L’éclosion de Mireille. – L’origine de ce nom. – Le cousin Tourette. – Le moulin à l’huile. – Le bûcheron Siboul. – L’herborisateur Xavier. – Le coup d’État (1851). – L’excursion dans les astres. – Le Congrès des Trouvères : Jean Reboul. – Le Romévage d’Aix : Brizeux, Zola.
Une fois « licencié », ma foi, comme tant d’autres (et, vous avez pu le voir, je ne me surmenai pas trop), fier comme un jeune coq qui a trouvé un ver de terre, j’arrivai au Mas à l’heure où on allait souper sur la table de pierre, au frais, sous la tonnelle, aux derniers rayons du jour.
– Bonsoir toute la compagnie !
– Dieu te le donne, Frédéric !
– Père, mère tout va bien… À ce coup, c’est bien fini !
– Et belle délivrance ! ajouta Madeleine, la jeune Piémontaise qui était servante au Mas.
Et lorsque, encore debout, devant tous les laboureurs, j’eus rendu compte de ma dernière suée, mon vénérable père, sans autre observation, me dit seulement ceci :
– Maintenant, mon beau gars, moi j’ai fait mon devoir. Tu en sais beaucoup plus que ce qu’on m’en a appris… C’est à toi de choisir la voie qui te convient : je te laisse libre.
– Grand merci ! répondis-je.
Et là même, – à cette heure, j’avais mes vingt et un ans, – le pied sur le seuil du Mas paternel, les yeux vers les Alpilles, en moi et de moi-même, je pris la résolution : premièrement, de relever, de raviver en Provence le sentiment de race que je voyais s’annihiler sous l’éducation fausse et antinaturelle de toutes les écoles ; secondement, de provoquer cette résurrection par la restauration de la langue naturelle et historique du pays, à laquelle les écoles font toutes une guerre à mort ; troisièmement, de rendre la vogue au provençal par l’influx et la flamme de la divine poésie.
Tout cela, vaguement, bourdonnait en mon âme ; mais je le sentais comme je vous dis. Et plein de ce remous, de ce bouillonnement de sève provençale, qui me gonflait le cœur, libre d’inclination envers toute maîtrise ou influence littéraire, fort de l’indépendance qui me donnait des ailes, assuré que plus rien ne viendrait me déranger, un soir, par les semailles, à la vue des laboureurs qui suivaient la charrue dans la raie, j’entamai, gloire à Dieu ! le premier chant de Mireille.
Ce poème, enfant d’amour, fit son éclosion paisible, peu à peu, à loisir, au souffle du vent large, à la chaleur du soleil ou aux rafales du mistral, en même temps que je prenais la surveillance de la ferme, sous la direction de mon père qui, à quatre-vingts ans, était devenu aveugle.
Me plaire à moi, d’abord, puis à quelques amis de ma première jeunesse, – comme je l’ai rappelé dans un des chants de Mireille :
Ô doux amis de ma jeunesse,
Aérez mon chemin de votre sainte haleine,
c’était tout ce que je voulais. Nous ne pensions pas à Paris, dans ces temps d’innocence. Pourvu qu’Arles – que j’avais à mon horizon, comme Virgile avait Mantoue – reconnût, un jour, sa poésie dans la mienne, c’était mon ambition lointaine. Voilà pourquoi, songeant aux campagnards de Crau et de Camargue, je pouvais dire :
Nous ne chantons que pour vous, pâtres et gens des Mas.
De plan, en vérité, je n’en avais qu’un à grands traits, et seulement dans ma tête. Voici :
Je m’étais proposé de faire naître une passion entre deux beaux enfants de la nature provençale, de conditions différentes, puis de laisser à terre courir le peloton, comme dans l’imprévu de la vie réelle, au gré des vents !
Mireille, ce nom fortuné qui porte en lui sa poésie, devait fatalement être celui de mon héroïne : car je l’avais, depuis le berceau, entendu dans la maison, mais rien que dans notre maison. Quand la pauvre Nanon, mon aïeule maternelle, voulait gracieuser quelqu’une de ses filles :
– C’est Mireille, disait-elle, c’est la belle Mireille, c’est Mireille, mes amours.
