XVIII.
 
Et maintenant…
 

Et maintenant, je l’ai bien à moi ce cœur déchiré, que le plus grand voleur du monde m’avait cambriolé dans sa prison de chair. Devant l’urne où, pieusement, je l’ai enfermé, je puis me mettre à genoux en toute tranquillité, nul ne me le volera plus ! C’est quand il tenait encore à toutes les fibres de la vie, c’est quand il animait de son souffle ardent une épouse adorée, qu’un misérable tentait d’en faire sa proie sublime et venait me le ravir jusque dans mes bras, mais aujourd’hui qu’il n’est plus qu’un peu de limon, et un grand souvenir, nul ne me le disputera plus !

Pendant ces audiences terribles de cour d’assises où l’on jugeait le cas le plus extraordinaire qui eût jamais été soumis, de mémoire d’homme, à la routinière conscience des juges, je voyais que le voleur du cœur de Cordélia ne tenait déjà plus à l’objet de son affreuse rapine. Pas une fois, au cours de ces débats qui ont soulevé la curiosité du monde sans la satisfaire, pas une fois le voleur n’a eu un regard pour la table des pièces à conviction où il avait bien fallu que l’on déposât cette relique sainte qui sortait de la main profane des « experts » ! Tandis que moi, hélas ! je ne pouvais en détacher mes yeux noyés de douleur…

Ô cœur de Cordélia ! moi seul t’aimais !… L’autre n’a jamais été qu’un artiste !… Mais moi, ô Cordélia, je n’ai jamais été qu’un pauvre homme d’amour… et je ne suis encore qu’un pauvre homme d’amour, en face de ton cœur mort, comme il en fut de moi en face de ton cœur vivant ! Ce que je peux saisir de toi, je l’emporte !… Du bocal judiciaire à cette urne funèbre, j’ai transféré en tremblant ton cœur chéri… N’est-ce pas, ô mon Dieu, qu’on ne me le volera plus ?… Je ne sens plus le voleur autour de moi !… Tout de même, tout de même, malgré ma belle assurance de tranquillité, j’ai fait mettre un verrou de plus à la porte de la cellule où je me suis retiré des vivants…

… Dans cette retraite, j’ai voulu accomplir mon premier devoir envers moi-même et envers les autres… j’ai consigné ici tous les événements qui ont précédé, à ma connaissance, préparé, accompagné l’affreux drame… j’ai raconté simplement comment les choses sont arrivées même quand ces choses étaient fort extraordinaires. Si l’on me suit pas à pas et si l’on me croit, on comprendra !… À la cour d’assises, c’est parce que l’on ne m’a pas cru que l’on ne m’a pas compris !… Et cependant, je ne me ménageais pas !… Je prenais toute l’horreur pour moi !… Pourquoi ne m’a-t-on pas poursuivi ? Je vous dis que c’est moi qui l’ai tuée !… ô misère du monde ! je puis me réjouir aujourd’hui de ce que l’on ne me volera plus le cœur de Cordélia parce qu’il est mort ! Et c’est moi qui l’ai tué ! Je vous le crie, je vous le répète : n’en doutez plus puisque je n’en doute plus moi-même !

L’enquête fut longue et retardée par le mal qui s’empara de moi à la suite de cette tragédie. Quand je fus en mesure de parler, je trouvai les affaires de la justice engagées dans les voies les plus fausses, comme il fallait s’y attendre. N’avait-on pas, un instant, arrêté Surdon sous prétexte qu’il possédait un revolver chargé dont une cartouche avait été brûlée ? On supposait qu’il s’était introduit dans la chambre de sa maîtresse pour voler quelque bijou pendant son sommeil. Des niaiseries, des stupidités et comment en eût-il été autrement ? Les magistrats se trouvaient en face du corps d’une femme tuée d’une balle en plein cœur, et cela dans une chambre close de toutes parts, aux fenêtres fermées intérieurement et à la porte fermée à clef.

Le plus extraordinaire était bien que l’on eût cherché la balle partout sans la trouver. Elle avait traversé le corps de part en part et on ne la découvrit ni dans la chaise longue ni sur les murs. Je savais bien, moi, où elle était, la balle. Elle était quelque part dans les jardins de Venise !

On avait dû relâcher Surdon, mais on avait arrêté ensuite Patrick et ils le gardèrent, celui-ci, jusqu’à la cour d’assises. On avait fait l’autopsie du cœur et il résultait de l’expertise de la blessure qu’elle avait été produite non par une balle de revolver, mais par une balle de pistolet du calibre de ceux que Patrick s’était procurés pour le duel. Comme l’enquête avait démontré que Patrick, le matin avant le duel et dans la nuit qui avait précédé le duel, avait rôdé autour de l’hôtel Danieli, il n’en avait pas fallu davantage pour que la justice accusât l’Anglais d’avoir pénétré dans l’hôtel et dans la chambre de Cordélia à l’aide de quelque passe-partout ou d’une clef qu’il pouvait tenir précédemment de la complaisance d’un domestique payé pour aider Patrick dans ses coupables entreprises. Il avait tué Cordélia par jalousie, pour qu’elle n’appartînt plus à personne, s’il mourait. C’était simple ! comme c’était simple !… Lamentable humanité !…

Le malheur était qu’un coup de pistolet fait du bruit et que personne ne l’avait entendu dans l’hôtel.

Patrick s’était en vain défendu en racontant des histoires de suggestion et de communion d’âmes qui avaient fait sourire ces messieurs. S’il était venu autour de l’hôtel Danieli cette nuit-là, c’était que je l’avais prié d’endormir Cordélia aux fins qu’elle ne nous gênât point pour nous tuer, et que Cordélia n’était suggestionnable qu’à certaine distance.

Quand je vins, moi, renforcer ses dires et affirmer à mon tour que Cordélia avait été tuée dans l’hôtel Danieli par la balle que j’avais tirée dans les jardins de Venise, les magistrats cessèrent de sourire et témoignèrent d’une grande colère. Je fus considéré comme un fou par les uns, comme un imbécile par les autres et ils m’en voulurent beaucoup de ce que je ne me joignisse pas à eux pour accabler Patrick. Le père de Cordélia ne me le pardonna point et se sépara de moi avec mépris.

Les agences ont rapporté en quelques lignes ce qu’il advint de Patrick. Il y avait trop peu de preuves matérielles pour le condamner ; le jury l’acquitta en dépit de tous les efforts du ministère public.

En d’autres temps moins troublés par la politique européenne et s’il n’avait pas eu lieu à l’étranger, le procès n’eût point manqué d’avoir un retentissement immense et il le méritait, car il mettait aux prises devant des juges le plus grand drame du monde, celui qui se passe entre le visible et l’invisible. Ces ânes bâtés n’y comprirent rien. Je vois encore leur ahurissement lorsque le docteur Thurel, cité par la défense, vint leur expliquer qu’il n’y avait point d’impossibilité scientifique absolue à ce que Cordélia fût morte de la balle qui avait frappé son prolongement psychique dans les jardins de Venise. C’est ce que le docteur Thurel appelle la mort par traumatisme astral !… (Il y a même une phrase latine pour exprimer cela, une phrase qui date du Moyen Âge, mais je ne me la rappelle plus.)