En apprenant que Ricardo Lopez avait quitté le pays et qu’il n’aurait point à le suivre, Pablo manifesta une joie si vive qu’elle sembla tenir du délire.
Cette explosion d’allégresse commença par faire beaucoup rire Alain Plonévez. Puis elle le fit réfléchir et, pendant quelques jours, le jeune matelot parut un peu préoccupé. Il ne lui semblait pas normal que le petit Argentin exprimât tant de bonheur à se séparer d’un homme dont il avait partagé la vie et les dangers, et qui, deux semaines plus tôt, n’avait dû, comme lui-même, d’ailleurs, son salut qu’au secours providentiel apporté par le canot de sauvetage.
Mais Lân se souvint fort opportunément des confidences à lui faites par le mousse. Celui-ci ne lui avait point dissimulé son aversion invincible à l’encontre de Ricardo. Et Alain se disait qu’un ressentiment aussi violent s’expliquait, le plus simplement du monde, par le vindicatif souvenir que l’enfant avait gardé des mauvais traitements infligés à sa frêle jeunesse.
Alain se promit donc d’interroger Pablo plus à loisir et d’en tirer quelques éclaircissements, tant sur son propre passé que sur celui de cet Espagnol, que lui-même, Lân, haïssait d’instinct.
L’occasion lui en fut offerte quelques jours plus tard, lorsque avril, en gonflant les bourgeons, et en verdissant les premières pousses des arbres, eut suffisamment attiédi l’atmosphère pour permettre au garçonnet, définitivement rétabli, de faire, avec son grand ami, quelques courses dans la campagne et sur la côte.
Aussi bien le congé d’Alain touchait à sa fin. Il ne lui restait plus qu’une dizaine de jours avant qu’il se rendît à Paimpol, où il allait s’embarquer pour un voyage dans les régions des Antilles.
Et il expliquait à l’enfant que, ce voyage, il allait le faire avec le grade de second à bord du vapeur le Kerret-Barbe-Noire, afin de s’y instruire, pendant six ou huit mois, à la pratique de la machinerie.
Au retour, c’est-à-dire en décembre, au plus tard, il se rendrait à Nantes pour y suivre l’enseignement spécial qui forme les capitaines au long cours. Comme il avait été second maître sur le Formidable et qu’il possédait les qualités physiques et la connaissance des manœuvres, en outre du stage exigé pour le service à la mer, il estimait qu’il pourrait conquérir le diplôme de long courrier en un délai maximum de dix-huit mois.
« Alors, dans deux ans, vous commanderez un bateau, tout seul ? Vous serez capitaine ?
– Oui, mon petit ; du moins je l’espère.
– Oh ! alors, vous me prendrez avec vous, dites ? »
Et les yeux de Pablo étincelaient, une flamme colorait la mate blancheur de son visage. Il se pendait à l’épaule herculéenne de son sauveteur, et celui-ci lisait, en ces prunelles limpides, la sincère affection qu’il avait su inspirer à cet enfant étranger.
« Sais-tu, disait gaiement Alain, que tu commences à parler joliment le français, mieux que la mamm, mieux surtout que la mammagoz, chez qui je t’ai mené il y a deux jours, à Trébeurden.
– C’est que, le français, Lân, je l’ai parlé autrefois, il y a bien longtemps, quand j’étais tout petit.
– Par exemple ! Et où donc parlais-tu le français, toi, espèce de petit Gaucho ? »
Les sourcils de l’enfant se froncèrent, en même temps que ses poings se serraient.
« Ne m’appelez pas comme ça, Lân. Autrement, je ne vous aimerais plus. Ricardo est un Gaucho, pas moi.
– Ça va bien : Je ne le dirai plus. Je ne savais pas que ce mot fût une injure à ton oreille. Mais revenons à ce que tu me racontais. Tu as parlé français autrefois ?
– Oui, répliqua Pablo, j’en suis sûr.
– Tu en es sûr ? Mais, en ce cas, tu dois te rappeler en quel pays tu as vécu, quel est le lieu de ton origine ? »
Le matelot vit de nouveau les sourcils du mousse se rapprocher, non plus sous l’action de la colère, cette fois, mais sous celle d’une contention ardue, d’un violent effort de la mémoire pour relier entre elles de lointaines réminiscences.
