II. Jugements recueillis par Mme de Sablé

 

27. Lettre de Mme de Maure à Mme de Sablé. 3 mars 1661.

 

Il me semble, m’amour, que M. de La Rochefoucauld n’y est pas assez loué pour le lui envoyer, et du moins il y faudrait remettre quelque chose que j’ai oublié avant que de dire « Mais je trouve qu’il fait à l’homme une âme trop laide ». Renvoyez-le moi, s’il vous plaît, m’amour, pour voir si je pourrai le rendre aussi propre pour lui qu’il peut l’être pour M Esprit Depuis que ceci fut écrit, M. le M[arquis] d’Antin étant ici avec M. le Comte de Maure, je leur montrai ce que vous et M. Esprit avez écrit ; et en disant que j’avais bien de la peine à croire que vous vous fussiez méprise, parce que cela ne vous arrivait jamais, ils furent tous deux d’une même opinion, et je dis au philosophe d’écrire la sienne :

« Défense de Mme la M[arquise] de Sablé par M. le Marquis d’Antin, jadis M. l’abbé d’Antin. – Il y a un plus grand mécompte dans le mécompte prétendu parce qu’il est assuré que la possibilité suffit pour le fondement de la beauté, et principalement Mme la M[arquise] ayant restreint ce qui pouvait même convenir aux beautés en général à la beauté des productions de l’esprit, puisque les tragédies, et les romans, qui sont de ce nombre et d’une manière assez illustre et assez à la mode en tous les temps, n’ont pour l’ordinaire et peuvent même selon Aristote n’avoir que la possibilité et la vraisemblance pour fondement de leur beauté. »

28. Lettre de Mme de Maure à Mme de Sablé. Même époque.

 

Votre sentence, m’amour, est admirable et de ce tour court que j’aime aux sentences, et pour celle de M. Esprit, encore qu’il me semble qu’il y a de la témérité de croire qu’il puisse faillir, je ne saurais concevoir que, quand les passions font tant que de parler équitablement et raisonnablement, elles puissent offenser, si ce n’est Dieu qui voit les cœurs et qui voit par conséquent le principe de toutes les actions.

Je ne trouve pas non plus qu’il soit vrai que la charité ait le privilège de dire tout ce qui lui plaît ; et j’eus une grande joie de ce que vous y ayez fait mettre le quasi que j’y ai trouvé ; il faudrait, ce me semble, pour rendre cela véritable, que l’on vît le cœur aussi bien sur ce point-là que sur l’autre, car alors sans doute, comme on verrait que c’est la charité toute seule qui parle, toutes les personnes raisonnables recevraient bien les choses mêmes qui seraient les plus contraires à leurs sentiments ; mais parce que le cœur ne se voit pas, nous voyons tous les jours que quand la repréhension est rude, elle blesse, encore qu’elle parte de la charité, et quand même elle est douce, elle ne laisse pas quelquefois de blesser, parce qu’il faut être merveilleusement raisonnable pour n’être pas blessée de tout ce qui donne de la confusion.

Je vous engage, ma chère m’amour, par la fidélité que nous avons l’une pour l’autre, de ne faire voir ceci qu’à Mlle de Chalais, car pour M. Esprit il n’y faut pas seulement songer. Je vous demande cela, m’amour, au pied de la lettre, c’est-à-dire qu’il ne sache jamais que je vous aie montré d’y trouver rien à redire. Je lui dis seulement quelque chose qui signifiait qu’il y fallait le quasi que vous y avez mis ; mais vous, m’amour, vous m’apprendrez, s’il vous plaît, si je ne me suis point trompée dans le reste[…]

29. Lettre de Mlle de Vertus à Mme de Sablé. Printemps 1663.

 

