L’adroit laboureur. – Le char de verdure. – La légende de saint Éloi – L’air de Magali. – La mort de mon père. – Les funérailles. – Le deuil. – Le partage.
– Bonjour, monsieur Frédéric.
– Ha ! bonjour.
– Que m’a-t-on dit ? que vous avez besoin d’un homme à gages !
– Oui… D’où es-tu ?
– De Villeneuve, le pays des « lézards », près d’Avignon.
– Et que sais-tu faire ?
– Un peu tout. J’ai été valet aux moulins à huile, muletier, carrier, garçon de labour, meunier, tondeur, faucheur lorsqu’il le faut, lutteur à l’occasion, émondeur de peupliers, un métier élevé ! et même cureur de puits, qui est le plus bas de tous.
– Et l’on t’appelle ?
– Jean Roussière, et Rousseyron (et Seyron pour abréger).
– Combien veux-tu gagner ? C’est pour mener les bêtes.
– Dans les quinze louis.
– Je te donne cent écus.
– Va donc pour cent écus !
Voilà comment je louai le laboureur Jean Roussière, celui-là qui m’apprit l’air populaire de Magali : un luron jovial et taillé en hercule, qui, la dernière année que je passai au Mas, avec mon père aveugle, dans les longues veillées de notre solitude, savait me garder d’ennui, en bon vivant qu’il était.
Fin laboureur, il avait toujours aux lèvres quelque chanson joyeuse :
« L’araire est composé – de trente et une pièces ; – celui qui l’inventa – devait en savoir long ! – Pour sûr, c’est quelque monsieur. »
Et naturellement adroit ou artiste, si l’on veut, quoi qu’il fît, soit le comble d’une meule de paille ou une pile de fumier, ou l’arrimage d’un chargement, il savait donner la ligne harmonieuse ou, comme on dit, le galbe. Seulement, il avait le défaut de son maître : il aimait quelque peu à dormir et à faire la méridienne.
Charmant causeur, du reste. Et il fallait l’entendre lorsqu’il parlait du temps où, sur le chemin de halage, il conduisait les grands chevaux qui remorquaient, attachées l’une à l’autre, les gabares du Rhône, à Valence, à Lyon.
– Croyez-vous, disait-il, qu’à l’âge de vingt ans, j’ai mené bravement le plus bel équipage des rivages du Rhône ? Un équipage de quatre-vingts étalons, couplés quatre par quatre, qui traînaient six bateaux ! Que c’était beau, pourtant, le matin, quand nous partions, sur les digues du grand fleuve, et que, silencieuse, cette flotte, lentement, remontait le cours de l’eau !
Et Jean Roussière énumérait tous les endroits des deux rives : les auberges, les hôtesses, les rivières, les palées, les pavés et les gués, d’Arles au Revestidou, de la Coucourde à l’Ermitage.
Mais son bonheur, mais son triomphe, à notre brave Rousseyron, c’était lors de la Saint-Éloi.
– À vos Maillanais, disait-il, s’ils ne l’ont pas vu encore, nous montrerons comment on monte une petite mule.
Saint-Éloi est, en Provence, la fête des agriculteurs. Par toute la Provence, les curés, comme vous savez, ce jour-là, bénissent les bêtes, ânes, mulets et chevaux, et les gens aux bestiaux font goûter le pain bénit, cet excellent pain bénit, parfumé avec l’anis et doré avec des œufs, qu’on appelle tortillades. Mais chez nous, ce jour-là, on fait courir la charrette, un chariot de verdure attelé de quarante ou cinquante bêtes, caparaçonnées comme au temps des tournois, harnachées de sous-barbes, de housses brodées, de plumets, de miroirs et de lunes de laiton, et on met le fouet à l’encan, c’est-à-dire qu’à l’enchère on met publiquement la charge de Prieur :
– À trente francs le fouet ! à cent francs ! à deux cents francs ! Une fois, deux fois, trois fois !