« Je ne sais pas, répondit-il enfin, je ne peux pas me rappeler. C’est bien loin. Il me semble que c’était dans un pays comme celui-ci, au bord de la mer. Il y avait une belle dame qui m’aimait bien, que j’aimais bien, que j’appelais mama, comme vous appelez votre mère. »
Et les paupières du mousse se gonflaient de larmes. Il était visible qu’une fugitive et chère image se laissait voir dans cette nuit du passé, mais qu’il ne parvenait pas à en fixer exactement les traits.
Alain vint à son aide, essaya de suppléer au défaut de précision, de combler les lacunes de cette évocation incomplète.
« Voyons, petit Pablo, tâche de réunir tes idées. Il est probable que, comme tu le dis, cette belle dame était ta mère. Si tu la revoyais, la reconnaîtrais-tu ?
– Oh ! oui », s’écria impétueusement l’enfant.
Mais, tout aussitôt, son regard s’attrista. Le même doute cruel y fit remonter les larmes.
« Je crois que oui, bégaya-t-il ; je ne suis pas sûr ; je ne sais pas, non, je ne sais pas.
– Et, reprit le matelot, elle n’était pas seule, cette dame ; elle ne pouvait pas être seule. Il y avait un homme avec elle ; il y avait ton père !
– Mon père ? C’est vrai. Il y avait mon père. Mais je ne me rappelle pas, pas du tout. Est-ce que vous avez un père, vous, Alain ?
– Je ne l’ai plus, petit Pablo, mais j’en ai eu un, que j’aimais bien. C’était un rude marin, qui avait beaucoup navigué, il est revenu ici, à Louannec ; il était malade ; il a traîné quelque temps, puis il est mort, et nous l’avons couché dans sa tombe, sous une pierre, derrière l’église neuve, là-haut. »
Il désignait, par delà un rideau de pins, le clocher carré se détachant sur le ciel bleu.
Les larmes pendaient encore aux cils de Pablo, mais ses pupilles étincelaient. Il demanda naïvement.
« Alors, tous les hommes ont un père et une mère ?
– Cette question ! fit Lân, en éclatant de rire. Ah ! çà, d’où sors-tu, petiot ? D’où crois-tu donc que tu viens ?
– Je viens de la mer, riposta l’enfant, non sans une certaine fierté. Je me souviens qu’un jour, j’ai demandé la même chose à Ervan, mon ami Ervan. Il a ri comme vous, Alain. Puis, il n’a plus ri. Il m’a regardé sérieusement, gravement, comme s’il allait me dire quelque chose. Mais, après ça, il m’a embrassé, et il m’a raconté une drôle d’histoire.
– Quelle histoire, pour voir ?
– Voilà ce qu’il m’a dit : « Petit Pablo, un matin, comme nous passions la Ligne, nous avons vu sur la mer un berceau qui flottait. Nous l’avons tiré à bord. Dans le berceau, il y avait un enfant : c’était toi. »
– Mais, s’exclama derechef Alain, c’est l’histoire du petit Moïse qu’il t’a contée là, ton ami Ervan ! Il s’est moqué de toi.
– Ce n’est pas bien ce que vous dites là, Ervan ne s’est pas moqué de moi, Ervan ne se moque de personne. Il vous ressemble, il est bon. S’il m’a raconté cette histoire, c’est qu’elle est vraie, et c’est pour ça qu’on m’a appelé le « fils de la mer ».
– Allons, petit, je ne veux pas te faire de la peine. Mais si tu as lu quelquefois des livres, si l’on t’a appris ta religion, tu dois bien savoir que ce conte que t’a fait ton ami Ervan est le récit d’un livre que les chrétiens respectent et qui se nomme la Bible. »
Pablo baissa tristement les yeux.
« Je n’ai jamais ouvert un livre, Lân, sinon pour regarder les images. Je ne connais pas celui dont vous me parlez. Je ne sais pas lire. »
Il était tout honteux de son aveu.
Le marin le réconforta et lui fit entendre de bonnes et simples paroles qui émurent le mousse.
« Je veux apprendre à lire, Alain. Je pense que je pourrai apprendre, en m’appliquant de tout mon cœur. »
Et il fit comme il le disait. Elle fut féconde, cette conversation entre le jeune homme et l’enfant. En rentrant au logis, Alain prit sa mère à part et lui conseilla de mettre le petit garçon à l’école.
