Vraiment, mon cher compatriote, je vous suis reconnaissant de votre curiosité. Pourtant, mon histoire n’a rien d’extraordinaire. Sachez, puisque vous y tenez, que j’ai pensé un peu à ce rire, pendant quelques jours, puis je l’ai oublié. De loin en loin, il me semblait l’entendre, quelque part en moi. Mais, la plupart du temps, je pensais, sans effort, à autre chose.
Je dois reconnaître cependant que je ne mis plus les pieds sur les quais de Paris. Lorsque j’y passais, en voiture ou en autobus, il se faisait une sorte de silence en moi. J’attendais, je crois. Mais je franchissais la Seine, rien ne se produisait, je respirais. J’eus aussi, à ce moment, quelques misères de santé. Rien de précis, de l’abattement si vous voulez, une sorte de difficulté à retrouver ma bonne humeur. Je vis des médecins qui me donnèrent des remontants. Je remontais, et puis redescendais. La vie me devenait moins facile : quand le corps est triste, le cœur languit. Il me semblait que je désapprenais en partie ce que je n’avais jamais appris et que je savais pourtant si bien, je veux dire vivre. Oui, je crois bien que c’est alors que tout commença.
Mais ce soir, non plus, je ne me sens pas en forme. J’ai même du mal à tourner mes phrases. Je parle moins bien, il me semble, et mon discours est moins sûr. Le temps, sans doute. On respire mal, l’air est si lourd qu’il pèse sur la poitrine. Verriez-vous un inconvénient, mon cher compatriote, à ce que nous sortions pour marcher un peu dans la ville ? Merci.
Comme les canaux sont beaux, le soir ! J’aime le souffle des eaux moisies, l’odeur des feuilles mortes qui macèrent dans le canal et celle, funèbre, qui monte des péniches pleines de fleurs. Non, non, ce goût n’a rien de morbide, croyez-moi. Au contraire, c’est, chez moi, un parti pris. La vérité est que je me force à admirer ces canaux. Ce que j’aime le plus au monde, c’est la Sicile, vous voyez bien, et encore du haut de l’Etna, dans la lumière, à condition de dominer l’île et la mer. Java, aussi, mais à l’époque des alizés. Oui, j’y suis allé dans ma jeunesse. D’une manière générale, j’aime toutes les îles. Il est plus facile d’y régner.
Délicieuse maison, n’est-ce pas ? Les deux têtes que vous voyez là sont celles d’esclaves nègres. Une enseigne. La maison appartenait à un vendeur d’esclaves. Ah ! on ne cachait pas son jeu, en ce temps-là ! On avait du coffre, on disait : « Voilà, j’ai pignon sur rue, je trafique des esclaves, je vends de la chair noire ». Vous imaginez quelqu’un, aujourd’hui, faisant connaître publiquement que tel est son métier ? Quel scandale ! J’entends d’ici mes confrères parisiens. C’est qu’ils sont irréductibles sur la question, ils n’hésiteraient pas à lancer deux ou trois manifestes, peut-être même plus ! Réflexion faite, j’ajouterais ma signature à la leur. L’esclavage, ah ! mais non, nous sommes contre ! Qu’on soit contraint de l’installer chez soi, ou dans les usines, bon, c’est dans l’ordre des choses, mais s’en vanter, c’est le comble.
Je sais bien qu’on ne peut se passer de dominer ou d’être servi. Chaque homme a besoin d’esclaves comme d’air pur. Commander, c’est respirer, vous êtes bien de cet avis ? Et même les plus déshérités arrivent à respirer. Le dernier dans l’échelle sociale a encore son conjoint, ou son enfant. S’il est célibataire, un chien. L’essentiel, en somme, est de pouvoir se fâcher sans que l’autre ait le droit de répondre. « On ne répond pas à son père », vous connaissez la formule ? Dans un sens, elle est singulière. À qui répondrait-on en ce monde sinon à ce qu’on aime ? Dans un autre sens, elle est convaincante. Il faut bien que quelqu’un ait le dernier mot. Sinon, à toute raison peut s’opposer une autre : on n’en finirait plus. La puissance, au contraire, tranche tout. Nous y avons mis le temps, mais nous avons compris cela. Par exemple, vous avez dû le remarquer, notre vieille Europe philosophe enfin de la bonne façon. Nous ne disons plus, comme aux temps naïfs : « Je pense ainsi. Quelles sont vos objections ? » Nous sommes devenus lucides. Nous avons remplacé le dialogue par le communiqué. « Telle est la vérité, disons-nous. Vous pouvez toujours la discuter, ça ne nous intéresse pas. Mais dans quelques années, il y aura la police, qui vous montrera que j’ai raison. »
Ah ! chère planète ! Tout y est clair maintenant. Nous nous connaissons, nous savons ce dont nous sommes capables. Tenez, moi, pour changer d’exemple, sinon de sujet, j’ai toujours voulu être servi avec le sourire. Si la bonne avait l’air triste, elle empoisonnait mes journées. Elle avait bien le droit de ne pas être gaie, sans doute. Mais je me disais qu’il valait mieux pour elle qu’elle fît son service en riant plutôt qu’en pleurant. En fait, cela valait mieux pour moi. Pourtant, sans être glorieux, mon raisonnement n’était pas tout à fait idiot. De la même manière, je refusais toujours de manger dans les restaurants chinois. Pourquoi ? Parce que les Asiatiques, lorsqu’ils se taisent, et devant les blancs, ont souvent l’air méprisant. Naturellement, ils le gardent, cet air, en servant ! Comment jouir alors du poulet laqué, comment surtout, en les regardant, penser qu’on a raison ?
