Ce fut un cruel moment que celui où, en découvrant le cadavre du pauvre matelot nantais, en s’apercevant du rapt de la Grâce de Dieu, Mme Hénault et les vaillants hommes qui l’entouraient se demandèrent à quel parti ils allaient se résoudre.
La première impression fut celle d’une profonde stupeur bientôt suivie d’un sentiment d’humiliation.
Avaient-ils bien pu se laisser jouer de la sorte, attirer dans une embuscade et surprendre comme des enfants étourdis !
Et, maintenant, ils étaient en face du plus redoutable des inconnus, entourés sans nul doute, épiés, surveillés par des ennemis invisibles. D’un instant à l’autre, ceux-ci pouvaient surgir du milieu des bois, se jeter sur eux en une seule masse et les égorger jusqu’au dernier.
De chaque buisson, de chaque tronc d’arbre, une balle pouvait siffler, les frappant à coup sûr, lâchement, alors qu’eux-mêmes ignoreraient à quelle sorte d’adversaires ils avaient affaire. Quelles précautions prendre, où chercher un refuge, demander une protection ?
Là n’était pas l’unique souci. En quittant le brick, pour quelques heures seulement, ils n’avaient emporté avec eux que le strict nécessaire, en fait de vêtements et de provisions, pour la subsistance d’un repas et d’une demi-journée. Ils n’avaient pas entièrement consommé leurs aliments. Il leur en restait encore assez pour le repas du soir. Mais… après ?
On pouvait, à la rigueur, rationner les appétits et durer ainsi jusqu’au surlendemain. Hélas ! Sans parler de la privation d’une nourriture parcimonieuse, privation qui pouvait entraîner un affaiblissement corporel désastreux, quel avantage offrirait un tel rationnement ?
On se trouvait à une distance de quarante lieues de Boké, en une région d’une effrayante sauvagerie. Les cases des nègres étaient dispersées sur d’immenses espaces ; on en ignorait l’emplacement, on ignorait jusqu’au caractère, jusqu’à la langue de ces races si voisines de l’animalité bestiale. Savait-on seulement si, en cherchant aide et secours, on n’allait point attirer sur l’infortunée caravane le regard fourbe et intéressé de quelque chef de tribu Yolaf ou Mandingue ?
Un assez long temps, l’indécision régna.
Allait-on marcher en avant ?
Hélas ! Cette solution était interdite, au moins pour ce jour-là. Le soleil touchait au terme de sa course. Une demi-heure encore, et il ferait nuit.
Cette nuit serait de douze heures. L’équateur ignore l’inégalité des solstices. Il n’y a pour lui qu’un perpétuel équinoxe. Douze heures en cette obscurité du désert, avec tous ses pièges, toutes ses embûches !
Alain, le front sombre, s’approcha de Mme Hénault.
« La plus vulgaire prudence, madame, nous oblige à camper ici », parvint-il à articuler.
La vieille dame releva fièrement le front.
« Nous camperons donc, monsieur, à la belle étoile. L’étoile, c’est un des yeux du ciel. »
Lân assembla ses hommes. Deux d’entre eux furent placés en faction, après qu’on eut rétrogradé d’un demi-kilomètre, afin d’éviter les agressions à l’improviste du côté du fleuve. Puis, le siège du campement choisi, on s’occupa de le fortifier et de le munir.
Des branchages et des pousses de jeunes arbres tombèrent sous les lames d’acier. Par hasard, Ervoan avait emporté du brick une hache. Elle fit le meilleur de la besogne. Si bien que, lorsque les ténèbres tapissèrent le paysage, la petite troupe avait eu déjà le temps de se retrancher derrière une enceinte assez épaisse, en une façon de kraal. Pour n’y laisser subsister aucun ennemi intérieur, serpent, scorpion, mygale ou scolopendre, on purgea la place par le feu. Un lit épais de cendre forma une couche sous les tentes.
