Je n’ai pas été élevé avec les gnomes de la montagne, comme Mathis et Makoko, l’un fils de garde forestier, l’autre unique héritier d’un des plus grands propriétaires terriens de cette partie du Jura qui tient par un versant à la France, par l’autre à la Suisse. Allan et moi avions connu Mathis et Makoko au collège de Lons-le-Saunier, où nous restâmes jusqu’à notre quatrième, avant d’aller à Paris terminer nos études. Eux, après la quatrième, étaient tout simplement retournés au foyer paternel, aux environs de La Chaux-de-Fonds, non loin de cette Tête-de-Rang qui s’élève de plus de quatorze cents mètres au-dessus du niveau de la mer et d’où, par les grands jours d’azur, on aperçoit tout le Jura et les Alpes, du Soentis au mont Blanc. Là, ils avaient été entièrement repris par la terre natale, par ses traditions, ses légendes, par l’âme mystérieuse de la forêt.
Trois fois déjà, sur leurs pressantes invitations, nous étions venus, Allan et moi, chasser avec eux, vers la fin des vacances, mais nos expéditions cynégétiques ne nous avaient point conduits encore si près de la gentilhommière dont nous n’avions entendu parler jusqu’alors que d’une oreille distraite. Nous avions coutume, du reste, de ne prêter aucune attention à toutes ces histoires de bonnes femmes. La seule chose qui nous intéressât était les rudes chasses que nous faisions avec ces rudes gars, car nous aimions beaucoup nos camarades tels que la vie les avait faits : paysans orgueilleux, courageux et forts, d’âme délicate et peureuse devant l’inconnu, et tenant de leur famille, restée catholique, une piété qui allait jusqu’à la superstition.
Quant à Allan et quant à moi, élèves de la Faculté de Paris, nous ne croyions pas à grand-chose en dehors de ce que nous montrait notre scalpel. C’est vous dire quel esprit différent nous animait tous les quatre dans le moment que la fumée des monts nous acculait à l’hospitalité de la gentilhommière. Allan et moi étions curieux de savoir ce que nous allions trouver derrière cette porte. Makoko et Mathis en avaient presque la terreur. S’ils avaient été seuls, nul doute qu’ils eussent préféré rester, le ventre creux et transis de froid, au fond de la caverne.
… C’était une antique porte de chêne toute consolidée de barres de fer et cuirassée de clous. Elle tourna sur ses gonds, sans bruit.
Une petite vieille était sur le seuil, accueillante et ratatinée.
– Entrez, messieurs.
Du seuil, nous apercevions une pièce haute et large, assez semblable à ces salles appelées autrefois salles des gardes. Elle faisait certainement partie de ce qui restait du château fort sur les ruines duquel, quelques siècles auparavant, on avait bâti la gentilhommière. Elle était bien éclairée par le feu de l’âtre énorme où brûlait un arbre et par deux lampes à pétrole pendues par des chaînes à la voûte de pierre. Pas d’autres meubles qu’une table épaisse de bois blanc, un large fauteuil de cuir, quelques escabeaux et un buffet grossier.
On eût en vain cherché dans cette salle les squelettes tintinnabulants, le crocodile empaillé, les paquets d’herbe, les fourneaux, les alambics et les cornues de tout alchimiste ou suppôt de Satan qui se respecte ; seulement, l’impression que l’on en recevait était assez singulière, car cette pièce était toute blanche, comme un sépulcre.
La vieille n’avait point l’air d’une sorcière, mais elle était vieille, vieille, courbée en deux, et sa voix était celle d’une enfant et elle avait l’air trop aimable. Elle s’appuyait sur un bâton.
Comme je demandais tout de suite à voir notre hôte, elle toussa, nous pria d’entrer dans la pièce, bouscula un peu Makoko qui grognait avec ses marcassins, et se mit à trottiner devant nous en nous priant de la suivre.
Nous traversâmes ainsi toute la pièce. Elle ouvrit une porte. Nous étions au bas d’un escalier vermoulu, aux marches de bois affaissées. L’escalier tournait dans la tour conduisant aux deux étages de la masure. Dehors, le vent chantait une chanson désespérée et, se glissant jusqu’à nous par les meurtrières, nous glaçait.
– Mettez vos bêtes là-dessous ! fit la vieille en indiquant à Makoko un trou sous l’escalier. On leur donnera quelque chose à manger tout à l’heure.
Makoko se sépara de ses petits avec un soupir de mère. Pendant ce temps, la bonne femme allumait une lanterne dont la flamme, vacillant dans sa prison de verre, projeta nos ombres dansantes sur les murs.
– Mes bons messieurs, avant le souper, je vais vous montrer vos chambres. Je m’appelle la mère Appenzel, pour vous servir.
Et elle grimpa avec un grand bruit de galoches au long des marches inquiétantes, s’embrouillant dans ses bonnes vieilles jambes et son bâton à ne plus s’y retrouver. Elle arriva cependant la première au premier étage.
– C’est là que vous couchez. Mon maître et moi avons nos chambres au-dessus, fit-elle, en nous montrant le plafond du bout de son bâton.
– Et quand le verra-t-on, votre maître ? demandai-je.