Tout à fait entre nous, la servitude, souriante de préférence, est donc inévitable. Mais nous ne devons pas le reconnaître. Celui qui ne peut s’empêcher d’avoir des esclaves, ne vaut-il pas mieux qu’il les appelle hommes libres ? Pour le principe d’abord, et puis pour ne pas les désespérer. On leur doit bien cette compensation, n’est-ce pas ? De cette manière, ils continueront de sourire et nous garderons notre bonne conscience. Sans quoi, nous serions forces de revenir sur nous-mêmes, nous deviendrions fous de douleur, ou même modestes, tout est à craindre. Aussi, pas d’enseignes, et celle-ci est scandaleuse. D’ailleurs, si tout le monde se mettait à table, hein, affichait son vrai métier, son identité, on ne saurait plus où donner de la tête ! Imaginez des cartes de visite : Dupont, philosophe froussard, ou propriétaire chrétien, ou humaniste adultère, on a le choix, vraiment. Mais ce serait l’enfer ! Oui, l’enfer doit être ainsi : des rues à enseignes et pas moyen de s’expliquer. On est classé une fois pour toutes.
Vous, par exemple, mon cher compatriote, pensez un peu à ce que serait votre enseigne. Vous vous taisez ? Allons, vous me répondrez plus tard. Je connais la mienne en tout cas : une face double, un charmant Janus, et, au-dessus, la devise de la maison : « Ne vous y fiez pas. » Sur mes cartes : « Jean-Baptiste Clamence, comédien. » Tenez, peu de temps après le soir dont je vous ai parlé, j’ai découvert quelque chose. Quand je quittais un aveugle sur le trottoir où je l’avais aidé à atterrir, je le saluais. Ce coup de chapeau ne lui était évidemment pas destiné, il ne pouvait pas le voir. À qui donc s’adressait-il ? Au public. Après le rôle, les saluts. Pas mal, hein ? Un autre jour, à la même époque, à un automobiliste qui me remerciait de l’avoir aidé, je répondis que personne n’en aurait fait autant. Je voulais dire, bien sûr, n’importe qui. Mais ce malheureux lapsus me resta sur le cœur. Pour la modestie, vraiment, j’étais imbattable.
Il faut le reconnaître humblement, mon cher compatriote, j’ai toujours crevé de vanité. Moi, moi, moi, voilà le refrain de ma chère vie, et qui s’entendait dans tout ce que je disais. Je n’ai jamais pu parler qu’en me vantant, surtout si je le faisais avec cette fracassante discrétion dont j’avais le secret. Il est bien vrai que j’ai toujours vécu libre et puissant. Simplement, je me sentais libéré à l’égard de tous pour l’excellente raison que je ne me reconnaissais pas d’égal. Je me suis toujours estimé plus intelligent que tout le monde, je vous l’ai dit, mais aussi plus sensible et plus adroit, tireur d’élite, conducteur incomparable, meilleur amant. Même dans les domaines où il m’était facile de vérifier mon infériorité, comme le tennis par exemple, où je n’étais qu’un honnête partenaire, il m’était difficile de ne pas croire que, si j’avais le temps de m’entraîner, je surclasserais les premières séries. Je ne me reconnaissais que des supériorités, ce qui expliquait ma bienveillance et ma sérénité. Quand je m’occupais d’autrui, c’était pure condescendance, en toute liberté, et le mérite entier m’en revenait : je montais d’un degré dans l’amour que je me portais.
