IV

Je revois encore notre hôte – vivrais-je cent ans, que je ne saurais oublier cette image – tel qu’il m’apparut dans le cadre de l’âtre, quand je descendis dans la salle où la mère Appenzel avait préparé notre souper.

Mes amis étaient assis autour du feu, les bottes aux braises. Lui, se tenait devant eux, debout dans un coin, sur la pierre du foyer de cette cheminée, vaste comme une chambre. Il était en habit ! Et quel habit ! d’une élégance suprême, mais extraordinairement défunte ! Ainsi, pour nous recevoir, il était allé mettre son habit ! Le sien ? Celui de son grand-père ou de son trisaïeul ? Il me parut que Brummel ne pouvait avoir eu d’autre élégance que celle-là ! Le col de l’habit haut, les revers larges, le gilet de velours, la culotte et les bas de soie, la cravate, tout cela avait un grand air d’autrefois dont je n’aurais pu dire l’âge. Notre hôte avait les manières les plus nobles, c’est-à-dire les plus simples. Il me pria de prendre place au foyer.

Et nous voici partis à parler chasse. Makoko, malgré sa gêne visible, ne résiste pas à nous conter quelques exploits. L’hôte, aimablement, l’approuve. Quant à moi, je ne puis détacher mes regards de ce visage pensif, surgissant tour à tour dans l’ombre et dans la flamme, si douloureux à voir dans sa singulière expression double d’énergie et de tristesse. Cette face, si étrangement tourmentée, même dans son calme actuel, semble nous raconter, ride par ride, tous les bouillonnements de la jeunesse, comme un volcan raconte au voyageur, de toute la profondeur de ses crevasses, les prodigieux soulèvements de son cœur… éteint.

À côté de son maître, regardant de ses yeux mi-clos le grésillement de la bûche, « Mystère », le museau sur les pattes, est étendu. Un moment, il ouvre une large gueule et bâille, comme il a aboyé, en silence.

Et je demande :

– Il y a longtemps que votre chien est muet ? Quel singulier accident lui est-il donc arrivé ?

– Il est muet de naissance, répond l’hôte, après une courte hésitation, comme si ce sujet de conversation ne lui plaisait point.

Mais j’insiste.

– Son père était muet ? Sa mère peut-être ?

– Sa mère… et la mère de sa mère, fait rudement le gentilhomme… et la mère de la mère de sa mère.

– Vous avez été le maître de l’arrière-grand-mère de Mystère ?

– Oui, monsieur. Et c’était une bête fidèle qui m’aimait bien… Une bête de garde surprenante… ajouta l’hôte, en marquant soudain une émotion qui m’étonna.

– Et elle était muette aussi, de naissance ?

– Non, monsieur… Non, elle n’était point muette, mais elle l’est devenue une nuit qu’elle avait trop aboyé !… Eh bien, la mère Appenzel ! Le souper est-il prêt ?…

La vieille servante entrait avec une soupière fumante dont elle était fort embarrassée à cause de son bâton. Allan courut à son secours.

– Messieurs, si vous voulez me faire l’honneur de vous asseoir à ma table…

Le souper est excellent. Nous avons tous une faim de loup. Allan et moi, dévorons tout de suite tout ce qui tombe charitablement dans notre assiette ; Makoko et Mathis, qui semblaient, dès les premières cuillerées d’un potage fameux, redouter d’être empoisonnés, se décident à ne plus faire la petite bouche. La mère Appenzel, pour arroser un cuissot de chevreuil dont nous faisons nos délices, apporte deux vieilles bouteilles de Neuchâtel.

Le gentilhomme veille à ce que la conversation, malgré nos appétits déchaînés, ne languisse point. Il nous demande si nous sommes contents de nos chambres.

– Monsieur notre hôte, il faut que je vous fasse une prière…

C’est moi qui parle. Toutes les têtes sont tournées vers moi.

– Je désirerais coucher dans la mauvaise chambre !