Et ma mère, en plaisantant, disait parfois de quelque fillette :
– Tenez ! la voyez-vous, Mireille mes amours !
Mais, quand je questionnais sur Mireille, personne n’en savait davantage : une histoire perdue, dont il ne subsistait que le nom de l’héroïne et un rayon de beauté dans une brume d’amour. C’était assez pour porter bonheur à un qui, peut-être, – sait-on ? – fut, par cette intuition qui appartient aux poètes, la reconstitution d’un roman véritable.
Le Mas du Juge, à cette époque, était un vrai foyer de poésie limpide, biblique et idyllique. N’était-il pas vivant, chantant autour de moi, ce poème de Provence avec son fond d’azur et son encadrement d’Alpille ? L’on n’avait qu’à sortir pour s’en trouver tout ébloui. Ne voyais-je pas Mireille passer, non seulement dans mes rêves de jeune homme, mais encore en personne, tantôt dans ces gentilles fillettes de Maillane qui venaient, pour les vers à soie, cueillir la feuille des mûriers, tantôt dans l’allégresse de ces sarcleuses, ces faneuses, vendangeuses, oliveuses, qui allaient et venaient, leur poitrine entrouverte, leur coiffe cravatée de blanc, dans les blés, dans les foins, dans les oliviers et dans les vignes ?
Les acteurs de mon drame, mes laboureurs, mes moissonneurs, mes bouviers et mes pâtres, ne circulaient-ils pas, du point de l’aube au crépuscule, devant mon jeune enthousiasme ? Vouliez-vous un plus beau vieillard, plus patriarcal, plus digne d’être le prototype de mon maître Ramon, que le vieux François Mistral, celui que tout le monde et ma mère elle-même n’appelaient que le « maître » ? Pauvre père ! Quelquefois, quand le travail était pressant, il fallait donner aide, soit pour rentrer les foins, soit pour dériver l’eau de notre puits à roue, il criait dehors :
– Où est Frédéric ?
Bien qu’à ce moment-là je fusse allongé sous un saule, paressant à la recherche de quelque rime en fuite, ma pauvre mère répondait :
– Il écrit.
Et aussitôt, la voix rude du brave homme s’apaisait en disant :
– Ne le dérange pas.
Car, pour lui, qui n’avait lu que l’Écriture Sainte et Don Quichotte en sa jeunesse, écrire était vraiment un office religieux. Et il montre bien ce respect pour le mystère de la plume, le début d’un récitatif, usité jadis chez nous, et dont nous reparlerons au sujet du mot Félibre :
Monseigneur saint Anselme lisait et écrivait.
Un jour, de sa sainte écriture,
Il est monté au haut du ciel.
Un autre personnage qui eut, sans le savoir, le don d’intéresser ma Muse épique, c’était le cousin Tourrette, du village de Mouriès : une espèce de colosse, membru et éclopé, avec de grosses guêtres de cuir sur les souliers et connu à la ronde, dans les plaines de Crau, sous le nom du Major, ayant, en 1815, été tambour-major des gardes nationaux qui, sous le commandement du duc d’Angoulême, voulaient arrêter Napoléon, à son retour de l’île d’Elbe. Il avait, dans sa jeunesse, dissipé son bien au jeu ; et dans ses vieux jours, réduit aux abois, il venait, tous les hivers, passer une quinzaine avec nous autres, au Mas. Lorsqu’il repartait, mon père lui donnait, dans un sac, quelques boisseaux de blé. L’été, il parcourait la Crau et la Camargue, allant aider aux bergers, lorsqu’on tondait les troupeaux, aux fermiers pour le dépiquage, aux faucheurs de marais pour engerber les roseaux ou, enfin, aux sauniers pour mettre le sel en meules. Aussi connaissait-il la terre d’Arles et ses travaux, assurément, comme personne. Il savait le nom des Mas, des pâturages, des chefs de bergers, des haras de chevaux et de taureaux sauvages, ainsi que de leurs gardiens. Et il parlait de tout avec une faconde, un pittoresque, une noblesse d’expressions provençales, qu’il y avait plaisir d’entendre. Pour dire, par exemple, que le comte de Mailly était riche, fort riche en propriétés bâties :
– Il possède, disait-il, sept arpents de toitures.
