Le 1er novembre, le port de commerce de Brest reçut un bateau de plaisance qui fut, tout aussitôt, l’objet d’une vive curiosité de la part des habitants et de la population maritime de la ville.
Ce navire, qui battait pavillon belge et appartenait, disait-on, à un sénateur anversois, mesurait quatre-vingts mètres de longueur, de la guibre au couronnement de l’arrière, et sept mètres de largeur sur le pont. Élégant et gracile, gréé en brick, avec misaine et grand mât, sans artimon, il avait une hauteur de deux mètres seulement à l’arrière, tandis qu’à l’avant le taille-mer s’élevait du double au-dessus de l’eau. Son tirant d’eau était d’un mètre à l’avant, de quatre à l’arrière.
Il apparaissait donc tout de suite comme un véritable coursier de l’océan, spécialement construit pour les vitesses supérieures à la norme habituelle.
Sur le pont, indépendamment de ses deux cheminées, le navire montrait deux superstructures rectangulaires, les spardecks de l’avant et de l’arrière. Ses mâts, peu élevés, appartenaient au type du gréement aurique, c’est-à-dire en goélette. Ils ne figuraient là qu’à titre d’ornements, peut-être aussi pour permettre le repos de la chauffe, en cas d’interruption forcée.
Le dessin du bateau en faisait un yacht de plaisance. On le reconnaissait d’ailleurs à la richesse de son bordé, au luxe de ses bois et de ses cuivres. L’acajou y avait été prodigué en revêtements intérieurs. Partout ailleurs, au poli de la carène, on devinait l’emploi du teck, aussi bien dans l’armature des couples que dans la doublure du vaigrage.
Mais, sous d’autres aspects, il eût pu se présenter comme vaisseau de guerre, tant l’étroitesse de ses flancs lui donnait l’apparence d’un de ces lévriers sloughis dont la maigreur est caractéristique de leur rapidité. Il portait, en outre, une artillerie légère, de douze pièces, que l’on voyait distribuées à la fois sur les spardecks, à l’avant et à l’arrière, et sur les coursives de tribord et bâbord. De fortes gaines de cuir les dissimulaient entièrement aux regards, tout en accusant leurs inquiétantes silhouettes.
Ce fut précisément cette figure sournoise qui excita au plus haut point la curiosité des Brestois, plus particulièrement des officiers de marine, dont beaucoup demandèrent à visiter le mystérieux navire. Et l’on ne fut pas peu surpris d’apprendre que ce yacht belge était commandé par un jeune capitaine français, et, qui plus était, par un enfant du pays, un breton des Côtes-du-Nord, nommé Alain Plonévez.
L’équipage lui-même, composé de trente officiers et matelots, ne comptait que deux Belges, les chauffeurs.
Cependant le yacht Némésis, tel était son nom, n’était venu à Brest que pour faire le plein dans sa soute à charbon et dans les flancs de la chaufferie. Du moins tel fut le prétexte qu’il invoqua. On remarqua pourtant que le capitaine avait été reçu à deux reprises par le préfet maritime, avec qui il avait eu d’assez longues conférences.
Le quatrième jour après son arrivée, plus exactement le 5 novembre au matin, il quitta le port et après quelques évolutions dans la rade, évolutions au cours desquelles l’amiral et une partie de son état-major embarqués en curieux, purent constater que le yacht pouvait donner la prodigieuse vitesse de trente-deux nœuds, qui est celle des contre-torpilleurs aux essais, la Némésis prit définitivement congé de la ville de Brest et disparut en quelques minutes sur l’horizon du Goulet.
Depuis six semaines de graves décisions avaient été prises à Ker Gwevroc’h.
Mme Hénault, à son retour d’Anvers, s’était arrêtée à Paris et avait obtenu une audience du ministre de la Marine.
Avec une logique et une clarté souveraines, elle lui avait exposé les récents événements accomplis à Louannec, et qui, par une chance inattendue, avaient mis entre ses mains le secret des pirates internationaux dont la police du monde entier cherchait vainement la trace depuis nombre d’années.
Elle avait, en outre, notifié au ministre sa volonté de poursuivre, à son compte et par son initiative privée, l’œuvre de justice que réclamaient les forfaits, impunis jusqu’alors, dont toutes les chancelleries s’étaient émues.