On était huit pour veiller, neuf si l’on comptait Pablo. Mme Hénault, indomptable, réclama sa dixième part dans la garde nocturne. Et l’on se disposa à user les longues heures de ténèbres.
Par bonheur, la lune brillait au ciel. Elle s’y maintint presque toute la nuit, malgré le passage de nuées sombres. Ces premières pluies n’étaient pas encore le diluvium tropical.
Mais combien elle fut âpre, cette veillée !
Qui n’a pas posé le pied sur ces terres à peine déflorées par le contact de l’Europe profanatrice ne peut savoir ce que sont les farouches concerts de la jungle.
À peine l’ombre eut-elle couvert de son manteau piqueté de diamants la face du continent noir que des voix innombrables s’élevèrent au milieu du silence.
Elles avaient, ces voix, tous les accents, toutes les intonations. Elles venaient des profondeurs denses de la futaie, des espaces immenses de la brousse. Elles étaient faites de glapissements prolongés, de feulements rauques, de grincements de dents, de battements d’ailes obscures, du grondement sourd et lointain, pareil au tonnerre, du « sultan à la grosse tête », du barrissement d’éléphants sauvages, du cliquetis des cornes de rhinocéros écaillant les troncs d’arbres, du bourdonnement continu d’insectes ailés traversant l’air et interrompant les fragiles sommeils.
Pourtant, tout s’use, même le mal. Elle prit fin, cette nuit insupportable, et le jour vint mettre quelque baume au cœur des voyageurs abandonnés.
On tint conseil. À l’unanimité, on décida la marche en avant. Péril pour péril, souffrance pour souffrance, mieux valait affronter l’un et l’autre, en se portant à la rencontre de la délivrance éventuelle, en tendant la main aux libérateurs, peut-être plus proches qu’on ne le supposait.
Il fallait régler l’ordre de la marche. La présence d’une femme dans la caravane, surtout d’une femme âgée, compliquait singulièrement la difficulté. En outre, on ne disposait guère que de trois heures dans la matinée, de deux vers le soir, et il fallait prévoir les intempéries d’un ciel menaçant.
La situation était aussi précaire que possible. Les vivres allaient manquer, les munitions étaient courtes. Chaque coup de fusil devait être bien placé et assurer un gibier comestible, si l’on voulait fournir de sérieuses étapes.
Ce fut encore Mme Hénault qui fit preuve du plus viril courage en donnant l’ordre du départ.
À dix heures du matin, le soleil, par bonheur voilé, étant déjà très haut, on avait parcouru sept milles environ.
Mais la marche s’annonçait déjà comme devant être très pénible, la forêt s’éclaircissant graduellement et faisant place aux embûches de la brousse.
On eut pourtant la chance d’apercevoir une agglomération de huttes. Quelques enfants noirs détalèrent à l’approche de la petite colonne qui, cent pas plus loin, fut accueillie par les cris et les supplications de femmes terrorisées. Celles-ci, en effet, avaient eu à souffrir, peu de jours auparavant, des déprédations et des brutalités des pirates conduits par Gonzalo Lopez. Il fallut un assez long palabre pour les convaincre que les nouveaux venus n’avaient rien de commun avec les premiers bandits.
Lorsque, à l’aide d’une mimique expressive, confirmant un jargon bizarre entrecoupé de mots français, l’un des anciens matelots de la Grâce de Dieu fut parvenu à convaincre son noir auditoire, le village cessa de trembler, les portes du tata s’ouvrirent, et ce fut à qui apporterait aux voyageurs des œufs, du lait de chèvre et des graines de maïs. On fit donc halte dans l’hospitalière bourgade et l’on put s’y restaurer tant bien que mal.
Mais, d’un entretien avec les indigènes naquit, pour les malheureux fugitifs, une source de craintes bien autrement graves.
La région qu’ils traversaient, ils l’apprirent alors, était particulièrement dangereuse. Les grands fauves la parcouraient en tous sens, et un séjour nocturne y courait le risque d’être troublé par quelque agression presque certaine.
