C’était le soir, un beau soir d’été, tout doré par les reflets du couchant. Un rayon, décoché par le soleil comme une flèche, vêtait de lumière la maisonnette de la veuve Plonévez, et les pierres en paraissaient tressaillir de joie.
La rue était déserte, la maison le paraissait aussi. Dans ce pays où tout le monde se connaît, la méfiance n’a pas beaucoup de précautions. L’huis entrebâillé touchait à peine le chambranle du bout de son pêne rouillé. Il suffisait d’une poussée de l’épaule pour l’écarter entièrement.
Un homme s’avançait sur le chemin, l’œil fixé sur cette porte entr’ouverte. Il marchait d’un pas hésitant, la tête penchée et sournoise, l’allure cauteleuse, à la façon de quelqu’un qui médite un mauvais coup.
Elle l’attirait, cette maison ; elle le fascinait. Du bord opposé de la route, il la couvait des yeux. Son regard inquiet la sondait, en interrogeait les abords, cherchait un motif de se décider à en franchir le seuil.
Brusquement, il s’y résolut. En trois pas, il enjamba la chaussée ; il poussa le battant et entra.
Pas un bruit à l’intérieur. Dans l’étroit corridor carrelé, le mystérieux visiteur s’arrêta court, pris d’un tremblement incoercible, et porta les deux mains à sa poitrine, comme pour en comprimer les battements. On eût dit qu’il allait défaillir.
Pourtant, il était grand et fort. Son visage hâlé disait la plénitude de la santé dans un organisme robuste. D’où pouvait venir une telle faiblesse à cet hercule ?
Il la domina néanmoins, et aspira longuement, évitant qu’on pût ouïr son souffle.
Puis, s’appuyant à la cloison de briques, il pénétra plus avant. Sa main palpa un loquet de cuivre et y demeura immobile pendant quelques secondes.
Nul bruit de l’intérieur ne vint le détourner. Avec d’infinies précautions, il tourna la poignée de laiton et se risqua à pousser cette deuxième porte.
C’était celle de la salle à manger, une pièce à plafond bas, éclairée de deux petites fenêtres, prenant jour, l’une sur la rue, l’autre sur l’étroit jardin, à solives saillantes, à cheminée de bois, du reste carrelée comme le couloir, et blanchie à la chaux.
Sur la cheminée, une pendule muette et sans mouvement sous un globe de verre, entre deux vases de porcelaine abrités de même façon et garnis de fleurs de papier ; au-dessus un mauvais tableau, peint par quelque naïf artiste du pays et représentant la Stella maris, le brick de feu le « capitaine » Plonévez ; au mur, accrochés en ordre, des portraits photographiques défraîchis : trois hommes, une femme : le père, la mère et les deux fils.
Au centre de la pièce une table de bois blanc, ronde, couverte d’un tapis de toile cirée, était entourée de six chaises paillées en bois de cerisier poussé au rouge clair.
Contre le mur du fond, un buffet vitré mettait en montre l’humble vaisselle de faïence ou de métal blanc, les verres et les boîtes enfermant les six couverts de ruolz réservés pour les grandes occasions.
Tel était le mobilier de cette salle à manger rustique. Mais, en en franchissant le seuil, on avait tout de suite l’odorat charmé par le parfum qui emplissait la pièce.
Il s’exhalait, ce parfum, de deux gros bouquets de fleurs, installés en des pichets de grès sur un second buffet, très bas, formant console.
Ces fleurs venaient de l’enclos. Tous les deux jours, Anna Plonévez les renouvelait avec soin, les cueillant elle-même aux magnifiques rosiers de son jardin, aux tonnelles de jasmin ou de chèvrefeuille, dans les plates-bandes ornées de pois de senteur, de verveines, de balisiers et de glaïeuls.
L’homme s’arrêta derechef ; derechef il parut en proie à la défaillance déjà éprouvée.