[…] Que me dites-vous de ces maximes qu’on a montrées à M. le comte de Saint-Paul ? Je ne sais ce que c’est, mais il me semble qu’il ne faudrait point trop le laisser entretenir par ce M. de Neuré ; car c’est une personne qui apparemment n’est pas contente de Mme de Longueville, et qui a bien envie, à ce qu’on m’a dit, de rentrer dans cette maison. Si vous disiez à M. le comte de Saint-Paul qu’il ne faut pas qu’il s’amuse à les lire ? Il a une grande déférence pour vous, et ainsi cela lui deviendrait suspect […]

30. Lettre de Mme de Schonberg à Mme de Sablé. 1663.

 

Je crus hier, tout le jour, vous pouvoir renvoyer vos maximes ; mais il me fut impossible d’en trouver le temps. Je voulais vous écrire et m’étendre sur leur sujet. Je ne puis pas vous en dire mon sentiment en détail, tout ce qu’il m’en paraît, en général, c’est qu’il y a en cet ouvrage beaucoup d’esprit, peu de bonté, et forces vérités que j’aurais ignorées toute ma vie si l’on ne m’en avait fait apercevoir. Je ne suis pas encore parvenue à cette habileté d’esprit où l’on ne connaît dans le monde ni honneur ni bonté ni probité ; je croyais qu’il y en pouvait avoir. Cependant, après la lecture de cet écrit, l’on demeure persuadé qu’il n’y a ni vice ni vertu à rien, et que l’on fait nécessairement toutes les actions de la vie. S’il est ainsi que nous ne nous puissions empêcher de faire tout ce que nous désirons, nous sommes excusables, et vous jugez de là combien ces maximes sont dangereuses. Je trouve encore que cela n’est pas bien écrit en français, c’est-à-dire que ce sont des phrases et des manières de parler qui sont plutôt d’un homme de la cour que d’un auteur. Cela ne me déplaît pas, et ce que je vous en puis dire de plus vrai est que je les entends toutes comme si je les avais faites, quoique bien des gens y trouvent de l’obscurité en certains endroits. Il y en a qui me charment, comme : « L’esprit est toujours la dupe du cœur ». Je ne sais si vous l’entendez comme moi ; mais je l’entends, ce me semble, bien joliment, et voici comment : c’est que l’esprit croit toujours, par son habileté et par ses raisonnements, faire faire au cœur ce qu’il veut, mais il se trompe, il en est la dupe, c’est toujours le cœur qui fait agir l’esprit ; l’on suit tous ses mouvements, malgré que l’on en ait, et l’on les suit même sans croire les suivre. Cela se connaît mieux en galanterie qu’aux autres actions, et je me souviens de certains vers sur ce sujet qui ne seront pas mal à propos :

La raison sans cesse raisonne

Et jamais n’a guéri personne,

Et le dépit le plus souvent

Rend plus amoureux que devant

Il y en a encore une qui me paraît bien véritable, et à quoi le monde ne pense pas, parce qu’on ne voit autre chose que des gens qui blâment le goût des autres, c’est celle qui dit que « la félicité est dans le goût, et non pas dans les choses ; c’est pour avoir ce qu’on aime qu’on est heureux, et non pas ce que les autres trouvent aimable ». Mais ce qui m’a été tout nouveau et que j’admire est que « la paresse, toute languissante qu’elle est, détruit toutes les passions ». Il est vrai – et l’on a bien fouillé dans l’âme pour y trouver un sentiment si caché, mais si véritable – que je crois que nulle de ces maximes ne l’est davantage, et je suis ravie de savoir que c’est à la paresse à qui l’on a l’obligation de la destruction de toutes les passions. Je pense qu’à présent on doit l’estimer comme la seule vertu qu’il y a dans le monde, puisque c’est elle qui déracine tous les vices ; comme j’ai toujours eu beaucoup de respect pour elle, je suis fort aise qu’elle ait un si grand mérite.

Que dites-vous aussi, Madame, de ce que « chacun se fait un extérieur et une mine qu’il met en la place de ce qu’on veut paraître, au lieu de ce que l’on est » ? Il y a longtemps que je l’ai pensé, et que j’ai dit que tout le monde était en mascarade et mieux déguisé que l’on ne l’est à celle du Louvre, car l’on n’y reconnaît personne. Enfin que tout soit à se disposer honnête, et non pas l’être, cela est pourtant bien étrange.

