IV. Lettres concernant la rédaction des maximes (3e, 4e et 5e éditions)
43. Maximes adressées par La Rochefoucauld à Mme de Sablé, 1667.
« Les passions ne sont que les divers goûts de l’amour-propre. »
« La fortune nous corrige plus souvent que la raison. »
« L’extrême ennui sert à nous désennuyer. »
« On loue et on blâme la plupart des choses parce que c’est la mode de les louer ou de les blâmer. »
« Ce n’est d’ordinaire que dans de petits intérêts où nous consentons de ne point croire aux apparences. »
« Quelque bien qu’on nous dise de nous, on ne nous apprend rien de nouveau. »
44. Maximes adressées par La Rochefoucauld à Mme de Rohan, abbesse de Malnoue. Période 1671-1674.
19 L’accent du pays, où l’on est né demeure dans l’esprit et dans le cœur, comme dans le langage. (Max. 342.)
Pour être grand’homme, il faut savoir profiter de toute sa fortune. (Max. 343, var.)
20 La plupart des hommes ont, comme les plantes, des propriétés cachées, que le hasard fait découvrir. (Max. 344.)
30 Les occasions nous font connaître aux autres, et encore plus à nous-mêmes. (Max. 345.)
Il ne peut y avoir de règle dans l’esprit, ni dans le cœur, des femmes, si le tempérament n’en est d’accord. (Max. 346.)
31 Nous ne trouvons guère de gens de bon sens que ceux qui sont de notre avis. (Max. 347.)
Quand on aime, on doute souvent de ce qu’on croit le plus. (Max. 348.)
Le plus grand miracle de l’amour, c’est de guérir de la coquetterie. (Max. 349.)
Ce qui nous donne tant d’aigreur contre ceux qui nous font des finesses, c’est qu’ils croient être plus habiles que nous. (Max. 350.)
On a bien de la peine à rompre quand on ne s’aime plus. (Max. 351.)
37 On s’ennuie presque toujours avec les gens avec qui il n’est pas permis de s’ennuyer. (Max. 352.)
Un honnête homme peut être amoureux comme un fou, mais non pas comme un sot. (Max. 353.)
35 Il y a de certains défauts qui, bien mis en œuvre, brillent plus que la vertu même. (Max. 354.)
On perd quelquefois des personnes qu’on regrette plus qu’on n’en est affligé, et d’autres dont on est affligé quelque temps et qu’on ne regrette guère. (Max. 355, var.)
32 On ne loue, d’ordinaire, de bon cœur que ceux qui nous admirent. (Max. 356, var.)
34 Les petits esprits sont trop blessés des petites choses ; les grands esprits les voient toutes, et n’en sont pas blessés. (Max. 357.)
L’humilité est la véritable preuve des vertus chrétiennes ; sans elle nous conservons tous nos défauts, et ils sont généralement couverts par l’orgueil, qui les cache aux autres, et souvent à nous-mêmes. (Max. 358, var.)
26 Les infidélités devraient éteindre l’amour, et il ne faudrait point être jaloux de ce qui donne sujet de l’être. Il n’y a que les personnes qui évitent de donner de la jalousie qui soient dignes qu’on en ait pour elles. (Max. 359, var.)
On se décrie beaucoup plus auprès de nous par les moindres infidélités qu’on nous fait que par les plus grandes qu’on fait aux autres. (Max. 360.)
27 La jalousie naît toujours avec l’amour, mais elle ne meurt pas toujours avec lui. (Max. 361.)
22 La plupart des femmes ne pleurent pas tant la mort de leurs amants pour les avoir aimés que pour paraître plus dignes d’être aimées. (Max. 362.)
38 Les violences qu’on nous fait nous font souvent moins de peine que celles que nous nous faisons à nous-mêmes. (Max. 363.)
29 On sait assez qu’il ne faut guère parler de sa femme ; mais on ne sait pas assez qu’on devrait encore moins parler de soi. (Max. 364.)