Avec quelques autres vérités, j’ai découvert ces évidences peu à peu, dans la période qui suivit le soir dont je vous ai parlé. Pas tout de suite, non, ni très distinctement. Il a fallu d’abord que je retrouve la mémoire. Par degrés, j’ai vu plus clair, j’ai appris un peu de ce que je savais. Jusque-là, j’avais toujours été aidé par un étonnant pouvoir d’oubli. J’oubliais tout, et d’abord mes résolutions. Au fond, rien ne comptait. Guerre, suicide, amour, misère, j’y prêtais attention, bien sûr, quand les circonstances m’y forçaient, mais d’une manière courtoise et superficielle. Parfois, je faisais mine de me passionner pour une cause étrangère à ma vie la plus quotidienne. Dans le fond pourtant, je n’y participais pas, sauf, bien sûr, quand ma liberté était contrariée. Comment vous dire ? Ça glissait. Oui, tout glissait sur moi.
Soyons justes : il arrivait que mes oublis fussent méritoires. Vous avez remarqué qu’il y a des gens dont la religion consiste à pardonner toutes les offenses et qui les pardonnent en effet, mais ne les oublient jamais. Je n’étais pas d’assez bonne étoffe pour pardonner aux offenses, mais je finissais toujours par les oublier. Et tel qui se croyait détesté de moi n’en revenait pas de se voir salué avec un grand sourire. Selon sa nature, il admirait alors ma grandeur d’âme ou méprisait ma pleutrerie sans penser que ma raison était plus simple : j’avais oublié jusqu’à son nom. La même infirmité qui me rendait indifférent ou ingrat me faisait alors magnanime.
Je vivais donc sans autre continuité que celle, au jour le jour, du moi-moi-moi. Au jour le jour les femmes, au jour le jour la vertu ou le vice, au jour le jour, comme les chiens, mais tous les jours, moi-même, solide au poste. J’avançais ainsi à la surface de la vie, dans les mots en quelque sorte, jamais dans la réalité. Tous ces livres à peine lus, ces amis à peine aimés, ces villes à peine visitées, ces femmes à peine prises ! Je faisais des gestes par ennui, ou par distraction. Les êtres suivaient, ils voulaient s’accrocher, mais il n’y avait rien, et c’était le malheur. Pour eux. Car, pour moi, j’oubliais. Je ne me suis jamais souvenu que de moi-même.
Peu à peu, la mémoire m’est cependant revenue. Ou plutôt je suis revenu à elle, et j’y ai trouvé le souvenir qui m’attendait. Avant de vous en parler, permettez-moi, mon cher compatriote, de vous donner quelques exemples (qui vous serviront, j’en suis sûr) de ce que j’ai découvert au cours de mon exploration.
Un jour où, conduisant ma voiture, je tardais une seconde à démarrer au feu vert, pendant que nos patients concitoyens déchaînaient sans délai leurs avertisseurs dans mon dos, je me suis souvenu soudain d’une autre aventure, survenue dans les mêmes circonstances. Une motocyclette conduite par un petit homme sec, portant lorgnon et pantalon de golf, m’avait doublé et s’était installée devant moi, au feu rouge. En stoppant, le petit homme avait calé son moteur et s’évertuait en vain à lui redonner souffle. Au feu vert, je lui demandai, avec mon habituelle politesse, de ranger sa motocyclette pour que je puisse passer. Le petit homme s’énervait encore sur son moteur poussif. Il me répondit donc, selon les règles de la courtoisie parisienne, d’aller me rhabiller. J’insistai, toujours poli, mais avec une légère nuance d’impatience dans la voix. On me fit savoir aussitôt que, de toute manière, on m’emmenait à pied et à cheval. Pendant ce temps, quelques avertisseurs commençaient, derrière moi, de se faire entendre. Avec plus de fermeté, je priai mon interlocuteur d’être poli et de considérer qu’il entravait la circulation. L’irascible personnage, exaspéré sans doute par la mauvaise volonté, devenue évidente, de son moteur, m’informa que si je désirais ce qu’il appelait une dérouillée, il me l’offrirait de grand cœur. Tant de cynisme me remplit d’une bonne fureur et je sortis de ma voiture dans l’intention de frotter les oreilles de ce mal embouché. Je ne pense pas être lâche (mais que ne pense-t-on pas !), je dépassais d’une tête mon adversaire, mes muscles m’ont toujours bien servi. Je crois encore maintenant que la dérouillée aurait été reçue plutôt qu’offerte. Mais j’étais à peine sur la chaussée que, de la foule qui commençait à s’assembler, un homme sortit, se précipita sur moi, vint m’assurer que j’étais le dernier des derniers et qu’il ne me permettrait pas de frapper un homme qui avait une motocyclette entre les jambes et s’en trouvait, par conséquent, désavantagé. Je fis face à ce mousquetaire et, en vérité, ne le vis même pas. À peine, en effet, avais-je la tête tournée que, presque en même temps, j’entendis la motocyclette pétarader de nouveau et je reçus un coup violent sur l’oreille. Avant que j’aie eu le temps d’enregistrer ce qui s’était passé, la motocyclette s’éloigna. Étourdi, je marchai machinalement vers d’Artagnan quand, au même moment, un concert exaspéré d’avertisseurs s’éleva de la file, devenue considérable, des véhicules. Le feu vert revenait. Alors, encore un peu égaré, au lieu de secouer l’imbécile qui m’avait interpellé, je retournai docilement vers ma voiture et je démarrai, pendant qu’à mon passage l’imbécile me saluait d’un « pauvre type » dont je me souviens encore.