Et, tout d’un coup, n’y tenant plus, il traversa violemment la salle, alla droit à la cheminée et… décrocha le portrait de femme qui pendait à la gauche de la pendule. D’un geste passionné, il le porta à ses lèvres et se mit à le couvrir de baisers.
Soudain, un pas retentit derrière lui, dans le corridor, un pas élastique et léger, le pas d’un enfant.
À ce moment même, l’homme venait de tirer de sa poche une enveloppe gonflée de papiers.
Au bruit venu du corridor, il glissa l’enveloppe sous la pendule de la cheminée, et, d’un geste non moins vif raccrocha le portrait à son clou.
Celui qui entrait n’était autre que Pablo.
À la vue d’un étranger dans la maison, il s’arrêta, interdit, sur le pas de la porte.
L’homme se retourna. Un cri d’allégresse jaillit des lèvres de l’enfant.
« Ervan ! Ervan ! C’est toi ? »
Les bras ouverts et tendus, il courut vers le singulier malfaiteur.
Il faut croire que la sympathie était ancienne et profonde entre les deux personnages, car l’homme enlaça l’enfant d’une chaude étreinte et l’embrassa à deux reprises.
« Ah ! petit Pablo, petit Pablo ! Je te revois donc ! Il y avait dix-huit mois que je te croyais noyé. »
Certes, il mentait en parlant de la sorte, mais, tout de même, sa joie était sincère. Il était visible que ce rude matelot adorait le petit garçon.
On ne s’embrassait plus, mais les mains retenaient les mains. L’homme riait et pleurait à la fois ; le gamin le considérait avec des yeux émerveillés.
« Tu me croyais noyé, Ervan ? C’est vrai que j’en ai été bien près. Tu ne sais pas ? C’est le fils de la maison, le fils de mamm Plonévez, mon ami Alain, qui m’a sauvé, qui m’a ramené ici.
– Ah ! proféra l’autre, dont la voix s’étrangla.
– Oui, poursuivit l’enfant. C’est Alain. Il te ressemble. On dirait que c’est ton frère. »
Les lèvres de l’homme s’agitèrent à plusieurs reprises, sans qu’aucun son en sortît ; sa poitrine se soulevait tumultueusement. Il lâcha l’une des mains de Pablo pour écraser à moitié, sous ses paupières, des larmes qui, malgré tout, coulèrent sur ses joues bronzées et allèrent se perdre dans son épaisse barbe noire.
« Tu pleures ? questionna le petit, interdit par ce spectacle inattendu. Tu pleures parce que j’ai dit qu’Alain te ressemble ! Mais c’est que c’est vrai, tu sais ? »
Et, plus bas, timidement il ajouta :
« Il avait un frère, Alain, un frère dont on ne parle jamais devant mamm Plonévez, parce qu’il est mort. »
Ervan tremblait comme une feuille. Il tenait les yeux baissés, n’osant regarder son interlocuteur.
À la fin, d’un organe rauque, saccadé, il demanda :
« Alors, il y a dix-huit mois que tu es ici, dans cette maison, chez… »
Il ne put prononcer le nom. Un spasme le suffoqua.
« Oui, il y a dix-huit mois. Quand Alain m’a retiré de l’eau, on m’a porté ici. Mamm Plonévez m’a pris, m’a soigné, m’a gardé. Elle m’aime bien, et moi aussi, tu sais. Elle est si bonne, si pieuse. Et puis elle a eu tant de chagrin. Elle pleure tant, quand elle pense à… celui qui est mort ! C’est pour ça qu’Alain lui a dit, quand j’ai été couché là-haut : « Mamm, nous allons le garder, pas vrai, ce moussaillon ? Ça ne te consolera pas tout à fait, mais ça te fera un fils de plus pour remplacer mon frère Ervoan. » Car, tu ne sais pas ça, il s’appelait Ervoan, le frère d’Alain, un nom qui est presque la même chose que le tien. Ervoan, – Ervan. Il n’y a pas de différence. »
Il disait tout cela ingénument, sans remarquer le trouble croissant de celui à qui il parlait. Il poursuivait :
« En sorte que mamm Plonévez m’a donné la chambre de son fils aîné, son propre lit. Quel dommage qu’il soit mort ! »
Et, brusquement, changeant de sujet, exprimant une surprise qu’il n’avait pas eue au premier moment, l’enfant se prit à interroger :
« Mais toi, Ervan, comment se fait-il que tu sois ici ? Tu la connais donc, toi aussi, la chère mamm Plonévez ? »
D’un accent qui grondait comme un feulement étouffé, le matelot du Cacique répondit, au hasard :
« Oui, un peu ; je connais surtout Lân.