Les filles qui s’engagent pour la cueillette des olives – à Mouriès, elles sont nombreuses – le louaient pour leur dire des contes à la veillée. Elles lui donnaient, je crois, un sou chacune par veillée. Il les faisait tordre de rire, car il savait tous les contes, plus ou moins croustilleux, qui, d’une bouche à l’autre, se transmettent dans le peuple, tels que : Jean de la Vache, Jean de la Mule, Jean de l’Ours, le Doreur, etc.
Une fois que la neige commençait à tomber :
– Allons, disions-nous, le cousin apparaîtra bientôt.
Et il ne manquait jamais.
– Bonjour, cousin !
– Cousin, bonjour !
Et voilà. La main touchée et son bâton déposé, humblement, derrière la porte, il s’attablait, mangeait une belle tartine de fromage pétri et entamait, ensuite, le sujet de l’olivaison. Et il contait que les meules, en son bourg de Mouriès, ne pouvaient tenir pied à la récolte des olives. Et il disait :
– Comme on est bien, l’hiver, lorsqu’il fait froid, dans ces moulins à huile ! Écarquillé sur le marc tout chaud, on regarde, à la clarté des caleils à quatre mèches, les presseurs d’huile moitié nus qui, lestes comme chats, poussent tous à la barre, au commandement du chef :
– Allons, ce coup ! Encore un coup ! Encore un bon coup ! Houp ! que tout claque ! Là !
Étant, le cousin Tourrette, comme tous les songeurs, tant soit peu fainéant, il avait, toute sa vie, rêvé de trouver une place où il y eût peu de travail.
– Je voudrais, nous disait-il, la place de compteur de mornes, à Marseille par exemple, dans un de ces grands magasins où, lorsqu’on les débarque, un homme, étant assis, peut, en comptant les douzaines, gagner (me suis-je laissé dire) ses douze cents francs par an.
Mon pauvre vieux Major ! Il mourut comme tant d’autres, sans avoir vu réaliser sa rêverie sur les mornes.
Je n’oublierai pas non plus, parmi mes collaborateurs, ou, tant vaut dire, mes fauteurs de la poésie de Mireille, le bûcheron Siboul : un brave homme de Montfrin, habillé de velours, qui venait tous les ans, à la fin de l’automne, avec sa grande serpe, tailler joliment nos bourrées de saule. Pendant qu’il découpait et appareillait ses rondins, que d’observations justes il me faisait sur le Rhône, sur ses courants, ses tourbillons, sur ses lagunes, sur ses baies, sur ses graviers et sur ses îles, puis sur les animaux qui fréquentent ses digues, les loutres qui gîtent dans les arbres creux, les bièvres qui coupent des troncs comme la cuisse, et sur les pendulines qui, dans les Ségonnaux, suspendent leurs nids aux peupliers blancs, et sur les coupeurs d’osier et les vanniers de Valiabrègue !
Enfin, le voisin Xavier, un paysan herboriste, qui me disait les noms en langue provençale et les vertus des simples et de toutes les herbes de Saint-Jean et de Saint-Roch. Si bien que mon bagage de botanique littéraire, c’est ainsi que je le formai… Heureusement ! car m’est avis, sans vouloir les mépriser, que nos professeurs des écoles, tant les hautes que les basses, auraient été, bien sûr, entrepris pour me montrer ce qu’était un chardon ou un laiteron.
Comme une bombe, dans l’entrefaite de ce prodrome de Mireille, éclata la nouvelle du coup d’État du 2 décembre 1851.