La caravane eut l’occasion d’en faire l’expérience le même jour. Peu s’en fallut qu’elle n’y laissât la vie de plusieurs de ses membres.
À quatre heures de l’après-midi, l’astre déclinant vers l’ouest, la colonne reprit sa marche vers le sud, prenant soin de maintenir sa route à égale distance entre les bords du fleuve et les profondeurs de la brousse.
Elle venait de franchir trois milles environs, guidée et escortée par une vingtaine de guerriers du village où elle avait reçu l’hospitalité, quand, tout à coup, elle vit ses éclaireurs noirs se rabattre précipitamment sur le gros de la troupe, en donnant tous les signes d’une violente terreur.
On fit halte instantanément et l’on se mit sur la défensive en prévision d’une attaque des pirates.
Mais le péril, s’il n’était pas moindre, était d’une tout autre nature.
Le sol résonnait d’un piétinement sourd, comme au passage d’une troupe à la démarche pesante. En même temps des cris rauques, caractéristiques du barrissement, jaillissaient de l’épaisseur des fourrés, se rapprochant de seconde en seconde.
C’était, en effet, une bande entière des farouches pachydermes qui s’avançait en sens opposé de la marche de la colonne, et c’était de cette rencontre, dangereuse entre toutes, que les nègres s’étaient épouvantés.
L’éléphant d’Afrique diffère entièrement de son congénère asiatique. Il n’en a ni la prodigieuse intelligence, ni la débonnaireté classique qui rend ce dernier susceptible de domestication.
Ceux qui accouraient en ce moment, en une famille composée d’un grand mâle aux formidables défenses, de deux adultes à peine moins redoutablement armés, de quatre femelles et de cinq petits, appartenaient à la plus sauvage espèce.
Les noirs racontaient sur les terribles animaux les plus effrayantes histoires. Ils les dépeignaient comme incapables de discernement, fonçant sur tout ce qui leur pouvait sembler hostile, pareils, en cela, aux rhinocéros et aux gorilles qui, eux aussi, attaquent l’homme à l’improviste, par un instinct irraisonné de crainte et de conservation.
Le troupeau s’avançait donc en ligne droite. Il était impossible de l’éviter, car non seulement les pesantes bêtes sont douées d’une puissance de vision incroyable, mais leur odorat est d’une délicatesse comparable à celle des chiens de chasse les mieux doués sous ce rapport.
Et, par malchance, ce jour-là, le vent, soufflant d’amont, portait droit aux éléphants les émanations humaines.
Ils accouraient à ce trot continu qui fait d’eux, malgré leur masse, des bêtes d’une agilité susceptible de faire concurrence à celle des dromadaires et des chevaux.
Ils n’étaient plus qu’à la distance d’un quart de mille au moment où les éclaireurs les avaient aperçus. Il ne fallait pas songer à la retraite jusqu’à l’orée de la haute futaie. Outre que le temps eût fait défaut, on ne pouvait songer à hisser Mme Hénault au sommet d’un arbre. Ici, pas un seul abri ne se laissait voir, à l’exception de quelques cônes de termitières géantes. Alentour, la végétation basse, qui pouvait, à la rigueur, dissimuler la troupe aux regards d’assaillants humains, n’offrait aucune cachette que ne pénétrât point l’œil aigu des terribles animaux. On devait donc livrer bataille, une bataille sans merci et de laquelle on ne pouvait sortir victorieux qu’en achetant le succès au prix de pertes douloureuses.
Alain Plonévez prit donc le soin d’organiser la défense.
S’emparant de Mme Hénault, il l’entraîna vers les termitières et la fit entrer dans l’interstice de deux cônes. On coupa la brousse dont on couvrit entièrement la vieille dame, afin qu’elle échappât à l’œil des pachydermes, pendant que le reste de la troupe combattrait à découvert.
