XI.
 
La chambre en or
 

Cette fois, je n’appelai personne. J’étais entrepris par une rage froide, par un désespoir sombre, qui n’avaient point besoin de témoins. Je transportai Cordélia sur le lit de notre chambre et, là, je la contemplai en me mordant les poings de rage impuissante.

Je me rappelai tout ce que le docteur Thurel avait dit de cet état où je voyais ce corps immobile et je ne doutai plus, après tout ce que j’avais entendu dans la bouche de Cordélia, que l’esprit qui, tout à l’heure, animait cette matière maintenant inerte, ne fût parti pour ailleurs !

Pour où ? Était-il difficile de le deviner ? Dans le moment même qu’il m’avait fui, ne se dirigeait-il pas déjà à tire-d’aile vers cette chambre d’amour que je ne connaissais pas et où il semblait qu’une force indépendante de sa volonté et de la mienne l’attirât avec une puissance que j’avais tenté vainement de briser avec un baiser !

Bien mieux, ne paraissait-il point qu’il avait suffi que mes lèvres joignissent celles de Cordélia, pour que la catastrophe de la veille se renouvelât immédiatement ?

Je me rappelai alors, dans l’irritation croissante de ma pensée en flammes, les étonnantes paroles du docteur Thurel : « Surtout, n’embrassez votre jeune femme que comme un frère ! » Que voulait dire ceci ? Je tremblais d’horreur et du plus terrible dépit ! Fallait-il comprendre que chaque fois que ma bouche s’approcherait de celle de Cordélia, j’aurais à redouter l’affreux phénomène et que ma chère femme ne serait plus qu’un morceau de pierre entre mes bras inassouvis ?

À cette idée qu’une si diabolique suggestion fût dans les choses possibles, une fureur gigantesque galopa dans mes veines et je me sentis capable d’un crime contre celui qui était responsable de cette suggestion-là, contre le misérable qui me faisait souffrir mille morts sans compter l’affreux ridicule qui s’attachait à une situation maritale aussi exceptionnelle que la mienne ! De cela, je me rendais parfaitement compte aussi et je ne manquai point de puiser dans ce sentiment une force de vengeance qui finit de me transporter !

Tant est que, ne pouvant me résoudre à rester plus longtemps spectateur impassible et inopérant d’une scène qui ne m’offrait que l’image d’un corps sans vie, je courus vers cet endroit où je savais que dans le moment même l’esprit de Cordélia se promenait avec la pensée d’un autre !

Et, quelques minutes plus tard, je franchissais, dans le grand silence de la lune ennemie, et qui voyait, peut-être, elle, des choses qui restaient inaperçues de mes yeux de chair, cette ligne des grands arbres qui formaient comme un rideau au bord du parc et où je n’avais jamais pénétré.

Sitôt franchi ce rideau, je me trouvai dans une futaie si curieusement enchevêtrée que je ne sus d’abord par où la prendre ; et je me rappelai les mots avec lesquels Cordélia en parlait quand elle me la dépeignait : pleine de malice pour ceux qui ne la connaissaient pas et accueillante seulement aux amis des bois et de la solitude. Je n’étais, certes, pas un ami de ces bois, car, malgré toute la peine que je me donnais, je ne parvenais point à m’en dépêtrer et je n’avançai guère. La futaie m’accrochait de partout et me retenait de ses mille petits bras ou encore me piquait sournoisement de ses aiguilles. Ah ! la chambre d’amour qui se trouvait au fond de tout cela était bien défendue !

Cordélia, dans ses propos inconscients, m’en avait, du reste, suffisamment averti. Tout de même, avant de s’y rendre en esprit, je savais qu’elle y était allée plus d’une fois, en chair et en os, sans quoi je m’imaginais comme un sot qu’elle ne me l’aurait pas si bien décrite. Encore une idée sur laquelle je suis bien revenu depuis.

Enfin, par où pouvait-on bien passer ? Je me rappelai, soudain, que la chambre d’amour était bordée par la rivière. Textuellement, Cordélia disait : « Dans la chambre d’amour, il y a la grande glace de la rivière, tout encadrée d’or et toute rétamée d’argent par la lune. On s’y voit des pieds à la tête. Grâce à elle, on n’est jamais seule. Quand on croit être un, on est deux ; quand on croit être deux, on est quatre. Il faut bien faire attention ! »

Alors, je me dis : « En suivant la berge de la rivière, je serai sûr d’arriver à la chambre d’amour », et j’allai rejoindre cette berge par l’allée de peupliers.

Je n’eus d’abord qu’à me louer de mon idée, et mon chemin, pendant quelque temps, se trouva tout tracé. Ma marche, cependant, commença de se ralentir quand j’eus laissé derrière moi les peupliers, et j’eus bientôt de graves difficultés à surmonter pour suivre la rive. Tout chemin avait disparu et je dus m’aider des branches des saules pour ne point choir dans l’eau.

