III. Lettres concernant la publication de la Ière édition des maximes

 

39. Lettre de La Rochefoucauld au Père Thomas Esprit. 6 février 1664.

 

6 février.

Vous me permettrez de vous dire que l’on fait un peu plus de bruit de ces maximes qu’on ne devrait et qu’elles ne méritent. Je ne sais si on y a ajouté ou changé quelque chose comme on a accoutumé de faire. Mais si elles sont comme je les ai vues, je crois qu’on les pourrait soutenir sans grand péril, au moins si on peut être bien fondé à soutenir un ramas de diverses pensées à qui on n’a point encore donné d’ordre, ni de commencement ni de fin. Il peut y avoir même quelques expressions trop générales que l’on aurait adoucies si on avait cru que ce qui devait demeurer secret entre un de vos parents et un de vos amis eût été rendu public. Mais comme le dessein de l’un et de l’autre a été de prouver que la vertu des anciens philosophes païens, dont ils ont fait tant de bruit, a été établie sur de faux fondements, et que l’homme, tout persuadé qu’il est de son mérite, n’a en soi que des apparences trompeuses de vertu dont il éblouit les autres et dont souvent il se trompe lui-même lorsque la foi ne s’en mêle point, il me semble, dis-je, que l’on n’a pu trop exagérer les misères et les contrariétés du cœur humain pour humilier l’orgueil ridicule dont il est rempli, et lui faire voir le besoin qu’il a en toutes choses d’être soutenu et redressé par le christianisme. Il me semble que les maximes dont est question tendent assez à cela et qu’elles ne sont pas criminelles, puisque leur but est d’attaquer l’orgueil, qui, à ce que j’ai oui dire, n’est pas nécessaire à salut. Je demeure donc d’accord que c’est un malheur qu’elles aient paru sans être achevées et sans l’ordre qu’elles devaient avoir. Mais on aurait trop d’affaires sur les bras à la fois, de se plaindre de ceux qui ont tort là-dessus. Nous discuterons à la première vue s’il est vrai ou non que les vices entrent souvent dans la composition de quelques vertus, comme les poisons entrent dans la composition des plus grands remèdes de la médecine. Quand je dis nous, j’entends parler de l’homme qui croit ne devoir qu’à lui seul ce qu’il a de bon, comme faisaient les grands hommes de l’antiquité, et comme cela je crois qu’il y avait de l’orgueil, de l’injustice et mille autres ingrédients dans la magnanimité et la libéralité d’Alexandre et de beaucoup d’autres ; que dans la vertu de Caton il y avait de la rudesse, et beaucoup d’envie et de haine contre César ; que dans la clémence d’Auguste pour Cinna il y eut un désir d’éprouver un remède nouveau, une lassitude de répandre inutilement tant de sang, et une crainte des événements à quoi on a plutôt fait de donner le nom de vertu que de faire l’anatomie de tous les replis du cœur. Je ne prétends pas de vous en dire davantage, ni faire ici un manifeste. Vous en direz ce que vous jugerez à propos à Mme de Liancourt et à Mme du Plessis. Si vous voulez aussi que M Bernard fasse voir ce que je vous mande à M. de la Chapelle, qui demeure chez M. le Premier Président, vous m’épargnerez la peine de le récrire pour lui envoyer. Je vous donne le bonsoir et suis entièrement à vous. Je n’écrirai pas Mme de Liancourt pour ne la tourmenter pas de cette affaire.

40. Lettre de La Rochefoucauld au Père René Rapin. 12 juillet 1664.

 

Ce n’est pas assez pour moi de tout ce que nous dîmes hier, il me vient à tous moments des scrupules et on ne saurait jamais avoir trop de délicatesse pour un ami du prix de Mr. de la Chapelle. C’est pourquoi, mon Très Révérend Père, je vous supplie très humblement de vous mettre précisément en ma place et de vouloir être mon directeur pour tout ce que je dois à notre ami avec autant d’exactitude que vous en avez pour les consciences. N’ayez, s’il vous plaît, aucun égard à l’intérêt des maximes et ne songez qu’à ne me laisser manquer à rien vers l’homme du monde à qui je veux le moins manquer. Je vous demande pardon de la liberté que je prends, mais Mr. de la Chapelle en est cause en toutes manières et il m’a tellement assuré que j’ai quelque part en l’honneur de vos bonnes grâces que j’espère que vous m’accorderez celle que je viens de vous demander et de me croire à vous avec toute l’estime et le respect imaginables.

La Rochefoucauld

À Paris, le 12 de juillet.

Je ne veux pas même écrire à M. de La Chapelle afin que ce soit vous seul qui me répondiez de ses sentiments.

Encore une fois, mon Très Révérend Père, comptez, s’il vous plaît, les maximes pour rien, et croyez que j’aime mille fois mieux qu’elles ne parussent jamais que de faire la moindre peine à ceux qui en ont pris la protection.

41. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. 1664.

 

Je vous envoie cette manière de préface pour les maximes ; mais comme je la dois rendre dans deux heures, je vous supplie très humblement, Madame, de me la renvoyer par le même laquais qui vous porte ce billet. Je vous demande aussi de me dire ce que vous en trouvez.

Ce samedi.

42. Lettre de Mme de Sablé à La Rochefoucauld. 18 février 1665.

 

Je vous envoie ce que j’ai pu tirer de ma tête pour mettre dans le Journal. J’y ai mis cet endroit qui vous est si sensible, afin que cela vous fasse surmonter la mauvaise honte qui vous fit donner au public la préface sans y rien retrancher, et je n’ai pas craint de le mettre, parce que je suis assurée que vous ne le ferez pas imprimer quand même le reste vous plairait. Je vous assure aussi que je vous serai plus obligée si vous en usez comme d’une chose qui serait à vous, en le corrigeant ou en le jetant au feu, que si vous lui faisiez un honneur qu’il ne mérite pas. Nous autres grands auteurs sommes trop riches pour craindre de perdre de nos productions. Mandez-moi ce qu’il vous semble de ce dictum.

Le 18e février 1665.

« C’est un traité des mouvements du cœur de l’homme, qu’on peut dire lui avoir été comme inconnus jusques à cette heure. Un seigneur, aussi grand en esprit qu’en naissance, en est l’auteur ; mais ni sa grandeur ni son esprit n’ont pu empêcher qu’on n’en ait fait des jugements bien différents.

Les uns croient que c’est outrager les hommes que d’en faire une si terrible peinture, et que l’auteur n’en a pu prendre l’original qu’en lui-même ; ils disent qu’il est dangereux de mettre de telles pensées au jour, et qu’ayant si bien montré qu’on ne fait jamais de bonnes actions que par de mauvais principes, on ne se mettra plus en peine de chercher la vertu, puisqu’il est impossible de l’avoir, si ce n’est en idée.

Les autres au contraire trouvent ce traité fort utile parce qu’il découvre les fausses idées que les hommes ont d’eux-mêmes, et leur fait voir que sans la religion ils sont incapables de faire aucun bien ; qu’il est bon de se connaître tel qu’on est, quand même il n’y aurait que cet avantage de n’être point trompé dans la connaissance qu’on peut avoir de soi-même.

Quoi qu’il en soit, il y a tant d’esprit dans cet ouvrage, et une si grande pénétration pour connaître le véritable état de l’homme, à ne regarder que sa nature, que toutes les personnes de bon sens y trouveront une infinité de choses qu’ils auraient peut-être ignorées toute leur vie si cet auteur ne les avait tirées du chaos du cœur de l’homme pour les mettre dans un jour où quasi tout le monde peut les voir et les comprendre sans peine. »