Vous vous trompez, cher, le bateau file à bonne allure. Mais le Zuyderzee est une mer morte, ou presque. Avec ses bords plats, perdus dans la brume, on ne sait où elle commence, où elle finit. Alors, nous marchons sans aucun repère, nous ne pouvons évaluer notre vitesse. Nous avançons, et rien ne change. Ce n’est pas de la navigation, mais du rêve.
Dans l’archipel grec, j’avais l’impression contraire. Sans cesse, de nouvelles îles apparaissaient sur le cercle de l’horizon. Leur échine sans arbres traçait la limite du ciel, leur rivage rocheux tranchait nettement sur la mer. Aucune confusion ; dans la lumière précise, tout était repère. Et d’une île à l’autre, sans trêve, sur notre petit bateau, qui se traînait pourtant, j’avais l’impression de bondir, nuit et jour, à la crête des courtes vagues fraîches, dans une course pleine d’écume et de rires. Depuis ce temps, la Grèce elle-même dérive quelque part en moi, au bord de ma mémoire, inlassablement… Eh ! là, je dérive, moi aussi, je deviens lyrique ! Arrêtez-moi, cher, je vous en prie.
À propos, connaissez-vous la Grèce ? Non ? Tant mieux ! Qu’y ferions-nous, je vous le demande ? Il y faut des cœurs purs. Savez-vous que, là-bas, les amis se promènent dans la rue, deux par deux, en se tenant la main. Oui, les femmes restent à la maison, et l’on voit des hommes mûrs, respectables, ornés de moustaches, arpenter gravement les trottoirs, leurs doigts mêlés à ceux de l’ami. En Orient, aussi, parfois ? Soit. Mais dites-moi, prendriez-vous ma main dans les rues de Paris ? Ah ! je plaisante. Nous avons de la tenue, nous, la crasse nous guinde. Avant de nous présenter dans les îles grecques, il faudrait nous laver longuement. L’air y est chaste, la mer et la jouissance claires. Et nous…
Asseyons-nous sur ces transatlantiques. Quelle brume ! J’étais resté, je crois, sur le chemin du malconfort. Oui, je vous dirai de quoi il s’agit. Après m’être débattu, après avoir épuisé mes grands airs insolents, découragé par l’inutilité de mes efforts, je décidai de quitter la société des hommes. Non, non, je n’ai pas cherché d’île déserte, il n’y en a plus. Je me suis réfugié seulement auprès des femmes. Vous le savez, elles ne condamnent vraiment aucune faiblesse : elles essaieraient plutôt d’humilier ou de désarmer nos forces. C’est pourquoi la femme est la récompense, non du guerrier, mais du criminel. Elle est son port, son havre, c’est dans le lit de la femme qu’il est généralement arrêté. N’est-elle pas tout ce qui nous reste du paradis terrestre ? Désemparé, je courus à mon port naturel. Mais je ne faisais plus de discours. Je jouais encore un peu, par habitude ; l’invention manquait cependant. J’hésite à l’avouer, de peur de prononcer encore quelques gros mots : il me semble bien qu’à cette époque je ressentis le besoin d’un amour. Obscène, n’est-ce pas ? J’éprouvais en tout cas une sourde souffrance, une sorte de privation qui me rendit plus vacant, et me permit, moitié forcé, moitié curieux, de prendre quelques engagements. Puisque j’avais besoin d’aimer et d’être aimé, je crus être amoureux. Autrement dit, je fis la bête.