La chose était d’autant plus facile que la maison était toute proche de l’école primaire. La vieille femme alla, dès le lendemain, rendre visite à l’instituteur. Il fut décidé que Pablo entrerait le jour suivant.
Tout de suite, il eut un surnom : « l’Espagnol ». Et il ne fut plus connu que sous ce vocable.
Les premiers temps, il éprouva bien quelque humiliation à se voir assimilé aux commençants, aux tout petits qui épelaient leurs lettres. Mais l’émulation aidant, Pablo justifia promptement le renom de vive intelligence des enfants de sa race. Le mois n’était pas achevé qu’il savait lire et traçait déjà quelques mots. L’instituteur était ravi d’avoir fait une telle recrue. À la rentrée de Pâques, Pablo, sautant toute une classe, se trouvait dans les rangs des écoliers de dix à onze ans.
Cependant Alain était parti, et la veuve Plonévez avait reçu de lui une première missive, datée des Canaries. Le jeune homme s’y montrait gai et satisfait des conditions du voyage.
C’était un garçon sérieux et studieux, un bon fils que soutenaient l’espoir de consoler sa mère et l’ambition de conquérir ce brevet de capitaine au long cours, qui le rendrait maître de ses propres destinées. Sa lettre se ressentait de ce double désir.
Elle se terminait par un affectueux souvenir.
« Embrasse Pablo pour moi, dis-lui que je pense beaucoup à lui. Puisque Dieu t’a donné un nouveau fils, qu’il apprenne à t’aimer comme je t’aime. Qu’il travaille de tout son zèle pour acquérir le plus de savoir qu’il pourra. Il m’a demandé de le prendre avec moi lorsque je serai capitaine. Je le lui ai promis, mais c’est à lui de comprendre que je n’entends pas le considérer comme un simple matelot. »
Il va sans dire que la mamm Plonévez ne pouvait lire couramment les épîtres de son fils aîné, bien que l’écriture en fût large, régulière et bien modelée. Autrefois, elle se rendait chez l’instituteur ou le recteur pour qu’ils lui en fissent la lecture. Maintenant, elle n’avait plus à recourir à leurs bons offices. C’était Pablo qui lui rendait ce service, et il put s’en acquitter sans trop de peine à la réception de ce premier courrier.
Et, de la même façon, ce fut lui qui tint la plume pour la réponse. Il servit de secrétaire à la bonne femme et emplit, tant bien que mal, les quatre pages de ce papier quadrillé sur lesquelles il transcrivit les témoignages un peu incohérents de tendresse maternelle prodigués par la veuve au cher voyageur. Lui-même y ajouta, pour son propre compte, quelques compliments d’amour fraternel :
« Vous voyé, mon chair Alin, que je fet du progré depui que vous ète parti. M. l’Ainstitutor é contan de moi. Il di que dans un an je sorai ossi bien que ceu de la grande classe. Et come je seré heureu de vous montré mé page quand vous reviendré. Je ne dis plus « Io » come je disait otrefoi. Mais, par egzample, cé l’ortografe qui e bien dificil. En espagnol, je croi, lé mot secrive comme il se prononce. Pourcoi ce né pas la meme chose en francès. »
Il était évident que, sous ce rapport, Pablo avait encore beaucoup de « progrès » à faire, quoi que lui dît l’instituteur, pour l’encourager, et il exprimait sa bonne volonté, aussi bien que son ignorance, en une forme qui ne laissait aucun doute sur l’une ni sur l’autre.
Au cours de cette besogne épistolière, car la mère Plonévez, plus prolixe que son « gars », multipliait les manifestations de sa sollicitude, Pablo entra plus avant dans la confiance de la vieille femme et parvint à posséder la plus grande part du secret qui arrachait toujours des larmes à ses pauvres paupières.
Il était cruel, ce secret, de ceux qui font saigner à perpétuité les cœurs des mères pieuses.
Anna Plonévez était restée veuve à trente-cinq ans, avec deux fils qu’elle chérissait d’une égale tendresse. Le peu de bien qu’elle avait, elle l’avait consacré à leur éducation.
