Les brouillards d’automne sont soudains et épais sur toute la côte septentrionale de la Bretagne. Ils montent brusquement de la mer et, en moins d’une demi-heure, d’un quart d’heure même quelquefois, submergent les rives et s’étendent assez avant dans les terres.
Malheur alors aux errants des plages qui découvrent à grande distance. Si la brume coïncide avec le flot, il y a danger de mort pour les infortunés perdus dans l’immensité de la grève, et qui ne retrouvent plus leur route au travers de cette humidité opaque dont s’ouate l’atmosphère.
Sinistre, insidieux, le flot rampe autour d’eux, sous leurs pas, emplit les déclivités du sol, les dépressions du sable, les enserre entre les bras de multiples chenaux, les sépare de la terre ferme. Nul signal que la voix ne peut guider au sein de ces ténèbres blanches ; nul feu, si intense qu’on l’allume, ne perce ce rideau de vapeurs que la mort tisse, comme un linceul, sous les yeux, ou, plutôt, sur les yeux du condamné. Et, dans la solitude glaciale, quelle oreille attentive se trouverait là, juste à point, pour percevoir l’appel de détresse, quelle énergie dévouée pourrait se porter à temps au secours de l’abandonné ? Comme dans l’atroce enlisement des sables du Mont-Saint-Michel, c’est ici la mort pleine d’affres prolongées, bue littéralement goutte à goutte, et que le misérable voit monter, trame liquide, de la plante de ses pieds jusqu’à sa hanche, criant en vain les clameurs de son désespoir.
La plage de Treztel, où s’érigent quelques villas, habitées en été par leurs propriétaires, presque tous citoyens de Guingamp, est absolument déserte dès que les soirs abrégés d’octobre et les frissons des premières brumes ont dispersé les dernières villégiatures.
Il ne reste plus alors sur le rivage que des maisons définitivement closes pour huit mois de l’année. De temps à autre des pêcheurs y débarquent pour y rapiécer d’occasion leurs filets ; des paysans y viennent ramasser le goémon, qu’ils chargent et emportent sur leurs charrettes, les uns jusqu’au village du Trévou, distant de plus d’un kilomètre, les autres jusqu’aux chaumières disséminées dans l’étroite vallée qui met la mer en communication avec les étangs du Bois-Riou.
Parfois aussi l’écho y vibre sous l’ébranlement d’un coup de fusil, attestant le passage d’un chasseur en quête de canards sauvages et qui pour ne point revenir bredouille, décharge son arme, inutilement meurtrière, sur un goéland ou une alouette de mer.
Cet après-midi-là, après une journée radieuse, le soleil se couchait en une gloire rouge, empourprant et dorant les pointes basses de Ploumanac’h, entourant d’un cadre incandescent les profils de Tomé et des Sept Îles, la silhouette élégante et fière du phare des Triagoz.
Une femme et une petite fille suivaient lentement le sentier de douaniers qui borde la côte, en surplombant les roches basses.
La femme, grande, mince de taille, moulée en sa sévère robe noire, la tête coiffée d’une simple toque de velours sous laquelle se gonflaient les épaisses torsades de sa chevelure sombre, avait les traits purs, les yeux profonds, le teint mat des races blanches du Midi. Tout, dans sa personne d’une distinction souveraine, décelait une sorte de lassitude, et dans ses prunelles indifférentes se laissait lire une douleur incurable, intermittemment éclairée d’une flamme imprévue.
La fillette, qui pouvait avoir dix ou onze ans, était aussi blonde que sa compagne était brune. Celle-là appartenait, sans doute possible, aux familles du Septentrion, dont elle avait le teint éclatant et frais, les yeux bleus et les lèvres roses, pleins d’espoir et de sourires.
« Maman, demanda gaiement la petite fille, voulez-vous que nous descendions sur la plage ? La mer est tout à fait basse et le sable sec. Nous ne courrons pas le risque de mouiller nos bottines. »
La jeune femme hocha la tête et répondit :
« Peut-être est-il un peu tard, Irène. Tu peux voir que le soleil est tout à fait au bord de l’horizon. Il ne faut pas nous laisser surprendre par le serein, et nous avons une bonne demi-heure de marche pour regagner notre Ker Gwevroc’h.
