III.
 
Vascoeuil et Hennequeville
 

Non point que je misse en doute le moins du monde l’amour de Cordélia, mais j’imaginais que mon oncle ne voulait plus de ce mariage et qu’il avait arrangé l’événement pour que je comprisse de moi-même une chose qu’il aurait eu trop de peine à m’exprimer.

– Ils sont partis pour longtemps ? demandai-je d’une voix qui tremblait.

Le vieux Surdon, le domestique, qui n’avait jamais été bavard, me fit comprendre par un signe qu’il n’en savait rien.

– Et où sont-ils allés ?

Un autre signe du même genre que le premier acheva de me désespérer. Cependant, Surdon, sans se presser, sortait une lettre de la poche intérieure de sa veste. Je la lui arrachai des mains ; je décachetai et je lus : « Mon cher neveu, nous sommes dans l’obligation soudaine de partir pour l’étranger. Il s’agit d’une affaire de la plus haute importance, comme tu peux le penser. Nous ferons notre absence aussi courte que possible ; cependant je ne prévois guère que nous puissions être de retour avant deux mois. Nous te ferons parvenir souvent de nos nouvelles par voie indirecte parce que je tiens à ce que tu sois le seul à savoir où nous sommes. Surtout, garde le secret pour tout le monde. Ne t’inquiète de rien : Cordélia t’aime toujours. Vous serez mariés avant la fin de l’année… Attends-nous à Vascoeuil, où j’envoie mes gens. Surdon t’appartient. »

Cette lettre, en même temps qu’elle me rassurait sur les intentions de mon oncle (« Vous serez mariés avant la fin de l’année ») me troublait singulièrement en ce qui concernait Cordélia (« Cordélia t’aime toujours ! ») Est-ce qu’il avait besoin de mettre cela ? Enfin, elle me remplissait d’inquiétude pour beaucoup de raisons. Qu’est-ce que signifiait ce voyage mystérieux, et pourquoi des nouvelles indirectes ?… Mais surtout, pourquoi m’envoyait-on à Vascoeuil ?…

Tous les ans, mon oncle et Cordélia passaient leur été à Hennequeville, où ils avaient, sur la route de Honfleur, une magnifique propriété, le Clos Normand, qui était une grande machine toute neuve, je veux dire datant d’une quinzaine d’années au plus et où nous trouvions la chose la plus importante du monde : le confort moderne tandis que Vascoeuil, où nous nous rendions une fois l’an, à l’ouverture de la chasse, n’était qu’une grande maison campagnarde qui ne manquait certes point d’allure, mais fort vétuste et où l’on manquait de tout.

Ce manoir m’avait toujours produit un effet des plus bizarres avec ses grands murs pâles, sa tour de coin se mirant dans les eaux froides de la rivière, son immense cour abandonnée, ses communs délabrés et, par-derrière, son parc mal entretenu, dont les allées moussues avaient une odeur de mort.

Les salles intérieures, avec leurs peintures effacées, leurs glaces sans tain, me semblaient être habitées par des ombres que notre visite annuelle dérangeait. Je n’ai jamais cru aux fantômes, mais Vascoeuil m’a toujours fâcheusement impressionné.

Chose étrange, Cordélia s’y plaisait assez, y trouvant « de la poésie » ; quand j’analyse mes sentiments, je crois pouvoir expliquer ce malaise que Vascoeuil me causait, par le fait qu’étant d’une santé robuste et d’un esprit parfaitement sain, je trouvais insupportable tout ce qui, autour de moi, ne se présentait pas avec les mêmes vertus de solidité. Vascoeuil n’était pas une chose « bien portante ». Cela suffisait à me le faire prendre en grippe.

Que fut-ce lorsque je m’y retrouvai sans Cordélia, avec le vieux Surdon et sa femme Mathilde ?

J’ai dit que Surdon n’avait jamais été bavard, mais Mathilde avait toujours eu la langue bien pendue. Elle nous avait connus tout petits et nous aimait beaucoup ; depuis des années, elle se réjouissait de notre mariage. Je ne fus pas plus tôt arrivé, que, la prenant à l’écart, je lui demandai sans détour tout ce que cela signifiait.

Elle poussa un soupir et se sauva, je courus et la rattrapai par sa jupe. Elle se mit à pleurer :

– Monsieur Hector, me dit-elle, en se mouchant, je vous jure qu’il n’y a rien. C’est une idée du maître d’habiter ici. Il ne nous a pas consultés, bien sûr !