Quoique je ne fusse pas de ces fanatiques chez qui la République tient lieu de religion, de justice et de patrie, quoique les Jacobins, par leur intolérance, par leur manie du niveau, par la sécheresse, la brutalité de leur matérialisme, m’eussent découragé et blessé plus d’une fois, le crime d’un gouvernant qui déchirait la loi jurée par lui m’indigna. Il m’indigna, car il fauchait toutes mes illusions sur les fédérations futures dont la République en France pouvait être le couvain.
Quelques-uns des collègues de l’École de Droit allèrent se mettre à la tête des bandes d’insurgés qui se soulevaient dans le Var au nom de la Constitution ; mais le grand nombre, en Provence comme ailleurs, les uns par dégoût de la turbulence des partis, les autres éberlués par le reflet du premier Empire, applaudirent, il est vrai, au changement de régime. Qui pouvait deviner que l’Empire nouveau dût s’effondrer dans une effroyable guerre et l’écroulement national ?
Pour conclure, je vais citer ce qui me fut dit un jour, après 1870 par Taxile Delord, républicain pourtant et député de Vaucluse, un jour qu’en Avignon, sur la place de l’Horloge, nous nous promenions ensemble :
– La gaffe, disait-il, la plus prodigieuse qui se soit jamais faite dans le parti avancé, fut la Révolution de 1848. Nous avions au gouvernement une belle famille, française, nationale, libérale entre toutes et compromise même avec la Révolution, sous les auspices de laquelle on pouvait obtenir, sans trouble, toutes les libertés que le progrès comporte… Et nous l’avons bannie. Pourquoi ? Pour faire place à ce bas empire qui a mis la France en débâcle !
Quoi qu’il en soit, en conséquence, je laissai de côté – et pour toujours – la politique inflammatoire, comme ces embarras qu’on abandonne en route pour marcher plus léger, et à toi, ma Provence, et à toi, poésie, qui ne m’avez jamais donné que pure joie, je me livrai tout entier.
Et voici que, rentré dans la contemplation, un soir, me promenant en quête de mes rimes, car mes vers, tant que j’en ai fait, je les ai trouvés tous par voies et par chemins, je rencontrai un vieux qui gardait les brebis. Il avait nom « le galant jean ». Le ciel était étoilé, la chouette miaulait, et le dialogue suivant (que vous avez lu peut-être, traduit par l’ami Daudet) eut lieu dans cette rencontre.
LE BERGER
Vous voilà bien écarté, monsieur Frédéric ?
MOI
Je vais prendre un peu l’air, maître Jean.
LE BERGER
Vous allez faire un tour dans les astres ?
MOI
Maître Jean, vous l’avez dit. Je suis tellement soûl, désabusé et écœuré des choses de la terre que je voudrais, cette nuit, m’enlever et me perdre dans le royaume des étoiles.
LE BERGER
Tel que vous me voyez, j’y fais, moi, une excursion presque toutes les nuits, et je vous certifie que le voyage est des plus beaux.
MOI
Mais comment faire pour y aller, dans cet abîme de lumière ?
LE BERGER
Si vous voulez me suivre, pendant que les brebis mangent, tout doucement, monsieur, je vous y conduirai et vous ferai tout voir.
MOI
Galant Jean, je vous prends au mot.
LE BERGER
Tenez, montons par cette voie qui blanchit du nord au sud : c’est le chemin de Saint Jacques. Il va de France droit sur l’Espagne. Quand l’empereur Charlemagne faisait la guerre aux Sarrasins, le grand saint Jacques de Galice le marqua devant lui pour lui indiquer la route.
MOI
C’est ce que les païens désignaient par Voie Lactée.
LE BERGER
C’est possible ; moi je vous dis ce que j’ai toujours ouï dire… Voyez-vous ce beau chariot, avec ces quatre roues qui éblouissent tout le nord ? C’est le Chariot des Âmes. Les trois étoiles qui précèdent sont les trois bêtes de l’attelage ; et la toute petite qui va près de la troisième, nous l’appelons le Charretier.
MOI
C’est ce que dans les livres on nomme la Grande Ourse.