« Lân, cria vivement Pablo, je vais rester ici près de ma grand’mère. C’est ma première bataille. Je veux voir l’ennemi en face. »
Et, sans attendre l’approbation verbale de son ami, l’ex-mousse de la Coronacion escalada la plus haute des fourmilières, après avoir garni le magasin de son fusil de balles à pointes d’acier.
Cependant les pachydermes, sûrs maintenant de la présence de leurs adversaires, accouraient au trot de charge, emplissant l’air de leur infernal barrissement. Ils n’étaient plus qu’à trois cents mètres de distance.
Juché sur le cône artificiel, Pablo dominait la plaine. Il pouvait voir les énormes bêtes fendre la brousse comme le soc d’une étrave sillonne la surface des eaux. Il voyait onduler les croupes puissantes, se lever et s’abaisser les trompes à la façon de serpents au-dessus des herbes et des arbustes environnants.
Tout à coup, l’un des trois mâles le découvrit sur son perchoir, et, avec une atroce fanfare de guerre, s’élança vers l’adversaire isolé.
Si impressionnant que fût le spectacle, Pablo n’en perdit pas son sang-froid. L’arme qu’il possédait, quoique moins lourde que celles de ses compagnons, n’en était pas moins d’une précision mortelle.
Pablo, le cœur battant, le souffle court, s’agenouilla comme il put sur l’espèce de colonne qui lui servait d’observatoire. Il épaula et visa posément.
L’éléphant arrivait, broyant les herbes, renversant tout sur son passage.
Une détonation éclata, dont le retentissement formidable éveilla les échos de l’immense plaine et eut pour premier effet de rompre la ligne d’attaque des assaillants.
Atteint au sommet du crâne par la balle de Pablo, l’éléphant parut avoir donné de la tête contre un mur et vacilla sur ses jambes. Mais le projectile avait porté trop haut ; la blessure n’était que superficielle. La bête se remit d’aplomb et poursuivit sa course.
Pablo n’eut pas le temps de puiser en sa cartouchière. Il arma le winchester a l’aide du magasin et, visant plus bas, cette fois, fit feu à cent cinquante pas. La balle atteignit l’animal entre les yeux, à la naissance de la trompe. Il n’y eut pas d’effet immédiat.
L’éléphant fournit toute sa course, en proférant des cris sourds de plus en plus étouffés. Et, brusquement, parvenu au pied de la termitière, il leva sa trompe pour saisir l’intrépide enfant qui, d’un bond, s’élança en arrière.
De l’autre côté du cône, il vit l’énorme bête, prise d’un frisson subit, trembler de tous ses membres puis s’abattre sur le flanc, tout d’une pièce.
Le projectile avait fait son œuvre, perforant l’encéphale et broyant la boîte crânienne. Mais l’hémorragie cérébrale avait dû être lente, par voie d’infiltration ; la mort avait été longue à venir.
Pendant ce temps, sur le reste de la ligne, le combat était engagé avec une égale intensité.
Au bruit des premiers coups de feu, les éléphants avaient pris peur et reculé de quelques centaines de mètres. Moins bien placés pour diriger leur feu, Alain, le docteur Perrot et leurs hommes avaient perdu leurs balles en tirant au jugé. Ils en ignoraient l’effet. Ils n’en surent l’efficacité qu’en entendant la charge de l’ennemi résonner brusquement sur leur droite. L’agresseur les avait tournés. Les lourdes brutes mettaient en leur attaque autant d’intelligence que les manœuvriers d’une armée civilisée.
Ceci obligeait les défenseurs à changer de front. En un clin d’œil, Lân jeta l’ordre de ralliement.
« À la termitière ! commanda-t-il.
– Attends ! » répondit Ervoan.
Il avait tiré de sa poche une boîte d’allumettes. Il en enflamma toute une poignée et la jeta devant lui, dans la brousse.
Malgré l’humidité du sol et de l’atmosphère, l’herbe prit feu. Un clair rideau de flamme se leva sur la plaine brasillante. Activée par le vent, cette flamme gagna en étendue, et ce fut un mur de feu qui marcha à la rencontre des assaillants.