Il y a de bonnes qualités qui dégénèrent en défauts quand elles sont naturelles, et d’autres qui ne sont jamais parfaites quand elles sont acquises. La raison doit nous rendre ménagers de notre bien, et difficiles à tromper, et il faut que la nature nous fasse naître vaillants, et sincères. (Max. 365, var.)
Quelque défiance que nous ayons de la sincérité de ceux qui nous parlent, nous croyons toujours qu’ils nous disent plus vrai qu’aux autres. (Max. 366.)
39 Il n’est jamais plus difficile de bien parler que lorsqu’on ne parle que de peur de se taire.
23 Il y a peu d’honnêtes femmes qui ne soient lasses de leur métier. (Max. 367.)
21 La plupart des honnêtes femmes sont des trésors cachés, qui ne sont en sûreté que parce qu’on ne les cherche pas. (Max. 368.)
Les violences qu’on se fait pour s’empêcher d’aimer sont souvent plus cruelles que les rigueurs de ce qu’on aime. (Max. 369.)
Il n’y a guère de poltrons qui connaissent toujours toute leur peur. (Max. 370.)
28 C’est presque toujours la faute de celui qui aime, de ne pas connaître quand on cesse de l’aimer. (Max. 371.)
On craint toujours de voir ce qu’on aime quand on vient de faire des coquetteries ailleurs. (MS 73, n 372 de la 4e éd.)
Il y a de certaines larmes qui nous trompent souvent nous-mêmes, après avoir trompé les autres. (Max. 373.)
24 Si on croit aimer sa maîtresse pour l’amour d’elle, on est bien trompé. (Max. 374.)
40 On doit se consoler de ses fautes, quand on a la force de les avouer. (MS 74, n 375 de la 4e éd.)
L’envie est détruite par la véritable amitié, et la coquetterie par le véritable amour. (Max. 376.)
41 Le plus grand défaut de la pénétration n’est pas de n’aller point jusqu’au bout, c’est de le passer. (Max. 377.)
42 On donne des conseils, mais on n’inspire point de conduite (Max. 378.)
43 Quand notre mérite baisse, notre goût baisse aussi. (Max. 379.)
44 La fortune fait paraître nos vertus et nos vices comme la lumière fait paraître les objets. (Max. 380.)
25 La violence qu’on se fait pour demeurer fidèle à ce qu’on aime ne vaut guère mieux qu’une infidélité. (Max. 381.)
45 Nos actions sont comme les bouts-rimés, que chacun fait rapporter à ce qu’il lui plaît. (Max. 382.)
L’envie de parler de nous, et de faire voir nos défauts du côté que nous les voulons bien montrer, fait une grande partie de notre sincérité. (Max. 383, var.)
On ne devrait s’étonner que de pouvoir encore s’étonner. (Max. 384.)
On est presque également difficile à contenter quand on a beaucoup d’amour, et quand on n’en a plus guère. (Max. 385.)
45. Réponse de Mme de Rohan à l’envoi précédent.
Je vous renvoie vos maximes, Monsieur, en vous rendant mille et mille grâces très humbles. Je ne les louerai point comme elles méritent d’être louées, parce que je les trouve trop au-dessus de mes louanges. Elles ont un sens si juste et si délicat, quoiqu’il soit quelquefois un peu détourné, qu’il ne faudrait pas moins de délicatesse pour vous dire ce qu’on en pense qu’il vous en a fallu pour les faire. Vous avez une lumière si vive pour pénétrer le cœur de tous les hommes qu’il semble qu’il n’appartienne qu’à vous de donner un jugement équitable sur le mérite ou le démérite de tous ses mouvements, avec cette différence pourtant qu’il me semble, Monsieur, que vous avez encore mieux pénétré celui des hommes que celui des femmes ; car je ne puis, malgré la déférence que j’ai pour vos lumières, m’empêcher de m’opposer un peu à ce que vous dites, que leur tempérament fait toute leur vertu, puisqu’il faudrait conclure de là que leur raison leur serait entièrement inutile. Et quand même il serait vrai qu’elles eussent quelquefois les passions plus vives que les hommes, l’expérience fait assez voir qu’elles savent les surmonter contre leur tempérament, de sorte que, quand nous consentirons que vous mettiez de l’égalité entre les deux sexes, nous ne vous ferons pas d’injustice pour nous faire grâce. Il est même bien plus ordinaire aux femmes de s’opposer à leur tempérament qu’aux hommes, lorsqu’elles l’ont mauvais, parce que la bienséance et la honte les y forceraient quand même leur vertu et leur raison ne les y obligeraient pas. Voici les trois de vos maximes que j’aime le mieux et qui m’ont le plus charmée :
1. Il ne faudrait point être jaloux quand on nous donne sujet de l’être il n’y a que les personnes qui évitent de donner de la jalousie qui soient dignes qu’on en ait pour elles.
