Makoko grogna. Cette invitation était bien faite pour le stupéfier et pour nous étonner. Dans notre détresse, nous avions pensé à l’hospitalité du gentilhomme, sans y croire, et… sans l’espérer. Depuis cinq heures que nous chassions sur cette crête d’où l’on pouvait apercevoir le plateau inculte où s’élevait la gentilhommière, Mathis et Makoko nous avaient raconté, à Allan et à moi, qui n’étions point du pays, les histoires les plus invraisemblables sur l’hôte de ces bois. Quelques-unes, inventées par les vieilles de la montagne, le représentaient comme ayant commerce avec l’esprit malin. Toutes aboutissaient à cette conclusion que l’homme était inabordable et n’abordait jamais personne. Il vivait là, enfermé dans sa gentilhommière avec une vieille domestique et un intendant aussi sauvage que lui, et cela depuis des années innombrables. Dans la vallée, personne n’eût pu dire à quelle époque cet être mystérieux, qui ne descendait jamais de son nid d’aigle, s’était installé dans la montagne. Son fermier, car il avait un fermier qui exploitait pour lui de vastes terres, ne lui avait jamais parlé et traitait directement avec l’intendant. On ne connaissait pas la voix du gentilhomme et voilà que cette voix, nous l’avions entendue, nous, par un privilège qui tenait du sortilège.
Je dis « sortilège », car enfin le plus bizarre de l’affaire n’était-il point cette invitation à des ombres perdues dans la nuit d’une caverne ! Nous le voyions, nous ; mais il ne nous voyait pas, lui ! Il invitait de l’ombre à venir s’asseoir à son foyer ! Makoko, qui était superstitieux, chargea les petits marcassins sur son épaule et nous dit : « En route ! » sans répondre à l’homme.
Nous nous avançâmes tous, au bord de la grotte. Il pleuvait encore mais l’orage faisait trêve. Le ciel s’éclaircissait au-dessus de nos têtes tandis que de gros nuages roulaient encore vers nos pieds, s’accrochant à de moindres cimes. La « gentilhommière » nous apparaissait, de l’endroit où nous nous trouvions, dans un véritable décor d’enfer. L’antique bâtisse, à laquelle une tourelle à mâchicoulis, reste de château fort, donnait un aspect moyenâgeux, reposait sur un roc absolument dénudé, sur une sorte d’étroit plateau sinistre, balayé par tous les vents, nettoyé comme le carreau net d’une cuisine par cette femme de ménage acharnée et formidable : la tempête. Cette aridité surprenait d’autant plus qu’elle était entourée, à quelque distance de là, d’une ceinture de collines verdoyantes et d’épaisses forêts ; et elle avait ceci de mystérieux qu’elle n’apparaissait point comme étant naturelle. Non, il n’était point naturel que les choses devinssent tout à coup, sans raison apparente, aussi désolées ; il n’était point naturel que cette verdure, ces arbres, ces fleurs qui, si joyeusement, avaient gravi la montagne, se fussent arrêtés soudain au bord de ce plateau, comme s’il avait été maudit, comme si le destin en avait interdit l’approche à tout ce qui pouvait ressembler à de la vie. Je n’avais jamais rien vu d’aussi lugubre que ces rochers nus et que cette masure, toute branlante encore du choc de l’ouragan ; et une grande curiosité me vint de pénétrer dans cette demeure, fermée jusqu’à ce jour aux étrangers, derrière cet hôte dont on ignorait tout, même le nom, et qui, tête nue, se promenait les jours d’orage, dans la montagne, avec son chien « Mystère » qui aboyait en silence.
Makoko était déjà sur le chemin ; Mathis, sans même saluer l’homme, avait rejoint Makoko. Allan était resté près de moi. Je mis mon chapeau à la main et remerciai le gentilhomme de son invitation. Je lui dis que nous l’eussions certainement agréée si nous n’avions été fort pressés de nous rendre à La Chaux-de-Fonds où d’importantes affaires nous attendaient.
– Bah ! Vous passerez la nuit dans la montagne… interrompit l’homme.
– Qui vous le fait croire ? demandai-je.
– Les deux seuls chemins qui conduisent à La Chaux-de-Fonds sont impraticables. L’orage a fait déborder les torrents. Il est tard ; vous rencontrerez mille difficultés que vous ne surmonterez pas avant la nuit. Essayez !… mais je suis sûr que, cette nuit, vous reviendrez frapper à ma porte… si vous retrouvez votre chemin…
Makoko et Mathis considéraient l’homme d’un œil hostile. Makoko, d’un coup d’épaule, remontant les marcassins qui lui pendaient dans le dos et qui grognèrent lamentablement, s’avança presque sous le nez de l’homme, et, à brûle-pourpoint, lui posa cette question :
– D’abord, comment saviez-vous que nous étions là dedans !… Comment avez-vous deviné que nous étions au fond du trou ?… Vous auriez aussi bien pu inviter à souper une famille de loups !…
– Je vous ai vus tuer la laie !… dit l’homme très tranquillement, en montrant du doigt les marcassins. Un beau coup de fusil, monsieur… ajouta-t-il en se tournant vers moi. C’est dommage d’avoir manqué le père, une bien belle bête…
– C’est moi qui l’ai manqué, fit Makoko, mais ce n’est pas ma faute. J’ai craint de blesser mon piqueur… un imbécile…
Et il se lança dans des détails, secouant ses marcassins…
– Quel beau défilé, hein ! Vous avez vu ?… Alors, vous étiez là quand ils sont arrivés dans le chemin vert ?… Le vieux en tête… Les petits dans le milieu… la mère fermant la marche… toute la famille à la queue leu leu… Au premier coup de fusil, la laie est par terre… les petits, affolés, se jettent sur elle, Mathis me crie de tirer sur le sanglier qui détale… mais j’avais mon piqueur en face, l’idiot !… La bête fait un demi-cercle rapide, se jette à droite, disparaît… heureusement, les petits étaient là… je leur ai fait un sort avec un bout de ficelle… je leur ai lié les pattes, et voilà !… Ah ! une bonne chasse ! si seulement on pouvait rentrer à La Chaux-de-Fonds ce soir…
– Trop tard, fit l’homme ; jamais vous ne retrouverez vos voitures, maintenant… Vous auriez dû vous mettre en route tout de suite, avec vos piqueurs, quand ils ont jeté la laie sur la luge…
– Mais enfin ! où étiez-vous donc ? reprit Makoko… Moi, je ne vous ai pas vu… Vous l’aviez vu, vous autres ?…
Nous répliquâmes qu’en effet nous n’avions point aperçu notre interlocuteur.
