CHAPITRE XIV
 
LE VOYAGE AUX SAINTES-MARIES
 

La caravane de Beaucaire. – Le charretier Lamouroux. – Les rouliers de Provence. – Alarde la folle. – La Camargue en pataugeant. – Les filles sur le dos. – La Mecque du golfe. – La descente des chasses. – Le retour par Aigues-Mortes.

 

J’avais toute ma vie ouï parler de la Camargue et des Saintes-Maries et de leur pèlerinage, mais je n’y étais jamais allé. Au printemps de cette année-là (1855), j’écrivis à l’ami Mathieu, toujours prêt pour les excursions : « Veux-tu venir avec moi aux Saintes ? »

« Oui, » me répondit-il.

L’on se donna rendez-vous à Beaucaire, au quartier de la Condamine, d’où tous les ans, le 24 mai, partait une caravane pour les Saintes-Maries de la Mer ; et avec une multitude de femmes, de jeunes filles, d’enfants, d’hommes du peuple, tassés sur des charrettes, un peu après minuit nous nous mîmes en route. Je vous laisse à penser si les carrioles avaient leur charge : nous étions sur la nôtre quatorze pèlerins.

Le brave charretier, un nommé Lamouroux, de ces Provençaux diserts qui ne sont entrepris sur rien, nous fit placer devant, assis sur le brancard et les jambes pendantes. Lui, la moitié du temps, à la gauche de sa bête, tout en battant du feu pour allumer sa pipe, nous marchait côte à côte et le fouet sur la nuque. Lorsqu’il était fatigué, il se nichait dans un siège suspendu devant la roue et que les charretiers nomment porte-fainéant.

Derrière moi, embéguinée dans sa mante de laine, il y avait une jeunesse qu’on appelait Alarde et qui, sur un matelas blottie avec sa mère, me tenait ses pieds dans le dos. Mais n’ayant pas fait encore connaissance avec nos voisines, qui entre elles babillaient, nous causions, Mathieu et moi, avec le charretier.

– Ainsi, vous autres, d’où êtes-vous, s’il n’y a pas d’indiscrétion ? commença maître Lamouroux.

Nous répondîmes :

– De Maillane.

– Ho ! vous n’êtes donc pas de loin… Je l’avais bien vu à votre parler. Charretier de Maillane verse en pays de plaine.

– Mais pas tous, mon bonhomme.

– Allons, fit Lamouroux, c’est un dicton pour plaisanter… Et tenez, j’ai connu, quand j’allais sur la route, un roulier de Maillane qui était équipé, vraiment, comme saint Georges : on l’appelait l’Ortolan.

– Vous parlez de quelques années !

– Ah ! messieurs, je vous parle de l’époque du roulage, avant, que les mangeurs, avec leurs chemins de fer, nous eussent tous ruinés. Je vous parle, moi, de quand la foire de Beaucaire était dans sa splendeur, de quand la première tartane qui arrivait à la foire gagnait la prime du mouton, dont la peau était pendue par les mariniers vainqueurs au bout du grand mât du navire ; je vous parle, moi, de quand les chevaux de halage étaient insuffisants pour remonter sur le Rhône les monceaux de marchandises qui à Beaucaire se vendaient, et du temps où les charretiers, – vous ne vous en souvenez pas, vous qui êtes jeunes, – les rouliers, les voituriers, qui baffaient les grandes routes et s’en croyaient les maîtres, faisaient claquer leur fouet de Marseille à Paris et de Paris à Lille en Flandre !

Et Lamouroux, une fois lancé sur le chapitre du roulage, pendant qu’au clair de lune sa bête cheminait tout doux, nous en tint de taillé jusqu’au lever du soleil.

– Ah ! disait-il, il fallait voir, vers le Pont de Bon-Pas ou à la Viste de Marseille, sur ce grand chemin de vingt-quatre pas de large, il fallait voir ces files de charrettes chargées, de carrioles bâchées, de haquets bien garrottés, lesquels se touchaient tous, ces rangées d’attelages superbes, équipages de trois, de quatre, de six bêtes, qui descendaient sur Marseille ou qui montaient sur Paris, charriant le blé, le vin, les poches d’avoine, les ballots de morues, les barils d’anchois ou les pains de savon, cahin-caha, bredi-breda, et à la garde de Dieu, comme disaient alors les lettres de voiture !