En ce temps-là, outre la petite maison de Louannec, qui lui venait de son mari, elle possédait à Trégastel une autre demeure entourée d’un jardin. L’idée lui était venue de l’embellir et de la meubler pour la louer aux baigneurs, encore rares, qui venaient, tous les ans, passer les mois de juillet et d’août en ce coin merveilleusement pittoresque du pays de Trécor.
Heureuse inspiration.
La maisonnette était si propre, si bien tenue, les lits si soigneusement nettoyés et désinfectés après chaque séjour, que Mme Plonévez trouvait acquéreur tout de suite, et cela lui assurait six cents francs en supplément de sa pauvre petite rente d’autant.
En outre, très vaillante, très entendue au ménage, elle se louait elle-même comme cuisinière aux gens de médiocre fortune qui, cela va sans dire, n’amenaient point avec eux leur personnel de domestiques parisiens.
Et cela lui apportait encore une centaine de francs.
Elle avait pu, de la sorte, élever ses deux fils.
L’aîné, Ervoan, avait manifesté le désir d’entrer dans l’enseignement, ou bien encore de s’attacher à l’administration comme employé de la douane, de l’enregistrement, des contributions directes, voire, s’il en trouvait l’occasion, de devenir maître clerc en quelque bonne étude du voisinage.
Alain, le cadet, avait suivi la tradition paternelle. L’irrésistible appel de la mer s’était fait entendre, et il avait écouté la vocation.
À quinze ans, après d’assez médiocres études à l’école de Louannec, il s’était fait embaucher à Paimpol sur des bateaux d’Islande ou de Terre-Neuve, et avait « bourlingué » jusqu’au moment où la conscription l’avait pris en sa qualité d’inscrit maritime. Et il était devenu ainsi marin de l’État.
Mais, entre temps, un événement grave s’était produit qui avait, pour toujours, enveloppé de deuil le front d’Anna Plonévez, que les voiles du veuvage mêmes n’avaient pu dépouiller de sa forte jeunesse.
Ervoan avait brusquement dévié de la bonne voie.
Entré comme troisième clerc chez un notaire de Saint-Brieuc, il avait fait la connaissance de quelques mauvais drôles et, en une heure d’égarement, s’était approprié une somme de deux cents francs prise à la caisse du « patron ».
Ce larcin ne lui avait point profité. Pour chaque centaine de francs il avait obtenu un mois de prison, et, comme la loi Bérenger n’était point encore promulguée, il avait dû purger sa peine.
Pendant ce temps, la malheureuse mère était accourue, portant la somme volée par son fils. Elle avait indemnisé le notaire, sans que cette compensation atténuât la sévérité de la sentence.
Au sortir de la maison centrale, Yves avait déclaré à sa mère qu’il voulait se réhabiliter. Mais, pour ce faire, il lui fallait quitter le pays.
Anna Plonévez avait pris encore cinq cents francs sur son livret de Caisse d’Épargne pour les donner à l’enfant prodigue. Du coup ses économies avaient été épuisées.
Yves était parti, ainsi qu’il l’avait annoncé.
Ces choses s’étaient passées quelque dix ans plus tôt, et l’on n’avait plus eu de nouvelles du fugitif. Après avoir espéré longtemps son retour, la veuve avait fini par considérer son fils aîné comme mort, et n’avait plus voulu quitter le deuil de cette mort.
Tel était le secret que l’intelligence très éveillée de Pablo parvint à pénétrer. Il comprit alors pourquoi son ami Lân lui avait recommandé de ne jamais parler, devant la vieille femme, du matelot Ervan, qui lui ressemblait tant, attendu que ce nom d’Ervan sonnait comme celui d’Ervoan, diminutif familier du vocable Yves.
Il garda donc pour lui tout ce qu’il avait appris ou deviné et, en cœur généreux, plein de délicatesse, se promit d’apporter tous ses soins à panser et adoucir, autant qu’il serait en son pouvoir, la plaie depuis si longtemps ouverte dans l’âme de cette mère douloureuse, devenue la sienne par l’adoption.
Celle-ci, de son côté, s’attachait chaque jour davantage au petit garçon. Elle sentait en lui une noblesse de caractère et de pensée bien supérieure à celle du commun des enfants, et aussi des hommes.
