Le maire de Gigognan m’avait invité, l’autre année, à la fête de son village. Nous avions été sept ans camarades d’écritoire aux écoles d’Avignon, mais depuis lors, nous ne nous étions plus vus.
– Bénédiction de Dieu, s’écria-t-il en m’apercevant, tu es toujours le même : frais comme un barbeau, joli comme un sou, droit comme une quille… Je t’aurais reconnu sur mille.
– Oui, je suis toujours le même, lui répondis-je, seulement la vue baisse un peu, les tempes rient, les cheveux blanchissent et, quand les cimes sont blanches, les vallons ne sont guère chauds.
– Bah ! me fit-il, bon garçon, vieux taureau fait sillon droit et ne devient pas vieux qui veut… Allons, allons dîner.
Vous savez comme on mange aux fêtes de village, et chez l’ami Lassagne, je vous réponds qu’il ne fait pas froid ; il y eut un dîner qui se faisait dire « vous » : des coquilles d’écrevisses, des truites de la Sorgue, rien que des viandes fines et du vin cacheté, le petit verre du milieu, des liqueurs de toute sorte et, pour nous servir à table, un tendron de vingt ans qui… Je n’en dis pas plus.
Arrivés au dessert, nous entendons dans la rue un bourdonnement : vounvoun ; vounvoun ; c’était le tambourin. La jeunesse du lieu venait, selon l’usage, toucher l’aubade au consul.
– Ouvre la porte ; Françonnette, cria mon ami Lassagne, va quérir les fouaces et, allons, rince les verres.
Cependant les ménétriers battaient leur tambourinade. Quand ils eurent fini, les abbés de la jeunesse, le bouquet à la veste, entrèrent dans la salle avec les tambourins, avec le valet de ville qui portait fièrement les prix des jeux au haut d’une perche, avec les farandoleurs et la foule des filles.
Les verres se remplirent de bon vin d’Alicante. Tous les cavaliers, chacun à son tour, coupèrent une corne de galette, on trinqua pêle-mêle à la santé de M. le maire, et puis, M. le maire, lorsque tout le monde eut bu et plaisanté un moment, leur adressa ces paroles :
– Mes enfants, dansez tant que vous voudrez, amusez-vous tant que vous pourrez, soyez toujours polis avec les étrangers ; sauf de vous battre et de lancer des projectiles, vous avez toute permission.
– Vive monsieur Lassagne ! s’écria la jeunesse.
On sortit et la farandole se mit en train. Lorsque tous furent dehors, je demandai à Lassagne :
– Combien y a-t-il de temps que tu es maire de Gigognan ?
– Il y a cinquante ans, mon cher.
– Sérieusement ? il y a cinquante ans ?
– Oui, oui, il y a cinquante ans. J’ai vu passer, mon beau, onze gouvernements, et je ne crois pas mourir, si le bon Dieu m’aide, sans en enterrer encore une demi-douzaine.
– Mais comment as-tu fait pour sauver ton écharpe entre tant de gâchis et de révolutions ?
– Eh ! mon ami de Dieu, c’est là le pont aux ânes. Le peuple, le brave peuple, ne demande qu’à être mené. Seulement, pour le mener, tous n’ont pas le bon biais. Il en est qui te disent : il le faut mener raide. D’autres te disent : il le faut mener doux ; et moi, sais-tu ce que je dis ? il le faut mener gaiement.
« Regarde les bergers : les bons bergers ne sont pas ceux qui ont toujours le bâton levé ; ce n’est pas non plus ceux qui se couchent sous un saule et dorment au talus des champs. Les bons bergers sont ceux qui, devant leur troupeau, tranquillement cheminent en jouant du chalumeau. Le bétail qui se sent libre, et qui l’est effectivement, broute avec appétit le pâturin et le laiteron. Puis lorsqu’il a le ventre plein et que vient l’heure de rentrer, le berger sur son fifre joue l’air de la retraite et le troupeau content reprend la route du bercail.
« Mon ami, je fais de même, je joue du chalumeau, mon troupeau suit.
– Tu joues du chalumeau : c’est bon à dire… Mais enfin, dans ta commune, tu as des blancs, tu as des rouges, tu as des têtus et tu as des drôles, comme partout ! allons, et quand viennent les élections pour un député, par exemple, comment fais-tu ?
– Comment je fais ? Eh ! mon bon, je laisse faire… Car, de dire aux blancs : « Votez pour la république » serait perdre sa peine et son latin, comme de dire aux rouges : « Votez pour Henri V. » autant cracher contre ce mur.