Je me surprenais à poser souvent une question qu’en homme d’expérience j’avais toujours évitée jusque-là. Je m’entendais demander : « Tu m’aimes ? » Vous savez qu’il est d’usage de répondre en pareil cas : « Et toi ? » Si je répondais oui, je me trouvais engagé au delà de mes vrais sentiments. Si j’osais dire non, je risquais de ne plus être aimé, et j’en souffrais. Plus le sentiment où j’avais espéré trouver le repos se trouvait alors menacé, et plus je le réclamais de ma partenaire. J’étais donc amené à des promesses de plus en plus explicites, j’en venais à exiger de mon cœur un sentiment de plus en plus vaste. Je me pris ainsi d’une fausse passion pour une charmante ahurie qui avait si bien lu la presse du cœur qu’elle parlait de l’amour avec la sûreté et la conviction d’un intellectuel annonçant la société sans classes. Cette conviction, vous ne l’ignorez pas, est entraînante. Je m’essayai à parler aussi de l’amour et finis par me persuader moi-même. Jusqu’au moment du moins où elle devint ma maîtresse et où je compris que la presse du cœur, qui enseignait à parler de l’amour, n’apprenait pas à le faire. Après avoir aimé un perroquet, il me fallut coucher avec un serpent. Je cherchai donc ailleurs l’amour promis par les livres, et que je n’avais jamais rencontré dans la vie.
Mais je manquais d’entraînement. Il y avait plus de trente ans que je m’aimais exclusivement. Comment espérer perdre une telle habitude ? Je ne la perdis point et restai un velléitaire de la passion. Je multipliai les promesses. Je contractai des amours simultanées, comme j’avais eu, en d’autres temps, des liaisons multiples. J’accumulai alors plus de malheurs, pour les autres, qu’au temps de ma belle indifférence. Vous ai-je dit que mon perroquet, désespéré, voulut se laisser mourir de faim ? Heureusement, j’arrivai à temps et me résignai à lui tenir la main, jusqu’à ce qu’elle rencontrât, revenu d’un voyage à Bali, l’ingénieur aux tempes grises, que lui avait déjà décrit son hebdomadaire favori. En tout cas, loin de me trouver transporté et absous dans l’éternité, comme on dit, de la passion, j’ajoutai encore au poids de mes fautes et à mon égarement. J’en conçus une telle horreur de l’amour que, pendant des années, je ne pus entendre sans grincer des dents La Vie en rose ou La Mort d’amour d’Yseult. J’essayai alors de renoncer aux femmes, d’une certaine manière, et de vivre en état de chasteté. Après tout, leur amitié devait me suffire. Mais cela revenait à renoncer au jeu. Hors du désir, les femmes m’ennuyèrent au delà de toute attente et, visiblement, je les ennuyais aussi. Plus de jeu, plus de théâtre, j’étais sans doute dans la vérité. Mais la vérité, cher ami, est assommante.
Désespérant de l’amour et de la chasteté, je m’avisai enfin qu’il restait la débauche qui remplace très bien l’amour, fait taire les rires, ramène le silence, et, surtout, confère l’immortalité. À un certain degré d’ivresse lucide, couché, tard dans la nuit, entre deux filles, et vidé de tout désir, l’espoir n’est plus une torture, voyez-vous, l’esprit règne sur tous les temps, la douleur de vivre est à jamais révolue. Dans un sens, j’avais toujours vécu dans la débauche, n’ayant jamais cessé de vouloir être immortel. N’était-ce pas le fond de ma nature, et aussi un effet du grand amour de moi-même dont je vous ai parlé ? Oui, je mourais d’envie d’être immortel. Je m’aimais trop pour ne pas désirer que le précieux objet de mon amour ne disparût jamais. Comme, à l’état de veille, et pour peu qu’on se connaisse, on n’aperçoit pas de raisons valables pour que l’immortalité soit conférée à un singe salace, il faut bien se procurer des succédanés de cette immortalité. Parce que je désirais la vie éternelle, je couchais donc avec des putains et je buvais pendant des nuits. Le matin, bien sûr, j’avais dans la bouche le goût amer de la condition mortelle. Mais, pendant de longues heures, j’avais plané, bienheureux. Oserais-je vous l’avouer ? Je me souviens encore avec tendresse de certaines nuits où j’allais, dans une boîte sordide, retrouver une danseuse à transformations qui m’honorait de ses faveurs et pour la gloire de laquelle je me battis même, un soir, avec un barbillon vantard. Je paradais toutes les nuits au comptoir, dans la lumière rouge et la poussière de ce lieu de délices, mentant comme un arracheur de dents et buvant longuement. J’attendais l’aube, j’échouais enfin dans le lit toujours défait de ma princesse qui se livrait mécaniquement au plaisir, puis dormait sans transition. Le jour venait doucement éclairer ce désastre et je m’élevais, immobile, dans un matin de gloire.
