Or, ce qu’attendait le ministre, ce qu’attendaient les autorités du pays, les amis de la première heure, la noble et élégante assistance, ce qu’attendait la population tout entière, c’était la rentrée triomphale de la Némésis qui venait d’accomplir en trois mois une si féconde croisière et de délivrer les nations civilisées d’un long cauchemar de quinze ans.
On la vit, gracieuse et légère, doubler le môle au bruit des acclamations, faire vibrer d’une dernière salve l’écho des collines environnantes, puis, après avoir mouillé au centre du bassin, accueillir à la coupée les embarcations dépêchées pour recevoir les passagers, les officiers et les marins.
Le commandant Le Gouvel descendit le premier, donnant la main à Mme Hénault, la mère ; puis ce fut Alain Plonévez conduisant Mme Isabelle, puis Pablo et sa cousine Irène, puis le docteur Perrot, le chef mécanicien Grandy, les matelots, gabiers, chauffeurs. Dans leur nombre on admira la superbe carrure du titan Joël Le Corre. Le Grésillon donnait le bras à la gentille Anne-Marie, à qui il s’était fiancé au cours de la traversée du retour.
Le ministre et son état-major vinrent recevoir les voyageuses. En un discours plein de chaleur, le représentant du gouvernement rappela les origines de l’expédition, en narra les dramatiques incidents et, finalement, lut la liste des récompenses décernées. Il y en avait pour tous. Cinq croix de la Légion d’honneur étaient octroyées, à Mme Hénault d’abord, à l’enseigne Le Gouvel, promu lieutenant de vaisseau, au capitaine Alain Plonévez, au docteur Perrot, au mécanicien Grandy. La médaille militaire allait orner la poitrine de Joël Le Corre et d’un des aides-mécaniciens ; des médailles spéciales étaient accordées au reste de l’équipage. Enfin, par une mention particulière, Paul Hénault, solennellement réintégré en son état civil, recevait une médaille d’or unique, prémice des récompenses futures que décernerait la France au vaillant enfant, lorsqu’il serait sorti du Borda avec les aiguillettes d’aspirant.
Alors se produisit un incident qui porta au comble l’émotion de l’assistance.
Mme Hénault s’était levée et, s’adressant au ministre, lui faisait entendre, d’une voix vibrante, le langage d’une admirable Française.
« En me décernant une récompense que je n’ai ni sollicitée, ni même souhaitée, dit-elle, le gouvernement m’accorde un honneur au-dessus de mes faibles mérites. Fille et descendante de marins, sortie d’une race glorieuse sur mer entre toutes, puisque ma famille est Malouine, je n’ai fait que ce que toute Bretonne de cœur eût fait à ma place. Je n’accepte donc pas cette croix qui sera mieux placée sur une poitrine virile. Mais afin qu’aucun doute ne plane sur la nature du sentiment qui m’inspire, je tiens à le faire connaître sans ambages.
« Il me serait trop cruel d’obtenir le signe de l’honneur au prix du deuil qui afflige une héroïque femme de cette terre. Car, sachez-le, monsieur le ministre, je pleure à la pensée de cette autre mère, dont l’absence attriste cette fête, et qui prie en ce moment sur le cercueil de l’un de ses fils, du pauvre homme, tombé en héros, dont le dévouement a rendu mon petit-fils Paul à sa mère et à moi-même, son aïeule. Je demande qu’une mention spéciale soit faite de cette Bretonne plus grande que les meilleures d’entre nous, d’Anna Plonévez, la mère de notre vaillant capitaine Alain, de notre cher Ervoan, mort en enfant glorieux de la Bretagne et de la France. »
À l’audition de ces nobles paroles, un long frémissement courut d’un bout à l’autre de l’auditoire. On vit le ministre se lever et, tenant à la main le joyau symbolique, il le suspendit un instant sur la poitrine de Mme Hénault. Puis, pliant le genou, il lui baisa respectueusement la main.
Toute une grande heure dura le défilé des hauts personnages, des amis, des admirateurs. Les deux dames, Pablo et Irène, durent entendre bien des compliments, serrer bien des mains de gens qui leur étaient totalement inconnus. Ce sont là les exigences de la gloire.
Après quoi, les voitures de Ker Gwevroc’h, suivies d’une dizaine d’autres véhicules, emportèrent les voyageuses et leurs invités jusqu’au manoir du Trévou, où un grand banquet leur était préparé.
Elle prit fin, cette journée mémorable. Elle eut un lendemain tendu de noir, mais mieux encore consacré par le souvenir à la glorification des morts.
Car un service de première classe, une messe de Requiem fut chantée ce jour-là pour le repos de l’âme d’Yves Plonévez, et aussi des vaillants marins de la Némésis tombés sur la terre africaine et inhumés, loin du sol de la France, mais sous les plis du drapeau français. L’église de Louannec fut trop petite pour l’innombrable assistance qui se pressa autour de la fosse où l’on descendit les restes du malheureux Ervoan.
Et, au retour de la cérémonie, les rangs s’ouvrirent respectueusement devant la mère inconsolée, mais réconfortée en sa douleur par ce témoignage d’universelle sympathie.
Comme elle s’avançait au bras d’Alain, dont la boutonnière brillait de la récompense décernée la veille, on vit le petit « Espagnol » venir à elle, et doucement, de sa voix tendre des anciens jours, lui murmurer à l’oreille :
« Mamma Plonévez, est-ce que je ne suis plus aussi votre fils ? »
Alors, chancelante, les yeux pleins de pleurs, la mère du vaillant mort et du glorieux vivant, se tourna vers Mme Hénault et Isabelle, et, d’un accent intraduisible, leur dit :
« Le bon Dieu m’en a pris un ; il vous en a rendu un. Voulez-vous tout de même, que celui-là soit aussi à moi jusqu’à l’heure où je m’en irai rejoindre l’autre ? »
Les deux mères heureuses se jetèrent en sanglotant au cou de la mère éplorée, et la mamm Plonévez, en tête du cortège, regagna son humble demeure, un bras sous le bras d’Alain, l’autre sous celui de Pablo. Il lui restait encore deux fils, et le hijo del mar avait encore deux mères.