I. Lettres concernant la rédaction des maximes
1. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. 1659.
Je vous envoie vos sentences d’aujourd’hui, et j’ai écrit à M. Esprit pour venir demain voir l’ouvrage tout entier. Je vous supplie très humblement de ne rien dire à personne de l’espérance que je vous ai dit que j’avais que Mlle de Liancourt vous ferait gagner votre gageure, car on pourrait lui écrire des choses qui fortifieraient les sentiments contraires à ceux que je lui souhaite.
2. Lettre de La Rochefoucauld à Jacques Esprit. 24 octobre 1659 ( ?).
Je vous envoie l’opéra dont je vous ai parlé, je vous supplie que Mme la marquise de Sablé le voie, car j’espère au moins qu’elle approuvera mon sentiment, et qu’elle sera de mon côté. Vous m’avez fait un très grand plaisir d’avoir rectifié les sentences. Je prétends que vous en userez de même de l’opéra et de quelque autre chose que vous verrez, que l’on pourrait ajouter, ce me semble, à l’Éducation des Enfants que Mme la marquise de Sablé m’a envoyée. Voilà écrire en vrai auteur, que de commencer par parler de ses ouvrages. Je vous dirai pourtant, comme si je ne l’étais pas, que je suis très véritablement fâché du retranchement de vos rentes, et que si vous croyez que pour en écrire à Gourville comme pour moi-même, cela vous fût bon à quelque chose, je le ferai assurément comme il faut. Ma femme a toujours la fièvre double quarte ; il y a pourtant deux ou trois jours qu’elle n’en a point eu. Je lui ai dit le soin que vous avez d’elle, dont elle vous rend mille grâces. Je pourrai bien vous voir cet hiver à Paris. Je vous donne le bonsoir.
Le 24 octobre, à Verteuil.
Au reste, je vous confesse à ma honte que je n’entends pas ce que veut dire : « La vérité est le fondement et la raison de la beauté. » Vous me ferez un extrême plaisir de me l’expliquer, quand vos rentes vous le permettront ; car enfin, quelque mérite qu’aient les sentences, je crois qu’elles perdent bien de leur lustre dans un retranchement de l’Hôtel de Ville, et il y a longtemps que j’ai éprouvé que la philosophie ne fait des merveilles que contre les maux passés ou contre ceux qui ne sont pas prêts d’arriver, mais qu’elle n’a pas grande vertu contre les maux présents. Je vous déclare donc que j’attendrai votre réponse tant que vous voudrez ; mais je vous la demande aussi sur l’état de vos affaires. La honte me prend de vous envoyer des ouvrages. Tout de bon, si vous les trouvez ridicules, renvoyez-les-moi sans les montrer à Mme de Sablé.
3. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. 5 décembre 1659 ou 1660.
Ce que vous me faites l’honneur de me mander me confirme dans l’opinion que j’ai toujours eue, que l’on ne saurait jamais mieux faire que de suivre vos sentiments, et que rien n’est si avantageux que d’être de votre parti. Le Père Esprit me mande néanmoins que M. son frère n’en est pas, et qu’il nous veut détromper. Je souhaite bien plus qu’il en vienne à bout que je ne crois qu’il le puisse faire. Je vous rends mille très humbles grâces de ce que vous avez eu la bonté de dire à M. le commandeur Souvré. J’espère suivre bientôt son conseil, et avoir l’honneur de vous voir à Noël. J’avais toujours bien cru que madame la comtesse de Maure condamnerait l’intention des sentences et qu’elle se déclarerait pour la vérité des vertus. C’est à vous, Madame, à me justifier, s’il vous plaît, puisque j’en crois tout ce que vous en croyez. Je trouve la sentence de M. Esprit, la plus belle du monde. Je ne l’aurais pas entendue sans secours, mais à cette heure elle me paraît admirable. Je ne sais si vous avez remarqué que l’envie de faire des sentences se gagne comme le rhume : il y a ici des disciples de M. de Balzac qui en ont eu le vent, et qui ne veulent plus faire autre chose.
À Verteuil, le 5 de décembre.
4. Lettre de La Rochefoucauld à Jacques Esprit. 1662.
La faiblesse fait commettre plus de trahisons que le véritable dessein de trahir.