L’alcool et les femmes m’ont fourni, avouons-le, le seul soulagement dont je fusse digne. Je vous livre ce secret, cher ami, ne craignez pas d’en user. Vous verrez alors que la vraie débauche est libératrice parce qu’elle ne crée aucune obligation. On n’y possède que soi-même, elle reste donc l’occupation préférée des grands amoureux de leur propre personne. Elle est une jungle, sans avenir ni passé, sans promesse surtout, ni sanction immédiate. Les lieux où elle s’exerce sont séparés du monde. On laisse en y entrant la crainte comme l’espérance. La conversation n’y est pas obligatoire ; ce qu’on vient y chercher peut s’obtenir sans paroles, et souvent même, oui, sans argent. Ah ! laissez-moi, je vous prie, rendre un hommage particulier aux femmes inconnues et oubliées qui m’ont aidé alors. Aujourd’hui encore, il se mêle au souvenir que j’ai gardé d’elles quelque chose qui ressemble à du respect.
J’usai en tout cas sans retenue de cette libération. On me vit même dans un hôtel, voué à ce qu’on appelle le péché, vivre à la fois avec une prostituée mûre et une jeune fille du meilleur monde. Je jouai les chevaliers servants avec la première et mis la seconde à même de connaître quelques réalités. Malheureusement la prostituée avait une nature fort bourgeoise : elle a consenti depuis à écrire ses souvenirs pour un journal confessionnel très ouvert aux idées modernes. La jeune fille, de son côté, s’est mariée pour satisfaire ses instincts débridés et donner un emploi à des dons remarquables. Je ne suis pas peu fier non plus d’avoir été accueilli comme un égal, à cette époque, par une corporation masculine trop souvent calomniée. Je glisserai là-dessus : vous savez que même des gens très intelligents tirent gloire de pouvoir vider une bouteille de plus que le voisin. J’aurais pu enfin trouver la paix et la délivrance dans cette heureuse dissipation. Mais, là encore, je rencontrai un obstacle en moi-même. Ce fut mon foie, pour le coup, et une fatigue si terrible qu’elle ne m’a pas encore quitté. On joue à être immortel et, au bout de quelques semaines, on ne sait même plus si l’on pourra se traîner jusqu’au lendemain.
Le seul bénéfice de cette expérience, quand j’eus renoncé à mes exploits nocturnes, fut que la vie me devint moins douloureuse. La fatigue qui rongeait mon corps avait érodé en même temps beaucoup de points vifs en moi. Chaque excès diminue la vitalité, donc la souffrance. La débauche n’a rien de frénétique, contrairement à ce qu’on croit. Elle n’est qu’un long sommeil. Vous avez dû le remarquer, les hommes qui souffrent vraiment de jalousie n’ont rien de plus pressé que de coucher avec celle dont ils pensent pourtant qu’elle les a trahis. Bien sûr, ils veulent s’assurer une fois de plus que leur cher trésor leur appartient toujours. Ils veulent le posséder, comme on dit. Mais c’est aussi que, tout de suite après, ils sont moins jaloux. La jalousie physique est un effet de l’imagination en même temps qu’un jugement qu’on porte sur soi-même. On prête au rival les vilaines pensées qu’on a eues dans les mêmes circonstances. Heureusement, l’excès de la jouissance débilite l’imagination comme le jugement. La souffrance dort alors avec la virilité, et aussi longtemps qu’elle. Pour les mêmes raisons, les adolescents perdent avec leur première maîtresse l’inquiétude métaphysique et certains mariages, qui sont des débauches bureaucratisées, deviennent en même temps les monotones corbillards de l’audace et de l’invention. Oui, cher ami, le mariage bourgeois a mis notre pays en pantoufles, et bientôt aux portes de la mort.
