LES CONQUÉRANTS

Les Conquérants
 

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde Occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d'un mirage doré ;

Ou penchés à l'avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.

Jouvence
 

Juan Ponce de Leon, par le Diable tenté,
Déjà très vieux et plein des antiques études,
Voyant l'âge blanchir ses cheveux courts et rudes,
Prit la mer pour chercher la Source de Santé.

Sur sa belle Armada, d'un vain songe hanté,
Trois ans il explora les glauques solitudes,
Lorsque enfin, déchirant le brouillard des Bermudes,
La Floride apparut sous un ciel enchanté.

Et le Conquistador, bénissant sa folie,
Vint planter son pennon d'une main affaiblie
Dans la terre éclatante où s'ouvrait son tombeau.

Vieillard, tu fus heureux, et ta fortune est telle
Que la Mort, malgré toi, fit ton rêve plus beau ;
La Gloire t'a donné la Jeunesse immortelle.

Le Tombeau du Conquérant
 

À l'ombre de la voûte en fleur des catalpas
Et des tulipiers noirs qu'étoile un blanc pétale,
Il ne repose point dans la terre fatale ;
La Floride conquise a manqué sous ses pas.

Un vil tombeau messied à de pareils trépas.
Linceul du Conquérant de l'Inde Occidentale,
Tout le Meschacébé par-dessus lui s'étale.
Le Peau Rouge et l'ours gris ne le troubleront pas.

Il dort au lit profond creusé par les eaux vierges.
Qu'importe un monument funéraire, des cierges,
Le psaume et la chapelle ardente et l'ex-voto ?

Puisque le vent du Nord, parmi les cyprières,
Pleure et chante à jamais d'éternelles prières
Sur le Grand Fleuve où gît Hernando de Soto.

Carolo Quinto imperante
 

Celui-là peut compter parmi les grands défunts,

Car son bras a guidé la première carène

À travers l'archipel des Jardins de la Reine

Où la brise éternelle est faite de parfums.

Plus que les ans, la houle et ses âcres embruns,

Les calmes de la mer embrasée et sereine

Et l'amour et l'effroi de l'antique sirène

Ont fait sa barbe blanche et blancs ses cheveux bruns

Castille a triomphé par cet homme, et ses flottes

Ont sous lui complété l'empire sans pareil

Pour lequel ne pouvait se coucher le soleil ;

C'est Bartolomé Ruiz, prince des vieux pilotes,

Qui, sur l'écu royal qu'elle enrichit encor,

Porte une ancre de sable à la gumène d'or.

L'Ancêtre
 

À Claudius Popelin.

La gloire a sillonné de ses illustres rides

Le visage hardi de ce grand Cavalier

Qui porte sur son front que nul n'a fait plier

Le hâle de la guerre et des soleils torrides.

En tous lieux, Côte-Ferme, îles, sierras arides,

Il a planté la croix, et, depuis l'escalier

Des Andes, promené son pennon familier

Jusqu'au golfe orageux qui blanchit les Florides.

Pour ses derniers neveux, Claudius, tes pinceaux,

Sous l'armure de bronze aux splendides rinceaux,

Font revivre l'aïeul fier et mélancolique ;

Et ses yeux assombris semblent chercher encor

Dans le ciel de l'émail ardent et métallique

Les éblouissements de la Castille d'Or.

À un Fondateur de Ville
 

Las de poursuivre en vain l'Ophir insaisissable,
Tu fondas, en un pli de ce golfe enchanté
Où l'étendard royal par tes mains fut planté,
Une Carthage neuve au pays de la Fable.

Tu voulais que ton nom ne fût point périssable,
Et tu crus l'avoir bien pour toujours cimenté
À ce mortier sanglant dont tu fis ta cité ;
Mais ton espoir, soldat, fut bâti sur le sable.

Carthagène étouffant sous le torride azur,
Avec ses noirs palais voit s'écrouler ton mur
Dans l'Océan fiévreux qui dévore sa grève ;

Et seule, à ton cimier brille, ô Conquistador,
Héraldique témoin des splendeurs de ton rêve,
Une ville d'argent qu'ombrage un palmier d'or.

Au Même
 

Qu'ils aient vaincu l'Inca, l'Aztèque, les Hiaquis,
Les Andes, la forêt, les pampas ou le fleuve,
Les autres n'ont laissé pour vestige et pour preuve
Qu'un nom, un titre vain de comte ou de marquis.

Toi, tu fondas, orgueil du sang dont je naquis,
Dans la mer caraïbe une Carthage neuve,
Et du Magdalena jusqu'au Darien qu'abreuve
L'Atrato, le sol rouge à la croix fut conquis.

Assise sur ton île où l'Océan déferle,
Malgré les siècles, l'homme et la foudre et les vents,
Ta cité dresse au ciel ses forts et ses couvents ;

Aussi tes derniers fils, sans trèfle, ache ni perle,
Timbrent-ils leur écu d'un palmier ombrageant
De son panache d'or une Ville d'argent.

À une Ville morte
 

Cartagena de Indias

1532 – 1583 –1697.

Morne Ville, jadis reine des Océans !
Aujourd'hui le requin poursuit en paix les scombres
Et le nuage errant allonge seul des ombres
Sur ta rade où roulaient les galions géants.

Depuis Drake et l'assaut des Anglais mécréants,
Tes murs désemparés croulent en noirs décombres
Et, comme un glorieux collier de perles sombres,
Des boulets de Pointis montrent les trous béants.

Entre le ciel qui brûle et la mer qui moutonne,
Au somnolent soleil d'un midi monotone,
Tu songes, ô Guerrière, aux vieux Conquistadors ;

Et dans l'énervement des nuits chaudes et calmes,
Berçant ta gloire éteinte, ô Cité, tu t'endors
Sous les palmiers, au long frémissement des palmes.