Je ne sais si cela réussira imprimé comme en manuscrit ; mais si j’étais du conseil de l’auteur, je ne mettrais point au jours ces mystères qui ôteront à tout jamais la confiance qu’on pourrait prendre en lui il en sait tant là-dessus, et il paraît si fin, qu’il ne peut plus mettre en usage cette souveraine habileté qui est de ne paraître point en avoir. Je vous dis à bâton rompu tout ce qui me reste dans l’esprit de cette lecture ; je ne pense qu’à vous obéir ponctuellement, et en le faisant je crois ne pouvoir faillir, quelque sottise que je puisse dire. Je n’ai point pris de copie, je vous en donne ma parole, ni n’en ai parlé à personne

31. Lettre, d’auteur inconnu, à Mme de Schonberg, transmise par elle à Mme de Sablé. 1663.

 

À considérer superficiellement l’écrit que vous m’avez envoyé, il semble tout à fait malin, et il ressemble fort à la production d’un esprit fier, orgueilleux, satirique, dédaigneux, ennemi déclaré du bien, sous quelque visage qu’il paraisse, partisan très passionné du mal, auquel il attribue tout, qui querelle et qui choque toutes les vertus, et qui doit enfin passer pour le destructeur de la morale et pour l’empoisonneur de toutes les bonnes actions, qu’il veut absolument qui passent pour autant de vices déguisés. Mais quand on le lit avec un peu de cet esprit pénétrant qui va bientôt jusqu’au fond des choses pour y trouver le fin, le délicat et le solide, on est contraint d’avouer ce que je vous déclare, qu’il n’y a rien de plus fort, de plus véritable, de plus philosophe, ni même de plus chrétien, parce que dans la vérité c’est une morale très délicate qui exprime d’une manière peu connue aux anciens philosophes et aux nouveaux pédants la nature des passions qui se travestissent dans nous si souvent en vertus. C’est la découverte du faible de la sagesse humaine et de la raison, et de ce qu’on appelle force d’esprit ; c’est une satire très forte et très ingénieuse de la corruption de la nature par le péché originel, de l’amour-propre et de l’orgueil, et de la malignité de l’esprit humain qui corrompt tout quand il agit de soi-même sans l’esprit de Dieu. C’est un agréable description de ce qui se fait par les plus honnêtes gens quand ils n’ont point d’autre conduite que celle de la lumière naturelle et de la raison sans la grâce. C’est une école de l’humilité chrétienne, où nous pouvons apprendre les défauts de ce que l’on appelle si mal à propos nos vertus ; c’est un parfaitement beau commentaire du texte de saint Augustin qui dit que toutes les vertus des infidèles sont des vices, c’est un anti-Sénèque, qui abat l’orgueil du faux sage que ce superbe philosophe élève à l’égal de Jupiter ; c’est un soleil qui fait fondre la neige qui couvre la laideur de ces rochers infructueux de la seule vertu morale ; c’est un fonds très fertile d’une infinité de belles vérités qu’on a le plaisir de découvrir en fouissant un peu par la méditation. Enfin, pour dire nettement mon sentiment, quoiqu’il y ait partout des paradoxes, ces paradoxes sont pourtant très véritables, pourvu qu’on demeure toujours dans les termes de la vertu morale et de la raison naturelle, sans la grâce. Il n’y en a point que je ne soutienne, et il en a même plusieurs qui s’accordent parfaitement avec les sentences de l’Ecclésiastique, qui contient la morale du Saint-Esprit. Enfin, je n’y trouve rien à reprendre que ce qu’il dit qu’on ne loue jamais que pour être loué, car je vous jure que je ne prétends nulles louanges de celles que je suis obligé de lui donner, et dans l’humeur où je suis je lui en donnerais bien d’autres Mais il y a là-bas un fort honnête homme qui m’attend dans son carrosse pour me mener faire l’essai de notre chocolate. Vous y avez quelque intérêt, et moi aussi, parce que vous êtes de moitié avec Mme la princesse de Guymené pour m’en faire ma provision.

