Je suis confus de vous recevoir couché. Ce n’est rien, un peu de fièvre que je soigne au genièvre. J’ai l’habitude de ces accès. Du paludisme, je crois, que j’ai contracté du temps que j’étais pape. Non, je ne plaisante qu’à moitié. Je sais ce que vous pensez : il est bien difficile de démêler le vrai du faux dans ce que je raconte. Je confesse que vous avez raison. Moi-même… Voyez-vous, une personne de mon entourage divisait les êtres en trois catégories : ceux qui préfèrent n’avoir rien à cacher plutôt que d’être obligés de mentir, ceux qui préfèrent mentir plutôt que de n’avoir rien à cacher, et ceux enfin qui aiment en même temps le mensonge et le secret. Je vous laisse choisir la case qui me convient le mieux.
Qu’importe, après tout ? Les mensonges ne mettent-ils pas finalement sur la voie de la vérité ? Et mes histoires, vraies ou fausses, ne tendent-elles pas toutes à la même fin, n’ont-elles pas le même sens ? Alors, qu’importe qu’elles soient vraies ou fausses si, dans les deux cas, elles sont significatives de ce que j’ai été et de ce que je suis. On voit parfois plus clair dans celui qui ment que dans celui qui dit vrai. La vérité, comme la lumière, aveugle. Le mensonge, au contraire, est un beau crépuscule, qui met chaque objet en valeur. Enfin, prenez-le comme vous voudrez, mais j’ai été nommé pape dans un camp de prisonniers.
Asseyez-vous, je vous en prie. Vous regardez cette pièce. Nue, c’est vrai, mais propre. Un Vermeer, sans meubles ni casseroles. Sans livres, non plus, j’ai cessé de lire depuis longtemps. Autrefois, ma maison était pleine de livres à moitié lus. C’est aussi dégoûtant que ces gens qui écornent un foie gras et font jeter le reste. D’ailleurs, je n’aime plus que les confessions, et les auteurs de confession écrivent surtout pour ne pas se confesser, pour ne rien dire de ce qu’ils savent. Quand ils prétendent passer aux aveux, c’est le moment de se méfier, on va maquiller le cadavre. Croyez-moi, je suis orfèvre. Alors, j’ai coupé court. Plus de livres, plus de vains objets non plus, le strict nécessaire, net et verni comme un cercueil. D’ailleurs, ces lits hollandais, si durs, avec des draps immaculés, on y meurt dans un linceul déjà, embaumés de pureté.
Vous êtes curieux de connaître mes aventures pontificales ? Rien que de banal, vous savez. Aurai-je la force de vous en parler ? Oui, il me semble que la fièvre diminue. Il y a si longtemps de cela. C’était en Afrique où, grâce à M. Rommel, la guerre flambait. Je n’y étais pas mêlé, non, rassurez-vous. J’avais déjà coupé à celle d’Europe. Mobilisé bien sûr, mais je n’ai jamais vu le feu. Dans un sens, je le regrette. Peut-être cela aurait-il changé beaucoup de choses ? L’armée française n’a pas eu besoin de moi sur le front. Elle m’a seulement demandé de participer à la retraite. J’ai retrouvé Paris ensuite, et les Allemands. J’ai été tenté par la Résistance dont on commençait à parler, à peu près au moment où j’ai découvert que j’étais patriote. Vous souriez ? Vous avez tort. Je fis ma découverte dans les couloirs du métro, au Châtelet. Un chien s’était égaré dans le labyrinthe. Grand, le poil raide, une oreille cassée, les yeux amusés, il gambadait, flairait les mollets qui passaient. J’aime les chiens d’une très vieille et très fidèle tendresse. Je les aime parce qu’ils pardonnent toujours. J’appelai celui-ci qui hésita, visiblement conquis, l’arrière-train enthousiaste, à quelques mètres devant moi. À ce moment, un jeune soldat allemand qui marchait allégrement me dépassa. Arrivé devant le chien, il lui caressa la tête. Sans hésiter, l’animal lui emboîta le pas, avec le même enthousiasme, et disparut avec lui. Au dépit, et à la sorte de fureur que je sentis contre le soldat allemand, il me fallut bien reconnaître que ma réaction était patriotique. Si le chien avait suivi un civil français, je n’y aurais même pas pensé. J’imaginais au contraire ce sympathique animal devenu mascotte d’un régiment allemand et cela me mettait en fureur. Le test était donc convaincant.