– Eh bien, si cela lui plaît, qu’il y vienne au lieu de courir l’Europe et de me priver de Cordélia. Quant à moi, je m’en vais !

– Et où donc ?

– À Hennequeville !

Je n’eus pas plus tôt prononcé ces derniers mots que Mathilde montra une agitation extrême. « Non ! Non ! Il ne faut pas aller à Hennequeville ! Monsieur ne serait pas content ! C’est une idée qu’il a comme ça ! » C’était une Rouennaise, du quartier de Darne’tal. C’est têtu et madré. Je compris que je n’en tirerais rien. Mais je résolus d’aller à Hennequeville. J’y fus dès le lendemain. J’y arrivai vers six heures du soir. Mon Dieu ! que cette campagne me plaisait et que ce domaine avait d’agrément ! Ah ! certes ! avec la verdure lustrée de ses plantureux herbages, l’encadrement odoriférant de ses haies en fleurs, Hennequeville n’avait rien de fantomatique… et, cependant, quand j’aperçus tout à coup, au détour du chemin, la maison fermée, mon cœur se remplit d’angoisse. Jamais la belle demeure ne m’avait accueilli avec un pareil visage de bois. Quelle étrange impression je reçus de ses persiennes closes et de ses portes verrouillées !… Combien j’étais loin de l’accueil de jadis ! où étaient-ils les rires et les baisers de Cordélia sur ce seuil chéri ? Aucun écho d’autrefois. La maison ne me connaissait plus. J’appesantis mon front sur la grille et je restai là des moments que je ne saurais mesurer, en proie à la plus sombre mélancolie.

Le soir était tombé sur ces entrefaites et quand je relevai la tête, je ne fus pas peu étonné d’apercevoir à quelques pas de moi une ombre qui eût pu me paraître être mon ombre tant son geste reproduisait le mien. Elle aussi poussa un soupir. J’en fus comme saisi d’effroi…

Mais mon étonnement ne fit que grandir quand j’entendis cette ombre exprimer tout haut ce que je ressentais tout bas ; en des termes que je ne saurais reproduire exactement, mais qui traduisaient admirablement ma pensée, l’ombre expliquait qu’il était impossible à une âme douée de quelque sensibilité de passer devant ce joli domaine sans s’y arrêter, au moins le temps de regretter que toute la vie d’élégance et de plaisir pour laquelle il avait été créé parût s’en être enfuie pour toujours.

À quoi, un peu interloqué, je répondis, en me mentant à moi-même (car, je le répète, mon impression avait été la même que celle de l’ombre)… je répondis qu’il n’y avait aucune raison pour que cette demeure, momentanément close, ne se rouvrît point quelque jour et ne se remplît à nouveau de bruits joyeux… Mais l’ombre poussa encore un soupir, secoua la tête, prononça un mot qui me fit frissonner : jamais !… et, glissant derrière le mur, disparut…

Je quittai ces lieux, plus triste que je n’y étais venu. Cette singulière rencontre avec un étranger qui paraissait animé d’une émotion étrangement sœur de la mienne m’avait « bouleversé » à un point dont je ne me rendis point compte tout d’abord ; mais, en descendant la côte qui me ramenait dans la vallée de la Touques, je crus reconnaître devant moi l’ombre qui avait parlé tout haut à mes côtés et je me mis à courir pour la rattraper.

Je la rejoignis devant un cabaret dont la porte entrouverte laissait passer une bien pauvre lumière, suffisante cependant pour que je pusse distinguer quelques traits du personnage qui se retourna à mon approche. Ce qui me frappa tout de suite en lui, en dehors de sa beauté certaine, ce furent ses yeux, ou plutôt leur éclat. Ils paraissaient brûler dans la nuit.

Il n’y a que certains yeux d’albinos pour m’avoir produit un effet approchant ou encore les yeux des chats qui distinguent, la nuit, des choses que nous n’apercevons point. L’homme était sorti de la lumière, que je voyais encore ses yeux brûler sur la route.

Je voulus lui parler, mais je n’en eus point la force.

Je restai là, comme étourdi, pendant qu’il s’éloignait. L’air frais du large vint, heureusement, me balayer le front. Quelqu’un me parla. C’était le cabaretier. J’entrai chez lui. Je lui demandai s’il connaissait l’homme qui venait de passer devant sa porte. Il me répondit que c’était un peintre célèbre en Angleterre et que l’on disait de lui, dans ce pays-ci, qu’il était un peu toqué.