32. Lettre de Mme de Guymené à Mme de Sablé. 1663.

 

Je vous allais écrire quand j’ai reçu votre lettre pour vous supplier de m’envoyer votre carrosse aussitôt que vous aurez dîné. Je n’ai encore vu que les premières maximes, à cause que j’avais hier mal à la tête ; mais ce que j’en ai vu me paraît plus fondé sur l’humeur de l’auteur que sur la vérité, car il ne croit point de libéralité sans intérêt, ni de pitié ; c’est qu’il juge tout le monde par lui-même. Pour le plus grand nombre, il a raison ; mais assurément il y a des gens qui ne désirent autre chose que de faire du bien.

Je crois vous avoir déjà mandé que je n’ai jamais souhaité d’Altesse de vous. Je n’ai garde d’en vouloir en sérieux, et en dérision elle me choquerait. J’aurai l’honneur de vous voir après dîner si vous m’envoyez votre carrosse.

33. Lettre de Mme de Liancourt à Mme de Sablé. 1663.

 

Je n’avais qu’une partie d’un petit cahier des maximes que vous savez, quand j’eus l’honneur de vous voir, et il débutait si cruellement contre les vertus qu’il me scandalisa, aussi bien que beaucoup d’autres ; mais depuis j’ai tout lu, et je fais amende honorable à votre jugement, car je vois bien qu’il y a dans cet écrit de fort jolies choses, et même, je crois, de bonnes, pourvu qu’on ôte l’équivoque qui fait confondre les vraies vertus avec les fausses. Un de mes amis a changé quelques mots en plusieurs articles, qui raccommodent, je crois, ce qu’il y avait de mal ; je vous les irai lire un de ces jours, si vous avez loisir de me donner audience.

34. Lettre, d’auteur inconnu, à Mme de Sablé. 1663.

 

Je vous ai beaucoup d’obligation d’avoir fait un jugement de moi si avantageux que de croire que j’étais capable de dire mon sentiment de l’écrit que vous m’avez envoyé. Je vous proteste, Madame, avec toute la sincérité de mon cœur, quoique l’auteur de l’écrit n’en croie point de véritable que j’en suis incapable et que je n’entends rien en ces choses si subtiles et si délicates ; mais puisque vous commandez, il faut obéir. Je vous dirai donc, Madame, après avoir bien considéré cet écrit que ce n’est qu’une collection de plusieurs livres d’où l’on a choisi les sentences, les pointes et les choses qui avaient plus de rapport au dessein de celui qui a prétendu en faire un ouvrage considérable. J’ai l’esprit si rempli des idées de maçonneries que je m’imagine que tout ce que je vois en a la ressemblance et que cet ouvrage s’y peut comparer. Je sais bien que vous direz que je ne suis qu’un maçon ou un charpentier en cette matière, mais vous m’avouerez aussi qu’il est composé de différents matériaux, on y remarque de belles pierres, j’en demeure d’accord ; mais on ne saurait disconvenir qu’il ne s’y trouve aussi du moellon et beaucoup de plâtras, qui sont si mal joints ensemble qu’il est impossible qu’ils puissent faire corps ni liaison, et par conséquent que l’ouvrage puisse subsister. Après la raillerie il est bon d’entrer un peu dans le sérieux, et de vous dire que les auteurs des livres desquels on a colligé ces sentences, ces pointes et ces périodes les avaient mieux placées ; car si l’on voyait ce qui était devant et après, assurément on en serait plus édifié ou moins scandalisé. Il y a beaucoup de simples dont le suc est poison, qui ne sont point dangereux lorsqu’on n’en a rien extrait et que la plante est en son entier. Ce n’est pas que cet écrit ne soit bon en de bonnes mains, comme les vôtres, qui savent tirer le bien du mal même ; mais aussi on peut dire qu’entre les mains de personnes libertines ou qui auraient de la pente aux opinions nouvelles, que cet écrit les pourrait confirmer dans leur erreur, et leur faire croire qu’il n’y a point du tout de vertu, et que c’est folie de prétendre de devenir vertueux, et jeter ainsi le monde dans l’indifférence et dans l’oisiveté, qui est la mère de tous les vices. J’en parlai hier à un homme de mes amis, qui me dit qu’il avait vu cet écrit, et qu’à son avis il découvrait les parties honteuses de la vie civile et de la société humaine, sur lesquelles il fallait tirer le rideau ; ce que je fais, de peur que cela fasse mal aux yeux délicats, comme les vôtres, qui ne sauraient rien souffrir d’impur et de déshonnête.