« Un habile homme doit savoir régler le rang de ses intérêts et les conduire chacun dans son ordre ; notre avidité le trouble souvent en nous faisant courir à tant de choses à la fois. De là vient que, pour désirer trop les moins importantes, nous ne les faisons pas assez servir à obtenir les plus considérables ; »
« On est presque toujours assez brave pour sortir sans honte des périls de la guerre, mais peu de gens le sont assez pour s’exposer toujours autant qu’il est nécessaire pour faire réussir le dessein pour lequel on s’expose. »
« Le caprice de l’humeur est encore plus bizarre que celui de la fortune. »
Vous n’aurez que cela pour cette heure. Mandez ce qu’il en faut changer. Je ne sais plus aucune de vos nouvelles, ni domestiques, ni chrétiennes, ni politiques. Je crois que j’irai cet hiver à Paris, et que nous recommencerons de belles moralités au coin du feu. Cependant apprenez-moi l’état où vous êtes, et qui vous fréquentez. J’ai tout de bon ici des occupations plus agréables que vous n’aviez cru, et ma belle-fille est la plus aimable petite créature qui se puisse voir. Je vous prie de montrer à Mme de Sablé nos dernières sentences : cela lui redonnera peut-être envie d’en faire, et songez-y aussi de votre côté, quand ce ne serait que pour grossir notre volume. Il n’y a personne ici qui ne se plaigne de vous, et qui ne s’attendît à quelque marque de votre souvenir. Pour moi, qui connais son étendue, je n’ai pas cru qu’il vous obligeât à de grands soins. Je vous conjure de m’envoyer la condamnation de Brutus ; je vous déclare que jusqu’ici je suis pour lui contre vous.
5. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. 17 août 1662.
Je suis bien fâché d’avoir appris par M. Esprit que vous continuez de faire les choses du monde les plus obligeantes pour moi ; car je voulais être en colère contre vous de ne me faire jamais réponse, et de dire tous les jours mille maux de moi à La Plante. J’ai quelquefois envie de croire que c’est par malice que vous me faites tant de bien, et pour m’ôter le plaisir d’avoir sujet de me plaindre de vous. Au reste, M. Esprit me mande qu’il est ravi de quelque chose que vous avez écrit ; je vous demande en conscience s’il est juste que vous écriviez de ces choses-là sans me les montrer ; vous savez avec combien de bonne foi j’en ai usé avec vous, et que les sentences ne sont sentences qu’après que vous les avez approuvées. Il me parle aussi d’un laquais qui a dansé les tricotets sur l’échafaud où il allait être roué : il me semble que voilà jusqu’où la philosophie d’un laquais méritait d’aller ; je crois que toute gaieté en cet état-là vous est bien suspecte. Je pensais avoir bientôt l’honneur de vous voir ; mais mon voyage est un peu retardé. Je vous baise très humblement les mains.
À Verneuil, le 17 d’août.
6. Lettre de La Rouchefoucauld à Jacques Esprit. 9 septembre 1662.
Vous allez voir que vous vous fussiez bien passé de me demander des nouvelles de ma femme ; car sans cela je manquais de prétextes de vous accabler encore de sentences. Je vous dirai donc que ma femme a toujours la fièvre, et que je crains qu’elle ne se tourne en quarte. Le reste des malades se porte mieux ; mais, pour retourner à nos moutons, il ne serait pas juste que vous fussiez paix et aise à Paris avec Platon, pendant que je suis à la merci des sentences que vous avez suscitées pour troubler mon repos. Voici ce que vous aurez par le courrier :
« Il faut avouer que la vertu, par qui nous nous vantons de faire tout ce que nous faisons de bien, n’aurait pas toujours la force de nous retenir dans les règles de notre devoir, si la paresse, la timidité ou la honte ne nous faisaient voir les inconvénients qu’il y a d’en sortir. »
« L’amour de la justice n’est que la crainte de souffrir l’injustice. »
« Il n’y a pas moins d’éloquence dans le ton de la voix que dans le choix des paroles. »
« On ne donne des louanges que pour en profiter. »
« La souveraine habileté consiste à bien connaître le prix de chaque chose. »
« Si on était assez habile, on ne ferait jamais de finesses ni de trahisons. »
« Il n’y a que Dieu qui sache si un procédé net, sincère et honnête, est plutôt un effet de probité que d’habileté. »