LE BERGER
Comme il vous plaira… Voyez, voyez tout à l’entour les étoiles qui tombent : ce sont de pauvres âmes qui viennent d’entrer au Paradis. Signons-nous, monsieur Frédéric.
MOI
Beaux anges (comme on dit), que Dieu vous accompagne !
LE BERGER
Mais tenez, un bel astre est celui qui resplendit pas loin du Chariot, là-haut : c’est le Bouvier du ciel.
MOI
Que dans l’astronomie on dénomme Arcturus.
LE BERGER
Peu importe. Maintenant regardez là sur le nord, l’étoile qui scintille à peine : c’est l’étoile Marine, autrement dit la Tramontane. Elle est toujours visible et sert de signal aux marins – lesquels se voient perdus, lorsqu’ils perdent la Tramontane.
MOI
L’étoile Polaire, comme on l’appelle aussi, se trouve donc dans la Petite Ourse ; et comme la bise vient de là, les marins de Provence, comme ceux d’Italie, disent qu’ils vont à l’Ourse, lorsqu’ils vont contre le vent.
LE BERGER
Tournons la tête, nous verrons clignoter la Poussinière ou le Pouillier, si vous préférez.
MOI
Que les savants nomment Pléiades et les Gascons Charrette des Chiens.
LE BERGER
C’est cela. Un peu plus bas resplendissent les Enseignes, – qui, spécialement, marquent les heures aux bergers. D’aucuns les nomment les Trois Rois, d’autres les Trois Bourdons ou le Râteau ou le Faux Manche.
MOI
Précisément, c’est Orion et la ceinture d’Orion.
LE BERGER
Très bien. Encore plus bas, toujours vers le midi, brille Jean de Milan.
MOI
Sirius, si je ne me trompe.
LE BERGER
Jean de Milan est le flambeau des astres. Jean de Milan, un jour, avec les Enseignes et la Poussinière, avait été, dit-on, convié à une noce. (La noce de la belle Maguelone, dont nous parlerons tantôt.) La Poussinière, matinale, partit, paraît-il, la première et prit le chemin haut. Les Enseignes, trois filles sémillantes, ayant coupé plus bas, finirent par l’atteindre. Jean de Milan, resté endormi, prit, lorsqu’il se leva, le raccourci et, pour les arrêter, leur lança son bâton à la volée… Ce qui fait que le Faux Manche est appelé depuis le Bâton de Jean de Milan.
MOI
Et celle qui, au loin, vient de montrer le nez et qui rase la montagne ?
LE BERGER
C’est le Boiteux. Lui aussi était de la noce. Mais comme il boite, pauvre diable, il n’avance que lentement. Il se lève tard du reste et se couche de bonne heure.
MOI
Et celle qui descend, là-bas, sur le ponant, étincelante comme une épousée ?
LE BERGER
Eh bien ! c’est elle ! l’étoile du Berger, l’Étoile du Matin, qui nous éclaire à l’aube, quand nous lâchons le troupeau, et le soir, quand nous le rentrons : c’est elle, l’étoile reine, la belle étoile, Maguelone, la belle Maguelone, sans cesse poursuivie par Pierre de Provence, avec lequel a lieu, tous les sept ans son mariage.
MOI
La conjonction, je crois, de Vénus et de Jupiter ou de Saturne quelquefois.
LE BERGER
À votre goût… mais tiens, Labrit ! Pendant que nous causions, les brebis se sont dispersées, tai ! tai ! ramène-les ! Oh ! le mauvais coquin de chien, une vraie rosse… Il faut que j’y aille moi-même. Allons, monsieur Frédéric, vous, prenez garde de ne pas vous égarer !
MOI
Bonsoir ! Galant Jean.
