J’entendais une sorte de murmure, une sorte de doux murmure. Cela était encore lointain, mais assurément, cela était humain et cela se rapprochait… mais se rapprochait sans faire aucun autre bruit… et c’est bien cela qui m’épouvantait !… Je m’attendais à entendre craquer des branches, des feuilles mortes sous le pas de ceux qui venaient ; mais rien, dans le grand silence de la nuit pâle que ce murmure humain qui semblait flotter dans l’air, non loin de moi, et qui se rapprochait, se rapprochait. Je ne pensais plus au banc, je l’avais quitté. La voix très douce, très claire, devenait de plus en plus distincte, si distincte, que je crus bien saisir quelques syllabes qui me firent frissonner de la tête aux pieds et me rejetèrent dans la futaie pour m’y dissimuler.
En hâte ! en hâte ! car la voix se rapprochait de plus en plus. Elle semblait, maintenant, portée par l’eau, et, instinctivement, je me tournai vers la rivière. Un mot, un mot terrible – je ne distinguais que ce mot-là – m’arrivait, porté par l’eau – et c’était un mot anglais : love, qui veut dire amour.
Je n’étais pas loin de la berge ; je vis, soudain, les roseaux s’incliner, les cœurs innombrables des nénuphars s’écarter sur la nappe d’argent et une nacelle glisser silencieusement jusqu’au bord de la chambre d’amour.
Dans cette embarcation légère, il y avait un homme que je reconnus tout de suite au battement furieux de mon cœur, puis à ses yeux étranges, ses yeux de chat mélancolique qui semblaient éclairer son visage pâle. Je le reconnus aussi à d’autres détails ; il avait ce vêtement flottant très ouvert sur la poitrine, retenu plus haut que la taille par une martingale, ce même vêtement que le soir où je l’avais aperçu pour la première fois. Et il était nu-tête comme ce soir-là, les cheveux rejetés en arrière, découvrant ce haut front d’ivoire qu’il avait appuyé à la grille…
Mon premier mouvement fut de me précipiter sur lui. J’avais toutes sortes de raisons pour régler définitivement mon compte avec ce personnage. Sa présence dans mon parc, chez moi, me donnait tous les droits. Elle mettait le comble à son audace et à son forfait d’amour. Elle expliquait le plus naturellement et le plus criminellement du monde les phénomènes atroces dont ma pauvre chère Cordélia était la victime ! Si l’intervention du docteur Thurel avait été vaine, c’est que la cause du mal était toute proche, rôdant autour de nous, rôdant autour d’elle !… Depuis deux jours, le misérable n’avait pas dû quitter cette inextricable retraite ou n’en était sorti que pour se rapprocher de Cordélia, la prendre, la surprendre, la reprendre d’un regard qui pouvait tout pénétrer, et l’emporter avec lui, comme un voleur ! comme un voleur ! au fond de sa tanière.
Hélas ! Hélas ! cette nuit-là, que n’en ai-je fini alors avec le cambrioleur du cœur de Cordélia ? Car il était bien là, en chair et en os, lui ! Et Dieu sait ce que je pouvais en faire avec mes poings, malgré ses grands yeux de chat mélancolique !
Or, voici comment les choses se passèrent. Il venait d’abandonner les rames et de se lever dans la nacelle et, effectivement, j’allais me jeter sur lui, quand je l’entendis prononcer cette phrase : My love, I am yours with all my heart (Mon amour, je suis à vous de tout mon cœur), puis, se penchant vers le fond du bateau, il continua : There is nothing I would not do for you (Il n’y a rien que je ne fasse pour vous).
À qui s’adressait-il ainsi ? Il était seul, tout seul dans le canot.
Allons, allons, Hector ! Tu le sais bien à qui Patrick adresse de telles phrases, de si douces et complètes phrases d’amour, qui ne laissent quant à leur sens rien à deviner !… À qui Patrick dit-il : My love, à qui ?… Ne regarde pas plus loin ! Elle est près de lui ! Il se penche sur elle, pour lui murmurer de telles phrases qu’elle entend aussi bien que toi !… Car elle est là ! Tu ne la vois pas ?… Tu ne la vois pas ?… Tout de même, tu sais bien qu’elle est assise au fond du canot !…
Eh bien, non, je ne la voyais pas ! En vérité, en vérité, je faisais tout mon possible pour la voir, car je sentais que l’autre la voyait, mais je n’ai pas les yeux de l’autre ! Seulement, il n’y avait pas à douter qu’elle fût là !… Il n’y avait qu’à regarder l’autre ! Et à l’écouter !