Et quand nous traversions un village, messieurs, des tas de polissons se pendaient au barreau de la queue de la charrette et s’y faisaient traînasser, pendant que criaient les autres :

« Derrière, derrière, charretier ! »

De loin en loin, le long de la route, il y avait pour le dîner, pour le souper ou le coucher une auberge célèbre avec sa belle hôtesse au visage riant, avec sa grande cuisine et sa grande cheminée où la broche tournait des porcs entiers sur les landiers, avec sa porte large ouverte, avec ses écuries vastes comme des églises, où deux rangées de crèches allaient se prolongeant et où sur la muraille était collée l’image coloriée de saint Éloi. Ces cabarets s’appelaient : la Graille (en français la Corneille), Saint-Martin, le Lion-d’Or, le Cheval-Blanc, la Mule-Noire, le Chapeau-Rouge, la Belle-Hôtesse, le Grand-Logis, que sais-je, moi ? et il se parlait d’eux à cent lieues à l’entour.

De loin en loin, le long de la route, il y avait des bourreliers qui mettaient en montre un collier neuf, des charrons qui au besoin pouvaient réparer les roues, des forgerons mâchurés qui pour enseigne avaient un fer à cheval, de petits boutiquiers qui, derrière leurs vitres, exposaient des paquets de cordelette à fouet ainsi que des chapeaux de pipe ; et de petites buvettes qui avaient devant leur porte un treillage blanchi par la poussière du chemin – où venaient les charretiers siroter pour un sou leur goutte d’eau-de-vie.

Tanguant du dos, réglant leur pas sur le cahot des attelages, et saluant du fouet tout ce monde connu, les fameux charretiers marchaient arrogamment, une main à la rêne et de l’autre le fouet, avec la blouse bleue, la culotte de velours, le bonnet multicolore, la limousine au vent, aux jambes les houseaux, tantôt criant : « Hue ! » tantôt criant : « Dia ! » tantôt criant : « Hurhau ! » Et quand la route était luisante et que le voyage allait bien et que les roues claquaient aux boîtes des moyeux, ils chantaient, au pas des bêtes et au tintement des grelots, la chanson des rouliers :

Un roulier qui est bien monté

Doit avoir des roues

De six pouces, à la Marlborough :

Ça, c’est à la mode !

Un essieu de dix empans

Et un petit bidet blanc

Pour le gouvernage

De son équipage.

Comment ne pas chanter ? La voiture se payait bien : d’Arles à Lyon, sept livres par quintal… Franc d’accident, un charretier avec sa couple pouvait gagner sans peine son louis d’or par jour.

Aussi on portait beau sur les routes de France ! Nos rouliers étaient glorieux. Oh ! les chevaux superbes ! Quels mulets ! Les gaillardes bêtes ! Les limoniers, les brancardiers, les cordiers, les chefs de file, tout cela était garni, harnaché à faire plaisir. Les muselières avaient des franges, les licous avaient des clochettes, les bridons avaient des houppes de toutes les couleurs. Les colliers redressaient leurs chaperons cornus ; les attelles des colliers, comme de grandes pennes, tenaient en l’air la longe dans des anneaux de verre bleu ; la laine des housses moutonnait sur le dos de leurs bêtes ; les couvertures brodées avaient des émouchettes ; les surdos, les ventrières, les croupières, les harnais, tout était contrepointé, ajusté de main de maître…

Comment n’auraient-ils pas chanté ?

En arrivant à Lyon,

Ils nous cherchent noise

Et nous font passer dessus

Le pont à bascule :

Tout cela, ce sont des gens

Qui ne demandent qu’argent

Pour faire des dentelles

À leur demoiselles.

De Marseille à Lyon, les charretiers marchaient à la gauche de leurs bêtes, ou, pour parler comme eux, à dia et de la main, parce qu’en ce temps-là la longe de la rêne se tenait du côté gauche. Ils nommaient hors la main l’autre côté de l’attelage.