Je gagnai la zone sud avec l’intention de me renseigner sur la résistance. Mais une fois rendu, et renseigné, j’hésitai. L’entreprise me paraissait un peu folle et, pour tout dire, romantique. Je crois surtout que l’action souterraine ne convenait ni à mon tempérament, ni à mon goût des sommets aérés. Il me semblait qu’on me demandait de faire de la tapisserie dans une cave, à longueur de jours et de nuits, en attendant que des brutes viennent m’y débusquer, défaire d’abord ma tapisserie et me traîner ensuite dans une autre cave pour m’y frapper jusqu’à la mort. J’admirais ceux qui se livraient à cet héroïsme des profondeurs, mais ne pouvais les imiter.
Je passai donc en Afrique du Nord avec la vague intention de rejoindre Londres. Mais, en Afrique, la situation n’était pas claire, les partis opposés me paraissaient avoir également raison et je m’abstins. Je vois à votre air que je passe bien vite, selon vous, sur ces détails qui ont du sens. Eh bien, disons que, vous ayant jugé sur votre vraie valeur, je les passe vite pour que vous les remarquiez mieux. Toujours est-il que je gagnai finalement la Tunisie où une tendre amie m’assurait du travail. Cette amie était une créature fort intelligente qui s’occupait de cinéma. Je la suivis à Tunis et je ne connus son vrai métier que les jours qui suivirent le débarquement des Alliés en Algérie. Elle fut arrêtée ce jour-là par les Allemands et moi aussi, mais sans l’avoir voulu. Je ne sais ce qu’elle devint. Quant à moi, on ne me fit aucun mal et je compris, après de fortes angoisses, qu’il s’agissait surtout d’une mesure de sûreté. Je fus interné près de Tripoli, dans un camp où l’on souffrait de soif et de dénuement plus que de mauvais traitements. Je ne vous en fais pas la description. Nous autres, enfants du demi-siècle, n’avons pas besoin de dessin pour imaginer ces sortes d’endroits. Il y a cent cinquante ans, on s’attendrissait sur les lacs et les forêts. Aujourd’hui, nous avons le lyrisme cellulaire. Donc, je vous fais confiance. Vous n’ajouterez que quelques détails : la chaleur, le soleil vertical, les mouches, le sable, l’absence d’eau.
Il y avait avec moi un jeune Français, qui avait la foi. Oui ! c’est un conte de fées, décidément. Le genre Duguesclin, si vous voulez. Il était passé de France en Espagne pour aller se battre. Le général catholique l’avait interné et d’avoir vu que, dans les camps franquistes, les pois chiches étaient, si j’ose dire, bénis par Rome, l’avait jeté dans une profonde tristesse. Ni le ciel d’Afrique, où il avait échoué ensuite, ni les loisirs du camp ne l’avaient tiré de cette tristesse. Mais ses réflexions, et aussi le soleil, l’avaient un peu sorti de son état normal. Un jour où, sous une tente ruisselante de plomb fondu, la dizaine d’hommes que nous étions haletaient parmi les mouches, il renouvela ses diatribes contre celui qu’il appelait le Romain. Il nous regardait d’un air égaré, avec sa barbe de plusieurs jours. Son torse nu était couvert de sueur, ses mains pianotaient sur le clavier visible des côtes. Il nous déclarait qu’il fallait un nouveau pape qui vécût parmi les malheureux, au lieu de prier sur un trône, et que le plus vite serait le mieux. Il nous fixait de ses yeux égarés en secouant la tête. « Oui, répétait-il, le plus vite possible ! » Puis il se calma d’un coup, et, d’une voix morne, dit qu’il fallait le choisir parmi nous, prendre un homme complet, avec ses défauts et ses vertus, et lui jurer obéissance, à la seule condition qu’il acceptât de maintenir vivante, en lui et chez les autres, la communauté de nos souffrances. « Qui d’entre nous, dit-il, a le plus de faiblesses ? » Par plaisanterie, je levai le doigt, et fus seul à le faire. « Bien, Jean-Baptiste fera l’affaire. » Non, il ne dit pas cela puisque j’avais alors un autre nom. Il déclara du moins que se désigner comme je l’avais fait supposait aussi la plus grande vertu et proposa de m’élire. Les autres acquiescèrent, par jeu, avec, cependant, une trace de gravité. La vérité est que Duguesclin nous avait impressionnés. Moi-même, il me semble bien que je ne riais pas tout à fait. Je trouvai d’abord que mon petit prophète avait raison et puis le soleil, les travaux épuisants, la bataille pour l’eau, bref, nous n’étions pas dans notre assiette. Toujours est-il que j’exerçai mon pontificat pendant plusieurs semaines, de plus en plus sérieusement.
