HORTORUM DEUS

I
 

Olim truncus eram ficulnus.

HORACE.

À Paul Arène.

N'approche pas ! Va-t'en ! Passe au large, Étranger !

Insidieux pillard, tu voudrais, j'imagine,

Dérober les raisins, l'olive ou l'aubergine

Que le soleil mûrit à l'ombre du verger ?

J'y veille. À coups de serpe, autrefois, un berger

M'a taillé dans le tronc d'un dur figuier d'Égine ;

Ris du sculpteur, Passant, mais songe à l'origine

De Priape, et qu'il peut rudement se venger.

Jadis, cher aux marins, sur un bec de galère

Je me dressais, vermeil, joyeux de la colère

Écumante ou du rire éblouissant des flots ;

À présent, vil gardien de fruits et de salades,

Contre les maraudeurs je défends cet enclos…

Et je ne verrai plus les riantes Cyclades.

II
 

Hujus nam domini colunt me

Deum que salutant.

CATULLE.

Respecte, ô Voyageur, si tu crains ma colère,

Cet humble toit de joncs tressés et de glaïeul.

Là, parmi ses enfants, vit un robuste aïeul ;

C'est le maître du clos et de la source claire.

Et c'est lui qui planta droit au milieu de l'aire

Mon emblème équarri dans un cœur de tilleul :

Il n'a point d'autres Dieux, aussi je garde seul

Le verger qu'il cultive et fleurit pour me plaire.

Ce sont de pauvres gens, rustiques et dévots.

Par eux, la violette et les sombres pavots

Ornent ma gaine avec les verts épis de l'orge

Et toujours, deux fois l'an, l'agreste autel a bu,

Sous le couteau sacré du colon qui l'égorge,

Le sang d'un jeune bouc impudique et barbu

III
 

Ecce villicus

Venit…

CATULLE.

Holà, maudits enfants ! Gare au piège, à la trappe,

Au chien ! je ne veux plus, moi qui garde ce lieu,

Qu'on vienne, sous couleur d'y quérir un caïeu

D'ail, piller mes fruitiers et grappiller ma grappe.

D'ailleurs, là-bas, du fond des chaumes qu'il étrape,

Le colon vous épie, et, s'il vient, par mon pieu !

Vos reins sauront alors tout ce que pèse un Dieu

De bois dur emmanché d'un bras d'homme qui frappe.

Vite, prenez la sente à gauche, suivez-la

Jusqu'au bout de la haie où croît ce hêtre, et là

Profitez de l'avis qu'on vous glisse à l'oreille

Un négligent Priape habite au clos voisin ;

D'ici, vous pouvez voir les piliers de sa treille

Où sous l'ombre du pampre a rougi le raisin

IV
 

Mihi corolla picta vere ponitur.

CATULLE.

Entre donc. Mes piliers sont fraîchement crépis,

Et sous ma treille neuve où le soleil se glisse

L'ombre est plus douce. L'air embaume la mélisse.

Avril jonche la terre en fleur d'un frais tapis.

Les saisons tour à tour me parent : blonds épis

Raisins mûrs, verte olive ou printanier calice

Et le lait du matin caille encor sur l'éclisse,

Que la chèvre me tend la mamelle et le pis.

Le maître de ce clos m'honore. J'en suis digne.

Jamais grive ou larron ne marauda sa vigne

Et nul n'est mieux gardé de tout le Champ Romain.

Les fils sont beaux, la femme est vertueuse, et l'homme,

Chaque soir de marché, fait tinter dans sa main

Les deniers d'argent clair qu'il rapporte de Rome.

V
 

Rigetque dura barba juncta crystallo.

Diversorum Poctarum Lusus.

Quel froid ! le givre brille aux derniers pampres verts ;

Je guette le soleil, car je sais l'heure exacte

Où l'aurore rougit les neiges du Soracte.

Le sort d'un Dieu champêtre est dur. L'homme est pervers.

Dans ce clos ruiné, seul, depuis vingt hivers

Je me morfonds. Ma barbe est hirsute et compacte,

Mon vermillon s'écaille et mon bois se rétracte

Et se gerce, et j'ai peur d'être piqué des vers.

Que ne suis-je un Pénate ou même simple Lare

Domestique, repeint, repu, toujours hilare,

Gorgé de miel, de fruits ou ceint des fleurs d'avril !

Près des aïeux de cire, au fond du vestibule,

Je vieillirais et les enfants, au jour viril,

À mon col vénéré viendraient pendre leur bulle.

Le Tepidarium
 

 

La myrrhe a parfumé leurs membres assouplis ;

Elles rêvent, goûtant la tiédeur de décembre,

Et le brasier de bronze illuminant la chambre

Jette la flamme et l'ombre à leurs beaux fronts pâlis.