« La plupart des hommes s’exposent assez à la guerre pour sauver leur honneur, mais peu se veulent toujours exposer autant qu’il est nécessaire pour faire réussir le dessein pour lequel on s’expose. » Je ne sais si vous l’entendrez mieux ainsi ; mais je veux dire qu’il est assez ordinaire de hasarder sa vie pour s’empêcher d’être déshonoré ; mais, quand cela est fait, on en est assez content pour ne se mettre pas d’ordinaire fort en peine du succès de la chose que l’on veut faire réussir, et il est certain que ceux qui s’exposent tout autant qu’il est nécessaire pour prendre une place que l’on attaque, ou pour conquérir une province, ont plus de mérite, sont meilleurs officiers, et ont de plus grandes et de plus utiles vues que ceux qui s’exposent seulement pour mettre leur honneur à couvert ; et il est fort commun de trouver des gens de la dernière espèce que je viens de dire, et fort rare d’en trouver de l’autre. Mandez-moi si c’est ici de la glose d’Orléans. Si vous avez encore la dernière lettre que je vous ai écrite, je vous prie de mettre sur le ton de sentences ce que vous ai mandé de ce mouchoir et des tricotets ; sinon, renvoyez-la-moi pour voir ce que j’en pourrai faire ; mais faites-le vous-même, je vous en conjure, si vous le pouvez. Je vous prie de savoir de Mme de Sablé si c’est un des effets de l’amitié tendre, de ne faire jamais réponse aux gens qu’elle aime, et qui écrivent dix fois de suite.
Je me dédis de tout ce que je vous mande contre Mme de Sablé ; car je viens de recevoir ce que je lui avais demandé, avec la lettre la plus tendre et la meilleure du monde. Depuis vous avoir écrit tantôt, la fièvre a pris à ma femme, et elle l’a double quarte. Je souhaite que Madame votre femme et vous soyez en meilleure santé.
Le 9 de septembre
7. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Fin 1662, ou 1663.
« CE qui fait tout le mécompte que nous voyons dans la reconnaissance des hommes, c’est que l’orgueil de celui qui donne et l’orgueil de celui qui reçoit ne peuvent convenir du prix du bienfait. »
« La vanité et la honte et surtout le tempérament font la valeur des hommes et la chasteté des femmes, dont on mène tant de bruit. »
« Il y a des gens dont tout le mérite consiste à dire et à faire des sottises utilement, et qui gâteraient tout s’ils changeaient de conduite. »
« On se console souvent d’être malheureux en effet par un certain plaisir qu’on trouve à le paraître. »
« On admire tout ce qui éblouit, et l’art de savoir bien mettre en œuvre de médiocres qualités dérobe l’estime, et donne souvent plus de réputation que le véritable mérite. »
« L’imitation est toujours malheureuse, et tout ce qui est contrefait déplaît avec les mêmes choses qui charment lorsqu’elles sont naturelles. »
« Peu de gens connaissent la mort ; on la souffre non par la résolution, mais par la stupidité et par la coutume, et la plupart des hommes meurent parce qu’on meurt. »
« Les rois font des hommes comme des pièces de monnaie : ils les font valoir ce qu’ils veulent, et on est forcé de les recevoir selon leur cours et non pas selon leur véritable prix. »
Voilà tout ce que j’ai de maximes que vous n’ayez point. Mais comme on ne fait rien pour rien, je vous demande un potage aux carottes, un ragoût de mouton et un de bœuf, comme ceux que nous eûmes lorsque M. le commandeur de Souvré dîna chez vous, de la sauce verte, et un autre plat, soit un chapon aux pruneaux, ou telle autre chose que vous jugerez digne de votre choix. Si je pouvais espérer deux assiettes de ces confitures dont je ne méritais pas de manger d’autrefois, je croirais vous être redevable toute ma vie. J’envoie donc savoir ce que je puis espérer pour lundi à midi ; on apportera tout cela ici dans mon carrosse, et je vous rendrai compte du succès de vos bienfaits.
Je vous supplie très humblement de me renvoyer les quatre maximes que nous fîmes dernièrement, et de vous souvenir que vous m’avez promis le Traité de l’amitié et ce que vous avez ajouté à l’Éducation des enfants.
Ce vendredi au soir.
« Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit. »
8. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Même époque.
