J’ai pris grand soin de traverser à pas lents toutes les étapes de cette étrange histoire, pour que ceux qui voudront nous juger, après les juges, en sachent aussi long que moi et que les responsabilités soient définitivement établies entre moi et le plus grand voleur du monde ! Si l’on me suit pas à pas, on me comprendra et il sera loisible à toute personne de bonne foi et d’intelligence moyenne de mesurer l’immensité de mon malheur.
Mais j’arrive à ma seconde nuit de noces, qui va jeter sur les événements de Vascoeuil, et sur ceux qui devaient suivre, une lumière que d’aucuns qualifieront de surnaturelle et que je suis bien obligé, hélas ! après ce que je sais et après ce que mes yeux ont vu, de déclarer la plus naturelle du monde. C’est, du moins, ce que j’affirme aujourd’hui, mais alors je naviguais en plein inconnu, et l’on verra jusqu’où il me fallut aller pour me rendre à l’évidence.
Cordélia désira terminer notre journée comme nous l’avions fait la veille, par un petit dîner intime dans son boudoir et, certes, ce n’est pas moi qui pouvais avoir l’idée de m’y opposer. Tout ce qui me rapprochait de ma femme me donnait l’espoir, sans cesse renouvelé, que j’arriverais à chasser, d’une façon définitive, les mirages qui me séparaient encore d’elle ! J’ai dit mirages, car j’en étais revenu là, le second soir où je m’assis à son côté, devant notre table.
Et comment eût-il pu en être autrement, comment ne me serais-je point raccroché à ce mot, si l’on considère une seconde l’abîme où ma pauvre pensée désemparée était restée un instant suspendue, au cours de cette inquiétante journée ? Rappelez-vous !… Rappelez-vous l’attitude trop inattendue d’une Cordélia reconnaissante et tendre. Mirages ! Mirages ! Je vous invoquai comme des sauveurs, ô mirages ! et toi, comme ma moindre ennemie, imagination malade, embrasée, mais poétique, de ma bien-aimée, oui, oui, tout cela n’était que de la poésie… Je voulais m’en persuader.
Et aussi, je ne voulais plus me souvenir que des paroles rassurantes du docteur Thurel : « Elle est débarrassée de l’idée de l’autre ! Elle est guérie ! »
Mon Dieu ! quand je me la rappelle telle que je la vis ce deuxième soir, autour de notre petit gala intime, me servant comme une enfant gâtée, prévenant mes moindres désirs, tisonnant le feu pour que je ne prisse point froid, affectant des grâces souveraines et dominatrices de garde-malade qui nous faisaient pouffer de rire, je ne puis que m’écrier : « La voilà telle que Dieu l’a faite et telle qu’Il me l’a donnée, ma chère, chère, chère Cordélia ! »
Avant qu’elle eût rencontré le voleur, c’était une petite femme bien nature, d’esprit clair et joyeux, un peu malicieuse et mutine, mise au monde pour le bonheur d’un mari qui eût fait le sien. Et je vous le dis, moi : il ne s’agissait point d’être un aigle pour faire ce bonheur-là ! Il s’agissait d’être simple et brave homme, du moins je le crois encore et j’attends qu’on me démontre le contraire ! Je m’entends. Il s’agissait aussi de l’aimer. Qui donc l’a jamais aimée plus que moi ? Et qui donc en a été aimé plus que moi ? Est-ce le voleur ? Ah ! seigneur Dieu !… Dites-moi donc, vous autres qui savez tout, si la colombe qui s’arrête, extasiée, aime l’épervier qu’elle a rencontré sur le chemin du nid ?… Mais revenons à notre petit souper.
Je ne sais plus à quel sujet Cordélia se moqua gentiment de moi. J’ai toujours eu très bon caractère. Je me suis toujours laissé taquiner sans me fâcher, comme un bon gros toutou qui se laisse tirer les oreilles par ceux qu’il aime. Vous voyez si Cordélia pouvait s’en donner « à cœur joie »…
… Mais, tout à coup, je me levai avec un bon air féroce, un excellent air féroce, et marchai vers elle en grinçant des dents, comme si j’avais juré de la manger vivante. Elle se mit à fuir autour de la table, en éclatant de rire. Quant à moi, tout en la poursuivant, je m’efforçai de garder mon sérieux et d’avoir l’air plus terrible que jamais… Elle finit par simuler l’effroi comme je simulais la fureur et si l’on songe que, dans notre course autour des meubles, le léger voile dont ma Cordélia était recouverte se soulevait, s’accrochait et même se déchirait pour me laisser voir quelque beauté nouvelle, on comprendra que ce jeu était devenu le plus joli du monde, si bien que je ne pouvais mieux le terminer qu’en capturant la fugitive et en la serrant dans mes bras.
