IX

L’homme s’arrêta. Sa tête était retombée sur sa poitrine. Il semblait parti pour quelque rêve affreux qui l’éloignait tout à fait de nous. Nous n’existions plus pour lui. Quelques minutes s’écoulèrent ainsi, dans un pesant silence.

– Et qu’avez-vous fait ? demanda Makoko.

– Oui, fit Mathis. Comment, après cette horrible révélation, avez-vous pu vivre ? Comment avez-vous vécu ?

Notre hôte nous regarda, désespérément.

– Messieurs, dit-il, j’avais été élevé en chrétien. Ma famille était très croyante et ma mère était une sainte. Les quelques années de désordre de ma première jeunesse d’homme n’avaient pas réussi à étouffer en moi tout sentiment religieux. Je n’avais plus qu’une terreur, quand j’examinais mon épouvantable situation, la terreur d’avoir perdu mon âme pour toujours, plus qu’un espoir, celui de la racheter et je cherchai par quel sacrifice, au-dessus des forces humaines, je pourrais y réussir. Je vous ai dit de quel violent et pur amour mon cœur était rempli. Les millions regagnés et ceux qui pouvaient m’appartenir encore me permettaient d’aspirer enfin à la main de celle que j’aimais plus que tout au monde. Pas une seconde, je ne voulus supporter cette idée que je pourrais tenir mon bonheur de ces millions maudits. J’offris mon cœur à Dieu, en holocauste, et les millions gagnés aux pauvres, et je suis venu ici, messieurs, attendre patiemment la mort qui ne vient pas… et dont j’ai peur !…

– Et vous n’avez jamais joué depuis ?… m’écriai-je.

– Je n’ai jamais joué depuis…

Allan avait compris ma pensée. Il songeait lui aussi qu’il serait peut-être possible de sauver de sa monomanie cet homme que nous nous obstinions tous deux à considérer comme un fou.

– Je suis sûr, dit-il, qu’après un pareil sacrifice, vous avez été pardonné… Votre désespoir a été certain, sincère, votre punition terrible… Qu’est-ce que Dieu pourrait exiger de plus ?… Ah ! monsieur, moi, à votre place, j’essaierais…

Vous essaieriez quoi ? s’écria l’homme, se levant, tout droit.

– J’essaierais de savoir… si je gagne toujours !…

L’hôte regarda Allan avec une expression de haine indicible.

– Vraiment, monsieur !… c’est ce que vous me conseillez !… Mais qui donc êtes-vous pour me conseiller une chose pareille ?… D’où venez-vous ? encore une fois, qui vous envoie ?… Vous ne savez donc pas, pauvres gens, que j’ai résisté à cette tentation-là pendant cinquante ans ! Et que, pour la vaincre… il m’a fallu plus de force et d’énergie qu’il n’en faudrait à un homme qui n’a pas mangé depuis huit jours pour refuser de prendre le morceau de pain qu’une main charitable lui tendrait !…

– Une main charitable, repris-je…

L’homme frappa la table d’un coup de poing terrible…

– Vous appelez ça, de la charité !… C’est de la charité que de me tendre un jeu de cartes, n’est-ce pas ? et de me dire : jouez !… Et si je gagne ! qu’est-ce que je deviendrai ?

– Vous perdez la seconde partie…

– Et si je gagne ? Si je gagne encore !…

– Vous jouerez encore et je suis sûr qu’un moment viendra où vous perdrez !…

Je ne m’imaginais point que j’allais déchaîner une pareille colère… L’homme rugit ; une sorte de bave blanchâtre moussa à ses lèvres…

– Alors c’est tout ce que vous avez trouvé !… C’est tout ce que le récit d’un malheur qui dépasse la terre vous a inspiré !… Faire jouer un vieux fou pour lui démontrer qu’il n’est pas fou !… Car je vois bien dans vos yeux ce que vous pensez de moi !… Il est fou !… Il est fou !… Il est fou !…

– Mais non !… Mais non !…

– Taisez-vous ! par le Seigneur ! vous mentez… De tout ce que je vous ai dit, vous ne croyez rien ! rien !… rien que ma folie ! jeune homme !…

Et il m’avait saisi à nouveau le poignet à le briser… Et pendant qu’il me tenait ainsi de la tenaille effroyable de ses doigts de mort, sa colère se rua encore sur Allan.

– Et vous aussi, vous croyez que je suis fou !… Fou !… Fou !… je vous dis que j’ai vu le diable !… que j’ai vu le diable en personne !… Le vieux fou a vu le diable !… Et il vous le prouvera, par l’enfer !… Des cartes !… Où sont les cartes ?…