En quoi consistait-il ? Ma foi, j’étais quelque chose comme chef de groupe ou secrétaire de cellule. Les autres, de toute manière, et même ceux qui n’avaient pas la foi, prirent l’habitude de m’obéir. Duguesclin souffrait ; j’administrais sa souffrance. Je me suis aperçu alors qu’il n’était pas si facile qu’on le croyait d’être pape et je m’en suis encore souvenu, hier, après vous avoir fait tant de discours dédaigneux sur les juges, nos frères. Le grand problème, dans le camp, était la distribution d’eau. D’autres groupe s’étaient formés, politiques et confessionnels, et chacun favorisait ses camarades. Je fus donc amené à favoriser les miens, ce qui était déjà une petite concession. Même parmi nous, je ne pus maintenir une parfaite égalité. Selon l’état de mes camarades, ou les travaux qu’ils avaient à faire, j’avantageais tel ou tel. Ces distinctions mènent loin, vous pouvez m’en croire. Mais, décidément, je suis fatigué et n’ai plus envie de penser à cette époque. Disons que j’ai bouclé la boucle le jour où j’ai bu l’eau d’un camarade agonisant. Non, non, ce n’était pas Duguesclin, il était déjà mort, je crois, il se privait trop. Et puis, s’il avait été là, pour l’amour de lui, j’aurais résisté plus longtemps, car je l’aimais, oui, je l’aimais, il me semble du moins. Mais j’ai bu l’eau, cela est sûr, en me persuadant que les autres avaient besoin de moi, plus que de celui-ci qui allait mourir de toute façon, et je devais me conserver à eux. C’est ainsi, cher, que naissent les empires et les églises, sous le soleil de la mort. Et pour corriger un peu mes discours d’hier, je vais vous dire la grande idée qui m’est venue en parlant de tout ceci dont je ne sais même plus si je l’ai vécu ou rêvé. Ma grande idée est qu’il faut pardonner au pape. D’abord, il en a plus besoin que personne. Ensuite, c’est la seule manière de se mettre au-dessus de lui…
Oh ! Avez-vous bien fermé la porte ? Oui. Vérifiez, s’il vous plaît. Pardonnez-moi, j’ai le complexe du verrou. Au moment de m’endormir, je ne puis jamais savoir si j’ai poussé le verrou. Chaque soir, je dois me lever pour le vérifier. On n’est sûr de rien, je vous l’ai dit. Ne croyez pas que cette inquiétude du verrou soit chez moi une réaction de propriétaire apeuré. Autrefois, je ne fermais pas mon appartement à clé, ni ma voiture. Je ne serrais pas mon argent, je ne tenais pas à ce que je possédais. À vrai dire, j’avais un peu honte de posséder. Ne m’arrivait-il pas, dans mes discours mondains, de m’écrier avec conviction : « La propriété, messieurs, c’est le meurtre ! » N’ayant pas le cœur assez grand pour partager mes richesses avec un pauvre bien méritant, je les laissais à la disposition des voleurs éventuels, espérant ainsi corriger l’injustice par le hasard. Aujourd’hui, du reste, je ne possède rien. Je ne m’inquiète donc pas de ma sécurité, mais de moi-même et de ma présence d’esprit. Je tiens aussi à condamner la porte du petit univers bien clos dont je suis le roi, le pape et le juge.
À propos, voulez-vous ouvrir ce placard, s’il vous plaît. Ce tableau, oui, regardez-le. Ne le reconnaissez-vous pas ? Ce sont Les Juges intègres. Vous ne sursautez pas ? Votre culture aurait donc des trous ? Si vous lisiez pourtant les journaux, vous vous rappelleriez le vol, en 1934, à Gand, dans la cathédrale Saint-Bavon, d’un des panneaux du fameux retable de Van Eyck, l’Agneau Mystique ? Ce panneau s’appelait Les Juges intègres. Il représentait des juges à cheval venant adorer le saint animal. On l’a remplacé par une excellente copie, car l’original est demeuré introuvable. Eh bien, le voici. Non, je n’y suis pour rien. Un habitué de Mexico-City, que vous avez aperçu l’autre soir, l’a vendu pour une bouteille au gorille, un soir d’ivresse. J’ai d’abord conseillé à notre ami de l’accrocher en bonne place et longtemps, pendant qu’on les recherchait dans le monde entier, nos juges dévots ont trôné à Mexico-City, au-dessus des ivrognes et des souteneurs. Puis le gorille, sur ma demande, l’a mis en dépôt ici. Il rechignait un peu à le faire, mais il a pris peur quand je lui ai expliqué l’affaire. Depuis, ces estimables magistrats font ma seule compagnie. Là-bas, au-dessus du comptoir, vous avez vu quel vide ils ont laissé.
