XI
 
En chasse.
 

Les dames Hénault ne passèrent à la Canée que vingt-quatre heures. Le commandant Le Gouvel, en effet, venait d’y trouver, avec de nouveaux avis du Ministère, des documents pris sur le bateau contrebandier, établissant, sans doute possible, la complicité de ses gens dans l’association cosmopolite qui mettait le monde en coupe réglée. Et l’une des pièces ainsi interceptées dénonçait le passage du Cacique à Constantinople, à Athènes, à Brindisi, à Malte. Le yacht de Gonzalo Wickham avait donc repris sa course vers l’ouest et le peu qu’on savait de lui permettait de supposer que sa vitesse égalait celle de la Némésis.

Le Gouvel et Plonévez discutèrent donc sérieusement le plan qu’ils devaient adopter.

Manifestement, il était inutile de visiter les ports de Tunisie et d’Algérie, où la police prévenue était aux aguets. Tout au plus pouvait-on soupçonner un contact des audacieux bandits avec les côtes de Sicile ou d’Espagne.

Cependant, au passage du yacht à la hauteur de Minorque, un steamer charbonnier, venu à sa rencontre pour le transbordement du combustible, fournit quelques indications utiles.

On apprit, de la sorte, que, huit jours plus tôt, quelques paysans du Mahon avaient dénoncé aux autorités la présence, dans une crique du rivage, d’un bateau fort élégant, dont celui qui paraissait en être le capitaine était descendu à terre et s’était promené plus d’une heure aux environs. Le signalement du personnage répondait à celui de Gonzalo Wickham. Les gendarmes mis en mouvement étaient arrivés juste à point pour voir le forban disparaître à l’horizon. On se rapprochait donc des pirates, puisqu’une semaine plus tôt, ils étaient encore dans les eaux des Baléares.

Le Gouvel et Alain décidèrent sur-le-champ de marcher à la vitesse de vingt nœuds pour rattraper le temps perdu, et de ne loucher qu’à Tanger, les ports espagnols devant être étroitement surveillés par les agents internationaux.

« Il faut bien, pourtant, disait le commandant, qu’ils fassent du charbon quelque part ? »

À quoi Lân répondit, en hochant la tête :

« À moins qu’ils ne soient approvisionnés en cours de route par des charbonniers amis, comme nous venons de l’être nous-mêmes. »

Et, devant le regard stupéfait de son chef, il ne put se défendre de sourire, ajoutant :

« Je ne sais pourquoi, mais je suis hanté de l’idée que ce même charbonnier est un complice des bandits, qu’il a pris prétexte de notre propre fourniture pour se dérober aux investigations de police et munir notre adversaire aussi bien que nous. »

Plus gravement, il insista :

« Mes soupçons peuvent n’avoir rien de fondé, mais vous connaissez le proverbe : « Deux sûretés valent mieux qu’une », je vous proposerais…

– Que supposez-vous donc », interrompit Le Gouvel, qu’une appréhension soudaine venait de mordre au cœur.

Alain s’expliqua. Le combustible acheté au bateau mahonais ne représentait guère qu’une vingtaine de tonnes, le surplus devant être pris à Tanger ou dans un port de la côte portugaise. Avec de pareils ennemis, tout était à redouter et à prévoir. Ne pouvaient-ils avoir mêlé au charbon quelque matière de mauvaise qualité, susceptible d’encrasser ou d’obstruer la chauffe ?

« Parbleu ! vous avez raison, mon cher, s’exclama l’enseigne. Il nous faut vérifier sur l’heure le chargement. »

Bien leur en prit. Par bonheur, la soute était distribuée de telle sorte, pour le contrôle de la dépense et la facilité du service, que les compartiments ne s’emplissaient qu’au fur et à mesure des besoins de la marche.

Il fut aisé de vérifier le charbon pris à Minorque. On le trouva de qualité très inférieure, mélangé de beaucoup de pierres. Il en fallut donc faire un tri minutieux, au terme duquel on constata que la déperdition était d’un quart au moins du combustible acheté.

Mais ce qui provoqua chez les officiers et parmi les chauffeurs une légitime colère, consécutive à un premier mouvement d’effroi, ce fut la découverte parmi les agglomérés misérables, de deux bombes de dynamite, dont la forme imitait à s’y méprendre des briquettes.