2. La fortune fait paraître nos vertus et nos vices comme la lumière fait paraître les objets.
3. La violence qu’on se fait pour demeurer fidèle à ce qu’on aime ne vaut guère mieux qu’une infidélité.
Je vous avoue, Monsieur, que, quoique vos maximes soient très belles, ces trois-là me paraissent incomparables et qu’on ne sait à qui donner le prix, ou au sens ou à l’expression. Mais comme vous m’avez engagée à vous parler franchement, trouvez bon que je vous dise que je n’entends pas bien votre première maxime où vous dites : « L’accent du pays où on est né demeure dans l’esprit, et dans le cœur, comme dans le langage. » Je crois que cela est fort bien et fort juste ; mais je ne connais point ces accents qui demeurent dans l’esprit et dans le cœur. Je crois que c’est ma faute de ne les entendre ni de ne les pas sentir, et cette maxime me fait connaître ce que vous dites dans la quatrième, que les occasions nous font connaître aux autres et à nous-mêmes.
Cette autre maxime où vous dites que l’on perd quelquefois des personnes qu’on regrette plus qu’on n’en est affligé, et d’autres dont on est affligé quelque temps et qu’on ne regrette guère, n’est pas à mon usage ; car la mesure de ma douleur serait toujours la mesure de mon regret, et j’ai grand peine à comprendre que je puisse séparer ces deux choses, parce que ce qui aurait mérité mon attachement mériterait également et mon regret et mes larmes et ma douleur.
La maxime sur l’humilité me paraît encore parfaitement belle, mais j’ai été bien surprise de trouver là l’humilité. Je vous avoue que je l’y attendais si peu qu’encore qu’elle soit si fort de ma connaissance depuis longtemps, j’ai eu toutes les peines du monde à la reconnaître au milieu de tout ce qui la précède et qui la suit. C’est assurément pour faire pratiquer cette vertu aux personnes de notre sexe que vous faites des maximes où leur amour-propre est si peu flatté. J’en serais bien humiliée en mon particulier, si je ne me disais à moi-même ce que je vous ai déjà dit dans ce billet, que vous jugez encore mieux du cœur des hommes que de celui des dames, et que peut-être vous ne savez pas vous-même le véritable motif qui vous les fait moins estimer. Si vous en aviez toujours rencontré dont le tempérament eût été soumis à la vertu, et les sens moins forts que la raison, vous penseriez mieux que vous ne faites d’un certain nombre qui se distingue toujours de la multitude, et il me semble que Mme de La Fayette et moi méritons bien que vous ayez un peu meilleure opinion du sexe en général. Vous ne ferez que nous rendre ce que nous faisons en votre faveur, puisque malgré les défauts d’un million d’hommes nous rendons justice à votre mérite particulier, et que vous seul nous faites croire tout ce qu’on peut dire de plus avantageux pour votre sexe. Etc.
46. Réponse de La Rochefoucauld à la lettre précédente
Quelque déférence que j’aie à tout ce qui vient de vous, je vous assure, Madame, que je ne crois pas que les maximes méritent l’honneur que vous leur faites. Je me défie beaucoup de celles que vous n’entendez pas, et c’est signe que je ne les ai pas entendues moi-même. J’aurai l’honneur de vous en dire ce que j’en ai pensé, dans un jour ou deux, et de vous assurer que personne du monde, sans exception, ne vous estime et ne vous respecte tant que moi. Etc.
47. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé 2 août 1675.
Je vous envoie, Madame, les maximes que vous voulez avoir. Je n’en ai pas assez bonne opinion pour croire que vous les demandiez par une autre raison que par cette politesse qu’on ne trouve plus que chez vous. Je sais bien que le bon sens et le bon esprit convient à tous les âges, mais les goûts n’y conviennent pas toujours et ce qui sied bien en un temps ne sied pas bien en un autre. C’est ce qui me fait croire que peu de gens savent être vieux. Je vous supplie très humblement de me mander ce qu’il faut changer à ce que je vous envoie. Mme de Fontevrault m’a promis de m’avertir quand elle irait chez vous. Je me suis tellement paré devant elle de l’honneur que vous me faites de m’aimer qu’elle en a bonne opinion de moi. Ne détruisez pas votre ouvrage, et laissez-lui croire là-dessus tout ce qui flatte le plus ma vanité.
Ce 2e d’août.
1. La confiance fournit plus à la conversation que l’esprit. (Max. 421.)
2. L’amour nous fait faire des fautes comme les autres passions, mais il nous en fait faire de plus ridicules. (Max. 422. var.)
3. Peu de gens savent être vieux. (Max. 423.)
4. La pénétration a un air de prophétie qui flatte plus notre vanité que toutes les autres qualités de l’esprit. (Max. 425, var.)
5. La plupart des amis dégoûtent de l’amitié, et la plupart des dévots dégoûtent de la dévotion. (Max. 427.)
6. Il y a plus de vieux fous que de jeunes. (Max. 444, var.)
7. Il est plus aisé de connaître tous les hommes en général que de connaître un homme en particulier. (Max. 436, var.)
8. On ne doit pas juger du mérite d’un homme par ses grandes qualités, mais par l’usage qu’il en sait faire. (Max. 437.)
9. Ce qui fait que la plupart des femmes sont peu touchées de l’amitié, c’est qu’elle est fade quand on a senti de l’amour. (Max. 440.)
10. Les femmes qui aiment pardonnent plus aisément les grandes indiscrétions que les petites infidélités. (Max. 429.)
11. Ce qui nous empêche d’être naturels, c’est l’envie de le paraître. (Max. 431. var)
12. C’est en quelque sorte se donner part aux belles actions que de les louer de bon cœur. (Max. 432.)
13. La plus véritable marque d’être né avec de grandes qualités, c’est d’être né sans envie. (Max. 433.)
14. La faiblesse est plus opposée à la vertu que le vice. (Max. 445.)
15. Ce qui fait que la honte et la jalousie sont les plus grands de tous les maux, c’est que la vanité ne nous aide pas à les supporter. (Max. 446. var.)
48. Réponse de Mme de Sablé à la lettre précédente
C’est votre complaisance, plutôt que la mienne, qui vous oblige à me faire part de vos maximes, parce que je n’en suis pas digne. Je vous dirai pourtant, Monsieur, comme si je ne disais rien, qu’il me semble que dans
la Ière maxime, il faudrait expliquer quelle sorte de confiance, parce que celle qui n’est fondée que sur la bonne opinion que l’on a de soi-même est différente de la sûreté que l’on prend avec les personnes à qui l’on parle ;
la 4e est merveilleuse, et il n’y a rien de mieux pénétré ;
sur la 8e, il n’y a point de vraies grandes qualités si on ne les met en usage ;
sur la 10e, il n’y a rien de mieux trouvé ;
la IIe est bien vraie, car le naturel ne se trouve point où il y a de l’affectation ;
la 12e, il n’y a rien de si beau ni de si vrai ;
la 13e est très belle ;
la 14e est bien vraie, car le vice se peut corriger par l’étude de la vertu et la faiblesse est du tempérament, qui ne se peut quasi jamais changer ;
sur la cinquième, quand les amitiés ne sont point fondées sur la vertu, il y a tant de choses qui les détruisent que l’on a quasi toujours des sujets de s’en lasser.