La surprise avait été grande au Ministère. Il n’avait fallu rien moins que les preuves fournies par l’énergique femme pour convaincre le ministre.
Mais alors, plein d’admiration, celui-ci avait donné toute son approbation et promis tout son appui à Mme Hénault.
Le premier effet de ce concours officiel avait été que le ministre avait obtenu de son collègue de la Justice la suspension de toutes recherches judiciaires au sujet d’Yves Plonévez, ce dernier devenant l’auxiliaire de Mme Hénault et étant appelé à lui rendre de signalés services. Il avait exigé, toutefois, que le commandement du yacht, affecté à la besogne de recherches, serait remis à un officier de marine, le choix du titulaire étant laissé, d’ailleurs, à Alain Plonévez, qui figurerait à titre de second ; que l’équipage fût composé d’hommes choisis et éprouvés.
La vieille dame n’était que trop bien disposée à tenir compte de ces avis. Elle en fit part à Lân, qui y souscrivit avec d’autant plus d’empressement que cette décision ministérielle mettait à couvert sa responsabilité de capitaine débutant en une carrière difficile.
Il résulta de l’accord des parties que ce dernier se rendrait à Brest où, parmi plusieurs officiers sous les ordres desquels il avait servi, il demanderait l’acquiescement de celui à qui la mission lui paraîtrait le mieux dévolue.
Telle fut la raison qui amena le yacht Némésis à Brest d’où il repartit, emmenant à son bord, avec le consentement de l’amiral et sur l’offre d’Alain, l’enseigne de vaisseau Eugène Le Gouvel, désormais capitaine en titre, dont Lân Plonévez devenait le second.
À Saint-Servan, où il devait relâcher, il prendrait en outre deux seconds maîtres mécaniciens, placés sous les ordres du mécanicien Grandy, et un médecin, le docteur Perrot, un ami de la famille Hénault.
À partir de ce moment le personnel du bateau pouvait être considéré comme entièrement complété. Il comprenait, outre le capitaine, son second, les trois mécaniciens et le médecin, un maître d’équipage, un armurier, cinq gabiers, deux timoniers, deux mousses, ensemble dix matelots de pont, plus trois graisseurs et six chauffeurs pour la machine, un cuisinier, un maître coq et un infirmier.
Tout ce monde occupait, les officiers et le médecin, le gaillard d’arrière, l’équipage, un carré situé à l’avant, précédant le gaillard opposé. Au-dessous de celui-ci, divisé en salle à manger et salon, étaient disposées quatre cabines dont les occupants n’étaient pas encore connus.
On ne devait prendre ceux-ci à bord que vers le 12 novembre en pleine mer.
Car il s’agissait de donner le change aux espions et agents secrets de la piraterie internationale dont les yeux devaient être ouverts un peu partout et particulièrement fixés sur les alentours de Louannec, où le crime de Lopez n’avait pu passer inaperçu.
Ces mesures de précaution avaient été conseillées par le ministre lui-même, lequel, en même temps qu’il avisait toutes les chancelleries des puissances, en recevait des communications précises.
Mme Hénault avait fait savoir de son côté qu’elle entendait prendre sa part de l’expédition. Seule, en effet, elle pouvait fournir des indications exactes sur l’identité de ce Ricardo Lopez, qui paraissait être l’âme damnée du chef des pirates. Elle possédait, en outre, des documents établissant la concordance de certains pillages organisés, tant en Amérique qu’en d’autres parties du monde, et qui prouvaient le concert d’une bande fort bien disciplinée. De ce nombre était le massacre du personnel noir d’une factorerie fondée jadis par M. Hénault sur le Rio Nuñez, au nord de la station sénégalienne de Conakry. La vieille dame, confirmée en ceci par les dires d’Yves Plonévez, avait quelques raisons de soupçonner la présence d’une embuscade ou d’un point de relâche des brigands aux environs de ce cours d’eau africain.
Alain et le commandant Le Gouvel n’avaient pu s’opposer au désir de l’énergique sexagénaire. Ils avaient, par contre, fait de respectueuses objections à l’intention manifestée par elle d’emmener également sa belle-fille, les deux enfants, Pablo et Irène, et une jeune servante bretonne très dévouée à ses maîtres.
