CHAPITRE XVI
 
MIREILLE
 

Adolphe Dumas à Maillane. – Sa sœur Laure. – Mon premier voyage à Paris. – Lecture de Mireille en manuscrit. – La lettre de Dumas à la Gazette de France. – Ma présentation à Lamartine. – Le quarantaine « Entretien de littérature ». – Ma mère et l’étoile.

 

L’année suivante (1856) lors de la Sainte-Agathe, fête votive de Maillane, je reçus la visite d’un poète de Paris que le hasard (ou, plutôt, la bonne étoile des félibres) amena, à son heure, dans la maison de ma mère. C’était Adolphe Dumas : une belle figure d’homme de cinquante ans, d’une pâleur ascétique, cheveux longs et blanchissants, moustache brune avec barbiche, des yeux noirs pleins de flamme et, pour accompagner une voix retentissante, la main toujours en l’air dans un geste superbe. D’une taille élevée, mais boiteux et traînant une jambe percluse, lorsqu’il marchait, on aurait dit un cyprès de Provence agité par le vent.

– C’est donc vous, monsieur Mistral, qui faites des vers provençaux ? me dit-il tout d’abord et d’un ton goguenard, en me tendant la main.

– Oui, c’est moi, répondis-je, à vous servir, monsieur !

– Certainement, j’espère que vous pourrez me servir. Le ministre, celui de l’Instruction publique, M. Fortoul, de Digne, m’a donné la mission de venir ramasser les chants populaires de Provence, comme le Mousse de Marseille, la Belle de Margoton, les Noces du Papillon, et, si vous en saviez quelqu’un, je suis ici pour les recueillir.

Et, en causant à ce propos, je lui chantai ma foi, l’aubade de Magali, toute fraîche arrangée pour le poème de Mireille.

Mon Adolphe Dumas, enlevé, épaté, s’écria :

– Mais où donc avez-vous pêché cette perle ?

– Elle fait partie, lui dis-je, d’un roman provençal (ou, plutôt, d’un poème provençal en douze chants) que je suis en train d’affiner.

– Oh ! ces bons Provençaux ! Vous voilà bien toujours les mêmes, obstinés à garder votre langue en haillons, comme les ânes qui s’entêtent à longer le bord des routes pour y brouter quelque chardon… C’est en français, mon cher ami, c’est dans la langue de Paris que nous devons aujourd’hui, si nous voulons être entendus, chanter notre Provence. Tenez ! écoutez ceci :

J’ai revu sur son roc, vieille, nue, appauvrie,

La maison des parents, la première patrie,

L’ombre du vieux mûrier, le banc de pierre étroit.

Le nid que l’hirondelle avait au bord du toit,

Et la treille, à présent sur les murs égarée,

Qui regrette son maître et retombe éplorée ;

Et, dans l’herbe et l’oubli qui poussent sur le seuil,

J’ai fait pieusement agenouiller l’orgueil,

J’ai rouvert la fenêtre où me vint la lumière,

Et j’ai rempli de chants la couche de ma mère.

« Mais allons, dites-moi, puisque poème il y a, dites-moi quelque chose de votre poème provençal.

Et je lui lus alors un morceau de Mireille, je ne me souviens plus lequel.

– Ah ! si vous parlez comme cela, me fit Dumas après ma lecture, je vous tire mon chapeau, et je salue la source d’une poésie neuve, d’une poésie indigène dont personne ne se doutait. Cela m’apprend, à moi, qui, depuis trente ans, ai quitté la Provence et qui croyais sa langue morte, cela m’apprend, cela me prouve qu’en dessous de ce patois usité chez les farauds, les demi-bourgeois et les demi-dames existe une seconde langue, celle de Dante et de Pétrarque. Mais suivez bien leur méthode, qui n’a pas consisté, comme certains le croient, à employer tels quels, ni à fondre en macédoine les dialectes de Florence, de Bologne ou de Milan. Eux ont ramassé l’huile et en ont fait la langue qu’ils rendirent parfaite en la généralisant. Tout ce qui a précédé les écrivains latins du grand siècle d’Auguste, à l’exception de Térence, c’est le « Fumier d’Ennius ». Du parler populaire ne prenez que la paille blanche avec le grain qui peut s’y trouver. Je suis persuadé qu’avec le goût, la sève de votre juvénile ardeur, vous êtes fait pour réussir. Et je vois déjà poindre la renaissance d’une langue provignée du latin, et jolie et sonore comme le meilleur italien.