35. Lettre d’auteur inconnu, à Mme de Sablé. 1663.

 

Je vous suis infiniment obligé, Madame, de m’avoir donné la pièce que je vous renvoie, et encore que je n’aie eu que le loisir de la parcourir dans le peu de temps que vous m’avez prescrit pour la lire, je n’ai pas laissé d’en retirer beaucoup de plaisir et de profit, et une estime si particulière pour l’auteur et pour son ouvrage qu’en vérité je ne suis pas capable de vous la bien exprimer.

L’on voit bien que ce faiseur de maximes n’est pas un homme nourri dans la province, ni dans l’Université ; c’est un homme de qualité qui connaît parfaitement la cour et le monde, qui en a goûté autrefois toutes les douceurs, qui en a aussi senti souvent les amertumes, et qui s’est donné le loisir d’en étudier et d’en pénétrer tous les détours et toutes les finesses. Mais outre cela, comme la nature lui a donné cette étendue d’esprit, cette profondeur et ce discernement, joint à la droiture, à la délicatesse et à ce beau tour dont il parle en quelques endroits de cet écrit, il ne faut pas s’étonner s’il a prononcé si judicieusement sur des matières qu’il avait si parfaitement connues.

Pour ce qui est de l’ouvrage, c’est à mon sens la plus belle et la plus utile philosophie qui se fit jamais ; c’est l’abrégé de tout ce qu’il y a de sage et de bon dans toutes les anciennes et nouvelles sectes des philosophes, et quiconque saura bien cet écrit n’a plus besoin de lire Sénèque, ni Épictète, ni Montaigne, ni Charron, ni tout ce qu’on a ramassé depuis peu de la morale des sceptiques et des épicuriens. On apprend véritablement à se connaître dans ces livres, mais c’est pour en devenir plus superbe et plus amateur de soi-même ; celui-ci nous fait connaître, mais c’est pour nous mépriser et pour nous humilier ; c’est pour nous donner de la défiance et nous mettre sur nos gardes contre nous-mêmes et contre toutes les choses qui nous touchent et nous environnent ; c’est pour nous donner du dégoût de toutes les choses du monde et nous en détacher, nous tourner du côté de Dieu, qui seul est bon, juste, immuable et digne d’être aimé, honoré, et servi. On pourrait dire que le chrétien commence où votre philosophe finit, et l’on ne pourrait faire une instruction plus propre à un catéchumène, pour convertir à Dieu son esprit et sa volonté ; et cela me fait souvenir d’une excellente comparaison, que j’ai autrefois lue dans une épître de Sénèque : C’est une chose bien étrange, dit-il, de considérer un enfant, pendant les neuf mois qu’il demeure dans le ventre de sa mère, avant que de venir au monde ; il a des yeux, et ne voit point ; il a des oreilles, et il n’entend point ; il ne sait ce qu’il doit devenir ; il n’a aucune connaissance de la vie en laquelle il doit entrer. Que si cet enfant pouvait raisonner, n’est-il pas vrai qu’il jugerait bien que toutes ces facultés et tous ces organes ne lui sont pas donnés en vain par la nature ? que puisqu’il a une bouche il ne doit pas prendre la nourriture comme une plante ? que puisqu’il a des pieds, des mains et des bras, il n’est pas dans l’existence des choses pour être toujours en la forme d’une boule, parmi des ordures, dans une prison étroite et ténébreuse ? et, de ces réflexions, il viendrait assurément à la connaissance de la vie qu’il doit mener sur la terre. Il en est de même, dit Sénèque, de l’état des hommes qui sont en cette vie présente, à l’égard de la future : ils ressemblent, pour la plupart, à ces enfants faibles et impuissants dont nous venons de parler ; ils vivent sans réflexion ; ils se laissent conduire à la coutume ; ils s’abandonnent à leurs passions ; mais s’ils prenaient garde qu’ils ont une âme vaste et noble qui s’élève au-dessus de la matière, qu’ils ont des puissance qui ne peuvent être remplies ni rassasiées par la possession d’aucune créature, qu’ils ont des désirs qui ne peuvent être limités ni par les lieux, ni par les temps, et qu’enfin ils ne ressentent ici que des misères au lieu de la félicité à laquelle ils aspirent naturellement, ils concluraient sans doute qu’il y doit avoir un autre monde que celui-ci, et que Dieu ne les a mis sur la terre que pour y mériter le ciel.

