XIX.
 
La dernière visite
 

Ô Cordélia ! tu es morte de ma main ! Si je vis encore, sois assurée que c’est pour mon expiation ! Que de fois ai-je évoqué ton image devant la dépouille de ton cœur, que de fois l’ai-je appelée ! mais tu n’es jamais revenue.

Il y avait des jours et des jours que je n’avais ajouté une ligne à ces lignes et je restais comme anéanti en face du grand mystère de la vie et de la mort quand la porte de ma cellule s’ouvrit et qu’un homme entra. C’était Patrick. Il n’était plus que l’ombre de lui-même.

Je m’étais jeté devant l’urne qui contient le cœur de ma bien-aimée. Il me comprit et eut un sourire amer : « Ne craignez rien, me dit-il, je vous le laisse. Que me fait à moi son cœur de la terre ? J’ai son cœur céleste ! »

Je me levai en trébuchant comme un homme ivre, tant ce qu’il venait de prononcer me remplissait de douleur et de jalousie.

– Que voulez-vous dire ? râlai-je. Vous voyez toujours Cordélia !

Il secoua la tête.

– Calmez-vous, fit-il, non je ne la vois plus. Elle est trop loin de nous et je n’ai jamais cru au retour, ici-bas, du fantôme des morts ! Quand je dis que j’ai son cœur céleste, je veux dire que je l’ai eu ! La mort me l’a enlevé, mais la mort me le rendra, ajouta-t-il d’un air sombre et inspiré.

– Eh ! fis-je, taisez-vous. Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?

– Bien ! bien ! du moment que vous le prenez ainsi, je ne vois pas ce que je suis venu faire ici !

– Ni moi !

– Monsieur, fit-il sur un ton d’une noblesse admirable, j’étais venu vous demander si vous n’aviez pas quelque commission pour elle, car elle vous aimait bien, vous aussi !

Elle n’aimait que moi ! affirmai-je, étrangement troublé, cependant, par l’air et les paroles de Patrick.

L’autre soupira et secoua encore la tête :

– Vous avez cru cela, mais ce n’était pas possible ! fit-il avec une grande douceur, sans quoi elle serait encore de ce monde !

– C’est donc vous, au vrai, qui l’avez tuée, m’écriai-je, du moins qui êtes responsable de sa mort ! Cela a toujours été mon avis !

– C’est vous et c’est moi ! C’est nous deux ! confirma Patrick avec un grand accablement. Oui, j’ai été bien coupable, de mon côté, j’ai trop détaché son esprit de son corps dans mon délire, dans la soif que j’avais de son âme, dans l’amour dont je brûlais pour son pur esprit, mais vous, vous avez trop détaché son corps de son esprit ! Nous marchions à une catastrophe inévitable…

Ces paroles me frappèrent comme un glaive et je n’interrompis plus le visiteur.

– Ceci prouve, ajouta-t-il en prenant le chemin de la porte, qu’on ne peut vraiment donner le bonheur à une créature terrestre qu’en lui apportant un équilibre dont nous étions incapables. Si Cordélia avait rencontré dans un seul homme un peu de vous et un peu de moi, elle eût pu être heureuse, du moins je me plais à le croire ! Maintenant, là où elle est, son âme n’a plus besoin que de l’esprit ! J’y vais. Adieu, monsieur !

* * * * *

Les journaux m’ont apporté ce matin la nouvelle de la mort de Patrick. Il ne sera pas dit que je le laisserai poursuivre Cordélia à son aise. J’entends qu’elle m’appelle. J’ai sa voix dans mon oreille : « Au secours ! Hector ! Au secours ! » Moi aussi, JE VEUX devenir un pur esprit et, pour être plus tôt arrivé, je vais faire le même voyage qu’elle, par le même chemin. Bien que parti avant moi, Patrick arrivera trop tard. Il sera bien attrapé ! Le cœur de Cordélia m’indique la route qu’il faut prendre. La balle frappera mon cœur exactement au même endroit qu’elle a troué le sien. J’aurai le même soupir qui me mènera au même point de l’espace où elle m’attend ! J’en suis sûr… Chère, chère, chère Cordélia !

Deauville, septembre 1919.