J’exagère ? Non, mais je m’égare. Je voulais seulement vous dire l’avantage que je tirai de ces mois d’orgie. Je vivais dans une sorte de brouillard où le rire se faisait assourdi, au point que je finissais par ne plus le percevoir. L’indifférence qui occupait déjà tant de place en moi ne trouvait plus de résistance et étendait sa sclérose. Plus d’émotions ! Une humeur égale, ou plutôt pas d’humeur du tout. Les poumons tuberculeux guérissent en se desséchant et asphyxient peu à peu leur heureux propriétaire. Ainsi de moi qui mourais paisiblement de ma guérison. Je vivais encore de mon métier, quoique ma réputation fût bien entamée par mes écarts de langage, l’exercice régulier de ma profession compromis par le désordre de ma vie. Il est intéressant de noter pourtant qu’on me fit moins grief de mes excès nocturnes que de mes provocations de langage. La référence, purement verbale, que parfois je faisais à Dieu dans mes plaidoiries, donnait de la méfiance à mes clients. Ils craignaient sans doute que le ciel ne pût prendre en main leurs intérêts aussi bien qu’un avocat imbattable sur le code. De là à conclure que j’invoquais la divinité dans la mesure de mes ignorances, il n’y avait qu’un pas. Mes clients firent ce pas et se raréfièrent. De loin en loin, je plaidais encore. Parfois même, oubliant que je ne croyais plus à ce que je disais, je plaidais bien. Ma propre voix m’entraînait, je la suivais ; sans vraiment planer, comme autrefois, je m’élevais un peu au-dessus du sol, je faisais du rase-mottes. Hors de mon métier enfin, je voyais peu de monde, entretenais la survie pénible d’une ou deux liaisons fatiguées. Il m’arrivait même de passer des soirées de pure amitié, sans que le désir s’y mêlât, à cette différence près que, résigné à l’ennui, j’écoutais à peine ce qu’on me disait. Je grossissais un peu et je pus croire enfin que la crise était terminée. Il ne s’agissait plus que de vieillir.
Un jour pourtant, au cours d’un voyage que j’offris à une amie, sans lui dire que je le faisais pour fêter ma guérison, je me trouvais à bord d’un transatlantique, sur le pont supérieur, naturellement. Soudain, j’aperçus au large un point noir sur l’océan couleur de fer. Je détournai les yeux aussitôt, mon cœur se mit à battre. Quand je me forçai à regarder, le point noir avait disparu. J’allais crier, appeler stupidement à l’aide, quand je le revis. Il s’agissait d’un de ces débris que les navires laissent derrière eux. Pourtant, je n’avais pu supporter de le regarder, j’avais tout de suite pensé à un noyé. Je compris alors, sans révolte, comme on se résigne à une idée dont on connaît depuis longtemps la vérité, que ce cri qui, des années auparavant, avait retenti sur la Seine, derrière moi, n’avait pas cessé, porté par le fleuve vers les eaux de la Manche, de cheminer dans le monde, à travers l’étendue illimitée de l’océan, et qu’il m’y avait attendu jusqu’à ce jour où je l’avais rencontré. Je compris aussi qu’il continuerait de m’attendre sur les mers et les fleuves, partout enfin où se trouverait l’eau amère de mon baptême. Ici encore, dites-moi, ne sommes-nous pas sur l’eau ? Sur l’eau plate, monotone, interminable, qui confond ses limites à celles de la terre ? Comment croire que nous allons arriver à Amsterdam ? Nous ne sortirons jamais de ce bénitier immense. Écoutez ! N’entendez-vous pas les cris de goélands invisibles ? S’ils crient vers nous, à quoi donc nous appellent-ils ?