– Oh ! c’est plus qu’il ne faut, maman. Vous savez que je suis bonne marcheuse, et le docteur vous a ordonné de longues promenades quotidiennes. Un peu plus tôt, un peu plus tard. Je suis sûre qu’il n’est pas plus de cinq heures. »
La mère tira de sa ceinture un bijou orné de diamants, une de ces montres grosses comme des œufs de pigeon, merveilles dont les horlogers comtois se sont fait une spécialité.
« Tu ne pouvais dire plus juste, reconnut-elle en souriant. Il est, en effet, cinq heures précises, si, toutefois, je suis d’accord avec le cadran de Trélévern. »
En ce moment, porté par le vent d’ouest, une claire sonnerie, venue du clocher de Perros-Guirec, traversa la rade alanguie et tinta cinq fois distinctement aux oreilles des promeneuses.
« Allons, acquiesça la dame en noir, nous pouvons aller jusqu’au bout de la grève. »
Et, précédée d’Irène, alerte comme un cabri, elle sauta légèrement d’une roche assez élevée sur le sable, suivant d’une allure tranquille l’enfant qui bondissait impétueusement de cailloux en cailloux, de flaque en flaque, sur la plage déserte.
Ces courses sur la côte étaient manifestement toute la joie de la fillette, vigoureuse et débordante de santé. Elle respirait l’air bienfaisant qui, du large, fouettait et rosissait son charmant visage. Sa jeune poitrine se dilatait à chaque inspiration des effluves salins ; une force splendide semblait y pénétrer, et la cornée humide de ses grands yeux en paraissait plus limpide et plus brillante.
Rêveuse, celle qu’elle nommait « maman » l’accompagnait d’un regard mélancolique, à peine distrait un instant par le spectacle de ces ébats en un lieu où nul danger n’était à craindre.
Peut-être n’était-elle pas fâchée de voir ainsi courir et gambader l’enfant assez loin pour qu’elle pût s’absorber elle-même en sa méditation douloureuse !
Car elle marchait d’un pas lent et onduleux, n’attachant aucun intérêt au tableau de ce couchant féerique, dominée par la vision de quelque scène pénible, dont la présence inévitable retenait le regard de son âme.
Pourtant, un moment, elle s’alarma.
Irène avait couru sans arrêt jusqu’à l’extrémité de la lisière sablonneuse, là où clapotaient les flots clairs, roulant des paillettes de rayons. Elles étaient si jolies, ces lames, à peine frangées d’une ligne de diamants ; elles avaient une si douce mine qu’elles faisaient songer involontairement aux yeux caressants de tout petits chats se roulant les uns sur les autres, se mordillant la queue, se ramassant en pelotes soyeuses.
Sans doute, telle fut l’image que leur vue suscita aux prunelles charmées de la fillette, car, éclaboussée tout à coup par l’une des volutes liquides, à laquelle elle n’avait pas pris garde, elle éclata d’un rire sonore et, tout aussitôt, se mit à réciter à pleine voix, dans le susurrement du flot, les premiers vers d’un morceau enfantin bien connu :
Venez ici, minet ; il faut que je vous gronde.
Et, modifiant la poésie au besoin des circonstances, elle en tira cette variante :
On dit que sans pitié vous mouillez tout le monde.
C’est bien joli, ma foi !
« À qui parles-tu donc ainsi ? questionna la jeune femme, attirée par ce rire et ces éclats de voix.
– Je parle à l’eau, maman, à la méchante eau, qui vient de mouiller mes bottines. »
Et la mère de sourire, en répliquant doucement :
« Ce n’est pas l’eau qui est méchante, c’est Irène qui est une petite sotte de ne l’avoir pas vue venir. »
Le ciel était d’une incomparable douceur. À mesure que l’astre s’immergeait, les rouges vifs de l’horizon se dégradaient en rose tendre, en violet clair, en mauve, en gris perle qu’ourlaient des fils d’un or fluide. Des cirrus en écharpe au zénith empruntaient de fugitives pudeurs aux caresses du grand œil de flamme disparu.
« Voyons, ordonna affectueusement la dame en deuil, allons nous asseoir sur cette roche et regardons finir le jour. »
Irène la suivit docilement jusqu’à un large bloc de granit, surgi comme une chaise naturelle du milieu des sables environnants.