– Tout à l’heure, mon bon monsieur, tout à l’heure.
Nous étions dans un corridor dallé de carreaux fort ébréchés, mais fort propres. Sur ce corridor donnaient quatre portes : deux à droite, deux à gauche. Trois de ces portes étaient ouvertes. Elle nous les montra :
– Voici vos chambres. Deux de ces messieurs seront obligés de coucher dans le même lit, ajouta-t-elle d’une voix dolente. J’ai mis des draps, de l’eau dans les pots et de la bougie sur les tables ; j’espère que vous ne manquerez de rien.
– Vous saviez donc que nous allions venir ?
La mère Appenzel fit entendre un petit rire de crécelle.
– Mon maître m’a annoncé des amis…
Makoko, suivi de Mathis et d’Allan, avait pénétré dans la première chambre. Je l’entendis déposer bruyamment son fusil et dire :
– Nous coucherons ici, Mathis et moi.
J’étais resté seul dans le corridor avec la vieille. Je lui désignai la porte close.
– Il n’y a donc pas de lit dans cette chambre ? demandai-je.
– Oh ! monsieur, fit la vieille, il y a bien un lit, mais on n’a pas couché dans la mauvaise chambre depuis cinquante ans…
– Et pourquoi ?…
– Chut !! souffla la mère Appenzel, un doigt sur sa bouche édentée ; et elle s’en fut vers la chambre d’Allan
Je crus que j’étais seul, j’allongeai la main vers la clenche qui fermait la mauvaise chambre.
La vieille m’avait vu.
Elle me jeta, suppliante :
– Ne faites pas ça !…
…………………………………
Quand mes amis, après une toilette sommaire, furent descendus, je m’attardai dans le corridor et, une bougie à la main, pénétrai dans la pièce mystérieuse. Dois-je l’avouer ? Mon cœur battait un peu plus vite que de coutume.
La porte poussée, je ne remarquai tout d’abord rien d’extraordinaire. Mais je fus saisi par une odeur indéfinissable, une odeur qui n’était point seulement « de renfermé », une odeur effacée et lointaine, aigre et brûlante. Je croyais être sûr de n’avoir jamais senti cette odeur-là. Elle n’était point désagréable.
Et, je ne sais pourquoi, je m’amusai aussitôt à l’idée que cette odeur était peut-être bien l’odeur du Diable. Mais j’en fus pour mon idée, car, ayant deviné au fond de la pièce, sur la droite, la forme de la vaste cheminée qui, montant de l’âtre sis au-dessous de nous, dans la salle, se continuait jusqu’au toit en se rétrécissant à travers plafonds et planchers, mon esprit positif imagina aussitôt qu’une telle odeur me venait, par quelque interstice, d’une telle cheminée.
La chambre était vaste, occupée dans son milieu par un lit très simple à colonnettes, mais qui, s’il datait réellement comme je le présumais, de Henri III, pouvait être d’une grande valeur. De lourdes tentures d’un vert décoloré pendaient aux deux fenêtres.
Dans un coin, il y avait une commode du Premier Empire à table de marbre. Au-dessus de cette commode une étagère bibliothèque, et, dans cette bibliothèque, une douzaine de vieux ouvrages dont je lus quelques titres : Judas et Satan, Le Sabbat, L’envoûtement tel qu’on le pratiquait au Moyen Âge, Les Sorciers du Jura…
Je ne pus m’empêcher de sourire à cette accumulation de littérature diabolique et je me disposais à me retirer quand je fus arrêté par l’attitude de l’armoire à glace.
J’allai à l’armoire. Celle-ci était un meuble du milieu du XVIIIe siècle, travaillé de délicates sculptures du style le plus délicieusement rococo, à même le bois qui avait perdu par endroits sa peinture. On avait déshonoré les panneaux en y incrustant des glaces, et ceci était d’un luxe relativement moderne que j’aurais sincèrement regretté si je n’avais été plus occupé, comme je vous l’ai dit, par l’attitude de ce meuble, que par le meuble lui-même.
On eût dit un meuble ivre, cherchant un équilibre qui lui échappait. Décollé de la muraille, il se penchait vers moi comme s’il avait décidé de me tomber dans les bras. Logiquement, de par le simple exercice des lois de la pesanteur, cette armoire devait, me semblait-il, continuer son inclinaison jusqu’à ce qu’elle eût rencontré le carreau de la chambre, en un fracas nécessaire. La prudence me commandait de n’y point toucher, mais ayant sans doute ce soir-là, comme on dit, le diable au corps, je posai ma bougie sur la commode, repoussai l’armoire contre la muraille, cherchai d’une main dans ma poche un objet qui pût me servir de cale, y trouvai mon couteau de chasse, le jetai sur le parquet et, du bout de mon pied, assurai par ce moyen l’équilibre certain de cette armoire en goguette.
Quand, fier de mon ouvrage et persuadé que j’avais épargné à ce joli meuble un accident menaçant, j’eus repris ma bougie et me fus retourné pour fermer la porte, je revis l’armoire dans son inclinaison première.
– Ah ! vraiment ! fis-je assez étonné ; mais comme, en bas, Makoko inquiet de mon absence m’appelait, je descendis.