Mais ce sont les mêmes qui criaient, qui appelaient déjà sur l’Atlantique, le jour où je compris définitivement que je n’étais pas guéri, que j’étais toujours coincé, et qu’il fallait m’en arranger. Finie la vie glorieuse, mais finis aussi la rage et les soubresauts. Il fallait se soumettre et reconnaître sa culpabilité. Il fallait vivre dans le malconfort. C’est vrai, vous ne connaissez pas cette cellule de basse-fosse qu’au Moyen Âge on appelait le malconfort. En général, on vous y oubliait pour la vie. Cette cellule se distinguait des autres par d’ingénieuses dimensions. Elle n’était pas assez haute pour qu’on s’y tînt debout, mais pas assez large pour qu’on pût s’y coucher. Il fallait prendre le genre empêché, vivre en diagonale ; le sommeil était une chute, la veille un accroupissement. Mon cher, il y avait du génie, et je pèse mes mots, dans cette trouvaille si simple. Tous les jours, par l’immuable contrainte qui ankylosait son corps, le condamné apprenait qu’il était coupable et que l’innocence consiste à s’étirer joyeusement. Pouvez-vous imaginer dans cette cellule un habitué des cimes et des ponts supérieurs ? Quoi ? On pouvait vivre dans ces cellules et être innocent ? Improbable, hautement improbable ! Ou sinon mon raisonnement se casserait le nez. Que l’innocence en soit réduite à vivre bossue, je me refuse à considérer une seule seconde cette hypothèse. Du reste, nous ne pouvons affirmer l’innocence de personne, tandis que nous pouvons affirmer à coup sûr la culpabilité de tous. Chaque homme témoigne du crime de tous les autres, voilà ma foi, et mon espérance.
Croyez-moi, les religions se trompent dès l’instant qu’elles font de la morale et qu’elles fulminent des commandements. Dieu n’est pas nécessaire pour créer la culpabilité, ni punir. Nos semblables y suffisent, aidés par nous-mêmes. Vous parliez du jugement dernier. Permettez-moi d’en rire respectueusement. Je l’attends de pied ferme : j’ai connu ce qu’il y a de pire, qui est le jugement des hommes. Pour eux, pas de circonstances atténuantes, même la bonne intention est imputée à crime. Avez-vous au moins entendu parler de la cellule des crachats qu’un peuple imagina récemment pour prouver qu’il était le plus grand de la terre ? Une boîte maçonnée où le prisonnier se tient debout, mais ne peut pas bouger. La solide porte qui le boucle dans sa coquille de ciment s’arrête à hauteur de menton. On ne voit donc que son visage sur lequel chaque gardien qui passe crache abondamment. Le prisonnier, coincé dans la cellule, ne peut s’essuyer, bien qu’il lui soit permis, il est vrai, de fermer les yeux. Eh bien, ça, mon cher, c’est une invention d’hommes. Ils n’ont pas eu besoin de Dieu pour ce petit chef-d’œuvre.
Alors ? Alors, la seule utilité de Dieu serait de garantir l’innocence et je verrais plutôt la religion comme une grande entreprise de blanchissage, ce qu’elle a été d’ailleurs, mais brièvement, pendant trois ans tout juste, et elle ne s’appelait pas religion. Depuis, le savon manque, nous avons le nez sale et nous nous mouchons mutuellement. Tous cancres, tous punis, crachons-nous dessus, et hop ! au malconfort ! C’est à qui crachera le premier, voilà tout. Je vais vous dire un grand secret, mon cher. N’attendez pas le jugement dernier. Il a lieu tous les jours.
Non, ce n’est rien, je frissonne un peu dans cette sacrée humidité. Nous sommes arrivés d’ailleurs. Voilà. Après vous. Mais restez encore, je vous prie, et accompagnez-moi. Je n’en ai pas fini, il faut continuer. Continuer, voilà ce qui est difficile. Tenez, savez-vous pourquoi on l’a crucifié, l’autre, celui auquel vous pensez en ce moment, peut-être ? Bon, il y avait des quantités de raisons à cela. Il y a toujours des raisons au meurtre d’un homme. Il est, au contraire, impossible de justifier qu’il vive. C’est pourquoi le crime trouve toujours des avocats et l’innocence parfois, seulement. Mais, à côté des raisons qu’on nous a très bien expliquées pendant deux mille ans, il y en avait une grande à cette affreuse agonie, et je ne sais pourquoi on la cache si soigneusement. La vraie raison est qu’il savait, lui, qu’il n’était pas tout à fait innocent. S’il ne portait pas le poids de la faute dont on l’accusait, il en avait commis d’autres, quand même il ignorait lesquelles. Les ignorait-il d’ailleurs ? Il était à la source, après tout ; il avait dû entendre parler d’un certain massacre des innocents. Les enfants de la Judée massacrés pendant que ses parents l’emmenaient en lieu sûr, pourquoi étaient-ils morts sinon à cause de lui ? Il ne l’avait pas voulu, bien sûr. Ces soldats sanglants, ces enfants coupés en deux, lui faisaient horreur. Mais, tel qu’il était, je suis sûr qu’il ne pouvait les oublier. Et cette tristesse qu’on devine dans tous ses actes, n’était-ce pas la mélancolie inguérissable de celui qui entendait au long des nuits la voix de Rachel, gémissant sur ses petits et refusant toute consolation ? La plainte s’élevait dans la nuit, Rachel appelait ses enfants tués pour lui, et il était vivant !