« Maman, interrogea la fillette, peut-être allons-nous voir ce « rayon vert » dont parle Jules Verne dans le livre que vous m’avez donné ?
– Je ne le pense pas, ma chérie. Il paraît que ce rayon n’est visible que si nulle terre n’interrompt la ligne de l’horizon. Or, ce n’est pas ici le cas.
– Quel dommage ! » soupira Irène.
Elle fixa de tous ses yeux le fond du ciel à l’Occident, comme pour contraindre le mystérieux phénomène à s’accomplir, sur son ordre, en dépit de toutes les lois de l’optique.
Mais l’astre descendait plus bas, et ses feux en éventail abandonnaient la voûte pour ne plus colorer que les nuées les plus proches de la courbe.
Irène releva la tête et, se penchant sur l’épaule de la jeune femme, reprit, changeant de sujet :
« C’est tout de même drôle que la terre tourne sans qu’on la voie tourner. Mlle Dougal me répète toujours cela et je n’arrive pas à m’y faire. Je comprends très bien que l’on ait cru, autrefois, que le soleil tournait autour de la terre. C’est bien plus naturel, et, puis, ça se voit. »
Après une nouvelle pause, elle poursuivit :
« Et le voilà parti pour sa grande tournée, de l’autre côté du monde. Dire que toute cette eau finit si loin ? Au bout, maman, c’est une autre terre, n’est-ce pas ? C’est l’Amérique ? »
Ce nom fit tressaillir la femme en deuil. Ainsi qu’un morne écho, elle répéta :
« L’Amérique ! »
Et, ses yeux, jusque-là noyés dans la contemplation de l’infini, s’emplirent de larmes.
« Oh ! maman ! s’exclama la fillette, en se jetant à son cou, voilà que je viens encore de vous faire pleurer. »
La mère affligée l’entoura de son étreinte, et la pressa affectueusement sur sa poitrine.
« Non, ma chérie, ce n’est pas toi qui me fais pleurer. Vois-tu, mes souvenirs sont trop cruels.
– Oh ! oui, je sais, murmura la gentille créature, je sais que ce n’est pas la même chose. Je vous appelle maman, mais je ne suis que votre nièce. Je ne peux pas vous remplacer le petit garçon que vous avez perdu. Vous êtes madame Isabelle Hénault et moi je suis Irène Corbon. Je vous aime pourtant comme si vous étiez ma mère, puisque je n’en ai plus. »
Soudain, un cri lui échappa, arraché par une impression de froid gagnant ses pieds.
« Voyez donc, voyez donc, maman : la mer monte ! On dirait qu’elle sort du sable sous nos semelles. »
En effet, le phénomène habituel d’infiltration, qui précède le flot et suit le jusant, s’accomplissait autour des deux femmes. Partout où se posaient leurs bottines une tache humide les dessinait sur le sol, comme si toute la plage, subitement imprégnée, se fût transformée en une immense éponge.
Mais un autre détail, fort imprévu, celui-là, venait s’ajouter à cette constatation d’habitude.
En même temps que l’eau se transsudait de la grève, au large, sur la mer, des vapeurs moutonnaient, tantôt fragmentaires, en taches circulaires, tantôt haillonnées en écharpes traînantes, dont la transparence de gaze se tissait plus épaisse à vue d’œil. Et ces lambeaux de brume s’attiraient, confluaient, se soudaient naturellement. En quelques secondes, elles s’étendirent en nappe sur l’eau bleue et la couvrirent entièrement. On ne vit plus qu’une plaine sans bornes, toute blanche, ondulant en fumée basse du rivage de Treztel à celui de Perros-Guirec. Les îles en furent, l’une après l’autre, estompées d’abord, puis définitivement effacées.
« Allons-nous-en ! dit vivement Mme Hénault, en entraînant Irène. Ce brouillard doit être très malsain à respirer. »
À son tour, elle ne put retenir un cri d’effroi.
Elle s’était retournée vers la terre, et voilà qu’elle y retrouvait la brume, venue des profondeurs de la vallée.
Toute la grève fumait, à droite, à gauche, devant, derrière. Les deux femmes en étaient entourées ; elles ne voyaient plus le sol sous leurs pieds.
« Courons, courons, fit la tante d’Irène, en entraînant vers la partie haute de la plage la fillette amusée par ces préludes du météore.