– Mais les indécis, ceux qui n’ont pas d’opinion, les pauvres innocents, toutes les bonnes gens qui louvoient où le vent les pousse ?
– Ah ! ceux-là, quand parfois, dans la boutique du barbier, ils me demandent mon avis :
– Tenez, leur dis-je, Bassaquin ne vaut pas mieux que Bassacan. Si vous votez pour Bassaquin, cet été vous aurez des puces ; et si vous votez pour Bassacan, vous aurez des puces cet été. Pour Gigognan, voyez-vous, mieux vaut une bonne pluie que toutes les promesses que font les candidats… Ah ! ce serait différent, si vous nommiez des paysans : tant que, pour députés, vous ne nommerez pas des paysans, comme cela se fait en Suède et en Danemark, vous ne serez pas représentés. Les avocats, les médecins, les journalistes, les petits bourgeois de toute espèce que vous envoyez là-haut ne demandent qu’une chose : rester à Paris autant que possible pour traire la vache et tirer au râtelier. Ils se fichent pas mal de notre Gigognan ! Mais si, comme je le dis, vous, vous déléguiez des paysans, ils penseraient à l’épargne, ils diminueraient les gros traitements, ils ne feraient jamais la guerre, ils creuseraient des canaux, ils aboliraient les Droits-Réunis, et se hâteraient de régler les affaires pour s’en revenir avant la moisson… Dire pourtant qu’il y a en France plus de vingt millions de pieds-terreux et qu’ils n’ont pas l’adresse d’envoyer trois cents d’entre eux pour représenter la terre ! Que risqueraient-ils d’essayer ? Ce serait bien difficile qu’ils fissent plus mal que les autres !
« Et chacun de me répondre : « Ah ! ce M. Lassagne : tout en badinant, il a raison peut-être. »
– Mais revenons, lui dis-je ; toi personnellement, toi Lassagne, comment as-tu fait pour conserver dans Gigognan ta popularité et ton autorité pendant cinquante ans de suite ?
– Ho ! c’est la moindre des choses. Tiens, levons-nous de table, nous irons prendre l’air et quand tu auras fait avec moi, une ou deux fois, le tour de Gigognan, tu en sauras autant que moi.
Et nous nous levâmes de table, nous allumâmes un cigare et nous allâmes voir les joies.
Devant nous, en sortant, une partie de boules était engagée sur la route. Le tireur enleva le but et le remplaça par sa boule. Du coup, sans le vouloir, il donna deux points aux autres.
– Sacré coquin de sort ! cria M. Lassagne, voilà qui s’appelle tirer ! Mes compliments, Jean-Claude ! J’ai vu bien des parties, mais je t’assure que jamais je ne vis enlever comme cela un cochonnet ! Tu es un fameux tireur !
Et nous filâmes. Peu après, nous rencontrions deux jeunes filles qui allaient se promener.
– Regarde-moi donc ça, dit Lassagne à haute voix, si on ne croirait pas deux reines ! La jolie tournure ! Quels fins minois ! Et ces pendants d’oreilles à la dernière mode ! C’est la fleur de Gigognan.
Les deux fillettes tournèrent la tête et souriantes nous saluèrent.
En traversant la place, nous passâmes près d’un vieillard qui était assis devant sa porte.
– Eh bien ! maître Guintrand, lui dit M. Lassagne, cette année-ci luttons-nous pour homme ou demi-homme ?
– Ah ! mon pauvre monsieur, nous ne luttons pour rien du tout, répondit maître Guintrand.
– Vous rappelez-vous, maître Guintrand, cette année où, sur le pré, se présentèrent Meissonier, Quéquine, Rabasson, les trois plus fiers lutteurs de la Provence, et que vous les renversâtes sur les épaules tous les trois ?
– Vous ne voulez pas que je me rappelle ? fit le vieux lutteur en s’allumant : c’est l’année où l’on prit la citadelle d’Anvers. La joie était de cent écus, avec un mouton pour les demi-hommes. Le préfet d’Avignon qui me toucha la main ! Les gens de Bédarride qui pensèrent se battre avec ceux de Courtezon, car qui était pour moi, qui était contre… Ah ! quel temps ! à côté d’à présent où leurs luttes… Mieux vaut n’en point parler, car on ne voit plus d’hommes, plus d’hommes, cher monsieur… D’ailleurs ils s’entendent entre eux.