Mais l’usage de Provence ne dépassait pas Lyon. À Lyon le climat, le parler, tout changeait. Il fallait donc changer de main et tenir la rêne à la droite. Ensuite la pluie venait, la laide pluie continuelle, avec sa fange et ses ornières, où il fallait cartayer, si vous ne vouliez pas vous perdre. Puis les employés des bascules qui vous cherchaient querelle en parlant franchimand… Alors en vouliez-vous des mauvaises paroles, des « tonnerres » des « Sacré Dieu » ! Ils juraient, reniaient comme des charretiers : « Hue, Mouret ! hue, Robin ! hue, charogne ! haïe donc, vieille rosse ! ah monstre de brigand, la charrette est embourbée. »

Mais les renforts venaient, avec leurs conducteurs : on doublait l’attelage, on doublait, on triplait, et l’épaule à la roue, on dépêtrait la charrette… Nous voici à l’auberge. Au bruit des coups de fouet, l’hôtesse, la chambrière, et le valet d’écurie la lanterne à la main sortaient à la rencontre des charretiers crottés. On rentrait l’équipage ; les bêtes dételées, les mangeoires garnies, on s’en venait souper.

Bénédiction de Dieu ! avec trente sous par tête, on faisait, sur les routes, des crevailles ! Les charretiers mangeaient les coudes sur la table. Sur la table bedonnait une bouteille de neuf pintes ; et quand ils avaient bu, ils jetaient derrière eux la dernière goutte du verre. Au milieu du repas, ils se levaient, c’était l’usage, pour abreuver leurs bêtes et leur donner l’avoine ; puis ils s’attablaient de nouveau pour le rôti. Nous y voilà ! Et vous ne vouliez pas qu’ils chantent :

Le matin à son lever

La soupe au fromage :

C’est là un friand manger,

Qui aime le laitage.

Puis, ça nous réveillera,

Un verre de ratafia,

Et le long de la route

La petite goutte !

Ils appelaient cela « tuer le ver ». Ayant battu la pierre à feu, ils allumaient alors la pipe, passaient leur rude main sous le joli menton de la gaie chambrière – qui attendait sur la porte, donnaient un tour de garrot à la liure du chargement, et derechef, en route !

Maintenant, s’il faut tout dire, la journée sur la route n’était pas toujours commode. Sans compter les fondrières avec la boue jusqu’aux moyeux, les montées à toute force, les descentes à enrayures, sans compter le bris des rais, les essieux qui rompaient, les gendarmes à moustaches qui épiaient la plaque des charretiers endormis et dressaient, leurs verbaux, des fois, pour épargner ou gagner du chemin, il fallait brûler l’étape, c’est-à-dire passer devant l’auberge sans manger.

D’autres fois, deux charretiers, têtus comme leurs mulets, se rencontraient sur la voie : « Coupe, toi ! Coupe, moi ! Tu ne veux pas couper, capon ? » Vlan ! sur le mufle du limonier un coup de fouet qui l’aveuglait et ruait la charrette contre un tas de cailloux ! Alors de courir aux pieux, aux billots en bois d’yeuse ; et il y avait sur la route des bagarres effroyables où, d’un coup de roulon, on vous décervelait un homme.

Pour la règle du train régnait pourtant un vieil usage qui était respecté de tous : le charretier dont le devant, la bête de devant, avait les quatre pieds blancs, à la montée comme à la descente, avait le droit, messieurs, de ne pas quitter la voie : « Qui a les quatre pieds blancs, comme on dit, peut passer partout. »

Enfin les charretiers arrivaient à Paris et allaient remiser à la Grand’Pinte, quartier si populaire, disait mon père-grand, qu’avec un coup de sifflet le gouvernement, quand il veut, peut y lever cent mille hommes !

En arrivant à Paris,

Usances nouvelles :

Des tailloles, n’y en a plus,

Culottes à bretelles.

Ce ne sont que franchimands

Qui attellent à l’envers

Et font tout au beurre…

Sur eux le tonnerre !

Mais en entrant au Grand Village, vive Dieu ! c’est là qu’ils s’appliquaient à faire claquer le fouet : c’était un éclat répété, un vacarme, un cliquetis qui ressemblait à la foudre.

– Allons, disaient les Parisiens, en bouchant des deux mains leurs oreilles qui cornaient, les Provençaux arrivent ! et marche, tron de l’air ! crains-tu que la terre te manque ?