Le yacht l’avait échappé belle. Ce n’était pas seulement un arrêt fatal dans la marche du navire qui venait d’être ainsi providentiellement prévenu ; c’était la destruction même de la Némésis, sans possibilité de secours, qu’un événement accidentel conjurait. Mais un ardent désir de vengeance grandit dans les âmes de ces hommes si lâchement menacés et stimula leur énergie.

Le yacht atteignit Tanger le surlendemain. Là encore on recueillit quelques indications et l’on dénonça la tentative dirigée contre la Némésis. Mais déjà les difficultés se multipliaient. Ce n’était plus la Méditerranée, c’était l’Océan qui s’ouvrait devant les investigations du yacht. Sur cette nappe immense, quelle chance pouvait-on avoir de surprendre des pirates qui, depuis plus de dix ans, se faisaient un jeu de dépister toutes les poursuites comme toutes les surveillances ?

Parmi les hommes qui composaient l’équipage figurait Yves Plonévez. Il avait supplié son frère de le prendre à son bord, convaincu que, malgré l’état précaire de sa santé, il pourrait rendre d’utiles services. Pablo et les dames Hénault avaient appuyé cette demande. Qui pouvait mieux que l’ex-matelot du Cacique découvrir et signaler la présence d’un navire suspect ?

Lân avait donc consenti à engager le blessé. Mais sa faiblesse encore excessive ne permettait pas qu’on exigeât de lui un labeur considérable. On se borna à lui assigner un rôle de vigie, que son excellente vue, aidé d’une puissante lorgnette, lui permit de tenir à la satisfaction générale.

La vie à bord du yacht n’allait pas sans une certaine monotonie, et il était à craindre que les femmes – Mme Isabelle du moins – s’énervassent en ce déplacement invariable qui, sans leur accorder le répit d’une descente à terre, n’offrait à leurs yeux fatigués, que le spectacle continu du ciel et de l’eau.

Là n’était pas le seul inconvénient. L’objet qu’on s’était proposé était tout le contraire d’un voyage d’agrément. Après les ravissements des premiers jours étaient venus la lassitude très naturelle, presque le dégoût de cette existence qui, sans manquer de perspectives, n’y rencontrait aucune variété reposante.

En outre, les divers états du ciel et de la mer, tantôt calmes, tantôt agités, ébranlaient la solidité des résistances. Quel que fût le luxe de l’aménagement intérieur, il ne pouvait remédier aux brusques secousses des lames, à la trépidation ininterrompue du navire, aux nauséabonds balancements du tangage. Et le terrible « mal de mer », dont les plus éprouvés marins ne peuvent s’affranchir entièrement, commençait à exercer ses ravages dans les cabines du gaillard d’avant. Déjà Mme Hénault, la mère, envisageait avec inquiétude et dépit, l’éventualité d’un débarquement, peu rassurant pour sa belle-fille, en quelque ville d’Afrique au climat insalubre. Elle n’avait encore fait part de ses alarmes à qui que ce fût, mais, à voir la mère de Pablo, pâle, anémiée, se traîner péniblement de son cadre au rocking chair qu’on installait pour elle sur le spardeck, elle ne pouvait s’empêcher de laisser lire le souci sur son front plissé de rides.

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À plusieurs reprises, elle avait pu voir les yeux d’Alain se fixer sur elle et lui traduire les appréhensions personnelles du jeune capitaine au long cours.

Or, on était en décembre, mois où la tempête se déchaîne âprement sur les côtes marocaines. Qu’allait-il advenir des voyageurs au milieu des fureurs de l’Océan ? Déjà la servante Anne-Marie semblait atteinte des prodromes d’une égale langueur.

Mme Hénault voyait donc approcher l’heure, où, à son grand regret, elle serait contrainte de demander aux officiers du yacht une relâche à Saint-Louis ou Dakar, à moins que l’on ne préférât le séjour paradisiaque des Canaries.

On en était à ce point d’incertitude angoissante, lorsque, le 15 décembre, du haut de la hune de misaine, Ervoan laissa tomber ce cri significatif :

« Voile, – à tribord, – trois milles, – sous le vent. »

« Une voile », cela voulait dire un navire suspect.

Ceci, il était inutile que la vigie le précisât. Tout le monde avait compris la désignation.