Sachant ce qu’il savait, connaissant tout de l’homme – ah ! qui aurait cru que le crime n’est pas tant de faire mourir que de ne pas mourir soi-même ! – confronté jour et nuit à son crime innocent, il devenait trop difficile pour lui de se maintenir et de continuer. Il valait mieux en finir, ne pas se défendre, mourir, pour ne plus être seul à vivre et pour aller ailleurs, là où, peut-être, il serait soutenu. Il n’a pas été soutenu, il s’en est plaint et, pour tout achever, on l’a censuré. Oui, c’est le troisième évangéliste, je crois, qui a commencé de supprimer sa plainte. « Pourquoi m’as-tu abandonné ? », c’était un cri séditieux, n’est-ce pas ? Alors, les ciseaux ! Notez d’ailleurs que si Luc n’avait rien supprimé, on aurait à peine remarqué la chose ; elle n’aurait pas pris tant de place, en tout cas. Ainsi, le censeur crie ce qu’il proscrit. L’ordre du monde aussi est ambigu.
Il n’empêche que le censuré, lui, n’a pu continuer. Et je sais, cher, ce dont je parle. Il fut un temps où j’ignorais, à chaque minute, comment je pourrais atteindre la suivante. Oui, on peut faire la guerre en ce monde, singer l’amour, torturer son semblable, parader dans les journaux, ou simplement dire du mal de son voisin en tricotant. Mais, dans certains cas, continuer, seulement continuer, voilà ce qui est surhumain. Et lui n’était pas surhumain, vous pouvez m’en croire. Il a crié son agonie et c’est pourquoi je l’aime, mon ami, qui est mort sans savoir.
Le malheur est qu’il nous a laissés seuls, pour continuer, quoi qu’il arrive, même lorsque nous nichons dans le malconfort, sachant à notre tour ce qu’il savait, mais incapables de faire ce qu’il a fait et de mourir comme lui. On a bien essayé, naturellement, de s’aider un peu de sa mort. Après tout, c’était un coup de génie de nous dire : « Vous n’êtes pas reluisants, bon, c’est un fait. Eh bien, on ne va pas faire le détail ! On va liquider ça d’un coup, sur la croix ! » Mais trop de gens grimpent maintenant sur la croix seulement pour qu’on les voie de plus loin, même s’il faut pour cela piétiner un peu celui qui s’y trouve depuis si longtemps. Trop de gens ont décidé de se passer de la générosité pour pratiquer la charité. Ô l’injustice, l’injustice qu’on lui a faite et qui me serre le cœur !
Allons, voilà que ça me reprend, je vais plaider. Pardonnez-moi, comprenez que j’ai mes raisons. Tenez, à quelques rues d’ici, il y a un musée qui s’appelle « Notre Seigneur au grenier ». À l’époque, ils avaient placé leurs catacombes sous les combles. Que voulez-vous, les caves, ici, sont inondées. Mais aujourd’hui, rassurez-vous, leur Seigneur n’est plus au grenier, ni à la cave. Ils l’ont juché sur un tribunal, au secret de leur cœur, et ils cognent, ils jugent surtout, ils jugent en son nom. Il parlait doucement à la pécheresse : « Moi non plus, je ne te condamne pas ! » ; ça n’empêche rien, ils condamnent, ils n’absolvent personne. Au nom du Seigneur, voilà ton compte. Seigneur ? Il n’en demandait pas tant, mon ami. Il voulait qu’on l’aime, rien de plus. Bien sûr, il y a des gens qui l’aiment, même parmi les chrétiens. Mais on les compte. Il avait prévu ça d’ailleurs, il avait le sens de l’humour. Pierre, vous savez, le froussard, Pierre, donc, le renie : « Je ne connais pas cet homme… Je ne sais pas ce que tu veux dire… etc. » Vraiment, il exagérait ! Et lui fait un jeu de mots : « Sur cette pierre, je bâtirai mon église. » On ne pouvait pas pousser plus loin l’ironie, vous ne trouvez pas ? Mais non, ils triomphent encore ! « Vous voyez, il l’avait dit ! » Il l’avait dit en effet, il connaissait bien la question. Et puis il est parti pour toujours, les laissant juger et condamner, le pardon à la bouche et la sentence au cœur.