C’est ce que vous m’avez envoyé qui me rend capable d’être gouverneur de Monsieur le Dauphin depuis l’avoir lu, et non pas ces sentences que j’ai faites. Je n’ai en ma vie rien vu de si beau ni de si judicieusement écrit. Si cet ouvrage-là était publié, je crois que chacun serait obligé en conscience de le lire, car rien au monde ne serait si utile ; il est vrai que ce serait faire le procès à bien des gouverneurs que je connais. Tout ce que j’apprends de cette morte dont vous me parlez me donne une curiosité extrême de vous en entretenir : vous savez bien que je ne crois que vous sur de certains chapitres, et surtout sur les replis du cœur. Ce n’est pas que je ne croie tout ce que l’on dit là-dessus ; mais enfin je croirai l’avoir vu quand vous me l’aurez dit vous-même. J’ai envoyé des sentences à M. Esprit pour vous les montrer, mais il ne m’a point encore fait réponse, et il me semble que c’est mauvais signe pour les sentences. Je vous baise très humblement les mains, et je vous assure, Madame, que personne du monde n’a tant de respect pour vous que moi.
La Rochefoucauld
9. Maximes adressées par La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Même époque.
« L’honneur acquis est caution de celui que l’on doit acquérir. »
« La vertu est un fantôme produit par nos passions, du nom duquel on se sert pour faire impunément tout ce qu’on veut. »
« On se mécompte toujours quand les actions sont plus grandes que les desseins. »
« L’intérêt, à qui on reproche d’aveugler les uns, est ce qui fait toute la lumière des autres. »
10. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Avant avril 1663.
Je vous envoie un placet que je vous supplie très humblement de vouloir recommander à M. de Marillac, si vous avez du crédit vers lui, ou de faire que Mme la comtesse de Maure le donne avec une recommandation digne d’elle. Je n’ai pu refuser cet office à une personne à qui je dois bien plus que cela, et, afin que vous n’ayez point de scrupule, cette personne est Mme de Linières. J’aurai l’honneur de vous voir dès que je serai de retour d’un voyage de cinq ou six jours que je vais faire en Normandie. Je n’ai pas vu de maximes il y a longtemps : je crois pourtant qu’en voici une.
« Il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts »
11. Lettre de Mme de Sablé à La Rochefoucauld. 1663.
Je viens de lire les grandes maximes. Les miennes y sont si bien déguisées par l’agencement des paroles que je les puis louer comme si elles ne venaient pas de moi. Celle de la paresse est représentée par votre esprit et par vos sentiments d’une sorte qu’il semble qu’elle passe toutes les autres en pénétration. Je ne sais pourtant si c’est parce qu’elle est la dernière, car à mesure que je les ai lues, je les ai toujours trouvées plus belles. Il y en a deux qui ne me semblent pas vraies, celle de l’orgueil, et la fin du mal est un bien, je ne l’entends pas assez. En vérité vous êtes le plus habile homme du monde et cela ne se comprend pas que sans étude vous sachiez si parfaitement toutes choses. Tout de bon, et de l’abondance de mon cœur, cette dernière passe tout ce qu’on peut jamais penser. Il faut renoncer à toutes les morales et ne voir plus que la vôtre. Je ne vous puis rien dire encore des autres, car j’ai toujours été accablée d’affaires et de gens qui m’ont empêchée de les lire, parce que je veux que ce soit avec liberté, pour y avoir toute l’attention. Si j’ai l’honneur de vous voir, je vous marquerai ce que je trouverai le plus à mon goût.
12. Maximes adressées par La Rochefoucauld à Mme de Sablé 1663.
« De plusieurs actions diverses que la fortune arrange comme il lui plaît, il s’en fait plusieurs vertus. »
« Le désir de vivre ou de mourir sont des goûts de l’amour-propre, dont il ne faut non plus disputer que des goûts de la langue ou du choix des couleurs. »
« Il n’est pas si dangereux de faire du mal à la plupart des hommes que de leur faire trop de bien. »
« Ce qui fait tant disputer contre les maximes qui découvrent le cœur de l’homme, c’est que l’on craint d’y être découvert. »
« Dieu a permis, pour punir l’homme du péché originel, qu’il se fît un dieu de son amour-propre, pour en être tourmenté dans toutes les actions de sa vie. »
