IV.
Le mariage d’Hector et de Cordélia
Quand je revins à Vascoeuil, une lettre m’y attendait. Elle venait de Paris et je ne connaissais point l’écriture de la suscription. Dans l’enveloppe, je trouvai un mot de mon oncle, qui m’écrivait à la hâte du fond du Tyrol.
Le Tyrol ! On ne va point dans le Tyrol pour affaires !
Quelle raison avait-il de se promener dans le Tyrol avec Cordélia pendant que je les attendais dans cette triste maison ? Il ne m’en disait rien. Il me donnait une adresse :
« Écris-nous le plus souvent possible, me disait-il, écris-nous tous les jours. En attendant notre retour, je vais te donner de quoi t’occuper. Tu vas remettre Vascoeuil à neuf avec « tout le confort moderne ». Je m’en rapporte à toi. Meuble-le comme il te plaira. Il vous appartient à Cordélia et à toi. Je le dépose dans la corbeille de noces. C’est à Vascoeuil que vous vous marierez. Je sais que la propriété ne t’a jamais beaucoup séduit ! Fais en sorte qu’elle te plaise. Mais ne touche pas au parc. Ce sera l’affaire de Cordélia. Elle a des idées là-dessus. Nous t’embrassons fort. »
Et pas un mot de la main de ma fiancée ! Pourquoi ne m’écrivait-elle pas ? Est-ce qu’elle ne m’aimait plus ? Depuis le voyage à Hennequeville, sans savoir exactement pourquoi, je ne cessais de me poser cette horrible question.
J’écrivis là-dessus à mon oncle et l’entretins de mon inquiétude.
Je lui déclarai que j’étais incapable de m’occuper de quoi que ce fût au monde avant de savoir à quoi m’en tenir sur l’amour de Cordélia et que je ne pourrais être tranquillisé que par elle-même.
Je restai quinze jours sans réponse. Je passai ces deux semaines comme une brute à attendre le facteur… Je faisais pitié à Surdon et à sa femme qui essayaient par instants de me « raisonner » et que je n’entendais même point. Enfin, la lettre arriva. Toujours l’enveloppe de Paris. Comme je l’arrachai !
Une lettre de Cordélia… c’est-à-dire une ligne… « Mais oui, je t’aime toujours, mon bon Hector !… Je n’ai jamais cessé de t’aimer… En voilà des idées !… Deviens-tu fou ?… À bientôt, mon cher mari ! »
Eh bien, voilà une lettre qui ne me contenta point du tout… « Je t’aime toujours mon bon Hector » me paraissait comme une sorte d’emplâtre sur ma douleur ; ce n’était point ce que je demandais. Et même « à bientôt, mon cher mari » ne me réchauffait nullement.
J’écrivis à Cordélia toute ma détresse. Sur mon papier, je pleurai comme un gosse en lui rappelant nos serments et je l’assurai que je préférais mourir de désespoir que de conduire à l’autel une Cordélia qui ne m’aimât plus autant que dans ce moment-là.
Alors, oh ! alors, quelques jours plus tard, je reçus huit pages de Cordélia… huit grandes pages, qui, cette fois, me firent pleurer de bonheur. J’y trouvai ma petite compagne d’autrefois avec toute sa fraîcheur, sa spontanéité, sa joie de vivre à mes côtés, ses malices adorables. Elle semblait s’être replongée dans le passé avec une frénésie qu’elle voulait me faire partager. Elle n’y eut point de mal.
Et puis, brusquement, après d’aussi chers souvenirs, elle parla du présent avec une confiance qui me rendit sur l’heure ma belle santé physique et morale. Elle se promettait des joies enfantines de notre mariage. Elle me parlait de notre installation à Vascoeuil avec des détails qui me le firent subitement aimer. Elle me disait :
« Tu verras comme Vascoeuil sera joli quand nous l’aurons arrangé à notre goût tous les deux. Tu vas courir à Paris et tu achèteras tout ce que je vais te dire (ici la liste des achats). II faut que tout soit prêt à notre retour, car papa veut nous marier tout de suite. Ce n’est pas moi qui le contrarierai. Ah ! pendant que j’y pense : ne touche pas au parc ; tu ne l’as jamais compris. Il a sa beauté particulière que je me réserve de mettre en valeur. J’en ferai le jardin de Pelléas et de Mélisande. Nous nous y promènerons dans nos heures de mélancolie, car on a beau être heureux, on a des heures de mélancolie, ce qui n’est, du reste, pas désagréable du tout. En attendant ces moments-là, je voudrais que nous fassions notre voyage de noces à cheval, comme deux fous. Tu te rappelles que nous avions rêvé d’un voyage pareil quand nous étions tout petits et que nous nous moquions des bourgeois qui prenaient le train ! Mais tu verras que nous prendrons le train comme tout le monde… Qu’est-ce que cela fait si, au bout du train, il y a une gondole ? Nous irons à Venise. Ça, ça a toujours été entendu. Le Tyrol est affreux. Il n’y a là que des montagnes et je déteste les montagnes, surtout quand elles me séparent de toi ! »
Et, pendant huit pages, cela continuait ainsi. Chère, chère, chère Cordélia ! Comment pouvais-je douter de toi ! de ton cher petit cœur, de ton cher petit cœur !… Vite ! vite ! à l’ouvrage ! À moi les maçons, les peintres et « tout le tremblement ! » comme dit mon oncle.