Au plus offrant échoit la royauté de la fête. La Charrette Ramée va à la procession, avec la cavalcade de laboureurs allègres qui marchent fièrement, chacun près de sa bête, en faisant claquer son fouet. Sur la charrette, accompagnés d’un tambour et d’un fifre, les Prieurs sont assis. Sur les mulets, les pères enfourchent leurs petits qui s’accrochent heureux aux attelles des colliers. Les colliers, à leur chaperon, ont tous une tortillade (gâteau en forme de couronne) et un fanion en papier avec l’image de saint Éloi. Et, porté sur les épaules des Prieurs de l’an passé, le saint, en pleine gloire, tel qu’un évêque d’or, s’avance la crosse à la main.
Puis, la procession faite, la Charrette emportée par les cinquante mulets ou mules, roule autour du village, dans un tourbillon, avec les garçons de labour courant éperdument à côté de leurs bêtes, tous en corps de chemise, le bonnet sur l’oreille, aux pieds les souliers minces et la ceinture aux flancs.
C’est là que Jean Roussière, montant, cette année-là, notre mule « Falette » à la croupe d’amande, épata les spectateurs. Preste comme un chat, il sautait sur la bête, descendait, remontait, tantôt assis d’un seul côté, tantôt se tenant debout sur la croupe de la mule et tantôt sur son dos faisant le pied de grue, l’arbre fourchu ou la grenouille, en un mot la fantasia, comme les cavaliers arabes.
Le plus joli, c’est là que je voulais en venir, fut au repas de Saint-Éloi (car, après la charrette, les Prieurs paient le festin). Lorsqu’on eut mangé et bu et que le ventre plein, chaque convive dit la sienne, Roussière se leva et fit à la tablée :
– Camarades ! vous voilà tout un peuple de pieds-poudreux et de bélîtres, qui faites la Saint-Éloi depuis mille ans peut-être et vous ne connaissez pas, j’en suis à peu près sûr, l’histoire de votre grand patron.
– Non, dirent les convives… N’était-il pas maréchal ?
– Si, mais je vais vous conter comment il se convertit.
Et tout en trempant dans son verre, plein de vin de Tavel, la tortillade fine qu’il croquait à mesure, mon laboureur commença :
« Notre Seigneur Dieu le père, un jour, en paradis, était tout soucieux. L’enfant Jésus lui dit :
– Qu’avez-vous ? père.
– J’ai, répondit Dieu, un souci qui me tarabuste… Tiens, regarde là-bas.
– Où ? dit Jésus.
– Par là-bas, dans le Limousin, droit de mon doigt : tu vois bien, dans ce village, vers le faubourg, une boutique de maréchal ferrant, une belle grande boutique ?
– Je vois, je vois.
– Eh bien ! mon fils, là est un homme que j’aurais voulu sauver : on l’appelle maître Éloi. C’est un gaillard solide, observateur fidèle de mes commandements, charitable au pauvre monde, serviable à n’importe qui, d’un bon compte avec la pratique, et martelant du matin au soir sans mal parler ni blasphémer… Oui, il me semble digne de devenir un grand saint.
– Et qui empêche ? dit Jésus.
– Son orgueil, mon enfant. Parce qu’il est bon ouvrier, ouvrier de premier ordre, Éloi croit que sur terre nul n’est au-dessus de lui, et présomption est perdition.
– Seigneur Père, fit Jésus, si vous me vouliez permettre de descendre sur la terre, j’essaierais de le convertir.
– Va, mon cher fils.
Et le bon Jésus descendit. Vêtu en apprenti, son baluchon derrière le dos, le divin ouvrier arrive droit dans la rue où demeurait Éloi. Sur la porte d’Éloi, selon l’usage, était l’enseigne, et l’enseigne portait : Éloi le maréchal, maître sur tous les maîtres, en deux chaudes forge un fer.