13. Lettre de La Rochefoucauld à Mlle de Scudéry, 3 décembre 1663 ( ?).
Je suis encore trop ébloui de tout ce que je viens de recevoir de votre part pour entreprendre de vous en rendre les très humbles remerciements que je vous dois. On n’a jamais fait un si beau présent de si bonne grâce, et la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire passe encore tout ce que vous m’avez envoyé. Je suis très affligé, par l’intérêt public et par le mien particulier, de ne pouvoir plus espérer de voir la suite de ce qui était si bien commencé, je ne sais néanmoins si on voudra soutenir jusqu’au bout ce qu’on vient de faire là-dessus, si la liberté est rétablie, j’oserai vous demander la continuation de vos bienfaits. Je crois, Mademoiselle, que M. de Corbinelli vous a témoigné combien j’ai pris de part à ceux que vous avez reçus du Roi ; le remerciement que vous lui avez fait est bien digne de lui et de vous ; il me semble qu’il sied toujours bien d’écrire ainsi quand on le peut faire et qu’il ne sied pas toujours bien d’écrire de belles lettres : c’est un grand art que de le savoir si bien déguiser. Au reste, Mademoiselle, vous avez tellement embelli quelques-unes de mes dernières maximes qu’elles vous appartiennent bien plus qu’à moi. Je souhaiterais passionnément que vous voulussiez faire la même grâce aux autres. Faites-moi, s’il vous plaît, celle de croire, Mademoiselle, que rien ne me sera jamais si cher que la part que vous m’aviez fait l’honneur de me promettre dans votre amitié et que personne ne l’estime ni ne la désire si véritablement que votre très humble et très obéissant serviteur.
La Rochefoucauld
Le 3 de décembre.
14. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. 10 décembre 1663.
Ce n’est pas assez pour moi d’apprendre de vos nouvelles par ce qu’on a accoutumé de m’en mander ; je vous supplie de me permettre de vous en demander de temps en temps à vous-même, et de souffrir, puisque je n’ai pu vous envoyer des truffes, que je vous présente au moins des maximes qui ne les valent pas ; mais, comme on ne fait rien pour rien en ce siècle-ci, je vous supplie de me donner en récompense le mémoire pour faire le potage de carottes, l’eau de noix et celle de mille-fleurs ; si vous avez quelque autre potage, je vous le demande encore.
« Il semble que plusieurs de nos actions aient des étoiles heureuses ou malheureuses aussi bien que nous, d’où dépend une grande partie de la louange ou du blâme qu’on leur donne. »
« Il n’y a d’amour que d’une sorte, mais il y en a mille différentes copies »
« L’espérance et la crainte sont inséparables. »
« L’amour, aussi bien que le feu, ne peut subsister sans un mouvement continuel, et il cesse de vivre dès qu’il cesse d’espérer ou de craindre. »
« Il est de l’amour comme de l’apparition des esprits tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu. »
« L’amour prête son nom à un nombre infini de commerces qu’on lui attribue, où il n’a souvent guère plus de part que le Doge en a à ce qui se fait à Venise. »
« Si nous n’avions point de défauts, nous ne serions pas si aises d’en remarquer aux autres »
« Je ne sais si on peut dire de l’agrément, séparé de la beauté, que c’est une symétrie dont on ne sait point les règles, et un rapport secret des traits ensemble, et des traits avec les couleurs et l’air de la personne »
« La promptitude avec laquelle nous croyons le mal sans l’avoir assez examiné est souvent un effet de paresse qui se joint à l’orgueil, on veut trouver des coupables, et on ne veut pas se donner la peine d’examiner les crimes. »
« Ce qui fait croire si aisément que les autres ont des défauts, c’est la facilité que l’on a de croire ce qu’on souhaite. »
« Le pouvoir que les personnes que nous aimons ont sur nous est presque toujours plus grand que celui que nous y avons nous-même. »
« Le goût change mais l’inclination ne change point. »
« Les défauts de l’âme sont comme les blessures du corps ; quelque soin qu’on prenne de les guérir, la cicatrice paraît toujours, et elles se peuvent toujours rouvrir. »
Ne croyez pas que je prétende mériter par là le potage de carottes je sais que toutes les maximes du monde ne peuvent pas entrer en comparaison avec lui ; mais je vous donne ce que j’ai, et j’attends tout de votre générosité. Mandez-moi, s’il vous plaît, si on les doit mettre au rang des autres, et ce qu’il y a à y changer. S’il vous en est venu quelqu’une, je vous supplie de m’en faire part et de me continuer l’honneur de vos bonnes grâces.