J’activai le zèle de tous par ma bonne humeur et mes largesses. J’étais fait moi-même comme un gâcheur de plâtre, et Surdon en riait silencieusement quand il me tendait la bolée de cidre doré que j’avalais d’un trait pour montrer aux autres que l’on pouvait faire honneur aux brocs.
J’avais bien fait de me presser. Mon oncle et Cordélia arrivèrent huit jours plus tôt qu’ils ne l’avaient annoncé. Je les attendais vers le 8 octobre et ils débarquèrent à Vascoeuil fin septembre. Tout n’était pas fini.
Cordélia me trouva au haut d’une échelle, posant le papier de son boudoir. Je tombai dans ses bras. Elle me supporta très bien en disant : « Dieu, qu’il est laid ! » J’eus un mouvement qui déchaîna son rire. J’avais cru qu’elle parlait de moi et il ne s’agissait que du papier. Il n’en fallut pas davantage pour nous mettre dans une gaieté qui attira mon oncle.
Il nous bénit, nous embrassa, nous rembrassa, nous rebénit, nous conta qu’il s’était marié lui-même dans cette maison, que Cordélia y était née, que nos enfants y naîtraient et nos petits-enfants aussi. À quoi Cordélia, qui ne l’écoutait pas, répliquait :
– Dieu ! que ça sent bon la peinture ici !… Tiens, vois-tu, papa, maintenant je ne veux plus faire que de la peinture en bâtiment ! Qu’est-ce que tu en dis ?
– Je t’approuve, ma fille ! Ah ! comme je t’approuve ! Voilà qui est sain !
J’étais un peu étonné de l’entendre parler ainsi. J’avais toujours entendu dire que la santé des peintres en bâtiment courait de grands dangers à cause, je crois, de la céruse… et je présentai l’objection à mon oncle qui me donna une bonne tape dans le dos pour tout réponse.
Quelques instants plus tard, il me disait avec un bon sourire : « Tu es toujours le meilleur des Hector… ne change jamais ! » Je ne savais pas pourquoi il me disait cela, car je n’avais pas l’intention de changer… et puis en y réfléchissant, j’ai compris depuis qu’il devait trouver en moi une simplicité qui lui plaisait, un esprit tranquille et pondéré qui ne cherche point, comme on dit, « midi à quatorze heures » et qu’il me conseillait, pour notre bonheur à tous, d’en rester là.
Les trois semaines qui suivirent passèrent vite et d’une façon si heureuse que je me les rappelle comme étant les meilleures de ma vie. J’avais chassé de mon esprit toute préoccupation qui n’avait point de rapport avec les plaisirs de la journée, lesquels se résumaient pour Cordélia et pour moi à faire enrager tout le monde, à nous cacher derrière les portes, à nous poursuivre comme des écoliers et à nous embrasser, si bien que Cordélia toute rouge, m’écartait gentiment en me disant : « Hector… laisses-en… laisses-en pour demain ! »
Chère, chère, chère Cordélia !
Quand elle était arrivée, je l’avais trouvée un peu pâlotte, surmenée sans doute par le voyage… maintenant, elle avait repris de belles couleurs. Elle était toujours aussi fine, mais je voyais bien qu’aucune des beautés naturelles de la femme ne lui manquait. Je ne saurais comment vous dire cela : pour moi, il n’y avait jamais eu de plus belle femme sur la terre et mon avis n’a point changé là-dessus. Son esprit et son corps, tout était divin. Je ne saurais en dire davantage.
Enfin, le grand jour arriva. Ce fut une cérémonie admirable dont on parla longtemps à Vascoeuil. Le père de Cordélia, qui était un grand propriétaire terrien, avait invité tout le département à la mode de son temps ; je veux dire que tous les châteaux des environs étaient représentés à la noce. Il y avait là de grands noms et de grosses fortunes. Tout ce monde fut traité avec magnificence.
Mon oncle eût voulu que la fête durât trois jours, mais il céda aux instances de Cordélia qui déclara que si tous les invités n’étaient point partis à six heures du soir, nous nous en irions. Le déjeuner fut, selon le désir de Cordélia, appelé lunch, mais quel lunch !
Tout ceci, du reste, n’était rien en comparaison de ce qui se passait à cinq cents mètres de là, chez le principal fermier de mon oncle. On avait dressé des tentes dans un immense clos et, là-dessous, toute la paysannerie se comportait puissamment, comme aux noces de Gamache. Cordélia fit gentiment le tour des tables, sans montrer aucun écœurement de cette mangeaille, ce qui me plut beaucoup ; je la suivais comme un toutou. Chacun disait autour de nous : « Ils ne sont pas fiers ! Qu’ils soient heureux ! »