L’histoire d’Adolphe Dumas était un vrai conte de fées. Enfant du peuple, ses parents tenaient une petite auberge entre Orgon et Cabane, à la Pierre-Plantée. Et Dumas avait une sœur appelée Laure, belle comme le jour et innocente comme l’eau qui naît : et voici que sur la route passèrent une fois des comédiens ambulants qui, dans la petite auberge, donnèrent, à la veillée, une représentation. L’un d’eux y jouait un rôle de prince. Les oripeaux de son costume qui scintillait sous les falots lui donnaient sur les tréteaux l’apparence d’un fils de roi, si bien que la pauvre Laure, naïve, hélas ! comme pas une, se laissa, à ce que racontent les vieillards de la contrée, enjôler et enlever par ce prince de grand chemin. Elle partit avec la troupe, débarqua à Marseille, et ayant reconnu bientôt son erreur folle, et n’osant plus rentrer chez elle, elle prit à tout hasard la diligence de Paris, où elle arriva un matin par une pluie battante. Et la voilà sur le pavé, seule et dénuée de tout. Un monsieur qui passait en landau, et qui vit tout en larmes la jeune Provençale, fit arrêter sa voiture et lui dit :

– Belle enfant, mais qu’avez-vous à tant pleurer ?

Laure naïvement conta son équipée. Le monsieur, qui était riche, ému, épris soudain, la fit monter dans sa voiture, la conduisit dans un couvent, lui fit donner une éducation soignée et l’épousa ensuite. Mais la belle épousée, qui avait le cœur noble, n’oublia pas ses parents. Elle fit venir à Paris son petit frère Adolphe, lui fit faire ses études, et voilà comment Dumas Adolphe, déjà poète de nature et de nature enthousiaste, se trouva un jour mêlé au mouvement littéraire de 1830. Vers de toute façon, drames, comédies, poèmes, jaillirent, coup sur coup, de son cerveau bouillonnant : la Cité des hommes, la Mort de Faust et de Don Juan, le Camp des Croisés, Provence, Mademoiselle de la Vallière, l’École des Familles, les Servitudes volontaires, etc. Mais vous savez, dans les batailles, bien qu’on y fasse son devoir, tout le monde n’est pas porté pour la Légion d’honneur ; et malgré sa valeur et des succès relatifs dans les théâtres de Paris, le poète Dumas, comme notre Tambour d’Arcole, était resté simple soldat, ce qui lui faisait dire plus tard en provençal :

À quarante ans passés, quand tout le monde pêche – dans la soupe des gueux on y trempe son pain, – Nous devons être heureux d’avoir – L’âme en repos, le cœur net et la main lavée. – Et qu’a-t-il ? dira-t-on. – Il a la tête haute. – Que fait-il ? Il fait son devoir.

Seulement, s’il n’était pas devenu capitaine, il avait conquis l’estime de ses plus fiers compagnons d’armes ; et Hugo, Lamartine, Béranger, de Vigny, le grand Dumas, Jules Janin, Mignet, Barbey d’Aurevilly, étaient de ses amis.

Adolphe Dumas, avec son tempérament ardent, avec on expérience de vieux lutteur parisien et tous ses souvenirs d’enfant de la Durance, arrivait donc à point nommé pour donner au Félibrige le billet de passage entre Avignon et Paris.

Mon poème provençal étant terminé enfin, mais non imprimé encore, un jeune Marseillais qui fréquentait Font-Ségugne, mon ami Ludovic Segré, me dit, un jour :

– Je vais à Paris… Veux-tu venir avec moi ?

J’acceptai l’invitation, et c’est ainsi qu’à l’improviste, et pour la première fois, je fis le voyage de Paris, où je passai une semaine. J’avais, bien entendu, porté mon manuscrit, et, quand nous eûmes quelques jours couru et admiré, de Notre-Dame au Louvre, de la place Vendôme au grand Arc de Triomphe, nous vînmes, comme de juste, saluer le bon Dumas.

– Eh bien ! cette Mireille, me fit-il, est-elle achevée ?