Mais la volonté de Mme Hénault était aussi ferme que ces desseins étaient clairvoyants. N’était-elle pas d’ailleurs la propriétaire du yacht ?
Force fut donc aux officiers de s’incliner devant cette volonté inébranlable.
La résolution avait été prise un soir, à l’issue du dîner, entre la belle-mère et sa bru, en présence des deux enfants.
La vieille dame, jusqu’à ce moment, n’avait point ouvert la bouche sur ces projets, ni fourni aucune explication relative à ses récentes absences de Ker Gwevroc’h. Et comme, malgré son inaltérable bonté, on la savait d’un caractère autoritaire, nul n’avait osé l’interroger sur ces fugues devenues fréquentes depuis deux mois.
Ce jour là, donc, après une visite à la mamm Plonévez, qu’on avait trouvée toute réjouie d’avoir guidé les premiers pas de son fils convalescent, on était revenu au Trévou, sous un ciel d’octobre, maussade et ouaté de brume.
Les esprits étaient un peu soucieux. On avait remarqué le mutisme croissant de l’aïeule et, depuis le déjeuner surtout, celle-ci avait gardé un silence presque absolu, méditant, sans nul doute, quelque grave communication.
Les prévisions s’étaient justifiées, l’attente n’avait pas été trompée. Au dessert, Mme Hénault avait parlé.
« Mes enfants, avait-elle dit, s’efforçant de comprimer son émotion, je vais vous quitter pour quelque temps.
– Nous quitter ? » s’écria douloureusement Isabelle.
Et les voix, non moins anxieuses des enfants, répétèrent :
« Nous quitter ?
– Oui, reprit la vieille dame, je vais vous quitter, pas pour bien longtemps, j’espère, mais mon absence pourrait durer plusieurs semaines, peut-être même plusieurs mois. »
Les paupières s’écarquillèrent, exprimant l’effarement de l’auditoire.
« Où donc allez-vous aller, bonne-maman ? interrogea naïvement Irène.
– C’est ce que j’allais vous apprendre, petite », répondit l’aïeule, dont le visage, jusque-là grave, et même un peu triste, s’éclaira d’un pâle sourire.
Alors, lentement, sans surcharger son récit de détails inutiles, elle fit connaître à Isabelle et aux enfants le résultat de ses démarches à la suite de la résolution qu’elle avait prise.
Quand elle eut tout dit, exposant son plan et son projet, elle considéra les physionomies de ses auditeurs.
Isabelle, attristée, avait baissé le front, muette et retenant ses larmes. Irène, les prunelles brillantes, avait laissé s’exhaler un soupir, en murmurant :
« Vous allez faire un beau voyage, bonne-maman ? »
Mais Pablo, se levant, fit entendre un autre langage.
« Grand’mère, dit-il, – et sa voix tremblait un peu, – je vais vous adresser une prière. Je demande à partir aussi.
– Partir ! » s’exclama la mère, alarmée, en entourant brusquement de ses bras le cou de son fils.
La vieille dame, elle, n’avait pas prononcé une parole. Il était à croire qu’elle avait prévu cette requête.
Pablo reprit :
« Oui, partir, maman. N’est-ce pas pour moi, pour me rendre mon identité, n’est-ce pas pour venger la mort de mon père que cette campagne est entreprise ? Et j’y demeurerais étranger, alors que bonne-maman, à son âge, va y prendre part ? Et je resterais à terre, comme un poltron, comme un propre à rien, alors que, depuis huit ans, j’ai navigué, j’ai été mousse, j’ai grimpé aux vergues, j’ai couru le pont de tous les bateaux, les hunes de tous les mâts, j’ai grimpé à tous les haubans ? Et j’aurais l’affront de demeurer inutile au moment même où mes quatorze ans peuvent rendre les plus signalés services ? »
Ses yeux étincelaient. Il paraissait grandi, devenu un homme. Sa taille souple et robuste se dressait comme un jeune chêne dont la croissance fera un arbre magnifique.
Mme Hénault, la mère, le considérait avec une émotion où la fierté se manifestait de voir un pareil rejeton s’épanouir sur le vieux tronc de la famille malouine, car les Hénault étaient originaires de ce nid de corsaires glorieux. Et Isabelle, elle-même, bien que des pleurs tremblassent au bout de ses cils, n’osait laisser sa tendresse prendre le pas sur son admiration.