Mais je n’ai jamais mieux vu la force de ces raisonnements qu’après la lecture de l’écrit de votre ami, et il me semble que j’étais non seulement changé, mais encore transfiguré, pour me servir du terme de ce philosophe romain. Je n’aurais rien à souhaiter en cet écrit sinon qu’après avoir si bien découvert l’inutilité et la fausseté des vertus humaines et philosophiques, i reconnût qu’il n’y en a point de véritables que les chrétiennes et les surnaturelles. Non pas que je veuille dire qu’il n’y a point de fausses vertus parmi les chrétiens, ou que ceux qui en ont de véritables les aient parfaites et sans mélange de vanité ou d’intérêt ; je ne sais que trop par expérience la malignité et les ruses de la nature corrompue ; je sais que son venin se répand partout, et qu’encore qu’elle ne règne et ne domine pas dans les âmes solidement dévotes, elle ne laisse pas d’y vivre, d’y demeurer, et se remuer et se débattre souvent, pour se remettre au-dessus de la raison et de la grâce. Mais il faut demeurer d’accord qu’un homme vivant selon les règles de l’Évangile peut être dit véritablement vertueux, parce qu’il ne vit pas selon les maximes de cette nature dépravée et qu’il n’est point esclave de sa cupidité, mais qu’il vit selon les lois de l’esprit et de la raison, et que s’il commet quelquefois des fautes, en faisant même le bien, comme il ne se peut faire autrement, il en tire des motifs et des occasions continuelles de mépris de soi-même, d’humilité, et de soumission à la justice et à la providence de Dieu ; et c’est ce qui fait voir la nécessité de la pénitence chrétienne, qui a été une vertu inconnue à la philosophie

Mais peut-être que votre ami, Madame, a des raisons de ne point passer les bornes de la sagesse humaine, et comme il a l’esprit fort délicat, il pourra même croire qu’il y a de l’orgueil ou de l’intérêt secret en mon avis, et quelque protestation que je lui puisse faire du contraire, il n’est pas obligé de me croire. Il vaut donc mieux, Madame, que vous ne lui en parliez point du tout, s’il vous plaît, et que vous lui disiez seulement que, quand il n’y aurait que son écrit au monde avec Évangile, je voudrais être chrétien. L’un m’apprendrait à connaître mes misères, et l’autre à implorer mon libérateur ; ce sont les deux premiers degrés de la vie spirituelle et quand on les franchit comme il faut, on n’en demeure pas là ordinairement ; les bonnes œuvres suivent et l’on fait profit de tout, des péchés même et des fautes qu’on a commises, qu’on commet, et des ignorances, erreurs et faiblesses naturelles et involontaires, auxquelles sont sujet tous les hommes de ce monde et même ceux qui sont les plus établis dans les vertus essentielles.