Elle s’était réfugiée dans un coin de la fenêtre ; c’était là que j’allai la chercher. Je la saisis, mais tout de suite, je fus frappé de ne plus l’entendre rire. J’abaissai mes yeux sur son visage. Elle n’avait plus sa figure de petite fille. Elle me regardait avec une émotion grave, mais pleine d’amour, je l’affirme. Je sentais sa jeune poitrine battre sur mon cœur. Je la serrai en lui donnant les plus doux noms :
– Oh ! mon chéri, soupira-t-elle, as-tu vu le parc ? Regarde le parc, comme il est beau !…
Et ses yeux ne me regardaient plus. Ils étaient retournés vers le parc qui, à travers la vitre, nous apparaissait, fantomatique, sous la lune. La nuit était d’une clarté, d’une transparence de rêve. Les hauts arbres, déjà dépouillés, se dressaient, tels d’immenses chandeliers d’argent dont les ombres, d’une netteté étonnante, s’allongeaient comme au pinceau sur les pelouses et sur les allées de lumière.
Dans le fond, frissonnait tout le noir mystérieux du parc, où je n’avais jamais pénétré et où regardait la lune immobile, éclatante et froide.
Je voulus détourner la tête de Cordélia de cette vision funeste, je voulus la ramener aux choses de chez nous. Ses petites mains m’écartèrent et elle retourna appuyer son front à la haute fenêtre. On me dira : « Pourquoi ne l’avez-vous pas forcée à quitter cette fenêtre et le spectacle dangereux du parc sous la lune ? » Je répondrai : « Que ceux qui ne comprennent point qu’il y a quelquefois plus de force dans le petit doigt d’une petite fille que dans la patte d’un éléphant cessent de me lire ! »
Voilà ce que je répondrai !
Les savants, ou ceux qui se disent tels, n’ont peut-être pas encore donné un nom à cette vérité « psychique », mais si l’on prenait la peine d’en faire le tour, d’en soupeser la force par a + b et de la décorer de quelque nom en us ou en a, on s’étonnerait peut-être moins de voir l’aura d’une demoiselle à marier obéir à la suggestion d’un pseudo-mage que de constater qu’une masse de chair et d’os de quatre-vingts kilos (exactement à cette époque je pesais 79 kg 400) ne pèse pas plus qu’un soupir de nouveau-né dans le creux de la menotte de la demoiselle en question ! Oui ! Oui ! Il est encore là dans toute sa splendeur, le phénomène de la lévitation. Hélas ! après ce que j’ai vu, rien ne pèse que l’esprit !
J’en ai peut-être manqué ce soir-là. Il n’appartient à personne de me le dire. Dans la vie, on fait ce que l’on peut. Et je ne pouvais rien contre la volonté de Cordélia, qui était de rester auprès de cette fenêtre. C’est alors qu’elle revécut tout haut sa nuit précédente et que je me pris à souffrir, en l’écoutant, la plus grande douleur de ma vie. Vous allez comprendre immédiatement pourquoi ; du moins, je l’espère.
Sa petite main sournoise était allée chercher la mienne et m’avait ramené près d’elle dans l’auréole lunaire. Elle avait penché sa tête sur mon épaule et nous devions avoir un peu l’air, derrière notre vitre, vus d’en bas, de ces sortes de couples de saints, peints dans les verrières qui décorent et éclairent les absides. Je note cette remarque parce que je la fis alors, ce qui atteste que, dans mon esprit, je nous trouvais un peu ridicules, mais ce qui témoigne par cela même que j’étais absolument dénué de résistance.
Ah ! la pauvre chère Cordélia, elle faisait bien de moi tout, tout, tout ce qu’elle voulait ! « Allons nous promener dans le parc comme hier, veux-tu, mon chéri ? – Allons, Cordélia, allons… – Suivons cette allée… (nous ne bougions pas.) Prenons par les peupliers !… (Ici des phrases très curieuses sur la chanson des peupliers, quand le vent souffle dans la ramure…) suivons le bord de l’eau. (Encore des phrases singulières, découpées en strophes, sur le cœur flottant du nénuphar et sur les petits berceaux des fées qui se promènent sur la rivière.) C’est par ce sentier que nous arriverons à la chambre d’amour ! »
– Quelle chambre d’amour ? ne pus-je m’empêcher de demander.
– Tu sais bien, mon chéri ! la chambre que le Bon Dieu a faite pour nous, tout en or, tout en or ?