Histoire sans importance, direz-vous ? Sans doute. Simplement, je mis longtemps à l’oublier, voilà l’important. J’avais pourtant des excuses. Je m’étais laissé battre sans répondre, mais on ne pouvait pas m’accuser de lâcheté. Surpris, interpellé des deux côtés, j’avais tout brouillé et les avertisseurs avaient achevé ma confusion. Pourtant, j’en étais malheureux comme si j’avais manqué à l’honneur. Je me revoyais, montant dans ma voiture, sans une réaction, sous les regards ironiques d’une foule d’autant plus ravie que je portais, je m’en souviens, un costume bleu très élégant. J’entendais le « pauvre type ! » qui, tout de même, me paraissait justifié. Je m’étais en somme dégonflé publiquement. Par suite d’un concours de circonstances, il est vrai, mais il y a toujours des circonstances. Après coup, j’apercevais clairement ce que j’eusse dû faire. Je me voyais descendre d’Artagnan d’un bon crochet, remonter dans ma voiture, poursuivre le sagouin qui m’avait frappé, le rattraper, coincer sa machine contre un trottoir, le tirer à l’écart et lui distribuer la raclée qu’il avait largement méritée. Avec quelques variantes, je tournai cent fois ce petit film dans mon imagination. Mais il était trop tard, et je dévorai pendant quelques jours un vilain ressentiment.
Tiens, la pluie tombe de nouveau. Arrêtons-nous, voulez-vous, sous ce porche. Bon. Où en étais-je ? Ah ! oui, l’honneur ! Eh bien, quand je retrouvai le souvenir de cette aventure, je compris ce qu’elle signifiait. En somme, mon rêve n’avait pas résisté à l’épreuve des faits. J’avais rêvé, cela était clair maintenant, d’être un homme complet, qui se serait fait respecter dans sa personne comme dans son métier. Moitié Cerdan, moitié de Gaulle, si vous voulez. Bref, je voulais dominer en toutes choses. C’est pourquoi je prenais des airs, je mettais mes coquetteries à montrer mon habileté physique plutôt que mes dons intellectuels. Mais, après avoir été frappé en public sans réagir, il ne m’était plus possible de caresser cette belle image de moi-même. Si j’avais été l’ami de la vérité et de l’intelligence que je prétendais être, que m’eût fait cette aventure déjà oubliée de ceux qui en avaient été les spectateurs ? À peine me serais-je accusé de m’être fâché pour rien, et aussi, étant fâché, de n’avoir pas su faire face aux conséquences de ma colère, faute de présence d’esprit. Au lieu de cela, je brûlais de prendre ma revanche, de frapper et de vaincre. Comme si mon véritable désir n’était pas d’être la créature la plus intelligente ou la plus généreuse de la terre, mais seulement de battre qui je voudrais, d’être le plus fort enfin, et de la façon la plus élémentaire. La vérité est que tout homme intelligent, vous le savez bien, rêve d’être un gangster et de régner sur la société par la seule violence. Comme ce n’est pas aussi facile que peut le faire croire la lecture des romans spécialisés, on s’en remet généralement à la politique et l’on court au parti le plus cruel. Qu’importe, n’est-ce pas, d’humilier son esprit si l’on arrive par là à dominer tout le monde ? Je découvrais en moi de doux rêves d’oppression.
J’apprenais du moins que je n’étais du côté des coupables, des accusés, que dans la mesure exacte où leur faute ne me causait aucun dommage. Leur culpabilité me rendait éloquent parce que je n’en étais pas la victime. Quand j’étais menacé, je ne devenais pas seulement un juge à mon tour, mais plus encore : un maître irascible qui voulait, hors de toute loi, assommer le délinquant et le mettre à genoux. Après cela, mon cher compatriote, il est bien difficile de continuer sérieusement à se croire une vocation de justice et le défenseur prédestiné de la veuve et de l’orphelin.