En un clin d’œil les dispositions furent prises à bord du yacht, le branle-bas de combat ordonné au sifflet. Par mesure de précaution, le commandant Le Gouvel pria les dames de se laisser enfermer dans leur cabine. Quant à Pablo, il fut impossible de l’assujettir à la même règle. Il venait, comme un écureuil, de grimper jusqu’auprès d’Ervoan et, lui empruntant ses jumelles, il avait fouillé attentivement l’horizon de la mer.

L’instant d’après, il était redescendu sur le pont et confirmait l’annonce du frère d’Alain.

Ce n’était pas une « voile », mais deux que la vigie avait découvertes. Des deux bateaux signalés, l’un était, à n’en pouvoir douter, le Cacique. L’œil clairvoyant d’Yves ne s’était pas laissé tromper. Il avait reconnu le long bateau dépassant par ses extrémités un second navire gros et court qui le masquait. Et ce second navire ne pouvait être qu’un de ses complices, venu le ravitailler en pleine mer.

« À la bonne heure ! s’exclama Le Gouvel. Nous allons pouvoir, cette fois, nous renseigner utilement. Il nous suffit de mettre la main sur ce pourvoyeur. Nous y trouverons, à coup sûr, des indications précises.

– Hum ! prononça Alain. Je ne suis pas si sûr que cela du résultat. Croyez-vous que d’aussi audacieux brigands laissent des traces de leur passage, des jalons de leur route ?

– Que voulez-vous dire ? interrogea l’enseigne, hésitant.

– Je veux dire, expliqua Lân, que ce bateau secondaire peut fort bien n’être qu’un trompe-l’œil, destiné à nous donner le change. Il est possible, il est même probable, qu’après l’avoir vidé de sa cargaison, ceux que nous poursuivons l’abandonnent à la dérive. En ce cas, nous aurions perdu notre temps. »

Le capitaine Le Gouvel fut frappé de la justesse de l’observation. Il hésita sur le parti à prendre.

On fit le point. On se trouvait exactement par 16 degrés de longitude occidentale, sous le trentième parallèle nord, à cinquante-cinq milles environ de l’île de Fuerteventura, qui dépend de l’archipel des Canaries. Il était certain que les deux bateaux pirates avaient pris contact avec quelque port de cette côte hospitalière.

« Nous n’avons pas le choix, conclut l’enseigne. Donnons la chasse aux véritables bandits ! »

La Némésis se ramassa sur elle-même comme un félin qui va bondir. En un clin d’œil, les chaufferies furent chargées. Le chef mécanicien et ses aides prirent place à leurs machines respectives, dont les chambres furent instantanément closes, et le premier commandement qui tomba dans le porte-voix fut celui-ci :

« Soixante-dix tours. »

La seconde d’après, la voix du capitaine jetait successivement les chiffres de vitesse croissante :

« Quatre-vingts, cent, cent vingt-cinq, cent soixante, deux cents. »

Le yacht, tel un cheval de course progressivement entraîné, allongeait son élan, pressait sa marche. On n’en était encore qu’à vingt-deux nœuds. La marge était large, la propulsion, sur une nef aussi perfectionnée que la Némésis, pouvait atteindre quatre cents tours à la minute.

La mer était calme, ce qui permettait de n’utiliser que l’hélice centrale et les deux hélices les plus extérieures de tribord et bâbord.

Mais les deux officiers étaient ménagers de leurs provisions. On n’était plus dans la Méditerranée, où les ports sont assez nombreux pour assurer un prompt ravitaillement en combustible. En outre, ces instruments d’action sont d’une merveilleuse délicatesse. L’usure en est rapide et la fatigue dangereuse. Il faut également tenir compte de la presque impossibilité pour des chauffeurs européens de soutenir longtemps des températures variant entre quarante et quarante-huit degrés.

Brusquement, en levant les yeux, Alain put voir le groupe des bateaux suspects dédoublé, comme se dédoublent certaines étoiles sous l’œil du télescope.

« Malloz ! grommela-t-il en langue bretonne. Le failli chien nous échappe. Il doit être aussi bien machiné que nous. Voyez ! il a déjà gagné d’un mille sur l’autre bateau. Il faudrait donner notre maximum. »

Le Gouvel serra les poings.

« Notre maximum ? Je voudrais bien. Mais il ne nous reste pas plus de quatre-vingts tonnes dans la soute, quatre-vingt-dix avec les réserves des machines. À peine pourrions-nous fournir dix ou douze heures de chasse. Et, d’ailleurs… »

Il s’interrompit. Alain acheva sa pensée.