Pourquoi je n’ai pas restitué le panneau ? Ah ! ah ! vous avez le réflexe policier, vous ! Eh bien, je vous répondrai comme je le ferais au magistrat instructeur, si seulement quelqu’un pouvait enfin s’aviser que ce tableau a échoué dans ma chambre. Premièrement, parce qu’il n’est pas à moi, mais au patron de Mexico-City qui le mérite bien autant que l’évêque de Gand. Deuxièmement, parce que parmi ceux qui défilent devant l’Agneau Mystique, personne ne saurait distinguer la copie de l’original et qu’en conséquence nul, par ma faute, n’est lésé. Troisièmement, parce que, de cette manière, je domine. De faux juges sont proposés à l’admiration du monde et je suis seul à connaître les vrais. Quatrièmement, parce que j’ai une chance, ainsi, d’être envoyé en prison, idée alléchante, d’une certaine manière. Cinquièmement, parce que ces juges vont au rendez-vous de l’Agneau, qu’il n’y a plus d’agneau, ni d’innocence, et qu’en conséquence, l’habile forban qui a volé le panneau était un instrument de la justice inconnue qu’il convient de ne pas contrarier. Enfin, parce que de cette façon, nous sommes dans l’ordre. La justice étant définitivement séparée de l’innocence, celle-ci sur la croix, celle-là au placard, j’ai le champ libre pour travailler selon mes convictions. Je peux exercer avec bonne conscience la difficile profession de juge-pénitent où je me suis établi après tant de déboires et de contradictions, et dont il est temps, puisque vous partez, que je vous dise enfin ce qu’elle est.
Permettez auparavant que je me redresse pour mieux respirer. Oh ! que je suis fatigué ! Mettez mes juges sous clé, merci. Ce métier de juge-pénitent, je l’exerce en ce moment. D’habitude, mes bureaux se trouvent à Mexico-City. Mais les grandes vocations se prolongent au delà du lieu de travail. Même au lit, même fiévreux, je fonctionne. Ce métier-là, d’ailleurs, on ne l’exerce pas, on le respire, à toute heure. Ne croyez pas en effet que, pendant cinq jours, je vous aie fait de si longs discours pour le seul plaisir. Non, j’ai assez parlé pour ne rien dire, autrefois. Maintenant mon discours est orienté. Il est orienté par l’idée, évidemment, de faire taire les rires, d’éviter personnellement le jugement, bien qu’il n’y ait, en apparence, aucune issue. Le grand empêchement à y échapper n’est-il pas que nous sommes les premiers à nous condamner ? Il faut donc commencer par étendre la condamnation à tous, sans discrimination, afin de la délayer déjà.
Pas d’excuses, jamais, pour personne, voilà mon principe, au départ. Je nie la bonne intention, l’erreur estimable, le faux pas, la circonstance atténuante. Chez moi, on ne bénit pas, on ne distribue pas d’absolution. On fait l’addition, simplement, et puis : « Ça fait tant. Vous êtes un pervers, un satyre, un mythomane, un pédéraste, un artiste, etc. » Comme ça. Aussi sec. En philosophie comme en politique, je suis donc pour toute théorie qui refuse l’innocence à l’homme et pour toute pratique qui le traite en coupable. Vous voyez en moi, très cher, un partisan éclairé de la servitude.
Sans elle, à vrai dire, il n’y a point de solution définitive. J’ai très vite compris cela. Autrefois, je n’avais que la liberté à la bouche. Je l’étendais au petit déjeuner sur mes tartines, je la mastiquais toute la journée, je portais dans le monde une haleine délicieusement rafraîchie à la liberté. J’assenais ce maître mot à quiconque me contredisait, je l’avais mis au service de mes désirs et de ma puissance. Je le murmurais au lit, dans l’oreille endormie de mes compagnes et il m’aidait à les planter là. Je le glissais… Allons, je m’excite et je perds la mesure. Après tout, il m’est arrivé de faire de la liberté un usage plus désintéressé et même, jugez de ma naïveté, de la défendre deux ou trois fois, sans aller sans doute jusqu’à mourir pour elle, mais en prenant quelques risques. Il faut me pardonner ces imprudences ; je ne savais pas ce que je faisais. Je ne savais pas que la liberté n’est pas une récompense, ni une décoration qu’on fête dans le champagne. Ni d’ailleurs un cadeau, une boîte de chatteries propres à vous donner des plaisirs de babines. Oh ! non, c’est une corvée, au contraire, et une course de fond, bien solitaire, bien exténuante. Pas de champagne, point d’amis qui lèvent leur verre en vous regardant avec tendresse. Seul dans une salle morose, seul dans le box, devant les juges, et seul pour décider, devant soi-même ou devant le jugement des autres. Au bout de toute liberté, il y a une sentence ; voilà pourquoi la liberté est trop lourde à porter, surtout lorsqu’on souffre de fièvre, ou qu’on a de la peine, ou qu’on n’aime personne.