Il faut dire qu’en ce temps, pour faire péter le fouet, les rouliers de Provence étaient les sans-pareils. Mangechair de Tarascon, dans l’affaire d’une lieue, en faisant les coups quadruples, avait consommé quatre livres de mèche. Maître Imbert de Beaucaire, rien que d’un coup de fouet, mouchait une chandelle sans l’éteindre ! Le Puceron de Château-Renard débouchait une bouteille sans la jeter à terre ; enfin le gros Charlon de la Pierre-Plantade, d’un coup de mèche de son fouet, vous déferrait, dit-on, un mulet des quatre pieds.

Bref, lorsque les rouliers avaient déchargé leurs voitures, serré le payement dans le ceinturon de cuir, rechargé pour Marseille et fait une tournée dans le Palais-Royal, ils entonnaient joyeux ce dernier couplet :

Tiens, garçon, voilà pour toi,

Va mettre en cheville…

Mais l’hôtesse a répondu :

Moi qui suis jolie,

Moi qui te fais tant de bien,

Tu ne me donnes donc rien ?

Par une caresse

Calme ma tendresse.

Ayant mis les colliers, ils attelaient alors, et dans vingt jours, vingt-deux, vingt-quatre, au bruit régulier des grelots, ils retournaient dans la Provence, pour venir triompher, le jour de la Saint-Éloi, à la Charrette de Verdure :… Et alors au cabaret, en vouliez-vous des récits, avec des hâbleries et des mensonges gros comme le mont Ventoux ! L’un, en voyageant de nuit, avait vu le falot du feu Saint-Elme, et le follet fantastique s’était assis sur sa charrette, peut-être deux heures de chemin. Un autre, sur la route, avait trouvé une valise, qui pesait ! Il devait y avoir dedans, pour le moins, cent mille francs… Mais un cavalier masqué était venu à bride abattue et l’avait réclamée au moment où notre homme la ramassait pour l’emporter. Un autre avait été arrêté à main armée ; heureusement pour lui qu’il avait lié ses louis dans le boudin de son catogan, qui était de mode à cette époque, – et les voleurs à grandes barbes, avec stylets et pistolets doubles, eurent beau visiter et fouiller le caisson, ils n’y trouvèrent que le fiasque (bouteille clissée).

Un autre avait couché au pays des Polacres, qui en naissant ne sont pas chrétiens. Un autre avait passé au pays des Pelles de Bois. Il y en a qui croient, racontait-il, que les pelles de bois se font comme les sabots ou comme les cuillers, en taillant un morceau de bois. Mais c’est là une erreur. Les pelles de bois, qui servent pour remuer le blé, viennent sur des arbres toutes faites, comme ici les amandes et les caroubes. Quand nous y passâmes, messieurs, la récolte était rentrée et nous ne pûmes pas les voir. Mais nous nous laissâmes dire par des gens du pays que, lorsqu’elles sont sur les arbres, qu’elles vont être mûres et que le mistral souffle, elles font un tintamarre tel que celui des crécelles à l’office des Ténèbres.

Un autre affirmait avoir vu, à Paris, une princesse, une belle princesse qui avait un groin de porc ; ses parents la promenaient d’une grande ville à l’autre et la faisaient voir, la pauvre, dans la lanterne magique et offraient des millions à celui qui l’épouserait.

– Sacré coquin de Goï ! disait le vieux Brayasse, tout cela est beaucoup et tout cela n’est rien. Ce qui m’a le plus surpris, le plus épaté à Paris, je m’en vais vous le dire. Ici dans nos endroits, si quelqu’un parle français, c’est gens qui ont étudié, des bourgeois, des avocats, des commissaires de police, qui ont passé peut-être dix ans et plus dans les écoles… Mais là-haut, saprelotte ! tous savent le français. Vous voyez des moutards qui n’ont pas encore sept ans, des mioches pas plus haut que ça, avec la mèche au nez, et qui parlent français comme de grandes personnes. Je ne sais comment diable ils font.

Le brave Lamouroux, au trantran des charrettes, nous en aurait conté encore. Seulement nous venions d’arriver au pont de Fourques, et au soleil levant s’épandaient devant nous, dans le delta des deux Rhônes, les immenses plaines basses de la lisière de Camargue.