Le petit apprenti met donc le pied sur le seuil et, ôtant son chapeau :
– Dieu vous donne le bonjour, maître, et à la compagnie : si vous aviez besoin d’un peu d’aide ?
– Pas pour le moment, répond Éloi.
– Adieu donc, maître : ce sera pour une autre fois.
Et Jésus, le bon Jésus, continue son chemin. Il y avait, dans la rue, un groupe d’hommes qui causaient et Jésus dit en passant :
– Je n’aurais pas cru que dans une boutique telle, où il doit y avoir, ce semble, tant d’ouvrage, on me refusât le travail.
– Attends un peu, mignon, lui fait un des voisins. Comment as-tu salué en entrant chez maître Éloi ?
– J’ai dit comme l’on dit : « Dieu vous donne le bonjour, maître, et à la compagnie ! »
– Ha ! ce n’est pas ainsi qu’il fallait dire… Il fallait l’appeler maître sur tous les maîtres… Tiens, regarde l’écriteau.
– C’est vrai, dit Jésus, je vais essayer de nouveau.
Et de ce pas il retourne à la boutique.
– Dieu vous le donne bon, maître sur tous les maîtres ! N’auriez-vous pas besoin d’ouvrier ?
– Entre, entre, répond Éloi, j’ai pensé depuis tantôt que nous t’occuperions aussi… Mais écoute ceci pour une bonne fois : quand tu me salueras, tu dois m’appeler maître, vois-tu ? sur tous les maîtres, car ce n’est pas pour me vanter, mais d’hommes comme moi, qui forgent un fer en deux chaudes, le Limousin n’en a pas deux !
– Oh ! repliqua l’apprenti, dans notre pays, à nous, nous forgeons ça en une chaude !
– Rien que dans une chaude ? Tais-toi donc, va, gamin, car cela n’est pas possible…
– Eh bien ! vous allez voir, maître sur tous les maîtres !
Jésus prend un morceau de fer, le jette dans la forge, souffle, attise le feu ; et quand le fer est rouge, rouge et incandescent, il va le prendre avec la main.
– Aïe ! mon pauvre nigaud ! le premier compagnon lui crie, tu vas te roussir les doigts !
– N’ayez pas peur, répond Jésus, grâce à Dieu, dans notre pays, nous n’avons pas besoin de tenailles.
Et le petit ouvrier saisit avec la main le fer rougi à blanc, le porte sur l’enclume et avec son martelet, pif ! paf ! patati ! patata ! en un clin d’œil l’étire, l’aplatit, l’arrondit et l’étampe si bien qu’on le dirait moulé.
– Oh ! moi aussi, fit maître Éloi, si je voulais bien.
Il prend donc un morceau de fer, le jette dans la forge, souffle, attise le feu ; et quand le fer est rouge, il vient pour le saisir comme son apprenti et l’apporter à l’enclume… Mais il se brûle les doigts : il a beau se hâter, beau faire son dur à cuire, il lui faut lâcher prise pour courir aux tenailles. Le fer de cheval cependant froidit… Et allons, pif ! et paf ! quelques étincelles jaillissent… Ah ! pauvre maître Éloi ! il eut beau frapper, se mettre tout en nage, il ne put parvenir à l’achever dans une chaude.
– Mais chut ! fit l’apprenti, il m’a semblé ouïr le galop d’un cheval…
Maître Éloi aussitôt se carre sur la porte et voit un cavalier, un superbe cavalier qui s’arrête devant la boutique. Or c’était saint Martin.
– Je viens de loin, dit celui-ci, mon cheval a perdu une couple de fers et il me tardait fort de trouver un maréchal.
Maître Éloi se rengorge, et lui parle en ces termes :
– Seigneur, en vérité, vous ne pouviez mieux rencontrer. Vous êtes chez le premier forgeron de Limousin, de Limousin et de France, qui peut se dire maître au-dessus de tous les maîtres et qui forge un fer en deux chaudes… Petit, va tenir le pied.