Que si cette pièce ne s’imprime pas, je vous prie très humblement, Madame, de m’en faire avoir une copie.

36. Lettre, d’auteur inconnu, à Mme de Sablé, 1663.

 

J’appellerais volontiers l’auteur de ces maximes un orateur éloquent et un philosophe plus critique que savant ; aussi n’a-t-il autre principe de ses sentiments que la fécondité de son imagination. Il affecte dans ses divisions et dans ses définitions, subtilement mais sans fondement inventées, de passer pour un Sénèque, ne prenant pas garde néanmoins que celui-ci, dans sa morale, tout païen qu’il était, ne s’est jamais jeté dans cette extrémité que de confondre toutes les vertus des sages de son temps, ni de les faire passer pour des vices ; il a cru qu’il y en avait de tempérants et de dissolus, de bons et de mauvais, d’humbles et de superbes, et il n’a jamais dit qu’on pût, sous une véritable humilité, cacher une superbe insolente : elles sont trop antipathiques pour pouvoir habiter la même demeure. Je lui donnerais néanmoins cette louange que de savoir puissamment invectiver, et d’avoir parfaitement bien rencontré où il s’est agi de mériter le titre de satirique. C’est à contrecœur que je loue de la sorte son ouvrage tout à fait spirituel, et peut-être pourra-t-on dire que je tombe dans le même défaut dont je l’accuse ; mais certes, considérant que par ces maximes il n’y a aucune vertu chrétienne, si solide qu’elle soit, qui ne puisse être censurée, content du désavantage d’en être dépourvu, j’aime mieux ne passer pas pour complaisant en approuvant sa doctrine, que d’être dans un perpétuel danger de déclamer contre les belles qualités, ni médire des plus vertueux.

37. Lettre de Mme de La Fayette à Mme de Sablé. 1663.

 

Ce jeudi au soir.

Voilà un billet que je vous supplie de vouloir lire, il vous instruira de ce que l’on demande de vous. Je n’ai rien à y ajouter, sinon que l’homme qu’il l’écrit [sic] est un des hommes du monde que j’aime autant, et qu’ainsi c’est une des plus grandes obligations que je vous puisse avoir, que de lui accorder ce qu’il souhaite pour son ami. Je viens d’arriver de Fresnes, où j’ai été deux jours en solitude avec Madame du Plessis ; en ces deux jours-là nous avons parlé de vous deux ou trois mille fois ; il est inutile de vous dire comment nous en avons parlé, vous le devinez aisément. Nous y avons lu les maximes de M. de La Rochefoucauld. Ha, Madame ! quelle corruption il faut avoir dans l’esprit et dans le cœur pour être capable d’imaginer tout cela ! J’en suis si épouvantée que je vous assure que, si les plaisanteries étaient des choses sérieuses, de telles maximes gâteraient plus ses affaires que tous les potages qu’il mangea l’autre jour chez vous.

38. Lettre de Mme de La Fayette à Mme de Sablé. 1663.

 

Vous me donneriez le plus grand chagrin du monde, si vous ne me montriez pas vos maximes. Mme du Plessis m’a donné une curiosité étrange de les voir, et c’est justement parce qu’elles sont honnêtes et raisonnables que j’en ai envie, et qu’elles me persuaderont que toutes les personnes de bon sens ne sont pas si persuadées de la corruption générale que l’est M. de La Rochefoucauld. Je vous rends mille et mille grâces de ce que vous avez fait pour ce gentilhomme. Je vous en irai encore remercier moi-même, et je me servirai toujours avec plaisir des prétextes que je trouverai pour avoir l’honneur de vous voir ; et si vous trouviez autant de plaisir avec moi que j’en trouve avec vous, je troublerais souvent votre solitude.