Puisque la pluie redouble et que nous avons le temps, oserais-je vous confier une nouvelle découverte que je fis, peu après, dans ma mémoire ? Asseyons-nous à l’abri, sur ce banc. Il y a des siècles que des fumeurs de pipe y contemplent la même pluie tombant sur le même canal. Ce que j’ai à vous raconter est un peu plus difficile. Il s’agit, cette fois, d’une femme. Il faut d’abord savoir que j’ai toujours réussi, et sans grand effort, avec les femmes. Je ne dis pas réussir à les rendre heureuses, ni même à me rendre heureux par elles. Non, réussir, tout simplement. J’arrivais à mes fins, à peu près quand je voulais. On me trouvait du charme, imaginez cela ! Vous savez ce qu’est le charme : une manière de s’entendre répondre oui sans avoir posé aucune question claire. Ainsi de moi, à l’époque. Cela vous surprend ? Allons, ne le niez pas. Avec la tête qui m’est venue, c’est bien naturel. Hélas ! après un certain âge, tout homme est responsable de son visage. Le mien… Mais qu’importe ! Le fait est là, on me trouvait du charme et j’en profitais.
Je n’y mettais cependant aucun calcul ; j’étais de bonne foi, ou presque. Mon rapport avec les femmes était naturel, aisé, facile comme on dit. Il n’y entrait pas de ruse ou seulement celle, ostensible, qu’elles considèrent comme un hommage. Je les aimais, selon l’expression consacrée, ce qui revient à dire que je n’en ai jamais aimé aucune. J’ai toujours trouvé la misogynie vulgaire et sotte, et presque toutes les femmes que j’ai connues, je les ai jugées meilleures que moi. Cependant, les plaçant si haut, je les ai utilisées plus souvent que servies. Comment s’y retrouver ?
Bien entendu, le véritable amour est exceptionnel, deux ou trois par siècle à peu près. Le reste du temps, il y a la vanité ou l’ennui. Pour moi, en tout cas, je n’étais pas la Religieuse portugaise. Je n’ai pas le cœur sec, il s’en faut, plein d’attendrissement au contraire, et la larme facile avec ça. Seulement, mes élans se tournent toujours vers moi, mes attendrissements me concernent. Il est faux, après tout, que je n’aie jamais aimé. J’ai contracté dans ma vie au moins un grand amour, dont j’ai toujours été l’objet. De ce point de vue, après les inévitables difficultés du très jeune âge, j’avais été vite fixé : la sensualité, et elle seule, régnait dans ma vie amoureuse. Je cherchais seulement des objets de plaisir et de conquête. J’y étais aidé d’ailleurs par ma complexion : la nature a été généreuse avec moi. Je n’en étais pas peu fier et j’en tirais beaucoup de satisfactions dont je ne saurais plus dire si elles étaient de plaisir ou de prestige. Bon, vous allez dire que je me vante encore. Je ne le nierai pas et j’en suis d’autant moins fier qu’en ceci je me vante de ce qui est vrai.
Dans tous les cas, ma sensualité, pour ne parler que d’elle, était si réelle que, même pour une aventure de dix minutes, j’aurais renié père et mère, quitte à le regretter amèrement. Que dis-je ! Surtout pour une aventure de dix minutes et plus encore si j’avais la certitude qu’elle serait sans lendemain. J’avais des principes, bien sûr, et, par exemple, que la femme des amis était sacrée. Simplement, je cessais, en toute sincérité, quelques jours auparavant, d’avoir de l’amitié pour les maris. Peut-être ne devrais-je pas appeler ceci de la sensualité ? La sensualité n’est pas répugnante, elle. Soyons indulgents et parlons d’infirmité, d’une sorte d’incapacité congénitale à voir dans l’amour autre chose que ce qu’on y fait. Cette infirmité, après tout, était confortable. Conjuguée à ma faculté d’oubli, elle favorisait ma liberté. Du même coup, par un certain air d’éloignement et d’indépendance irréductible qu’elle me donnait, elle me fournissait l’occasion de nouveaux succès. À force de n’être pas romantique, je donnais un solide aliment au romanesque. Nos amies, en effet, ont ceci de commun avec Bonaparte qu’elles pensent toujours réussir là où tout le monde a échoué.
Dans ce commerce, du reste, je satisfaisais encore autre chose que ma sensualité : mon amour du jeu. J’aimais dans les femmes les partenaires d’un certain jeu, qui avait le goût, au moins, de l’innocence. Voyez-vous, je ne peux supporter de m’ennuyer et je n’apprécie, dans la vie, que les récréations. Toute société, même brillante, m’accable rapidement tandis que je ne me suis jamais ennuyé avec les femmes qui me plaisaient. J’ai de la peine à l’avouer, j’aurais donné dix entretiens avec Einstein pour un premier rendez-vous avec une jolie figurante. Il est vrai qu’au dixième rendez-vous, je soupirais après Einstein, ou de fortes lectures. En somme, je ne me suis jamais soucié des grands problèmes que dans les intervalles de mes petits débordements. Et combien de fois, planté sur le trottoir, au cœur d’une discussion passionnée avec des amis, j’ai perdu le fil du raisonnement qu’on m’exposait parce qu’une ravageuse, au même moment, traversait la rue.