« Oui, et vous redoutez ceci ? »

Il avait posé son doigt sur le baromètre qui, depuis le matin, accusait une dépression uniformément décroissante. Il accusait présentement 746 degrés, mais il était manifeste qu’il tomberait au niveau de « tempête ».

Or, au point où l’on se trouvait, c’est-à-dire à trente degrés de la ligne équinoxiale, dans la saison et la région des perturbations soudaines, il fallait prévoir quelque formidable météore de la nature des cyclones et des typhons.

« Ah ! prononça le jeune enseigne, c’est une vraie calamité que nous ayons des femmes à bord. »

Alain ne répondit rien. Mais il partageait le sentiment de son chef.

Brusquement la voix d’Ervoan tomba de misaine.

« Bâbord, dans le vent, croiseur anglais.

– Signalez », dit Le Gouvel à son second.

Le moment d’après, au-dessous du pavillon triangulaire, à bandes transversales rouge et blanc, s’alignaient, sur les drisses, les flammes multicolores qui expriment l’abécédaire du Code maritime international.

Le croiseur anglais y répondait, tout en pressant son allure. C’était un de ces vaisseaux de guerre à marche rapide qui peuvent atteindre une vitesse de vingt-cinq nœuds. Il venait, superbe, fendant l’eau de son étrave droite, courant droit au pirate dénoncé.

L’accord était fait d’avance. Les deux navires, malgré leur différence, poursuivaient la même fin. Le croiseur King Edward signala que, depuis trois jours, il était avisé de la présence du « Forban Noir » (c’était le nom dont se servaient les veilleurs espagnols) dans ces parages de difficile surveillance. Il fut immédiatement convenu que le yacht et son puissant compagnon de route fonceraient sur le bateau suspect, que l’on voyait décroître rapidement à l’horizon. Mais il était encore à portée de canon.

L’anglais l’avertit d’un coup de semonce, qui ne servit qu’à accélérer la fuite du pirate. Alors le commandant du King Edward invita la Némésis à s’emparer du vapeur laissé en arrière et à l’amariner, pendant que lui-même, chassant à vue, s’efforcerait de couper aux forbans la route du sud-ouest, afin de les rejeter sur la côte d’Afrique, où ils rencontreraient sans doute les stationnaires français, anglais ou allemands.

« Le plan est bon, reconnut Alain. L’English va faire le plus ennuyeux de la besogne. Il est vrai que, s’il prend ces coquins, il s’en donnera les gants à la face du monde entier. Mais en la circonstance nous n’avons pas mieux à faire.

– Oui, appuya Le Gouvel, le docteur vient de me prévenir que la jeune Mme Hénault est fort souffrante et qu’il y a urgence à la déposer à terre. Nous sommes assez proches de la Puenta de Cabras pour permettre à la malade de s’y reposer dès ce soir.

– Sans doute, mais il faut nous hâter, car, outre qu’il fera nuit dans trois heures, l’ouragan commence à monter du sud-est. C’est le mauvais vent du Sahara. Nous ferons sagement de nous mettre à l’abri. »

Il n’était pas nécessaire de maintenir l’allure de vingt-deux nœuds.

Le yacht reprit donc sa marche normale, laissant porter vers le bateau-leurre abandonné par les pirates, afin de le prendre à la remorque jusqu’à la côte de l’archipel des Canaries. Quand on fut dans les eaux du petit steamer, la baleinière de la Némésis se détacha pour aller à la visite. Lân Plonévez et six hommes de pont la montaient.

Ils abordèrent le navire par la hanche de tribord et constatèrent sans surprise qu’il n’y avait personne à bord.

La chose avait été prévue par le second.

En revanche, le bateau, un vrai sabot, à carcasse vermoulue, contenait encore un tiers de son chargement en charbon.

L’un des matelots fit cette réflexion :

« Faut croire qu’ils n’ont pas eu le temps de tout transborder. Nous les avons surpris au milieu de la besogne.

– Bah ! fit un autre, c’est de bonne prise. Il y a bien là une vingtaine de tonneaux. Ça fera notre affaire. »

Sur l’ordre d’Alain, l’épave fut immédiatement amarinée, et la remorque portée au yacht qui prit alors directement sa course vers l’île Fuerteventura, afin d’atteindre avant la nuit, s’il était possible, le petit port de la Pointe de Cabras.