L’Andelle, qui coule à Vascoeuil, est une rivière bien modeste. On ne saurait en user pour le halage, et ses bords ne sont fréquentés que par de rares pêcheurs, qui viennent surtout goûter là les joies de la solitude entre les roseaux.

Telle quelle, elle coulait, cette nuit-là, avec tant de grâce paisible entre ses rives délicates, mirant si coquettement les petits chignons argentés de ses buissons aquatiques au sein d’une nature sauvageonne où tout n’était que sourire, grâce et volupté – la lune elle-même me souriait étrangement dans la rivière – que je fus moi-même, en dépit de l’horreur funeste qui m’agitait, frappé par tant de charme et que je suspendis un instant ma course pour m’écrier du fond du cœur : « Je te comprends, ô Cordélia ! »

Qu’est-ce que je comprenais ? Qu’est-ce que je comprenais ? En vérité, allais-je devenir malade, moi aussi ? Était-ce donc une chose si surprenante, ce parc, sous la lune, que mon esprit dût en rester à jamais frappé et que je dusse préférer, pour la nuit de mes noces, cette retraite sauvage au doux nid moderne, qui m’avait coûté bel et bien cinq cents louis chez W… de la place Vendôme !…

Tout de même, ressaisissons-nous !

Enfin, où était-elle cette chambre d’amour ?… Tout à coup, je l’aperçus de loin ou, plutôt, je la devinai. C’était bien cette sorte de rotonde qui devait se présenter, le jour ou au crépuscule, comme un berceau d’or rouge, miracle de l’automne, au bord de l’eau murmurante…

Aussitôt, je m’avançai avec de grandes précautions… je me glissai sans bruit entre les herbes et les branches, comme l’homme du Far West sur la piste de guerre ; je ne sentais plus la piqûre des épines, je retenais ma respiration…

Tout cela, tout cela pour surprendre deux esprits qui s’étaient donné rendez-vous dans une clairière !

Je ne sais si vous pouvez vous rendre compte de l’énormité de la chose ; quant à moi, j’accomplissais ces gestes à la fois de la façon la plus inconsciente et la plus naturelle. Comprenez par là que je ne raisonnais en rien, mais, qu’obéissant à ce mouvement spontané qui m’avait jeté à la poursuite de l’esprit fugitif de Cordélia et subissant en même temps l’influence des explications bizarres, quoique scientifiques, du docteur Thurel, j’agissais en tout et pour tout comme le plus ordinaire des maris trompés et que je m’attachais à ne commettre aucune imprudence qui pût avertir les coupables et m’empêcher d’atteindre la preuve de mon malheur !

Sous quelle forme cette preuve allait-elle m’apparaître ? Certes ! je n’en savais rien et je ne me le demandais même pas, mais je doutais si peu que j’allais être renseigné là-dessus par un de ces phénomènes psychiques, dont l’illustre maître m’avait bourré la cervelle, que je fus parfaitement désemparé lorsque je pénétrai, enfin, sournoisement, et à quatre pattes, dans la chambre d’amour, de n’apercevoir que le vide, c’est-à-dire une atmosphère transparente et nette comme le cristal, traversée de rayons de lune éclatants qui avaient fait de la chambre tout en or une chambre tout en argent !

Elle n’en était pas moins belle, mais je vous prie de croire que le paysage et la grâce de ce berceau champêtre étaient, dans cette minute, la moindre de mes préoccupations. Le vide et le silence ! Je me relevai et restai quelques instants haletant devant ce néant.

Le vide et le silence ! Et ils étaient peut-être là !

Et moi, avec les yeux de chair, je ne pouvais les voir ! C’était effrayant !

Je regardais stupidement les choses : j’en fis le tour, glissant dans l’ombre des arbres comme une ombre moi-même à la recherche de deux ombres !

Tout à coup je me mis à rire ! Je me trouvais monstrueusement bête !

Mais, alors, si je me trouvais si parfaitement insensé, pourquoi mon rire était-il si incomplet, pourquoi s’était-il arrêté tout à coup au fond de ma gorge sèche, dans le moment qu’un peu de lumière et un peu d’ombre avaient tremblé au-dessus d’un vieux banc de pierre moussue, au fond du berceau ? Pourquoi m’avançai-je vers ce banc, penché et fermant les poings ? Qu’est-ce que je voulais faire avec mes poings, mes gros poings de boxeur poids lourd ? Battre la lumière ? Ficher une pile à un rayon de lune ?… Misère de ma vie et de la vie universelle ! Pourquoi y a-t-il des gens qui voient et d’autres qui ne voient pas ? Il me semble que si je voyais, j’aurais moins peur ! car, maintenant, j’ai peur !… De quoi ?… Eh bien, de ce que je vais voir, car si je ne vois pas encore, j’entends !