– Tenir le pied ! répartit Jésus. Nous trouvons, dans notre pays, que ce n’est pas nécessaire.
– Par exemple ! s’écria le maître maréchal, celle-là est par trop drôle : et comment peut-on ferrer, chez toi, sans tenir le pied ?
– Mais rien de si facile, mon Dieu ! vous allez le voir.
Et voilà le petit qui saisit le boutoir, s’approche du cheval et, crac ! lui coupe le pied. Il apporte le pied dans la boutique, le serre dans l’étau, lui cure bien la corne, y applique le fer neuf qu’il venait d’étamper, avec le brochoir y plante les clous ; puis, desserrant l’étau, retourne le pied au cheval, y crache dessus, l’adapte ; et n’ayant fait que dire avec un signe de croix : « Mon Dieu ! que le sang se caille », le pied se trouve arrangé, et ferré et solide, comme on n’avait jamais vu, comme on ne verra plus jamais.
Le premier compagnon ouvrait des yeux comme des paumes, et maître Éloi, collègues, commençait à suer.
– Ho ! dit-il enfin, pardi ! en faisant comme ça, je ferrerai tout aussi bien.
Éloi se met à l’œuvre : le boutoir à la main, il s’approche du cheval et, crac, lui coupe le pied. Il l’apporte dans la boutique, le serre dans l’étau et le ferre à son aise comme avait fait le petit. Puis, c’est ici le hic ! il faut le remettre en place ! Il s’avance près du cheval, crache sur le sabot, l’applique de son mieux au boulet de la jambe… Hélas ! l’onguent ne colle pas : le sang ruisselle et le pied tombe.
Alors l’âme hautaine de maître Éloi s’illumina : et, pour se prosterner aux pieds de l’apprenti, il rentra dans la boutique. Mais le petit avait disparu et aussi le cheval avec le cavalier. Les larmes débondèrent des yeux de maître Éloi ; il reconnut qu’il avait un maître au-dessus de lui, pauvre homme ! et au-dessus de tout, et il quitta son tablier et laissa sa boutique et il partit de là pour aller dans le monde annoncer la parole de notre Seigneur Jésus. »
Ah ! il y en eut un, de battement de mains, pour saint Éloi et Jean Roussière ! Baste ! voici pourquoi je me suis fait un devoir de rappeler ce brave Jean dans ce livre de Mémoires. C’est lui qui m’avait chanté, mais sur d’autres paroles que je vais dire tout à l’heure, l’air populaire sur lequel je mis l’aubade de Magali, air si mélodieux, si agréable et si caressant, que beaucoup ont regretté de ne plus le retrouver dans la Mireille de Gounod.
Ce que c’est que l’heur des choses ! La seule personne au monde à laquelle, dans ma vie, j’ai entendu chanter l’air populaire en question, ç’a été Jean Roussière, qui était apparemment le dernier qui l’eût retenu ; et il fallut qu’il vint, par hasard, me le chanter, à l’heure où je cherchais la note provençale de ma chanson d’amour, pour que je l’aie recueilli, juste au moment où il allait, comme tant d’autres choses, se perdre dans l’oubli.
Voici donc la chanson, ou plutôt le duo, qui me donna le rythme de l’air de Magali :
– Bonjour, gai rossignol sauvage,
Puisqu’en Provence te voilà !
Tu aurais pu prendre dommage
Dans le combat de Gibraltar :
Mais puisqu’enfin je t’ai ouï,
Ton doux ramage.
Mais puisqu’enfin je t’ai ouï,
M’a réjoui.
– Vous avez bonne souvenance,
Monsieur, pour ne pas m’oublier ;
Vous aurez donc ma préférence,
Ici je passerai l’été,
Je répondrai à votre amour
Par mon ramage
Et je vais chanter nuit et jour
Aux alentours.
– Je te donne la jouissance,
L’avantage de mon jardin ;
Au jardinier je fais défense
De te donner aucun chagrin,
Tu pourras y cacher ton nid
Dans le feuillage
Et tu te trouveras fourni
Pour tes petits.