Je n’ai pas plus tôt prononcé cette phrase que je vois la figure de notre hôte, si pâle déjà, blêmir encore.

– Qui vous a dit qu’il y avait ici une mauvaise chambre ? demanda-t-il, retenant à grand-peine une irritation certaine.

La mère Appenzel, qui apportait un magnifique morceau d’emmenthal, sur une assiette, se prend à trembler si fort qu’on entend l’assiette tambouriner contre la table.

– C’est toi, mère Appenzel ?

– Ne grondez pas cette excellente femme, mon indiscrétion seule est coupable… Je voulais entrer dans la chambre dont la porte était restée close et votre servante me l’a défendu : « N’entrez pas, m’a-t-elle dit, dans la mauvaise chambre. »

– Et vous n’y êtes pas entré ?

– Et j’y suis entré !

– Ah ! mon Dieu ! gémit la mère Appenzel, en laissant tomber un verre qui se brisa avec un singulier fracas.

– Va-t’en ! crie l’homme, brutal.

Et quand elle est partie :

– Vous êtes curieux, monsieur !

– Excusez-moi, très curieux !… Et puis, laissez-moi vous dire, monsieur notre hôte, n’est-ce point vous-même qui, tout à l’heure, auprès de la grotte où nous avons eu la bonne fortune de vous rencontrer, avez fait allusion aux bruits qui couraient la montagne. Eh bien, je ne serais pas fâché que la si parfaite hospitalité que vous nous offrez serve à les dissiper. Quand j’aurai couché dans cette chambre qui a une si mauvaise réputation, et que j’y aurai reposé en paix, comme un honnête homme qui a la conscience tranquille et qui a bien soupé, on ne dira plus que votre maison, comme vous nous l’avez annoncé avec la plus triste ironie, porte malheur…

Mais le gentilhomme m’interrompt.

– Je me moque de ce qu’on dit dans la montagne !… Vous ne coucherez point dans cette chambre ; on n’y couche plus… on n’y a point couché depuis cinquante ans…

– Et qui donc y a couché pour la dernière fois ?

– Moi !… et je ne conseillerai jamais à personne d’y coucher après moi !

Ceci est dit sur un tel ton de colère mêlée d’effroi que mon désir et ma curiosité redoublent.

– Il y a cinquante ans ! Vous étiez un enfant, à cette époque ; à l’âge où l’on a encore peur, la nuit…

– Il y a cinquante ans, j’avais vingt-huit ans !

Vingt-huit ans ! Ainsi cet homme a soixante-dix-huit ans ! Qui l’eût crû ? Il est si droit, si haut, si volontaire !

Ah ! c’est un beau spectre de vieillard bien vivant !

– Mais enfin !… est-il indiscret de vous demander ce qui vous est arrivé dans cette chambre ? Moi je viens de la visiter et il ne m’est rien arrivé du tout. Elle m’a bien paru la plus naturelle des chambres !… J’ai essayé de redresser une armoire…

– Vous avez touché à l’armoire ! hurle l’homme, en jetant sa serviette et en venant vers moi avec des yeux de fou… Vous avez touché à l’armoire !…

– Oui, dis-je tranquillement, elle allait tomber…

Mais elle ne tombe pas ! Mais elle ne tombera jamais ! Mais elle ne se redressera jamais ! Mais c’est sa manière à elle, d’être comme ça, pour toujours, titubante, vacillante, frémissante pour l’éternité !

Nous nous étions tous levés. La voix de l’homme était rauque. De grosses gouttes de sueur coulaient de son front. Ses yeux que nous croyions morts jetaient des flammes. Vraiment, il était effrayant à voir. Il me saisit le poignet et l’étreignit avec une force dont je l’eusse cru incapable ; et, presque bas, cette fois-ci, il me demanda :

– Vous ne l’avez pas ouverte ?

– Non !

– Tant mieux pour vous ! Vous ne savez pas ce qu’il y a dedans ? Non ! Eh bien tant mieux pour vous !… Ah ! monsieur, vraiment tant mieux pour vous !…