Car on ne peut pas dire qu’il n’y a plus de pitié, non, grands dieux, nous n’arrêtons pas d’en parler. Simplement, on n’acquitte plus personne. Sur l’innocence morte, les juges pullulent, les juges de toutes les races, ceux du Christ et ceux de l’Antéchrist, qui sont d’ailleurs les mêmes, réconciliés dans le malconfort. Car il ne faut pas accabler les seuls chrétiens. Les autres aussi sont dans le coup. Savez-vous ce qu’est devenue, dans cette ville, l’une des maisons qui abrita Descartes ? Un asile d’aliénés. Oui, c’est le délire général, et la persécution. Nous aussi, naturellement, nous sommes forcés de nous y mettre. Vous avez pu vous apercevoir que je n’épargne rien et, de votre côté, je sais que vous n’en pensez pas moins. Dès lors, puisque nous sommes tous juges, nous sommes tous coupables les uns devant les autres, tous christs à notre vilaine manière, un à un crucifiés, et toujours sans savoir. Nous le serions du moins, si moi, Clamence, je n’avais trouvé l’issue, la seule solution, la vérité enfin…
Non, je m’arrête, cher ami, ne craignez rien ! Je vais d’ailleurs vous quitter, nous voici à ma porte. Dans la solitude, la fatigue aidant, que voulez-vous, on se prend volontiers pour un prophète. Après tout, c’est bien là ce que je suis, réfugié dans un désert de pierres, de brumes et d’eaux pourries, prophète vide pour temps médiocres, Elie sans messie, bourré de fièvre et d’alcool, le dos collé à cette porte moisie, le doigt levé vers un ciel bas, couvrant d’imprécations des hommes sans loi qui ne peuvent supporter aucun jugement. Car ils ne peuvent le supporter, très cher, et c’est toute la question. Celui qui adhère à une loi ne craint pas le jugement qui le replace dans un ordre auquel il croit. Mais le plus haut des tourments humains est d’être jugé sans loi. Nous sommes pourtant dans ce tourment. Privés de leur frein naturel, les juges, déchaînés au hasard, mettent les bouchées doubles. Alors, n’est-ce pas, il faut bien essayer d’aller plus vite qu’eux ? Et c’est le grand branle-bas. Les prophètes et les guérisseurs se multiplient, ils se dépêchent pour arriver avec une bonne loi, ou une organisation impeccable, avant que la terre ne soit déserte. Heureusement, je suis arrivé, moi ! Je suis la fin et le commencement, j’annonce la loi. Bref, je suis juge-pénitent.
Oui, oui, je vous dirai demain en quoi consiste ce beau métier. Vous partez après-demain, nous sommes donc pressés. Venez chez moi, voulez-vous, vous sonnerez trois fois. Vous retournez à Paris ? Paris est loin, Paris est beau, je ne l’ai pas oublié. Je me souviens de ses crépuscules, à la même époque, à peu près. Le soir tombe, sec et crissant, sur les toits bleus de fumée, la ville gronde sourdement, le fleuve semble remonter son cours. J’errais alors dans les rues. Ils errent aussi, maintenant, je le sais ! Ils errent, faisant semblant de se hâter vers la femme lasse, la maison sévère… Ah ! mon ami, savez-vous ce qu’est la créature solitaire, errant dans les grandes villes ?…