– Lân ? Tu dis Lân, comme les gens d’ici ? Tu parles breton peut-être ? Tu es du pays ? »
Mais déjà l’autre s’était ressaisi.
Le dialogue devenait dangereux ; il ne fallait pas s’y attarder. Au surplus n’avait-il pas une besogne à faire ?
Dominant donc son trouble, maîtrisant les hoquets de sa gorge, celui que Pablo appelait Ervan s’expliqua :
« Écoute, petit : ce n’est pas tout ça. La vérité, c’est que je suis venu pour toi, pour te voir.
– Pour moi ? prononça l’enfant, les yeux grands ouverts.
– Oui, pour toi. J’avais appris ta présence dans le pays. On m’avait indiqué cette maison. Alors, tu comprends, je voulais t’embrasser. Je suis venu.
– Mais, tu m’as dit, tout à l’heure, que tu me croyais mort. »
Ervan s’aperçut de sa maladresse. Il était trop tard pour chercher à la réparer. Bredouillant, mal à l’aise, désireux de couper court aux questions embarrassantes, il prit la tangente et répliqua :
« Écoute, Pablo ! Veux-tu faire une chose, venir avec moi, un tour seulement, sur la grève ? Nous causerons bien plus à notre aise. »
Il insista, afin de mieux séduire l’enfant :
« Tu as été mousse, tu aimes les beaux bateaux. Il y en a un très beau dans la rade.
– Oh ! oui, je sais, ce yacht, qui s’appelait le Mapana, et qui s’appelle à présent le Cacique ?
– Tout juste. C’est sur lui que je suis embarqué. Je puis te le faire visiter en détail. Tu seras content de ta visite. »
Il avait repris la main du garçonnet ; il l’entraînait vers la porte. Il avait hâte de sortir de cette maison, car, maintenant, il étouffait sous ce toit.
Trop de souvenirs l’assaillaient. Le passé l’enveloppait, l’entourait d’une chaîne. Il avait l’horreur de lui-même, de sa vie perdue, de son abjection présente.
« Je veux bien », avait consenti Pablo.
Mais, tout à coup, il se dégagea d’une brusque secousse, et, riant, les yeux pleins de malicieuse gaîté, il s’écria :
« Seulement, tu comprends bien que tu ne peux pas t’en aller comme ça, sans avoir bu une bolée de cidre ? Mamma Plonévez ne me le pardonnerait pas. »
D’un bond, il sortit de la salle, ouvrit une porte du corridor donnant sur le jardin, et le matelot put l’entendre, appelant à plein gosier :
« Mamma Plonévez ? Mamma Plonévez ? où êtes-vous ? Venez vite ! »
Le forban s’affola. Tout, tout plutôt que cette rencontre, trop chère et trop redoutable ! Misère ! Il ne fallait pas que cela fût. Il était « mort », Pablo venait de le lui dire. Il devait rester « mort ».
Profitant de l’absence momentanée du mousse, sans réfléchir aux conséquences de cette fuite, aux commentaires qu’elle provoquerait, aux périlleuses recherches auxquelles elle donnerait lieu, il s’élança, tête baissée, vers la porte.