Le moyen était bon. Les bêtes géantes reculèrent devant le rouge élément et se mirent à fuir vers le sud, poursuivies par les langues dévoratrices sinuant à travers la fruste végétation.
Mais l’arme était à double tranchant. Elle se retournait contre ceux qui s’en étaient servis.
Voici qu’en effet, sous l’action de l’incendie une chaleur intense se dégageait, ajoutant à celle qui tombait du ciel brumeux. Une cendre incandescente s’éparpillait dans l’air, rendant l’atmosphère irrespirable. D’innombrables flammèches voltigeaient, communiquant le fléau autour de la poignée des blancs. Et, tout d’un coup, le feu, perfide et sournois, gagna le pied même de la fourmilière.
On vit fumer et crépiter l’amoncellement de branches sous lequel on avait caché Mme Hénault.
Il fallut renverser l’abri, disperser les brindilles embrasées, afin de délivrer au plus tôt la veille dame, à moitié suffoquée par l’ardeur du sol et l’épaisse fumée des arbustes verts.
L’effort uni d’Alain et d’Ervoan la hissèrent au sommet de l’un des cônes, où tous les hommes se guindèrent à leur tour, pour éviter d’être grillés comme des rôtis ou enfumés comme des jambons d’Outre-Rhin.
Et, pendant une demi-heure, force leur fut de demeurer immobiles en cet îlot d’un océan de feu.
À leurs pieds gisait l’éléphant mort. La flamme avait roussi l’énorme cadavre. Au loin, sur l’horizon enfumé, le fléau achevait la déroute du reste de la bande que l’on pouvait voir fuir désespérément vers le sud.
Mais cette victoire extrême coûtait des pertes à la troupe, sinon dans ses propres rangs, du moins en ceux de ses alliés.
Des cris de désespoir, des plaintes d’agonie jaillissaient de la jungle. Bientôt la caravane vit accourir à elle les noirs qui, tout à l’heure, l’avaient si lâchement abandonnée au moment de l’agression des éléphants. Ils venaient, nus, bondissant au milieu des cendres crépitantes, plusieurs grièvement brûlés, d’autres plus légèrement. Quelques-uns ne revinrent pas. Surpris par l’incendie, ils avaient été asphyxiés, puis carbonisés au milieu des hautes herbes.
Pauvres peuplades à qui les bienfaits de la civilisation, sous les traits des amis comme des ennemis, n’apportaient, hélas ! que la désolation et la mort !
L’incident causait un nouveau retard. On ne pouvait songer à reprendre la marche sur ce sol ardent. On était contraint d’attendre qu’il se fût refroidi.
Le refroidissement s’opéra beaucoup plus tôt qu’on ne l’eût espéré, mais dans quelles conditions !
Les lourdes nuées qui, depuis le matin, voilaient le firmament, crevèrent, et une averse diluvienne inonda le sol. Il fallut dresser des tentes au milieu d’une boue noire et liquide, pour laisser passer cette chute du ciel. Elle dura tout le jour et une partie de la nuit.
Vers deux heures du matin, le lever de la lune précéda celui du soleil. Et, dans la grande clarté blanche, les objets apparurent avec un fantastique relief. Personne n’avait fermé l’œil. Les entrailles criaient famine, et l’on n’avait plus que quelques biscuits à se partager. Les grandes tortures du désert commençaient. La faim et la soif s’alliaient pour épuiser les infortunés voyageurs. Trouverait-on quelque gibier sur un territoire que l’incendie venait de dépeupler à dix lieues à la ronde ? Et l’eau potable apparaîtrait-elle sur ce sol noirci par une fange immonde où les débris organiques se mêlaient à tous les putrides ferments dissous par la délétère influence d’un climat meurtrier ?
Mme Hénault s’adressa à Alain à part.
« Monsieur Plonévez, lui dit-elle, voici notre troisième matin qui se lève. Je me rends compte que notre situation est extrêmement précaire, que nous n’avons à attendre de secours que de Dieu. »
Le jeune homme s’inclina, plein d’admiration, devant cette femme si haute en son indomptable fermeté.