Il lui arrivait de dire au recteur ou à l’instituteur, chaque fois qu’elle trouvait une occasion de leur parler du petit abandonné :
« Bien sûr qu’il n’est pas comme les autres. Ce n’est pas un fils de paysans de par ici. Quand il est propre et bien habillé, il a l’air d’un petit monsieur de la ville. »
Et c’était vrai. L’« Espagnol » était un grand seigneur au milieu de ses jeunes camarades d’école. Ayant beaucoup voyagé, dès sa plus tendre enfance, il s’était étrangement développé. Sa force et sa souplesse le distinguaient, même au centre de ce noyau de garçonnets robustes de la côte, parmi ces rejetons précoces d’une race que le vent salin fortifie et adapte, depuis des siècles, aux périlleuses exigences des industries de la mer dont ils vivent. En sorte que, peu à peu, dans tout le pays, de Trélévern à Trégastel, tous les garnements de son âge en étaient venus à le considérer comme leur chef, presque leur roi.
Pablo n’abusait point de cette royauté, bien au contraire. Il justifiait sa prééminence, non seulement par la vigueur de ses muscles, mais, plus encore, par la supériorité de son intelligence. Et ce qui achevait de lui attacher tous ces jeunes cœurs frustes, c’était sa bonté native, pleine d’attentions et de scrupules. Pas un de ces trois ou quatre cents éphèbes, avec qui il lui arrivait d’échanger des mots de joie ou d’amicales bourrades, n’eût voulu lui faire la moindre peine, lui susciter le plus petit ennui.
La renommée de l’« Espagnol » grandissait donc dans le petit monde de la jeunesse aux alentours des bourgs de Louannec et de Perros-Guirec, et, vraiment, à le voir ainsi chéri et fêté de tous, la veuve Plonévez se sentait envahie d’un légitime orgueil.
N’était-ce pas elle, en effet, qui, dès le premier moment, avait accueilli, sans hésiter, cet orphelin ? N’était-ce pas son vaillant Alain qui lui avait donné ce fils adoptif, après l’avoir arraché au naufrage ?
Aussi, dans sa naïve fierté, n’éprouvait-elle pas de plus grande joie que de se montrer au bras de l’enfant dans ses promenades du dimanche, à la sortie de la grand’messe ou des vêpres. Car, bien que l’existence de Pablo eût été fort troublée et que son passé fût obscur au point qu’il n’aurait su dire lui-même exactement son âge, une chose restait certaine en ces ténèbres, la religion de son origine que pratiquaient, oh ! bien singulièrement, ses pires compagnons de courses et d’aventures.
Sur ce point, le seul qui offrît quelque précision, l’enfant avait parfois des révoltes et ses yeux brillaient d’un éclair, quand un de ses petits camarades lui demandait, sans y mettre plus de malice :
« Alors, tout de même, Pablo, tu as été baptisé ? »
À quoi Pablo répondait, avec une fougue bien digne d’un hidalgo du temps de la conquête de Grenade :
« Crois-tu donc que les hommes de mon pays sont des chiens ? »
À le juger sur ses dispositions d’intelligence et d’énergie, l’instituteur de Louannec, une main posée sur cette chevelure brune et bouclée, ne pouvait s’empêcher de dire à la veuve, en riant :
« Çà, madame Plonévez, il faudra, décidément, faire quelque chose de ce gamin. Quand Alain sera de retour, on verra à causer de cela. Le petit est assez jeune pour qu’on puisse le préparer au Borda. Il faudrait l’envoyer à l’École Saint-Charles, à Saint-Brieuc. »
Et, comme ces paroles n’étaient pas claires pour Pablo, il fallut que le magister lui expliquât que le Borda était le vaisseau-école des futurs officiers de marine, qui en sortent avec le titre d’« aspirant ».
De ce jour, l’esprit de l’ex-mousse de la Coronacion s’ouvrit aux plus généreuses espérances, aux plus vastes ambitions. Il n’hésita pas à en faire part à la veuve :
« Oh ! mamm Plonévez ! Quelle joie si je devenais officier ! Comme vous seriez fière, n’est-ce pas ? Vous auriez vos deux fils capitaines. Et je pense qu’alors vous ne pleureriez plus, que vous oublieriez l’autre, qui vous a fait tant souffrir ? »
L’enfant n’avait pas été, cette fois, le maître de son premier mouvement. Sa parole avait dépassé sa pensée. Il s’aperçut de la faute qu’il venait de commettre en voyant de grosses larmes perler aux cils de Mme Plonévez.