Et voilà que cette porte fut poussée. Une voix qu’il connaissait bien, qui fit tressaillir ses entrailles, répondait aux appels de Pablo :
« Me voilà, petit, me voilà. Je suis ici. Qu’est-ce qu’il y a ? »
Mamm Plonévez entrait, effarée, dans la salle à manger. Le matelot avait reculé, courbant le front, honteux, essayant de se voiler la face.
Mais qui peut tromper l’œil d’une mère ?
À peine ceux d’Anna Plonévez eurent-ils dévisagé l’intrus, qui pénétrait ainsi sous son toit, qu’une exclamation sourde jaillit de sa poitrine, tandis que, vacillante, elle s’accrochait à une chaise.
« Jésus ! Maria ! Mon fils ! mon fils Ervoan ! »
Elle avait failli tomber. Elle se redressa, aussi blanche que le lin de sa coiffe. Elle vit le malheureux agenouillé devant elle, baisant le carreau qu’il mouillait de ses pleurs, enfin débordés, et sanglotant :
« Mamma, mamma, pardonnez-moi. »
Alors la mère se pencha. Elle tendit ses vieilles mains à l’enfant prodigue ; elle le releva, disant :
« Embrasse-moi, mon petit, mon pauvre petit. »
Et lui, le pirate, l’homme déchu, osa la regarder.
Il aperçut ses bras ouverts, l’adorable sourire maternel épanoui sur les rides de l’âge, sur les sillons de la douleur. Il put se croire pardonné, réhabilité. D’un seul élan, il fut sur pieds. Son étreinte se referma sur la mamm qui avait pu le croire mort, mort du moins à la vraie vie de l’honneur et du devoir. Et, pendant quelques secondes, leurs larmes se mêlèrent avec leurs baisers.
Cependant Pablo, après avoir fait le tour du jardin, revenait à la maison, appelant encore.
« Chut ! dit-elle. Le petit a su par nous que tu étais mort. Il faut qu’il te croie ressuscité. »
Comme tout à l’heure, le mousse s’était arrêté sur le seuil. Mais sa stupeur était plus grande encore de voir mamm Plonévez dans les bras de son ami Ervan. Son intelligence, après avoir frôlé un instant la vérité, avait vu la lueur s’éteindre. Maintenant, il ne comprenait plus.
Une question de naïve candeur lui vint à la bouche.
« Alors, mamma, c’est donc que vous le connaissez bien, vous aussi, mon ami Ervan ? »
Elle rit, d’un rire nerveux, et répliqua :
« Si je le connais, Pablo ? Mais c’est mon fils, mon fils Ervoan, que je croyais mort ! »
Il y a, dans toute existence humaine, de ces heures uniques, prodigieuses, pendant lesquelles l’homme, s’il pouvait s’analyser, se rendrait compte que le libre arbitre, la raison, tous les attributs dont se flatte son orgueil, n’existent plus, en quelque sorte, des heures où il devient, à son insu, le jouet d’une force incommensurable, un fétu, mais un fétu conscient, emporté dans l’immense tourbillonnement des causes pivotant autour de la Cause première.
Pendant quelques minutes, les trois acteurs de ce drame intime, – est-ce « acteurs » qu’il faut écrire ? – se sentirent enlevés en un irrésistible courant d’émotions imprévues, suaves et douces, annihilant leurs vouloirs, les fondant en une commune joie dont le principe résidait en leur commune affection.
La première, la vieille mère recouvra sa présence d’esprit. Elle dit posément :
« Puisque te voilà revenu, mon fils Yves, tu vas faire ce qui s’est toujours fait en Bretagne : tu vas boire le cidre de ta mère et, tout à l’heure, en dînant, tu rompras le pain avec nous. »
Ervoan était pris, il ne pouvait plus s’échapper. Il n’y songeait pas même. Un peu fataliste, il se disait que ce qui était arrivé devait arriver. Et puis, quoi ? Dans cette atmosphère de tendresse et de vertu, il se sentait soudainement transformé. L’homme de péché qui, en lui, s’était greffé sur le Breton naïf et croyant de l’origine, se flétrissait brusquement. Il recouvrait sa grandeur primitive. Le baiser de sa mère lui avait éclairci le front, dissipé les ténèbres de son âme. Il n’était plus le pirate Ervan ; il redevenait Ervoan Plonévez, le fils d’une sainte et d’un brave, le frère d’un vaillant garçon, plein de courage et d’honneur.