– Elle est achevée, lui dis-je, et la voici… en manuscrit.

– Voyons donc ; puisque nous y sommes, vous allez m’en lire un chant.

Et quand j’eus lu le premier chant :

– Continuez, me dit Dumas.

Et je lus le second, puis le troisième, puis le quatrième.

– C’est assez pour aujourd’hui, me dit l’excellent homme. Venez demain à la même heure, nous continuerons la lecture ; mais je puis, dès maintenant, vous assurer que, si votre œuvre s’en va toujours avec ce souffle, vous pourriez gagner une palme plus belle que vous ne pensez.

Je retournai, le lendemain, en lire encore quatre chants, et le surlendemain, nous achevâmes le poème.

Le même jour (26 août 1856), Adolphe Dumas adressa au directeur de la Gazette de France la lettre que voici :

« La Gazette du Midi a déjà fait connaître à la Gazette de France l’arrivée du jeune Mistral, le grand poète de la Provence. Qu’est-ce que Mistral ? On n’en sait rien. On me le demande et je crains de répondre des paroles qu’on ne croira pas, tant elles sont inattendues, dans ce moment de poésie d’imitation qui fait croire à la mort de la poésie et des poètes.

« L’Académie française viendra dans dix ans consacrer une gloire de plus, quand tout le monde l’aura faite. L’horloge de l’Institut a souvent de ces retards d’une heure avec les siècles ; mais je veux être le premier qui aura découvert ce qu’on peut appeler, aujourd’hui, le Virgile de la Provence, le pâtre de Mantoue arrivant à Rome avec des chants dignes de Gallus et des Scipion…

« On a souvent demandé, pour notre beau pays du Midi, deux fois romain, romain latin et romain catholique, le poème de sa langue éternelle, de ses croyances saintes et de ses mœurs pures. J’ai le poème dans les mains, il a douze chants. Il est signé Frédéric Mistral, du village de Maillane, et je le contresigne de ma parole d’honneur, que je n’ai jamais engagée à faux, et de ma responsabilité, qui n’a que l’ambition d’être juste. »

Cette lettre ébouriffante fut accueillie par des lazzi :

« Allons, disaient certains journaux, le mistral s’est incarné, paraît-il, dans un poème. Nous verrons si ce sera autre chose que du vent. »

Mais Dumas, lui, content de l’effet de sa bombe, me dit en me serrant la main :

– Maintenant, cher ami, retournez à Avignon pour imprimer votre Mireille. Nous avons, en plein Paris, lancé le but au caniveau, et laissons courir la critique : il faudra bien qu’elle y ajoute les boules de son jeu, toutes, l’une après l’autre.

Avant mon départ, mon dévoué compatriote voulut bien me présenter à Lamartine, son ami, et voici comment le grand homme raconta cette visite dans son Cours familiers de Littérature (quarantième entretien, 1859) :

« Au soleil couchant, je vis entrer Adolphe Dumas, suivi d’un beau et modeste jeune homme, vêtu avec un sobre élégance, comme l’amant de Laure, quand il brossait sa tunique noire et qu’il peignait sa lisse chevelure dans les rues d’Avignon. C’était Frédéric Mistral, le jeune poète villageois, destiné à devenir, comme Burns le laboureur écossais, l’Homère de la Provence.

« Sa physionomie simple, modeste et douce, n’avait rien de cette tension orgueilleuse des traits ou de cette évaporation des yeux qui caractérise trop souvent ces hommes de vanité plus que de génie, qu’on appelle les poètes populaires. Il avait la bienséance de la vérité ; il plaisait, il intéressait, il émouvait ; on sentait, dans sa mâle beauté, le fils d’une de ces belles Arlésiennes, statues vivantes de la Grèce, qui palpitent dans notre Midi.

« Mistral s’assit sans façon à ma table d’acajou de Paris, selon les lois de l’hospitalité antique, comme je me serais assis à la table de noyer de sa mère, dans son Mas de Maillane. Le dîner fut sobre, l’entretien à cœur ouvert, la soirée courte et causeuse, à la fraîcheur du soir et au gazouillement des merles, dans mon petit jardin grand comme le mouchoir de Mireille.