Un débat s’engagea sur l’heure entre les deux officiers. Cette capture réjouissait l’enseigne Le Gouvel, homme jovial et d’humeur accommodante. Ces vingt tonnes de combustible, qui ne coûtaient que la peine de les prendre, lui mettaient le cœur en joie à l’égal d’un butin de guerre considérable. Plonévez s’empressa de le rappeler à la prudence.

« Hé ! hé ! il faut y regarder à deux fois. Souvenez-vous de notre aventure de Mahon. Qui nous assure que ce ponton n’est pas un brûlot destiné à nous faire sauter ?

– En ce cas, répondit le Gouvel, nous ferons bien d’opérer le transbordement tout de suite.

– Je veux bien, à la condition que le cyclone nous en laisse le temps. »

Et, il montra du droit l’horizon du sud-ouest soudainement assombri, comme si une fumée opaque se fût élevée au-dessus de l’Océan jusqu’aux cieux.

« Bonne chance à l’engliche ! plaisanta l’enseigne. Je ne crois pas que ce qui se prépare lui facilite la besogne. En tout cas, ce qui est bien certain, c’est qu’il va danser une belle gigue autrement qu’à la mode de son pays.

– Nous aussi, commandant, si nous ne nous pressons pas », appuya Alain, le front barré d’une ride.

Comme pour souligner ces paroles, la mer se gonfla rapidement et une lame, de six à huit mètres de hauteur, vint battre le yacht par le travers, déferlant sur le pont, inondant le rouf. La Némésis donna violemment de la bande à tribord.

En un clin d’œil, on eut rabattu les capots, fermé les écoutilles et le navire s’apprêta à reprendre ses allures de grande vitesse.

Mais si l’entêtement est la caractéristique du Breton, l’enseigne Le Gouvel, Finistérien, originaire de Châteaulin, était encore plus Breton qu’Alain Plonévez.

Il tenait à son idée, qui était de faire passer à son bord le charbon trouvé dans la cale du mauvais steamer pris en remorque. Il donna donc l’ordre qu’on amenât celui-ci bord à bord avec le yacht, afin de procéder au plus vite à la besogne du transbordement.

Cela n’allait pas « tout seul », selon l’expression commune. La mer, en effet, se faisait de plus en plus grosse. Afin d’éviter des chocs préjudiciables au yacht, on dut fixer le bateau charbonnier à bâbord, à la façon d’un balancier de pros malais ou néo-hébridais. Cela fait, il fallut rouvrir les puits de soute et établir un pont volant entre les deux carènes, toutes choses de pénible aménagement et qui ralentissaient la marche du yacht.

Cependant la besogne s’accomplissait tant mal que bien, et cinq tonnes de charbon étaient déjà passées des flancs de l’épave dans ceux de la Némésis, quand la survenance d’une nouvelle lame, celle-là suivie de plusieurs autres, avertit le capitaine qu’il y avait désormais péril à rester attaché à ce cadavre.

En même temps, l’obscurcissement du ciel hâtait la nuit toute proche et de furieuses rafales enveloppaient de leur fouet les deux navires liés.

Le Gouvel donna donc l’ordre de larguer les amarres, se contentant de laisser la remorque au bateau capturé. Car, selon le Code international, bien que la prise fût légitime, les officiers du yacht en devaient justifier auprès des autorités compétentes, justification qui ne pouvait se faire que dans un port des Canaries.

Brusquement, un événement se produisit qui simplifia le problème, tout en mettant en péril l’existence même de la Némésis.

Au milieu des violentes secousses du langage, tandis que les hommes affectés au transbordement se hâtaient de dégager le yacht et de filer la remorque de l’épave, on vit un matelot surgir sur le pont de celle-ci et tendre des bras désespérés à ses compagnons, avec des appels de détresse.

Dans la précipitation de la manœuvre, on l’avait oublié. Il accourait, affolé, réclamant le secours immédiat, et sa physionomie exprimait une telle épouvante que le commandant donna l’ordre de stopper, afin de ramener le charbonnier à portée de la Némésis. L’homme bondit frénétiquement par-dessus les bastingages et vint tomber si malheureusement sur le pont du yacht que sa tête porta avec violence contre une chaîne d’arrimage. Il s’évanouit, le crâne ouvert, ne proférant que ce mot sinistre :

« Le feu ! »

Ce cri jeta l’épouvante dans l’équipage et, pendant quelques secondes, glaça les énergies.