Mais ce qui nous charma plus encore que le soleil (nous avions vingt-cinq ans), ce fut la jeune fille qui, comme je l’ai dit, était derrière nous accroupie avec sa mère et qui, toute riante et se débarrassant du capuce de sa mante, apparut au grand jour comme une reine de Jouvence. Un ruban zinzolin entourait gentiment sa chevelure cendrée qui regorgeait de la coiffe : un regard de sibylle quelque peu égaré, le teint délicat et clair, la bouche arquée, ouverte au rire, elle semblait une tulipe qui, le matin, sort de l’aiguail. Nous la saluâmes, ravis. Mais elle, Alarde, sans faire attention à nous :

– Mère, dit-elle, sommes-nous loin encore des Grandes Saintes ?

– Ma fille, nous en sommes, peut-être bien, à neuf ou dix lieues.

– Y sera-t-il mon cadet ? y sera-t-il ?

– Chut ! mignonne.

Et avec un bâillement qui montra toutes ses dents, ses blanches dents de lait, la jouvencelle dit :

– Le temps me dure ! j’ai une faim à n’y plus tenir… Dis, si nous déjeunions ?

Et elle déploya aussitôt sur ses genoux un essuie-main de toile écrue ; sa mère, d’un cabas sortit du pain, des figues, une orange, des dattes, un peu de cervelas et sans cérémonie se mirent à manger.

– Bon appétit leur dîmes-nous.

– Messieurs, à votre service, nous fit la gentille Alarde en plantant ses quenottes dans un grignon de pain.

– À condition, mademoiselle, que nous mêlerons nos vivres.

– Volontiers.

Mathieu, dans sa gibecière, avait apporté deux bouteilles de bon vin de la Nerthe. Il en déboucha une, et, après avoir pris chacun une bouchée, à tour de rôle, tous, Alarde, sa mère, moi, Mathieu et le charretier, nous bûmes, l’un après l’autre, dans le même coco, et nous voilà en famille.

Puis pour nous déroidir, étant descendus un moment :

– Quelle est donc cette fille qui a si bonne façon ? demandâmes-nous à Lamouroux.

– En la voyant, nous fit à demi-voix le charretier, vous ne diriez pas, n’est-ce pas, qu’elle a une fêlure ? Et, pourtant, depuis trois mois que son « Cadet » l’a délaissée, il paraît qu’elle n’a plus, messieurs, la tête à elle.

– Quoi ! cette jolie fille, abandonnée par son galant ?

– Le gredin l’avait enlevée ; ensuite il l’a plantée là, pour en aller voir une autre, laide comme péché, mais qui a beaucoup d’argent. Et Alarde, la fleur de notre Condamine, – vous la voyez avec sa mère, – qui la conduit aux Saintes, la distraire de son rêve ou la guérir, si c’est possible.

– Pauvre petite !

Nous arrivions aux Jasses d’Albaron, où l’on fit une halte pour faire manger les bêtes dans le drap au fourrage, devant la roue de la charrette. Les filles de Beaucaire qui étaient avec nous, leurs têtes enrubannées de toutes les couleurs vinrent pendant ce temps faire une ronde autour d’Alarde :

Au branle de ma tante

Le rossignol y chante :

Oh ! Que de roses ! Oh ! que de fleurs !

Belle, belle Alarde, tournez-vous.

La belle s’est tournée,

Son beau l’a regardée :

Oh ! Que de roses ! Oh ! que de fleurs !

Belle, belle Alarde, embrassez-vous.

Et devant elle, la pauvrette partit, les bras levés, riant comme une folle et criant : Mon cadet ! mon cadet ! mon cadet !

Mais le ciel qui, depuis l’aube, était tacheté de nuées, se couvrait de plus en plus. Le vent de mer soufflait, faisant monter vers Arles de grands nuages lourds qui obscurcissaient peu à peu toute l’étendue céleste. Les grenouilles, les crapauds coassaient dans les marais, et la longue traînée de notre caravane s’espaçait, se perdait dans les terrains à salicornes, dans les landes salées à plaques blanchissantes, sur un chemin mouvant, bordé de tamaris à floraison rosée. La terre sentait le relent. Des volées de halbrans, des volées de sarcelles et de canards sauvages criaient en passant sur nos têtes.

– Lamouroux, demandaient les femmes, serons-nous à la pluie ?

