VIII.
 
Le docteur Thurel
 

Il faisait petit jour quand Surdon revint avec le docteur Thurel.

Il était allé chercher l’illustre praticien jusqu’au milieu d’une fête officielle. Il n’avait, du reste, pas eu besoin de le ramener de force. L’histoire que lui avait racontée le domestique l’avait décidé à tout quitter et il n’avait même pas pris la peine de repasser chez lui pour changer de vêtements.

Je le verrai toujours arriver dans le jour blême, avec son plastron pâle et sa longue figure blanche, ses yeux étrangement décolorés, dont on ne pouvait oublier l’expression une fois que l’on avait rencontré ce regard tout chargé de la pensée intérieure.

Depuis ce jour-là, l’image du docteur Thurel ne m’a jamais quitté. Il apportait avec lui tant de choses nouvelles pour moi sur le seuil de ce drame obscur dans lequel je commençais de me débattre… et tant de lumière !… Certes, je n’en fus pas tout d’abord ébloui… mais j’en fus, dans l’instant, « remué » au fond de mes ténèbres.

Alors que les faits eux-mêmes ne soulevaient que ma colère sans pénétrer mon intelligence, il sut, lui, avec quelques paroles, ouvrir celle-ci à un monde nouveau… C’était un homme qui disait des choses étonnantes, mais toujours pleines de bon sens… On était obligé de le suivre et de le croire, à moins d’être un sot.

Il considéra longuement Cordélia, l’ausculta, se releva et dit :

– Ce n’est pas tout à fait la catalepsie… c’est ce qu’on appelle « le sommeil hypnotique rigide ». Ne craignez rien ! Nous en viendrons à bout !

Là-dessus, il se pencha sur elle, lui souffla sur les yeux, fit des gestes bizarres, mais, pas plus que son confrère de la campagne, n’obtint de résultat…

Seulement, à chaque expérience inutile, il paraissait satisfait.

– Évidemment, évidemment ! murmurait-il, évidemment !

Chose curieuse, tout ce qu’il faisait et même tout ce qu’il ne réussissait pas me donnait pleine confiance. Je ne doutais point que, grâce à lui, nous ne dussions sortir bientôt de cette misère.

Il me fit passer dans le boudoir et me questionna longuement. Il me dit qu’il avait interrogé, en route, le domestique, et que celui-ci lui avait parlé de l’état d’esprit assez singulier dans lequel s’était trouvée sa maîtresse quelques mois avant notre mariage. Il me pria de lui dire tout ce que je savais, non seulement comme à un médecin, mais encore comme à un confesseur.

Alors, je lui racontai tout : l’histoire de l’Anglais et l’histoire du portrait et les incidents s’y rapportant et comment Cordélia avait eu « froid à ce portrait ».

Il demanda à le voir ; quand il l’eut vu, il me dit :

– Tout le mal vient de là, cela ne saurait faire de doute. Votre femme, monsieur, est sous l’influence de ce Patrick !… mais nous l’en débarrasserons, soyez-en certain !…

– Oh !monsieur, il y a des mois qu’elle n’a vu ce Patrick !

– Sans doute, monsieur, mais il y a le portrait !… Par l’entremise du portrait, Patrick peut beaucoup. Il a renoué avec elle la chaîne par le portrait !

Et, là-dessus, voilà qu’il me narre des histoires d’extériorisation de la sensibilité auprès desquelles celles dont m’avait parlé Cordélia n’étaient que des enfantillages et cela d’un ton si simple et accompagné d’explications si naturelles qu’elles ne m’étonnaient plus !

Ah ! le docteur Thurel avait le don de convaincre !

– Ainsi, fis-je, la sensibilité de ma femme était réellement sur ce portrait.

– En partie, oui, monsieur ! Le corps peut être quelque part et la sensibilité ailleurs. Le corps des voyantes, par exemple, ne bouge pas, leur personnalité visuelle est à l’endroit même qu’elles décrivent !… De même, pour votre femme, sa sensibilité avait été transportée sur le portrait par l’idée !