Nous serrâmes la main au vieux et continuâmes la promenade. Justement, le curé sortait de son presbytère.
– Bonjour, messieurs.
– Bonjour ; ah ! tenez, dit Lassagne, monsieur le Curé, puisque je vous vois, je vais vous parler de ceci : ce matin, à la messe, je m’avisais que notre église se fait par trop étroite, surtout les jours de fête… Croyez-vous que nous ferions mal de penser à l’agrandir ?
– Sur ce point, monsieur le Maire, je suis en plein de votre avis : vrai, les jours de cérémonie, on ne peut plus s’y retourner.
– Monsieur le Curé, je vais m’en occuper ; à la première réunion du conseil municipal je poserai la question, nous la mettrons à l’étude, et si à la préfecture on veut nous venir en aide…
– Monsieur le Maire, je suis ravi et je ne peux que vous remercier.
Un moment après, nous nous heurtâmes à un gros gars qui, la veste sur l’épaule, allait entrer au café.
– C’est égal, lui dit Lassagne, il paraît, mon garçon, que tu n’es pas moisi : on dit que tu l’as secoué, le marjolet qui en contait à Madelon pour prendre ta place.
– N’ai-je pas bien fait, monsieur le Maire ?
– Bravo, mon Joselet : ne te laisse pas manger ta soupe… Seulement, une autre fois, vois-tu ? ne tape pas si fort.
– Allons, dis-je à Lassagne, je commence à comprendre : tu emploies la savonnette.
– Attends encore, me répondit-il.
Comme nous sortions des remparts, nous voyons venir un troupeau qui tenait tout le chemin, et Lassagne cria au pâtre :
– Rien qu’au bruit de tes sonnailles, j’ai dit : ce doit être Georges ! Et je ne me suis pas trompé : le joli groupement d’ouailles ! les gaillardes brebis ! Mais que leur fais-tu manger ? J’en suis sûr : l’une portant l’autre, tu ne les donnerais pas pour dix écus au moins…
– Ah ! certes non, répliqua Georges… Je les achetai à la Foire Froide, cet hiver : presque toutes m’ont fait l’agneau, et elles m’en feront un second, m’est avis.
– Non seulement un second, mais des bêtes pareilles pourront te donner des jumeaux.
– Dieu vous entende, monsieur Lassagne !
Nous finissions à peine de causer avec le pâtre que nous vîmes venir, cahin-caha un charretier, qui avait nom Sabaton.
– Dis, Sabaton ? l’interpella ainsi Lassagne, tu vas m’en croire ou non : mais avec ta charrette tu étais encore, j’estime, à une demi-lieue d’ici que j’ai deviné ton coup de fouet.
– Vraiment ? monsieur Lassagne.
– Mon ami, il n’y a que toi pour faire ainsi claquer la mèche.
Et Sabaton, pour prouver que Lassagne disait vrai, décocha un coup de fouet qui nous fendit les oreilles.
Bref, en nous avançant, nous atteignîmes une vieille qui, le long des fossés, ramassait de la chicorée.
– Tiens, c’est toi, Bérengère ? lui dit Lassagne en l’accostant ; eh bien ! par derrière, avec ton fichu rouge, je te prenais pour Téréson, la belle-fille du Cacha : tu lui ressembles tout à fait !
– Moi ? oh ! monsieur Lassagne, mais songez que j’ai septante ans !
– Oh ! va, va, par derrière, si tu pouvais te voir, tu ne montres pas misère et l’on vendangerait avec de plus vilains paniers.
– Ce monsieur Lassagne ! il faut toujours qu’il plaisante, disait la vieille en pouffant de rire. Puis se tournant vers moi, la commère me fit :
– Voyez, monsieur, ce n’est pas façon de parler, mais ce M. Lassagne est une crème d’homme. Il est familier avec tous. Il parlerait, voyez-vous, au dernier du pays, à un enfant d’un an ! Aussi il y a cinquante ans qu’il est maire de Gigognan et il le sera toute sa vie.
– Eh bien ! collègue, me fit Lassagne, ce n’est pas moi, n’est-ce pas ? qui le lui ai fait dire. Tous, nous aimons les bons morceaux ; tous nous aimons les compliments ; et nous nous complaisons tous aux bonnes manières. Que ce soit avec les femmes, que ce soit avec les rois, que ce soit avec le peuple, qui veut régner doit plaire. Et voilà le secret du maire de Gigognan.
(Almanach provençal de 1883.)