Retournons aussi, comme le pâtre, à nos moutons. À partir des Provençales, recueil poétique où avaient collaboré les trouvères vieux et jeunes de cette époque-là, quelques-uns, dont j’étais, engagèrent entre eux une correspondance au sujet de la langue et de nos productions. De ces rapports, de plus en plus ardents, naquit l’idée d’un congrès de poètes provençaux. Et, sur la convocation de Roumanille et de Gaut qui avaient écrit ensemble dans le journal Lou Boui-Abaisse, la réunion eut lieu le 29 août 1852, à Arles, dans une salle de l’ancien archevêché, sous la présidence de l’aimable docteur d’Astros, doyen d’âge des trouvères. Ce fut là qu’entre tous nous fîmes connaissance, Aubanel, Aubert, Bourrelly, Cassan, Crousillat, Désanat, Garcin, Gaut, Gelu, Giéra, Mathieu, Roumanille, moi et d’autres. Grâce au bon Carpentrassien, Bonaventure Laurent, nos portraits eurent les honneurs de l’Illustration (18 septembre 1852).
Roumanille, en invitant M. Moquin-Tandon, professeur à la faculté des sciences de Toulouse et spirituel poète en son parler montpelliérain, l’avait chargé d’amener Jasmin à Arles. Mais, quand Moquin-Tandon écrivit à l’auteur de Marthe la folle, savez-vous ce que répondit l’illustre poète gascon : « Puisque vous allez à Arles, dites-leur qu’ils auront beau se réunir quarante et cent, jamais ils ne feront le bruit que j’ai fait tout seul. »
– Voilà Jasmin de pied en cap, me disait Roumanille.
Cette réponse le reproduit beaucoup plus fidèlement que le bronze élevé à Agen, en son honneur. Il était ce que l’on appelle, Jasmin, un fier bougre.
D’ailleurs, le perruquier d’Agen, en dépit de son génie, fut toujours aussi maussade pour ceux qui, comme lui, voulaient chanter dans notre langue. Roumanille, puisque nous y sommes, quelques années auparavant, lui avait envoyé ses Pâquerettes, avec la dédicace de Madeleine, une des poésies les meilleures du recueil. Jasmin ne daigna pas remercier le Provençal. Mais ayant, le Gascon, vers 1848, passé par Avignon, où il donna un concert avec Mlle Roaldès, qui jouait de la harpe, Roumanile, après la séance, vint avec quelques autres saluer le poète qui avait fait couler les larmes en déclamant ses Souvenirs :
– Où vas-tu grand-père ? – Mon fils, à l’hôpital…
C’est là que meurent les Jasmins.
– Qui êtes-vous donc ? fit l’Agenais au poète de Saint-Remy.
– Un de vos admirateurs, Joseph Roumanille.
– Roumanille ? Je me souviens de ce nom… Mais je croyais qu’il fût celui d’un auteur mort.
– Monsieur, vous le voyez, répondit l’auteur des Pâquerettes, qui ne laissa jamais personne lui marcher sur le pied, je suis assez jeune encore pour pouvoir, s’il plaît à Dieu, faire un jour votre épitaphe.
Qui fut bien plus gracieux pour la réunion d’Arles, ce fut ce bon Reboul, qui nous écrivit ceci : « Que Dieu bénisse votre table… Que vos luttes soient des fêtes, que les rivaux soient des amis ! Celui qui fit les cieux a fait celui de notre pays si grand et si bleu qu’il y a de l’espace pour toutes les étoiles. »
Et cet autre Nîmois, Jules Canonge, qui disait : « Mes amis, si vous aviez un jour à défendre notre cause, n’oubliez pas qu’en Arles se fit votre assemblée première et que vous fûtes étoilés dans la cité noble et fière qui a pour armes et pour devise : l’épée et l’ire du lion. »
Je ne me souviens pas de ce que je dis ou chantai là, mais je sais seulement qu’en voyant le jour renaître, j’étais dans le ravissement ; et, Roumanille l’a dit dans son discours de Montmajour, en 1889. Il paraît que, songeur, plongé dans ma pensée, dans mes yeux de jeune homme « resplendissaient déjà les sept rayons de l’Étoile ».