Elles coururent, pas assez vite pourtant pour devancer la rapide expansion des vapeurs. Elles n’avaient pas fait deux cents pas que la brume leur venait à la taille.
Et, grâce à la réfraction, l’horizon de la terre leur parut reculer et fuir dans un lointain énorme.
Au-dessus du mouvant nuage, les rochers et les cassures du rivage s’érigeaient ainsi que des caps. Plus haut frémissaient les cimes jaunies des arbres du Bois-Riou, s’échevelaient, sur les crêtes, les branches épineuses des ajoncs.
Mme Hénault et sa nièce pressèrent leur course.
Brusquement, une risée de brise courut sur cette ouate impalpable, la fit houler et diffluer dans tous les sens. La voix, toujours rieuse, d’Irène, dit :
« Oh ! maman, je ne vous vois plus. Je suis dans la fumée. »
Elle avait disparu sous le linceul de brume, que Mme Hénault dominait de la tête seulement.
À son tour, la jeune femme ne vit plus rien. Le brouillard l’ensevelissait. Elle marchait au hasard, serrant nerveusement la petite main qu’elle tenait dans la sienne.
« Tiens ! prononça Irène, qui ne s’effrayait point encore, on dirait qu’ici aussi il y a de l’eau. »
Mme Hénault frissonna.
Elle venait de se rappeler que la plage était sillonnée d’innombrables dépressions, de rigoles formant canaux, que la mer montante emplissait les premières.
Est-ce que la marée allait, en débordant de ces canaux, leur couper la retraite, leur fermer la fuite en avant ?
Elle eut envie de crier, d’appeler au secours.
Mais elle se dit qu’en agissant ainsi, elle effraierait la petite fille prématurément et courrait le risque de l’affoler, ce qui constituerait un péril nouveau.
Elle se tut donc et continua d’avancer.
Une sensation glacée l’arrêta court. En même temps, un cri jaillissait de la poitrine d’Irène :
« Mais c’est l’eau, maman ! C’est l’eau ! »
Oui, c’était l’eau, l’eau perfide, insidieuse, qui, en s’insinuant dans les chenaux, les avait tournées et enveloppées, qui leur barrait la route.
Mme Hénault eut une terreur paralysante.
« Avançons encore », dit-elle d’une voix étouffée.
Avancer ? Comment ?
Au premier pas qu’elles firent, elles sentirent le froid leur gagner les chevilles. Retroussant leurs jupes, elles s’acharnèrent. Le bain glacé leur mouilla les genoux. Trois pas de plus, et elles comprirent qu’elles étaient en face d’une de ces excavations que les pêcheurs nomment des « trous ».
Déjà trempées, frissonnantes, elles durent rétrograder. La barrière liquide était peut-être très large, très profonde. Mme Hénault se prit à trembler.
Dilemme atroce. Qu’allait-elle faire ? Où chercher sa route dans cette obscurité imprécise ? Se jeter à droite ou à gauche ? La rigole devait se continuer jusqu’à la mer, et la mer était derrière elle, sournoise, implacable, les emprisonnant en ce filet de brume. Elle la sentait venir, bien plus, elle entendait son bruissement doux et sinistre, à moins de cent pas en arrière.
Misère ! Étaient-elles donc abandonnées de Dieu, condamnées à mourir là, dans cette longue agonie du brouillard et du froid ?
Mourir ! cette femme avait tant souffert que la mort ne l’effrayait pas. Mais il y avait l’enfant, il y avait cette petite Irène, si douce, si affectueuse, si jolie ! Et voilà qu’elle ne riait plus, Irène ; elle avait conscience du péril, elle avait peur. Sa voix craintive, presque basse, venait de murmurer, en grelottant :
« Oh ! maman, elle est bien froide, cette eau ! On ne voit plus rien. Est-ce que nous allons rester dans ce brouillard ? On dit qu’il y a des gens qui sont noyés par la mer montante. La mer monte, maman. »
Ces mots galvanisèrent la pauvre femme. Elle secoua la torpeur morbide qui l’envahissait et, sans se séparer de l’enfant, essaya de chercher sa voie d’un autre côté.
Elle alla sur sa droite. Mais là encore elle fut arrêtée par l’eau et dut reculer.