Une discussion s’engagea au cours de laquelle les résistances de la pauvre mère fléchissaient progressivement devant la réclamation de l’enfant.
À la fin, elle risqua, d’un organe hésitant :
« Il y aurait un moyen de tout concilier.
– Un moyen, Isabelle, dites-vous ? questionna la vieille dame.
– Oui. Ce serait que nous partissions tous avec vous. »
Elle avait prononcé ces mots avec l’exquise douceur qu’elle mettait en toutes ses intonations. Et à entendre cette femme un peu craintive, pleine de morbidesse, parler avec cette tranquillité, l’aïeule avait ressenti une stupeur.
Quoi ! était-ce bien Isabelle qui faisait une telle proposition ?
Elle garda le silence, et les enfants se turent également sous l’empire d’une surprise analogue.
Mais la jeune femme reprenait, très résolument :
« Vous paraissez étonnée, ma mère ? Qu’y a-t-il d’extraordinaire dans ma déclaration ? J’admire l’énergie dont vous avez fait preuve en toute cette affaire ; je ne puis me défendre d’un sentiment d’orgueil en écoutant les paroles de mon petit Pablo. Et parce que la pensée d’une séparation, si brève que je l’envisage, m’est insupportable, je l’écarte par la seule solution que comporte le problème : partir tous ensemble. »
Le doute n’était plus permis. Tout ce que venait de faire entendre Mme Isabelle Hénault n’était pas dit à la légère. C’était l’expression d’un sentiment réfléchi.
« Ma fille, répondit l’aïeule, vous fournissez en effet une solution au problème qui nous occupe. Encore faut-il que je m’assure de ce que cette solution a de réalisable. Je vais y méditer jusqu’à demain. Puis nous aviserons en commun aux moyens de la réaliser. »
On n’aborda plus le sujet de la soirée, et l’on se retira de fort bonne heure, chacun ayant l’esprit préoccupé.
Le lendemain, Mme Hénault la mère assembla toute la famille et fit connaître sa propre décision.
Si le yacht était assez bien aménagé pour permettre l’installation à son bord de trois femmes et de deux enfants, il n’y avait plus d’hésitation.
En conséquence elle allait écrire à Alain Plonévez pour lui soumettre le désir commun. Selon l’avis qu’il exprimerait, l’idée d’Isabelle serait rejetée ou mise à exécution.
Très tranquillement, mais très fermement, la mère de Pablo signifia son ultimatum.
« On ne peut refuser à mon fils la faveur qu’il sollicite. C’est un peu son droit qu’il réclame. Mais, s’il part, je le suivrai. »
Il n’y avait pas à s’opposer à une volonté manifestée avec une aussi douce ténacité. Au surplus, on n’eut pas à la discuter longuement.
La réponse d’Alain Plonévez fut aussi favorable qu’on la pouvait souhaiter. Elle indiquait que le logement réservé aux propriétaires du yacht, sur l’avant du bateau, était suffisant pour permettre l’installation des cinq personnes désignées. Elle soulevait néanmoins quelques objections sur l’inconvénient qu’il pouvait y avoir à mêler des femmes et des enfants, exception faite en faveur de Pablo, à une aventure où il y aurait certainement des fatigues à endurer, peut-être même des dangers à courir.
Après un dernier débat avec sa belle-fille, Mme Hénault, voyant sa résolution inébranlable décida qu’il sera donné suite à son projet.
On activa donc les préparatifs du départ, et, le 10 novembre, le landau de Ker Gwevroc’h emporta les voyageurs et leurs bagages jusqu’à la gare de Lannion, d’où ils prirent le train à destination de Saint-Malo.
L’embarquement à bord de la Némésis s’effectua le lendemain, 11, à quelque distance du port.
Ce fut un départ joyeux pour les enfants, Irène s’exaltant à la pensée d’une longue promenade en mer, Pablo ravi de se retrouver sur le mobile élément qui, pendant tant d’années, avait bercé son enfance. Au contraire, l’adieu à la terre fut, pour les deux femmes, empreint d’une grave mélancolie. Après douze ans d’un séjour sur la terre ferme, séjour attristé par la longue nuit où avait dormi l’intelligence d’Isabelle, voici que le retour du bonheur et de la lumière était lui-même subordonné aux aléas d’un déplacement imprévu.