Le Congrès d’Arles avait trop bien réussi pour ne pas se renouveler. L’année suivante, 21 août 1853, sous l’impulsion de Gaut, le jovial poète d’Aix, à Aix se tint une assemblée (le Festival des Trouvères) deux fois nombreuse comme l’assemblée d’Arles. C’est là que Brizeux, le grand barde breton, nous adressa le salut et les souhaits où il disait :
Le rameau d’olivier couronnera vos têtes,
Moi je n’ai que la lande en fleurs :
L’un symbole riant de la paix et des fêtes
L’autre symbole des douleurs.
Unissons-les, amis ; les fils qui vont nous suivre
De ces fleurs n’ornent plus leurs fronts :
Aucun ne redira le son qui nous enivre,
Quand nous, fidèles, nous mourrons…
Mais peut-elle mourir la brise fraîche et douce ?
L’aquilon l’emporte en son vol,
Et puis elle revient légère sur la mousse
Meurt-il le chant du rossignol ?
Non, tu ranimeras l’idiome sonore,
Belle Provence, à son déclin ;
Sur ma tombe longtemps doit soupirer encore
La voix errante de Merlin.
Outre ceux que j’ai cités comme figurant au Congrès d’Arles, voici les noms nouveaux qui émergèrent au Congrès d’Aix : Léon Alègre, l’abbé Aubert, Autheman, Bellot, Brunet, Chalvet, l’abbé Emery, Laidet, Mathieu Lacroix, l’abbé Lambert, Lejourdan, Peyrottes, Ricard-Bérard, Tavan, Vidal etc., avec trois trouveresses, Mlles Reine Garde, Léonide Constans et Hortense Rolland.
Une séance littéraire, devant tout le beau monde d’Aix, se tint, après midi, dans la grande salle de la mairie, courtoisement ornée des couleurs de Provence et des blasons de toutes les cités provençales. Et sur une bannière en velours cramoisi étaient inscrits les noms des principaux poètes provençaux des derniers siècles. Le maire d’Aix, maire et député, était alors M. Rigaud, le même qui plus tard donna une traduction de Mirèio en vers français.
Après l’ouverture faite par un chœur de chanteurs,
Trouvères de Provence,
Pour nous tous quel beau jour !
Voici la Renaissance
Du parler du Midi,
dont Jean-Baptiste Gaut avait fait les paroles, le président d’Astros discourut gentiment en langue provençale ; puis, tour à tour, chacun y alla de son morceau. Roumanille, très applaudi, récita un de ses contes et chanta la Jeune Aveugle ; Aubanel dévida sa pièce des Jumeaux, et moi la Fin du Moissonneur. Mais le plus grand succès fut pour la chansonnette du paysan Tavan, les Frisons de Mariette, et pour le maçon Lacroix, qui fit tous frissonner avec sa Pauvre Martine.
Émile Zola, alors écolier au collège d’Aix, assistait à cette séance et, quarante ans après, voici ce qu’il disait dans le discours qu’il prononça à la félibrée de Sceaux (1892) :
« J’avais quinze ou seize ans, et je me revois, écolier échappé du collège, assistant à Aix, dans la grande salle de l’Hôtel de Ville, à une fête poétique un peu semblable à celle que j’ai l’honneur de présider aujourd’hui. Il y avait là Mistral déclamant la Mort du Moissonneur, Roumanille et Aubanel sans doute, d’autres encore, tous ceux qui, quelques années plus tard, allaient être les félibres et qui n’étaient alors que les troubadours. »
Enfin, au banquet du soir, où l’on en dit, conta et chanta de toutes sortes, nous eûmes le plaisir d’élever nos verres à la santé du vieux Bellot, qui s’était, dans Marseille et toute la Provence, fait une renommée, méritée assurément, de poète drolatique, et qui, ébahi de voir ce débordement de sève, nous répondait tristement :
Je ne suis qu’un gâcheur ;
J’ai dans ma pauvre vie, noirci bien du papier :
Gaut, Mistral, Crousillat, qui, eux, n’ont pas la flemme,
De notre provençal débrouilleront l’écheveau.