Il faisait le beau, avec des effets de torse, il se relevait, puis s’asseyait à côté d’elle, avec des grâces… Je le trouvais grotesque, hideux. Je plaignais sincèrement Cordélia d’être obligée d’écouter un pareil raseur. À un moment, il lui récita des vers ! Quel cabotin !…
Tout à coup, il se rassit, se pencha sur le côté et arrondit le bras comme s’il le lui glissait autour de la taille. C’était plus que je ne pouvais en supporter. Je me décidai à mettre fin à cette sinistre comédie, mais un spectacle nouveau me cloua sur place. Maintenant, je la voyais, elle !
Enfin sachez ce que je vis et comprenez-moi bien. J’écris tout ceci pour l’enseignement du monde et pour soulager ma conscience et aussi pour arriver, autant que possible, à voir tout à fait clair au fond de cette terrible histoire ; c’est pourquoi je ne voudrais pas en dire plus que ce que j’ai vu, ni que l’on dépassât ma pensée dans l’interprétation de mon témoignage écrit, ni, autant que possible, que l’on restât en deçà.
Oui, je supplie celui qui me lira de ne pas avoir plus peur que moi dans ce voyage extrêmement inquiétant au bord extrême de l’abîme psychique, sans quoi, il n’y a pas de progrès possible pour l’humanité !
Que cette épouvantable histoire d’amour serve au moins à quelque chose ! Que le monde apprenne une fois pour toutes ce qu’il en peut coûter de rester un poids lourd, hermétiquement clos dans son volume de chair, devant l’esprit qui se promène, léger, impalpable ou, tout au moins, insaisissable comme une poignée d’eau !
Écoutez ! L’homme s’était redressé dans la barque, la tête toujours inclinée sur le côté et le bras toujours arrondi autour d’une taille que je ne voyais pas ! Car je ne voyais que lui dans la barque, lui et ce geste galant qui m’avait mis en fureur. Mais si je ne voyais qu’une personne dans la barque, je les voyais tous les deux dans le miroir de l’eau !…
Oui, dans le léger remous produit par le balancement de la nacelle, sous la clarté lunaire, j’apercevais le couple qu’ils formaient, debout dans la barque !
Était-ce une illusion ! un trouble de la vue ! un jeu de mes sens ? Encore, aujourd’hui, après avoir ramassé, tassé mes souvenirs, je suis bien obligé de dire : « Non ! non ! cela n’était pas une illusion ! J’ai vu ! j’ai vu !… J’ai vu le reflet de la barque dans l’eau et au-dessous, toujours dans l’eau, Patrick et Cordélia, appuyés l’un sur l’autre. »
Je suis sûr de cela, parce que si mes yeux, après avoir vu la double image dans l’eau, et être allés à nouveau chercher sa réalité dans la barque, ne trouvaient plus que Patrick tout seul, avec son bras arrondi et sa tête penchée, en revanche, quand ils retournaient à l’eau, ils retrouvaient la double image !…
Je précise ces choses parce qu’il y a là, certainement, un phénomène qui joint de façon singulièrement intéressante la physique et la psychie. Je le donne à étudier aux savants qui s’essaient à surprendre toutes les formes de la Force au fond des laboratoires…
De toute évidence, mon regard traversait l’aura de Cordélia, debout, dans l’atmosphère, sans en être le moins du monde impressionné ; mais, par contre, il pouvait en saisir les contours (un peu flous, je l’avoue, mais certains tout de même) en se posant sur cette partie de l’eau qui en avait arrêté l’image comme la plaque photographique avait arrêté l’image de Kattie King lors des fameuses expériences d’un des plus illustres savants du siècle dernier, j’ai nommé William Crookes.
Vous pensez bien que ces curieuses et scientifiques réflexions, que je note ici au passage, ne me vinrent que par la suite et que, dans le moment, j’étais beaucoup plus occupé par ce que me montrait le phénomène que par l’explication à trouver du phénomène lui-même. Je ne pus, malheureusement, retenir le cri de mon courroux, lorsque je vis, dans la glace de l’eau, le plus grand voleur du monde déposer un baiser sur le front de ma bien-aimée… Aussitôt le phénomène disparut, c’est-à-dire qu’il ne resta plus sur l’eau que le reflet de Patrick… l’image de Cordélia s’était enfuie, pendant que j’entendais le misérable lui crier : Remember ! Remember ! (Souviens-toi !)