Aux coussins de byssus, dans la pourpre des lits,

Sans bruit, parfois un corps de marbre rose ou d'ambre

Ou se soulève à peine ou s'allonge ou se cambre

Le lin voluptueux dessine de longs plis.

Sentant à sa chair nue errer l'ardent effluve,

Une femme d'Asie, au milieu de l'étuve,

Tord ses bras énervés en un ennui serein ;

Et le pâle troupeau des filles d'Ausonie

S'enivre de la riche et sauvage harmonie

Des noirs cheveux roulant sur un torse d'airain.

Tranquillus
 

C. Plinii Secundi Epist. Lib. I, Ep. XXIV.

C'est dans ce doux pays qu'a vécu Suétone ;

Et de l'humble villa voisine de Tibur,

Parmi la vigne, il reste encore un pan de mur,

Un arceau ruiné que le pampre festonne.

C'est là qu'il se plaisait à venir, chaque automne,

Loin de Rome, aux rayons des derniers ciels d'azur,

Vendanger ses ormeaux qu'alourdit le cep mûr.

Là sa vie a coulé tranquille et monotone.

Au milieu de la paix pastorale, c'est là

Que l'ont hanté Néron, Claude, Caligula,

Messaline rôdant sous la stole pourprée ;

Et que, du fer d'un style à la pointe acérée

Égratignant la cire impitoyable, il a

Décrit les noirs loisirs du vieillard de Caprée.

Lupercus
 

M. Val. Martialis Lib. I, Epigr. CXVIII.

Lupercus, du plus loin qu'il me voit : – Cher poète,

Ta nouvelle épigramme est du meilleur latin ;

Dis, veux-tu, j'enverrai chez toi demain matin,

Me prêter les rouleaux de ton œuvre complète ?

– Non. Ton esclave boite, il est vieux, il halète,

Mes escaliers sont durs et mon logis lointain

Ne demeures-tu pas auprès du Palatin ?

Atrectus, mon libraire, habite l'Argilète.

Sa boutique est au coin du Forum. Il y vend

Les volumes des morts et celui du vivant,

Virgile et Silius, Pline, Térence ou Phèdre ;

Là, sur l'un des rayons, et non certe aux derniers,

Poncé, vêtu de pourpre et dans un nid de cèdre,

Martial est en vente au prix de cinq deniers.

La Trebbia
 

L'aube d'un jour sinistre a blanchi les hauteurs.

Le camp s'éveille. En bas roule et gronde le fleuve

Où l'escadron léger des Numides s'abreuve.

Partout sonne l'appel clair des buccinateurs.

Car malgré Scipion, les augures menteurs,

La Trebbia débordée, et qu'il vente et qu'il pleuve,

Sempronius Consul, fier de sa gloire neuve,

A fait lever la hache et marcher les licteurs.

Rougissant le ciel noir de flamboîments lugubres,

À l'horizon, brûlaient les villages Insubres ;

On entendait au loin barrir un éléphant.

Et là-bas, sous le pont, adossé contre une arche,

Hannibal écoutait, pensif et triomphant,

Le piétinement sourd des légions en marche.

Après Cannes
 

 

Un des consuls tué, l'autre fuit vers Linterne

Ou Venuse. L'Aufide a débordé, trop plein

De morts et d'armes. La foudre au Capitolin

Tombe, le bronze sue et le ciel rouge est terne.

En vain le Grand Pontife a fait un lectisterne

Et consulté deux fois l'oracle sibyllin ;

D'un long sanglot l'aïeul, la veuve, l'orphelin

Emplissent Rome en deuil que la terreur consterne.

Et chaque soir la foule allait aux aqueducs,

Plèbe, esclaves, enfants, femmes, vieillards caducs

Et tout ce que vomit Subure et l'ergastule ;

Tous anxieux de voir surgir, au dos vermeil

Des monts Sabins où luit l'œil sanglant du soleil,

Le Chef borgne monté sur l'éléphant Gétule.

À un Triomphateur
 

Fais sculpter sur ton arc, Imperator illustre,
Des files de guerriers barbares, de vieux chefs
Sous le joug, des tronçons d'armures et de nefs,
Et la flotte captive et le rostre et l'aplustre.

Quel que tu sois, issu d'Ancus ou né d'un rustre,
Tes noms, famille, honneurs et titres, longs ou brefs,
Grave-les dans la frise et dans les bas-reliefs
Profondément, de peur que l'avenir te frustre.

Déjà le Temps brandit l'arme fatale. As-tu
L'espoir d'éterniser le bruit de ta vertu ?
Un vil lierre suffit à disjoindre un trophée ;

Et seul, aux blocs épars des marbres triomphaux
Où ta gloire en ruine est par l'herbe étouffée,
Quelque faucheur Samnite ébréchera sa faulx.