Le feu ! Où était le feu ? Le matelot blessé n’avait pas eu le temps de préciser sa parole d’alarme. Le fléau s’était-il manifesté dans la coque du charbonnier, ou bien l’homme, du pont de l’épave, l’avait-il vu éclater dans les flancs mêmes du yacht ?

On n’eut pas le loisir de préciser la question affolante. L’événement donnait lui-même la réponse.

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En effet, à travers les ténèbres accrues du météore destructeur, on vit, tout à coup, la carène du steamer remorqué s’entourer d’une lueur bleuâtre, presque surnaturelle, reflet extérieur de la combustion du charbon qu’il contenait. Et, simultanément, malgré les rugissements de la tourmente, on perçut des craquements significatifs.

C’était bien l’épave qui brûlait, accrochée à la hanche de tribord de la Némésis. Chaque paquet de mer qui la soulevait la jetait plus lourdement sur le bordé du yacht. Il n’était que temps de rompre les amarres et d’abandonner à l’abîme cette proie qu’on avait voulu lui arracher.

Tous les hommes s’étaient élancés vers les câbles et les grappins. Les haches eurent tôt fait de trancher les premiers, mais la besogne n’alla pas de même quand il s’agit de détacher les chaînes. L’état de la mer était devenu tel que les lames balayaient le pont de bout en bout. Force fut de lier les hommes à l’aide d’aussières pour les empêcher d’être enlevés.

Le spectacle était effrayant.

Après avoir couvé des heures à fond de cale, intentionnellement allumé par les forbans, l’incendie, gagnant de proche, avait transformé la soute du charbonnier en un brasier tel que la coque ne pouvait résister à cette incandescence.

On entendait distinctement crépiter, se tordre et jaillir les lames du bordé extérieur en même temps que celle du vaigrage et les parties boisées des baux et des couples.

« Il est doublé en cuivre, fit remarquer Grandy. Sans cela, il n’aurait pu résister aussi longtemps.

– Oui, opina Alain, et je suis convaincu qu’il va finir en fusée. Il doit cacher de la dynamite. Ah ! les gredins ! Ils avaient bien préparé leur coup ! »

En ce moment le tableau atteignait le paroxysme de l’horreur. La carcasse entière du steamer flambait ; l’épave semblait flotter dans les vapeurs bleues d’un punch. On n’avait pu détacher la dernière chaîne. Ce cadavre en feu suivait le yacht dans sa fuite, fixé à lui par une amarre de moins de vingt brasses, dégageant un rayonnement de chaleur qui écaillait ses revêtements de teck et d’acajou, qui faisait surgir à la surface de ses vernis et de ses peintures, ces pustules huileuses qui précèdent la combustion.

Sur l’ordre du commandant, dix hommes, armés de pompes, arrosaient copieusement le pont et les superstructures du navire. L’angoisse croissait dans les poitrines, et sur le seuil des logis de l’avant, les dames Hénault, Irène et Anne-Marie se tenaient muettes, blêmes d’épouvante.

« Si cette satanée carcasse brûle encore un quart d’heure, prononça Lân à l’oreille de Le Gouvel, le yacht flambera comme une allumette. »

L’enseigne avait le front plissé. Il se reprochait amèrement son imprudence. Hélas ! il n’était plus temps d’y remédier. On ne pouvait attendre d’autre secours que du ciel.

La Némésis accélérait sa course. Au milieu de ces retards mortels la nuit était venue. L’Océan déchaînait toute sa furie, prêt à dévorer le bateau du châtiment en même temps que le brûlot enchaîné à sa fuite et dont la lueur d’outre-tombe éclairait, comme une torche funèbre, cette scène infernale.

Tout à coup, un seul cri jaillit de toutes les poitrines :

« La remorque est rompue ! »

Ou venait d’entendre un bruit de ferraille. Détachée du plat bord incandescent, la dernière chaîne venait de tomber à la mer.

La Némésis bondit, comme un cheval échappé, par-dessus les crêtes mugissantes, à travers les écumes furieuses.

C’était le salut aux portes de la mort. Trente secondes n’étaient pas écoulées que l’épave, s’ouvrant comme un cratère, projetait dans les airs, et jusque sur le pont du yacht, ses entrailles embrasées.

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