Et, là-dessus, elle me fait une description complète de la chambre tout en or. Je ne saurais reproduire exactement les termes mêmes dont se servit Cordélia pour me parler de cette chambre. À partir de ce moment, du reste, son langage sembla quitter la terre et même le terre-à-terre pour devenir une sorte de musique propre à l’entendement des anges ou encore des poètes, qui ne sont jamais embarrassés pour trouver un sens aux mots les moins usités dans la conversation. Quoi qu’il en fût de cette idéale mélodie déversée par les lèvres de ma bien-aimée, mon bon sens naturel ramena à de justes proportions le palais de rêve dans lequel l’imagination de Cordélia me promenait depuis quelques instants. Je compris que cette chambre, tout en or, n’était rien de moins ni rien de plus que quelque petite clairière en forme de berceau, abritée de beaux arbres à demi dépouillés et qui avaient étendu entre eux sur la terre le riche et épais tapis de leurs feuilles jaunies par l’automne.
Ce qui commença ma peine cruelle dans l’occurrence fut que toute cette poésie, qui accompagna la promenade dans la chambre en or, se débita en anglais. Cordélia et moi, nous savions parfaitement l’anglais, mais nous n’en usions jamais entre nous ! Mon douloureux étonnement arriva à son comble quand Cordélia, le plus sérieusement du monde, me demanda de lui réciter comme je l’avais fait, paraissait-il, la veille, dans la chambre en or, des strophes de Lara et du Corsaire. Je devais ouvrir des yeux stupides, car Cordélia, se faisant plus pressante, me dit : « Allons ! Allons, mon chéri, ne te fais pas prier ! Dépêche-toi ! C’est si beau, si touchant, si magnifique ! Et puis, tu finiras par les adieux de Childe Harold à sa patrie, tu sais : “Adieu, adieu, my native shore… Adieu, adieu, my little page !…” et pendant ce temps moi, comme hier, je poserai ma tête sur ton sein pour entendre ta voix charmante dans ta poitrine ! »
Ce qu’elle fit, du reste, aussitôt… mais je lui relevai la tête entre mes mains tremblantes et la forçai à regarder mon visage qui, sans doute, était troublant à voir, car elle s’inquiéta tout de suite :
– Mon Dieu, qu’as-tu ?
– Ce que j’ai, Cordélia ? J’ai cette chose bien simple que je n’ai jamais su par cœur un vers de Byron ni d’aucun autre, que je n’ai jamais lu Lara ni le Corsaire, ni Childe Harold !
– Qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tu dis ?
– Je dis que ce n’est pas moi qui suis allé avec toi dans la chambre en or !…
– Tais-toi, malheureux, tais-toi !
– Je dis que ce n’est pas sur mon sein que tu as posé ta tête, ô Cordélia !…
Je m’arrêtai. C’était elle, maintenant, qui m’effrayait, c’était son aspect qui me remplissait d’épouvante. Ses yeux me fixaient avec une lueur étrange, comme si elle me découvrait tout à coup. Sa bouche râlait une plainte désespérée et tout à coup laissa échapper ce cri d’une âme à l’agonie et qui tente de se rattacher aux choses de la terre : « Sauve-moi, Hector ! sauve-moi ! »
Oui, elle l’a poussé et poussé vers moi ce cri suprême qui prouve qu’elle était à moi, à moi seul, vous dis-je, qu’elle n’a jamais été qu’à moi ! Le voleur aura beau dire, il n’est qu’un voleur ! Il a eu beau faire le superbe en cour d’assises, tout le monde a bien compris quand il disait que ce cœur était à lui ! Il l’avait cambriolé, lui ! Quelle infamie !
À cet appel déchirant de Cordélia : « Sauve-moi, Hector, sauve-moi ! » je répondis par un transport de souveraine allégresse ! Oui, certes ! mon amour la sauverait de tous ces affreux mirages ! Mes bras puissants n’eurent point de peine, cette fois, à l’arracher à cette maudite fenêtre. Elle ne pesait pas plus dans mes bras qu’une plume. Sa tête, aux cheveux dénoués, roulait adorablement sur mon épaule. Ce mélange d’effroi et d’amour, qui était peint sur ses traits, m’enivrait avec une force singulière. Je crus bien être, enfin, le maître de cette magnifique détresse amoureuse et frissonnante, et j’appuyai mes lèvres sur les lèvres de Cordélia…
Il m’apparut aussitôt que je l’avais tuée et que j’embrassais une morte… Comme la veille, je ne tenais plus dans mes bras qu’une statue.