– Bah ! dit celui-ci avec un pâle sourire, j’étais là, pourtant ! Messieurs… je n’ai pas l’habitude d’emmener les gens de force chez moi… Il y a bien des années que ma porte ne s’est ouverte devant des étrangers… je n’aime pas la société… seulement je vais vous dire : il y a six mois, on est venu frapper à ma porte, un soir… c’était un jeune homme qui avait perdu son chemin et qui me demandait le gîte jusqu’au matin… Je le lui refusai. Le lendemain, on a trouvé un cadavre au fond de la Grande Marnière… Un cadavre à moitié mangé par les loups…
– Mais c’était Petit-Leduc, s’écria Makoko… Et vous avez eu le cœur de rejeter le garçon dans la montagne, la nuit, en plein hiver ! C’est vous qui l’avez tué !…
– Oui, certes !… fit l’homme, simplement, c’est moi qui l’ai tué… Et vous voyez que cela m’a rendu hospitalier, messieurs…
– Et pourriez-vous nous dire pourquoi vous l’avez chassé de votre maison ? gronda sourdement Makoko, dont le poing féroce semblait se préparer à assommer ce singulier hôte.
Sans hâte, le gentilhomme posa sur nous son regard mort.
– Parce que ma maison porte malheur… dit-il… Est-ce que ce n’est pas ce qu’on raconte dans la montagne ?…
Puis, nous désignant d’un doigt décharné les nuées opaques qu’une saute de vent faisait remonter vers nous :
– Messieurs, au plaisir de vous revoir !…
Et il s’éloigna, appelant son chien, redressant sa haute taille, le fusil sur l’épaule, ses quatre mèches au vent.
– C’est un fou ! dit Mathis.
– C’est un fou ! dit Allan.
– Non ! Non ! ce n’est pas un fou ! répliqua péremptoirement Makoko, sans plus exprimer sa pensée qui vouait le gentilhomme à l’enfer.
Les nuages nous gagnaient déjà, nous masquant la terre, la terre avec ses monts, ses forêts, ses plaines, ses vallées, ses villes… la terre des hommes… et bientôt nous ne distinguâmes même plus nos bottes… mais, par un effet de lumière, à la fois fantastique et naturel, il n’y eut plus de visible, en face de nous, que le lugubre plateau, qui semblait porté par des nuées de tempête, en plein ciel, sans plus tenir par rien à la terre. La gentilhommière était debout là-dessus comme un Saint-Honoré sur une assiette. Un rai, envoyé par le soleil à l’agonie, alluma les créneaux de la tour et lui fit une sorte de couronne de soufre qui s’éteignit presque aussitôt. Et il nous parut que l’ombre démesurée de cette tour était venue nous toucher, s’allongeant tout à coup au-dessus de l’épais brouillard qui maintenant nous tenait la ceinture.
– C’est nous qui serions des fous de ne point accepter l’hospitalité de l’homme, fis-je. Entrons dans son petit castel. Et vite ! il n’y a pas une minute à perdre.
– C’est mon avis, obtempéra Allan.
– Et s’il nous porte malheur ! s’écria Makoko.
– Oui, s’il nous porte malheur ! répéta Mathis, qui était rarement d’un autre avis que celui de Makoko…
– Et quel malheur voulez-vous qu’il nous arrive ? fis-je.
– Est-ce qu’on sait, avec cet homme du diable ! grogna Makoko.
– Oh ! moi, j’aime mieux voir le diable que d’attraper un rhume de cerveau, déclarai-je en éclatant de rire.
Mais quel rire avais-je là ! quel rire frénétique sortait de ma bouche ouverte toute grande, toute grande…
Je m’étais arrêté de rire, que la montagne riait encore. Oui, l’écho me renvoyait l’éclat de ma vaine gaieté avec une insistance qui nous énerva.
– Quand elle aura fini ! dit Makoko à la montagne.
Il fallait nous décider, prendre un parti. Allan et moi, aidés des éléments, eûmes enfin raison des hésitations de Mathis et de Makoko, auxquels nous reprochions leur couardise. Nous dûmes hâter le pas pour arriver sur le plateau avant que la nuée ne nous eût ensevelis tout à fait et, quand nous frappâmes à la porte de la gentilhommière, il n’y avait plus au-dessus du brouillard que quatre têtes sans corps qui attendaient qu’on voulût bien leur ouvrir.