XIV.
 
Les beaux jours
 

Ah ! chère, chère, chère Cordélia ! quelles semaines merveilleuses nous vécûmes et combien le mélancolique Patrick fut oublié. Je dois dire que je ne négligeai rien pour cela ! Tout ce qu’un mari amoureux peut offrir à sa jeune femme pour la distraire, je m’empressai d’en accabler ma Cordélia ; les fêtes succédaient aux fêtes et je voulais ma bien-aimée la mieux parée, la plus belle de toutes. Nous avions fait quelques connaissances. Grâce à un secrétaire d’ambassade, qui était mon ami, les salons les plus fermés nous étaient ouverts ; Cordélia en était la reine. Elle ne m’ennuyait plus avec ses visites aux antiquités. Je m’étais arrangé pour qu’elle n’eût plus que le temps de se distraire. Les musées étaient oubliés. J’avais toutes sortes de raisons de me méfier de la peinture.

Quand elle fut un peu lasse de Rome, nous partîmes pour Naples, où de nouvelles joies nous attendaient. Son golfe merveilleux connut nos baisers sur les plus belles rives du monde. Nous allâmes à Capri, à Sorrente, à Castellamare. Les bateliers chantaient. J’avais brûlé tous ces petits livres appelés « guides », car j’avais remarqué que, lorsqu’elle les emportait, Cordélia, partout où elle passait, ne me parlait que des morts, ce qui était tout à fait triste.

Mon petit autodafé nous épargna bien des histoires sur Tibère et tutti quanti. C’était toujours ça de gagné. Évidemment, nous n’échappâmes point à Pompéi, mais ce n’est pas là une promenade ennuyeuse. Il y a toujours un monde fou qui se promène dans les ruines, des costumes de touristes à mourir de rire, des caravanes d’agence Cook qui, à elles seules, valent le déplacement ; enfin, il y a le coup des peintures un peu lestes sur certains murs, en face desquelles se trouvent subitement de vieilles demoiselles anglaises qui se sauvent en criant : « Aoh ! shocking ! » Cordélia et moi, nous pouffions. Chère, chère, chère Cordélia !

Ah ! je t’avais bien à moi en ces heures bénies, où nous ne pensions qu’à nous réjouir de la beauté des jours, et qu’à nous aimer, sans nous préoccuper une seconde de ce qui avait été avant nous, de ce qui existerait après. N’est-ce pas là la condition du vrai bonheur ? Il ne faut pas trop penser ! Non ! non ! il ne le faut pas ! Regardez comme nous étions heureux tous les deux depuis que nous pensions le moins possible. De fait, nous étions toujours présents, l’un bien en face de l’autre, sans que nous ayions l’occasion de nous demander : « À quoi penses-tu ? » C’est pendant ces absences d’un esprit préoccupé que « le polygone » fait des siennes. La meilleure méthode pour que la pensée ne s’égare pas est encore de ne pas penser. Croyez-moi.

Seulement, il faut s’occuper. Après Naples, nous remontâmes à Florence ; enfin, nous fûmes à Venise, que nous avions gardée pour le bouquet. Ah ! ville fatale ! Mais n’anticipons pas.