Comment, par l’idée ?

– Oui, la sienne obéissait à celle d’un autre !… Mais elle y était vraiment, l’idée commandant en souveraine à la sensibilité et pouvant faire produire à la sensibilité tous ses effets… Le docteur Charcot, notre maître à tous, en a fait publiquement l’expérience en appliquant sur l’épiderme d’un sujet une feuille de papier et en lui suggérant qu’on venait de lui poser un vésicatoire. Immédiatement, tous les effets du vésicatoire se produisaient… la peau se soulevait, etc. Je vous cite cette expérience parce qu’elle est la plus typique… et vous voyez la conclusion que l’on peut en tirer…

Tout à coup, il s’arrêta, regardant fixement le portrait qui était resté dans le boudoir et devant lequel il s’était, lui aussi, extasié comme tout le monde… et il le souleva… et il souffla dessus ! Il souffla avec force sur les yeux du portrait !…

… Puis, ayant déposé la toile, il se dirigea sur la pointe des pieds vers la chambre, dont la porte était restée entrouverte, cependant qu’un signe de lui me clouait sur place. Il regarda dans la chambre. Soudain, il retourna vers moi sa face victorieuse.

Il revint me trouver, toujours sur la pointe des pieds.

– Elle se réveille, me dit-il à voix basse… Ne lui parlez de rien… faites semblant de croire à un sommeil naturel… Je n’ai plus rien à faire ici, pendant quelques heures… Je vais me reposer ; ne vous occupez pas de moi ! Occupez-vous d’elle… Ah ! je voulais vous dire aussi : « Si vous l’embrassez, embrassez-la comme un frère… »

– Comment ! fis-je, comme un frère ?

– Oui, oui, soyez doux et bon avec elle comme un frère ! Allez !…

Mais je ne l’écoutais plus… J’étais déjà sur le seuil… Cordélia avait les yeux grands ouverts et semblait me chercher. Cependant, quand elle me vit, elle parut tout étonnée comme si elle ne s’attendait pas à m’apercevoir là !…

– Tiens ! soupira-t-elle… Te voilà… Où sommes-nous donc ?

– Mais, chez nous, chère, chère Cordélia !

Je vis soudain ses joues rosir, ses yeux sourire, ses lèvres fleurir…

– Ah ! oui, fit-elle, ah ! oui !… Ah ! mon Hector ! Quelle belle nuit !… Mais pourquoi ne t’es-tu pas couché en rentrant ? Tu n’as pas attrapé froid ? Il faisait frais au bord de la rivière… Quels fous nous faisons !… A-t-on idée d’une nuit de noces pareille sous la lune ? Hein ? qu’est-ce que je t’avais dit de mon parc ? Connais-tu une plus belle chambre d’amour ?…

Je l’écoutais divaguer avec consternation… Ses premiers mots : « Quelle belle nuit ! » m’avaient frappé au cœur… Ah ! oui ! elle était belle, la nuit… et qu’est-ce qu’elle voulait dire avec sa « plus belle chambre d’amour » ? Et pourquoi, ayant dit cela, considérait-elle autour de nous, notre chambre à nous, comme si elle la voyait pour la première fois ? De quel rêve sortait-elle donc ? Je n’eus pas le temps de le lui demander. Sa tête était retombée sur l’oreiller, ses paupières s’étaient refermées et, cette fois, elle reposait paisiblement, naturellement… Ses lèvres expiraient un doux souffle régulier dans un sourire qui eût dû m’enchanter, mais qui me faisait mal !… car, enfin, à quoi souriait-elle ?… À quoi ?… Je n’osais, dans mon désarroi éperdu, me dire à qui ?… Elle était sortie de son premier sommeil pour retomber dans un autre, sans même me donner le temps de l’embrasser, même comme un frère !… Qu’est-ce que c’était que cette promenade le long de la rivière ?… Cette chambre d’amour que je ne connaissais pas ?… J’étais de nouveau tout seul ! tout seul, à côté d’elle ! et je me mis à pleurer pendant qu’elle continuait à sourire… Ah ! j’étais bien malheureux !…

Des heures se passèrent ainsi. Le matin arriva enfin.