Toute la paix de Ker Gwevroc’h, la miraculeuse félicité octroyée par la destinée, qui venait de rendre à la mère désolée l’enfant qu’elle croyait à jamais disparu, étaient troublées par cette nouvelle obligation d’assurer l’avenir de Pablo et son identité officielle.
« Allons, dit Mme Hénault, en mettant un baiser sur le front de sa belle-fille, soyons reconnaissantes à la Providence de tout ce qu’elle a déjà fait pour nous, et ne lui reprochons pas ce léger surcroît de peine par lequel elle nous fait acheter notre allégresse à venir. Qu’est-ce, d’ailleurs, que cette absence momentanée loin de notre foyer ? Bien des gens nous porteraient envie estimant que nous allons faire un merveilleux voyage d’agrément.
– Vous avez raison, ma mère, reconnut Isabelle, en s’efforçant de sourire. J’aurais tort de me plaindre, puisque le sort, tout en m’éloignant de notre cher Ker Gwevroc’h, ne me sépare ni de mon fils, ni de vous. »
Au reste, les premières heures de l’installation apportèrent d’assez nombreuses distractions pour que les esprits se détournassent des réflexions moroses.
Outre qu’il fallut procéder à l’aménagement des cabines, à la réglementation minutieuse de l’emploi des heures à bord, on eut encore l’attrait de la nouveauté pour égayer les débuts de la croisière.
Et cette nouveauté, ce fut, tout d’abord, la prise de possession du domicile flottant, la présentation du nouveau commandant, l’enseigne Le Gouvel, du chef mécanicien Grandy, et de tout l’équipage, la visite détaillée du yacht, objet de la curiosité admirative des voyageuses et de l’enthousiasme des enfants.
Initié à toutes les particularités de la vie de matelot, Pablo n’eut à s’instruire que sur le chapitre des moyens mécaniques mis en œuvre dans la construction et la propulsion de ce vaisseau modèle, le type le plus récent et le plus beau des unités similaires de la navigation de l’avenir.
Il en acquit rapidement la connaissance, grâce aux complaisantes indications que lui fournit son ami Alain, lui-même enseigné plus complètement par le chef mécanicien Grandy.
La Némésis avait été exécutée sur les plans d’un ingénieur français, amendés et complétés par le richissime étranger qui leur avait donné la réalisation.
La conception créatrice avait assuré au yacht une singularité mixte, entre le destroyer, arme de guerre, et le bateau de plaisance destiné à servir les caprices d’une humeur changeante, éprise de mouvement et de vitesse. Sa propulsion était réglée par des machines d’une puissance maxima de 6 800 chevaux, à turbines, actionnant cinq hélices, dont une seule centrale dans le prolongement de l’étambot, pouvant, d’ailleurs, s’engrener pour la marche arrière, les quatre autres étant montées deux par deux sur les arbres de tribord et bâbord. La marche en avant exigeait le jeu de quatre turbines ; une seule suffisait à actionner l’hélice centrale pour la marche arrière.
Ces turbines elles-mêmes procédaient d’une ingénieuse combinaison entre le système Astor et le système Laval, permettant une surélévation de vitesse, qui pouvait atteindre trente-deux nœuds, où une réduction à douze nœuds pour le déplacement normal.
En prenant possession du commandement, l’enseigne Le Gouvel n’avait pu s’empêcher d’exprimer à Alain Plonévez sa satisfaction d’avoir à manier une nef atteignant un tel degré de perfection.
« En vérité, lui avait-il dit, je crois que nous possédons le plus rapide coursier de la mer qui se puisse concevoir.
– Sans doute, avait répliqué Lân, mais ce coursier demande à être suralimenté. Il est terriblement vorace. Savez-vous qu’une course fournie avec le maximum de vitesse nous laisserait en panne au bout de trente heures ?
– Oui, reconnut l’enseigne en hochant la tête, et c’est là le grand obstacle que la vitesse trouvera toujours devant elle. Comment jalonner une route de mer, y installer des postes de relâche assez nombreux pour que les navires y trouvent leur combustible préparé d’avance toutes les vingt-quatre heures ? Si parfaits que soient les engins de propulsion, leur voracité croîtra en raison directe de la vitesse dépensée, et il ne sera jamais possible à un navire d’emporter en ses flancs le charbon nécessaire à cette prodigieuse consommation.