« Vous avez raison, madame, répondit-il. Je n’attendais que votre consentement pour donner l’ordre du départ. À dire le vrai, je redoutais pour vous les fatigues et les souffrances qui vont nous assaillir.
– Soyez sans inquiétude à mon sujet. Je me sens encore très forte. Je ne sais quel sera notre lendemain, mais j’ai une foi invincible en la Providence. S’il m’arrivait de défaillir en chemin, votre devoir serait de m’abandonner dans la première hutte de sauvages que nous rencontrerions, et de poursuivre votre route avec mon petit-fils. C’est de lui seul que vous devez vous occuper. »
Et, abordant directement le problème, elle demanda :
« Quel doit être, selon vous, l’ordre et le plan de notre itinéraire ? »
Alain hésita quelques instants avant de répondre, puis :
« Madame, dit-il, je crois que nous avons commis une faute en redescendant le Rio Nuñez. Nous aurions dû, au contraire, le remonter jusqu’à sa source, d’où nous eussions pris la route ordinaire des caravanes commerciales.
« Quelle route, monsieur Plonévez ? » interrogea-t-elle, surprise.
Alain tira d’une poche de sa vareuse une carte de la Guinée et, l’étalant comme il put, sur ses genoux, il montra à la vieille dame, à la clarté d’une lanterne, l’habituel tracé des parcours géographiques.
Ces parcours sont ceux des explorateurs. Laissant, en effet, aux navires marchands le long trajet du fleuve, utile au transport des marchandises, les voyageurs remontent plus aisément le Konkouré, de Dubréka à Bramaya, ou le Pongo, à partir de Boffa, pour atteindre, par la voie de terre, les sources du Rio Nuñez, ces sources voisinant, au pied du Fouta D’jallon, avec celles des deux autres cours d’eau.
Le jeune capitaine au long cours expliqua alors à Mme Hénault qu’en adoptant cette voie, on eût, sans doute, renoncé à rejoindre la Némésis à Boké, et qu’on eût été contraint d’abandonner la Grâce de Dieu. Mais on y aurait trouvé l’avantage de passer, sans fatigues excessives, du cercle de Boké à celui de Boffa, d’abord, et ensuite, directement dans celui de Konakry, où l’on aurait trouvé des noirs mieux disposés à servir les intérêts d’un peuple dont ils sentent la surveillance plus immédiate.
« Bien ! fit la vieille dame, ce plan est-il désormais impraticable ?
– Non, madame, si nous trouvons des pirogues au bord du fleuve qu’il nous suffira de traverser. Mais, dans ce dernier cas, il nous faut perdre l’espoir de rallier la Némésis. »
Mme Hénault soupira et conclut :
« Faites pour le mieux, monsieur, et que Dieu nous guide. Vous êtes le capitaine. À vous de décider. »
Alain prit donc ses dispositions pour le départ. L’examen du ciel lui permit de s’orienter. La nécessité, plus encore que la prudence, commandait de regagner le fleuve au plus tôt. De ce côté, en effet, on devait retrouver quelque végétation et l’occasion d’abattre le gibier nécessaire à l’alimentation. En outre, ce n’était point en cette direction, d’où soufflait le vent, que l’incendie avait exercé ses ravages. On marcha donc vers le sud-est, dans l’abominable fange de ce sol détrempé par la pluie. Au deuxième mille, on retrouva la brousse avec ses multiples obstacles, mais aussi les occurrences d’heureuse chasse.
Par malheur, oiseaux et fauves, épouvantés par le fléau récent, semblaient avoir déserté la région.
Lorsque, à la clarté lunaire, succéda le grand jour, les voyageurs, médiocrement sustentés par quelques morceaux de biscuit, étaient déjà très las. Ils n’avaient pas franchi plus d’une lieue et demie en trois heures.