– Je le connais à votre mine,
Monsieur, vous aimez les oiseaux ;
J’inviterai la cardeline.
Pour vous chanter des airs nouveaux
La cardeline a un beau chant,
Quand elle est seule ;
Elle a des airs sur le plain-chant
Qui sont charmants.
– Jusque vers le mois de septembre
Nous serons toujours vos voisins.
Vous aurez la joie de m’entendre
Autant le soir que le matin.
Mais lorsqu’il faudra s’envoler
Quelle tristesse !
Tout le bocage aura le deuil
Du rossignol.
– Monsieur, nous voici de partance ;
Hélas ! c’est là notre destin.
Lorsqu’il faut quitter la Provence,
Certes, ce n’est pas sans chagrin.
Il nous faut aller hiverner
Dedans les Indes ;
Les hirondelles, elles aussi,
Partent aussi.
– Ne passez pas vers l’Amérique.
Car vous pourriez avoir du plomb
Du côté de la Martinique
On tire des coups de canon.
Depuis longtemps est assiégé
Le roi d’Espagne :
De crainte d’y être arrêtés,
Au loin passez.
Œuvre de quelque illettré contemporain de l’Empire et, à coup sûr, indigène de la rive du Rhône, ces couplets naïfs ont du moins le mérite d’avoir conservé l’air que Magali a fait connaître. Quant au thème mis en vogue par l’aubade de Mireille, les métamorphoses de l’amour, nous le prîmes expressément dans un chant populaire qui commençait comme suit :
– Marguerite, ma mie,
Marguerite, mes amours,
Ceci, sont les aubades
Qu’on va jouer pour vous.
– Nargue de tes aubades
Comme de tes violons :
Je vais dans la mer blanche
Pour me rendre poisson.
Enfin, le nom de Magali, abréviation de Marguerite, je l’entendis un jour que je revenais de Saint-Remy. Une jeune bergère gardait quelques brebis le long de la Grande Roubine. – « Ô Magali ! tu ne viens pas encore ? » lui cria un garçonnet qui passait au chemin ; et tant me parut joli ce nom limpide que je chantai sur-le-champ :
Ô Magali, ma tant aimée,
Mets ta tête à la fenêtre.
Écoute un peu cette aubade
De tambourins et de violons :
Le ciel est là-haut plein d’étoiles,
Le vent est tombé…
Mais les étoiles pâliront
En te voyant.
C’est quelque temps après que, première brouée de ma claire jeunesse, j’eus la douleur de perdre mon père. Aux dernières Calendes{9}, – lui que la fête de Noël emplissait toujours de joie, maintenant devenu aveugle, nous l’avions vu d’une tristesse qui nous fit mal augurer. C’est en vain que, sur la table et sur la nappe blanche, luisaient, comme d’usage, les chandelles sacrées ; en vain, je lui avais offert le verre de vin cuit pour entendre de sa bouche le sacramentel : « Allégresse ! » En tâtonnant, hélas ! avec ses grands bras maigres, il s’était assis sans mot dire. Ma mère eut beau lui présenter, un après l’autre, les mets de Noël : le plat d’escargots, le poisson du Martigue, le nougat d’amandes, la galette à l’huile. Le pauvre vieux, pensif, avait soupé dans le silence. Une ombre avant-courrière de la mort était sur lui. Ayant totalement perdu la vue, il dit :
– L’an passé, à la Noël, je voyais encore un peu le mignon des chandelles ; mais cette année, rien, rien ! Soutenez-moi, ô sainte Vierge !
À l’entrée de septembre de 1855, il s’éteignit dans le Seigneur, et, lorsqu’il eut reçu les derniers sacrements avec la candeur, la foi, la bonne foi des âmes simples, et que, toute la famille, nous pleurions autour du lit :
– Mes enfants, nous dit-il, allons ! moi je m’en vais… et à Dieu je rends grâce pour tout ce que je lui dois : ma longue vie et mon bonheur, qui a été béni.