Le 10 de décembre.
En voici une qui est venue en fermant ma lettre, qui me déplaira peut-être dès que le courrier sera parti :
« La nature, qui a pourvu à la vie de l’homme par la disposition des organes du corps, lui a sans doute encore donné l’orgueil pour lui épargner la douleur de connaître ses imperfection et ses misères. »
15. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Fin 1663, ou début 1664.
À Vincennes, ce mardi matin.
« Le pouvoir que les personnes que nous aimons ont sur nous est presque toujours plus grand que celui que nous y avons nous-même. »
« L’intérêt est l’âme de l’amour-propre, de sorte que, comme le corps, privé de son âme, est sans vue, sans ouïe, sans connaissance, sans sentiment, sans mouvement, de même l’amour-propre, séparé, s’il le faut dire ainsi, de son intérêt, ne voit, n’entend, ne sent et ne se remue plus. De là vient qu’un même homme qui court la terre et les mers pour son intérêt devient soudainement paralytique pour l’intérêt des autres ; de là vient le soudain assoupissement et cette mort que nous causons à tous ceux à qui nous contons nos affaires ; de là vient leur prompte résurrection, lorsque dans notre narration nous y mêlons quelque chose qui les regarde, de sorte que nous voyons dans nos conversations et dans nos traités que, dans un même moment, un homme perd connaissance et revient à soi, selon que son propre intérêt s’approche de lui ou qu’il s’en retire. »
En voilà deux que je vous envoie pour vous reprocher votre ingratitude de me laisser partir sans m’avoir donné les vôtres. Je m’en vais […] d’être […]
En voici encore une :
« En vieillissant, on devient plus fou et plus sage »
16. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.
C’est à moi, à cette heure, à faire des façons pour mes maximes, et après avoir vu les vôtres, n’en espérez plus de moi. Je vous jure sur mon honneur que je ne les ai point fait copier, quoique je fusse fort en droit de le faire, et je vous assure de plus que je l’aurais fait si je n’espérais que vous consentirez à me les donner. Je vous mènerai, quand il vous plaira, M. de Corbinelli, qui meurt d’envie de vous montrer quelque chose. Vous nous avez fait un cruel tour à M. l’abbé de la Victoire et à moi : vous le réparerez quand il vous plaira.
Je pensais vous rendre moi-même hier vos maximes.
17. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.
Je vous envoie un billet que Mme de Puisieux m’écrit, où vous verrez que j’ai obéi à vos ordres, et qu’elle voudrait bien avoir de la poudre de vipère Si vous avez la bonté de lui en envoyer, vous l’obligerez extrêmement. Souvenez-vous, s’il vous plaît, de faire copier vos maximes, et de me les donner à mon retour. Je vous baise très humblement les mains, et je prends encore une fois congé de vous.
18. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.
Je vous envoie ce que j’ai pris chez vous en partie. Je vous supplie très humblement de me mander si je ne l’ai point gâté, et si vous trouvez le reste à votre gré. Souvenez-vous, s’il vous plaît, de la poudre de vipère et de la manière d’en user.
19. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.
Je sais qu’on dîne chez vous sans moi, et que vous faites voir des sentences que je n’ai pas faites, dont on ne me veut rien dire ; tout cela est assez désobligeant pour vous demander permission de vous en aller faire mes plaintes demain. Tout de bon, que la honte de m’avoir tant offensé ne vous empêche pas de souffrir ma présence, car ce serait encore augmenter mon juste ressentiment. Prenez donc, s’il vous plaît, le parti de le faire finir, car je vous assure que je suis fort disposé à oublier le passé, pour peu que vous vouliez le réparer.
Ce lundi au soir
20. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.
Je pensais avoir l’honneur de vous voir aujourd’hui, et vous présenter moi-même mes ouvrages, comme tout auteur doit faire ; mais j’ai mille affaires qui m’en empêchent ; je vous envoie donc ce que vous m’avez ordonné de vous faire voir, et je vous supplie très humblement que personne ne le voie que vous. Je n’ose vous demander à dîner devant que d’aller à Liancourt, car je sais bien qu’il ne vous faut pas engager de si loin ; mais j’espère pourtant que vous me manderez, vendredi au matin, que je puis aller dîner chez vous ; j’y mènerai M. Esprit, si vous voulez. Enfin j’apporterai de mon côté toutes les facilités pour vous y faire consentir.
21. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.
Voilà encore une maxime que je vous envoie pour joindre aux autres. Je vous supplie de me mander votre sentiment des dernières que je vous ai envoyées. Vous ne les pouvez pas désapprouver toutes, car il y en a beaucoup de vous. Je ne partirai que lundi ; j’essaierai d’aller prendre congé de vous.
Ce jeudi au soir.
22. Lettre de La Rochefoucauld à Mme Sablé. Date inconnue.
Vous ne pouvez faire une plus belle charité que de permettre que le porteur de ce billet puisse entrer dans les mystères de la marmelade et de vos véritables confitures, et je vous supplie très humblement de faire en sa faveur tout ce que vous pourrez. Je passerai après dîner chez vous pour avoir l’honneur de vous voir, si vous me le voulez permettre. Il me semble que nous avons bien de choses à dire. Songez, s’il vous plaît, à me donner vos maximes, car je m’en vais dans quatre jours.
Ce mardi matin.
23. Lettre de La Rochefoucauld à Mme Sablé. Date inconnue.
Je suis au désespoir de m’en retourner à Liancourt sans avoir l’honneur de vous voir et de vous rendre compte de nos prospérités ; car enfin vous savez bien, Madame, que, quelque agréables qu’elles me puissent être d’elles-mêmes, elles me le sont encore davantage par le plaisir que j’ai de vous en entretenir. Je ferai tout ce que je pourrai pour aller prendre congé de vous, à Auteuil, avant que de commencer mon grand voyage. Cependant, s’il y a quelque sentence nouvelle, je vous supplie très humblement de me l’envoyer M. Esprit a admiré celle de la jalousie
Ce mercredi au soir
24. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.
J’envoie savoir de vos nouvelles, et si vous vous êtes souvenue de ce que vous m’aviez promis. Je vous ai cherché un écrivain qui fera mieux que l’autre. Je vous renvoie l’écrit de M Esprit que j’emportai dernièrement avec ce que vous m’avez donné, et je vous envoie aussi ce qui est ajouté aux sentences que vous n’avez point vues. Comme c’est tout ce que j’ai, je vous supplie très humblement qu’il ne se perde pas, et de mander quand je pourrai avoir l’honneur de vous voir pour prendre congé de vous.
25. Lettre de Mme de Sablé à La Rochefoucauld. Date inconnue
Si vous eussiez demandé à venir ici une heure plus tôt, je vous eusse dit non. Il y a quelques jours que j’avais tellement perdu l’appétit que je croyais que c’en était fait de mon foie et de mon estomac ; mais, Dieu merci, j’ai mangé deux vives aujourd’hui ; c’est pourquoi, encore que j’aie renoncé à voir tous les gens faits comme vous, je ne saurais résister à la tentation, et vous serez le très bien venu. Pour les maximes, ne m’en parlez plus, elles sont supprimées. M. de Sens a mis les vôtres au-dessus de cent piques, et ainsi de me parler d’avoir les miennes, c’est me parler de mon déshonneur.
26. Lettre de Mme de Sablé à La Rochefoucauld. Date inconnue.
Cette sentence n’est que pour faire une sentence, car je suis assurée qu’elle n’a pas son effet en ce sujet ici ; mais vous jugerez aisément que la maladie que vous m’avez donnée des sentences ne peut manquer de jouer son jeu en toute rencontre. Encore que je comprenne fort bien que vous avez beaucoup d’affaires, je ne laisse pas à être surprise que vous puissiez aller à Liancourt sans me voir, et en quelque façon ce pourrait être une marque de la vérité de la sentence, puisque vous n’avez pas autant de plaisir de me parler de vos joies que vous en aviez de me parler de vos désirs et de vos inquiétudes. Néanmoins je vous pardonne sincèrement, jugeant bien les terribles embarras que vous avez. Vous pouvez penser par beaucoup de raisons la part que je prends à votre satisfaction, quand il n’y aurait que l’amour-propre de voir que j’ai si bien deviné ce qui est si ponctuellement arrivé