LA MONTELAISE
 

I

Une fois, à Monteux, qui est l’endroit du grand saint Gent et de Nicolas Saboly, il y avait une fillette blonde comme l’or. On lui disait Rose. C’était la fille d’un cafetier. Et, comme elle était sage et qu’elle chantait comme un ange, le curé de Monteux l’avait mise à la tête des choristes de son église.

Voici que, pour la Saint-Gent, fête patronale de Monteux, le père de Rose avait loué un chanteur.

Le chanteur, qui était jeune, tomba amoureux de la blondine ; la blondine, ma foi, devint amoureuse aussi. Puis, un beau jour, les deux enfants, sans tant aller chercher, se marièrent ; la petite Rose fut Mme Bordas.

Adieu, Monteux ! Ils partirent ensemble. Ah ! que c’était charmant, libres comme l’air et jeunes comme l’eau, de n’avoir aucun souci, que de vivre en plein amour et chanter pour gagner sa vie !

La belle première fête où Rose chanta, ce fut pour sainte Agathe, la vote des Maillanais.

Je m’en souviens comme si c’était hier.

C’était au café de la Place (aujourd’hui Café du Soleil) : la salle était pleine comme un œuf. Rose, pas plus effrayée qu’un passereau de saule, était droite, là-bas au fond, sur une estrade, avec ses cheveux blondins, avec ses jolis bras nus, et son mari à ses pieds l’accompagnant sur la guitare.

Il y avait une fumée ! C’était rempli de paysans, de Graveson, de Saint-Remy, d’Eyrague et de Maillane. Mais on n’entendait pas une mauvaise parole. Ils ne faisaient que dire :

– Comme elle est jolie ! le galant biais ! Elle chante comme un orgue, et elle n’est pas de loin, elle n’est que de Monteux !

Il est vrai que Rose ne chantait que de belles chansons. Elle parlait de patrie, de drapeau, de bataille, de liberté, de gloire, et cela avec une passion, une flamme, un tron de l’air, qui faisaient tressaillir toutes ces poitrines d’hommes. Puis, quand elle avait fini, elle criait :

– Vive saint Gent !

Des applaudissements à démolir la salle. La petite descendait, faisait, toute joyeuse, la quête autour des tables ; les pièces de deux sous pleuvaient dans la sébile et, riante et contente comme si elle avait cent mille francs, elle versait l’argent dans la guitare de son homme, en lui disant :

– Tiens ! vois ; si cela dure, nous serons bientôt riches…

II

Quand Mme Bordas eut fait toutes les fêtes de notre voisinage, l’envie lui vint de s’essayer dans les villes.

Là, comme au village, la Montelaise fit florès. Elle chantait la Pologne avec son drapeau à la main ; elle y mettait tant d’âme, tant de frisson, qu’elle faisait frémir.

En Avignon, à Cette, à Toulouse, à Bordeaux, elle était adorée du peuple. Tellement qu’elle se dit :

– Maintenant, il n’y a plus que Paris !

Elle monta donc à Paris. Paris est l’entonnoir qui aspire tout. Là comme ailleurs, et plus encore, elle fut l’idole de la foule.

Nous étions aux derniers jours de l’Empire ; la châtaigne commençait à fumer, et Mme Bordas chanta la Marseillaise. Jamais cantatrice n’avait dit cet hymne avec un tel enthousiasme, une telle frénésie ; les ouvriers des barricades crurent voir, devant eux, la liberté resplendissante, et Tony Réveillon, un poète de Paris, disait, dans le journal :

Elle nous vient de la Provence,

Où soufflent les vents de la mer,

Où l’on respire l’éloquence,

Tout enfant, en respirant l’air.

Tous les bras sont tendus vers elle…

Nous te saluons, ô Beauté :

Pour suivre tes pas, immortelle,

Nous quitterons notre Cité.

Tu nous mèneras aux frontières,

À ton moindre geste soumis,

Car tous les peuples sont nos frères,

Et les tyrans nos ennemis.

III

Hélas ! à la frontière, trop vite il fallut aller. La guerre, la défaite, la révolution, le siège s’amoncelèrent coup sur coup. Puis vint la Commune et son train du diable.

La folle Montelaise, éperdue là-dedans comme un oiseau dans la tempête, ivre d’ailleurs de fumée, de tourbillonnement, de popularité, leur chanta Marianne comme un petit démon. Elle aurait chanté dans l’eau ; encore mieux dans le feu !

Un jour, l’émeute l’enveloppa dans la rue et l’emporta comme une paille dans le palais des Tuileries.

La populace reine se donnait une fête dans les salons impériaux. Des bras noirs de poudre saisirent Marianne – car Mme Bordas était pour eux Marianne – et la campèrent sur le trône, au milieu des drapeaux rouges.

– Chante-nous, lui crièrent-ils, la dernière chanson que vont entendre les voûtes de ce palais maudit !

Et la petite de Monteux, avec le bonnet rouge coiffant ses cheveux blonds, leur chanta… la Canaille.

Un formidable cri : « Vive la République ! » suivit le dernier refrain. Seulement, une voix perdue dans la foule répondit :

– Vivo sant Gènt !

La Montelaise n’y vit plus, deux larmes brillèrent dans ses yeux bleus, et elle devint pâle comme une morte.

– Ouvrez, donnez-lui de l’air ! cria-t-on en voyant que le cœur lui manquait…

Ah ! non, pauvre Rose ! ce n’était pas l’air qui lui manquait : c’était Monteux, c’était saint Gent dans la montagne, et l’innocente joie des fêtes de Provence.

La foule, cependant, avec ses drapeaux rouges, s’écoulait en hurlant par les portails ouverts.

Sur Paris, de plus en plus, tonnait la canonnade : des bruits sombres, sinistres couraient dans les rues, de longues fusillades s’entendaient au lointain, l’odeur du pétrole vous coupait l’haleine, et quelques heures après, le feu des Tuileries montait jusqu’aux nues.

Pauvre petite Montelaise : nul n’en a plus ouï parler.

(Almanach Provençal de 1873.)