Ah ! mon cher, pour qui est seul, sans dieu et sans maître, le poids des jours est terrible. Il faut donc se choisir un maître, Dieu n’étant plus à la mode. Ce mot d’ailleurs n’a plus de sens ; il ne vaut pas qu’on risque de choquer personne. Tenez, nos moralistes, si sérieux, aimant leur prochain et tout, rien ne les sépare, en somme, de l’état de chrétien, si ce n’est qu’ils ne prêchent pas dans les églises. Qu’est-ce qui les empêche, selon vous, de se convertir ? Le respect, peut-être, le respect des hommes, oui, le respect humain. Ils ne veulent pas faire scandale, ils gardent leurs sentiments pour eux. J’ai connu ainsi un romancier athée qui priait tous les soirs. Ça n’empêchait rien : qu’est-ce qu’il passait à Dieu dans ses livres ! Quelle dérouillée, comme dirait je ne sais plus qui ! Un militant libre penseur à qui je m’en ouvris, leva, sans mauvaise intention d’ailleurs, les bras au ciel : « Vous ne m’apprenez rien, soupirait cet apôtre, ils sont tous comme ça. » À l’en croire, quatre-vingts pour cent de nos écrivains, si seulement ils pouvaient ne pas signer, écriraient et salueraient le nom de Dieu. Mais ils signent, selon lui, parce qu’ils s’aiment, et ils ne saluent rien du tout, parce qu’ils se détestent. Comme ils ne peuvent tout de même pas s’empêcher de juger, alors ils se rattrapent sur la morale. En somme, ils ont le satanisme vertueux. Drôle d’époque, vraiment ! Quoi d’étonnant à ce que les esprits soient troublés et qu’un de mes amis, athée lorsqu’il était un mari irréprochable, se soit converti en devenant adultère !
Ah ! les petits sournois, comédiens, hypocrites, si touchants avec ça ! Croyez-moi, ils en sont tous, même quand ils incendient le ciel. Qu’ils soient athées ou dévots, moscovites ou bostoniens, tous chrétiens, de père en fils. Mais justement, il n’y a plus de père, plus de règle ! On est libre, alors il faut se débrouiller et comme ils ne veulent surtout pas de la liberté, ni de ses sentences, ils prient qu’on leur donne sur les doigts, ils inventent de terribles règles, ils courent construire des bûchers pour remplacer les églises. Des Savonarole, je vous dis. Mais ils ne croient qu’au péché, jamais à la grâce. Ils y pensent, bien sûr. La grâce, voilà ce qu’ils veulent, le oui, l’abandon, le bonheur d’être et qui sait, car ils sont sentimentaux aussi, les fiançailles, la jeune fille fraîche, l’homme droit, la musique. Moi, par exemple, qui ne suis pas sentimental, savez-vous ce dont j’ai rêvé : un amour complet de tout le cœur et le corps, jour et nuit, dans une étreinte incessante, jouissant et s’exaltant, et cela cinq années durant, et après quoi la mort. Hélas !
Alors, n’est-ce pas, faute de fiançailles ou de l’amour incessant, ce sera le mariage, brutal, avec la puissance et le fouet. L’essentiel est que tout devienne simple, comme pour l’enfant, que chaque acte soit commandé, que le bien et le mal soient désignés de façon arbitraire, donc évidente. Et moi, je suis d’accord, tout sicilien et javanais que je sois, avec ça pas chrétien pour un sou, bien que j’aie de l’amitié pour le premier d’entre eux. Mais sur les ponts de Paris, j’ai appris moi aussi que j’avais peur de la liberté. Vive donc le maître, quel qu’il soit, pour remplacer la loi du ciel. « Notre père qui êtes provisoirement ici… Nos guides, nos chefs délicieusement sévères, ô conducteurs cruels et bien-aimés… » Enfin, vous voyez, l’essentiel est de n’être plus libre et d’obéir, dans le repentir, à plus coquin que soi. Quand nous serons tous coupables, ce sera la démocratie. Sans compter, cher ami, qu’il faut se venger de devoir mourir seul. La mort est solitaire tandis que la servitude est collective. Les autres ont leur compte aussi, et en même temps que nous, voilà l’important. Tous réunis, enfin, mais à genoux, et la tête courbée.
N’est-il pas bon aussi bien de vivre à la ressemblance de la société et pour cela ne faut-il pas que la société me ressemble ? La menace, le déshonneur, la police sont les sacrements de cette ressemblance. Méprisé, traqué, contraint, je puis alors donner ma pleine mesure, jouir de ce que je suis, être naturel enfin. Voilà pourquoi, très cher, après avoir salué solennellement la liberté, je décidai en catimini qu’il fallait la remettre sans délai à n’importe qui. Et chaque fois que je le peux, je prêche dans mon église de Mexico-City, j’invite le bon peuple à se soumettre et à briguer humblement les conforts de la servitude, quitte à la présenter comme la vraie liberté.