– Ha ! l’homme répondait, les yeux en l’air et soucieux, une fois les nuages, dit-on, firent pleuvoir.

– Eh bien ! nous serons jolies, si l’averse nous prend au milieu de la Camargue !

– Vous mettrez, mes pauvres filles, les jupons sur les têtes.

Un gardien à cheval qui, le trident en main, ramenait ses taureaux noirs dispersés dans les friches, nous cria : « Vous serez mouillés ! »

Les bruines commençaient ; puis peu à peu la pluie s’y mit pour tout de bon, et l’eau de tomber. En rien de temps ces plaines basses furent transformées en mares. Et nous autres, assis sous la tente des charrettes, nous voyions au lointain les troupes de chevaux camargues, secouant leurs crinières et leurs longues queues flasques, gagner les levées de terre et les dunes sablonneuses. Et l’eau de tomber ! La route, noyée par le déluge, devenait impraticable. Les roues s’embourbaient. Les bêtes s’arrêtaient. À la fin, à perte de vue, ce ne fut qu’un étang immense, et les charretiers dirent :

– Allons, il faut descendre ! femmes, filles, à terre toutes, si vous ne voulez coucher au milieu des tamaris !

– Mais il faut donc marcher dans l’eau ?

– Marchant nu-pieds, les belles, vous gagnerez le Grand Pardon : car vous en avez besoin, et vos péchés diablement pèsent !

Jeunes et vieux, filles et femmes, tout le monde descendit. Avec des rires, des cris aigus, chacun pour patauger se déchaussa et se troussa. Les charretiers prirent les enfants sur les épaules à califourchon, et Mathieu, tendant le dos à la mère du tendron de notre charretée !

– Tenez, mettez-vous là brave femme, lui fit-il, je vous porterai à la chèvre-morte.

Celle-ci, une dondon qui avait peine à cheminer, ne dit pas non.

– Et toi, ajouta-t-il en me guignant de l’œil, charge-toi d’Alarde, hein ? Puis, pour nous soulager, nous changerons de temps en temps.

Et du coup, sur le dos, sans plus de formalité nous prîmes chacun la nôtre, et tous les gars du pèlerinage ayant comme nous autres endossé chacun la sienne, figurez-vous la bonne farce !

Mathieu et sa gagui riaient comme des fous. Moi, autour de mon cou, sentant ces bras frais et ronds, ces bras d’Alarde qui sur nos têtes tenait ouvert le parapluie, quand j’eus sur les deux hanches, les mollets de la petite qui, pauvrette, par pudeur n’osait pas les serrer, je n’aurais pas donné (je l’avoue aujourd’hui encore), pas donné pour beaucoup notre voyage de Camargue avec la pluie et le gâchis.

– Mon Dieu ! répétait Alarde, si mon cadet me voyait ainsi ! mon cadet qui ne me veut plus, mon beau cadet ! mon beau cadet !

J’avais beau, moi, lui parler, lui faire en tapinois mes petits compliments, elle n’entendait pas et ne me voyait pas… Mais sa bouche haletait sur mon cou, sur mon épaule et je n’aurais eu vraiment qu’à tourner un peu la tête pour lui faire un baiser ; sa chevelure effleurait la mienne ; l’odeur tiède de sa chair, de sa chair jeune, m’embaumait ; tremblante, sa poitrine était agitée sur moi ; et, m’illusionnant comme elle qui était toute à son cadet, moi je croyais, comme Paul, porter aussi ma Virginie.

Au meilleur de mon rêve, Mathieu qui s’éreintait sous sa grosse maman, me dit : « Changeons un peu ! je n’en puis plus, mon cher ! » Et, au pied d’une agachole (c’est le nom qu’en Camargue on donne aux tamaris laissés en baliveaux) ayant fait pose tous les deux, Mathieu reprit la fille et moi hélas ! la mère. Et c’est ainsi qu’on pataugea avec de l’eau jusqu’à mi-jambes, durant plus d’une lieue, sans éprouver trop de fatigue, et tour à tour nous délassant de la façon que je vous dis, avec la rêverie d’une intrigue idéale.

