n’indiquait que trop douloureusement le passage des bandits. Dieu avait donc eu pitié des délaissés, qu’il leur restituait ce moyen de salut ?

Mais, presque aussitôt, à ce sentiment d’allégresse succéda une légitime méfiance.

« Hum ! prononça Ervoan. Ceci ne me dit rien qui vaille. Si, comme je continue à le croire, c’est Ricardo, avec sa bande, qui a pris le brick à l’abordage, comment se fait-il qu’après l’avoir emmené, ils l’aient laissé ici en panne ?

– Bah ! répondit le docteur. Peut-être ont-ils eu peur de notre retour et se sont-ils enfuis sans nous attendre ? »

À cela, Ervoan donna une judicieuse réplique :

« En ce cas, monsieur le docteur, puisqu’ils étaient déjà partis, ils n’avaient qu’à continuer leur route. C’est sur les bicyclettes volées que se sauvent leurs voleurs.

– Vous avez raison, reconnut le médecin.

– Il y a place pour d’autres hypothèses, fit remarquer Mme Hénault, dont les prunelles brillaient d’espoir ; par exemple que les bandits aient été prévenus de l’approche de quelque vaisseau de guerre remontant le fleuve ?

– Oui, confirma Alain. Cette supposition est plausible. Mais, je ne m’explique pas, alors, comment les pirates se sont enfuis.

– En pirogues sans doute, reprit Ervoan, et, dans ce cas, ils doivent se cacher sur l’autre rive. »

Le docteur tenait ses yeux fixés sur le bateau.

« Heu ! fit-il, que diriez-vous si ces gredins-là se tenaient tapis dans l’entrepont et n’attendaient que notre retour pour nous massacrer en bloc ? »

Pablo jeta impétueusement son avis :

« Il est bien facile de nous en assurer. Nous n’avons qu’à prendre d’assaut le brick, ainsi qu’ils ont dû faire eux-mêmes. Nous saurons bien ce qu’il cache dans ses flancs. »

Tous les hommes regardèrent l’enfant avec admiration.

« Voilà bien parlé, petit ! » s’exclama le Grésillon Joël, en soulevant Pablo au bout de ses bras herculéens.

Et les autres d’acclamer leur camarade.

Alain étendit la main et réclama le silence.

« J’approuve autant que vous le conseil de M. Hénault, et il prononça ces mots avec une déférence qui émut l’aïeule et le petit-fils. Mais avant de nous y conformer, il faut nous en assurer les moyens. »

Ces simples paroles calmèrent l’effervescence.

« Pour monter à l’abordage, il nous faut passer cette eau. Certes la distance est insignifiante et nous pourrions la franchir à la nage. Mais ce qui nous est permis ne l’est pas à madame (il désignait Mme Hénault). Or, nous ne pouvons nous éloigner d’elle tous à la fois et la laisser seule ici.

– C’est juste, reconnut Le Corre. Alors, quoi faire ?

– Je vais te le dire, bon Breiz, dit gaiement le capitaine. Il y a ici quelques arbres. Trois de nous vont y monter, armés de leurs carabines. De là-haut, ils surplomberont le pont du bateau, prêts à faire feu sur toute créature qui s’y montrerait hostile. Les autres vont nager jusqu’au brick, avec fusils et munitions au-dessus de la tête. Trois grimperont par les barbes de beaupré, deux par l’étambot. Et, si la bataille s’engage, dame, on se battra en conscience.

– Bravo ! fit Ervoan. Mon frère est un vrai capitaine.

– En ce cas, capitaine, réclama Pablo, je demande à être de la bordée qui nage.

– Je t’y autorise, mon enfant, prononça Mme Hénault, qui bénit son petit-fils d’un baiser sur le front.

– Alors, branle-bas de combat », ordonna Lân Plonévez.

En un clin d’œil, sur sa désignation, lui, le docteur et Ervoan escaladèrent les troncs de trois arbres à pin. Derrière le plus gros des troncs, on abrita Mme Hénault.

Pendant ce temps, Pablo et ses quatre camarades se dépouillaient de leurs vêtements, fixaient au-dessus de leurs têtes les carabines et les cartouchières, et, le revolver ou le poignard aux dents, se jetaient à l’eau. Du haut de leurs miradors feuillus, les trois tireurs, l’arme à l’épaule, le doigt sur la gâchette, se tenaient prêts à fusiller quiconque se montrerait inopinément sur le pont de la Grâce de Dieu.

Mais aucune face humaine, blanche ou noire, ne se démasqua. En moins de trois minutes, les assaillants avaient exécuté l’ordre du capitaine. Ils avaient escaladé l’arrière et l’avant du bateau et, présentement, se rencontraient au milieu du gaillard d’arrière, surveillant l’écoutille grande ouverte et interpellant d’invisibles ennemis dans les flancs mêmes du bateau. Brusquement, Joël Le Corre sauta dans l’intérieur de l’entrepont, criant à ses camarades :

« Quelqu’un appelle au fond. Je vais voir. »

Pablo et un autre le suivirent, attirés par des gémissements et des supplications.

À fond de cale, ils découvrirent le malheureux Nantais qu’avait épargné Gonzalo. Ils le soulevèrent et l’emportèrent, mourant, sur le pont, où ils le déposèrent sur un lit de voiles pliées.

Le pauvre garçon agonisait. Pourtant, il eut la force de remercier ses tardifs libérateurs et de leur faire un bref récit de l’agression dont il avait été victime. Après quoi, il s’assoupit en un pesant coma.

À terre, les trois guetteurs étaient redescendus de leurs arbres.

Les cinq hommes de la Grâce de Dieu s’occupaient à présent de lever l’ancre et de diriger le brick plus près de la rive, afin de permettre l’embarquement de leurs compagnons.

Bientôt, le navire démarré glissa dans le courant et vint raser la berge, en eau profonde. Il s’agissait de faire monter Mme Hénault à bord.

On y parvint en installant une sorte de va-et-vient à l’aide d’aussières tendues entre les arbres du rivage et les galhaubans. On fit asseoir la vieille dame sur un siège de cordes, que Joël Le Corre hala du pied de l’artimon.

Alain, le docteur et Ervoan n’eurent besoin que des câbles pendants pour se hisser à leur tour.