J’avais posé mon front contre la vitre et je regardais s’éveiller autour de moi la vie de la campagne comme dans une sorte de mauvais rêve. Du reste, tout, maintenant, m’apparaissait rêve, cauchemar.

La nuit que je venais de passer, cette invraisemblable nuit de noces, avait-elle réellement existé ? Est-ce que j’en sortais vraiment les yeux éveillés sur les choses de chaque jour ? Ces chars qui passaient sur la route n’étaient-ils point seulement des images de chars ? J’étais rompu de fatigue et je sentais qu’il me serait, cependant, impossible de m’anéantir dans un repos nécessaire à ma santé physique et morale. Ma pensée douloureuse n’avait jamais été plus active.

Et c’était autour des étranges paroles… prononcées par Cordélia, entre ses deux sommeils, que cette pensée tournait, tournait, tournait sans s’arrêter : « Pourquoi ne t’es-tu pas couché en rentrant ? » Eh bien, faisais-je en moi-même avec une sourde rancune contre mon imagination hésitante et stupide, eh bien, qu’y a-t-il là de si angoissant ? Cordélia a rêvé qu’elle a fait une promenade avec toi, cette nuit, dans le parc ! En voilà, une histoire !

Sans doute ! sans doute ! Ah ! je voudrais bien que le docteur Thurel fût réveillé ! J’ai besoin de lui parler ! j’ai besoin de lui parler !… On l’a logé dans l’aile gauche du château… J’aperçois ses fenêtres aux persiennes closes. En vérité, je ne regarde que ça !…

Derrière moi, Cordélia dort toujours son léger sommeil, en souriant… Je m’en détourne. Non ! non ! je ne comprends pas qu’elle puisse sourire, même en dormant, quand je suis si à plaindre…

Ah ! voilà la fenêtre du docteur qui s’ouvre… je me glisse hors de la chambre. Je traverse la cour, je frappe à la porte :

– Docteur, c’est moi !

Il murmure :

– Eh bien ?

– Eh bien, elle dort d’un sommeil naturel ! Elle repose le plus paisiblement du monde, comme si rien n’était arrivé.

– C’était à prévoir et tout est pour le mieux !

– Docteur, elle a prononcé des paroles avant de se rendormir.

– Dites-moi bien lesquelles ! Dites-moi bien lesquelles !

Je les lui répétai toutes et, le voyant réfléchir profondément, j’ajoutai :

– Elle se souvenait sans doute d’un rêve qu’elle avait fait lorsqu’elle était en catalepsie !

– Un rêve ! Eh ! eh !… un rêve !… C’est bien possible !… Mais…

– Dame ! Il y a l’autre hypothèse… que l’état de suggestion indéniable dans lequel se trouve votre femme rend tout à fait plausible…

– Quelle hypothèse ?

– Eh bien, nous nous trouverions tout naturellement en face du phénomène que nous appelons : extériorisation…

– Je sais ! Je sais !… Extériorisation de la sensibilité…

– Pardon ! ici, le phénomène de l’extériorisation de la sensibilité se doublerait de cet autre phénomène : l’extériorisation de la motricité !…

Et, alors ?…

– Et, alors, son moi agissant, son fluide vital, son aura, comme disent les thaumaturges, a pu réellement sortir cette nuit, faire cette promenade qui ne serait nullement un rêve…

C’est extraordinaire !

– Mais non !…

– Enfin, si elle est réellement sortie de chez nous, comment expliquez-vous qu’elle parle d’une promenade qu’elle a faite avec moi ? Je ne suis pas sorti de chez moi, moi ! ni en corps, ni en esprit !