À la longue pourtant, nous parvînmes en vue du château d’Avignon : la grosse pluie cessa, le temps se mit au clair, le chemin se ressuya ; on remonta sur les charrettes et, par là, vers les quatre heures, nous vîmes tout à coup s’élever, dans l’azur de la mer et du ciel, avec les trois baies de son clocher roman, ses merlons roux, ses contreforts, l’église des Saintes-Maries.

Il n’y eut qu’un cri : « Ô grandes Saintes ! » car ce sanctuaire perdu, là-bas au fond du Vacarés, dans les sables du littoral, est, comme on dirait, la Mecque de tout le golfe du Lion. Et ce qui frappe là, par sa grandeur harmonieuse, par sa voûte incommensurable, c’est cette ample surface de terre et de mer où l’œil, mieux que partout ailleurs, peut embrasser le cercle de l’horizon terrestre, l’orbis terrarum des anciens.

Et Lamouroux nous dit :

– Nous arriverons à temps pour descendre les châsses, car, messieurs, vous le savez, c’est nous, les Beaucairois, qui avons, avant tous, le droit de tourner le treuil pour la descente des Saintes.

Ce propos se rapporte à l’usage que voici :

Les reliques vénérées de Marie Jacobé, de Marie Salomé, et de Sara leur servante sont renfermées, sous la voûte du chœur et de l’abside, dans une chapelle haute, d’où, par un orifice qui donne dans l’église, la veille de la fête et au moyen d’un câble, on les descend lentement sur la foule enthousiaste.

Dès qu’on eut dételé, au milieu des dunes couvertes d’arroches et de tamaris, qui entourent le bourg, nous courûmes à l’église.

« Éclairez-les, ces Saintes chéries ! » criaient des Montpelliéraines qui vendaient, devant la porte, des cierges, des bougies, des images et des médailles.

L’église était bondée de gens du Languedoc, de femmes du pays d’Arles, d’infirmes, de bohémiennes, tous les uns sur les autres. Ce sont d’ailleurs les bohémiens qui font brûler les plus gros cierges, mais exclusivement à l’autel de Sara, qui, d’après leur croyance, était de leur nation. C’est même aux Saintes-Maries que ces nomades tiennent leurs assemblées annuelles, y faisant de loin en loin l’élection de leur reine.

Pour entrer ce fut difficile. Des commères de Nîmes embéguinées de noir, qui traînaient avec elles leurs coussins de coutil pour coucher dans l’église, se disputaient les chaises :

« Je l’avais avant vous ! – Moi je l’avais louée ! » Un prêtre faisait baiser de bouche en bouche le Saint Bras ; aux malades on donnait des verres d’eau saumâtre, de l’eau du puits des Saintes qui est au milieu de la nef et qui, à ce qu’on dit, ce jour-là devient douce. Certains, pour s’en servir en guise de remède, raclaient avec leurs ongles la poussière d’un marbre antique, sculpture encastrée dans le mur, qui fut « l’oreiller des Saintes ». Une odeur, une touffeur de cierges brûlants, d’encens, d’échauffé, de faguenas, vous suffoquait. Et chaque groupe, à pleine voix et pêle-mêle, y chantait son cantique.

Mais en l’air, quand apparurent les deux châsses en forme d’arches, aïe ! quels cris « Grandes Saintes Maries ! » Et à mesure que la corde se déroulait dans l’espace, les cris aigus, les spasmes s’exaspéraient de plus belle. Les fronts, les bras levés, la foule pantelante attendait un miracle… Oh ! du fond de l’église, soudain s’est élancée, comme si elle avait des ailes, une superbe jeune fille, blonde, déchevelée ; et frôlant de ses pieds les têtes de la foule, elle vole, comme un spectre, au travers de la nef, vers les châsses flottantes et crie : « Ô Grandes Saintes ! Rendez-moi, par pitié, l’amour de mon cadet ! »

Tous se levèrent. « C’est Alarde », criaient les Beaucairois. « C’est sainte Madeleine qui vient visiter ses sœurs ! » disaient d’autres effarés… Et en somme nous pleurions tous.