« Oh ! petit, soupira celle-ci, que dis-tu là ? Crois-tu donc qu’une mère puisse oublier son fils ? »
Mais Pablo se jeta à son cou.
« Il faut me pardonner, mamm Plonévez. Je voulais dire seulement que, si je devenais officier, je vous rendrais si heureuse que, peut-être, vous auriez moins de chagrin d’avoir perdu votre autre fils. »
La veuve lui rendit sa caresse et murmura :
« Ne t’excuse pas. Je sais que tu as bon cœur, petit Pablo, que tu aimes ta vieille mamm presque autant qu’elle t’aime. Retiens seulement ceci : autant que dure la vie d’une mère, elle garde le souvenir des enfants qu’elle a perdus. Il n’y a que le bon Dieu qui puisse la consoler, vois-tu ! »
Et hochant la tête, elle ajouta :
« Il n’en manque pas, de mères qui pleurent, en notre pays, Pablo, de mères comme moi, et les riches ne sont pas plus exempts que les pauvres de ces douleurs-là. Et, tiens, il y a, pas bien loin d’ici, entre Trélévern et Treztel, une jeune dame plus malheureuse encore que moi. Elle est venue, je crois, des Amériques, comme toi, mon petiot. On ne sait pas bien au juste ce qui lui est arrivé, mais on dit qu’elle a été un temps folle de chagrin, parce qu’elle a vu mourir, à la fois, son mari et un petit garçon qu’elle avait. »
Pablo la considéra, ému de compassion :
« Pauvre dame ! C’est vrai, tout de même, mamm Plonévez, qu’il y a des gens qui sont bien malheureux ! »
Et l’esprit mobile du garçonnet aborda un autre sujet :
« Vous dites qu’elle vient aussi de l’Amérique, cette dame ? De quelle Amérique, du Nord ou du Sud ? »
Ça, c’était trop demander à la veuve Plonévez, dont les connaissances en géographie étaient plus rudimentaires encore qu’en orthographe.
« Dame ! petiot, répliqua-t-elle, tu es trop savant pour moi. Si Lân était ici, il pourrait te dire la chose. Encore faudrait-il qu’il connût la dame, qu’il l’eût vue, pour le moins.
– Je crois que je l’ai vue, moi, reprit Pablo avec véhémence. C’est une jolie dame, tout en noir, qui ressemble à la Sainte Vierge du grand vitrail qui est derrière le maître-autel ? Et elle se promène avec une petite fille qui a des cheveux qu’on dirait en or ?
– Peut-être bien ! concéda la veuve en souriant. Je ne suis pas aussi avancée que toi ; je ne l’ai jamais vue. Tout ce que je t’en dis, c’est ce qu’on m’a raconté. Mais, toi-même, où l’as-tu rencontrée ? »
Alors Pablo expliqua qu’une semaine auparavant, il était sorti du port de Perros sur la chaloupe des Douanes et était descendu avec deux douaniers sur la plage de Treztel, après le village du Trévou, au voisinage du Bois-Riou. C’était là qu’il avait rencontré la dame en noir, donnant la main à la fillette blonde.
Les douaniers avaient respectueusement salué la dame, qui leur avait répondu par une inclinaison de tête et un aimable sourire.
Et, maintenant, Pablo osait se souvenir d’une particularité qui l’avait un peu troublé sur le moment. La promeneuse, en passant près de lui, s’était arrêtée brusquement et l’avait dévisagé avec une singulière insistance. Il avait même semblé au petit garçon que ses yeux, qu’il avait jugés les plus beaux qu’il eût jamais vus, s’étaient obscurcis en le considérant, comme si une buée de pleurs s’y était épanchée.
« Peut-être que ma vue lui a rappelé son petit garçon, n’est-ce pas, mamm Plonévez ? Pauvre dame ! Elle a l’air bien triste, je vous assure. »
Cette réflexion compatissante lui inspira un retour sur lui-même. Il soupira :
« Et, moi aussi, j’ai eu une mère, que je n’ai pas connue, et, peut-être, me croit-elle mort et me pleure-t-elle, comme la dame noire pleure son fils et vous le vôtre, mamm Plonévez ! »
À son tour, il eut des larmes sous les paupières et se détourna pour les cacher.