– Je vous ai déjà dit, répondit le docteur, qu’il ne s’agit point en l’occurrence… (textuellement, il dit : en l’occurrence ! et avec quelle tranquillité de savant qui ne faisait qu’augmenter, dans le moment, mon agitation) qu’il ne s’agit point de l’état cataleptique proprement dit, car, alors, elle ne se souviendrait nullement de ce qu’elle a fait, mais de « l’état hypnotique rigide », d’où l’on sort quelquefois avec des souvenirs confus !… ici, évidemment, il y a souvenir confus !…

– Ce qui signifie, m’écriai-je, qu’elle croit se rappeler être sortie avec moi et qu’en réalité, pour parler votre langage, elle serait allée se promener avec un autre !… c’est absurde !… c’est absurde !…

– Ou toute seule !… Calmez-vous !…

Il avait beau me dire : « Calmez-vous ! » je ne me calmais pas du tout !…

– Docteur, tout ceci me paraît épouvantable !… Est-il bien possible qu’on puisse faire et non rêver tant de choses, alors que le corps est en sommeil ?

– Mon pauvre ami ! répondit le docteur Thurel, en êtes-vous encore à savoir qu’à l’état de somnambulisme, par exemple, un ignorant peut devenir un savant, peut passer ses nuits à meubler son polygone de littératures diverses et, même, à apprendre des langues étrangères ! Voilà ce que l’on peut faire en dormant !

– Qu’est-ce que c’est que cela : son polygone ?

Nous en reparlerons une autre fois, jeune homme, cela nous entraînerait trop loin…

– En attendant, il y a une chose que je comprends avant tout ! c’est que ma femme est atteinte d’une maladie terrible !…

– Eh ! mon ami, ne vous désespérez pas ainsi !… laissa tomber le docteur d’une voix ferme… Une maladie de la pensée peut se guérir par la pensée. Ayez donc confiance en la mienne et conduisez-moi auprès de votre jeune femme…

Cordélia venait de se lever. Je la trouvai enveloppée d’un kimono, les cheveux fous, les yeux encore bouffis de sommeil, en face d’un miroir, se tirant la langue. Dès qu’elle me vit, elle se jeta dans mes bras en s’écriant de sa voix rieuse :

– Ah ! mon petit mari !

Puis, tout à coup me demanda :

Qui est donc dans la chambre à côté ?

Rien n’avait remué. Le docteur Thurel s’était installé là sans bruit et j’avais refermé la porte… J’étais tellement étonné que je ne répondis pas. Elle continua :

– C’est un de tes amis ? Pourquoi ne me le présentes-tu pas ?

Elle oubliait le lieu, sa toilette sommaire, tout !… Elle marcha vers la porte d’un pas sûr, l’ouvrit doucement, aperçut le vieillard étrange en habit de soirée, ne s’en étonna nullement, lui sourit, et s’avança vers lui, la main tendue.

– Le docteur Thurel, dis-je… C’est, en effet, un ami, Cordélia, le meilleur, le plus sûr des amis !

– Ah ! mais, j’ai entendu beaucoup parler de vous ! dit-elle. Oh ! maître, comme je suis heureuse de faire votre connaissance !…

Et elle s’assit près de lui… Il avait gardé sa main dans la sienne… Maintenant, ses yeux ne quittaient plus ceux de Cordélia et le regard de ma femme semblait rivé au sien.

– Laissez-nous ! m’ordonna-t-il dans un souffle, il faut que je lui parle !

Je les laissai seuls et je descendis dans le jardin, en proie à un énervement qui me faisait claquer des dents.

Dix minutes ainsi s’écoulèrent qui me parurent d’une longueur à me faire crier !… Enfin, Thurel apparut. Il était radieux.

– Soyez heureux, me dit le bon vieillard, je crois que je l’ai tout à fait débarrassée de l’idée de l’autre ! Tout de même, il l’avait bien ensorcelée ! Adieu, mon ami !

– Docteur ! docteur ! m’écriai-je, éperdu, s’il en est ainsi, comment pourrais-je vous en exprimer ma reconnaissance ?

– Bah ! tenez, donnez-moi le portrait ! Je le mettrai dans ma galerie…

Je lui donnai le portrait et Dieu sait avec quelle joie !