– N’aurons-nous pas les briquettes de pétrole ? »
L’officier fit un geste évasif, qui exprimait une réelle désillusion.
« Les briquettes de pétrole ? Oui, sans doute, je sais. On en a fait l’expérience. Mais ne tenez-vous aucun compte de l’usure et de l’encrassement ? L’impossibilité de recourir à ce combustible est déjà si bien envisagée que d’audacieux inventeurs prétendent y substituer l’alcool. Ah ! il n’y aura lieu de se féliciter que le jour où l’électricité aura victorieusement chassé tous ces moyens encore trop primitifs. »
Ce dialogue avait pour auditeur Pablo, toujours avide de s’instruire et qui, lorsqu’il avait bien retenu un enseignement, s’efforçait de l’inculquer à sa petite compagne.
D’autres fois, aux applaudissements de l’équipage, au grand effroi d’Irène et des dames Hénault, le garnement se donnait le plaisir de grimper aux haubans, d’escalader les mâts jusqu’aux pommes de perroquets et de cacatois.
Cependant, quand il s’aperçut que ces spectacles blêmissaient le front de sa mère au point de faire redouter un évanouissement, il modéra son ardeur et promit de ne plus renouveler ses prouesses vertigineuses. Il fit toutefois une réserve :
« Le jour où nous aurons pris cette canaille de Ricardo ou son patron, le señor Gonzalo Wickham, c’est moi qui irai allumer une fusée à la pomme du grand mât. »
On s’en tint à cette promesse, et, pendant les jours qui suivirent, Pablo se montra tout à fait « sage ».
Pendant ce temps, la Némésis, ménageant ses provisions, s’en allait à l’allure de douze nœuds, tirant des bords successifs de la côte bretonne à la côte anglaise. Se tenant en rapports constants avec la terre, elle attendait qu’une dépêche vraiment significative lui révélât une piste sérieuse, car, depuis trois mois que le Cacique avait été vu à Brest, on n’en avait plus de nouvelles. Nouveau Protée, le yacht avait dû changer de figure au besoin des circonstances et des rencontres périlleuses.
Le 20 novembre, au moment où la Némésis, après avoir couru aux alentours de la côte d’Arvor jusqu’à Lorient venait de jeter l’ancre dans la baie de Douarnenez, le canot détaché aux renseignements ramena le commandant Le Gouvel et le second Plonévez porteurs d’une dépêche du ministère de la Marine.
Cette dépêche leur signalait qu’un navire suspect avait été frappé d’embargo dans le port de la Canée et son équipage emprisonné sous l’inculpation de trafic de contrebande de guerre en même temps que de piraterie. Avis était donc donné au yacht de se transporter le plus rapidement possible en Crète.
Cette fois, on était en présence d’une piste sérieuse. Quel était le navire ainsi arrêté ? Dépendait-il de l’association internationale des malfaiteurs ? On devait le supposer, car s’il se fut agi du Cacique alias Mapana les renseignements fournis au ministère auraient précisé les caractères du bateau et de son personnel.
Il fallait donc s’assurer de cette première indication qui permettrait, sans doute, de donner une base précise aux recherches ultérieures.
Le yacht s’éloigna donc définitivement des rivages de France. Il porta son allure à dix-huit nœuds et, le 25 du mois, après avoir franchi, sans arrêt, le détroit de Gibraltar, se trouva à la hauteur des Baléares. Le 27, il doublait la côte de Candie et entrait dans le joli port de l’ancienne Cydonia.
Il y arrivait trop tard. La justice de Sa Hautesse le Sultan avait été expéditive. Sur les douze hommes qui composaient l’équipage du Tiger, c’était le nom du brick-goélette dont les flancs contenaient les munitions de guerre destinées aux insurgées de l’Ida, trois, parmi lesquels le capitaine, venaient d’être empalés, quatre avaient reçu une telle bastonnade qu’ils agonisaient à l’hôpital international, et les cinq autres attendaient qu’on les dirigeât sur les mines du Caucase, à moins que leurs gouvernements ne les réclamassent pour leurs propres bagnes.
Les uns et les autres étaient de nationalité colombienne.