Donc, je jouais le jeu. Je savais qu’elles aimaient qu’on n’allât pas trop vite au but. Il fallait d’abord de la conversation, de la tendresse, comme elles disent. Je n’étais pas en peine de discours, étant avocat, ni de regards, ayant été, au régiment, apprenti-comédien. Je changeais souvent de rôle ; mais il s’agissait toujours de la même pièce. Par exemple, le numéro de l’attirance incompréhensible, du « je ne sais quoi », du « il n’y a pas de raisons, je ne souhaitais pas d’être attiré, j’étais pourtant lassé de l’amour, etc. » était toujours efficace, bien qu’il soit un des plus vieux du répertoire. Il y avait aussi celui du bonheur mystérieux qu’aucune autre femme ne vous a jamais donné, qui est peut-être sans avenir, sûrement même (car on ne saurait trop se garantir), mais qui, justement, est irremplaçable. Surtout, j’avais perfectionné une petite tirade, toujours bien reçue, et que vous applaudirez, j’en suis sûr. L’essentiel de cette tirade tenait dans l’affirmation, douloureuse et résignée, que je n’étais rien, ce n’était pas la peine qu’on s’attachât à moi, ma vie était ailleurs, elle ne passait pas par le bonheur de tous les jours, bonheur que, peut-être, j’eusse préféré à toutes choses, mais voilà, il était trop tard. Sur les raisons de ce retard décisif, je gardais le secret, sachant qu’il est meilleur de coucher avec le mystère. Dans un sens, d’ailleurs, je croyais à ce que je disais, je vivais mon rôle. Il n’est pas étonnant alors que mes partenaires, elles aussi, se missent à brûler les planches. Les plus sensibles de mes amies s’efforçaient de me comprendre et cet effort les menait à de mélancoliques abandons. Les autres, satisfaites de voir que je respectais la règle du jeu et que j’avais la délicatesse de parler avant d’agir, passaient sans attendre aux réalités. J’avais alors gagné, et deux fois, puisque, outre le désir que j’avais d’elles, je satisfaisais l’amour que je me portais, en vérifiant chaque fois mes beaux pouvoirs.
Cela est si vrai que même s’il arrivait que certaines ne me fournissent qu’un plaisir médiocre, je tâchais cependant de renouer avec elles, de loin en loin, aidé sans doute par ce désir singulier que favorise l’absence, suivie d’une complicité soudain retrouvée, mais aussi pour vérifier que nos liens tenaient toujours et qu’il n’appartenait qu’à moi de les resserrer. Parfois, j’allais même jusqu’à leur faire jurer de n’appartenir à aucun autre homme, pour apaiser, une fois pour toutes, mes inquiétudes sur ce point. Le cœur pourtant n’avait point de part à cette inquiétude, ni même l’imagination. Une certaine sorte de prétention était en effet si incarnée en moi que j’avais de la difficulté à imaginer, malgré l’évidence, qu’une femme qui avait été à moi pût jamais appartenir à un autre. Mais ce serment qu’elles me faisaient me libérait en les liant. Du moment qu’elles n’appartiendraient à personne, je pouvais alors me décider à rompre, ce qui, autrement, m’était presque toujours impossible. La vérification, en ce qui les concernait, était faite une fois pour toutes, mon pouvoir assuré pour longtemps. Curieux, non ? C’est ainsi pourtant, mon cher compatriote. Les uns crient : « Aime-moi ! ». Les autres : « Ne m’aime pas ! ». Mais une certaine race, la pire et la plus malheureuse : « Ne m’aime pas, et sois-moi fidèle ! »
Seulement, voilà, la vérification n’est jamais définitive, il faut la recommencer avec chaque être. À force de recommencer, on contracte des habitudes. Bientôt le discours vous vient sans y penser, le réflexe suit : on se trouve un jour dans la situation de prendre sans vraiment désirer. Croyez-moi, pour certains êtres, au moins, ne pas prendre ce qu’on ne désire pas est la chose la plus difficile du monde.