Ensuite, il m’appela et me dit :
– Frédéric, quel temps fait-il ?
– Il pleut, mon père, répondis-je.
– Eh bien ! dit-il, s’il pleut, il fait beau temps pour les semailles.
Et il rendit son âme à Dieu. Ah ! quel moment ! On releva sur sa tête le drap. Près du lit, ce grand lit où, dans l’alcôve blanche, j’étais né en pleine lumière, on alluma un cierge pâle. On ferma à demi les volets de la chambre. On manda aux laboureurs de dételer tout de suite. La servante, à la cuisine, renversa sur la gueule les chaudrons de l’étagère. Autour des cendres du foyer, qu’on éteignit, toute la maisonnée, silencieusement, nous nous assîmes en cercle. Ma mère au coin de la grande cheminée, et, selon la coutume des veuves de Provence, elle avait, en signe de deuil, mis sur la tête un fichu blanc ; et toute la journée, les voisins, les voisines, les parents, les amis vinrent nous apporter le salut de condoléance en disant, l’un après l’autre :
– Que Notre Seigneur vous conserve !
Et, longuement, pieusement eurent lieu les complaintes en l’honneur du « pauvre maître ».
Le lendemain, tout Maillane assistait aux funérailles. En priant Dieu pour lui, les pauvres ajoutaient :
– Autant de pains il nous donna, autant d’anges puissent-ils l’accompagner au ciel !
Derrière le cercueil, porté à bras avec des serviettes, et le couvercle enlevé pour qu’une dernière fois les gens vissent le défunt, les mains croisées, dans son blanc suaire, – Jean Roussière portait le cierge mortuaire qui avait veillé son maître.
Et moi, pendant que les glas sonnaient dans le lointain, j’allai verser mes larmes, tout seul, au milieu des champs, car l’arbre de la maison était tombé. Le Mas du Juge, le Mas de mon enfance, comme s’il eût perdu son ombre haute, maintenant, à mes yeux était désolé et vaste. L’ancien de la famille, maître François mon père, avait été le dernier des patriarches de Provence, conservateur fidèle des traditions et des coutumes, et le dernier, du moins pour moi, de cette génération austère, religieuse, humble, disciplinée, qui avait patiemment traversé les misères et les affres de la Révolution et fourni à la France les désintéressés de ses grands holocaustes et les infatigables de ses grandes armées.
Une semaine après, au retour du service, le partage se fit. Les denrées et les feurres, bêtes de trait, brebis, oiseaux de basse-cour, tout cela fut loti. Le mobilier, nos chers vieux meubles, les grands lits à quenouilles, le pétrin à ferrures, le coffre du blutoir, les armoires cirées, la huche au pain sculptée, la table, le verrier, que, depuis ma naissance, j’avais vus à demeure autour de ces murailles ; les douzaines d’assiettes, la faïence fleurie, qui n’avait jamais quitté les étagères du dressoir ; les draps de chanvre, que ma mère de sa main avait filés ; l’équipage agricole, les charrettes, les charrues, les harnais, les outils, ustensiles et objets divers, de toute sorte et de tout genre : tout cela déplacé, transporté au dehors dans l’aire de la ferme, il fallut le voir diviser, en trois parts, à dire d’expert.
Les domestiques, les serviteurs à l’année ou au mois, l’un après l’autre, s’en allèrent. Et au Mas paternel, qui n’était pas dans mon lot, il fallut dire adieu. Une après-midi, avec ma mère, avec le chien, – et Jean Roussière, qui sur le camion, charriait notre part, – nous vînmes, le cœur gros, habiter désormais la maison de Maillane qui, en partage, m’était échue. Et maintenant, ami lecteur, tu peux comprendre la nostalgie de ce vers de Mireille :
Comme au Mas, comme au temps de mon père, hélas ! hélas !