« Tu vois, prononça la veuve, que le bon Dieu fait bien tout ce qu’il fait, puisqu’il t’a donné à moi, qui regrette un fils, et qu’il m’a accordé de devenir un peu ta mère, mon petiot.
– C’est vrai, mamma, répliqua Pablo, en se rejetant dans les bras de la vieille femme, qu’il étreignit chaleureusement. Mais, tout de même, vous étiez moins à plaindre que la pauvre dame, puisque le bon Dieu vous avait laissé un fils, grand et bon, et qu’elle n’a plus son petit garçon, qui était peut-être son seul enfant. »
Il se reprit tout aussitôt pour ajouter :
« Mais non. Je me trompe, puisqu’elle a une petite fille. »
Cette rencontre et cet entretien laissèrent une trace profonde dans l’esprit du jeune « Espagnol ». Un étrange désir lui vint de revoir la dame en noir, la pauvre affligée aux beaux yeux, qui l’avaient si tendrement considéré. Et voilà qu’un sentiment insoupçonné prit naissance dans l’âme de Pablo.
Insouciant et joyeux jusqu’alors, il devint mélancolique et rêveur. Cette pensée qu’il avait exprimée à la bonne Anna Plonévez hanta ses méditations solitaires. Il se prit à aimer cette créature absente et lointaine qui avait été sa mère inconnue, et, à force d’y porter son imagination, il en arriva à lui prêter les traits, le port, l’attitude de la dame en noir aperçue à Treztel.
En même temps, il se souvint de la jolie petite fille aux cheveux d’or, et il songea que, en ce pays d’Amérique, d’où, comme lui, la dame était originaire, il avait peut-être une sœur aussi jolie, aussi blonde que celle-là. Ce fut une sorte d’éveil de sa conscience, une entrée en un monde nouveau de sentiments.
Le coin de terre bretonne où l’avait conduit la destinée capricieuse est, entre tous, propice à la poésie mystique du cœur. Là règne une végétation abondante que n’effarouche point le vent du large et qui fait onduler les cimes vertes jusqu’au bord des flots tantôt alanguis, tantôt tumultueux de l’Océan. Car la Manche prend fin, à proprement parler, plus haut, dans les parages de Saint-Malo et de la Rance. Ici, c’est bien l’Armor des légendes et des traditions que, par malheur, dégradent et dénaturent progressivement les passages, chaque jour plus nombreux, de touristes venus de l’est, pour la plupart sans traditions et sans goût.
Les derniers costumes disparaissent. Seules, les coiffes de batiste ou de dentelle résistent encore. Mais le sol se défend mieux. La voix de la mer « qui parle beaucoup » continue à se faire entendre aux fils de la côte, à imposer silence aux sottises et aux propos profanateurs. Les landes et les bois, le vaste horizon, les étangs réflecteurs du ciel mélancolique, les croix des chemins, les pierres des nécropoles solitaires gardent les âmes du tumulte envahisseur des villes ensorcelées. On peut encore rêver, aimer, pleurer et prier en Bretagne, et le Trécor lui-même, plus entamé par l’influence étrangère que le Léon et la Cornouaille, n’en conserve pas moins sa grandeur farouche et sublime.
Or, le petit mousse orphelin, jeté par la tempête sur ce rivage à la fois grandiose et tendre, sur cette terre peuplée de souvenirs mystiques et héroïques, les aimait d’un attachement profond. Il sentait sourdre en lui il ne savait quel atavisme dormant dans les ténèbres de ses origines, comme si une partie de son sang lui venait d’une des sources fraîches qui murmurent sous les ombrages de ce beau pays.
Alors, poussé par une force irrésistible, il mettait à profit ses heures libres et solitaires pour courir vers les bords fascinateurs, vers les silencieuses profondeurs du Bois-Riou, les eaux alanguies des étangs ou le fracas grondant des lames sur les écueils du rivage.
Partout, il retrouvait, dans la paix de ses contemplations, les chers fantômes évoqués par son imagination en travail ; partout il demandait à la nature pleine de mystères la réponse aux questions que posait son esprit inquiet.
Cela dura autant que la belle saison, cela se prolongea même après les derniers crépuscules de septembre. Vinrent les brumes d’automne, et elles ne firent point oublier à Pablo le chemin des solitudes attristées.