Elle se rejeta à gauche. Un passage s’offrit. Elle traversa un filet moins profond et recommença à courir devant elle. Le voile de brume s’épaississait. En portant la main à sa chevelure, elle la sentit gemmée de gouttelettes. La sensation glaciale la pénétra davantage.
Tout à coup une roche se rencontra sous leurs pieds. Irène buta et fit un faux pas.
Elles se trouvaient sur un plateau granitique. Des poussées de pierres crevant le sable s’étendaient là, tapissées de goémon. Elles glissaient sur l’herbe gluante, chancelaient. Une fois de plus la fillette perdit pied. Elle tomba. Mme Hénault la retint à temps. Il y avait là un trou sinistre, dont on ne pouvait deviner la profondeur.
Mais le plus terrible en cette angoisse, c’était l’incertitude. Dans leurs tentatives successives pour fuir, elles s’étaient désorientées. Où étaient-elles, à cette heure ? Peut-être étaient-elles revenues vers la mer ? Peut-être tournaient-elles le dos à la côte ?
Le sol s’élevait insensiblement sous leurs pas. L’espoir rentra en elles. Elles devaient toucher à la rive, puisque la montée s’accentuait. Encore quelques efforts, et elles seraient à l’abri ; elles émergeraient des plis du linceul des vapeurs ; elles reverraient le ciel.
Une roche nouvelle les fit trébucher. Elles l’escaladèrent. Ce ne fut que pour en heurter une autre au-dessus.
À tâtons, de leurs pieds hésitants, de leurs doigts crispés, sans souci de leurs vêtements salis et mouillés, elles s’y juchèrent, croyant gravir la falaise du salut.
Mais après ces premiers échelons, d’autres surgirent, et il fallut recommencer l’escalade. Elles montèrent, montèrent encore, haletantes, éperdues, stimulées par le bruissement du flot qui, maintenant, au-dessous d’elles, les enveloppait de son susurrement et emplissait, de tous côtés, la solitude de la grève.
Elle fut ardue, cette ascension. Leurs ongles se retournaient, leurs paumes saignaient aux arêtes coupantes du granit. Mais, à mesure qu’elles s’élevaient d’un degré, le tissu brumeux se faisait moins dense ; une lumière plus vive y filtrait, preuve qu’elles atteignaient les couches supérieures du brouillard, qu’elles allaient revoir le ciel.
Elles le revirent, en effet.
Hélas ! Cette vue ne leur apporta que le désespoir, la certitude de la condamnation.
Lorsque, trouant de la tête l’opaque moutonnement des vapeurs qui déferlaient au-dessous d’elles, elles contemplèrent le paysage environnant, elles se rendirent compte de leur détresse.
Dans leur fuite, elles avaient perdu le sens de la direction ; elles étaient revenues vers l’écueil en forme de chaise sur lequel, moins d’une demi-heure plus tôt, elles s’étaient installées pour contempler la féerie du couchant.
« Il faut appeler, maman, murmura Irène, il faut crier. On nous entendra peut-être ; on viendra.
– Oui, appuya la jeune femme. Que le bon Dieu nous protège, ma chérie ! Prions-le et appelons-le autant que les hommes, à notre secours. »
Unissant leurs voix, elles élevèrent leur appel alternativement vers la pitié du Ciel, vers l’intervention des créatures.
Et ceux qui, ce soir-là, passèrent sur les sentiers de la grève et les chemins de douaniers, parmi les genêts et les landiers épineux, frémirent d’entendre ces cris d’épouvante venus du large, à travers les premières ombres du crépuscule, pour implorer la pitié des rares errants du rivage.
« Le brouillard diminue, maman » risqua timidement Irène, d’un organe que le froid enrouait.
Elle disait vrai. La couche des vapeurs s’abaissait, ou, plus exactement, se fondait par la base sous l’haleine plus chaude de la mer.
Dans la pénombre, encore assez limpide, les deux femmes virent émerger du nuage leur piédestal de granit. La fumée humide descendit plus bas, découvrit les gradins inférieurs du récif, battit les assises en se haillonnant, et, tout à coup, sous la poussière d’argent de la lune, la plaine liquide étincela, nappe transparente étendue des bornes de l’Océan au seuil de la vallée de Treztel.
Il n’y avait plus de brume, mais ce qu’il y avait était pire. La mer remplaçait partout le brouillard.