C’est ce qui arriva un jour et il n’est pas utile de vous dire qui elle était, sinon que, sans me troubler vraiment, elle m’avait attiré, par son air passif et avide. Franchement, ce fut médiocre, comme il fallait s’y attendre. Mais je n’ai jamais eu de complexes et j’oubliai bien vite la personne, que je ne revis plus. Je pensais qu’elle ne s’était aperçue de rien, et je n’imaginais même pas qu’elle pût avoir une opinion. D’ailleurs, son air passif la retranchait du monde à mes yeux. Quelques semaines après, pourtant, j’appris qu’elle avait confié à un tiers mes insuffisances. Sur le coup, j’eus le sentiment, d’avoir été un peu trompé ; elle n’était pas si passive que je le croyais, le jugement ne lui manquait pas. Puis je haussai les épaules et fis mine de rire. J’en ris tout à fait même ; il était clair que cet incident était sans importance. S’il est un domaine où la modestie devrait être la règle, n’est-ce pas la sexualité, avec tout ce qu’elle a d’imprévisible ? Mais non, c’est à qui sera le plus avantageux, même dans la solitude. Malgré mes haussements d’épaules, quelle fut, en effet, ma conduite ? Je revis un peu plus tard cette femme, je fis ce qu’il fallait pour la séduire, et la reprendre vraiment. Ce ne fut pas très difficile : elles non plus n’aiment pas rester sur un échec. Dès cet instant, sans le vouloir clairement, je me mis, en fait, à la mortifier de toutes les façons. Je l’abandonnais et la reprenais, la forçais à se donner dans des temps et des lieux qui ne s’y prêtaient pas, la traitais de façon si brutale, dans tous les domaines, que je finis par m’attacher à elle comme j’imagine que le geôlier se lie à son prisonnier. Et cela jusqu’au jour où, dans le violent désordre d’un plaisir douloureux et contraint, elle rendit hommage à voix haute à ce qui l’asservissait. Ce jour-là, je commençai de m’éloigner d’elle. Depuis, je l’ai oubliée.
Je conviendrai avec vous, malgré votre courtois silence, que cette aventure n’est pas très reluisante. Songez pourtant à votre vie, mon cher compatriote ! Creusez votre mémoire, peut-être y trouverez-vous quelque histoire semblable que vous me conterez plus tard. Quant à moi, lorsque cette affaire me revint à l’esprit, je me mis encore à rire. Mais c’était d’un autre rire, assez semblable à celui que j’avais entendu sur le pont des Arts. Je riais de mes discours et de mes plaidoiries. Plus encore de mes plaidoiries, d’ailleurs, que de mes discours aux femmes. À celles-ci, du moins, je mentais peu. L’instinct parlait clairement, sans faux-fuyants, dans mon attitude. L’acte d’amour, par exemple, est un aveu. L’égoïsme y crie, ostensiblement, la vanité s’y étale, ou bien la vraie générosité s’y révèle. Finalement, dans cette regrettable histoire, mieux encore que dans mes autres intrigues, j’avais été plus franc que je ne pensais, j’avais dit qui j’étais, et comment je pouvais vivre. Malgré les apparences, j’étais donc plus digne dans ma vie privée, même, et surtout, quand je me conduisais comme je vous l’ai dit, que dans mes grandes envolées professionnelles sur l’innocence et la justice. Du moins, me voyant agir avec les êtres, je ne pouvais pas me tromper sur la vérité de ma nature. Nul homme n’est hypocrite dans ses plaisirs, ai-je lu cela ou l’ai-je pensé, mon cher compatriote ?
Quand je considérais, ainsi, la difficulté que j’avais à me séparer définitivement d’une femme, difficulté qui m’amenait à tant de liaisons simultanées, je n’en accusais pas la tendresse de mon cœur. Ce n’était pas elle qui me faisait agir, lorsque l’une de mes amies se lassait d’attendre l’Austerlitz de notre passion et parlait de se retirer. Aussitôt, c’était moi qui faisais un pas en avant, qui concédais, qui devenais éloquent. La tendresse, et la douce faiblesse d’un cœur, je les réveillais en elles, n’en ressentant moi-même que l’apparence, simplement un peu excité par ce refus, alarmé aussi par la possible perte d’une affection. Parfois, je croyais souffrir véritablement, il est vrai. Il suffisait pourtant que la rebelle partît vraiment pour que je l’oubliasse sans effort, comme je l’oubliais près de moi quand elle avait décidé, au contraire, de revenir. Non, ce n’était pas l’amour, ni la générosité qui me réveillait lorsque j’étais en danger d’être abandonné, mais seulement le désir d’être aimé et de recevoir ce qui, selon moi, m’était dû. Aussitôt aimé, et ma partenaire à nouveau oubliée, je reluisais, j’étais au mieux, je devenais sympathique.
Notez d’ailleurs que cette affection, dès que je l’avais regagnée, j’en ressentais le poids. Dans mes moments d’agacement, je me disais alors que la solution idéale eût été la mort pour la personne qui m’intéressait. Cette mort eût définitivement fixé notre lien, d’une part, et, de l’autre, lui eût ôté sa contrainte. Mais on ne peut souhaiter la mort de tout le monde ni, à la limite, dépeupler la planète pour jouir d’une liberté inimaginable autrement. Ma sensibilité s’y opposait, et mon amour des hommes.