Maintenant, il avait pris les mains de sa mère, il les baisait passionnément. Ses prunelles inlassées se fixaient sur la belle vieille figure encadrée de mèches blanches, aussi blanches que les ailes de la coiffe de batiste. Et avec un rire de petit enfant, il répétait, à l’instar d’un refrain :
« Oh ! que vous êtes jolie mamma ! Vous n’avez pas changé, pas changé du tout. Vous restez la même. Oh ! que vous êtes jolie ! »
Mais elle de répondre, en secouant la tête :
« Pas changée ? En douze ans ? Parce que voilà douze ans de ça, sais-tu ? Pauvre petit ! Tu ne m’as pas bien regardée. Mes pauvres yeux sont brûlés, mon fils. Pourtant, jusqu’à l’année dernière, je pouvais coudre encore avec mes yeux. Depuis, le docteur Bénédict m’a ordonné de prendre des lunettes. Il a bien fallu. Tu vois que j’ai changé tout de même. »
Et elle riait en répondant ainsi, et lui, prévenu, la regardait mieux. Il voyait bien qu’elle ne mentait pas. Au tour des yeux, restés purs, d’une douceur angélique, les paupières s’étaient recroquevillées, plissées de mille rides ; un cerne bleuâtre les entourait par-dessus et par-dessous. Le nez, très fin, paraissait un peu pincé, la bouche s’infléchissait aux commissures, retombait, ainsi qu’il arrive sur les figures qui ont appris à mépriser le rire, qui ont subi la lassitude et les désenchantements de la vie.
Tout à coup, comme elle détournait la tête, sa vue s’arrêta sur la cheminée, sollicitée par une tache blanche sous le socle en bois de la pendule.
Elle quitta Ervoan et courut à la cheminée, où elle prit l’enveloppe qu’y avait glissée le matelot.
Elle l’ouvrit. Ses paupières s’écarquillèrent à la vue des billets de banque. Un peu troublée, elle murmura :
« Qu’est-ce que c’est que ça ? »
Le marin avait rougi et pâli tour à tour. Par bonheur pour lui, il tournait le dos à la fenêtre de la rue, qui ne donnait plus que le jour douteux du crépuscule finissant. Son émotion ne fut pas remarquée.
Recouvrant son sang-froid, il courut vers la bonne femme et, du ton le plus gai qu’il put affecter :
« Ça, mamm, c’est une surprise que j’ai voulu te faire.
– Une surprise ? »
Elle avait tiré ses besicles de sa poche. Elle les assujettit sur son nez et examina mieux le contenu de l’enveloppe.
« Jésus ! s’exclama-t-elle. Des billets de mille francs ? Il y en a cinq. Cinq mille francs ! »
Elle ajouta, la voix changée :
« Cinq mille ! C’est une fortune ! »
Brusquement, elle releva les lunettes sur son front.
Un pli barrait ce front. La voix, tout à l’heure si douce, si maternelle, se fit presque dure :
« Et c’est à toi, tout ça, bien à toi ? »
La mémoire lui était revenue, soudaine, implacable. Elle se rappelait l’odieux passé, le malheur qui lui avait tiré plus de larmes que la pensée même de la mort de son fils. Elle avait revécu les heures atroces de Saint-Brieuc, pendant lesquelles elle avait supplié le tabellion au cœur de métal, puis celles où elle avait entendu, effondrée sur un banc des pas perdus du Tribunal correctionnel, l’écho de la sentence qui condamnait Ervoan à deux mois de prison ; puis, enfin, les moments cruels où, accompagnant le malheureux libéré jusqu’au bateau qui allait l’emporter au loin, elle lui avait mis aux mains les derniers cinq cents francs retirés de la Caisse d’Épargne.