Mais je ne suis pas fou, je me rends bien compte que l’esclavage n’est pas pour demain. Ce sera un des bienfaits de l’avenir, voilà tout. D’ici là, je dois m’arranger du présent et chercher une solution, au moins provisoire. Il m’a donc fallu trouver un autre moyen d’étendre le jugement à tout le monde pour le rendre plus léger à mes propres épaules. J’ai trouvé ce moyen. Ouvrez un peu la fenêtre, je vous prie, il fait ici une chaleur extraordinaire. Pas trop, car j’ai froid aussi. Mon idée est à la fois simple et féconde. Comment mettre tout le monde dans le bain pour avoir le droit de se sécher soi-même au soleil ? Allais-je monter en chaire, comme beaucoup de mes illustres contemporains, et maudire l’humanité ? Très dangereux, ça ! Un jour, ou une nuit, le rire éclate sans crier gare. La sentence que vous portez sur les autres finit par vous revenir dans la figure, tout droit, et y pratique quelques dégâts. Alors ? dites-vous. Eh bien, voilà le coup de génie. J’ai découvert qu’en attendant la venue des maîtres et de leurs verges, nous devions, comme Copernic, inverser le raisonnement pour triompher. Puisqu’on ne pouvait condamner les autres sans aussitôt se juger, il fallait s’accabler soi-même pour avoir le droit de juger les autres. Puisque tout juge finit un jour en pénitent, il fallait prendre la route en sens inverse et faire métier de pénitent pour pouvoir finir en juge. Vous me suivez ? Bon. Mais pour être encore plus clair, je vais vous dire comment je travaille.
J’ai d’abord fermé mon cabinet d’avocat, quitté Paris, voyagé ; j’ai cherché à m’établir sous un autre nom dans quelque endroit où la pratique ne me manquerait pas. Il y en a beaucoup dans le monde, mais le hasard, la commodité, l’ironie, et la nécessité aussi d’une certaine mortification, m’ont fait choisir une capitale d’eaux et de brumes, corsetée de canaux, particulièrement encombrée, et visitée par des hommes venus du monde entier. J’ai installé mon cabinet dans un bar du quartier des matelots. La clientèle des ports est diverse. Les pauvres ne vont pas dans les districts luxueux, tandis que les gens de qualité finissent toujours par échouer, une fois au moins, vous l’avez bien vu, dans les endroits mal famés. Je guette particulièrement le bourgeois, et le bourgeois qui s’égare ; c’est avec lui que je donne mon plein rendement. Je tire de lui, en virtuose, les accents les plus raffinés.
J’exerce donc à Mexico-City, depuis quelque temps, mon utile profession. Elle consiste d’abord, vous en avez fait l’expérience, à pratiquer la confession publique aussi souvent que possible. Je m’accuse, en long et en large. Ce n’est pas difficile, j’ai maintenant de la mémoire. Mais attention, je ne m’accuse pas grossièrement, à grands coups sur la poitrine. Non, je navigue souplement, je multiplie les nuances, les digressions aussi, j’adapte enfin mon discours à l’auditeur, j’amène ce dernier à renchérir. Je mêle ce qui me concerne et ce qui regarde les autres. Je prends les traits communs, les expériences que nous avons ensemble souffertes, les faiblesses que nous partageons, le bon ton, l’homme du jour enfin, tel qu’il sévit en moi et chez les autres. Avec cela, je fabrique un portrait qui est celui de tous et de personne. Un masque, en somme, assez semblable à ceux du carnaval, à la fois fidèles et simplifiés, et devant lesquels on se dit : « Tiens, je l’ai rencontré, celui-là ! » Quand le portrait est terminé, comme ce soir, je le montre, plein de désolation : « Voilà, hélas ! ce que je suis. » Le réquisitoire est achevé. Mais, du même coup, le portrait que je tends à mes contemporains devient un miroir.
Couvert de cendres, m’arrachant lentement les cheveux, le visage labouré par les ongles, mais le regard perçant, je me tiens devant l’humanité entière, récapitulant mes hontes, sans perdre de vue l’effet que je produis, et disant : « J’étais le dernier des derniers. » Alors, insensiblement, je passe, dans mon discours, du « je » au « nous ». Quand j’arrive au « voilà ce que nous sommes », le tour est joué, je peux leur dire leurs vérités. Je suis comme eux, bien sûr, nous sommes dans le même bouillon. J’ai cependant une supériorité, celle de le savoir, qui me donne le droit de parler. Vous voyez l’avantage, j’en suis sûr. Plus je m’accuse et plus j’ai le droit de vous juger. Mieux, je vous provoque à vous juger vous-même, ce qui me soulage d’autant. Ah ! mon cher, nous sommes d’étranges, de misérables créatures et, pour peu que nous revenions sur nos vies, les occasions ne manquent pas de nous étonner et de nous scandaliser nous-mêmes. Essayez. J’écouterai, soyez-en sûr, votre propre confession, avec un grand sentiment de fraternité.