« Le jeune homme nous récita quelques vers dans ce doux et nerveux idiome provençal, qui rappelle tantôt l’accent latin, tantôt la grâce attique, tantôt l’âpreté toscane. Mon habitude des patois latins, parlés uniquement par moi jusqu’à l’âge de douze ans dans les montagnes de mon pays, me rendait ce bel idiome intelligible. C’étaient quelques vers lyriques ; ils me plurent mais sans m’enivrer. Le génie du jeune homme n’était pas là, le cadre était trop étroit pour son âme ; il lui fallait, comme à Jasmin, cet autre chanteur sans langue, son épopée pour se répandre. Il retournait dans son village pour y recueillir, auprès de sa mère et à côté de ses troupeaux, ses dernières inspirations. Il me promit de m’envoyer un des premiers exemplaires de son poème ; il sortit. »

 

Avant de repartir, j’allai saluer Lamartine, qui habitait au rez-de-chaussée du numéro 41 de la rue Ville-L’Évêque. C’était dans la soirée. Écrasé par ses dettes et assez délaissé, le grand homme somnolait dans un fauteuil en fumant un cigare, pendant que quelques visiteurs causaient à voix basse, autour de lui.

Tout à coup, un domestique vint annoncer qu’un Espagnol, un harpiste appelé Herrera, demandait à jouer un air de son pays devant M. de Lamartine.

– Qu’il entre, dit le poète.

Le harpiste joua son air, et Lamartine, à demi-voix, demanda à sa nièce, Mme de Cessia, s’il y avait quelque argent dans les tiroirs de son bureau.

– Il reste deux louis, répondit celle-ci.

– Donnez-les à Herrera, fit le bon Lamartine.

 

Je revins donc en Provence pour l’impression de mon poème, et la chose s’étant faite à l’imprimerie Seguin, à Avignon, j’adressai le premier exemplaire à Lamartine, qui écrivit à Reboul la lettre suivante :

« J’ai lu Mirèio… Rien n’avait encore paru de cette sève nationale, féconde, inimitable du Midi. Il y a une vertu dans le soleil. J’ai tellement été frappé à l’esprit et au cœur que j’écris un Entretien sur ce poème. Dites-le à M. Mistral. Oui, depuis les Homérides de l’Archipel, un tel jet de poésie primitive n’avait pas coulé. J’ai crié, comme vous : c’est Homère. »

Adolphe Dumas m’écrivait, de son côté :

(Mars 1859).

« Encore une lettre de joie pour vous, mon cher ami. J’ai été, hier au soir, chez Lamartine. En me voyant entrer, il m’a reçu avec des exclamations et il m’en a dit autant que ma lettre à la Gazette de France. Il a lu et compris, dit-il, votre poème d’un bout à l’autre. Il l’a lu et relu trois fois, il ne le quitte plus et ne lit pas autre chose. Sa nièce, cette belle personne que vous avez vue, a ajouté qu’elle n’avait pas pu le lui dérober un instant pour le lire, et il va faire un Entretien tout entier sur vous et Mirèio. Il m’a demandé des notes biographiques sur vous et sur Maillane. Je les lui envoie ce matin. Vous avez été l’objet de la conversation générale toute la soirée et votre poème a été détaillé par Lamartine et par moi depuis le premier mot jusqu’au dernier. Si son Entretien parle ainsi de vous, votre gloire est faite dans le monde entier. Il dit que vous êtes « un Grec des Cyclades ». Il a écrit à Reboul : « C’est un Homère ! » Il me charge de vous écrire tout ce que je veux et il ajoute que je ne puis trop vous en dire, tant il est ravi. Soyez donc bien heureux, vous et votre chère mère, dont j’ai gardé un si bon souvenir. »

Je tiens à consigner ici un fait très singulier d’intuition maternelle. J’avais donné à ma mère une exemplaire de Mirèio, mais sans lui avoir parlé du jugement de Lamartine, que je ne connaissais pas encore. À la fin de la journée, quand je crus qu’elle avait pris connaissance de l’œuvre, je lui demandai ce qu’elle en pensait et elle me répondit, profondément émue :

– Il m’est arrivé, en ouvrant ton livre, une chose bien étrange : un éclat de lumière, pareil à une étoile, m’a éblouie sur le coup, et j’ai dû renvoyer la lecture à plus tard !