Et c’était depuis ce jour, néfaste entre tous les jours, qu’elle n’avait pas revu son fils, qu’elle l’avait cru mort ; et voici qu’il reparaissait, qu’il « ressuscitait », selon l’expression dont elle-même s’était servie.
Toute à sa joie du revoir, elle avait oublié l’adieu. Douze années s’étaient écoulées. En douze ans, un homme qui est mal parti dans la vie peut y rentrer le plus honnêtement du monde. Pourquoi fallait-il que cet horrible doute vînt assombrir sa pensée, gâter son bonheur ?
Mais Ervoan avait jeté un cri sincère.
« Oh ! mamma, mamma, pouvez-vous croire ? »
Et il avait reculé, avec des larmes plein les yeux.
Il n’en fallait pas plus à la mère. Cette simple parole la convainquait mieux qu’un long plaidoyer.
Elle revint vers lui, noua ses bras aux épaules herculéennes d’Ervoan et dit, très bas :
« Pardonne-moi, petit, pardonne-moi ! »
Afin de rompre tout à fait la gêne, elle poursuivit :
« C’est à toi ? tu as gagné tout ça ? Mais alors, tu as joliment travaillé mon gars ?
– Ah ! oui, je vous le garantis, proféra-t-il. Parce qu’on a fauté une fois, on n’est pas un coquin pour le restant de ses jours. Cet argent-là est bien à moi la mamm. Vous pouvez le garder sans crainte, vu que c’est le fruit de mes économies, un peu dans tous les métiers. Dame ! On prend ce qu’on trouve, on fait ce qu’on peut ; on n’a pas toujours le choix. »
Dans ces derniers mots s’enveloppait une tristesse. Il était manifeste que, si cet argent avait été honnêtement gagné, peut-être le matelot en avait-il d’autre par devers lui dont l’origine était moins pure.
Présentement, il n’était question que de celui-ci. Gravement, la mère Plonévez avait posé sa main sur la tête de son fils. Elle lui dit :
« C’est bien, Ervoan. Je vais porter cet argent-là chez M. Dugué. Il le placera à ton nom, et tu le retrouveras, avec les intérêts, quand tu reviendras au pays. Le bon Dieu fasse que ce soit avant longtemps !
– Mamma, demanda-t-il humblement, s’exprimant en langue bretonne, croyez-vous vraiment que je pourrai… un jour… revenir à Louannec, qu’on aura… oublié ?
– Tout s’oublie, mon gars, surtout quand tout est réparé. Ta place t’attend à la maison.
– Et… ce petit-là ? questionna le marin qui, d’un clin d’yeux, désigna Pablo.
– Ce petit-là, soupira la veuve, voilà dix-huit mois qu’il est ici. Il est devenu aussi mon fils et je l’aime, Ervoan, et il me le rend, car c’est un ange du bon Dieu. Mais je ne crois pas que nous le garderons toujours, car vois-tu ce n’est pas un gars de chez nous. C’est un enfant d’Espagne qu’Alain a ramassé sur un bateau perdu entre Tomé et l’île aux Moines. Bien sûr qu’il doit avoir une famille quelque part. Un jour peut-être, il la retrouvera. »
Le forban garda le silence et demeura le front penché. Ceci, il ne le savait que trop, par les demi-confidences du « patron » Gonzalo Wickham. L’enfant, il le connaissait bien pour avoir, pendant des années, navigué avec lui sur les divers navires du señor armateur ; il l’aimait de tout son cœur ; il avait prouvé cette affection en l’arrachant, à plusieurs reprises, aux intentions homicides de Ricardo. Une justice secrète, dont il entendait, avec effroi, la voix au fond de sa conscience, lui reprochait d’avoir accepté du pirate l’abominable mission de lui ramener cet enfant volé, que Dieu avait confié aux soins de sa propre mère. Et il se disait déjà que cette action-là serait plus infâme que toutes celles qu’il avait pu commettre jusqu’alors.