Ne riez pas ! Oui, vous êtes un client difficile, je l’ai vu du premier coup. Mais vous y viendrez, c’est inévitable. La plupart des autres sont plus sentimentaux qu’intelligents ; on les désoriente tout de suite. Les intelligents, il faut y mettre le temps. Il suffit de leur expliquer la méthode à fond. Ils ne l’oublient pas, ils réfléchissent. Un jour ou l’autre, moitié par jeu, moitié par désarroi, ils se mettent à table. Vous, vous n’êtes pas seulement intelligent, vous avez l’air rodé. Avouez cependant que vous vous sentez, aujourd’hui, moins content de vous-même que vous ne l’étiez il y a cinq jours ? J’attendrai maintenant que vous m’écriviez ou que vous reveniez. Car vous reviendrez, j’en suis sûr ! Vous me trouverez inchangé. Et pourquoi changerais-je puisque j’ai trouvé le bonheur qui me convient ? J’ai accepté la duplicité au lieu de m’en désoler. Je m’y suis installé, au contraire, et j’y ai trouvé le confort que j’ai cherché toute ma vie. J’ai eu tort, au fond, de vous dire que l’essentiel était d’éviter le jugement. L’essentiel est de pouvoir tout se permettre, quitte à professer de temps en temps, à grands cris, sa propre indignité. Je me permets tout, à nouveau, et sans rire, cette fois. Je n’ai pas changé de vie, je continue de m’aimer et de me servir des autres. Seulement, la confession de mes fautes me permet de recommencer plus légèrement et de jouir deux fois, de ma nature d’abord, et ensuite d’un charmant repentir.
Depuis que j’ai trouvé ma solution, je m’abandonne à tout, aux femmes, à l’orgueil, à l’ennui, au ressentiment, et même à la fièvre qu’avec délices je sens monter en ce moment. Je règne enfin, mais pour toujours. J’ai encore trouvé un sommet, où je suis seul à grimper et d’où je peux juger tout le monde. Parfois, de loin en loin, quand la nuit est vraiment belle, j’entends un rire lointain, je doute à nouveau. Mais, vite, j’accable toutes choses, créatures et création, sous le poids de ma propre infirmité, et me voilà requinqué.
J’attendrai donc vos hommages à Mexico-City, aussi longtemps qu’il le faudra. Mais ôtez cette couverture, je veux respirer. Vous viendrez, n’est-ce pas ? Je vous montrerai même les détails de ma technique, car j’ai une sorte d’affection pour vous. Vous me verrez leur apprendre à longueur de nuit qu’ils sont infâmes. Dès ce soir, d’ailleurs, je recommencerai. Je ne puis m’en passer, ni me priver de ces moments où l’un d’eux s’écroule, l’alcool aidant, et se frappe la poitrine. Alors je grandis, très cher, je grandis, je respire librement, je suis sur la montagne, la plaine s’étend sous mes yeux. Quelle ivresse de se sentir Dieu le père et de distribuer des certificats définitifs de mauvaise vie et mœurs. Je trône parmi mes vilains anges, à la cime du ciel hollandais, je regarde monter vers moi, sortant des brumes et de l’eau, la multitude du jugement dernier. Ils s’élèvent lentement, je vois arriver déjà le premier d’entre eux. Sur sa face égarée, à moitié cachée par une main, je lis la tristesse de la condition commune, et le désespoir de ne pouvoir y échapper. Et moi, je plains sans absoudre, je comprends sans pardonner et surtout, ah, je sens enfin que l’on m’adore !
Oui, je m’agite, comment resterais-je sagement couché ? Il me faut être plus haut que vous, mes pensées me soulèvent. Ces nuits-là, ces matins plutôt, car la chute se produit à l’aube, je sors, je vais, d’une marche emportée, le long des canaux. Dans le ciel livide, les couches de plumes s’amincissent, les colombes remontent un peu, une lueur rosée annonce, au ras des toits, un nouveau jour de ma création. Sur le Damrak, le premier tramway fait tinter son timbre dans l’air humide et sonne l’éveil de la vie à l’extrémité de cette Europe où, au même moment, des centaines de millions d’hommes, mes sujets, se tirent péniblement du lit, la bouche amère, pour aller vers un travail sans joie. Alors, planant par la pensée au-dessus de tout ce continent qui m’est soumis sans le savoir, buvant le jour d’absinthe qui se lève, ivre enfin de mauvaises paroles, je suis heureux, je suis heureux, vous dis-je, je vous interdis de ne pas croire que je suis heureux, je suis heureux à mourir ! Oh, soleil, plages, et les îles sous les alizés, jeunesse dont le souvenir désespère !