Qu’on en pense ce qu’on voudra ; j’ai toujours cru que cette vision de la bonne et sainte femme était un signe très réel de l’influx de sainte Estelle, autrement dit de l’étoile qui avait présidé à la fondation du Félibrige.

Le quarantième Entretien du Cours Familier de Littérature parut un mois après (1859), sous le titre « Apparition d’un poème épique en Provence ». Lamartine y consacrait quatre-vingt pages au poème de Mireille et cette glorification était le couronnement des articles sans nombre qui avaient accueilli notre épopée rustique dans la presse de Provence, du Midi et de Paris. Je témoignai ma reconnaissance dans ce quatrain provençal que j’inscrivis en tête de la seconde édition :

À LAMARTINE

Je te consacre Mireille ; c’est mon cœur et mon âme,

C’est la fleur de mes années,

C’est un raisin de Crau qu’avec toutes ses feuilles

T’offre un paysan.

8 septembre 1859

Et voici l’élégie que je publiai à la mort du grand homme{10} :

SUR LA MORT DE LAMARTINE

Quand l’heure du déclin est venue pour l’astre – sur les collines envahies par le soir, les pâtres – élargissent leurs moutons, leurs brebis et leurs chiens ; – et dans les bas-fonds des marais, – tout ce qui grouille râle en braiment unanime : – « Ce soleil était assommant ! »

Des paroles de Dieu magnanime épancheur, – ainsi, ô Lamartine, ô mon maître, ô mon père, – en cantiques, en actions, en larmes consolantes, – quand vous eûtes à notre monde – épanché sa satiété d’amour et de lumière, – et que le monde fut las.

Chacun jeta son cri dans le brouillard profond, – chacun vous décocha la pierre de sa fronde, – car votre splendeur nous faisait mal aux yeux, – car une étoile qui s’éteint, – car un dieu crucifié plaît à la foule, – et les crapauds aiment la nuit…

Et l’on vit en ce moment des choses prodigieuses ! Lui, cette grande source de pure poésie – qui avait rajeuni l’âme de l’univers, – les jeunes poètes rirent – de sa mélancolie de prophète et dirent – qu’il ne savait pas l’art des vers.

Du Très-Haut Adonaï lui sublime grand prêtre, – qui dans ses hymnes saints éleva nos croyances – sur les cordes d’or de la harpe de Sion, – en attestant les Écritures – les dévots pharisiens crièrent sur les toits – qu’il n’avait point de religion.

Lui, le grand cœur ému, qui, sur la catastrophe – de nos anciens rois, avait versé ses strophes, – et en marbre pompeux leur avait fait un mausolée, – les ébahis du Royalisme – trouvèrent qu’il était un révolutionnaire, – et tous s’éloignèrent vite.

Lui, le grand orateur, la voix apostolique, – qui avait fulguré le mot de République – sur le front, dans le ciel des peuples tressaillant, – par une étrange frénésie, – sous les chiens enragés de la Démocratie – le mordirent en grommelant.

Lui, le grand citoyen, qui dans le cratère embrasé – avait jeté ses biens, et son corps et son âme, – pour sauver du volcan la patrie en combustion, – lorsque, pauvre, il demanda son pain, – les bourgeois et les gros l’appelèrent mangeur – et s’enfermèrent dans leur bourg.

Alors, se voyant seul dans sa calamité, – dolent, avec sa croix il gravit son Calvaire… – Et quelques bonnes âmes, vers la tombée du jour, – entendirent un long gémissement, – et puis, dans les espaces, ce cri suprême : Eli, lamma sabacthani !

Mais nul ne s’aventura vers la cime déserte. – Avec les yeux fermés et les deux mains ouvertes, – dans un silence grave il s’enveloppa donc ; – et, calme comme sont les montagnes, au milieu de sa gloire et de son infortune, – sans dire mot il expira.

21 mars 1869

Me voilà arrivé au terme de l’elucidari (comme auraient dit les troubadours) ou explication de mes origines. C’est le sommet de ma jeunesse. Désormais, mon histoire, qui est celle de mes œuvres, appartient, comme tant d’autres, à la publicité.

Je terminerai ces Mémoires par quelques épisodes de l’existence franche et libre que s’étaient faite, en Avignon, les musagètes ou coryphées de notre Renaissance, pour montrer comme, au bord du Rhône, on pratiquait le Gai-Savoir.