Le seul sentiment profond qu’il m’arrivât d’éprouver dans ces intrigues était la gratitude, quand tout marchait bien et qu’on me laissait, en même temps que la paix, la liberté d’aller et de venir, jamais plus gentil et gai avec l’une que lorsque je venais de quitter le lit d’une autre, comme si j’étendais à toutes les autres femmes la dette que je venais de contracter près de l’une d’elles. Quelle que fût, d’ailleurs, la confusion apparente de mes sentiments, le résultat que j’obtenais était clair : je maintenais toutes mes affections autour de moi pour m’en servir quand je le voulais. Je ne pouvais donc vivre, de mon aveu même, qu’à la condition que, sur toute la terre, tous les êtres, ou le plus grand nombre possible, fussent tournés vers moi, éternellement vacants, privés de vie indépendante, prêts à répondre à mon appel à n’importe quel moment, voués enfin à la stérilité, jusqu’au jour où je daignerais les favoriser de ma lumière. En somme, pour que je vive heureux, il fallait que les êtres que j’élisais ne vécussent point. Ils ne devaient recevoir leur vie, de loin en loin, que de mon bon plaisir.
Ah ! je ne mets aucune complaisance, croyez-le bien, à vous raconter cela. Quand je pense à cette période où je demandais tout sans rien payer moi-même, où je mobilisais tant d’êtres à mon service, où je les mettais en quelque sorte au frigidaire, pour les avoir un jour ou l’autre sous la main, à ma convenance, je ne sais comment nommer le curieux sentiment qui me vient. Ne serait-ce pas la honte ? La honte, dites-moi, mon cher compatriote, ne brûle-t-elle pas un peu ? Oui ? Alors, il s’agit peut-être d’elle, ou d’un de ces sentiments ridicules qui concernent l’honneur. Il me semble en tout cas que ce sentiment ne m’a plus quitté depuis cette aventure que j’ai trouvée au centre de ma mémoire et dont je ne peux différer plus longtemps le récit, malgré mes digressions et les efforts d’une invention à laquelle, je l’espère, vous rendez justice.
Tiens, la pluie a cessé ! Ayez la bonté de me raccompagner chez moi. Je suis fatigué, étrangement, non d’avoir parlé, mais à la seule idée de ce qu’il me faut encore dire. Allons ! Quelques mots suffiront pour retracer ma découverte essentielle. Pourquoi en dire plus, d’ailleurs ? Pour que la statue soit nue, les beaux discours doivent s’envoler. Voici. Cette nuit-là, en novembre, deux ou trois ans avant le soir où je crus entendre rire dans mon dos, je regagnais la rive gauche, et mon domicile, par le pont Royal. Il était une heure après minuit, une petite pluie tombait, une bruine plutôt, qui dispersait les rares passants. Je venais de quitter une amie qui, sûrement, dormait déjà. J’étais heureux de cette marche, un peu engourdi, le corps calmé, irrigué par un sang doux comme la pluie qui tombait. Sur le pont, je passai derrière une forme penchée sur le parapet, et qui semblait regarder le fleuve. De plus près, je distinguai une mince jeune femme, habillée de noir. Entre les cheveux sombres et le col du manteau, on voyait seulement une nuque, fraîche et mouillée, à laquelle je fus sensible. Mais je poursuivis ma route, après une hésitation. Au bout du pont, je pris les quais en direction de Saint-Michel, où je demeurais. J’avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j’entendis le bruit, qui, malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d’un corps qui s’abat sur l’eau. Je m’arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j’entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s’éteignit brusquement. Le silence qui suivit, dans la nuit soudain figée, me parut interminable. Je voulus courir et je ne bougeai pas. Je tremblais, je crois, de froid et de saisissement. Je me disais qu’il fallait faire vite et je sentais une faiblesse irrésistible envahir mon corps. J’ai oublié ce que j’ai pensé alors. « Trop tard, trop loin… » ou quelque chose de ce genre. J’écoutais toujours, immobile. Puis, à petits pas, sous la pluie, je m’éloignai. Je ne prévins personne.
Mais nous sommes arrivés, voici ma maison, mon abri ! Demain ? Oui, comme vous voudrez. Je vous mènerai volontiers à l’île de Marken, vous verrez le Zuyderzee. Rendez-vous à onze heures à Mexico-City. Quoi ? Cette femme ? Ah ! je ne sais pas, vraiment, je ne sais pas. Ni le lendemain, ni les jours qui suivirent, je n’ai lu les journaux.