Je me recouche, pardonnez-moi. Je crains de m’être exalté ; je ne pleure pas, pourtant. On s’égare parfois, on doute de l’évidence, même quand on a découvert les secrets d’une bonne vie. Ma solution, bien sûr, ce n’est pas l’idéal. Mais quand on n’aime pas sa vie, quand on sait qu’il faut en changer, on n’a pas le choix, n’est-ce pas ? Que faire pour être un autre ? Impossible. Il faudrait n’être plus personne, s’oublier pour quelqu’un, une fois, au moins. Mais comment ? Ne m’accablez pas trop. Je suis comme ce vieux mendiant qui ne voulait pas lâcher ma main, un jour, à la terrasse d’un café : « Ah ! monsieur, disait-il, ce n’est pas qu’on soit mauvais homme, mais on perd la lumière. » Oui, nous avons perdu la lumière, les matins, la sainte innocence de celui qui se pardonne à lui-même.
Regardez, la neige tombe ! Oh, il faut que je sorte ! Amsterdam endormie dans la nuit blanche, les canaux de jade sombre sous les petits ponts neigeux, les rues désertes, mes pas étouffés, ce sera la pureté, fugitive, avant la boue de demain. Voyez les énormes flocons qui s’ébouriffent contre les vitres. Ce sont les colombes, sûrement. Elles se décident enfin à descendre, ces chéries, elles couvrent les eaux et les toits d’une épaisse couche de plumes, elles palpitent à toutes les fenêtres. Quelle invasion ! Espérons qu’elles apportent la bonne nouvelle. Tout le monde sera sauvé, hein, et pas seulement les élus, les richesses et les peines seront partagées et vous, par exemple, à partir d’aujourd’hui, vous coucherez toutes les nuits sur le sol, pour moi. Toute la lyre, quoi ! Allons, avouez que vous resteriez pantois si un char descendait du ciel pour m’emporter, ou si la neige soudain prenait feu. Vous n’y croyez pas ? Moi non plus. Mais il faut tout de même que je sorte.
Bon, bon, je me tiens tranquille, ne vous inquiétez pas ! Ne vous fiez pas trop d’ailleurs à mes attendrissements, ni à mes délires. Ils sont dirigés. Tenez, maintenant que vous allez me parler de vous, je vais savoir si l’un des buts de ma passionnante confession est atteint. J’espère toujours, en effet, que mon interlocuteur sera policier et qu’il m’arrêtera pour le vol des Juges intègres. Pour le reste, n’est-ce pas, personne ne peut m’arrêter. Mais quant à ce vol, il tombe sous le coup de la loi et j’ai tout arrangé pour me rendre complice ; je recèle ce tableau et le montre à qui veut le voir. Vous m’arrêteriez donc, ce serait un bon début. Peut-être s’occuperait-on ensuite du reste, on me décapiterait, par exemple, et je n’aurais plus peur de mourir, je serais sauvé. Au-dessus du peuple assemblé, vous élèveriez alors ma tête encore fraîche, pour qu’ils s’y reconnaissent et qu’à nouveau je les domine, exemplaire. Tout serait consommé, j’aurais achevé, ni vu ni connu, ma carrière de faux prophète qui crie dans le désert et refuse d’en sortir.
Mais, bien entendu, vous n’êtes pas policier, ce serait trop simple. Comment ? Ah ! je m’en doutais, voyez-vous. Cette étrange affection que je sentais pour vous avait donc du sens. Vous exercez à Paris la belle profession d’avocat ! Je savais bien que nous étions de la même race. Ne sommes-nous pas tous semblables, parlant sans trêve et à personne, confrontés toujours aux mêmes questions bien que nous connaissions d’avance les réponses ? Alors, racontez-moi, je vous prie, ce qui vous est arrivé un soir sur les quais de la Seine et comment vous avez réussi à ne jamais risquer votre vie. Prononcez vous-même les mots qui, depuis des années, n’ont cessé de retentir dans mes nuits, et que je dirai enfin par votre bouche : « Ô jeune fille, jette-toi encore dans l’eau pour que j’aie une seconde fois la chance de nous sauver tous les deux ! » Une seconde fois, hein, quelle imprudence ! Supposez, cher maître, qu’on nous prenne au mot ? Il faudrait s’exécuter. Brr… ! l’eau est si froide ! Mais rassurons-nous ! Il est trop tard, maintenant, il sera toujours trop tard. Heureusement !