Elle enveloppait l’écueil, l’étreignait, et, d’une lente ascension, le gravissait, à la poursuite des fugitives.
Jusqu’où monterait-elle ? Atteindrait-elle à leur niveau, recouvrirait-elle ce socle, leur suprême refuge ? Elles ne le savaient point ; elles ne se souvenaient pas d’avoir naguère remarqué cette roche au-dessus de l’eau pendant les pleines mers.
Et, calme, plus effrayante en sa placidité qu’en ses colères d’ouragan, la marée s’élevait, ligne par ligne, pouce à pouce, avec des gaîtés féroces dans ses rides poudrées de diamants par la lune.
Les condamnées s’agenouillèrent, se serrant l’une contre l’autre, et prièrent en se recueillant.
Puis, redressées, debout, elles clamèrent un dernier appel au rivage, sans espoir, d’ailleurs.
Un même frisson les fit tressaillir soudain.
À leur cri, un autre cri venait de répondre.
Elles se turent, n’osant parler, tant cette voix lointaine les subjuguait, prenant presque des apparences miraculeuses.
Elles ne voulaient point croire encore. Ce n’était là, peut-être, qu’un écho de la falaise, si ce n’était pas une illusion.
D’interminables secondes s’écoulèrent. Dans l’ombre accrue, elles ne virent que la tache mouvante de la lune se rapprocher d’elles, clapotant et gazouillant sur les surfaces polies des blocs arrondis par les baisers séculaires des flots.
Mais, derechef, un cri traversa l’espace, une voix bien nette, bien distincte, cette fois. Ce n’était pas un écho ; c’était un organe masculin et jeune. Il disait :
« Tiens bon ! On y va ! »
« Tiens bon ! » l’interpellation habituelle des pêcheurs et des matelots. Une joie délirante entra dans les deux âmes en dérive. Dieu les prenait en pitié. Le salut venait vers elles.
Oui, à moins que ce ne fût une horrible et suprême ironie ! « Tiens bon ! » Et comment « tenir » sur ce morceau de roche, large de six pieds, long de huit, qui ne dominait que de quelques centimètres la nappe ambiante ? Avant que le secours arrivât, l’eau n’aurait-elle pas happé sa proie, nivelé ce refuge provisoire ?
Il y eut là un moment d’affreuse torture morale.
La nuit était complète. Les étoiles scintillaient dans l’immensité de bleu sombre. À l’ouest, on n’apercevait plus qu’un liséré livide derrière les noirceurs informes des îles et des promontoires. Presque au zénith, la lune se laissait tomber en quartiers de métal lumineux, qui palpitaient dans la molle ondulation de l’eau.
Celle-ci murmurait à moins d’une coudée du sommet. Elle n’avait pas l’air méchant ; elle ne se pressait pas à faire le jeu de la mort ; elle laissait au secours le temps de venir.
« Écoutez, maman, prononça Irène à voix basse ; on vient. »
Sur la nappe, à une distance imprécise, un bruit cadencé se faisait entendre : le rythme de deux avirons frappant régulièrement la surface miroitante.
« Ici ! À nous ! » cria désespérément Mme Hénault.
Le jeune cri de tout à l’heure résonna de nouveau :
« Tiens bon ! On y va ! »
Dans la large tache d’argent une tache noire s’accusa.
Les prunelles dilatées des deux femmes virent une étrave lourde se profiler, une palette de rame sortir de la nuit éparpillant des étincelles de lumière blanche.
Le bateau était là, l’arche de la délivrance.
Mais, en même temps, une sensation glacée baigna leurs pieds déjà mouillés. Une première lame escaladait la plateforme rocheuse. La mer, qui leur faisait grâce, leur donnait son baiser d’adieu.
L’embarcation glissa et vint ranger le bloc. Un seul homme s’y tenait, un homme tout petit, qui leur parut grand comme le ciel. Il rejeta l’aviron sur le tolet, enleva d’un effort la petite Irène. Puis, poussant l’enfant sur l’autre bord, il sauta lui-même sur la roche, afin d’y tirer le bateau et d’aider Mme Hénault à y monter.
L’instant d’après, les deux femmes agenouillées remerciaient Dieu avant de remercier leur sauveteur. Penché à l’arrière, celui-ci godillait vigoureusement et virait pour regagner la côte.