Pour finir, le lendemain, il y eut la procession sur le sable de la plage, au mugissement, au souffle des ondes blanchissantes qui s’y éclaboussaient. Au loin, sur la haute mer louvoyaient deux ou trois navires qui avaient l’air en panne et les gens se montraient une traînée resplendissante que le remous des vagues prolongeait sur la mer : « C’est ce chemin, disait-on, que les Saintes Maries, dans leur nacelle, tinrent pour aborder en Provence après la mort de Notre-Seigneur ». Sur le rivage vaste, au milieu de ces visions qu’illuminait un soleil clair, il nous semblait vraiment que nous étions en paradis.

Alarde, la belle fille, un peu pâlie depuis la veille, portait sur les épaules, avec d’autres Beaucairoises, la « Nacelle des Saintes » et tous disaient : « Hélas ! c’est une pauvre folle que son cadet a délaissée. »

Mais comme nous voulions aller voir Aigues-Mortes et qu’était de partance un omnibus qui y passait, aussitôt que les Saintes eurent (vers les quatre heures) remonté dans leur chapelle, nous nous embarquâmes de suite avec un troupeau de commères de Montpellier ou de Lunel, revendeuses et tripières à coiffes bouillonnées, qui, dès qu’ou fut en route, se mirent à chanter derechef à plein gosier :

Courons aux Saintes Maries

Pour leur donner notre foi ;

Que nos cœurs se multiplient

Pour Jésus et pour sa croix !

et cet autre cantique si répété pendant la fête :

Désarmez le Christ, désarmez le Christ

Par vos prières !

Désarmez le Christ, désarmez le Christ

Et soyez au ciel nos bonnes mères !

– C’est pourtant dame Roque, rien qu’elle et son mari, qui le firent, ce joli chant, disait une poissarde en achevant ses victuailles, et toute cette nuit on ne chante plus que ça. Les femmes de Provence ne savaient rien chanter que les anciens cantiques de leur Âme dévote{8} :

J’ai vu sous de sombres voiles

Onze étoiles,

La lune avec le soleil.

– Ah ! combien sont plus beaux nos chants de Montpellier !

– Et les langues d’aller. Nous passâmes sur un banc le petit Rhône, à Sylve-Réal. Il y avait là un fort, un joli petit fort, doré par le soleil et bâti par Vauban, que le Génie très sottement a fait détruire depuis lors.

Nous traversâmes le désert et la pinède du Sauvage, et sur le soir enfin, du milieu des marais, nous vîmes émerger, noirs et farouches dans la pourpre du couchant, les gigantesques tours, les créneaux, les remparts de la ville d’Aigues-Mortes.

– N’importe ! fit alors une des bonnes femmes, si, pendant le voyage de l’omnibus aux Saintes il y avait à Montpellier plus d’enterrements qu’il ne faut, les croque-morts, peut-être, seraient embarrassés.

– Eh bien ! on porterait à bras.

– Oh ! je crois qu’ils en ont deux, de voitures pour les morts…

À ces mots, nous apercevant que l’horrible guimbarde, aïe ! était peinte en noir :

– Mais par hasard, demandâmes-nous, cet omnibus serait…

– Le carrosse, messieurs, des pompes funèbres de Montpellier.

– Sacré coquin de sort !

Affolés, d’un coup de pied nous ouvrîmes la portière, nous sautâmes sur la route, nous payâmes le conducteur et, ayant secoué nos hardes au grand air, à pied et à notre aise nous gagnâmes Aigues-Mortes.

Une vraie ville forte de Syrie ou d’Égypte, cette silencieuse cité des Ventres-Bleus (comme les gens d’Aigues-Mortes sont dénommés quelquefois, par allusion aux fièvres endémiques du pays), avec son quadrilatère de remparts formidables calcinés au soleil, qu’on dirait de tantôt abandonné par saint Louis, avec sa tour de Constance, où, sous Louis XIV, après les dragonnades, furent emprisonnées quarante protestantes qui y restèrent oubliées dans une horrible détention, jusqu’à la fin du règne, durant peut-être quarante ans.

Un jour, longtemps après, avec deux belles dames du monde protestant de Nîmes, nous retournions visiter la grosse tour d’Aigues-Mortes, et en lisant les noms des malheureuses prisonnières, gravés par elles-mêmes dans les pierres du donjon : « Poète, nous dirent-elles, suffocantes d’émotion, ne vous étonnez pas de nous voir pleurer ainsi : pour nous autres huguenotes, ces pauvres femmes, martyres de leur foi, sont nos Saintes Maries ! »