Non, il ne la commettrait pas ; il ne ferait pas cela.
Cependant Pablo se mêlait à la conversation.
« Il est trop tard pour visiter le bateau, Ervan. Il va faire nuit. Voudras-tu demain ?
– Oui, c’est ça, demain », répondit l’autre, évasivement.
L’angélus sonnait au clocher de Louannec. L’air était saturé de cette clarté pâle qui suit la disparition de l’astre sous l’horizon. Dans la maisonnette, l’ombre envahissait les angles.
« Allons ! fit gaiement la veuve ; il est temps de dîner. »
Et, comme elle faisait chaque jour, elle enleva le tapis de linoléum, installa une nappe blanche, mais toute neuve ce soir-là, en l’honneur de son fils, et mit le couvert, aidée du petit garçon.
« Et moi, mamma, réclama Ervoan, je veux faire aussi quelque chose.
– Alors, va chercher le cidre et le vin.
– Où sont-ils ?
– Tu connais la maison. Il n’y a rien de changé. Descends à la cave. La clef est accrochée à la cheminée de la cuisine. En bas, tu prendras trois bouteilles de cidre et une du vin de ton père. Il a plus de vingt-cinq ans. Mais c’est vrai qu’il te faut de la lumière. »
Ce disant, elle précéda son fils à la cuisine, où elle alluma une lampe en cuivre, qu’elle tendit au matelot.
Un quart d’heure plus tard, la mère et ses deux « fils » s’asseyaient à la table ronde qu’éclairait la suspension assez rustique tournoyant au bout de sa chaîne d’acier.
Un potage aux choux fumait, appétissant, que tous les trois mangèrent d’excellent appétit. Puis ce fut le tour d’une belle dorade toute fraîche. Après quoi, il y eut un plat de pommes de terre préparées au lard.
Ervoan n’avait jamais fait pareil repas. Il se régalait. Sur sa face broussailleuse, une félicité s’épandait et rayonnait. L’enfant prodigue retrouvait sans doute la paix du cœur, qu’il avait perdu.
Il causait allègrement avec sa mère, avec Pablo. Sa langue, naguère paralysée, se déliait. Il s’enquérait de la santé de son frère Alain, de ses projets d’avenir. Il ne put réprimer un soupir.
« Je serais parti quand il reviendra.
– Si tu passes par Nantes, tu pourras l’embrasser.
– C’est juste ; je n’y pensais pas », fit-il, déplaçant la conversation, car le sujet devenait épineux.
Comment dire à sa mère, en effet, qu’insoumis et réfractaire, il ne pouvait séjourner en France sans avoir satisfait à la loi sur le recrutement ?
L’entretien se prolongea bien au delà de l’heure habituelle du repos. L’horloge de Louannec avait tinté dix fois lorsque le marin, comprenant qu’il retardait le sommeil de sa mère, se leva pour prendre congé.
« Allons, mamma, il faut que je vous laisse dormir, pas vrai ? » dit-il en souriant.
Anna Plonévez n’avait pas pensé à cela. Elle s’écria :
« Tu veux t’en aller ? Pourquoi ne restes-tu pas ? il y a de quoi te coucher tout de même. Le petit aura un matelas sur le plancher. »
Et Pablo, se pendant à son bras, insista :
« Oui, oui, Ervan ; reste. Tu reprendras ton lit. Ce sera bien plus gentil. On causera jusqu’à ce que les yeux se ferment. Oh ! oui, va ! Reste. »
Mais cette prière bouleversa le déchu.
Rester, là, sous ce toit, lui, le condamné, le déserteur, lui, l’impur et le misérable.
« C’est mon tour de veille sur le Cacique », haleta-t-il d’une voix à peine distincte.
Et il s’en alla dans le noir de la belle nuit étoilée, semant, sous les ténèbres, de lourdes larmes qui, en tombant, mettaient des tâches rondes sur la poussière du chemin.