Il fallut faire halte pour permettre aux meilleurs fusils de la troupe d’aller à la découverte du gibier.
Pablo, qui marchait à côté de sa tante, la carabine passée sous le bras droit, vit tout à coup l’un des hommes de l’escorte chanceler. C’était un des gabiers de la Némésis, un breton de l’île de Groix, homme d’une vigueur prodigieuse, mais qui, pour cette raison même, avait besoin d’une plus grande somme de nourriture. Or, depuis trois jours d’accablants efforts, le malheureux colosse jeûnait.
Pablo courut à lui spontanément et, le voyant tituber comme un homme ivre, la face pâle et décomposée, lui demanda sans préambule :
« Est-ce que tu es malade, Joël Le Corre ?
– Dame ! mon petit monsieur, répliqua le pauvre garçon en s’efforçant de sourire, je ne sais pas trop ce que j’ai, mais je crois bien que j’ai faim. »
L’enfant tira de sa poche le quartier de biscuit qu’il tenait en réserve pour son propre dénuement et le tendit vaillamment à son compagnon.
« Ben ! Et vous ? Comment que vous ferez ? questionna le Grésillon, baissant les yeux, honteux d’y laisser lire la convoitise qu’y allumait l’inanition.
– Moi ? répliqua Pablo, avec un rire d’insouciance. D’abord, je suis le contraire de toi, je n’ai pas faim.
– Vous êtes bien heureux ! s’exclama l’autre, avec une sincérité d’accent qui ne laissait aucun doute sur la lamentable détresse de son estomac.
– Et puis, reprit le gars, continuant à rire, je gage qu’avant une heure, nous aurons plus de gibier de poil ou de plume que nous n’en voudrons. »
Et il alla rejoindre Mme Hénault, ravi d’avoir pu, à son propre détriment, faire cette aumône à son camarade d’infortune.
Hélas ! Il s’en fallait que ses prévisions optimistes se justifiassent. En fait de gibier, on ne vit passer, dans un souple et élégant éclair, que la robe ocellée d’une jeune panthère, fuyant à l’approche de la caravane, avant même qu’on eût le temps de la mettre en joue.
Quand les éclaireurs rallièrent le gros de la troupe, l’étrangeté de leur butin provoqua quelques rires, malgré la gravité d’une situation pleine d’angoisses.
Le docteur Perrot, l’un deux, avait tué un boa énorme qui lui barrait la route. Ervoan plus heureux, rapportait trois perroquets surpris dans les branches d’un dragonnier. Enfin, le mécanicien traînait une bête étrange, un chlamydosaure, sorte de lézard géant, qui doit son nom à la large collerette d’écailles qui se hérisse autour de sa tête, quand l’animal est en colère.
Sauf en ce qui concernait les oiseaux, la vue de ce gibier hétéroclite, après le premier rire et la première curiosité, ne souleva que des « pouah » de dégoût. Cependant Joël Le Corre, dont le biscuit de Pablo n’avait fait qu’exciter l’appétit, fit cette réflexion mélancolique :
« Dommage qu’on n’ait pas une marmite. On aurait cuit une soupe à la tortue. »
Le régal fut donc piteux. Les trois perroquets, plumés et rôtis en plein vent, sur un feu de branches et d’herbes, donnèrent à chaque convive la valeur d’une aile de pigeon. On tira du chlamysodaure les pattes qui fournirent aux amateurs un supplément de nourriture. Le python même fut mis à contribution par les Nantais, et le docteur Perrot y goûta.
Le fleuve se laissait deviner à la végétation plus dense de ses bords. On se résolut à l’atteindre sans nouvel arrêt. À la chute du jour, on découvrit la nappe limoneuse, semée d’îles.
Et, soudain, un grand cri jaillit, unanime, de toutes les poitrines.
« La Grâce de Dieu ! »
Immobile dans les eaux du Rio, le brick venait d’apparaître, intact, se balançant mollement sous le clapotis du flot, à moins de dix mètres de la rive.